VOYAGE L'ASTROLABE. LE VOYAGE DE L ASTROLABE, lî VOLUMES GRAND IN-8°, ÔOO l'LANCUES OU CARTES, se compose des parties suivantes : première Division. Histoire du Voyage, rédigée par M. Dumont d'Urville; 5 volumes grand in-S, papier grand-raisin superfin ; avec plus de roo Vignettes en bois ou en taille-douce, 5 Cartes grand in-folio, et un Atlas d'au moins 2/,o Planches lithographiées sur demi-feuille jésus-vélin. Météorologie, Magnétisme, Température de la Mer, etc., Mémoire rédigé par M. Arago, de l'Académie des Sciences; i volume grand in-8. Beuïtème Division. Botanique. Texte par MM. Lesson jeune et A.Richard; i volume grand in-8; Atlas de 80 Planches au moins en taille-douce, la plupart coloriées, sur demi-feuille jésus-vélin. SUoiaiètne Division. Zoologie, rédigée par MM. Quoy et Gaimard; 5 forts volumes grand in-8, avec Atlas de 200 Planches au moins, gravées en taille-douce, imprimées en couleur, relevées au pinceau; sur demi-feuille jésus-vélin. (ffituatricme Division. Partie Entomologique , rédigée par M. le docteur Roisduval; 1 volume grand in-8, avec 12 Planches en taille-douce, imprimées en couleur et relevées au pinceau , sur demi-feuille jésus-vélin. Cinquième Division. Hydrographie. Atlas d'environ 53 Cartes ou Plans, gravés par les soins du gouvernement, suivi d'un volume de texte, rédigé par M. Dumont d'Urville. IMPRIMERIE DE HENRI DUFUT , RUE DE LA MONNAIE, N. II. VOYAGE LA. CORVETTE L'ASTROLABE (fcxécuté par ox'îfïc ïm Uoi , PENDANT LES ANNÉES 182G- 1827-1828- 182», SOUS LE COMMANDEMENT DE M. J. DL1MONT D'UIWILLE , CAPITAINE DE VAISSEAU. jpar (Orbonniinrc ï»r Sa fflajcôtr. HISTOIRE DU VOYAGE. TOME QUATRIEME. PARIS J. TASTU, ÉDITEUR, N- 4 Bls ï RLE nES BLAUX'ARTS. 1832 VOYAGE L'ASTROLABE. CHAPITRE XXI. rRAVERSlK I>» l\ NUI VII I t-7.H mit A TOlfGA-TABOU, Dans la soirée, le vent passe au N. N. O., et y t*%1. reste toute la nuit et le jour suivant, mais si mou que l9 mais- nous pouvons à peine filer un nœud et demi. Durant ces deux jours la brise est si faible que aoetai. l'Asti olabe gouverne difficilement au travers d'une longue houle du N. E. Les côtes montueuses de la iNouvelle-Zélande continuent de se déployer à nos regards depuis le cap Rakau jusqu'au cap Kari-Kari. Ainsi nous embrassons d'un coup-d'oeil toute la por- tion de ces grandes îles australes où les Européens ont tenté jusqu'ici de former des établissemens , la seule aussi don! l'intérieur soit connu avec quelques TOME IV. 37560 2 VOYAGE 1827. détails. Malgré le calme, les pétrels de tempête se Mars. montrent en foule dans notre sillage. 22. Dans la matinée du 22 seulement, nous avons perdu la terre de vue. Vers cinq heures du soir, la brise avait un peu fraîchi à l'ouest, nous filions deux nœuds, et nous nous promettions de faire route ; mais le calme ne tarda pas à revenir, et fut si constant jus- qu'au 27 , que ce jour nous n'étions pas à plus de quarante lieues de la baie des Iles. Malgré la houle les courans furent à peine sensibles , et V Astrolabe , immobile sur les ondes , semblait se refuser à nous transporter plus loin. Avant nous, jamais navire n'avait peut-être rencon- tré une suite de calmes aussi opiniâtres dans ces pa- rages , habituellement si tempétueux. Comme ils étaient accompagnés d'un temps superbe et d'une température très-douce, nous nous serions facilement résignés , si nous avions été près de la côte et maîtres d'employer utilement notre temps en communications avec les naturels et en observations sur leurs coutu- mes. Mais en pleine mer, rien ne pouvait être plus contrariant qu'un pareil retard. Nos momens étaient précieux , et ces dix jours de calme étaient autant de temps enlevé à nos explorations futures. Du moins chacun s'empressait de mettre en ordre les matériaux recueillis le long de la Nouvelle-Zélande ; les officiers construisaient leurs cartes, les natura- listes classaient et analysaient leurs récoltes , et les dessinateurs terminaient leurs esquisses. Six personnes tombèrent malades ; trois d'entre DE L' ASTROLABE. 3 elles des suites de leurs amours avec les belles de la 1827. Nouvelle-Zélande; les trois autres souffraient de co- Mars- liques et de ténesnie : M. Lottin était du nombre de ces derniers. La houle du nord ne cessa pas de régner durant ces longs calmes , et le 26 au soir elle était si forte 26. que la corvette roulait panne sur panne de la façon la plus incommode. Le même jour, le courant jusqu'alors peu sensible commença à se prononcer; dans les vingt-quatre heu- res il nous avait portés de quinze milles au S. O. ; le 27, il nous ramena de vingt-quatre milles dans le sens inverse , et les jours suivans il continua d'être fort irrégulier. A sept heures du matin, le calme plat m'a permis a7. d'exécuter une bonne expérience de thermométrogra- phe. Entraîné par un plomb de trente kilogrammes, l'instrument est descendu parfaitement à pic jusqu'à six cents brasses. Après avoir séjourné dix minutes à cette profondeur , il a exigé près de trois-quarts d'heure de travail pour être ramené hors de l'eau. La température de l'air libre était de 20°, 1 , et celle des eaux superficielles de l'Océan de 20°, 7 ; mais à la pro- fondeur de six cents brasses , le mercure était des- cendu à 6°, 9. Comme le cylindre s'était presque en- tièrement rempli d'eau et qu'il ne resta que dix minu- tes au fond, il est possible que cette indication de 6°, 9 ne donnât pas la véritable température des couches sous-marines , et que celle-ci fut encore un peu plus abaissée. Le mercure avait déjà remonté à 14°, pen- i VOYAGE i.îv;. tlant le temps nécessaire pour ramener rinstrumenl à Mari. bord. Nous nous occupâmes ensuite de vérifier clans quel état pouvaient être les soixante-huit boëtes de poules braisées , regardées comme douteuses lors de l'exa- men du 1er novembre 1826. Cinquante-six ont été trouvées dans un état complet de putréfaction et jetées à la mer; deux commençaient à se gâter, et les dix autres ont été réunies à celles qui avaient été jugées bonnes , quoiqu'il y eût fort à craindre que même parmi ces dernières un grand nombre ne dût être déjà condamné. De nouveau nous regrettâmes vivement que cette importante portion de nos conserves eût été aussi mal préparée ou transportée avec aussi peu de soin. Une petite brise de N. E. s'élève dans la soirée et continue, durant trente-six heures , avec un très-beau temps. Ce vent nous est directement contraire, et nous sommes réduits à courir de lentes bordées. 2s. Kokako , le jeune Zélandais qui a voulu nous ac- compagner, ne paraît point se repentir du parti qu'il a pris. Sa conduite est régulière, il a de la bonne vo- lonté, et fait son service de matelot mieux que plu- sieurs de nos hommes. Ses grimaces et sa bonne hu- meur amusent souvent l'équipage. Comme mon inten- tion est de revenir l'année prochaine sur les cotes de la Nouvelle-Zélande , il me sera facile de le remettre dans son pays, si à cette époque il en a assez du voyage , et s'il a renoncé à visiter la France. Comme il n'appartient pas à la classe distinguée, et qu'en cou- DE L'ASTROLABE. 5 séquence il n'aura jamais d'influence parmi ses com- 1827. patriotes , je tiens fort peu à le ramener avec moi sur Mars. V Astrolabe. Ce malin , nous avons reçu quelques grains de pluie 29. du N. au N. N. O. , puis le ciel s'est éclairci. Quoique la latitude soit encore de 33° 30' S. , un phaéton à brins blancs s'est promené quelque temps autour du navire. Ainsi ces oiseaux peu vent s'écarter à une grande distance de la zone intertropicale. 11 est vrai que la température babituelle est maintenant de 21 à 22°. Malgré le vent du N. N. O. , nous faisons peu de •?„. chemin , à cause de la houle du nord qui est très- forle. La pluie tombe par intervalle. Après treize jours de navigation , nous ne sommes qu'à soixante- dix lieues de notre point de départ. On peut juger combien je suis contrarié !... Dans la matinée, la brise passe au N. IST. E. et Irai- 3i. chit, le ciel se charge. A midi, le vent souffle bon frais d'est, avec une pluie continuelle; des quatre heures il vente grand frais avec de violentes rafales, une mer très-grosse et des lorrens de pluie. Heureu- sement sa direction continue de varier, à minuit il souille du S. S. E. , et nous pouvons mettre le cap en roule au N. IN. E. Nonobstant une houle énorme et très-dure, nous liions jusqu'à six nœuds. Ainsi, malgré l'espoir dont je me berçais, l'Aslio- labe n'a pu rallier les régions paisibles de la zone tor- j ide , sans essuyer encore un de ces coups de vent qui ne nous sont devenus que trop familiers depuis noire départ de France. f> VOYAGE 1S27. Celui-ci du moins n'a duré que douze heures , niais 1 avni. il a été très-fatigant. 11 nous a coûté une de nos bai- gnoires qui a été emportée par une lame, sans qu'on s'en soit aperçu , et l'un de nos pistolets d'embarca- tion à bâbord qui a rompu près du piton. Nous avons été fort heureux de pouvoir sauver le canot en le sai- sissant solidement le long du bord. A quatre heures du matin, le vent a passé au S. S. O. et S. O. en se modérant beaucoup. Le ciel s'est ensuite dégagé par degrés. Les observations mont fait connaître que nous étions arrivés sur le parallèle du rocher l'Espérance, et beaucoup plus près que je ne pensais , puisque le point ne nous en plaçait pas à plus de cinquante milles à l'ouest. En conséquence j'ai fait gouverner a l'E. N. E. 7a E. dans l'espoir d'apercevoir cette roche soli- taire avant la nuit. Mais à six heures n'ayant rien vu , et le temps devenant trop précieux pour passer une nuit entière en panne ; le cap a été remis au N. N. E. pour courir sur l'île Curtis , que je compte recon- naître le lendemain au matin. Du reste, la présence des petites sternes blanches qui voltigent aux envi- rons du navire annoncent d'une manière certaine l'ap- proche de quelques terres. 1. Quoique le vent ait beaucoup tombé pendant la nuit , dès sept heures du malin on a commencé à dis- tinguer l'îlot Curtis. Un peu avant midi, nous pas- sions sur son parallèle, dans l'ouest, et à cinq milles et demi de distance. Curtis se compose de deux ro- chers de médiocre hauteur, dont le plus grand, qui est DE L'ASTROLABE. 7 au moins double de l'autre, n'a pas plus d'un demi- 18?;. mille de longueur. Un canal de deux cents toises les AvnL sépare. Ces îlots , dont la hauteur peut être de quatre- vingts toises, sont déchirés dans leur masse et fort acores sur les bords. La lunette ne faisait voir aucun arbre dans toute leur étendue ; on ne distinguait que des plantes herbacées ou des broussailles peu élevées. Macauley se montrait dans le N. N. E. depuis quelque temps. Une foule d'oiseaux de mer de divers genres , comme pétrels , sternes , fous à tète noire et à têle fauve, même quelques paille-en-queues ont établi leur séjour sur ces ilôts , et jusqu'à présent tout donne lieu de penser que leur tranquillité n'a jamais été troublée par la présence des hommes. Sur les trois heures et demie de L'après-midi , nous étions sur le parallèle de Macauley et sur le méridien deCurtis , à trois milles à l'ouest de la première , el à quinze mij les au nord delà seconde de ces îles. Une station géographique eut lieu, et cent trente brasses de ligne furent filées sans trouver fond. Macauley est une petite île arrondie , très-escarpée sur ses bords et tapissée seulement de pelouses ou de broussailles , sans un seul arbre. Son circuit est de trois milles , et son élévation peut être de cent vingt toises environ. Sur sa partie du S. E. , et à une dis- tance d'une demi-encàblure, on remarque un petit rocher. M. Pàiis a été chargé de lever la carte de ces deux îlots. Le résultat de son travail place Curtis six milles 8 VOYAGE 1827. plus à l'est que M. d'Entrecasteaux , mais il n'y a Avril. qu'une minute de différence dans la situation de Ma- eauley. Pour des travaux faits à la voile , ces diffé- rences sont peu étonnantes. On sait tout ce que l'on doit accorder à l'action des courans , en outre M. d'En- trecasteaux passa à une distance plus grande de ces rochers que ne le fit l'Astrolabe. Mon intention était de doubler au vent , et de fort près , l'île Sunday, pour comparer encore une fois ma position avec celle de M. d'Entrecasteaux. Mais le vent varia de nouveau à l'E. N. E. , et même à l'E. , de sorte qu'il fallut me contenter de courir au plus près tribord , ce qui me renvoyait beaucoup plus sous le vent que je ne le désirais. 3. Quand le jour est revenu, nous avons aperçu Sun- day à dix ou douze lieues devant nous. Toujours con- trariés par Je vent d'E. et la houle du S. E. , tout ce que nous avons pu faire a été d'en passer à douze ou quinze milles sous le vent. La brume et l'éloignemenl nous ont seulement permis de remarquer sa hauteur qui ne nous a pas paru être loin de trois cents toises , et l'escarpement de ses cotes dans toute la bande de l'ouest. Le vent persiste à l'est. Déjà je crains d'être obligé de renoncer à la relâche de Tonga-Tabou, pour com- mencer de suite l'exploration des îles Fidgi, ce qui me contrarierait infiniment. 4. Malgré la brume , nous avons conservé l'île Sunday fort long-temps en vue, et n'avons cessé de l'aperce- voir qu'à midi ; nous en étions alors à près de quinze DE L'ASTROLABE. 9 lieues. Durant les vingt quatre heures (jui venaient 1827. de s écouler, il y avait eu vingt-sept milles de courant AvnL al'O.N. O. Dans la soirée , nous avons eu des grains de pluie 5. abondans ; mais la brise a fraîchi au S. E. et à l'E. S. E. Nous avons fait route au N. E. , en filant quatre et six nœuds. Nous avons franchi le méridien diamé- tralement opposé à celui de Paris , et nous comptons maintenant midi quand il n'est encore que minuit dans cette capitale. Du reste, nous voilà à peu près parvenus au terme de notre course vers Test ; désor- mais nos caravanes vont se borner aux îles rappro- chées de l'équateur. Le vent devenant plus fort , nous filons régulière- <;. ment six nœuds. Bien que la température ne dépasse guère 21% nous atteignons la latitude de 27°. Les albatros ont disparu, les pétrels deviennent rares, et les phaétons sont au contraire plus fréquens. Quoique la brise du S. S. E. diminue un peu, -. notre sillage se soutient à trois et quatre nœuds. La houle du S. O. se montre très-longue et très-creuse , preuve que les vents de cette partie régnent avec force sur les zones plus reculées vers le sud. A midi , nous mettons le cap au N. Vi N. O. , directement sur Tonga-Tabou. Dans la matinée, l'Astrolabe avait passé à peu près sur la position de l'île Yasquez d'après la carte ded'En- trecasteaux , et le soir , à six heures , nous n'étions qu'à huit milles au sud de celle qui lui est indiquée sur les cartes les plus récentes d'Arrowsmith et de 10 VOYAGE Avril. Krusenslern. Nous n'avons rien remarqué qui res- l827- semblât à une terre , rien même qui parût en annoncer la proximité. Néanmoins l'horizon était d'une pureté admirable , et nous eussions parfaitement distingué une île haute à douze ou quinze lieues de distance. On doit en conclure , ce me semble , que cette île n'existe point , du moins qu'il y a une grande erreur dans le journal de Maurelle. Peut-être l'île dont il a parlé sous le nom de Vasquez n'était-elle pas autre chose que Sunday , visible à quinze lieues de dis- tance, mais située à 5° plus au sud. Quoi qu'il en soit, nous avons cru devoir rayer l'île Vasquez de dessus notre carte de l'Océanie. 8. Nous jouissons désormais d'un beau temps , et nous nous flattons d'avoir enfin rencontré les vents alises. On a distribué aujourd'hui à l'équipage, pour son dîner, du bœuf conservé par le procédé d1 Appert qui s'est trouvé de bonne qualité. J'emportais de la Nouvelle-Zélande deux oiseaux apprivoisés assez curieux. C'était un gros perroquet à couleurs sombres {^Psittacus uestoi), et un toaï ou merle à cravatte [Philedori circinnatani). Ils ont été subitement attaqués de dyssenterie ; l'un est mort hier au soir, et j'ai perdu l'autre cet après-midi. Proba- blement l'air de la mer et le climat trop chaud ont été funestes à ces animaux. 9. A six heures quarante-deux minutes du matin, nous avons mis le cap au N. N. O. '/? N. Le ciel a com- mencé à se couvrir, la houle du S. O. a beaucoup grossi, et le thermomètre a monté de 22 à 26°. DE L/ASTROiABE. 1 1 A cinq heures quarante minutes du soir, quelques 18 ■•-. personnes ont cru distinguer la terre dans l'O. X. O. Axnl Comme ce ne pouvait être autre chose qu'Eoa, j'ai laissé porter au N. O., pour mieux la reconnaître avant la nuit. Mais à six heures le temps s'était tout- à-fait gâté, des grains de pluie et de vent se sont suc- cédés à de l'réquens intervalles ; il a fallu diminuer de voiles et rester aux petits hords pour la nuit. De minuit au jour, le vent a varié du N. N. E. au N., i<>- en redoublant de force, en même temps que la mer a grossi. A huit heures du matin, c'était un coup de vent furieux du N. O., avec des raffales pesantes et des grains de pluie si épais qu'on ne distinguait rien d'un bout du navire à l'autre. Toutes les voiles furent serrées à dix heures vingt minutes; la violence du vent et des flots fut telle que nous fûmes réduits à fuir quelque temps sous le petit foc. Enfin, nous prîmes la cape sous cette voile et celle délai de cape. Une mer courte, dure et très-creuse, fait éprouvera la corvette des saccades très-pénibles, et qui pourraient lui être fatales si sa carène n'était pas aussi solide. Pour comble d'ennui, nous éprouvons une chaleur insupportable, et une humidité destructive a pénétré dans toutes les parties du navire. Ces contrariétés nous suggèrent encore une fois de bien tristes réflexions. Le mauvais temps semble acharné à nous poursuivre sur tous les points du globe. V peine apparaissons-nous dans la zone torride où nous comptions sur quelque repos , c'est pour v es- suyer un coup de vent dont la fureur ne le cède en \-2 VOYAGE 1S27. rien à celle des tourmentes clés climats antarctiques. Avni. Durant quinze mois que nous avons passés sur la Coquille entre les tropiques, nous n'avons rien vu qui approchât du temps affreux qui a régné aujour- d'hui. Notre consolation est d'espérer que ces circons- tances doivent être rares , autrement il serait impos- sible de songer à faire des explorations hydrographi- ques clans ces parages. Vers quatre heures après midi , on a profité d'un moment où le vent s'était un peu modéré pour dé- gréer les perroquets, ce qui n'a pu s'exécuter sans briser une des barres du grand perroquet, dans une secousse occasionée par une grosse lame. Le vent du N. O. et les torrens de pluie se sont 11. maintenus une partie de la nuit. Mais à une heure le calme est survenu , et le navire est resté à la merci d'une mer horriblement clapoteuse qui l'a beaucoup fatigué. Il a même plus souffert qu'il ne l'avait fait par des coups de vent plus impétueux, mais où la mer était moins ébranlée. On a vu quelques noddis et sternes à tête noire. Une de ces dernières, épuisée de fatigue, s'est laissée prendre le long du bord avec un échiquier à insectes. Grand nombre de papillons de l'espèce chrysippe flottaient aussi sur les eaux de la mer, arrachés sans cloute des bocages fleuris des îles Tonga , par la force du vent. On a pris un requin assez gros pour régaler ample- ment tout l'équipage. Malgré la peine que je m'étais donnée pour soutenir la corvette le plus au vent qu'il DE L'ASTROLABE. 13 m'était possible, les observations de la journée ont 1S27. démontré que le courant nous avait entraînés de qua- Avnl- rante milles à l'E. N. E. dans les quarante-huit heu- res. Tout semble se réunir pour nous repousser loin de Tonga -Tabou ; mais je suis déterminé à lutter contre les obstacles et à ne céder qu'à la dernière extrémité. Le ciel s'est décidément embelli, mais le vent per- l2. siste au N. O., et nous sommes réduits à courir des bordées. La mer est agitée par de grosses lames du N. O., croisées par de longues houles du S. O. Mal- gré le dernier coup de vent, celles-ci sont les plus fortes, attendu qu'elles sont produites par les vents qui régnent plus au sud. A onze heures, la brise a augmenté à la suite d'un grain. Dans les vingt-quatre heures écoulées, il y a eu encore seize milles de courant à l'est ; ainsi, malgré toutes nos manœuvres, nous sommes à cinq ou six milles plus loin de Tonga-Tabou que nous ne l'étions hier. Bonne brise d'O. et. d'O. N. O., forte houle, beau 13 et n. temps du reste. Les vents alises semblent avoir dis- paru pour l'aire place à ceux du coté opposé. 11 faut bien nous borner à louvoyer, mais les courans nous entraînent aussi dans l'est. Voilà, je pense, un exem- ple bien capable de fortifier le système qui établit que les îles de l'Océanie ont pu recevoir leur population de l'ouest contre la direction des vents alises. Des pirogues surprises en mer par des temps comme celui qui règne depuis quelques jours , ont dû nécessai- 14 VOYAGE 1S27. rement être entraînées à de grandes dislances de leur Avnl- patrie, et réduites à la nécessité de fonder de nou- velles colonies sur les îles où le hasard leur permet- tait de se réfugier. 15. La brise a beaucoup molli. Dans l'après-midi elle a varié au S. S. O., au S., et même a soufflé un ins- tant au S. S. E. Notre espoir un instant ranimé s'est encore évanoui, en voyant, à dix heures du soir, le vent se relever au S. O., et même à l'O. S. O. 11 y a encore eu vingt-quatre milles de courant à l'E. N. E. dans les vingt-quatre heures dernières. Au lieu d'avancer , nous reculons ; un temps précieux s'écouie, et rien n'est cruel comme l'inactivité à la- quelle nous sommes condamnés. Tout cela prouve combien, dans les entreprises de cette nature, toute la bonne volonté est insuffisante , si l'on n'est pas se- condé par la fortune. Je récapitulais aujourd'hui que depuis un an environ que nous étions à la mer, nous avions eu plus de soixante jours de tempêtes vérita- bles, et plus de cinquante jours de calmes ou de vents directement contraires. A peine avons-nous joui de soixante journées d'un mouillage paisible. 16. Nous avons du moins profité de ces retards forcés pour exercer nos matelots au maniement des armes à feu. Le caporal Richard est secondé dans ces fonc- tions par deux de ses militaires, Delanoy et Coulomb. Delanoy se distingue par une conduite exemplaire, un zèle à toute épreuve et beaucoup d'intelligence. A l'aide d'une faible brise du S. S. O., j'ai prolongé ma bordée dans le nord, et, à midi quarante minutes, DE L'ASTROLABE. 1-6 la vigie a signalé la terre. Cette terre était une des 18*7. îles basses situées dans l'est de Namouka, et connues àraL sous le nom de Mango. A une heure et demie, la vigie a annoncé des brisans à trois ou quatre milles de distance et à deux quarts sous le vent. J'ai gou- verné droit dessus , prêt à envoyer une baleinière pour les reconnaître, afin de tirer quelque parli du temps que nous devons perdre dans ces parages. Mais il a été bientôt constaté que ce prétendu banc n'était qu'un effet de lumière produit par le reflet d'un nuage sur la surface des eaux, et quarante-cinq bras- ses de ligne ont été fdées sans trouver de fond. Alors j'ai remis le cap au plus près du vent. A cinq heures et demie du soir, on distinguait faci- lement du nord à l'ouest cinq ou six petites îles cou- vertes d'arbres, dont la plus grande, éloignée de huit ou dix milles dans le nord, pouvait avoir trois milles d'étendue. Un piton conique et fort éloigné se mon- trait dans le N. O., et j'ai pensé que ce devait être le volcan de Toufoa. A quelque distance sur l'avant du navire, la mer prenait une teinte blanchâtre. Comme il eût été imprudent de m'engager au tra- vers de ce labyrinthe pendant la nuit, j'ai pris les amures à bâbord pour me tenir au large. Mais si les vents persistent au sud , je suis décidé à gagner le mouillage de Namouka, et à y attendre de bons vents pour me rendre à Tonga-Tabou ; convaincu que je perdrais mon temps fort inutilement à battre la mer et qu'une relâche sera à tous égards beaucoup plus intéressante pour nous. Il est fâcheux que la station 16 VOYAGE 1827. de Tonga-Tabou soit pour ainsi dire essentielle à la Avni. mission pour accorder nos longitudes avec celles de d'Entrecasteaux ; autrement je renoncerais à cette île dont une espèce de fatalité semble nous repousser, et j'irais prendre le mouillage de Vavao. Mais les ins- tructions du dépôt sont très-pressantes à cet égard, et moi-même je conçois combien il est important que nos positions subséquentes soient immédiatement as- sujetties à celle de Tonga-Tabou. Aussi ne renonce- rai-je à cette station qu'en cas d'absolue nécessité. Toute la nuit nous avons eu un calme plat, avec un temps délicieux et 24° de température. Au point du jour, nous avons revu la plus grande des îles basses de la veille au N. N. O., et à douze ou quinze milles de distance. Puis elle a bientôt disparu. A sept heures quinze minutes du matin, le thermo- métrographe n° 7 a été envoyé à trois cents brasses de profondeur sans qu'on ait trouvé fond. La tempé- rature de l'atmosphère était de 23°, 4 ; celle des eaux à leur surface de 25°, 5, et à trois cents brasses de profondeur, elle n'était plus que de 1 0°, 9. Le cylindre était revenu presque plein d'eau, et le mercure était déjà remonté à 21° quand on a retiré l'instrument de la mer. Une faible brise du S. S. O. a soufflé, accompagnée d'un temps superbe , d'une mer calme et d'un horizon parfaitement pur. Au coucher du soleil, des barres de catacois, on a revu trois des iles basses d'hier : la plus grande au N. N. O., et les deux autres à l'O. N. O. et à l'O; L'apparence soudaine d'un banc a causé DE L'ASTROLABE. 17 quelques instans d'inquiétude , mais ce n'était encore 189.7. qu'une illusion. Plusieurs espèces de mollusques ont Av,il passé le long du bord, telles que méduses, béroës, bi- phores, etc., ainsi que des poissons volans , des phaétons et des pétrels bruns. Le courant s'est modéré et n'a été que de six milles à l'O. N. O., ce qui parait annoncer le terme des vents d'ouest. Calmes ou faibles brises du N. O. ou S. O. Le 18. matin , nous avons été long-temps suivis par six ou sept requins d'une grande taille. Rusés et défians , ils ont été long-temps sans vouloir mordre à l'appât sus- pendu à l'émerillon. A la fin, leur voracité naturelle l'a emporté sur la prudence, et trois d'entre eux ont été capturés et hissés à bord, aux acclamations bruyan- tes de tout l'équipage. A midi et demi , on a commencé à apercevoir de dessus le bastingage les terres d'Eoa, dans le S. 35° O., éloignées de quarante milles environ. Mais nous faisions si peu de route qu'à cinq heures on les voyait à peine de dessus le pont dans le S. 42° O., sous la forme d'une île peu étendue. Ensuite elles ont promp- tement disparu dans les nuages. Grâce à de légères risées de l'E. S. E. à l'E. N. E., i<> nous faisons enfin route au S. O., mais si lentement qu'au coucher du soleil nous étions encore à huit ou dix milles d'Eoa. Nous restons en panne bâbord amu- res, le grand hunier sur le mât. Toute la nuit , joli frais de N. IN. E., avec une pluie uo. continuelle et une longue houle du S. Nous manœu- TOME IV. 2 IS V OTAGE zS-27. vrons pour nous maintenir à une distance raisonnable Avni. d'Eoa. Au jour, nous reconnaissons que les courans nous ont portés de près de dix milles sur cette île, et nous gouvernons pour passer entre Eoa et Eoa-Tchi. A sept heures du matin, le ciel se chargea subite- ment de toutes parts ; le vent sauta du nord au sud-est où il souffla avec une violence extrême, accompagné d éclairs , de tonnerre et de torrens de pluie , qui nous plongèrent dans une obscurité presque complète. On ne pouvait songer h gagner le mouillage dans un pa- reil moment, il fallut carguer toutes les voiles à la hâte et rester à la cape pendant une heure que dura ce grain furieux. Sur les huit heures, le ciel s'éclaircit peu à peu, le vent fléchit, et nous augmentâmes suc- cessivement de voiles en nous rapprochant de Tonga- Tabou, dont nous commencions à découvrir les terres basses entre Eoa et Eoa-Tchi. Vers midi, nous donnions dans la passe formée par cette dernière île et la pointe orientale de Tonga- Tabou , en ne passant guère qu'à deux cents toises de cette pointe. Nous étions poussés par une brise de S. E. assez favorable, tout en recevant de (emps en temps des grains de pluie qui nous masquaient i'ho- rizon. Je m'attendais à voir arriver plusieurs piro- gues, et à trouver parmi ceux qui les monteraient des hommes capables de me diriger vers le mouillage : il fallut renoncer à cet espoir, car il ne vint qu'une pe- tite pirogue montée par un seul homme incapable de me rendre aucun service. L'orage violent qui avait éclaté dans la matinée et la mer encore agitée par suite DE L'ASTROLABE. 19 de la bourrasque, avaient sans doute empêché les au- 1827. très insulaires de sortir de leurs cabanes. Avnl- Toutefois, à l'aide des plans de Cook et de d'Entre- casteaux, je comptais atteindre le mouillage de Pangaï- Modou. Pour rester maître de ma manœuvre, je pro- longeais de très-près le récif qui ceint la partie sep- tentrionale deTonga-Tabou. Quoique la brise fût molle et «régulière , je réussis à m'avancer l'espace de cinq milles dans le canal , au gré de mes désirs; je me féli- citais déjà d'avoir fait le plus difficile, et d'avoir placé la corvette hors de tout danger : mais dans ce moment même le vent varia au S. et au S. S. O., en diminuant beaucoup, et le courant commença à me porter vers les récifs de dessous le vent. Pour surcroit d'infor- tune, la mer était tout-à-fait pleine, la tourmente de la matinée avait complètement décoloré les eaux dans toute l'étendue du chenal, de manière qu'il nous était impossible de distinguer la ligne des récifs, ordinaire- ment si apparente. Dans une pareille conjoncture, tenter de sortir était encore plus dangereux que de chercher à pénétrer plus avant dans le canal, et je choisis ce dernier parti. A deux heures quarante minutes , le jeune Cannac quej'avais établi en vigie sur les barres, comme l'homme sur lequel je complais le plus , s'écrie tout-à-coup que les brisans nous cernent de toutes parts , et qu'il ne distingue aucun passage. J étais certain que le canal existait sur bâbord , mais les eaux troubles et les re- moux violens qui régnaient en ce moment ne permet- taient pas de discerner la partie libre d'avec celle que 2* 20 VOYAGE 1827. les récifs occupaient. Je ne pouvais songer à mouiller Avril. dans un canal où la sonde ne trouve point de fond à soixante ou quatre-vingts brasses : en conséquence je mis en panne et envoyai M. Guilbert sonder de lavant; à moins de deux longueurs du navire il se trouva sur le banc de coraux. Pour éviter le danger qui nous menaçait, nous ten- tâmes l'unique moyen qui nous restait , celui de virer vent arrière en masquant partout pour nous faire culer. La manœuvre fut sur-le-champ exécutée, et nous cil- lâmes un instant : mais le courant qui nous prenait par le travers nous empêcha d'achever notre évolution, d'autant mieux que la brise était très-faible. Tout-à- coup l'avant du navire heurta contre le brisant. Heureusement en ce moment il y avait peu de houle. En quarante minutes les voiles furent serrées, le grand canot mis à l'eau , une ancre à jet élongée et mouillée à une demi-encablure de la corvette par qua- rante-cinq brasses de fond. On vira dessus, et à trois heures et demie nous étions à flot. Mais il nous était devenu impossible de nous écarter du récif, car le vent était revenu au S. S. E., et nous prenait précisé- ment par le travers. Nous ne pouvions pas non plus élonger de grelins au large , attendu qu'à cinquante toises de cette funeste muraille , on ne trouvait plus de fond à soixante-dix brasses. Le ciel s'était couvert , des grains de pluie surve- naient par momens , et la houle commençait à se faire sentir. Je ne vis pas d'autre parti à prendre que celui de nous maintenir le long du récif aussi long-temps DE L'ASTROLABE. U rS-.»-. que nous le pourrions et jusqu'au moment où le temps permettrait de nous en éloigner. Une seconde ancre à Avnl- jet fut donc élongée dans le S. O. , nous nous hâtâmes dessus ; et quand nous fûmes à pic, nous laissâmes tom- ber l'ancre de veille de tribord avec la grosse chaîne, puis nous en filâmes dix brasses environ. V Astro- labe resta ainsi élongée suivant la direction du récif, et à quarante pieds de distance au plus , tenue de lavant par le grelin seul , car la chaîne venant trop perpendiculairement ne travaillait presque point, et contre-tenue de l'arrière par l'autre grelin. Cette situa- tion était affreuse, et je ne pouvais m'en dissimuler tout le danger. Il suffisait d'un souftle de vent plus fort pour faire rompre nos grelins et nous jeter sur les rochers , où la corvette eût été brisée en peu de temps. De sept à neuf heures du soir, la mer était presque basse, et la lame brisait avec une grande force contre la masse de corail, près de laquelle nous nous trou- vions suspendus. La corvette roulait avec violence et d'un bord sur l'autre : en cç moment, si ses amar- res eussent manqué, sans doute son sort aurait été promptement décidé. Il me fallut aussi renoncer au dernier espoir que j'avais conçu. J'ai déjà annoncé qu'au moment où nous échouâmes, la mer était pré- cisément pleine, et depuis lors le courant n'avait cessé de porter avec force au N. O. Si le jusant portait dans cette direction, il me semblait avec quelque appa- rence de fondement que le flot porterait au S. E., et m'aiderait à me tirer d'embarras. 11 n'en fut rien. Le 22 VOYAGE 1&37. Ilot arriva; au lieu de porter au S. E. , il se dirigeait Avni. au ]\# £4) ce qUj n'améliorait nullement notre situa- tion. Cette disposition singulière des marées tient pro- bablement à la direction du canal, à la configuration des terres et des récifs, surtout à la proximité du grand lagon intérieur. Quoi qu'il en soit, je restai dès- lors tristement convaincu que le changement de vent pouvait seul nous tirer de danger. Le ciel se couvrit, et le vent continua de souffler au S. E. avec de petites risées , donl la moindre ■ me faisait frémir pour nos grelins. Qu'alors j'eusse ardemment désiré me retrouver en pleine mer, sauf à m'y voir de nouveau en butte aux plus furieuses tempêtes et aux vagues les plus menaçantes! La veille encore je déplorais les retards qui m'empê- chaient de toucher à Tonga-Tabou, et maintenant que j'y étais, j'aurais voulu, au prix des plus grands sacrifices, m'en voir à deux mille lieues!... Telles sont les chances auxquelles l'homme de mer est sans cesse exposé dans les voyages de découvertes!.... Du moment où la corvette avait échoué, les piro- gues des naturels étaient arrivées successivement, et avaient fini par nous environner de toutes parts ; mais je n'avais permis qu'à un petit nombre d'hommes qui s'annonçaient pour être des chefs, egai, de monter à bord et d'y rester pour maintenir l'ordre et la tran- quillité parmi leurs compatriotes. Toutefois je recon- nus bientôt que ces prétendus eguis ne jouissaient presque d'aucune influence, ou bien qu'elle s'étendait au plus aux individus qui dépendaient immédiatement DE L'ASTROLABE. 23 de leur autorité ; les autres Taisaient à peine attention iB ■•-.. à leurs ordres ou s'en moquaient ouvertement. Malgré Avnl- cet inconvénient, je dois rendre à ces sauvages la justice de dire qu'ils se comportèrent en général avec douceur et convenance pendant toute la durée de nos opérations forcées. S'ils ne voulurent point nous prêter leur assistance , au moins ils se gardaient de nous causer aucun embarras , et se dérangeaient eux et leurs pirogues au moindre signe que nous leur adressions quand cela devenait nécessaire. Vers trois heures, un jeune Anglais nommé John Read parut à bord avec une lettre de recommanda- tion de M. Thomas, l'un des missionnaires établis dans l'île. Read taisait partie de l'équipage du Ccrcs qui lit naufrage il y a sept ou huit ans sur les îles Hapaï. Depuis cette époque, il habitait parmi les na- turels dont il avait adopté les coutumes, la manière de vivre, et même le costume. Cette existence pa- raissait lui convenir parfaitement, et il ne songeait nullement à retourner en Europe. Pour mieux con- server son indépendance, il n'avait voulu s'attacher au service d'aucun chef d'une manière spéciale, bien qu'il résidât le plus souvent à Bea. Je reçus Read avec amitié et même avec une sorte de considération ; fêtais charmé d'acquérir dans ce jeune homme un utile interprète près des naturels , et j'espérais obte- nir de lui des renseignemens satisfaisans sur la con- duite à tenir à l'égard de ces hommes , afin de me concilier leur affection. Sur les quatre heures, dans une autre pirogue, ar- 24 VOYAGE 1827. riva Singleton , l'un des malheureux échappés au dé- Avnl- sastre du Port-au-Prince, et naturalisé dans ces jles depuis plus de vingt-trois ans. J'avais lu dans la relation de Mariner , son compagnon d'infortune , les aventures de cet homme, et je fus enchanté qu'il fût encore vivant. Singleton me parut avoir des ma- nières civiles, un ton poli et même doucereux, et une parfaite connaissance du caractère des habilans. Je le désignai pour interprète habituel et sédentaire à bord de la corvette, tandis que Read remplirait les mêmes fonctions sur les canots qui seraient obligés de s'éloigner du bord. Singleton était marié et avait plusieurs enfans , tout son espoir était de finir dou- cement sa carrière à Tonga-Tabou- Peu après , je vis arriver un troisième Anglais , nommé Ritchett , fixé aussi depuis quelques années parmi ces peuples. Ritchett était un petit homme de quarante ans , d'une tournure bizarre et dont le son de voix fluet prêtait à la plaisanterie ; il portait ha- bituellement une mauvaise redingote grise, sale et remplie de trous -, il parlait avec prétention , ce qui le fit surnommer, par nos matelots railleurs, le maître d'école. Quoiqu'il me fût moins utile que ses deux camarades , attendu qu'il parlait difficilement l'idiome de Tonga , je l'accueillis aussi avec amitié , et donnai ordre que les vivres du bord lui fussent accordés, comme aux deux autres Anglais, durant tout notre séjour dans l'île. Comme ils étaient privés depuis nombre d'années des alimens habituels de l'Européen , te lard salé , les légumes secs , et surtout le pain et le DE L'ASTROLABE. 25 o vin, étaient autant d'objets de sensualité pour ces iSi-j. trois hommes. Au'1'- A leur louange à tous trois , je dois déclarer qu ils montrèrent un véritable intérêt, particulièrement Sin- gleton , pour notre triste position. Ils nous aidèrent constamment de leurs bras et de leurs avis toutes les fois que l'occasion s'en présenta. Du premier moment, quand je les consultai sur le caractère et les disposi- tions des insulaires , ils s'accordèrent à dire quen cas de naufrage, nos vies seraient sauves, mais que nous ne devions pas nous attendre à conserver autre chose que les effets immédiatement à notre usage , attendu que le navire serait sur-le-champ envahi et pillé par les sauvages, sans que les chefs eux-mêmes pussent s'y opposer, en supposant qu'ils en eussent la volonté. Certes, la perspective n'était pas flatteuse, et je ne pouvais tolérer l'idée de voir ainsi se terminer la glo- rieuse expédition de l'Astrolabe. Mes hôtes ajoutèrent que, depuis l'expulsion du touï-tonga , les trois chefs les plus influens et les plus puissans dans Tonga -Tabou étaient Palou , Tahofa et Lavaka; qu'en conséquence, en cas de nau- frage , le meilleur parti serait de nous placer sous la protection de ces trois eguis. Je reconnus la justesse de ce conseil, et je me promis de conquérir d'avance l'amitié des trois grands personnages du pays par des présens de prix , et surtout par des marques de con- fiance et de considération. Le touï-tonga, ou chef suprême et religieux de Tonga , se trouvait pour le moment relégué à Vavao , 2 G VOYAGE 1827. dans une espèce d'exil , et cela, disail-on, par suite Avnl- de son trop grand penchant pour la guerre et de ses mauvais procédés envers les principaux chefs de l'île. Enfin sur les cinq heures arriva Palou, l'un des trois eguis dont les Anglais venaient de me vanter le pi. lxiv. pouvoir. Ce chef n'avait guère que trente-six ans , mais son excessive corpulence , sa tète rasée et sa gra- vité lui en eussent fait donner davantage. Son abord est gracieux , ses manières agréables , et tout en lui prévient en sa faveur. Il parle un peu l'anglais, son intelligence est remarquable, et je fus bientôt con- vaincu que son influence sur ses compatriotes était bien supérieure à celle de tous les chefs qui s'étaient présentés' jusqu'alors. Ses ordres étaient écoutés avec respect , ou du moins avec déférence , bien qu'il eût toujours soin de les énoncer avec une modération et une douceur extraordinaires. Je comblai Palou de marques d'amitié auxquelles il parut très-sensible ; et je lui cédai même ma chambre de la dunette , pour son usage particulier, tant qu'il voudrait séjourner à bord. Palou , qui se nommait aussi Fatou , était premier chef de Moua, et se disait fils du toubo qui reçut M. d'Entrecasteaux ; mais je crois qu'il n'était que le gendre de cet egui , dont je vis plus tard le véritable tils. Du reste Palou se souvenait parfaitement d'avoir vu les vaisseaux de d'Entrecasteaux , surtout il se rappelait les fusées volantes que ce capitaine avait fait tirer devant les insulaires , et qui avaient produit un grand effet sur leur imagination. DE L'ASTROIABE. 27 Peu de temps après le coucher du soleil , tous les rs>:. naturels se retirèrent successivement avec leurs piro- U"L gués, et il n'en resta à bord qu'une quinzaine aux- quels j'avais permis d'y coucher. De ce nombre était Palou , dont la présence m'était devenue d'un grand intérêt. Nonobstant la position critique où se trouvait l'As- trolabe , je ne jugeai pas à propos de faire veiller l'é- quipage. J'étais persuadé qu'en accordant aux mate- lots un repos salutaire, je leur épargnerais autant d'in- quiétudes inutiles; en outre je pourrais mieux compter sur leurs efforts, quand la nécessité me forcerait à les rappeler au travail. En conséquence, à sept heures du soir, je fis coucher tout le monde comme à l'ordi- naire, en ne conservant que quelque! hommes de garde. Mais neuf heures venaient à peine d'être piquées , que le grelin de devant cassa , et cette partie du navire venant désormais à l'appel de la chaîne seule, ne se trouvait plus qu'à huit ou dix pieds du récif. Pour peu que la chaîne cédât , ou le rocher qui soutenait son ancre, je devais ni'attendre à voir l'avant de la cor- vette, dans les fortes houles qui survenaient par inter- valles, s'abattre sur les pointes acérées du corail, cl s'y démolir en peu de temps. L'équipage fut réveillé; malgré la répugnance que j'éprouvais à sacrifier ainsi mes ancres l'une après l'autre , une des ancres de poste fut embarquée dans la chaloupe , et mouillée dans le sud par quarante- cinq brasses de fond, h moins de vingt-cinq toises du 28 VOYAGE 1827. navire. Puis nous virâmes dessus, pour nous éloigner Avni. ju Danc# Quand cette manœuvre , que la houle et un courant violent rendirent longue et pénible , fut ter- minée , nous nous retrouvâmes , comme auparavant , à trente pieds environ des coraux. Désormais c'était l'arrière qui m'inquiétait; contre- tenu seulement par un faible grelin , il pouvait aussi à chaque instant tomber sur les rochers. Pour parer provisoirement à ce danger, un grelin frappé sur no- tre câble du sud fut rapporté par un des sabords de l'arrière à bâbord , et raidi au cabestan pour nous servir d'embossure. 21. Cela fait, et il était alors minuit environ, les mate- lots retournèrent se coucher. Pour moi, il me fut im- possible de fermer l'œil un seul instant; je passai le reste de la nuit à me promener silencieusement sur le pont, observant avec anxiété la marche des nuages , et redoutant à chaque risée un peu fraîche, à chaque grosse lame, de voir nos amarres se briser, et V Astro- labe entr'ouverte s'abîmer le long de la funeste mu- raille dont nous ne pouvions plus nous éloigner. Les longues heures de la nuit s'écoulèrent dans cette inquiétude continuelle. A cinq heures et demie , le jour commença à poindre, sans apporter de chan- gement à notre situation. Nos grelins et nos câbles avaient adonné, de sorte que dans les grands roulis les flancs du navire et les porte-haubans tombaient à cinq ou six pieds des bords du récif. Pour défendre jusqu'au dernier moment l'arrière du navire, et surtout le gouvernail, cette pièce si DE L'ASTROLABE. 29 précieuse, un de nos grands espars fui assujetti contre 1S2; le bord verticalement et en arrière des haubans d'arti- Avn mon, par des liures aux patins et au moyen de mains de fer solides appliquées sur les préceintes. En même temps , pour soulager le grelin de l'ar- rière, l'ancre moyenne fut éloignée dans l'E. S. E. avec le petit câble , et mouillée à cinquante brasses de distance environ, (les travaux n'étaient pas terminés, que le câble de l'avant et le grelin de l'arrière furent coupés presqu'en même temps. Je m'attendais à ce malheur, qui était inévitable par un fond semé de co- raux tranchans ; mais ces pertes n'en étaient pas moins affligeantes , attendu qu'elles entraînaient celle des ancres. C'en était déjà trois de sacrifiées en moins de douze heures, et je regardais les deux autres comme bien aventurées. La nécessité nous force donc à demeurer suspendus sur la grosse chaîne devant , et le petit cable derrière, en ayant soin de raidir l'un et l'autre par intervalles , pour que la corvette ne s'abatte point sur les rochers. Il ne nous reste plus que deux grosses ancres ; l'une d'elles n'a qu'une seule patte, et je tiens à conserver l'autre pour le cas où nous pourrions enfin nous échapper de ce fatal chenal. Ceux-là seulement qui se seront trouvés dans une position semblable , pour- ront en comprendre toutes les anxiétés. De bonne heure les pirogues revinrent le long du bord , et apportèrent une abondante provision de ra- fraîchissemens de toute nature , tels que cochons , volailles, ignames, bananes, cocos, etc., qu'ils ven- 30 VOYAGE 1827. Avril. PI. LXIV liaient à vil prix à nos matelots. Aussi ceux-ci pas- saient à faire bonne chère tout le temps où ils n'étaient pas obligés de travailler, notre position les inquiétait peu , et je voyais que la plupart d'entre eux se conso- laient d'avance de faire naufrage sur une île où les ressources étaient aussi abondantes. Je reçus un second message de M. Thomas qui me demandait des détails sur notre navigation , le nom du navire , le lieu d'où nous venions , celui où nous allions , etc. , et me priait en outre de lui procurer du savon, de la chandelle , etc. On sent bien que j'étais peu disposé à moccuper de semblables réclama- tions , aussi fîs-je très-peu d'attention à la missive de M. Thomas. Dans la matinée , nous vîmes aussi arriver Tahofa. C'est un homme de cinquante ans , d'un caractère très-décidé , d'une attitude martiale , et qui passe pour DE L'ASTKOLAUE. 31 être le plus grand guerrier et le chef le plus puissant 182;. de Tonga-Tabou. Réfléchi, silencieux, et même un Avnl- peu taciturne , il est aussi réservé dans sa conduite , aussi circonspect que Palou est communicatif, et se montre disposé à la gaieté et à la plaisanterie. Tahofa se disait beau-fils de Tonga-Tea (Attago de Cook), et neveu de Poulaho , dont il reconnut les portraits dans l'ouvrage de ce navigateur. A cette vue, malgré sa fermeté habituelle, le cœur de Tahofa s'atten- drit , et il rendit à ces images chéries le salut filial en posant son nez contre elles et versant quelques larmes. Je fis à Tahofa un accueil aussi distingué, aussi affec- tueux qu a Palou ; j'offris à chacun d'eux un fusil de munition et une belle pièce d'indienne à grands des- sins; puis je réclamai leur amitié et leur protection en faveur des Français de l 'Astrolabe; si le navire venait à se perdre. Les deux eguis reçurent ces objets avec une satisfaction marquée, et en exprimèrent toute leur gratitude par l'organe de nos interprètes. Sin- gleton m'assura qu'ils étaient particulièrement sensi- bles aux égards que je leur témoignais., plus encore qu'aux riches présens qu'ils venaient de recevoir, quelle que fût néanmoins la haute valeur de ces présens. Il ajouta que l'amitié des deux eguis m'était certainement acquise , du moins autant qu'il était possible de compter sur les sentimens de ces hommes. Désormais rassuré sur les dispositions des deux premiers chefs du pavs , je songeai sérieusement au 1827- Avril. 32 VOYAGE sort qui allait être réservé à l'équipage de l'Astrolabe, si sa destruction devait avoir lieu , surtout pendant la nuit. Dans ce dernier cas , il devenait impossible aux matelots de sauver aucune partie de leurs effets , et il y avait même tout sujet de craindre que dans le dé- sordre inséparable d'un pareil moment , plusieurs personnes ne vinssent à périr, lorsqu'elles voudraient chercher leur salut dans les embarcations. Car je dois faire remarquer qu'à l'endroit où se trouvait l'Astro- labe, nous étions éloignés d'une demi-lieue des ilôts les plus voisins , et de près d'une lieue des rivages de la grande île. Je crus donc que l'humanité me prescrivait de faire transporter d'avance à terre une quarantaine de per- sonnes pour les mettre en sûreté et diminuer pour les autres le danger de la fuite, quand le moment fatal arriverait. En outre, je pensais qu'en prenant ce parti , je procurerais à chaque homme le moyen de conserver des effets de rechange. La chaloupe aurait porté dans la soirée ces hommes et ces effets sur la petite île de Pangaï-Modou , où ils se seraient établis de leur mieux; puis elle serait revenue à bord pour retourner prendre ces hommes dès que le moment du danger eût été passé. Dans une circonstance aussi solennelle , avant de recourir à une pareille mesure, je crus devoir prendre l'avis de tous les officiers. Ils furent convoqués, et ils décidèrent presque à l'unanimité que ce parti était, l'unique à prendre pour obvier au moins en partie aux malheurs qui nous menaçaient. •1 o DE L'ASTROLABE. 00 En conséquence, un coup de sifflet fut donné pour 1S27. intimer à chacun l'ordre de faire un paquet de ses AvnU effets les plus nécessaires , et borné seulement à un seul rechange et à deux ou trois chemises. Mais en cette occasion , nous pûmes encore juger combien le matelot est peu capable de raisonnement : malgré l'ordre donné , au moment où l'on voulut embarquer les paquets dans la chaloupe , la plupart d'entre eux étaient énormes et pesaient de quarante à cinquante livres; non contens d'y empiler tous leurs effets , plu- sieurs y ajoutaient de sales guenilles qu'on ne se fut pas donné la peine de ramasser par terre ; d'autres y joignaient des amas de coquilles , de curiosités , etc. En un mot, il ne se trouva pas de place dans la chaloupe pour recevoir tous ces énormes sacs, indépendamment des hommes qui devaient aussi s'y embarquer. Il fallut suspendre l'opération. Tous les sacs furent vidés l'un après l'autre en présence du lieutenant , et l'on n'y conserva que les objets nécessaires. Quand on en vint à les embarquer dans la chaloupe, cette manœuvre faisant soupçonner sans doute aux naturels notre intention de quitter la corvette, produisit parmi eux un mouvement subit. Par une impulsion simul- tanée , toutes les pirogues se rapprochèrent de V As- trolabe avec un murmure confus de sinistre présage. Je ne sais trop ce qui en serait arrivé , si à ma prière Palou et Tahofa ne se fussent levés pour commander aux insulaires de se retirer. Ceux-ci obéirent , et la tranquillité fut rétablie. Mais je vis avec regret que je TOME IV. 3 34 VOYA.GK 1827. ne pouvais avoir qu'une confiance fort équivoque Avn!. (jans ja proDjté de ces hommes , lorsqu'il faudrait nous remettre entièrement à leur discrétion. Cette conviction ébranla la résolution que j'avais prise d'en- voyer à terre une partie de l'équipage, et je voulus encore attendre. Cependant , dans l'après-midi , la brise fraîchit beaucoup au S. E. , la houle augmente, et notre posi- tion devient de plus en plus menaçante. A peine a-t-on lieu d'espérer que les amarres puissent tenir quel- ques heures de plus ; et si le navire s'engloutit dans la nuit , nous sommes exposés à perdre beaucoup de monde , sans qu'il soit possible de sauver aucun des objets de la mission. Après avoir de nouveau recueilli les voix des officiers, l'avis de mes trois interprètes, et reçu les ardentes protestations de dévouement de Palou et de Tahofa , sur les trois heures et demie, je me résous à faire embarquer dans la chaloupe et dans la yole trente-cinq personnes, avec MM. Lottin, Guilbert, Dudemaine, Quoy, Bertrand, Sainson et Lesson. Ceux qui doivent rester à terre s'établiront sur l'île Pangaï-Modou , sous le commandement de M. Lottin et sous les auspices de Tahofa. M. Dude- maine ramènera ensuite la chaloupe à bord. Le reste des officiers et de l'équipage demeure avec moi sur V Astrolabe pour veiller à sa sûreté jusqu'au dernier moment. Ce projet me paraissant le mieux combiné pour la sûreté générale de tous les marins de V Astrolabe , on procède à son exécution. Durant ce temps , il arrive DE L'ASTROLABE. 35 une pirogue de rétablissement des missionnaires, i8?:. amenant deux des Européens attachés à leur service ; AvriL l'un deux est un charpentier et l'autre un forgeron. Celui-ci , en apprenant la résolution que j'ai prise d'envoyer a terre une partie de l'équipage, s'écrie à l'instant que je vais faire massacrer ces hommes, attendu qu'au moment où ils mettront le pied sur le rivage les sauvages se précipiteront sur eux pour les dépouiller de tout ce qu'ils auront. L'avidité des natu- rels lui est bien connue, et la protection de Tahofa serait insuffisante contre leur instinct de pillage, quand bien même sa bonne volonté serait sincère , ce dont il doute très-fort. Le charpentier partage cette opinion. Aussitôt je réunis en conseil privé mes trois interprètes et les deux chefs Palou et Tahofa, et je leur expose sans déguisement les soupçons des deux Européens. Une longue conférence s'ensuit; les deux eguis repoussent avec vivacité la possibilité que nos hommes soient massacrés par leurs compatriotes : mais ils finissent, par convenir eux-mêmes que les effets des Français courent beaucoup de risques , et qu'il sera très-difficile de les soustraire à la rapacité des naturels, surtout de ceux des basses classes. A cette déclaration , je change aussitôt d'avis. Je fais remettre à bord tous les sacs et rentrer tous les hommes : ceux - ci n'en sortiront désormais qu'au moment où tout espoir de sauver l Astrolabe se sera évanoui. J'emballe dans une caisse en tôle tous les papiers et journaux de la mission , je les embarque dans le bot, et je persuade non sans peine au char- 3* 36 VOYAGE 18.27. pentier et au forgeron de la Mission de conduire sur- Avril, le-champ ce canot et les objets qu'il contient à Hifo , sous la sauve-garde des missionnaires ; car ils allè- guent la longueur de la route, ses dangers durant la nuit , et surtout la crainte d'être surpris et pillés par les naturels. Quelques présens, et la promesse d'au- tres plus considérables , les déterminent enfin , et ils partent vers quatre heures. Le matelot Martineng s'embarque avec eux , et sera chargé de la garde du bot jusqu'au moment où il pourra le ramener à bord. Cette embarcation était si petite et si frêle qu'elle nous eût été à peu près inutile en cas de naufrage, et je ne risquais rien à la sacrifier pour cet objet. Par cette précaution , les travaux géographiques , les observations d'histoire naturelle sont désormais à l'abri. Si V Astrolabe doit périr, il restera du moins des traces honorables de son expédition et de nos efforts. Déjà cette assurance adoucit quelque peu l'amertume de mes regrets. Pour user de notre dernière ressource, l'ancre qui n'a plus qu'une patte est arrachée du fond de la cale; elle reçoit la petite chaîne ; puis elle est portée et mouillée avec les plus grandes précautions , et non sans de grandes difficultés, dans le S. E. , à trente toises du navire. On raidit la petite chaîne qui travaille avec le petit câble , et notre arrière , jusqu'alors tant exposé, est un peu mieux soutenu. Toutefois la mer a beaucoup grossi ; une longue houle, arrivant de l'E. S. E., entre dans le chenal, et nous fait rouler bord sur bord, eu menaçant à DE L'ASTROLABE. 37 chaque minute de nous fracasser contre les récifs. 1827. Sans un bonheur inespéré , nous ne pouvons pas nous AvnL attendre à ce que la corvette puisse résister toute la nuit , ainsi battue en travers par le vent et le courant. Frappé de celte idée cruelle , et poursuivi par la désolante perspective d'être pillé par les naturels à notre arrivée à terre , je prends la résolution de sauver encore parmi les objets du bord ceux qui nous seront les plus utiles pour notre retour en France, lorsque l'occasion se présentera de quitter l'île sur un navire étranger, ou lorsque nous pourrons tenter sur la chaloupe pontée une traversée à Port-Jackson, à la baie des Iles ou à Timor. Je fais préparer la yole , et j'y fais embarquer le cylindre en fer-blanc qui contient les cartes déjà dres- sées , les quatre montres marines, un cercle à ré- flexion, les trois allas d'Horsburgh, de Krusenstern et de d'Entrecasteaux, les cahiers de dessins de M. Sainson; enfin, une petite caisse en fer-blanc ren- fermant mon uniforme, mes instructions, les lettres de recommandation des gouvernemens étrangers,* mes journaux et autres notes scientifiques; quelques petits paquets composés de deux chemises pour chacun des officiers. Huit hommes arment le canot, et M. Lot- lin , à qui j'en confie le commandement, est chargé de remettre ces divers objets sous la sauve-garde des missionnaires. Le jeune llead consent à lui servir à la fois de guide et d'interprète. Il était déjà cinq heures un quart du soir quand M. Lottin quitta V Astrolabe. Ce navire présentait alors un çoup-d'œil sinistre : 38 VOYAGE xi2!j. ballotté sur le sommet des lames, il semblait à chaque Avlil- instant devoir s'abattre sur les rochers ; quelquefois son inclinaison était si forte, que ses basses vergues se rapprochaient de la surface du récif. Cet officier m'a souvent répété , par la suite , que son cœur se serra à ce triste spectacle, et qu'en perdant la corvette de vue, il croyait lui dire un éternel adieu. Sa tra- versée fut pénible : il eut à lutter contre bien des obstacles et des dangers; mais nous le laisserons ra- conter lui-même les incidens de son voyage , et nous rentrerons à bord de l'Astrolabe >. Pour que les embarcations fussent prêtes en cas de malheur, et qu'au moment fatal il y eût moins de confusion dans la manœuvre , la moitié de l'équipage coucha dans les canots. MM. Quoy, Bertrand et Sainson, qui ne savaient pas nager, passèrent la nuit dans la chaloupe. Parmi les hommes qui restaient à bord , ceux qui devaient s'embarquer dans chaque canot étaient désignés à l'avance sous le commande- ment des trois officiers suivans, M. Jacquinot dans la chaloupe, M. Gressien dans le grand canot, et M. Guilbert dans la baleinière. Seul je devais rester à bord, jusqu'à ce que le navire se fût complètement englouti , et je comptais me sauver facilement sur quelque débris , ou atteindre à la nage un des îlots du voisinage. pi. lxvii. Nous avions d'abord placé les canots au vent; mais la houle les fatiguait tellement , que l'on fut obligé de ' t'oyez note i. DE L'ASTROLABE. 39 les faire passer de l'avant sous le bossoir de tribord, 1827. ou la mer était un peu moins dure ; encore fallait-il A>nl une continuelle vigilance et de grands soins pour les empêcher de se briser , soit contre les récifs , soit contre 1 éperon de la corvette. Les chefs Palou et Tahofa ont couché et dormi tranquillement à bord , ainsi que plusieurs autres eguis d'un rang moins élevé. A la nuit, toutes les pi- rogues nous ont quittés; il n'en est resté que deux ou trois sur les récifs près du navire, et j'ai présumé que c'étaient celles des deux premiers chefs. Il me fallut passer encore cette nuit tout entière dans des angoisses continuelles sur le salut de l Astro- labe. Je ne cessai de me promener sur le pont, le plus souvent seul et les yeux attentivement fixés sur la marche des nuages. Quelquefois Singlelon se relevait et. s'approchait de moi ; je le questionnais alors sur son séjour parmi les naturels et sur les mœurs de ces hommes. Pour me rassurer, il me disait souvent que le vent allait changer, qu'il avait de très-vives espé- rances pour notre salut : Fery sanguine hope. Je ne partageais pointées espérances; car je savais que les vents de S. E. et d'E. S. E. étaient habituels en ces parages, et que je ne devais guère m'attendre qu'à les voir renforcer et consommer enfin notre des- truction. De sept heures à neuf heures particulière- ment nos craintes furent très-grandes, car vers la fin du jusant le ressac fut encore très-dur, la cor- vette reçut de violentes secousses, et chacune d'elles pouvait èlre la dernière. Aujourd'hui même je ne 40 VOYAGE xga, conçois pas comment nos amarres ont pu y résister. a2 avril Sur les deux heures après minuit, le ciel s'embellit un peu , la mer fut moins houleuse , et le vent me sembla se rapprocher de TE. Je conçus un moment l'espoir de nous tirer de danger; mais au point du jour le ciel se chargea de nouveau , les grains revin- rent avec la houle et le vent du S. E. Impossible par conséquent de tenter aucun mouvement. Néanmoins , vers dix heures du matin , je fis hisser le petit hunier, et tout disposer pour l'appareillage, dans le cas où le vent varierait tant soit peu vers le nord de l'est. Alors j'eusse tout filé par le bout, pour atteindre le mouillage de Pangaï-Modou, avec la seule ancre qui me restait, ou bien j'eusse gagné le large où j'eusse attendu le retour des embarcations parties pour Hifo, puis je me serais dirigé immédiatement sur un port du Chili ou du Pérou, pour y remplacer les ancres, les câbles et grelins perdus. Cette nou- velle direction eût tout-à-fait dérangé le plan de cam- pagne de l'Astrolabe, et nous eût fait perdre au moins huit ou dix mois de travaux. Cependant il n'y a pas de sacrifice que je n'eusse fait alors pour avoir la fa- culté de prendre ce parti. Convaincu qu'en cas de naufrage nous serions à peu près obligés de nous remettre à la discrétion des naturels, attendu que nous ne pouvions lutter contre une population de dix ou douze mille individus ro- bustes et bien armés, surtout connaissant comme je le faisais les mauvaises dispositions d'un grand nombre des marins de r Astrolabe, je voulus du moins éviter DE L'ASTROLABE. 41 que nos armes à feu ne tombassent au pouvoir des sau- lS2,. vages, et ne devinssent entre leurs mains des instru- Avril. mens de mort contre nous. Je fis demander en secret à toutes les personnes de l'état-major leurs fusils de chasse, je les fis descendre avec les fusils de muni- tion et les pistolets du bord tout-à-fait au fond de la soute à poudre située sous ma chambre, et je fis con- damner très-solidement par le charpentier le double panneau qui donnait accès dans cette soute. J'eus soin de faire exécuter cette opération à l'insu des chefs qui se trouvaient à bord et que les officiers avaient réunis à leur table, où ils prenaient joyeusement leur part d'un copieux déjeuner. Ces armes se seraient en- glouties avec le navire , et les naturels n'en auraient jamais eu connaissance. Je n'étais pas du tout flatté de l'idée de voir les Français de V Astrolabe devenir les mousquetaires de MM. les eguis de Tonga-Tabou , ce qui serait indubi- tablement arrivé, une fois le navire perdu, sans la précaution que je venais de prendre ' . Un murmure confus s'éleva tout-à-coup dans l'é- quipage, et je vis tous les yeux tournés vers une pi- rogue qui portail deux ou trois naturels et un petit homme d'assez mauvaise mine en costume de matelot. Ayant demandé quel était cet individu, Singleton me répondit que c'était un matelot nommé John, déser- > La perspective la plus brillante pour les Européens fixés parmi ces naturels est de devenir en quelque sorte les gardes-du-corps ou les artilleurs des chefs; c'est aussi la raison pour laquelle ceux-ci -tiennent tant à atta- cher des blancs à leur service. ii VOYAGE 1S27. leur d'un navire anglais, el depuis quelques mois éta- Avni. bli dans l'île. Cet homme, disait-il, avait appris dans quelle dangereuse situation se trouvait la corvette, et il s'était fait fort de nous tirer sur-le-champ d'embar- ras. Comme je témoignais mon incrédulité, Singleton m'assura avec chaleur que John était un excellent marin, et qu'on pourrait s'en rapportera lui. Rittchett appuyait cette opinion de toutes ses forces. Leur con- fiance dans les talens nautiques de ce nouveau-venu me parut si bien établie , que je commençai à croire que ce matelot, dans ses courses au travers du che- nal, avait pu y découvrir un banc peu éloigné de nous, et je concevais qu'en pareil cas notre dernière ancre, élongée et mouillée sur ce banc, pourrait, avec notre dernier câble, réussir à nous éloigner du bri- sant. Je fis signe à John de s'approcher de moi et lui de- mandai s'il avait effectivement trouvé quelque expé- dient pour sauver la corvette. Il répondit en mauvais anglais , mais avec beaucoup d'assurance , que rien n'était plus facile , qu'il ne s'agissait que de porter une ancre à jet et des grelins sur le récif de l'autre côté du chenal et de nous haler dessus. Je me contentai de lui répondre que le chenal avait deux milles de largeur , qu'on ne pouvait élonger d'ancre à cette dis- tance , au travers d'un courant aussi violent , et sur- tout dans un espace qui n'offrait point de fond à quatre-vingts brasses ; qu'enfin , quand tout cela serait praticable, cette manœuvre nous étaitinterdite attendu que toutes nos menues ancres et tous nos grelins DE L'ASTROLABE. 13 étaient déjà au fond. Ainsi s'évanouit ce faible rayon is?.?. d'espérance. Avnl- Lavaka parut enfin dans la matinée : c'était un homme de quarante - cinq ans, d'une belle taille, mais d'une physionomie sans aucune expression. Ses pi. lxxxiu. moyens me parurent très-bornés , et il ne me sem- bla jouir que d'une autorité fort équivoque parmi ses concitoyens. Singlelon convint que l'influence de Lavaka était d'une nature presque toute religieuse , mais telle néanmoins que Palou et Tahofa ne vou- draient rien faire ni décider sans son assentiment. Pour les présens et la considération , je devais donc l'assimiler à ces deux eguis, et j'agis en vertu de ce principe. Je regrettais vivement l'absence du touï- longa , car il m'eût été bien plus facile de m'enlendre avec ce demi-dieu vivant , qu'avec le triumvirat qui présidait maintenant au gouvernement de Tonga- Tabou. Vers midi , nous vîmes M. Thomas , l'un des deux missionnaires de la société de \\ eslev établis sur file ; je fus d'autant plus sensible à cette démarche de sa part , que c'était un dimanche , jour inviolable dans les statuts de cette secte , qu'il avait eu un long trajet à faire en pirogue, et que la mer le fatiguait cruellement. Il s'intéressa vivement à notre affreuse position et me fit toutes sortes d'offres obligeantes. Du reste je ne tardai pas à m'apercevoir que, malgré le respect que les naturels portaient à M. Thomas, comme Européen et comme prêtre, il n'avait pas la moindre influence sur leur esprit ni sur leurs actions. H VOYAGE 1827. Je fis part à M. Thomas de la résolution que j'avais Avril. prise de me mettre sous la protection de Palou , Tahofa et Lavaka, au cas où nous viendrions à perdre notre navire ; il répondit que je ne devais nullement compter sur ces trois hommes , que malgré toutes leurs belles protestations, ces gens n'avaient ni foi ni loi , et que je devais me méfier principalement de Tahofa. Là-dessus il me vanta beaucoup le caractère et les dispositions du chefToubo, qui avait accueilli dans son district les deux prédicateurs de Taïti , qui avait embrassé lui-même le christianisme , et qui pro- tégeait en toute occasion les Européens. Sur cela il me présenta ce chef qui avait une figure fort douce et des manières assez agréables ; mais une excessive timidité régnait dans son maintien comme dans ses actions , et la présence de Palou et de Tahofa le gênait in- finiment. Je lui fis cependant des amitiés et des pré- sens, et sur-le-champ je proposai à M. Thomas, en cas de naufrage , d'aller m 'installer avec tout l'équi- page de F Astrolabe sur le territoire de Toubo , et de former une ligue défensive avec ce chef et ses sujets contre le reste de l'île. Mais le missionnaire ne pa- rut nullement goûter cette ouverture , non plus que Toubo lui-même , qui parut troublé à l'idée seule de se voir en guerre avec les autres chefs. Singleton, que j'interrogeai touchant le rang de Toubo , convint qu'effectivement c'était à lui qu'eût appartenu la dignité de touï-kana-kabolo ou premier chef temporel de l'île , comme elle avait été occupée par son père Toubo , du temps de d'Entrecasteaux. DE L'ASTROLABE. 45 Mais l'expulsion du touï-tonga, le caractère faible et in- timide de Toubo l'avaient empêché de réclamer les Avr,K droits qu'il tenait de sa naissance; l'accueil même qu'il faisait au christianisme contribuait encore à le décon- sidérer parmi ses compatriotes. Singleton avouait du reste que c'était un bon et honnête chef , et que le village de Nioukou-Lafa reconnaissait son autorité. Ritchett qui vivait sous sa protection ne tarissait pas non plus en louanges sur le compte de Toubo. Mais je vis bientôt que je ferais une grande école en plaçant mon espoir dans un homme sans influence et sans énergie, au milieu de peuples aussi avides et aussi en- treprenais. Un moment après , M. Thomas me présenta Hâta , chef du canton de Hifo , où la Mission est établie, et il me pria de lui faire quelques cadeaux , comme à un homme auquel ils avaient de grandes obligations. Je me prêtai volontiers à ses désirs , et comme Singleton m'apprit que Hâta était un des guerriers les plus renom- més de Tonga , je voulus tenter si je ne serais pas plus heureux avec lui qu'avec Toubo. Je demandai à M. Thomas si, en cas de désastre, je ne ferais pas bien de me transporter, avec tout l'équipage de C As- trolabe , dans le district de Hifo , sous la protection de Hâta et près de la résidence des missionnaires. Cette proposition parut le mettre tout-à-fait mal à son aise : il répondit en tergiversant que Hâta ne pourrait pas nous protéger contre les forces entières de l'île, que son district ne pourrait pas suffire à notre consom- mation , qu'enfin cette démarche de ma part causerait 46 VOYAGE 1827. la ruine de la Mission. Il me fut aisé de voir que cette ah il. dernière crainte l'agitait violemment. A toutes mes observations, à toutes mes suppositions, ce bon mé- thodiste répondait sans cesse par ces mots, keep yoar ship — « conservez votre navire; » et ce refrain finit presque par m'impatienter contre lui. Certes je n'avais nulle envie de quitter mon navire de ma propre vo- lonté ; et si j'avais eu le moindre espoir de pouvoir le conserver , je ne lui aurais pas adressé une seule de ces questions. Comme M. Thomas souffrait beaucoup du roulis qui était très-dur, et sans doute de la crainte de voir le navire prêt à s'engloutir , il me demanda la permission de se retirer. Je ne fis aucun effort pour le retenir , car je vis que sa présence ne pouvait nous être d'aucune utilité, et je me contentai de lui recommander les objets confiés à sa garde. Le résultat définitif de mon entrevue avec M. Tho- mas , fut de me convaincre que le meilleur parti à pren- dre, si V Astrolabe devait rester sur les récifs de Tonga, était de me placer avec mes compagnons sous la pro- tection des chefs Palou, Tahofa et Lavaka. Désor- mais bien fixé sur ce point , je me résignai à atten- dre les événemens , pour agir en conséquence. Cependant chacun des officiers du bord se liait d'une amitié particulière avec quelqu'un des eguis de Tonga , en changeant de nom avec lui , suivant la coutume établie depuis long-temps dans ces îles. Ainsi Palou prit pour ami ou ofa, M. Jacquinot, Lavaka devint celui de M. Quoy , Tahofa de M. Sainson , Houla-Kaï de M. Lesson, Moe-Agui de M. Du- DE L'ASTROLABE, 47 demaine, Canon-Gata fils de Palou de M. Gaimard, rS-27. Waï-Totaï de M . Gressien , etc. Je voyais avec plaisir A- se former ces liaisons qui ne pouvaient que devenir fort utiles pour notre sécurité ; car je savais qu'en général ces insulaires y restaient fidèles , malgré les événemens. Aucun n'osa me proposer son amitié, et je ne fis aucune démarche dans ce but , afin de n'ex- citer aucune rivalité. Un seul, parent de Toubo, et issu de la souche royale , nommé Ohila , et qui s'était fait chrétien , me proposa avec timidité d'être son ofa : mais je le remerciai fort poliment, sachant bien que ce serait de ma part une démarche très-peu politique que d'accepter sa proposition , bien qu'en tout autre temps je m'y fusse prêté sans aucune répugnance. Malgré les circonstances pénibles où nous nous trouvions, M. Quoy poursuivait courageusement ses analyses et ses dessins d'histoire naturelle. Sa table était établie sur le gaillard d'arrière, et, à le voir paisiblement travailler, on n'eût jamais soup- çonné que d'une minute à l'autre l'Astrolabe pou- vait s'engloutir et ne laisser à ceux qui la montaient que le temps nécessaire pour s'enfuir à la hâte. Loin de contrarier M. Quoy dans ses travaux J'applaudis- sais à sa persévérance et à sa présence d'esprit; je l'en- couragais même de mon mieux , et je feignais de porter à ses recherches un intérêt qui, dans ce moment, était loin de mon esprit. Mais c'était un moyen de dissi- muler aux matelots toute l'étendue du danger qui les menaçait, et dans le métier de la mer c'est une res- source qu'un capitaine ne doit jamais négliger. 48 VOYAGE 1827. M. Thomas avait quitté le bord à trois heures, et à AvnI* quatre le vent parut varier à l'est. Je crus devoir tenter un nouvel effort pour sortir de notre situation désespérée. Il me sembla que les nombreuses et so- lides pirogues des naturels , placées devant la cor- vette, pourraient, en lui donnant la remorque, nous être d'un grand secours. Par l'organe de Singleton, je communiquai mon désir aux chefs de Tonga. Sur- le-champ Palou y acquiesça sincèrement, et donna l'ordre aux pirogues de se placer sur les toulines. Tahofa ne le fit qu'avec froideur, et je suis porté à croire que, sous main, il donna des ordres contrai- res. Quant à l'inepte Lavaka, il regardait d'un air insouciant la manœuvre sans y prendre aucune part, ni probablement aucun intérêt. Quoi qu'il en soit, il fut absolument impossible de faire placer les pirogues sur les toulines : il était évident que les naturels ne se prêtaient que de fort mauvaise volonté à nous ren- dre ce service. Ayant reconnu que leur présence ne pourrait nous être qu'importune, je leur fis signe de se retirer. Réduits à nos propres moyens, nous plaçâmes la chaloupe et le grand canot de l'avant pour faire abat- tre le navire sur bâbord, tandis que nous bordions le petit hunier, et que nous filions à la fois toutes nos chaînes et tous nos câbles par le bout, pour n'être retenus par aucun obstacle. Puis nous appareillâmes toutes nos voiles ; les équipages des embarcations re- doublèrent d'ardeur, et la corvette se mit en mou- vement. Voyant qu'elle allait de l'avant, nous nous DE L'ASTROLABE. 