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Darlington Mémorial Library

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VOYAGES

DANS L'INTÉRIEUR.

DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE,

ET DANS LES ISLJKS

DE LA MARTINIQUE ET DE SAINT-DOMINGUE.

TOME I,

Ouvrages qui se trouvent chez le même LibrairCé

A5INALES DES VOYAGES , DE LA GÉOGRAPHIE ET DE L'HIS- TOIRE ; ou Collection des Voyages nouveaux les plus estimés, traduits de toutes les Langues Européennes; des Relations Originales, inédites, communiquées par des Voyageurs Français et Etrangers; et des Mé- moires Historiques sur l'Origine, la Langue, les Mœurs et les Arts des Peuples, ainsi que sur le Climat, les Productions et le Commerce des Pays jusqu'ici peu ou mal connus;

Accompagnées d'un Bulletin l'on annonce toutes les Découverte* , Recherches et Entreprises qui tendent à accélérer les Progrès des Sciences Historiques , spécialement de la Géographie , et l'on donne des Nou- velles des Voyageurs et des extraits de leur Corjrespondijnce. Publiées par M. MALTE-BRUN.

Chaque mois , depuis le i*^*^ septemhre , il paroît au moins un Cahier de cet Ouvrage. Il est composé de 8 à g feuilles in-8o, ou 128 à i44 pages, im- primées sur beau carré "fin d'Auvergne, et sur caractères de Cicéro inter- ligné, grande justification. Chaque Cahier est, en outre , accompagné d'une Estampe, ou d'une Carte Géographique, coloriée. Ces Planches et Cartes sont gravées, avec soin , par MM. Tardieu l'aîné, Slondeau etc.

Le prix delà Souscription est de 24 fr. 'pour Paris, pour 12 Cahiers, que l'on recevra francs de port ; et de 1^ fr, pour 6 Cahiers. On ne peut sous- crire pour moins de 6.

Le prix de la Souscription , pour les T>épartetnens ■, est die 3o fr. pour 1^ Cahiers, rendus/ra^cs de portçac la Poste , et de 17 fr. pour o Cahiers.

C'est aussi à M. Buisson au'on doit envoyer, francs de port, tous Mémoires, Traiuctioii de Voyaigcs, Note», lletircs, et a'irtï as Matériaux qu'on dési- rera faire imprimer dans ces Annales.

'■-r f- r

Voyage a Ul CocrHiKcrttNE, pesr lés Iles de Madète , de Ténériffe et du Cap Vert, le Brésil et Vile r/e Jaua ; contenant des Reuseignemens nouveaux et authentiques sur l'état naturel et civil de ces divers Pays; accompagné de la iielation officielle d'un "Foyage au. Pays des Bous- /iowana-y , dans l'intérieur de l'Aliique Australe; par John Baf.row, Membre de la Sociéts; royale de Londres ; traduit de l'Anglais, avee des Notes et Additions, par ^alte-Erun. 2 vol. in-S" de près de 800 pages, avec un Atlas zn-40 de i8Planch.,grav. en taille-douce par Tardieu l'aîné.

Prix : 18 fr. brochés, et 21 fr. 5o cent, francs de port par la Poste; en papier vélin , 36 fr. sans le purt.

Les Contrefacteurs et Débitans Je Conlrefaçons seront pour- suivis. En conséquence, deux Exemplaires de cet Ouvrage ojU ëlé déposés, en vertu de la Loi, à îa Bibliollièqiie Impériale. Paris, ce 20 Novembre 1807.

DE L'IMPHIMERIE DE M^^^ V^ JEUÎ^EIÏOMME,

EWB I>a SOHBQNTîE, «° 4.

Frontifi

Tome^I.

VOYAGES

DANS L'INTÉIIIEUH

Itnatnt

A PARIS,

Chcx F. Buisson ; Libraire, rue Gît -le «Cœur, n.® lo

150-.

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DU

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DE La !

VOYAGES

DANS L'INTÉRIEUll

DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE,

ET DANS LES ISLES

DE LA MARTINIQUE ET DE SAINT-DOMINGUE,

PENDAJNfT LES ANNÉES l8o2, l8o3,j8o4, l8o5 Ct 1806,

Contenant de Nouvelles Observations sui' l'Histoire Nalurellcj la Géographie, les Mœurs, l'Agriculture, le Commerce, l'Industrie et les Maladies de ces Contrées, parliculièrement sur la Fièvre Jaune , et les Moyens de les prévenir.

En outre, contenant ce qui s'est passé. de plus intéressant, relativement à rÉtabllssement des Anglo-Américains à la Louisiane.

SUIVIS

DE LA FLORE LOUISIANAISE. '

Avec une Carte nouvelle , gravée en taille-douce.

PAR G' G. ROBIN,

n\ Auteur de plusieurs Ouvrages sur la Lit.érature et les Sciences.

TOME L

A PARIS,

Chez F. Buisson ; Libraire, rue Gît-Ie«Cœur, n.* 10

1807.

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INTRODUCTION.

Pendant les orages de la Révolution, je m'étais livré à des études sur l'Histoire Naturelle. J'avais surtout remarqué que les Etres, considérés isolément, ne présentaient que des connaissances imparfaites et fautives; qu'en les considérant dans les rapports qu'ils ont entre eux , dans les moyens par lesquels ils s'entr'aident et concourent à l'ordre gé- néral , ils offrent des connaissances plus com- plètes , plus liées , plus méthodiques, et par conséquent plus susceptibles de s'étendre. Je crus , en multipliant ainsi mes observa- tions , entrevoir de nouvelles vérités , et acquérir de nouveaux moyens d'en décou- vrir successivement de plus importantes : je conçus que , puisque tout est lié dans la Nature , on pourrait , en procédant du plus simple au plus composé, arriver de la matière brute jusqu'à l'Homme ; qu'en saisissant dans cette marche par quelles espèces de liens cha- que ordre d'être se lie aux autres ordres, on pourrait deviner , découvrir par quelles es- Tom, I. a

ij IWTRODUCTIOW.

pèces de liens l'Homme tient lui même à la Nature ; que de la découverte de ces rapports de l'Homme avec la Nature , on arriverait à la découverte de ses divers rapports de socia- bilité, qui ne peuvent être bons qu'autant qu'ils concourent à ces vues de la Nature , et qui deviennent mauvais à rùesure qu'il s'en éloigne. Alors de l'Histoire Naturelle devait sortir la morale de l'Homme considéré isolé- ment , la morale de l'Homme considéré en Famille privée , la morale de l'Homme con- sidéré en Famille publique, ou en Gouver- nement ; enfin la morale de l'Homme consi- déré de Nation à Nation. Mais dans quelle carrière osais -je tenter d'entrer? Les Philo- sophes de tous les Siècles , et de tous les Peuples connus, n'ont-ils pas universellement eu des sentimens défavorables contre ce prin- cipe , que tout est lié dans la Nature , qu'il n existe rien qui n' ait unejin ? De nos jours surtout , les plus grands Naturalistes n'ont- ils pas comme anathématisé la science des Causes Jinal es F A leur exemple aussi , la tourbe des obscurs Ecrivains ne verse-t-elle pas à l'envi sur cette science le mépris et l'ironie ? Eh ! que serait le témoignage de toute la terre contre la vérité I Que seraient les

1 N T R O D U C T 1 O W. UJ

autorités de tous les sages, contre rexpérience, contre des succès répétés , et enfin contre . l'intime conviction de la conscience ! Mais qu'ont-ils dit les Philosophes contre cette Science des Causes finales? yiwXtvvo^ç^ leurs Ecrits, et les principes de laScience la plus vaste de toutes, la plus importante de toutes , qui prête des secours à toutes les connaissances humaines , qui seule peut les rendre com- plètes, n'y sont ni examinés, ni analysés, ni discutés , je dirais même qu'ils sont inconnus à leurs Auteurs. Des opinions isolées, des assertions vagues , des phrases tranchantes sont tout ce qu'on trouve à ce sujet dans leurs Ecrits. Je choisis parmi eux un des plus modernes , un de ceux dont les longs tra- vaux et le génie élevé ont assuré une gloire immortelle. C'est Buffon , dans l'histoire du cochon, il se déclare plus particulière- ment l'adversaire des Causes Jinales. On va juger stir quelles bases ce grand Naturaliste s'appuie, a II a j dit -il, évidemment ( le » cochon) des parties inutiles ou plutôt des » parties dont il ne peut faire usage j des » doigts dont tous les os sont parfaitement » formés j et qui cependant ne lui serpent >• à rien. La Nature est donc bien éloignée

a ij

if^ iNTRODUCTIOTf.

» de s'assujettir à des Causes finales dans la » composition des Etres v

Si Buffon avait eu seulement, non loin de sa basse - cour , abaissé ses regards sur les traces du cochon , dans les lieux inclinés et glissans, il aurait vu alors, par l'empreinte de ces doigts de derrière, en appendice, com- ment ces doig-ts servent à le retenir en des-f cendant ces coteaux inclinés, comment sur- tout la truie pleine , fléchissant sous le poids de son ventre traînant, fléchit aussi davan- tage les articulations de ses doigts , se serE ainsi davantage de ses appendices pour se cramponner dans les descentes, et ferait sans eux des écarts, roulerait, se meurtrirait, s'a- vorterait, et en même temps deviendrait plus facilement la proie des animaux carnassiers qui la poursuivent. Cette erreur que l'Homme le moins instruit peut partout vérifier, est cependant la base sur laquelle BulTon s'appuie pour combattre la vérité des Causes finales; mais pour combattre encore Bufiibn lui- même , je n'ai besoin que de ses Écrits.

Partout le ^énie de ce grand homme franchit dans ses hautes conceptions les siècles et les temps pour embrasser la nature; par- tout où il la devine, c'est à l'aide des causes

INTRODUCTION. t>

finales. Sa théorie delà terre, ses époques de la nature, ses divers discours, si profonds et si éloquens, doivent tout aux causes finales; à elles seules il doit toute sa gloire : et si BufFon cesse d'être grand, devient sec , aride, insignifiant, c'est qu'il n'a plus, pour prendre son essor, les Causes finales. J'en dirai autant de Réaumur. Est-ce donc à l'homme à nier fjiie rien n'est inutile dans V ensemble de l'Univers y qiiiljait un tout parfait P 'Tou% nos arts , qui ne sont que des imitations de la nature , n'approchent-ils pas de la perfec- tion à mesure que les inutilités en sont retran- chées? Le grand Poète, comme le grand Ora- teur, élaguent avec soin tout ce qui est inu- tile; le Peintre, le Sculpteur, l'Architecte en font autant: un seul Personnage inutile à l'ac- tion que représente un tableau, nuit à son har- monie, comme nuit à l'intérêt d'une pièce dramatique l'incident qui lui est étranger; et tandis que, dans les choses les plus ordinaires, l'homme raisonnable éloigne de lui les inu- tilités, nous pourrions supposer que la na- ture , si admirable en tout, fut remplie d'inu- tilités.

L'idée que quelque chose puisse être isolé dans la nature est , je ne crains pas de le dire ,

<y IITTRODUCTIOîT.

une absurdité. Reployons - nous sur nous- mêmes : rien n'y est isolé , rien même ne peut y être isolé ; tout en nous est nécessairement en relation avec d'autres objets , les formes aussi bien que les substances. Toutes nos sen- sations ne peuvent exister que par des rela- tions d'objets autres que nous. Nos idées, qui ne sont que des représentations , ne viennent «gaiement que de nos relations avec d'autres objets. Qu'est-ce que nos jugemens? Des rap- ports encore que nous découvrons entre les choses. Qu'est-ce que la Musique? Les rap- ports que les sons ont d'abord entre eux, puis avec nos organes : les couleurs de même ne sont pas autre chose. Qu'est-ce que la Géo- métrie? Ce sont les rapports que les lignes» les surfaces, les masses ont entre elles : toutes les sciences ne sont également que des con- naissances de rapports qu'ont les objets entre eux , et puis avec nous. Si un seul objet était isolé dans la nature, il n'aurait par conséquent plus de rapports avec nous, il nous serait in- vinciblement inconnu; et Dieu même ne pour- rait nous le faire connaître qu'en cessant son isolement. Mais il n'est pas un seul objet qui n'ait des rapports avec la cause première, qui est Dieu, qui ne soit entouré, pénétré

INTRODUCTION. VLJ

de la Divinité : il ne peut donc pas exister d'objet qui soit isolé, puisque Dieu embrasse tout, pénètre tout ? Dieu est donc dans la na- ture l'agent communicatif de tout; et puisque Dieu est toute sagesse, tout ordre, il établit donc nécessairement entre tous les êtres des relations d'ordre et d'harmonie. Un seul être isolé dans la nature prouverait que Dieu n'est pas infini, n'est pas sage , qu*il n'est pas Dieu. Aussi la nature s'épuise à nous prouver la plus grande de toutes les vérités, le premier anneau de toutes; elle la grave au Tond de nos cœurs ; elle l'écrit dans nos mémoires, elle la peint dans nos imaginations, elle l'incruste dans nos jugemens. Si ce vaste Univers n'était qu'une informe masse obéissant à un seul mouvement, on pourrait, peut-être, se figurer des iso- lemens d'ordre dans quelques parties. Mais non : indépendamment du mouvement gé- néral qui meut tout dans cet immense Uni- vers, chaque partie, chaque atome, a encore son action particulière, ses fonctions particu- lières : or, si un seul atome avait une action, une fonction qui ne fût pas coordonnée à l'action générale, ce seul atome communique- rait de proche en proche le désordre, et fini- rait par tout bouleverser. Ces réflexions, et

Vlij INTRODUCTrOîT.

beaucoup d'autres trop étendues pour les dé* velopper ici, augmentèrent raon ardeur dans ma méthode d'étudier l'Histoire naturelle.

Cependant je me trouvai bientôt arrêté : la nature que j'observais était, depuis une longue suite de siècles , changée ou modifiée par la main des hommes : je ne pouvais donc tou- jours m'assurer si ce que je voyais appar- tenait à lanature seule ou à la nature influencée parThommejainsimes observations devenaient plus embarrassantes, et leurs résultats moins assurés. Je sentis que les lieux l'homme civilisé n'avait point encore étendu son empire étaient les seuls je pouvais reconnaître ses traits primitifs et caractéristiques; que des îles mêmes , quelque grandes qu'elles fussent , devant leur existence à des révolutions ter- restres qui les ont fait sortir des eaux ou dé- chirées des Continens, ne pouvaient encore me présenter les plants de la nature que tron- qués et déformés. Le seul continent du Nou- veau Monde pouvait m'offrir ces caractères purs, nombreux etconcordans. Etdans quelle partie du Continent devaient- ils se trouver mieux conservés dans un plus parfait ensem- ble, que dans la Louisiane, qui lie les régions de la zone tempérée avec celles de la zone

INTRODUCTION* ICD

torride , qui gradue les nuances de l'une à l'autre , qui surtout est traversée du nord au midi par un des plus g-rands fleuves du Monde, dont les ramifications s'étendent, et à l'est et à l'ouest, si loin , dont les dcbor- demens périodiques couvrent de si vastes éten- dues de terre, leur charient sans cesse de nouveaux déblais , qui les élèvent et les resè- ment de tant d'espèces de plantes.

Là, en même temps, l'homme présente proche à proche les plus grands contrastes. Le Sauvage, errant oisivement dans ces immenses régions, sans autres lois que ses habitudes j l'esclave condamné à de continuels travaux ; l'homme civilisé repoussant loin de lui le pre- mier, enchaînant l'autre à ses côtés, profitant de la faiblesse de l'un et des sueurs de l'autre : lui~même présentant dans sa civilisation des variétés presque aussi tranchantes. Le Créole différencié de l'Européen , le citadin encore plus du solitaire habitant des campagnes ; le Français mitisi'eant son caractère ardent sous le flegme apathique de l'Espagnol; l'Anglo- Aniéricain , encore fidèle aux mœurs de sa Métropole , après en avoir brisé le joug , tout entier à ses intérêts et à son ambition, mar- chant à découvert à l'exclusive puissance du Nouveau-Monde sans vouloir d'associés ; et

X INTRODUCTION.

plus jaloux peut-être encore de soumettre à ses mœurs qu'à ses lois.

Tant d'objets qui, dans le pays neuf de la vaste et féconde Louisiane, promettaient à mes observations d'utiles découvertes, m'en- traînèrent irrésistiblement vers ces régions , Bon par une aveugle présomption de mes talens , mais par la seule persuasion d'avoir trouvé une route nouvelle se rencon- trent avec profusion des vérités inconnues. Ni les conseils touchans de l'amitié, ni ceux de l'intérêt, ni les douceurs du repos et de l'indépendance ne purent m'arrêter ; et je partis plus impatient d'arriver que ne l'avaient été ces hardis Aventuriers qui, les premiers , abordèrent ces contrées dans l'espoir d'j trou- Ter ce Vorado y ces montagnes d'or ; aussi ce que je cherchais était pour moi bien plus précieux. C'est maintenant à mes Lecteurs à juger si je me suis follement flatté, si ce que je crois être des Découvertes en est en effet, si elles seront utiles aux sciences et à l'éco- nomie politique, et si ce qu'avec une égale diligence j'ai recueilli particulièrement sur le Commerce , la Géographie et la Politique, peut aussi intéresser les hommes en génériil, et ma Patrie principalement.

Comme les VnvageurS; je rends mes idées ,

INTRODUCTION. XJ

je peins mes sensations, je raconte ou je raisonne , selon que les objets s'offrent à me» regards. Tout est, pour ainsi dire, ici en action. Ainsi l'ordre , cette distribution méthodique, qui prête tant de force au raisonnement, qui rend la vérité plus sûrement victorieuse , ne saurait se trouver complètement dans un ou- vrage de ce genre. Mais ces observations nom- breuses d'histoire naturelle , et sur l'homme, isolées et disséminées, ne sont ici que comme des pièces justificatives et comme quelques- uns des matériaux qui doivent concourir à un autre ouvrage mieux ordonné et plus im- portant objet depuis dix ans de mes médi- tations et de mes travaux, où, après avoir suivi les trois règnes, soumettant les facultés physiques et morales de l'homme à de nou- velles analyses, je crois parvenir à des ré- sultats absolument nouveaux.

De légères répétitions, des incorrections, des fautes typographiques ont échappé dans le courant d'un Ouvrag'e ébauché au milieu des déserts, écrit et imprimé à la hâte, puisque je ne suis de retour que depuis quelques mois ! J'ai droit à cet égard à l'indulgence de mes Lecteurs: et, pour le reste, je ne demande que justice.

Xij I W T E O D JJ C T I O N.

Quel que soit le succès de mes Travaux, quelles c[ue soient même les illusions de la gloire en leur faveur, ils ne pourront me ren- dre ce qu'ils m'ont coûté. La fièvre jaune a enlevé mon Fils dans mes bras. Seul mainte- nant sur la terre , il ne me reste que mes études.

Fin de l'Introduction.

VOYAGES

VOYAGES

DANS L'INTÉRIEUR

DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE,

DANS LES IS'LES

DE LA MARTINIOUE

ET DE SAINT-DOMINGUE.

Ci

CHAPITRE PREMIER, ^ua

Départ de V Auteur pour Nantes. Ohserr uations durant son Vojage. Obserpatio.ns sur cette yUle. Des Négocians. Ai^is utile, à ceux qui s'embarquent. Mal de mer. Moyens d'en diminuer les effets. B,égim& pour consen^er sa santé sur mer. /,

J E partis de Paris , dans le courant de l'automne , pour me rendre à Nantes , je devais m'embarquer. Divers objets embar- r. A

rassans m'obligèrent de les faire conduire d'Orléans par la Lroire. Je descendis ce beau fleuve, qui étend son large lit à travers ces spacieuses et riches plaines, qu'une digue de plus de soixante lieues de long, ouvrage digne d'un grand peuple , défend des inondations. Bientôt je vis ce trop fameux château de Blois , monument des arts renaissans , et le faible Henri m , laissant les lois impuis- santes, aiguisa des poignards contre les Guises. Alors aussi les factions naissaient au nom de la religion, comme de nos jours, au nom de la philosophie. Je puis ensuite contempler, le long de ces hauts coteaux , ces immenses vi- gnobles , entremêlés pittoresquement de ces singuliers villages souterrains , ne montrant qu'une façade , et n'élevant au-dessus du sol qui les couvre que des cheminées ombragées d'humbles ceps.

Plus loin à ma gauche , je découvre de- bout les ruines presque fumantes des ha- meaux et des bourgs confins de la Vendée, des Français ont plus égorgé de Fran- çais, ont plus incendié de campagnes, que ne firent jamais les féroces hordes du nord^ dans leurs plus grands débordemens. ï

En descendant, le paysage se déploie et se

(3) varie : de charmantes îles planes, divisent la Loire plus étendue, en plus de canaux : et de sinueux coteaux, qui les dominent, tantôt s'avancent et présentent des roches mena- çantes, tantôt s'inclinent et se reculent pour montrer tout- à-coup des bois , des prés , des champs , des bourgs , des villes , des habi- tations, et toute la pompe d'une riche agri- culture.

J'arrive à Nantes, à cette ville opulente na- guères , et maintenant semblant couverte en- core des crêpes funèbres de tant de victimes immolées autour d'elle. , une multitude de malheureux, comme dans presque toutes nos villes , nourris autrefois des besoins du luxe, d'un clergé fastueux, d'une noblesse dissipa- trice , et de l'opulente finance, rappellent aux sages que les plus utiles réformes doivent , comme les œuvres de la nature , pour être plus parfaites, être plus lentes à s'achever.

Que sont devenus ces négocians dont les spéculations liaient cette grande ville aux plus lointaines parties du monde? La révolution les a entraînés dans ses gouffres. L'armement d'un seul brique nécessite aujourd'hui le concours de plusieurs, sous l'appui de diffi- ciles crédits. Encore, si des lumières sup-

A 2

(4) pléaien t à lerrs moyens ! elles sont si nécessaires au négociant ! La géographie et la statistique ne sauraient lui offrir assez de détails sur les contrées se dirigent ses opérations; il doit en connaître et les productions , et les besoins , et les diverses relations. En garde contre la concurrence, il sait à temps être lent ou actif. Cette vaine science des oisifs , la politique est pour luil'arcane s'épurent tousses travaux. Il s'instruit des intérêts de toutes les puis- sauces , des ressorts qui les meuvent ; il pé- nètre jusque dans le mystère de leurs cabinets; il voit ourdir leurs projets de paix ou de guerre ; il saisit les causes qui les avancent ou les retardent, et toujours, d'après ses at- tentives observations , ses expéditions sont , ou prêtes avant que d'autres les aient conçues, ou leurs retours effectués avant qu'on ait dit : Les hostilités sont commencées. Je ne me mêle pas de politique ; la lecture des papiers pu- blics est un temps perdu, entendais-je dire, en mauvais français, à un de ces novices négocians. Ils ignoraient même ce qui se passait à Paris ; je ne devais pas m'étonner que plusieurs d'eux prissent la ville de la Havane pour une lie , et qu'ils ne sussent pas que la Loui- siane fait partie du continent. Je demandais

(5 )

un jour, à un d'entre eux qui se plaignait des retards de ses retours de Saint-Domingue , qui lui avait donné l'idée d'expédier, dans les circonstances actuelles (i), pour celte île, de volumineux meubles enrichis de bronze et de marbre rares, des lits chargés d'amples somptueuses draperies';' C'est, me répondit- il, que j'ai retrouvé, sur les livres d'anciens négocians , à-peu-près de pareils envois.

Durant un séjour de plus de trois mois , que je fus contraint de faire dans cette ville , je n'eus que trop d'occasions de remarquer combien s'était étendue cette honteuse igno- rance qui nuit autant aux| intérêts des hommes qu'au bonheur de la vie privée. J'assistais un jour, entre autres, à une vente de livres considérable se trouvaient beaucoup plus d'oisifs que d'acheteurs. Les meilleurs livres n'avaient pas d'enchère. On cria un Voyage de Montagne. Ah! dit très-haut un des spec- tateurs , ce Voyage de montagne a être très-pénible , il doit être curieux î Personne ne paraît même étonné de la ridicule méprise , et le Voyage de Montagne est alors enchéri

(i) C'était pendant l'expédition du général l.e Clere.

(6) beaucoup , et beaucoup au-dessus de sa va- leur.

Le commerce, dans ses jours de splendeur, a élevé une salle de spectacle dont l'orgueil- leuse colonnade le dispute au grands monu- mens de la capitale: et les asiles du pauvre et de l'orphelin ont été négligés ! La salle, brûlée durant la révolution , laisse tristement ce fas- tueux portique attendre une nouvelle salle.

Comme ce pays est favorisé de la nature pour tous les besoins de la vie! en est-il un sur la terre qui puisse offrir une plus grande variété de productions dans toutes les saisons , pour la santé et pour la sensualité même [Leur abondance est telle, qu'elles ne sont pas le part8ge exclusif des riches. La modicité des gains de l'ouvrier lui permet même d'en jouir. Un de mes premiers soins, dans toutes les villes , est toujours d'en visiter les marchés. , bien mieux que dans les cercles vaniteux des coteries, je juge des moyens de l'indus- trie, des succès du commerce, de la richesse ou de la détresse des villes, de l'aisance ou de la misère des campagnes, de l'état de leur culture, de la diversité et de la fertilité de leur sol.

Là, en contemplant les merveilles de la

( 7 ) nature, et celles du génie de l'homme qui sait les multiplier et les perfectionner , j'en aime davantage mes semblables, etj'admire aussi de plus en plus leur auteur. Des l'aube du jour, je voyais à Nantes , dans les jours de marché , sur le pompeux quai de la Fosse , de dili- gentes paysannes étaler , dans de larges pa- niers , les plus beaux fruits, la pomme et la poire aux couleurs vermeilles, qui ne le cèdent ni pour la beauté, ni pour le goût , à celles que paie si chèrement le parisien : à côté , des sachées de marrons rembrunis m'étonnaient autant par leur grosseur que par la modicité du prix; et avec trois. ou quatre écus, une famille fait, pour tout l'hiver, sa provision de ces divers fruits. Le bon marché des farines savoureuses de millet et du gruau , de ce gruau de Bretagne, recommandable même à la méde- cine ; ce bon marché en fait une économie pour le pain. Sur d'autres places , la profu- sion de toutes les espèces de légumes les met à un aussi médiocre prix. Ce beurre de Bre- tagne, légèrement saturé de sel, ne coûte, dans l'été, pas plus de huit sous , et en hiver pas plus de douze.

La volaille, nourrie principalement de sarra- sin, est excellente, et son prix est proporlionné

( 8) aux autres denrées. Mais ce qui est vraiment surprenant, c'est la prodigieuse quantité de toute espèce de gibier, et la modicité du prix. Un grand lièvre, en en vendant la peau , va- lait pas plus de vingt-quatre sols; la perdrix grise de huit à dix sols ; et la rouge , si re- cherchée du sensuel , non pour ses brillantes couleurs, mais pour sa grosseur et sa saveur exquise, ne coûtait pas pjus de quinze sols. Je ne parlerai pas de ces multitudes d'oiseaux aquatiques, depuis le canard jusqu'à la poule- d'eau , parfois presque à aussi bon marché que îe pain.

Ce qui est encore plus étonnant, c'est l'in- tarissable abondance de poissons de mer, de rivière , d'étang , de lacs. Chaque saison , et souvent chaque marché, en amènent de nou- velles diversités. Il faudrait un traité exprès pour les nommer et les décrire toutes , depuis les saumons jusqu'aux sardines , depuis le bro- chet jusqu'au poissons blancs, depuis le ho- mard jusqu'à la chevrette. La Loire est con- tinuellement couverte de bateaux chargés de diverses espèces : j'en ai vu qui ne portaient que des raies; et dans leurs prodigieuse abon- dance, il faut les donner presque pour rien.

En voyant de si grosses tanches y des bro-

(9) chels monstrueux , des carpeaux aux (icaillfs dorées, j'appris qu'un lac voisin de la ville fournivssait ces magnifiques poissons : ils ne se vendaient ordinairement pas plus de ving-l- cinq à quarante sols, comme les plus belles •anguilles. Nantes devrait, en vérité, être la ca- pitale de la nation la plus étendue, la plus populeuse de la terre, celle des gourmands. Quantaux vins, ceux du paysy sont àvil prix; toutes les rives de la Loire lui en envoient de toutes les espèces; la mer et la terre lui amènent ceux de Bordeaux, et avec si peu de frais, que le prix en est à peine diffé- rent.

Je ne parle point des viandes de bouche- rie. Il suffit de rappeler que cette ville est approvisionnée^ indépendamment des fécon- des contrées qui l'environnent, d'un côté, par la Bretagne, de ces petits, mais délicieux moutons; de l'autre, par les gras pâturages de la Vendée, sa voisine, qui lui fournissent les plus beaux bœufs du monde.

Cette extrême abondance des denrées, et la modicité de leur prix, devraient faciliter dans ce pays l'établissement de diverses manuiac- tures, de celles surtout nécessaires au com- merce mariliiiiv ^^ laine, en coton, particu-

(10)

lièrement en toiles peintes : elles y manquerit tellement, que de toutes les cargaisons de nos ports, celles de Nantes sont les moins impor- tantes.

Les armateurs recherchent beaucoup les passagers ; cela doit être, puisqu'ils peuvent les nourrir à si peu de frais. Aussi leurs amis, ou eux-mêmes , ne manquent pas de se presser d'inviter les arrivans à traiter avec eux : tous vous font valoir la solidité de leur navire , sa marche supérieure et la commodité de ses distributions, les talens du cuisinier, l'abon- dance et la diversité des vivres, l'honnêteté du capitaine, la proximité du départ; et trop souvent il faut être en garde contre ces sé- duisantes promesses. Je dois , à ce sujet, quel- ques documens aux voyageurs que pressent leurs affaires, et à ces familles cpii toujours ont tant besoin d'économiser dans ces longs voyages.

D^abord, ne croyez presque aucun d'eux pour le terme du départ; la plupart vous font attendre inhumainement un mois ou deux au- delà de l'époque annoncée du voyage; et, lors- que vous êtes embarqué à Nantes, ne vous imaginez pas être au terme de vr^ dépenses et de vos retards ; il faut ^^ P^"^ souvent

( " )

débarquer de nouveau à PainbœuC, se re- mettre à l'auberge, quelquefois pour huit, quinze jours , et plus : heureux si on ne vous débarque point encore plus bas ! Ne les croyez pas plus sur le nombre des passagers; ils en prendront tant qu'il s'en présentera ; ils dou- bleront ou tripleront le nombre , n'importe la gêne vous vous trouverez. A mon arrivée à Nantes , un bâtiment avait été tellement en- combré de malheureux passagers , et les provi- sions si peu proportionnées à leur nombre , qu'au débouquementje pi us grand nombre fut obligé de se faire débarquer; et c'était déjà un mois après leur départ de Nantes.

On ne saurait donc d'abord trop prendre de renseignemens , et sur la qualité du navire, et sur la moralité des armateurs, et sur le caractère du capitaine; il y a ordinairement beaucoup d'inconvéniens quand celui-ci est intéressé dans la cargaison. Le traité pour les conditions du passage ne saurait être trop détaillé et trop clair; ne vous engagez qu'à payer un à compte , et tout au plus moitié avant le départ; faites y désigner la chambre ou la cabane que vous devez occuper, et surtout faites y préciser le dernier terme du dé- part.

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Les prix de chaque passager qui va aux îles sont ordinairement de cinq à six cents francs; pour la Louisiane, en viron'neuf cents francs, et moitié moins pour ceux qui n'ont pas la table du capitaine , mais qui vivent sur le pont : ceux des voyageurs qui le peuvent font en- core mieux de se mettre à la table du capi- taine. Cependant, avec des Américains , il faut préférer de se nourrir; ils vivent mal entre eux, et de mets qui ne conviennent nullement aux Français. D'ailleurs, ils sont encore moins délicats dans leurs procédés, que ceux des Français qui le sont le moins : les exceptions sont très-rares.

Le mal de mer atteint presque tous les voyageurs: encore plus particulièrement les liommes c[ue les femmes ; et quelquefois même ceux qui ont déjà fait des voyages sont plus malades dans les derniers qu'ils ne l'avaient été dans les premiers. Ce mal ne saurait être prévenu tout-à-iait, mais on peut en diminuer beaucoup les effets et la durée. Il a sa cause dans le balancement du vaisseau ; ce roulis quile fait alternativement pencher d'un côté, puis rapidement de l'autre; et ce tangage, plus violent encore, qui élève vivement l'avant, pour le replonger et relever l'arrière. Ces divers

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mouvemens ag-ilent et troublent les fluides; et plus il y a plénitude, plus les fluides re- prennent diftîcileajent leur équilibre et leurs fonctions. De-là, les maux de cœur, les ir- ritations du genre nerveux, et ces vomisse- mens répétés qui soulagent pour recommen- cer. Le voyageur doit donc éviter de se placer aux deux extrémités du vaisseau, le mou- vement est nécessairement plus grand, comme il l'est davantage à la partie du levier, qui se trouve la plus éloignée du point d'appui : il doit se rapprocher, autant qu'il est possible, du centre vers le grand mât: il lui importe, par conséquent , de choisir sa chambre ou l'empla-^ cément de son lit plus voisin de ce centre. La même raison veut qu'il préfère l'entrepont au haut-pont du gaillard de derrière. Ce qui est encore plus important, c'est de pouvoir re- nouveler l'air du lieu il couche. Puen au monde ne prolonge plus le mal de mer, et n'est plus contraire à la santé , que de respirer celui des entreponts, épais et fade, chargé d'exha- laisons impures. L'air vif de la mer, imprégné départies salines, est le plus pur de tous les airs; il redonne du ton et ravive. Il faut donc éviter d'être renfermé et trop long -temps couché : il faut souvent se promener. Cepea^

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dant, lorsque la mer est trop grosse, je con- seille de rester un peu plus couché; le lit di- minue considérablement l'effet des secousses. Cet air de la mer est extrêmement apéritif: dès qu'on a vomi , on sent l'appétit renaître ; on doit y céder , mais avec discrétion ; l'estomac , irrité et affaibli d'abord par ces grandes vacuations , craint beaucoup d'être trop chargé. Alors il faut choisir les alimens caïmans, légers, et cependant un peu nour- rissans ; du bouillon gras et de la volaille. Le vin de Bordeaux est le meilleur de tous ; il soutient et n'échauffe pas trop ; c'est celui qu'on a ordinairement en mer : les liqueurs toujours dangereuses , le sont alors bien plus. De temps à autre , il est bon de faire usage , avec circonspection , de salaisons : de jambon , par Cjtemple ; elles redonnent à l'estomac le ton que le bouillon gras et les viandes de volaille contribuent à lui ôter. Il faut ordi- nairement rester sur sa faim , et manger plus souvent. Je conseille à ceux qui sont d'une faible santé de se munir pour leur compte , de tablettes de bouillon. On en trouve dans tous les ports : elles sont d'un grand secours sur la fin des voyages , souvent les viandes fraîches commencent à manquer. On a ima-

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g^iiié depuis peu un sirop de lait dont je n'ai malheureusement pas la recette : c'est un moyen agréable pour remplacer le lait à ses déjeuners et à différentes choses que les femmes et les valétudinaires aiment. On en vend à Bordeaux ; et je présume qu'il doit s'en tro uver dans les diftérens ports de France. Ne le connaissant pas, je suppléais au lait par le jaune-d'œuf délayé dans le café ou le thé ; c'est un déjeûner léger, agréable et qui dis- pose très -bien pour le dîner. Mon témoi- gnage a d'autant plus de poids que personne au monde n'a d'abord plus souffert du mal de mer; j'ai donc être plus attentif à observer ce qui pourrait prémunir contre cette trop cruelle maladie.

Je sais aussi, par ma propre expérience , les retards sont exposés les voyageurs , quand, trop confîans j ils s'en tiennent à des pro- messes verbales pour le temps du départ. Je partis six semaines plus tard qu'on ne me l'avait promis. Il fallut encore débarquer une huitaine à Painbœuf , cinq à six jours à un vil- lage plus bas. Dans ce dernier débarquement, la plage était garnie de roches noires, que la mer en se retirant laisse à sec, j'y retrou- vai uae extrême variété de plantes marines :

( i6 ) il y en avait dont le long et épais feuillage ressemble à de grandes lanières de cuir ; d'autres découpées et peu frisées, imitaient les lambrequins d'un casque ; d'autres, brancliues et fermes ont le port d'arbustes diversifiés par leur feuillage. Toutes ont , dans l'épaisseur de leurs feuilles , de ces bourses vides, pro- portionnées à leurs dimensions , afin que ces feuilles ne traînent pas dans la vase , ne se meurtrissent pas contre les rocliers , et qu'elles puissent se soutenir , s'étendre au sein des eaux, comme le font nos plantes terrestres au milieu de l'air. Mais ce qui fixa singulière- ment mon attention, ce fut de rencontrer parmi ces bourses, globuleuses, ou un peu planes , plusieurs d'entre elles dont la forme était précisément celle des grosses pattes d'écrevisses , l'un des doigts ou pinces plus gros et plus alongé que l'autre, la couleur étant noirâtre et chagrinée. Cette observation me fit présumer qu'il devait se trouver sur ces parages beaucoup de crustacées. Je m'en assurai par le témoignage des habilans, et par ceux que je voyais moi-même à demi-cacliés dans les trous et sous ces touffes herbeuses. J'y rencontrai des chevrettes, de petits homards, des crabes. A l'aide de ces fausses pattes , ils

échappent

( '7 ) échappent davantage à la vue des oiseaux et des animaux qui s'en nourissent, jusqu'à ce que la mer revenue les mette tout-à-fait hors de danger. Et, tandis que la nature fait errer sans cesse sur ces lieux diverses espèces d'ani- maux qui arrêtent leur trop grande multipli- cation , elle donne à ces plantes, au milieu desquelles ces crustacées viennent paître, des formes Irompeusesquiempêchentleur destruc- tion totale. Quelle admirable économie ! Dans les îles et sur le continent de l'Amérique, le reflux de la mer , beaucoup moins grand , ne laisse pas ainsi à nu de grandes plages , je n'ai pas rencontré cette espèce singulière de plante marine.

Au lieu de me rendre directement à la Louisiane , je préférai passer par les îles. J'espérais j faire des observations qui répan- draient plus de lumières sur celles qui me conduisaient à la Louisiane. Je ne crois pas avoir été trompé dans mou attente. Ainsi je m'étais embarqué pour la Martinique ,> je présumais retrouver facilement des occasions directes pour la Nouvelle-Orléans.

I.

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CHAPITRE IL

Traversée. Plantes "voyageuses. Coquil- lages. Coucher du soleil. Baptême du Tropique.

Le 22 avril nous arrivâmes sous le tropique _, qui, comme on sait, est par le 23/ deg. 20 m. de latitude-nord. , on commence à voir le soleil une fois l'année , à midi , perpendicu- lairement sur la tête : aussi, on commence à le voir en se tournant du côté du nord. Ce terme est toujours, sur mer , une époque mé- morable et de réjouissance. Alors on a dépassé ces mers orageuses et inconstantes qui sou- vent suspendent la route de l'impatient navi- gateur, et le l'ont parfois rétrograder jus- qu'aux côtes rocheuses du golfe de Gas- cogne.

Mais, vers le tropique, l'Océan, gracieuse- pient azuré, n'est plus agité que par les vents çonstans de la par de de l'est, vents si justement

( >9 ) nommés alises , pour dire vents de \ Elisée. Le matelot ne craint plus que des tempêtes , des bourrasques , des grains , le contraignent sans cesse à courir sur ces hauts mâts , sur ces longues vergues , prendre des ris, carguer ou descendre les voiles, renouer ou rassurer les agrès , pendant que les pluies, les vents , les flots, la foudre et l'horreur des ténèbres , conjurent à l'envi contre ses audacieux efforts.

Alors commencent pour lui ces journées oisives si chéries, ces joyeuses soirées , lon- guement prolongées dans les nuits, par des chants, des danses , des historiettes. Alors aussi le voyageur passager contemple avec sécurité ces mers transparentes, tour- à -tour se jouent près de lui des troupes de marsouins au corps rembruni, au dos arqué ; de vives do- rades éclatantes d'or et d'azur, poursuivant des bandes de poissons volans qui fuient dans les airs et dans l'onde; de ces colossales baleines lançant dans les airs des trombes qui retombent en pluie et en vapeurs ; se faisant entendre au loin par de lents soufflemens, par le bouil- lonnement des flots ; s'élevant et se traînant sur la surface onduleuse de la mer , qui se courbe et se brise sous leur pesante masse.

B 3

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Souvent aussi de larges plages, de jaunâtres goémons s'offrent à lui comme des îles ambu- lantes dans la saison automnale. vont ces plantes amoncelées et arrachées du sein des mers par le choc de flots? Des troupes de poissons se nourrissent sous leurs ombres pro- tectrices. Leurs épaisses feuilles , leurs liges rameuses, leurs bourses élastiques, sont cou- vertes d'une multitude d'espèces de frai de poljpes , de gallinsèques , de reptiles , et sur- tout de coquillages des formes les plus variées : les uns ronds , pressés en anneaux autour des branches; d'autres en volutes, sont en spirales alongées en fuseaux ; d'autres sont ou plus larges que longs; d'autres sont aplatis.

Avec quelle surprise j'y reconnus la famille de celles Aommées corne d" Ammon ; elles n'a- vaient pas L^îicore une ligne de diamètre; plu- sieurs même n'étaient visibles qu'à la loupe. Quoi! me dis -je, l'analogie de ce coquil- lage , qui ne se montre au naturaliste que dans l'état de fossile , dont si long-temps il a présumé l'espèce perdue, la corne d'Am- mon n'a donc pas cessé de vivre au fond des mers, et ces frêles plantes voyageuses portent donc journellement les nouvelles nées du le-

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vant au couchant , d'un liémisphcrc à l'au- tre? Campagnes de Nivernais , qui m'avez vu naître, sans cesse leurs déhris pétrifiés s'y sont offerts sous mes pas et sur vos surAices , et dans les plus profondes IbuiiJes , et dans les flancs déchirés des collines ! Il fut donc un temps ces lieux , que sillonne main- tenant la charrue, servaient de fondemens aux abîmes des rners ! Et vous, montagnes grani- teuses du Morvant, qui les bordez à l'est, alors peut-être vous étiez des écueils fameux par des naufrages ! Quelles longues vicissi- tudes ont fait disparaître ces mers , les ont transportées si loin ? Ce soleil lui-même qui les échauffait alors a perdu maintenant de ses feux. La corne d'Ammon , vivante , ne se montre plus que sur les plantes et les plages des tropiques. Quel autre Buffon oserait en- core soumettre à ses calculs les innombrables siècles qui se sont écoulés dans ces lentes ré- volutions ?

Ces mers, vers le déclin du jour, offrent au voyageur attentif d'autres merveilles. Le soleil , sur son penchant, paraît, pour se pré- cipiter dans l'Océan, se détacher véritable- ment de l'horizon : on croit voir iin immense lointain au-delà de son disque. Souvent aussi,

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amoncelant alors autour de lui d'épais nuages^ il semble entourer sa couche d'ombres mys- térieuses. Mais ses feux qui dardent au-delà , qui frangent d'or et d'argent les contours de ces noirâtres nues, qui s'échappent en jets lu- mineux à travers leurs crevasses , qui , se projetant sur une partie du ciel en longue traînée de pourpre et de rouge ardent, dé- cèlent la présence du dieu du jour.

Sous les tropiques, l'air plus dilaté, appelle avec plus de promptitude les vapeurs : elles s'v condensent promptement en nues épaisses qui, sous un soleil plus ardent, produisent ces admirables effets de lumière inconnus à nos contrées septentrionales. Souvent l'opacité des nuages est telle , qu'à midi on croit être dans les ténèbres ; et alors ces nues se dis- solvent, non en pluies, mais en torrens.

J'ai vu quelquefois, sur ces mers, durant le court crépuscule de ces latitudes , des nua- ges diversement colorés border tout Je con- tour de l'horizon ; leurs bases semblaient assises sur le cristal des eaux , et leurs som- mités, dessinées pittoresquement , semblaient avoir été alignées par de savantes mains. L'azur des cieux , arrondi en dôme au-dessus, donnait l'idée d'une immense coupole dont le

( =3) riche chapiteau était répété par le reflet des mers.

Le voyageur cependant qui n'a point en- core alteint la ligne du tropique est pour les marins un profane qui doit être purifié par des ablutions. On en fait les préparatifs avec mystère. Le pontife , le représentant du père Tropif/ ne ,da bonhomme Tropique ^yà- raît alors, du haut de la grande hune, afl^ublé d'une lons^ue robe, couronné de pampres tropicales , décoré d'une barbe vénérable. Il demande ce qu'il y a de nouveau ici bas. On l'instruit que des profanes vont souiller son empire, s'il ne se hâte de venir les puri- fier. Il descend aussitôt , se place sur un siège élevé : un nombreux cortège l'entoure pour exécuter ses ordres suprêmes. Le capitaine , les officiers paraissent eux-mêmes lui être soumis. On annonce les néophytes. Mais l'ar- gent, qui sur terre aplanit les routes du ciel et les couvre de fleurs , l'argent aussi étend sur la surface inhabitée des mers sa magiqiie puissance. A la vue de ce séduisant métal, le pontife du tropique s'émeut; sa voix retentis- sante faiblit ; son regard , ses traits , veulent paraître moins eflrayans, et le riche néophyte qui a payé largement, au lieu des abondantes

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ablutions de Teau épuratoire , n'en reçoit que quelques gouttes.

Cependant il faut au moins une victime qui, chargée des impuretés de tous , paie pouf tous. Cette victime expiatoire, néces- saire au salut de tous , est toujours le plus pauvre , que maintes et maintes libations éprouvent long-temps avant d'être purifié.

Le baptême du tropique remonte au pre- mier temps de la navigation sur ces mers. Les voyageurs historiens en parlent comme d'un usage ancien. Si l'origine de ces voyages se perdait dans l'obscurité des temps , de savans mythologistes n'auraient pas manqué de trou- ver dans ces cérémonies des rapports avec celles qui se pratiquaient, et dans l'Inde , et en Egypte, et dans la Grèce , et chez les Ro- mains.

"he pontife, le bonhomme Tropl(jue, aurait été sûrement pour eux Bacchiis , Oziris , Hercule , Neptune, etc. , que sais-je ? Mais ce qui est vrai , c'est que le génie de l'homme , borné sous tant de rapports, se ressemble et se copie , sans le savoir , à-peu-près comme un jeune animal imite tout ce que ses ancêtres ont fait , sans cependant l'avoir appris d'eux. Personnifier les abstractions de l'esprit est

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une chose si commode pour le savant et pour l'ignorant , pour le génie et pour l'esprit borné, qu'on ne doit pas s'élonner de retrou- ver chez toutes les nations , dans toutes les sociétés, et jusque dans la vie privée , le sys- tème des allégories. L'art de matérialiser les idées les rend plus faciles à arranger, à saisir et à retenir. L'Amour, sous la figure d'un en- fant, à la physionomie lutine , au bandeau sur les jeux, à l'arc à la main, au carquois plein de flèches, instruit bien plus vite et bien mieux que les récits des poètes, des roman- ciers et de savantes dissertations de moralistes. Avant de chercher si telles divinités ou telles allégories viennent de telles autres , je voudrais que toujours on examinât d'avance si la simi- litude des objets chez difFérens peuples ne leur a pas donné les mêmes idées , sans ce- pendant se communiquer ; si elle n'a pas fait naître ensuite des allégories approchantes : alors que de recherches immenses inutiles î que de faste d'érudition à ôter de nos biblio- thèques !

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CHAPITRE III.

^fripée à la Martinique. De la "ville de Saint - Pierre. Défauts des ailles des Colonies. Mœurs , usages. Commerce des gens de couleur.

IN ous vîmes terre le trente-lroisièrae jour de notre départ. Descourans rapides, déterminés par les intervalles que laissent entre elles les Antilles , nous avaient déjà averti de l'ap- proche de File de la Martinique. Vers le midi, cette île s'offrit à nous, à l'extrémité de l'ho- rizon , comme un nuage, mais plus opaque et plus constant dans sa forme. En approchant, la terre s'élevait et s'élargissait ; elle présen- tait l'aspect d'une montagne conique, dont les côtés, en s'abaissant, se festonnaient irré- gulièrement. Nous devions, selon l'usage des navigateurs, entrer dans le canal de la Do- minique , c'est-à-dire dans le détroit que forme le voisinage de ces deux îles; et alors ,

(V)

pour arriver à la villo de St.-Picrre, nous n'aurions eu qu'environ un tiers de lîle à côtoyer : mais le capitaine, qui n'était point assez sûr de lui , n'osa entrer vers la nuit dans ce canal, quoique les cartes et les officiers lui annonçassent qu'il n'y existait pas un seul liaut fond; que les vents, toujours réi^uliers , ne laissaient aucune crainte, et que la lune en son plein dût éclairer, sous un ciel pur, la nuit presque aussi bien qu'en plein jour. Des bordées qu'il fit courir jusqu'au malin déter- minèrent notre route par le côté opposé. Nous eûmes alors au moins les deux tiers de l'île à tourner: je n'en fus pas fâché, car nous serrâmes la terre de si près , que je pus facile- mentdistinguerlesobjetsàla simple vue. Nous reconnûmes le cap Ferré j nous doublâmes la pointe des Salines j nous nous approchâmes à moins d'un jet de pierre , du rocher le Diamant, qui s'élève au-dessus de la mer en pain de sucre mutilé. Nous pûmes distinguer l'étroit chenal formé entre lui et la terre, passent seulement des bateaux. Bientôt nous vîmes que la mer s'enfonçait profondément dans les terres , qu'elle y formait une spacieuse baie ; c'est ce qu'on appelait le cul-de-sac royal. Dans l'intérieur de cette baie , une

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langue de terre étroite, qui s'avance du nord au midi, resserre une seconde entrée, et la défend contre les vagues et les vents. Sur cette langue est construit le fort nommé Fort-Rojal y que nous distinguâmes faci- lement.

En continuant de côtoyer l'île, elle se mon- trait toujours escarpée de rochers sur lesquels sont entassées des montagnes à pic qui se perdent dans les nues. Toute la partie du sud que nous avons longée présentait ses hautes sommités dégarnies de bois, ses pentes rapides couvertes de végétaux d'un vert pâle. Cet aspect est sauvage et triste. Vers les deux heures après midi , nous nous trouvâmes par le travers de la ville de S t. -Pierre.

L'enfoncement de la mer^ évasé en anse de panier, ne forme, à proprement parler, ni port, ni rade, ni baie; ce n'est qu'une rad& foraine , ou un mouillage assez bon , tant que les vents ne viennent que de terre : modérés alors par l'élévation des montagnes , ces vents de terre soufflent presque toute l'année, excepté la saison des tempêtes, appelée saison de V hivernage, commençant vers juillet. On De peut donc, durant la bonne saison, appro- cher de la ville, qu'en louvoyant; et si l'entrée

(=9) «Je cette baie n'était ainsi évasée , elle serait alors inabordable. Le pied des mornes ou montagnes s'avance, pour ainsi dire, jusqu'au rivage, et ne laisse le long de la côte qu'une étroite lisière. C'est-là que se déploie la ville dans une étendue de plus d'une demi - lieue. On n'a pu établir parallèlement à la mer que deux à trois rues, encore une seule, la plus proche du rivage, est sur un terrain égal; les autres sont impraticables aux voitures, tant elles sont montueuses. Nos indolentes créoles les parcourent en chaises à porteur, ou, plus fastueusement, dans des hamacs que de ro- bustes esclaves portent sur leurs têtes. Les rues transversales, c'est-à-dire celles qui de la mer vont au pied des mornes, y sont néces- sairement courtes; elles finissent brusquement au pied de ces monts à pic. La ville paraît écrasée sous leurs masses effrayantes , et à mesure qu'on s'en approche, il faut pénible- ment élever la vue pour découvrir l'horizon. On croirait que ces hardies montagnes vont s'écrouler sur leurs toits; et véritablement on devrait le craindre , en apprenant que de fréquens tremblemens s'y font ressentir : ils annoncent les sulfureuses excavations de ces monts jadis volcanisés. Leurs flancs , hérissé*

(3o) de rochers inclinés vers le couchant, seraient autant de réverbères qui embraseraient la •ville, s'ils n'étaient çà et couverts de vé- gétaux et déchirés par de profondes ravines coulent et tombent en cascades, à travers des rochers noirâtres , des eaux qui , se dé- robant aux feux du soleil, y sont toujours fraîches. Les pluies passagères, mais impé- tueuses, les transforment, par momens , en torrens dévastateurs.

