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Présent ed to the

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

by the

ONTARIO LEGISLATIVE LIBRARY

1980

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BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

VOYAGES DE GULLIVER

'jVbibliotïïeque ^m&$

COLLECTION DES MEILLfiLVRS ACT&KS^ÉÔg^ ET 40DEF.SES

VOYAGES^. **£r

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GULLIVER

PAR SWIFT

TRADUITS PAR L'ABBÉ DESFCNTAINES

PRÉCÉDÉS D'CNB

ÉTUDE SUR SWIFT PAR PRÉVOST-PARADOL

DE i.'ACADEilI3 FRAXCAISI

TOME PREMIER f - 4

PARIS <pntari».

LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NA^fd^AUl 2, BUE bZ VALOIS, PALAIS -ROYAL, 2

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AVERTISSEMENT DE LA TROHfcS*È,iBITlfcH

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Ontario

Avec les Voyages de Gulliver se termine la première série de notre publication. Grâce au public, soutenue par des sympa- thies de toute nature (1), elle vivra, bien qu'elle ait été condamnée à son berceau par la fée malfaisante de la routine industrielle. Il s'est même rencontré des esprits en para- tonnerre qui ont poussé des exclamations au moins surprenantes en voyant figurer, dans une bibliothèque portant le mot na- tionale inscrit sur son frontispice, le livre humoristique de Jonathan Swift. Nous ne sommes pas, heureusement, de cette petite

(1) Nous n'en voulons pour preuve que le précieux concours de M. Prévost-Paradol, qui nous a fait l'honneur de s'associer a nos eflorts en nous donnant, pour notre seconde édition, sa remarquable étude sur Swift. Depuis ce té- moignage de sa sympathie à notre égard, M. Prévost-Paradol a été appelé à l'Académie française (avril 1865). En rééditant Gulliver pour la troisième lois, nous ne voulons pas être les derniers à fêter la bienvenue du bril- lant athlète du Journal <ft« Débats et du four- rier du Dimanche.

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église de bonzes affolés qui passent leur vie à contempler extaiiquement leur nombril, et nous estimons qu'il serait plus qu'étrange de laisser sous le boisseau les chefs-d'œuvre des littératures étrangères, et de vouer à l'oubli *a Jérusalem délivrée, le Paradis perdu. Don Quichotte, la D>vine Cumêdie* le Voynge sent imental, le Vicaire de Wake- field, etc., etc., sous prétexte que les au- teurs n'appartiennent pas à notre nation. L'honorable abnégation des traducteurs de talent qui ont conquis à notre la igue des ouvrages qu'il n'est pas permis d'ignorer a prouvé, dans le passé, que la France litté- raire était assez forte pour donner, i-ans péril pour sa gloire, l'hospitalité aux écri- vains dont la renommée locale ne devait pas rester enfouie au delà de nos frontières. Quand nous revendiquons Molière avec or- gueil, les étrangers disent de cet homme dj génie qu'il n'est point notre compatriote, mais qu'il est de tous les pays ; ainsi en est- il de Cervantes, de Tasse, d'Arioste, de Gamoëns, de Mil ton, de Schiller, de Dante, de Goethe, de Shakespeare, et de toutes les étoiles du ciel de l'art, qui sont devenues nôtres par droit, de conquête.

N D.

JONATHAN SWIFT

La révolution de 1688, consécration du gouverne- tionnel en Angleterre, eut longtemps, lans le- i i.urope, des ad\

blés, de nent de la maison de Uamnre put

»eul tfét , et de

ia nati" oit Bouten . - il trois

.-. et l'Angleterre, poussée à bout, lavait moins renversé qu'elle ne l'avait laissé tomber. Aussi, le* partisans de cette maison mal- heureuse v, Guillaume une reine qui pouvait, eo laissant De à son Manquement turation nou- velle, qu'on a rendre sage et qu'on es- pérait rendre durable. D'un autre côté, l'avènement de la reine Anne, a l'exclusion du prétendant, parais- sait à la ferme sagesse des whigs la conséquence légitime de la révolution et une garantie suffisante rtés publiques. Les tories enfin espéraient beaucoup d'une princesse amie déclarée de l'Eglise établie, el p e au maintien de la préroga- vaiequ'au développement du gouvernement par lement^.ire. «.'est aux destinées de ce parti qui, maître des dernières années de la reine Anne, se jetant en- tre l'Europe et la France, permit a Louis XIV de aiourir en pair^ et qui, se laissant entraîner du côW

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il penchait, faillit rappeler les Stuarts ; c'est aux luttes ardentes de ce parti contre les défenseurs de la liberté religieuse et contre les promoteurs ambitieux de la liberté politique qu'est demeuré attaché le grand nom de Jonathan Swift.

Des commencements difficiles, une fin cruelle, des espérances renaissantes et toujours trompées, une ambition sans scrupule et en même temps sans pru- dence, le funeste privilège d'inspirer des passion- profondes et de ne les point ressentir, de connaître et de peindre, avec une force incomparable, les misère., de la nature humane, et de pouvoir être cité soi- même comme un vivant exemple de la vérité de ces peintures, telle fut en ce monde la destinée de Swift. il s'y résigna d'autant moins qu'il la comprit da- vantage, et qu'il pritl'amère habitude de relire, cha- que fois que l'année ramenait le jour de sa nais- sance, le chapitre de l'Ecriture Job déplore la sienne et maudit cette nuit fatale l'on annonça dans le maison de son père qu'un enfant mâle était né.

Bien qu'on ait longtemps montré à Dublin la mai- son où naquitSwift, bien qu'il ait passé la plus grande partie de sa vie en Irlande et y soit devenu popu- laire, Swift n'avait rien d'Irlandais, ni dans le sang, ni dans le caractère. Son grand-père vicaire de l'E- glis1 anglicane, dans le comté d Ilereford et tout dé- voué a la cause royale pendant les guerres civiles, avait eu quatorze enfants. L'aîné de ses dix fils, God- win, nommé procureur général en Irlande, y avait attiré quatre de ses frères. L'un d'eux, Jonathan, s'é- tait marié danp le comte de Leicester. I) amena sa femme à Dublin, et, après deux ans de mariage, y mourut au mois d'avril de l'année 1667. Le 30 no- vembre d<- la même année, sa veuve, déjà mère d'une fille, mit au monde Jonaihan Swift.

Godwin, qui consumait ses ressources et sa vie en vaines entreprises, et qui expiait par une gêne con- tinuelle un désir immodéré de faire fortune, no se- courut qu'imparfaitement sa belle-sœur et son ne-

\mé huit ans dans une - 'i .ii> l'uni- rence

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ii. Rien iiion parmi ses condisciples, et les

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en hein i particulièrement

: contre la logique, et surtout eoo-

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i ts les . dit-il, que l'on fit ap- i la téta il

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qu'il y |ul furent obligés

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ire mine qu Ari-n>!<- ; U «<• tenait tr> pour sonate, et >• eol kea pttu rlffl et wfl

oaia nia, ârtai eombalt -r un bâton. Son

M et ta- lée. Je m'aperçus bientôt qu'ils étaient l'un et l'autre parfaitement au reste

de la < entends

ctre, que je ne nommerai paa, me dit à l'oreille que ces commentateurs se tenaien/ tou- jours le plus loin qu'ils pouvaient de leurs a

monde souterrain, parce qu'ils se sentaient honteux et coupables d'avoir si Indignement défi- guré la pensée d< am yeux de la postérité. Je présentai a Homère Didyrne et Eusta-

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thius, et Je l'induisis à les traiter mieux qu'ils lità lt méritaient peut-être, car il reconnut bientôt qu'il* manquaiert du génie nécessaire pour pénétrer un poète. Mai; Aristote perdit patience quand je lui rendis compte des travaux de Scot et de Ramus, en lui présentant ces deux savants, et il leur demande si tout le reste de leur espèce était composé d'aussi grands sots qu'eux-mêmes. »

Àprèe ivoir échoué une première fois à son exa- men de Bachelor of arts, l'indocile écolier fut reçu le 18 février t686, avec cette mention speciali gratia» Pendant toute la di;rée de son séjour a l'Université il fut en état de révolte contre la discipline, et fut frappé sans cesse de punitions, dont ses adversaire: et ses défenseurs discutent trop gravement le nombre et l'importance. Il passa encore trois années au col- lège, de plusenplus inquiet de l'avenir, à mesure qu'il approchait du monde, apauvri, s'il était possible, pa: la mort de son oncle Goùwin, secouru de meilleur cœur, mais avec aussi peu d'efficacité par son oncle William. En 1688, il quitta le collège et l'Irlande, et! vint à Leicester, le spectacle de la pauvreté de se mère aigrit encore sa tristesse. Elle se souvint enfin, heureusement pour son fils, que le célèbre sir Wil- liam Temple avait épousé une de ses parentes; elle engagea Swift à tenter de ce côté la fortune. Il s',\ décida et parut bientôt devant le spirituel vieillard qui, abrité à Sheen, laissait s'accomplir et se conso- lider la révolution de 1688.

Temple avait traversé les pires années de la Res- tauration, toujours prudent et toujours heureux, ha- bile et intègre négociateur à l'étranger, dans son pays amateur discret du bien public, gardien vigi- lant de sa réputation et de sa fortune, et paraissant dédaigner un pouvoir dont il redout.ii't l'exercice. Il n'avait jamais résisté ni aux passions royales, ni aux passions populaires, mais il ne leur avait jamais servi d'instrument. Peu enclin à remonter le courant ou à le suivre, il se tenait volontiers sur la rive. Les trahisons d'autrui donnaient à son habile indécision

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un air de persévérance, et l'immoralité publique éle- vait au-dessus de son prix son inscrire vertu. Mais l'art suprême de Temple était de paraître agir et de sembler nécessaire. Il lassa le roi Charles, en refu- sant plusieurs fois le ministère, sans cependant l'ir- riter ; et, lor*'iu'e\. 1679, le roi voulut lui imposer ce fardeau, il céda, mais, en faisant échouer son élection M Parlement, il sut rendre «possible cette embar- te élévation. Pendant les brûlants débats de .'r.cte d'exclusion, qui devait fermer au duc d'York e chemin de la couronne, il était membre de la 'hambre des communes, mais il se gard;i d'y paraî- tre, et laissa le monde et ses ami? aussi peu éclairés ie la Chambre sur son opinion. L'avènement de Guillaume, qu'il avait connu en Hollande ix-ndantles •ions de la paix de Nimègue, h> réjouit sans le décider à prendre part au gouvernement. Il offrit volontiers au nouveau souverain ses conseils et son expérience, mais Guillaume dut les venir chercher dans ce délicieux séjour de Moor-Park, Temple, vieillissant, s'abandonnait aux lettres et goûtait la politique, ne voulant se sentir ni trop loin ni trop près de Lond

Il accueillit Swift avec bonté, le fit son secrétaire, et n'eut pas de peine à reconnaître, sous cette édu- cation incomplète, une vive et forte intelligence. Des lectures nombreuses, le commerce habituel de cet f-omme supérieur, donnèrent à l'esprit de Swift, avec .'instruction qui lui manquait, une étendue et une solidité qui le distinguèrent plus tard des hommes de lettres engagés comme lui dans la politique sans y avoir été introduits, comme lui, par la main expéri- mentée d'un tiommf d'Etat. Mais, en revanche, rien n'était moins propre à fermer les blessures qu'avaient laissées dans l'âme de Swift les épreuves de sa jeu- nesse, que le scepticisme de Temple, que sa pru- dence intéressée, que cette mauvaise opinion des hommes qu'on rap[>ortait inévitablement de la vie publique sous les deux derniers Stuarts.

Swift souffrait, en outre, de sa dépendance, et d'au-

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tant plus vivement que son ambition s'éveillait avee son esprit, et que sa nouvelle connaissance du monde lui donnait le désir d'y briller. Les apparen- tes bontés du roi Guillaume, qui causait familière- ment avec le secrétaire de sir Temple, semblaient lui assurer la protection royale. Cependant, lorsque, après être allé, en 1692, se faire recevoir à Oxford docteur (1), il revint à Moor-Park, plein d'espérance, il trouva sir Temple beaucoup plus disposé à le gar- der près de iui et à user de ses services, qu'à secon- der ses projets d'élévation. Deux ans plus tard, n'ob- tenant de lui d'autre promesse que celle d'un emploi !ort modeste dans l'administration de l'Irlande, il prit le parti de lequitter et d'entrer dans l'Eglise. Il reçut les ordres à Dublin au mois d'octobre 169ï, et, au mois de janvier 1695, fut nommé à la prébende de Kilroot, dans le diocèse de Connor. Swift ne put supporter plus d'une année la médiocrité de cette vie, et surtout cet isolement complet de son intelligence, qui lui ût toujours considérer l'Irlande comme une terre d'exil. D'ailleurs, il manquait à sir Temple autant que sir Temple lui manquait , ai leur réconciliation fut facile. C'est à Moor Park, en 1696. qu'il resigna son bénéfice de Kilroot, et non pas à Kilroot même, ni en faveur d'un père de fa- mille, âge et pauvre, comme on l'a souvent répété. Ce fut l'ennui et non la bienfaisance qui le ramena en Anjrleierre, et loin de sacrifier Kilroot, il s'en dé- barrassa, il ne quitta plus Temple, qui mourut le 27 janvier 1699, laissant à Swift le soin de publier une édition a impiété de ses œuvres. Swift publia l'édi- tion, la dédia au roi, ne reçut aucune réponse de Guillaume et se décidi à lui adresser un mémoire dont il attendit inutilement l'effet. Oublié du roi, sans re-sources, il accepta la place de secrétaire et d'à' mônier de lord Berkeley, nommé à de blutes fonctions en Irlande. Après de nouvelles déceptions et quelques démêlés avec ce nouveau maître, il ob-

(1) Mastcr of arts.

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tint par son entremise le bénéfice de Laracor, dans le diocèse de Meath. En 1700, il s'y établit et jouit pour la première fois d'une certaine aisance et de la liberté.

Ce fut alors qu'il attira près de lui Esther Johnson, l'infortunée Stella. La fide de l'intendant de sir Temple n'avait que quatorze ans lorsque Swift l'as- socia i ux leçons qu'il donnait à la nièce du cheva- lier. Il s'attacha bientôt à la charmante élève dont il voyait croître l'intelligence et la beauté, et qui témoignait de jour en jour plus d'affection à son maître. Elle se laissait aller à l'aimer; il le vit, il le souffrit, il la paya de retour, et alors s'établit entre eux cette intimité douloureuse qui ternit la renom- mée de Swift et qui est le mystère de sa vie. Les épreuves de Stella ne commencèrent pas le jour elle se vit trahie pour une autre femme; elle souf- frit dans son honneur bien avant de souffrir dans son amour. Voisine de Swift en Irlande, habitant sa maison pendant les voyages qu'il faisait chaque an- née en Angleterre, elle le voyait sans eesse, ma:s toujours en présence d'une madame Dingley, qui fie servait qu'imparfaitement à couvrir ce que cette si- tuation avait de défavorable aux yeux du Public. Pourquoi Swift n'épousaiMl pas Stella? 11 ne pouvait dès lors aliéguer sa pauvreté, comme il l'avait fait naguère, en repoussant le consentement de miss Jane Waryng, après l'avoir sollicité. Bientôt après, son revenu s'accrut encore; il refusa toujours à Stella cette grâce, ou plutôt cette justice. Lorsqu'en 1716, la voyant s'éteindre dans sa douleur, il eut consenti à un mariage secret, ce secret devint une torture pour Stella, et il refusa de le rompe. Il est rrai qu'il avait alors en Irlande un autre amour, et qu'il pouvait désirer que les deux rivales continuas- sent de .«-'ignorer; mais lorsque cet obstacle eut dis- paru, lorsque cette autre femme elle-même eut suc- combé, abreuvée de jalousie, de honte et de douleur, pourquoi reiusa-i-u d'avouer la supp'iante Stella pour sa femme? Pourquoi, de 1722 à 1728, laissa-t-il

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si xcruelles années s'écouler, et conduire pas à pas Stella vers l'1 mort? Pourquoi accrut-il par d'absur- des refus l'horreur de son agonie, }t la laissa-t-il mouiir espérée, hors de la maison ouelleavait le droit d1 habiter, elle lui demandait la grâce de mourir-.' La conduite de Swift avec Vanessa ne sera ni loyale, ni humaine, mais elle peut s'expliquer par les mauvais sentiments du cœur humain Stella fut victime d'une obstination cruelle et déraison- nable, que rien n'exp ique, et que la folie peut à peine excuser.

Mais au temps même elle fut le plus aimée, Stella n'occupait dans l'ame de Swift que la seconde place : l'ambition étaitsa passion dominante, elle fut la pi us durable et décida de sa destinée. C'est elle qui d'abord échauffa son génie et en fit so: tir des œuvres admirables; c'est elle qui, plus tard, rebutée et dé- sespérée, assombrit son intelligence et détruisit sa raison. La pauvreté ei l'obscurité lui étaient insup- portables, et il se sentait la force aussi bien que le désir d'en sortir. Au sommet de la hiérarchie dans laquelle il était entré brillaient comme le prix du talent et de l'activité, aussi bien que comme le privilège de la naissance, l'épiscopat et la Chambre des lords. La politique était le grand chemin de ces honneurs et de cette puissance; on n'y arrivait que par la main de l'un de ces partis, qui influaient tour à tour sur les destinées de la nation et sur la fortune des ambitieux. Swift pouvait choisir entre eux. et, après avoir choisi, l'indulgence du siècle et sa pro- pre conscience ne lui interdisaient pas de changer. Et comme les institutions libres ont ce beau privi- lège que l'art de persuader en est l'âme, et que, mêmes corrompues, elles nepeuventse passer du ta- lent, son amitié et sa haine ne pouvaient être indiffé- rentes i personne, et dans cet arène luttaient les plus heureux génies de l'Angleterre, la nature l'avait jeté tout armé. Mais elle avait d'avance limité sa fortune par l'excès môme de sa force Cette ironie puissante, aui, une fois déchaînée, n'était olus mal-

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•-esse d'elle-même et ne laissait rien sans blessure, ntrava l'ambition qu'elle devait servir. Prudent par alcul, imprudent par tempérament, téméraire par "énie, Swift ne put jamais épargner ceux même qu'il "ouJait défendre. Ses coups dépassent la mesure» reviennent sur eux-mêmes, font le vide autour de lui. !l attaque les adversaires de son Eglise par aes armes fîui ne laissent subsister aucune Egiise ; il porte aux dversaires de son parti des atteintes qui intéressent 9 genre humain. Mais par 11 même il échappe à la condition passagère des luttes d'Eglise et de parti; >3 postérité l'écoute encore, et ce qu» fut un obsta- cle à sa fortune est le fondement de sa gloire.

A l'Université, et surtout pendant son séjour chez rx Temple, Swift avait beaucoup écrit, mais il avait ui-même jugé et condamné la plupart des essais de -a jeunesse. Il fut cependant plus induisent pour ce* )des, qui firent dire a Drydt-n : « Swift, voua ne se* :ez jamais un poète. » Il se sentit la même indul- gence, mais cette fois plus justifiée, pour la Bataille les livret (1) et pour l'esquisse de ce Conte du Ton~ neau (2), qui devait éclater quelques années plus ard et tenir une si grande place dans sa vie. Sir emple s'était jeté, avec une témérité qui ne lui était ; as ordinaire, dans cette vaine : ;mique sur le me- ite comparé des anciens et des modernes, qui avait ;raversé la France et qui occupait en Angleterre des sprits distingués. « Homme de lettres parmi les gens du monde, homme du monde parmi les gens de let- tres (3) », Temple s'était prononcé pour les anciens çt appuyait leur incontestable supériorité sur les 'Mtret de Phalaris. Wooton et Bentley s'égayèrent ;ux dépens de l'homme d'Etat, qui, fort embarrassé !e leur répondre, déclam qu'il ne se commettrart : as davantage avec la gro.-sièreté des érudits. La Jataille des Livret ne réparait pas l'erreur de sir

(il The ba'ûle of tbe (2 A taie of a tub. 3/ A mari of world among mc-n of letters, a man oX etten men of world. Jlacau'ay.

Temple, mais elle payait avec usure les incivilités des adversaires. Déjà Swift s'abandonne à son génie pour l'invective ; il revêt la satire d'une allégorie qui n'ote rien à sa violence ; il cherche les comparaisons familières et ne répugne nullement aux images avi- lissantes. Dès le début, attribuant à l'antagonisme de l'abondance et de la pauvreté toutes les dissen- sions humaines, il fait remarquer que la république des chien9 vit en paix jusqu'à ce qu'un os ou une chienne y suscite les rivalités et la discorde.

