ÏÏ3m- OS 1D* 0 ^ y ■4\ Llll! Il ^ VAll [M0^M£&Êùl2^i ™| K/K^SS^^^^T^ \v\i WJÊmVsÊÈ JVvl f f/jftWgmF^^L^ fin oC-^SSi 1 1 y@i ËÉ>^ K DF7 VOYAGE DE L'ASTROLABE. LE VOYAGE DE L ASTROLABE, 12 VOLUMES GRAND IN-8°, 600 FLANCHES OD CARTES, se compose des parties suivantes : |lrcmicre Uioieion. Histoire du Voyage, rédigée par M. Dumont d'Urville; 5 volumes grand in-8, papier grand-raisin superflu; avec plus de ioo Vignettes en bois ou en taille-douce , 5 Cartes grand in-folio , et un Atlas de au moins 240 Planches lithographiées sur demi-feuille jésus-vélin. Météorologie, Magnétisme, Température de la Mer, etc., Mémoire rédigé par M. Arago, de l'Académie des Sciences; 1 volume in-8. Beiuicme Dbiston. Botanique. Texte par MM. Lesson jeune et A. Richard; 1 volume in-8; Atlas de 80 Planches au moins en taille-douce, la plupart coloriées, sur demi-feuille jésus-vélin. QLrotstcme Diotsion. Zoologie, rédigée par MM. Quoy et Gaimard; 5 forts volumes in-8, avec Atlas de 200 Planches au moins, gravées en taille-douce, imprimées en couleur, relevées au pinceau; sur demi-feuille jésus-vélin. (EUtcttricme Bioieitm. Partie Entomologique , rédigée par M. Latreille , de l'Académie des Sciences ; 1 volume in-8 , avec 1 2 Planches en taille-douce , imprimées en couleur et relevées au pinceau , sur demi-feuille jésus-vélin. Cinquième Diobion. Hydrographie. Atlas d'environ 53 Cartes ou Plans, gravés par les soins du gouvernement, suivi d'un volume de texte, rédigé par M. Dumont d'Urville. imprimerie de .1. TASTII. VOYAGE LA CORVETTE L'ASTROLABE (ÈxêcvAt par GDrîU'f îru ïioi, PENDANT LES ANNÉES 1826-1827-1828-1829, SOUS I.E COMMANDEMENT DE M. J. DUMOINT D'URVILLE, CAPITAINE DE VAISSEAU. Pat (Ordonnance ie 8a fflajesté. * HISTOIRE DU VOYAGE. TOME DEUXIEME. PARIS J. TASTU, ÉDITEUR-IMPRIMEUR, N° 36, RUE DE VAUGIRARD. 1830 V0YAG1 L'ASTROLABE CHAPITRE XII. TRAVERSEE DE TORT-JACKSON A I.A nAIE TASMAN, ET SEJOUR A I. ANSI' DE T.' ASTROLABE. Le pilote arriva à sept heures du matin, on leva 1826. l'ancre à l'instant, et la corvette fut bientôt sous voiles. '9 décembre. Nous mîmes en panne devant l'îlot Pinch-Gut pour embarquer le grand canot, puis nous fîmes route pour sortir de la baie. Dès huit heures quarante-cinq mi- nutes nous étions par le travers de la passe , et le pi- lote nous quitta. Comme je l'ai déjà dit, ce pilote, dont le nom est Richard Siddins, est un honnête homme , très-intelligent et fort serviable. C'était lui qui, lors de notre dernier voyage , avait déjà fait entrer et sortir cette même corvette, alors la Coquille ; il fut enchanté de lui rendre le même office sous son nou- TOME II. 1 37556 2 VOYAGE 1826. veau nom d'Astrolabe. Siddins avait beaucoup navi- Decembre. gU^ (jans l'Océan-Pacifique, et avait fait notamment deux ou trois voyages aux îles Fidji, pour le com- merce du bois de sandal. J'obtins de lui quelques ren- seignemens utiles touchant la navigation à faire au travers de cet archipel si dangereux sous toute espèce de rapports ; mais il ne put me procurer aucun plan, ni même aucune esquisse propre à éclairer ma route dans ce labyrinthe. Siddins m'assura qu'il n'existait aucun document de ce genre, qu'il n'avait d'autres guides dans ses voyages que les hommes qui y étaient déjà allés, et il me déclara en outre que V Astrolabe était un trop grand navire pour tenter de pareilles reconnaissances avec quelque chance de succès. Toutefois , je quittai les côtes de la Nouvelle-Hol- lande, et me dirigeai vers celles de la Nouvelle-Zé- lande, livré aux espérances les plus flatteuses. La campagne de V Astrolabe allait enfin véritablement commencer, car les travaux importans déjà exécutés et les collections considérables déjà recueillies n'étaient à nos yeux que le prélude de notre vaste entreprise. En effet, si l'on se rappelle les instructions qui m'étaient données , aucun des points de la Nouvelle-Hollande déjà visités, à l'exception de Port-Jackson, n'en fai- sait partie. Une carrière immense se déployait à nos regards , et nous offrait pour objets de nos efforts les lieux les moins connus , les côtes les plus vaguement tracées dans tout l'Océan-Pacifique. Une pareille perspective était bien capable d'enflammer notre zèle DE L'ASTROLABE. g et de tenir sans cesse notre enthousiasme en haleine. 1826. Toutes les personnes de 1 etat-major, sans exception , Décembre, partageaient ces nobles sentimens. Les maîtres et les officiers-mariniers y participaient plus ou moins. Enfin , il n'y avait pas jusqu'aux gens de l'équipage qui, séduits sans doute par la douceur du service qu'ils avaient à remplir, par les soins continuels dont ils étaient l'objet , et surtout par le bonheur qui avait présidé à nos premières opérations, ne parussent s'attacher à leur navire, et montrer d'assez bonnes dispositions. C'était sous d'aussi heureux auspices que nous re- prenions la mer. Fondant mon opinion sur ce que j'avais lu dans les divers voyages des navigateurs qui m'avaient précédé, et surtout sur l'expérience que j'avais acquise dans l'heureuse et facile campagne de la Coquille , je pensais , tout en faisant la part des chances malheureuses, que nous aurions à éprou- ver plus de jouissances que de revers , et qu'avec un peu de persévérance il serait facile de surmon- ter tous les obstacles que la fortune pourrait nous susciter. Espoir trompeur!.... vaines illusions! il était écrit qu'elle s'acharnerait à nous poursui- vre en tous lieux, qu'elle nous persécuterait de toutes les manières , et que nous ne verrions la fin de notre tâche qu'après avoir été soumis aux plus cruelles épreuves. Hors du port, nous trouvâmes la brise du sud très- fraîche et la houle grosse et courte, ce qui nous fit embarquer quelques paquets de mer ; car la corvette 4 VOYAGE i8a6. très-chargée s'élevait plus difficilement qu'auparavant Décembre, au-dessus de la lame. La brise mollit beaucoup dans la soirée , et resta au S. S. E., au S. E., et même à l'E. S. E., durant les deux jours suivans , avec une forte houle du sud qui retardait beaucoup notre marche. at. Nous profitâmes de ce temps pour mettre notre artillerie en état de servir, pour réparer les filets d'abordage et les placer , enfin pour exercer de nou- veau nos marins au maniement des armes à feu. Les accidens survenus à presque tous les Européens qui avaient, eu des rapports avec les peuples de la Nou- velle-Zélande nous commandaient ces précautions. Hier à midi, les observations nous avaient déjà fait découvrir un courant de vingt-quatre milles au S. E. dans les vingt-quatre heures précédentes ; et de hier à aujourd'hui midi , il n'a pas été de moins de soixante milles au S. S. E.; quantité énorme , et dont il parail difficile d'expliquer la cause, eu égard à la houle du sud et aux vents de la même partie qui régnent depuis la veille de notre départ : à moins qu'on ne suppose que ces courans ne soient encore le résultat des vents violens du nord qui avaient si long-temps soufflé avant ceux-ci. Ce qu'il y a de non moins singulier, c'est que l'action de courans aussi violens ne se fasse nullement remarquer à la surface des eaux de la mer ; aucun clapotis, aucun mouvement sensible dans les ondes n'accompagne en apparence un déplacement aussi rapide de leur masse entière. Du reste, leur effet sur notre route en nous transportant au S. E. atténuait DE L'ASTROLABE. ô d'autant l'immobilité à laquelle les calmes ou les brises 1826. contraires semblaient condamner notre navire. Décanta Ces vents restèrent les mêmes jusqu'au 25', le plus souvent nous permettant à peine de gouverner, ac- compagnés d'ailleurs d'un temps superbe et d'une température délicieuse. Combien je déplorais la fatalité qui me forçait à passer dans l'inactivité d'aussi belles journées en pleine mer, au lieu de pouvoir les em- ployer fructueusement au mouillage ou le long des côtes ! Le courant avait encore été de quarante milles à l'E. S. E. du 21 au 22 ; de douze milles le jour suivant dans la même direction, puis il varia en divers sens. Bien que les eaux de TOcéan-Pacifique, resserrées dans ces parages en une espèce de canal qui sépare la Nou- velle-Zélande de la Nouvelle-Hollande, semblent pro- mettre au naturaliste une scène plus animée qu'à de grandes dislances des côtes , ceux de V Astrolabe y trouvèrent peu de chose à moissonner. Quelques pé- trels bruns et des albatros chlororynques venaient seulement troubler à de longs intervalles les solitudes de l'air, et celles de l'Océan ne l'étaient guère que par les baleines qui venaient rarement apparaître à sa surface. Le beau temps cessa ; le soir, il vint de la pluie, et a zS. la nuit le vent fraîchit considérablement au S. E. Il força encore le jour suivant en variant au S. ; h la nuit ce fut un vrai coup de vent avec de fortes rafales et un ciel très-chargé. Celle lempête dura quarante-huit heures , sans in- fi VOYAGE 1820. tenuption. Quoique nous eussions réduit la voilure à Décembre. ja grande voile d etai de cape et au petit foc, la corvette fatigua beaucoup par suite d'une mer très-dure et très- pesante. Ces deux journées de navigation furent tristes et maussades au-delà de toute expression. En de tels momens, le physique est affaissé par les secousses violentes et continuelles qui viennent l'assaillir, le moral est ébranlé, et l'imagination, attristée par les sombres images qui l'entourent, cesse même de nous offrir ses consolations habituelles. Ces inconvéniens essentiellement inhérens à la nature de la navigation , et si souvent répétés, surtout dans les mers australes, rendront toujours les campagnes sur mer bien plus pénibles , bien plus rebutantes que les plus longs voyages par terre. Les trois jours suivans , quoique la fureur du vent se fut un peu apaisée, il fit encore Irès-mauvais temps. Il tombait des grains de pluie fréquens , et la mer restait grosse. Loin de gagner quelque chose en route, nous tombions continuellement sous le vent ; et 3o. le 30 à midi, l'observation des latitudes nous apprit que nous étions encore à trente milles plus au nord que nous ne nous estimions; de sorte que depuis le 26 nous avions réellement perdu plus de cent milles au nord. C'est ainsi que nous vîmes approcher Iristement le terme de l'année 1 826 , et que , dans ces parages , au mois de décembre qui correspond au mois de juin chez nous , nous éprouvâmes des temps comparables à ce que l'hiver nous amène de plus mauvais dans nos climats. DE L'ASTliOLABE. 7 L'année 1827 parut promettre un peu d'adoucisse- 1*27. ment à nos ennuis. Dès le 1" janvier le vent mollit, ' Jailv,cr- et nous pûmes hasarder un peu plus de toile qu'il ne nous avait été possible de le faire depuis long- temps ; le 2 il fit beau , et les zoologistes recueillirent quelques carinaires vivantes dont les coquilles attei- gnaient huit à dix lignes de longueur. Vers deux heures après midi, par un calme parfait, le thermométrographe n° 7 fut descendu à six cent dix brasses tout-à-fait à pic , au moyen d'un plomb de vingt-sept kilogrammes. On ne trouva point de fond. La température, qui était à l'air libre de 18°, 6, et à la surface de la mer de 19°, 4, descendit à cette profon- deur jusqu'à 5°, 6. Déjà, pendant le temps qu'il avait fallu pour ramener le cylindre à bord , le mercure avait remonté de cinq ou six degrés , ce qui démontre de nouveau combien les expériences faites simplement sur de l'eau puisée à de grandes profondeurs étaient insuffisantes. Dès le lendemain , pour avoir des données compa- 4. ratives , à sept heures trente minutes du matin , par un beau calme , le thermométrographe fut envoyé à trois cent cinquante brasses avec un plomb de quinze kilogrammes. Cette fois, le mercure arrêté à 17°, 4 à l'air libre , et à 1 9° à la surface des eaux , ne descendit qu'à 7°, 9 à cette distance du niveau des mers. Cette expérience achève de confirmer ce que toutes les pré- cédentes annonçaient déjà , savoir : que le refroidisse- ment des couches sous-marines ne suit pas une simple loi de proportion , mais bien qu'il tend rapidement 1S27. Janvier. 8 VOYAGE vers La limite de 4 à 5°; de manière qu au-delà de quatre ou cinq cents brasses ce refroidissement n'é- prouve que des variations peu sensibles. Bien que le temps fût devenu passable, le vent opi- niâtrement fixé au S. et S. E., joint aux calmes et à la houle , nous retenait pour ainsi dire à la même place. Depuis dix-sept jours que nous avions quitté Port- Jackson, nous avions à peine avancé de cent trente lieues en ligne directe , et avec des circonstances ordi- naires il eût fallu dix jours au plus pour exécuter le trajet que nous avions à faire. Ce relard aussi surpre- nant qu'imprévu me força de modifier le plan d'explo- ration que j'avais conçu pour la Nouvelle-Zélande. Quoique mes instructions me prescrivissent simple- ment de passer par le détroit de Cook , et de recon- naître quelques portions de la cote N . E. de l'île sep- tentrionale , certain que les travaux de Cook n'avaient pu être que fort incomplets , et jaloux d'offrir à la géo- graphie un morceau aussi intéressant, j'avais le dessein d'attaquer la Nouvelle-Zélande à la baie Chalky, d'y faire une courte relâche , puis de prolonger toute la côte occidentale de Tavaï-Pounamou, dépasser parle détroit de Cook, et de reconnaître toute la cote orien- tale de Ika-Na-Mawi jusqu'au cap Nord inclusivement. Mais les quinze jours que nous venions de consumer si inutilement à lutter contre les calmes, les vents de- bout , les courans et les tempêtes , étaient autant de temps enlevé à celui qu'il m'était permis de donner à cette portion de ma campagne. En conséquence, je renonçai, quoiqu'il m'en coûtât, à la relâche de la baie DE L'ASTROLABE. 9 Chalky, et me contentai d'atterrir sur quelque point 1827. de la Nouvelle-Zélande plus rapproché du détroit. 4 JaIim>1- Enfin le 4 , à midi , le vent souffla au N. O. , et fraî- chit peu à peu de cette partie ; nous pûmes gouverner au S. E. Du reste , le temps ne s'embellit nullement , et dès le surlendemain nous éprouvâmes un nouveau coup de vent très-violent du N. O. qui ne dura pas moins de cinquante-trois heures , en variant successi- vement à l'O., au S. O., au S., et revenant enfin au S. O. avec une mer fort grosse, un ciel continuelle- ment chargé et des torrens de pluie. Il est encore bon d'observer que le baromètre qui n'avait point varié avec les vents furieux du S. ressentis ces jours der- niers , descendit au contraire d'une manière étonnante avec ceux du N. O. Du 6 à midi jusqu'au 9 à la même heure, le mercure resta au-dessous de 27p 7 , et le 7 , entre quatre heures et demie et six heures du soir, il fut stationnaire entre 27p O1 et 271' 21. Ces temps affreux me déterminèrent enfin , le 8 au 8. soir, à laisser porter à l'E. N. E. , afin d'approcher plus promptement la côte. Nous étions déjà par 43° environ de latitude sud, et sans doute, avec un peu plus d'opiniâtreté, il m'eût été possible d'atteindre les régions australes de la Nouvelle-Zélande. Mais je ne devais point perdre de vue les autres objets de ma mission , et le temps commençait à me presser. Il faisait encore assez mauvais , nous recevions de ro. l'réquens grains de pluie , et il régnait une grosse houle du S". O. ; quand des nuées de pétrels noirs et blancs, et surtout l'apparition de quelques sternes nous annon- 10 VOYAGE 1827. cèrent la proximité des terres. En effet, à sept heures, janvier. je ]a distinguai clairement à l'E. S. E. et au S. E. Comme nous en étions alors de trente à quarante milles de distance au moins , celle du S. E. se montrait sous la forme d'une île élevée et découpée au sommet. A mesure que nous en approchions , elle s'étendait de plus en plus ; mais sa cime restait dentelée en forme de scie à dents aiguës et inclinées vers le nord d'une manière très-singulière et très-uniforme , et elle semblait toujours séparée des terres à gauche, de manière à faire soupçonner que l'espace intermédiaire pouvait être occupé par l'entrée d'un port. JNous mîmes le cap droit sur cette partie de la côte , et à midi nous n'en étions plus qu'à quatre lieues. Il nous fut facile de nous convaincre que la côte était continue, et que notre illusion n'avait été occasionée que parce qu'elle s'abaissait sensiblement dans l'es- pace où nous soupçonnions un enfoncement. Les tra- vaux géographiques furent à l'instant commencés , et M. Gressien fut chargé de relever toute l'étendue de la Nouvelle-Zélande, comprise depuis la terre en vue la plus au sud, située par 42° 28' S. , jusqu'au cap Farewell. La sonde indiqua cent brasses , fond de sable fin et vasard, et la température de 16°, 2, à l'air libre, et de 17°, 2, à la surface, n'était plus que de 13°, 2 à cette profondeur. Chacun de nous , à la vue de ces côtes sauvages , de ces monts sourcilleux et battus par les vents fou- gueux des mers Antarctiques, se réjouissait d'être enfin parvenu , après tant de fatigues , au terme de ses DE L'ASTROLABE. 11 vœux, sur un théâtre digne de ses recherches. Fiers de marcher sur les traces des Tasman , des Cook, des Marion, nous aspirions à ajouter à la science de nouveaux documens sur ces contrées encore si peu connues, à étudier de plus près les divers règnes de la nature, et surtout à observer plus scrupuleusement les coutumes bizarres , les institutions extraordinaires qui tendent à y donner à l'espèce humaine un carac- tère si particulier. Dès que la station de midi fut terminée, nous cin- glâmes au N. E. et N. N. E. , avec un vent peu assuré et un temps nuageux , afin de prolonger la côte à cinq ou six milles de distance. Les brumes épaisses, qui en- veloppaient les sommets des montagnes , nous empê- chaient le plus souvent d'en bien distinguer les ac- cidens. Nous vîmes seulement que partout le bord de la mes* est très-uniforme et s'élève tout-à-coup en mornes escarpés, inaccessibles, boisés et dominés à l'intérieur par des montagnes d'une hauteur considé- rable et dont plusieurs sommets se divisent en pi- tons aigus. Un d'eux , remarquable par cinq pointes imitant assez bien les doigts de la main ouverte , 1827. Janvier. IS27. 12 VOYAGE reçut le nom des Cinq-Doigts du milieu , par allusion janvier. aux Cinq-Doigts de Cook près la baie Dusky. A trois heures et demie et à cinq heures du soir , nous trouvâmes cinquante et quarante brasses , sable fin et vasard, à moins de quatre milles de la côte. A cinq heures dix minutes, la brise étant tout-à-fait tombée, nous laissa à la merci d'une houle énorme du S. O. et vis-à-vis d'une côte épouvantable où la mer brisait avec une fureur sans exemple. Déjà je com- mençais à faire des réflexions assez sérieuses sur notre situation, quand à sept heures une brise fraîche du N. O. nous permit de serrer le vent tribord pour écarter un peu la terre. Au moment où nous prîmes la bordée du large , les montagnes de la côte se trouvaient interrompues par un ravin large et profond qui devait être occupé par une rivière ou au moins par un torrent remarquable. À trois ou quatre milles de cette coupée et tout au plus à trois milles de la mer , s'élève le pic des Cinq-Doigts, tandis qu'à quinze milles dans le N. N. E. nous aper- cevions une pointe basse qui s'avançait assez loin dans la mer. Toute la nuit le vent souffla au N. O. , avec de pe- santes rafales, un temps pluvieux, un ciel chargé et de la plus sinistre apparence. En outre la houle du S. O., que nous attaquions précisément debout, nous occasionait des coups de tangage très-rudes. Notre position déjà bien critique sur cette côte de 1er devint encore plus inquiétante vers quatre heures du matin. Alors le ciel se chargea de toutes parts , la pluie r t. DE L'ASTROLABE. 13 tomba par véritables torrens, et le vent souffla grand 18*7. frais avec des rafales furieuses du N. O. à l'O. N. O. Janvier- 11 fallut serrer l'artimon et le petit hunier, et, tout en nous maintenant au plus près , il nous était impossible de ne pas perdre. Durant quelques heures j'éprouvai les plus vives anxiétés, car si le vent avait passé à TO. S. O. et S. O. pour régner avec la même force et aussi long-temps que nous l'avions eu quelques jours auparavant , c'en était fait de la corvette. Forcée par la tempête de s'affaler peu à peu sur la côte, elle eût fini par s'y jeter et s'y briser en mille pièces. Mais , à ma grande satisfaction , sur les sept heures et demie la fureur de la tempête s'apaisa ; à dix heures le vent étant devenu maniable et ayant varié à l'ouest, nous virâmes lof pour lof et forçâmes de voiles, le cap au N. */.4 N. E. et au N. N. E. A midi et demi nous re- vîmes les terres dentelées en scie à près de quarante milles de distance, ce qui nous prouva que, malgré le vent et la lame , nous nous étions considérablement élevés au vent de la terre durant la nuit. A quatre heures et demie nous étions sur le parallèle et à douze milles de la coupée remarquée la veille au soir ; à sept heures du soir le cap Foui- Wind nous restait au N. E. 1li N. à douze ou treize milles de distance , comme une pointe basse qui s'avance beaucoup à l'ouest et se termine par un mondrain aplati : devant cette pointe, le rivage s'abaisse beaucoup , bien que la chaîne des montagnes intérieures demeure aussi imposante. Nous continuâmes à courir six à huit milles jus- qu'à onze heures un quart, où nous primes les amures 14 VOYAGE 1827. à tribord, ayant trouvé soixante-cinq brasses, sable janvier. vasard , et ne nous faisant qu'à quatre ou cinq milles du cap Foul-Wind. Le ciel , assez beau jusqu'à ce moment , se couvrit ensuite , et la pluie fut pres- que continuelle de minuit au jour , avec une faible brise de N. N. O. 12. A quatre heures , le cap Foul-Wind se remontra dans l'E. N. E. à huit milles environ , et la route fut donnée pour en passer à quatre ou cinq milles. Quand nous en fûmes près , nous reconnûmes que la pointe qui le dessine est un terrain bas , couvert de belles forêts, et saillant de deux ou trois lieues en mer. A un mille et demi dans le nord de son extrémité , sont situés trois rochers nus, isolés et hauts de soixante à quatre-vingts pieds. Nous leur donnâmes le nom des Trois-Clochers , de l'apparence qu'ils ont , vus d'une certaine distance. Dès que nous nous trouvâmes par leur travers , à neuf heures vingt-deux minutes du matin, et à moins d'une lieue de distance, la cor- vette sillonna des eaux très-fangeuses et jonchées de troncs d'arbres , de feuilles et de débris de végétaux. Cela dura jusqu'à quatre heures du soir, l'espace de dix-huit milles environ , sans que nous pussions apercevoir au large la limite de ces eaux décolorées. Quant à leur cause , il y a tout lieu de croire qu'elle était due à la présence d'une rivière ou d'un fort tor- rent qui déboucherait sur la partie septentrionale de la vallée qui forme le cap Foul-Wind. Nous crûmes même remarquer une coupée par 41° 46' S. , qui pour- rait bien être l'embouchure de cette rivière, et de là DE L'ASTROLABE. 15 seraient venus ces nombreux débris de végétaux et 1827. ces eaux bourbeuses entraînées par le torrent , à la Janvier- suite des dernières averses. Pendant tout ce temps , la sonde rapporta succes- sivement quatre-vingts , cinquante-trois , trente-cinq et même trente brasses , fond de sable vasard et dur. Sans doute , sur toute cette partie de la côte , les navires pourraient mouiller à l'abri , tant que les vents dépendraient de la partie de l'est. Mais pour le faire avec une certaine sécurité , il faudrait avoir acquis des connaissances locales sur la marche des vents et les indices qui peuvent annoncer leur durée et leurs changemens. Jusque-là il serait fort impru- dent de hasarder un tel mouillage, car toute l'ex- périence que j'ai acquise en trois mois de séjour sur ces côtes orageuses , ne m'a que trop appris combien on doit peu y compter sur le temps le plus beau et la brise la plus favorable en apparence. En outre , il est probable que si l'espèce humaine a trouvé moyen de pénétrer sur cette côte inhospi- talière , elle a dû s'établir aux environs du cap Foul- Wind , et la lunette nous faisait apercevoir des sites agréables et de belles pelouses susceptibles de cul- ture. Cependant toute notre attention ne put nous faire découvrir ni cabane , ni trace d'habitans , ni même nul indice de feux. Au-delà de ce promontoire , la côte se relève tout- à-coup en mornes escarpés dès le bord de la mer , et n'offre pas la moindre apparence de lisière pra- ticable aux pas de l'homme. Un peu avant la nuit , 16 VOYAGE l8a7. nous passions devant un espace où le rivage au con- janvier. traire semblait plus abaissé et couvert de grands ar- bres ; mais d'épaisses brumes qui le couvrirent de bonne heure nous en cachèrent les détails. La sonde donna vingt- neuf brasses à cinq heures quarante-cinq minutes, et quarante à sept heures trente-cinq minutes. Le suif, chargé d'un peu de vase sur les bords et sec dans le milieu , avec de fortes impressions , indiquait une couche légère de vase sur un fond rocailleux. Cette conjecture se trouvait en outre confirmée par ce qui était arrivé constamment à la drague des naturalistes ; jetée plusieurs fois à la mer avec toutes les précautions possibles , elle n'avait rien rapporté du tout. A la nuit le vent tomba et il survint des grains. Dans une risée fraîche et subite, à onze heures un quart, le vent sauta au N. E. , puis revint bientôt au N. O. où il demeura ensuite incertain et fort irrégulier. Nous passâmes la nuit aux petits bords. l3 Cette journée fut encore très-peu favorable à nos opérations , le ciel se chargea de toutes parts , des grains subits et souvent assez violens de l'O. N. O. au N. O. se succédèrent sans interruption depuis quatre heures jusqu'à onze heures du malin , avec une pluie abondante et une mer très-grosse. Cependant nous forçâmes de voiles pour doubler la pointe des Rochers qui est un gros cap émoussé, accompagné de quelques rocs à sa base , mais fort rapprochés de terre. A plusieurs milles au sud de cet endroit, la côte est irès-roide, haute et couverte DE L'ASTROLABE. 17 d'arbres, sans apparence de port, de calangues ni 1827. d'habitans. A la pointe même des Rochers, un filet Janvier- blanc qui tranchait sur la teinte sombre de la terre • nous indiqua la présence d'une cascade dont les eaux se précipitaient verticalement dans celles de l'Océan. Nous l'avions déjà dépassée de quelques milles , quand , à la station de trois heures et demie du soir, la sonde rapporta soixante brasses , gros sable , à une lieue et demie de terre. Ensuite poussés par une belle brise d'ouest, nous filâmes rapidement le long de la terre dont l'aspect devient de plus en plus agréable, à mesure qu'on se rapproche du détroit. Les montagnes se reculent vers l'intérieur , et les bords de la mer se dessinent en pente plus douce ; on dis- tingue ça et là de belles plages et de jolis bouquets de bois, mais aucune trace d'habitans. La mer elle-même devient beaucoup plus tran- quille, et sa teinte fangeuse annonce partout un fond peu considérable. Vers six heures , nous crûmes entrevoir à la côte un vaste bassin , capable d'offrir un bon mouillage, et je me flattais de l'espoir d'y entrer le lendemain pour examiner cette partie de la Nouvelle-Zélande. En conséquence , je serrai la côte de près pour mieux reconnaître cette ouverture. Nous n'en passâmes guère quà deux milles; en ce moment, M. Gressien monta sur les barres pour en avoir une vue plus exacte. Il s'assura que ce bassin était en effet très- spacieux ; malheureusement il ne communiquait à la TOMF. II. 2 18 VOYAGE 1827. mer que par un canal étroit et en outre complètement janvier. barré par des brisans. 11 me fallut donc renoncer à • mes espérances sur ce point , et nous lui laissâmes le nom de Hâvre-Barré. jiki.ijJJ Li A sept heures , nous étions arrivés sur le parallèle du cap Farewell et à trois ou quatre milles de dis- tance. C'est une terre d'élévation médiocre, en talus rapide sur le rivage , et là nos montres nous donnè- rent une énorme différence avec les positions de Cook. Nous trouvâmes soixante et dix brasses, fond de sable et vase. Le temps semblait décidément embelli ; la nuit fut tranquille et nous la passâmes aux petits bords , avec une jolie brise d'ouest. A trois heures du matin , je gouvernai sur la direc- tion où je présumais que devait nous rester le cap Farewell ; mais , au point du jour , je m'aperçus que le courant, dans la nuit, nous avait singulièrement portés à l'E. N. E., et nous étions déjà assez avant dans le détroit. Je me hâtai de rallier la cote, et bientôt, favorisée par un temps charmant et une jolie DE L'ASTROLABE. 19 brise d'ouest , notre corvette glissait légèrement sur 1827. les eaux les plus tranquilles , à moins d'un mille de Janvier- la côte. La sonde rapportait assez régulièrement huit, dix et douze brasses. 11 nous était facile de voir, des barres surtout, que la terre que nous prolongions n'était qu'une langue très-étroite , avec de petites dunes arrondies et quelques touffes d'arbrisseaux clairsemés. Au-delà régnait un vaste bassin que bor- naient de toutes parts de hautes montagnes, dont quelques-unes plus reculées vers l'intérieur étaient couvertes de neiges. Cette plage s'étend l'espace de douze à quinze milles presque E. et O., et se termine en une pointe étroite et fort basse. Déjà je m'apprêtais à gouverner au sud pour la serrer de près et donner dans la baie Tasman, quand nous aperçûmes un brisant qui pro- longe cette pointe à plus de cinq milles au large. Presque au même moment , la brise passa au sud et finit par faire place à un calme absolu. Sans doute, la marée ayant aussi reversé changea diamétralement la direction du courant, et, en deux heures de temps, nous eûmes perdu trois ou quatre milles à l'ouest. Notre proximité de la côte et l'impossibilité de gouverner le navire commençaient à m'inquiéter ; déjà même je m'apprêtais à mouiller en pleine côte , quand, à onze heures trente minutes, la brise s'élant relevée au nord , nous permit de remettre le cap en route en forçant de voiles. Après avoir contourné à moins d'un mille le brisant de l'entrée, nous nous dirigeâmes au sud , dans l'enfoncement que Cook , 20 VOYAGE 1827. dans son second voyage , avait désigné sous le nom de janvier. Baie de Tasman. Les relâches de ce célèbre navigateur avaient pro- curé des notions assez étendues sur les baies de l'Ami- rauté et de la Reine-Charlotte. Je jugeai donc que nous pourrions rendre plus de services à la géogra- phie, en conduisant la corvette au mouillage de la baie Tasman , qu'aucune expédition n'avait encore fait connaître. Depuis le matin , M. Guilbert avait succédé à M. Gressien dans l'exécution des travaux hydrogra- phiques , et il fut chargé de toute la partie relative au détroit de Cook. Nous ferons observer ici que la tâche de l'officier de géographie était extrêmement pénible. Depuis la pointe du jour jusqu'à la nuit close, il restait fixé près du compas, afin de ne laisser échapper aucun relèvement utile à son travail , et de multiplier les données nécessaires pour atteindre toute la préci- sion possible. Rarement il quittait son poste pour prendre ses repas à la hâte , et des grains violens pouvaient seuls l'en écarter momentanément. Puis quand il avait terminé la portion de côte qui lui avait été assignée, jusqu'au temps où son tour devait revenir, tous les instans que lui laissait le service étaient consacrés à en dresser la carte, genre de tra- vail qui , pour être moins fatigant , n'en était ni moins délicat , ni moins assujettissant. En avançant vers le sud , nous vîmes que le vaste enfoncement compris entre les terres du cap Farewell DE L'ASTROLABE. 21 d'une part, et celles du cap Stephens de l'autre, et i827. que Cook nomma Baie des Aveugles dans son pre- Janvier- mier voyage, se divise en deux bassins très-dis- tincts , par une pointe remarquable que j'ai nommée Pointe de Séparation. Le bassin de l'ouest, que Cook appela baie du Massacre , est resté assez vaguement tracé sur notre carte , attendu qu'à la distance où nous passâmes nous ne pûmes guère en saisir que l'ensemble. Au contraire , le bassin méridional , auquel j'ai con- servé , d'après Cook dans son second voyage , le nom de Baie Tasman , devint plus particulièrement l'objet #de notre attention , et c'est de lui seul qu'il sera désor- mais question. Nous poursuivions notre route au sud, lorsqu'à quatre heures le vent sauta subitement au S. S. E. , avec apparence de mauvais temps; nous en fûmes quittes pour quelques grains. Mais peu jaloux de lou- voyer par un vent contraire , je profitai d'un bon fond de vase molle pour laisser tomber l'ancre par vingt-six brasses , afin de passer la nuit. Elle fut belle , et au ij. calme qui dura jusqu'à une heure du matin , succéda une petite brise du sud qui augmenta par degrés et souffla avec assez de force au point du jour. Au mouillage , une vue imposante s'étendait autour de nous. Deux côtes élevées bordaient la baie jusqu'au fond , et celle de l'ouest , plus rapprochée , nous offrait la verdure la plus riante et d'agréables forets. Le fond semblait occupé par des terres plus basses , à peine, visibles et que dominait au loin une chaîne 22 VOYAGE 1827. de montagnes blanchies par des neiges perpétuelles. janvier. Comme le vent ne me permettait guère de m'avancer vers le fond de la baie, et que jetais bien aise de pro- curer à M. Guilbert le moven de faire une station sur la pointe de Séparation , dont nous n'étions éloignés que de deux lieues , à six heures j'y envoyai cet officier dans la baleinière, avec MM. Quoy , Gaimard et Dudemaine. La brise de terre cessa à dix heures ; un intervalle de calme eut lieu , et à onze heures et demie le vent du large survint. Impatient d'en profiter , je tirai un coup de canon pour rappeler le canot. Bientôt nous le vîmes déborder de la pointe ; alors nous-mêmes mîmes à la voile, et V Astrolabe cingla doucement "le, long de la côte pour lui donner le temps de nous rejoindre. A trois heures il fut de retour à bord. M . Guilbert avait eu beaucoup de peine à gravir sur un morne pour effectuer sa station, et il n'avait pas perdu un seul des instans dont il avait pu disposer. Les matelots , en rôdant aux environs , avaient décou- vert des cases abandonnées , dont ils avaient enlevé divers objets à l'usage des naturels. Je leur adres- sai de vifs reproches à ce sujet, et les menaçai de punir sévèrement par la suite ceux qui se permet- traient de semblables licences. On ne peut guère dou- ter que la plupart des fâcheuses querelles qui se sont élevées entre les Sauvages et les Européens n'aient du leur origine à des causes de cette nature. Comme il m'était impossible de renvoyer ces objets à terre, je les fis déposer à la masse de ceux qui devaient former la collection du Roi. DE L'ASTROLABE. 23 JNous prolongeâmes une bonne partie de la côle {s?7. occidentale h deux milles de distance et sur un fond Jil»v,cr- qui décroissait régulièrement de vingt-cinq à vingt, quinze et dix brasses, toujours de vase. Après avoir dépassé deux îlots , situés sous terre , la côte s'abaisse et laisse une large lisière d'un terrain plus bas, sur laquelle nous distinguâmes quelques cabanes, un feu et des groupes de naturels en mouvement aux envi- rons. A une demi-lieue au sud du village, s'élevait un massif considérable d'arbres énormes au port élancé , au feuillage d'un vert sombre , semblable à celui du cyprès, et^que je soupçonnais appartenir au genre Po- docarpus. Désormais la vallée prenait une extension remarquable, et M. Dudemaine, en vigie sur les barres , distingua clairement , à un mille au plus de la foret , un canal étroit qui pénétrait dans les terres. J'eusse été ravi d'y trouver un mouillage assuré pour la corvette; mais déjà la sonde ne donnait plus que sept brasses. En conséquence, je mis en panne, et envovai M. Lottin sonder dans cette direction. A moins d'un mille de la corvette , il ne trouva plus que quatre brasses et demie. Alors je lui fis le signal de revenir à bord et je continuai à contourner la côte , me dirigeant au S. E., vers un cap blanchâtre, peu élevé et taillé à pic. Je ne doutai pas que le canal qu'on voyait du haut des barres serpenter à une certaine distance dans les terres, ne fût le cours d'une rivière assez considérable, alimentée sans doute par les neiges des sommets de l'intérieur. 24 VOYAGE 1827. La nuit approchait., et je désirais trouver un fond janvier. convenable pour mouiller , d'autant plus qu'il n'était plus que de six à sept brasses et était devenu de roche au lieu de vase , ce qui nous eût offert peu de sûreté pour la nuit. En conséquence , je serrai le vent bâbord , et à huit heures dix minutes (nuit close), ayant eu vingt-sept pieds, vase et gravier, je mouillai l'ancre de tribord en filant vingt brasses du câble. Peu de temps après , le vent tomba et la nuit fut belle. L'obs- curité nous empêchait d'apercevoir le fond du golfe, et cependant nous avions parcouru près de vingt-huit milles depuis notre dernière station. Ainsi cette baie, figurée sur la carte de Cook comme un petit enfonce- ment de quelques milles de large et de profondeur , venait de prendre un développement immense. Cette découverte inattendue nous causa à tous la plus vive satisfaction , et nous nous félicitâmes d'être les pre- miers à donner des notions plus exactes sur ces parages encore inconnus. 16. En jetant les yeux autour de la corvette , dès que le jour me permit de distinguer les objets , je fus surpris de voir que nous avions réellement atteint le fond de la baie , qui se termine de toutes paris au sud par des terres basses , souvent dépouillées et en apparence marécageuses. Le fond manquait à une assez grande distance du rivage, et nulle part rien n'annonçait un mouillage sûr et commode pour V Astrolabe. En con- séquence , aussitôt la slation faite , l'ancre fut relevée, et nous courûmes à l'est jusqu'à trois milles et demi de la cote opposée. Elle ne tarde pas à se relever en DE L'ASTROLABE. 25 mornes élevés, escarpés et médiocrement boisés. Deux 1827. pirogues , parties du fond de la baie, s'étaient dirigées Ja,lviei- vers nous, et, comme le vent était très-faible, elles ne Pi. xxxv. tardèrent pas à nous rejoindre. Je mis en panne et leur hélai de venir à bord dans leur langue ; les naturels se tinrent long-temps sur leurs pagaies avec un air de dé- fiance ; de temps en temps, l'un d'eux nous adressait une courte harangue , à laquelle mon unique réponse était chaque fois : Aire mai ki te pahi , e oa ana matou (Venez au vaisseau, nous sommes des amis). Las enfin de voir mes instances inutiles, je fis servir; alors ils se décidèrent à accoster, bientôt même ils montèrent à bord sans défiance. Une des pirogues portait dix na- turels et l'autre neuf; la moitié de ces gens paraissait être d'un rang supérieur , à en juger d'après leur ta- touage, leurs belles formes et l'expression distinguée de leur visage ; les autres, privés de tatouage, aux ri. xlii. .2 6 VOYAGE 1S27. traits communs et insignifians , esclaves sans doute janvier. ou appartenant a la basse classe, eussent été volon- tiers pris pour des hommes d'une autre race, tant ils semblaient différer des chefs au premier abord. Ces sauvages paraissaient connaître l'effet des armes à feu , mais très-peu celui du fer et des inslrumens de ce métal, car ils n'attachaient de véritable prix qu'aux étoffes. Ils n'avaient apporté avec eux aucune sorte d'armes , et leurs nattes étaient toutes en jonc ou en pi. xli. écorce grossière de mouka ( Phormium tenax ) , une seule exceptée , d'un tissu fin et soyeux , que son pos- sesseur livra pour une mauvaise chemise de toile bleue usée , après avoir refusé de l'échanger pour de belles haches et même pour un sabre. Après quelques essais , j'eus bientôt reconnu que le langage de ces insulaires était , au fond , le même que celui de la baie des Iles , à quelques différences près , qui tenaient plus à la prononciation qu'à la nature même des mots. Ainsi je pus me faire entendre passa- blement d'eux au moyen des mots que j'avais appris dans le vocabulaire des missionnaires. Durant près de quatre heures que le calme leur permit de passer avec nous, ils ne cessèrent de se comporter avec la plus grande probité et une réserve admirable pour un peuple si belliqueux et si avanta- geusement traité par la nature sous les rapports phy- siques. A onze heures , la brise se développa un peu au N. N. E. , et les naturels se trouvaient déjà à deux lieues de leur village qu'ils nous montrèrent au bord DE L'ASTROLABE: 27 de la mer dans un site agréable , et qu'ils nous nommé- 1 3 27. cent Skoï-Tehai. Ils nous firent entendre qu'ils allaient JM™er- nous quitter, mais qu'ils reviendraient nous voir le jour suivant au mouillage avec leurs femmes. En effet, ils s'en allèrent dans leurs pirogues, mais quatre chefs me demandèrent à rester à bord, et j'y consentis avec le plus graftd plaisir, ravi de cette preuve étonnante de leur hardiesse et de la confiance entière que nous leur avions inspirée *. Je ne songeai plus qu'à me diriger vers le mouillage quej'espérais rencontrer sur la côte occidentale , entre la terre et les deux îlots près desquels nous avions passé la veille. Le vent avait fraîchi au N. N . E. ; il me fallut courir des bordées , par un fond uniforme de dix à quinze brasses vase. A cinq heures un quart du soir, arrivé à un mille de l'île Adèle , j'expédiai M. Lot- tin en avant pour éclairer ma route. A six heures , je doublais, à moins d'une demi-encablure de distance , la pointe N. E. de l'île, et quelques minutes après je laissai tomber l'ancre au milieu de l'anse qui reçut ri. xxxvil le nom de notre navire, par cinq brasses vase. Celte fois, nos deux chaînes servirent à nous affourcher en ce port, et nous nous en trouvâmes fort bien. La facilité de leur manœuvre et le peu de place qu'elles exigeaient à bord , nous les rendaient déjà fort utiles , et l'on ne tardera pas à voir qu'elles nous devinrent bien autrement précieuses. Qu'avec délices nous jouîmes encore une fois du * l'oyez noie i. 28 VOYAGE 1827. calme et du repos, après les tourmentes que nous janvier. avions éprouvées dans le canal de la Nouvelle-Zélande et les inquiétudes inséparables de la navigation épi- neuse que nous faisions depuis huit jours le long de côtes très-dangereuses et souvent inconnues ! Le bassin où reposait notre corvette , abrité de toutes parts , nous offrait le coup-d'œil le plus pittoresque et pro- mettait à nos avides regards toutes sortes de décou- vertes. Un terrain agréablement accidenté, quoique généralement montueux, de fraîches et sombres fo- rêts , des espaces plus éclaircis recouverts seulement de hautes fougères, de belles plages de sable, atti- raient tour à tour notre attention , et nous gémissions d'être obligés d'attendre jusqu'au lendemain pour sa- tisfaire notre ardente curiosité. De leur côté, nos hôtes continuaient à être fort contens de nous et ne manifestaient aucun regret , aucune crainte sur nos intentions à leur égard. Cepen- dant tout en eux nous portait à croire qu'ils n'avaient jamais eu de relations immédiates avec les Européens, mais seulement des notions confuses transmises par leurs voisins , ou peut - être par des guerriers de leur tribu qui les avaient rencontrés dans leurs voya- ges. Ils nous répétaient souvent que leurs pirogues reviendraient le lendemain avec des femmes , comme si cela devait être d'un puissant intérêt pour nous. Ils nous expliquèrent aussi que des voisins , armés de fusils, venaient souvent du N. O. pour les piller et les exterminer, et ils les redoutaient singulièrement; sou- vent ils nous demandaient si nous n'allions pas les tuer Janvier. DK L'ASTROLABE. 29 et les manger, témoignant ouvertement le plaisir qu'ils > 8*7. en éprouveraient. Ils cultivent la pomme de terre , mais n'ont point de cochons qu'ils ne connaissent que de nom, Pouaka. Pour lit, je leur fis donner une voile, dans laquelle ils s'enveloppèrent, et ils dormi- rent dans la chaloupe d'un sommeil excellent. Le lendemain de bonne heure, tous les travaux commencèrent à la fois. MM. Jacquinot et Lottin allèrent établir leur observatoire sur une petite plage de sable auprès de laquelle se trouvaient quelques cases abandonnées. MM. Guilbert et Dudemaine commencèrent le plan de l'anse de l'Astrolabe, et une corvée fut envoyée au bois. Vers huit heures du matin, trois pirogues arrivè- rent le long du bord, contenant environ quarante personnes. Deux de ces pirogues étaient celles que nous avions vues la veille, la troisième contenait de nouvelles figures. Les sauvages n'amenèrent cette fois que trois femmes qui restèrent cachées sous des nattes tant que les pirogues furent près du navire , et qui, à terre , s'enfuyaient dans les fougères lorsqu'on voulait approcher d'elles. Ces insulaires restèrent assez long-temps près de la corvette , occupés à échanger des nattes , du chan- vre de leur pays et divers objets pour des bagatelles d'Europe. En général, ils déployèrent beaucoup de douceur et même de bonne foi dans leurs marchés , et on n'eut vraiment qu'à se louer de leur conduite. Quand ils eurent fini , ils gagnèrent la plage de l'obser- vatoire , tirèrent leurs pirogues à terre et s'établirent 30 VOYAGE 1S27. dans les cases voisines. Il nie fut très-agréable de les janvier. vo;r se f]xer pr£s je nous . r;en ne pouvait mieux nous pi. xxxviii. démontrer leur confiance et la sincérité de leurs inten- tions. En outre , ainsi placés sous la volée même de nos canons , le moindre attentat de leur part eût été suivi d'un châtiment prompt et sévère. Après m'ètre assuré des dispositions pacifiques des naturels et avoir (railleurs tout préparé , s'ils en té- moignaient d'autres, pour les réprimer promptement, je descendis à neuf heures et demie , suivi de M. Les- son et du matelot Simonet, à la plage qui porte le Pl. xxxix. nom d'Aiguade sur notre carte. En effet, la première chose que j'y remarquai avec joie , fut un joli ruisseau de l'eau la plus limpide qui venait en serpentant dans le sable se décharger à la mer, et où notre chaloupe pouvait, à marée haute, faire toute notre eau avec la plus grande facilité. Le terrain environnant est très-inégal, montueux et difticile à pratiquer. Au premier abord , je fus frappé du rôle que jouaient, dans la végétation d'un climat déjà si éloigné de la ligne , des fougères de toute espèce identiques avec celles des tropiques , ou du moins par- faitement analogues. Les espèces ligneuses et même arborescentes habitent en foule les ravins humides, tandis que des coteaux tout entiers sont occupés par celle dont la racine fournit une substance alimentaire aux habitans de ces régions. Les phanérogames y sont très- peu variées par rapport aux fougères ; la saison étant trop avancée, peu d'entre elles offraient des fleurs ou des fruits. C'est ce qui avait lieu surtout pour DE L'ASTROLABE. 31 les arbres, dont plusieurs se faisaient remarquer par 1827- l'élégance de leurs formes comme par la beauté et la Janvier- solidité de leur bois. Parmi les plantes parasites , j'ai observé de beaux Epidendram ou Dendrobimn ; au- cune lige de Phoi mium ne s'est présentée à mes regards . Aucune espèce d'insectes coléoptères, autre qu'une cicindèle sabulicole, aucun papillon diurne, ne vient animer la scène. Il y a cependant bon nombre d'oi- seaux : j'en tirai de sept à huit espèces, et j'en vis plusieurs autres que je ne pus atteindre. Il est di- gne de remarque qu'ils sont tous farouches, à l'ex- ception d'un moucherolle qui est d'une familiarité excessive. Dès qu'on s'arrête dans quelque partie d'un bois, on est sûr de voir paraître au moins un ou deux de ces oiseaux autour de soi. Ils vous considèrent en silence et comme avec curiosité; si vous restez vous-même immobile, ils poussent la confiance jusqu'à venir se percher sur votre canne ou sur le canon de votre fusil. Le beau merle à cravate ( Certhia circin- nata de Forster) est commun dans ces bois. Un rat fut l'unique quadrupède que j'aperçus. Le ciel s'est couvert sur les quatre heures après- midi; bientôt la pluie est tombée et a été continuelle jusqu'à minuit. Le temps est resté chargé, et la pluie a i«. recommencé au jour pour durer jusqu'à midi. Une nouvelle pirogue est arrivée, et ceux qui la montaient se sont réunis aux autres. Ils viennent de temps en temps à bord pour continuer leurs marchés aussi paisiblement qu'à l'ordinaire , et s'en retournent 32 VOYAGE 1827. à terre sous leurs huttes , quand ils ont fini ou que la Janvier. pluie les contrarie. Quoiqu'elle tombât alors assez abondamment, dès sept heures et demie du matin , je me fis débarquer sur la plage qui suit immédiatement celle de l'observa- toire du côté du sud, et accompagné de Simonet seul, je m'acheminai vers l'intérieur. Après avoir suivi quelque temps un ruisseau considérable, qui coule au fond d'un ravin occupé par de grandes fou- gères ligneuses et de beaux arbres , je gravis pénible- blement au sommet des mornes qui dominent la côte. Dès qu'on est arrivé à cinquante ou soixante toises au- dessus du niveau de la mer, le sol est très-sec et pres- que entièrement revêtu par la fougère comestible , dont les tiges rameuses et entrelacées forment des fourrés très-épais, souvent hauts de cinq ou six pieds et presque impénétrables. Quelques Leplospermum et deux ou trois autres espèces d'arbustes se présentent cà et là en ces lieux. Point d'oiseaux, point d'insectes, pas même de reptiles ; cette absence complète de tout être animé , ce silence absolu , a quelque chose de solennel et de lugubre. En parcourant ces mornes solitudes , on se croirait transporté à cet âge du monde où la nature, après avoir produit les êtres du règne végétal , attendait encore les décrets du pouvoir éternel pour mettre au jour les races animées. Pour compléter l'illusion, on ne rencontre pas même de traces hu- maines sur ces hauteurs ; sans doute les naturels sont peu jaloux de quitter leurs rivages nourriciers pour s'égarer dans ces tristes et stériles déserts. DE L'ASTROLABE. 33 En dépit du mauvais temps et de la fatigue que 1827. j'éprouvais à parcourir un terrain si tourmenté, après Janvier, avoir atteint le sommet d'un monticule élevé dans le S. O. du mouillage, je fus bien dédommagé de mes peines par la vue complète de la baie Tasman et par la découverte d'un second bassin situé sous mes pieds et qui me parut offrir un mouillage non moins sûr que l'anse de l'Astrolabe , dont il n'est séparé que par un isthme de cinq à six cents toises seulement de largeur. Trois beaux torrens s'y déchargent , une jolie lisière d'un terrain uni règne dans une partie de son étendue, et dans le sud une calangue complètement fermée à la houle extérieure annonce le havre le plus paisible et le plus commode pour de petits bàtimens. Enfin, une immense foret de grands arbres , dont plusieurs ne sauraient manquer d'être utiles à la construction , oc- cupe le fond des ravins par où débouchent les torrens. Sur-le-champ , je me promis de reconnaître moi-même et de faire lever le plan de ce joli bassin , pour savoir s'il possédait effectivement les avantages qu'il pro- mettait. Mon œil, parcourant successivement tous les détails de la baie Tasman , put , de la station culminante où je m'étais placé, s'assurer que, dans toute sa partie méridionale , elle n'offre aucun accident , aucune anse propre à servir d'abri aux vaisseaux. Je reconnus le beau massif de Podocai pus , près du village de l'ouest , nommé par les naturels Maï-Tehai; un peu plus loin , la coupée découverte par M. Dudemaine dessinait parfaitement son cours sous la forme du lit TOME ri. 3 34 VOYAGE 1827. d'une rivière bien avant dans les terres , en même janvier. temps que ses eaux fangeuses communiquaient leur teinte à celles de la baie , à plus de quatre ou cinq milles du rivage. Au S. E. , une île file Pépin) située sur la cote annonçait un canal et peut-être un abri entre elle et la terre. Plus au nord et directement du côté de la baie opposé à celui où je me trouvais , une coupée profonde me faisait déjà soupçonner une communica- tion de la baie Tasman avec celle de l'Amirauté. Enfin, au Né E. , la terre se composait de monts déchirés qui se terminent au cap que Cook nomma Stephens. Après avoir erré près de huit heures au travers de ces coteaux sauvages et avoir entièrement contourné la crête de la montagne , je redescendis au rivage par les bois qui dominent la plage de l'Aiguade, et je fus de retour à bord vers quatre heures du soir, enrichi de plusieurs espèces nouvelles de plantes et d'oiseaux. Au nombre de ceux-ci se trouvaient deux perroquets bruns delà Nouvelle-Zélande [Psittacus nestor), oiseau curieux et rare , même dans sa patrie. Le grand canot a fait dans la journée trois voyages consécutifs à l'aiguade, et ce genre de travail a pu s'exécuter avec tant de célérité que l'eau qui nous manquait a été de suite complétée. Le temps a encore été pluvieux dans la soirée ; à la nuit , il s'est éclairci , et la journée suivante a été passable. M)- Dès huit heures, je suis parti dans la baleinière pour visiter la baie dont j'ai déjà parlé , et que je dési- gnerai désormais sous le nom d'Anse des Torrens. Je serrai la cote du nord de notre mouillage, qui offre DE L'ASTHOLAliK. 35 constamment cin(j à huit brasses de fond à moins 1827. d'une longueur de navire des rochers même du rivage. Janv,in '• Seulement il faut veiller à un écueil isolé distant de deux encablures au plus de la pointe N. E. de l'entrée, et sur lequel M. Guilbert ne trouva que dix pieds à marée haute. Du reste, ce n'est qu'un plateau de roches de dix à douze toises de diamètre, et entre ce plateau et la terre il y a un passage sûr avec vingt, trente et quarante pieds , fond de gravier. Après avoir suivi la côte l'espace d'un mille , nous nous trouvâmes à la pointe sud du havre des Torrens, formée par une chaîne étroite de roches qui s'étend à deux cents toises environ de la terre. Une disposition semblable a lieu sur la pointe du N. E. ; il en résulte que l'entrée du bassin est par là réduite à moins d'un demi-mille de large, et l'intérieur en est mieux abrité. Aussi la mer y est-elle parfaitement calme; je trouvai partout, et M. Guilbert après moi , un bon fond de vase diminuant de quarante-cinq à vingt-cinq pieds , depuis l'entrée jusqu'au petit morne qui domine la presqu'île inté- rieure. A toucher les côtes presque partout, on ne trouve pas moins de vingt à vingt-cinq pieds d'eau. Je recommanderais surtout la calangue du sud , où les navires de notre dimension et au-dessous trouve- raient le meilleur mouillage du monde par dix-huit à vingt pieds , devant une belle plage , dominée par un coteau en pente assez douce. Au-delà de la presqu'île intérieure règne une es- pèce d'arrière-baie qui, à marée haute, forme un vaste bassin de deux à trois cents toises de diamètre , mais 36 VOYAGE i8î7. qui assèche en grande partie à marée basse, de ma- Jaimer. njère à ne conserver qu'un chenal de quatre ou cinq pieds de profondeur , formé par les eaux réunies des trois torrens qui viennent s'y décharger. Je remontai le cours de deux d'entre eux à un ou deux milles de distance : bien qu'ils fussent l'un et l'autre peu pro- fonds , leurs eaux se trouvaient à ce point aussi abon- dantes qu'à leur embouchure. Seulement comme cela arrive presque toujours dans les îles de l'Océanie , le cours de ces torrens se resserre , leur pente devient rapide, et d'énormes blocs qui barrent à chaque instant leur lit finissent par arrêter les efforts du voyageur le plus déterminé. Au bord même de la mer, on trouve des arbres d'une hauteur et de dimensions admirables qu'il serait très- facile d'exploiter. La petite lisière de terrain plat qui règne le long de la plage et qui a été formée évidem- ment par les atterrissemens des torrens, semble d'une prodigieuse fertilité , et l'on trouverait probablement dans les coteaux voisins des terrains susceptibles de culture. Il n'est pas douteux que ce point serait con- venable à un petit établissement. Les plantations plus considérables ne pourraient avoir lieu que sur les bords de la rivière de Maï-Tehai et dans les plaines d'alentour. MM. Quoy et Lottin qui s'étaient rendus à l'anse des Torrens par terre , en traversant l'isthme qui sé- pare ce havre de celui de l'Astrolabe, vinrent nOus re- joindre vers onze heures. Nous parcourûmes ensemble la petite vallée dont je viens de parler ; nous y trou- DE L'ASTROLABE. 