On a su profiter de ces eaux abondantes, pour les distribuer dans toutes les rues de la ville , elles coulent avec une rapidité vivi- fiante : sur ces sites inclinés, elles s'épurent et rafraîchissent l'air. Leur fraîcheur contribue sans doute principalement à entretenir ces brises qui journellement descendent des mornes, et courent à travers leurs gorges sinueuses pour se répandre aux environs. Sans ce concours de circonstances, le site de la ville de St.-Pierre , enfoncé au pied de ces hautes montagnes, ne serait pas habitable sous une latitude de 54 deg. ]>lus méridionale que Paris. L'air y est en effet tel, qu'on y supporte des habits de drap léger : ce vête- ment est même le plus sain, attendu que, rencontrant, selon la position des lieux ^ des

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côurans d'air plus vifs, on s'y trouve hors d'atteinte de ces transpirations supprimées, presque toujours mortelles sous les zùnes torrides.

Les rues de celle ville sont passablement alignées, assez larges pour nos climats tem- pérés , mais pas assez; sous un soleil brûlant. Je les voudrais si spacieuses, qu'elles pus- sent être bordées d'avenues d'arbres qui rafraîchiraient et assainiraient l'air. Leur ombre déroberait les maisons à ces chaleurs étouffantes naissent ces lièvres qui frap- pent à mort l'Européen , avant même qu'il s'en croie attaqué. Le pavé des rues ne brûle- rait pas au point de n'y pouvoir tenir les pieds en repos ; et le piéton étranger , que ses affaires obligent d'aller et de venir sans cesse , ne sentirait pas son sang s'allumer sous l'aplomb d'un soleil embrasant.

Aucune des nations européennes n'a , dans ses établissemens , fait attention à l'immense différence de ces climats d'avec celui de leurs métropoles; toutes ont dessiné et construit leurs villes sur les plans et les distributions de leurs habitudes particulières; toutes ont économisé parcimonieusement les largeurs des rues et des places, les distri-

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butions des maisons, de leurs cours et de leurs jardins, lors cependant qu'elles fon- daient ces établissemens au milieu des déserts, et sur d'inutiles terrains. La portion surtout des habitans commerçante et moins aisée s'y trouve chèrement entaissée comme dans nos villes populeuses. Aucun règlement n'a pré- vu à cette calamité , qui , depuis trois siècles , dévore des millions d'hommes si précieux pour l'agriculture, le commei^ce, les arts et la défense de leur pays.

Les maisons sont, en cette ville, bâties en pierre, élevées d'un ou de deux étages. On ne doit pas s'attendre à trouver les distribu- tions recherchées de l'Europe moderne , de ces boudoirs mystérieux, de ces petites pièces compliquées le riche, chez lui, à l'insu même de sa famille , dérobe ses plaisirs et ses soucis jusqu'à ses curieux valets, se rend in- visible au mérite nécessiteux, à la vertu per- sécutée , sans cesser d'en paraître le protec- teur. Là , du moins on dédaigne de se montrer autrement qu'on est ; le vicieux y paraît avec tous ses vices , et le cupide avare avec son inflexible dureté.

Les codons , tout entiers aux soins d'agran* dir leur fortune , ou à leurs sensuelles

jouissances ,

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jouissances, ne connaissent pas ces agréniens qui se lient aux plaisirs de l'esprit et aux cliarmcs de l'iniag-inalion. Leurs maisons à la canipag-nc, celles de la plupart des culti- vateurs^ et à la ville, celles des marchands , des artisans, souvent même des négocians, u'ofFrent, pour les boutiques, les magasins et les ateliers, que des espèces de celliers éclai- rés par des portes et des fenêtres à grossières lermetures. Leurs logemens particuliers sont des galetas , ou même des greniers , qu'en France la médiocrité aurait honte d'habiter. cependant se trouvent de ces hommes à fortunes opulentes , qui versent à pleines mains l'or parmi ces femmes lubriques, dans ces jeux ruineux , ou qui n^accumulent en hâte , que dans l'espoir de venir un jour étaler au milieu de nos capitales le luxe et la mol- lesse asiatique.

Les maisons de quelques riches, reculées sur les derrières de la ville, construites sur des sites plus aérés, sont un peu plus convenable- ment entendues. Le sallon de compagnie est ordinairement la pièce d'entrée; il tient lieu de vestibule pour communiquer dans les autres parties de la maison. Les esclaves y vont et viennent ; mais ces hommes ont des I. c

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yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre. Les décorations en sont simples. Le pavé, ordinairement de marbre, est ce qui m'a paru de plus riche. Les murs y sont seulement blancliis , quelquefois peints ou boisés, ou garnis de papiers. Des sièges en bois ou en paille , quelques tables couvertes de porcelaines , en forment à peu près tout le mobilier. Grâce au climat, point de ces massives cheminées enfoncées dans d'épais murs, comme pour en dérober la flamme pétillante qui réjouit tant la vue , et en dimi- nuer la chaleur, si nécessaire chez nous à l'homme en repos; et parconséquent, point de magots et de lourds bronzes pour les décorer. Les glaces y sont rares : ce ne sont le plus souvent que ces miroirs à larges cadres , qu'on ne voit plus chez nous que dans les demeures délaissées de nos obscurs ayeux.

Il faut de l'air; c'est le besoin renaissant de tous les momens de l'homme, surtout inactif. Tout, dans ces espèces de maisons, est ordi- nairement sacrifié pour l'obtenir : pièces grandes, percées de larges ouvertures, ga- leries, escaliers extérieurs pour rendre plus libre cette si nécessaire circulation de Fair, et défendre les appartemens de l'action du soleil ;

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ïes pièces particulières, toutes aussi simplos dans leurs ameublemens , n'offrent que quel- ques chaises, une table, une armoire, une légère couchette sans rideaux, mais embrassée, comme dans un sac carré, d'un mousticaire destiné à défendre des attaques des insectes volans. Ces mousticaires sont de tissu clair, comme linon, marlj , mousseline ou toile.

Si quelquefois le sallon est garni de portes vitrées, on n'en voit point aux autres pièces. On y connaît bien moins ces draperies riche- ment frangées , ces meubles somptueux se déroule le lampas aux brillantes couleurs, qu'étalent nos vaniteuses bourgeoises , moins pour s'j asseoir que pour les montrer.

Pour tableaux , on ne rencontre que des portraits de famille, de larges épaulettes et le ruban ponceau de chevalier tranchent surtout vivement. La plus grossière caricature attache bien plus les regards, que le plus moelleux de nos burins.

Dans le petit nombre de ces demeures particulières, l'homme aisé y jouit vraiment d'un air plus frais et plus salubre.

En France , la maison du riche ne se dis- lingue de celle de la fortune modique que par les inutilités du luxe, dont la vanité fait le

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( 36 ) prix bien plus que le besoin ; et sous de mo- destes toits , habitent plutôt le bonheur et la santé : mais dans les villes des colonies, le charme de respirer un air pur et libre, de Jouir d'une ombre fraîche, semble être le pri- vilège de l'opulence ; et le nécessiteux, obligé d'exister par son travail et son industrie , vit resserré , privé d'air, sous des toits embrasés. Tel est surtout le sort de l'Européen que l'infortune amène sous ces climats brûlans. C'est-là aussi la mort frappe sans cesse ses innombrables et précoces victimes. O vous dont le génie est de changer les destinées des nations , bientôt vous étendrez une main ré- paratrice sur ces malheurs nés de l'ignorance et de l'incurie !

Ce petit nombre de maisons consacrées aux fortunés riches, est encore loin de réunir les avantages qu'exigent ces climats et qu'of-- frent leurs sites. Point de jardins, quelques cours resserrées et mal tenues n'y sont pas rafraîchies par les ombrages de ces arbres d'une végétation si étonnamment rapide. Dans ces régions la nature prend des formes si pittoresques ; les végétaux se revêtent de feuillages si grands et si majestueux; des lianes si vivaces montent et redescendent

(57) des plus grands arbres, s'y enlacent en guir- landes, en épaisses draperies, en longues colonnes; , sous leur ombre, la terre aime tant à se tapisser de verdure, à s'émailler de fleurs ; partout le baume des plantes exhale de si suaves odeurs; toujours le printemps, l'été, l'automne, prodiguent à i'envi tous à-la-fois, sans se reposer, leurs plus riches dons : dans ces régions, l'homme , partout, presque partout se montre insen- sible aux merveilles , aux trésors inépui- sables de la riche nature. Le gain , l'or , de grossiers plaisirs , enivrent seuls toute son ame , ferment tout-à-fait son cœur à ces si douces et si aimables jouissances !

Plaines qu'entourent la capitale des Fran-^ çais ; rives qu'arrosent la Seine et la Marne tortueuses, vos habitans, à I'envi, vous pa- rent des plus rares végétaux des deux mondes ; rassemblent à grands frais , acclimatent, par im art savant, ceux qui naissent, et vers les glaces des pôles, et sous le cercle équinoxiale. Ils s'y complaisent sous ces longues avenues arrondies en berceaux, au milieu de ces mys- térieux bosquets serpentent d'ingénieux sentiers. Dans tes murs mêmes , Paris , le faste des arts , le torrent des plaisirs , les tra-

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vaux toujours actifs du pauvre ne sauraient affaiblir ce besoin , de Irais ombrages , des fleurs et des gazons : si l'habitant n'en a la realité, du moins il lui en faut l'image.

Oli! que j'aime à me rappeler ces quais po- puleux bordés d'arbustes et de fleurs écla- tantes , à côté de l'opulence la modeste ouvrière achète, des épargnes de ses si petits gains , ce pot de fleurs que sa gentille main •va soigner si afi^ectueusement, que ses regards vont sans cesse caresser; et ce bouquet, don de l'amitié ou de l'amour , ne sera pas par elle , comme dans les mains des olivâtres beautés de ces régions-ci, aussitôt impitoya- blement brisé. Long-temps ravivé par des eaux renouvelées, il va parer son humble che- minée , parfumer l'air qu'elle respire. Oui, dans ces lieux la nature reçoit tant d'hom- mages, de toutes parts des autels et des temples lui sont élevés, des prêtres et des prétresses ne cessent de lui sacrifier î dans ces lieux doit être placé le trône des nations j et si le génie s'apprête à les orner de trophées et d'arcs de triomphe à la gloire du héros qui commande, ils ne seront dignes de lui qu'en- tourés de festons , de guirlandes et de hauts arbres , sous leurs ombres vénérées, les

( •'50 ) races futures se rediront les prodiges qu'attes- teront ces monurnens !

Ce qui frappe singTilicrernerrt en arrivant à St.-Pierre, c'est celle multitude de nègres, de reiulatres , de quarterons , de métis de gé- nération , d'un sang mélangé de blanc et de noir. Le port , les places , les cabarets y les boutiques en sont occupés. Des quartiers en- tiers semblent exclusivement habités par eux. L'énorme disproportion de leur nombre avec celui des blancs remplirait d'eiFroi, si on ne savait qu'une force militaire est dans cette île, toujours plus que suffisante pour réprimer les plus audacieuses insurrections, quand son territoire , trop borné , peut encore être faci- lement circonvenu au-dehors par des secours extérieurs. Cependant la seule vue de ce genre de population graduellement croissante rap- pelle toujours , indépendamment des mal- heurs de St.-Domingue, à tout homme sensé, combien les Européens sont imprudens de faire multiplier des races qui , par leurs mœurs, leurs lois , leurs opinions , sont nécessaire- ment leurs ennemis; qu'une telle multiplica- tion dans des îles de l'étendue de St.-Domingue et de Cuba devient de plus en plus dange- reuse ; mais que , si elle a lieu sur le territoire

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immense du continent coupé par de si grands fleuves, par des marais , des lacs, des chaînes, de montagnes et d'immenses déserts , le mal alors deviendrait irréparable.

A la Martinique , ce sang- mêlé n'est point seulement employé aux travaux de l'agricul- ture ; dans les bourgs et les villes, et spécia- lement à Saint-Pierre , ils exercent tous les arts utiles , toutes les professions lucratives, soit comme esclaves , sous la dépendance de leurs maîtres , soit comme locataires qui leur rendent des comptes, soit aussi souvent pour leur propre compte , et plus souvent encore pOur eux-mêmes , comme libres et indépen- dans. Ils tiennent des ateliers et des boutiques de menuisiers , de tonneliers, de charpentiers , de forgerons , de tailleurs , de bijoutiers ; ils tiennent un grand nombre de cabarets, et embrassent diverses branches de commerce, celles de détail , surtout des comestibles , plus pénibles, si l'on veut, mais plus lucra- tives. Ils ont sur les blancs l'avantage inap- préciable de pouvoir toujours l'emporter par la concurrence. Plus simples dans leur habil- lement, plus accoutumés à être mal logés et à se priver des commodités européennes , vivant surtout beaucoup plus frugalement ,

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ils peuvent donc , avec de moindres gains , gagner beaucoup plus. Ainsi, il reste peu à faire pour les blancs qui n'ont pas de grands n'.> goces à entreprendre , ou des habitations agri- coles à régir.

Chaque jour cet état de choses deviendra moins favorable à ceux-ci, parce que les gens de couleur, multipliant progressivement davantage y embrassent de plus en |>ius ces différentes branches d'industrie. Les blancs eux-mêmes le favorisent par leurs haisous avec des femmes de couleur. Ils donnent; aux enfaus qu'ils ont d'elles des niétitTS , le seul héritage qu'ils leur laissent le plus souvent. L'européen peu aisé aura donc de plus en plus moins de ressources pour commencer de modiques entreprises ; ies gens de couleur deviendront donc pro- gressivement la portion des habitans la plus nombreuse , la plus active , la plus mdua-i trieuse, et ensuite la plus aisée : alors 'elie. sera en état de profiter des circonstances pour subjuger à son tour les blancs , et même iestiîc- terminer. Voilà l'inévitable issue , qui peu t.étra retardée, mais non détruite , à moins. que de nouveaux principes , de nouvelles uiœaç*., 4e; îiouveiles lois mûrement réfléchies , sag«iraeot[

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et circonspectement exécutées , iramènent dans les colonies un autre ordre de choses. Cette multitude d'esclaves qui inondent la Tille de Saint-Pierre , est pour l'Européen ar- rivant un spectacle bien étrange. Lents dans leurs travaux , pusillanimes dans leurs efforts , ils sont ardens dans leurs plaisirs. Un d'eux , du milieu de leurs groupes nombreux , se met- il à battre en mesure une calebasse, ou le moindre corps sonore , toute la troupe s'é- meut. C'est bien plus, quand un autre com- mence une danse : pressés autour de lui , le regard fixe , le col tendu , ils semblent retenir jusqu'à leurs haleines, tant ils sont attentifs à observer ses moindres mouvemens : toutes les passions, tous les transports qu'il paraît éprou- ver, se communiquent a tous ; on dirait qu'ils n'ont plus alors qu'une seule ame. Jamais nos plus célèbres danseurs ne font , dans leurs plus grands succès , éprouver des impressions aussi profondes, aussi soutenues, aussi gé- nérales. L'art de ceux - ci consistant , il est vrai, dans les seules évolutions rapides de leurs jambes si mobiles, sacrifiant tout pour ces sémillans entrechats _, pour ces volubiles pirouettes, pour ces hauts sauts répétés, ne peut aloi's s'harmoniser avec les grâces du

(43 ) corps , avec l'expression du geste et le lan- gage (Je la physionomie ; ainsi , l'attention des spectateurs, entraînée de surprise en surprise, par ces tours de légèreté et de souplesse, n'est plus susceptible de s'arrêter à ce qui peut émouvoir.

Mais dans la danse du sauvage africain , l'action des jambes, toujours subordonnée à celle du corps et de la physionomie , ne sau- rait opérer de refroidissantes diversions ; elles agissent assez pour aider l'expression princi- pale, mais jamais pour la détruire ou pour l'affaiblir. Je le demande, qui des deux peu- ples est ici le plus barbare?

On s'étonne de rencontrer sus ses pas ces femmes de couleur noire ou basanées, près- que toujours vêtues avec l'air de Faisance , et souvent avec luxe. De riches madras coiffent leur tête; de fines toiles , des indiennes , des gingas, des mousselines de prix, sont employés pour leurs chemises, relevées par des brode- ries, pour leurs jupes traînantes, ou leurs robes encore plus longues. Leurs doigts , leurs bras, leurs cols, leurs oreilUes sont ornés de bijoux d'or : ce qui est est encore plus singulier > c'est que la femme esclave est souvent aussi somptueusement parée que la femme libre. Si

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cet air d'aisance et de faste , tant éloigné de la simplicité de nos laborieux paysans, était au travail et à l'industrie , ce serait un ravissant spectacle qui annoncerait la prospé- rité et la félicité de ces contrées. Mais non> il n'est que le produit de la débauche. Des jeunes gens se perdent , des chefs de famille se ruinent pour subvenir à des dépenses d'au- tant plus désastreuses , que ces prodigues et vénales créatures ne sont avides de choses don t elles ne soupçonnent pas le prix, que pour les dissiper avec encore plus de prodigalité.

L'amour, oui l'amour est dans l'homme la plus noble passion , quand ce qui peut l'en- flammer ne doit être que le prix des talens , de la sagesse et de la vertu. Mais quand, pour se rapprocher de l'objet de ses feux , il lui faut se ravaler à l'abjection d'une malheureuse esclave, incapable de senlimens affectueux, d'idées morales , de notions sociales ; qui ne connaît pas de milieu entre la crainte et la licence ; l'homme alors est descendu au dernier degré de dégradation ,• et Tétat qui nourrit dans sein beaucoup de pareils hommes est lui- même dégradé. De-là , dans les colonies, des vices et des crimes encore inouis dans les régions de l'ancien monde les plus dépra-

( 45 ) vées : le père y voit avec indifférence sa propre fille se prostituer ; il lui sait même gré du grand nombre de ses amans passagers; il en devient au besoin le confident. Faut-il dire que, dans mon court séjour à cette colonie, j'en ai vu des exemples? Souvent le père laisse dans les fers de l'esclavage ceux des enfans qu'il a eus de ces liaisons dégradantes : sou- vent encore il les vend; et ces exemples sont si fréquens^ que le remords ne vient pas l'en punir.

Sensibles Européens, vous vous apitoyez sur l'infortuné Joseph vendu par ses frères ! et à vos côtés , peut-être , est un de ces hommes coupables d'un crime pareil , et plus atroce! Les lois de la nature , ces lois si saintes , qui rattachent tous les êtres à leurs semblables, qui surtout inspirent à la paternité une si tendre sollicitude, ont donc ici perdu leurs traces sacrées ! l'esclavage qui souille la terre de crimes si affreux est-il donc fait pour la nature humaine !

Les navires ne sauraient s'approcher, près du rivage , faute de fond ; presque partout ils sont obligés de mouiller au loin. Cet incon- vénient rend plus dispendieux les chargemens et les déchargemens ; mais il donne à la ville

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plus d'air, plus de vue et plus d'agrément. Ce grand nombre de navires reculés sur plu- sieurs lignes laisse un intervalle toujours couvert d'embarcadaires , de chaloupes , de pirogues , de canots qui sans cesse vont et viennent et se croisent. Ce tableau mouvant, ces lignes de navires sur une belle mer , ce rivage plane , d'où s'élève une ville florissante; derrière elle ces si hautes montagnes dont le sommet de l'une est presque toujours cou- ronné de nues , forme un spectacle des plus variés et des plus attrayans. L'air plus frais qu'on respire sur celte plage caillouteuse ^ viennent expirer les flots écumans de la mer, feraient de ces lieux une promenade dé- licieuse , si des arbres , amis des eaux , les om- brageaient , et s'ils n'étaient le dépôt de toutes les immondices de la ville que les vagues re- jettent sans cesse sur ces bords impurs , comme pour accuser les habitans de leur coupable pro- fanation : on ne sait poser le pied, on n'y respire qu'un air infect; les regards ne ren- contrent que des objets dégoûlans ; il faut s'é- loigner avec chagrin des lieux qui devraient être, pour la promenade et les alFaires, au matin et au déclin du jour, le rendez-vous de tous les âges et de tous les étals. Ainsi,

U^l )

les maisons voisines, les plus agréables cl les plus saluhres, sans cela , résident ordinai- rement les étrangers^ sont les plus incom- modes et les plus mal-saines.

L'emplacement de la ville a d'abord été dé- terminé au nord , par la l'orteresse , ouvrage de peu de conséquence , mais dans une situa- tion élevée et salubre; commandant en face à la mer, et sur le flanc , protégée par une petite rivière dont le lit profond et semé de rochers forme une défense naturelle. Les pre- miers habitans s'établirent dans le voisinage de cette forteresse, et la ville semblait devoir continuer à se prolonger au nord, le site est plus élevé, plus aéré, et par conséquent plus sain : mais l'accès des navires y eût été plus difficile et plus éloigné, par le peu de pro- fondeur de la mer; et d'ailleurs, dans ces premiers temps, le pouvoir étendu et redou- table des gouvernemens , cette hautaine ma- rine royale qui aimait tant à ravaler la ma- rine marchande, nourricière du commerce, déterminèrent les commercans à s'éloigner et à s'établir vers le sud ; situation cependant si étouflee , qu'on croit passer sous un autre climat, et dangereuse par cette raison.

Dans les mois de juillet, d'août et de sep-

( 48 ) tembre, les vents de la partie du sud , souf- flant avec impétuosité, amènent des orages toujours renaissans, des chaleurs insoutena- bles ; les maladies mortelles se multi- plient ; les végétaux eux-mêmes paraissent soulFrans ; dans celte saison des tempêtes , nommées justement temps de V hivernage y les vents impétueux de mer , roulant les flots vers la rive, tourmentent les vaisseaux et sou- vent les avarient ou les jettent sur la côte : pour lors, ils quittent ce mouillage ouvert de St. -Pierre , pour aller chercher un asile dans le port resserré et abrité du Forl-Rojal. On se demandera , sans doute , pourquoi la rade et le port enfoncés du Fort-Rojal , si sûrs contre les plus violens ouragans et contre les surprises de l'ennemi, placés d'ailleurs au centre de l'île, près d'un site plus découvert, plus spacieux, une grande ville pourrait s'accroître sans être obligée de resserrer ses rues et ses places, d^entasser ses édifices , jouirait en même temps au-dehors des agré- mens de la campagne et des commodités de la vie; on se demandera, dis-je, pourquoi Saint-Pierre, avec tant do désavantages sur le Fort-Pvojal, est resté la ville de commerce? Les mêmes raisons qui, à Saint-Pierre, ont

éloigné

('iy)

éloigné les commcrçans du voisinage de la Ibrteresse, les éloignaient encore plus puis- samment du Fort-Rojal , et leur faisaient pré- férer des dangers éventuels et passagers au malheur toujours constant d'être sous la main du pouvoir arbitraire , environné d'agens si disposés à étendre encore l'abiis de l'autorité. Le commerce, semblable à ces grands arbres, ne saurait prospérer que dans un air libre. Le Fort-Roval, capitale de l'ile , séjour des gouverneurs, des états- majors, de la force militaire, de la marine rojale , était, ma!<T^ré ses avantages, tellement redouté des négo- cians , que le gouvernement , voulant en faire le siège principal du commerce, fut obligé d'accorder des lettres de noblesse aux pre- miers négocians qui viendraient s'y établir. Ces distinctions honorifiques pour lesquelles les français d'alors, surtout, avaient tant de prédilection , ne purent les fi^ier au Fort- Pioyal seulement pendant les trois mois de l'hivernage : il fallut des exemples de sévérité ; on alla jusqu'à couler à fond ceux des vais- seaux qui refusaient d'obéir. Les preuves que les avantages d'une heureuse situation, que des 7'îimunités , des distinctions, et même des réglemens les plus sages, ne sauraient

I. D

( ^'O ) compenser les abus irréparables du pouvoir absolu , se retrouvent partout sur les vastes régions du nouveau monde. Ses plus belles contrées,, les plus favorisées de la nature, sont restées sous la main desséchante du gouverne- ment arbitraire des solitudes incultes, tandis que plusieurs autres de ses régions , enfoncées dans d'immenses déserts , éloignées des com- munications, sous un Apre climat, sur un sol pénible à cultiver, ont, sous l'empire d'une sage liberté, enfanté miraculeusement de po- puleuses générations et d'immenses richesses.

(G. )

CHAPITRE IV.

Fort-Rojal. Des marais. De Fart de les assainir j fondé sur la nature j plus sûr et moins dispendieux. Eni^irojis du Fort- Roj-al. Mangles. Crabes. Bourg du La- mantin, et autres parties de V île. Histoire naturelle.

J_jA ville du Fort-Royal au vent de Saint- Pierre , à sept lieues sud-est de celle-ci, est située sur le rivage de la rade, entre le Fort- Royal et la rivière de l'Hôpital. Son terrain plat et bas est formé des débris des mornes qui le commandent, et mêlé avec les alvusions de la mer qui le rendent plus élevé le long du rivage. Les derrières abaissés sont nojés de grands marais entretenus par les torrens qui descendent des mornes. La protection du fort détermina, comme à St.-Pierre, la position de cette ville. Le danger des marais, les éta- blissemens et les besoins du commerce rap-

D 2

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proclièrent davantage de la cote, et firent même prolonger des levées assez avant dans la mer.

Ces marais, sur les derrières de la ville ^ n'ont cessé d'être funestes à cette partie de l'île ; ils ont répandu des épidémies qui ont fait de ces lieux le tombeau des habitans et de nos troupes. En 1762, les Anglais, qui s'étaient emparés de cc^tte île , perdirent au Fort-Rojal plus de deux mille hommes. On a cherché à réparer ces calamités, en creu- sant un canal qui, traversant ces marais, se dégorge d'un côté dans le port, et de l'autre, à l'embouchure de la rivière de l'Hôpital. Ce canal isole la presqu'île de la terre; mais, trop étroit, il ne peut remplir qu'en partie le but qu'on s'était proposé; les maladies épidémi- ques ont diminué, et n'ont pas cessé.

L'art d'assainir les marais , si simple et si peu dispendieux, est encore inconnu. Il se réduit à empêcher l'action du soleil sur les eaux stagnantes, à les ombrager d'arbres qui entre- tiennent leur fraîcheur , qui^ parleurs racines traçantes , leur chevelu épais , leurs bois poreux, leur feuillage touffu, recréent sans cesse un air vital qui circule autour d'elles , couvre leur surface , les pénètre jusque dans

(5.1 ) leur intérieur, et jusque clans les porcs de ce", terres limoneuses. Celte vérité, dont j'aurai des preuves muUijjJJées en parlantdela Louisiane, est restée jusqu'à ce moment inconnue; tandis cependant qu'elle se présente , pour ainsi-dire, d'elle-même sous diiïerenles Tormes. JN'est-ce pas dans la saison des chaleurs, que les marais sont dangereux? JN 'est-ce pas surtout quand il règne des vents chauds qui excitent la fer- mentation et accélèrent la pulrélaction ? Ne vojons-nous pas les eaux stagnantes, exposées aux ardeurs du soleil , se troubler, se couvrir de limon, exhaler une odeur putride, se charger de productions immondes ? et dans le même temps, ces mêmes eaux stagnantes, et qui sont abritées, conservent leur limpidité, ne se méphilisent pas, si le sol elles sont ne contient pas des qualités malfaisantes. Les vé- gétaux, par leurs pores, leurs cajiaux secrets, ri'ont-ils pas des correspondances depuis les racines les plus ténues jusqu'aux feuilles les plus éloignées, et n'établissent-ils pas une cir- culation salutaire , de la cime des arbres jusqu'au fond des eaux ? N'y portent-ils pas ces. huiles, ces sels, ces esprits vivifians? La chimie enfin, ne nous a-t-elle pas révélé que les vé- gétaux étaient les principaux fabricateurs de

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i'âir vital (i) ? Toutes ces choses maintenant si connues ne nous disent-elles pas ? Défendez vos marais et toutes vos eaux stag-nantes des effets de la chaleur solaire ; appelez autour d'elles, et jusque dans leur sein , ces végétaux épuratoires de l'air, agens des communica- tions souterraines avec l'atmosphère. Ne remarquez-vous pas, surtout parmi les amen- tacées , les nombreuses espèces de saules toutes si traçantes; celles des peupliers , mul- tipliant, pour ainsi dire, autant en exsudant toujours une substance gommeuse fortement aromatisée ? Ne la retrouvez-vous pas surtout en broyant légèrement dans vos doigts leurs tendres bourgeons, leurs feuilles naissantes, leurs jeunes écorces ? Diverses espèces d'aune n'ont-elles pas aussi des qualités fortement astringentes , et par conséquent antiputrides ? Ces lauriers et ces magnoliers , qui , dans les climats chauds, couvrent les eaux de leurs ombres, ne répandent -ils pas surtout leurs volatils aromates, par leurs fleurs, leurs fruits et leurs feuilles persistantes , et leurs écorces et leur bois, jusque dans l'état de dessiccation? Parmi les plantes inférieures , les nombreuses

(i) Voyez Chimie de M. Fourcroy.

( s-*; )

espèces de laùléts , qui, sous tous les climats, tracent dans les eaux dormantes, ne sont-elles pas, par leurs huiles évaporablcs , des moyens employés par la nature pour assainir les ma- rais ? Et CCS plantes mêmes qui nous appa- raissent sous les attributs de dangereux poi- sons , telles que les renonculacées et les vmbeUlJircs aquatiques, n'ont sur l'air que de salutaires elïets , par leurs émanations ex- trêmement atténuées. Une d'elles surtout, la ciguë y n'est-elle pas employée par la médecine comme un des plus puissans londans, resti- tuant au sang- sa fluidité virginale, et repous- sant hors des vaisseaux tout ce qu'ils peuvent contenir d'impur?

Ainsi les végétaux qui environnent les marais qui s'élèvent à leur suriacc, doivent être protégés avec une religieuse surveillance. Leur profanation est toujours punie par mille fléaux , par des épizoolies , des pestes qui at- taquent les hommes et les animaux, et qui se propagent de générations en générations.

C'est pour avoir porté sur eux la hache sacrilège; c'est pour les avoir abandonnés à la dent encore plus meurtrière des herbivores, que des contrées entières sont devenues des déserts, ou n'ont plus offert que des génd-

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rations d'hommes et d'animaux frêles et dii- générées.

Ainsi se sont dépeuplées d'hommes et d'a- nimaux les antiques régions des bords du Gange, de l'Indus , du Nil. Marais Pontins , TOUS en êtes, près de Rome, le trop véridique témoignage î Et sous le climat plus tempéré de l'industrieuse France , il n'est presque pas un seul de ses cantons des marais décou- verts ne répandent autour d'eux, dans la saison des chaleurs, des miasmes morbiferes.

Ces dispendieuses tentatives pour leurs desséchemens , faites sans respect pour les végétaux qui les couvrent, les rendent encore plus meurtriers , et il faut qu'ils dévorent îong-temps ceux qui les comblent ou les dessèchent , avant qu'ils puissent épargner les races futures.

Mais au lieu de ces entreprises longues dans l'exécution , onéreuses aux peuples, pres- que toujours délaissées, et alors rendant ces marais plus contagieux, qu'on se borne sim- plement à multiplier à peu de frais les es- pèces d'arbres, d'arbrisseaux et d'herbacées que la nature leur destine , qu'à cet effet elle a rendus si traçantes , si vivaces et si touffues. Les moites fraîcheurs, les émanations salu-

( -'37 ) taires de ces plantes épureront les lieux cir- convoisins , deviendront encore utiles par l'iuimense produit de leur bois nécessaire au chauffage et aux arts. Leurs dépôts accumulés , les épaisses Aapeurs qu'ils appellent et cju'ils fixent , les propres eaux de ces marais trans- muées en substances solides par leurs filtra- tions chimiques dans les canaux compliqués de ces végétaux ( i ) , élevant graduellement ces sites enfoncés , hâteront leurs desséchemens naturels ; tandis que des canaux creusés par la main des hommes, sujets à s'obstruer et à s'encombrer, ramènent sur ces lieux dessé- chés lacticement des stagnations d'eaux de plus en plus dangereuses. Entraînant d'ailleurs ces dépôts limoneux , ils creusent ces marais, et les empêchent de se combler.

(i) Nous devons, de nos jours, à la chimie la raémo- l'able découverte que l'eau n'est point un élément primitif simple; qu'une portion du fluide- aqueux se condense en subslance solide. Celte expérience, avouée de tous les savans, mène à prouver que la nature opère encore plus efficacement ce que l'homme fait avec ses grossiers instrumens. Les principaux agens de la nature sont les ve'gélaux ; leurs difFe'renles races, comme autant de laboratoires divers, opèrent des décompositions et des recompositions sur le fluide aqueux, si variées et avec des propriétés si différentes; que l'homme ne pourra

( 58 } Enfin , si la nature des lieux , si de pressons besoins exigent impérieusement ces desséche- mens, au moins , en les exécutant , n'abattez que successivement les végétaux qui les cou- vent ; ne les détruisez qu'à proportion que vos travaux avancent, et gardez-vous de livrer, sans nécessité, à l'action solaire, ces terres détrempées, mélangées de substances si op- posées, dont l'active fermentation est toujours funeste .'Ménagez avec le même soin ces om- bres conservatrices pour les hommes que vous employez à ces périlleux travaux. La chaleut, en méphitisantîes exhalaisons qu'ds respirent, raréfie en même- temps leur sang, et le raréfie a un tel degré, que la circulation en devient extrêmement pénible, et la tension des mus- cles, pendant le travail, comprimant encore les vaisseaux , ajoute en même temps aux

jamais les imiter ni même les connaître toutes j et ce qui est surtout remarquable, c'est que des arbres élevés dans des caisses, dont on avait pesé la lerre qu'elles contenaient, se sont trouvés, après plusieurs années, avoir acquis un poids considérable , indépendamment de leurs feuilles , sans que la lerre ils avaient végété eût perdu de son poids. L'eau qui les avait nourris n^avait pu avoir contenu assez do particules terreuses pour suffire journellement à leur accroissement , io- dépeadanimexit de leurs émanations consiidérables.

(59) obstacles de cette circulation , dans les ins- tans même elle a plus besoin d'être libre. De-là ces épouvantables maladies connues, dans les restions chaudes et humides , sous les noms de peste , de maladie de Siam , de fiei^re jaune , etc. ; toutes, comme je le prouverai ailleurs, avec plus de développemens^ ayant leur siège dans le sang, qui se corrompt parce défaut de circulation, et non dans leshumeurs , n'agissent jamais ici que secondairement.

A travers ces mines souterraines et pro- fondes, où vivent des hommes , leurs fa- milles se perpétuent, des villages se pro- pagent , l'atmosphère resserrée s'j recharge cependant continuellement, par de nouvelles fouilles, des poisons les plus subtils qu'en- fante la nature; des vapeurs antimoniales et arsenicales s'y combinent avec les substances mercurielles, cuivrées, uitreuses, etc.; et sur terre, l'air se renouvelle avec tant de faci- lité , des hommes sont dévorés en quelques mois^ en quelques jours même, vers ces mu- rais soumis à l'action du soleil. Faut - il d'autres preuves que la chaleur , plus que l'évaporation des terre s , est le véritable prin- cipe de cette destruction ; que le seul moyeu de la prévenir, est de protéger les marais et

( 6o ) les hommes par les ombres mystérieuses clés végétaux? Vérité si simple et si naturelle, méconnue moins par le défaut de lumières , que par l'inattention , et que je n'ai moi-même saisie que pour Tavoir trouvée écrite partout en caractères énergiques , sur la surface de la marécageuse Louisiane. Oh ! si ma voix est assez puissante pour être entendue de ma patrie, que de lieux dangereusement décou- verts vont se couronner de salubres végé- taux ! que de nouvelles richesses vont croître dans son sein et dans ses colonies ! que de générations vont prospérer siéraient les maladies et la mort !

Les mornes , qui s'élèvent derrière la ville du Fort-Royal, sont plus reculés qu'à Saint- Pierre , moins élevés et plus onduleux. Ce site paraît prendre la physionomie de nos sites ao-restes de France. L'éloianement et la découpure des mornes laisse alors plus de liberté aux vents frais de se répandre sur la plaine , et ils rendraient le séjour de la ville plus sain, si l'assainissement des marais, la coupe des rues et leur largeur avaient été mieux entendus.

Le Fort-Royal occupe une langue étroite de terre, composée d'une roche tendre qui

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s'avance clans la baie, du nord au sud. Celle pointe est opposée à une autre pointe moins longue, appelée Vlsle aux Moines : toutes les deux forment l'entrée de la baie. Des batteries de l'une et de l'autre établissent un feu croisé, défendent l'entrée de la rade , protègent la baie , couvrent la ville et le port.

Celte langue de terre qu'occupe le Fort- Royal est tellement resserrée du coté de l;i terre, qu'elle n'a pas plus de dix-huit à vingt toisesdelarge; et dans toute sa longueur, elle s'élève de quinze à dix-huit toises au-dessus de la mer. Le derrière , marécageux comme la partie de la ville , est séparé de la terre par le prolongement du canal de la ville , destiné à verser les eaux stagnantes dans le port.

Le morne Garnier est le plus haut de tous , et le plus escarpé. C'est sur son sommet qu'on a établi le Fort-Bourbon, dont les trois fronts protègent la ville en face , et sur les côtes , le port et la rivière de l'Hôpital. Sans la possession de ce fort^ l'ennemi se rendrait inutilement maître du port de la ville et de l'embouchure de la rivière ; il y serait fou- droyé par l'artUlerie dominante de ce fort.

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Les batteries des forts inférieurs , plus hori- zontales , défendent plus particulièrement la baie et le port , même l'approche du Fort- Bourbon : ainsi elles protègent ce fort , qui à son tour les protège. Le Fort-Rojal , bien ap- provisionné, peut se défendre long-temps, et être extrêmement meurtrier pour les assié- géans. Le père Labat, arrivé en 1696, dans cette colonie , il résida long-temps , en qualité de curé, et il remplit les fonc- tions d'officier de génie , quoique étrangères à ses fonctions pastorales , donne dans ses Voyages (1) une relation du siège que cette place soutint contre les Hollandais en 1695. Son issue extraordinaire prouve quelle part le hasard a parfois dans le sort des armes. Son influence cependant est toujours due au dé- faut de discipline.

« Quand l'amiral de Hollande, KuiUer^ vint attaquer la Martinique en 1674 ? cette motte de terre , qu'on appelait déjà le Fort-Rojal , n'avait pour toute fortification qu'un double rang de palissades qui fermait cette petite langue de terre par le bas , avec un autre rang sur la hauteur , et deux batteries à bar-

(1) Tome ï, chap. 8.

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bette, une sur la pointe pour défendre l'en- trée du'port. qu'on appelle carénage , et l'autre du côté de la rade. Le terrain est à présent la ville , était un marais plein do roseaux; il y avait seulement quelques mau- vaises cases ou maisons de roseaux sur le bord de la mer , qui servaient de magasins pour serrer les marchandises , quand les vais- seaux étaient dans le carénage pendant la saison des ourasrans.

j> Ces magasins étaient remplis de vin et d'eau-de-vie, quand Ruitter fit descendre des troupes sous la conduite du comte de Sti- rura. Les soldats ne trouvant aucune résis- tance à la descente, se mirent à piller les magasins, oi^i, trouvant des liqueurs qui leur étaient si agréables , ils en burent de telle manière, qu'ils n'étaient plus en état de se tenir sur les pieds lorsque le commandant les voulut mener à l'assaut.

M Par bonheur, il y avait dans le carénage une flûte de Saint-Malo , de vingt - deux pièces de canons , et un vaisseau de roi, de quarante - quatre , qui était commandé par M. le marquis à'Amhîlmont y qui a suc- cédé à M. de Blenac , au gouvernement gé- néral des îles. Ces deux vaisseaux firent un si

( 64) terrible feu de leur canon chargé à cartou- ches, sur ces ivrognes,, qui tombaient à chaque pas qu'ils voulaient faire pour aller à l'assaut, qu'ils en tuèrent plus de neuf cents. Le feu des vaisseaux ayant été secondé par celui que faisaient les habitans qui défendaient les palissades, obligea enfin l'officier qui suc- céda au comte de Stirum, qui avait été tué, de faire battre la retraite et de faire un épau- lement avec des barriques qu'il trouva sous sa main , pour mettre à couvert le reste de son inonde, et lui donna le temps de se désen- ivrer.

» Ruitter, qui vint à terre sur le soir , après avoir passé toute la journée à canonner ce rocher, fut étonné de voir plus de quinze cents de ses gens morts ou blessés : il résolut de quitter cette funeste entreprise , et de faire embarquer le reste de ses hommes pendant la nuit.

M Dans ce même temps , M. de Saint-Mar- the , qui était gouverneur de l'île sous M. de Baas, qui était général, assembla son conseil, et résolut d'abandonner le fort après avoir enlevé le canon , attendu que celui des en- nemis ayant brisé la plupart des palissades , et abattu une grande partie des retranche-

mens.

, ( B5 ) mens. Il était à craindre que les habitansne fussent l'orcés, si les ennemis venaient à l'assaut quand ils auraientcuvé leur vin. Cette résolu tion ne put être exécutée avec tant de silence, que les Hollandais n'entendissent le bruit qui se faisait dans le fort, soit en enclouant le canon, soit en transportant les munitions et autres choses dans les canots, par le moyen desquels on devait passer de l'autre côté du port. Ils prirent ce bruit pour le prélude d^une sortie qui leur aurait été funeste dans l'état ils se trouvaient ; une partie s'étant déjà rembarquée; de sorte que l'épouvante se mit parmi eux. Ils s'empressèrent de s'em- barquer, et le firent avec tant de précipita- tion et de désordre, qu'ils abandonnèrent leurs blessés , tous les attirails mis à terre , et une partie de leurs armes ; pendant c[ue les Français, épouvantés aussi par le bruit qu'ils entendaient, et qu'ils prenaient pour la mar- che des ennemis qui venaient à l'assaut , se pressaient d'jine manière extraordinaire pour s'embarquer dans leurs canots ,* de sorte que celte terreur panique fît fuir les assiégés et les assiégeans, chacun de leur côté, et laissa le fort en la possession d'un suisse , qui , s'é- tant enivré le soir , dormit tranquillement, et I- fi

(66) n'entendit rien de tout ce tintamarre. Il fut fort étonné quand, à son réveil sur les dix heures du matin , il se vit possesseur de la forte- resse , sans amis et sans ennemis.

" M. le marquis d'Amblimont n'étant pas averti de celte double retraite , recommença à faire jouer son canon dès le point du jour. Mais ne voyant personne sur le fort , et n'y entendant aucun bruit , non plus que dans le camp des ennemis, dont les roseaux lui cachaient la vue , il fit mettre à terre un ser- gent et quelques soldats pour savoir des nou- velles. Ce sergent ne trouva que des morts , ■des blessés , et quelques ivrognes qui dor- maient dans les magasins. Il en avertit aussi- tôt son capitaine , qui envoya un officier et des soldats reprendre possession du fort. On rappela ensuite le gouverneur et les habitans, et on commença , dès la même année , une partie des travaux que l'on voit encore à pré- sent, qui consistent principalement en des batteries , partie en barbette, et partie à mer- lane , qui environnent toute la pointe et .qui battent- sur la rade, sur la passe et sur la baie '-.

En doublant la pointe du Fort- Royal, et en avançant au fond de la rade , on trouve

(67) à gauche une espèce de canal qui mène au bourg- nommé le Larntntln. Celte espèce de canal, long- d'environ une lieue^ paraît avoir été percé dans une furet de mangles, qui, le bordant de chaque côté, forment, par leurs tiges lisses, cendrées et serrées', par leurs feuilles touffues, glacées et d'un vert foncé, un rideau charmant, qu'on dirait avoir été taillé au ciseau. L'ombre et la fraîcheur de ces lieux silencieux , les contours du canal à tra- vers cette sombre forêt élevée sur la surface des eaux, font naître des idées romantiques, et inspirent une certaine mélancolie.

Le mangle , en effet , a un caractère diffé- rent des autres végétaux ; il croît sur les ri- vages marécageux de la mer sous la zone torride , principalement à l'embouchure des rivières , ne s'élève guère à plus de vingt- cinq pieds , et dans son diamètre n'a pas plus de quinze pouces. Son tronc , droit et cylindri- que , se charge d'un grand nombre de bran- ches longues , souples et pendantes. Celles du bas du tronc, plus nombreuses, retombant d'abord dans les eaux , s'y changent en ra- cines , qui s'étendent et se croisent avec celles des troncs voisins. Ainsi croisées et entre- lacées, elles forment à la surface des eaux

E 2

(68) un espèce de plancher sur lequel on marche avec sécurité , et non commodément , les branches du sommet s'alongeant aussi extrê- mement, se recourbent en arc jusqu'au niveau des eaux pour y prendre racine , et former de proche en proche de nouveaux troncs. Il suffit d'un seul arbre pour créer bientôt une épaissse forêt de toute l'étendue que le com- portent les eaux dormantes, ou du moins peu animées. La nature, qui déploie tant d'activité dans ces eaux croupies , ne se contente pas de les encombrer hâtivement par ces longues et fortes racines , par les couches de ces "feuilles renaissantes sans cesse, par les dé- bris des troncs de si longue durée dans les eaux; elle y appelle encore des légions innom- brables de crustacées , de coquillages et de reptiles. J'j ai vu des crabes en si grande quan- tité , qu'on pouvait les ramasser à pleins pa- niers (i). Les huîtres se multiplient aussi ra-

(i) A Saint-Domingue, dans les commencemens de J 'établissement de Jérémie, le sol , moins soigné et plus couvert , était plus humide , et couvert, près de la mer, de mangles, les crabes y multipliaient avec une profusion incroyable. « Aux prcaiières pluies du prin- temps, dit M> Moreau de Saint-Méry , description d*

(69) pidement que les racines, et les couvrent d'un bout à l'autre. La consommation prodigieuse qu'en faisaient les Caraïbes, et ensuite les co-

la partie françai fie de Sainl-Domingiie , t. 2 ; p. 80 1 , ils qulllenl leurs rivages, pour regagner les terres j c'est alors que des milliards de ces animaux: se répaodcjit. notaniniennWr toute l'anse de Jërémie et clans la vllle^ Lorsque celle-ci n'avait encore que peu d'habitans , c'était un soin pénible que de défendre l'entrée des maisons à ces nouveaux hôtes. Malgré des précautions sans nombre, ils y pénétraient; on en avait partout jusque dans son lit ; l'extérieur des murs ou des mai- sons en était tapissé, les toits en étaient couverts, les rues jonchées. Ils formaient quelquefois un las de plu- sieurs pieds d'épaisseur, en se meltaiiL les uns sur les autres. C'était une espèce de mur mobile et animé, armé de tenailles qui menaçaient de toutes parts »

Le 12 mars 1774, le juge de police rendit une or- donnance, oii je lis ce préambule.

u Sur ce qui nous a été remontré par le procureur du roi de ce siège , que la situation de cette ville expose ses hahitans à souffrir beaucoup d* incommodités delà quan- tité innombrable de crabes qui ont coutume d'y passer pour se rendre au bord de la mer, que la nécessité se trouvent les habitans de les tuer pour s'en garantir , et leur empêcher l'entrée de leur maison , pourrait donner lieu à des maladies dangereuses , par mau- vais air qui résulte nécessairement de la putréfac- tion ; etc. »... En conséquence^ le juge ordonne :

(7o) Ions, n*ont pu diminuer sensiblement leurs produits. Ainsi , bientôt ces amas de végétaux et d'animaux , se consolidant entre eux , élè- vent de solides terres , qui vont résister aux chocs des flots , arrêter leurs empiétemens , et se couvrir, à leur surface, de terres végétales, pour produire de nouvelles plantes et nourrir d'autres animaux.

Arrivé au bourg du Lamentin , on j re- connaît, au teint plombé de ses habitans, les effets des miasmes des marais. Les mangles abattus dans ses environs , sousprétexte d'aérer le pays , et des desséchemens imparfaits , lais- sent à découvert des parties d'eaux stagnantes , qui se corrompent. L'exemple de celles qui, sous l'ombre, conservent leur pureté , n'ins- truit-il pas suffisamment que, pour prévenir cette contagion de l'air, il aurait fallu , d'après ce que j'ai déjà observé, toujours dessécher le terrain avant d'en abattre les arbres?

Le bourg > cependant, est situé sur un tertre dominant d'autres monticules qui l'environ- nent. Ce paysage très -boisé est agreste, sans être sauvage , et plait surtout dans ces lieux l'œil est fatigué de rencontrer à chaque pas des montagnes escarpées , déchirées , s'élevant sur d'afî'reux précipices.

(70 Les dimanches , on y tient une foire ou marché considérable. Un grand nombre de marchands des villes de Saint Pierrre et du Fort-Royal, de la Trinité , avec les marchands ambulans , le garnissent abondamment de toi- les, d'étoffes , de quincailleries, de bijouteries, et autres denrées à l'usage du pays. Les habi- tans cultivateurs s'y rendent de toutes parts pour assister à une courte messe , l'aire leurs emplettes et se voir : c'est le rendez-vous du canton pour les affaires et les plaisirs. On y rencontre surtout un grand nombre de nè- gres des habitations voisines, venus aussi, dans ce jour de liberté, pour leurs emplettes ou leur amusement. Ce qui est surtout remar- quable, c^est la courtoisie des marchands en- vers eux, lorsqu'ils se présentent pour ache- ter : ce n'est plus ce regard hautain , cette voix menaçante ; tous pleins de complaisances et de cajoleries, ils déploient et bouleversent leurs boutiques, selon la fantaisie du nègre malin, qui jouit secrètement de se faire servir par ces maîtres altiers, et souvent finit par promettre seulement de revenir une autre fois. Ainsi, l'espoir du plus chétif gain fait à l'ins- tant évanouir ces hautes distinctions que , selon le colon, la nature et l'intérêt public

(72 )

commandent aux lois. Que sera-ce donc lors- que, dans d'autres temps ^ les hommes de cou- leurs aurant acquis de grandes richesses , et qu'un grand nombre de blancs seront dans la pauvreté î

Ces nègres edeurs femmes sonttrès-éloignés du luxe qu'étalent ceux qu'on voit à Saint- Pierre. Il faut cependant convenir qu'ils sont tous proprement vêtus ; qu'on n'en voit point de couverts de ces haillons dégoûtans que trop souvent la misère , à face exténuée , offre dans les villes et dans les campagnes de l'Europe. Ce n'est point la faute de la liberté, mais des abus qu'on en fait. Comment l'es- clave pourraii-il présenter le spectacle dou- loureux d'une pareille misère? Les lieux qu*il habite ont encore beaucoup plus de denrées qu'il n'en saurait consommer, et celui qui peut être nu six jours de la semaine , peut moins difficilement avoir pour le septième une chemise blanche et un pantalon propre. Les momens que lui accorde la loi pour se re- poser et travailler à son compte, dans ces ré- gions où la main d'œuvre est si chère, seraient tien autrement productifs pour nos ouvriers européens.

Celte île, la plus considérable des Antilles

(73) françaises , le centre de leur commerce , est située par le quatorzième de^ré quarante- trois minutes de latitude au nord de l'cqua- Icur; sa longitude diifcre occidentalcmcnt de soixante - trois degrés dix-liuit minutes quarante-cincj secondes du méridien de l'ob- servatoire de Paris ; ce qui fait quatre heures treize minutes quinze secondes de différence. Cette île peut avoir soixante lieues de circuit , sur une longueur d'environ vingt-cinq ; sa lar- geur est inégale.