49 crûmes enfin sauvés. Cette illusion dura huit ou dix 1827. minutes ; puis nous restâmes encore une fois parfai- Avnl- tement immobiles. La sonde jetée de l'avant ne donna que quatre pieds d'eau, et nous reconnûmes que cette partie du navire reposait sur le récif. Cette fois, sans ancres à jet ni grelins et déjà loin de notre der- nière station, je regardai notre perte comme infail- lible. Nous allions bientôt avoir à traiter de notre propre salut ; car les naturels qui s'étaient écartés de la corvette, tandis qu'elle faisait route, venaient tout- à-coup de s'en rapprocher au moment où elle avait échoué, semblables à une nuée de vautours qui n'at- tendaient que l'instant favorable pour fondre sur leur proie. Sur ma requête, nos trois chefs leur avaient signifié de ne point monter à bord, et cet ordre avait été respecté. Toutefois je vis que notre position était devenue si précaire, que la sécurité de l'équipage me commandait de traiter sans tarder et. d'une manière positive avec les trois eguis. En conséquence, je don- nai Tordre à M. Jacquinot d'employer l'équipage à serrer les voiles, à préparer la dernière ancre, à dé- gager la corvette; en un mot, de l'occuper de manière à ce qu'il ne put réfléchir sur sa position. Puis, je des- cendis dans ma chambre, en faisant signe à Palou , Tahofa, Lavaka et Singleton, de m'accompagner. Pour rendre notre conférence plus solennelle, je fis asseoir ces hommes devant le portrait du roi que je leur désignai comme l'egui suprême des Français, capable de les récompenser dignement de leur géné- rosité envers nous, comme de tirer une vengeance TOME IV. 4 60 VOYAGE r&27. signalée des excès qu'ils pourraient se permettre. Avni. Puis, par l'organe de Singleton, d'un ton ferme et décidé, je ne leur dissimulai point que la corvette se trouvait dans la position la plus critique, et que je m'attendais à la voir couler dans la nuit ; je leur expo- sai que nous pourrions sans doute descendre dans leur île les armes à la main, braver toutes leurs forces et leur résister d'une manière victorieuse , mais que je préférais m'en rapporter à leur loyauté, et me pla- cer avec mes compagnons sous leur protection. Tout ce que je réclamais d'eux était de respecter la vie des Français confiés à mon commandement, et de nous garantir la conservation du petit nombre d'objets qui nous seraient utiles dans notre nouvelle position. En retour, je leur abandonnerais sans restriction la pos- session des armes et des nombreuses ricbessses, comme ustensiles en fer, verroteries, étoffes et mi- roirs, contenus à bord du navire. En outre, je les priais d'écarter de la corvette tous les naturels dont l'avidité dévorait d'avance la jouissance de ces riches- ses, et à cet égard je leur fis adroitement sentir que leur intérêt même se trouvait d'accord avec le notre; attendu que leur part se trouverait réduite à peu de chose s'ils laissaient tous les insulaires monter indis- tinctement à bord au moment du naufrage. Les trois chefs m'écoutèrent avec la plus profonde attention; ils accueillirent avec beaucoup de gravité et de dignité ma proposition, et s'engagèrent solen- nellement à devenir mes alliés, jurant de périr eux- mêmes plutôt que de nous laisser sacrifier, ou même DE L'ASTROLABE. 51 maltraiter par les autres chefs de l'île. Palou, en sa 1827. qualité d'orateur, prit la parole, et fit un petit dis- AvnL cours dont le but était de me convaincre de la sincé- rité de leurs sentimens et de l'amitié qu'ils avaient vouée aux Français. En effet, lorsque nous parûmes sur le pont, ils me donnèrent à l'instant même une preuve authentique de ces dispositions. Tous les naturels s'étaient encore insensiblement rapprochés de la corvette, et leurs pirogues commençaient à nous gêner. Les trois eguis, Palou à leur tète , ordonnèrent d'un ton ferme et pé- remptoire aux insulaires de s'écarter, et ceux-ci se retirèrent en silence. Ce moment de crise était d'un puissant intérêt , et l'effet rapide du discours de Pa- lou nous donna une haute idée de ses moyens ora- toires. Notre conférence n'avait guère duré que vingt mi- nutes, et je m'étonnais déjà de n'avoir point entendu les secousses du navire talonnant contre le récif. Mais lorsque je revins sur le pont, ma surprise fut au comble, en voyant ce qui s'était passé durant mon absence. Au lieu de nous trouver éloignés de trois ou quatre encablures de nos amarres, comme je le supposais, le courant directement opposé à notre sillage avait presque entièrement détruit la marche de la corvette , et nous avions à peine bougé de place. M. Gressien , jetant les yeux autour du navire, avait reconnu nos bouées à peu de distance; 31. Jacquinot, sans perdre de temps , avait fait porter un bout d'aus- sière sur une de nos chaînes, et le navire avait été 4* 62 VOYAGE 1827. remis à flot. En moins d'une heure, nous nous re- trouvâmes amarrés précisément comme nous l'étions avant notre appareillage. Cette transition subite était si extraordinaire, et le danger auquel nous échappions m'avait paru si inévitable, que mon courage se ranima entièrement. Dès-lors une sorte de pressentiment me garantit que nous n'étions point destinés à laisser V Astrolabe sur les récifs de Tonga, et cette confiance surnaturelle dans notre destinée ne cessa de m'accompagner du- rant tout le reste de la campagne. Une autre chose me fit encore un véritable plaisir, ce fut la satisfaction que témoignèrent de concert les trois eguis en apprenant notre délivrance inattendue. Comme je leur témoignais l'agréable surprise que me causait leur conduite, Palou me fit répondre qu'ils n'étaient plus comme autrefois des sauvages toujours prêts à piller et à dépouiller les étrangers qui tom- baient entre leurs mains , que leurs guerres avaient cessé , qu'ils vivaient maintenant en pleine paix , et ne voulaient combattre avec personne; que d'ailleurs ils ne nous considéraient pas seulement comme les hommes d'un bâtiment marchand, mais bien comme les envoyés d'un grand egui dont ils avaient déjà vu les vaisseaux , et que dans ma personne ils respec- taient ce roi lui-même. Ils protestaient de nouveau que, quoi qu'il arrivât, ils s'étaient engagés à nous protéger, et qu'ils ne prendraient jamais que ce que je voudrais bien leur accorder. Certes il était impos- sible d'attendre de ces hommes des sentimens plus DE L'ASTROLABE. 53 nobles et plus généreux; aussi je ne conservai plus 1827. de doutes sur leur bonne foi, je leur fis de nouveaux Avnl présens , et notre amitié se trouva cimentée par les liens les plus intimes. Je fis aussi retirer des soutes à poudre les armes que j'y avais cachées. Dans la soirée, des feux nombreux brillèrent sur la côte de Hogui, et Palou me fit dire qu'ils avaient été allumés par ses ordres, en réjouissance du bonheur que nous avions eu de reprendre notre poste. Je fis hisser des fanaux pour servir de guide à M. Lottin, dans le cas où il se trouverait en route pour rejoindre le navire ; Palou s'imagina que je le faisais pour ré- pondre à ses feux, il fut flatté de cette politesse, et j'eus soin de le laisser dans une illusion qui ne me coûtait rien. Pour la nuit, je renouvelai les précautions em- ployées la veille , et la moitié de l'équipage fut encore embarquée dans les canots. Mais le temps fut moins mauvais , bien qu'il passât par intervalles de petites rafales, qui me causaient de vives inquié- tudes et ne me permirent pas de fermer l'œil un seul instant. Sur les quatre heures, il faisait beau temps et le 33, vent avait approché de l'E. ; mais au jour il revint au S. E., et le ciel se couvrit de nouveau. Il me fallut renoncer à faire aucun mouvement. Vers sept heu- res et demie M. Lottin fut de retour à bord ; il avait accompli sa mission , et déposé les objets qui lui étaient confiés chez les missionnaires à Hifo, mais non sans avoir couru de grands dangers. Le jeune M VOYAGE 1827. Read lui avait été fort utile dans cette difficile navi- Aviil- gation. Après le déjeuner de l'équipage , la mer s'étant un peu apaisée, le grand canot, a été employé à draguer les ancres à jet. Mais le fond était trop considérable et trop mauvais : la chatte s'engageait à chaque ins- tant dans les coraux , d'ailleurs les grelins avaient été coupés trop près des ancres, et celles-ci n'avaient point d'orin. Ce sont donc des ancres perdues sans retour. On a été plus heureux pour l'ancre de poste dont le câble avait été aussi coupé , on a rattrapé le bout de son câble; une aussière a été frappée dessus et raidie au cabestan. La chaloupe a tenté de déraper l'ancre bâtarde que je tenais beaucoup à sauver, au défaut d'ancre à jet. Mais les efforts les plus violens de cette embarcation ont été inutiles ; en conséquence, je l'ai envoyée sur l'ancre qui n'a plus qu'une seule patte, et qu'elle a enfin dérapée avec beaucoup de peine. Cette ancre a été ramenée à bord, et la petite chaîne s'est trouvée par conséquent sauvée. Cette opération terminée , et elle a duré jusqu'au soir, nous sommes restés pour la nuit sur notre grosse chaîne devant et notre câble coupé, et derrière sur notre petit câble. Ces deux derniers ont été raidis , ce qui nous a éloignés de vingt brasses du récif. Nous avons en outre au bossoir la seule ancre en- tière qui nous reste avec soixante brasses de chaîne , prête à mouiller, en cas de nécessité. Il est facile de voir que depuis trois jours nous ne nous sommes DE L'ASTROLABE. 55 pas encore vus dans une situation aussi prospère. i8a7. Aussi, pour la première fois depuis notre échouage, Aviil- je dine assez gaiement avec MM. les officiers et M. Thomas qui est revenu nous voir. La nuit aussi est plus belle que jamais , et je repose près de deux heures d'un assez bon sommeil. Les naturels ne nous laissent manquer de rien, et l'abondance qui règne à bord , en fruits , racines , co- chons et volailles, est vraiment inconcevable. L'équi- page s'en donne à cœur joie, et songe à peine aux dan- gers que nous courons encore. Au point du jour, le vent a varié à l'E. Nous avons 2.;. sur-le-champ viré sur le cable coupé pour nous met- tre à pic de son ancre; ensuite les canots et la cha- loupe ont travaillé inutilement et durant plus de deux heures à draguer les ancres à jet. Par le mouvement que nous venions d'opérer sur l'ancre de bâbord, celle de la chaîne à tribord s'est trouvée dérapée, et nous l'avons levée sur-le-champ , ainsi que les quarante- deux brasses de chaîne qui se trouvaient dessus; c'était précisément la profondeur de l'eau en cet en- droit, à moins de vingt brasses du récif. Immédiatement après le déjeuner de 1 équipage , la brise, quoique très-faible et à peine sensible, a varié à l'E. N. E. Le grand canot et la baleinière ont pris la touline devant ; la misaine, le petit hunier et le foc ont été bordés de manière à recevoir par tribord le peu de vent qui se faisait sentir. Enfin, à onze heures précises du matin, le cable de devant et le petit cable de derrière ont été filés en laissant des bouées dessus 56 VOYAGE 1877. pour signaler leur position, et les canots ont agi de ATnl- toutes leurs forces. A mon inexprimable satisfaction, j'ai vu que le courant , tout faible qu'il était, aidait à nous écarter du récif. Bientôt la brise a tout-à-fait tombé , nous sommes restés en calme plat , mais toutes nos embarcations fortement armées ont été en- voyées sur les toulines, et nous avons pu cheminer lentement. Je dirigeais ma route vers la grande passe, entre les îlots Magon-Haet Manou-Afai : Waï-Totaï, qui passait pour le premier marin, le pilote le plus habile de Tonga, me guidait par l'organe de Singleton. Tout alla bien jusqu'à la pointe du récif près de Manou- Afai , que Waï-Totaï voulut me faire ranger de trop près. Au moment précis où nous arrivions près de cette pointe, un courant violent, accompagné de tour- billons impétueux, arrivait lui-même de l'est au tra- vers de la passe : il prit la corvette par le flanc, la fit tourbillonner sur elle-même deux ou trois fois, en brisant les toulines et précipitant les canots les uns sur les autres. J'attendis que le navire eût obéi à ces rapides évolutions , puis je laissai tomber l'ancre de tribord par quatre brasses. Mais cela ne put empê- cher qu'en terminant sa dernière abattée, Vdslrolabe ne vînt s'appuyer contre un pâté de coraux qui se trouvait fort près de la pointe, et ne laissait entre cette pointe et lui qu'un canal de vingt à trente toises de largeur. Le courant qui filait trois nœuds vers l'ouest, tenait la corvette si bien appuyée contre ce rocher, que je ne songeai pas à l'en détacher, et je préférai attendre DE L'ASTROLABE. 57 le moment où la marée changerait. Seulement, comme 1827. la mer n'était pas entièrement basse, quand cet acci- Avnl dent arriva à onze heures et demie du matin, une béquille fut placée par le travers à bâbord pour em- pêcher le navire de trop s'abattre à basse mer. Du reste la quille elle-même ne touchait pas , et l'on ne sentit pas la moindre secousse tant que nous fûmes obligés de rester dans cette position. Palou, présumant que noire situation était fort dan- gereuse , vint me renouveler ses offres de service ; je le remerciai amicalement , mais je l'assurai que nous étions à l'abri de toute inquiétude. En effet , abrités désormais contre les redoutables houles du large par les terres de Hogui sur la partie nord-est de l'île , je n'avais plus rien à craindre de leurs désastreux ef- forts, et je sentais qu'aussitôt que le courant se serait apaisé, je resterais d'autant mieux maître de ma ma- noeuvre que partout autour de nous nous avions maintenant de vingt à trente brasses seulement de profondeur. En effet , vers quatre heures , la mer ayant suf- fisamment remonté, le navire put abattre sur bâ- bord et quitter la roche qui l'avait arrêté ; le foc fut hissé , les embarcations envoyées de l'avant , et nous tentâmes de franchir la passe. Mais le courant nous reportait désormais vers l'E. , et, quoique la brise fût favorable, nous le refoulions à peine. Il me parut plus sage de laisser tomber l'ancre par treize brasses , à trois encablures environ de la roche de corail. Là , du moins, nous étions abrités de toutes parts et sans 58 VOYAGE 1827. appréhensions sur le salul de la corvette. Aussi trente Avr,L brasses de chaîne suffirent pour nous tenir, et nous pas- sâmes une nuit bien paisible, comparativement à celles qui venaient de s'écouler. D'ailleurs , quoique le ciel fût orageux , le calme persista. J'eus seulement l'oc- casion de m'assurer que les courans de la passe sont très-violens. Tahofa et Lavaka me demandèrent la permission d'aller passer la nuit à terre , et j'y consentis sans diffi- culté. Du moment où le navire se trouvait hors de danger , nous avions recouvré toute notre puissance , et la présence de ces chefs à bord me devenait moins essentielle. 25. A six heures quarante-cinq minutes du matin , j'ai fait déraper ; et , à l'aide de nos embarcations et d'une faible brise d'est , j'ai essayé de gagner le mouillage de Pangaï-Modou. Mais le calme est survenu, et je me suis aperçu que le courant nous portait directement sur le récif. Il a donc fallu me résoudre encore une fois à laisser tomber l'ancre à peu de distance des coraux , par dix brasses de fond , pour attendre un temps plus favorable. Dans cette position, nous nous trouvâmes précisément entre les trois îlots Magon- Ha, Manou-Afai et Fafaa. Si nous avions eu des ancres à jet, nous aurions facilement pu nous haler dans l'intérieur de la baie ; mais nous étions complè- tement privés de cette ressource. Du reste je ne voulus pas attendre plus long-temps pour faire aux trois eguis les présens que je leur avais promis, afin de les récompenser de leur généreuse DE L'ASTROLABE. S9 conduite. Je les fis descendre dans ma chambre, el là 1827. ils reçurent de mes mains, au nom du grand egui Avnl- des Français, chacun un mousquet, deux livres de poudre, trois aunes de drap écarlate et deux grands coutelas, avec d'autres menus objets. Ces trésors les comblèrent de joie , et ils me renouvelèrent , dans toute l'effusion de leur ame, leurs sentimens d'affec- tion et de dévouement à ma personne. Quoique ces trois chefs fussent certainement les plus puissans de File et que tout le reste parût céder entièrement à leurs volontés , je remarquai néanmoins qu'ils ca- chèrent sur-le-champ les objets précieux que je leur donnais, et qu'ils évitèrent 'avec soin de les exposer aux regards des autres chefs. Nul doute qu'ils ne craignissent d'exciter leur jalousie : cette précaution démontrait en même temps que le pouvoir obtenu par ces trois eguis était dû à la force et à l'usurpation plutôt qu'à leur naissance ou à des droits légitimes. Ces soupçons de ma part , comme on le verra bientôt, furent vérifiés par les renseignemens que je réussis à me procurer. C'est aujourd'hui même l'anniversaire du jour où nous quittâmes les côtes de la France. Combien de fois, depuis cinq jours, j'ai craint que notre campagne ne pût compter une année complète de durée ! Ces craintes sont enfin dissipées, et F Astrolabe semble renaître. J'ai reçu dans la soirée un message de M. Thomas qui me demande des nouvelles du navire, et me re- commande encore de ne pas l'abandonner. Cette fois (iO VOYAGE iSi7. sa recommandation m'a fait rire. Les circonstances AvnL ont bien changé depuis quarante-huit heures , et loin de songer à quitter le navire, je défierais maintenant les forces entières de Tonga-Tabou quand elles se- raient conjurées contre nous. 26. A huit heures et demie du matin, je me suis em- pressé de profiter d'une petite brise d'E. S. E. pour lever l'ancre et mettre sous voiles. Du haut des barres M. Gressien veillait à la nature du fond , et avait soin de m'en prévenir. Bientôt nous avons rangé de près les récifs de Magon-Ha et ceux de Pangaï- Modou; puis nous avons couru de courtes bordées entre cette dernière île et les récifs de Mafanga. A dix heures, un fragment de notre fausse contre-quille s'est montré dans notre sillage : le grand canot est allé le recueillir , et nous nous sommes assurés que ce n'était qu'une planche de trois pouces d'épaisseur sur cinq ou six pieds de long. Vers onze heures et demie, nous avons mouillé par onze brasses , sable vasard , à deux encablures de la pointe sud de Pangaï-Modou. Une autre ancre fut mouillée dans le nord avec l'autre moitié de la grosse chaîne que nous avions divisée en deux. Ainsi nous nous trouvâmes définitivement affourchés devant Pangaï-Modou, le 26 avril au soir, sur nos deux grosses ancres , avec cinquante brasses de la grosse chaîne d'un bord et soixante brasses de la même chaîne à l'autre bord. DE L'ASTROLABE. 61 CHAPITRE XXII. SEJOUR AU MOUILLAGE DE TONGA-TABOU. Peu après notre arrivée au mouillage , un nalu- 18^. rel vint me présenter en grande cérémonie une bran- Avril, che verte de kava [piper methi/sticum). Single- ton, que j'interrogeai sur le but de cette offrande, m'apprit que celte branche m'était envoyée par la vieille reine To aï-Tonga- Fa fuie , et qu'en cela elle me faisait un grand honneur. Cette branche plaçait le navire sous la protection des dieux du pays et devait le garantir de tout malheur. En conséquence, je reçus avec respect la branche sacrée, et je la fis plan- ter dans un lieu apparent du navire; ce qui parut faire plaisir aux naturels témoins de cette cérémonie. La chaloupe et le grand canot ont été préparés pour aller draguer les ancres et les grelins perdus. Les naturels ont environné le navire toute la soirée et se sont retirés à la nuit. A six heures , nous avons tiré le coup de canon de retraite pour imprimer plus de respect aux insulaires. 62 VOYAGE 1827. Tous mes vœux ne tendent plus qu'à recouvrer au Avril. moins une de nos ancres à jet; car j'ai déjà conçu le projet de poursuivre mon plan de campagne. Il n'y a que deux jours j'eusse été au comble de mes désirs de pouvoir seulement m'échapper des récifs de Tonga, et gagner promptement quelque port du Pérou ou du Chili pour y réparer nos pertes. Aujourd'hui que la fortune m'a secondé au-delà de mes espérances, je n'aspire qu'à continuer le voyage, comme si je n'eusse éprouvé aucun revers. 27. Au jour, le ciel s'est couvert et la pluie a commencé à tomber, de sorte que je n'ai pas jugé à propos d'ex- pédier les embarcations vers les ancres. Mais j'ai en- voyé M. Gressien dans la yole à Hifo, avec ordre de reprendre et de rapporter à bord les divers objets déposés chez les missionnaires. Houla-Kaï sert de guide à M. Gressien. A trois heures, j'ai reçu la visite de M. Thomas qu'accompagnait Hâta, chef de son district; j'ai fait à ce dernier de nouveaux présens pour la protection qu'il avait accordée aux canots français qui avaient abordé son territoire. M. Thomas m'a fait des com- plimens sur notre heureuse arrivée au mouillage, et s'est retiré vers quatre heures. Presqu'au même ins- tant le bot rentrait à bord, conduit par Martineng, qui était revenu tout doucement en suivant la côte de l'île. J'ai distribué divers objets aux cinq Européens établis dans l'île, et particulièrement à Singleton, Read et Ritchett , dont les services nous avaient été plus utiles. DE L'ASTROLABE. 63 Toute la journée nous avons été environnés de pi- rogues, dont les naturels échangeaient avec empres- sement leurs cochons, leurs poules et leurs fruits contre des haches, des couteaux, des bouteilles et des grains de verre. Ceux-ci devaient être de couleur 1827. Avril. bleue, autrement les insulaires en faisaient peu de cas ; mais on jugera de quelle ressource les grains bleus étaient pour nous, quand on apprendra que le prix courant d'une grosse igname de deux ou trois livres était un de ces grains, celui d'une belle poule cinq grains, et enfin celui d'un joli cochon était de soixante ou quatre-vingts grains de la même couleur. Encore faut-il faire attention que ces tarifs eussent été bien moins élevés, si l'empressement que plusieurs per- sonnes mettaient à acheter les produits de l'industrie des naturels n'eût fait tomber la valeur de nos objets d'échange '. ' Voyez noie 2. 64 VOYAGE 1827. Aussi, à dater de ce jour, l'équipage recul, au lieu de pain pour son dîner et son souper, des ignames à discrétion ; il eut deux fois par jour du porc frais en abondance , et les poules ne leur coûtant presque rien , les matelots en mangeaient à peu près autant qu'ils voulaient prendre le soin d'en plumer et d'en faire cuire. On conçoit qu'avec une pareille abondance de vivres nos gens n'eurent guère l'occasion de tom- ber malades, si ce n'est quelquefois d'indigestion. Je vis avec satisfaction que les femmes étaient ici beaucoup plus réservées qu'à la Nouvelle-Zélande. Il en vint cependant en assez grand nombre dans les pirogues , mais elles rejetaient pour la plupart avec dédain les avances des Français, et le petit nombre de celles qui consentaient à vendre leurs faveurs en exigeaient un prix fort élevé et l'approbation de leurs pi. lxxvi chefs. Ces femmes sont généralement propres, dé- et xciv. centes et d'une figure agréable : quelques-unes ont des traits nobles et gracieux et des formes parfaites. Quand je demandai à Singleton le motif de leur grande réserve à l'égard des Français , il me répondit que les femmes de Tonga craignaient de gagner les mauvaises maladies des blancs, et qu'en outre elles avaient pour les étrangers une répugnance qui pro- venait de ce que ceux-ci n'étaient point circoncis. La première de ces raisons me parut plus plausible que l'autre. Pi. lxiv Les enfans ont particulièrement excité mon atten- et cxiv. tion pour leur propreté, leur gentillesse et leur dou- ceur. Tahofa nous a amené ses deux petits garçons DE L'ASTROLABE. (>5 qui sont fort éveillés : le plus jeune a été adopté par la Reine douairière, ce qui lui confère de grandes pré- rogatives. On croit que son ambitieux père voudrait profiter de cette circonstance pour lui donner un jour la souveraineté de file. A fin d'accoutumer peu à peu les autres chefs à regarder cet enfant comme leur su- périeur, cet egui rusé ne s'en approche jamais sans se soumettre à l'humiliante cérémonie du moe-moe, c'est- à-dire sans se prosterner devant lui et faire le simu- lacre de poser sa tête sous les pieds de l'enfant, céré- monie naguère imposée à tout chef de Tonga en pré- sence du Touï-Tonga. 18Q7. Avril. On s'occupe avec activité à réparer les. avaries 28. TOME IV. <;<; VOYAGE 1S27. cjui ont eu lieu durant les journées de l'échouage. Avni. Vers onze heures et demie, M. Gressien est revenu avec tous Jes objets qui avaient été portés chez les missionnaires. Les atlas et les journaux ont considé- rablement souffert par suite des paquets de mer que la légère embarcation n'a pu s'empêcher de recevoir tant en allant qu'en revenant. Les montres marines arrêtées depuis plusieurs jours ont été sur-le-champ remises en mouvement , et leur marche a été obser- vée par M. Jaequinot, comme h l'ordinaire. Mais il nous a fallu renoncer à lier directement la position de Pangai-Modou avec celle de la baie des Iles , et nous serons obligés d'adopter la longitude déter- minée par M . d'Entrecasteaux pour le premier de ces points. Pi. lxxxiii. Houla-Kaï , pour prix de ses services , a reçu deux aunes de drap écarlate dont il a paru fort content. Je l'avais déjà gratifié d'une capote qui m'appartenait et qu'il portait avec fierté , ce qui lui donnait tout-à-fait l'air d'un gentleman. D'après mes ordres , M. Bertrand a acheté une foule d'armes et d'objets divers de l'industrie des sau- pi. lxxxiv. vages de Tonga-Tabou , pour enrichir le Musée. Je m'occupe moi-même du choix de ces objets, afin de répondre aux désirs que m'a exprimés M. de Doudeau- ville avant mon départ. Les objets les plus curieux sont des casse-têtes en bois très-dur (le plus souvent en casuarina ) de toutes les formes , parfaitement ci- selés , et quelquefois artistement enrichis d'incrusta- tions de nacre ou d'os de baleine. Les naturels en ont DE L'ASTROLABE. 67 apporté des quantités incroyables, et tout le monde 1827. s'est empressé d'en acheter. Avnl- A deux heures de l'après-midi, la chaloupe ci !<• grand canot, bien armés , sont partis sous les ordres de MM. Lot tin et Paris pour draguer les ancres laissées le long du récif. J'ai particulièrement recommandé l'ancre bâtarde aux recherches de ces officiers ; c'est en effet celle dont la perte me sera le plus sensible. Plusieurs personnes de l'état-major ont déjà des- cendu à terre avec leurs amis particuliers , et ont été parfaitement accueillis. Ceux même qui sont allés seuls à terre n'ont été nullement importunés. Tout semble promettre la meilleure intelligence entre les Français et les insulaires '. Pour moi, les soins du navire me retiennent encore à bord : je suis surtout impatient de connaître le résultat des recherches de nos ancres. 1 / ci,-: notp i. 68 VOYAGE 189.7. Faible brise d'E. , suivie de calme, avec un temps ?9 avni. superbe et de fortes chaleurs. A sept heures du matin nous avons fait pousser au large de la corvette toutes les pirogues : puis Audibert , Chieusse et les matelots Bérenguier et Bertrand ont plongé à diverses reprises sous r Astrolabe pour examiner sa quille et sa carène. Ils ont déclaré que la quille n avait pas reçu d'autre avarie que la perte de cette portion de la fausse quille qui vint dans la journée du 26 flotter à la surface de l'eau ; que tout le cuivre de tribord n'avait été nulle- ment endommagé, et qu'à bâbord seulement quelques feuilles avaient été détachées sans que le soufflage eut été sensiblement attaqué. Ce rapport me causa une vive satisfaction , car je ne pouvais songer à abattre en carène à Tonga-Tabou , et il m'eût fallu perdre un temps infini et faire des dépenses énormes pour exé- cuter cette opération dans un port étranger. Je me confirmai de plus en plus dans la résolution de pour- suivre le plan d'opérations qui m'était imposé. Le ciel s'est chargé dans la soirée ; à sept heures , la pluie a commencé à tomber et n'a pas cessé ensuite jusqu'à minuit. A sept heures quinze minutes , le grand canot et la chaloupe sont rentrés à bord , rap- portant la grosse ancre et son câble , qu'on a eu la plus grande peine à relever, à cause du fond qui n'é- tait pas de moins de quarante-cinq brasses. Aussi cette opération a été d'une longueur et d'une difficulté extraordinaires. Le cable est entièrement ragué et propre seulement à faire de la fourrure ; au reste c'est une petite perte , attendu que c'est le même cà- DE L'ASTUOLAHE. <>9 Lie qui avait déjà tant souffert dans le bassin des Cou- is27. rans. M. Lottin a trouve que la bouée de l'ancre Auil- moyenne avait coulé ; en voulant draguer son câble , la chatte s'est engagée dans un rocher de corail , et il a fallu l'abandonner. Un des mâts du canot , placé pour lui servir de bouée, a aussi coulé sur-le-champ. Je commence à craindre que cette utile ancre ne soit définitivement perdue pour nous. Palou et Tahofa ont voulu savoir quand j'irais les voir dans leurs résidences respectives ; je leur ai ré- pondu que ce serait dans cinq jours, et ils ont paru contens. Un vieux chef de Bea , qui est venu à bord , m'a beaucoup parlé des vaisseaux de d'Entrecasteaux qu'il nomme, comme tous ses compatriotes, Selenari. Ce surnom de Selenari m'a long-temps intrigué , mais j'ai découvert à la fin que ce mot n'était que la corrup- tion de celui àe général , sous lequel M. d'Entrecas- teaux était habituellement désigné par les hommes de ses équipages. Je me suis assuré que les habitans de Tonga prononcent ce mot général à peu près comme celui de selenari. Singleton m'a assuré qu'on désignait aussi cette expédition dans le pays sous le nom des deux amis ou des deuxft ères, parce que les deux capi- taines, MM. d'Entrecasteaux et Huon de Kermadec , se promenaient toujours dans l'ile bras dessus bras dessous , comme deux amis ou deux frères. Le ciel est resté couvert toute la journée , et il a î0. tombé souvent des grains de pluie, qui ont été plus abondans dans la soirée. Le grand canot qui avait 70 VOYAGE 1827. beaucoup souffert dans sa dernière corvée , a été mis Avril. ?j bord pour y être réparé ; de son côté , l'armurier travaille sans relâche h sa forge pour les besoins du bord , et surtout pour la fabrication d'une nouvelle chatte. Le mauvais temps a chassé du navire presque tous les naturels. Le mata-boulai Waï-Totaï, fidèle ami de M. Gressien , est resté seul à bord avec sa fille , en- fant de huit ou dix ans. Il m'a très-bien expliqué que dans le grand conseil de l'île , sa place , comme pre- mier mata-boulai , est à côté du touï-tonga , et , en l'ab- sence de celui-ci, à côté du lavaka. Viennent ensuite ïahofa et son mata-boulai , Palou et son mata-boulai , Hâta et son mata-boulai, Avai-Motoua et son mata- boulai, Toubo et son mata-boulai, Houla-Kaï, etc. En tout dix ou douze chefs principaux ou egm-lahi , et autant de mata-boulais. Tout le reste est obligé de se tenir en dehors du cercle , car il leur est tabou ou défendu d'en faire partie. Cette composition de l'assemblée a trait à l'état ac- tuel de l'île, ou bien seulement à quelque conférence particulière, car on verra tout à l'heure qu'on m'in- diqua un ordre différent et qui me parut beaucoup plus probable. En effet je ferai observer que je tiens les renseignemens qui suivent de Singleton, et de Latou, homme fort intelligent et qui devait connaître exactement les droits de préséance des diverses fa- milles, comme neveu de la Tamaha, et cousin du touï-tonga actuel. Les habitans de Tonga-Tabou , las des guerres per- DE L'ASTROLABE 71 péluelles qu'ils avaient eu à souffrir il y a vingt ou 1S27. trente ans, prirent enfin la résolution de vivre en paix, Avnl et ne voulurent point consentir au retour du touï- tonga, dont le père avait pris parti pour Finau Ier. Cela n'avait pourtant pas empêché ce dernier de re- fuser au fils du touï-tonga les honneurs dus à son rang. Aujourd'hui ce fils réside encore à Vavao, où il attend que quelque heureuse circonstance le ra- mène sur le trône si long-temps vénéré des divins Fata-Fâï. Finau II , souverain de Hapai et de Vavao , comme son père, et dont Mariner nous a tracé un portrait si flatteur, ne régna que deux ans; deux de ses frères lui succédèrent et périrent l'un après l'autre. Aujour- d'hui c'est le plus jeune qui règne à Vavao, sous la direction du touï-tonga. Toubo et la plupart des habitons de son district , à JNioukou-Lafa, ont embrassé le christianisme et re- noncé à leurs idoles ; mais tout le reste de l'ile lient fortement à son culte , et méprise Toubo pour son apostasie. Palou ou Fatou et Tahofa sont sans contredit les deux plus puissans chefs de Tonga, bien qu'ils soiont inférieurs à beaucoup d'autres pour la nais- sance. La coutume de se couper une phalange de l'une ou l'autre main pour l'offrir en sacrifice à Dieu , Hotona, en cas de maladie grave d'un père ou d'un proche parent, subsiste encore dans toute sa vigueur. Aussi est-il bien rare de voir parmi ces sauvages des per- sonnes qui aient tous les doigts de chaque main in- 12 VOYAGE i«i7. tacls. Les femmes encore plus que les hommes sont Av"'- sujettes à cette coutume barbare , et plusieurs d'entre elles ont tout-à-fait perdu le petit doigt de chaque main et même une phalange ou deux de l'annulaire. Quand le malade est mort, on se déchire pour son deuil , mais il n'y a plus lieu à se couper le doigt. Suivant Latou , voici la place d'honneur de chacun des grands dignitaires du pays , quand il y a un kava général, suivant son rang et sa naissance. Le touï-tonga se tient hors du cercle et à part; un blanc seul, un Européen peut s'asseoir près de lui. Le nom propre du touï-tonga actuel est Lafili-Tonga , tandis que son nom de famille est Fata-Faï porté par tous ses ancêtres. Le premier dans l'assemblée du kava , celui qui se place en tête , est le touï-kana-kabolo , charge qui ré- pond à celle de premier ministre ou administrateur- général de l'Etat. A l'exemple des maires du palais sous la première race des rois de France ou des coubos du Japon, les derniers individus qui ont occupé cette charge avaient usurpé tout le pouvoir temporel , et avaient à peu près réduit le touï-tonga aux honneurs divins. Il y a quelque incertitude pour décider qui de- vrait aujourd'hui remplir cette haute fonction; on croit cependant qu'elle appartient de droit à Toubo , mais le vieux Mafou en a long-temps usurpé l'au- torité. Le deuxième, qui se place à droite du touï-kana- kabolo, serait Mafou , vieux chef aveugle, le premier des eguis de Tonga-Tabou. Il a long-temps usurpé le DE L'ASTROLABE. 73 titre de touï-kana-kabolo, après la mort du frère aîné 1827. de Toubo , le dernier qui l'ait exercé légitimement. AvnL Le troisième , qui prend rang à la gauche du touï- kana-kabolo, est le lavaka, sorte de dignitaire qui parait spécialement chargé de tout ce qui a rapport au culte, et sans la participation duquel tous les actes qui se passent ne pourraient être légaux. Ce titre de lavaka est, dit-on, fort ancien dans file, et l'on n'a pas pu m'expliquer sa vraie signification. Aujourd'hui celui qui en est investi est Houa-Fou-Halo, l'un de nos triumvirs. Le quatrième, placé à la droite de Mafou, serait le Hala , généralissime et chef suprême des guerriers. Aujourd'hui c'est Hafoka, chef de Hifo, le district où les missionnaires sont établis. Le cinquième est Veï-Hala, chef de Fafiha, district contigu à Hifo. Le sixième, Houla-Kaï, chef de Hifo sous Hâta, du sang royal, et grand ami des missionnaires et des Européens en général. Le septième, Ohila, également du sang royal, sous- chef de Hifo, et non moins ami des missionnaires. Le huitième, le Touï-Ardeo, qui se nomme Vea, du sang royal, sous-chef à Moua, mais aujourd'hui sans guerriers et par conséquent sans crédit. Ce fut son père, Vea-Tchi, qui prit Singleton sous sa protection et lui sauva la vie. Le neuvième, Fatou ou Palou, simple chef de Moua, mais aujourd'hui le plus puissant, à cause de son cré- dit et du nombre de ses guerriers. 7i VOYAGE 1S27. Le dixième, Touï-Foa, premier chef du districL de Avril. Navou-Toka. Le onzième, Toubo-Nai-Afou, chef de Olonha. Le douzième, Tahofa, aujourd'hui le chef le plus puissant de Bea, par sa réputation militaire et le nom- bre de ses guerriers. Le treizième, Faka-Fanoua, chef de la baie de Pan- gaï-Modou. Le quatorzième, Touï -Wakanou , chef de Nogou Nogou. Le quinzième, Nougou, chef de Hapaï. Le seizième, Vahai, chef de Hifo. Le dix-septième, Matoua-Pouaka, chef de Tekiou. Le dix-huitième, Lavague, etc., etc. Puis une foule de mata-boulais , autant que le cercle peut en con- tenir. Il est à remarquer que les deux derniers nom- més sont les deux premiers mata-boulais de Tonga ; ce sont eux qui , assis immédiatement à côté du pré- sident , du touï-kana-kabolo ou de celui qui prend sa place, sont chargés de la préparation du kava. Du reste, ces grandes réunions sont devenues fort rares par l'absence du touï-tonga, par la vacance du touï- kana-kaboio, et surtout parles prétentions de Palou et de Tahofa, qui ont soin d'éviter des réunions où ils ne pourraient pas occuper les premiers rangs. 1 mai. Le vent a soufflé de la partie de l'E. S. E., et la pluie n'a pas cessé de tomber par torrens toute la journée. Comme ce temps contrariait toutes nos opé- rations, on en a du moins profité pour faire laver le linge et les hamacs de l'équipage. DE L'ASTROLABE. 75 Palou et Tahofa sont venus nous rendre visite un 1S27. instant, puis ils sont retournés chez eux. Ritchett Mai- nia prié aujourd'hui de l'emmener hors de l'île; il pa- rait en avoir assez de son séjour avec les naturels. Comme il m'a semblé être un homme doux et paisible, je lui ai promis d'accéder à son désir. Du reste, je me propose d'examiner encore sa conduite d'ici au départ. Enfin la pluie a cessé au point du jour, et l'équi- 2. page a pu mettre ses hardes au sec. La chaloupe a fait un voyage à l'eau sur Pangaï-Modou. L'eau est loin d'être d'une bonne qualité; mais il faut bien nous en contenter, comme ont fait Cook, d'Entrccasleaux et tous ceux qui sont venus après eux. D'ailleurs je ne sais pas trop où je pourrai désormais en faire, et il est tort essentiel pour moi de ne partir d'ici qu'avec une provision complète. Toubo est venu me voir avec ses cousins Ohila et Houla-Kaï; je les ai reçus avec politesse et amitié, car tous trois sont de bonnes gens , très-doux et incapables de nous faire du mal. J'ai promis à Toubo de lui faire un présent quand je partirais : mais je n'ai pu m'empècher de lui montrer un front sévère quand il m'a fait demander par Ritchett combien nous prendrions de tonneaux d'eau et ce que je lui paierais [tour cela. D'un ton très-froid, je lui ai fait répondre qu'à l'égard du bois et des vivres, il était juste de les payer, et que j'étais disposé à le faire au double et au triple de leur valeur; mais que dans tous les pays du inonde l'eau appartenait à tous les hommes, et que nos canons et nos mousquets seraient chargés de sol- 76 VOYAGE 1S27. (1er ceux qui voudraient m'empècher d'en prendre. Mat; Toubo parut un peu confus de la manière dont j'ac- cueillis sa réclamation, et il n'en fut plus question depuis ce moment. Du reste, je le fis dîner avec moi, tandis que Houla-Kaï et Ohila partageaient la table des officiers. Toubo m'avoua qu'il n'avait osé rester à bord, tan- dis que nous étions près des récifs , car il redoutait Tahofa, et craignait de le voir s'emparer du navire s'il en avait trouvé l'occasion. Ainsi que je l'ai déjà dit, Toubo est un homme d'une quarantaine d'années, d'une assez belle tournure, et d'une figure douce et agréable ; mais il est extrêmement timide , la repré- sentation parait lui être à charge , et c'est même un effort pour lui que de proférer quelques pa- roles. Chrétien sincère et même un peu fanatisé , il renvoie de ses Etats ceux qui ne veulent point adopter sa nouvelle croyance , et il ne fait pas un de ses repas sans réciter ses prières avant et après. Quand tous les habitans de l'île auront suivi son exemple , il est certain qu'il n'y aura plus aucun dan- ger pour les Européens qui y aborderont ; mais alors Tonga-Tabou aura certainement beaucoup perdu de l'abondance et de la félicité dont paraissent jouir les insulaires d'aujourd'hui. Il est même probable que sa population diminuera rapidement par une suite na- turelle des visites plus fréquentes des Européens. Les missionnaires, m'a-t-on dit, sont dans l'inten- tion de s'établir chez Toubo; ils n'osent pas passer directement de Hifo sur son district, de peur d'en- DE L'ASTROLABE. 77 lï>2' courir l'indignation de Hâta. Mais ils attendent qu'un navire anglais se présente à Tonga pour s'embarquer Mai- dessus, revenir au bout de quelques jours, et débar- quer de nouveau sur le territoire de Toubo. C'était le frère aîné de son père , Tougou-Aho , qui exerçait le pouvoir suprême à Tonga sous le titre de touï- kana-kabolo, quand le Du// 'y débarqua pour la pre- mière lois les missionnaires, et qui fut ensuite assas- siné par l'ambitieux Finau et ses partisans à la suite d'une danse de nuit. J'ai encore profité de la présence de Toubo pour obtenir quelques renseignemens sur les îles Fidgi , sachant que les flottes de sa fanlille avaient souvent visité ces terres. Tout ce que je pus apprendre, c'est que Lakaba ( Laguemba en langue vit/) était gou- verné par un frère consanguin de Toubo. Il y a beaucoup d'hahitans de Tonga dans les autres îles , et même il y a sur Pao deux Anglais de la connaissance de Ritchett. Les plus grandes îles de cet archipel sont Taka-Nova, Pao, Fidgi-Levou , Kolo, etc. Il faut surtout se défier des habitans de Taka-Nova qu'on dépeint comme perfides et cruels. Dans la pirogue de Toubo se trouvait un habitant de Fidgi établi depuis nombre d'années à Tonga- Tabou , où il a des femmes et des enfans : c'était un homme de quarante-cinq ans environ, nommé Tan- gui , assez bien fait , mais ayant le teint plus noir et les cheveux plus crépus que les insulaires de Tonga. Il me parut évident que le type général de sa physio- nomie se rapprochait déjà beaucoup de celui des noirs 78 VOYAGE 1827. de l'Océanie, ou Mélanésiens de la Nouvelle-Irlande Mai- et de la Nouvelle-Guinée. 11 a paru content quand je lui ai parlé des îles Fidgi et de l'intention où j'étais de les visiter; mais il n'a su que répondre quand je lui ai dit que ses compatriotes seraient de braves gens , s'ils ne mangeaient pas les hommes comme des cochons. Sur le désir que je lui ai témoigné, Ritchett m'a promis de me chercher quelque naturel de Fidgi qui fût capable de me con- duire au travers de ces îles , et que je pusse laisser sur une d'elles. Du reste, il paraît que les relations entre ces îles et Tonga-Tabou sont aujourd'hui plus rares qu'autrefois. 3. Dans la nuit, le vent soufflait déjà bon frais de ■ TE. So E. , avec de fortes rafales et un temps très- chargé. Au point du jour, le coup de vent était dé- claré, et a soufflé sans interruption avec une grande violence jusqu'à dix heures, où il a commencé à se modérer. Ces mauvais temps ne me permettent point d'envoyer les canots à la recherche des ancres. J'eusse difficilement imaginé qu'en ces parages on pût essuyer des coups de vent aussi impétueux et aussi longs. Si, lors de notre séjour forcé le long des récifs, nous eussions eu le malheur d'essuyer une nuit comme la dernière, sans aucun doute c'en était fait de V Astrolabe et de presque tous ceux qui la mon- taient. Des hunes de la corvette nous pouvions voir la lame qui venait se briser contre ces terribles coraux, en formant une nappe brillante et perpétuelle qui s'élevait souvent à quinze ou vingt pieds de hauteur. DE L'ASTROLABE. 79 Nous avons encore été contrariés par une forte 1S27. brise d'E. S. E., un temps couvert et des grains de 4 mai- pluie. Cependant la chaloupe a fait deux voyages à l'eau sur Pangaï-Modou. Quoique la journée fût loin d'être belle, je voulus l'employer h faire une visite aux missionnaires de Hifo. A sept heures et demie du matin , je m'embar- quai dans la baleinière avec M. Gaimard : Ritchett devait me servir de pilote. Poussés par une forte brise , nous franchîmes rapidement les six milles qui nous séparaient d'Atata. Cette île, couverte de coco- tiers élancés et d'autres arbres de divers genres, offre l'aspect le plus riant , mais elle est entièrement ceinte de récifs contre lesquels brisait avec fureur une mer soulevée par les gros vents qui venaient de régner. Redoutant la houle du large, je n'osai prendre la route extérieure qui eut été la plus facile; après quelques tentatives inutiles, nous réussîmes à donner au tra- vers des flots d'écume dans un canal «profond, mais fort étroit, qui règne entre les deux îles Atata et Tou- faka. Quand nous eûmes dépassé la pointe sud d'A- tata, ce canal s'oblitéra tout-k-fait, et de ce point jus- que devant Hifo, nous ne cessâmes pas de naviguer au travers des coraux : à chaque instant le canot tou- chait contre des roches, et souvent l'équipage était obligé de se mettre à l'eau pour le traîner. Enfin le fond ayant manqué entièrement, pour éviter de plus grandes fatigues à nos matelots , nous mîmes pied à terre à près d'un mille du rivage, avec de l'eau souvent jusqu'au-dessus des genoux. M. Gaimard et moi nous 80 VOYAGE 1S9.7. nous étions revêtus de nos uniformes, pour mieux Mau manifester notre considération pour les missionnaires aux yeux des naturels ; mais nous maudissions alors ce gênant attirail clans l'espèce de promenade aqua- tique que nous nous voyions obligés défaire jusqu'au rivage. En mettant pour la première fois les pieds sur le sol de Tonga, je fus frappé d'admiration en voyant l'ordre avec lequel sont tenues les plantations de su- cre, kava , bananes, ignames, etc., l'extrême pro- n. lxxxix. prêté des habitations, surtout l'adresse, on pourrait même dire l'élégance avec laquelle sont fabriquées les palissades qui séparent les divers enclos. Nos jardins publics, nos grands parterres, ne sont pas tenus avec plus de soin que ne le sont en général les malais, les vergers, et même les champs des insulaires de Tonga. Sous le rapport de l'agriculture, il est certain que ces naturels ont su se placer bien au-dessus de toutes les autres peuplades de la Polynésie. pi. lxxxv. Ritchett nous conduisit à la maison des mission- naires. Elle est située dans une position agréable , à trois ou quatre cents pas de la mer : quoique petite et en bois seulement, elle est bâtie à l'européenne, avec un étage au-dessus du rez-de-chaussée. M. Tho- mas nous reçut avec politesse ; je lui remis pour son ménage divers objets qu'il m'avait témoigné le désir de se procurer , puis je le priai de me faire voir le village et les tombeaux ou faï-tokas de Hifo. Je fus d'abord conduit au Pangaï, belle maison publique d'une vaste étendue, construite à l'endroit DE L' ASTROLABE. 81 même où le dernier touï-kana-kabolo fut assassiné 1827 par Finau. Là même , à force de questions , je réussis Mai- à me faire expliquer le motif de l'espèce d'anarchie qui règne dans l'île depuis ce mémorable événement. Il paraît en effet que , depuis cette époque , il n'a existé aucune autorité régulièrement constituée. La jalousie des chefs s'est opposée à ce qu'il y eut un nouveau touï-kana-kabolo ou chef du pouvoir exécutif légalement nommé , aucun d'eux ne vou- lant reconnaître d'autorité supérieure à la sienne. D'un autre côté, le touï-longa lui-même doit être installé dans ses fonctions par le touï-kana-ka- bolo, avant de pouvoir prétendre aux privilèges de sa dignité suprême. Aussi Lafili-Tonga, à qui elle appartient de droit aujourd'hui , n'en a que le titre, et les grands eguis de Tonga éloignent son re- tour , dans la crainte qu'il ne nomme un touï-kana- kabolo , et que tout ne rentre dans l'ordre accou- tumé. Dans tous les cas, le touï-tonga n'a guère que les honneurs de la royauté, malgré son rang presque divin. C'est au touï-kana-kabolo qu'appartiennent le pouvoir exécutif et le commandement des troupes , sans que l'autre puisse s'en mêler. De là vient que là plupart des voyageurs ont toujours pris celui-ci pour le roi véritable de l'île. Suivant les missionnaires , ce serait à Houla-Kaï , comme propre fils de Tougou-Aho , que cette charge importante reviendrait. D'autres affirment qu'elle ap- partient à Toubo , qui n'est que neveu de Tougou- TOME IV. G 82 VOYAGE 1827, Aho, mais dont le père était le frère aîné de celui-ci. Mai. r)u restC) Mafou, vieux chef, aujourd'hui aveugle, en a long-temps usurpé les fonctions. En ce moment l'astucieux et puissant Tahofa d'une part , de l'autre l'éloquent et populaire Palou y aspirent. Sur huit mille guerriers que l'on compte dans l'île, Tahofa en peut ranger quatre mille sous sa bannière : on conçoit quel ascendant lui donne une pareille es- corte. Cependant sa naissance n'a rien de distingué, et cette puissance extraordinaire n'a commencé qu'a- vec son frère Tarkaï. Simple chef de la garnison de Bea , son courage et sa perfidie le firent souvent triompher de ses ennemis, et bientôt son ambition ne connut plus de bornes : contre les réglemens et en pleine paix , il ne paraissait aux parties de kava qu'avec une troupe d'Anglais armés de mousquets derrière lui , et à ses côtés ses mata - boulais armés de lances , ce qui le rendit bientôt la terreur de l'île. Tahofa a succédé à la puissance de Tarkaï, et il a su l'augmenter encore par l'énergie de son caractère et sa grande habileté dans les affaires. Aussi, pour preuve de son influence, on nous disait qu'il n'avait pas moins de trente femmes, deux fois plus qu'aucun chef n'en eut jamais ; nul egui n'oserait lui refuser sa fille quand il la demande en mariage. En quittant le Pangaï , nous nous rendîmes au faï- toka ou tombeau de Mou-Mouï, autrefois touï-hata- Pi. lxxxvi. kalawa de l'île : c'est une petite cabane toute simple qui couronne un tertre artificiel élevé de dix ou douze DE L'ASTROLABE. 83 pieds au-dessus du sol environnant , et entouré de 1827. casuarinas et autres arbres. Mai- Puis nous visitâmes plusieurs autres petites cabanes d'une forme à peu près semblable. Chacune d'elles est située au milieu d'un petit bocage fort agréable et enclos de jolies palissades. Toules sont dédiées à di- vers esprits , hotouas, qui ont entre eux certains de- grés de subordination. Quand une personne est ma- lade , on la porte k côté du hangar de l'esprit qu'on suppose lui porter le plus d'intérêt et le plus capable de lui rendre la santé. Si cela arrive , le convalescent a grand soin de réparer la chapelle ou même de la rebâtir à neuf; sinon, on promène le malade d'un es- prit k l'autre jusqu'à ce qu'il guérisse ou qu'il meure. Toutes ces chapelles qui répondent parfaitement aux sacella des anciens, sont tout-k-fait nues k l'extérieur et n'offrent même aucune sorte de décoration , si ce n'est certains objets qui y ont été déposés en guise iï ex- voto. J'en visitai plusieurs, et dans lune d'elles seu- lement , je trouvai un gros bloc de bois grossièremenl taillé en forme de tète humaine, qui paraissait du reste n'être l'objet d'aucune vénération particulière. Tous ces lieux sont essentiellement tabou; excepté certaines personnes commises k leur garde et à leur entretien , les Européens seuls ont le privilège d'en approcher. M. Thomas m'a répété que ce peuple n'adore au- cune effigie matérielle en bois ou en pierre. Il n'a pas non plus de prêtres proprement dits, et l'on ne vé- nère comme tels que les hommes que l'esprit vient G' Ri VOYAGK 1827. inspirer. Chacun peut être inspiré, quelque soit son Mm" rang dans la société ; mais les chefs jouissent beau- coup plus fréquemment de cet avantage. Je rendis ma visite à Hâta et à sa femme qui en pa- rurent flattés, et me firent voir avec orgueil leur su- perbe malaï, les beaux 'faï-toka s de leur famille et. leurs dépendances. Ensuite je parcourus le village de Hifo , j'examinai ses fortifications qui consistaient en une solide palissade bien entretenue et en un fossé assez profond, large de quinze à vingt pieds et à demi- rempli d'eau. Mes guides me firent observer que Hifo n'avait jamais été pris dans les guerres civiles de Tonga. Après avoir également rendu ma visite au bon Houla-Kaï, dont l'habitation me parut charmante, et le malaï entretenu avec un soin exquis, je rentrai au lo- gis des missionnaires où nous dînâmes de fort bon appétit avec des poules et du lard bouilli , des ignames et de l'eau de coco. Hâta, chef de Hifo, qui dînait avec nous , avait eu soin de se parer de son beau col- lier en dents de baleine, l'ornement le plus distingué pi. lxxvi. qu'un guerrier de Tonga puisse porter. Toutefois il admirait beaucoup mon uniforme brodé, et surtout les épaulettes qui le séduisaient tout-à-fait. Il ne put même s'empêcher de demander à madame Thomas pourquoi son mari ne portait pas un pareil habit , de préférence à ses vètemens noirs qui avaient une si triste apparence. Comme je voulais absolument regagner la corvette dans la journée, dès deux heures après midi, je pris DE L'ASTROLABE. 85 congé des missionnaires, et nous nous rembarquâmes. 1827 Quoique la mer ne fût qu'a demi-basse, il fallut traîner Mai- le canot l'espace de deux milles environ. D'après les indications de Ritchett, je me dirigeai vers Holoa pour passer entre cet îlot et la pointe située en face de lui. Mais à deux milles d'Holoa , nous ne trouvâmes que quatre ou cinq pouces d'eau ; le canot fut encore traîné l'espace d'un mille. Je voulais du moins atteindre Holoa pour y allumer un feu et passer la nuit à l'abri du vent et de la pluie, après avoir tiré la baleinière sur le rivage. Il fallut même renoncer à cet espoir : la nuit était arrivée, et les matelots fatigués avaient perdu toute espèce de courage et de bonne volonté. En con- séquence, à un mille d'Holoa, je pris le parti de rester au milieu du banc et d'attendre que la marée put nous remettre à flot. Nous nous arrangeâmes de notre mieux dans le canot , mais nous étions bien loin d'être à notre aise , car l'air était froid et humide , et il tomba même quelques grains de pluie. Plus heureux que nous, Ritchett regagna le rivage et alla passer tran- quillement la nuit dans sa case à iNioukou-Lafa. Enlin vers une heure et demie du matin, l'embar- cation se retrouva à flot. J'ordonnai à nos hommes de reprendre les avirons , et nous parvînmes bientôt au bord du brisant ; mais la mer y déferlait avec fu- reur. Je le fis prolonger jusqu'à terre dans l'espoir de trouver un passage où le ressac fut moins violent. Partout le danger était le même; enfin, ennuyé de chercher, je recommandai au patron de gouverner droit contre la lame , et aux canotiers de forcer sur 86 VOYAGE rs*3s leurs avirons, puis le canot lut lancé au milieu d'une Mai- houle vraiment menaçante. La baleinière résista au triple choc qu'elle eut à subir ; après avoir franchi ce pas difficile, nous voguâmes sur une mer libre jus- qu'au navire , où nous arrivâmes à cinq heures du matin, très-fatigués de notre excursion. Dans la courte promenade que je fis ce jour-là à Hifo, j'observai presque tous les végétaux que j'avais déjà vus à Taïti sur le bord de la mer, et de plus quel- ques espèces des Moluques qu'on ne trouve plus aux iles de la Société. Il y a aussi à Tonga-Tabou quel- ques espèces de papillons et même d'insectes qui ne sont point à Taïti. Les casuarinas qui ombragent les faï-tokas sont chargés de roussettes à tête fauve, qui sans doute y jouissent de la protection assurée à ces inviolables asiles. On voit enfin voltiger en tous lieux de brillans martins-pècheurs, de charmantes perru- ches, de gracieuses tourterelles et de jolis philédons. Le grand canot étant radoubé, a été remis à l'eau, et la baleinière a été hissée à son tour pour être aussi réparée. La chaloupe a encore fait deux voyages à l'eau, et notre provision a été presque complétée. Il a régné une brise d'E. S. E. assez forte, avec un temps couvert et de la pluie par intervalles. Le temps ayant paru s'embellir dans la soirée, la chaloupe et le grand canot ont été munis de tous les objets néces- saires pour aller à la recherche des ancres. Les naturels continuent de se montrer très-paisi- bles, et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, il n'y a pas encore eu de querelle entre eux et nos matelots. DE L'ASTROLABE. 87 11 esl vrai que je ne permets l'accès du bord qu'aux 1827. principaux chefs, à leurs enfans, et à un très-petit Mai- nombre de femmes. Tahofa nous tient fidèle compa- gnie; mais nous voyons peu ses deux confrères, et je n'en suis pas fâché, car ils ne feraient que nous impor- tuner dans les occupations nombreuses dont chacun de nous esl accablé. Aujourd'hui MM. Gaimard, Saiu- son, Paris et Lauvergne sont allés à Moua où Palou leur a offert un kava et les a accueillis avec politesse, pi. lxix. Ce matin, M. Jacquinot m'a présenté un chef de bonne mine nommé Finau, qu'il crovait fils du fameux Finau de Mariner. Mais celui-là a sur-le-champ récusé la parenté, et a déclaré au contraire qu'il était allé mainte fois à Hapaï combattre l'autre Finau. Celui que nous avions à bord était tout simplement un chef subalterne d'Oma, village du district de IN ioukou-Lafa, qui jouissait au reste du renom d'un brave guerrier. Il m'a vendu plusieurs armes, et a déployé dans son commerce beaucoup de tact et de sagacité. Dès cinq heures et demie du matin , la chaloupe et <;. le grand canot, commandés par MM. Gressien et Fa- raguet, sont partis à la recherche de nos ancres. Le ciel s'est couvert vers midi, et la pluie a com- mencé. Dans la soirée et pendant une bonne partie de la nuit qui a suivi, elle a tombé par torrens. Malgré ce mauvais temps, plusieurs pirogues sont restées autour du navire; Finau, entre autres, qui me lait une cour assidue, ne nous a quittés que le soir. Il avait amené avec lui deux femmes, qu'il me présenta comme étant ses proches parentes. L'une et l'autre 88 VOYAGE 1827. étaient remarquables par la régularité de leurs traits, la beauté de leur taille et de leurs formes, comme par la décence et la modestie qui régnaient dans leurs re- gards et leurs gestes. Je demandai en riant à Finau s'il voulait me céder l'une d'elles pour femme : il ré- pliqua qu'elles étaient tabou, cependant il me fit en- tendre que l'offre d'un fusil pourrait lever cet obs- tacle; mais son insinuation fut inutile. Du reste, les deux dames tenaient leurs veux mo- destement baissés pendant notre conversation, et paraissaient tout-à-fait indifférentes au succès de la proposition hasardée par leur noble cousin. Il est vrai- semblable qu'elles se seraient soumises sans répu- gnance à devenir le prix d'une arme aussi précieuse qu'un fusil pour Finau ; mais je dois ajouter qu'elles ne parurent point fâchées d'échapper à cette espèce de trafic de leurs charmes, d'autant plus que je ne voulus point les renvoyer sans leur faire des présens dignes de mon rang ^egui-lahi. Singleton, qui était absent depuis quelques jours, est revenu aujourd'hui, et a apporté à nos zoologistes plusieurs objets d'histoire naturelle, particulièrement des serpens et des coquilles de diverses espèces qui ont excité toute leur attention. J'ai eu soin de le ré- compenser de sa peine en lui donnant des objets utiles à sa position. Je me suis amusé à lui lire plu- sieurs passages de l'ouvrage de Mariner, dont il m'a confirmé l'exacte vérité. Tahofa ne quitte guère le bord , et j'ai remarqué qu'il y était principalement retenu par le désir de sur- DÉ L'ASTROLABE. 89 veiller le débit de ses nombreuses marchandises. Il isi7. regarderait comme au-dessous de sa dignité de négo- "*■* cier lui-même ; mais il a un grand nombre d'agens qui font le commerce pour son compte , et je me suis aperçu qu'ils vont ordinairement consulter leur chef avant de conclure un marché tant soit peu important. Bien que cet habile egui ait soin de déguiser ses ma- nœuvres , j'ai aussi reconnu qu'il employait toute son influence pour écarter du navire les pirogues des autres districts, ou du moins pour ne leur laisser que la moindre part dans les marchés qui se concluent le long du bord. Calme plat et pluie à verse jusqu'à une heure et :. demie après-midi , où le ciel a commencé à s'éclaircir. Le vent a ensuite passé de TE. au S. S. O. et S. O. , où il a soufflé avec peu de force. A huit heures du soir, la chaloupe et le grand canot sont rentrés à bord , après avoir inutilement travaillé durant deux jours entiers à la recherche des ancres. Après quelques essais infructueux, la nou- velle chatte s'engagea encore entre les coraux , et l'aussière qui la tenait rompit au moindre effort. Le mauvais temps obligea ensuite M. Gressien à chercher un abri chez son ami, l'honnête et fidèle Waï-Totaï, qui le combla de politesses, et s'empressa de lui four- nir, ainsi qu'aux hommes des canots, tous les rafrai- chissemens qu'il put recueillir. Tout bien considéré , je nie vis obligé de renoncer sans retour à recouvrer aucune de nos petites ancres. Sans doute c'était une perte irréparable, eu égard à la 9 0 VOYAGE 1827. navigation que nous avions à faire; il n'esl pas de Wal- sacrifice auquel je n'eusse consenti volontiers pour nous procurer ces précieux objets. Combien je re- grettais alors de n'avoir pas au départ embarqué en supplément quatre ou cinq ancres à jet que j'aurais placées à fond de cale pour le besoin !... Mais la facile navigation de la Coquille m'avait empêché de songer à cette mesure de prudence; je n'avais pas assez prévu l'énorme différence d'un voyage exécuté en pleine mer et loin des terres , à des reconnaissances suivies le long de cotes périlleuses , qui exigent une surveil- lance continuelle et exposent sans cesse à de nou- veaux dangers. Puissent mon exemple et ces réflexions servir du moins de leçon à ceux qui seront tentés de suivre la même carrière ! — Pour moi , bien con- vaincu que tous les regrets du monde ne remédieraient à rien, je pris mon parti, et je résolus de fermer les veux sur les pertes que nous avions faites pour ne songer qu'à la suite de nos opérations. Voici de nouveaux renseignemens que je recueillis ce même jour par suite d'une longue conférence avec Singleton et son ami Lalou , qui continuait de ré- pondre avec beaucoup de complaisance et de sagacité aux questions que je lui adressais. Si tout était suivant l'ordre légal à Tonga-Tabou , on verrait d'abord à la tète de la société le touï-tonga qui est le véritable souverain nominal des îles Tonga, et qui jouit même des honneurs divins. Il a la pré- séance sur tout le monde, bien qu'il doive les mar- ques extérieures de respect à ses sœurs aînées , et en DE L'ASTROLABE. 91 général à tous ceux de ses parens qui descendent de is?.: la sœur aînée d'un de ses ancêtres. Personne ne peut Mai- ni manger ni boire en sa présence , et il jouit de pri- vilèges extraordinaires. Cependant il lui est défendu de combattre, et cette interdiction a, dans ces der- niers temps , porté une atteinte funeste à ses droits. Le canton de Moua reconnaissait plus immédiatement son autorité directe , et il y possédait d'immenses propriétés héréditaires dans la famille des Fata-Faï. Lors du troisième voyage de Cook , en 1777, le touï-tonga régnant était Poulaho, homme de tète et qui parait avoir soutenu dignement son rang contre les prétentions de l'ambitieux Finau, qui exer- çait alors les fonctions de touï-kana-kabolo. Pou- laho a dû mourir ainsi que Finau dans l'intervalle de temps qui s'écoula entre la visite de Cook et celle de d'Entrecasteaux : car le Finau dont a parlé ce dernier navigateur ne devait être qu'un chef subalterne. Le fils de Poulaho que d'Entrecasteaux nomme simplement le jeune Fata-Faï , et dont le nom propre était Foua-JNounouï-Hava, devait succéder à son père; mais il était encore trop jeune pour avoir reçu l'in- vestiture de sa haute dignité. Son oncle maternel Mou-Mouï, que d'Entrecasteaux appelle Toubo, était à la tète de la nation en sa qualité de touï-hata-ka- lawa. Devenu touï-tonga, Foua-Xounouï-Hava épousa une des tilles de Finau , roi de Hapaï, et prit parti pour son beau-père quand , de concert avec Toubo- Niouha, il fit périr sous ses coups le touï-kana-kabolo Tougou-Aho ; il se relira aussi avec Finau à Vavao , 92 VOYAGE 1827. où il mourut peu de temps avant le départ de Ma- Mai- riner , vers 1810. Son fils , Lafili-Tonga , a pris après lui le titre de touï-tonga , et est honoré comme tel à Vavao , où il réside encore. Mais n'ayant point été sacré à Moua , comme les coutumes du pays l'exigent, son caractère divin de touï-tonga lui est contesté ; plusieurs eguis puissans s'opposent à son retour, et en général il a beaucoup perdu dans l'opinion publi- que , par la raison que son père avait pris parti avec Finau et ses alliés contre Tonga-Tabou. Aussi son retour est désormais peu probable, et la haute dignité de touï-tonga paraît être pour jamais abolie dans cette île. Sous le rapport du rang et de la naissance, celui qui marche immédiatement après le touï-tonga est le touï-ardeo. Quand Singleton arriva dans ces îles, c'était Vea-Tchi , le même que Wilson nomma War- jee , le même encore que d'Entrecasteaux nomma Goveatsi ( qui doit s'écrire Ko Fèa - Tchï) , fils de Tinée, sœur aînée de Poulaho et de Kovea (ou plulôt Vea), un des chefs de Tofoua. La personne de Vea-Tchi était sacrée comme celle du touï-tonga , on lui rendait les mêmes devoirs extérieurs , et le touï-tonga lui-même était soumis envers lui à la cérémonie du moe-moe , parce que Vea-Tchi des- cendait d'une sœur aînée de Poulaho. Il présidait au petit canton d'Ardeo , voisin de Moua. Comme le touï-tonga , il ne devait point marcher à la tète des guerriers ; aussi ses privilèges furent-ils méprisés dans les troubles civils de Tonga. Tarkaï le dépouilla DE L'ASTROLABE. 93 de la plupart de ses propriétés dont Tahofa est resté maître. Aussi le fils de Vea-Tchi , qui se nomme Vea comme son grand-père , est aujourd'hui pauvre et sans aucune influence : cependant , tout insignifiant qu'il est , il continue de recevoir les honneurs extérieurs dus à sa naissance, et le touï-tonga actuel y serait tenu s'il se trouvait devant Vea. Ce malheureux rejeton des divins Fata-Faïne quitta pas le navire tant que nous lûmes le long des récifs : habituellement fixé sur la dunette , il semblait attendre les événemens d'un œil indifférent , et je me plaisais souvent à remarquer la douceur de ses traits , la politesse de ses manières et un certain air de mélancolie répandu sur sa physio- nomie. Singleton lui témoignait beaucoup de considé- ration et d'attachement en souvenir des services qu'il avait reçus de son père. En tête de l'autorité temporelle et militaire, était le touï-hata-kalawa , et ce nom lui venait de ce qu'il présidait au district de Hogui, autrement nommé Hata-Kalawa, qui forme la partie orientale de l'île. Du temps de Cook , le vieux Mari-Wagui occupait celte charge, et son frère Mou-Mouï l'exerça après lui. Mais il paraît qu'elle a été souvent confondue avec celle de touï-kana-kabolo , ou bien que celle-ci étant seule remplie, l'autre restait quelquefois vacante. Il y a quelque confusion à ce sujet. Quoiqu'il en soit, on s'accorde à la considérer comme la première du royaume pour la puissance qu'elle confère , et celui qui en jouit doit être sacre à Moua, comme le touï- tonga , pour être légitime. Avec le touï-kana-kabolo, 1S27. Mai. 9 i VOYAGE 1827. il est chargé de toutes les affaires civiles et militaires Mai- et de la police de l'État. Le dernier qui ait eu le titre de touï-hata-kalawa, est Mou-Mouï, le Toubo de d'Entrecasteaux , qui reçut aussi les premiers mis- sionnaires , et mourut peu de temps après , chargé d'années. Nous arrivons à la dignité de touï-kana-kabolo , qui prend ce nom parce que celui qui en est investi ne peut être sacré qu'à Pangaï , dans le canton de Kana- Kabolo, qui fait partie du district de Hifo , et dont ce fonctionnaire est le chef immédiat. C'est lui qui de concert avec le touï-hata-kalawa, et seul quand celui-ci est trop âgé ou n'est point élu, tient les rênes de l'Etat. Aussi est-ce le roi proprement dit, le hou de Tonga , et cette fonction appartient de droit à la famille des Toubo, comme celle de touï-tonga est l'a- panage des Fata-Faï : ces deux familles d'ailleurs s'u- nissent souvent par des alliances. Lors du troisième voyage de Cook , Mari- Wagui occupait cette charge qu'il avait héritée de son frère aîné Toubo-Lahi. Mais celui-ci avait laissé un fils fort actif, nommé Finau, qui se fit singulièrement aimer du peuple : Mari- Wagui ayant été élevé au rang de touï-hata-kalawa, Finau fut fait touï-kana-kabolo. Cet avancement lui conféra cette grande puissance qui le fit long-temps regarder comme souverain de Tonga par Cook et ses compagnons , erreur qui ne cessa qu'au moment où Poulaho parut, et où Finau fut obligé de lui rendre ses devoirs comme à son chef suprême. Finau avait été adopté en qualité de fils par DE LASTKOLA.BE. 95 son oncle Mou-Mouï, frère cadet de Toubo-Lahi, et de 1827 Mari-Wagui. Il paraît que Finau, ainsi que Poulaho, Mai* était mort peu de temps avant l'arrivée de d'Entrecas- teaux. Son oncle et père adoptif , Mou-Mouï , lui suc- céda dans sa charge de touï-kana-kabolo , et prit le nom patronimique de Toubo qu'il portait quand les Français parurent à Tonga. On assure qu'il fut ensuite élevé au rang de touï-hata-kalawa , et son fils Tougou- Aho fut investi de la dignité de touï-kana-kabolo. Ce- lui-ci exerçait son autorité avec une barbare tvrannie , quand Finau , chef de Hapaï , et son père , Toubo- Niouha , conçurent et exécutèrent le projet de l'assas- siner à Hifo , où il demeurait. Touï-Hala-Fataï , frère aine de Palou et guerrier renommé , se joignit à la cause de Finau , et les guerres civiles de Tonga commencèrent et se prolongèrent durant plusieurs années avec des alternatives de suc- cès et de revers pour chaque parti. Ceux qui en reti- rèrent le plus d'avantages furent d'une part Finau qui se rendit chef suprême et indépendant des îles Hapaï et Vavao , de l'autre Tarkaï, simple chef de Bea , dont l'autorité alla toujours croissant dans Tonga-Tabou. Son influence devint prodigieuse , et il fit successive- ment nommer au rang de touï-kana-kabolo, Toubo- Malohi, frère de Tougou-Aho , qui ne régna qu'un an, puisToubo-Toa, fils de Tougou-Aho, qui mourut il y a six ou huit ans. Tarkaï lui-même était mort quel- que temps avant lui , laissant pour héritier de son pouvoir et de ses domaines , la plupart usurpés , son frère Tahofa. 96 VOYAGE 1827. Comme ces deux derniers touï-kana-kabolo n'ont Ma1, été reconnus que par une partie de l'île , et n'ont point été constitués en dignité d'une manière régulière , on s'accorde à regarder Tougou-Aho comme le dernier qui ait joui de celte fonction. Toubo-Toa a laissé un pi. lxxxiii. fils nommé Toubo-Totaï , aujourd'hui chef des îles Hapaï. Le véritable prétendant à la charge de touï- kana-kabolo est Toubo , comme fils d'un frère aîné de Tougou-Aho , et ses droits marchent avant ceux de Houla-Kaï, propre fils de ce dernier chef. Le chef actuel de Hifo 5 nommé Hafoka, est in- vesti des fonctions de hâta , ce qui signifie à peu près général en chef des guerriers , et il est plus souvent désigné par ce titre que par son propre nom. En cas de guerre, l'île d'Atata est le rendez-vous général de toutes les troupes. Outre toutes ces dignités , existe celle de tamaha , qui parait appartenir à la sœur aînée du touï-tonga. A celle-ci, sans exception, tout le peuple de Tonga , le touï-tonga et le touï-kana-kabolo eux-mêmes sont tenus de rendre l'hommage du moe-moe , et elle ne le doit à personne. Aussi jouit-elle d'une haute considé- ration dans l'île, bien qu'elle n'ait de pouvoir propre- ment dit que sur sa propriété particulière et ses gens dans Ardeo. La tamaha actuelle est une femme de cinquante à soixante ans , sœur aînée du feu touï- tonga et tante de Vea ; elle réside à Moua. Le vieux Kamotou , frère du premier mata-boulai de Tonga , Matoua-Pouaka , qui paraît fort au cou- rant de l'histoire et des usages de son pays, s'est joint DE L'ASTROLABE. 97 à Lalou el à Singleton pour me donner tous ces rcn- 1827. seignemens. Il se ressouvenait parfaitement du pas- Mai> sage des navires de M. d'Entrecasteaux , et il a sur- le-champ reconnu Poulaho , d'après le portrait qui se trouve dans le second Voyage de Cook. 11 lui a payé l'hommage qu'il devait à son chef suprême , cl n'a pu s'empêcher de laisser échapper quelques larmes. Kamotou avait amené avec lui sa petite fille âgée de huit ou dix ans , enfant très-vif et très-espiègle , qui lançait et recevait successivement quatre oranges en l'air sans jamais en laisser tomber une seule par terre. La chaloupe est allée prendre le bois que Toubo g. sciait engagé à nous faire couper sur Pangaï-Modou ; j'ai payé à son agent, ïangui , le prix dont j'étais con- venu avec Toubo, en y ajoutant divers objets par forme de gratification. Tangui m'a semblé parfaite- ment au courant de la navigation des îles Fidji , et je l'ai engagé à revenir dans deux jours me donner des renseignemens plus détaillés sur cet archipel. Voyant que le temps promettait d'être assez beau toute la journée , à neuf heures et demie du matin , je me suis embarqué avec M. Lottin dans la grande baleinière pour aller reconnaître la Passe du Nord, indiquée par Wilson au N. E. de l'île Atata. Les routes suivies par Cook et d'Entrecasteaux pouvaient m'offrir quelques pâtés de coraux sur lesquels la cor- vette aurait été exposée à toucher : or c'était un acci- dent que nous devions redouter et éviter plus que jamais. Je me dirigeai d'abord sur Fafaa dont le récil TOME IV. 7 98 VOYAGE iSa7. s'étend à près d'un mille dans l'ouest. Jusque-là il y a Mai. grand fond variant de dix-huit à dix brasses ; mais dès qu'on se trouve sur l'alignement de Malinoa à Holoa, le fond se trouve jonché de pâtés de coraux dont quelques-uns s'élèvent à quatre brasses de la surface des eaux. Quoique je n'aie trouvé nulle part un fond moindre , il est possible et même il est pro- bable qu'il en doit exister. Poussés par la brise du sud, nous parvînmes bientôt à l'entrée de la passe indiquée par Wilson , et qui se trouve comprise entre l'extrémité N. E. du récif d'Atata et un plateau de récifs isolés situé plus à l'E. Celte passe, située au N . E. 1ji N . et à trois milles environ d'Atata, n'a.gas plus de quatre cents toises de largeur. Du reste, elle est très-saine ; elle n'a pas moins de quinze ou vingt brasses de fond dans toute son étendue, et elle est facile à reconnaître par les deux récifs qui l'accom- pagnent et sur lesquels la mer brise constamment avec force. En quittant le mouillage de Pangaï-Modou pour atteindre ce passage, il suffit de gouverner d'abord sur la pointe du récif de Fafaa, puis de cet endroit faire le N. N. O. l'espace de quatre milles. On distin- guera alors les deux récifs ; on aura soin de serrer de plus près celui du vent ; le canal n'a guère plus d'un demi-mille de longueur; et en gouvernant ensuite au N. O. , on écartera directement les brisans du nord de Tonga-Tabou v: ' I oyez le plan de Toni;a-Tal>ou. DE L'ASTROLABE. 