37 vàmes quelques cases où les naturels avaient laissé 1827. quelques-uns de leurs ustensiles, et à l'entour des plan- Jauvit '■'• tations de pommes de terre. Sans doute ce sont des stations où les habitans de Maï-Tehai ou de Skoï-Tehai viennent s établir momentanément pour s'occuper de la pêche, ou passer le temps de la récolte des pommes de terre. Nous sommes rentrés tous ensemble à bord à quatre heures et demie du soir. MM. Guilbert et Dudemaine terminèrent dans la soirée le plan détaillé de l'anse de l'Astrolabe , et les sondes nombreuses dont il est accompagné ne laissent rien à désirer à ce travail. Le temps resta nébuleux avec de faibles brises. De 20. cinq à dix heures du matin , il tomba de l'eau , puis il lit assez beau. Je n'avais que peu de jours a consacrer à ce mouillage , et je ne voulais pas perdre un instant; dès neuf heures j'étais à terre avec M. Lesson et Si- monel sur la grande plage au sud du mouillage. C'est l'endroit le plus agréable et le plus riche en oiseaux de toute la côte. Une bande étroite et sablonneuse, cou- verle seulement de plantes herbacées , occupe le bord de la mer ; elle est environnée par une immense et pro- fonde forêt d'un accès assez facile ; un beau torrent la traverse dans toute son étendue, roulant ses eaux abondantes sur un lit formé d'énormes blocs de gra- nit ; sur divers points de son cours , il offre de belles cascades au bruyant murmure, aux flots écumans. De frais et délicieux ombrages retentissent du chant varié des oiseaux , et celte image renaissante de la vie contraste vivement avec le silence funèbre que j'avais SH VOYAGE 1S27 observé sur les collines voisines , à peine distantes de janvier. deux à trois milles. La nature de ces lieux , l'aspect des torrens et des forêts me rappelait parfaitement di- vers sites de la Nouvelle-Guinée près de Dorei , et la ressemblance surprenante des fougères me frappait de plus en plus. L'absence presque complète des insectes me ramenait seule sur les plages de Tavai-Pounamou : en effet dans toute ma course , je n'en remarquai qu'un seul de couleur rouge que je ne pus saisir et que je pris pour un hyménoptère. Je ne compte pas quelques petites espèces insignifiantes de locustes, criquets et cicadaires, habitantes des herbes de la plage. Nous fîmes, Simonet et moi, une chasse copieuse d'oiseaux, dont nous rapportâmes plus de quarante individus de diverses sortes, entre autres une grosse colombe aux brillans reflets, deux glaucopes à pendeloques et plusieurs beaux philédons à cravate. J'avais renvoyé le canot , comptant me rendre faci- lement par terre devant la corvette, en suivant la cote. Mais quand il s'agit du retour, nous n'éprouvâmes que trop combien les naturels fréquentent peu ces âpres rivages. La mer en montant avait recouvert presque entièrement la bande étroite et rocailleuse que j'avais vue à sec le matin ; il nous fallut cheminer pé- niblement au travers des ravins et des monticules es- carpés et hérissés de broussailles qui se succédaient alternativement. A mi-chemin, nous traversâmes une pointe avancée en passant sous une voûte naturelle de plus de cent pas de long qui règne dans toute son épaisseur ; mais le morne suivant nous offrit des dit- DE L'ASTHOIABE. 39 ïieultés inouïes, il fallut le gravir presque à pic , nous 1827. accrochant de notre mieux à de faibles arbrisseaux Jailviei- ou à de fragiles tiges de fougère , et courant à chaque instant le risque d'être précipités sur les pointes tran- chantes des rochers, si ces frêles appuis nous eussent manqué. Enfin, après des fatigues excessives et de véritables dangers, nous arrivâmes à la plage de l'ob- servatoire où nous trouvâmes un canot qui nous porta à bord de la corvette. Peu après minuit, la pluie commença à tomber par m. torrens et fut ensuite continuelle jusqu'à deux heures du matin. Au mouillage , nous n'eûmes que de faibles brises du S. E.,*et le plus souvent calme : mais la mer s'était soulevée, et même dans notre anse si bien abritée nous eûmes un peu de houle et un ressac assez con- sidérable sur tous les points de la cote. J'en conclus qu'un coup de vent de sud régnait sans doute en ce moment hors du détroit, et je m'estimai heureux d'a- voir au moins échappé à celui-ci. Cela me détermina aussi à remettre notre appareillage au lendemain , d'aulant plus que M. Jacquinol avait encore une observation à faire pour conclure la marche des montres. Sans doute notre relâche sera trouvée bien courte ; elle me le paraissait à moi-même. Si je n'eusse con- sulté que les vœux des naturalistes dont les collec- tions s'enrichissaient chaque jour des matériaux les plus intéressans, si je n'eusse écouté que mon propre désir, j'aurais du moins parcouru les plaines du fond de la baie où mes regards se reportaient involon- 40 VOYAGE 1827. tairemenl, et visité les insulaires dans leur propre janvier. village; mais je ne pouvais oublier mes instructions : les travaux hydrographiques se trouvaient terminés, notre eau, notre bois étaient remplacés, et d'autres points de la Nouvelle-Zélande réclamaient également notre attention. Un plus long séjour n'eût pu se jus- tifier et pouvait nuire à la suite de nos opérations. A deux heures après midi, le ciel s'étant un peu éclairci , je suis allé, avec plusieurs officiers , faire une dernière promenade à la grande plage. Mais le mau- vais temps avait relégué les oiseaux dans leurs re- traites, et on n'a pu en tuer qu'un petit nombre. En outre , les arbrisseaux encore tout chargés de la pluie qu'ils venaient de recevoir arrosaient complètement ceux qui voulaient pénétrer dans les bois. Ainsi nous sommes retournés de bonne heure à bord , pour faire nos préparatifs de départ. Les sauvages ont continué de nous visiter de temps en temps , et leur conduite a toujours été sans re- proche. Leurs chefs m'ont offert des femmes à plu- sieurs reprises, et ont paru surpris de mes refus. Il est vrai que, plus galans ou plus courageux, trois de nos jeunes officiers, bravant la vermine, la puanteur et la saleté , se rendaient chaque soir sous leurs cases , pour passer la nuit avec les belles Zélandaises qui avaient enfin cédé aux vœux ou plutôt aux cadeaux de leurs adorateurs. Ces naturels sont incontestablement bien inférieurs pour l'industrie comme pour les moyens intellectuels à ceux de l'île du Nord, dont ils ne sont probablement DE L'ASTROLABE. il que des colonies. Un sol plus ingrat, un climat plus i8a7. rigoureux et de plus grandes privations ont empêché Jailv,er- l'espèce humaine de prendre ici le même développe- ment et de se former en tribus puissantes comme on la trouve sur Ika-Na-Mawi. Ils m'ont paru ignorer tout-à-fait le chant national du pihe et les autres chan- sons de la grammaire de M. Kendall. Leur pronon- ciation est aussi beaucoup plus défectueuse , et ils n'articulent presque jamais IV dans les mots : ainsi ils disent koeo pour korero , parler ; taïnga pour ta- ringa, oreille , etc. ; souvent il en est de même du d, ce qui rapproche beaucoup leur idiome de celui des Taïtiens *. Le mouillage de l'anse de l'Astrolabe dans la baie Tasman est sans contredit un des meilleurs en ces pa- rages par la sécurité dont un bâtiment à l'ancre peut y jouir, son facile accès et sa libre sortie, les res- sources qu'il offre pour faire de l'eau et du bois, enfin par l'excellent poisson qu'il peut fournir chaque jour en abondance. Nous le quittâmes, tous bien portans, complètement ravitaillés et enrichis d'une incroyable quantité d'objets nouveaux. J'ai déjà fait observer que l'anse des Torrens ne lui cède sous aucun rap- port et offrirait en outre un espace à la côte plus dégagé et mieux approprié aux travaux à exécuter dans une longue relâche ou à la suite d'avaries qu'il faudrait réparer *¥ Voyez noies ■?. cl i. / ayez note î. 42 VOYAGE 1827. Janvier. On sait que ce fut le navigateur hollandais Abel Tasman qui découvrit la Nouvelle-Zélande , et qui le 18 décembre 1642 mouilla le premier dans la grande baie de son nom. Le lendemain de son arrivée, les sau- vages tuèrent quatre hommes de l'équipage d'un de ses canots , ce qui l'engagea à quitter cet endroit , en lui laissant le nom de baie des Meurtriers. En jetant les yeux sur notre carte, il est difficile d'assigner au juste l'endroit où Tasman pouvait être mouillé. Si sa lati- tude 40° 50' S. était exacte, ce devait être, comme je l'ai indiqué, devant un petit ruisseau situé a quatre milles et demi au sud de la pointe Séparation. 11 pourrait se faire aussi que les vaisseaux de Tasman eussent doublé cette pointe et se fussent en effet ar- rêtés dans la baie que nous avons continué de dési- gner, d'après Cook, sous le nom de baie du Massacre. Alors il faudrait en conclure qu'elle creuse plus au sud que nous ne l'avons figuré, et nous devons con- venir qu'elle l'a été sans documens suffisans. Ce bassin demande une nouvelle exploration , et on ne peut se dissimuler que c'est celui qui doit offrir les meilleurs mouillages , puisque la mer du large ne peut y entrer d'aucun côté. Il résulte des observations de M. Jacquinot, que notre observatoire , dans l'anse de l'Astrolabe , était situé par , 4o° 58' 22" lalilude méridionale. 1700 35' 25" longitude orientale, par la moyenne des marches d'arrivée et de départ de* deux montres, n. 38 (Motel), et n. 83 (Berthoud). DE L'ASTROLABE. 43 Pour des motifs que uous exposerons dans la partie hydrographique, nous 182- avons adopté pour longitude définitive une moyenne entre la précédente et Janvier celles qu'on déduirait des résultats obtenus dans les deux derniers voyages de Cook, par les astronomes Wales et Bayley. Notre observatoire dans l'anse de l'Astrolabe se trouve ainsi établi par 170° 45' 3o" longitude : c'est à cette position que se trouvent immédiatement assujetties celles de tous les autres points du Détroit de Cook. Déclinaison de l'aiguille aimantée , r 40 2 5' N. E. 44 VOYAGE CHAPITRE XIII. TRAVERSEE Dt I, ANSE DE I. ASTROLABE A LA BAIE HOUA-HOUA. 1827. Une bonne partie de la nuit, le vent souffla avec 22 janvier. force. \\ y eut aussi des grains de pluie abondante. A deux heures du matin, le vent cessa tout-à-coup, mais l'eau continua de tomber jusqu'à cinq heures où la brise s'établit au sud. Aussitôt la dernière ancre fut levée, et la corvette appareilla. En voyant nos dispositions de départ, les naturels s'embarquèrent en masse dans une de leurs pirogues avec leurs femmes et leurs en- fans au nombre de trente pour nous faire une dernière visite et obtenir encore quelques bagatelles de notre part. Leurs cris perpétuels nous assourdissaient, tan- dis qu'en se jetant élourdiment sous les pas des mate- lots , ils nous gênaient beaucoup pour la manœuvre. J'endurai cependant leur présence importune jusqu'au bout, afin de leur laisser une opinion favorable du caractère de leurs hôtes. Heureusement la pluie finit par nous en débarrasser , et nous restâmes en calme à DE L'ASTROIABE. 45 deux milles au plus de terre. Les sauvages profitèrent encore ^c cette circonstance pour faire une courte apparition le long du bord vers onze heures. Enfin , au moyen d'une faible brise du nord au N. N. O. , je m'acheminai lentement vers la coupée que j'avais remarquée sur la côte orientale. À trois heures qua- rante-cinq minutes du soir, et à la distance de quinze milles environ, cette coupée ne se dessinant plus pour moi que comme une baie peu profonde, je m'étais déterminé à serrer le vent jusqu'au N. E. 1ji E., vers une autre ouverture bien plus prononcée. Cependant, une heure après , le premier enfoncement prenant un nouvel aspect, et M. Guilbert croyant y découvrir l'existence d'un canal , je laissai porter dessus pour m'en rapprocher et m 'épargner par la suite des regrets tardifs. À sept heures quarante minutes du soir, nous étions par le travers de cette baie et à moins d'une lieue des deux pointes. De là nous pûmes nous convaincre qu'elle ne contenait aucun canal praticable à notre navire. Du reste cette baie à laquelle j'ai laissé le nom de baie de Croisilles , doit offrir un vaste et bon mouillage pour tous les vents du S., de l'E. et même du N. O. , à cause de quelques îles situées près de la pointe du nord et qui doivent l'abriter parfaite- ment de ce côté. Près de nous, la côte était très- raide de toutes parts et le fond se soutenait à vingt-cinq brasses. Il était trop tard pour chercher un mouillage convenable ; en conséquence, je remis le cap au large pour y passer la nuit ; mais à peineipumes-nous changé 1827. Janvier. 46 VOYAGE 1827. d'amures, que nous tombâmes en eaime plat , tout-à- janvier. fajt ^ jQ mercj ^u COurant et d'une lioule assefr lourde. C'est ainsi que nous passâmes la nuit entière , à moins de trois milles de terre , en proie à la plus vive inquié- tude et redoutant d'être entraînés malgré nous à la côte. La sonde jetée régulièrement toutes les demi- heures nous rapportait constamment vingt-cinq bras- ses, fond de vase. Mais je reculais à mouiller jusqu'à l'extrémité , car je craignais d'être surpris à l'ancre par un vent forcé du N. O., qui nous eût laissés presque sans ressource. 23. Vers quatre heures du matin , nous reconnûmes que nous avions , malgré nos soins , beaucoup appro- ché la terre, et nous en étions à moins d'une demi- lieue. Vainement je fis armer les avirons de galère et manœuvrai pour profiter des risées les plus légères ; la houle continua de nous jeter de plus en plus à la cote, et à huit heures dix minutes , malgré ma répugnance et tous les efforts que nous avions tentés , il ne me resta pas d'autre parti à prendre que de mouiller par vingt brasses. Nous n'étions pas alors à plus de cinq cents toises des rochers du rivage sur lesquels la mer déferlait avec violence. Il existe une différence étonnante entre l'aspect de la cote occidentale de la baie Tasman et celui de sa côte orientale. Celle-ci, battue par les tourmentes de l'ouest , n'offre qu'une terre escarpée , souvent dé- pouillée et presque toujours inabordable. Elle nous rappelait le ton triste et monotone de celle que nous avions prolongée (ftpuis les Cinq-Doigts jusqu'au cap DE L'ASTROLABE. 47 des Rochers. D'ailleurs la houle d'ouest y parait 1827. presque permanente et en rend la navigation maussade J;,11U11 et dangereuse , autant quelle est douce et sûre le long de la rive opposée. De huit à neuf heures, une pirogue, montée par deux naturels , se montra à l'entrée de la haie de Croi- silles, puis elle disparut. Nous étions tellement fati- gués de notre position , que nous n'y prêtâmes qu'une attention légère. Dès neuf heures un quart , je profitai d'un joli frais de N. O. pour appareiller en hâte et conduire le navire vers le canal que j'avais observé la veille dans le N. N. E. et qui me semblait établir une communi- cation entre la baie Tasman et la baie de l'Amirauté. J\ous prolongeâmes la côte à moins de deux milles de distance, bien que la brise fût incertaine et m'eût me- nacé diverses fois de me laisser à la merci de la houle. A quatre heures cinquante minutes après midi, nous étions parvenus vis-à-vis l'entrée du canal, et je don- nais dedans à toutes voiles , quand la vigie des barres annonça que la passe était barrée par des brisans dont nous n'étions plus qu'à deux ou trois encablures. A l'instant M . Guilbert s'élança dans la hune et confirma ce rapport. Il n'y avait pas un moment à perdre; sur- le-champ, toutes les voiles furent carguées, et l'ancre de bâbord fut mouillée par dix-sept brasses , à mi- chenal environ et à un mille au plus de chacune des deux pointes. Le vent menaçait de fraîchir au N. O. , et la houle ayant beaucoup grossi, je fis sur-le-champ filer cinquante brasses du cable. 48 VOYAGE 1827. MM. Lottin et Gressien furent expédiés dans deux janvier. canots pour prolonger chacun de leur côté les deux bords du canal, en reconnaître les dangers et s'assurer si la passe pouvait effectivement nous conduire dans la baie de l'Amirauté. Ils furent près de quatre heures dans leurs recher- ches, et, à leur retour, ils m'apprirent qu'à l'exception du brisant qui se prolongeait à une bonne distance de la pointe du N. O. , le chenal leur avait paru très- sain dans toute son étendue. Ils ne pouvaient cepen- dant garantir qu'il fût encore praticable dans sa partie la plus étroite, au lieu même où il débouche dans la baie de l'Amirauté. M. Lottin, qui s'en était approché de plus près , l'avait trouvé presque entièrement barré par des roches à peine saillantes hors de l'eau; il y régnait en outre un courant très-violent , accompagné de remoux et de tourbillons qui avaient failli entraîner son canot sur les brisans , et ce n'était qu'avec une peine extrême qu'il avait pu se tirer de ce pas périlleux. Cette passe était éloignée d'une lieue et demie de notre mouillage, et, au retour, le courant avait beaucoup contrarié ces deux officiers ; aussi les canotiers étaient- ils exténués de fatigue. Je m'attendais à voir le vent tomber à la nuit comme de coutume ; il n'en fut rien ; au contraire , il fraîchit rapidement au N. O. A neuf heures , quand les canots rentrèrent, il était déjà si fort et avait soulevé une si grosse houle qu'on eut beaucoup de peine à les hisser sans les briser. De dix à onze heures, il ventait grand 'rais, la mer était devenue très-grosse; la corvette DE L'ASTROLABE. 49 tanguait avec une extrême violence sur son câble , et dans les coups les plus forts , la lame , sautant par- dessus le navire , couvrait en entier le gaillard d'avant. Nous courions le risque de sancir à lame. A onze heures , je fis filer jusqu'à soixante-et-dix brasses du câble, et quelques minutes après, ayant chassé sensi- blement , nous mouillâmes l'ancre de tribord , avec la grosse chaîne achetée à Port-Jackson , enfilant encore vingt brasses du câble pour la faire travailler. 1827. Janvier. Notre position était extrêmement critique, car si la chaîne et le câble ne pouvaient nous soutenir, la corvette allait se briser sur une côte de fer dont nous n'étions pas éloignés de plus de trois ou quatre enca- blures. La mer y brisait avec une telle fureur, que s'enlr'ouvrir et s'y réduire en morceaux n'eût été pour l'astrolabe que l'affaire de quelques minutes. Bien certainement personne de l'équipage n'eût échappé à cette catastrophe : il est même douteux que la cote TOME II. 4 50 VOYAGE icSa?. en eût pu conserver quelque vestige, tant la destruc- janvier. tl0n ^u nav{re eut ^é complète. 24. Toute vive qu'elle était déjà , notre anxiété devint plus grande encore , quand , à deux heures qua- rante-cinq minutes , voyant que nous chassions de nouveau , nous reconnûmes que le câble de bâbord était coupé. Nous filâmes à l'instant soixante brasses de la chaîne qui était devenue notre unique ressource , et nous étalingâmes un câble neuf sur l'ancre de veille à tribord , toute prête à mouiller en cas de besoin. Mais la chaîne seule nous soutint. D'ailleurs le vent mollit tout-à-coup , la houle s'apaisa , et le temps s'embellit comme par enchantement. Quiconque s'est trouvé en pareille situation doit sentir de quel fardeau nous fûmes soulagés. A peine le jour commençait à poindre que nous nous occupâmes de haler à bord le bout du câble cassé: il avait été coupé à douze brasses de l'étalingure , et en outre fortement ragué en plusieurs autres endroits. Ceci nous prouva que le fond était semé de rochers tranchans , et nous nous félicitâmes de ce que cet accident n'avait pas eu lieu au fort du mauvais temps. Le grand canot porta deux grelins sur l'orin de l'ancre, afin de la sauver. A huit heures nous virâmes sur la chaîne , et quand l'ancre vint au niveau de l'eau, nous reconnûmes, avec autant de surprise que de re- gret , qu'une de ses pattes était cassée , ce qui avait été aussi occasioné sans doute par la nature du fond. Ainsi durant plusieurs heures le salut de V Astrolabe n'avait pour ainsi dire tenu qu'à un fil !.. . DE L'ASTROLABE. 51 Nous virâmes ensuite sur l'ancre du câble coupé , 1827. en avant soin de renforcer l'orin par un solide maillon. Janvier. Cette précaution nous fut utile , car à peine l'ancre approchait-elle de la surface de la mer que l'orin rom- pit , et sans le maillon l'ancre était perdue. A neuf heures dix minutes, nous commençâmes à faire route sous petite voilure, pour donner dans le canal de communication des deux baies : nous lais- sâmes près de nous , à bâbord , deux roches sous l'eau fort dangereuses , puis nous nous trouvâmes dans un bassin dîme eau paisible et qui n'offrait alors aucune apparence de courant. Comme la brise dépendait tou- jours de l'ouest , je serrais la bande occidentale à deux cents toises de distance , pour me maintenir au vent. Notre navigation dans ce chenal étroit et encaissé , entre deux chaînes de montagnes élevées , avait quel- que chose d'imposant. D'un côté des forêts épaisses , de l'autre des taillis ou seulement de hautes fougères ; derrière nous les côtes de la baie Tasman s'enfuyant à l'horizon ; devant nous les îles et les îlots de la baie de l'Amirauté , apparaissant par le travers de la passe comme par un tube d'optique, et grandissant graduel- lement à nos yeux : tel était le spectacle extraor- dinaire dont nous aurions pu jouir , si les soucis du navire n'étaient venus nous en empêcher. Parvenu à quatre cents toises environ de la passe , je vis qu'elle était presque complètement barrée par des rochers à fleur-d'eau , et je fus obligé d'envoyer M. Gressien pour la reconnaître de plus près , tandis que j'avançais lentement sous une très-faible voilure. 4* 52 VOYAGE 1837. Janvier. Après avoir fait quelques sondes et examiné la passe, cet officier revint m'annoncer qu'elle était praticable quoique très-rétrécie , et que le grand fond était du côté de la rive de l'est; mais que le courant commen- çait à entrer, et que , sans une forte brise , il serait dif- ficile de le refouler. Toutefois je voulus tenter l'aven- ture , je fis servir en augmentant de voiles , et la cor- vette n'était plus qu'à une encablure de la passe, quand la barre se souleva tout-à-coup en nappe écumante, et les eaux se précipitèrent dans le bassin par tourbillons d'une violence incroyable. A l'instant la corvette obéit à l'action du courant qui la renvoya rapidement dans l'intérieur du bassin des Courans , en la faisant pi- rouetter plusieurs fois sur elle-même» J'aimais mieux sans doute la voir repoussée dans le bassin, qu'entraînée sur les brisans de la passe; mais je fus contrarié autant que surpris quand je m'aper- çus que le courant, au lieu de la maintenir vers le milieu du canal, la portait droit à la côte sur un morne (pointe des Tourbillons) qui nous restait précisément au sud. Ainsi en deux ou trois minutes, avant que les ancres pussent être dégagées , l'avant du navire n'était plus qu'à quelques brasses des rochers de la côte. 11 allait être lancé sur la pointe de toute la vitesse du courant. Pour amortir du moins la violence du coup, je fis agir obliquement le grand canot sur la touline, et au même instant l'ancre enfin dégagée tomba. Quoiqua pic elle nous soutint à flot. Pour- tant elle n'eût pas empêché la corvette de talon- ner, si le tourbillon dans lequel elle se trouvait ne DE L'ASTROLABE. 53 l'eût encore fait pirouetter deux ou trois fois sur elle- 1827. même en la maintenant par un fond de sept à huit Janvier, brasses, à quelques pieds seulement des rochers, de manière à les effleurer sans les toucher d'aucune fa- çon. Il était, alors midi précis ; M. Jacquinot était des- cendu dans le grand canot pour mieux observer la hauteur méridienne du soleil , à cause de la dépres- sion ; et tous ces mouvemens furent si instantanés que cet officier ne s'en aperçut que quand tout fut terminé. Sur-le-champ l'ancre moyenne fut embarquée dans le grand canot pour aller la mouiller au large à la lon- gueur d'un grelin : mais quoique fortement armé et remorqué en outre par la yole, le canot, entraîné par le courant , put à peine porter l'ancre à trente ou quarante toises. Cependant, dès que nous eûmes le bout du grelin , nous virâmes dessus , en traînant après nous la grosse ancre qui par bonheur avait lâché prise. Vers une heure après midi, nous nous trou- vâmes à long pic de l'ancre moyenne et à vingt brasses de la côte. Jaloux de donner à chacun de nos collaborateurs le moyen d'employer utilement son temps , je fis mettre sur-le-champ sur la plage voisine les naturalistes et le peintre de l'expédition, ainsi que MM. Guilbert et Paris. Ces deux derniers gravirent séparément la cime de deux mornes , qui dominaient à la fois les baies de Tasman et de l'Amirauté , pour se procurer une vue exacte de leurs détails, et prendre des relèvemens utiles à la géographie du détroit. En agissant ainsi j'avais un double but : celui d'utiliser le zèle et les 54 VOYAGE 1827. momens de personnes dont la présence à bord était janvier. inutile aux manœuvres que nous avions à faire, surtout d'étourdir les matelots sur les dangers que nous pouvions courir, en leur prouvant que les tra- vaux se poursuivaient comme dans les circonstances les plus heureuses de notre navigation. C'est la marche que j'ai constamment suivie, et je crois qu'elle était indispensable , surtout avec des êtres aussi pusillani- mes que l'étaient la plupart de nos matelots. Tandis que nos compagnons s'occupaient utilement à terre , à bord nous redoublions d'efforts pour re- mettre la corvette en sûreté. Le grand canot ayant re- pris deux grelins et une ancre à jet, partit pour aller la mouiller le plus au large possible; mais toujours maîtrisé par le courant qui l'entraînait avec force vers la baie Tasman, il ne put guère la porter qu'à une encablure de terre ; nous virâmes donc en dérapant l'ancre bâtarde , et le courant nous fit engager celle-ci avec la grosse qui était encore à la traîne. Les câbles, les grelins et les orins s'entortillèrent si bien, qu'il fallut un temps considérable et beaucoup de travail pour mettre en ordre ce brouillamini. Enfin, à qua- tre heures tout fut prêt, et nous pûmes laisser re- tomber l'ancre moyenne avec la petite chaîne par vingt et une brasses , gravier et coquilles , à une bonne encablure de la cote. Puis l'ancre à jet fut relevée. Ce ne fut qu'alors que l'équipage qui travaillait sans interruption depuis quatre heures du matin , et n'avait eu qu'un quart d'heure de repos pour déjeuner, put prendre son dîner. En cette occasion je remarquai DE L'ASTROLABE. 55 que ces matelots, naturellement paresseux et gron- 1827. •deurs dans les mauvais temps ordinaires, s'étaient Janvier- montrés actifs, soumis et même assez résignés dans les dangers que nous venions de courir. Cette obser- vation me fit plaisir en me montrant ce dont ils étaient capables dans les momens décisifs. Dans la soirée , on s'occupa de dégager le pont qui était plus encombré de câbles , de chaînes et de gre- lins, qu'il ne l'avait jamais été, et à tout préparer pour les manœuvres qu'il nous restait à exécuter pour nous tirer du bassin des Courans. Pendant ce temps , accompagné de M. Guilbert qui ctait revenu de son excursion , je m'embarquai dans la baleinière pour aller visiter la passe. Ce que je pus en voir cette fois me persuada qu'il eût été très-impru- dent de s'y risquer avant de la bien connaître, ainsi que la portion de mer au-delà dans la baie de l'Ami- rauté , et il était impossible pour le moment de sonder ni l'une ni l'autre. La marée avait reversé et le cou- rant portait désormais dans la baie de l'Amirauté : mais son action était trop irrégulière , et la mer tour- billonnait d'une manière effrayante. La pointe du N. O. se prolongeait en une chaîne de roches à fleur d'eau, qui, en fermant aux trois quarts la passe, arrê- tait les eaux dans leur cours, et formait une barre presque perpétuelle dans la seule partie libre. L'effet de cette contraction dans leur masse se faisait sentir dans notre bassin , et son niveau était plus élevé que celui des eaux de la baie de l'Amirauté. Dans la baleinière il fallait toute la force de six hommes 56 VOYAGE 1827. pour surmonter l'effet du courant hors de son lit, janvier. et pon peut juger quelle devait être son impétuo- sité dans sa vraie sphère d'action. Il y avait lieu de croire que le moment de la basse mer devait être le plus favorable pour tenter ce passage : mais alors le courant était contraire , et le secours d'une brise favorable et bien établie devenait indis- pensable. Presque à loucher la barre, et contre la pointe de l'est, je trouvai vingt, vingt-cinq et jusqu'à quarante brasses sans fond. Une foule de cormorans perchés sur les arbustes de la rive opposée étaient les uniques gardiens de ce bassin. Nous passâmes la nuit sur notre ancre moyenne , et quarante-deux brasses de chaîne. Il fit calme jus- qu'à minuit , puis le ciel se chargea; il vint des rafales 25. du N. au N. O., et la pluie fut continuelle pendant quelques heures. M. Guilbert employa la journée entière à lever le plan du bassin où nous nous trouvions, et il résulta de son exploration que partout il y a un fond régulier de vingt à vingt-cinq brasses , gravier et coquilles , presque à toucher terre, excepté en quelques endroits où l'on trouve de la vase. Je partis moi-même à dix heures du matin avec M. Gressien pour aller de nouveau examiner la passe ou du moins ses abords. La marée était presque basse, et je reconnus avec plaisir que la mer ne brisait que faiblement sur les rochers , malgré les tourbillons qui régnaient encore. Je nie hasardai à sonder au beau milieu de la passe où je trouvai grand fond , et sans DE L'ASTUOLABE. >7 nous en apercevoir, le courant nous emporta rapide- 1829* ment dans la baie de l'Amirauté. Un moment je lus Ja,lvier- inquiet de la manière dont nous pourrions rentrer dans le bassin des courans , à cause de la barre redoutable que la marée contraire allait y rétablir. Enfin , je pris mon parti , certain que nous pourrions toujours y re- venir par terre en traversant la presqu'île , et qu'après tout nous en serions quittes pour sacrifier le canot. Dès-lors je m'avançai avec confiance à un demi- mille dans la baie de l'Amirauté dont le bassin me parut très-sûr et beaucoup moins barré d'iles et d'ilôts à son ouverture que Cook ne l'avait figuré. A la plage nous vîmes quelques villages de naturels, et même une pirogue en mer, dont j'aurais volontiers attendu la visite : mais il était essentiel de ne pas perdre un temps précieux pour l'objet que je m'étais proposé ; je re- tournai donc en hâte à la passe où je trouvai la mer parfaitement calme. C'était le moment précis où le courant se trouvait étale , et pendant le séjour que nous avons été obligés de faire dans ce bassin, nous avons observé que cela durait rarement plus d'un quart d'heure. C'était pour nous une chose tout-à-fait extraordinaire de pouvoir circuler paisiblement avec notre canot dans cet espace que nous avions vu sans cesse occupé par des tourbillons impétueux et une barre menaçante. J'en profitai pour le sonder avec soin. Je reconnus que toute la partie du N. O. était effectivement barrée par des rochers à fleur d'eau alors entièrement à découvert , et qu'en outre quelques roches isolées à huit ou dix pieds sous l'eau prolon- IS27. Janvier. 58 VOYAGE geaient encore celte chaîne. Ainsi la seule partie pra- ticable se réduisait à trente ou quarante toises de lar- geur, près de la pointe du S. E.; du reste , cette pointe était aussi acore qu'un quai , et pouvait être accostée à toucher sans aucun danger. De ce moment je résolus d'y faire passer V Astro- labe au premier vent favorable , par la double consi- dération que ce trajet nous épargnerait un tour long et désagréable , et qu'il nous procurerait en même temps le moyen de faire la géographie exacte de la baie de l'Amirauté. J'appelai M. Guilbert que je vis à quelque distance sur la route du bord, et l'invitai à se rendre en hâte à la passe , pour y profiter du calme afin de placer ses sondes. Mais déjà le courant commençait à reverser dans notre bassin , et il lui devint impossible même d'approcher de la passe , malgré tous les efforts de ses canotiers. De là , je me portai sur une plage de l'île peu éloi- gnée de la passe, où je restai une heure à me pro- mener et à cueillir des plantes. De nouveau je fus frappé de la ressemblance qui existe , pour le ton général , entre la végétation de cette partie du monde et celle de la Polynésie. D'un autre côté, on ne peut disconvenir que la Nouvelle-Zélande reproduit plu- sieurs des espèces de l'Australie, malgré la différence qu'offrent entre elles au premier coup-d'œil les Flores de ces deux contrées. Cette double observation conduit naturellement à penser que la Nouvelle-Zélande, mal- gré sa haute latitude, présente un système de vé- gétation intermédiaire entre celle de la Polynésie et DE L'ASTROLABE. r,î) celle de la Nouvelle-Hollande, une sorte de transition 1827. de l'une à l'autre. Ja,lvier- Cet endroit m'offrit plusieurs touffes de phor- mium, et, bien que sa station favorite soit le bord des torrens, je l'ai vu croître avec vigueur sur les roches maritimes presque nues. Près de la grève , pi. xliii. une jolie cascade roule ses eaux à travers les ro- chers et les débris des arbres qui ont succombé à l'action des vents ou des siècles, et fournirait facile- ment aux besoins d'une flotte entière. De retour à bord , vers une heure , j'envoyai le grand canot élonger une ancre à jet à deux encablures , au large, vers le milieu du chenal : puis nous nous halâmes dessus , après avoir relevé l'ancre moyenne, et nous venions de mouiller celle-ci à la place de l'au- tre, quand le vent s'étant élevé au N. O. amena des rafales chargées de pluie, et fit chasser l'ancre. Cin- quante brasses de chaîne furent filées , et la corvette s'arrêta à une encablure environ du rivage. Ainsi tout 60 VOYAGE 1827. notre travail de la journée se trouva inutile, et nous janvier. ne fumes pas plus avancés qu'auparavant. A la nuit, le vent força; il souffla grand frais avec des rafales , de la pluie , des éclairs et du tonnerre. Pour ménager la petite chaîne qui travaillait beaucoup, et ne pas tomber à la côte , il fallut mouiller une ancre de poste avec la grosse chaîne , et nous filâmes trente brasses de celle-ci. 26. Le vent s'apaisa à minuit : au point du jour, on se remit au travail. La grosse ancre et la moyenne furent relevées; puis on se hala sur une ancre à jet mouillée à trois encablures au vent par vingt et une brasses. Nous restâmes sur quatre-vingts brasses de grelin , attendant un instant favorable pour mettre à la voile. A neuf heures , je crus l'avoir rencontré dans le jusant et une jolie brise d'O. S. O., qui s'annonça d'une manière décidée. Le grelin et l'ancre à jet furent vivement enlevés , la misaine et les huniers appareillés à l'instant; mais à peine finissions-nous notre abattée que le vent en mollissant sauta du sud au nord. Alors le courant, nous prenant par le tra- vers, nous entraîna encore une fois à une demi-encâ- blure du malheureux cap des Tourbillons. Une ancre à jet ne put nous soutenir , et il fallut ajouter l'ancre, moyenne avec la chaîne. Nous nous touâmes ensuite sur trois aussières élon- gées au large , et qui nous éloignèrent à peine d'une encablure de terre. Cette dernière manœuvre fut ré- pétée ; mais nous fûmes tellement contrariés , qu'à cinq heures du soir il fallut nous contenter de laisser DE L'ASTROLABE. 61 tomber l'ancre de poste à une encablure et demie i827. de la côte. Nous avions consumé treize heures dans Janvic1'- des travaux accablans et continuels , élongé , mouillé, et relevé une foule d'ancres et de grelins, et nous étions moins avancés qu'en commençant, la journée. A peine les canots chargés de porter les ancres et les grelins se trouvaient-ils à une certaine distance du navire , que le courant les entraînait au sud avec une violence irrésistible, et les plus longues touées se réduisaient à un demi-câble ou un câble au plus. Dans ce funeste bassin , le supplice des Danaïdes se renouvelait pour nous ; il semblait qu'un malin génie se plût chaque jour à détruire en un instant, le fruit de nos plus longs efforts. Depuis quelques jours , je souffrais assez vivement de douleurs de côté, et les fatigues successives de la journée n'ont pas contribué à les apaiser. Toute la nuit il a régné une forte brise de N. O. et O. N. O. avec des rafales et un temps clair. Nos chaînes déjà bien éprouvées nous rassurent , autrement notre po- sition ne serait pas sans inquiétude. A cinq heures et demie du matin, je sautai dans la 27. yole , et j'allai chercher un endroit propre à recevoir une ancre à jet à quatre encablures au vent du navire, afin de nous haler vers l'autre côté de la baie, et nous placer définitivement en appareillage avec les vents régnans. A mon extrême surprise, en sondant à deux ou trois cents toises de la passe, je trouvai que tout cet espace était occupé par un banc de sable recouvert seulement par quinze, douze, et même onze pieds 62 VOYAGE xSaC). d'eau à marée basse. Au-delà le fond reprenait su- janvier. bitement vingt-deux et vingt-quatre brasses et formait un canal étroit le long de l'île. La présence de ce banc me prouva que la passe, était encore plus dan- gereuse que je ne pensais, à approcher avec un navire d'un aussi fort tirant d'eau qu'était* le nôtre ; mais d'un autre côté ie fus ravi de la découverte, en ce que le haut -fond m'offrait un point d'appui assuré pour les ancres à jet que je voudrais y porter. Dès que je fus de retour à bord, j'envoyai en effet le grand canot mouiller une ancre à jet vers ce banc, et il rapportait vers le bord le bout de trois aussières dont il était muni». J'expédiais en même temps de la corvette la baleinière avec deux autres aussières pour joindre à celles du canot , tandis que nous virions sur notre ancre. Mais, par une nouvelle fatalité, au mo- ment même où les embarcations s'approchaient l'une de l'autre, le courant qui jusqu'alors avait été modéré et nous avait permis d'exécuter les premières opéra- tions , le courant rentra avec violence dans la baie Tasman, et entraîna rapidement les canots chacun de leur côté. Toute tentative ultérieure devenait inu- tile pour le moment : ainsi nous restâmes à pic sur notre ancre ; du bord on hala la baleinière avec ses aussières , et je fis donner l'ordre au grand canot de rembarquer les siennes pour se tenir à pic sur son ancre. A onze heures et demie , le courant régnant encore avec la même force, et craignant que le temps de l'étalé ne fût trop court pour exécuter notre mouve- DE L'ASTROLABE. 63 ment, j'expédiai M. Loltin vers le grand canot avec 1827. l'ordre de relever l'ancre à jet, et de mouiller plus près Janvier- de la corvette , de manière à pouvoir rapporter à bord le bout des trois aussières. Cette manœuvre fut exé- cutée avec succès. A une heure et demie nous eûmes le bout des aussières : la grosse ancre fut relevée , et nous virâmes sur l'ancre à jet. A trois heures, nous laissâmes retomber l'ancre de poste par cinq brasses et demie , gravier et coquilles, sur les acores du banc , et à cinq cents toises de cha- cune des rives du chenal. Nous conservâmes le bout du grelin à bord , et nous nous trouvâmes enfin en position d'appareiller au premier vent favorable. Le soir, accompagné de plusieurs officiers, j'allai de nouveau visiter la côte de l'île. Je voulus pénétrer dans l'intérieur, mais les fourrés et la pente trop rapide du terrain m'eurent bientôt rebuté. De la pointe des Récifs, j'examinai encore attentivement la passe, et me promis de la franchir le jour suivant, si le temps le permettait. En revenant à bord , notre canot fut inopinément enveloppé par les tourbillons écumans de la passe , et nous eûmes quelque peine à nous en dégager. Toutefois , en cette occasion nous éprou- vâmes que leur aspect était encore plus effrayant que leur effet n'était dangereux, du moins en manœu- vrant convenablement. Dans la journée, quelques naturels venant de la baie de l'Amirauté s'avancèrent jusqu'aux récifs de la# passe , et communiquèrent avec nos gens , mais ils ne voulurent point venir à bord. Lorsque nous en- 64 VOYAGE 1827. trames dans le bassin des Courans , nous avions re- jamier. marqué près de la presqu'île Lebrun un petit village ; lorsque M. Guilbert se trouvait sur le sommet du mont qui domine les deux baies, il en avait aperçu un autre sous ses pieds du côté de la baie de l'Ami- rauté. Aucun des habitans de ces deux villages ne se montra à nos regards , bien qu'ils ne pussent ignorer notre présence; les tribus de ces cantons ne connais- sant probablement les Européens que de tradition, personne parmi eux n'osa se hasarder à faire avec nous une plus ample connaissance. Dans la soirée et la nuit , l'éternel vent d'O. souf- fla encore avec fureur et par violentes rafales. Cette fois notre position était encore plus précaire que les nuits précédentes ; car, si nous eussions chassé , le vent nous poussait directement sur les récifs de la passe, et là notre sort ne pouvait être douteux. 28. Je vis enfin arriver le jour qui s'annonça sous d'heureux auspices, et me présagea un vent favorable. Afin de ne négliger aucune des précautions qui étaient en mon pouvoir, dès quatre heures et demie je me ren- dis à la pointe du S. E. de la passe, et je gravis jusqu'à la cime du morne qui la domine. Ce ne fut pas chose aisée, eu égard à l'escarpement du terrain et aux four- rés impénétrables de fougères qui le revêtent à une certaine hauteur. J'en vins pourtant à bout , et de ce mamelon ma vue plongeant sur la passe me démontra qu'elle était praticable avec de grandes précautions. Pourtant je ne me dissimulais pas que cette entreprise pouvait avoir des suites funestes. En reportant mes re- DE L'ASTROLABE. 65 gards sur la corvette , je ne pus in'empècher de songer i8a7. involontairement que cette machine encore si bien or- Janvier, ganisée, si imposante, et destinée à parcourir une si longue carrière, serait dans quelques instans, parle seul effet de ma volonté , exposée à trouver sa perte contre les rochers situés à mes pieds. Dix officiers, un équipage entier, habitans de cette cité flottante devenue leur véritable patrie, n'allaient-ils pas dans quelques heures se trouver réduits à chercher leur salut sur une rive stérile et inhospitalière, pour y traîner une existence misérable, et peut-être y périr sans revoir leurs parens et leurs amis?.... De pareilles réflexions ébranlèrent un moment ma résolution : mais elle se raffermit bientôt, et je ne retournai à bord que décidé à tenter la fortune. A sept heures , l'ancre à jet fut relevée et mouillée plus près du navire , par six brasses ; peu après , la brise paraissant établie et modérée à l'O. S. O., la mer étant en outre étale , je me décidai à appareiller sur- le-champ afin d'être plus maître de ma manœuvre. Nous avions pris le grelin par l'arrière , ce qui nous faisait présenter l'avant en route , et nous mettait ainsi à même de recevoir de suite le vent dans les voiles en dérapant; ce qui fut exécuté avec une grande célérité. Au même instant, l'artimon, le foc d'artimon , la mi- saine et le petit hunier furent appareillés, et durant quelques minutes nous gouvernâmes très-bien ; mais au moment où nous allions donner dans la passe, le vent tomba, et le courant arrivant avec impétuo- sité nous fit venir sur bâbord. En vain je lis à l'instant tomf. n. 5 66 VOYAGE 1827. nietlre toute la barre au vent, et carguer toutes les janvier. voiles de l'arrière afin de rallier la côte de droite à la toucher pour ainsi dire , comme cela était nécessaire. La corvette n'obéit point, et, maîtrisée par le courant, elle ne put éviter d'être emportée sur les roches qui terminaient les récifs et sur lesquelles je savais qu'il ne se trouvait que dix à douze pieds d'eau. Bientôt l'As- trolabe touche deux fois ; le premier choc fut léger, ri. xl. mais la seconde fois un craquement lugubre et général accompagné d'une secousse prolongée , d'une pause sensible dans la marche de la corvette et d'une forte inclinaison sur bâbord , pouvait justement faire re- douter qu'elle ne restât sur la roche et ne s'y défonçât. L'équipage, en ce moment, poussa involontairement un cri d'épouvante. Ce n'est rien, nous sommes parés, m'écriai-je à haute voix pour le rassurer. En effet, le courant, continuant d'entraîner le navire, l'empêcha de rester sur la roche fatale ; en outre , la brise se ré- tablit, nous pûmes gouverner, et bientôt libres de toutes craintes nous voguâmes à pleines voiles dans les eaux paisibles de la baie de l'Amirauté. Nous en fûmes quittes pour quelques fragmens de la contre- quille que le choc détacha , et qui vinrent flotter dans le remoux du navire. Tout entier à la manœuvre du moment , il ne me fut pas possible de m'occuper de ce qui se passait au- tour de moi. Mais ceux de mes compagnons qui pu- rent y prêter plus d'attention m'ont assuré que ce fut alors un spectacle bien imposant que de voir l'Astro- labe , d'abord inclinée comme prête à s'engloutir dans DE L'ASTROLABE. 67 ies tourbillons qui l'entouraient, se relever ensuite 1827. avec grâce et s'avancer noblement au milieu des eaux Janvier- devenues plus paisibles. Pour consacrer le souvenir du passage de V Astro- labe, je laissai à ce dangereux détroit le nom de Passe des Français : mais, à moins d'un cas urgent, je ne conseillerais à personne de le tenter, encore fau- drait-il avoir une brise bien établie et presque sous vergue. Du reste, les cartes et les plans que M. Guil- bert a levés et dressés de toute cette partie du détroit en faciliteront considérablement la navigation à ceux qui nous suivront dans les mêmes lieux. A neuf heures , nous mimes en panne pour faire une station , par trente et une brasses, vase molle; nous embarquâmes et saisîmes à poste tous nos ca- nots. Alors nous contemplâmes tout à notre aise le beau bassin où nous nous trouvions. Il mérite certai- nement tous les éloges que Cook en a faits, et je re- commanderais surtout un joli petit havre , à quelques milles au sud de l'endroit où mouilla ce capitaine. Protégé par une pointe avancée (Pointe Bonne) contre les houles et les vents du nord , il doit offrir un excel- lent abri pour tous les vents. Je regrettai sincèrement que le temps qui me pressait ne me permit point de lui consacrer quelques jours , d'autant plus qu'un vil- lage de naturels situé précisément en face me pro- mettait une nouvelle scène d'observations intéres- santes. Notre navigation par la passe des Français venait d'établir positivement l'existence comme île de toute 5* 68 VOYAGE 1S27. la partie de terre qui se termine au cap Stephens de janvier. Cook. Elle se trouve divisée de la niasse de Tavaï-Pou- namou par le bassin des Courans. Haute et montueuse dans toute son étendue , sa côte est triste , escarpée et sauvage sur la bande de l'ouest qui regarde la baie Tas- man ; mais son aspect est beaucoup moins repoussant du coté de la baie de l'Amirauté : il y a même quelques sites gracieux. Cette île a vingt milles du nord au sud, et un peu moins de buit de l'est à l'ouest. Les officiers de r Astrolabe, empressés de perpétuer la mémoire de leur capitaine , ont voulu que son nom fût attaché à cette partie des découvertes du voyage , et il n'a pas cru devoir se refuser à cette marque d'estime de la part de ses braves compagnons. La dénomination d'île d'Urville pourra donc rester à cette terre jusqu'à l'époque où l'on connaîtra le nom qu'elle a reçu de ses habitans *. La comparaison de notre carte avec celle que dressa Cook pour le détroit, montrera combien ses travaux laissaient à désirer. Sans doute les nôtres seront loin d'être complets, mais nous offrirons du moins un cadre exact pour y renfermer les détails qui résulte- ront de nouvelles reconnaissances. Les îles de l'Ami- rauté ont reçu une configuration toute différente, et un groupe plus reculé vers l'est prit le nom d'îles Gai- mard. Il nous fut impossible de voir le terme d'un canal situé au S. O. de celles-ci, et qui paraît s'en- foncer assez avant dans les terres. Voyez notes 5 et 6. DE L'ASTROLABE. <;9 Accompagnés pur une jolie brise d'ouest et favorisés i82'7 par le courant , nous nous sommes rapidement avancés Jailviu dans le détroit de Cook . A midi précis , nous passions par le méridien , et à moins d'un mille au nord des récifs des îles Gaimard ; deux heures après , nous ran- gions à moins d'une demi-lieue les dangereux brisans du cap Jackson. Laissant sur bâbord l'Ile de l'entrée, nous passâmes devant l'ouverture de la baie de la Reine-Charlotte, asile accoutumé de Cook dans ses voyages. Dans cette partie du détroit, nous eûmes de fréquentes alertes , causées par des bandes longitudi- nales où les eaux de la mer étaient entièrement décolo- rées et agitées par de forts remoux semblables à ceux qui sont formés par des brisans. Pourtant, comme la sonde, envoyée dans un de ces endroits jusqu'à trente- cinq brasses , n'indiqua point de fond, je conjecturai que ces apparences n'étaient dues qu'aux courans du détroit , peut-être aussi aux effets de la mer passant tout-à-coup de profondeurs immenses à des fonds beaucoup moindres, quoique considérables encore. Au moment où nous doublions le cap Koamaro , de grands feux , allumés sans doute par les naturels , se firent tout-à-coup remarquer près de sa pointe. Les rochers des Frères furent serrés de près , et à quatre heures du soir nous finies une station sous les terres escarpées qui régnent au sud du cap Koamaro. A un mille des brisans , nous n'eûmes point de fond par quatre-vingt quinze brasses. Depuis la station du matin , c'est-à-dire en sept heures de temps environ, nous avions réellement 70 VOYAGE 1827. parcouru quarante-deux milles de chemin , tandis que Janvier. je ]ocn ne nous en avait donné que vingt-huit environ. C'était la preuve que nous avions été aidés par un fort courant. Enhardi par ce succès, je me proposais de pousser dans la soirée jusqu'à la baie Cloudy et de mouiller à son entrée ; nous devions le lendemain y pénétrer tout-k-fait, visiter ce point encore inconnu, nous assurer surtout si cette baie ne communique point avec celle de la Reine-Charlotte , par quelque canal intérieur, comme je suis disposé à le croire. Malheureusement, au plus fort de mes espérances, le vent m'abandonna tout-à-coup , vers cinq heures du soir et à deux milles environ d'un morne escarpé , dont la terre aride et dépouillée s'échappe en longs éboulemens jusqu'à la mer. A sa base, une petite anse semblait communiquer par un chenal étroit et obstrué de rochers avec la baie de la Reine-Charlotte, dont les eaux calmes se distinguaient parfaitement du som- met des mâts. De grands feux se montrèrent aussi sur la pointe gauche de cette coupée. Avides de nous voir, il est probable que les sauvages employaient ce moyen pour nous attirer chez eux. Nous restâmes une heure dans un calme profond , puis je me hâtai de profiter d'une petite brise de N. O. pour écarter la terre et me mettre dans une position convenable pour passer la nuit. Nous nous trouvions dans la partie la plus resserrée du détroit, et je savais ce que Cook avait écrit de la violence des courans que les marées y occasionent. A huit heures du soir, c'est- à-dire à l'entrée de la nuit , j'avais réussi à nie placer DE L'ASTKOLABE. 71 à cinq milles de la côte occidentale (près le cap Koa- 1827. maro) et à huit milles de celle du nord (près le cap JaStoer. Poli-Wero). Alors je mis le cap à l'E. N. E., sous petites voiles, pour écarter doucement la cote. Vers dix heures la brise fraîchit beaucoup , la houle se fit sentir, et le courant qui nous entraînait sensiblement sur les terres de l'île septentrionale nous força à manœuvrer souvent et à redoubler de vigilance. Heu- reusement nous avions un beau clair de lune , et les marins savent quel avantage ils retirent de cette bien- faisante lumière dans les nuits où la navigation devient épineuse. Le reste de la nuit , il souffla une forte brise du nord, avec des rafales et une mer assez dure travaillée par l'effet des courans. Dès trois heures et demie du matin, ay. reconnaissant très-bien toutes les terres du détroit , je serrai le vent à l'O. S. O. , en forçant de voiles , pour tenter de donner dans la baie Cloudy. A six heures un quart, nous n'étions plus qu'à quatre ou cinq lieues de son entrée; mais depuis le matin le courant nous rejetait hors clu détroit, et je restai convaincu que ce ne serait qu'avec une peine extrême que je pourrais réussir dans mon projet, à supposer toutefois qu'il fût exécutable , tant que le vent resterait de la même partie. En conséquence, renonçant à mes premiers des- seins , je me bornai à faire une station près du cap Campbell , dont nous n'étions plus qu'à cinq milles , puis à rallier la côte d'Ika-Na-Mawi, afin de recon- naître la partie du rivage à l'ouest du cap Palliser. 72 VOYAGE 1827. Le cap Campbell est formé par des terres dîme hau- janvier. teur modérée qui se terminent en pointe basse. Un peu plus avant dans l'intérieur s'élève un piton cou- ronné de neige , qui est une excellente reconnais- sance pour l'entrée du détroit avec des vents de sud. La côte en dehors fuit au S. O. et paraît très-élevée. Durant la station, nous n'eûmes point de fond à cent brafcses. A six heures trente-cinq minutes, nous fîmes servir et portâmes sur la cote du nord. A mon grand regret, le vent ne nous permettait point de gagner un grand enfoncement entre le cap Poli-Wero et le cap Toura- Kira , où se trouvent des îles rapprochées de terre qui doivent offrir d'excellens mouillages. Je me contentai donc de me diriger vers la vaste baie comprise entre les caps Toura-Kira et Kawa-Kawa. A midi nous n'é- tions plus qu'à deux milles du premier, et de là, la baie dont nous ne découvrions pas encore le fond nous présentait l'aspect le plus séduisant. Point de roches, point de dangers apparens ; des côtes saines et élevées, accompagnées , au bord de la mer, d^ine lisière de terrain uniforme , nous promettaient quelque bon mouillage. Pleins de confiance , nous nous avancions sur une mer très-calme , avec un temps délicieux et une douce brise de N. O. , quand à midi un quart une pirogue que nous observions depuis quelque temps le long de la côte, approcha du bord. Sur mon offre, les natu- rels qui la montaient, au nombre de six, accostèrent la corvette avec hardiesse. Ils n'avaient avec eux ni DE L'ASTROLABE. 73 armes, ni objets d'échange, et leur chef, s'étant avancé l8'^- droit à moi , s'informa sur-le-champ s'il y avait des Zé- landais à bord. Tangata maodl ki te haïpoiike. Sur ma réponse négative, il me demanda la permission d'y rester lui-même, ce que je lui accordai sans peine, pensant que ce serait seulement pour quelques mo- mens, pour la journée au plus. Puis je m'occupai de la manœuvre sans faire plus d'attention à ces sauvages. Une heure après environ, je fus bien surpris de voir la pirogue partir avec quatre hommes seulement, tandis que les deux autres restaient à bord. Le chef était un de ceux-ci ; et comme je lui montrais sa piro- gue qui s'éloignait, il m'expliqua qu'elle allait chez lui chercher des provisions , qu'elle reviendrait le lende- main, et qu'en attendant il voulait demeurer avec nous. Lui ayant objecté que nous pourrions quitter la baie sans donner aux siens le temps de revenir, il parut décidé à me suivre partout où je voudrais le conduire. Alors les officiers qui avaient observé le départ de la pirogue, m'apprirent que ses compagnons, après avoir quelque temps conféré avec lui , avaient pris congé de leur chef les larmes aux yeux , et par le grand salut d'étiquette , l'attouchement du nez (s/wngui). Lui- même n'avait pu s'empêcher de laisser échapper quel- ques larmes , et je lui en fis la remarque : il s'essuya sur-le-champ les yeux, et, s'efforçant de prendre un air liant, il médit que ce n'était rien, et qu'il était très- content. Ce naturel , qui me parut âgé de trente à trente-deux ans, était un bel homme, et ne manquait 74 VOYAGE i$T]. pas d'une certaine dignité; son caractère était sérieux janvier. et réfléchi, ses traits avaient même quelque chose de triste. Il m'apprit que son nom était Tehi-Nouï, et qu'il était rangalira-nouï et même ariki, c'est-à-dire pi. lui. premier chef et grand-prêtre de son canton, quil ap- pela Tera-Witi. Son compagnon, Koki-Hore, plus jeune, plus gai et plus insouciant, avait des traits plus ouverts et plus agréables : son visage était mieux tatoué, cependant il convenait lui-même qu'il n'était point ran- gatira , et il semblait s'être volontairement dévoué à partager la fortune de son chef. Décidé comme je l'é- tais alors à mouiller dans cette baie, je réfléchis qu'il leur serait facile de s'en aller, s'ils venaient à changer d'avis dans la nuit, et je ne fis point d'efforts pour rap- peler la pirogue qui était déjà loin de nous. Nous avions dépassé le cap Toura-Kira de quatre ou cinq milles en prolongeant la côte N. O. de la baie, et souvent sondé, sans trouver fond, par cinquante brasses. Ce ne fut qu'à trois heures un quart que nous commençâmes à avoir un fond de sable fin et noir par dix-neuf brasses. A celte distance, il nous fut aisé de reconnaître que cette baie n'était qu'un vaste enfonce- ment entièrement ouvert au sud, et dépourvu d'au- cune sorte d'anse ou d'abri propre à devenir un mouil- lage assuré. En conséquence à quatre heures je pris le parti de laisser tomber la grosse ancre pour nous servir durant la nuit. Des deux côtés, les terres sont élevées, abruptes et dominées par des montagnes plus hautes encore, tandis que le fond de la baie n'offre qu'une plage unie DE L'ASTKOLABE. 