La Martinique, hérissée de montagnes ro- cheuses , prolonge , en s'abaissant , ses ramifica- tions irrégulières vers la mer, y forme des anses, des baies , des rades, que les colons nomment culs-de-sac , pouvant la plupart offrir d'assez bons ports , ou du moins des mouillages. Mais leur situation trop isolée , trop peu commu- nicative avec l'intcrieur , a empêché d'y faire des établissemens considérables; tel est surtout le cul-de-sac de la Trinité , formant un profond enfoncement couvert au sud- est par une longue pointe de plus de deux lieues. une autre pointe se dirigeant à l'est, dans une longueur d'environ quatre cents pas , resserre l'entrée de ce port , offre des moyens faciles de défense contre l'ennemi , tandis que les

(74) mornes qui Tentourent le protègent tellement contre les coups de vents , que, pendant la sai- son des ouragans, les vaisseaux y sont hors de tous dangers. Ce port offre encore l'avantage de se trouver beaucoup plus au vent, et d'a- bréger considérablement la route pour re- tourner en Europe. Mais , placé à une des ex- trémités de l'île, et d'un accès difficile pour l'intérieur, il n'est pas possible de profiter entièrement de ces avantages.

L'île de la Martinique n'est véritablement qu'un noyau de rocher volcanisé, mélangé des dépôts maritimes , fluviatiles , et du règne vé- gétal et animal. Ce mélange de substances si différentes y produit diverses espèces de terres , toutes très-végétales , et propres aux diverses productions de ces régions chaudes et hu- mides. Il s'en faut bien qu'on ait su tirer parti de la fécondité de ce sol , et qu'on le puisse même d'après les principes sur lesquels les Européens ont fondé leurs colonies.

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CHAPITRE V.

Causes pardculitres qui concourent à la prospérité de la Martinique. Renseigne- mens de commerce et d' industrie pour les Européens qui passent dans cette colonie.

Le prétendu molif de la chaleur du climat empêche les blancs de travaillera la terre : ce premier devoir de l'homme , cette base des mœurs, source des talens, des lumières, des richesses, est réservée aux esclaves noirs, ou races mêlées. Ainsi le plus fécond moyen de multiplier les blancs dans les colonies, de les y acclimater véritablement, et de conser- ver dans leurs mains toutes les richesses , leur est ôté ; il faut qu'ils se restreignent, con- curremment avec les gens de couleur, aux arts usuels , au commerce en gros et en détail, aux fonctions d'habitans propriétaires, ou d'économes. On a déjà vu combien la con~

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currence avec les gens de couleur leur est dés- avantageuse dans les arts usuels; elle ne le leur est pas moins, parles mêmes raisons , dans les différentes branches de commerce en détail.

Depuis long-temps des nègres des deux sexes , esclaves et libres parcouraient l'inté- rieur de l'île, pour vendre en détail auxha- bitans , des pacotilles particulières ( i ) , des restes de cargaisons de magasins. Ces espèces de marchands , connus sous le nom de col- porteurs, capables de braver les chaleurs du climat , de faire des marches journalières à pied et chargés de fardeaux considérables , à travers l'île montagneuse et coupée de rochers et de précipices ; vivant de peu , de maïs, de bananes, de cassave et de fruits du pays; habitués à être presque nus, se con- tentaient de peu de bénéfice , et le pou- vaient en effet. Ils vendaient au comptant , et accordaient même quelques délais. Ainsi ils se rendaient déplus en plus utiles aux liabitans cultivateurs, qui se procuraient par eux, et sans se dérani^er , les denrées nécessaires à

(i) Oa appelle paco/i//(?6' , des denrées chargée? sur des navires au compte des particuliers , et qui ne font pas partie de la cargaison de l'aimateur.

(77) leurs besoins ou à leur fantaisie, et à bien meilleur compte qu'ils ne les obtenaient de leurs commissionnaires, dont Tavidité ne se contentait pas des droits de commission , mais ajoutait encore aux prix des iacturcs. Cet état de choses tendait nécessairement à accélérer la prospérité de la colonie; car les habitans, qui n'auraient pas eu autant d'oc- casions de venir à la ville y dépenser au jeu et en frivolités ; qui auraient suivi plus assidûment les travaux de leurs habitations, et qui en même-temps auraient acheté des denrées à plus bas prix , auraient donc eu plus pour eux. Ce surplus aurait tourné en amélioration de leurs habitations, car cha- cun aime à améliorer la chose dont il s'oc- cupe principalement ; et on peut dire que c'est surtout la passion dominante des cultiva- teurs de tons les pays du monde. Plus de productions auraient augmenté les débouchés de la métropole ; en même-temps aussi , les commissionnaires , ayant à lutter contre une telle concurrence , auraient été obliçrés de revenir plus religieusement au taux des fac- tures , et peut-être même de baisser leurs droits de comnaission ; ce qui aurait encore amené de nouveaux bénéfices pour les ha-

( 78 ) bitans-cultivateurs. Mais l'intrigue , toujours puissante quand la vérité ne peut élever la voix, détruisit cette source naissante de pros- périté publique.

En 1772, les riches commissionnaires (1) parurent persuader au gouvernement que , pour l'intérêt de la colonie et celui de la mé- tropole , il fallait interdire ce genre de col- portage , etc. Le gouvernement l'interdit. On devine les puissantes considérations qui influencèrent ses agens. Ce qui est non moins remarquable , ce furent des écrivains qui pré- tendirent aussi prouver que ce genre de col- portage était nuisible au commerce , en ce

(i) Tel commissionnaire fera à Saint- Pierre six à sept cent mille livres argent de la colonie, de revenu annuel , et tous frais faits des dépenses exorbitantes do sa maison, il perçoit cinq pour cent de commission sur les sucres, cafés , etc. II a encore en sa faveur les déchets, les frais d'emmagasinage. Quant aux denrées européennes , d'intelligence avec quelque autre com- missionnaire , il règle les taux, de la place ; et les ha- bita as , toujours arriérés avec eux, qu'ils provoquent par ces crédits ouverts à augmenter leurs dépenses , n'osent pas faire de réclamations : il leur faut souvent recevoir ce dont ils ont peu de besoin , pour obtenir ce dont ils ne sauraient se passer

(79) que c'était un tiers entre le vendeur et l'a- cheteur , inutile et nuisible à l'un et à l'autre : idée née c!e l'ignorance , ou plus sûrement de la séduction.

Ce succès des commissionaires sur les coi- porteurs laissa dans le cœur des habitans- cultivateurs, un profond ressentiment; ils ne virent , dans leurs commissionnaires , que d'avides monopoleurs qui aspiraient à l'exclu- sion du commerce , pour les pressurer plus impitoyablement. Et en effet , depuis cette époque surtout, les commissionnaires sont, par leurs créances grossies , presque les seuls propriétaires des richesses de la colo- nie , et les habitans n'ont été , pour ainsi dire, que leurs gérans. Mais ceux-là ont failli payer chèrement leurs richesses usu- raires. A l'époque de la révolution , un grand nombre d'habitans des plus endettés avaient, assure-t-on , formé l'épouvantable projet d'in- cendier la ville de Saint-Pierre, pour con- sumer par les flammes les titres de leurs énormes créances.

Il serait sans doute digne d'un observateur staticien de soumettre aux calculs les effets nuisibles d'une loi protectrice du monopole qui a pesé long-temps sur cette colonie. Ces

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fortunes gigantesques des commissionnaires , qui n'ont pu se faire qu'aux dépens des pro- priétaires de la métropole , et surtout des cultivateurs des colonies , puisque ces com- missionnaires ne son|; que des intermédiaires qui ne produisent rien, le cultivateur, étant, dans la vérité, le seul producteur, ces fortunes sont donc, sous ce rapport, nuisibles à l'intérêt de l'état. Mais quels moyens coactifs à opposer à leurs progrès ? Le seul remède est dans la concurrence , et par conséquent , dans l'ex- tension de la liberté du commerce.

Plus les agens de la circulation se mul- tiplient, plus la concurrence et l'activité aug- mentent; c'est ce qui tourne toujours à l'avan- tage du producteur, dont les intérêts doivent marcher avant tout ; auquel les autres doi- vent toujours être subordonnés, parce qu'ils sont faits pour lui : il peut, à la rigueur, se passer d'eux, mais eux jamais ne sauraient se passer de lui ( i ).

(i) On dira que les agens du commerce n'étant que des intei'médiaires , leur trop grande multiplication devient plus à charge au commerce, et par conséquent nuisible aux producteurs. Je réponds que toujours la concurrence les oblige de restreindre leurs bénéfices ,

Ce

^ ( 8l )

Ce commerce de colportage, resté aux seuls blancs , ne saurait leur être aussi lucratiC , par la différence des proportions de leurs avances, de leurs dépenses; ne pouvant, comme les noirs, vivre si frugalement , porter leurs marchandises eux-mêmes, il leur faut des chevaux ou des mulets, et même des nègres pour les aider à charger et décharger sans cesse leurs bêtes de somme , à voyager à travers ces lieux âpres les chaleurs excessives ra- lentissent continuellement leur course , les exposent à des maladies graves; et le grand nombre des Européens nouvellement arrivés , qui se livrent à ce genre de commerce, y périt.

L'état de marchand domicilié est , pour les blancs , moins pénible , mais il est plus hasar- deux. La cherté des loyers dans les villes et bourgs , à Saint-Pierre surtout ; la plus grande chèreté encore des vivres et de tout ce qui est

et par conséquent de se rendre moins onéreux au coni- jnerce; et que, lorsque de trop petits bénéfices ne sau- raient plus suffire à leurs besoins , il leur faut alors abandonner la profession commerçante pour se jeter dans celle des producteurs , qui ne saurait jamais être trop nombreuse.

(83 )

liécessaire à l'entretien, forme un courant de dépenses énormes. Une boutique avec quelque galetas de chambres ou de greniers coûte de vingt-cinq à cinquante piastres par mois (i) ; et de chétifs bœufs dégoûtans à la vue par leur maigreur coûtent vingt-cinq sous la livre. La tortue 5 dont on fait d'assez bon bouillon , se vend au marché , ordinairement cinquante sous la livre ; les légumes sont proportion- nément aussi chers ; le poisson commun l'est moins , mais on n'en trouve que par momens au marché. Les familles aisées ont un nègre qu'elles envoient au loin. Le vin commun coûte ordinairement vingt-cinq sous la bouteille : on paie par mois un domes- tique, de cinq à huit piastres. Les habille- mens , le blanchissage , forment encore un objet considérable. Il n'est pas extraordinaire à une famille qui, à Saint-Pierre, vit honnê- tement et avec de l'ordre, de dépenser annuel- lement dix à douze mille francs ; quelque ra-

(i) Dans les colonies les loyers sont toujours au mois ; les dépenses sont si prodigieuses , les opérations si rapides , le mobilier est d'ailleurs si léger , que les affaires elles circonstances favorisent le goût des dépla- cemens.

( 83) baissées que soient ces dépenses , il faut gag-ner beaucoup pour y suffire. Les branches les plus sûres du commerce de détail sont les comestibles, et dans ce genre, ce sont ceux qui se consomment le plus. Le marchand de vin , dont la boutique ne désemplit pas de de nègres , gagne beaucoup plus que la plus riche boutique de bijoux et de porcelaine. Des boucauts de morue puaote dont tous les nègres mangent , avec leurs ignames , leurs bananes, leur cassave, sont d'un débit plus prompt et plus lucratif que les plus belles soieries.

Ce genre de commerce n'est pas convenable pour ceux des Européens dont l'éducation a été un peu soignée : ce qui doit mieux leur convenir, est principalement celui des toiles, des étoffes , et de ce qu'on appelle plojans et marchandise sèche, moins pénible, moins minutieux , mais exigeant plus de fonds et courant plus de hasards. La variation des prix de toutes les denrées est , dans les co- lonies, très-considérable et journalière. Pen- dant quelque temps une denrée double et triple de sa valeur ordinaire, et subitement elle baise au-dessous même de ce qu'elle a coûté en Europe. J'ai vu vendre à la Marti-

F 2

( 84 ) nique des boisseaux de bijoux à peine le prix de For qu'ils contenaient; la main-d'œuvf e et lesornemens étaient perdus. J'ai vu tomber le vin à dix et huit piastres le baril, qui , peu de temps auparavant, en valait quarante. Une marchandise est-elle négligée par les arma- teurs, le prix augmente rapidement; quel- que navires en apportent-ils à-la-fois plus que les besoins de la colonie ne l'exigent , elle se vend aussitôt à perte. Il faut donc que le marchand détailliste soit en état de gar- der pour l'avenir ee qu'il ne peut vendre qu'à perte ; ou s'il veut perdre pour se remplacer plus avantageusement d'une autre manière , il faut alors qu'il puisse supporter ce déficit. Ainsi, ceux qui passent dans les colonies avec des pacotilles à leur compte , ont à craindre que les denrées dont ils ont fait choix ne soient dans ce cas de rabais; et comme ils sont pressés par leurs besoins , ils sont contrains de vendre à perte. C'est trop souvent ce qui arrive. Un des états de ce genre , que je présume le plus, sûr et le moins hasardeux, est celui de chapelier, parce qu'il est tout à-la-fois fabricant et marchand ; il achète des armateurs ces chapeaux non appa- reillés , et il les apprête. Cet article , d'un usage

( 85 ) conslanl, devient d'autant pins lucralif ponr le marchand, qu'il sait mieux, en les a[>- prêtant, saisir le goût de ses acheteurs. Les laïenees sont d'une consommation d'autant plus grande , que les nègres domeslirpjessont à cet égard encore bien moins altenlilsque nos domestiques européens. Les porcelaines y sont d'un médiocre débit , principalement par leur cherté ; on ne sait guère établir la différence d'un vase de porcelaine avec un vase de faïence : il en est de même des ver- reries, dont les plus communes sont confon- dues avec nos cristaux.

Les toiles , surtout celles qui conviennent au linge de corps, si elles sont fines, sont toujours d'une grande consommation , et par conséquent recherchées : leur prix baisse quelquefois , mais jamais considérablement ni long-temps. Le linge de corps est un des premiers besoins ; ou change sous ce climat plusieurs fois de chemise, dans la nuit et dans le jour. Ce vêtement est de parure aussi bien que de nécessité , et c'est dans les colo- nies, pour l'entretien, le plus grand objet de dépense. Les étoffes légères peuvent seules avoir , pour la parure des femmes , quelque débit. L'empire des modes bizarres fait quel-

( 86 ) quefois exception à celle règle, mais jamais gé- néralement ni long-temps. Les femmes vivant retirées dans leurs habitations , et celles même de la ville , ne se parent pas habituellement j le climat s'y oppose : des bains , de la fraî- cheur , du repos , voilà leur luxe.

La quincaillerie ne peut jamais être, dans les colonies, une branche lucrative ; l'air cor- rosif de ces climats altère et ronge bien vite les fers et les plus beaux aciers. D'ailleurs , la simplicité des ameublemens des maisons, l'in- différence pour tout ce qui tient aux beaux- arts, n'y fait pas estimer ce que la ferrure pourrait produire de fini et d'agréable dans ses formes.

L'orfèvrie est d'autant plus limitée , que les gens de couleur qui s'y livrent la font imparfaite si l'on veut, maison n'y regarde pas de si près, et à un prix tel que les blancs ne pourraient le faire. La bijouterie vient avec une telle profusion d'Europe , et d'ailleurs ne peut être encore, par le climat, d'un usage aussi diversifié que dans l'Ancien Monde.

Des jeunes gens dont l'écriture est belle , au fait de la tenue des livres, parviennent à se placer avantageusement dans les comptoirs des négocians; mais ces places sont rares

(«7 ) et ne s'obtiennent guère que par les pres- santes recommanda lions de leurs correspon- dans d'Europe.

Ce qu'il est plus facile d'obtenir pour ceux qui arrivent d'Europe, et ce qui ouvre une carrière plus sûre et plus avantageuse, c'est de se placer dans les habitations , pour parve- nir à devenir économe ou gérant. On y jouit de toutes les commodités de la vie ; on n'a de dépense pour son compte , que celle d'un entretien beaucoup moins considérable que dans les villes. Des économes gagnent annuel- lement jusqu'à dix ou douze mille francs; les gérans encore davantage. Avec une conduite soutenue, de l'assiduité dans lasurveillance des travaux, de l'intelligence dans la manière de les diriger, un jeune homme ne manque guère de se marier avantageusement , ou du moins de devenir propriétaire. Les habitations se vendant toujours à crédit . le prix s'en payant sur les produits , le vendeur, qui est presque toujours lui-même débiteur, ne craint pas de Liaiter , de la manière dont il a traité lui- même , avec celui qui a donné des preuves de sa capacité et de sa conduite.

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CHAPITRE VI.

Obserpaiions sur les diverses branches de Culture de cette île. Suites funestes d'a- i^oir dépouillé les montagnes de leurs bois. Du RoGou ^ de l'Indigo.

On sait que les principaux objets de culture sont à la Martinique : le café , la canne à sucre , le coton, le tabac, l'indig-o. Le café jouit, de- puis longtemps, dans le commerce, d'une pré- férence justement méritée ; c'est, après celui de risle-Bourbon, le plus estimé de nos colo- nies. Les terrains élevés _, rocailleux, volcani- sés on le récolte, produisent un grain plus petit, mais plus compacte, plus transparent, plus aromatisé que celui qu'on recueillait dans les grandes et fécondes plaines de Suint- Domingue. La canne à sucre, ce roseau que la nature destine à vég-éter dans les lieux frais et humides , se plait davantage sur les plaines substantielles et arrosées, que sur les pen-

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chans arides des coteaux; aussi le sucre des sites montueux de la Martinique n'est-il pas autant estimé que celui qu'on tirait de Saint- Domingue. Macouba a depuis long-temps rendu son nom célèbre par la qualité exquise de son tabac. Il suffit qu'une boîte ail été pé- nétrée de ses esprits pour en communiquer le parfum à d'autre tabac. La réputation de son coton est également méritée. La plante qui le produit aime les terres légères et aérées. L'indigo, qui veut des terrains frais et robustes, a éprouvé , encore plusc{ue dans les autres co- lonies, ces maladies de jaunisse qui font pé- rir des récoltes entières dans trois à quatre jours (i).

Les colons, ainsi que dans les autres co- lonies , occupés de leur intérêt individuel plus que du bien général, trop peu instruits.

(i) Voici ce que dit à ce sujet M. Moreau de Saint Mér j , relativement à Saint-Domingue :

« C'est dans celte parobse (Liburon) et auxïrols- Rols, que la mortalité de l'indigo bâtard a commencé eu 1776, et en 1778 elle est devcaue générale. On a vainement lechercbé la cause de ce cruel événement , qui s'opérait en trois jours. La plante levait , cx'oissait jusqu'à une certaine hauteur, etdusoir au lendemain,

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d'ailleurs pour savoir respecter les plants con- servateurs de la nature , ont, principalement au vent de celte île, dégarni les mornes des bois qui les couronnaient : ces bois arrêtaient les nues , aspiraient les vapeurs , entretenaient la fraîcheur et l'humidité sous leur ombre , alimentaient les sources qui jaillissaient des pieds de leurs mornes ; mais depuis que ces mornes ont été dépouillés de leurs utiles vé- gétaux , les vapeurs fécondantes ont cessé de s'y arrêter. Les pluies y sont devenues ex- trêmement rares ; ainsi ,^ la sécheresse et l'ari- dité des mornes a tari les sources de la fé- condité des plaines environnantes; les nues, retombant sous le vent, ne s'arrêtent plus que vers ces hauts pitons, voisins de Saint- Pierre , elles se dissolvent en pluies répé- tées^et abondantes.

Les mêmes abus ont opéré, dans diverses

la feuille se fanait, la tige se courbait et périssait. La racine paraissait brûlée m. Descripticn de la partie fran- çaise de Saint-Domingue , par M. Moreau de Saint- Méry , tom. 2 , pag. 755 et 758. La même chose arrive, comme on le verra , à la Louisiane , tlans toutes les terres qui ont, pendant quelque temps, produit con- sécutivement cette piaule.

( 9' ) parties de Saint-Doniing-ue, ces graves Consé- quenees (i); et les bois ont été si peu mé- nagés dans cette dernière île, que |)liisieurs cantons étaient rédnits, à l'époque de la ré- volution, à acheter des Anglo-Américains leur bois à brûler (2).

Ces destructions des forets , nuisibles par- tout, plus funestes encore dans les pays chauds, puisqu'elles influent davantage sur la santé des hommes et sur la fécondité des terres, de- vraient être prévenues sous tous les gouver- nemens, par des réglemens sages; et^ poui leur plus sûre conservation , être surveillées encore plus qu'en Europe par de vigilans fonc- tionnaires.

L'agriculture a fait quelques progrès à la Martinique, dans le courant de la révolution. La cherté du café et du sucre, résultant sur- tout des malheurs de Saint-Domingue, a pro- voqué l'industrie. Des terres épuisées ont été fumées^ chose extraordinaire dans le§ colo-

(1) Voy. Description lopographique, physique, civile, polilique et historique de la partie française de Saint- Domingue , par M. L. E Moreau de Saint-Méry. A Philadelphie, 1798.

(2) Voy. l'ouvrii^e cite' plus haut.

( 9-' ) nies. Je voyais fréquemment à Saint-Pierre une quarantaine d'esclaves porter d'un air morne, sur leurs têtes, de petits paniers de fumier, qu'ils venaient prendre au bord de la mer , pour se rendre à une habitation voisine. Quelle différence, me disais-je, de charge et de pas , d'avec nos Bourguignons grimpant leurs roides coteaux , courbés sous le poids de leurs hottes remplies d'une terre humide et compacte ! et d'avec nos robustes paysannes égayant encore leur course pénible par des chants villageois î sept à huit sols paient la journée vigilante de celles - ci , et quatre à cincj fois autant ne paieraient pas la ler.ie esclave , qui ne presse un peu ses pas que sous la douleur du fouet. Ces esclaves ne font donc pas produire à l'agriculture autant que nos paysans libres; delà, les denrées, fruits de leur travail, sont nécessairement plus chères. Il faut donc aussi que l'Européen les paie plus que si elles venaient de mains libres. Cette excessive cherté de main - d'œuvre fait qu'on néglige les détails de l'économie agricole, d'où se compose particulièrement la richesse des états. Les terres, moins soi- gnées, n'y produisent point , indépendamment des récoltes principales , cette grande abon-

( 9-'^ ) fiance de fruits, de k'^iiuics et d'animaux: si nécessaires au besoin de la vie ; et il n'est pas une seule habitation dans les colonies , qui, sous leurs climats ("econds , nourrissent autant d'hommes et d'animaux uùles (ju'ils pourraient le laire. On Ji'y connaît point sur- tout ces travaux préparatoires qui prévien- nent, et l'épuisement des sols, et les liéaux inévitables sur les plantes , que l'ignorance ou la paresse s'obstine à l'aire renaître sur les mêmes terres. Les maladies étonnantes dont j'ai parié, qui, dans trois jours , font jaunir et périr des récoltes entières d'indigo , communes dans toutes les colonies, aussi bien qu'à la Lousiane , n'ont pas d'autres causes. La multiplication effrayante des chenilles, qui, dans deux fois vingt- quatre heures , dé- vorent des centaines d'arpens de coton , et se propagent subitement sur des contrées entières , sont encore dues à la trop grande continuité des mêmes productions sur le même sol. Les fourmis, cjui font languir et jau- nir ces champs de vieilles cannes , qui éten- dent leurs ravages au loin , poursuivent le colon jusque sous son toit, j dévorent jus- qu'à ses enfans j ces fourmis ne se propagent ainsi que sur les lieux la terre depuis trop

( 94 ) îong-temps n'a pas été remuée, les plantes épuisées et malades les excitent à s'en nour- rir, comme les viandes corrompues appellent les vers.

Les vergers de cacao , qu'on a vu ^ à la Martinique , se détruire subitement , et pa- reillement dans diverses autres îles, et aussi dans le continent , sur les bords de l'Oré- noque, le jésuite espagnol Guimilla, prê- cbait que c'était en punition de ne pas payer la dîme ; ces destructions subites du cacao- tier venaient aussi de ce quela terre, épuisée par le fruit huileux et substantiel de cet ar- bre, ne pouvait continuer à l'alimenter.

Les Européens trouvèrent dans les colonies de l'Amérique l'arbre connu sous le nom de rocou y bixa orellana j rocoii teignant , et nommé par les Espagnols, achiote y dont on tire de dessus la pellicule une teinture rouge foncé , employée dans les arts pour le petit teint. Cet arbre , d'une grandeur moyenne , poussant de son pied plusieurs tiges droites , rameuses , couvertes d'une écorce mince , unie , brune, portant des feuilles alternes , grandes , éparses, cordiformes, pointues , lisses , pé- tiolées , ayant en dessous plusieurs nervures roussâtres; imitant celles du tilleul, mais plus

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allongées ; cet arbre , dis-je], est rangé par les botanistes dans l'ordre des tilliacées.

Les sauvages de l'Amérique , des îles , aussi bien que ceux du continent , faisaient déjà usage de la teinture du rocou , mêlée avec l'huile de carapac , ou palma Christl : ils s'en frottent le corps ; c'est la parure qu'ils re- cherchent le plus ; en leur couvrant la peau , elle empêche que le soleil et les ven ts ne la ger- cent, et surtout les garantit des incommodes piqûres des moustiques, dont ils sont obsédés dans leurs chasses et dans leurs cabanes peu aérées. Ils se servaient aussi et se servent en- core de son écorce lisse et flexible pour en faire des cordes , de ses bourgeons pour as- saisonner leurs mets. Plusieurs d'eux don- nent quelques soins à cet arbre si utile ', ils en ombragent le devant de leurs cabanes , le contour de leurs jardins ou plantations. Cet arbre, comme presque toutes les autres plan- tes , produit annuellement deux récoltes. L'u- sage dans les arts de cette teinture rouge, cpii sert aussi à teindre en bleu , jaune-vert, et en diverses autres couleurs , a excité les pre- miers colons à en faire un des principaux objets de leur culture.

C'est par la macération dans l'eau qu'ils

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recueillent sa substance rousfe et colorante.

Les colons se livrèrent en même temps à la culture de l'indigo, encore plus lucrative , mais plus pénible , et, comme on l'a vu, plus hasardeuse. L'indigotier est de la famille des papillonacées. L'espèce nommée indigotier franc est un arbuste d'un peu plus de deux pieds, dont la tige est droite , rameuse, blan- châtre; les feuilles sont ailées , à neuf ou onze folioles ovales d'un vert plus pâle en-dessous. Ses fleurs axillaires, en grappes courtes , sont rougeâtres. Le calice est ouvert et a cinq dents; les gousses sont oblongues, linéaires , presque cjlindriques,arquées et poljspermes.

L'espèce nommée indigotier bâtard , qui paraît être la même que l'indigotier marron ou l'indigotier de Guatimal, n'a pas ses gousses arquées , et s'élève à six ou sept pieds.

L'indigo, cette teinture précieuse par sa beauté et sa solidité , qui sert de base à un grand nombre de couleurs, est une fécule qui se trouve disséminée dans de petits réser- voirs sur toute la plante , mais plus dans ses feuilles. On parvient à l'extraire en faisant macérer et fermenter dans de grandes cuves toute la plante , que l'on coupe avant qu'elle soit en maturité. On emploie ordinairement

à

(97 ) à cet effet trois cuves de l'orme carrée , j>lâ^ cées comme en gradins , de manière que la liqueur de la plus haute puisse tomber dans la seconde, et celle de la seconde dans la troisième. Ces trois cuves sont successivement plus petites; la première, nommée le irein- puir , est destinée à mettre tremper la plante dans l'eau elle s'échauffe , fermente et pourrit. Dans cet état de fermentation et de dissolution l'eau se charge de la fécule bleue que contenait la plan le. A l'aide de robinets, on fait tomber cette eau dans la seconde cuve, nommée la batterie, on la bat effec- tivement avec des seaux , percés , attachés à Un balancier, jusqu'à ce que les particules bleues se rapprochant s'agglomèrent en grains et se précipitent au fond de la cuve. Pour accélérer cette opération, on se sert, à la Loui- siane de substances mucilagineuses, et l'on y emploie particulièrement une malvacée de l'espèce des sidas dont la Jige se forme en jobs arbustes. Cette opération est dans la fabrique de l'indigo , des plus importantes. Si le fabricant ne la prolonge pas assez, toutes les particules de l'indigo , qui ne sont pas encore agglomérées restent suspendues dans

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( ) l'eau , sont par conséquent perdues ; et si on la prolonge trop, l'indigo se dissout de nou- veau , et ce qui est en dissolution est alors aussi perdu. On reconnaît que l'opération est à son vrai degré de perfection , quand , en prenant dans une tasse d'argent de cette eau, on voit la fécule se précipiter au fond.

Alors on cesse de battre ; l'eau tranquille laisse la fécule se précipiter au fond de la cuve_, elle forme une matière épaisse et boueuse. Dans cet état, on tire d'abord l'eau par des robinets supérieurs , puis par les robinets inférieurs ; on fait tomber toute la fécule dans la troisième cuve, appelée le re- posoir ou le diablotin. on laisse encore l'indigo se rasseoir; ensuite on le met dans des sachets de toile d'environ dix-huit pouces, ou on le pend à l'ombre pour qu'il achève de s'égoulter. Ensuite on l'étend, dans des caissons de trois à quatre pieds de long sur deux pieds de large, et d'environ trois pouces de profondeur : c'est dans cet état que l'in- digo passe dans le commerce.

S'il est mal fabriqué ou falsifié , il est noi- râtre , terré , pesant. Lorsque la plante est trop battue dans le trempoir , les feuilles et

C 99) î'écorce se décomposent, se mêlent et se lient avec l'indigo , et ajoutent ainsi à son poids. La mauvaise Ibi a fait imaginer d'y mêler de l'ardoise pilëe , des cendres et de la terre. Avec de l'attention, on découvre aisément ces fraudes , surtout en le cassant.

On reconnaît qu'il n'est point mélangé , qu'il est d'une bonne qualité , lorsqu'il sur- nage sur l'eau , lorsque sa couleur est bleu foncé tirant sur le violet brillant. Au lieu d'être terne, en le cassant, il paraît intérieure- ment d'un brillant plus vif, il semble miné- ralisé.

Si on le met dans l'eau , il se dissout en- tièrement , il ne fait point de dépôt. En le faisant brûler, il se consume aussi tout-à-fait sans laisser de résidu , ce qui n'arrive pas à celui qui est mélangé. Le père Labat, qui dans son voyao^e , est entré à ce sujet dans de grands détails , oii l'Encyclopédie et divers autres ouvrages ont puisé, dit que, de son temps, en 1694, l'indigo se vendait aux îles trois livres dix sols à quatre francs la livre, et qu'il l'avait vu encore à meilleur marché : il ajoute que, quand même il ne se vendrait que quarante sols , il y aurait encore pour

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rhabitant un profit très-considérable , attendu que ce genre de fabrique exige beaucoup moins d'attirail et de dépenses qu'une sucrerie ; et lorsque j e suis parti de la Louisiane, en 1 806 , il valait dix francs la livre.

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CHAPITRE VII.

Du Tabac. Histoire de sa Cidture et de ses Succès. Causes qui Font rendu si universellement usuel. De son Influence pour 710S Colonies y pour notre Corn- merce , notre Marine. Malheurs incal- culables d'en avoir établi et laissé pen- dant un siècle la Vente exclusn^e.

LiE tabac est la production qui a le plus contribué à multiplier les établissemens des colonies et à les faire prospérer. Le tabac, mis en ferme sous le règne de Louis xiv , et par conséquent cessant alors d'être commer- cial , a privé nos colonies de ses principaux moyens de richesses et de population : de-là notre marine s'est affaiblie et est tombée ; nos manufactures ont perdu leurs plus grands moyens <le débouchés ; nous sommes devenus, à l'égard du tabac, tributaires des étrangers, tandis qu'ils l'auraient été de nous ; et enfin

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nos colonies ont plusieurs fois été envahies par l'ennemi , ce qui n'aurait pas été ; et Saint-Domingue , la superbe Saint- Domin- g-ue , serait maintenan t populeuse , riche , puis- sante , seule suffirait aux besoins de la France pour les denrées coloniales et pour les échan- ges , et ne serait pas aujourd'hui un affreux désert couvert de ruines et teint de toutes parts du sang de ses colons.

Que de douloureuses réflexions sur les maux qu'a faits à la France cet édit fiscal qui, pendant cent ans, a rendu le tabac un objet purement financier! Ah! Louis xiv, que n'as-tu écouté la voixdu petit nombre d'hommes de bien qui ont osé dire la vérité ! tes vic- toires, tes arts ont-ils balancé tant de maux? J'entre dans ces grands détails ; puis-je trop m'étendre sur la cause qui a ouvert cette fatale boîte de Pandore , et sur les moyens de la re- fermer pour jamais ? '.

Le tabac estparmi lessolanées unedes plan- tes ammoniacales , acres, caustiques, narcoti- ques , vénéneuses que produit cette famille redoutable par ses poisons si divers. Cepen- dant les différentes préparations que l'homme a su donner au tabac, lesdivers usages auxquels il l'emploie /en ont fait pour lui un objet

( '03) (Inutilité et d'agrément. Il n'est donc rien dans la nature d'absolument mauvais pour riiomme ; il n'y a donc aucune production qui ne soit digne de son admiration ; je ne dis pas assez : de sa reconnaissance ! Connu seulement depuis la découverte de l'Amérique, le tabac paraît être venu de Tabaco, province du Mexique. Il passa d'Espagne en Portugal , d'oii l'ambassadeur de France à cette cour, nommé Nicoi y l'apporta en France, en i56o. La plante du tabac prit son nom latin de cet ambassadeur; on ne la désigne pas autrement en cette langue, que nicoiiana. Le pèreLabat dit qu'elle fut une pomme de discorde qui alluma une guerre très-vive entre les savans, les ignorans , les femmes, prirent une part non moins active. Les médecins surtout se distinguèrent dans cette querelle \ ils se di- visèrent sur sa nature, ses vertus et ses pro- priétés , sur la manière d'en faire usage : s'ap- pujant, les uns d'Hippocrate , les autres de Galien ; les uns le faisaient froid, les autres chaud , ceux-ci le tempéraient parMes dro- gues réfrigérantes; les autres corrigeaient sa froideur avec des aromates ; tous avaient des recettes particulières pour le combiner , le préparer et en prescrire l'usage selon l'âge.

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les forces et le tempérament. Tel le devait prendre à jeun ; un autre ne devait s'en servir qu'après avoir mangé ; celui-ci ne devait en user que le soir, cet autre dans le jour.

Dans ces multitudes de préparations, il opé- rait les cures les plus merveilleuses , la charlatanerie , aidée de l'imag-ination exaltée des malades, avait comme on juge la princi- pale part, et on se taisait sur les victimes qu'il faisait.

L'enthousiasme alla si loin, qu'on fut sur le point d'abandonner tous les autres médica- mens, pour ne plus se servir que du tabac. Ainsi nous avons vu, de nos jours, des sels, des poudres, des pilules prendre tour- à- tour fa- veur , puis être laissés pour le mesmérisme , et ensuite le galvanisme. Les hommes se res^ semblent donc toujours dans leurs faiblesses et dans leurs erreurs ! Ne nous lassons cepen- dant pas de les leur rappeler ; si on ne sau- rait prévenir tout le mal , du moins on le diminue.

La chimie s'en empara avec empressement. On en tira, dit Pomet (i) , par le moyen

(i) Histoire générale des drogues , première partie^ cap, XV, pag. 160, imprimé en i6g4.

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la distillation et du phJegme de vitriol, une liqueur qui est ibrt vomitive et propre pour guérir les dartres el la gale , en s'en Crotlant légèrement. Mis dans une cornue , on en relire une l)uile noire et puante qui a à-peu- près les mêmes qualités. On tire aussi du tabac un sel qui est Tort sudorifique, pris depuis quatre grains jusqu'à dix dans une liqueur convenable.

Pris en poudre, il guérissait les rhumatis- mes , les fluxions sur les yeux , les maux de tête ; il corrigeait Fâcreté des Immeurs, ren- dait au sang sa fluidité, rétablissait sa circu- lation , était un infaillible slernutatoire pour rappeler à la vie ceux qui étaient frappés d'apoplexie ou tombés en léthargie. Il était également efflcace pour les femmes dans les douleurs de l'enfantement , contre les vapeurs, la mélancolie , les passions hystériques : il chassait le mauvais air et était le meilleur préservatif contre toutes les maladies con- tagieuses , et même la peste : il fortifiait la mémoire , fécondait l'imagination , rendait les savans plus dispos à se livrer aux études les plus abstraites.

Le tabac mâché opérait bien d'autres mer- veilles. Il ôtait le sentiment de la soif et de

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la faim , il empêchait la diminution des forces^ conservait la santé, entretenait l'embonpoint. On prétendait que, d'après des expériences, une demi-once avait suffi pour soutenir des soldats pendant ving-t-quatre heures sans rien prendre, en suivant ce régime pendant des se- maines entières. En outre, il purgeait la bile, guérissait les maux de dents, etc. Sa simple vapeur opérait des effets aussi admirables contre les fièvres, les rhumatismes, l'hydro- pisie , etc.

Avec tant de propriétés, sa réputation s'é- tendit rapidement chez tous les peuples con- nus , civilisés , barbares , sauvages. Son usage s'établiten Allemagne, en Hongrie, en Pologne, dans toutle nord jusqu'en Moscovie, parmi les Tartares , en Turquie, en Grèce, en Afrique. Il fallut que les souverains arrêtassent par des réglemens sévères cet épidémique en- thousiasme.

Le Gzar en défendit l'entrée dans ses états , sous peine du fouet , d'avoir la seconde fois le nez coupé, et la troisième d'être con- damné à mort.

L'empereur des Turcs et celui des Perses ordonnèrent aussi la peine de mort.

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Le pontife des Chrétiens, le pape Ur- bain VIII , d'accord en cela avec les vrais Croyans , prononça par une bulle l'excouimu- nication , ipso facto , contre tous ceux qui prendraient du tabac dans les églises. Clé- ment XI en restreignit dans la suite la défense à Téglise de Saint-Pierre de Rome.

Les princes chrétiens, plus tolérans , mais plus attentifs à grossir leurs fiscs, se conten- tèrent de soumettre l'entrée de cette denrée à des droits exorbitans, qu'ils accrurent à me- sure que l'habitude en fit un besoin plus im- pératif.

Les nations qui constamment , depuis cette époque, ont conservé et étendu l'usage du tabac , sont - elles proportionnément plus pauvres que celles qui l'ont interdit? La pau- vreté paresseuse est ton jours pauvre -. avec la plus parcimonieuse économie : le travail n'aug- mente nos besoins de dépenses qu'en agran- dissant nos moyens d'y satisfaire; il attache eu même temps les hommes aux hommes , les nations aux nations : il y a plus de mul- tiplicité de travail , il y a plus de multiplicité de liens sociaux. Ainsi, dans un état, la dimi- nution des mains travaillantes serait la dimi- nution des liens de sociabilité.

( io8) On se demande quelle cause a pu propager le tabac si subitement, aussi bien parmi les nations ignorantes que parmi les policées ; aussi vite parmi celles qui ne lisent pas de livres , qui ne connaissent pas de journaux , que parmi celles qui en font leur principal moyen de communication ; et comment, de- puis deux siècles et demi , la passion dii tabac s'est fortifiée à le prendre et en ]X)udre et en fumée , et à le mâcher. Ce tabac cependant n'offre rien que de dégoûtant , de repoussant à la vue , à l'odorat, et au goût principale- ment. Voici, ce me semble, ce qu'on peut répondre : l'homme , dans tous les pays, celui surtout qui est le plus rapproché de la na- ture se nourrit généralement d'alimens doux, comme de farineux , de viande et de poissons rôtis ou grillés. Ces alimens uniformes pro- duisent en lui un relâchement et une détona- tion qui dérangent son économie animale , nuisent aux sécrétions, opèrent des engorge- mens^ lui font éprouver un mal -aise conti- nuel, le jettent dans l'abattement et l'affais- sement , source de cette mélancolie , de celte indolence, de cette passion pour l'inaction, qu'on retrouve dans tous les pays et sous tous les climats oia les hommes vivent ainsi

( 109 ) d'alimens doux(i), s'abreuvent d'eaux d'au-* tant plus relâchantes , qu'elles sont plus Au- viatiles.

L'homme, quoi qu'en disent des moralistes , n'est point pour cette uniformité d'ali- mens : étant tout-à-la- fois herbivore, fructi- vore, Carnivore, il est, par la nature , appelé à

(i)La pituite, dit le chevalier de Jaucourt, article En- cyclopédie , est produite : i ." par des alimens muqueux , glutineux , farineux , qui n'ont point élé assez divisés, par le défaut de soporacité dans les humeurs , et la faiblesse des fonctions vitales; 2.° par la mucosité de» premières voies ; S.** parcelles qui sont gélatineuses, mucilagineuses , albumineuses, et par la graisse elle- même dont le caractère a dégénéré par le défaut d'exer-»

cice du corps, etc Retenue trop long-temps , elle

est acrimonieuse , devient calarrheuse , et ensuite ac- quiert une concrescibilité vitreuse , gypseuse , et de- vient écrouelleuse. . . Elle diminue la cii-culalion , en- gendre des tumeurs , produit la lassitude , le ralentis- sement du pouls , la laxlté, la faiblesse, etc.

« Il faut contre elle faire usage d'alimens fermentes et assaisonnés ; habiter des lieux secs, exposés au so- leil, élevés et sablonneux ; exercer son corps par de fré- quentes promenades à pied , à cheval , en voitures rudes, et se faire des frictions. Il convient de faire usage de remèdes échauffans , aromatiques , stimulans, excitans , résineux , soporacés, alkalins, fixes et volatils »,

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mettre plus Je variété dans ses alimens qu'au- cune autre espèce d'animal. Et la nature, cette mère commune, ne prescrit - elle pas cette variété d'alimens aux herbivores mêmes, qui paraissent devoir se nourrir plus uniformé- ment ? N'a-t-elle pas répandu sur la surface des prairies, au milieu des nombreuses es- pèces de graminées sucrées , les chicorées amè- res , les crucifères , les renouées , les patiences , les labiées acidulées, astringentes , stimulantes, détersives ou aromatisées? N'a-t-elle pas sur- tout placé près des eaux les cochléaria, les cressons acres et antiputrides , et ces nom- breuses espèces de persicaires, de renoncu- lacées, encore plus acres et plus éminemment détersives ? L'herbivore , par un instinct que lui suggère la nature, en donnant la préfé- rence aux plantes douces et sucrées, ne pâ- ture-t-il pas aussi , mais avec réserve , celles-là, et ne corrige-t-il pas , par de sages mélan- ges, leurs mauvais effets respectifs? Ainsi l'homme qui se nourrit trop uniformément d'alimens adoucissans est excité par ses ap- pétits à désirer des stimulans : de-là cette pro- pension universelle pour, le sel , le piment , les herbes acides , les fruits acerbes , les vi- naigres, les liqueurs fermentées etspiritueu-

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ses; propension d'autant plus forte dans les hommes , qu'ils sont plus privés de ces stimu- ïans.

Parmi nous , les gens de campagne , vivant ordinairement de végétaux douceâtres , ayant pour boisson journalière l'eau , salent da- vantage leurs alimens, les assaisonnent plus fortement de vinaigre , préfèrent les vins ru- des chargés d'acides; tandis que ceux de nos villes, les plus aisés, qui font usage réguliè- rement du vin ; qui , par des mélanges , ren- dent leurs alimens plus actifs, préfèrent des vins plus moelleux ^ des mets moins piquans , et ne se livrent pas autant aux excès de l'in- tempérance. De même , les paysans du nord , qui ne relèvent pas leur pain par la fermen- tation , qui font plus rarement usage de bois- sons fermentées , qui , en un mot , sont plus rapprochés de la vie sauvage , éprouvent une propension plus forte pour les stimulans , et sont aussi plus portés aux excès de l'intem- pérance.

Les sauvages, plus que tous ces hommes, vivant de viandes et de racines presque tou- jours sans apprêts, buvant constammentde l'eau , respirant sous leurs épaisses forêts un air plus épais, plus humide , ainsi plus relâ-

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chant , doivent donc, dis-je, plus que tôutèâ ces autres espèces d'hommes, sentir plus vi- vement ce besoin qui les porte aux stimu- lans; aussi éprouvent-ils pour eux une ex- trême passion. Et qui ne connaît pas les mal" heureux excès les précipitent surtout les liqueurs spiritueuses ?

La plante de tabac , qui , par sa forte âcreté , agit si puissamment sur le genre nerveux ^ comprime et débarrasse les glandes engor- gées , accélère le mouvement des esprits > rend les sensations plus vives , l'imagination plus active , augmente le besoin de se commu- niquer à ses semblables; la plante du tabac, qui fait passer subitement le sauvage de l'Amé- rique , de cet état d'affaissement à celui oii tout s'anime , la seule vapeur produit en lui un heureux délire ; cette plante, qui naît sous ses pas, qu'il retrouve fréquemment dans ses courses , doit donc lui devenir d'un usage fréquent, et lui être chère : aussi est-elle pour lui l'emblème de l'union , de la paix , de l'a- mitié. C'est par le calumet que l'étranger est admis à iumer, qu'il reçoit le premier gage de l'hospitalité , et même de l'adoption : c'est par le calumet que les guerriers se promet- tent secours pour aller attaquer l'ennemi com- mun :

mun : c'est pacilui que cQiiiiïiencieiJt, dans le^ conseils, lesdélibéralioiisles plus iiiiportau tes ; qu'on décide de la paix on de la guerre : c'est par lïii qii'on prélude pour enlreprenrde des chasses, exéen ter de grands voyages : e'est lui qui, préside aux l'êtes, aux danses, aux banquets 5. et enflîi , le sauvage dans l'afflic- tion, errant seul dans ses solitaires forêts, a recours à son calumet.

Tant.de prérogatives altacliées au tat^iç , parmi les nations de l'Amérique , frappèrent les Européens, qui, pour plaire à leurs hôtes, en firent d'abord usage. Mais dès que les marins eurent éprouvé ses propriétés , d'ani- mer et de réjouir les esprits, de les faire sortir de cette stupeur la vie inactive les amène ordinaifemen t ; dès qu'ils; eurent senti que par ces;émolipns salutaires, ils devenaient plus gais et pins dispos pour leurs occupations, et surtout qu'ils prévenaient le scorbut , et ces dangereuses maladies nées d'engorgemens et d'humeurs trop stagnantes , alors, ils le recher- chèrent par inclination et par régime; il leur devint nécessaire. Leur exemple répandu dans les ports de lEurope, eut promptement ixp nombreux imitaldurs parmila classe du peuplc;,

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qui, comme je l'ai montré, était plus disposée à éprouver ses vivifians efFets. Il se répandit aussi dans les classes supérieures , l'abon- dance des alimens, la vie trop sédentaire,^ épaississant les humeurs , produisent ces pi- tuites et ces embarras nuisibles à la liberté de l'esprit , ainsi qu'à l'économie animale.

Les efFets prompts et salutaires du tabac sur les personnes sédentaires , et particulière- ment sur les hommes de cabinet, qui, le fi- rent valoir avec enthousiasme et beaucoup au-delà de ce qu'il est véritablement, dans leurs écrits et par l'importance de leur place , amenèrent aussi, pour le tabac, cet enthou- siasme des uns , par conséquent cette inimitié des autres, dont j'ai esquissé le tableau.

Il devint d'autant plus nécessaire aux hommes méditatifs et studieux , que le café, qui agit sur les esprits d'une manière bien plus surprenante , bien plus lucide et bien plus agréable, n'était pas eucore connu.

Le tabac a résisté à l'empire de l'incons- tante mode, parce qu'il donne à l'homme des habitudes qu'il ne saurait quitter sans danger , comprimant et dégorgeant les glandes pitui- taires , maxillaires , etc. Il établit ainsi un

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écoulement journalier ; il l'ait les fonctions de cautères, qui _, fermés subitement, opéreraient des engorgemens et des épanchemens d'hu- meurs , toujours funestes à ceux qui osent les quitter sans précaution.

On peut donc regarder le labac, dans l'ordre social, comme un des objets de pre- mière nécessité, contribuant à la santé d'un grand nombre , aidant à beaucoup d'entre eux à mieux remplir les fonctions de leur état. Sa prohibition, ou des droits excessifs sur lui seraient donc funestes à l'état ainsi qu'aux particuliers ; et la sagesse d'un gou- vernement aussi soigneux du bien-être des in- dividus, que des avantages pécuniaires, doit, sous ce double rapport , s'occuper des moyens de l'obtenir aux conditions les moins dispen- dieuses. Il n'en est pas de meilleure, que de favoriser les colonies il peut croître , et d'en encourager la culture. JLa consommation uni- verselle en assure d'ailleurs le débit à l'exté- rieur.

L'édit fiscal de Louis xiv , qui le mit en ferme exclusive, arrêta, ainsi que je l'ai ob- servé, les progrès de cette culture impor- tante; et depuis ce temps on n'a pas cessé de le tirer du dehors , principalement de 1^

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Virginie. Ce n'est sûrement pas assez dire que d'avancer que cet édit iîscal a coûté à la France au moins deux milliards ( i ).

( i ) « Les achats de lahac, dit M. Necker ( de Vadmi- « nistration dt^s finances ^ toin. 2 , pag- 106) , pendant le cours de la dernière paix , se sont montés à environ )) six millions par année; mais ces achats i-eprésentent 3) seulement les approvisionnemens de la fernie-géné- 55 raie ; il faut y joindre encore ceux des provinces affranchies da privilège exclusif ( qui étaient la 3) Flandre , V Artois , le Haincuit , le Cambresis , VAl- 3) sace , la Franche-' Comte et le pays de Gex , le terri- 3) taire de Bayonne, et quelques lieux particuliers delà 3) généralité de Metz, et les versemens furtifs des con-

o

3) irebandiei's )>.) Ce qui , selon cet administrateur, doit élever aniiuellement le prix des tabacs importés envi- ron à dix millions. Voy. p. \5j , tovi, idem.

Ce fut en 1674 que la vente du tabac devint exclusive. Ilfaut la considérer à-peu-près de même dans ses effets^ jusqu'à ce jour i8o7,puisque, par suite de cette exclu- sion, nous continuons d'être obligés de nous appro- visionner de tabacs chez l'étranger. 11 y a donc cent trente-deux ans que durent ces achats. Ainsi, d'après le calcul de M. Necker, ia France en aurait acheté , jusqu'à ce jour, pour un milliard trois cent vingt millions délivres tournois. On dira , les prix des tabacs n'étaient pas aussi élevés dans les premiers temps, qu'ils l'ont été sous l'administration de M. Necker. Cela est Vï»i; mais l'argent n'est que représentatif des den-

( "7 ) Qui osera calculer ce que ces deux mil- liards dispersés dans l'intérieur de la France auraient produit ? Combien de fabriques se

rées. Si, par exemple, aujourd'hui je n'ai, pour cenl sols, pas plus de paluj de viande, que jcu'en a tais autrefois pour vingt sols, il s'ensuit que je ne suis pas plus riche aujourd'hui avec cent sols , que je l'étais autrefois avec >ingt sols,, et que ces vingt sols d'alors étaient pour moi commelescenl solsd'aujourd'huijqu'en lesperdant , m;i fortune serait aujourd'huidiminuée de la valeur de cent sols. Ainsi,quelle que ai te'té la modicité des pris du tabac, dès qu'ils étaient en proportion avec les autres denrées, ils représentent donc la même somme qu'au temps de M. Wecker ^ ï^elle de dix millions : car la quan- tité des consommations a été à-peu-prcs la même ; le peuple alors en faisait usage universellement , comme aujourd'hui. Mais indépendamment de cetle somme d'un milliard trois cent vingt millions qu'ont coûté à la France les achats de tabacs, il faut encore compter ce qu'ont coûté ces armées de gardes de contre- bande, qui , au lieu de travaillera des choses produc- tives, n'étaient occupés qu'à empêcher les contre- bandes; il ftiut compter les commis de bureaux, et ' encore les trailans et leurs valets, qui, tons, par une suite de la ferme du tabac, vivaient dans l'inutilité, et coûtaient beaucoup. Ce serait cerlalncineiit èlre très- modéré , que d'élever cetle masse de dépenses à deux miiliaids.