9-9 Nous consacrâmes deux heures à examiner celte l82„ passe et à prendre les relèvemens nécessaires ; puis Mai. nous nous remîmes en route pour la corvette. Mais nous en étions alors éloignés de huit milles ; le vent et le courant étaient contre nous, et il fallut près de cinq heures pour faire cette traversée : aussi arri- vâmes-nous à bord assez fatigués, et surtout munis d'une bonne dose d'appétit. C'était le jour que j'avais désigné depuis long-temps 9. à Palou et à Tahofa pour leur rendre , à Moua , ma visite de cérémonie, avec tous les officiers de l' Astro- labe. Ils avaient paru l'attendre avec impatience ; on avait même affirmé que ces chefs nous préparaient, pour cette circonstance , de grands divertissemens et de brillantes fêtes. Dès six heures quinze minutes du matin , 31 M. Jac- quinot, Lottin , Gressien , Quoy, Faraguet et moi , tous revêtus de nos uniformes , nous nous embar- quâmes dans le grand canot , où Singleton nous ser- vait de guide et d'interprète. De leur côté, 31M. Gai- mard, Sainson et Paris partaient dans une pirogue qu'ils avaient louée , sous la direction de Read. iNous contournâmes le récif de Pangaï-3Iodou ; et après avoir franchi la passe qui sépare cette île de 3Iagon-Ha, nous arrivâmes à l'entrée du canal qui conduit à 3Ioua. Ce canal longe de près l'île Nougou-Nougou, et il m'a paru susceptible de recevoir des bâtimens de trente à quarante tonneaux. La navigation du lagon est très -agréable en ce qu'elle présente à chaque instant les aspects les plus / 100 VOYAGE 1827. variés et les plus gracieux. Les rives de ce bassin Miil- et les ilôts semés sur sa surface sont tapissés de la végétation la plus riche. Enfin , les pirogues qui le sillonnent dans tous les sens rendent la scène aussi animée que pittoresque. A dix heures, nous arrivâmes devant Moua. Bien ([ne j'eusse fait tirer deux coups de pierrier pour annoncer mon arrivée et témoigner ma considération à Palou , ni lui ni aucun des chefs de quelque distinc- tion ne se trouva à l'endroit où nous débarquâmes ; nous n'y fûmes reçus que par quelques hommes du commun et une troupe d'enfans. Cet accueil ne me parut point répondre à l'empres- sement que les chefs m'avaient témoigné de me voir parmi eux. Nous nous rendîmes directement à la rési- dence de Palou , qui nous reçut entouré de ses femmes et de ses mata-boulais. Il fit sur-le-champ servir le pi. 1 xviii. kava avec les formalités d'usage, et s'efforça de pren- dre avec moi un ton affectueux. Toutefois je remar- quai dans toutes ses manières un air d'embarras et de gène, une sorte de contrainte qui ne me parurent guère en harmonie avec sa gaîté et sa cordialité habi- tuelles. Quand j'en témoignai ma surprise à Single- ton , cet Anglais me répondit que Palou était dans l'affliction , ayant perdu récemment un de ses enfans, et se voyant encore menacé d'en perdre un autre qui était très-mal en ce moment même. Cette raison me parut si naturelle , que je ne fis plus d'attention à la conduite de Palou. On m'avait promis un copieux déjeuner à mon DE L'ASTROLABE. 101 arrivée chez Palou ; mais la cuisine était encore froide , 1827. et il fallut me contenter de deux bananes et d'une Mai- noix de coco. Après avoir terminé ce modeste repas, je témoignai le désir de visiter le village de Moua et les faï-tokas. Singleton me conduisit d'abord au tombeau où repose le célèbre Finau qui reçut Cook : il consiste tout simplement en un grand espace rectangulaire entouré de pierres et couvert de gazon. Au centre se trouve une chapelle ou oratoire que le temps a dé- truite; tout près, un seul faï-toka d'une forme abso- lument semblable à celui de Finau, contient les restes de Tongou-Aho, de son frère Toubo-Malohi et de son fils Toubo-Toa. Sur la même ligne, un peu au-delà de ce dernier tombeau, et aujourd'hui presque enterré dans les broussailles, se trouve celui de Taloa, grand- père de Mou-Mouï, et de sa sœur Foutchi-Pala. (les monumens sont mal entretenus, et seront bientôt tous cachés sous les buissons et les arbrisseaux qui crois- sent avec une grande rapidité sur ce sol fertile. Sur l< tombeau de Tafoa, nous observâmes plusieurs petites effigies humaines en bois et grossièrement sculptées , longues de deux pieds trois pouces. Les naturels qui nous accompagnaient , tout en se tenant à une dis- tance respectueuse des faï-tokas qui sont éminem- ment tabou, semblaient n'avoir aucune vénération pour ces figures, et ne firent aucun effort pour nous empêcher de les manier et même d'en emporter une ou deux. De là je fus conduit à la résidence de la tamaha, PI. LXXIX. 102 VOYAGE l8a?- située dans une position fort agréable au bord de la mer, dans le petit village de Palea-Mahou. La lamaha , dont le nom propre est Faka-Kana, entourée de ses femmes et de ses proches parens , me reçut avec la plus aimable politesse ; c'est une femme de cinquante-cinq à soixante ans, qui a dû être très-bien dans sa jeunesse , et qui conserve encore les traits les plus réguliers , les manières les plus aisées , et je dirai même un mélange de grâces, de noblesse et de décence bien remarquable au milieu d'un peuple sau- vage. Sur le rapport que m'avait fait Singlelon, c'était d'elle que j'attendais les renseignemens les plus pré- cis , et je ne fus point trompé dans mon attente. Aux nombreuses questions que je lui adressai , elle répon- dit constamment avec une complaisance soutenue , une sagacité et une précision parfaites. Je vais donner ici la substance des réponses que j'obtins de cette femme. Elle se rappelait avec beaucoup de satisfaction le passage des vaisseaux de M. d'Entrecasteaux qu'elle avait souvent visités avec sa mère , veuve du touï- tonga Poulaho. Le nom de Tinee que donna ce na- vigateur à la sœur aînée du même Poulaho , qui occupait alors le premier rang dans Tonga, s'est trouvé d'abord inconnu non-seulement de la tamaha, mais encore de tous ceux qui se trouvaient présens à notre entretien. Il paraît cependant qu'il aurait eu rapport à Tineï-Takala qui avait alors le rang de touï-tonga-fafine. Cette dame était la mère de Vea- Tchi, et par conséquent l'aïeule de Vea. Sa sœur DE L'ASTROLABE. 103 cadette Nana-Tehi , qui n'a pas moins de soixante-dix 1S27. ou quatre-vingts ans , a succédé à sa dignité suprême Mai- et demeure à Nougou-Nougou. La tamaha ne se souvenait que confusément des vaisseaux de Cook , n'ayant alors que neuf ou dix ans, ce qu'elle m'exprimait en me montrant une jeune lille de cet âge; mais lors du passage de d'Entrecas- leaux , elle était déjà une grande personne. Alors je voulus savoir si, entre Cook et d'Entre- rasteaux, il n'était pas venu d'autres Européens à Tonga. Après avoir réfléchi quelques momens , elle m'expliqua très-clairement que, peu dannées avant le passage de d'Entrecasleaux , deux grands navires semblables aux siens , avec des canons et beaucoup d'Européens, avaient mouillé à Namouka où ils étaient restés dix jours. Leur pavillon était tout blanc et non pas semblable à celui des Anglais. Les étrangers étaient fort bien avec les naturels : on leur donna une maison à terre où se faisaient les échanges. Un natu- rel qui avait vendu, moyennant un couteau, un cous- sinet en bois à un officier , fut tué par celui-ci d'un coup de fusil pour avoir voulu remporter sa mar- chandise après en avoir reçu le prix. Du reste, cet incident ne troubla point la paix , attendu que le naturel avait tort en cette affaire Les vaisseaux de Lapérouse furent désignés par les naturels sous le nom de Loaadji ', de même que ceux de d'Entrecas- teaux le furent sous celui de Selenari. J'ai déjà rendu compte de l'origine de cette dernière désignation ; mais il m'a été impossible de découvrir celle du mot 104 VOYAGE 1827. Louadji '. Fouï-Beka, frère de la tamaha et plus Mai- jeune quelle de quatre ou cinq ans, confirma ce récit dans tous ses points : il était allé plusieurs fois avec sa sœur, sur les vaisseaux de Louadji, à Namouka, où Poulaho se trouvait alors avec sa famille. Ces renseignemens s'accordaient parfaitement avec une circonstance que Singleton m'avait déjà racontée, lorsque nous étions sur les récifs, et à laquelle j'avais alors fait peu d'attention. Il m'avait soutenu que M. de Lapérouse avait mouillé aux îles Tonga , et , pour preuve, il me parlait de deux plats d'étain qu'il avait souvent remarqués chez Vea-Tchi et qui portaient des noms français. a Vea-Tchi lui avait mainte fois affirmé qu'il tenait ces plats des vaisseaux français venus à Namouka, et non pas de ceux qui avaient mouillé à Tonga-Tabou. J'aurais été curieux de voir ces plats ; mais on m'ap- prit qu'à la mort de Vea-Tchi ils avaient été in- humés avec lui , comme étant des objets d'un grand prix. Dès-lors il ne me resta plus de doute que Lapé- rouse n'eût mouillé à Namouka à son retour de Bo- tany-Bay , comme il en avait eu l'intention. Contrarié peut-être par les vents d'ouest , comme nous l'avions été, d'autant plus que ces vents devaient régner h » On lit , dans le récit de Dillon , que les naturels donnèrent ce nom à l'expédition de Lapérouse d'après celui de l'officier qui commandait le poste établi à terre. Il y a tout à parier que M. de Vaujuas fut cet officier, car c'est le seul dont le nom ait pu recevoir cetle forme de Louadji dans la bouche des naturels. DE L'AST1\0LAI}E. 105 1 époque où il naviguait dans ces parages, il fut pro- 1827. bablement obligé d'échanger la relàcbe de Tonga- Mai< Tabou contre le mouillage de Namouka , beaucoup plus facile à atteindre. Les naturels affirment qu'en quittant cette île les navires français se dirigèrent à l'ouest. Les découvertes de M. Dillon aux îles Tikopia et Vanikoro m'étaient alors inconnues, et j'ignorais que ce marin se trouvât en ce moment même à Hobart- Town, chargé d'une mission spéciale pour rechercher les traces du naufrage de Lapérouse. Je supposai que ce célèbre navigateur s'était dirigé vers les îles Fidji , et qu'il avait pu se perdre sur les redoutables récifs qui leur servent de ceinture. Dans l'espoir de recueillir quelques notions sur son passage de la bouche des insulaires, je m'affermis dans la résolu- tion de traverser ce dangereux archipel , nonobstant les pertes que nous avions faites. Ritchett et Langui m'avaient d'ailleurs affirmé que les habitans de Lakeba [Lagiieinba en langue viti) possédaient sur leur île une petite ancre , et cet objet pouvait me mettre sur la voie de quelque découverte importante. Je fis quelques présens à la tamaha, qui achevèrent de me gagner toute son affection ; elle fut particu- lièrement sensible à l'offre d'un beau collier en verro- terie bleue. Avec elle se trouvaient deux de ses frères cadets et Latou , fils de sa sœur aînée. Malgré leur âge et leur titre d'oncles , les deux premiers devaient à Latou le salut du moe-moe , et je les vis s'en ac- quitter avant de procéder à la cérémonie du kava. 106 VOYAGE 1S27. La mère de la tamaha se nommait Touï-Lakeba, d'où Mai. jj sujt qu'elle n'était que sœur consanguine du toiri- tonga Foua-Nounouï-Hava dont la mère était Toubo- Maoufa. Je saisis le moment du kava pour prendre congé de la tamaha ; puis je me dirigeai vers les splendîdes faï-tokas des Fata-Faï. Comme ces monumens sont essentiellement tabou , en l'absence du touï-tonga personne ne veille à leur entretien , et ils sont main- tenant enveloppés de toutes parts de sombres massifs d'arbres et de fourrés presque impénétrables. Aussi eûmes-nous quelque peine à en approcher, et il nous lut impossible d'embrasser d'un coup-d'œil l'ensem- ble de ces constructions , qui doit avoir quelque chose de solennel quand le terrain est convenable- ment dégagé. Ces mausolées offrent pour la plupart de grands espaces rectangulaires entourés d'énormes blocs de pierre, dont quelques-uns ont jusqu'à quinze ou vingt pieds de longueur sur six ou huit de largeur , et deux pieds d'épaisseur. Les plus somptueux de ces monu- mens ont quatre ou cinq rangs de gradins, de manière à former une hauteur totale de dix-huit ou vingt pieds. L'intérieur est comblé par des galets et des morceaux de coraux bruts. Un de ces faï-tokas que je mesurai se trouva avoir cent quatre-vingts pieds ri. xcv. de long sur cent vingt de large. A l'un de ses angles supérieurs , je remarquai un bloc encore plus con- sidérable et entaillé d'une forte échancrure. On me dit que c'était le siège de la touï-tonga-fatine ; c'était là DE L'ASTROLABE. 107 qu'elle se tenait assise pour présider à la cérémonie des funérailles du touï-longa. 1S27. Mai. Quelques-uns de ces édifices étaient d'une forme ovale , mais ils étaient beaucoup plus petits. Cha- cun d'eux était surmonté d'une petite cabane qui ser- vait d'oratoire ou de maison pour l'esprit du mort ; la plupart ont été détruites par le temps , et il n'en reste que les vestiges épars sur le sol. Les énormes blocs de corail employés à la cons- truction de ces monumens ont tous été apportés par mer de Hifo à Moua. C'est au bord de la mer qu'on les prenait à Hifo , on les taillait sur place , on les transportait sur de grandes pirogues; puis débarqués à Moua, ils étaient traînés sur des rouleaux jusqu'au lieu de leur destination. Ces monumens, étonnans par la patience qu'ils ont du exiger de la part de ces insu- laires , déposaient à mes yeux du haut degré de civi- lisation auquel ils étaient déjà parvenus. Il faut que 108 VOYAGE 1827. l'homme se soit élevé à des idées d'un ordre déjà bien Mai- supérieur à celles d'un simple sauvage , pour se don- ner tant de peines dans l'unique but de consacrer la mémoire de ses chefs. Du reste on ne construit plus de semblables tom- beaux à Tonga-Tabou; l'on se contente de simples tamulas entourés d'un rang de pieux ou même d'une palissade ordinaire. Pourtant Singleton m'assura que le jeune Finau avait fait élever deux grands faï-tokas en pierre à Vavao , l'un pour le dernier touï-tonga , et l'autre pour son père. Après avoir donné quelques momens à parcourir ces sombres bocages , dernier asile des divins Fata- Faï , je retournai chez Palou par une large et belle route , bordée de palissades des deux côtés , et qui s'é tend d'un bout de l'île à l'autre. On me montra la maison où Tougou-Aho fut assassiné par Toubo- Niouha; mais on se trompa sans doute, puisque Ma- riner raconte que cet événement eut lieu à Hifo. Peut-être cette maison était simplement la résidence de Tougou-Aho dans Moua. Le diner n'était pas prêt. En conséquence j'allai vi- siter un arbre dont quelques-uns de nos officiers m'a- vaient vanté la prodigieuse grosseur. Nous suivîmes le sentier qui prolonge le rivage : en cet endroit le terrain s'exhausse parfois jusqu'à quarante ou cin- quante pieds d'élévation , et l'on rencontre au bord même de la mer de jolies sources d'une eau très- fraîche. Nous nous trouvâmes bientôt sous l'immense mca , arbre du genre des ficus : son tronc , d'ailleurs DE L'ASTROLABE. 109 1827. peu élevé, est fortement sillonné, et en apparence divisé à l'extérieur en plusieurs tiges distinctes , acci- Mai- dent d'ailleurs ordinaire à ce genre d'arbres. Cepen- dant il forme effectivement une masse compacte et unique de cent pieds de circonférence. L'arbre entier doit avoir à peu près cent vingt pieds d'élévation. Quoiqu'il soit encore dans toute sa vigueur, une de ses plus grosses branches , qui formerait elle seule un arbre d'une belle taille , n'ayant pas moins de quinze ou dix-huit pieds de tour, a été rompue, il y a six mois, par le vent, et abattue dans la mer, où elle est restée à moitié plongée. Cet arbre gigantesque est particulièrement dédié Pi. lxxv. au touï-tonga. Immédiatement après son couronne- ment , ce dignitaire vient se placer sous l'ombrage de ce mea. Là , sur un siège préparé à cet effet , et en- touré de ses officiers, il accomplit certaines cérémo- nies, tandis que la louï-tonga-fahne va se purifier dans une fontaine voisine , .assistée de quatre ou cinq de ses femmes. Aucun homme ne peut se baigner dans cette source, sous peine de mort. En ce moment ses eaux sont souillées, et son bassin est même à demi rempli d'or- dures : on attend le retour du touï-tonga pour la réta- blir dans sa pureté primitive. En revenant chez Palou , nous fûmes témoins d'une consultation à l'esprit en faveur d'un enfant malade qui appartenait à cet egui. L'esprit résidait dans un vieillard, oncle de Palou, qui était venu de fort loin pour rendre cet important service h son neveu. On 110 VOYAGE l8î>n avait placé l'enfant sur les genoux du vieillard qui Mai. semblait attentif à recueillir l'inspiration divine : il est certain qu'il paraissait vivement ému , et les assistans qui portaient tous au cou une guirlande de feuilles à? art oc ar pus , semblaient être plongés dans un pro- fond recueillement. L'enfant était attaqué d'une fièvre continuelle , et nos médecins qui l'examinèrent ne purent recommander que des bains fréquens qui ren- Pl. lxxvii. trent déjà dans leurs habitudes. Malgré l'appétit qui nous tourmentait, le dîner se fit encore long-temps attendre. Enfin parut un co- chon d'une grosseur honnête et préparé au four sui- vant la coutume du pays. Malheureusement les cuisi- niers avaient été pressés , et le cochon ne se trouva qu'à moitié cuit. Toutefois nous sûmes nous contenter de ce mets en y joignant quelques morceaux d'ignames et quelques verres d'eau , car on ne put même pas nous procurer de cocos. Dès que nous eûmes apaisé notre faim, nous fîmes nos adieux à Palou, et nous le quittâmes, emportant en nous-mêmes une faible opinion de l'hospitalité de ce chef. MM. Quoy, Gai- mard et Sainson prirent la route de la partie occi- dentale de l'ile , dans l'intention de coucher le soir à Bea , chez Tahofa , et de se rendre le jour suivant à Hifo , chez les missionnaires. Comme nous regagnions notre canot , on nous fit voir un beau hangar sous lequel étaient logées deux grandes pirogues doubles appartenant à Palou , dont pi. lxxiv. l'une avait cinquante - trois pieds de long. Tout près de cet endroit , se trouve la maison qu'habitait DE L'ASTROLABE. 111 M. Lawry, et quePaloua soin de lui réserver pour 1S27. l'époque où il reviendra l'occuper. Mat- Nous partîmes de Moua à trois heures environ ; à l'aide de la pleine mer, nous réussîmes à passer, bien qu'avec quelque difficulté, entre Nougou-Nougou et One-Ata, de sorte que nous fûmes de retour à bord à cinq heures du soir, à mon extrême satisfaction. En doublant la pointe de Pangaï-Modou , nous vîmes Tahofa assis sous un arbre , et notre ami Kokako qui s'amusait h courir le long de la plage avec quelques naturels. M. Guilbert, qui était resté de garde à bord, m'apprit que Tahofa n'avait point quitté la corvette de toute la journée , ce qui prouvait évidemment qu'il n'avait eu aucune envie de se trouver avec nous chez Palou ; je supposai qu'il pouvait exister quelques motifs de refroidissement entre ces deux eguis. M. Guilbert avait acquis d'un des naturels une médaille en bronze du second voyage de Cook : c'est la seule qui ait paru à bord durant toute la relâche. Toute la journée , il a soufflé une petite brise d'O. to. N. O. avec un temps assez beau. L'équipage a lavé son linge, et les voiles ont été mises au sec. Langui, cet homme de confiance de Toubo dont j'ai déjà parlé, et qui a long-temps navigué sur des bàlimens anglais , est revenu aujourd'hui pour me communiquer les détails qu'il m'avait promis sur les iles Fidji. Il m'a donné les noms et les positions de plusieurs de ces îles avec beaucoup d'intelligence , en expliquant la direction des récifs , et distinguant les iles peuplées d'avec celles qui ne l'étaient pas , toul 112 VOYAGE 1827. cela au moyen de coquilles et de petits cailloux. Lan- Mai- gui m'a souvent répété que cette navigation était fort dangereuse, et il n'en parlait même qu'avec une sorte d'effroi. En outre , il m'a recommandé d'être sur mes gardes , de me défier de Tahofa , qui était un méchant homme, et il a souvent répété que les habitans de Tonga-Tabou étaient de véritables diables toujours disposés à faire le mal. Je ne fis alors qu'une médiocre attention à ces déclamations que j'attribuais à l'ex- trême dévotion du bon Langui, car il était devenu un chrétien dévoué et même un peu exalté. Une chose qui me contrariait davantage était de ne plus voir reparaître à bord l'Anglais Ritchett et l'homme de Fidji qui m'avait promis de venir avec moi ; car je perdais à la fois par là un interprète et un guide utiles. Je soupçonnai dès-lors qu'ils pou- vaient être retenus par Toubo. M. Paris, qui devait travailler aujourd'hui au plan de la rade, s'est trouvé indisposé; ce qui a été assez fâcheux , car c'était la première fois que je pouvais disposer d'une embarcation pour les travaux géogra- phiques. Sur les trois heures du soir , le canot des mission- naires a ramené MM. Quoy, Gaimard et Sainson, qui ont terminé heureusement leur course. J'ai été très- satisfait de les voir revenir sans accident; malgré les bonnes dispositions que nous témoignent les natu- rels , malgré leurs démonstrations extérieures d'atta- chement et de dévouement, je sais combien ils sont légers et versatiles. Le moindre motif, le prétexte le 11. DE LASTROLA.BE. 113 plus frivole peut les faire changer de sentiment. Dans is27. un pareil cas , le sort des Français qui tomberaient Mai- entre leurs mains serait très-pénible ; ils auraient tout à craindre, au moins pour leur liberté. Par le canot de la Mission, j'ai envoyé à M. Tho- mas un paquet de lettres, en le priant de le faire par- venir en Europe par le premier navire qui passerait à Tonga. Ce paquet contenait un rapport au ministre de la marine sur tous les événemens survenus à notre expédition depuis notre départ de la Nouvelle- Zélande. Read m'a répété que la tamaha , sœur de Foua- Nounouï-Hava et tante du touï-tonga actuel , était efiéctivementja première femme de l'île. Celle qui porte le titre de touï-longa-fafine , la vieille Nana- Tehi, aujourd'hui aveugle et âgée de soixante-dix à quatre-vingts ans , était la sœur de Poulaho et la grande-tante de Lafili-Tonga : son rang équivaut à celui de reine , et il y a quelque chose de divin dans son caractère. Read n'a pu me dire qui avait le pas de la tamaha ou de la touï-tonga-fafine ; mais il est pro- bable que c'est la dernière. Les femmes du touï-tonga n'ont point de privilèges comme épouses du premier chef de l'Etat. Celui-ci a le droit de s'approprier toutes les filles qu'il veut bien honorer de son choix, sans que leurs parens puissent s'y opposer. Il paraît cependant que la veuve ambi- tieuse de Poulaho, Toubo-Maoufa , sœur du touï- kana-kabolo Moumouï , usurpa l'autorité pendant la jeunesse de son fils , et prolongea sa minorité en s'ap- TOME IV. S 114 VOYAGE I»î7 puyant du crédit de son frère. Elle avait ainsi porté Mal- une atteinte grave aux droits du touï-tonga , qui parait être resté depuis cette époque sous la tutelle du touï- kana-kabolo, jusqu'à l'époque où les guerres civiles de Tonga l'exilèrent de cette île. 12. La brise a enfin repassé du S. O. au S. S. E. Ces variations fréquentes prouvent que les vents alises sont encore peu réguliers en ces parages au mois de mai. Tous nos travaux étaient enfin terminés ; les avaries causées par notre séjour forcé près des récifs avaient été réparées du mieux qu'il avait été possible , et les montres étaient réglées. Aussi mon intention était- elle d'accorder la journée du lendemain dimanche à l'équipage pour se reposer , puis de remettre à la voile sans faute le lundi malin. Avant mon départ, je voulus visiter Nioukou-Lafa et Mafanga , lieux célèbres , le premier par le siège et les combats de Finau, et l'autre par la haute vénéra- tion que les naturels portent à cette espèce de sanc- tuaire de leur île. A dix heures , accompagné de MM. Guilbert et Lauvergne , et de Read qui me ser- vait de guide , j'allai débarquer devant Nioukou- Lafa. J'avais fait dire à Toubo , par Langui, que mon intention était d'aller lui rendre ma visite. Aussi , un moment avant mon départ , je n'avais pas laissé que d'être surpris en voyant tout-à-coup ce chef paraître dans sa pirogue sous la poupe de l'Astrolabe. Après avoir échangé quelques mots, je lui demandai s'il DE L'ASTROLABE. 115 n'allait pas retourner à Nioukou-Lala pour s'y trou- ver avec moi. D'un air contraint et embarrassé, il ne me répondit qu'en secouant la tête et me faisant signe qu'il allait au large : sa pirogue se dirigea en effet vers le milieu de la baie. Ayant demandé à Read le motif 1827. Mai. de cette étrange conduite, l'Anglais me répondit que Toubo était fort timide, que ma visite le gênait, et que pour éviter l'embarras de me recevoir, il avait préféré ne pas se trouver en ce moment chez lui. D'après ce que l'on m'avait dit et ce que j'avais vu moi-même du caractère de Toubo, cette explication me parut plausible , et je m'en contentai. fifioukou-Lafa est situé à deux milles environ du navire , au bord de la mer. Read me montra d'abord , sous de vastes hangars, les deux grandes pirogues doubles de Toubo ; leurs dimensions sont vraiment prodigieuses pour des embarcations de sauvages. La plus petite a quatre-vingt-cinq pieds de longueur, sa 8* UG VOYAGE 1827. plate- forme n'a pas moins de quarante-un pieds de long sur dix-huit de large. Cette plate-forme offre une espèce de faux pont où cinquante à soixante per- sonnes pourraient facilement se tenir ; je pense qu'au besoin une pareille embarcation pourrait porter jus- qu'à deux cents hommes. La seconde pirogue est plus longue que l'autre d'un pied. Du reste, toutes les deux sont en mauvais état; le bois en est même pourri en certains endroits. Pour- tant Read m'assura qu'elles avaient encore, six mois auparavant , jouté avec les meilleures pirogues de Pile, et les avaient toutes battues pour la marche. Par de jolis sentiers qui traversaient diverses plan- tations d'un aspect agréable , Read me conduisit à la chapelle élevée et desservie par les naturels de Taïti , venus comme missionnaires à Tonga-Tabou. Ce petit édifice, situé dans une position riante, est construit sur le même plan que ceux que j'avais vus à Taïti , et entouré d'une clôture bien tenue. Il a cinquante-cinq pieds de long sur vingt-deux de large : l'intérieur est occupé par de nombreuses banquettes pour les auditeurs , et une chaire isolée pour le prédicateur. Les trois individus qui remplissent tour à tour cette dernière fonction, sont trois Taïtiens, nommés Tafeta, du canton de Papara , Hape de Faha , et une femme nommée Taï , que Langui a épousée. Tafeta et Hape vinrent me recevoir a la chapelle, et nous causâmes quelque temps ensemble de Taïti et des missionnaires. J'appris qu'il v avait un an qu'ils s'étaient établis à Tonga-Tabou : leur intention était primitivement d'al- DE L'ASTROLABE. 117 1er instruire les habitans des îles Fidgi, mais ils lu- ,827. rent retenus par les instances de Toubo , qui leur ma- Ma- nifesta le vif désir d'adopter, ainsi que son peuple , la religion chrétienne. Soixante années à peine se son» écoulées depuis que le nom de Taïti fut pour la pre- mière fois connu des Européens ; il n'y a pas plus de quinze ans que ses habitans ont renoncé à leurs an- ciennes superstitions , et déjà cette île envoie des missionnaires pour converti]- les habitans des archi- pels qui sont éloignés de plusieurs centaines de lieues. De simples sauvages vont prêcher l'Evangile à d'au- tres sauvages , et renverser un culte et des dog- mes religieux consacrés par plusieurs siècles d'exis- tence ! . . . En quittant la chapelle , j'entendis Read qui appe- lait Ritchett, et celui-ci lui répondit de loin, sans paraître. Alors je sus positivement que Toubo , ins- truit du projet qu'avait formé cet Anglais de partir sur notre navire, l'avait consigné chez lui et l'empêchait de communiquer avec nous. Cela ne me surprit point, car les chefs de Tonga tiennent beaucoup à conserver les Européens qui se sont établis près d'eux. J'allais me diriger sur Mafanga , quand on vint me prévenir que Ohila demandait à me voir. Comme cela ne me dérangeait guère de mon chemin , je me rendis au désir de ce chef qui habitait une petite case fort propre. Ohila était obligé de se tenir couché à cause de sa jambe qui était très-malade , et le faisait cruelle- ment souffrir. Près de lui se trouvait Houla-Kaï et les autres membres de sa famille. Ohila me reçut fort 1827. Mai. 118 VOYAGE amicalement et parut flatté de ma visite : il voulut m'offrir un kava , mais je le remerciai et lui demandai quelques noix de coco qu'il envoya sur-le-champ cueillir à l'arbre. Après nous être rafraîchis, je fis 0*z&$È?*\ présent de quelques bagatelles à la femme d'Ohila, je pris congé de cette honnête famille , et je suivis la route de Mafanga , où j'avais donné ordre au canot de m'attendre. Chemin faisant , je m'entretenais avec M. Guilbert, tandis que Simonnet portait mon fusil et qu'un na- turel s'était chargé de celui de mon compagnon. Il n'y a qu'un mille d'un village à l'autre , et la route, presque toujours ombragée par des arbres touffus , offre une promenade charmante. En arrivant dans l'enceinte de Mafanga, je fus émerveillé de la belle tenue des mai- sons et des enclos , bien supérieure à tout ce que j'a- vais jusqu'alors observé. Mafanga est un lieu tabou au plus éminent degré; là sont les chapelles les plus ae- DE L'ASTROLABE 119 créditées des principales divinités de l'ile, les tom- 1827. beaux de plusieurs familles puissantes ; Mariner as- Mai- sure que dans les guerres civiles les plus sanglantes les habitans de Tonga n ont jamais osé violer les privi- lèges de cette place. Les ennemis les plus acharnés , les plus irréconciliables, en se rencontrant sur ce sol sacré, sont obligés de déposer leurs haines et de son- ger uniquement au respect dû aux dieux dont la pré- sence sanctifie ces lieux ». Le vieux egui Faka-Fanoua, préposé à la garde de ce sanctuaire, reçoit lui-même un haut degré de véné- ration de la nature de ses fonctions mystiques. Néan- moins il nous accueillit chez lui avec une politesse cl une cordialité louchante; il nous fit donner sur-le- champ des noix de coco, et nous prodigua toutes sortes d'offres obligeantes. En outre, et ce qu'aucun chef n'avait fait, lui-même se donna, malgré son grand âge, la peine de m'accompagner partout , et de me faire voir en détail et avec la plus grande complaisance les ora- toires des divers hotoaas. Il me fit remarquer parti- culièrement celui de Touï-Faka-Nouï, qu'il nomma son grand esprit, soit qu'il fût l'esprit particulier de sa famille, soit qu'il présidât plus directement à la place même de Mafanga. Tous ces lieux, qui rap- pellent parfaitement les chapelles et les bois sacres (sacella et luci) des anciens Grecs , étaient entre- ' Mariner, 1, p. 93. Nous citerons toujours l'édition de 1S27, impri- mée à Edimbourg, qui fait partie de la collection nommée Cmtstable's Miscellany. 120 VOYAGE 1827. tenus avec un soin et une propreté admirables, et Mai- leurs voûtes de verdure offraient les plus délicieux ombrages. Le vieux chef me parla beaucoup de Selenari (d'Entrecasteaux) dont il conservait un souvenir res- pectueux et agréable, et il me montra une belle ha- che qu'il me dit tenir de ce navigateur. La place publique de Mafanga est aussi remar- quable par son extrême propreté et les beaux arbres qui l'environnent que par ses vastes dimensions. No- nobstant son étendue , Read m'assura qu'en certaines solennités son enceinte ne peut contenir le peuple qui s'y rassemble de toutes les parties de Tonga- Tabou et des îles voisines. Vers trois heures je me retirai, et le bon Faka- Fanoua m'accompagna jusqu'au canot. En le quittant, je lui témoignai toute ma gratitude pour ses bons pro- cédés, et je ne pus m'empêcher de comparer la récep- tion que venait de me faire cet honnête chef à qui j'avais à peine fait attention à bord, avec celle que j'avais éprouvée de la part de Palou, que j'avais à di- verses reprises comblé de présens et d'amitiés. Toute la soirée le navire fut environné par un grand nombre de pirogues, et l'on eut beaucoup de peine à empêcher les naturels de pénétrer dans son intérieur. Plus importuns qu'ils n'avaient encore été, les uns se glissaient sous les filets d'abordage, d'autres par les sabords ou par derrière les sentinelles , afin d'échap- per à leur surveillance. M. Jacquinot et moi nous étions souvent obligés d'aller prendre par le bras ces DE L'ASTROLABE. 121 hôtes indiscrets et de les faire sortir de la corvette, téij cérémonie qui n'était nullement de leur goût, et qui Mau manquait rarement de nous attirer tout leur ressen- timent. Ce métier était pour nous-mêmes fort désa- gréable, et notre position au milieu d'une population aussi nombreuse et aussi entreprenante pouvait de- venir critique avec un équipage sur lequel je devais médiocrement compter. Aussi j'aspirais vivement après l'instant où l'Astrolabe serait hors des récifs de Tonga. Fatigué des travaux et des soins de la journée, je m'étais couché de bonne heure sur une cage à poules, et je sommeillais depuis une demi-heure, lorsqu'à neuf heures environ je me sentis réveiller par l'honnête Langui qui m'apportait une lettre de M. .Thomas et me priait d'en prendre immédiatement connaissance. Après m'avoir remercié des présens que je lui avais envoyés, ce missionnaire me prévenait du dessein qu'avaient formé plusieurs matelots de V Astrolabe de quitter leur navire pour demeurer avec les naturels, afin que je pusse prendre à cet égard telles précau- tions que je jugerais convenables. Cet avis me fit faire de tristes et sérieuses ré- flexions. Par une suite naturelle de l'indifférence ex- trême qu'avait apportée à l'armement de V Astrolabe l'autorité principale de Toulon, il m'avait été impos- sible de composer l'équipage de cette corvette d'une manière satisfaisante. Pour le compléter, malgré ma répugnance, j'avais été obligé de recevoir des hommes arrêtés pourvois ou désertions et des sujets mal no- 122 VOYAGE i827. tés. Dans les deux expéditions de VUranie et de la Mai- Coquille, la première , dès sa seconde relâche, avait laissé près du quart de son équipage au Brésil, et la seconde, en moins d'un an, avait perdu quatorze hommes de la même manière dans les nouveaux États de l'Amérique méridionale. Les aventuriers qui s'é- taient embarqués sur V Astrolabe comptaient pour la plupart en faire autant , mais je déjouai leurs projets en les transportant immédiatement par une traversée de quatre mille lieues des rochers de Ténériffe aux plages de l'Australie. L'ordre et la discipline sévère établis dans la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud n'offrirent pas à ces individus les mêmes attraits que les Etats naissans de l'Amérique méridionale où le plus mauvais sujet d'Europe peut se flatter de par- venir. Plus résolus que les autres, deux seulement désertèrent leur navire à Port-Jackson, encore je réussis à les faire rentrer à leur poste. Le caractère âpre et sauvage des Nouveaux-Zélan- dais , leur vie active et guerrière, surtout la nature du climat et le régime frugal de ces peuples , convinrent encore moins à nos matelots marrons. Je ne me dissi- mulais point que, sous ce rapport, la relâche de Tonga-Tabou devait offrir plus de dangers à la Mis- sion. Mais je ne comptais faire sur cette île que le séjour rigoureusement, nécessaire pour régler les mon- tres, acheter des vivres frais, et remplacer l'eau et le bois consommés. Or, j'avais calculé que cinq jouis me suffiraient pour ce triple objet. Cet espace de temps était tellement limité, et il eût été si activement DE L'ASTROLABE,- 123 employé, que nos marins n'eussent pas eu le temps 1827, de songer à leur désertion , ou du moins d'en préparer Mai- les moyens. Les tristes journées passées sur les récifs , et la relâche prolongée qui en était devenue la suite iné- vitable, avaient complètement dérangé mes combi- naisons. Les matelots avaient eu tout le temps de s'aboucher avec les chefs de Tonga; quelques-uns connaissaient déjà plusieurs mots de la langue : d'ail- leurs les Anglais établis sur l'ile ne demandaient pas mieux que de servir d'interprètes aux uns et aux autres. Quelques-uns de ces Anglais, déserteurs eux- mêmes de leurs navires , encourageaient sans doute les Français à suivre leur exemple , et peignaient leur propre félicité sous de brillantes couleurs. Enfin les chefs , jaloux d'attacher des Européens à leur service , n'épargnaient ni promesses ni séductions pour les engager à se fixer près d'eux. Il n'en fallait pas tant pour égarer des individus qui ne tenaient nullement à leur patrie, qui n'avaient aucune sorte d'attache- ment pour leurs officiers, et qui, en échange des dan- gers, des fatigues, et des privations d'une longue et pénible campagne, voyaient s'ouvrir devant eux la perspective d'une existence douce et oisive, au sein de toutes les jouissances matérielles. Le complot fui tramé , et il est probable que plusieurs chefs y trem- pèrent , puisqu'il parvint à la connaissance des mis- sionnaires établis à plus de dix milles de notre mouillage. Je ne pouvais douter de l'existence d'un complot ; 124 VOYAGE 1827. car, dès l'époque où suspendus le long des brisans Ma£ nous n'attendions que l'instant où le navire s'englou- tirait dans les flots , je savais que des hommes avaient poussé l'oubli de leurs devoirs et de tout sentiment d'honneur jusqu'à témoigner ouvertement le désir de voir périr leur bâtiment , dans l'espoir d'aller vivre avec les naturels. Il m'était donc impossible de douter des mauvaises dispositions de l'équipage. Toutefois j'avais pris le parti de dissimuler , et je bornai mes mesures à abréger autant que possible la relâche, afin de diminuer les chances de la désertion. Certainement, si mon but eût été de suivre simple- ment la marche de mes deux devanciers , en parcou- rant des mers ouvertes et en évitant avec soin l'ap- proche des terres , je n'eusse pas hésité à laisser à Tonga-Tabou les mauvais sujets qui voulaient nous abandonner, et j'eusse été bien aise de purger V As- trolabe de leur présence. Mais nonobstant les perles que nous avions faites sur les récifs , je tenais à pour- suivre mon plan de campagne : de longues et péril- leuses explorations nous restaient à exécuter, et. je devais m'attendre à des manœuvres forcées et im- prévues. Il s'en fallait déjà de beaucoup que l'équi- page fût en état de manœuvrer au gré de mes désirs ; je ne pouvais donc priver V Astrolabe d'un certain nombre de bras , sans compromettre la suite de nos opérations.. D'ailleurs c'eût été offrir un exemple dangereux au reste des matelots, et m'exposer à les voir tous disparaître l'un après i'autre dans les relâ- ches subséquentes. DE L'ASTROLABE. 125 Tout bien considéré, je m'arrêtai au parti qui me 1827 parut le plus convenable dans la circonstance : ce Mai- fut de partir le lendemain matin au lieu d'attendre au surlendemain, comme j'en avais d'abord le dessein. Dans mon opinion, cette mesure devait suffire pour renverser les projets des déserteurs, car j'avais tout lieu de penser que ces projets devaient s'effectuer dans le cours de la journée suivante, qui était un dimanche, et pour laquelle j'avais promis à une partie de l'équipage la permission d'aller se promener sur Pangai-Modou. Je ne fis part de cette résolution , ainsi que de l'avis qui l'avait motivée, qu'à M. Jacquinot, en lui recommandant le plus profond silence. En même temps, je lui donnai l'ordre de tout préparer dès le lendemain matin pour le départ, mais sans bruit et sans appareil, comme si Ton eût voulu simplement tenir le navire tout prêt pour le lundi , afin qu'il ne restât plus rien à faire à l'équipage dans le cours de la journée. Enfin, pour la nuit, la surveillance la plus, active fut enjointe aux officiers de service. 126 VOYAGE CHAPITRE XXIIL COMKATS AVEC LES NATURELS UE TONOA-TABOU. ïS^. Le ciel paraissait favoriser mes projets; une petite !3mai. brise de S. E. s^tait élevée; c'était le vent le plus favorable pour nous pousser hors de la rade. Aussi je comptais mettre à la voile vers dix heures , moment où la marée basse me permettrait de distinguer plus clairement la position et l'étendue des brisans. Aussitôt le branlebas fait , la chaloupe avait été en- voyée sur l'ancre du nord pour la relever ; mais comme elle offrait trop de résistance, nous avions filé la chaîne de tribord au moyen d'un ajust avec un orin, et nous avions relevé la chaîne et l'ancre de bâbord avec le navire. A sept heures elle se trouva haute. Nous avions ensuite viré sur la chaîne de tribord, et nous avions tenu bon à long pic. Immédiatement après , la chaloupe avait été embarquée. Pour mieux en imposer aux naturels comme aux matelots sur le but de ces manœuvres , selon la cou- tume, le chef de timonnerie, Jacon , avait été en- DE L'ASTROLABE. 127 voyé à terre au point du jour pour observer les ma- 182$. rées. Je n'avais fait aucune démarche pour rappeler Mai- à bord M. Dudemaine , qui , depuis la veille , se trou- vait en partie de plaisir chez son ami particulier, et je comptais même ne recevoir cet élève qu'au large , où il serait venu nous rejoindre. La suite des événemens fera voir que dans ce cas il eût été probablement ré- duit à rester parmi les sauvages. Depuis le matin , la corvette était entourée d'un nombre de pirogues plus considérable que nous ne lavions encore vu , et je veillais attentivement à éloi- gner du bord tous les chefs qui n'étaient pas pour nous d'anciennes connaissances. Suivant son habitude, tout entier à ses marchés , Tahofa s'était tenu assis sur le bastingage de bâbord pour les diriger en personne. A huit heures et demie , il s'avança brusquement vers moi , et me pressa instamment d'acheter plusieurs beaux cochons qui venaient d'arriver dans une piro- gue. Tout avait réussi jusqu'alors au gré de mes dé- sirs , et je crus que rien ne pouvait me forcer plus long-temps à la dissimulation. En conséquence , je fis répondre à Tahofa , par l'Anglais Read , que je n'a- vais plus besoin d'aucune sorte de provisions , que le navire allait mettre à la voile , et que je lui faisais mes adieux. Sur cela, Tahofa prit ma main et la serra avec amitié d'un air qui semblait même vivement ému ; il en fit autant à l'égard de tous les officiers présens sur le pont, puis il sauta lestement dans sa pirogue et alla débarquer sur Pangaï-Modou. Au même instant toutes les pirogues qui environ- 128 VOYAGE 1827. naient l'Astrolabe poussèrent au large; l'on eût dit Mai* qu'elles exécutaient ce mouvement à un signal con- venu , tant il fut rapide et simultané. J'en fus surpris et en même temps satisfait, dans l'espoir que nous al- lions être bien plus libres dans nos manœuvres par l'absence des naturels. D'ailleurs, comme je connais- sais la haute influence de Tahofa , je présumai qu'il n'avait pas voulu qu'aucun marché eût lieu à bord après son départ , et qu'il avait donné des ordres en conséquence. J'avais remis à Read quelques objets que je lui avais promis, et une médaille en bronze de l'expédition ; cet Anglais avait disparu quelques mi- nutes avant Tahofa. Un instant auparavant j'avais chargé M. Jacquinot. d'envoyer le bot (le plus petit canot) à terre avec deux hommes pour ramener Jacon. Mais cet officier m'a- vait fait observer qu'il n'avait pas eu le temps de faire faire la provision de sable habituelle pour nettoyer le pont; comme la yole devait rester à la mer pour mar- cher en avant du navire , et éclairer sa route , sous la direction de M. Lottin, il me proposa de l'expédier avec un nombre suffisant de bras pour faire prompte- ment une petite provision de sable. Cette observation me parut juste, et je priai seulement M. Jacquinot de placer un élève dans le canot pour surveiller les hom- mes et accélérer leur travail , en lui enjoignant de ne pas rester plus d'une demi-heure à terre. Ce canot était parti et arrivé au rivage quelques minutes avant les naturels. Neuf heures venaient de sonner, et j'étais descendu DE L'ASTROLABE. 129 dans ma chambre pour déjeuner à la hâte avant lap- 1827. pareillage , quand un bourdonnement confus et gé- Mè- nerai me rappela précipitamment sur le pont. On me dit alors que les naturels , réunis en force sur la pointe de Pangaï-Modou , avaient attaqué nos hom- mes, et tentaient d'enlever l'embarcation. Je saisis ma lunette , et je distinguai sans peine quelques-uns de nos hommes luttant contre une masse compacte de sauvages , et ceux-ci qui s'efforçaient d'entraîner à la fois et le canot et les matelots. pi.lxxxvit. On me proposa , et je fus moi-même un instant tenté de faire tirer un ou deux coups de canon sur la plage. Mais une réflexion subite m'arrêta : ou je ferais viser sur le rassemblement, ou les coups seraient di- rigés par-dessus la tète des naturels ; dans le premier cas, je risquais de tuer des Français avec les sauvages ; dans l'autre, ce n'était qu'un vain épouvantail pour des insulaires aussi aguerris contre l'effet des armes à feu. Je préférai faire embarquer vingt-trois hommes dans le grand canot , et les détacher à la poursuite des ravisseurs sous les ordres de MM. Gressien et Paris. M. Gaimard voulut se joindre à eux. Cette opération fut promplement exécutée; mais je n'avais pas voulu laisser partir ce détachement sans l'armer complète- ment de fusils , de sabres , de piques et de munitions ; cette précaution avait entraîné vingt minutes environ de retard. Durant ce temps, les naturels au nombre de plus de cinq cents , redoublant de vitesse et d'efforts , TOME IV. »J 130 VOYAGE !f>27 avaient réussi à faire filer les hommes, le canot et ses Mai- agrès de Pangaï-Modou à M anima, Oneata , et même sur Nougou-Nougou. Vainement M. Gressien, par une manœuvre habile, avait voulu leur couper la re- traite en se dirigeant d'abord sur Oneata; malgré toute la diligence qu'il fit , les fuyards s'étaient déjà soustraits à sa poursuite , et ceux qui étaient restés en arrière traversèrent l'entrée du lagon et passèrent sur la rive de Hogui. D'ailleurs le grand canot, tirant trop d'eau, fut ar- rêté par les récifs à une grande distance du rivage , et nos hommes furent obligés de se mettre à l'eau jus- qu'à la ceinture pour aborder sur l'île. Il en fut de même quand ils voulurent passer d'Oneata à Nougou- Nougou. Des naturels en petit nombre, et c'étaient sans doute les champions les plus déterminés , s'approchaient de temps en temps fort près des Français , en gambadant et en faisant toute sorte de grimaces , comme pour provoquer leurs ennemis et se moquer d'eux. Quel- ques coups de fusil furent tirés sur ces insolens et té- méraires sauvages; mais leur promptitude et leur mobilité étaient telles qu'on ne pouvait, les ajuster, et leur audace resta impunie. Du bord, et la lunette à la main, je suivais attenti- vement les moindres mouvemens des deux partis ; souvent je frémissais d'inquiétude en voyant que nos matelots , au lieu de se maintenir en troupe serrée , se disséminaient de tous côtés et s'exposaient isolément et presque sans défense aux coups des sauvages. Sans DE L'ASTROLABE. 131 aucun doute, si ceux-ci avaient su tirer parti de cette 18*7. faute , les Français eussent été exterminés l'un après Mai- l'autre, sans qu'il en eût échappé un seul. On doit juger de quel poids mon ame fut soulagée quand je vis les naturels céder enfin le champ de bataille à leurs ennemis et disparaître dans les bois. Nous vîmes alors nos hommes traîner la yole , que les sauvages , dans leur fuite, avaient été obligés d'a- bandonner sur le récif entre Pangaï-Modou et Ma- nima. Ils eurent beaucoup de peine à la remettre à flot ; quand ils y eurent réussi , ils se rembarquèrent dans le grand canot et se dirigèrent sur la pointe de Pangaï-Modou. Alors j'envoyai MM. Guilbert, Sain- son, Bertrand et Imbert pour renforcer le détache- ment et donner à M . Gressien l'ordre de mettre le feu à toutes lés maisons qu'il trouverait : car j'étais con- vaincu que ce moyen seul pourrait intimider les natu- rels et les amener à faire quelques propositions de paix, attendu qu'il m'était désormais impossible de poursuivre Tahofa et ses sujets jusque dans Bea , où ils étaient par le fait inaccessibles à toutes nos at- taques. Au retour de la baleinière, j'appris avec un vrai plaisir que M. Gressien avait réussi à délivrer de cap- tivité MM. Dudemaine, Jacon et Cannac. Le premier, après avoir passé la nuit chez son ami Moe-Agui, qui l'avait bien accueilli , s'en revenait avec lui vers la corvette, quand ils rencontrèrent les naturels qui fuyaient la poursuite du grand canot. Sur-le-champ Moe-Agui arracha des mains de M. Dudemaine son 133 VOYAGE ïSa;. fusil de chasse , mais lui laissa ses habits et lui promit Mai- même de le protéger contre ceux qui voudraient lui faire du mal. Du reste, il refusa de le laisser revenir * à bord et voulut le ramener chez lui , assurant que le navire avait £té pris , et que j'avais été tué. En ce mo- ment même , Tahofa passait près d'eux , et M. Dudc- maine courut à lui pour réclamer son assistance et obtenir sa liberté; le chef, furieux, ne lui fit pas d'autre réponse que de lui lancer un vigoureux coup de poing. Mais le canot approchait: les insulaires , in- timidés , se dispersèrent, et M. Dudemaine, ayant réussi à leur échapper, put rallier nos gens et se join- dre à eux pour courir après les fuyards. Au moment même de l'enlèvement du canot, Jacon avait voulu se cacher dans les broussailles ; mais les naturels, l'ayant découvert, le firent rallier, le dé- pouillèrent complètement et le contraignirent à les suivre, à force de coups et de menaces. Toutefois il ne cheminait que le plus lentement qu'il lui était pos- sible , et il était resté à la queue des fuyards ; ceux-ci , craignant d'être coupés par le canot , abandonnèrent leur proie , et Jacon recouvra sa liberté. Quant au petit Cannac, jeune homme d'une excel- lente conduite et pour lequel j'avais une estime et une affection particulières , il avait été l'un des premiers enlevé. Dépouillé comme les autres de ses vètemens , il suivait aussi par force les naturels dans leur retrait c précipitée. En apercevant M. Dudemaine, il fondit en larmes , et se jeta aux pieds des naturels pour les attendrir. Il parait qu'en ce moment Tahofa en eut Mai. DE L'ASTROLABE. 133 pitié , et , le regardant sans doute comme un enfant , 1S2 il le renvoya après lui avoir fait jeter une chemise. Cannac ne se le fit pas répéter deux fois , et courut avec M. Dudemaine vers le grand canot. Ce trait d'humanité de la part de Tahofa , dans un pareil mo- ment, me frappa singulièrement. J'en conçus de l'es- poir pour nos prisonniers, attendu que si Tahofa avait eu l'intention de les maltraiter ou de les faire périr, il n'aurait pas de son plein gré relâché l'un d'eux, au moment où il était poursuivi de si près par nos gens. Les Français qui restaient entre les mains des naturels étaient M. Faraguet et les matelots Bellanger, Grasse, Bouroul, Reboul, Fabrv, Mar- tineng et Della-Maria. Je prévis que ce serait une chose fort difficile que de les arracher aux mains d'une population de douze ou quinze milles aines , dont les guerriers étaient courageux, enlreprenans , et habitués depuis long-temps aux effets des armes à feu. Plusieurs d'entre eux savaient même manier ees armes avec adresse, et l'on comptait une soixantaine de mousquets dans l'île. Le grand canot rentra à bord à trois heures et demie, après avoir brûlé les habitations des insulaires sur Pangaï-Modou et Manima. Aucun naturel n'était resté sur ces îles , et nos matelots n'avaient éprouve'' aucune résistance. Au retour du canot seulement, nous découvrîmes que le matelot Simonet avait dé- serté pour passer chez les sauvages; et il avait dû le faire peu de temps avant le départ de Tahofa , car plusieurs personnes assurèrent l'avoir vu le long du 134 VOYAGE 1827. bord, dans la yole, au moment où elle fut expédiée Mai. 1 , au sable. Quelques-uns de nos hommes crurent l'avoir re- connu à terre couchant en joue ses propres compa- triotes. Ce qu'il y a de positif, c'est que M. Dude- maine , au moment de son entrevue avec Tahofa , vit Simonet au milieu des naturels armé d'un fusil et tout habillé, tandis que tous les autres captifs avaient été dépouillés, circonstance qui prouvait sa connivence avec les sauvages. On trouva d'ailleurs son sac der- rière un coffre et prêt à être emporté. Probablement cet homme comptait déserter dans la soirée, et notre subit appareillage l'avait décidé à hâter son évasion. Jugeant qu'il fallait sans tarder frapper de nou- veaux coups pour amener les naturels à composition , je me décidai à poursuivre sans relâche les hostilités. Lorsqu'il s'agit d'armer de nouveau le grand canot , tout l'équipage s'offrit avec ardeur pour faire partie de cette nouvelle expédition. Cet empressement me prouva combien la bravoure est naturelle au Fran- çais, quels que soient d'ailleurs sa conduite et ses principes. Certes il y avait du courage et du dévoue- ment à aller affronter des milliers de sauvages vigou- reux , résolus et bien armés , avec une vingtaine de mousquets. Mais la conduite des hommes du premier détachement m'avait prouvé qu'on ne pouvait pas compter sur la prudence des matelots qui, une fois débarqués , n'écoutaient plus la voix de leurs chefs , et se débandaient pour courir ça et là au pillage sans ordre ni précaution. DE L'ASTROLABE. 135 En conséquence, je n'armai le canot que d'officiers, de maîtres et d'officiers mariniers; en un mot, de per- sonnes sur la prudence desquelles on put compter. Comme ce détachement s'embarquait dans le canot , le caporal Richard , que je n'y avais point compris , vint me supplier de lui permettre de s'y joindre, ajoutant que ce serait le déshonorer si je ne le jugeais pas digne d'en faire partie , malgré sa qualité de chef de la garnison. Je cédai à ses instances non sans quel- que répugnance. Enfin , le canot partit sous les ordres de M. Gressien. Les instructions que j'avais données à cet officier lui enjoignaient de se porter le long de la côte, de brider toutes les maisons qu'il rencontre- rait , et de tirer sur tous les sauvages qui se présen- teraient hostilement, tout en respectant les femmes, les enfans , et même les hommes qui ne feraient point de résistance. 11 devait, au contraire, employer tous les moyens en son pouvoir pour convaincre les natu- rels que tous nos désirs ne tendaient qu'à la paix , et que la restitution des prisonniers ferait cesser toute hostilité. J'ordonnai à M. Paris, auquel le canot était confié, de ne point le quitter, et de suivre attentivement la marche du détachement le long des récifs, pour être tout prêt à favoriser sa retraite si elle devenait nécessaire. Enfin je recommandai instamment, et à plusieurs reprises, aux hommes qui composaient la troupe de débarquement, de ne jamais s'écarter les uns des autres sous quelque prétexte que ce fût , et d'opposer constamment une masse serrée aux sauvages , certain que ceux-ci n'o- 182^ Mai 136 VOYAGE 1827. seraient jamais attaquer nos gens tant qu'ils seraient MiU- réunis. Cette expédition fut conduite avec beaucoup d'or- dre et d'intelligence. Notre petit détachement mit d'abord le feu au village de Nougou-Nougou et à celui d'Oleva, composés chacun d'une trentaine de cases, puis à quelques habitations isolées , et l'on détruisit cinq ou six belles pirogues. D'épaisses colonnes de fumée s'élevèrent de cette partie de File, et annon- cèrent aux naturels les rapides effets de notre ven- n. xci. geance. Après avoir livré aux flammes le village d'Oleva, les Français s'avancèrent en colonne serrée le long de la plage vers Mafanga , tandis que le grand canot les suivait le long du récif. A mesure qu'ils appro- chaient de Mafanga , les sauvages , qui jusqu'alors avaient fui devant eux , devinrent de plus en plus nombreux, et quelques-uns, retranchés dans les fourrés du rivage , commencèrent à faire feu sur les nôtres qui restaient entièrement a découvert. Cepen- dant les Français répondaient par une mousqueterie bien nourrie; ils continuaient leur marche, et tout allait bien , quand le caporal Richard , qui s'était éloigné de quelques pas du détachement après avoir abattu un insulaire, au lieu de rallier son parti, courut imprudemment dans le fourré pour s'emparer de son ennemi. Aussitôt huit ou dix sauvages tombèrent sur Richard, lui arrachèrent son fusil, l'assommèrent *à. coups de casse-tète, et. le percèrent de coups avec sa propre baïonnette. A ses cris, nos gens coururent DE L'ASTROLABE. 1 87 à son secours , et le coq Castel abattit encore un des 182;. assaillans. Ceux-ci prirent la fuite, et Richard l'ut Mal- délivré de leurs mains ; mais il était trop tard : le malheureux était couvert de blessures, et fut porté expirant au canot. PL xcn. Notre détachement riposta encore quelque temps aux coups de feu des naturels avec beaucoup de sang- froid et d'intrépidité. Enfin M. Gressien , voyant que sa troupe restait entièrement exposée aux traits des sauvages, tandis qu'on ne pouvait leur répondre avec aucune apparence de succès, jugea très - sagement qu'il était grand temps d'opérer sa retraite. Les Fran- çais rentrèrent donc tout doucement dans le canot, à travers les balles de l'ennemi qui pleuvaient au- tour d'eux , et dont une atteignit et froissa le coude de M. Dudemaine. Il fallut sans doute un étrange hasard pour en être quitte à si bon marché. La ma- nière adroite dont un fusil à deux coups était servi et tiré du côté des sauvages, fit soupçonner à nos gens que Simonet leur avait prêté son aide. Le grand canot rentra à bord à cinq heures et demie , et je fus désolé en voyant l'état déplorable où se trouvait Richard. Du reste, cet infortuné parais- sait avoir déjà perdu toute espèce de sentiment , et il expira à huit heures du soir des suites des horribles blessures qu'il avait reçues. J'approuvai fort M. Gressien d'avoir pris le parti de la retraite; car, s'il eut différé tant soit peu, il eût fini par être enveloppé par les sauvages , et î;i plupart des hommes de son détachement auraient 138 VOYAGE 1827. succombé sous les coups de l'ennemi; ce qui eût été Mai- une perte irréparable pour V Astrolabe Le résultat de cette affaire me prouva que je devais renoncer à livrer par terre de nouveaux combats aux naturels. Dans les fourrés impénétrables qui cou- vrent une grande partie de l'île, tous nos hommes eussent péri successivement sous les traits de l'en- nemi sans lui faire aucun tort sensible. En outre , quand bien même nous eussions été victorieux , la mort d'un millier de ces perfides insulaires ne pouvait balancer à mes yeux , et dans l'intérêt de la mission , la perte d'un seul Français ; car je ne devais pas ou- blier que le but de l'expédition était scientifique et non militaire. Il me parut plus avantageux de conduire la cor- vette elle-même devant Mafanga, et de menacer d'une ruine complète cette place, objet sacré de la véné- ration des sauvages. Par là j'étais sûr de faire inter- venir l'île entière dans notre querelle; j'espérais qu'il se trouverait des chefs qui censureraient la conduite de Tahofa, et le forceraient à relâcher ses prisonniers. D'ailleurs je devais m'attendre à voir tous les insu- laires de Tonga voler à la défense de Mafanga. Déjà les lunettes nous faisaient distinguer des attroupe- mens considérables qui s'agitaient devant cette place , et la fortifiaient de leur mieux. De notre côté , nous fîmes à bord tous les prépa- ratifs de défense que commandait notre position. Les petits canons de campagne furent installés sur le gail- lard d'avant, les armes furent tenues en état, et toute DE L'ASTUOLABE. 139 la nuit des sentinelles placées dans toute letendue l82> du navire firent une garde vigilante. Une attaque nocturne de la part des insulaires nous eût été fu- neste ; heureusement ils n'osèrent pas la tenter. Au point du jour , la brise souffla avec force au S. E. , et m'obligea à différer le mouvement que je comptais opérer sur les récifs de Mafanga, mouve- ment qui devenait d'autant plus délicat à exécuter que nous étions privés des moyens de nous tirer d'em- barras si nous venions à échouer. Les charpentiers furent employés à disposer sur l'avant de la chaloupe une plate-forme pour recevoir au besoin une des pièces de campagne , précaution nécessaire dans le cas où il eût fallu faire une des- cente. Nos lunettes dirigées vers Mafanga nous prouvè- rent que les naturels avaient travaillé toute la nuit à fortifier cette place, et l'avaient déjà mise dans un état de défense respectable. Tandis que nous admirions l'in- telligence et l'activité de nos sauvages ennemis , nous aperçûmes tout-à-coup, entre la cote de la grande terre et le navire , une petite pirogue manœuvrée par deux hommes , au milieu desquels un troisième semblait immobile. Il ventait assez fort, et la houle empêchait les deux hommes qui pagayaient de diriger leur frêle embarcation comme ils l'auraient voulu. Tantôt elle semblait gouverner sur la corvette, tantôt elle parais- sait rallier la terre. Celte manœuvre nïayant paru équivoque, je don- nai l'ordre au grand canot de courir sur ces hommes , Mai 1 10 VOYAGE !827. et de les amener à bord . Celle opération lui bientôt exécutée; au retour du canot, nous reconnûmes tous avec une joie extrême que la pirogue en question portait M. Faraguet, que ramenaient l'Anglais Sin- gleton et le Suédois Thom. Quand M. Faraguet eut reçu les félicitations sin- cères de chacun de nous , sur son heureux retour a bord, il nous donna les détails suivans. L'enlèvement du canot et des hommes qui le montaient avail été en- tièrement dirigé par Tahofa, et exécuté par ses guer- riers. M. Faraguet était cependant tombé au pouvoir de Touï-Hala , fils d'un guerrier de Fidgi et d'une sœur de Palou. A cela près des violences du premier moment, ce chef n'avait eu que de bons procédés pour son captif, et lui avait même restitué une partie de ses hardes dont il s'était d'abord emparé. Quand ils arrivèrent à Moua, ils rencontrèrent Singleton qui conduisit M. Faraguet chez Palou ; celui-ci lui fit beau- coup d'amitiés , et employa tous les moyens de per- suasion pour déterminer M. Faraguet à demeurer avec lui, affirmant que l' Jstro la be était tombée au pouvoir de Tahofa , qui y avait mis le feu et m'avait tué. Pour preuve de ce qu'il avançait, Palou montrait les colonnes de fumée qui s'élevaient en ce moment même des villages incendiés par les Français. Toute la soirée, ce chef s'efforça d'amener son prisonnier à céder à ses désirs ; mais , voyant que celui-ci résistait à toutes ses prières , il lui promit de le reconduire à bord le jour suivant, et l'envoya coucher dans l'ap- partement de Singleton. DE L'ASTROLABE. 141 Le lendemain , Palou, après avoir inutilement réi- 1827. téré ses instances auprès de son captif, le fît escorter MaK de ses guerriers, et l'amena lui-même à Mafanga où se trouvaient déjà Tahofa et plusieurs autres chefs à la tête de leurs combattans. Il y eut un grand kava dontToubo fut le président, et où M. Faraguet prit place près de Palou. Là on discuta assez long-temps et avec chaleur. On demanda de nouveau à M. Fara- guet s'il voulait retourner à bord ; sur sa réponse af- firmative, il y eut de longs débats à la suite desquels il fut enfin arrêté que M. Faraguet serait reconduit à bord de l' Astrolabe. Mais aucun naturel n'osa se charger de cette mission, et elle fut confiée aux deux Européens. Avant de laisser partir M. Faraguet, Pa- lou lui lit à plusieurs reprises la recommandation sui- vante en propres termes : « Speak cap tain give koala Palou , — parle au capitaine pour qu'il donne des col- liers à Palou. » Car il faut savoir que ce brave chef était fort avide de ces ornemens; et, quoiqu'il en eût reçu tant de moi que des officiers une grande quantité, sa cupidité en réclamait sans cesse de nouveaux. Dans un pareil moment , il était plaisant de voir ce grave et puissant egui se recommander à ma généro- sité pour de pareilles babioles. Les matelots Grasse et Fabry étaient aussi échus en partage à Palou, et avaient été également conduits à Mafanga, où M. Fa- raguet avait pu les voir. Singlelon , que j'interrogeai ensuite , me confirma que Tahofa seul et ses principaux mata -boulais avaient dirigé l'attentat commis contre les Français. 142 VOYAGE l827. Palou et les autres chefs de Tonga y étaient restés to- Mai. talement étrangers. Dans un conseil du matin, ils avaient même improuvé la conduite de Tahofa , et avaient émis le vœu que les prisonniers fussent remis entre mes mains. Mais Tahofa s'y était vivement op- posé; et la crainte qu'il inspirait retenant les autres chefs , il avait été arrêté, par manière d'arrangement, qu'on me renverrait les prisonniers qui ne voudraient pas rester à Tonga-Tabou , mais qu'on garderait les autres. Singleton m'assura du reste qu'on n'avait fait aucun mal à nos hommes , et qu'on avait donné l'or- dre de les faire tous rejoindre h Mafanga. J'exprimai vivement mon indignation contre la con- duite perfide et déloyale des naturels , et surtout contre l'infâme trahison de Tahofa , qui avait été cons- tamment comblé d'amitiés et de présens à bord. L'Anglais répondit que la conduite de Tahofa était en effet très-coupable, mais que ce chef n'avait pas pu résister à la tentation de posséder quelques Euro- péens à son service. Tous les chefs le blâmaient vive- ment, Palou surtout qui paraissait désolé de ce qui était arrivé. Mais tout en redoutant la puissance de Tahofa et ses desseins ambitieux , personne ne se sen- tait de force à s'opposer à lui. A cela je répondis que je pardonnais volontiers à Palou et aux autres chefs , que ma vengeance serait uniquement dirigée contre Tahofa, et je priai Singleton d'insinuer à ses rivaux que, s'ils voulaient s'unir à moi, je leur promettais mon assistance pour écraser Tahofa et délivrer leur île de ce chef turbulent. DE L'ASTROLABE. 143 J'appris que les naturels tremblaient surtout que je 1827, ne dirigeasse mes efforts sur Mafanga , et que je ne Mai- vinsse à profaner ce sanctuaire de leur île. Singleton me fit observer qu'en un pareil cas la population tout entière se soulèverait pour voler à la défense de Ma- fanga ; qu'en ce moment plus de deux mille guerriers se trouvaient déjà rassemblés dans son enceinte , et qu'il en arrivait à chaque instant de toutes les parties de Tonga-Tabou. . Je répondis à Singleton que j'allais pourtant être réduit à prendre ce parti, attendu que je ne pouvais songer à aller attaquer Tahofa dans sa résidence à Bea ; que j'allais m'embosser devant Mafanga pour canonner celte place , et que je ne la quitterais qu'a- près l'avoir complètement ruinée. J'ajoutai que j'avais à bord six mille livres de poudre et quinze mille bou- lets; que quand tout cela serait consommé, j'irais sur la côte du Pérou où les Français ont une division na- a vale, et que je ramènerais avec moi deux frégates pour exterminer tous les habitans de Tonga. Kn même temps, comme je ne pouvais m'empècber de con- server des doutes sur la sincérité des sentimens de Singleton, et que je pouvais le considérer comme un espion des insulaires , envoyé pour examiner mes moyens de défense, je lui fis voir en détail tous mes préparatifs de combat, et je lui déclarai que dès le jour suivant , si je n'avais point reçu tous les prisonniers sans exception, la corvette serait devant Mafanga, et que la canonnade commencerait. Singleton me pria instamment de suspendre au 1H VOYAGE 182-5. moins les hostilités pour la journée, affirmant qu'il • allait faire en sorte de déterminer les naturels à me renvoyer tous les captifs, et qu'il allait surtout user de son influence sur Palou et Toubo pour vaincre l'opi- niâtreté de Tahofa. Je lui donnai ma parole qu'aucun acte de violence ne serait commis de mon côté; que je ne m'étais porté à ceux qui avaient eu lieu qu'avec une extrême répugnance , et parce que c'était l'unique moyen d'amener les naturels à faire des propositions de paix. Singleton convint que c'était en effet la seule voie pour arriver à ce but : l'incendie des villages et l'engagement de la veille au soir avaient épouvanté la plupart des chefs ; deux ou trois naturels avaient été tués et plusieurs avaient reçu des blessures graves. Cependant la mort de notre caporal , et l'acquisition de son fusil , qui était resté entre leurs mains , les avait un peu consolés de cet échec. Ceux qui avaient pris part à cette affaire s'empressèrent de publier qu'un des officiers avait été tué , et qu'un midshipman avait été gravement blessé, faisant allusion à l'égratignurc qu'avait reçue M. Dudemaine. Tahofa, pour encou- rager ses guerriers , leur promettait le pillage de la corvette , assurant avec audace qu'elle allait bientôt tomber entre leurs mains. Au moment où Singleton allait nous quitter, vers une heure après midi , le détachement, en armes par- tait pour enterrer le caporal avec les honneurs de la guerre sur l'île Pangaï-Modou. Ayant demandé h Sin- gleton si la tombe de Richard ne serait point exposée à être profanée par les naturels après notre départ , il DE L'ASTROLABE. 145 m'assura qu'à cet égard je ne devais avoir aucune in- 1S27. quiétude. Les habitans de Tonga portaient le plus Mai- grand respect aux tombeaux et même à ceux de leurs ennemis. Il me suffirait de signaler sa place par une croix ou telle autre marque , et personne n'en appro- cherait jamais. Le caporal Richard fut enterré sur la pointe de Pangaï-Modou , à quarante pas du bord de la mer, un peu à l'est de l'endroit où notre observatoire avait été établi. Une médaille en bronze, de l'expédition , fut suspendue à son cou , et chacun de nous donna une larme à la mémoire de notre infortuné compagnon. Lorsque le canot fut de retour à bord, devant l'é- quipage rassemblé sur le gaillard d'arrière, je pro- clamai Delanoy (Victor) , caporal en remplacement de Richard. Ce jeune militaire méritait à tous égards cette distinction par son excellente conduite, et le bel exemple qu'il avait constamment montré à ses camarades t. Je profitai de cette occasion pour adresser à tous les hommes de l'équipage une courte allocution dans laquelle je les exhortai à se montrer fermes à leur poste, et à bien faire leur devoir, quels que fussent les événemens. 1 Le brave Delanoy est une des trois- personnes de l'équipage de ¥ Astro- labe pour qui j'ai vainement sollicité une décoration depuis plus de trois ans. Cependant j'ai toujours cru, et je crois encore, que les fatigues, les pri va- lions et les dangers sans nombre, et peut-être sans exemple, endurés par tous ceux qui ont fait la campagne de l'Astrolabe, méritaient qu'on prêtât un peu plus d'attention à mes justes réclamations en faveur de mes compagnons de voyage. TOME IV. lO 1 46 VOYAGE 1827. A quatre heures et demie , nous vîmes une pirogue Mai- qui s'approchait du navire avec trois Anglais , et peu après un quatrième se montrait sur la pointe de Pan- gaï-Modou. Un canot du bord fut envoyé pour le prendre. Ces gens , dont deux étaient le charpentier et le forgeron des missionnaires, m'apportaient des lettres de M. Thomas, écrites à peu de distance l'une de l'autre. Le porteur de la première était venu par terre , aucun naturel n'ayant osé l'amener à bord , et c'était lui qui avait paru sur Pangaï-Modou. M. Thomas me mandait que les naturels se repen- taient de leur perfidie à mon égard ; qu'ils craignaient que je ne voulusse détruire leurs faï-tokas ( tom- beaux) à Mafanga, et qu'ils avaient eu recours aux missionnaires pour les prier d'intercéder en leur fa- veur près de moi. En conséquence, il me priait de suspendre les hostilités, et me promettait, au nom des chefs , que les prisonniers seraient immédiate- ment remis au canot qui irait les chercher à Mafanga. Dans ma réponse à M. Thomas , je lui peignis la conduite infâme de Tahofa qui avait payé de la plus noire ingratitude et de la plus atroce perfidie toutes les bontés que nous avions eues pour lui ; j'ajoutais qu'il méritait tout le poids de notre vengeance, mais que je consentais cependant à tout oublier, et même à quitter sur-le-champ File aussitôt que tous les Français se- raient rendus à leur navire. J'insistais sur le mot tous, alléguant qu'il ne devait point y avoir d'exception , attendu que j'étais responsable de leurs personnes en- vers mon gouvernement. Si les naturels ne souseri- DE L'ASTROLABE. HT vaient point à cette condition , j'étais résolu à ne point quitter Tonga-Tabou sans avoir détruit Mafanga de Mai. tond en comble. Je parlai dans le même sens aux Anglais , et les priai de faire part aux insulaires de ma dernière réso- lution. L'un d'eux voulant me faire des représen- tations sur les forces supérieures des naturels et sur les grands dangers que j'allais courir en m'approchant des récifs de Mafanga , je lui répondis d'un ton bref et péremptoire que ma volonté était invariable , et que les sauvages devaient rendre tous leurs prison- niers, ou s'attendre avoir Mafanga réduit en pous- sière. Puis, sous prétexte qu'il était tard, je m'em- pressai de les congédier, ayant remarqué que leurs discours produisaient une impression fâcheuse sur les hommes de l'équipage. Toute la nuit on fit bonne gardé'; mais elle se passa tranquillement. Les naturels ne concevaient pas même la possibilité de nous attaquer à bord. N'ayant reçu aucune nouvelle de nos prisonniers, ,5, et ne voyant les naturels faire aucun mouvement qui annonçât l'intention de les rendre, à sept heures du matin les huniers furent bordés, l'ancre dérapée , et nous cinglâmes vers Mafanga, sous les huniers seule- ment. Le grand canot marchait devant la corvette, sous les ordres de M. Lottin , pour éclairer notre route. Comme la marée haute ne nous permettait point de distinguer l'acore du brisant , à sept heures quarante minutes , je laissai retomber l'ancre devant Mafanga, à un quart de mille du rivage et à une 10* Ii8 VOYAGE 1827. encablure des coraux. A huit heures et demie, la Mai- chaloupe fut mise à la mer pour aider à nous rappro- cher des récifs. A l'instant même où nous avions laissé tomber l'ancre, nous avions hissé notre grande enseigne en l'appuyant d'un coup de canon. Peu après , plusieurs pavillons blancs furent successivement plantés au bout de longues perches sur le rivage, et je suppose que chaque chef arbora le sien. Le blanc ayant été de tout temps l'emblème de la paix chez les habitans de la mer du Sud , je supposai que ceux de Tonga vou- laient par là nous témoigner leurs intentions paci- fiques. Pour fixer mes doutes, j'expédiai le grand canot, sous l'es ordres de M. Guilbert, vers le bord du récif, avec pavillon en tête du mât. Le canot était bien armé ; mais M. Guilbert avait l'ordre de ne tirer qu'un coup d'espin^ole en se retirant , si sa démarche était inutile, et seulement pour essayer la portée de nos armes. Il lui était aussi recommandé de sonder l'approche du récif. Au lieu des simples palissades de bambou qui l'en- touraient de toutes parts , le village de Mafanga pré- sentait maintenant une suite de remparts en sable très-bien entendus, et qui suffisaient pour amortir l'effet de notre artillerie. Tout à l'entour, et au pied de ces remparts , régnait un fossé de quatre ou cinq pieds de profondeur, où se tenaient plusieurs cen- taines de guerriers tout-à-fait à l'abri de nos boulets. L'entrée principale du village, au milieu de laquelle s'élevait un immense figuier, était restée libre; mais DE L'ASTUOLABE. 