75 et très-basse; ce n'est qu'à une grande distance que 1827. l'œil retrouve des terres un peu plus hautes. Cet as- Jamm- pect me faisait déjà soupçonner que la plage du fond n'était qu'un isthme suivi d'un bassin plus au nord : ce soupçon se trouva confirmé parle rapport de M. Lottin, qui des barres de perroquet aperçut distinctement l'eau au-delà de la bande qui terminait la baie. A quelque distance de la mer on voyait briller des feux immenses qui annonçaient évidemment la présence des naturels. A peine mouillé, je m'embarquai dans la balei- nière avec MM. Quoy et Guilbert, pour reconnaître la nature de ces lieux, et j'emmenai Koki-Hore pour nous présenter sous des auspices de paix à ses com- patriotes. Nous conservâmes sept brasses de fond jus- qu'à une demi-encàblure et quatre brasses à moins de cinquante pieds du rivage : mais nous eûmes le regret de voir qu'un ressac énorme brisait partout à la côte , et ne nous laissait aucun espoir d'y aborder avec le canot. Nous la côtoyâmes plus de trois milles sans trouver un seul endroit où il fût possible d'accoster sans un danger imminent. Partout la plage est formée par des galets plus ou moins gros , et bordée par des falaises à pic et peu élevées. Au-delà régnent des col- lines entrecoupées de petits vallons recouverts seule- ment de fougères ou de broussailles. Autant que nous pouvions en juger du canot , tout ce sol me parut tra- vaillé par l'action des volcans ; il me rappelait par l'as- pect, la couleur et les accidens, ce que j'avais jadis ob- servé sur certaines îles de la Grèce, comme Melos, Lemnos et Santorin. .J'éprouvais un vif sentiment de 76 VOYAGE 1827. dépit de voir l'accès de cette côte singulière interdit à janvier. mes efforts. Un moment j eus l'envie de me lancer à la plage au travers des lames qui déferlaient avec fureur, et mes deux compagnons étaient disposés à m'imiter. Mais je réfléchis à la difficulté du rembarquement ; en outre les naturels pouvaient venir nous joindre , et je ne devais pas oublier que leur audace et leurs pré- tentions se trouvent d'ordinaire excitées par l'impru- dence des Européens. Nous étions beaucoup trop éloignés de la corvette pour en recevoir de prompts secours en cas de besoin ; tout bien considéré , je re- nonçai à mes desseins sur cette côte inabordable , et 0 nous la quittâmes devant un torrent situé précisément au nord de notre mouillage , et dont le lit avait ou- vert une coupée très-remarquable dans les falaises. Pour rappeler l'inutilité de nos tentatives, nous impo- sâmes à ce triste bassin le nom de baie Inutile. Nos deux hôtes parurent peu contrariés de ce que nous n'avions pas pu mettre pied à terre ; ils nous in- diquaient clairement que derrière le cap Poli-Wero nous rencontrerions un meilleur mouillage , où nous pourrions nous procurer des patates, mais point déco- chons, attendu que cet animal ne commence à paraître que plus loin au nord. Ils me renouvelèrent la prière instante de les garder à bord : vainement je leur ré- pétai que nous serions très-long-temps absens et que probablement ils ne reviendraient jamais' chez eux : cela parut leur être indifférent et ne les détourna nullement de leur projet. Cependant ils ne laissaient pas de nous témoigner quelquefois la crainte que icr. DE L'ASTROLABE. 77 nous n'eussions l'envie de les manger, et ce ne fut 1827 qu'après leur avoir témoigné toute notre horreur pour Jauvi une pareille idée qu'ils se rassurèrent complètement. On doit convenir qu'avec de pareilles appréhensions il fallait un courage peu ordinaire de la part de ces deux insulaires pour venir se livrer ainsi à la merci d'étrangers dont ils ne connaissaient nullement les vraies intentions. Je leur fis donner des alimens et des toiles pour leur servir de lit; j'étais décidé à les garder à bord , quitte à les déposer à la première côte où il leur plairait par la suite d'élire leur domi- cile. Leur présence pouvait m'ètre doublement utile, d'abord pour lier connaissance avec les naturels chez lesquels nous aborderions , puis pour nous donner en langue du pays les noms des principaux points de la côte *. A la nuit , les feux aperçus se sont montrés plus nombreux , plus étendus et plus éloignés que nous ne l'avions jugé d'abord. Ils devinrent même telle- ment actifs et permanens que je crus quelque temps, avec d'autres personnes, qu'ils pouvaient appartenir à quelque volcan , persuadé que les sauvages ne pou- vaient en allumer d'aussi grands, et qu'ils passeraient la nuit à dormir plutôt qu'à les entretenir. Cependant comme ils embrasent souvent de grands espaces de terrain qui continuent de brûler durant plusieurs jours , il est plus vraisemblable que ces feux n'é- taient dus qu'à des incendies de cette dernière na- * Voyez note 7. 78 VOYAGE 1827. ture. Quoi qu'il en soit., ils parurent et disparurent janvier. alternativement plusieurs fois dans la nuit, et le jour suivant il restait encore une grosse fumée très-visible. 30. Commejeneme dissimulais point toute 1 étendue du danger que nous avions à courir dans cette baie , si tout-à-coup nous eussions été surpris par les bour- rasques du sud , si fréquentes par ces latitudes , tlès cinq heures et demie du matin , je m'empressai de lever l'ancre et de profiter d'une petite brise de nord , pour nous éloigner de ce dangereux cul-de-sac. Nous pro- longeâmes à deux ou trois milles de distance la côte orientale de la baie Inutile. Elle court assez unifor- mément du nord au sud sans offrir plus de ressources que celle de l'ouest. Un peu après neuf heures , nous eûmes quelque temps calme plat , puis des brises folles et variables du N. au N. E. , qui nous permirent à midi de dépasser les roches aiguës qui terminent le cap Kawa-Kawa (cap Palliser de Cook). Il est formé par des montagnes considérables entassées confusé- ment, fortement déchirées, dont la plupart se terminent en pitons aigus et séparés par des ravines taillées pres- que à pic. Celte constitution géologique, qui annonce un sol tourmenté par de grands déchiremens de la na- ture , se fait remarquer le long de la côte au nord du cap Kawa-Kawa jusqu'à une grande distance. Cepen- dant une bande de terre basse, d'un mille de large environ , borde assez régulièrement la mer et semble susceptible de recevoir des habitans. Aussi distinguâ- mes-nous un feu sous le cap et même un autre à cinq ou six milles au nord. DE L'ASTROLABE. 79 En quittant définitivement le détroit de Cook,je 1827. ne pus m'empêcher de témoigner ma surprise des Janvier« erreurs qui s étaient glissées dans cette partie des tra- vaux de ce grand homme. Ses configurations étaient fort inexactes, et les erreurs en longitude du premier voyage se sont élevées à un degré et quelquefois plus. La correction de quarante minutes qu'il indique dans son second voyage, rectifie, il est vrai, quelques posi- tions ; mais, sur d'autres points, elle laisse encore sub- sister des erreurs de quinze à vingt minutes dans les positions relatives. C'est ce qui se fera voir plus clai- rement dans la discussion de ces points, pour la partie hydrographique. Hors du détroit, nous trouvâmes une grosse houle de N. E., et nous fûmes obligés de serrer le plus près bâbord , avec une faible brise de nord très-va- riable. A deux heures quarante minutes du soir, nous n'eûmes plus de fond à cinq ou six milles de la côte par cinquante brasses. Au cap Kawa - Kawa s'est terminée la tâche de M . Guilbert , et le reste du travail géographique à exé- cuter sur la Nouvelle-Zélande est confié aux soins de M. Lottin. Mon intention est de reconnaître toute la côte orientale de l'ile Ika-Na-Mawi, si le temps me le permet, et de ne m'arrêter qu'au cap Nord. Hier et aujourd'hui, dans la baie Inutile, notre navire s'est trouvé souvent entouré de grandes fu- cacées flottantes à la surface des eaux : j'en ai recueilli quelques échantillons que j'ai fait sur-le-champ des- siner par le jeune Lauvergne, mon secrétaire. 80 . VOYAGE [827. Ce matin, nos deux passagers étaient encore de janvier. bonne humeur et semblaient disposés à nous suivre au bout du monde. Cependant leur gaieté semblait les abandonner à mesure que notre vaisseau cheminait hors de la baie. Quand nous doublâmes le cap Kawa- Kawa, ils devinrent rêveurs et mélancoliques, Tehi- Nouï surtout qui demanda bientôt à retourner chez lui {hou ta). Il versa quelques larmes quand je lui an- nonçai que cela était devenu impossible. Toutefois ils consentirent à répondre à quelques questions que je leur adressai , et j'appris d'eux , à n'en pouvoir douter, que l'île méridionale (du moins la partie qu'ils con- naissent) porte indifféremment le nom de Kaï-Ko- houra ou de Tavai-Pounamou , et que celle du nord s'appelle réellement Ika-Na-Mawi. Le district qui comprend la côte depuis le cap Poli-Wero jusqu'au cap Kawa-Kawa se nomme Tera-Witi, et celui où se trouve le canal de la Reine-Charlotte, Totara-Nouï. Au lieu des noms de Tera-Witi et Palliser donnés par Cook , ils me donnèrent ceux de Poli-Wero et Kawa-Kawa que je restituai sur notre carte aux caps qui doivent les porter, persuadé qu'il serait ridicule de ne pas adopter les désignations appliquées à ces points, depuis des siècles peut-être, par des peuplades aussi nombreuses et aussi intelligentes que celles de la Nouvelle-Zélande. La montagne de neige voisine du cap Campbell est le mont Tako , et nos deux sauvages me dirent que c'était dans les environs que se trouvait le pounamou , ce jade vert dont ils font leurs ornemens et leurs ins- Janvier. DE L'ASTKOIABE. 81 trumens les plus précieux. — A diverses reprises ils ifai m'expliquèrent qu'il y avait du pounamou et point de cochons sur l'ile méridionale , landis qu'au contraire on trouvait des cochons et point de pounamou sur celle du nord. —Le chant du Pihe leur parait inconnu, bien qu'ils en répétassent exactement les mots après moi, qu'ils parussent les comprendre et même les écou- ter avec satisfaction. — Ils ont donné à la chaîne de hautes montagnes qui se dirigent du cap Poli-Wero vers le nord , le nom de Waï-Terapa. — Tehi-Nouï laisse dans son pays trois femmes et quatre en fans. Nous avons déjà dit qu'au large du cap Kawa-Kawa nous trouvâmes la mer grosse, et nos deux Zélandais en souffrirent cruellement : ce qui acheva de les ren- dre tristes et grondeurs. Ils déploraient sans doute amèrement leur funeste manie de voyage et soupi- raient après leurs foyers. La nuit se passa sous petite voilure; au point du 3r jour, nous courûmes des bordées pour nous élever le long de la côte. Favorisés par le courant, qui portait évidemment au N. E. , nous gagnâmes plus que nous n'eussions pu l'espérer. A mesure que nous avançons vers le nord , les mon- tagnes de la cote sont moins escarpées, moins tour- mentées, et prennent des formes plus adoucies : du reste, on n'aperçoit pas la moindre coupée dans les terres, pas le moindre accident qui puisse offrir un abri, même temporaire; partout la mer brise avec force au rivage. J'en suis vraiment contrarié, car je serais bien aise TOME II. 0 82 VOYAGE 1827. de me débarrasser de mes deux hôtes devenus fort janvier. ennuyeux. Tourmentés à la fois par le mal de mer et le regret du pays, ils n'ont plus gardé de retenue et se sont abandonnés à toute leur douleur. Tehi-Nouï par- ticulièrement est de l'humeur la plus maussade et se plaint continuellement. 11 voulait absolument que je le ramenasse chez lui (Houta). Dans ce but, il em- ployait d'abord les caresses , les prières et les suppli- cations, puis les promesses qu'il jugeait le plus de nature à me séduire. Voyant que je ne me rendais point à ses instances réitérées pour le reconduire à houta, il se livra à toute sa colère, et employant les termes les plus méprisans de sa langue, il me traita de kaore rangatira, tan gâta iti iti , tangata ivari (pas gentilhomme, homme de rien, esclave). Il me parla beaucoup aussi d'un nommé Kapane, sans doute quel- que capitaine baleinier qui avait visité sa tribu , qu'il me disait être son ami , dont il me vantait la puissance et du ressentiment duquel il me menaçait parfois. Ce pauvre homme me faisait vraiment pitié, et j'eusse bien voulu accéder à ses vœux; mais je n'avais pas de temps à perdre et la côte n'était pas accessible. Plus sage et plus résigné , Koki-Hore endurait son mal en patience et ne disait mol. Seulement m'ayant représenté qu'ils avaient froid, et moi lui ayant fait comprendre qu'ils pouvaient aller se chauffer au feu de la cuisine, il me répondit qu'il le pouvait sans danger, lui qui n'était pas gentilhomme, mais que cela était dé- fendu à Tehi-Nouï qui, en sa qualité de rangatira et. d'ariki, était tapoù-tapou (sacré au plus haut degré), et DE L'ASTROLABE. «S1. que s'il se chauiïait au feu commua de nos gens, son 1827. Atoaa (Dieu) le tuerait. Pour mieux me le confirmer, il Janvusl '• serrait tendrement son chef dans ses bras et paraissait désolé à la seule idée de le perdre ; il avait constam- ment pour lui les plus grands égards et ne se départit jamais vis-à-vis de lui des sentimens d'un serviteur fidèle, affectionné et respectueux. Sous tous les rap- ports, Koki-Hore était beaucoup plus intéressant que Tehi-Nouï, et je regrettais vivement que celui-ci fût avec lui, car il se serait certainement accoutumé à nous et aurait même pu vivre heureux à bord. Au pre- mier beau temps , je compte accoster la terre et les y déposer l'un et l'autre. Dans l'après-midi, nous avons vu un bon nombre d'albatros , de pétrels bruns au ventre blanc , de petites sternes, de fous à tête fauve, ainsi que des dauphins à ventre blanc. Vers neuf heures du soir, à huit milles de la côte, nous n'eûmes point de fond par cent brasses. Toute lanuit , il y eut calme ou de folles brises de la partie du nord, avec une petite pluie presque continuelle. Nous la passâmes aux petits bords sous les huniers. Au jour, nous nous sommes trouvés à douze milles 1 février. de la côte, peu loin de l'endroit désigné sous le nom de Pointe Plate sur la carte de Cook (Tehouka-Korc de nos Zélandais). La terre, médiocrement élevée, des- cend ici en pente douce jusqu'à la mer et doit être bien peuplée , car nous avons vu plusieurs feux à la côte. Une petite brise de N. N. E. le matin varia au S. E, vers midi , et me permit enfin de me rapprocher de 6' Si VOYAGE * .827. terre. A trois heures et demie du soir, nous faisons Février. notre station à trois lieues environ de la pointe Castle de Cook , par soixante et quinze brasses , fond de sable vasard et coquilles. C'est un gros morne taillé à pic sur ses flancs, ressemblant un peu à une fortifica- tion , et près duquel au nord se trouve un rocher noir, plat et alongé, qui forme une petite île sous la côte. Les terres voisines ont encore un aspect assez agréa- ble, mais on n'aperçoit aucun mouillage praticable. Les coteaux sont bien boisés, et sur les sommets de l'intérieur on distingue des arbres qui doivent être d'une élévation prodigieuse , eu égard à l'angle sous lequel ils se montrent, malgré leur éloignement. Les deux naturels , toujours attristés , sont restés couchés presque toute la journée dans le grand canot , les yeux languissamment fixés sur la pointe de Kawa- Kawa qu'ils voyaient fuir derrière eux , et répétant souvent le mot Houta du ton le plus dolent. Tehi- Nouï, oubliant son rang et sa dignité, s'est lamenté de la manière la plus piteuse. C'était un singulier spec- tacle que de voir ce sauvage qui, sur le champ de bataille , eût sans doute affronté la mort sans sour- ciller, vaincu par la douleur, s'abandonner à toute son affliction, et pleurnicher d'un ton plaintif comme aurait fait un enfant boudeur auquel on a refusé quelque chose. Cependant , il se consola un peu dans la soirée et soupa de bon appétit. L'aliment que ces hommes préfèrent à tout autre est. le pain trempé dans le café, et. le matin ils font régulièrement la DE LÎASTROLABE. 85 revue des gamelles pour avaler ce que les matelots 1827. ont laissé. FêVriér« Durant la nuit, il s'éleva une petite brise de S. S. O., qui à onze heures varia et fraîchit à l'O. N. O. ; nous restâmes en panne. Un feu brillait dans le S. O. et une longue houle de N. E. régnait encore. A quatre heures a. du matin , nous limes servir au nord , et la brise d'ouest nous porta rapidement vers le cap Topolo- Polo (cap Tarn- A 'gain de Cook) , où elle nous quitta vers les dix heures, à sept milles de terre, pour nous laisser en calme et livrés à un courant qui nous repor- tait au large. C'est ici le cas de remarquer que la nature des cou- rans, depuis le cap Kawa-Kawa jusqu'au cap Topolo- Polo, a été tout-à-fait irrégulière. Cette raison, jointe au défaut de latitude observée près du premier de ces points , a rendu la construction de cette partie de côte très-difficile. Nonobstant tous les soins qu'a pris M. Lottin pour approcher le plus possible de la vérité , nous ne pouvons nous dissimuler que la carte qu'il a dressée n'offre pas , dans cette portion , toute la précision désirable , et qu'elle aurait besoin de nouvelles rectifications. 1 Le cap Topolo-Polo est formé par une pointe mé- diocrement élevée que surmonte un morne arrondi, et de nature évidemment volcanique, ainsi que l'at- testent ses flancs décharnés, sillonnés verticalement de larges bandes blanchâtres , et son sommet échan- cré en forme de cratère éteint. Tout ceci, joint à une tache blanche peu éloignée dans le sud, le rend 86 VOYAGE 1S27. facile à reconnaître; d'ailleurs c'est le seul point de Février. ja cote véritablement saillant depuis le détroit. Au nord le rivage continue d'être très-raide, quoique assez peu élevé, et l'on voit la chaîne des hautes montagnes de l'intérieur se prolonger en suivant une direction parallèle à la côte. A sept heures et à midi , quatre-vingt-quinze brasses de ligne ne trouvèrent point le fond. Presque toute l'après-midi s'est passée en calme ou souffles légers et variables , avec un temps superbe et une longue houle de N. E. qui paraît permanente sur cette bande de la Nouvelle-Zélande , comme celle du S. O. l'est sur sa côte occidentale. Au soir, une petite brise d'ouest nous a permis de courir encore huit milles au nord , puis nous avons mis en panne pour ne pas perdre de vue les points de la journée. Les terres hautes dans le voisinage du cap Kidnappers commen- cent à se découvrir. Nos deux compagnons, fatigués de gémir inutile- ment, ont enfin pris le parti de se taire. Nous avons même remarqué qu'aujourd'hui Koki-Hore était plus affecté de son voyage, tandis que Tehi-Nouï s'était tranquillisé et semblait même à demi content de son sort. 3. La brise mollit par degrés, et à minuit nous eûmes presque calme. Le vent ne se rétablit qu'à cinq heures et demie du matin au S. O. et O. où il ne tarda pas à augmenter. Nous étions alors à quelque distance au sud de Black-Head; nous eûmes bientôt rallié la côte, et nous la prolongeâmes à trois ou quatre milles de DE L'ASTROLABE. 87 distance depuis ce point jusqu'au cap Mata-Mawi (cap is?:. Kidnapper* de Cook). Elle est médiocrement élevée , rcvneI- mais son escarpement et sa nudité lui donnent un as- pect triste et sauvage. Ce n'est qu'en se rapprochant du cap Mata-Mawi que l'on entrevoit de nouveau quel- ques vallons verdoyans. A dix heures dix minutes du matin , nous rangions rapidement à une demi-lieue environ l'île Stérile de Cook , dont le vrai nom est Motou-Okoura. Ce n'est qu'un rocher escarpé , nu et éloigné d'un mille au plus de terre. \3npâ (ou forteresse) considérable en occupe la cime, et doit se trouver dans une position inexpu- gnable. On voit, en outre, quelques cases disséminées sur la pente de l'îlot. A la lunette nous distinguâmes aisément les habitans en mouvement sur leur forte- resse, et occupés à nous regarder passer attentive- ment. Comme sur les autres points de la côte, ils avaient eu soin d'allumer un grand feu au sommet pour attirer nos regards. Une pirogue bien armée se détacha de Motou- Okoura, et vogua avec vigueur à notre rencontre. On m'avait rapporté qu'à cet aspect nos deux naturels avaient poussé des cris de joie ; charmé de pouvoir leur offrir les moyens de sortir de leur captivité, je m'empressai de mettre en panne. Déjà la pirogue n'était plus qu'à une encablure du bord , et je leur annonçai qu'ils étaient maîtres de saisir cette occasion pour des- cendre à terre : quelle fut ma surprise de les voir l'un et l'autre, à cette proposition , se désoler, couvrir leur visage et se rouler par terre avec toutes les mai- 88 VOYAGE 1827. v ques du désespoir, déclarant avec énergie qu'ils vou- Fevrier. laient absolument rester à bord ! Alors ils m'apprirent que les babitans d'Okoura étaient leurs ennemis , et que, s'ils tombaient en leur pouvoir, ils ne pouvaient manquer d'être mis à mort et dévorés. Ils nous invi- taient de la manière la moins équivoque à tirer sur eux et à les tuer. Les premiers transports de nos hôtes ne provenaient , à ce que je sus bientôt , que de la persua- sion où ils étaient que nous allions combattre et exter- miner ces nouveaux venus , et de l'espoir du repas délicieux qui, suivant leurs idées, allait devenir le prix de la victoire* On sent bien que je n'étais pas disposé à satis- faire les appétits singuliers de mes deux compagnons. J'eusse été au contraire flatté de communiquer paisi- blement avec les babitans du rocher Okoura, pour connaître leurs dispositions , et me former une idée de leurs ressources. Mais le temps me pressait , je vou- lais profiter du vent favorable , et chercher avant la nuit un lieu propre à mouiller la corvette dans la vaste baie d'Hawke. En conséquence , sans attendre davantage ceux de la pirogue qui , par une fausse manœuvre , étaient restés assez loin derrière nous , je forçai de voiles ; après avoir suivi de très-près l'espace de huit à dix milles unejolie grève qui règne depuis file Okoura jus- qu'au cap Mata-BJawi, nous nous trouvâmes à midi à quatre ou cinq milles au sud de celle-ci. Le cap Mata-Mawi , pointe méridionale de la baie d'Hawke , est. très-remarquable par sa coupe étroite, DE L'ASTROLABE. 89 angulaire, taillée à pic et complètement dépouillée de 1*27. verdure. Il en est de même des deux rochers qui Tac- 1,evncr- compagnent ; ils ne sont que des fragmens détachés de la masse du cap : vus du sud ils ressemblent à des cônes un peu inclinés , tandis qu'aperçus du nord ils ont plutôt l'air de pyramides quadrangulaires. Des ro- ches à fleur d'eau forment un brisant qui s'étend à près d'un demi-mille au large. Depuis l'ile Okoura les eaux de la mer avaient pris une teinte évidemment moins pure ; cependant nous trouvâmes soixante-cinq et soixanle-neuf brasses à une lieue de terre au plus. Lorsque nous nous trou- vâmes par le travers du cap, la couleur fangeuse des eaux se prononça tellement qu'elle formait une ligne de démarcation très-remarquable , et semblait annon- cer un haut-fond. Pourtant à cinquante brasses nous ne le trouvâmes point, et j'en conclus que cette déco- loration complète devait plutôt s'attribuer aux eaux des rivières et des torrens qui doivent se décharger au fond de cette grande baie. D'une heure à deux , nous donnâmes dans ce vaste bassin avec une jolie brise d'O. et O. S. O. et une belle mer qui me promettait une navigation agréable et sûre le long de ces côtes mal connues. Mais à deux heures le vent sauta subitement à l'E., et vint ren- verser toutes mes espérances , car la prudence m'obli- geait désormais à nie tenir à une plus grande distance de terre. Ainsi, nous en prolongeâmes la plus grande étendue à six à huit milles de distance , par quarante, trente-quatre et vingt-quatre brasses , fond de sable 90 VOYAGE 1827. vasard , et sur une mer aussi unie que celle du port le Février, mieux fermé. Nous avons cru voir une île assez étendue , située le long de la côte, qui aurait échappé aux recherches de Cook , mais qui pourrait bien n'être qu'une presqu'île. 11 y a tout lieu de présumer qu'entre elle et la côte il doit y avoir de bons mouillages. Dans le sud-ouest, la baie d'Hawke nous laissait voir de beaux paysages parsemés de bouquets d'arbres, et sur ses bords de grands bassins dune eau paisible, mais qui n'offriraient peut-être pas assez de fond pour les navires d'une certaine grandeur, eu égard aux atterrissemens des torrens. Sur trois ou quatre plans divers disposés en amphithéâtre le sol s'élève gra- duellement jusqu'aux hautes montagnes de l'intérieur, et dans toute la Nouvelle-Zélande cette partie est sans contredit celle qui m'a offert l'aspect le plus riche et le plus attrayant. Ces contrées doivent être bien peuplées, ainsi que l'annoncent les nombreuses fu- mées que nous voyons s'élever sur plusieurs points. Plus au nord la côte se relève en falaises escarpées dont les flancs, battus des vents et sapés par les flots de la mer, flattent peu les yeux du navigateur, bien que le fond doive s'y mieux soutenir qu'auprès des plages plus abaissées au niveau de la mer. Ce soir, nos deux sauvages étaient de bonne hu- meur, et m'ont de nouveau déclaré qu'ils voulaient rester à bord et.aller en Europe pour voir Kapane. Il est vrai que, débarrassés du mal de mer, ils ont re- trouvé tout leur appétit , et cette nouvelle disposition Février. DE L'ASTROLABE. 'M du physique a beaucoup influé sur leur moral. Jus- 1827. qu'au cap Mala-Mawi, leurs connaissances de la côte avaient été positives , et ils m'ont donné avec préci- sion les noms des différens points en vue : au-delà ils ont d'abord hésité , puis ils sont franchement conve- nus qu'ils n'y connaissaient plus rien. Les habilans d'Okoura sont alors leurs ennemis les plus éloignés , et leurs notions géographiques se sont arrêtées au cap Mata-Mawi. Il en résultera que les noms suivans jus- qu'à Houa-Houa seront encore ceux de Cook, saut' un petit nombre qui me furent communiqués par les peuples de ce dernier lieu. A sept heures du soir, le vent ayant refusé jusqu'au N. E., je suis resté pour la nuit sous les deux huniers seuls , deux ris pris , courant de petites bordées sous la côte. A neuf heures , le vent a subitement repris à FO., et j'ai mis en panne. A dix heures et à minuit, nous avions quarante-trois et cinquante brasses , vase molle. La brise a beaucoup fraîchi avec des rafales , un temps couvert et des éclairs vifs et fréquens. Au point du jour (quatre heures), reconnaissant les points de la veille , j'ai fait servir et gouverner au N. N. E., vers un enfoncement considérable, indiqué par Cook au nord de la baie d'Hawke, et contre la pres- qu'île Tera-Kako. Mais le ciel se chargea de la manière la plus ef- frayante, et nous présagea une violente bourras- que du S. O. En conséquence, je fis carguer les basses voiles , et serrer le perroquet de fougue et le petit hu- nier, pour ne conserver que le grand hunier, deux ris 1 02 VOYAGE i8a7. pris et le petit foc. Cette manœuvre était à peine exé- Févner. cul^e qUe je grain éclata subitement à l'O. S. O.; le vent souffla durant une heure avec une violence épou- vantable , accompagné dune pluie abondante et très- froide. Deux bords au plus près remplirent ce temps; à six heures vingt-cinq minutes , le ciel s'étant éclairci de nouveau, M. Lottin reprit la suite de son travail, et t Astrolabe poursuivit sa route. Vers neuf heures , nous doublions à moins d'une lieue au sud les récifs de Tea-Houra, île arrondie, de moyenne hauteur et escarpée de toutes parts. Sa cime offre un plateau occupé par des buissons ou des herbes seulement , et j'y remarquai quelques palissades qu annoncent que cet endroit est quelquefois visité et ha- bité par les naturels. Tea-Houra n'est séparé de la presqu'île Tera-Kako que par une passe étroite qui nous a semblé presque entièrement barrée par des ro- ches à fleur d'eau. Nous avons prolongé à moins de quatre milles de distance la côte orientale de cette presqu'île dont la crête offre par son élévation et sa coupe horizontale la continuation parfaite de Tea-Houra. A midi nous avions dépassé le cap Table qui n'en est qu'une pointe. Dès-lors nous revîmes très-distinctement de ce côté la langue de terre basse qui parait séparer les eaux de la baie d'Hawke de celles du large. Cette langue se ter- minait à gauche par une presqu'île élevée dont l'aspect me donnait lieu de conjecturer qu'il pourrait exister entre elle et Tera-Kako un canal étroit, il est vrai, mais suffisant pour faire une île de cette dernière. DE L'ASTROLABE. 93 C'eût été un fait assez curieux à vérifier, mais auquel i«af. nous ne pouvions songer, poussés comme nous l'é- F<:'vrier- lions alors par une brise très-forte de l'O. qui nous faisait filer cinq à six nœuds sous la misaine seule. Une brume générale, jointe à ce vent forcé, couvrait les terres; elle s'unissait aux colonnes de fumée pro- duites par les grands feux que les naturels allumaient presque de mille en mille, pour nous annoncer leur présence. Du reste, un sillage rapide et régulier nous permettait de tracer des bases certaines, et étendues, et de donner plus de précision aux opérations hydro- graphiques. Nous doublions à deux heures du soir le cap Young- Nicks, mémorable pour avoir été le premier point de la Nouvelle-Zélande aperçu par l'illustre Cook ; nous passâmes promptement devant l'ouverture de la baie Taone-Roa dont nous ne distinguâmes que confusé- ment les terres du fond. A quatre heures, par trente- cinq brasses , nous fîmes une station à quatre lieues environ du cap Gable. On sait que ce nom lui fut donné par Cook, à cause de sa ressemblance avec la partie du mur d'une maison comprise entre les deux toits. C'est en effet , quand on le voit précisément de face, la forme exacte qu'il affecte , c'est-à-dire celle d'une section verticale et triangulaire, blanchâtre et tout-à-fait dénudée, dans un monticule alongé en forme de toit , tandis que ses deux flancs sont revêtus de verdure. La côte qui avait conservé un aspect sauvage, depuis l'île Tea-Houra jusqu'à la pointe S. O. de Taone-Roa, 94 VOYAGE 1827. au-delà de ce point avait repris une teinte moins sévère. Fevner. ^es alentours du cap Gable sont particulièrement agréables , et il y a des sites dont une culture bien entendue ferait sans doute de fertiles campagnes. Là les fumées se montrèrent encore en plus grand nombre que partout ailleurs, preuve infaillible d'une popula- tion plus nombreuse. Près du cap, nous prîmes un dauphin à ventre blanc , très-curieux par son museau étroit et pointu , comme celui du gavial. Vers six heures du soir , nous approchions de la baie Tolaga de Cook, et je comptais la doubler avant la nuit, quand la brise, qui avait déjà beaucoup molli, tomba entièrement , et la corvette resta immobile à trois ou quatre milles de la cote, A sept heures du soir, nous crûmes voir un petit schooner, qui filait d'abord le long de terre , reprendre tout-à-coup le large et disparaître , manœuvre dont je ne pus me rendre compte qu'en supposant que ce navire avait des motifs qui lui rendaient notre visite peu agréable. A huit heures , deux pirogues que nous voyions depuis quelque temps pagayer vers nous , accostè- rent le long du bord sans aucune défiance et comme des gens accoutumés à voir des Européens. Ils nous vendirent des cochons , des pommes de terre et quel- ques objets de curiosité pour des haches, des cou- teaux et autres bagatelles. Quarante-cinq jours s'é- taient écoulés depuis notre départ de la Nouvelle- Hollande, et nos provisions fraîches étaient épuisées depuis long-temps. On peut juger avec quel plaisir DE L'ASTROLABE. 95 celles-ci furent accueillies , surtout quand on nous eut 1827. appris que les cochons étaient abondans à Tolaga , et Fevner- qu'on nous les céderait au plus bas prix. Terangui Waï-Hetouma , chef des Zélandais qui étaient venus nous visiter et qui s'annonça pour être l'un des princi- paux rangatiras du canton , voulait renvoyer ses pirogues à terre pour chercher des cochons et des pommes de terre, et passer la nuit avec nous. Je ne pouvais être que très-satisfait de cette preuve de con- fiance , mais redoutant pour ce naturel le sort de ceux de Tera-Witi, je m'y refusai, et le contraignis, quoique à son grand regret , à se rembarquer dans sa pirogue. Je lui promis du reste qu'il nous retrouverait le len- demain matin au même endroit. Tehi-JNouïet Koki-Hore paraissaient désormais rési- gnés de bon cœur, car une ration copieuse de chair de dauphin dont on les avait gratifiés , les avait mis dans l'enchantement par la perspective du régal quils se proposaient pour le lendemain; et le soir, un requin qui fut aussi capturé leur valut un supplément qui combla leur ivresse. Séduits par cette abondance , ils semblèrent peu disposés à acquiescer au désir que j'avais de les voir rester ici ; Koki-Hore particulière- ment ne goûtait pas du tout cette proposition. Toute la nuit, il ne régna qu'une faible brise d'ouest avec un temps superbe. A dix heures du soir, nous restâmes en panne par cinquante-trois brasses, sable vasard. Dans la matinée, la brise ayant passé au N. N. O., 5. et ne nous permettant plus de prolonger la côte, je me 96 VOYAGE 18.27. décidai à mettre à profit ce contre-temps pour faire lévncr. une petite station à Tolaga. A sept heures trente mi- nutes , nous gouvernâmes vers la baie , et à onze heures V Astrolabe laissa tomber l'ancre précisément au même point où V Endeavour mouilla cinquante-cinq ans auparavant. Les naturels étaient venus au-devant de nous de bonne heure , mais je ne permis qu'à un petit nombre de monter à bord. Arrivés au mouillage, nous fûmes bientôt environnés de pirogues pleines d'insulaires qui vinrent commercer avec l'équipage. Quoique turbu- lens et bruyans dans leurs marchés, ils montrèrent beaucoup de bonne foi , et nous ne pûmes que nous féliciter des conditions de nos échanges. Le prix cou- rant d'un gros cochon était une grande hache ; une petite hache valait un jeune pourceau. Pour de méchans couteaux , des hameçons et autres bagatelles , nous obtînmes des pommes de terre à profusion. On peut juger quelle ample provision de vivres frais nous fîmes pour l'équipage et nos tables. pi. xlv et Sur-le-champ j'expédiai MM. Jacquinot et Lottin à XXVI. l'anse de l'Aiguade de Cook , pour observer la latitude et la longitude. A une heure, M. Paris partit pour sonder les acores de la passe. Les naturalistes et le peintre descendirent aussi à terre pour vaquer à leurs travaux. Pour moi, je restai à bord avec les autres officiers pour surveiller les mouvemens des naturels , précaution que je jugeai plus nécessaire ici que partout ailleurs, tant à cause de leur nombre que de leur force physique et de leurs dispositions turbulentes. DE L'ASTROLABE. 97 Déjà peu s'en était fallu que je ne me fusse attiré 18^7. l'animosité d'un de ces redoutables sauvages , et c'était Fcvner- ce que je voulais éviter à tout prix,, surtout à cause des personnes que la nature de leurs travaux obligeait daller à terre. Ainsi que je l'ai déjà dit, tant que nous étions sous voiles, j'avais repoussé toutes les pirogues qui s'approchaient du navire , et n'avais permis qu'au seul Waï-Hetouma , qui se disait premier rangatira de l'endroit, de monter à bord, avec un autre naturel qu'il m'avait présenté comme un de ses proches parens. Il est bon de remarquer que ce chef, qui paraissait avoir reçu tous ses insignes à en juger par le tatouage complet de sa figure , était un homme paisi- ble, doux et fort honnête, et qu'il avait applaudi à ma résolution de ne laisser monter à bord personne autre que lui-même et son compagnon. La plupart de ceux qui se présentèrent obtempérèrent de suite à la défense qui leur fut faite , bien qu'avec une répugnance visible ; mais il en vint un qui ne voulut point obéir à la sentinelle et ne céda qu'en frémissant de rage à. l'ordre péremptoire que je lui intimai moi-même; il me fut même aisé de voir que de sa pirogue il proférait des menaces contre moi. A sa haute taille, à son maintien pi. lui. altier, et à l'air de soumission de ceux qui l'entou- raient , je me doutai que c'était un chef. En outre , une fille de sa pirogue qui parlait un anglais corrompu mêlé de zélandais, ne cessait de me répéter, avec une volubilité extraordinaire, que Shaki *, son patron , 1 l\pus empruntons des Anglais la forme sli pour représenter ici , et dans TOME II. 7 98 VOYAGE i8-î7. était, un grand chef, ami des Anglais , et que c'était mal Février. ^ moj c]e ne pas }e recevoir. Sans doute , je pouvais me moquer de ses menaces pour moi-même; mais j'ai expliqué les motifs qui devaient me porter à ménager tous ces sauvages et surtout les chefs. Ainsi j'appelai Waï-Hetouma et lui demandai quel était ce nouveau venu si exigeant. Il convint qu'en effet Shaki était un grand chef, et même j'eus hientôt. lieu de croire qu'il était supérieur à Waï-Hetouma pour le rang ou du moins pour l'influence. Alors je fis signe à Shaki de monter à bord , je lui expliquai amicalement que je ne savais pas qu'il fût un rangatira distingué , et je lui fis même quelques cadeaux qui achevèrent de le ramener entièrement. De ce moment, nous devînmes les meil- leurs amis du monde , et il fut un des derniers à quitter la corvette dont il ne bougea pas un instant. Cenaturel, qui semblait à peine âgé de trente ans , avait au moins cinq pieds huit pouces , ses formes étaient athlétiques tout le cours de l'ouvrage, un sou intermédiaire en quelque sorte entre relui du y et du cli en français. Nous leur empruntons également le «> pour rendre- le son de la diphtongue ou au commencement des syllabes. Enfin , nous- ferons observer que, dans tous les mots appartenant aux langues sauvages, les diverses lettres de l'alphabet, consonnes ou voyelles, doivent toujours être prononcées à peu près comme nous le pratiquons pour le latin. Cependant les syllabes gtte et gui doivent se prononcer comme dans les mots français, guérir et guidon. Du reste , il est digne de remarque que le son sh ne se rencontre jamais au milieu des mots; il n'est même qu'accidentel au commen- cement, et ne provient que de la collision d'une voyelle avec une autre voyelle aspirée et initiale. Ainsi, pour écrire ici dans les règles, il faudrait e Haki, e Hongui, e Houraki, etc., au lieu de Shaki, Shongui , Shouraki, etc. Lors de la discussion des langues de l'Océanie, nous nous étendrons plu* longuement sur ce singulier cas de prononciation. DE L'ASTROLABE. 99 et son air tout-à-fait belliqueux. Il me dit. avoir vu plu- 1,337. sieurs Anglais et avoir été le compagnon d'armes de F«vrier- Pomare de Mata-Ouwi, ce conquérant célèbre de la Nouvelle-Zélande. Le nom de Sbongui-Ika lui était aussi connu , mais il convenait qu'il ne l'avait jamais vu. Malgré mes précautions , on voit en cette occasion combien il s'en fallut peu que je ne me fisse un en- nemi implacable de Shaki. De retour à terre il se fût peut-être vengé sur les officiers ou les naturalistes de V Astrolabe de ce qu'il eût regardé comme un affront sanglant fait à sa dignité : c'est ce qui a dû arriver sou- vent aux Européens , surtout chez des peuples aussi irritables , aussi vindicatifs que ceux de la Nouvelle- Zélande , où les chefs sont tous indépendans, et très- jaloux les uns des autres. Ce dernier sentiment qui rend la position des Européens encore plus délicate , est porté a l'excès chez ces naturels : ils voudraient tous profiter exclusivement des avantages qu'ils atten- dent des visites des étrangers , et sont désespérés de voir leurs voisins y participer. Nous en eûmes une preuve bien extraordinaire tandis que nous étions au mouillage de Houa-Houa. A mesure qu'il arrivait de nouvelles pirogues , les premières venues me harcelaient pour me déterminer à faire feu dessus, et à tuer ceux qui les montaient; cependant, au moment où ceux-ci arrivaient le long du bord, les autres allaient aussitôt leur parler et. les accueillir comme des personnes de connaissance. Ainsi , il était évident que la crainte seule de voir les arrivans partager nos faveurs et nos échanges pouvait 7' 100 VOYAGE 1827. leur inspirer une demande aussi inhumaine. Je ne fai- Fevner. sajs (|onc qlie rjre je ce manège singulier, quand tout- à-eoup un mouvement général , une sorte de murmure confus s'éleva du milieu des naturels; ils jetèrent des regards inquiets hors du navire, et bientôt je m'aperçus que leur trouble était occasioné par l'arrivée d'une pirogue montée de sept à huit hommes seulement, parmi lesquels deux semblaient d'un rang supérieur. Cette fois , nos hôtes me prièrent , me supplièrent avec instance de tuer les nouveaux venus ; ils allèrent jus- qu'à me demander des fusils pour tirer eux-mêmes dessus , en un mot ils employèrent tous les moyens possibles pour exciter mon courroux contre ces étran- gers. Loin de me rendre à ces vœux sanguinaires , je me plus à accueillir amicalement ceux qui en étaient l'objet, et à leur assurer qu'ils seraient bien reçus. Ils parurent hésiter quelque temps, et à travers le désir évident qui les sollicitait de monter à bord se lisait une nuance visible d'inquiétude et de soupçon. Cependant la conduite des autres insulaires à leur égard avait diamétralement changé; convaincus que je ne voulais point me rendre à leurs prières , ils pri- rent à l'égard des nouveaux venus un air très-respec- tueux; Shaki lui-même, jusqu'alors si fier, et le plus empressé à me faire tirer sur eux , Shaki changea tout-à-coup de ton : il devint modeste et silencieux , il poussa la déférence jusqu'à aller offrir à deux natu- rels de la pirogue redoutée quelques grandes haches qu'il n'avait acquises qu'avec beaucoup de peine , et auxquelles il semblait tenir presque autant qu'à son DE L'ÀSÏROIABE. 101 existence. Cette manœuvre lut suivie par tous ceux 1827. qui Savaient pas eu le temps de cacher assez bien ce 1«:v,R'1- qu'ils avaient reçu de nous. Les deux chefs s'étaient enfin décidés à monter à bord, et j'examinais attentivement leurs faces complè- tement tatouées et. leur attitude guerrière et farouche. Chez aucun Nouveau-Zélandais je n'avais encore ob- servé ce double caractère à un degré aussi prononcé, pas même chez le terrible Hihi de Waï-Mate. Je m'ap- prêtais à les interroger, après avoir capté leur bienveil- lance par quelques cadeaux , lorsque je les vis tout-à- coup me quitter brusquement, sauter dans leurs piro- gues , et pousser au large. Ayant cherché à connaître la raison de cette retraite précipitée , j'appris que les naturels qui se trouvaient déjà à bord , et Shaki à leur tète , avaient insinué aux compagnons de ces deux chefs que mon intention étant de les tuer, leur vie n'était pas en sûreté sur le navire. Voulant à tout prix les en chasser, ces rusés sauvages n'avaient pas imaginé de meilleur moyen que ce mensonge, et il avait réussi. Dépilé de cette supercherie, et inquiet des suites qu'elle pourrait avoir, je grondai ceux qui l'avaient inventée, je me hâtai de désabuser les étrangers et les engageai à revenir à bord. Ils parurent ajouter foi à mes protestations; mais voyant qu'ils avaient été trompés, ils entrèrent dans une fureur épouvantable contre les naturels du bord, et, bien que ceux-ci fussent trois ou quatre fois plus nombreux, les autres les défièrent par les paroles et les gestes les plus outrageans , et je voyais qu'ils les provoquaient à descendre à terre pour 102 VOYAGE 1827. leur rendre raison de leur insulte. Ceux du bord, Février. mornes et confus , proférèrent à peine quelques pa- roles. Du reste, les étrangers ne voulurent point accoster de nouveau , et ils me demandèrent des haches d'un ton d'autorité', je leur répondis avec modération que s'ils apportaient des cochons à bord , ils en auraient autant qu'ils voudraient. Sur cela ils s'éloignèrent sans autre communication avec nous : j'en éprouvai un re- gret sincère, car j'eusse été bien aise de les ques- tionner et de connaître au juste la raison de leur supé- riorité sur nos premiers hôtes. Ma première conjecture fut qu'ils appartenaient à une tribu ennemie : mais ils s'étaient présentés en trop petit nombre pour avoir osé défier, comme ils le firent, les autres Zélandais réunis à bord. En outre, ceux-ci nièrent constamment que les hommes de la pirogue fussent leurs ennemis , ils finirent même par affirmer que c'étaient au contraire des amis et des parens à eux. Du reste, il m'était aisé d'apercevoir que mes ques- tions à cet égard ne leur plaisaient point ; le plus sou- vent ils les éludaient, surtout Shaki qui faisait tout son possible pour détourner la conversation sur tout autre sujet. Par suite de ce que je connaissais déjà des mœurs et de la constitution politique de ces peuples , voici l'opinion qui me parut la plus probable. Comme sur tous les autres points de la Nouvelle-Zélande, les na- turels de Houa-Houa vivent en petites peuplades in- dépendantes, sous la direction ou plutôt sous la pro- DE L'ASTROLABE. 103 tection de leurs chefs particuliers. Sans doute ceux 1827. qui arrivèrent les premiers à bord n'appartenaient qu'à Fcvner- des tribus faibles et sans crédit , tandis que ceux de la dernière pirogue provenaient de quelque tribu puis- sante et commandée peut-être par quelque ariki re- douté, comme Shongui à la baie des lies et Poro sur la partie nord d'Ika-Na-Mawi. Les premiers , craignant de voir leurs voisins leur enlever , par leur crédit et leur opulence, les trésors de l'Europe, et voulant les écarter, tentèrent de s'en défaire en nous engageant d'a- bord à faire feu dessus , ensuite en leur persuadant à eux-mêmes que monintenlion était de les détruire. Ainsi s'explique l'arrogance des étrangers , comme la pa- tience surprenante avec laquelle les autres écoutèrent leurs reproches et leurs provocations. Chez ces peu- ples , ainsi que partout ailleurs , un allié trop puissant est souvent plus à craindre qu'un ennemi qu'on pour- rait combattre à armes égales. La seule tète préparée qui parut ici [?noko mokaï) lut apportée dans cette pirogue, et achetée par l'agent comptable pour quelques grains de verre de couleur : elle était bien préparée, bien conservée, et avait ap- partenu à quelque personnage distingué. Il est fâ- cheux qu'elle n'ait point été apportée en France , car elle donnait très-bien le beau type de ce peuple et les traits d'un tatouage complet. Ici le Pihe commence à être connu, quoique Shaki ne pût m'en réciter que quelques strophes qu'il re- prenait uniformément et souvent vingt à trente fois de suite. Mais Rau-Tangui , jeune fille très-éveillée 104 VOYAGE 1827. de douze à treize ans, et qui s'était singulièrement Février. attachée à moi , le récitait presque en entier, tel qu'on le trouve dans la Grammaire des Missionnaires. L'un et l'autre s'accordèrent à me confirmer que c'était la prière adressée au grand Atoua du ciel, quand les vivres sacrés lui étaient offerts sur le champ de bataille. La jeune Rau-Tangui paraissait intimement tenir à Shaki, mais il me fut impossible de savoir si elle n'était que son esclave ou si elle était sa sœur. Leurs réponses à mes questions, variant à chaque instant dans ces deux sens , me laissèrent constamment, dans l'incertitude à ce sujet. Avec les adoptions en usage chez eux, il serait possible que l'un et l'autre eût lieu en même temps , et qu'en effet le père de Shaki eût épousé l'une de ses prisonnières, mère de Rau-Tangui. Cette petite fille était extraordinairement vive ; son corps était sans cesse en mouvement et son imagi- nation était tout aussi mobile, car on la voyait rire, puis bientôt après pleurer , et souvent faire l'un et l'autre presqu'au même instant. Plusieurs de ses com- pagnes prodiguèrent leurs faveurs indistinctement aux officiers et aux matelots moyennant toules sortes de bagatelles. Mais il était bon d'être sur ses gardes; car ces belles, fidèles à leurs anciennes habitudes, non contentes des tributs volontaires qu'on leur accor- dait, y ajoutaient tout ce qu'elles pouvaient dérober. Ainsi l'un de nos galans chevaliers vit à sa grande désolation disparaître tout-à-coup sa montre , et ne la retrouva qu'entre les mains de l'honnête Shaki , car DE L'ASTROLAlîE. 10S c'est ordinairement au chef suprême que finit par re- 1827. tourner la propriété absolue de ces objets. Fsener, Nos deux voyageurs de Tera-Witi ont fait connais- sance avec les habitans de Houa-Houa, et Tehi-Nouï parait décidé à rester avec eux ; je me suis empressé de l'affermir dans cette résolution, en lui accordant, sur sa demande , une gargousse de poudre afin d'en gratifier le rangatira qui le prendrait sous sa protec- tion et lui fournirait une pirogue pour retourner chez lui. En effet , après les fusils {pou) plus précieux pour eux que l'or et les diamans chez nous , la poudre est l'objet le plus essentiel à leurs yeux. Koki-Hore parait peu satisfait de cette détermina- tion et préférerait rester à bord , mais l'honneur lui prescrit de suivre la fortune de son chef. Toute la journée il avait fait à peu près calme , et je m'attendais à passer tranquillement la nuit au mouil- lage, quand à six heures du soir, dans une légère risée d'O. N. O. , nous vîmes que notre ancre chas- sait. Vingt brasses de chaîne que nous filâmes à l'instant ne pouvant nous arrêter, j'en conclus que notre ancre était surjalée. Nous approchions rapide- ment les brisans de Mouï-Tera (île Sporing de Cook), et je ne me souciais pas de mouiller une seconde ancre, dans la crainte d'exposer notre câble à s'engager avec la chaîne au changement de marée. Je me décidai donc à mettre à la voile et à sortir de la baie. Au même instant, nos deux canots revenaient de terre, et le parti que je prenais était sans doute le plus sur. 11 restait à bord une quinzaine de naturels, dont 101) VOYAGE 1827. cinq à six femmes , qui avaient laissé partir leurs pi- Février, rogues , dans l'intention de passer la nuit avec nous. Ils éprouvèrent d'abord de grandes inquiétudes , et furent tourmentés par la crainte que nous ne voulus- sions les emmener. Je m'empressai de les rassurer en leur expliquant la raison qui me forçait h quitter le mouillage si brusquement : alors ils reprirent leur confiance première, ils nous donnèrent des représen- tations de leurs danses , et passèrent gaiement la nuit ri. XLvm. abord. Shaki, Rau-Tangui et deux autres rangatiras me donnèrent de la manière la plus précise les noms des diverses parties de la côte, depuis le cap Gable [Pa~ Nouï-Tera) jusqu'au cap Est (/> T'aï- A 'pou). L'ile Spo- ring est Moaï-Tera , et File Blanche, sur la droite de la baie en entrant, est Motou-Heka. Il est digne de remarque que les noms de Tolaga et Tegadou leur sont parfaitement inconnus : mais il est depuis long-temps avéré que Cook , si plein de sagacité d'ailleurs , avait très-peu d'aptitude à saisir les noms des peuples qu'il visitait, et surtout à les représenter par récriture. Le vrai nom de la baie Tolaga ou du moins du district qui l'environne est Houa-Houa, et c'est celui que nous avons adopté. Sur l'ile Mouï-Tera nous pûmes con- templer tout à notre aise ces arcades singulières formées par la nature ou par l'effet des flots, qui jadis attirèrent l'attention de Cook et de ses com- pagnons. Je regrettai sincèrement d'avoir été contraint de quitter si promptement cet endroit, car je me promet- DE L' ASTROLABE. 10" tais beaucoup de plaisir à y taire quelques excursions. i s27. A en juger par le récit de Cook et de son compagnon "Sw- Banks, le pays d'alentour est très-pittoresque; en outre , les naturels de ce canton , tout entiers' encore à leurs habitudes primitives , et à peine influencés par leurs rapports avec les Européens , étaient pour moi un sujet précieux d'étude et d'observations. C'est ici que j'obtins les premiers renseignemens positifs sur la nature du kiwi, au sujet d'une natte garnie de plumes de cet oiseau , et qui est un des pre- miers objets de luxe de ces naturels. Suivant eux, le kiwi serait un oiseau de la grosseur d'un petit dindon, mais , comme l'autruche et le casoar, privé de la faculté de voler. Ces animaux sont communs aux environs du montlkou-Rangui. C'est la nuit, aux flambeaux et avec des chiens, qu'on leur fait la chasse. Il est probable que ces oiseaux appartiennent à un genre très-voisin des casoars , et je crois qu'il a déjà reçu de quelques auteurs le nom û! Aptéryx. M. Quoy me rapporta une feuille d'une espèce de palmier que j'avais déjà observé dans la baieTasman. 108 VOYAGE 1827. Malheureusement il ne portait ni fruits ni fleurs, Février. e[ je n'ai pU reconnaître à quel genre il apparte- nait ; tout ce que je puis dire, c'est que je suis disposé à croire qu'il doit être voisin du Zamia ou Seafor- thia de l'Australie. C'est le même végétal sans doute que Cook désigna sous le titre de chou-palmiste, car il n'y a point de véritahles aréquiers dans ces pa- rages. La latitude qui a résulté des observations de MM. Jacquinot etLottin s'est trouvée de 38° 22' 32"S. , ce qui ne diffère que de 8" de celle trouvée par Cook , et la longitude en est de 1 76° 5' 35" E. Quoiq'ue nous n'ayons pu tenir en ce mouillage , je ne l'en regarde pas moins comme fort bon, tant qu'il n'y a pas d'apparence de vents du N. à l'E. Seulement il faudrait mouiller à une encablure ou deux plus à l'ouest, vers le fond de la baie. Ce qui m'en avait em- pêché fut le double désir d'être plus en appareillage, et en même temps plus à portée de secourir nos gens à l'observatoire , si cela eût été nécessaire *. 6. Une légère brise de N. O. régna toute la nuit, et nous la passâmes paisiblement en panne , par trente- cinq brasses , fond de sable vasard. Dès quatre heures cinquante minutes , j'expédiai les deux petites embar- cations sous les ordres de MM. Lottin et Dudemaine**, pour aller mesurer une base dans la baie de Houa- Houa , le seul élément qui manquât encore au premier * T'oyez notes 8 él 9. *" Voyez note 10. DE L'ASTROLABE. 109 de ces officiers pour en dresser le plan. En même 1827. temps , je fis porter à terre onze des naturels dont Fevner- nous restions chargés ; dans ce nombre se trouvaient Tehi-Nouï et Koki-Hore qui prirent enfin congé de nous , et à qui je fis remettre une quantité de poudre double de celle que je leur avais promise. En les voyant partir je fis des vœux sincères pour leur heu- reux retour : s'ils étaient destinés à revoir leur pa- trie , j'étais sûr qu'ils oublieraient bientôt leurs en- nuis à bord , et qu'ils se rappelleraient avec plaisir les amitiés et les bons traitemens qu'ils y avaient éprouvés. Il ne resta plus sur le navire que Shaki, Rau- Tangui et deux autres chefs que j'étais bien aise de re- tenir en mon pouvoir jusqu'au retour des deux canots. Sur ces entrefaites , un grand nombre de pirogues ar- rivèrent le long du bord , chargées de provisions , et les naturels commercèrent paisiblement et avec une grande bonne foi. Il y eut beaucoup décochons, de pommes de terre et de chanvre de phormium acheté à très-bon compte. Vers onze heures , les embarcations rentrèrent à bord , et je me hâtai de gagner le large pour me débarrasser des naturels dont les cris et le bavardage avec les matelots commençaient à m'ex- céder. Nous nous quittâmes fort bons amis, quoi- qu'ils fussent très-affligés de voir que je ne voulais point retourner à Houa-Houa. J'ai observé que le terme de New-Z ealander (Nou- veau-Zélandais en langue anglaise) est déjà employé dans ce district : seulement au lieu de N ouï-Tir eni , HO VOYAGE 1827- comme le prononcent les naturels de la baie des Iles, Février. jjs (}jsent Nouï-Tirangui , ce qui donne à ce mot une forme encore plus indigène. Le mol paheha leur sert aussi à désigner tous les blancs qu'ils nomment égale- ment louropi (Européen). Je n'ai point observé qu'ils eussent de dénomination spéciale pour désigner les Anglais. Ils emploient le terme Ariki^som: un grand chef, et celui de Tohnnga (prophète) leur parait in- connu. DE i:\STROIAHK. Ml ;h vpjtre xiv. TRAVERSÉE DE I.A BAIE HOUA-HOUA JUSQU'AU DEPART HE f.A BAIF. \VA7«iAIU. Nous n'eûmes guère que de faibles brises du N. au. 1827. N. E. entremêlées de calmes qui ne nous permirent Feyrrer- pas de faire beaucoup de chemin. Aussi, à trois heures du soir, une grande pirogue qui depuis long- temps se dirigeait vers nous , finit par nous atteindre. Le principal personnage monta à bord, et m'aborda avec une aisance et même une grâce qui me prouvè- rent qu'il était habitué à traiter avec des Européens. Il m'apprit qu'il se nommait Oroua , et qu'il était ran- gatira rahi du pâ de Toko-Malou, vraisemblablement le Tegadou de Cook. Ce chef conservait la connais- sance par tradition du passage de ce navigateur dans son pays, à Houa-Houa et à Taone-Roa. Je fis dîner avec moi Oroua qui parut très-flatté de cette faveur, et se comporta avec la plus parfaite dé* cence. A ma demande , il me récita très-exactement la dernière moitié du Pihe. Nous parlâmes beaucoup 112 VOYAGE 1827. des divers chefs de la baie des Iles , et il me parut fort Février. au courant des guerres qui divisent les peuples du nord. Après le repas, il me pria, me conjura d'aller mouiller au moins vingt-quatre heures chez lui. Pour m'y déterminer, il alla jusqu'à m'offrir gratuitement deux beaux cochons. Je le remerciai poliment, et les lui fis payer pour le compte de l'équipage. Sa pirogue contenait plus de vingt de ces animaux : mais comme nous venions d'en acheter aux naturels de Houa-Houa tout autant que nous avions pu en loger, personne ne se présentait pour ceux-ci. Cependant, les com- pagnons d'Oroua avaient tant d'envie de s'en défaire, pour n'être pas obligés de les remporter, qu'ils finirent par les céder pour des couteaux. A cette occasion je pus juger combien le caractère du marin peut devenir exigeant et déraisonnable. Depuis un moment j'examinais un des maîtres suspendu le long du navire , et engagé dans une discussion très- animée avec un naturel , au sujet d'un marché de co- chon. Le maître tenait à la main deux petits couteaux dont l'un neuf avait bien valu six liards , et l'autre n'était qu'une vieille lame ajustée à un morceau de bois , tout au plus propre à décrotter des souliers. En retour de ces deux objets, le sauvage lui présentait un cochon de soixante à soixante-dix livres, mais le maître s'emportait contre lui en invectives dans son patois provençal qu'heureusement l'autre n'entendait pas. Surpris de la colère du maître, je lui demandai s'il n'était pas content de son marché. Non , comman- dant, reprit-il en me montrant un cochon de quatre- DE L'ASTROLABE. 