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raient soutenues î combien de familles ali- mentées par elles se seraient multipliées, et quelles autres richesses les consommations de ces mêmes familles auraient fait naître ! mais ce n'est encore rien. C'est le change- ment déplorable qui en est résulté dans le système de nos colonies, dont il est impos- sible de calculer les pertes immenses. Ici ce n'est pas moi qui vais parler , c'est un au- teur presque contemporain. C'est un domi- nicain , c'est un enfant soumis de ceux qui ont fondé la redoutable inquisition ; c'est un protecteur aveugle de tout ce que font les puissans delà terre ; c'est un moine crédule^ superstitieux, qui fait donner à un nègre trois cents coups de fouet pour être sorcier. Ce dominicain est le père Labat. Voici ses pa- roles (]) :

« Si on veut se remettre à la culture du tabac , et lui redonner la réputation qu'il avait autrefois , il faut le cultiver dans des terrains neufs, qui sont encore en très- grande quantité dans nos îles , sans comp- ter ce que nous possédons en terre ferme ,

(i) iSouveait Voyage aux îles de V Amérique , etc. ^ par le R. P. Labat de l'ordre des Frères - Prêcheurs , torn. 6 , pag. 328.

( '>9) et défendre absolument le tabac de rejeton ; et pour cela ordonner que les plantes se- ront arrachées , au lieu d'être coupées à deux pouces de terre , comme on fait jus- qu'à présent. Pour lors, on aura du tabac qui ira de pair avec celui du Brésil et de la Nouvelle - Espagne , et qui surpassera de beaucoup celui de la Virginie et de la Nou- velle-Angleterre ; et on rétablira un com- merce qui fera la richesse de la France et de nos colonies d'Amérique.

« Il est constant que nos terres de Gajenne et de Saint-Domino'ue sont aussi bonnes et

o

aussi propres pour le l^ibac que les meil- leures que l'on connaisse dans les deux Amé- riques; et nous avons encore des terrains tout neufs et très-considérables dans les îles de la Guadeloupe, de la Grande-Terre de la même île , dans celles de la Désirade , Marie-Ga- lande, la Grenade, Saint - Martin , Saint- Barlhélemi , Sainte-Croix, et dans quelques quartiers de la Martinique , aussi propres qu'on en puisse souhaiter pour la culture du tabac, qui sont à présent incultes , et qui demeureront bien des siècles sans habi- tans y si on ne remet pas sur pied cette marchandise j car il ne faut pas s'inia-

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giner qn^on puisse les mettre en ^valeur autrement que par la culture du tabac. Tout le monde n'est pas en état de commen- cer un établissement parla construction d'une sucrerie. On peut Aoir par ce que j'ai dit du sucre , qu'il en coûte infiniment pour de pa- reils établissemens, et que, quand il se trou- verait des gens assez riches pour fournir à cette dépense, il faudrait toujours un nombre considérable d'années pour dégraisser le ter- rain qu'ils auraient défriché , et le rendre -propre à produire des cannes , dont on peut tirer de bon sucre, et surtout du sucre blanc.

« C est donc à la culture du tabac qu il faut penser sur toutes choses ^ et se sou- tenir que c'est à la culture de cette plante qu'on est redevable de rétablissement de nos colonies. C'était le commerce libre du tabac qui af tirait cette multitude de "vais- seaux de toutes sortes de nations, et un SI. prodieux nombre d'habitanSy qu'un comp- tait plus de dix mille hommes capables de porter les armes dans la seule partie française de l'île de Saint - Christophe j au lieu que depuis que ce commerce a éié détruit , parce que le tabac a été mis en partie, on a été obligé de s'attacher près-

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que uniquement à la labrique du sucre ; ce qui a tcllcmeut diminué le nombre des liabitans, qu'on n'a jamais rassemblé depuis ce temps-là deux mille hommes dans celle même île. La Martinique, la Guadeloupe et les autres colonies françaises sont dans le même cas; et ceux cpii les ont coimues il y a quarante ou cincjuante ans, ne peuvent voir sans gémir l'état elles sont à présent : Dé- peuplées d'habitans blancs, peuplées seule- ment de nègres que leur grand nombre met en état de faire des soulèvemens et des ré- voltes auxquels on n'a résisté jusqu'à pré- sent que par une espèce de miracle. C'est le nombre des habitans blancs qui est l'ame et qui lait la force des colonies ; la multitude des esclaves est utile pour le travail, mais très-inutile pour la défense du pajs ; elle lui est même pernicieuse lorsqu'il est attaqué. Mais la multitnde des habitans ne peut être composée que de petits habitans ^ et ces petits habitans ne peuvent subsister que par la culture et le commerce libre du tabac.

« J'avoue c|ue le commerce et la manufacture dessucressoottrès-considéraJSles; mais il faut avouer que c'est ce qui a dépeuplé nos îles et les a affaiblies au point nous les vojons

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aujourd'hui, parce que le terrain nécessaire pour une sucrerie sur laquelle il n'y a que quatre ou cinq blancs , et souvent bien moins, était occupé par cinquante, soixante habitans portant les armes , par conséquent, plus en état de défendre le pays , et qui faisaient une con- sommation de denrées et de marchandises d'Eu- rope infiniment plus considérable que ne le peuvent faire les maîtres et les esclaves d'une sucrerie , en tel nombre qu'on les veuille sup- poser. Tout le monde sait que quatre ou cinq aunes de grosse toile avec un peu de bœuf salé suffit pour l'entretien et la nourriture d'un esclave; ou ne lui donne ni chemises, ni chapeaux, ni souliers , étoffes, cravattes, per- ruques, gants, et mille autres choses dont les blancs ont besoin pour s'habiller et se mettre selon la mode de l'Europe. Les esclaves ne consomment ni vin, ni eau de vie, ni liqueurs, ni fruits secs, ni huile, ni farine, ni froment, ni épices, ni ameublement, argenterie, draps, dentelles, étoffes d^or, de soie, armes, mu- nitions , et une infinité d'autres choses dont les blancs se font toujours une nécessité d'être très-abondamment pourvus. Or, ce sont ces denrées et ces marchandises qui font le fond d'un commerce immense que la France peut

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avoir avec les colonies, qui, on lui procurant le déboucliement de ce que son terrain et son industrie produisent, lui donnent des moyens sûrs et infaillibles de s'enrichir, en faisant rouler ses manufactures, et en employant une infinité d'ouvriers qui croupissent, à l'heure qu'il est, dans l'oisiveté ^ et de matelots qui , faute d'occupation, sont obligés d'aller servir nos voisins, et souvent nos ennemis ».

Que de réflexions fait naître ce précieux morceau entièrement prophétique la France serait aujourd'hui dans ces colonies, la pre- mière puissance de la terre, comme elle l'est sur l'ancien continent. La population qui s'y serait accrue d'une manière difficile à calcu- ler , en alimentant les fabriques de la métro- pole , en leur échangeant d'immenses ri- chesses , aurait rendu sa marine formidable et indestructible. Outre Saint-Domingue , qui aurait conservé et accru sa splendeur , et d'au- tres îles qui seraient populeuses , le vaste con- tinent de la Louisiane aurait seul produit , parmi ses diverses denrées , des tabacs dont la qualité supérieure aurait fait oublier ceux de Virginie; cette colonie, devenue de plus en plus importante, de plus en plus productive

et plus peuplée , ii'aurait pu êlre délaissée et livrée par le faible Louis xv; en versant une immense quantité de denrées coloniales dans la métropole , elle aurait en même temps approvisionné les autres colonies, de bois, de goudron, de cordages, de riz, de farine, de viande, etc. Quelle situation res- plendissante se présente à l'iniagination 1 qu'a-t-il manqué pour qu'elle se réalisât? Que cpjelques hommes avides n'aient pas, au nom du bien public, obtenu pour la modique somme de 5oo,ooo livres (i), par de sourdes intrigues, le privilège exclusif de la vente du tabac ! sont-ils ces hommes calamiteux qui ont fait plus de mal à la patrie, que des grêles, que la peste et les intempéries des. sai- saisons, que des batailles perdues, et une longue suite de désastres? sont-ils, et est-il ce pusillanime ou ignorant ministre qui a transigé avec eux? que leurs noms soient

(ï) Les premiers Iraitans qui obtinrent la traite ex- clusive du tabac ne donnèrent d'abord quo 5oo,ooo livres -, on ne sait pas , il est vrai , ce qu'il y eut pour les entremetteurs. '

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exhumés de l'oubli ! qu'ils soient livrôs à la vindicte publique de tous les siècles, qu'ils en soient à jamais l'exécralion ; qu'ils soient, s'il est possible, l'effroi de ces ténébreux inlri- g-ans cjui sèment l'or pour se nourrir du sang des peuples!

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CHAPITRE VIII.

Café. Son histoire. Ses qualités. De son usage général. De son injluenee sur le phjrsicjue et le moral des hommes. Est-il avantageux d'en étendre l'usage au peuple F

ij'AREriE à café, qui ne croît que vers les ré- gions tropicales , est indigène dans la haute Ethiopie , il se plait particulièrement sur ses coteaux rocailleux. Plus ramassé dans ses proportions , que dans les régions on Ta ensuite naturalisé, il ressemble au myrte par son port et par ses feuilles, mais plus larges et plus frisées. Le caféier est , d'après la méthode de Jussieu , de la famille des ru- biacées ( classe xi , ordre 2 ) , corolle épigine , anthères distinctes. Le calice monophille , supère , à quatre dents ; la corolle tubulée , oblongue , presque infondibuliforme , à cinq divisions,, à limbe plane , cinq étamines insé-

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rées sur la corolle et saillantes , un style, deux stigmates, les fleurs par paquets, jusqu'au nombre cle cinq, blanches, imitant celle du jasmin, d'une odeur douce, mais légère, à courts pédoncules axillaires , naissant aux aisselles des feuilles précédentes, sur la partie nue des rameaux, et dans les aisselles des feuilles existantes; l'embrjon ou jeune fruit devient à peu près de la grosseur et de la figure d'un bigarreau , se termine en ombilic , d'abord vert clair ^ puis rougeatre, ensuite d'un beau rouge, et d'un rouge obscur dans sa parfaite maturité; sa chair est glaireuse, d'un goût désagréable, se ride en desséchant; cette chair sert d'enveloppe à deux coques minces, ovales, étroitement unies, arrondies sur leur dos, aplaties par l'endroit elles se joignent, couleur d'un blanc jaunâtre, et contenant chacune une semence calleuse, presque ovale, plane d'un côté , avec un sillon longitudinal et convexe de l'autre côté.

Cetarbie, ou plutôt cet arbrisseau, s'élève, selon les différens lieux, de huit à quinze ou dix-huit pieds ; se forme en tête régulière ; sa tige est droite , très-rameuse ; les rameaux dis- posés en croix , assez longs , ouverts horizon- talement , particulièrement ceux du bas ,

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souples , arrondis , noueux par intervalles ; couverts^ ainsi que le tronc, d'une écorce blanchâtre, fine qui se gerce en desséchant; le bois un peu dur et douceâtre au goût; les feuilles, placées vers le sommet ^ à courts pétales, sont entières, pointues aux deux extrémités ; elles parviennent jusqu'à quatre pouces de longueur sur environ deux de large; elles sont deux à deux, opposées et inclinées, d'un beau vert luisant en dessus et plus pâles en dessous, un peu ondulées, sans dentelures ni crénelures , . minces et n'ayant qu'un goût de vert. Cet arbrisseau .est agréable à la vue ,par sa tête régulière, sa vive verdure, ses fleurs nombreuses, et par son fruit qui se colore successivement de di-'' verses teintes de rouge. On l'a trouvé en Arabie, particulièrement sur le territoire de Betel-Fagui, ville deTIémen, non loin delà Mer Rouge, et à un peu plus de trente lieues du port de Moka. Dans ces contrées, dit-on , vers la fin du quinzième siècle , un berger dont les chèvres broutaient des bourgeons du cafier , remarqua qu'elles bondissaient plus qu'à l'ordinaire , et qu'elles étaient plus éveillées durant la huit. 11 fit part de sa surprise à des moines chrétiens de son

voisinage ;

( 129 ) voisinage ; ce qui inspira au supérieur , l'idée d'en faire l'essai sur ses relijL^icux pour les tenir plus éveillés pendant les oflices de la nuit. Le succès surpassa son attente, et l'usage du café se propagea rapidement; de l'Arabie, il passa en Perse et en Egypte, de- là dans l'Asie mineure et à Constantinople. Le café, aujourd'hui en usage dans toutes les parties du monde, et qui s'est communiqué dans presque toutes les classes des peuples, a évidemment été inconnu de ces nations an- ciennes, célèbres par leurs sciences, leurs arts, leur civilisation; de ces Egyptiens, de ces Ethiopiens au milieu desquels il croissoit cependant naturellement. Leurs monumens, dont l'origine se recule au-delà des temps historiques , dont les pompeuses ruines se sont conservées jusqu'à nous , ne nous retra- cent nulle part que ces peuples connussent cette boisson si chérie de nos jours. On ne retrouve des figures de l'arbre à café , ni dans l'intérieur de ces temples mystérieux, ni sur ces hauts obélisques couverts hiéroglyphi- quement de figures de végétaux et d'animaux, ni dans les détours multipliés de leurs im- menses palais , ni sur ces statues allégoriques qui jonchent encore de toutes parts cette an~ I. I

( i3o ) tique terre ; et après eux , Salomon , ce sage qui embrassa dans ses études depuis le cèdre jusqu'à riiYsope, ne connut pas davantage les merveilles du café, puisque aucune tradi- tion n'en a laissé de traces parmi le peuple Hébreu. Et si les baies ou les fleurs du cafier, arbrisseau si remarquable, ont été employées dans ces temps reculés, ce n'a pu être que comme raédicamens, dans quelques familles, ou parmi quelques peuplades, et jamais comme boisson journalière et alimen- taire (i). Son usage, mainlenant si répandu , qui, en Europe, et bien plus universellement encore en Asie el en Amérique , Tait partie de la subsistance des artisans, des pauvres et des soldats , en même temps est le délice des riches ; son usage , dis-je, est-il avantageux? produit-il d'heureux effets sur les hommes?

Les effets principaux du café, sont d'abord d'aider la digestion , et de l'aider sans fatiguer

(i) Par le mot alimentaire , je ne veux pas dire que celte boisson soit vérilablement alimentaire , je sais qu'elle l'est trè.<=-peu ; mais j'entends seulement dire que le café , pris en boisson mélangée av^c nos aulrcs alimens, concourt à les faire mieux digérer, et par celle raison, devient alimentaire, du moins occa- sionnellement.

et user l'estomac, comme le font à la longue les cordiaux , et surtout les liqueurs spiri- tueuses. Dans la foule des personnes qui, de- puis leur enfance jusqu'à l'îige le plus avancé, n'ont pas cessé d'en prendre une ou deux fois le jour, on n'en voit point qui véritable- ment accusent le café de leur avoir nui. Si par une trop grande sensibilité de nerfs, il en est qui sont forcés de se l'interdire, leur nombre est si petit, qu'ils font ])lulc>t exception que preuve contre le café. Le désordre et l'irrita- tion de leurs nerfs tenaient à des cau'-es exté- rieures ou indépendantes du café (ij. L'es-

(i) La manière de torréfier îe café contribue à rendre cette boisson salutaire ou malfaisaiiie : delà les préventions de quelques personnes, contre le café. Ecoulons, à ce sujet, l'auteur d'une dissertation cu- rieuse sur le café ( M. Gentil, docteur-régent), im- primée en 1,87, et approuvée par la Faculté de Paris , pag. 66 et suivantes. « Comme les bonnes et les mauvaises qualiiés du café en boisson dépen- dent l'une et l'autre de la manière de le préparer, on ne doit espérer aucun effet salutaire de celui dont la préparation sera vicieuse , on doit , par celle raison, éviter toute torréfaction portée au-delà du degré qu'il convient lui donner, cai- , dès qu'il se trouve poussé trop loin , il n'est plus propre qu'à détruire les qua- lités douces et salutaires des principes de ce fruit, et

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tomac digérant mieux pour le présent, à l'aide de cette boisson , se fortifie en même temps pour l'avenir, et le café ne fait jamais éprouver à l'estomac des contractions irri- tantes qu'opèrent sur lui les cordiaux, et bien plus encore les acides qui ne lui donnent momentanément une plus grande action , qu'aux dépens de l'avenir. Le café, en même

à luiimpi'imer,au contraire, 'un caraclèred'empireume ou d'huile brûlée, capable de porter l'irritation et le désordre dans les fonctions du corps.

» En effet, le degré de torréfaction peu mé-

tbodlque que l'on donne communément à ce frtiit,le réduit souvent dans un élat charbonneux, en dissipe par-là les parties volatiles, et conséquemment en al- tère les principes constitulifs. Le principe linileux , naturellement doux et balsamique , contracte , par l'ac- tion du feu , un caractère d'empireume désagréable , qui peut devenir très-nuisible. Ainsi , parmi les per- sonnes qui se livrent à l'usage de la boisson dans laquelle entre ce principe vicieux , il en est beaucoup qui ne tardent pas à ressentir des effets capables , non- seulement de causer de tréquens maux de gorge, des hémorragies , desliémorroïdes; en un mot de répandre l'agitation et le trouble dans les fonctions des diffé- rentes parties du corps , notamment au cerveau , prin- cipe de tous les nerfs, ori cette cause incendiaire peut donner naissance à des maux de tête rebelles , à fin-

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temps , imprime an sang- un salutaire mouve- ment qui, facilitant les sécrétions, prépare les élémens de la santé.

Ce qu'il y a de bien remarquable , c'est qu'en animant le mouvement du sang, il ne réchauffe pas, comme le vin et les liqueurs, dont les excès sont si funestes ; il n'opère , par ce mouvement activé, aucun dérangement

somnie , et causer d'autres ravages qui se communi- quenl hienlôt à toute l'économie animale.

M Par ce détail préliminaire, on peut, d'un coup- d'œil, apercevoir le grand nombre d'inconvéniens t[ui résultent de l'usage du café mal préparé , et combien il peut êlre à redouler pour les personnes de com- plexion maigre, bilieuse , irritable, et pour celles dont le sang et les humeurs sont viciés par un degré quel- conque de dissolution ou d'acrimonie. On comprend sans doute que ces effets pernicieux, ne regardent point celui qui est préparé mélhodiquement. Oureconnaît que le café est à son degré précis de torréfaction, lorsqu'il a pris une couleur canelle, il est suffisamment brûlé».

L'auteur de cette dissertation indique ensuite le café cru, c'est-à-dire non-lorréfié, comme étant plus doux, plus convenable aux tcmpéramens faibles et valétudinaires: « Le café, dit-il, au sorlii' des mains de la nature ne contient que des principes salutaires^ il est recommandé en décoction , comme spécifique dans les humeurs catarrhales, qu^il guérit souvent par les

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<}ans Féconomie animale; il entretient la flui- dité du sang, si nécessaire pour les personnes sédentaires, et bien plus encore dans les pajs chauds.

Les colons des îles et du continent , les moins riches surtout, en font continuellement usage le matin, à midi, et souvent le soir. Beaucoup d'entre eux sont dans l'habitude d'en prendre à l'eau , à leur réveil , et bien- sueurs, plus souvent encore par la résolution , et sur- tout par l'expectoration qu'il provoque , et qu'il rend beaucoup plus facile ».

Ce fruit est encore regardé comme propre à pré- venir et même à guérir les infirmités causées par l'épais- sissement de la lymphe; il est enco«"e utile dans celle qui procède de l'épaississement du sang même , etc. Il raporte un grand nombre de cures qu'il a dues à la bois- sonducafé non torréfié, desmaux d'estomac, de poitrine, de îêle , des engourdissemens , des gouttes, des calarres, des dar'res, des tumeurs , guéris parfaitement par l'u- sage prolongé de la boisou du café cru.

« La manière de préparer la décoction du café cra consiste à faire bouillir un gros de ce fruit pilé bien fin , dans une livre ou cliopine d'eau, pendant un quart- d'heufe. On la laisse sur le marc ; et lorsqu'on veut en faire usage , on la verse encore chaude, pour la boire à jeun par lassées, avec du sucre, de demi-heure en de- mi-heure : on peut en boire par jour trois ou quatre au moins ».

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tôt après en déjeunant. Il m'est arrivé que^ pendant un de mes voyag'es dans l'intérieur de la Louisiane, traversant des déserts, je m'étais approvisionné de café en poudre, je n'ai pas eu d'autre boisson pendant environ quatre mois: j'en buvais à tous mes repas au lieu de vin. Cependant j'avais eu , peu au- paravant , quinze ou seize aeccs de fièvre qui, avec le kina que j'avais pris en g-rande quan- tité , m'avait extrêmement échauffé et affaibli. Malgré cet état, je me trouvai parfaitement bien ; je le prenais , il est vrai, plus léger qu'à l'ordinaire ; ma santé et mes forces revin- rent mieux qu'auparavant. C'était au milieu des plus grandes fatigues et des plus grandes privations ; je couchais sur la terre. Je n'avais pour nourriture ordinaire, au lieu de pain, que de la farine froide ( c'est du maïs qui , avant d'être pilé , a été torréfié ) , de la viande boucanée ; et dans les lieux habités , je ne trouvais que des bouillies et du pain de maïs, des patates douces, du chevreuil ou des viandes salées.

Mais ce qui l'emporte sur ces divers avan- tages , c'est son étonnante influence sur le moral des hommes ; il anime les esprits , fé- conde l'imagination , rend la raison plus

( io6 ) lucide, comme un vent pur , il dissipe les va- peurs de la mélancolie , inspire la gaîté et les sentimens généreux; il attache à la vie, en faisan t savourer , avec plus de délices , les bien- faits de l'existence ; il fait éprouver plus vive^ ment le besoin de s'épancher ; il contribue à resserrer les liens de l'amitié et ceux de l'a- mour , tout-à-la-fois ; il nous rend plus expan- sifs, plus aimables.

Qui, dans le cours de la vie , n'a pas souvent 'éprouvé de ses heureux effets '' n'a pas goûté dansée cercle de ses amis, pluS de plaisir et de jouissance du cœur? n'a pas trouvés a maî- tresse , sa femme même, parée de plus d'at- traits? Combien de beaux vers échappés à la verve du poète le café a eu part ! Que de mouvemens éloqucns il a contribué à pro- duire sur l'oraleur! et dans ces chefs-d'œuvre divers des beaux-arts ,' ses esprits vivilians n'ont-ils pas le plus souvent aidé, dans leurs savantes compositions, les génies qui les ont produites ?

Ce qui est non moins précieux, c'est qu'il contribue à rendre les hommes plus tempé- rans. Les riches et les grands de nos jours n'offrent point au monde le spectacle dégra- dant de rivresse et de la dissolution qui souil-

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laient l'ancienne Rome , et ])arrai les nations modernes, celles qui montrent le plus de so- briété Jie sont-elles j)as celles qui l'ont plus habituellement usage du café ? JNe peut-on pas ajouter que la tempérance s'est propagée parmi le peuple avec l'habitude du calé. La France offre surtout ces exemples remarqua- bles; et à mesure que l'usage du calé a passé de ses grandes villes aux inférieures , des grandes fortunes aux moindres, les excès du vin et des liqueurs spiritueuses c[ui enlevaient précocement tant de chefs de famille, ont di- minué. Je pourrais ajouter que les atrocités qui ont souillé la révolution , qui ont fait croire que Paris n'était pas ce bon peuple tant vanté ; ces atrocités n'ont été exercées que par des malheureux , étrangers aux habi- tudes du café.

Si le café est utile à la santé, s'il ajoute au bonheur de l'existence , s'il excite l'homme à des sentimens magnanimes , s'il féconde le génie et les talens, s'il contribue à adoucir les mœurs , à ramener vers la tempérance ; l'usage qu'on en fait est donc un bienfait pour les fa- milles et pour tous les peuples , et quels que soient leurs gouvernemens, tous doivent donc concourir à étendre cet usage , à faire multi-

( i3S) plier l'arbre précieux qui le produit. Oh! que mes reg"ards se complaisent à voir ces plaines et ces coteaux ombrag-és de cet arbrisseau , aligné symétriquement par l'industrieux Eu- ropéen I Ces sombres forêts chang-ées par lui en rians vergers, seraient ses plus glorieux trophées , seraient l'hommao-e le plus digne de l'Eternel, si les mains qn'il forme à ces travaux n'étaient par lui chargées de fers , et si ces corps cicatrisés ne l'accusaient de- vant le père des hommes !

Mais étendre l'usage du café, s'écrie l'avide financier sous le masque du bien public, et le misanthrope haineux sous le manteau de la philosophie , c'est donner aux hommes de nouveaiix besoins, c'est les corrompre, c'est augmenter la masse des importations ; ainsi c'est appauvrir l'état. Ecoutez, faux patriotes , faux sages : ce qui corrompt l'homme, ce sont des besoins qui ne sont utiles, ni à sa santé, ni à son bien-être, ni à ses facultés morales : ce sont ces futilités du luxe, dont le caprice et la vanité font tout le prix ; qui, toujours re- naissantes , se multipliant sans fin , occupent tout entier l'esprit et le cœur, corrompent alors le goût, aveuglent la raison : ce sont ces futilités consommées par des êtres qui ne pro-

( '39 )

dnisant plus rien , et qui s'accroissant de jour en jour, accroissent les charf^es de l'état; mais celui dont le talent est productif sait toujours rendre à l'état plus qu'il ne dépense; et si ce qu'il tire du dehors contribue à le fortifier, à prolonger son existence , à le rendre plus aclif, plus industrieux, ce sera alors une aug-raentation de richesses pour l'état : écou- tez encore ; le café , qui contribue à la tempé- rance , contribue donc à l'économie ; et si cette salutaire boisson remplace en partie le vin , si elle en diminue journellement la con- sommation , l'état y gagnera encore , car le café ne coûte proportionnémen t pas au tan tque le vin à cultiver, à récolter, à conserver et à transporter.

Le cafier se plante de six à neuf pieds de distance ; ainsi l'arpent commun peut en con- tenir six à neuf cents pieds. Il porte dans les colonies deux fois l'année. Chaque récolte, par arbre , s'élève de deux à cinq livres ; le terme moyen , au plus bas, serait de trois livres par récolte , ce qui serait six livres par an ; et en supposant que l'arpent ne fût planté que de six cents pieds de cafiers , la récolte to- tale de six cents pieds s'élèverait donc , en . les multipliant par six livres , à trois mille six

( i4o )

cents livres pesant (i). Je réduis ici ce pro- duit au-dessous de ce qu'il est ordinairement. Ces trois mille six cents livres de poids , à vingt sols seulement la livre , donneraient une somme totale de trois mille six cents francs. Les frais de ce produit se réduisent à peu de choses , seulement à labourer légèrement la terre une ou deux fois l'année autour de cha- que arbre , environ quatre pieds carrés ; et si on laboure la totalité de la terre , alors ou peut y planter entre les arbres des patates et d'autres vivres qui indemnisent de ce surcroît de façon.

L'arbre ne demande plus d'autres soins que d'être étêté un peu, pour le tenir plus bas et cueillir plus commodément son fruit. Après la récolte, qui, comme on voit, n'est point em- barrassante , on porte le café à un moulin , d'une tramoire il passe, entre deux rouleaux mobiles pour le dépouiller de ses premières pellicules ; de-là être criblé , lavé ; puis il re- passe sous une meule de bois tournant, pour

(i) Sur les bonnes terres on plante le cafier à neuf pieds de distance au lieu de six ; mais alors il s'étend davantaj^e et produit plus. A.iasi, en ne calculant que sur six cents pieds par arpent, j'aurais porter leurs produits à plus de 6 livres pour chacun.

( '4i )

enlever sa dernière pellicule et être lavé de nouveau , et après être trié, il entre dans le commerce. Voilà succinctement , mais sans omission , les soins peu dispendieux qu'exi- gent la culture de cet arbre et ses récoltes.

Maintenant comparons-les avec celles du vin. La vigne plantée sur des coteaux exige trois et quatre labours soignés et pénibles , parfois des transports de terre ; les plants doivent être taillés avec une scrupuleuse at- tention : il faut des éclialas, et dans plusieurs lieux, des perchettes pour les soutenir et les diriger. Chaque époque de l'année appelle de nouveaux soins et de nouvelles dépenses, et jusqu'au moment de la récolte, la vigne ne cesse d'avoir besoin de l'œil du maître et des travaux du vigneron. Encore trop sou- vent les contre-temps font-ils manquer ces dispendieuses récoltes: ce sont les gelées, les frimas, les vers, la sécheresse ou les pluies qui gèlent les bourgeons , font couler les fleurs , font tomber les graines , ou les font pourrir avant d'être mûres ; et au milieu de toutes ces chances, le propriétaire se trouverait heureux si la récolte dans ses vignobles allait , par arpent l'un portant l'autre , à dix ou douze feuillettes , et qu'il vendit chacune d'elles

( l42 )

quarante francs , ce qui donnerait un total, pour le produit d'un arpent , de la somme de quatre cent quatre-ving-t francs. Je mets cinq cents francs sur cette somme ; il faut encore déduire , outre les dépenses dont j'ai donné l'idée , celles des frais de vendanges , de tonneaux , de déchets , de pertes , des im- pôts, etc.

Cette comparaison montre pourquoi les propriétaires de vignobles sont presque tou- jours pauvres, tandis que ceux de cafeteries font des fortunes si rapides. Elle montre sur- tout l'immense différence pour l'état qui ac- croît le nombre de ces cafeteries, d'avec ce- lui de ces vig nobles j et que, par conséquent, il est de son intérêt d'augmenter la consomma- tion du café au préjudice de celle du vin. Je pourrai ajouter que les plantations en cafe- teries sont plus propres à la population même des blancs, que celle des vignes. Les premières n'étant point pénibles, n'usant pas les hommes comme ia culture de la vigne, des femmes et des enfans peuvent être employés à cueillir le café , à le faire passer dans les moulins, à le laver et à le sécher. Ainsi de toutes parts , des motifs pressans s'offrent pour encourager cette culture , et l'état ne doit pas craindre de fa-

( '43 ) ciliter aux habitans de ses campagnes les moyens de s'établir dans ses colonies pour les peupler de races d'houinies aussi produc- tives, et utiles encore sous bien d'autres rapports.

On ne saurait disconvenir que la culture du café n'y ait lait , par les Européens , d'étranges progrès , puisqu'à la Martinique sepécialement , elle n'a commencé que de- puis 1722 ; et en 1726, il n'y en avait pas plus de deux cents pieds en plein rapport, et envi- ron deux mille commençaient à rapporter. Malgré l'étonnant succès de cette culture, elle aurait été bien plus grande, si les blancs n'avaient employé le secours des noirs.

Comment se fait-il que l'usage du café , inconnu , ou du moins dédaigné parmi toutes les nations de l'antiquité , ait pris si subite- ment et si universellement chez tous les peuples ? La cause , ce me semble , est dans l'usage du sucre , invention moderne aussi, mais un peu antérieure : l'amertume du café, corrigée parla douceur du sucre, devint une boisson délicieuse, qui dès-lors le fit accré- diter rapidement. Combien de^choses utiles, à qui il n'a manqué , pour être adoptées des hommes , que d'être présentées sous les at-

( 1^4)

traits de la douceur ! On le voit , les inven- tions se tiennent j l'art de préparer le sucre a amené l'art de préparer le café, et a pro- pagé son usage. Et nous ne devons donc pas non plus négliger aucune vérité ; quelque indifférente qu'elle soit en apparence , elle touche peut-être de très-près à une décou- verte d'une extrême importance.

CHAPITRE IX.

( '43)

C H A P 1 T II E I X.

Maladies des Colonies. Fiepre jaune , ma- ladie de Siam, des Eniopcens ^ etc. De leur cause y de leur siè^tj des moyens préservatifs , de leurs traitemens. Faits et anecdotes à ce sujet. Des mojens géné- raux de les extirper.

1j a. lièvre jaune n'est point une maladie nou- velle dans les eolonies, comme on l'a dit et comme on le croit; c'est la morne que relie qui, dès les commencemens de leurs élablis- semens, s'est fait connaître sous le nom de maladie de Siam , que tout aussi tausse- inent on suppose avoir été apportée par un vaisseau venant de Siam. Ce que dans nos îles on nomme maladie européenne est encore la iuéme cliose. Ecoutons ce qu'en a dit le père Labat, scrupuleux et bon observateur, à ses sortilèges près , et qui habitait les colonies non loin de leur commencement.

(i)« Les symptômes de cette maladie étaient aussi difïérens que l'étaient les tempéramens

(i) Tome premier , p. 72.

1. KL

( 1^6 ) de ceux qui en étaient attaqués , ou les causes qui pouvaient la produire. Ordinairement elle commençait par un grand mal de tête et de reins, qui était suivi tantôt d'une grosse fièvre, et tantôt d'une fièvre interne qui ne se mani- festait point au-dehors.

jj Soui^ent il sun^enait un débordement de sang par tons les conduits du corps , même par les pores j quelquefois on rendait des paquels de vers de différentes grandeurs , et coulant par haut et par 'bas; il paraissait à quelques-uns des bubons sous les aisselles et aux aines , les uns pleins de sang caillé , noir et puant , les autres pleins de vers. Ce que cette maladie avait de commode , c'est qu'elle emportait les gens en (ort peu de temps, et six ou sept jours tout au plus terminaient l'affaire

>j II est arrivé à quelques personnes qui ne se sentaient qu'un peu du mal de tête de tomber mortes dans les rues , elle se pro- menaient pour prendre l'air, et presque tous aidaient la chair aussi noire et aussi pour^ rie , un quart-d' heure après qu'ils étaient expirés y que s'ils eussent été morts depuis

quatre' ou cinq jours J'en ai été

attaqué deux fois. J'en fus quitte la première

( '47) ibis, après quatre jours de lièvre el de 'pomis' scmeiit de sang j mais la seconde lois, je lus en danger pendant six ou sept jours ». Il décrit ainsi la seconde de ces maladies : ......" Je me sentis allaquc d'une vio- lente douleur de lèle et de reins , accom- pagnée d'une grosse lièvre , symptômes assures du mal de Siam. Je fus d'ahord. saigné au pied, et puis au bras. Cette dernière saignée fit désespérer de ma vie, parce que je m'éva- nouis; et malgré tout ce qu'on put faire, je demeurai près d'une heure sans connaissance. Je revins enfin comme d'un profond sommeil. Quelques heures après , // me prit un crache- ment y ou plutôt un 'Vomissement de sang trts-forl , et qui me faisait tomber dans des espèces de convulsions , quand- au lieu de sang pur et liquide p j'étais obligé de jeter des grumeaux d'un sang épais et recuit. Cela dura près de yingt-qtiatre heures. Pen- dant ce temps-là , mon corps se couvrit de pourpre, depuis la tête jusqu'aux pieds ; les taches , qui étaient de la grandeur de la main , et de différentes couleurs, s'élevaient insensi- blement au-dessus de la peau. Je souffris de grandes douleurs le troisième et le quatrième- jour. Le cinquième , je fus surpris d'une lé-

K 3

( i48 ) tliargie ou sommeil involontaire qu'on ne pou- vait vaincre.

» Je dormis près de ving-t heures

sans intervalle, et pendant ce temps-là, j'eus une crise, ou sueur si abondante , qu'elle perça plusieurs matelas les uns après les autres. Je

me réveillai ensuite, fort surpris Je

demandai d'abord à manger. On voulut me porter dans un autre lit j mais j'assurai que je me sentais assez de force pour y aller. En effet, je me levai; on rtie changea de linge, et je me couchai dans l'autre lit, me trou- vant sans autre incommodité , qu'une faiîn caninequi me dévorait. On m'apporta un bouil- lon, que j'avalai comme si c'eût été une goutte d'eau; mais il fallut, pour avoir la paix, me donner du pain et de la viande , sans cpioi je voulais me lever pour en aller chercher. Je m'endormis après que j'eus mangé, et ne me réveillai cjue six ou sept heures après , avec la même faim , sans la moindre apparence de fièvre ni mal de tête. Il ne me restait de ma maladie , c[ue les marques du pourpre , qui m'avaient rendu le corps marqué com.me celui d'un tigre, etc. ».

La première maladie de cet auteur offre à-peu-près les mêmes sjmptômes : des maux de

( i49) tcte et de reins, des vomissernens d'une g^rarnîc quanlilé de sang-. 8a f^ncrison s'oflectue aussi par des saignées et des transpirations abon- dantes. Ce qui se passe de nos jours, relative- ment à ce qu'on novtwnç, fie i>re jaune y ou maladie des Européens , et ce que j'ai moi- même observé, prouve que ce sont Jes mêmes maladies que celle décrite, il y a près d'un siècle par le pèr'e Labat. Elles commencent aussi ordinairement par des maux de tcte et de reins, suivis d'(me «rrosse fièvre tellement interne , qu'eiie n'est bientôt plus sensible au pouls. J'ai vu des malades , aux approches de la mort, et dans le transport, sans la moindre indication de lièvre. Il survient aussi presque toujours des vomissemens répétés de sang noir, et c'est un des symptômes les plus carac- téristiques de la Rèvre jaune. Souvent encore, comme le raconte le père Labat , des per- sonnes qui ne se sentent qu'un peu de mal de tête, tombent subitement mortes. A la Nou- velle-Orléans, dans l'été de i8o5 , plusieurs Anglais ou Anglo-Américains sont morts ainsi subitement. Un entre autres , attaqué de cette maladie, a expiré tout-à-coup sur la levée, tenant à sa main une tranche de melon qu'il mangeait. Son teint était coloré et animé. Un

( >5o) médecin qu'un particulier pria de passer chez lui pour voir sa femme dangereusement ma- lade, demanda à ce particulier, en le fixant : Et vous, Monsieur, comment vous portez- vous ^ Fort bien. Fort bien , répéta le médecin ; voyons votre pouls : vous êtes aussi malade , et gravement malade; allez, sans perdre de temps , vous mettre au lit, et je vous suis : et peu de jours après ce particulier mourut.

Les vomissemens de sang noir qui survien- nent presque toujours, et qui continuent jus- qu'à la mort , annoncent la coagulation et la putréfaction du sang, et par conséquent, que la maladie est alors incurable ; on en juge ainsi ordinairement. Cependant ces vomisse- mens, comme au père Labat, sont quelquefois purgatifs. J'ai vu en arrivant à Pensacole un homme déjà âgé, qu'on venait de débarquer d'un navire venu de la Havane ; il était parti atteint de la maladie ; son épuisement et le sang noir qu'il vomissait, dont j'ai été té- moin , ne laissaient plus d'espoir. Cependant ce vomissement étant devenu , comme au père Labat, extrêmement abondant, il gué- rit, et son rétablissement fut étonnamment prompt.

( iS' ) Celle maladie se luanifesle avec des symptô- mes également varies selon les mœurs , les tempéramens , les climats et les saisons ', on en verra la preuve. Il ne faut donc pas douter de Fidenlité de ces maladies de nos jours avec celles qui ont exislé dès les premiers temps des colonies. Examinons quelle est la cause générale qui la réproduit si constam- ment. En me livrant à ces examens, on verra comment la différence des tempéramens, des mœurs , des climats et des saisons , la repré- sente sous des formes aussi variées; les moyens de la guérir, ou plutôt de la prévenir , seront plus faciles à saisir. Quand un seul homme devrait, aux réflexions je vais me livrer , la conservation de ses jours ; quand une seule mère leur serait redevable de lui avoir sauvé un fils , est-il un seul lecteur qui puisse accuser ces réflexions d'être trop longues? Si elles allaient devenir utiles au plus grand nombre de ceux qui vont habiter ces régions lointaines ; si elles allaient sauver la plus grande partie de ces valeureux guerriers que l'état y envoie à si grands frais , qu'il serait glorieux , qu'il serait consolant pour moi d'avoir répandu un jour conservateur sur ce trop important objet ! Je parle de consola-

( 102 )

tion ! en est-il pour moi , après la perte que cette cruelle maladie m'a fait éprouver ? La plaie dont mon ame est atteinte ne saurait plus se fermer ! je descendrai avec elle au tombeau , et la gloire , ô hommes! dont vous pourriez m'environner , ne pourra la guérir, et il me faut des motifs plus grands que tout ce que les hommes pourraient me donner pour revenir sur des objets qui rouvrent mes plaies, raniment mes douleurs !

La nature se montre plus acùve dans les pavs chauds, aussi bien dans le règne animal que dans le règne végétal. Si les plantes multi- plient davantage , croissent plus vite et plus grandes , les espèces d'animaux y sont aussi plus nombreuses , plus fécondes , plus hàli- ves, et avec de plus grandes proportions. On doit ajouter que la destruction j est toujours plus accélérée : la nature, plus pressée d'agir, détruit avec plus de célérité , afin de repro- duire plus en hàle. L'homme, le seul être capable de vivre et de multiplier sous tous les climats , est encore soumis à ces lois généra- les. A quelques exceptions près qui dérivent de mœurs particulières , son accroissement est plus prompt sous les climats chauds ; les deux sexes , les femmes surtout y sont nubiles

( 153 ) h'ien p]i)s jeunes, cl les traces de la vieillesse aussi également précoces.

Ce qui est surtout reaiarquable , c'est que les maladies aiguës y sotit pour lui et pour les autres animaux plus rréquenles et |)lus meurtrières, et que les tcmpéranicns les plus robustes en sont plus particulièrement victi- mes. Il n'est que trop ordinaire d'apprendre que telle ou telle personne qui était pleine de santé, il J a peu de jours, est dans la tombe : c'est vers les époques surtout des plusg^randes chaleurs.

Mais les Européens , passant subitement de leurs climats tempérés sous la zone torridc, éprouvent encore plus cruellement les effets de ces maladies aiguës ; ils ne semblent arri- ver en foule de leurs régions lointaines , que pour être moissonnés en foule : le très-petit nombre échappe comme miraculeusement à la destruction générale.

Si nous faisons attention à la nature du sang qui circule dans nos veines, nous ob- servons surtout qu'il est susceptible d'une grande dilatation. Lorsque nous nous livrons à des exercices violens qui l'agitent, et par conséquent l'échauffcnt, sa dilatation est si grande , que tous les vaisseaux se gonflent.

( i54 )

le teint s'allume , la peau se tend, et la res- piration est plus pénible. Les femmes d'un tempérament plus sanguin rendent cette ob- servation encore plus sensible. Nous trouvons- nous aussi auprès d'un grand feu , ou dans un lieu très -échauffé, à soleil du midi d'été , cette dilatation du sang devient telle , que bientôt nous sommes couverts de sueur; et c'est par ce mécanisme admirable de la dilatation du sang que la nature entretient en nous une transpiration continuelle , pour opérer ses grandes sécrétions, puisque la très- grande partie de nos aiimens et de nos bois- sons, qui n'entre pas dans la composiîion du corps , se dissipe par les pores de la peau : et lorsque cette évaporation est suspendue , alors les plus grandes maladies nous assaillis- sent. Afin que cette transpiration s'entretienne et s'augmente selon les circonstances, il a donc fallu que la constitution de notre sang fût coordonnée au climat sous lequel nous vivons; c'est-à-dire que, sous un climat froid , il fût susceptible de se raréfier plus facilement avec un moindre degré de chaleur ; tandis que, sous un climat toujours chaud , il se raréfie plus difficilement avec un plus grand degré de chaleur.

Sous la zùne tempérée , à Paris, par exoin- ple, la chaleur ne s'élève que de fpjin/e à vingt degrés, et rarement jusrpi'à vingt-cinq , encore seulement quelques instans , pou de degrés au-dessus suffiront pour opérer une dilatation du :sang qui produira des sueurs; tandis que sous les tropiques, la chaleur est ordinairement de trente à quarante degrés, si la dilatation du sang était la niême^ c'est- à-dire , si la sueur se manifestait sensible- ment vers vingt-cinq degrés de chaleur, elle serait, et trop continuelle , et trop abondante ; sous trente à quarante degrés; les vaisseaux ; trop gonflés , ne laisseraient plus la liberté au sang de circuler; le sang ne circulant plus librement et étant dans un plus grand état d'effervescence , se coagulerait , se décom- poserait et tomberait bientôt en putridité.

On reconnaît donc que la constitution du sang des peuples équinoxiaux doit être plus légère, moins dilatable que celle des peuples des zones tempérées , et qu'en se rapprochant vers les pôles, le sang doit avoir un degré de densité plus grand et être plus dilatable.

Cette théorie explique pourquoi les hom- mes, en s'avançant du midi au nord, éprou- vent une compi-ession du sang plus grande

( i56 ) qui laisse beaucoup de vide dans leurs vais- seaux, qui les rend moins tendus, plus flas- ques, prive alors ces hommes de la chaleur nécessaire à leur conservation , les fait souT- frir davantage des effets du froid. Les pores de la peau, moins ouverts, et comme fermés par cette trop grande compression du sang, font qu'ils perdent alors l'usage d'une transpi- ration toujours nécessaire pour les sécrétions, dont les suites funestes sont des rhumatismes , des catarrhes, des rhumes, et toutes les ma- ladies d'humeurs répercutées, ou plutôt non- exhalées.

Ceux , au contraire , qui du nord s'avancent au midi, ayant un sang plus dense , plus subs- tantiel , éprouvent , à mesure qu'ils passent sous des degrés de chaleur plus grands , une dilatation de sang plus considérable ; et alors, comme je viens de le dire , les vais- seaux se gonflent extraordinairement , toutes les parties du corps sont dans une grande tension , et l'embarras croît avec l'efferves- cence ; s'il est enfin tel , que le sang soit arrêté ou seulement suspendu dans sa circu- lation , il se coagule bientôt, et cette coagu- lation doit avoir surtout lieu au centre da mouvement au cœur, la chaleur est plus

( '«7 ) g-fande par Taclion de la réaction , et parce qu'il y est en plus grand volume. Ce premier fcffet de la coagulation du sang- , dans le prin- cipe de son mouvement, opère promptenient le désordre dans toute l'étîonomie animale, puisque est le principe de vie.

Mais il est des tempéramens plus sanguins les uns que les autres; la médecine, dans tous les temps , a reconnu ces différences. Ici les tempéramens les plus sanguins doi- vent être plus exposés aux effets de ce chan- gement de climat du nord au midi; cela est vrai ; et tandis que des physionomies pâles , chétives en apparence, n'éprouvent point, ou du moins très-peu de révolution de ce chan- gement de climat , les constitutions athléti- ques, ces hommes charnus, au teint frais , aux couleurs animées , sont aussitôt mois- sonnés. Tous les renseignemens que j'ai re- cueillis à ce sujet dans les différentes colonies que j'ai parcourues ont confirmé mes idées. On voit déjà comment les hommes , sous les climats chauds , sont plus ou moins exposés aux effets mortels des chaleurs.

C'est bien autre chose, quand de nos ré- gions tempérées ou froides ils sont subi- tement transportés sous les climats brûlans et

( i58 ) constamment brûlans : le sang , exalté toat- à-coup , doit produire les plus effrajans ef- fets. Il est vrai que la sage nature, qui a voulu que l'homme fût cosmopolite, lui a donné de grands moyens pour prévenir ces calamités. Sa peau rase , nue , fine et ex- traordinairement poreuse et élastique , est un privilège qu'il a sur tous les autres animaux, pour que, capable de s'étendre davantage sous le gonflement des vaisseaux , elle puisse ouvrir ses pores plus largement , et laisser transpirer et couler la sueur avec abondance , sans nuire , ni s'arrêter sur cette peau unie et dépourvue de poils. La continuité de cette sueur suffirait à la longue pour dé- pouiller le sang de son superflu , et le mettre en état de continuer de circuler librement. Elle est encore aidée, par la nature, d'un autre puissant secours, qui sont ces fréquentes ébuîlitions sur cette peau délicate , de gros et de purulens bubons, qui viennent parti- culièrement aux aisselles et aux aines , aux difîerentes jointures, au visage, indiquant la richesse du sang , comme on le dit, dans les colonies, oii ils sont regardés comme des signes prochains de santé, sans que cepen- dant les colons aient cherché à deviner leurs

( ^39) causes. Mais lorsque la nature a tout prévu , tout préparé pour la conservation de l'hoFiirne, dans ce changement même subit de climat, l'homme vient lui - môme contrarier ces moyens conservateurs : on va s'en convaincre. Il est en même - temps doué de nerfs, qui , ainsi que les vaisseaux sanguins, se ramifient dans toutes les parties du corps, et vont, dans leurs ramifications les plus tenues , atteindre toutes les parties de la peau , se lier avec elle, ou plutôt concourir à former ses tissus. Ces nerfs ont , comme on sait , la propriété remarquable d'être extrêmement irritables ; c'est-à-dire que, par des causes , ils sont ca- pables de se gripper , de se raccourcir , de se roidirj tandis c[ue, par d'autres , ils se ramollis- sent , ils s'étendent , s'alongent. Ces causes sont externes ou internes, physiques ou mo- rales ; elles n'agissent point concurremment avec le sang, elles peuvent agir indépendem- ment, et même exercent sur lui une puissante influence.

Au-dedans , les alimens chauds, ardens, et par conséquent les boissons spiritueuses , les les sels et tous les acides concentrés , agacent, irritent, contractent ces nerfs. Au-dehors, un. air subitement frais et vif, celui surtout qui

( i6o ) est chargé d'évapora lions , contenant des sels et des auiiëranx corrosifs ou astringens, des eaux vives, crues , froides , contracte aussi le tissu nerveux de la peau, res erre les pores. Mais toutes les passions qui aiFectent l'homme, agissent avec une activité encore plus mer- veilleuse sur tout le sjstéme nerveux : les soucis, les chagrins, la colère, les trop fortes et les trop longues tensions de l'esprit , les désirs trop ardens , ceux de l'amour , et ses excès particulièrement, ébranlent vivement et à la continue , les nerfs , entretiennent leur irritabilité , et prolongent leur tension.

Si ces différentes causes d'irritabilité agis- i sent lorsque le sang est extrêiuement raréfié, la tension des nerfs, alors contractant les vais- seaux sanguins, vient embarrasser et même arrêter la circulation , du sang, qui, en effer- vescence et bouillonnant , opère subitement des irruptions , des hémorragies, des coups- de-sano-, et la mort même. Souvent il est re- foulé vers le cœur; la portion arrêtée, qui ne peut retrouver de passage dans les vaisseaux artériels , s'y coagule à l'instant. Tel est le principe de ces fièvres internes , de la lièvre jaune. Cet état de tension des nerfs, en s'op- posant à la circulation du sang , s'oppose en

jiiême

(loi )

Êiême temps aux émanations de la sueur ,' parce que la peau, elle-même contractée, a resserré ses pores et a fermé ses issues. Dans ces circonstances , la peau devient aride et sèche. La roideur des nerfs, rendant les mou- vemens difficiles et pénibles, l'ait éprouver des lassitudes, des débilités, avant-coureurs prochains des maladies.

Ces différentes causes agissent sur toutes les espèces d'hommes qui vivent dans les climats chauds; elles agissent sur les naturels , sur les créoles et les Européens; et la nature a plus fait pour les hommes, elle est plus intolérante , elle y pardonne moins les excès. Le missionnaire jésuite espagnol Jo- seph Giiimilla^ dans son histoire de l'Oré- noque (i) , offre une observation de la plus grande importance , qui prouve que les natu- rels ont eux-mêmes : i.° à redouter beaucoup , à cet égard , des suites des moindres excès ; 2.** que ces excès agissent toujours spéciale- ment sur le sang. « C'est, dit-il, dans la plus grande de leurs cabanes ( des Indiens ) qu'ils

boivent et dansent en même temps à-la-fois

Ceux qui sont épris de leurs liqueurs enivrantes

(i) Traduction française^ tome i.", page 25 7.