119 un fossé profond avait aussi été creusé autour de 1827. l'arbre, et contenait une troupe considérable d'hom- INÎai- mes armés. Une espèce de bastion se trouvait immé- diatement à gauche de cette entrée, et nos lunettes nous firent bientôt découvrir que quatre ou cinq de nos hommes étaient renfermés dans ce bastion. Comme le canot approchait de terre, Martinèng fut relâché par les naturels ; il s'avança au bord de la mer, et entra même dans l'eau jusqu'à une certaine distance : puis il cria au canot que les naturels étaieni disposés à rendre les prisonniers ; mais qu'il lallaii pour cela que l'officier descendit à terre sans armes, et accompagné seulement d'un ou deux hommes, pour terminer cette affaire avec les chefs. Déj;i M. Guilbert s'apprêtait à souscrire à cette condition et se disposait à descendre sur le récif, quand un coup de fusil partit du rempart à droite de l'arbre, cl la balle vint percer de part en part les deux bords du canot en passant pour ainsi dire entre les jambes des matelots. Ce trait de perfidie me dévoila les in- tentions des sauvages, et je hélai à M. Guilbert de s'éloigner. Comme il exécutait cet ordre , un second coup de fusil lui fut adressé. Sans doute cette arme devait être un fusil de rempart ou une forte carabine, car elle avait une portée extraordinaire, comme nous le reconnûmes plus tard par les balles qui arrivaient jusqu'à bord et nous dépassaient même quelquefois considérablement. Cependant Martinèng était rentré dans l'enclos pour quitter ses vêtemens , puis il était revenu dan^ 1 50 VOYAGE 1827. l'eau, où il s'était avancé beaucoup plus que la pre- Mai- mière fois. Mais les insulaires lui adressèrent un coup de fusil qui le fit revenir sur le rivage , d'où il cria au canot de retourner à bord et de ne point tirer ; qu'au- trement il serait massacré par les sauvages , ainsi que tous ses camarades. M. Guilbert revint h bord sans avoir tiré un seul coup, et j'approuvai sa conduite. Désormais il était évident que les astucieux sauvages voulaient attirer nos hommes dans un piège , pour en massacrer le plus qu'ils pourraient et me dégoûter de toute tenta- tive ultérieure. Leur précipitation seule avait fait échouer leur stratagème; et sans le coup de fusil trop tôt tiré, il est probable que M. Guilbert et ceux qui l'auraient accompagné seraient tombés en leur pou- voir. Sans doute le moment était arrivé d'avoir re- cours aux moyens extrêmes , et peut-être eussé-je dû m'y résoudre sur-le-champ. Toutefois, pour éviter tout reproche de violence et de précipitation , je réso- lus d'attendre jusqu'au lendemain et de laisser encore la nuit aux réflexions des naturels. M. Guilbert s'était assuré que la corvette pouvait sans danger accoster de très-près les récifs ; la marée était basse, et l'acore des brisans était maintenant très-visible. En conséquence , cet officier retourna dans la chaloupe mouiller la grosse ancre, qui n'avait qu'une patte, à deux encablures dans le S. S. O. , par treize brasses. La première ancre fut dérapée , et nous nous hâlames sur l'ancre à une patte. Cette manœuvre , exéculée avec de grosses ancres et des DE L'ASTROLABE. loi grelins à demi usés ou rongés par les coraux , fut 1827. longue et pénible, car les aussières, les orins et les Mai- serre-bosses manquaient à chaque instant. Toutefois, à force de soins et de fatigues, sur les cinq heures du soir, nous nous trouvâmes mouillés à peu de dislance du brisant et à bonne portée de caronade de Mafanga. Comme de coutume, à six heures du soir, le coup de canon de retraite fut tiré , et les naturels y ré- pondirent par un coup de carabine dont la balle vint siffler au travers du gréement. Pour la nuit, l'appel fut fait aux postes de combat, les fanaux furent tenus allumés, et tout fut prêt pour le cas d'attaque. Le grand canot et la chaloupe furent amarrés le long du bord avec des chaînes en fer. La brise du S. S. E. fut généralement faible; mais par intervalles il pas- sait des rafales plus fraîches, et qui nous obligèrent à filer quelques brasses de la chaîne. Dans la position où nous nous trouvions, nous 16. étions à portée de voix avec les hommes placés au bord du rivage. Dès six heures du matin , le matelot Martineng reparut sur la plage , et nous héla d'en- vover un canot à terre avec un ofïicier. Je lui fis ré- pondre que, si les naturels avaient réellement envie de rendre les prisonniers , ils pouvaient les renvoyer dans une pirogue , ou même se contenter de les laisser revenir à la nage à bord ; qu'aussitôt la paix serait faite. Martineng renouvela la demande d'envoyer un officier à terre sans armes ; je lui déclarai que je voulais parler à Singleton, et que cet Anglais eût à Mai 152 VOYAGE 1827. se montrer avec lui : mais il me répondit que Sin- gleton était aussi retenu par les insulaires, et qu'il ne pouvait point paraître. J'étais convaincu que les naturels n'avaient d'autre but que de nous tendre un piège pour tuer quelques- uns de nos hommes. Aussi je me gardai bien d'y donner. L'ancre à une patte fut sur-le-champ élongée dans le S. S. E. et mouillée par douze brasses; de sorte qu'en virant dessus , nous nous rapprochâmes encore de Mafanga de près d'une demi-encablure. A dix heures, au moyen d'une embossure, nous pré- sentions le travers de tribord à Mafanga, dont nous n'étions pas éloignés alors de plus de cent cinquante toises. Six de nos prisonniers se montrèrent sur la plage, et nous hélèrent de nouveau d'envoyer à terre un officier et quelques hommes sans armes. Mais les fusils , les baïonnettes et les lances des natu- rels se montraient avec leurs tètes au-dessus des pa- lissades , et faisaient voir clairement que cette démar- che couvrait un piège assez grossier. Las enfin de voir toutes les voies de douceur échouer contre l'obstination des sauvages , à dix heures dix minutes , je réunis dans ma chambre tous les officiers, commandans de quarts; après leur avoir exposé l'inutilité de mes efforts pour en venir à des moyens de conciliation , je leur déclarai que j'étais décidé à commencer immédiatement le feu, si leur opinion était d'accord avec la mienne. Cela fait, cha- cun d'eux émit son opinion , en commençant par le plus jeune, M. Paris, et en finissant par le com- DE L'ASTROLABE. 153 mandant en second de l'expédition, M. .lacquinol. 1827. J'eus la satisfaction de les voir tous se ranger à mon Mnl* avis, quelques-uns même exprimèrent le regret qu'on eût aussi long-temps attendu. En cela, ceux-ci par- tageaient certainement mon intime conviction ; mais je le répète , j'avais cru qu'il valait mieux pécher par un peu de lenteur, que d'encourir le reproche d'une précipitation qui , aux yeux de quelques personnes , eût pu être taxée d'une injuste sévérité. A dix heures et demie le feu commença, et le pre- mier boulet coupa en deux une des grosses branches du figuier de l'entrée. Les naturels postés au-dessous se levèrent précipitamment et s'enfuirent en poussant de grands cris qui étaient répétés par les délachemens placés sur les divers points de Mafanga. Ces cris aigus et perçans , sortis des épais et sombres bocages que dominaient les cimes élégantes de plusieurs centaines de palmiers, produisirent un effet bizarre et lugubre. On eût dit que les âmes des morts qui reposaient dans ces lieux venaient de se réveiller pour se plain- dre de voir leur dernier asile profané. Pi. xcni. Du reste, aux coups suivans, les naturels gardè- rent un profond silence. La hauteur et l'épaisseur de leurs remparts suffisaient pour garantir l'intérieur du village de l'atteinte de nos boulets ; quelques-uns seulement , en rencontrant les troncs des cocotiers et les charpentes des plus hautes cabanes qu'ils met- taient en pièces , produisaient un grand fracas accom- pagné de quelque dommage. Mais nos efforts contre les palissades devinrent inutiles. Les sauvages s'ac- 1,54 VOYAGE 1827. coulumèrent si bien à l'effet de notre artillerie, qu'aus- si- sitôt le coup parti ils se levaient quelquefois pour aller chercher ceux des boulets qui s'enterraient dans le sable des fortifications. Dès le premier coup de canon, nos hommes avaient disparu. Cela me confirma dans l'idée que les naturels n'avaient pas l'intention de leur faire de mal , et qu'ils tenaient seulement à les conserver à leur service. Depuis dix heures et demie jusqu'à onze heures et demie , trente coups de caronade furent successive- ment tirés , dont quelques-uns à mitraille. Les natu- rels répondirent par quelques coups de mousqueton, et certaines balles passèrent pardessus le navire. Les amarrages des bragues, usés sans doute par l'hu- midité, avaient presque tous manqué , et l'on fut obligé de cesser le feu pour les réparer; de leur côté, les insulaires profitèrent de cette suspension pour fortifier leurs remparts. Après le dîner de l'équipage , la chaloupe , sous les ordres de M. Guilbert et armée de deux espingoles, est allée mouiller notre ancre de poste dans le S. S. E. : puis nous avons viré dessus , en filant de la petite chaîne. La chaloupe , pendant cette opération , a reçu plusieurs coups de fusil , dont aucune balle n'a heu- reusement fait de mal , et elle a répondu par deux coups d'espingole. A deux heures , nous étions défi- nitivement affourchés fort près du récif, avec soixante- dix sept brasses de la petite chaîne et vingt-cinq de la grosse. IN ous avons fait de nouveau embossure et présenté le travers au village. DE L'ASTROLABE. 155 Le feu a recommencé, et les mitrailles pointées l82„ avec soin ont très - bien porté. A la première dé- Mai. charge , qui est tombée sans doute sur le gros de la troupe , les naturels ont poussé de grands cris , en agitant un grand nombre de morceaux d'étoffe. Nous avons pris ce signal pour un défi , car il n'a été suivi du reste d'aucun mouvement qui annonçât le désir de parlementer. Vingt-quatre coups ont encore été tirés à des intervalles de quelques minutes entre chacun d'eux, douze à boulet et douze à mitraille. En général, les coups à mitraille étaient suivis de cris redou- blés , tandis qu'un profond silence accompagnait les boulets. A quatre heures , les amarrages avaient encore manqué, et il fallait s'occuper de les refaire, ainsi que de remplacer l'apprêté consommé. Le brave Reynaud, notre maître canonnier , qui avait pointé presque tous les coups qui furent tirés dans la journée , ne cessa de déployer une activité et une intelligence qui lui (irent beaucoup d'honneur. Au coucher du soleil , les naturels firent sur la corvette une décharge de douze coups de fusil, et pour le coup de retraite nous dirigeâmes sur le village un coup de canon à mitraille. La surveillance la plus active fut observée durant toute la nuit ; elle était d'au- tant plus nécessaire qu'à marée basse les naturels pouvaient s'approchera pied sec sur le récif, à moins de vingt toises de la corvette. Pour peu qu'ils eussent été entreprenans , ils pouvaient hasarder une attaque de nuit qui nous eut été funeste. 156 VOYAGE 1S27. La canonnade de la journée n'a point produit l'effet Mai- que j'attendais : garantis par leurs remparts , les sau- vages peuvent braver mes menaces. Désormais mon unique espérance est de lasser la patience de ces in- sulaires , surtout de voir la division naître parmi les chefs de l'île, et amener la restitution des prison- niers. Toute la nuit on a entendu les naturels abattre des arbres pour fortifier leurs retranchemens et ré- parer les brèches faites dans la journée. 17. En effet, au point du jour, nous avons reconnu que de grands travaux avaient eu lieu durant la nuit ; d'énormes tronçons de cocotiers , des bananiers en- tiers avaient été entassés les uns sur les autres , pour exhausser les remparts et même en faire un double rang sur certains points. L'activité de ces sauvages était prodigieuse , et les fossés étaient gardés jour et nuit par des centaines de guerriers armés , tout prêts à s'opposer à une descente. A six heures, comme pour nous saluer, ils nous envoyèrent un coup de mousqueton. Le ciel était très-couvert et il tombait une petite pluie continuelle. A neuf heures, M. Guilbert alla dans la chaloupe déraper l'ancre du large , et la re- porta à quatre-vingts brasses plus près du récif. Tant que dura cette manœuvre , les naturels ne cessèrent de tirer des coups de fusil sur la chaloupe, tandis que du bord nous leur adressions de temps en temps quelques paquets de mitraille , pour les empêcher de s'approcher trop du rivage , où ils eussent pu ajus- ter leurs coups avec plus de succès. DE L'ASTROLABE. 157 Nous réussîmes enfin à nous amarrer du côté du 1827. large avec quarante brasses de la grosse chaîne , aux- Mau quelles nous avions ajouté quarante brasses de gre- lin , et du côté du récif avec trente brasses de la pe- tite chaîne; mais le temps ayant beaucoup empiré, la pluie redoubla et le vent souffla très-frais à l'E. N. E. avec des rafales. Aussitôt que l'équipage eut dîné , je me vis contraint de filer quarante-cinq brasses de la petite chaîne, pour reprendre à la bitte le bout de la grosse , et nous prémunir contre les effets du mauvais temps. Dans toute la journée , je ne fis tirer que dix-sept coups de canon , dont six à mitraille, et à longs inter- valles les uns des autres. Par là mon but était de tenir les sauvages sur un qui-vive continuel ; et quelque in- commode quelle fût pour nous-mêmes , la pluie qui tombait ne laissait pas que de me favoriser dans ce projet , car il n'est rien que ces hommes supportent avec plus de répugnance. On concevra sans peine cette aversion de leur part pour la pluie , en songeant à la nature de leurs étoffes , la plupart composées d'une substance papyracée qui ne peut en aucune ma- nière les protéger contre des averses un peu pro- longées. Vers cinq heures et demie du soir, nous avons la consolation de revoir cinq ou six de nos hommes ; ils sont toujours cantonnés dans le hangar à gauche du grand figuier. On les voit même de temps en temps sortir de leur bastion pour aller causer avec les guer- riers postés autour de cet arbre. 158 VOYAGE 1827. Qes saUvages montrent une obstination singulière Mai. à garder leurs prisonniers. Je ne puis me dissimuler que , fermes à leurs postes respectifs , ils déploient un courage extraordinaire à y attendre l'effet de nos boulets et de notre mitraille. S'ils combattaient pour une meilleure cause , je ne pourrais m'empêcher d'ad- mirer leur constance. D'ailleurs si je dois m'en rap- porter à certaines déclarations , la plupart des hom- mes qui m'ont été enlevés auraient eu le projet de dé- serter : Fabry et Bellanger seuls étaient parfaitement étrangers à ces coupables desseins. Il en résulte natu- rellement que ce sont les seuls dont le sort me pa- raisse digne d'intérêt. Si le bruit dont je viens de parler était fondé, la conduite de Tahofa serait moins odieuse, puisqu'elle n'aurait pour objet que de s'assurer la pos- session d'hommes qui se seraient, pour ainsi dire, donnés à lui. Toute la nuit il a tombé de la pluie , et le vent a soufflé au N. E. et à l'E. N. E. par rafales. Les na- turels ont encore travaillé à abattre beaucoup d'arbres. 18. Vers sept heures et demie du matin, nous avons tous reconnu très-distinctement, au bord de la mer, et à trois cents pas environ à l'E. des remparts de Mafanga , deux de nos hommes , Fabry et Bellanger. Le premier paraissait grièvement blessé à la jambe droite , et ne marchait qu'avec peine ; Bellanger lui aida à laver et panser sa plaie , puis ils allèrent s'as- seoir sous des arbres du rivage. Au premier aspect , ils semblaient être libres , et personne ne se montrait auprès d'eux ; mais la lunette nous permettait de dé- DE L'ASTROLABE. 159 couvrir au travers des fourrés plusieurs hommes ar- 1827 mes qui surveillaient attentivement toutes leurs ac- Ma1, lions. Il mêlait facile de comprendre que les naturels voulaient par là nous tendre un nouveau piège; ils comptaient trouver l'occasion de nous tuer du monde si je tentais d'envoyer un canot pour reprendre ces deux matelots ; mais je ne fis pas le moindre mou- vement. Le ciel s'est chargé de plus en plus ; la pluie a tombé par torrens , et le vent a soufflé bon frais à l'E. , avec d'assez fortes rafales. Il a fallu délalinguer la partie de la grosse chaîne qui se trouvait sur l'ancre de bâbord pour la rajuster avec celle de tribord , et étalinguer à sa place la grande touée, afin de nous pro- curer les moyens de filer de nos amarres. Nous n'avons pas envoyé un seul coup de canon , et nous nous sommes contentés de tirer de temps en temps quelques coups de fusil pour tenir les naturels en haleine. Aujourd'hui ils ont constamment observé un profond silence, et Ton ne peut douter que la pluie violente qui n'a cessé de leur battre les épaules , n'ait beaucoup refroidi leur ardeur guerrière. A six heures, le coup de canon de retraite a été tiré à mitraille sur Mafanga. Notre position est devenue plus critique que ja- mais; si nos ancres venaient à manquer, nous serions jetés sur les récifs , et là notre destruction serait iné- vitable; nous serions en un instant enveloppés par des milliers de barbares acharnés à notre perte. Aussi je 1 60 VOYAGE 1827. vois l'anxiété peinte sur toutes les figures de l'équi- Mai- page ; ces hommes qui , les jours passés encore , cou- raient avec ardeur au combat , et eussent bravé des centaines de naturels, pâlissent à l'aspect du danger qui nous menace , et semblent me reprocher tacite- ment mon imprudence et mon obstination. Quelques membres même de l'état-major, en tout autre temps si calmes , si dévoués , si intrépides , ne paraissent en- visager qu'avec inquiétude et consternation notre po- sition actuelle près des récifs de Mafanga. Tant il est vrai qu'il faut un tout autre courage pour attendre de sang-froid une catastrophe contre laquelle il est im- possible de lutter , que pour se jeter les armes à la main à travers les plus grands périls ! . .. Dans la soirée, M. Lottin m'a communiqué l'avis que plusieurs hommes de l'équipage n'attendent que l'instant favorable pour enlever une embarcation et se réunir à ceux de leurs camarades qui se trouvent déjà parmi les sauvages. J'ai remonté à la source de cet avis , et j'ai vu qu'il n'était malheureusement que trop fondé. Comme je l'avais signifié aux sauvages , mon intention était effectivement de rester devant Mafanga, et de les canonner jusqu'à ce qu'ils consentissent à me renvoyer les prisonniers. Mais la conviction que je viens d'acquérir des mauvaises dispositions de l'équi- page , me contraint à modifier cette résolution. Je suis décidé à passer seulement devant Mafanga la journée de demain : si après-demain matin le vent est bon , et que les insulaires ne m'aient fait aucune proposi- tion, je remettrai à la voile, quoi qu'il m'en coûte, pour DE L'ASTROLABE. 161 ne pas exposer plus long- temps l'expédition à sa ruine l8 complète. Mai. Ce n'est pas que je craigne de tomber au pouvoir des sauvages , mes mesures sont prises pour éviter cette humiliation. Au moment où la corvette sera en- vahie par ces barbares , et lorsque tout espoir de ré- sister avec quelque succès sera anéanti , j'ai pris la ré- solution de faire sauter le bâtiment. M. Dudemaine a reçu mes instructions à cet égard , et je compte assez sur son courage et sa haine pour nos ennemis pour être certain qu'il les exécutera fidèlement. Mon inten- tion n'est pas de donner cette détermination de ma part comme un trait de bravoure ni de dévouement. En effet , je suis réservé à une mort certaine et cruelle de la part des sauvages : je n'aurai d'autre mérite que d'échanger cette perspective contre une tin plus rapide et plus douce en sautant avec l'Astrolabe. Mais en terminant ainsi ma carrière , j'aurai du moins la con- solation de donner une leçon sévère aux perfides in- sulaires de Tonga-Tabou , et de soustraire en un ins- tant aux regrets et aux réflexions des navigateurs futurs les tristes débris de notre brillante expédition. La nuit a été détestable ; obscurité complète , pluie à verse et fortes rafales d'E. et E. S. E. A deux heures nous avons filé de la grosse chaîne pour mieux assurer notre tenue. A sept heures et demie du matin, les matelots Fa- bry et Bellanger ont encore paru quelques instans sur la plage. Peu après , le pavillon blanc qui avait été enlevé par les naturels , aux prenjiers coups de canon TOME IV. ! i r9- 1G2 VOYAGE lS27- de notre part, a été relevé. Du reste les guerriers se tiennent toujours à leurs postes dans les fossés et les retranchemens , bien qu'ils se montrent rarement. Sur les neuf heures et demie , une pirogue a paru près de la plage entre Mafanga et Nioukou-Lafa; trois Anglais semblaient vouloir la traîner du coté de Ma- fanga. Contrariés par la force du vent , ils l'ont enfin abandonnée , et se sont retirés avec un groupe de na- turels sur Nioukou-Lafa. Le vent a continué à souffler avec beaucoup de force à l'E. S. E. , accompagné de violentes rafales et d'une pluie continuelle. Le mauvais temps nous a em- pêchés de recommencer la canonnade. A trois heures après midi une petite pirogue , con- duite par Martineng , a débordé de la plage vis-à-vis de Mafanga ; comme ce marin ne pouvait seul gouverner l'embarcation , un naturel lui a prêté la main jusqu'à une certaine distance de terre ; puis il s'est jeté à la nage et a laissé Martineng seul venir à bord. Ce matelot a déclaré qu'il était envoyé au nom de Tahofa pour m'annoncer que tous les hommes de l' Astrolabe allaient m'être renvoyés incessamment, pourvu que je promisse de ne plus tirer sur Mafanga. Martineng nous a appris que cette décision n'a été prise que la nuit dernière, après de longues et fré- quentes conférences entre les chefs où les prisonniers ont été successivement amenés et interrogés. Du reste les naturels ne leur avaient fait aucun mal. Les meil- leurs guerriers de File, au nombre de trois mille , se trouvaient en ce moment rassemblés à Mafanga avec DE L'ASTROLABE. 163 d'immenses provisions de flèehes , de lances , de casse- 1827. tètes et même de fusils. Les naturels avaient creusé MaK une quantité de fossés et de chausse-lrapes en travers de la place , et avaient abattu une foule de cocotiers , de bananiers et d'autres arbres pour former des bar- ricades sur les divers points de Mafanga. Il paraît que notre artillerie aurait fait peu de mal aux naturels, cl Martineng n'a eu connaissance que d'un seul homme tué avant-hier par le coup de canon de retraite tiré à mitraille. Comme Martineng était un des hommes dont les intentions m'étaient le plus suspectes, je ne voulus point le laisser communiquer avec le reste de l'équi- page dans la crainte que ses rapports ne produisissent un mauvais effet sur l'esprit de ses camarades. Je ne lui donnai que le temps de prendre un verre de vin et une poignée de tabac , puis je le fis reconduire sur-le- champ à terre avec la pirogue, après lui avoir dicté ma réponse à Tahofa. C'était de déclarer simple- ment à ce chef que du moment où les prisonniers se- raient rendus à leur bord , toute hostilité cesserait de notre part, et que je quitterais même File sans délai. A peine Martineng eut-il mis les pieds à terre , qu'il fut entouré de naturels qui semblaient l'interroger avidement sur le résultat de son message, et qui le conduisirent devant Tahofa. A quatre heures et de- mie , il reparut au bord de la mer, et s'avança jusqu'au récif : de là , il annonça au grand canot qui avait été envoyé au devant de lui , que Simonet et Pieboul se trouvant pour le moment absens de Mafanga , Tahofa 11* 104 VOYAGE 1827. avait envoyé à leur recherche, et qu'il me priait d'at- M:u- tendre encore jusqu'au lendemain malin , où tous les Français seraient renvoyés ensemble à leur bord. On vit ensuite les naturels , pleins de confiance en ma promesse , s'avancer librement et sans crainte au- delà des remparts , et chercher les boulets enterrés dans le sable. J'étais émerveillé de voir ces hommes si perfides eux-mêmes à notre égard se confier d'une manière aussi naïve à la parole que je venais de leur donner. Toutefois , pour la nuit , nous restâmes en- core en branle-bas de combat , et la surveillance la plus sévère fut exercée par les officiers et les maîtres sur les moindres mouvemens des matelots. Il semblait enfin devoir se réaliser, l'unique espoir sur lequel je comptais , celui de voir les naturels di- visés d'opinions , et las de ce genre de guerre passif auquel ils se trouvaient réduits , se décider à relâcher leurs prisonniers. Il était vraiment temps que cela finît , car ma position devant Mafanga n'était plus tenable. Une conversation que j'avais eue le matin avec Collinel, le maître d'équipage , m'avait démontré qu'il se trouvait à peiné cinq ou six matelots sur qui je pusse compter; tous les autres eussent passé avec joie du côté des sauvages ! . . . 20. Toute la nuit le vent avait encore soufflé avec vio- lence à l'E. , et les grains s'étaient succédés presque sans interruption. Au jour, le ciel s'est éclairci , la brise a tombé et la pluie a cessé. Les naturels sont revenus en foule sur la plage et ont même commencé à démolir leurs fortifications ; DE L'ASTROLABE. 165 une brèche a été pratiquée à travers les remparts, 1827. pour faire passer une pirogue ; un cochon , quelques Mai- corbeilles d'ignames et quelques régimes de bananes y furent embarqués , puis elle se dirigea vers la cor- vette , sous la conduite de Martineng et d'un naturel que nous reconnûmes bientôt pour être l'ami parti- culier de M. Gressien , le bon Waï-Totaï. Cet honnête pi. lxxxii. mata-boulai , tout en obéissant à Tahofa , son chef, blâmait sa trahison et paraissait désolé de la conduite de ses compatriotes à notre égard. En mettant le pied à bord, le pauvre Waï-Totaï tremblait de tous ses membres , il ne m'aborda qu'à demi-prosterné et d'un air suppliant ; ce ne fut qu'a- pi. près l'avoir rassuré par des paroles amicales, et lui LXX^NI"- avoir plusieurs fois répété que nous le regardions tou- jours comme noire ami , qu'il put prendre sur lui de s'acquitter du message dont Tahofa l'avait chargé. Il m'expliqua alors que Simonet et Reboul s'étaient enfuis dans l'intérieur de l'île , aussitôt qu'ils avaient appris que les chefs s'étaient décidés à rendre leurs prisonniers, mais qu'on avait envoyé de toutes parts à leur poursuite , et que Tahofa comptait pouvoir me les livrer dans la journée , pieds et poings liés , avec les autres captifs ; qu'en conséquence ce chef me priait encore d'attendre jusqu'à ce qu'on se fût assuré des fugitifs. Sans aucun doute ces deux malheureux , déserteurs à l'ennemi, avaient mérité un châtiment sévère, et les lois de la discipline militaire l'eussent impérieuse- ment exigé dans les circonstances ordinaires du ser- 166 VOYAGE 1827. vice. Mais jetais impatient de quitter les rives de Mai, Tonga ; j'avais tout à craindre du caractère versatile des sauvages et des mauvaises dispositions de nos propres matelots. L'essentiel était donc de délivrer les individus qui semblaient disposés à rentrer sur leur navire. D'ailleurs , quand les deux déserteurs auraient été remis en mon pouvoir, il m'eût été fort dif- ficile de rien statuer à leur égard. La condamnation de Simonet surtout pouvait entraîner la peine ca- pitale, exécution toujours bien pénible dans ces sortes de campagnes , et son impunité présentait un terrible inconvénient, sans parler du funeste effet que sa présence et ses discours pouvaient de nouveau pro- duire sur l'équipage. Je pesai toutes ces considérations , et je fis com- prendre à Waï-Totaï qu'il pouvait dire de ma part à Tahofa que je renonçais définitivement à Simonet et à Reboul , qu'il pouvait les garder , et qu'aussitôt que les autres captifs me seraient remis , je lui pro- mettais de quitter sans délai Mafanga et même Ton- ga-Tabou. Ce fut aussi pour éviter d'entraver , par aucun re- tard ultérieur , le terme des négociations , que je ne voulus point parler, ni de la montre d'habitacle, ni des fusils de Richard et de M. Dudemaine, ni des objets de la yole restés au pouvoir des naturels. Il fallait en finir à tout prix , car il était évident que l'influence de Tahofa dominait dans le conseil des chefs , et j'étais privé d'aucun moyen direct pour dompter l'arrogance de cet ambitieux et puissant egui. DE L'ASTROLABE. 167 Waï-Totaïet Martineng retournèrent à terre pour 1827. porter ma réponse à Tahofa, tandis que M. Guilbert Mai- les suivait dans le grand canot jusqu'au bord du récif, pour être tout prêt à recevoir nos hommes. Un quart-d'heure après l'arrivée de nos envoyés à terre, on vit sortir de leur bastion tous les captifs, savoir : Marlineng ,' Della-Maria , Bellanger , Bou- roul, Fabry et Grasse, couverts d'étoffes du pays que Tahofa leur avait fait donner pour remplacer les, habits qui leur avaient été enlevés au moment même de l'attaque. Les naturels accompagnèrent les Fran- çais jusqu'au bord de l'eau ; bientôt ceux-ci furent reçus dans le grand canot qui les ramena sur-le-champ à bord. Ce fut un moment bien doux pour moi. J'avais entin recueilli le prix de mes longs efforts et de ma persévérance opiniâtre depuis huit jours ; j'avais pré- servé l'expédition de l Astrolabe dune tache ineffa- çable, celle de laisser plusieurs de ses membres à la discrétion de peuples sauvages , à cinq mille lieues de leur patrie , et sans aucun espoir apparent de pou- voir jamais y retourner. Ce qui doubla ma satisfac- tion , ce fut de voir que plusieurs de ces hommes méritaient réellement les preuves d'intérêt que nous venions de leur donner , en bravant les derniers pé- rils pour les délivrer. Le pauvre Bellanger avait été si affecté de sa cap- tivité qu'il en avait perdu toute envie de manger , et pour lui faire prendre des alimens, les sauvages étaient obligés de le menacer de le tuer. Le jeune Bou- / 108 VOYAGE 1827. roui s'était, enfui pendant la première nuit, et, une pagaie à la main , chercha long-temps une pirogue pour rejoindre la corvette; mais il s'égara dans les bois, et les naturels le rattrapèrent; Fabry, Della-Maria et même Grasse , si je devais les croire , auraient tou- jours désiré rentrer à leur poste , malgré toutes les insinuations des naturels pour les engager à s'établir à Tonga-Tabou. Martineng seul, homme adroit et .rusé, paraissait avoir nourri jusqu'à la fin le désir de rester dans l'île , et ce n'aurait été que la veille au soir qu'il se serait décidé à rallier son bord et à sé- parer sa cause de celle de Simonet et de Reboul. Simonet était un véritable scélérat , déjà puni à bord comme voleur et soupçonné d'autres crimes encore plus odieux. Il était assez naturel qu'il se dé- cidât à rester au milieu d'un peuple sauvage , où son caractère entreprenant et son adresse au maniement des armes à feu pouvaient lui valoir une certaine considération. On l'avait entendu former des vœux pour la perte du navire , pour la mort des officiers , et l'on pensait même qu'il avait tiré le coup de fusil dirigé contre M . Guilbert et qui perça le grand canot de part en part. Il était devenu publiquement le satellite de Tahofa , qu'il suivait partout le fusil sur l'épaule. Je fus bien aise d'être débarrassé d'un aussi mau- vais sujet ; mais je regrettai qu'il eût réussira débau- cher l'imbécile Reboul , matelot passable et naturel- lement assez tranquille. Mais il était si borné, qu'il ne sentit probablement pas toute l'étendue de la faute DE L'ASTROLABE 169 qu'il commettait, en suivant les perfides suggestions 1827. de son compatriote Simonet. Mai- Aussitôt que les prisonniers furent rentrés à bord , la chaloupe alla déraper l'ancre à une seule patte , tandis que nous virions sur la petite chaîne. A onze heures et demie, la dernière ancre qui nous tenait fut dérapée, et nous fîmes roule sous les huniers avec une bonne brise d'E. , en nous dirigeant vers la passe du nord. Monté sur le ton du petit mat d'hune , M. Guilberl m'indiquait la position et la direction des brisans que la marée haute couvrait presque entièrement à nos regards. Après avoir dépassé le parallèle de Fafaa , le fond décrut rapidement de vingt-trois à quinze , quatorze, douze, dix et huit brasses. Je me décidai à mouiller pour le reste de la journée , afin d'achever nos préparatifs de départ. Fafaa nous restait alors au S. E. 1li S. du inonde, à deux milles de distance. Nous voulûmes embarquer la chaloupe dans la soi- rée; mais la houle ayant fait casser la poulie du bout de vergue de misaine , cette opération fut remise au lendemain. Du reste, on s'occupa de préparer la corvette pour une longue traversée. Malgré la paix conclue et la distance de près de quatre milles où nous nous trouvions désormais de Mafanga , on fit encore une bonne garde durant la nuit. Je questionnai l'un après l'autre tous les matelots qui avaient été captifs des sauvages ; voici les rensei- gnemens que j'en obtins : Immédiatement après l'enlèvement du canot , ils 170 VOYAGE i3a7. s'étaient trouvés répartis entre différens chefs qui les avaient aussitôt emmenés chacun chez eux; ils n'a- vaient ensuite été conduits à Mafanga que lorsque Tahofa vit que j'allais attaquer sérieusement cette place. Dans le principe, animés par les promesses de Tahofa, par la conscience de leur nombre qui ne mon- tait pas à moins de trois mille combattans, par la quantité prodigieuse de leurs munitions de guerre en tout genre, et surtout par la mort du caporal Ri- chard , malgré lavis de plusieurs chefs , les naturels ne voulaient nullement entendre parler de rendre leurs prisonniers. Ils avaient même conçu le hardi projet de s'emparer du bâtiment. Pour cela, ils se proposaient d'abord d'attirer le grand canot à terre par quelque ruse , et de tomber sur les officiers et les marins qui le monteraient. Puis quand ils auraient jugé l'équipage suffisamment affaibli , ils auraient at- taqué la corvette elle-même , et s'en seraient rendus maîtres. Dans les projets de ces braves gens, M. Jac- quinot et moi nous étions particulièrement voués à une mort certaine , tant pour se venger de l'attention que nous avions constamment apportée tous les deux à les chasser du navire , quand ils s'y introduisaient clandestinement , que par l'opinion générale parmi eux , qu'une armée privée de ses premiers chefs n'est plus à redouter. Le temps , l'ennui , la crainte et sans doute la pluie à laquelle ils furent exposés durant trois jours, re- froidirent beaucoup leur humeur belliqueuse. Les DE L'ASTROLABE. 171 chefs réfléchirent sérieusement aux suites de cette 1S27. guerre ; ils sentirent que la ruine complète de Ma- Mai- fanga , le sanctuaire de leur religion , en serait une des moindres conséquences. L'homme tué par un éclat de mitraille, et la crainte des bombes dont je les avais menacés , frappèrent leurs esprits d'épouvante. Di- vers chefs qui n'avaient eu aucune part à l'attentat de Tahofa ni aux fruits qu'il en avait retirés , lui firent de fortes représentations. Il y eut de longues confé- rences et des conseils sans fin , auxquels nos hommes étaient souvent appelés pour être interrogés sur nos forces et mes intentions présumées. Enfin Tahofa fut obligé de céder au vœu de ses collègues , et il fut ar- rêté que tous les captifs me seraient rendus, même sans rançon. Comme on n'avait jamais touché la corde de la rançon , j'avais cru que les naturels n'y avaient point songé; mais j'appris qu'elle avait été proposée par Tahofa dans les questions adressées aux Français. Les menaces foudroyantes que j'avais faites, par l'or- gane de Singlelon, empêchèrent Tahofa de donner suite à cette proposition. Il y avait quelque apparence que Singleton, comme je le lui avais recommandé , aurait essayé de semer la division entre les chefs Palou , Toubo, Faka- Fanoua d'une part , et Tahofa de l'autre , en promet- tant aux premiers l'appui de mes armes contre leur rival. Mais l'adroit Tahofa aurait eu vent de cette ma- nœuvre , car Singleton reçut tout-à-coup l'ordre de quitter Mafanga pour retourner à Moua. Il en fut de 172 VOYAGE 1S27. même d'une lettre que les missionnaires m'avaient Mai- adressée la veille ou l'avant-veille, l'on ne voulut point permettre aux Anglais de me l'apporter. _ Bien que Tahofa ait échoué dans la partie la plus importante de ses projets , cette affaire lui aura fait connaître toute sa force ; la gloire d'avoir pu résister aux armes européennes aura singulièrement accru son influence aux yeux des autres chefs , et probable- ment il finira par envahir le pouvoir suprême dans Tonga-Tabou. Ce sera un grand malheur pour cette île, car sous un chef aussi perfide, aussi ambitieux et secondé par des guerriers avides et turbulens , ses habitans redeviendront plus sauvages et plus redou- tables qu'ils n'ont jamais été. Malheur aux navires eu- ropéens qui voudront se confier à leur bonne foi , ils courront fort le risque de subir le destin du Port-au- Prince y du Portland et du Ceres. Une innombrable quantité de fossés avaient été creusés dans l'enceinte de Mafanga , et les guerriers s'y tenaient cachés constamment. Tahofa et ses gens étaient toujours aux avant-postes. Dès le premier coup de canon , Palou s'était enfui sur les derrières de la place , à près d'un mille de distance du rivage , et là il s'informait encore souvent avec inquiétude si les boulets ne pouvaient pas arriver jusqu'à lui. Dans cet egui, le don de la parole ne se trouvait pas uni à la valeur militaire. Dans les projets de destruction que les insulaires méditaient contre le navire, j'étais constamment dé- signé , par les hommes , les femmes et les enfans , DE L'ASTROLABE. 173 comme le premier à faire périr. Cependant j'avais 1827. comblé ces malheureux de présens , et je n'étais pas Mai- descendu une seule fois à terre sans distribuer gra- tuitement aux femmes et aux enfans des bagues, des verroteries et autres bagatelles. Mais ils ne me pardonnaient point les ordres précis que j'avais don- nés , de n'admettre à bord que les chefs d'un certain rang ; ordres que je faisais toujours exécuter stricte- ment quand je m'apercevais qu'on se relâchait à cet égard. Ils sentaient que, sans cette mesure, ils eussent complètement réussi dans leurs projets. Il faut ajou- ter aussi que, pour me rendre odieux aux habitans et justifier sa propre trahison, Tahofa avait adroitement semé le bruit que j'avais tué un naturel , bien que je n'eusse jamais fait la moindre démonstration d'un acte semblable. Comme le plus redoutable après moi, c'était M. Jac- quinot qui devait sauter le pas, et enfin M. Dude- maine, qui s'était fait remarquer à leurs yeux pour exécuter plus ponctuellement les ordres relatifs à l'accès du bord. Quant au reste des officiers et de l'équipage, les naturels paraissaient disposés à leur laisser la vie. Sans doute ils pensaient qu'ils pourraient le faire sans danger, et que ces Français partageraient avec plaisir le sort de Singleton, Read et Ritchett. Tel était le destin que ces barbares réservaient à la mission de l'Astrolabe , si leurs combinaisons n'avaient pas échoué. Aussitôt le branle-bas fait, les grandes embarca- ai. 174 VOYAGE 1827. lions furent mises à bord, et M. Lottin fut expédié Mai- en avant dans la yole pour bien reconnaître la passe et nous la signaler. A huit heures quarante-cinq mi- nutes , nous fîmes route sous les huniers. Posté sur les barres du petit perroquet, M. Guilbert veillait à la nature du fond. Bientôt nous eûmes atteint celte zone inquiétante de la rade , large d'un ou deux milles , où le fond , qui est en général de dix ou douze brasses , est cependant parsemé d'un grand nombre de pâtés de coraux, dont quelques-uns s'élèvent à quatre ou cinq brasses du niveau des eaux. Ce mo- ment de notre navigation fut encore bien critique : si , avec la houle qui régnait , la corvette eût heurté contre une de ces masses acérées , elle se fût entre- ouverte en peu de temps , et notre situation eût été affreuse. M. Guilbert nous fit éviter deux ou trois de ces dangers , et la corvette passa sans accident sur tous les autres; le fond devint plus sûr, à mesure que nous approchions du chenal ; enfin , nous donnâmes dans la passe, et à onze heures nous la quittions pour entrer dans la haute-mer. Toutes les précautions furent prises , comme de coutume , pour celte nou- velle navigation. Nous fîmes route assez lentement au N. O. '/* O., sur une mer houleuse , à l'aide d'une jolie brise d'E. Cependant , à deux heures et demie , nous ne voyions déjà plus les terres et les récifs de Tonga-Tabou ; mais nous conservâmes long-temps en vue les deux flots escarpés de Hounga-Hapaï et Hounga-Tonga. 1827. DE L'ASTROIABE. 175 Le premier se présente sous la forme d'un coin assez aigu dont l'arête verticale est tournée vers l'E.; l'au- Mai tre , un peu plus élevé et plus étendu , offre un mon- ticule également déprimé des deux côtés. À six heures, nous mimes le cap à l'O. '/4 N. O. , et nous le gardâmes toute la nuit sous la misaine et les huniers au ris de chasse. L'équipage a été remis aux grands quarts : il m'a fallu reprendre ce mode de service, à cause des trois hommes que nous avions laissés à Tonga-Tabou et de sept autres qui se trouvaient présentement hors de service. Parmi ces derniers, trois étaient attaqués de la maladie vénérienne , et les quatre autres étaient invalides par suite des coupures qu'ils s'étaient faites aux pieds en marchant sur les coraux. On doit se faire une idée de la satisfaction que j'éprouvai en nous voyant enfin échappés aux récifs de Tonga : encore une fois V Astrolabe sillonnait avec calme la vaste étendue des flots de l'Océan-Pacifique. Malgré les désastres que nous venions d'éprouver, pour peu que la fortune favorisât nos efforts, nous pouvions encore conserver l'espoir d'exécuter une brillante campagne. D'honorables travaux pouvaient nous faire oublier nos revers passés ; enfin , je ne songeai plus qu'à mener à fin la tâche qui m'était imposée. En quittant Tonga-Tabou sans revoir les naturels, je regrettais seulement de n'avoir pu découvrir d'une manière positive le véritable motif qui avait pu porter Tahofa et ses gens à la conduite étrange et perfide 176 VOYAGE 1827. qu'ils avaient tenue envers nous. Tout me donnait Mai< lieu de croire que les naturels n'étaient pas les plus coupables dans cette affaire ; car il n'était nullement probable qu'une population entière et vingt chefs dif- férens eussent pu se concerter pour retenir de force huit ou dix étrangers sur leur sol sans aucun motif de vengeance, ou sans y être déterminés par une intelli- gence secrète avec ces mêmes hommes. Du reste, ces éclaircissemens ne se firent pas long- temps attendre ; car , dès le 2 1 , à dix heures du soir , Grasse avoua au maître Collinet qu'en effet douze ma- telots du bord , et il était du nombre , avaient formé le projet de déserter dans la nuit du 12 au 13, ou dans la suivante. Simonet était le chef de ce complot, et il s'était entendu d'avance avec Tahofa pour cet objet. La manière dont je précipitai l'appareillage fit avor- ter le complot. Cependant Simonet réussit à déserter, et invita les naturels à se saisir de la yole et de ceux qui la montaient. Ensuite, il conseilla constamment aux prisonniers de ne point retourner à bord ; il en- courageait les naturels , et les exhortait à tenir bon , en chargeant lui-même leurs armes et leur faisant comprendre qu'il me serait impossible de les forcer à terre, et que d'ailleurs la plupart des matelots m'aban- donneraient, si je voulais les mener au combat. Ce fut Simonet qui tira le coup de fusil qui perça le grand canot , qui débaucha le stupide Reboul , et réussit à maintenir Marlineng dans le dessein de res- ter sur l'île jusqu'au dernier moment où il changea d'avis. En un mot, il était évident que ce misérable DE L'ASTROLABE. 177 était devenu notre ennemi le plus acharné, et qu'il 1827. était la cause principale de nos derniers malheurs. Mai- M. Gressien me raconta, dès le lendemain matin, 22. ces détails qu'il tenait directement de Collinet. Une heure après, mon domestique, Pierre Long, m'apprit qu'il avait entendu raconter les mêmes choses à Bel- langer , notamment que Simonet s'était publique- ment vanté à terre, devant les naturels et ses cama- rades , d'avoir envoyé le coup de fusil sur le grand canot, en ajoutant qu'il le destinait à M. Guilbert. Enfin, le même jour, M. Bertrand vint me dire qu'il tenait les mêmes laits de la bouche même de Grasse qui n'en faisait plus aucun mystère. Tout en admirant l'étendue des maux qu'un seul individu , comme ce Simonet , avait pu causer à notre belle expédition , je me félicitai de nouveau de l'obligation où j'avais été de le laisser à Tonga-Tabou. L'Astrolabe était par là purgée d'un véritable fléau ; et dans le parti qu'il a pris ce malheureux devait peut-être un jour trouver le juste châtiment de ses forfaits '. 1 I 'oyez n Desbrosses, Histoire des Navigations, etc., I, p. 460. — 2 Cook , trois. Voy., II, p. 95. DE L'ASTROLABE. 179 Les documens recueillis par Tasman furent les seuls que l'on posséda sur ces terres jusqu'à l'époque où Cook vint les visiter dans son second voyage en octobre 1773. Il mouilla successivement à Eoa et à Tonga-Tabou : bien que sa relâche sur cette dernière ile n'eût été que de cinq jours , elle fut suffisante pour faire connaître d'une manière beaucoup plus précise la nature de ces îles et les mœurs de leurs habitans. Du reste on n'eut que des notions confuses sur la forme de leur gouvernement : il paraît qu'on n'eut de rapports avec aucun des premiers chefs. Le slupide Latou-Liboulou , qu'on prit pour le principal chef, n'était qu'un de ces personnages auxquels leur nais- sance confère de grands droits honorifiques, mais qui ne jouissent que d'un pouvoir fort limité '. Taha [Jttago de Cook et A t taha de Forster), avec qui l'on eut les relations les plus suivies , n'était qu'un chef du second ordre, comme on le reconnut quelques années plus tard ^. L'année suivante Cook revint dans cet archipel et fit la découverte de la plupart des petites îles situées au nord de Tonga-Tabou , qui portent le nom distinct d'îles Hapaï. Il passa quelques jours à l'ancre devant Namouka , mais cette relâche ajouta peu de chose aux notions qu'il avait déjà recueillies , car les habitans lui parurent vivre dans un état d'insubordination et » Latou-Liboulou était fils d'une sœur aînée du père de Poulaho et d'un chef de Viti; il avait en conséquence le litre de tamaha. — 2 Cook, deux. Voy. , II, p 5 et suiv. 12* 180 VOYAGE d'anarchie , oceasioné sans doute par l'absence des principaux chefs *. Mais dans son troisième voyage , en avril , mai , juin et juillet 1777, il visita cet archipel dans le plus grand détail , et séjourna particulièrement trente-six jours à Tonga-Tabou. Durant tout ce temps, il vécut habituellement avec les premières autorités du pays , il assista à leurs cérémonies , à leurs fêtes et à leurs spectacles, et il nous a transmis les renseignemens les plus détaillés et les plus exacts sur ces divers sujets. Il reconnut que le touï-tonga Poulaho était réellement le chef suprême des îles Tonga , bien que Finau , en qualité de touï-kana-kabolo , exerçât , pour ainsi dire, tout le pouvoir exécutif2. Malgré l'accueil amical que Cook reçut dans ces îles , Mariner nous apprend que les naturels, et Finau à leur tête, avaient conçu le projet de se rendre maîtres de la personne de ce capitaine et de ses navires. Le coup devait s'exécuter dans une fête où ils l'avaient convié , et le complot ne manqua que par suite d'un malentendu entre les chefs 5. Il est probable que ce navigateur eût changé le nom qu'il avait donné aux îles Tonga s'il eut eu connaissance de ces dispositions de la part des habitans. Singleton m'a assuré que les naturels avaient eu des intentions semblables a l'égard de d'Entrecasteaux et de ses navires, et qu'ils n'en furent détournés que par des circonstances imprévues. 1 Cook, deux. Voy. , III, p. 12 et suiv. — 2 Cook, trois. Voy., I, p. 2 Sa et suiv.; II, p. 1 et suiv. — 3 Mariner, II, p. 71 et 72. DE L'ASTROLABE. 181 En février et mars 1781 , le navigateur espagnol Maurelle découvrit Vavao et plusieurs des îles voi- sines. Il mouilla sur la première, et recueillit sur les coutumes des habitans des documens fort intéres- sans, tout incomplets qu'ils sont. Us prouvèrent l'ana- logie parfaite du gouvernement et des mœurs de ces naturels avec ce qui avait été observé par Cook à Tonga-Tabou. Les îles Galvez de Maurelle sont cer- tainement les îles Hapaï, et ses Culebras sont Hounga- Tonga et Hounga-Hapaï l. Dans les derniers jours de Tannée 1787, Lapérouse vit les îles Vavao et Hapaï , et le 3 1 décembre il com- muniqua , étant à la voile , avec les habitans de Tonga - Tabou 2. U est maintenant certain que, comme il en avait le projet, il loucha à INamouka après son départ de Botany-Bay. J'avais cru comprendre, par nies entretiens avec la tamaha de Tonga-Tabou, que La- pérouse avait séjourné dix jours à INamouka 5 : mais d'après la version de M. Dillon, il n'aurait pas même mouillé à INamouka, et ne serait resté que vingt-quatre heures en panne devant cette île i. L'année suivante , au mois d'avril , le lieutenant Bligh passa trois jours au mouillage de Namouka. (le lut deux jours après son départ de cette île que Chiis- tiern , à la tète d'une partie de l'équipage , se révolta contre lui, et le déposa avec dix-sept hommes dans » Voyage de Lapérouse , I, p. 282 et ;>iii\. — a / orage Je Lapérouse , III, p. 244 et suiv. — 3 D'Urvillej IV, |>. i<>'! et suiv. — 4 Dillon , 1, p. 279 et suiv. 182 VOYAGE un frêle canot , sur lequel il parvint à opérer son re- tour à Timor *. Cook nous apprend qu'en 1777 la première di- gnité de l'île , celle de touï-tonga , était occupée par Poulaho, fils de Touï-Boloutou. Son beau-père, Mari-Wagui, en sa qualité de touï-hata-kalawa , occu- pait le second rang ; mais son grand âge l'ayant forcé de renoncer aux affaires , son neveu Finau , revêtu du titre de touï-kana-kabolo , se trouvait par le fait investi de tout le pouvoir exécutif. Poulaho descen- dait directement delà famille des Fata-Fai, qui avait le droit exclusif de donner à Tonga des souverains spirituels ; tandis que Mari-Wagui et son neveu Finau, fils de Toubo-Lahi, appartenaient à la famille des Toubo , dépositaire habituelle de l'autorité temporelle. Ces deux familles étaient presque toujours unies par des alliances , c'est-à-dire que le touï-tonga choi- sissait toujours une de ses femmes , et il est probable que c'était la principale , parmi les filles du Toubo le plus élevé en dignité. Ainsi Poulaho avait épousé Toubo-Maoufi, fille de Mari-Wagui, et Maoufi, fille de Mou-Mouï, était l'une des femmes de Foua-Nounouï- Hava 2. Il est facile de voir que la politique formait ces nœuds pour consolider le pouvoir suprême dans ces deux familles. En l'année 1791 , le capitaine Edwards fit deux courtes relâches avec le Pandora sur l'île Namouka et à Eoa. Son récit ne fait mention que d'un chef qu'il i Bligh, p. 209 et suiv. — 2 IV il son , p. 24S. DE L'ASTROLABE. 183 nomme Fetafi. Mais il paraît que c'était Poulaho qui consentit même à accompagner Edwards à Toibua avec un des Toubo. On apprit alors que Finau venait de mourir. Dans ce cas , Poulaho dut mourir dans l'espace de temps qui s'écoula entre le passage du Petndora et l'arrivée de d'Entrecasteaux , attendu qu'à cette der- nière époque il n'existait certainement plus. Je crois avoir entendu dire à Singleton que Poulaho mourut à Vavao, où il fut enterré. Suivant M. d'Entrecasteaux, durant la minorité du fils de Poulaho, qu'il nomme sim- plement le jeune Fata-Faï, mais dont le véritable nom était Foua-INounouï-Hava , les rênes de l'État auraient été d'abord entre les mains du frère cadet de Poulaho, dont le règne aurait été de peu de durée , puis entre les mains de leur sœur Tine , qui paraissait alors in- vestie de l'autorité suprême '. Il est probable néan- moins que ses privilèges se bornaient aux démonstra- tions extérieures de respect auxquelles sa naissance lui donnait droit, car il paraît que les femmes ne pou- vaient, par le fait, exercer aucun pouvoir réel. Le Finau qui joue un grand rôle dans la relation de d'Entrecasteaux , et un plus grand encore dans celle de M. Labillardière, était probablement Finau-Louka- Lalo qui mourut peu de temps après le passage du Duff'i, ou bien Finau-Tougou-Aho, cousin du Finau de Cook. Ce nom de Finau paraît sappliquer à tous les enfans de la famille Toubo. i D'Ettirccasteaux, I, ji. 3o3 et 3o4. — = tVilson , j>. 25o. 184 VOYAGE Le Toubo qui se trouvait à la tète des affaires était M ou- M ouï, frère cadet de Toubo-Lahi et de Mari- Wagui , qui leur avait succédé dans la charge de touï-hata-kalawa . En 1795 , un navire américain ayant touché à Na- mouka pour se procurer des vivres frais , six hommes de son équipage désertèrent et restèrent parmi les na- turels. Trois de ces individus se rembarquèrent sur un autre bâtiment de la même nation peu de temps après. Des trois qui restèrent, l'un, nommé Morgan, demeura à Namouka; les deux autres, nommés Con- nelly et Ambler, passèrent à Tonga-Tabou ». Ces hommes paraissent avoir été les premiers Européens qui aient habité dans les îles Tonga : comme c'était de fort mauvais sujets , leurs principes et leur exemple furent loin d'être profitables aux indigènes. Le capitaine Wilson, commandant le navire le Duff qui était chargé de conduire les missionnaires sur les diverses îles de la Polynésie, passa à Tonga-Tabou au mois d'avril 1797 2. Foua-Nounouï-Hava était installé clans ses fonctions de touï-tonga sous le nom patroni- mique de Fata-Faï ; mais son oncle maternel , le vieux Mou-Mouï, était toujours le premier chef temporel. Affaissé par l'âge , celui-ci laissait à peu près tout l'exercice du pouvoir aux mains de son fils Finau- Tougou-Aho, que l'on nous a dépeint comme un guerrier très-brave , et comme un homme d'un carac- tère violent et tyrannique. Il s'était emparé des pos- > Wilson, p. 97. — a IVilson, p. 95. DE L'ASTROLABE. 185 sessions de la veuve de Poulaho, et l'avait même chassée de Tonga-Tabou avec ceux qui s'étaient atta- chés à son parti '. Le 12 avril dix missionnaires nommés Bowell , Bu- chanan, Gautton, Harper, Shelley, Veeson, Wil- kinson , Kelso, Cooper et Nobbs descendirent à terre et s'établirent à Hifo , sous la protection spéciale de Tougou-Aho2. Le 15, le Duff quitta Tonga-Tabou, laissant ces Européens à la discrétion des naturels 3. Le vieux Mou-Mouï mourut le 28 avril. Ses obsè- ques eurent lieu à Pangaï avec toutes les solennités d'usage : son fils Tougou-Aho lui succéda, et fut pu- bliquement investi , le 14 juillet suivant, du titre de touï-kana-kabolo. En cette occasion , il changea son nom en celui de Talaï-Tabou 4. Les missionnaires furent d'abord parfaitement trai- tés par les naturels. Mais Connelly et Ambler, jaloux de la haute considération dont ils jouissaient , leur suscitèrent toutes sortes de désagrémens. Comme les divers chefs désiraient ardemment les posséder chacun sur leur territoire , ils se virent obligés de se séparer. MM. Shelley et Nobbs allèrent résider, avec le chef Veï-Hala, dans le district de Hogui; MM. Bowell et Harper s'établirent à Moua avec Vea-Tchi et sa mère, la louï-tonga Fafine ; M. Veeson accompagna Mouli- Sema à Hogui; M. Cooper suivit Mouri; MM. Bu- ehanan et Gautton se mirent sous la protection du ' Wilson, p. to3, 248, 26y. — 2 Wihon, p. io5 et lof». — 3 Wilson, p. 110. — 4 Wihon, p. 245. 186 VOYAGE touï-tonga; enfin MM. Wilkinson et Kelso restèrent avec le touï-kana-kabolo 1 . Le 25 juillet la fête solennelle du nalchi eut lieu. Son principal but semblait être d'offrir au touï-tonga les prémices de toutes les productions terrestres 2. Le Daff reparut à Tonga-Tabou le 13 août 1797, et remit à la voile le 7 septembre , laissant définitive- ment les missionnaires entre les mains des insulaires 5. Maintenant il faut avoir recours au récit de Mariner pour avoir des notions exactes sur les événemens qui eurent lieu à Tonga-Tabou , après le départ du Duff. Tougou-Aho exerça l'autorité suprême de la ma- nière la plus tyrannique , et l'on a cité de sa part des actes d'une cruauté atroce. On dit qu'il fit un jour couper le bras gauche à douze de ses serviteurs qui avaient coutume de se tenir près de lui dans les distri- butions de kava, uniquement par un sentiment d'or- gueil et de bizarrerie , pour distinguer ces hommes d'une manière ostensible 4. Ce trait , et beaucoup d'autres de la même nature , irritèrent les esprits contre Tougou-Aho, et donnè- rent lieu à une conjuration qui changea complètement la forme du gouvernement à Tonga-Tabou. Toubo- Niouha, egui puissant , las de la tyrannie de Tougou- Aho , jura d'en délivrer son pays ou de périr; il réussit à entraîner dans son projet Finau , son frère , chef des îles Hapaï. ' Wihon , p, 226 cl 327. — 2 IVilson , p. 259. — = IVilson , p. 281. — \ Mariner, I, p. 80. DE L'ASTROLABE. 187 En conséquence, un soir, et il paraît que cet évé- nement eut lieu en mai 1 799 , Finau et son frère, sui- vis de plusieurs guerriers, se rendirent à Hifo, près de Tougou-Aho , sous prétexte de lui offrir leurs hommages et les présens habituels. Ce motif leur donna la facilité de passer la nuit près de la résidence du touï-kana-kabolo. Vers minuit, Finau et Touho-INiouha, suivis de leurs gens en armes, pénétrèrent chez Tougou-Aho qui dormait paisiblement , ainsi que toutes les per- sonnes de sa famille. Toubo-Niouha voulut que son ennemi connût la main qui allait le frapper; il lui donna un coup sur la figure , et Tougou-Aho s'étant éveillé en sursaut, le meurtrier s'écria: « C'est moi , Toubo-Niouha, qui frappe!... » Puis un coup terrible priva le chef de la vie. Ensuite les partisans de Finau firent périr toutes les personnes de la famille du dernier Hou ; Toubo-Niouha n'épargna que son plus jeune fils âgé de trois ans 1. Après cet exploit , les deux chefs et leurs partisans furent obligés de se retirer dans le district de Hogui pour éviter la vengeance des parens et des amis de Tougou-Aho. Là ils réunirent tous ceux qui voulurent embrasser leur cause , et retournèrent par mer à Hifo. Us détruisirent d'abord les pirogues de leurs ennemis, puis ils marchèrent contre leur armée qui s'était ar- rêtée à trois quarts de mille de Hifo. Il y eut un com- bat opiniâtre et sanglant qui dura jusqu'à la nuit. ' Mariner, 1, p. 81. 188 VOYAGE Enfin le parti de Finau eut le dessous, et ce chel lut encore une fois obligé de se retirer à Hogui , où il resta jusqu'au lendemain soir. La cause de Finau re- çut un puissant auxiliaire dans la personne de Touï- Hala-Fataï et de ses compagnons qui se joignirent à lui. Touï-Hala-Fataï était un guerrier renommé de Tonga , qui avait été souvent faire la guerre aux îles Viti ( Fidgi en langue longa ) , et qui avait contracté les habitudes belliqueuses des peuples de ces îles. Ennuyé de l'état d'indolence où le réduisait la pro- fonde paix que goûtaient les habitans de Tonga , il se détermina à aller guerroyer encore une fois aux îles Vili. En conséquence il se mit à la tête de deux cents cinquante hommes qui s'unirent à sa fortune , et ils se rendirent sur trois grandes doubles pirogues à La- guemba. Là , sans aucun but bien déterminé , ils s'al- lièrent tantôt à un parti, tantôt à un autre, suivant qu'il leur convenait , uniquement pour le plaisir de faire la guerre , de déployer leur bravoure et de se livrer au pillage. Ils menèrent ce train de vie durant deux ans el demi environ , et leur vaillance extraordinaire les rendit très-heureux dans leurs diverses entreprises. Impatiens enfin de revoir leur patrie , ils revinrent à Tonga-Tabou. Dans leur traversée , ils essuyèrent un coup de vent furieux qui engloutit une des pirogues avec une partie des guerriers les plus fameux. Touï- Hala-Fataï, ainsi que le reste de ses compagnons, arriva à Tonga-Tabou au moment même ou Finau DE L'ASTROLABE. 189 venait d'être repoussé par les amis de feu Tougou- Aho. On peut juger combien un tel renfort ranima le courage des compagnons de Finau. Cependant Touï- Hala-Fataï tomba malade le soir même de son arrivée; jugeant que sa maladie serait mortelle , il pressa Fi- nau d'attaquer l'ennemi dès le lendemain matin , afin qu'il eût au moins la satisfaction de mourir sur le champ de bataille les armes à la main. En conséquence, le jour suivant, 29 mai, au so- leil levant, Finau, Toubo-Niouha et Touï-Hala-Fataï, suivis de leurs braves compagnons , se dirigèrent vers Hifo. Mais leurs ennemis, non moins résolus , leur épargnèrent la moitié du chemin. Après une courte halte , ils en vinrent aux mains; de part et d'autre on se battit avec un acharnement opiniâtre ; le combat dura trois heures. Touï-Hala-Fataï, Toubo-Niouha et Finau firent des prodiges de valeur : le premier , après avoir fait mordre la poussière à une foule de chefs , sentant ses forces défaillir , s'élança au milieu d'un gros de ses ennemis , succomba sous leurs ef- forts et tomba percé de coups de lance. Toubo- Niouha , dit-on , ne tua pas moins de quarante hom- mes de ses propres mains. Enfin l'ennemi , frappé d'une terreur panique à la vue de ces exploits pro- digieux , s'enfuit de toutes parts '. Cette victoire , toute décisive qu'elle était , coûta cher à Finau ; il sentit qu'il lui serait impossible de • Mariner, I, p. 82 et suiv. 190 VOYAGE rester à Tonga-Tabou et d'y résister aux nombreux partisans du feu touï-kana-kabolo. En conséquence, il prit le parti de se retirer sur les îles Hapaï et Va- vao. Il s'empara sans peine de Namouka, malgré ses ennemis qui ne lui opposèrent qu'une légère résis- tance. Mais ceux-ci se rassemblèrent en plus grand nombre à Haano , et soutinrent un combat opiniâtre dans lequel ils furent enfin défaits. Ce dernier avan- tage valut à Finau la conquête définitive des îles Ha- paï, mais il se déshonora par les atrocités sans nombre qu'il exerça envers les chefs du parti opposé , qui curent le malheur de tomber entre ses mains '. Ensuite Finau et Toubo-Niouha s'embarquèrenl pour prendre possession de Vavao. Vouna , chef de cette île , au nom de Tougou-Aho , tenta de s'opposer aux desseins de l'ambitieux Finau; mais, après diverses escarmouches qui ne servirent qu'à exaspérer son en- nemi , Vouna s'enfuit avec plusieurs autres chefs aux îles Hamoa. Alors Finau resta seul maître de Vavao ; après avoir établi son frère Toubo-Niouha gouverneur de cette île , il se retira lui-même aux îles Hapaï , pour y méditer de nouvelles entreprises sur Tonga-Tabou. Tougou-Aho n'avait laissé ni fils ni frère pour lui succéder directement , mais seulement divers parens plus éloignés qui prétendirent chacun de leur côté à l'autorité suprême. Il s'ensuivit de nombreuses que- relles; l'île fut divisée en plusieurs factions distinctes , et l'on vit jusqu'à douze ou treize chefs différens « Marina , I , (). 85. DE L'ASTROLABE. 191 se retrancher chacun dans leur forteresse. Pour sur- croît de misère , les habitans de Tonga avaient à es- suyer les attaques de Finau , qui venait chaque année faire une descente sur leur territoire et ravager leurs maisons et leurs plantations ». Les missionnaires eurent beaucoup à souffrir des divisions qui eurent lieu entre les chefs de Tonga- Tabou 3 et. des tracasseries que leur suscitèrent les déserteurs fixés parmi les naturels ; trois de ces mis- sionnaires , et c'était ceux qui résidaient chez Vea- Tchi, n'ayant pas voulu suivre l'avis que leur don- nait ce chef de s'enfuir après un combat où il avait été défait, furent massacrés par les vainqueurs en 1799. Cinq furent emmenés par un navire qui tou- cha à cette île en janvier 1 800 , et le dernier quitta Tonga-Tabou au mois d'août 1801 2. Ce qui contribua encore à entretenir l'anarchie dans Tonga-Tabou, fut l'absence du touï-tonga qui avait embrassé la cause de Finau et qui s'était retiré à Vavao, où il continuait à recevoir aux époques fixées les tributs dus à son caractère divin. Sa présence dans les rangs de Finau donnait à la cause de celui-ci l'ap- parence du bon droit ; et Finau affectait souvent de faire passer les chefs de Tonga-Tabou pour des re- belles qui faisaient la guerre à leurs propres dieux. Cet état de choses dura l'espace de six années. Cependant on assure que Toubo-Toa , frère de Tou- i Mariner, I, p. 87. — 2 Mariner, I, p. 73 et 74. Missionnary Kegisicr, fév. 1824, p. 78 et 79. 192 VOYAGE gou-Aho, et Toubo-Malohi son neveu , exercèrent quelque temps la charge de touï-kana-kabolo , mais le fait n'est pas prouvé. S'il eut lieu , ces chefs n'ayant pas été légalement élus , leur dignité fut contestée et leur autorité ne fut que partiellement reconnue dans l'île i. Le 29 novembre 1806 , le corsaire anglais le Port- au-Prince, monté par quatre-vingt-seize hommes et armé de vingt-quatre canons de douze et de huit ca- ronades du même calibre, mouilla sous le vent de Lefouga, l'une des îles Hapaï. Le surlendemain 1er décembre, ce navire fut enlevé par les naturels sujets de Finau, ayant à leur tête Toubo-Toa 2. Sur les soixante- deux hommes qui formaient alors son équipage , le* capitaine et trente-cinq de ses compagnons furent massacrés. On conserva la vie aux vingt-six autres , et Mariner fut de ce nombre. Finau , s'étant vive- ment intéressé à ce jeune homme, l'attacha à son service particulier ; durant un séjour de près de qua- tre années qu'il fut obligé de faire dans ces îles, Mariner fut à même d'observer à loisir les mœurs et les coutumes de ces naturels : comme il était doué de beaucoup d'intelligence et d'une certaine éducation, ses observations furent faites avec fruit et se gra- vèrent profondément dans sa mémoire. C'est sur les documens recueillis de la bouche même de Mariner, que le docteur Martin publia sur les îles Tonga un ouvrage excellent et dont j'ai vérifié moi-même , sur i U'Uiville , IV, p. 72, 8i , gfi. — ■> Mariner, 1, p. 60 et suiv. DE L'ASTROLABE. 193 les lieux, la parfaite exactitude sous une foule de rapports. Je dois prévenir le lecteur que j'aurai sou- vent recours à cet ouvrcge pour les détails qui for- meront l'objet de ce chapitre. Enflé du succès qu'il venait de remporter sur un navire de guerre européen , et du renfort d'armes à feu et de poudre qu'il venait de se procurer , Finau se prépara à une nouvelle tentative sur Tonga-Tabou. Mariner et ceux de ses compagnons qui se trouvaient à Lefouga , reçurent l'ordre de se disposer à em- porter et à manœuvrer quatre caronades de douze ' . Le rendez -vous général des troupes eut lieu à Namouka. Finau, assis avec plusieurs autres chefs sur le matai de son palais, passa la revue de ses guerriers , qui défilèrent devant lui en exécutant di- verses manœuvres militaires. Puis la flotte, compo- sée de cent soixante-dix voiles , lit route vers Tonga- Tabou, et arriva le lendemain sous Pangaï-Modou où l'on passa la nuit. Le jour suivant, Finau, accompagné de plusieurs de ses chefs et mata-boulais , se rendit à Mafanga pour s'acquitter de certaines cérémonies religieuses sur le tombeau de son père. Mafanga est un lieu sacré où se trouvent les tombes de plusieurs grands eguis ; ce serait un sacrilège de combattre sur ce terrain, et Ton ne peut en défendre l'accès à qui que ce soit. Si les ennemis les plus acharnés viennent à se rencon- trer dans ce sanctuaire, ils doivent se traiter comme > Mariner, I, p. 88. TOME IV. j 3 194 VOYAGE des amis , sous peine d'encourir la colère des dieux , et par conséquent s'exposer à une mort funeste ou à quelque grand désastre l. Ce devoir rempli, Finau alla mettre le siège de- vant la forteresse de Nioukou-Lafa. Cette place, de forme circulaire, offrait une surface de quatre ou cinq acres , et se trouvait défendue par un double rang de palissades de neuf pieds de hauteur et de fossés de douze pieds de profondeur. Les palissades, de quinze toises en quinze toises, étaient flanquées de plates-formes , d'où les assiégés pouvaient lancer à leurs ennemis des dards ou des pierres. Diverses portes donnaient accès dans cette citadelle , et à l'in- térieur elles étaient assujetties par de grosses tra- verses en bois. Les armes à feu , et surtout les canons servis par Mariner et ses compagnons , donnèrent bientôt la victoire à Finau, qui resta spectateur de l'assaut, assis sur la plage , dans un fauteuil qui provenait du pillage du Port-au-Prince. En quelques heures, la forteresse de Nioukou-Lafa, qui depuis plus de dix ans avait résisté à toutes les attaques , fut com- plètement détruite et réduite en cendres. Trois cent cinquante habitans de Tonga-Tabou y perdirent la vie, et les guerriers de Finau firent un butin consi- dérable 2. Mariner nous apprend qu'à la suite de cette affaire plusieurs des guerriers de Finau se régalèrent des ' Mariner, I, jj. iji. — 2 Mariner, I, p. 94 Mariner, 1, p. 112. — '■■ Mariner, I, j>. 117 et suiv. DE L'ASTROLABE. 197 tonga épousa Tune des filles de Finau , âgée de dix-huit ans ï*. Comme Mariner nous apprend que ce touï- tonga avait alors à peu près quarante ans , il est im- possible que le prédécesseur fût son père, puisque le (ils et héritier de celui-ci , suivant Wilson , ne naquit qu'en 1 797. C'était probablement un frère cadet, bien que d'Entrecasteaux ni Wilson n'en aient point fait mention. Toubo-Toa , fils de Tougou-Aho et d'une des fem- mes attachées à son service , nourrissait la haine la plus implacable contre Toubo-ÏNiouha , meurtrier de son père , et il avait fait le vœu solennel de ne point boire de lait de coco qu'il n'en eût tiré vengeance. Pour mieux réussir dans ses projets , il s'attacha au parti de Finau , chercha à gagner la confiance de ce chef, et lui représenta Toubo-Niouha comme un rival dangereux , qui ne visait à rien moins qu'à le supplan- ter. L'ombrageux Finau , ébranlé par ces insinuations souvent répétées, devint jaloux de son propre frère et de l'amour que lui portaient ses guerriers de Vavao : il laissa même voir à Toubo-Toa qu'il consentirait volontiers à en être délivré. Sur-le-champ cet egui profita de la disposition d'esprit de Finau. Tandis que Toubo-ISiouha attendait encore à Lefouga, avec son armée, les ordres de Finau pour s'en retourner à Vavao ; un soir son en- nemi , escorté de quatre hommes , tomba sur lui à l'improviste et l'assomma pour ainsi dire sous les yeux • Mariner, I, p. tzi et suiv. 198 VOYAGE de Finau, qui ne lit aucun mouvement pour s'opposer à ce forfait. II se contenta ensuite de protester de son innocence et de faire enterrer son frère à Wiha, dans le tombeau de ses ancêtres , avec les cérémonies ac- coutumées \. Finau désigna sa tante Touï-Oumou pour gouverner en son nom l'île de Vavao : il enjoignit aux chefs de cette île de lui prêter le serment d'obéissance et de fidélité, suivant la forme habituelle, en tenant les mains étendues sur le vase sacré où l'on prépare le kava pour les invocations du dieu Touï-Foua- Bolotou. Mais quinze jours s'écoulèrent à peine que les chefs de Vavao, et Touï-Oumou à leur tête, indignés de l'assassinat de Toubo-Niouha, secouèrent le joug de Finau. Ils proclamèrent l'indépendance de Vavao, et bâtirent à Felle-Toa une forte citadelle capable de contenir, en cas d'attaque , tous les habitans de Va- vao , au nombre de huit mille environ 2. Vers cette époque ( en 1 807 ) , Moe-Ngongo , fils et héritier de Finau , revint avec Vouna des îles Hamoa (îles des Navigateurs), après cinq années d'absence. Une des six pirogues qu'il ramenait , contenant soixante personnes et tous les trésors du jeune prince , périt dans un coup de vent. L'arrivée de ces guerriers occasiona de grandes réjouissances à Le- fouga. Quoique Moe-Ngongo eût déjà pris deux fem- mes à Hamoa , a son arrivée à Lefouga , il en épousa i Mariner, I , p. 12 5 et suiv. — > Mariner, l, p. iS? et suiv. DE L'ASTROLABE. 199 encore deux autres qui lui étaient destinées depuis plusieurs années *. Finau dirigea toute son attention vers Vavao, qu'il se proposa de réduire par la force des armes. Il ras- sembla tous ses sujets du sexe masculin, au nombre de six mille environ , en passa la revue dans son malaï, et dans un discours éloquent leur déclara ses intentions sur Yavao. Quelques jours après , le roi se rendit avec ses guer- riers , au nombre de quatre mille à peu près , sur File Haano. Après avoir consulté les dieux , il se dirigea avec trois pirogues seulement sur Vavao, el descendit à Nai-Afou, lieu consacré dans cette île, comme Mafanga l'est à Tonga-Tabou. De là il se porta devant la citadelle , et ayant mis pied à terre, il eut une entrevue avec les guerriers de Vavao, auxquels il adressa un long discours pour leur prou- ver son innocence du meurtre de Toubo-Niouba, et les engager à se replacer sous son autorité. Ses ennemis lui déclarèrent qu'ils étaient disposés à le reconnaître pour chef, à la condition toutefois qu'il résiderait à Vavao , cl interdirait toute commu- nication avec cette ile à ses sujets de Hapaï , dont ils redoutaient les desseins perlides : ou bien, si Finau voulait demeurer à Hapaï, les habitans de Vavao lui enverraient un tribut annuel , mais à condition que ni lui ni aucun bonmic de Hapaï ne viendraient à Vavao sous quelque prétexte que ce fût. Leur motif était > Matinei , I, p. i \o H siiiv. 200 VOYAGE qu'ils étaient las des troubles et des guerres civiles , et qu'ils voulaient jouir de la tranquillité. Finau rejeta ces propositions comme indignes de son rang; il se retira la rage dans le cœur et nour- rissant les projets les plus sinistres contre le peuple de Vavao r . En effet, dès le lendemain de son retour à Haano , il remit à la voile avec toute sa flotte composée de cent cinquante grandes pirogues contenant cinq mille hom- mes, mille femmes, quatre caronades et toutes les munitions nécessaires pour réduire la forteresse de Vavao. Le soir on arriva à Fanouï-Foua, l'un des îlots qui environnent Vavao , et le lendemain matin on descendit à N ai- A fou , lieu sacré de cette île. Le jour suivant , de bonne heure , l'armée de Hapaï marcha sur trois colonnes vers la citadelle : la droite était commandée par Toubo-Toa , la gauche par Liou- Fau, chef de Haano, et le centre par Finau en per- sonne. Deux canons étaient placés au centre , et un sur chaque flanc de l'armée ; ils étaient manœuvres par les Anglais. Il fallut quatre ou cinq heures pour arriver devant la forteresse , à cause de la pesanteur des canons et de la mauvaise qualité des chemins. Les guerriers de Vavao commencèrent par une volée de flèches, mais Finau demanda un armistice afin que les individus de chaque parti pussent em- brasser encore une fois ceux de leurs parens et de leurs amis qui se trouvaient dans les rangs op~ ■ Mariner, I, p, i53 et suiv. DE L'ASTROLABE. 201 posés, et leur faire peut-être leurs derniers adieux. Il s'ensuivit un spectacle bizarre et touchant; l'on n'entendait que gémissemens, et les larmes coulaient de toutes parts. Cette scène avait déjà duré deux heu- res, quand un événement imprévu la termina brusque- ment. L'un des assiégés décocha sur Mariner une flèche qui le manqua et s'enfonça dans un arbre tout près de lui : sur-le-champ Mariner répondit à son agresseur par un coup de mousquet qui retendit raide mort. Ce fut le signal du combat qui dura toute la journée avec le plus grand acharnement de chaque côté. La plupart des meurtriers de Toubo-lNiouha périrent dans cette journée, et la femme de Toubo-Toa tomba môme au pouvoir des ennemis. Mais le feu de l'artil- lerie qui joua durant six ou sept heures causa de grands dommages aux assiégés. Nous ne pouvons ré- sister au plaisir de citer un trait de courage extraor- dinaire de la part d'un de ces derniers « . Cet homme s'avança à sept ou huit toises de la ca- ronade que servait Mariner, et se tint debout en bran- dissant sa lance dans une attitude menaçante. Ma- O riner dirigea sa pièce sur lui , mais au moment où il y mettait le feu, le sauvage se jeta la face contre terre et le coup passa par-dessus son corps. Le moment d'après le guerrier se releva, s'avança à dix pas du canon , et fit toutes sortes de gestes et de contorsions bizarres et guerrières. Puis il brandit et envoya sa > Mariner, I, p. tSg et suiv. 202 VOYAGE lance pour la faire entrer dans la bouche du canon , mais elle ne fit qu'en toucher le bord. Mariner, sur- pris de l'insolence et de la témérité de ce guerrier, voulut l'en punir et le coucha en joue avec un mous- quet; mais au moment où il lâchait la détente, une flèche vint frapper le canon du fusil et lui fit manquer son coup. Alors notre champion poussa un cri de triomphe et s'en alla en toute hâte au fort. Cet intré- pide guerrier avait déclaré, long-temps avant la ba- taille, qu'il combattrait corps à corps contre un canon, et lui enverrait sa lance dans la bouche comme pour exprimer son mépris par cette avanie. En conséquence il avait adopté le nom de fana-fonoua , qui signifie ca- non en langue du pays *. L'arrivée de la nuit put seule mettre fin à ce combat furieux. Finau en profita pour se retirer avec son ar- mée et ses canons à IXaï-Afou , où il se détermina à construire un fort pour se retrancher. Il l'entoura d'un fossé et d'une palissade double ; trois jours suffi- rent pour cet objet : plusieurs mois s'écoulèrentensuite, pendant lesquels les deux partis eurent presque cha- que jour des escarmouches sanglantes avec des alter- natives de succès et de revers pour chacun d'eux. Nous sommes obligés de renvoyer le lecteur au récit détaillé de Mariner pour les événemens qui eurent lieu durant cette mémorable guerre. Les combattans de Vavao et de Hapaï dcployèreut tour à tour une bravoure admirable , et leurs exploits n'auraient eu i Mariner, l, p. i63 et 164. DE L'ASTROLABE. 