113 vitigt-dix à cent livres , cest ce cochon-là que je de- mande , et le coquin ne veut me donner que l'autre qui est trop petit. Puis, voyant que le naturel ne voulait point lui livrer le gros cochon, il se retira en grommelant, et garda ses deux couteaux dont il n'eut peut-être pas un œuf par la suite. Les sauvages se montrèrent plus difficiles au sujet de leurs nattes , car ils ne voulurent recevoir en échange que des étoffes ou des couvertures, et ils avaient bien raison. A sept heures, Oroua, voyant que je ne voulais point me rendre à ses supplications , suivit mon conseil et se mit en route pour rejoindre ses foyers , après avoir demandé et obtenu quelques feuilles de papier et des balles , car il ajouta que les habitans de cette côte étaient exposés à des combats fréquens et meur- triers. Il m'avait témoigné le désir de passer la nuit à bord, mais instruit par ce qui m'était arrivé à l'égard de nos voyageurs de Tera-Witi , et peu jaloux de m'exposer à emmener et à nourrir une vingtaine de ces naturels, je m'y refusai positivement et le ren- voyai chez lui. Pour nous, après avoir encore couru cinq à six milles au N. E. '/4 N., nous restâmes en panne, par cinquante et soixante brasses, fond de vase. Dès que le jour vint nous montrer la côte , nous reconnûmes que nous étions à huit à neuf milles au large de la baie de Toko-Malou , et nous profitâmes d'une petite brise d'O. N. O. et d'O. S. O. pour nous avancer vers le cap Est ou Waï-Apou. TOME II. 8 1S27. Février. 114 VOYAGE 1827. Le rivage , en général haut et montueux depuis la Février, baie Houa-Houa , au-delà de celle de Toko-Malou s'abaisse et vient tomber à la mer en pente plus douce. La contrée environnante présente à l'œil du navigateur de rians bocages, de jolies vallées et deux ou trois pas considérables. Un d'eux surtout situé au milieu d'un espace dégagé d'arbres à une lieue environ de la mer, par sa teinte blanchâtre, par ses cases alignées et dispo- sées en amphithéâtre, me rappelait assez bien les petites villes de l'archipel grec. Ce rapprochement involontaire du berceau de la haute civilisation européenne avec ces plages sauvages voisines de nos antipodes, faisait naître en moi une foule de réflexions sur les destinées des peuples et sur les causes imprévues qui peuvent tout-à-coup les faire sortir du néant pour jouer à leur tour un rôle brillant sur la scène du monde. Je me rap- pelais les Gaulois , brigands si méprisés par les Grecs policés ; les Bretons , sorte de sauvages dont Rome dédaigna la conquête aux temps les plus brillans de son empire. Vingt siècles ont suffi pour les élever au premier rang des nations. Les uns viennent de faire trembler l'Europe au bruit de leurs armes, et les au- tres aujourd'hui dominent le monde entier par l'in- fluence de leurs richesses et la toute-puissance de leurs vaisseaux. Plus récemment encore, les Russes dont le nom était à peine connu il y a moins de deux siècles, sortis comme par miracle de l'obscurité où ils étaient plongés, ne forment-ils pas déjà une puissance formi- dable? Et les Américains du nord , heureux et fiers affranchis d'Albion, dont l'existence comme nation DE L'ASTROLABE. 115 date à peine d'un demi-siècle ; pour peu qu'ils conser- 1827. vent leur simplicité , leur sagesse et leur industrie , ne Fé VI iei '■ les verra-t-on pas sous peu de temps disputer aux Anglais l'empire des mers ! Si, comme tout porte à le croire, l'Australie est destinée à devenir le siège d'un grand empire , il est impossible que la Nouvelle-Zélande ne suive pas son impulsion , et ses enfans , civilisés et confondus avec la postérité de l'Angleterre, deviendront eux-mêmes un peuple puissant et redoutable. Tout semble leur présager particulièrement de hautes destinées sur mer. Comme la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande en- vironnée de toutes parts des eaux de l'Océan , et pour- vue d'excellens ports, possède en outre des forêts ca- pables de produire les plus beaux bois de mâture et de construction, un végétal dont la fibre est propre à fa- briquer les meilleurs cordages , et un sol susceptible de se prêter à toutes les cultures des climats tempérés. Il n'est donc pas douteux que ses habitans ne fassent des progrès très-rapides vers la civilisation , dès que les Européens ou les Australiens voudront s'en donner sérieusement la peine, ou dès qu'il s'élèvera parmi eux un génie supérieur qui puisse devenir le législateur de ses concitoyens et les réunir en un corps de nation. Alors ces côtes désertes ou peuplées seulement de quelques pas isolés présenteront des cités florissantes; ces baies silencieuses ou traversées de temps en temps par de frêles pirogues , seront sillonnées par des na- vires de tous les rangs. Et dans quelques siècles, si la presse n'était pas là désormais pour constater par 8» 116 VOYAGE 1827. ses indestructibles moyens les laits et les découvertes Février. c|es tempS modernes , les futurs académiciens de la Nouvelle-Zélande ne manqueraient pas de révoquer en doute ou du moins de discuter péniblement les narrations des premiers navigateurs , quand ils les verraient parler des déserts, des sauvages de leur patrie , et surtout de l'absence complète de tous les animaux utiles à l'homme sur cette grande terre. Au-delà de la chaîne qui borde cette partie de côte, à douze milles dans l'intérieur environ , et géant véri- table au milieu des montagnes secondaires qui l'envi- ronnent, s'élève le mont lkou-Rangui dont la cime élan- cée domine toute cette partie de la Nouvelle-Zélande. Nous avons continué de le voir durant plusieurs jours et de tous les côtés du cap Est. Une fois nous l'avons visiblement distingué à plus de vingt lieues de distance, et c'est une excellente reconnaissance pour cette partie de la côte. Malgré son élévation qui doit être prodi- gieuse , il ne nous a point offert de neige , ce qui tient sans doute à son isolement. En se rapprochant du cap Est , la côte est bordée par une belle plage de sable; mais cet espace doit être peu habité , car nonobstant un beau temps , une mer parfaitement calme et notre proximité de la terre , nous ne distinguâmes aucune pirogue à flot. A trois heures et quart, nous fîmes une station, par vingt-six brasses , sable vasard , à une lieue au sud de l'île Est dont le vrai nom est Houana-Hokeno. Distante d'un mille au plus du cap , ce n'est qu'une masse arrondie , de peu d'étendue, escarpée de tous côtés et qui semble DE L'ASTROLABE. 117 se réunir au cap par une chaîne de brisans en partie x8a7. submergés , de sorte que le passage entre les deux ne Février- doit pas être praticable. Le cap lui-même n'est qu'un morne en forme de cône écrasé, de cinquante à soixante toises d'élévation , qui ne tient au reste de la grande terre que par une langue plus basse, de sorte qu'on le prendrait aussi pour une île à une certaine dis- tance. Du reste , à droite et à gauche le sol est couvert d'arbres et annonce une belle végétation. A peine eûmes-nous doublé le cap que la mer, jus- qu'alors parfaitement calme, parut agitée par une houle d'O. assez forte et suffisante pour détruire en grande partie le peu de vitesse que nous eussions pu recevoir d'une faible brise d'O. qui continua de se faire sentir toute la nuit. Au coucher du soleil , les terres furent enveloppées d'une brume épaisse qui fut de peu de durée. La sonde rapporta à dix heures du soir quatre-vingts brasses , fond de vase , puis elle cessa de trouver le fond. Toute la journée, de faibles risées mêlées de calme s. et accompagnées d'un temps charmant nous retinrent à dix ou douze milles au nord du cap Est , sans qu'il nous fût possible de nous rapprocher de terre. A midi , nous commençâmes à distinguer deux grandes pirogues qui se dirigeaient vers nous , et à deux heures l'une d'elles montée par vingt-un naturels arriva près du bord. Tous ces sauvages, exténués par la longue course qu'ils venaient de faire , étaient en gé- néral laids , noirs , et l'eau de mer qui les avait sou- vent baignés en entier, avait , en s'évaporant, déposé 118 VOYAGE 1-8*7» sur leur peau une croûte saline , pulvérulente et blan- Févriei . châtre, qui leur donnait l'aspect de lépreux. Ils appor- taient quelques cochons et des patates ; mais ils se re- fusèrent obstinément à rien accepter en échange autre que des fusils , et ils ne voulurent pas même accoster le long du bord. Cette défiance nous étonna, et, comme au fond nous n'avions besoin de rien, nous cessâmes bientôt de faire attention à eux. Le maître-voilier tua un fou à tète fauve et deux alcyons ; lebot fut mis à la mer pour aller les ramasser. Depuis que nous étions près du cap Est, les fous ne cessèrent de voltiger autour de la corvette , et depuis le matin, malgré le beau temps, les pétrels de tem- pête se montrèrent en foule dans notre sillage, bien qu'on n'en eût pas vu un seul les jours précédens. Nous nous demandions en riant si ces oiseaux par leur apparition justifieraient aussi, dans ces parages si op- posés à ceux de l'Europe , l'opinion vulgaire des ma- rins Une seconde pirogue arriva sur ces entrefaites, et imita la manœuvre de la première; mais dans une troisième qui la suivait de près , un chef d'une belle taille et revêtu d'une couverture de laine accosta la corvette sans hésiter, monta à bord , et ayant sur-le- champ demandé quel était le rangatira rahi , il me salua avec aisance, et m'annonça tout de suite qu'il élait Shaki, fils de Pomare, et chef de Waï-Tepori, et qu'il nous apportait des cochons pour échanger contre des fusils et de la poudre. Je lui répondis qu'il était le* bien- venu, qu'il aurait de la poudre, mais point de DE L'ASTROLABE. 119 fusils , parce qu'ils nous étaient nécessaires pour notre propre défense. Cela parut le contrarier, mais il prit son parti sur-le-champ , et les marchés ne tardèrent pas à s'animer. Plusieurs nattes neuves furent ache- tées. M. Sainson en eut cinq belles pour un mauvais fusil de chasse , et M. Bertrand s'en procura une pour un pistolet , ou plutôt pour un reste de pistolet. J'a- chetai moi-même six cochons, dont deux moyens et quatre très-petits, pour trois livres de poudre. Ici les désirs des naturels pour obtenir des couvertures de laine (qu'ils nommaient para - iket , corruption de l'anglais, blanket)en échange de leurs marchandises se montrèrent plus vifs que partout ailleurs ; par mal- heur personne ne s'était nanti de ces sortes d'objets. Faisons observer en passant que tous les naturels que nous avons vus jusqu'ici sur la côte delà Nouvelle- Zélande s'accordent à prononcer Astrolabe Àtoramou, et d'Urville Touïni. Certes sous ces nouvelles formes il serait difficile de reconnaître les noms primitifs. Shaki de Waï-Tepori m'a confirmé les noms de Waï-Apou et Houana-Hokeno pour le cap Est et l'ile du même nom. Le cap qui suit immédiatement à l'ouest est Wareka-Heka ; vient ensuite la baie de Waï-Te- pori , puis celle que Cook nomma baie d'Hicks. Enfin la pointe la plus saillante au nord, entre le cap Est et le cap Runaway, est celle qui doit porter le nom de Wanga-Parawa. Ce rangatira n'épargna non plus ni prières ni pro- messes pour me déterminer à aller mouiller à Waï- Tepori , près de son pâ , affirmant que nous y trouve- Février. 1 20 VOYAGE 1827. rions quantité de cochons, de pommes déterre, de Février. nattes et de femmes à notre service. Je crois en effet que nous eussions été bien reçus, et il n'y a pas de doute qu'un navire trouverait aujourd'hui beaucoup plus de ressources sur cette partie de la côte que dans les parages situés plus au nord, ruinés par les guerres continuelles des habitans , ou épuisés par les relâches fréquentes des baleiniers anglais ou américains. Shaki ne quitta le bord qu'à quatre heures, après avoir vendu tous ses cochons. Son exemple décida ceux des deux autres pirogues, et ils finirent aussi par céder ces animaux pour de la poudre. A cinq heures , je profitai du calme prolongé pour envoyer le thermométrographe à trois cent soixante brasses de profondeur verticale. Le résultat de cette expérience fut que la température des eaux de la mer qui était de 19°, 6 à leur surface, n'était plus qu'à 7°, 7 à cette profondeur. Au calme qui avait eu lieu toute la journée, succéda un vent du JN. O. qui commença à neuf heures , fraî- chit graduellement, et dès dix heures et demie nous obligea à prendre !e second ris des huniers. ç). Dès quatre heures du matin il soufflait, grand frais avec de violentes rafales. La mer s'était promptement soulevée en lames courtes, mais creuses et très-fati- gantes. Il fallut tout serrer et rester à la cape sous le petit foc seul , dans la crainte de voir toute autre voile emportée par le vent, tant il était devenu furieux. De quatre à huit heures il soufflait par tourbillons , et la surface des eaux ne formait qu'une nappe de pous- DE L'ASTllOLAlîE. 12-1 sière blanche; la corvette était cruellement tourmentée iSa7. par la houle , et la baleinière menaçait d'être emportée l cvlier- par chacune des lames qui venaient briser contre les flancs du navire. Ensuite le vent passa à l'O . S . O . , et les lames deve- nues plus longues devinrent aussi moins dangereuses. Du reste le coup de vent souffla toute la journée avec une force égale. Le ciel resta clair, et nous continuâmes long-temps de voir les terres du S. au S. O. Mais la dérive qui nous entraînait dans le N. E. , et la brume qui s éleva finirent par nous dérober la vue de la côte. Au coucher du soleil, le ciel se couvrit, et la tem- pête s'apaisa. A dix heures une petite pluie acheva de faire tomber le vent. Mais la houle qui était restée très- grosse continua de nous secouer horriblement. Le vent ne nous laissa pas long-temps respirer. Dès m. deux heures du matin il reprit au S. O. avec une nou- velle violence , et de plus accompagné par intervalles de grains de pluie. A midi le ciel se chargea subite- ment, et notamment dans le sud où le tonnerre gronda au loin; une demi-heure après le vent sauta tout-à- coup dans cette partie en continuant de souffler grand frais par rafales et tourbillons. Une mer affreuse s'é- leva de cette direction, et ses lames se croisant à angle droit avec celles du jour précédent, occasionèrent des clapotis et des remoux qui fatiguèrent la corvette plus qu'elle n'avait encore fait. On eût dit qu'elle se déliait dans toutes ses parties; et quelques pièces de l'arrière ayant cédé, les armoires de ma chambre furent inon- 122 VOYAGE 1827. dées, ce qui endommagea considérablement mes li- Fevnei. vres ? mes effets el \es cartes de la mission. Sans doute en arrivant vent arrière et fuyant devant la lame , nous eussions évité une grande partie de ces tourmens. Mais je tenais à ne pas abandonner l'explo- ration que j'avais entamée ; pour cela il fallait tenir le travers au vent , et m'écarter le moins possible de la côte. Nous ne portions que le petit foc sous cette allure, et la fureur de la tempête fut telle qu'en certaines bourrasques le navire naturellement mou devenait ar- dent sous cette unique voile, et fila quelquefois jus- qu'à cinq nœuds. Les tourmentes et les averses furent continuelles jusqu'à trois heures après midi. Alors le ciel se déga- gea un peu , et le coup de vent s'apaisa vers la fin du jour. La mer resta cependant excessivement grosse. n. Au jour le vent avait bien diminué , et à huit heures il ne soufflait plus que modérément de la partie du sud, avec un très-beau temps. Malheureusement une mer énorme et irrégulièrement tourmentée nous prenait droit de l'avant , amortissant notre aire , et nous per- mettait à peine de filer deux nœuds. A midi , nos ob- servations nous ont fait connaître que, malgré tous nos soins , les courans et la dérive, depuis soixante et douze heures, nous avaient entraînés de plus de cent milles au N. N. E. I2. La brise qui avait repris à l'ouest dans la soirée , dès minuit , soufflait fortement de cette partie avec des houles croisées très-pénibles. Cependant je manœuvrai de manière à me mettre en position de doubler le cap DE L'ASTROLABE. 123 Wanga-Parawa, pour peu que le vent variât au nord. 1827. Au contraire à trois heures et demie du soir, il se re- Fevncr- mit à souffler tempête de l'O. N. O., avec des ra- fales et une mer excessivement creuse et pesante. Nous nous vîmes contraints de reprendre la cape sous le petit foc et la voile detai de cape. Durant toute la nuit , la mer se souleva de plus en plus , et parfois des lames d'une hauteur énorme imprimaient à la cor- vette des bandes, effrayantes. Aujourd'hui j'admire comment nos petites embarcations suspendues aux flancs du navire ne furent point emportées par ces im- menses nappes d'eau. Ce ne fut que dans la matinée du jour suivant que i3. ce coup de vent s'apaisa. Un moment vers cinq heures nous revîmes très-distinctement la cime d'Ikou-Ran- gui , distante alors de soixante à soixante-dix milles pour le moins. A sept heures quarante minutes , le vent qui souf- flait encore avec force tomba subitement pour faire place à une brise du S. E. qui s'annonça de manière à nous faire redouter une nouvelle tempête de cette par- tie. Cette fois nous en fûmes quittes pour la peur ; la brise même faiblit au point de ne pouvoir nous faire gouverner au travers des houles qui nous ballottaient horriblement. Du reste le ciel s'éclaircit complète- ment, et nous jouîmes du temps le plus délicieux. Nous avions encore perdu plus de trente-six milles à l'E. S. E. dans les vingt-quatre heures dernières, et je reconnus avec douleur qu'avec des vents continuel- lement opposés et forcés , des courans contraires et 124 VOYAGE l8*?- une mer si peu maniable, il nous serait impossible de poursuivre notre reconnaissance. Malgré le cruel re- gret que j'en éprouvais , je fus vivement tenté de cesser notre travail au cap Est, et de profiter du premier souffle favorable pour nous rendre à la baie des Iles. Déjà mes compagnons et moi nous venions d'ap- prendre par une pénible expérience quelle différence immense il y avait à exécuter de faciles campagnes comme celles de l' Uranie et de la Coquille , au travers de mers ouvertes , sans exploration suivie , sans même une seule station hydrographique ; ou bien à pour- suivre avec constance un travail géographique sur des côtes périlleuses et souvent inconnues , et à lutter, pour remplir le but de ses instructions , contre les élé- mens conjurés. Malheureusement c'est un genre de mérite obscur et en général peu apprécié ; mais il est du moins à l'épreuve du temps et des caprices de l'homme , comme celui qui rend à la navigation et à la géographie les plus éminens services. La nuit fut belle, et je serrai le vent tribord autant que mêle permirent les éternelles houles d'ouest, aux- quelles venait se joindre insensiblement une lame im- mense du nord , dont l'apparition m'étonna autant l*' qu'elle m'inquiétait. A trois heures et demie du matin , ne m'estimant plus qu'à dix à douze milles du cap Wanga-Parawa, je*mis en panne pour attendre le jour. Quand il parut, je ne fus pas médiocrement désap- pointé de me voir encore à une distance considérable dans l'est du cap Waï-Apou. Le courant avait à peu près détruit toute notre route de la nuit; comme la DE L'ASTROLABE. 125 brise resta toute la matinée faible et variable de l'O. l8a7# au S. O. et au S. , loin de gagner, nous ne fîmes que Février. perdre de plus en plus. Lasse enfin de nous être contraire, à onze heures la brise s'établit au S. E. , et ne tarda pas à fraîchir et à nous faire filer huit à neuf milles. Bientôt nous eûmes rejoint le cap Waï-Apou ; nous prolongeâmes ensuite toute la partie de côte comprise entre ce point et le cap Runaway à deux ou trois milles de distance. La baie d'Hicks qui est profonde doit offrir un bon abri contre tous les vents, ceux du N. E. exceptés; sa pointe du N. O. est bordée de rochers à fleur d'eau. A trois heures vingt minutes du soir, nous fîmes une station à deux milles au nord de celte pointe, et nous ne trou- vâmes point de fond à quatre-vingts brasses. Toute cette étendue de côte est généralement élevée, montueuse et couverte de bois ; cependant elle offre au rivage une lisière habitable et sans doute habitée , bien que nous n'ayons observé que un ou deux feux. Immédiatement au sud du cap Runaway, la côte offre un enfoncement assez profond, mais qui ne pour- rait être utile que dans un cas de nécessité contre les vents du nord au sud par l'est. Le cap Runaway n'est lui-même qu'un morne arrondi , bien tranché, et qui ne tient à la terre que par un isthme très-étroit. La terre fuit ensuite directement au S. O. , pour former une des côtes de la vaste baie d'Abondance de Cook. A sept heures du soir, nous venions de reconnaître à l'ouest l'île Blanche qui n'apparaissait que par inter- valles au travers des torrens de fumée dont elle était 126 VOYAGE 1S27. Février. enveloppée. Nous les attribuâmes aux incendies des naturels , et ce fut seulement lors de notre passage à la baie des Iles que nous apprîmes des missionnaires que celte île nommée par les naturels Pouhia-I-Wakadi, n'est qu'un petit volcan en combustion perpétuelle. Si j'avais été alors informé de ce fait, j'aurais manœuvré de manière à reconnaître de près l'île Blanche, et même à la visiter, si le temps l'eût permis. Grâce à ce relard, nous eussions évité peut-être l'une des plus terribles épreuves qui aient menacé l'Astrolabe durant toute sa campagne. A sept heures un quart du soir, nous restâmes en panne par quatre-vingt-dix brasses fond de vase, à sept milles à l'ouest du cap Runaway. Le vent con- tinua de souffler durant la nuit au N. E. , bon frais avec des rafales et une houle immense du nord. Cette houle extraordinaire était d'un mauvais augure à mes yeux ; cependant je me décidai à poursuivre mes recon- naissances; il m'en coûtaittrop d'interrompre un travail aussi important; j'espérais d'ailleurs que le vent DE L'ASTROLABE. 127 resterait assez long-temps à l'est pour me permettre 1827. de quitter la baie d'Abondance avant qu'il vînt à varier. Fcvrier' En conséquence, dès quatre heures du matin, l5- pour ne pas perdre de temps , je fis porter prompte- ment au sud. A cinq heures , nous pûmes reconnaître tous les points de la côte , bien qu'elle fût enveloppée d'une brume totale. Nous laissâmes l'île Blanche à quatre ou cinq lieues sur tribord. Le ciel s'obscurcis- sait de plus en plus, et, la houle persistant, je coupai droit vers Motou-Hora. Toute la côte orientale de la baie d'Abondance est haute et généralement uniforme ; à la distance à laquelle nous en passâmes, rien n'indi- quait qu'on pût y trouver aucun mouillage de quelque intérêt. Tout le fond de la baie , depuis cette côte jusqu'à une pointe un peu plus haute qui s'avance vers Motou- Hora, offre un terrain presque de niveau avec les eaux de la mer et qui s'élève par divers plans succes- sifs jusqu'aux montagnes de l'intérieur. A midi, nous n'étions qu'à deux ou trois milles au S. E. de Motou-Hora; c'est une île très-haute quoiqu'à peine longue d'une demi-lieue sur un mille de large. Sa partie du S. E. s'élève en un cône immense et très- régulier, bien boisé et d'un aspect imposant. Comme Cook , nous avons trouvé que le canal qui la sépare du continent avait cinq à six milles de largeur. Ce canal me donna trente-sept et trente-trois brasses, sable vasard. Le ciel se chargea de plus en plus, il tomba une pluie fine , et la brume nous fit perdre de vue le mont Edgecumbe , autre cône semblable à celui de Motou- 128 VOYAGE 189.7. Hora , haut de deux cents toises peut-être et remar- Février. quable surtout par sa position isolée au milieu d'un pays fort bas , accident de sol très-rare à la Nouvelle- Zélande. Il n'y eut point de latitude et ce fut la première fois depuis le cap Palliser. On entendait la mer briser avec une fureur extrême le» long de la plage de sable qui borde la côte devant le mont Edgecumbe. Après midi , la brise , qui avait été tout le matin molle et variable au S. E. et à l'E. S. E, passa à l'E. N. E., et fraîchit. La pluie augmenta en même temps, de sorte qu'à partir d'une heure, ce ne fut plus qu'une averse continuelle qui gêna considérable- ment les opérations de M. Lottin. Cependant il pour- suivit tous ses relèvemens , et je ne voulus pas encore abandonner notre exploration. Nous donnâmes dans le canal formé entre Motou- Hora et la terre. A cinq à six milles à l'ouest de cette île nous reconnûmes les îlots et les brisans indiqués par Gook et qui rendent la navigation de cette côte très- périlleuse ; elle le devenait doublement pour nous , en raison des circonstances. Ici la carte de Cook est défectueuse, et je regrettai vivement qu'un temps aussi mauvais me privât des moyens de la rectifier avec toute la précision désirable. Je prolongeai la plage à deux milles au plus , autant pour ne pas la perdre de vue que pour ne pas trop me rapprocher des écueils qui s'étendent parallèlement à sa direction. D'abord très-basse à la suite du mont Edgecumbe dans une étendue de six à huit milles , elle DE L'ASTROLABE. 129 se relève brusquement en falaise escarpée , d'une mé- ts27. diocre hauteur et bordée à sa base par une bande Février. étroite de galets sur lesquels la mer brisait avec impé- tuosité. De quatre heures à six heures je prolongeais à un mille et demi au plus cette grève sauvage, en forçant de voiles malgré le mauvais temps , dans l'espoir de pouvoir distinguer l'île Plate de Cook avant la nuit. Dans êe cas j'eusse reconnu notre position, et notre manœuvre eût pu devenir plus assurée ; mais à six heures onze minutes du soir, n'ayant rien découvert et le ciel prenant un aspect de plus en plus sinistre, je vis que je ne pouvais, sans une haute imprudence, tarder à reprendre le large. Après avoir fait serrer la grande voile et prendre le bas ris aux huniers , je serrai le vent tribord, pour écarter directement la terre. En effet , notre position sur cette terre inhospita- lière était tout-à-fait critique ; si le vent eût sauté au nord, notre perte devenait presque inévitable. Quoi- que la lame qui venait du N. E. fût prodigieusement haute, et que nous la prissions presque droit debout, la corvette se comporta bien et continua de filer cinq nœuds jusqu'à huit heures, où les rafales devinrent très-pesantes , accompagnées d'un déluge de pluie et d'une mer de plus en plus mauvaise. La prudence me força à serrer la misaine , le petit hunier et'le foc d'ar- timon, pour rester à la cape sous le grand hunier et le petit foc seuls. Ce fut sous cette voilure que nous passâmes la nuit , quoique j'eusse tout lieu de craindre tome rr. 9 130 VOYAGE 1827. de ne pouvoir doubler l'île qui devait nous rester à Février. très-peu de distance sous le vent. Mais comme nous tombions inévitablement sur File Plate de Cook, sur les brisans de Motou-Hora ou à la côte sur l'autre bord, je préférai continuer sur celui qui m'offrait au moins quelques chances de salut. ,6. Au jour, c'est-à-dire vers cinq heures du matin, je comptais reconnaître l'île Haute que nous devions avoir doublée à deux ou trois milles au plus dans l'est , ou au moins l'île Mayor qui vient plus au N. N. O. Mais le temps était si mauvais et les rafales tellement chargées de pluie et de brume, que notre horizon ne s'étendait pas à une encablure de la corvette. Pourtant à six heures notre position s'empira encore. Le vent varia au N. E. et N. N. E., en soufflant par véritables tourbillons, et la mer devint affreuse. Mon estime me plaçait fort près de l'île Mayor, et je voulus au moins prendre l'autre bordée avant qu'il nous devînt impossible de manœuvrer. Durant l'évolution même, le vent continua de varier au nord , en augmentant toujours de violence. Ce fut bientôt un ouragan furieux, les lames s'élevèrent à une hauteur effrayante , en même temps qu'elles restaient assez courtes , et par là même plus dangereuses. Long- temps immobile et sourd à sa barre, le navire resta en travers exposé comme un roc à toute la fureur des flots, bien que le grand hunier fût en ralingue et le foc bordé au vent. Enfin une lame plus puissante le faisait abattre, quand l'écoute du foc échappant aux mains de ceux qui la tenaient, cette voile, quoi- DE L'ASTROLABE. 131 que entièrement neuve , fui à l'instant déchirée. On 1827. réussit néanmoins à la haler bas et à la sauver. L'As- Février. trolabe continua son évolution et resta en travers sur l'autre bord, sous le grand hunier seul, et la barre toute au vent. Situation périlleuse s'il en fut, en ce que nous pouvions engager à tout instant, sans voile capable de nous faire arriver, et probablement en ce cas nous ne nous serions point relevés ! Je m'empressai de faire hisser un coin de la voile d'étai de cape , et travailler à serrer le grand hu- nier. En ce moment même les deux poulies d'écoute manquèrent à la fois, la ralingue de fond fut déchirée, et la secousse fut si violente que je crus que la mâture venait à bas. La tempête qui soufflait par tourbillons du N. au N. E., et la fureur des lames nous menaçaient à chaque instant de cette catastrophe. Aussi hésitais-je à envoyer nos marins sur les vergues , et à exposer leur vie à un danger aussi imminent; pourtant exaltés parle péril même, et stimulés par leurs officiers, ils s'élancèrent avec courage dans les mâts, serrèrent le grand hunier tant bien que mal , et remplacèrent le foc déchiré par un autre, bien qu'ils fussent submergés complètement quand les paquets de mer venaient déferler sur le beaupré. Dès-lors je fus tranquille sur le compte de la mâ- ture; mais la perte de la corvette n'en était pas moins assurée, si le mauvais temps continuait seulement toute la journée. Dans ce cas mon unique ressource était de reculer de tout mon pouvoir l'instant fata] , 132 VOYAGE 1827. et de faire en sorte que la corvette pût aller s'échouer Février. sur ]es plages basses dans Test de la baie d'Abon- dance, en évitant les côtes escarpées de sa partie occi- dentale. Ce parti offrait du moins une chance de salut pour la vie de quelques-uns d'entre nous, c'était beau- coup alors qu'une telle espérance. Ceux de nos com- pagnons échappés au naufrage pouvaient rendre té- moignage de ce que nous avions fait jusqu'à ce mo- ment, et quelques amis des sciences auraient peut- être applaudi à nos efforts et plaint notre destinée Durant quatre heures entières cet affreux désordre de la nature nous laissa dans une situation désespérée. La violence du vent, la fureur des vagues et l'obs- curité dont nous étions enveloppés nous réduisaient à la plus triste inactivité et à l'ignorance la plus com- plète sur notre position. Seulement nous savions que nous étions entourés de dangers de toutes parts , et nous sentions qu'il ne fallait que quelques secousses plus fortes pour abattre notre mâture. Enfin vers dix heures et demie , les paquets de brume que l'ouragan chassait horizontalement com- mencèrent à s'éclaircir, le zénith se dégagea peu à peu, le coup de vent devenu plus régulier n'était plus accom- pagné de ces bourrasques contre lesquelles toute espèce de précaution serait inutile. En un mot , l'espoir vint ranimer mon courage presque anéanti , et je pressentis que nous pourrions échapper à tous les dangers qui nous avaient menacés , dès que le vent et la mer nous permettraient d'augmenter de voiles et de gouverner, dès que surtout j'aurais pu reconnaître ma position. DE L' ASTROLABE. 133 A onze heures et demie , l'horizon seul était encore rSa.7. couvert d'un rideau de brume impénétrable jusqu'à la levner- hauteur de vingt à trente degrés , et le vent soufflait grand frais au N. N. O. , assez régulier. Alors je descendis dans ma chambre , et j'y passai huit à dix minutes pour changer de vêtemens et jeter un coup-d'œil sur la carte. En ce moment mon es- time me plaçait à quelque distance de toute terre. En reparaissant sur le pont et jetant les yeux tout autour du navire , je restai confondu en découvrant un affreux brisant qui me paraissait occuper toute la bande de dessous le vent et distant d'un mille au plus. Jusqu'alors la brume nous en avait dérobé l'aspect, et personne ne l'avait encore aperçu. Mon premier soin fut de demander si le brisant ne nous dépassait pas de l'avant : dans ce cas" j'étais prêt à virer lof pour lof; mais je sentais que cette manœuvre lente et incertaine ne pouvait nous laisser presque aucun espoir de salut. La vigie répondit qu'il ne s'étendait qu'à deux ou trois quarts sous le vent : au même instant j'aperçus par le travers , et à une encablure au plus, un jet de brisant que nous dépassions à peine. Le péril ne pouvait être plus imminent, et il n'y avait plus à hésiter. Malgré la force du vent et au risque de nous engloutir sous une voilure forcée, je fis larguer toute la toile possible, pi. xliv. Cette manœuvre fut exécutée avec une admirable cé- lérité : grâce à l'activité des officiers et de l'équipage , en quelques minutes, au lieu d'un chétif coin de la voile d'étai, la corvette offrit les deux basses voiles > 134 VOYAGE USa;. l'artimon , le foc d'artimon , le petit foc et les deux Fuvrier. huniers au bas ris. Parfois , il est vrai , cette vaste étendue de toile , frappée par un vent impétueux , imprimait au navire une bande effrayante ; suspendu sur la pente d'une lame escarpée , il plongeait son plat-bord dans l'eau, tandis que la quille devait au contraire se montrer en entier au-dessus des flots. Toutefois notre solide cor- vette subit avec honneur cette nouvelle épreuve , au- cune avarie n'eut lieu ; à midi précis nous avions laissé derrière nous les terribles récifs qui pouvaient deve- nir le tombeau de l' Astrolabe , si l'horizon ne se fût éclairci que quelques minutes plus tard. Un tel spectacle, horrible pour nous dans ce mo- ment critique, eût été sans doute admirable pour un observateur à l'abri de ses dangers. Ce récif était formé par des têtes de roches peu enfoncées au-des- sous de la surface de la mer. Les ondes, descendant avec vitesse du haut de leurs masses mobiles, venaient se précipiter contre ces pointes menaçantes , et s'y réduire en monceaux d'écume , pour se relever l'ins- tant d'après en gerbes arrondies, d'une blancheur éblouissante, et qui atteignaient souvent quarante à cinquante pieds de hauteur. Des deux cotés une vaste nappe d'eau s'élevait et s'abaissait majestueusement et à de longs intervalles. Au moment même où nous passions si près de cet écueil , la décoloration des eaux et leur mouvement irrégulier me prouvèrent que nous étions sur un petit fond , et qu'à chaque instant un choc fatal pouvait dé- \)K L'ASTROLABE. t3o cider de notre sort. Mais je gardai cette observation 1827. pour moi, et ne voulus pas même envoyer la sonde. lcvriel- C'eut été une précaution inutile et qui n'eût servi qu à augmenter l'effrpi de l'équipage déjà assez intimidé. Comme je l'ai déjà dit, ce fut à midi précis que nous échappâmes à ce péril , l'un des plus grands sans doute qu'un navire ait jamais couru. Cependant nous n'étions pas encore sans inquiétudes, et notre situa- tion surtout devenait des plus menaçantes si, comme le pensaient quelques officiers , ces brisans étaient les mêmes que ceux que nous avions observés la veille près de Motou-Hora. En ce cas , nous étions à peine à six ou sept milles de la côte, et en quelques heures nous y tombions infailliblement *. Mais ce n'était point mon opinion; j'étais sûr de m'ètre élevé davantage au nord, et je persistais à pen- ser que durant la nuit nous avions dû passer au vent de l'île Haute. En effet la vue de l'île Mayor, que nous ne tardâmes pas à apercevoir dans le N. O., et de l'île Haute au sud , vint confirmer cette conjecture. Tou- tefois par précaution je continuai à porter le plus de voile possible et à serrer le vent au plus près bâbord. Dans l'après-midi, le vent et la mer s'apaisèrent sensiblement. Dès quatre heures , la brise était mo- dérée , les lames adoucies avaient cessé de déferler, et la corvette s'élevait sans efforts sur leurs cimes. Enfin, à six heures du soir, nous reconnûmes par- faitement les îles Blanche et Mayor. Nos relèvemens, * l'oyez notes ri H 12. 136 VOYAGE 1827. joints aux observations de la latitude et de la longi- tude , terminèrent ma longue inquiétude et me prou- vèrent que nous étions hors de danger. M. Jacquinot, infatigable à poursuivre les observations astronomi- ques qui étaient devenues ses attributions spéciales , s'était effectivemeut procuré, à midi et à trois heures du soir, des hauteurs du soleil qui lui avaient donné le moyen de conclure notre position pour midi. Mais la hauteur des lames et la violence du roulis atté- nuaient beaucoup la confiance que je devais accorder à leurs résultats ; ce ne fut qu'à la vue des deux îles que je viens de nommer que je fus complètement rassuré. Si l'on réfléchit aux circonstances de cette naviga- tion depuis trente-six heures , on sentira aussi que notre travail , relativement à la baie d'Abondance , ne méritera pas la même confiance que sur les autres parties de la JNouvelle-Zélande. Hier, à midi, la lati- tude nous a manqué, et nous avons dû recourir à celle de Cook pour Motou-Hora. En outre, le temps affreux que nous avons eu depuis hier au soir ne nous a permis aucune observation suivie. Malgré la peine que M. Lotlin s'est donnée pour s'écarter le moins possible de la vérité dans cette partie de sa carte , on doit donc la regarder comme presque hypothétique , et il faudra une nouvelle re- connaissance pour la mettre au niveau des autres parties de ce grand travail. Quoique je sois fort disposé à croire que nous avons dû passer la nuit der- nière à très-peu de distance au vent de l'île Haute, DE L'ASTROLABE. 137 j'avoue que je n'ai aucune preuve de ce fait. Aussi les l8a?- îles Plate et Haute et la partie de la côte correspon- dante ne figurent sur notre carte que d'une manière systématique. Le brisant qui manqua devenir si fu- neste à l' Astrolabe n'est lui-même indiqué que par approximation. Durant le coup de vent furieux que nous venons d'essuyer , l'indication du baromètre s'est encore trou- vée inutile. Le mercure est descendu , il est vrai, mais au fort de l'ouragan , et il eût été un peu tard alors pour prendre les précautions nécessaires. L'énorme et sourde lame observée près de quarante-huit heures à l'avance , était un indice beaucoup plus assuré , et par la suite je ne manquerai pas d'y avoir égard. Du reste, ces affreuses bourrasques du N. N. E. sont bien connues des naturels qui leur donnent le nom de ma- rangai-noaï. Ils en redoutent les effets, et, pour s'y soustraire , ils se réfugient dans leurs cavernes ou se tapissent dans leurs huttes. C'est aussi pour éviter de les voir emportées par ces terribles tourbillons qu'ils ont soin de donner à celles-ci si peu d'élévation , et de les abriter autant qu'il est possible par des rochers ou des arbres situés dans leur voisinage. Rassuré sur noire position actuelle , à sept heures du soir, je réglai la voilure pour la nuit et j'allai me jeter sur ma couchette. Exténué de fatigue, j'avais le plus grand besoin de repos et j'eus bientôt fermé les yeux. Je sommeillais à peine depuis un quart-d'heure, quand on vint m'éveiller de la part de M. Guilbert qui me faisait avertir qu'on venait encore de découvrir un 138 VOYAGE i8a7. brisant au venl, distant de quatre ou cinq milles du tevner. navire. Toute inquiétante que fut cette nouvelle , je me contentai de recommander à M. Guilbert de ne pas venir au vent du N . N. O. et de redoubler de vigilance. En effet, je me sentais si accablé, que je n'eus point le courage de monter sur le pont ; je pensais d'ailleurs qu'en cet état ma présence n'y serait d'aucune utilité. Bientôt on eut perdu de vue ce prétendu danger, car tout me porte à croire que ce ne fut effectivement qu'un effet de lumière réfléchie sur les flots de la mer, et qui leur donnait l'apparence de brisans, comme cela arrive fréquemment. A Sydney, M. Marsden, en me parlant de ses voya- ges à la rivière Tamise, m'avait raconté que du som- met des monts Moe-Hao qui séparent ce golfe de celui de l'Abondance , il avait aperçu à la hauteur de la baie Mercure , et à quarante milles de distance , une île volcanique dont il avait très-bien distingué les tour- billons de flamme et de fumée. Le témoignage des natu- rels lui avait en outre confirmé l'existence de ce volcan isolé sur les flots de l'Océan. Jaloux d'en assurer la 17. position géographique, je courus long-temps dans la matinée au N . N . E. dans l'espoir de le rencontrer au lieu qui m'était indiqué. Ma recherche fut inutile, et je crus alors que ce renseignement de M. Marsden n'avait aucun fond de vérité et ne devait son origine qu'à quelque conte fabriqué par les sauvages. Ce ne fut qu'en apprenant un mois plus tard, à la haie des Iles, de la bouche des missionnaires de Pahia, que Pouhia- l-Wakadi file Blanche deCook) était un véritable vol- DE L'ASTROLABE; m cari, que je reconnus la vérité du récit de 31. Mars- 1827. den. 11 n'y avait d'erreur que sur la dislance de cette FévWF- ile.à la côte qui était presque du double; mais l'ile est fort haute, et M. Marsden se trouvait lui-même sur une montagne fort élevée, ce qui explique le fait. Vers huit heures un quart du matin, la sonde, envoyée à cent soixante et dix brasses, ne trouva point le fond. Le thermométrographe descendit, dans cette expérience , de 1 8° , 6 qu'il marquait à la sur- face des mers à 1 0°, 4 à cette profondeur. La journée fut belle ; mais le vent , établi a l'ouest , nous réduisit à courir des bordées pour nous rappro- cher des terres de. la baie Mercure. A midi , nous primes celle du sud, et au coucher du soleil nous reconnûmes distinctement le piton de l'ile Touhoua (île Mayor) dans le S. S. O. et à huit à dix lieues de distance. Au-delà et aux bornes de l'horizon comme une ligne de brume légère , se distinguaient aussi les montagnes élevées de la côte. Aujourd'hui j'ai acquis la triste conviction du peu de confiance que j'avais à fonder sur les marins de r Astrolabe , si des circonstances forcées , des mal- heurs imprévus me réduisaient à ne pouvoir leur pro- curer leur ration accoutumée. IXos dernières commu- nications avec les naturels nous avaient procuré du porc frais et des pommes de terre d'excellente qualité et en abondance. Depuis huit jours, les matelots rece- vaient matin et soir de la viande fraîche, et, ayant égard au vil prix qu'elle avait coûté, j'avais augmenté la ration. Aujourd'hui, pour économiser les légumes 140 VOYAGE l8a_ (ne sachant pas trop où je pourrais m'en procurer de Février. nouveau) , on leur avait distribué par mon ordre des pommes de terre , à raison de trois cents grammes par individu, au lieu de cent vingt grammes de légumes. Qu'en est-il résulté? Des plaintes générales *. J'en ai été peu surpris, et comme il n'y avait point nécessité absolue, j'ai renoncé à cette mesure de précaution. Mais il m'a été pénible de voir combien l'esprit de nos marins était mauvais. J'éprouve les tristes conséquen- ces de l'indifférence qui fut apportée au port à la for- mation de l'équipage. O Bougainville, La Pérouse, d'Entrecasteaux , que vous fûtes mieux partagés! Les matelots qu'on vous donna se montrèrent dignes de participer à de pareilles entreprises ; ils endurèrent avec courage les privations les plus pénibles ; c'étaient des hommes.... Mais c'est un mal sans remède et sur lequel le meilleur est de fermer les yeux. D'ailleurs, les officiers sont excellens, les maîtres paraissent bons, et, dans l'équipage, on peut compter jusqu'à cinq ou six hommes de confiance.... Avec ces élémens et de la persévérance, un capitaine peut encore aller loin. l8 Dès que le jour a paru, nous avons reconnu l'île ïouhoua et en outre les deux principaux Aldermans. Les calmes et les folles brises d'ouest ont continué de s'opposer à notre marche. Toutefois , à six heures du soir, nous étions parvenus sur le méridien de la pointe orientale de Touhoua et à dix milles à l'est du groupe des Aldermans. Ceux-ci sont un amas confus de dix à * / ojcz note 1 3. DE L'ASTROLABE. 141 douze rochers arides et dépouillés , dont deux ou trois l8'7- mentent a peine le nom d îlots. Les côtes d'ïka-Na-Mawi se montrent dans un éloi- gnement de sept ou huit lieues , sous la forme d'une chaîne élevée, peu accidentée, et dont l'uniformité n'est rompue que par la présence de quelques pitons plus aigus. Le thermométrographe envoyé de nouveau vers une heure après midi , par cent cinquante brasses de pro- fondeur, ne trouve point de fond, et le mercure ne des- cend cette fois-ci que de 5°, 3. Il avait marqué à la surface de la mer 19°, 5. Le vent d'O. persista et nous continuâmes à lou- r9- voyer. Aux angles horaires du malin, vers huit heures et demie, nous relevions les Aldermans au sud à dix- huit milles environ. A cette distance, le plus oriental de ces îlots se présente sous la forme singulière d'une aiguille très-aiguë et fort déliée. r\ Nous continuâmes de courir au plus près bâbord , et vers midi nous passâmes à trois lieues d'un groupe d'îles situé devant la baie Mercure (Witi-Anga) dont l'entrée ne se dessina qu'imparfaitement à nos regards. ao. 14 2 VOYAGE 1827. Cependant M. Lottin traça avec soin le plan des îles Février. qui bordent la cote en ces parages : un groupe en- tier laissé sans désignation par Cook a reçu plus tard le nom de à' Haussez , en souvenir de l'intérêt que ce ministre a paru prendre aux travaux de l'Astrolabe. . Contrarié par l'éternel vent d'O. et pressé par le temps , je renonce au mouillage de Witi-Anga, et di- rige la corvette vers la rivière Tamise (baie Shouraki). Dans la crainte de perdre un moment je me décide même à contourner l'île de la Barrière (ile Otea) par lest, ce qui rendra d'ailleurs notre exploration plus complète. Du reste, la température quoiqu'un peu fraîche (le thermomètre se maintenant entre 1 7 et 1 8°) est déli- cieuse , la mer est aussi calme que la surface d'un étang, et la navigation est douce. Aussi l'équipage n'offre plus un seul malade, et l'on ne se douterait guère que V Astrolabe cingle à peu près sur les anti- podes du détroit de Gibraltar. Au point du jour, la terre qui n'avait cessé d'être en vue toute la nuit, s'est montrée à moins de deux lieues auvent très-distinctement, et l'île entière d'Otea s'est développée dans toute son étendue. Elle est for- mée par une chaîne de montagnes élevées, sillonnées par des ravins profonds et généralement stériles. Une petite ile située sur la partie N. E. d'Otea, dont nous n'avons passé qu'à deux milles et demi , offre cet aspect aride au plus haut degré. Sur la côte entière d'Otea nous n'avons remarqué aucun indice d'habitans ni d'habitations; aucune fumée même n'a signalé la DE L'ASTROIABK. m présence d'un être appartenant à l'espèce humaine. 1827. Février. A midi, nous étions précisément à l'E., et à moins d'une lieue de la pointe nord d'Otea. De ce côté, cette île est terminée par une presqu'île dépouillée de ver- dure, d'une teinte rembrunie et dont les flancs battus par la mer ont quelque chose de lugubre et d'impo- sant. Elle est en outre accompagnée de quelques ro- chers aigus qui affectent les formes les plus bizarres , et dont quelques-uns sont fort déliés au sommet. C'est ce qui nous a fait donner à cette partie d'Otea le nom de Pointe des Aiguilles. En ce moment la sonde a in- diqué soixante-quinze brasses , vase jaune et dure. A mesure que nous dépassions la Pointe des Ai- guilles, nous découvrions successivement les nom- breuses îles dispersées à l'entrée de la baie Shouraki , coup-d'œil qui produisait l'effet le plus pittoresque et le plus animé. Ici le travail de Cook était encore fort inexact, et une nouvelle exploration était in- dispensable. Avec le vent d'O . N . O . qui régnait, je me flattais déjà de pouvoir doubler la pointe nord d'Otea, et de péné- 21. 144 VOYAGE ,3^ Irer dans la baie Shouraki par lecanal que forment entre Février. elles les îles Otea et Shoutourou. Un grain assez noir qui se forma dans le S. O. m'en empêcha , et je repris bâbord. A une heure et demie , le grain éclata avec impétuosité, mais il fut de peu de durée. Bientôt le ciel s'éclaircit de nouveau; toutefois le vent s'était rétabli au S. S. O.; il fallut me tenir au large des îles , après avoir reconnu la Poule et les Poussins avant la nuit. A onze heures du soir, un météore très-lumi- neux brilla d'un vif éclat dans l'est durant quelques secondes. Quand il a fait jour, nous avons bientôt reconnu toutes les terres de la veille , et en même temps que le courant nous avait fait dériver de huit à dix milles au nord. Aussi, avons-nous commencé à entrevoir les îles Ta\viïi-Rah\{Paavres Chevaliers de Cook)et les som- mets déchiquetés de Tewara [Bream-HeacC), quoique distans les uns et les autres de près de vingt-cinq milles. A midi nous passions à six milles au nord des îlots, en apparence inhabités , de Moko-Hinou. La brise ayant varié au S. E. et même à l'E. S. E., je condui- sais la corvette sous toutes voiles vers le havre de Wangari où je comptais jeter l'ancre avant la nuit. Malheureusement , au moment où nous arrivâmes par le méridien de la pointe orientale du groupe de Moro- Tiri (et il était déjà quatre heures et demie), la brise mollissant beaucoup nous permit à peine de filer plus d'un ncÉud. Il m'était impossible de reprendre le large, et je me décidai à gagner comme je pourrais le DE L'ASTROLABE. 14.5 mouillage de Wangari , avec la sonde à la main. Nous -1827. prolongeâmes à moins d'une demi-lieue de distance la F*™"*1"- chaîne étroite et sourcilleuse des îles Moro-Tiri. Sur leurs rives désertes on n'entendait que le bruit mono- tone des flots venant mourir à la plage, et les cris d'épouvante de quelques oiseaux de mer. Jusqu'à minuit nous eûmes successivement qua- rante-huit, quarante-cinq, trente-huit, trente-cinq, trente-deux et trente, brasses, gravier et coquilles. Il nous fallut manœuvrer à chaque instant pour profiter des moindres souffles , et ne pas accoster la terre de trop près dans la position resserrée où nous nous trou- vions. À minuit , le fond décrut progressivement à vingt-neuf, vingt-six et vingt-deux brasses. A quatre heures et demie du matin, par dix-sept brasses, je restai 22. en panne le grand hunier sur !e mât; et à six heures, ayant reconnu la côte à moins de trois milles, je fis servir pour faire route vers le cap Rodney. Bientôt le ciel , jusqu'alors assez beau , se chargea beaucoup dans l'est, une forte houle de cette partie se souleva, et parut nous présager un retour complet de mauvais temps. Instruit par une récente expérience , je ne ju- geai pas à propos de m'exposer à la fureur du vent sur une plage ouverte et sans abri : il me parut plus prudent de l'attendre dans un mouillage où je serais à couvert. En conséquence, je. fis gouverner vers le fond de la baie de Wangari où je comptais mettre V Astrolabe à l'abri du cap Tewara. Par malheur nous étions tom- bés déjà trop sous le vent : un banc se présenta sur TOME II. 10 liG VOYAGE 1S2". notre route , et force nous fut de laisser tomber l'ancre Février. ^ l'ouvert de la baie dans un point mal abrité contre le vent régnant. A peine étions-nous mouillés , que le ciel s'étant chargé de toutes parts, le vent souffla avec force du S. E., accompagné dune pluie abondante, et soule- vant une forte houle. Néanmoins nous ne tardâmes pas à distinguer une longue pirogue de guerre qui s'était détachée du fond de la baie , et s'avançait vers nous de toute la vigueur de ceux qui la montaient , car ils manœuvraient avec une extrême habileté. Il pi. xltx. n'était pas sans intérêt de voir cette longue et frêle embarcation surgir et disparaître alternativement au travers d'une lame assez creuse. Les naturels por- taient tous le costume national de la Nouvelle-Zélande, c'est-à-dire des nattes en mouka [phormium tenax) plus ou moins grossières , à l'exception d'un seul indi- vidu proprement vêtu d'habilîemens anglais. Je le pris d'abord pour quelque déserteur établi parmi ces insulaires , d'autant plus qu'il accosta la corvette sans hésiter, monta à bord, demanda le rangatira rahi, et s'avança vers moi d'un air fort délibéré. Ce ne fut 0 qu'en l'entendant parler, et examinant de plus près ses traits à demi tatoués , que je le reconnus pour un véri- table insulaire. Bientôt, au moyen d'un langage mi-anglais, mi- zélandais, qu'aidaient souvent des gestes significatifs, je parvins à connaître que mon hôte se nommait Rangui. Il était fils de Tekoke, premier chef de la tribu de Pahia, sur la baie des Iles, que j'avais eu DE L'ASTROLABE. 147 occasion de visiter quatre ans auparavant. Il se disait 1827. avec orgueil compagnon de Pomare , et , bien qu'il Ievner- s'efforçât de cacher une partie de la vérité , je soup- çonnai bien vite qu'il se trouvait encore en ce moment engagé dans quelque expédition militaire contre les peuplades de la baie Shouraki. L'un de ses lieutenans nommé Nataï, décoré d'un tatouage assez régulier, attira notre attention : l'habile pinceau de M. de Sainson a fidèlement reproduit les traits, le moko (tatouage) et le caractère de figure de ce guerrier zélandais. pi. xliii. Rangui me fit comprendre qu'il avait résidé quelque temps à Port-Jackson où il avait acquis ses manières semi-européennes. Pour achever de me convaincre, il me déploya avec beaucoup de gravité un chiffon de papier que je pris d'abord pour quelque certificat de capitaine baleinier. En effet , c'était bien un certificat, mais au nom de deux individus de Sydney qui attes- taient avoir hébergé Rangui quelques jours chez eux, ajoutant que celui-ci leur avait promis en retour de leur envoyer des lances , des coqtulles et autres objets cu- rieux de son pays. Ces deux messieurs invitaient en conséquence tous les capitaines entre les mains des- quels ce papier viendrait à tomber, à rappeler soi- gneusement cette promesse au porteur. Cette plai- sante invitation m'amusa beaucoup, et je pensai que ceux qui la verraient songeraient à en tirer paru pour eux-mêmes plutôt que pour les deux camarades de Port-Jackson. Du reste, je remis à Rangui, d'un an- tres-sérieux , son écrit , comme si sa teneur m'eût 10* 148 VOYAGE 1827. donné d'utiles renseignemens sur son compte , et il lévrier. parut très-satisfait. Après avoir examiné un moment le temps , notre navire et notre mouillage, avec autant d'aplomb qu'eût pu faire le pilote le plus expérimenté , il me déclara que nous étions fort mal placés , qu'il allait faire très- mauvais , et que notre navire périrait certainement si nous ne changions pas de position. En même temps il m'indiquait le fond de la baie, en m'assurant que nous y serions parfaitement en sûreté , et déployait toute son éloquence pour me persuader de m'y rendre. Sans doute il avait raison, je le savais bien ; et plus que lui j'eusse désiré pouvoir conduire la corvette à l'abri de la presqu'île Tewara : mais le temps qui régnait ne me permettait pas de tenter aucun mouvement. Te Ran- gui , qui ne pouvait comprendre mes raisons , s'épuisait en démonstrations pour me faire quitter ce mouillage, et y joignait les menaces les plus énergiques d'un pro- chain naufrage. Voyant enfin qu'il ne pouvait me dé- terminer, il renvoya sa pirogue et ses gens à terre et resta seul avec moi. Sur le désir que je lui témoignai , il me donna avec intelligence et complaisance les noms en langue du pays de toutes les terres et îles voisines , que j'ai subs- titués comme à l'ordinaire à ceux de Cook. Sur des côtes occupées par un peuple doué d'autant de saga- cité, et qui n'avait pas laissé un îlot, un rocher, un coin de terre sans lui assigner une dénomination , il devenait bizarre pour le navigateur de ne voir figurer que des noms anglais, souvent d'assez mauvais goût. DE L'ASTROLABE. 