( i62 ) dorment ensanglantés depuis les pieds jusqu'à la tête. Pour prévenir les suites de celte ivresse, ils s'incisent cruellement les tempes et le front, avec des dents de poisson et des os extrême- ment aigus ; et comme ces parties contien- nent une grande quantité de veines , on ne peut voir qu'avec horreur le sang dont ils sont couverts. Lorsque f ai réfléchi , con- tinue l'auteur , sur la coutume barbare de ces peuples y de boire jusqu'à perdre la raison , j'ai reconnu que c'est par unepro- uidetice spéciale de Dieu qu'ils se font ces cruelles incisions j car ils prçi^iennent par- làles fihi>res malignes et pourprées quel'a^ gitation du sang occcisionnéep aria boisson y dans un pays aussi chaud , ne manquerait pas de leur causer ^ sans cette éi^acuation

copieuse de sang »

Les créoles , c'es.t-à-dire ceux qui , issus. d'Européens , sont nés dans les colonies , éprouvent encore plus généralement, sous cest climats, ces effets d'un mauvais régime, de l'intempérance, ou de la trop grande activité des passions. J'en ai vu de nombreux exemples ; c'était ordinairement sur les hommes ro- hustement constitués. Mais ce qui se passe dans les villes des Anglo-Américains, les ra-

( '63 ) vag'es affreux de la fièvre jaune , en sont ping particulièrenient lut preuve. L'usag'e conlinaer et immodéré d^s sahmons, des via ird es suc- culentes , des boissons trop épuises, comme iat bière et le cidre, de ces vins empAtetJx et mé- langés , de leurs farineux et de leurs pain^ non-levés , et par conséquent non assez divisés > concourt à leur donner un sang" trop nounfr ou trop riclie, plus susceptible de s'alhimer' et de se dilater , et de se déco-mposer , par leurs excès habituels de rhunr , de tafia der Whiskej ( 1 ) , par leur vie trop sédentaire dans le séjour de ces villes encaissées dans des vallées , au milieu desquelles s*éïèvent des files de hautes maisons qui arrêtent l'air , con- centrent et réfléchissent les chaleurs.

On demandera sans doute pourquoi la fièvre jaune , qnui fait tamt de ravages parmt les créoles Anglo- Américains, n*atteint pas, ou du moins très-peu de créoles dans no6 îles. La raison , ce me semble , est que les Anglo- Américains ont réo-ulièrement un hiver lona: et rude, saison , tandis que les appétits" portent à des aliraens plus substantiels , oa évapore cependant moins par les pores.

(,i) Eau-de-vi& feile- avec le seigle.

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( 164 ) Leur sang , durant ces hivers^ est donc de- venu plus substantiel , et par conséquent plus susceptible d'elFervescence et de dilatation pour le temps des chaleurs ; tandis que les créoles des îles , ayant des chaleurs cons- tantes , se nourrissant plus uniformément, ont une transpiration toujours entretenue et un sang uniformément fluide. Indépendamment ces causes qui sauvent les créoles de nos îles des ravages de la fièvre jaune, il faut aussi ajouter celles qui naissent de leur régime de vie plus sain et plus sobre que celui des Anglo-Américains , et aussi de ce que leurs villes sont moins vastes et moins populeuses. Cette dernière cause est si prépondérante , que dès que la fièvre jaune se manifeste dans les villes des An glo -Américains , ils fuient en hâte dans les campagnes ; non pas, comme on le croit généralement , que cette maladie soit épidémique , et que l'air de leur ville ait contracté l'épidémie ; c'est seulement parce que la chaleur y est trop grande et trop per- manente. Aussi, dès qu'ils sont arrivés à leurs campagnes, ils respirent un air plus libre et plus frais , les rayons du soleil ne dar- dent pas sur des pavés et des murs qui les répercutent , mais sur des pelouses qui les

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absorbent, ils sont aussi au milieu des végétaux qui les ombragent, ils se livrent moins aux excès de l'inlempérance , ils sont moins occupés d'affaires qui les exaltent, tout, en un mot, est plus calme au phy- sique comme au moral : alors ils sont hors des atteintes de la fièvre jaune ; et si cette maladie avait été véritablement épidémique , tou." l'ayant reçue dans leur sein avant de fuir à leurs campagnes, l'y auraient tous portée et l'auraient propagée de toutes parts. La fièvre jaune , la même maladie que celle appelée dans nos colonies la maladie des Européens y n'est donc pas plus épidémique que celle-ci, qui , comme je l'ai observé , moissonne les Européens à mesure qu'ils arrivent , tandis que les créoles des îles vivent au milieu d'eux sans la craindre. Ces observations ren- dent raison de ce que rapporte M. Michaux (i) sur cette maladie , qu'il a trouvée à Char- leston.

« La fièvre jaune, dit ce voyageur, varie d'intensité chaque année , et l'observation

(i) Voyage à l'ouest des Monts- Alleghanj en 1802, page 9 et suivantes.

( i66) jû'a pas encore pu déterniiner les signes ca»- ractéristiques au^scquels on peijrt reconnaître qu'elle sera plus ou nîoius maJi^ne dans l'été, Les habitans de la ville n'j s.oot pas si sujets que les étrangers , dont les huit dixièmes raoururept l'anné.e de mon arriyé^j et lorsque Jes premiers en sont attaqués, c'est toujours ^ans une proportion beaucoup nwindre.

» L'on a observé que, pendant les mois de juillet, août, septembre^ octobre , règne ordinairement cjette m*iladie , le3 personnes qui s'absentent de Cliarjes.ton , seulement pour quelques jours, soot^ à l^ei^r retour dans la ville, beaucoup plus susceptibles d'en être atteintes que ceux qui n'en sont pas sortis. Les habitais de la Haute - Caroline , éloignés de deux à trois cents milliçs , qui y viennent pendant cette saison , y. sont aussi sujets que les étrangers, et ceux des envir^ons n'en sont pas toujours exempts.

w L'on croit assez généralement à Char- leston que la fièvre jaune, qui 3^ règne ainsi qu'à Savanab , tous les étés, est analogue à. €elle qui se manifeste dans les colonies «.

( 'G/ ) CHAPITRE X.

Continuation du mêine sujet.

JNos insulaires créoles, et ceuï qrii, par une' longue résidence, se sont naturalisés au climat des îles , exempts g-énéralement, par les causés que j'ai indiquées, des effets rapides de cette maladie redoutable, sont cependant victimes de fièvres inflammatoires, qui le rapprochent de la fièvre jaune, qui ont le même principe y et qui en sont,àproprement-parler , des modi- fications. Ces fièvres se manifestent surtout dans la saison de l'hivernage, temps des plus grandes chaleurs, l'air est plUB' étouffant , et elles attaquent surtout ceux» 'qui habitent les villes , qui s'abreuvent de vins recherchés , de viandes marinées, salées, aromatisées, que la cuisine française, dans son art inimitable , revêt toujours de goûts nouveaux, pour re- donner à la sensualité des jouissances nou- velles. Leur sang, alors deveifu trop substan-

( i68 ) tiel, trop nourri^ et particulièrement trop inflammable, cause sur le genre nerveux une irritabilité qui s'oppose aux transpirations, devenues cependant plus nécessaires : de-là ces espèces de fièvre jaune , atténuées et différenciées par la dilFérence des tempéra- mens et des qualités de leur sang*.

Les divers raisonnemens je me suis livré sur ce redoutable fléau des colonies, les faits et les citations dont je les ai appuyés, prouvent qu'elle est, non épidémique, mais constante et périodique ; qu'elle se modifie selon les lieux , les saisons , les tempéramens , et que son siège est uniformément dans le sang ; que par conséquent les moyens curatifs et préser- vatifs doivent avoir toujours pour but le sang; que s'ils agissent sur d'autres parties _, c'est seulement parce que ces parties ont des rela- tions intimes avec le sang, ont une influence prépondérante sur lui.

Lorsque de mauvais levains . d'humeurs obstruent l'estomac et les autres viscères, il est évident que leur volume, que l'embarras qu'ils occasionnent pour les digestions et les autres fonctions, embarrassent la circulation d'un sang trop abondant et trop dilaté, et contribuent encore à l'enflammer ^l'évacuatioiï

( >fio )

de ces humeurs devient donc impérieusement urgente ; des vomitifs , des remèdes par le bas doivent donc être employés sans tarder. Ce sang, dont la circulation est le principe de vie , qui , arrêté un instant à sa source, s'y coagule et s'y corrompt, exige une extrême célérité dans tous les moyens propres à restituer sa fluidité , à débarrasser ce qui porte obstacle à son cours; des saignées abondantes, des sti- mulans internes et des moyens pour distendre la peau au -dehors et amener des sueurs, doivent agir pour ainsi dire simultanément , tant les progrès du mal sont rapides. Et mal- gré la célérité des traitemens , déjà même le mal est sans remède, puisque ses progrès ont commencé souvent à Finsu du malade.

Les Anglais , parmi lesquels cette maladie fait particulièremen^t de plus grands ravages, qui doivent avoir fait plus d'épreuves pour la guérir , emploient presque toujours des cordiaux ; un grand nombre boit du rum avec plus d'excès, un grand nombre aussi périt ivre. Ce qui peut-être est plus raison- nable et plus efficace, c'est l'usage du mercure qu'ils prennent intérieurement à fortes doses. Ce métal, le plus puissant dissolvant de la nature, qui ne conserve sans doute son active

( 170 ) fluidité que pour cette fin , dont les alchimistes, dans leur délire , ont voulu faire un principe recomposant, tandis qu'il est essentiellement décomposant ; le mercure a paru aux Anglais propre surtout à prévenir la coagulation du sang- , et à lui restituer sa fluidité ; et il paraît en eff'et être, sous ce rapport, favorable à la cure de celte maladie. J'ai vu à la Louisiane un nommé Niçois , devenu depuis premier juge du comté des Atakapas, un de ces hommes calamiteux que l'Amérique -Nord avait jeté sur ces plages, pour être le fléau des faciles et timides Louisianais ; cet homme se sentant frappé à la Nouvelle-Orléans, de la fièvre jaune, à l'époque ou elle faisait les plus grands ravages en i8o5, courut chez un mé^ decin , prit sur-le-champ vingt-cinq grains de mercure ; en prit successivement ainsi pen- dant plusieurs jours , et porta même les doses jusqu'à trente grains. Il guérit, mais il ne guérira jamais des atteintes que la prodi- gieuse quantité d'un remède si agissant a porté à ses nerfs et à sa constitution. Si le mercure peut être utile pour ce traitement, et avoir des résultais moins funestes, c'est lorsqu'il sera administré par de sages mé- decins, i

( 171 ) Ceux de l'art avec lesquels je me suis cnlrelerju sur la nature de ce mal prétendent qu'un grand nombre de personnes ont telle- ment en eux le germe de la maladie, qu'il n'est pas en leur faveur de moyens préser- vatifs : ils n'ont pu m'en dire les raisons ni m'indiquer ]es principes sur quoi rejxjsaient les difFérens traitemens qu'ils suivent à cet égard ; je n'ai vu qu'une routine aveugle, dé- nuée même de l'instruction de l'expérience , puisqu'ilscroient celle maladie toute nouvelle, qu'ils ignorent ce qu'elle a été autrefois, et comment on l'a traitée. Il est vrai que des médecins, ou des hommes qui en font les fonctions, qui n'ont, pour l'ordinaire, pas un seul livre de leur état, qui n'ont qu'ébauché autrefois leurs études, qui disent n'avoir pas le temps de lire, qui ne sont peut-être pas en état de le faire avec fruit; qui n'ont pas, les premières notions de la différence des climats ; de tels hommes, dis-je, ne sont guère en état d'éclairer la science qu'ils pratiquent : aussi , contre leurs avis, je me permettrai d'assurer qu'il est pour tous des moyens préservatifs, siniples , faciles, sûrs. Ils naissent naturelle- ment des principes , des raisonnemens et des. faits que j'ai exposés.

( >70 Ceux de mes lecteurs qui m*ont lu avec attention jugent déjà que les tempéramens sanguins et robustes , plus exposés à cette Maladie , et à en être attaqués beaucoup plus gravement, ont besoin de précautions plus grandes et plus strictement observées ( j'en- tends parler surtout des Européens arrivans). La vie inactive de la traversée , le mal-aise et le défaut d'habitude de la mer , les alimens échaufFans pris alors en plus grande quantité qu'à l'ordinaire , ont enflammé le sang , ont ajouté à son volume , en même temps ont grossi la masse des humeurs. Dès qu'ils auront débarqué , qu'ils auront quitté l'air plus animé et plus frais de la mer , qu'ils seront entré dans ces villes engouffrées sous une atmosphère de quinze à vingt degrés de chaleur au-dessus de celle qu'ils ont jamais ressentie; qu'ils se seront logés dans les maisons étroites , mal- percées , des quartiers les plus resserrés de la ville ; qu'ils continueront de se nourrir d'ali- mens et de boissons aussi substantielles ; que la nouveauté des fruits du pajs les excitera à manger de ceux qui sont les plus compac- tes , tels que les ananas , les cocos et ces abri- cots si coriaces; qu'en même temps ils y seront assiégés de soucis , contraints de se livrer à

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des courses et à des travaux inaccoutumés; ou bien que, s'abandonnant à l'oisiveté, les pas- sions ardentes du jeu et des femmes les tour- menteront ', alors vraiment , il n'est point pour eux de moyens préservatifs contre la maladie. Mais, si à leur arrivée ils choisissent surtout un lieu aéré , un logement bien percé ; si, sur le moindre indice de plénitude d'estomac , ils le débarrassent par des vomitifs et d'autres purgatifs ; s'ils se rafraîchissent à l'aide de boissons et de remèdes internes ; et si , délayant davantage leurs alimens , ils choisissent sur- tout ceux qui sont d'une qualité aqueuse , tempérante; si dans leurs courses , dans leurs promenades , ils évitent d'être exposés aux rayons d'un soleil si ardent ; s'ils savent s'oc- cuper sans s'excéder; si surtout ils tempèrent l'excès des passions de tous les genres : cer- tainement ceux-là sont assurés d'être hors des atteintes de la maladie, non seulement pour le présent, mais encore pour l'avenir.

Je dis pour le présent et pour l'avenir, car il est essentiel d'observer que ce régime doit, en effet, avoir tout à-la-fois ces deux buts du présent et de Vapeiiir. Un voyageur qui ne serait que passagèrement dans une colonie, pourrait alors seulement se contenter , pen-

( '74) dant son séjour , d'habiter un lieu rafraîchi par les venls , tels que les mornes. Cette tem- pérature , avec une vie tranquille et son ré- gime accoutumé à l'Européen suffira sans doute à sa santé. Mais celui qui arrive dans les îles avec l'intention d'y résider, ne saurait constamment se dérober à ces chaleurs ; il faut donc qu'il s'acclimate pour les supporter impunément. Et qu'est-ce que s'acclimater F C'est donner au sang les qualités qui convien- Hent à ce climat ? c'est, comme je l'ai montré, le rendre plus fluide , moins nourri , moins dilatable. Il faut donc , qu'à cet effet , il s'abstienne plus qu'un autre d'alimens trop nourrissans ; dans ce cas , par exemple , qu'il mange beaucoup moins de pain, et peut-être pas du tout ; qu'il le remplace par les farines granulées de manioc , et par le riz , qui, aussi moins alimentaire et diurétique, semble par- ticulièrement placé par la nature sous les cli- mats chauds pour la substance des hommes';^ qu'il soit très-réservé pour les viandes , pour les boissons trop nourrissantes ou trop échauf- fantes ; que surtout il entretienne une trans- piration, qui , sans être cependant trop abon- dante pour ne le pas exténuer , soit cependant constante : c'est-là le thermomètre de sa santé.

( '73) La transpiration une fois suspendue j la peau, qui n'est plus moile, mais sèche, annonce un commencement de la maladie ; il faut en hâte la rappeler ; la saignée est plus particulière- ment nécessaire ; des bains, non froids, mais seulement tièdes; des boissons qui ne soient point irritantes , et qui cependant stimulent un peu ; la tisane composée de la chicorée des jardins , plus douce que la chicorée sau- vage , avec un peu de laitue et d'orange aigre au lieu de citron , dont l'acide est trop éner- gique sur les nerfs, est celle dont on fait usage communément, et que je crois en effet la plus convenable.

Le serein est surtout dangereux pour les européens arrivans. A la disparition du jour, qui, vers l'équateur, se fait tout-à-coup, il tombe subitement d'abondantes et de fraîches rosées , sans doute mélangées de vapeurs et d'émanations corrosives , puisque tant de vé- gétaux en ont les qualités , et que le fer et l'acier le plus parfait y sont aussitôt rongés ; ces émanations , qui contractent vivement la peau , arrêtent ainsi la transpiration^ indispen- sable pour l'Européen. Il faut donc qu'il ré- siste à l'attrait du plaisir de savourer la fraî- cheur de ces délicieuses soirées; qu'il se donne

(176) garde surtoutd'y resterassis; qu(5 même il ne se promène pas , mais qu'il marche si ses affaires le commandent ; qu'en revanche le lever de l'aurore le surprenne à peine au lit j qu'il se hâte de respirer cet air pur et renouvelé , que bientôt va dessécher et embraser de nouveau ce soleil qu'il voit déjà dardant ses rayons étincelans à travers des nuées de pour- pre. La chaleur renaissante va lui rendre sa- lutaire ces humides exhalaisons dont il se sera pénétré , ces parfums dont son odorat aura été délecté; et si surtout il aime la nature, la vue de ces bois touffus , de ces arbres aux troncs élevés, à la cime spacieuse, au feuillage pittoresque , aux fruits de formes variées , et de tant d'espèces de végétaux qui rampent ou qui grimpent ; cette vue animera son imagination , reveillera ses esprits , re- donnera à toutes ses facultés une nouvelle énergie , un nouveau ressort pour se livrer plus vivement à ses occupations et se prému- nir surtout contre ces alfaissemens d'où nais- sent les mélancoliques regrets et ces cuisans désirs de revoir ses foyers , préludes trop or- dinaires de la maladie. Que ceux qui en ont le choix aillent de préférence s'acclimater dans les habitations rurales , au milieu des champs,

des

( ^11 )

des bois, des prés , des eaux vives, à travers ces salutaires végétaux. Ecoutons encore à ce sujet le père Labat pendant son séjour à Saint-Domingue, en 1701 , époque cet établissement n'avait cependant pas soixante ans.

« Il n'y a, dit- il, que les chasseurs qui vivent dans les bois qui soient exempts de ma- ladies. L'exercice qu'ils font, le bon air qu'ils respirent , conserve leur embonpoint et leur santé; mais ils doivent bien prendre garde à eux quand ils viennent dans les bourgs, et n'y pas faire un long séjour; car ils sont plus susceptibles des maladies que les autres (1) «.

Si déjà le séjour de ces bourgs naissans , bâtis de cabanes en bois , était dang-ereux pour les Européens , que ne doit donc pas être celui des villes actuelles de ces colonies, construites en pierres et pavées de pierres ? Ce qui rendait aussi funeste aux chasseurs le séjour des bourgs , c'étaient les excèsdu jeu , de la table et des femmes , ces espèces d'hommes sont plus particulièrement sujets. Le père Labat convient que déjà c'était même pour les colons établis une des principales

(i) Nouveaux Voyages aux îles, tome 7 , p. 208, I. M

(178) causes de leurs maladies. « Une de celles, ajoute-t-il , à laquelle il n'est pas si facile d'ap- porter du remède , c'est l'intempérance de bouche et les débauches qui se font dans le pays ; tout le monde veut manger beaucoup , et boire encore mieux. Ceux qui sont riches se piquent d'avoir de grosses tables : ils boi- vent et mangent avec excès, pour faire boire et manger ceux qu'ils ont conviés, sans se souvenir que dans les pays chauds et humi- des , oii l'air est épais etgrossier , comme celui- là, on ne peut être trop sur ses gardes du coté

de l'intempérance Quand donc un corps

se trouve surchargé d'alimens , plein d'ex- cellens sucs et très - nourrissans , accompa- gnés de vins de toutes façons, et de toutes sortes de liqueurs, sans être aidé d'aucun exercice , que celui du jeu , qui ne fait qu'é- chauffer le sang, et mettre la bile etles autres humeurs dans un mouvement violent et dé- réglé, que peut-on espérer, qu'une corruption de toute la masse du sang? Une coagulation ^ des obstructions et des indigestiojis si puis- santes , que toute la médecine n'j peut ap- porter aucun remède On résiste au com- mencement, mais cela dure peu : les plus robustes soutiennent davantage, et puis ils

( ^79 ) crêpent plus promptement. Les plus faibles sentent plus lût les suites de leurs désordres, se corrig"enl queiquclois un peu, traînent plus long - temps une r/e languissante et ennujreuse j et cnjinj ils prennent tous l& même cliemin » (i).

La tempérance , dans nos climats modérés , ne semble être qu'une vertu de prévoyance , long-temps souvent on l'a délaissée sans en ressentir les effets ; ce n'est très-ordinairement que dans l'âge avancé , le cortège des in- firmités vient punir les hommes de leurs mé- pris pour elle. Mais , dans les colonies , sa vengeance est toujours prompte et terrible. L'européen ne saurait donc trop se pénétrer de ces idées ; et si , après s'être acclimaté , il peut insensiblement sortir du régime austère qu'il s'était imposé, il est toujours des bornes qu'il ne franchira jamais impunément ; qu'il les connaisse pour les respecter toujours ; qu'il étudie donc , à cet égard , son tempéra- ment : non pas que je prétende le rendre esclave de minutieuses pratiques : ce n'est pas chez ces hommes timorés, c[ue la santé vient établir son domicile; ce n'est point à

(i) Tome idem, p. 2 m.

M 2

(i8o)

eux qu*elle réserve une longue et sereine carrière : c'est pour celui qui , ami de la joie et des plaisirs purs , tempère de longue main son sang par des inclinations douces ; celui-là peut quelquefois s'asseoir au milieu de ses amis, et, dans les épanchemens du cœur , savourer plus longuement les plai- sirs de la table. La tempérance est fille de la nature, comme elle est ennemie de la mono- tonie. Qu'on me permette de rappeler deux exemples irop frappans du besoin dans les colonies de cette modération jusque dans les affections de l'ame , même les plus épurées. Un grand nombre de gens de lettres ont connu à Paris , avant la révolution , l'auteur de la Galerie des hommes illustres . M. Jm- bert j comte de la Platière{\).

Cet homme, vraiment extraordinaire , fai- _ _j>

(i) Il ne faut pas confondre avec Imbeitde la Pia- lière Roland de la Platière, collaborateur de V Ency- clopédie méthodique, puis ministre, et victime de la révolution. Les mémoires de la femme de ce ministre, écrits pendant qu'elle était en prison, continués après sa condaranaiion à la mort , seront un des monumens les plus remarquables de l'énergie que la révolution avait donnée aux caractères, même à celui des fem- mes. Je regrette d'y trouver la censure amère de per-

( '81 ) sait ou faisait l'aire, par souscription, le plus mauvais ouvrag-e qui existât , et le faisait payer plus chèrement qu'aucune production ne l'a jamais été. Ce qui ajoute au merveilleux de l'auteur, c'est que, n'étant pas en état d'écrire une page du livre qu'il décorait de son nom , il faisait faire ses vies par diffé- rens auteurs qu'il ne payait pas; ses gravures , par de misérables artistes, qui ne recevaient que des promesses de protection ; les mar- chands de papier élaien t nourris de l'espoir de leur faire faire de grandes fournitures ; pour ses imprimeurs, il se faisait donner en avance le nombre d'exemplaires dont il avait besoin , et leur laissait le reste en g-ag-e. Une figrure agréable , ouverte ; de la vivacité , de la gaîté , des saillies; l'art de capter par des manières affectueuses , même par des airs de hauteur ,

sonnes qui ont pu êlre faibles , mais dont le co&ui' a été pur. Dans une révoliTtion toutes les passions exas- pérées avaient fait méconnaîti'e la raison, quel est celui à qui on ne croirait pas devoir reprocher d'avoir trop fait ou trop peu fait? Et si la haine avait s'éter- niser contre tous ceux en qui on trouvait à redire dans la conduite révolutionnaire , les Français auraient con- tinué à se détruire, jusqu'à ce que le dernier n^eixt plus eu de victimes à sacrifier à sa haine.

( i80 lui gagnaient les uns , en imposaient aux au- tres. Il intéressait les grands et les amenait à ses souscriptions pécunieuses , en promettant aux uns une nouvelle illustration de leurs noms par ceux de leurs aïeux, qu'il allait placer dans sa galerie. Il flattait les autres de la gloire d'être inscrits sur la liste de ses souscripteurs , parmi les premières personnes de l'état. Il avait en même temps obtenu de la cour le plus grand nombre des souscrip- tions alors d'usage ; parce qu'avec les airs d'un important il persuadait aux courtisans que son ouvrage était national, et qu'étant fait par un homme comme il faut, il avait d'autant plus de droit à la munificence pu- blique.

Avec ces rares taie ns , M. Imbert, comte de la Platière , menait à Paris le train d'un jeune seigneur. Sa parure était recherchée, ses meubles somptueux ; il avait des tableaux de prix, des bijoux , des maîtresses , des.... etc. La révolution tarit les sources de ce Pactole ; et ilobtintenfiïi du gouvernement , une place de secrétaire de préfecture de l'ile de la Mar- tinique. M. de la Platière ne devait guère être propre à ce genre de place. Sa vie dis- sipée et intrigante ne l'avait pas mis à portée

( i83) de connaître les affaires : son caractère in- constant, des passions ardentes, des goûts déréglés et frivoles ne laissaient pas plus l'es- poir qu'il pût s'y former, qu'il pût s'assujettir aux formes sèches et monotones de la bu- reaucratie; qu'il pût rester constamment sou- mis aux ordres supérieurs. Aussi se brouilla- t-il bientôt avec des personnes considéra- bles; et les choses devinrent telles avec le préfet, qu'il fut obligé de quitter sa place. C'était peu de temps avant mon arrivée à cette colonie. Quoique d'un tempérament assez sanguin , mais agissant , maigre , élancé et sobre , car il ne buvait , même à Paris , que de l'eau , il avait conservé à la Martinique sa santé , au milieu de ses agitations. Il s'était même, dans la suite, livré à la composition d'un ouvrage , dont ceux qui ont parcouru le seul exemplaire sorti du magasin de l'im- primerie , n'ont pu me dire le sujet. Le temps de ce genre de ressources inépuisables pour lui n'était plus alors ; et la Martinique , parti- lièrement, n'est pas même un théâtre propre à d'autres talens que les siens.

Un jour que, dans ces circonstances, il avait eu avec le préfet une scène violente., il alla dîner à une campagne voisine de la

( i84 ) ville de Saint -Pierre. Tout ému encore de cette scène , échaufFé probablement aussi par la marche qu'il avait faite à pied , il se livra de nouveau , en la racontant , à un tel degré d'emportement , qu'une fièvre ar- dente le saisit, et l'emporta dans les vingt- quatre heures.

Son épouse, sur ces entrefaites, était par- tie de France pour le rejoindre. Elle arriva à la Martinique , ignorant et sa destitution et sa mort. A ces nouvelles désastreuses, elle tomba dangereusement malade. La compas- sion luiprodigua des secours qui la sauvèrent. Pendant sa convalescence , on lui conseilla des promenades matinales. Il lui arriva un jour de les prolonger plus loin qu'à l'ordi- naire. Le hasard la conduisit sur l'habitation si fatale à son époux; un plus malheureux ha- sard le lui apprit. Toute sa douleur se re- veilla ; et en proie aux plus violens transports, elle termina elle-même, après quelques heu- res du plus affreux délire, ses jours, p^r une mort plus tragique encore que n'avait été celle du malheureux la Platière.

( i8â)

CHAPITRE XI.

MOFENS de préseruer les Troupes des Maladies applicables aux particuliers.

Doit -ON donc s'étonner que les militaires semblent être , dans les colonies, des victimes de prédilection. Leurs passions plus exaltées , leurs excès répétés , des aiimens salés et échauf- fans, des exercices immodérés, entremêlés de trop d'inoccupation, les épuisemens de l'incontinence, des logemens mal situés et mal distribués, concourent à-la- fois à dépeupler les garnisons coloniales; jamais les batailles les plus sanglantes ne leur ont été aussi funestes qu'une année, ou même que quelques mois de maladie. Il est cependant pour des hommes si précieux à leurs familles, si chers à l'état , puisqu'il en coûte tant pour être formé, disci- pliné et transporté sur cet autre hémisphère; il est , dis-je, des moyens qui pourraient les dérober à ces fléaux ; et cependant trois à

( i86 ) quatre siècles d'expérience n'ont pas encore fixé assez l'attention d'aucune nation euro- péenne pour s'en occuper efficacement. Aucun médecin , aucune administration , au- cune société savante n'en ont fait l'objet de leurs recherches et de leurs méditations. Le hasard, l'aveugle hasard, et la fatalité des cir- constances décident du sort de chaque guer- rier, comme de celui d'un particulier isolé, diminuent ou augmentent le nombre des vic- times. Aux observations précédentes, je vais en ajouter quelques autres qui les concernent spécialement. Peut-être seront-elles un sujet d'émulation pour des hommes plus instruits que moi.

Le choix d'abord des mihtaires envoyés dans les colonies n'est point indifférent, et il y a plus que de l'imprudence de transporter en masse un régiment ou des portions inté- grales d'un régiment. On doit encore plus craindre , dans cet état, pour ceux d'une com- plexion tout-à-fait sanguine, qui sont ramassés, épais , charnus dans leurs proportions ; ceux aussi dont les passions sont trop ardentes, et emportés, intempérans surtout pour le vin et les liqueurs. Lorsqu'il arrivait autrefois de prélever dans les différons corps de troupes

( '87 ) des hommes, pour en l'aire des corporations coloniales , c'étaient ceux particulièrement qu'on choisissait , tous ceux qu'on appelait lesmauvaissujets ; et c'étaient ceux qu'il aurait fallu surtout exclure. Le choix des officiers est non moins important ; ils doivent servir d'exemple à leurs inférieurs, et encore, par leur douceur et leur sollicitude , dissiper ou adoucir ces chagrins d'être si éloignés de la mère patrie , d'où naissent souvent dans les corps des maladies contagieuses qui les dé- peuplent. Biais qu'on se garde surtout de leur donner pour chefs de ces jeunes et fou- gueux colonels , qui , inattentifs aux besoins intérieurs du soldat, aux moyens d'améliorer son sort , et bien moins pour la discipline et la manoeuvre, que par caprice ou par une vaniteuse galanterie , harcèlent sans cesse leurs régimens, d'exercices, de revues, de parades, à des heures et en des lieux incon- venans ; qui, aussi frivoles dans les modes pour la parure de leurs troupes , que pour celle de leur personne , ne consultent ni l'économie , ni le climat , ni les soins pro- longés qu'elles coûtent au soldat.

Leur nourriture , pendant la traversée , doit avoir le double but de conserver leur

( i88 ) santé durant le voyage , et de les préparer au changement de climat. Il faut donc, autant qu'il est possible, empêcher leur sangdes^échaufFer, l'adoucir, et augmenter sa fluidité. Il est im- portant, d'abord, que le biscuit qu'on leur destine ne soit pas aigri pour être trop levé ; ce qui arrive ordinairement, afin de masquer le vice des farines de mauvaise qualité. Je ne sais si je me trompe : mon opinion à cet égard , est que le biscuit soit à l'inverse du pain , toujours médiocrement levé ; il est alors plus doux , plus friable que le biscuit ordinaire; c'est ainsi qu'en usent les Anglais et surtout les Américains: ses parties , plus solubles , le rendent moins échaulTant , et d'une plus facile digestion ; et quand même il serait vrai qu'il fut moins nourrissant, ce ne serait pas alors un mal. Je voudrais pour les troupes sur mer , d'amples provisions de légumes , de choux fermentes ou choucroute , et surtout de pommes de terre : leur subs- tance douce , aqueuse , légère , les rend alors plus particulièrement bienfaisantes ; cuites simplement à l'eau pour être mangées avec les viandes salées , elles en corrigeraient l'acrimonie ; et je ne doute pas que le grand «sage qu'en font sur mer les Anglais et les

( iSg) Américains ne leur soit très -utile sous ce rapport. En consommant davantag-e de cette plante si productive, on consommerait d'au- tant moins de ce Croment, si long , si pénible, si dis[>endieux à cultiver.

Si le riz n'était pas une production étran- gère à nos colonies, et, par conséquent, trop chère pour nous, ce serait un des fa- rineux dont je conseillerais plus particuliè- rement l'usage sur mer et dans les colonies, non pas cuit et délajé à la manière des Pa- risiens (i).

On ne devrait pas non plus donner sur mer aux troupes du vin pur; il faudrait cpi'il fat mélangé d'eau, et que ce mélange se fît pu- bliquement sur les ponts , en présence des officiers. Les besoins de propreté , d'exercice et de dissipation sont trop connus pour qu'il soit nécessaire de les rappeler.

A leur arrivé, faites que d'abord les pre- mières impressions qu'ils recevront de ces nouvelles régions leur soient agréables ; elles contribueront à leur faire aimer ces lieux , à les préserver des maladies de langueur , nées de l'éloignement de leur pays natal ; mal que

(i) Voyez ci-après art. riz.

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la Tue seule propage parmi les troupes. Ne leur faites reprendre leurs exercices qu'avec précaution, et redoutez alors autant de les fatiguer que de les attrister. Mais par-dessus tout , éloignez-les de l'oisiveté, ce plus grand fléau des hommes , et le plus corrupteur, quand ils sont rassemblés.

A cetefFet , que leurs casernes soient envi- ronnées de terrains proportionnés au nombre des troupes ; que ces terrains soient divisés et subdivisés , pour les leur laisser à cultiver ; que les officiers leur donnent l'exemple de l'émulation; qu'ils y fassent croître les légu- mes européens et les productions du pajs; qu'ils j aient des iguanes, du manioc, des patates, des bananes, du maïs , etc.; ces lé- gumes et ces diverses productions leur seront d'autant plus agréables , qu'ils les devront à leurs soins ; ils deviendront une partie de leur nourriture , corrigeront les mauvais effets de leurs viandes salées , de leurs bis- cuits et de leurs farines échauffées : s'ils ont du surplus , qu'il leur soit même permis de le vendre. Louez , caressez , récompensez ceux qui cultiveront mieux, qui feront pro- duire davantage : des hommes actifs et labo- ' rieux seront toujours de bons soldats; ils

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seront alors véritablement acclimatés pour supporter les fatigues et les privations dans la guerre : vous leur aurez fait contracter pour l'avenir l'habitude et le besoin du tra- vail; vous en aurez fait des agriculteurs, ou pour la métropole , ou même pour les colo- nies ; pourquoi ne les peupleriez -vous pas ainsi? Ce serait toute autre chose que ces in- fortunés de vos villes, que la misère et la débauche enlèvent à mesure qu'ils y arrivent; il vous sera alors bien plus facile de prévenir les troupes des excès des femmes et des li- queurs l'ortes : à tous égards, leur santé se fortifiera. Les productions indigènes aux climats qu'on habite sont toujours les plus salubres ; ainsi l'a voulu la nature , dans ses admirables plans d'économie.

Comment s'y sont conservés ces audacieux aventuriers qui ont fondé nos colonies ? Dé- laissés de leur patrie , méconnus d'elle, ils n'avaient ni vin, ni farines, ni salaisons. Les bananes, le manioc , les fruits et leur chasse suffisaient à leur existence; et avec ces seuls moyens, ils faisaient des courses sur mer, sur terre : pendant des marches forcées, ils livraient des combats, soutenaient ou faisaient des sièges, et en même temps ils pénétraient

( 19^ ) dans les forêts pour j poursuivre le gibier ; ils en abattaient les arbres , en défrichaient les places, y faisaient croître le tabac, le coton , le rocou , etc. , et préparaient ces denrées pour les vendre aux Européens. Au milieu de ces dangers renaissans, de ces courses exténuantes , de ces travaux excédans, ils con- servaient leur santé. Les maladies du climat leur étaient inconnues; ils ne les trouvaient que dans les excès desliqueurs européennes et dans l'oisiveté familière aux bourgs. Dites, co- lons efféminés, qui répétez dogmatiquement que le travail dans les colonies n'est point fait pour les blancs ; qui vous en offensez quand on ne paraît pas être de votre avis; dites si les hommes d'alors , dont plusieurs de vous sont issus, n'avaient pas plus de peine, plus de fatigue que vos propres esclaves : ils avaient contre elle le grand remède , la propriété et la liberté.

Il est donc vrai que l'activité, la tempé- rance, et pour alimens les productions du pays , sont , dans les colonies , les premiers moyens de soutenir la santé.

En conservant ainsi ces militaires si pré- cieux , l'état diminuera pour eux ses dé- penses; il aura moins de frais de transport

( 193 ) pour ces comestibles , et moins d'embarras pour leur subsislance clans les temps de guerre. Qu'on ne dise pas que ces occupa- lions des troupes nuiront à leurs exercices: et de mémorables exemples ne nous intrui- sent-ils pas que ces nombreuses légions usées par le maniement des armes se sont dis- persées comme la poussière devant nos inexpérimentés conscrits ? L'élément de la valeur du soldat, c'est l'ame; et celui-là seul a de l'ame qui a une patrie : rattachez dojic sans cesse le soldat à elle.

Dans les colonies, les casernes doivent être spacieuses, bâties sur des sites aérés, et entou- rées de galeries qui empêchent le soleil de darder ses rayons sur les murs et de pénétrer dans l'intérieur deslogemens.Ges galeries ser^- vent en même temps à rassembler les soldats durant les pluies et les heures de grande cha- leur : ils s'y dissipent ; ils en font comme leur atelier de travail; ils restent moins renfermés et couchés dans leur chambre, ils respi-

(i) Que sont devenues les armées menaçantes de ce roi du nord , dont les ministres répétaient sans cesse , notre gout^ernemsnt est militaire ? Ce ramas d 3 toutes les nations de ces hommes sans pairie n'est p!uâ qu'un songe.

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rent un air plus épais , plus échaufFé, et ils se livrent à la mélancolie : que surtout ces ca- sernes soient construites de manière que les logemens y soient simples et non pas doubles, que , percés aux faces opposées , ils puissent être continuellement renouvelés et rafraîchis par des courans d'air.

Au- dehors des casernes, ménagez de spa- cieuse plantations; que sous les ombres ra- fraîchissantes de grands arbres , les soldats puissent sans cesse s*y rassembler, faire leurs appels, leurs exercices, s'y livrer à des jeux, y prendre même leur repos : encore une fois , moins ils seront dans leurs chambres, mieux ils se porteront.

Il est à désirer qu*il y ait non loin d'eux des eaux pour se baigner; rien n'est plus propre à tempérer la chaleur du sang et l'irritabilité des nerfs; mais, pour cette der- nière cause surtout , craig'nez que ces eaux ne soient trop fraîches et trop crues ; elles seraient particulièrement funestes à ceux qui, n'ayant pas l'habitude des bains, ont la peau plus sensible, et par conséquent plus suscep- tible de se contracter et d'arrêter la transpi- ration. Il faut à ceux-ci des eaux attiédies par le feu ou le soleil, et ce n'est que gra-

( i9^'> ) ducllcment qu'ils peuvent prendre l'habitude de se baio'nèr dans les eaux fraîches.

Les Y^temens des soldats doivent être légers, aisés, en rnéme temps assez chauds pour les {[garantir des sereins et des iraîcheurs <des niuils. L'Européen se ^êneou se découvre iflGipunémçnt au gré de ses capricieuses modes; il n'en est pas de même du soldat dans les colonies. Combien de ces malheureux ont été .victimes de ces habits échancrés bizarrement pour la bonne grâce , disait-on , qui leur lais-* salent une partie du corps à découvert ! Com- bien peut-être plus encore qui, serrés dans ces justaucorps le sang ddaté ne peut gonfler les vaisseaux, s'étendre jusqu'aux bras engainés dans d'étroites manches, jusqu'aux cuisses, aux jambes, aux pieds, que des culottes , des pantalons , des souliers compri- ment pour donner des formes élégantes! combien , dis-je , de ceux-là dont le sang dilaté se refoule alors vers le cœur pour les frapper subitement de mort, ou allumer en eux une dévorante fièvre , qui ne retarde la mort que pour la rendre plus douloureuse ! Ces élégans mais lourds chapeaux sont aussi pour le soldat des colonies , de dange- reuses parures. Les vaisseaux comprimés

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( 19^ ) par leur poids, ces longues cornes qui les embarrassent, sans les abriter du soleil, les exposent durant les exercices, les marches, à des coups de sang souvent mortels , ou avant-coureurs de maladies qui le sont tou- jours. Il est donc important que la coiffure .des militaires soit légère , flexible , de forme très-haute , pour laisser entre la tête et le fond assez d'air qui tempère la chaleur , et qu'elle soit à bord rabattu. Peut-être ces chapeaux pourraient-ils être de paille , tels que des particuliers en portent dans les colonies; j'en ai porté moi-même : ils seraient économiques , plus frais , plus légers ; du moins ils pourraient être en usage pour les troupes qui ne sont point en campagne.

Ce que je dis ici n'est pas étranger aux jeunes gens qui n'appartiennent point à l'état militaire, mais qui ne sont pas moins volon- tairement esclaves de nos inconstantes et bizarres modes.

( 197 ) CHAPITRE XII.

Moyens généraux que les goupernemens doivent employer pour concourir à détruire les germes de ces maladies.

JDaws cet exposé sur la cause des maladies des colonies, sur leur siège, sur leurs effets, sur les divers moyens de les traiter, j'ai voulu éclairer les voyageurs européens , arrivant sans les premières notions des dangers qui les menacent, sans guides pour s'y diriger. J'ai voulu éclairer même les créoles , qui , pour être nés dans ces climats , n'en connais- sent guère mieux les effets , en sont eux- mêmes les victimes journalières. Mais, ami de tous les hommes, de tous les peuples, j'ai surtout eu en vue de provoquer la surveillance des gouvernemens pour préparer de longue- main, par des institutions, par des lois, par des réglemens de police, les moyens universels- de les prévenir; d'en effacer jusqu'aux traces.

(198) Que particulièrement ils déyeloppent donc davantage leurs villes ; qu'ils en élargissent les rues; qa'ils en multiplient les places; que les maisons y soient médiocrement élevées , bien percées; que la vigilante police s'exerce jusque sur leurs distributions intérieures; Éfue les derHèrés ne soient point encombrés de hideuses bâtisses qui obstruent l'air , qui entretiennent une humidité putride ; que partout des arbres ombreux couronnent leurs toits ; qu'à chacune d'elles des jardins , ft^bît défendu de bâtir, i?afraîchissent et purifient l'air qui les environnent, par des émanations végétales; qu'au-dehors des hos- pices de bienfaisance pour les pauvres y soient spacieux et aérés ; que les personnes aisées trouvent dans des maisons de santé la éalubrité, les commodités, la gaité ; que de» logemens économiques soient en même tempi sûr des sites sains , consacrés aux familles arrivant pour s'y acclimater , s'y disposer sans trop d'inquiétudes aux genres d'établissemens elles se destinent.

Qu'aux approches surtout des sécheresses et des chaleurs, les précautions redoublent pour la salubrité ; que des eaux plus abon- dantes se dispersêût dans les places et les rues.

( 199) ou du moins les arrosent; que les habitant eux-mêmes, particulièrement ceux des con- trées anglo- américaines, se préparent aux épreuves de ces nouvelles saisons par plus de tempérance; qu'ils lassent davantage usage de végétaux et de volailles, et diminuent celui des grosses viandes, des salaisons surtout; que les excès des boissons spiritueuses soient plus particulièrement alors réprimés ; que les ministres de ces religions si diverses dans leurs dogmes et leur rits n'aient plus qu'un même sentiment , qu'une même pensée ; que tous à-Ia-fois fassent retentir leurs temples de menaces contre les violateurs des lois de la tempérance ; qu'ils leurs montrent la mort menaçante prêle à les enlever à leurs pères , à leurs mères , à leurs enfans , à leur épouses , à la patrie ; qu'ils multiplient leurs conseils sur les régimes que ces saisons leur com- mandent. Qu'en même temps les affaires sus- pendues, les cours de justice ajournées, les spectacles et les lieux de rasserablemens in- terdits , forcent tous les citoyens à aller aux champs, séjour du calme, de la paix et de la salubrité. Ainsi , ces moyens réparateurs neu- traliseront dès à présent les germes du plus grand des fléaux des nations modernes , et le&

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détruiront radicalement pour l'avenir; ainsi, chez toutes les nations, la grande somme des biens et des maux est toujours le produit de la sagesse ou de l'jgnorante incurie de leurs gou- vernemens. Les dépenses pour ces mesures , des concessions ou des rachats de terrains pour espacer les villes , y former les établis- semens nécessaires à ces vues , pourraient- elles être ici des obstacles à leur exécution?

Mais ces hommes qui vont se fixer dans ces lieux, ces familles qui vont s'y multiplier, ne dédommageront-ils pas au centuple, par les denrées qu'ils vont fair naître, par l'indus- trie qu'ils vont vivifier , par leurs consom- mations croissantes ? Si l'institution de tous les gouvernemens , si leur devoir le plus sacré n'était pas de protéger paternellement ceux qui leur appartiennent , en quelques lieux qu'ils soient ; si les hommes ne pouvaient être pour eux qu'un objet de sordide calcul, je leur dirais : placerez-vous plus usuraire- ment vos fonds ? c[«elles dépenses peuvent vous offrir d'aussi immenses profits ? Vojez- en la preuve dans la seule lie de la Mar- tinique,

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CHAPITRE XIII.

Petit nombre d'hommes qui fondèrent y avec peu de moyens y la colonie de la Martinir/ue. Richesses dont ils ont été les créateurs.

JDenanhuc, gentilhomme normand, est avec raison regardé comme le fondateur des colo- nies des îles françaises et de celle de la Marti- nique. Cet aventurier, après s'être signalé sur les mers par diverses actions d'éclat, vint, en 1625, commencer le premier établissement à l'île de S.-Cliristophe , accompagné au plus de trente ou quarante hommes , reste de. soixante qui, avec quatre pièces de canon avaient soutenu un combat contre un galion espagnol monté de trente-six pièces de canon et de quatre cents hommes d'équipage. Sous ce cbef aussi sage que courageux, cette petite troupe s'accoutuma d'abord à vivre des pro- ductions du pays , gagna tellement l'afFection

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des Indiens , qu'ils aidèrent leurs nouveaujc hôtes à des dérrichemèns ceux-ci recueil- lirent en peu de mois de quoi charger de tabac Je navire qui les avait amenés.

Après que d'Ènanbac eut fait approuver cet étabUssement du gouvernement, et que, pour obtenir de plus grands secours , il eut fait former une compagnie qui eût la pro- propriété de toutes les îles l'on s'établirait, et après divers autres événemens heureux et malheureux, d'Énanbuc descendit à la Marti- nique en 1637, c'est-à-dire il y a cent soixante- dix ans, pour y fonder unig autre colonie. Cent hommes agriculteurs et soldats, appro- visionnés d'armes , de munitions de guerre , d'instrumens aratoires, de semences, de iquél- ques objets de traite pour les Caraïbes , furent les seuls moyens avec lesquels ce chef entre- prenant acheta des Indiens la Cabester ( 1 ) de la Martinique , bâtit un fort qu'il révêtit de palissades à l'embouchure de la rivière de Saint-Pierre , construisit des maisons , défricha des terres, fit des plantations de manioc, de poi^ , de patates , de coton et de tabac. Ces

(1) Cahester signifie partie de l'île au Vent. Basse* Terre signifie partie de l'île sous le Vent.

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travaux s'exécutèrent au milieu de nations qui obligeaient à une surveillance continuelle, *ur un terrain couvert d'arbres énormes , in- festé de reptiles et de serpens surtout, l'efFroi même des sauvages, par leur venin , leur gran- deur et leur audace. Quelcjues particuliers, encouragés par ces premiers succès , vinrent augmenter l'établissement; il était cependant contrarié dans ses progrès par la compagnie J)ropriétaire des îles. Cette compagnie , com- posée de courtisans et de financiers ignorans danà ce genre d'établissement , crut qu'en multipliant ses agens et ses commis , qui se sur- veillaient respectivement , elle ferait arriveir i[)lus intacts les immenses produits qu'elle se promettait. Mais il lui arriva ce qui arrivera toujours à tout gouvernement et à toute ad- ministration qui veulent tout faire pour tout Savoir et pour être maîtres de tout 2 c'est que cette multiplicité d'agens augmenta les em- barras de la gestion , multiplia les abus et les déprédations , opprima et découragea les co- ibhs, et devint en même temps si onérieux, i^fué les dépenses surpassèrent toujours les recettes, et forcèrent compagnie endettée de mettre en vente ces îles dont elle était pro- priétaire. L'île de la Martinique fut vendue ; y

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compris les îles de Sainte-Lucie, de la Gre* nade et des Grenadins, par contrat passé à Paris le 27 septembre ijôo , pour la somme de 60,000 livres; et afin d'obtenir de toutes ces îles une somme si modique , la compagnie resta environ deux ans avant de trouver un acquéreur.

Actuellement, reportons-nous à ce que la seule île de la Martinique a acquis de valeur dans cet intervalle d'un siècle et demi. Qui osera main- tenant calculer le prix de son territoire , des édifices de ses villes, de ses bâtimens ruraux, de leurs fabriques et de leurs instrumens? Jugeons combien l'état s'est enrichi dans cette seule propriété : si nous y ajoutons, la valeur des hommes qui l'habitent , des richesses mo- bilières qui s'y trouvent , peut-on ne pas êlre surpris de la progression presque incalculable de celte amélioration? Et que n'aurait-ce pas été encore, si cette compagnie ignorante n'eût pas arrêté ses progrès dès sa naissance ; si un gouvernement militaire, fiscal, et de mauvais principes ne lui eussent pas continuellement opposé d'autres obstacles ? A qui est due cette amélioration prodigieuse, et ce qui aurait été encore beaucoup plus loin ? à un petit nombre d'hommes, à peu de famiUes

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qui s'y sont établis , qui n'ont porté que leur industrie : car leurs richesses se réduisent à bien peu de choses. Qu'on i'asse présentement le dénombrement des hommes que la Marti- nique a pu posséder depuis l'époque de sa vente; qu'on établisse une répartition sur chaque tcte de la richesse que chacune d'elle aproduitel'uneportanl l'autre; que l'on mette aussi en compte ces riches produits annuels depuis cette époque; alors chacun de ces hommes se trouvera avoir enrichi sa patrie de richesses foncières et mobilières, dont le poids en or excéderait peut-être le poids de sa personne. Est-il donc de spéculations plus lucratives que celles du produit des colonies ? En est- il l'homme, sous le rapport de l'intérêt, soit plus précieux, l'augmenta- tion du nombre présente pour l'état une plus belle perspective de fortune? Peut-on donc user de trop de surveillance , de trop de précautions pour la conservation de tels hommes? peut -on craindre les dépenses qu'elles nécessitent? Sous ce rapport, on voit qu'un homme des colonies est plus précieux encore qu'un homme de la métropole, puis- que ceux de la métropole n'ont pas augmenté dans une pareille proportion la valeur du

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territoire qu'ils habitent , et que même ils ne le sauraient.

L'augmentation d'une richesse territoriale est une augmentation de richesse pour tous les temps à venir, tandis que l'augmentation des richesses mobilières est toujours mo- mentanée et de circonstance. La richesse ter- ritoriale et son amélioration doivent donc être prélérées à toutes, aux fabriques, par exemple ; car l'agriculteur fait, encore plus que l'ou- Trier de fabrique , produire annuellement bien au-delà de sa consommation et de ses besoins; mais en même temps il donne à la terre un degré d'ainélioralion , et par consé- quent , une augmentation de sa valeur pour les siècles à venir, ainsi que je viens de le dire; tandis que l'ouvrier de fabrique, qui ne fait produire que petitement au - dessus de ce qui lui est nécessaire , n'améliore pas la machine de sa fabrique , mais contribue à l'user. L'agriculture est donc par-dessus tout le moyen fondamental de la prospérité à venir, et c'est en même temps le seul capable d'aug- menter la population et de l'avoir bonne.

L'agriculteur a pour lui un avantage inap^ préciable; c'est qu'il ne travaille jamais seul , la nature agit toujours de concert avec lui;

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qu'il (îorine ou qu'il repose , elle veille en- core , agissant pour lui. Mais l'ouvrier de fabrique n'a pour lui que ces machines sor- ties de la main des hommes, imparfaites et frêles comme eux , et n'agissant qu'avec eux. O Sully ! qui connus si bien ces fécon- dantes vérités , pourquoi as-tu eu si peu d'émulés?