Ce fut dans des luttes plus sérieuses que Swift acquit saprem ère renommée en donnant des gages au parti qu'i. devait abandonner plus tard. Au commencement de cette année 1701, qui fut la dernière et la plus agitée du règne de Guillaume, Swift vint à Londres et y trouva tous les esprits émus. Les ministres whigs, Halifax, Orford,Somers,et l'ami de Guillaume, Bentinck, comte de Portland, venaient d'être mis en accusation par la Chambre des communes, pour avoir signé le traité de partage de la monarchie es- pagnole, que le testament de Charles II venait de donner touf entière à la France. Les accusés de- vaient être sauvés par l'inquiète jalousie qu'inspi- raient à la Chambre des lords les envahissements de la Chambre des communes et par le mouvement de l'opinion publique, plus disposée àseconderGuil- laume contre la politique ambitieuse de la France qu'à poursuivre ses amis. Le Discours sur les dis- sensions d'Athènes et de Rome 1), Swift défen- dait, sous les noms de Miltiade, d'Aristide, de Thémistocle, de Phocion, les illustres accusés, et instruisait le Parlement, par l'exemple des républi- ques antiques, du péril que fait courir aux Etats la rupture de l'équilibre entre les pouvoirs publics et l'aveugle acharnement des factions, s'accordait avec \e sentiment général aussi bien qu'avec les intérêts du parti whig. L'antiquité est bien comprise dans

fi) A Discourse of the contests and dissensions ùa Athées mi tome.

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sette étude, qui abonde en vires et en fortes images. 4,ttriDuant quelque part à l'altération de l'équilibre entre les patriciens et les plébéiens la chute de la république romaine, Swift s'écrie : « Ce n'est pas l'ambition des particuliers qui causa rette grande lutte; les guerres civiles donnent en eflet plus de prise et plus de feu à l'ambition particulière, qui devient l'instrument destiné à trancher ces grandes querelles, et qui est assurée de recueillir le bu'.in. Mais un homme sensé, qui voit des bandes de vau- tours planer sur deux armées près d'en venir aux mains, np fait pas retomber sur eux le sang ver9é dans la bataille, bien que les cadavres soient leur partage. Sans cette altération des principes de la constitution, ajoute Swift, un misérable comme An- toine, un enfant comme Octave, auraient-ils osé rê- ver qu'ils donneraient des lois à un tel empire et à un tel peuple!» Considérant l'état de son pays, il en marque le danger dans les accroissements du pouvoir de la Chambre des communes; il la requiert de se limiter, elle aussi, par une ilagna Charta, comme dut le faire la royauté lorsque l'équilibre des pouvoirs commença de s'établir. S'éleva .t enfin contre la discipliné des partis, si contraire à la li- berté de la raison, il engage les membres du Parlement dissous à s'en affranchir et à regagner la faveur de leurs commettants, irrités au plus haut point contre la Chambre, inquiets de ses empiéte- ments, et indignés de voir un roi, qui a rendu de si grands services au paya, despotiquement opprimé par les infidèles représentants de la nation.

Le succès de cet écrit, attribué au célèbre Burnet, puis aux écrivains les plus distingués du parti whig, et avoué par Swift, quand il crut pouvoir le faire avec honneur et sécurité, introduisit l'auteur dans la société d'Addison, de Steele, d'Arbutnoth. dt Pope et des hommes d'Etat qu'il avait défendus. La mort de Guillaume et l'avènement d'Anne Stuart, en 1702, concoururent, avec le mouvement de. l'opinion, à favoriser le succès des whigs. Fille de Jacques II, û>

dêle à l'Eglise établie, qui redoutait les wbîgs, Amw ?ût incliné vers les tories, si l'influence de lady Marlborough sur son esprit, et si la fermeté du duc, lui ne voulait pas commander l'armée, à moins que Godolphin ne fût grand trésorier, n'eussent imposé a la reine le choix d'une partie de ses ministres, lette administration mélangée ne pouvait être défa- vorable a Swift, qui se déclarait whig en politique et •ory en affaires religieuses; qui, dune part, se di- sait dévoué à la succession protestante et aux liber- tés nationales, et qui, de l'autre, défendait les iP férêts de la haute Eglise (1) contre la basse Eglise (2.., alliée des wighs, et contre les dissidents (3). Swift pouvait ainsi parvenir à l'épiscopat par ses relations riolitiques avec les wighs, et par les sympathies particulières que son dévouement à la haute Eglise devait lui ménager du côté de la reine et des Evo- ques. Mais il avait compté sans son génie emporté, sans son aveuglement sur lui-même. En 1704, il pu- blia, en laveur de la haute Eglise contre les dissi- dents, le Conte du Tonneau.

« il était une fois, dit-il, un homme qui avait eu trois jumeaux de sa femme, et la sage-femme elle- même eût été embarrassée de désigner l'aîné. Leur : ère mourut qu'ils étaient jeunes encore, et, les as- semblant autour de son lit de mort, il leur dit : Mes :ils, je n'ai acquis aucune propriété et je n'ai hérité u'aucune ; j'ai longtemps pensé à vous laisser quel- que bon héritage, et enfin, avec beaucoup de soini et de dépense, j'ai acquis pour chacun de vous un habit neuf; les voici. Sachez que ces habits ont ea eux deux vertus particulières : si vous les portea comme il faut, ils seront solides et neufs toute vo trevie; de plus, ils croîtront en même temps que votre corps de manière à vous aller toujours bien Vr yons, que je vous les voie mettre avant de moi*

(1) High Churck. (2 Low Church^ I; Dissenter»,

I9f—

Tir. Voilà qui est bien ; enfants, gardez-les propres et brossez-les souvent. Vous trouverez dans moi! testament que voici des instructions complètes et particulières sur la façon de porter et de conserver Totre habit ; suivez-les exactement, afin d'éviter lea châtiments que j'ai attachés aux moindre transgres- sions et négligences. Votre fortune à venir en dé- pend. Je vous ai aussi ordonné, dans mon testa- ment, de vivre ensemble, dans la môme maison, en frères et en amis, seul moyen de prospérer. »

Qui ignore l'immortel récit des aventures de ces trois frères: comment devenus amoureux de la du- chesse d'Argent (1), de madame de Grands-Titres et de ia comtesse d'Orgueil, et se virent obligés de sui- vre les modes et se trouvèrent déchirés entre les humiliations du monde et l'immuable testament de leur père? Les voici réunis autour de ce testament et le relisant en vain pour y trouver la permission déporter ces nœuds d'épaule (2, sans lesquels ils ne peuvent plus décemment paraître dan3 le monde.

« Après y avoir beaucoup pensé, dit Swift, un des frères, se trouvant plus lettré que les autres, dit qu'il avait trouvé un moyen. Il est vrai qu'il n'y a rien dans ce testament qui fasse mention de nœuds d'épaule totiriem verbi?; mais j'ose conjecturer que 30us les y trouverons contenus totid-em syllibus. Tous approuvèrent la distinction, et les voilà de nou- veau à l'ouvrage. Mais leur mauvaise étoile fit que la première syllabe ne put être rencontrée dans tout le testament. Sur cette déception, celui qui avait trouvé la première échappatoire reprit coeur et dit : Kes frères, il y a encore de l'espoir ; nous ne pou- vons trouver ces nœuds d'épaule ni totidem verb'S ni totidem syllabis, ma« j'ose afflmer que nous les trouverons tertio modo ou totidem litteris. La dé- couverte fut fort applaudie et la recherche commença.

(1) The duchess d'Argent, madame de (..raiiiis-Iitres, aad tfe«

œuntess d'Orgueil. ,i, Siioulder-knots.

20

Ils eurent bientôt trié S, H, 0, U, L, D, E, R, quand la même pianète ennemie de leur repos flt ce miracle qu'unK fût introuvable. C'était une difficulté de poids; mais le frère à distinctions, que nous nommerons plus tard, maintenant qu'il avait mis la main à l'ouvrage, prouva, par un argument pén-mptoire que K était une lettre récente, illégitime, inconnue aux âges savants et ignorée dans les anciens manuscrits. Il est vrai, dit-il, que le mot calendes a été quelquefois écrit Q. V. C. (1) par un K, mais c'est une faute, car, dans les meil- leurs exemplaires, ce mot est toujours écrit par une. En conséquence, c'est une erreur grossière que d'é- crire dans notre langue Knot par un K, et doréna- vant on prendra soin de l'écrire par un C. Ainsi, tou- tes les difficultés s'évanouirent, les nœuds d'épaule furent prouvés d'institution paternelle jure paterno, et nos trois jeunes gens s'étalèrent avec les nœuds d'épaule les plus grands et les plus pimpants du monde. »

A partir de ce jour, l'interprétation fleurit et flt des progrès parmi les trois frères. Les galons d'or, deve- nus à la mode et touchant au fond même de l'ha- bit (2) leur semblèrent exiger un précepte positif : « Mes frères, dit encore le lettré, sachez que les tes- taments sont de deux sortes : traditionnels et écrits: que dans le testament écrit qui est devant nous, il n'y ait ni précepte, ni mention au sujet de ce galon d'or, conceditur; mais si idem affirmetur de nun- cupatorio, negatur. Car, mes frères, ne vous sou- venez-vous pas d'avoir entendu comme moi, quand nous étions enfants, quelqu'un dire qu'il avait en- tendu le domestique de mon père dire que mon père donnerait volontiers le conseil à ses enfants de por- ter des galons d'or aussitôt qu'ils auraient de l'ar- gent pour en acheter? Par Dieu, cela est vrai, crie l'autre. Je m'en souviens parfaitement bien, dit le troisième. » Et sans balancer davantage, ils achetèrent

(1) Quibusdam veteribus eodicibus.

(2) Aliquo modo essentiel adhatrere.

21 !?s pins larges galons d'or do la paroisse et se pro-

nt tut soumis à d 'antres épreuves: il fut allonge d'un codicille qui autorisait une dou- blure en ;3t;n couleur de flamme. Mais le jo ir \ ml i les trois frères trouvèrent dans le testa- ment fi' UM sur les embelltsso- nient- ir la mode.

mirant, dit Swift, un comédien payé par parut dans une i cou-. ert de franges d'argent, et, selon une, ii les mit par la uuu à la consultant le testament paternel, trouvèrent a leur grand etonnenn-n' i iiem J'enjoins et ordonne l meadits u de ne porter aucune espèce de f:

îrde leurs habits... Suivait une pénalité en OtSd'i f-.!- Mon, trop longue pour flMérer ici. Ce- pendat ' ;se, le frère souvent men-

tionné pool -on érudition et ' dans la cri-

tique déclara qu'il avait trouvé dm un certain au- teur qu'il ne BOBinerait pa-, que le mot de frange :nent signifiait aussi un manche à -••un doute >.ns de

ce mot ragrapbe. Un des frères ne goûta

de cette épithete û'nrgent qui, selon lui, il le hasardait humblement , ne pouvait être appliquée avec propriété dans les ter- mes et d'une façon rai-onnable a un manche à ba- lai. On lui répliqua que cette épithete devait se pren- dre dan- un sens métaphorique et allégoriq e. Il fit encore cette objection : Pourquoi leur père aurait-il défendu de porter un manche à balai sur leurs ha- bit-, proscription peu naturelle et peu conve- nable? Sur quoi il fut arrêté court comme par- lant avec irrévérence d'un mystère qui, sans aucun doute, était très utile et plein de sens, mais qui ne devait pas être pénétré trop cuneuse-

i k broomstidt.

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raenî ni Booms à un raisonnement rigoureux... *> a Quelque temps après, fut ressuscité^ une vieille mode, depuis longtemps éteinte, de porter des bro- deries représentant des figures indiennet* d'hommes, de femmes et d'enfants. Ils ne se rappelaient que trop, oette fois, combien leur père avait toujours abhorré cette mode, et comment, dans plusieurs pa- ragraphes dfc son testament, il avaii tout exprès me- nacé ses 01s de son aversion extraordinaire et de sa malédiction éternelle, s'ils venaient Jamais à porter ce., broderies... îîais ils résolurent ces difficultés en disant que ces figures n'étaient pas du tuut les mê- mes qne ceBes qu'on portait autrefois et dont il était question dans le testament. En outre, ils ne les por- taient pas dans le sens interdit par leur père, etc.... Mais les modes s'alterant sans cesse à cette époque, !e frère scolastique devint la3 de chercher des échap- patoires et de résoudre des contradictions renais- santes. Décidés à suivre, à tout hasard, les modes du monde, ils s'accordèrent unanimement à enfermer le testament de leur père dans une cassette solide, achetée en Grèce ou en Italie, et à ne plus se donner la peine de le consulter, mais à en appeler à son au- torité toutes les fois qu'ils le jugeraient à pro- pos... »

Nous ne suivrons pas Swift dans l'histoire du frère lettré, qui se fit appeler Mgr Pierre, de son ascendant croissant sur les deux autres, Jacques et Martin, de ses inventions ingénieuses, et de la des- potique infatuatian qui amène une rupture définitive entre lui et ses deux frères. « Il avait, dit Swift, une abominable facilité à dire de gros mensonges palpa- bles, et non-seulement il jurait qu'ils étaient vrais, mais il envoyait toute la compagnie au diable, si on faisait les moindres façons pour le croire. » L'his- toire de Martin et de Jacques, en inimitié déclarée avec leur frère, et bientôt en discorde entre eux- mêmes, est revêtue d'une allégorie aussi ingénieuse et animée de la même vie. Martin réforme son habit avec toute la sagesse de l'Eslise anglicane, enlevant

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point ptr point les embellissements successifs de la mode et en laissant même subsister quelques-uns plutôt que de courir le risque de déchirer l'habit pour le ramener à la pureté primitive. Jacques, au contraire, pressé surtout de ne pas ressembler à Pierre, arrache les broderies et met en même temps l'babit en lambeaux, se frotte contre les murs pour effacer les dernières traces de ces odieux orne- ments, et, intérieurement honteux de la destruction de son habit, maudit la modération de Martin. Mais il sent avec désespoir que plus il déchire ses habits, plus il ressemble à Pierre, « car de loin, dit Swift, dans l'obscurité ou pour les personnes qui ont la vue basse, rien de plus semblable à des parures que des haillons. » L'intempérante exaltation de Jacques, ses longues prières, sa brutalité, sa recherche affec- tée de la persécution, l'abus qu'il fait du testament de son père, sans cesse appliqué aux plus vih usa- ges et employé comme une panacée universelle, en- fin son alliance desespérée avec Pierre contre Mar- tin, donnent au type des dissidents une vie et une réalité admirable. Mais, en revanche, l'histoire de Martin, devenu le type de l'Eglise anglicane, élevé par Harry Ruff, affermi par Bess, mis en danger pai les gens venus du Nord, asservi un instant par Jac- ques, relevé par des amis secrets de Pierre , bientôt menacé par eux et appelant contre eux des étran- gers, redevenu enfin le mattre et ne rêvant plus que la destruction de Jacques, compensait, par sa vigueur railleuse, le plaisir que pouvait donner aux amis de l'Eglise anglicane la peinture satirique des égare- ments de leurs adversaires.

L'apparition de cet ouvrage, et son prodigieux succès, eurnnt sur la vie de Swift une influence dé- cisive et irréparable, il acquit, pour ne pus la per- dre, la réputation d'infidèle [injutet), comme on di- sait alors, ou d'incrédule {unbeliever), et l'Eglise établie prit en horreur celui qui l'avait ainsi défendue. « L'auteur, écrivait le judicieux Atterbury, a raison de se cacher, car les touches Drofo^es <e cet ou-

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vrage nuiraient plus à sa réputation et à son intérêt dans le monde que son esprit ne peut lui faire de bien. » Plus tard, Voltaire en jugea de même. C'est le Conte du Tonneau qui lui fit dire : « Que j'aime la hardiesse anglaise ! » Pour Swift, il- ne comprit pas ou feignit de ne pas comprendre le» alarmes de l'Eglise, et il n'y vit qu'un mélange d'ineptie et d'in- gratitude. «Je voudrais, écrivit-il, que ce corps res- pectable n'eût pas donné d'autres preuves de cette inhabileté, que j'ai souvent remarquée chez lui, à distinguer ses ennemis de ses amis. » Et c'est la reine Anne qu'il a plus tard représentée dans cette reine de Lilliput, qui ne peut pardonner à Gu liver d'avoir éteint, d'une façon inconvenante, l'incendie qui me- naçait son palais.

Swift, qui ne vit jamais dans la religion qu'une partie importante de la poutique, était porté à ou- blier qu'elle était considérée, par un grand nombre de personnes, comme une institution divine, en dehors et au-dessus de la politique. 11 la discutait comme une affaire, sans voir qu'on la respectait comme une croyance. Qu'importait aux yeux des hommes religieux de l'Eglise établie que Martin fût un peu moins ridicule que Pierre et que Jacques, lorsque fes croyances communes de Pierre, de Jac- ques et de M.irtin étaient avilies sous les plus indi- gnes images, lorsque leurs débats, leur dignité commune était engagée, devenaient une comédie grossière; lorsqu'enftn le surnaturel, ce fonds com- mun et indispensable de toutes les sectes religieuses, n'apparaissait plus dans leur histoire que sous la forme des inventions indescriptibles de Pierre et des repoussantes aberrations de Jacques. Quand l'arche- vêque d'York, s'oppnsant plus tard à l'élévation de Swift à l'epi>copat, disait à la reine Anne « que Sa Majesté devait être sûre que l'homme dont elle al- lait faire un évêque fût un chrétien, » il n'exprimait pas seulement l'opinion de tous les hommes reli- gieux de l'Angleterre, mais celle que laisse à tout juge impartial la lecture de ce Conte du Tonneau.

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qui est, si l'on veut, l'œuvre d'un ami de l'Eglise an- glicane, mais qui, à coup sûr, n'est pas l'œuvre d'un chrétien.

L'ensemble des œuvres religieuses de Swift, écri- tes aux époques les plus diverses de sa vie, confirme notre opinion sur le caractère exclusivement politi- que de son intervention constante en faveur de l'E- glise établie. Soit qu'il la défende contre les incré- dules, affirmant son indépendance contre TindaL, parodiant amèrement le célèbre Discours sur la ii- berté de penser, de Collins (1), soit qu'il maintienne, en toute occasion, le serment du Test contre les at- taques des dissidents, combattant, jusqu'aux extré- mités de sa vie et de sa raison, pour les biens de l'Eglise, et la vengeant par le Légion club des atta- ques du Parlement d'Irlande; soit que, dans son Projet pour le progrès de la religion (2), il engage la cour à renfermer les faveurs et les emplois dans le cercle des personnes dévouées à l'Eglise établie, il est toujours dirigé dans cette conduite par des considérations étrangères à la valeur intrinsèque de la religion, et sa pensée, partout reconnaissable, est particulièrement ciaire dans les Sentiments d'un membre de f Eglise anglicane (3,, et dans son Argu- mentation pour prouver que l'abolition du chris- tianisme en Angleterre aurait quelques inconvé- nients et moins d'avantages qu'on ne suppose (4).

C'est le devoir d'un membre de l'Eglise angli- cane «5.. dit Swift, dans le premier de ces deux écrit;, de croire en Dieu, en sa Providence, en la reîigiou

T M' Collin'3 D;§cour»e of Crée '.hinking put into plain Ea- flish.