14!) 11 est beaucoup plus intéressant pour lui de retrouver 1827. /es noms des naturels. Du moins est-il certain d'être levnor- entendu de ceux-ci , et de pouvoir se faire indiquer le lieu où il compte diriger son navire , la tribu qu'il dé- sire visiter. Sans doute c'est pour lui un devoir sacré que de respecter les noms imposés par le premier dé- couvreur à des lieux inhabités ; mais partout ailleurs je pense que ceux des indigènes doivent prévaloir dès qu'ils sont une fois connus ; il vient d'ailleurs un temps où ces noms sont pour le pays les seuls vestiges du lan- gage que parlaient ses primitifs habitans. Immédiatement après avoir mouillé , j'envoyai M. Paris pour sonder tout autour du navire du N. O. au S. O. , et déterminer la limite des cinq brasses. Le résultat de son opération fut qu'il y -avait fond presque à toucher la côte. Comme nous en étions à plus de deux milles de distance, cette certitude me rassura en me faisant voir qu'en cas d'accident, nous aurions beaucoup de chasse. Le temps menaçait de plus en plus; à onze heures je tentai d'appareiller pour m'avancer un peu plus dans la baie; mais notre cabestan, naturellement mauvais, laissait glisser la tournevire à chaque secousse vio- lente que la lame imprimait à cette dernière. Je crai- gnis que cette manœuvre , au lieu de nous être avan- tageuse, ne nous devînt funeste ; ainsi je me décidai à garder notre poste, d'autant plus que l'ancre avait tenu bon , quoique nous n'eussions encore que qua- rante brasses de chaîne à l'eau . Le temps s'étant un peu amélioré vers trois heures, 150 VOYAGE 1827. j'expédiai M. Lotlin vers le fond de la baie pour en Février. lever le plan. II revint sur les cinq heures et demie , après avoir reconnu un excellent mouillage et l'entrée d'un beau canal qui doit être l'embouchure de la rivière Wangari. Te Ran gui a passé joyeusement la journée à bord , et se décide à y passer aussi la nuit. Mais rien n'a pu le déterminer à nous accompagner au fond de la baie Shouraki. L'idée seule de communiquer avec les habi- tans de cette contrée a semblé lai causer une véritable terreur. Ni prières, ni promesses n'ont pu vaincre sa répugnance, pas même l'offre d'un fusil, appât si puissant sur l'esprit du Nouveau-Zélandais. Il m'a ap- pris que Temarangai, chef distingué dans ces cantons, habitait les bords du Wangari ; il a ajouté qu'il allait lui annoncer notre arrivée , et l'inviter à nous apporter des cochons, si nous voulions seulement l'attendre trois ou quatre jours. Toute la nuit, la houle a été très-forte , la brise fraî- che et inégale , et le ciel chargé. V Astrolabe roulait bord sur bord, mais sans trop fatiguer. a3. Sur les cinq heures du matin, voyant que lèvent et la houle ne me permettaient pas d'appareiller, j'ai voulu mettre à profit ce retard forcé pour visiter la baie , l'entrée de la rivière et l'établissement de Rangui. Suivi de MM. Quoy, Lottin, Lauvergne et de Rangui, je me suis dirigé avec la baleinière vers la pointe de sable située au N. N. O. de notre mouillage. ri. xl. Sur notre route , nous avons rencontré les trois pi- rogues de Rangui qui se rendaient à bord. La plus DE L'ASTROLABE. 151 grande, ornée sur l'avant el sur l'arrière, de plumes et de touffes de poil , offrait le long de son plat-bord , une suite de sculptures en bas-reliefs, peintes en rouge, souvent enrichies d'incrustations de nacre, le tout exécuté dans le meilleur goût zélandais. Rangui 1827. Février. adressa quelques mots à ses guerriers; puis il per- sista à m'accompagner dans mon excursion , malgré l'offre que je lui fis de le déposer sur ses pirogues. Un banc considérable qui s'étend à près d'un mille de la plage de sable rétrécit l'entrée de la baie de Wangari de manière à ne lui laisser qu'un demi-mille de lar- geur. Son intérieur offre un excellent mouillage , on y est abrité de toutes parts , et le vent du sud qui pour- rait seul y pénétrer ne peut y amener de houle à cause de la configuration des terres voisines. Le long de la terre haute, vers le nord, on trouve dix à douze brasses jusqu'à loucher la côte. L'entrée de la rivière elle-même a un demi-mille d'ouverture , et s'étend ensuite en un vaste bassin de \ 152 VOYAGE 1827. deux ou trois milles de large, où des navires comme le Fevner. nôtre pourraient sans doute entrer. Nous avons dé- barqué près de la pointe du nord , et j'ai gravi avec M. Lottin jusqu'à la cime d'un petit morne qui domine à la fois le bassin extérieur et le bassin intérieur. De ce point, ma vue pouvait errer à son gré sur les sommets ombragés de Tewara, que surmontent des pitons dé- charnés et souvent disposés comme les doigts de la main , sur les plages basses et sablonneuses qui bor- daient du côté opposé le canal situé à mes pieds , et surtout sur le vaste et paisible bassin des eaux du Wangari, environnées de toutes parts d'une végétation robuste. De riantes îles s'élèvent à sa surface, et le cours de la rivière disparaît au travers des montagnes situées au couchant. Probablement , comme tous ceux qui ont été re- connus jusqu'à ce jour dans ces îles, ce fleuve, malgré l'aspect imposant de son embouchure , n'est qu'une large crique d'eau salée aboutissant bientôt à un tor- rent plus ou moins volumineux , qui , dans les cha- leurs et à basse mer, n'offre souvent qu'un filet d'eau. Cette disposition des rivières de la Nouvelle-Zélande, si conforme en apparence à ce qui a lieu dans la Nou- velle-Hollande, tient pourtant, suivant moi, à une cause toute différente. A la Nouvelle-Zélande, je l'at- tribuerais tout naturellement à l'extrême irrégularité du sol, à la hauteur des montagnes, et surtout au peu de largeur des îles dont se compose celte terre et qui ne permet point aux cours d'eau d'atteindre un volume considérable avant de s'épancher dans la DE L'ASTROLABE. 153 mer. Il est inutile de prouver que la même raison ne 1827. serait point admissible pour le continent australien. Février. Tout en admirant la beauté de la scène qui nous environnait et la vigueur de la végétation , je m'éton- nais du silence qui régnait de tous côtés et de l'absence de toute créature humaine sur un sol aussi fertile. Mais je me rappelai les habitudes belliqueuses des Zélandais et surtout les guerres d'extermination que les peuples du Nord viennent déclarer chaque année aux malheureuses tribus de la baie Shouraki. En effet, en rôdant aux environs, j'eus bientôt décou- vert, au travers des broussailles qui recouvraient le sol , les débris épars de nombreuses cases. Un village avait naguère occupé cette éminence , et ses habitans avaient été détruits ou s'étaient enfuis vers l'intérieur, afin de se soustraire aux fureurs des tribus de la baie des Iles, guidées successivement par Koro-Koro , Pomare, Shongui, etc. Ici , malgré la circonstance la plus favorable aux recherches entomologiques , un soleil piquant après une longue pluie , j'eus occasion de remarquer de nouveau la disette singulière de diverses espèces d'in- sectes sur le sol de la Nouvelle-Zélande. Point de co- léoptères , ni de lépidoptères , seulement quelques orthoptères, hémiptères et diptères, comme locustes, criquets, punaises et mouches, etc. Les oiseaux étaient plus nombreux, mais très-farouches. D'ex- cellentes huîtres recouvraient les rochers , et de larges fucacées tapissaient les intervalles que ceux-ci laissaient entre eux au fond de la mer près du rivage. IVi VOYAGE 18^7. Dès que M. Lottin eut terminé son travail, qui Février. (]llra une heure environ, je m'acheminai vers la station de Rangui, qui s'était établi dans une petite plaine sous les flancs mêmes de la presqu'île Tewara et à l'abri de tous les vents. Un rapide coup-d'œil, jeté sur son établissement, m'eut bientôt convaincu qu'il n'était que temporaire; ce n'était qu'un camp volant dans lequel ce rangatira s'était placé avec sa troupe comme en vedette, en attendant le reste de l'armée. Deux ou trois huttes en branchages servaient de ten- tes ; une grande quantité de corbeilles , remplies de racines de fougères (JYga doua)-, nombre de poissons suspendus à l'air pour sécher, et dont la plupart, à demi corrompus , exhalaient une odeur infecte , des paquets de lances et quelques fusils couverts de nattes ; voilà quel était le bagage de ces aventuriers. Point de cochons , aucune apparence de terre cultivée , seule- ment un beau coq dont je fis l'emplette. Comme ils s'étaient presque tous rendus à bord, il ne restait à la garde du camp qu'un homme , deux ou trois femmes et quelques enfans. Ayant questionné Rangui d'une manière plus précise, après quelques faux-fuyans , il finit par m'avouer qu'il conduisait en effet l'avant-garde de l'expédition mili- taire dirigée cette année par les peuplades de la baie des Iles contre ceux de Waï-Kato, dont ils avaient juré la ruine. 11 attendait de jour en jour l'arrivée des autres chefs ses alliés pour s'avancer vers le sud. 11 fut ravi d'apprendre que je devais aller mouiller à Paroa ; ses yeux se remplirent de larmes quand je lui DE L'ASTROLABE. 155 dis que je verrais son père Tekoke , et il m'en exprima 1827. sa joie par toutes sortes de témoignages d'amitié. Février- Etrange réunion , chez ces sauvages , d'affections si tendres avec les mœurs les plus féroces! Comme je jugeai que le temps allait me permettre de mettre à la voile , je dissuadai Rangui de revenir avec nous , et pris congé de lui. A mi-chemin , je ren- contrai les trois pirogues qui retournaient à terre. Déjà je me félicitais d'être débarrassé de ces hôtes si importuns au moment d'un appareillage, quand, àmon arrivée, je fus tout-à-fait contrarié d'apprendre que six d'entre eux étaient restés à bord. Sur-le-champ, je les fis rembarquer dans la baleinière et jeter à terre sur le Doint le plus voisin. Toutefois ce mouvement entraîna un retard de deux longues heures , et il était midi précis quand nous appareillâmes. 156 VOYAGE CHAPITRE XV K.VPLOKATIÙN DE LA BAIli SHOIJRAKI , DS.COU Vfc R.TE DU CARAT. DE I.'ASTROLABE. 1837. Nous gouvernâmes au S. E. 1Ji E. avec une jolie lévrier. petite brise de nord, en prolongeant la côte à deux ou trois milles au large. Depuis le mouillage jusqu'au cap Papaï-Outou qui forme la pointe méridionale de la baie Wangari, la côte est basse et nue et ne se relève qu'auprès du cap où elle devient en même temps un peu boisée. Au-delà, ce n'est qu'une suite de dunes uniformes et presque dépouillées jusqu'à quatre ou cinq milles du cap Tokatou-Wenoua (cap Rodney de Cook). Alors la terre se relève encore et prend un aspect moins triste. Sur notre gauche , nous laissâmes les sommets élevés de Moro-Tiri , Taranga et le rocher Toutourou , semblable à un coin de mire isolé, et sans apparence de verdure. A sept heures du soir, nous passions précisémeni entre le cap Tokatou-Wenoua et la haute île Shou- DE L'ASTROLABE. 157 lo'urou , à moins d'une demi-lieue du premier et en- 1827. viron à dix milles de l'autre. eyner' La pointe de Tokatou-Wenoua n'est pas elle-même l>ien élevée , et ce n'est qu'à quatre à cinq milles dans l'intérieur qu'elle est surmontée par un piton de cent cinquante toises environ de hauteur. La sonde qui, toute l'après-midi, avait indiqué trente- deux et trente-trois brasses, descendit à quarante près du cap, bien que la distance à la côte fût deux fois inoindre. Après l'avoir dépassé , son indication rede- vint uniforme et de trente-une à trente-trois brasses , comme auparavant , jusqu'à mi-chenal entre la grande terre et Shoutourou. La nuit fut très-belle , et nous la passâmes paisiblement en panne. Dès quatre heures du matin je gouvernai à l'O. S. u> O. pour nous rapprocher du cap Tokatou-Wenoua. Quand le jour nous permit de reconnaître les terres, je vis que le courant nous avait entraînés durant la nuit de six à sept milles vers le cap Moe-Hao (cap Col- ville de Cook). Je manœuvrai pour suivre la côte d'aussi près qu'il me serait possible , car mon intention était de m'en foncer dans les îles de l'ouest que Cook n'avait vues qu'à la hâte et d'une manière fort vague , tant je tenais à compléter le travail de ce grand navi- gateur. Quoique le vent fût devenu très-mou, à huit heures nous passâmes vis-à-vis d'une pointe très-avancée, terminée par quelques îlots , et derrière laquelle doit se trouver un excellent mouillage. Un instant après , un écueii à fleur d'eau se montra sur l'avant du na- 158 VOYAGE 1827. vire : nous en passâmes à quatre cents toises, tandis Février. qUe jyj. Guilbert allait le reconnaître. Ce n'est qu'un petit plateau peu étendu et qui n'offre point de danger, ayant tout à l'enlour dix-sept brasses d'eau. Nous cinglâmes ensuite devant un vaste enfonce- ment qui doit contenir plusieurs îles , baies et canaux. Vers deux heures , nous donnions à pleines voiles entre une île située sur bâbord (Tiri-Tiri-Matangui) et une presqu'île sur la droite qui ne tient à la grande terre que par un isthme fort étroit. Dan" s ce canal qui a deux ou trois milles de largeur, le fond décroissait régulièrement de vingt à dix-sept brasses. Ensuite nous nous trouvâmes dans un golfe spacieux sur la bande occidentale de la baie Shouraki, où nous fumes obligés de courir des bordées pour nous élever dans le S. O. Ce beau bassin a dix à douze milles d'étendue en tout sens. Au S. E. il est bordé par une chaîne d'îles médiocrement élevées et bien boisées; àl'O. par une cote uniforme , taillée à pic , triste et stérile ; au N . N. O. un large canal parait s'enfoncer dans les terres : mais je préférai diriger mes recherches vers une autre ouverture dans le sud , qui devait, suivant mon calcul, me rapprocher de la cote opposée de la Nouvelle-Zé- lande , et réduire à très-peu de chose la largeur d'Ika- Na-Mawi sur ce point. Je n'étais pas même éloigné de penser qu'il pouvait exister ici un canal qui partagerait cette terre en deux îles. Nous n'avons remarqué aucune trace d'habitans , seulement deux ou trois fumées fort loin dans l'inté- DE L'ASTROLABE. 159 rieur. On ne peut douter que cette extrême dépopu- 1827. lation ne provienne des ravages de la guerre. Février. La brise ayant beaucoup molli et varié à l'O. S. O., dans la soirée, nous laissâmes tomber l'ancre par douze brasses , vase molle , à quatre milles de la côte. En peu dinslans l'équipage pêcba à la ligne une immense quantité de beaux poissons et de la chair la plus exquise. Dans l'après-midi, un petit squale marteau avait quelque temps suivi la corvette. Le branlebas se fait à cinq heures, et quelques mi- 25. nutes après l'Astrolabe est sous voiles. Le vent fixé au S. S. O. nous réduisait encore a louvoyer, et je prévis qu'il nous faudrait une bonne partie de la jour- née pour atteindre la passe du sud. Afin de mettre ce temps à profit , je sautai dans la baleinière avec MM. Lottin, Gaimard et Lesson, pour aller explorer les canaux intérieurs , laissant la corvette , sous la conduite de M. Jacquinot , s'avancer à petites bordées vers la passe. A la distance d'une demi-lieue environ, nous prîmes plaisir à voir C Astrolabe sillonnant les eaux tranquilles d'un bassin environné de terre de tous côtés : son corps légèrement balancé sur la sur- face des flots , ses voiles doucement enflées par une brise légère, contrastaient vivement avec le silence absolu de la nature. Perdue comme un point sur l'im- mensité des mers, la masse d'un navire reprend toute son importance dès qu'elle est rapprochée d'objets qu'on puisse lui comparer. L'effet que ce spectacle produit est peut-être plus frappant encore pour le na- vigateur qui , renfermé dans cette demeure flottante, 160 VOYAGE 1827. en trouve d'ordinaire les dimensions rétrécies en raison Février. Je }a g,£ne qU'il y éprOUVC Au bout de deux heures nous donnâmes dans la passe qui avait excité notre curiosité. Sur la gauche se trouve une île (Rangui-Toto) basse à ses extrémités, surmontée d'un piton au centre, et dont la végétation très-active contraste d'une manière singulière avec la nudité des terres qui occupent la rive opposée. Nous nous trouvâmes ensuite dans un beau bassin intérieur qui nous offrit régulièrement six à huit brasses d'eau , et se divisait bientôt en deux canaux : l'un se dirige vers l'est, et nous ne pouvions en distinguer l'extrémité ; l'autre qui courait à l'ouest nous sem- blait borné par des terres à deux ou trois lieues de distance. Nous pénétrâmes dans celui-ci, et débarquâmes sur sa rive droite. Tandis que M. Lottin faisait une station géographique sur le sommet d'un piton que dès la veille nous avions remarqué de très-loin , je jetais un coup-d'ceil sur la campagne d'alentour. Recouverte en abondance par des plantes herbacées , il n'y croissait que des buissons et point d'arbres. Déjà les chaleurs semblaient avoir détruit une grande partie des végé- taux , et ce sol quoique assez fertile en apparence me parut privé d'eau douce, car je ne pus y découvrir qu'une mare d'eau saumàtre. Les oiseaux y étaient fort rares : nous ne pûmes tirer que quelques espèces de rivage ; nous devons noter cependant une caille analogue à celle d'Europe. Le long de cette plage nous éprouvâmes une chaleur à laquelle nous n'étions DE L'ASTROLABE. 161 plus accoutumés depuis noire arrivée sur les côtes de 1827. la Nouvelle-Zélande. Février- A midi et demi , nous nous sommes rembarques , pour traverser le bras de mer, et nous avons mis pied à terre sur la rive du sud. Au bord de l'eau nous trou- vâmes un village abandonné , composé de plus de cent cabanes ; mais nous vîmes que ce n'était que des huttes en simples branchages , construites seulement pour servir momentanément d'abris aux naturels dans leurs grandes parties de pèche ou lors de leurs excursions militaires. Toujours préoccupé de l'idée que la mer devait se retrouver à une très-petite distance au sud , je résolus de franchir l'isthme étroit qui nous en séparait , ou du moins d'atteindre un monticule éloigné de deux lieues environ , du sommet duquel j'espérais découvrir les deux mers. Je pris Simonet avec moi, et MM. Lottin et Gaimard, à qui je communiquai mon projet , voulu- rent m'accompagner. Cette société m'était aussi utile qu'agréable : car au travers de ces solitudes inconnues on court le risque d'être rencontré à chaque instant par des sauvages dont les intentions peuvent être suspectes. Du reste, je plaçais ma confiance sur ce que je n'emportais rien qui pût exciter leur cupidité. Simonet seul avait un mauvais fusil, et je l'aurais cédé promplement pour peu que je me fusse vu serré de trop près ou par une troupe nombreuse. Nous fumes d'abord favorisés par un petit sentier bien battu qui se dirigeait précisément vers l'endroit où je voulais aller. Long-temps même je crus qu'il TOME II. Il 162 VOYAGE 1827. allait nous conduire à quelque habitation. Durant une Février, heure environ , nous cheminâmes au travers de co- teaux couverts de hautes fougères, d'arbrisseaux et quelquefois de bois taillis , coupés par des ravines où coulaient des ruisseaux d'une eau très-fraiche. A notre grand regret, notre sentier s'effaça peu à peu et finit par disparaître aux approches d'un petit bois plus touffu que les autres. Toutefois, comme nous n'é- tions plus qu'à deux milles de l'éminence que je vou- lais atteindre , nous tentâmes de poursuivre notre route. Mais après une demi-heure d'efforts inouïs , de fatigues extraordinaires qui nous permirent à peine d'avancer de deux cents pas , nous nous trouvâmes dans un lieu si marécageux , si enlacé de fougères , broussailles sèches et arbrisseaux, qu'il nous devint impossible de poser un pied devant l'autre. Dans une tentative qu'il fit pour pénétrer plus avant, M. Gai- mard fit une chute et faillit se blesser dangereuse- ment*. D'ailleurs il ne suffisait pas d'aller, il eût fallu revenir, tâche encore plus difficile quand nos forces auraient été épuisées. Quoiqu'il m'en coûtât, je voyais la nécessité de nous en retourner, ce que nous exécu- tâmes d'un pas plus modéré. Les véroniques ligneu- ses, les leptospermes, les épacridées, quelques cypé- racées, et surtout la fougère comestible, forment la principale végétation de ces déserts. Aucune trace de culture ne s'offrit à nos regards. Outre le sentier que nous suivions, nous n'observâmes d'autres vestiges * Voyez note i4- DE L'ASTROLABE. 163 du passage de l'homme que quelques arbres abattus 1827. et divers espaces de terrain fraîchement remués pour Fevrie>- arracher des racines de fougère (?iga doua) , une des bases principales de la nourriture des habilans de ces régions. Des hauteurs voisines, nous remarquâmes que le canal où se trouvait notre canot débouquait à l'ouest dans un vaste* bassin qui s'étendait indéfiniment au nord. Il est très-probable que celui-ci doit communi- quer avec le canal que nous avions observé la veille au soir dans le N. N. O. de notre mouillage. Tout in- dique qu'en ces parages l'île Ika-Na-Mawi est morcelée par une foule de canaux et de criques qui doivent former des baies et des havres meilleurs les uns que les autres. Vers trois heures et demie, nous quittâmes cet endroit , et une heure après nous étions de retour à bord. Profitant de la marée qui lui était favorable, M. Jacquinot avait amené la corvette à l'entrée de la passe , entre l'île Rangui-Toto et les terres de Taka- Pouni. Dès que la baleinière fut hissée, je fis servir les amures à tribord, décidé à donner de suite dans le canal oriental. Poussé par une jolie brise de S. O., je doublai rapidement au vent l'île Rangui-Toto. A cinq heures trente-cinq minutes , au moment où nous dé- passions sa pointe méridionale à moins de trois cents toises de distance , la sonde qu'on jetait alternative- ment des deux bords et sans discontinuer, diminua rapidement de six a cinq, cinq et demie et même moins de quatre brasses. Inquiet, j'allais virer de 164 VOYAGE 1827. bord , malgré des brisans qui nous cernaient de près Fevner. dans je suc| } qUanc| Je jet suivant nous donna six brasses , puis le fond augmenta successivement jus- qu'à huit brasses. Cependant, à six heures et demie, je me voyais entouré de terres de toutes parts et le canal s'était beaucoup resserré. Craignant de tomber dans un lieu moins favorable pour mouiller, et ne voulant pas aller plus loin, je laissai tomber l'ancre de tribord par huit brasses , fond de vase. Vingt brasses de chaîne à la mer suffirent pour nous mettre à l'abri de toute inquiétude. La nuit fut très-douce , et je pus enfin goûter un repos parfait *. 26. Dès cinq heures du matin , impatient de pour- suivre nos découvertes, avec une petite fraîcheur de S. O. accompagnée d'un temps charmant, je remis à la voile pour avancer dans le canal où nous avions pé- nétré. Mais le vent, après avoir varié au S. et S. E., tomba tout-à-fait à sept heures et demie , et nous laissa en calme plat. Au même instant , trois pirogues que nous observions depuis long-temps , et qui étaient parties de la plage du sud, arrivèrent le long du bord. Bientôt j'appris qu'elles appartenaient à Rangui , chef puissant de cette côte : lui-même, revêtu d'une tunique écossaise, se trouvait dans la plus grande de ces em- barcations. Sur mon invitation il monta à bord sur-le- champ et sans défiance , s'avança vers moi d'un pas grave et assuré, et me proposa le salut d'étiquette (shongui). J'exigeai que tous ses guerriers restassent * y oyez note 1 5. DE L'ASTROLABE. 165 dans leurs pirogues, et ne permis qu'à lui et à son 1827. frère et compagnon d'armes, Tawiti, de monter sur la Février, corvette, ce qui ne parut lui causer aucune répu- gnance. Te Rangui , dont la taille atteignait cinq pieds neuf pi. i.xxr. pouces, était un fort bel homme dans toute l'étendue du mol ; sa démarche était noble et imposante, et les traits de son visage, quoique ornés déjà de sillons nom- breux , marques de son rang , respiraient un air de calme , de confiance et de dignité remarquables. Nous ne tardâmes pas à être ensemble le mieux du monde , et dans le cours de la longue conversation qui eut lieu entre lui et moi , voici les principaux renseignemens que je pus saisir. Les naturels de Shouraki se trouvent engagés dans des guerres continuelles avec les peuples du nord, qui viennent chaque année ravager leur territoire. — Les armes à feu donnent un immense avantage à ceux-ci , et Rangui témoignait le plus vif désir d'en obtenir pour sa tribu. — Un an s'était à peine écoulé depuis qu'il avait combattu à coups de fusil contre le redoutable Pomare. — Après avoir échangé plusieurs balles, Po- mare avait enfin succombé ; comme de coutume , son corps avait été dévoré sur le champ de bataille , et sa tête préparée en ?noko-?nokaï était conservée dans le pâ de Waï-Kato, principale forteresse de la ligue des peuples de la baie Shouraki. — Je pouvais en devenir maître pour quelques livres de poudre ; il ne s'agissait que d'attendre quatre ou cinq jours , temps rigoureu- sement nécessaire pour envoyer un messager chercher 166 VOYAGE 1827. cette tète à Waï-Kato — Cette proposition était assu- Fevner. rément séduisante pour moi , et j'aurais été jaloux de rapporter en Europe la dépouille dernière d'un guerrier devenu si fameux dans ces régions antarcti- ques. Malheureusement l'exploration de la Nouvelle- Zélande n'était pour la campagne qu'une opération du second ordre, et mes instructions me prescrivaient de me rendre entre les tropiques. Rangui etTawiti, empressés de satisfaire à mes ques- tions , me donnèrent en outre les noms des districts , des canaux et des îles dont nous étions environnés. C'est ainsi que les noms suivans vinrent figurer sur notre carte, savoir : Rangui-Toto pour l'île volcanique située au N. O. du mouillage, Taka-Pouni pour la plage opposée , Waï-Tamata pour le canal de l'ouest , Waï-Mogoïa pour un canal au sud, et Waï-Roa pour un troisième situé à l'est. On me confirma que le Waï-Tamata ne communiquait point avec la mer oc- cidentale ; mais on me répéta à diverses reprises et d'une manière positive , qu'en suivant le cours du Waï-Mogoïa on pouvait arriver en un endroit séparé seulement par une marche très-courte des bords du Manoukao , grand port situé sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande. Ce renseignement me parut si important que je conçus à l'instant le projet d'en vérifier l'exactitude. Aussitôt je proposai à Rangui de rester a bord avec Tawiti , tandis que j'enverrais quelques-uns de nos officiers à Manoukao, sous l'escorte de ses guerriers. Il y consentit de si bonne grâce et d'un air si ouvert, DE L' ASTROLABE. 1G7 que je ne pensai pas qu'il y eût le moindre danger pour mes compagnons. En conséquence je laissai retomber l'ancre à très-peu de distance de l'endroit où nous avions passé la nuit : puis à dix heures la baleinière partit sous les ordres de M. Lottin , qu'accompa- gnaient MM. Guilbert, Gaimard, Bertrand et Fa- raguet. Un guide donné par Rangui était chargé de les conduire et de les faire respecter au nom de ce chef. M. Lottin avait ordre de s'avancer jusqu'à Manou- kao afin de reconnaître la mer occidentale , mais en combinant ses opérations de manière à être de retour au canot avant la nuit. La plus grande circonspection dans leurs rapports avec les naturels leur était re- commandée à tous. Trop de catastrophes funestes , à dater de la découverte de Tasman , jusqu'à l'enlève- ment du Bofdk Wangaroa, avaient tristement, signalé le passage des Européens en ces parages , pour me permettre d'être parfaitement tranquille sur les dispo- sitions de ces peuples aussi faciles à irriter que bar- bares dans leurs vengeances. En même temps , j'envoyai la yole , sous les ordres du maître d'équipage , faire du bois sur une petite île voisine , nommée Koreha. Son sommet en forme de cratère et les pierres ponces trouvées à sa base attes- tent que son origine est également volcanique , bien qu'elle soit aujourd'hui presque entièrement recou- verte d'épais tapis d'une herbe très-verte. Rangui déjeuna avec moi et se comporta fort dé- cemment à table; puis il renvoya tous ses gens avec 18*7. Février. 168 VOYAGE i8j7. leurs pirogues à terre, restant seul à bord avec Fevner. Tawili. Parmi diverses choses qu'il me raconta , voici celles que je notai avec plus de soin. Il n'avait connaissance que de trois navires venus avant nous dans ce même endroit , savoir : le Koro- man (Coromandel , capitaine Downie) ; le Pateriki (sans doute , suivant ce que j'ai soupçonné depuis , le Saint-Patrick que montait M. Dillon); enfin le Loui- siann que je supposai un navire américain. — Ce der- nier avait échoué et manqua périr en voulant passer par le canal de Pakii. — Le district de Tamaki qui avoisine les bords du Mogoïa reconnaît pour chefs principaux Rangui, Kaïwaka et Tawiti, tandis que Manoukao est sous les ordres d'un grand rangalira nommé Toupaïa, que mes deux hôtes appelaient leur père. — Sans doute ce n'était qu'un titre de respect ou d'adoption, puisqu'ils m'expliquèrent un peu plus tard que leur véritable père était Houpâ, chef puis- sant, naguère établi près de l'embouchure du Waï- Kahourounga (rivière Ta?m'se), mais qui avait suc- combé avec une foule de ses guerriers à une épi- démie cruelle qu'ils attribuaient à la colère du Dieu des Anglais. — Dans leurs idées superstitieuses , c'était l'apparition de M. Marsden parmi eux et l'in- tercession de ce tohunga ou prophète puissant , qui leur avaient valu ce terrible fléau ; mais ils ne pou- vaient assigner aucun motif spécieux à cette ab- surde opinion. On sait d'ailleurs que, durant tout son voyage dans ces contrées , M. Marsden vécut dans la plus parfaite intelligence avec ces peuples. Quoi qu'il DE LASTROIABK. 1G9 en soit , regardant désormais ces lieux comme dévoués l8 *i- à la vengeance céleste , les enfans de Houpâ et leurs compagnons frappèrent leurs antiques demeures d'un éternel tapou, et vinrent s'établir plus au nord de la rive gauche du golfe Shouraki. — Toute celte côte prend le nom de Ware-Kawa, tandis que celle de l'est retient plus particulièrement celui de Shouraki. Waï-Kato, situé à trois ou quatre journées de dislance vers le S. S. E. et l'arsenal de ces insulaires, est commandé par Kanawa et défendu par mille guerriers , qui sur- le-champ se mettraient en marche , dès qu'on aurait des nouvelles de l'arrivée de Shongui à la baie Shou- raki. — Rangui me raconta la mort misérable de Hihi, l'un des plus redoutables compagnons de Shongui , qui s'était noyé l'année précédente dans le bassin même où nous étions mouillés. Sa pirogue avait cha- viré dans un grain violent, et son corps était devenu la pâture des poissons , destinée la plus funeste pour un guerrier dans les idées de ce peuple. — Mon hôte sur- tout ne cessait de répéter avec emphase qu'il avait tué et mangé Pomare, montrant avec orgueil sa tunique écossaise , comme trophée de sa victoire , exavias indatas Achillis... A l'entendre, il préparait le même sort à Shongui, dès que celui-ci oserait se mesurer avec lui. — Cependant quand je vins à parler par hasard de Rangui de Pahia , que j'avais rencontré à Wangari , la jactance de mon héros diminua tout-à-coup pour faire place à une inquiétude très-marquée et qui avait quelque chose de comique. Il s'informa à diverses re- prises des forces de cet ennemi, de ses projets, et sur- 170 VOYAGE i«a7. tout demanda plus de vingt fois de suite s'il n'allait ievner. pas arrjver incessamment. Tout annonçait que cette nouvelle l'agitait cruellement et qu'il était vivement tourmenté de savoir son ennemi déjà si près de lui. Ayant voulu connaître quelle serait ma conduite dans le cas où Rangui qu'il surnommait avec mépris Touke pour le distinguer de lui-même , viendrait à paraître près de la corvette , je lui répondis qu'étant égale- ment l'ami de tous les Zélandais, je ne lui ferais aucun mal , mais que je ne souffrirais point non plus qu'au- cun de mes hôtes fût attaqué ou même insulté sur mon vaisseau. J'ajoutai que tant que lui Rangui de Tamaki et les siens seraient sous ma protection , il ne pouvait leur arriver rien de fâcheux. Cette pro- messe lui fit plaisir et parut calmer un peu les vives inquiétudes qu'il éprouvait. — Le sentier que nous avions suivi long-temps la veille conduisait aussi à Manoukao , bien qu'il fût interrompu en certains en- droits. — Kaï-Para, résidence de Moudi-Panga , chef célèbre de ces régions , n'est éloignée que de trois jours de Tamaki, et ce rangatira valeureux, qui avait si long-temps résisté avec succès à Shongui , a enfin succombé sous les coups de celui-ci , et lui a servi de pâture ainsi qu'à ses guerriers. — Kapou-Hoka, dont Touaï me montra quelques années auparavant la tête préparée à Paroa , était frère ou cousin aîné de Ran- gui. — En définitif, je crus comprendre que Kanawa, chef de Waï-Kato , était toupouna ou grand-père de Rangui et père de Tawiti , d'où il s'ensuivrait que celui-ci serait l'oncle et non le frère de Rangui. En DE L'AS moi ABE. 171 général les titres de frère , oncle ou neveu , et 1827. même cousin , sont souvent confondus chez ces peu- Fevner- pies, et les adoptions, aussi fréquentes parmi eux qu'elles l'étaient chez les anciens Romains, ajoutent encore à cette confusion. Rangui n'a pu me désigner que six principaux airs de vents, savoir : N. , moudi; N. E., marangaï; E. , tonga; S., hawa-ourou; O., tou-araki; et N. O., kau- raki. Il m'a récité en entier le fameux chant du Pihe, et a été fort étonné de me le voir répéter après lui, en le lisant dans la grammaire. Ce chef portait en guise de sceptre une côte de baleine sculptée qu'il nommait patou-waïroa et dont j'ai fait l'acquisition , ainsi que d'un beau manteau garni en poil de chien de diverses couleurs appartenant à Tawiti. Ce dernier avait amené pi. lvii. sa femme avec lui , elle portait dans ses bras un enfant qui paraissait aussi tendrement chéri du père que de la mère. Comme nous l'avions vu en d'autres endroits, les ..esclaves ou filles du peuple prodiguaient leurs faveurs au premier venu pour la moindre bagatelle, tandis que les femmes mariées étaient inaccessibles. Pour éprouver jusqu'où pouvaient s'étendre leurs scrupules touchant la fidélité conjugale, M. Gaimard fit toutes sortes d'offres à Tawiti pour obtenir les faveurs de sa femme ; ce rangatira fut sourd à toutes les séductions, même à l'offre d'un fusil ordinaire, se contentant de répondre chaque fois : tapou [sacré ou défendu). Seulement quand le docteur vint à offrir, en plaisantant, un fusil à deux coups, le chef sauvage, incapable de résister à une offre si séduisante , se con- 172 VOYAGE 1827. tenta de pousser sa femme entre les bras de l'étranger, Février. tandis qu'il tendait l'autre main pour recevoir le fusil.. . Avant déjuger trop sévèrement ces enfans de la na- ture , il ne faut pas oublier qu'à leurs yeux une arme de cette espèce est aujourd'hui d'un plus grand prix que ne le serait aux yeux d'un Européen une clef de chambellan , un bâton de maréchal , ou même un porte-feuille de ministre. Comme je l'avais déjà observé à la baie des Iles , la femme de Tawiti montrait la plus grande répugnance à se défaire d'une dent de requin qu'elle portait à l'o- reille. L'unique raison qu'elle opposait à mes refus était que cette dent lui venait d'un étranger [tanguta ke) ; ré- ponse qui m'avait été souvent faite à Paroa. Il faut con- venir que ces naturels tiennent singulièrement aux souvenirs d'amitié qui leur ont été laissés , si toutefois ce n'est point l'effet d'un sentiment superstitieux. Sur les cinq heures , les pirogues sont revenues à bord , apportant une immense quantité de beaiîx pois- sons. Les insulaires les ont cédés aux matelots pour des bribes de biscuit, et ont toujours montré une grande probité dans leurs marchés. La yole a apporté deux charges de bois qui se fait facilement sur l'île Koreha. La baleinière est rentrée à bord à sept heures un quart du soir, avec tous nos voyageurs. Après avoir remonté la rivière Mogoïa, l'espace de trois ou quatre milles , ils ont mis pied à terre sur les bords d'un isthme étroit qu'ils ont traversé, et se sont ensuite trouvés sur les bords du bassin de Manoukao. Ils n'ont eu qu'à DE L'ASTROLABE. 173 se louer des procédés des naturels, et ont été reçus ,827. par eux avec tous les honneurs imaginables. Je ren- Février. verrai au récit de M. Lottin* touchant les détails de cette intéressante excursion, et les fruits qu'il a pu re- tirer de son exploration : du reste il est maintenant constant que File Ika-Na-Mawi en cette partie se trouve réduite à une langue de terre très-étroite. Cette découverte peut devenir d'un grand intérêt pour les établissemens qui auront lieu à la baie Shou- raki , et cet intérêt augmentera encore si de nouvelles reconnaissances peuvent démontrer que le port de Manoukao estsusceptible de recevoir des navires d'une certaine dimension ; car un pareil établissement se trouverait alors à la portée des deux mers orientale et occidentale. Toupaïa , le principal chef, ne devait venir à bord quelelendemain; mais lnaki,rangatna paraparao*4 ', qui avait reçu ces messieurs à Manoukao, les avait ac- compagnés à leur retour. C'était un homme d'une taille moyenne , mais très-bien pris dans toutes ses propor- tions, dont la figure était expressive, l'altitude fière et l'air vraiment belliqueux. Il me parut tout-à-fait indépendant de Rangui , qui de son côté affectait de le traiter avec hauteur. Celui-ci ne cessait de me répéter qu'Inaki lui était bien infé- rieur pour le rang, et qu'il n'était que rangatira para * T'oyez notes 16 et 17. ** Titre qui parait répondre à celui de premier lieutenant du chef princi- pal, et surtout conférer les fonctions de chef des guerriers. 174 VOYAGE 1827. parao , convenant du reste que c'était un guerrier très- Fevner. brave. J'en conclus que, comme en tant d'autres pays du globe, Inaki, quoique inférieur à Rangui pour la naissance, avait peut-être acquis par sa bravoure et ses exploits le droit de commander aux guerriers de Ma- noukao. Il me fit hommage de son bâton de comman- dement, sculpté à son extrémité , incrusté en nacre et enrichi de plumes précieuses. Te Rangui, étant devenu tout-à-fait mon hôte, cou- cha dans ma chambre , tandis que Inaki et Tawiti étaient traités sur le même pied par les officiers. Rangui s'était étendu fort tranquillement sur son matelas et se préparait à dormir honnêtement, quand il entendit dans la chambre voisine (le carré des officiers) ses deux compagnons occupés à négocier l'introduction de quelques femmes qui leur avaient été demandées. Mon rangatira me demanda alors avec empressement si je n'en désirais point; sur ma réponse négative, il se tut en poussant un soupir : puis saisissant le moment où il me supposa endormi , il s'esquiva tout douce- ment de ma chambre , et alla prendre une part très- active aux négociations galantes de ses deux compa- gnons , afin sans doute de participer aux profits qui devaient leur en revenir. a7. Dès cinq heures un quart du matin, désirant pro- fiter d'une petite brise de S. S. O., pour reprendre notre travail , je fis hisser les huniers , et une demi- heure après nous faisions route à l'E. S. E. vers Pakii. Nos nobles amis Rangui, Tawiti et Inaki , avant de DE L'ASTROLABE. 175 •) nous quitter, nous promirent positivement de revenir 1827. nous voir à Shouraki. Au moyen d'un petit ruban , je Févnel< suspendis au cou de Rangui et d'Inaki des médailles de l'expédition en signe de protection et d'amitié , té- moignage auquel ils parurent très-sensibles. Rangui, m'ayant prévenu que le passage de Pakii n'était pas sain et qu'il fallait en prendre un autre entre les îles , m'of- frit un de ses esclaves (koulti) pour me servir de pilote, assurant que cet homme connaissaitparfaitementtoutes les localités. Tout en témoignant au chef ma reconnais- sance pour cette marque d'attention , on sent bien que j'étais peu disposé à placer une grande confiance dans les connaissances nautiques d'un pareil individu , qui après tout ne pouvait avoir piloté que des pirogues ti- rant deux ou trois pieds d'eau. A l'instant même où les chefs s'embarquaient, dans leurs pirogues, il arriva une petite aventure propre à faire connaître le caractère de ces peuples. J'ai déjà dit que durant tout le temps que la corvette était restée mouillée devant la rivière Mogoïa, non- seulement Rangui et les autres rangatiras s'étaient comportés avec beaucoup de décence, mais encore leurs sujets avaient commercé le long du bord avec une bonne foi digne d'éloges. Comme je mettais à la voile, on vint m'averlir qu'un des naturels venait d'enlever un plomb de sonde laissé négligemment à la traîne dans les porte-haubans. Pris sur le fait, il le rendit sans aucune résistance et se hâta de s'esquiver. Alors , m'adressant à Rangui , je lui dis à haute voix et d'un ton sévère qu'il était indigne d'honnêtes 176 VOYAGE l8a„# gens de commettre de pareils larcins, et que nous châ- Février. lierions les voleurs sans pitié. Ce reproche et cette menace parurent l'affecter profondément ; il s'excusa en alléguant que ce crime avait été commis à son insu par un étranger, par un esclave. Puis d'un air soumis , il me demanda si je n'allais pas le punir pour cette action. Je lui répondis qu'il n'en serait rien pour cette fois, et lui souhaitai le bonjour amicalement, pour m'occuper uniquement de la manœuvre. Un instant après , le bruit de coups frappés avec force et de cris pitoyables parlant de la pirogue de Rangui attirèrent de nouveau mes regards de ce côté. Alors je vis Ran- gui et Tawiti frappant à coups redoublés avec leurs pagaies sur un manteau qui semblait recouvrir un homme. Mais il me fut facile de distinguer que les deux chefs astucieux ne frappaient que sur un des bancs de la pirogue. Après avoir joué quelque temps cette farce, la pagaie de Rangui se brisa entre ses mains , l'homme fit semblant de tomber par terre , et Rangui, m'interpellant, me dit qu'il venait d'assommer le voleur, et me demanda si j'étais satisfait. Je lui répondis affirmativement , riant en moi-même de la ruse de ces sauvages , ruse au reste dont il s'est trouvé souvent des exemples chez beaucoup de peuples plus avancés en civilisation. On saura que Rangui et ses compagnons m'avaient souvent demandé avec instance du plomb pour faire des balles, objet que je n'avais pu leur accorder, puisque nous en avions à peine suffisamment pour notre usage. Sans doute , il fut impossible à ce chef DE L'ASTROLABE. 177 de résister à la lentalion d'en posséder une si grosse 1S27. masse à la fois , et c'était par ses ordres que la sonde F«vrier- avait été enlevée. Voyant le larcin découvert , il n'avait pas hésité à le laisser sur le compte de l'esclave, et il résolut d'apaiser ma colère par un simulacre de satis- faction. Le vent faible et variable ne me permit d'avancer que très-lentement par un fond de cinq ou six brasses , le long de la belle ile de Waï-Heke. En approchant de la passe , j'envoyai M. Guilbert sonder le canal Pakii, et bientôt le pavillon rouge qu'il hissa m'annonça qu'il avait trouvé moins de quatre brasses ; alors je me déterminai à donner dans un canal situé sur bâbord et que mon pilote Makara m'assura être praticable pour notre corvette, Ce nouveau canal n'a guère plus d'une demi-lieue de large et se trouve encore resserré par un îlot (Takoupou) situé vers son milieu. Je passai par le bras du nord à moins de deux encablures de ce rocher, et n'ayant, durant long-temps, que quatre brasses d'eau sous la quille , ce qui ne laissait pas que de me causer quelque inquiétude. Bientôt le fond remonta à sept ou huit brasses , la brise s'établit plus fraîche à l'ouest, et nous filâmes rapidement sur des canaux inconnus, dont une végétation riante décorait les bords, et qui nous offraient à chaque instant les plus agréables effets de perspective. C'est ainsi que nous naviguâmes, durant deux heures environ, au travers d'îles , tantôt hautes , accidentées et cou- vertes de magnifiques forêts, tantôt plus basses et TOME II. t 2 178 VOYAGE 1827. tapissées seulement d'une verdure plus modeste. Février. jj tfy a pas c|e d0llte qu'on ne trouvât facilement au travers de ces agréables îles , les lieux les plus conve- nables pour former des établissemens. Je remarquai particulièrement , sur la rive de Waï-Heke , des stations qui me parurent admirablement propres à une semblable destination. Il est inutile de répéter qu'ici j'étais encore désolé d'avoir quitté ces beaux sites sans pouvoir les explorer plus attentivement , sans y prélever un nouveau tribut sur toutes les pro- ductions de la nature. Mais le temps me talonnait, et d'autres travaux nous appelaient loin de ces côtes. Je dois dire que notre guide Makara déploya, dans celte navigation délicate, un sang-froid , une attention et une intelligence qui eussent vraiment fait honneur à plus d'un pilote européen. Il ne m'arriva pas une fois de le trouver en défaut dans ses indications , et c'était un spectacle aussi nouveau qu'intéressant pour nous de voir un sauvage, un antropophage nous tenir lieu, dans ces canaux solitaires, du pilote le plus attentif et le plus dévoué. 11 me donna les noms des îles et des terres voisines avec beaucoup de complai- sance. Si j'avais été en état de mieux comprendre sa langue , je ne doute pas que je n'eusse reçu de lui une foule d'autres détails fort importans. Tout en nous pilotant , il me rapporta que c'était bien le dieu des blancs qui avait tué Houpà et les an- ciens habitans de Shouraki. Quand je lui demandai quel était ce dieu des blancs , il me désigna la montre de l'habitacle , et ce n'était pas la première fois que des DE L'ASTROLABE. 179 naturels avaient à nos yeux accordé les honneurs di- 1827. vins à cette machine singulière et si fort au-dessus de Févner- la sphère intellectuelle d'un pauvre sauvage. A trois heures du soir enfin, nous rentrâmes dans le bassin de la baie Shouraki , un peu au sud de l'endroit que Cook désigna sous le nom d'Iles de l'Ouest. D'une voix unanime, nous décernâmes le nom de notre navire au beau canal que nous venions de parcourir dans toute son étendue et d'explorer avec tant de succès. Si on voulait l'estimer, à partir de File Tiri-Tiri-Matangui où commencent effective- ment nos découvertes, le canal de l'Astrolabe n'aurait pas moins de cinquante milles de long; mais en lui donnant seulement pour origine l'île de Rangui-Toto, où, resserré entre deux rives très-rapprochées , il peut offrir en tout temps les meilleurs mouillages du monde aux navires de toutes les dimensions , à partir de ce point, dis-je, il présente encore un développement de près de trente milles de côtes , sans y comprendre la branche du Wai-Tamata , dont nous n'avons pu assigner l'étendue réelle. Il n'est pas douteux qu'un jour ces canaux joueront le rôle le plus important dans la navigation , lorsque la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud aura pris le développement dont elle est sus- ceptible. Les travaux de V Astrolabe , jusqu'alors dé- daignés , reviendront dans la mémoire des hommes , comme ceux de M. d'Entrecasteaux qui déjà intéres- sent une colonie entière , établie sur les lieux que ce navigateur trouva naguère complètement déserts. A un mille au large de l'endroit où le canal de l'As- 12* 180 VO\AGE 1837. trolabe débouque dans la baie Shouraki, gît un rocher Février. lS0\£ ^ tout-à-fait nu , sauvage et habité par des my- riades de cormorans. Les habitans lui ont donné le nom de Tara-Kaï ( de tara, cormoran , et haï, vivre). Nous fîmes une station près de ce rocher, par treize brasses sable et vase, puis nous poursuivîmes notre route au sud avec de faibles brises de S. O. qui passè- rent au S. à six heures du soir, et nous contraignirent à laisser tomber l'ancre par dix brasses , à moins d'une demi-lieue des côtes de Ware-Kawa , et près d'un cap assez remarquable , nomme Waï-Mango. 28. La nuit fut belle et tranquille. Le jour suivant, dès six heures du matin , V Astrolabe avait remis à la voile, et je tentai de m'avancer vers la bouche du Waï-Ka- hourounga. Mais la brise qui régnait d'abord à l'E. S. E., varia successivement au S. E., S. et même S. S. O.; ainsi, renonçant au projet de m'avancer davan- tage vers le fond de la baie , à huit heures et demie, je laissai retomber l'ancre par huit brasses vase, à deux milles environ de la côte , et à sept milles et demi de l'embouchure de la rivière. Du mouillage nous distin- guions parfaitement les deux pointes de l'entrée ; mais DE L'ASTROLABE. 181 le Tond de la baie qui n'est sans doute qu'une plaine 1827. d'alluvion , est occupé par un terrain si bas que ce Février n'était que des hunes qu'on pouvait distinguer claire- ment les immenses forêts de podocarpns qui en cou- vrent une grande partie. Dès que la corvette fut mouillée , j'expédiai M. Loltin sur la côte voisine pour faire une station géographique , et en même temps pour y déposer notre fidèle pilote Makara. Quoique appartenant à la classe des esclaves ou kouki , ce garçon mérita par sa conduite à bord toute notre es- time. En le quittant , je le gratifiai d'un paquet de pou- dre , d'une grande hache et de quelques autres baga- telles qui le rendirent le plus heureux des hommes. Il n'épargna ni instances ni promesses pour me détermi- ner à attendre ses chefs qui allaient revenir, me disait- il , de Waï-Kato avec d'immenses provisions de co- chons, de pommes de terre et de patates. Autant et plus que lui j'eusse désiré prolonger mon séjour dans ces intéressans parages , mais le temps me pressait , et V Astrolabe avait à visiter une foule d'autres lieux que la Nouvelle-Zélande. En conséquence , dès que le canot fut de retour à bord , nous remîmes à la voile , et je me dirigeai sur la côte de Shouraki pour la prolonger de près. Elle est beaucoup plus élevée , et surtout plus abrupte que celle de Ware-Kawa, et le terrain n'est nullement propre à la culture. Nous ferons observer ici qu'à l'en- droit où débarqua M. Lottin il ne trouva au rivage que des galets sur lesquels la mer brisait avec force, et, un peu au-delà, des marais impraticables et jonchés 182 VOYAGE 1827. Février. i mars. de phorniiuni . En général , celte partie de la baie Shou- raki ne vautnullement, pour le coup-d'œil et la fertilité apparente du sol, les rives du canal de l'Astrolabe. A six heures vingt minutes , le vent ayant passé au N. N. E., et le courant reportant vers le fond de la baie , nous mouillâmes par quinze brasses vase , à deux milles de la terre. Toute la journée nous ne re- marquâmes qu'un grand feu sur la côte Shouraki, et aucune pirogue ne se dirigea vers nous , ce qui nous prouva que la tribu qui habite ce district devait cire pauvre et peu nombreuse. Il souffla toute la nuit un vent d'E. assez frais dont nous profitâmes dès cinq heures vingt minutes du matin pour continuer notre route en suivant la côte à deux ou trois milles de distance , de manière à en saisir tous les détails. A midi, nous faisions une station par le parallèle de la plus septentrionale des îles de l'Est de Cook, iles Waï-Hao, Waï-Mate, Papa-Roa et Motou-Kawao en langue du pays. Ces îles doivent offrir d'excellens mouillages , ainsi que divers enfon- cemens assez marqués le long de la côte. Celle-ci s'élève parloul et rapidement en montagnes escarpées et couvertes d'arbres. Le sommet Moe-Hao qui do- mine le cap du même nom (cap Colville de Cook) est surtout remarquable par son élévation. Tout ce ter- rain nous sembla inhabile, et nous ne vîmes point d'autre feu que celui dont j'ai déjà parlé. Nous avions un temps charmant et une mer très- douce , mais la brise qui était faible ne nous permit d'avancer que lentement. Toutefois , nous réussîmes DE L'ASTROLABE. 183 à nous élever au nord du canal formé par le cap Moe- 1827. Hao et l'ile Otea : nous passâmes à cinq milles de l'ilôt Mars- de la passe , et à six heures du soir nous étions par- venus presque à mi-chenal entre Shoutourou et Otea. Le calme nous surprit dans cette position, et nous fûmes obligés de passer la nuit entière à veiller ces deux terres , et à faire tous nos efforts pour éviter de tomber sur l'une ou sur l'autre. Toutes les fois que nous restons en calme , l'équi- page prend aussitôt à la ligne une quantité étonnante de beaux poissons appartenant à l'espèce dorade uni- colore, et qui sont un mets délicieux. C'est le même poisson que Cook nomma brème de mer; il paraît être prodigieusement abondant en ces parages. Lors de notre mouillage devant la rivière Mogoïa , les naturels de Tamaki en chargèrent leurs pirogues dans l'espace de quelques heures. Aujourd'hui l'équipage en eut bientôt pris par centaines, et il y en eut assez pour que chaque plat pût en saler une ample provision. A deux heures après minuit, nous reconnûmes que 3. le courant nous avait beaucoup rapprochés de la côte de Shoutourou , puis il nous reporta vers le détroit de Moe-Hao. Au jour, le calme persista, et force nous fut de rester encore dans la même position. Le canal qui sépare les deux îles de Shoutourou et d'Otea a sept à huit milles de largeur, et paraît fort sain , avec un fond régulier de trente brasses. Shoutourou s'élève rapidement de tous côtés en un mont conique d'une hauteur très-considérable , et de manière a être vu facilement de toutes les parties 184 VOYAGE 1837. de la baie Shouraki. Un ressac assez violent règne Mars- tout à l'entour et la rendrait difficile à accoster pour de petites embarcations. Il en est de mèmed'Qtea, dont la côte est encore plus escarpée, déchirée, et souvent en- tièrement dépouillée de verdure ; cependant les navires trouveraient probablement quelque abri entre les peti- tes îles situées près de la grande. A deux ou trois milles au sud du cap O. d'Otea, que nous avons nommé cap Krusenslern , gît un petit groupe de rochers nus , isolés, et qui de loin nous offraient l'apparence de pirogues à la voile, ce qui nous a engagé à leur en donner le nom. Une petite brise de S. O. s'étant enfin élevée dans la soirée , nous en avons profité pour continuer notre 3. route au nord. A minuit, parvenu à trois milles en- viron à l'est des îles Moko-Hinou , je mis en travers pour attendre le jour. Puis je gouvernai au plus près de l'ouest possible , afin de rallier la côte près de Wangari , et reprendre la suite des explorations ter- minées quelques jours auparavant près de ce point. Mais le vent se maintint à 10., et je fus réduit toute la journée à courir des bordées pour rapprocher la côte. Sur les six heures et, demie du soir, nous virâmes de bord à six milles au S. E. des îlots Tawiti-Rahi {Pauvres Chevaliers de Cook). Vus de ce côté, ils semblent se composer d'une île d'un mille environ de diamètre, arrondie , rocailleuse et escarpée sur ses bords , et de trois ou quatre rochers isolés , plus voi- sins de terre , escarpés et toul-à-fail nus. DE L'ASTROLABE. 