>^?-^. v..>v:>- ^^-r ,./;■''■.••:»; ■ ": /^-r^; ^'"-:.'!:.^--!--','^-v.-v -'V'^- ^^^■^.•iv;i\^'-;; ■•■^:-■■4•• .. tf ^■:\;/ *■■,:<.-. ■ ■•- • '„ "* •4-:- * - -A r . <*■■; .■'r- ■ " *-•'■ ■'J '■•'»■ î>c\y. S^. ■ n ^. Lî •■ ^  îCibrarg Itttorattg nf f tttBfaitrgli Darlington Mémorial Library 0IkaBE2>..7-*2^-* U MaakSiJo..^. VOYAGES DANS L'INTÉRIEUR DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE, ET DANS LES ISLES DE LA MARTINIQUE ET DE SAINT-DOMINGUE. TOME IL Il n'y a proprement qu'une Science , c'est l'Histoire de la Nature. Condillac , de VArt de raisonner. 'à'I.^ (o VOYAGES DANS L'INTÉRIEUR DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE, ET DANS LES ISLES DE LA MARTINIQUE ET DE SAINT-DOMINGUE, PENDANT LES ANNÉES l8o2, l8o3, l8o4, l8o5 Ct 1806. Contenant de Nouvelles Observations sur l'Histoire Naturelle ^ la Géographie, les Mœurs, l'Agriculture, le Commerce, l'Induslrie et les Maladies de ces Contrées , particulièrement sur la Fièvre Jaune, et les Moyens de les prévenir. En outre, contenant ce qui s''est passé de plus intéressant, relativement à l'Établissement des Anglo-Américains à la Louisiane. SUIVIS DE LA FLORE LOUISIANAISE. Avec une Carie nouvelle, gravée en taille-douce. PAR ce. ROBIN, Auteur de plusieurs Ouvrages sur la Littérature et les Scienres. TOME IL A PARIS, Chez F. Buisson, Libraire, rue Gilles-Cœur, n" 10. 1807. ^<.%'^ "h ^\ ^ VOYAGES DANS L'INTÉRIEUR DE LA LOUISIANE, DE LA FLORIDE OCCIDENTALE, DANS LES ISLES DE LA MARTINIQUE ET DE SAINT-DOMINGUE. CHAPITRE XXVIIL Description de Pensacole. Ce f/u' était cette Colonie sous le goiwernement angolais. Ce quelle est sous le g^ouuernement es- pagnol. Agriculture , sol, productio?i , liabitans y militaires , femmes, commerce j nai^igation , et mojen de V améliorer. i ENSACOLE , cette place prise sur les Anglais par les Espagnols \ers la fin de la guerre de la révolution de l'Amérique^ est bien déchue ir. (2) de ce qu'elle était alors. Cette ville , située suf les borrls rians et salubres du fond de la baie, et en face de son entrée, s'étend sur une plaine spacieuse et unie, et elle appuie sa droite et sa g-auche sur deux ruisseaux appe- lés Bajoux. Du côté de la terre, derrière elle, au nord, un monticule la domine et la protège ; les différentes rivières qui ont leurs embouchures dans cette OTande baie, le long- canal entre l'/le Sainte-Rose et la terre ferme , en font un point centrai de débouché pour toutes ces régions, qui serait devenu plus important à mesure que le fond des terres aurait été plus habité. Déjà on cultivait avec succès le riz, le maïs et le coton. Ce goût des Anglais pour la campagne, pour les occu- _ pations économiques de l'agriculture , qui a tant contribué à leur puissance , multipliait les habitations et autour de cette vaste rade et le long des bords de ses rivières. Les mâ- tures, les bois de construction , les planches, le goudron et la résine , les pelleteries aussi qu'on tiroit des sauvages, devenaient de jour en jour des branches plus importantes de com- merce. La ville s'agrandissait dans la même proportion : de jolies maisons, d'une propre- lé , compagne de l'aisance , s'élevaient de plus ( 3) en pins. DifTérentes jetées ou embarcadères en bois s'avançaient dans la rade où toujours une cinquantaine do bâlinietis européens étaient mouillés. Sous la domination espa- gnole, la tradition a seule conservé des traces de ce commerce de mâture, de bois et de ré- sine ; les habitations rurales , les ag'riculteurs ont disparu ; le maïs ne se tire plus que des habitations de la Mobile; les volailles même en viennent : le riz s'achète de la Nouvelle- Orléans, ainsi que les farines, le vin et les denrées européennes. Les frais de transport de ces denrées en font presque doubler le prixjlepainy vaut douze sous la livre, tandis qu'il devrait n'en valoir tout au plus que moi- tié; en même temps, faute de consommation et de débouché, on n'y a pas même de mar- ché; personne n'a rien à vendre, et ne pour- rait, dans la réalité, retirer la valeur de son temps. J'ai vu des pêcheurs obligés de jeter une partie de leur poisson , après en avoir vendu le plus beau à vil prix. Un malheureux, retiré à une demi-lieue de la ville , cultive des melons d'eau , production presque naturelle à ces contrées , et il a de la peine à s'en dé- faire: c'est le seul agriculteur de cette cok- nie. O honte des hommes ! La viande de A 2 (4) bonclierie n'j coûte que trois sous; ce n'est ]>as un sou en proportion du numéraire de ce pays avec celui de France. Mais le beurre , dont ia fabrique demande quelques soins, y coûte , en été , de trente-six à quarante-buit sous, et en hiver plus de trois francs. Chaque particulier a des vaches qui restent jour et nuit dans les bois, hiver et été; ils ne prennent d'autre soin que de les traire une fois le jour; à cet effet, ils en gardent les veaux pour les faire venir; quelques-uns en ont des centaines : une maison anglaise, dont je parlerai , a une vacherie, à quelques lieues de la ville, de plus de deux mille. Ces bêtes errent au loin, mêlées ensemble; on les re- connaît par différentes marques que leur im- prime chaque propriétaire au printemps : alors on les rassemble ; c'est-à-peu-prës tous les soins qu'on leur donne. Une vache coûte au plus trente à trente-six francs : elles sont d'une race anglaise qui s'est bien soutenue. Le sol de la ville n'est qu'un sable fin, si peu liant, qu'on ne saurait marcher dans ses rues ; il est cependant productif en fruits et en légumes : les orangers y réussissent par- faitement bien ; les figuiers y sont de la plus fi^rande beauté; le fruit en est délicieux. La (5) vigne y produit en abondance du raisin excel- lent. J'en ai vu une en berceau, chargée de fruils; elle n'avait que deux à Irois ans ; les seps en étaient aussi forts qu'un plan en France de huit à neuf ans. Les pêchers y vëgèlent avec une étonnante rapidité ; ils y périssent bientôt, parce qu'on les y laisse trop porter de fruits : il y a des pruniers d'espèces origi- jiaires du pays , et de qualités bien inférieu- res aux nôtres ; le pommier et le poirier réus- sissent médiocrement sur cette terre légère et brûlante. Je ne sais pourquoi on n'a pas na- turalisé encore l'abricotier et l'amandier dont le climat leur serait si favorable. Les légumes ordinaires sont le giraïunont ou potiron. moelleux et sucré , la calebasse douce qiii tient du concombre , qui jette ses longues traînasses avec une telle profusion qu'elles montent sur les maisons, et qu'on en fait d'a- gréables couverts : toutes les espèces de me- lons viennent également sans soin. On fait grandement usage du poivre-long ou piment, puissant astringent, salutaire sans doute dans ces contrées, où une transpiration abondante relâche et affaisse : les lailues, les choux et la plupart de nos herbages de France y viennent aussi à merveille, ils y sont du meilleur goùti (6) on a la pomme de terre qne nous cultivons , et aussi les patates sucrées des pays chauds. Un particulier a fait par essai une petite planta- tion de cannes à sucre sur ce terrain sablon- neux; j'ai vu cette plantation aussi belle et aussi vivaee que dans les îles: que serait-ce donc si on se reculait dans les terres à quel- ques lieues près des rivières où le terrain est beaucoup meilleur. Pensacole situé , comme la Nouvelle-Orléans, sous le 5o*' degré de latitude , doit avoir un climat encore plus chaud et par conséquent encore plus propre à ce genre de culture , puisque la terre y est sablonneuse. Toutes les espèces de fèves y réussissent; il s'en trouve plusieurs que nous n'avons pas, plus fécondes et plus délicates ; celles entre autres nommées Jèi^es plates. En hiver les In- diens apportent du gibier en profusion , des canards, des chevreuils dont la chair est si Sfrasse et si saine , des dindons sauvag-es cou- verts aussi de graisse, pesant jusqu'à treale livres, qu'on ne paie pas plus de vingt-cinq sous, encore en denrées. Le bois n'y coûte rien ; ce serait un bien- fait pour le pays d'en consommer beaucoup ; mais il faut payer la façon cl le transport, ce (7) <}iii est considérable dans un pays où l'on n'aime pas le travail, où l'on n'est pas sti- mulé par des besoins pressans. Une voiture d'environ deux tiers de corde se paie dix à douze escalins (de six à sept francs); ceux qui ont des nègres en envoient couper sur les bords de la rade, et le font voiturer par eau. Les rivières et la mer y sont prodigieuse- ment poissonneuses j i'ai vu le poisson four- miller, à l'entrée de la rade, en si grande quantité , qu'on aurait dit un vent léger qui ridait la surface des eaux. Les coquillages sont également abondans ; les anses , le voisi- nage de l'embouchure des rivières ont de grands bancs de ces larges et excellentes huîtres. L'air est si pur à Pensacole, que des ma- lades de la Louisiane viennent fréquemment pour s'y rétablir. Tout ce qui existe dans cette Tille est militaire, ou vit de quelques profes- sions nécessaires à ceux de cet état. Les pro- duits de cette ville roulent donc absolument sur les dépenses que fait le gouvernement : l'agriculture et le commerce n'y produisent rien; excepté peu de jardins mal tenus, on n'y cultive pas le plus petit coin de terre. Il iaul nécessairement que les maisons et l'en- (8) trelien des individus soient proportionnés à la somme que répand le gouvernement; aussi un grand nombre de maisons occupées du temps des Anglais sont-elles délaissées et- en ruines. De plusieurs de ces embarcadères avancés dans la mer^ il n'en reste plus qu'un seul , encore est-il dans le plus grand déla- brement: une de ces deux belles casernes, bâties par les Anglais , vient d'être brûlée. Ce que dépense le gouvernement dans cette ville ne retourne pas, comme les produits de l'agriculture et du commerce, en fonds utiles et reproduisans. Les militaires, accou- tumés à la vie indolente, pour qui des plai- sirs dispendieux sont des besoins , qui ne se regardent dans les lieux où ils sont que comme des passagers, ne sont guère disposés ni en état de se livrer à des entreprises fécondan- tes de commerce ou d'agriculture. Une ville composée de militaires ne donnera sûrement pas l'exemple de l'économie et du travail. Un billard est le rendez-vous général où vont depuis le gouverneur jusqu'à l'ouvrier et le moindre commis , où le cordonnier s'y montre d'aussi bonne société que le militaire le mieux élevé, où règne enfin i'égalilé , non celle qui ravale aux mœurs grossières de la (9) jDopnlace, mais celle qui élève l'homme da peuple aux moeurs honnêtes de la sociabilité; ce billard , dis-jc , consomme en partie ce qui n'est pas employé au nécessaire de la vie j on n'y est ni nouvelliste , ni savant; on y joue , on y boit du punch ou des ralraîchissemens; on y cause , mais seulement pour causer. Les égards pour les étrangers y sont on ne peut plus grands; toutes les déférences sont pour eux. Les femmes ont plus d'égard au rang, leur société est douce : elles sont affables envers les étrangers. L'épouse du gouverneur et son. aimable famille donnent surtout l'exemple. Je ne puis ici m'empêcher de nommer ma- dame d'Alva , Française , originaire de la Louisiane, mariée à un Espagnol, directeur de l'hôpital ; on ne saurait porter plus loin les vertus hospitalières : sa généreuse bienfai- sance s'étend également sur tous ceux du pays à qui elle peut se rendre utile. Ces dames suivent toutes les modes françaises; ces robes légères à taille et à manches courtes , qui dessinent les formes du corps sans le gêner , et qui , à cet égard , devraient être celles de tous les siècles et de tous les pays, convien- nent surtout dans ces régions où les étés sont ( lO ) longs et brùlans. Toutes nourrissent aussi leurs enfans; elles doivent encore cet usage à la mode. Heureux empire! si toujours ce de- vait être là son influence.' L^espèce humaine a sensiblement gagné à cet égard ; les en fans nourris par leurs mères sont plus grands et plus robustes. Cinq à six petits navires qui ne formaient en tout que six à sept cents tonneaux ame- nés ici, dans ce moment, par des vents con- traires, sont plus qu'on en a vu depuis dix ans, et ils n'ont pu seulement vendre de quoi se défrayer. Quatre à cinq goélettes de dix à vingt-cinq tonneaux portent et rapportent par inter- •valle de la Nouvelle -Orléans passagers et marcîiandises : c'est tout le commerce de cette colonie , excepté celui de pelleterie dont je parlerai. Ainsi ces conquêtes qui , pour le peuple ignorant, sont des sujets d'al- légresse, sont, pour l'homme de bien éclairé, souvent des sujets d'inquiétude et d'affliction quand elles doivent devenir fatales à la raul- tiplicatio» des hommes , premier devoir et dernier but de toutes les institutions. Ici, jusqu'aux Espagnols même gagés par leur gouvernement reportent avec chagrin des ( »1 ) regards sur la prospérité passée de cette co- lonie. Ces goëlelles , larges et plates, suivent, pour la Nouvelle-Orléans, une roule beau- coup plus courte et plus sûre que celle de l'embouchure du Mississipi ; en sortant de la rade , elles longent la côle à l'ouest jusqu'à l'embouchure de la Mobile; là, elles entrent dans le canal formé le long de la terre ferme, par les îles Daupliine , la Corne _, aux Vais- seaux, aux Chats. D'autres petites îles, pres- sées les unes contré les autres, forment en- suite plusieurs canaux étroits appelés les Ri- golets, et conduisent au lac Ponchartrain , d'où on entre dans l'embouchure d'une courte rivière qui communique à la Nouvelle-Or- léans par un canal de main d'homme, cons- truit par les soins du baron de Carondelet , alors gouverneur de la Louisiane. Ce trajet n'a pas plus de cinquante lieues et peut se faire en deux jours , met à l'abri des tem- pêtes, donne le moyen de relâcher en tout temps, et garantit des insultes de l'ennemi. La route, par l'embouchure du Mississipi, au- raitplus de quatre-vingt-dix lieues; il faudrait longer les îles de la Chandeleur oii les coups de vents sont fréquens, et luter contre de ( 12 ) violens courans : les terres de l'embouchure du fleuve, si basses qu'on ne les voit que de très-près , sont dangereuses dans leur abor- dag-e; et, après élre entré dans le fleuve , il faut quelquefois vingt ou trente jours pour le remonter jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Le gouverneur actuel dePensacole, M. Folke, homme de mérite et actif, avoit conçu l'idée d'abréger encore cette route et de la rendre beaucoup plus sûre. Une des rivières, m'a dit ce gouverneur, qui ont leur embouchure dans la rade de Pensacole, remonte tout près de la rivière aux Verdrix. La terre qui sépare ces deux rivières est douce et unie; avec peu de dépense , on creuserait un canal de commu- nication de l'une à l'autre , et l'on pourrait presque aussi facilement établir un autre canal de communication *de cette rivière des Per- drix avec la rivière aux Poissons , qui tombe dans la Mobile : alors les communications de Pensacole avec la Nouvelle- Orléans étant presque toutes intérieures, seraient plus in- dépendantes des vents , et ne seraient , en temps de guerre , jamais exposées aux insultes des ennemis. Les terres riveraines de ces con- trées acquerraient des débouchés qui feraient sentir leur importance pour les mettre en cul- ( 10 ) tiire. Pensacole deviendrait ainsi de jour en jour un entrepôt plus considérable, soit qu'il continuât ses relations avec la Louisiane , soit tp'il iît lui-même le commerce extérieur. Ces vues sages et utiles du gouverneur de Pensacole ont été repoussées, le croirait-on, par des gouverneurs mêmes de la Louisiane, dont le o'ouvernement de Pensacole est une dépendance. Presque tous regardaient comme nuisible à la prospérité de la Louisiane tout ce qui pouvait concourir à celle de la Floride occidentale, dont Pensacole est la capitale. Quelle aveugle ignorance î Les richesses de Pensacole versées dans la Nouvelle-Orléans, n'auraient-elles pas augmenté le commerce de celle-ci? et plus Pensacole aurait été resplen- dissante , plus la Nouvelle-Orléans y aurait gagné. C'est avec de telles erreurs sur la pros- périté publique que les états se ruinent : cette observation presque triviale a cependant be^ som d'être fortement répétée au gouverne- ment espagnol. ( i4) CHAPITRE XXIX. Rade de Pensacoh. Son importance , ses marées. Idée des dépenses du Goiwer- nement dans cette colonie. AhjLS étranges. Maison de commerce anglaise prii^ilégiée restée à Pensacole. Impolitiquc de cet établissement. J'appris à San -Domingo la nouvelle de la rétrocession de la Louisiane aux Etats-Unis , et que Pensacole avec la Foride occidentale restaient sous la domination espagnole. Ce nouvel ordre de choses aura des suites d'une extrême importance. La rade de Pensacole , par sa situation , par sa sûreté j par son étendue et par suite des événemens actuels, sera toujours d'une im- portance extrême pour la puissance<::4^ui en restera maîtresse. C'est la seule du golfe du Mexique dans laquelle un grand nombre de vaisseaux puissent être en sûreté contre tous ( i5 ) les vents (i). Son fond , mêlé en plusieurs en- droits de sable et de vase, est d'une excellente tenue. Environncée de toutes paris de la terre , ne communiquant à la mer que par un étroit goulet un peu oblique et par le canal plus étroit de Sainte -Rose , elle ne saurait être agitée par les vagues du dehors. Il y a sur sa barre vingt-un pieds d'eau; ainsi elle peut re- cevoir des vaisseaux de soixante pièces de canon. Ces avantages réunis assureront à la puissance qui saura en profiter l'empire du golfe du Mexique. Les terres riveraines de Pensacole fourniraient d'ailleurs presque ce qui est nécessaire aux radoubemens et aux constructions de la marine , du goudron et du brais ; des pins et des cjpres, pour les mâtures ; pour les courbes , des chênes verts si durs ; et pour les bordages , les entre-ponts , des chênes de tant d'espèces, des cèdres , des cjpres , des liards , etc. Si (i) Je dois cependant observer que, dans un ouragan qui eut lieu au mois d'août il j a une vingtaine d'an- nées , une frégate qui s'j trouva mouiîlée fut arra- cliée de dessus ses ancres , et se perdit tellement, qu'on n'en a pas retrouvé le moindre vestige. Elle n'avait pas choisi avec assez d'attention la meilleure place de la rade pour le mouillage et pour l'abri. ( i6 ) les actifs et ambitieux Américains devenaient maîtres d'une telle place, ils seraient bien- tôt formidables par leur marine. Gomment l'Espagne pourrait -elle communiquer à son Mexique par Vera-Crux, quand ils vou- draient intercepter ses communications ? Quelles dépenses en armemens il lui faudrait, seulement pour escorter ses convois de la Havane à la Vera-Crux ! Toutes les rivières qui , depuis la Louisiane jusqu'au Mexique, se jettent dans la mer , ne seraient-elles pas à la disposition des Américains ? Cet état de choses entraînerait la perte du Mexique et des autres colonies espagnoles , même françaises. Il n'est donc pas de place qui mérite plus la surveillance de l'Espagne, et la sollicitude de la France son alliée. Tandis qu'en perdant Pensacole, l'Espagne aurait tout à craindre, en le conservant, elle tiendra toujours les Américains en échec dans la Louisiane , si elle leur reste. Ses vaisseaux de guerre pouvant sortir à tout moment de Pensacole , bloqueront toujours à volonté les passes difficiles du fleuve et celles des autres rivières des Atakapas ; mais déjà quelles cruelles atteintes l'Espagne n'a-t-elle pas laissé portera cette propriété! Les Américains ont poussé ('7) poussé leurs élablissemen^ de la Georg-ie à moins de quinze ou seize lieues de Pensacole; le haut de la rivière de la Mobile, jusqu'à une vingtaine de lieues de son embouchure, est sous leur domination. Dans cet état , il faut déjà beaucoup plus de troupes pour garder Pensacole j il faudra encore bien plus de vigilance pour le peupler de cultivateurs : sans eux , les Américains l'envahiront tôt ou tard. Les marées n'y sont ni fortes ni régulières; les vents du large les augmentent beaucoup , comme ceux de terre les diminuent considé- rablement : de là il n'a guère encore été pos- sible d'avoir au juste leur mesure. Sur vingt- quatre heures, la mer sort de la rade dix-huit à dix-neuf heures, et n'y rentre que pendant cinq à six heures; il faut attribuer cette énorme différence de la sortie avec la rentrée aux rivières qui ont leur embouchure dans la rade, et conclure que ces rivières fournissent , dans l'intervalle des vingt-quatre heures, à-peu- près les deux tiers de l'eau que la capacité de la rade peut contenir : aussi l'eau j est- elle beaucoup moins salée qu'en pleine mer, et elle l'est moins à proportion qu'on se rap- proche des bords : observation importante II. B ( i8) pour les vaisseaux qui sont dans le cas de rester dans celte rade; en se rapprochant du rivage , ils auront moins à craindre de ces gros \ers qui criblent les vaisseaux, ces vers ne pouvant vivre dans les eaux douces. La marée monte rarement à trois pieds , et quel- quefois point du tout; les courans y sont éga- lement très-variables , ce qu'il faut attribuer principalement aux vents, comme je l'ai dit. Les rivières qui débouchent dans cette rade y donnent divers courans extrêmement in- commodes pour la navigation des barqnes et chaloupes. Ce qui ajoute à cesinconvéniens, c'est qu'en approchant du rivage, il se trouve si peu d'eau en plusieurs endroits, qu'il faut alors faire de grands circuits. Le fort de Pensacole, élevé sur un tertre de sable , est d'une extrême importance , puisque les gros vaisseaux sont obhgés , pour entrer, de s'en approcher jusqu'à une demi^ portée de canon. Cette colonie, qui, sous le gouvernement espagnol , s'afFoiblit , lui est cependant extrê- mement onéreuse, par les dépenses ordinaires et extraordinaires qu'il y fait. On y salarie cinq cents hommes de troupes, mais si loin d'être eiFectiis , qu'il ne s'j en trouve pas ( '9) réellement deux cents. Il y a un gouverneur gradué du litre de colonel à trois mille j/iaslres d'appointemens , un commandant avec le même grade , des commissaires tré- soriers , des garde-magasins, et une multi- tude d'oificiers subalternes , dont les fonc- tions se bornent à recevoir leurs émolumens. On paie des officiers de douanes qui n'ont rien à visiter ni à enregistrer ; des charpen- tiers , des menuisiers , des calfats , des forge- rons et tout l'attirail d'une marine , jusqu'au porte-lanterne ; et la marine du gouvernement consiste dans une seule chaloupe non pontée. Les employés subalternes ont des appointe- mens par mois, depuis vingt -cinq gourdes jusqu'à quarante et cinquante; ils ont, déplus, des rations, des logemens et d'autres béné- fices. Il y a des magasins où l'on ne manque pas de constater des avaries pour y replacer ces mêmes choses ; une certaine quantité de poudre est supposée annuellement consommée pour l'exercice à feu , et on n'y brûle pas une amorce : ce casuel des places est ordi- nairement plus considérable que les émolu- mens mêmes. Ces abus sont si ordinaires, qu on ne se donne pas la peine de les cacher ; ils s'étendent dans toutes les administraiions B 2 ( 20 ) des diverses colonies , et le chef le plus in- tègre pourrait difficilement parvenir à les ré- primer. Jl y a des contrées où ces abus sont beaucoup plus criaus. Comment un tel gou- vernement ne serait-il pas pauvre avec tant de ricbxesses , faible avec tant de charges? Le miracle est qu'il se soit soutenu jusqu'à ce jour. On dépensa , il y a quelques années, plus de quinze cent mille francs en réparation de fortifications , et cependant elles sont dans un délabrement affreux , si on excepte le fort bâti en brique sur le continent, à l'entrée de la rade ; encore est-il crevassé de toutes parts, pour avoir été construit sur un sable mouvant et sans doute mal piloté. La plupart des bâ- timens sont déjà en ruine. J'ai observé plus haut que celui de l'île Sainte-Rose, situé en face, tout en bois, est tellement dégradé, que la moindre amorce ou la moindre élin- celle de pipe peut l'incendier; qu'ainsi son artillerie serait plus redoutable à ceux qu'H défend qu'aux ennemis mêmes. Sur ce monticule qui, au nord, domine der- rière la ville, les Anglais avaient construit trois bons forts entourés d'un profond fossé. La ville avait en outre un autre large fossé qui (21 ) l'entourait; le talus était garni de gros troncs d'arbres d'environ douze pieds de hauleur; au centre de la ville, un autre fort faisait une espèce de citadelle où tous les liabilans pou- vaient, en cas de besoin, se retirer. Plusieurs châteaux forts construits en bois portaient des canons qui pouvaient tirer au-dessus des palissades, et qui étaient dirigés sur les prin- cipales rues. Il ne reste de toutes ces fortica- tions que quelques châteaux forts, qui, isolés, ne sauraient actuellement être d'une grande défense. Lorsque Pensacole fut pris par les Anglais, il existait une maison considérable de com- merce qui avait le privilège de la traite de la pelleterie. Cette maison a continué son privilège sous le gouvernement espagnol. On va juger combien la continuation d'un tel privilège à des Anglais est impolitique : cette socièté,connne d'abord sous la dénomi- nation de maison Plan thon, du nom d'un de ses chefs, avait un élablissement à Londies , et un autre à l'île de la Providence, ce qu'il est important de remarquer. Elle étend ses relations commerciales à cjuatre - vingts ou cent lieues avec les sauvages. Ses agens sont tous Anglais, et ils ne portent aux sauvages ( 22 ) que des denrées anglaises ; ce sont du tafia , de la poudre , du plomb , des fusils , des couvertures , des draps bleus , des gallons de laine , des toiles peintes , des haclies , des couteaux, et différens brimborions pour leur parure. Ces sauvages, quoique inconstans , tiennent cependant à de certaines habitudes, comme d'avoir des couvertures avec certaines rayures , des draps teints en bleu , des gallons de laine rouge ou jaune , des pla- ques d'argent d'une certaine forme , des grains de verroterie d'un blanc de lait ; ils tiennent; beaucoup à la forme de leurs fusils ordinai- rement carabinés, à la qualité de la poudre C[ui doit être fine. Habitués à traiter avec les Anglais, ils prennent insensiblement l'usage de leurs denrées, jusqu'à des selles pour ceux d'entre eux qui ont des chevaux. Ainsi tout l'avantage du commerce de pelleterie, qui était le seul dont l'Espagne pût tirer parti, puis- cju'elle n'y a point d'agriculture; tout cet avantage tourne au profit de ses ennemis , et lui devient nuisible. En même temps cette iïiaison anglaise, sous prétexte de s'appro- visionner d'objets de traite , fait entrer à Pensacole toutes les marchandises nécessaires aux habitans. Ainsi la colonie entière ^ dont (î3) ]e roi d'Espagne fait tous les frais d'entretien , est tout-à-fait au profit de TAnglcterre. Celle- ci y vend pour son compte , et y achète des pelleteries qui sont expédiées pour Londres, où on les passe pour les réexpédier dans d'au- tres pays. Cette maison ouvre aux habitans de Pensacole des crédits d'un an; et, en les liant par ces crédits , elle leur vend plus cher et les oblige à lui donner la préférence : elle a donc , et toutes les pelleteries, età-peu-près tout le numéraire. Mais déjà des événemens récens viennent, par l'efTet de cette impolitique, ex- poser cette colonie aux plus grands dangers. (24) CHAPITRE XXX. Histoire d'un Anglais nommé Bawles , grand chef des Sauuages. Guerre des Saui^ages contre les Espagnols. Dangers de la colonie. Du droit des gens appli- qué aux Indiens. Observations sur les causes de cette guerre. Ijn Anglais , nommé Bawies , qui, en Angle- terre, avait été lieutenant d'une compagnie de grenadiers , était passé à l'île de la Provi- dence , colonie anglaise. (Jn séjour assez long dans cette île l'instruisit du commerce con- sidérable de pelleteries cpie faisait à la Floride occidentale la société privilégiée , dont une des maisons est, comme je l'ai dit, à la Providence. Bawies voulut encore juger par lui-même sur les lieux de l'étendue de ce commerce , et y prendre part. Soit que cette idée lui eût déjà été suggérée en Angleterre par les agens de ce gouvernement, ou que réellement il ne l'eût conçue qu'à la Provi- (25) cîence, le fait est qu'il partit de cette île pour la Floride avec des objels de traite. Il s'y lia bientôt avec les sauvages , et se rendit recom- mandable parmi eux. Bawles, grand et bieo fait, réunit à un air martial une ligureoAi verte et agréable ; avec du génie et un esprit cul- tivé, il est enireprenant et audacieux; liant et souple, il sait se ployer sans peine à tout ce que les circonstances exigent; généreux, magnilîque, fastueux quand il a fallu l'être, il sut tout aussi facilement s'habituer à des mœurs simples, austères et sauvages. BaAvles , d'abord commerçant avec les la- diens , devint bientôt leur ami et leur com- pagnon , en se formant à leurs habitudes , en parlant leur langue, en présidant à leurs chasses , en se mêlant à leurs fêtes. Comme eux il allait nu , ceint d'un simple braguet chaussé de mitasses , couchait sur la terre, vivait de maïs cuit à l'eau , ou de chasses et de viandes racornies au boucan. Au milieu de ce genre de vie pour un homme nourri dans les délices de l'Europe, Bawles préparait parmi les nations indiennes une insurrection générale contre les Espagnols. Il échangeait les diverses marchandises qu'il avait apportées au prix beaucoup au-dessous de celles qu'ils (26) se procuraient de la maison de Pensacole, en promettait pour l'avenir en plus grande abondance; surtout il se montrait facile en crédits, appât toujours séduisant pour les sauvages. Ainsi il les aliénait de plus en plus contre les Espagnols. Ces avares despotes, leur répétait-il sans cesse, recueillent tout le fruit de vos chasses, ils vous laissent pauvres pour vous rendre tout-à-fait esclaves. Les magasins qu'ils ont établis dans vos diverses bourgades ne sont opulens que parce qu'ils ont vos pel- leteries à vil prix, et qu'ils vous survendent impunément tout ce dont vous avez besoin, puisque vous ne pouvez vous approvisionner ailleurs. Les sauvages qu'il animait ainsi, vou- laient aller piller les magasins. MaisBawles, trop politique pour tolérer de si dangereux exemples, prit le parti moyen. Il taxa les denrées de ces magasins à un prix pareil aux objets qu'il avait vendus. Bawles , par celte apparence de justice, mettait la maison de Pensacole hors d'état de continuer à paver ses subsides au gouvernement d'Espagne et à ses agens, rompait foutes les relations com- merciales des sauvages avec les Espagnols , fomentait la haine des sauvages contre eux, ouvrait de plus en plus à l'Angleterre la traite (27) exclusive de ces contrées, organisait une insurrection générale, qui, combinée avec la guerre de l'Angleterre contre la France, fa- cilitait aux Anglais la conquête de toutes les Fioridcs. Dans ces circonstances, chaque tribu de sauvages recliercbait avec le plus d'empresse- ment l'amitié de Bawles, et bien lot toutes l'élu- rent à l'envi pour leur chef. Bawles , alors, sans rien changer à sa vie Irugale, déploya à leur tète la pompe d'un grand général; il se parait de riches pawaches, d'armes brillantes ; il en distribuait à ses guerriers selon les rangs qu'il leur assignait, et déjà jetait parmi eux les fondemens de la subordination, les préparait à se plojer sous les lois de la discipline. Les hostilités commencèrent: Bawles eut, dès ce moment, assez d'autorité pour réprimer dans les sauvages cette avidité du sang et du pillage, qui, parmi eux, honore leurs exploits : il empêcha qu'on égorgeât les ennemis c[ui demandaient quartier; il faisait renvoyer tous ceux qui n'étaient pas militaires; et, quels qu'ils lussent, tous étaient traités avec les plus grands égards ; les blessés étaient soigneu- sement pansés. Ces pansemens se bornaient à laver les plaies d'eau fraîche et à les sucer , (28) à introduire l'eau dans leurs sinuosités à l'aide d'un chalumeau , ensuite à y appliquer difle- rens simples. De telles opérations ne se fai- saient pas par leurs médecins sans des invo- cations, sans tracer des figures mystérieuses, sans paraître inspiré. Ce qu'il y a de certain , c'est que ces succions, ces fomentations, ces applications de plantes , guérissaient très- promptement. J'ai vu des particuliers de Pen- sacole blessé^et traités alors par eux , ren- voyés parfaitement guéris ; tandis que ceux qui avaient été blessés en même temps et plus grièvement ne furent guéris que long-tenips après , quoique traités à l'européenne. Ces hostilités répandirent la consternation dans toute la Floride, et le gouvernement se trouva dans une grande anxiété : personne n'osait s'écarter ; les ennemis faisaient des incursions jusqu'auprès de Pensacole et en- levaient tout ce qu'ils trouvaient. Comment marcher contre eux à travers ces forêts où ils se dispersaient si rapidement , pour se reporter tout- à- coup dans d'autres lieux? comment oser dégarnir la ville de troupes où étaient rassemblées toutes les familles , et où étaient déposées toutes les munitions? et d'ail- leurs cette ville n'avaitplus de défense , et était (29) ouverte de toutes parts. Sans doute alors le gouverneur de la Louisiane dut reconnaîlre les déplorables effets de celte jalouse et étroite politique qui lenaii Pensacole dans un humble abaissement sous la Nouvelle-Orléans, qui n'avait pas su en peupler les campagnes d'agriculteurs, pour j trouver des défenseurs dans le besoin. Le gouverneur delà Louisiane eut recours à un moyen bien éloigné de cette loyauté, souvent romanesque, qui, pendant tant de siècles , a caractérisé la nation espagnole ; moyen odieux, et que sans doute sa cour aura vivement improuvé. Ce fut la perfidie; il noua une correspondance avec Bawles, sous l'apparence de vues de conciliation. Il le caressa, le loua, et l'amena peu à peu à une entrevue à la Nouvelle- Orléans. L'offi- cier porteur des passe-ports assura spéciale- ment Bawles , que sa personne serait invio- lable , et lui donna pour nouveau gage la parole d'honneur du -gouverneur. Bawles , généreux et confiant , se rendit à la Nouvelle- Orléans. On le charge de fers à son arrivée. Quoi! s'écria-t- il en présence du gouverneur. Les officiers d'un grand roi , salariés à si grands frais, honorés d'émincntes dignités, se (5o) jouent ainsi de ce qu'il j a de plus sacré. On a enlevé mes malles , on en a pillé l'or et les papiers, et mes mains sont chargées de lers. Ali î s'écria-t-il en secouant Ibrtement ces chaînes , la foi des sermens violés dans ma personne trouvera des vengeurs. Je rends textuellement ces paroles qui ne laissent plus de doute que Bawles ne lut l'agent du gouvernement anglais. On l'em- barqua pour la Havane , résidence du capi- taine général d'où relève le gouvernement de la Louisiane , et de là on le fil partir pour l'Espagne. G^était pendant la dernière guerre; le vaisseau fut pris par les Anglais, et con- duit dans leurs ports. Bawles , accompagné de quelques sauvages, excita à Londres le plus grand intérêt. Le duc d'York alla le voir; on présume que cette visite n'eut pas pour unique objet une frivole curiosité. Quel- il le serait davantage si on l'avait décorée d'arbres , d'autant plus nécessaires, que cette contrée nojée sur les derrières n'offre aucuns couverts et qu'on est réduit pour toutes pro- nienades à la levée le long du fleuve , ou au chemin du Bayou Saint- Jean. Ce qu'il y a de remarquable , c'est que cette Cathédrale , cet Hôtel-de- Ville , et les autres bâtimens formant les ailes, ont été faits aux frais du seul pfirticulier espagnol , nommé D. Andres Al- jnonastere , mort depuis peu , et qui était venu pauvre à la Louisiane. Il avait, en outre, fait bâtir l'église de l'hôpital, celle des Reli- gieuses Urselines. Tous ces édifices ont coûté environ deux millions de francs. Tant de tilrespour être saint, et ne lui ont cependant pas laissé une réputation de sainteté. Sa suc- cession était encore la fortune la plus consi- dérable de la colonie. Lorsque le chef-lieu était à l'île Dauphine et aux Biloxis , on y reçut de France deux bâtimens chargés de filles publiques, qui fu- rent pourvues de maris avec tant d'empresse- ment que la dernière faillit, comme une autre Hélène, être un grand sujet de discorde; on fut obligé de s'en rapporter au sort pour (7M savoir l'heureux privilégié qui en serait le possesseur. Une troisième cargaison de même nature arriva pour féconder la ville naissante de la Nouvelle-Orléans; il faut qu'on se soit bien trouvé des premières, car elles furent pourvues tout aussi promptement. Ces filles en effet devinrent de bonnes mères de famille , d'où sont nées des générations honnêtes et nombreuses. Il est donc vrai que l'espèce hu- maine n'a point reçu dans son sein le pen- cliant aux vices. C'est ce qui entoure l'homme qui corrompt ses inclinations et l'entraîne au mal ; l'art d'améliorer les hommes est donc moins d'appeler sur eux de sévères châtimens , que de les éloigner du besoin du crime. La population de la ville peut s'élever de dix à douze mille âmes; elle est composée de Français surtout, d'Espagnols , d' Anglo-Amé- ricains, de quelques familles bohémiennes, de nègres, de mulâtres , les uns libres, et le plus grand nombre esclaves. Presque tous ont des professions. Dans le nouveau monde, les villes ont encore peu de ces familles inu- tiles qui s'honorent du crime de ne rien faire. Le désir universel de gagner fait qu'on y dé- daigne aucun état dès qu'il est lucratif. Le boulanger, le tailleur, le cordonnier , sont des ( -6 ) personnages ; ils sont riches , allant de pair avec les plus importans. Mais gare à l'homme de mérite qui est pauvre. Là, il faut plus de vertu qu'ailleurs pour braver l'infortune. Là aussi , le travail , la conduite , ont plus de moyens et sont plus sûrs du succès. Le principal état est celui de négociant, c'est-à-dire celui qui achète des cargaisons de navires pour revendre en gros, ou qui les reçoit à titre de commissionnaire; il se trouve parmi eux peu d'armateurs, et surtout de ces spécu- lateurs intelligens. Il faut plutôt les considérer comme de simples commissionnaires, ou des marchands en gros revendant aux marchands détaillistes , ou aux cultivateurs éloignés qui font une fois l'année leurs provisions, et qui donnent ordinairement en paiement leurs co- tons et autres denrées. Les marchands dé- taillistes de la ville ont des crédits de trois à quatre mois, et gagnent environ vingt-cinq pour cent. Ce n'est pas trop , attendu les dé- penses de loyer, d'entretien, de nourriture, de domestiques, et les restes de fonds de boutiques qui ne se débitent pas , pour n'être plus du goût du pays , ou. qui , tombant de valeur, sont vendues à l'encan à grande perte , et il en est beaucoup qui , faute de ( 77) débit, ne peuvent soutenir cet ëlat. Les mar- chands forains ou ambulans qui se répandent dans les établissemens lointains et dispersés de l'intérieur de la Louisiane , sont une partie considérable de ces délaillistes , prenant pres- que tous en paiement des pelleteries ou des produits d'agriculture; ils ont ordinairement un an de crédit, pour faciliter leurs retours» Parmi les détaillisles , les cabaretiers et les marchands de comestibles forment une classe nombreuse, qui, avec de la conduite, s'enri- chissent promptement. Ceux qui embrassent le plus particulièrement ces professions sont les Catalans , hommes actifs , industrieux , économes , pouvant être comparés à nos Sa- voyards : on est tellement accoutumé à les voir exercer ces professions à la Nouvelle- Orléans , que le cabaretier et l'épicier sont désignés sous le nom générique de marchand catalan. Ces Catalans, arrivant de leurs pajs pauvres, commencent avec peu de choses, trouvent dans leurs compatriotes des secours même répétés, lorsque le dérangement de leurs affaires ne provient pas d'in conduite. Combien il serait à désirer pour l'Espagne que ces utiles hommes puissent peupler toutes • ses colonies! Cependant, par une increvable (78) injustice, ils sont peu considérés, on semble vouloir les rapprocher des nègres. La profession de boulanger est une des plus lucratives ; plusieurs lui doivent, en peu d'années , des fortunes considérables , ce qui n'est pas étonnant. Le Kencutj et tous les pays des Etats-Unis qui communiquent avec le Mississipi, envoient leurs farines à la Nou- velle-Orléans. Ces farines sont de diverses qualités, et par conséquent de divers prix, il s'en vend depuis trois piastres le baril , pesant environ cent quatre-vingt-dix livres, jusqu'à dix et douze piastres ; quelquefois elles sont si abondantes à la ville , qu'elles tom- bent à un prix inférieur à celui des lieux d'oii elles viennent. Il s'en trouve beaucoup d'ava- riées et d'échauffées: la navigation ne permet de les transporter que depuis mars jusqu'en septembre. Les boulangers qui ont des avances peuvent donc s'approvisionner à bon compte dans certains temps de l'année ; ils peuvent encore gagner beaucoup par le mélange des farines de qualité inférieure avec lessuperfines. Le prix du pain est, il est vrai, taxé, sous le gouvernementespagnol,àmoinsd'unpicaillon ( six sous) le pain d'une livre. Mais lorsque le prix des farines augmente, le pain diminue de ( 79) poids à proportion. Les boulangers savent toujours se rendre, à cet égard, le gouver- nement favorable. Beaucoup de particuliers exercent par eux- mêmes ou font exercer par leurs esclaves la profession de boucher. Il n'existe pas de pays sur terre , où , proportionnément au nombre des babitans, il se consomme autant de viande. On pourrait donner aux Louisianais l'épithète dislinctive de carnivores. Partout, à table on sert de petits morceaux de pain et de gros morceaux de viandes : ce que les enfans du peuple en consomme fait peur à un Euro- péen; ils se portant bien, deviennent grands et vigoureux. En Europe, le médecin jusqu'à la servante répètent que la viande est funeste aux enfans. La raison de cette prodigalité des viandes est bien simple , c'est ce qu'il y a de moins cher dans le pays, sans en excepter les légumes. Elle ne se vendait alors que six sous la livre; ce ne sont pas, relativement au numéraire , deux ou trois sous de francs ; et au marché trois à quatre oignons, trois à quatre navets de la largeur d'un écu , coulent six sous , ou le picaillon : il faut trois à quatre fois plus pour un plat d'épinards, à proportion aulaat des autres menus herbages. Les lé- (8o) gumes ne se trouvent que sur la table des riches, et la viande est l'aliment de tous, x^^insi il y a beaucoup de boucliers, et tous ont un grand débit. On se porte avec tant d'empres- sement à leurs échoppes , réunies au marché , qu'à huit ou neuf heures du matin leur venle est finie. Ils ne tuent guère que des vaches. On prétend , dans ce pays, que la chair en est plus délicate que celle du bœuf. Elles sont grasses en été, et maigres en hiver. Leur poids est ordinairement de quatre à cinq cents livres. Le prix d'achat à fa ville est d'environ quinze piastres ; il y a donc pour le débiteur au moins le double de bénéfice : en outre , le suif s'y vend de douze à quinze sous la livre; le cuir une piastre et demie à deux piastres. Les viandes de cochon et de veau s'y vendent huit sous, ce veau est de jeunes bêtes de deux à trois ans. CHAPITRE (8i ) CHAPITRE XXXIV. Suite des détails sur le Commerce et Vln- dustrie de la ville de la Noui^elle-Orléans* Mœurs. JJes tailleurs français se font payer, pour la façon d'un simple habit, jusqu'à dix piastres: le plus souvent ils fournissent les étoffes , ce qui est encore un moyen de bénéfice. J'ai vu quelques-uns d'eux qui avaient gagné, en deux à trois ans, cinq à six mille pias- tres. La concurrence des gens de couleur, exerçant ce métier, ne saurait être très-nui- sibleàdes Européens, supposés plus instruits des modes. On apporte de France et aussi des Etats- Unis tant de mauvaises chaussures en sou- liers et en botte, qu'on préfère en faire faire à la ville; quoique le cuir y soit mauvais pour n'être pas suffisamment tanné , une paire de souliers se paie deux à trois piastres , et des bottes douze à quatorze piastres. De bons cordonniers qui tireraient d'Europe des cuirs II. F (82 ) bien préparés feraient promptenient leurs affaires, et actuellement c'est déjà un bon état. J'y ai vu un tapissier ou deux : ils ne faisaient rien; le climat ne comporte pas le genre de nos ameublemens. La menuiserie des gens de couleur est tou- jours défectueuse, on ne peut l'avoir bonne (jue par les Européens ou des ouvriers des Elats-Unis, et l'excessif prix de la main- d'œuvre a bientôt fait faire fortune à ceux de cette profession. Un fugitif de Saint-Domin- gue, arrivé à la Nouvelle -Orléans, sans le sou, avait déjà gagné, en trois à quatre ans, une belle maison valant trente à quarante mille francs , sans compter le fonds de son établissement. L'ébénisterie n'y est enx!ore exercée que par des Anglo-Américains, dont le travail est très -inférieur à celui de France, de Paris surtout; cependant la diversité des bois pré- cieux que produitla Louisiane pourrait rendr© cet art extrêmement productif. Une armoire en merisier à forme ancienne s'y vend de quarante à cent piastres (dedeux à cinq cents francs). On y est encore si ignorant, je ne dis pas sur le luxe des beaux arts , mais sur les commodités qu'ils procurent , qu'un beau (83) marbre n'est guère mieux regardé qu'une pierre commune, et qu'on ne se donne pas la peine d'en faire la distinction. L'état de charpentier, dans un pays où l'on bâtit sans cesse, où le dessous des maisons, les côtés , les toits, tout est en bois, lié telle- ment par des charpentes, qu'il arrive parfois d'en reculer ou d'en avancer c[uelques-unes tout d'une pièce; l'étatde cliarpentier, dis-je, doit donc être et est véritablement une des meilleures professions , surtout pour celui qui y joint quelques idées de la mécanique, nécessaire dans les moulins à colon, à scies, à écaler le riz. L'ouTrier en fer se borne aux ouvrages grossiers, pour les maisons, les usines et les instrumens aratoires excessivement chers; mais il n'y a rien à faire pour la serrurerie , la coutellerie , la quincaillerie. On reçoit d'Eu- ropç tant de ces objets à bon marché , qu'une serrure dérangée coûte pins à raccommoder que d'achat, on la jette. Un Européen, ayant quelques idées d'économies et des produits des arts, voit avec surprise dans les immon- dices une multitude d'objets qui, avec de légères réparations, seraient encore d'une^ grande utilité; et )e colon , en dépensant beau- F 2 (84) coup, est obligé de se priver continuellement faute de ces secours réparateurs. L'Européen qui méprise les mains industrieuses , em- ployées à ces menues réparations, ne réfléchit guère aux grandes économies qu'il leur doit. Une mauvaise montre peut coûter de raccom- modage dans l'année bien plus qu'elle n'a été achetée. On demandera plus pour la ré- paration d'une pendule cju'on ne la vendrait ensuite ; de là beaucoup de gens se passent de montre , presque personne n'a de pen- dules , et le petit nombre des horlogers végète misérablement. Le métier de maréchal-ferrant est absolu- ment nul ici; on n'y ferre pas les chevaux, at- tendu qu'il n'y a ni pierres , ni caillou , ni grève , mais seulement une terre douce et liante ; les roues des voitures communes n'y sont pas plus ferrées. On voyage et on transporte les denrées plutôt par eau cpe par terre ; cepen- dant le charronnage est pour les besoins de l'in- térieur de la ville et des campagnes du nombre des arts nécessaires et lucratifs, surtout rela- tivement au travail plus difficile des roues. La maçonnerie se réduit à monter des murs en briques liées avec de la terre délayée et recouvertes d'un enduit de chaux. ( 85 ) La pharmacie ne saurait être inutile dans un pays où l'on est gourmand, où l'on boit avec excès, où l'on passe des fatigues les plus grandes à la plus grande oisiveté , où les indolentes femmes ne sont agiles que pour se faire obéir de leurs esclaves , où la température offre subitement d'étranges va- riations , où l'ignorance erapêclie de trouver dans le régime, dans le choix d'alimens,dans les plantes du pajs , les moyens faciles de conserver ou de restaurer la santé; et, puis- qu'il faut à nous autres savans Européens , pour nos guérisons, des drogues venues de trois à quatre mille lieues , des sels et des esprits sortis des laboratoires de la chimie, ne blâmons pas les simples Louisianais de faire aussi en hâte la fortune de leurs apothi- caires. Celle des médecins ou se disant tels doit s'ensuivre , l'un ne va pas sans l'autre. Les esculapes du Nouveau-Monde ont méuie un grand avantage sur ceux de l'ancien ; c'est de pouvoir se passer d'études, de degrés et de tout ce qui sent la science. Débarrassés de cet attirail, ils vont plus vite et expédient plus vj'te leurs malades : feuilleter des livres, étudier , réfléchir, observer la nature, serait du temps si bien perdu, qu'un médecin de ( S6) Paris, élève de Paris, de l'universilé de Paris, et savant, élaitteUement délaissé de pratiques qu'il s'est enfui assailli par la raniine, tandis que ses indoctes collègues , dont ailleurs il n'aurait pas voulu peut-être pour ses garçons , emplissaient tous les jours leurs poches, fai- saient bonne chère, l'éclaboussaient de leurs cabriolets et se moquaient de lui. Aussi ces messieurs sont si convaincus de l'inutilité des livres , c|ue la bibliothèque de tous réunis en une seule ne suffisait pas à un apprenti. M. Lebeau , médecin de grand mérite, à qui le cabinet d'Histoire naturelle de Paris a du, en animaux, en oiseaux surtout, plusieurs curiosités de la Louisiane, était parvenu dans ce pays à une aussi grande réputation , que , depuis quinze à vingt ans qu'il est mort , on en parle encore; je ne sais à quoi attribuer cette singulière célébrilé. Ce qui se passait vers le temps de mon arrivée montre c|ueiles grandes spéculations Paris offre pour les colonies dans les mysté- rieuses niiiniyjulations des faiseurs de remèdes secrets, gens d'ailleurs si zélés pour le bien public cju'ils n'ont pas besoin d'encourage- ment du gouvernement. Une immense pa- cotille d'unie ces remèdes secrets, sous la l »7) dénomination de régénérateur iiniuerseJ , y était arrivée avec quatre grandes pages d'im- primé de toutes ses vertus régénératrices, sur le sang, sur les liinneurs, sur les nerfs, contre tous les virus , désobstruant, tempérant, ex- citant, amaigrissant les gens gras et engrais- sant les gens maigres, etc., etc. Le titre de régénéraleiir y dans un pajs où l'on a besoin de tant d'espèces de régénération, lit d'abord sans don le sa fortune ; on n'en eût pas goûté qu'on cria au miracle. Tout le monde voulut se régénérer par ce mélange de sublimé et d'acide muriatique; et ce qu'à Paris, le plus déhonté libertin n'aurait osé faire là, jus- qu'aux dames faisaient queues pour s'abreuver à l'envi et en pleine rue dij régénérateur. L'immense provision fut bien lot épuisée, il aurait été trop long d'attendre les retours de France. Messieurs les apothicaires, gens aussi zélés pour le bien public, en fabriquèrent, et ce fut si heureusement qu'on ne s'en aperçut pas. Mais l'envieuse jalousie de l'un d'eux , dont la porte n'était pas assiégée , dénonça les contrefacteurs. Les .buveurs trouvèrent en effet qu'il n'avait plus le même goût; et, ré- capitulant divers graves accidens arrivés fré- quemment , ils les mirent sur le compte de la nouvelle fabrique. (88) La vogue du remède, très-diminuée, dure encore depuis trois à quatre ans , et durera jusqu'à ce que d'autres pacotilles , avec un titre aussi pompeux , des promesses aussi brillantes , la fassent entièrement passer. Les Louisianais se sont fait de l'auteur, du gé- nérateur, une si haute idée, qu'ils l'ont pris pour un des personnages de l'état le plus important, comblé d'îjonneurs, de récompen- ses, environné de la vénération publique. Ils ne me croyaient pas lorsque je les assurais que sou nom n'était jamais parvenu jusqu'à mes oreilles; que je ne garantissais cependant pas qu'il ne se fut trouvé souvent dans mes poches, dans la foule des autres papiers que les distrihitteiLses , rangées à Paris en file sur les ponts, sur les quais, à l'entrée des pro- menades, donnent ^r^^/z,?, avec une empres- sante célérité , à tous passans qui n'ont pas l'air nécessiteux. Le premier essai que je vis de ce régénérateur, fut en venant de la Mar- tinique: un passager, nommé Mermet , l'em- plo}'a conire le mal de mer, sur la foi de ses annonces. Il fut plus malade que personne du navire, et plus qu'il ne l'avait jamais été» (89) CHAPITRE XXXV. Nature des denrées importées à la Nou- velle-Orléans. Obseri^ations à ce sujet. Les diverses branches de commerce dans cette ville sont, pour les importations en co- mestibles , d'abord les vins de diverses qua- lités, ceux de Madère, de Malaga, et prin- cipalement ceux de Bordeaux et de côtes (i^ Les Anglais recherchent ceux de Madère j les Espagnols , ceux de Malaga ; les Français , étant les plus nombreux, et les Espagnols , adoptantd'ailleursassez facilement nos mœurs, font que la plus grande consommation est en vins de France, dont la nature, au surplus , permet bien davantage un usage habituel. On ne saurait guère déterminer les prix en gros, tant ils sont variables ; mais la consom- mation de ceux de France est telle que leur (i) Dans les Colonies ou appelle vins de côles, ceux c\v\\ j n'étant pas Bordelais, vicunent de divers coteaux. ( 90 ) abondance ne fait jamais baisser les prix long-lcnips. Il y a toujours , sur cet objet, des bénéfices raisonnables : nos eaax-de-vie n'y sont que d'un niëuiocre débii;ie tafia et le rum les remnlacent:il aurait iallii que le prix de ces eaux -de -vie eût été considérable- ment inférieur, on s'y serait plus accoutumé, on les aurait préférées , et c'est le contraire : je crois cette observation d'une importance extrême pour les intérêts de la France. L'huile d'olive est ensuite un des grands objets de consommation de cette colonie. Les races anglaises n'en font pas usage,même pour leur salade, mais en revanche les Espagnols et les Français la chérissent beaucoup. On l'apporte de France ordinairement en panier de douze bouteilles , et ces bouteilles sont si petites qu'elles n'ont pas plus de deux tiers de celles de Paris. Ces paniers se vendent couramment de sept à dix piastres , et les bouteilles en détail une piastre à une piastre et demie : on juge quel énorme bénéfice oiFre cette denrée. Déjà on Tcit que les Français dispersés dans les colonies mêmes, qui ne sont pas sous le gouvernement de la France , concourent, par leurs habitudes, par celles qu'ils font | (91 ) prendre aux clranc^^ers, à favoriser les expor- tations de la France ; observation que j'aurai souvent occasion de reproduire, trop négli- gée des voyageurs et des économistes sla- ticiens. Après l'huile viennent les autresingrédiens, de la bonne chère dont la consommation est prodigieuse, vinaigres, liqueurs, saucissons, potbans d'anchoix , de cornichons, de fruits confits à l'eau-de-vie, comme pêches, abri- cols, prunes, fruits secs, figues, amandes, raisins et surtout pruneaux ; on y porte aussi de nos fromages , mais les chaleurs qui les gâtent le plus souvent, empêchent la grande extension de cette branche de commerce : les vermicelles et pâtes de ce genre y sont aussi d'un grand débit. La consommation de ces denrées ne se borne pas à la ville , une partie va se répandre dans les établissemens les plus éloignés , traversent des centaines de lieues et d'innnenses déserts pour satisfaire la sensualité. Les Louisianais, dont le palais est continuellement onctué de graisses de viandes cpii surchargent leurs estomacs , qui ne terminent pas, comme nous, leurs repas par des desserts de fruits acidulés , nétojant la bouche, redonnant aux mamelons { 92 ) jierveux du goût plus de ton et de sensibi- lité, éprouvent aussi plus vivement que nous le besoin de ces restaurans chauds , spiritueux, aiguillonnans. J'entendais souvent dire à des Européens qu'ils ne trouvaient pas aux vian- des du pays la saveur agréable de nos mets d'Europe, cela pouvait être en partie j mais la cause principale était dans l'usage mono- tone des viandes qui, en Europe même, ôte- rait au palais cette sensibilité exquise que nous restitue l'usage répété des fruits crus et même cuils. Nos si belles porcelaines n'y ont qu'un mé- dioci'e débit; d'abord, c'est qu'on est encore peu accoutumé à les distinguer de la faïence , et ensuite c'est que ces objets conEés aux nègres, maladroits et destructeurs , ne sau- raient se conserver long-temps, et alors de- viennent d'un usage très -dispendieux. Ils ont, pour y suppléer, les jolies faïences an- glaises, à si bon marché, que les Français, à cet ég'ard . ne sauraient obtenir la coneur- rence. Avec ce bon marché et la perfection, ce serait pour nous une branche de commerce des plus importantes : la consommation, dans toute l'étendue de la Louisiane, en est im- mense; nulle part le plus pauvre ne fait usage (93) de poteries, ni même de nos grosses et so- lides faïences de Rouen. Tous les instrumens de