203 besoin que d'un Homère pour passer à la postérité. Pour mieux compléter la ressemblance , certains en- lèvemens de femmes , certains sacrifices aux dieux vinrent animer la scène et lui donner un intérêt dra- matique tout particulier l. Enfin le bouillant Finau , fatigué des lenteurs de cette guerre et désespérant d'enlever de vive force la citadelle de Felle-Toa, manifesta le désir qu'il avait de voir la paix se conclure. En conséquence les prê- tres et les chefs de son armée s'abouchèrent avec ceux de Vavao : au bout de quatre ou cinq entrevues , les chefs de Vavao vinrent présenter leurs devoirs à Fi- nau. Cet egui , dans un long discours , renouvela en- core ses protestations d'innocence ; il loua adroite- ment les chefs de Vavao des témoignages de fidé- lité qu'ils avaient donnés à la mémoire de Toubo- INiouha dans la guerre qu'ils venaient de soutenir; et pour preuve de ses bonnes intentions , il leur déclara qu'il était décidé à s'établir à Vavao , qu'il garderait seulement avec lui un petit nombre de ses mata-bou- lais, et qu'il renverrait tout le reste de ses guerriers aux îles Hapaï , dont il donnait le gouvernement à Toubo-Toa , sous la condition d'un tribut annuel. Le lendemain, Finau, à la tète de ses chefs et mata- boulais , fit sa visite à la forteresse de Felle-Toa , et rendit ses hommages à sa tante Touï-Oumou. La paix fut décidément conclue. Finau fit raser la citadelle de Felle-Toa, et conserva celle de Nai-Afou. Quelques i Mariner, I , p. i 70 et suiv. 20 i VOYAGE jours après, Toubo-Toa s'en retourna avec tous ses guerriers aux îles Hapaï, et le jeune Moe-Ngongo alla visiter ses propriétés sur l'île Foa , avec Mariner qui lui tint compagnie dans ce voyage *. Quelque temps après, Maka-Papa , Lolo-Hoa-Bi- bidgi et trois autres chefs ou guerriers de Vavao , quittèrent secrètement leur île, et allèrent se joindre à Tarkaï, chef de Bea, dans Tonga-Tabou. Cette dé- marche leur fut suggérée par la crainte que Finau ne voulut se venger plus tard de ce qu'ils avaient porté les armes contre lui. Mariner alla, vers cette époque, à la suite du jeune prince, sur l'île Tofoua , et visita le volcan qui la do- mine. Il vit aussi le lieu où est enterré Norton, cet Anglais du canot de Bligh , qui fut assassiné par les naturels. Ceux-ci ont remarqué que l'herbe a cessé de pousser sur toute l'étendue de terrain où le cadavre de cet Européen fut traîné , depuis la plage jusqu'à sa lombe,.comme aussi sur le lieu même où il resta exposé deux ou trois jours 2. Vers la fin de 1 807, ou au commencement de 1 808, un vaisseau de Botany-Bay ramena un chef de Tonga- Tabou, nommé Palou-Mata-Moenga, avec sa femme Fala-Faï, qui venaient de passer deux ans à Sydney. Ces deux individus, ayant trouvé leur patrie en proie aux guerres civiles, prirent le parti de retourner à la Nouvelle-Galles du Sud , bien qu'ils eussent fait à leurs compatriotes un tableau peu flatteur de la géné- ' Mariner, I, p. iqi et sniv. — ■' Mariner, l, p. 208 v\ aOQ. DE L'ASTROLABE. - 20 o rosité et de l'hospitalité qu'ils avaient rencontrées parmi les Européens l. Finau fit un voyage aux îles Hapaï, où il passa six semaines, puis il retourna à Vavao, et fit tuer tous les chiens sous prétexte qu'ils détruisaient le gibier nommé halaX. Mariner a souvent mangé de la chair de chien qu'il a toujours trouvée fort bonne. Le gras en est particulièrement d'un excellent goût. Une lois qu'il eut distribué à ses principaux offi- ciers les nombreuses îles soumises à son pouvoir, Fi- nau s'occupa de divers réglemens de police et d'ordre dans Vavao. Sur un simple soupçon de rébellion , au milieu d'une partie de kava , il tomba sur les chefs de Vavao et les fit périr de la manière la plus cruelle. A leurs derniers momens, plusieurs de ces infortunés déployèrent un courage et une grandeur d'ame dignes d'un meilleur sort a. Après cet acte de rigueur, Finau passa tranquille- ment son temps dans des parties de plaisir, et Mariner s'établit dans une campagne agréable dont le roi lui garantit la paisible jouissance. Un jour qu'il était oc- cupé à pécher des homards pour la femme favorite du jeune prince, Toubo-Mo-Lakepa, qui se trouvait alors enceinte, il courut le plus grand danger. Après avoir plongé le long du récif, il était revenu sur l'eau pour prendre haleine , lorsqu'il vit la nageoire dorsale d'un énorme requin qui s'avançait rapidement de son coté. A peine eut-il le temps de remonter sur le récif, que ' Mariner, 1, p. 2 ro et 211. — 2 Mariner, I, p. 2.32 et suiv. ' 206 VOYAGE le monstre marin s'élança sur lui; mais heureuse- ment il s'échoua sur un fond d'un ou deux pieds d'eau seulement , et il eut beaucoup de peine à se re- mettre à flot , ce qui donna à Mariner le temps de se mettre en sûreté > . Vers cette époque, le navire le Hope, capitaine Chase , de New-York , parut un jour sur la côte N. O. de Vavao. Mariner demanda à Finau la permission de profiter de cette occasion pour retourner dans son pays : malgré les représentations de ses mata-boulais, le hou lui accorda très-généreusement sa requête , et donna même l'ordre qu'il fût conduit à bord du na- vire. Là, Mariner eut la douleur de voir le capitaine se refuser obstinément à ses supplications, sous pré- texte qu'il avait déjà trop d'hommes à son bord et qu'il n'avait aucun besoin de lui. Mariner, désolé de ce refus , se vit obligé d'attendre une autre occasion , et de retourner vivre avec son protecteur comme il l'avait fait jusqu'alors. Du reste le Hope emmena trois des camarades de Mariner qui avaient échappé comme lui au désastre du Port-au-Prince 2. Un mois après il arriva à Vavao quatre pirogues qui ramenaient des îles Viti un mata-boulai de Tonga- Tabou, nommé Kou-Mouala, et ses guerriers occupés depuis plusieurs années à faire le commerce ou la guerre dans ces îles. Dans le cours de leurs naviga- tions, ils avaient touché sur l'île Fotouna où, suivant la coutume du pays, ils avaient été dépouillés de tout » Mariner, I, p. 249. — ^ Mariner, 1, |>. 253 et sui\. DE L'ASTKOLÀBK. 207 ce qu'ils possédaient , et retenus le temps nécessaire pour qu'on pût leur construire une grande pirogue. Ils avaient aussi relâché sur l'Ile Lotouma (sans doute Rotouma) , où ils avaient été traités avec toutes sortes d'.égards et de bienveillance. Finau s'empressa d'accueillir Kou-Mouala et ses compagnons avec une considération marquée ; il leur fournit tous les vivres nécessaires, et ordonna di- verses fêtes pour célébrer leur heureux retour i. Peu de temps après l'arrivée de Kou-Mouala, Toubo-Toa envoya un message à Finau pour lui an- noncer que Toubo-Malohi, son frère aine, qui avait pris parli parmi les ennemis de Finau à Tonga-Tabou , demandait à faire sa paix avec lui. Toubo-Malohi , après avoir fait long-temps la guerre aux îles Yiti, où il avait acquis un grand renom mili- taire, avait à son retour bâti la forteresse de iNioukou- Lafa; c'était lui qui la commandait quand elle fut enlevée par Finau. Après avoir cherché vainement un asile chez deux autres de ses amis , il s'était fixé à Hifo, chez Tiou-Kava , qui se trouvait alors en guerre avec les habitans de ÎNougou-Nougou , et qui accepta ses services. Mais Tiou-Kava ne tarda pas à périr dans une atta- que malheureuse qu'il tenta su$ IXougou-Nougou, et Hâta, qui passait pour un chef expérimenté, prit le commandement de Hifo. Sous ses ordres, les assié- gés firent une résistance si vigoureuse , que leurs i Mariner , 1, p. 255 et suiv. 208 VOYAGE ennemis, malgré leur nombre bien supérieur, s'en- nuyèrent de l'inutilité de leurs efforts. La division s'étant mise entre eux, ils finirent par lever le siège au bout de quatorze jours de blocus et par se retirer chacun chez eux. Ce fut alors que Toubo-Malohi , fatigué des trou- bles de Tonga-Tabou , et désirant fixer sa résidence à Hapaï, pria son frère de faire sa paix avec Finau. Celui-ci accueillit favorablement cette proposition , et reçut d'une manière honorable Toubo-Malohi , qui de son côté se soumit à toutes les formalités habituelles en pareille circonstance. Toutefois le prudent Finau recommanda à Toubo-Toa de surveiller attentivement toutes les démarches de Toubo-Malohi et de ses com- pagnons l. Peu après, la fille cadette de Finau, nommée Sau- Omaï-Lalangui (en langue hamoa donnée par le ciel), enfant de six ou sept ans, tomba dangereusement malade. Finau , habituellement mauvais crovant en matière de religion , importuna tour à tour de ses prières et de ses offrandes tous les dieux de son pays. Les dieux furent sourds à ses supplications : après avoir langui quatre ou cinq semaines , la pauvre fille rendit le dernier soupir. Durant dix-neuf jours le corps resta exposé d^ns une grande maison , sur le malaï de Nai-Afou : ^pendant tout ce temps, Maounga- Toubo, épouse principale de Finau , et les femmes de sa suite, veillèrent nuit et jour près de ce corps. Le i Mariner, 1, p. 278 et suiv. DE L'ASTROLABE. 209 vingtième jour il fut renfermé dans une caisse en forme de pirogue ; et le vingt-unième , il fut transporté au faï-toka de la famille de Finau , et déposé , non à l'intérieur, mais sur le sommet du tombeau. Des jeux et des divertissemens eurent lieu après cette céré- monie 1. Dans la nuit qui suivit , Finau tomba malade. Un de ses enfans fut sur-le-champ sacrifié pour apaiser la colère des dieux ; Finau lui-même fut successive- ment transporté dans les chapelles de plusieurs de ses dieux , et finalement chez le touï-tonga; mais le mal fit de rapides progrès; en moins de deux jours le ma- lade rendit l'ame dans l'édifice situé sur le malaï de Nai-Afou 2. A la mort de ce souverain , les affaires de Vavao se présentèrent sous un jour assez inquiétant, et l'on craignit de voir plusieurs prétendans aspirer à la fois au pouvoir suprême. Les principaux, outre l'héritier légitime, le jeune Moe-Ngongo, étaient Vouna-Lahi, Toubo-Toa et Finau-Fidgi, frère naturel du dernier hou , brave guerrier et homme d'un grand talent. Mais le jeune prince, qui prit aussitôt le nom de Finau, aidé des conseils de son oncle Finau-Fidgi et de ses fidèles mata-boulais , saisit les renés de l'État d'une main ferme. Pour couper court à tous mol ifs de guerre , il se décida à se borner au gouvernement de Hafoulou-Hou , nom collectif de Vavao et des petites îles qui l'environnent, et à renoncer à toute préten- tion sur les îles Hapaï. i Mariner, I, p. 9.88 et suiv, — • Mariner , 1 , p. -299 el suiv. TOME IV. l4 2W VOYAGE En conséquence , aussitôt que les funérailles du dé- funt hou eurent été accomplies avec toute la pompe et toutes les formalités requises, le jeune prince, clans un kava solennel , prit le nom de son père , et déclara publiquement à ses sujets ses volontés dans le dis- cours suivant qui peut passer pour un chef-d'œuvre d'éloquence tonga : « Ecoutez-moi , chefs et guerriers ! » Si parmi vous quelqu'un est mécontent de l'état » actuel des affaires à Vavao , maintenant c'est le mo- » ment d'aller à Hapaï. » Car personne ne restera à Hafoula-Hou avec un » esprit mécontent et porté vers d'autres lieux. » Mon ame a été attristée en contemplant les ra- » vages causés par les guerres continuelles du chef » dont le corps repose maintenant au malaï. » Nous avons , il est vrai , beaucoup fait ; mais quel » en est le résultat? Le pays est dépeuplé; la terre est » envahie par la mauvaise herbe , et il n'y a personne » pour la défricher. Si nous étions restés en paix , elle » serait encore peuplée. » Les principaux chefs et les guerriers ne sont plus, » et nous sommes obligés de nous contenter de la so- » ciélé des dernières classes. Ouelle démence! » La vie n'est-clle pas déjà trop courte !... » N'est-ce pas la preuve d'un noble caractère dans DE L'ASTROLABE. 211 » un homme de rester paisible et satisfait de sa po- » sition? » C'est donc une folie de chercher à abréger ce qui » n'est déjà que trop court. » Qui, parmi vous, peut dire : Je désire la mort, je » suis fatigué de la vie? » Voyez! n'avez-vous pas agi comme des insensés? » Nous avons recherché une chose qui nous priva » de tout ce qui nous est réellement nécessaire. » Je ne vous dirai pourtant point : Renoncez à tout » désir de combattre. » Que le front de la guerre approche de nos terres , » et que l'ennemi vienne pour ravager nos posses- » sions, nous saurons lui résister avec d'autant plus » de bravoure que nos plantations seront devenues » plus étendues. » Appliquons-nous donc à la culture de la terre, » puisqu'elle seule peut sauver notre pavs. » Pourquoi serions-nous jaloux d'un accroissement » de territoire? » Le nôtre n'est-il pas assez grand pour nous pro- » curer notre subsistance? INous ne pourrons jamais » consommer tout ce qu'il produit » Mais peut-être je ne vous parle pas avec sagesse. . . » Les vieux mata-boulais sont assis près de moi : je » les prie de me dire si j'ai tort. » Je ne suis qu'un jeune homme, je le sais; et je » n'agirais pas avec sagesse, si, à l'exemple du défunt » chef, je voulais gouverner suivant mes propres » idées , et sans écouter leurs conseils. '4* 212 VOYAGE » Recevez mes remerciemens pour l'amour et la » fidélité que vous lui avez portés. » Finau-Fidgi et les mata-boulais ici présens savent » combien j'ai cherché à m'instruire de ce qui pouvait » être avantageux à notre gouvernement. » Ne dites pas alors en vous-mêmes : Pourquoi » écouterions-nous le babil frivole d'un jeune gar- » con!.... » Rappelez - vous qu'en vous parlant ainsi , ma » voix est l'écho des sentimens de Touï-Oumou , » et d'Oulou-Valou , et d'Afou, et de Foutou, et » d'Alo, et encore de tous les chefs et mata-boulais » de Vavao. » Ecoutez-moi! Je vous rappelle que, parmi vous, » si quelqu'un tient à un autre pays , si quelqu'un est » mécontent de l'état actuel des affaires ; voici la seule » occasion que je vous procurerai pour quitter l'île. » Car, passé ce moment, nous n'aurons plus du tout » de communication avec Hapaï. » Choisissez donc le lieu de votre demeure. Il y a » Fidgi , il y a Hamoa, il y a Tonga, il y a Hapaï, il y » a Fotouna et Lotouma. » Ceux-là dont le vœu est unanime , ceux-là qui » désirent vivre dans une paix constante, ceux-là » seuls pourront demeurer à Hafoulou-Hou. » Pourtant je ne veux point du tout comprimer l'é- » lan d1un cœur belliqueux. » Voyez ! les terres de Tonga et de Fidgi sont cons- » tamment en guerre. Choisissez celle où vous désirez » aller pour y déplover votre vaillance. DE L'ASTROLABE. :213 » Levez-vous ! Rendez-vous chacun chez vous , et » réfléchissez sérieusement sur le départ des pirogues » qui aura lieu demain pour Hapaï r. » Le jeune Finau s'occupa ensuite des moyens de donner à l'agriculture et aux métiers utiles une nou- velle impulsion. Il fit rebâtir la forteresse de Felle- Toa. Toubo-Tôa ayant demandé à Finau la permission de venir présenter ses hommages au touï-tonga, à l'occasion de la grande fête natchi , et d'accomplir en même temps tous ses devoirs religieux sur la tombe du dernier hou, le jeune chef acquiesça à ces désirs ; mais il eut soin de prendre Joutes les mesures de i Mariner, II , p: XLIII et suiv. Par opposition au caractère modéré du jeune egui , nous allons citer les propos que Finau I, son père, prince dévoré d'ambition, tenait souvent à Mariner : « Oh! pourquoi les dieux ne m'ont-ils pas fait roi d'Angleterre! Il n'y a •• pas une île dans le monde entier, si petite qu'elle fut, qui ne fût soumise » à mon pouvoir. Le roi d'Angleterre ne mérite pas la puissance qu'il pos- " sède. Maître de tant de grands vaisseaux, pourquoi souffrc-t-il que tant de » petites îles, comme celles de Tonga, insultent continuellement ses sujets • par des actes de trahison? Si j'étais à sa place, enverrais-je d'un ton pai- >■ sible demander des ignames et des cochons? Non, j'arriverais avec le front » de la bataille et avec le tonnerre de Boloiane (leur manière de prononcer » liritain); je leur apprendrais qui mérite d'être le maître. Les hommes seuls » d'un esprit entreprenant devraient posséder les canons ; ceux-là devraient » gouverner le monde , et ceux qui se laissent insulter sans en tirer ven- » geance sont faits pour être leurs vassaux '.... » i Mariner . I , y. 3«j et 33n. 214 VOYAGE prudence imaginables pour prévenir les mauvais desseins que Toubo-Toa eût pu former contre lui i. Nonobstant l'offre réitérée que Toubo-Toa fit à Fi- nau de continuer à lui payer le tribut annuel , le jeune egui s'y refusa constamment , afin d'éviter tout pré- texte de relations entre les peuples de Hapaï et ceux de Vavao. Finau consentit seulement à ce qu'une seule fois chaque année la pirogue de Tonga-Mana vînt apporter, des îles Hapaï à Vavao , l'offrande due au touï-tonga à l'occasion du natcbi. Tonga-Mana était un chef de la famille du touï-tonga. Un mois environ après, probablement en septem- bre 1809, Toubo-Toa marcha avec tous ses guerriers au secours de la citadelle de Hifo qui se trouvait alors assiégée par tous ses ennemis et prête à succomber 2. Vers celte époque, le touï-tonga vint à mourir. Fi- nau profita de cette circonstance pour abolir sa di- gnité dans Vavao , et mettre par-là fin à toutes les cé- rémonies du natchi. La meilleure raison que Finau donna à ses sujets pour détruire une autorité spiri- tuelle aussi importante , fut que depuis long-temps les habitans de Tonga pouvant très-bien exister sans touï-tonga, il en serait de même de ceux de Vavao. Cette raison fut goûtée , et les insulaires de Vavao furent généralement satisfaits d'être délivrés d'une charge qui dans les temps de disette leur devenait fort onéreuse. Il parait d'ailleurs que le prétendant légitime à cette haute dignité n'était qu'un enfant de i Mariner, II, p. i > et Slliv. — ' Mariner, U, », 17 , 21. DE L'ASTROLABE. 215 dix ou douze ans , circonstance qui favorisa beaucoup les projets de Finau » . Cette décision fut signifiée à Tonga-Mana, lors de son premier voyage à Vavao , et il lui fut enjoint de ne plus se représenter sur cette île. Depuis cette époque , Finau se livra tout entier à ses plans d'amélioration , et son île jouit d'une paix profonde. Elle ne fut troublée que par une seule attaque de la part d'un détachement de guerriers de Hapaï, qui tentèrent une incursion sur le territoire de Vavao ; mais leur projet fut décou- vert, et ils furent repoussés avec une perte considé- rable a. Enfin, vers la fin de 1810 , un navire parut eji vue de Vavao : Mariner, en ce moment occupé à pêcher avec trois de ses serviteurs, les contraignit à le con- duire à bord du bâtiment qui se trouva être le brick Favorite de Port-Jackson , capitaine Fisk , employé à la pèche des perles. Le capitaine consentit à prendre Mariner à son bord. Finau ravi de tout ce qu'il voyait sur ce navire , et jaloux de s'instruire, voulut accom- pagner Mariner; mais le capitaine Fisk s'y opposa, ju- geant que ce voyage ne pourrait offrir aucun avan- tage au chef sauvage. A-près une relâche de quelques jours , le navire re- mit à la voile, et Mariner prit congé, les larmes aux yeux, de Finau et de tous ses bons amis de Vavao. Le capitaine se tint durant deux jours entre les iles Haano et Lcfouga , pour recueillir les compagnons t Mariner, II, p. ■>- cl siriv. — ■ Mariner, II, p. Sfi et suri 216 VOYAGE de Mariner. On eut des communications avec Toubo- Toa , Vouna et leurs guerriers. Puis on fit route vers les îles Viti , et de là vers la Chine l . Là cessent les notions que Mariner nous a laissées sur l'histoire des îles Tonga; Ton voit qu'elles se rap- portent généralement plus aux îles Hapaï et Vavao qu'à Tonga-Tabou même , où cet Anglais n'eut l'occa- sion de se trouver que temporairement. Depuis cette époque, jusqu'au moment où V Astro- labe vint mouiller à Pangaï-Modou en avril 1827, les annales de ces îles offrent une large lacune que nous sommes obligés de remplir d'une manière très-incom- plète.. La métropole continua de rester divisée en petits Etats qui reconnurent chacun leurs chefs particuliers. Hâta paraît s'être toujours maintenu à Hifo. Le chef de Bea, Tarkaï, mourut il y a quelques années, et laissa le pouvoir à Tahofa qui a hérité en même temps de l'ambition , des talens et de l'astuce de son frère. Palou, autrement dit Fatou, occupe aujourd'hui le premier rang dans le district de Moua, où la famille de Vea-Tchi et de la tamaha n'ont guère conservé que les droits honorifiques dus aux descendans des Fata-Faï. Le touï-tonga actuel , ou du moins celui qui pourrait prétendre à cette dignité, Lafili-Tonga, exilé à Vavao , est réduit à une mince portion du pa- trimoine de ses divins aïeux, et se voit privé du rang suprême qui lui était dû. Enfin dans Nioukou-Lafa, le 1 Mariner, II, p. {-, cl SU1V. DE L'ASTROLABE. 217 successeur des fiers et puissans Toubo , ne jouit plus que d'un pouvoir précaire sur ses propres sujets , et parait avoir renoncé à toutes prétentions aux charges si importantes de touï-hata-kalawa et de louï-kana-ka- bolo, exercées par ses ancêtres Mari-Wagui , Mou- inouï, Finau, Tougou-Aho , etc. Du reste les habitans de Tonga-Tabou, fatigués des guerres civiles qui avaient si long-temps désolé leur île, se trouvaient en paix depuis plusieurs années. Chaque chef se contentait des limites de son terri- toire. Mais rambitieux Tahofa paraissait viser au pou- voir suprême, et si les autres chefs ne s'opposent pas à ses projets, il pourrait bien rétablir à son profit la puissance des anciens Toubo. Tout au moins son adroite politique tend à l'établir sur la tête d'un de ses cnfans qu'il a eu l'adresse de faire adopter à la fafine- touï-tonga , et auquel il rend lui-même les honneurs dus au chef de l'Etat. On pourrait dire que Tahofa voudrait cimenter sa puissance en appuyant les droits de son fds sur une quasi-légitimité '. Quant aux îles Hapaï et Vavao, j'ignore les événe- mens qui y ont eu lieu. Seulement j'ai appris que Fi- nau II vécut peu de temps après le départ de Mariner, et le nom de son successeur m'est échappe. Toubo- Toa, chef des îles Hapaï, est mort aussi, et son lils Toubo-Totaï lui a succédé. J'ai vainement cherché des détails sur l'histoire et la politique des îles Tonga dans les registres des niis- . D'Uiville, IV, p. 6î. 218 VOYAGE sionnaires. II paraît que les hommes chargés d'ins- truire ces sauvages ont jusqu'à présent prêté fort peu d'attention aux mœurs et aux coutumes des peuples au milieu desquels ils vivent. Ils n'ont pas encore imité leurs confrères de la Nouvelle-Zélande dont les communications offrent souvent des observations et des faits du plus vif intérêt. Espérons que quand ces missionnaires auront acquis une connaissance plus positive de la langue tonga , ils voudront bien se li- vrer à des recherches qui n'ont rien d'incompatible avec leurs pieuses intentions. A l'égard des nouvelles missions établies à Tonga , nous devons nous borner aux faits suivans. La société de Wesley ayant décidé de rétablir une mission sur Tonga-Tabou , M . Walter Lawry et sa femme y furent envoyés avec deux artisans nommés Tilly et Tyndall. Ces Anglais passèrent sur le Saint- Michaël, et arrivèrent àTonga-Tabou le 1 6 août 1 822. Ils furent bien accueillis par les naturels, et Palou les prit sous sa protection i . Une petite maison fut bâtie à Moua, dans un en- droit fort agréable, au bord de la mer. Les Euro- péens s'occupèrent des travaux de l'agriculture, et tentèrent d'inspirer aux naturels quelque goût poul- ies arts de la civilisation et les dogmes de l'Evangile. Ils firent très-peu d'impression sur l'esprit des natu- rels qui se contentaient de les traiter avec égard et d'admirer leur industrie , mais sans se prêter à leurs leçons. i IkUssionnao Regisier, févr. 1824, |>. 71». DE L'ASTKOLAlîE. 219 La mauvaise santé de madame Lawry l'obligea de retourner avec son mari à Port-Jackson au bout d'un séjour de quatorze mois : les deux artisans restèrent pour prendre soin des objets de la Mission. Les adieux de Palou et de ses compagnons, à M. et madame Lawry, furent très-affectueux , et il y eut de part et d'autre des larmes d'attendrissement versées en abon- dance l. Cependant , après s'être montrés long-temps favo- rables aux deux artisans chargés de la surveillance des bâtimens de la Mission, les naturels , au bout d'un an environ , manifestèrent l'intention de les dépouiller. Palou lui-même leur signifia l'ordre de quitter l'île. Tyndall , ne voulant point renoncer à l'espoir de voir arriver un missionnaire , se plaça sous la protection d'un autre chef : son compagnon retourna à Port- Jackson 2. En effet , MM. J. Thomas et J. Hutchinson , mis- sionnaires , arrivèrent avec leurs femmes à Tonga- Tabou , le 28 juin 1826 , et s'établirent à Hifo pus du chef Hâta , qui avait déjà pris Ch. Tyndall sous sa protection \ Ils menèrent une existence assez paisible parmi les naturels ; mais , de même que leurt devan- ciers , ils n'obtinrent presqu'aucune inlluence sur leur esprit; surtout ils ne firent presqu'aucun progrès louchant l'objet principal de leur mission , la con- version des insulaires. Hâta se montra toujours très- opposé à l'adoption de leurs doctrines. i Missionttan Register, t'evr. 1825, [>. 104. — a Missionnary Reghter, mars 186, p. i(j:>. — s Missionnary Register , févr. 1827,]). «". 220 VOYAGE Deux naturels de Taïti, nommés Hapaï et Tafeta, lurent beaucoup plus heureux près de Toubo , avec qui ils résidaient, depuis deux ou trois ans. Ils réussi- rent à décider ce chef, plusieurs personnes de sa fa- mille et bon nombre de ses sujets à se faire chrétiens. Une jolie petite chapelle avait été construite à Nioukou- Lafa , et le service évangélique y était régulièrement célébré. Cette conduite de la part de Toubo lui avait mérité le mépris des autres chefs de file, et avait achevé de détruire son crédit déjà fort ébranlé par la faiblesse et la timidité de son caractère. On sera peut-être curieux d'apprendre que les deux insulaires, Hapaï et Tafeta, avaient été primitivement expédiés en 1 823 , par les missionnaires dé Taïti, pour prêcher l'Evangile à Laguemba sous les auspices de Touï-Neao. Mais ils ne purent atteindre que Vavao , où ils tentèrent d'accomplir leur mission : voyant leurs efforts inutiles sur cette île : , ils passèrent sur Tonga-Tabou , où ils eurent plus de succès près de Toubo. La corvette française V Astrolabe mouilla à Tonga- Tabou en avril 1827, et y resta un mois environ. Nous avons raconté d'une manière détaillée les évé- nemens qui eurent lieu dans cette relâche ; l'on a vu que, fidèles à leur système de perfidie , les insulaires, sous la direction de Tahofa, digne frère de Tarkaï, avaient tramé l'enlèvement de ce navire. M. Dillon , qui passa dans celte île trois mois après V Astrolabe y ' Musionnav) Hegisier , févr. 1S28, p. i3o, iîr. DE L'ASTROLABE. 221 faillit cire exposé au même danger, et ne s'en tira que par sa présence desprit. Ce navigateur nous apprend que les sauvages de Tonga firent une semblable tenta- tive sur le navire le Supply quatre ou cinq ans aupa- ravant ; que le navire américain le Duc de Portland lut enlevé dans ces îles, et son équipage massacré, el qu'enfin plusieurs autres bàtimens avaient été atta- qués et avaient perdu des hommes de leur équipage , soit à Hapaï, soit à Vavao '. Ces faits suffisent pour prouver le caractère perfide de ces insulaires, et pour engager les navigateurs qui auront des rapports avec eux à se tenir constamment sur leurs gardes. Après le départ de l'Astrolabe, en mai 1827, la mauvaise santé de 31. Hutcbinson le contraignit à re- tourner à Port-Jackson. Mais deux nouveaux mis- sionnaires vinrent s'établir chez Toubo , MM. Turner et Cross. Les autres chefs avaient voulu s'y opposer, mais Toubo sut d'abord leur résister. Des lettres de Tonga-Tabou , en date du 1 1 janvier 1 828 , et reçues par la voie de la Nouvelle-Zélande , annoncèrent que Toubo lui-même, contraint par les ennemis du chris- tianisme, s'était déclaré le défenseur des traditions nationales , et avait cessé d'appuyer de son exemple les missionnaires. Cette contrariété fut de peu de durée : Toubo re- vint bientôt à ses premiers sentimens, la chapelle lut rouverte , et les missionnaires reprirent leurs travaux avec plus d'espoir que jamais. < Villon, I, p. 254, 269, 274. 222 VOYAGE A la tin de la même année, M. Turner écrivait que les habitans de Tonga et des îles voisines , Hapaï et Vavao , soupiraient ardemment après de nouveaux missionnaires. Le capitaine Henry, du Snapper, an- nonçait par des lettres de mars 1 829 , qu'il avait trouvé les missionnaires faisant des progrès rapides à Tonga-Tabou ; cinq cents prosélytes assistaient régu- lièrement au service divin, à Nioukou-Lafa, Hâta lui- même , si long-temps opposé au christianisme , avait permis à M. Thomas d'ouvrir une école publique à Hifo , et semblait disposé à adopter la religion chré- tienne. En sa qualité de grand-prètre , il exerçait la plus grande influence sur l'esprit des naturels , et l'on s'attendait à les voir tous embrasser l'Evangile aussitôt que Hâta voudrait montrer l'exemple • . D'un autre côté , de la dernière lettre de M. Tho- mas , datée de Hifo, le 1er juin 1829, il résulterait que Hâta et sa femme persistent aussi fortement que jamais dans leur répugnance à adopter la religion des chrétiens. Mais en même temps M. Thomas ra- conte avec beaucoup de détails la mort toute chré- tienne du jeune Lolo-Hea. Cet insulaire, âgé de vingt- trois ans environ , était fils du fameux Toubo-Toa , dont la veuve avait par la suite épousé Hâta. Un ma- rin, qui résidait à Hifo , lui avait donné les premières notions de l'Evangile , et MM. Thomas et Turner achevèrent sa conversion. Lolo-Hea fut baptisé peu de jours avant sa mort qui arriva le 1 2 janvier 1 829 2. ' Misslonnary Register, décembre 1829, p. 571. — 3 Missionnary Re- gister, septembre c83o} \>. 585 et suiv. DE L'ASTROLABE. 22$ Enfin une lettre de M. Turner annonce que le 7 juin 1 829 , le chef Ohila , sa femme , trois personnes de sa famille et dix autres naturels ont été baptisés dans la chapelle de Nioukou-Lafa, en présence de plus de cinq cents assistans. Si Ton en croit M. Turner, la population entière de Nioukou-Lafa sera incessamment convertie au christianisme '. Quels que soient les obstacles qu'éprouvent au- jourd'hui les missionnaires dans leurs pieux desseins, il est pourtant vraisemblable qu'avec du zèle et de la persévérance , ils finiront par réussir dans leur entre- prise. Pour cela, il s'agira seulement de gagner l'es- prit de deux ou trois des principaux chefs de Tonga- Tabou , car leurs sujets suivront aussitôt leur exem- ple. Dans ce cas , nous souhaitons vivement que les missionnaires qui opéreront ce changement , plus sages que ceux de Taïti , et moins exigeans dans leurs dogmes , n'interdisent point aux naturels des amuse- înens et des exercices innocens qui sont utiles à leur santé et au développement de leurs facultés physi- ques. Surtout nous ferons des vœux pour qu'ils dili- gent toute l'attention des insulaires vers les arts utiles et les progrès de l'agriculture, plutôt que de les assu- jétir impitovablement aux pratiques d'une dévotion outrée , et de substituer, en quelque sorte , un nou- veau genre de superstition aux erreurs qu'ils auront détruites. L'archipel Tonga se compose d'au moins une cen- Descri|.tion de Tonga-Tabou. i Missionnaiy Register, avril 1 8 'i r . j>. ?.o3 cl 9.04. 224 VOYAGE taine d'îles ou îlots, compris entre le dix-huitième et le vingt-deuxième degré de latitude S. , et entre les méridiens de 176° 10% et 17 8° à l'O. de celui de Paris. Les trois îles de Tonga-Tabou , Vavao et Eoa seules se distinguent par leur étendue qui est de quinze à vingt milles de longueur. Sept autres, savoir : Late, To- foua, Kao, Namouka, Lefouga, Foa et Haano, ont de cinq à sept milles d'étendue dans leur plus grande dimension. Enfin tout le reste offre à peine quatre, trois , deux , et souvent un mille d'étendue. Plusieurs ne sont que des bancs de sable et de corail couverts de quelques bouquets d'arbres. Tofoua , Kao , Late et les deux rochers de Hounga-Hapaï et Hounga-Tonga sont assez élevés pour être aperçus de quinze à vingt lieues de distance en mer. Eoa , Namouka et Vavao sont d'une hauteur médiocre. Tonga-Tabou et toutes les autres îles de cet archipel sont des terres fort basses. Tonga-Tabou, comme toutes les îles du groupe de Hapaï , est accompagnée de récifs de coraux fort dan- gereux , tandis que les autres en sont exemptes , sans doute parce que leur sol , beaucoup plus élevé , est d'une constitution géologique toute différente. Quoi qu'il en soit , nous allons cesser de parler des autres îles de cet archipel , pour ne nous occuper que de Tonga-Tabou, attendu qu'elle est la seule que nous aj'ons visitée; nous n'avons vu que de loin Eoa, Fala-Feia, Tonou-Mea et Rafanga. La petite île Pangaï-Modou, près de laquelle nous étions mouillés, est située par 1 77° 33' longitude O. , DE L'ASTROLABE. 22 zzo el 21° 81 latitude S. Aussi , quoique dans la zone tor- ride , Tonga-Tabou jouit d'une température modérée. Aux mois d'avril et de mai, le thermomètre à bord de V Astrolabe s'est toujours maintenu entre 23 et 26°, et les brises qui soufflent régulièrement empêchent les chaleurs d'être excessives. Les missionnaires m'assu- rèrent que l'air de cette île était pur et sain ; ils trou- vaient aussi son climat beaucoup plus frais en hiver qu'ils ne s'y étaient attendus , surtout quand les vents soufflaient du S. Les vents du S. E. et de l'E. S. E. régnent habi- tuellement dans les parages de Tonga-Tabou. Cepen- dant dans les mois de février, mars et avril , ils sont fréquemment remplacés par les vents de l'O. et du N. O. qui soufflent quelquefois plusieurs jours de suite, accompagnés de grains de pluie et de rafales violentes. Les grosses houles du S. O. , soulevées par les coups de vent des hautes latitudes australes , sont presque continuelles et entretiennent un fort ressac sur les côtes méridionales de celte ile. Les tremblemens de terre sont assez fréquens aux îles Tonga , puisque les premiers missionnaires , dans l'année 1797, en ressentirent deux ou trois secousses dans un intervalle de trois mois seulement i. Sans doute ces convulsions ont des rapports avec les érup- tions de Tofoua qui est un volcan en activité perma- nente. Tonga-Tabou affecte en quelque sorte la forme i IVilson. TOME IV. l ~> 226 VOYAGE d'un croissant irrégulkr. dont la convexité serait op- posée au sud, et dont la concavité tournée vers le nord serait fortement échancrée par un lagon de cinq milles de largeur, sur trois milles de profondeur. D'im- menses récifs de coraux accompagnent cette île à six ou huit milles au large , dans toute la partie du nord , et forment divers canaux avec une rade utile aux na- vires qui veulent y mouiller. Plusieurs îlots sont dis- séminés sur ces coraux, la plupart couverts d'arbres. L'un d'eux , Eoa-Tchi , situé devant l'entrée du canal de l'Est , est assis sur un récif isolé, et présente une surface d'une lieue de circuit environ. Tout le reste du littoral de Tonga-Tabou, depuis sa pointe E. jus- qu'à sa pointe occidentale , en passant par le sud , offre un aspect tout différent, et la ceinture de coraux qui l'environne s'étend rarement à plus d'une enca- blure au large. Le sol de Tonga-Tabou est généralement très-peu élevé au-dessus du niveau de la mer, et je doute que les éminences les plus considérables atteignent cent pieds de hauteur. Toutefois ce sol est d'une prodi- gieuse fertilité, soit pour les productions naturelles, soit pour toutes celles que l'homme veut y cultiver. Les missionnaires trouvèrent qu'il consistait, en un riche terreau de quinze pouces d'épaisseur exempt de pierres , au - dessous duquel s étendait d'abord une espèce de terre rougeâtre jusqu'à une profon- deur de quatre ou cinq pouces, puis une argile bleuâ- tre plus compacte. En certains endroits , on trouva une terre noirâtre exhalant une odeur agréable de DE L'ASTROLABE. 227 bergamotte qui s'évaporait promptement à l'air >. L'eau douce est rare sur toute la surface de l'île , et je ne crois pas qu'il s'y trouve un seul ruisseau proprement dit. Cependant, en creusant à une pro- fondeur peu considérable , on obtient en général de l'eau potable : celle que j'ai goûtée à Hifo , à Moua et à Mafanga , m'a paru être d'une bonne qualité. Il nous serait fort difficile d'entrer dans aucuns dé- tails topographiques susceptibles d'une certaine exac- titude , car l'état politique de cette île est aujourd'hui fort embrouillé. Il paraît qu'autrefois elle était divisée en trois grands districts , savoir : Hifo à l'ouest , sou- mis particulièrement à l'autorité du touï-kana-kabolo , Moua au centre, où résidaient les divins Fata-Faï, enfin Hogui à l'est, qui dépendait du touî-hata-ka- lawa. Aujourd'hui chaque chef s'est déclaré indépen- dant sur son territoire , et le plus considéré est celui qui a su rallier à sa cause le plus de guerriers , et qui a donné le plus de preuves de vaillance et d'énergie personnelle. Les plus remarquables sont Tahofa à Bea , Palou à Moua, Hâta à Hifo , et Faka-Fanoua à Mafanga. Vea, chef d'Ardeo, et Toubo, chef de Nioukou-Lafa, issus l'un et l'autre d'une plus haute ori- gine, sont loin de jouir de la même influence, et leurs droits se réduisent à de vaines démonstrations de res- pect. La partie la plus méridionale de l'île portait le nom collectif de Lego , mais je n'ai pu savoir à qui elle appartenait de droit , ni si elle était aussi bien cultivée que celle du nord. « Jl'ilson . p. i- "> 228 VOYAGE Singleton m'a souvent répété que la population de Tonga-Tabou devait monter à vingt mille âmes, et que les chefs réunis pouvaient mettre huit mille hommes sous les armes. Les derniers missionnaires ont estimé à quatre mille individus la population en- tière du canton de Hifo, ce qui conduirait à un ré- sultat total au moins aussi considérable. Toutefois , pour éviter toute exagération, nous ne porterons cette population qu'à quinze mille habitans, dont quatre ou cinq miile en état de combattre. Certainement ce nombre est encore prodigieux, en raison du peu d'é- tendue du territoire de Tonga-Tabou , mais il ne faut pas perdre de vue que cette île n'est qu'une suite de jardins et de vergers admirablement cultivés et de la plus grande fertilité. En outre la pèche offre à ces insulaires des ressources importantes et journalières. Habitans. Les habitans des îles Tonga sont en général grands, Rapports phy- bien faits et bien proportionnés. Leur embonpoint est Slfiucs raisonnable , à quelques exceptions près parmi les chefs ; sans offrir l'obésité naturelle aux Taïtiens , leur corps est beaucoup plus replet que celui des Zé- landais , et ils doivent ce double avantage à une nour- riture saine et abondante jointe à un exercice mo- déré. Leurs physionomies sont agréables et présen- tent une variété de traits comparable à ce que nous observons en Europe ; plus graves , plus sérieux que dans l'indigène de Taïti , ces traits sont néanmoins moins sauvages, moins sévères que ceux du Nouveau- Zélandais. Plusieurs ont le nez aquilin et les lèvres assez minces ; presque tous ont les cheveux lisses. DE L'ASTROLABE. 229 Enfin la couleur de leur peau est peu foncée, surtout parmi les chefs , et cette circonstance donne à plu- sieurs d'entre eux une ressemblance encore plus marquée avec les Européens des contrées méridio- nales. Ces divers caractères se retrouvent encore à un degré plus marqué chez les femmes, surtout chez celles d'un rang supérieur qui s'exposent moins à l'influence de la chaleur. Il en est qui , à la taille la plus avantageuse, à la démarche la plus noble, aux formes les plus parfaites, unissent les traits les plus délicats , un teint presque blanc ou seulement ba- sané. Ces femmes , comme l'ont très-bien avancé Cook et Forster , pourraient servir de modèles aux artistes pour les proportions. On ne pourrait leur reprocher que d'avoir les jambes et les pieds trop gros. A Tonga , la race polynésienne m'a semblé offrir moins de mélange avec la race noire océanienne ou mélanésienne qu'à Taïti ou à la Nouvelle-Zélande. On y trouve beaucoup moins que partout ailleurs de ces individus à taille rabougrie, nez épaté, cheveux cré- pus ou frisés et peau d'un brun très-foncé. Ce fait est d'autant plus remarquable, que les îles Tonga sont immédiatement suivies à l'O. par les iles Viti qui sont demeurées au pouvoir de la race noire. Bien que ces insulaires jouissent en général d'une bonne santé , quelques-uns d'entre eux sont sujets à une sorte de lèpre qui dégénère quelquefois en ul- cères cancéreux de la nature la plus envenimée. Us 230 VOYAGE sont encore sujets à l'éléphantiasis , au marasme , au refroidissement, et à une espèce d'éruption cuta- née sur diverses parties du corps, qui a beaucoup de rapports avec le pian des colonies. Le nombre des vieillards , comparé à celui des personnes d'un âge moins avancé, m'a paru offrir un l'apport à peu près semblable à celui qui a lieu en Europe. En outre, les naturels conservent, malgré le grand âge , une vigueur, une activité et une agilité fort remarquables. Il faut excepter néanmoins quel- ques individus auxquels l'usage immodéré du kava fait contracter une sorte d'imbécilité prématurée. Caractère. Touchant le caractère des naturels de Tonga, la vérité me force à déclarer qu'on pourrait faire une observation toute contraire à celle que nous a suggérée celui des Nouveaux - Zélandais. Ceux - ci ont généralement gagné à être connus, et des qua- lités solides sont venues racheter ce que leur premier abord offrait de repoussant , souvent même de bar- bare et de féroce. Il en est tout autrement des habitans de Tonga. Dans leurs premiers rapports avec les Européens , ils se sont habituellement montrés sous le jour le plus favorable. Doux, polis, aimables, caressans, hospi- taliers , ils ont presque toujours séduit leurs premiers hôtes. On voit successivement Tasman , Cook , Mau- relle et Wilson rendre témoignage en leur faveur, vanter leur heureux caractère et leurs excellentes qualités. Trompé par ces beaux dehors , Cook donna à leurs terres le nom d'îles des Amis. Les Français de DE L'ASTROLABE. 231 V Astrolabe turent eux-mêmes jusqu'au dernier mo- ment dupes de ces apparences séduisantes , et la plus odieuse perfidie put seule les ramener à des idées plus exactes sur le compte de ces insulaires. Déjà La- billardière et Bligh avaient louché quelque chose du penchant de ces hommes à la trahison ; mais le dé- sastre du Port-au-Prince en donna toute la mesure , et les rapports de Mariner ont achevé de nous foire connaître ce peuple. Ceux qui auront lu avec attention le récit de cet Anglais demeureront convaincus que les hahitans des îles Tonga réunissent les qualités les plus opposées. Us sont généreux, complaisans, hospitaliers, en même temps que cupides , audacieux , et surtout profondé- ment dissimulés. Au moment même où ils vous àcca hlenl de caresses et d'amitiés, ils sont capables de vous assaillir et de vous dépouiller , pour peu que leur avidité ou leur amour-propre soient suffisamment sti- mulés. Finau, (ils de Mari-W agui , et les chefs ses col- lègues, accablent Cook de marques d'attention et d< respect, tandis qu'ils méditent sa perle pour s'em- parer des trésors contenus sur les vaisseaux anglais. D'Entîecasteaux est exposé à une trahison semblable. Le Port-au-Prince, le Povtland, et d'autres navires, deviennent la proie de ces insulaires, sans qu'aucun motif puisse excuser leurs attentats. V Astrolabe et le navire de M. Dillon sont aussi l'objet de semblables complots. Le capitaine du premier de ces navires est obligé de lutter plusieurs jours de suite contre les 232 VOYAGE forces réunies de Tonga-Tabou , pour recouvrer les prisonniers enlevés par les sauvages de la manière la plus perfide. Enfin , le récit de Mariner contient une foule de traits qui montrent combien ces natu- rels sont traîtres et dissimulés, même à l'égard les uns des autres. Je citerai particulièrement l'assassinat de Tougou-Aho par Toubo-N iouha et celui de Toubo- Niouha par Toubo-Toa, la trahison de Tarkaï, la conduite atroce de Finau envers les chefs de Vavao, et ses perfides intentions contre le prêtre Toubo-Tea , même à l'article de la mort. Du reste, ces hommes sont susceptibles d'une force de caractère et d'une énergie fort remarquables. Leur bravoure va souvent jusqu'à la témérité la plus audacieuse, et le véritable guerrier tonga ne sait point reculer devant le danger le plus imminent : témoins Touï-Hala-Fataï résolu de rendre le dernier soupir sur le champ de bataille, Toubo-Niouha qui tue qua- rante ennemis de sa propre main, ce guerrier intré- pide qui prend le nom de Fana-Fonoua et combat corps à corps contre un canon , et ces sujets dévoués qui se torturent de la manière la plus cruelle , et se donnent quelquefois la mort sur la tombe de leurs chefs. Si l'on en croit Mariner , ce qu'il y aurait de plus extraordinaire chez ces insulaires , c'est qu'ils seraient aussi modestes que braves ; on les verrait rarement se vanter de leurs prouesses , comme cela est si fréquent chez les peuples sauvages , et même chez ceux qui sont le plus civilisés. La jactance et la forfanterie DE L'ASTROLABE. 233 seraient bannies de leurs discours ; celui qui voudrait lui-même rappeler le souvenir de ses exploits en per- drait tout le mérite aux yeux de ses concitoyens »> On ne saurait refuser à ces sauvages d'être natu- rellement doux , aimables et complaisans dans leurs relations habituelles. Ils ont même un ton général de politesse et de courtoisie, une aisance naturelle dans les manières, et un certain tact des convenances qu'on ne s'attendrait guère à rencontrer dans un peuple aussi voisin de l'état de nature. Il est fort rare qu'ils s'abandonnent à ces transports de fureur, à ces co- lères soudaines si ordinaires aux Zélandais. Un refus ne les émeut jamais; ils savent dévorer un affront sans y paraître sensibles ; mais le souvenir en reste gravé dans leur cœur, et ils ne manquent pas d'en tirer vengeance aussitôt qu'ils peuvent le faire. Sous le rapport de l'intelligence , les habitans de Tonga m'ont paru bien supérieurs à ceux de Taïti , et je les placerais volontiers sur la même ligne que ceux de la Nouvelle-Zélande. Mariner nous a tracé le por- trait le plus flatteur du jeune Finau , et les raison- nemens qu'il lui prête en diverses circonstances an- nonceraient que ce chef était doué de facultés intellec- tuelles d'un ordre fort élevé ^. Son ambitieux père , quoique plus cruel , était aussi heureusement partagé de ce côté. Tahofa, dans l'ensemble de sa conduite et de ses manières, nous a paru ne le céder en rien à un Européen pendant tout le séjour de l'Astrolabe à i Mariner, I, p. 198 el 199. — ^ Mariner, II, p. 54 et suiv. 2U VOYAGE Tonga-Tabou. Certainement, s'il eût été revêtu d'un costume anglais ou français , rien dans son ton ni dans sa tournure n'eût pu faire soupçonner qu'il n'ap- partenait pas à une nation civilisée. Cependant cet homme n'avait jamais eu l'occasion de se trouver long-temps de suite avec des Européens. Une certaine gravité règne habituellement dans leurs traits et dans leurs gestes , mais elle se trouve tempérée par une douce affabilité et. un grand fond de politesse. Quelquefois même ils se livrent à de légères plaisanteries qui n'ont ni l'aigreur de celles du Zélan- dais , ni la naïve simplicité de celles du Taïtien ; et dans ces occasions ils savent admirablement se main- tenir dans les bornes des convenances. Enfin l'hospi- talité est un devoir pour eux, et celui qui y manque- rait se ferait mépriser de ses concitoyens. Sous ce dernier rapport , il est vrai que leurs relations avec les Européens ont singulièrement modifié leurs idées et leurs habitudes. Ces insulaires sont très-attachés à leurs parens, à leurs amis et à leurs chefs. Leurs relations domesti- ques sont douces et affectueuses ; les femmes sont traitées avec les égards dus à leur sexe; les en fans sont l'objet de toute la tendresse et des soins les plus attentifs de la part de leurs parens. Enfin les chefs eux-mêmes affectent une douceur, et l'on pourrait dire une bienveillance soutenue envers leurs in- férieurs. Ils portent un profond respect à la vieillesse, et ce sentiment est consacré chez eux d'une manière au- DE L'ASTROLABE 235 thenlique par une de leurs coutumes dont nous parle- rons plus lard. Naguère les rangs de la société pouvaient se classer État social. ainsi qu'il suit, le touï-tonga , les cguis, les mata- boulais , les mouas et les touas. Le touï-tonga était un personnage revêtu d'un ca- ractère divin et sacré, dont l'influence était également reconnue , et la personne révérée dans toutes les îles Tonga, et même dans quelques-unes des îles Hamoa et Viti. Bien que son autorité temporelle fût bornée sous divers rapports, tous les autres eguis , quel que lût leur pouvoir, ne pouvaient se soustraire , en parais- sant devant lui , à l'humiliant salut du moë-moë. Des cérémonies particulières étaient observées pour son mariage , ses funérailles et le deuil qui les accompa- gnait : en parlant de lui , on employait en certaines occasions un langage différent ; il n'était ni tatoué ni circoncis comme tous les autres hommes. Enfin à une époque fixe de l'année, et dans une fête qui prenait le nom de Natchi , de toutes les iles Tonga on venait lui présenter les prémices des productions terrestres qui jusqu'à ce moment étaient frappées d'un tabou général l. Dans les attributions du touï-tonga , il est difficile de ne pas saisir sur-le-champ une ressemblance assez frappante avec le caractère et les honneurs dont les chrétiens catholiques avaient environné la personne du chef de leur religion : puissance spirituelle sans i Mariner, II, p. 12s el suiv. 236 VOYAGE bornes, une demi-divinité, autorité temporelle plus ou moins étendue , baisemens de pieds et tributs uni- versels. Cependant à Tonga cette dignité n'était point élec- tive , mais héréditaire, et il y a lieu de croire qu'elle passait du frère aîné aux cadets pour retourner ensuite aux en fans des aînés. La famille seule des Fata-Faï était en droit de donner le touï-tonga, et jouissait de ce privilège depuis un temps immémorial, comme l'attes- taient, d'une part les traditions universelles, et de l'autre les antiques faï-tokas de cette famille. Quoique le touï-tonga soit sans contredit le premier personnage de la nation , et que tout le monde soit obligé de se prosterner devant lui , il est pourtant telle circonstance où il est à son tour obligé de rendre le même devoir à des personnes de sa famille : par exemple, lorsqu'il se trouve devant ses sœurs aînées, les sœurs aînées de son père ou de son aïeul , et même devant les descendans directs et légitimes de ces per- sonnes. Tels étaient Latou-Liboulou et sa sœur Moungou-Lakepa lors du troisième voyage de Cook , Tine lors du passage de d'Entrecasteaux , Fafine-Touï- Tonga lorsque les premiers missionnaires s'établirent à Tonga, Vea-Tchi du temps de Mariner, enfin Fafine- Touï-Tonga, Tamaha, Latou et "Vea lors du passage de r Asti olabe. Latou-Liboulou et sa sœur étaient les enfans d'une sœur aînée du père de Poulaho; Tine et Fafine-Touï- Tonga étaient les sœurs aînées de Poulaho ; enfin Vea- TcHi , Vea , Tamaha et Latou descendaient en ligne DE L'ASTKOLABE. 237 directe de la sœur aînée de Poulaho. Ces privilèges tenaient probablement à ce que la noblesse se trans- mettait par les femmes. Il m'a semblé que les filles aînées du touï-tonga prenaient le titre de tamaha, et ce titre se transmettait à leurs filles aînées. C'est aussi parmi elles que se choisit la touï-tonga-fafine , dans le même ordre que le touï-tonga parmi les hommes. Après le touï-tonga, venaient les grandes charges de touï-hata-kalawa , louï-kana-kabolo et hâta, dans lesquelles résidait presque toute l'autorité temporelle. Les deux premières étaient civiles , et la troisième , toute militaire, répondait à peu près au litre de géné- ralissime des guerriers. Il nous est impossible de dé- finir exactement leurs attributions, comme d'en tracer les limites respectives. Tout cela d'ailleurs devait va- rier suivant le caractère , l'âge et l'énergie particulière de ceux qui les exerçaient. Ainsi l'on a vu dans notre France, à diverses époques, les fonctions de maire du palais, connétable, lieutenant du royaume, premier ministre, etc., devenir plus ou moins importantes, suivant les talens ou l'ambition des personnages qui s'en trouvaient revêtus, Du reste le titre de touï-hata-kalawa semblait être tombé en désuétude dès avant la révolution qui anéantit les prérogatives du touï-longa ; on ne con- naissait plus guère que celui de louï-kana-kabolo qui avait de fait absorbé preque toute l'autorité temporelle dans les mains de Finau , Mou-Mouï et Tougou-Aho, jusqu'à l'époque où ce dernier fui 238 VOYAGE assassiné par Toubo-Niouha et son frère Finau-Hapaï. La famille des Toubo , depuis long-temps, parais- sait s'être exclusivement arrogé le droit d'exercer les fonctions de touï-hata-kalawa et de touï-kana-kabolo. Aujourd'hui même le timide Toubo et ses cousins Houla-Kaï et Ohila, d'un jugement presque unanime, sont les individus qui auraient le plus de droits à la dernière de ces dignités , si elle se trouvait rétablie. La famille des Toubo se trouvant ainsi la plus con- sidérable de la nation après celle des Fata-Faï, c'était aussi dans son sein que le touï-tonga prenait sa pre- mière femme, et il est probable que les enfans de cette femme seulement avaient droit aux premiers honneurs. Aujourd'hui ces hautes charges de l'Etat se trou- vant supprimées de fait , il ne reste plus à la tète de la nation que la classe des eguis ou des nobles. Mariner pense que tous les individus qui forment cette classe étaient parens ou alliés à des degrés plus ou moins éloignés des deux familles des Fata-Faï et des Toubo, car on ne doit pas parler de celle de Finau dont l'illus- tration était toute récente , et qui probablement, tenait de près à celle des Toubo. Les eguis jouissent presque exclusivement de la propriété des terres; ils occupent les premières fonctions , et sont les chefs des dis- tricts, bien qu'en certaines occasions les mata-boulais puissent aussi être appelés à quelques-unes de ces mêmes fonctions «". Autrefois ils devaient recevoir > Mtriner, II, p. 88. DE L'ASTROLABE. l>39 l'investiture de leurs charges du louï-tonga lui-même : aujourd'hui ils la reçoivent chacun de leur crédit et de leur puissance individuelle. Pour qualification particulière , ces fonctionnaires ajoutaient au mot touï le nom du canton ou de l'île qu'ils gouvernaient. Ainsi l'on avait des touï-ardeo , touï-eoa, touï-namouka , touï-vavao , touï-mango , etc. Tauï signifiait à peu près seigneur ou premier chef; aussi touï-tonga signifiait seigneur de toutes les îles Tonga. Comme nous l'avons déjà dit, la noblesse se trans- mettait par les femmes; quel que fût le rang du père , si la mère n'était point noble, les enfans ne l'étaient point. Au contraire tous les enfans d'une femme no- ble l'étaient aussi L Enfin quels que fussent les talens, les services et le mérite d'un individu , il ne sortait jamais de la classe où la fortune l'avait fait naître ; surtout il ne pouvait pas prendre rang parmi les per- sonnes nobles de naissance. La classe des mata-boulais suivait immédiatement celle des eguis , et dans l'ordre féodal c'est peut-être l'institution la plus utile et la plus libérale que l'homme ait pu imaginer pour servir de correctif, ou du moins de palliatif aux usurpations de la noblesse. En effel les mata-boulais étaient les compagnons constans, les conseillers-nés, et pour ainsi dire les tuteurs naturels des eguis. Ils étaient particulièrement chargés de la direction des cérémonies , de l'administration des do- maines et de la conservation des traditions nationales > Marinei . II, ji. 89. ;>40 VOYAGE et religieuses. Leurs parens avaient soin de les former de bonne heure à ces diverses connaissances ; chacun d'eux ne pouvant entrer en fonction qu'à la mort de son père , il en résultait que c'était ordinairement des hommes d'un âge mûr. Les eguis avaient coutume de ne rien entreprendre sans les consulter; aussi ces mata-boulais jouissaient communément de l'estime des chefs et de la considération des classes inférieures. Exempts d'ambition personnelle , puisqu'il leur était impossible de franchir les limites de leur classe , tous leurs désirs , tous leurs soins se bornaient à travailler dans l'intérêt de leurs patrons et de leurs familles ; comme ce but dépendait immédiatement du nombre des cliens de la famille et de leur dévouement , il en résultait naturellement que les mata-boulais devaient aussi s'occuper sans cesse du bien-être des classes su- balternes. Les mata-boulais étaient en quelque sorte les médiateurs constans et désintéressés des rapports des nobles avec les hommes du peuple ; leurs efforts avaient toujours pour objet d'adoucir toute espèce de collision fâcheuse entre ces deux castes , en rappelant aux premiers les obligations de leur rang et ce qu'ils devaient à leurs sujets , et à ceux-ci les devoirs que la religion et les coutumes de leur pays leur imposaient envers leurs supérieurs. Mariner , qui le premier nous a fait connaître l'existence et les fonctions des mata-boulais, fait le plus grand éloge des personnes de cette classe, et déclare qu'en général ils remplissaient dignement les devoirs auxquels ils étaient appelés '. • Mariner, II, p. 89 el suiv. DE L'ASTROLABE. 241 Les (ils, frères, et en général tous les parens des mata-boulais qui ne sont point appelés à en remplir les fonctions, forment la classe des mouas. Ils assis- lent les mata-boulais dans l'exercice des cérémonies publiques , dans le maintien de la police générale et dans la surveillance des jeunes eguis. Ils professent en outre les arts et métiers jugés libéraux à Tonga ; tels sont ceux qui ont pour objet de construire les pirogues , de tailler les dents de baleine, de bâtir les maisons et les caveaux en pierre , de fabriquer les filets , de pêcher et de construire les grandes cases ' . Enfin les toaas constituent la dernière classe de la Société, le peuple proprement dit; ils sont par leur naissance kaï-fonoua, comme qui dirait vilains, attachés à la glèbe. Les plus distingués parmi eux peuvent prétendre à exercer conjointement avec les mouas les quatre métiers ci-dessus mentionnés ; d'au- tres sont chargés du tatouage, de ciseler et d'incruster les casse-tèles , et de faire la barbe avec des coquilles. Enfin ceux du dernier rang sont cuisiniers ou labou- reurs , et il est défendu à ceux-ci de changer de maî- tres et de fonctions. Il parait que ces peuples n'avaient point d'esclaves proprement dits , quoique la condition des derniers touas ne fût guère qu'une espèce de servitude. Sans doute les prisonniers faits dans les combats étaient massacrés ou rendus à leurs tribus respectives, quand la paix était faite. D'ailleurs lorsque les îles Tonga se ■ Mariner, II, p. y0 et 91. TOME IV. !(J 242 VOYAGE trouvaient clans leur état Légal, et reconnaissaient toutes la supériorité du touï-longa , il ne pouvait pas y avoir lieu à des guerres régulières , mais seulement à des conspirations ou à des révoltes accidentelles et partielles. Il est vrai que les habitans des îles Viti fai- saient quelquefois des incursions sur les terres de Tonga ; mais cela arrivait rarement , et les prisonniers dont on épargnait la vie s'attachaient au service de leurs vainqueurs en qualité de touas ou de mouas , suivant leurs talens et leur rang individuel. La conduite des eguis envers les mouas et les touas est en général tellement mesurée qu'on s'apercevrait à peine de la distance qui les sépare dans l'ordre so- cial. Ce n'est que dans les cérémonies publiques , sur- tout aux parties de kava , qu'on peut bien saisir cette différence; car les eguis seuls , et quelques-uns des principaux mata-boulais , y sont admis , tandis que les dernières classes sont toujours reléguées dans la foule des spectateurs. En un mot, ces insulaires ob- servés dans leur intérieur et dans le cercle habituel de leur vie, nous donnent l'idée la plus exacte de la vie patriarcale. Mais les superstitions sont venues empoisonner le bonheur qui leur était réservé; des pratiques absurdes et barbares , sous le masque de la religion * leur ont souvent imposé des devoirs péni- bles ou cruels. Guerres. Nous avons déjà remarqué que, dans l'ancienne constitution politique des îles Tonga, il ne pouvait y avoir lieu à des guerres régulières et prolongées, attendu que la suprématie de Tonga-Tabou sur toutes DE L'ASTKOIAHK. UZ les autres îles de eet archipel était unanimement consentie, et qu'à Tonga-Tabou tous les chefs re- connaissaient également le caractère divin du touï- tonga et l'influence des Toubo. Aussi tout donne lieu de penser que ces insulaires avaient joui d'une longue paix jusqu'à l'époque où Finau , s'élevant au-dessus de toutes les idées jusqu'alors reçues , osa massacrer le touï-kana-kabolo régnant, et de simple egui se faire le chef d'un parti puissant. Le touï-tonga, oubliant ses devoirs qui lui prescrivaient de n'intervenir dans aucun combat, et mu probablement par un sentiment de jalousie contre la famille des Toubo, se joignit à la cause de Finau. Depuis cette époque, des guerres opiniâtres, des combats fréquens, des sièges obstines eurent lieu , d'abord entre le parti de Finau et les chefs de Tonga-Tabou, ensuite entre les chefs d< Tonga-Tabou eux-mêmes, enfin entre les peuples de Vavao et ceux de Hapaï. Dans quelques-unes de ces occasions, on a vu des armées de trois ou quatre mille hommes marcher los unes contre les autres, et des flottes de cent à cent cinquante pirogues sillonner les mers qui séparent ces îles. Nous sommes obligés de renvoyer le lecteur au récit de Mariner pour les détails de ces combats ; mais nous pouvons assurer du moins que ces sau- vages y ont souvent déployé un sang-froid , une in- trépidité et un dévouement capables d'honorer les guerriers des nations les plus civilisées. On doit ce- pendant s'attendre à ce que ces brillantes actions ont élé souvent souillées par des actes de perfidie et de 16" 244 VOYAGE cruauté, commandés du reste en certaines circons- tances par les opinions religieuses du pays ». A l'époque où l'Astrolabe passa à Tonga-Tabou , en 1827, les habitans de cette île paraissaient géné- ralement las des combats et disposés a vivre en paix. Un des reproches les plus graves que les chefs fai- saient au jeune Lafili-Tonga , prétendant actuel au titre de touï-tonga, était qu'il aimait la guerre, et que , si on le rappelait dans l'île , on ne pourrait jamais être en paix. Tous les hommes en état de porter les armes sont guerriers.au besoin ; ils suivent leur chef partout où il lui plaît de les conduire, et celui-ci à son tour va se joindre au parti de Yegui-laki, ou du chef principal dont il soutient la cause. 11 est rare que ces naturels en viennent à des batailles rangées : leurs guerres se consument ordinairement en escarmouches et en en- gagemens particuliers, qui sont néanmoins quelque- fois fort meurtriers. Le parti vaincu se soumet ou prend la fuite, emportant avec lui ce qu'il peut de ses effets , et va chercher un asile sur une île amie. Les îles Hamoa et les îles Viti ont souvent reçu des populations entières obligées de s'exiler pour de sem- blables motifs. Crimes Dans un état de société, comme celui de Tonga- ei punitions. Tabou, où tous les individus sont pénétrés de l'en- tière obligation d'obéir aux ordres de leurs chefs, où ils sont persuadés que commettre une action i Mariner, I, p. 80 et suiv. DE L'ASTllOLABE. 24 5 qui leur serait désagréable serait offenser les dieux mêmes, on sent déjà qu'il ne peut guère être question d^dées précises de criminalité ni de pénalité. Tout se réduit à une obéissance passive de la part des infé- rieurs envers les chefs, et à une sage réserve de la part des chefs entre eux pour éviter de se donner aucun motif de mécontentement mutuel. Les chefs rappellent quelquefois leurs sujets à Tor- dre, ou les punissent de certaines infractions à leurs devoirs à grands coups de bâton, qu'ils leur admi- nistrent eux-mêmes ou qu'ils leur font administrer par leurs mata-boulais. Quelquefois enfin, pour des crimes plus graves, ils les font périr sans pitié. On doit pourtant convenir que ces cas sont peu fréquens , surtout le dernier, qui n'a guère lieu que pour une offense envers les dieux ou un outrage fait au chef. Encore est-il bien rare que le chef lui-même soit obligé d'intervenir : ses mata-boulais et ses premiers mouas ne laisseraient pas un pareil forfait impuni. Quand deux eguis croient avoir de justes motifs de reproches l'un contre l'autre, ils vident fréquem- ment leur querelle par un combat particulier. Ils se battent avec acharnement, et souvent les deux rivaux sortent de la lutte dans un état affreux ; mais il est rare que le vainqueur abuse de son avantage , et une réconciliation sincère termine d'ordinaire ces sortes de duels. Mariner nous en raconte un exemple fort louchant dans l'affaire que Talo eut avec Hala- Api- Api '. > Mariner , II , p iit cl mii\. Jir VOYAGE La sage liberté dont jouissent les femmes aux îles Tonga , et le droit qu'elles ont de pouvoir rompre des nœuds qui leur sont devenus à charge, préviennent ces querelles si fréquentes chez les Nouveaux-Zélan- dais, à l'occasion des infidélités conjugales. Il est rare que des chefs se provoquent au combat pour de sem- blables motifs. Occupations. La principale occupation des chefs est de s'entre- tenir avec leurs mata-boulais , de surveiller la culture de leurs terres , la construction de leurs maisons , de leurs pirogues et de leurs faï-tokas , enfin de vaquer et de présider aux cérémonies imposées par les rits de leur religion ' . Outre la danse et le chant qui constituent leurs principaux amusemens , ils ont encore des jeux et des amusemens de divers genres , savoir : Le jeu du leagui qui est exclusivement réservé aux eguis et mata-boulais. Il se joue à deux ou quatre per- sonnes. Quand il n'y a que deux joueurs, ils se pla- cent l'un devant l'autre, ayant chacun cinq petits morceaux de bois dans la main gauche. Celui qui commence à jouer fait tout-à-coup l'un des trois gestes suivans de la main gauche , savoir : présen- ter la main ouverte , ou la main fermée , ou la main fermée avec l'index seul étendu. L'autre doit faire à l'instant même le même geste , sinon il perd un point , et, s'il réussit, c'est à son tour de jouer. Si au contraire l'un des joueurs peut faire cinq fois de suite un des ' Mariner , Il , p, 208. DE L'ASTROLABE. 24 .'i / trois gestes en question sans que l'autre puisse le ré- péter, il pose à terre un des petits bâtons qu'il tient dans la main gauche. C'est alors au tour du perdant déjouer, et celui qui peut le premier disposer de ces cinq marques gagne la partie. Quand ces insulaires jouent à quatre, ils se placent comme pour nos jeux de cartes à quatre personnes , mais chacun est l'anta- goniste de son vis-à-vis , et celui qui a le premier faii ses cinq marques aide à son partner à faire les siennes et à gagner la partie. Il est impossible de se faire une idée de la rapidité de leurs mouvemens , de l'action , de la passion même qu'ils apportent à ce jeu , qui a beaucoup de rapports avec celui que les Provençaux nomment. Jouet à la mourro. Palou était grand ama leur de ce jeu , et je l'ai vu y consacrer des heures entières abord de l'Astrolabe , sans qu'il en parût un seul instant fatigué ni ennuyé ' . Le divertissement ou plutôt la chasse du fana- kalaï est encore réservée aux eguis du premier rang! Le chasseur, armé d'un arc et d'une flèche , se poste dans une espèce de treillis couvert de verdure-, mais pas assez pour qu'il ne puisse pas découvrir son gibier au dehors. Au sommet de cette espèce de cage esi attaché par une patte un oiseau mâle de l'espèce qu'ils nomment halaï 2. Cet oiseau dressé à ce manège, fait grand bruit et bat des ailes comme s'il voulait provo u uer au combat ses camarades. Au dedans du treillis, 1 Mariner, II, j>. 9.21 et 222. — a C'est l;i poule d'eau d'après le voca bnlairc de Cook, troisième Voyage. 2i8 VOYAGE et clans une cage plus petite , se trouve une femelle qui fait aussi un bruit particulier, comme pour répon- dre au mâle. Ce manège attire les oiseaux de la même espèce sur le terrain , et le chasseur s'amuse à les tuer à coups de flèche. Il est aisé de voir que ce diver- tissement ressemble beaucoup à celui que les habitans du midi de la France nomment chasser au simoun *. Mariner ajoute que le roi seul et les premiers chefs peuvent se procurer ce divertissement , attendu que l'éducation et l'entretien des kàfaï exigent de grands soins et beaucoup de frais. Un homme est chargé de la garde de chaque couple de ces oiseaux , et n'a rien autre chose à faire que de les instruire et de les soi- gner. Ces gardes ont le droit de réclamer, pour l'en- tretien de ces oiseaux , toute espèce de nourriture de la part des sujets du chef auquel ils appartiennent , quelle que soit d'ailleurs la gêne et souvent la priva- tion qui en résulte pour ceux que frappe cette espèce d'impôt. Ces gardes vivent dans l'abondance et sont fort insolens , car ils profitent des prérogatives de leur charge pour pressurer et torturer les paysans sous le prétexte de se procurer des vivres pour leurs oi- seaux. Quelquefois le paysan , vexé, se plaint au chef, qui châtie le coupable en lui appliquant de fortes cla- ques sur le dos nu, ou en lui distribuant des coups de poing sur la tète et le visage. Lefa?ia-gouma, ou la chasse au rat , n'est interdite qu'aux louas, et c'est une partie de plaisir où plu- ' Mariner, I, p. sp3 et Slûv. DE L'ASTROLABE. 249 sieurs individus sont toujours réunis. Lorsqu'une so- ciété veut se donner ce divertissement, elle a soin d'envoyer des hommes chargés de semer de l'appât sur le terrain où la chasse doit avoir lieu. Cet appât consiste en noix rôties que les serviteurs broient entre leurs dents et jettent par terre tout en faisant route. En même temps, en cuise de tabou , ils placent dans les sentiers des morceaux de bois d'une façon particulière, afin d'empêcher ceux qui pourraient sui- vre accidentellement ces sentiers de venir déranger les rats occupés à manger l'amorce et troubler par conséquent la chasse. Cela fait , et dix minutes environ après que les dis- tributeurs d'appât, nommés bouhi, sont partis, les chasseurs, qui forment deux bandes, se mettent en route, marchant sur une seule file et munis d'arcs et de flèches. Les hommes de chaque parti se trou- vent entremêlés de manière à ce que le chef le plus éminent soit généralement en tète; après lui vient le chef de l'autre parti , et ainsi de suite en alternant toujours. En chasse, chacun ajuste les rats qu'il voit h sa portée; toutefois le premier de la file peut seul tirer sur un rat placé devant lui , tous les autres ne peu- vent tirer que sur les rats placés en travers ou der- rière eux. Quiconque a tiré un coup , qu'il ait tué ou non l'animal , est obligé de changer de place avec celui qui le suit ; de sorte qu'au bout d'un certain temps l'ordre primitif est entièrement changé. Le parti qui a le premier abattu dix rats a gagné. 250 VOYAGE S'il y a beaucoup de rats , on joue ordinairement trois ou quatre parties. A mesure qu'on arrive aux endroits où les marques du tabou ont été placées , on les enlève pour laisser la voie libre aux passans. Par- venus au point où les bouhis ont préparé une colla- tion , les chasseurs se reposent et mangent les vivres qu'ils trouvent servis, tandis que les bou/u's vont ré- pandre de nouvelles amorces pour les rats l . La chasse du pigeon aux filets , ou dgia lonbe , était jadis plus usitée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Le filet dont on se sert, est petit , avec une ouverture étroite , et attaché au bout d'une perche de douze pieds de long. Huit ou dix petites cabanes en forme de ruches , hautes de cinq pieds, et percées d'une fente trans- versale, sont disposées l'une près de l'autre. Un chas- seur se renferme dans chacune d'elles , et à la porte est attaché par une patte un pigeon apprivoisé. Un homme se tient quelque temps debout, ayant à la main une longue perche au bout de laquelle est attaché un pigeon privé avec une corde assez longue pour qu'il puisse en voltigeant parcourir un assez grand espace. Le vol de cet oiseau et le roucoulement continuel des autres attirent un grand nombre de pigeons sau- vages. Alors l'homme au pigeon se cache avec les au- tres chasseurs, et chacun d'eux s'efforce de saisir avee son filet les oiseaux qui viennent à sa portée 2, Valûy ou pèche à la bonite, se pratique avec une perche à laquelle est suspendu par une ligne un ha- « Mariner, I, p. 225 et suiv. — a Mariner. Il, p. 222. DE L'ASTROLABE. 254 meçon sans barbillons ni appât. Tandis que la pirogue vogue avec rapidité, l'hameçon effleure a peine la surface de l'eau , et la bonite trompée , le prenant pour un poisson volant, accourt pour s'en saisir. D'un léger tour de bras le pêcheur l'enlève et la reçoit à l'instant même dans ses mains. J'ai vu cette même pèche pratiquée à Âmboine par les Malais , avec une adresse et un succès prodigieux '. Le jeu du lolo consiste à envoyer une lance pesante de manière à ce qu'elle aille s'enfoncer dans un mor- ceau de bois tendre fixé au sommet d'un poteau. Six ou huit joueurs se réunissent d'ordinaire ensemble , et le parti qui a pu ficher le plus grand nombre de iances en trois volées est celui qui gagne. Le poteau a environ cinq ou six pieds de hauteur, et le morceau de bois mou a neuf pouces de diamètre. Un jeu assez singulier mentionné par Mariner, consiste à transporter une grosse pierre d'un endroit à l'autre sous l'eau à la profondeur de dix pieds en suivant le fond. La distance à parcourir est de trente- deux toises ; la difficulté est de pouvoir aller en ligne droite2. Les hommes s'exercent encore aux jeux suivans , savoir: à nager dans le ressac, faiiifo; à la lutte, fanga-toua; à combattre avec le casse-tète, fetagui; au pugilat, fouhou ; à jouter avec des lances, taâ- />«pa;en{m à jeter des fèves sur une natte pour en laire sortir celles qui y ont été placées d'avance, lafo. i Mariner, II, p. 22S. — - Marina, II, p. 22',. 252 VOYAGE Le hiko et le habo sont des jeux de femmes. Le premier consiste à lancer successivement cinq balles , et à les faire passer d'une main dans l'autre , en ayant soin d'en tenir toujours quatre en l'air. En même temps celle qui joue chante des paroles dont la ca- dence s'accorde avec chacun de ses mouvemens ; cha- que fois qu'elle peut finir son chant sans manquer, elle compte un point. Quelquefois sept ou huit femmes jouent tour à tour. Le habo ressemble beaucoup à notre bilboquet. Ces naturels aiment beaucoup les plaisirs de la conversation ; nos coutumes, nos mœurs et tout ce qui a trait aux Européens, Papa-Langais , sont surtout devenus pour eux des sujets très-intéressans d'entre- tiens auxquels ils consacrent non-seulement des jours , mais quelquefois des nuits entières l. Kava. Les parties de kava sont particulièrement remar- quables, chez les peuples de Tonga, par l'étiquette qui s'y rattache et. les règles sévères qu'on y observe touchant les rangs et la préséance de chacun de ceux qui peuvent y prendre part. Nous n'avons pas besoin de rappeler que le kava ou ava à Taïti , Nouka-Hiva et Hawaii , est cette espèce d'infusion que l'on obtient en exprimant le suc des racines broyées du piper methijsticum et le mélan- geant avec une certaine quantité d'eau. 11 en résulte un breuvage fade, douceâtre, piquant et d'une saveur nauséabonde à mon avis , mais fort goûté par les Po- > Mariner, II, p. 223 et sili\. DE L'ASTROIABE. 