18.r» Le vent fraîchit beaucoup dans la nuit, et nous la passâmes aux petits bords afin de ne pas interrompre notre reconnaissance. Dès que nous pûmes entrevoir la terre , nous fîmes servir en forçant de voiles , et le vent ayant adonné jusqu'au S., nous pûmes doubler les îles Tawiti-Rahi 1S27. Mars. au vent. A la station de huit heures et demie du matin, nous nous trouvions à trois ou quatre milles au sud des îles méridionales de ce groupe; et, vu de ce coté, l'un de ces rochers nous offrait l'appa- rence d'une aiguille très -déliée. Malgré la brume, nous distinguions aussi toute l'étendue de côte qui vient au nord du cap Wangari. Elle est médiocrement élevée , mais partout âpre , escarpée , et même sapée sur ses bords par les flots de la mer. Vers onze heures et demie du matin , sous la terre et dans le S. S. O., nous distinguâmes une flottille de vingt à trente pirogues qui s'avançaient vers le sud. Nous ne pûmes douter qu'elles ne portassent les guer- riers de la baie des Iles. Ils allaient ouvrir leur cam- pagne de l'année contre les malheureuses tribus de la - 186 VOYAGE 1827. baie Sliouraki , et joindre a Wangari le détachement Mais. ^e Rangui. Dans l'affreux espoir de dévorer les corps de leurs ennemis, et de s'emparer de leurs dépouilles, ils bravaient sur leurs frêles pirogues les dangers de la mer et d'une navigation hasardeuse , pour aller atta- quer des tribus que la nature avait séparées d'eux par une immense barrière , tant il est vrai que sous tous les degrés de latitude, à tous les degrés de civilisation, la race humaine est la même , susceptible , aux deux extrémités du diamètre de la terre , des mêmes pas- sions et des mêmes fureurs. Au même instant nous vîmes s'élever sur les cimes du cap Wangari d'épaisses fumées, signaux de reconnaissance adressés sans doute à leurs compagnons d'armes par les guerriers de Rangui. A midi précis , nous fîmes une station à une demi- lieue à l'ouest de la plus méridionale des îles Tawiti- Rahi. Alors nous pûmes reconnaître que l'île du nord, qui est la plus grande , était réellement divisée en deux par un canal fort resserré. Le rocher du sud se mon- trait alors sous la forme très-régulière d'une tour immense, arrondie et tout-à-fait dépouillée. Le flot qui passait sous notre corvette allait expirer l'instant d'après, avec un mugissement lugubre, sous les flancs de cette citadelle de la nature , et chacun de nous épiait avec une inquiète attention si quelque roc in- visible ne viendrait pas se présenter sur notre route. Le vent très-faible et très-mou à l'E. et à l'E. S. E. m'empêcha de prolonger la côte d'aussi près que je l'eusse désiré , de peur de ne pouvoir doubler le cap DE L'ASTROLABE. 187 Rakau-Manga-Manga. Cependant nous passâmes à i8u7. moins de deux lieues de la presqu'île de Molou-Aro, 5 mars> facile à reconnaître par un piton très-élevé qui la domine à cinq milles dans l'intérieur. Au sud de cette presqu'île on voit plusieurs petites îles près du rivage, et au nord la côte se redresse en falaises élevées, de l'aspect le plus triste et le plus sauvage. Le cap lui - même est accompagné de quelques îlots qui affectent ordinairement la forme de coins à sommets aigus, et dont l'arête verticale est tournée vers le large. Le principal de ces îlots a reçu le nom de Kokako , de l'asile qu'il offre à certains oiseaux de mer ainsi ap- pelés. Depuis quelques jours , la surface des eaux est jon- chée de magnifiques fucacées dont je conserve des échantillons desséchés, et que je fais sur-le-champ figurer par mon secrétaire. Dans l'après-midi , nous nous trouvions à huit milles à l'est du cap Rakau-Manga-Manga , et je pou- vais conduire V Astrolabe au mouillage de la baie des Iles avec la conscience d'avoir rempli mes instructions louchant la Nouvelle-Zélande : mais je me rappelais que la Coquille, en venant à ce mouillage, n'avait abso- lument rien vu de cette côte ; je crus , en outre , qu'il y aurait quelque mérite, et que les marins nous sauraient gré de poursuivre jusqu'au cap Nord la reconnais- sance que nous avions entamée. Ce parti, d'ailleurs , nous offrait le moyen de lier nos travaux en ce point avec ceux de M. d'Entrecasteaux. Je me décidai donc à terminer la partie N. E. d'Ika-Na-Mawi, comme 188 VOYAGE 1827. nous avions déjà traité sa côte de l'E. et du S. E. Mars. Toute la nuit je profitai d'une brise assez fraîche du S. au S. S. O., accompagnée d'un temps couvert, pour m'avancer vers l'O., tellement qu'à la naissance 6. du jour nous nous trouvâmes à sept ou huit milles des îles Motou-Kawa et Panaki (îles Cavallcs de Cook). Tandis que M. Lottin poursuivait ses opérations sur la côte , je cherchais à rallier le plus rapidement possible le cap Nord. Par malheur, la brise mollit, et dès midi nous pûmes à peine gouverner. Cependant nous commencions à découvrir, du haut des mâts, les hauteurs du cap Nord , à la distance de trente à trente- six milles. Par le travers se montraient les deux pointes de la vaste baie d'Oudoudou (baie Lanrislon de Sur- ville), et plus au nord l'œil ne pouvait saisir que le mont Ohoura (mont Carnet àe Cook) remarquable par son isolement au milieu des dunes de sable qui unis- sent en cet endroit la partie méridionale d'Ika-Na- Mawi à la presqu'île du Nord. D'immenses paquets debelles fucacées couvrent sou- vent les flots de la mer, et l'on voit, beaucoup de fous et de gros marsouins bruns. La température se maintient assez régulièrement entre dix-huit et vingt degrés. C'est la plus favorable à l'homme de mer; aussi l'équi- page entier se porte à merveille, et l'on ne se douterait guère que , depuis plus de trois mois , il n'a pour ainsi dire pas eu un seul jour de véritable repos. Des calmes et des brises à peine sensibles nous 7. arrêtèrent durant la soirée et la nuit. Aussi , dès que nous pûmes distinguer la terre , nous vîmes que , DE L'ASTROLABE. 189 malgré nos efforts, nous n'avions approché le cap 1827. Nord que de huit à dix milles au plus. Mars Nous filâmes cent brasses de ligne à huit heures et à midi sans trouver fond. A cette dernière heure , nous nous trouvions à huit milles de terre , et le cap se pré- sentait sous la forme d'un morne arrondi, s'abaissant en pente douce sur la gauche et réuni aux hauteurs de la presqu'île par une langue de terre fort basse, d'où s'élevaient nombre de feux. Tout l'espace compris entre la péninsule entière et le mont Ohoura se com- pose de terres fort peu élevées , bordées à la mer par des dunes d'une blancheur si éblouissante que l'œil est fatigué de les contempler. Au moyeu d'un léger souffle de la partie de l'est , l'Astrolabe s'avança doucement sur le méridien du cap Nord ou Otou. Sur les deux heures du soir, trois ou quatre pirogues , qui s'étaient détachées des envi- rons du cap , accostèrent le bord et nous vendirent des poissons , des hameçons et des lignes. Les naturels qui les montaient étaient en général laids, mal faits, d'une couleur très-sombre , d'une saleté dégoûtante. Toutefois ils se comportèrent décemment et me don- nèrent volontiers les noms des divers points de la côte en vue. C'est ainsi que j'appris que le cap Nord ou Otou était terminé à l'est par la petite île Moudi-Molou , qui s'y réunit par une chaîne de rochers à fleur d'eau. Le cap qui vient après Otou se nomme Otahe, et le der- nier, au N. O., le cap Maria- Fan- Diemen deTasman, est le fameux Reinga, véritable Ténare des Nouveaux- 190 VOYAGE ï8a7. Zélandais , dernier terme de leur monde connu; c'est Mars- là que les âmes des morts, les Waïdouas , viennent se rendre de tous les points d'Ika-Na-Mawi pour prendre leur dernier essor vers la gloire ou les ténèbres éter- nelles. La presqu'île où se trouve le cap Nord porte le nom de Moudi-Wenoua (dernière terre), et reconnaît pour chef Shongui-Kepa, qui réside à Pakohou sous les flancs du cap Otou. A quatre heures du soir, nous fîmes une station à deux milles et précisément au nord de ce promontoire par soixante et dix brasses, sable vasard. De toutes parts ses flancs sont escarpés , sapés par la lame , et sa cime se termine en une espèce de plateau uni. Otahe offre un aspect à peu près semblable , et Reinga se ter- mine par un rocher en forme de coin , qui est le véri- table point de départ des Waïdouas *. Peu après , les naturels nous quittèrent. L'un d'eux seulement , rangatira subalterne nommé Pako , solli- cita la faveur de nous accompagner à la baie des Iles , où il avait, disait-il, beaucoup d'amis. Comme à l'or- dinaire , j'y consentis pour me procurer les noms de la côte en langue du pays. Pako semblait un homme doux et fort complaisant, quoique peu agréable dans ses manières , et quant au physique bien inférieur à tous les chefs que nous avions vus jusqu'à ce moment sur cette terre. Il connaissait parfaitement les îles Ma- nawa-Tawi (îles des Bois de Tasman), dont il m'indiqua sur-le-champ legissement. Il y possédait même, ajouta- * t'oyez notes 18 et 19. DL L'ASTROLABE. 191 t-il , des esclaves qui cultivaient des champs de patates. 1827. Les habitans de Moudi-Wenoua sont en paix avec tous Mars- ceux de la baie des Iles, à l'exception de Shongui-Ika, dont ils ne parlaient qu'avec horreur, et qui serait tué, assuraient-ils, s'il tombait en leur pouvoir. Les co- chons sont nombreux sur ce point , et les naturels apportèrent quelques pastèques , dont ils paraissaient faire un grand cas, car ils ne voulaient les céder que pour de la poudre. Au coucher du soleil, les sommités de Manawa- Tawi furent un instant visibles dans l'ouest du compas, aux bornes de l'horizon. Nous devions alors en être éloignés, d'après M. d'Entrecasteaux , de quarante milles environ. Toute la nuit, il fit calme avec une belle mer et une température délicieuse. La journée suivante, nous n'eûmes encore que de faibles brises variables en tous sens, qui me forcèrent de rester à six ou sept milles du cap Nord ; les observations astronomiques furent répétées pour mieux fixer sa position. Profitant du calme, d'innombrables troupes de marsouins à long museau, de fous à tête fauve, de pétrels, d'alcyons, et quelques requins avides , de grande taille , se jouaient à la surface des ondes. Ce n'est jamais que le long des côtes et par un beau temps que l'Océan peut offrir ces scènes animées , ces espèces de luttes d'agilité entre les familles aériennes et celles qui vivent sous les eaux. Notre hôte Pako paraît fort content de sa navigation. Surtout il est ravi de la promesse que je lui donne 192 VOYAGE 189.7. d'aller mouiller à Paroa et non à Kidi-Kidi. Il déteste Mars- les habitans de cette tribu , Waï-Kato seul excepté , qui est son ami particulier. Il m'a raconté en outre que Shongui étant allé attaquer ceux de Wangaroa avait reçu une balle qui lui avait traversé la gorge, efqu'il venait de succomber aux suites de cette blessure. J'a- joute peu de foi à cette nouvelle , qui aurait dû être con- nue des habitans du Shouraki, et surtout de Rangui- Touke et de ses compagnons , alliés de Shongui. Mon hôte m'apprit en outre que le chef de Wangaroa se nom- mait Père, et que la houle seule (^ward) avait pu empê- cher Shongui-Kepa de venir aujourd'hui me rendre visite à bord. 9. Nous sommes encore restés en calme toute la nuit , de sorte qu'à neuf heures du matin nous nous retrou- vons presque au même point que le 7 à midi , à huit milles au S. E. de Moudi-Motou. Ces circons- tances m'empêchent d'accoster la plage de Sandy-Bay et de me présenter à l'entrée des baies de Nanga-Ounou et Oudpudou, comme je le projetais. Ce serait une manœuvre imprudente avec des vents qui ne permet- tent point de gouverner , et dans des parages comme ceux-ci, où les plus furieuses tempêtes succèdent presque instantanément au temps le plus beau en ap- parence. Une pirogue , montée par huit à dix naturels , ac- costa la corvette. Ils apportaient six beaux cochons qu'ils échangèrent avec joie pour un mousqueton. Les provisions acquises à si bon compte vers le cap Waï- Apou étaient épuisées depuis quelques jours, et ce DE L'ASTROLABE. 193 renfort de vivres frais pour l'équipage eut à nos yeux i8u7. un grand prix , car je prévoyais déjà qu'à la baie des Ma,s- Iles nous trouverions peu de ressources en ce genre. Les insulaires qui nous ont visités aujourd'hui sont aussi laids , aussi malpropres que ceux que nous vîmes il y a deux jours. Sous prétexte d'aller prendre des cochons et des patates à terre, pour revenir nous les vendre, notre ami Pako me demanda la permis- sion de descendre avec ses compatriotes. Je ne pou- vais la lui refuser, mais je soupçonnai fort que , déjà ennuyé de la lenteur de notre navigation , il était bien aise de saisir cette occasion pour retourner chez lui. Nous trouvâmes quatre-vingt-dix et soixante- quinze brasses, sable vasard , à trois heures et demie et à six heures du soir. Lors de cette dernière sonde, nous n'étions qu'à six milles au nord des petites îles voisines de la pointe Kari-Kari (pointe Knuckle de Cook ) qui forme la partie orientale de la baie Nanga- Ounou. Cette baie s'enfonce considérablement au sud où elle est terminée par des terres peu élevées , et formerait un bassin excellent , si la mer du Nord n'y entrait direct ement. Comme si les vents étaient conjurés contre notre 10. navigation , ils continuent de rester très-mous et va-* riables de l'E. S. E. à l'E. N. E., c'est-à-dire dans une direction diamétralement opposée à la route que nous avons à faire. Nous sommes donc réduits à cou- rir des bordées devant la pointe Kari-Kari. Le soir, nous avons viré à une lieue de terre environ ; vers neuf heures, il y eut un souffle de vent du nord, dont TOME II. l3 19i VOYAGE 1827. j'ai profilé pour m'avancer durant la nuit de neuf Mars. milles à l'est. h. En conséquence, quand le jour a paru , nous nous sommes trouvés à cinq railles au large et précisément devant l'entrée de la vaste baie d'Oudoudou (baie Lauriston de Surville et Doublless de Cook). Cette baie n'offre qu'un vaste enfoncement tout-à-fait ouvert aux vents du N. E. et environné vers le fond de terres basses dont on pouvait apercevoir la majeure partie des hunes. J'ai voulu me diriger vers la pointe du S. E.; mais la houle et le vent d'est m'ont encore contrarié. Un moment même le temps a pris une mauvaise appa- rence et le ciel s'est beaucoup chargé dans le nord. Puis il s'est éclairci et nous en avons été quittes pour courir de nouveau d'ennuyeuses bordées contre la brise incertaine du N. E. Toutefois à quatre heures nous pûmes faire une station à six milles et à l'est de l'île Didi-Houa qui gît précisément en face et à moins de trois milles de l'entrée de Wangaroa. Celte entrée est extrêmement étroite, et à la distance où nous nous en trouvions , nous pûmes à peine la distinguer ; mais les mission- , naires de la baie des Iles m'assurèrent qu'en s'enfon- çant dans les terres , elle s'élargit en un vaste bassin où toutes sortes de navires peuvent trouver d'excel- lens mouillages. Malgré la réputation de férocité qu'ont acquise les naturels de cette tribu , j'aurais essavé de conduire l's/strolabe dans cette baie eu- rieuse , si je n'en avais été détourné par la même raison DE L'ASTROLABE. 195 qui déjà m'avait tant de fois arrêté dans mes desseins 1827. le long de cette terre. Ce qui diminue du reste les Mars dangers de l'entrée de Wangaroa , c'est qu'on as- sure qu'entre Didi-Houa et la cote on trouve partout bon fond pour laisser tomber l'ancre et attendre le vent et la marée favorables pour entrer. Didi-Houa se compose de deux îlots escarpés , dé- nudés, d'une hauteur médiocre, et de deux milles d'étendue du S. E. au N. O. La passe du S. E. me pa- raît préférable à l'autre , l'île se prolongeant de ce der- nier côté en un brisant. Didi-Houa est une excellente reconnaissance pour les navires qui veulent se rendre à Wangaroa , de quelque côté qu'ils viennent. D'un côté les îles Molou-Kawa et Panaki , de l'autre l'en- trée de la vasle baie d'Oudoudou seront très-propres à leur signaler l'approche de Didi-Houa. A six heures du soir , ne me trouvant qu'à cinq milles du groupe des îles Motou-Kawa et Panaki [Ca- valles de Cook), je pris les amures à tribord et les gar- dai long-temps, à cause de la houle, des vents de N. N. E. et du courant qui auraient pu, malgré moi, me forcer sur la côte entre les îles et la terre. Ce ne fut qu'à minuit que je remis le cap à l'est , le vent ayant varié au nord. Au jour, je vis que nous avions 12. considérablement gagné au nord et que par consé- quent nous nous trouvions de beaucoup au vent des îles Motou-Kawa et Panaki. Ainsi je laissai porter de manière à les ranger à quatre ou cinq milles , pour en faire la géographie détaillée. Grâce à une belle brise du nord , nous avançâmes i3* 196 VOYAGE 1827. rapidement vers la baie des Iles. A huit heures du Mars. matin nous fîmes encore une station par quatre-vingt- quinze brasses, sable vasard ; à dix heures nous don- nions dans la baie. Au même instant un navire anglais courait des bordées pour sortir. En passant près de lui, nous lûmes le nom iïJsia écrit sur sa poupe, et à son tirant d'eau nous conjecturâmes que ce devait être un baleinier dont la pêche était à peu près termi- née. Plus heureux que nous , il allait bientôt revoir sa patrie, tandis que nous n'étions encore qu'au début d'une longue et dangereuse expédition !... Sur la Coquille on n'avait pu voir ni fixer le brisant qui faillit devenir si funeste au célèbre Cook. Nous le distinguâmes parfaitement à une demi-lieue sous le vent, car la mer brisait dessus avec force : M. Lotlin put donc le placer avec précision sur sa carte. Je pas- sai à moins d'un demi-câble de la pointe S. O. de Motou-Arohia , et je me dirigeai vers le mouillage de Manawa , plein de confiance dans un croquis du plan levé en 1824 à bord de la Coquille, qui indiquait quinze pieds pour le moindre fond sur la route du mouillage. A midi vingt et une minutes , la corvette s'arrêta tout-à-coup sur un banc qui doit barrer en partie l'entrée de la baie Manawa et n'offre en cet en- droit que onze pieds et demi d'eau. Du reste il faut qu'il soit très-étroit, car notre arrière comme notre avant flottaient sur un fond de quinze à seize pieds. Jeter le grand canot et la chaloupe à l'eau, élonger une ancre à jet de l'arrière , virer sur le grelin et nous remettre à flot , furent à peine l'affaire d'une demi- DE L'ASTROLAKE. 197 heure. C'est assez dire quelle activité fut déployée 1S27. en cette occasion , où tout le monde sans distinction Mais* mil également la main à l'œuvre!... L'ancre à jet fut ensuite relevée , et je me dirigeai lentement vers le mouillage , tandis que deux canots éclairaient la roule pour éviter un nouvel accident. Après que la sonde eut long-temps encore annoncé trois brasses et demie et quatre brasses d'eau, nous pûmes enfin laisser tom- ber l'ancre par six brasses , sable vasard.f Une heure après, la corvette fut affourchée N. E. et S. O. avec cent brasses de chaque chaîne , presqu'au même en- droit où sous le nom de Coquille elle se trouvait trois ans auparavant *. * Voyez note 20. 198 VOYAGE CHAPITRE XVI SSJOL'R DANS I.A HAIK DES ILJt^. 1827. A notre grande satisfaction d'abord, aucune piro- Mars. gUe n'hait venue nous déranger durant les opérations importantes et pressées qu'avait nécessitées notre échouage ; mais notre surprise augmenta , quand nous vîmes cet isolement durer long-temps encore après notre mouillage. Lors du séjour de la Coquille en cette baie, nous n'avions cessé d'avoir des relations journalières avec les habilans du pâ voisin, et j'y avais pour ma part laissé de nombreuses connaissances. Nous ne savions à quoi attribuer cette réserve singu- lière, quand après avoir examiné attentivement le vil- lage à l'aide des lunettes , nous nous assurâmes qu'il était lui-même abandonné entièrement et toutes ses cases à demi ruinées. Nous en conclûmes que le pà de Kahou-Wera naguère occupé par une population si active avait cessé d'exister. La fortune n'avait pas mieux respecté ses humbles toits que les palais brillans DE L'ASTROLABE. 190 de tant de cités florissantes dont il ne nous reste plus que les noms , et soudain je me rappelai involontaire- ment ces beaux vers du protégé de Mécène : 1827, Mars. Pallida mors œquo puisât pcdc Pauperum tabernas Regumquc turres. ex Le long d'une petite anse au sud de Motou-Doua , nous distinguâmes quatre grandes pirogues échouées sur la plage ; deux se remplirent de monde , poussè- rent au large et se dirigèrent évidemment de notre côté. Puis au bout de quelques instans, par une raison que nous ne pûmes deviner, elles reprirent le chemin de l'ile, et ceux qui les montaient descendirent de nouveau à terre. Enfin sur les cinq heures du soir, je remarquai une embarcation à la voile qui doublait la pointe Tapeka , pour s'avancer vers la corvette. Au premier moment, je soupçonnai qu'elle était expédiée par les mission- 200 VOYAGE i8a7. naires de Pahia ; mais lorsqu'elle arriva à bord , il se Mar&- trouva qu'elle était montée par King-Harey*, ranga- tira de Korora-Reka qui me reconnut de suite, et par le neveu du fameux Pomare de Mata-Ouwi. Le pre- mier a débuté par me solliciter de la manière la plus pressante , d'aller mouiller devant son village , répé- tant sans cesse que nous étions fort mal à Paroa et que nous ne pourrions nous procurer ni cochons ni patates. Puis , voyant qu'il ne pouvait m'ébranler, il s'est mis h me demander coup sur coup des fusils, de la poudre, des haches , du pain , etc., en un mot tout ce qui lui a passé par la tête. Ses demandes ne furent point écoutées , mais je lui annonçai qu'il pourrait ob- tenir tous ces articles, s'il nous envoyait les vivres dont nous avions besoin. Il me fit de belles promesses, * J'ignorais alors que ce chef fut ce même Moïangui si fameux, dans les an- nales de la Nouvelle-Zélande, par son voyage en Angleterre avec M. Savage, et dont M. Marsden a souvent fait mention dans ses Mémoires. Cependant j'avais été frappé de son affectation singulière à imiter les manières européen- nes , de son ton presque courtisan et de sa facilité à s'exprimer en anglais. Si j'eusse été instruit que je parlais à Moïangui, je lui aurais adressé un plus grand nombre de questions et je me serais peut-être procuré par sa bouche des renseignemens curieux sur les vrais motifs des guerres actuelles entre les ha- bitans de la baie des Iles et ceux de Shouraki. Mais j'avais lu jadis que ce na- turel avait été banni de Korora-Reka pour cause de vol, par l'ariki tara, et je le croyais encore à Pa-Ika-Nake, près Wangari , où il s'était réfugié. Ce n'a été qu'à mon retour en France, et en lisant le récit de M. Dillou , que j'ai appris que Moïangui avait pris le nom de King-Charley, que les naturels pro- noncent par corruption King-Harey, et qu'il était revenu à Korora-Reka. Sans doute il avait dû son rappel d'exil à sa parenté avec King-Jorri (King- Georges), raugatira rahi de Korora-Reka, et dont la mère était la sœur de Moïangui. DE L'ASTl\OLABE. 1>01 mais je vis facilement qu'il n'avait guère plus le pou- 1837. voir que la volonté de les remplir. Alors je lui adressai Mais- diverses questions, et je tirai à peu près de ses ré- ponses les résultats suivans. La tribu de Shongui, qui depuis long-temps avait juré la ruine de celle de Paroa, a profité de la mort de Touaï arrivée Tannée dernière, pour mettre son projet à exécution. Après ce chef, il ne s'en est trouvé aucun qui fût capable de soutenir la dignité des guerriers de Kahou-Wera , et ceux de Kidi-Kidi sont venus à main armée leur signifier qu'ils eussent à évacuer leur pâ. Us se soumirent à cette cruelle condition; personne ne fut tué , mais les propriétés furent pillées, et les membres de cette malheureuse tribu sont aujourd'hui dispersés parmi ceux de leurs voisins qui ont consenti à leur donner un asile. — Du reste, Shongui n'était point mort, comme me l'avaient affirmé les habitans de Moudij-Wenoua, mais très-souffrant de ses blessu- res àWangaroa où il était alors. — La tribu de Wan- garoa a été complètement exterminée après une défense très-opiniâtre. — La flotte que nous avons rencon- trée près de Wangari était effectivement celle de King- Jorri de Korora-Reka qui allait faire la guerre à Kaï- Waka et à Rangui sur les bords du Shouraki. — Un sauvage ajoutait que les missionnaires de Wangaroa avaient quitté leur établissement , ainsi que ceux de Kidi-Kidi, et que tous les Européens se trouvaient en ce moment réunis à Pahia, au nombre de quarante environ. Ces nouvelles annonçaient que de grands troubles avaient eu lieu dans le pays , ce qui m'en- 202 VOYAGE 1827. gagea à redoubler de prudence dans nos relations avec Mars. jes insulaires. Wetoï , neveu de Pomare, était un jeune et beau garçon de vingt à vingt-cinq ans , dont l'extérieur an- nonçait un caractère sociable et des dispositions douces et bienveillantes. Le léger tatouage qui ornait ses traits prouvait qu'il n'avait encore pris que peu de part aux combats. Il m'était triste de songer que le point d'honneur militaire tout-puissant sur l'esprit de ces malheureux sauvages devait anéantir dans ce jeune homme toutes ces heureuses qualités , ou le condam- ner, s'il les conservait, à subir le mépris de ses compa- triotes et par suite à renoncer aux droits de sa nais- sance. A la nuit nos hôtes nous ont quittés et n'ont laissé à bord qu'un enfant de dix à douze ans qui a demandé à y rester. l3. Toute la matinée, nous avons eu un très-mauvais temps. Une pluie abondante a été accompagnée de fortes rafales du N. O., et tout semblait présager un coup de vent violent. La chaloupe a fait néanmoins deux voyages à l'eau , à l'aiguade située au fond de la pi. l. baie. Moi-même vers midi , voyant le vent s'apaiser et tourner au sud, je me suis décidé à rendre visite aux missionnaires de Pahia , pour obtenir sans retard les renseignemens indispensables à notre sécurité, tou- chant les dispositions des naturels envers les Euro- péens. Vers une heure après midi , je m'embarquai avec M, Gressien dans la baleinière. Jusqu'à la pointe Ta- DE L'ASTROLABE. 203 peka nous avançâmes sans beaucoup de peine; mais 1827. en doublant celte pointe , une boule très-dure et fort Mars- creuse jointe au vent contraire nous opposa les plus grands obstacles. Sans la marée qui était pour nous, jamais nous n'eussions franchi les trois milles que nous avions à faire jusqu'à Pahia. Là, nous fûmes ac- cueillis poliment par les missionnaires, dont l'établis- sement me parut fort embelli depuis la visite que j'y avais faite quatre ans auparavant. Ils avaient, surtout, formé des jardins nombreux et bien tenus , où crois- pi. lvi. saient avec succès plusieurs de nos productions d'Eu- rope , telles que plantes potagères , arbres fruitiers et grains divers. Cependant M. Williams (Henri) possédait seul une petite maison à l'européenne ; son frère et M. Davis leur collègue , plus récemment établis sur ces plages reculées, n'avaient encore pour habitation que des cases à la mode du pays , formées de simples treillis et tapissées par des feuilles de typha , qui pour l'u- sage remplacent à la Nouvelle-Zélande les feuilles de canne à sucre si utiles aux insulaires des tropiques. Les missionnaires me confirmèrent la vérité du récit qui m'avait été fait par King-Harey au sujet des habitans de Kahou-Wera. Ils avaient perdu depuis plus de deux années leur chef Touaï, que j'avais particulièrement connu; Touao son cousin, qui lui avait succédé, n'avait ni les talens ni le crédit né- cessaires pour faire respecter son peuple ; en outre , il ne restait plus de la famille de Koro-Koro que deux frères et un fils incapables par leur âge ou par 204 VOYAGE iS;7- leurs infirmités de conduire la tribu aux combats. Mars- De tout temps les peuples de Kidi-Kidi s'étaient montrés jaloux de l'influence que ceux de Paroa avaient acquise sous la sage conduite de Koro-Koro, et souvent ils avaient médité leur perte. Après la mort de Touai , ne voyant aucun chef capable de main- tenir le rang de leurs rivaux , ils n'eurent garde de laisser échapper une aussi belle occasion de consom- mer leur ruine. Les napouïs , les rangatiras les plus opulens et les plus influens de Kidi-Kidi , demandèrent à Shongui la permission d'accomplir ce projet , et elle leur fut accordée. Ils marchèrent surKahou-Wera avec les guerriers deWaï-Mate, et la résistance ne fut ni lon- gue ni opiniâtre. Il y eut à peine deux ou trois indivi- dus tués, et, cédant à la loi du plus fort, le reste des habitans de Paroa fut dispersé parmi les tribus voisines. C'est ainsi que ce pâ, si florissant sous les lois de Koro-Koro et dont la position semblait inexpugnable, est devenu tout-à-coup un désert et n'a laissé aux lieux qu'il occupait qu'un amas confus de cases à demi détruites. Shongui a été très-grièvement blessé à la poitrine , à la gorge et au bras, par plusieurs coups de feu qu'il a reçus dans ses combats contre les naturels de Wan- garoa. Il a définitivement exterminé cette tribu ; le ter- rain quelle occupait est devenu sa conquête, et c'est là qu'il attend aujourd'hui la guérison de ses blessures. Quand bien même il en réchapperait, ce qui est fort douteux, il n'y a nulle apparence qu'il puisse jamais prendre part à de nouveaux combats. DE L'ASTROLABE. 20 o Les naturels de Wangaroa se distinguaient par des is^. dispositions féroces et turbulentes , et avaient déployé Mars* de tout temps une grande animosité contre les Euro- péens. C'est par eux que fut détruit, en 1809, l'équi- page entier du Boyd; ils s'étaient emparés , il y a moins de deux ans, d'un petit schooner {le Mercury), dont les marins se sauvèrent dans un canot à la baie des Iles. Enfin, si l'on doit en croire les traditions aujourd'hui accréditées dans le pays , eux seuls furent les auteurs de la funeste catastrophe qui causa la fin déplorable de Marion et de ses compagnons en 1772. Les missionnaires de Wangaroa, abandonnant leur établissement, s'en étaient retournés à Port-Jackson. Ceux de Kidi-Kidi et de Pahia avaient aussi expédié vers ce port leurs effets les plus précieux , et s'atten- daient de jour en jour à être contraints de quitter leur résidence, et de chercher leur salut dans une prompte retraite. En effet, les sauvages s'étaient promis de les dépouiller complètement de leurs propriétés, si Shon- gui venait à périr de ses blessures ; en pareille circons- tance , l'existence même de ces Européens eût pu se trouver sérieusement compromise. Maintenant ils pla- cent toute leur confiance dans le petit schooner qu'ils ont construit et équipé à la baie des Iles , et qui, dans un danger imprévu , leur offrirait sur-le-champ un re- fuge assuré. Tekoke , chef suprême de Pahia et père de Rangui- Touke, que j'avais vu à Wangari, venait de partir avec tout son monde pour rejoindre son fils. Presque tous les guerriers de la baie des Iles , au nombre de deux 206 VOYAGE 1827. mille environ, avaient suivi la même destination. Mars. Tout annonçait une campagne sanglante et destructive pour les misérables habitans de la baie Shouraki. Taï-Wanga , l'un de ces naturels que nous ramenâ- mes sur la Coq aille de Port-Jackson à la Nouvelle-Zé- lande, vivait avec les missionnaires de Pahia. Sur sa figure tatouée et dans tous ses gestes, je vis briller la satisfaction et l'orgueil qu'il éprouvait en voyant que je me souvenais de lui et que je lui adressais quelques mots d'amitié. J'appris que mon ami, M. Cunningham, était re- parti depuis deux mois pour Port-Jackson. Il s'était trouvé à la Nouvelle-Zélande dans la vraie saison de l'inflorescence des plantes , qui aurait ainsi lieu en octobre , novembre et décembre ; mais il s'était plaint du peu de variété des espèces ; fait qui m'a frappé moi- même dans mes nombreuses excursions. Ce natura- liste s'était avancé vers le sud jusqu'à l'ile volcanique Pouhia-I-Wakadi (île Blanche de Cook), et avait visité une petite baie nommée Tauranga , située direc- tement au sud de l'ile Mayor, dont les rives sont peu- plées et bien cultivées. Aujourd'hui , les habitans de la baie des Iles , dans leurs pirogues , poussent quelque- fois leurs invasions jusqu'en ces contrées éloignées. Aidé par Taï-Wanga , qui avait parcouru toutes ces plages dans ses expéditions militaires, M. Williams me confirma l'exactitude de plusieurs noms de lieux en langue du pays que j'avais déjà consignés; il m'en donna en outre un grand nombre d'autres que je n'a- vais pas encore pu me procurer. Malgré toutes mes DE L'ASTROLAKK. 507 questions, je n'ai pu obtenir de désignation générale et 1827. collective pour le territoire qui environne la baie des Mais' Iles. Il est probable qu'il n'en existe pas , chaque tribu ne reconnaît que le nom qui lui est propre ; et il faut s'en tenir pour la baie à celui qui lui fut imposé par l'immortel Cook. L'établissement que la Société d'agriculture avait voulu former sur les bords de la rivière Shouki-Anga , n'a pas eu de suites ; il a été abandonné après avoir occasioné une dépense de plus de vingt mille pounds de frais préliminaires. Les missionnaires m'ont assuré que nous n'avions rien à craindre de la part des naturels qui redoutent singulièrement l'effet du canon. Toutefois, je veillerai à ce qu'il n'y ait entre eux et nos matelots que le moins de rapports possible à terre -, car c'est la source iné- vitable des querelles et des malheurs divers qu'ont éprouvés les navigateurs qui ont visité ces peuples. Quoiqu'il soit presque impossible de déterminer d'où proviennent les premiers torts, il y a lieu de croire que les Européens n'ont pas toujours été sans repro- ches , ou du moins que leur conduite n'a pas toujours été assez circonspecte. Je me promenai quelque temps dans l'établissement, et les missionnaires me firent voir en détail leurs plan- tations , leurs constructions, et surtout leurs ateliers situés dans une petite esplanade au bord de la mer. A ce sujet , ils me racontèrent que dans une tempête furieuse du nord , qui avait eu lieu peu de temps au- paravant, la houle énorme qui était entrée dans la rade 208 VOYAGE 1827. s'était soulevée à une hauteur inconnue jusqu'alors , Mars- et qu'après avoir submergé une partie de ces ateliers , elle était parvenue jusqu'à la porte des maisons , au grand étonnement des naturels. En recherchant en- semble la date de ce phénomène, nous reconnûmes '4. qu'elle répondait précisément au jour de l'ouragan mémorable qui, un mois auparavant, dans la baie d'Abondance nous avait mis à deux doigts de notre perte. Ainsi ce coup de vent sortait des circonstances habituelles, même pour ces parages où ils sont d'or- dinaire si furieux. Cette observation suffira pour en donner une idée à ceux qui ont fréquenté les côtes de la Nouvelle-Zélande. Les missionnaires me promirent de se charger de mon courrier pour l'Europe , et de l'expédier par un navire baleinier qu'ils attendaient sous deux mois et qui devait se rendre directement en Angleterre. Après les avoir remerciés , je pris congé d'eux , vers six heures du soir, et cette fois , favorisés par le vent , le courant et une belle mer, nous fûmes rapidement ramenés vers notre corvette. L'héritier de Pomare coucha à bord, ainsi que plu- sieurs femmes de ses esclaves qui trafiquèrent de leurs charmes avec les Français galans de l' Astrolabe. Comme nous l'avions déjà remarqué sur la Coquille, ces malheureuses rapportaient en général à leur patron le produit de leurs faveurs , et ne gardaient pour elles que le biscuit ou les vivres qu'elles pouvaient se pro- curer par-dessus le marché. Ce commerce dura pen- dant tout notre séjour à Paroa. Malgré les inconvé- DE L'ASTROLABE. 209 niens et le dégoût qu'il entraîne à certains égards, je 1827. ne crus point devoir m'y opposer ouvertement, tant Mars- pour laisser goûter un moment à nos marins l'oubli de leurs maux passés et de leurs longues privations , que pour conserver en ma puissance une utile garantie contre les complots des naturels. J'avais toujours eu envie de me procurer une de ces fameuses tètes ( moka viokaï), préparées par le pro- cédé particulier aux peuples de ces contrées, dans l'in- tention de l'offrir au musée de Caen, déjà si riche sous plusieurs rapports, grâce au goût éclairé et à l'émula- tion de mes honorables compatriotes. Cette occasion ne s'était présentée qu'une seule fois , et l'on a vu que M. Bertrand m'avait alors prévenu. D'ailleursje n'osais m'en ouvrir le premier avec les chefs que je rencon- trais , dans la crainte que la cupidité ne les portât à sacrifier sans pitié quelqu'un de leurs esclaves pour préparer sur-le-champ sa tête et me l'apporter; ce qui est arrivé plus d'une fois. Wetoï vint me montrer avec mystère une de ces tètes, qu'à son tatouage compliqué je jugeai avoir appartenu à un personnage distingué. A cela près d'une forte déchirure sur la joue gauche, occasionée par une blessure, elle se trouvait alors en bon état , et je témoignai à Wetoï le désir d'en de- venir possesseur. Long-temps il exigea en échange un mousquet que je ne pouvais lui donner. Enfin, la vue d'une robe bien chamarrée, qui excita vivement les désirs de sa femme présente à notre marché, et l'affec- tion sincère que Wetoï semblait lui porter, le détermi- nèrent, et la tête en question resta en mon pouvoir. TOME II. , i4 210 VOYAGE 1827. Comme je témoignai à Wetoï l'envie de connaître Mars. l'histoire de cette tête , il me raconta qu'elle avait ap- partenu à un rangatira puissant des bords du Waï- Tamata, nommé Hou, qu'il avait lui-même tué un mois auparavant. Ce Hou était le père du noble et fameux guerrier Inaki , dont plusieurs Anglais m'avaient parlé avec éloges , et qui périt si malheureusement quelques années auparavant sous les coups du féroce Shongui. Dans les orbites des yeux , et au lieu de la résine que les naturels employaient jadis, ils avaient coulé de la cire rouge qu'ils s'étaient procurée par les Européens , et dont ils font un grand cas , tant à cause de sa facile liquéfaction , que de son poli , de sa belle couleur et de son odeur. J'ai rapporté cette tête en France , et selon mon projet j'en ai fait hommage au musée de Caen où elle se trouve aujourd'hui ; mais l'humidité qu'elle a si souvent éprouvée à bord l'a beaucoup dégradée. Dans cet état elle ne peut donc donner qu'un faible exemple des étonnans résultats qu'obtiennent les Nouveaux-Zélandais dans les prépa- rations qu'ils emploient pour conserver les dernières dépouilles de leurs chefs. Un moment après , Wetoï me présenta le frère de Pako , jeune homme de bonne mine , alors en visite à Korora-Reka ; il fut enchanté d'apprendre que son frère était venu à bord, et surtout que j'eusse été content de lui. Une autre connaissance que je fus plus flatté de faire, fut celle du fils de Moudi-Panga, qui me fut aussi présenté par Wetoï. Moudi-Panga était ce sage et belliqueux chef de K aï-Para, que les récits DE L'ASTROLABE. 211 de M. Marsclen avaient représenté sous des couleurs 1827 si intéressantes , et qui sut résister si long-temps avec Mars honneur aux armes meurtrières de Shongui et de ses compagnons. C'était ce guerrier célèbre et malheu- reux dont l'histoire m'avait suggéré la première idée d'un petit ouvrage d'imagination sur les Nouveaux- Zélandais , et dont quelques traits in avaient servi de cadre pour le caractère de mon héros. Dans un com- bat livré trois ans auparavant , il avait succombé sous les coups de Tepouna , chef de Rangui-Hou. Quand je témoignai à Wetoï mon étonnement de voir le fils de Moudi-Panga au milieu des habitans de la baie des Iles , et pour ainsi dire à la merci de ses plus cruels ennemis, je lui demandai si c'était à titre d'esclave. Il repoussa vivement ce soupçon , comme injurieux à sa réputation , et répliqua que ce jeune rangatira vivait à Mata-Ouwi chez lui sous le double titre de parent et d'ami. Suivant les lois de la guerre, le père avait dû succomber sous les coups de Tepouna, mais la vie et la liberté du fils n'en étaient pas moins à l'abri de toute atteinte dans la baie des Iles. Quoi qu'il en soit, ce jeune chef dont l'aspect annonçait une trentaine d'an- nées, offrait l'extérieur le plus agréable, une figure à la fois douce , grave et spirituelle. Autant qu'il est possible de juger du moral par le physique et surtout par les manières, il est très-probable qu'avec des soins et de l'éducation on eût pu faire de ce jeune homme un sujet distingué, car tout en lui annonçait d'heu- reuses dispositions et une véritable intelligence. Au nom de son père, je lui fis quelques présens qu'il i4* 212 VOYAGE 1827. reçut avec tous les indices d'une vive reconnais- Mars. sance. Wetoï me quitta de bonne heure avec tous ses guer- riers , en m'annonçant qu'il partait le lendemain pour la baie Shouraki où l'appelaient les lois de l'honneur et ses devoirs de chef. Il laissa à bord toutes ses esclaves, en ayant soin de les recommander à ma bienveillance et à celle des officiers. Peu après, j'ai reçu la visite de MM. Williams et Davis à qui j'ai montré la route que nous avions tenue le long de la côte. Ils en ont paru très-surpris , ainsi que des détails que je leur ai donnés touchant nos communications avec les naturels. Au sujet des arbres que j'avais observés dans labaieTasman et au fond de la baie Shouraki, la conversation est tombée sur les bois de construction de cette partie du monde. Les missionnaires m'ont assuré que le meilleur était le bois de koudi. D'après la description que je leur ai donnée, ils ont pensé que celui dont je parlais était le kaï- katea , habitant des lieux marécageux , arbre très- élevé , très-droit et d'un bel aspect , mais dont le bois est beaucoup trop léger et trop cassant pour être em- ployé avec succès, soit pour les constructions, soit pour la mâture. Ces messieurs ajoutèrent que les deux espèces croissaient en abondance dans les forêts de Kawa-Kawa, et s'offrirent fort obligeamment à m'y conduire, si j'étais curieux de les examiner moi-même. Malgré les occupations dont j'étais accablé, cette offre me parut si séduisante que je l'acceptai avec empres- sement ; je leur promis d'aller les prendre le lende- DE 1/ ASTROLABE. 213 main matin au soleil levant. Ils m'assurèrent qu'ils ne 1827. connaissaient aucune carte de la Nouvelle-Zélande Mars- postérieure à celle de Cook ; les découvertes acciden- telles faites par quelques navires n'ont point été pu- bliées , et le chirurgien Fairfold seul s'est occupé de donner une esquisse du plan de la baie des Iles ; c'est celui dont ils se servent aujourd'hui. La chaloupe a encore fait deux voyages à l'eau , et on a commencé à couper du bois. Ces travaux ont été favorisés par le calme et un assez beau temps. Dès trois heures du matin , accompagné de r5. MM. Lot lin, Gaimard et Lauvergne, je m'embarquai dans le grand canot , et je me dirigeai vers Pahia. Une jolie brise de S. E. nous poussa promptement près de Tapeka ; ensuite à l'aviron, et favorisés par la marée , nous atteignîmes facilement l'îlot situé devant l'em- bouchure du Waï-Tangui. Le jour commençait à peine à poindre , et nous fûmes étonnés d'entendre un mur- mure confus de voix qui semblaient partir du sein des flots. Un moment après , nous aperçûmes un grand nombre de pirogues , les unes immobiles , les autres en mouvement, qui couvraient les rives de l'île. J'appris plus tard que ces pirogues formaient un détachement de la flotte entière de la baie des Iles, qui avait tenté de sortir la veille , mais qu'une brise contraire avait forcée de rentrer. Comme les Grecs en Aulide , ces insulaires attendaient des vents plus propices , et peut-être pour ressembler de tous points aux vain- queurs de Troie , il ne manquait à leurs héros qu'un Homère. Il est sûr, du moins , que le sacrifice d'une 214 VOYAGE 1827. jeune fille leur eut peu coûté pour se rendre les dieux Mars. favorables. A u même instant , à travers la brume , et tel qu'une ombre légère , un schooner courait des bords dans la rade pour atteindre le mouillage. Ce navire était le Herald, que les missionnaires avaient construit à Pahia, et qui revenait en ce moment de Port-Jackson où il avait fait un voyage. On pouvait être ému de ce contraste : ainsi ce petit navire , faible parcelle de la civilisation européenne , monté seulement par quel- ques Anglais paisibles, ne servait que des projets pieux et philanlropiques; tandis que ces longues pi- rogues , dernier effort de l'industrie sauvage, allaient, surchargées de guerriers avides de sang , porter le fer et la flamme sur des plages voisines. Il était cinq heures un quart quand nous arrivâmes à Pahia. M. H. Williams nous dit qu'une indisposi- tion qui était survenue à sa femme l'empêcherait de nous accompagner; il nous donna pour guide son frère, M. W. Williams, qui fit preuve à notre égard de la plus grande complaisance , mais dont la société ne pouvait nous offrir les mêmes avantages : car, plus récemment établi dans ces contrées, il était encore loin d'avoir acquis le même usage de la langue et les mêmes connaissances locales que son frère. Nous fîmes route vers l'embouchure du Waï-Kawa. Dans l'étendue de trois ou quatre milles , cette rivière offre un superbe bassin de plus d'un mille de largeur, et sur ses bords se dessinent parfois des sites agréables et de jolis vallons qui sembleraient susceptibles de cul- DE L'ASTROLABE. 215 ture. M. Williams me fit remarquer le village de 1827- Shionii , résidence de Toï-ïapou qui a su joindre à son Mars- titre de rangatira l'influence du tohunga ou du pro- phète le plus renommé et le plus accrédité de tous les environs. Le lit du fleuve se détourne brusquement sur la gauche , et les rives qui s'élèvent le forcent à s'en- caisser et à se resserrer davantage. Bientôt il s'élargit de nouveau pour former un second bassin; ici une branche du fleuve lui arrive du S. E., tandis que l'au- tre découle du S. O. Celte dernière seulement con- serve le nom de Kawa-Kawa , et à cinq ou six milles de Pahia , n'offre plus que l'apparence d'une belle et tranquille rivière de trente à quarante toises de large. Chemin faisant nous rencontrâmes de nombreuses bandes de canards déjà tellement instruits des effets des armes à feu , qu'il nous fut impossible d'en tirer un seul. De temps en temps des pirogues voguaient à quelque distance du canot : mais les insulaires de ces lieux sont également si familiarisés avec les visites des Européens, que notre apparition excitait à peine leur attention ; le plus souvent ils passaient le long du canot sans se détourner de leur route. Leurs projets de guerre absorbaient toutes leurs facultés , et M. Wil- liams m'apprit que la plupart de ces pirogues étaient occupées à porter des vivres pour les guerriers en partance. Enfin, le fleuve n'est plus qu'un torrent peu pro- fond , et dont le cours est même souvent embarrassé par des troncs d'arbres , des pirogues coulées à fond, 216 VOYAGE 1827. et des plantes fluvialiles. Nous nous arrêtâmes à une Mais- petite distance des premières maisons du village , et nous mîmes pied à terre. Un petit nombre de naturels vinrent nous recevoir au bord de la rivière , et paru- rent satisfaits de nous voir en la compagnie de leur missionnaire. Celui-ci m'apprit que nous étions sur un morceau de terrain acheté au nom de la société, et où M. Davis devait s'établir avec sa famille. M. Davis était cultivateur de profession , et par son exemple il comptait inspirer aux naturels quelque goût pour les travaux de l'agriculture. Dès que nous eûmes mangé un morceau à la hâte , je priai M. Williams de me conduire aux forets où je pourrais observer les arbres que je désirais connaître. Nous traversâmes le village de Kawa-Kawa qui me parut contenir une centaine de cases très-bien cons- truites ; elles sont disposées dans une belle et riche vallée arrosée par les eaux de deux torrens , et soi- gneusement plantée en patates, pommes de terre, maïs, pastèques et citrouilles. On me fit voir les mai- sons, les champs, les femmes et les en fans de TeKoke, chef de la tribu , et de Rangui-Touke son fils. L'inviolable tapou établi sur les champs de kou- maras (ou patates douces) jusqu'à une certaine époque de leur crue , nous contraignit à faire de longs et en- nuyeux circuits avant d'arriver aux bois en question. Vainement M. W. Williams s'était flatté que son in- fluence pourrait nous soustraire à ces ridicules entra- ves , vainement il employa près des naturels toute sa logique pour leur démontrer que nous autres étrangers DE L'ASTROLABE. 217 et hommes blancs ne pouvions être raisonnablement as- i s ■•>;• sujettis à ces réglemens. Ils furent sourds à toutes ses raisons , et lui répondirent constamment que les kou- maras étaient tapou-tapou , que Tatoua se fâcherait et les ferait périr s'ils souffraient qu'on en approchât , et que, dans tous les cas, à leur retour Te Koke et Rangui les tueraient. Il fallut bien nous rendre à d'aussi puissantes raisons , et chaque fois qu'un champ de koumaras se présentait sur notre route, nous étions forcés de faire un long détour pour ne pas le souiller par notre contact , et je crois même par notre simple regard. Cet exemple de la profonde superstition des Nou- veaux-Zélandais me rappelait en outre combien Cook, et même les savans qui l'accompagnaient, étaient dans l'erreur quand ils avancèrent que ce peuple paraissait peu soumis h l'influence des prêtres et de la religion. Il m'expliquait en même temps quelle pouvait avoir été la source de plusieurs des malheurs éprouvés par les Européens sur ces plages , malheurs qu'on avait uniquement attribués au caractère féroce des insu- laires , tandis qu'ils n'étaient peut-être dus qu'à des préjugés religieux aussi profondément enracinés dans leurs cœurs que grossiers et incompréhensibles pour un étranger. Qu'au temps de Cook ou de Marion un matelot eut eu la fantaisie d'approcher d'un champ de koumaras ou de tout autre terrain con- sacré, l'insulaire n'eût pas manqué de le repousser. Le blanc se croyant insulté sans motif pouvait avoir recours à des voies de fait; et de là des querelles 218 VOYAGE 1837. dont il est facile de deviner les dangereuses con- Mars- séquences. Quant à nous , instruits des opinions de nos hôtes, nous sûmes les respecter , tout en les maudissant ; nous fîmes tous les détours que nos guides jugèrent convenables. Par cette raison nous traversâmes plu- sieurs fois la rivière qui n'est plus qu'un torrent sou- vent guéable. Enfin, nous parvînmes à une vallée très- humide que les eaux de la rivière doivent submerger complètement au temps des pluies. Elle était pres- que entièrement couverte d'immenses kaï-kateas, et je reconnus au premier coup-d'œil que ce devait être une espèce de podocarpus. C'est un fort bel arbre dont le port et le feuillage rappellent assez bien le cy- près , mais qui atteint de bien plus grandes dimen- sions. De là, nos guides, avec de nouveaux circuits , nous menèrent vers le terrain du Koudi. Sur une petite éminence j'examinai quelque temps de fort belles huttes construites avec un soin extrême et ornées de sculptures bizarres, mais d'un travail remarquable pour ces régions. Ces cases sont destinées à servir de magasins pour les patates de la récolte prochaine, et se nomment doua-koumara. C'est pour ce genre d'édifice que le Nouveau-Zélandais réserve tout le goût, tout le luxe qu'il peut déployer. Les habitations des chefs eux-mêmes ne marchent qu'en seconde li- gne; sans doute parce que les unes sont utiles à la communauté entière, tandis que les autres ne sont que des objets d'intérêt particulier. Peut-être est-ce là DE L'ASTROLABE. 219 une des preuves les plus irrécusables de l'esprit vrai- 1827. ment républicain de ces peuplades. Mars- Après avoir gravi un coteau couvert d'arbrisseaux et de hautes fougères , nous entrâmes dans le lit d'un torrent peu considérable qu'ombrageaient diverses es- pèces d'arbres de la plus grande taille. Encore une fois j'admirai combien le ton général de la végétation , et surtout des fougères, me rappelait celle des tropiques, principalement de la petite île d'Ualan , malgré un inter- valle de mille lieues terrestres , en latitude seulement. Quatre ou cinq naturels nous suivaient en babillant gaiement, et témoignant de tout leur pouvoir leur empressement à m'ètre agréables. Il suffisait que je ma- nifestasse le désir d'avoir un échantillon de plante, de pierre ou d'insecte, pour les voir à l'instant se préci- piter, le recueillir et me le présenter en souriant. Ils répétaient h chaque instant le nom de Marion , et me le donnaient , supposant probablement que je devais être un de ses enfans. Ils m'assurèrent que c'était aux environs de ces mêmes forêts que cet infortuné navi- gateur avait envoyé couper les mâtures dont il avait eu besoin. Du reste , il n'était pas douteux que les habi- tans de Kawa-Kawa n'eussent eu de fréquens rap- ports avec lui et ses compagnons ; la mémoire de Ma- rion paraissait leur être chère, et ils repoussaient avec horreur le soupçon d'avoir trempé dans son assassinat. Sur un des flancs de la colline , au milieu de plu- sieurs autres espèces , on me montra le koudi , qui donne le bois par excellence de toute la Zélande , au jugement des naturels , comme à celui des mission- 220 VOYAGE 1827. naires. Ceux-ci l'emploient dans leurs constructions Mars. (je tout genre } et les autres en font leurs plus belles pirogues de guerre. C'est un arbre superbe , de forme pyramidale, qui atteint jusqu'à cent cinquante et cent, quatre-vingts pieds de hauteur, et dont le tronc s'élève quelquefois jusqu'à cent pieds sans porter une seule branche. Nos contrées d'Europe n'offrent pas de plus belles pièces de bois pour la mâture de nos vaisseaux. A mon grand regret, il me fut impossible de constater son genre , à défaut de parties caractéristiques ; il y a tout lieu de supposer néanmoins qu'il doit beaucoup se rapprocher des Araucaria. M. Williams me fit ensuite remarquer le dimou , arbre admirable pour sa taille , son port et son feuil- lage. Il atteint, me dit-on, des dimensions encore plus considérables que le précédent; mais son bois a le défaut d'être trop lourd , ce qui le rend peu propre aux besoins de la marine. Ses branches retombent vers la terre comme celles du mélèze et du casuarina, et ses feuilles menues, sétiformes et pointues, semblent le ranger parmi les conifères. Je ne cessais de m'étonner de ce que dans une saison encore si peu avancée, el qui correspondait à peine à notre mois de septembre, ces arbres ne m'offrissent déjà plus ni fleurs ni fruits. D'un autre coté, ces belles forets, qui me donnaient une idée exacte de l'intérieur de la Nouvelle-Zélande , excitaient vivement mon admiration, Jusqu'alors con- finé sur le littoral , mes observations s'étaient à peu près bornées à la côte. Ici déjà distant de la mer de six à huit milles, je pouvais, d'après ce que je voyais, me DE L ASTROLABE. 221 faire une idée plus précise de l'intérieur de cette i*>.-. grande terre. Q ue de fois je désirai consacrer un temps Ma,'! plus considérable à l'examen d'une contrée qui me semblait si digne d'intérêt à tous égards , et qui ne pouvait manquer de jouer un jour un rôle important dans la civilisation ! Mais j'étais commandé par d'autres devoirs, et je dus m'arracher de ces lieux , après avoir termin^ les observations qui m'y avaient appelé. Nous prîmes pour revenir au canot un chemin diffé- rent de celui que nous avions suivi, mais presque aussi long, par égard pour les plantations sacrées. Quel- ques poteaux , fichés en terre dans un lieu écarté sur le bord du sentier , barbouillés d'ocre rouge et entou- rés d'un petit espace de terre fraîchement remuée , attirèrent tout-à-coup mon attention. Mon premier mouvement fut d'aller voir ce que c'était; mais je fus retenu par les sauvages qui se jetèrent avec précipita- tion au devant de moi , et d'une manière très-énergi- que me firent signe de continuer ma route. Je m'adres- sai à M. Williams pour savoir quel était cet emblème, et pourquoi il m'était défendu d'en approcher. Mon missionnaire échangea quelques mots avec les natu- rels ; mais je vis qu'il voulait éviter de me donner aucun éclaircissement , car , à toutes mes questions , il se contenta de me répondre d'un air contraint et embar- rassé qu'il y avait là quelque chose que je ne devais pas voir A l'opposition des naturels, à l'embarras du missionnaire et surtout à la forme et à la couleur des poteaux , je conjecturai qu'un sacrifice humain avait eu lieu récemment en cet endroit , et que peut-être les 222 VOYAGE 1827. tristes restes de la victime y étaient encore exposés. .. . Mars. Tout en persistant dans leurs rits sanguinaires, les Nouveaux-Zélandais , par un sentiment de honte assez naturel , n'aiment point à en rendre témoins les Eu- ropéens, car ils redoutent à juste titre leur mépris et leurs reproches. Par un sentiment semblable, quoique beaucoup plus honorable , les missionnaires ne se sou- cient pas que des étrangers , et surtout des Français , acquièrent , par de semblables faits , la preuve du peu de progrès qu'ils ont faits jusqu'à présent sur l'esprit de ces peuples barbares. Enfin , nous rejoignîmes notre embarcation , et nous nous étendîmes sur l'herbe fraîche pour rétablir nos forces affaiblies par la course que nous venions de faire. Une foule nombreuse d'indigènes nous environnait, et nous regardait paisiblement prendre notre repas. D'un œil avide , ils suivaient les morceaux que nous portions à la bouche , et celui qui avait le bonheur de recevoir de l'un de nous un peu de pain ou de viande , savourait avec délices cet aliment inusité. Je regrettai sincèrement que la modicité de nos provisions , à peine suffisantes pour nous-mêmes , ne nous permît pas de faire un plus grand nombre d'heureux ; je me contentai donc d'offrir aux femmes et aux enfans de notre ami Rangui les restes du repas , préférence qui fit plus d'un jaloux , mais qui trouvait son excuse dans le rang de celui qui en était l'objet indirect. Je voulus ensuite faire savoir à ces insulaires que s'ils voulaient porter à bord des cochons et des pommes de terre , ils recevraient en retour les objets qui leur seraient le plus DE L'ASTROLABE. 