L'agriculture des colonies est plus pro- ductive que l'agriculture des métropoles : i.*' parce que les terres , y étant plus neuves, produisent dav*in;age; 2.^ parce que la végé- tation étant, parle climat, plus active et plus durable, est aussi plus productive; 3.° parce que les espèces de denrées que produisent les colonies sont plus chères; l\..'^ parce qu'en raison du peu de population des colonies et de leurs climats , cette population est suscep- tible de s'accroître beaucoup. Nos familles en Europe, en France, par exemple, ne s'aug- mentent pas sensiblement; ftos villages sont à peu près ce qu'ils étaient il y a un siècle ou deux; tandis que, dans les colonies, des bourgs nouveaux sont devenus des villes, des habitations ont formé des bourgs. Ainsi une famille dans les colonies devant multi- plier davantage que la métropole, est donc

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particulièrement , sous ce rapport, plus né- cessaire à l'état qu'une famiiie de îa métro- pole. L'état a donc encore ici un motif de plus pour désirer et i'avoriser le passage de ceux qui veulent s'établir dans les co- lonies. Et tant que la métropole a dans son sein des individus qui ont de la peine à exister, dont les bras manquent de travail, il est pressant pour lui d'accélérer leur pas- sage. Ces individus inutiles ou nuisible svont ' fertiliser: i.° en Faisant produire des denrées utiles à la métropole; 2." en augmentant par leur aisance leur consommation, ils augmen- teront les débouchés de la métropole. Les colonies s'accroîtraient ainsi rapidement du seul superflu de leurs métropoles respectives, de ces malheureux surtout des campagnes, que la misère enlève journellement, ou qui, pour lui échapper, vont prendre les vices et la corruption des villes.

Ces vérités s i simples , qu 'elles devraient être pour ainsi dire triviales , sont cependant si méconnues , en France surtout, que nos colo- nies ont toutes souffert du défaut de popu- lation; plusieurs sont encore désertes, telle que Sainte Lucie ; tandis que , depuis deux siècles , des millions de malheureux ont été moissonnés

par

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par la misère , et tant de familles ont cessé de se multiplier, se sont éteintes par le défaut de mojens d'existence. L'espoir que ces ob- servations ne seront point inutiles de nos jours me fait espérer qu'elles seront lues avec in- térêt.

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CHAPITRE XIV.

Serpens dangereux. Leur destruction. In- Jluence de l'homme sur la nature. Ob~ sensations sur les îles qui n'ont point de ces serpens. Idées de V Auteur à ce sujet» Dii-'erses espèces de Fourmis j leur in- croyable multiplicité, leurs rai^ages. Seuls moyens que l'homme ait à leur opposer, minimaux destructeurs des Fourmis. Du Fourmilier en particulier.

Vj a Martinique nourrit un grand nombre d'espèces de serpens; plusieurs sont veni- meuses et extrêmement redoutées des nègres. Pendant mon séjour, j'appris, à une habita- tion voisine de Saint-Pierre , qu'un nègre était mort du seul effroi que lui avait causé la vue d'un de ces serpens venimeux. Au com- mencement de l'établissement de cette co- lonie , plusieurs familles européennes quit- tèrent cette île , pour fuir le danger de leurs

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mortelles blessures. On en trouvait alors qui. avaient jusqu'à vingt-cinq pieds de longueur et plus d'un pied de diamètre. Lorsqu'ils étaient irrités , ils attaquaient fièrement les hommes et les poursuivaient avec vivacité. Le seul moyen d'échapper , quand on était sans armes , était de courir en zigzag. Chaque- jour leur nombre diminue, et l'on n'en voit plus de cette énorme grandeur. A mesure que les hommes découvrent les lieux fangeux et toufius ils habitent, qu'ils les dessèchent par des irrigations et la culture, ils empêchent la multiplication des reptiles , des oiseaux , et de tant d'animaux dont se nourrissaient ces diverses espèces de serpens, et ils dé- truisent eux-mêmes chaque jour ceux qu'ils rencontrent sur leurs pas. Ce qui prouve la grande longévité des serpens , c'est de n'en plus trouver d'une aussi effrayante grandeur, ils n'y parviennent que dans le cours d'un grand nombre d'années. Partout l'homme établit son domicile , sa destinée est de chan- ger l'ordre des choses: il n'acquiert cette au- guste influence sur la nature que par l'assi- duité de ses travaux et le perrectionnement de ses arts. Dites que l'homme n'est point un èlre essenliellement social , et que les arts

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ne sont bons qu'à le corrompre! Dites encore si celui qui a renoncé au travail utile ou commandé ce renoncement, n'abjure pas sa plus éminente fonction !

La Martinique , si féconde en serpens ve- nimeux, es|; du petit nombre des îles de l'A- mérique qui jouissent de cette dangereuse prérogative. La vaste Saint-Domingue n'en a pas du tout, et de même, je crois, toutes les îles sous le vent; et ce qui me semble en- core plus remarquable, c'est qu'il n'y en ait pas à la Guadeloupe. Celle île , si voisine de la Martinique , de Sainte-Lucie , qui partage cette fatale prérogative , est située sous leur vent , par conséquent , dans une longue succession de siècles, les flots et les vents ont les lui communiquer , à l'aide des débris de troncs d'arbres, ou par d'autres movens , même encore involontairement par les sau- vages, dans leurs fréquentes traversées d'une île à l'autre. On assure aussi que des colons, mus par criminel désir de les y multiplier , en ont inutilement transporté. Qui peut con- tribuer à protéger ainsi ces îles fortunées contre ce redoutable fléau ? On ne saurait guère, ce me semble, l'allribuer qu'à deux causes : ou quelque espèce d'insectes ennemis

( 2i3) de ce genre de serpens, qui les attaquent elles détruisent , ou encore quelque espèce de vé- gétaux qui les empoisonnent, et peut-être les font périr par leurs seules émanations. Cette découverte serait d'une grande importance pour riiumanité , et conduirait peut-être à d'autres découvertes. Je ne la présume pas impossible , ni même difficile, attendu surtout le voisinage et le peu d'étendue des îles de la Martinique et de la Guadeloupe. Lorsque de zélés naturalistes, aidés des progrès de la bo- tanique et des autres branches d'histoire na- turelle, auront fait scrupuleusement l'histoire des plantes de chacune de ces îles , peut-être découvriront-ils alors dans celles qui se trou- vent à la Guadeloupe, et qui manquent à la Martinique ^ la cause de cette heureuse ex- ception. Un semblable examen pourrait aussi se faire sur les insectes de ces deux îles. Il y existe des fourmis si intrépides et si voraces, qu'elles attaquent et dévorent les plus gros serpens tout vivans : il pourrait s'y en trouver d'une espèce ennemie particulièrement des serpens venimeux.

Un autre fléau , moins effrayant en appa- rence, mais réellement plus funeste , qui étend ses ravages sur toutes les parties méridionales

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du continent de l'Amérique , ainsi que sur la surface de toutes les îles, ce sont ces multi- tudes d'espèces de fourmis , de toutes les formes , de toutes les couleurs , de toutes les proportions. Il y en a d'imperceptibles et de grosses comme le petit doigt ; il y en a de Boires, de brunes , de roussâtres, de presque rouges , de cendrées , de marbrées et de blanches : quelques-unes , toutes ailées à de certaines époques, s'élèvent en tourbillons dans les airs. Presque toutes vivent en nom- breuses peuplades : les unes dans les troncs des arbres , y sont à l'abri des inondations ; d'autres se plaisent sur les collines et les lieux élevés^ tandis que d'autres espèces préfèrent les vallées et les plaines. Il y en a qui s'en- foncent plus ou moins profondément sous terre , elles construisent leurs demeures républicaines.Elles vont et viennent par mille issues , fabriquées en chemins couverts. D'autres, au contraire , les élèvent au-dessus de terre en monticules poreux, composés de brandiiîes de bois pourri , de. débris de végétaux. Ces monticules, de quelques autres espèces, sont déterre, quelquefois liés par une espèce de gluten : quelques-uns sont lisses et comme vernis en-dehors, pour être

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sans doute impénétrables aûX pluies et à l'humidité.

La prodigieuse fécondité de ces races si diversifiées cause les plus grands ravages ; elles détruisent des champs de mais, de cannes à sucre ; elles attaquent avec la même avidité les arbres, qu'elles l'ont périr, des plantations de cacaotiers, de cafetiers, de cotonniers. Elles assiègent les maisons de toutes parts , montent par des sentiers qu'elles suivent à la file jusqu'au sommet, pénètrent jusque dans les lieux les plus cachés , y dévorent toutes les provisions , fruits , légumes, viandes, en peu de jours et en quelques heures : les ar- moires les mieux fermées ne leur sont pas impénétrables, pas plus que les garde-mangers les plus isolés. On les voit bientôt descendre en troupe sur la corde de ceux qui sont sus- pendus. Le seul moyen ici à leur opposer , est d'entourer d'eau l'objet qu'on veut ga- rantir ; de placer , par exemple , des vases pleins sous les pieds du meuble sont les provisions qu'elles attaquent. Cet obstacle ne les arrête pas ; elles tentent de le franchir , et s'y noient : d'autres , qui les suivent, en l'on 6 autant, jusqu'à ce qu'elles y forment des es- pèces de ponts , les suivantes passeraient^

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si on n'avait la précaution de nettoyer ces vases et d'en renouveler Teau. Elles semblent , dans leur état social , souinises à la maxime qui oblige le particulier à se dévouer au salut de tous. La vie des enfans est même exposée contre leur voracité. On m'a fait voir près du bourg du Lamentin une maison d'un petit habitant que les fourmis avoient forcé d'aban- donner. La mère, en rentrant , trouva son en- fant dévoré par elles. Elles fouillent jusqu'aux fondemens des maisons, qu'elles feraient crou- ler , si on n'y portait remède .

Le feu et l'eau ne les détruisent pas, n'ar- rêtent pas leurs progrès. L'homme n'a pour les vaincre que son activité laborieuse. Qu'il déblaie avec soin toutes les immondices qui avoisinent sa demeure ; que tout soit net et aéré autour d'elle ; qu'une plus grande pro- preté règne dans l'intérieur; que les planchers elles murs bouchés , recrépis, empêchent ces multitudes d'autres espèces d'insectes , celle des ravets surtout , d'y pulluler : les fourmis , qui en sont avides , percent tout pour en faire leur pâture. Dans les champs , dans les plantations , elles s'établissent et se propagent partout de vieux végétaux, se dégradant, leur offrent les moyens de se loger dans leurs

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troncs ou sous leurs souches , de se nourrir de leurs débris et de ceux des insectes et des reptiles que leur vétusté sert à faire multi- plier. Que la charrue et la bêche en remuent alors plus fréquemment et plus profondément la terre ; que l'agriculteur arrache avec vigi- lance ces végétaux exténués ou ceux que le sol fatigué se refuse à reproduire; qu'il ne s'obstine plus à trop entasser sur les mêmes lieux les mêmes plantes ; que dans ses champs , la canne à sucre, par exemple, plus espacée , soit entremêlée de lisières de maïs , de patates , qui obligent à diversifier les labours.

La nature , plus énergique pour produire dans les pays chauds, a donné aussi aux races destructives des fourmis plus d'énergie : outre leur espèce plus diversifiée, leur activité, qui n'est jamais ralentie par les frimas et les froids , plusieurs sont douées d'un venin assez puissant pour tuer les végétaux qu'elles attaquent, pour causer des douleurs vives au voyageur qu'elles surprennent , et même , par la piqûre de quelques unes, donner la fièvre. Ce venin est sans doute en elle un moyen pour vaincre avec plus de facilité de plus forts insectes , et ceux des reptiles qu'elles assaillissent avec audace.

(2.8) Tout périrait sous leurs efforts réunis, vé- gétaux et animaux, si la nature n'avait avec sagesse multiplié le nombre et les lacultés admirables de leurs ennemis. D'abord toute la classe des insectes voraces , celle des arai- gnées , des fourmis-lion , leur font de toutes parts une guerre continuelle ; tous les oi- seaux granivores sont en môme temps in- sectivores, et plus particulièrement des four- mis. Les diverses espèces de perdrix, de cailles, d'alouettes , poules communes et les poules d'Inde qui vivent en bandes , qui n'aiment point à se percher sur les arbres, qui se plai- sent sur les plaines, aiment surtout à se nourrir de cet insecte ; elles grattent la terre pour découvrir leurs nids amoncelés à.' œufs (i) : les cris des mères invitent leurs petits à s'en nourrir ; le coq, par sa voix animée.

(i) Je me sers ici de l'expression vulgaire. Tous les naturalistes savent que ces prétendus œufs sont des fourmis dans Télat de nymphes , sous la forme d'un Ter enveloppé d'un lissu blanc filé , comme celui des autres insectes. Sous cette forme de ver , lorsque l'in- secte est prêt à prendre celle de fourmi , on dislingue déjà, à travers la membrane déliée qui le couvre , ses yeus, ses dents, ses anteaues étendues sur la poitrine,

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rassemble la troupe pour partager sa ])roIe sur les arbres; d'autres oiseaux, diverses es pèces de gobe-rnouches, des pics à la langue along-ée leur font uneg'uerre aussi destructive. Dans les régions tropicales , des espèces de quadrupèdes , désignées sous le nom généri- que deyô/z/'/Tz/Z/e.?, ont reçu une conformation d'organes toute particulière pour les détruire encore plus efficacement.

Ce quadrupède , de la grosseur d'un barbet, couvert d'un poil dur et serré, hérissé en avant, sans doute pour être garanti de leur morsure , ombrage son corps , au milieu de ces brûlantes prairies , par sa longue queue re- dressée et chargée de longs crins. Chacun de ses pieds, armés de trois forts ongles arqués , le défend contre l'attaque même des tigres, et lui sert à fouiller la terre, à atteindre les plus profondes fourmilières; il y enfonce

ses six jambes et les articulations du coi-ps. Les véri- tables œufs de la fourmi soni extrêmement petits, lisses, luisans. Les mères-fourmis les pondent à la inar.ièrc. des mouches ; d'autres fourmis accourent en grand nombre pour les couver , et au bout de quelques jours, il éclot de chacun d'eux uu vermisseau de la grosseur d'une mitte. '

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une trompe longue d'environ deux pieds , d'où, comme d'un étui, sort une langue effi- lée et arrondie qui , s'alongeant dans les four- milières est bientôt couverte de ces insectes : animé à l'attaque , il la retire et la replonge successivement , jusqu'à ce qu'il les ait toutes mangées : il se nourrit ainsi, s'engraisse pro- digieusement en parcourant les fourmilières. L'homme, dans sa yie sauvage, est encore un des ennemis destructeurs des fourmis. « L'on ne sera point surpris, dit l'auteur de l'His- toire de rOrénoque, déjà cité (i) , que l'ours ( le fourmillé qu'il nomme Osso Hormi- ^iiero) (2) s'engraisse de fourmis f lorsqu'on saura que les Indiens en font leur nourriture.

(i) Tome III, p. 234.

(2) Ursus foTmicarius, parce qu'il ressemble à l'omis, par ses pieds de derrière et par son poil long et hérissé. Il n'a point de dents ; sa langue est repliée dans sa trompe j qui a environ quatre pouces de diamètre au milieu; ses yeux sont petits et noirs, ses oreilles pres- que rondes -, sa queue, garnie de crins qui la rendent large d'environ un pied , est longue d'environ deux pieds et demi ; c'est aussi la longueur du corps de l'animal ; les jambes de devant, d'environ un pied de longueur , ont à-peu- près un pouce de plus que celles de derrière ; conformation qui donne à l'animal plus de facilité à fouiller.

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Toute la différence qu'il j a entre eux et cet animal, c'est que celui-ci les mange avant qu'elles aient des ailes , au lieu que les Indiens ne s'en repaissent qu'après que les ailes leur sont venues. Dès les premières pluies qui tombent dans les mois d'avril et de mai, après quatre ou six mois de séche- resse y on voit paraître une multitude de fourmis ailées , qui, après avoir pris leur vol , retombent aussitôt à terre par leur propre poids, sans pouvoir s'élever une seconde fois. Elles sont d'une grosseur extraordinaire; de sorte qu'avant d'avoir des ailes , et tandis qu'elles s'occupent à fourrager , elles sont assez fortes pour emporter un grain de maïs, sans que ce fardeau ralentisse leur allure. Elles sont un peu plus grosses lorsque les ailes leurs sont venues, et de la ceinture en bas? elles ne composent qu'un peloton de graisse. Les Indiens les coupent en deux, et lors- qu'ils en ont amassé une quantité suffisante, ils les font frire dans la poêle , elles cuisent dans leur propre graisse. Ceux qui en ont mangé m'ont assuré qu'elles ne le cèdent point à la meilleure friture. Je n'ai voulu ni les croire , ni m'en assurer par moi- même ; mais c'est par-là que les Indiens se

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vengent des dommages qu'elles leur causent durant l'année. Elles sortent la nuit de leurs fourmilières ; elles se jettent sur le maïs , pendant qu'il est encore en herbe , en em- portent les feuilles , et le mais périt. D'autres l'ois elles se jettent sur la uya (i), la dé- pouillent de ses feuilles, et les Indiens n'ont plus de récoltes à espérer; car leurs dents sont si Téniineuses, qu'elles font périr toutes les plantes qu'elles touchent, sans en excep- ter les orangers et les cacaotiers, sans que Jes Indiens puissent les détruire , ni par l'eau ni par le feu. Il est vrai qu'ils en font périr un. grand nombre; mais comme il j en a une multitude immense, ils ont toujours de quoi s'occuper , et il reste assez de fourmis pour leur causer du dommage ». . Je le répète , c'est dans la civilisation , dans cet état qui amène le perfectionnement de l'agriculture , que l'homme devient le plus grand destructeur des races de fourmis , parce que ses travaux diligens et sagement dirigés

(i) Plante dont les Indiens font de sa graine , pulvé- risée et mêlée avec la cliaux de coquilles, un si violent slernutatoire , ciu'il les enivre et les met en fureur, lis en font surtout usage pour aller au combat.

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ne les rendent plus si nécessaires aux vues de la nature.

Les rats parviennent dans les îles à une grosseur monstrueuse, et multiplient d'une manière effrayante sur ces terres couvertes toute Tannée de fruits, de grains, de tant de véîrétaux dont ils se nourrissent, surtout des cannes à sucres , dont ils sont extrêmement avides. Ainsi ils étendent leurs ravages dans les champs aussi bien que dans les mai- sons, qu'ils assaillissent de toutes parts; ils les détruiraient , si on n'emplojait de vieux nègres , et si on ne dressait des chiens pour les chasser. Mais outre les oiseaux carnas- siers qui en mangent un grand nombre, les serpens et ces mêmes fourmis sont ceux qui les combattent avec plus d'avantage. Quel- ques l'ourmis ont-elles piqué un rat , il s'arrête pour leur faire lâcher prise; dans l'instant, d'autres arrivent sur lui en si grand nombre , l'attjiquent sur toutes les parties du corps, avec tant d'ardeur, qu'il périt aussitôt. Ceux des habitans qui , dans la campagne , en sont le plus incommodés , rendent accessibles aux fourmis les lieux ces animaux commettent leurs dégâts ; alors ils sont assurés qu'elles les en débarrassent promptement. On voit com-

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ment la nature dirige ses innombrables agens pour conserver les espèces et entretenir l'har- monie générale. A mesure que j'aurai occa- sion de m'étendre davantage sur les diverses classes d'êtres organisés que produisent ces contrées, je développerai, par des observa- tions plus frappantes encore , ces vues d'éco- nomie de la nature.

CHAPITRE XV.

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CHAPITRE XV.

Volcans. Montas^nes. Leur utilité.

La Martinique, ai-je dit, offre partout des vestiges volcaniques. Des fragraens amoncelés de lave brunâtre ; des débris de pierre- ponce semés çà et ; des montagnes dont le sommet conserve encore la forme de ses an- tiques cratères ; des eaux tièdes , chaudes , bouillonnantes ; des tremblemens de terre fréquens; tout répète que celte île a été au- trefois le séjour du feu : sans doute son noyau primitif n'est qu'un produit de volcan recouvert, par une longue succession des temps , de bancs calcaires , de couches ani- males et végétales ; et toute cette longue file d'îles est également due à des explo- sions volcaniques. Toutes en offrent égale- ment les traces nombreuses dans leurs mon- tagnes cratérisées, et même encore fumantes ; dans leurs eaux thermales , et dans les débris que l'Océan arrache à leurs flancs escarpés. I. p

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Toutes paraissent avoir des communications souterraines. Les plus grands tremblemens de terre de la Martinique ont été ressentis à la Guadeloupe , comme ceux de la Guade- loupe à la Martinique. Et peut-être aussi que tous les lieux de la terre volcanisée sous les cercles polaires aussi bien que sous l'équa- teur se correspondent. Le trop fameux trem- blement de terre de Lisbonne, arrivé en 1765, le 1." novembre, étendit ses secousses au côlé opposé de TEspagne , à Gibraltar, se com- muniqua au-delà de la Méditerranée, au loin sur les côtes de l'Afriqu^Cj en même temps se prolongea vers le nord du côté de l'Océan , le long des côtes de France et au-delà de la Baltique. Il se fit ressentir à la Martinique même, la mer, soulevée à trois reprises consécutives , inonda le bourg de la Trinité , c'est-à-dire les côtés de l'île tournés vers l'Europe. Ces si nombreux souterrains , aboutissent les bouches des volcans , ren- draient raison des ramifications des monta- gnes, qui toutes se tiennent sur la surface de la terre ; expliqueraient comment elles se re- nouvellent et se rehaussent à mesure que les venls, les pluies et les eaux fluviatiles les dé- gTadent, les abaissent et les aplanissent.

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Ce terme la Icrre deviendrait toute unie, toute nivelée, serait celui de la désorganisa- tion générale ; car ces montaones, par la dif- férence de leur élévation et de leur aspect, propagent les végétaux , forment ces réser- voirs de glaces et de neiges qui alimentent les sources, amènent ces utiles débordemens pour relever les terres et les eugraisser. Ces hauts pitons qui, lors de leur fusion , acquirent par les mélanges de minéraux cette puissance attractive , arrêtent les nues et les rassem- blent pour les résoudre en pluies. Ainsi, à la Martinique, plusieurs d'eux et le mont Pelé surtout, au nord-ouest de Saint-Pierre , s'en- veloppent à leur sommet d'un chapeau de nuages , renouvellent ces pluies fécondantes qui entretiennent les sources vives , et qui rendent cette île habitable aux hommes et aux animaux. Sans les inégales aspérités des mon- tagnes, les nuées, poussées parles vents, s'arrê- teraient rarement sur ces portions de terres isolées au milieu des mers, et ies laisseraient dévorées sous l'aplomb des rayons briilans du soleih Mais les grands végétaux , dont la nature se plait à couronner ies montagnes , servent bien plus énergiquement à appeler les nues sur leurs sommets, à entretenir au tour

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d'elles et à leurs pieds la moiteur et la fraî- cheur. Les feuillages de ces grands arbres qui se balancent dans les airs , garnis de houpes aspirantes, pompent ces vapeurs pour les faire descendre jusqu'aux racines des troncs, ou les laisser retomber autour de leurs tiges ombra- gées. La fraîcheur de leurs émanations, com- primant l'air , produit sur terre , vers les ma- tinées, ces brises régulières qui portent la vie et la santé autour d'elles.

Mais les parties de File de la Martinique , dont la cime des montagnes a été , par d'im- prévojans Européens , dépouillée de leurs forêts ombrageantes , n'ont plus de brises , de pluies , de fontaines et d'abondantes ro- sées. La nature attristée reproche à l'homme ses dégradations. Diflerens cantons de Saint- Domingue , dont les mornes ont été pareil- tement dépouillés de leurs arbres, éprouvent une pareille altération dans l'atmosphère : les choses ont été si loin, qu'il n'y est pas même resté de bois pour les constructions et la cuisine des colons ; il fallait qu'ils en achetassent des navigateurs Anglo-Américains. On voit combien est préjudiciable au plan de la nature la destruction de ces forêts , et des simples touffes d'arbres qu'elle fait

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croître sur le penchant des montagnes, les hommes en sont eux-mêmes les principales Tictimes. C'est alors une calamité publique. C'est donc aux gouvernemens qu'appartient la surveillance de ces bois , qui intéressent le salut de tous. C'est à eux à déterminer , par de sages réglemens, ce qui doit êlre vigilam- ment conservé; et coniîer cette surveillance à des hommes amis de l'ordre, initiés, j'ose le dire, dans les mystères delà nature.

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CHAPITRE XVI.

Dwisions intestines de la Colonie de la Martinique.

J^ORSQirE j'arrivai à la Martinique , cette colonie portait dans son sein de dangereux germes de discorde. Plusieurs de ceux qui, pendant la révolution , l'avaient livrée aux Anglais, étaient encore leurs secrets partisans, et osaient même l'être publiquement : en même temps , les déportés par le gouvernement an- glais , pour avoir paru à ce gouvernement, pendant son occupation de l'île, trop opposés à ses vues, venaient de rentrer , après les ca- lamités de plusieurs années d'exil. Ils trou- vaient leurs propriétés dévastées , leur mo- bilier volé, leurs maisons et leurs habitations aliénées à vil prix par des baux judiciaires et de dispendieux procès à soutenir pour chasser ces ruineux fermiers. Aigris par ces maux et par la vue des partisans des Anglais ,

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qu'ils accusaient d'en être les principaux au- teurs , ils ne respiraient: que vengcar^çç : d'autre, part , plusieurs d^ ces colons^ siir- chargés ç|e dettes envers leurs ct*nrnissiQi^-^ naires, semblaient, desir;er quq de nouveaux troubles vinssent éleindre ces nif^ines detlçs .^ ou du moins les njissenJ; à, i'^t^l'i des,pouï>;, suites. Alors aussi une sourde fermentation régnait dans la classe des gens de couleur : on devait reviser leurs titres de liberté ; ils s'imaginaient voir , dans cette révision , des moyens de vexation pour rejeter les uns dans l'esclavage , et faire racheter aux autres une seconde fois leur liberté par d'effrayans sa- crifices. L'établissement de quelques nou- veaux droits, quoique légers , étaient encore , pour un grand nombre, un sujet de mécon- tentement. Dans de telles circonstances, il fallait un gouvernement sage et puissant pour comprimer ces passions opposées et leur im- primer, au besoin, une action uniforme. Le gouverneur, M. Villaret de Joyeuse, jouissait d'une réputation de douceur et de probité propre à remplir ce but ; et il l'a en effet rempli , puisque la tranquillité s'est depuis conservée dans l'intérieur delà colonie, pen- dant qu'elle a été menacée au-deliors par l'en-

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nemi, et qu'elle a même montré une nouvelle- énergie pour pouvoir repousser ses attaques^ Si dans la vie privée le pardon des injures est nécessaire , il l'est bien plus dans la vie publique; et lorsque la morale et le salut de la pairie sont alors d'impuissans secours , il n'y a plus de ressource que dans la force : semblables à ces hommes atteints d'accès de frénésie, il faut, pour leur bien, devenir leu^s,' maîtres., ' '''''" '' " •^^"-'■^ >-' -^ ■•

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CHAPITRE XVII.

Commencement des hostlJilës pendant /<?

séjour de l'Autenr à la Martinique.

Remarques à ce' sujet. Son départ de. ^çfitte île.

±jE 25 prairial, deux frégates anglaises, ae- compagnées de quelques avisos , s'établirent en croisière au large du mouillage de Saint- Pierre , et prirent, à la vue de la ville, six ou sept petits bâlimens qui venaient des îles voisines. Ces bâtimens appartenaient à des par- ticuliers coramerçans et agriculteurs. Un , entre autres , ramenait une famille qui venait de vendre à Sainte-Lucie ou à la Dominique une habitation , et qui en rapportait le prix et tout ce qu'elle possédait. Ainsi, dans un instant, le chef de cette famille perdit le fruit de vingt-cinq ou trente ans de travaux et d'é- conomie; il sévit, lui, sa femme et ses enfans, sans autres habits pour se vêtir que ce qu'ils

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avaient sur le corps; et déposés sur la terre voi- sine, ils ne savaient même plus trouver de quoi subsister. Qu'allait devenir cette famille? et pourquoi le premier fléau de la guerre tombe-l-il tout entier sur elle? Si elle-même fait partie de la grande famille , doit-elle plus en supporter le poids que les autres ? Ne devrait-elle pas, dans le cas d'une perte par- ticulière, être indemnisée par la société en- tière , qui doit la protéger et la garantir ? Quand cette sublime théorie sera-t-elle scru- puleusement mise en pratique? Oh î combien sera grande et puissante la nation qui l'écrira ,^ non pas dans le code de ses lois, mais dans le cœur de tous ses citoyens! Encore peu d'années, les enfans de celte famille allaient , chacun en particulier, former des établissemens , défri- cher des terres, faire naître des denrées, et aug- menter, en faveur du commerce, leur con- sommation. Ces denrées, ces consommations, auraient été avantageuses non-seulement à leur pays, à leur métropole , mais encore à. l'ennemi même ; car les nations ont beau vou- loir, par orgueil, par avariée, s'efforcer de s'isoler les unes des autres, elles ne sont riches, elles ne sont florissantes que parce qu'elles sont avoisinées de nations riches et florissantes.

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Elles ne peuvent acheter ce qui leur manque, que parce que d'autres nations le font pro- duire pour elles ; elles ne peuvent vendre ce qu'elles ont de trop, que parce que d'autres nations sont assez riches pour l'acheter ; et plus ces nations-ci seront riches , plus les autres pourront vendre chèrement : beaucoup d'hommes travaillent et activent l'industrie , beaucoup d'hommes peuvent mieux faire leurs affaires. Il en est de même des nations entre elles.

La ruine de cette famille était donc encore line calamité pour l'ennemi même. Que vont devenir ses richesses, qui allaient se décupler dans ses mains? Ceux qui les ont envahies par le droit de la guerre iront , sur la pre- mière plage , consumer la plus grande partie dans les excès de l'ivresse et deâ femmes , qui , sans doute , abrégeront leurs jours au lieu de les conserver. L'autre partie , destinée pour ces capitalistes qui spéculent sur la ruine des hommes utiles , sera de nouveau em- ployée à des armemens de courses , c*est-à- dire , à construire d'autres navires , à les charger de canons, à j employer des hommes qui étendent la destruction. La guerre est donc toujours un fléau pour le vaincu et pour

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îe vainqueur -, c'est une fiamme qui dévore les richesses existantes, et qui en empêche de plus grandes de renaître.

Il serait du moins à désirer que ce fléau respectât sur mer les propriétés du com- merçant cosmopolite , comme elle doit res- pecter sur terre celle du paisible agriculteur. Mais quand les guerres cessent de toucher immédiatement aux intérêts des particuliers , elles cessent bientôt d'être guerres nationales; et quand un état. peut avoir des guerres qui ne sont pas nationales, il est bientôt faible.

La Martinique est, pour ainsi dire , la mé- tropole des îles du vent; son voisinage de la Dominique et des autres îles anglaises, peU' plées dans cette partie d'un assez grand nom- bre de Français accoutumés à nos denrées , et surtout à nos viqs (i) , en fait un entrepôt

(i) L'intérêt de la France a toujours été, et sera toujours de tout sacrifier pour étendre les débouchés des productions de son sol. Jamais les exportations de ses plus belles fabriques n'équivaudront à celles dii produit du coin d'une de ses provinces. Le canton de Medoc peut lui seul produire plus de rentrée à la France , que cinquante des meilleures fabriques. C'esf pour n'être point assez pénétré de ce principe , que Vanciçn gouvernemenfc , mauvais copiste des Anglais

( »57 ) considéra])le. Ainsi la guerre, dans les ri r- constances que je viens d'indiquer, devenait pour elle doublement désastreuse.

Cette guerre me mit moi-tnême dans un

€1 (les Uollantlais, semblait oublier les inîérrls Je son agiicullurc, ponr eue tout entier à multiplier le nombre de ses fabricans.

Dès 1703, les Anglais, par suite de leur traité avec le Portugal , diminuèrent les droits d'entrée de vin de Portugal, d'un tiers au-dessous de celui de France j mais l'habitude des Anglais d'user de nos vins, plus forle alors que leur prohibition , n'empêchait pas qu'ils ne continuassent d'en faire vilie très-grande consom- mation -, elle était telle dans les colonies , que leurs bâtimens en enlevaient cîandestinem.ent uuit et jour une si grande quantité dans la rade de Saint-Pierre , que le prix en devenait exorbitant. Les colons de la Martinique mulliplièrent leurs plaintes auprès du gou- vernement français, s^r le prii exorbitant qui leur élait onéreux. Le gouvernement français , au lieu d'encourager , par tous les moyens possibles , le trans- port de ces vins dans ses colonies , et d'entretenir , par un prix raisonnable, le goût des Anglais pour eux, laissa aller les choses comme elles purent. On prit de fausses mesures , et peu à peu les Aiiglais se sont dés- habitués de l'usage de nos vins , et enfin ont fini par changer de goût ; maintenant ils préfèrent les mauvais vins de Portugal : exemple remarquable , et qui mé- rite la plus grande méditation des hommes d'état.

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étrange embarras ; je l'avais pressentie, ef ce motif m'avait fait désirer de hâter mon départ pour la Louisiane. Le défaut d'oc- casion m'avait jusqu'alors retenu dans cette colonie. Quelques jours seulement aupara- vant , je fus instruit qu'un brick sous pa- villon américain se disposait à aller à la Loui- siane. Je m'arrangeai avec l'armateur , qui devait être du voyage. Je le payai moitié comptant; et comme nous devions partir sous quatre à cinq jours, je me hâtai de faire em- barquer mes effets. Et c'est le jour même ils venaient d'être embarqués, je quittais mon logement , je n'avais plus rien à terre qui me retînt ; c'est ce jour-là que nous allions mettre à la voile, que du haut de la batterie Hainau , je fus moi-même témoin des pre- mières hostilités ; je vis les prises que les fré- gates anglaises amenaient : c'étaient ces petits bâtimens français qui rentraient sans précau- tion et avec sécurité. Au même moment , un embargo général sur toute la rade m'ôta en- core l'espoir de partir , et me laissa dans la cruelle incertitude de savoir quand je le pourrais. Cependant l'armateur était créole de la Martinique , quoique naturalisé Amé- ricain. Il avait eu à la douane une place assez

( 259 ) subalterne, qu'on l'avait obligé de quitter: et avait su la faire valoir si pécunieusemenl, qu'en quinze à dix-huit mois il y avait gagné de quoi acheter un brick et le fréter. Cela sup- pose un homme qui entend ses affaires , et qui ne manque pas d'adresse. En elfct, il employa si heureusement ses talens, qu'il obtint, pour le jour même , la levée de l'embargo en fa- veur de son brick : et après le coucher du soleil, autant vaut dire à la nuit, puisque le crépuscule est si court dans ces contrées, nous mîmes à la voile, non sans inquiétude. Il fallait passer tout près d'une de ces frégates anglaises , qui pouvait nous chicaner sur cet armateur à physionomie française, sur une cargaison toute iiancaise , sur des passagers tous Français , pour une destination qui de- vait être considérée comme française. La meilleure solution à toutes ces questions, fut qae nous passâmes sans être aperçus.

{ Mo )

CHAPITRE XVIII.

Route "vers Porto- Rico. Observations sut cette île.

L K Vent de terre > plus frais à la chute du jour, nous porta proniptement au large, et nous voguâmes toute la nuit à pleines voiles , sous la direction des vents alises. Le lende- main 5o, bon vent; aucune rencontre, qu'un navire à trois mâts en avant de nous, ayant toutes ses voiles dehors, et que noire appari- tion sembla rendre plus pressé à quitter notre route. Le surlendemain, nous découvrîmes > à notre grand étonnement , l'île Sainte-Croix , possession danoise, offrant, à son centre, des montagnes à vives arêtes, comme celles de la Martinique: il faut que lescourans soient bien rapides vers ses côtes , car nous ne comptions la voir que le jour suivant. Cette île est située par le 17.^ degré 56 minutes latitude nord; sa longueur est tout au plus de neuf lieues sur une largeur inégale. Elle avait d'abord appartenu aux Français qui s'j étaient établis :

ils

(24l )

ils j avaient des sucreries et d'autres habita- tioDS. La mauvaise administration des chefs ruina ses colons, en les forçant de l'abandon- ner lorsqu'ils commençaient à prospérer. Elle n'a p]us servi pendant long-temps que de lieu de chasse, des flibustiers et de petits. bâli- iiiens allaient s'approvisionner de bceuis , de cochons, de cabris et de volailles, qu'au- paravant les Français j avaient laissés, et qui s'y étaient multipliés avec profusion. Enfin , les Français la cédèrent aux Danois, au com- mencement du règ'ue de Louis xv ; époque cependant tant de malheureux en France auraient pu y trouver l'aisance et les moyens de devenir utiles à leur patrie: ce qui le prouve, c'est que , dans les mains des Danois, si infé- rieurs en agriculture aux Français, eiîe est devenue un fort bon établissement.

Nous découvrîmes bientôt Porto -Rico , située à huit ou dix lieues seulement , sous le vent , de Sainte-Croix. C'est une grande et belle île ; elle a quarante lieues du levant au couchant, et vingt du nord au sud. Son port spacieux, cjui r* donné son nom à la ville, est sous le i8.^ degré 17 minutes latitude nord. Christophe Colomb la découvrit en 149^'^ Comme les autres îles, elle est hérissée de

I. Q

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hautes montagnes, mais plus espacées, qui laissent dans leurs intervalles des collines, des vallées et des plaines fertiles : tout y croît à souhait. Cependant cette colonie, un des pre- miers étabhssemens des Européens, est res- tée dans l'enfance. Quelle en est la cause? Voici à ce sujet des renseignemens dont je garantis l'authenticité , par les soins avec les- quels je les ai recueillis, et par les difFérens rapports que j'ai comparés.

L'île Porto-Rico est encore peu habitée, malgré l'ancienneté de ses établissemens, la bonté de son sol et la commodité de son port. Les habitations , isolées et dispersées sur la sur- face de cette île, y manquent de communica- tions. La nature a privé celle île de ri vières navi- gables, et l'indolence de ses habitans et de ceux qui la gouvernent la laisse encore sansroutes de communication. Il ne faudrait cependant pas couper des montagnes, élever des vallées, com- bler des marais; mais simplement abattre ces grands et vigoureux arbres qui lémoignentla richesse du sol, et les ranger de chaque côté. Au défaut de ces utiles etfaciles travaux que les in- dustrieux Américains exécutentpartoutd'eux- mêmes dans leurs plus agrestes contrées , il faut péniblement et dispendieusement traus-

( 243 ) porter toutes les denrées sur des bêtes de somme. Ou sent que, dans cet état det-hoses, rbabilanl ne saurait vendre les productions de sa terre, ni se procurer en échange les ob- jets qui lui sont nécessaires : il est donc con- damné à une décourageante pauvreté. La co- lonie reste ainsi incuite. Ce qui contribue principale ment àcet état de choses , trop ordi- naire dans presque toutes les colonies espa- gnoles : ce sont d'abord ces trop vastes con- cessions faites parle gouvernement à des par- ticuliers qui n'ont ni la volonté , ni la capacité ,/ ni les movens de les mettre en valeur. Presque toutes les terres de Porto-Rico ont des maî- tres, et presque aucune n*a de bras pour les cultiver. En agriculture comme dans tous les arts , il faut que les hommes soient rappro- chés pour s'encourager et s'entr'aider; ils lan- guissent et s'abâtardissent dans un trop grand isolement. La vue de ces grandes propriétés, qu'ils n'ont pas l'espoir de jamais défricher , les décourage, et ils n'osent pas même tenter de commencer. Aussi à Porto-Rico , les habi- tans y défrichent à peine quelques lisières de terres pour des plants de bananiers, dont le fruit est leur pain ordinaire ; ils n'ont de cannes à sucre, que ce qu'il leur en faut pour

Q 3

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en fabriquer un sirop qui leur tient lieu de sucre ; quelques mouiins construits çà et servent à tous pour broyer leurs cannes. Les arbres à café y deviennent de la plus haute taille ; mais aussi peu soignés cjue les cannes à sucre, il s'en faut bien qu'ils en récoltent tout ce qu'ils pourraient produire. Le café est à-peu près la seule des denrées européennes, expoT'lée de cette île en échange ; et la né- gligence des habitans est telle, qu'il en est peu qui aient des clos pour y enfermer leurs bêles domestiques ; ils sont obligés, pour pré- server leurs plants de bananes et de sucre, de les tenir continuellement au piquet. On sent combien ce régime dérange dans le jour les habitans de leur travail , et combien en même temps il est préjudiciable à leurs animaux. C'est, dans cette colonie, beaucoup pour un habitant d'avoir quatre à cinq nègres; et pour le produit, c'est bien peu quand le maître et sa famille ne sont pas vigilans. Ils nourris- sent , il est vrai, abondamment du bétail, et cependant la ville de Porto-P\ico est une des villes du monde l'on mange la plus détes- table viande, par un règlement vexatoire qui, prétextant l'a^'antage du pauvre , propage la pauvreté.

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Chaque habitant doit fournir alternative- ment, pour la consommation de la ville, une certaine quantité de viande: elle lui est payée à un prix si modique , qu'on en donne en dé- tail la valeur de deux livres pour un picailloa (six sous un liard). Ces liai)itans ne livrent alors que leurs plus chélives bêtes, et vendent secrètement ce qu'ils ont de meilleur aux Aa- g-lais, aux Américains et autres qui abordent en contrebande les côtes. Mais cette viande, acquise à si vil prix pour les besoins de la ville , se dépèce de cette manière : d'abord la provision du gouverneur, puis celle des offi- ciers , puis celle de l'évêque , puis du clergé , puis des moines ; après les hôpitaux, les sol- dats, enfin les habitans. Les Catalans, cette plus utile portion des citoyens , puisque c'est la plus laborieuse , sont servis les derniers , même après les nègres employés par le gou- vernement. La manière sale dont celte viande est partagée, sur la terre, par des nègres, la rend encore plus dégoûtante.

La ville de Porto-Rico devrait , dans îcs circonstances présentes, appeler beaucoup d^étrangers; mais la politique intéressée du gouverneur n'y soufFre aucun commerçant étranger ; un seul Français est toléré, parce

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que ses opérations sont liées avec celles du commandant. On voit d'un coup-d'œil toutes les fâcheuses conséquences d'un tel régime pour le bien public et pour le bien particu- lier : partout les gouvernemens veulent se mêler de ce qui peut être fait par les parti- culiers , les abus se multiplient et la misère l'ait des progrès.

Le gouvernement espagnol est peut-être celui de toute la terre le plus paternel ; il n'en est pas qui donne autant à ses sujets , qui cher- che autant à les soulager, soit dans leurs en- treprises , soit dans leur adversité ; il n'en est pas cependant qui ait plus de pauvres. Voulant toujours donner, il est obligé de tout faire: ces trésors qu'il répand, passant par les mains des subordonnés, y restent en partie, et de- viennent pour eux des émolumens qu'ils re- gardent comme attachés à leurs places; de ces innombrables dilapidations. Ces subor- donnés, distributeurs ordinaires des bienfaits du monarque, acquièrent une autorité arbi- traire dont trop souvent ils abusent. Les gou- vernés sont d'autant plus vexés , qu'ils pa- raissent recevoir davantage, et que leurs récla- mations prennent l'apparence de l'ingratitude.

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CHAPITRE XIX.

Arrii^ée de V Auteur à Saint ~ Domingue. Description de cette rille , fondée par Christophe Colomb : de son territoire , des ressources de sa situation. Idées de l'Au- teur sur les Moyens de rétablir cette Colonie.

Jlje mercredi 22 juin, nous nous trouvâmes à la vue de Sainl-Domingue, laissant toujours ces îles à notre droite. Ainsi nous côtoyâ- mes d'abord la partie ci-devant espagnole : que d'immenses plaines nous découvrions ! Ses montagnes ne se présentaient que de loin en loin comme pour varier le paysage. La terre , peu élevée au-dessus de la mer , nous laissait contempler à l'aise les richesses végé- tales de ce pays inculte, qui aurait du être- couvert d'une population nombreuse. Mais , ô souvenirs alfligeansî cette suberbe reine des colonies, l'orgueil des Français, n'offre plus que le spectacle de la désolation et de la mort!

( 248) de toutes parts le sang des hommes coule ; le feu a dévoré ces opulentes villes, ces fécondes plantations qui naguères répandaient tant d'utiles richesses dans notre Europe ! Je crois entendre les hurlemens de ces Cannibales qui s'entre-dévorent ; je crois voir ces profondes fosses l'inexorable vainqueur précipite les vaincus, et ces nouvelles tortures qu'invente la rage sans pouvoir s'assouvir ! Qui répétera aux races futures les innombrables crimes en- core inouis dont cette terre est souillée; ces forfaits qu'à l'envi commettent des esclaves abrutis , aux prises avec de sanguinaires maî- tres? c[uelle main osera en retracer le fidèle tableau pour l'instruction des races futures ? Hélas î ce que l'antiquité barbare , ce que Rome dans ses jours de dissolution , ce que les peuples les plus corrompus n'ont jamais osé faire en dilapidations, en débauches, en férocité, en destruction , se reproduit tout à- la-fois, dans le phis monstrueux mélange, sur la malheureuse St. Domingue, sur cette teri^ que la nature a parée à l'envi de ses plus pré- cieux attraits , de ses plus riches dons; elle semblait vouloir fixer le bonheur de l'homme, puisqu'elle avait interdit ces lieux mêmes aux animaux venimeux. O colons! vous avez voulu

( 2/^9 ) avoir des esclaves; vous les avez abrutis, et ils TOUS ont corrompus î voilà la source de vos maux , la source de leurs crimes et des vôtres. Nous trouvâmes sur notre passage San-Do- ming-o, capitale, comme on sait, de la partie espagnole , et nous devions nous- y arrêter. Nous ne lardâmes pas à voir sa large baie , dont l'entrée si évasée l'orme plutôt une anse. En y entrant, nous découvrîmes la ville cons- truite sur une espèce de cap, élevée en am- phithéâtre : bientôt nous distinguâmes ses maisons, ses éi^-lises et ses nombreux édifices publics entremêlés de touffes d'arbres.

Le contour de la baie ofï're de toutes parts des récifs la mer écumante jaillit en vapeurs à trente ou quarante pieds, ce que dans le lointain nous prenions pour des voiles de ba- teaux. L'entrée du port , formée par la rivière Ozama, est resserrée des deux côtés par des roches nues que frappent les vagues en mu^ gissant. Nous ne les dépassâmes pas sans ef- froi, ayant inutilement attendu un pilote. Sous les batteries , ou nous demanda tout à-la-fois , àVaide du porte- voix , en français, en anglais, en espagnol, d'où nous venions, nous allions; et nous mouillâmes. C'étaiten face de la ville, d'où nous n'étions qu'à uue portée d-e

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pistolet. Elle est élevée pittoresquement sur une masse de rochers caverneux, d'où pen- dent en larges draperies des touffes de liane d'une fraîche verdure. Plusieurs rani^s de batteries établies çà et ajoutent à ces con- trastes du tableau. La rivière , peu large, pro- fondément encaissée , fuit en détours sous les sombres bois qui la bordent. Sur l'autre rive , comme exprès, en face de la ville, s'élargit un agreste vallon , d'où s'élèvent à travers des plants verdoya ns de bananiers , des groupes de hauts palmiers au tronc nu et grisâtre^ couronnés, sans branches, de touffes de feuil- les déployées en éventails rayonnans. Les en- virons de la ville , incultes , sa plage déserte , l'air de vétusté de ses forts et de ses murs, et une espèce de château inhabité et demi en ruine, répandaient une teinte mélancolique sur tous ces objets.

Nous avions à peine jeté l'ancre, que nous fûmes instruits qu'un embargo qui retenait de- puis un mois tous les navires, allait aussi nous retenir pour un temps indéfini. L'audience du préfet maritime ajouta encore à nos in- certitudes ; nous desirions d'autant plus vi- vement partir, qu'on ne savait pas encore à San -Domingo le commencement des hos-

( 25. ) tilités. Le gouvernement l'ignorait aussi : il nous importait donc extrêmement de partir au plutôt, pour n'être pas arrêtés en route, et pour arriver à la Louisiane même avant qu'on le sût. Cette nouvelle , qui ne tarda pas à se répandre, devait probablement con- tribuer à faire prolonger l'embargo. Nous convînmes tous , à cet effet , de garder le plus rigoureux silence, nous y avions tous intérêt. Mais il pouvait y avoir de graves inconvéniens à cacher une nouvelle si im- portante au gouvernement Nous lui en lunes l'aveu. Cet aveu , au lieu de nous nuire , con- tribua à nous faire obtenir la permission de sortir quelques jours après, avant même des navires qui, depuis un mois, sollicitaient leur départ.

Je profitai de ce séjour pour visiter la ville et ses environs. Cette nouvelle propriété fran- çaise intéresse d'autant plus, que San-Do- minguo a été bâtie par Christophe Colomb en i/f94' Son site , sa distribution font éga- lement honneur au g-énie de ce srand homme. Placée , comme je l'ai dit , sur un cap élevé qui domine la mer du côté du sud-ouest, elle est en même-temps baignée à l'est par l'embouchure de la rivière Ozama , dont le

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lit étroit, mais profond, peut prolonger un port d'autant plus sûr, que cette rivière est bordée de coteaux, élevée et défendue à son entrée par des rochers comme avancés en vedettes. La situation de cette ville , élevée sur un plateau de rochers, lui donne les ines- timables avantages d'être en tout temps ra- vivée par des vents frais. Les forts qui l'en- tourent du coté de la mer et du port, à mi- côte ou au niveau du sol de ia ville,, n'ont pas exigé que de hauts murs interceptassent l'air , et ce n'est qu'au nord-ouest la ville , tenant à la terre , se trouve masquée par un rempart élevé de dix-huit à vingt pieds. Les rues , larges et alignées , se coupent à angles droits. Ainsi les extrémités des unes aboutis- sent vers la rivière , qui est le port; et celles des autres vers la mer, que l'on découvre d'autant mieux de loin, que le terrain s'in- cline un peu , et que les remparts peu élevés ne dérobent pas l'effet de ce tableau, qui est des plus agréables. Les maisons, bâties en pierres ou en briques , sont régulières et peu élevées , et d'une distribution bien entendue pour ces climats. De grandes fenêtres sur la rue sont, à la manière espagnole , grillées de barreaux de fer saillans en-deliors ; toutes ont des

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cours, des jardins et des espèces de galeries du côté de la cour. Des places ont été mé- nagées avec soin devant les édifices publics. Celle de la cathédrale, la plus grande, est en partie décorée de maisons régulières. On se doute bien que les églises et les cloîtres n'y manquent pas; ils y sont en bien plus grand nombre que ne le comporte l'étendue de la ville. Ce qui est remarquable , c'est que ces rues sont bordées de trottoirs construits ea brique. Colomb voulait peupler sa ville d'in- dustrieux babitans , plutôt que de fastueux riclies ; car les rues n'y sont pas même pavées.

Le mur qui ferme la ville au nord , est assez épais pour avoir , dans toute sa longueur , un large troUoir sur lequel s'élève un petit mur crénelé : il sert à établir la communication entre tous les forts de cette partie , destinés à défendre la ville du côté de la terre.

Les côtes de la mer et du port sont garnies de batteries hautes et basses , qui se croisent dans toutes les directions. L'entrée du port est si resserrée, qu'il n'a pas été nécessaire d'établir des batteries à la rive opposée. Tout le con- tour de la ville est , sur mer et sur le port , - risse de rochers aigus et caverneux, formant seuls de redoutables défenses contre les té-

( 254 ) méraires navigateurs qui voudraient les ap- procher. En suivant la côte maritime au sud- ouest, à une demi-lieue, se trouve un fort isolé garni de batteries , afin d'empêcher les débar- quemens vers cette partie de la côte plus abaissée et par conséquent plus accessible. Les fortifications de Santo-Doming-o , cons- truites à différentes époques, ont coûter des sommes immenses.