253 lynésiens et même par les Européens qui s'y sont ha- bitués. Pris en trop grande quantité, il cause l'ivresse, et son usage habituel et immodéré conduit à une es- pèce d'abrutissement ou d'idiotisme très-marqué. Presque tous les insulaires de l'Océan-Pacifique , habitans des îles situées entre les deux tropiques , sont passionnés pour ce breuvage. Mais nulle part il ne donne lieu à ce cérémonial rigoureux , à ces assemblées solennelles qui ont été observés à Tonga- Tabou. Déjà Cook nous avait donné quelques détails cu- rieux sur la manière dont avaient lieu les parties de kava , et son texte est même accompagné d'une excel- lente gravure représentant une de ces scènes. Mais c'était à Mariner qu'il appartenait de fixer tous nos doutes à cet égard, et je pense qu'on me saura gré de reproduire ici tout ce qu'il raconta à ce sujet. La description suivante s'appliquera aux circons- tances où le kava est servi dans toute son étiquette, à l'occasion d'une cérémonie religieuse ou politique , ou d'une visite de haute importance. Si la compagnie est fort nombreuse , pour avoir plus de place, le kava a lieu sur le ?naîaït grande pelouse qui environne la maison des eguis, et le président seul se tient sur le seuil de la maison. Ces parties ont le plus souvent lieu dans la malinée, et les femmes d'un certain rang n'assistent jamais à ces réunions quand elles sont publiques. Le chef qui préside au kava , et c'est toujours le plus élevé en dignité de ceux qui sont présens , s'as- 254 VOYAGE sied à deux ou trois pieds du bord de la maison, en dedans, sur ia natte qui couvre le plancher, et la fi- gure tournée vers le malaï, où se développe des deux bords le cercle des assistans. A ses deux côtés siègent deux de ses mata-boulais chargés de surveiller et de diriger alternativement les cérémonies du kava. A la suite de chacun de ces mata-boulais sont placés les deux chefs dont le rang suit immédiatement celui du président; puis les autres eguis , mata-boulais et mouas prennent place à la suite suivant leur rang , en laissant libre au milieu d'eux un grand espace de forme ovale. Bien que les places voisines du président appartiennent de droit aux personnages les plus dis- tingués , il arrive quelquefois que les chefs qui se pré- sentent les derniers, trouvant leurs places occupées par des hommes d'un rang inférieur, se contentent des places vacantes, plutôt que de déranger la compa- gnie. D'ailleurs l'étiquette consiste plus particulière- ment encore dans l'ordre où le kava doit être servi , que dans celui des places ; c'est en cela surtout que consiste le talent des mata-boulais , qui doivent éviter de cho- quer l'amour-propre de personne. On sent bien que le cercle est d'autant plus grand que le nombre des spectateurs est plus considérable ; mais le fond ou la partie opposée au président est ordinairement com- posé des jeunes chefs et des fils des mata-boulais de la suite du président. Au milieu, et droit en face du président, se tient assis l'homme qui doit préparer le kava , après qu'il aura subi la mastication prépara- toire. C'est ordinairement un moua ou un toua , quel- DE L'ASTROLABE. 25S quefois un chef. En tout cas, il doit apporter dans ses fonctions de l'adresse, de la vigueur et de la grâce , ce qui n'est pas toujours chose facile dans les grandes réunions. Derrière cette partie du cercle se tient assise pèle-mèle la masse du peuple, qui dans les circonstances extraordinaires peut aller à trois ou quatre mille individus dont la majeure partie sont des hommes. Si l'un des mata-boulais du président remar- que une personne de distinction assise bien au-dessous de la place quelle doit occuper, il invite celui qui remplit cette place à la céder à son supérieur ; ou bien , s'il voit arriver un chef, après que le cercle est formé, il invite un des assistans à se retirer, et appelle le chef par son nom, en ajoutant : « Cette place est pour vous, » Pour mieux nous faire comprendre, nous désigne- rons par cercle supérieur la partie du cercle qui n'est formée que des convives du premier rang, depuis le président jusqu'aux deux tiers environ de chaque côté du cercle entier; la partie du cercle opposée au pré- sident , derrière laquelle est placée le peuple , sera le cercle inférieur ; enlin le peuple, assis sur plusieurs rangs en dehors du premier rang, formera le cercle extérieur. Maintenant nous devons prévenir qu'aucun individu, quel que soit son rang, ne peut s'asseoir dans le cercle supérieur, tant que son père ou un parent supérieur à lui se trouvera dans le même cer- cle, à quelque distance que ce soit. Si par hasard il se trouvait déjà placé , quand son père arrive , il doit se retirer dans le cercle inférieur ou dans l'extérieur ;>5<; VOYAGE par respect pour la supériorité de son parent. Du reste , cette règle n'est de rigueur que pour le cercle supérieur , qui seul est considéré comme la véritable partie de kava : tous les autres conviés ne sont con- sidérés que comme des spectateurs ou de simples figurons, qui n'ont de part au kava que lorsqu'il en reste pour eux. C'est à peu près, je pense, ce qu'on appelait autrefois aller au bal de la cour en bayeurs ou bayeuses , ou bien encore faire tapisserie. Chacun étant convenablement placé, l'un des mata- boulais présidens appelle un des serviteurs du cercle extérieur. Sur-le-champ celui-ci entre par le fond du cercle, s'avance vers le mata-boulai, et, s'asseyant en face de lui, il en reçoit l'ordre d'aller dans la maison du chef prendre la quantité de racine de kava jugée nécessaire. Il rentre ensuite dans le cercle également par le fond , apportant la racine de kava dans ses bras; il s'asseoit (ou plutôt il s'accroupit, et c'est ainsi qu'il faut entendre en général le mot s'asseoir, toutes les fois que nous l'appliquons aux sauvages de TOcéanie) devant le président, et dépose le kava à ses pieds. Cet homme reste dans cette position, jusqu'à ce qu'il ait reçu l'ordre du mata-boulai d'emporter le kava pour le mettre en pièces et le donner a mâcher. Ensuite il se lève , emporte la racine , et la remet à l'homme assis au fond du cercle et chargé de la pré- paration du kava ; puis il se rasseoit à sa place. Alors , aidé de ses voisins , le préparateur brise le kava en petits morceaux , le nettoie avec des coquilles démoules, et le donne à mâcher aux personnes du DE L'ASTROLABE. 257 cercle inférieur et du cercle extérieur. Maintenant on entend dans toute cette j^trtie de l'assemblée un bour- donnement général qui forme un contraste curieux avec le silence observé jusqu'alors : une foule d'indi- vidus crie de tous côtés : JHa't ma luwa , mat , mai ma kaua, mat s kamt — donnez-moi du kava, don- nez-moi du kava — car chacun de ceux qui se pro- posent pour le mâcher en réclame alors une portion. Ceux qui s'offrent pour ce service doivent être des jeunes gens ayant les dents saines, la bouche propre, et exempts de maladie ; les femmes prêtent souvent leur assistance. Il est à remarquer que ces naturels réussissent à tenir leur racine sèche tandis qu'ils la broient avec leurs dents. Au bout de deux minutes, chacun ayant mâché sa ration , la retire de sa bouche avec les doigts et la place sur un morceau de feuille de bananier , ou porte cette feuille à sa bouche pour y déposer le kava. Tout le kava étant mâché , ce que l'on reconnaît au silence qui s'établit, quelqu'un du cercle extérieur va placer à terre devant le prépa- rateur un grand bol en bois. En même temps, cha- cun de ceux qui sont assis à quelque distance du cercle inférieur fait passer de main en main sa por- *7 TOME IV. 258 VOYAGE tion de kava jusqu'aux voisins du préparateur, qui la déposent dans le bol. Aussitôt que chacun a repris sa place, le prépa- rateur incline un peu le bol pour le montrer au président , en disant : &oc luum !)cni pim mn — voici le kava mâché. — Si le chef, après avoir jeté les yeux sur le kava et avoir consulté son mata-boulai, juge qu'il n'y en a pas assez, il dit : (Dufi ouft, bfit \)0\\U Œantjata — couvrez-le , et qu'un homme vienne. — Alors le bol est couvert avec une feuille de bananier, et un homme s'approche du mala-boulai président pour recevoir de nouvelle racine de kava qu'on broie comme la première fois. Mais si la quan- tité est jugée suffisante , le mata-boulai dit : jpttlou — mêlez. — Les deux hommes qui se trouvent aux côtés du préparateur s'avancent quelque peu, font chacun un demi -tour, et sont ainsi placés en face l'un de l'autre avec le bol entre eux deux. L'un chasse les mouches avec une grande feuille, tandis que l'autre est prêt à verser au besoin l'eau contenue dans des noix de coco. Au commandement de palou , le préparateur, après s'être lavé les mains, réunit toute la racine contenue dans le bol , et la comprime avec force entre ses mains. Le mata-boulai dit : Cingui a umï — verse de l'eau — et l'homme chargé de cet office continue d'en verser, jusqu'à ce que le mata-boulai prononce ces paroles : JÈtaou r unit — assez d'eau. — Le donneur d'eau s'arrête alors, et prend une feuille pour aider son compagnon à chasser les mouches. Le mata-boulai ajoute : |)alou DE L'ASTROLABE. 259 mur tatmut, ka faka maint — mêle bien partout également et rassemble — pour indiquer qu'il faut réunir les fibres en un seul paquet. Cela fait, le mata -boulai dit : 2lï e fou — mets dans \efou i. — Un des servans apporte alors une quantité de cette matière fibreuse, letend de ma- nière à couvrir toute la surface de l'infusion , en la laissant flotter au-dessus du vase. Ici commence la besogne la plus délicate du préparateur. Il s'agit d'en- velopper dans le fou toute la substance du kava et d'en exprimer le suc dans le bol. Cette opération est soumise à certaines règles, et accompagnée de divers gestes et mouvemens qui exigent à la fois beaucoup de grâce, de vigueur et d'adresse. Tous les assistans y prêtent l'attention la plus profonde; il y a beaucoup d'bonneur pour le préparateur à s'en acquitter avec succès , et ce serait une vraie disgrâce pour lui que d'échouer en public dans une de ces circonstances. Du reste ce dernier cas arrive fort rarement, tant on a soin de ne se présenter pour remplir cet office qu'autant qu'on se sent bien sûr de son talent !.... Pendant ce temps, plusieurs personnes du cercle extérieur sont occupées à fabriquer des vases avec la feuille non déployée du bananier qu'ils découpent par bandes de neuf pouces de long, de manière à faire ' Le/oM est l'écorce d'un certain arbre (Vhibiscus tiliaceus) déchirée en fibres très-menues, de manière à former un réseau à mailles grossières et îrrégufières. »7* 2 GO VOYAGE des morceaux carrés en les déployant. Les deux bouts sont attachés d'une manière particulière avec une fibre extraite du tissu de la feuille , et forment ainsi une coupe d'une forme élégante. Le kava une fois prêt , ce qui a lieu générale- ment au bout de quinze ou vingt minutes, l'homme du bol s'écrie : (frotta ma c kava nt'i — le kava est prêt. — Le mala-boulai répond : Saka ta ou — verse- le. — C'est le signal pour remplir les coupes. Deux ou trois individus du cercle inférieur ou extérieur vien- nent s'asseoir près du bol, apportant avec eux plusieurs coupes. Un d'eux se lève, et des deux mains présente une coupe à remplir , en ayant soin de la tenir" au- dessus du bol et d'effacer le corps, afin que les per- sonnes du cercle supérieur ne perdent aucun détail de la cérémonie. Le préparateur plonge aussitôt dans le liquide une partie du fou roulée en paquet , et l'exprime ensuite dans la coupe jusqu'à ce qu'il en découle la quantité d'un tiers de pinte environ. Celui qui tient la coupe se dérange un peu, la figure tournée du côté du président. En même temps, un de ceux qui sont occupés à chasser les mouches s'écrie à haute voix : &aim <\oua \)cka — le kava est versé. — Le mata-boulai répond : ^Incjut ma *** — donnez- le à *** — en désignant le nom de celui qui doit le recevoir. En entendant prononcer son nom , celui- ci , à moins que ce ne soit le président , frappe deux fois dans le creux de sa main pour indiquer le lieu où il se trouve assis. Le porteur s'avance vers lui, et lui présente la coupe en se tenant debout; cepen- DE L'ASTROLABE. 261 danl , s'il s'agit de servir un chef puissant et dans une partie de kava du touï-tonga, l'homme qui pré- sente la coupe doit se tenir assis. Voici maintenant l'ordre dans lequel doivent être servis les divers individus de rassemblée ; cet ordre est la formalité la plus importante de la cérémonie; il exige toute l'attention du mata-boulai président . Le chef placé à la tète du cercle reçoit ordinaire- ment la première ou la troisième coupe ; celle-ci néanmoins lui est plus particulièrement due. La pre- mière, suivant une vieille coutume en vigueur, est adressée par le mata-boulai président à son confrère assis de l'autre côté du chef, à moins qu'il ne se trouve dans la compagnie un chef ou mata-boulai d'une île voisine -, alors , en sa qualité d'étranger , on lui offre la première coupe. Si dans le cercle se trouve la personne qui a fait présent du kava , on lui fait l'honneur de la servir la première. Mais si le kava n'est point un présent , et si deux ou plusieurs étrangers d'un rang presque égal assistent à la cérémonie , le mata-boulai , dans le doute lou- chant celui à qui reviendrait la première coupe , et pour éviter de choquer personne , envoie la coupe au président , et c'est là l'unique occasion où celui- ci peut la recevoir. Alors l'autre mata-boulai reçoit la seconde coupe ; la troisième appartient au chel du rang le plus élevé après le président , et ainsi de suite , sans aucune hésitation , suivant l'ordre des préséances. Ainsi le président a toujours la pre mière ou la troisième coupe , et le mata - boulai 262 VOYAGE qui ne donne point les ordres la première ou la seconde. Dans les grandes parties de kava, très-peu de per- sonnes , relativement au nombre des assistans , recoi- vent de cette liqueur ; mais il doit toujours s'en trou- ver assez pour les membres du cercle supérieur et leurs parens placés dans le cercle inférieur ou exté- rieur. Car ces derniers, bien qu'exclus du cercle su- périeur par la raison que nous avons donnée, n'en sont pas moins servis suivant leur rang , ou à peu près. Voici en outre une particularité remarquable : quand une coupe de kava est adressée à un chef et qu'un parent supérieur à lui se trouve présent , ce parent a le droit de changer cette destination , ce qu'il peut faire en s'écriant tout haut : — Donne-le à *** — mentionnant le nom de l'homme qu'il désire voir servi de préférence à son parent. Ce cas se présente souvent. Le bol une fois vide , si le chef le juge à propos, il en fait préparer un autre; quelquefois une per- sonne de la compagnie envoie chercher de la racine de kava pour en faire présent au chef; mais le plus souvent le chef lui-même envoie prendre une seconde, une troisième et même une quatrième provision de racine. Chaque bol doit être préparé et servi comme l'a été le premier. Quand les individus du cercle supérieur et leurs parens sont servis , s'il reste du kava , il est distribué aux personnes du cercle inférieur et même de l'extérieur, car personne ne reçoit deux coupes du même bol. Quand on sert un DE L'ASTROLABE. 263 second bol , un troisième, ce doit être dans le même ordre que le premier , cest-à-dire qu'on ne doit point commencer par la personne à laquelle on s'est ar- rêté , mais bien en suivant de nouveau l'ordre que prescrit l'étiquette. Il faut du /ou frais pour chaque nouveau bol de kava, cette substance ne pouvant servir qu'une seule, lois. Si , avant la fin du kava , quelqu'un du cercle su- périeur désire prendre congé, il dit au chef : 3hût tant macui \\ava — je ne puis point fournir de kava — c! après celte excuse il se retire; ou, s'il vient de four- nir du kava, il lui suffît, pour quitter la société, d'alléguer quelque prétexte , comme d'aller sur une autre île ou d'avoir une affaire à surveiller. 11 faut faire observer que des deux mata-boulais assis de chaque côté du président , l'un dirige toujours le ser- vice du premier bol , l'autre celui du second bol , le premier celui du troisième bol , et ainsi de suite alternativement. Communément ils sont assis près du chef, excepté quand le touï-tonga préside; alors on doit laisser entre eux et ce haut personnage un in- lervalle de six pieds au moins. Jamais un chef ne se rend au kava d'un chef in- férieur , ou bien , si quelque circonstance extraordi- naire rendait ce cas nécessaire, l'inférieur se reti- rerait dans le cercle extérieur et laisserait son hôte présider son kava, à moins qu'il ne se trouvât parmi les assistans un prêtre inspiré; celui-ci alors s'asseoit à la tète du cercle , et les chefs doivent se retirer dans le cercle extérieur, non point par égard pour 26 i VOYAGE le prêtre qui peut fort bien n'être qu'un simple moiia, mais par vénération pour le dieu qui est supposé ins- pirer eet homme. C'est toujours un prêtre qui pré- side aux cérémonies religieuses , excepté lorsque l'on consulte un dieu qui n'a point de prêtre. Le prêtre a toujours la première coupe , le mata-boulai la seconde ; la troisième , la quatrième et quelque- fois jusqu'à la sixième sont données aux personnes les plus distinguées du cercle supérieur. Après ceux- ci, les chefs qui, par respect, se sont retirés dans le cercle extérieur, peuvent être servis •, mais cela dépend uniquement du mata-boulai dirigeant. Enfin, on sert ce qui reste aux autres personnes du cercle supé- rieur. Dans les petites parties de kava, les formalités et les paroles de la cérémonie sont absolument les mêmes ; mais quand ce n'est pas un prêtre qui pré- side , on se permet de causer , de rire et de plaisan- ter. Dans tous les cas , tous ceux qui se présentent à une partie de kava ont le plus grand soin que leur toilette soit convenable et leur tenue décente. Nous avons cru devoir nous étendre sur les forma- lités du kava chez les habitans de Tonga , car c'est une de leurs cérémonies caractéristiques. Ces peuples n'entreprennent presque aucune affaire importante , ils n'exécutent presque aucune cérémonie religieuse, qu'elle ne soit précédée du kava. La plus grande mar- que de considération qu'ils puissent offrir à un étran- ger dont ils reçoivent la visite , est d'ordonner un kava. Enfin les eguis d'un certain rang laissent rare- et Métiers. DE L'ASTROLABE. 265 ment s'écouler une matinée sans se donner la jouissance d'un ou plusieurs kavas avec leurs amis et leurs su- bordonnés I. Comme on l'a déjà vu, les mata-boulais étaient Arts chargés de tenir compagnie à leurs eguis, de diriger toutes les cérémonies civiles et religieuses , et d'ins- pecter les travaux. Quelques-uns même travaillent de leurs propres mains à la construction des grandes pirogues , mais seulement pour le compte du roi ou des premiers chefs de l'État. Les divers arts et métiers sont exercés par les mouas et les touas. Les diverses professions, en com- mençant par celles qui sont héréditaires et confèrent le titre de tofoanga à ceux qui les exercent , sont : Fa-vaka, ou construction des pirogues. Mariner pense que les habitans de Tonga ont reçu des insu- laires de Viti de grandes connaissances dans l'art de construire et de gréer les pirogues. Pour moi, qui ai eu l'occasion de visiter ces deux peuples , j'ai trouvé celui de Tonga beaucoup plus avancé sous ce rapport. Les pirogues de Tonga-Tabou, pour les proportions , l'élégance et le fini de la main-d'œu- vre , m'ont paru infiniment supérieures à celles des habitans des iles Viti. Fanno-lc. C'est l'art de tailler les dents de baleine pour en faire des colliers , et d'incruster leurs divers instruisens avec la même matière. Pour les colliers , ils fendent les dents de cachalot en petites pièces lon- » Mariner, II , p. 1 5o et suiv. 260 VOYAGE gitudinales qui conservent chacune la forme d'une dent , et qui ont d'un à quatre pouces de longueur. Chacun de ces fragmens est percé du côté le plus épais pour y passer un cordon ; puis tous ces frag- mens sont ajustés ensemble de manière à former au- tour du cou un ornement à peu près semblable à ces colliers de force hérissés de pointes qu'en Europe on attache quelquefois au cou des chiens de basse-cour. Quoi qu'il en soit , cet ornement , exclusivement réservé aux chefs les plus puissans, est singuliè- rement estimé. Les dents de cachalot étaient une pro- priété spéciale de la couronne ; Finau Ier fit assommer sans pitié un malheureux insulaire et sa femme qui avaient été tentés de soustraire à leur profit quelques- uns de ces précieux objets provenant d'une baleine échouée *. Encore aujourd'hui ces dents sont le meil- leur article de commerce qu'on puisse offrir aux habi- tans de Tonga et de Vili. Tofou?iga ta maka sont ceux qui construisent les voûtes en pierre pour la sépulture des chefs. Les pierres dont on se sert ont environ un pied d'épais- seur, et sont coupées dans les dimensions nécessai- res; on trouve ces pierres en couches sur le rivage de certaines îles, et elles sont de formation madré- porique. Dgia-kobenga , ou fabrication des filets. On s'y prend absolument de la même manière qu'en Europe ; le fil se fait avec l'écorce intérieure d'un arbre nommé > Mariner, l, p. 25 1 et 252. DE L'ASTROLABE. 267 olonga. Mais les grands filets sont fabriqués avec des tresses formées de la bourre des noix de coco. Tofounga totaiikay pêcheur. Tous ceux qui sui- vent cette profession sont marins , ils se servent habi- tuellement du filet, bien qu'ils fassent aussi quelque- fois usage de la ligne et de l'hameçon. Langa-fale, construction des maisons. Chaque homme sait bâtir sa maison ; mais cette expression est réservée pour désigner ceux dont le métier est d'é- lever de grands bâtimens sur un mal aï, les maisons sacrées et les demeures des chefs. Ta tatou, le tatouage. Le touï-tonga seul n'était jamais tatoué aux îles Tonga, attendu qu'il n'eût pas été convenable d'assujettir un chef si éminent à une opération si pénible. Quand il désirait être tatoué, il était obligé, pour cela, de se transporter aux îles Hamoa. Tongui akao , l'art de ciseler les casse-têtes. On avait coutume autrefois de ciseler l'instrument tout entier; maintenant cet ornement se borne à la poignée. On l'exécutait anciennement à l'aide d'une dent de requin; aujourd'hui les naturels emploient un clou aplati , aiguisé et fixé dans un manche I . Faï-hava , faire la barbe. Les naturels ont deux manières de faire cette opération , l'une avec les deux valves d'une certaine espèce de coquillage nommée bibiy l'autre avec une pierre-ponce. Ce dernier moyen est employé par les personnes qui veulent elles- > Mariner, II, p. 192 et suiv. 268 VOYAGE mêmes se faire la barbe ; l'autre par les gens qui exer- cent l'état de barbier. Le bord d'une des valves étant poussé le long de la peau du visage , la portion de la barbe qui dépasse ce bord est coupée ou plutôt limée avec la surface rugueuse de l'autre valve. Cette opé- ration se renouvelle généralement tous les huit ou dix jours. La tête des enfans est toujours rasée de très- près ; c'est la mère qui s'acquitte de ce soin avec une dent de requin. Faï-oumoa , l'art de faire la cuisine. Mariner fait observer que les habitans de Tonga ont porté cet art beaucoup plus loin que tous les autres insulaires de la Polynésie ; en effet ils comptent jusqu'à trente ou quarante mets différens , consistant en porc , tortue , oiseaux , poissons , ignames , fruits à pain , bananes , noix de coco , tolo , kabe et mahoa , mélangés suivant certains procédés et apprêtés de diverses manières. Telles sont les professions proprement héréditaires. Il y en a en outre qui ne sont exercées qu'accidentel- lement , comme les opérations chirurgicales , la cons- truction des fortifications et l'art de faire les cordes , les arcs , les flèches , les casse-têtes et les lances r . Les kaï-fonoua , ou paysans , cultivent la terre avec des pieux aplatis et tranchans à l'extrémité, qu'ils nomment haou , et qu'ils emploient en manière de bêche. Les plus grands sont munis à peu de dis- tance du bout d'un élrier pour appuyer le pied , comme à la Nouvelle-Zélande. •. ' Mariner, II, p. y 4 , 201. DE L'ASTROLABE. 269 La fabrication des étoffes , des nattes et des cor- beilles, est du ressort particulier des femmes ; toutefois il faut observer qu'elles regardent ces travaux plutôt comme une espèce de passe -temps volontaire que comme une tâche qui leur serait imposée par les hommes. Pour fabriquer le gnatou , l'étoffe dont ils se ser- vent le plus ordinairement, on prend une certaine quantité d'écorce du mûrier à papier, broussonetia papy ri fera , convenablement préparée ; on la bat pour l'étendre et l'amener à l'épaisseur nécessaire, on la teint avec diverses couleurs végétales, on y im- prime des dessins de plusieurs genres ; enfin on l'en- duit du jus du hia, ce qui lui donne un vernis rouge et brillant. Le gnatou qui n'est ni peint, ni imprimé, se nomme tapa. On fait aussi , avec l'écorce des jeunes arbres à pain , du gnatou d'une qualité inférieure , qui ne sert guère que dans les cérémonies funèbres. Les nattes de la plus belle qualité, ou g?iaji-gnafi, se font avec les feuilles du panda nus ,fa ou paounga en langue tonga. On a soin de transplanter la plante pour donner à ses feuilles un tissu plus doux et plus brillant. On a encore les espèces de nattes suivantes, savoir : Dgie, nattes plus fortes fabriquées avec l'écorce du. fou ou olonga, espèce de musa ou bananier, por- tées principalement par les gens du peuple dans les pirogues pour se garantir de l'humidité. On les dirait faites avec du crin. 270 VOYAGE Fala, naltes pour dormir, tissues avec les feuilles du paounga. Elles sont doublées , et varient pour la grandeur depuis six pieds sur trois jusqu'à soixante- dix pieds de long sur six de large. La , nattes pour voiles de pirogues , fabriquées avec les feuilles du fa. Elles sont aussi fortes que légères. Takapoa , nattes pour servir de tapis dans les mai- sons , fabriquées avec les jeunes feuilles du cocotier. Tataou , espèce de nattes ornées de divers dessins , faites également avec les jeunes feuilles du cocotier, et destinées à protéger les parois des édifices contre les intempéries de l'air. Baula y nattes pour couvrir le toit des maisons. Elles sont l'ouvrage des hommes ou des femmes indis- tinctement. Les corbeilles , ou kato , sont de divers genres : les unes sont du même tissu que les nattes, et fabriquées avec les feuilles du fa , paounga , lo akou, etc. ; d'au- tres, où la racine du cocotier est entrelacée avec une tresse tissue avec la bourre de sa noix , ressemblent à des ouvrages d'osier : celles-ci sont quelquefois peintes de diverses couleurs et ornées de grains de verre ou de coquillages insérés dans leur tissu. Les grandes corbeilles faites en feuilles de cocotier et destinées à contenir les provisions , les haches et autres instrumens , sont le plus souvent l'ouvrage des hommes. Les femmes d'un certain rang s'amusent encore à fabriquer des peignes dont les dents sont des côtes de DE L'ASTROLABE. 271 feuilles de cocotier. La fabrication du fil appartient aux femmes des basses classes ; leur procédé consiste tout simplement à rouler les brins du fil sur leurs cuisses avec leurs mains pour les tordre ensemble. La matière du fil s'extrait de lecorce de Xolonga. Les aiguilles sont ordinairement fabriquées par les charpentiers avec les os des cuisses des ennemis tués au combat , et ne servent guère que pour la confection des voiles *. Sans avoir d'heures bien fixes pour leurs repas , Repas. ces naturels mangent ordinairement quelque chose de léger dans la matinée ; puis les chefs prennent le kava. A une heure ou deux après midi ils dînent, et font leur souper au coucher du soleil. Us se couchent à la nuit, et se lèvent avec l'aurore ; quelquefois néan- moins ils interrompent leur sommeil pour faire un nouveau repas. Des feuilles de bananier leur servent d'assiettes. Dans les plus grands festins , il est rare qu'on voie plus de deux ou trois naturels réunis pour manger ensemble , le plus souvent chacun mange à part sa ration particulière. Aucune loi n'exclut les femmes des repas des hommes , mais il est défendu à tout in- dividu de boire ou de manger devant une personne d'un rang très-supérieur 2. Personne ne pouvait man- ger devant le touï-tonga , et celui-ci à son tour ne pouvait le faire devant les aînés de la famille des Fata- Faï. 1 Mariner, II, p. 202 et suiv. — - (\>ok . trois. Voy., II, p. 77. 272 VOYAGE L'esprit des jeunes guerriers de Tonga n'est pas moins aventureux que celui des Nouveaux-Zélandais. Ils se réunissent parfois au nombre de cent ou deux cents , et s'embarquent pour les îles Viti , où ils vont faire la guerre pendant des années entières ; d'autres fois ils vont aux îles Hamoa, Niouba, Fotouna ou Rotouma ; ceux qui reviennent de ces longues et dan- gereuses caravanes acquièrent une haute considéra- tion parmi leurs propres concitoyens. Les aventures de Touï-Hala-Fataï, de Kou-Moala et de Toubo-Ma- lohi offrent des exemples curieux de ces sortes de croisades *. Mariage. Des jeunes filles qui ne sont pas mariées , les unes sont libres , et les autres , ordinairement celles d'un certain rang , sont long-temps d'avance promises par leurs parens. Celles-ci doivent réserver leurs faveurs pour leur futur époux, mais les autres peuvent en disposer à l'égard de qui leur plaît. Toutefois Ma- riner observe que cette liberté n'engendre aucune habitude de débauche ni de libertinage. Les jeunes filles ne sont point portées à prodiguer leurs charmes au premier venu ; ce n'est qu'à force de présens , d'attentions et de petits soins , qu'on peut gagner leur cœur. En général, il est honteux pour une femme de changer souvent d'amant. Les femmes mariées doivent être fidèles à leurs époux, et elles le sont communément. Bien qu'il y ait des exemples d'intrigues illicites, Mariner assure que • Mariner, I, p. 78 et 79, a56 et suiv. DE L'ASTROLABE. 273 ces exemples sont fort rares dans les classes supé- rieures ; car, dans les basses classes, les femmes cè- dent quelquefois aux désirs des chefs , plutôt pour éviter les suites de leur ressentiment , que par une vraie disposition pour le libertinage. Dans le cas d'adultère , les deux coupables sont exposés à toute la fureur de l'époux outragé ; maître absolu de sa femme , il peut l'assommer sans pitié : cependant ce cas arrive rarement , et d'ordinaire il se contente de répudier son infidèle moitié. Toute femme mariée est obligée de demeurer avec son mari, tant que celui-ci juge à propos de la garder avec lui ; mais si l'époux consent à divorcer (et pour cela il lui suffit de dire à sa femme qu'elle peut se re- tirer), celle-ci devient maîtresse de sa personne et peut h son choix se remarier ou rester libre. Si la femme divorcée veut conserver sa liberté, clic peut vivre avec tel homme qui lui conviendra sans se marier; dans ce cas, elle peut aussi le quitter dès qu'il ne lui plaît plus de demeurer avec lui. Mariner estimait le nombre des femmes mariées à Vavao aux deux tiers de celui des femmes nubiles. Un tiers des femmes mariées sont fiancées long-temps d'avance par leurs parens. D'un autre côté, un tiers des femmes mariées demeurent avec leur premier époux jusqu'à ce que la mort les sépare ; les deux autres tiers sont divorcées et contractent de nouveaux liens, à l'exception d'un très-petit nombre qui par goût ou par hasard restent libres « . i Mariner, II, p. 140 et suiv. TOME IV. 18 274 VOYAGE Les chefs ont autant de femmes qail leur plaît, et elles prennent rang entre elles d'après leur nais- sanee. Toutefois les querelles sont rares entre ces femmes , ce qui tient au pouvoir absolu du mari, et surtout à la faculté qu'il a de répudier sur-le-champ celle de ses femmes qui cesse de lui convenir. La cérémonie du mariage paraît être accompagnée de très-peu de • formalités , excepté lorsqu'il s'agit du touï-tonga ou des chefs du premier rang. Pour les autres, toute l'affaire se réduit de la part de l'époux à aller chercher sa future dans la maison de ses parens et à donner un repas à ses amis et à ceux de la fa- mille à laquelle il s'allie. Singleton m'a assuré que le touï-tonga était un per- sonnage d'un rang trop élevé pour avoir une épouse proprement dite. En conséquence , il choisissait à son gré dans les familles des eguis les filles qui lui plaisaient, et il faisait connaître ses désirs aux parens. Ceux-ci n'auraient jamais osé se refuser aux volontés de leur divin chef, d'autant plus que c'était toujours un grand honneur pour eux. Cependant nous lisons dans Mariner les détails d'une cérémonie nuptiale entre le touï-tonga régnant et l'une des filles de Finau premier l. Par la même raison , la tamaha ne pouvait honorer aucun homme de sa main , attendu sa dignité su- prême. En conséquence elle offrait ses faveurs à l'homme qui lui convenait le mieux , et changeait i Mariner, I, [>. tîi et suiv. DE L'ASTROLABE. J7ô d'amant à son gré , sans qu'aucun de ses amans put obtenir de droit positif sur sa personne. Comme les enfans héritent du rang de leurs mères, on conçoit que leur sort ne souffre nullement des caprices de celle-ci. Cependant l'orgueil du rang ne permel jamais à la tamaha de s'abandonner à des hommes d'une classe trop inférieure. Les femmes sont traitées avec douceur par leurs époux , et ceux-ci ne leur imposent jamais aucuns travaux pénibles, aucune occupation fatigante. De même que les hommes , les femmes nobles prennent rang entre elles suivant la dignité de leurs familles. La femme qui n'est pas noble , si elle esl femme ou fille d'un mata-boulai , a le rang de mata- boulai. Si une femme noble épouse un mata-boulai , elle lui est supérieure par le rang , ainsi que ses enfans maies ou femelles. Bien qu'en affaires domestiques elle se soumette entièrement aux volontés d'un mari , néanmoins elle ne perd jamais le droit au respect que- ce mari lui doit ; c'est-à-dire que celui-ci doit se sou- mettre à la cérémonie du moe-moe, avant de prendre sa nourriture : si les deux époux sont nobles et d'un rang égal, la cérémonie n'a pas lieu; mais dans le cas contraire , l'inférieur doit toujours la remplir, pour ne pas s'exposer au tabou. Si une femme épouse un homme d'un rang au- dessus du sien , sa considération personnelle s'en accroît toujours ; mais l'homme qui s'unit à une femme d'un rang au-dessus du sien , n'en relire 18* 276 VOYAGE d'autre avantage que la jouissance d'une propriété plus considérable }. Aux îles Tonga , il arrive souvent que les femmes reçoivent le titre de mère de la part d'enfans ou d'autres personnes qui leur sont étrangères. Dans ce cas, ces femmes sont chargées de subvenir aux be- soins et même aux agrémens de la vie de leurs enfans adoptifs ; ces enfans à leur tour témoignent à leur mère adoptive toute l'affection , toute la déférence et les égards qui sont dus à une véritable mère. Ces adoptions semblent tenir à une vieille coutume dont le véritable motif est aujourd'hui ignoré : attendu que ces adoptions ont souvent lieu , quand même les adoptés ont encore leurs père et mère et semblent être à l'abri de tout besoin. Il est probable néan- moins que ces coutumes avaient, comme jadis à Rome, un but politique, et que leur objet principal était de resserrer les liens d'une affection mutuelle entre la famille de l'adoptant et celle de l'adopté. Toute femme qui adoptait une personne d'un rang supérieur au sien n'en acquérait pas une plus grande considéra- tion dans la société ; mais celle qui se mettait au ser- vice d'un chef de distinction avait droit à de nouveaux égards , attendu qu'il devenait authentique qu'elle faisait partie de la suite de ce chef2. Les enfans jouissent dans la société du même rang que leurs mères. Le fils d'un chef, quelle que soit sa dignité , si la mère n'est que toua, ne sera point noble i Mariner, II, p. $5 et suiv. — 2 Mariner, II, p. 96 et 97. DE L'ASTROLABE. 277 et prendra tout au plus le rang de moua. Au contraire, l'enfant d'une femme noble et d'un toua serait noble. Mais ce cas arrive rarement , attendu l'orgueil des femmes de haute extraction ; et, si elles se laissaient aller à quelque faiblesse de ce genre , elles feraient tous leurs efforts pour en cacher les suites. Les enfans d'une haute naissance sont un peu moins respectés , eu égard à leur bas âge, que les grandes personnes ; toutefois les chefs seuls d'un rang égal ou presque égal au leur pourraient se dis- penser de leur rendre les hommages qui leur sont dus. Ainsi, lorsque Finau voyait un enfant d'un rang supérieur au sien conduit ou apporté près de lui , il s'écriait : — Emmenez cet enfant , et ne venez point m'ennuyer avec vos tabous, — ou quelque chose de semblable. Mais un pareil langage eût été regardé comme fort inconvenant dans la bouche d'un homme d'un rang inférieur 1. • A un certain âge, les enfans mâles sont circoncis, ou plutôt, comme le remarque Cook , saperçis; car on se contente de leur couper un petit morceau de la partie supérieure du prépuce pour l'empêcher de ja- mais recouvrir le gland. Cette opération paraît avoir pour principe une raison de propreté. A mesure qu'ils croissent en âge , les jeunes gar- çons des chefs se forment avec les fils des mata-bou- 3 lais aux divers exercices de l'âge viril. Les jeunes filles, sous les veux de leurs mères et des femmes de ' Mariner, II, p. yS. 278 VOYAGE leur suite , sont dressées de leur côté aux occupations de leur sexe. Les insulaires de Tonga se tatouent diverses parties du corps , surtout le bas du ventre et les cuisses ; plusieurs de leurs dessins offrent une véritable élé- gance et une grande variété de figures ; mais ils lais- sent la peau dans son état naturel. Leur tatouage n'of Ire jamais d'incisions profondes, et ses ornemens ne paraissent entraîner aucune idée positive de dis- tinction ni de valeur guerrière , comme chez les peu- ples de la Nouvelle-Zélande. Du reste l'opération s'exécute par un procédé semblable avec un petit ins- trument dentelé, en os, et la teinture s'extrait du suc des noix du toul-touï ou aleurites triloba. Les femmes ne se tatouent guère que la paume des mains. Habitations. Les maisons de ces naturels , sans être aussi élé- gantes que celles des Taïtiens , sont néanmoins pro- prement et solidement construites. Leur forme géné- rale est celle d'un ovale de trente pieds de longueur sur vingt de large , et douze ou quinze de hauteur pour les chefs d'un certain rang ; car les cases des hommes du peuple sont beaucoup plus petites. A pro- prement parler, ce n'est qu'un toit soutenu par un échafaudage de poteaux et de solives très-artistement ajustés au moyen de liures en bourre de coco. Sur les deux côtés , le toit ne descend qu'à quatre pieds déterre, mais aux deux bouts il se prolonge jusqu'à toucher le sol. Ce toit, pour les maisons les plus dis- tinguées , est en feuilles de canne à sucre, et peut durer sept ou huit ans sans réparation ; les bàtimcns DE L'ASTROLABE. 279 plus communs ne sont couverts qu'avec des nattes en feuilles de cocotier, dont la durée ne va pas à plus de trois ans. Le plancher est en terre rapportée, bien battue , et recouverte d'une couche de feuilles de co- cotier, d'herbe sèche ou bien de feuilles dV/it. Au- dessus est étendue une natte en jeunes feuilles de co- cotier blanchie au soleil. La maison n'a de fait qu'une seule pièce; mais on la divise à. volonté en plusieurs compartimens au moyen de fortes nattes posées de champ , en guise d'écrans de six ou huit pieds de hauteur. D'autres nattes rattachées aux bords du toil peuvent se rabattre et fermer les cotés ouverts de la maison, en cas de pluie ou de froid, et durant la nuit ». Le maître et la maîtresse de la maison couchen! dans un espace à part ; les autres membres de la fa- mille dorment sur le plancher sans avoir de place fixe , en prenant soin seulement que les hommes et les femmes non mariés soient éloignés les uns des autres. Les domestiques et les personnes de la suite du chef se retirent, pour la nuit , dans de petites ca- banes contiguës à la maison principale. Des nattes leur servent de lits, et les vèteniens qu'ils portent le jour leur tiennent lieu de couver- tures. Les maisons des chefs , et même les maisons des dieux , sont rarement ornées de sculptures , comme à la Nouvelle-Zélande. On trouve cependant quel- i Mariner, II, p. i<)5 et suiv. 260 VOYAGE quefois dans ces dernières des effigies grossièrement taillées, auxquelles les naturels paraissent attacher peu d'intérêt. Leurs meubles se réduisent aux objets suivans, savoir : un ou deux bols en bois pour servir le kava , quelques gourdes pour contenir l'eau , des coques de coco ou de melodinas pour renfermer l'huile dont ils se frottent souvent, des coussinets en bois, et quelque- fois des escabeaux pour servir de sièges aux maîtres de la maison. Les maisons des naturels se trouvent ordinaire- ment rassemblées en petits villages, dont plusieurs sont défend us par des fortifications. En outre, àTonga- Tabou comme à Vavao, les principaux chefs del'ile sont réunis dans une sorte de capitale qui porte le nom de Moaa, tandis que les villages fortifiés se nomment Kolo. Tous ces villages sont traversés en divers sens par des sentiers bien battus , bordés de palissades ar- tistement travaillées , et recouverts de grands arbres de manière à offrir presque toujours les ombrages les plus délicieux. Aiiniens. L'igname, le taro , la banane, le fruit à pain, la noix de coco , le poisson et les coquillages forment la nourriture habituelle de ces insulaires dans toutes les saisons de l'année ; les cochons , les volailles et les tortues sont des friandises réservées pour les chefs. Le bas peuple mange les rats. Le plus souvent ils font cuire leurs alimens dans des fours creusés dans le sol, qu'ils recouvrent en- suite de feuilles de bananier cl de terre. D'autres fois DE L'ASTROLABE. 28 1 ils les font simplement rôtir sur les charbons ardens ; enfin quelquefois ils les font bouillir dans les vases en terre qu'ils tirent des îles Viti. Leurs mets principaux sont : Waï-hou , soupe de poisson , faite avec une prépa- ration d'eau et de noix de coco. fVaï-ouji, ignames bouillies et écrasées dans une émulsion de noix de coco. FPaï-hopa, bananes mures , coupées par tranches et bouillies dans une émulsion de noix de coco. ÏFaï-tchi, espèce de gelée faite avec le ma et le jus de la racine tc/ii , dracœna terminalis. fVaï-vi ' , espèce de fruit, spondias cytherea, râpé et mêlé avec de l'eau , dont on extrait ensuite la partie liquide. Boboï, préparation de ma et de tc/ii, formant une gelée semblable au ivai-tchi, mais plus compacte. Boï, semblable à la précédente, sans être con- gelée. Faï hakaï lolo toutou , fruit à pain, battu et coupé par petits morceaux pour le manger ensuite avec une émulsion de noix de coco et le jus du tchi ou de la canne à sucre. Faï kakaï lolo mata , la même substance mangée avec le suc exprimé de la noix de coco. Lou-loloï , feuilles de taro chauffées ou bouillies avec le jus de la noix de coco. Lou-effenion , feuilles de taro cuites avec de la noix de coco râpée et fermentée. Lou alo lie bouaka, feuilles de taro cuites avec un 28*2 VOYAGE morceau de gras de porc , et conservées jusqu'à c< que le goût en soit fort. Loa-taï, feuilles de laro cuites avec un peu d'eau de mer. Ma me, fruit à pain fermenté. Mahopa, pâle de banane fermentée. Ma matou , bananes fermentées , bien pétries et cuites. Ma loloï, bananes fermentées et cuites avec le suc exprimé de la noix de coco. Loloifeke, chien de mer séché, cuit avec le suc de la noix de coco. Tao goatou , espèce de gâteau cuit et composé avec la racine de mahoa , la noix de coco et le suc de cette noix. Faka lele , poudre de racine de mahoa, répandue dans l'eau chaude jusqu'à ce qu'elle forme une subs- tance demi-gélatineuse. Ve-halo , préparation déjeunes noix de coco , cuites avec leur lait. Aoutaï, le dedans des jeunes noix de coco, et jus de la racine tchi , mêlées avec le lait de coco > . Les habitans de Tonga n'étaient point anthropo- phages; mais, par un point d'honneur militaire, il arrivait quelquefois que les jeunes guerriers, à l'imi- tation de ceux de Viti , dévoraient la chair de leurs ennemis tués au combat. Habillement. L'habillement des hommes, comme celui des fem- mes, se compose d'une pièce d'étoffe ou d'une natte de six pieds de large sur six ou huit pieds de lon- ■ Mariner, II, p. tÇ)S et suiv. DE L'ASTROLABE. 283 gueur, qui enveloppé le corps de manière a taire un tour et demi sur les reins où il est arrêté par une cein- ture. Par devant ce vêtement se trouve ainsi doublé et tombe comme une robe jusqu'au milieu des jambes. La partie supérieure forme plusieurs plis qui suffi- sent, quand l'étoffe est développée, pour couvrir les épaules qui restent presque toujours nues. Les femmes cachent ordinairement leur sein , mais les . hommes ont le plus souvent la poitrine découverte. Tel est le vêtement habituel des insulaires d'un rang distingué pour les deux sexes : le bas peuple ne porte que des pièces d'étoffe, mais amples, et d'une qualité plus grossière; souvent leur costume se réduit à un pagne en simple feuillage , ou bien au maro des Taï- tiens, morceau d'étoffe étroit, semblable à une cein- ture et suffisant seulement pour cacher les parties naturelles. Outre le costume dont nous venons de parler, les naturels en revêtent souvent d'autres dans leurs tètes ou cérémonies publiques, mais la forme reste assez généralement la même. Seulement il est certaines occasions où les femmes sont, obligées de s'envelopper dans une grande quantité d'étoffes de tapa, de ma- nière à ressembler à un ballot de toile. Les petits garçons jusqu'à 1 âge de sept ou huit ans vont à peu près nus, ou ne portent qu'un maro. Les petites filles sont plus tôt habillées '. Les hommes et les femmes ont quelquefois de Mariner, II, p. 22(1 et 227. 284 VOYAGE petits bonnets , ou bien ils roulent un morceau d'é- toffe en guise de turban autour de leur tête , à la ma- nière des habitans de Viti. D'autres fois ils se conten- tent de placer sur leur front un garde-vue en feuilles de cocotier tressées , pour se garantir les yeux des rayons du soleil. La coiffure de ces insulaires parait varier suivant leur goût particulier ; les uns portent les cheveux longs et flottans , d'autres les coupent fort ras ; quel- ques-uns n'en conservent que sur certaines parties de la tête. Il en est enfin qui les préparent avec de la chaux vive et d'autres matières , pour les faire pas- ser au blanc, au rouge ou au blond très-fade, et qui les frisent ensuite avec le plus grand soin. Un de ces naturels en 1827 attachait un tel prix à l'arrange- ment de sa chevelure , qu'il n'osait , pour ainsi dire , faire un pas dans la crainte d'en déranger l'édifice. Il nous rappelait ces petits-maîtres de la fin du siècle passé, si ridiculement entichés de leur coiffure. Les femmes portent généralement les cheveux courts. Les deux sexes s'arrachent le poil des aisselles. Grâce à l'habitude qu'ils ont de se baigner chaque jour, et souvent plusieurs fois, dans les bassins d'eau douce , ces naturels sont très-propres. Le soin qu'ils ont de se frotter fréquemment tout le corps avec de l'huile de coco parfumée, fait contracter à leur peau une douceur et une beauté remarquables dans les classes supérieures. Les individus des deux sexes , dans toutes les occasions solennelles , soit qu'ils se préparent h une fêle religieuse, à une danse générale, DE L'ASTROLABE. 285 ou à rendre visite à des personnes d'un haut rang, ne manquent jamais de s'oindre d'huile avec une telle profusion qu'elle dégoutte de leurs cheveux. Ce raf- finement de luxe est quelquefois fort désagréable aux Européens. Les ornemens des deux sexes sont des colliers en fruits rouges de Pandanus , ou en fleurs odoriféran- tes qu'ils nomment hou la. Quelques-uns suspendent à leur cou de petites coquilles , des ossemens d'oi- seaux , des dents de requin , des os de baleine tra- vaillés et polis , ou des morceaux de nacre. Plusieurs portent à la partie supérieure du bras des espèces de bracelets en coquilles ou en nacre de perle. Ils ont des bagues de la même matière et d'autres en écaille de tortue. Aujourd'hui ils sont très-avides de verro- teries, celles surtout dont les grains ont une couleur bleue, pour laquelle ils sont vraiment passionnés. Le lobe de leurs oreilles est percé de larges trous pour recevoir de petits cylindres en bois d'envi- ron trois pouces de longueur , ou de petits roseaux remplis d'une poudre jaune , qui sert de fard aux femmes '. Les instrumens de musique se réduisent à des Musique, flûtes et à des espèces de tambours ou tam-tam, pour battre la mesure. La flûte la plus ordinaire , nommée fango-fangoy est tout simplement un morceau de bambou fermé aux deux bouts et percé de six trous, cinq en dessus « Caok, trois. Voy., II, p. 62 et suiv. 28G VOYAGE et un en dessous pour le pouce. Pour en jouer, ils se bouchent la narine gauche avec le pouce de la main gauche , et de la narine droite ils soufflent dans le trou de l'extrémité. Avec les doigts de la main droite , ils exécutent leurs modulations qui sont dou- ces , graves et plus variées qu'on ne pourrait l'at- tendre. Cet instrument n'est destiné qu'à accompa- gner une seule espèce de chant nommé Oube. Ils connaissent la flûte de Pan ou syrinx, compo- sée de huit, neuf, ou dix roseaux ajustés parallèle- ment les uns aux autres ; mais il est impossible d'en tirer des accords réguliers. Leurs tambours sont des troncs d'arbre de trois ou quatre pieds de long et deux fois plus gros que le corps d'un homme, ou plus petits, creux à l'intérieur, fermés aux deux bouts, et portant dans le sens de leur longueur une fente de trois pouces de large. Les naturels jouent de cet instrument qu'ils nomment na/'a, en frappant sur son ouverture avec des moi- DE L' ASTROLABE. 287 ceaux cylindriques d'un bois dur, longs d'un pied et de la grosseur du poignet. Il en résulte un son rude, mais fort et pénétrant, cpie l'on varie de ton, suivant qu'on frappe sur le milieu , ou vers l'extré- mité du nafa. Mariner dit que la mesure se bat aussi avec deux bâtons sur un autre instrument qui consiste en une pièce de bois dur, de trois pieds de long et d'un pouce et demi d'équarrissage, attachée par une de ses extrémités à une autre pièce de bois de la même forme placée en travers , et libre dans le reste de sa longueur '. Leurs chants sont des espèces de récitatifs qui ont trait à quelque événement plus ou moins remarqua- ble; ou bien ce sont des paroles destinées à accom- pagner divers genres de danses ou de cérémo- nies , dont le sens est aujourd'hui inconnu. I) après les exemples donnés par Mariner , leurs chants ne manquent point d'une certaine harmonie , et se rap- prochent même quelquefois du système de musique européen , pour la variété des tons. Mariner vante la puissance des sites romantiques et pittoresques de Vavao sur la verve poétique des bardes de Tonga. Les chants Faka-Nioaha, ou dans le mode de Niouha "> , se rapportent tous au premier de ces gen- res; l'un décrit le Bolotou et les Papa-Languis, ou le paradis et les blancs , avec toutes sortes d'exagéra- i Mariner, II, p. 2i,'(. — 2 Les îles Niouha, situées entre Hamoa et Vavao, sont les mêmes que Schoulen nomma îles îles Traîtres et des Cocos. 288 VOYAGE lions grotesques el plaisantes ; l'autre les principaux événemens arrivés durant la visite de Cook ; un autre la visite de d'Entrecasteaux ; un autre la révolution de Tonga et les grands combats qui la suivirent, etc. > . Le Heiva , nommé le Faka-Niouha , n'est jamais accompagné de danse , ni même de gestes. C'est pourquoi ils nomment aussi Heiva les chants des Européens. Le chant Taou-Alo se borne toujours à de courtes chansons qui servent à accompagner et même à ré- gler le mouvement des pagaies dans les pirogues. Oabe; cette espèce de chant est toujours accom- pagnée par \efango-fango ou flûte à nez ; le ton en est grave et monotone. Le Lave n'est jamais joint à la danse , mais il est accompagné de mouvemens des mains. Au contraire les chants suivans, Laoa-Fala, Fan- gui meï taon pagui, Hea et Oula , s'unissent tou- jours aux danses qui portent ces noms 2. Danses. Cook ne fit mention que de deux sortes de danses, savoir : Mei-Laou-Fala et Mei-Laou-Pagm ; mais il y en a encore deux autres, savoir : le Hea et YOala. Le Mei-Laou-Fala , qui prend aussi le nom de Bon Mei, attendu qu'elle a lieu durant la nuit , est une des plus anciennes danses nationales de Tonga. L'orchestre est formé par dix ou douze chefs et prin- cipaux mata-boulais qui chantent les paroles , tandis qu'un homme assis au milieu d'eux bat la mesure sur » Mariner, II, p. 217. — = Mariner, II, p. 216. DE L'ASTROLABE. 289 le naja. Pendant ce temps, les danseurs, qui sont toujours des hommes, exécutent une foule de gestes et de mouvemens à la fois rapides, gracieux et nobles, tels qu'il convient seulement à des hommes d'un rang- distingué. Le M ei-Laou-Fala est toujours accom- pagné par des chants de Tonga. Le mai-taou-pagiii est une danse de jour, dans la- quelle les acteurs, munis de petites pagaies, exé- cutent également plusieurs sortes de gestes et de mouvemens. Anderson nous en a donné une descrip- tion très-minutieuse. C'est une danse de Nïou/ia, accompagnée de chants de Hamoa. Le hea s'exécute quelquefois le jour, mais le plus souvent la nuit. On le croit d'origine hamoa , et des chants de ce pays l'accompagnent ordinairement. Le oula est une danse de nuit. Abandonnée d'abord aux basses classes , elle reçut des habitans de Hamoa des embellissemens qui lui donnèrent une grâce toule particulière, et la mirent à la mode, même parmi les personnes les plus distinguées de Tonga. Elle est accompagnée de chants de Hamoa '. Les habitans de Tonga reconnaissent une foule de Religion. divinités qui portent le nom générique de Hotoua , et qui ont entre elles divers degrés de prééminence. Parmi ces dieux , ceux d'un rang supérieur peuvent distribuer le bien et le mal suivant leur pouvoir res- pectif; leur origine échappe à l'intelligence de l'homme, et leur existence est éternelle. i Mariner, II, p. 214 et suiv. TOME IV. ly 290 VOYAGE Les autres, d'un degré moins élevé, sont les aines des eguis et des mata-boulais décédés , qui jouissent également, mais dans une proportion moindre , d'une influence favorable ou funeste. En outre , il y a des Hotoaa pou , ou dieux de la nuit , espèce de malins génies qui ne peuvent faire aucun bien, mais qui sont les auteurs des maux et des troubles, non point comme des châtimens imposés à l'homme , mais par suite de leur nature perverse ». A la tète des principaux dieux , Cook place Kala- Foutonga, du sexe féminin, qui aurait créé la plu- part des choses, qui réside au ciel, qui préside aux élémens , et dont la colère est funeste aux hommes et aux animaux. Mais on peut l'apaiser par des prières et des offrandes 2. Cette divinité est la même que Wilson nomme Kala-Fila-Tonga 3. Il est singulier que Mariner n'en ait fait aucune mention. Peut-être cette divinité n'esl-elle pas reconnue ailleurs qu'à Tonga-Tabou. Tali-Aï-Toubo était le dieu particulier du roi ou hou à Vavao et aux îles Hapaï. C'était aussi le dieu de la guerre. Il avait quatre chapelles à Vavao, deux à Lefouga , une à Haano , une à Voiha, et deux ou trois autres sur les autres îles. Ce dieu n'avait point de prêtre particulier, et ne venait jamais inspirer que le roi lui-même, ce qui lui arrivait fort rarement. Touï-foua-bolotou, ou chef de tout le Bolotou. > Mariner, II, p. yy et suiv. — -' Cooh , trois. Voy., II, p. 84 et suiv. — 3 If ilsori, p. •;>. 72. DE L'ASTROLABE. 291 Malgré ce tilre imposant , ce dieu est fort inférieur au précédent. Néanmoins il est souvent invoqué par les grands chefs dans les cas de maladie ou de dé- tresse. Il a plusieurs chapelles et trois ou quatre prê- tres qu'il vient inspirer de temps en temps. Higouleo est un dieu puissant, vénéré principa- lement par la famille du touï-tonga. Il n'a ni prêtres ni chapelles, et ses attributions sont peu connues. Tou- tefois Cook , qui le nomme Gouleho , dit qu'il habite le Bolotou , et penche à croire qu'il représentait le pouvoir de la mort. Tonbo-Totaï , littéralement Toubo-le-Marin , était le dieu des voyageurs , et le patron de la famille de Finau. On l'invoque à la veille de s'embarquer, et ses principales fonctions sont de veiller au salut des piro- gues. Il a des chapelles et des prêtres. Alaï-Valoa est le dieu tutélaire de la famille du Hou, et particulièrement de Toui-Oumou, tante de Finau Ier. Un grand malaï lui était consacré à Ofou, Tune des îles du voisinage de Vavao. Alo-Alo, suivant Mariner, dieu des élémens, avait de nombreuses chapelles et plusieurs prêtres , car il était souvent invoqué pour la conservation des ré- coltes. Il paraîtrait que Alo-Alo jouissait aux îles Ha- païdes attributions qu'à Tonga-Tabou l'on accordait à Tali-Aï-Toubo. Après ces dieux venaient Hala-Api-Api et Touï- Bolotou qui présidaient en sous-ordre à la mer et aux voyages; Togui-Oahou-Mea et Toubo-Boiigou, in- vestis d'attributions à peu près semblables. Tangaloa, i9" 292 VOYAGE dieu des arts et des métiers , avait plusieurs prêtres qui étaient tous des charpentiers. C'est lui qui a amené les îles Tonga du fond des mers en péchant à la ligne K Suivant Wilson, Tali-Aï-Toabo présidait à Hifo, Fata-Faï à Moua , et Karloa à Hogui. Dans cer- tains cas, ces divinités étaient représentées par les chefs régnans 2. A la suite de ces dieux primitifs , viennent les es- prits des eguis et des mata-boulais décédés , dont les attributions sont, analogues à celles des premiers. Ils ont le pouvoir d'inspirer des prêtres et d'apparaître en songe à leurs parens et à d'autres personnes. Ils n'ont point de chapelles particulières , mais on les in- voque sur leurs tombeaux , qui sont l'objet d'une vé- nération presqu'aussi profonde. Ils conservent les noms qu'ils portaient de leur vivant ; leur situation dans l'autre monde ne dépend nullement de leurs bonnes ou mauvaises actions dans celui-ci , attendu que les dieux primitifs infligent aux hommes les puni- tions qu'ils méritent dans cette vie même. A leur tour, les esprits des eguis une fois devenus habi- tans de l'autre monde , peuvent aussi punir et ré- compenser les mortels qui sont encore dans ce bas monde. Attendu que les eguis ont souvent été en guerre de leur vivant, on pourrait croire que leurs âmes com- battront encore dans le Bolotou ; mais cela ne peut i Mariner, II, p. 104 et suiv. — ' Wilson , j). 271. DE L'ASTROLABE. 203 avoir lieu , car leurs esprits mieux éclairés savent dé- sormais discerner le bien et le mal. Toutefois il peut arriver que ces substances privilégiées , et les dieux primitifs eux-mêmes , aient entre eux des discussions verbales convenables à leur modération divine ; ces sages discussions des dieux sont capables de produire dans le Bolotou les tonnerres et les éclairs qui épou- vantent tant les hommes à Tonga. Quelle singulière conformité entre ce système de théogonie et celui des anciens Grecs l ! . . . Sans doute c'est à la tète des divinités de cet ordre qu'on doit placer le premier des Fata-Faï qui tient un rang élevé parmi les dieux de Tonga-Tabou, et dont lesenfans sont les seuls qui jouissent, même de leur vivant, des honneurs divins parmi leurs compatriotes. Les âmes des mata-boulais viennent ensuite ; elles ne peuvent inspirer aucun prêtre, elles ne peuvent infliger de punitions ni de récompenses par elles- mêmes ; mais, par leur médiation près des eguis, leur intercession peut être utile aux hommes des dernières classes dont elles sont les divinités tutélaires. Les serviteurs des dieux primitifs sont comme eux originaires du Bolotou; du reste leur nombre est im- mense , ils sont moins considérés que les esprits des mata-boulais, et n'ont aucun pouvoir aux îles Tonga. Ils ije peuvent pas même manifester leur présence aux habitans de ces îles à. Les Hotoua pou , ou dieux médians, sont nom- ■ Mariner, II, p. 108 et 109. — a Mariner, il, j>. 109 et ito. 294 VOYAGE breux , mais il n'y en a que cinq ou six dont l'activité soit infatigable. Pour le plaisir de persécuter les hom- mes , ils résident plus souvent à Tonga qu'à Bolotou. Ce sont eux qui tourmentent les femmes endormies pour leur faire faire de mauvaises couches , qui éga- rent les voyageurs , qui leur sautent sur le'dos pen- dant la nuit, leur occasionent des cauchemars et des songes effrayans durant leur sommeil. Enfin c'est à l'influence funeste de ces génies du mal que les na- turels attribuent toutes les petites tribulations qui ne peuvent pas être l'effet de la colère des premiers dieux. Rien ne ressemble plus aux Hotoua pou que l'idée que les gens du peuple, en certaines contrées de la France, se font des lutins, loups-gai vus , far- fadets , follets, gobclins , etc. Ces esprits malins ne sont l'objet d'aucun culte, et ne sont même jamais visibles l. Mawi est une divinité couchée tout de son long, qui supporte la terre sur son dos, et les tremblemens de terre sont occasionés par les mouvemens que cette espèce d'Atlas ou d'Encelade fait pour essayer de se mouvoir , quand sa position devient trop pé- nible ; alors les naturels poussent de grands cris et frappent la terre à coups de bâton , pour le forcer à rester tranquille. Du reste, ils ne lui rendent aucun autre culte , et se soucient fort peu de savoir où il est, alléguant que personne ne pourrait jamais aller le voir 2. 1 Mariner, IL, |>. nu. — :■ idem. DE L'ASTROLABE. 295 Toutes ces divinités sont tellement respectées , et tout ce qui se rapporte à leur culte est l'objet d'une vénération si profonde , qu'on n'a presque jamais lieu d'observer un seul exemple d'impiété avérée. Cela cessera d'étonner, quand on apprendra qu'une croyance adoptée par tous ces insulaires, surtout par ceux des basses classes, établit que toutes les misè- res auxquelles l'homme est sujet sont les justes chà- tiinens de ses crimes , et que celui qui se rend coupa- ble d'offense envers les dieux , s'expose aux plus terribles maladies, et même à la mort. On sent bien que cette conviction doit opposer un frein aux pas- sions des toaas et même d'une partie des mouas dont Famé ne survit point au corps. Sans avoir le même empire sur l'esprit des chefs , elle doit encore agir avec force, attendu qu'ils tiennent toujours aux jouis- sances de cette vie, et qu'après tout ils préfèrent une mort glorieuse sur le champ de bataille , à une fin lente et pénible sous les atteintes de la maladie et au milieu des lamentations de leurs amis ». Les dieux manifestent souvent leur présence par un sifflement particulier ; c'est pourquoi il est dé- fendu (tabou) de siffler : cette action étant regardée comme irrespectueuse envers les dieux. Une de leurs traditions les plus singulières est la suivante. Un jour Tangaloa, l'un de leurs dieux, alla pécher à la ligne , et il arriva que l'hameçon resta accroché i Marina, 11 , p. i i i . 290 VOYAGE à un rocher au fond de la mer. En retirant sa ligne , le dieu amena à la surface des eaux toutes les îles Tonga qui n'eussent formé qu'une seule terre , si la ligne n'eût pas rompu, ce qui fut cause que celte terre se divisa en plusieurs fragmens isolés , comme elle l'est aujourd'hui. Les naturels montrent dans un rocher un trou de deux pieds de diamètre environ , qui le traverse en entier et où l'hameçon de Tan- galoa resta fixé. Qui plus est, assurait-on, le touï- tonga avait naguère en sa possession cet hameçon même qui lui avait été transmis de père en fils par ses aïeux; mais le feu ayant pris à sa maison, la cor- beille qui contenait l'hameçon fut dévorée par les flammes. Mariner ayant un jour demandé au touï- tonga quelle était sa forme , celui-ci répondit qu'il ressemblait parfaitement à ceux avec lesquels on pêche les bonites , qu'il avait six ou sept pouces de long et un pouce et demi de distance du bec à la tige. Il était du reste en écaille de tortue fortifiée par un morceau d'os de baleine. Les terres de Tonga , une fois amenées au-dessus des eaux , furent, par l'in- fluence divine , couvertes de plantes , d'arbres , et d'animaux semblables à ceux du Bolotou , mais de qualité inférieure et d'une nature périssable. Tan- galoa, désirant ensuite que Tonga fût aussi habité par des êtres intelligens , dit à ses deux fils : « Allez , em- menez vos femmes et demeurez à Tonga ; divisez la terre en deux et habitez chacun sur votre portion. » Ce qui fut exécuté. L'aîné se nommait Toubo , et le plus jeune Vaka-Akon-Ouli. Celui-ci était doué DE L'ASTKOLAJïE. 297 d'une grande sagesse , et ce fut lui qui inventa le premier les haches , les colliers , les étoffes et les miroirs. Toubo montrait un caractère tout différent, car il était paresseux , ne faisait que courir ça et là ou dormir, et convoitait ardemment les beaux ouvrages de son frère. Pour s'en rendre maître, il résolut de tuer par trahison Vaka-Akon-Ouli ; un jour qu'il le rencontra à la promenade, il le frappa jusqu'à ce qu'il fût mort. Alors leur père descendit du Bololou dans une violente colère , et demanda à Toubo : « Pourquoi avez-vous tué votre frère? Ne pouviez-vous pas travailler comme lui ? O méchant que vous êtes!... allez-vous en! allez porter mes ordres aux membres de la famille de Vaka-Akou- Ouli, dites-leur.de venir ici? » Cela fait, Tangaloa leur dit sur-le-champ : « Mettez vos pirogues à la mer, faites route vers l'Est, vers la grande terre qui s'y trouve , et fixez-y votre séjour. La couleur de votre peau sera blanche comme vos cœurs, car vos cœurs sont purs ; vous serez sages , vous ferez des haches , vous posséderez de grandes pirogues et toutes sortes de richesses. J'irai moi-même commander au vent de souffler constamment de votre terre vers Tonga; mais ceux-là (en parlant du peuple de Tonga) ne seront pas capables de se rendre chez vous avec leurs mauvaises pirogues. » Puis Tangaloa parla ainsi aux membres de la fa- mille Toubo : « Vous serez noirs , parce que vos cœurs sont médians, et vous serez misérables : vous n'aurez point le talent de fabriquer des choses utiles, 2M VOYAGE et vous ne pourrez point aller à la grande terre de vos frères. Comment pourriez-vous le faire avec vos mau- vaises pirogues ? Mais vos frères viendront et com- merceront à Tonga , quand cela leur fera plaisir. » Mariner ajoute que les chefs et les mata-boulais lui avaient souvent affirmé qu'ils tenaient ce récit de leurs pères et de leurs grands-pères > . Nous sommes obligés de renvoyer au récit de ce voyageur , à l'égard de deux autres traditions non moins singulières, l'une qui a rapport aux premiers habitans de Tonga , l'autre touchant l'origine divine des tortues, pour lesquelles beaucoup d'insulaires ont une vénération marquée 2. Ils n'ont aucune opinion fixe sur la nature du Bo- lotou, qu'ils placent au-dessus des nuages, à peu près comme toutes les nations du monde ont fait du séjour de leurs dieux. ils pensent que la terre est plate et finit brusque- ment aux limites de l'horizon. Le soleil et la lune, dans leur course, passent au travers du ciel, et re- viennent chaque jour, par une route inconnue, au point d'où ils sont partis le malin. Les taches de la lune représentent une femme assise, occupée à battre du gitatou. Les éclipses du soleil et de la lune sont occasionées par d«Pnuages épais qui passent sur leur disque 5. L'ame humaine est une substance déliée et presque > Mariner, II, |>. 112 et suiv. — " Mariner, II, j>. 1 1 :> et suiv. — 3 Mariner, II, p. 10. 1. DE L'ASTKOLABE. 290 aériforme, attachée au corps pendant la vie, et qui l'abandonne brusquement au moment de la mort. Cette ame est au corps à peu près ce que le parfum d'une fleur est à sa partie matérielle. Distribuée dans toute l'étendue du corps humain , elle réside plus spé- cialement dans le cœur, et surtout dans le ventri- cule droit. Ces hommes n'accordenl pas au cerveau d'autre emploi que d'être le siège de la mémoire; car ils ont observé que, pour se rappeler quelque chose, ils se frottaient la tète et portaient la main au front. C'est pour une raison semblable qu'ils placent le courage dans le foie, ayant remarque que cet organe était plus dilaté chez les grands guerriers , toutes les fois que cet accident n'avait pas lieu par suite de maladie »;, Cette classe d'hommes porte à Tonga le nom de prêtres. fahe-gueha, qui signifie séparé, distinct, par allu- sion à la nature de leur esprit qu'on suppose diffé- rente de celle des autres, afin de pouvoir être inspirée par les dieux. En effet, c'est dans ce privilège, seul que consiste le caractère des prêtres; hors de ces momens d'inspiration, où on leur rend les mêmes honneurs qu'à la divinité elle-même , ces hommes ne jouissent dans la société d'aucune autre considération que celle cjui est due à leur rang : or, ce rang s'élève rarement au-dessus de celui de mata-boulai ou d'egui du dernier ordre. Il peut arriver néanmoins que de grands chefs et le roi lui-même soient inspirés par la divinité '-*. t Mariner, II, p. m et suiv. — à Mariner, II, p; 87. 300 VOYAGE Mariner raconte ainsi ce qui eut lieu lorsque Fi- nau Ier voulut consulter les dieux relativement à son in- tention de reconstruire la forteresse de Nioukou-Lafa; et Ton trouvera dans ces cérémonies sauvages des rapports surprenans avec les jongleries du même genre qui ont été de tout temps pratiquées chez des nations beaucoup plus civilisées. Dans la soirée qui doit précéder la consultation de l'oracle, le chef fait tuer et préparer un cochon par ses cuisiniers , et se procure une corbeille d'ignames ou des régimes de bananes mûres. Le lendemain ces provisions sont transportées à l'endroit où se trouve le prêtre, qui est quelquefois instruit de ces prépara- tifs , et d'autres fois ne l'est point. Les chefs et mata- boulais se revêlent de leurs costumes , et se rendent au même lieu. S'il y a une maison , le prêtre s'assied précisément sur les bords ; sinon , il choisit un terrain convenable , et les mata-boulais se rangent de chaque coté en formant un cercle ou plutôt un ovale ; un espace considérable est laissé vide du côté opposé au prêtre. Dans cet espace, au fond du cercle, s'assied l'homme qui prépare le kava, après que la racine a d'abord été triturée par les serviteurs , les assistans et les autres spectateurs. Derrière ceux-ci et pêle-mêle avec le peuple , sont assis les chefs qui s'imaginent être agréa- bles aux dieux par cette preuve d'humilité. Aussitôt que tout le monde est assis , le prêtre est considéré comme inspiré, attendu qu'à partir de ce moment le dieu , à ce qu'on suppose, est venu résider en sa personne. Il reste durant un temps considérable DE L'ASTROLABE. 301 dans un profond silence, les mains jointes sur sa poi- trine, les yeux baissés et sans mouvement. Pendant ce temps, on partage les vivres, on prépare le kava, et les mata-boulais commencent à consulter le prêtre. Quelquefois il répond, d'autres fois il se tait; mais il reste 'toujours dans la même position. Souvent il ne profère pas un mot jusqu'à ce que le repas et le kava soient finis. Quand il parle, il commence ordinaire- ment d'une voix basse et très-altérée , jusqu'à ce qu'elle arrive par degrés à son ton naturel et quelque- fois au-delà. Tout ce qu'il dit est supposé émané du dieu lui-même; c'est pourquoi le prêtre parle toujours à la première personne. Ordinairement cela se fait sans émotion intérieure apparente , et sans agitation extérieure ; mais il est des circonstances où son main- tien devient fier et menaçant, et où tout son être paraît vivement affecté. Alors il est saisi d'un trem- blement universel ; la sueur dégoutte de son front , et ses lèvres tressaillent et deviennent noires. A la fin , les larmes coulent par torrens de ses yeux , sa poitrine est haletante , et son pouls entrecoupé. Ces symptômes disparaissent ensuite peu à peu. Avant et après ces paroxismes, il mange ou plutôt dévore comme quatre hommes affamés. L'accès passé, il reste quelque temps calme , prend un casse-tête placé devant lui , le retourne et le regarde attentivement , puis il fixe ses regards alternativement en l'air, à droite et à gauche, plusieurs fois de suite. Enfin il lève préci- pitamment le casse-tête, et, après une courte pause, en frappe la terre ou la partie voisine de la maison .502 VOYAGE avec beaucoup de violence. Aussitôt le dieu l'aban- donne , il se relève et se retire parmi le peuple. Si la compagnie désire prendre encore du kava , le chef dé- sormais remplit les fonctions de président. Mariner ne croit point que ces convulsions et ces inspirations de la part des prêtres se réduisent à de simples jongleries ; mais il est persuadé que ces gens sont de bonne foi, et que la puissance de la supersti- tion est suffisante pour monter leur imagination au point de produire des effets aussi extraordinaires ! . 11 est possible que les dieux visitent aussi d'autres personnes que les prêtres , particulièrement des fem- mes ; mais les symptômes sont différens. Ces per- sonnes sont ordinairement pensives et mélancoliques comme si elles avaient éprouvé quelque grand mal- heur. Quand les symptômes se prononcent plus for- tement, elles versent des larmes en abondance, et quelquefois perdent connaissance pendant quelques minutes. La durée de ces transports varie d'un quart d'heure à une demi-heure. Ces accès passent pour des inspirations causées par la visite d'un dieu qui vient vous reprocher quelque négligence dans les devoirs religieux, non pas d'une manière directe et intelligible, mais par une espèce de remords de la conscience. Dans ce cas on prépare un kava solennel, et Ton procède comme dans le cas où un dieu doit être consulté par la voix d'un prêtre. Un jour un jeune chef, très-bel homme et bien i Mariner, l, p. loo et suiv. DE L'ASTROLABE. 