cuisine se bornent aussi, dans toute la colonie, à des chaudières de fonte petites et grandes , pour les riches comme pour les pauvres; et j'observe, pour le commerce, qu'il est même inutile de les embarrasser d'anses : les nègres faisant par- tout la cuisine, ne s'en servent pas autre- ment. La préférence pour tout ce qui concerne les vêtemens et objets du ménage n'est pas plus en faveur des denrées françaises; et, il faut le dire , c'est moins la faute des Louisianais que des Français d'Europe. Ils ont conservé pour leur mère-patrie une prédilection qui ne s'est point altérée; j'en ai vu à chaque pas des preuves. Les femmes s'habillent d'in- diennes, de mousselines et parfois de soie- ries. Nos indiennes , celles surtout de là belle manufacture de Jouj , sont supérieilres à celles des Anglais , par la beauté des des- sins , l'harmonie et la solidité des couleurs , et la bonté des toiles ; avec cela , elles ne sau- raient soutenir la concurrence contre les indiennes anglaises; elles sont trop chères, défaut de presque toutes nos denrées de fa- (94) briques. Les indiennes anglaises sont fines et légères, ce qui est décisif, il est vrai, pour ces climats. Ces toiles légères, dont les tissus ont été filés par des mécaniques, durent peu: les couleurs encore moins solides s'en vont le plus souvent au premier blanchissage , ou du moins s'altèrent ; mais elles ne coûtent que de trente-six sous à cinq francs l'aune en détail, dans les largeurs de deux tiers à une aune. Ce bon prix fait que les Louisianaises les usent sans les faire blanchir, et sans même les raccommoder ; embarras et dépenses de moins : elles ont l'agrément de se parer tou- jours de robes fraîches, lustrées, et de n'en porter jamais de ternies ; elles changent ainsi souvent les couleurs et les dessins, et il faut se rappeler que ces Louisianaises sont des Françaises. Les fabriques anglaises alimentent avec profusion cet avide goût pour les nou- veautés: tous les quinze jours, ou du moins tous les mois, il en arrive d'amples pacotilles par la voie de Philadelphie ou de Newjork. On y court en foule ; et les dessins qui ont trois à quatre mois de vétusté vont habiller dans les établissemens lointains les femmes des colons. Les mousselines j sont à aussi bon marché. Une robe , de ces robes faites à lu (95) française, appelées dans le pajs romaine :; , n'y revient à pas plus de douze à vingt-cinq francs, unies, ou brochées. Elles durent en- core peu : filées aussi avec des mécaniques, elles sont sans consistance , le fil en est creux, c'est-à-dire pas aussi fourni de colon et pas aussi retors que ptfr les filatures manuelles. Les robes un peu portées ou lavées une seule, fois deviennent flasques et se déchirent sans presque y toucher. On masque les déchirures sans les raccommoder, et bientôt la robe est jetée , ou vêtit la négresse esclave. Les soieries ne se portent guère encore que pour les bals et les jours de grande représentation, et je présume que les in- diennes et les mousselines continueront à avoir sur elles l'avantage , eu égard surtout aux chaleurs du climat. , , Les chaussures sont un médiocre objet de consommation pour les femmes : un très-grand nombre vont nus pieds chez elles, une partie, de l'année, sur leurs planches en bois , et par- ticulièrement dans les campagnes. L'Angle- terre leur envoie des tricots de ses méders , et déjà Boston leur fabrique des pacotilles de souliers qui ne valent pas les nôtres. Les objets de coiffures sont encore moins ( 96 ) considérables: les femmes ont la bonne habi- tude d'être toujours nue tête dans l'été; et dans l'hiver, elles s'ajustent de ces faux ma- dras sortis des fabriques de l'Angleterre ; sans cesse il leur en arrive avec de nouveaux tons de couleurs et de nouvelles rayures. Ces madras coûtent en détail de 4 à 5 livres ; les bijoux se réduisent à des coliers, des boucles d'oreilles et des bagues qui sont le plus souvent sans pierres. Et, je le répète , je ne ci ois pas qu'il y ait de plus mauvaise spéculation pour les colonies, spécialement pour la Louisiane, que celle des bijoux. Ces objets se portent peu , s'usent peu , et on se soucie peu de les re- nouveler : les orfèvres en fabriquent sur les lieux selon le goût du pays , et ils ont la li- berté d'y mettre autant d'alliage qu'il leur plaît , ce à quoi le colon ne fait pas grande attention; ils fondent ainsi les quadruples; toutes ces raisons rendent désavantageuse la chétive branche d'industrie de notre bijou- terie, si vantée et si peu digne des grands moyens d'une nation telle que la France. CHAPITRE' (97) CHAPITRE XXXVI. Condnuatoin du même sujet. Modes. Ob- seri>ations sur leurinjluence relatwement au Com,merce et aux Mœurs. JLes vêlemens des hommes présentent à peu près les mêmes résultats contre le commerce de France , par cette même raison de cherté de nos objets de fabrique. J'arrivais à la Loui- siane dans la saison des grandes chaleurs ; je ne fus pas peu surpris d'y voir les hommes habillés de draps , la tête engoncée dans ces hauts collets capuchonnés , les bras perdus dans ces longues manches où l'on ne sait ce que sont devenues les mains ; le menton en- foncé dans de triples cravates , et les jambes engaînées dans de hautes bottes alongées encore par des revers. J'étais tenté de croire qu'un coup de vent avait poussé subitement des régions du nord sur ces rives étouffantes, ces hommes ainsi empaquetés , dont la figure allumée, la respiration haletante, la sueur II. a (98) inondant les plis de leurs collets , faisaient réellement peine à voir. Mais quand je me fus assuré que ces hommes étaient les petits maî- tres du pajs, esclaves volontaires de nos modes, lui fendant dans ces lieux un culte aussi pé- nible que soumis, je me dis : A quoi tient donc ce caractère servile de l'imitation jusque dans les choses qui touchent de si près au bien- être de la vie , à la santé , dans l'âge surtout où le caractère impétueux semble le moins capable de contrainte? A l'ignorance , aux hausses idées du bon et du beau. Cet état d'ignorance fait qu'on admet sans examen ce qui vient d'un pays où l'on suppose plus de lumières et plus de goût, et de ce que l'on n'est point en état de discerner les différen- ces que nécessitent les localités et les climats. . S'il existait, je ne dis pas dans les colo- nies, mais dans qqeique coin de l'Europe , une bonne éducation où l'on pénétrât les jeunes gens de la dignité de l'homme , où , aidés des principes des beaux arts , on leur expliquât combien sont belles , combien sont augustes ces formes, ces proportions dont la nature s'est plue à doter exclusivement notre espèce , ces jeunes gens alors voudraient-ils prendre ces modes qui voilent les traits ce- 1 (99) lestes de la figure, qui dénaturent ces har- monieuses proportions du corps? S'ils vou- laient des modes, du Uîuins ils ne recherche- raient que celles qui, commodes et salutai- res, prêteraient en même temps de nouveaux charmes, de nouvelles beautés à celles de la nature : par respect pour elle, par recon- naissance pour son auteur, ils repousseraient loin d'eu?c: tout ce qui pourrait les travestir ignominieusementjOu seulementles déformer. Oui, les modes peignent mieux qu'on ne le croit l'état de Yame d'un peuple j s'il est dans une disposition douce , bénigne , bien- faisante , ses modes en prennent les aimables gradations; s'il se souille par des vices; s'il tombe dans l'abjection, ses modes en pren- nent le caractère bas et hideux ; de même qu'elles deviennent insignifiantes quand il tombe dans le pire état de tous, celui de nul- lité, où il n'a plus ni vertu ni vice. Je trouve que les historiens n'ont point fait assez at- tention à cette correspondance des modes avec le caractère des peuples; ils ont man- qué un des plus sûrs moyens de nous les bien faire connaître. Chez nous , dans ce jour, les modes des femmes ont gagné; des étofFes légères et onduleuses drapent avec grâce les c 2 ( 100 ) contours de leurs tailles; elles ne sont plus guindées et roides dans leurs parures; et si je ne me trompe , elles ont , dans la société , pins d'aisance, de naturel ; elles y répandent plus d'agrémens. Plus d'un politique voit dans nos modes des sources d'industrie et de richesses qui nous rendent tributaires un grand nombre de nations , et moi j'y vois le plus grand obs- tacle à la perfection de nos arts, à la multi- plication de nos richesses intérieures et à l'extension de notre commerce étrang-er. Je reviens aux draps : ces draps dont se vêtissent les hommes sont anglais, moins beaux, moins parfaits que les nôtres^ et cependant bons, jolis et surtout légers pour ces climats, et par-dessus tout infiniment moins chers. Ils ne coûtent l'aune que trois à quatre piastres, cinq au plus , et les nôtres dix à quatorze piastres. Ce qui se vend des draps anglais est immense, et c'est une rareté ici de rencontrer un habit de drap français fait dans le pays. Les draps français, comme les indiennes, restent dans les magasins , s'y débitent avec perte. Il y a des choses dont la perfection n'est pas d'être parfaite , mais de convenir au plus grand nombre ; ce principe n'a pas lieu ( 101 ) en fait de science exacte , mais il est essen- tiel en fait d'objets de commerce. A la Loui- siane comme dans toutes les colonies, on n'aime pas à garder trop long - temps les mêmes vêtemens, et les mites font dans les lainages tant de ravages qu'on ne le pour- rait pas. Les nankins sont les étoffes dont on se sert le plus universellement pour les panta- lons et les habits-vestes : ils viennent encore de l'Angleterre, et déjà cependant les Amé- ricains vont en chercher eux-mêmes dans l'Inde. On y fait un peu usage , pour les deux sexes , dans les campagnes , de nos rouanneries. Nos chapeaux , mieux feutrés , mieux four- nis que ceux de l'Angleterre et des Etats-Unis, conservent, avec raison, la grande préfé- rence, quoique plus chers; c'est que leur du- rée les rend moins dispendieux malgré l'ex- trême différence des prix; ils résistent aux pluies et à tous les accidens des longs voya- ges ; ils ont seulement le défaut d'être sou- vent lourds , inconvénient grave dans ces contrées , où la chaleur les rend insupporta- bles. Il vaudrait mieux les payer un peu plus cher et les choisir plus légers , c'est-à-dire ( 102 ) moins gommés. Quelques particuliers en font dans le pays, sans grâce, il est vrai, mais légers et si souples qu'on peut les mettre dans la jjoche ; ils durent plusieurs années en les portant continuellement : on ne les teint pas; ils coûtent dix piastres. Nos toiles ont encore à lutter contre les toiles d'Irlande; elles sont d'une qualité bien supérieure , mais aussi plus chères. Presque tout le monde a, par cette différence de prix, des chemises de toile d'Irlande, depuis l'es- clave jusqu'au maître; nos toiles cependant ne sont pas aussi exclusivement rejelées du commerce que plusieurs des objets dont je viens de parler; leur bonté fait qu'on les re- cherche pour divers emplois du ménage, tels que draps de lit et service de table ; mais les grandes sommes qir'il faut y mettre rendent très-réservé à Cet égard. On verra dans la suite comment les Lonisianais y suppléent ; ils emploient aussi considérablement dans les campagnes ces jolies toiles écrues gris de lin, pour habits, vestes et pantalons. Une branche de commerce très-considé- rable dans ce pays , est celle des couvertures en laine; les couvertures anglaises y ont bien quelques débits ; mais si le lainage en est beau, C lOO ) il y est trop épargné , le tissu en est trop clair; elles ne sont touffues que d'un côté, de l'autre elles sont presque rases : ainsi elles ne sont ni chaudes ni de durée; et, quoique leur prix soit d'un quart à un tiers au-dessous de celui des nôtres, celles-ci ont la préférence Nos grandes et belles couvertures de pré^ mière qualité s'j vendent facilement dix-huit à vingt piastres : on ne doit pas craindre de porter ce qu'on trouve de meilleur dans cd genre. Il y a cependant un ornement à quoi on tient beaucoup dans le pays , c'est que les deux bouts y soient décorés d'une raie bleue large de trois à quatre doigts. Les petites couvertures , de belles qualités , sont pro- portionnellement moins recherchées ; les communes , qui servent pour des capots pour les voyages , et particulièrement pour les traites avec les sauvages, valent encore beau- coup mieux que celles des Anglais; mais les nôtres ne sauraient soutenir la concur- rence avec celles qu'on tire du nord de l'Eu- rope, par Dantzick , Francfort, Hambourg et la Hollande, où les Américains et les Anglais même vont les chercher. Ces couvertures sont bien irappées, mieux même que les nôtres, d'un lainage moins ( io4 ) frisé, mais plus long, et qui convient surtout pour se garantir des pluies. Les prix , en détail, sont depuis huit francs jusqu'à quinze; celles de cette espèce , dont le lainage est plus beau , deviennent plus chères à proportion. I^a consommation des grandes couvertures n'est pas comparable à celle-ci; tous les ma- telots , tous les voyageurs en ont pour se cou- vrir la nuit. Indépendamment de cela , tous les habitans , pères et enfans , en ont des ca- pots pour l'hiver, ainsi que leurs esclaves. Ce capot est d'une seule couverture, assez grand pour qu'il se rapproche de la forme de nos houpelandes : il est sans couture par derrière ; on a seulement coupé à un bout , sur la longueur, de quoi faire les manches €t le collet ou le capuchon ; au bas est «ne des raies bleues dont j'ai parlé, et aux deux extrémités des manches se trouve l'autre raie bleue placée là comme en parement. Les nègres, au lieu de collet , ont un capuchon comme était celui de nos chartreux ou de nos trapistes ; et c'est la première idée qui vient à l'Européen en voyant dans l'hiver ces nègres ainsi a justes, travaillant en troupe dans nn champ. Les capots des maîtres diffèrent, parce qu'ils sont un peu plus amples, d'un ( io5 ) lainage ordinairement plus fin, et sans capu- chon. Cet habillement usité dans la colonie, depuis sa naissance , qui a bravé lui seul les flots des modes , est en efî'et extrêmement utile j il tient chaud sans embarrasser ; il ga- rantit de la pluie comme du vent ; il ne gêne point pour marcher, agir, travailler. Dans un pays où à quelques heures d'une matinée froide succède tout-à-coup une grande cha- leur , où l'on sue au lieu abrité , tandis que l'on grelotte là où la bise frappe , on a besoin d'un vêtement qu'on puisse quitter et repren- dre sans embarras. Vous qui arrivez à la Nou- velle-Orléans , si vous allez voyager dans l'in- térieur , n'oubliez pas le capot. Indépendamment de ces immenses débou- chés, les couvertures communes ont encore la traite des sauvages. Si l'on réfléchit que chacun des individus de tant de peuplades communiquant jusqu'à sept à huit cents lieues avec les Louisianais , ont à peu près une cou- verture, on jugera de quelle importance est ce commerce, et ce commerce s'étendra encore à mesure que s'accroîtront le nombre des colons et celui des esclaves. Il peut s'accroître de beaucoup de millions, et depuis les limites de la Louisiane jusqu'au Mexique ; depuis ( io6 ) les bords de la mer jusqu'aux sources du Missouris, même jusqu'à l'Océan Pacifique. Il existe aussi une multitude de nations in- diennes restées étrangères aux relations com- merciales des Européens ; un grand nombre n'ont encore pour armes que des flèches ; elles offrent donc des débouchés nouveaux , immenses pour cette branche de commerce. Que le génie invente tant qu'il voudra des merveilles pour satisfaire la vanité et le luxe , ses inventions vaudront-elles les modestes ate- liers où des milliers de bras fileront et tisse- ront ces solides lainages; et le secret d'en diminuer le prix, de manière qu'aucune nation ne pût soutenir la concurrence avec la France, lui produirait plus de richesses que les plus riches mines de l'Univers. Ce secret lient à la multiplicité de ces troupeaux qui ne mul- tiplieront les toisons qu'en fécondant les champs. Une espèce de gros drap teint en bleu , connu dans ces régions sous le nom de Limhourg y que l'on tire principalement d'Allemagne , est encore une branche de com- merce presque aussi considérable que celle des petites couvertures. Ces draps , larges de cinq quarts, coûtent, la pièce de seize aunes> ( 107 ) quinze à vingt piastres à la Nouvelle-Orléans; ils s'emploient à l'aire, pour l'hiver, des vestes etpantalons aux gens de couleur, aux ouvriers, aux habitans des campagnes moins aisés. Ce débit est immense parmi toutes les nations sauvages. Ces peuples s'en font des hraguets de mitasses , des mantes ou espèces de man- teaux , et des espèces de jupes pour les femmes. Les mitasses ressemblent à des guê- tres attachées sur le genou et au bas de la jambe; la cuisse reste toujours nue : les bra- guets sont faits d'un quart de ce drap pasâé entre les cuisses , et ceignant les reins comme une ceinture ; les jupes des femmes sont un morceau long d'environ une demi -aune dont elles s'enveloppent depuis la ceinture jusqu'au bas de la cuisse. Les mantes d'à peu près une aune et demie les couvrent au lieu de Côu-^ vertures;les femmes s'en servent plus particu- lièrement, elles ornent les bords, ainsi que ceux de leurs jupes , de galons de laines jaunes ou rouges , dont elles font avec des perles blanches des espèces de mosaïques ou des tresses d'un joli effet. On juge aussi combien les débouchés de cette grossière étoffe peu- vent s'accroître par la population des colo- nies de cette partie du continent, et par l'ex- ( io8 ) tension des relations commerciales avec les Indiens ; il s'en fabrique un peu dans le Canada ; mais les nations européennes qui auront le bon esprit de ne pas enchérir les produits de leurs fabriques, auront toujours un grand avantage en ce genre sur les habi- tans du Nouveau-Monde par les prix médio- cres de leur main - d'œuvre. Et puisque les nations veulent des fabriques, non-seulement pour leurs besoins intérieurs, mais aussi pour les besoins des autres , on peut assurer que celles dont la richesse numéraire et les im- pôts augmentent verront leurs fabriques tomber à mesure que ces augmentations en- chériront les matières premières et les mains- d'œuvre. L'Angleterre est donc, à cet égard , près de sa chute; après elles suivront ses imitateurs. ( 109 ) CHAPITRE XXXVII. Continuation du Chapitre précédent y rela^ tiuement au Commerce et à VIndustie, Fusils. Poudre. Serrurerie. Quincaillerie. Instrumens aratoires et des Métiers, Main - d'œuure. Effets de sa cherté. Hospitalité. On se livre dans ces régions d'autant plus à la chasse, que les sauvages ne vivent que de gibier, et que les colons des campagnes en vivent une partie de l'année. Les fusils, armes uniques qu^on y emploie , doivent donc être d'un grand débit ; ils le sont en effet , mais il est si important au chasseur d'être bien armé qu'il ne regarde pas au prix. Nulle part les mau- vais fusils ne sont plus mal reçus , on n'en veut pas pour rien. On doit donc choisir pour y por- ter avec le plus grand soin ceux d'une bonne qualité. Les ornemens de luxe y sontpeu consi- dérés , ils ne sont pas payés en raison du tra- vail et de la matière, on ne veut que la bonté. (110) Les fusils à deux coups n'ont pas grand débit, on préfère le fusil simple à long canon d'en- viron six pieds, d'une espèce nommée London, sans doule parce qu'il s'en fait à Londres: on j fait aussi un grand usage des carabines; les sauvages n'en ont presque pas d'autres, ils les achètent sur le pied de trente piastres (cinquante écus) ; l'humidité et l'air de la mer extrêmement corrosifs exigent, pour les transporter d'Europe, les plus grandes atten- tions, afin de prévenir les effets de la rouille; de bons canons s'y corrodent tellement , qu'on ne peut s'en servir sans danger. Parmi les précautions à prendre, il faut, avant de les embarquer, les frotter de corps gras, bou- cher le canon et la lumière avec du suif. La poudre à tirer doit être bonne dans un pays oii tout le monde est chasseur. On la vend en détail^ à la ville , ordinairement une piastre ; en gros , cinq à six escalins ( i ) ; mais déjà des fabricans du Kenkuti en fournissent aux chasseurs au prix, en gros, de trois esca- lins la livre. On voit encore ici que , sans le (i) La piastre est composée à la Louisiane de huit escalins ; ainsi la piastre étant eslimée cent sous , met l'escalin à doi^ze sous et demi. ( 111 ) bon marché, celte branche de commerce sera aussi perdue pour les Européens. La serrurerie et la quincaillerie sont pres- que toutes anglaises : c'est de la drogue, ainsi que leur clouterie. La Louisiane n'offre que de médiocres débouchés pour ces objets : si on excepte la ville , il est rare, dans les cam- pagnes un peu éloignées, de trouver des vi- tres ; souvent les pentures des portes et des fenêtres, jusqu'aux serrures, sont en bois: telle maison n'a pas seulement un clou en fer. Les instrumens aratoires se réduisent à peu de chose -, de légères charrues , des her- ses , quelques-unes armées en fer , des bêches ordinaires, des pioches plates et larges, de moyenne grandeur , telles c|u'on les suppose pour une terre meuble sans pierre, qu'on ne laboure pas trop profondénient , tant elle est féconde et à cause de son humidité. Tous ces instrumens , excepté les bêches et les pioches, se forgent sur les lieux. Les outils de charronnage , de charpente , de menuiserie , dç tonnellerie , d'un usage si général, sont tous anglais; il faut convenir qu'ils ont sur les nôtres de grands avantages pour la forme et le fmi; ces avantages sont si ( "2 ) marqués , que les Français arrivant s'j accou- tument aussitôt : tous ceux qu'on apporte de France sont en pure perte , et je ne conçois pas pourquoi en France on n'adopte pas ceux- là en grand nombre. Les scies à main ou égoines , faites en grand comme celles dont se servent nos jardiniers, fatiguent bien moins que nos scies à châssis , et n'embarrassent pas tant dans le service. J'ai souvent moi-même éprouvé la commodité de cet instrument. Les Tilebrequins , les tarières , s'évidant d'eux- mêmes, rendent le travail plus prompt, moins pénible et plus exact. Parmi les rabots , ceux qu'on emploie à pousser des rainures , mou- lures, feuillures, etc. , se composent et se dé- composent avec une facilité admirable ; de manière que le même instrument, avec de légers changemens , suffit à ces divers ouvra- ges. On fait venir de Philadelphie un coffre complet d'outils , dont le prix est ordinaire- ment de cent piastres. Le prix des nègres , à la Nouvelle-Orléans, est plus cher qu'il n'a été dans aucune colonie; c'est que la peur née de l'insurrection de St.-Domingue a rendu extrêmement difficile l'importation de cette marchandise , et il y a tant de terres a cultiver, que personne n'en a (ii3) a assez ; aussi les loue-t-on plus cher ici qu'a la Martinique même : une négresse se loue , par mois, douze à quinze piastres; et à la Martinique, seulement six à huit piastres. Un grand nombre de ces nqçresses vont vendre des indiennes, des mousselines , des mou- choirs , etc. , par la ville et dans les campagnes voisines. Les nègres se louent encore plus cher ; ceux qui on t des métiers , et qui son t bons ouvriers, gagnent à leurs maîtres jusqu'à 20 à 3o piastres par mois. Un nègre brute, c'est-à- dire arrivant de l'Afrique, se vend quatre à cinq cents piastres, et un nègre créole, qui a des talens, se vend juscju'à mille et quatorze cents piastres; on sent quels énormes fonds c'est placer sur la tête d'un individu que la mort peut enlever d'un instant à l'autre; et beaucoup de particuliers sont en effet ruinés par ces trop fréquens accidens. Il résulte de ce haut prix d'achats et de loyers des nègres, que la main-d'œuvre est nécessairement chère dans ce pays, puisqu'ils sont presque les seuls ouvriers, et qu'un très-petit nombre de blancs travaillent, et ne travaillent que jusqu'à ce ce que quelques gains les mettent à portée d'acquérir aussi des esclaves qui travailleront pour eux. II. H ( l'4) L'effet de cette cherté du travail se Faif; remarc[i]er au marché dans le prix excessif des légumes, tandis que le poisson , le gibier et la viande de boucherie sont à vil prix , n'étant pas le prodiiit de la main-d'œuvre ; ces légumes sont tellement rares, qu'ils y man- quent souvent tout-à-fait. Au printemps au- cune primeur, quoique les froids ne soient qu'instantanés , qu'avec peu de précaution on pourrait ne guère s'apercevoir de l'hiver. On n'y connaît ni couches, ni serres, ni lieux abrités ; on ne se doute même pas de l'exis- tence de cet art : dans les sécheresses de l'été , les salades et autres légumes délicats y man- quent faute d'arroser, faute d'offrir des om- bres à ces plantes ; et cependant tel particu- lier, voisin de la ville, tire cinq, six, sept, huit, neuf, dix piastres par jour en vente de légumes. Ces exorbitans bénéfices n'ont en- core sîimulépersonne à perfectionner cegenre d'industrie. J'ai parcouru plusieurs de leurs grands jardins légumiers ; ils font honte, non pas aux esclaves c[ui les cultivent, ils n'en savent pas davantage, mais aux maîtres qui ne surveil- lent ces travaux guère autrement que ceux d'un champ. Le travail si cher des esclaves ( ii5 ) s'oppose donc, d'un côlé, à la multiplication des denrées, et de l'autre arrête , dans les maîtres même, le p;éme de l'industrie (i). (i) Je ti'ouve dans le Voyage de M. Micliciux, à l'ouest des monts Àllegliauvs , en 1S02, des preuves démons- tralives de cette vérité , parce qu'il dit des produc- tions et de l'indusliie des villes do l'Amérique , qui n'ont point d'esclaves, et de Cliarleston qui en est peuplé à peu près c )iiime la Nouvelle-Orléans : « Le port de Cliarleston, dit ce voyageur, est cons- tamment rempli de petits bàtimens venant de Boston, Newport ,Newyork , Philadelphie, et de tous les petits ports intermédiaires, qui sont charités de faiines, salaisons , pommes de terre ^ oignons , carottes , bette" raves , pommes, avoines, maïs et foin. Les planches et les bois de charpente sont encore un article consi- dérable d'importation -, et , quoique tous ces produits soient apportés de trois à quatre cents lieues , ils sont moins chers et d'une meiUeure qualité que ceux du, pays. » £n hiver , les marchés de Cliarleston sont approvi- sionnés en poissons de mer vivans, qu'on y apporte de la pointe septentrionale des Etats-Unis, dans des bàtimens disposés de manière que l'eau de la mer s'y renouvelle continuellement. Les navires qui font ce commerce chargent en retour du riz et des cotons , dont la plus grande partie est réexportée en Europe , le fruit étant toujours à meilleur compte dans les Etats du nord que dans ceux dii midi., . . , ch. g et 10. H 2 ( "6) L'abondance des viandes et du poisson n'empêche pas que les auberges ou pensions ne soient chères pour les étrangers , ce qui tient aux causes que je viens d'indiquer; une pension d'une piastre par jour est médiocre: pour être passablement bien , il faut dépenser cinquante à soixante piastres par mois. Les Louisianais, dont les tables sont servies avec profusion , accueillent les étrangers. Avant que les malheurs de Saint-Domingue en eus- sent amené parmi eux une trop grande quan- tité , le plus grand nombre de ces étrangers étoient reçus journellement; plusieurs le sont encore par la raison qu'ils sont malheureux. J'ai moi-même été témoin , dans quelques maisons, de cet accueil dû à l'infortune. Ces mœurs hospitalières , qui honorent l'humanité , caractérisent surtout les Français. Aucun peuple moderne ne porte plus loin cette vertu; aucun peuple de l'antiquité ne l'a pratiquée plus magnifiquement que les colons de Saint-Domingue. Les auberges étaient inutiles sur cette vaste île, tant les colons recevaient avec empressement les voyageurs; des chevaux, des voilures, des domestiques les conduisaient successivement d'une habitation à l'autre ; ainsi on parcou- ( l'? ) rait des centaines de lieues comme l'on fait quelques visites d'amis. La splendeur de Saint-Domingue étonnera la postérité ; mais le souvenir de son hospi- talité mêlera toujours à l'admiration de ten- dres regrets. On pourra multiplier les incul- pations contre ses malheureux habitans ; on se dira aussi, plus qu'aucun peuple connu :Ils ont été hospitaliers. ( ii8) CHAPITRE XXXVÎII. Mœurs. Jeu. Nécessité des Spectacles. ReligioJi. Lois. j_jES coteries de la ville ne sont, après les affaires de la journée, pour la plupart, que des réunions de jeux où l'on est trop facile- ment admis; les fortunes les mieux établies s'ébranlent et s'écroulent; celles qui commen- cent s'y renversent encore plus vite : tel capi- taine de vaisseau y perd plus qu'il n'a gagné dans son voyage , et entame quelquefois la cargaison dont il est le dépositaire : tel simple pacotilleur y laisse cette dernière ressource f[ui lai a fait traverser les mers ; tel autre voyageur qui a rapporté à la ville ses gains achetés par de longues courses, partant de dangers et de fatigues , n'a j^as même de quoi recommencera travailler : cet habitant culti- vateur qui est venu vendre à la ville sa ré- colte , sur quoi il doit approvisionner sa fa- mille pour l'année , vêtir de capots ses mal- ( ï^9 ) heureux nègres, est contraint de s'en retourner sans provisions et sans capots, à moins que de ruineuses usures ne viennent à son secours; car ce pays abonde en juifs qui ne sont pas liébraïsans. Que faire en effet durant les soirées? causer, et sur quoi ? On j est si étranger à tout ce qui est science et art , et même aux connaissances les plus ordinaires; il faut donc jouer, et jouer gros jeu , attendu que le mouvement des affaires mettant sous les yeux et dans les mains beaucoup d'argent , dégoûterait de jeux où l'on en verrait peu. Les femmes auraient de l'esprit comme ail- leurs : elles n'y sont pas stimulées par le désir de plaire, et, quoiqu'il y en ait raisonnable- ment de calantes, elles n'ont encore guère l'esprit galant; impérieuses avec leurs nègres; toutes soumises aux caprices de leurs enfans, elles feraient utilement pour les uns et les autres d'être moins sédentaires. Les hommes, fatigués de la monotonie de leur société, re- cbeichent celle des nègrresses et des muîâ- tresses particulièrement, où les suit la licence. Un grand nombre se lient avec ces filles las- cives, prodigues et grossières, s'y ruinent^, se font chasser pour être remplacés par d'au- tres, ou finissent crapuleusement avec elles; ( 120 ) en ont des bandes d'enfans qui, condamnés, parle péclié originel, à l'abjection, devien- nent ce qu'ils peuvent. L'hiver est la saison des bals, et ils sont très-fréquens ; il y en a de publics pour les dames par excellence, j'entends les blanches, et pour les femmes de couleur : les hommes vont aux uns et aux autres. La sèche roideur des grandes dames rend les premiers fort en- nuyeux pour ceux qui ne jouent pas; les au- tres montrent de la g\aîlé , mais ce n'est pas celle que tout le monde aime. Le bal des dames est un sanctuaire où n'ose approcher aucune femme seulement soup- çonnée de sang mêlé. La conduite la plus pure, les vertus les plus éminentes ne sauraient atténuer cette tache aux yeux des implacables dames. Une de celles-ci, mariée, et connue par diverses intrigues avec des hommes en place, entre un jour dans un de ces grands bals: Il y a ici du sang mêlé, s'écrie- t-elle super- bement; ce propos court dans le bal ; on y re- .marque en effet deux demoiselles quarteron- nes estimées par l'excellente éducation qu'elles avaient reçue , et bien plus par leur conduite décerne : on les avertit, elles sont obligées de s'éclipser en hâte dç devant une impudique ( 121 ) dont la société aurait été pour elle une véri- table souillure. Ces filles ont deux frères offi- ciers dans la marine marchande; ainsi à bord de leurs navires ils peuvent donner vingt coups de cordes aux matelots blancs , et sur terre ils n'oseraient même les regarder en face. Le citoyen de Genève ne voulait pas de spec- tacles dans sa ville industrieuse, où de modi- ques gains prolongeaient les heures du travail, où l'instruction civile et religieuse élaborait l'éducation que perfectionnait dans l'intérieur l'esprit des familles et des sociétés particu- lières ; mais les villes des colonies , la Nou- velle-Orléans spécialement, dénuées d'éta- blissemens publics pour l'instruction , de l'urbanité que font naître le goût des arts, la culture des lettres, la bonne société, où les fonctions des prêtres se réduisent à de brièves messes, où la facilité des grands gains fait négliger l'assiduité du travail manuel, où l'esclavage nécessite la dépravation des mœurs, où la foule renaissante des étrangers , des marins surtout, familic-rise encore plus avec tous les genres de dissolution, là les specta- cles deviennent nécessaires pour échapper anx dangers de ces soirées oisives , de ces ( 122 ) sociétés ruineuses, pour suppléer à cette ins- truction qu'on ne trouve ni dans les temples, ni clans les rassemblemens publics et privés. Par eux la morale se revêtissant de toutes les formes pour plaire et toucher , rappellera aux lois éternelles de l'humanité , aux devoirs de la paternité , de la soumission filiale , ou" dn moins arrêtera les progrès du mal; si elle ne peut l'extirper, les mœurs moins gros- sières et- moins dissolues deviendront inté- rieurement plus douces et extérieurement plus voilées dans leurs égaremens. L'immense région de la Louisiane n'a pas plus, en tout, d'une douzaine de prêtres sé- culiers ou religieux ; et pour ce si petit nom- bre d'éclésiastiques , le gouvernement espa- gnol avait étabii un évêque à la Nouvelle-Or- léans , avec cpiinze mille piastres d'éniolu- mens, tandis que le gouverneur n'en a que six mille, et chaque curé trente par mois, avec son casuel qui se réduit à peu de chose. Tous les établissemcns isolés et peu peuplés ne voient que très-accidentellement un prêtre, pas plus qu'en France nos campagnes ne vojoient leurs évêques. Dans l'absence des cu- res, baptise qui veut et comme il l'entend: et, quoique sous legouvernemcnt espagnol, l'on ( 125 ) meurt sans eux comme ailleurs , et l'on ne s'en aperçoit guère. Quant aux mariages , c'est le commandant du canton qui les fait , autrement les futures perdraient dans l'attente les jours propices aux amours : on voit bien que la nécessité n'a point de loi. Lorsc|u'un prêtre parcourt ces contrées , il génère dans les eaqx du baptême des gens qui sont déjà dégénérés par la vieillesse, et il appelle la multiplication sur des couples qui depuis long-iemps ne sauraient plus multiplier. La religion dans cette colonie est toute en forme, le fond n'y est plus rien; j'appelle fond ces notions que la religion donne sur la divinité, sur la nature de l'ame ^ sur sa destination, sur les devoirs de la société, et particuliè- rement sur4'art, non d'éteindre les passions mobiles admirables de l'homme , mais de les diriger. Ces objets ne font plus partie de la religion dans ces contrées, et je doute que les ministres s'y entendissent. On est à la ville assez content des capucins qui font les fonctions de curé ; ils laissent les consciences libres. Dans aucun pays du monde la tolérance n'est plus étendue; dans aucun pays aussi on n'en use plus largement ; des femmes, les nègres et les officiers à la suite ( 124) de leur gouverneur, sont à peu près les seuls qui vont à l'église: ici on n'a pas même besoin de savoir lire pour être philosophe , pour mépriser les préjugés populaires. Ces capu- cins, maintenant si tolérans , auraient bien voulu l'être moins , tant la vertu du froc a de puissance , ou plutôt tant l'homme est enclin à ce dur despotisme qui, si vite , veut forcer les volontés sans art, tandis qu'il en faut tant à la circonspecle persuasion pour les pénétrer doucement. Un jour le chef de ces capucins notifia au gouverneur l'injonction d'établir l'inquisition ; ce fut un sujet de grande ru- meur dans la colonie, presque toute française. Le gouverneur, pour réponse au réquisition- naire de l'inquisition , le fît embarquer et conduire en Espagne, chose inouie sous ce gouvernement ; le capucin est revenu , a repris 6es fonctions pastorales , a oublié dans le fait Ses projets d'inquisition, si toutefois il ne les a pas encore in petto. Lorsque les mœurs sont corrompues par tant de causes , lorsque la religion , ou du moins ses ministres ont transigé sur les prin- cipes fondamentaux de la morale , qu'elle se réduit à de sèches pratiques , qui n'agissent ni sur l'esprit ni sur le cœur; il ne reste plu* ( 125 ) alors, pour diriger les hommes , que les lois ^ mais quand ces lois sont elles-mêmes conîîées à des magistrats qui, tenant tout de l'autorité suprême, peuvent, sous son ombre, les alté- rer et les violer, alors encore les lois de- viennent des instrumens d'oppression, quelles que soient leur sagesse et leur modération j telle est la situation de ce pajs , relativement aux lois j aucun pajs, peut-être, n'en a plus, et qui montrent une plus grande sollicitude pour prévenir les abus et protéger rinnocence ; dans aucun pays elles ne sont plus abusives et vexatoires. Elles le sont tellement, que le juge dédaigne de les apprendre et de les con- sulter. Un jour je lus chargé de demander à un alcade (i) , jusqu'à quelle somme allait sa compétence; ma demande l'embarrassa ; il me pria de revenir. L'alguazil (2) vint signifier verbalement un jugement à un particulier qui m'engagea d'aller en savoir le contenu ; il n'était pas encore écrit sur le registre du greffe, il n'était que dans la tète du juge. La Chicane, ce monstre qui se nourrit de (1) Magisu-at dont les fonctions correspondent à peu près à celles de nos juges de paix. (2) Huissier. ( '^-6 ) la plus pure substance des malheureux , qui naît du sein des nations décrépites pour les dévorer; qui a lait plus de mal à l'empire ro- main , ditïertulien, que les armées des bar- bares; la chicane , sous des lois méconnues , exerce ici ses affreux ravages. Ce dom André, dont j'ai parlé précédemment, qui, arrivé pauvre dans la colonie, a bâti des églises, des hôpitaux, et a laissé la plus riche fortune du pays, avait rçcueilU ses immenses gains dans les sentiers ténébreux de la chicane. Il est vrai, dans tous les cantons de la Loui- siane la justice est on ne peut plus sommaire; 1 des commandans , dont le plus grand nombre sait à peine signer, y décident laconiquement en première instance les afTaires , qui de là son t portées à l'unique tribunal de la ville, com- posé d'abord de plusieurs juges, réduits, je ne sais pourquoi, à un seul qu'on nomme au- diteur, et qu'on aurait bien mieux fait de nommer preneu?: Si par hasard lui ; les avo- cats et procureurs laissaient à quelques plai- deurs de quoi aller en dernier appel à ht Havane, c'était bien autre chose pour l'or qu'il fallait y prodiguer. L'excès des maux en \ est quelquefois le remède. On avait tellement éprouvé les injustices de la justice, que les j ( 127 ) habiîans avaient presque tous perdu l'envie Je plaider; ils avaient sagement pris le parti de se borner à des décisions d'arbitres. J'ai souvent entendu les colons gémir sur ces dé- prédations de la justice, et s'accuser de n'a- voir pas député quelques-uns d'entre eux à la cour de Madrid pour j porter leurs plain- tes; ils se fondaient sur les bienfaits dont ce gouvernement les avait comblés. ( 128 ) CHAPITRE XXXIX. M. La u s s AT y Prefeù colonial , prend possession de la Colonie. Organisation provisoire. Le Préfet ^ vingt jours après y rétrocède la Colonie aux Etats-Unis. L'Auteur présent à cette rétrocession. Marques d' affliction des Français et des Espagnols durant la cérémonie. Traits principaux du Discours du Préfet. Ré- Jlexions à ce sujet. Fêtes qui eurent lieu pendantla courte possession des Français. Preuve de F attachement des Louisianais au Gouvernement Espagnol. iVl. LE PRÉFLT Laussa-t était déjà à la Nou- velle-Orléans lorsque j'y arrivai ; les fonc- tions que devait y remplir cet administrateur, étaient bien importantes; un pays si vaste à \ivifîer, des colons à encourager dans leurs diverses cultures , de nouveaux colons à ap- peler pour reculer les défrichemens et accé- lérer la population , le commerce à activer pour ( 129 ) pour riniérêt de la métrojjole, de la colonie, et pour détruire Ja concurrence anglaise, des routes à percer, des ponts à multiplier sur les rivières et les bajoux (i), ces mêmes rivières, ces mêmes bayoux à désobstruer de leur bois et de leur vase , quelques canaux à creuser, faciles sur ces terres plates ei molles ; des ïo- rêis à mettre en réserve pour Favenir et pour les besoins de l'Etat, la salubrité à rétablir dans la ville, et seule-nent à conserver dans les campagnes; toutes les branches d'instruc- tion à créer depuis les plus élémentaires ; la géographie de ces lieux à perfectionner de toutes parts; d'importantes observations à faire sur les trois règnes; des mines, sinon à ex- ploiter, du moins à reconnaître; d'innombra- bles végétaux à étudier, afin d'en enrichir la médecine, les arts et l'agriculture. Pour embrasser tant d'objets, M. Laussat n'était point seulement animé du sentiment delà gloire et du désir d'être utile, il y était (i) La coasîruclion de ces ponts nécessaires pour les communications, et qui manquent partout, se ré- duit à jeter de longs troncs d'arbres d'une rive à l'autre qu'on recouvre ensuite d'autres bois et d'un peu de terre. II. I ( i5o ) préparé par des connaissances acliiiinislrali- Tes acquises, avant la révolution, par les di- Terses législatures dcni il avait été membre, par le goût de l'étude et riiabilude du travail, et il s'était faitacconipagner de iabibiiolbèque la plus considérable qui eût jamais été dans cette contrée ; il la destinait, comme un éta- blissement public, à l'usage de ceux qui de- vaient être sescoopéraleurs dans ces branches si diversifiées d'administration et d'instruc- tion. A son arrivée il s'empressa d'accueillir surtout les colons dont les voyages et les établissemens éloignés pouvaient lui donner des documens sur ces régions si différenciées par leurs climats, et par conséquent par leurs productions. Persuadé de l'insuffisance de ces renseignemens , il se disposait aussi à parcou- rir lui-même ces établissemens avec soin, lorsqu'il sut que des raisons d'Etat changeaient la destinée de la Louisiane , qu'elle était ré- trocédée aux Etats-Unis, et que le gouver- nement français le déléguait pour opérer cette rétrocession. M. Laussat ne pouvait voir sans être affecté ce changement inattendu, néces- saire sans doute, mais qui dérangeait tout-à- fait ses plans d'études et de travaux. Je l'avais a'utendu s'en entretenir avec un si vif intérêt! ( i3i ) soft séjour iie devant plus alors être que mo- mentané dans cette colonie, il ne parut plus s'occuper qu'à laisser parmi les Louisianais des souvenirs chers des courts instans où le gouvernement se serait montré parmi eux. Le 3o novembre i8o3, en sa qualité de commis- saire du gouvernement, il prit possession de la Louisiane, que le marquis de Caza Calvo, et M. de Salcedo , alors gouverneur , lui remirent , au nom du roi d'Espagne ; et le 20 décembre suivant il rétrocéda cette colonie à MM. Glaiborne eiWilkinson, com- missaires des Etats-Unis. Pendant cet inter- valle, M. Laussat déploya, dans de brillan- tes fêtes , cette aimable élégance qui semble être un des apanages du génie français; une épouse affable , parée des grâces de la beauté, en releva l'éclat et le charme. Les dames Louisianaises, dont elle était le modèle pour le goût, y parurent avec une magnificence qui dut étonner dans une telle colonie, et cette magnificence pouvait se comparer à ce que nos principales villes de France auraient pu offrir de plus brillant. La stature des gra- ves Louisianaises , généralement grande , la blancheur de leur teint que relevaient ces robes légères ornées de fleurs et de ri<:hes broderies^ I % ( lû2 ) donnaient un air de féerie à ces fêles. La der- nière m'étonna surtout par sa magnificence. Après le ihé , le concert , les danses , on des- cendit à minuit dans une salle où, sur une table de soixante à quatre -vingts couverts, s'élevait du milieu des rochers le temple de la bonne foi entouré de coloimes, et surmonté d'un dôme ; sous lui était placée la statue de la déesse allégorique ; mais plus loifi, hors de cette saile , l'éclat des lumières appelait souS une imoiense galerie , fermée au-dehors par d^ toiles : quarante à cin- -quante tables servies différemment , s'offri- rent au choix de quatre à cinq cents con- vives qui s'y groupèrent en petites sociétés particulières. Ces fêtes répandaient sans doute le goût de la parure et des plaisirs dans une colonie qui, naissante, a encore tant besoin d'économie et de travail; mais dans de telles circonstances elles devenaient utiles en rattachant ces co- lons à nos usagres , en leur faisant chérir ce qui est français, en imprimant en eux des. idées de la grandeur de ia mère-patrie. M.Laussat disait dans sa proclamation pour consoler les affectueux Louisianais de leur sé- paration de la mère-patrie : « Des vues de ( i33 ) prudence et d'humanité s'alliant à des vues d'une politique plus vaste, plus solide , digne en un mot du génie qui balance à cette heure même de si grandes destinées parmi les na- tions, ont alors donné une direction nouvelle aux intentions bienfaisantes de la France sur la Louisiane ; elle l'a cédée aux Etats-Unis d'Amérique; vous devenez ainsi, Louisianais, \g gage chéri d'une amitié qui ne peut man- quer d'aller se fortifiant de jour en jour entre les deux républiques, et qui doit concourir si puissamment à leur commun repos et à leur commune prospérité. « L'article iir du traité ne vous échappera point :Ze.ç hahitans , y est-il dit, des terri- toires cédés j seront incorporés dans V union des Etats-Unis y et admis ^ aussitôt qu'il sera possible , d'après les principes de la cons- titution fédérale , à la joidssance de tous les droits , avantages et immunités des ci- toj-ens des Etats-Unis j et en attendant , ILS SERONT MAINTENUS ET PROTÉGÉS DANS LA JOUISSANCE DE LEUR LIBERTÉ _, PROPRIÉTÉS , et dans l'exercice des religions qu'ils pro- fessent. » Vous voilà donc , Louisianais , investis tout d'un coup d'un droit acquis aux méfro- ( i34 ) politains d'une constitution et d'un gouver- nement libre » Par la nature du gouvernement des Etats- Unis, et des garanties dans la jouissance des- quelles vous entrez sur-le-champ , 'vous aurez, sous un régime jnênie provisoire , des chefs populaires y impunément sujets à tos récla- mations et à votre censure , et qui auront un besoin permanent de -votre estime , de o^os suffrages et de 'votre affection » L'époque arrivera promptenient où vous vous donnerez une forme de gouvernement particulier, qui, en même temps qu'elle res- pectera les maximes sacrées consignées dans le pacte social de l'union fédérale, ^er^z adap- tée à "VOS mœurs , à vos usages , à votre climat y à votre sol y à vos localités. « Mais vous ne tarderez pas, surfout, à ressentir les avantages d'une justice intègre, IMPARTIALE , INCORRUPTIBLE , OU IcS formCS invariables de la procédure et sa publicité , où les bornes soigneusement posées à l'arbi- traire de l'appiication des lois, concourront, avec le caractère moral et national des juges et des jurys, à répondre efficacement aux ci- toyens de leur sûreté et de leurs propriétés... >* . , . . . Le Nil de l'Amérique , ce Mississipi ( i$Ô ) qui baigne non des déserts d'un sable brû- lant, mais les plaines les plus étendues, les plus fécondes, les plus heureusement situées du Nouveau-Monde, se Terra incessamment sous les quais de celte autre Alexandrie , cou- verts de mille vaisseaux de toutes les nations. « Parmi eux 'vos regards, je l'espère , Louisianais , distingueront toujours a^ec complaisance le papillon français , et sa q.'ue ne cessera de recréer i>os cœiws j tel est notre ferme espoir : je le profosse Jor- mellement ici au nom de mon pays et de son gouvernement. M Bonaparte, en stipulant, par l'article vu du traité , que les Français seraient admis , pendant douze ans, à commercer sur vos ri- vages, aux mêmes conditions et sans payer d'autres droits que les citoyens mêmes des Etats-Unis, a eu pour l'un de ses principaux buis celui de donner aux anciennes liaisons entre les Français de la Louisiane et les Français de ï Europe jV occasion et le temps de se reformer, de se resserrer , de se perpé- tuer. Une nouvelle correspondance de rap- ports va s'établir entre nous d' un continent à V autre , d'autant plus satisfaisante et durable , qu'elle sera purement fondée sur ( '36 ) une constante réciprocité de sentimens , de serifices et de convenances. Vos enfans , Louisianais j seront nos enjans , et nos en- fans deviendront les ^vôtres.... «. Je me suis plu, Louisiànais, à opposer avec quelque étendue ce tableau aux repro- ches touchans d'abandon, et aux tendres re- grets que l'attachement ineffaçable d'une infi- nité d'entre vous à la patrie de leurs ancê- tres, leur a fait exhaler en cette circonstance ; la France et son gouvernement en entendront le récit avec amour et reconnaissance. M La république française retrace \ dans cet événement, la première, aux siècles modernes , l'exemple d'une colonie qu'elle émancipe vo- lontairement elle-même , l'exemple d'une de ces colonies dont nous retrouvons avec charme l'image dans les beaux âges de l'antiquité — Puissent ainsi un Louisiànais et un Français nese rencontrer jamais sur aucun point de la terre sans se sentir attendris et portés à se donner mutuellement le doux nom Ait frères l Puisse ce titre être seul capable de représen- ter désormais l'idée de leurs éternels enga-- gemens et de leurs libres dépendances! » J'aurai dans la suite trop d'occasions d'ob- server quelles atteintes déjà ont été portées ( i37 ) à ces droits y ai^antages et immunités des LouisianaiS;, à la jouissance des libertés etpro- priétés qui leur étaient spécialement réser- vées; combien ils ont élé frustrés de ce droit d' apoir proi^isoirement des chefs soigneux à rechercher leur estime , leurs suffrages y leur affection , aies îdiive \omv à' une justice intègre , impartiale , incorruptible j et aussi comment s'éloigne de jour en jour d'eux l'es- poir d'avoir une constitution adaptée à leurs mœurs et à leurs usages , etc. , etc. Le jour de cette rétrocession de la Loui- siane au^ Etats-Unis , je montai le matin à l'hôtel-de-ville où les commissaires réspectiFs devaient se rendre. Pendant les dispositions préparatoires, je rnepromenaisavecM.Jepréfet Laussat sur la galerie qui domine la place de la ville. Notre entretien roulait sur les suites de ce qui allait se consommer : M. le préfet était ému , et je l'étais aussi ; mais lorsque re- prenant ses fonctions il eut proclamé, d'une voix entrecoupée, que tous les Français, ha- bitans de la Louisiane, étaient relevés du ser- ment de fidélité envers la France, c[u'ils de- venaient citoyens américains ; que de nou- veaux sermens allaient les lier avec cette noa- velle patrie j alors quels sentimens inattendus ( i58 ) j'éprouvai; que de réflexions qui ne s'étaient pas, je l'avoue, présentées à mon esprit avant ce moment, vinrent en foule m'agiler! Quoi! me dis-je, cette patrie que j'ai tant aimée, au sein de laquelle j'ai toujours vécu , à qui je dois tout ce que je vaux , tout ce que je puis valoir , qui possède tout ce que je chéris , proches et amisj celte patrie, dont le nom seul flatte mon orgueil , réveille en moi des sentimens si grands, pourrait cesser d'être la mienne ; je pourrais briser les liens qui m'u- nissent à elle; je pourrais tout-à-coup me la rendre indiflerente, en faire mon ennemie même, et mon bras pourrait aller jusqu'à s'ar- mer conre elle, mes vœux jusqu'à cesser de s'adresser pour elle! Sur ces entrefaites je vois le drapeau fran- çais descendre lentement, et celui des Etats- Unis s'élever en même temps peu à peu; bien- tôt un militaire français prendre le premier, s'en envelopper, l'emporter silencieusement dans ses rangs, et le drapeau américain rester long- temps embarrassé, malgré les efforts pour l'élever, comme s'il eut été confus d'occuper la place de celui à qui il devait sa glorieuse indépendance. Un inquiet silence régnait dans cet instant sur tous les spectateurs qui ioon- ( 1^9 ) daient la place , qui se pressaient aux galeries, aux balcons, aux fenêtres , et ce ne fut que lorsque ce drapeau eut été tout-à-fait hissé , que soudain des cris perçans de huzza par- tirent du sein d'un groupe particulier , qui , en même temps, agitaient leurs chapeaux. Ces cris et ce mouvement rendaient plus lugubres le silence et l'immobilité du reste de la foule des spectateurs répandus "au loin ; c'étaient des Français et des Espagnols, tout émus , confondant leurs soupirs et leurs larmes. Ce- pendant que n'avait-on pas fait pour aliéner ces colons contre l'administration française , contre ses afrens i^arîiculiërement. Oneiies fa- blés n'ai-je pas entendues à ce sujet? Com- bien d'absurdes inculpations contre le préfet lui-même, lorsiîue, encore retiré et isolé, il ne prenait et ne pouvait prendre de part à l'administration. Ce passage d'un gouvernement à un autre ne produisit ni embarras ni lenteur dans les affaires administratives; elles parurent même' reprendre une marche plus accélérée, tant la nouvelle oro-anisation qu'établit M. Laussat fut sagement et promptement inslituée. Après vingt jours seuleiiient de fonctions , le gou- vernement passa sous l'aulorité des Etats-Unis, ( i4o) M. Laussat n'ayant plus de pouvoirs à exercer, reçut alors , dans plusieurs adresses , le té- moignage non équivoque de l'afFection des Louisianais, et de leur attachement à la mère- patrie. Alors aussi la reconnaissance animait la voix de ces mêmes Louisianais envers le gou- vernement espagnol ; les immenses sollicitudes de la Louisiane retentissaient simultanément d'actions de grâces des bienfaits du monarque d'Espagne, de promesses d'en conserver le souvenir. Voici, entre autres, ce que répétait, le i5 décembre i8o3, aux Atakapas, poste le plus important de la colonie , M. Leblanc , dis- gracié cependant de ce même gouvernement espagnol , pour une affaire dont j'aurai occa- sion de parler : Louisianais y mes concitoyens ^ commctn- dant au poste des Natchitoches , fondé par jjies ancêtres ( i ) ^ et depuis commandant . « . (i) Par le célèbre Saint-Denis, qui le premier ou- vrit une route de communication par terre avec le Mexique, eut le génie d'étahlir des relations commer- ciales avec ces riches contrées, sut conserver l'amitié des Saures , et a'eu faire extrêmement regretter après sa mort* ( i4i ) de ces lieux y je reparais aujourd'hui un instant parmi vous ^ chargé de cette hono- rable fonction par la munificence du gou- vernement français. Qu'elle est Jlatteuse pour moi cette fonction qui me rend Fin-' terprhle des sentimens d' honneur et de gra-^ litudc pour le meilleur des princes j réunis tous ici , nous promettons de cons-'rper éternellement la reconnaissance des senti- mens paternels que n'a cessé S. M. C. de nous témoigner par des actes de bienfai- sance pour la prospérité générale de notre pays et pour le bonheur particulier d& chacun de nous. Ils resteront inaltérables dans nos cœurs ces sentimens , sous une autre domination y comme Va été pendant trente-trois ans y sous le goui^ernement es- pagnol ^ cet amour qui nous attache à la gloire et au bonheur de notre mère-patrie j ec puisque nous n'aidons jamais séparé de nos cœurs ces deux sentimens y répétons donc tous à la fois : Yive la République Fran- çaise , vive la monarchie d'Espagne; ( l42 ) CHAPITRE XL. Histoire naturelle. Insectes remarquables. Arrêté du Préfet. Ses conséquences. J'appelle ici l'attention de mes lecteurs sur des observations dont ils sauront apprécier l'importance. Parmi les grands fléaux qui affligent l'huma- nité , il est une espèce d'insectes avides, tour- billonnant, choisissant toujours, dans leurs attaques , la proie la plus apparente pour s'en engraisser; l'obsédant avec constance, et pour la mieux dévorer, l'assoupissant, fascinant ses sens par de trompeuses apparences, jus- qu'à ce qu'il ne reste que les parties grossiè- res ; alors ils la délaissent exténuée, accablée des maux qu'ils lui ont faits. Ces insectes, avides et cependant difficiles dans le choix de leurs pâtures, sont indigè- nes de l'Ancien-Monde , se multiplient par- ticulièrement dans les lieux peuplés où se trouve plutôt raliiiient convenable à leur vo- , ( i43 ) racité. Il ne paraît pas cjne les premiers voyageurs en aient rencontré dans le Nou- veau-Monde; mais actuellement ils s'y sont vraiment naturalisés. J'ai observé des traces de leur existence à la Nouvelle-Orléans même. Une chose singulière, c'est qu'ils prennent autant de formes que l'exige la nature des lieux et des objets qu'ils veulent attaquer j et tout ce que nous a appris Réaumur sur les transmutations des chenilles n'est rien en comparaison de ceux - ci. Plus qu'elles , ils rampent et sont extrêmement plats , ce qui les caractérise surtout; ils ont un certain ins- tinct, et il est bien sûr cpi'ils n'ont point dame. Quoique