Le territoire des environs de la ville n'est pas , à ce qu'on prétend , très-bon : cependant j'j ai rémarqué des arbres de la plus grande beauté,par leur élévation et l'étendue de leurs rameaux. Le bois qui borde la rivière , snr un site incliné, n'est pas grand , mais il est touffu etvivacerquel délice de le parcourir toujours à i'cmbre, de pouvoir s'y reposer partout, sans craindre d'animaux venimeux, d'y con- templer ce feuillage d'un vert, animé et lui- sant, entremêlé de fleurs et de baies écarlate que d'inombrables oiseaux viennent par trou- pes picorer; ces diverses espèces de palmiers au tronc et au port si pittoresque ; tant d'au- tres végétaux dont les feuilles, les fleurs, les siliques, les fruits sont inconnus à l'Européen! Hélas! sous une cabane que quelques feuilles suffiraient pour couvrir solidement, l'homme

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pourrait Irouverrabri; autour de lui; la nour- rissante banane, qui croîl si vite sans soin; l'ig-name, la patate, le manioc, ces plantes qui peuplent tant la terre de leurs bulbes la- rineuses, suffiraient à ses besoins. cepen- dant il s'est rendu plus malheureux et plus cri- minel que sous ces Apres climats sans cesse en sfnerre contre les élémens , il ne reçoit les dons de la terre qu'après l'avoir long-temps fatiguée de ses soins.

Les habitations closes avec la raquette épi- neuse , Xopontia , qui croît si facilement , et forme une si redoutable défense , aux nègres principalement, sont partout négligées; on voit, à travers les épines et les mauvaises her- bes , l'oranger chargé de ses beaux fruits ; l'avocat, ce grand arbre dont le fruit est si agréable, les branches pendantes du coroso- lier au fruit aqueux si salabre : les hommes veulent y être pauvres en dépit de la nature. Sur ce site élevé on éprouve toujours un air délicieusement frais. Je me promenais hors de la ville, sous une grande avenue d'ar- bres plantée d'une seule rangée, tant les ra- meaux en sont spacieux; l'air y était si frais à midi , que par intervalles je regagnais le soleil , dans la crainte que cette fraîcheur ne me fût

( 256 ) nuisible. En revenant et en descendant la côte vers la rivière , on voit une fontaine je me suis plu à me désaltérer. Elle avait été cons- truite par Christophe GolombXong'-teiDps en ruine, elle venait d'être réparée, et c'était, o bizarrerie du sort! parles soins du fameux ToussaintLouverture, lorsque, maître de cette ville, il rendait barbarement aux blancs les outrages dont ils avaient couvert sa race. Le terrain des environs de la ville pourrait être propre à toutes sortes de productions , mais principalement à celle du café et du coton: les fruits du pays y sont délicieux et beaucoup plus beaux qu'à la Martinicjue. Les pâturages y sont tels, que j'y ai vu des vaches aussi belles et aussi grasses que dans nos contrées de l'Europe. Le poisson y est extrêmement abondant. La rivière Ozama reçoit plusieurs rivières navigables qui remontent au loin , à travers des contrées fécondes. Ainsi l'Ozama, bien encaissée dans son iit, peut amener, à peu de frais, les bois de toutes espèces que pro- duisent les immenses forêts de l'intérieur. L'acajou surtout, devenu si précieux au luxe européen, formerait une branche immense de commerce 5 le coton, le café , l'indigo, le sucre , le cacao, viendraient de ces différentes

rivières

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rivières s'échanger à Saint-Doming-ue contre les produits de la culture et de l'industrie européenne.

Que d'honorables et d'uliles spéculations se présentent de toutes parts à l'homme actif et industrieux! des millions d'acres de terre que l'inactif espagnol aurait pu mettre en culture depuis trois siècles, y sont au plus vil prix , même celles près des murs de la ville. Un particulier en possède actuellement plusieurs centaines de milliers d'arpens , qui ne lui reviennent pas d'achat à plus de dix sols l'arpent, et que dans ce moment il céderoit en détail à moins de cinq francs. La ville offre de spacieuses maisons pour habitations et pour magasins; elle peut s'accroître tant qu'on le désirera , sans cesser d'être saine et défensible. Mais avant de penser à établir cette partie de la grande île de Saint-Domingue, ne faut-il pas détruire jusqu'au dernier noir sur la partie française? autrement il n'y aurait jamais sûreté pour cette nouvelle colonie ? Tel est le langage des anciens colons de Saint- Domingue, aigris par le malheur et inspirés par des préjugés. Qu'il me soit permis de présenter d'autres idées sur un objet d'un si grand intérêt pour ma patrie j si je me trompe,

I. R

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mon erreur du moins n'aura coûté ni larmes ni sang.

Avant d'exterminer jusqu'au dernier noir de l'ancienne Saint-Domingue , a-t-on sup- puté ce qu'il en coûtera d'hommes et de trésors? Quand ces noirs seront détruits, il faut d'autres dépenses pour en faire venir de nouveaux qui se formeront que lente- ment et dispendieusement : il faut recons- truire ces 'villes , ces habitations , ces usines dévorées par les flammes; il faut défricher de nouveau et replanter ces terres autrefois couvertes de cannés , de coton et d'indigo , de cacaotiers, de cafetiers. Avec ces incalcula- bles dépenses d'hommes et d'argent, combien d'autres colonies n'établirez -vous pas ! et avant que vous ayez pu comitiencer seulement à réédifier l'ancienne Saint-Domingue , d'au- tres nouvelles colonies seront déjà en pleine activité, et déjà seront productives.

Dans la nouvelle colonie de Saint-Domin- gue , pourquoi ne vous borneriez-vous pas à un état défensif envers les noirs insurgés ? Votre nouvelle colonie s'accroissant rapide- toent, acquerrait chaque jour des moyens de déiénse; et lés noirs, qui se verraient tran- quilles de notre côté, ne tarderaient pas à avoir

( 269 ) entre eux des divisions qui les affaibliraient; assurés de n'avoir rien à craindre de vous , ils n'auraient pas intérêt de l'aire une guerre hostile bien plus désavantageuse pour eux que la guerre défensive. Des trêves et des paix établiraient peu à peu avec eux des rela- tions commerciales qui seraient toutes à notrp avantage. Ces relations le seraient d'autant plus, que nous nous serions réservé l'entrée exclusive des ports. Alors les deux parties de Saint-Domingue concourraient à être utiles à la métropole , sans perte de temps, sans dé- penses et sans effusion de sang. Les nègr^çs libres ont conservé les habitudes et le goût pour nos productions, et même nos modes. Ce plan, dont l'humanité et réconomie $oot la base , est en même temps le plus sûr. en serions-nous, si les maladies et les fatigues y. dévoraient encore infructueusjement jqos oar- mées ?

L'établissement des Français à Saint-Do- mingue commença, comme à Saint-Chris- tophe et à la Martinique , par des aventuriers qui, vers i658, après avoir couru sur les mers, se fixèrent au nord de cette île , et principale- ment sur la petite île de la Tortue , éloignée seulement de deux lieues de cette partie dje

^ 2

( 2)0 )

Saint-Domingue. Chasseurs boucaniers, c'est- à-dire faisant , à l'exemple des sauvages, fu- mer ou boucaner les viandes de leur chasse, pour les conserver, ils devinrent bientôt agri- culteurs; ils défrichèrent, et ils plantèrent du tabac que les Hollandais surtout recherchè- rent, et ils cultivèrent ensuite le coton, l'in- digo , le rocou. Les bénéfices qu'ils faisaient grossirent le nombre de ces aventuriers. Au milieu de leurs chasses et de leurs travaux, ils avaient cependant à soutenir des guerres terribles contre les Espagnols qui les traitaient en forbans. La réputation de leur fortune at- tira près d'eux d'autres Européens. Ceux-ci trop pauvres pour pajer leurs passages, s'en- gageaient pendant trois ans et plus, afin de s'acc[uitter : de leur vint la dénomination êi engagés ou de 36 mois , à l'expiration de leurs engagemens , ils redevenaient à leur tour des habitans. C'est par de tels moyens que se formèrent les colonies françaises, et parti- culièrement celle de Saint-Domingue; et lors- que le gouvernement prit part à cet établis- sement , ce fut plutôt pour lui nsiire par des impôts, par des monopoles, par àes actes de tyrannie , que pour les protéger. Ces hommes , aussi intrépides qu'ardens au travail , se pas-

( 271 )

soient alors d'esclaves : ils leur auraient nui, quand même ils n'auraient pu servir à les énerver.

Si , dans ces circonstances difficiles , des Francaii^ ont seuls fondé, défendu , défriché , cultivé la colonie de Saint-Domingue, pour- quoi des Français seuls ne la rétablir a ientiiil^ pas aujourd'hui , lorsqu'ils ont moins d'obs- tables à vaincre, lorsqu'ils auront de la mère- patrie des secours de vivres , de munitions , de guerriers. Et pourquoi ne répandrait-on pas sur cette nouvelle Saint - Doming-ue de robustes paysans, qui, en se multipliant, mul- tiplieraient des bras laborieux? alors qu'aurait à craindre cette colonie et des noirs insurgés et des ennemis du dehors ? Du moins que des cantons leur soient assignés , afin de com- parer avec les établissemens habités par des esclaves leur^fPvantages et leurs inconvéniens respectifs. H

( 272 )

jte:

CHAPITRE XX.

Causes ^ui ont principalement nui à cette ^ Colonie espagnole. Politique sage des

Espagnols y relativement aux gens de

couleur.

J'ai dit qu'on voyait à San-Domingo domi- ner sur le port, en face de ce gracieux vallon^ tin château inhabité, entouré de décombres et d'épines. J'y suis entré, je l'ai parcouru , je me suis assis sur ses ruines. Ah I c'était la de- meure, m'a-t-on répété, de Christophe Colomb. Là, il méditait encore de nAveaux projets pour le bonheur des hommewlà, le fondateur de cette ville , qui sut choisir avec sagesse un lieu si favorable au commerce , si facile à dé- fendre, si salubre, sut distribuer sa ville nais- sante sur un plan digne du siècle des arts et des lumières : éloignant ce qulls ont de fas- tueux et d'inutile , il embrassa tout ce qui put faire chérir sa cité à ses nouveaux colons.

(273 ) et la rendre florissante pour les races futures. Eh quoi ! cette demeure , que l'antiquité eût cliangée en un temple, est maintenant délaissée et dégradée ! et tout ce qui depuis trois siècles a lespiré ici lui a l'existence et le bonheur I Pas un seul animé par la reconnaissance , înéme de ceux qu'enorg-ueillit son nom , qui jouissent ici de la gloire et des trésors que Colomb leur avait acquis; pas un" n'est venu porter une main réparatrice sur ce monu- ment ! Du moins encore si ces débris im- inondes , si ces insalubres plantes en avaient été écartées , et que de vivaces jasmins en lon- gues tresses eussent couvert ces vénérable^ vestiges, en venant y respirer la suave odeur de leurs fleurs , on s'y plairait à se rappeler les bienfaits de celui qui fit la plus grande , la plus utile découverte pour le genre hu- main, celle d'un nouveau monde à cultiver et à peupler. Il me semble voir son génie errer sur ces décombres, accusant d'ingrati- tude et la ville qu'il a créée, et la nation qu'il a enrichie, et tous le^ hommes dont il a aug- menté le domaine. Français , bientôt vos mains généreuses répareront l'outrage des ans et l'ingratitude des hommes. Les trophées dont vous l'entourez rediront

( =74 ) qui fut l'auteur de ce moiiumen* mémorable ; à sa vue, le navigateur transporté mêlera à ses cris d'alégresse le bruit résonnant de la fonte et de l'airain ; et ces rochers caverneux répéteront au loin ces témoignage3 de la joie reconnaissante.

Un jour aussi sur ce frais vallon, tant de fois les regards de Colomb se sont arrêtés complaisamment , des fêtes rassembleront de toutes parts les hommes pour chanter les mer- veilles de la navigation , non de celle qui porte la destruction et la mort, mais de celle qui peuple la terre d'hommes et de produc- tions utiles ; de celle , enfin , que le génie de Colomb avait eue en vue dans ses travaux.

On se demande pourquoi San-Domingo , fondé depuis trois siècles , capitale d'une si grande colonie , peuplé de familles riches, d'officiers, de magistrats, de prêtres, de moi- nes qui j répandaient leurs richesses , réunis- sant tant d'avantages , ne s'est point accru., ou plutôt a dépéri. C'est que les villes, malgré les secours et le faste de leurs gouvernemens, ont toujours une existence précaire, quand leur opulence n'est point alimentée par l'agricul- ture , quand elles n'ont point pour principal objet de faire exporter les denrées que l'agrieul-

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leur a de trop, et de lui faire importer ou fabriquer ce dont il a besoin ; enrichissant et peuplant l'agriculture , elles s'enrichissent et se peuplent par elle. L'art d'agrandir les villes, et de les faire prospérer , n'est donc pas comme trop de gouvernemens l'ont voulu de les charger de somptueux édifices , d'y appeler le luxe, les plaisirs, les arts mêmes , mais de les entourer de bras laborieux qui, fécondant la terre, ont beaucoup à donner, pour avoir beaucoup en échange. C est ce secret qui, chez les Anglo-Américains, dans quinze, vingt, vingt-cinq ans, peuple leurs sombres solitudes d'habitations, de hameaux, de bourgs et de villes. Européens , vous voulez faire fleurir vos campagnes par vos villes ; celles-ci s'accroissent, mais vos campagnes se dépeuplent; et dans ce renversement de choses, la misère se propage sur les unes et les au- tres. Il en a été de même de San-Domingo ; le luxe l'a peuplé , et ses campagnes délais- sées l'ont livré à la misère. Sept à huit mille individus y vivaient de la seule fortune des riches, les uns dans l'état de domesticité , les autres des seuls effets de la bienfaisance ; car nul peuple n'est plus libéral , plus humain , plus hospitalier. Et depuis que San-Domingo

(276) est sous la domination des Français, ces riclies l'ont quitté, et on évalue à six mille ceux des pauvres ou mal-aisés qui y sont restés.

Ce nombre aurait suffi pour peupler et faire prospérer une colonie, et ici ils sont à charge par leur inhabitude au travail; elle est telle cette inhabitude que pas un seul ne cultive, même le jardin de sa maison , n'en ôte les herbes de six à sept pieds qui le rendent inaccessible. Je n'ai vu qu'un de ces jardins cultivé, et encore c'était par un militaire français. Tandis que la viande, le poisson, les fruits , le laitage sont à vil prix , celui des légumes est excessif. Il faut être riche pour se permettre de manger tous les jours des petites raves ou une salade. Ce militaire fran- çais tirait journellement du produit de son petit jardin quinze à vingt francs, on lui re- tenait d'avance ses léofumes.

o

A quoi s'occupent donc ces Espagnols ? Pas même à promener. Un filet qu'on nomme hamac ,atlaché par les deux bouts aux deux murs opposés d'une grande chambre, est la place chérie leur vie s'écoule assis, plus ordinaif ement couchés et comme emmaillotés 3 de jour, une sigare à la main, une jambe pen- dante, ils se balancent indolemment ; et quaud

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le mouvement cesse, le pied qui rase la terre la frappe lég-èrement pour ranimer ce balan- cement. Si vous entrez, le maître s'assied par honneur sur son lit mobile. Un fauteuil de cuir à fond concave , qui élève les genoux vers l'estomac, est l'unique siège qu'il ait à vous offrir : ne vous y asseyez qu'avec cir- conspection; l'épaisse couche de poussière, le bois vermoulu vous disent qu'il l'a reçu de ses ancêtres; et les pieds mutilés, callcs in- soigneusement, exigent que vous y soyiez avec ,gravité.

Aucun peuple de la terre n'est, il est vrai, aussi frugal ; le fervent anachorète nel'a pas été davantage : une ou deux bananes, et un peu de chocolat, quand ils en ont, leur suffit; mais celui qui consomme plus qu'il ne fait produire consomme toujours trop; il est tou- jours à charge à la société et à la nature; et l'homme dont le travail produit plus qu'il ne peut consommer, est toujours utile , quelque grande que soit sa consommation.

Un état ne devrait compter de vraie popu- lation que sur le nombre des individus utiles, le reste est un fardeau qui pèse sur les autres. Un recensement juste serait celui qui sépa- rerait en deux parts ces deux sortes d'indivi-

( 27» ) dus,rétat verrait alors justement ce qu'il perd ou ce qu'il gagne , si les choses s'améliorent ou se détériorent : nos faiseurs de statistique s'en occuperont peut-être un jour.

Comment se fait-il que , dans ces colonies , surtout le travail est si productif, l'Espagne soit ainsi chargée de tant d'hommes inutiles ? C'est la multiphcité -de ces moines, qui, or- ganes de la religion , se taisent sur la première, la plus nécessaire des vérités , le besoin du travail , et qui eux-mêmes donnent le dange- reux exemple de l'oisiveté; c'est le peu de considération pour l'homme laborieux, pour l'agriculteur surtout , ravalés au-dessous du dernier employé ou du valet d'un grand. Ce sont ces privilèges exclusifs obtenus d'une cour trompée, sous l'apparence du bien pu- blic, qui rendent les denrées du dehors rarest et chères, et font tomber à vil prix celles du sol ; c'est enfin la corruption de la justice qui viole les lois cjue même elle ignore, qui se vend publiquement aux monopoleurs , qui favorise l'incroyable vénalité des hommes en place , qui sert d'instrument aux faussaires et aux parjures , gens d'autant plus dangereux qu'ils sont couverts du masque de la religion. C'est par ce concours de choses, que s'est

( 279 ) dépeuplée et appauvrie une nation qui au- jourd'hui devrait être la plus riche et la plus puissante de l'univers, et maintenant si débile qu'il lui faut , pour s'étayer, des soutiens étran- gers. Bientôt peut-être ses colonies ne seront plus à elle; et quel sera alors son sort? Et, cependant, je le répète, aucun peuple n'a des mœurs privées plus douces , plus estimables; bons pères , bons maris , bons fils ; aucun dans la société n'est avec ses amis pi us franc et plus agréable, et ne montre de ces tours d'imagi- nation qui décèlent le génie, n'est plus prêt à s'enflammer pour la gloire ; mais il est dénué d'instruction; il est enchaîné par la supersti- tion , qu'il secoue parfois avec succès , et particulièrement il n'a pas le moindre élément d'esprit public : droit et probe envers les par- ticuliers, il dilapide avec audace et sans re- mords la chose publique : ce qui est à tous est impitoyablement pillé par tous, et avec une telle impunité, que l'homme en place qui ne serait pas coupable et qui en serait le témoin, n'oserait l'empêcher et ne pourrait le faire.

Et , je le répète , aucun gouvernement de la terre n'est plus paternel , n'étend plus loin sa sollicitude sur tous ses sujets , ne montre dans ses lois et ses réglemens plus de sagesse ,

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de celle particulièrement qui tient à la bien- faisance ; mais il est faible et craintif. Ainsi , du défaut d'instruction et d'esprit public des sujetsetde vig-ueur du gouvernement, naissent les maux qui exténuent cette monarchie et présagent sa prochaine destruction , qu'il est sans doute encore temps de prévenir. Mais qui pourra et sera appelé à le faire ? Chaque pas que j'ai fait dans ces voyages , m'ont of- fert ces vérités : je les retracerai à mes lec- teurs.

J'ai compris par ces cinq à six mille pau- vres et mal-aisés restés à Saint-Domingue, les gens de couleur, au risque de scanda-liser des colons par un tel mélange. Les Espagnols, à eei égard , bien difFérens des autres nations , sans doute en réparation des maux qu'ils ont faits autrefois aux Indiens , ne vont pas re- chercher jusque dans les générations reculées des blancs, d'imperceptibles taches de sang noir. Le mulâtre libre est par eux bientôt as- similé aux blancs, et ils se plaisent, par leur alliance avec eux, qu'ils ont le bon esprit de ne pas rendre infamante, à faire disparaître tout-à-fait ces taches odieuses de couleur^ Ainsi, jamais ils n'auraient à craindre dans leurs colonies ces terribles convulsions dont

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nous sommes victimes; la multiplication du sang mêlé multiplie leurs amis et leurs défen- seurs. Si cette politique avait été suivie ànotre St.-Domingue , elle serait dans toute sa splen- deur; ses produits et ses consommations au- raient doublé de ce qu'ils étaient avant la ré- volution. Quel différent étatde choses pour la métropole, pour ses fabriques, pour sa ma- rine et pour ce qu'elle tire maintenant à si grands frais des colonies étrangères ! O co- lons î vous avez voulu repousser de vos cor- porations ces hommes de sang mêlé, qui étaient vos enfàns et vos frères; ils étaient vos valeureux défenseurs, et vous les avez trans- formés en implacables ennemisîet vous-mêmes, colons, avez voulu encore vous sectionner en grands bliancs et en petits blancs! ainsi l'or- gueil , ce dangereux ennemi , n'isole que pour détruire. L'homme seul est toujours malheu- reux ; il n'a de force et de puissance que par sa réunion avec ses semblables. Lta loi, chez les Espagnols, cféfend de punir l'esclave de plus de vingt-cinq coups de fouets, et elle défend au maître de les infliger lui-même ou de les faire infliger : il doit s'adresser à un homme établi à cet effet. Cette loi humaine prévient les excès des maîtres féroces cjui mu-

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tilent et font périr barbarement ces maliieu- reux ; en même temps , la nécessité de faire conduire l'esclave au fouetteur, de choisir les heures convenables, laisse au maître le temps de se calmer : ainsi les punitions deviennent plus rares. L'esclave aussi qui a à se plaindre de son maître , s'adresse au mag-istrat, obtient d'être vendu à un autre ; la loi détermjne les prix. Dans cet état de choses, le maître d'un bon esclave le traite avec plus de ménage- ment pour n'être pas contraint de le vendre ; et l'esclave qui est content de son maître , cherche davantage à lui plaire pour n'être pas vendu à un autre avec lequel il serait moins bien. Si l'esclave a lui-même gagné de quoi se racheter , il se rachète au prix déterminé par la loi ; et s'il n'a pas assez, et que sa bonne conduite lui ait fait des amis , il trouve faci- lement à emprunter pour compléter le prix de son rachat.

Il j a dans toutes les colonies espagnoles im magistrat préposé spécialement pour la protection des esclaves. Ce magistrat reçoit en secret leurs déclarations , prend des ren- seignemens positifs, intervient, comme leur protecteur , auprès des tribunaux, obtient contre le maître convaincu un jugement qui

le

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le force de vendre ses esclaves, et lui défend même d'en avoir à l'avenir.

De pareilles lois honorent riiumanité; au- cun peuple ne montre dans sa lég-islalion une aussi touchante sollicitude pourl'esclave ; et leâ Américains des Etats-Unis, qui se vantent d'être les plus humains de la terre, sont tout aussi barbares que les autres envers leurs es- claves. Mais ces lois humaines de la législa- tion espagnole sont le plus souvent, sous ce trop faible gouvernement, éludées, et même deviennent abusives. Peut-il en être autre- ment, quand la corruption générale est telle, que tout homme en place ne rougit plus de se vendre? Les lois, a-t-on dit souvent, man- quent moins aux hommes , que ceux-ci ne manquent aux lois. Il est donc vrai qu'il faut plutôt former des hommes qui puissent se passer de lois, que de les accoutumer à en avoir trop besoin. , .

t.

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CHAPITRE XXL

Histoire naturelle. Coquillages remarqua- bles. Pétrifications. De la diminution d& la m,er. Réflexions à ce sujet.

Vj n peu avant notre arrivée à San-Domingo , je fis pêcher un gros morceau de bois pourri qui flottait près de notre bord; je le trouvai peuplé intérieurement de Fespèce de coquil- lage univalve, nommé par lesconchjliologistes tujau d'orgue. Ces tuyaux , longs d'environ deux pouces, droits, unis, presque cylindri- ques , d'un blanc sale , approchaient de la gros- seur d'une plume à écrire j ils étaient accolés en masses plus grosses que le poing , et liés faiblement par un gluten qui me paraissait être de la même substance que le coquillage. Un animal vivait dans chacun de ces tuyaux. La mer a donc aussi ses républiques dont les habitans réunis s'entr'aident pour braver les ^ots et résister aux ennemis. Ces tuyaux alon- gés , isolés , poussés par les vagues , se bri- seraient ou seraient bientôt encombrés sous

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les sables elles glaises, on deviendraient fa- cilenjent la proie de ces voraces poissons armés de dénis tranchantes et de mâchoires si fortes.

Dans toutes ses productions la nature mar- che des formes les plus simples aux plus com- posées ; elle épuise toutes les diversités dont ces formes sont susceptibles avant de passer à d'autres plus compliquées, qui deviennent moins nombreuses à mesure qu'elles se com- pliquent. L'univalve plus simple que le bivalve, est aussi plus multiplié et plus diversifié ; et le multivalve, le plus composé de tous, offre moins de diversités; il est le moins nom- breux. Parmi les univalves, le genre des tuyaux est le plus simple, c'est aussi le plus diversifié et le plus nombreux ; il j en a d'a- bord de droits comme des chalumeaux, de légèrement courbés comme des cornes , de contournés de diverses manières , qui pren- nent les formes de râpes ^debistortes et d'au- tres racines , et de dents de chien , et de dé- fenses d'éléphant, puis d'arqués et de roulés comme des intestins , de tournés en spirales , en volute comme le tire-bourre , le vilebrequin ^ le tuyau-serpent, \epain de bougie j\e tuyau solitaire, de pelotonnés entre eux comme des

â 2

f^

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fils mêlés. Chacun de ces g^enres se subdiviseni encore ; les uns sont polis, les autres ondulés ou ridés à vives arêtes, graveleux ou hérissés de pointes; d'autres ont des stries ou des ca- nelures. Leurs dimensions sont tout autant diversifiées ; les uns sont déliés comme des fils menus, d'autres ont plus d'un pouce de diamètre à leur ouverture : la longueur de plusieurs est aussi seulement de quelques li- gnes, tandis que celle des autres est de plu- sieurs pouces; chacun d'eux se diversifie en- core par des teintes difï'érentes de blanc , de rouge, d'incarnat, de rose, de pourpre, de jaune , de vert , de marbré , de brun , de noirâtre. Leurs mœurs ne sont pas moins ad- mirablement diversifiées ; les uns vivent ad- hérens aux rochers limoneux, et s'y accumu- lent; d'autres naissent et multiplient sur les coquillesd'huîtres, de moules, de buccins, etc., ou isolés, ou agglomérés, ouïes tapissent en réseaux; d'autres s'attachent aux plantes ma- ritimes ou aux débris de végétaux terrestres , vivent à leur superficie sans les blesser, ou s'y enfoncent et les lardent de toutes parts , et vont , en voyageant avec ces végétaux , propager leurs races au sein des mers les plus lointaines. ^

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Le liLjaiL d'orgue y ce tube droit, foruie primitive de tous les autres Inbes cylindriques, fléchis, conloiirnés et roulés, est en même temps le type des formes de tous les autres univalves, quelles que soient leurs diversités apparenles : tous sont des tubes, s'éloig^nant plus ou moins de la iorme cylindrique pour prendre celle de tubes coniques , plus ou moins évasés à leur entrée, et se différenciant aussi entre eux par des circonvolutions, par des renflemens, des aspérités , des an frac tuo- sités et des couleurs.

Pourquoi celte marche si simple et si fé- conde de la nature n'a-t-elle pas été suivie parles conchjliologistes, dans leurs classifica- tions des testacés. D'Argcnville et d'autres , d'après ce savant , jettent à la dernière classe les tuyaux qui devraient former l'entrée de la science, et ils mêlent au milieu de cette classe les tuyaux d'orgue par qui elle devrait com- mencer. Dans cette confusion de leur méthode, l'esprit embarrassé ne peut saisir l'ensemble du pian de la nature, ne peut la suivre dans ses admirables modifications. Au milieu du désordre des choses , il faut amonceler péni- blement avec dégoût des beautés qui n'en sont plus parleur discordance, et il faut surcliar-

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ger sa mémoire de noms, de définitions, de genres, d'espèces idéales et fantastiques. Il iij a de science que celle de la nature j ne suivons donc qu'elle pour nous éclairer.

En parcourant les contours de la ville , je marchais du côté de la mer sur des rochers à nus; je ne fus pas peu surpris d'y trouver en grand nombre ces groupes de vers à tubes incorporés à ces rochers avec lesquels ils s'é- taient pétrifiés. Il faut que ces roches gangues ou matrices de ces testacés fussent alors dans un état d'argile molle; mais pour que la mer les y ait déposées en si grèm de quantité, pour qu'il s'y en trouve à difFérenles hauteurs dans- l'intérieur de ces masses de roches, comme on le voit par des pierres brisées ou taillées , il faut que ces dépôts de coquillages tubes- aient été faits par une lente succession des temps, à mesure que la mer élevait ces roches qui alors étaiient des fonds , à mesare qu'elle les élevait en ajoutant déminées couches sut* de minces couches. Les flots y poussaient alors de temps à autre des troncs et de grosses branches d'arbres qui s'affaissaient dans la vase avec les républiques de testacés qu'ik portaient.

Quelle autre s-u;-?.cessiou de lemjîs n'a-t-il

( 289 ) pas fallu pour que ces roches , dépôt des mers , qui étaient sous elles , qui formaient leurs basés, se soient élevées, au-dessus de leurs surfaces , à plus de trente pieds, cortime elles le sont maintenarti? Quelle est donc la cause qui abaisse ain'si graduellement ce niveau des hiers observé par tant de voyàg^eurs que j'ai souvent moi-même remarqués , pat-ticulière- inent à l'île d'Yla , ouest de l'Ecosse , , sur les bords de la mer, une roche grisâtre , appro- chant de la nature de l'ardoise, m'offrit , à environ vingt-cinq pieds d'élévation , un bloc de quartz d'un beau blanc, d'une forme car- rée , arrondi à ses angles, de plus d'un pied de longueur sur un peu moins de largeur. Cette roche brisée laissait alors voir toute répîiisseur du bloc qu'il n'aurait pas été diffi- cile d'arracher de sa matrice. Plus nouvelle- ment en côtoyant l'ile la Martinique, du Fort- Royal à la ville de St.-Pierre, j'ai vu des masses de rochers très -élevés sur la mer, composés presque en entier de gros cailloux roulés, qui, dansles déchiremens du rocher, sont restés dans leurs gangues, saillans et intè- gres. Serait-il donc vrai que le froid conden- sant de plus eu plus les eaux sous leS pôles, les y amonceleraient pour diminuer leur retour

( 290 ) dans le bassin des mers? ou cet abaissement graduel des mers s'opérerait-il par leurs ba- lancemens, par leurs courans , parleurs tem- pêtes qui, usant les fonds , les creusent insen- siblement? ou serait-ce c[ue ces innombrables ■volcans, qui sans doute ont tous entre euiç. des communications souterraines, se crevant parfois sous le lit des mers, ouvrent aux eaux d'immenses abîmes une partie d'elles se volatilise en air , tandis que l'autre se con- densant, perd sa liquidité par ce même art merveilleux, que la chimie moderne décom- pose ce fluide en l'enfermant dans un tube de fer qu'elle livre au feu ? Peut-être en- core que ces innombrables végétaux qui cou- vrent la surface de la terre , comme autant de laboratoires chimiques se forment et se combinent tous les minéraux , se créent et se transmuent tous les métaux , s'ai- g-uisent et se neutralisent tous les sels, servent aussi à créer les eaux parleur émanation. Elles se diminuent ces eaux à mesure que dessables raouvans et la main destructive des hommes diminuent la cpianlité de ces végétaux éma- nans. Peut-être enfin chacune de ces causes concourent-elîes àcetabaissenient successif des mers, qui, laiss^nî plus de terre à découvert ^

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étend l'empire <Ies hommes. Eh ! que leur ser- vent ta ntd'immei)ses ré<:^ions parées de tous les attraits d'aue nature vivace, tant d'empires fortunés pourraient iîctirir, |)uiscpi'ils prêtè- rent de rester amoncelés pour se livrer de sanglans combats et se corrompre dans leurs villes dévorantes!

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CHAPITRE XXI I.

Départ de Sa?i-Domingo, Idée, de la colo- nie française de St.-Domingue.

Je ne pouvais me lasser d'admirer le site de San-Domingo ,1a beauté de son climat, les richesses végétales que cette terre vierge offre de toutes parts. Que d'observations à faire pour le naturaliste^ sous ce ciel pur tout réveille sa curiosité par l'appasdu plaisir, où, éprouvant moins de besoins que sous nos climats inégaux, il peut donner plus aux re- cherches, à l'étude, à la méditation. Si le bonheur est sur la terre, me disais-je, pourrais-je mieux le rencontrer? Cependant je soupirais, au milieu de ces jouissances, de ces réflexions, après l'instant de mon départ; je voulais m'éloigner de ces lieux, deux races d'hommes , animées de la soif de la vengeance, voulaient se détruire jusqu'au der- nier; je voulais arriver sur une terre de paix, la nature, également vierge, aussi féconde, déploirait encore mieux à mes regards ses caractèx^es primitifs^ et me laisserait mieux

( 29.^^ ) pértétrer de ses sccrcls importans, objet mes recherches.

Nous obtînmes enfin la permission de sortir aprèîs de longues sollicitations ; nous étions tous également impatiens de partir, dans la crainte que de nouveau* molils ne fissent révoquer une permission que nous n'avions obtenue qu'avec peine; mais le vent de terre nécessaire pour sortir du port se lève rarement le soir 5 les détours de ce port, les brisans qui bordent rendent sa sortie, à l'approche des ténèbres, extrêmement dan- gereuserle vent est plus constant et plus ani- mé le matin ; il nous fallut donc attendre , malgré notre impatience, le lendemain. Au lever de l'aurore lious accusions déjà de pa- resse le pilote qui devait présider à notre sor- tie ; il arriva, nous crûmes pour le coup être libres. On prépare en hâte les voiles ; le ca- bestan tourne pour amener nos ancres; nous j mettons tous la main pour liâter ie travail; mais un des cables casse , et Tancre qui j tient n'a pas de bouée pour la recoiinaître; il ne se trouve pas un plongeur pour l'amarrer, on est réduit à la chercher au hasard; plus de deux heures se passent avant de l'avoir retrouvée et retirée. Nous mettOQ* enfin à la

( 294 ) voile : nous dépassons la gorge ; et tout-à- coup le vent manque , uoos sommes iorcés de mouiller. Bientôt des grains s'élèvent , nous agitent, nous poussent près de ces noirâtres rochers se brisent les Ilots en furie; on relève promptemeril l'ancre, et nous sommes trop heureux de nous retrouver dans ce port que quelques inslans avant nous nous félici- tions d'avoir quitlé. Il nous, lailot attendre, avec une nouvelle inquiétude , le lendemain, le vent plus Tavorahle nous lit sortir sans danger.

jNous continuâmes de coloyer le sud de la grande île de Saint Domingué , dont les côtes peu élevées, ondulées agréabiemcvil, ne nous montraient que de loin en loin , dans, le tond de la perspective , de hautes montagnes co- liiques et isolées; nous jugions de de l'é- tendue des plaines cpii les environnent, de leur fertilité et des richesses qu'elles produi- raient si les hommes étaient plus jaloux de les làirc naître qu'avides à se les arracher des mains les uns des autres.

Nous serrions la terre d'assez près ; mais lorscjue nous fûmes le long de la côte de la par tiède Saint Domingué, anciennement fran- çaise, nous nous tinnies plus au large; nous

( 295 ) avions appris que des noirs insurgés se te- naient vers ces parages, cachés avec des ba- teaux dans des anses, et arrivaient inopiné- ment sur les navires qui passaient trop près , les assaillaient lorsque surtout le vent était laible , s'en emparaient et ne faisaient aucun quartier aux malheureux qu'ils trouvaient même sans défense.

La surface totale de l'île de Saint Domingue est de cinq mille deux cents lieues carrées , dont celte partie française ne forme qu'envi- ron un tiers , plus échiquetée et plus mon- tueuse que la partie espagnole ; c'est donc ces audacieux aventuriers, guerriers , chasseurs , agriculteurs fondèrent , par des combats et des travaux même, cette reine des colonies , pour une patrie qui les vexait , les dépouillait , enchaînait leur courage et leur industrie, sous prétexte de les protéger. C'est où, dans l'espace d'un siècle et demi, la po- pulation, malgré les entraves du gouverne- ment, malgré le plan vicieux du régime de l'esclavage, s'était élevée déjà, en i789,àcinq cent vingt mille individus (i) , dont quarante

(i) Voyez Description de la partie française de fîle du Saint-Domingue, par M. Moreau de Saint-Mëry,

( 296 ) mille blancs, vingt-huit mille alFrancliis où. descendans d'ulFranchis , et quatre cent cin- quante-deux mille esclaves, ce qui donnait nne proportion de près de douze esclaves, contre yn blanc, de deux cent soixante indi^ vidus par lieue carrée j tandis que la partie espagnole, plus anciennement habitée, plus riche en grande plaine , mieux arrosée , n'a- vait proportioni^ellenjept qu'environ un sixiè- me de cette population , fi'est-à-dire , à-peu- près seulement quarapte-troiç individus par lieue carrée.

Il y avait alors sur cette partie française de St.^Domingue sept cent quatre-vingt-treize sucreries ou manufactpres à§ucre , trois mille cent cinquante indigoteries , sept cent quatre- vingt-neuf coton neries,troi5 mille cen t dix-sept cafeteries, cent quatre-vingt-deux guildive- rie$ ou distilleries d'eau-de^vie de sucre , nom- mée tafia , vingt^six briqueteries et tuileries , six tanneries, trois cent soixante-dix fours à chau2L, vingt-neuf poteries et cinquante ca-^t

t. I. Les immenses détails de cet! ouvrage publié à Philadelphie en 1797 , ont sauvé de l'oubli éternel les plus imporlans éclaircissemeus suf cette colonie , qu'il serait déjà impossible de retrouver dans ce niomezU-ci.

( 297 ) cdyèrcs ; indépeAtlamment des grains , des fruits et des racines farineuses qu'on y cul- tivait, des volailles et d'autres ar4rnaux qu'on y élevait, on comptait en outre quarante mille chevaux, cinquante mille mulets, deux cent cinquante nulle bœufs, moutons, chèvres et porcs servant à l'exploitation des manufac- tures ou à la consommation des habitans.

Les richesses que cette colonie versait dans la métropole , s'élevaient annuellement à plus de cent cinquante millions de livres tournois ; et dans l'état des choses, elles devaient s'ac- croître encore rapidement. Rien d'approchant ne se retrouve dans les fastes du monde , et les colonies des nations, nos rivales, étaient à cet égard restées loin de notre St.-Doniin- gue. Ce n'était pas à la seule bonté du sol qu'elle devait cette supériorité, mais à ces gé- nies actifs et industrieux qui, ainsi que leur courage, élèveront toujours les Français au- dessus des autres peuples, quand l'avidité fis- cale et le joug de la tyrannie ne s'opposeront pas à leurs efforts. Ces Anglais que fausse- ment on a dit être supérieurs à nous dans leur agriculture , parce que les propriétaires et les agriculteurs chez eux, plus aisés, peu- vent mieux fiûre de ces innovations dispcn-

( 298 ) dieuses , mais qui sont si loin de notre ardeiîi* dans les travaux , et de notre ténacité pour les exécuter, qui n'ont pas, comme nous, un sol aussi varié par le climat , par les exposi- tions, par des veines et des couches de terres différentes , exigeant dans la culture l'acquis et la sagacité que ne sauraient donner ni les livres ni les cours , et formant dans toutes nos campagnes des hommes rares, mais trop pau- vres, dont tant de fois les observations m'ont émerveillé; ces Anglais, dis-je, doivent eux- mêmes l'amélioration de la culture de leurs colonies , le perfectionnement particulière- ment de la fabrique du sucre, à ces infortu- nés colons échappés des massacres de Saint-* Domingue.

CHAPITRE

( 289 )

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C H A P I T R E îiCxïi I:" !1!

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J E la découvre , celle île , la Jamaïque , de malheureux Français leur ont enseigné l'art de la culture et de la fabrique du sucre, à vingt lieues sous celle de St.-Domingue; sa terre élevée, ses montagnes bac liées, pressées,' la font ressembler à notre Martinique : nous en approchons assez pour distinguer sur ses coteaux les longues banderoles de ses plan- tations de cannes à vsucre. Je crois j recon- naître, victimes de nos erreurs, de notre in- tolérance, ces Français fécondant les champs de nos ennemis , comme naguère d'autres Français , repoussés par l'intolérance reli- gieuse, fécondèrent chez eux nos inventions et nos arts.

Nous voulions d'abord longer cette île au sud pour l'avoir à notre droite; notre inten- tion était par d'éviter la rencontre des bâ-

I. T

f 290 )

timens anglais , que nous supposions déjà instruits de la guerre et en course; mais les courans nous poussèrent impérieusement au nord de cette île , dans le canal qui la sépare de Saint-Domingue.'

La Jamaïque ,'%ngue de cinquante lieues , large de vingt, découverte par Christophe Colomb en i/^g^, n'a passé sous la domina- tion anglaise qu'en i655; depuis ce court espace, elle est devenue une des plus floris- santes plantations du monde ; on y compte plus de soixante-dix mille Anglais, plus de cent mille nègres. On j cultive, avec le plu» grand succès , le sucre, le café , le cacao , Fin* digo , le colon, le tabac; elle est le centre d'un grand nombre de branches de commerce avec la métropole , avec les îles et le conti-^ nent de l'Amérique , et surtout avec les Etats» Unis. Les produits de cette île sont utiles à un grand nombre de nations ennemies même de l'Angleterre : ainsi l'agriculture et le com- merce servent à tous les hommes en dépit de leur jalousie , de leurs prohibitions, de leur guerre. Si l'Angleterre ne s'élevait ainsi au- dësâus des autres nations qu'en multipliant davantage les productions de la terre et des ai^ts , la grandeur de l'Angleterre deviendrait

( 291 ) «n bienfait pour Je genre humain ; mais , lors- que pour s'agrandir elle emploie la violence et la corruption j lorsque son or devient le breuvage pour enivrer des nations qu'elle veut pousser à leur perte ; lorsque les riches contrées de l'Inde sont changées par elle en affreuses solitudes ; lorsqu'elle déploie de toutes parts ses pavillons sur les mers pour commander et opprimer , la grandeur de l'Angleterre ne devient-elle pas un fléau pouf le genre humain ?

Si l'île de la Jamaïque hérissée de montagnes était restée à l'Espagne , sans doute, comme ses autres colonies, elle ne serait habitée que de pauvres habitans isolés , vivant miséra- blement au milieu de leurs épaisses forêts et sur leurs prairies incultes. La population et la richesse de la Jamaïque nées si rapidement, n'aurait-elle pas réveiller l'attention de l'Espagne, animer son émulation pour créev de plus grands prodiges , puisqu'elle est maîtresse d'une immensité de colonies bien meilleures que la Jamaïque ? Les nations doi- vent être ce que l'homme est en particulier. La nature , et sa religion , quelle qu'ehe soit, lui commandent impérativement de l'aire Vja-

T 3

( ^92 ) loir, pour l'utilité commune , les dons de la fortune et les talens ; il doit améliorer les uns et les autres pour se rendre de plus en plus utile. Sa nég-lig-ence est coupable , et il en est responsable. Les nations ont la même comp- tabilité , la même responsabilité quand elles n'améliorent pas autant qu'il est en elles le sort de chacun de leurs membres, quand elles n'en multiplient pas autant le nombre qu'il est en elle , et quand enfin elles ne répandent pas le fruit de leurs travaux sur les peuples même étrang-ers à leurs dominations. Car, quel que soit l'isolement que l'orgueil et l'ava- rice mettent entre les hommes , ces liens-là sont indestructibles qui font que tous les hommes ne sont qu'une grande famille.

La Jamaïque, restée sous la domination angolaise, conserve encore dans différens lieux et dans sa principale ville des plantations espagnoles, dejardins surtout. On juge par-là que cette nation si grande vers le temps de Christophe Colomb chérissait l'agriculture, et toujours chez les peuples l'époque de leur vigueur, celle de leur grandeur est celle ils. se sont honoré de l'agriculture; l'époque les Perses faisaient la conquête de la Perse,

X

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était celle C^rus était glorieux de planter de SCS propres mains son parc j celle les Athéniens étaient à leur tour vainqueurs de ces mêmes Perses, était aussi l'époque ils vantaient le plus leurs olives, leurs figues et leurs raisins.

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CHAPITRE XXIV.

ISLÈ de Cuba. La Havane y golfe du Mexique.

JMous nous hâtions de nous approcher de Cuba , qui n'est qu'à quinze Ueues de la Ja- maïque , et nous la serrâmes afin d'être moins sur le passage des navires anglais. Cependant nous en vîmes bientôt successivement plu- sieurs qui parurent plutôt vouloir s'éloigner de nous que de nous approcher ; c'étaient de petits bâtimens qui rôdaient sur les côtes de Cuba, ils font une contrebande immense en importation et en exportation. La longueur considérable de cette île si peu habitée en- core , facilite ce genre de commerce. Les Anglais sortent le soir de la Jamaïque , s'ap- prochent des côtes de Cuba , cjui leur sont familières pendant la nuit, et souvent même en plein jour dans les lieux les moins fré- quentés. Aucune nation ne dépense autant que l'Espagne pour surveiller la contrebande.

( 295) fi'a autant de soldats, de commis, d'inspecr leurs, de sous-inspecleurs; aucune nation ne la punit plus rig-oureuseraent , elle condamne aux mines ceux qui sont pris; dans aucun pays de la terre il n'y a pluâ de contrebande, et nulle part elle ne se lait plus hardiment; dans la seule chose le gouvernement se montre inexorable et même trop sévère , c'est dans celle les commandans ,les magistrats, les militaires, les commis, les nationaux, les ëtranoers se donnent tous à l'envi la main pour favoriser la contrebande; cela tient aux causes que j'ai déjà alléguées à la corruption de l'ordre judiciaire, et principalement à ces privilèges monopoleurs qni font que le colon manque de ce qui lui est le plus nécessaire. Un certain baron , par exemple , jouit à La Havane, capitale de Cuba, du privilège d'in- troduire dans cette ville les farines dont elle a besoin , ainsi que cette grande île. Ce baron achète des Louisianais et des Etats-Unis des farines c[ui lui reviennent au prix de cinq à dix piastres le baril , pesant cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix livres; il revend ces fa- rines de dix-huit à vingt- cinq piastres, il se donne bien garde d'en laisser jamais mettra sur le marché de grandes quantités, parce

( 296 ) qu'il a individuellement intérêt qu'elles soient toujours chères. Voilà donc ici un violent véhicule pour la contrebande; il en est à-peu- près de même des autres denrées : le culti- vateur c[ui a tant de peine à se défaire de ses productions, favorise autant qu'il est en lui les contrebandiers qui les lui achètent et qui lui apportent en échange d'autres denréeSi Si le commerce des farines était ouvert, elles ne coûteraient sur le marché de la Havane pas plus de cinq à six piastres : quand le gouvernement j mettrait un droit d'entrée de douze pour cent, il se ferait un produit d'autant plus considérable qu'il n'y aurait plus à cet égard de contrebande , elle n'en vaudrait pas la peine. Ce marché ouvert des farines faciliterait en même temps pour les colons la vente des denrées, dont la métro- pole; n'aurait pas besoin ; telle est surtout celle des mélasses, du tafia, du rum , d'une immense quantité de sucre; ce seraient autant de moyens d'encourager les colons dans leurs travaux agricoles. Et cependant ce privilégié baron n'aura pas manqué d'alléguer à son gouvernement que sa demande avait en vue le bien et la prospérité de la colonie; que c'était afin que les bons sujets du roi fussent

( 297 ) approvisionnés de cette deurce de première nécessité, et qu'ils ne la payassent jamais trop cher. Ministres, ayez confiance à ces deman- deurs désintéressés : celui cpii dit être tout entier à la chose publique, qui semble s'ou- blier pour elle, est presque, à coup sûr, un hypocrite. Prêtez avec plus de confiance une oreille attentive à celui qui d'abord vous montre ce qu'il veut faire pour lui, et com- ment , par ses opérations, il veut en même temps servir l'Etat , comment ses intérêts s'i- dentifient avec l'intérêt public.

L'île de Cuba court dans sa longueur de l'est à l'ouest , entre les 20 et 2 5^=^ degrés de latitude nord ; elle a sept cent soixante mille de longueur , ce qui fait environ de deux cent cinquante de nos lieues , sur une lar- geur très - étroite et si étranglée , qu'en plusieurs endroits elle n'a pas plus d'une douzaine de lieues. Sa plus grande largeur est au cap de la Vera-Crux, dont nous appro- châmes assez près pour reconnaître ses coteaux et ses montagnes lointaines. Jusque-là nous avions joui de l'aimable verdure qui cou- ronne les bords de cette belle île. Les suaves parfums de ses fleurs s'exhalaient jusqu'à nous: mais aucune trace d'habitations d'hommes

(298) n'animait ce tableau. Nous n'eûmes pas dépassé le cap de la Vera-Crux, que la terre disparut de notre vue , la mer formant à la pointe du cap un profond enfoncement an- guleux, tout semé de rochers noirs à fleurs d'eaux et si serrés, qu'on ne peut y voguer qu'en chaloupe. On nomme, je ne sais pour- quoi; cet amas lugubre de rochers jardins de la reine , qui se prolongent au nord-ouest trente à quarante lieues , et que nous cô- toyâmes en partie pour regagner d'autres jardins non moins lugubres, près desquels se montrent quelques îlots et la petite ile des Pins. Nous ne retrouvâmes la vue de la terre de Cuba que vers le cap Corientes , elle se montra à nous également pavée de forêts touffues et aussi peu habitée. Nous voulions reconnaître particulièrement le cap Saint -Antoine qui termine celte si longue île, pour de quitter îa route de l'ouest et prendre celle du nord, et nous arrivâmes si près de la terre que des remous ou contre courans ralentirent notie marche, tandis que plus au large les courans nous auraient favorisés.

L'île de Cuba, placée très -obliquement à l'entrée du golfe du Mexique, semble se courber à son extrémité nord -ouest comme

( 299 ) pour resserrer les deux entrées du golfe, qui sont à ses côtes. (Je cap Saint- Antoine s'avançant en bec du coté de l'isthme rocheuse du Yucataian , forme l'entrée d'ouest , qui n'a guère dans cette partie qu'une cinquan- taine de lieues de large ; tandis que le nord de Tile se bombant dans sa courbure forme , a^^^ec la pointe saillante de la Floride orien- tale, l'autre entrée un peu plus étroite; c'est dans cette partie au nord en face de la Floride orientale est située la ville de la Havane , capitale de l'île.

Cette ville qu'on dit peuplée de plus d'en- viron quarante mille amcs, est l'entrepôt des relations de l'Espagne avec le Mexique , et le centre de ses forces de terre et de mer. Son commerce est très-considérable , puisqu'il a pour objet non seulement de fournir aux be- soins de la ville et de l'intérieur de l'île , mais encore à celle du Mexique, et d'en exportei* ses riches métaux. La Havane approvisionne en même temps les deux Florides de denrées coloniales et de quelques-unes de celles de l'Europe ; elle approvisionnait également la Louisiane. Les malheurs de Saint-Domingue jettent dans cette ville et dans l'intérieur de l'île une grande partie de ces inforlunéis

( 3oo ) colons ; un grand nombre s'y livrent au com- merce, et avec un tel succès , que le peuple espagnol les jalouse , et harcelle souvent son gouvernement de requête pour le leur interdire.