2 A project for tue avancement of religion and the retor- mation of marmers.

3 Th^- s?nt nien's of a Church of England man with respect to religion and govemment.

4 An argument to prove that the abolishing of chrlstianity in England may, as things now stand, be attende with some in- conveLiences, and perhaps not produce those many good effcct* proposc-d th-reby.

v5, Ouguc te believe.

révélée, et en la divinité du Christ. » Pouf l'épisco pat, « sans déterminer s'il est ou non d'institution divine, » c'est une institution très utile à la religion et à 1 Etat, et le membre de l'Eglise « la défendrait, même par les armes, contre tous lei pouvoirs de ïa terre, excepté contre la législature (1), aux décisions de laquelle il se soumettrait comme à une disette ou

la peste.» ïl faut bien tolérer le3 sectes à cause de leur extension, bien que l'Etat doive les arrêter à leur origine; mais quant à les admettre aux em- plois publics par le rappel du Test, Swift croit ré- duire aisément à l'absurde les défenseurs de ce principe en leur montrant que cette admission, réclamée par les dissidents protestants, devrait lo- giquement s'étendre aux papistes, aux athées, aux mahomôtans, aux païens et aux juifs. » Les wihgs compromettent leur cause en s'aliénant la haute Eglise, qui a été si ferme contre Jacques II, tandis qu'on a vu des officiers de Cromwell dans les rangs de l'armée du roi catholique. Il est très vrai que le clergé a de la haine et du mépris pour les sectes, a comme les médecins pour les empiriques, comme les hommes de loi pour les gens de chicane, comme les marchands établis pour les colporteurs, » mais c'est aussi et surtout l'intérêt de l'Etat qui le touche. Dans la partie politique de ce remarquable ouvrage, Swift parle en whig éclairé, tolérant, attaché à la révolution de 1688, justifiant par d'excellentes rai- sons la déposition de Jacques, mais en même temps incliné vers les tories, en ce qui touche la conserva- tion de l'Eglise, et peu éloigné de se joindre à ieur parti pour la mieux défendre.

La spirituelle Argumentationcontre l'abolition du christianisme est écrite par Swift aans ce ton d'im- perturbable plaisanterie il excelle ; mais sous cette plaisanterie même, son opinion et surtout sa méthode en matière de polémique religieuse se reconnaissent

fi ] Agamst «11 power* on the earth, except cor o*fn lejiil». turc.

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aisément. 11 ne craint pas, dit-il, d'aller contre l'o- pinion commune, et dût-il être poursuivi par l'attor- ney généra!, il avouera que, dans la situation exté- rieure et intérieure du pays, il ne voit aucune néces- sité absolue d'extirper le christianisme en Angle- terre. Il ne développe qu'avec ménagement un te« paradoxe ; qu'on ne croie pas surtout qu'il s'agisse de ce christ ici nisme réel, qui serait le renversement de la société anglaise, et comme un retour à l'état nature, Hais bien de ce christianisme nominal qui fait partie de la société politique (1). Pourquoi rejeter le nom et le titre de chrétiens? Discutons les avantages de cette révolution violente. Ne faut-il pas une religion nominale parmi nous pour exercer l'activité belliqueuse des gens d'esprit? S'ils n'ont plus de Dieu à insulter, n'esî-il pas à craindre qu'ils ne s'attaquent au gouvernement, au ministore? il faut un alimenta la critique. On assure, il est vrai, que le re- venu d'environ dix mille gens d'Eglise dans le ^oyaume jointe celui des évoques, entretiendrait convenable- ment au moins deux cents élégants .ibres pen- seurs (2), qui seraient l'ornement de la cour et du pays. Mais ce revenu serait insuffisant. D'ailleurs, qui régénérerait la race anglaise, compromise par les rejetons misérables de? hommes d'esprit et de plaisir, si l'on supprimait ces dix mille prêtres que ia prudence de Henri V11I a soumis à un régime sain et léger? On se plaint de l'observation du dimanche, mais on oublie l'utilité des églises pour les marchés, les rendez-vous d'affaires et d'amour, et surtout te) sommeil. Mais, dit-on, cela ferait disparaître les par- tis parmi nous, on ne parlerait plusde hautect basse église, etc., « Si l'on effaçait dans le dictionnaire, répond Swift, avec un admirable bon sens, les mots de ûébanche% ivresse, vol, serions-nous le lende-

H) I hope no reader imagines mt so weak to stand up m t&2 r'efencf or reai christ ianity... every candid reader will easily ue- derstand m y discourse to be intended only m defenoe of nommiJ dn-istianity...

(2j GtaiUfcmen of -.vit ond fre'çfcinking.

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main chastes, tempérants et honnêtes, ou sains, s\ l'on effaçait les mots de pierre et de goutte. Otez au:; whigs et aux tories les dénominations politiques et religieuses, et l'orgueil, l'envie, l'avarice et l'ambition en fabriqueront d'autres. L'on ne manquera jamais de mots convenus ou créés pour distinguer ceux qui sont aux ministère de ceux qui veulent y arriver. Laissez la religion vous les fournir. On se plaint de ce que des prédicateurs soient payés par l'Etat pour tonner, un jour sur sept, contre la poursuite des ri- chesses, du plaisir et de la grandeur, qui occ pe tous tes homme? vivants pendant les six autres jours. , Mais quel est le libre penseur que cette contradiction ne chatouille? Les choses défendues ne semblent- elles pas plus douces? La soie prohibée fait les dé- iicesdes femmes, et le vin de contrebande celles des hommes. Augmentons les prohibitions de tout genre, pour chasser le spleen par l'attrait du défendu. Pour le peuple même, la religion n'est pas inutile; il n'y croit pas plus que les hautes classes; mais il s'en sert pour taire tenir les enfants tranquilles, et s'en amuse pendant les longues soirées d'hiver. Enfin, on prétend <jue cette abolition ferait disparaître les sectes religieuses, et unirait toutes les communions protestantes.

» ilais est-ce bien le christianisme qui fait des fa- natiques, des fondateurs de sectes, des gens avides de se sigulariser? Nullement.il y a dans chaque na- tion une portion d'enthousiasme qui a besoin de s'épancher quelque part ou de mettre tout en feu (1). C'est acheter la paix publique à bon marché, que de laisser se déchirer, pour des rites religieux, des hom- mes qui autrement s'attaqueraient aux lois du pays. Cette peau de mouton remplie de paille, qui leur est livrée, sauve le troupeau. Ce que les couvents font ■ur lo continent, ils absorbent les natures excen-

5) There is a portion of enthusiasm assigned to every nation ich, if it hris not proper obM^ta ta w ork on bill bust eut ao4 set ail in a dama.

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triches et maladives, les secte? le font chez nous, et il faudrait, à leur défaut, inventer autre chose. Ou- vrez toute grande la porte à la croyance publique, il y aura toujours des gens qui se piqueront de rester dehors. Abolir le christianisme c'est peut-être faire place au papisme, car le peuple, livre à lui-même, cherchera quelque nouveau culte, et tombera dans la superstition. Toland, cet oracle des antichrétiens, est un prêtre irlandais, fils d'un prêtre irlandais ; Tindal a été catholique. Enfin, si cette abolition est utile, il vaudrait mieux la remettre à la paix, nos al- liés se trouvant tous, par hasard, être chrétiens. Si nous comptons, pour les remplacer, sur l'alliance des Turcs, elle est incertaine, car non-seulement il3 sont attachés à leur religion, mais ils croient en Dieu, ce qui est plus qu'on ne nous demande pour conserver le nom de chrétiens. Pour conclure, le commerce ne profiterait pas, comme il Tespere, de cet acte pour l'extirpation du christianisme, et *x mois après le vote, la Banque et les actions de la compagnie des Indes orientales baisseraient au moins d'un pour cent. Comme cette perte est cinquante fois trop grande pour nue la sagesse du siècle juge à propos de s'y exposer dans l'intérêt du salut du christianisme, il n'y a aucune raison de s'y exposer, pour la seule satisfaction de le détruire. »

Enfin, parmi ses pensées sur la religion (1) et sur l'Eglise, nous trouvons ces passages : « Attaquer les opinions fondamentales d'une religion vraie ou fausse est un acte criminel, à moins que votre des- sein avoué ne soit d'abolir entièrement cette reli- gion. Par exemple, la fameuse doctrine de la divi- nité du Christ a été reçue universellement par toutes les communions chrétiennes, depuis la condamna- tion de l'arianisme, sous Constantin et ses succe9« seurs; les efforts îles sociniens sont donc vains et inexcusables, puisqu'ils ne pourront jamais établir leurs propres croyances et ne parviendront qu'à ex-

(4) Toagbts on religion.

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citer des doutes 6t des désordres dans le monde. L'absence de foi est un défaut qu'il faut cacher quand on ne peut le vaincre. La religion chrétienne, dans son origine, fut présentée aux Juifs et aux païens sans cet article de lu divinité du Christ, co qui, autant que je me le rappelle, est observé par Érasme; il dit que celait une nourriture trop forte pour de.^ enfants (1). Peut-être que si les mission- naires adoucissaient encore cet article aux Chinois, Us éprouveraient moins de difficulté à les convertir, et le Coran nous démontre qu'il est la plus grande pierre d aci.e; ement des mahometi.ns. Mais agiter un article de foi aussi fondamental, dans un pays le christianisme est déjà établi, ne peut qu'avoir des conséquences pernicieuses pour la morale et la tranquillité publique. »

U semblerait que Montesquieu ei\ voulu résumer toute ia puiemique religieuse de Sw. tt et le fond de son argumentation ordinaire, lorsqu'il écrivit cetto page, que le doyen de Saint-PalriQ ' eût signée: « Quel peut être le motif d'attaquer la religion révé- lée en Angleterre'? On l'y a tellement puigee de tout préjuge destructeur, qu'elle n'y peut fane de mal et qu'ehê peut y faire au contraire une infinité de biens... En Angleterre, tout homme qui attaque la religion l'attaque sans intérêt, et quand arôme il aurait raison dans le fond, il ne ferait que détruire une infinité de biens pratiques pour des ventes pu- rement spéculatives, d

Mais en partant, en toute occasion, avec la mâle liberté de Montesquieu, Swift oubliai! qu'il était membre et membre ambitieux de l'Iglàtt anglicane. .De* échecs successifs le lui rappelèrent. Il lut im- possible aux wlngs, qui désiraient m l'attacher, d'Obtenu pour lui une situation lucrative et hono- rable. Il fut question tour à tour du secrétariat de ramba.v-aue de Vienne, do léveche de Vienne, d'une prébende de Westminster. Tout échoua, et, en 1703,

0) too «tronf * méat for babe.

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Swift retourna en Irlande, aigri contre ses amis po- litiques et très dispose à tenter la fortune du côté de leurs adversaires. Les mêmes déceptions l'atten- daient dans ce nouveau camp, moins libre encore que le premier dans son action sur l'Eglise.

En 1710, Swift revint d'Irlande, charge par les érê- quesde solliciter du ministère la suppression de cet impôt du vingtième et des premiers fruits (1), dont le clergé d'Angleterre était délivré, que celui d Irlande supportait encore. Il trouva les whigs dans les plus vivesalarmes; ilsoccupaient encore quelques positions dans le ministère, mais ils chancelaient dans le pays. Bn poursuivant avec acharnement le docteur Sacheve- rell, qui avait déploré dans un sermon l'abaissement de l'autorité royale, l'influence des whigs et les pé- rils de l'Eglise établie, lis avaient soule\é en Angle- terre ce seatiment de résistance qu'y éveillent tou- jours les excès d'un parti , même le plus populaire. Les tories étaient portés au pouvoir par la reine et par l'opinion, et Swift allait leur tendre la main, malgré les efforts de ses anciens amis. Il écrivait, dans ce précieux journal qu'il rédigeait pour Stella; « Les whigs s'accrochent à moi comme des gens qui se noient à une branche, et tous leurs grands hom- mes me font de plates excuses, Il est amusant de les voir tous confesser lamentablement qu'ils m'ont maltraité. » Swift ne songeait guère à s'associer à Ifi défaite d'un parti qu'il avait inutilement servi dans sa puissance. La défection fut éclatante. Le !««• oc- tobre, il écrivait contre lord Godolphin, grand tréso- sorier, la Baguette de Sid-Hamet, et, le 4 octobre, introduit auprès de Harley, qui était avec Saint- Jean, le chef des tories, et qui touchait au pouvoir. U s'engagea à servir le ministère qu'il allait former et conduire. Le bâton du grand trésorier, disait le poète, était devenu un serpent entre les mains de Sid-Hamet au rebours de la verge de Moïse; ce bâtor. était attiré par les trésors cachés et par les bourses

(I) The paj-meut of twentieth par and ûrst-ûruiti.

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pleines ; il servait aussi à Sid-Hamet de ligne à pê- cher, ligne merveilleuse qui prend le poisson et garde l'appât (1) (Swift l'avait éprouvé lui-même). Une guerre sans ménagement suivit cette rupture sans dignité. Les tories avaient fondé contre une feuille whig, que rédigeaient l'évêque Burnet Ad- dison, Steele et quelques autres, l'Examiner, rédigé par Saint-Jean, Atterbury, Prior. Du mois de novem- bre 1710 au mois de juin 1711, l'Examiner fut aban- donné à Swift, qui y défendit énergiquement le ministère, et y déchira les whigs avec une violence devant laq elle Addison crut devoir se retirer. Dans l'Examiner et dans un grand nombre de pamphlets, vendus à bon marché, Marlborough et sa célèbre avidité (2), lord Wharton et son impiété, Walpole et sa vénalité, étaient attaqués avec une ironie intem- pérante; les doctrines des whigs exagérées et signa- lées à l'indignation publique, les maximes des tories adoucies et revêtues d'une tolérante sagesse. Il éta- blit plusieurs fois les différences qui séparent ces deux partis, leurs reproches mutuels, « Nous les ac- cusons, écrit-il dans le numéro 40, de vouloir dé- truire l'Eglise établie, et introduire à sa place le fanatisme et la liberté de penser, d'être ennemis de la monarchie, de vouloir miner la présente forme de gouvernement pour élever une république ou quel- que autre établissement de leur goût sur ses ruines. D'un autre côté, leurs clameurs contre nous peuvent ge résumer dans ces trois mots redoutables : le pa- isme, le pouvoir absolu, le prétendant (3). » Etor-

flj He caugtat his flsh and saved his bait.

(2) Désignant Marlborough sous le nom de Warcus Crassus, U hii écrivait : •> Vous ("tes le plus riche citoyen de la république, vous n'avez pas d'enfant mille, vos filles sont toutes mariées à de riches patriciens; vous touchez au déclin de la vie, et, malgré tout cela, vous êtes profondément atteint de cet odieux et igno- ble défaut de l'avance... Je n'en citerai pour exemple que cette fameuse paire de bottes que toute l'éloquence du monde vous dé- cida à peine à laisser couper, pour vous en délivrer, lorsque voue ne pouviez les garder mouillées et glacées, comme elles l'étaient, qu'au péril de votre vie. Examiner, 28. (

(& Popery, «rbitrary pov.cr, and tbe p-elender.

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nelle tactique des partis. Certes, les whigs avaient derrière eux les ennemis de l'Eglise et de la monar- chie; certes aussi les tories avaient derrière eux, et cette fois à leur tête, des amis du papisme, du pou- voir absolu et du prétendant. Mais la nation, qui maintenait l'équilibre entre les deux partis, et qui leur prêtait tour à tour sa force, ne voulait ni da l'un ni de l'autre excès, et renversait à temps ceux qui prétendaient l'y conduire. Elle s'est révoltée contre la tendance républicaine du procès de Sache- verelle, elle applaudira à la chute du ministère tory, trop ami de la Fiance, à l'exil et à la condamnation de Bolingbroke et d'Ormond, trop disposés à favori- ser l'avènement du prétendant.

Une grande tâche était imposée par le ministère à ceux qui avaient entrepris de le servir, celle de pré- parer les esprits à la paix qu'il voulait conclure avec la France ; et un grand secret leur «tait caché, celui des relations des plus importants de ses mem- bres avec le prétendant. Dans de nombreux écrits principalement dans la Conduite des ailips (1), dans les Remarques sur le traite des barrières , Swift s'efforcai* de détourner l'opinion publique d'une guerre qui durait depuis dix années et qu'il décla- rait infructueuse. L'empereur, et surtout les Hol- landais, profitaient seuls des défaites de la France, et l'Angleterre succombait sous d'inutiles victoires. Swift racontait l'histoire d'un duc qui, jouant à un jeu de hasard, entassait devant lui des monceaux d'or, et, tout entier au jeu, n'apercevait pas derrière lui un voleur qui, passant la main sous son bras, faisait tombeï Vor dans son chapeau. Tout le monde voyait cet homme et le prenait pour le domestique du duc. Quand le jeu fut terminé, on le félicitait de son gain : « J'ai cru beaucoup gagner, dit-il, mais je vois que c'est peu de chose. » On l'avertit que son domestique avait emporté le reste, et il comprit qu'il était volé. Voilà ce que Swift voulut faire corn*

0) The conduct of the allie*.

«uivo, u t

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prendre au peuple anglais pendant qu'Harley, de-. y?uu lord Oxford (1711), Saint-Jean, devenu lord Bo-. liikëbroke (1712), conduisaient, à travers mille obsta- cles, cvs négociations difficiles qu-i aboutirent, en avril 1713, au truite d'Utrecht. On sait que le traité, à peine conclu, fut attaqué avec violence; Swift, qui rÂvait facilité, eut encore à le défendre. Au pam- ptilet de Steele, la Criss{i), il opposa cet Esprit public des whigs 2j, qui offensa les lords écossais. Pendant que la Chambre des communes excluait Steele pour avoir publie laCri.se, les lords écossais obligèrent le ministère à offrir 300 livres au dénonciateur de l'Esprit public des whigs. Nul n'ignorait que te pamphlet était de Swift, mais il ne fut ni dénonce ni poursuivi.

Cependant, ce traité, laborieusement achevé, ac- crut les divisions aussi bien que la confiance des to- ries. Maintenir l'union parmi les membres de ce mi- nistère, qui n'étaient pas tous également fidèles à l'acte de succession à la couronne, était l'une des tâches les plus actives de Swift. Déjà, dans son Avis aux membres du club d'octobre (3) Su ift avait tenté de modérer l'emportement de cette fraction des to- ries, qui, en abusant de sa victoire, eût prématuré- ment alarmé la nation et ébranlé le ministère. L'au- née 17K vit éclater ces divisions, et la partie extrême du ministère en exclut les modérés. Holin^hroke et le duc d'Ormond se virent tout-puissants. Lord Oxford succomba. Presque aussitôt la reine Anne mourut, le 1er août 1714, et tout changea de face. Le parti whiy; revint au pouvoir avec la maisoa de Hanovre. L'ancien ministère fut accusé de trattisoo. Orrnond, Bolingbroke justifièrent l'accusation par leur fuite et par leur réunion avec le prétendant, tandis que lord Oxford, moins coupable, atténuait son procès à la tour île Londres. Il l'attendit jusqu'en 1717. L'a- paisement de la colère publique et une contestation

(1) thfc Cnsis.

a Public Spirit of the whips.

<8; Sonne advice to the menibfers of the october Clnb.

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habilement soulevée par un de ses amis entre les Jeux Chambres le Aient acquitter par la Chambre : èfl lords.

La carrière politique de Swift était terminée, mais il rapportait de cette époque agitée de sa vie une conquête qui eût pu le satisfaire, s'il n'avait sans cesse désiré et souvent espéré davantage. En 1711 iîarley, ravi du succès de Y Examiner, avait envoyé a Swift un billet de banque (I). Swift avait renvoyé avec indignation un aussi indigne payement de ses ervices. Se mettre humblement à la soide du minis- tère, c'était renoncer à profiter d'une façon plus utile et plus durable de sa victoire. Swift voulait un évéehé, et les ministres épuisèrent vainement leur <nQuence pour faire un évoque de l'auteir du Corne du Tonneau. Aux représentations de l'arche d'York et aux scrupules de la reine se joignait con- tre Swift l'influence de la duchesse de Somerset, qui, aimée de la reine et alliée aux whigs, s'était at- tiré de Swift les sanglantes attaques de la Prophé- tie de Windsor (2), elle était accusée d'avoir les cheveux rouges et d'avoir fait assassiner son mari. Les larmes de la duchesse l'emportèrent sur I tances des ministres, qui n'osèrent exiger de la reine le sacrifice de ses scrupules.

Jamais, d'ailleurs, minisl -.3 n'eut moins d'influence sur le souverain que cette administration torie qui, à force d'avoir accusé les whigs d'enchaîner la royale, se trouvait à son tour les mains liées devant es caprices de la reine. Elle tournait contre eux leurs principes, et faillit plusieurs fois faire échouer l'œuvre difficile de la paix, en favorisant les par- tisans de la guerre. Le 7 décembre 1711, avoir assisté à une séance de la Chambre des lords, le duc de Somerset avait parlé contre le ; :ère et contre la paix, elle refusa le bras du chambellan pour prendre le sien. Les whigs trioio*

S| A bank-bill. The Windsor Prophecy. Thev assassin» wheo >"0«a« and poison wken r;:J. Root out thèse carrât»...