les naturalistes prétendent que tout naît de germes ; ceux-ci se forment réel- lement sans avoir été engendrés , de la seule putréfaction. Les autres insectes sont armés de dents, de scies, de pinces, de tarières; ceux-ci ont pour unique instrument une espèce de lan- gye livide , qui ne pénètre que par sa ténuité et sa flexibilité ; elle exsude une liqueur ex- trêmement fade, mais qui, bientôt, produit la stupeur, les illusions fantastiques, et dans la suite la gangrène : ils fuient les chaumières ( 44 ) et les humbles réduits, et n'obsèdent que les palais , les châteaux et les demeures les plus apparentes, et toujours 'c'est le maître de ces lieux qu'ils destinent à être leur victime. C'est ainsi qu'on les a vus à la Nouvelle-Orléans : plusieurs de vous, mes lecteurs, connaissent ces importuns insectes , à qui on a donné dif- l'érens noms, ceux àe Jlalteiir, adiilateur , courtisan. Heureux si aucun n'est atteint de leurs blessures! déjà il aurait dans son sein le germe de la gangrène ; et si par hasard vous ne les connaissez pas , évitez leurs approches même-pour les observer. Les précautions ne garantissent pas toujours du danger. Avant mon arrivée à la Nouvelle-Orléans, ils s'étaient emparé de l'hôtel du gouverne- ment; depuis peu surtout ils avaient assailli le gouverneur espagnol Salcedo, vieillard à qui ils avaient fait perdre le peu de sens qui lui restait^ sans y faire cependant copieuse pâture , ce vieillard étant, de sa nature, fort coriace j mais l'apparution d'une nouvelle proie, toute brillante d'embonpoint, et sur- tout le fumet des mets qui chargeaient sa table, des vins exquis qu'on y versait , leur fit aus- sitôt délaisser le moribond vieillard , qui , revenu à lui, eut tellement honte des prestiges dont ( i45 ) dont il avait été le jouet, qu'il quitta à la hâte la colonie incognito. Ce nouveau venu était M. le marquis Caza-Galvo , brigadier des ar- mées de sa majesté catholique , commissaire spécial à l'effet de céder la Louisiane et d'en livrer les limites, et fort riche par-dessus tout cela. M. le marquis aimait la représentation : aussi ces insectes affectèrent-ils de l'entourer avec plus d'assiduité, et par leur bourdonne- ment ils l'annonçaient au loin, ils le suivaient dans ses chasses, dans ses pêches, dans ses voyages, dans ses promenades, dans les fêtes publiques, dans les cercles , et je crois aussi dans des lieux plus particuliers. Ces volages insectes le délaissèrent lui-même aussi subite- ment pour une nouvelle proie à plus appa- rente pâture; c'était le préfet colonial. Le marquis débarrassé, revint bientôt à lui à l'aide d'autres passe-temps : il aurait pu les signaler au préfet arrivant; mais ces insectes ont, dans le venin qu'ils distillent, la funeete propriété d'inspirer toujours une forte antipathie entre tous ceux qu'ils ont touchés; ainsi déjà le mar- quis et le préfet se sentirent atteints d'affec- tions antipathiques, sans savoir pourquoi, et qui allèrent toujours en croissant. Le préfet , . formé dans les orages de la révolution , où il II. K ( U6 ) en avait vu pulluler de tant d'espèces et souS tant de formes , devait cependant facilement les reconnaître ; ils profitèrent de sa sécu- rité , nés de l'idée qu'il n'en existait pas - encore dans ces régions pour le surprendre; on verra les suites funestes qui en ont résulté. A l'arrivée du gouverneur des Etats-Unis, les éclaireurs de la troupe s'étaient déjà avan- cés, parés d'autres couleurs et avec une nou- velle allure pour l'investir ; mais ils le trouvè- rent d'une complexion si sèche, et repoussés d'ailleurs par les vapeurs du wiski et du grog , que pour le moment , du moins , ils renoncèrent à celte attaque; alors ne voyant plus de proie à assaillir, plusieurs, assure- t-on , ont repassé les mers pour retomber dans J la fange d'où ils étaient sortis. C'est dans cet état d'illusion et de préven- tion que le préfet donna, le 5 décembre i8o5, l'arrêté qu'on va lire , où , tout animé de sen- timens patriotiques et de haine pour le crime^ il prend la cause du plus ennemi de la société, du scélérat plus fertile en conceptions crimi- nelles, plus chargé de forfaits que ne put l'être le si fameux Desrucs, et ainsi appelle de nouveaux soupçons sur d'innocentes et vertueuses familles, les livre à de nouvelles ( «47 ) attaques calomnieuses, à dé nouvelles humi- liations, à de plus dévorans chagrins , propage ses erreurs dans la colonie , fomente des dis- sensions qui mettent plusieurs fois les partis en présence, prêts à s'entr'ég-orger, à boule- verser, à détruire même le plus considérable établissement de la Louisiane. Moi-même en- traîné irrésistiblement dans l'erreur jusque sur les lieux, je m'éloigne des innocens ac- cusés avec une espèce d'effroi , comme s'ils eussent exhalé au tour d'eux l'odeur fétide du crirfie , et je ne retrouve la vérité que peu à peu , en comparant timidement les récits , en démêlant les différentes passions qui agitaient les partis; enfin en obtenant la communica- tion des pièces originales imprudemment voi- lées du mystère. ARRETE Qui met le sieur Saint- Julien en liberté'^ sous caution qu'il se représentera devant les Autorités toutes les fois qu'il en sera requis. AU NOM DE LA RÉPUBLIQUE FRAKÇ USE. Lâ,ussat , préfet colonial, commissaire du gouvernement français , après avoir pris la K 2 ( as) connaissance la plus approfondie de rafTaire du sienr Louis Saint- Julien , natif de Bor- deaux , habitant du quartier Carancro , dis- trict des Atakapas , sur laquelle l'opinion publique appelait à grands cris notre première attention , aussitôt que nous serions entrés en possession de ce pays , au nom de la Répu- blique Française ; Vu une suite non interrompue de pièces, tant officielles que non officielles , qui ont rapport, soit directement, soit indirectement, à sa conduite , qui en présentent le tableau , avec le caractère de l'authenticité et de la vérité, depuis floréal (avril) dernier jusqu'à sa translation dans les prisons de cette ville au mois de fructidor ( août ) suivant , et qui y jettent un jour , à la clarté duquel il est impossible de se refuser ; Considérant que , dans l'origine , le seul crime du sieur Louis Saint-Julien a évidem- ment été d'avoir senti et communiqué la joie d'un Français, passionné de tous les temps pour sa patrie, lorsque la nouvelle s'est ac- créditée de la rentrée de la Louisiane sous l'ancienne domination de ses pères , et de l'arrivée annoncée très-prochaine de l'expé- dition française , ou encore lors de la publi- ( '49) cité donnée à notre proclamation à ce sujet, et des mesures préparatoires dont elle fut suivie, de la part de M, le gouverneur espa- gnol et de la nôtre ; Considérant que l'assassinat commis sur ces entrefaites en sa personne et en celle de la dame Saint-Julien , le 28 prairial (17 juin j, à huit heures du soir, dans son domicile, ayant laissé sa femme atteinte d'une balle dans le sein, dont elle est morte, et lui-même meurtri de coups , atterré et étend u sans connaissance, durant plusieurs heures, devant sa maison ( ainsi qu'il conste unanimement du procès- verbal et des dépositions qui de suite eurent lieu ) ; cet événement seul retarda l'exécution du premier ordre , et en fit rendre un second motivé sur cet horrible attentat, et qui, aussi- tôt après le rétablissement de la santé du sieur Louis Saint- Julien, l'a traduit dans les prisons de cette ville , oîi il a été depuis étroitement resserré , comme prévenu du meurtre de sa femme 5 Considérant que la discorde scandaleuse et les haines implacables , qui se sont allu- mées , depuis quelques années, dans les postes des Atakapas et des Opeloussas, y ont si pro- fondément infecté et dénaturé les senlimen* ' ( i5o ) des habitans , qu'il suffisait parmi eux que cer- tains hommes j affichassent une grande pré- dilection en faveur de la France, pour que d'autres en afFectassent une intolérante et exclusive en faveur de l'Espagne ; comme si les deux nations n'en formaient pas en quelque sorte une seule en alliance et en amitié , et que , par l'effet d'une semblable disposition •dans les cœurs, c'était assez qu'un délit vînt troubler l'ordre public , pour qu'on n'hé- sitât pas au premier instant à se l'imputer réciproquement de part et d'autre ; Considérant que de là ont du résulter , dans les occasions propres à réveiller et à mettre en fermentation les passions, des ma- nœuvres et des intrigues qui ont pu facile-^ ment, à une aussi considérable distance des lieux, en imposer d'abord aux chefs et leur surprendre des coups d'autorité , que les preuves n'ont pas ensuite justifiés; que celui- ci est lâe ce nonibre ; qu'au point où les pré- somptions , les vraisemblances , et successi- vement la procédure ont aujourd'hui porté la conviction des esprits et élevé la clameur universelle , il est temps de réparer sans plus de délai une semblable méprise ; Considérant enfin qu'à l'origme de cette ( >5i ) affaire, c'est l'attachement du sieur Saint- Julien à la France , sa patrie, qu'on s'est no- toirement efforcé de rendre suspect et de vouloir faire punir en lui comme criminel, quoique la moins discrète de ses paroles ou de ses actions pût à peine , dans la position politique et déclarée où se trouvait la colonie, être taxée de légèreté par le pouvoir même le plus susceptible ; qu'en conséquence , pour l'honneur national , il appartient à l'autorité française, durant son court passage dans ces contrées, et il est de son devoir , comme dans les dispositions de son gouvernement, de se rendre, en cette occasion, au nom du peuple français, l'organe de la voix publique en fa- veur de l'innocence dans les fers , sauf à ac- compagner celte mesure de quelques réserves , uniquement poyr montrer, dans une circons- tance aussi délicate , sa circonspection et sa constante sagesse ; ARRETE; Le sieur Louis Saint-Julien , détenu dans les prisons de cette ville , sera mis , avant la lin du jour, en liberté. Il s'engagera néanmoins préalablement à se ( i52 ) représenter devant l'autorité publique toutes et quantes fois il en sera dûment requis, sous caution solvable qui en répondra, sous peine de quatre mille piastres fortes. Le corps municipal est chargé de l'exé- cution de cet arrêté ; Il sera imprimé , publié et affiche. Donné à la Nouvelle-Orléans, le ii frimaire an 12 de la République Française, et S dé- cembre i8o3. Cette affaire, objet de l'arrêté^ une des plus inextricables qu'il j ait eue, je la dévoilerai dans la suite à mes lecteurs pour répéter aux hommes en place ce qu'ils ont à craindre des prestiges dont on les environne , de l'impulsion même de leur propre sensibilité ; je la dévoi- lerai pour offrir de nouvelles observations sur le cœur humain, et prouver que le seul bon esprit public dirigé par l'instruction , peut rallier les hommes avec énergie vers le bien , vers le beau , vers la véritable vertu ; je la dévoilerai pour faire solennellement amende honorable envers ces respectables familles que j'avais flétries par des préven- tions et des dédains; et enfin , pour frapper de toutes les forces dont je suis capable î'au- ( i55 ) ^ dacienx scélérat, qui, peut-être, depuis mon retour dans ma patrie, échappant encore insidieusement au supplice , continue à outra- ger l'innocence, à ourdir contre elle de nou- veaux complots. ( i54 ) " • '■ '■ — j..' CHAPITRE XLI. L'^ UT E u R se dispose à 'voyager dans Vintérieur de la Colonie. Observations préliminaires. Les Canadiens découvrent les premiers Vintérieur du pays y forment seuls les premiers établis s emens. Leurs mœurs , leur courage. Obligations que la Mère-patrie, le Commerce etles Sciences leur ont. Insouciance du Gouvernement pour cette Colonie. Elle est cédée à un particulier j puis à une compagnie. Cause étrange pourlaquelle la cour s'y intéresse. Concessions établies par des courtisans. Pendant que ces choses se passaient à la Nouvelle-Orléans , je faisais de fréquentes excursions , non dans tous les environs de cette ville, puisque, tout près les derrières, ne sont que des marais inabordables , mais sur cette lisière des deux bords du fleuve, habi- | table, comme je l'ai dit, seulement dans une largeur moins d'une demi-lieue. Les défri- chemens des habitations qui couvraient cette lisière , ne me permettaient guère d'observer la nature. Il me fallait remonter beaucoup ( >53 ) plus loin , afin de retrouver des sites plus larges , plus élevés , plus diversifiés et encore couverts de leurs végétaux indigènes : ainsi je fis les dispositions nécessaires pour com- mencer mes voyages de l'intérieur. J'avois observé autant qu'il avait été en moi tout ce que cette ville qui se promet être un jour une des plus grandes cités du monde , m'avait paru avoir de plus intéressant, sous les rap- ports de son commerce et de ses mœurs. L'époque que je choisissais pour voyager était doublement avantageuse ; c'était au commen- cement de février, temps où le printemps pare déjà les plantes de feuilles et de fleurs; et quoiqu'à la Nouvelle-Orléans la rétroces- sion de la Colonie fût opérée , elle ne l'était point dans plusieurs établissemens éloignés. Je devais donc y trouver le gouvernement espagnol avec toutes ses formes, et être té- moin des effets de ce passage sous un gou- vernement si différent. En effet j'en ai élé le témoin dans plusieurs lieux pendant trois ans que s'est prolongé mon séjour dans ces diverses contrées ; j'ai vu aussi avec quelle étonnante rapidité cette nation nouvelle s'est étendue , et a ployé impérieusement des hom- mes, qu'elle appelle ses concitoyens, à ses vues ( i56 ) d'envahissement. Je le raconterai avec fidélité; mais avant d'en offrir les détails mêlés de ceux d'Histoire Naturelle, je dois retracer le ta- bleau de ce qu'était la Colonie lorsqu'elle fut cédée à l'Espagne, et ce qu'elle a été du- rant les trente-trois ans qu'elle est restée sous le gouvernement espagnol. Mes lecteurs alors suivront avec plus d'intérêt les détails que j'aurai à leur présenter. Les Français Canadiens s'étaient, sous leur âpre climat et durant leurs longs hivers , ac- coutumés à errer dans les bois, et à naviguer au loin pour la chasse et la pêche ; ces exer- cices devenaient un besoin pour eux , ou plutôt une passion , bien plus capable de satis- faire leurs caractères ardens que les travaux paisibles et réguliers de l'agriculture. Ils pro- longeaient leurs courses au Nord , et bien avant à travers les rochers du Labrador, pays des Indiens esquimaux ; en même temps ils côtoyaient les rives sauvages de la baie d'Hudson , où ils étendaient de plus en plus leur navigation pour reconnaître si cette baie communiquait ou non avec l'Océan pacifique. Au Nord-Ouest, tout aussi audacieux, ils remontaient , sur de légers canaux d'écorces , les rivières, franchissaient les rapides , décou- ( 1^7 ) vraient de nouveaux lacs, traversaient des chaînes de montagnes, portaient l'étonnement ou l'épouvante parmi de nouvelles nations indiennes différentes dans leurs origines , leurs mœurs et leurs langages , se familiarisaient bientôt avec elles , puis s'alliaient avec leurs femmes , créaient et étendaient ainsi de jour en jour de nouveaux moyens de traites. Mais par celte propension qu'ont toujours les hommes à rechercher les régions méridio- nales , ils s'avançaient en bien plus grand nombre et bien plus loin vers les parties du sud. Près de cette masse de grands lacs dont la navigation leur était si familière, et qui alimente lefleuve Saint-Laurent, ils trouvèrent un grand nombre de rivières dont le cours se dirige vers le Midi. En les descendant, ils virent les plaines s'élargir et se montrer plus peuplées de gibier , de bœufs sauvages surtout , les terres plus fécondes et le climat plus doux; ainsi ils atteig'nirent le g-rand fleuve le Mes- chassepi , ce rendez-vous général des eaux dont tant de rivières sont tribu tairçs , et péné- trèrent jusqu'à son embouchure au golfe du Mexique. Pendant qu'ils naviguaient sur la large et sinueuse rivière de l'Ohio , à qui ils donnaient ( i58 ) par excellence le nom de Belle-Rwière , et qu'ils étendaient leurs chasses le long- de ses rives bordées alternativement de plaines et de coteaux , ils multipliaient plus particulière- ment leurs voyages sur la rivière des Ilinois , qui traverse avec moins de sinuosité des prai- ries plus spacieuses, et dont rembouchure moins éloignée les conduisait plus prompte- ment au fleuve. Six lieues plus bas, et à la rive opposée , le Missouris décharge aussi ses eaux bourbeuses dans le Mississipi ; ce Missouris , qui remonte si loin, qui voit tant de peuples divers errer sur ses rives , descendre à son confluent, leur offrait en même temps ses im- menses débouchés de chasses et de traites. Aussi un grand nombre d'eux se fixèrent-ils sur les deux rives du fleuve depuis la rivière des Ilinois jusqu'à quelques lieues au-dessous du Missouris , nommant cette contrée Ilinois, du nom de la nation puissante qui l'habitait, et s'alliant avec ce peuple doux, mais brave. Bientôt ils formèrent plusieurs bourgades , confondant, pour ainsi dire, les deux nations. Larivière St.-François qu'ils trouvèrent plus bas sur la même rive, arrêta aussi plusieurs d'entré eux ; mais à trois cents lieues au-dessous du Missouris la grande rivière des Arkansas , dont les sources lointaines naissent des mon- tagnes du nouveau Mexique, non loin de la capitale de Sanla-Fé , qui, dans son long- cours, traverse d'immenses prairies en grossissant ses eaux de plusieurs rivières, particulièrement de celles qu'ils nommèrent Rwière Blanche ^ détermina plusieurs de ces voyageurs cana- diens à se fixer ég-alement parmi les nations nombreuses , qui ,'sur ces vastes contrées , vi- vaient des abondantes chasses de bœufs et de chevreuils, et, le longde leurs rives, de celles de loutres et de castors ; chasses précieuses par leurs pelleteries. Enfin, plus bas, toujours à la même rive, ils atteignirent la dernière rivière que reçoit le fleuve, et que la teinte rougeâtre de ses eaux épaisses leur fit nommer Rwière Rouge^ grossie également par plusieurs autres rivières considérables; et, remontant à l'Ouest près des montagnes voisines du nouveau Mexique , elle leur offrait de nouvelles communications avec un grand nombre d'autres peuples in- diens. Plusieurs d'entre eux s'y arrêtèrent eC commencèrent des alliances avec les naturels. Sur l'autre rive à l'Est , ces entreprenans voyageurs ne s'établissaient point avec le même empressement. La longue rivière de l'Ohio ( i6o) offrait des communications plus lentes et plus difficiles pour la remonter , quoiqu'ils se fussent familiarisés, ainsi que je l'ai dit, avec son cours et avec les régions qui la bordent. Ils pratiquaient également, sans se fixer, les différentes rivières qui se rendent au fleuve, de ce côté, à l'est et au-dessous. Mais, dès qu'ils eurent reconnu dans cette partie orientale, à Manchac, le bras du Missi^sipi, qui traverse les lacs Maurepas et Ponlchartrain , et de là communique à la mer , ils cjuiltèrent le tronc principal de ce fleuve trop sinueux, dont les bords étaient couverts d'arbres trop serrés , et les approches de l'embouchure noyés de vastes marais ou de prairies tremblantes , in- habitables : ils préférèrent ce bras de Manchac, à qui ils donnèrent dans la suite le nom d'un de leurs compatriotes, illustre voyageur, rivière è^YherviUe : sa navigation douce, facile, les rendait en quelques heures sur ces beaux lacs si poissonneux, dont les vastes contours ha- bitables attiraient pour la chasse beaucoup d'Indiens. Arrivés à la mer , seulement à quel- ques lieues, ils trouvaient la rivière Pasca-^ goulas y puis celle de la Mobile, remontant l'un et l'autre au loin dans les terres qui étaient le rendez -vous d'une multitude de nations indiennes t i6i ) indiennes embrassant dans leurs courses toute îa Floride orientale,et au Nord communiquant jusqu'aux ramifications de l'Ohio. Indépen- damment des avantages de cette situation pour la pêche et la bonté du climat , et pour com- muniquer avec cette multitude de nations indiennes , ils y en trouvaient un autre inap- préciable > c'était de s'ouvrir des communi- cations par mer pour échanger leurs pelle- teries contre des denrées coloniales , et de n'être plus obligé de courir tant de dangers, de consumer tant de temps pour remonter jusqu'au Canada. Ce fut ainsi, comme je l'ai observé plus haut , qu'ils marquèrent tant de prédilection pour ces lieux , quoique le sol en fût véritablement moins bon qu'il ne l'était dans toutes les régions qu'ils avaient parcourues depuis le Canada. Ce furent les motifs qui réunirent plusieurs d'entre eux à la petite île Dauphine , pour en faire l'entrepôt des traites de leurs compatriotes. On voit donc depuis Montréal jusqu'à la Mobile, c'est-à-dire dans une étendue de plus de dix-huit cents lieues , ces audacieux Ca- nadiens former une immense chaîne de com- munication , dont l'établissement des Illinois était comme l'anneau central , et enfin terr- il, ik ( i62 )■ miner par s'ouvrir, au Midi la route de TOcéan , et ce n'avait pas été l'ouvrage de plus de vingt ans. Qui pourrait décrire les obstacles qui s'offraient chaque pas à eux , les dangers tou- jours renaissans qu'il fallait braver , des na- tions soupçonneuses ou ennemies qu'il fallait intimider , combattre ou séduire ! Par eau , ces rivières inconnues où il fallait naviguer , ces cascades et ces rapides qu'il fallait fran- chir, ces portages qu'il faliai! faire, ces bajoux, nouveaux dédales sinueux et multipliés, où il fallait long-temps aller, venir, retourner sur ses traces avant de découvrir leurs issues ; et sur terre , ces montagnes dont il fallait saisir les ramifications, les contours de ces rivières qu'il fallait suivre dans leurs sinuo- sités, ou traverser à la nage ; ces marais qu'il fallait sonder ou tourner , ces sombres forêts où il fallait se familiariser sans boussoUes , sans soleil, s'orienter partout; ces lianes mul- tipliées dont il fallait se débarrasser, ces forts de hautes cannes où , la hache à la main , il fallait s'ouvrir des routes , braver en même temps, tantôt la soif et plus souvent la faim, tantôt n'avoir pour se soutenir que des ra- cines, des fruits âpres, et à l'ordinaire seule- ment des viandes de chasse», porter ou traîner ( iG3 ) au loin de lourds fardeaux , supporter toutes les injures des saisons , êlre accablé sous un soleil brûlant, ou s'enfoncer dans la neige pour braver le froid, ou passer les nuits de tem- pêtes accroupis au pied des arbres , ou dormir souvent assis seulement, en garde contre l'en- nemi, tenant d'une main le fusil b^ndé , de l'autre la gibecière et la boucbe pleine de balles. Ils étaient, ces Canadiens, guerriers conque* r.ans sans généraux et sans armée, navigateurs sans marine , commerçans sans richesses , géo- graplies 'sans compas et sans géométrie. Ils faisaient d'immenses conquêtes pour leur patrie, et elle l'ignorait ; ils créaient pour le commerce d'incalculables sources de richesses, et les commerçans n'en savaient rien ; ils re? culaient les bornes de la géographie, prépa- raient d'autres découvertes pour les sciences ji et les.savans n'y faisaient point attention. Les poètes chan taie ut comme un prodige le pas- sage du Rhin par une redoutable armée; des bronzes, des arcs de triomphe et la peinture^ eu célébraient à l'envi le merveilleux , et tous se taisaient sur les innombrables travaux de ces Canadiens, plus mémorables que tout ce que l'antiquité raconte des Thésée et des Hercule , dont la reconnaissance avait fait des demi-dieux. Il faut le dire, ce palais que Louis XIV s'était bâti à si grands irais , entouré partout de l'illusion des arts, dont l'horizon étroit est borné par des monticules couronnés de bois ; ce séjour de la monotonie pouvait-il faire naître dans l'ame du monarque, de ses ministres , de leurs agens , ces grandes con- ceptions regénératrices des. Empires ? Etait- ce dans ce palais de l'indolente mollesse, où l'ame pouvait s'enflammer au récit des travaux inouis de l'infatigable Canadien ? Etait-ce au- tour de ces cascades enfantines, de ces eaux mortes encaissées dans le marbre et le plomb,, où le génie devoit s'animer en faveur de ces prodiges de navigation? Sur ces avenues sa- blées le long de ces bosquets , froidement symétrisés, l'imagination pouvait-elle se re- présenter ces efFrayans déserts , où la nature cependant vivace appelle des générations pour les multiplier elles enrichir? Le mot de chasse qui, dans ce séjour de l'ennui, ne rappelait que ces plaisirs somptueux , où le gibier amoncelé ne laissait pas même au monarque laliberté du choix j ce mot ne représentait dans le Canadien chasseur qu'un heureux siba- rite usurpant les plaisirs réservés aux grands. ( i65) CHAPITRE XLIL Suite du précédent. Faibles mojens que prend le Gouvernement pour commencer les établissemens de la Louisiane; leur lenteur , leur incohérence. Singulière cause cjni détermine les Grands de la CQur à j- prendre part. Eî« vaia le père Hennepin, récolet, après u» long séjour parmi les Indiens Illinois , où il avait fait des excursions considérables , vint le premier raconter à celte cour les merveilles du pays qu'il avait parcouru ; on ne l'écoula qu'avec cette indifférence trop ordiaaire aux cours où l'intérêt des petites choses fait dédai- gner les grandes; et, quo-ique dans la suite le père Hennepin eût publié ses voyages, les eût dédiés au grand Colbert , et qu'il annonçai que le pays dont il avait pris possession pour la France était plus grand que l'Europe m«n»e, il fut abreuvé de tant de dédains qu'd alla ( i66 ) terminer ses jours dans l'amertume en Hol- lande. Sur ces entrePailes , Cavelier de Lasalle , gentilhomme canadien , instruit, par le père Hennepin surtout, des avantages de cet im- mense pays , forma le projet de le parcourir lui-même. Il partit de Québec en 1679 avec un gros détachement, remonta le fleuve Saint- Laurent, passa le saut de Niagara, traversa les lacs , se rembarqua sur la rivière des Illinois , descendit le lîeuve à trois lieues environ au-dessous du Missouris, et construi- sit sur la rive droite le premier fort qu'eurent les Français dans ces contrées , à qui il donna le nom de Crèue-Cœur , sans doute en souve- nir des travaux qu'il avait eus à surmonter durant son long voyage. Ce fort reçut dans la suite le nom àefort Salnt-Louis,c[u ii conserve encore. Cavelier de Lasalle se rembarqua, continua sa navigation jusc[u'à l'embouchure du Mississipi, que pour flatter Louis xiv oh nomma alors Jlefwe Saint-Louis , parla même raison que le père Hennepin avait déjà nomm-é Louisiane les régions que baigne ée fleuve. Après avoir fait ses observations et pris ha-u- teur, de Lasalle remonta le fleuve pour re- tourner à Québec, - ( t68 ) ^aols, qui considéraient ces établissemens dcs^ Français comme des usurpations sur leurs co- lonies (i). La cour alors parut perdre totalement le souvenir de cette contrée et du sfrand fleuve qui la traversait. Quinze ans après, en 1098, un autre Canadien, Yberville, depuis cliel' d'escadre, instruit par ses compatriotes éta- blis vers les lacs, entra enfin par mer dans le Mississipi. Durant cet intervalle particulière- ment les voyageurs Canadiens firent les pro- grès dont j'ai esquissé le tableau. D'Ybervilie, (1) La morgue de la cour de Louis xiv, comme une épidémie, avait gagné toute» les classes de l'état, depuis le trône jusqu^au dernier village , où le seigneur dédai-r gnait le bailli ; celui-ci le procureur; le procureur l'huissier j l'huissier à son tour le paysan, le dernier de tous, victime de tous, et qui les nourrissait tous. Les effets de cette more;ue se ressentaient surtout dans ceux qui avaient accès à la cour. Combien de maux en résultèrent dans toutes les branches de l'aciminis- tralion de la guerre et de la marine surtout ! Caveliev de Las ail e , simple gentilhomme canadien, avec de grandes vues , du courage , de l'énergie , se perdit et perdit son établissement pour avoir respiré un instant cet air contagieux. Revêlu du titre de gouverneur de tous les pays qu'il découvrirait depuis la Nouvelle- Bis- cate jusqa''aux ïlinois, il se crut au-dessus de tout ce ( i69 ) revêtu du titre de gouverneur, amena par mer des colons que sagement il avait pris dans le Canada. Mais la mort de cet homme de mérite fit encore une fois délaisser la Louisiane ; et* treize ans s'étaient écoulés lorsque Crozat , riche particulier, obtint pour lui seul la con- cession de ce vaste pays. Il réunit au privilège d'jcommercerexclusivementtoutes/e5/e/-re5^ côtes , ports y hai^res et îles qui composent cette colonie j pour en jouir à perpétuité , en toute propriété y seigneurerie et justice y ai^ec la seule obligation de foi et hommage qui rapprochait. Il quitta les mœurs simples des régions qui l'avaient vu naître pour prendre celles d'une cour où tout était altier ou rampant ; il devint dur et despote. Dans sa traversée , il aliéna , par ses hauteurs , les offi- ciers de la marine, déjà eus-mêmes si arrogans. Ceux- ci, pour le sacrifier, sacrifièrent les intérêts de l'état, ils refusèrent de reveisir à l'embouchure du fleuve , après avoir reconnu l'erreur f et firent échouer à la haie Saint-Bernard la flotte qui portait les principaux objels nécessaires à son établissement", et lorsque Cave- lier se trouva avec sa troupe au milieu de ces déserts inconnus, il y donnait, il est vrai, l'exemple du cou- rage et de la constance; mais, plus opiniâtre dans sa dureté , il changea en inisérables assassins des hommes ^ui l'auraienl aidé et sauvé. ( 170 ) lige. C'est vingt-huit ans après l'entreprise de Cavelier de Lasalle que le g-ouvernement est réduit à abandonner à un seul individu une des plus fertiles régions de la terre , plus grande que l'Europe ! Que de réflexions cet état de choses présente ! Qu'elles sont déplo- rables les causes qui réduisaient le gouver- nement à cet abandon ! Cependant la conces- sion de la Louisiane à un seul particulier aurait encore pu devenir avantageuse aux colons, à la Métropole, et être pour le con- cessionnaire une source de gloire et de pros- périté; mais il fallait, avec une grande éléva- tion d'ame, un concours extraordinaire de lumières et de connaissances locales ; il ne fallait pas, pour s'enrichir, avoir ici l'unique vue d'exercer sur les colons un tyrannique monopole qui, tendant à leur faire vendre à vil prix leurs denrées et à leur faire suracheter celles qu'on leur apportait, les ruinait, les décourageait et les ^obligeait à faire avec les étrangers un commerce interlope , contre lequel il fallait des douanes , des bureaux, des gardes, et tant d'autres gens inutiles et dis- pendieux. Il fallait, par des franchises, encou- rager leurs importations et leurs exportations, ne prendre enfin part au sort des colons que ( >7i ) pour qu'ils achetassent à meilleur marché et vendissent plus cher ; alors les Français et toutes les nations deTEurope aiVraient accouru bien plus en foule qu'ils n'ont fait daïis les régions des Etats - Unis : les prairies de la Louisiane exigeant peu de dépenses pour les délrichemens ; le sol et le climat étant plus productifs , les productions plus variéies , et les débouchés plus faciles. Par la rapidité des acttoissemens de population des Etats-Unis , ■on peut juger €6 qiie serait maintenant celle de la Louisiâtie. Elle serait véritablement une Nouvelle Fra^n ce qui fournirait à la Métropole ^esqtfe tout^es les denrées coloniales , les bois'de construction et le goudron qui absor- berait tout le supei*flu de ses manufactures, alimenterait sa marine de matelots, la multi- plierait par les besoins de ses transports, etc. Crozat^ créant ainsi cette colonie, serait de- venu le père d'un d45s plus gMnds peuples de la terre. Sa fortune, -qui se serait accrue dans ia même proportion , aurait surpassé celle que jamais aui-ait eue aucun particulier; il l'aurait tenue , celte fortune , par le seul moyen des s'étoit ouvert uue route jusqu'au Mexique, à travers des déserts inconnus, aussi grand homme d'état qu'intré- pide voyageur , avait , par ses conseils , dé- terminé les Espagnols à venir s'établir aux Assinaïs , à cinquante lieues seulement de* Natchitoçhes , d'oii ils se rapprochèrent à dix lieues environ , aux Adaïes. Il espérait ainsi, s'ouvrir d'immenses débouchés pour nos denrées de France, et recevoir en échange: l'argent surtout dont la colonie manquait. Ces vues , d'un homme de bien , avaient le double, avantag-e d'être utiles aux Français et aux Espagnols; les deux peuple^, attiçé^ ( 179 ) par leurs besoins mutuels , auraient peuplé leurs pays respectifs. Ainsi l'Espagne aurait aujourd'hui une grande population en avant du Mexique , qui en formerait la puissante avant-garde; et plus les Français se seraient multipliés , depuis le fleuve jusqu'aux Nat- chitoches, sur la Rivière Rouge, plus ils ati-^ raient facilité la multiplication des établisse- mens espagnols. Je ne saurais trop le répéter, les nations ont besoin du secours les unes des autres, tout autant que les hommes ont be- soin des secours des hommes; mais les prin- cipes du gouvernement espagnol, de vdûloiï* toujours s'isoler, ont été encore , ici comme ailleurs, le grand obstacle à cet accroissement de population; et les Français n'ont pu faire avec ces contrées qu'un médiocre et péril- leux commerce. De 1750 à 1769, temps où la colonie a été administrée par le gouvernement français , les produits ont été à peu près les mêmes , ei la population s'est faiblement accrue. Enfin la guerre désastreuse de 1766 amène cette paix déshonorante pour la France, où elle cède, d'un côté, le Canada aux Anglais, et, de l'autre, abandonne la Louisiane aux Espagnols, déjà possesseurs de tant d'inutiles' M 2 ( i8o ) tîëserts : ainsi se trouve séparée et anéantie cette importante ceinture qui resserrait dans d'étroites limites les contrées médiocres des colonies ang-laises de l'Amérique septentrio- nale, et enlevait à la France des régions qui pouvaient recevoir une population Joeaucoup plus considérable que celle de la France même, lui aurait assuré aussi pour toujours la prépon- dérance dans le IN ou veau -Monde, et aurait rendu , j'ose le dire, le commerce et la marine de notre métropole indesiruclibles , dans la supposition même où ces colonies , comme de- puis ont fait les colonies anglaises , se seraient rendues indépendantes (i). Ces cessions de colonies si malheureuses pour la France furent faiblement senties de la nation, et on sait avec quelle impudeur la maîtresse de Louis xv les annonça à ce mo- narque , qui manifesta les regrets passagers d'une ame sensible, mais subjuguée par l'a- mour et amolie par les plaisirs. (i) On ne doit jamais perdre de vue que l'indépen- dance des Etats-Unis a concouru à l'accroissement de la puissance des Anglais, au lieu de les afFoiblir, par Firamense commerce que font les Etats-Unis. Tout est à l'avantage de l'Angleterre. Vérité importante pouB l«g jnétropoles. ( '8' ) Les colons, que ce faible gouvernement sacrifiait_, offraient cependant alors un de ces dévouemens héroïques, comparable à tout ce que l'histoire offre de plus grand. Pendant cette guerre , l'Angleterre avait tenté d'armer contre la France ceux des Acadiens qui, par le traité d'Utrecht, avaient été séparés du Canada pour passer sous la do- mination anglaise , avec la condition de la neutralité. Le refus de ces Acadiens, de por- ter les armes contre leur patrie, leur attira des persécutions qu'ils supportèrent avec cons- tance : elles flétriront à jamais le gouverne- ment anglais, qui arracha inhumainement de leurs foyers, au mépris des traités, ce peuple fidèle à l'amour sacré de la patrie ; et dix k douze mille furent enlevés et dispersés dans les colonies anglaises. Un grand nombre de ceux qui échappèrent errèrent, vieillards , femmes et enfans , pendant plus de six ans, à travers les solitudesloinlaines de ces régions , vivant de fruits sauvages, de gibier, de lé- gumes, d'un peu de grains qu'ils semaient et recueillaient en crainte; chassés par des dé- tachemêns anglais, comme des bêtes fauves. C'étoienl des colonies qui nourrissaient de tels Français, dont le gouvernement rompait ( l82 ) les derniers liens. Les Louisianais, de leur côté, n'éprouvaient pas moins de regrets de se séparer de la mère-patrie : long-temps ils se refusèrent d'y croire, ou se flattèrent que ces dispositions seraient changées par de nou- veaux arrangemens ; ils étaient berces de ce3 espérances, lorsque, quelques années seule- ment après la conclusion du traité , Uloa se présenta de la part du gouvernement espagnol, pour prendre possession de la colonie. Mais les Louisianais n'avaient encore reçu aucune notification officielle de leur gouvernement, d'obéir au commandant espagnol ; ils refusè- rent donc de le reconnaître jusqu'à ce que le gouvernement français leur eût lui-même dé- claré ses intentions. Ils adressèrent à la cour de France des représentations, et demandè- rent des instructions. Que pouvaient être ces représentations après l'héroïque dévouement dont les Acadiens avaient inutilement donné l'attendrissant spectacle? Les Louisianais n'eu- rent pas même la consolation de recevoir de réponse. ( 1^3 ) CHAPITRE XLIIL Continuation. Arrii>ée d'Orelljr à la Noii- velle-Orléans. Vingt Citoyens fusillés. XJnzaga ,Goui>erneur. Ses qualités le font aimer de la Colonie. Vont Galvez lui suc- cède, change les Mœurs des Colons. Ses Conquêtes , Ses Etablis s emens à la Loui- siane. Observations sur sa mort. Miro , son successeur. Ses Etablissemens. In- cendie de la yille. JliN 1769, six ans seulement après le traité, le général Orelly se présenta et prit enfin possession de la Louisiane le 19 août. Tout se soumit; il n'éprouva pas le moindre obsta- cle. Cependant quelques jours après il invite les principaux habitans à se rendre un matin chez lui; on croit que c'est pour y déjeûner; vino-t d'entre eux sont arrêtés , les autres ren- voyés, et les premiers sont conduits et fusillés à l'instant : ce fut un véritable assassinat, car dans le fait ces habitans ne pouvaient être ( I&i) coupables du crime de désobéissance, tant que leur gouvernement ne leur avait pas Tait connaître qu'il les transportait sous une autre domination; et enfin, eussent-ils été coupa- bles, ils devaient être jugés selon les lois de leur pajsj ils n'auraient pu l'être selon celles de l'Espagne qu'ils ne connaissaient pas en- core. Le traité qui les réunissait à la monar- chie espagnole, portait expressément que les Louisianais seraient gouvernés selon leurs lois , usages et prérogatives; la lettre qu'écri- vit à ce sujet le, duc de Ghoiseuil, ministre, rappelait ces conditions. Cette plaie saigne encore : tous les Louisianais la ressentent , et n'en parlent qu'avec l'expression de la dou- leur ; les Espagnols eux-mêmes partagent leurs sentiraens, et ne manquent pas d'observer que ce sang n'a point été versé par un Espagnol. Orelli, qui devait son avancement au service militaire , était Irlandais , borné et sangui- naire; il ne sut pas faire d'autre différence entre une compagnie de soldats insubordon- nés, et de sensibles colons élevés sous les lois douces de la monarchie française ; c'est le seul ^cte dont toute la Louisiane ait eu à gémir sous le gouvernement espagnol. Orelli, à qui cette terre ensanglantée du meurtre de vingt ( iSS ) chefs de famille estimables , reprocbait son crime, la quitta bientôt, laissant, pour rem- plir les fonctions de gouverneur de la Loui- siane, sous la dépendance du capitaine-gé- néral de la Havane, dora Louis Unzaga. Ce gouverneur ne fut occupé qu'à faire oublier aux malheureux Louisiauais leur changement de domination et la perte de leurs compa- triotes. Les Louisianais se plaisent à rappeler qu'il enrichit la colonie en tolérant la contre- bande avec les Anglais j ils recevaient par eux, à un prix au-dessous de ce qu'ils avaient ja- mais obtenu , outre les denrées nécessaires à leurs usages, des nègres à crédit, qu'ils payaien t en toutes espèces d'objets de leur produit. ■ Les habitans de la pointe coupée , reste échappé aux massacres des Natchez , aujour- d'hui formant un des plus riches établis- semens de la colonie , leur durent particuliè- rement la fortune dont ils jouissent actuelle- ment. Ces avances des Anglais donnaient aux Louisianais les moyens d'étendre leurs cul- tures , et par conséquent d'augmenter leurs produits. Si les Anglais , recevant en échange des productions , profitaient alors seuls des avantages de ces établissemens, ils devenaient du moins uîiles pou;.' l'avenir à la métropole ( >86) des Louisianais , puisqu'ils accroissaient It grandeur de cette colonie. Une colonie faible a bien plus besoin de cette grande liberté de commerce. Je voudrais qu'un casuiste put résoudre la question du cas du gouverneur Unzaga ; si , pour obéir aux lois de son gouvernement, il devait laisser la colonie de la Louisiane lan- guir et dépérir, ou s'il a mieux fait de les enfreindre pour la faire prospérer. C'est tou- jours un grand malheur quand l'homme en place est réduit à ne pouvoir faire de bien qu'en violant les lois , ou à faire beaucoup de mal s'il les exécute : il n'existe peut-être pas dans le corps social de plus dangereuses causes de démoralité. Don Bernard Galvé, jeune colonel , neveu du ministre de la guerre , succéda au doux et tolérant Unzaga. Des manières agréables , ex- trêmement populaires, lui gagnèrent promp- tement le cœur des faciles Louisianais. Ses goûts pour les plaisirs et le faste lui firent multiplier les fêtes et les rassemblemens oisiff> qui éloignèrent les colons de leurs mœurs simples et de leurs utiles occupations. Il faut le dire, ce gouverneur fut , sous ce rapport, nuisible à la Louisiane j et, quand il eut quitté ( i<^7 ) celte contrée , les impressions qu'il y avait faites j restèrent. Galvës aimant la gloire, et désireux de hâter son avancement, trouva les moyens de servir l'un et l'autre dans la guerre que la France çt l'Espagne déclarèrent alors à l'Angleterre pour soutenir l'insurrection des Américains. Il se servit de l'ascendant que ses manières populaires lui donnaient sur les Louisianais pour les armer en corps de milice et attaquer les établissemens anglais voisins de la Loui- siane. Avec peu de troupes, il marcha à leur tête, attaqua et emporta le fort de Manchac sur le fleuve , à l'entrée de la rivière d'Yberville , et celui du Bâton-Rouge , situé cinq lieues plus haut; l'un construit seulement en pal^s-r- sades , et l'autre en terre. Ces premières vic- toires furent pour les Louisianais un grand sujet d'allégresse _, et cependant c'était par ces possessions anglaises sur le fleuve qu'ils faisaien t celte utile contrebande qui les enrichissait et tendait à faire fleurir la colonie; ils n'en firent la réflexion que dans la suite. Ce n'est pas la première fois que des peuples se sont réjouis de victoires qui leur ont été funestes. L'an- née suivante, Galvès attaqua avec le même succès le fort plus considérable de la Mobile. ( i88) Ses troupes étant trop inférieures pour entre- prendre sur les forts de Pensacole , il passa à la Havane, de là à Saint-Doming-ue fran- çais, où il obtint des deux nations les secours de troupes et de vaisseaux de guerre néces- saires. Les forts et la ville de Pensacole, qui s'attendaient à être attaqués, se rendirent, après peu de résistance et beaucoup de len- teur. Galvès reçut sa récompence de ses suc- cès, par les dignités de lieutenant-général et de capitaine-général de la Havane. Peu de temps après il fut élevé à l'éminente dignité de vice-roi du Mexique, où il mourut. On prétendit, à la Louisiane surtout, qu'il s'était empoisonné, ainsi que son oncle le ministre, quand l'un et l'autre virent échouer le projet d'insurger le Mexique pour s'en faire élire roi. La meilleure réponse à ce bruit popu- laire, c'est que la veuve, simple particulière de la Louisiane , qui ne dut pas conséqnem- ment trouver grand appui à la cour, j fut parfaitement bien accueillie; elle obtint une pension considérable, et elle est morte dame d'honneur de la reine. Ce gouverneur fonda Valenzuela-la-Four- che, dans la paroisse Saint- Bernard, au dé- tour des Anglais, et Galveston sur une des brandies de la rivière Amitié, dont il fut fait comte. Galvès eut pour successeur à ce gouver- nement le colonel Miro , un de ses compa- gnons d'armes, qui gouverna paisiblement la colonie depuis 1780 jusqu'au commencement de 1992. Il fit établir la ville et les fortifica- tions de la Nouvelle-Madrid et de Nogales , un peu au-dessous de l'embouchure del'Ohio, situation favorable à l'agriculture , par la bonté du sol; au commerce de pelleteries , par le grand nombre d'Indiens habitant encore le voisinage de ces contrées, et qui, en cas de guerre avec les Américains, paraissait devoir servir de boulevard contre leur irrup- tion , ou devait du moins leur couper les communications du fleuve. Le fort et la ville furent placés vis-à-vis une batlure qui s'avance dans le lit du fleuve, de manière à le resserrer extrêmement lorsque les eaux sont basses , et rendait par consé- quent le fort maître du cours du Mississipi; le terrain où il fut construit était assez élevé pour dominer au loin , et n'être que rarement submergé ; mais le courant du fleuve frappant impétueusement contre celte terre à pic. ( igo ) friable ainsi que le sont la plupart des rives du Mississipi, en a chaque année fait ébouler des parties de soixante à quatre-vingts toises; - et quoique le fort fût à trois cents toises des bords du fleuve , ces éboulemens successifs l'ont atteint et entamé. La population de ce canton s'^est accrue considérablement. Cepen- dant les eaux, sur ce site plat, stagnantes par les travaux des environs du fort et de la ville, qu'on a négligé de faire écouler ou d'om- brager, ont rendu ce séjour des plus mal- sains. En 1788, un incendie consuma un tiers de la Nouvelle -Orléans. C'était un jour de vendredi-saint, où , pour sa plus grande édi- fication , le dévot trésorier de la Real, nommé Hacienda, avait fait construire une chapelle dans sa maison. La vierge parée d'atours , bien autres que ceux qu'elle portait le jour de la mort de l'homme-dieu, et environnée d'un grand nombre de lumières , prit feu pen- dant que le saint homme à table , aidé de beaucoup de convives, abreuvait largement ses douleurs. Il faut se figurer ce qu'est uii incendie de maisons , toutes en bois , et en bois très - combustibles. Là, où quelques ( 190 heures auparavant étaient des quartiers popu- leux , des rues embarrassées de voitures et de passans , des maisons habitées par des familles, des mag-asins remplis des denrées qu'on enlevait ou qu'on amenaitjlà, en peu d'heures, la vue ne retrouve plus qu'une plaine aride , blanchie par un peu de cendre. L'ha- bitant ne reconnaît pas même l'emplacement de la maison d'où il vient de s'échapper; de sa rue et de son quartier il erre éperdu , emportant de faibles débris de sa fortune, ou n'ayant pas même de quoi reposer sa tête : le gouverneur prodigua des secours à ces in- fortunés; ce qui fut non moins remarquable, c'est sa jeune épouse quittant , dès ce mo- ment, ces parures si chères à son sexe, pour n'offrir l'exemple à cette ville malheureuse que de la plus austère simplicité. Dans ses jours de représentation même on aurait dit une nonnette en petite robe , et en guimpe blanche. Ce désastre donna lieu à un autre moins considérable , mais plus cruel. Le co- lonel Maxent avait ouvert dans ces circons- tances sa maison aux incendiés ; pendant plu- sieurs mois sa table leur fut aussi ouverte , et il fit déposer , dans un vaste magasin à sa cam'- ( 193 ) pagne, leurs effets les plus considérables; Des scélérats, qui n'ont jamais été connus, y mirent le feu pendant la nuit, et la dernière ressource de ces infortunés fut encore la proie des flammes. ij'j 9iiiL CHAPITRE ( «9^ ) CHAPITRE XLIY. Le baron de CarondehH succède à M. Mlro. Ses qualités présentent j par une grande sagesse , la Louisiane des troubles de la Résolution. Ses dispositions à cet effet. Sa modération et son actiiité. Fortijiela Ville, et fait construire plusieurs Forts dans différentes parties de la Colonie. Embrasse dans son administration oiffé- rens objets d' utilitépubliffue. Sa conduite envers Je général Collot. DD. Gayoso et Salcedo j derniers gouverneurs. Obserpa- lions générales sur la manière dont l& Gouvernement espagnol a administré cette Colonie. Produits de cette Colonie. Dépenses pour son entretieri. Sa popu- lation. iVl. MiRO eut pour successeur le baron de .j. .Çaroadelet, né de iamilfe flamande, et qui [ jiivait failles campagnes de dom Gahès. Ce II. w (194) gouverneur développa, dans les circonstan- ces difficiles de la révolution, toute l'habileté d'un homme d'état et d'un sage administra- teur. L'explosion révolutionnaire, prête à écla- ter a chaque instant , fut ou comprimée ou sans eiFet , par la juste combinaison de ses mesures; et il sauva la colonie. Chaque bâti- ment, apportant de nouveaux détails de ce qui se passait en France ; électrisait de plus en plus les esprits; les officiers , les matelots , les voyageurs, parés des couleurs nationales ,. chantant , dansant sur la levée, dans les rues, provoquaient à l'insurrection une ville où le plus grand nombre la desirait. La nouvelle de la mort de Louis xvi augmenta encore la crise. Le baron de Carondelet ne se dissimulant pas les dangers qui l'environnaient, multiplioit avec activité ses moyens de défense, et con- servait en même temps une rare modération envers les plus exaltés : le moindre trait d'ai- greur , comme la plus petite apparence de faiblesse, pouvait tout perdre, et il sut éviter l'un et l'autre. Il fit construire des galères pour être maî- tre partout de la navigation du fleuve; il en- toura la ville de fortifications, et établit par- J ticulièrement des forts qui dominaient sur le C 195 ): Mississipi; les gardes et les patrouilles furent plus multipliées , les canons toujours prêts, comme si l'ennemi avait été aux portes de la ville. Le cabilde, composé seulement de six régidors, fut porté à douze; par là il s'atta-* chait un plus grand nombre de chefs de fa- mille, et donnoit à ce corps plus d'influence pour la tranquillité publique. Des réverbères qu'il établit à la Nouvelle-Orléans donnèrent les moyens de prévenir plus facilement les troubles de la nuit. Dans toute la colonie les milices eurent une organisation qui, les dis- tribuant en plusieurs corps , rendit, s'il était nécessaire , leurs secours plus prompts. Il éta« blit aussi, dans tous les postes, des syndics chargés de viser les passeports des étranger», de faire faire des patrouilles , d'envoyer des détachemens où il serait nécessaire ; de pré- venir surtout les rassemblemens des nègres , d'arrêter tous ceux qui seraient fugitifs. Ses soins s'étendirent dans les contrées éloignées delà colonie : il fit construire sur le fleuve, aux Ecors à Margot , un fort nommé Varanca, un autre un peu plus bas, de l'autre côté sur la rivière Saint-François; il nomma cet éta- blissement Feliciame; c'était comme des éche- lons qui servaient aux forts supérieurs de K a. (196 ) Saint-Louis^ des Illinois, de la Nouvelle-Ma- drid , qui protégeaient les forts inférieurs de Nogalès, desNatchez et du Bâton rouge. Au bas du fleuve il fit bâtir le fort de Plaquemine , devant proléger la ville en cas que celui de la Balize , situé à quelques lieues au-dessous, fût forcé.j Au haut de la Mobile, à l'ancien TombecbeCjil en établit un autre sous le nom de la Confédération. Le baron de Garondelet était en même temps instruit de tout ce qui se passait dans les rassemblemens que la fermentation des esprits rendait fréquens, et il pénétrait ce qui; se passait dans les sociétés les plus par- ticulières où sa conduite était le sujet de toutes les conversations. On mêlait aux outrages contre lui les menaces les plus grandes : il faisait venir les plus emportés , leur répétait ce qu'ils avaient dit; et, après des observa- tions faites avec calme, mêlées quelquefois de plaisanteries , il les engageait à plus de modé- ration , et les renvoyait : plusieurs ont été ga- gnés par ces procédés doux et francs ; mais ceux qui espéraient dans le bouleversement delà colonie, d'autres, peut-être troublés par la crainte , répandaient le bruit que le plan du baron était d'exterminer tous les Français ( 197 ) de la colonie, et que* ses pi^épàratifs ne léH^ (iaient qu'à se mettre éri'iétàl' tlë les égorgei* tous dans tin iiiéine moniént.' t3és li>rv>îts eii"- culaient jusque dans les parties les plu's éloi- gnées de la' Lo'uisiane, élf faiisàient une tèlW impression que chaque Français tenait tou- jours ses armes prêtes, et les avait la nuit a son chevef. J*ai retrouvé dafts- divers cantons de la colonie , et à la Nouvelle-Orléans même,^ des Français encore persuadés que ce plan atroce a existé. Notre révolution a fait répan- dre parmi nOus tant de bruits ab-surdes, qu'il n'est pas étonnant que la' Liôuisiane ait eu atïssiles siens: j'ai comparée <îes* ' récits a^vec' les témoignages de personnes instruites y et j'ai vu combien ils sont dénués de raison ',']& m'en suis entretenu surtout avec la personne qui avait eu particulièrement laconfianee de ce gouverneur; la candeur qu'elle a mise dans ses récits rie m'aurait pas laissé le moindre doute si j'avais pu en avoir. Le baron de Gà-' rondelet, Français, aurait voulu exterminer tous les Français; lui dont l'administration a été constamment douce, marquée au'carac-' tère de la bonté ! Il n'a pas fait incarcérer une seule personne; deux individus à têtes âp- denles , pour ne pas dire plus, ont seulement ( '98) été déportés à la Havane pendant, je crois > deux ans, et leurs propriétés conservées alors comme s'ils n'avaient pas été absens. C'est dans ces circonstances- que le général Collot, accompagné de l'adjudant -général Warin, officier de génie 4u plus grand mé- rite, débarquésl'un et l'autre aux; Etats-Unis , s'étaient, après quelque séjour, rendus au fort Pitt , et rembarques pour descendre rOhio et ensuite le Mississipi;^ sondant par- tout, dessinant ^es principaux lieux , levant les plans de tous les forts et de tous les postes, visitant, sur leur route, les rivières dont jlsi rencontraient les embouchures. Ces deux of- ficiers français répandirent l'alarme parmi les Anglais au Canada, parmi les Américains aux Etats^ynis , et parmi les Espagnols à la Loui- siane. Des ordres furent donnés par les deux premiers pour les arrêter; le baron de Ca- rondelet, qui en fut instruit, reçut de jour à autre de nouveaux détails qui ajoutèrent à ses inquiétudes; et en même temps des avis du ministre du roi d'Espagne près les Etats- Unis, de M. Jaudenés, l'obligè^'ent à faire lui-même arrêter le général Collot à son arri- vée à la Nouvelle-Orléans. Pour l'adjudant- géûéral Warin , il venait d'être assassiné par ( 199 ) des sauvag-es Canadéens sur la rivière des Ar- kensas , près l'embouchure de la Rivière Blan- che. On eut lieu de croire que le gouvernement anglais du Canada n'avait pas été étranger à cet assassinat (i). Le baron de Carondelet mit dans cette arrestation tous les égards dus à un officier général; il fut le lendemain lui rendre visite dans sa prison et s'entretenir amicale- ment avec lui ; ensuite il laissa au général Collot la liberté de s'en retourner par où il voudrait (2). , , / Ces soins de surveillance pour conservée' la colonie , avaient en même temps pour objet de concourir à sa prospérité; il donnait aux uns et aux autres ce double but» Il fit faire ce' (1) Je liens plusieurs de cesi détails de dom André, espagnol estimable, qui a été pendant vingt-cinq ans secrétaire-gënéràrde la province de la Louisiane sous les diiFérens gouvet'rteurs , jusqu'à la reddition de cette- colonie aux Français. . .. JL (2) Le voyage du général CoUpt depuis les Etats^^' Unis jusqu'à la Nouvelle - Orléans , en descendant' par l'Ohio et le Mississipi , est imprimé il y a plusieurs années avec des cartes et planç^ 'CQnsidérablès. Mais la mort de ce militaire, survenue dans cet intervalle, et des discussions d'intérêt, retiennent l'ouvrage sous les scellés, ( 200 ) canal dont j'ai parlé ^ qui, corpnmniquant des . fossés de la ville lau Bajou Saint Jean, faci- litait la navigation de'Pensacole, de la Mobile, des,,Apalaches et, de Galveston., par le lac Poncbartrain. La justice fut mieux adminis-v^ trée sous lui; il donna auxsjndicslc droit dç juger j^usqu'^, la, somme de dix piastres; il obtint de bi cour la diminution .des droits d'entrées déjà cependant modérés. La ville lui . dut aussi l'élablissement de la comédie, d'une comédie française composée de comédiens français écbapués aux malbeurs de Sainl-Do- ming-ue : ces soins ne sont pas assurément ceux d'uo homme qui aurait nourri dans son cœur le désir d'exterminer tous les Français. Un second incendie ayant, en 1795 , consume ce qui avoit échappé à la première, il ïit défen- dre,qe couvrir à l'avenir les maisons autre- ment qu'en, tuile ou en terras^(Ê^^ L'agriculture , ce grand objet des colonies: et de tous les pays du monde, fît, sous son gouvernement, de remarquables progrès ; les. cultures du coton et celles du sucre vinrent dédommager les habitans ruinés et découra- gés par les récoltes infructueuses de findigo, qui, chaque année, mourait subitement sur pied avant d'êlrc en maturité. ( rpoi ) En 1 797, M. de Çarôndelet, nomm'e a la ré- sidence de Qùilô, au Pérou , quitta i^ Lotîi-' siane , où le souvenir du bieit qu'il)' a iaïC arrache encore des élô^'es de kl l^obO'he' même de ceux qui avaient été ses ennemis.''