223 agréables; mais M. Williams m'expliqua qu'à Kawa- 1827. Kawa ils ne cultivaient guère que la patate douce, Mars- dont la récolte était encore éloignée, et qu'ils ne vou- laient pas même élever de cochons , parce qu'ils redou- taient les ravages de cet animal dans leurs champs de patates. Ce même motif les a fait jusqu'à présent s'op- poser aux efforts des missionnaires pour introduire des bêles à corne le long des bords du Kawa-Kawa. Pendant de longues années encore, la ridicule supers- tition du tapou s'opposera à ce que ce peuple puisse faire aucun progrès dans l'agriculture, ni dans les arts qui en dépendent. Nous nous sommes rembarques vers midi et demi ; la marée était tout-à-fait basse , et bientôt nous avons trouvé la rivière réduite à un filet de six à huit pouces d'eau seulement. Il a fallu traîner le canot l'espace de près de deux milles. Durant ce temps, M. Gaimard et moi, nous nous sommes enfoncés dans de vastes marais sur la gauche de la rivière; couverts d'eau à haute mer , ils étaient alors entièrement à sec. Sur ce sol fangeux, nous recueillîmes une espèce d'ampullaire quis'y trouve très-commune, et n'observâmes quequel- ques oiseaux derivage, comme canards, chevaliers, etc. Une seule espèce d'arbre, disposée en touffe peu élevée, habite ces plaines submergées. Après beaucoup de peine, le canot parvint dans l'en- droit où le lit du torrent , devenu un peu plus profond , permit aux canotiers de faire usage des avirons. Malgré la résistance que nous fit éprouver le flot qui entrait avec force, nous atteignîmes l'entrée de la baie de 22Ï VOYAGE 1827. Korora-Reka, et à trois heures et demie nous dépo- Ma,s- saines M. Williams chez lui. Afin d'employer avec fruit le reste de la journée , je me dirigeai sur-le-champ vers le village de Korora- R.eka que je désirais visiter. La vue de quelques cases, pi. xli. garnies de cheminées , élevées par les mains des marins ou des ouvriers qui ont résidé en cet endroit, an- nonce au navigateur les premiers effets de la civilisa- tion européenne. En parcourant ce hameau , on ne tarde pas à s'apercevoir que les fréquens rapports des naturels avec les étrangers ont déjà modifié leur croyance-, ils sont devenus plus tolérans, et commen- cent même à secouer une partie de leurs supersti- tieuses pratiques. Presque tous les hommes de la tribu de Korora- Reka étaient partis pour la guerre , et plusieurs des maisons qui sont agréablement situées le long de la plage, étaient complètement désertes. Il me prit envie de revoirie village de Mata-Ouwi, où commandait naguère le redoutable Pomare , où j'avais reçu trois ans auparavant l'hospitalité de M. Kendall. Comme ce village est à peine distant de trois à quatre cents toises de celui de Korora-Reka, nous y fûmes bientôt rendus, et je fus frappé du nouvel aspect qu'il m'offrait. En 1 824 , ses cases étaient éparses, suivant l'ancienne coutume, sur l'arête d'un coteau voisin qui s'avance en forme de promontoire dans les eaux de la baie. Effrayés sans doute par les trou- bles qui venaient d'avoir lieu dans toute cette partie de la Nouvelle-Zélande , et voulant se maintenir en état DE L'ASTROLABE. 225 de défense contre une attaque imprévue, les habi- 1827. tans de Mata-Ouwi avaient groupé leurs nouvelles Mars" cabanes au pied du coteau, sur le bord même de la mer, et les avaient environnées de palissades élevées, et de distance en distance fortifiées par des pieux très- solides. Une troupe armée vint nous recevoir à la porte du pâ et nous conduisit vers l'habitation du chef. Wetoï, revêtu de ses plus beaux habits , nous reçut avec gra- vité, assis à la porte de la cabane, son fusil à deux coups près de lui. A ses côtés se tenaient sa femme Ehana, le frère de Pako, le fils de Moudi-Panga et ses principaux cliens. Il m'apprit que le vent l'avait contrarié dans ses projets, et que -son départ était remis au lendemain. Je me plus à examiner quelque temps le jeune Heikaï, fils aîné de Pomare, à peine âgé de dix-huit ans , doué par la nature de la plus in- téressante figure ; aucun tatouage n'avait encore altéré l'harmonie de ses traits. Dans son maintien , comme dans ses expressions, rien ne trahissait encore ce caractère farouche , ce courage sanguinaire qui peu- vent seuls lui obtenir la considération de ses compa- triotes. Sa case , et celle de Wetoï , ornées l'une et l'autre de pi. lxv. figures sculptées en bois et de bas-reliefs d'un goût très-bizarre et de formes curieuses , attirèrent aussi mon attention , et je les fis dessiner dans le plus grand détail par le jeune Lauvergne. On me montra à cent pas du village la maisonnette d'un capitaine baleinier nommé Brimm qui a épousé TOME II. l5 226 VOYAGE 18:17. une fille de ces contrées, et qui a, dit-on, conçu un Mars. tei g0Ut p0ur ce payS ^ cni'il a résolu d'y fixer sa ré- sidence. D'énormes piîes de bois de koudi dispo- sées aux environs avaient été amassées à ses frais et devaient lui servir à construire une habitation spa- cieuse et commode. La modeste maison de M. Kendall avait été détruite, et les naturels n'avaient épargné que le petit cimetière fondé par ce missionnaire, qui restait enclos, comme au temps où je le visitai. Leur profond respect pour les restes des morts avait assuré à ce terrain les pri- vilèges du Tapou. En revenant au canot par Korora-Reka , je fis mar- ché avec un charpentier anglais établi dans ce vil- lage, et il s'engagea à me livrer trois cents pieds de planches en bois de koudi , moyennant trois pounds (environ 75 francs) , ou trente livres de poudre de guerre. En ce moment , je ne songeais qu'aux besoins du bord, et je ne me doutais guère de l'emploi auquel ces planches devaient être un jour destinées. Sur ma route , on me fit remarquer la case de King-George, chef de Korora-Reka ; elle est très-pe- tite et dépourvue de toute espèce d'ornement. Près de celle-ci on en construisait une pour sa fille, dans un goût à demi européen et qui sera infiniment plus agréable. Nous nous rembarquâmes, et vers sept heures et demie nous étions de.retourà bord aussi satisfaits que harassés de notre longue excursion*. * Voyez note ■>. i . DE L'ASTROLABE. 227 Tant que le missionnaire s'est trouvé avee nous , je 1827. l'ai questionné sur divers sujets et en ai obtenu les Mai-S' renseignemens suivans. Le baron Thierry, qui se prétendait propriétaire de toutes les îles de la Nouvelle-Zélande, et qui avait offert à quelques gouvernemens de l'Europe de rétrocéder ses droits , moyennant des conditions plus ou moins étranges , avait réellement acquis sur les bords de la rivière Shouki-Anga environ quatorze mille arpens de terre des sauvages. Ce marché s'était opéré par l'entremise d'un capitaine baleinier ; dans ce cas M. Williams m'assura qu'on avait suivi les mêmes formalités qui avaient été déjà mises en usage, lorsque les missionnaires voulurent acquérir des pro- priétés à la baie des Iles. A cet égard, le récit que je tenais déjà de la bouche de M. Marsden me fut posi- tivement confirmé. • • Lorsque la proposition de ce marché fut faite par les Européens , les chefs sauvages du canton s'assem- blèrent pour délibérer en conseil solennel si cette de- mande pouvait être accordée. La question ayant été résolue par l'affirmative , les Européens livrèrent les armes , les ustensiles et les outils stipulés dans le marché , et prirent possession du terrain convenu. Tandis qu'ils dressaient le contrat d'acquisition par écrit, les principaux chefs se faisaient tracer sur la figure un moho (espèce de dessin en tatouage) d'une forme particulière. Puis.ils apposèrent ce même moho au pied du contrat , en guise de signature. Suivant M. Marsden, un pacte assujetti à ces formes solen- i5* 22$ VOYAGE 1827. nelles est désormais inviolable. M. Williams, qui con- Mars. najt mieux ces insulaires, pense qu'une possession constante est nécessaire aux acquéreurs pour ne pas perdre leurs droits, et que s'ils étaient obligés de faire une longue absence, ils courraient grandement le ris- que de payer une seconde fois leurs propriétés pour en recouvrer la jouissance. Quoi qu'il en soit, dans le cas d'une invasion étrangère , ces droits seraient absolument nuls aux yeux des vainqueurs , puisqu'ils ne regardent le plus souvent les missionnaires eux- mêmes que comme les premiers sujets du chef de la tribu. • Du reste, ajouta M. Williams, le baron Thierry dont les projets n'avaient pu faire fortune chez les Français casaniers et peu accoutumés à franchir les mers , avait mieux réussi à Londres. L'Anglais est naturellement aventuretix ,* et sans crainte il trans- porte ses pénates aux extrémités du monde. Nom- bre d'ouvriers s'étaient enrôlés sous les drapeaux de M. Thierry pour aller, sous ses auspices, prendre possession de la Nouvelle-Zélande. Mais on avait enfin reconnu que le baron, soi-disant souverain de nos antipodes , n'avait pas les moyens de remplir ses engagemens , et les dernières nouvelles qu'on en avait reçues annonçaient que tous ses projets s'en étaient allés en fumée. On sent tout ce que devaient avoir d'absurde les prétentions d'un individu qui se disait possesseur de toute la Nouvelle-Zélande, pour avoir acheté d'une seule tribu quelques arpens de terrain. Une société mieux entendue s'était formée sous le DE L'ASTROLABE. 229 litre modeste de Neiv-Zealand Jlax society, et avait 1827. tenté tout récemment de fonder un établissement dans Mais- ces contrées pour cultiver en grand le Phormiam te- ?iax, et exploiter les bois de construction. La nouvelle colonie était composée de soixante et dix personnes, et dirigée par M. Shepherd qu'un long- séjour à la Nou- velle-Zélande rendait très-propre a cet emploi. La co- lonie fut débarquée par le capitaine Hurd dans la baie Shouraki, et choisit d'abord pour s'y fixer une position qui parut convenir au but qu'on se proposait ; mais bientôt instruits que les naturels avaient formé le com- plot de les attaquer à l'improviste et de s'emparer de tous les objets qu'ils avaient apportés, les nouveaux co- lons décampèrent précipitamment. Ils se rendirent en- suite sur les bords duShouki-Anga où ils restèrent quel- ques jours à prendre connaissance des lieux. S'aper- cevant enfin que les avantages prétendus qu'on leur avait tant vantés ne répondaient nullement à leurs es- pérances , ils reprirent le chemin de la Nouvelle- Galles du Sud , sans même avoir débarqué. Ayant ensuite questionné M. Williams sur les opi- nions et les mœurs des naturels , il me dit que , sui- vant ces insulaires , toutes les âmes des morts restent encore trois jours après le trépas de l'homme à vol- tiger autour de sa dépouille mortelle , puis elles se rendent par un chemin qui leur est tracé au cap Reinga pour se précipiter sans distinction dans le Pa- rtout (nuit éternelle). — Un chef de Rangui-Hou, étant revenu d'un sommeil léthargique qui dura deux jours, assura que son ame était déjà partie 230 VOYAGE 1827. pour le cap Reinga , que là elle fut arrêtée par le vaï- Mars' doua d'une jeune fille de sa tribu morte quelque temps auparavant. Celle-ci lui avait déclaré qu'il avait encore vingt-quatre heures à passer parmi les siens, puis qu'alors elle le recevrait et le conduirait elle- même dans le Pô-nouï. En effet il mourut le surlen- demain. — Les corps des morts sont placés debout dans des coffres de bois hermétiquement fermés, et restent en cet état le temps nécessaire pour opérer la décomposition complète des chairs; puis les os sont retirés avec les cérémonies requises et déposés dans le tombeau de la famille. Suivant ce missionnaire, pour les mariages l'homme n'a pas besoin du consentement de la femme. Celui du père ou des frères suffit; alors la fille peut être enlevée de vive force par son amant , ce qui ne s'accorde guère avec le récit galant que m'avait fait Touaï, et l'affection sincère qui règne souvent entre les époux. Au mo- ment du mariage, comme à celui de la mort (toujours selon M. Williams), les voisins accourent pour ravager et piller les propriétés du mari ou du défunt. Sans doute cela est arrivé dans une foule de cas, et surtout dans les mariages où les convenances paraissent vio- lées ; mais je ne crois pas que ce soit une coutume invariable. Quoique traitées en généralavec une grande rigueur, il se trouve cependant des femmes qui se concilient toute l'affection de leurs époux, et obtiennent même un grand empire sur leur esprit. Ainsi Etoudi, femme de Shongui, qui est morte dernièrement, quoique DE L'ASTROLABE. 2M aveugle et déjà d'un certain âge , avait captivé toute la 1827. confiance de ce farouche guerrier. Elle l'accompagnait Mars- constamment aux combats , y prenait part et influait souvent sur les délibérations publiques. Les mission- naires s'accordent à convenir qu'Etoudi était une t'emme de beaucoup de tète et de jugement. Les Nouveaux-Zélandais ont une espèce de baptême pour id^oser un nom au nouveau-né, et M. Williams conjecture qu'ils ont en outre quelque idée de circon- cision. Ce missionnaire porte à cinq cent mille âmes le nombre des habitans de l'île Ika-Na-Mawi; il estime qu'un dixième seulement des terres qui composent sa superficie serait susceptible d'être labouré. — Quoi- que la fougère occupe la plus grande partie des hau- teurs qui ne sont pas boisées, il est cependant des lieux dans l'intérieur où le phormium croit en abondance. — Ces îles ne nourrissent ni serpens ni insectes ve- nimeux , seulement quelques lézards assez gros. On n'y trouve non plus, ajoute-t-ilf ni coquilles terrestres ni poissons d'eau douce, ce qui est difficile à croire quand on songe aux vastes lacs de Maupere et de Roto-Doua. — Il V a seize à dix-sept milles de Kidi- Kidi à Waï-Mate, et seize à dix-huit milles de Kawa- Kawa à Tae-Ame. — Ce dernier district est fort peu- plé, et riche en terres labourables : Temarangai est un de ses principaux rangatiras. — De petits bàtimens pourraient remonter assez avant dans la rivière de Kawa-Kawa. — Cette désignation lui vient de l'arbris- seau de ce nom , espèce de poivre, qui croit en abon- 232 VOYAGE i8a7. dance sur ses bords , mais dont les naturels ne sa- Mars. valent point extraire une boisson enivrante comme on le fait dans les îleséquatoriales. Ils savaient cependant en composer une autre avec les petites baies noires qui croissent par grappes sur un arbrisseau que Forster a nommé Coriaria sarmentosa. — L'île Blanche [Pouhia-i->ffrakadï) est certainement un vol- can en activité que M. Williams visita touA-écem- ment avec son frère et M. Cunningham; quelques arbres frappèrent leurs regards , le reste est à nu. D'ailleurs l'odeur sulfureuse et suffocante qui s'en exhalait les força à se rembarquer promptement. M. Quoy reçut quelques échantillons de roches qui provenaient de ce volcan. Ainsi s'expliquent naturelle- ment les torrens de fumée qui enveloppaient cette île au moment de notre passage, et les nombreuses pierres ponces que nous vîmes flotter sur les eaux de la baie d'Abondance. 16. Ce matin tous les hommes de l'équipage sont allés laver leur linge à l'aignade. J'ai gardé le bord toute la journée pour terminer mon courrier. Dans un rapport fort détaillé, je rends compte au ministre de toutes nos opérations depuis notre départ de Port-Jackson jusqu'à notre arrivée à la baie des Iles. Sans doute il est fort à craindre que des nouvelles expédiées en France d'un pays situé à ses antipodes , ne parviennent pas à leur destination. C'est pour moi, je l'avoue, un sujet de vive inquiétude ; car au travers des nouveaux ha- sards que nous allons affronter, être certain que la marine et les amis des sciences pourront connaître de DE L'ASTROLABE. 233 quelle manière nous avons employé notre temps le 1827. long des côtes de la Nouvelle-Zélande, serait du moins Mars- une satisfaction. Au moment de périr sur les redou- tables brisans de la baie d'Abondance , l'idée la plus triste qui put s'offrir un instant à mon imagination, fut que nous allions tous disparaître sans laisser même la moindre trace de nos travaux. Le grand canot est allé jeter la seine sur la pres- qu'île de l'observatoire , et n'a rapporté qu'un peu de menu poisson. Il est venu deux pirogues le long du bord avec des pommes de terre et quelques légumes ; mais les prix des naturels sont exorbitans. Ils ne rougissaient pas de demander une livre de poudre pour quelques oignons et à proportion du reste , re- fusant toute autre espèce d'article en échange. Les tribus de la baie des Iles sont tout-à-fait cor- rompues par le commerce des baleiniers , et je ne con- çois pas comment les missionnaires persistent à sé- journer là , plutôt que d'aller vivre sur d'autres points dans le sud d'Ika-Na-Mawi, où ils auraient bien plus de chances de voir leurs efforts couronnés de quelques succès. L'eau et le bois ont été continués. J'ai envoyé M. Paris porter mon courrier aux missionnaires de Pahia ; le dessinateur l'a accompagné afin de prendre la vue de leur petit établissement. Vers onze heures du matin , une pirogue a accosté le long du bord, et j'ai reconnu avec plaisir le vieux Jack Rangui, frère de Koro-Koro et de Touaï , qui nous avait jadis servi de garde sur la Coquille. Accablé d'infirmités et courbé 234 VOYAGE 1827. sous le poids de l'infortune, ce malheureux insulaire Mais. m'aborda les larmes aux yeux, et parut éprouver beaucoup de satisfaction de ce que je me souvenais de lui : je l'entretins de son séjour à bord et je lui fis quelques présens. Il me confirma que c'était effectivement les gens de Shongui qui avaient chassé de leurs foyers les habitans de Kakou-Wera. Peu de temps après la mort de Touaï, sa femme Ehidi et son petit enfant avaient eux-mêmes succombé. L'ariki Touao et sa femme étaient encore vivans et réfugiés , ainsi que lui Rangui, à Waï-Tangui ; mais il se plaignait amèrement des procédés peu généreux du chef et des membres de cette tribu. Te Rangui apportait quatre cochons dans sa pirogue , mais comme il exigeait abso- lument une couverture de laine en retour, et que per- sonne ne pouvait lui en donner, il fut obligé de rem- porter sa marchandise. A midi, je quittai la corvette, accompagné de MM. Quoy, Gaimard, Gressien et Lesson, pour vi- siter les ruines du pâ voisin ; en conséquence nous dé- barquâmes dans l'anse située derrière la presqu'île qui le renfermait. Une plage assez basse entoure celte cri- que dans sa plus grande étendue. Diverses éminences qu'on aperçoit aux environs portent évidemment l'empreinte du travail des hommes, et il est très- probable qu'elles ont été jadis occupées aussi par des citadelles zélandaises qui ont précédé celle de Kahou- Wera et qui auront été abandonnées comme elle. Chez ces peuples, servîtes esclaves du Tapou, mille raisons, indépendamment des vicissitudes des combats, peuvent. DE L' ASTROLABE. 235 amener une tribuà quitter volontairement sa résidence, 183.7. et ce n'est pas chez eux qu'il faudrait chercher des sites Mais' consacrés par plusieurs générations successives. Quelques cases en ruines , des débris de tombeaux et des palissades enfouies sous l'herbe attirèrent quel- que temps mes regards sur le rivage. A peu de dis- tance, dans une position assez agréable et ombragée de quelques grands arbres, chose assez rare sur ce point pi. lv. de la côte, on voyait encore la maison de campagne de Koro-Koro. Proprement construite, elle n'avait pas moins de dix à douze pieds en carré, et je pouvais fa- cilement m'y promener debout ; ce qui est presque un luxe pour ces peuples dont les cases ont rarement plus de cinq à six pieds de hauteur. Il est vrai que Touaï ayant vécu à Sydney et même à Londres , ses idées s'étaient un peu agrandies, et le palais de son frère avait pu s'en ressentir. Nous gravîmes ensuite le coteau sur la cime duquel était assis le pà ruiné. Les immenses fossés dont il était environné, le chemin couvert et une partie des palis- sades existaient encore ; mais le silence du désert y régnait. Quatre ans auparavant, conduit par Touaï, j'y avais été reçu avec les honneurs de la guerre par l'àriki Touao son cousin qui en son absence commandait le fort. En ce moment même la femme de celui-ci su- bissait l'opération du tatouage sur une épaule. Je m'étais arrêté un instant près d'elle, puis j'avais par- couru avec intérêt les cases du pâ échelonnées par pi. lï gradins sur la pente d'un coteau escarpé et occupées et LIi- par une population active et nombreuse. Il n'y restait 236 VOYAGE i8a7. pas un être animé ; six mois avaient suffi pour conver- Mars. tjr en rimies des cases fragiles dont les matériaux n'é- taient que des branches, des feuilles, et quelques planches; partout l'herbe remplissait leurs intervalles. Avant qu'il se soit écoulé deux ou trois années, les voyageurs pourront h peine distinguer si ce coteau fut habité ; tant s'effacent rapidement les traces des peu- ples demeurés étrangers aux arts de la civilisation *! Je fis prendre par mon secrétaire trois ou quatre vues différentes de ce village abandonné; je méditai quelque temps sur ses ruines, et, ramenant mes yeux sur la corvette mouillée paisiblement sous mes regards, je me rappelai les épreuves qu'elle venait déjà de subi* Une année seulement s'était écoulée depuis notre dé- part de France , c'était à peine le tiers de la carrière qu'elle avait à fournir. En outre, les parages que nous allions parcourir étaient bien plus dangereux que ceux que nous avions traversés , la Nouvelle-Zélande ex- ceptée. Il y avait lieu sans doute à de graves ré- flexions... Mais je me relevai brusquement sans vou- loir m'y livrer ; je repris le chemin de la plage, et je m'embarquai à l'endroit même où Touaï m'avait mon- tré avec orgueil ses immenses filets, quatre ou cinq fois plus grands que notre seine. Il ne restait plus que les poteaux du hangar où on les ramassait. Je fis dîner avec moi l'infortuné Rangui , honneur que je n'avais accordé à aucun des autres chefs de la baie des Iles , et le questionnai de nouveau sur ce que l'oyez note 22. DE L'ASTROLABE. 237 la tradition lui avait appris touchant le meurtre de i8a7. Marion. Ainsi que me l'avait déjà raconté son frère Mars- Touaï, Rangui déclara que Tekouri, qui s'en était rendu coupable, n'appartenait point à la baie des Iles , mais à Wangaroa , ainsi que ses guerriers. Toupahia ou Malou était chef de Rawiti où Marion se trouvait mouillé, et Kotahi commandait dans File Molou-Doua où les malades avaient été déposés. Celui-ci, grand- père de Koro-Koro, fut la première victime des Fran- çais. Rangui assure positivement que c'est à Marion que ses compatriotes doivent les cochons, les oignons, les raves , les choux et les navets qu'ils possèdent au- jourd'hui. Malgré les injustes réclamations des An- glais , la chose paraîtra plus que probable quand on voudra bien réfléchir que Marion séjourna plus de deux mois sur ce point, qu'il y fit défricher un jardin et planter toutes sortes de graines. Cook au contraire, qui n'y parut que dans son premier voyage, n'y passa que cinq ou six jours, et il ne dit nulle part qu'il ait laissé aux naturels aucune de ces productions , ce qu'il n'eût pas manqué de mentionner, dans le cas con- traire. — Manawa-Oura est un terrain situé au fond de la baie de Manawa et à deux milles seulement des bois où croit le koudi ; c'est là que M. Marsden comp- tait former un établissement du temps de Koro-Koro. — Rangui m'a appris que l'île Motou-Doua est un apanage particulier de sa famille, dontKahou, fils de Koro-Koro, plus connu sous le nom de Williams, est aujourd'hui le légitime héritier. Il m'assura qu'elle nourrissait beaucoup de cochons sauvages, et m'invita 238 VOYAGE 1827. à aller en tuer quelques-uns pour l'équipage de l'As- Mars- trolabe. — Rangui et sa suite eurent la permission spé- ciale de passer la nuit à bord , qu'on leur accorda par égard pour leur infortune et pour les liens de l'an- cienne hospitalité que nous avions contractés ensemble sur la Coquille. 18. Il ne vint à bord dans la matinée que trois pirogues chargées de phormium et de pommes de terre. Les hommes qui les montaient ne consentaient d'abord à livrer ces objets que pour des fusils ; ce ne fut qu'après s'être convaincus que nous n'étions pas disposés à leur en donner, qu'ils voulurent bien recevoir de la poudre. L etoupe commençait à tirer à sa fin ; je fis acheter une bonne quantité de chanvre de phormium pour le service de l'histoire naturelle. Les sauvages de ces pi- rogues, appartenant pour la plupart à la tribu de Kidi- Kidi, montraient ce ton d'arrogance, cet air de fé- rocité et cette duplicité dans leurs marchés qui m'a- vaient déjà frappé autrefois. Aussi donnai-je l'ordre de les surveiller avec soin , en même temps que je leur fis interdire l'accès du bord. Curieux de vérifier ce qu'il y avait de vrai dans le récit de Rangui touchant les cochons de Motou-Doua, je partis accompagné de M. Dudemaine, du maître- commis et du maître-voilier , les chasseurs les plus déterminés du bord ; et, guidé par le fils de Rangui et un jeune naturel nommé Kokako , je me fis trans- porter sur cette île. J'ai contemplé avec intérêt le petit vallon situé au sud , car ce fut là que Marion établit son hôpital et son jardin. Il n'en resle aucun veslige DE L'ASTROLABE. 239 apparent ; les ehoux et les raves y croissent en abon- 189.7. danee, et ce petit morceau de terre qui est très-borné semble d'une grande fertilité. Nos chasseurs s'empressèrent de parcourir l'île clans toutes ses parties pour se mettre à la quête des co- chons. Pour moi, je gravis paisiblementjusqu'à sa cime, glanant ça et là quelques plantes , car la végétation n'en est ni variée, ni active, et se compose en grande partie de fougères et de broussailles peu remarqua- bles. Du sommet, j'admirai la vue magnifique de la baie entière, de ses ramifications et des îles nombreuses qui lui firent donner son nom par Cook. En réfléchis- sant aux avantages que ce beau havre offre auxnavires, je ne pus m'empècher de songer au rôle important qu'il jouera un jour, lorsque la Nouvelle-Galles du Sud sera devenue un État puissant. Après la baie Shouraki et le détroit de Cook , la baie des lies sera l'un des points les plus fréquentés par les navires qui sillonneront alors en tout sens l'Océan-Pacifique. Fatigué de l'inutilité de mes recherches en botanique et en entomologie , je m'étendis sur la fougère pour me livrer à ces réflexions. Après m'ètre élancé dans l'avenir, après avoir en quelque sorte assisté en ima- gination au spectacle que les siècles et la civilisation préparent à ces contrées , mon esprit fatigué de sa longue excursion vint se reposer sur la corvette. Je me rappelai que j'avais fixé le départ au lendemain , et je me décidai à reprendre le chemin du navire pour en hâter les préparatifs. Les chasseurs n'avaient cessé de courir après les 240 VOYAGE 1827. cochons sauvages; ils en aperçurent trois, mais ils Mars. n'en atteignirent aucun. Pour réussir dans cette chasse , il faudrait avoir des chiens ou se tenir à l'affût dès la pointe du jour. Ces animaux sont très-défians et fort agiles. Je pense d'ailleurs que depuis l'expul- sion des habitans de Kahou-Wera , les naturels des tribus voisines ont dû leur donner fréquemment la chasse et en réduire beaucoup le nombre. En effet, Motou-Doua semble être devenu le rendez-vous des guerriers qui vont à la baie Shouraki , leur dernier point de départ. Vers onze heures du matin , l'Anglais qui m'avait vendu du bois l'a apporté : notre maître charpentier l'a trouvé d'une excellente qualité. Pour trois cents soixante pieds de koudi, cet homme a reçu trente- six livres de poudre, qu'il débitera aux naturels à haut prix. Il m'a indiqué les qualités des bois de la Nouvelle-Zélande dans l'ordre suivant: 1° Koudi, supérieur à tous sous tous les rapports, et propre à faire d'excellentes mâtures ; 2° Tanakea , a le dé- faut d'être plus pesant ; 3° Totara , a l'inconvénient opposé; 4° Poudi-kovea, encore plus lourd que le tanakea; 5° enfin, le Dimou, qui ressemble pour le port au mélèze , est le bois le plus pesant de la Nou- velle-Zélande. 11 m'a encore cité plusieurs autres espèces dont j'ai oublié les noms. Cet homme m'avait apporté une tête tatouée après la mort , dans l'espoir de me la vendre ; mais elle était si mal conservée que je n'en ai pas voulu, et je crois qu'un matelot en a fait l'acquisition pour quelques nippes. DE L'ASTROLABE. 241 D'après «ne note que j'avais demandée à M. Wil- 1827. liains et que je reçois à l'instant , il paraîtrait que le Mars- moyen employé par les naturels pour parvenir à une conservation aussi étonnante , consiste seulement à exposer d'abord ces tètes à la chaleur de leurs fours de terre , après en avoir enlevé la cervelle et avoir mis en place des pierres chaudes. Quand ils ont fait évapo- ' rer tous les corps gazeux , de manière à ne point enta- mer la chair, ils exposent encore les tètes à la chaleur du soleil jusqu'à parfaitedessiccalion. Convenablement préparées , elles peuvent ensuite se conserver vingt , trente et cinquante années dans le même état , en ayant soin de ne point les exposer à l'humidité. M. Williams assure qu'aucune substance étrangère n'est employée dans ce procédé qui serait ainsi de la plus grande simplicité. Les douze à quinze femmes , qui s'étaient établies à bord presqu a poste fixe depuis notre arrivée , s'y trouvaient encore ce soir, et je pressentis un surcroît d'embarras quand il s'agirait de nous en défaire le len- demain matin au moment d'appareiller. Je crus qu'il valait mieux en être débarrassé d'avance , et je leur fis signifier d'embarquertoutes dans une grande piro- gue qui était restée près du navire. Comme on pouvait s'y attendre, il y eut des larmes répandues, car ces pauvres créatures s'attachent réellement aux Euro- péens malgré le peu de jours qu'elles ont à passer avec eux. Enfin, à six heures du soir, M. Jacquinot m'annonça que tous les naturels, hommes et fem- mes , avaient évacué la corvette , et qu'il n'y restait TOME II. lG 242 VOYAGE 1827 plus qu'un jeune homme qui avait résisté à tous les Mars. efforts tentés pour le renvoyer, en déclarant qu'il voulait nous suivre partout. Alors les maîtres s'avancèrent pour réappren- dre qu'en effet, dès le moment où la corvette avait mouillé, ce jeune insulaire s'était établi à bord, tra- vaillant comme un véritable matelot et se contentant du reste des plats. Soumis , actif et intelligent, il avait annoncé la détermination de rester sur l'Astrolabe jusqu'au moment où on le jetterait hors du bord. Déjà, par ses manières et. son heureux caractère, il avait su captiver l'amitié et l'intérêt de tous les mate- lots. Je le fis appeler, et je vis un petit homme trapu , alerte et dégourdi, qui, à cela près de deux ou trois légers traits de tatouage sur les lèvres , aurait pu aisé- ment passer pour un Provençal ou un Sicilien très- brun. Je le questionnai dans son langage moitié zélan- dais , moitié anglais corrompu. J'appris qu'il n'était point né à la baie des Iles. Dès son enfance , il avait été esclave dans la tribu de Korora-Reka. Après avoir vu sacrifier ses compagnons aux obsèques des derniers rangatiras , il redoutait de voir arriver son tour qui devait être le premier. Il avait déjà servi sur deux navires baleiniers et ne se plaignait point de ce métier. Toutes les prières , les promesses et les supplications qu'il put imaginer, il les employa pour me déterminer à l'emmener avec moi. Attendri par ses instances et touché du sort qui le menaçait, j'ai pensé que ce serait un acte d'humanité que de le pren- dre avec nous , sauf à le laisser ailleurs , si cela lui plai- DE L' ASTUOLA.BE. 243 sait. Dès qu'il a eu 1'aulorisation de rester avec nous, ce 1.827. pauvre garçon s'est livré d'abord aux démonstrations Mars- de la joie la plus extravagante; puis il s'est remis, a pris un maintien plus assuré, et a déclaré d'un ton fort résolu aux naturels qui l'attendaient dans leur pirogue , qu'à présent il était Youroupi ( Européen ) , en conséquence tapou-tapou , et que personne n'avait droit sur lui que le rangatira rahi du Kaïpouke. Les autres ont paru faire peu d'attention à cette nouvelle ; au moment de prendre définitivement congé de nous , une femme esclave seule s'est approchée de Kokako, lui a fait ses adieux par le salut shongui en versant quelques larmes, et tout a été fini. Je l'ai fait inscrire sur le rôle comme domestique , et lui ai fait donner des hardes qu'il a tout de suite portées avec la même ai- sance que s'il les eût mises toute sa vie. MM. Jacquinot et Lottin sont encore allés prendre ce matin des angles horaires pour conclure la marche des montres , tandis que tout se préparait pour l'appa- reillage. A dix heures vingt minutes , nous avons dé- rapé et fait route pour sortir de la baie : il était alors pleine mer, et nous avons trouvé vingt pieds sur le banc qui nous avait arrêtés en entrant. La brise souf- flait au N. E., il a fallu courir des bordées pour sortir de la baie, et ce n'est qu'à la troisième que nous avons pu atteindre le large en passant à trois encablures du singulier rocher Wiwia. Nous avons revu très-distinc- tement l'écueil de Cook , au N. O. de l'îlot Okahou , et M. Lottin a pris dessus de nouveaux relèvemens. Enfin , l'Astrolabe quitte les côtes orageuses de la 244 VOYAGE 1827. Nouvelle-Zélande, et va se diriger vers les parages plus Mars. tranquilles de la zone équatoriale. Si nous en croyons les récits de la plupart de nos prédécesseurs, si nous nous fions à ce que nous avons nous-mêmes éprouvé durant la tranquille navigation de la Coquille; dans cette zone où régnent habituellement les agréables bri- ses de l'E. et du S. E., nous allons enfin nous reposer de nos longues fatigues ; notre imagination, souriant d'avance à cette douce perspective, s'efforce d'oublier les terribles épreuves que nous venons de subir. Trois fois déjà l'expédition a été menacée d'une ruine com- plète : à l'entrée du bassin des Courans , à la passe des Français , et surtout près des récifs de la baie d'A- bondance. Vingt fois elle a été assaillie par des vents furieux , et ce n'est qu'avec la plus grande peine que nous sommes venus à bout de la tâche importante que nous avions entreprise. Mais nous emportons l'idée d'avoir consacré par d'honorables travaux no- tre séjour sur les cotes de la Nouvelle-Zélande. Un développement immense de ces côtes a été tracé dans le plus grand détail et de la manière la plus scrupu- leuse. Désormais la géographie ne pourra plus traiter de ces grandes îles australes sans rappeler les travaux et les découvertes de V Astrolabe. Quels sont les périls, quelles sont les privations qu'un semblable résultat ne puisse faire oublier * ! * Voyez note 9.3. NOTES. TOME II. «7 NOTES. Extraits des Journaux des Officiers de l'Expédition. page 27. Ravi de cette preuve étonnante de leur hardiesse et de la confiance entière que nous leur avions ins- pirée. Le i5 janvier, l'ancre fut levée au point du jour; les vents étaient sans force, et la corvette, toutes ses voiles déployées, avait à peine changé de place lorsqu'on aperçut deux pirogues qui , parties du rivage, faisaient force de rames pour nous at- teindre. Chacune de ces légères embarcations était montée par huit ou dix hommes, et l'un d'entre eux se tenait debout au milieu, tandis que les autres maniaient la pagaie. Arrivés à peu de distance du bâtiment, ils s'arrêtèrent et demeurèrent quelque temps à nous considérer. Il fallut leur faire bien des signes et des démonstrations amicales avant qu'ils se déci dassent à approcher la corvette; enfin la voix du commandant qui les engageait dans leur langue à venir à bord , fixa leurs irrésolutions. On leur jeta une corde pour amarrer leur piro- gue le long du navire, et ils montèrent aussitôt sur le pont. »7' 248 NOTES. La présence de ces hommes au milieu de nous excita dans tout l'équipage une vive curiosité. Grâce aux relations des voyageurs, les guerriers de la Nouvelle-Zélande apparaissent toujours aux Européens grandis de toute cette terrible renom- mée que de nombreux actes de barbarie lie leur ont que trop justement acquise. Les parages même que nous visitions ont fait payer bien cher leur découverte aux premiers navigateurs. Nous avions à peu de distance dans l'est ce canal de la Reine- Charlotte , sanglant théâtre de la mort affreuse des compa- gnons de Furneaux; derrière nous, à peine à quelques milles s'étendait l'anse du Massacre , dont le nom de sinistre mé- moire atteste encore la cruauté des indigènes et la fin malheu- reuse des matelots de Tasman. Quelle que fût cependant la puissance de nos souvenirs, les impressions de la première vue ne furent point défavorables a nos hôtes. Si leurs yeux un peu farouches et leurs formidables râteliers éclatans de blancheur arrêtèrent nos pensées sur quelques tragiques images, nous dûmes convenir aussi que l'expression de leurs traits, leur atti- tude et leurs manières, portaient l'empreinte d'un caractère franc et décidé et d'une fierté qui a la conscience de sa force. Réunis sur le pont , entourés de notre équipage , ils ne té- moignaient aucun embarras, et même quelques-uns se livraient à de bruyans accès de gaieté. Ils nous serraient les mains affec- tueusement en répétant sans cesse le mot Kapaï, qui dans leur idiome signifie bon ou beau; puis ils riaient aux éclats, puis ils s'appelaient entre eux à grands cris et parcouraient le navire en courant ou en sautant. Tout était pour eux un sujet d'éton- nement : situés au fond d'une immense baie qu'avant nous au- cune exploration n'avait fait connaître, peut-être ces naturels voyaient-ils pour la première fois un navire si près de leurs rivages; aussi leur admiration était-elle excitée sans cesse par une foule d'objets nouveaux; mais autant leur surprise était vive, autant elle était passagère. On l'a déjà souvent remarqué, nos arts, résultats d'une civilisation très-avancée, ne peuvent affecter que les organes extérieurs des hommes vivans dans NOTES. 249 Pétat sauvage ; leur esprit s'inquiète peu des causes d'un méca- nisme dont l'effet frappe leurs sens; c'est ainsi qu'ils attachent le même degré d'importance à des objets qui dans l'échelle de nos inventions se trouvent placés à des distances extrêmes. Notre mâture, par exemple, et les mouvemens des voiles cap- tivaient vivement l'intérêt de ces sauvages ; dans les instans où on manœuvrait, rien ne paraissait devoir les distraire; mais si le sifflet du maître se faisait entendre, tout était oublié, et ils se pressaient autour de ce merveilleux instrument qui avait sans doute pour leurs oreilles un charme particulier , car presque tous voulaient essayer d'en tirer quelques sons, et le moindre succès dans cette tentative les mettait dans le ravissement. Ce qui se passait dans l'intérieur du navire les occupait beaucoup , et d'autant plus peut-être qu'on ne leur permettait pas de descendre dans l'entrepont. Ils se tenaient groupés au- tour des panneaux, et considéraient curieusement cet arrange- ment intérieur qui a le droit d'étonner même un homme civi- lisé, s'il jouit pour la première fois de ce spectacle; l'usage des fusils ne leur paraissait pas inconnu , ils avaient pu en voir entre les mains de leurs compatriotes de l'île du Nord qui at- tachent aujourd'hui un grand prix à la possession des armes à feu et qui s'en procurent par le moyen d'échanges avec les na- vires baleiniers. Nul doute que l'emploi de ce prompt moyen de destruction n'ait un jour la plus grande influence sur les moeurs et les destinées de ces belliqueux antropophages. Peut- être cette meurtrière importation les amènera-t-elle dans des temps bien éloignés encore à jouir des bienfaits de la civilisa- tion ; mais en attendant, que de victimes succomberont à ce nouveau genre de combat, plus destructeur cent fois que ceux où ces peuples s'en rapportaient, pour vider leurs querelles, au courage aveugle et aux forces corporelles dont la nature les a doués ! Les Zélandais sont en général grands et bien faits; sans être pourvus d'embonpoint , leurs muscles fermes et arrondis in- diquent qu'ils joignent la vigueur à la souplesse. Us portent la 250 NOTES. tête haute , les épaules effacées , et leur port ne manquerait pas d'une certaine fierté sans l'habitude de vivre accroupis dans leurs cabanes ; cette posture accoutume leurs jarrets à une flexion qui détruit la grâce de la démarche. Les traits de ees hommes sont fortement prononcés, et ils m'ont paru chez plusieurs individus offrir quelque analogie avec ce type indélébile qui dans nos climats distingue la race juive. La plupart avaient la face presque entièrement cou- verte d'un tatouage symétrique gravé avec un goût et une finesse admirables. Ces stigmates dont ils sont glorieux sont un brevet de valeur guerrière ; aussi remarquâmes-nous que les hommes d'un âge mûr étaient seuls décorés du tatouage com- plet, tandis que les jeunes gens n'avaient encore que quelques dessins légers sur les ailes du nez ou vers le menton. Les guer- riers portent la chevelure relevée et nouée sur le sommet de la tête. Cette coiffure d'un beau caractère est souvent ornée de quelques plumes d'oiseaux marins. Ils aiment à se parer de pendans d'oreilles ou de colliers composés communément de petits os humains ou de quelques dents, trophées d'une san- glante victoire. La peau de ces insulaires est brune, et l'ocre dont ils se frot- tent souvent leur imprime une teinte rougeâtre qui n'est point désagréable ; les nattes dont ils sont revêtus contractent par le frottement une couleur semblable. Ces vêtemens tissus du lin soyeux que le sol de ces contrées produit en abondance , sont de véritables chefs-d'œuvre d'art et de patience , si l'on songe à la simplicité des moyens que les naturels emploient pour leur fabrication. Parmi les hommes que nous avions à bord trois ou quatre nous parurent appartenir à une race différente. Maigres , ché- tifs et sales , ils ne portaient point de tatouage ; leurs traits étaient ignobles, leurs cheveux en désordre; et quelques brins de phormium grossièrement tressés formaient leur unique vê- tement. Nous conjecturâmes que le sort de la guerre les avait livrés à la tribu qui habite la plage voisine. Ces malheureux NOTES. 251 ne possédaient rien, et cependant les objets que nous offrions en échange à leurs compatriotes excitaient vivement leur en- vie ; ils nous demandaient avec instance quelque part à nos générosités. S'il arrivait qu'ils lussent refusés , ils revenaient à la charge avec un air si piteux, si misérable , que nous cédions à leurs importunités. Nous vîmes que dans tout les pays la mi- sère s'empare des mêmes moyens d'émouvoir la pitié, et que- partout aussi elle dégrade l'espèce humaine , et engendre la bassesse et l'abjection. Nos matelots se montraient fort empressés auprès d'un jeune homme que la beauté de ses traits et des yeux pleins de dou- ceur leur faisaient prendre pour une femme. Ses cheveux longs et rassemblés au haut de la tête ajoutaient à la ressemblance. Au même instant les naturels étaient tombés dans une erreur semblable à l'égard de l'un de nos jeunes domestiques qui , malgré ses protestations , eut quelque peine à se soustraire aux perquisitions des incrédules. Bientôt après l'arrivée des sauvages , les échanges s'établi- rent et se continuèrent avec beaucoup de bonne foi de part et d'autre. Ceux qui nous visitaient n'avaient point apporté de vivres ; mais ils nous cédaient volontiers des nattes , des cein- tures, des lignes de pêche très-bien faites, pour des couteaux, des mouchoirs et des hameçons. Ce dernier objet semblait sur- tout leur agréer. Ce peuple qui vit de pêche doit éprouver le besoin de se servir d'un instrument plus parfait que ces lourds hameçons qu'ils fabriquent avec de la nacre ou des os de pois- son. Ces pièges sont si grossiers, qu'il est surprenant qu'on puisse faire quelques captures par leur moyen. Pendant que notre commandant essayait d'obtenir de nos hôtes quelques renseignemens relatifs à la géographie, M. Gai- mard commençait avec succès son Vocabulaire, et prenait les mesures exactes des membres des naturels pour établir 1 his- toire physique de l'homme de ces contrées. Je tentai aussi d'esquisser deux ou trois portraits, que la continuelle mo- bilité des modèles me donna quelque peine à achever. Mon 252 NOTES. action les faisait beaucoup rire; à chaque instant ils voulaient m'échapper , mais je les remettais aussitôt en place. Ils n'a- vaient pas l'air de se prêter de bien bon cœur à une opération qui leur coûtait quelques minutes d'immobilité, et je suppose que les paroles qu'ils m'adressaient dans leur impatience au- raient eu en français de singuliers équivalens. Un spectacle qui nous frappa par son caractère imposant fut la danse ou plutôt le chant mesuré des sauvages , exercice pour lequel ils semblent passionnés. A peine l'un d'entre eus eut-il donné le signal connu , que tous ses compagnons accou- rurent se placer sur une seule ligne à ses côtés. Les uns jettent leur natte sur le pont , d'autres se contentent de l'arranger de manière à laisser libre le mouvement des bras ; alors au milieu d'un silence qui a quelque chose de solennel ils préludent à leur chant en battant les pieds l'un après l'autre avec une me- sure parfaite et en se frappant en même temps le dessus des cuisses avec la paume de la main. Au bout d'un instant un homme seul , d'une voix gutturale et d'un ton qui a quelque chose de triste , commence une espèce de psalmodie sur une seule note dont toute l'harmonie est due à la mesure des paro- les qui sont distinctement scandées. Dans le commencement les syllabes longues dominent, puis elles se précipitent peu à peu sans que la mesure soit changée ; bientôt le chorus est de- venu général et les chanteurs mettent plus d'émotion dans leur accent. Petit à petit leur corps se penche en arrière , leurs ge- noux se frappent entre eux, les muscles du cou se gonflent et la tête s'agite par des mouvemens qu'on dirait convulsifs; leurs yeux horriblement tournés cachent entièrement leur prunelle sous la paupière, et en même temps ils remuent vivement de- vant leur visage leurs mains dont les doigts sont écartés. C'est alors que cette étrange mélodie a pris un caractère impossible à rendre par des paroles , mais qui pénètre tout le corps d'un frémissement involontaire. Il faut avoir entendu pour s'en faire une idée cet incroyable crescendo où chacun des acteurs nous paraissait possédé de quelque esprit infernal; et cepen- NOTES. 253 dant quels effets beaux et terribles résultent de ces accords sau- vages ! Lorsque par un dernier effort le délire des hurleraens et des contorsions est porté à son comble, tout-à-coup la troupe entière pousse un profond gémissement, les chanteurs vaincus par la fatigue laissent tous à la fois retomber leurs mains sur leurs cuisses, et, rompant la ligne qu'ils ont formée , ils cher- chent un repos de quelques minutes dont ils ont le plus grand besoin. Est-ce un chant de guerre qu'ils nous firent entendre? L'ex- pression grave et profonde de leur harmonie pouvait nous le faire croire; cependant quelques gestes paraissaient aussi con- venir à la peinture d'un combat amoureux. Quelle que soit du reste leur intention , qu'ils célèbrent ainsi leurs victoires ou leurs amours , ils n'en ont pas moins une musique très-redou- table, et ce n'est point de celle-là qu'on pourrait dire qu'elle amollit les âmes par des sons efféminés. Nous voyant enchantés de ce spectacle , nos sauvages en moins de deux heures nous en donnèrent plusieurs représen- tations , et chaque fois avec le même degré de précision et d'é- nergie. Vers le milieu du jour, la brise s'était élevée et le navire mar- chait avec rapidité. Les naturels descendirent dans leur pirogue et laissèrent parmi nous quatre de leurs compatriotes qui ne témoignèrent pas la moindre inquiétude. Après quelques bordées nous nous rapprochâmes d'une île élevée que nous avions aperçue la veille. A l'abri de cette île on reconnut une belle anse; un canot fut expédié pour en sonder les abords; vers le soir nous doublâmes de très-près les rochers qui forment la pointe de l'île , et un moment après l'ancre tomba , par six brasses , dans un beau mouillage qui reçut le nom à! Anse de V Astrolabe. {Extrait du Journal de M. de Sains on.} 25i NOTES. PAGE 4l Ce qui rapproche beaucoup leur idiome de celui des Taïtiens. Quoique mouillés non loin de la baie du Massacre, où Tas- nian perdit plusieurs de ses compagnons, nos communications avec les Zélandais de la baie Tasman furent très-fréquentes et constamment amicales. Nous leur témoignâmes beaucoup de confiance; et, ce qui est toujours fort beureux, nous n'eûmes point à nous en repentir. MM. de Sainson et Faraguet ayant accepté la proposition que je leur fis d'aller passer la nuit au milieu de la nombreuse tribu qui babitait momentanément l'anse de l'Astrolabe , nous descendîmes à terre , sans armes , le 20 janvier, àseptbeuresdusoir. C'était nous mettre à leur discré- tion , mais c'était avoir aussi le moyen de les étudier. Il est vrai que quelques-uns des leurs restèrent sur notre navire. Ils nous accueillirent avec une gaieté extrêmement bruyante, en pous- sant de grands cris , en faisant des contorsions , et en exécutant des danses et des ebants de guerre dont plusieurs respirent la férocité. Nous leur répondîmes par quelques-uns de nos grands airs patriotiques qu'ils applaudirent vivement. Les Enfans de la France et le Chœur des Chasseurs de Robin des Bois obtin- rent aussi leurs suffrages d'une manière non équivoque. Nous fûmes bientôt parfaitement bons amis, et quelques ca- deaux , faits aux chefs des pirogues et aux jeunes filles , augmen- tèrent singulièrement la satisfaction générale. Nous couchâmes sur la grève, au milieu d'eux, auprès d'un grand feu qu'ils eu- rent soin d'entretenir pendant presque toute la nuit. Ils nous donnèrent un assez grand nombre de mots de leur vocabulaire; et le lendemain matin nous quittâmes nos hôtes, très-contens de l'hospitalité' qu'ils nous avaient accordée. Nous pûmes en celte circonstance nous convaincre de la pas- NOTES. 255 sion que les hommes, les femmes et les enfans ont pour la danse et pour le chant. Si parfois quelques-uns d'eux n'y prennent point une part active, on voit toujours que ce spectacle les émeut, et qu'ils suivent d'un œil ardent les divers mouvemens des acteurs. Une natte faite avec le lin de la Nouvelle-Zélande forme leur vêtement ordinaire. Des cheveux rougis par l'ocre, souvent noués par derrière et ornés de quelques plumes noires, composent leur toilette de cérémonie. Leurs armes ordinaires sont des cassc-tètes d'un bois très-dur dans lequel sont im- plantées des dents humaines. Ils ont aussi des haches d'un beau jade vert que la rareté de la matière et son extrême dureté ren- dent à leurs yeux d'un prix inestimable. Ils ne connaissent ni l'arc ni les flèches , et ils n'ont point encore reçu le funeste pré- sent des armes à feu. Leur nourriture la plus commune est la racine de fougère en arbre , à laquelle il faut joindre le poisson et la patate douce. Leurs cabanes , grossièrement faites avec des branches d'arbres, ont à peine trois à quatre pieds d'élévation. Les principaux Oiseaux que nous avons recueillis, pendant notre séjour à l'anse de l'Astrolabe , sont les suivans : le Glaucope cendré, le Troupiale à caroncules , l'Huîtrier noir et celui à manteau, le Sphénisque nain, ainsi que plusieurs espèces nouvelles des genres Chevêche, Tangara, Fauvette, Mésange, Sittelle, Synallaxc et Grimpereau. Les Mollusques, beaucoup plus nombreux , qui furent tous peints sur le vivant par M. Quoy, appartenaient surtout aux genres Onchidie, Turritelle , Ampullaire, Ancillaire , Murex, Fuseau, Stru- thiolaire, Oscabrion, Modiole, Moule, Telline, Vénus, etc. {Extrait du Journal de M. Gaimard.} Depuis que les naturels attirés par notre présence avaient élevé une espèce de village sur la longue plage de sable la plus voisine, nos communications avec eux étaient très-actives, mais elles cessaient toujours aux derniers rayons du soleil. Renfermés à bord chaque soir, nous pouvions apercevoir à terre beau- 256 NOTES. coup de mouvement. Plusieurs grands feux s'allumaient à l'ap- proche des ténèbres. De nombreux eercles se formaient autour des feux , et sans doute ces scènes du soir étaient très-animées, car souvent la brise apportait jusqu'à bord les rires, les cris et les chansons de la plage. M. Gaimard me communiqua le désir qu'il ressentait de connaître de plus près les habitudes noc- turnes de nos voisins; je partageai vivement cette curiosité, M. Faraguet se joignit à nous, et le commandant ayant mis à nos ordres la petite baleinière, nous fûmes portés à terre le 20 janvier, à la tombée de la nuit. Nous n'emportions aucune arme, aucun objet qui pût exciter la crainte ou la cupidité des indigènes : seulement, par un plaisant hasard , M. Gaimard se trouva muni d'une bougie fine , et nous rîmes d'avance du projet d'allumer en plein air sur cette plage lointaine , cette cire façonnée à Paris pour le luxe de nos salons. A notre débarquement sur le sable, nous fûmes accueillis par des cris de joie et des caresses incroyables , surtout lorsque les sauvages virent le canot reprendre le large, et nous aban- donner au milieu d'eux. C'était à qui nous serrerait les mains en répétant kapaï, et il nous fallut subir bien des applications de nez qui écrasaient les nôtres : car c'est ainsi qu'on s'embrasse à la Nouvelle-Zélande. Plus de cent naturels se pressaient au- tour de nous , et en peu de minutes nous fûmes séparés. On nous éloignait peu à peu du village, et les groupes qui nous entouraient nous conduisaient vers la lisière de la forêt , à l'en- droit où un joli ruisseau, s'écoulant du sein des bois, traversait, le sable pour se joindre à la mer. Je n'apercevais plus la troupe qui accompagnait M. Gaimard ; M. Faraguet avait aussi dis- paru ; pour moi, serré de près par ma bruyante escorte, j'avais déjà fait quelques pas sous les arbres, où l'obscurité devenait plus épaisse, lorsqu'un homme à l'air vénérable portant la main à mon cou en détacha sans façon la cravate de soie qui l'entourait. Dans mapositionjen'avaisgardedc réclamer contre les manières libres du vieillard, je me promettais même de laisser passer en sa possession toutes les pièces de mon hahille- NOTES. 