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phèrent et les ministres se crurent perdus jusqu'au 29 décembre, la reine, rendue à leur influence, créa douze nouveaux pairs partisans de la paix. On sent combien des ministres, si peu maîtres de la reine sur les questions générales, étaient impuis- sants sur les questions de personnes. Swift lui-même, dans V Examiner du 14 décembre 1710. accusant les whigs d'asservir la reine, avait écrit : « Voici leur langage habituel : Madame, je ne puis vous servir, si un tel est employé. Je désire humblement don- ner ma démission si un tel reste secrétaire d'Etat.— Je ne puis répondre que la Cité prête de l'argent au gouvernement (1), à moins que mylord un tel ne soit président du conseil, etc.. Voilà le langage que, pen- dant les dernières années, les sujets tenaient à leir prince .. Cette façon de faire capituler le souverain était déjà répandue detellesorte que le moindre servi- teur commençait à lever la tête et à prendre de l'im- portance. Il lui fallait un régiment; son flls devait être fait major, son frère percepteur; autrement, il menaçait de voter selon sa conscience (2;. «

Eu refusant d'imposer à la reine l'élévation de Swift à Tépiscopat, les ministres devaient donc lui paraître excusables; mais il ne les excusa pas, et en 1713, après la conclusion de la paix d'Utrecht, voyant trois doyennes vacants remplis sans qu'il fût ques- tion de lui, il menaça les ministres de son départ. Le 23 avril 1713, il fut nomme au doyenné de St-Patrick, qui rapportait près de 1,000 liv. (25,000j. La séparation d'Oxford et de Bolingbroke ne l'empêcha pas, Tannée suivante, de rester Adèle à ses deux amis. Il priait Oxford d'obtenir pour lui une gratification de 1,000 livres pour ses frais d'installation; Oxford, toujours lent, tomba avant de l'avoir obtenue; Swift s'adressa à Bolingbroke, qui, pendant sa courte domination, obtint cette faveur lucrative. Mais la mort de la reine

(i) That tey City wil] lend money, unless... Examiner, 20 ) 2 la expected a régiment, or his son must be e major, or his

brotUer a coliector; eue be tnxeatened to vote »ccor<Lng to nia

conscience. ld., \i.)

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et la fuite du ministre rendirent inutile la persévé- rante activité du doyen.

Swift se retrouva donc dans cette « terre d'wiil, » et bien que sa condition y fût très supportable, la perte de toute influence politique, la nécessité de renoncer à toute ambition, l'éloignement offensant que lui montrait ia population protestante, animée contre les tories et contre les Stuarts, rendirent très pénibles les premiers moments de sa chute. Il ré- fléchit amèrement sur sa destinée, et comprit que son génie avait nui à sa fortune. On ne peut lire sans émotion ce court Essai sur la destinée des gens (XEuttse (1), il montre, avec tant d'esprit et tant d'amertume, le succès assuré de la médiocrité servile et universellement bienveillante de Goruso- des et l'abaissement d'Eugenio, opprimé par son ta- lent. Il voulut renoncer à tout effort d'esprit et s'ac- coutumer à son sort. «Je ne lis et je n'écris que des bagatelles, écrivait-il à Gay; le cheval, le sommeil et la promenade me prennent dix-huit heures sur vingt-quatre. »

D'autres soucis l'assaillaient en Irlande, et son eceur, sa conscience, son honneur y subissaient de perpétuelles épreuves. Il revenait auprès de Ste]la» la pensée remplie d'une autre femme, de miss van Homrigh, qui eut à souffrir tout ce que Stella avait souffert, mais qui en souffrit moins longtemps. C'est en 1710, que Swift connut à Londres madame van Homrigh, veuve d'un marchand d'Amsterdam, et di- rigea les études de l'aînée de ses deux filles. Le eharme qui avait entraîné Stella vers son maître agit avec autant de force sur l'esprit élevé, sur le cœur aimant de miss van Homrigh. Au commence- ment de 1712, elle avoua son amour à Suift et lui Offrit sa main. Il n'est pas douteux que Swift l'ai- mait; mais rompre avec Stella et épouser miss van Homrigh était au-dessus de ses forces ; il voyait a\issJ dans cette action la ruine de sa réputation et une

d) Ah 86M7 on tbe uta oT ClergT***'

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prise offerte aux sévères jugements du monde. Dans ce poëme de Cadenus et Vanessa, plein de tristes beautés, ou il exhorte Vanessa à une sorte d'amour platonique, lui offrant, dit-il, « un perpétuel délice d'esprit, appuyé sur la vertu, plus durable, que les séductions de l'amour, et qui échauffe sans brûler; » dans ce poëme, l'on a vu un aveu d'intimité à travers ce passage équivoque : «Mais quel succès Vanessa a-t-elle remporté ? Est-elle restée, pour plaire à sod adorateur, dans ces hautes régions ro- manesques, ou descend-il pour elle à agir avec une fin moins séraphique, ou pour tout concilier, asso- cient-ils les livres et l'amour? On ne le dira jamais au genre humain, et la muse qui le sait ne le dévoi- lera pas: » dans ce poëme, il donne à l'infortunée Vanessa, àdéfautde laplus forte raison qui luifasse refuser sa main (son engagement avee Stella), cette autre raison puissante aussi sur son esprit : «Que dira le moade ?... La ville jugera qu'il a trompé par des paroles magiques la jeune fille sans défense; tous les fats en nront, et diront que les savants ne valent pas mieux que les autres hommes... Quel soin paternel de cette jeune fille! cinq mille gui nées dans sa bourse, le docteur aurait pu imaginer pis (1). » En 1714, la mère de miss Homrigh mourut; elle accourut en Irlande avec sa sœur, et le supplice mérité de Swift commença. Il n'eut jamais le cou- rage de lui enlever tout espoir, et le désespéra lente- ment par une froideur inexplicable pour elle, parles brusques changements de son humeur. Il restait souventlongtemps sans aller la voir, et les lettres de Vanessa nous apprennent combien ses visites étaient souvent cruelles: « Je vous prie de me voir et de me parler avec douceur, car vous ne condamneriez personne à souffrir ce que j'endure ; puis-iez-vous seulement le savoir. Je vous écris cela, parce que je ne saurais vous le dire si je vous voyais: car,

(i) Five thousand guineaa in hor purse.

Tïie doctor might hâve faucied worse

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lorsque je commence à me plaindre, vous vous fâ- chez, et il y a alors, dans vos regards quelque chose de terrible qui m'impose silence. » De son côté, Stella se sentant une rivale sans la connaître, se mourait, et, en 1716, Swift, vaincu par sa douleur, l'épousa secrètement. Sans oser avouer cette union à Va- nessa, il se conduisit de telle sorte avec elle, qu'elle se retira à Cellbridge, près de Duhiin, toujours ai- mante, toujours etfrayée et accablée de la conduite de Swift. Eile lui écrivait en 17-20 : n Dix mortel les se- maines se sont écoulées depuis que je vous ai vu, et pas une lettre... Vous voulez, à force de rigueur, me détacher de vous... Je vousco/ijure, par Dieu même, de médire ce quia pu causer l'extrême changeaient que je trouve en vous. » Cependant, elle eut encore, à Cellbrulj^e quelques jours heureux. On montrait, longtemps après cette funeste histoire, le berceau entoure de fleurs et rafraîchi par un ruisseau, Swift et Vanessa venaient souvent s'asseoir avec des livres et passaient de longues heures, toujours trop courtes pour l'amante délaissée. Sxwft l'encourageait dans ses lettres à vivre au jour le jour, et a ne rien désirer au delà du présent. « Les sages de tous le* temps (5 juillet 1721/ ont pensé nue la meilleure mé- thode est de prendre les minutes comme elles vo- lent et de faire un plaisir de toute action innocente... Ecrivez-moi gaiement, sans plainies et sans prières, autrement Cadenus les aura et vous punira.» Ur. an plus tard (13 juillet 1722), il écrivait : « Montez i cheval, faites-vous suivre de deux domestiques, e'. allez voir vos voisins, les plus petrts de préférence : il y a du plaisir à être respecte, et vous le pouvez tou jours par votre esprit et votre fortune. La meilleurt méthode que je connaisse en cette vie, est de pren- dre son café quand on peut, et de s'en passer gaie- ment quand on ne le peut pas; tant que vous a ure~ le spleen, vous pouvez être sûre que je vous prêche- rai.» Il n'eut pas à lui faire longtemps ces injustes et inutiles reproches. Avant la fin de cette année même, Vanessa, qui avait perdu sa sœur, et oui était

40 ftyrée, sans consolation, au sentiment de son aban- don, se décida à chercher le véritable secret de la conduite 1e Swift. Elle écrivit à Stella et lui de- manda la vérité. Celle-ci répondit à son infortunée rivale qu'elle était la femme de Swift, et elle envoya à ce dernier la lettre de Vanessa en quittant Dublin. Aussitôt s-wift partit avec cette lettre pour Cellbridge, entra chez Vanessa, jeta cette lettre sur la table et sortit sans lui dire un seul mot. Il ne revit plus celle qu'il avait frappée de ce coup mortel. Trois semaines après, elle mourait, révoquant le testament qu'elle avait fait en faveur de Swift, et léguant une partie de sa fortune au docteur Berkeley. Swift alla errer deux mois dans le sud de l'Irlande, laissant ses amis dans l'inquiétude, et revint à Dublin, de nouvelles luttes politiques et des efforts suprêmes d'ambition devaient effacer pour un temps, de son esprit, l'image vengeresse de Vanessa.

L'accablement Swift avait langui pendant les pre- mières années de son exil en Irlande ne pouvait durer toujours. L'état déplorable de ce pays, l'oppression politique et industrielle de ces populations misérables, l'indignèrent et lui offrirent une nouvelle occasion de jouer un -_rrand rôle dans le monde. Dès 1720, son court pamphlet, exhortant l'Irlande à ne consommer crue ses produits manufacturiers, à l'exclusion de ceux de l'Angleterre (1), avait excité lesprit public et éveillé les inquiétudes de l'auministration an- glaise. Swift affirmait que l'état des Irlandais était devenu pire que celui des paysans de France, des serfs d'Allemagne et de Pologne. « Quiconque, di- sait-il, voyage dans ce pays et y considère l'aspect de la nature, l'aspect, l'extérieur et les habitations des hommes, ne se croira pas dans une contrée la loi, la religion, la plus vulgaire humanité soient respectées. » L'imprimeur de cet écrit fut ac- cusé, Withshed, chief-justice, retint le jury onze heures et le renvoya neuf fois dans le lieu de ses

(I) A proposai for tue uniyersal use of Irisû manufacture.

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délibérations, sans obtenir la condamnation désirée. On desespéra de l'accusation, et la poursuite fut abandonnée.

Swift connaissait maintenant l'Irlande et savait quel point d'appui on pouvait trouver da^o ses souf- frances et dans ses passions. Quatre ans après cette tentative, il saisissait, avec une audace inouïe et un art admirable, l'occasion de la soulever tout entière. La monnaie de cuivre faisait défaut en Irlande, et le petit commerce s'y faisait en bons représentant des fractions de shelling et échangeables. Parmi les di- verses offres faites au gouvernement anglais, celle de William Wood, déjà fermier de toutes les mines de la couronne, parut la plus avantageuse. Une pa- tente lui fut accordée pour frapper 108.000 livres st. de monnaie de cuivre et pour les écouler en Irlande dans l'espace de quatorze ans. Il était aisé de ren- dre difficile l'exécution d'une mesure si simple et si nécessaire. La jalousie du Parlement d'Ir- lande, qui n'avait pas été consulté, la défiance naturelle des populations pour toute monnaie nou- velle, et surtout pour une monnaie venant d'Angle- terre, offraient les éléments d'une résistance que le talent pouvait rendre insurmontable. Les deux Cham- bres du Parlement d'Irlande avaient commencé con- tre cette mesure une opposition peu redoutable en 5 lie-mémo ; grâce à Swift, elle allait devenir invin- cible.

Avec sa merveilleuse facilité à prendre tous les rôles et à les jouer au naturel, Swift se fit drapier (1) pour être mieux entendu des commerçants et du peuple, et jamais la crédulité populaire, la peur, l'intérêt n'ont été mis en œuvre avec plus de cha- leur et d'habileté que dans ces célèbres Lettres, « Ce que je vais vous dire est. après votre devoir envers Dieu et le soin de votre salut, du plus grand intérêt pour vous et pour vos enfants; votre pain, votre

ili En anglais draper, mais Swift écrivait drapier. 27w Drapiers Letters.

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iiabillement, tontes le3 nécessités de la vie en dé- pendent. Je vous supplie donc comme hommes, comme chrétiens, comme pères, comme amis de votre pays, de lire cette feuille avec la plus grande attention, ou de vous la faire lire par d'autres; et afin que vous le puissiez faire à moins de frais, j'ai ordonné a l'imprimeur de le vendre au plus bas prix. Après ce début admirable, il transforme audacieu- sement Wood en un aventurier, et déclare que la valeur intrinsèque de sa monnaie ne vaut pas un huitième de sa valeur nominale. Il affirme encore que Wood dépassera l'émission ûxée par sa patente, qu'il remplacera tout l'or et tout l'argent de l'Irlande par sa fausse monnaie. Mais Wood est appuyé par les Anglais, il veut imposer cette monnaie; il la fera donner en solde à l'armée, et alors il croira son affaire faite, « et ce sera pour vous, dit Swift, une grande difficulté, car le soldat Ira offrir cette monnaie au marché et au cabaret, et si on la refuse, il menacera de tout ravager, de battre le boucher et la cubare- tière H prendra les marchandises en vous jetant la pièce faussa Voici alors ce qu'il sufOra de faire. Que le boutiquier, que le marchand de comestibles, que tout autre commerçant demande dix fois la râleur de sa marchandise, si on veut le payer en monnaie de "Wood. Par exemple, 20 deniers pour un quart d'ale (au lieu de 2) (1). etc.. Pour moi, qui ai une bonne boutique pleine de drap, j'échangerai avec mes voisins marchandises pour marchandises plutôt que de prendre le mauvais cuivre de M. Wood... Nos mendiants mêmes seront ruinés par son projet: leur donner un demi-penny, cela apaise leur soif ou les aide a remplir leur ventre; mais leur donner un dem -penny qui vaut le douzième d'un demi-penny, c'est comme si j'ôtais trois épingles de ma manche pour les leur donner... En un mot, ce demi-penny

(4) For exa-iple, 20 d. of that money for a quart of aie, and s* ia oll thicgs elpa

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c'est « la chose maudite » que, selon l'Ecriture, « û est interdit aux enfants d'Israël de toucher.»

Encourage par le succès de cette première lettre, il a "iïé plus hardi dans la seconde, ilais !a monnaie de Wood a ete essayée, disait-on. « J'ai entendu par- ler du u homme, dit Sv, ift, qui, voulant vendre sa maison, pur tait un morceau de brique dans sa po- che et le montrait comme échantillon pour encou- rager les acheteurs.» Mais, disait-on encore, la monnaie de Wood ne passe que comme appoint ;on ne peut en offrir plus de 5 deniers et demi à la fois (1). « Bon Dieu! s'écrie Swift, quels sont les con- seillers de ce misérable ? que sont ses soutiens, ses complices, ses excitateurs? ses associes ? M. Wood m'obligerait à recevoir 5 deniers et demi de son cuivre dans chaque payement ; et moi je brûlerai la cenelle à M. Wood et à ses agents comme à des voleurs de grands chemins, s'ilsosent m 'obliger à recevoir un liard de leur monnaie sur un payement delOOliv. (2;.

» 11 n'y a point de dommage pour l'honneur à se soumettre à un lion; mais quel est l'être a tigure hu- maine qui se laissera manger vivant par un rat? Cet homme a mis une taxe de 17 sh. par livre sur le peuple d'Irlande, une taxe qui frappe non-seuiement les terres, mais l'intérêt de l'argent, les marchandi- ses, les manufactures, le salaire des manœuvres, des domestiques.... Boutiquiers, prenez garde à '"ous (3;. Si le fameux Bampden aima mieux aller en prison que de payer quelques shellings au roi Charles I«f sans l'autorisation du Parlement, j'aime mieux être pendu que de payer sur tout mon bier une taxe de 17 sh. par liv. selon le bon plaisir du vénérable M. Wood. a

Que pouvait la raison contre ces éloquents men-

(ii La pièce de six pence est en argent.

[9 I vill shoot M'. Wood and tais dtputies fhrougta tbe taead like highwaymen or taousebreak-rs, if they dare to force oc« fannmg of t'heir coin on me in the payaient a* 40$ 1.

3 Sboplceepers, look to yourseiv°-

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gonges? En vaîn le gouvernement fit-il publier l'ex- cellent Rapport des Lords du conseil privé sur l'af- faire de Wood (1), réfutation plus que suffisante des Lettres du Drapier. On avait, disait ce rapport, en- gagé le Parlement d'Irlande, et en général les oppo- sants ju privilège de Wood, à portei devant le co- mité burs arguments et leurs griefs Après l'uni- yerselle clameur de l'Irlande, personne n'avait osé comparaître pour une pareille cause, quoique le gouvernement offrit les frais du voyage et les in- demnités des témoins. Devant ce silence, le co- mité fit son enquête. L'essai de la monnaie déjà frappée fut largement faite par sir Isaac New- ton, sir Southwell et J. Scrope; l'épreuve avait été décisive et le contrôle devait être permanent; la mon- naie de Wood était plutôt supérieure qu'inférieure à la monnaie anglaise et aux stipulations de sa patente, que Newton avait rédigée.,Le droit du gouvernement d'assurer l'exactitude d'un contrat fait selon la loi était parfaitement établi; et cependant, avec une sa- gesse vraiment anglaise, le conseil privé, considérant que Wood n'avait encore frappé que 17,000 livres de sa monnaie, et n'avait encore préparé du cuivre que pour 23.000 livres, proposait de limiter l'émis- sion de cette monnaie à 40,000 liv., et cette conces- sion une fois faite, d'assurer l'exécution de la loi. Gela même allait être impossible.

Swift, dans une troisième lettre, excita l'indigna- tion de la noblesse d'Irlande contre le ton dominateur du conseil privé Appeler clameur (2) les adresses des deux Chambres du Parlement d'Irlande; si l'on parlait dans ce style au Parlement d'Angleterre, je voudrais savoir combien de mises en accusations en seraient la suite. » Sans s'irmuieter de répondre au conseil, Swift continue d'affirmer, sur l'autorité « d'une personne très habile », que la monnaie de

(1) The Report of ttae committee of the Lords of his Majestv* laost honourable privy cotincil, in relation to Mr. Wocd's bail pence aDd farlbmgs.

(Sj A uaiversal clamour.

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W«od est de mauvais aloi, et à déplorer l'asservis- sement de la nation livrée à un voleur. « Il est inu- tile d'argumenter plus longtemps. Sa Majesté, selon la loi, a laisse le champ libre à Wood et au royaume d'Irlande. Wood peut offrir sa monnaie, et nous avons pour la refuser, la loi, la raison, la liberté et la nécessité. Je sens bien que la tâche que j'ai en- treprise demanderait une meilleure plume, ruais quand une maison est attaquée par des voleurs, il arrive souvent que c'est le plus faible de la famille qui court le premier fermer et soutenir la porte.... Hors d'état de porter l'armure de Saiil, j'aime mieux attaquer ce Philistin incirconcis (1), ce Wood, avec ma pierre et ma fronde, ce Goliath, qui était, comme M. Wrood, tout couvert de bronze et défiait les ar- mées du Dieu vivant. Les conditions de Goliath pour son combat sont celles que nous fait M. Wood : « S'ii m nous vainc, nous serons tous ses serviteur. » Mais s'il arrive que je triomphe de lui, je renonce à l'a- vantage que me fait cette condition; ii ne sera ja- mais mon serviteur; je ne créis pas bon de lui con- fier la boutique d'aucun honnête homme. »

Cependant le gouvernement anglais persistait Le duc de GralTton fut remplacé dans le gouvernement de l'Irlande par lord Carteret, muni d'instructions plus sévères. La quatrième lettre du drapier élevait le débat jusqu'aux proportions d'une lutte entre l'Ir- lande et l'Angleterre, limitait le pouvoir royal, prê- tait à Wood l'odieuse vanterie de réduire les Irlan- dais à « manger leurs sabots (2)», et absolvait Wal- pole de toule complicité, par ce paragraphe à double entente : « Je démontre, a - delà de toute contradic- tion, que M. Walpole est contre le projet Wood et ami de l'Irlande par cet unique et invincible argu- ment. L'opinion universelle est que c'est un homme sage, un ministre habile, cherchant le véritable in-

(II This UBCircumcised Philislme.