^'' '' " . Son snccessënr'dorTi'Oazi'ôsô, f^récédeni-' ment cnouvefne'ur âes Natché^'J'n'e'dtvdanssa courle adûiinistfation, que le tënips de Taire* regretter celle du baron de Carondelet. Ga-" zioso , aussi mauvais adrainistrateur de kes' ]>ropres affaires q^uè de celles de la chose pu-' blique , mourut insolvable ; il tut remplacé par dora Salcedo, dernirr de tous les gouH verneurs . celui qui remit la Louisiane au cdm'^ missaire français. Pendant ces trente -trois années que ce pajs fut sous la domination espagnole , les mœurs françaises ont toujours fait lé caractère dominant de la colonie; et les Espagnols s'y sont francisés plulôtquelesFrançais nesesont espagnolisés. Les gouverneurs eux-mêmes , ainsi que les coramandanssouseiix,onLadople les n)ceurs françaises, et ont, ou leurs enfans, épousé des françaises. La langue espagnole était si peu usitée, et la langue française adop- tée si généralement, que iap'uparl des Fran- çais nés dans cette colonie même avant et pea- ."> (202 ) dant; la domination espagnole, n'ont pas eu besoin d'apprendre cette langue étrangère. J'ai vu de ces Français ,. ajant toujours vécu depuis leur enfance avec les gouverneurs alliés à quelques-uns d'eux, et qui ne savaient pas un.mat d'espagnol: observation que je crois intéressante , .puisqu'elle prouve jusqu'à quel point les Espagnols ont ménagé le caractère français ,^ .ont respecté, d'après le texte du traité , la propriété la plus sacrée de toutes , celles de nos loi5, mœurs et habitudes. Toutes les terres ont toujours été données parle gouvernement gratuitement aux parti- culiers, excepté un léger droit d'expédition de l'acte. Et si on peut faire à cet égard des reproches à ce gouvernement, c'est -d'avoir fait des concessions à des gens qui ont, par elles, nui aux progrès delà colonie, au lieu d'j concourir. Les Acadienset d'autres, indépendamment de ces concessions gratuites, ont encore reçu du gouvernenient des secours annuels pendant les premières années de leur établissement; ces dépenses ,les constructions des forts , Ten- tretien d'environ deux mille hommes de trou- pes coûtaient annuellement à l'Espagne cinq à six cent mille piastres, et le droit de six ( 2o3 ) pour cent de douane ne produisait pas plus (en raison des fraudes multipliées) de cent mille piastres, le gouvernement avait donc un excédant de dépenses de quatre à cinq cent mille piastres qui se répan4aient dans la colonie et grossissaient la masse du numé- raire. Ces quatre à cinq cent mille piastres dépensées, principalement par des militaires qui ne produisaient rien , faisaient que la masse des importations excédait la masse des exportations; car il fallait importer , i^.pour les colons qui donnaient en échange leurs denrées; 2". pour les militaires et employés qui ne pouvaient donner pour échange que du numéraire. Les produits de la colonie ne s'élevaient guère en totalité , même sur les derniers temps, que de cinq à six millions de livres tournois, dont le sucre et le sirop fai- saient seuls près du tiers. Ces produits , dis-je, ne pouvaient compenser les doubles impor- tations , l'une pour les colons, et l'autre pour les employés; il fallait donc y suppléer par une portion de numéraire qu'elle recevait du gouvernement; c'était même pour elle un bien, car le numéraire, devenant trop consi- dérable , aurait rendu la main-d'œuvre chère de plus en plus, et par conséquent aurait nui aux travaux de l'agriculture surtout. , ( 204 ) Je termine ce récit rapide de ce que m'a offert de plus intéressant l'administration de la Louisiane sous le gouvernement espagnol, par le tableau de la population de cette colo- nie, selon les divisions territoriales reçues par ce gouvernement , et tel qu'il a été donné. POPULATION. BASSE-LOUISIANE. observations, „ ^ ,, C Blancs 3q48 ') ^'«^^ '" «levé des ,«- "KT^rÊfalJo rir7ônnQ\ „ ..4 i ^ J censemens de 180O ; il» iV0Mpe/^e-Ur/ea«S\Qgj^g Ji|jj.gg çlg / s.mt évidemment errUs et \ lo 1 ^«7/r>(300O elau-dessousdelarénlité. _-, , à couleur iC>OJ( T>a population a a'ailleurs son raubOUrg. f KodaveS . 2773 l sensiblement augmenté, \^ ***** I I J même depuis un an. Saint- Bernard t i, u-. . j v^i^i»»./ .-r^. .«v. j^^j hahitans sont ries Qll, Colons transplantés des ,-, f. r:c Canaries ici , et il y a Terre aux Bœujs ^ obi peu d'esclaves. Cote â! EN -SAS ou de la Ville O" suppose le nomlr» , , Ti 7* "70 0 *1^^ esclaves de 1200 à a la Daiize 2ooo ,500. Gentilly et Bayou , Saint - Jean 489 On croit qu'il y a m— /^i*J. J^Tt-a -wr ^ rtrw, vïron le même uoi'nlire LotedEN-MAUT ^^ ,, J ,j„„ ,^1,,,„ ou sur ces igSS iodividus. Chapitoulas i444 ^Blancs ^^9} Côte St.-Charles ^Libres de cou- (54,4 R.crnscment de i-;m l.tfes^//e/na«as.i leur io5r^* '805. ^Esclaves 1620) ^ o . T C Blancs 1161 Baptiste 2. des \ jg^^j. _ ^ ^^>Q.'ilÔ Recensement de 1 8oj> Allemanas. (Esclaves'.'.'.'.! i2o4 Total i7,8G5 ( 505 ) Ci-contre 1 7,865 ^Blancs i584^ Cabahanocé , 0« UiLreS de cou- ( Recensemem de .805, 1. des Acadiens. ^ leur 19( (Esclaves ^^^9J T P lo/l n C-'^'^"^^ ^11^ Keccns. de 1797- On ^a/^OMrC/ieaeU«e-\j^|^^gg Jgç.Qjj_ r peut hardiment suppo- llmachaS ou 2. des< r^ „, , rz? l lO'i ^pr l'augmentation d'ut» J leUl • V sixième depuis ce temp» Acadiens. r Esclaves 464^ jusqu'à présent. f^alenzuela de lai E\ /. „ , «^ -r-, ^ {ni 1 i-illHcH Recensement da 1 8o5. Fourche. \ Esclaves ^7^ î /"Blancs 11^\ \x -Il s Keceiisemcnt de 1797. -. .., ^Llbresde COU- r On peut encme ici sup- IberVlLle. < ]„„„ 8/^^ poser avec assurance l'au- M rt r\ gmentation d'un sisième, (^ Esclaves oi4J Blancs 2l3^ jLibres de cou- f , Galveztown. < j^^j, g> 2^7 Esclaves 26) Recensent, de 1791. Il avait donné l52l iiidiv. en 1785 , et la propor- P, /~i I r T>1 fiftr. \ tion a été plus forte pos— Ointe Loupée oui Blancs 0^7 ( ^^ térieurcment dans l'ac- Fausse Rivière. (Esclaves i6o3 ) croisscmcnt de u popu- *■ lalion. Onpcut lévaluer, sans crainte de se trom- per, à plus de 3ooo âmes. (Blancs 2270^ ^ , )LibresdeCOU- („ .^ HecensementdeiSoS. JtahapaS. < J^^^. 210(^7^6 ÇeUu d^^.^789 montait K (Esclaves 1266) i Recensement de 179/. Le Poste contient en C8 moment plus de 600 iciix odoT et près de 4ooo âmes, sur ^^^7 lesquelles on ne compte pas au-delà de 5 ù 'too esclaves. Letlers do cette populat. est américain. Blancs 3^^} , „ JLibres de cou- \. / >? t, — ^ .,„/ Avoy elles. < i . ? 432 Recensement de 179-.. Esclaves 94 y Total 34,6o5 ( 2o6 ) He Vautre part .^4,6o5 ni f Blancs 606 ) - Rapides. (Esclaves...... 1765 7^2 Recensement de 1799. NachitOcheS, \ Esclaves 7 18 1 ^'^^° Receniement de 1791. Ouachilas. I Esclaves .'.'.*.'.' ôs] ^9^ ^•"*°'- . ' EUlïlissemçnl naissant /Tr ^ où néanmoins il y a déjà ^OnCOrae plusieurs habitans , aih^ qa'à CstaoalOu,, ,,' four mémoire. ^Blancs 34o^ j f Mjibres de cou- f ^rlCCinsaS. < Ipnr ^f ^92 Recensement de I73f, (Esclaves ij) Total ^7^97 indivia5500 En iSoS. Saint- Charles. Saint-Ferdinand^ Saint-Louis. Total 7,000 inâividui^. RÉGA-PITULÀtIOW. Basse-Louisiane . ......... 37,697 ff f Ames. t±A UTE-LOUISIANE. ...,'.. i .. . 7,O0O Total GÉKÉiiAz.ii'.-VV-l.. 44,6g7 ^„,,,. ( 207 ) CHAPITRE XLV. Voyages dans Vintérieur. Détails sur la manière de owjager. Des dijférentes es- pèces de Voitures d'eau. Des Rameurs ou Engagés. Dangers de la napigation sur le Fleuue. 1^'oN est tellement accoutumé à voyager dans ce pays par eau, que le mot générique de •voiture s'applique toujours à un bateau ou nacelle. Quand un habitant dit, J'ai amené ma voiture jj'eT^ous offre une place dans ma "voiture , il faut supposer qu'il parle de sa pirogue ou de sa barque , comme le Parisien, en disant le même mot, désigne son carrosse. Les voitures dont on se sert sur le fleuve sont très-variées dans leurs grandeurs et dans leurs formes; il j en a beaucoup de faites d'une seule pièce ; d'autres de deux à trois troncs unis solidement et proprement; d'au- i- (208) très son!: de vrais bateaux faits de plnnches pinson moins épaisses, construits à l'euro- péenne: les uns sont à fond plat, d'autres l'ont seulement un peu bombé, d'autres tont- à-Tait arrondis sont armés de quilles comme les constructions maritimes. Quelques-uns ne peuvent contenir que deux ou trois person- • nés; un g-rand nombre en ont trente à quarante, et se chargent du poids de plus de cent ba- riques. Les unes sont extrêmement alongées , effilées à leur extrémité ; les autres sont massi- vement de lar^res carrés lonsrs, comme ceux appelés ch dans. On nomme /^/Vo^/ze'»' ceux d'un seul tronc : il est de ceux-ci qui ont quarante à cinquante pieds de longueur sur ' une largeur de plus de six , avec pne profon- deur de quatre à quatre et demi; ces piro- gues sont faites de Ijard'^u peuplier, arbre qui, dans ces régions, parvient à nne gran- deur démesurée ; mais le plus ordinairement elles sont de cyprès , bois aussi léger et beau- coup plus solide, se déjétant moins , -et se conservant loni^r-temps dans l'eau , sans s'al- ' térer à l'air. Les meilibrûtes des bateaux de plusieurs pièces sont en chêne de ces ëspè- '" ces dures él naturellement . tortueuse!»' r un ' petit nombre sont construits tout en chêne ; ils ( 209 ) ils viennent des rivières éloignées au nord où ne croissent plus de cjpres. Sous les climals chauds le chêne se relire et se gerce trop vite : il ne peut y être de longue durée. La grande diversité de ces voitures d'eau n'est point due aux caprices de la mode, ainsi que le sont parmi nous nos voitures roulan- tes, tantôt superbement élevées, pour être rabaissées lout-à-coup terre à terre ; tantôt décorées de bronzes ciselés pour ne plus se couvrir que de frêles plaques et de minces baguettes ; tantôt montées carrément , se prononçant leurs angles à vives-arêtes , puis se contournant en gondoles arrondies. L'art naissant dans ces lieux ne saurait sans cesse recréer à grands frais des formes nouvelles , pour les remplacer aussitôt par de plus aou- yelles. Cette diversité des voitures d'eau tient à la diversité de leur usage et des lieux qu'elles doivent parcourir; celles, par exemple, qui viennent de ces rivières lointaines, larges, peu profondes, sont larges et plaies, pour tirer moins d'eau , tandis que celles qui, jour- nellement, voguent sur le lit profond du fleuve, et ayant de violens courans à vaincre , y sont plus alongées^ à plus hauls bords, et plus pe- ir. o (210) santés; leurs fonds épais et arrondis résistent et coulent mieux sur les troncs écornés des arbres qui encombrent de toutes parts le lit. Ces bajoux étroits et tortueux, où les eaux, parfois , se précipitent en torrens , exigent des voitures plus écourlées et moins pesantes, tandis qu'à d'autres il faut encore de plus lé- gères esquisses pour franchir des rapides , et glisser, à défaut d'eau, sur la grève. Le luxe cependant a aussi ses voitures ; elles servent à conduire à la ville les riches habitans voisins ; elles ont seulement sur l'ar- rière une espèce de pavillon ; le reste est dé- couvert et garni de bancs pour les rameurs. Vingt esclaves silencieux et mornes devant leur maître au regard sévère , frappent vive- ment l'oiide de leurs rames bariolées : la va- nité du maître les a tirés de son champ pour les étaler en spectacle le long de la ville , comme en France elle fait charger le derrière des carrosses d'inutiles laquais. Quinze à vingt esclaves, medisais-je, pour promener triste- ment deux ou trois maîtres; et nos bourgeois de Paris qui , les dimanches de septembre, se cotisent quinze à seize, à quatre ou cinq sous par tête,pour descendre jusqu'à Saint-Gloud, i>Q contentent des bras vigoureux de deux ba- (311) teliers qui , en les menant allégement , égaient encore, par-dessus le marché , la bande joyeu- se; l'aut-il demander lequel des deux vaut le mieux? Les voitures destinées à remonter le Mis- sissipi pour aller si loin dans les divers éta- blissemens de la Louisiane porter aux culti- vateurs les objets nécessaires à leurs besoins, (ont toutes sur l'arrièi-e un couvert nommé tendelet, faitqaelquel'oisen menuiserie , mais le plus ordinairement en simples perches cin- trées , recouvertes d'une large toile bien gou- dronnée, pour y être à l'abri du soleil et des pluies ; quelquefois, au lieu de toiles goudron- nées, on le couvre de peaux de bœuf. Ce ten- delet est destiné pour le maître de la voiture et ceux de sa société : plus élevé que le reste de la voiture, il est assez commode durant la marche, pour observer le paysage : on y dort la nuit, on y mange de jour, quand il fait mauvais temps, et il faut s'y tenir pendant la durée de la marche , quoiqu'elle soit lente, parce qu'en beaucoup d'endroits on ne trouverait pas de chemins pour suivre à pied. Une autre grande toile nommée prélat , goudronnée avec encore plus de soin , et de l'étendue de tout le bateau, couvre tous les o 2 ( 2J2 ) objets dont il estcliarg-é, afin qu'ik ne puis- sent être avariés par le mauvais temps. Les rameurs sont distribués également de chaque côté ; à l'arrière est le patron qui gouverne, et en avant un homme , nommé bosman , une perche à la main , sonde les lieux où l'on craint de toucher. Le nombre de ces rameurs varie selon la grandeur du bateau , depuis trois ou quatre jusqu'à vingt ou vingt-cinq. La navigation du Mississipi n'est point comme celle des rivières d'Europe qui dé- bouchent dans l'Océan , où, à l'aide du flux , on remonte à de grandes distances. Ce flux, peu sensible sur les attérages de la Louisiane, ralentit un peu le cours du fleuve , mais ne repousse jamais son impérieux courant pour le Faire rebrousser. On ne saurait donc re- monter ce fleuve qu'à la voile, à la cordelle et à force de rames. A la voile , son cours est si tortueux qu'on ne peut en faire usage que par moment. Ces hauts arbres qui, dans les lieux non défrichés, bordent ces rives, in- terceptent encore les vents. La cordelle ne peut être employée que sur les bords défri- chés ^ où les hommes qui tirent ces longues cordes puissent marcher librement; et encore (2l3) lîans les larges b allures, c'est-à-dire sur ces rives planes où il n'y a pas assez d'eau, les baleaux sont obligés d'aller loin au large; la cordelle ne peut alors être d'usage. Dans la suite, sans doute, les rives , régulièrement défrichées, inviteront à faire des établisse- mens de relais de chevaux qui , en accélérant la marche des bateaux , diminueront consi- dérablement les frais de navigation ; actuel- lement c'est la rame qui agit le plus ordinai- rement et parfois toujours. Un bateau, chargé et bien armé en rameurs, ne fait pas plus de six lieues par jour, encore faut-il qu'il soit gouverné par un patron ex- périmenté : il doit connaître de quel côté est le courant pour l'éviter, et celui des remous ou contre-courans pour s'y mettre; ces re- mous ont quelquefois près d'un demi-quart de lieue de longueur, et font presque d'eux- mêmes remonter le bateau. Il doit savoir à quel lieu le courant revient de son côté pren- dre la place du remous, afin de traverser le fleuve à temps pour regagner cet autre re- mous. Ces traversées sont difficiles et quelquefois^ dangereuses; an milieu du fleuve, la force du courant fait dériver le bateau d'un mille on ( ='4 ) deux; la voix du patron anime alors de plus en plus les rameurs , et il n'a pas oublié au- paravant de leur distribuer le filet j c'est la mesure ordinaire de tafia. S'il j avait du vent , et qu'il vînt de la rive même qu'il veut gag-ner, c'est une raison de plus pour s'efforcer de l'atteindre ; le bateau y serait abrité par la terre et les arbres; mais si le vent s'accroît subitement pendant la traver- sée , les lames soulevées heurtent le bateau , entrent dedans, menacent de l'emplir, alors il faut revenir en hâte : c'est un bonheur d'atteindre le rivage qu'on fuyait; mais d'au- tres dangers y assaillissent les voyageurs : le vent, qui vient de la rive opposée, pousse de plus en plus les lames sur le bateau atta- ché au rivage ; et s'il y est à découvert , s'il n'a pas trouvé d'anses serrées défendues par des arbres, les vagues mugissantes le frappent, le soulèvent, le jettent au loin sur la rive et l'y brisent. J'ai vu de ces colosses de chalans semblables , par leurs formes , à des maisons ambulantes, descendant lente- ment sur la surface unie du fleuve tranquille, poussés tout-à-coup par l'ouragan sur le ri- vage, rester à sec en pièces, à plus de vingt- cinq pieds au-delà du bord des eaux rede- (2l5) venues tranquilles, et leur cargaison de colon abandonnée au gré des flols. Le bateau qui craint l'orage doit encore bien plus redouter ces tournans, ces espè.ces d'anses où les terres s'élèvent à pic et sont chargées, jusqu'auprès du bord, d'arbres droits et pressés entre eux. Fuyez, fuyez ces perfides retraites ; bientôt cette terre elle- même, frappée par les vagues écumantes, va s'écrouler, s'enfoncer dans l'abîme, entraînant ces hauts arbres qui, debout encore, ne lais- seront plus voir que l'extrémité des branches de leur superbe cime. .Le calme a lui-même ici ses dangers. Taur- dis que d'ardens rameurs font non loin de la rive gémir sous leurs rames ployantes l'onde tranquille des remous, le bateau heurte avec impétuosité un de ces perfides troncs aux branches écornées. Souvent en vain lesrameurs redoublent d'efforts pour le tirer , en vain ils plongent et tentent de le soulever; le fond se perce et s'entr 'ouvre; l'eau y jaillit à gros bouillons, il faut en hâte tout jeter et se sauver. La navigation du Mississipi qui , depuis la Nouvelle-Orléans , remonte si loin sur tant de rivières , à des centaines de lieues au nord , (2l6) à Tonest , à Test, dcTientde jour en jour plus considérable, et rend par conséquent déplus en plus précieux les hommes qui s'j consa- crent; ce sont, pour la plupart des matelots européens français, quelques Anglais, et, pour les voyages peu éloignés , des habitans du pays, qui, n'aimant pas l'agriculture, préfè- rent ce genre de ^ie ; mais le plus grand nombre de ces rameurs sont des Français Ca- nadiens: ils ont conservé tonte leur physio- nomie nationale dans leur langue qu'ils par- lent assez bien, dans leur caractère impétueux et bruyant. Ce sont les meilleurs navigateurs du fleuve. De loin on reconnaît le bateau qu'ils montent, au bruit plus répété de leurs rames, aux chants et aux cris qui résonnent sôûs ces sonores forêts. On loue ces bateliers au mois ouau voyage: delà ils ne sont désignés dans le pays que sous le nom générique d'e7z^<2^e5. Le prix moyen pour chaque homme, y compris sa nourri- ture, revient à une piastre par jour. Ils seraient en peu de temps à leur aise s'ils n'étaient presque tous ivrognes , joueurs et dissipateurs avec les filles. Peu de jours après leurs voyages faits , ils n'ont déjà plus le sou : j'en ai vu perdre, dans la nuit même de leur ( 217 ) arrivée, tout ce qu'ils avaient gagné partant de fatigues et de dangers. Pour les rembar- quer, il faut toujours leur faire des avances , car souvent ils ont joué jusqu'à leurs îiabits ; et trop souvent plusieurs d'entre eux s'échap- pent après ces avances. A la ville ils ont des auberges atitrées où on les trouve , et presque tous ils y sont endettés. Les peines de leurs voyages et les excès où ils se livrent les usent promptement, et peu d'entre eux arrivent à un âge moyen. On part régulièrement au point du jour : de deux heures en deux heurc'^ on fait une pause pour reprendre haleine; c'est ce qu'on appelle fumer la pipe. Trois fois le jour , au moins , on distribue le filet (mesure de tafia) ; on déjeune ordinairement abord, mais tou- jours à midi on descend à terre jusqu'à deux heures pour dîner et se reposer. Dès que le bateau est attaché sous de doubles amarres , chacun s'empresse de rassembler le bois pour le feu : on prépare le dîner ; c'est du cochon salé ou du bœuf avec du riz ou du grri (maïs concassé) :on est aussi toujours approvisionné de biscuit; les maîtres ont en outre de la volaille , et souvent du gibier. Le soir on dé- barque, au coucher du soleil, sur un campe- (2l8) ment près duquel le bateau est en sûreté , , et où les engag-és peuvent en être très-près en cas de mauvais temps. Le souper fini , chacun d'eux se couche autour du feu qu'on a soin d'entretenir pendant la nuit. Ceux des engagés soigneux , ont toujours une peau d'ours et une ou deux couvertures , selon la saison ; quelque temps qu'il fasse , même dans les plus grands froids, ils ne dorment pas autrement : ce qui est remarquable , ils ne sont jamais enrhumés. Le maître et sa com- pagnie , abrités sous le lendelet , veillent plus particulièrement à la sûreté du bateau. Cette manière de voyager pourrait être très-agréable pour des curieux qui se con- viendraient par les goûts et le caractère : un bateau d'une construction légère et peu char- gé irait plus vite, et la nature offre partout tant de variétés dans les points de vue , dans ses diverses productions, qu^on a toujours de nouveaux objets à observer. Je fis ce premier voyage sur le bateau d'un de ces Français perdus, qui , au commence- ment de la révolution, étaient partis de Paris pour se rendre, parles Etals-Unis, au Scioto, terre de promission , disaient les intrigans qui les vendaient, où tout croît à souhait; ( 219 ) mais ce qu'ils n'avaient pas dit, c'est qu'il fal- lait préalablement la racheter , la découvrir d'arbres dont une vingtaine auraient, pour les arracher , coûté des années de travail au Parisien inexpérimenté , et qu'en même temps on avait à soutenir de continuels combats contre des hordes de sauvages mécontens, qu'on vînt de si loin s'emparer de forêts où ils avaient reçu de leurs ancêtres le droit d'y poursuivre les bêtes fauves pour s'en nourrir. Ce Parisien , rebuté et de ces énormes ar- bres et de ce voisinage des sauvages , était venu , en se confiant au cours de l'Ohio , cher- cher, ainsi que beaucoup d'autres de ses com- pagnons , de meilleurs destins à la Nouvelle- Orléans. Mécontent encore après quelques années de séjours , il allait tenter une meil- leure fortune dans les régions réculées que baignent les eaux du Ouachita. Le désir d'al- léger les dépenses de ce voyage , et d'autres vues dont il ne me fit pas part, le rendirent pressant pour me déterminer à commencer mes voyages sur son bateau ; et mes arrange- mens étaient trop avancés avec lui , lorsque plusieurs personnes de la ville me firent des observations sur le choix que j'avais fait. Nous partîmes, et je pus contempler, du ( 22G ) milieu de ce beau fleuve, ses bords décou- Terts-, parés de distances en distances de rian- tes habitations. Nous ne faisions , dans les premiers jours, que trois à quatre lieues sur ce sinueux lit; ainsi pouvant suivre à pied et m'arrêter, j'avais le temps d'observer de nou- veau des objets que j'avais déjà visités pendant mon séjour à la ville. Je me disais : Il n'y a pas quatre-vingts ans' ces rives étaient couvertes d'arbres serrés , élevés, penchés, abattus; d'énormes troncs, amoncelés de toutes parts, obstruaient etre- tardaienlr le cours de ce grand fleuve ; ils le contraignaient, dans sesdébordemens , d'inon- der plus long-temps ces terres , de les char- ger davantage de son épais limon; le sourd mugissement des flots embarrassés, mêlés aux chants aigres des innombrables légions d'oi- seaux aquatiques , retentissait sans cesse dans ces lugubres solitudes, et le sauvage errant n'y faisait entendre que craintivement par in- tervalle le cri perçant du secours (i). Ceux de ces audacieux Canadiens qui , les premiers, (i) Les sauvages ont, pour s'appeler au milieu cle leurs forêts, une manière de cris fort aigu, et qui s'entend de très-loin. ( 221 ) tentèrent de s*ouvrir de nouvelles routes sur ces ondes, d'abord redoutaient l'approche de ces perfides rives; et, vojageurs nocturnes, ils assoupissaient le bruit de leurs rames pour rendre leur marche plus silencieuse. Mainte- nant ils ont disparu ces arbres menaçans,fils des siècles, qui inclinaient leurs larges touffes sur ces ondes rembrunies ; ils ont disparu soxis la main puissante de l'homme civilisé! ma vue peut au loin errer sur ces rives planes et riantes, et s'égarer dans ces fugitifs détours* Ces amas de troncs repoussés loin des bords, ont descendu pour servir de jouet aux flots de l'Océan, et partout le voyageur erre ici avec sécurité; le sauvage lui-même, tranquille sous nos lois protectrices, n'y est plus agité .de la crainte : ce fleuve , plus libre, élargit son lit et roule plus paisiblement ses ondes ma- jestueuses. Mais l'homme, son maître, lui a marqué ses limites, et il lui défend de les franchir : en vain tant de rivières tributaires rassemblent leurs eaux , de tant de montagnes nébuleuse^ , de tant de glaciers fondus par le souffle des printemps; en vain tous à l'envi grossissent , soulèvent ses flots arrogans ; et les vents , les tempêtes accourent encore en v^n pour les agiter avec plus de furie. Il ( 222 ) n'osé plus immerger ces plaines qu'il a créée«>, où naguère il s'étendait eu dominateur; il fait avec plus de hâte entre deux frêles levées; et derrière elles , au-dessous de la surface mena- çante de ses ondes , s'élève avec sécurité une longue suite de salubres habitations qu'en- tourent des champs de maïs, de coton, d'in- digo, de riz , de cannes à sucre; et là où du sein de la fange se reproduisaient toutes les races immondes de reptiles , là maintenant des générations d'hommes, des troupeaux utiles vivent et multiplient. Venez, détracteurs de la civilisation, sur ces sites; puis enfoncez-vous dans ces marécageuses solitudes, et dites si, parles arts, l'homme n'est pas plus grand, plus heureux, meilleur, et la nature plus ri- che; que votre amère censure se réserve pour ces villes fastueuses où l'abus des arts crée sans cesse d'inutiles besoins, retient l'oisif dans la mollesse, enivre l'orgueil d'encens per- fide, et ne laisse à la misère que l'abjection ou le désespoir; mais dans ces lieux où l'homme, par de glorieux travaux, fécondanf la nature, crée de nouvelles richesses pour lui, pour les générations à venir, pour les régions les plus lointaines; courbez un front respectueux, ne faites entendre que les élans de l'admiration. (223) CHAPITRE XLVI. Naturalisation de la Canne à sucre. Innouatioîi utile dans sa culture. Eta- blissemens des Sucreries. Obstacles qui s'jr sont opposés. Leurs produits. C& qu'ils peui^ent être à F avenir. Les habitations considérables voisines de la Nouvelle-Orléans sont en grand nombre des sucreries. C'est un g-rand effort de l'homme d'à- voir su naturaHser cette plante , indigène de la zone torride, sous le climat de la Louisiane , où les froids sont courts, mais irréguliers, âpres et subits. Ce qui est encore plus important, relativement à la prospérité des colonies, c'est que la canne à sucre, cultivée jusqu'ici avec les seuls bras , je veux dire avec lu pioche , a commencé à l'être par les Louisianais avec la charrue. Ainsi se diminue le nombre des hommes nécessaires à l'exploitation des su- creries , avantage général que toutes les ( 224) colonies partageront , qu'on peut regarder comme une découverte, et qui doit procurer aux Européens le sucre à meilleur compte. On avait depuis long- temps essayé à la Louisiane la culture de la canne à sucre ; quelques plans cultivés par curiosité dans des jardins, donnèrent l'espoir de faire cette cul- ture en grand, et il y a environ cinquante ans que des particuliers firent des tentatives. Ce qui paraissait un obstacle invincible , c'est qu'aux colonies, où les chaleurs sont cons- tantes, il faut de quatorze à dix -huit mois pour faire parvenir les cannes à leur parfaite maturité, et les froids intermittens de la Basse- Louisiane ne laissaient pour leur végétation qu'environ neuf mois. A l'époque de ces froids , la canne n'offrait point un suc gélati- neux , perlé j comme celui des colonies j sa substance , encore aqueuse, ne donnait pas le moyen de pouvoir le réduire en bon sucre ; et si la canne éprouvait l'action des froids trop vifs , son suc alors se décomposait en- tièrement, et laissait encore moins la possi- bilité d'être élaboré en sucre. Mais les pre* mières gelées arrêtant seulement la végétation, G^est^à-dire , empêchant que la canne ne se nourrisse de nouveaux sucs , sans altérer sa conformation ( 225 ) conformation inlérieure, ces premières geiées légères favorisent alors sa maturité au lieu de lui nuire. Le soleil, encore chaud, fait, dans les premiers intervalles de ces petites gelées , évaporer ce que la canne a de trop aqueux, rapproche ainsi davantage les parties sucrées > les met en fermentation, et les amène au point nécessaire pour être élaborées. Il a donc fallu, par des observations suivies, reconnaître à la Louisiane ce point de la plus grande maturité de la canne à sucre , placé précisément entre le commencement des premières gelées , où «lies suspendent seulement la végétation de la canne à sucre, de celui où, devenues plus fortes , elles détruisent l'organisation inté- rieure de la canne et en décomposent le sucre. Alors on imagina de couper les cannes après les petites gelées ( en novembre )> de les amonceler et de les couvrir, pour les garantir des grandes. Cette découverte faite , il restait à construire les bâtimens nécessaires, à se procurer lesinstrumens propres à la fabrique, objets extrêmement dispendieux et embar- rassans , quand, d'un côté , le commerce n'offre cas encore sur les lieux ce qui est nécessaire, et quand, de l'autre, l'expérience ne vient pas éclairer dans un art très- difficile. Ces di- ( 226 ) vers obstacles arrêtèrent les Loiiisianaisjet il y a seulement dix aiis que de fugitifs colons de Saint-Domingue déterminèrent de riches habitans à faire en grand d'autres tentatives. Il fallut alors payer un jeu de sucrerie de tleux à trois mille piastres, dépenser quatre à cinq cents piastres pour la seule mécanique d'un moulin à bétes, indépendamment de la nourriture des ouvriers et du transport des matériaux. La seule monture des chaudières coûta , pour le maçon , jusqu'à trois cents piastres. Ceux des habitans de Saint-Domingue qui dirigeaient durant environ deux mois la fabrique d'une récolte d'à peu près cent mil- liers de sucre brut, se firent payer de mille à quinze cents piastres. L'interdiction de l'en- trée de toute espèce de nègres, rigoureusement observée par le baron de Carondelet, à qui, cependant, on prêtait alors la stupide inten- tion de faire insurger ceux de la Louisiane, pour égorger les Français; cette inlerdiction élevait le prix des nègres faits à la culture de mille à douze cents piastres. Ces excessives dépenses n'arrêtèrent pas les Louisianais , et plusieurs virent leurs efforts couronnés d'heu- reux succès. La canne , ce roseau que la nature destine ( 227 ) j>ourîes lieux frais, croît sur leurs terres suhs^ lantielles et humides avec une rapidité sur- prenante. Plantée en janvier, lévrier et mars, elle s'élève moins jusqu'au temps des pluies tihaudes du solstice ; mais alors sa tige s'é- paissit bientôt jusqu'à deux pouces de dia- mètre , parvient en octobre à huit ou neuf pieds de hauteur, est en état d'être coupée et élaborée vers les premiers jours de no- vembre, et un seul arpent de canne peut déjà donner deux milliers pesant de sucre et en- viron deux barriques de sirop. Le quintal de sucre , eslimé à huit piastres, prix qu'il n'a cessé de valoir jusqu'à ce jour, et la barrique de sirop à quinze piastres , quoiqu'elle se vende actuellement jusqu'à vingt piastres, offrent donc un produit de cent quatre-vingt-dix piastres ou de mille livres ( la piastre valant 6 livres 5 sous), et l'état des choses annonce plutôt une augmentation de prix qu'une di- minution. Cependant les cannes de rejetons, c'est- à-dire de celles qiii sont plantées depuis un an et deux ans, donnent des jets plus substan- tiels, mais moins élevés et moins gros; ainsi elles sont moins productives. Une plantation 4e cannes dont un tiers est del'annéç, ua p 3 ( 228 ) autre tiers d'un an , et le troisième tiers dé deux ans , n'offrirait pas un produit aussi con- sidérable. En le réduisant l'un portant l'autre à douze quintaux de sucre , et une barrique et demie de sirop par arpens , ce sont 118 pias- tres et demie , et pour cent arpens 1 i,85o pias- tres ou 61,2 1 2 livres tournois. Quarante nègres suffisent pour cette exploitation ; chaque tète de nègre produit donc alors environ trois cents piastres. Les Louisianais, animes par des produits si considérables, eurent bientôtacquis les connaissances nécessaires pour exploiter eux-mêmes et présider aux constructions né- cessaires. Le commerce aussi leur a amené les chaudières et autres ustensiles en si grande quantité qu'ils les ont eus à des prix modiques; leurs dépenses ordinaires n'ont pas alors ex- cédé mille à quinze cents piastres : n^ajant plus à payer de fabricans de sucre et d'ou- vriers, ils n'ont eu besoin que d'un économe^ d'un aide durant la roulaison, et de faire les légères dépenses de l'entretien. Toute leur terre est propre à fabriquer la brique ; ils y trouvent également les bois de construction , de chauffage et de tonnellerie. Un fossé qu'ils font pour égoutter leurs ter- xains s'avaDcanl dans le fond de leurs habi- ( 229 ) talions à travers leurs bois , sert en même temps de canal pourtransporler ces objets, et même pour aller recueillir près des lacs les coquilles dont ils font la chaux. Tout cela s'exécute par leurs nègres; et il faut convenir que plusieurs Louisianais montrent dans ces divers travaux beaucoup d'intelligence. En voici une preuve remarquable : Des par- ticuliers de Saint-Doming-ue qui dirigeaient les constructions nécessaires aux sucreries, donnaient à l'édifice principal, celui pour la roulaison , une forme presque circulaire , mais anguleuse à six ou huit pans. Un créole nommé de Gruise, descendant d'un de ces officiers français venus à l'époque de réta- blissement de la colonie, sans instruction, et aidé de son seul génie , observa que ces édifices anguleux étaient désagréables , et employaient beaucoup plus de matériaux. On lui objecta que la forme circulaire était d'une exécution bien plus difficile , qu'elle exigeait des connaissances d'architecture, et des ouvriers qu'on ne trouvait pas dans les colonies. M. de Gruise avait entendu parler de la halle de Paris; et sur les notions vagues qu'on lui en donna , il fit exécuter en brique, à deux lieues de la ville,, sur son liabitatiou'y ( 25o ) une rotonde si ressemblante, qu'en la voyant j'en témoig-nai ma surprise ; et je fus bien plus étonné d'apprendre de M. de Gruise même comment , sur l'idée qu'il en avait conçu, il avait pu la faire exécuter. La canne à sucre n'est point sujette aux maladies de l'indigo , ni à être dévorée par les insectes comme le coton ; ainsi elle pré- sente la perspective d'un revenu plus cer-- tain. Aussi le nombre de plantations s'au- gmente de jour en jour, et bientôt ce sera la principale culture de tous ceux qui auront les moyens de former ces établissemens sur les lieux où le climat de cette contrée lui sera favorable. En 1802, on comptait soixante- quinze sucreries. Les plus fortes ont produit jusqu'à deux cents et quelques milliers de sucre brut, et le total de leur produit a été estimé à cinq millions pesant de sucre brut, indépendamment du sirop. Ces cinq millions pesant de sucre brut, à douze cents livres par arpent, ontdonc été produits, par quatre mille cent soixante-six arpens , ce qui fait environ cinquante - cinq arpens pour chacune des soixante-quinze sucreries l'une portant l'au- tre; mais la culture de la canne à sucre pour- îait s'établir surlesdeux bords du fleuve depuis ( 25l ) environ dix lieues au-dessous de la ville et au-delà de la Pointe Coupée. C'est une lon- 'gueur de plus de 60 lieues ; et , quand on n'at!- mettrait sur cette étendue qu'une largeur d'environ un quart de lieue , il y aurait donc dans cet espace seul i23,ooo arpens propres, àla culture de la canne à sucre. En réduisant cette quantité à la moitié pour les vivres et autres besoins ( c'est beaucoup ), il resterait 6i,5oo arpens au moins à employer en cannes àsucre,dontle produit annuel serait, à i2quin- taux par arpent, de 738,000 oujo, 800,000 llv. pesant, indépendamment du sirop qui s'éle- verait dans la même proportion. Cette moitié de terrain depuis dix lieues au-dessous de la ville jusqu'à la Pointe Coupée (étendue trop limitée), à 1,000 livres tour- nois par arpent , rendrait ainsi un revenu de 6i,5oo,ooo livres, indépendamment de c(i que produirait l'autre moitié ; mais sur le côté occidental du fleuve, les Atakapas et les Ope- lousas offrent de vastes prairies sous les mê- mes latitudes, qui ne sont noyées €{ue près de la mer , et qui peuvent conséquemment être cultivées en plus grande quanlité; et à mesure que ces cultures se prolon^i;ront, que les terres se découvriront , l'air plus vil et ( 232 ) î'humidité moins grande étendront au Kord la faculté de cette espèce de culture ; mais si on embrassait toutes les plaines qui s'éten- dent dans une largeur de près de trois cents lieues, depuis les Atakapas jusqu'au Mexique, quels produits immenses î Par-tout ces régions ont, depuis le fleuve, des moyens faciles de transport par eau ; et à mesure que ces cultures s'établiront, il sera toujours possible de tirer, àpeude frais, des parties supérieures vers le nord , les bois né- cessaires pour les constructions et le chauf- fage des sucreries; pourvu cependant que d'avance les administrations préviennent les destructions des forêts par des aménagemens bien entendus. La qualité du sucre delà Louisiane a gagné dans le commerce; il ne faut cependant pas se dissimuler qu'il a besoin d'une plus grande cuisson, d'être plus long-temps en dépôt pour se purger de son sirop, afin de se lier davan- tage; il perdra, à la vérité, ce blond agréa- ble à la vue , deviendra plus roux , mais sera d'un meilleur usage, et ne fera plus éprouver des déchets dans le transport. ( 233 ) CHAPITRE XLVII. Moulins à scies. Bois qu'on jr travaille. Crues du Fleupe. Rizières. Qualités du Riz appropriées aux lieux où il croît. Canton des Allemands j leur caractère. Canton des Acadiens j leur caractère national j leurs mœurs. Pointe coupée j autres mœurs. Richesse de cet Etablis- sement. JLiES environs de la ville ont plusieurs mou- lins à planches très-productifs; on retire de plusieurs jusqu'à trente à quarante mille francs par an. Construits sur les bords du fleuve, ils ne sauraient aller que durant l'élévation des eaux au-dessus du niveau du sol; à cet effet on pratique une saignée dans la levée , et on enfonce les roues du moulin le plus bas pos- sible ; l'eau du fleuve sort par la saignée pour se rendre dans les marais et les lacs ; et elle sort jusqu'à ce que la superficie du fleuve se ( 254 ) trouve au niveau de la saignée. Cette grande ëlévatioQ des eaux dure à peu près depuis avril jusqu'en août, et l'on en profite avec tant d'empressement que ces moulins tra- vaillent nuit et jour. Dans les années où les eaux n'ont pas une grande élévation les mou- lins vont peu ou pas du tout. Le cyprès jbois eraplojé à tant d'usage dans ce pays, est le seul qu'on y scie en planches et en madriçrs. Les plantations de riz que font particuliè- rement les Allemands dont j'ai parlé , et quel- ques autres habitans, sont arrosées par le même moyen de saignées du fleuve, qui ne peuvent avoir également lieu que dans les grandes crues; et toujours , comme on voit, c'est le fleuve qui, dans ces rizières, renvoie ses eaux, et qui n'en reçoit aucune. On peut ainsi expliquer comment dans la basse Egypte les Egyptiens arosaient leurs terres par des irrigations lors des crues du Nil ; le déiaut de ces crues y faisait manquer les récoltes, comme à la Louisiane il empêche les moulins de tour • ner et les rizières d'être arrosées. Ces rizières pourraient se multiplier à la Louisiane , par-tout ; le fond des habitations s'incli- nant et devenant, en s'avancant, plus bas, offre des parties de sol qui ne peuvent être ( 255 ) employées qu'à cet usage; mais long-temps encore le défaut de bras empêchera que cette terre féconde rende aux hommes tout ce qu'elle est susceptible de produire. Ce qui a surtout nui au progrès des rizières , c'est le défaut de débouché , suite d'une police mal entendue, sous le prétexte de favoriser le pauvre , et bien plus encore les gens en place^ Le riz était tombé au prix de deux piastres et demie le baril, pesant cent quatre-vingt- dix livres; ce vil prix décourageait les culti- vateurs; aujourd'hui il se vend couramment huit à neuf piastres ; aussi l'activité renaît pour le multiplier. Je ne doute pas qu'il ne devienne une branche considérable de pro- duit : la consommation qui s'en fait dans le pays est prodigieuse , et on en voit sur toutes les tables accommodé à la créole, c'est-à- dire, pour manger au lieu de pain; et chez beaucoup d'habitans il remplace , avec les bouillies et pâte de mais , totalement le pain. Le ris delaLouisiane est très-blanc, une demi- heure au plus suffît pour le faire cuire, ce qui semblerait prouver qu'il est moins substantiel que beaucoup d'autres , que celui du levant particulièrement; peut-être aussi l'eau du Mississipi, dont il est nourri, étant extrême- ( 236 ) ment douce et savonneuse, lui communique* t-elle cette propriété d'être promptement so- luble dans la cuisson. Le riz, disent nos médecins, est un aliment destructeur de l'estomac , et cependant le nombre des hommes qui, sur la terre , vivent particulièrement de riz, est beaucoup plus considérable que ceux qui s'alimentent de froment. Les peuples de l'Afrique ne vivent que de riz ou de maïs ; ceux de l'Asie , de la presqu'île de l'Inde , de presque toute la Chine , du Japon , du Tonquin , de la Cochinchine , de Siam, les habitans des îles de Madagascar, de Bornéa, de Ceilan, etc., font leur principale nourriture du riz ; quelques contrées de l'Eu- rope en font aussi un usage journalier, ainsi que toutes les colonies européennes de l'Amé- rique. La Louisiane, qui en produit considéra- blement, en consomme aussi beaucoup; c'est le pain de la plupart de ceux qui le cultivent; il est vrai que partout où il sert d'aliment principal , on le prépare bien différemment qu'en France ; on se donne garde de le faire cuire dans un trop grand fluide et de le laisser s'y dissoudre en bouillie aqueuse; son muci- lage alors trop délayé perd sa qualité nutri- tive, empêche l'action des sucs digestifs ; et (237) relâche d'autant les fibres de l'estomac ; c'est tout autre chose lorsqu'il est préparé de la manière simple et expéditive dont tant de peuples l'appréleut; et les Louisianais eux- mêmes le font cuire avec une petite quantité d'eau dans un vase où il est concentré ( ici ce sont des marmites de fonte) : il s'y renfle sans se délayer, et sans autres apprêts on le sert en masse comme un pain ; on le mange avec les autres alimens : il devient sain, nourrissant, agréable; il rafraîchit le sang, lui donne la fluidité si nécessaire pour les climats méridionaux, et je ne saurais trop rap- peler aux Européens arrivant dans les colo-' nies le conseil de son fréquent usage. Ces rizières, submergées une partie de l'an- née sous tous les climats chauds de tant de parties du monde , donnent quelquefois lieu à des maladies contagieuses : j'observe que ce ji'est qu'occasionnellement et non nécessaire- ment, et toujours par la faute des hommes; c'est que les réservoirs des eaux destinées aux arrosemens y sont, ainsi que les canaux des écoulemens , exposés à l'action du soleil. La vase délaissée par ces eaux fait tout le mal , ou ce sont les rizières qui ne sont point assez desséchées lorsqu'on récolte le riz. Mais tant' ( 238 ) que le riz sur pied ombrage les eaux qui le noient, il est salubre au lieu d'être nuisible; en rafraîchissant l'air, il l'épure par ses éma- nations : observation qui vient à l'appui de ce que j'ai énoncé sur les marais (i). Peut'on se refuser de reconnaître aussi dans cette production la continuité ou l'admirable économie de la nature ; le riz multiplie sur des terres noyées, où d'autres g-raminées ne •pourraient croître. Il végète sans pluie sous ces climats brùlans, dans les saisons, où les débordemens des rivières inondent les terres une partie de l'année; et dans les lieux mêmes où les pluies équinoxiales tombant par tor- rens détruiraient les autres graminées , il ré- siste et se fortifie . Ses panicules lâches , va- cillans; ses étaniines plus nombreuses qu'aux autres graminées (2); ses feuilles épaisses et charnues font que la chaleur ni les grandes pluies ne sauraient nuire à sa fructification. Revêtus d'une enveloppe sèche et dure , ses grains ne sauraient se gonfler par l'humidité, ni se gercer par les chaleurs. Sa substance (1) Chapitre IV, p. 52. (1) Elles sont au nombre de six et plus, tandis que les, autres graminées n'en ont pas plus de trois. ( 359) nourrissante et plus légère que celle du fro- inent, si convenable aux climats chauds, est en même temps le meilleur préservatif contre les maladies putrides, fréquentes dans ces climats. Les équipages des vaisseaux qui sont nourris de riz, ne sont jamais atteints du scor- but, et les Indiens n'ont pas de remède plus efficace contre les dyssenteries et autres mala- dies de ce genre , qu'une boisson de riz. Ainsi la nature offre aux hommes le riz dans tous les lieux où ne peut croître le froment et d'autres graminées , et elle l'a pourvu des qua- lités nécessaires aux climats où ils sont obligés de s'en nourrir. Ces Allemands vivant au milieu des Fran- çais ont conservé leur caractère taciturne , leur langage et leurs mœurs ; ils n'ont point cet extérieur ouvert et affectueux des Français: ils sont intéressés, mais doux et probes ; ils cultivent eux-mêmes : peu d'entre eux ont des nègres. Quoique originairement septen- trionaux , ils se î>ont si bien acclimatés , que les fièvres jaunes ne viennent jamais les trou- bler dans leurs travaux; elles sont réservées pour ceux qui , à la Nouvelle-Orléans, vivent dans l'inactivité ou dans les trop vives com- motions des passions et de l'intempérance. ( 240 ) Ces Allemands, pourvoyeurs de la ville y aiusi que je l'ai déjà observé, sont dans l'ai- sance sans avoir acquis de grandes richesses; on ne doit point s'en étonner si l'on considère la médiocre consommation de cette ville, ou la viande de boucherie a toujours été à vil prix , et le défaut de débouchés né des entra- ves du commerce. Au-dessus , à vingt lieues de la ville, com- mence la côte des Acadiens qui se prolonge une vingtaine de lieues.Gomme les Allemands, ils cultivent eux-mêmes ; quelques-uns seule- ment ont un petit nombre de nègres, et déjà la population y est telle, que les terres s'y sub- divisent en deux à trois arpensde face (i) par chaque famille. Du riz, des farines de maïs, quelques espèces de fèves, des melons , dans la saison, desgiraumonts, du bœuf et du cochon salés et delà volaille font leur principale nour- riture. Leurs manières peuvent se comparer à (i) Par un arpent de face ^ il faut toujours entendre quarante arpens de profondeur commençant depuis lo fleuve. Sur celte profondeur il ne se trouve guère que la moitié à commencer du fleuve en état d'être cul- tivé , le reste étant noyé et couvert de cyprès , et d'autres arbres propres aux sites marécageux. celles (24i ) celles de nos fermiers de la Beauce et de la Brie. Bonnes gens ! ils n'ont point dans leurs travaux cette ardeur européenne, parce que, d'un côté, ils ne sont pas excités par des be- soins pressans, et que ,de l'autre,, le manque de débouchés tendait continuellement à les décourager; mais ce sont toujours des Fran- çais aimant passionnément leurs pajs, se plai- sant à s'en entretenir, accordant une grande prédilection à tout ce qui en vient. D'un abord ordinairement froid, ils sont ce- pendant amis de la joie ; dansent par-dessus tout, et plus que tout le reste de la colonie. Une partie de l'année ils se donnent des bals entre eux , font dix et quinze lieues pour j courir. Tout le monde danse , grand-père et grand'- maman; un ou deux violons, vaillent que vaillent, animent la joyeuse assemblée ; quatre chandelles qui ont pour girandoles quatre palettes de bois, enfoncées dans le mur, for- ment tout l'appareil de l'illumination ; de longs bancs de bois y sont les sièges offerts aux amis : par extraordinaire, quelques bouteilles de ta£a délayé dans de l'eau, composent le rafraîchissement: mais toujours le mets par excellence des Créoles, le gomho , est le plat que tout le monde est admis à partager; en- II. Q (24fl) suite, bonsoir , bonne nuit ; adieu; à la se- maine prochaine, si ce n'est pas plus tôt. L'un gagne la pirogue , rame ou pagaie ; l'autre , déjà à cheval, court; d'autres plus voisins, chantant et gaussant, se rendent pédestrement au logis. La carmagnoUe est le vêtement or- dinaire de tous. Un habit propre est parmi eux une grande somptuosité : leurs femmes se parent d'une simple robe d'indienne ; et souvent dans l'été elles ne sont habillées que d'une jupe : elles vont au bal nus pieds aussi bien qu'aux champs, et les hommes ne sont ,€ux-raémes chaussés que dans leurs grands atours. Pour de la science, on ne se doute pas ce que c'est; le plus grand nombre ne sait pas lire. Passé la côte dite des Acadiens , les habi- tations deviennent de plus en plus espacées. A quarante-cinq lieues de la ville on ren- contre à droite le fort du Bâton Rouge, peu- plé, dans les environs, d'un mélange d'Alle- mands, d' Acadiens et d'Irlandais moins aisés à mesure qu'on s'éloigne. Enfin , à cinquante lieues de la ville, on trouve à gauche la Pointe-Coupée ; là , de grandes fortunes et aussi d'autres mœurs; de la dignité, de la représentation, mais plus de joie, plus de ( 243 ) cotteries, plus de danse. Celui qui a cent nègres dédaigne de se rapprocher de celui qui n'en a que cinquante , et celui-ci d'un autre qui en a moins; ainsi de suite : l'orgueil isole chacun de ses voisins. Les mœurs hospi- talières s'y conservent encore, et le voya- geur est, presque chez tous, reçu avec égard. Les tables y sont servies avec une recherche européenne qui étonne dans ces contrées si éloignées. Le site plus élevé , la rive opposée beaucoup plus basse , des habitations spacieu- ses, bien bâties, avoisinées d'un camp nom- breux de nègres, de grands jardins^ de vas- tes clos, tous contigus , donnent à cet établis- sement un air de prospérité et animé, qu'on ne retrouve pas dans les autres parties de la colonie. Cette terre plus longuement élevée sur les derrières , se montra plus qu'aucune avanta- geuse pour l'agriculture ; et les Anglais ha- bitant la rive opposée du fleuve , depuis les Natchez , en descendant au Bâton Rouge , favorisèrent les habitans ; ils leur fournirent , par interlope, à très-bon compte, ainsi que je l'ai dit précédemment, tous les objets dont ils avaient besoin, et des nègres surtout à de longs crédits, et prirent en paiement leurs Q a ( 244) denrées ; c'était alors de l'indigo, des bois; de la pelleterie, de l'huile d'ours , un peu de bétail et quelques salaisons. Les habitaus, encouragés par ces avances et des prolonge- mens de crédits quand ils éprouvaient des défauts de récoltes, tentèrent, les premiers de la colonie , la culture du coton , lorsque la baisse du prix de l'indigo et les maladies étranges de cette plante les obligèrent à cher- cher d'autres produits, et ils le firent avec sucèès. Près de la ville , les terres trop basses et trop humides convenaient peu au cotonnier qui ne se plaît que dans les terres sèches, et ce n'est qu'en montant qu'on trouve ce genre de culture plus suivi. En considérant à la Pointe-Coupée ces ha- bitations de plus de cent nègres, dont plu- sieurs n'ont qu'un blanc ou deux avec leurs femmes et leurs enfans, on ne peut voir, sans une espèce d'efTroi, la disproportion de ceux- ci dans un lieu isolé , où les habitans ne sont pas , comme dans les villes , réunis de manière à pouvoir à tout moment se prêter des secours. Dispersés sur leurs habitations , ils ne pour- raient appaiser l'émeute d'un seul camp de nègres; ils seraient égorgés les uns après les au 1res , sans pouvoir se commu niquer l'émeute / ( 245 ) gagnant sans peine d'habitation en habitation. Après une telle exécution, les nègres trou- veraient d'immenses contrées pour se retirer: des forêts , des lacs, des rivières les sépare- raient; ils pourraient s'avancer jusqu'au nord- ouest, vers ces régions habitées par des sau- vages qui communiquent peu avec les Euro- péens qui ne les aiment pas et les craignent» Là, ils y seraient en sûreté; mêlés avec les sau- vasses , ils nourriraient leur haine contre les blancs , les encourageraient à ne pas les lais- ser commercer ni s'établir près d'eux. Une partie de ces réflexions n'échappe pas aux habitans de la Pointe-Coupée ; ils vivent,, on peut le dire, dans de continuelles alarmes : la nuit ils font eux-mêmes de fréquentes pa-- trouilies, et sont toujours épiant, écoutant aux cases des nègres; le moindre propos cou- vert, quelques liaisons plus marquées entre les nègres redoublent les craintes, multiplient les patrouilles nocturnes et l'espionnage. Vers 1796, au temps des ravages de Saint-Dooiinr gue, où les habitans de toutes les colonies étaient frappés de terreur, ceux de la Pointe- Coupée, plus particulièrement épouvantés, parce qu'ils étaient environnés de plus grands dangers, découvrirent des traces de couspi- ( 246 ) ràlion de leurs nègres , qui peut-être n'exis- tèrent que dans leur imagination effrayée; il résulta du moins de cette conspiration, pro- I>ablement fausse , qu'une douzaine de nègres furent pendus , et deux blancs condamnés aux mines. Les formes mystérieuses de là justice criminelle espagnolle ne laissent pas le moyen d'apprécier sur quels fondemens l'exis- tence de celte conspiration est appuyée. On ient combien est pénible «ne telle anxiété > qui, avec le temps, ne saurait diminuer, mais doit s'accroître, puisque le nombre des gens de couleur augmente dans une pro- portion plus grande que celle des blancs. Deux ou trois ans avant mon voyage à la Pointe-Coupée, il s'était passé un événement qui sert à prouver l'influence que l'esclavage doit avoir sur les mœurs des maîtres. Un homme de ce canton , d'un caractère altier , dur, élevé au milieu de ses nègres qu'il se faisait un jeu de déchirer sous le fouet, s'était rendu fameux dans toute la colonie par son humeur spadassinan le; il avait fréquemment des querelles qui ne pouvaient se vider que l'épée à la main ; il intervenait dans tous les différends , et forçait à se battre ceux qui avaient le plus d'envie de se réconcilier. Un jeune homme entre autres de la ville, d'une famille distinguée, qui faisait les délices de sa mère aimable autant qu'estimable , eut quelques propos insignifians avec un de ses amis ; le spadassin intervient , juge que le sang peut seul laver Finjùre. La mère , qui croit sou Êls déshonoré s'il ne se bat, lui revêt elle- ^.lême sa fatale épée; un moment après , ce nls chéri est rapporté percé de coups, inondé de sang et expirant. La mère , éperdue , se précipite sur lui, le presse long -temps contre son sein : il n'est déjà plus , et elle l'appelle encore long -temps; un affreux délire s'empare d'elle , et sa raison , long- temps égatée , a laissé craindre que ce ne fût pour toujours. J'ai vu cette sensible mère, Victime du plus atroce préjugé; sa physio- nomie conservait les traces de ses profondes afflictions. Ce sanguinaire spadassin prit querelle à la Pointe-Coupée avec son beau-frère qui, par un autre crime, débarrassa la société de ce misérable , devenu le fléau de la colonie , et le tyran de sa famille; il l'assassina dans le bois d'un coup de fusil; et une mulâtresse de la maison , instruite sans doute des cir- constances de l'assassinat , fut^ sur ces entre- ( 248 ) faites , empoisonnée ; elle expira dans les plus épouvantables tourmens : tout est resté impuni et couvert d'un impénétrable mys- tère. Ces crimes n'ont point été conçus ni con- sommés au sein de ces grandes villes où l'ex- trêoie corruption, où de grands besoins, de grandes passions portent aux excès ^; c'est à cinquante lieues d'une petite ville, dans le calme deschatpps, environne d'immenses so- litudes, où le. grand nombre dg ceux qui y ■vivent n'ont jamais vu seulement, une bour- gade ; c'est là , au milieu de .l'abondance , où tout appelle la tranquillité de lame, et où la douceur, rhumanilé sont des vertus néces- saires, involontaires même. Nos contrées po- puleuses n'offrent pas de pareils, exemple^ parmi nos familles honnêtes; faut-il en cher- cher d'autre cause que dans la condition de l'esclavage qui accoutume l'homme libre à sacrifier ses semblables à ses passions, comme l'enfant sacriSe ses jouets à ses boutades. Les mœurs hospitalières de cette colonie font qu'il n'existe pas encore le long du fleuve une seule auberge ; on y trouve seulement çà et là quelques mauvais cabarets, rendez-vous des oisifs du pajs, des ivrognes et des joueurs^ ,( ^h ) mais des magasins de marchandises se forment de jour en jour: ces entrepôts, qui ouvrent des crédits aux cultivateurs , leur évitent de descendre à la ville pour l'acquisition des ob- jets qui leur sont nécessaires. Une seconde espèce de marchands beau- coup plus multipliés offre des avantages non moins précieux et mêlés de quelques incon- véniens; ce sont les caboteurs qui , au nombre de deux ou trois hommes , conduisent sur le fleuve une pirogue chargée de sucre , de café , de tafia, de faïence et de quelques étoffes communes en indiennes, mousselines, mou- choirs, toiles et laina^jes. Ces caboteurs sont \dL plupart des matelots français retenus à la Louisiane par l'effet de la guerre, quelques catalans et aussi quelques Anglais. Ils vendent leurs denrées, de qualité ordinairement mé- diocre , à un prix raisonnable , à cause de la concurrence; car ils sont en si grand nombre, qu'on en rencontre continuellement sur le fleuve allant et venant : ils prennent en paie- ment des volailles, des œufs, du suif, du sain- doux, des peaux, du miel, de l'huile d'ours, du mais , du riz, des fèves , enfin de toutes les choses qui peuvent se vendre à la ville , et sont ainsi les principaux pourvoyeurs du marché. ( 25o ) Ces caboteurs ne se contentent pas de commercer avec les maîtres ; ils font avec les nègres un commerce illicite bien plus lucra- tif; ceux-ci volent les volailles ations à ce sujet. 