Le gouvernement écoute ces plaintes, mais a le bon esprit de mollir dans les inter- dictions qu'il a par condescendance pronon- cées contre les Français. Les commercans sont , dans tous les pays du monde, les agens de la circulation des denrées de l'extérieur et de l'intérieur ; la rivalité de ces agens amène une concurrence toujours favorable aux ache- teurs. En accélérant les opérations, ils don- nent aux propriétaires le moyen de vendre plus vite et à meilleur prix. Les agens du commerce sont donc utiles, de quelque pays qu'ils soient. Cependant on m'a assuré que , dans quelques cantons éloignés de l'île, les commercans français avaient été prohibés. On juge combien il est surtout important d'avoir pour administrateurs dans les colonies des hommes éclairés et probes ; leurs erreurs ou leurs corruptions arrêtent ou même étouf- fent ces établissemens naissans , c'est ce que nos colonies ont trop éprouvé et encore plus celles des Espagnols.

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Les Français réfugiés de St.-Domingue ; dont les talens se sont rendus le plus utile» à l'île de Cuba, ce sont ceux qui se livrent à l'asTriculture : réduits à être économes des habitations espagnoles , ils y ont créé un grand nombre de sucrerie, et ont enseigné l'art de fabriquer les sucres; plusieurs sont devenus fabricans pour leur compte. Les bé- néfices immenses que celte colonie retire déjà de ces établissemens encourageront sans doute ce gouvernement à favoriser plus particuliè- rement ceux qui se livrent à ce genre de cul- ture; et si l'Espagne voulait, non pas com- .mander, mais seulement laisser faire, ses co- lonies pourraient approvisionner de sucre et de café le monde entier, et la seule île de Cuba remplirait une partie de ce but.

L'Espagne avait cependant eu le bon esprit de peupler ses colonies, et surtout l'île de Cuba , de petits habitans , c'est-à-dire d'Es- pagnols européens sans moyen , à qui elle donnait des terres pour les cultiver de leurs propres mains. Elle fondait , de cette manière, ses colonies méridionales sur de meilleurs élémens que toutes les autres nations ; mais il fallait plus encourager les travaux de ces pe- tits habitans , leur ouvrir des débouchés pour

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leurs denrées, et les mettre à l'abri des vexa- tions , des monopoles de gens en place , et l'Espagne aurait aujourd'hui les plus riches et les plus puissantes colonies de Tunivers ; et pour ne l'avoir pas l'ait , ses colons sont tombés dans la plus déplorable apathie ; ils se contentent chétivement de ce que le sol leur donne, ne l'ont rien produire de plus ni pour eux ni pour l'Etat.

Nous voilà donc arrivés à l'extrémité de l'ile dje Cuba , à l'entrée du golfe du Mexique. Que d'idées ces lieux me rappellent! C'est de cette île , la plus occidentale de toutes , la plus rapprochée du continent, qui ferme le golfe de manière à en être comme la clef; c'est d'elle d'où Fernandez de Cordoue alla décou- vrir la péninsule du Yucatan , et bientôt fut suivi de Grijalva qui , entraîné par les cou- rans, s'enfonça davantage dans le golfe, et découvrit, plus au nord, des terres mieux arrosées, plus fécondes, et riches surtout en précieux métaux , objets de leurs recherches. C'est du nord-est de cette même îlë^que par- tit Cortez, enflammé à la vue de tant d'or qu'avaient apporté ses précurseurs , animé plus qu'eux de la passion de la gloire , plus capable de former de varies projet» , de les

( 5o5 ) exécuter ; c'est de qu'avec quelques cen- taines de valeureux soldats, il alla au fond de ce même g-olfe commencer ses conquêtes, livrer tant de combats , disperser des armées si nombreuses, renverser enfin le trône de Montézuma, faire de ce puissant empire une simple province de la monarchie espag-nole , et ajouta à des faits comparables à ceux des temps fabuleux, des trésors qui firent honte à ceux de la féerie. C'est sur les terres bai- gnées des eaux de ce même golfe, d'au- tres aventuriers exaltés par les merveilles de Cortez et des Pizares errèrent long-temps, les uns pour trouver ce Dorado jusqu'aux montagnes devaient être d'or massif, les au- tres pour boire à cette fontaine de Jouvence qui rendait aux vieillards la vigueur et les at- traits de l'ardente jeunesse.

Les vents alizés nous avaient dirigés heu- reusement depuis notre départ de la Marti- nique; ce sont eux qui régnent dans toute cette longue chaîne de l'archipel des Isles , depuis la terre ferme vers la Guiane jusqu'à la péninsule de la Floride orientale. Leur constance rend, dans celle direction, !a na- vigation prompte sur les plus belles mers du monde; mais elle devient lente et pénible

( 3o4 ) quand il faut revenir; et si le trajet est long",, on a plus tôt fait de gagner les îles de Bahama, de s'élever au nord jusqu'aux vents variables, pour revenir prendre les vents alizés au-dessus du lieu de sa destination.

"V

CHAPITRE

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CHAPITRE XXV.

Suite des ohserualions sur le golfe du Mexi- que. Arrwée près de V embouchure du Mississipi. L'inattention du Capitaine' fait rnancjuer la passe. Malheurs qui en sont la suite. Vents de chenus contraires. Famine. Danger.

JLiES vents alizés nous quittèrent à l'entrée du golfe du Mexique. Ce golfe , entouré, au sud-ouest, des terres montagneuses du Yuca- tan et du Mexique; au nord , du profond con- tinent couvert d'immenses forêts, et arrosé de tant de fleuves ; à l'est, fermé par la pres- qu'île alongée de la Floride orientale ; et au sud par la longue île de Cuba , qui, comme exprès, obstrue son entrée ; ce golfe éprouve donc les impulsions des vents de ces difFé- rens sites de terre ; dans leur choc ils arrê- tent les vents rég'uliers des alizés ; aussi les calmes entremêlent-ils trc5-fréquemment le«

I. V

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vcnls Tariables tie ce golfe : c'est ce que nous éprouvâmes. En avançant, nous nous aperciimes bientôt combien il est poisson- neux; nous rencontrions continuellement de grandes bandes chasseuses de marsouins , de solitaires requins poursuivant leur proie, de vi- ves dorades dont nous harponnâmes plusieurs, et que nous fêlâmes grandement : la chair en est excellente. Depuis le cap St.-Antoine nous dirigions notre route tont-à-fait au nord, et nous n'avions pas deux cents lieues pour at- teindre l'embouchure du Mississipi, c'était peu après avoir parcouru tant d'étendue de mers ; et , malgré quelque calme, nous mar- châmes assez bien : le troisième jour nous n'en étions pas à quarante lieues, lorsque nous commençâmes à découvrir dans le loin- tain de ces grands arbres que le Mississipi ar- rache tout entiers avec leurs spacieuses ra- cines qu'il charie dans son cours, pour les pousser sur la mer ils deviennent long- Itmps le jouet des flots, jusqu'à ce que quel- que tempête les jette sur un rivage et les cncoiiibre pour toujours de vase et de sa- ble." Nous saluâmes avec alégresse ces avant- coureurs du Mississipi , oue nous rencon- trions plus IVéquemment à mesure que nous

C -^07 ) avancions; l'approclie des aUcrnî:;-es se remar- que par le clian^^errient de couleur des eaux de la Mjcr ; elics ne sont plus diaphanes et pures. La couleuriiéhuleuse qu'elles prennent est duc aux immondices immenses que rou- lent tant de rivières qui se décharfj;'(mt dans ce f^oHe , et particulièrement le Mississipi. La sonde ne tarde pas à donner une terre noi- râtre entremêlée de coquillages triturés ; il Tant alors \of:^uer avec circonspection ; l'em- bouchure du ileuv"C est accompagnée de terres basses et noj'ées qui s'avancent dans la mer en espèce de palte d'oie, et il faulêtre très-près pour les reconnaître.

Nous reconnûmes à ces divers indices que nous ne pouvions être éloignés de la passe; et, selon le calcul de nos marins, nous devions entrer dans ce fleuve avant la lin du jour, et même de bonne heure. Déjà nous faisions nos dispositions pour descendre à terre et visiter ses bords et les liabitans ; nous avions besoin de nous approvisionner de vivres pour remonter jusqu'à la ville de la nouvelle Or- léans : tout était presque consommé, et nous arrivions à peu près juste pour ne pas man- quer.

Les contours du golfe ont des courans très-

V 2

( 3o8 ) rapides opérés par des remous et par le jsjrand nombre de fleuves et de rivières qui s'y jettent; ils ont leur direction à l'ouest du côté des îles de la Chandeleur, et à l'est depuis le Missis- sipi du côté de la baie de St.-Bernard : ils sont si rapides dans ces derniers parages , que les marins, pour les éviter, vont toujours prendre la latitude de l'entrée du fleuve à la droite, c'est-à-dire plus à l'est : c'est aussi ce que nous fîmes.

A raidi on prit hauteur : nous nous trou- vâmes, à notre grand étonnement, plus au jQord de dix à douze lieues que l'embouchure du fleuve. Les marins américains sont moins habiles officiers que bons matelots , et il fallait qu'ils eussent bien peu fait attention aux cou- rans, bien peu soigné leur lok, pour être tombé en l'espace de vingt-quatre heures dans une erreur d'environ un demi-degré en lati- tude. J'avais plusieurs fois observé leur inac- tion à cet égard, souvent pendant la nuit je les avais vu restés couchés laissant le quart aux simples matelots. Il nous fallut donc re- venir sur nos pas afin de reprendre notre la- titude , puis courir à l'ouest pour rencontrer les terres avancées du fleuve ; mais un fort vent d'ouest nous repoussa tout le reste àa

( 5o9 ) jour, et la nnit suivante nous courûmes des bordées ; le lendemain le temps brumeux ne permit pas de prendre hauteur , et le vent sud-ouest continua à nous éloi<^ner. Dans quelle désolation nous devions alors nous trouver après avoir été si près d'aborder la- terre : cependant il nous restiiit l'espoir que ce vent changeant d'un moment à l'autre, nous donnerait le moyen de regagner en peu d'heures ce que nous avions perdu : il trom- pa notre espoir, il continua et nous poussa de plus en plus au nord , nous aperçûmes à notre gauche une petite île que nous jugeâ- mes être Xîlc an BreLon j d'autres plus lon- gues, assez boisées, que nous reconnûmes pour les îles de, la Chandeleur , et les lon- geant d'assez près, nous découvrîmes succes- sivement Xîlc aux Vaisseauœ^ ainsi nommée parce qu'il y a \\a assez bon ancrage; pnis Y île à Corne et Vîle Dauphin. , habitées, au- trefois par les Français qui fondèrent la co-^ lonie de la Louisiane. Le vent s'augmentant nous obligea de prolonger noire roule au- delà de la Mobile , le long de la cote de Pen- sacole , de iile Sainîe-Kose, et nous poussa jusqu'au cap Saint Blaire. JNolre situation devenait de plus en plus

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alarmante ; le vent, plus violent et plus au sud, nous rapprochait , malgré nos efforts , d'un rivage aride couvert de sable blanc, nous ne voyions que de distance en distance dçs bouquets, de petits arbres, et nous savions que près du cap Saint-Blaire des l mes de sables rendent ces parages extrêmement dan- gereux. Cependant le vent faiblit un peu , et se rapprocha du sud à l'est; nous en pro- filâmes pour regagner le large et courir sud- ouest. Nous revînmes donc sur nos pas, mais plus au large , et reprîmes la latitude de Tem- bouchure du fleuve ; mais, avant que nous eussions approché ses attérages , le vent re- tourna encore à l'ouest, puis presque au sud, et nous enfonça de nouveau près des mêmes îles de la Chandeleur que nous avions déjà côtoyées. L'air morne de nos officiers et de nos matelots nous disait combien notre situa- tion devenait inquiétante, et que de nouveaux dangers , que peut-être nous ne serions plus assez heureux pour surmonter, nous atten- daient. Nos vivres étaient épuisés : ces temps de calamité , pendant lesquels on aurait dii les économiser plus soigneusenient , étaient ceux on les prodiguait davantacre.

L'armateur qui m'avait paru d'abord un

( on ) homme résolu , qui m'avait beaucoup parle (le ses voyages juarilimj^s , de ses périllcijses entreprises, semorilra le plus ahaltu ; il crai- gnait les danners dont, coujmc nous, il était menacé; mais il ne voyait pas ilcux de ses matelots causer en particulier, (pi'il suppo- sait des complols pour le jeîcr , et n(jus aussi , dans la merjjememonuaisdeses transcs.Nou» étions cinq passagers Crancais , dont deux étaient militaires, tous bien armés; c'était bien plus qu'il n'en l'allaitpour nous déicndre contre sept à huit matelots, et même ie dou- ble, s'ils y avaient été. Ces tcireurs pusilla- nimes furent cause qu'il laissa à la discrétion des matelots les vivres, et, ce qui était plus dangereux, les liqueurs. Ces gens-là, toujours, plus occupés du moment présent que du len- demain , eurent bientôt consommé leur !)0i- tion de vivres, la notre et notre eau ; nous nous trouvâmes bienîot dénués de tout. Dans ces circonslances j'engageai rm^mateurfi faire relâcher à i'iie des Vaisseaux, les cartes nous indiquaient un facile altérage et ua an- crage d'aulant plus sûr qu'il est en dedans du canal, du colé de l'ile qui regarde la terre; je lui observais que si celte île n'était pas ha- bitée, nous, y trouverions sans doute des co_

( 3i2 ) cbons et des bœufs, ou du moins sur les îles voisines, particulièrement sur l'île Dauphine autrefois les Français avaient fondé une ville ; qu'ainsi nous serions à portée de tirer du continent voisin , par la rivière de la Mo- bile, des secours, et que nous remettrions en mer sous un vent favorable. Il p;-oûta d'abord mes observations, mais le vent mollissant le fit changer; et comme ce vent redevint tout-à- conp plus violent, que les courans nous maî- trisaient , je lui fis sentir la nécessité d'abor- der du moins à Pensacole, habitée, nous trouverions sûrement un pilote pour nous introduire; les passagers lui parlèrent du ton le plus impératif dans ce sens : le capitaine, à la fauté duquel nous devions nos malheurs, se rangea du même avis; il fut donc décidé que nous irions à Pensacole, dans quelques heures, nous nous flattions d'entrer. Cette ré- solution répandit l'allégresse, ranima le cou- rage des matelots ; nous oubliâmes alors nos souffrances et nos dangers, tant l'espé- rance est puissante sur les hommes. Nous nous disions : Si le vent dure, dans peu d'heures nous serons à Pensacole ; s'il change , c'est qu'il nous sera favorable, alors nous retours nerons au Mississipi dont nous n'étions pas

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à quarante lieues : dans ces deux suppositions nous ne devions plus craindre de rester en mer au-delà de vingt-quatre heures. Sur ces entrefaites nous découvrîmes un navire en arrière de nous; il suivait notre roule: d'a- i)ord il nous donna quelque inquiétude dans la crainte que ce ne fût nn corsaire, mais nous eûmes bientôt reconnu que c'était une goélette espagnole qui revenait de la Havane. Arrivée plus tard que nous vers l'embouchure du Mississipi , et contrariée aussi parles vents, elle avait été oblig-ée de se dirig-er vers Pen- sacole. Nous lui demandâmes des vivres; il lui en restait peu, elle les partagea généreu- senient: nous éprouvions alors toutes les hor- reurs de la faim; avec de Téconomie, ils nous auraient suffi pour nous mener loin. Nous marchâmes de concert pour entrer à Pensa- cole : nous serrions la terre , afin de ne pas échapper son entrée si étroite que nous ne pûmes la découvrir à notre premier passage; nous fûmes encore assez malheureux cette fois pour la dépasser sans pouvoir la recon- naître , malgré notre surveillance à l'observer. L'île de Sainte-Piose , c[ui est à l'entrée de celte baie , se prolonge tellement à l'ouest, sur le continent, qu'en dehors cette île se confond,

(3,4) à la vue avec le continent même. Les Espagnols auraient donc élever à la tête de cette île un phare ou fort pour avertir les navigateurs; mais leur malheureuse politique , si funeste à eux-mêmes, de cacher leurs colonies, d'en l'aire des solitudes, était contraire à ce soin.

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CHAPITRE XXVI.

Nouvelle détresse. L' Aiileiirel deux passa- gers déharfjiientsnrVîJe dévote de Sainte- Rose. Description de cette île.

INous ne reconnûmes véritablement qne nous avions dépassé Pensacole , que le lende- main malin le jour nous montra les sables arides de l'autre extrémité de Ste.-Pvose. Le vent de sud-ouest redevenant de plus en plus impétueux, nous rapprocha bien plus que la première fois de ces régions sablonneuses couvertes de lames écumantes, et nous allâmes encore à la vue du cap sinistre de Saint Blair; une demi-heure de vent de plus, et nous étions à la cote : il se tourna un yjcu à l'est;. nous reviràmes de bord pour revenir à Pensacole : les vents fléchissaient, tournaient et n'étaient pas favorables pour entrer, quand même nous aurions été vis-à-vis la baie; nous restâmes ainsi encore deux jours à iouvojer le long

( 3i6 ) ^e ces dangereux parages. Au milieu de ces angoisses , nous éprouvions toutes les horreurs de la i'aim et de ]a soif : nous avions depuis plusieurs jours été réduits chacun à deux verres d'eau , un demi-biscuit ; nos petites provisions particulières étaient toutes con- sommées. Nous achetâmes d'un matelot des amandes et des cocos. Ce gros fruit, dont la chair grossière mâchée prend le goût de noi- sette, est très-nourrissant; j'en mangeais de moment à autre des morceaux que je mâchais jusqu'à les réduire en lait, afin de les rendre plus digestifs pour un estomac affaibli par tant de diète : nous avions plus de rum que d'eau , et nous en usions à discrétion ; j^en mettais de temps à autre dans la bouche pour éteindre la soif et diminuer la faim. Je demeu- rais presque toujours couché, afin de moins évaporer, et par conséquent de moins pro- voquer ces besoins ardens de soif et de faim* Avec ce genre étrange de vie , mes besoins c'étaient plus aussi tourmentans; ils étaient plus faibles : je m'assoupissais fréquemment; enfin , j*étais arrivé à un tel point, que je sa- crifiai pendant plusieurs jours, sans ellbrt , mon biscuit et une partie de mon eau à des personnes plus faibles. Cependant ces der--

{ 317 ) nières provisions allaient elles-mêmes être épuisées : il n'y avoit pas pour trois jours de biscuit qu'on avait compté et enfermé, et qui se partageait publiquement sur le pont. La g-oëlette espagnole qui tenait moins le vent que nous, était bien plus au large; d'ailleurs elle nous avait donné tout ce qu'elle pouvait, en nous recommandant la plus sévère écono- mie : la vue de l'affreuse situation nous allions tous nous trouver, ranima toute mon énergie ; je représentai aux passagers et à l'armateur qu'il fallait dans l'instant se débar- rasser des bouches inutiles , et les mettre à terre sur cette île deSte.-Rose; que là, peut- être, on y trouverait des ressources. Nos car- tes nous annonçaient qu'il y avait un fort à la tête de l'île, à l'entrée de la rade : Si ce fort existe, leur disais-je, nous pourrons y trou- ver quelques provisions , nous pourrons en envoyer chercher à Per.sacole ; s'il n'existe pas, il y en a au moins un en face pour gar- der l'entrée de la baie. Nous allumerons des feux, nous ferons des signaux de détresse : de cette manière, nous aurons des secours pour nous et pour l'équipage.

L'armateurrépondit qu'il ne pouvait quitter son navire; que son devoir était cVy rester

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et d'y périr s'il le fallait ; les autres passagers dirent qu'ils étaient de raon avis, et ils pro- posèrent de tirer au sort ceux qu'on mettrait à terre sur l'île. Je répliquai que, quoique plus âgé que plusieurs d'entre eux, je vou- lais, sans attendre le sort, être du nombre de ceux qui iraient sur l'île, et même seul si personne ne voulait m'y accompag-ner : deux acceptèrent de s'embarquer avec moi; l'un se nommait Dauvin, ancien habitant de l'Isle- de-France il avait été ferblantier, et de- venu depuis officier militaire pendant la ré- volution ; l'autre était un jeune homme de Marseille, intéressant, nommé Paul, qui avait fait les campagnes de l'Egypte : ou mit en hâte le canot à la mer; deux matelots nous accompagnèrentpour ramener le canot, après nous avoir déposés. Nous ne fumes pas une demi-heure pour atteindre la rive la lame était encore si forte, qu'en débarquant, le canot s'emplit àmoitié. Mon arrivée à terre me rendit l'espérance et la vigueur; nous nous écartâmes un peu : remarquant quelques eu- droits bas et humides, nous les fouillâmes précipilammentavecies mains: l'eau vint, elle se trouva douce, nous nous en fîmes fêle, et .emplîmes deux damcs-jeannes pour le navire.

( ^^9 ) Nous reiivojaiiics alors le canot, nous avions tic l'eau, chacun tle nous avail deux Jjiscuits, et nous clioiis assurés tic pêcher tles crabes tant tjuc nous en aurions besoin ; ainsi nous cheminanuîs à l'ouest pour g-aguer le lort, tlont nous nous estimions être à trois ou quatre lieues : l'île ayant tîe long-ueur envi- ron sept lieues, nous présumions avoir dé- barqué à sa moitié. Dans notre marche nous considérâmes attentivement si nous y trouve- rions des indices tpi'elie fut habitée, ou du moins s'il y avait à chasser des animaux bons à manger. Nous regaguames surtout la rive du côte de la terre, afin de connaître sa dis- tance continent; nous vîmes que le canal ciui nous en séparait n'avait guère qu'une deiiii- lieue de large; un peu plus, un peu moins dans différens endroits : ce n'est partout qu'un sable lin , blanc comme neige , éblouissant , fa- tigant exlréniement la vue, et réfléchissant un soleil ardent qui nous eût bientôt brûlé la ligure , gercé les lèvres et la peau. Ce sable amoncelé en monticules inégales , les plus hautes de vingtà vingt-cinq pieds, et extrê- mement mouvant, rendait notre marche des plus pénibles dans l'exténuement ou nous étions ; le sol est si bas en beaucoup de places ,

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que nous le trouvâmes couvert de coquillag-es maritimes, ce qui nous prouva que les grosses mers traversent tout-à-fait l'île dans ces lieux. Sur les monticules mêmes nous rencontrions de ces coquillages; il faut donc que la mer, dans les grandes tempêtes, élève ses lames jusqu'à ces hauteurs ; car on sait que les ma- rées ne montent guère dans ces parages à plus d'un pied ou deux.

Je ne concevais pas d'abord comment cette île qui n'est, à proprement parler, qu'un banc de sable, si peu élevée, si étroite, pouvait avoir, partout nous fouillions les lieux frais, de l'eau douce. C'est que les eaux plu- viatiles tombant sur ces sables lins, se filtrent doucement à travers, jusqu'à ce qu'elles ren- contrent l'eau de la mer, au dessus de la- quelle elles restent sans se mêler, étant plus légères ; en eiFet , lorsque nous tarissions ces petits trous que nous avions faits, ou que nous les creusions trop profondément, l'eau devenait aussitôt saumâtre.

Du rivage nord de l'île , nous découvrîmes la terre continentale, qui nous parut bien , boisée et éloignée d'environ une lieue. Elle présente un long et magnifique rideau que nous prenions plaisir à admirer. Le rivage,

extrêmement

extrêmement plat , formant par intervalle atî petits lacs herbeux, il n'y avait que quel- tjucs pourcs cFean , nous oflr.iit bt^aucoup de crabes à prendre ; mais inli;ibilcs dans l'art de les pêcher, elles nous déchiraient horri- blement les mains. Dès qu'elles ne pouvaient se sauver s'enfoncer dans la vasCj elle* se mettaient en état de combat, s'acculaient dans la terre pour ne présenter que la tête. Couvertes de leurs pinces menaçantes et mobiles, qu'elles manient avec non moinà d'adresse que l'habile in-etteur qui pare ou porte des coups, nous ndiVs ^armâmes à notre tour de nos couteaux , et nous réussîmes à en pêcher assez pour notre soirée.

Pendant que nous parcourions ces petits lacs , tout-à-eoup queli^ftîé chose s'agite vio- lemment près de noirs et ^"'élance avec impé- tuosité dans la mer. C'était un énorme cro- codille , au moins de 12 à l5 pieds de long-, qui, réveillé par le bruit que nous faisions, eut sans doute autant de peur qii'il nous en fii ; il resta dans la mer , à 5o Ou 4o pas , la tète hors de i'éau , nous regardant tranquillement. Dauvin lui lira deux coups de fusil, le second seul le fit disparaître. Nous ne faisions pas beaucoup de chemin, occupés à pécher et

I. X

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observer : nous ne découvrîmes nuls vestiges d^hommes; nous rencontrâmes assez fréquem- paent des traces d'une espèce de quadrupèdes , q,ue nous prîmes pour celles de chèvres, et que depuis nous sûmes être celles du che- vreuil. Nous en remarquâmes d'autres que nous jugeâmes être d'ours, d'autres que nous soupçonnions être celles de tigres; ce qui nous inquiéta davantage , ce fut de longues traînées qui nous parurent être celles de gros isprpens.

jj( Ce sable mouvant était nu en grande partie, il.JTi'jî avait que et des groupes de végé- taux rabougris. Les plus grands étaient des magnoliers à grandes fleurs , dont le pied sor- tait toujours des sites bas et humides; autour j'j rencontrais au nom des lauriers -ciriers une autre espèce de laurier à grandes feuilles, des chênes verts d'une si petite espèce, qu'on pourrait en former des charmilles et des cou- verts, les branches tortueuses horizontales se multipliant et se croisant entre elles, les feuilles ovales , petites , et le bois d'une du- reté extraordinaire; ailleurs je trouvais des arbrisseaux d'aubépine azérolier , mespilus cs-zarohis , aux feuilles peu incisées , aux fruits gros et globuleux, d'un rouge pâle.

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crun goul parfumé. Je lenconlrais par^ci par-' de petits pins à trois lolioles et chélils, et une autre espèce d'arbrisseau vert au l'euilla^e étroit et linéaire, qui exliahiit un odeur de rhubarbe; je ne l'ai pas rencontré ailleurs, je n'en connais ni les fleurs ni le fruit. J'j ai rencontré aussi quelques marroniers à fleurs jaunes, pavia jiaua , en touffes plutôt qu'en arbre ; dilï'érentes lianes , plusieurs espèces de vignes.

Les plantes herbacées étaient aussi peu va- riées; quelques espèces de petits joncs dans les lieux marécageux ; plusieurs genres de sou- chels; sur les hauteurs, quelques pieds isolés de graminées et de liserons, avec quelques pa^ pillonacées ; j'y ai trouvé aussi une espèce de menthe qui m'a paru être la même que la nôtre.

Nous avions débarqué sur l'île vers le midi ; et , à l'approche du soleil couchant , nous n'avions pas fait plus d'une lieue et demie ou deux lieues de bonne route. Nous étions déjà si fatigués que nous nous décidâmes à nous arrêter pour manger nos crabes et nous reposer; jusque-là nous n'avions pris qu'un peu de rum avec du biscuit : je montai sur une éminence pour observer si je verrais quelque indice du fort ou de l'extrémité de

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l'île; je crus apercevoir, de ce côté, de la fumée; je fis part de cette remarque à mes compagnons , et je leur proposai de marcher encore, dans l'espérance qu'avant la nuit nous trou verions le fort. Dau vin , plus grand et plus fort , était surtout le plus épuisé d'inanition , il ne put aller plus loin : nous nous empressâmes donc d'amasser du boisque nous coupions avec nos couteaux de cliasse,et nous choisîmes, pour allumer notre feji, un vallon assez spacieux pour nous coucher autour , et assez enfoncé pour n'être pas aperçus de notre navire , parce que nous étions convenu de ne lui montrer des feux que lorsque nous aurions trouvé le fort. Notre cuisine de crabes fut bientôt faite ; nous les mettions griller dans le feu , et nous les trouvions fort bonnes ; comme si j'avais eu perdu l'habitude de man- ger, mon appétit n'était pas vif.

Après notre repas, nous nous disposâmes à dormir; chacun de nous choisit sur le sable, non loin du feu, la place qu'il crut la plus convenable ; mais nous étions loin de goûter un repos qui nous était si nécessaire pour être en état de continuer notre route. Nous ne fûmes pas plus tôt couché que les maringoins nous assaillirent de toutes parts; il fallut nous

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lever et rester assis près clu ieii : nous pen- sâmes qu'en multipliant nos feux, et qu'en nous couchant dans les intervalles que nous aurions laissés entre eux, nous préviendrions ainsi les piqûres cuisantes de ces redoutables légions y nous ramassâmes de nouveau du bois dans l'obscurité , nous allumâmes six à sept feux assez espacés, nous nous couchâmes entre eux , pendant quelques instans nous fûmes tranquilles, et nous crûmes l'être toute la nuit; mais bientôt les marmgoins revinrent nous assaillir avec plus de fureur, comme pour nous punir d'avoir voulu leur échapper. Il fallut renoncer à dormir , et ils nous atta- quaient encore assis près du feu. { Ne pouvant tenir , je pressai mes compâ-^ gnons de reprendre notre marche : il fait frais . leur disais-je , et assez clair pour marcher ; nous n'aurons pas à supporter les feux de ce soleil ardent répercutés par ce sable qui brûle nos pieds , et , durant le jour les marin- goinssont tranquilles, nous nous reposerons à l'ombre de quelques touffes d'arbres. Ils cé- dèrent à mes instances , et nous nous mîmeâ en marche ; nous côtoyions la mer , d'où nous voyions au loin les feux de notre navire, et nous n'avions pas marché une heure que

( 526 ) nous remarquâmes des pas d'hommes : quelle joie ! nous supposions que ce devaient èlre ceux de quelqu'un du fort; qu'ainsi il n'était pas éloi- gné : sans doute la fumée que j'avais aperçue en venait; nous avançâmes suivant toujours avec attention les mêmes traces : en moins d'un quart de lieue, nous découvrons un grand leu allumé sur le bord de la mer; cette Tue nous surprit. Qui pouvait l'avoir allumé? Ce ne de- vaient pas être les gardes du fort?Etaient-ce des créoles? Mais à propos de quoi, qui au- rait pu les conduire sur cette plage aride ? 3N'élaient-ce pas plutôt des sauvages en guerre avec les blancs; de ces sauvages anthropo- phages qui peul-êireont allumé ces feux pour tromper les navires qu'ils voient, dans l'espé- rance de les faire échouer et de les piller? Noos nous faisions confusément part de ces réflexions, et nous nous étions arrêtés. ., Il n'est plus temps de réfléchir, dis-je, il faut agir; nous avons des armes , préparons- les, mettons quelques balles de plus, et avan- çons avpc précaution ; si ce sont des ennemis, surprenons-les au lieu d'en être surpris. Nous avançâmes, et nous ne voyions personne au- tour du feu : seraient-ils couchés ou cachés> disions-nous? mais ils ne nous ont pas vus., ik

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ne savent pas que nous sommes ici; ils n'ont donc pas de motifs pour se cacher. Nous avancions toujours, et personne ne paraissait; enfin arrivés à quelques pas du feu , nos fusils prêts, nous crions d'une voix ferme, qid a>ipe? à l'instant trois à quatre personnes se lèvent en répondant amlsj c'en était en effet, c'étaient des habitans de Pensacole Français et Espagnols qui nous tendirent amicalement la main. Nous eûmes bientôt fait de raconte^ nos aventures et notre détresse , et eux bientôt fait de nous présenter d'amples provisions qu'ils avaient toutes prêles. Assis autour de ce feu qui, peu de minutes avant, nous avait tant inquiétés, nous nous y trouvâmes dans l'abondance de pain , de viande , de poisson et d'œufs, et c'était à qui nous servirait. Qu'on dise que l'homme n'est pas bon, et que la société ne le rend pas humain et compatissant ! Ceux-ci ne nous ont vus qu'à la sombre clarté d'un feu , et ils sont déjà nos amis , ils le sont d'autant plus que nous sommes plus malheureux.

A leur tour ils nous racontèrent le hasard qui les amenait sur ce solitaire rivage. Les signaux du fort, dirent-ils, avaient annoncé à Pensacole que deux navires croisaient dans

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ces parages sans pouvoir enlrer, par une contrariété de vents , dont depuis vingt ans on n'avait pas d'exemples y nous attendons , continuèrent-ils, un parent, parti de la Ha- vane, malade , et que nous supposons être sur la goélette qui vous accompagne : nous sommes venus ici au-devant de lui pour le prendre sur une grande pirogue que nous avons amenée, et laissée à l'autre rivage du côté de la terre , pour abréger notre retour. 3Xous pourrons être ce soir à Pensacole , notre parent malade trouvera au milieu de sa famille les soins et ce qui lui est nécessaire ; tandis que le malaise du navire , dont la ren- trée est incertaine , peut se prolonger, et lui être extrêmement luneste. Notre gouverneur , présumant les besoins de ces bâtimens signalés depuis long-temps, a ordonné de charger une grande chaloupe de vivres; elle va arriver ce matin de bonne heure. Ainsi, soyez tranquille pour votre bâtiment. Cette même chaloupe prendra notre parent à son bord et nous l'amènera ici , puis nous le porterons sur un brancard à l'autre rivage d'où nous le ramè- nerons à Pensacole. Vous profiterez de notre pirogue assez grande pour vous recevoir et vous conduire à la ville , vous vous repo-

( 529 ) serez en attendant l'entrée de votre batirnenl. Vous êtes encore, ajoutèrent-ils, à quatre lieues du fort. Cette roule, sur un sable mou- vant, et pendant ces g-randcs chaleurs , vous aurait extrémeraent ratiiiucs, et vous n'auriez trouve au fort que de très-médiocres secours, attendu qu'il n'est gardé que par quelques soldats, dont les provisions justes leur sont envoyées de Pensacole.

Ces détails consolans, ces secours subits nous avaient ôlé jusqu'à l'appélit, tant nous étions émus, tant nos cœurs avaient été pressés par l'affliction. Au jour nous vîmes en effet la chaloupe arriver, porter successivement des vivres aux deux navires , et revenir à nous, amenant le malade en question. Nous sûmes avec quelle joie on reçut à notre bord ces nouvelles provisions, et on y acquit l'as- surance que nous serions recueillis par la pirog-ue ou la chaloupe.

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CHAPITRE XX VIL

Départ de l'île de Sainte-Rose. Arrwée à Pensacole. Coup de ^pent qui détermine V Auteur à retourner à Sainlc-B.ose pour se rembarquer. Autres ohseri^ations sur cette île.

INous ne partîmes que tard dans la matinée. Jusqu'à ce moment on pécha de ces grandes liuitres contournées et ag-^lomérées irrég-uliè- rement en blocs, dont il se trouve de grands bancs dans le canal entre l'Ile et la terre; il était nuit quand nous arrivâmes à Pensacole. Un de ceux qui nous avait ramenés , français, exerçant l'état de boulanger , et tenant une fort bonne auberge (il se nommait Louis), nous logea ; et notre appétit revenant chez lui, à mesure que nous nous reposions, nous étonnait nous-mêmes. Les énormes pièces de viandes, dont on chargeait la table, disparais- saient aussitôt , et on ne nous l'économisait pas ) car elle ne coûtait pas plus de troiç sous

( .^.^1 )

la livre, tandis que le pain en valait douze.

Notre premier soin le lendemain malin fut d'aller remercier le gouverneur qui s'inté- ressa vivement au récit de nos peines, jusqu'à ne pas même penser à nous demander nos passeports j il nous renouvela ses offres de services de la manière la plus cordiale.

Trois jours se passèrent sans que les bâti- mens eussent pu entrer; un autre, survenu et contrarié égalcjiient, s'était joint à eux ; il était cliarge de nègres pour la Louisiane , le gouvernement ayant donné des permissions particulières pour en laisser entrer quelques- uns. Sur le soir arriva notre armateur avec un autre passager, et deux matelots pour con- duire leur canot ; le tem])s devenu gros pen- dant une traversée de sept à huit iieues, leur fit courir les plus grands dangers , et ils ar- rivèrent au moment oi^i les vents souiflaienl encore davanlag-e. Je lui ténjoisrnai vivement ma surprise ; il disait vouloir périr avec son na- vire, lorsqu'il regardait notre débarquement sur une terre inconniie comme une témérité , et il devenait téméraire , non pas en se sauvant par une route que nous lui avions frayée , mais en emmenant avec lui deux matelots. Le pavire privé de ces hommes courrait les plus

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grands dangers , si les Yents que nous enten- dions souffler continuaient à augmenter ; et en effet la nuit fut terrible , et nous fûmes presque toujours sur pied ; il ne restait à notre bord que deux matelots avec le capitaine et le lieutenant. Comment pour- raient-ils manœuvrer pendant cette nuit de tempête ? C'étaient des vents du sud-ouest qui pouvaient les jeter à la côte. Dans quelles anxiétés ne devaient pas se trouver les per- sonnes faibles, malades, que j'y avais laissées? Tourmenté par ces réflexions , je me décidai à profiter du canot pour retourner à bord y ramener les deux autres matelots, et y périr s'il le fallait.

J'attendis le matin que la mer fût un peu calmée. Je profitai de ce temps pour faire préparer quelques provisions que je voulais emporter , particulièrement des fruits , des raisins et des figues en pleine maturité alors. Je partis vers les onze heures du malin , j'ar- rivai d'assez bonne heure au fort de l'île Ste.- Rose , ce fort après lequel nous avions taM soupiré. Il n'était gardé que par une douzaine de soldats , si mal vêtus la phipart , qu'on les aurait plutôt pris pour des mendians que des militaires en activité j et à la vérité ils

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étaient pour la forme , ils n'y faisaient pas de service. Tout leur temps se passait à chas- ser, pê.cher , ou cueillir, en se promenant, des raisins sauvages. Le fort était dans un tel état, que le service pouvait y cire plus dangereux qu'utile; tout construit de bois, il était pourri en lambeaux secs comme ama- dou , et la moindre étincelle pouvait l'em- braser. Maintenant , il est sans doute réparé , c'est-à-dire reconstruit à neuf.

On découvrait en face, sur le continent, à moins d'une portée de canon, l'autre fort bàli en maçonnerie, bien plus considérable par son étendue et mieux gardé. L'air dé- labré de ces soldats n'empêcha pas qu'ils ne fussent de fort bonnes gens, qui se mon- trèrent pleins d'attentions , m'offrirent des crabes qu'ils venaient de pêcher, et des rai- sins sauvages qu'ils venaient d'apporter , m'in- vitèrent à coucher dans leur dortoir je serais garanti des moustiques. C'était une grande pièce élevée et en bois, bien close, leurs lits étaient sur le plancher : ils la fer- maient soigneusement avant la nuit , c'est-à- dire avant le temps ces insectes s'emparent des airs pour tourmenter tout ce qui respire. Je régalai à mon tour ces soldats de rum j

( 334) mais ils furent si discrets, qu'après en avoir bu chacun nn coup, ils refusèrent constara-^ ment de récidiver, quelques instances que je leur fisse.

Mon premier soin en arrivant avait été de leur demander des nouvelles de nos bâti- mens , car on n'en distinguait aucun de la tête de l'île nous étions , quoique j'eusse avec moi une assez bonne lunette d'approche; ils me dirent qu'on les avait vu lutter durant la tempête , mais que , poussés sous le vent, ils les avaient perdus de vue ; qu'il était trop tard pour me mettre en route avec le canot et côtoyer l'île; que je serais obligé de m' arrê- ter avant d'avoir rien découvert; qu'en par- tant le lendemain matin , je pourrais arriver de bonne heure dans un lieu qu'ils me dési- gnèrent, où l'île plus élevée, et s'avancant en espèce de cap , me donnerait le moven d'étendre mes regards plus au loin. Ces ob- servations m'avaient déterminé à passer la nuit au fort. Le lendemain nous étions déjà en route avant le lever du soleil : ia toilette est bientôt faite quand on couche tout habillé : nous arrivâmes d'assez bonne heure au lieu indiqué, sans d'abord rien découvrir. Nor.» tirâmes notre canot à terre , il nous servait

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d'abri conlre le soleil , et même contre la pluie, si elle était survenue.

J'errais sur ce rivag-e, extrêmement tour- menté de la crainte qu'il fût arrivé des mal- heurs à notre bâtiment. La vue de cette rive sablonneuse et nue je rencontrais, étendus tout le long-, de ces arbres monstrueux , les uns à demi-pourris , les autres ensablés en partie; d'autres si nouvellement jetés, qu'ils avaient encore leurs longues racines auprès desquelles ving t hommes pourraient se cacher, dont le tronc , avec les premières grosses branches mutilées, avaient jusqu'à cent trente pieds de longueur et de quatre à six pieds de diamètre ; j'y voyais aussi des pièces de bois équarries , sciées , des planches ; des débris de bateaux , de vaisseaux , plusieurs gar- dant encore leurs gros ferremens. Cette vue, spectacle de désolation, me remplisait d'idées lugubres.

J'allais et je venais, promenant mes regards inquiets sur le lointain de la mer, et je for- mais le projet que si je ne découvrais rien d'ici au soir, de me rembarquer le lende- main de grand matin, et d'aller jusqu'à l'au- tre extrémité de l'île , lorsque , à l'aide de ma lunette, je découvris vers les conhns l'horison

( 5S6 ) comme un point noir; il grossissait sensible^ ment , et bientôt je ne doutai plus que ce fût un de nos navires ; il arrivait avec assez bon vent; les matelots, presque aussi désireux que moi de savoir si c'était lui, ou du moins d'ap- prendre de ses nouvelles, eurent bientôt fait de remettre le canota la mer. Sous forçâmes

à

de rames, et dans peu nous reconnûmes que ce n'était pas le nôtre ; nous continuâmes à l'approcher ; le capitaine nous dit que notre bâtiment s'était beaucoup plus éloigné de la côte que les autres, qu'ils l'avaient perdu de vue lorsqu'eux-mêmes n'étaient pas éloignés du cap St.- Blaire, et qu'il était possible qu'il fût encore à une quarantaine de lieues ; qu'ainsi il n'y avait pas d'apparence que nous le revis- sions delà journée. Ces nouvelles m'assuraient qu'il n'avait pas fait côte , et qu'il avait été asse^ beureux pour gagner le large ; mais j'étais toujours dans l'impatiente inquiétude de sa- voir s'il n'était rien arrivé aux personnes que j'allais rejoindre, et je craignais que quelques nouvelles bourrasques n'amenassent de nou- veaux dangers. Nous revînmes à terre plus tranquilles ; je passai le reste du jour à obser- ver plus soigneusement ce que j'avais seule- ment entrevu dans mon premier vojage.

Le

(337) Le soir je pris singulièrement plaisir à exa- miner une espèce de crabe, de celle nommée tourlourou^ différente des tourlourous dont parlent les vojag-eurs et les naturalistes , car ils les disent rouges ou violettes, tandis que celles-ci sont blanches, si petites, qu'elles sont tout au plus larges d'un écu de six livres. Elles n'habitent point dans la mer , mais dans des trous qu'elles se creusent près du rivage : leurs yeux noirs sont portés sur des espèces de tubes , s'alongeant et s'incli- nant comme les cornes des limaçons, mais plus courts; vivant à terre et plus exposées aux surprises de leurs ennemis que les autres, qui ont les eaux et la vase pour se cacher ; elles sont plus craintives, ])lus surveillantes, et ont été douées d'yeux à tubes , afin de mieux voir à côté et derrière elles ; elles sont en même temps beaucoup plus élevées sur leurs jambes , comme pour mieux observer. Ar- mées , ainsi que les antres , de fortes pinces , elles s'en servent encore pour donner à leurs compagnes le signal de la retraite en les frap- pant l'une contre l'autre , de manière à faire du bruit à peu près comme nos timides lapins qui sonnent l'alarme en frappant fortement k terre de leurs pieds de derrière. Je les voyais

I. Y

( 558 ) illettré la te à leurs trous, puis aiongér le% tubes porteurs de leurs yeux, et ne sortit qu'après s'être assurées qu'elles n'avaient rien à craindre : leur petitesse fait qu'on les dé- daigne dans ce canton pour manger; il y en a tant de grosses! Cependant les crabes tour- lourous passent pour être plus délicates et plus grasses. Les créoles des îles font de leur graisse et de leurs œufs une espèce de sauce nommée taumalen, qui, assaisonnée de ci- tron , de piment et d'autres ingrédiens , sert à manger la chair, qui est sèche et fade, comme on sait. Ils mêlent aussi ce taumalen avec la farine de manioc , et ils en font un me?s qu'ils aiment beaucoup, et le nomment ma- toutou,

La nuit fut délicieuse. Je me couchai près du rivage, sur un monticule, pour être plus 4 l'air. Enveloppé d'un drap et d'une légère couverture , je pus braver les attaques des mouchetiques : je contemplais la mer ondu- leuse , scintillante de feux par des bandes de poissons agitant sa surface, et se mê- lait le reflet des cieux parsemés d'étoiles. En- traîné par ces divers tableaux, j'assoupissais mes chagrins : je dormis. Le soleil commen- çait déjà à paraître lorsque je m'éveillai ; et

( 339) l'orient, enflammé de ses feux entrecoupés de nuages confondait dans son lointain tous les objets. J'attendis patiemment que le soleil , quittant l'horizon , me permît d'y fixer mes regards; à l'aide de ma longue vue , je dé- couvris bientôt deux voiles encore éloignées; l'espérance nous anima; nous nous hâtâmes de repousser à la mer notre canot et de nous y embarquer, confians dans un vent doux et dans un ciel sans nuage. Le premier de ces navires que nous atteignîmes se trouva être le nôtre ; la joie avec laquelle on nous ac- cueillit de si loin , nous annonça que nous n'avions rien à craindre de sinistre.

Je sus combien en effet l'absence des deux matelots avait exposé le navire. Plusieurs fois poussé près du rivage faute de pouvoir exé- cuter assez agilement les manœuvres, il sem- blait devoir se perdre dans les bancs qui l'en- touraient; d'autres fois ces vents tournoyant impétueusement, agitaient les voiles en diffé- rens sens, le penchaient sur le côté sans es- poir qu'il pût se relever sur ces abîmes en- tr'ouverts pour l'engloutir. Le capitaine, par ses cris et ses gémissemens , augmentait lui- même l'épouvante des malheureux passagers qui étaient restés : après la tempête, les hor-

Y 3

( 34o )

reiirs de la famine s'offrirent à eux tine troi- sième fois sur les plages éloignées , d'au^ très vents contraires et de nouveaux oura- gans pouvaient encore les pousser plus loifi. Alors cependant ils furent joints par le navire négrier qui , lui-même dans la détresse , par- tagea généreusement ses vivres.

Le vent, devenu favorable, continuait , et nous approcha de nouveau de l'entrée de la baie, d'où un pilote étant venu nous joindre, nous fit enfin entrer le i4 août, après sepE semaines depuis notre départ de la Martini- que . et environ vingt jours depuis le moment fatal nous avions manqué notre entrée à l'embouchure du Mississipi.

On compte de l'entrée de la baie à Pensa- cole trois lieues; nous ne pûmes en appro- cher assez près pour descendre à terre ce même jour.

Fin du premier Volume,

TABLE

DES CHAPITRES

CONTENUS

DANS CE PPlEMIER VOLUME.

CHAPITRE PREMIER.

Départ de V Auteur pour Nantes. Obser- i^atlons durant son Voyage. Obsen^ations sur cette rille. Des Négocians. Apis utile à ceux qui s' embarquent. Mal de mer. Mojens d'en diminuer les effets. Régime pour conserver sa santé sur mer. Page i

CHAPITRE IL

Traversée. Plantes 'voyageuses. Coquil- lages. Coucher du soleil. Baptême dit, Tropique. 18

CHAPITRE II L

Arrivée à la Martinique. De la 'ville d& Saint - Pierre. Défauts des inlles des Colonies. Mœurs , usages. Commerce des gens de couleur. 26

34â TABLE

CHAPITRE IV.

Fort-Royal. Des marais. ï?e ï art de lei assainir ^ fondé sur la nature , plus sûr et moins dispendieux. Enpirons du Fort- Rojral. Mangles. Crabes. Bourg du La- mantin ^ et autres parties de l'île. Histoire naturelle. Page 5i

CHAPITRE V.

Causes particulières cjui concourent à la prospérité de cette Colonie. Renseigne^ mens de commerce et d'industrie pour les Européens qui passent dans cette Colonie. j5

CHAPITRE VI.

Observations sur les diverses branches de Culture de cette île. Suites funestes d'à- i>oir dépouillé les montagnes de leurs bois. Vu Rocou j de l'Indigo. 88

CHAPITRE VII.

Bu Tabac. Histoire de sa Culture et de ses Succès. Causes qui Vont rendu si universellement usuel,. De son Influence pour nos Colonies y pour notre Com- merce, notre Marine, Malheurs inçalçu-^

DES CHAPITRES. 343

labiés d'en auoir établi et laissé pendant un siècle la y ente exclusive. Page lOi

CHAPITRE VIII.

Café. Son histoire. Ses quotités. De son usage général. De son influence sur le ph/ysicfue et le moral des hommes. Est-il avantageux d'en étendre l'usage au peuple F 136

CHAPITRE IX.

Maladies des Colonies. Fièvre jaune , ma- ladie de Siam , des Européens y etc. De leur cause , de leur siège j des moyens préservatifs y de leurs traitemens. Faits et anecdotes à ce sujet. Des moyens géné- raux de les extirper. i45

CHAPITRE X.

Continuation du même sujet. 167

CHAPITRE XL

Moyens de présener les Troupes des Ma- ladies y applicables aux p articuUers. 1 85

CHAPITRE XII.

Moyens généraux (jue les gouveriieniens doivent employer pour concourir à dê-^ truire les germes de ces maladies. 197

S44 TABLE

CHAPITRE XIII.

Petit nombre d'hommes qui fondèrent , avec peu de moyens , la colonie de la Martinique. Richesses dont ils ont été les créateurs. Page 3oi

CHAPITRE XIV.

Serpens dangereux. Leur destruction. In- Jluence de l'homme sur la nature. Ob- servations sur les îles qui n'ont point de ces Serpens. Idées de l'Auteur à ce sujet. Diverses espèces de Fourmis j leur in-- crojrable multiplicité^ leurs ravages. Seuls moyens que l'homme ait à leur opposer. Animaux destructeurs des Fourmis. Du Fourmilier en particulier. 210

CHAPITRE XV.

Volcans. Montagnes. Leur utilité. 226

CHAPITRE XVI.

Divisions intestines de la Colonie de Id Martinique. iùo

CHAPITRE XVII.

Commencement des hostilités pendant le séjour de l'Auteur à la Martinique.

DES CHAPITRES. 345

'Remarques à ce sujet. Son départ de, cette île. Page 253

CHAPITRE XVIII.

Route "l'ers Porto- Rico. Obsen^ations sur cette lie. 24o

CHAPITRE XIX.

Arrivée de V Auteur à Saint - Doniini^ue. Description de cette ville , fondée par Christophe Colomb : de son territoire , des ressources de sa situation. Idées de V Au- teur sur les Moyens de rétablir cette Colonie. 2^7

CHAPITRE XX.

Causes qui ont principalement nui à cette

Colonie espagnole. Politique sage des

Espagnols y relativement aux gens de

couleur. 272

CHAPITRE XXI.

Histoire naturelle. Coquillages remarqua- bles. Pétrifications. De la diminution de la mer. Réflexions à ce sujet. 274

CHAPITRE XXII.

Départ de San-Domingo. Idée de la colo^ nie française de Saint-Domingue. 283

346 TABLE DES CHAPITRES.

CHAPITRE XXII I.

La Jamaïque, Page 289

CHAPITRE XXIV.

ÎSLE de Cuba. La Hauane j golfe du Mexique. 29^

CHAPITRE XXV.

Suite des ohserpaiions sur le golfe du Mexi- que, uirripée près de V embouchure du Mississipi. L' inaltentiou du Capitaine fait manquer lapasse. Malheurs qui en sont la suite. Vents devenus contraires. Famine. Danger. 5o5

CHAPITRE XXVI.

Noui^elle détresse. L' Auteur et deux Passa- gers débarquent sur l'île déserte de Sainte- Rose. Description de cette île. 5i5

CHAPITRE XXVII.

Départ de Vîle de Sainte-Rose. Arrii^ée à Pensacole. Coup de 'vent qui détermine ï Auteur à retourner à Sainte-Rose pour se rembarquer. Autres observations sur cette île. o3o

lEin delà Table des Chnpitres du premier Volume.

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