2 TUat we must eitlier taie tbose halftoeaee, or eat <mr Arô- mes.

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térêt du roi dans toutes ses actions, au-dessus d toute corruption par son intégrité, et de toute ten- tation par sa fortune. » Exclu de la Chambre de? communes le 17 juin 1711, pour concussion notoire dans l'administration de la guerre, rentré en 17ÎL dans la vie publique, devenu le chef du gouver- nement de Georges I«r, diffamant ceux qu'il ne pouvait pas acheter en les faisant passer pou. vendus, Walpole supporta impatiemment le crue, éloge de Swift; 300 livres furent inutilement offerte, par une proclamation au dénonciateur de l'auteur delà quatrième lettre du drapier, parfaitement connu de tout le monde. Il fallut se contenter de poursui- vre l'imprimeur, et Swift vint lui-même reprocher è Cartel et cette poursuite contre un honnête commer- çant, ami de son pays, lui demandant s'il espérait une statue de cuivre pour ce service rendu à Wood (1):

Res dura et regni noritas me talia cogunt Moliri...

répondit spirituellement Carteret. Non-seulement le grand jury refusa de mettre l'imprimeur en accu- sation, mais il rédigea une violente remontrance contre le projet de Wood. Le gouvernement se sen- tit vaincu, résilia le contrat conclu avec Wood, et lui paya une indemnité considérable. Swift avait fait reculer de treize années l'émission indispensable d'une monnaie de cuivre en Irlande, mais il était apparu de nouveau sur la scène, plus important et plus redouté que jamais.

En 1726, il alla jouir de son triomphe à Londre-, et eut avec Walpole une entrevue qui fit croire à un marché entre l'homme d'Etat et l'écrivain qui vena;t de prouver ce que valait son influence. Malgré la bienveillance affectée de sir Walpole et l'éloge com- promettant qu'il faisait de Swift dans le monde, ce- iui-cL ne devenant pas évoque et ne pouvant mêm3

(i) En français b is.

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réussir à échanger son doyenné de Saint-Patrick contre une position équivalente en Angleterre, donna peu de prise à cette accusation. En même temps Swift noua des relations étroites et entretint de grandes espérances du coté du futnr roi d'Angle- terre. Le prince de Galles , sa femme Caroline , sa f&Torite miss Howard, attirèrent Swift dans leur pe- tite cour et lui firent un accueil qui semblait devoir réparer toutes les déceptions antérieures du doyen de Saint Patrick. Mai*, au milieu de ces succès et de ces familiarités royales, Swift fut rappelé en Ir- lande par le? tristes nouvelles de la sa-nté de Stella. Elle approchait de sa fin et ne voulait pas mourir loin de lui : elle espérait mourir puhliqupment sa femme. Swift revint en Irlande au mois d'août 1726, et y fut reçu avec plus d'acclamations etdhonneurs rtue n'en eût obtenu le souverain. Au commence- mentdu mois de novembre, Gulliver éclatait à Lon- dres (1).

* IJ y a environ dix jours, écrivait Gay à Swift, le 17 novembre 17-26 fut publié ici un livre sur les voyages d*un certain Gulliver, qui depuis fait l'en- tretien de toute la ville; toute l'édition fut vendue en une semaine, et rien n'est plus divertissant que ^'entendre les opinions différentes de tout le monde sur ce livre, que. tout le monde cependant s'accorde à goûter an dernier point. On dit généralement que vous en êtes l'auteur, mais le libraire déclare qu'il ne sait pas de quelle main i) l'a reçu. Du haut en bas de la société, tout le monde le lit, du cabinet des ministres jusqu'à la chambre de la nour- rice. Vous voyez qu'on ne vous fait pas in; vous l'attribuant. S'il est de vous, vous avez déso- bligé deux ou trois de vos meilleurs amis, en ne leur donnant pas lemoindre soupçon. Peut-être que^ pendant tout ce temps, je vous parle d'un livre que"

(1) Travels into several remote notions of tue world , by Le. muel Gulliver, ûrst a surgeon and then a captain of several ship»~ in four parts.

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tous n'avez jamais vu, et qui n'a pas encore touché l'Irlande. S'il en est ainsi, je crois que ce que j'en ait dit suffit pour vous donner l'envie de le lire et que vous me prierez de vous l'envoyer, *

«....Gulliver ir< aussi loin que John Bunyan, » lui écrivait Arbuthnot. Pope félicitait Swift sans dé- tour : « Je credis, écrivait-il, que ce livre fera dé- sormais l'admiration de tous les hommes. » Swift lui-même avait le sentiment de la grandeur de son oeuvre, lorsqu'au mois d'août 172". répondant à une lettre l'abbé Desfontaines s'excusait d'a\oir altéré Gulliver pour le rapprocher du goût de la France, il écrivait au timide traducteur: « Si les livres du sieur Gulliver ne sont calculés que pour les îles Britanniques, ce voyageur doit passer pour un très pitoyable écrivain. Les mêmes vices et les mêmes folies régnent partout, du moins dans tous les pays civilisés d'Europe: et l'auteur qui n'écrit que pour une ville, une province, un royaume ou même un siècle, mérite si peu d'être traduit qu'il ne mérite pas d'être lu. Les partisans de ce Gulliver, qui ne laissent pas que d'être en fort grand nombre chez nous, soutiennent que son livre durera autant que notre langue, parce qu'il ne tire pas son mérite de certaines modes ou manières de penser et de dire, mais d'une suite d'observations sur les imperfec- tions, les folies et les vices de l'homme »

C'est à Ihomme, en effet, qu'en veut Gulliver et à tout ce que l'on voit de plus excellent en lui-même et dans le monde ou il domine. La politique, rabais- sée, dans le voyage de Lilliput, aux débats d'une fourmilière, disparaît devant la calme sagesse des habitants de Brobdingnag et de ce roi philosophequi, prenant dans sa main et caressant doucement le panégyriste éloquent des institutions et des mœurs de l "Angleterre, lui dit sans émotion que, d'après ses propres peintures, « la plupart de ses compatriotes sont la plus pernicieuse vermine à qui ta nature ait jamais permis de ramper sur la surface de la terre.» Laputa est le théâtre décourageant et ridicule de

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nos sciences, de nos inventions, de nos eflorts pou? rendre le séjour de la terre plus supportable et abaisse le^ plus nobles occupations de l'esprit hu- main. Mais Pile des Houyhnhuins est l'abîme l'hu- manité s'engloutit tout entière; les arts, les lois, les mœurs, la religion, la raison même, to it succombe; la beauté s'avilit, l'amour fait horreur, et, après cette universelle dégradation de tout :e qui peut occuper, charmer, élever l'homme sur la terre, on n'est plus surpris de voir le voyageur, qui est rejeté parmi le genre humain , au sortir d'une telle épreuve, se voiler la face et refuser de voir des hommes.

L'art profond de Swift pour prendre et soutenir un personnage apparaît ici consommé et arrivé à sa dernière perfection. L'astrologue BickerstafT, qui, en 1708, prédisait comme « une bagatelle » (1) la mort de son rival Partridge, et soutenait, au point d'em- barrasser le vivant lui-même, que sa prédiction s'était accomplie; le valet-secrétaire de Prior, qui, en 1713, racontait avec tant de naturel le voyage de Prior en France et ses entretiens avec madame de Main tenon (2); le drapier, enfin, qui voulait échanger marchandises contre marchandises et qui n'eût pa^ voulu de Wood pour garçon de boutique : tous ces êtres imaginai- res si vivants et si réels, le cèdent encore au parfait naturel et à la véracité ingénue de Gulliver. Le monde il nous conduit est hors du nôtre, mais c'est un monde animé nous nous sentons mou-

(1) My flrst prédiction a trifle, yet I will mention it to show how ignorant those sottisu pretenders to a>trology are in their own concerns; it relates to Partridge tbe almanack-maker. I hâve consulted tbe st*r of bis nativiry by niy own ruics, and find how illin failibly die upon the 29th of march Leit, about eieven at

night of a ragmg fever; therefore I admise him to consider of it

ailairs m tim^. Prédictions for the jet Et peu après U publia : The accomplishment of the firs't of

Mr BickerstafTs predxtions, bemg an accounc ot the death of Mr Partridge the almanark-maker. etc...

2 A new journey to Paris, together with some secret tronsae- tions betv.een tbe Frenth kiml and an English gentleman, bj Xh» *ieur du Baudrier, translated from the French.

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TOfr et respirer. C'est une autre vie que la nôtre «'est encore la vie. En un mot, la raison nous dé- fend seule contre des récits auxquels l'imagination se rend sans etïorts, et, selon le langage des philo- sophes, c'est à priori que nous refusons d'y croire.

Nos misères mômes, qui sont le fonds de ce livre, y sont moins exagérées que séparées de tout ce qui, dans le monde, les atténue au point de les faire par- fois oublier. Ce que Lucrèce appelle le Postscenia vitœ, voila le théâtre Swift nous conduit et nous enferme, et la vue prolongée de cette moitié de la réalité nous remplit d'horreur et de pitié sur nous- mêmes. C'est en ce sens qu'une de ces Allés d'hon- neur, si maltraitées par Swift, se plaignant de cet avilissement de la femme et de l'amour, a pu dire « qu'il était impie de déprécier ainsi les œuvres du Créateur. »

Swift revint en Angleterre en 1727. Toujours dési- reux de s'y établir et d'échanger son doyenné, il avait cependant rompu ouvertement avec Walpole, qui, traité froidement par le prince de Galles, sem- blait disgracié d'avance à l'avènement du nouveau souverain. Aussi lorsque la mort de George (il juin 1727) fut annoncée à Londres, les amis de Swift l'exhortèrent à y attendre les bienfaits du règne qui commençait. Il avait été question d'iine union des whigs et des tories contre Walpole; le prince y sem- blait disposé, et c'est ce que Swift avait indiqué en donnant à l'héritier du trône de Lilliput un talon haut et un bas talon. Mais Walpole fut plus puissant sous George II que sous George I«. Le roi d'Angle- terre, sa femme, sa maltresse, oublièrent parfaite- ment le bon accueil que Swift avait reçu du prince de Galles, et ce fut la dernière déception du doyen de Saint- Patrick. Il avait écrit à Pope en 1726: « Aller en Angleterre serait une chose excellente, si elle n'était toujours accompagnée de cette vilaine circonstance qu'il faut retourner en Irlande.» Il retourna dans cette terre d'exil, en 1727, pour n'en plus sortir.

En 1728 Stella mourut. Les deux récits qui nous

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-es de sa mort sont tous deux aussi déchi- rants et aussi accablants l'un que Tautre pour mémoire de Swift. Que, selon Sheridan, Swift, sup- plié par cette mourante de la déclarer publiquement sa femme, soit sorti sans rien dire et ne l'ait plus revue, que, selon madame Whiteaway, il ait fini par céder, et qu'elle ait répondu : cr il est trop tard,t Swift n'en resta pas moins chargé de la plus cruelle et de la plus inexplicable conduite.

Cette mort, le livrant tout à fait à lui-même, aug- menta sa disposition à la folie et assombrit encore- à ses yeux l'aspect des choses humaines. Deux an- nées après, il écrivait ces petits poèmes de la Toi lettedune Dame (1), de Cassinut et Peter, de Stre- pfion et Cftloé, qui ne sont qu'un triste développe ment de ces vers de Lucrèce :

2t miseram tetns se suffit odoribus ipsa

Qo&m famute longe fuguant fur Unique cacainnant.

Rien ne serait plus propre que cette tendance de Swift, dans les dernières de ses œuvres, à confirmer l'opinion d'une infirmité naturelle, qui aurait aigri son esprit et qui l'aurait attiré vers les images les plus capables d'émousser ses regrets et de l'en con- soler,

Quelques éclairs traversaient encore cette intelli- gence, qui bientôt allait complètement s'obscurcir, La famille royale et Walpole furent impitoyablement raillés dans cette Rapsodie sur la poésie 2 qui eu. été poursuivie si les jurisconsultes ne l'eussent ju- gée inattaquable. La verve de Svs ift s'épanche en- core dans cette brillante satire, écrite sur sa propre mort 3 : amer développement de cette maxime de la Rochefoucault :a Dans l'adversité de no-; meilleure amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous deplait pas. » Il met en scène, avec une vira-

i The Larly's Bressag room.

2 On poetry a Rhewsody.

3 On the death of Dr. Swift,

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cité admirable, ses amis, ses ennemis, les indiffé- rents parlant sur sa mort, et jamais comédie n'eut plus de vraisemblance ni une plus sombre gaieté. Jusqu'au bout enlin, il s'indigna des atteintes portées par le Parlement d'Irlande aux intérêts de l'Eglise, et une série de pièces satiriques atteste son inutile ressentiment.

Vers 1736, il se sentit, avec désespoir, survivre à sa raison; il ne la recouvra plus qu'à de rares inter- valles. 11 se brouillait et se réconciliait sans cess* avec ceux qui l'entouraient, et perdait par degrés, avec le commerce du monde, les consolations qui se tirent de la mémoire et de la pensée. Cette longue agonie, dont ses meilleurs amis souhaitaient la fin, se prolongea jusqu'au 19 octobre 1745. 11 consacrait, par son testament, toute sa fortune à la fondation d'un hôpital pour les aliénés et les idiots. Il fut en* terré dans la cathédrale de Saint-Patrick, et sur une plaque de marbre noir fut gravée cette inscription, qu'il avait lui-même composée :

HTC DEPOSITUM EST CORPUS

JONATBAN SWIFT S. T. P.

HDJDS ECCLESIJ3 CATHEDRALIS

DECANI

UBI SiEVA INDIGNATIO

ULTERIUS COR LACEKABE NEQUIT;

AB1 VIATOR

ET IM1TARE SI POTERIS,

8TRENUM PRO VIRILI UBERTATIS VINDICEM

OBIIT ANNO (1745)

MEÎSSIS (OCTOBRIS) OIE (19)

.ETATIS ANNO (78)

Si l'homme ne vivait que pour lui-même, et s'il fallait juger toutes ses actioa» qarle profit qu'il en

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tire, le passage de Swift en ce monde ne serait qu'une rigueur inutile de la destinée, et ce serait à bon droit qu'il demandait compte au ciel de cette existence, qui avait commencé dans les dégoûta, langui dans les déceptions, et qui devait finir dans les tortures. Et nous ne connaissons qu'une partie de ses épreuves; nous comptons aisément ce que le neveu négligé de Godwin, ce que l'ami mal récom- pensé d'Oxford, ce que le courtisan trahi du prince de Galles, a enduré d'humiliations et nourri de res- sentiments; mais nous ne saurons jamais ce qu'a souffert, par un juste retour, le meurtrier de Vanessa, l'indigne époux de Stella, ni quels fantômes l'ont hanté pendant dix années de folie.

C'est de plus haut qu'il faut juger de telles exis- tences, puisqu'elles laissent des traces qui intéres- sent le genre humain. Ni la vie de Swift ni ses dou- leurs ne nous sont inutiles, car ce n'est que d'un tel homme et que d'une telle vie que Gulliver pou- vait sortir.

Le monde et la vie humaine peuvent être envisa- gés de deux façons bien différentes, et il n'est guère d'homme qui ne les ait considérés tour à tour sous deux aspects. Prendre au sérieux le monde et les grandeurs du monde, la vie et les occupations de la vie, la science, la politique, les passions, les plaisirs; se plaire dans cette mêlée, désirer et craindre avec emportement, voilà un des penchants de l'âme hu- maine, une des habitudes de sa pensée, et le mou- vement perpétuel du monde en découle. Mais les maux de la vie, le sentiment de sa brièveté, des échecs irréparables, parfois un penchant naturel de l'âme, donnent, pour nous, au monde et à la vie une tout autre figure. Nous n'en voyons plus que les misères, et, par une contemplation assidue de Pindignité de l'objet de nos poursuites, nous aspirons à nous en détacher. Qui ne sait alors que nous al- lons chercher du secours auprès de ceux qui ont éprouvé le même sentiment, et qui l'ont communi- qué d'une façon durable au genre humain. Nous

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nous mettons en quête de ces asiles qui dominent le monde et qui en délivrent :

Edita doctrina sapientura templa serena.

Il en est de plusieurs sortes. Une vue complète de la nature, de ses lois, de son tranquille et im- mense empire, réduit à leur juste valeur les agita- tions du monde sans les avilir, par le seul rappro chement de leur mobile petitesse et de l'ensem ble des choses. On s'élève vers un autre de ce asiles par la certitude d'une vie meilleure et infinie, qui réduit celle d'ici-bas à une courte épreuve, in- digne de nous intéresser outre mesure, indigne sur- tout de nous plaire. « Et comment, dit Y Imitation. de Jésus-Christ, peut-on aimer une vie remplie du tant d'amertumes, sujette à tant de calamités et do

misères? Mon âme, rc-pose-toi toujours dans la

Seigneur, par-dessus toutes choses et en toute, choses, parce qu'il est le repos éternel de saints (1). » Mais une âme ulcérée et incapable de ces pensées pacifiques cherche le détachement di* monde dans cet autre asile on le méprise pour lui-même, sans avoir besoin de contempler, pour l'a- lavilir, quelque chose de plus grand ou de meilleur que lui. Ce mépris, plus complet, plus profond que ies autres, puisqu'il enveloppe les idées mêmes qui servent de fondement aux autres, ce mépris amer et désespéré a aussi sa grandeur et son triste repos. C'est lui qui perce par intervalle dans Candide, el qui s'y déguise sous tant d'images légères; il éclate: librement dans Gulliver; il y a toute sa force, parce qu'il part d'un cœur déchiré aussi bien que d'ui: esprit sceptique, parce que ce contempteur de l'hu- manité doit être compté parmi les plus malheureux des hommes.

PRÉVÛST-PARÀDOL.

H) Imitation de Jésus Christ, III. 20, 2i.

VOYAGES DE GULLIVER

PREMIÈRE PARTIE

VOYAGE A LILLIPUT

!. L'auteur rend un compte snccinct des premiers motifs qui le portèrent à voyager.— Il fait naufrage et se sauve à la nage dins le pays de Lilliinit. —On l'enchaine et on le conduit en cet état pins avant dans les terres.

Mon père , dont le bien , situé dans la pro- vince de Nottingham , était médiocre , avait cinq fils : j'étais le troisième, et il m'envoya au collège d'Emmanuel, à Cambridge, à l'âge de quatorze ans. J'y demeurai trois années , que j'employai utilement. Mais la dépense de mon entretien au collège étant trop grande, on me mit en apprentissage sous M. Jacques Bâtes , fameux chirurgien à Londres , chez qui je demeurai quatre ans. Mon père m'en- voyant de temps en temps quelques petites

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sommes d'argent , je les employai à appren- dre le pilotage et les autres parties des ma- thématiques les plus nécessaires a ceux qui forment le dessein de voyager sur mer, ce que je prévoyais être ma destinée. Ayant quitté M. Bâtes, je retournai chez mon père ; et, tant de lui que de mon oncle Jean et de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres sterling par an pour me soutenir à Ley- de. Je m'y rendis et m'y appliquai à l'étude de la médecine pendant deux ans et sept mois, persuadé qu'elle me serait un jour très utile dans mes voyages.

Bientôt après mon retour de Leyde, j'eus, à la recommandation de mon bon maître, M. Bâtes , l'emploi de chirurgien sur l'Hiron- delle, où je restai trois ans et demi , sous le capitaine Abraham Panell, commandant. Je fis pendant ce temps-la des voyages au Levant et ailleurs. A mon retour, je résolus de m' établir à Londres. M. Bâtes m'encouragea à prendre ce parti , et me recommanda à ses malades. Je louai un appartement dans un petit hôtel situé dans le quartier appelé Old-Jewry, et bientôt après j'épousai mademoiselle Marie Burton, seconde hLle de M. Edouard Burton, marchand dans la rue de Newgate, laquelle m'apporta quatre cents livres sterling en ma- riage.

Mais mon cher maître, M. Bâtes, étant mort âeux ans après, et n'ayant plus de protecteur, ma pratique commença à diminuer. Ma cons- cience ne me permettait pas d'imiter la con- duite de la plupart des chirurgiens, dont la acience est trop semblable à celle des procu-

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reurs : c'est pourquoi, après avoir consulté ma femme et quelques autre? de mes intimes amis, je pris la résolution de faire encore un voyage de mer. Je fus chirurgien successive- ment dans deux vaisseaux ; et plusieurs au- tres voyages que je fis, pendans six ans, aux Indes orientales et occidentales, augmentèrent un peu ma petite fortune. J'employais mon loisir à lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, étant toujours fourni d'un certain nombre de livres , et, quand je me trouvais à terre, je ne négligeais pas de remarquer les mœurs et les coutumes des peuples , et d'ap- prendre en même temps la langue du pays, ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire très bonne.