'Tableau des lieux encore incultes le long du Jleuf^e. Embarras pour la Nai^i- gation. Courses de l'Auteur dans ces Forêts primitives. Principales espèces d' Arbres quil y remarcjue. Diverses au- tres espèces de Productions» JDepuis la ville jusqu'à la Fourche, les deux rives du fleuve sont assez régulièrement gar- nies d'habitations. De la Fourche à la Pointe- Coupée les intervalles deviennent plus grands. Mais, passé la Pointe-Coupée , on ne trouve plus jusqu'aux Illinois, qu'à de grandes dis- tances, des groupes d'établissemens , selon les postes désignés sur la Carte. Les habitations voisines de la ville, ceUes surtout des sucre- ( 256 ) ïies, sont plus somptueuses : en s'éloignant, elles deviennent plus ordinairement simples et petites. Quelques-unes de ces maisons sont bâties en brique avec des colonnes ; mais la construction générale est en bois de char- pente , les interstices remplis en terre , et le tout recrépi de chaux. Le corps principal de la maison n'est ordinairement que de deux très-grandes pièces , mais la chaleur du cli- mat rend nécessaires des galeries. Toutes en ont, les unes qui tournent tout autour de la maison, d'autres aux deux façades seulement, et rarement à une seule. Ces galeries sont formées par le prolongement de la couver- ture qui se relève au heu de s'abaisser en toit brisé en sens contraire de nos mansardes. Ces toits brisés et relevés sont soutenus par de petites colonnes en bois d'un elFel agréable à la vue; on donne ordinairement huit à neuf pieds de profondeur à ces galeries. Cette pro- fondeur des galeries offre plusieurs avantages, d'empêcher que les rayons du soleil ne puis- sent frapper sur les murs de la maison , et ainsi de les rendre plus fraîches ; de servir à s'y promener durant le jour, et alors on passe du côté opposé au soleil j d'y manger, d'y respirer le frais le soir, de se tenir avec sa ( 25; ) sa compagTiie , et très-souvent dans les grandes chaleurs de Tété, d'y coucher. Dans un grand nombre de maisons, on ferme de murs les deux bouts de ces galeries pour en l'aire des chambres particulières, et alors y former deux pièces à chaque extrémité. Les maisons sont bâties ou au niveau du sol , ou plus ou moins élevées sur des dés. Les plus chétives, les plus pauvres sont bâties sur le sol, et particulièrement celles des nègres qu'on nomme cabanes ou cases à nègres. Leur construction simple et peu dispen- dieuse est bientôt achevée : on a des poteaux de cyprès , bois qui se conserve en terre ; ces poteaux d'environ trois pouces d'équar- rissage sont longs de dix à quatorze pieds pins gros à la partie qu'on destine à mettre dans la terre jusqu'à deux pieds de profondeur. On les aliofue selon les dimensions de la maison , et les sabrières , les soliveaux, les chevrons chevillés lient l'édilice. Les interstices garnis d'échelons sont remplis de torchis de terre mêlée avec cette plante nommée barbe espa- gnole, fine, noire comme du crin ,, qui ne se pourrit jamais , et donne au torchis une grande consistance. La terre rouge qu'on trouve dans plusieurs contrées de la colonie II. R ( 258 ) acquiert une dureté extraordinaire, et prend un beau poli ; et je ne doute pas que, lors- que la population considérablement accrue aura beaucoup diminué les bois , l'art du pisé ne vienne élever et façonner de beaux édifices plus agréables , plus commodes , plus sains et moins dispendieux qu'en pierres , qui manquent partout dans la Basse-Louisiane. Les toits de ces maisons sont couverts en écorce , en pieux , espèces de planches, ou en bardeau ; ces écorces sont celles du cjpres , peu raboteuses , flexibles , fortes et durables ; ces pieux sont de grands bardeaux de cjpres aussi longs de huit à neuf pieds, larges d'en- viron dix pouces , épais de dix à quinze lignes. On les ajuste sur le toit chevillés ou fixés par des traverses extérieures. Ces espèces de grands bardeaux ne sont pas désagréables à la vue j mais leur longueur les rend plus faciles à se fendiller, à se déjeter, et expose sans cesse ces maisons à des gouttières. Le bardeau, proprement dit, a moins d'inconvéniens , quoiqu'il n'en soit pas exempt. Les portes et les fenêtres sont tout aussi simples : des morceaux de ces pieux, liés seu- lement par des traverses , n'ont pas une fer- rure, pas un clou ;les verroux, les serrures, ( 2^9 ) tout est en bois ; la def même est aussi de bois. La cheminée encore est laile de quatre montans de bois inclinés poUr se rapprocher, garnis de traverses de bois en échelons ; le tout revêtu d'un épais torchis; et dans ce pays oii l'on lait de si grands feux en hiver , jour et nuit , et continuellement pour la cuisine où les nègres sont si imprévovans , il arrive bien rarement des accidens par ces cheminées. Les maisons élevées sur des dés sont beau- coup plus dispendieuses à construire ; il y J'aut de plus un plancher de dessous' soutenu par de fortes pièces , et toutes les parties ont be- soin d'être plus soigneusement liées. Les che- rninées alors sont construites en briques. Ces dés, qui éièvent les maisons , ne sont quel- quefois que des tronçons de gros arbres ; d'autres fois ce sont des blocs de briques. Plus ces maisons sont élevées , plus elles jouissent de la fraîcheur du vent, et surtout de l'ines- timable avantage d'y être beaucoup moins tourmenté des moustiques, que le grand air éloigne toujours. Toutes les clôtures sont formées par ces grands pieux plats ou planches de cjpres. Les deux bouts de ces pieux taillés en grossiers tenons s'agencent dans les mortoises faites à K 2 ( 36o ) d'autres pieux enfoncés perpendiculairement en terre : on met ainsi cinq à six traverses de hauteur , ce qui forme des barrières bien fermantes contre les animaux. Le coup-d'œil n'en est pas désagréable , cela ne vaut pas ce- pendant à la vue une belle haie vive. On voit de ces clos qui ont plus de cent arpens. Ces pieux reviennent de six à dix sous pièce , selon les lieux; mais presque tous les habitans les font faire eux-mêmes par leurs nègres. Le cjpres, arbre dont le tronc élevé jusqu'à soixante et quatre-vingts pieds, est, après avoir été abattu , scié en billes d'environ neuf pieds , que l'on fend avec la plus grande fa- cilité dans toute sa longueur, comme notre merrain. On ne manquerait pas, si l'on voulait, de bois propres à former de fortes haies vives , impénétrables aux nègres mêmes. Le mimosa à épines d'ivoire, \q fépierk longues pointes en chausses-trapes, se buissonnant prompte- menî, seraient d'une toute autre défense ; mais ces plantes prendraient plus de temps : il fau- drait les tailler régulièrement, empêcher leurs rejets abondans de taller. On aplustôt fait avec ces planches de cyprès qui, placées, n'exigent que peu de soins favorables à l'indolence et ( 26l ) au peu de bras ; mais le temps n'est pas éloigné où plusieurs cantons seront obligés de se clorre avec des plants vifs. Les bois des der- rières des habitations se détruisent avec une rapidité surprenante. Ces grands arbres de cjpres coupés ne repoussent pas du tout, et les jeunes plants sont lents à croître. Les habitans occupés du présent ne portent pas encore leurs regards sur l'avenir ; ils poussent l'imprévoyance jusqu'à ne pas laisser un arbre dans leurs champs pour servir d'abri aux ouvriers et aux bêtes ; très-rarement ils en laissent dans leurs cours et sur le chemin. Il semble que l'habitude de ne voir dans les arbres que des objets qui s'opposent à leurs travaux , à leurs productions , détruit en eux le charme qu'offrent à la vue ces grands et ma- jestueux végétaux, si nécessaires par leurs ombres, et pour assainir l'air. Je ne crois pas que , depuis l'existence de la Colonie , un seul habitant ait encore planté un seul cyprès, arbre si utile, qu'il leur fait dédaigner toutes les autres espèces de beaux végétaux dont cette contrée est ombragée. Ils se complaisent réellement à promener leurs regards sur une grande plaine découverte. J'ai vu des habi- tans notables, qui, pour choisir quelques ( 262 ) cjpres , se faisaient un jeu d'en abattre un- grand nombre qu'ils laissaient inutilement sur la place. Etant aux Atakapas, un particulier m'envoya demander la permission de couper , dans un bois qui m'appartenait , un copal ( liquidanibar ), haut de quatre-vingts à cent pieds. Qu'en veut faire ton maître, dis-je au lièg-re? C'est pour ramasser la môKsse dont il est cbargé, répondit -il; autant vaut l'in- souciant sauvage abattant l'arbre pour en manger le fruit, souvent bien moins dévasta- teur encore que ces hommes qui vivent dans la civilisation. Ce goût de dévastation des productions de la nature n'a-t-il pas particulièrement son origine dans cette maxime enseignée à l'en- fance , que la terre est donnée à l'homme pour en jouir à son gré ? Dès-lors il croit pouvoir tout changer, tout bouleverser, tout détruire selon ses fantaisies et ses boutades; et si, au lieu de cette notion erronée , on lui enseignait que l'homme n'est le premier des êtres créés que pour en être le premier conservateur ; qu'il n'a une plus grande action sur ce qui l'environne que pour conserver plus effica- cement ; qu'il peut jouir de tout sans jamais pouvoir mésuser de rien ; que dans le moindre ( 265 ) des êtres il ne doit jamais cesser de recon- naître l'œuvre du créateur : alors soumis à l'ordre dans les déserts comme dans la so- ciété, il ferait partout le bien par une habi- tude chérie encore plus que par comman- dement. Que de fatras de froide morale à livrer à l'oubli I \ ( 364) CHAPITRE XLIX. Histoire Naturelle. Etat du jleiwe dajis les lieux où les défrich eriiens ne se sont point encore étendus. Courses de V Auteur dans ees forêts. Vi fers Arbres qui y crois- sent. Insectes. Reptiles. Des Lianes. Des ^ yues de la nature dans ces genres de Végétaux. Cjprieres. Histoire naturelle du Cyprès. Dé^eloppemens des "vues de la ]\ature y relatives aux lieux où croit ce grand arbre y et à sofi organisation. De diuers autres Végétaux. A ASSÉ la Pointe-Coupée, la nature s'offre sur-toiit avec tout son aspect sauvage ; de grands arbres inclinés, abattus, brisés, em- barrassent ces rives solitaires des touffes de lianes entrelacées et traînantes, grimpent jus- qu'au sommet des plus élevés, et courbent leurs cimes ; des saules montrent au travers ( 265 ) leurs longs rameaux nus el mutilés par Tcffort des vents ; ou, couchés sur la vase, ils s'y re- produisent en jets nombreux , qui , s'enra- cinant, s'élevant, forment comme des jetées où viennent s'amonceler des débris de troncs mêlés de terre; ou bien encore arrachés par les vasrues , ils vont au loin se disséminer, reprendre de nouveau racine , se multiplier et se propager. Ici la terre croulée , crevassée , surmontée d'arbres menacans, défend l'ap- proche de la rive ; là, de longues lisières de cannes présentent leur front serré ; ailleurs, de larges toulFes de ronces couvrent des amas de troncs pourris ; autre part, de plates bat- tures , à fleurs d'eau, interdisent l'abordage; et le navigateur fatigué cherche impatiem- ment dans ces longs contours à démêler le lieu propice à débarquer. Une anse sinueuse , où la terrp. abaissée est ombragée d'arbres espacés , s'offre-t-elle à ses regards attentifs , aussitôt la main du pilote y dirige le gouver- nail, les rameurs précipitent leurs cours, et s'animent pardes cris. Déjà une double amarre a assuré le bateau. Le feu s'allume, le bois s'amasse en hâte, et tout l'attirail de la cuisine est à terre, cha- cun y met la main , chacun déroule sa peau ( £66 ) d'ours , où l'attend un plus doux sommeil qu'au fond de ces riches alcôves sur la plume et l'édredon. Pour moi je vais errer dans ces épaisses forêts; j'écarte, pour avancer, les touffes de latanier au feuillage plissé en éven- tail rayonnant ; je franchis pas à pas ces énor- mes troncs étendus, à demi pourris, qui s'af- faissent sous mes pieds, d'où sortent des peu- plades de reptiles et d'insectes, des fourmis de toutes les tailles , des bêtes aux cent pieds se roulant en cercle dans leurs anneaux écail- leux , des vers de toutes les formes et plus gros en grand nombre qu'aucuns de ceux qui "naissent en Europe, des lézards noirs, gris, marbrés, mouchetés, bariolés, les uns trapus, se traînant lentement , et d'autres échappant à la vue par leur agilité. J'y vois des araignées de toutes les dimensions , aux jambes écour- tées, ou aux jambes frêles, au corps uni, glacé, ou couvertes de poils roux et noirs, couvrant jusqu'à leurs cuisses ; des scarabées de toutes les grandeurs , aux couleurs éclatantes ou d'un noir bruni. J'entends aussi le sifflement du serpent éveillé ; mais son allure alongée , sa tête effi- lée, sa queue longuement menue me disent ijue je n'ai rien à craindre ; rarement s'offrent ( 2C7 ) à mes regards ceux des espèces venimeuses que me décèlent leur queue écourtée , leur tête larg-e , aplatie et articulée, leur corps ra- massé et lourd , leurs marbrures tranchantes et dures. Des touffes de capillaires verdoient sur ces écorces presque décomposées ; des groupes de champignons , d'agaric , de lichen , de bysse , y déploient leurs couleurs nuancées , tranchantes , fouettées , ponctuées , dessinées en riches zones ; de petites mousses serrées se montrent quelquefois seulement dans ren- foncement des aisselles de leurs principales branches. Quelques fougères naissent çà et là auprès , des bouquets de graminées et de souchets se montrent isolément dans ces lieux ombreux et humides. Mes regards en s'éle- vant contemplent ces colosses d'arbres , semés, plantés par la seule nature. Je vois parmi tant d'espèces de chênes le platane étendant ses vigoureux rameaux à écorce blanche et écailieuse , près de lui le spacieux tilleul appuie son branchage ployant, non loin le grand magnolier à écorce brune déploie sur ses branches pendantes son large feuillage persistant , le liard au tronc gigan- tesque étale sa superbe cîme, le liquidambar qui aime les terres moiiis humides multiplie ( 268 ) ses rameaux feuilles autour de sa tige élevée* îe fëvier noirâtre projette au loin ses rameaux épineux descendant jusqu'à terre , et son tronc semé de longues épines rameuses est défendu près des branches par d'autres épines plus menaçantes, ramassées comme en couronne. Parmi eux sont des espèces moins élevées , des frênes filant leurs liges droites, des mû- riers'aux feuillages touffus, des pacaniers et des noyers si diversifiés ; l'érable se faisant remarquer par ses fleurs pourprées , deux es- pèces d'ormes laissant près des eaux pencher leurs flexibles branches. Au-dessous d'eux, comme en troisième plant, le petit magnolier et des lauriers étalent sur leurs tiges grêles leurs feuillages rembrunis. Le sasafrapale mêle ses nombreux rejets parmi les sumacs encore plus traçans, des groupes de cornouil- ler-sanguin se montrent çà et là, et des touffes épaisses de cirier se penchent sur les eaux et dans les lieux marécageux. De toutes parts de longs troncs mutilés, debout encore, attendent, pour se coucher à jamais, le premier choc des vents. Diverses lianes montent jusque sur les plus élevés , les couvrent de leurs épaisses verdures. Les unes, comme nos lierres, avec des espèces de griffes, ( 269) s'agrafent dans les fendilles des écorces ; d'au- tres , comme nos vignes , s'attachent par leurs vrilles nerveuses ; d'autres , comme les convol- Yulus , tournent en spirale autour des troncs et des branches. Ces lianes si diversifiées ne semblent tant multipliées dans ces lieux, que pour offrir leurs baies nourrissantes aux races d'oiseaux voyageuses et sédentaires , et aux quadrupèdes qui habitent auprès. Jetées çà et là, comme des agrès , d'un arbre à l'autre , les lianes facilitent les communications des frugivores qui vont en cueillir les fruits, et tantôt roidement tendues elles prêtent de nou- velles forces aux racines peu tenantes sur ces terres molles ; plus souvent encore lâches et onduleuses , elles laissent ces hauts végétaux obéir aux oscillations des vents, les lient entre eux pour leur prêter un mutuel secours , font servir les moins grands au soutien des plus élevés, quand les ouragans promènent leurs trombes impétueuses sur leurs cimes. Plu> sieurs fois j'ai remarqué ces sommets brisés dans les traînées des tempêtes, tandis que les troncs ébranlés avaient résisté par ces réac- tions des uns sur les autres. Ainsi la souple liane blanclie, aux bouquets papillonacés, cède^ s'étend, s'alonge, se ploie ( 270 ) pour les mieux retenir, et le célastre pluâ vigoureux, semblable à d'énormes cordages noirs , descend du sommet des plus bauts jusqu'à terre, tantôt monotonément roide , tantôt tortueusement vrillé en tirebouchon , puis droit , se contourne de nouveau. Ses longues branches pendantes çà et là se ba- lancent par les vents , jusqu'à ce que jetées sur d'autres arbres voisins elles s'y accrochent à l'aide de leurs rameaux divergens et osseux; ou bien se prolongeant jusqu'à terre , elles vont y reprendre racine , puis se relever , s'emparer des arbres voisins moins grands , les serrer ténacement par des tours répétés, s'imprimer en profonds bourrelets dans leurs tendres aubiers , les étrangler , les supplicier, jusqu'à les faire périr, et de là comme d'une forte amarre elles s'élancent de nouveau sur d'autres arbres plus élevés, les agi^afent, s'y contournent encore spiralement, puis remon- tent à d'autres jusqu'au plus haut. Ce roi des lianes, le célastre qu'on a nommé bour- reau des arbres, n'immole ainsi quelques-uns des moindres que pour la conservation de plus grands. Les guirlandes pendantes , les larges dra- periers , les touffes épaisses de ces lianes ( 371 ) chargées la plupart d'un nombreux feuillage, décorent ces troncs tristement nus sans elles , mais surtout répandent un salutaire ombrage sur ces eaux marécageuses qui, pour être tranquilles, ne perdent rien alors, sous un soleil ardent , de leur limpidité et de leur qualité bienfaisante. Les troupeaux s'en abreu- vent sans danger, le chasseur les boit avec confiance; et depuis les bouches du fleuve, en remontant dans une étendue de plus de quatre - vingts lieues , les habitations toutes avoisinées de ces eaux dormantes n'éprouvent que des effets salubres, tant qu'elles ne sont point privées de leurs ombres ; et c'est dans la saison des chaleurs où elles s'étendent da- vantage , où elles gagnent les maisons. Faut- il d'autres preuves que la nature ne nous donne dans les eaux dormantes , un voisinage dangereux , que lorsque nous les avons dé- pouillées de leurs végétaux ombrageans ? Le silence règne de toutes parts dans ces so- litudes profondes ; il n'est troublé que par les lugubres chants des chouettes éloignées, par les cris aigres des perruches passant en bande , par celui des criardes corneilles. Le geai soli- taire au plumage bleu qui aime à raser la surface des eaux, y fatigue encore par la mo- ( 272 ) notonie de sa voix perçante et non enrouée, comme celle du geai d'Europe. Un plus grand nombre d'espèces de pics que nous en avons dans nos contrées , volti- gent continuellement du haut en bas de ces vieux troncs, les fbut résonner de leurs coups répétés, les dépècent en charpis que je vois amoncelés au pied de ces souches caduques. Ainsi ces oiseaux hâtent la destruction des inutiles végétaux, en se nourrissant des in- sectes que recèlent leurs flancs creusés , et alors vont renaître à leurs places de nouvelles productions vivaces. Ce qui rend plus nécessaire la diversité des pics dans ces contrées, c'est que les végé- taux encore vig-oureux sont eux-mêmes atta- qués , rongés, exténués parles familles de vers, de celles principalement longues et grosses comme le doigt , dont les ravages s'étendent d'autant plus, qu'elles ne sont point engourdies une partie de l'année par de longs hivers ; et ils sont tels, ces ravages, que des arbres se brisent au moindre choc des vents. Les pics de diverses tailles s'a Hachent sans doute chacun à des arbres de diverses espèces, et j'ai souvent remarqué des troncs vivaces dont les écorces étaient toutes criblées de pelit-s ( 275 ) toetils trous faits par les becs de ces oiseaux. C'est non loin des habitations de Thomme où la nature, vraiment plus variée et plus ani- mée, multiplie davantag-e les animaux , appelle les aimables granivores , ces oiseaux aux chants jojeux ou tendres ; le cardinal aux couleur* vives , au ramage animé ; le pape enorgueilli de sa robe or-azur-pourpre , et surtout le moqueur, l'ami des cabanes, des jardins, des vergers, qui embellit aussi les nuits prin- tanières de ses chants toujours nouveaux. En m'avançant , j'arrive à ces lieux maré- cageux, séjour des eaux une partie de l'année; je descends dans ces lugubres cvprières. Je me sens ému à la vue de ces arbres majes- tueusement isolés, qui, de leurs bases élargies, assises sur ces marais, s'élèvent en longues colonnes grises , couronnées de chapiteaux* Sous leurs ombres silencieuses , j'y vois ces excroissances pyramidales élevées jusqu'à cinq à six pieds , placées de loin en loin , comme pour protéger ces vénérables troncs. Je me crois dans un temple où s'opèrent de reii^ gieux mystères ; long-temps immobile , je me recueille. Oui, je suis dans un temple, me dis- je, j'y sens la présence du dieu qui l'habite; ce dieu est la Nature qui , loin des regards du zi. s ( =»74) profane vulgaire , de leurs mains dévastatrices;^ opère d'autres prodiges inconnus encore à la race des hommes. Il me semble entendre sa voix , et me dire : Naguère ces lieux étaient soumis à l'empire des eaux : quelques amas de végétaux mutilés, mêlés de vases , se sont peu à peu élevés à leur surface. Attentif à étendre le domaine de la végétation, j'ai alors planté ces grands végétaux que tu contemples, égalant maintenant en hauteur tout ce que la terre produit de plus élevé ; j'ai étendu leurs bases en larges cônes , afin qu'ils ne pussent s'affaisser sous leur masse imposante; en élar- gissant ces cônes ,j e les ai ainsi rendus plus stables contre le choc des vents. Leurs racines enfoncées perpendiculairement seraient sans force dans cette vase amollie, pour soutenir leurs troncs balancés par les vents : ainsi je les ai dirigées horizontalement ; mais dans cette situation , ces racines poreuses et sou- ples faibliraient et délaisseraient encore ces terres vaseuses, quand les tempêtes agite- raient leurs cimes élevées. Alors j'ai fait perdre à plusieurs de ces ra- cines divergentes leurs souplesses ; je les ai rendues roides et élastiques : ainsi elles for- ment pour ces arbres d'autres bases bieu plus (275) Spacieuses encore que leurs cônes. J'ai élevé hors de terre ces racines élastiques , en prolu* hérance pyramidale, que, semblables à des termes, tu vois çà et là autour d'eux ; considère- les attentivement , ces excroissances ; elles ne sont que le prolongement de la racine courbée verticalement , ressemblant précisément au g-C" nou plojé.Ces genouillères font ressort dans le balancement de la cime de l'arbre ; alors elles amortissent le mouvement en diversifiant ses directions , et elles empêchent les racines nourricières, tendres etflexibles d'être ébraa* lées. Le mécanisme de ces genouillères pyrami- dales a encore d'autres utilités. Lorsque les eaux débordées arrivent avec impétuosité dans ces lieux marécageux, elles en entraînent la ■vase et laissent les racines à nu ; mais heur-^ tées , divisées , embarrassées par ces excrois-^ sances, elles se ralentissent , s'arrêtent et dé-^ posent alors dans ces lieux bas les terres et les immondices dont elles sont chargées. Ainsi ce sol annuellement relevé se trouve retenu, encaissé au milieu de ces immobiles termes. Par un même motif, j'ai sillonné en profondes et larges cannelures les grands cônes qui servent de base aux autres, et les font res- s 3 ( 276 ) Sembler à tes regards surpris , aux roide^ draperies de ces collossales statues des teinp§ gothiques. Les eaux, également amorties au- tQur de ces cônes sinueux, s'y déposant plu§ facilement. Ainsi les terres s'élèvent ici a\îec une telle promptitude, que tu vois plusieursr de ces cônes, hauts de dix à douze pieds, déjà ensevelis aux deux tiers sous le sol. J'ai , dans Ja vue de hâter l'élévation de ces sites, mul- tiplié les mojens d'y fixer les eaux , d'en fermer les issues , tandis que les hommes irré- fléchis se tourmentent à les faire évaporer, et à leur creuser des canaux d'écoulemens, d'où, sortant avec impétuosité, elles entraî- nent les vases que j'y réservais, et perpétuent ces marais en pensant les dessécher. Considère encore la tète de ces jeunes cyprès , vois comme elle prend gracieusement "une forme pyramidale, comme ces rameaux ondoyans jouent mollement , parés de leur frais et menu feuillage. Environnés d'arbres plus élevés , ils n'ont point encore à braver les fiers autans , et ils le pourraient à l'aidç de leurs souples branches ; mais parvenus à cette élévation où tes regards peuvent à peine i^tteindre , ils sont exposés à toute la fureur des v^ents j ils ont alors quitté cette, forme ( 277 ) pjramiciale , pour en prendre une à rare et divergent branchage, si rase à sa cime , que la faulx semble s'y pronieher sans cesse. t)ans celte Jbrme ombeliée , toute horizontale, si ♦ prononcée que tu démêles au loin ces grands cjpres à travers ces forêts, les vents ne sau- raient avoir qu'une faible action ; ils rasent rapidement sur leurs cimes nivelées, tandis que trouvant contre ces têtes pyramidales une grande surface à vaincre, ils s'y heurteraient avec impétuosité, tourmenteraient et ébran- leraient les troncs. «r Ainsi , j'ai tellement multiplié les précau- tions pour garantir ces végétaux assis sur des vases , que tu n'en rencontres aucun qui ait cédé à l'efFort dès tempêtes ; lors- que tu vois de toutes parts , à travers ces forêts , de ces arbres à cinies spacieuses , renversés, ayant entraîné avec leurs longues racines d'énormes mottes de quarante à cin- quante pieds de circonférence ; et je n'ai pas même eu besoin, pour assurer ces hauts cjpres, de ceindre leurs troncs de ces vigoureuses lianes , d'agrafer leurs branches par leurs vrilles , ou leurs rameaux osseux. La con- formation de leurs troncs nus et droits et l'exiguité de leurs branches se refusaient (»78) (J'ailleurs à ces secours. Cent espèces de végé- taux sont prêts à succéder partout à celui qui vient de disparaître, et ici un petit nombre se mêle avecle cjpre,etpeutle reraplacer(i). J'avais donc besoin de le conserver plus soi- gneusement , d'autant qu'il ne multiplie pas de ses rejets , que ses bases pyramidales ne se changent jamais en arbre , et que lent à croître il est à encore plus long- temps en décrépitude ; aussi de tous les bois que je fais naître au mi- lieu des eaux, il est du très-petit nombre de ceux qui, après avoir cessé de végéter , ne se décomposent pas en hâte , résistent long-temps à l'humidité, au froid, au sec et au chaud (2). L'olivier aime particulièrement à accroître à son ombre ; sa tête moins élevée , et par conséquent abritée , est plus arrondie et plus grande ; mais son tronc , d'une con- texture pesante, prend aussi à sa base la forme (1) Les cyprières ont peu de saules et de peupliers, le plus souvent point du tout. (2) Je ne prétends pas dire que le cypre coupé jeune ne produisit pas de rejets , ce que je n'ai jamais remar- qué , mais que ses racines effleurant la terre et les marais, ne jettent pas de drageons comme l'orme j^ le sîiule, le peuplier, çtç, ( 279 ) bombée et conique du cjpre. Cette forme que tu ne retrouves dans aucun autre des vé- gétaux de la terre est, comme tu vois, telle- ment relative à ces lieux , que le cône ne se prononce, ne s'élargit que long-temps après la formation de l'arbre, lorsque déjà grand il commence à peser sur le sol Nature! ô nature ! m'écriai-je î Oui, tu es l'unique science, tu enfermes tous les trésors des vé- rités ; qu'ils sont coupables, ceux qui te blas- phèment î qu'ils sont malheureux, ceux qui te méconnaissent! ( 28o ) CHAPITRE L. Suite du précédent. Histoire Naturelle. V^ues de la nature dans la conformatiorh du liard et du saute. Des hattures. Di^^ perses plantes herbacées. Conformation et nature du sol le long du Fleuue. Mo- bilité du lit du Mississipi. Ob sensations: importantes à ce sujet. Dangers à craindre pour la Nouvelle-Orléans , en dépouil- lant son sol des arbres qui le protégea,ient contre les inoîidations. Je revins à pas lents, méditant ces grandes merveilles d'économie de la nature. Arrivé près du fleuve, je remarquai des liards dé-^ racines , poussés par les flots sur le rivage j je fus frappé de la conformation de leurs ra- cines, si différentes de celles du cypre : un long pivot, semblable à la rave allongée, en formait le centre; des couronnes de racines ^ partant de distances en distances , s'étendaient ( 28l ) horizontalement en rayons. Je remarquai que la couronne inférieure était la plus ancienne, celle qui la première avait commencé ; que l'arbre avait peu de grosseur ; une couche de terre survenue au-dessus avait donné lieu à une autre couronne, et à un épaississemenfc de l'arbre; et ainsi un grand nombre de cou-< ches successives, s'élevant à plusieurs pieds, avaient fait naître successivement des cou- ronnes supérieures , l'arbre s'épaississant en même temps. Je conclus de cette observation que , pour feire avec succès des plantations de cette grande espèce de peuplier, il faudrait creu- ser plus qu'à l'ordinaire le trou de chaque arbre, 'donner à ce trou la forme évasée d'un cône renversé, y planter l'arbre de manière q[ue le pied s^e trouvé au-dessous du niveari du sol, d'environ deiui mètres, chaque année combler un peu ce trou conique , et ainsi d'années en années, jusqu'à être parvenu au niveau du sol. De nouvelles coui^onnes de r'à*^ cines naissant alors successivement, lui four- niraient des sucs plus abondans pour parvenir à un plus grand accroissement. Je ne tardai pas à juger combien était sage cette confor- mation dç$ racines du liard , si difiërente ( 282 ) cependant de celle du cypre, quoiqu'il aimât presque également le voisinage des eaux. Dans les tempêtes , les flots du fleuve agités frappent, ai-je déjà dit, avec fureur ses rives élevées à pic, dont les terres friables s'éboulent par larges pans entraînant les grands arbres qui les couronnent. Des arpensde terre dispa- raissent en peu de mois; mais ces irruptions du fleuve ne se font jamais sans qu'il laisse au côté opposé une rive plane à ûevfy- d'eau, ce que l'on nomme hatture j ainsi , dans ses change- mens continuels de lit , le fleuve abat une terre plus élevée pour en délaisser une plus basse, qui, à son tour, s'élèvera, mais graduellement. Bientôt ses battures se couvrent de plants de peupliers et de saules , de ces grands saules ; car il n'est ici aucune de ces saulées couchées, touffues, se buissonnant, elles seraient affais- sées sous les vases des grandes inondations. Ces plants de peupliers et de saules , d'une étendue souvent de plusieurs milles , selon celles des battures , nés de la même époque, s'élèvent à la même hauteur, for- ment le long des rives des rideaux de ver- dures de l'effet le plus agréable. Plus loin, derrière eux, dominent les anciens arbres qui, d'un vert plus rembruni, font ressortir davan- ( 285 ) lage la tendre verdure de ceux qui sont en avant. Une chose très-remarquable, c'est que presque toujours ces plants serrés comme des pépinières soignées , sont en naissant d'une seule espèce, ne se mélangent que successi- vement , et se trouvent en opposition avec les plants des granus arbres élevés derrière eux; c'est-à-dire que si ces grands arbres sont des massifs de saules , les jeunes plants en avant sont des massifs de peupliers ; ainsi récipro- quement. Mackensie , médiocre observateur de la nature dans les lieux sauvages qu'il a parcourus en se dirigeant vers la mer d'ouest, a cependant été si frappé de ces mêmes con- trastes . qu'il en témoigne sa surprise. Ces jeunes plants sont si serrés , que souvent on peut à peine y pénétrer ; en s'élevant, ils s'éclair- cissent ; les plus faibles périssent faute d'air. Le sol de ces battures n'est point limo- neux comme celui des cjprières , c'est un mélange de sable fin lié avec des terres très- divisées , qui fait corps et s'égoutte promp- tement : ainsi les racines peuvent y avoir une ténacité toute autre que dans les marais des cyprières. Ces jeunes arbres , agités par les vents , résistent donc mieux ; et d'ailleurs pressés entre eux ils soutiennent mutuelle- ( 28zi ) ment leurs ciities onduleuses. Les eaux dé- bordées sont alors amorties à travers ces tigéê multipliées , elles y entraîneiit leurs iintiion- dices , j laissent leurs liaions. D'années èni années , ces terres s'élevant , le peuplier élar- git sa belle tête au feuillage mobile , s'isole' de plus en plus ; mais de nouvelles couronnes de racines naissant au-dessus des précédentes , lui donnent de nouvelles forces pour braver ensuite seul sans appui l'efFort des tempêtes. Son sol alors moins long-temps inondé , fait multiplier autour de lui d'autres espèces d'ar- bres d'une moindre élévation , des buissons d'arbrisseaux , des lianes où se mêlent surtout des vignes au feuillage pesant. Le saule, rival du peuplier, est encore doué d'une bien plus grande énergie i^itale j il croît plus promptement , et il n'a pas besoin comme le peuplier de ces fortes racines pour se soutenir : ses long-ues branches frêles et nues se brisent au moindre choc des vents : ainsi des racines médiocres lui suffisent ; il semble bien plus fait pour se multiplier que pour se conserver dans lès déborderaens où les eaux , pendant quelques mois seulement, sont élevées de dix-neuf à vingt pieds. Les troncs du saule ont déjà jeté à cette hauteur ( 285 ) d énormes teuffes de chevelus serrées , qui , suspendues en l'air toute l'année , attendent l'inondation suivante pour se raviver. La terre est-elle couverte des débris de sa tête mutilée, enfoncés dans la vase ou entraînés dans les eaux, ces débris vont peut-être reproduire d'autres forêts. Le saule est le plus frêle de tous les grands végétaux pour être, indépendamment de ses semences, le plus voyageur et le plus pro- pageant de tous. Ce naturel, qui lui fait chérir tous les lieux humides , lui fait préférer les situations aérées et les eaux courantes. En considérant que le Mississipi vient du Nord, on doit juger qu'il charrie au Midi ' toutes les plantes que produit le Nord ; qu'il les dissémine dans tous les lieux où elles peuvent s'acclimater. Parmi les herbacées que produisent ses bords , on trouve dansles marais plusieurs espèces de patiences, depuis les plus amères jusqu'aux plus douces , et aigrelettes jusqu'aux oseilles; les espèces comestibles sont d'un grand secours aux voyageurs. On trouve aussi des cochléaria et des cressons, un chiens dent différent du nôtre, traçant, non par ses ra- cines, mais par ses jets, qui de uoîudsen nœuds s'enracinent j ainsi il tapisse la terre , enUe- ( 286 ) tii^nt sa fraîcheur sous ce climat brûlant. Cettd jolie radiée que nous avons nommée gallar^ diene , foissonne surtout dans le voisinag-e de la ville, où l'on rencontre aussi diverses es-^ pèces de campanules; les champssont couverts de pourpiers, ils renaissent jusqu'au pied des maisons ; les rives du fleuve sont parsemées de plusieurs espèces de labiées ; notre marrube V est commun. Tout )e long- de la levée on rencontre le solanès à baie jaune , à feuilles hérissées de piquans; les champs et les bois en produisent de plusieurs au 1res genres; la fleur prin tanière de ces contrées que j'ai trouvée tout le long des rivières , bien plus encore près du fleuve , dont les fleurs devancent le printemps, est un grand séneçon radié à fleurs jaunes , à feuilles de roqueltes d'un beau port, s'élevant à trois ou quatre pieds sur une lige fistuleuse cannelée, se couronnant de ses fleurs en corymbes. Je l'ai nommée Mlssissipienne , du nom des rives où la vue la découvre sans cesse avec plaisir. Ces lieux huuiides ne man- quent pas de renonculacées : les bords des marais sont garnis d'iris, des joncs, deâ lèches et toutes les espèces de souchets ; ceux des plus grandes tailles cernent et pressent ces marais, occupent principalement la surface ( 28; ) de ces immenses prairies tremblantes ; une prêle vigoureuse se trouve par place le long" du fleuve, s'élevant jusqu'à cinq à sixpieds^ d'une grosseur proportionnée. C'est un aliment que le bétail aime beau- coup durant les hivers , où des piquans vents de nord arrêtent brusquement la végétation ; ils trouvent aussi un sûr abri contre eux dans ces massifs de cannes élevées , dont le feuillage toujours vert les nourrit principalement avec leurs graines farineuses imitant l'avoine, et qu'elles portent en pannicules lâches. Ces longues et lugubres draperies grises , de barbe espagnole, dont tous les arbres sont chargés, fournissent encore durant les hi- vers une nourriture, recherchée du bétail; il semble qu'alors les vents viennent exprès agiter ces immenses perruques , briser les branches qui les suspendent (i). - Tout le long des rives du fleuve la terre est toujours unie , aux battures près ; elle s'élève seulement graduellement en montant depuis la mer où elle est à fleur d'eau ; sa nature est la même , brunâtre , fine , substantielle. En la considérant attentivement au soleil, on la voit (i) Voyez la description de cette plante curieuse dans la Flore, art. 2'illandrie , class. 3, ordre 5. ( 288 ) scintiller, ce qui est dû au sable extrêmemecit atténué , dont elle est mélangée , et aussi à des gypses pulvérisés ; car les substances pé- trifiées arrivent de si loin , qu'elles sont toutes broyées en pâte impalpable ; on ne rencontre pas dans le fleuve une seule pierre , ni le plus petit gravier. Ce n'est qu'à deux ou trois lieues au-dessous du Bâton Rouge du même côté , qu'on voit blanchir un moment de loin la côte plus éle- vée, et qu'en approchant on reconnaît être d'une espèce mélangée de glaise et de gravier. Ce tertre, nommé petits écores j coupé à pic par le fleuve, s^élevant à plus de cent pieds au-dessus du niveau du sol ordinaire , d'une couleur et d'une composition différentes , est une ramification du sol primitif de ces contrées se prolongeant au loin à l'Est , donnant naissance à la rivière Amitte, et à divers ruisseaux qui vont se jeter dans la ri- vière d'Yberville , et dans les lacs Maurepas et Pontchartrain. Ainsi toutes les terres , hors cette pointe , sont , dans le cours du fleuve de près de quatre-vingts lieues, amenées par lui. Le tertre déchiré , creusé de pro- fondes ravines, a un filet d'eau qui roule sur un fond graveleux et tombe dans le fleuve. Ce ( 289 ) Ce fut un spectacle curieux que la surprise, l'extase d'une femme née dans les environs de la Nouvelle-Orléans, qui voyageait sur le même bateau que moi. Quoiqu'elle eût plus de trente ans , c'était la première fois que s'offrait à sa vue une éminence cjui lui parut une énorme montagne qu'elle grimpa prescpie en délire ; la première fois aussi elle voyait un ruisseau amenant ses eaux limpides dans le fleuve, jusque là elle n'avait vu que le contraire, des eaux troubles sortant du fleuve au lieu d'y venir. Tout cela amena une grande révolution dans ses idées, dont pendant long- temps elle ne pouvait se lasser de parler. En s'approchant de l'embouchure de la Rivière Rou^e , on rencontre davantage de plus grandes battures plantées de saules ou de peupliers. Le confluent des eaux tour- mente davantage le fleuve, le fait changer plus fréquemment de lit, et recréer de ces battures. Près de là , à une petite lieue au- dessous de la Rivière Rouge , se trouve le Chafalaya , branche considérable de la droite du fleuve, qui descend jusqu'à la mer, à tra- vers d'immenses prairies, entremêlées de fo- rêts où il se divise, se subdivise, puis se ras- semble, s'étend en lacs pour se raniider, et II. T ( 290 ) enfin aboutir à une grande baie entourée de prairies tremblantes. L'entrée du Chafalaja est obstruée par une immense quantité d'arbres déracinés qui s'y sont amoncelés, brisés, et font corps ; c'est à travers eux que passé à grand bruit cette partie du fleuve. Si quelques crues d'eau considérables entraînaient ces ar- bres entassés, ou si , quand le fleuve bas laisse à sec ces arbres , on y mettait le feu , il serait alors possible que le lit du Chafalaja, dont la direction s'alligne avec le lit du fleuve , devînt le lit principal, où le courant se por- tant avec impétuosité balaierait, élargirait, creuserait les terres, et alors abandonnerait son ancien lit du côté de l'Est. Dans cet état de choses, les lacs Maurepas et Pontchar train se trouveraient privés de ses eaux , et la Nouvelle-Orléans elle-même, si fière déjà de ses prospérités futures, n'aurait plus de navi- gation. Ce ne sont point de ces conjectures hors de probabilité ; l'impétuosité de ce fleuve , la friabilité des terres qu'il forme et détruit alternativement, l'exemple de ce qui est arrivé il la Pointe-Coupée depuis l'existence de la colonie , prouvent et la possibilité et la pro- babilité d'un tel événement. Le Page du Praz, arrivé à la colonie six ans seulement après ( 291 ) celte révolution de la Pointe - Coupée , ia raconte ainsi (i). « A quarante lieues de la Nouvelle-Or- léans est la Pointe -Coupée ; cet, endroit est ainsi nommé , parce que le fleuve y faisait ua détour de dix lieues, et Ibrniaitla figure d'un cercle , lequel n'est ouvert que d'environ cent et quelques toises , par où il s'est frayé un chemin plus court , et où toutes ses eaux passent à présent; la nalure seule n'a point fait cette opération » Deux voyas^eurs descendant le fleuve furent obliirés de s'arrêter en cet endroit , parce qu'ils virent au loin que la lame était très-grosse; le vent poussait contre le courant, et le fleuve était débordé, de sorte qu'ils n'osèrent passer outre : tout auprès d'eux passait un petit ruisseau causé par le débor- dement, qui pouvait avoir un pied de pro- fondeur sur quatre à cinq de large. Un de ces voyageurs se voyant à rien faire prit son fusil, suivit ce petit ruisseau pour tâcher de tuer quelque gibier ; il n'eut pas fait cent toises, qu'il fut dans une extrême surprise d'aper- (i) H. de la Louisiane, t. a, cli. 19 , p. 268. T 2 ( 292 ) devoir un grand jour, comme lorsqu'on est sur le point de sortir d'une épaisse forêt : il avance , il voit une grande étendue d'eau •qu'il prend pour un lac ; mais regardant sur isa gauche , il reconnaît les petits écores au- dessous , et il savait qu'il fallait faire dix lieues pour y arriver : il reconnaît, à cette vue^ que ce sont les eaux du fleuve. Il court en avertir .son camarade , celui-ci veut s'en assurer ; cer- tains qu'ils sont tous deux, ils décident qu'il faut couper les racines qui sont sur le passage et creuser les endroits les plus élevés : ils essayèrent enfin d'y faire passer leur pirogue en la poussant. Ils y réussirent au-delà de leur attente ; l'eau qui venait les aidait , tant par son poids, qu'en soulevant la pirogue par sou ■volume, qui augmentait par l'obstacle qu'elle rencontrait. Ils se virent en peu de temps dans le fleuve à dix lieues plus loin qu'ils n'étaient une heure auparavant , c'est à-dire s'ils eussent suivi le lit du fleuve , comme on était contraint de faire auparavant. i> Le petit travail de nos voyageurs avait remué la terre, les racines en partie coupées n'étaient plus un obstacle au cours de l'eau, la pente dans ce petit trajet était égale à celle que le fleuve avait dans les dix lieues de cir- ( ^93 ) cuit qu'il faisait; enfin la nature aidée, quoiqu? faiblement , fit le reste. » L'ancien lit que j'ai moi-même visité est actuellement en partie comblé de vases , ses rives sont bordées d'habitations. Le Chaialaya n'est pas le seul lieu qui présente la possi- bilité probable de pareils événeraens. Plus bas et du même côté, le Bayou de Plaquemine, situé aussi vis-à-vis du courant du fleuve et encombré d'arbres, peut ouvrir pareillement sans peine un nouveau lit à ce fleuve, ofl*rir le même résultat et la lourche également. A l'autre rive, la rivière cl'Yberviile, qui con- duit une portion des eaux du Mississipi dans les lacs de Maurepaset Pontcliartrain , pour- rait encore , si on déblayait son entrée des terres qui s'y déposent, attirer tout-à-Fait son cours; et il ne faudrait pas à cet eflét beau- coup d'ouvriers lorsque les eaux sont basses. Tandis que la Nouvelle-Orléans peut, pat ces diflérentes causes, être privée du cours du Mississipi , elle est en même temps me- nacée de plus en plus de ses inondations , et près d'être engloutie par elles. Les inondations du fleuve qui se prolongent une partie de l'été , ne durent si long-temps que parce que ce fleuve reçoit les eaux d'un «rand nombre «A. O { 294 ) de rivières , dont les unes viennent tout-à-fait' du Nord, d'autres du Nord-Est, et d^autre» du Nord-Ouest. Ces différentes rivières, en- flées par la fonte de leurs neiges et de leurs' glaces ; ne portent pas toutes à la fois au' fleuve leurs eaux débordées ; elles arrivent à (diverses époques en raison de leurs distances et de la différence de leurs climats : de là •ce prolongement annuel des débordemens du fleuve. Cependant difTérentes causes hâtent ou retardent les débordemens partiels des rivières ; et il arrive quelcpiefois que plusieurs rivières entrent à la fois dans le fleuve avec leurs eaux débordées , et alors le fleuve s'élève plus qu'à l'ordinaire : de loin en loin, il peut encore arriver, ii arrive en effet que presque toutes les rivières gonflées donnent à la fois dans le fleuve , poussent et soulèvent plus impétueusement son cours, le débordent da- vantage , et lui font commettre des ravages extraordinaires; et si à cette époque un grand ouragan s'élevait, rien alors ne pourrait ré* sister à ces grandes masses d'eau agitées , tout céderait à leurs furies das^is ces tourmentés. Qui empêcherait que le territoire de la ville , maintenant si déblayé, et dépourvu de toutes les défenses dont la nature l'avait environné. (295) ne fût entamé , déchiré , précipité dans les abîmes du fleuve ? On en va juger. A quatre lieues environ au-dessus de la ville , àThabitationdeM. Macarti, sur la rive gauche, de même que celle de la ville , la terre s'avance dans cet endroit en forme de cap , et oblige le fleuve à se détourner sur la droite , pour revenir ensuite près de la ville à gauche ; mais il ne fait pas ce contour sans entamer journellement ce cap contre lequel il se cour- rouce sans cesse. Lorsque les eaux sont ex- trêmement débordées , elles franchissent ou brisent la levée au-dessus de M. Macarti, cour- rent derrière la ville , vont en partie tomber dans le Bajou Saint-Jean , et en partie dans le fleuve même au-dessous de la ville : les eaux prennent alors un mouvement d'autant plus rapide , que le chemin qu'elles parcourent est plus abrégé. Mais autrefois cet intervalle était couvert de grands cyprès environnés de leurs excroissances pyramidales ; ainsi ces eaux , loin d'y commettre des dégâts, y faisaient d'utiles dépôts qui élevaient de plus en plus ces marais : aujourd'hui presque tout est abattu, le sol nu et bourbeux n'est plus lié par les racines multipliées des cyprès, qui partout s'entrelaçaient, et faisaient de cette grande (296)' étendue de vases une masse liée solidement. Le terrain qu'occupe la ville est dans une dégradation tout aussi alarmante ; des eaux croupissantes dans les fossés delà ville et des forts, dans les fouilles faites de toutes parts,' dans les cours trop basses , dans ces puits creusés sans précaution , ces eaux se filtrent' partout, tendent à délayer sans cesse ce ter- rain battu, rongé extérieurement par des eaux courantes. Le déiaiement du sol de la ville est tel, que j'ai vu, le long du fleuve, en face de la ville, de grands pans de terre se détacher et s'abîmer dans le fleuve : on étajait la rive par des pieux, des poutres , des planches ; mais ce mal ne venait pas des eaux même du fleuve ; il était produit par celles qui, se filtrant à travers les terres , venaient s'égoutter dans le fleuve , et entraînaient avec elles les terres qu'elles avaient délayées : si, dans cet état de choses, un de ces débordeinens extraordi- naires venait inonder les-contours delà ville, et qu'en même temps des tempêtes tourmen- tassent ces eaux s'entre-hurtant déjà par des cours contraires , la ville et son sol résisteraient bien moins que tant d'autres parties de cette contrée, qui, chaque jour, s'écroulent. Les destructions de ces utiles cyprès sont ( 297 > telles maintenant , qu'il peut être impossible d'y suppléer. D'autres contrées de la colonie , la Pointe-Coupée surtout, sont presque dans le même dang-er. Ces déborderaens périodiques , communs à tous les grands fleuves du monde, tant que leurs rives lointaines n'ont point été culti- vées, ont toujours dû exposer les peuples habitant ordinairement près des eaux. De là ces inondations extraordinaires qui ont donné lieu à ces prétendus délug-es universels : et aussi presque tous les peuples , dont l'his- toire est réculée, ont chacun leurs déluges. (=98) CHAPITRE LI. Rivière Rouge. Terres noyées. Des Lapins de la Louisiane. Mœurs différentes, Riuière Noire j (jualité de ses eaux. . Ses bords déserts. Prairies. Rencontre de Saunages. Traite apec eux. De la propriété parmi ces Peuples. Observations à ce sujet. Erreur des Philosophes sur la Popriété. Habitation au Cataoulou. Mo- nument remarquable des Saupages. Le Tinsa. Etendue et Effets du Fleuve sur ces Contrées. Diverses Productions. Du, Bois de Merisier j préférable à certains égards à V Acajou. JLoRSQu'oN quitte le fleuve pour entrer dans la Pdvière Rouge , on a toujours soin de pren- dre la rive opposée au Chafalaya , où le cou- rant entraîne irrésistiblement; c'est le Garibde de ces contrées, redouté de tous les nautoniers qu'ils montent , ou qu'ils descendent. Il faut ( 299 ) aussi être attentif, pour passer d'une des eaux dans l'autre, à ce que ]e temps soit sûr et le vent modéré. Tandis que les eaux des rives sont tranquilles , elles sont, an milieu du lit où les deux courans se choquent , extrême-' ment clahotantes , et avec le moindre vent ' extrêmement à craindre. Il me souvient du danger que j'y ai couru dans *un de mes voya- ges , de la pâleur du patron , de la conster- nation des rameurs. Les eaux de la rivière Roug-e s'annoncent de loin par leur couleur rougâtre et louche ; elles n'ont plus aussi au goût la douceur bienfaisante de celles du Mississipi, qui les fait vanter avec raison par ses babitans, et leur fait attribuer des vertus fécondantes ( ce qui pourrait bien être en- core), celles surtout de rendre fréquens les- exemples de femmes, mettant au jour trois enfans à la fois ; peut-être aussi l'usage habi- tuel du poisson y contribue-t-il ? Les eaux de la Rivière Rouoe dég-oûtantes et la vue, portent uu goût saumàlre, qui dévient plus sensible quand elles sont basses; il faut l'at- tribuer principalement aux salines qu'elles traversent. Les terres sont si basses à l'embouchure de cette rivière , qu'elles y sont inondées ( 5oo ) annuellement pendant plusieurs mois de qua- torze à vingt pieds. On en juge par les em- preintes qui restent au tronc des arbres, par des joncs et des roseaux entremêlés dans leurs branches, et par ces grosses touffes de che- velus attachés , ainsi que je l'ai dit , si haut aux saules. Les vojageurs alors ont perdu tout-à-fait la terre de vue; il ne s'offre de toutes parts à leurs regards que la cime des arbres ; et quand ils s'arrêtent , ils choisissent im lieu où un grand nombre d'arbres déra- cinés, poussés, pressés comme dans une anse, forment une espèce de plancher; là tout près ils amarrent leurs bateaux, allument le feu sur ce plancher vacillant, quelquefois même ils y étendent leurs lits. On ne trouve qu'un étroit coin de terre à gauche en montant , qui ne noie pas ordinairement. Il y a eu autrefois un petit fort. Un particulier m'a dit y avoir campé lorsque tout était inondé : il y avait une si grande quantité de lapins chassés par les eaux , qu'on les prenait à la main. — Des lapins ! dans ces lieux marécageux , et où il p'y a pas un seul monticule ! — Oui , des lapins ; mais ces lapins diffèrent des nôtres ; ils ne se creusent point de terriers , ils ne le pourraient j les eaux sourceraient : ils habi- ( 3oi ) tenlles prairies , et font leurs nids recouverts d'un peu d'herbes. La nature , comme on voit , Tarie les espèces , dirig-e les instincts selon les lieux; leur chair est d'un bon goût , mais in- férieur à celui de nos lapins de garenne ; elle est un peu moins blanche. Cette espèce me paraît tenir du lapin et du lièvre, et lier ces deux genres. Les arbres ne sont plus aussi élevés que sur les rives du fleuve , sans doute pour être trop long-temps submergés ; beaucoup d'entre eux sont couverts de grands lichens blancs, foliacés et filamenteux." Les sinuosités de la rivière plus répétées , moins arquées , formant des angles contiuuellementrentrans et saillans, bornent extraordinairement la vue de ces rives sauvages , oîi le voyageur trouve plus rarement des lieux convenables à l'abordage; les vents ont moins de prises : cependant cette lari,^e rivière a aussi ses danc^ers dans la navi- gation ; on vogue en paix sur une eau tran- quille, lorsqu'en tournant on est subitement surpris par des vagues impétueuses, qui ont lieu quand le vent agit contre le courant. A dix lieues on trouve à sa gauche la Rivière Noire, dont les eaux claires sont rem- brunies par ses rives ombreuses, surmontées ( 002 ) d'arbres alors plus élevés. Ces eaux ont une teinte de lessive et un goût qui y tient , sans doute par la grande quantité de feuilles qui s'y macèrent , de bois qui s'y pourrissent , et de végétau^i vivans qui les jonchent sur les bords. Plus abrités des vents dans ces lieux toujQPus on navigue un peu plus vite ; tout est solitaire et inculte ; on se fatigue bientôt de cette monotonie; on est comme oppressé, tant on éprouve le besoin d'un horizon plus étendu, d'un air plus circulant. Nous commençâmes à rencontrer des prairies de diverses gran- deurs entourées de forêts, dont les sinuosités formaient des points de vue agréables ; c'était la saison du printemps , et je remarquais qu'en avançant toujours vers le Nord, la végétation était d'autant plus rétardée que celle de la Nouvelle-Orléans. Ces prairies avaient encore leurs hautes chaumes panniculées de balles , et leurs longues feuilles vaginées blanches et sèches comme la paille. Nos matelots s'amu- sèrent à mettre le feu en beaucoup d'endroits pour surprendre le gibier,, et pendant une partie de la nuit elles produisirent une illu- mination au-dessus de ce que pourront jamais exécuter les plus orgueilleuses cités du monde. La flamme rapide embrassa tout, et sembla (5o5) ne plus offrir dans la nuit sombre qu'un im- mense étang" de feu , couvert de fumée noire, se roulant en épais tourbillons. Les bords du rivag^e sont plus élevés à mesure que l'on monte , la végétation devient aussi plus belle ; ces lisières de cannes épaisses ne sont cependant pas aussi grandes, aussi fortes que le long du fleuve; ce roseau ne se propage que sur les lieux qui ne noient plus, ou presque pas ; et en effet les cannes trop serrées entre elles , nuiraient aux inonda- tions. Ses racines traçantes à fleur de terre, formées de nœuds très-rapprochés comme les bambous, jettent une multitude de drageons, qui s'emparent promptement de tous les ter- rains libres ; elles donnent à la terre par leurs dépôts une grande force végétative, ce sont pour les cultivateurs les terres