257 ment, l'une après l'autre, si telle était sa fantaisie; mais com- bien je me repentis d'avoir jugé trop légèrement un honnête sauvage! Loin de prétendre à me dépouiller, comme je pouvais m'y attendre , il m'offrit aussitôt en échange de la cravate un objet de quelque prix pour lui, je le suppose, car cet objet c'était sa fille. Elle était très-jeune , sa fille ; des cheveux noirs et bouclés tombaient sur son front et cachaient de grands yeux brillans de vivacité. Sa grâce encore enfantine n'empruntait rien de l'art ; son unique vêtement consistait en quelques feuilles de phormium , voile peu discret dérobé aux plantes du ri- vage. Le père devenait pressant , et ma position était réelle- ment critique, mais en prenant la main de la jeune fille, je m'aperçus qu'elle pleurait : les grâces, dit-on, sont encore embellies par les pleurs, il n'en était pas tout-à-fait ainsi de la jeune sauvage. Je ne fus plus frappé alors que de l'abus de pou- voir révoltant dont le père se rendait coupable; j'essayai même de le gronder, mais je ne vis pas que mon sermon produisît grande impression sur son esprit, car il redoublait de prières auprès de moi, et, il faut bien le dire, de menaces envers sa nlle. Me voyant cependant inflexible, il m'offrit de me rendre cette précieuse cravate à laquelle il avait voulu mettre un si haut prix. Ce trait d'honnêteté lui en valut la possession : je la lui donnai comme un gage d'estime , il l'accepta avec joie; sa fille se mit aussitôt à rire , et tous deux disparurent à travers les arbres. Je me trouvai seul alors, car, durant mon colloque avec le vieillard , tous les autres naturels avaient eu la discré- tion de se retirer. Ils n'étaient pas toujours aussi discrets, car, non loin du ruisseau dont j'ai parlé , une réunion nombreuse d'indigènes manifestait une bruyante gaieté par des rires et des gestes approbateurs. Telle fut jadis la joyeuse clameur qui s'éleva dans l'Olympe , lorsque les filets jaloux de Vulcain livrèrent deux amans surpris à la risée des dieux assemblés. A part les filets et l'époux irrité , l'étrange scène qui se passait alors 258 NOTES. rappelait en tous points ce scandale fameux dans la mytho- logie. La bougie apportée de l'Astrolabe , tenue par un grave guerrier , colorait de ses reflets vacillans vingt têtes ex- pressives, et prêtait des formes fantastiques à un tableau digne de Callot ou de notre Charlet. Mais soudain tout rentra dans l'obscurité. L'homme qui portait la bougie, enchanté de cette charmante invention , n'avait pu résister au désir de se l'approprier, et, soufflant dessus, il avait pris sa course vers la forêt, laissant les curieux dans un singulier désappointement. Cependant, sur la plage les feux étaient allumés , et de toutes parts se faisaient les apprêts du souper. Nous nous approchâmes tous trois d'un cercle où l'on nous fit place, et bientôt notre présence attira la majeure partie des habitans qui voulaient jouir de notre vue. Les naturels étaient accroupis sur le sable ; les uns mangeaient du poisson cru, séché au soleil; d'autres écrasaient des racines de fougère dans de petites auges de bois. Lorsqu'ils ont réduit cette racine en filamens nombreux , ils en forment des boules qu'ils tiennent dans la bouche jusqu'à ce qu'ils en aient exprimé tout le suc. Nos hôtes ne manquèrent pas de nous offrir notre part de ce frugal repas , et, nous voyant peu empressés d'accepter, plusieurs d'entre eux poussèrent la prévenance jusqu'à mâcher d'avance des morceaux de poisson qu'ils nous présentaient ensuite dans le creux de leur main. Après souper vinrent les chansons graves et monotones des naturels; nous leur répondîmes par quelques airs français et le chœur de Robin des Bois ; ils parurent fort contens de nous. Nous essayâmes aussi leurs organes en leur faisant prononcer un grand nombre de noms propres français; la plupart étaient singulièrement estropiés , mais quelques-uns étaient répétés exactement. C'était un plaisir piquant pour nous de faire re- dire aux échos de la Nouvelle-Zélande des noms illustres qui iont chez nous la gloire desarmes , de la tribune ou de la scène. On ne se fait pas d'idée de quel charme s'environne dans notre position le plus léger souvenir qui rappelle la patrie. La soirée s'écoula gaiement. Quand l'heure du sommeil ar- NOTES. 259 riva, les sauvages nous offrirent d'entrer dans leurs cabanes, mais nous nous gardâmes bien d'accepter leur proposition. Les huttes de la Nouvelle-Zélande sont hautes à peine de trois à quatre pieds ; il faut y entrer en rampant , et il s'en exhale presque toujours une odeur extrêmement fétide. Nous préfé- râmes nous étendre sur le sable, au pied d'un petit arbre qui bornait la plage , mais nous n'y trouvâmes guère de repos. A notre grand regret, un certain nombre de naturels vint nous tenir compagnie, et nous eûmes l'agrément de servir d'oreillers à ces messieurs qui trouvèrent commode d'appuyer leurs tètes sur nos membres étendus. Le moyen de dormir au milieu des ronflemens et des mouvemens continuels de pareils voisins! Il faut ajouter encore que, tourmentés par des insectes dont ils sont abondamment pourvus , ils se grattaient d'une manière horrible. Un sybarite serait mort de douleur dans notre posi- tion. Vers deux heures , une grosse pluie nous fit quitter la place , et nous allâmes nous abriter sous les flancs d'une pirogue qu'on avait halée à terre. La mer était mauvaise , et le vent soufflait assez fort ; nous attendîmes le jour un peu plus tranquillement, car les sauvages nous avaient abandonnés pour chercher un meilleur asile que le nôtre. A cinq heures, une embarcation nous fut envoyée ; en approchant de la côte , une lame la rem- plit, et les matelots, renversés, tombèrent à l'eau. Nous eûmes quelque peine à vider le canot et à le tirer à terre ; les sauvages nous aidèrent avec beaucoup de complaisance dans cette opé- ration , malgré la pluie qui tombait par torrens. Enfin , à six heures nous montâmes à bord où notre accoutrement excita la gaieté de nos camarades. Trempés par la pluie, couverts de sable et de boue, nous avions besoin de quelques heures de repos pour réparer les fatigues d'une nuit dont, cependant, nous ne regrettâmes pas l'emploi. ( Extrait du Journal de M. de Sainson.') 2G0 NOTES. PAGE 4l- Dans une longue relâche ou à la suite d'avaries qu'il faudrait réparer. Cette grande baie présente une foule de bons mouillages dans de petits havres; et, comme le sol est granitique, on peut approcher la côte de près. Partout on trouve de bonne eau assez facile à faire. Tout à côté de nous était un port plus spa- cieux et encore plus sûr que celui que nous laissions. (Extrait du Journal de M. Quoy.) page 68. Jusqu'à l'époque où l'on connaîtra le nom qu'elle a reçu de ses habitans. i Le commandant soupçonnant que la baie Tasman commu- niquait avec celle de l'Amirauté, et ayant cru voir de loin une coupée dans les terres où cela pouvait avoir lieu, y dirigea la corvette. Ce ne fut point précisément là que nous trouvâmes le passage, mais un peu plus loin. Afin de le reconnaître il fallut mouiller à l'entrée ; c'était le soir, et nous nous trouvâmes sous la terre exposés à une forte houle qui venait du détroit. Deux embarcations envoyées pour savoir s'il y avait passage ne re- vinrent que fort tard ; elles rapportèrent qu'arrivées au fond de la petite baie à l'entrée de laquelle nous étions, elles furent entraînées avec une vitesse extrême par un courant formant des tourbillons, qui allait les jeter sur des roches à fleur d'eau, malgré tous les efforts des rameurs, si un vent favorable ne fût venu à leur secours en permettant de se servir des voiles. Là, fut sur le point de se renouveler pour nous la catastrophe NOTES. 2G1 arrivée autrefois , au port des Français , aux frères Laborde , de l'expédition de La Pérouse. MM. Lottin et Gressien qui eommandaient nos canots ne purent donc s'assurer s'il y avait passage ou non. Ils arrivèrent à bord pour se trouver dans une position non moins critique. Dans la nuit, la mer augmentant avec le vent fatiguait tellement le navire, que l'eau qui entrait par l'avant couvrait le pont. Bientôt un des câbles rompit, et la sûreté du navire ne tenait plus qu'à une ebaîne en fer dont les anneaux recevaient de si violentes secousses du tangage, qu'une des pattes de la seule ancre qui nous tenait se brisa, et ce fut le moignon restant qui résista à l'effort du vent. Ce ne fut que le lendemain, en levant l'ancre, que nous connûmes cette der- nière circonstance, et le danger que nous avions couru d'être jetés sur une côte sauvage où le navire et la plus grande partie de l'équipage eussent péri. Ce sont de ces nuits à faire blan- chir les cheveux. Le lendemain le temps permit de nous porter vers l'enfon- cement où se trouvait la passe ; la mer y était calme , mais la tenue mauvaise et les courans d'une grande activité. A peine mouillés , nous chassâmes et nous fûmes emportés avec notre ancre , en pirouettant sur nous-mêmes comme je ne l'avais jamais vu, sur les rochers de la côte. On aurait presque pu sauter à terre, et il nous est impossible de dire comment nous ne les avons pas heurtés à plusieurs reprises. On en voyait d'isolés sous le beaupré qui n'étaient pas recouverts de plus de trois ou quatre pieds d'eau. Des ancres mouillées au large , sur les- quelles on se hala , nous tirèrent de ce mauvais pas, et une heure après les géographes étaient sur le sommet des monta- gnes à reconnaître les environs , et nous occupés d'histoire naturelle. Voilà l'existence de l'homme de mer : elle en vaut bien une autre. Bientôt on ne douta plus que la baie Tasman ne communi- quât avec celle de l'Amirauté par l'anse dans laquelle nous nous trouvions; mais la passe excessivement étroite pour un navire de notre grandeur était hérissée de rochers au travers desquels tomf. il. 18 ?fi2 NOTES. les marées ne laissaient qu'à peine un quart d'heure de calme , après quoi les courans se faisaient sentir avec une excessive violence. Malgré la petitesse de ce havre entouré de hautes montagnes , les fortes brises qui se mirent à souffler nous col- lèrent sur la terre sans pouvoir appareiller de plusieurs jours. Nous chassâmes même souvent, ce qui donna beaucoup de tra- vail à l'équipage. Enfin nous parvînmes à nous placer au mi- lieu du canal assez près de la passe et sur une seule ancre. Les rafales qui curent lieu la nuit, jointes à la mauvaise tenue et à la force du courant, ne rendirent pas cette position beau- coup plus belle que les précédentes; car en chassant nous étions directement entraînés au travers des rochers de la passe. Le lendemain , au commencement du descendant de la ma- rée, on appareilla à l'aide d'une petite brise, qui, ayant man- qué, nous laissa à la merci du courant qui nous eut bientôt portés dans la passe. La corvette ne pouvant se servir de ses voiles toucha deux fois avec force , en inclinant beaucoup à la seconde, sur les rochers de gauche dont la chaîne était à dé- couvert; mais elle para par la violence même du courant et descendit majestueusement dans une vraie cascade de remoux et de tourbillons. Dans cette circonstance le capitaine d'Ur- ville montra une persévérance et une ténacité dignes des plus célèbres navigateurs, et sa manœuvre fut une manœuvre in- trépide. Pendant cette scène rapide et dramatique de notre na- vigation du 28 janvier, il n'était pas sans intérêt de n'entendre d'autre bruit que celui de la mer sur les rochers qui nous en- touraient , et de voir sur ces figures brûlées par le soleil régner la sorte d'anxiété que comportait la circonstance. Passerons- nous ou y resterons-nous? telle était la question qu'un instant devait décider; car si la corvette fût demeurée dix minutes sur la roche où elle toucha , la marée baissait si rapidement qu'elle pouvait s'y perdre et la campagne se terminer là. L'équipage aurait pu se sauver et gagner en partie , avec beaucoup de peine, la baie des Iles, distante de deux cents lieues, que fré- quentent les navires anglais. NOTES. 268 Ce passage , qui prit le nom de Passe des Français, nous évita de rentrer dans le détroit de Cook et de contourner une île considérable dont l'existence n'était pas constatée. ( Extrait du Journal de M. Quoy. ) Le 22 janvier, après avoir fait une ample récolte d'objets d'histoire naturelle, nous quittâmes l'anse de l'Astrolabe. Le a3, nous mouillâmes sur un autre point de la baie Tasman , qui est saine, profonde et d'une quarantaine de lieues de tour. Pendant la nuit , un vent très-vîolent fit casser le câble, et nous eût infailliblement jetés à la côte sans la ebaîne en fer qui nous retint. Le 24, nous fûmes de nouveau dans* une position très- critique; mais la journée la plus mémorable de notre séjour dans le détroit de Cook fut celle du 28 janvier. Près de l'anse des Torrens, où nous étions, une petite île, non indiquée sur les cartes, est séparée de la partie méridionale de la Nouvelle-Zélande ou Tavaï-Pounamou par un passage étroit, bordé de récifs, où des courans très-forts et irréguliers se font sentir, et forment des tourbillons extrêmement remarquables. Ce passage, découvert par M. d'Urville, établitunecommunication entre la baie Tasman et la baie de l'Amirauté. Tous les lieux voisins furent sondésavec soin, et l'on s'assura que notre navire, à marée haute, pourrait passer s'il rangeait bien exactement la côte de la grande terre. Le 28 janvier, à huit heures un quart du matin , nous appareillons , aidés d'une brise légère. A peine engagés dans ce passage, le vent calme aussitôt, et nous laisse livrés aux courans qui nous portent avec rapidité sur les bri- sans. Deux fois la corvette touche avec assez de violence ; deux fois elle incline assez fortement ; des fiagmens de la contre-quille paraissent sur l'eau et sont entraînés par les tourbillons des courans. Notre position était pénible , j'en conviens , mais le spectacle que nous avions sous les yeux , joint au silence pro- fond de l'équipage et à l'impression si variée que le danger produit sur la physionomie de l'homme, nous offrait tout l'in- térêt d'un drame dont rien ne pouvait retarder le dénouement. 18' 264 NOTES. Ce ne fut qu'une scène rapide, mais elle suffit pour porter dans l'aine une émotion vive, et pour donner à la vie une in- tensité que ne connaît pas le paisible habitant des villes. M. d'Urville montra, dans cette circonstance critique, beau- coup de sang-froid et de présence d'esprit. Une brise favorable se leva; ce qui, joint à une bonne manoeuvre, nous éloigna promptement de ce lieu qui a reçu le nom de Passe des Fran- çais. C'est à l'anse des Torrcns que nous vîmes des nids de Cor- morans sur des arbres assez élevés. Les Mollusques que nous procura ce mouillage furent des Pourpres, des Tritons , des Troques, des Monodontes, des Volutes, des Patelles, des Patelloïdes, etc., etc. (Extrait du Journal de M. Gaimard.*) page y-]. Puis pour nous donner en langue du pays les noms des principaux points de la côte. Nous ne fîmes que passer dans la baie de l'Amirauté et en- trevoir l'entrée de celle de la Reine-Charlotte. Dans tous ces lieux qui donnent dans le détroit nous ressentîmes la force des courans, qui en calme nous jetaient sur les terres. Après avoir laissé l'île sud de la Nouvelle-Zélande , nous nous portâmes sur celle du nord et pénétrâmes dans un vaste enfoncement , où, malgré le peu de vent que nous avions, nous ne pûmes des- cendre, tant il y avait de ressac à terre. Toute cette extrémité est volcanique, et une lueur considérable que nous vîmes la nuit pourrait peut-être bien appartenir à quelque volcan en action; cependant il ne faut pas oublier que les naturels em- brasent quelquefois des espaces considérables. Ce fut à l'entrée de cette baie qu'il nous vint une pirogue ; ceux qui la montaient hésitèrent un instant à venir à bord, ce NOTES. 865 qui nous parut d'autant plus surprenant que, lorsqu'elle partit, deux naturels, dont un était chef , témoignèrent une ferme in- tention de venir avec nous. Ils firent leurs adieux à leurs com- pagnons qui pleurèrent un peu, et puis ce fut fini. Nous conti- nuâmes la géographie de la côte dons ils nous donnèrent même les noms du pays ; mais deux jours après, soit que nos deux voyageurs eussent le mal de mer ou se repentissent de s'être ainsi aventurés, ils devinrent tristes, et le chef même ne fit que pleurer en priant de les mettre à terre , ce qui n'était pas possible. Il se calma cependant au point que des pirogues s'étant un soir rapprochées de nous, il refusa le comman- dant qui lui proposait de le faire mettre à terre , sous prétexte queceshabitans, les considérant comme étrangers, les tueraient. Nous ne nous en débarrassâmes qu'à la baie de Houa-Houa où nous jetâmes l'ancre pendant quelques heures. {Extrait du Journal de M. Quoy. ) page 108. Et en même temps plus à portée de secourir nos gens à l'observatoire , si cela eût été nécessaire. Une relâche de quelques heures dans la petite baie de Houa- Houa (baie Tolaga de Cook) nous fut utile sous plus d'un rapport. La course que nous fîmes à l'aiguade de Cook nous procura le Pluvier de la Nouvelle-Zélande et quelques Halio- tides. Les naturels qui vinrent nous visiter dans leurs élégantes pirogues, nous apportèrent des nattes de phormium, des co- chons et des pommes de terre qu'ils échangeaient contre des haches , des couteaux , différentes étoffes , des hameçons et de la poudre. Ce dernier article indique suffisamment que les armes à feu leur sont connues; c'est aussi l'objet d'échange qu'ils ap- précient le plus. Les cochons étaient en si grande abondance que quelquefois on a pu en obtenir un du poids d'une soixan- 26b' NOTES. taine de livres pour un mauvais couteau de deux ou trois sous. Un objet de commerce non moins important peut-être, ce sont leurs jeunes filles, et quelquefois même leurs femmes, qu'ils offrent aux étrangers pour des colliers, des mouchoirs et de la poudre. Plusieurs Zélandaises passèrent la nuit à bord où elles trafiquèrent de leurs charmes. Ce qui les caractérisait spécialement, c'est qu'elles dérobaient avec un singulier plaisir tout ce qui leur tombait sous la main, surtout lorsque le hasard les conduisait dans quelqu'une des chambres de l'état-major. Montres, draps de lit, oreillers, etc., elles faisaient main basse sur tout. Il est bon de dire que ce qu'on leur donne et ce qu'elles peuvent dérober devient bientôt la propriété du chef, heureuses lorsque celui-ci se borne à les dépouiller sans les maltraiter. Le dessin que M. de Sainson a fait de l'aiguade de Cook en donne une excellente idée. (Extrait du Journal de M. Gaimard.^ Cette petite baie est trop ouverte pour être bien peuplée. Nous fûmes entourés d'un assez grand nombre de pirogues , parmi lesquelles il y en avait de fort belles portant environ trente rameurs. La manière dont ils nagent étant assis donne à ces embarcations autant d'élégance que de majesté ; elles n'ont point de balanciers et leur fond est fait d'un seul tronc d'arbre. Nous achetâmes pour des haches et des hameçons des pommes de terre et plus de cochons que nous ne pouvions en nourrir. On en obtint même pour des couteaux. Les femmes de leur côté échangeaient leurs faveurs contre des colliers et des mouchoirs , mais jamais autrement , et toutes étaient portées à ce commerce par le seul désir d'obtenir ce qu'on leur offrait, et de plus ce qu'elles pouvaient attraper ; car elles sont très-voleuses. C'est ainsi , par exemple, que dans des instans où l'on fait peu d'attention à ce qui se passe autour de NOTES 207 soi, elles au contraire s'occupaient à désenfilcr les boucles des rideaux qui se trouvaient au-dessus de leur tète pour les em- porter, à prendre tout ce qui se trouvait à leur portée, ser- viettes, bonnets, draps de lit, jusqu'à un énorme oreiller en plume que l'une d'elles cherchait à dissimuler sous son bras. Un de nos Messieurs eut sa montre, qui était de prix, enlevée; il la retrouva heureusement dans les mains d'un chef, car c'est à eux que finissent par revenir les choses qu'on donne à ces malheureuses , ou qu'elles volent. (Extrait du Journal de M. Quoy.^ page 108. J'expédiai les deux petites embarcations sous les ordres de MM. Lottin et Dudemaine. Le calme qui régnait permit aux deux canots de s'avancer rapidement vers la baie. Nos passagers considéraient avec cu- riosité chacun des objets de la baleinière, s'en expliquaient l'usage, et se communiquaient vivement leurs réflexions; nos longs avirons attirèrent d'abord leur attention : ils suivaient avec la tête leur mouvement cadencé, poussant des exclama- tions pour exciter l'ardeur des matelots , et bientôt, mettant la main à l'œuvre avec une gaieté bruyante, ils firent tellement plier les rames , que , dans la crainte de les voir en morceaux , je priai les naturels de rester tranquilles spectateurs de la manœu- vre. Un d'eux, avec une pantomime expressive, entreprit alors de nous démontrer la supériorité des pagaies sur les avirons ; ces derniers lui paraissaient d'une longueur incommode, et exiger plusieurs hommes pour conduire un canot, tandis qu'une seule pagaie fait voler une pirogue, en la passant alternativement d'un côté à l'autre. Un second naturel fit observer que chaque matelot tournait le dos à l'endroit où il voulait aller, ce qui 2(58 NOTES. les fit tous partir d'un éclat de rire , et leur attention se porta sur d'autres objels. Le gouvernail les frappa ; ils parlèrent gra- vement de son utilité, avec de fréquentes marques d'approba- tion; il fallut confier un moment la barre à l'orateur, et la promptitude avec laquelle il fit changer le canot de direction , vu sa grande vitesse , les ravit d'admiration. Je me dirigeai vers la pointe nord de la baie. Cette route nous fit prolonger les récifs qui partent de Motou-Héka et s'é- tendent à un mille et quart dans le N. E.; c'est une traînée de roches près desquelles on trouve de sept à douze brasses d'eau : nous en passâmes à quelques pieds. Ces écueils à fleur d'eau étaient couverts de diverses espèces de Lépas, et je regrettai de n'avoir pas le temps d'y mettre le pied. N'ayant que quelques minutes à passer à terre , je sortis de son étui le micromètre de Rochon dont j'avais besoin ; la couleur brillante du cuivre at- tira soudain les regards des naturels; je posai devant la lunette un verre de couleur, et, l'approchant de l'œil de mon voisin, je parvins avec assez de peine à lui faire apercevoir le disque du soleil ; il expliqua de suite à ses compagnons qu'il voyait le soleil de couleur rouge, et sans être ébloui. Je plaçai un verre vert : nouvelle surprise ; puis je fis marcher le prisme de cristal, et le disque paraissant double excita un cri d'étonnement. Chacun d'eux voulait avoir la lunette entre les mains, mais nous approchions de terre et leur curiosité ne fut pas satisfaite. Je voulais débarquer nos passagers devant un village peu considérable; vingt cases et huit pirogues tirées sur la plage annonçaient une centaine d'habitans : ils accoururent tous pour nous recevoir, sans aucune arme. Quelques rochers bor- daient le rivage , et nous empêchaient d'aborder; ils nous offri- rent de tirer notre canot à terre : cet usage est probablement un honneur dans le pays , car nos anciens hôtes en accueillirent la proposition avec des cris de joie. Mais je n'avais nulle envie de m'abandonner à la discrétion d'une cinquantaine de gaillards vigoureux qui étaient déjà dans l'eau jusqu'à la ceinture. Voyant qu'ils insistaient, j'usai de ruse pour m'en débarrasser; NOTES. 209 je traversai rapidement une calangue assez profonde, je débar- quai sur-le-champ les naturels, je pris les distances micromé- triques dont j'avais besoin , et remontai dans le canot au grand désappointement de la foule qui avait été forcée de faire en courant le tour de la calangue , et qui arrivait pour nous voir partir. Quelques jeunes gens nous défièrent en entonnant leur chanson de guerre; mais nous étions désormais tranquilles, il n'y avait pas même une seule pierre sur ces rochers que la ma- rée balaie chaque jour. Je tirai un coup de fusil pour prévenir le second canot que notre opération était terminée; il me rejoignit, et nous fîmes route pour la corvette. M. Dudemaine, qui le commandait, avait été inquiété par les naturels; ceux-ci, nombreux et ar- més, entouraient le canot avec leurs pirogues, s'efforçant d'en dérober les objets qui tombaient sous leurs mains, et refusant obstinément de céder aucune de leurs armes; les fusils surtout excitaient leur cupidité. L'éloignement de la corvette les ren- dait entreprenans, et nul doute que, si le canot eût été seul, ils ne se fussent portés à quelque violence. (Extrait du Journal de M. Lottin.) page i35. Et en quelques heures nous y tombions infailli- blement. Le lendemain 9, après que les naturels nous eurent quittés, nous fûmes pris par un violent coup de vent qui dura quarante- huit heures et nous força d'abandonner les travaux géographi- ques en nous jetant heureusement au large. Quatre jours se passèrent avant de pouvoir les reprendre. Bientôt nous en- trâmes dans l'immense baie, ou plutôt le golfe que Cook a nommé de l'Abondance ; elle est parsemée d'îles et ne paraît point avoir de port. Le i5 au soir, par un temps de brume 270 NOTES. mêlé de pluie, nous paraissions être tout-à-fait au fond et for£ près de terre. A la nuit on prit le large pour revenir le lende- main au point que nous quittions. Nous ne faisions que peu de route faute de vent, lorsque nous fûmes assaillis par une tem- pête comme nous n'en avions point encore éprouvé. C'étaient des tourbillons mêlés de pluie allant toujours en augmentant, au point de ne pouvoir plus conserver que la voile du grand étai , malgré la nécessité dans laquelle nous étions de faire voile pour sortir de l'enfoncement où nous nous trouvions et passer au travers d'îles et de rochers peu connus. Au jour l'ho- rizon était tellement obscurci par la brume, qu'on ne voyait pas les objets à cinquante toises. La mer à laquelle nous étions forcés de prêter le côté était prodigieusement grosse. Le 16 , un peu avant midi, le ciel s'éclaircit pour nous montrer des bri- sans, devant et à côté de nous, sous le vent, à la distance d'un mille, et sur lesquels le vent et la grosse mer nous jetaient. Ils étaient inconnus et au moins à cinq lieues de la côte. Jamais navire ne fut plus près de sa perte totale , et pendant vingt minutes que dura la manœuvre nécessaire pour nous tirer de cet immense péril , nous eûmes sous les yeux le spectacle de notre destruction la plus complète et sans que jamais il fût resté de nous ou de notre navire les moindres vestiges , tant la mer était grosse et brisait avec fureur en s'élevant en écume à la hauteur de cinquante à soixante pieds. Lorsqu'on cria des brisans devant , le commandant voulut virer de bord ; mais aussitôt on vit qu'ils se prolongeaient sur les côtés et presque de l'arrière ; nous ne pouvions manquer de tomber dessus. La seule ressource qui restait était de tenter de les doubler. L'As- trolabe fut à l'instant couverte d'autant de voiles qu'elle en pouvait porter et se sauva par cette manœuvre. Quelques mi- nutes plus tard , c'en était fait, et l'on eût toujours ignoré quel avait été son sort. Ainsi auront péri, sans doute, les deux na- vires de La Pérouse. (Extrait du Journal de M. Quoy.~) NOTES. 271 Après avoir doublé le cap Waï-Apou (cap Est de Cook), en continuant à faire la géographie de la côte orientale de la partie nord de la Nouvelle-Zélande, que les indigènes désignent sous le nom d'Ika-Na-Mawi, nous nous trouvions, le i5 février, au milieu de la vaste baie d'Abondance. Le grand nombre d'îles et de récifs que l'on y rencontre en rendent la navigation très-diffi- cile. Pendant la nuit, nous reçûmes un coup de vent d'une vio- lence peu commune. Le lendemain an heures du matin, la tem- pête continuait toujours, et l'horizon était tellement embrumé que l'on ne distinguait rien à quelques toises du navire, lorsque, le ciel s'éclaircissant tout-à-coup , nous entendîmes aussitôt la vigie s'écrier: Des brisans devant nous! Nous vîmes en effet à quelques encablures , et sous le vent, une longue chaîne de brisans sur lesquels nous étions rapidement portés par le vent et par une grosse mer qui, en les frappant, s'élevait en tour- billons d'écume à une hauteur prodigieuse. Notre position était éminemment périlleuse. Dans l'impossibilité de virer de bord, M. d'Urville força de voiles, au risque de voir tomber la mâture, et pendant plus d'un quart d'heure que nous mîmes «à doubler ces brisans , nous eûmes constamment la mort sous les yeux. C'est surtout à la vue de ce spectacle magnifique et de tant d'autres scènes qui ont profondément ému notre ame, que nous avons vivement regretté que des hommes tels que Chateau- briand ou Lamartine n'en fussent les témoins. Que ne produi- rait pas le génie avec de tels souvenirs!.... Jamais, jamais l'écho de la céleste voûte, Jamais ces harpes d'or que Dieu lui-même écoute, Jamais des Séraphins les chœurs mélodieux De plus divins accords n'auraient ravi les cieux! LAMARTINE A T.ORD BYRON. ( Extrait du Journal de M. Gaimard. ) 272 NOTES. PAGE l4o. Des plaintes générales. A bord de l'Astrolabe, le 17 février 1827. Commandant, J'ai l'honneur de vous rendre compte que , conformément à vos désirs, j'ai ordonné ce matin au commis aux vivres de dis- tribuer des pommes de terre pour le souper de l'équipage, et de porter la ration à la quantité de trois cents grammes en rem- placement de cent vingt grammes de légumes secs. M. Imbert, commis aux vivres, vient de m'informer que la distribution venait d'avoir lieu, mais que les matelots avaient fortement murmuré contre cette nourriture qui, quoique beaucoup plus saine que les légumes secs , paraît ne pas leur convenir. Etonné de cette bizarrerie , j'ai questionné plusieurs hommes de l'équipage, et je me suis convaincu de la vérité du rapport du commis aux vivres. Je vous prie, mon Commandant, de me donner vos ordres pour la distribution du souper de demain , et notamment si je dois continuer de leur faire distribuer les dîners en viande fraîche , sur le pied de cinq cents grammes au lieu de deux cent cinquante grammes alloués par le règlement. J'ai l'honneur, etc. Le Commis aux revues et aux approvisionnemens , Bertrand. NOTES. 273 PAGE l(>2. M. Gaimard fit une chute el faillit se blesser dan- gereusement. Le ?.5 février, MM. d'Urville, Lottin et moi, nous fîmes par terre, sur les bords de la baie Sbouraki (rivière Tamise de Cook), une course extrêmement pénible, sans obtenir le ré- sultat que nous désirions , qui était de savoir si une rivière que nous avions sous les yeux , nommée Waï-Tamata , communi- quait avec la mer de l'Ouest. Des Zélandais qui vinrent à bord de l'Astrolabe nous apprirent que cette communication n'exis- tait pas. ( Extrait du Journal de M. Gaimard. ) page i64« La nuit fut très-douce , et je pus enfin goûter un repos parfait. Ici, tout ce que nous avons vu du sol était volcanique et an- cien , de même que celui de la baie des Brèmes. Une de ces îles surtout , quoique très-boisée , laisse apercevoir de gros massifs de scories noires. Ce qui appartient à la grande terre est médiocrement élevé et offre de nombreux cônes isolés , éteints depuis long-temps et la plupart recouverts de fougères. Le coup-d'œil que présente cette contrée ressemble assez à certaines parties de nos côtes de France, et elle serait suscep- tible d'être cultivée. ( Extrait du Journal de M. Quoy. ) 274 NOTES. PAGE 173. Je renverrai au récit de M . Lottin. Le calme nous ayant forcé de laisser retomber l'ancre peu après notre appareillage , le commandant voulut utiliser le temps que nous allions passer dans ces parages inconnus. Les naturels, dans leurs pirogues, paraissaient avoir des intentions pacifiques ; leur chef, qui était sur le pont, nous racontait ses exploits, sa victoire récente sur le malheureux Pomare , et peignait avec une énergie féroce sa joie en dévorant le cada- vre de ce redoutable ennemi. Il consentit volontiers a passer la journée sur la corvette, assurant ainsi la tranquillité des canots envoyés hors de vue du navire. A neuf heures et demie, je partis dans la baleinière , avec MM. Guilbert, Gaimard et Faraguet ; nous devions remonter le Waï-Mogoïa, et vérifier l'assertion des indigènes qui affir- maient qu'en cet endroit la terre de la Nouvelle-Zélande pou- vait se traverser en peu d'instans , et qu'on arrivait ainsi à la mer qui baigne ses côtes occidentales. A onze heures, nous entrions dans la rivière ; après son em- bouchure , rétrécie par une langue de sable , elle formait un vaste bassin d'un mille et demi de largeur sur deux de longueur, où l'eau était saumâtre, et au-delà duquel la mer, basse alors, laissait voir les bancs de vase qui obstruent son lit et le rédui- sent à un canal sinueux dont la largeur varie de 5o à 200 toi- ses, et navigable seulement pour les petites embarcations. A midi, nous avions traversé le premier bassin; l'eau était potable; les sinuosités de la rivière nous firent passer au pied d'un village ou lieu de repos (moe-moe) , situé sur la rive gauche et nommé Ourouroa ; une immense quantité de pois- sons séchait à l'air , étendue sur des perches, et exhalait une odeur insupportable. Les naturels accoururent sur le sommet NOTES. 275 de la falaise, attirés par la curiosité : ils causèrent bruyamment avec notre guide tant que le permit la vitesse de notre route , et plusieurs enfans nous suivirent en courant sur le rivage. En avançant , le terrain devint bas , couvert de hautes her- bes , et coupé de petits ruisseaux d'une eau presque stagnante; plusieurs monticules isolés et peu élevés dominaient la plaine, rappelant les tumulus de la Grèce. A midi cinquante minutes, la rivière se terminait subitement par un bassin de 200 toises de largeur, n'offrant plus au-delà qu'un simple filet d'eau. Nous débarquâmes sur la vase, et la garde du canot fut confiée à M. Faraguet ; nous étions alors à sept milles de la corvette et à environ trois milles et demi en droite ligne de l'embouchure du Mogoïa , dont la direction générale est du S. 1/4 S. 0. au N. 1/4 N. E. A midi cinquante-cinq minutes, nous prîmes un sentier frayé à travers les hautes herbes et qui paraissait une route fréquentée par les naturels ; la disposition du terrain nous empêchait de voir au loin devant nous , et à une heure cin- quante minutes, nous nous trouvâmes sur le bord de la mer, de l'autre côté ; nous avions donc mis cinquante-cinq minu- tes à traverser la Nouvelle-Zélande qui peut avoir à cet endroit deux milles de largeur. Nous avions sous les yeux l'apparence d'un lac immense ; nous goûtâmes l'eau qui était salée, et aper- cevant une colline dans les environs, nous nous dirigeâmes de ce côté dans l'intention de prendre une idée plus exacte des localités. Une pirogue était à la pèche ; les yeux perçans des naturels nous eurent bientôt découverts , ils ramèrent sur-le- champ vers la côte , et aussitôt une troupe nombreuse et armée nous environna ; après quelques momens d'entretien avec notre guide , cette bruyante escorte nous accompagna devant le chef du pa^s. Nous passâmes près de quelques huttes d'où s'exhalait l'o- deur infecte de poisson en putréfaction; aucune palissade ne les protégeait, c'était une espèce de camp volant prêt à être quitté à la première annonce de l'ennemi. Plusieurs jeunes 270 NOTES. filles en sortirent et vinrent grossir notre cortège ; une foule d'enfans nous considéraient avec empressement, bravant les coups de crosse de fusil que leur distribuaient quelques-uns de leurs compatriotes fiers de posséder une pareille arme. Enfin nous aperçûmes le chef : c'était Inaki , un des beaux hommes de la Nouvelle-Zélande. Il commandait sous celui qui était resté à bord cette partie de l'île , ayant le titre de rangatira paraparoa , général en chef des guerriers. Il s'était avantageu- sement placé à la partie supérieure d'un terrain incliné, à l'ex- trémité d'une double baie de ses guerriers, vêtu d'un beau man- teau de peaux de chiens , debout , appuyé sur une lance ornée de plumes et de fourrures. Je lui fis cadeau de quelques étoffes et d'une médaille de l'expédition que m'avait remise à cet effet M. d'Urville ; le guide lui expliqua nos intentions, et il nous permit de gravir la colline qui était sacrée , et sur laquelle ef- fectivement aucun naturel n'osa nous suivre. Arrivés au sommet, nous eûmes le chagrin de ne pas voir l'entrée qui devait conduire à la pleine mer. A l'endroit dési- gné par les natifs, vers l'ouest, était une coupure bien pro- noncée dans les montagnes qui bornaient notre vue; mais un îlot, entre elles et nous , empêchait de la suivre jusqu'à la mer. Cette baie immense paraissait entièrement saine ; seulement , près du rivage , plusieurs bancs de vase étaient à découvert, indiquant ainsi la nature du fond qui doit être bon pour les ancres. Nous prîmes quelques relèvemens pour donner de l'exactitude à notre croquis, et nous redescendîmes, pressés par l'heure avancée qui empêchait de faire en pirogue une course bien intéressante. Les naturels donnent à cette baie le nom de Manoukao ; ils nous affirmèrent cent fois qu'elle communiquait avec la pleine mer, et il ne me reste pas le moindre doute à cet égard. Il est probable que c'est le fond de False-Bay de Cook. Nous distribuâmes divers objets de quincaillerie et quelques petites pièces de monnaie française, et nous partîmes avec Inaki qui témoigna le désir de voir le commandant. NOTES. 277 Nous traversâmes rapidement l'isthme étroit qui nous sépa- rait du canot, et, refoulant un reste de flot, nous descendîmes assez lentement le Mogoïa; un grand nombre de naturels cher- chaient des coquillages dans la vase , et les rochers de l'entrée étaient couverts de pêcheurs. A la nuit nous mettions le pied à bord de l'Astrolabe. {Extrait du Journal de M. Lottin.") Le 26, MM. Lottin , Guilbert, Bertrand, Faraguet et moi, accompagnés du chasseur Simonet et d'un guide zélandais, nous pénétrâmes en canot au fond d'une rivière salée, Waï-Moeoïa, 7 O ' sur la rive gauche de laquelle nous vîmes le village d'Ourouroa, plusieurs pirogues et beaucoup d'habitans. Après avoir traversé un isthme de deux milles à peu près d'étendue, nous arrivâmes sur la côte occidentale de la Nouvelle-Zélande, à un village nommé Manoukao dont le chef, Inaki, grand et bel homme, nous reçut en grand costume et d'une manière brillante, au milieu de ses guerriers. Nous lui fîmes quelques cadeaux , et entre autres on lui offrit une des médailles de l'expédition , que lui donna M. Lottin, et un mouchoir bleu que je le priai d'ac- cepter. Une danse de guerre, vraiment imposante, fut exécutée en notre honneur par une centaine de Zélandais armés de fusils, de haches, de lances et de patous-patous. Les hommes que nous avions sous les yeux étaient en général grands , bien faits et fortement constitués. Leur physionomie, belle, régulière et mar- tiale, offre chez les chefs et les guerriers distingués, ce tatouage profond qui est le résultat d'incisions douloureuses, et la preuve authentique de leur noblesse et de leur gloire militaire. Ils ont le nez aquilin , un peu élargi par le bas ; la sclérotique d'un blanc jaunâtre; les dents d'une admirable blancheur; les cheveux longs, noirs, ordinairement lisses et quelquefois bouclés; la barbe noire ainsi que les moustaches. Les femmes, en général petites, bien faites, ont le nez un peu épaté; celles des chefs seules ont un tatouage particulier tome 11. 10, 278 NOTES. aux lèvres et sur les épaules. Les femmes du peuple et les jeu- nes filles n'ont pas le droit de remplacer la couleur vermeille de leurs lèvres par le bleu foncé que donne le tatouage , cou- leur qui paraît être la plus belle à leurs yeux , et dont l'emploi forme le privilège exclusif de la classe patricienne. Elles se montrèrent, dans leurs habitudes, les mêmes qu'à Tolaga. Une des plus jeunes, nommée Iétoutou , remarquable par la beauté et l'élégance de ses formes , nous parut plus gracieuse que celles que nous avions vues dans nos précédentes relâches. Un mouchoir de batiste, qui lui fut donné par l'un de nous, la rendit tout-à-fait heureuse , et sa joie se manifesta de la manière la plus expressive. Cette excursion nous prouva sans réplique que la Nouvelle- Zélande forme en cette partie une grande péninsule à laquelle appartient la baie des Iles , ainsi que plusieurs capitaines balei- niers l'avaient déjà indiqué à M. de Blosseville. La baie Shouraki renferme d'excellens ports qui lot ou tard deviendront le siège d'établissemens européens. Les Zélandais avec lesquels nous avons communiqué paraissent fort belli- queux. Ils aiment par-dessus tout les armes à feu. Le chef prin- cipal que nous avons vu en ce lieu, Terangui, se vantait d'avoir vaincu, tué et mangé Pomare, rangatira ou grand chef très-redouté , dont il portait les dépouilles qu'il nous montrait avec ostentation , en racontant lui-même ses hauts faits d'armes. Il espère vaincre et manger de même Shongui , qui est actuellement le rangatira le plus puissant de la baie des Iles. ( Extrait du Journal de M. Gaimard. ) page 190. Qui est le véritable point de départ des Waïdouas. Nous reprîmes la mer en passant devant la baie des Iles, et NOTES. 279 nous allâmes directement au cap Nord. Là se terminait ce que M. d'Urville avait voulu faire de géographie sur la Nouvelle- Zélande , ce qui donnait un développement de côtes de trois cent soixante lieues environ , sans jamais perdre la terre de vue à plus de trois ou quatre milles. {Extrait du Journal de M. Quoy. ) Le 1er mars nous avons quitté la baie Shouraki et continué la géographie de la côte jusqu'au cap Nord. De ce dernier au cap du Vent-Contraire, où furent commencés les travaux hydro- graphiques, nous avons suivi un développement de côtes d'en- viron trois cent soixante lieues, à quatre milles de distance et souvent plus près, ce qui sans doute sera regardé comme un assez beau commencement de voyage. (Extrait du Journal de M. Gaimard. ) page 197. Presqu'au même endroit où, sous le nom de Co- quille, elle se trouvait trois ans auparavant. Le 12 mars, nous mouillâmes dans la baie des lies. Là se trouvaient des missionnaires anglais dont l'influence est restée nulle jusqu'à présent sur des hommes passionnés pour l'indé- pendance , livrés entre eux à une guerre d'extermination , et chez lesquels rien encore n'a pu détruire la funeste coutume de manger les ennemis tués dans le combat. Ces missionnaires avaient leurs femmes avec eux comme les Anglais le font tou- jours et avec tant de raison. Ils donnent ainsi journellement aux hommes qui les entourent l'exemple de l'union conjugale; et, ce qui est si important pour la civilisation des peuples sau- vages, celui de la protection et des égards que l'homme doit à sa compagne. (Extrait du Journal de M. Gaimard. ) 280 NOTES. F AGE 2 26. Nous étions de retour à bord aussi satisfaits que harassés de notre longue excursion. Le i5 mars, après avoir visité l'établissement des mission- naires, MM. d'Urviile, Lottinet moi, accompagnés de M. Wil- liams jeune, frère du chef des missionnaires de la Nouvelle- Zélande, nous remontâmes en canot la rivière de Kawa-Kawa. Nous vîmes des cultures en très-bon état, des champs de pom- mes de terre, taboues ou sacrés (c'est-à-dire qu'il était sévère- ment défendu de traverser), ce qui, en nous obligeant à faire de nombreux détours, prolongea de beaucoup notre prome- nade. Nous eûmes souvent à nous louer de l'obligeance des na- turels : si nous rencontrions un bras de rivière, ils s'emparaient aussitôt de nous; ils nous portaient sur le dos, ou nous pla- çaient à cheval sur leurs épaules, et nos vêtemens restaient em- preints de la couleur jaunâtre dont ces Nouveaux-Zélandais se peignent le corps. Souvent, à notre approche, on voyait se former des groupes de jeunes filles qui, à demi nues et se te - nant par la main , faisaient entendre des chants d'amour et se livraient avec une gaieté charmante à des danses pleines de grâces et de volupté. Nous parcourûmes avec délices ces belles forêts qui furent si utiles à Marion. Là, nous apprîmes quelques détails sur le meurtre de notre malheureux compa- triote. Il paraît qu'il a été assassiné par les habitans de la baie d'Oudoudou qui avaient eu tant à se plaindre de Surville, et qui vinrent à la baie des Iles pour se livrer à cet acte de ven- geance. Les Zélandais qui habitent les bords de la rivière Kawa-Kawa nous appelaient nous-mêmes des Marions, ce qui montre qu'ils n'ont point oublié le passage et la fin si funeste de cet habile navigateur. Nous recueillîmes sur les bords ma- récageux de la rivière plusieurs centaines de jolies coquilles. NOTES. 281 toutes de la même espèce, et que les naturalistes connaissent sous le nom d'Ampullaire aveline. En visitant avec M. d'Urville le village de Pomarc , nous vîmes que les diverses sculptures qui ornent les maisons des naturels ne le cèdent pas en élégance et en perfection à celles que l'on remarque sur le devant de leurs pirogues. jNous nous abstiendrons de les décrire, persuadés que, pour en avoir une bonne idée, il vaut mieux jeter un coup-d'oeil sur les dessins qui en ont été faits avec soin que d'en lire la des- cription la plus minutieuse. (Extrait du Journal de M. Gaimard.^) PAGE 236. Tant s'effacent rapidement les traces des peuples demeurés étrangers aux arts de la civilisation. Le 17 mars, nous gravîmes le pâ de la tribu de Touï. Cette forteresse, qui venait d'être abandonnée, est placée sur le som- met d'un rocher très-élevé. Inaccessible du côté de la mer, on ne peut y arriver du côté de la terre que par un sentier très- étroit et découvert. Un fossé profond , un double rang de palis- sades bautes , fortes et serrées, en défendent l'approche et de- vaient rendre ce fort vraiment inexpugnable avant l'introduc- tion des armes à feu. Les maisons qu'on y a construites sont très- basses et très-nombreuses ; elles contenaient, en temps de guerre, des armes et des provisions en abondance , de manière à pou- voir soutenir ces longs et mémorables sièges qui ont eu lieu d'après le récit des Zélandais , et qui devinrent l'occasion de tant de faits glorieux que l'on conçoit facilement quand on connaît la force physique et la rare intrépidité de ces braves insulaires. Mais , pour qu'un peuple obtienne la célébrité qu'il mérite , de belles actions ne suffisent pas, il lui faut encore un historien pour en consacrer le souvenir. 282 NOTES. Lors de notre séjour à la baie des Iles, la plupart des guerriers étaient partis pour une expédition militaire que l'on nous dit être dirigée contre les habitans de la baie Shouraki. C'était sans doute cette armée composée d'une quarantaine de grandes pirogues portant chacune de vingt à quarante hommes, que nous avions vue , le 4 niars , lorsque nous étions par le travers du cap Kokako (cap Bret de Cook). Réduire en escla- vage tous les prisonniers et manger tous les ennemis tués dans le combat, tel est le double but de ces expéditions qui sont fréquentes et ardemment désirées. Un Zélandais appartenant à la tribu au milieu de laquelle habitent les missionnaires, fut mis à mort peu de jours avant notre arrivée, uniquement pour avoir désapprouvé cette dernière guerre. Ce n'est point ici le lieu de parler de la langue des habitans de la Nouvelle-Zélande ; mais une remarque que l'on ne peut s'empêcher de faire à la baie des Iles, c'est que dans la numé- ration les Zélandais comptent par onzaines au lieu de compter par dizaines. (^Extrait du Journal de M. Gaimard.} page 244- Quelles sont les privations qu'un semblable résul- tat ne puisse faire oublier ! Après avoir parcouru la moitié des côtes de la Nouvelle- Zélande et vu un assez grand nombre de ses habitans , nous réunissons ici ce que nous avons à en dire. Cette terre par sa grandeur, comme par sa nombreuse population , est certaine- ment une des plus importantes de l'Océan austral , malgré sa position reculée vers le sud. Sa température ni trop chaude , ni trop froide , est aussi saine qu'elle est propre à la culture de toutes les productions d'Europe. Sur plusieurs points, sa NOTES. 283 végétation, dans laquelle on distingue des fougères en arbres et des Dracénas qui figurent des palmiers, ressemble à celle des tropiques par son abondance et sa vigueur; et malgré la pri- vation des plantes qui fournissent à l'homme une nourriture abondante, les heureuses influences dont nous venons de par- ler ont contribué au développement d'une des plus belles races de la Polynésie. En effet les navigateurs ont remarqué qu'en général les Zélandais étaient grands , robustes , d'une physio- nomie agréable, quoiqu'ils la défigurassent, surtout les chefs, par un tatouage en incision , dont la disposition ne contribue pas peu à leur faire paraître à tous le nez aquilin , forme ce- pendant assez commune parmi eux et qui est jointe à l'écarte- ment des narines. Leurs cheveux sont longs , noirs et lisses , ainsi que la barbe, et leurs dents sont admirables. Le caractère delà physionomie estaussi varié qu'en Europe, et, pour tout dire en un mot, nous trouvions dans ces insulaires des ressemblances avec celles qu'on nous a transmises de Brutus, de Socrate, etc. La basse classe a les formes plus petites et moins belles ; peu des individus en sont tatoués , privilège qui semble appartenir aux guerriers, et par conséquent aux chefs qui sont tous guer- riers. Il faut voir cet ornement pour juger combien il doit être douloureux à acquérir. Les femmes sont loin d'approcher des hommes en beauté. Presque toutes petites, elles n'ont rien de ce naturel gracieux qu'on trouve quelquefois parmi les peu- plades non civilisées, que nous avons souvent rencontré aux îles Sandwich. Les femmes des chefs sont seules tatouées aux lèvres et sur les épaules d'une manière particulière. Le peu qu'on* sait sur le gouvernement des Zélandais offre le plus grand intérêt pour ceux qui aiment à descendre dans ces commencemens de civilisation. Ces deux grandes îles n'ont point de chef possédant une grande domination. Elles sont di- visées en tribus innombrables qui ont chacune le leur particu- lier indépendant du voisin. Ce chef, loin d'être absolu sur ceux qu'il dirige , ne paraîtrait avoir d'autre pouvoir que celui que lui donne l'opinion, et ne peut , dans tous les cas, forcer un 284 NOTES. homme libre d'agir contre sa volonté, à peu près comme ce que nous rapporte César des Gaulois qui suivaient leurs prin- ces à l'armée, guidés plutôt par l'opinion que par la force; de sorte que chaque tribu représente une sorte de petite république se fédérant quelquefois momentanément avec d'autres et obéis- sant alors à un seul chef pour faire la guerre, comme nous le dirons bientôt. Ne semble-t-il pas qu'on retrouve ici , mais en miniature, toutes ces petites républiques de la Grèce? Je viens de parler tout à l'heure d'hommes libres ; c'est qu'il paraît qu'outre les esclaves faits à la guerre et qui restent après qu'on en a mangé le plus qu'on a pu , il y aurait parmi le peuple des individus qui ne jouiraient pas de toute leur liberté. Sont- ils serviteurs ou esclaves ? C'est ce que nous ignorons et ce que des missionnaires instruits de la langue et des coutumes de ces peuples pourront seuls nous dire. M. d'Urville possède à ce sujet d'assez bons documens que lui a fournis M. Marsden, mi- nistre à Port-Jackson , homme de beaucoup de jugement , qui a visité assez long-temps la Nouvelle-Zélande. Si ces divisions à l'infini de peuplades assurent leur indépen- dance en les empêchant de tomber sous la domination d'un seul, elles nuisent aux progrès de la civilisation , entretiennent des rivalités et des guerres éternelles. On peut même dire que tous ces insulaires sont dans un état perpétuel d'bostilité. Chaque tribu a sa forteresse nommée pâ ou hépa , placée dans une île ou sur un lieu plus ou moins inaccessible , gardée par une partie des habitans et dans laquelle tous se réfugient dans le danger. J'ai vu lepâ abandonné de la tribu de Toui; il était placé au sommet d'un rocher inaccessible au bord de la mer. Du côté de la terre il en était séparé par un fossé profond, garni de doubles palissades de vingt pieds de haut, formées de troncs d'arb res entiers à se toucher ; les nôtres ne sontpas mieux entendues. On y montait par un sentier étroit; l'intérieur qui allait en pente contenait un grand nombre de maisons aban- données, mais intactes pour la plupart, très-basses, à toits arrondis, ayant un petit péristyle et une porte ressemblant à NOTES. 285 une fenêtre, et si étroite, qu'il fallait se mettre à plat ventre pour pénétrer dans l'intérieur. Des choux d'Europe, des lise- rons couvraient les toits de chaume de cette Sparte australe. Jadis , avant que les Zélandais eussent connu les Européens , ils se bravaient sur ces sommets inexpugnables et soutenaient des sièges interminables et qui n'auraient demandé qu'un Ho- mère pour être aussi célèbres que celui de Troie ; mais depuis que nous leur avons fait connaître les armes à feu , et que les baleiniers anglais leur en fournissent abondamment , leurs ci- tadelles ne présentent plus la même résistance , et comme les fusils leur sont inégalement répartis , il en résulte que certai- nes tribus plus favorisées en exterminent d'autres. Plus qu'au- cuns Polynésiens ils sont adonnés à cette horrible coutume de manger leurs prisonniers après le combat , et ils paraissent y attacher une idée religieuse qui va jusqu'à faire désirer cet hon- neur aux chefs qui succombent dans l'action. Leurs têtes sont conservées avec soin à l'aide de la dessiccation, et ce sont celles que l'on voit assez fréquemment en Europe. Je ne connais rien de leurs opinions religieuses. L'absence de tout signe extérieur semblerait indiquer qu'elles auraient plus de perfection que celles de leurs voisins. Les têtes tirant la langue sculptées au- devant de leurs pirogues et ailleurs, les mêmes qu'ils portent au cou incrustées sur du jade , les statues qui montrent des phallus, ne sont que des emblèmes. Nous n'avons vu que très- rarement des ornemens en bois sur les tombeaux. Ils ne connaissent d'autres arts que ceux que demandent la construction de leurs cabanes , de leurs pirogues qu'ils sculp- tent avec beaucoup de soins et d'agrémens, et la confection de leurs nattes de phormium qui sont très-belles et aussi chau- des que le demande le pays. Leur casse-tête et la hache en beau jade vert demandent beaucoup de temps et de soin pour être confectionnés ; aussi y tiennent-ils beaucoup et ne les échan- gent-ils que contre des armes à feu. Il est à remarquer que l'arc et les flèches ne sont point des armes qu'on trouve dans la mer du Sud; c'est toujoursun moyen rapidede destruction de moins. TOME n. 2° 28 G NOTES. Nous n'en avons encore vu qu'aux Sandwich , mais faibles el servant seulement à l'amusement. LesZélandais sont bruyans , parlent beaucoup et comme en se disputant ; les chefs seuls sont graves. On pourrait même les distinguer à ce signe. Ils aiment la danse et le chant qu'ils exécutent en chœur avec une précision, et on peut dire un agré- ment, que nous n'avons rencontré nulle part chez ces peuples. Aussitôt que le drame commence, tous, hommes, femmes, enfans, accourent se réunir sur plusieurs lignes et l'exécutent avec un ensemble admirable ; toutefois leur danse la plus com- mune se fait avec des contorsions et des cris affreux. Ceux pré- sens, qui par hasard n'y participent pas avec les autres, dan- sent seuls et suivent la mesure. Leur costume se compose de nattes de différentes espèces qu'ils placent très-bien ; ils en ont de très-épaisses couvertes de longs brins de phormium. Lorsqu'ils s'accroupissent sous ce vêtement, ils ressemblent à une ruche qui serait surmontée d'une tête. Plusieurs nouent leurs cheveux derrière et les or- nent de deux plumes noires ; d'autres les enduisent d'ocre rouge par devant. C'est une toilette de cérémonie qu'ils faisaient avant de nous aborder. Se couvrir les épaules de leurs vêtemens est aussi une marque de respect qu'ils pratiquaient. Leur nourri- ture est le poisson et la patate douce. L'approche des champs est défendue et sacrée , ou tabouée , lorsque la plante est jeune. Celui qui violerait cette interdiction courrait le risque d'être as- sommé. Le peuple mange la racine des fougères qui couvrent le pays , nourriture de tous les instans , mais peu substantielle; il faut y joindre les cochons et les choux qu'ils doivent aux Européens, et sans aucun doute à Surville et à Marion, prin- cipalement à ce dernier qui a séjourné long-temps à la baie des Iles où il a été assassiné bien malheureusement et en repré- saille de l'abominable action qu'avait commise quelque temps auparavant Surville , en enlevant un chef dont il avait reçu toutes sortes de secours. Les habitans de la baie des Iles, qui paraissent très-bien au fait de ce qui s'est passé , ont assuré NOTES. 287 M. d'Urville que c'étaient ceux de la tribu où Surville avait relâché qui étaient venus tout-à-coup fondre sur Marion, sans qu'on pût les en empêcher ; ce qui dans le fait paraît très-vraisem- blable en voyant les marques d'estime et d'affection que Marion avait reçues, jusqu'au dernier moment, de ceux de la baie des lies. (Voyez la relation de ces événemens.) Si d'un côté les Européens ont apporté à ce peuple leurs maladies et leurs armes destructives; de l'autre, ils lui ont laissé d'utiles productions, parmi lesquelles la pomme de terre tient le premier rang. Son utilité a été bientôt appréciée, car partout nous en avons trouvé autour des habitations. Il faut y joindre les pêches , les oignons , etc. Le bien l'emporte-t-il sur le mal? Nous ne le pensons pas; et tant que la Nouvelle-Zé- lande ne sera pas soumise à un ou deux chefs , ce qui, vu son état politique, sera aussi long que difficile, ses habitans n'au- ront acquis qu'une plus grande facilité à se détruire. Chaque jour quelques chefs amenaient à bord plusieurs femmes qui servaient à tout le monde, sans jamais aucun désir de leur part, mais toujours moyennant une rétribution que le chef se faisait remettre, lorsque lui-même ne l'attendait pas à la porte. Plusieurs personnes recueillirent des fruits amers de leur cohabitation avec ces femmes. L'abandon de la baie des Iles par une grande partie des natu- rels nous empêcha d'y avoir les vivres sur lesquels nous comp- tions. Nous n'y prîmes même pas le poisson que les habitans savent se procurer. Nous n'entrerons ici dans aucun détail relatif à l'histoire naturelle , cette partie devant être traitée ailleurs. (Extrait du Journal de M. Quoy.~)