Le dernier de ces voyages n'ayant pas été heureux , je me trouvai dégoûté de la mer, et je pris le parti de rester chez moi avec ma femme et mes enfants. Je changeai de de- meure, et me transportai de l'Old-Jewry à la rue de Fetter-Lane, et de à Wapping, dans l'espérance d'avoir de la pratique parmi les matelots: mais je n'y trouvai pas mon compte.

Après avoir attendu trois ans, et espéré en vain que mes affaires iraient mieux, j'acceptai un parti avantageux qui me fut proposé par le capitaine Guillaume Prichard, prêt a mon- ter VAntelupe, et à partir pour la mer du Sud. Nous nous embarquâmes à Bristol , le 4 de mai 1699, et notre voyage fut d'abord très heureux.

H est inutile d'ennuyer le lecteur par le dé- tail de nos aventures dans ces mers ; c'est assez de lui faire savoir que, dans notre pas»

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sage aux Indes orientales , nous essuyâmes une tempête dont la violence nous poussa vers le nord-ouest de la terre de Van Diemen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous étions à 30 degrés 2' de latitude méridio- nale. Douze hommes de notre équipage étaient morts par le travail excessif et par la mau- vaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de l'été dans ces pays-là, le temps était un peu noir, les mariniers aper- çurent un roc qui n'était éloigné du vaisseau que de la longueur d'un câble, mais le vent était si fort que nous fûmes poussés directe- ment contre recueil , et que nous échouâ- mes dans un moment. Six hommes de l'é- quipage, dont j'étais un , s'étant jetés à pro- pos dans la chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser du vaisseau et du roc. Nous allâmes a la rame environ trois lieues ; mais à la fin la lassitude ne nous permit plus de ramer ; entièrement épuisés , nous nous aban- donnâmes au gré des flots , et bientôt nous fûmes renversés par un coup de vent du nord. Je ne sais quel fut le sort de mes camara- des de la chaloupe , ni de ceux qui se sauvè- rent sur le roc, ou qui restèrent dans le vais- seau , mais je crois qu'ils périrent tous ; pour moi , je nageai à l'aventure , et fus poussé vers la terre par le vent et la marée. Je lais- sai souvent tomber mes jambes , mais sans toucher le fond. Enfin, étant près de m*a- bandonner, je trouvai pied dans l'eau, et alors la tempête était bien diminuée. Comme la pente était presque insensible , je marchai une demi-lieue dans la mer avant aue j'eusse

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pris terre. Je fis environ un qa&vt de lieue f-ans découvrir aucune maison, ni aucun ves- tige d'habitants, quoique ce pays fût très p :p!é. La fatigue, la chaleur et une demi- l-rte d'eau-de-vie que j'avais bue en aban- mt le vaisseau, tout cela m'excita à dormir. Je me couchai sur l'herbe, qui était très fine, ou je fus bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au Se ' de ce temps-là, m'étant éveillé, j'essayai de -ne lever; mais ce fut en vain. Je m'étais eouehé sur le dos ; je trouvai mes bras et mes jambes attachés à la terre de Fun et de l'autre côté, et mes cheveux attachés de la même manière. Je trouvai même plusieurs iigatures très minces qui entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu'à mes cuis- ses. Je ne pouvais que regarder en haut; ie «soleil commençait à être fort chaud, et sa grande clarté blessait mes yeux. J'entendis un. bruit confus autour de moi mais, dans la 1 j'étais, , ; ne pouvais rien voir que ?;i. Bientôt je sentis remuer quelque a ir ma jambe gauche, et cette chose, >nt doucement sur ma poitrine, monter : à mon menton. Quel fut mon

étormement lorsque j'aperçus une petite figure de créature iiumaine, haute tout au plus de six pouce.?, un arc et une flèche à la main, avec un carquois'sur le dos! J'en vis en même temus au moins quarante autres de la même espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se reti- rèrent transis de peur, et il y en eut même quelques-uns, comme je l'ai appris ensuite,

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qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées qu'ils firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils re- rinrent bientôt, et l'un d'eux, qui eut la har- diesse de s'avancer si près qu'il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains et les yeux par une espèce d'admiration, s'écria d'une voix aigre, mais distincte : Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs fois les mêmes mots; mais alors je n'en com- pris pas le sens. J'étais, pendant ce temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille situation. Enfin, faisant des efforts pour me mettre en liberté, j'eus le bonheur de rompre les cordons ou fiis, et d'arracher les chevilles qui attachaient mon bras droit à la terre ; car, en le haussant un peu, j'avais découvert ce qui me tenait atta- ché et captif. En même temps, par une se- cousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai un peu les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cor- dons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement libre. Alors ces insectes humains se mirent en fuite et pous- sèrent des cris très aigus. Ce bruit cessant, j'entendis un d'eux s'écrier : Tolgo Phonac, et aussitôt je me sentis percé à la main de plus de cent flèches qui me piquaient comme autant d'aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge en l'air, comme nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et d'autres sur mon vi-

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sage, que je tâchai de couvrir avec ma main droite. Quand cette grêle de flèches fut pas- sée, je m'efforçai encore de me détacher; mais on fit alors une autre décharge plus grande que la première, et quelques-uns tâ- chaient de me percer de leurs lances; mais, par bonheur, je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Je crus donc que le meil- leur parti était de me tenir en repos et de rester comme j'étais jusqu'à la nuit; qu'alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout à fait en liberté, et, à l'égard des habitants, c'était avec raison que je me croyais d'une force égale aux plus puissantes armées qu'ils pourraient mettre sur pied pour m'atta- quer, s'ils étaient tous de la même taille que ceux que j'avais vus jusque-là. Mais la fortune me réservait un autre sort.

Quand ces gens eurent remarqué que j'étais tranquille, ils cessèrent de me décocher des flèches ; mais, par le bruit que j'entendis, je connus que leur nombre s'augmentait consi- dérablement, et. environ à deux toises loin de moi, vis-à-vis de mon oreille gauche, j'enten- dis un bruit pendant plus d'une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un peu ma tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d'un pied et demi, quatre de ces petits hommes pou- vaient se placer, et une échelle pour y monter; d'où un d'entre eux, qui me semblait être une personne de condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un mot. Avant que 4s commencer, il s'écria trois fois :

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Langro Dehul san. Ces mots furent répétés ensuite, et expliqués par des signes pour me les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes ^'avancèrent, et coupèrent les cordons qui at- tachaient le côté gauche de ma tête; ee qui me donna la liberté de la tourner à Iroite, et d'observer la mine et l'action de celui qui de- vait parier. Il me parut être de moyen âge, et d'une taille plus grande que les trois autres qui l'accompagnaient, dont l'un, qui avait i'aii d'un page, tenait la queue de sa robe, et les leux autres étaient debout de chaque côté )Our le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je conjecturai que, selon les règles de l'art, 1 mêlait dans son discours des périodes plei- nes de menaces et de promesses. Je fis la ré- ponse en peu de mots, c'est-à-dire par un ■etit nombre de signes, mais d'une manière Pleine de soumission, levant ma main gauche <ît les deux yeux au soleil, comme pour le Tendre à témoin que je mourais de faim, l'ayant rien mangé depuis longtemps. Mon -ppétit était, en effet, si pressant, que je ne us m'empêcher de faire voir mon impatience peut-être contre les règles de l'honnêteté) en portant mon doigt très souvent à ma bouche, pour faire connaître que j'avais besoin ds aourriture.

UBurgo (c'est ainsi que, parmi eux, on ap- pelle un grand seigneur, comme je l'ai en- suite appris ) m'entendit fort bien. Il descen- dit de l'échafaud , et ordonna que plusieurs échelles fussent appliquées à mes côtés , sur lesquelles montèrent bientôt plus de cent Sommes qui se mirent en marche vers ma

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bouche, chargés de paniers pleins de viandes. J'observai qu'il y avait de la chair de diffé- rents animaux , mais je ne les pus distinguer par le goûter. Il y avait des épaules et des éclanehes en forme de celles de mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites que les ailes d'une alouette; j'en avalai deux ou trois d'une bouchée avec six pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques d'étonnement et d'admiration à cause de ma taille et de mon prodigieux appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu'il me manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon dont je mangeais, qu'une petite quantité de boisson ne me suffirait pas; et, étant un peuple d'esprit , ils levèrent avec beaucoup d'adresse un des plus grands ton- neaux de vin qu'ils eussent, le roulèrent vers ma main et le défoncèrent. Je le bus d'un seul coup avec un grand plaisir. On m'en apporta. un autre muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

Après m'avoir vu faire toutes ces merveil- les, ils poussèrent des cris de joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme ils avaient fait d'abord : Bekinah Degut. Bientôt après, j'entendis une acclamation universelle, avec de fréquentes répétitions de ces mots : Peplom Selan, et j'aperçus un grand nombre de peuple sur mon côté" gauche, relâchant les cordons à un tel point, que je me trouvai en état de me tourner, et d'avoir le soulagement de pisser, fonction dont je m'acquittai au. grand étonnement du peuple, lequel, devinant

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ce que j'allais faire , s'ouvrit impétueusement à droite et à gauche pour éviter le déluge. Quelque temps auparavant, on m'avait frotté charitablement le visage et les mains d'une espèce d'onguent d'une odeur agréable , qui , dans très peu de temps , me guérit de la pi- qûre des flèches. Ces circonstances, jointes aux rafraîchissements que j'avais reçus, me disposèrent a dormir ; et mon sommeil fut en- viron de huit heures , sans me réveiller, les médecins, par ordre de l'empereur, ayant fre- laté le vin et y ayant mêlé des drogues sopo- rifiques.

Tandis que je dormais, l'empereur de Lilli- put ( c'était le nom de ce pays ) ordonna de me faire conduire vers lui. Cette résolution semblera peut-être hardie et dangereuse, et je suis sûr qu'en pareil cas elle ne serait du goût d'aucun souverain de l'Europe; cependant, à mon avis , c'était un dessein également pru- dent et dangereux ; car, en cas que ces peu- ples eussent tenté de me tuer avec leurs lan- ces et leurs flèches pendant que je dormais, je me serais certainement éveillé au premier sentiment de douleur, ce qui aurait excité ma fureur et augmenté mes forces à un tel degré, que je me serais trouvé en état de rompre le reste des cordons; et, après cela, comme ils n'étaient pas capables de me résister, je les au- rais tous écrasés et foudroyés.

On fit donc travailler à la hâte cinq mille charpentiers et ingénieurs pour construire une voiture : c'était un chariot élevé de trois pouces, ayant sept pieds de longueur, et qua- tre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand

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il fut achevé, on le conduisit au lieu ou j'é- tais. Mais la principale difficulté fut de m éle- ver, et de me mettre sur cette voiture Dans cette vue, quatre-vingts perches , chacune de deux pieds de iiauteur, furent employées ; et des cordes très fortes, de la grosseur d'une fi celle, furent attachées , par le moyen de plu- sieurs crochets, aux bandages que les ouvriers avaient ceints autour de mon cou , de mes mains , de mes jambes et de tout mon corps. Neuf cents hommes des plus robustes furent employés à élever ces cordes par le moyen d'un grand nombre de poulies attachées aux perches , et , de cette façon , dans moins de trois heures de temps , je* fus élevé , placé et attaché dans la machine. Je sais tout cela par le rapport qu'on m'en a fait depuis, car, pen- dant cette manœuvre, je dormais très pro- fondément. Quinze cents chevaux , les plus grands de l'écurie de l'empereur, chacun d'en- viron quatre pouces et demi de haut, furent attelés au chariot , et me traînèrent vers la capitale, éloignée d'un quart de lieue.

Il y avait quatre heures que nous étions en chemin, lorsque je fus subitement éveillé par un accident assez ridicule. Les vcituriers s'é- tant arrêtés un peu de temps pour raccommo- der quelque chose, deux ou trois habitants du pays avaient eu la curiosité de regarder ma mine pendant que je dormais; et, s'avançant très doucement jusqu'à mon visage, l'un d*'en- tre eux , capitaine aux gardes , avait mis la pointe aiguë de son esponton bien avant aans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez, m'éveilla, et me fit étemuer trois foi;. Nous

•VLLIY8K, u 1

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fîmes une grande marche le reste de ce joirr- nous campâmes la nuit avec cinq cents gardes , u^e moitié avec des flambeaux , et l'autre avec des arcs et des flècnes, prête à ti- rer si j'eusse essayé de me remuer. Le lende- au lever du soleil , nous coutinuâme3 notre voyage, et nous arrivâmes sur le midi à cent toises des portes de la ville. L'empereur et toute la cour sortirent pour nous voir ; mai 3 les grands officiers ne voulurent jamais con- sentir que sa majesté hasardât sa personne en montant sur mon corps, comme plusieurs au- tres avaient osé faire.

A l'endroit la voiture s'arrêta, il y avait an temple ancien , estimé le plus grand de tout le royaume , lequel , ayant été souillé quelques années auparavant par un meurtre, était , selon la prévention de ces peuples , re- gardé comme profane, et, pour cette raison, employé à divers usages. Il fut résolu que je serais logé dans ce vaste édifice. La grande porte regardant le nord était environ de qua- tre pieds de haut, et presque de deux pieds de large; de chaque côté de la porte, il y avait une petite fenêtre élevée de six pouces. A celle qui était du côté gauche, les serruriers du roi attachèrent quatre-vingt-onze chaînes , sem- blables à celles qui sont attachées à la montre d'une dame d'Europe, et presque aussi larges; elles furent par l'autre bout attachées à ma jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-a- vis de ce temple, de l'autre coté du grand chemin, à la distance de vingt pieds, il y avait une tour au moins de cinq pie Is de haut; c'était que le roi devait monter avec plu-

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sieiirs des principaux seigneurs de sa cour pour avoir la commodité de me regarder à -?oi aise. On eompte qu'il y eut plus de cent mille habitants qui sortirent de la ville, atti- rés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je crois qu'il n'y aurait pas eu moins de dix mille hommes qui, à différentes fois, auraient monté sur mon corps par des échelles, si on n'eût publié un arrêt du conseil d'Etat pour le défendre. On ne peut s'imaginer le bruit et l'étonnement du peuple, quand il me vit debout et me promener : les chaînes qui te- naient mon pied gauche étaient environ de six pie 1s de long, et me donnaient la liberté d'al- ler et de venir dans un demi-cercle.

n. L'enperearde Lilliput. accompaenp de plusieurs de ses courtisans vi^nt pour voir fauteur dans sa prison. Description 'le !a personne et de l'habit de sa majesté. Gens savants nommés pour apprendre la langue à l'auteur. Il obtient des grâces par s& douceur. Ses poches sont visitées.

L'empereur, à cheval, s'avança un jour vers moi, ce qui pensa lui coûter cher : à ma vne, son cheval, étonné, se cabra; mais ce prince, qui est un cavalier excellent, se tint ferme sur ses étriers jusqu'à ce que sa suite accou- rut et prit la biide. Sa majesté, après avoir mis pied à terre, me considéra de tous côtés avec une grande admiration, mais pourtant se tenant toujours, par précaution, hors de la portée de ma chaîne.

L'impératrice, les princes et princesses du sang, accompagnés de plusieurs daines, s'as

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sirent à quelque distance dans des fauteuils. L'empereur est plus grand qu'aucun de sa <iour, ce qui le fait redouter par ceux qui le -regardent ; les traits de son visage sont grands et mâles, avec une lèvre d'Autriche et un nez aquilin; il a un teint d'olive, un air élevé, et des membres bien proportionnés , de la grâce et de la majesté dans toutes ses actions. E avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant âgé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en avait régné environ sept. Pour le regarder avec plus de commodité, je me tenais couché sur le côté, en sorte que mon visage put être pa- rallèle au sien ; et il se tenait à une toise et demie loin de moi. Cependant, depuis ce temps-là, je l'ai eu plusieurs fois dans ma main ; c'est pourquoi je ne puis me tromper aans le portrait que j'en fais. Son habit était uni et simple, et fait moitié à l'asiatique et moitié à l'européenne; mais il avait sur la tête un léger casque d'or, orné de joyaux et d'un plumet magnifique. Il avait son épée nue à la main, pour se défendre en cas que j'eusse brisé mes chaînes; cette épée était presque longue de trois pouces ; la poignée et le four- reau étaient d'or et enrichis de diamants. Sa roix était aigre, mais claire et distincte, et je ie pouvais entendre aisément, même quand je me tenais debout. Les dames et les courti- sans étaien: tous habillés superbement; en sorte que la place qu'occupait toute la cour paraissait à mes yeux comme une belle jupe étendue sur la terre, et brodée de figures d'or et d'argent. Sa majesté impériale me fit l'hon- neur de me parler souvent, et je lui répondis

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toujours; mais nous ne nous entendions ni Tun ni l'autre.

Au bout de deux heures, la cour se retira, et on me laissa une forte garde pour empê- cher l'impertinence, et peut-être la malice de la populace, qui avait beaucoup d'impatience de se rendre en foule autour de moi, pour me yoir de près. Quelques-uns d'entre eux eurent l'effronterie et la témérité de me tirer des flè- ches, dont une pensa me crever l'œil gauche. Mais le colonel fit arrêter six des principaux de cetie canaille, et ne jugea point de peine mieux proportionnée à leur faute que de les livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les pris donc dans ma main droite et en mis cinq dans la poche de mon justaucorps, et, à l'égard du sixième, je feignis de le vouloir ranger tout vivant. Le pauvre petit homme poussait des hurlements horribles, et le colo- nel avec ses oificiers étaient fort en peine, surtout quand ils me virent tirer mon canif. Mais je fis bientôt cesser leur frayeur, car, avec un air doux et humain, coupant promp- tement les cordes dont il était garrotté, je le mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je traitai les autres de la même façon, les tirant successivement l'un après l'autre de ma poche. Je remarquai avec plaisir que les soldats et le peuple avaient été très touchés de cette action d'humanité, qui fut rapportée à la cour d'une manière avantageuse, et qui me fit honneur.

La nouvelle de l'arrivée d'un homme prodi- gieusement grand s'étant répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens

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oisifs et curieux; en sorte que les villages fe- rait presque abandonnés, et que la culture de la terre en aurait souffert, si sa majesté im- périale n'y avait pourvu par différents édits et ordonnances. Elle ordonna donc que tous ceux qui m'avaient déjà vu retourneraient incessamment chez eux, et n'approcheraient point, sans une permission particulière, du lieu de mon séjour. Par cet ordre, les commis des secrétaires d'Etat gagnèrent des sommes très considérables.

Cependant l'empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le parti qu'il fallait pren- dre à mon égard. J'ai su depuis que la cour avait été fort embarrassée. On craignait que je ne vinsse à briser mes chaînes et à me mettre en libellé ; on disait que ma nourriture, causant une dépense excessive, était capable de produire une disette de vivres ; on opinait quelquefois à me faine mourir de faim, ou à me percer de flèches empoisonnées ; mais on ftt réflexion que l'infection d'un corps tel que le mien pourrait produire la peste dans la ca- pitale et dans tout le royaume. Pendant qu'on délibérait, plusieurs officiers de l'armée se rendirent à la porte de la grand'chambre le conseil impérial était assemblé, et deux d'entre eux ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite à l'égard des six cri- minels dont j'ai parlé, ce qui fit une impres- gion si favorable sur l'esprit de sa majesté et de tout le conseil, qu'une commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les villages, à quatre cent cinquante toises aux environs de la ville, de livrer tous les matins

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six bœufs, quarante moutons, et d'autres vi- vres pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin, et d'autres boissons. Pour le payement de ces vivres, sa majesté donna des assignations sur son tré- sor. Ce prince n'a d'autres revenus que ceux de son domaine, et ce n'est que dans des oc- casions importantes qu'il lève des impôts sur ses sujets, qui sont obligés de le suivre à la guerre à leurs dépens. On nomma six cents personnes pour me servir, qui furent pour- vues d'appointements pour leur dépense de bouche et des tentes construites très commo- dément de chaque côté de ma porte.

Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la mode du pays ; que six hommes de lettres, des plus savants de l'empire, seraient chargés de m'apprendre la langue, et, enfin, que les chevaux de l'empe- reur et ceux de la noblesse, et les compagnies des gardes, feraient souvent l'exercice devant moi, pour les accoutumer à ma figure. Tous ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je fis de grands progrès dans la connaissance de la langue du Lilliput. Pendant ce temps-là, l'empereur m'honora de visites fréquentes, et même voulut bien aider mes maîtres de lan- gue à m'instruire.

Les premiers mots que j'appris furent pour lui faire savoir l'envie que j'avais qu'il voulût bien me rendre ma liberté; ce que je lui répé- tais tous les jours a genoux. Sa réponse fut qu'D fallait attendre encore un peu de temps, que c'était une affaire sur laquelle il ne pouvait se déterminer sans l'avis de son conseil, et que.

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premièrement, il fallait que ie promisse par serment l'observation d'une paix inviolable avec lui et avec ses sujets; qu'en attendant, je serais traité avec toute l'honnêteté possi- ble. Il me conseilla de gagner, par ma pa- tience et par ma bonne conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m'avertit de ne lui savoir point mauvais gré s'il donnait ordre à certains officiers de me visiter, parce que, vraisemblablement, je pourrais porter sur moi plusieurs armes dangereuses et préjudiciables à la sûreté de ses Etats. Je répondis que j'étais prêt à me dépouiller de mon habit et à vider toutes mes poches en sa présence. Il me repartit que, par les lois de l'empire, il fallait que je fusse visité par deux commissaires; qu'il savait bien que cela ne pouvait se faire sans mon consentement; mais qu'il avait si bonne opinion de ma générosité et de ma droiture, qu'il confierait sans craintes leurs personnes entre mes mains; que tout ce qu'on m'ôterait me serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays, ou que j en serais remboursé selon l'évaluation que j'en ferais moi-même.

Lorsque les deux commissaires vinrent pom- me fouiller, je pris ces messieurs dans mes mains. Je les mis d'abord dans les poches de mon justaucorps, et ensuite dans toutes mes autres poches.

Ces officiers du prince , ayant des plumes, de l'encre et du papier sur eux , firent un in- ventaire très exact de tout ce qu'ils virent ; et, quai] d ils eurent achevé, ils me prièrent de les mettre à terre , afin qu'ils pussent rendre compte de leur visite à l'empereur.

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Cet inventaire était conçu dans les termes suivants :

« Premièrement, dans la poche droite du justaucorps du grand homme Montaqne ( c'est ainsi que je rends ces mots, Quinbus Fles- trin), après une visite exacte, nous n'avons trouvé qu'un morceau de toile grossière, as- sez grand pour servir de tapis de pied dans la principale chambre de parade de votre ma- jesté. Dans la poche gauche, nous avons trou- vé un grand coffre d'argent avec un couvercle de même métal , que nous , commissaires , n'avons pu lever. Nous avons prié ledit homme Montagne de l'ouvrir, et, l'un de nous étant entré dedans, a eu de la poussière jusqu'au genoux, dont il a éternué pendant deux heu- res, et l'autre pendant sept minutes. Dans la poche droite de sa veste, nous avons trouvé un paquet prodigieux de substances blanches et minces, pliées l'une sur l'autre, environ de la grosseur de trois hommes , attachées d'un câble bien fort, et marquées de grandes figu- res noires, lesquelles il nous a semblé être des écritures. Dans la poche gauche , il y avait une grande machine plate armée de grandes dents très longues qui ressemblent aux palis- sades qui sont dans la cour de votre majesté. Dans la grande poche du coté droit de son couvre-milieu (c'est ainsi que je traduis le mot de ranfulo, par lequel on voulait entendre ma culotte), nous avons vu un grand pilier de fer creux, attaché à une grosse pièce de bois, plus large que le pilier, et, d'un côté du pilier, îl y avait d'autres pièces de fer en relief, ser-

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rant un caillou coupé en talus ; nous n'avons su ce que c'était; et dans la poche gauche, il y avait encore une machine de la même es- pèce. Dans la plus petite poche du côté droit, il y avait plusieurs pièces rondes et plates, de métaJ rouge et blanc, et d'une grosseur diffé- rente; quelques-unes des pièces blanches, qui nous ont paru être d'argent, étaient si larges et si pesantes, que, mon confrère et moi, nous avons eu de la peine à les lever. Item, deux sabres de poche, dont la lame s'emboîtait dans une rainure du manche, et qui avait le fil fort tranchant ; ils étaient placés dans une grande boîte ou étui. Il restait deux poches à visiter : celles-ci , il les appelait goussets. C'étaient deux ouvertures coupées dans le haut de soe couvre-mlieu, mais fort serrées par son ventre, qui les pressait. Hors du gousset droit pen- dait une grande chaîne d'argent, avec une ma- ehine tr< s merveilleuse au bout. Nous lui avons commandé de tirer hors du gousset tout ce qui tenait à cette chaîne ; cela paraissait être un globe dont la moitié était d'argent, et l'au- tre était un métal transparent. Sur le côté transparent, nous avons vu certaines figures étranges tracées dans un cercle ; nous avons cru que nous pourrions les toucher, mais nos doigts ont été arrêtés par une substance lumi- neuse. Nous avons appliqué cette machine à nos oreilles; elle faisait un bruit continuel, à peu prés comme celui d'un moulin à eau, et nous avons conjecturé que c'est ou quelque animal ineonnu.ou la divinité qu'il aôure; mais nous penchons plus du côté de la dernière opinion, parce qu'il nous a assuré (si nous

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l'avons bien entendu , car il s'exprimait fort imparfaitement ) qu'il faisait rarement uns chose sans l'avoir consultée ; il l'appelait son ora:-le, et di-ait qu'elle désignait le temps pour chaque action de sa vie. Du gousset gau- che, il tira un filet presque assez large pour servir à un pêcheur, mais qui s'ouvrait et se refermait; nous avons trouvé au dedans plu- sieurs pièces massives d'un métal jaune ; si c'est du véritable or, il faut qu'elles soient d'une valeur inestimable.

» Ainsi , ayant , par obéissance aux. ordres de votre majesté, fouillé exactement toutes ses poches , nous avons observé une ceinture autour de son corps, faite de ia peau de quel- que animal prodigieux , à laquelle , du côté gauche . pendait une épée de la longueur de si$ hommes ; et, du côté droit, une bourse ou poche en deux cellules, chacune étant

capable de tenir trois sujets de votre majesté. Dans une de ces cellules , il y avait plusieurs globes ou bailes d'un autre métal très pesant, environ de la grosseur de notre tète, et qui exigeait une main très forte pour les lever ; i'autre cellule contenait un amas de certaines graines noires, mais peu grosses et assez lé- gères, car nous en pouvions tenir plus de cin- quante dans la paume de nos mains.

» Tel est l'inventaire exact de tout ce que nous avons trouvé sur le corps de r homme Mewtagve, qui nous a reçu avec beaucoup d'honnêteté et avec de3 égards conformes à la commission de votre majesté.

» Si^né et scellé le quatrième jour de la

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lune quatre-vingt-neuvième du règne très heureux de votre majesté,

FLESSEN FRELOCX, MÀRSI FRELOCK. »

Quand cet inventaire eut été lu en présence de l'empereur, il m'ordonna, en des termes honnêtes, de lui livrer toutes ces choses en particulier. D'abord il demanda mon sabre : il avait donné ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes, qui l'accompagnaient, de l'environner à quelque distance avec leurs arcs et leurs flèches ; mais je ne m'en aper- çus pas dans le moment, parce que mes yeux étaient fixés sur sa majesté. Il me pria donc de tirer mon sabre, qui, quoiqu'un peu rouillé par l'eau de la mer, était néanmoins assez bril- /ant. Je le fis, et tout aussitôt les troupes je- tèrent de grands cris. Il m'ordonna de le re- mettre dans le fourreau , et de le jeter à terre aussi doucement que je pourrais, environ à six pieds de distance de ma chaîne. La seconde chose qu'il me demanda fut un de ces piliers creux de fer, par lesquels il entendait mes pistolets de poche : je les lui présentai, et, par son ordre, je lui en expliquai l'usage comme je pus, et, ne les chargeant que de poudre, f avertis l'empereur de n'être point effrayé, et puis je le tirai en l'air. L'étonnement, à cette eccasion , fut plus grand qu'à la vue de mon Sabre; ils tombèrent tous à la renverse comme s'ils eussent été frappés du tonnerre ; et même l'empereur, qui était très brave , ne put reve- nir à lui-même qu'après quelque temps. Je lui

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remis mes deux pistolets de la même manière que mou sabre, avec mes sacs de plomb et de poudre , l'avertissant de ne pas approcher le sac de poudre du feu, s'il ne voulait voir son palais impérial sauter en l'air, ce qui le sur- prit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre, qu'il fut fort curieux de voir, et il commanda à deux de ses gardes les plus grands de la porter sur leurs épaules , suspendue à un grand bâton , comme les charretiers de bras- seurs portent un baril de bière en Angleterre. Il était étonné du bruit continuel qu'elle fai- sait, et du mouvement de l'aiguille qui niar* quait les minutes ; il pouvait aisément le sui* vre des yeux, la vue de ces peuples étant bien plus perçante que la nôtre. Il demanda sur ce sujet le sentiment de ses docteurs, qui fu- rent très partagés, comme le lecteur peut bien s'imaginer.

Ensuite je livrai mes pièces d'argent et de cuivre , ma bourse , avec neuf grosses pièces d'or et quelques-unes plus petites, mon pei- gne , ma tabatière d'argent , mon moud oir et mon journal. Mon sabre, mes pistolets de po- che et mes sacs de poudre et de plomb, furent transportés à l'arsenal de sa majesté; mais tout le reste fut laissé chez moi.

J'avais une poche en particulier, qui ne fut point visitée, dans laquelle il y avait une paire de lunettes, dont je me sers quelquefois à cause de la faiblesse de mes yeux, un téles- cope, avec plusieurs autres bagatelles que >e crus de nulle conséquence pour l'empereur, et que, pour cette raison, je ne découvris point aux commissaires , appréhendant qu'elles ne

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fissent gâtées ou perdues si je venais à inea dessaisir.

IR. L'anleur divertit l'empereur et les grands de l'un et dp l'autre sexe d'an*1 maniera fort extraord'naire. Description des divertissements de la cour de Liliii'ut. L'anleur est mis en liberté à certaines conditions.

L'empereur voulut un jour me donner le divertissement de quelque spectacle , en q.ioi ces peuples surpassent toutes les nations que j'ai vues, soit pour l'adresse, soit pour la ma- gnificence ; mais rien ne me divertit davan- tage que lorsque je vis des danseurs de corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de deux pieds onze pouce*.

Ceux, qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la cour ; ils sont pour cela formés, dès leur jeunesse, à ce noble exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance. Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui en était revêtu, soit par sa dis- grâce (ce qui arrive très souvent), cinq ou six prétendants à la charge présentent une re- quête a l'empereur pour avoir la permission de divertir sa majesté et sa cour d'une danse sur la corde, et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive très souvent qu'on ordonne aux grands magistrats le danser aussi sur la corde, pour montrer leur habileté et pour faire connaître à l'empe- reur qu'ils n'ont pas perdu leur talent. Flira*

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nap, grand-trésorier de l'empire, passe pour avoir l'adresse de faire une cabriole sur la corde au moins un pouce plus haut qu'aucun autre seigneur de l'empire; je l'ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux (que nous appelons le $om>:rs( l) sur une petite planche de bois at- tachée à la conte, qui n'est pas plus grosse qu'une ficelle ordinaire.

Ces divertissements causent souvent des ac- cidents funestes, dont la plupart sont enre- gistrés dans les archives impériales. J'ai vu moi-même deux ou trois prétendant? a estrc-

aais le péril est beaucoup plus - euand les ministres eux-mêmes reçoivr dre de signaler leur adresse ; car, eu faisant

- extraordinaires pour se eux-mêmes et pour l'emporter sur les autres, ils fonc presque toujours des chutes dange- reuses.

On m'assura qu'un an avant mon arrivée , FUmnap se serait infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du roi ne l'eût :-vé.

Il y a un autre divertissement qui n'est que 'empereur, l'impératrice et pour le pre- mier minière. L'empereur met sur une table trois fils de soie très délies, longs de six pou- ces; l'un est cramoisi, le second jaune et le troisième blanc. Ces fils sont proposés comme <3es prix à ceux que l'empereur veut distin- guer par une marque singulière de sa faveur. La cérémonie est faite dans la grand'chambre ence de sa majesté, les concurrents sont obligés de donner une preuve de leur ha- bileté, telle que je n'ai rien vu de semblable

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dans aucun autre pays de l'ancien ou du nou- veau monde. L'empereur tient un bâton , les deux bouts irallèles à l'horizon , tandis que les eoncur- /ents, s'avançn.nt successivement, sautent par- dessus le bâton. Quelquefois l'empereur tient un bout et son premier ministre tient l'autre; quelquefois le ministre le tient tout seul. Ce- lui qui réussit le mieux et montre plus d'agi- lité et de souplesse en sautant est récompensé de la soie cramoisie ; la jaune est donnée au second, et la blanche au troisième. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d'ornement, et, les distinguant du vul- gaire, leur inspirent une noble fierté.

L'empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée, logée dans sa capi- tale et aux environs, de se tenir prête, voulut se réjouir d'une façon très-singulière. Il m'or- donna de me tenir debout comme un colosse, mes deux pieds aussi éloignés l'un de l'autre que je les pourrais étendre commodément ; en- suite il commanda à son général, vieux capi- taine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en revue entre mes deux jambes, l'infanterie par vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes déployées et piques hautes. Ce corps était composé de trois mille hommes d'infanterie et de mille de ca- valerie. Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous ies soldats, d'observer dans la marche la bienséance la plus exacte à l'égard de ma personne, ce qui, néanmoins, n'empê- cha pas quelques-uns des jeunes officiers de

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lever en haut les yeux en passant au-dessous* de moi. Et , pour confesser ia vérité , ma cu- lotte était alors dans un si mauvais état , qu'elle leur donna occasion d'éclater de rire.

J'avais présenté ou envoyé tant de mémoi- res ou de requêtes pour ma liberté, que sa ma- jesté, à la an, proposa l'affaire, premièrement au conseil des dépêches, et puii au conseil d'E- tat, où il n'y eut d'opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam , qui jugea à propos, sans aucun sujet, de se déclarer contre moi ; mais tout le reste du conseil me fut fa- vorable, et l'empereur appuya leur avis. Ce ministre , qui était galbet , c'est-à-dire grand- amiral , avait mérité la confiance de son maî- tre par son habileté dans les affaires; mais:5: était d'un esprit aigre et fantasque, il obtiLt que les articles touchant les conditions aux- quelles je devais être mis en liberté seraient dressés par lui-même. Ces articles me fu- rent apportés par Skyresh Bolgolam en per- sonne, accompagné de deux sous-secrétaire.' et de plusieurs gens de distinction. On me diï d'en promettre l'observation par serment , prêté d'abord à la façon de mon pays , et en- suite à la manière ordonnée par leurs lois , qui fut de tenir l'orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre le doigt du mi- lieu de ma main droite sur le haut de ma «.ète, et le pouce sur la pointe de mon oreille droite. Mais , comme le lecteur peut être cu- rieux de connaître le style de oette cour et de savoir les articles préliminaires de ma déli- vrance, j'ai fait une traduction de l'acte entier mot pour mot :

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« GOLBASTO MOMAREN EULAMfi" GURMLO SHEFIN

mïïllt dllt gdé , Très puissant empereur de Lilliput, les délices et la terreur de l'univers, dont les Etats s'étendent à cinq mille Mus- trugs ( c'est-à-dire environ six lieues en cir- cuit) aus extrémités du globe , souverain de tous les souverains, plus haut que le3 nls des hommes, doni *es pieds pressent la terre jus- qu'au centre dont la tête touche le soleil, doni un clin d'œil fait trembler les genoux des po- tentats, aimable comme le printemps, agréa- ble comme l'été , abondant comme l'automne, terrible comme l'hiver; à tous nos sujets amés et féaux, salut. Sa très haute majesté propose à Vhomme Montagne les articles suivants, les- quels, pour préliminaire! il sera obligé de ra- tifier par un serment solennel :

« I. Vhomme Montagne ne sortira point de nos vastes Etats sans notre permission scellée du grand sceau.

n II. Il ne prendra point la liberté d'entrer dans notre capitale sans notre ordre exprès, afin que les habitants soient avertis deux heu- res auparavant de se tenir enfermés chez eux.

» III. Ledit homme Montagne bornera ses promenades à nos principaux grands chemins, et se gardera de se promener ou de se cou- cher dans un pré ou pièce de blé.

» IV. En se promenant par lesdits chemins, il prendra tout le soin possible de ne fouler aux pieds les corps d'aucun de nos fidèles su- jets, ni de leurs chevaux ou voitures; il ne prendra aucun de nosdits sujets dans ses mains, si ce n'est de leur consentement.

V. S'il est nécessaire qu'un courrier du

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cabinet fasse quelque course extraordinaire , l'homme Montagne sera obligé de porter dans sa poche ledit courrier durant six journées , une fois toutes les lunes, et de remettre ledit courrier (s'il en est requis) sain et sauf en no- tre présence impériale.

» VI. Il sera notre allié contre nos ennemis de l'île de Blefuscu , et fera tout son possible pour faire périr la flotte qu'ils arment actuel- lement pour faire une descente sur nos terres.

» VII. Ledit homme Montagne, à ses heures de loisir, prêtera son secours à nos ouvriers, en les aidant à élever certaines grosses pier- res, pour achever les murailles de notre grand parc et de nos bâtiments impériaux.

» VIII. Après avoir fait le serment solennel d'observer les articles ci-dessus énoncés, ledit homme Montagne aura une provision journa- lière de viande et de boisson suffisante à la nourriture de dix-huit cent soixante et qua- torze de nos sujets, avec un accès libre au- près de notre personne impériale , et autres marques de notre faveur. Donné en notre pa- lais, à Belsaborac, le douzième jour de la qua- ii'e-vingt-onzième lune de notre règne. »

Je prêtai le serment et signai tous ces arti- cles avec une grande joie, quoique quelques- uns ne fussent pas aussi honorables que je l'eusse souhaité, ce qui fut l'effet de la malice du grand-amiral Skyresh Bolgolam. On rn'ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté. L'empe- reur me nt l'honneur de se rendre en personne et d'être présent à la cérémonie de ma déli- vrance. Je rendis de très humbles actions de grâce à sa majesté, en ma crosternant à ses

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pieds ; mais i3 ma commanda de me lever, et cela dans les termes les plus obligeants.

Le lecteur a pu observer que, dans le der- nier article r1*? l'acte de ma délivrance, l'em- pereuf était convenu de me donner une quan- tité de viande et de boisson qui pût suffire a \a subsistance de dix-huit cent soixante et quatorze Lilliputiens. Quelque temps après, demandant à un courtisan, mon ami parti- culier, pourquoi on s'était déterminé à cette quantité, il me répondit que les mathémati- ciens de sa majesté ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen d'un quart de cercle, et supputé sa grosseur, et le trouvant , par rapport au leur, comme dix-huit cent soixante et quatorze sont à un, ils avaient inféré de la limitante de leur corps que je devais avoir un appétit dix-huit cent soixante et quatorze fois plus grand que le leur, d'où le lecteur peut juger de l'esprit admirable de ce peuple, et de l'économie sage, exacte et clairvoyante de leur empereur.

IT. Descripiion de Mildendo, capitale de Lilliput, et eu palais de l'empereur. Conversation entre l'au- teur et un secrétaire d'Etat, touchant les affaires de l'empire. Offres que l'auteur fait de servir l'empe- reur dans ses guerres.