les plus esti- mées, et ils jugent de leurs qualités par la vigueur de ces cannes. Tandis qu'un petit vent frais aide nos rameurs à faire marcher plus vivement notre barque sur ces eaux unies , deux jolies pirogues épe- ronnées de tètes de chevreuil au long bois branchu , sortent tout-à-coup près de nous d'un bayou ; ce sont des familles sauvages qui les montent. Des femmes assises nonchalam- ( 3o4 ) ment près du g-ouvernail , étendent , pour le dirig-er, un bras nii de pins belles formes, pen- dant que les hommes font mouvoir des rames leg-ères. Nous les saluons amicalement, et les invitons à venir à terre avec nous ; nous les fêtons par quelques verres de tafia qu'ils accep- tent de bonne ^râce, les femmes presque aussi bien que les hommes. Quelques mots de fran- çais qu'ils entendaient, quelques mots de leur langue qu'un de nos eng-agés savait, et beau- coup de signes que les sauvages ont l'art de rendre avec une expression singulière , furent nos interprètes ; ils avaient une moitié de che- vreuil qu'ils donnèrent pour une poignée de sel. Leur pirog-ue était chargée de peaux d'ours et de chevreuil, de suif qu'ils tirent du che- vreuil , et d'huile qu'ils font avec la graisse d'ours ; ils descendaient aux portes du Rapide ou des Avoyelles pour traiter de ces objets. C'est la saison où les chasses finissent , et où se fait particidièrement la traite. En échange de poudre , de balles, de mou- choirs , de couvertures de laines , nous eihnes des peaux de chevreuils et d'ours , du suif, de l'huile à assez bon compte ; ils nous an- noncèrent que nous trouverions à deux jour- nées de là un campement d'une douzaine de familles ( 3o5 ) familles sauvages : nous nous y orrétAmes, Les hommes étaient absens; ils cliassaienl, dis- persés dans les bois des environs ; chaque fa- mille avait sa cabane sous des arbres. Quelques perches, ficliées en terre, cintrées à la hauteur d'environ quatre pieds, forment une espèce de cul-de-lampe où on ne peut tenir qu'assis ou couché. Ces cabanes n'ont guère que huit à neuf pieds de profondeur sur six à huit de large; elles sont recouvertes de ces grandes feuilles de latanier, plissées en éventail. En dehors est le feu allumé nuit et jour, auprès duquel les Sauvages aiment à être, surtout la nuit, quand ils ne dorment pas. Ce Jeu n'est jamais considérable; ils sont ainsi plus pressés autour ; ce qui tient à leurs habi- tudes en temps de guerre , de ne pas élever la voix pour être moins entendus , et de ne pas faire de grands feux pour êlre moins découverts. Près de là , deux fourches plan- tées en terre supportent une traverse qui sert à pendre leurs pelleteries sèches et leurs viandes. Ces femmes voulurent voir, avec une cu- riosité impatiente , ce que nous avions à leur échanger. Les objets de parure étaient ce qui Jes tentait le plus^ ce goût, source du luxe, ir. V ( 3o6 ) suit donc ce sexe sous ces sombres forêts comme au sein des gTandes villes. Je goûtai d'une bouillie rouge dontje leur vis manger ; son goût approchait de celui d'une bouillie faite avec la fécule de pomme de terre. C'était aussi une fécule , mais tirée d'une bulbe produite par un smilax ou salse- pareille , qui paraît tenir aux ignames bul- bifères. Cette plante est très-commune ; ses bulbes, en chapelet, grosses comme le poing, d'une substance coriace, viennent à fleur de lerre. Les Sauvages extraient sa fécule, en pilant ces bulbes et laissant déposer dans l'eau la fécule , comme nous faisons de celle ■de la pomme de terre. On en fait des beu- gnets très-délicats , et autres pâtisseries de ce genr€. La médecine emploie aussi ces bulbes pour des tisanes sudorifîques. Chaque raénage avait sacabnne, ses poules, ses chiens , quelques vases de fer, ou de cuivre, ou de bois, ou de lerre qu'ils savent pétrir, mêler de coquilles brojées, et durcir au feu. Où sont donc ces traces de communautés de biens dans les sociétés naissantes? Chaque individu ne veut-il pas posséder , être le maître de ce qui lui est nécessaire ou utile? \oudra-t-il qu'un auUe ait sa femme pour le ( ^o7 ) priver d'être avec elle quand il le désirera? voudra-t-il que l'arme qu'il a ajustée à sa taille, à sa Ibrce, soit à un autre comme à lui , lors- cjuc pressé de la i'aim il faut qu'il chasse pour vivre ? La propriété naît d'un senti- ment existant dans tous les êtres, même dans les brutes. Les granivores , les heibivores ne vont en bande que parce qu'il y a pour tous; et encore celui qui est affamé et le plus fort chasse loin de lui le plus faible. Quel en- chaînement de faux raisonnemens ! quelles erreurs sont nées de cette fausse supposition , que la propriété est née de la civilisation î La propriété se développe, se ramifie , se fortifie dans la civilisation ; mais elle n'est pas née, et elle existe avant toute civilisation , si toutefois on peut supposer quelques indivi- dus de l'espèce humaine sans civilisatioQ ébauchée. La propriété territoriale n'existe point , il est vrai, dans les particuliers sauvages ; parce que, ne cultivant pas ou jetant tout au plus passagèrement quelques grains de maïs, n'ayant pour demeure que de misérables cabanes qu'ils sont toujours prêts à aban- donner, celte propriété personnelle doit leur être indifférente, et leur serait même à charge: V a ( 3o8 ) mais la propriété nationale , celle qui déter- mine , où chaque nation , chaque lriÏ3u a le droit de faire ses excursions de cliasse ; cette propriété existe dans toute son énergie par- mi eux. C'est pour la défendre qu'ils se font ces guerres terribles , où le plus fort exter- mine le plus faible , égorge femmes et enfans, tant que la nation ennemie existe , jusqu'à ce que ses malheureux débris aient été s'in- corporer, se fondre dans d'autres nations. Les philosophes ont donc eu tort d'attribuer à l'existence de la propriété toutes les cala- mités , tous les crimes dont la terre est souil- lée; c'est aux abus de la propriété et non à la propriété en elle-même , qu'il faut attri- buer les désordres de la société. La propriété bien entendue est le principe énergique des vertus, des talens j des lumières, comme la propriété viciée , ébranlée , est la destruc- tion de tout. Nous atteignons enlin dans ces immenses déserts l'habitation d'un colon ; c'était une mauvaise bicoque , percée de toutes parts , aussi mal meublée , aussi mal approvision- née , et cependant nous avions besoin de beaucoup de choses , notre voyage s'étant prolongé plus long-temps qu'à l'ordinaire; ( 3o9 ) et noos étions encore à cinquante liencs du poste (lu Oiiacliila, où nous allions. Le pro- priétaire est un Bordelais, nommé Ebrard , marié à une Canadienne dont il a quelques- eu fans. Depuis long^-temps dans la colonie , aprè's: . de long-nes courses, des entreprises malheu- reuses , et surtout des lessives de jeu , il était venu se retirer dans ce sombre désert , au milieu des eaux. Qui a pu vous déterminer, lui dis-je , à choisir un lieu si sauvage , privé de toutes les douceurs de la vie, de la société des hommes dont, vaille que vaille, on ne sau- rait cependant se passer ? Quoique je sois seul ici, me repondit-il, je suis plus souvent visité que je ne le pourrais être dans aucune autre partie de la colonie, et il se passe peu de jours sans que des voyageurs n'aient besoin de s'arrêter ici. Vous voyez ce Bayou cj[ui tombe , au pied de ma maison , dans la rivière ; il se dirige au couchant , et communi- que à un lac très-étendu , nommé Caiaoïdoit , (Tui, en langue de&Sauvages, veut dire lieu de grande râi/ez//-. Le Bayou prend lui-même aussi le nom de Bajou CataouJou. Les con- tours anguleux du lac sont bordés de collines déjà habitées par un grand nombre de l'a- ( 3io ) milles anglo - américaines ^ de ces familles ambulaiîles <^ai^ aimant les forêts et les soli- tudes , éi^auclient des déiVichemens pour les revendre ^courir à d'au très déserts y déirieher de nouveau , et aller encore s'enfoncer dans d'autres solitudes. Ces familles dontle nomijre augmente de jour en jour, et va s'accroître bien dvivantage , actuellement que ce pays est pos- sédé par les Américains , car dans ce moment même un grand nombre d'autres sont en che- min pour ^'y rendre, et déjà plusieurs éla- blissemeî»s ne sont pas à plus d'ur.e douzaine de lieues d'ici; ces familles, dis-je , établies sur le lac , n'ont, pour vendre leurs denrées et aclieter le peu d'objets dont ils ont be- soin , que le Bayou qui passe au pied de ma maison. De là remontant la rivière Noire , à une lieue environ , on trouve le Tinza , embraucliement du fleuve ; en le remontant aussi un peu, on rencontre à droite un petit canal ébaucbé par la nature, et achevé par main d'hommes , que j'ai moi-même contri- bué à nettoyer, et qui conduit au fleuve, à une médiocre distance des Natchez. Les Nat- chez restés, je ne sais pourquoi, aux Améri- cains qui faisaient partie des anciennes co- lonies françaises, et des dernières conquêtes (3ii ) espagnoles, forment acluellement une ville qui se peu-pie, et devient de jour à autrs un entrepôt plus considérable de toutes es- pèces de marchandises anglaises, de celles qui conviennent, par le bon marché et les habitudes, à ces nou veaux habitans du Ca- taoulou. J'ai encore , continua M. Ebrard , ouvert un chemin par terre , qui mène au fleuve ; il n'y a pas d'autres routes pour conduire le bétail dont on fait un grand commerce avec cette ville, ainsi que ces nombreuses cai^aillades enlevées si périlleusement des provinces espa- gnoles, qui , rendues aux Natchez, donnent trois à quatre cents pour cent de bénéfice , lorsqu'on a eu le bonheur d'éehapperà la sur- veillance des gardes espagnoles , ou plutôt de les séduire par des présens. Il faut que ces cavaillades et ces .troupeaux traversent ici la rivière sur un bac que je tiens à cet effet, et ii est rare que les voyageurs n'aient pas eux- mêmes besoirt ou de prendre des provisions, ou de se faire conduire quand ils ne con- naissent pas ces routes difficiles; en même temps tous ceux qui , venant de la ville , ont fait environ cent lieues sans rencontrer d'ha- bilalion., ne manquent pas de s'arrêter pour ( 5l2 ) divers besoins. Ainsi vous voyez que ces diffé- rentes communications rendent ce lieu extrê- mement passager, et le peu de denrées que je puis me procurer est aussitôt enlevé. M. Ebrard , du pays de Gascog-ne , savait admirablement faire valoir les avanta^res de sa propriété; et il aurait bien voulu commu- niquer son enthousiasme pour elle à quelques voyageurs aisés. Ce qu'il v a de remarquabie ici, c'est qu'il était vériciique. M. Ebrard est d'ailleurs un des bommes les plusobligeaus que j'aie rencontrés. Je l'ai éprouvé toutes les fuis que j'ai eu depuis occasion de revenir cLez lui, et je m'y suis toujours arrêté avec plai- sir : il ne lui manque, pour devenir promp- tement riclie dans ce lieu même, que d'être plus intéressé. En examinant l'emplacement d'une petite maison qu'il se construisait , je remarquai qu'elle était élevée sur un plateau de terre uni et régulièrement carré ; il pouvait avoir cinc|uante pieds d'étendue, et au moins vingt d'élévation. Ce plateau isole et si régulier , lui dis- je, n'a pu être ainsi formé par la seule nature. Avez-vous quelques renseigne- mens sur son origine ? Puisque vous êtes, me répondit-il, du petit nombre de ceux qui (5i3) font cetle observation juste , je vais vouS' montrer des choses qui, en vous instruisant de la cause de cette éminence, vous surpren- dront encore davantage ; suivez-moi , si vous le voulez bien. Nous marchâmes à travers des iiiassif's de cannes énormes, où il s'était ouvert plusieurs chemins. Je vis alors trois autres pla- teaux de la forme et de l'élévation du pre- mier; ils étaient placés à des distances égales entre eux ; ils avaient été liés par un large fossé dont la terre , jetée intérieurement, avait formé un haut parapet. Je reconnus alors que cet ouvrage, de plusieurs arpens d'é'endue, était un véritable camp retranché ; mais ce qui me surprit davantage , ce fut de trou- ver en avançant, comme à la tête du camp, du coté de la terre, une élévation en forme de cône , que j'estiihai haute au moins de cent pieds; on arrivait au sommet par un chemin en spirale. De celte hauteur , la vue plane au- dessus des arbres , suit d'assez loin les si- nuosités du Bajou Cataoulou , celles surtout de la rivière qui, près de cet endroit, tourne et se resserre de manière que dans ses inon- dations elle communique sur les derrières avecle Cataoulou , et forme alors , de ce coin de terre où est l'habitation de M. Ébrard, une ( ^1^ ) • petite île cpi n'a pas pius de huit ou dix arpens ; des bnissoRs , des cannes , des arbres même couvraient cette montag-ne factice : ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il y était venu quelques cliarraes, arbre qu'on ne ren- contre nulle part dans ces lieux. Ce site noyé à l'ouest de marais, sur les derrières, flanqué au nord par le Bayou Câtaoulbu , à Test et au sud- 'par la rivière formant un demi-cercle, avait donc été avantageusement clioisi pour se dé- fendre contre les surprises : mais à quelle époque et par qui ces travaux ont-ils été faits ? Je ne pus obtenir à cet égard aucuns rensei- g-nemens de M. Ébrard. Ce genre de fortifica- tion ne ressemble point à celui des Européens;, ils n'ont d'ailleurs jamais eu d'établissemens dans ces contrées. M. Ebrard pensait q«e ce pouvaient être quelques peuples du Mexique, qui, chassés long-temps par les Mexicains ^^ étaient venus de si loin chercher une retraite assurée : mais entre eux et le Mexique errent une multitude d'autres nations qui n'ont ja- mais éprouvé le joug des Mexicains. Et pour- quoi ceux îà auraient-ils eu besoin d'aller si loin , afin de les éviter ? En consultant les notes que fe porlafs avec moi sur les difîerens lieux où je voya- (5.S) geais, je trouvai queDuinont, contemporain de le Page-Duprart, et qui a fait des mé- moires sur la Louisiane, dit ( i) que les In- diens Natcliez, après le massacre des Fran- çais, abandonnèrent leur fort sur le fleuve, qu'ils se retirèrent dans les bois , qu'ils pas- sèrent du côté de la rivière Noire; là ils firent un village, et bâtirent un fort dans le modèle de celui d'o ù ils avaient été chassés. Je ne dou lai plus alors que ce ne fut cette dernière retraite des malheureux Natcbez, 011, excepté un petit nombre qui s'échappa, les uns furent massa- crés par les Français, les autres pris et em- menés esclaves à Saint-Domingue. Comment ce peuple, sans art, sans instrument, qui n'avait pas l'habitude du travail , put-il re- muer tant de terre , la porter si loin , et l'é- lever à une si g-rande hauteur? L'amour de l'indépendance , leur haine de la tyrannie, avaient fait ces miracles. Ce monument du désespoir sembla me rendre présente l'injustice des Français en- vers les Indiens Natchez. Les malheurs qiii en sont résultés pour les colons, tant de (0 Tome II, p. 192. ( ^'G ) Français égorg-és, tant d'armemens qui rui- ïièrrnt la compagnie , onl-iis expié envers la justice éternelle Je crime d^expoliation contre celle nation liosplLaliëre ? Eh quoi ! si dans la nature il n'existe pas une seule feuille dont les nervures , les mamelons , les poils , les pélioles, ne lui aient été donnés pour l'uli- li-ié générale , et s'il n'existe pas un animal qui n'ait reçu un estomac, des dents, des griffes , des serres , des inclinations , des niœurs^ pour concourir encore plus scLisible- ment à ses plans de sagesse d'utilité générale, riiomnie seul pourrait -il avoir été mieux doîé que tous, pour pouvoir seul abuser de tout ? Ah ! l'Ausciir de la nature, si économe envers tous les êtres, n'a pu être si prodigue envers l'homme, que pour le faire concourir plus utilement à l'ordre général:; et si l'homme peut quelques inslans intervertir cet ordre au- guste , il j a donc un autre état de choses où il lui faudra réparer avec usure ses dé- sordres. . Le Tenza , celte dernière branche occi- dentale du fleuve , communique par des bajoux et diverses petites raimli eu lions , et même par des marais, avec la rmère Rouge, la rivière Noire et la rivière aux Bœufs. Lors- (-'7) que le Mississipi s'élcve, il se dëgorg-eclans ces diirérenles rivières qu'il enlîe, qu'il ar- rête, qu'il lait rebrousser. Par-tout sur son passage il commande im périeusenient àces flots tributaires, comme devant un maître superbe; lis se taisent et se reculent à sa présence. On croirait d'abord que les eaux de ce fleuve sont contenues dans un lit de quatre à cinq cents toises, et on est étonné que ce lit si rétréci puisse sul'iire à ces amas d'eaux venues de si loin , de tant de rég-ions , par tant de canaux : mais image du Dieu dont ce fleuve est l'œuvre sublime , il voile comme lui sa puissance ; il s'entend de toutes parts dans ces lieux, alimente de ses propres eaux ces rivières qui ne semblent venir à lui que pour le grossir; il se répand en immenses napes sous ces cjprières éternelles ; il emplit les bas- sins de ces innombrables lacs qu'on rencontre à chaque pas, non loin de ses rives , el em-r brasse ainsi dans son cours une surface en largeur toujours croissante jusqu'à plus de cinquante lieues. La mer, qui reçoit ses eaux par tant de bouches et tant d'autres rivièrer«, cède à sa présence , délaisse ses plagies , m->- diîie, change par lui ses courans , ses vent*,. £es tempêtes. (3i8) Ces contrées offraient quelques prôdoc- lions parliculières. La pacane comestible se trouve en grande abondance sur tout le long de la rivière Rouge et de celles qui lui com- muniquent. C'est,une véritable espèce de niûx pour le goût et la qualité, mais d'une ("orme très - différente ; elle est oblongue comme l'olive, approchant de la même grosseur; sa coquille est d'une seule pièce et de l'épais- seur de celle de la noisette; le fruit se divise, comme notre noix , en quatre lobes séparés par des cloisons membraneuses; son goût est le même , mais meilleur. Le plaqueminier multiplie également , comme plus bas, de drageons, produit de toutes paris, dans les bois éciaircis,avec abon- dance; son fruit, jaune doré comme la reine- claude , d'un goût tenant de la corme , mais plus sucré, d'une substance très-nour- rissante, est extrêmement astringent ; les Sau- vages en composent une pâte qu'ils font sé- cher et mangent en guise de pain. Le cerisier à grappes , dont le fruit mûrit beaucoup mieux qu'en Europe, est agréable au goût; on s'en sert surtout pour faire par infusion un ralana moelleux et parfumé. Cet arbre s'élève à une cinquantaine de pieds sur ( 3.'<) ) irn tronc bien propoi lionne ; son bois est une des productions les plus précieuses de ces contrées pour l'ébéwisterie ; il prend un beau poli, offre des nuances et des accidens du plus bel effet , ne perd pas ses teintes avec le temps comme nos merisiers d'Europe, rougit au contraire de plus en plus, mais ja- mais assez pour prendre la couleur sombre de l'acajou. Ainsi, son rival par ses nuances, il le surpasse par sa teinte plus claire, sem- blable précisément à l'acajou neuf. Ces forêts offrent aussi une prodiq;ieuse diversité de prunes; aucune des nôtres en buisson, que nous nommons pr/ine/Ies ^ mais des grosses espèces, jaunes, rouges, violettes, un grand nombre si après, qu'on ne peut en manger; les meilleures ont toutes un goût différent de celles de l'Europe, sont toutes plus aqueuses. La culture obtiendra sans doute des varié- lés qui, perfectionnées, enrichiront ces con- trées, ces arbres peu élevés, mais élargissant leurs têtes à peu près comme nos pommiers se couvrent au printemps de fleurs cjui font un hel effet , à travers ces masses de bois encore alors peu feuillées. Le céplialante, nommé vulgairement l^ois' bouton j qui s'élève ici plus haut que ie pru- ( 320 ) nier , se couvre aussi à la même époque de fleurs blancbes, d'un plus grand efFet encore. Nos botanistes ne lui donnent que quatre à cinq pieds, et ici il en a plus de trente. Ses fleurs ramassées en lêle globuleuse à l'extré- mité des brandies , déploient leur calice commun, vert d'abord, se colorant bientôt d'un blanc éclatant, et persistant long-lempsi A l'automne , ses baies nombreuses , d'un rouge éclatant , réunies en petites tètes, for- ment une autre décoration. On voit aussi éclater de toutes parts , au printemps, la petite espèce de papillonacées rouges de l'arbre de Judée , couvrant en bouquets toutes ses branches. Les chênes y sont plus diversifiés , plus abon- dans, plus élevés et plus droits que dans le bas da fleuve. » CHAPITRE ( 321 ) CHAPITRE LU. U Auteur rencontre sur un lac une bello Plante, espèce de Nelumbo, elle se nomm& Napoléone. Le temps de^dent mauvais j il se perd j passe la plus cruelle nuit à errer j il est prêt à périr j il est retrouvé le lendemain. Quelques Observations. Dès que le bateau arrêté à midi et le soir me permettait de mettre pied à terre , j'en profitais pour faire mes excursions aux en- virons. Le plus souvent revenant tard à midi, je dînais à bord, afin de ne point déranger le moment du départ; il y avait déjà environ quarante jours que durait ce voyage , beau- coup plus long qu'il n'aurait dû l'être, mais qui m'avait donné plus de temps pour mieux observer. Deux jours après avoir quitté le Gataoulou, j'allai , à midi , comme à l'ordinaire , faire ma promenade ; le temps était beau , le ciel pur \ II. X ( 522 ) je m'avançai dans le bois une pelite demi- lieue tout au plus; je découvris un lac d'en- viron une lieue de circuit, d'une forme qui me plut extrêmement. Les arbres qui n'étaient plus autant chargés de ces lourdes fouifes de barbe espagnole, donnaient à la nature, dans ces contrées, un air plus riant. Une espèce de pelouse, qui s'étendait entre le lac et le bois, me fit trouver plus de plaisir à m'j promener. En suivant les bords du lac, je découvre, jeté sur le rivage, des débris de grandes feuilles formées en vase conique, s'éiargissant du bas en haut comme un verre à pied; elles tenaient à de longs pétioles semblables à des cordages plus gros que le doigt. Ces feuilles, d'environ deux pieds de diamètre, que je ne connaissais pas encore, fixèrent singulière- ment mon attention. Pendant que je les con- sidère en marchant, s'offre sous mes pas une espèce de spatule d'une substance coriace d'environ trois pouces de diamètre en-des- sous, à forme conique et comme en queue de poire , plate en-dessus et creusée d'une ving- taine de trous où s'enchâssaient des glands. Cette production extraordinaire était celle d'un Nelumbo, la plus belle espèce de toutes, la plus majestueuse des plantes de la terre ( S25 ) qui domine sur les eaux, et qu'on verra s*ap- peler JMapolconc par des motils que mes lec- teurs apprécieront. Je ne trouvai dans ces spatules que quelques glands gâtés. Espérant en rencontrer d'autres, je prolongeais mes recherches, j'allais, je venais, je m'avançais mêuic dans l'eau où je voyais quelques tiges flottantes. Pendant ce temps le ciel se couvrit, le soleil se voila sans que j'y fisse attention, et malheu- reusement j'avais oublié la boussole que je portais ordinairement sur moi. Ma montre m'mdiqua que l'heure me pressait; je cherche alors en vain à reconnaître le soleil pour me remettre en route ; les nuages sont si épais, que je ne puis démêler son disque. J'erre dans l'attente qu'il reparaîtra du moins par inter- valles, et je cherche à reconnaître les marques que j'étais accoutumé à faire sur ma route, sans trop m'éloigner cependant du lac, dans la crainte de prendre une direction opposée à mon chemin. Je fais ainsi jusqu'à la nuit plt^- sieurs fois le tour du lac; et bien tôtde profondes ténèbres enveloppent ces solitudes. Je ne puis plus marcher qu'au hasard. Un vent froid sif- flait iLupétueusement , et il faisait tomber par intervalles une pluie iine mêlée de grésil. Des X 2 ( 524 ) arbres caducs s'abattaient de toutes parts avec fracas autour de moi. Epuisé de fatigue et de faim, car j'avais à peine déjeuné , j'étais forcé de m'arrêter au pied de quelque tronc , au i^isque d'être écrasé j mais bientôt le froid me contraignait de marcher de nouveau et d'aller vite à travers ces broussailles que j'en- trevoyais par longs intervalles à la lueur des éclairs. Mes forces s'épuisaient de plus en plus, il fallait nie battre sans cesse 'le corps avec les mains pour ranimer la chaleur que je sentais s'éteindre en moi, et ce niouvemeut répété mêles enfla tellement, que je ne pou- vais plus les fermer. Le teriiie de ma mort me semblait ne pouvoir être éloigné ; je ne pus mêle dissimuler; je la considérai avec beau- coup plus de tranquillité que je n'aurais cru. Peut-être l'affaissement où j'étais affaiblissant tous mes sentimens, affaiblissait-il aussi cette horreur que la nature a mise en nous pour notre destruction ; et sans doute aussi que , dans ce long voyage où je n'avais cessé d'ob- server d'une manière qui m'était particulière avec une ardeur toujours croissante ; sans doute qu'alors mon ame plus remplie de grandes idées delà nature, était mieux pré- parée à franchir le terme de la vie. ( 325 ) Des retours cependant sur des personnes qui ni'cUiient chères, réveillaient ma sensibililc; et, niellant quelque prix aux recherches qui m'avaient coulé tant d'éludés et de travaux, je regrettais aussi qu'elles allaient être perdues. Ces réflexions n'elaient que passagères; je revenais snns m'en apercevoir à mes médita- tions accoutumées; et, comme souvent je m'é- tais endormi avec elles , elles semblaient vou- loir m'accompagner aussi dans ces derniers momens. Je sentais moins l'afFaiblissement de mes forces , et je m'apercevais moins de l'approclie de la mort. Le crépuscule se montra , le soleil vint bril- ler de son éjcîat ordinaire à ces contrées, sa présence me ranima, et j'allais sans trop sa- voir où ; je reconnus des arbres couchés que j'avais Ii^anchis plusieurs fois légèrement , mais mes jambes roidies s'y refusèsent, il fal- lait me coucher dessus pour me rouler de l'autre côté ; je vis alors que je ne pourrais me soutenir long-temps, et je m'aperçus que, marchant toujours avec ardeur, mes pas étaient lenls. Vers neuf heures cependant j'entends- quelques coups de fusil peu éloignés, je me dirige vers eux, les coups se repètent, et je continue à me rapprocher. J'appelle plusieurs. ( 226 ) fois, on me répond à la fin ; c'étaient nos enga- gés qui arrivèrent enfin à moi. Leur vue ino- pinée , leurs coups de fusil , ne firent sur moi qu'une médiocre iaipression, tant j'étais épui- ' se. Arrivé près d'eux , je ne fus pas arrêté * tout au plus une minute , que je ne pus con- tinuer à marcher , il fallut qu'on me portât au bateau d'où je n'étais pas à un demi-quart de lieue. Je me couchai en arrivant , je pris nn peu de café que mon estomac ne put sup- porter, et le reste du jour se borna à quelques cuillerées de bouillon, et à rester couché. Ces détails ne seront pas inutiles aux voya- geurs surtout qu'une imprudente ardeur ex- pose ainsi. Si du moins j'avais en mon fusil , j'aurais fait du feu, et je n'aurais pas passé une nuit aussi cruelle , je n'aurais pas man- qué de gibier que j'aurais pu faire cuire : j^avais rencontré des chevreuils, des loutres, des dindons ; mais j'aimais mieux voir les animaux vivans que de les tuer, et considérer leur port, leurs allures , épier leurs mœurs, les lieux où ils se plaisent; tout cela ne s'ap- prend guère avec l'explosion redoutable du fusil, qui répand l'alarme au loin, fait fuir les habiîans de ces silencieuses solitudt s. Le fusil étoit donc pour moi une arme plutôt ( 327 ) embarrassante qu'utile, aussi m'arrivait-il le plus souvent de l'oublier. Je rencontrai ua oppossuai, que dans le pajs on nomme rai da bois j ïi se laissa approcher, comme cela arrive ordiu virement, et je le tuai d'un coup de morceau de bois; j'en mis le foie dans ma bouche , j'essajai de le mâcher , il mo fallut le rejeter aussitôt. Une remarque importante que j'ai faite de- puis et dont les chasseurs font usage, c'est que les ccorccs des arbres sont plus blanches du côté du midi et plus rembrunies du coté du nord; leurs branches sont ordinairement aussi plus vigoureuses, plus longues , et dans les troncs cassés on voit les couches des végé- taux plus épaisses aussi du côté du u-iidi. J'avais sur ce bateau une dixainede fusils, plusieurs à deux coups, quelques centaines de livres de poudre ; et si le propriétaire du bateau, vovant une heure seulement s'écou- 1er depijis le moment où j'avais dû arriver, eût envoyé les engagés tirailler , j'aurais été retrouvé sur-le-champ. Quand le lende- main on vint me chercher, on croyait que je n'aurais nu supporter une des rigoureuses nuits de ces climats. Je me tus sur les re- proches que j'avais à faire, ils aaraieat été trop graves. ( 528 ) CHAPITRE LUI. Poste du Ouachita , nouvellement établi par des Canadiens. Leurs Occupations. DiiJers autres Habitans. Bajoux ne sont ni Rit^ieres ni Ruisseaux. Naturali- sation du Froment dans cette contrée. Observation sur les Mojrens de natura- liser diverses Productions. Manie des Jar- dins anglais. Déjaut des Convenances. Ce (jul a nui aux prOgrhs de cet établis- sèment. Anecdotes. Observations à leur sujet. jM ous arrivâmes enfin au poste du Ouachita quarante -quatre ou quarante - cinq jours depuis notre départ de la ville. L'établisse- ment de ce canton a aussi commencé par des chasseurs canadiens, qui, ayant rencontré la rivière des Arkansas ou des Arcs , comme ils disent, descendirent en suivant les prairies jusqu'à la rivière Ouachita , quittant le nom de Rivière Noire depuis le Gataoulon. L'abon- dance du gibier qu'ils j trouvèrent, le grand ( '^29 ) DOiiibre de Sauvages, dont ce lieu était le rendez-vous, de belles prairies qui s'ofTi aient sur les bords d'une rivière navigable en tout temps; un sol excellent, un beau ciel , un cli- mat sain , délerminèrenl quelques-uns d'entre eux à s'y fixer. Et ces premiers Canadiens , auteurs de l'établissement , vivaient encore lorsque j'y arrivai. Depuis vingt- cinq ans seulement le gouver- nement espagnol a commencé d'y avoir un commandant : le premier a été un Français , nommé Filiol, fixé et établi actuellement dans cette contrée. Son successeur, celui que j'ai retrouvé, est un officier espagnol, nommé Cotard , homme d'esprit , d'une société agréa- ble et fort honorable , dont je reçus l'accueil le plus amical. Cédant à ses instances réci- divées, je n'ai pas eu, pendant mon séjour de six semaines, d'autres tables que la sienne. Une jeune et belle épouse , née à la Nouvelle- Orléans, Taisait les honneurs de sa maison de la manière la plus aimable. M. Cotard aime à parler de sa nation , il le fait avec une agréable vivacité, ne se fâche pas d'être con- tredit , montre alors plus d'esprit. Aucunes lec- tures ne m'oîît aussi bien instruit des lois , des mœurs , et du gouvernement de ce pavs. ( 53o ) Le poste du Ouacliita n'ofFre encore qu'uBC population de quatre cent cinquante blancs avec cinquante ou soixante esclaves ; les éta- hlisseinens sont plus particulièrement sur le côté g-auclie de la rivière, sur des lieux oîi se trouvaient des prairies naturelles , et qui par conséquent n'ont pas besoin de défriche- mens comme les forêts. Le côté droit est en plus grande partie onduleux et sablonneux , couvert principalement de beaux pins ; les terres j sont moins bonnes pour l'agriculture^ parce que, inclinées, elles se dégradent promp- tement par les pluies lorsqu'elles sont décou- vertes et labourées; miis celles de la gauche unies, couvertes d'une épaisse couche de terre végétale , assise sur une terre rougeâtre , sus- ceptible de végétation, seront longtemps iné- puisables. Celle de l'ex- commandant Filiol, qui, depuis vingt-cinq ans, n'a pas cessé une seule année d'être ensemencée de maïs , où l'on mêle toujours une grande quantité de giraumonls, de melons, de fèves, donne des ré- coltes aussi abondan tes que la première an née . Ces établissemens sont disséminés dans une étendue d'une vingtaine de lieues au-dessus du poste , et du même côté se trouvent deux bayoux communiquant à la rivière , s'allcm- ( ■-' ) géant circulairement à travers de belles prai- ries : l'un nommé le hayon de Siard, et l'autre le bayou de Bartlièlcnil j les bords de tous les deux sont principidement habités. Le mot de hayon employé lamilièrement dans celte colonie, et que j'emploie frccpjcm- ment, ne désigne , à proprement parler, ni un ruisseau ni une rivière, c'est un réceptacle d'eaux qui tient à la conformation particu- lière de ce pays. Lorsque les eaux s'enflent, qu'elles se dé- bordent, alors elles se jettent dans de longues sinuosités : serpentant plusieurs lieues dans les terres, elles les emplissent et leur donnent l'apparence d'une rivière, excepté que le cours, au lieu de conduire l'eau à la rivière, l'ea fait sortir. Parvenue à une cerîaine hauteur, elle y reste stagnante ; et , quand la rivière baisse, l'eau y revient. Plusieurs de ces bayoux ressemblent à des rivières ; et ils sont telle- ment multiplies en divers lieux, que des voya- geurs s'y égarent fréquemment. Un jour notre patron nous mena ainsi promener une jour- née entière dans un de ces bayoux , d'où il • nous fallut ensuite revenir sur nos pas; la plupart sont remphs de grands arbres qui • y croissent, de cyprès surtout, et je dois rc- ( 5o2 ) marquer que ces arbres sont surtout chargés' d'énormes pans de barbe espagnole, tandis que ceux près des eaux vives en ont peu ou pas du tout. Dans la saison des eaux basses ^ ces bajoux qui étaient navigables restent à sec , ou tout au plus n'ont qu'un petit filet d'eau. Avec les Canadiens établis dans cette con- trée éloignée , se trouvent quelques Espagnols des environs du Mexique , des Irlandais, des Américains venus par les Natchez , et un petit nombre de colons nés en France , venus les uns de Saint-Domingue, quelques autres du Scioto et des Etats-Unis. Les Canadiens sont peu cultivateurs ; ils font à peine venir du mais pour se nourrir , et un peu de coton que leurs iémmes filent pour faire des coton- nades, dont s'habillent hommes et femmes. Leur passion dominante que l'âge n'éleint point en eux est la chasse. Vers décembre, ils repartent pour les bois jusqu'aux environs de Pâques ; c'est là leur vraie récolle , et c'en serait une bonne , si presque tous n'étaient joueurs , buveurs et dissipateurs. Cette vie vagabonde à travers les bois les. rend peu propices au travail et à une conduite régu- lière. Hors du joug des lois, une parue de ( 553 ) rannée ils sont peu faciles à gouverner; et la bonne foi , cette vertu de l'âge d'or , de l'en- fance, de la civilisation , ne se retrouve guère parmi ces hommes qui se rapprochent de la nature ; des délits et des violences arrivent trop fréquemment entre eux dans ces longues chasses; ils reprennent presque tout-à-fait la vie de sauvage. Ils déposent , dans une cabane qu'ils se construisent , leurs munitions et un peu de maïs; quelques-uns les gardent, et les autres se dispersent pour la chasse du chevreuil et de l'ours; ils errent seuls pendant plusieurs jours, et souvent des semaines entières, cou*- chent sous le premier arbre touffu, se tapissent au pied de leurs troncs ou dans ses cavités quand il pleut , traversent les marais , les bajoux , restent mouillés sans y faire atten- tion ; ils ne vivent que de gibier; ils l'écor- chent et le suspendent à des arbres, conti- nuent leurs courses et reviennent chargés de nouvelles dépouilles qu^ils portent alors au cabanage, où quelquefois ils ont des che- vaux qui leur servent à porter les plus lourds fardeaux. Ce qui doit nous paraître extraordinaire, c'est qu'ils ne s'égarent jamais dans ces im- menses forêts , lors même qu'ils y chassent ( 334 ) pour la première fois ; et ils retrouvent tou-«- jours les peaux qu'ils ont tendues, les viande* qu'ils ont cachées. J'en ai questionné plusieurs pour savoir par quel art ils savent ainsi se re- trouver; mais c'est en eux tellement l'effet de l'habitude, qu'ils ne sont point en état d'en donner la raison. Ceux qui restent au cabanage, tandis que les autres chassent au loin , bou- canent les viandes, tendent les peaux, les lont sécher et les ploient, extraient le suif du che- vreuil, dont on fait les plus belles chandelles, font fondre la graisse d'ours , d'un usage co- mestible dans toute la colonie, au lieu d'huile* Un seul ours produit jusqu'à quatre-vingts pots d'huile, el le pot qui vaut en ville en- viron une piastre vaut à peu près moitié dans ces contrées ; un chasseur adroit et heureux pourrait se faire dans sa chasse jusqu'à mille pots. Les peaux valent encore couramment dans ce pajs une piastre et demie; celles de chevreuil, selon leur grandeur et leur poids , un tiers de piastre à une piastre. Ces chasseurs réunis plusieurs ensemble sont souvent associés ; quelquefois aussi un d'eux plus aisé parce qu'il est plus économe , faisant toutes les avances des munitions et autres objets , tient les autres en qualité d'e/z- gag&s. Les prix au mois varient; selon les ( 535 ) V talens des chasseurs, de quinze à trente pias- tres ; un grand nombre de ces chasseurs sont déjà endettés pour leurs armes, leur poudre, leurs habiliemens , et ils ont vendu la peau de Tours avant de l'avoir tué ; de cette ma- nière, le résultat de leurs chasses est toujours modique pour eux ; ils ont acheté cher ce qu'on leur a avancé , et donnent à bon marché ce qu'ils rapportent; le jeu est surtout ce qui leur est préjudiciable: il arrive à plusieurs de perdre jusqu'à cinq et six cents piastres dans une nuit ; ils regagnent les bois pour y porter leurs justes regrets. Les Irlandais et Américains s'occupent davantage à multiplier des troupeaux de va- ches , de cochons et de chevaux ; deux ou trois ont déjà introduit une assez belle race de chevaux si négligée dans toute la Loui- siane. Les familles françaises , aidées de quelques nègres, s'occupent plus pjirticuliè- rement de l'agriculture. Avec le mais qui est pour les hommes et les animaux l'aliment habituel, ils cultivent le coton qui ne m'a pas paru d'un si beau blanc que dans les au- tres parties de la Louisiane. Plusieurs ont essayé la culture du froment, ils ont fait des essais de diverses espèces, les unes venues du ( 556 ) Mexique , d'autres des Étals-Unis et de la rivière des Arkansas , canton voisin. Ces cul- tures ne semblaient pas favorables j les rosées abondantes , dans la saison de la floraison , Taisaient ou avorter le grain, ou le noircis- saient. On avait imaginé de promener le matin un long cordeau sur la sommité de ces fro- mens, précaution qui prenait du temps, et qui ne réparait pas entièrement le mal. Un particulier normand, et un peu plus encore, qui avait fait avec succès l'état de jardinier à Baltimore , remarqua ,* en parcourant son champ, quelques épis secs qu'il prit d'abord pour des épis stériles ; il les cassa pour les examiner ; il y trouva un beau grain parfai- tement en maturité, tandis que les restes du champ sortaient à peine de fleur. Ce particulier jugea avec raison que la nature précoce de ce grain était plus favorable à ce climat ; il con- serva avec soin le petit nombre de grains qu'il put ramasser, les resema l'année sui- vante , en eut une abondante récolte qui lui permit d'en donner"* à ses voisins et de les propager. Son attention a valu au pays une précieuse découverte. Ainsi dans ces nouvelles contrées on par- viendra à acclimater d'autres productions parmi ( 53; ) parmi les fruits surtout. Si telle espèce de pomme ou de poire ne réussit pas , il existe sans doute d'autres variétés qui y seront plus convenables. Parmi les vignes qu'où a déjà éprouvées, il en est dont le bourgeon est en- vironné d'une bourre cotonneuse, et d'autres n'en ont pas du tout; celles-ci sont évidem- ment destinées par la nature pour les climats hors d'atteinte des gelées et des verglas. A la Louisiane, où il arrive parfois de ces gelées et de ces verglas subits , on ne doit donc y cultiver que les espèces de vignes à bourgeons cotonneux. Mais, indépendamment de ces différences importantes , il j a des espèces de vignes pro- pres aux terres sèches des coteaux , tandis (comme on le verra ailleurs) qu'il en est d'au- tres espèces destinées par la nature à croître sur les terres humides et noyées : toutes les espèces de vignes venues de l'Europe sont du premier ordre ', de là ces vignes plantées à la Louisiane sur des terres basses et humi- des, ne vivent pas plus de trois à quatre ans , parce que , dès que leurs racines ont trouvé l'humidité , elles se pourrissent et la plante meurt; il faudrait donc, pour les terres basses de la Louisiane, se procurer des plants de la II. T ( 558 ) nature de ceux qui aiment les lieux humideâ, on ne serait plus obligé de renouveler ses treilles de trois ans en trois ans ; mais à défaut de ce genre de plant que notre' Europe n'a guère conservé, on devrait du moins enter ces plants d'Europe sur les vignes de la Loui- siane , qui croissent dans les lieux marécageux : alors on aurait de vieux ceps , qui , vivant long-temps , perfectionneraient leur fruit. Il ne suffisait pas d'avoir découvert pour le Ouachita l'espèce de froment convenable à son climat, il fallait un moulin pour le ré- duire en farine ; et , faute de cette machine , le blé était resté dans les- gerbiers , s'y était perdu; on en avait seulement conservé pour semer. Pendant mon séjour on s'occupa des moyens d'établir enfin un moulin , et ce projet excita déjà quelques habitans à reprendre la fculture du froment, car les farines que l'on tire de la ville ou des Natchez reviennent à vingt piastres et plus le baril, pesant 180 à 190 , et sont pour l'ordinaire échauffées. M. Danemours , ancien consul de France à Baltimone, était venu se retirer pendant quelques années dans ce canton , il y avait établi une habitation assez jolie. Cet homme estimable par la douceur de ses mœurs, par '( 5o9 ) lin esprit cultivé, employait quelques nègres ^ue son excessive indulgence avait déshabitués du travail, à façonner dans son champ des sites de jardins anglais. C'était, il faut ea convenir , bien mal choisir le lieu et le temps. Là où les premiers besoins de la vie doivent occuper avant tout, où la nature opulente produit avec somptuosité les plus grands efFets, recrée toujours sans se répéter, comment s'a- viser de défigurer un champ spacieux par de maigres groupes froidement espacés ? quel plus beau jardin anglais au milieu de ces su- perbes forêts, que ce même champ bien net, bien régularisé en carreaux de maïs , de co- tonniers , de melons , de giraunionts. Près de nos villes, à la bonne heure, où la vue est fati- guée de symétriques distributions, recréez-là par des irrégularités apparentes. Et, tandis que, non loin de Paris, je me plaisais tant au milieu de ces bosquets agrestes , je me prome- nais avec délices au Ouachita, sous une belle avenue de platane allignée par les soins du même M. Danemours. Des illusions de ma terre natale me suivaient sous ces ombres solitaires. Un émigré français, appelé le marquis d^ Maison-Rouge qu'on m'a dit avoir été tré- sorier de France à Perpignan , avait obtenu Y a ( 34o ) du gouvernement espagnol une concession de terres au Ouachita de près de deux mil- lions d'arpens; il fut prendre possession de ses vastes états, en carrosse : mais le carrosse vint démonté , par le même bateau qui amena sa seigneurie ; et, quand elle fut arrivée sur ses terres , il ne se trouva pas de chemin pour faire passer le carrosse, pas même de vassaux pour admirer la magnificence deMonseigneur. Le carrosse s'en est retourné comme il était venu, sans avoir jamais roulé sur cette terre virginale. Ce marquis de Maison-Kouge avait promis de peupler avec célérité ce grand domaine , et il en valait en vérité la peine ; car , sur une longueur de plus de trente lieues, il contenait de belles prairies bordées par la rivière , en- trecoupées par des ruisseaux et des bayoux, et avoisinées par-tout de superbes bois. Le gouvernement accordait encore pendant trois ans une somme honnête pour chaque famille qui viendrait s'établir. M. de Maison-Rouge , en homme qui aime les arts, fit venir des horlogers , des bijoutiers et autres pareilles espèces de Messieurs. Des rustauds de paysans n'étaient pas de son goût. Et aussi , dès que la pension du monarque eut cessé , ces Mes- (34i ) sieurs s'en sont allés laissant la concession intacte transmise ainsi, à la mort du marquis de Maison-Roi/ ge , à une famille de la Nou- velle-Orléans , nommée de BouUgnj, qui , par spéculation, la conserve encore intacte. Un autre émigré, mais IjoUandais, nommé baron de Bastrop, que j'y ai retrouvé, avait , quelque temps après, obtenu une autre con- cession d'environ quinze cent mille arpens , qui remontait plus haut le long de la rivière , s'étendait à travers de magnifiques prairies en avançant vers les Arkensas. Ce baron hollandais devait aussi faire venir force Hol- landais, force Allemands , et faire, d'une partie du nord de l'Alleoiagne , autant de sujets de sa majesté catholique ; et , pour agrandir ses moyens , il s'était fait donner le privilège de la traite avec les Sauvages. Un négociant de la Nouvelle - Orléans , nommé Delisle-Serpi , riche , mais tète ardente , fut associé aux spéculations brillantes de la traite , et il fournit les fonds avec profusion. Je trouvai cet établissement sur pied, de vastes magasins, un directeur, des commis, des agens de diverses espèces , deux inter- prètes à deux mille livres d'appointement cha- cun. Avec tout cela il y avait des arrangemens (343) avec les commandans , en raisoû de la protec- tion qu'ils accordaient à la traite : le baroi^ tirait à son tour des mag^asins ce qui lui était nécessaire. Quels immenses produits il faut y me dis-je , pour fournir à l'entretien de tant de monde et au g-aspillage encore plus con- sidérable de chacun d'eux. Un mois ou deux après , la faillite du malheureux Serpi fit cesser mon étonnement. Un basque , nommé 4JoHes y le commis de cette maison , en était devenu l'associé; il recueillit une partie de ses dépouilies(sion peut comparer de grandes choses aux petites) , comme fit envers le mal- heureux Montézuma , le grand Ferdinand Cortès de qui il avait reçu l'hospitalité. Pendant environ trois ans qu'avait duré cet établissement, le baron hollandais s'était occupé à commencer, à défaire, à recons- truire un moulin à scie pour les races fu- tures du Ouachita, où, tant que la saison le permettait, il employait vingt à vingt-cinq ouvriers à une piastre par jour payés des fonds Delisle -Serpi. En même temps il soignait vigilamment à ce qu'aucune denrée nuisible à son privilège de traite ne fut importée dans le poste ; et, étendant beaucoup trop loin sa sur- Teiliance , il était cause que les habitans man- ( 343 ) quaient de tout et payaient les moindres objets fort chèrement. Son aveugle cupidité l'empêchait de remarquer qu'il en était la première victime ; car, en contribuant à ap- provisionner largement ce canton , il aurait ainsi déterminé grand nombre de colons à venir s'établir sur sa concession ; il ne lui fallait pour ainsi dire qu'un instant pour arriver à une immense fortune, et par les voies les plus honorables; mais, loin d'appeler d'utiles lia- bitans sur ses déserts , les encourager à s'y fixer en eu devenant le père, ou du moins le protecteur, il repoussait loin de lui ceux qui l'avoisinaient. J'aivu un bon et laborieux Canadien, nommé Jean-Pierre , père d'une nombreuse famille , qui avait défriché et planté une jolie habita- tion attenant le chef-lieu , et limitrophe au baron; il fut obligé de l'échanger pour une autre à vingt lieues de là par eau. Ce Cana- dien versait des larmes de regrets en parlant ; et cette habitation , envaiiie par l'insatiable baron, était tombée en friche , et le&bâtimens en ruine. Ce coin de terre du Cataoulou , dont j'ai parlé précédemment, occupé par un Bor- delais estimable qui l'avait défriché, faillit aussi être enlevé à son propriétaire par le baron , (344) sous prétexte d'utilité publique; et si le Bor- delais n'eût fait au baron d'énergiques me- naces , ]1 en était dépouillé. Peu d'hommes cependant inspirent par leur dehors autant de confiance et d'intérêt : un beau physique , une figure douce et calme , des manières simples et aisées , une conver- sation agréable sans être brillante , de l'affa- bilité, aucune prétention apparente, ne refusant jamais d'obliger , dans sa maison , le meilleur des maîtres; il faut donc que ces défauts tien- nent plutôt aux vices de son esprit qu'à ceux de son cœur. Séduisant partout sans de grands mojens d'esprit et d'instruction , il a, dans les Etals-Unis, au Kenkuti particulièrement^ sans s'enrichir, ruiné tous ceux qu'il a entraînés dans ses projets ; tous ses pas sont marqués par des desastres. A la Louisiane , tous les gouverneurs et gens en place ont été consîam- ment subjugués par lui; il est reparti du Oua- chita, n'en emportant rien , y ayant fait plus de mal que le plus iitéchant des hommes, n'ayant pas seulement établi un seul habitant sur ses terres On voit comme ces deux grandes concessions, faisant environ trois millions d'ar- pens, accordées pour accélérer les établisse- mens de ce beau pays , séparent par d'immenses ( 345 ) déserts les autres habitations, et sont le plu» grand obstacle à sa prospérité. En débarquant, un homme abonne tour- nure, à figure spirituelle, d'un âge moyen, m'aborda, lia conversation sur les nouvelles delà ville, de l'Europe, et finit par m'enga- ger avec instance à venir me reposer à son habitation tout vis-à-vis; j'acceptai, et je fus agréablement surpris de trouver dans ces ré- gions lointaines une maison propre , distri- buée , ainsi que les dehors , avec quelque in- telligence.Le verger et le jardin, placés comme en aile aux deux extrémités de la maison , étaient plantés et tenus avec soin ; et je ne ferai pas grâce de la basse-cour où , dans ces p^'^ys chauds, il faut une extrême propreté pour les animaux, airer surtout les lieux des- tinés aux volailles , autrement les chaleurs favorables à leur multiplication font pulluler les poux qui les dévorent et les détruisent; et j'ai vu des colons, entassant inconsidérément cent couvées dans un espace resserré , n'en pas avoir une seule qui vînt à bien. Mais là des bâtimens assez spacieux étaient isolés , bien orientés, bien percés, élevés particulière- ment sur de hauts dés; et, avec des planchers d'en bas à jour , ils pouvaient être journel- ( 546) lement nettoyés et lavés. Un très-beau désert (champ; d'une cinquantaine d'arpens , s'éten- dant en face de la maison, était cintré par des bois lointains , hauts, serrés, vivaces, et dé- garnis de cette barbe espagnole qui, dans la colonie, semble partout flétrir la nature. Ces défrichemens , ces plantations , ces construc- tions étaient, me dit-il, son ouvrage. Il y a donc long-temps, lui dis-je à mon tour, que vous habitez ces lieux; et vous avez donc un certain nombre de bras pour exécuter tant dé de travaux ? Il n'y a pas encore sept ans, me répondit-il , que j'ai commencé celte habitar tation où vivait un chasseur canadien , sous une mauvaise baraque, avec à peine deux ou ou trois arpens de terre défrichés , et depuis ce temps quatre nègres m'ont suffi et me suf- firont môme pour reculer mes défrichemens. Mon étonnement était extrême, il s'en aper- cevait. Ces occupations, ajouta-t-il, ne m'em- pêchent pas de cultiver les lettres à l'aide d'une bibliothèque choisie, de me livrer à la poésie pour laquelle j'ai une grande pas- sion , à la médecine et à la botanique ^ dans la seule vue de me rendre utile, car je suis ici le seul exerçant l'art de guérir, et je le Ms gratuitement. • (H? ) Quoi î dan» ces déserts , in'écriai-je , la Ijre d'Apollon résonne, et la nature est étudiée î Que je me félicite d'avoir cédé à vos obli- geantes instances ! Ce goût sage qui se décèle partout ici, me dit ce que doivent être des vers, enfans d'heureux loisirs, jinspirés dans ces silencieuses retraites.il faut donc, ajou- tai-je , que , venu tard dans celte colonie , vous y soyiez arrivé avec une éducation avancée et soignée. Quand des événemens m'amenèrent à la Louisiane, me répondit- il, mon édu- cation était seulement ébauchée. J'appartiens à une des principales familles de ?»Iontpellier, distinguée dans la magistrature , alliée même de très-près à une des personnes occupant en France une éminente place; et un frère aîné, voyageant pour s'instruire, m^emmena, me fît parcourir avec lui les îles de la Méditerranée ; de là nous revînmes à la Martinique, où je le perdis. Abandonné alors à moi-même, je m'embarquai bientôt pour la Louisiane, où, par ma facilité à apprendre les langues, je fus promptement en état de faire un commerce lucratif avec les Sauvages; et, après bien des événemens et des pertes, j'ai ramassé les dé- bris de ma fortune pour passer ici des jours tranquilles et, je crois, plus utiles. Oserais-je» ( 3^8 ) Monsieur, lui dis-je alors, vou» demander le nom de la famille à qui vous appartenez ? De Badlnsse y répondit-il. De Badinsse\ je n'ai pas l'honneur de connaître ce nom. Sur ces entrefaites on servit le souper qui fut très-bon ; j'y vis paraître madame de Badinsse j à taille épaisse, courte, et à bonne figure; mademoiselle de Badinsse y fraîche et jolie comme on peut l'être à quatorze ans, et un homme que je présumai être une espèce d'économe. Je ne pus juger du genre d'esprit de personne , aucun n'ouvrit la bouche , excepté M. de Badinsse; ce qui me contraria un peu. Au sortir de la table , l'homme qui avait été du souper alla chercher un gros livre et nous lut des morceaux de poésie de M. de Badinsse j selon que l'auteur les lui indiquait ; c'étaient des épîtres , des chansons , des épi- grammes. Je vis d'abord que le poète était très- familier avec son Boileau et quelques autres de nos modèles; il y avait de la gaîlé et de la vivacité dans ses productions, de la négli- gence, beaucoup de saillies vives, des traits extrêmement piquans : mais je ne tardai pas à découvrir que ce poète que j'avais présu- mé tout occupé à chanter la belle nature , le bonheur de la vie solitaire, n'avait exercé sa ( 349 ) verve qu'à de mordantes satires qu'avaient fait naître des querelles particulières. Chacun de ses caustiques couplets amenait l'histoire scan- daleuse du canton, et il s'y trouvait des choses extrêmement graves, qui avaient valu à l'au- teur des ennemis , des punitions , des persé- cutions. Il me peignit surtout l'ancien com- mandant Filiol, comme le plus avide tjraa qui eût jamais existé. Dans ses exagérations il y avait malheureusement des choses \Taies; il n'épargna pas le nouveau commandant, et les familles principales du canton furent passées en revue sousl'aspect le plus désagréable. Nous prolongeâmes ainsi la soirée jusqu'après mi- nuit; et, quand j'allai me coucher, ces tableaux affligeans de haine, d'intrigues, de vexations, de crimes, m'avaient tellement noirci l'ima- gination , que je passai la plus mauvais© nuit. Le lendemain matin , la conversation de* vint à peu près la même , en attendant le déjeuner ; nous étions à nous promener sous Ja galerie , lorsque parut un grand homme à cheval, la tête enveloppée de mouchoirs. A sa vue , M. de Badinsse me quitte précipitam- ment et revient bientôt. Le grand homme, descendu de cheval, monte à l'appartement, expose qu'il est cruellement tourmenté d'ua ( 5^0 ) ïBal àe dents qui ne lui laisse du repos ni jour ni nuit. Assejez-vous, dit l'esculape, que l'examine un peu dans quel état est la dent ■dont vous souffrez. L'homme n'est pas plus tôt assis , qu'il pousse un cri : c'était la dent ar- rachée avec tant de célérité , que je ne m'étais pas même aperçu que M. de Badinsse eût iin instrument à la main. Nous déjeûnâmes. Durant le déjeûner, l'homme à la dent arra- chée parla beaucoup de l'état de la santé d'une t!ame que M. de Badinsse, venait de guérir d'un énorme apostume àla cuisse, qu*il avait fendu depuis la hanche jusqu'au g-enou , et guéri par un traitement suivi. Une discussion grammaticale s'éleva , je he sais comment, sur une expression, car M. de Badinsse était rigoriste dans son lan- gage. Il court à son dictionnaire, me l'apporte , en me disant: Cherchez et lisez. Je lis l'article, ïl ne peut pas être ainsi , me dit-il. Don- nez-vous la peine de le lire vous - même , répliquai- je en lui présentant le livre. Je ne piiis lire , reprit-il avec vivacité. — Eh î mais vous avez cependant d'excellens yeux. — Ce n'est pas cela , c'est que je ne sais pas lire. Comment! vous ne savez pas lire, dis-je avec étbnnement î — Non , vraiment , je ne sais pas lire ; tout le poste vous l'attestera , et ( .