303 fait , se sentit inspiré ; mais il ne put savoir par quel dieu. Tout -à-coup il se trouva très-abattu, et peu après perdit connaissance. Revenu à lui-même , et se sentant encore très-mal à son aise, il fut conduit à la maison d'un prêtre, qui lui dit qu'une femme morte depuis deux années , et actuellement habitante du Bo- lotou, dont il donna le nom , l'avait inspiré; il ajouta (jue cette femme était éprise d'un violent amour pour lui, et désirait le voir mourir pour jouir de sa personne ; qu'enfin ce sort lui était réservé sous peu de jours. Le chef répondit qu'il avait vu la figure de la femme deux ou trois nuits de suite en songe , et qu'il avait com- mencé à soupçonner qu'il était inspiré par elle , bien qu'il n'en fût pas certain \ . On a coutume principalement de recourir aux prê- tres pour consulter les desseins des dieux à l'égard des personnes malades. Le prêtre est sur-le-champ inspiré et reste presque constamment dans cet état pendant tout le temps que le malade est avec lui. S'il ne va pas mieux , au bout de deux ou trois jours, on le conduit à un autre prêtre , de celui-ci à un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il soit rétabli ou mort. Mariner cite des exemples fort curieux de ces consul- tations lors de la maladie qui emporta la jeune tille de Finau Ier et de celle qui causa la mort de ce chef lui- même 24 Les prêtres n'ont point de costume particulier et ne forment point un corps à part : ils vivent avec les i Mariner, I, p. 10.', »;t io5. — a Mariner, 1, p. 288 et sniv. 304 VOYAGE naturels de leur classe, et ne sont l'objet d'aucune sorte de considération personnelle pour leur titre de prêtre. Ils s'associent aux chefs comme les autres mata-boulais et mouas, et, malgré le caractère divin qui se rattache à sa personne, le touï-tonga n'a pas plus de rapports avec eux qu'aucun des autres chefs de Tonga, cérémonies. Avant d'entrer dans le détail des cérémonies reli- gieuses les plus importantes de Tonga , nous devons faire observer que dans ces îles , comme à la Nouvelle- Zélande, le mot tabou exprime un état d'interdiction, durant lequel l'objet qui en est frappé se trouve sous l'empire immédiat de la divinité. L'homme ne peut l'enfreindre sans s'exposer aux conséquences les plus funestes, a moins d'en détruire l'action par certaines formalités prescrites. Ainsi le terrain consacré à un dieu ou devenu la sépulture d'un grand chef est tabou ; on impose le tabou sur une pirogue que l'on veut rendre plus sûre pour de longs voyages. Il est défendu de combattre en un lieu sujet au tabou , et ceux qui se permettraient une pareille action seraient eux-mêmes sujets au ta- bou et soumis à une expiation envers les dieux. Quel- ques espèces de vivres, comme la chair de la tortue et celle d'une sorte de poisson , sont dits tabou ; l'on ne peut en manger qu'après en avoir offert un petit morceau à la divinité. Toute espèce de provision peut être tabouée par une prohibition qui porte le nom de Jaka-egui, faire noble. Les fruits ou fleurs taboues sont désignés par des DE L'ASTROLABE. 305 morceaux de tapa ou de natte taillés en forme de lézard ou de requin qu'on place dessus. Pour em- pêcher certaines productions de devenir rares , le tabou est imposé sur elles : cela arrive après le natchi et autres cérémonies semblables , où l'on fait une grande consommation de vivres. Ce tabou ne cesse que par une nouvelle cérémonie, qui prend le nom de f'aka-lahi, et qui rend gnôfoua ou libre la chose in- terdite '. L'homme coupable d'un vol ou de tout autre crime a manqué au tabou, et, dans cet état, on suppose qu'il est spécialement exposé à être mordu par les requins. Il en résulte, chez ces peuples, un jugement de Dieu d'une nature assez singulière. On contraint l'individu soupçonné d'un vol à se baigner dans cer- tains endroits de la mer fréquentés par les requins; et, s'il est mordu ou dévoré, son crime demeure avéré. Celui qui touche le corps d'un chef mort ou quel- que chose à son usage habituel devient tabou, et le temps seul peut le relever. La durée de ce tabou , pour le corps d'un chef, est de dix lunes pour les hommes des classes inférieures ; mais pour les eguis elle n'est que de trois , quatre ou cinq lunes , selon la prééminence du mort. S'il s'agit du corps du touï- tonga , le tabou est de dix lunes , même pour les chefs les plus puissans. Durant tout ce temps, la "~~ —--"-— '-"-• i Mariner, II, p. i85 et suiv. TOME IV. 20 306 VOYAGE mais doit les recevoir de la main d'un autre ; elle ne peut pas même toucher à un cure-dent. Si elle esl pauvre, et qu'elle n'ait personne pour la servir, elle doit ramasser ses vivres avec la bouche. Celui qui manquerait à ces règles , verrait son corps s'enfler et périrait bientôt. Cette opinion est si profondément enracinée dans l'esprit de ces naturels , que Mariner ne pense pas qu'aucun d'eux ait jamais essayé d'y contrevenir. Quand ils le voyaient toucher à des ca- davres et se servir ensuite sans accident de ses pro- pres mains , ils attribuaient ce privilège à l'influence des dieux étrangers auxquels il était soumis. C'est à l'empire que le tabou exerce sur l'esprit de ces insulaires que les diverses classes de la société doivent la conservation de leurs privilèges respectifs ; car quiconque vient à toucher une personne qui lui est supérieure, soit par le rang, soit par le degré de parenté, devient tabou. Désormais il ne saurait, sans danger, toucher de ses propres mains à ses vivres avant d'avoir eu recours à la cérémonie du moe-moe. Cette cérémonie consiste à toucher de ses mains la plante du pied d'un chef supérieur, d'abord avec la paume, puis avec le dos de chaque main, et à les laver ensuite avec un peu d'eau. S'il n'y a pas d'eau à proxi- mité, on se contente de les frotter avec un morceau de tige de bananier dont le suc tient lieu d'eau. Alors l'homme taboue peut sans risque se servir de ses mains pour manger. Cependant , si une personne craignait Mariner, I, p. 117 et suiv. DE L'ASTROLABE. 313 chefs et le touï-tonga lui-même prennent part. Ces grands personnages paient de leur personne et souf- frent sans aucune marque d'impatience ou de ressen- timent les coups que leur portent les derniers des louas. Chacun conserve en ces circonstances la plus grande égalité d'humeur. Celui qui est jeté par terre se relève en souriant , et , s'il a le bras cassé , il va se faire panser comme si de rien n'était. Montrer de la colère ou de l'animosité serait une preuve de faiblesse. Après la cérémonie, ceux qui ont pu combattre ou lutter avec des chefs d'un rang supérieur, en sont ({iiittes pour avoir recours au moe-moe de la part d'un chef d'un rang au moins égal à celui qu'ils ont touché. Pendant tout le temps que ces solennités durent , la jeune fille qui appartient ordinairement à une fa- mille du plus haut rang, réside dans la chapelle d'Alo- Alo, et préside au kava qui y a lieu, la veille de la fête , ainsi qu'aux diverses cérémonies qui se succè- dent. Du resle elle na absolument rien autre chose à faire '. La cérémonie barbare par laquelle on étrangle un enfant pour l'offrir aux dieux , et en obtenir la gué- rison d'un parent malade , prend le nom de naudgia. Toutefois ces naturels ne commettent point cette ac- tion par un sentiment de cruauté; car les assistans témoignent toujours un véritable intérêt au sort de la malheureuse victime, mais ils sont persuadés qu'il est nécessaire de sacrifier l'existence d'un enfant en- i Mariner, II, p. i74etsuiv. 314 VOYAGE core inutile à la société, pour sauver la vie d'un chef estimé, vénéré, et dont la conservation est précieuse pour tous ses concitoyens. Quand le sacrifice doit avoir lieu, ce qui est or- dinairement annoncé par un homme inspiré des dieux, la malheureuse victime, qui est souvent un propre enfant du malade ou son proche parent , est sacrifiée par un autre parent du malade ou du moins par son ordre ; son corps est ensuite successivement transporté sur une espèce de litière devant les cha- pelles des différais dieux. Une procession solennelle de prêtres , chefs et mata-boulais-, revêtus de leurs nattes et portant des guirlandes de feuilles vertes au cou , l'accompagne , et à chaque station un prêtre s'a- vance et supplie son dieu de conserver la vie du ma- lade. La cérémonie terminée , le corps de la victime est remis à ses parens pour être enterré suivant la coutume. La même cérémonie a lieu quand un chef a com- mis, par mégarde, un sacrilège qui est censé atti- rer la colère des dieux sur la nation entière; car le prêtre consulté déclare que le dieu exige un naud- gia, et le sacrifice d'un enfant devient alors indis- pensable. On choisit toujours de préférence l'enfant d'un chef, parce quon suppose que cette offrande est plus agréable à la divinité ; mais on a soin de ne prendre que ceux d'une mère d'un rang inférieur, pour éviter de sacrifier un enfant ayant le rang de chef. Du reste le père lui-même est le premier à donner son consen- DE L'ASTHOLABE. 315 tement à de pareils sacrifices dans l'intérêt public ». A la mort du touï-tonga, sa première femme était soumise à cette cruelle cérémonie, 'afin d'être enterrée avec le corps de son époux. Finau II fut le premier qui s'opposa à ce sacrifice , lors de la mort du dernier touï-tonga, lequel avait épousé sa sœur. Il fit plus, car il abolit tous les privilèges sacrés de ce chef. Le loutoa-nima est une espèce de diminutif du naudgia , qui consiste à se couper une phalange du petit doigt , pour l'offrir aux dieux , et en obtenir le rétablissement d'un parent malade. Le doigt est étendu à plat sur un morceau de bois , un instrument tran- chant en t fer ou en pierre très-dure est appliqué sur l'articulation, puis un coup pesant asséné avec un maillet ou une pierre termine l'opération. Pour arrêter l'effusion du sang, le doigt amputé est exposé à une épaisse vapeur produite en brûlant de l'herbe toute fraîche. On laisse deux jours la plaie sans la laver, puis on la nettoie. Sans aucune autre précaution, deux ou trois semaines suffisent pour la guérir complète- ment. Cette cérémonie se répète à chaque maladie grave d'un proche parent ; aussi voit-on une foule de personnes qui ont perdu successivement les deux pha- langes du petit doigt de chaque main , et même la première phalange du doigt suivant. Du reste il n'y a jamais de difficulté pour cette cérémonie; on voit sou- vent des enfans se disputer la faveur d'en être l'objet, tant ils sont persuadés qu'il y a pour eux de l'hon- • Mariner, II, p. 177 et sui\. •316 VOYAGE neur à témoigner par un pareil sacrifice leur affection et leur dévouement pour leurs parens '. La cérémonie de*s funérailles, ou bouton \3 offre peu de formalités quand il ne s'agit que d'un simple chef. Peu de temps après la mort, le cadavre est étendu par terre en dehors de la maison, et lavé avec un mé- lange d'huile et d'eau par une personne de la famille. Puis il est rapporté dans la maison, déposé sur un monceau d'étoffe et oint avec de l'huile parfumée de sandal. Les femmes du défunt et leurs amies se pla- cent autour de son corps , et se livrent aux démons- trations les plus vives de douleur et de désolation. Elles poussent des gémissemens lugubres,. se meur- trissent la poitrine et la figure, et souvent se déchi- rent cruellement pour exprimer toute la violence de leurs regrets. Cela dure ainsi toute la nuit; le jour suivant le corps est transporté et déposé dans le faï-toka ou tombeau de sa famille. A certaines époques , les plus proches parens du défunt viennent renouveler leur deuil sur sa tombe ; ce qui se répète , plus ou moins , suivant le rang du défunt et l'affection que lui por- taient ses parens 2. Lors de la mort de Finau Ier, outre le deuil qui était du ressort des femmes , plusieurs des chefs et mata- boulais attachés au service du défunt roi , pour té- moigner de leur vif attachement à sa personne , se ■ Mariner, II, p, 178 et 179. — 2 Mariner, I, p. i33 et suiv.; U, p. 179. DE L'ASTROLABE. 317 portèrent aux plus étranges excès. Tantôt l'un d'eux , tantôt deux ou trois ensemble s'élançaient au milieu du a cercle des assistans ; et après avoir proféré les plaintes et les protestations d'amour et de dévouement les plus expressives , dans des accès de désespoir, ils se don- naient de furieux coups de massue et s'entaillaient la tête avec des couteaux ou d'autres armes tranchantes. Puis d'autres leur succédaient et en faisaient autant. Quelques-uns, plus modérés dans leurs démons- trations , marchaient ça et là , puis agitaient leurs casse-lètes et s'en frappaient de temps en temps sur le sommet et le derrière de la tète , en exhalant les plaintes les plus amères sur la mort de Finau. D'autres plus emportés s'assénaient des coups si violens qu'ils en perdaient connaissance , et quelques- uns eussent pu attenter à leur vie dans l'excès de leur zèle , si le jeune Finau n'eût ordonné à Mariner de leur arracher leurs armes et de mettre fin à ces scènes. Ensuite le corps fut porté sur une litière , à dos d'homme , jusqu'au lieu où il devait être inhumé à Felle-Toa , accompagné du cortège entier des per- sonnes du deuil et de la suite du jeune Finau. Arrivées au lieu de l'enterrement , les femmes re- commencèrent leurs gémissemens autour du corps , tandis que les hommes chargés des inhumations creu- sèrent la terre jusqu'à dix pieds de profondeur pour parvenir à un large caveau en pierre recouvert par une grande dalle. Cette espèce de porte fut levée à bras d'hommes au moven d'une forte corde. Le cadavre 318 VOYAGE fut alors déposé sur un paquet de gnaton dans le ca- veau, puis on laissa retomber le couvercle en pous- sant un cri. En ce moment les plaintes et les gémisse- mens recommencèrent accompagnés de déchirures , de meurtrissures, d'incisions, etc. Ensuite toutes les personnes du cortège, placées sur un seul rang , les femmes en tête , mais d'ailleurs sans observer aucune préséance, se rendirent vers un endroit de Vavao , nommé Likou , pour aller chercher des corbeilles de sable. Tous chantent à haute voix sur la route , pour empêcher les étrangers de se trouver en présence de la procession; car celui qui viendrait à se montrer en pareil cas serait sur-le-champ assommé sans pitié. La loi est si positive que Mariner assure qu'aux obsèques d'un simple toua, Finau lui- même n'aurait pas risqué de se tenir sur le chemin de la procession du sable ; non pas qu'on eût osé pour cela attenter à sa vie, mais parce qu'une telle action de sa part eût été considérée comme un acte de, haute im- piété envers les dieux du Bolotoa censés présens à cette solennité. Au terme de leur course, les personnes de la pro- cession font chacune une petite corbeille en feuilles de cocotier tressées , et la remplissent de sable; puis elles reviennent au tombeau que les fossoyeurs ont recouvert de terre , et y versent tout leur sable de manière à former un petit tertre au-dessus de la tombe. Enfin le tout est recouvert de nattes en feuilles de co- cotier. Chacun, s'étant retiré chez soi, se coupe les che- DE L'ASTROLABE. 319 veux et se brûle la peau des joues sur les pommettes avec un petit rouleau de tapa enflammé ; la plaie est mise au vil' avec la baie astringente du ma tchi qui la t'ait saigner; et de ce sang on se fait sur la joue une tache circulaire de deux pouces de diamètre qui donne à la figure un aspect hideux. Chaque jour on se frotte de nouveau avec le fruit du matchi pour entretenir la plaie; en outre les hommes cessent de se faire la barbe et de se frotter d'huile. Ils se retirent aussi dans des huttes temporaires durant tout le temps du deuil qui est de vingt jours. Les femmes qui ont été tabouées pour avoir touché au corps , ne peuvent quitter qu'un instant le faï-toka pour prendre leurs repas, mais elles doivent y coucher. Une d'elles est constamment obligée de tenir des torches allumées devant le faï- toka, et elles se relèvent tour à tour dans ce pénible service. Tout homme doit éviter de passer devant le faï-toka; s'il est obligé de le faire, il doit marcher à pas lents, la tète baissée et les mains jointes devant lui. S'il a un fardeau , il doit l'ôter de dessus ses épaules et le porter dans ses bras ou à la main. Tant que dure le deuil , il vient de temps en temps des amis du mort qui s'approchent du tombeau et renouvellent les mar- ques de deuil dont nous avons déjà parlé. Les personnes en deuil doivent renoncer à l'usage des étoffes en gnatou et ne porter que des nattes pour vètemens. Mais au bout de dix jours, en guise de demi-deuil, ceux qui tiennent de moins près au défunt commencent à porter sous leurs nattes un morceau de gnatou qui est moins rude à la peau. Le 320 VOYAGE vingtième jour passé , ils reprennent leurs vêtemens ordinaires et quittent leurs huttes provisoires pour rentrer dans leurs maisons , ainsi que les parens du défunt. Cependant ceux-ci continuent de porter du- rant deux mois des nattes avec du g?ia ton par-dessous. Aux funérailles de Finau, la clôture de la cérémo- nie eut lieu le vingtième jour. De bon matin , tous les parens et toutes les personnes de la suite du chef défunt , réunis aux femmes du deuil tabouées par leur contact avec son corps, allèrent chercher derrière Tile un grand nombre de galets, la plupart blancs, et les rapportèrent dans des corbeilles comme ils avaient fait du sable. Ils semèrent les blancs autour du faï-toka et de la cabane érigée au-dessus en guise d'ornement ; mais ils ne placèrent les noirs que sur le lieu même où se trouvait le corps et de manière à figurer une ellipse alongée. Puis la cabane du faï- toka fut complètement close par un treillis de ro- seaux et déjeunes branches de cocotier; elle devait rester dans cet état jusqu'à ce qu'elle fût rempla- cée par une neuve, lors d'un nouvel enterrement. Ensuite les chefs , les mala-boulais et les gens de leur suite firent un repas ; le kava fut servi comme à l'ordinaire, mais on ne prononça pas un mot. Enfin chacun se relira chez soi pour se préparer aux luttes et aux danses qui devaient avoir lieu. Dans l'intervalle des danses , plusieurs mata-bou- lais , guerriers et autres , s'avancèrent près du tom- beau , et recommencèrent à donner des preuves san- glantes de leur fidélité au chef défunt. Deux enfans DE L'ASTROLABE. 321 de douze et quatorze ans se distinguèrent par l'excès de leur zèle ; le plus jeune surtout dont le père avait été tué au service de Finau , dans la révolution de Tonga-Tabou, se mutila et se déchira tellement la tète qu'il fut bientôt inondé de sang. Les pêcheurs de Finau se maltraitèrent avec leurs pagaies en guise de casse-têtes; ce qui les singularisa le plus, c'est qu'ils s'étaient passé chacun au travers de chaque joue trois flèches dont les pointes réunies sortaient par la bou- che, et dont les tiges, passant sur les épaules, étaient attachées à une autre flèche posée en travers. Il en résultait un triangle ou espèce de carcan d'un goût tout nouveau. Ainsi ajustés , ces hommes firent le tour du tombeau en se meurtrissant la tète et la figure à coups de pagaies , ou s'enfonçant des lances dans le corps ; le tout pour prouver leur dévouement au défunt roi. Enfin ces cruelles démonstrations d'amour, qui du- rèrent près de six heures , se terminèrent par une grande lutte. Puis les assistans s'en allèrent chez eux ; et ce fut la conclusion des obsèques du roi des îles Hapai et Vavao '. L'action de se meurtrir et de se déchirer diverses parties du corps se nomme foa-oalou; celle de s'en- sanglanter les joues et d'en déchirer l'épidémie en les frottant avec de la bourre de coco ou des morceaux de tresse , est le tougui. Le lafa consiste à se brûler le bras en cinq ou six endroits , en formant cinq ou six cercles concentriques. i Mariner, I, p. 3io el stiiv. TOME IV. 'il 322 VOYAGE Enfin , on nomme tonton la cérémonie de se brûler diverses parties du corps avec des rouleaux de tapa enflammés. Le moment où Ton va chercher le sable et les galets s'appelleyWtf. Ces diverses formalités se pratiquent dans toutes les funérailles, excepté dans l'enterrement du touï- tonga, o\x\e/oa-onlou n'avait jamais lieu. D'un autre côté ces funérailles qui se nommaient langui, of- fraient diverses particularités que nous allons men- tionner l. Lorsque le touï-tonga tombe malade , les offrandes aux dieux ont lieu comme pour les autres chefs , et sont plus multipliées. Prières, inspirations des prê- tres, doigts coupés , enfans sacrifiés, tout cela se ré- pète fréquemment. Dès qu'il est mort , le corps est lavé et parfumé , et le deuil des femmes a lieu comme à l'ordinaire. En outre le lendemain de la mort , ou le jour de l'enterrement, tout individu dans l'île, quels que soient son rang, son âge et son sexe, a la tête rasée de très-près. On enterre avec le corps quelques-uns des objets les plus précieux au défunt , comme verro- teries, dents de baleine, nattes d'Hamoa, etc., si bien que le faï-toka des touï-tonga à Tonga-Tabou était de- venu un trésor d'une richesse inouie pour ces peuples. L'enterrement et le deuil avec de mauvaises nattes en guenille et des feuilles àh'fi au cou , sont les mêmes que pour le roi. Mais le deuil du touï-tonga s'étend à i Mariner, II, \t. 179 et 180. DE L'ASTROLABE. 323 quatre mois ; on garde les nattes jusqu'à la fin du troi- sième mois, et les feuilles seules le mois suivant. Le tabou encouru pour avoir touché à son corps est d'au moins dix mois , et de quinze pour ses plus proches parens. Il est détendu de se faire la barbe durant un mois, et l'on ne peut se frotter d'huile, pendant le jour, durant ce même temps. L.es femmes du deuil restent au faï-toka deux mois entiers sans en bouger, ni jour ni nuit, que pour manger à la hâte dans les huttes du voisinage. Dans l'après-midi du jour de l'enterrement , le corps une fois déposé dans le faï-toka , tous les habi- tons , munis chacun d'un tome ou torche en bois de cocotier, et d'un morceau de bolata ou de tige de bananier, pour recevoir les cendres de la torche, s'as- seyent à quarante toises du tombeau, vêtus de vieux habits et au nombre de plusieurs milliers. Une des femmes du deuil sort de la maison du faï-toka et crie au peuple de se rapprocher ; à ce signal il s'avance de vingt toises environ et s'accroupit de nouveau. Der- rière le tombeau , deux hommes soufflant dans leurs conques , et six autres portant de longues torches allumées de six pieds de longueur, paraissent au som- met du faï-toka, descendent du tertre et marchent quelque temps en file , entre le peuple et le tombeau , en agitant leurs torches en l'air. Puis ils montent de nouveau sur le tertre , le peuple se lève et brise tout-à-coup les bolatas, ce qui produit un grand fra- cas. Puis tous les spectateurs, disposés sur une ligne, suivant les hommes aux torches , gravissent le tertre si' 324 VOYAGE et défilent autour du faï-toka. A mesure qu'ils passent derrière, les hommes aux torches les jettent par terre, et le reste de la troupe jette ses tomes et bo- latas. Puis chacun descend et va se rasseoir comme auparavant. Le mala-boulai chargé de la direction des cérémonies divise la foule en plusieurs groupes , et enjoint à chacun d'eux de nettoyer le terrain jusqu'à une certaine distance du faï-toka ; après quoi tous les spectateurs se retirent dans leurs huttes temporaires. A la nuit, quelques personnes placées près du tom- beau recommencent à sonner de la conque, tandis que d'autres entonnent une espèce de récitatif, partie dans un langage inconnu, partie en dialecte hamoa. Pendant ce temps , un certain nombre d'assistans se prépare à une cérémonie fort bizarre , et sans doute si ancienne que le motif en est aujourd'hui complè- tement ignoré. Ces hommes, au nombre de soixante environ , se placent devant le tombeau. Lorsque le chant est fini et que les conques ont cessé de retentir, une des femmes du deuil s'avance , s'assied hors du faï-toka et s'adresse ainsi au peuple : « O hommes ! » vous êtes rassemblés ici pour accomplir les devoirs » qui vous sont imposés ; levez-vous et faites en sorte » de les remplir complètement. » Après ces paroles , la femme se retire dans le faï-toka; les hommes dési- gnés s'approchent du tertre sacré, chacun d'eux y dépose ses excrémens, puis se retire. Le lendemain, au point du jour, les femmes du pre- mier rang, telles que les épouses et les filles des plus grands chefs, suivies des femmes de leur suite, arri- DE L'ASTROLABE. S2Ô veut en procession , portant deux à deux des cor- beilles, avec de larges coquilles, pour enlever les or- dures déposées la veille : il n'est pas une femme qui se refusât à prendre part à cet acte d'humilité religieuse. Quelques-unes des femmes du deuil sortent ordinai- rement du faï-toka, et viennent prêter leur aide , de sorte que l'endroit est bientôt nettoyé. Cette cérémo- nie se répète durant quatorze nuits consécutives , et toujours dans le même ordre. Aucun étranger ne peut assister à ces étranges cérémonies. Le seizième jour, de bon matin , les mêmes femmes se présentent , mais désormais parées de leurs plus beaux atours et de guirlandes de fleurs ; elles ont de nouvelles corbeilles et font encore semblant de nettoyer la place, bien qu'il n'y ait plus d'ordures. Puis elles retournent au moua pour reprendre leurs nattes de deuil et leurs colliers de feuilles d'ifi. Mariner observe que les naturels eux-mêmes avaient coutume de témoigner le regret qu'ils éprouvaient tou- chant la nécessité d'accomplir la partie sale et dégoû- tante de cette cérémonie , mais ils pensaient qu'elle était indispensable pour démontrer leur profonde vé- nération pour le caractère divin du touï-tonga ; en effet son objet était de prouver qu'il était du devoir des plus grands chefs , et même des femmes les plus délicates et du premier rang, de s'abaisser aux fonc- tions les plus viles et les plus dégoûtantes , plutôt que de laisser souiller le terrain sacré où le touï-tonga était inhumé. Pendant un mois, à partir du jour de l'enterrement, 326 VOYAGE une grande quanlilé de provisions est journellement distribuée au peuple. 11 en résulte une consommation de vivres exorbitante qui nécessite un grand tabou dont la durée est d'au moins huit ou dix mois » . Le tougoa-kava consiste tout simplement à déposer un morceau de racine de kava devant une chapelle ou un tombeau , en honneur du dieu ou de l'esprit du mort, au moment où l'on se prépare à exécuter le tongui sur sa propre personne. Lotou se dit en général de toute espèce de prière , mais plus particulièrement de celles que l'on adresse à tous les dieux , et surtout à Alo-Alo pour en obtenir une riche récolte. Elles ont d'ordinaire lieu devant les maisons sacrées et devant les tombeaux 2. Présages Les charmes et les présages jouent un grand rôle et charmes. aans jes opinions religieuses de ce peuple. Nous avons déjà rapporté que les songes sont considérés comme des avertissemens de la divinité, que l'on ne peut né- gliger sans s'exposer aux conséquences les plus fu- nestes. Les éclairs et le tonnerre sont des indices de guerre et de quelque grande catastrophe. L'action d'éternuer est aussi du plus mauvais présage. Un jour, Finau II , se préparant à aller remplir ses devoirs re- ligieux sur la tombe de son père, faillit assommer Mariner, parce qu'il avait éternué en sa présence au moment du départ 5 : une certaine espèce d'oiseau, nommée tchi-hota, et qui paraît se rapporter au mar- i Mariner, 11, j>. 180 i>t SlÙV. — ^ Mariner, II, p. 189. — 3 Mariner, 1 1 , j). 21 et suiv. DE L'ASTROLABE. 327 lin-pêcheur, d'après la description de Mariner, passe pour annoncer quelque malheur lorsque dans son vol rapide il s'abat tout-à-coup près d'une personne. Un jour Fiuau II , prêt à se mettre en campagne avec une troupe de se» guerriers pour marcher contre l'en- nemi , changea tout-à-coup de dessein en voyant cet oiseau dans sa course passer deux fois sur sa tète , et se poser ensuite sur un arbre *. Les principaux charmes sont le tatao , le kabe et le ta mou. Le premier se pratique en cachant une por- tion du vêtement d'une personne dans le faï-toka d'un de ses païens ou dans la chapelle de la divinité tuté- laire de sa famille, Par suite de cette action, la per- sonne en question se sent dépérir et finit par mourir. Du reste ce charme n'a d'effet qu'autant que la per- sonne enterrée dans le faï-toka est d'un rang supérieur à celle sur laquelle on veut agir. La femme de Finau? Fidgi songea plusieurs fois de suite que le défunt hou, Finau Ier, lui avait apparu pour lui annoncer que des personnes malintentionnées conspiraient la perte du jeune prince son fils et son successeur ; l'ombre re- commanda ensuite à cette femme de remettre en ordre les galets placés sur son tombeau , et de chercher avec soin dans le faï-toka , puis elle disparut. En consé- quence de cet avis , on fit de scrupuleuses recherches sur le tombeau , et l'on finit par découvrir plusieurs petits morceaux de g/iatou , et une guirlande de fleurs que Finau II portait encore quelques jours aupara- vant. Ces objets furent aussitôt enlevés 2. • Mariner, II, p. nju. — u Mariner, II, p. 10 et suiv. 328 VOYAGE Le kabe est tout simplement une malédiction pro- noncée contre la personne à laquelle on veut du mal. Pour qu'elle produise tout son effet , il faut qu'elle soit exprimée suivant une certaine formule, d'un ton grave et posé , et avec une inlentionUrès-prononcée. Dans ce dernier cas elle prend le nom de vangui. Le kabe, ni le vangui n'ont point d'effet de la part d'une personne inférieure contre une autre beaucoup plus élevée par son rang. Quelques-unes de ces malédic- tions sont horribles ; en voici des exemples : — Puisses- tu faire rôtir ton grand-père jusqu'à ce que sa peau soit en craquelins!... — Puisses-tu dévorer sa cer- velle!... — Puisses-tu violer ta propre sœur!... — déterrer le corps de ton père au clair de la lune et te nourrir de ses os ! etc. , etc. Le charme du ta niou, dont le but est communé- ment de connaître si une personne relèvera d'une maladie , se pratique en faisant tourner sur elle-même une noix de coco avec sa bourre , et en examinant en- suite quelle est sa position lorsqu'elle est revenue au repos. D'abord la noix est placée par terre ; un pa- rent du malade décide que celui-ci guérira si telle por- tion du coco , une fois au repos , se trouve tournée vers tel air de vent, à l'E. par exemple. Alors cette même personne prie tout haut le dieu tutélaire de sa famille , de la protéger dans cette consultation. Puis la noix est mise en mouvement , et le résultat en est attendu avec confiance , ou du moins avec la convic- tion que la volonté actuelle des dieux va être connue. Souvent les femmes ont aussi recours à ce moyen DE L'ASTROLABE. 329 pour décider une querelle au jeu. Enfin quelquefois on fait tourner une noix de coco simplement par ma- nière de passe-temps ; mais alors il n'y entre point d'idée religieuse ' . D'après ce qui précède on pourrait croire que dans Médecine leurs maladies ces naturels se contenteraient d'avoir et cllirurs,e- recours aux prières, aux charmes, aux sacrifices, etc., en laissant agir ensuite la volonté des dieux. Mais Ma riner nous apprend qu'ils avaient en chirurgie des connaissances fort étendues pour des.sauvages. L'ar- ticle qu'il a écrit sur ce sujet étant fort long, nous de- vons nous borner à indiquer ici les moyens curatifs employés par ces insulaires. Leurs remèdes internes paraissaient bornés à cer- taines infusions de plantes qui avaient en général peu d'efficacité, et dans lesquelles ils n'avaient eux-mêmes qu'une médiocre confiance. Pour divers maux , comme douleurs locales, acca- blement, inflammation, etc., ils emploient grossière- ment la saignée en se faisant des scarifications sur les bras et les jambes avec des coquilles tranchantes , ce qu'ils nomment ta/a. Pour les tumeurs lentes et opi- niâtres, ils ont recours au tapa, espèce de moxa vé- ritable, produit par l'application d'un morceau d'é- toffe enflammé ou d'un morceau de fruit à pain brû- lant pour cautériser la peau et établir une suppu- ration. Le kaouso est une incision sur la poitrine pour i Mariner, II, p. igo et igi. 330 VOYAGE opérer le dégagement, du sang extravasé qui pourrait s'être amassé dans cette cavité par suite de contusions ou de blessures, ou pour en extraire la pointe bar- belée d'une flèche rompue. Mariner raconte avec les détails les plus scrupuleux une de ces dernières opé- rations exécutées avec la plus grande habileté : bien que les instrumens dont on fit usage se réduisissent à un morceau de bambou et à un éclat de coquille , elle fut suivie du succès le plus complet. La plaie fut guérie en six semaines , et au bout d'un an le patient se porta aussi bien qu'il eût jamais fait. Cependant la flèche était entrée dans le côté droit , entre la cin- quième et la sixième côte , à un pouce au-dessous de la mamelle ; elle avait rompu à trois pouces de la pointe, au troisième rang de barbes , et l'on ne pou- vait pas même en sentir le bout avec le doigt en son- dant la blessure. Pour le guita, ou tétanos, auquel ces naturels sont très-sujets , ils ont recours au toko-losï, qui con- siste à passer un roseau mouillé de salive dans l'urè- tre du malade ; il en résulte une irritation violente et une forte hémorragie. Si le spasme est très-violent , ils pratiquent un séton dans ce canal en y passant un fil doublé et attaché au bout d'un roseau; quand l'opé- rateur sent ce bout dans le périnée , il y fait une inci- sion pour saisir le bout du lil et retirer le roseau. Alors un des bouts du 01 pend à l'orifice de l'urètre , et l'autre par l'orifice artificiel. Cela fait, on tire de temps en temps le fil d'un côté ou de l'autre , ce qui produit une douleur violente et une grande décharge DE L'ASTROLABE. 331 tic sang. Mariner vit pratiquer cette opération plu- sieurs fois , mais seulement une fois pour le cas de tétanos, par suite d'une blessure au pied, toujours avec un égal succès. L'effet de cette opération est de produire, outre la souffrance, une tuméfaction consi- dérable du pénis , mais elle s'apaise par degrés et disparait au bout de cinq ou six jours ; l'ouverture artificielle se guérit aussi d'elle-même et sans aucune difficulté. Les babitans de Tonga ont appris cette opération du toho-losi des naturels deViti, et ils la pratiquent encore pour les blessures au ventre et pour létat de langueur dans tout le svstème. Ces hommes sont encore sujets à l'engorgement des testicules , et ils pratiquent quelquefois l'opération du boka, ou castration. Une forte ligature est exé- cutée sur la partie supérieure du scrotum pour fixer l'organe malade ; une incision est faite avec un bam- bou tranchant , suffisante pour laisser passer le testi- cule. Celui-ci étant dégagé de ses enveloppes cellu- laires, la corde est coupée, on laisse couler le sang, et l'opération est faite. La blessure extérieure est tenue ouverte avec une compresse de feuilles de bananier, que l'on renouvelle jusqu'à ce que l'écoulement ait cessé, et le scrotum est soutenu par un bandage. Ma- riner eut connaissance, durant son séjour, de sept opérations de celte nature , dont trois eurent lieu sous ses yeux ; dans aucune le patient ne mourut. Dans l'une d'elles , il y eut cela d'extraordinaire, que le ma- lade , dans un accès de désespoir, fit lui-même l'opé- ration ; puis il tomba sans connaissance. Il en fut 332 VOYAGE quitte néanmoins pour garder sa case durant deux ou trois mois. Quant aux fractures et aux dislocations des mem- bres , il n'y a presque personne qui ne sache ce qu'il y a à faire en pareil cas. Mais, pour les fractures du crâne , ils laissent agir la nature , et on a lieu d'ad- mirer ce qu'ils peuvent endurer en ce genre sans en éprouver de suites funestes. Pour les entorses , la partie malade est frottée avec un mélange d'huile et d'eau , en ayant soin que les frictions aient toujours lieu dans un même sens , c'est- à-dire en allant des plus petites aux plus grandes ra- mifications des vaisseaux. La simple friction avec les mains est souvent employée pour dissiper la fatigue et certaines douleurs peu opiniâtres. Plusieurs chefs , pour s'endormir, se font appliquer, sur tout le corps, de légers coups de poing par leurs femmes ou par leurs suivantes ; opération qu'ils nomment, dit Cook, toiigai-tougui ', et qui correspond à celle que nous appelons masse?- en Europe , et qui se pratique fré- quemment dans l'Orient. Cook lui-même en éprouva les heureux effets. Contre les inflammations des yeux , qui sont quel- quefois très-vives et suivies d'un écoulement puru- lent abondant, ils ont recours à des scarifications sur la tunique extérieure qu'ils opèrent par l'application d'une certaine plante hérissée d'aiguillons très-déliés. Ils se frottent aussi les yeux tantôt avec le suc acide du vi , spondias , tantôt avec le jus amer du baalo. Quoique fréquente cl incommode , cette maladie, dit DE L'ASTROLABE. 333 Mariner, n'entraîne jamais la perte complète de la vue. Dans les blessures d'armes à feu , ils ont soin de laisser la plaie ouverte , non-seulement pour l'extrac- tion de la balle , si elle est restée , mais encore pour convertir une plaie fisluleuse en une plaie vive, plus prompte et plus facile à guérir. Ces insulaires font toujours leurs incisions presque dans la direc- tion des muscles, ou du moins parallèlement aux membres . L'amputation d'un membre est une opération très- rare. Toutefois elle eut au moins lieu sur les douze serviteurs que Tougou-Aho soumit à cette cruelle mutilation. Comme le toutou-nima, elle s'exécuta avec une grande et pesante hacbe sur laquelle on appliqua un coup très-violent. Des douze malheureux qui la subirent , dix réchappèrent , et deux seulement en moururent, l'un par l'effet de l'hémorragie, l'autre par la gangrène, qui en furent les suites. Mariner vit aussi un homme qui avait perdu une jambe pour avoir été mordu par un requin. Le membre n'avait pas été complètement amputé, mais il avait été déchiré à cinq pouces au-dessous du genou de manière à laisser les os presque à nu, et le pied était horriblement mutilé. Le malheureux eut lui-même le courage de scier les deux os avec une coquille , en recommençant chaque jour sa besogne jusqu'à ce qu'il l'eût presque terminée ; puis il l'acheva d'un seul coup de pierre!... Du reste sa blessure ne se guérit jamais parfaitement. Quant aux tristes maladies qu'ils nomment kahi et 334 VOYAGE paîa, qui amènent ces ulcères hideux dont plu- sieurs naturels sont attaqués, et qui les font languir souvent plusieurs années , ils se servent de l'applica- tion d'une espèce de suc végétal amer, et frottent la plaie avec de la bourre de coco trempée dans de l'eau de mer. Ils ne font point de remède pour le mal nommé/ww , et qui ressemble beaucoup à l'éléphan- tiasis. Ils n'en font point non plus pour l'éruption cu- tanée qu'ils appellent gnowoaa; elle attaque les pieds, et quelquefois les mains , sous la forme de pustules avec un bouton blanc chargé de pus , et elle se dissipe naturellement au bout de quatre ou cinq jours. Ils n'opposent point non plus de remède au mo- moko, sorte d'état de marasme ou de phthisie , dans le- quel le malade , après être insensiblement parvenu au dernier degré d'émaciation , n'a d'autre espoir enfin que de succomber. Mariner ne nous a donné aucun renseignement touchant les maladies des femmes qui jouissent en général d'une bonne santé. A l'époque de leurs règles elles se frottent tout le corps d'un mélange d'huile et de safran pour éviter les refroidissemens ; elles ont aussi recours à ce moyen après leurs couches. Quant à ce qui a trait à l'accouchement lui-même, et à la sé- paration de l'enfant d'avec la mère , tout cela est un profond mystère pour les hommes, qui ne peuvent ja- mais assister à ces opérations l . Langage. La langue des insulaires de Tonga est radicalement i Mariner, II, p. XCIV et suivi DE L'ASTROLABE. 335 la même que celle des Nouveaux-Zélandais. Cepen- dant ils admettent de plus que ceux-ci les sons d, tch,fet s. En outre il suffit de jeter les yeux sur le vocabulaire de Mariner pour reconnaître qu'ils ont aussi un grand nombre de mots étrangers à la langue polynésienne, et qu'ils auront probablement reçus de leurs voisins de l'Ouest. Du reste cette langue est douce, mélodieuse et moins monotone que celles de Taïti et de Nouka- Hiva. Le discours de Finau, l'histoire de Tangaloa et de ses fils, et le chant sur l'île de Likou, prouvent aussi qu'elle ne manque ni d'énergie , ni de richesse , ni de grâces naturelles. Mariner a observé qu'elle em- ploie fréquemment ce genre d'ironie qui consiste à dire le contraire de ce que Ton veut exprimer, pour mieux convaincre la personne à laquelle on s'adresse. Nous reviendrons plus longuement sur cette ma- tière quand nous comparerons entre eux les différens dialectes de la Polynésie '. Tonga-Tabou étant de formation toute madrépo- productions, rique, ne peut offrir presqu'aucun intérêt sous le rap- port minéralogique. Mais l'île haute de Vavao , celles de Late et Kao , surtout le volcan de Tofoua , donnent les brachvtes , les basaltes et les obsidiennes dont les naturels forment leurs instrumens les plus précieux. Les productions végétales sont beaucoup plus va- riées , et ces îles sont constamment revêtues de la plus riante verdure. Leur flore a cela de remarquable i Mariner, II, p. in et suiv. 336 VOYAGE qu'elle offre déjà plusieurs espèces de plantes qui ap- partiennent au système de végétation des îles Molu- ques et de la Sonde , et qui cessent de se montrer dans les îles plus à l'est, comme Taïti et Nouka- Hiva. Indépendamment des plantes cultivées et comesti- bles dont nous avons déjà parlé , nous citerons parti- culièrement, parmi les arbres , le corypha umbraculi- fera , le massœnda frondosa , le panda?ius odoratis- simus , hernandia ovigeia, cerbera mangkas , ca- suarina equisetifolia, diverses espèces d'hibiscus et Jicus , inocarpas edulis , abras precatoi ias , gossy- piuîii veligiosum , etc. ; et parmi les plantes de moin- dre taille, le melodinus scandens , taca pinnatifida , saccharum spontaneum } divers convolvulas , etc. Outre le cochon et le chien qui était fort rare , ces îles ne nourrissaient pas d'autre quadrupède que le rat et d'autre mammifère que la roussette. Les oiseaux sont peu nombreux , et les principales espèces sont une jolie tourterelle , une colombe , une petite perru- che fort élégante , un râle, un philédon , un martin- pêcheur, etc. , et quelques oiseaux de mer. Il y a deux ou trois espèces de serpens , un hydrophis et un petit lézard. Les poissons sont nombreux et variés , les mol- lusques aussi. Enfin les récifs qui environnent Tonga- Tabou présentent au naturaliste une grande quantité de coquilles plus ou moins élégantes et précieuses. FrN DE T.A PREMIER F PARTIE DU QUATRIEME VOLUME. NOTES. TOME IV. 2 2 NOTES. Extraits des Journaux des Officiers de l'Expédition. page 38. Nous le laisserons raconter lui-même les incidens de son voyage, etc. Le 21 avril 1827, à l'approche de la nuit, le commandant considérant la position critique de la corvette, qui dans l'in- tervalle de vingt-quatre heures avait perdu trois de ses ancres, résolut de mettre en sûreté les matériaux déjà recueillis. En conséquence, les journaux, cartes, dessins, vues, etc., con- cernant la géographie, l'histoire naturelle, etc., furent pla- cés dans la yole ; on y joignit les chronomètres et divers instrumens , et j'eus l'ordre de les confier aux deux mis- sionnaires anglais établis à Hifo , sur la partie occidentale de l'île , à quinze milles de distance. A cinq heures , je partis avec cinq matelots et le jeune anglais James Read, qui s'était offert pour nous guider pen- dant la nuit à travers les récifs semés sur notre route. A peine eûmes-nous quitté la corvette, que les canotiers, qui avaient le visage tourné vers elle , furent frappés de sa position alarmante : un travail forcé et continuel leur avait, pour ainsi dire , empêché d'y réfléchir jusque-là. L'Astrolabe, à dix pieds des récifs, nous présentait son avant; chaque 22* 340 NOTES. coup de tangage, nous montrant jusqu'à trois virurcs du cuivre du doublage, raidissait violemment le câble-chaîne, dernier espoir de salut; un matereau , qui défendait l'arrière, frappait de temps à autre sur les coraux, et donnait alors d'horribles secousses au mât d'artimon ; chaque mouvement de roulis laissait voir l'intérieur du navire, où l'activité de nos compa- gnons contrastait avec l'indolence des chefs du pays, accroupis dans tous les endroits où ils gênaient le moins à la manoeuvre. Une immense quantité de pirogues entouraient la corvette : une partie était échouée sur les récifs, elles naturels armés profitaient de la marée pour pêcher et prendre des coquil- lages. Lors de notre départ, plusieurs pirogues se détachèrent, pour nous suivre; mais bientôt elles nous abandonnèrent, et la nuit vint nous dérober la vue de cet affligeant tableau. Une heure après, le ciel étant sombre, nous touchâmes sur les coraux de l'île Magonha. Les canotiers saytèrent à l'eau, et, après mille peines, réussirent, en traînant le canot sur les récifs, à nous remettre en pleine eau, dans l'ouest de Pangaï-Modou. Je questionnai alors James sur la route à tenir; il m'avoua qu'il ne s'y reconnaissait pas la nuit, et nous invita à bien regarder devant nous, parce qu'il fallait donner dans la coupure d'une barrière de récifs sur lesquels la mer brise, et où notre frêle esquif eût été mis en pièces. Le vent étant de l'arrière, je fis route sous la misaine prête à amener, tenant les avirons armés. Sur les huit heures, nous étions à toucher les récifs (ce sont ceux qui joignent Atata à la grande île); la voile fut amenée à temps, et nous les prolongeâmes à l'aviron, remontant vers le nord, essayant à chaque instant de pénétrer dans ce qui nous semblait des coupures; mais bientôt nous talonnions rudement sur les coraux, car la mer était grosse pour notre embarcation bien chargée. Nos hom- mes parvenaient à la remettre à flot; puis nous recommen- cions un moment après : au bout de deux heures, nous étions si bien environnés de cailloux, qu'on ne pouvait plus donner un coup d'aviron sans toucher. Enfin , nous réussîmes à nous NOTES. 3 i 1 dégager, en faisant route droit à l'est; puis, remontant au nord, nous vînmes contourner l'île Atata; et à son abri, vers les deux heures du matin , nous trouvant dans une eau tran- quille et exténués de fatigue, je fis jeter le grapin , et nous goûtâmes tous un profond sommeil sur les bancs du canot. Le 22 au jour, nous continuâmes notre route; et vers les huit heures du matin , à basse mer, nous vînmes nous échouer sur la plage, à environ un mille de l'établissement des Mis- sionnaires. Nous sautâmes tous à l'eau, et traînâmes le canot jusque par six pouces d'eau. Alors chacun prit un paquet , et , laissant à un homme la garde du canot entièrement désarmé, nous nous rendîmes chez les Missionnaires, suivis d'une tren- taine de naturels d'une curiosité fatigante. La maison en bois, de jolie apparence, entourée d'un jardin potager, était protégée par une palissade bien close, avec une porte munie d'un fort cadenas. On vint nous ouvrir et refermer soigneusement cette porte, ne laissant pénétrer aucun des naturels, qui s'en dédommagèrent en grimpant sur les cocotiers des environs d'où leurs regards plongeaient dans l'intérieur. Les daines des deux missionnaires et un d'eux, M. Thomas, étaient alors à l'établissement. J'expliquai à ce dernier ce dont j'étais chargé ; il m'indiqua une chambre pour placer tous nos objets, et s'informa ensuite de la position critique du bâti- ment, qui le mettait lui-même dans un état cruel d'anxiété, sachant bien que, si les naturels se portaient une fois à quel- ques excès envers les Français, les Européens de l'île en seraient tous victimes. Il saisit un moment où l'Anglais James était absent pour me dire de me défier de lui comme des sau- vages; qu'élevé parmi eux il en avait toutes les habitudes, et que la Mission était loin d'avoir à s'en louer. Je questionnai M. Thomas sur le sort qu'il pensait nous être réservé dans le cas où V Astrolabe viendrait à sombrer contre les récifs, seul cas où nous l'abandonnerions. « Nos hommes pourraient-ils débarquer leurs effets? — Ils seront pillés. — 342 NOTES. Mais les chefs sont nos amis; ils nous protégeront. — Les pil- lards seront des subalternes que les chefs pilleront à leur tour après les avoir réprimandés. — Mais au moins , quand ils seront dépouillés, on ne leur fera aucun mal? — Ah ! c'est un événement bien malheureux! — Comment, vous croyez que nous n'aurions pas la vie sauve? — Ah! c'est un événement hien malheureux!... » Réponse qui n'avait pas besoin de com- mentaires. Ces dames servirent alors le déjeuner; mais la fatigue et l'émotion firent que je ne pus avaler un seul morceau. Deux des matelots étant retournés au canot pour chercher un paquet oublié , M. Thomas parut tout effrayé de cette im- prudence, nous priant d'exposer le moins possible d'objets à la vue des naturels, crainte de les tenter, et de leur faire croire que sa maison renfermait toutes les richesses de V Astrolabe. Sur les quatre heures du soir, les matériaux de l'expédition étant en sûreté, je voulus profiter de la marée; et, après avoir remercié M. Thomas de son affectueuse réception, nous re- mîmes le canot à flot, tantôt gênés, tantôt aidés par les natu- rels, dont le caractère mobile nous mettait à chaque instant dans Uv crainte d'être retenus malgré nous, mais dont j'entre- tins les intentions pacifiques avec quelques colliers de verro- terie. Enfin, nous voguâmes en pleine mer, et fûmes en lou- voyant gagner l'abri d'Atala, où nous avions passé la fin de la nuit précédente. Je fis amarrer le canot à une tète de corail ? et nous passâmes la nuit paisiblement sur les bancs, malgré une petite pluie qui tombait par intervalles. Le 23 avant le jour, nous étions en route pour la corvette y tremblant de ne plus la retrouver flottante. Bientôt nous vîmes ses mâts et son pavillon par-dessus les récifs; il nous semblait qu'elle avait changé de place; nous faisions là-dessus mille conjectures. Enfin , à sept heures trente minutes, nous remîmes le pied à bord avec un sentiment de joie; car, dans ce moment et malgré sa triste position , V Astrolabe était pour nous la France. (Extrait du Journal de M. Lottin.^) NOTES. 343 PAGE 63. N'eût fait tomber la valeur de nos objets d'é- change. L'équipage se reposa de ses grands travaux ; la plus grande harmonie existait entre les naturels et nous. Les premiers chefs et une foule d'autres secondaires étaient constammentà bord, où ils couchaient. Aussitôt que nous avions mangé, on leur servait à notre table un autre repas pour eux. Ils dormaient dans notre carré, et quelquefois dans nos cabanes. Aussitôt que nous fûmes retirés des récifs , le commandant fit donner aux principaux des armes à feu, des colliers qu'ils aiment beau- coup, des pièces d'étoffe , etc. , etc. , pour leurs bons offices et l'ordre qu'ils avaient maintenu. Enfin, chacun de nous en par- ticulier, qui s'était fait un ami des premiers chefs et avait changé de nom avec eux, les comblait de toutes les choses qu'ils désiraient. De sorte qu'au dire des Anglais, nous les avions enrichis pour plusieurs années , et que jamais ils n'avaient été traités ainsi par aucun navire. La plus grande abondance continuait de régner à bord. Elle avait commencé le premier jour, même dans notre position la plus critique. Chaque mate- lot avait eu alors une ou deux poules au moins par jour, indépendamment de sa ration de cochon frais; les bananes, les cocos couvraient le pont. Il faut joindre à cela d'excellens ignames qui tenaient lieu de pain , des pastèques et d'autres fruits de ce pays. Jamais nous n'avions eu une telle profusion de vivres. Ce peuple était alors fou des grains de verre bleu. On avait une poule pour deux grains de cette couleur, cinq pour une bouteille vide. Les couteaux, les bagues, les ciseaux, les miroirs, avaient une valeur proportionnelle. Enfin, au débit de toutes ces choses , il semblait qu'on abordait pour la première fois chez ces insulaires. Chaque jour, le marché commençant avec l'aurore et ne finissant qu'à la nuit, ils 344 NOTES. passaient tout leur temps dans leurs pirogues ou sur les flancs du navire. On les empêchait d'y pénétrer en hissant les filets d'abordage; autrement ils eussent couvert le navire et auraient peut-être essayé de l'enlever. Indépendamment des vivres qu'ils apportaient, ils nous vendaient encore leurs armes et un grand nombre de coquilles que nous les déterminions à amas- ser. Comme ils sont très-bruyans, c'était un vacarme continuel, semblable aux foires les plus tumultueuses de campagne. Tonga-Tabou n'est plus maintenant gouverné par un seul chef. Les trois que j'ai déjà nommés se sont insensiblement emparés de l'autorité et se la partagent chacun dans son district. Le désir de vivre en paix leur a fait chasser le chef spirituel ou touï-tonga , homme belliqueux et entreprenant , qui est maintenant relégué dans l'île de Vavao. Il y a encore deux autres chefs, dont l'un assez puissant gouverne le canton de Hifo qu'habitent les missionnaires, nous ne l'avons jamais vu réuni aux précédens ; l'autre , nommé Toubo , le premier de tous par la naissance, s'étant fait chrétien, s'est vu abandonné des siens; de sorte qu'il n'a plus d'autorité dans un pays que ses ancêtres ont gouverné, et où on ne l'accorde qu'à celui qui peut réunir auprès de lui le plus de guerriers possible. Ce sont des missionnaires taïtiens qui l'ont converti , et on dit même qu'il a contribué à éloigner de lui tous ceux qui ne voulaient pas devenir chrétiens. Il ne lui reste que le souvenir de ce qu'il a été et une petite église qui ne sert presque à rien. Mais quoiqu'qu'il soit déchu, le pouvoir de la naissance est si grand parmi ce peuple , que dans les cérémonies il conserve toujours le premier rang. Tahofa , Palou , Lavaka , vivent en bonne intelligence. Depuis long-temps l'île est parfaitement tranquille. Elle se gouverne pour ainsi dire toute seule; c'est une espèce d'anar- chie tranquille , si je peux me servir de cette expression. Dans ce triumvirat, Tahofa est le guerrier, il peut réunir sous ses ordres deux mille hommes. Les Anglais l'appellent le Bona- parte de l'île. NOTES. 34 5 C'est un petit homme de cinquante ans , sec , vif et entrepre- nant, comme nous le verrons bientôt. Palou, moins âgé, ressem- ble à une énorme outre pleine d'huile, tant il est gros; mais sa physionomie est douce et agréable ; c'est l'orateur, il entend un peu l'anglais. Lavaka ne paraît appartenir à celte associa- tion que parce qu'il est très-riche. C'est un bon garçon un peu bête, et qui n'agit que sous l'influence des deux autres ; je ne le flatte pas , quoiqu'il fût mon ami et qu'il portât mon nom. Ce fut lui qui fit les premières démarches lorsque nous étions sur le récif. Quoique ces chefs soient respectés du peuple , leur pouvoir est néanmoins tellement limité qu'ils auraient eu bien de la peine à empêcher que nous fussions entièrement dépouillés si nous avions fait naufrage. Chacun d'eux a autour de soi une petite cour qu'il nourrit. Elle se compose de chefs secondaires et de conseillers nommés Mata- boulais. Après nous être promenés quelques heures aux environs, et avoir visité les ruines assez considérables des tombeaux des anciens souverains, on nous servit un gros cochon cuit en entier avec des ignames. Le commandant retourna à bord avec une partie de l'état-major, tandis que MM. Gaimard, Sainson et moi , partîmes pour le village de Hifo qu'habitent les missionnaires, tout-à-fait a l'extrémité de l'île. Nous étions conduits par un jeune Anglais , nommé James , qui , ayant fait naufrage très-jeune dans cet archipel, avait été recueilli par Palou qui l'avait adopté pour son fils. 11 en portait même le nom, et vivait à la manière des naturels dont il avait entière- ment pris lescoutumes, c'est-à-dire qu'il n'avaitque la ceinture de couverte. Nous fîmes ce soir-là quatre lieues , et allâmes coucher à Béa chez mon ami Lavaka qui , quoique pris au dépourvu , nous reçut bien. C'est aussi la demeure de Tahofa et l'un des villages les plus importans de l'île. Il est furtifif de fossés et peu éloigné d'un étang salé qui communique à la mer. Nous en partîmes le lendemain d'assez bonne heure , traversâmes ou 346 NOTES. vîmes quatre autres villages, dont un était fortifié, et arrivâ- mes à Hifo , après avoir fait encore quatre lieues. Dans tout ce trajet que nous fîmes sous une allée couverte de verdure et à l'abri du soleil, nous remarquâmes très-souvent à droite et à gauche des plantations d'ignames, de patates, de cocotiers, des champs de cannes à sucre , surtout à l'approche des villa- ges, dont quelques-uns s'annonçaient par des allées régulières de jeunes cocotiers. Les habitations que nous ne voyions pas s'annonçaient par le bruit cadencé des bancs sur lesquels les femmes fabriquent les étoffes de mûrier. Les habitans de Nougou-Nougou vinrent à notre rencontre et nous suivirent quelque temps. Ils nous parurent très-turbulens , et, sans notre guide, nous aurions pu être pour le moins dépouillés, malgré nos armes à feu. Quelque temps auparavant ils avaient tué un Américain. Tonga-Tabou est une île basse, dont la base toute madrépo- rique est recouverte d'une couche excessivement épaisse de très-bonne terre, où tous les végétaux se développent avec vigueur. Les cocotiers et les bananiers y croissent avec pro- fusion. J'ai remarqué que la tige des premiers était plus grêle que dans d'autres contrées , ce qui n'a point échappé à M. Hodges, peintre du voyage de Cook, dans les dessins qu'il a donnés de cette île. Le manque de montagne qui entraîne avec lui l'absence des ruisseaux rend le pays monotone ; qui en a vu un quart de lieue a tout vu. Le rat excepté, il n'y a point de mammifères sauvages. Un martin-pêcheur, un râle, une poule d'eau, une perruche très petite , des tourterelles, des merles, des mouchc- rolles, un chat-huant, sont les seuls oiseaux qu'on y rencon- tre. Les insectes y sont très rares, de même que le poisson dont nous ne pûmes nous procurer qu'une douzaine d'espèces. 11 y existe un beau serpent d'eau , venimeux, jaune, annelé de noir. Nous fûmes parfaitement reçus par MM. les missionnaires, dans leur jolie petite maison en bois qu'ils apportèrent toute notes. 347 construite de Port-Jackson. Ils ont leurs femmes avec eux, et pour les servir deux compatriotes. Nous vîmes chez eux le chef sous la protection duquel ils habitent; il portait au cou un collier de trente -deux dents de cachalot, arrondies, poin- tues, grosses chacune comme le doigt, et longues de huit pouces. L'animal dont elles provenaient devait être énorme. C'est des îles Viti que les habitans de Tonga retirent ces pré- cieux ornemens. Celui-ci ne ressemble pas mal à tes colliers de pointes qu'on met au cou de nos gros chiens. M. Thomas nous procura son canot pour le retour. Nous le joignîmes après avoir fait un mille dans l'eau. Nous passâmes à travers une foule de récifs, arrivant pour l'un, loffant pour l'autre; et malgré l'habitude de ceux qui nous conduisaient, à passer par ces coupures, nous ne pûmes éviter d'échouer. Le soir, nous arrivâmes à bord après trois jours d'&bsence. En évaluant à sept mille amcs la population de cette île , ce n'est pas se tromper en moins. La race est un beau type de la jaune ou polynésienne, sans cependant y rencontrer, comme aux Sandwich , des hommes de plus de six pieds et gros en propor- tion. On voit parmi eux des physionomies très-agréables, a nez effilé. Leurs cheveux noirs seraient comme les nôtres, si , par le moyen de la chaux, ils ne les frisaient pas en buissons ou en grosses mèches , comme font les Papous. D'autres les relè- vent et les fixent sur la tète. Les chefs les portent unis et se les coupent ras. Les hommes, bien faits, ont en général le bas de la jambe gros ; leur tatouage en noir, qui n'a lieu qu'à la ceinture et aux cuisses , est uniforme chez tous. Un bien malheureux usage est celui de se couper les deux petits doigts dans la pre- mière phalange, lorsqu'un de leurs proches parens est malade, dans la croyance que ce sacrifice lui rendra la santé. Sur dix individus , sept au moins sont ainsi mutilés d'une ou des deux mains. Tous les chefs le sont nécessairement. On pratique cette barbare opération de force chez les jeunes enfans, car nous en avons vu de sept ans qui étaient dans ce cas. Cet usage rem- place ici celui de se casser les dents ailleurs; mais il ne dis- 348 NOTES. pense pas dans le deuil de se déchirer la peau de la figure et d'y tracer deux grands ronds de sang sur les pommettes. Dans ces circonstances , quelques femmes ont un tatouage blanchâ- tre qui ressemble à des marques de lèpre ou de petite vérole, ce qui les rend affreuses. En général elles ne sont pas mai lors- qu'elles sont jeunes, et seraient mieux encore si elles ne cou- paient pas leur chevelure en la défigurant. La fille de Palou avait beaucoup de ressemblance avec certaines statues égyp- tiennes ; elle avait le bras et la main très-bien faits. {Extrait du Journal de M. Quoy.) page 67. Tout semble promettre la meilleure intelligence entre les Français et les insulaires. Les habitans de Tonga observent religieusement l'usage, re- marqué par les plus anciens navigateurs, de changer de nom avec l'ami qu'ils ont choisi; dès l'origine de nos liaisons, ils le înireiu en pratique à bord. Les deux chefs Palou et Lavaka , qui depuis notre échouage étaient restés nos fidèles commen- saux , avaient adopté des amis parmi nos officiers, et les gens de leur suite avaient aussi fait leurs choix parmi le reste de l'équipage. Pour moi , occupé presque tout le jour à des- siner les sujets variés qui se présentaient en foule, j'avais eu peu de relations particulières avec les indigènes , lorsque deux jours après notre ancrage, l'Anglais Ritchett, que j'avais eu occasion d'obliger en renouvelant son accoutrement européen , m'aborda sur le pont, et me montrant un homme assis à l'é- cart sur le bastingage , me dit que cet homme voulait être mon ami. Je demandai a Ritchett quel était ce personnage que je n'avais pas encore aperçu parmi les autres insulaires. « Oh! Monsieur, me répondit l'Anglais, c'est un grand chef et un grand guerrier; eethomme est Je Napoléon de Tonga-Tabou. » A une aussi imposante dénomination , je ne balançai pas; je NOTES. 349 m'avançai vers le chef qui me tendit la main en souriant, j'ap- puyai mon nez contre le sien. Je lui dis mon nom , il m'ap- prit le sien, et dès ce moment je devins pour toute la popu- lation de l'île un autre lui-même. Mon nouvel ami se nom- mait Tahofa. L'Anglais ne m'avait pas trompe, Tahofa jouissait réelle- ment d'une autorité et d'un crédit fort étendus; nous en eûmes plus tard des preuves qui nous coûtèrent malheureusement trop cher. Ce chef, qui eut une influence si fatale sur notre séjour à Tonga, pouvait avoir quarante-cinq ans ; sa taille n'excédait pas cinq pieds trois pouces. Ses belles formes accu- saient une grande vigueur musculaire; sur toute sa personne régnait une propreté remarquable ; comme tous les insulaires, il portait autour des reins un large jupon d'étoffe d'ibiscus, sans aucun ornement qui annonçât son rang suprême. Sa figure imposante empruntait un caractère singulièrement noble d'un front élevé qui allait s'élargissant vers les tempes, et que cou- ronnaient des cheveux bruns^ rares et frisés. Son regard était doux et vif en même temps, ses lèvres minces et vermeilles af- fectaient souvent un sourire qui n'avait rien de franc. Enfin sa figure, sa voix insinuante, ses habitudes flatteuses, déce- laient un homme infiniment plus avancé que ses compatriotes dans les voies de la civilisation , mais peut-être aussi de la per- fidie. Tahofa était sans doute, par sa bravoure, l'Achille de ces parages , mais nous trouvâmes aussi en lui plus d'un rap- port avec le sage Ulysse. Dans l'état politique qui régissait alors Tonga , l'autorité suprême , partagée en apparence entre les trois chefs , se trou- vait réellement réunie dans les seules mains de Tahofa. Lors- que les habitans de l'île eurent chassé la race antique de leurs rois, Palou, Lavaka et Tahofa furent conjointement investis de la souveraine puissance. Tahofa, doué de qualités guerrières, rendit au pays d'éminens services dans les combats, et dès- lors il s'éleva dans l'opinion des insulaires bien au-dessus de ses deux collègues, qui, à des goûts tout pacifiques, joignaient 3»0 NOTES. l'indolence et l'incapacité. Bien pins, par une politique qui dénote un degré peu commun d'intrigue et d'habileté , Tahofa, devenu père d'un garçon , réussit à le faire adopter par la Ta- maha, mère du roi chassé, et la seule personne de la branche souveraine qui fût restée dans l'île. En vertu de cette adop- tion , nous pûmes voir le peuple de Tonga , et Tahofa lui- même, tendre humblement à un enfant de trois ans les hon- neurs dus au rang suprême et à la race vénérée des Touï- Tongas. On voit que pour un sauvage , Tahofa avait assez bien préparé l'avenir de sa famille. N'était-il pas merveilleux de retrouver aux extrémités du monde, dans une île presque imperceptible sur la carte du globe , une parodie si vraie , si frappante des grands événemens qui, lorsque nous étions encore enfans, avaient agité l'Europe entière? Ainsi la mer du Sud avait aussi son Napoléon. Peut- être n'avait-il manqué au guerrier sauvage qu'un plus vaste théâtre pour remplir aussi un hémisphère de son nom et de sa renommée. N'est-il pas au moins étonnant de voir, aux deux points opposés de la terre , deux ambitions procéder par les mêmes moyens, et s'avancer vers un même but? Entre Napo- léon et Tahofa la distance est énorme sans doute, mais aussi, entre la France et Tonga-Tabou!... L'incognito démon illustre ami ne fut pas long-temps gardé à bord : Palou le présenta au commandant comme l'un des trois chefs de l'île , régnant plus particulièrement sur le dis- trict de Béa, grand village fortifié dans l'intérieur des terres. Tahofa reçut, comme ses collègues, des présens considérables, et devint, ainsi qu'eux , habitant du navire. Chacun des chefs de Tonga-Tabou entretient une cour fort nombreuse, qui, comme cela se pratique dans d'autres con- trées, dissipe largement avec le maître ce que le peuple récolte péniblement. Le nombre et le mérite personnel de ces cour- tisans rapportent au chef plus ou moins de considération ; ils sont en même temps les conseillers et les gardes du corps du patron qu'ils servent ; on les nomme mata-boulais. Nos trois NOTES. 361 liùtes, qui ne quittaient pas la corvette, s'étaient t'ait accom- pagner d'un assez grand nombre de ces mata-boulais , de sorte que nous possédions quantité de convives que nous fêtions de notre mieux , pour répondre aux politesses des chefs. Aus- sitôt qu'on avait desservi nos tables , les cuisiniers se remet- taient à l'œuvre pour nos hôtes et leur suite; et ce n'était pas un spectacle peu récréatif pour nous que de voir ces messieurs assis gravement à table , imiter tant bien que mal nos usages, et se faire servir par nos domestiques , qui avaient ordre de ne leur rien refuser. Nous remarquions surtout le gros Palou, qui, ayant des Anglais à son service, se piquait de savoir les belles manières, et qui, pour le prouver, tendait à chaque instant son verre , demandait du rum , et buvait tour à tour à la santé des convives , non sans faire quelques grimaces. Pendant que nous menions à bord du navire cette vie tout à la fois tranquille et Confortable , l'extérieur de la corvette offrait du matin au soir les scènes les plus variées. Dès que le soleil se montrait à l'horizon , une foule de pirogues nous en- tourait de toutes parts ; les naturels qu'elles apportaient grim- paient aussitôt contre les flancs du bâtiment, et, malgré la protection de nos filets d'abordage qui étaient constamment hissés , les factionnaires ne pouvaient qu'avec peine empêcher les plus entreprenans de s'introduire sur le pont. Un triple rang d'hommes et de femmes chargeait nos porte-haubans, et leurs cris assourdissans ne laissaient pas de nous être parfois incommodes. C'était à travers les mailles du filet qu'avaient lieu les échanges auxquels les indigènes et notre équipage se livraient avec une ardeur égale. Sans parler de l'extrême abon- dance des vivres que nous achetâmes , en peu de jours , le na- vire fut rempli de curiosités , de coquilles, d'objets d'histoire naturelle, que l'équipage se procurait avec un empressement sans exemple. Les matelots qui remarquaient le zèle infatigable de nos naturalistes , ne pouvaient se persuader que leurs col- lections n'eussent qu'une valeur purement relative. Dans l'idée qu'un intérêt plus réel s'attachait à des objets si soigneu- 352 NOTES. sèment recherchés , l'équipage entier s'appliquait à en réunir la plus grande masse possible. Ces collecteurs éclairés travail- lèrent de telle sorte, que, dans la suite du voyage, l'autorité des officiers dut arrêter cette fureur scientifique, et qu'on jeta quelquefois à la mer, au grand désappointement des pro- priétaires, une foule de ballots qui encombraient réellement le navire et nuisaient à la salubrité. Comme tous les insulaires de ces vastes mers, nous trou- vâmes les naturels de Tonga-Tabou fort empressés de se pro- curer du fer ; mais une marchandise dont nous ne soupçon- nions pas l'importance acquit tout-à-coup une valeur incroya- ble chez ces peuples : c'étaient les perles de verre bleu clair. Il est impossible de se figurer avec quelle avidité cette précieuse matière était recherchée à Tonga. Je ne crois pas exagérer en assurant que celui qui chez nous donnerait des diamans pour des épingles , n'aurait pas plus de gens à contenter. Les colliers de verre bleu excitaient l'envie de tous les habitans , depuis les chefs jusqu'aux derniers rangs du peuple. Dès qu'ils s'étaient procuré ce trésor , ils le cachaient avec un soin extrême , et revenaient à la charge pour tâcher d'ajouter encore à leurs ri- chesses en nous offrant tout ce qu'ils pouvaient imaginer de plus tentant pour nous. Cette fureur d'acquérir nous valut quelques offres réellement singulières; mais il n'était rien dont un insulaire ne pût faire le sacrifice pour ces beaux colliers bleus. Combien n'en ai-je pas vu réunir à grande peine quel- ques bagatelles qui faisaient tout leur bien , et solliciter à ce prix quelques grains du verre tant désiré! Aussi de cet engoû- ment pour un objet particulier naissait-il une dépréciation considérable de tous les autres, et tel nous accordait pour une seule perle ce qu'il aurait refusé de livrer pour plusieurs usten- siles de fer d'une valeur incomparablement supérieure. Notre équipage avait grand besoin, pour réparer ses forces, de l'excellent régime nutritif dont nousjouissionsàTonga, car il était soumis aux plus rudes travaux par suite de notre malheureux éehouage. Nous avions laissé au fond des eaux de la passe d'en- NOTES. 353 trée des ancres qu'il nous était trop précieux de retrouver pour qu'on négligeât d'en faire la tentative. Ainsi, outre les travaux ordinaires du bord, les approvisionnemens de bois et d'eau, nos matelots durent encore , pendant plusieurs jours, sur une grosse mer et brûlés par un soleil ardent, user leurs forces à cette pénible pècbe qui eut d'assez heureux résultats , mais qui jeta parmi eux un découragement qui faillit plus tard nous devenir funeste. Accablés par la fatigue du moment , ces hommes insoucians oubliaient qu'ils travaillaient pour eux- mêmes et que ces ancres, si péniblement arrachées du fond des coraux, leur sauveraient plus d'une fois la vie dans la suite du voyage. Les officiers du bord commandaient ordinairement ces longues corvées; la relâche presque entière fut employée par euxen travaux fastidieux. Plus heureux, les naturalistes et moi, nous pouvions nous livrer à des excursions qui grossissaient leurs collections et mon portefeuille, tandis que nos pauvres camarades ne nous accompagnaient que dans les intervalles que le service leur laissait. Dans les premiers jours de notre relâche, nous trouvions sur l'île de PangaïModou une chasse abondante d'oiseaux très- variés. Cette île servait surtout de retraite à une charmante espèce de colombe dont le plumage est vert et la tête amaran- the. Nous aimions aussi à aller nous asseoir sous ses beaux om- brages, sans autre but que de jouir de notre bien-être présent, si doux en comparaison des traverses que nous avions essuyt les dès le commencement de notre périlleuse campagne. Couché sous les belles voûtes de cette large végétation , souvent j'es- quissais avec soin tous les arbres nouveaux pour moi , que j'em- brassais d'un seul coup-d'œil. C'étaient l'élégant bananier qui fournit à la fois aux habitans de Tonga un fruit excellent , de vastes serviettes pour étaler leurs mets, des torches pour chas- ser les ténèbres, des coupes qui ne servent qu'une fois pour boire le kava , et après le repas , de ses nervures ouvertes , une eau assez abondante pour laver les doigts et les lèvres des co- quets insulaires; le papayer aux fruits dorés, qui se distin- TOMF. IV. 2?) 354 NOTES. guent par un goût et une odeur fortement prononcés; le lata- nier, qui donne aux femmes de Tonga de légers éventails pour chasser loin du chef qui dort les insectes importuns ; le vacois, avec ses bizarres rejetons , qui d'un seul arbre font cent arbres issus d'une tige commune; le frêle hibiscus dontl'écorcc gluti- neusc s'étend en étoffes immenses; les élégantes fougères dont les dessins déliés ornent ces mêmes étoffes; telles étaient les ri- ches productions de la nature dont j'étais entouré , et par -des- sus tout cela se balançait majestueusement le cocotier, cet arbre bienfaisant qui désaltère les hommes et nourrit les ani- maux , qui donne à ces peuplades une huile douce et suave pour la parure, du bois pour élever les maisons, un chaume impénétrable pour les couvrir, et des cordes pour gréer les pirogues. Souvent, au milieu de ce magnifique spectacle, fa- vorisé par le silence des bois, je me suis involontairement laissé aller à des rêveries dont les heureux mensonges me re- portaient au milieu de ma famille et de mes amis, car la France était toujours le but de nos pensées , même lorsque mille émo- tions nouvelles venaient nous charmer par leur variété... Et puis , si je venais à songer quelle distance nous séparait de la patrie, par combien de dangers nous devions acheter notre re- tour, j'osais à peine espérer que nous reverrions un jour notre cher pays ! Quelques cabanes éparses sous les arbres servaient de de- meure à un très-petit nombre d'insulaires. Lorsque nous ar- rivions chez ces bonnes gens, ils nous invitaient fort poliment à nous asseoir sur la natte qui couvre le sol. Les jeunes gens montaient aussitôt au sommet du cocotier le plus prochain et en faisaient tomber les fruits; ils se servaient de leurs dents pour enlever le brou tenace et filandreux qui entoure la noix, et cette opération exige beaucoup de force et d'adresse; puis, lorsque le bois est mis à nu , ils enlèvent adroitement le dessus du fruit, du côté de la pointe, et l'offrent à leurs hôtes, qui n'ont plus qu'à boire la fraîche liqueur. Lorsque nos hôtes avaient montré pour nous ces aimables NOTES. 355 prévenances, nous les en récompensions au moyen de quel- ques grains de verre, et certes nous nous montrions généreux : aussi ne nous laissaient-ils partir qu'en nous engageant à re- venir souvent les visiter. Bientôt nos promenades durent prendre plus d'extension , car les oiseaux, effarouchés par nos coups de fusil, avaient dé- serté Pangaï-Modou. Au moyen de la marée basse, qui ne laissait sur ce récif qu'un ou deux pieds d'eau , nous passions dans les petites îles voisines , jusqu'à celle qu'on nomme Onéata , qui offre une assez grande étendue. Là se bornèrent nos courses pendant quelques jours-, mais nos liaisons avec les chefs et la confiance que nous avions dans les insulaires nous inspirèrent bientôt le désir de mieux voir le pays et d'aller chez les naturels eux-mêmes étudier leurs mœurs et leurs usages. Le chef Tabofa m'engagea un matin à l'accompagner sur l'île Onéata, où ses gens se livraient à la pêche : mon ami Lesson consentit à être de la partie ; et , nous étant fait met- tre à terre sur Pangaï-Modou , nous traversâmes à pied le récif, qui en ce moment restait presque à découvert ; la nom- breuse suite du chef marchait derrière nous. Arrivés sur une petite île où brillait la plus fraîche verdure , nous fîmes balte, et nous vîmes, aux préparatifs qui se faisaient, qu'il s'agissait d'un kava. C'était la première occasion qui s'offrait à nous d'être témoins de cet acte si fréquent, et, selon les circonstances , si solennel quelquefois dans la vie des insulaires. Jamais ils ne se dispensent de prendre cette boisson forte le matin ; et si quelques graves événemens, comme une guerre, un conseil , des funérailles, réunissent les naturels, l'assemblée débute toujours par un kava ; le chef principal y préside, et les droits de préséance y sont réglés avec la plus sévère étiquette. Outre le goût naturel des insulaires pour la boisson extraite du kava , goût qu'ils portent quelquefois à un excès nuisible à leur santé, des idées superstitieuses s'attachent encore à la ra- cine elle-même. A l'instant où nous jetions l'ancre, la Tamarin, ou reine-mère, nous envoya par un exprès une grosse racine 2.V 3.5G NOTES. dekava, qui devait, pendant le reste du voyage, préserver l'Astrolabe de toute fâcheuse aventure. Par respect pour le don de la vieille reine, son talisman fut suspendu à l'étai d'ar- timon, et il y pendait encore vingt jours après, alors que nous étions sous le poids d'une nouvelle infortune, la guerre avec les sauvages. Je reviens à Tahofa et à son kava sur la petite île. Nous étions assis sur l'herbe , formant un cercle alongé ; Tahofa occupait le haut bout, Lcsson et moi a sa droite. En face du chef, au bout opposé, un de ses principaux mata-boulais se fit apporter un plat rond en bois et à trois pieds : l'intérieur de ce plat, enduit d'un vernis blanc, attestait qu'il avait long-temps servi au noble usage pour lequel il était uniquement réservé. mmwk Derrière ce grave fonctionnaire, une troupe de jeunes garçons se pressa sans ordre; on leur distribua aussitôt des morceaux de racine, qu'ils soumirent à une mastication vigoureuse. Celte opération terminée, les racines mâchées sont réunies NOTES. 