^^1 ) Monsieur aussi qui est présent. Hier soir ,vous l'avez vu , je me suis servi, pour vous lire mes poésies, d'une personne que j'occupe à écrire sous ma dictée quand je compose, et à faire mes lectures ordinaires pour mon instruction et mes affaires. Jamais surprise ne fut pareille à la mienne ! Un littérateur, un poète, un médecin, qui devient tout cela, sans savoir lire, et au milieu des déserts, surtout à tra- vers des occupations multipliées , de longs voyages , de grands travaux , avec les pas- sions fougueuses du jeu et des plaisirs, car cet homme était ainsi ; et , quelque imparfaites que fussent ces connaissances, c'était encore une chose inouie. Peu de jours après , lorsque je fus un peu plus lié chez le commandant, j'en parlai à tout le monde, on m'assura le fait. Je parlai de son nom , de sa famille , et de beaucoup d'autres choses qu'il m'avait dites. M. de Badlnsse , extraordinaire à beaucoup d'é- gards , me dit-on , est surtout menteur ex- traordinaire; son nom, quand il est arrivé, était Badin, c'était un petit malheureux mousse qui a intéressé par son agréable vi- vacité , et qui est né de parens obscurs, comme on s'en est assuré \ et vous voyez ( 552 ) Badin , Badine , de là est venu de Baduîssëf pour l'harmonie poétique. Une bonne éduca* lion qui aurait corrigé cet horrible défaut du mensonge, qui aurait dirigé ce caractère ar- dent vers des objets plus relevés que la satire, aurait certainement développé de grands ta- lens , et c'eût été sans doute un grand homme* Ce secrétaire de M. Badin ou de Badinsse , nommé Racine , était la pâte d'homme la plus patiemment passive qui ait jamais existé, tan- dis que les impétueuses boutades de son maître faisaient fuir tout ce qui l'environnait; il écrivait, raturait, ajoutait, remettait, sans montrer la moindre émotion \ et il croyait, en écrivant les pensées de ce grand maître, être associé à sa gloire. Tel Philostrate nous peint l'humble Damis auprès d'AppoUonius de Tyane, la plus heureuse des fictions de M. de Badinsse j c'est celle qui , quelque temps après mon départ , fit croire à un chapelier de Paris , arrivé depuis, que sa propriété valait trois fois au-dessus de ce qu'elle était réellement. Ce chapelier, qui ne se connaît pas en fictions poétiques, quoiqu'il sache lire, est tellement ennemi de la science, qu'il avait quitté Paris, parce qu'il y voyait des savans occuper de grandes places j et , trouvant encore à la Nou- velle- ( 355 ) veile-Orléans trop de science, il a été se con- finer au Ouachita, à la place deM.de j5<2<^/«>y5e.* il ne pouvait assurément mieux choisir. M. Schol ( c'est son nom ) aurait dû au moins ne pas dédaigner la science de calculer juste , sa jolie et aimable épouse qui ne semble pas avoir la même antipathie pour la bonne instruction s'en serait mieux trouvée. M. Schol, digne émule du marquis de Maison-Rouge n'a point, il est vrai, traîné comme lui un carrosse dans ces déserts ; mais il j a amené à grands frais de somptueux meubles d'acajou fabriqués cependant à Paris par des savans dans cet art , plus dispendieux encore que le carrosse, beaucoup plus embarrassans et tout aussi inutiles. zi. ( 554 ) CHAPITRE LÏV. Pelleteries y signes d'échange an Oaachita. Ohseri^adons sur les Échajiges en nature , plus avantageuses que faites en numéraire. Que tous les États doivent favoriser les Echanges en Denrées dupajs. Espèces de Pelleteries communes au Ouachita. In-~ jftuence des Européens sur les Mœurs des Sauvages j elles ont plutôt gagné que perdu à cet égard. Pourquoi les Sauvages n'ont pu être civilisés depuis trois siècles. Moyens faciles pour j parvenir. Détails géographiques sur cette Contrée. Avantage fjue promet la Civière pour le Commerce. Carrières et Eaux minérales qui se trûu- . vent en remontant. Un grand nombre de sauvages, habitant au haut de la rivière d'Ouachita, vers celles des Arkansas, étendant leurs courses jusque vers la Rivière - Rouge , se rendent au poste du Ouachita pour y traiter de leurs chasses \ la ( 55î) ) ftaison ordinaire de ces rendez - vous est le printemps, et c'était l'époque où je m'y trou- vais ; aussi chaque jour j'en voyais arriver avec leurs famiJles. L'abondance des pelleteries qu'ils y apportent , et celles que les colons rassemblent eux-mêmes, font que c'est dans ce canton la denrée la plus commune, celle qui sert principalement de moyen d'échange; et c'est même le signe général des transac-- tions, car un marché fait en piastres est payé en pelleteries, à moins qu'on n'ait stipulé le contraire. Le sauvage donne ses pelleteries pour des couvertures, des fusils, de la poudre, des balles, du limbourg, etc.; le colon de même pour des toiles, des étoffes > des souliers, du vin , du tafia, de la farine. Si, au lieu de ces échanges, on les payait en argent, ils seraient obligés avec cet argent d'aller ensuite se pro- curer les objets c[ui leur sont nécessaires > ainsi , au lieu de terminer leurs affaires en une seule opération, ils en feraient deux. Mais, comme il faut que celui qui apporte des den- rées gagne avec eux , il faudrait aussi que celui qui apporterait de l'argent gagnât à soa tour. Le sauvage elle colon retireraient donc ;ïioins de leurs pelleteries par cette double ( 356 ) opération ; mais s'il arrivait que celui qui ap- porterait l'argent, ayant, dans ce métal, une denrée plus précieuse et plus rare , voulût s'en prévaloir, et exigeât alors un bénéfice plus considérable , le sauvage et le colon reti- reraient d'autant moins de leurs pelleteries. Si encore le propriétaire d'argent, toujours assuré de s'en défaire, ne se donnait pas là peine de l'apporter aux rendez- vous ordinaires du sauvage et des colons , ceux-ci seraient donc obligés d'aller au loin chercher ce mar- chand d'argent, de perdre beaucoup de temps qu'ils auraient employé à la chasse et à d'au- tres occupations : ainsi moins de pelleteries et de denrées à vendre de la part du sauvage et du colon , et surcroît de dépense. Et en- core si la denrée rare de l'argent faisait que souvent il n'y en eût pas suffisamment pour tous les vendeurs , alors ceux qui n'auraient pu vendre seraient embarrassés de leurs pelle- teries , et ne pourraient se procurer par elle ce qui leur est nécessaire. Leurs pelleteries qu'il faudrait remporter , emmagasiner, soi- gner pour un autre temps, leur seraient oné- reuses ; et le propriétaire d'argent voyant cet étatde choses, et voulant en profiter, ne man- querait pas de diminuer le prix des pelle- (5S7) teries, ce à quoi consentiraient le plus grand nombre des vendeurs pressés par leurs besoins. Ainsi, pour avoir de l'argent^ il y aurait mul- tiplication de courses , d'embarras , de peine*', d'inquiétudes, et diminution de pelleteries et de leur prix; par la raison, i'^ que l'argent double les opérations ; 2° parce que l'argent est une denrée qui vient de loin, ne peut pas se multiplier autant et aussi promptement que les produits de la chasse d'un côté, et de l'autre que ceux des fabriques. Au Ouachita on fait donc très-prudemment de laisser la denrée la plus commune être le moyen ordinaire des échanges , et de ne pas forcer d'y faire intervenir l'argent ; mais ce qui se pratique au Ouachita ne devrait-il pas exister dans tous les lieux du monde ? le signe représentatif d'échange ne devrait-il pas tou- jours être pris dans la denrée la plus abon- dante du pays ; alors toutes les autres denrées ne manquant pas de signes représentatifs pour être échangées, le seraient toujours facilement et promptement; et en même temps le signe représentatif qui aurait une valeur par son utilité intrinsèque , et qui en acquerrait une autre en devenant signe représentatif, ne pourrait jamais être avili ; il servirait à faire ( 558 ) valoir les autres denrées , comme les autres denrées le l'eraient valoir-iî^btiov oob â'îdiiïon Mais si, au lieu d'aller prendre chez voiig- ménie ce signe, de choisir pour celàtine denrée que vos travaux, votre industrie puissent tou- jours accroître ; si , dis-je , au lieu de cela, vous allez prendre un métal, qui ne se trouve pas chez, vous, qui , étant rare par sa nature> no peut jamais suffire à tous vos besoins d'é- change,, et qu'une infinité de circonstances peuvent encore contribuer à rendre plus rare ; il faudra donc donner beaucoup de denrées pour ce métal , ou les garder, les laisser se détériorer, à défaut de ce métal. Et plus vous serez riche en denrées,, plus vous deviendrez véritablement pauvre , parce que les signes d'échange n'augmenteront pas en proportion de vos denrées. Je suppose quëvous n'ajez que pour un million de métal j si vous avez pour deux millions de denrées, on ne pourra TOUS donner en échange que ce million ; si vous en avez pour trois, on ne vous donnera encore que ce million ;i pour quatre et plus, toujours seulement ce million: ainsi plus vous serez riche en véritable richesse , plus vous deviendrez véritablement pauvre. Et depuis un siècle à peu près que se fait dans, ces coa- (359) Irées le commerce de la pelleterie, les frix en échange sont é^^alement les mêmes j tant dç peaux pour une couverture , tant pour ua fusil, etCsPlus la quantité de pelleterie aug- mente , plus les objets de fabrique peuvent ^ugn^enter; ainsi plus le sauvage est actif ,^ plus le fabricant le devient aussi. Le bien de l'un fait donc le bien de l'autre , et tout celât serait bouleversé s'il fallait de l'argent. ,. Imprudens européens , faut-il donc aller dans les déserts du Ouachita pour vous mon- trer la cause de vos misères ? J'entre dans vos celliers , des rangs serrés de tonneaux pleins , entassés , en rendent l'accès presque impos- sible ; autour d'eux le bruit des maillets qui font résonner de leurs coups précipités d'au- tres tonneaux, m'annonce que bientôt les pressoirs gémissans vont faire couler de nou- veaux flots de vin. Dieu soit loué, m'écriai-je î Heureux habitans , vos jours fortunés s'écou- lent dans le sein de l'abondance ! mais, au lieu d'actions de grâces, j'entends ces paroles en- trecoupées de soupirs : Nous sommes ruinés, Dous n'avons point d'argent pour payer ces ouvriers qui cultivent nos vignes , ces éclialas qui les soutiennent , ces tonneaux qui enfer- ment nos vins , ces contributions que nous ( 56o ) devons acquitter , et tout ce qui est nécessaire à nos besoins, et cet argent devient plus rare'' à proportion que la terre devenue plas fé- conde nous le rend plus nécessaire. "^ Plus loin je parcours de spacieuses prairie^ couvertes de gras troupeaux ; je vois des plaines ondoyantes de moissOns dorées , des fermes perdues au milieu de leurs hauts gerbiers ; je trouve dans leurs maisons déé hommes occupés à étayer leurs greniers s'af- faissant sous le poids des grains , et partout se répètent lamentablement ces paroles. Nous n'avons point d'argent , et l'abondance dé nos denrées qui nous le rend de plus en plus nécessaire nous le rend de plus en plus rare. Enfin, près d'une grande ville, de vastes ate- liers s'offrent à mes regards ; ils sont assiégés de malheureux sollicitans du travail, et ces ateliers sont déserts. Pourquoi donc ces bras producteurs ne sont -ils pas employés? — Nous ne pouvons pas avoir d'argent pour les payer, s'écrient les chefs de ces ateliers î et nos magasins sont encombrés d'étoffes convena- bles à toutes les saisons , à tous lès âges , à toutes les conditions; mais faute de consom- mateurs qui aient de l'argent, nous ne pou- vons les vendre... . . ( 36i ) Malheureux î mille fois malheureux ! répé- tai- je avec transport. Ces étoflPes ne devraient'^ elles pas vêtir ceux qui font multiplier les troupeaux , qui font naître les n!ioiss6ns, qui rendent les vendanges abondantes? à leuBK tour vous recevriez d'eux ces précieux biens de la terre, nécessaires à tous les hommes > et vos ouvriers, velus et nourris par vos soins> multiplieraient leurs familles qui augmeti* teraient les consommations de vos propres étofFes , et celles des divers produits de la terre. Mais dès que l'argent est devenu une fois l'unique moyen des relations commerciales^ il ne peut y avoir de moyens d'éfchanges qu'en raison de sa masse; au-delà, les échanges ces- sent , l'industrie par conséquent , et en même temps la population. Ainsi ce métal , qui de- vient avant tout le régulateur des richesses agricoles et commerciales , pose impérieuse- ment les limites de la population ; et , à me- sure que sa masse s'étend et se resserre , la population augmente ou diminue ; encore faut-il qu'une infinité de circonstances con- courent à accélérer sa circulation ; car si la crainte ou d'autres motifs viennent la sus- pendre , tout soufFre ; et dans les grands Etats, où sa circulation se reporte avec rapidité au ( 563 ) centre pour retourner lentement et pénible- ment aux extrémités , il fait souffrir ce centre^ où il est trop abondant et trop stagnant ; il y cause des obstructions , des excroissances ,; tandis que les extrémités sont, par son défaut, dans un état de débilité et d'épuisement qui dessèchent peu à peu ces contrées ; et comme< ces grands arbres,, diont, la sève ne saurait plus s'étendre aux extrémités des rameaux ,il yoitcliaque jour sa belle cime se dégrader. :û Mais si tout-à-coup ces mine$ d'où sortent ce fatal métal allaient être dévorées par des feux souterrains , et si des causes extraordi- naires allaient faire disparaître celui qui est disséminé parmi les nations, toutes les rela- tions sociales s'anéantiraient donc avec lui , les hommes désunis se disperseraient de nou- veau sous d'éternelles forêts. Oh ! non , dites- vous, on recevrait d'autres signes d'échanges. Eh bien, faites donc dès à présentée que vous feriez alors , puisque ce signe arrête l'accrois- sement de vos richesses et de votre population. Moins sévère qne le législateur de Sparte , je ne dirai pas. Ban nisez -le, proscrivez-le; mais je dirai : Loin de chercher à le rendre de plus en plus nécessaire , faites que peu à peu il le eoit moins , que votre législation , que vos ( 363 ) institutions, que vos réglemens aient con linuel- lement en vue d'en atténuer la nécessilo, de le remplacer par d'antres valeurs ;i7iej ïimleuT , nommé Bc- leargey , y prô'nïet merveille. Rien îà qui doive étonner ; mais la manière dont il ap- puie ses prétentions est extrêmement curiense. Après un pompeux g-alimatias dont je n'ai garde de régaler mes iecleurs , il ajoute : « Imprimeur depuis ■vingt-cpialre ans , ajant » habité les Antilles pendant cinq ans et les 3) Etats-Unis pendant sept, sont, j'ose le croire, 3î des titres assez siiffisans pour attester à ceux 3j qui m'honoreront de leurs suffrages que M Je ne puis êtie inhabile à traiter des lois » de lue alité » De si belles preuves eurent tarit de force sur l'esprit des Louisianais , que le laborieux rédacteur du Moniteur vit le moment oii tous ses souscripteurs l'abandonnaient. 'La nouvelle que des banques allaient s'éta- blir à la Louisiane glaçcUt d'effroi des gens qui ne concevaient pas qu'un pap'er pût ob- tenir une valeur équivalente à celle des piastres frappées au poinçon Mexico. Je fus témoin par hasarti d'uiie terreur non <387) îiîoins étrang-e. On vint proposer à un gros négociant de se faire raellre sur une liste de souscripteurs de lois , qu'on se proposait de faire imprimer. Dieu me garde , s'ëcria-t-il avec effroi; de voir jamais mon nom sur aucune liste! Cependant le caractère français scintille par intervalle à travers ces ténèbres. On or- ganisa les milices. Il se présentait plus d'offi- ciers qu'il n'y avait de soldats. Parmi ceux-là était un ancien alcade ( juge ), nommé Me- rieux. Nous savons trop, dit la troupe, que cette tête n'a pas toujours su garder l'équi- libre ; allez dans les rangs apprendre à mieux la tenir. Un second, nommé Gharpin, se pré- senta avec des épauleltes d'autrefois. Quoi î devant des Français vous déplojez ces épau- letles, qu'adleurs vous paieriez de votre léle pour les avoir seulement montrées! le dernier des Français à la queue de la compagnie. Le gouvernement américain s'installait sur ces entrefaites ; des étrangers , ignorant la langue , les mœurs et les lois du pays , obte- naient toutes les places. Les Louisianais éprou- vaient alors les plus grandes diliîcultés pour communiquer avec les administrations ; il leur fallait partout, jusque dans les tribunaux, des interprètes, et les payer encore irès-chère- eb 2 ( 588 ) ment. Ils voyaient combien , par l'organe de ces chers interprètes , leurs idées , leurs mo- tifs et leurs droits étaient mal interprétés; ils se plaignaient, s'agitaient, moins par les con- séquences fâcheuses qui allaient en résulter pour l'avenir , que pour le mal actuel qu'ils en ressentaient. Des droits pesans de douanes , la prohibition de l'entrée des nègres , ajou- taient encore à ce mécontentement. Quelques personnes m'engagèrent à écrire sur un sujet d'un intérêt si universel et si pres- sant ; mais j'étais de retour depuis peu de t€mps , et je me disposais à repartir. La dis- sipation des affaires, les préparatifs pour mes nouveaux voyages, ne me miettaient guère en état de me recueillir sur des questions que je n'avais point assez méditées. Cependant, sans le vouloir , mes réflexions éveillaient mes idées. Je vis, par ce qui se passait sous me.> yeux , quelle étrange métamorphose allait promptement subir cette colonie. Un grand nombre de Louisianais, mécontens, formaient déjà le projet d'î^ier s'établir dans d'autres ré-^ions de la domination espagnole ; et la Louisiane, délaissée, métamorphosée en co- lonie anglo-américaine , allait priver la France désavantages qu'elle s'était promis dans celte ( 589 ) cession. Ses débouchés commerciaux allaient être fermés , puisque je voyais partout les Anglo -Américains l'aire exclusivement le commerce de denrées anglaises , tandis que les Français se partageaient entre l'un et l'au- tre. D'un autre côté, l'ambition des Anglo- Américains étendant déjà leurs regards sur cette contrée bien au-delà de ses limites, allait encore ouvrir de nouveaux débouchés aux fabriques anglaises. La destruction de la lang-ue française dans la Louisiane devenait donc une calamité pour les Francais-Louisianais, et une non moins grande pour la France elle-même. Échauffé parées réflexions préliminaires, je suspendis mon départ ; je me mis à écrire sur une ques- tion que Içs publicistes n'ont point encore traitée , et que les circonstances rendaient d'une si haute importance. Je le fis briève- ment , clairement , tel qu'il me parut con- venir aux lieux et au temps. La situation pré- sente des affaires n'a rien diminué de l'intérêt du sujet j elle semble plutôt l'accroître. Oa- en va juger. Voici le mémoire; tel que je l^ fis alors. r[M d'JV-Q lliJp cCp.iiU. (390) CHAPITRE LVI. Importance de la Langue Franc aise.four la -ÇiOnislane y consen'ée par le Gouvernej ment Espagnol. Droits des Louisiafiais pour conserver cette Langue ,Jondés sur la Constitution fédérale et sur le Traité de cession aux Etats-Unis. Avantages pour eux , et Dangers d' eri dépouiller les Louisianais. MÉMOIRE SUR CETTE QUESTION? : La Langue Française doit-elle continuer à être pour la Colonie de la Louisiane la langue pubi:^c|a&, ? JJe droit de conserver sa langue originaire iatéressG toute la colonie /toutes les familles, tous les individus ; il se lie aux fortuiies pia^-' liculières, comme à la; £9rlune'ptiWic|uë ; il tient aussi essentiellement à l'immutabilité des^ principes sur lesquels repose le pacle des États-Unis, en même temps qu'il a des rap- ( ^91 ) ports directs ^vec les inlçrêtsdc pîiisieius na- tions, avec çeujç de la France surtout, partie conlractante. Non, aucun objet n'est plus sus- ceptibie d'une grande influence sur la destinée des Etats-Unis, sur celle de cet immense cou- tinent , et peut-être même du monde entier. Je ne puis , dans la discussion où je vais ici nie livrer, embrasser de si vastes résultais; je présenterai seulement cpielqucs-uns des prin- cipaux traits , ceux parliculi,èrenjent qui ont rapport aux inséré is inmiédials de la Loui- siane et des État^-Upis. Veut-être cettç esc|uis^.p imparfaite coçi.tribuera-t-eH^ ôt dissiper d^f erreurs, à arrêter cje |'aus^;es, mesures, don.t les suites seraient on ne peut plus {"unestes... . La îang'ue iVançaise est la langue primitive de la Louisiane, Cette colonie, fondée par des Finançais, ^t sous le gouveviiement fVc^ç^- .çais , n'a pag eu d'autre langue. Lorscpi'^p 17Ô2 les. malheùi's de la guerre, et plus e^v core 1,'insouciance du iaible Louis XV, ipi.reftt passer ^î^ |^ouisiane sous |e go»:}veî'D.Gpient es- pagnol, ^e i\it avec l'açsyyanq^ qi^e eett^ çGt lonie serait gouvernée s\)iv^i^tlç^lQÎs^op^es ^t usag^es de la cqIoiuçj c/u^ l^S: h^biians j^ seraient çonsçivés dans la propriété d& l^iAV^ biens. '- ■■■:■. ( ^92 ) On sait trop le reproche fait aux monar- chies , répésé si souvent , de ne pas tenir "^rand compte des traités qui lient les sujets à leur domination. Cependant, il faut le dire ici à la louange du monarque d'Espagne, ses soins paternels ne se sont pas démentis dans une possession de près de quarante années. Il a conservé, respecté les lois , formes et usages de la coloniehien au-delà de ce qu'on pouvait attendre. Les consciences , si capti- vées sous la redoutable inquisition , ont joui constamment à la Louisiane de la plus grande liberté; etles coupables tentatives de quelques prêtres pour établir le régime inquisitorial , pour étendre seulement la puissance sacerdo- tale , ont été sévèrement réprimées par ce gouvernement. Les mœurs ont continué à être toutes françaises, et la lang^ue française est restée la langue dominante du pays. Les mi- Bistres du culte , salariés par le roi d'Espagne, n'ont pas enseigné dans d'autres langues. La langue française a eu une telle part dans toutes les aifaires, que les familles françiaises n'ont point eu besoin de se former à l'usage de la langue espagnole, ni d'y faire élever leurs en- fans. La langue espagnole ne s'immisçait guère que dans les affaires susceptibles de ressortir ( '^9^ ) au gouvernement de la Havane ou à la cour d'Espagne; et les commandans des dilférens postes ne faisaient surtout usage que de la langue française ; plusieurs même ignoraient la^langue espagnole. En conservant à la Loui- siane des formes étrangères à la dominatioa espagnole , le monarque ne lui a pas moins témoigné une tendresse paternelle, puisqu'il suppléait par lui-même , pour les dépenses pulDJiques , à la modicité des produits de la douane , seul genre d'impôt c{ui existât à la Louisiane. Les colons, reconnaissans, se plai- sent à se rappeler entre' eux ces bienfaits , à en transmettre le souvenir à leurs enfans. Mais, quelles qu'eussent été les infractions de FEspagne envers la Louisiane, dans quelque état d'abjection qu'elle eût pu la réduire, elle repredroit tous ses droits en repassant sous un antre gouvernement, s'il est vrai que les droits des peuples ne sauraient prescrire. Lorsque -cette colonie est rendue à la France, ellerede- •vientdonc ce qu'elle était sous Louis XV, elle rentre donc dans la possession de ses lois y formes et usages. Je dis plus : dès qu'elle redevient française , elle rentre dans la plé- nitude de tous les droits français; et, pour n'être française cjue quelques jours, tous les ilroits français lui (Reviennent cpmmuns ;ell^ ( %4 ) en est investie dans toute leur iatégrité, dans tQute leur latitude , aussi bien que si elle était restée française des siècles entiers. C'est line colonie Irancaise que les Français cèdent ^ l'Amérique-Unie , et non une colonie es- pag-aole. Elle jouit donc de tous les droits des Français ; et , puiscjue la langue française est sa lang-ue maternelle , est la seule langue de son gouvernement, est sa langue propre y elle doit donc être maintenue dans cette yc/o- prîété. Dans cet état de réintégration , la Louisiane est rétrocédée à rAméricpe-Unie. Voici à quelles conditions : « Les habit an s (art. 5) du territoire cédé seront incorporés à Fanion des Etats-Ujiis, lET ADMIS LE PLUS TOT POSSIBLE, conformément éinop principes de la constitution fédérale y à jouir de tous les droits , avantages et im- munités des citoyens des Etats-Unis , et PN MÊME TEMPS ILS SERONT MAISTENUS ET PRO- TÉGÉS pAm Î^E LIBUE EXEUtîIGB DE^LEURS LIBER- TÉS , PROPRIÉTÉS, ET DE LA. RELIGION QU ILS PROFESSENT. » En langue diplomatique on voit que la Louisiane n'est point une conquête aban- donnée à des vainqueurs ; que ce ne sont point des sujets achetés. Biais que c'est um ( 5c)5 ). tei'Hlioire cédé pour que les babitans parti- cipent, :" à toits /es avdntages et immu- nités des. citoyens ' des Etats-Unis s 2" et par amendement, pour être encore mainte- nus^ et protégés dans le libre exercice d& iea/FS libertés et propriétés. 1" Les Loiiisianais participeraient - ils à tm^'S les avantages- et ininiitnités des citoyens des Etats-Unis j s'ils étaient sfouvernés sous woe Jarif^fue qui leur f'ât étrangère. Une lan- ofue nouvelle serait pour eux un instrument dont ils ne se serviraient qu'avec des diifi- cullés extrêmes , pour entendre el se l'aire en- tendre ; ils ne pourraient se défendre au barreau dans toutes les affaires et civiles , et administratives , et criminelles , avec le même avantage que l'adversaire qui aurait sur eux l'usage de cette aulre langue; ils ne pourraient être en ^at de remolir les différentes fonc-' tions de magistrature ni celles de l'ordre po- litique. Ainsi, en perdant l'usage légal de leur langue maternelle, les Louisianais ne seraient pius participans à tous les avantages et immunités des citoye^ns de^ Etats- Unis y ife*^ > seraient donc, par le fait , exclu^s des m agis- > tratures, des fonctions polilique» , en même'' temps qu'ils auraient moins xl^avaotage podr (SgS) gérer leurs àfïhires particulières; ils tombe- raient par conséquent dans un état de dé- pendance perpétuelle , de nullité et de dé- | gradation. 2° En perdant cet usage léo-al et politique de leur langue maternelle , les Louisianais ne &cmt plus aussi maintenus dans le libre exer- cice de leurs Ul/ertés et propriétés. Est-il une liberté plus chère, une propriété plus sacrée que celle de parler une langue où l'on s'é-- nonce avec le plus d'avantage , où l'on peint mieuxsessentimens, où l'on développe mieux ses idées, où l'on défend mieux ses droits, où l'on expose mieux ses besoins. Si l'homme qui, par de longs travaux, s'est perfectionné dans un art utile, a droit à la protection de son gouvernement pour l'exercice libre de son art, alla d'en retirer les avantages qui y sont attachés, avec bien plus de raison la ma- jorité des citoyens d'un pays qui se sont lir vrés à l'exercice d'une langue, qui ont con- sacré leur enfance à la parler , qui en ont fait un des grands objets de leurs études; avec bien plus de raison, dis- je , cette majorité des.;, ciiovens a droit au libre exercice de cette langue et à tous les avantages qui en résultent.; Et quand, avec la possession de ce droit,. ( 397 ) une suite de titres le leur assure envers la puis- sance à laquelle ils sont coassociés , ils ne peu- vent en être dépouillés sans violer envers eux la justice éternelle et la Ibi sacrée des traités. Mais déjà ces titres, fondés sur des conven- tions sacrées, sur des droits imprescriptibles, d'être participans à tous les avantages et immunités des citoyens des Etats-Unis... . d'être maintenus dans le libre exercice de leurs libertés et propriétés , ont souffert une funeste atteinte, quand dans la capitale de cette colonie , et dans tous les postes qui en sont dépendans, on y place des personnes revêtues du double pouvoir civil et militaire , mais sans avoir les premières notions de la langue des Louisianais. Dès-lors les Louisia- nais n'ont plus le plein exercice de leurs droits , puisqu'ils ne peuvent communiquer immédiatement avec ces chefs , les entendre et en être entendus . faire valoir dans leur propre langue leurs prétentions, leurs récla- mations, ni transmettre leurs connaissances locales sur un pays si éloigné des autres états , si différent par son climat , par son site , par ses besoins, par ses relations. Dans cet hu- miliant isolement où maintenant sont réduits ks Louisianais avec leurs chefs, ils doivent donc épîTOiiver, et ils éprouvent en effet des injustices, des erreurs préjudiciables, et enfin un défaut dé moyens pour éclairer le g-ou- Tcrnement et la ié;^islature sur ce (jui les in- téresse. Déjà des lois leur ont été rendues conimunes, des impositions leur ont été ap- pliquées , qui probablement auraient été mi- tigées ou retardées : de là cette pénible et dangereuse léthargie qui frappe toutes îcspai- ties de la colonie. Quoi donc I la France , cette nation si grande et si terrible , sublime dans ses écarts même , dont la puissance ébranle tout riJui^ers, aurait transigé pour dépouiller ses frères de ce qu'ils ont de plus glorieux , pour les livrer à une dégradante nullité. Et vous, enfans libres du Nouveau-Monde , vio- lerez-vous donc des droits qui font toute a olre force, sur quoi reposent toute voire existence | politique envers ces Français même , cjui, sous ** les remparts d'Yorck ont conquis, ont scellé de leur sang votre indépendance contre eux ? vous flétririez votre gloire virginale, vous dé- chireriez cette chartre immortelle , que solen- nellement vous avez déclaré tenir du ciel même, et que, par de nouveaux sermens, vous avez encore scelée. Pourrait -on dire que la langue répandue ( ^99 ) » dans les divers Étals-Unis est devenue, par son universalité, la langue de tous les étals? Aucune loi positive n'a établi ce prétendu privilège d'une langue sur les autres ; et si aucun homme, aucun peuple ne peut être justement soumis à une loi par un effet ré- troactif, ils ne peuvent encore bien moins être soumis à une loi qui n'existe pas. Et quand cette loi môme aurait existé, elle ne pour- rait avoir d'effet sur les Louisianais, parce que l'acte de rétrocession les assure d'être maintenus et protestes dans le libre exercic& de leurs libertés et propriélêsj eicts libertés et propriétés y énoncées par amendement, sont ici indépendantes même de l'acte cons- titutionnel. Elles ne sont point confondues avec les objets soumis aux modifications de l'acte constitutionnel. Placées postérieure- ment , elles en sont détachées ; elles de- viennent absolument indépendantes de l'acte constitutionnel; et, par conséc[uent , l'acte constitutionnel ne pourrait les altérer ni les modifîer.L'usage politique et légal de la langue française pour les Louisianais ne saurait donc souffrir aucune des atteintes qu'on voudrait , lui porter au nom de l'acte constitutionnel. Les états fédérés ont conservé une telle di- * ( 4oo ) "versité dans leurs usages , dans leurs opinions et dans leurs lois , qui les mettent dans la plus étrange opposition de principes et de conduite : telles sont leurs opinions religieuses et lenrslégislations, leurs principes sur les gens de couleur. Et pourquoi les Louisianais , ap- pelés impérativement à être incorporés à Vu- nion des Etats-Unis le plus tô t possible , ne conserveraient-ils pas la difFérence de langage, qui ne fait pas trouver bien dans un lieu ce qui est criminel dans un autre , qui ne détruit pas dans la pluspetiîe chose l'accord des prin- cipes? N'est-ce pas déjà porter une dange- reuse atteinte à l'acie lédératir? Et si , sous le ])rétexte d'utilité générale, on pouvait vio- ler contre les Louisianais les principes de la fédération , ne serait-ce pas offrir le dange- reux mojen de les violer envers chaque état particulier, envers cliac|ue individu, et enfiiT de détruire ainsi bientôt la constitution fé- dérale ? Citoyens des États-Unis! lorsq?ic, dans vos pressantes adresses , vous invitiez les Cana- diens à secouer le joug de l'Angleterre, à faire cause commune avec ;ious, ne leur fai- siez-vous pas surtout valoir l'avantage de con- server, dans voire fédération , leurs opinions, leurs- (4oi ) leurs lois, leurs coutumes , leurs mœurs par- ticulières ; ne leur oiFriez-vous pas l'exeuiple de la Hollande et de la Suisse? pensiez-vous alors à les dépouiller de leur langue mater- nelle? Les Louisianais n'ont-ils pas droit aux mêmes avantages? n'ont-ils pas aujourd'hui leurs garanties dans cette même adresse et dans celle que vous faisiez en même temps au parlement d'Angleterre , au peuple , au monarque? et ne portez-vous pas vous-même atteinte à ces droits que vous réclamiez avec tant d'énergie , en privant les Louisianais de la faculté d'énoncer leurs pensées dans la langue qui leur est propie ^ Le bien public de tous les Etats fédérés exige impérieusement l'uniformité de lan- gage, dira-t-on peut-être encore. Le bien public ! mot tant cfe fois profané pour couvrir des injustices, pour dépouiller les peuples de leurs droits. Le bien public ! ne peut jamais autoriser une injustice; et les peuples encore plus que les particuliers doivent être sévère- ment justes. Les particuliers ont eux-mêmes tout à craindre, quand leurs gouvernemens, au nom du bien public ^ violent la justice. Bientôt aussi leurs droits , leurs propriétés , leurs personnes, ne seront plus en sûreté au II. ce . ( 402 ) nom du bien public j telle est la trop fidèle histoire de tous les peuples de la terre. Et quand le bien public de tous les Etats fédérés commanderait cette uniformité de langage , les Louisianais ne sont point incorporés aux Etats-Unis, afin d'être sacrifiés au bien public des autres Etats-Unis ; ils ont été admis à l'in- corporation des Etats fédérés, avec la condition expresse d'être maintenus et protégés dans le libre exercice de leurs libertés et propriétés. Et, quels que soient les inconvéniens pour les autres Etats fédérés de ces conditions, puis- qu'ils les ont acceptées par le contrat de réu- nion , ils doivent en supporter l'inconvénient: Qui habet commodum , habet incommo- dum, (i) Mais l'admission de la langue fran- (i) Ce qui s'est passé depuis l*époque où cet écrit a été composé, prouve par le fait que deux langues no sont point incompatibles dans la constitution améri- caine ; car les Etats-Unis ont introduit à la Louisiane les deux langues tout à la fois dans les tribunaux , de manière que deux parties y plaident, l'une en français, et l'autre en anglais \ la même cliose a lieu dans le corps législatif à la Nouvelle -Orléans : les orateurs parlent, selon qu'il leur plaît, liançais ou anglais. Or, les élals particuliers sont les élémens du corps fédératif ; si des états particuliers , si quatre et dix pou- vaient un jour admettre diverses langues , le corps ( 4o3 ) caise darls an des états de l'Amérique-Unie, ioin d'être un mal , est pour elle un grand bienfait O'ft va s'en convaincre. La langue française est la langue d'une dcà nations les plus peuplées de la terre , elle est celle d'un peuple actif et entreprenant, qui se plaît à formel* des entreprises hardies, et qui, par les grandes agitations de sa révolu- tion , est encore plus vivement excité à s'éta- blir dans des régions lointaines. La Louisiane, dont le cliïWat se rapproche de celui de là France , habitée par des Français qui en ont les mœurs , la langue , obtiendrait la préfé- rence pour ces Français européens ; ils la peuplerârient donc en hâte ; ils l'enf'ichiraient fédéré qui n'a d'existence que par eux , ne peut rece- voir que ce qu'ils lui donnent ; il reçoit donc dans son amalgame l'obligation d'admettrela diversité de langues selon les besoins des divers états particuliers. Mais s'il est cWigé, pour l'avantage des états particuliers, d'admettre plusieurs langues , c'est par suite d.e ce principe qu'il reconnaît que chacun a le droit de con- server le plein usage de sa langue maternelle. Dans cas il ne peut pas en introduire une nouvelle à la Loui- siane , même concurremment avec celle des Louisia- nais 5 puisque cette concurrence devient nuisible à celle que parlent le« Louisianais. ce 3 ( 464 ) par leurs fortunes , leur industrie , leurs tra- vaux. La langue française est encore familière chez toutes les nations civilisées de l'Europe, on la parle à la cour de tous les souverains , elle fait partie de l'éducation de toutes les personnes distinguées et aisées : un des Etats- Unis , où cette langue serait publique, se peu- plerait donc encore de préférence de cette foule d'étrangers que mille raisons éloignent de leurs pays. Et la région où l'Amérique- Unie a plus besoin de nouveaux habitans, n'est-elle pas la Louisiane dpnt l'étendue surpasse peut-être tous les autres Etats-Unis? Long-temps , trop long-temps ces immenses contrées demeureraient de profondes soli- tudes, si les Etats-Unis altéraient ici leur tolérance politique. Mais l'Amérique -Unie pourrait -elle être insensible à la gloire de réunir dans ses états les deux langues de l'Univers , niaintenant les plus ricbes en toutes les productions du gé- • nie? Est -il quelque partie des arts et des sciences que la langue française ne possède, où les bornes de l'esprit humain n'aient été reculées. L'Histoire Naturelle n'est- elle pas enrichie des travaux des Pxaumur, des Buffon , des Lacépèdc; etc. La chimie qui se lie à tousf ( 4o;s ) les arts, à tons les besoins de l'homme, a fait et fait tous les jours des progrès si rapides^,- qu'il a fallu aux Lavoisier, aux Fourcroj, aux Chaptal, aux Brisson, créer dans la langue française un nouvel idiome pour en trans- mettre les découvertes : il l'a fallu de même pour la botanique, et il le faudra à mesure que de nouvelles découvertes, de nouvelles idées nécessiteront de nouveaux signes pour les transmettre. La poésie n'a -t- elle pas , dans toutes les parties , dans l'art dramatique particulière- ment, ses cbefs-d'œuvre qui inspirent aux hommes l'amour de l'humanité, l'héroïsme des Tertus, l'enthousiasme de la liberté. Athènes et Rome n'ont rien produit de plus parfait; l'éloquence sacrée et profane ne le cède pas aux plus grands modèles. Dans la philosophie, au milieu de cette multitude d'illustres écri- vains , les Montesquiou , les Rousseau , les Mablj, seront toujours l'objet de la vénéra- tion partout où la dignité de l'homme sera connue. L'immortel ouvrage de l'Essai sùr^ la Richesse des Nations^ ce livre des hommes d'état (i) , n'existerait pas sans les écrits des — ____-I (i) Far 1 Anglais Scbmifh. ^ " ( 4o5 ) économistes français; ils on télé pourSchmith ce que furent les écrits (ie D^scartes pour Newton. La médecin eckaque joue ajoute à s/ÊS progrès^ rpgricultqre ajoute à ses expé- riences de nouvelles expériences. Les arts inanuels et libéraux se perlée donnent par une multitude d'inyeotionjs : tout ce qui peut con- tribuer aux 1 lï^oyens de félicité et de pros- périté viendra donc, parle concours. des deuK:> langues , éclairer , illustrer l'Amérique - Unie ; une telle réunion doit être pour tous Les États- Unis un sujet de gloire et d'allégresse. Une partie des richesses et des beautés de la lan- gue anglaise sont dues aux communications: qu'elle a eues atécla langue française; ce sont donc deux sœurs, qui, parées de riches atours,. se prêteront un nouvel éclat en se ré unissant sur le sol libre de l'Amérique -Fédérée. Jamais les langues ne se perfectionnent et ne se conservent que par leur mutuelle com- munication. La bonne éducatioo de l'homme est celle qui fait toujours marcher deux langues de front, et surtout deux langues vivantes. Les Romains, ces maîtres du monde, descendaient clu Capitole pour aller populairement sous les portiques d'Athènes s'exercer dans la langue grecque. Leurs mœur? s'y adoucirent, ils y ( 4o7 ) prirent le goût de la philosophie et des letlrci. Cicéron leur dut ses immortelles harangues , l'amabilité attrayante de ses écrits philosophi- ques. Tite-Livre et Tacite, guidés par Héro- jdote et Thucidide , firent connaître aux races futures et les bienfaits de la liberté , et les maux et la dégradation de l'homme sous la tyrannie. Sans cette communication des Pvomains avec la langue grecque, ces conquérans restés bar- bares auraient couvert la terre de ruines ; et toutes les nations plongées dans les ténèbres y seraient encore. L'Amérique n'aurait pas été découverte ; vous, nombreux habitans des états fédérés , vous n'existeriez pas ! les éternelles abîmes du néant vous enseveliraient encore. N'imitez donc pas la paresseuse ty- rannie , et la stupide ignorance , qui , pour tout ployer sous leur inflexible niveau, détrui- sent tout. Enfans de la nature , aimez sa riche variété; et, puisque l'homme sait moduler des langues si diversifiées, jouissez de ces fécondes modulations. Que le nord et le sud de l'A- mérique - Fédérée se prêtent un mutuel se- cours, en se confiant réciproquement leurs naissantes familles pour les perfectionner dans Tune et l'autre langue : qu'il ne faille plus ( 4o8 ) transporter à grands frais ces enfans chéris dans les contrées de l'Europe, d'où trop sou- vent ils apportent plus de vices et de besoins que d'utiles connaissances , et où presque toujours s'éteint en eux l'amour sacré de la patrie. JelFreson, pour qui les portes de l'immor- talité s'ouvrent, pour qui l'histoire apprête ses fidèles pinceaux, aurais-tu donc trop vécu pour ta gloire ? Ces Français, admirateurs en- thousiastes de tes écrits, devraient-ils être bles- sés dans leurs plus chers droils par les propres raains?Etfaudra-t-ilqueleurs plaintes répétées d'un bout à l'autre des Etats-Unis répandent le trouble jusqu'au milieu de ses législateurs, ou plus malheureusement encore, que leur rnère-patrie , la France, justement émue par leurs cris, élève en leur faveur cette voix imposante qu'elle ne fait plus entendre ea vain ? Et en supposant même que la France , guidée par l'amour irrésistible de la paix, se bornât d'obtenir de l'Espagne, son alliée, pour les Louisianais ses enfans , une portion de ces immenses et solitaires contrées qui séparent la Louisiane du Mexique , quelle calamité ce serait alors pour les Etats-Unis ! Les Français Louisianais accourant en foule dans ces for- ( 4o9 ) tunées contrées, dont les immenses prairies sont couvertes d'innombrables troupeaux, de chevaux et de bœufs qui retardent la marche du voyageur étonné , entraîneraient avec eux une multitude de familles même Anglo-Amé- ricaines; et la Louisiane subitement déserte , les autres Etats-Unis dépeuplés , ne pourraient qu'après des siècles réparer ces pertes in- calculables. Pendant ce temps, ces Français dédaignés, dont on voulait détruire le tjpe national, et prospérant avec plus de succès sur cette terre , bien autrement féconde que celle des Etats-Unis, transmettraient à leurs descendans le souvenir des injures qu'ils au- raient reçues, multiplieraient une puissante na- tion rivale qui resserrerait les limites des États- Unis , arrêterait leur population , détruirait une partie de leurs relations commerciale:^ , et nuirait de toutes les manières à leur in- dustrie. hibbc'jbiHs Tels sont , Jeffreson , les maux sans i^emèdes dont tu serais comptable à la postérité , si la sombre jalousie , passion des âmes étroites , avait dicté le projet d'effacer de la colonie de la Louisiane lés traces de ces Français qui la fondèrent , et dont la victoire rendit aux Etats-Unis une indépendance qui allait (4-10 ) leur échapper. Mais si des erreurs involoii- tairas, si des méprises inconsidérées étaient les seules causes de ces iïi»ux naissans , bien- tôt JejfFreson et la législature même s'em- presseront de proclamer que les Louisianais étant une colonie incorporée ^lWsl Etats-Unis, 1*^ ^ouT jouir de tous les droits ^ avantages et immunités des citoyens des Etats- Unis , 2*^ pour être maintenus et protégés dans le libre exercice de leurs libertés et proprié^ tés j etc., ne sauraient faire usage de la plé- nitude de ce double droit , qu'en conservant leur langue maternelle; qu'en supposant même ce droit contraire à la constitution fédérative, il devrait encore être conservé aux Louisia^ nais, puisqu'il résulte en second lieu d'une "^ convention postérieure , insérée dans le traité de cession , à la suite de ce qui concerne les droits pement que vous faites surtout des droits w que nous avons à prétendre de conserver u notre mère-langue, me paraît très-avanta- 3i geux pour le succès des tentatives que nous *> avons à faire à cet égard. Je jouirai avec » plaisir de la permission que vous voulez » bien me donner de tirer tous les avan- » tages, pour mes compatriotes, des lumières M que vous fournissez Il me reste à vous » convaincre du désir que j'ai de faire et de « cultiver votre connaissance ; si vos momens « sont précieux, à la veille de partir, je puis »> vous envoyer dès mon habitation mon ca- » briolet à l'heure que vous pourriez quitter i^ la ville , pour me faire l'honneur de venir >» dîner demain ou après. Je suis, en outre, » sur le passage de la route que vous devez. « faire ; si je ne puis jouir avant de l'avantage (4.6 ) » de vous posséder , que ce soit même en )) passant. J'irai moi-même, avant votre dé- » part, vous réitérer mes instances. J'attends » votre réponse avec l'impatience de voir mes j) désirs satisfaits, etc. » , Je me rendis à cette pressante invitation. Indépendamment du désir de répondre à tant d'honnêtetés , je voulais faire part à M. Bore , président de l'assemblée des Loui- sianais , de diverses considérations sur le plan à suivre dans les pétitions qu'on se proposait, d'où , selon moi , dépendait le succès de ces pétitions. M. Bore avait été mousquetaire; son épouse , élevée à Paris dans le grand monde, en avait conservé les manières aisées , et je reçus de cette famille l'accueil le plus amical et le plus aimable. Les vastes jardins de M. Bore sont ce qu'il y a de mieux dans la colonie ; de magnifiques avenues d'orangers, distri- buées avec intelligence, offrent, à toutes les heures du jour, la fraîcheur et l'ombre. On y voit des massifs de citroniers , garantis, du- rant les hivers , par une charpente mobile recouverte soi^rneusement. Ce fut sous ces allées ombreuses où nous passâmes une partie de la journée à nous entretenir du principal sujet de notre entrevue. Le ( 4.7 ) Le congrès, lui dis- je, qui va prorioncei* déiiailivemerit sur vos pétitions, est composé de députés qui ont des intérêts, des mœurs et des principes dilî'érens , et même opposés. Ceux des états du Nord -Est tiennent aux principes de la démocratie , ont plus d'instruc- tion, sont plus actifs, plus industrieux; ainsi ils déploient dans le con<>rès plus de talens et d'énerg-ie , et y conservent plus d'induence. Ceux des provinces du Sud -Ouest, grands propriétaires, vivant plus isolés au milieu de leurs esclaves , ne cherchent point autant rins*- truction, n'en ontréellementpasautantbesoin, ont plus de tendance à Taristocratie , c'est-à- dire à être gouvernés > ne sauraient avoir les mêmes idées de sociabilité , et ont des intérêts tout opposés ;car, tandis que les premiers re- gardent comme un crime l'esclavaçfe, ceux-ci le regardent comme un besoin. Les premiers concourent de tous leurs efforts à le détruire; les autres réservent tout ce qu'ils ont de moyens pour le défendre : en même temps aussi, les premiers surveillent d'un œil attentif tout ce qui intéresse la liberté démocratique; ils sont ombrageux sur tout ce qui semble y nuire; et les autres n'ont que de rinsouciance à cet égard , ou même sont disposés à favoriser tout II» vd ( 4i8 ) ce qui peu! diminuer la puissance populaire. Puisque le parti démocratique a dans le con- grès une si grande inliuence , la politique des Louisianais doit donc tendre surtoiU à se le rendre favorable. Mais les réclamations des Louisianais sont les unes conformes aux principes de ce parti, les au très lui son t contraires. Si vous présentez une pétition où tout soit cumulé, alors l'objet qui déplaira à ce parti démocrate , nuira aux autres objets qui, isolément, l'auraient inté- ressé. La même chose aura lieu envers le parti aristocratique. Ces réclamations, fondées sur une seule pétition , trouveront ainsi tout à la rfois de l'opposition dans les deux partis. Il ^st donc de la plus grandeimportance d'isoler vos réclamations , de les faire successivement, et de commencer par celle qui est la plus liée aux principes de la démocratie , et qui devien- dra une solide base pour appuyer toutes les autres. Celle-là est la conservation de votre langue maternelle qui vous conservera tout si vous l'obtenez , q^ui nécessitera de vous laisser gouverner par des magistrats de votre choix; et si vous ne l'obtenez pas, rendra illusoire tout ce que vous pourriez obtenir d'ailleurs, et doEt l'atteinte devient aussi dans le fait une pre- ( 4^9 ) lïiièrebrécheàla constitution fédérale. Mais si , au lieu dece grand objet don tles (conséquences doivent éveiller tous les membres du cono-rès . faire taire même leur afFeclion démesurée pour la lang-ue anglaise et pour tout ce qui est anglais ; si , dis-je , au lieu de ce grand et décisif objet, vous débutiez par demander l'introduction des nègres, vous aurez les deux partis tout à la fois contre vous. D'abord, comme vous voyez, le parti des Etats Nord- Est démocratiques ; et aussi le parti des Etats Sud-Est aristocratiques. Dans ces derniers Etats, les prix des nè- gres sont deux à trois fois au-dessous de ce qu'ils sont à la Louisiane. Les députés de ces Etats ontdonc intérêt à une nouvelle introduc- tion de noirs dans la Louisiane ; car un grand nombre de leurs habitans, spéculant déjà de venir s'établir dans diverses parties de la Loui- siane, et d'y amener leurs nègres , doubleront ou tripleront leurs fortunes par l'effet de ce seul passage. Et plus il y aura de ces habitans qui quitteront les Etats-Unis du Sud, plus cette émigration fera aussi renchérir les nègres dans ces mêmes Etats. Avant tout, il faut, pour assurer le succès de vos demandes, que la Louisiane montre od 2 ( 420 ) un grand caractère , et qu'on le lui crée iiiêrnfe si elle ne l'a pas encore. Il ne peut naître, ce en-» raclère d'énergie, queparun sujet qui intéres- sera \ivemen t tous les Louisianais , qui les ral- liera tous à la même cause j quels que soient leui's professions , leurs âges , leur sexe même. Celte cause universelle est le besoin de conserver la langue maternelle, qui influe véritablement sur tout, et qui influera même sur les enfans d'un pajs où la paternité imprime un senti- ment si puissant. Mais ce besoin pour tous les Louisianais de conserver leur langue maternelle, le dan- ]ger qu'ils courent de la perdre , les suites funestes qui en résulteront pour eux et leur postérité , sont méconnus des Louisianais par l'ignorance et l'isolement où ils vivent. Vous devez donc commencer par les instruire, em- ployer à cet effet et les journaux et tous les moyens de communication. En les éclairant sur une question aussi simple, en les avertis- sant du danger qu'ils courent, ils seront bien- tôt éveillés et animés : tous, simultanément, prononceront, à travers leurs immenses dé- serts , leur vœu et leur volonté , et tous se mon- treront prêts à tout sacrifier pour obtenir jus- tice : les Etats-Unis, spectateurs de ce grand ( 42 1 ) mouvement, inquiets sur les suites, oseront;- ils refuser justice; un grand nombre d'entre eux, surtout, le voudront-ils, quand ils verront que ce premier pas contribuerait à la perte de Icurpropre liberté. D'ailleurs, cette réunion de la Louisiane aux Etats-Unis, exécutée par le président des Etats, Jeffreson, a trouvé de nombreux cen- seurs parmi les Américains, a déjà formé ua puissant parti d'opposition dans le congrès Tiiêrae. Ce parti d'opposition se fortifiera alors de toute la résistance des Louisianais; ainsi le gouvernement craindra d'autant plus de les mécontenter. La France elle-même ne restera pas indifférente à cet état de choses; elle est garante des conditions de la cession ; elle a le plus grand intérêt qu'elles soient remplies ; elles intéressent son commerce, sa gloire, et celte sensibilité maternelle qui agit aussi bien sur les grandes nations que sur les simples fa- milles. La France interviendra d'autant plus , cjue les Louisianais se montreront plus dignes d'elles. Mais si , au lieu de faire déployer aux Loui- fjianaisce caractère public, vous vous bornez à traiter, dans une assemblée composée seule- ment de quelques grands propriétaires^ dç$ ( 422 ) intéréls de ioiite la colonie , et qu'ensuite vous TOUS contentiez de faire courir des envoyés pour obtenir des signatures de ces espèces d'arrêtés clandestins , vous n'aurez pas donné à vos signataires une grande instruction ,vous ne leur aurez pas inspiré un grand intérêt à la chose; ils auront signé sur parole et sans connaissance , comme ils auraient sii^né/ le contraire si on le leur avait présenté. Ainsi le non-succès les affectera peu, et tous lesEtats- Ijnis ne verront'dans cette démarche cpi'une intrigue de coterie; le gouvernement sera intéressé à le dire partout, les deux partis du congrès n'y donnefontcpi'une froide attention, et les uns et les autres ne verront plus , dans la Louisiane, une colonie française pour être incorporée à l'union des Etats Unis, mais un terrain acheté pour y établir à leur gré une co- lonie d'Anglo-Américains. "JGes motifs que j'exposai longuement , avec urié certaine véhémence , à M. Bore , ne purent changer ses dispositions : grand propriétaire, et faisant du sucre, il voyait, avant tout , comme îé petit nombre des autres grands proprié- taires , la nécessité d'obtenir l'introduction des nègres. Tout cédait à ce motif, et tout fut en effet sacrifié pour cet objet. La pétition ( 4.25 ) tlirig-ée clandestinement , porlée à grands frais dans tous les cantons, pour obtenir des si- gnatures ;isolées , envoyée au congrès avec de plus grands frais, par trois délégués, MM. Dés- iré an , Sauvé, Derbignjr j eut le sort qu'il n'était pas difficile de prévoir : les délégués eurent à, vaincre (ie trop justes préventions, furent reçus froidement, écoutés avec dédain , -et renvoyés abreuvés d'humiliations, n'ayant rien obtenu que d'iilusoire. « Les obstacles , disent-ils dans ie compte qu'ils rendirent de leur mission (i) , cjue nous avions eus à combattre ici pour faire constater le vœudu pÈople, nous poursuivirent jusqu'à Washington. Nous j trouvâmes tout établie la prévention la plus défavorablej celle que nous njr apportions que la demande d'une portion des Louisianais j nous y entendîmes retentir de tou^ côtés les bruits désavanta- geux qui s'j étaient répandus sur la récla- mation et les RÉCLAMANS « Nous présentâmes le mémoire dont nous étions porteurs, lorsque nous crûmes avoir (l) T'oyez \e Moniteur de la liOuisiane, n° 5l3y 25 mai i8o5 , et autres papiers publics. ( ^-4 ) préparé les voix pour le l'aire acciicillip. I! fut envoyé à un comité déjà nommé pour s'oc- cuper de l'amélioration du gouvernement de Ja Louisiane, ebnoiis enbâmes des-lors dan$ Vètat d'ana.icté ou ixors avons passé tout le TEMPS DE LA CESSION DU CO:>rGRÈS. La communication que le comité s'était jnontré disposé à établir entre nous, se borna à une première entrevue. Les jours , les se- maines se siLCcédereni sans cjil on parût songer à nous ; en vain par notre présence assidue auQC sèçinces du congres y et par no^ visites fréquentes aucr membres qui étaient chargés de notre ajfaire, chercliions-nous à réveiller leur attention y les intérêts de la Louisiane semblaient tomber dans une sorte {l'oubli y qui nous présagea de bojine heui;e le résultat que nous devions attendre..... « Notre anxiété, croissant à mesure que le temps s'écoulait, devint bientôt si pressante, que nous prêtâmes l'oreille aux conseils que l'on nous donna de faire une tentative auprès du sénat, pour accélérer la décision de notre cause, en la mettant à la fois sous les yeux des deux chambres. Peu de jours après, le co-^ mité nommé pour examiner cette affaire, nous liyant invités à nops rendre auprès de lui, eut ( 42.^ ) avec nous une conférence... Les choses en restèrent là plusieurs semaines. Dans celte simple relation de faits , il ne sera que trop senti, sans doute, par tous ceux qui ont des principes de justice : qu'il nous suffise de dire que nous èùons loin de nous attendre à être traités aussi arhi- traiî'ement dans le sanctuaire de la Liberté. - « En effet, dans un temps où le congrès était à peine occupé d'une manière digne de son attention , lorsque l'affaire de la Loui- siane était presque le seul objet important sur lequel il eut à délibérer, nous avons vu s'écouler les semaines et les mois sans que l'on daig-nat accorder une faible portion de ce temps , alors si précieux , à l'examen de notre cause. Nous avons passé au siège du gouvernement le temps entier de la session dans l'attente de quelque décision, tandis que nons avions journellement sous les yeux des débats longs et opiniâtres sur des matières de peu de conséquence. Nous avons vu re- jeter y sans nul égard pour notre situation y toutes les instances que nous avons faites pour obtenir la permission d^ nous procurer des Africains pour nos cultures ,ind}gTé que nous avons démontré jusqu'à l'évidence que ( ^26 ) ce pays ne peut exister sans leur secours. Nous avons vu notre cause , celle de toute *une province, tomber dans une sorte d'oubli, et le procès d'un seul liomme occuper les deux brandies de la législature pendant tout un mois. Nous avons vu les dispositions favo- rables do grand nombre paralysées parla mau- vaise volonté de quelques-uns. 