3Ô7 dans un plat; on jette dessus une sorte de filasse par poignées, puis une certaine quantité d'eau; alors le mata-boulai prin- cipal retourne et presse avec ses mains le séduisant mélange jusqu'à ce qu'il en juge le degré de force suffisant. Pendant ce temps, les autres mata-boulais font, avec des feuilles de bana- nier, des tasses extrêmement élégantes. Les choses en étaient à ce point lorsqu'on nous pria de replier nos jambes à-la façon des indigènes : nous obéîmes volontiers; puis un homme se leva, se plaça debout au milieu du cercle, et la distribution commença. Le serviteur qui avait composé cet étrange nectar en rem- plissait les tasses; il en passa une à l'homme du milieu, qui la porta au chef; celui-ci avala le breuvage; et jeta la coupe, Le Ganimède tenait déjà une autre tasse pleine : Tahofa nomma celui qui devait la recevoir d'après son rang , en prononçant : Avcma Finaou — donne à Finaou. Le chef désigné frappa des mains en signe d'assentiment, puis il but et jeta le vase. Notre tour arriva, et nous nous soumîmes d'assez bonne grâce au cérémonial. La boisson favorite de Tonga nous sem- bla d'abord peu agréable; son goût est amer, et son passade dans la gorge laisse un sentiment de chaleur comme nos li- queurs fortes; pourtant l'habitude peut la faire trouver sup- portable. J'eus occasion de renouveler plusieurs fois cet acte de complaisance et de respect pour les usages de nos hôtes, el l'idée que j'ai conservée de la liqueur du kava , malgré son étrange fabrication , n'est pas une idée de dégoût. Après celte halle, nous ne tardâmes pas à arriver sur l'île Onéata. A quelques pas, sous les arbres, nous découvrîmes l'établissement de pèche de Tahofa, disposé comme un hameau de cinq ou six cabanes. La principale, destinée à la famille du chef, s'élevait sur le bord de la mer, et se distinguait par sa propreté intérieure et la finesse des nattes étendues sur le sol. Nous trouvâmes là une petite partie de la famille de Tahofa avec l'épouse du chef, mère de l'enfant mâle adopté par la Tamaha. Cet enfant, âgé de trois ans et demi et 358 NOTES. doué d'une charmante Bgure , jouait à côté de sa mère ; il était vêtu d'une petite étoffe, qui laissait nus les bras et la poitrine; un collier de verre bleu , marque insigne de luxe, pendait à son cou; sa tète rasée, à la mode des enfans de Tonga, était ornée , sur les tempes , de deux touffes de cheveux frisés tout brillans d'huile de coco. Dans un coin de la maison, plu- sieurs jeunes filles, dont les formes et la figure étaient ravis- santes, s'occupaient de je ne sais quels détails de ménage. Ces jolies filles étaient les odalisques du seigneur Tahofa, qui , au dire de Ritchett , en comptait vingt-trois dans sa maison de Béa. Assurément, nous n'aurions pas mieux demandé nous- mêmes que de faire connaissance avec elles ; mais le regard du maître les tenait clouées à leur place , et je compris que le vieux sultan, en me cédant son nom , n'avait pas prétendu pousser plus loin la communauté. Après avoir offert à la femme du chef un présent convenable de colliers et de bagues , nous prîmes place sur la natte. Les femmes sortirent aussitôt , et on fit les préparatifs du déjeuner. D'abord on étendit devant nous de grandes feuilles de ba- nanier, puis on y plaça des bananes cuites et crues et des ignames; un instant après on servit diverses sortes de poissons cuits. Un mata-boulai, qui ne mangeait pas, préparait pour le chef et pour nous des morceaux qu'il dépeçait fort propre- ment; enfin on apporta deux poissons argentés que le même serviteur ouvrit encore vivans, car ils sortaient de la mer , et nous vîmes avec surprise notre hôte en manger sans autre pré- paration que de tremper des morceaux dans de l'eau de mer. Tahofa, devinant sans doute ce qui causait notre étonnement, nous engagea à plusieurs reprises à faire comme lui; et, les premiers dégoûts une fois vaincus, je fus tout étonné de trouver cette nourriture sans apprêt beaucoup plus supportable que je ne l'eusse jamais imaginé. Le repas achevé, on présenta au chef deux ou trois fragmens de bananier; il les fendit, en ex- prima l'eau et s'en lava les lèvres et le bout des doigts. Après cette ablution , tout le monde rentra dans la cabane : la femme NOTES. 359 et l'enfant du chef vinrent se placer près de nous, et le reste des serviteurs se tint debout, au fond de la maison, du côté de la nier. Alors commença une scène que nous observâmes avec d'au- tant plus d'intérêt , qu'elle nous donna mieux que tous les li- vres possibles une mesure exacte du caractère et de la civili- sation raflinéc de ces peuples que nous nommons encore sau- vages. Tahofa , qui était à demi-étcndu sur la natte, se leva tout-à-coup, se prosterna devant l'enfant , et, appliquant son front contre terre, il saisit le pied de son fils, se le posa sur la nuque, et resta quelques instans dans cette posture; après quoi, se relevant gravement , il reprit sa place accoutumée. Cet exemple fut suivi par la mère du petit garçon , et succes- sivement par tous les serviteurs du chef qui s'avancèrent tour à tour pour donner à l'enfant cette marque de respect à la- quelle ils ajoutaient encore un baiser sur le pied. C'était ainsi que Tahofa travaillait à consolider l'édifice de puissance qu'il avait élevé pour sa dynastie. L'adoption de l'enfant par la Tamaha l'élevait de droit à toutes les prérogatives de la race royale , dont cette vieille femme était le seul membre survivant dans l'île, et Tahofa , en profond politique, se soumettait le premier à toutes ces mbroeiïes de respect pour lesquelles il avait probablement dans son cœur un profond mépris. Pendant tout ce baisc-pieds , le petit bonhomme jouait, al- lait, venait, sans se prêter le moins du monde aux bommages de sa cour qui saisissait l'instant favorable pour s'acquitter de son devoir. La maison fut encore une fois quittée par les nombreux ser- viteurs de Tahofa ; il ne resta plus avec le maître et nous qu'une ou deux vieilles femmes. On apporta des rouleaux d'é- toffe qui devaient nous servir de traversins. Le chef s'étendit sur le dos et ne tarda pas à sommeiller... Dans une excursion que nous fîmes plus tard à Moua , beau village situé sur la grande terre, au bord du lagon, nous re- ç urnes de Palou l'accueil le plus obligeant. A notre débarque- 3 OU NOTES. ment, nous fûmes environnés et escortés d'une grande mul- titude , où se distinguaient, par leurs cris, les enfans les plus bruyans et les plus importuns du monde. On arrivait chez Palou par une large rue parfaitement alignée et bordée de murailles hautes de huit pieds, dont la matière était un jonc tort artistemenl enlacé. Dans une vaste et première enceinte s élevait une maison longue de quarante pas ; c'était la demeure de Palou et de ses serviteurs mâles; elle était déserte en ce moment. Nous y remarquâmes une ingénieuse charpente en cocotier, qui réunissait la force à une élégante simplicité. Un second enclos nous laissa voir le chef, assis au seuil d'une mai- son plus petite. Nous n'étions pas attendus ; une expression de plaisir anima les traits du gros chef, et nous ayant fait à tous quatre (tel était notre nombre) beaucoup d'amitiés, il regretta que notre capitaine, M. d'Urville , et M. Jacquinot, le second capitaine, ne nous eussent pas accompagnés, nous re- commandant expressément de revenir bientôt avec ces mes- sieurs et tous les autres officiers. J'ai déjà dit que deux Anglais, John et Singleton , sont em- ployés au service de Palou : Singleton, qui avait, lors de notre passage, vingt-six ans de séjour dans l'île, paraît sincè- rement attaché à son patron , qui l'a marié et convenablement logé auprès de lui. John , qui est jeune et alerte , m'a semblé offrir un mélange de bonnes et mauvaises qualités tel que nous n'avons pu savoir si, durant notre station dans ces îles, cet Anglais a plus été notre ami que notre ennemi. Après une collation de fruits, que Palou s'excusa de nous avoir donnée si légère , nous nous mîmes en route, guidés par Singleton , pour visiter Moua et ses environs. Nous examinâ- mes deux falé paléogo (maison des esprits), où des débris de pirogues, ex-voto vermoulus, étaient le seul meuble remarqua- ble ; puis nous traversâmes une vaste clairière environnée d'ar- bres gigantesques. C'était dans cet espace tabou (sacré) que jadis, au temps où Tonga brillait de prospérité, on s'assem- bb'tit pour ces danses nocturnes qu'éclairaient mille flambeaux, NOTES. 301 et dontCook décrit les riantes solennités. A cette place, comme nous l'avions déjà fait plusieurs fois à la Nouvelle-Zélande , nous ne foulâmes qu'avec respect le sol qui avait recules traces de l'immortel marin, notre maître et notre devancier dans nos recherches aventureuses. C'est au sein des forêts que les anciens habitans de ces con- trées, idolâtres de leurs rois (touï-tongas), avaient place les tombeaux de celte race sacrée. Ces monumens d'un âge plus entreprenant étonnent aujourd'hui par leur masse et leur éten- due. Les faï-tokas, ainsi se nomment ces sépultures, sont des éminences artificielles au sommet desquelles s'élèvent, sur un plan quadrangulairc , trois ou quatre assises de gros blocs gra- nitiques disposés comme des degrés, dont chacun aurait quatre à cinq pieds de hauteur. Si un seul degré s'élève au sommet du tertre, c'est qu'un seul touï-tonga dort dans la sépulture; si les os de toute une famille ont été déposés en un tombeau com- mun, trois ou quatre degrés, l'un sur l'autre, indiquent cette réunion. Quelques-uns de ces monumens qui ne contiennent qu'une seule dépouille sont disposés en ovale. J'ai compté plus de douze de ces immenses constructions, et encore en lais- sions-nous un grand nombre de côté; j'ai mesuré plus d'une pierre de huit à quinze pieds de longueur; et j'ai conçu une haute idée de ces hommes des anciens temps , qui ont élevé sur les restes de leurs rois ces impérissables mausolées, dans une île fondée sur le corail, où l'on trouverait à peine une roche de deux pieds cubes. Je me les suis figurés bien différens de leurs descendans amollis, ceux qui, dans leurs pirogues, al- laient chercher à plus de cent cinquante lieues les blocs énor- mes qui composent ces tombeaux, qui les taillaient sans le secours du fer, et parvenaient, par des moyens inconnus, à les placer sur ces mamelons, où par leur propre poids ils sout fixés à jamais , comme ces monumens druidiques de la lïrctagne, qu'on dirait poses sur la terre plutôt par le charme des talismans que par la puissance de l'homme. Les habitans actuels de Tonga contemplent avec un saint 362 NOTES. respect le fruit des efforts et de la patience de leurs pères, sans songer le moins du monde à les imiter dans leurs nobles en- treprises. Une navigation lointaine effraie ces rejetons dégé- nérés d'une race hardie, et les grandes pirogues qui existent encore abritées sous des hangars dont la construction est si habile ne sont plus guère qu'un inutile apanage des chefs en- gourdis par la longue paix qui a laissé prendre à tout ce peu- ple les habitudes d'une vie nonchalante. Les tombeaux plus réeens se composent d'une petite maison fermée de toutes parts, construite sur une éminenee et om- bragée d'un cercle de mimosas, arbre consacré aux morts. Le plus grand nombre des sépultures illustres sont rassemblées à Mafanga , grand village dont , à raison de ce pieux dépôt , tout le territoire est sacré. En même temps que le cadavre, on en- terre à quelques pouces de profondeur des figurines en bois représentant des individus des deux sexes. J'ai eu occasion de déterrer quelques-unes de ces petites statues, et j'y ai remar- qué un étonnant sentiment du dessin La nuit venue, nous rentrâmes chez Palou, qui se préparait à souper aux flambeaux : ces flambeaux sont des fragmens minces de bananier. L'assemblée était nombreuse et se tenait dans la grande maison des hommes. La porte qui communi- quait à l'enclos des femmes était fermée, et nous entendions partir de la maison où nous avions été admis le matin le son d'une flûte très-douce : c'était la fille du chef qui jouait de cet instrument avec le nez, selon la coutume du pays. Nous prî- mes part au banquet de Palou avec un extrême appétit : il se composait de bananes , d'ignames et d'un gros cochon rôti avec cette supériorité qui appartient aux seuls sauvages. Après souper, le bon Palou se fit apporter une pipe et fuma avec nous en causant tranquillement. Enfin, nous nous étendîmes à la place que le chef nous avait réservée près de lui ; nos car- nassières nous servaient d'oreillers , car il nous eut été impos- sible de dormir sur les petits bâtons à quatre pieds que les na- turels placent sous leurs têtes. Les moustiques nous tourmen - NOTES. 363 taicnl , et les ronflemens de vingt-cinq gardes-du-corps de l'ami Palou nous privèrent de tout sommeil. Au matin, un grand kava que le digne Palou présida avec une aisance tout-à-fait polie, nous prépara au. déjeuner. Vers midi , nous nous embarquâmes sur les pirogues que m'avait louées mon honorable ami Tahofa, et nous partîmes au chant des rameurs, non sans emporter les adieux les plus affectueux de Palou, qui nous cria encore dans son anglais : Spcak cap- tain corne , Palou give lo him mm. — Dis au capitaine de venir, Palou lui donnera du rum. Peu de jours après, notre commandant, touché des ins- tances du bon gros chef qu'il aimait beaucoup, résolut de le satisfaire, et de mettre quelque appareil dans sa visite pour qu'elle restât plus long-temps gravée dans la mémoire des na- turels; le jour en fut fixé à une époque prochaine. Dans le même temps, nos infatigables naturalistes, qui avaient conçu le projet d'une longue course dans l'intérieur, me mirent "de la partie. Il fut décidé qu'au jour de la visite à Palou, nous nous rendrions avec tout le monde à Moua , et que de là , sous la conduite de John , nous prendrions la route de Hifo, village où résident les missionnaires , à l'extrémité nord de l'île. Cependant, au milieu de cette sécurité si profonde , un orage se formait contre l'Astrolabe. Nous débarquâmes à Moua avec toute la solennité possible. Les uniformes, les pavillons llottans, le salut des canots avec leurs pierriers, rien ne fut oublié. Douze officiers ou élèves, et environ seize hommes de l'équipage, composaient notre troupe. M. Guilbert était seul resté à bord avec le peu d'hommes que laissait disponible le service du bois et de l'eau que l'on faisait à terre. A notre dé- barquement, peu de naturels s'empressaient autour de nous. D'abord cette circonstance nous étonna; mais arrivés chez Palou , nous restâmes bien plus surpris encore de l'expression que nous vîmes sur sa figure ordinairement si franche et si joyeuse. Le pauvre chef éprouvait évidemment un embarras m NOTES. qu'il cherchait en vain à cacher. Enfin, sa contenance nous sembla si étrange, qu'après les premiers momens donnés à la confusion de l'arrivée, nous commençâmes, malgré nous, à la trouver suspecte. Nous fûmes obligés de lui rappeler que des rafraîchissemens nous étaient nécessaires, et pendant que des serviteurs , aussi troublés que leur maître, se mettaient en devoir d'apprêter un cochon et de cueillir quelques fruits, nous sortîmes tous pour aller à l'autre extrémité du village visiter la vénérable Tamaha dont nous reçûmes l'accueil le plus gracieux. Au moyen de Singleton , M. d'Urville eut avec cette reine une conversation où il puisa quelques renseignemens utiles. Nous nous remîmes bientôt en marche vers la demeure de Palou , tout en visitant les tombeaux. Quelques naturels nous suivaient de loin et en silence. Leur altitude défiante ressem- blait bien peu à la joie importune et aux caresses qui avaient signalé notre premier voyage à Mous. Notre commandant, cédant à l'inquiétude qu'il éprouvait en songeant à l'astrolabe , prit à peine le temps de partager le repas tardif que nous offrit le pauvre Palou. Il était un peu plus de midi quand les canots cinglaient vers Pangaï-Modou , abrégeant ainsi une journée que l'hospitalité de Palou devait nous rendre plus agréable. Heureusement rien n'avait été tenté contre la corvette ; la juste défiance de notre brave camarade Guilbert avait conjuré le danger à bord de V Astrolabe , tandis que la timidité de Palou , à Moua , reculait devant une réso- lution vigoureuse dont ce bon chef n'était réellement pas capable. Il s'agissait, nous n'en doutons pas, d'enlever a Moua l'état- major de la corvette, pendant qu'on agirait à Pangaï-Modou contre le bâtiment. Tahofa était à son poste sur cette petite île; mais l'irrésolution de son collègue de Moua fit tout man- quer; Palou n'osa pas consommer un crime. Nous étions ce- pendant bien loin de soupçonner toute l'étendue du péril au- quel nous venions d'échapper, et telle était notre confiance que la singulière conduite de Palou ne nous affecta qu'un instant. NOTES. 365 Restés seuls à Moua , MM. Quoy , Gaimard et moi, nous ne pensâmes plus qu'à exécuter notre projet de voyage dans l'in- térieur, et à une heure, sous la conduite de l'Anglais John , nous nous mîmes en route à travers les rians ombrages qui couvrent l'île jusqu'à Hifo , résidence des missionnaires an- glais et point septentrional de Tonga Tabou. ( Extrait du Journal de M. de Sainson.') page 177. Ce malheureux devait peut-être un jour trouver le juste châtiment de ses forfaits. Le i3, tous les préparatifs étant faits pour partir le lende- main, on envoya sur Pangaï-Modou un canot pour faire du sable avec sept hommes, commandé par M. Faraguct, élève. Il se trouvait de plus sur la même île le chef de limonnerie avec un timonnicr observant la marée. M. Dudemaine, élève, était aussi depuis la veille à se promener sur la grande île. Les chefs Tahofa, Lavaka et plusieurs autres suhalternes étaient à bord, avec un grand nombre de naturels continuant leur commerce le long du navire, lorsqu'on vit subitement les pirogues l'aban- donner et se diriger vers l'île. Dans dix minutes il n'y en eut plus une autour de nous ; les chefs mêmes nous quittèrent sans nous parler. En demandant ce que cela signifiait au milieu de la pins grande harmonie, des naturels et l'Anglais James qui partit aussi dirent qu'on se rendait sur l'île pour y célébrer une fête. Mais un instant après, comme nous déjeunions, on vit à la pointe de Pangaï-Modou notre canot et les hommes qui le montaient entraînés de force par les naturels. On était si éloigné de s'attendre à un pareil acte d'hostilité qu'à peine pouvait-on y croire. Un coup de canon fut préparé; mais le canot fut malheureusement entraîné hors de son atteinte avant qu'il pût être tiré, ce qui aurait probablement produit un grand effet et fait relâcher nos gens : de suite on arma le 366 NOTES. grand canot pour lâcher de les avoir et punir les voleurs. Ce fut en vain ; ceux qui étaient dedans n'arrivèrent que pour voir entraîner d'île en île et au travers des récifs nos matelots qu'on avait dépouillés. Un seul, le jeune Cannac , fut relâché nu. Le chef de timonnerie, étant aussi parvenu à s'échapper, revint à bord. Nous eûmes également l'embarcation qui, pleine de sable, ne put passer parmi les récifs; le grand canot re- tourna sans avoir pu prendre un seul naturel qui aurait pu servir d'otage et de moyen de communication avec les habitans. Il recueillit M. Dudemaine qui, parle plus heureux hasard , se trouvait sur la grande île , ne se doutant de rien , jusqu'à ce que son ami, qui venait de le bien traiter chez lui, lui enleva brusquement son fusil sans le maltraiter ; tant ces hommes sont versatiles et disposés à suivre l'impulsion que leur donnent les chefs M. Dudemaine voyant venir Tahof'a et Lavaka qui , jusqu'au dernier instant , avaient été si bien reçus à bord, s'adressa à eux pour avoir son fusil; mais il en fut très-mal reçu, et avec des menaces. Néanmoins il ne fut point entraîné , tandis qu'on enleva M. Faraguet et les mate- lots. L'un d'eux même, s'étant fait une blessure profonde au pied, fut porté avec précaution, ce qui ne l'empêcha pas d'être mis nu. Ils arrivèrent à Moua chez Palou qui , ne pa- raissant point participer à cette mauvaise action, les prit sous sa protection , sans toutefois chercher à les rendre , parce qu'il craignait Tahofa qui seul avait machiné cet enlèvement, et peut-être celui du navire, s'il avait pu. Ce dernier chef avait entraîné dans son complot le faible Lavaka; nous ne pûmes concevoir le motif qui le faisait agir ainsi , à moins qu'à l'exemple de Palou , qui avait auprès de lui des Anglais, il ne voulût aussi, lui, avoir des Européens à son service. Au moment où les pirogues laissèrent le bord , le matelot Simonet, assez adroit chasseur, déserta, en voulant faire croire à ses camarades qu'il avait été entraîné. Mais tous ses vêtemens qu'il emportait déposaient du contraire. Au retour du canot, le commandant l'expédia de nouveau NOTES. 367 bien armé avec ordre de s'emparer des naturels qu'on pour- rait surprendre , de brûler toutes les habitations de la côte, d'épargner les femmes et les enfans, et de ne tirer sur les hommes qu'en cas d'attaque. Plusieurs personnes de l'état- major furent de cette expédition. On incendia quelques cases sans opposition, mais dans un lieu où les arbres approchant de très-près la mer ne laissaient qu'une plage de sable étroite , on fut reçu à coups de fusil tirés au travers des buissons; incident auquel on ne devait pas s'attendre si promptement. M. Dudc- maine eut le coude froissé par une balle. Le caporal de marine s'avança imprudemment dans un sentier étroit à la poursuite des naturels, il en abattit un d'un coup de fusil; mais au même instant il fut entouré par trois ou quatre hommes qui le désarmèrent, le percèrent de six à sept coups de baïonnette , et l'assommèrent d'un coup de casse tète. En criant, on fut «à son secours, on le porta au canot où il perdit connaissance. Quel- ques heures après il expira à bord de la corvette. Le bois était rempli de combattans; les coups qu'on leur tira durent néces- sairement en blesser quelques-uns. Cependant cette attaque, beaucoup moins périlleuse pour eux que pour nos gens, n'a- boutissant à rien, M. Gressien qui les commandait les fit rem- barquer et revint à bord. Dès que M. d'Urville entendit que les habitans ripostaient par des coups de fusil, il vit bien que le but qu'il s'était pro- posé était manqué. 11 n'eut plus d'autre ressource que de ten- ter d'attaquer Mafanga placé assez près de nous sur le bord de la mer. C'est un village sacré qui contient les maisons des esprits et les tombeaux de quelques familles de chefs. Dans les plus grandes guerres ce lieu est toujours respecté, et jamais on n'y combat. C'est un sanctuaire dans une île sacrée par elle- même; car Tonga-Tabou signifie Tonga la Sacrée. Mais le lendemain nous vîmes une foule de naturels occupés à cons- truire des palissades, à élever des redoutes en terre devant Mafanga , et par conséquent nous ôter tout espoir de nous en emparer par descente. Il ne fallut plus songer qu'à eon- 368 NOTES. duire la corvette vis-à-vis et l'attaquer à coups de canon. Cependant le naturel qui venait d'être tué et ceux qui pou- vaient avoir été blessés nous donnaient de vives inquiétudes sur le sort de nos compagnons prisonniers. Des parens du mort pouvaient exercer des vengeances que les chefs n'auraient peut- être pu ni voulu réprimer. On ne voyait vraiment pas de moyen certain pour se les faire rendre. Le sort de M. Fara- guet, élève de l'Ecole Polytechnique, était surtout déplorable: car quand devait finir sa captivité? Les matelots, en servant auprès des chefs, eussent été moins malheureux. Un vent très-frais empêcha , le jour suivant, de rien entre- prendre. On voyait toujours les travaux de Mafanga se pousser jour et nuit avec la plus grande activité. On en vit sortir une petite pirogue montée par trois individus, laquelle, en se diri- geant avec beaucoup d'efforts du côté de Pangaï-Modou , avait chaviré plusieurs fois. Lorsqu'elle fut à portée d'être prise, on arma un canot qui courut dessus et s'en empara. Elle se dirigeait réellement vers la corvette; le mauvais temps seul avait rendu sa manœuvre douteuse : elle contenait M. Fara- guet , conduit par deux Anglais dont Singleton était un. En arrivant à bord , M. Faraguet dut voir à l'émotion générale, et surtout dans les personnes de l'état-major et du commandant, combien nos craintes avaient été vives pour lui. Il raconta que Tahofa le renvoyait en gardant les autres; que tout ce qu'il y avait de combattans dans l'île était réuni sur ce point pour le défendre; que les chefs mêmes, comme Palou et Toubo qui étaient loin de participer à l'action de Tahofa, se réunissaient à lui dans cette circonstance : c'était un point d'honneur et en même temps un acte religieux. Tahofa, en se séparant de M. Faraguet, osa lui tendre la main en signe d'amitié, comme s'il ne se fût rien passé. 11 dit qu'après avoir été enlevé du canot, il fut dépouillé de ses vêtemens par un parent de Palou, qui lui faisait signe que c'était pour qu'un autre ne le fît pas, et afin de les lui rendre; ce qu'il fit réelle- ment en arrivant chez le chef. Il le rudoyait même tant soit NOTES. 369 peu pour mieux cacher ses bonnes intentions. La pirogue et les Anglais furent renvoyés. Le lendemain , V Astrolabe appareilla , et alla prendre posi- tion le long du récif qui est devant Mafanga. Nos prisonniers y étaient rendus; on les voyait se promener sur la plage. On put même parler à l'un d'eux avec le porte-voix. Il dit d'envoyer un canot à terre , qu'on les rendrait. Un canot fut expédié en parlementaire avec un pavillon blanc ; mais c'était un leurre pour s'en emparer; car lorsqu'il fut à portée , on lui tira un coup de fusil dont la balle, par le plus heureux des ha- sards, traversa les deux bords sans blesser personne. En même temps un autre coup fut tiré près de celui de nos gens avec lequel on causait pour lui faire signe de rentrer dans le fort. Tout moyen de conciliation étant épuisé, le commandant assembla son conseil, qui fut d'avis d'attaquer avec le canon. On avait à craindre que les naturels n'exposassent nos hommes à nos propres coups ou qu'ils ne les massacrassent , lorsque quelques-uns d'entre eux viendraient à être tués. Ils furent plus généreux que nous ne le supposions. On tira donc toute la soirée à boulets et à mitraille. Nous étions un peu trop éloi- gnés, et nos coups ne produisaient pas d'effet. Le lendemain la corvette fut mise à une encablure du récif, et la canonnade continua ainsi pendant deux jours. De leur coté ils ripostaient avec des fusils dont les balles nous dépassaient de beau- coup. Leurs redoutes, quoique faites de sable, étaient creusées si profondément et tellement épaisses, que nos boulets de douze ne produisaient dessus aucun effet. Les cocotiers seuls tombaient avec fracas. Tous ces guerriers au nombre de deux mille poussaient quelquefois des cris effroyables. Après que notre artillerie leur eut fait plus de peur que de mal , quelques- uns s'enhardirent jusqu'à nous narguer par des gestes, et à venir chercher les boulets sur la plage. Nous fûmes très-contens lorsque nous vîmes que nos hommes étaient bien traités et qu'on permettait même à celui qui était blessé de venir laver sa plaie sur le bord de la mer. On ne leur tome iv. ■> î :î70 NOTES. avait pas rendu leurs vêtemens , seulement on leur en avait donné de ceux du pays. D'un autre côté la position du navire si près du récif, en ayant d'autres peu éloignés , n'était pas sans quelque dan- ger, le vent soufflant parfois avec force. Si dans ces circons- tances nous eussions été à la côte , notre sort était d'être tous massacrés; et si ces insulaires eussent été entreprenans, ils pouvaient tenter de nuit une attaque qui nous eût infiniment embarrassés, surtout ne pouvant compter pour nous défendre vigoureusement que sur les maîtres et un très-petit nombre de bons matelots; le reste montrant peu de courage et baissant la tête lorsqu'ils entendaient siffler les balles; que dis-je ! pour une amorce brûlée du bord. Je l'ai vu. Cependant cette réunion de toute l'île sur un seul point; la pluie qui tombait; la nécessité d'y réunir des vivres; l'alerte continuelle dans laquelle nous les tenions par nos coups de canon, ennuyèrent autant le belliqueux Tabofa que les autres chefs et le craintif Palou qui se tenait loin sur les derrières. Ils dépêchèrent un de nos hommes dans une pirogue, qui vint dire que, si on ne voulait plus tirer et s'en aller, on nous ren- drait les autres. On y consentit ; il fut renvoyé à terre et revint aussitôt avec un mata-boulai qui avait grand'peur; il portait un présent de cochons et de bananes au commandant, de la part deTahofa. C'était l'ancien ami de M. Gressien. Ce brave homme, le meilleur de tous les amis que nous nous étions faits, parut toujours souffrir de tout ce qui se passait ; il faisait entendre que, si le navire était jeté à la côte , il y aurait un grand massacre , mais qu'il se cramponnerait si bien à son officier, qu'il par- viendrait à le sauver. On aime, au milieu d'actes empreints en- core de barbarie , à se reposer sur de pareils sentimens. Dès le commencement du traité on vit les naturels sortir avec confiance de leurs redoutes parfaitement entendues. Nos hom- mes nous furent rendus , moins un , qui demeura avec le dé- serteur Simonct, qu'on ne put ravoir. Nous apprîmes d'eux que nos canons tirés le jour n'avaient fait de mal à personne. Un NOTES. 87.1 seul coup tiré le soir au hasard avait tué. un malheureux qui passait. Nous appareillâmes tout de suite pour aller mouiller loin de là, pressés d'abandonner un lieu où nous avions perdu tant de temps, et où nous laissions trois hommes, dont un mort, qui fut enterré avec les honneurs sur la petite île de Pangaï-Modou. L'histoire naturelle de la mer me fournit, dans cette île, de quoi faire 3o planches in -4°; aussi ces dessins absorbèrent- ils tout mon temps. Nous recueillîmes également beaucoup de coquilles. {Extrait du Journal de M. Quoy.) Ce fut le 20 avril, au point du jour, que nous découvrîmes la terre de Tonga-Tabou. Nous l'avions déjà aperçue douze jours auparavant vers le soir, et nous nous bercions de l'espoir de pénétrer le lendemain dans les baies paisibles de ce petit archipel; mais le sort en avait décidé autrement. Une brise contraire, légère d'abord , se changea dans la nuit en coup de vent furieux; il fallut céder à sa violence et battre encore la mer pendant douze grands jours. De tels mécomptes sont com- muns dans la vie du marin. Tonga-Tabou nous apparut donc au lever du soleil, et nous contemplions avec ravissement ce rivage si long-temps pour- suivi. On mit le cap sur la terre, mais avant qu'on l'eût beau- coup rapprochée, un grain pesant vint encore assaillir la cor- vette , comme pour réprimer notre joie et nous avertir qu'une force supérieure à la nôtre pouvait encore nous repousser au large. A dix heures , le temps s'était éclairci , un beau soleil do- rait nos voiles, et l'astrolabe faisait un chemin rapide vers l'île, qui semblait sortir de la mer toute brillante de verdure et de fraîcheur. Une pareille vue nous transportait d'aise, non que le site de Tonga-Tabou offre rien de remarquable en lui- même , mais il s'embellissait à nos yeux par l'espoir de quel- ques instans de repos après trente jours si péniblement passés 24* 372 NOTES. à la mer. Au reste, ce n'est pas dans les îles de l'Oeéan du Sud qu'un artiste peut aller chercher des inspirations pittoresques. Là , presque toutes les terres , fondées sur d'immenses bancs de coraux , présentent à l'œil des lignes peu variées. La riche vé- gétation de ces contrées s'élève d'un sol plat à une hauteur à peu près uniforme; elle s'arrondit en masses épaisses que do- minent d'innombrables cocotiers balancés au souffle des vents. Une île de la mer du Sud, aperçue de loin, n'est qu'une bande étroite de verdure couronnée par le beau ciel du tro- pique, tandis que la mer vient briser au pied des arbres sur un sable éclatant de blancheur. Nous nous présentâmes devant le canal qui , par une route tortueuse au milieu des éeueils , conduit au mouillage de Pangaï-Modou , autrefois visité par Cook et d'Entrecasteaux , et nous nous vîmes bientôt engagés dans cette passe, entre le rivage où la mer brisait à grand bruit, et une longue bande de récifs qui nous prolongeait sur la droite. Nous goûtions ce charme inexprimable d'une navigation rapide sur des flots unis , tandis qu'une jolie brise se jouait dans nos voiles les plus hautes. Peu à peu cependant notre vitesse diminua , les voiles vinrent à battre sur la mâture, et un calme plat laissa notre navire à la merci d'un courant qui nous rapprochait des récifs. Nul moyen de laisser tomber une ancre , car les énormes coraux qui surgissent du sein de ces mers construisent rare- ment leurs masses en pentes adoucies. Ils s'élèvent perpendi- culairement du fond des eaux , et n'offrent aux navigateurs que des lames acérées pour briser les navires, et un abîme sans fond pour les engloutir. Le courant nous emportait toujours. Du haut des mâts, les vigies apercevaient le banc de corail avec ses mille couleurs qui brillaient sous les eaux; nous approchions lentement, mais avec une force irrésistible. Tout-à-coup le navire touche sur l'écueil , et un choc violent ébranle toute sa masse ; l'avant était soulevé tout entier, tandis que l'arrière flottait encore NOTES. 373 en roulant sur une eau profonde. Point d'avarie, point d'eau dans le bâtiment ; sa proue, en heurtant les coraux, en avait brisé la surface, et son excellent doublage avait heureusement résisté au premier choc. Peu d'heures après , la perte du navire paraissait inévitable. Le vent du large, qui s'était élevé , soufflait avec force; la mer s'était grossie, et la corvette inclinée sur les rochers sem- blait à chaque instant devoir céder aux efforts réunis des élé- mens. Je ne dirai point comment s'écoulèrent quatre-vingts lon- gues heures dans de continuelles angoisses! C'était un triste spectacle que ce navire que nous aimions tant, qui était pour nous la patrie, qui nous avait déjà portés à travers tant d'é- cucils inconnus, se débattant maintenant contre sa perte, comme un noble animal qui frémit à l'aspect du danger. Et si les jours étaient longs et pesans , les nuits l'étaient bien da- vantage! Comme elles s'écoulaient péniblement au milieu de ce désordre qui règne toujours sur un bâtiment en perdition! Avec quelle impatience nous attendions le jour, debout, au pied du mât d'artimon, suivant d'un œil inquiet la marche ra- pide des nuages noirs qui montaient sur nos tètes, tandis que chaque rafale nouvelle nous paraissait devoir ensevelir pour jamais sous les flots les flancs brisés de V Astrolabe ! Heureusement il n'en devait pas être ainsi : le ?4 avril, la mer s'apaisa et nous permit de tenter quelque chose pour le salut commun. Plusieurs fois, à l'instant de réussir, nos es- pérances furent trompées. Enfin nous pûmes mettre à la voile en profitant d'un souffle favorable; et laissant au fond de la mer plusieurs de nos ancres, nous mouillâmes la seule qui nous restât dans la baie tranquille de Pangaï-Modou, six jours après notre fatal échouage. C'est alors que, dégagés de toutes pensées sinistres, nous ne songeâmes plus qu'aux douceurs que nous promettait le dé- licieux climat que nous devions habiter quelque temps. Je l'ai déjà dit, le pav* esl peu pittoresque; cependant le 374 NOTES. tableau de ces îles nombreuses , dispersées au basard sur une vaste étendue de mer, frappe toujours agréablement la vue. Tonga-Tabou , modeste métropole de cet archipel , s'étend sur un espace de douze lieues de longueur environ , tandis que sa largeur est très-resserrée par un lagon qui occupe le cen- tre de sa surface. Devant l'entrée de ce lagon , une multitude d'îlots de grandeurs différentes se groupent au loin, séparés entre eux par les profondeurs inégales, ou par des bancs de ces perfides coraux qui rendent la navigation des mers du Sud si périlleuse. C'est dans le voisinage d'une de ces petites îles que l'Astro- labe avait jeté son ancre : les habitans la nomment Pangaï- Modou. Elle contenait à peine quelques cabanes sur un es- pace de plusieurs arpens, couverts d'une abondante végé- tation. La mer, toujours calme à l'abri de cette terre, nous permettait de fréquentes communications avec le rivage, et nous recherchâmes avidement les occasions de faire connais- sance avec les naturels. Déjà, pendant nos jours de malheur, des communications assez bienveillantes s'étaient établies entre nous et les insu- laires. Il me faut reprendre de plus haut pour raconter l'ori- gine et les progrès de nos relations avec ces sauvages. Aussitôt que nous avions paru dans la passe de l'entrée , un indigène seul , montant une pirogue très-frêle, nous avait ap- porté des fruits dont il s'était facilement défait pour quelques bagatelles. Cet homme nousavaitsuivis jusqu'à notre échouage. A l'instant même où nous donnions sur le récif, une autre pi- rogue accostait le navire ; elle portait un naturel d'une haute stature, qui, montant sur le pont , avec des manières fort libres, demanda le commandant, et se présenta eomme un chef. La partie supérieure de son corps était nue et bien con- formée; ses reins étaient ceints d'une ample pièce d'étoffe rous- sâtre et luisante ; une chevelure noire et abondante tombait sur son cou, et, comme parure sans doute, une natte très- fine de cheveux traversait son front d'une tempe à l'autre. En NOTES. 375 loule autre circonstance, l'apparition de cet échantillon d'une race nouvelle pour nous eût excité notre curiosité; mais, au milieu du trouble et de la confusion du moment, il fut assez mal accueilli. Quoi qu'il en soit, il fit bonne contenance, et répétant d'un air de dignité qu'il était un grand chef , il alla se placer sur la dunette, qu'il occupa sans désemparer jusqu'à la fin de nos infortunes. Sa conduite fut étrange pendant ce temps d'épreuves. Dans les momens où notre perte paraissait imminente, Touboo-Dodaï (ainsi se nommait cet homme) était rayonnant de plaisir; sa joie, qu'il ne cherchait pas à déguiser, mettait quelquefois notre patience à bout. Si le mo- ment eût été plus favorable aux conceptions poétiques , il n'eût tenu qu'à nous de voir en sa personne le mauvais génie de V Astrolabe assis sur la poupe , applaudissant par son infer- nal sourire aux efforts de la mer pour dévorer sa proie. Dans cette même soirée , nous vîmes avec étonnement trois Anglais arriver au milieu de nous : le premier était un jeune homme fort beau , qui différait bien peu par la couleur des naturels du pays, dont il portait le costume ; on le nommai) John. Singleton et Ritchett, ses compatriotes, avaient conserve des vètemens européens. Ces trois hommes considéraient notre position comme désespérée; vivant dans l'île, sous le patro- nage de Palou ou Fatou , l'un des principaux chefs, ils étaient venus pour nous assurer des bonnes dispositions de cet impor- tant personnage. Palou lui-même arriva dans la matinée suivante, et dès ce moment la scène s'anima autour de nous beaucoup plus que nous ne l'aurions désiré. Plusieurs centaines de naturels entou- raient sans cesse le navire ; ils échouaient, à mer basse, leurs pirogues sur le récif. L'espoir qui les avait rassemblés n'était que trop facile à deviner pour nous, et nous comprîmes dès- lors qu'au moment de la crise qui devait décider de nous, la mer ne serait pas notre ennemi le plus redoutable. Le chef était venu dans une baleinière anglaise qui lui apparte- nait , et sans doute il était fier d'une aussi belle propriété , car à 3.76 notes. peine avait-il fait connaissance avec nous , qu'il nous entraînait vers l'échelle, pour nous faire contempler son embarcation qui flottait près du bord, répétant sans cesse : See my boat, véry fine , car il parlait un peu anglais. Palou , bien que d'une cor- pulence énorme , était pourtant leste et bien fait; on pouvait lui donner plus de quarante ans; un vaste jupon d'étoffe cei- gnait son corps; aucun ornement n'indiquait son rang, et il portait les cheveux entièrement ras. Un autre chef, d'un pou- voir égal au sien, l'accompagnait : c'était Lavaka , homme d'une grande taille, mais à l'air stupide et lourd. Une suite peu nombreuse de personnages secondaires monta à bord avec les deux chefs. A l'aspect de cette troupe, notre premier hôte, Touboo-Dodaï, parut abandonner ses prétentions au suprême pouvoir; il alla sans façon se placer aux derniers rangs de la suite de Palou, qui lui témoignait peu de considération. La fortune avait mis dans nos mains de précieux otages; nous n'épargnâmes rien pour rendre leur séjour sur le navire aussi profitable pour eux qu'il était rassurant pour nous. Jamais sauvages ne se virent chargés d'autant de richesses. Aussi les bonnes grâces de nos hôtes nous furent entièrement acquises , et si la perte du navire eût été consommée, nul doute que la protection de Palou n'eût assuré le salut d'une partie de l'é- quipage. Les chefs, lorsqu'ils n'étaient point en conférence avec notre commandant, passaient leur temps assis sur la dunette; c'est de ce poste élevé que Palou haranguait plusieurs fois par jour la meute avide de ses sujets, qui n'attendait qu'avec impatience le moment où la mer les enrichirait de nos dépouilles. Sou- vent la voix du bon insulaire était tremblante et émue ; et quoique les trois Anglais nous vantassent la puissance illimitée de Palou, nous sentions que ce chef lui-même prévoyait une circonstance où tout son pouvoir serait débordé par l'ardeur du pillage qui animait cette multitude jusqu'alors obéissante. Heureusement, comme je l'ai dit, nous n'eûmes pas à sup- porter une aussi cruelle épreuve. Lorsque l'astrolabe, favorisée t NOTES. 37' par un temps plus doux, vogua enfin loin de ees tristes récifs, les naturels prirent assez gaiement leur parti, et résolurent dès-lors de se procurer, par un commerce d'échanges, ces richesses tant enviées qu'ils avaient espéré acquérir à meilleur marché. Cette résolution, toute à notre bénéfice, reçut bientôt son exécution. A peine l'ancre eut-elle touché le fond devant Pan- gaï-Modou , qu'une foule de pirogues environna la corvette , convertie dès ce moment en un vaste marché. Avant la fin du jour, elle se remplit de vivres excellens que les naturels échangeaient en profusion contre des bagatelles brillantes ou des objets d'une utilité plus réelle. En très-peu de temps, la prodigieuse activité de ce commère fit naître entre ces insu- laires et nous une intimité dont les deux peuples recueillaient également des fruits doux et solides. (Extrait du Journal de M. de Sainson. ) La nuit du 20 au 21 avril fut très-pénible : on s'attendait, à chaque instant, à voir V Astrolabe se briser sur les récifs. Si le grelin casse, nous sommes frits , disait-on. Nous dînâmes fort tard; et comme ce repas pouvait bien être le dernier, je man- geai d'un excellent appétit et je m'endormis immédiatement après. A neuf heures du soir, M. Quoy vint m'éveiller. Le grelin est cassé , faites lestement votre paquet , me dit-il. Je dor- mais de si bon cœur que mon ami fut obligé de m'éveiller une seconde fois; je montai alors sur le pont où je restai quelque temps; mais, voyant que le navire était encore de- bout, je redescendis dans ma chambre. Vers les minuit, M. Quoy m'éveille de nouveau très-vivement, et il me répète que chacun ayant fait son paquet, décidément je devais faire le mien : cette fois les conseils de l'amitié furent suivis avec assez de promptitude. Le 21 avril, M. d'Urville, voyant que la perte du navire était probable, voulut rendre cette perte la moins grande pos- sible, et sauver les doeumens relatifs à l'expédition et tout ce 378 NOTES. qui était nécessaire pour faire de nouvelles observations , soit à terre , soit en mer. Il voulait aussi sauver les effets des hommes de l'équipage; et, pour remplir ee but, il fit donner l'ordre que tous les hommes eussent à embarquer leur sac dans la cha- loupe. Cela eut lieu à deux heures de l'après-midi ; il y avait vraiment du plaisir à voir l'énormité des sacs : chaque homme, ne voulant rien perdre , emportait jusqu'à de mauvaises nattes, des coquilles brisées et les plus misérables objets d'échange; à tel point que la chaloupe ne pouvant pas tout contenir, on fut obligé de débarquer les couvertures de laine, et de réduire les sacs à une dimension un "peu plus raisonnable. Quant à moi, je m'empressai de mettre dans la chaloupe, à l'abri du naufrage, une écritoire en bronze que j'avais reçue à mon départ de Paris de mesdames Geoffroy Saint-Hilaire, et les OEuvres du poëte à qui je dois l'épigraphe de mon journal : J'affronte de nouveaux orages : Sans doute à de nouveaux naufrages Mon frêle esquif est dévoué. Que t'importe en quels lieux le destin te prépare Un glorieux tombeau ? Lamartine. Les désirs du commandant ne se bornaient pas aux docu- mens de l'expédition , aux instrumens scientifiques et aux effets des matelots; il voulait aussi mettre une partie de l'équipage hors de tout danger : dans cette intention, il désigna un cer- tain nombre de personnes , parmi lesquelles M. Quoy et moi, pour aller sur la côte passer la nuit à terre avec la cha- loupe. M. Quoy dit à M. d'Urville qu'il préférait partager le sort de ceux qui resteraient à bord, et qu'il n'irait point dans la chaloupe sans un ordre formel de sa part. Le coin- NOTES. 379 mandant le lui donna aussitôt, en ajoutant qu'il était essen- tiel qu'il y eût à terie des hommes raisonnables qui pussent avoir de l'influence auprès des indigènes. M. Quoy me témoi- gna que, dans ces circonstances, nous ne devions point être séparés; c'était bien mon désir aussi, mais ici il fallait le com- battre. Comme chirurgien-major, je ne devais point quitter le commandant; et d'ailleurs, de cette manière, mon ami et moi nous serions témoins, lui de ce qui arriverait sur la côte, et moi de ce qui aurait lieu sur V Astrolabe. Je priai M. d'Ur- ville de m'accorder la faveur de rester à bord , lui disant que je ne pouvais pas le quitter au moment du danger : il voulut bien y consentir. Tout étant ainsi réglé, et le départ de la chaloupe fixé à quatre heures, le commandant ne voulant rien avoir à se re- procher, fit assembler l'état-major sur le pont, et demanda suc- cessivement à chacun de nous si nous croyions préférable d'en- voyer la chaloupe ou de la garder à bord : l'envoyer à terre fut l'opinion à peu près unanime. Alors, le commandant harangua l'équipage et dit en peu de mots : » qu'il pensait à sauver les effets et à mettre une » partie des hommes en sûreté ; qu'il leur recommandait par- » ticulièrement une extrême prudence dans leur conduite » avec les naturels, et de bien remarquer que la faute d'un seul » pouvait occasioner la perte de tous. » Nous sommes donc perdus! dit un matelot nommé Quémener, désigné pour aller chez les missionnaires; dans ce cas je préfère rester à bord. Le commandant lui répondit que « la perte du navire n'était » point certaine; que les moyens que l'on prenait étaient » dictés par la prudence, et que lui, Quémener, avait été » choisi pour interprète ; qu'en cette qualité il serait utile à la » mission; qu'on ne le mettait pas dans la chaloupe comme » mauvais matelot, mais bien comme remplissant des fonctions » importantes. » Quémener se tut, n'ayant rien à répliquer. 11 y avait à bord de l'Astrolabe un assez bon nombre de na- turels parmi lesquels on comptait quelques chefs, et avec ces 380 NOTES. derniers étaient venus plusieurs Anglais qui étaient à leur service. Ceux-ci dirent à M. d'Urville que la chaloupe serait infailliblement pillée si elle allait à terre. Cette considération engagea le commandant à la garder à bord. Deux de nos embarcations furent envoyées à Hifo , chez les missionnaires : elles portaient les papiers de l'expédition, les caries, les dessins d'historique et d'histoire naturelle, les mon- tres, quelques instrumens nautiques, et de plus deux chemises et un pantalon à chacun de nous. Un grand nombre de pirogues échouées sur les récifs nous entouraient. Une nuée de naturels rôdaient autour de nous, ou bien , debout sur les récifs, attendaient le dénouement : on eût dit autant de corbeaux qui attendaient leur proie. Une partie de l'équipage passa la nuit dans les embarca- tions : dans la chaloupe se trouvaient MM. Quoy, Sainson , Bertrand et Faraguet; dans le grand canot, M. Paris; et dans la grande baleinière , M. Dudemaine. Les autres personnes de l'élat-major restèrent à bord. La nuit fut plus pénible encore que la précédente. Mon ami Kanan - Gala , fils de Palou , s'étant couché dans mon lit, je pris une couverture et un oreiller , et je vins me coucher sur le pont , à côté de MM. Jac- quinot, Gressien et Guilbert. Le 22 avril, anniversaire de notre premier départ de Tou- lon , M. John Thomas , l'un des deux missionnaires anglais de Hifo, vint à bord de l'Astrolabe. Les renseignemens qu'il nous donna sur les naturels ne furent rien moins que satisfaisans. Il nous dit que si nous faisions naufrage, nous serions entière- ment dépouillés par eux, et qu'il fallait renoncer à l'idée de conserver nos effets. Il était certes bien dur de perdre nos col- lections en même temps que le navire; mais enfin, lorsqu'on fait un voyage de découvertes dans les îles à récifs, on doil s'attendre à de pareils aecidens : c'est même ce qui nous avait déterminés à envoyer de Ténériffe et de Port-Jackson , à l'Ins- titut de France et au Jardin des Plantes, nos mémoires et nos collections zoologiques, afin de laisser, en cas d'accident, un NOTES. 381 souvenir de la nouvelle Astrolabe. Le pauvre missionnaire était pâle et souffrant : je l'invitai à descendre dans le carré pour prendre quelques alimens; il me dit alors qu'il était saisi de froid et qu'il n'avait pas de chemise sur le corps. Je le priai d'en accepter une des miennes, en lui offrant tout ce dont il pourrait avoir besoin. Il eut quelques vomissemens : sans doute que la position peu rassurante dans laquelle nous étions venait ajoutera ses souffrances. Lorsque cette indisposition fut dissipée, M. Thomas me fit part du désir qu'il avait d'acheter une montre. Il voulut bien céder à ma prière, en acceptant la mienne, qui était fort modeste : c'était une montre d'argent. A quatre heures du soir, le commandant, voulant profiter d'une brise légère, tenta d'appareiller : la brise ayant faibli, nous fûmes de nouveau portés sur le récif. On sonda de l'avant et on annonça sept pieds (Veau!... Nous crûmes que cette fois c'en était fait de V Astrolabe. M. d'Urville pensa de même ; il dit au lieutenant de faire semblant de manœuvrer, pendant qu'il allait descendre dans sa chambre avec les chefs du pays. Le commandant s'arrangea avec les trois grands chefs, l'éloquent Palou, le belliqueux Tahofa et le riche Lavaka , pour que l'équipage fût à terre sous leur protection et nourri par leurs soins : il leur fit des cadeaux assez importans , qui parurent les satisfaire. Pendant ce temps, M. Gressien vint dire au lieutenant que l'on pourrait très-bien reprendre les amarres ; c'est ce que l'on fit aussitôt avec une promptitude étonnante, tout le monde travaillant avec vigueur. Le commandant re- monta sur le pont, déjà résigné sur la perte de V Astrolabe ; et il apprit, avec plus de plaisir encore que de surprise, on le conçoit facilement, que l'on avait repris les amarres, et que par conséquent rien n'était encore désespéré. Avant l'appareillage, M. d'Urville avait, à l'insu des chefs, fait mettre tous les fusils à fond de cale, sous sa chambre, afin que, dans la débâcle, les naturels ne pussent point s'en emparer, cette partie du navire devant être submergée la première. 382 NOTES. Une partie de l'équipage et de l'état-major passa la nuit dans les embarcations, comme on avait fait la veille. Mon tayo , étant revenu de Moua , me fit présent d'un cochon et d'une bonne provision d'ignames. Le 23 avril au matin, M. Lottin revient de chez les mis- sionnaires, tout surpris de nous trouver encore debout ; car, en voyant les violentes secousses qu'éprouvait l'Astrolabe au mo- ment où il la quitta, et le voisinage si redoutable des récifs, il était parti dans la pénible conviction que peu d'heures après notre navire serait brisé. Cet officier avait été parfaitement accueilli, à Hifo , par madame Thomas et par M. et madame Hutchinson : ces bonnes dames , touchées jusqu'aux larmes de notre fâcheuse position, faisaient de ferventes prières pour notre délivrance. Ce ne fut que le i\ avril, après avoir échoué encore une fois, que nous parvînmes à être hors de danger. Nous restâmes ainsi en perdition pendant plus de trois jours; et, dans cette posi- tion si longuement désespérante, on voyait, par un contraste assez singulier, tous nos hommes en costume de dimanche ou de naufrage, comme on voudra l'appeler, c'est-à-dire vêtus de leurs meilleurs habits. Dans un de ces momens les plus criti- ques, nous prîmes une très-belle espèce de poisson , non con- nue des naturalistes : elle fut aussitôt dessinée et décrite sous le nom de Labre perdition. L'Astrolabe, solidement construite, ne fut point aussi en- dommagée que des échouages si fréquens auraient pu le faire craindre ; mais nous perdîmes deux grosses ancres et presque toutes les petites, que les marins désignent par le nom Cancres àjet, et qui sont d'une indispensable nécessité dans les mers que nous avions encore à parcourir. Dès que nous fûmes arri- vés au mouillage de PangaïModou , les chefs et leurs prin- cipaux conseillers ou matu-boulais , qui avaient constamment vécu à bord , et pour lesquels nous mettions un second couvert après le nôtre, furent récompensés de leur bonne conduite. Bientôt une abondance excessive, en toutes sortes de vivres, NOTES. 383 lit complètement oublier à l'équipage toutes les fatigues qu'il venait d'éprouver : on était singulièrement satisfait d'obtenir une poule pour trois grains de verre bleu, et d'en avoir cinq ou six pour une bouteille vide. De plus, la meilleure harmo- nie régnait alors entre nous et les indigènes. Le 4 mai, je vais avec M. d'Urville chez les missionnaires. Nous partons de bonne heure; l'Anglais à vois fêlée (Rit- chett) nous sert de pilote; nous laissons à droite l'île Alata , qui est celle où ont lieu les rassemblemens militaires, lorsqu'il s'agit de faire au dehors quelque grande expédition; et à dix heures nous étions à Hifo , chez M. John Thomas. Les Dialo- gues polyglottes de madame de Genlis sont le premier objet qui vient frapper nos regards. Nous parcourons avec le missionnaire les environs de son village, et nous allons nous reposer quelques instans à l'om- bre de très-beaux casuarinas , presque entièrement couverts d'une grande espèce de chauve-souris, qui ne craint ni l'éclat du jour ni le soleil du tropique : elle nous a paru différente de celles qui ont été décrites jusqu'à ce jour, et nous lui avons donné le nom de roussette de Tonga. Le chef de Hifo, nommé Ala , dîna avec nous chez M. Tho- mas. Il était en grand costume, c'est-à-dire orné, ou mieux armé d'un fort beau collier, composé de vingt-six énormes dents de cachalot taillées en pointe aiguë, assez fortement recourbées et longues de huit pouces. Je remis à madame Hutchinson une très-jolie vue de Par- ramatta , dans la Nouvelle-Galles du Sud, qui lui était offerte par notre habile dessinateur M. de Sainson. Nous avions ap- pris que cette jeune et charmante dame était née à Parramatta même. Avant de quitter les missionnaires, M. d'Urville et moi nous les priâmes de vouloir bien accepter quelques présens sans doute bien légers ; mais c'était tout ce dont nous pouvions disposer : nous étions des quasi-naufragés. Le 5 mai, à cinq heures du matin , nous étions de retour à bord de V Astrolabe ; 384 NOTES. et le même jour je fis, en pirogue, avee MM. Sainson , Paris et Lauvergne , une course intéressante à Moua , où ces trois messieurs firent de nombreux et fort jolis dessins. Nous visi- tâmes les maisons des esprits et les tombeaux des anciens rois , dont la construction, faite en larges blocs de corail, est véri- tablement étonnante sur ce point de l'île , où l'on n'a pu les transporter qu'avec des efforts inouis, une patience admirable et à l'aide de grandes pirogues. Nous vînmes ensuite passer la nuit chez Palou, qui nous traita fort bien; et, le lendemain, nous assistâmes à la singulière préparation et à la distribution du kava , scène qui a été dessinée par M. de Sainson avec une vérité parfaite. Le 9 mai, à six heures du matin , nous descendons à terre à Moua, chez Palou , qui avait invité tout l'état-major de V As- trolabe. MM. de Sainson , Paris et moi, nous nous embar- quons, avec les naturels , dans une pirogue à siège; le com- mandant et les autres personnes de l'état-major dans un des canots de la corvette. Les insulaires qui dirigeaient notre pirogue chantaient les paroles suivantes , dont il nous a été impossible de connaître le sens; les Anglais qui demeurent à Tonga -Tabou nous ont assuré que les naturels eux-mêmes ne le connaissaient pas : 3l]o luna , «Ohm vouai mabouna; 3n-l)i l)a-l)c, ©tou oouat tatfi. Une partie des nageurs chante : Iho hoïa, et l'autre partie répond : Otou vouai' mabouna. Les premiers reprennent et disent : An-hi ha-hé ; les seconds répondent : Otou vouai taffe ; et ces quatre vers sont psalmodiés pendant des heures et des journées entières. Après avoir fait notre visite aux principales autorités du lieu , NOTES. 385 et entre autres à la reine Fagakana, qui habite sur le bord de la mer, nous vînmes dîner chez Palou , où nous trouvâmes en abondance du cochon rôti. Palou. eut même l'attention d'en envoyer aux canotiers. Quant aux fêtes qui nous étaient des- tinées, et dont on nous avait tant parlé, elles n'eurent pas lieu, peut-être à cause de quelque projet sinistre de Tahofa. A trois heures de l'après-midi , MM. Quoy, Sainson et moi , accompagnés de l'Anglais James Read qui nous sert de guide , nous quittons Moua pour aller par terre à Hifo, et traverser ainsi l'île de Tonga-Tabou dans presque toute sa longueur. A peine étions-nous à un quart de lieue de Moua , que je ren- contre mon ami Kanan-Gata , qui me présente sa femme, jeune et assez gentille , en me priant de lui faire un cadeau , ce à quoi j'étais parfaitement disposé. Seulement je fis remarquer à mon ami que, puisque nous avions changé de nom et que j'étais Kauan-Gata, sa femme était devenue la mienne. Il me fut impossible de lui taire entendre raison, tandis que madame Kanan- Gâta , infiniment plus raisonnable, ne fit aucune espèce d'objection , et parut même trouver ma demande fort naturelle, surtout lorsque, pressé que j'étais de continuer ma route , je lui eus fait présent d'un beau foulard rouge que je tenais à la main. Nous laissons à notre gauche le village d'Olon -Ha , dont le chef se nomme Kaboa-Kava y plus loin, nous traversons le village d,Ouaïni, dont le chef est Mafou ; c'est un fort joli en- droit, où nous voyons beaucoup de bananiers cultivés, et des plantations d'ignames, de patates et de cannes à sucre. Plus tard, nous rencontrons des hommes portant des vivres à Béa , et surtout des patates douces : l'un d'eux , pour un ha- meçon , monte sur un des nombreux cocotiers qui bordent la route, et nous donne quelques fruits de cet arbre que nous retrouvons toujours avec un nouveau plaisir, et qui est, sans contredit, le plus précieux de tous ceux qui existent sur le globe. Avant d'arriver à Béa , ville militaire et entourée de fossés , tome iv. a5 38 G NOTES. (jui se présente à nous sous un bel aspect, nous parcourons une charmante avenue déjeunes cocotiers, et nous allons chez Lavaka , où nous sommes reçus , en son absence , par un chef subalterne nommé Taoun-Ha, que nous avions déjà vu à bord. Lorsque Lavaka lui-même arrive , il nous fait bon accueil et nous présente du fruit à pain, des cannes à sucre, des bananes et des cocos. Pour nous servir de lit, il nous donne une grande et belle natte, et pour couverture une autre grande natte faite avec l'écorce du mûrier à papier. Quelques moustiques ne nous empêchèrent pas de dormir d'un bon sommeil. Le 10 mai, nous étions levés au point du jour. Nous assis- tons à la préparation et à la distribution du kava : le maître des cérémonies, FoJiina, indique d'avance l'ordre et, en frap- pant dans sa main , l'instant dans lequel cette liqueur doit être offerte à chacun des assistons. Après le kava , on nous sert des ignames. Nous donnons quelques instans à la promenade et à la chasse ; M. de Sainson enrichit son portefeuille de plusieurs dessins ; et, à huit heures, après avoir pris congé de Lavaka , nous quittons la charmante résidence de Béa. Le premier village que nous traversons est celui de Mana- Haou , dont le chef est Houhi. Le second, situé un peu à gauche de la route , se nomme Oufé : le chef de ce village est également désigné sous le nom de Houhi. Le village suivant, un peu plus éloigné du la route, est ce- lui de Nougou-Nougou ; il a pour chef Toui-Vagana . On ar- rive à ce village par une belle avenue de jeuneseocotiers, et l'on y remarque une vaste place entourée de cocotiers et de casuari- nas d'une très-grande dimension. Après avoir fait une visite au fils du chef, je retourne auprès de l'Anglais, qui m'avait vi- vement recommandé de ne pas aller à Nougou-Nougou , et qui m'attendait dans une grande anxiété. Je lui demandai alors la cause de la peur qu'il manifestait : il m'apprit que les habitans de ce village étaient extrêmement méehans, et que, NOTES. 387 tout récemment encore , ils avaient assassiné un Américain , sans aucune espèce de motif. A un mille environ de ce village, nous traversons celui de Tctiiou , dont le chef est Matoua-Poua. Là, nous voyons une jolie fille qui nous dit se nommer Touboou, tandis que James prétend que son nom est Néaou. Sans nous arrêter à chercher quel est le nom véritable de cette jeune insulaire, nous pour- suivons notre route, et un peu avant d'arriver à Hifo, nous voyons un dernier village nommé Fohoui , dont le chef esl F a haï. Après avoir dîné, nous allons à la chasse ; et à notre retour, on nous offre du thé et nous empaillons quelques oiseaux. Mous étions extrêmement fatigués, ce qui fut cause sans doute que nous trouvâmes si longues les prières que firent nos bons missionnaires , et que nous entendîmes religieusement jusqu'à la lin : nous n'avions pas encore soupe. Notre sommeil fut délicieux et non interrompu. Le 11 mai, après avoir chassé de nouveau et parcouru les environs de Hifo, nous revînmes à bord, dans un canot que les missionnaires eurent lafionté de nous offrir. Le i3 mai. les naturels étaient toujours en grand nombre à bord de l'Astrolabe , pendant qu'on faisait des préparatifs pour notre départ, qui devait avoir lieu le lendemain. Il était neuf heures du matin, cl nous nous mettions ii table pour déjeuner, lorsque tout-à-coup les insulaires nous quittent brusquement pour aller, disent-ils, célébrer une fête sur l'île de Pangaï-Modou ; ils abandonnent même leurs objets d'é- change, et un grand mouvement a lieu parmi les pirogues qui s'éloignent toutes avec précipitation. Un canot monté par lui il hommes, et commandé par M. Faraguet, élève de la marine , sorti de l'Ecole Polytechnique, faisait du sable sur la petite île de Pangaï-Modou : les naturels l'attaquent, l'enlèvent et en- traînent de force nos matelots. Aucun motif n'ayant pu donner lieu à un pareil acte d'hos- tilité, nous ne pouvons l'attribuer qu'à la légèreté de carac- 388 ILOTES. tète de ces insulaires, ou bien au désir du chef Tahofa d'avoir des Européens auprès de lui pour le servir, à l'imitation de Palou, qui a plusieurs Anglais sous sa dépendance. Aussitôt le grand canot fut armé sous le commandement de MM. Gressien et Paris. Pouvant être utile comme soldat et comme médecin, et d'ailleurs aimant tout ee qui est dra- matique, je me joignis à ces messieurs. Nous nous mettons à l'eau auprès de l'île Onéata , cherchant à nous emparer de quelques naturels et à délivrer ceux de nos hommes que nous pourrons rencontrer. Nous sommes bientôt rejoints par MM. Dudemaine, Jaeon et Cannac; le premier, après avoir couché chez son ami, avait été désarmé par lui; le se- cond, chargé de l'observation des marées, avait été entière- ment dépouillé par les insulaires; le troisième faisait partie du canot commandé par M. Faraguet : il fut également dévalisé; mais comme il se lamentait beaucoup , Tahofa lui permit de revenir. Nous poursuivons les naturels jusqu'auprès du village d'O- /eVa, qui appartient à la mère de Touï-Tonga. Là , M. Gres- sien et moi, qui étions en avant, "nous vîmes de très-près le mataboulai de Tahofa, homme intrépide, digne par sa bra- voure et ses nombreux exploits d'être le lieutenant du Napoléon de Tonga-Tabou : les siens le nommaient, Koufivaïlé; et on le désignait à bord de V Astrolabe par un nom injurieux relatif à certaines fonctions qu'on lui avait vu remplir. Je m'avançai seul vers Koulwaïlé pour le désarmer, en lui disant : Ikaï maté maté (je ne te tuerai pas); mais il prit la fuite, après m'avoir attendu quelques instans. Pendant que M. Gressien suivait la côte, je pénétrai dans l'intérieur, à la tête de huit à dix hommes, dans l'intention de couper la retraite à nos enne- mis, que nous poursuivîmes quelques instans sans pouvoir les atteindre. Sur ces entrefaites, arrivent MM. Guilbcrt, Sainson tt Ber- trand, apportant l'ordre, donné par le commandant, d'incen- dier les maisons des îles voisines ; ce qui fut aussitôt exécuté : NOTES. 389 toutes les cabanes des îles Onéata , Manima et V angài-Modou devinrent promptement la proie des flammes. Dès que cet incendie fut terminé, nous revenons à bord; et, sans avoir eu le temps de prendre aucune espèce d'aliment, nous partons de nouveau pour une expédition plus impor- tante, dirigée contre Tonga-Tabou, et commandée par MM. Gressien et Guilbert. Nous débarquons près d'O/cVa, au nombre de dix-neuf; M. Paris reste avec cinq hommes dans le grand canot, qui devait suivre et protéger nos mouvemens. Bientôt un vaste incendie a consumé le village d'O/cf a et toutes les pirogues qui l'entourent. Immédiatement après, nous nous dirigeons vers le village sacré, nommé Mafanga, qui contient les tombeaux des chefs et les temples dédiés aux esprits : c'est le sanctuaire de toute l'île , qui est elle-même un lieu sacré , comme son nom l'indique. Ja- mais, dans aucune guerre , ce sanctuaire n'a été souillé par les combats. Notre" phalange de dix-neuf marche en colonne ser- rée le long de la grève; quatre hommes, à la tête desquels est M. Guilbert, suivent un sentier voisin pour voir si, dans cette direction , ils ne découvriront point de naturels: l'ordre bien positif est donné de rallier le gros de la troupe, s'ils viennent à faire feu. Bientôt nous entendons un coup de fusil, des cris lumultueux et le caporal appelant au secours. Ce malheureux Bichard, après avoir fait feu sur un naturel, ne put modérer son impétuosité : il chargea la baïonnette en avant, et il ne tarda pas à être entouré et percé de coups. M. Guilbert de- mande du secours; j'arrive aussitôt auprès de Bichard: ils étaient huit contre moi ; ils m'ont assassine, furent ses pre- mières paroles. Voyant qu'il était blessé mortellement, je dis à Vignale et à Bey de le porter dans le canot, où je ne crus pas devoir l'accompagner, ma présence, dans ce moment si criti- que, me paraissant plus utile au feu comme soldat qu'auprès du blessé comme médecin. Plusieurs centaines de naturels armés de fusils et de casse- têtes, défendent vigoureusement les approches de Mafanga. 300 NOTES. Nous avons trois hommes de moins, et une certaine hésitation se manifeste parmi quelques-uns de ceux qui restent. Nous es- suyons le feu des insulaires, sans pouvoir bien le leur rendre, car ils étaient cachés derrière les arbres et au milieu des en- droits les plus touffus. Avec un peu d'audace et de présence d'esprit , ils auraient pu facilement nous massacrer tous: nous étions si rapprochés d'eux qu'il leur aurait suffi de se jeter brus- quement sur nous à coups de easse-tête. M. Dudemaine eut le coude effleuré par une des balles qui sifflaient à nos oreilles. Dans la position défavorable où nous étions , nous fûmes obligés de battre en retraite ; MM. Gres- sien, Guilbert, Collinet et moi formant l'arrière-garde; et en ayant soin de regagner lentement le grand canot, et de rendre de temps à autre quelques-uns des coups de fusil que nous recevions. Le même soir, nous eûmes le malheur de perdre le caporal Richard, excellent homme , brave militaire, mort victime de son impétuosité; il était couvert de coups de baïonnettes et de coups de casse-tète. Le lendemain on lui rendit les honneurs militaires sur l'île de Pangaï - Modou , où il fut inhumé. Avant le départ du canot qui le portait, le com- mandant lui paya le tribut d'éloges qu'il méritait, tout en blâmant la trop grande vivacité qu'il avait eue et la négli- gence qu'il avait mise à suivre strictement l'ordre des offi- ciers. Une des médailles de l'expédition fut déposée sur sa tombe. Le 14 mai , M. Faraguet revient à bord avec l'Anglais Sin- gleton et le matelot norwégien John : cet officier a été secouru et protégé par Touïalo , fils d'une sœur de Palou et d'un homme des îles Viti. Plus tard, des matelots anglais apportent une lettre des missionnaires qui prient le commandant de suspendre les hos- tilités, et qui lui disent que tout s'arrangera. Le i5 mai , au point du jour, nous appareillons et nous ve- nons prendre notre mouillage devant Ma/'anga, en évitant (!<■ NOTES. 391 nous échouer sur les récifs. A l'instant du mouillage , nous ar- borons la grande enseigne, en l'appuyant d'un coup de eanon ; on voit aussitôt tous les naturels qui couvraient la plage se eoucher à plat-ventre. Ils avaient élevé sur ce point des re- doutes très-bien entendues : on les voyait encore faire leurs dis- positions, creuser de larges fossés qu'ils recouvraient de feuilles de bananier, sur le seul chemin par lequel il fut possible d'ar- river à la ville sacrée. Tout ce qui pouvait porter les armes était accouru à Mafanga : l'honneur d'une pareille défense y avait appelé même ceux qui se montraient nos meilleurs amis. Avant de reprendre les hostilités, M. d'Urville envoie en parlementaire le grand canot commandé par MM. Guilbert et Faraguet. Je me joins à ces messieurs. Nous voyons sur la côte un pavillon blanc , et bientôt après un de nos matelots prison- niers, Marlineng, qui s'avance vers nous et nous dit d'envoyer à terre un des nôtres , sans armes. A peine a-t-il achevé qu'un coup de fusil, bien ajusté, est tiré sur le canot au moment où il présente le travers. Notre canot est percé de part en part dans les deux bordages, à quelques pouces au-dessus de la flottaison. Nous nous éloignons un peu de la côte , en restant tranquilles et sans faire feu de nos espingoles, pour ne pas empêcher les négociations d'avoir lieu , et surtout dans l'intérêt de ceux de nos hommes que retiennent les naturels. Peu de temps après, on tire sur nous un second coup de fusil : nous ne ripostons pas , quoique bien armés. Plus tard, Martineng nous dit d'ap- procher, que nous n'avons rien à craindre. Nous l'engageons à venir lui-même à bord à la nage: c'est ce qu'il fait, mais pen- dant qu'il vient vers nous , on tire sur lui de la côte un coup de fusil qui l'oblige à se retirer. De notre côté, nous revenons à bord de F Astrolabe , où notre modération fut vivement ap- prouvée par M. d'Urville. Le 16 mai, nous nous rapprochons encore de la ville sa- crée, afln de pouvoir la canonner plus facilement, si nos ma- telots ne nous sont pas rendus. Martineng appelle de nouveau , et prie le commandant d'en- 392 NOTES. voyer un canot à terre pour les prendre. Instruit par l'expé- rience de la veille, M. d'Urville s'y refuse avec toute raison. Pendant les journées des 1 6 et 17, nous tirons sur Mafanga un grand nombre decoupsdecanon.Lesnaturelsnousrépondaient à coups de fusil. La constance à les inquiéter et à les tenir tou- jours en armes, était le seul moyen à employer pour obtenir nos hommes. Cependant le temps était mauvais et la position delà corvette, si près d'un récif, pouvait n'être pas sans dan- ger d'y échouer, ce qui aurait infailliblement entraîné le mas- sacre de l'équipage. Enfin, le 20 mai, vint à bord l'ambassadeur Vadodaï, le bon et fidèle ami de M. Gressien , nous apportant de la part des triumvirs un cochon , quelques poissons et plusieurs ré- gimes de bananes. Bientôt après, nos prisonniers (Bellanger, Bouroul, Dellamaria, Fabry , Grasse et Martineng) nous furent rendus, à l'exception de deux (Reboul et Simonet) qui se trouvaient, nous dit-on, dans l'intérieur de l'île, et qui paraissaient déserteurs de pleine volonté. Le 21 mai , nous dîmes adieu aux habitans des îles des Amis, dont le nom, ainsi que les bienveillantes dispositions, nous rappelaient si bien nos amis de i8i5. NOTES. 393-t» TABLEAU PRINCIPAUX CHEFS DE TONGA-TABOU, Auquel on a joint les noms de leurs Districts, de leurs Femmes, des Héritiers de leur puissance et de leurs principaux Mata-Boulais. I NOMS NOMS NOMS NOMS NOMS DES DES de leurs de leuis des premiers CHEFS DIST1UCTS. FEMMES. HÉRITIERS. MATA-BOULAIS. A ta Il.fo Papa Latou-Fagahaou Koégué Palou Moua Kaounanga Kanan-Gata Maloubo Taliofa Béa Mafi Kaoutai Kaouvalé ou Kou- >. » » » livailé I.avaka Béa Naou-Oiiriouri Taoun-ba-Hihifo Tofa Touboou Nougalofa Mouala Mafou iDatchi-Oulou Véala Faéfa Oko Touï-Fologotoa T,:oun-ha-Toloa Vaéa Onma Finaou-Motoulalo Naou-ïnoukava Ahaou Toiù-Vagano Nougou-Nougou Latou Vaia-Mamatailé Tong-Hi Nougou Ilaliagué Fioaou Moimoï Moala-Tong-Ha Toui-Fona Navou-Toka Hifo Koliou-Méioubéa Malicila Maliafou Vaïni Labeina Finaou-Tabéila Moala Kapou-Kava Olong-Ha Foutchi Matafaï Tobo Tnubou-Néafou Olong-Ha Moala-Kakaou .. Mola-Toogtaï Motou-Apouaka Tééguiou Ikai-Hihiïo Mafitoki Kaatoa - Guiéma- .. . » • tebé Faga-Fanoua Mafanga Féké Pakou Tclui-Valé Toui-Tonga Oléva . Fifita-Eila Fagalala-Fonoua Avéa Paléa-Mahou Alai-Valou Vai-Papalangui Véafa-I.i vai Mooulamou Foua-Moutou. Finaou-Langbi. Vébikité. Abo. Laoufili- Tonga. Ile Vavao. Popoa. N'a point d'enfans. ■> ( Extrait du Journal de M. Gaimard. ) UN DES ^(OTES DE LA PREMIERE PARTIE DU QUATRIEME VOLUME. TOME IV. 26 /