'jE/7/?7z, lorsque la séance allait expirer y nous- avons inifa- hrifjuer à la hâte un gouvernement, contre - lequel nous n^ avions cessé de nous récrier j, que nous avions démontré n'être en rien convenable à notre situationyj jj On vous regarde aujourd'hui non comme des vassaux , mais comme des égaux. On ajixéj pour votre admission dans l'u- nion , UN TERME ARBITRAIRE A. LA VÉRITÉ^ mais non irrévocable » Ce résultat d'une démarche inconsidérée et inconséquente prouve aussi quel haineux mé- pris les Américains portent au caractère na- tional français , et que leur impatiente ardeur à le détruire leur lait sacriiler et leurs inté- rêts, et k justice, et la reconnaissance qu'ils doivent à la France , et la foi des traités. Quelle différence , si les Louisianais , suffi- samment instruits , éiiergiquement émus , ( 427 ) eussent en totalité réclamé la conservation de leur langue maternelle! Ce seul moyen eût empêché la fabrique hâtive de ce gouverne- ment, si contraire aux mœurs et aux intérêts des Louisianais, eût empêché l'établissement monstrueux de cet amas de lois bizarres, in- connues aux Louisianais , et qu'il leur était même impossible de connaître ; ils n'auraient pas été livrés à de cupides et d'ignorans ma- gistrats , souillés de tous les vices ; toute la Louisiane n'eût pas été, d'un bout à l'autre, couverte des noires vapeurs de la terreur; et des nuées de gens de lois , se dispersant sur toutes les campagnes, n'eussent pas , nou- velles harpies , tout corrompu de leur souffle impur , en se gorgeant du sang et de la subs- tance de leurs timides habilans (i). (i) Je n'exagère rien . toute Iva Louisiane a offert, clans les contrées isolées surtout , les plus criarites vexa- tions; d'ignorans cultivateurs cLaieiitpoursuivis, jugés, saisis , eraprisonne's, sans savoir comment se défendre , et à la Nouvelle-Orléans même , où les abus devaient être moins révoUans. Voici un extrait de l'échantillon qu'en avait déjà publié un Français, homme de loi, M. Mahi-DesmontiLs. {Monileur , 25 août i8o4). Dans le principe de l'clablisseuient du tri- (428) Voici une preuve de fait que la seule vo- lonté de conserver la langue française aurait suffi aux Louisianais pour prévenir toutes ces Tiunal, l'idiome originaire e/ prédominant dan1 ) meurs et un palron , sur un bateau que j'avais acheté. On peut aller aux Alakapas , d'abord par la Fourche, bras occidental du fleuve qu'on rencontre à environ vingt-neuf lieues au-dessus de la Nouvelle-Orléan s. Ce bras com- munique par diverses ramifications avec le Chaialaya, ou grande rivicre ^ qui lui même communique ainsi avec la rivière Tèche, pre- mière rivière des Atakapas. Biais l'entrée de la Fourche s'obstrue, de jour en jour, par un plus grand nombre de boisflottans, qui s'en- vasent de sorte que ce passage plus court n'est maintenant praticable que depuis le courant de février jusqu'en juillet, temps des eaux hautes, et déjà les eaux étaient trop basses lorsque je passai. Les habitans de ce canton , dont la population s'élève à plus de douze cents individus , ceux des Atakapas et Opélousas, beaucoup plus nombreux et plus riches , si intéressés à désobstruer cette entrée dont ils ont journellement besoin, n'ont fait que de faibles et d'infructueuses tentatives , et le mal s'accroît. Il me fallut donc remonter le fleuve jusqu'au bayou Placjuemiîie , à dix ^lieues environ plus haut. Le bayou Plaquemine , autre bras dii fleuve, qui communique aussi, par diverses ( 438 ) ramifications, au Giiafalaya, est lui-même en- combré, à son entrée, d'énormes bois flottans, que, négligemment, on a aussi laissé s'amon- celer. Comme ce bajou se trouve aligné avec le courant du fleuve qui se détourne en cet endroit, il s'ensuit qu'il faudrait des soins con- tinuels pour prévenir de nouveaux encombre- mens, les crues d'eaux y poussant naturelle- ment ces bois. Pour être moins sujet à cetle surveillance dispendieuse, on a creusé à une centaine de pas plus bas un petit canal dont l'entrée est moins alignée avec le courant du fleuve. Ce petit canal aboutit, à deux cents pas environ, avec le bayou j mais n'étant point encore assez oblique avec le cours supé- rieur du fleuve , il éprouve aussi l'inconvé- nient de s'encombrer de bois, à mesure que les eaux l'élargissent : on aurait dû le placer plus bas pour lui donner une direction encore plus oblique avec le courant supérieur du fleuve. J'eus aussi le malheur d'arriver deux ou trois heures après que les eaux s'en étaient retirées , car on lui a douné peu de profondeur. Il me fallut alors faire décharger mon bateau , le monter vide sur les bois amoncelés qui bouchaient l'entrée du bayou , le faire glisser à l'aide de beaucoup de monde , ( 439 ) de cordages et de poulies , au risque de le briser mille lois. Ensuite il fallut reporter sur des charrettes les objets déchargés, jusqu'au bateau î ce fut le travail de plusieurs jours, de beaucoup de peines et de dépenses. Le bajou Plaquerai ne, étroit et sinueux, ne reçoit d'eaux que parle fleuve. Lorsqu'elles commencent àentrer, jusqu'à ce qu'elles soient de niveau avec les lacs où elles aboutissent, elles s'y portent avec une impétuosité si effrayante , qu'il arrive souvent que les bateaux longs; surtout, ne pouvant tourner avec assez d'agi- lité dans ce lit îofîiieux, y sont brisés. Après quelques lieues de navigation , elles devien- nent plus tranquilles , et n'ont bientôt plus de cours sensible. En avançant, elles se divisent en un si grand nombre de ramifications, qu'on s'égare si on n'a depuis long-temps pratiqué ces lieux : tantôt elles s'élargissent en lacs, tan- tôt se resserrant subitement, on s'enfonce sous desombresavenues, impénétrables aux rajonS^ du soleil; des arbres énormes, entrelacés de lianes touffues, chargées de grisâtres franges de barbes espagnoles, laissent à peine le pas- sage aux bateaux. On croit descendre sur les ondes du ténébreux Achéron; de livides cro- codiles entourent en foule les voyageurs ^ ou ( 44o ) dorment, étendus de toutes parts sur ces plages limoneuses. Aux sourds beuglemens de la grenouille géante (i) se mêlent les cris aigres des noirs cormorans, et des hiboux la- mentant leurs amours. Après de longs détours, qui forment d'in- nombrables îlots , où il faudrait au voyageur inexpérimenté h fil d'Ariane pour ne pas re- venir sans cesse sur ses pas, on débouche tout-à-coup à un magnifique lac, de plusieurs lieues d'étendue, où la lumière vive qui sur- prend, la beauté des eaux et les hauts arbres, forment un spectacle ravissant. Ces hauts arbres sont des cyprès allongeant à perle de vue leurs colonnes cendrées, portées sur de larges cônes profondément sillonnés ; leurs sommets, couronnés de branches à peine ar- quées, dessinent, dans le lointain, d'innom- brables portiques , où l'imagination est tentée de voir l'immense palais du dieu des eaux, les antres mystérieux du vieux Protée aux mille formes rendant ses oracles, les sombres retraites des Néréides se jouant, et des Tritons faisant résonner leurs conques. (i) L'espèce de grenouille , appelée la Mugissante , géante des grenouilles , imite le sourd mugissement da taureau ; à s'y méprendre. ( ai ) Mais que vois-je ! une plante inconnue en- core en Europe, la plus belle de celles que la nature ait fait sortir du sein des eaux, s'é- lève majestueusement au-dessus de la surface de ces lacs transparens, balance mollement au gré des vents ses larges feuilles en vase co- nique, épanouit ses fleurs dorées en groupe de tulipes , jette de longues et d'épaisses ra- cines nutritives, forme ses fruits en jolis glands arrondis et d'un goût agréable. Elle excite , au milieu de ces déserts, toute mon admiration. Quel est ton nom ? m'écriai-je dans mes trans- ports.— Napoléone. Son écorce , unie , est semée d'aspérités ua peu piquantes, et ses longues racines alimen- taires sont pénétrées d'un suc causlique, comme pour la défendre des atteintes des reptiles et la réserver toute entière à l'être le plus éminent de la nature. Ses pétioles cylindriques, longs de six à huit pieds , se sillonnent légèrement d'une cannelure du côté intérieur de la plante; ils ont douze à quinze lignes de circonférence^, et doublent d'épaisseur en s'approchant de la feuille, sans doute pour mieux soutenir au- dessus des eaux ces larges feuilles, évasées de six pieds de circonférence, d'un vert céladoa ( 442 ) en dedans et semblant avoir le moelleux du drap fin, en dehors couvertes d'un duvet co- tonneux qui, débordant ses bords, semble les franger. Des nervures saillantes en dessous partent du pétiole attaché au centre de la feuille, se prolongent en rayons droits, et se subdivisent en d'autres nervures moins sail- lantes. Du milieu de ces feuilles, rangées cir- culairement , domine sa large fleur, portée, sur un pédoncule cylindrique, nu, semé aussi d'aspérités aiguës. Son calice, divisé en cjuatre parties, supporte un grand nombre de pétales allono'ées et de diflerentes grandeurs ; au Centre , s'élève l'ovaire , en forme de verre conique, à la hauteur de près de deux pouces,, «sur. une largeur presque égale. ' Cet ovaire, cannelé longitudinalement et d'une substance compacte, devient ensuite coriace, prend une dimension de trois pouces de long sur autant de diamètre. Sa partie su- périeure, plate et entourée d'un petit rebord , enchâsse une vingtaine de tubercules, sur- montés chacun de stigmates sessiies. Ces tu- bercules deviennent ces glantfs comestibles. Un grand nombre d'étamines. longues de près de deux pouces et recourbées en crochet^ entourent l'ovaire. C 443 ) Les Indiens aimant à se nourrir de ses ra- cines, les dépouillent de leur suc dangereux par des lavages , comme à peu près on fait pour celles du manioc. De ce lac, nommé lac Natchez, on entre de nouveau dans d'autres canaux sinoeux et compliqués , pour traverser une des extré- mités d'un lac beaucoup plus grand, portant aussi le nom de Grand-Lac j et rentrant en- core dans des sentiers étroits et ombreux, on arrive à la grande rivière, ou Chafalaja , communiquant en descendant à la rivière Tèche par divers embrancliemens. Mais plus baut, un bayou s'avance à moins de deux lieues du Tèche, en face du chef- lieu, abrège le chemin de vingt ou trente lieues, si on veut faire ce reste de trajet par terre. Un canal creusé dans ce court espace , à travers des prairies nivelées et meubles, ne coûterait aux habitans que quelques journées de leurs nègres ; et tous ceux qui sont obligés de faire conduire annuellement leurs denrées en ville dépensent plus dans un seul voyage, par ce long détour, qu'ils ne feraient pour le travail total de ce canal. Le Tèche, coulant parallèlement au Cha- falaya, du nord au midi, communiquant avec ( 444 ) lui par divers embranchemens , finit par y aboutir non loin de la mer. Ainsi , il peut être considéré comme un des bâyoux du fleuve , recevant ses eaux dans leurs débor- demens; et, en effet, il s'élève et baisse, selon que le fleuve croît ou décroît. Parcourant les prairies des Atakapas du nord au midi, il reçoit en même temps les eaux qui se filtrent à travers leurs terres. Son cours , extrême- ment tortueux , est si lent , qu'il est à peine sensible ; il remonte par l'efFet des moindres marées, et même par le seul refoulement des vents du sud. Son lit, profond, étroit, bien encaissé , serait extrêmement commode pour la navigation , s'il était débarrassé des arbres qui, de toutes parts, l'obstruent, et que l'in- curie des liabitans riverains y laisse _, même y fait tomber en les coupant. On y navigue comme dans un canal fait de main d'homme. Ses eaux sont nébuleuses, couleur de les- sive , se couvrent même , dans leur stagna- tion , d'un léger limon ; ce qui n'empêche pas qu'elles ne soient salubres. On n'en boit pas d'autres. Le bas de cette rivière n'offre d'abord pour rives que des terres tremblantes, qui, en re- montant, se trouvent plus fermes; ce n'est ( 445 ) qu'une crête étroite de chaque côté , s'élar- gissant graduellement. Plus haut, les deux rives sont garnies d'un rideau de bois de haute fu- taie, large d'environ deux cents pas. Derrière ces rideaux s'étendent de spacieuses prairies à perte de vue, entremêlées çà et là de bou- quets de bois d'un effet le plus agréable. Des luares, de petits lacs, des coulées sinueuses s'y rencontrent aussi de distance en distance. Presque toutes les habitations, au lieu d'être le long de la rivière, sont entre le bois et la prairie ; ce qui les rend plus aérées et plusgaies. Aucune région sur terre n'oiFre à l'homme civilisé plus de moyens de couler des jours heureux. Des troupeaux errant au loin s'y multiplient , sans exiger d'autres soins des ha- bitans que de les rassembler au printemps, pour les marquer, afin que chacun puisse les leconnaître. La terre, pour y produire tout ce que l'on veut, est toute défrichée; elle n'attend que le soc ou la bêche ; et le pro- priétaire peut s'y abriter , en y bâtissant une cabane en peu de jours. Il suffit que cette terre prodigue soit labourée , ou plutôt effleurée pendant deux ou trois matinées, pour donner plus qu'il ne laot à une famille. Ces prairies, peuplées de gibier, sont, pendant les hivers (446) surtout, couvertes d'oies et de canards, etc., >qui laissent à l'habitant le choix, comme s'il les avait dans sa basse-cour. En remontant jusque vers les Opélousas , contigus au nord des Atakapas , le terrain s'élève davantage , devient plus onduleux , plus sillonné de profonds ravins ; et alors des bouquets de bois plus multipliés et les prairies plus entrecoupées présentent un paysage plus varié et plus pittoresque. Ce tableau fidèle des belles prairies qui s'étendent à droite et à gauche du Tèche, des lisières de bois qui ombragent ses rives , est en même temps celui de toutes les rivières qui , en si grand nombre , débouchent pa- rallèlement dans la mer, depuis leTèche jus- qu'à Piio-Bravo , étendue d'environ deux cent cinquante lieues. Chacune de ces rivières a sur ses deux rives ces belles lisières de futaies , et derrière ces futaies, pareillement des prai- ries. Les seules différences, c'est que ces ri- vières sont presque toutes beaucoup plus grandes et plus navigables; que les prairies sont plus spacieuses, puisqu'elles ont jusqu'à vingt-cinq lieues d'étendue; que les hivers, extrêmement modérés aux Atakapas , pa- raissent l'être davantage en s'avançant vers ( 447 ) l'ouest; et qu'enfin ces contrées inhabitées sont rnaintenant couvertes de troupeaux in- nombrables de bœuls, de chevaux errans , indépendamment de toutes les espèces de g"i- bier ; que, s'avançant au nord jusqu'à des régions inconnues , parmi des nations in- diennes qui ont encore si peu de relations avec les européens qu'elles ne font usage que de flèches, on y trouverait la plus riche traite de pelleteries de l'univers. En continuant à remonter au nord-ouest des Opélousas, le terrain devient plus inégal peu à peu ; ce ne sont plus des prairies , mais des tertres sablonneux, couverts de pins et de chênes : là cesse le dépôt des rivières , et commence celui qui a été délaissé par la mer. Toutes ces terres de prairies sont recou- vertes, à dix ou douze pouces d'épaisseur, de terreau , et au-dessous on trouve une terre rouge d'un grain fin , compacte , et à une épaisseur de quinze et vingt pieds , assise or- dinairement sur des sables pareils à ceux des tertres du haut des Opélousas; c'est que ces terres rouges ont été amenées par les eaux fluviatiles sur les sables de la mer. Cette terre rouge se trouye de la même espèce que celle ( 4^8 ) qui est déposée par les eaux épaisses de la ri* Tière Rouge; il faut donc que ce soient des dépôts de cette rivière , qui , dans ces temps reculés , avait son embouchure non dans le Mississipi , mais directement dans la mer; car les bords du fleuve , à la rive opposée , n'offrent que des terres grisâtres et bien moins com- pactes. Ces idées , qui me vinrent d'abord à l'inspection des terres, ne laissèrent plus de 7 ) tapis de prairies ; ces forêts des coteaux de- vant se conserver jusqu'à ce qne des ruisseaux, des rivières , des fleuves , s'étant recréés , viendront à JeurS pieds les déblayer et les entraîner dans les mers. Dans cette distribution , la pensée voiÉ donc les prairies molles se préparer à devenir des forêts, les forêts submergées se préparer à de- Ténir des prairies hautes, ces prairies haute» s'entourant peu à peu à leurs flancs de forêts de coteaux, qui seront, à leur tour, détruites par lès eaux, pour aller dans les mers repro- duire de tiouveau des prairies molles. Que fait la nature pour exécuter ces plans si vastes dans un ordre si constamment merveilleux? elle associe les familles des herbacées , pour, de concert , attaquer, repousser les arbores- cens; tandis que ceux-ci, à leur tour, forment une puissante ligué contre elles, pour con- serveries sites qui leur sont destinés. Et qu'op- posent les humbles plantés herbeuses aux fiers dominateurs des montagnes et des terres inon- dées? de chétifs chevelus, souvent à peine vi- sibles ; dés touffes si tendres, que la seule haleine des vents brûlans peut les détruire, ^vec ces faibles armes, elles prescrivent des limites aux végétaux dont la cime se perd dans Ggr 2 ( 468 ) les nues , comme le sable des rivages , qui dit aux flots fougueux : Vous n'irez pas plus loin. Le pied superbe qui foule une graminée ne sait pas les glorieuses destinées attachées à sa race conquérante. Par elle , des prairies se déploient d'un bout de la terre à l'autre, des lacs naissent , des fontaines s'ouvrent , des ri- vières et des fleuves roulent leurs eaux fé- condes, de nouvelles terres sortent desmers, où elles doivent recommencer leurs mer- veilles. Mais ces herbacées , réunies pour conserver leur domaine commun, exercent entre elles une police qui n'est pas moins admirable. Les unes , dès les premiers momens du printemps se hâtent d'élever leurs tiges , d'éclorre leurs fleurs, de faire mûrir leurs semences, pour laisser à celles qui doivent leur succéder le temps de croître , de s'épanouir et de mûrir. Plusieurs d'entre elles, tout occupées à tapisser la terre , à la couvrir de leurs traînans feuil- lages^ n'élèvent que des tiges nues, tandis que d'autres, à peine feuillées, à leurs pieds étalent des tiges rameuses chargées de feuilles et couvertes de fleurs. Il en est qui ne doivent voir qu'un printemps, d'autres deux ou trois seulement, plusieurs prolongeront leur exis- ( 469 ) tence beaucoup plus loin. Distribuées ainsi , elles ne laissent jamais la terre inoccupée et nue ; et un seul des grands végétaux qui ea détruiraient un si grand nombre, ne saurait trouver à s'y établir. Leurs feuillages, diversement confîgarés, la différence de leurs proportions, de leurs ra- mifications, les rendent plus propres à s'entre- lacer en se nuisant moins. Leurs qualités dif- férentes leur donnent en même temps la fa- culté de se nourrir de sucs différens, et de vivre en bien plus grand nombre sur le même site que si elles s'y alimentaient toutes des mêmes substances- Un grand nombre des traçantes principale- ment, bravent avec leur tendre feuillage la rigueur des hivers, continuent à tapisser la terre; elles empêchent ainsi que les semences des arborescens"lie puissent s'y enfoncer et germer. S'il en est qui ne se plaisent qu'au milieu des eaux tranquilles , d'autres sur leurs- bords, d'autres à qui il faut des rives d'eaux vives, il en est d'autres qui ne se placent que sur les lieux élevés , aérés, frappés du soleil ,^ tandis que plusieurs autres recherchent les ombres et les abris. C'est par ces diverses- inclinations de chacune d'elles, que toutes cou- ( 470 ) eoiirent à l'utililé générale, et que, parais- sant souvent se nuire entre elles, elles se ser- vent cependant mutuellement; celle qui arrête l'empiétement d'une autre lui devient même utile , puisque cet empiétement, devenant nui- sible à toutes, les détruirait, et qu'elle le serait ensuite à elle-même ; car elle ne pourrait plus exister seule. Image admirable de la vie so- ciale, où tout doit avoii" ses fonctions et les remplir avec vigilance, où il n'est jamais per- mis de cesser d'être utile , où aucune loi, au- cune puissance , ne peut en conférer le droit. Les arborescens ont aussi en^re eux des rap- ports respectifs dans leurs dimensions , Içurs proportions, leurs formes, leurs qualités, leurs mœurs mêmes , et cç n'est que par ce con- cours des fonctions de chacun d'euy, qu'ils conservent le domaine qui leur est assigné. Ces deux grandes partitions de végétaux, toujours rivales, toujours ennen^ies en appa- rence , ne pourraient encorç se conserver si l'une venait à détruire ^'autrç : elles sont né- cessaires l'une à l'autre comme deux grandes nations rivales qui , par la diversité de leurs lumières , de leurs talens, de leur industrie, se servent, malgré leurs, rivalités et leurs Uiiine;^, Combien cette conoaissacifiç, 4ç.iadis^rii?iu- ( 471 ) tion et de rallernatif" des prairies et des forêts doit aider les savans dans leurs différentes re- cherches ! Le vojageur, distinguant les espèces de l'oréls et de prairies qu'il parcourt, se for- mera des idées géographiques plus justes sur la situation des lieux , il saura mieux en rendre compte. La géographie lui devra donc plus de jirogrès ; et combien ne serait pas cu- rieuse une géographie de toute la terre ainsi exécutée.'Il saura mieux aussi désigner à quelle espèce de sites appartiennent véritablement les végétaux qu'il rencontre , et par consé- quent ils seront plus faciles à naturaliser promp- temcnt dans d'autres récrions. En observant mieux le site de chaque plante particulière , il saura plus sûrement remarquer celles qui se conviennent mutuellement ; et les observations sur les animaux qui vivent auprès seront plus faciles et plus fructueuses; il jugera mieux leurs mœurs, connaissance encore si impar- faite : et combien l'histoire naturelle ne doit' elle pas se promettre alors de progrès ! Chacune de ces distributions ont leurs ani- maux particuHers, qui les servent en s'y nour- rissant: les oiseaux granivores des plaines dis- séminent les plantes prairiales ea les becque- tant 3 ceux des forets disséminent les arbres eot ( ^72 ) emportant leurs baies , et en avalant sans digé- rei" leurs semences osseuses. Le sanglier, le cochon , le peccari, le babiroussa , ont encore une influence plus marquée pour la conserva- tio'i des forêts, en se nourrissant de glands, de faine , de châtaignes , de noix , de plaque- mines , d'assemines, de prunes, etc. Ils fouil- lent en même temps pour trouver des racines avec leur grouin cartilagineux, pourvu d'un odorat subtile; ainsi ils labourent et ils re- couvrent le giand , la châtaigne et les noyaux qui leur ont échappés , et replantent dans les forêts et à leurs confins les places devenues vides. Aux Atakapas, et dans plusieurs con- trées de la Louisiane, j'ai souvent remarqué comment les cochons qui s'y sont multipliés depuis peu , propagent ainsi les forêts aux dé- pens des prairies, comme les hommes, en la- bourant une prairie , et la laissant inculte, la font aussi changer en bois. Ainsi il n'existe rien de destructeur dans la nature ; car l'ani- mal le plus dévastateur est le conservateur de l'espèce dont il paraît ennemi, comme le san- glier , en se nourrissant de gland, propage le chêne. Celte connaissance des sites de la terre en prairies et en forêts, rend raison, avec une ( 473 ) extraordinaire facilité , de la configuration et des mœurs de chaque espèce d'animal ; ainsi la tête effilée du sanglier, dirigée vers la terre, , indique que là il doit chercher sa nourriture; son grouin taillé en coing, plus allongé que sa mâchoire, m'annonce qu'il doit fouiller avant de manger; ses narines, à l'extrémité de ce grouin , m'apprennent aussi que les objets qu'il doit juger parl'odoral, existent dans la terre ou à sa superficie, et non au-dessus de lui ni horizontalement à lui; ses pieds four- chus, garnis d'appendices, m'avertissent en- core que si les lieux où il marche sont vaseux, ils sont garnis de racines qui le soutiendront; son cuir épais m'apprend que les lieux de sa résidence sont les halliers, dont ses labours font multiplier les semences; et les eaux bour- beuses où il se plaît tant à se rouler, ne me laissent plus de doute que le sanglier et ses espèces n'appartiennent aux forêts , noa des coteaux, mais des plaines humides. Des familles de vég-élaux ont reçu de la nature des espèces, afin que les unes pussent multi- plier sur les croupes des montagnes, et les autres sur les plaines inondées : telles sont les vignes et les chênes, dont plusieurs espèces ne veulent croître que sur des sites humides, voi- ( 47^ ) sins des rivières, tandis que d'autres, élevées sur des coteaux , se [plaisent à ombrager des rochers escarpés. Il en est de même des ani- maux. Je prends pour exemple le cheval et l'âne ; le premier, destiné parla nature à errer sur ces vastes prairies , a reçu un large sabot pour moins s'enfoncer dans la vase des eaux où il va se désaltérer, et moins briser les collets des plantes sur lesquels il bondit. Sa peau, il est vrai, est fine et sensible j mais une épaisse crinière flotte sur son col, une longue touffe de crins qui garnit sa queue , le défend contre les attaques des insectes ailés , si communs dans les lieux qu'il habite ; sa tète haute, son regard fixe et perçant, son oreille attentive, lui décèlent aussi l'avide ennemi s'approchant pour l'attaquer. Si, comme le bœuf qni paît non loin de lui, il n'est point armé de cornes redoutables pour sa défense, il fuit avec plus de légèreté et plus long-temps- Un double rang de fortes dents lui sert à sai- sir cet ennemi, à le déchirer, à le lancer au loin, ou à le fouler à ses pieds : ses jambes longues, nerveuses, mobiles, terminées par de durs sabots, sont comme autant de mas- sues qu'il agite en tout sens avec adresse , et ( 475 ) frappent avec roideur son vorace adversaire. Sa voix sonore et perçante, qui retentit au loin à travers ces plaines étendues , le long de ces forêts riveraines , fait accourir la troupe généreuse dont il s'était écarté ; tous s'ani- ment par de bruyans hennisseraens et se res- serrent en bataillons, rendent le conobat ter- rible , assomment l'animal vorace s'il n'a échappé par la fuite. Le cheval errant sur ces prairies y préfère les lieux moins humides , se noui^it plus par- ticulièrement des plantes qui conviennent àr ces sites, tandis qu'à ses cotés le bœuf rumi- nant préfère celles d'une substance plus tendre , plus voisine des eaux. Aussi celui-ci a reçu un double sabot, élargissant au besoia son pied , pour s'enfoncer moins dans les ma- rais, et retirer plus facilement ses jambes nn peu écourtées, ce que ne saurait faire aussi facilement la longue jambe du che- val étranglée entre le sabot élargi. L^âne, placé par la nature sur les croupes roides des montagnes, a des sabots étroits, plus durs et plus bombés , faciles à prendre assiette sur ces lieux escarpés et à lui servir comme de crampons pour grimper, descendre , et se te- nir j ses jambes menues et uerveu^s, sa- dé» (475) marche est circonspecte et lente comme doit Fétre celle d'un animal côtoyant sans cesse des précipices ; il est calme , persévérant jusqu'à l'opiniâtreté, comme il faut l'être au milieu des dangers. S'il avait la vivacité du cheval, sa Ibugue impétueuse, son humeur volage, il risquerait à chaque instant de rouler dans ces abîmes. Sa tête grosse , pesante , qu'il porte toujours baissée, lui sert comme de contre- poids pour gravir; sa croupe serrée , en même temps que peu charnue, le rend moins pesant et plus maître de ses mouvemens dans ces dif- ficiles sentiers , ce qui ne serait pas avec la croupe épaisse du cheval, sa tête élevée et légère. L'âne, sur ces coteaux élevés, y craint moins les attaques des insectes; ainsi il n'est point, comme le cheval, pourvu de crins flot- tans; sa peau , d'ailleurs plus épaisse, destinée k traverser les halliers , est moins sensible à la douleur; il ne se livre jamais à ces emporte- mens brusques qui l'exposeroient continuelle- ment. Sa couleur grisâtre , qui se fond avec celle des rochers et des troncs d'arbres , le rend moins apparent aux animaux carnassiers, contre lesquels il n'a pas, pour se défendre, l'iigilité, ni la force du cheval , ni des plaines, spacieuses pour se réunir en grande troupe-. {^11 ) A' Plus solitaire que le cheval , il fait retentir sa voix plus au loin, pour appeler ceux de sa troupe dispersés; peut-être aussi effraie-t-il ainsi ses inquiels ennemis. Il n'aime à s'abreu- ver que des eaux limpides qui sourcent des rochers près desquels il habite j il semble craindre de mouiller son sabot et ses lèvres, tandis que le cheval habitant des plaines craint les eaux trop vives, préfère les eaux battues, aime à s'y baigner , même à se rouler dans la vase. . Ce qui différencie encore particulièrement l'âne du cheval, c'est que celui-ci habitant les prairies , ne se nourrit que d'herbes , tandis que l'âne habitant des coteaux arides se nourrit de toutcequi y croît, de ces chardons que les vents y disséminent si ordinairement ; et enfin y broute avec avidité les arbres des coteaux , ce que ne fait pas le cheval; Si le cheval est aussi parfait qu'il peut l'être, l'âne à son tour est parfait, puisqu'il a reçu les inclinations, les proportions, la configu- ration qui convenaient aux lieux qu'il doit habiter; l'âne, conformé comme le cheval, au- rait une conformation vicieuse. C'est le cheval des montagnes , comme la chèvre en est la ( 478 ) Tache, et qui paît à ses côtés , ainsi que celle des prairies à côté du cheval. Ce tableau de deux animaux qui nous sont si familiers , ne montre-t-il pas comment de la connaissance des sites on arrive à mieux reconnaître les diverses espèces d'animaux qui leur appartiennent , à se rendre raison de la différence de leur organisation , de leurs inclinations et de leur^ divers instincts? Combien l'histoire naturelle ne devra-t-elle pas alors faire de progrès? Ces descriptions d'animaux, maintenant si arides et si insigni- fiantes, ne deviendront-elles pas extrême- ment instructives et n'acquerf ont-elles pas un intérêt extrêmement vif j quand on décou- vrira les rapports nécessaires de cette con-î formation avec les lieux où ils ha-bitent; com- ment ils sont nécessaires à ces lieux , tandis qu'à leur tour ces lieux kur deviennent né-^ cessaires? La vache ruminante, qui paît surtout à travers les prairies dont elle ne doit pas dé- truire l'herbe, a reçu, pour ne pas en of- fenser le collet , des lèvres épaisses ; en même temps sa langue, armée de pointes menues , «'allongeant eu serpentant, ramassé l'herbe ( 4-9 ) en touffe avant de la tondre , comme à peu près la moissonneuse qui, plus elle grossit ses poignées d'épis, moins elle peut les couper près de terre (i). La brebis, ruminante aussi, mais qui paît sur les coteaux, dans ces lieux réservés aux grands végétaux , ne ramasse point ainsi l'herbe en touffes ; pourvue de lèvres min- ces, de mâchoires effilées, elle coupe pied à pied l'herbe au-dessous du collet, comme pour la détruire de ces lieux où elle ne doit point propager; il en est de même de la chè- vre et des autres quadrupèdes ruminans des montagnes , et du chevreuil qui appartient aux lieux bas , mais plutôt aux forêts qu'aux, prairies. La giraffe , ce beau quadrupède , dont nous avons des descriptions si précieuses, et dont nous sommes si peu instruits de ses mœurs, m'apprend, sans l'avoir vue sur les lieux où elle vit , qu'elle doit habiter des^ plaines j qu'elle est destinée à brouter les ar- (i) Il est bien extraordiiraire que Buffon, ce grand naluraliste, qui a arraché tant de secrets à la nature, n'ait point fait attention à cette manière detpâlurer^ toute particulière au bœuf. C 48o ) feres, à les émonder plutôt qu'à paître l'herbe des prairies; qu'elle est pour les sites bas ce que la chèvre est pour les forêts des coteaux: , je juge le sol qu'elle doit fouler, par ses pieds à double sabots épatés ; qu'elle doit surtout brouter des arbres , parce que la di- rection de son cou est verticale et non hori- zontale, que sa croupe est beaucoup plus basse que son poitrail: je juge que les arbres qu'elle broute sont élevés, puisque*sa tête, au haut de son long cou, est à quinze ou seize pieds de terre ; ainsi , sans l'avoir suivie dans ses courses , sans que les voyageurs qui en parlent ne m'aient rien appris à cet égard , je suis assuré que dans les lieux où on la trouve il y existe des forêts élevées, et que ces forêts ne sont point montueuses. Elle n'est point agile pour fuir ; elle est presque sans armes pour se défendre ; mais dans ces forêts qu'elle habite, son attitude naturelle, aidée de sa couleur qui , d'un peu loin , la fait ressembler à un tronc d'arbre mort, est un des moyens de conservation qu'elle a reçu, ainsi qu'une multitude d'animaux, beaucoup d'oiseaux, et encore un plus grand nombre d'insectes. Le chameau, dirai-je encoi'e, appartient aussi ( 48i ) aussi plutôt aux forêts qu'aux j)rairies, mais à des ioréts plaies, claires , espacées par des régions arides. La longue trompe de l'élé- pliant , qui peut non seulement tondre l'herbe menue des prairies , mais saisir de hautes branches d'arbres , déraciner leurs troncs , les casser et les déchirer en lanières, à l'aide de ses prodigieuses déténses, pour les brojer ensuite dans ses épaisses dents molaires : m'apprennent que ce colosse si consommateur est encore plus destiné à vivre de grands vé- gétaux que de ceux qu'il lui faut tant de temps pour recueillir; et sa pesante masse ne me laisse pas de doute que les forets plates ne soient son apanage. Ainsi , parcourant successivement les fa- milles si diversifiées des animaux, je les dis- tribue , je les place sans peine dans les diffé- rens sites qui leur conviennent; et jusqu'au bec de l'oiseau, m'indiquant, par sa taille, sa conformation , quelle espèce d'insecte il chasse , de quelle espèce de. semence il se nourrit, m'apprend s'il habite ordinairement sur les eaux, au milieu de tel genre de prai- ries ou de forêts , sur quelle plante il se balance plus particulièrement, quel arbre il cbérit le plus : sa seule vue alors dans les II. nh ( 4^2 ) déserts , m'instruit des sites et des produc- tions que je dois y rencontrer. A mesure que se découvrira cette chaîne de rapports qui lie tous les êtres dans la na- ture, la mémoire pour qui tout est pénible ■ dans le désordre , et Facile dans l'ordre, de- viendra capable d'embrasser un plus grand nombre d'objets ; les sciences , qui acquer- ront de jour en jour de nouvelles correspon- dances entre elles, deviendront plus faciles, et, en s'initiant dans l'une, on se trouvera initié dans d'autres. Ge que la connaissance de ce plan de la nature a particulièrement d'important, c'est d'éclairer à chaque pas l'agriculture dans ses divers travaux; c'est d'apprendre aux nations que le sol sur lequel elles habitent peut se dégrader, se détruire, et qu'elles légueront la stérilité à leurs races futures, si elles ne rentrent dans ces plans établis par la nature. Ces montagnes surtout dépouillées de leurs arbres , dont la terre est sans cesse remuée y perdent chaque jour la portion de terre vé- gétale qui les vivifiait; bientôt arides, n'of- frant plus que des rochers nus, elles n'attire- ront plus les nues ; elles n'alimenteront plus les fontaines des plaines; elles ne verseront < 485 ) |>lus sur elles leurs rusées. Le passage rapûle du Iroid au chaud, de l'humidilé à la séche- resse , frappera de mille nouvelles maladies , elles plantes, elles animaux, et les hommes. JNe nous étonnons plus si des contrées, antre- fois si peuplées, sont changées en d'affreux déserts, et ne pourraient maintenant, avec l'art , se féconder de nouveau. Si l'histoire était plus reculée, que de nations puissantes elle nous monlrerait , qui se sont ainsi per- dues ! Qui nous assurera que les sables brùlans de l'Âtrique , c[ue ses coteaux hideusement nus , n'ont pas perdu leurs rivières et leur verdure par d'imprévoyantes nations? Un peuple, comme un bon père de fa- ïïiille, doit penser à améliorer, pour ses des- cendans l'héritage qu'il a reçu de ses an- cêtres : il profite des travaux de ses pères , il doit donc transmettre le même bienfait à ses successeurs ; ainsi l'agriculture d'un Etat doit être soumise à une ordonnance préservatrice des dégradations futures. Le peuple , et encore moins les particuliers , ne sauraient avoir le droit de s'enrichir aux dépens de leur postérité. Mais quelle nation saurait s'appauvrir en sui- vant ce que la nature lui prescrit ? La misère et tous les fléaux de l'humanité ne sont-ils pas la punition de ceux qui s'éloignent d'elle? jih 3 ( 484) CHAPITRE LX. Nouvelle Théorie des Eauxjliwiatiles. Trois espèces de Lits. Comment de nouvelles Montagnes se rejorment. Origines des Volcans, Conséquences des Principes de routeur. La théorie des eaux fluviatiles se lie essen- tiellement à celle des prairies et des forèls; celles-ci font naître les eaux fluviatiles , comme les eaux fluviatiles font naître à leur tour les prairies et les forêts. Quelques idées à ce su- jet, nées des observations que j'ai faites sur le cours du Mississipi et sur celui de plusieurs rivières, doivent, ce me semble, répandre plus de jour sur cette marche de la nature, si importante à connaître. D'abord, soit que les eaux sourcent des fontaines , soit qu'elles descendent des rpou- tagnes , elles se creusent un lit dans le sol qu'elles parcourent ; ce lit s'agrandit selon ( 485 ) leur capacité, et elles entraînent avec elles les déblais, jusqu'à ce que trouvant un site plane, peu incliné, elles s'y ralentissent et s'j répandent en larges nappes. Les parties plus calmes ou dormantes sont celles qui dépo- sent le plus , ce qui arrive vers les bords, loin du courant. Ces bords s'élèvent donc déjà, tandis que le lieu du courant reste dans son premier état , ou mêrtie se creusé. Lorsque ces eaux sont basses, elles se resserrent dans ce lit ; quand elles augmentent , elles se répandent de nouveau sur les dépôts qu'elles ont déjà faits, ou elles en ajoutent d'autres, jusqu'à ce que ces dépôis successifs, ajant de plus en plus élevé ses bords , y rendent les inondations plus rares, et enfin les font tout- à-fait cesser. On reconnaît donc alors deux eUpèces de lits à ces eaux courantes :1e pie- {liiieî^ij que j'appelle /// primitif], esî celui où elles n'ont rien laissé , où elles n'ont que creusé et entraîné des déblais ; le second , que j'appelle lit secondaire , est celui où , coulant dans le bassin évasé d'une vallée un peu in- clinée, elles s'y sont étendues en nappes, et ont , à droite et à g-auche du principal cou- rant, formé des dépôts dans toute la largeur de la vallée, qni se sont successivement éle» ( m ) vés , ont ainsi de plus en plus encaissé le lit du courant. Sij dans leur cours, ces eaux rencontrent des pentes rapides où elles creusent de nou- veau sans déposer, ce lit redevient alors lis primitif, et ainsi de suite, jusqu'à ce que , parvenues à d'autres eaux, elles se mêlent et combinent leurs mouvemens avec celles-ci. Mais si elles se réunissent à de grandes masses sans cours , telles que des lacs et la mer, elles se creuseront à leur entrée une troisième es- pèce de lit, que j'appelle lit tertiaire, dont la conformation diffère étrangement des deux autres. Supposons qu'elles se rendent à la mer, là se heurtant contre l'immense volume d'un fluide plus pesant , elles j sont subite- 'ment arrêtées ; dans cette stagnation presque entière, elles déposent une grande partie ^s vases dont elles sont chargées : ce déppt s^ fait naturellement au point de la jonction des deux eaux, lieu de la stagnation, et en tra- vers du cours , et non sur les côtés , parce que c'est là où la principale stagnation a lieu , tandis que les deux côtés forment des remous.; de là ces barres qui se trouvent à l'embou- chure des moindres ruisseaux, de toutes les rivières et des fleuves , et qui existent bie» ( 4^7 ) plus sensiblement dans les mers, en raison du poids spécifique de leurs eaux , de leur masse, et aussi du mouvement de leur flux. Ces barres établissant pour ainsi direlalig-ne de démarcation des deux eaux , sont donc placées non loin du rivage ; elles s'élèvent peu à peu , et en s'élevant elles s'alongent en croissant :1e courant qui a besoin de se continuer , force nécessairement plus d'uQ côté c[ue de l'autre en décrivant une courbe. Le côté de la barre qu'il abandonne, où les eaux deviennent plus calmes, se fortifie alors davantage , et s'élève jusqu'à venir joindre la terre ; cette barre, réunie à la terre, obli- geant le courant à faire une sinuosité , s'élève insensiblement jusqu'à fleur d'eau ; les marées et les débordemens la font encore monter au- dessus de la surface commune des eaux ; alors les plantes aquatiques et marécageuses s'en emparent , arrêtent par leurs racines et leurs touflés épaissestou tes les immondices qui se présentent; des troncs d'arbres surtout s'y envasent, et les dépôts même de ces plantes toufî'ues ébauchent une nouvelle terre molle et tremblante. Ce n'est d'abord qu'une crête alongée , semblable à une jetée courbée seu- lement au lieu d'être droite; elle contioufi ( 488 ) à s'alonger circulairetnent, jusqu'à ce que m courbure, trop arquée, heurtant trop le cou- rant, le force, dans un moment de tempête, à la séparer et à passer an milieu ou à se jeter tout-î-fait au côté opposé, pour y ébaucher alors une nouvelle barre qui, comme l'autre, se rejoindra aussi à la terre , s'élèvera à fleurs d'eau par des troncs , se couvrira d'herbes ; ainsi ce courant fluviatile se trouvera encaissé dans la mer entre deux levées. Ces deux le- vées se prolongent de plus en plus, ef toujours en formant des sinuosités ; elles s'élargissent aussi peu à peu par les hautes marées qui poussent au pied des sables , par les débor- deniens momentanés , aidés des vents , qui y charient en plus grande quantité des troncs j et enfin par les herbes qui les lient de leurs racines et les couvrent de leurs volumineuses touffes. Ces excroissances de terres qui s'avancent peu à peu dans la mer, ne sauraient avoir leur plusgrande élévation que du côté du litdu cou- rant, puisqu'elles ne reçoivent de nouveaux déblais que par ce courant; ainsi cette troi- sième espèce délit diffère des deux autres, en ce que dans le premier les terres qui le bor- dent à droite et à gauche , sont en pente ( 4cS9 ) vers lui ; dans le second , ses bords sont plats; et dans le troisième , les terres ont une pente en sens contraire du premier. Celte pente pourrait s'élever considérablement ; car si le Mississipi, par exemple, avait ses sources élevées de deux mille pieds au-dessus de la mer, il pourrait, en prolongeant ses jetées dans la mer , jusqu'à cinq cents lieues , si l'on veut, les j élever aussi à la hauteur à peu près de deux mille pieds dans ce cours de cinq cents lieues. En supposant que, le long de sa route , les terres lussent plus basses, il les comblerait insensiblement jusqu'à ce ni- veau, et, poussant toujours ses levées, il tra- verserait la mer en dominant audacieusement les flots à cette g-rande hauteur. Alors dans ses débordeniens, jetant de droite et de gau- che des déblais, il élargirait ses digues, les étendrait en coteaux , y dessinerait des mon- tagnes et des vallées, et tous les paysages pos- sibles , où se trouveraient des lacs, des fon- taines , des rivières , des prairies et des loréts. Ce qui semble n'être qu'un merveilleux idéal est déjà ébauché, existe déjà en petit par le Mississipi même : la terre où est bâtie la Nouvelle-Orléans , ainsi que celle de la rive opposée , ne sont véritablement que deux (490) jetées prolongées clans la nier, clans une éten- due de trente à quarante lieues , et ces deux je- tées encaissent déjà le Mississipi assez pour qu'il s'élève à plus de quinze à vingt pieds au-dessus du niveau de la mer, quoiqu'il soit comme au milieu d'elle. Ne voit-on pas par quel art admirable la nature recrée des terres élevées, des montagnes cju'elle détruit ailleurs; et tandis cju'elle en use les inaltérables gra-- nits , elle en reconstruit d'autres avec des vases, des troncs pourris, de chétives herbes auxquelles un jour elle rendra une dureté pareille, et dont les sommets pourront encore s'élever plus haut que les précédens, et jus- qu'aux nues , par le dépôt des lacs et d'autres espèces de végétaux, qui viendront leur por- ter leurs tributs. Le golfe du Mexique , à partir surtout depuis la Mobile, en allant à l'Ouest jusqu'à Rio-Bravo jvecoïx une multitude de rivières qui l'encombrent ainsi journellement de leurs déblais ; et, tandis que du côté de l'Est les côtes des Florides ne présentent que sables blancs comme neige que la mer pousse , jette, amoncelle, éparpille; à l'Occident ce ne sont que d'immenses lagunes de terres noi- râtres et limoneuses, se consolidant si vite, c[ue des habltans marquent les époques où ( 491 ) plusieurs d'entre elles ont commencé à Tctre. Dans ces-régions que les européens occu2)ent depuis si peu de temps , on y trouve des arbres travaillés par eux, et plusieurs de leurs propres instrumens déjà enfouis à quinze, vingt, trente pieds. Il faut remonter à près de cent lieues dans les terres pour quitter ces prairies plates for- mées par ces rivières, et retrouver ces dunes sablonneuses couvertes maintenant de bois et remplies de coquillage. A mesure que les terres s'avancent ainsi dans les mers, les rivières se prolongent avec elles , plusieurs même se créent , et ces prolongemens se font par des élévations graduelles au-dessus du niveau des pners. Un temps viendra où ce golfe circulaire du Mexique, recueillant tant d'eaux fluvia- tiles , sera tout-à-fait comblé par elles. Que deviendront alors ces immenses amas d'eaux de tant de rivières et de fleuves ? iront-ils heurter contre les îles et les ensevelir dans les mers, ou se rejetteront- ils à l'Occident pour déchirer le continent, et aller se verser dans la mer Pacifique , il faudra que l'une ou l'autre de ces choses arrive, puisque ce golfe se rem- plit d'une manière si sensible ? Mais les dépôts qui s'y accumulent sont ( 492 ) principalement des débris de végétaux , comme on trouve à plusieurs crevasses du Mississipi des centaines de troncs gigantesques entassés , où , chaque année , d'autres viennent se réunir ; ces dépôts prodigieux , mélangés d'arbres , d'herbes, de coquillages, ne formeront-ils pas un jour des masses de charbons et de tourbes de plusieurs centaines de lieues ? intarisables mines, où peut-être s'allumeront des feux sou- terrains , qui revomiront en jets épouvanta- bles, en longues coulées, ces substances fon- dues pour les disperser de nouveau au loin , et les restituer de nouveau à la végétation ?Le nitre et le soufre, extraits des végétaux qu'ils contenaient , viendront se minéraliser aux voûtes de leur redoutable laboratoire; et les métaux que ces plantes recelaient, dont elles sont probablement les créatrices , mis aussi en fusion , se déposeront en épais filons dans les gangues rocheuses , comme le métallur- giste trouve au fond de ses creusets le métal qu'il y dissout. Ces feux , calcinant les terres et les roches, ne prépareront -ils pas en même temps ces pétrifications de jaspe et de granit, attribuées à d'autres espèces de feu, et ne lèveront- ils pas de nouveaux noyaux de montagnes où ( /.9^ ) viendront se fornner des glaciers, nourricieis de nouveaux fleuves ? Dans notre Europe usée , les tenips histo- riques ne nous apprennent rien sur les révo- lutions de ce$ contrées, devenues plus lentes par les travaux des hommes ; mais dans l'A- mérique il n'est même pas besoin de l'his- toire pour retrouver des preuves de ces ré- volutions terrestres ; on se rappelle ce que j'ai dit concernant les plaines des Atakapas , de la l'ormation de la rivière Tècbe et ver- millon , de l'ancienne embouchure de la Rivière Rouge et de ces changemens dont chaque veyageur peut être témoin dans les tourmentes du terrible Mississipi. Ce qui pré- sente un plus grand caractère delà nouveauté d'une partie des terres de l'Amérique, c'est qu'encore aujourd'hui, des bateaux portant quinze à vingt milliers, se rendent de la rivière des Illinois dans le lac Michigan ; la rivière des Illinois verse ses eaux , comme on sait, dans le Mississipi, et le lac Miche- gan verse les siennes dans le fleuve Saint- Laurent. Ainsi ces deux plus grands fleuves de l'Amérique septentrionale chariant d'im- menses déblais , communiquant encore de nos jours, prouvent que les terres qu'ils embras^ sent dans une étendue de plus de deux milîe lieues , sont journellement élevées par eux. Avant ces dépôts, qui s'accumulent sensible- ment tous les ans, il fallait donc que les terres qu'ils parcourent fussent sous les eaux. On pourrait même, par des calculs faciles, appro- cher de très-près des époques où l'Océan en- tourant la chaîne des montagnes Bleues, en faisait une île alongée, communiquait par le nord avec le golfe du Mexique, occupait toutes les prairies qui s'étendent à l'ouest jus- qu'aux montagnes du Mexique près Santa-Fé , et remontait au nord bien plus haut que l'embouchure du Missoiiris , pour se confon* dre probablement au nord-est avec la baie d'Iiudson. Partout les rives des Etats-Unis indiquent qu'elles sont peut-être encore plus nouvelle- ment sorties des eaux que celles même du golfe du Mexique. Les bassins de ses rivières so.nt à pe.ine élaborés; j'en ai traversé plusieurs dont les pierres conservaient de toutes parts, au milieu de leurs lits, leurs arêtes et leurs poin- tes; un sol partout mélangé, sans corps, sans homogénéité , peu ou point de ces marnes, de ces glaises, de ces argiles, et de ce qu'on appelle terr& franche j des sites presque par- ( à elle- Orléans. Vingt Citojens fusillés. Unzaga, Gouverneur. Ses qualités le font aimer de la Colonie. Dom Galuez lui suc^ cède, change les Mœurs des Colons. Ses Conquêtes , ses Etablissemens à ta Loui- siane. Observations sur sa mort. Miro y son successeur. Ses Etablissemens. In-~ c en die de la yille. iS.*^ 5o4 TABLE CHAPITRE XLIV. ZdC baron de Carondelel succède à M. Miro. Ses qualités préserpent ^ par une grande sagesse , la Louisiane des troubles de la Hépolution. Ses dispositions à cet effet. Sa jjiodération et son activité. Fortijie la Ville et fait construire plusieurs Forts dans différentes parties de la Colonie. Embrasse dans son administration diffé- rens objets d'utilité publique. Sa cojiduit& envers le général Collot. DJD. Gayoso et Salcedo , derniers gouverneurs. Observa- tions générales sur la manière dont le Gouvernement espagnol a administré cette Colonie. Produits de cette Colonie. Dépenses pour son entretien. Sa popu- lation. Page 195 CHAPITRE XLV. Voyages dans V intérieur. Détails sur la manière de voyager. Des différentes es- pèces de Voitures d'eau. Des Rameurs ou Engagés. Dangers de la navigation sur le Fleuve. 207 CHAPITRE XLVI. T^ATVRALISATION de la Canne à sucre. Innovation utile dans sa culture. Eta- D E s C II A P I T R E s. 5o5 hlissemens des Sucreries. Obstacles qui s'jr sont opposés. Leurs produits. Ce (ju'ils peuvent être à V avenir. Page 223 CHAPITRE XLVII. Moulins à scies. Bois qu'on jr trauaille. Crues du Fleuve. Rizières. Qualités du Riz, appropriées aux lieux où il croit. Canton des Allemands j leur caractère. Canton des Acadiens j leur caractère national j leurs mœurs. Pointe coupée j autres mœurs» Richesse de cet Etablis- sement. 233 CHAPITRE XLVIII. Habitations de la Campagne j leurs Constructions J leurs Distributions j leurs Matériaux. Clôture. Destruction rapide des Forêts j observations à ce sujet. Tableau des lieux encore incultes le long du Jleuue. Embarras pour la Navi- gation. Courses de V Auteur dans ces Forêts primitives. Principales espèces d'Arbres qu'il y remarque. Diverses au- tres espèces de Productions. 255 CHAPITRE XLIX. Histoire Naturelle. Etat du Jleni^e dans les lieux où les défriclieîJiens ne se sont 0& TABLE point encore étendus. Courses de V Auteur dansées forêts. Dipers Arbres cjuij crois- sent. Insectes. Reptiles. Des Lianes. Des vues de la nature dan^ ces genres de Végétaux. Cjprieres. Histoire naturelle du Cyprès. JÛéi>eloppeniens des 'Vues de la Nature , relatii^es aux lieux oii croit ce grand arbre . et à son organisation. De dii^ers autres Végétaux. Page 264 CHAPITRE L. Suite du précédent. Histoire Naturelle. Vues de la Jiature dans la conformation du linfd et du saule. Des battures. Di~ Verses plantes herbacées. Conformation et Jiature du sol le long du Fleuve. Mo^ hilité du lit du Mississipi. Observations importantes à ce sujet. Dangers à craindre pour la, NoilUtlle-Orlëàns , en dépouil- lant son sol des arbres qui le protégeaient Contre les inondations. 281 CHAPITRE LI. Rivière Rouge. Terres noyées. Des Lapins de la Louisiane. Mœurs différentes. Rivière Noire j cjualité de ses eaux. Ses bords déserts. Prairies. Rencontre DES CHAPITRES. 5o7 de Saupages, Traite avec eux. De la propriété parmi ces Peuples. Observations à ce sujet. Erreur des Philosophes sur la Popriété. Habitation au Cataoulou. Mo- nument remarquable des Sauvages. Le Tinsa. Etendue et Effets du Fleuve sur ces Contrées. Diverses Productions. Du Bois de Merisier y préférable à certains égards à V Acajou. Page 298 CHAPITRE LU. V Auteur rencontre sur un lac une belle Plante, espèce de Nelumbo, ellese nomme Napoléons. Le temps devient mauvais j il se perd y passe la plus cruelle nuit à errer j il est prêt à périr j il est retrouvé le lendemain. Quelques Observations. 52 1 CHA^PITRE LUI. Poste du Ouachita , nouvellement établi par des Canadiens. Leurs Occupations. Divers autres Habitans. Bajoux ne sont ni Rivières ni Ruisseaux. JSaturali- sation du Froment dans cette contrée. Observation sur. les Mojens de natura- liser diverses Productions. Manie des Jar- dins Anglais. Défaut des Convenances. 5o8 TABLE Ce qui a nui aux progrès de cet établis- sement. Anecdotes. Observations à leur sujet. Page Sa 8 CHAPITRE LIV. Pelleteries , signes d'échange au Ouachita. Observations sur les Échanges en nature y plus avantageuses que faites en numéraire. Que tous les États doivent favoriser les Echanges en Denrées du pays. Espèces d& Pelleteries communes au Ouachita. In- Jluence des Européens sur les Mœurs des Sauvages j elles ont plutôt gagné que perdu à cet égard. Pourquoi les Sauvages ri ont pu être civilisés depuis trois siècles. Moyens faciles pour jr parvenir. Détails géographiques sur cette Contrée. Avantage que promet la Rivière pour le Commerce. Carrières et Eaux minérales qui se trou- vent en remontant, 554- CHAPITRE LV. Le Commandant Américain prend posses- sion du Poste du Ouachita pendant le séjour de V Auteur y qui part peu de fours après pour la Nouvelle- Orléans. Chan- gement arrivé dans cette Ville. AneC" \ DES CHAPITRES. 509 dotes. Les u4méricains veulent introduira la Langue Anglaise dans la Louisiane. Embarras et Plaintes qui en résultent. L'Auteur est sollicité de J aire un Mémoir& sur ce sujet. Page 584 CHAPITRE LVI. Importance de la Langue Française pour la Louisiane , conservée parle Gouverne- ment Espagnol. Droits des Louisianais pour conserver cette Langue , fondés sur la Constitution fédérale et sur le Traité de cession aux États-Unis. Avantages pour eux y et Dangers d'en dépouiller les Louisianais. 3go CHAPITRE LVII. Ce que devaient faire les Louisianais pour conserver leur Langue Maternelle. Pour- quoi ils ne Vont pas fait. Suites mal- heureuses qui en sont résultées pour les Louisianais. Intérêts de la FraTice gra-^ vement compromis. Dédains et Mépris qu'essuient des Délégués Louisianais au Congrès. Preuve qu'il eût été facile aux Louisianais de conserver V usage de leur Langue Maternelle dans ce que fait 5io TABLE V Auteur au Comté des Atahapas. Autres Développeinens sur l'état d'oppression des Louisiatiais . Pa^^e AiS CHAPITRE LVIII. Départ de l'Auteur pour les Atakapas. Vif- Jîcultés de cette Route. Région extraordi- naire. Lac où l'Auteur rencontre la belle Plante Napoléon E. SaDescription. Dé- tails géographie/ ues de la rivière Téche. Lisières de Forêts quila bordent j et Prai- ries qu' elle parcourt. Beauté de ces Con- trées j donnant l'idée de celles qui s'é- tendent jusqu'au Mexique. Origine du sol des Atakapas. Il est formé par la Rivière Rouge, qui y alors p aidait son em- bouchure dans la Mer. Preuves. 436 CHAPITRE LIX. Prairies naturelles. Leurs Universalités ne doivent point leur origine à des incendies ^ comme des Voyageurs le prétendent j elles sont établies par la Nature ^ elles alternent avec les Forêts par des mojejis simples et admirables. Deux espèces de Prairies et deux espèces de Forêts se rem- plaçant. Nouveaux Développemens qui DES CHAPITRES. 5ii en résultent pour la Théorie du Globe j in- connus jusqu'ici , utiles à V avenir pour les Vojageurs y pour la Géographie et pour diverses branches d'Histoires Na- turelles. Preuves dans le Parallèle du Cheval et de V Ane. Nécessité de la dif- férence de leur conformation. Autres exemples à ce sujet. Avantages qu'en doit surtout tirer V Agriculture. Page 4^0 CHAPITRE LX. Nouvelle Théorie des Eaux Jluviatiles . Trois espèces de Lits. Comment de nouvelles Montagnes se reforment. Origines des Volcans. Conséquences des Principes de T Auteur. 484 Fin de la Table des Chapitres du second Voltirae. Deacidified using the Bookkeeper process. Neutralizing agent: Magnésium Oxide Treatment Date: Dec. 2004 PreservationTechnologies m A WORLD LEADER IN PAPER PRESERVATION ^ 1 1 1 Thomson Park Dnve Cranbeny Township. PA 16066 (724) 77921 1 1 » , ►' f ,. y i