La première requête que je présentai, après avoir obtenu ma liberté, fut pour avoir la permission de voir Mildendo, capitale de l'em- pire ; ce que l'empereur m'accorda, mais en me recommandant de ne faire aucun mai aux ha- bitants, ni aucun tort à leurs maisons. Le peu-

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pie en fut averti par une proclamation qu jn- nonçait le dessein que j'avais de visiter la ville*. La muraille qui l'environnait était haute de deux pieds et demi, et épaisse au moins de onze pouces, en sorte qu'un carrosse pouvait aller dessus et faire le tour de la ville en sû- reté ; elle était flanquée de fortes tours à dix pieds de distance l'une de l'autre. Je passai par-dessus la porte occidentale, et je marchai très lentement et de côté par les deux princi- pales rues, n'ayant qu'un pourpoint, de peur d'endommager les toits et les gouttières des maisons par les pans de mon justaucorps. J'allais avec une extrême circonspection, pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient restés dans les rues, nonobstant les ordres précis signifiés à tout le monde de se tenir chez soi, sans sortir aucunement durant ma marche. Les balcons, les fenêtres des pre- mier, deuxième, troisième et quatrième éta- ges, celles des greniers ou galetas, et les gouttières même, étaient remplis d'une si grande foule de spectateurs, que je jugeai que la ville devait être considérablement peuplée. Cette ville forme un carré exact, chaque côté de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux grandes nies qui se croisent, et la partagent en quatre quartiers égaux, ont cinq pieds de large ; les petites rues, dans lesquel- les je ne pus entrer, ont de largeur depuis douze jusqu'à dix- huit pouces. La ville est ca- pable de contenir cinq cent mille âmes. Les maisons sont de trois ou quatre étages. Les boutiques et les marchés sont bien fournis. Il y avait autrefois bon opéra et bonne co-

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r:édie: mais, faute d'auteurs excités par les libéralités du prince, il n'y a plus rien qui vaille.

Le palais de l'empereur, situé dans le centre de la ville, les deux grandes rues se ren- contrent, est entouré d'une muraille haute de vingt-trois pouces, et à vingt pieds de dis- tance des bâtiments. Sa majesté m'avait per- mis d'enjamber par-dessus cette muraille, pour voir son palais de tous les côtés. La cour extérieure est un carré de quarante pieds et comprend deux autres cours. C'est dans la i ntérieure que sont les appartements de sa majesté, que j'avais un grand désir de voir, ce qui étaient pourtant bien difficile, car les plus grandis portes n'étaient que d? dix- liuit pouces de haut et de sept pouces de De plus, les bâtiments de la cour ex-

. t au moins hauts de cinq pieds,

et ii m'était impossible d'enjamber par-dessus

l'ourir risque de briser les ardoises des

toits; car, pour les murailles, elles étaient

bâties de pierres de taille épaisses de quatre pouces. L'empereur avait néan- moins grande envie que je visse la magnifi- cence de son palais ; mais je ne fus en état de le faire qu'au bout de trois jours, lorsque j'eus

mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial, éloigné de la ville d'environ cinquante toi -es. De ceci arbres je fis deux tabourets, chacun de trois pieds de haut, et assyz forts pour soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été averti pour la seconde fois, je passai encore au tra- vers de la ville, et m'avançai vers le palais

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- mes deux tabourets à la main. Quand je fus a rivé à un côté de la cour extérieure, je montai sur un de mes tabourets et pris l'autre à ma main. Je fis passer celui-ci par- dessus le toit, et le descendis doucement à terre,, dans l'espace qui était entre la première et la seconde cour, lequel avait nu'.t pieds de large. Je passai ensuite très co? anodément par-dessus les bâtiments, par le moyen des deux tabourets ; et, quand je fus en de

■Let le tabouret qui était resté en dehors. Par cette invention, j\- jusque dans la cour la plus intérieure, où, me couchant sur le côté, j'appliquai mon visage a toutes les fenêtres du premier étage, qu*on avait exprès laissées ouvertes, et je vis les tements les plus magnifiques qu'on puisse . Je vis l'impératrice et les jeunes princesses dans leurs chambres, environnées de leur suite. Sa majesté impériale voulut bien n'honorer d'un souris très gracieux, et me donna par la fenêtre sa main à baiser.

Je ne ferai point ici le détail des curiosités renfermées dans ce palais; je les réserve pour un plus grand ouvrage, et qui est presque prêc a êt'-e mis sous presse, contenant une description générale de cet empire depuis sa première fondation, l'histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siècles, des ob- servations sur leurs guerres, leur politique, leurs lo s, les lettres et la religion du pays, les phintes et animaux qui s'y trouvent, les mœurs et les coutumes des habitants, avec plusieurs autres matières prodigieusement curieuses et ex cession-»* nt utiles. Mon but

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n'est à présent que de raconter ce qui m'ar- riva pendant un séjour d'environ neuf mois dans ce merveilleux empire.

Quinze jours après que j'eus obtenu ma liberté, Kcldresal, secrétaire d'Etat pour le département des affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d'un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l'attendît à quel- que distance, et me pria de lui donner un en- tretien d'une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu'il pût être de niveau à mon oreille ; mais il aima mieux que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commença par me faire des compliments sur ma liberté et me dit qu'il pouvait se flatter d'y avoir un peu contribué. Puis il ajouta que, sans l'intérêt que la cour y avait, je ne l'eusse pas sitôt obtenue; «car, dit-il, quel- que florissant que notre Etat paraisse aux étrangers, nous avons deux grands fléaux à combattre : une faction puissante au dedans} et au dehors l'invasion dont nous sommes menacés par un ennemi formidable. A l'égard du premier, il faut que vous sachiez que, depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu deux partis opposés dans cet empire, sous les noms de Tramecksan et Slamecksan, ter- mes empruntés des hauts et bas talons de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On prétend, il est vrai, que les hauts talont sont les plus conformes à notre ancienne constitution; mais, quoi qu'il en soit, sa ma- jesté a résolu de ne se servir que des bas ta- lons dans l'administration du gouvernement st dans toutes les charges qui sont à la dis-

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position de la couronne. Vous pouvez même remarquer que les talons de sa majesté impé- riale sont plus bas au moins d'un drurr que ceux d'aucun de sa cour. (Le drurr est envi- ron la quatorzième partie d'un pouce.) La haine des deux partis, continua-t-il, est à un tel degré, qu'ils ne mangent ni ne boivent ensemble, et qu'ils ne se parlent point. Nous comptons que les Tramecksans ou hauts talons nous surpassent en nombre; mais l'autorité est entre nos mains. Hélas! nous appréhen- dons que son altesse impériale, l'héritier appa- rent de la couronne, n'ait quelque penchant aux hauts talons; au moins nous pouvons facilement voir qu'un de ses talons est plus haut que l'autre, ce qui le fait un peu clocher dans sa démarche. Or, au milieu de ces dis- sensions intestines, nous sommes menacés d'une invasion de la part de l'île de Blefuscu, qui est l'autre grand empire de l'univers, presque aussi grand et aussi puissant que ce- lui-ci; car, pour ce qui est de ce que nous avons entendu dire, qu'il y a d'autres empires, royaumes et Etats dans le monde, habités par des créatures humaines aussi grosses et aussi grandes que vous, nos philosophes en doutent beaucoup et aiment mieux conjecturer que vous êtes tombé de la lune ou d'une des étoiles, parce qu'il est certain qu'une centaine de mortels de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les bestiaux des Etats de sa majesté. D'ailleurs nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d aucu- nes autres régions que les deux grands empires de Liiliput et de Blefuscu. Ces deux formidables

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puissances ont, comme j'allais vous dire, été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très opiniâtre, dont voici le sujet: tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs avant que nous les mangions est de les casser au gros bout ; mais l'aïeul de sa majesté régnante, pendant qu'il était en- fant, sur le point de manger un œuf, eut le malheur de se couper un des doigts, sur quoi l'empereur son père donna un arrêt pour or- donner à tous ses sujets, sous de griôves peines, de casser leurs œufs par le petit bout, ^e peuple fut si irrité de cette loi, que nos historiens racontent qu'il y eut, à cette occa- sion, six révoltes, dans lesquelles un empe- reur perdit la vie et un autre la couronne, Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu, et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupable* «fréfugièrent dans cet empire. On supputes que onze mille hommes ont, à dif- férentes époques, aimé mieux souffrir la mort que de se soumettre à la loi de casser leurs C2u?s par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur ».ette matière ; mais les livres des gruê-èoutient ont été défendus depuis longtemps, et tout leur paru a été déclaré, par les lois, incapa- ble de posséder des charges. Pendant la suite continuelle de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont souvent fait des remontrances par leurs ambassadeur», nous accusant de faire un crime en violant un précepte fonda- mental de notre grand prophète Dastrogg, dans le cinquante - quatrième chapitre du

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Brundccral (ce qui est leur Alcoran). Cepen- dant cela a été jugé n'être qu'une interpré- tation du sens du texte, dont voici les mots : Que tous les fidèles casseront leurs œufs au bout le plus commode. On doit, à mon avis, laisser décider à la conscience de chacun quel est le bout le plus commode, ou, au moins, c'est à l'autorité du souverain magis- trat d'en décider. Or, les gros-boutiens exilés ont trouvé tant de crédit dans la co*.ir de l'empereur de Blefuscu, et tant de secours et d'appui dans notre pays même, qu'une guerre très sanglante a régné entre les deux em- pires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec différents succès. Dans cette guerre, nous avons perdu 40 vaisseaux de ligne et un bien plus grand nombre de petits vaisseaux, avec 30.000 de nos meilleurs matelots et soldats ; l'on compte que la perte de l'ennemi n'est pas motos considérable. Quoi qu'il en soit, on arme a présent une flotte très redoutable, et on se prépare à faire une descente sur nos eôtes. Or, sa majesté impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et ayant une haute idée de vos forces, m'a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard. »

Je répondis au secrétaire que je le priais d'assurer l'empereur de mes très humbles respects, et de lui faire savoir que j'étais prêt à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son empire contre toutes les entre- prises et invasions de ses ennemis. Il me quitta fort satisfait de ma réponse.

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T. L'auteur, par un stratagème très extraordinaire, s'oppose à une descente des ennemis. L'empereur lui ronrére un grand tiire d'honneur.— Des ambas- sadeurs arrivent de la part de l'empereur de Ble- fuscu pour demander la paix.— Le feu prend à l'ap

Êartement de l'impératrice. L'auteur contribua eaucoup à éteindre l'incendie.

L'empire de Blefuscu est une île située au nord-nord- est de Lilliput, dont elle n'est sé- parée que par un canal qui a quatre cents toises de large. Je ne l'avais pas encore vu ; et, sur l'avis d'une descente projetée, je me gardai bien de paraître de ce côté-là} de peur d'être découvert par quelques-uns des vais- seaux de l'ennemi.

Je fis part à l'empereur d'un projet que j'a- vais formé depuis peu pour me rendre maître de toute la flotte des ennemis, qui, selon le rapport de ceux que nous envoyions à la dé- couverte, était dans le port, prête à mettre à la voile au premier vent favorable. Je consul- tai les plus expérimentés dans la marine pour apprendre d'eux quelle était la profondeur du canal, et ils me dirent qu'au milieu, dans la plus haute marée, il était profond de soixante et dix glumgluffs (c'est-a-dire environ six pieds selon la mesure de l'Europe), et le reste de cinquante glumgluifs au plus. Je m'en allai se- crètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de Blefuscu, et, me couchant derrière une colli- ne, je tirai ma lunette et vis la flotte de l'en- nemi composée de cinquante vaisseaux de guerre et d'un grand nombre de vaisseaux de transport. M'étant ensuite retiré, je donnai

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ordre de fabriquer une grande quantité de câ- bles, les plus forts qu'on pourrait, avec des barres de fer. Les câbles devaient être envi- ron de la grosseur d'une double ficelle, et les barres de la .ongueur et de la grosseur d'une aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le rendre encore plus fort; et, pour la même raison, je tortillai ensemble trois des barres de fer, et attachai à chacune un crochet. Je retournai à la côte du nord-est, et, mettant bas mon justaucorps, mes souliers et mes bas, j'entrai dans la mer. Je marchai d'abord dans l'eau avec toute la vitesse que je pus, et ensuite je nageai au milieu, environ quinze toises, jusqu'à ce que j'eusse trouvé pied. J'ar- rivai a la flotte en moins d'une demi-heure. Les ennemis furent si frappés à mon aspect, qu'ils sautèrent tous hors de leurs vaisseaux comme ies grenouilles, et s'enfuirent a terre; ils paraissaient être au nombre d'environ trente mille hommes. Je pris alors mes câbles, et, attachant un crochet au trou de la proue de chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les crochets. Pendant que je travaillais, l'ennemi fit une décharge de plusieurs milliers de flè- ches dont un grand nombre m'atteignit au vi- sage et aux mains, et qui, outre la douleur excessive qu'elles me causèrent, me troublè- rent fort dan? mon ouvrage. Ma plus grande appréhension était pour mes yeux, que j'au- rais infai.liblement perdus si je ne me fusse promptement avisé d'un expédient : j'avais dans un de mes goussets une paire de lunet- tes, que je tirai et attachai a mon nez aussi fortement que je pus. Armé de cette façon,

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comme d'une espèce de casque, je poursuivis mon travail en dépit de la grêle continuelle de flèches qui tombaient sur moi. Avant placé tous les crochets, je commençai à tirer; mai3 ce fut inutilement; tous les vaisseaux étaient à l'ancre. Je coupai aussitôt avec mon couteau tous les câbles auxquels étaient attachées les -, ce qu'ayant achevé en peu de temps, je tirai aisément cinquante des plus gros vais- Beaux et les entraînai avec moi,

Les Blefuscudiens, qui n'avaient point d'i- dée de ce que je projetais, furent également surpris et confus : ils m'avaient vu couper les câbles, et avaient cru que mon dessein n'était que de les laisser flotter au gré du vent et de la marée, et de les faire heurter l'un contre l'autre; mais quand ils me virent entraîner toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de rage et de désespoir.

Ayant marché quelque temp3, et me trou- vant hors de la portée des traits, je m'arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui s'é- taient attachées à mon visage tt à m< s mains; puis, conduisant ma prise, je tâchai de me rendre au port impérial de Lilliput.

L'empereur, avec toute sa cour, était sur le bord de la mer, attendant le succès de mon entreprise. Ils voyaient de loin avancer une flotte sous la forme d'un grand croissant; mais, comme j'étais dans l'eau jusqu'au cou, ils ne s'apercevaient pas que c'était moi qui la conduisais vers eux.

L'empereur crut donc que j'avais péri, et que la flotte ennemie s'approchait pour faire une descente ; mais ses craintes furent biea*

tôt dissipées; car, ayant pris pied, on me vit à la tête de tous les vaisseaux, et l'on m'en- tendit crier d'une voix forte : Tire le très puissant empereur d:' Lilliput! Ce prince, à mon arrivée, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me créa nardac, qui est le plus haut titre d'honneur parmi eux.

Sa majesté me pria de prendre des mesu- res pour amener dans ses ports tous les au- tres vaisseaux de l'ennemi. L'ambition de ce prince ne lui faisait prétendre rien moins que de se rendre maître de tout l'empire de Ble- iiscu, de le réduire en province de son em- pire, et de le faire gouverner par un vice- rai; de faire périr tous les exilés gros-bou- uens et de contraindre tous ses peuples à casser les œufs par le petit bout, ce qui l'au- j lit fait parvenir à la monarchie universelle ; mais je tâchai de le détourner de ce dessein par plusieurs raisonnements fondés sur la politique et sur la justice, et je protestai hau- ament que je ne serais jamais l'instrument (.ont il se servirait pour opprimer la liberté d'un peuple libre, noble et courageux. Quand on eut délibéré sur cette affaire dans le con- seil, la plus saine partie fut de mon avis.

Cette déclaration ouverte et hardie était si opposée aux projets et à la politique de sa majesté impériale, qu'il était difficile qu'elle pût me le pardonner; elle en parla dans le conseil d'une manière très artificieuse, et mes ennemis secrets s'en prévalurent pour me perdre, tant il est vrai que les services les pins importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsau'ils sont suivis du

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refus de servir aveuglément leurs passions ï

Environ trois semaines après mon expédi- tion éclatante, il arriva une ambassade solen- nelle de Blefuocu avec des propositions d paix. Le traité fut bientôt conclu à des con- ditions très avantageuses pour l'empereur. L'ambassade était composée de six seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l'on peut dire que leur entrée fut conforme à la grandeur de leur maître et à l'importance de leur négociation.

Après la conclusion du traité, leurs excel- lences étant averties secrètement des bons of- fices que j'avais rendus à leur nation par la manière dont j'avais parié à l'empereur, me rendirent une visite en cérémonie. Ils com- mencèrent par me faire beaucoup de compli- ments sur ma valeur et sur ma générosité, «t m'invitèrent au nom de leur maître, à pas- ser dans son royaume. Je les remerciai et les priai de me faire l'honneur de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté Blefuscu- dienne, dont les vertus éclatantes étaient ré- pandues par tout l'univers. Je promis de me rendre auprès de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays.

Peu de jours après , je demandai à l'empe- reur la permission de faire mes compliments au grand roi de Blefuscu ; il me répondit froi- dement .ju'il le voulait bien.

J'ai oublié de dire que les ambassadeurs m'avaient parle avec le secours d'un inter- prète. Les langues des deux empires sont très différentes l'une de l'autre; chacune des deux nations vante l'antiquité, la beauté et la force

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de sa langue, et méprise l'autre. Cependant l'empereur, fier de l'avantage qu'il avait rem- porté sur les Blefuscudiens par la prise de leur flotte, obligea les ambassadeurs à pré- senter leurs lettres de créance et à faire leur harangue dans la langue lilliputienne, et il faut avouer qu'à raison du trafic et du com- merce qui est entre les deux royaumes, de la réception réciproque des exilés et de l'usage sont les Lilliputiens d'envoyer leur jeune noblesse dans le Blefuscu, afin de s'y polir et d'y apprendre les exercices, il y a très peu de personnes de distinction dans l'empire de Liiliput, et encore moins de négociants ou de matelots dans les places maritimes qui ne parlent les deux langues.

J'eus alors occasion de rendre à sa majesté Impériale un service très signalé. Je fus un jour réveillé, sur le minuit, par les cris d'une foule de peuple assemblé à la porte de mon hôtel; j'entendis le mot burgum répété plu- sieurs fois. Quelques-uns de la cour de l'em- pereur, s'ouvrant un passage à travers la foule , me prièrent de venir incessamment au palais, l'appartement de l'impératrice était en feu par la faute d'une de ses dames d'hon- neur, qui s'était endormie en lisant un poëme blefuscudien. Je me levai à l'instant et me transportai au palais ?vec assez de peine, sans néanmoins fouler personne aux pieds. Je trou- vai qu'on avait déjà appliqué des échelles aux murailles de l'appartement et qu'on était bien fourni de seaux ; mais l'eau était assez éloi- gnée. Ces seaux étaient environ de la grosseur d'un à coudre, et le pauvre peuple ea

fournissait avec toute la diligence qu'il pou- vait. | 'incendie commençait à croître, et un palais si magnifique aurait été infailliblement réduit eu cendres si, par une présence d'es- prit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup avisé d'un expédient. Le soir précédent, j'a- vais bu en grande abondance d'un vin blane appelé glimigrim t qui vient d'une province de Bletuscu et qui est très diurétique. Je me mis donc a uriner en si grande abondance, et j'ap- pliquai l'eau si à propos et si adrc-itement Cux endroits convenables, qu'en trois minutes le feu fut tout à fait éteint, et que le reste de ce superbe édifice, qui avait coûté des sommes Immenses, fut préservé d'un fatal embrasement. J'ignorais si l'empereur me saurait gré du service que je venais de lui rendre; car, par les lois fondamentales de l'empire, c'était un erime capital et digne de mort de faire de l'eau étendue du palais impérial; mais je fus rassuré lorsque j'appris que sa majesté avait donne, ordre au grand juge de m'expédier des lettres de grâce; mais on m'apprit que l'ini- pérn.îi vant la plus grande horreur de

ce que je venais de faire, s'était transportée au côté le pius éloigné de la cour, et qu'elle était déterminée à ne jamais loger dans des appartements que j'avais osé souiller par une action malhonnête et impudente.

VI. Un m.enrs de? habitants de I.illiput, leur litté- rature, leurs lois, leurs coutumes et leur manière d'élever les enfants.

Quoique j'aie le dessein de renvoyer la des- cription de cet empire à un traité particulier.

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je crois cependant devoir en donner ici au lecteur quelque idée générale. Comme la taille ire des gens du pays est un p-'u moins haute que de six pouces , il y a une propor- tion exacte drus tous les autres animaux, bien que dans les plantes ei dans les arbres. Par exemple, les chevaux et le.- les plus hauts sont de quatre à cinq p les moutons d'un pouce et demi, moins, leurs oies environ de la grosseur d'un moineau; en sorte que leurs insectes et

•s invisibles pour moi; mais la nature a su ajuster les yeux des habitants de L à tous les objets qui leur sont proport i- .aire connaître combien leur vue t s - ard des objets qui sont procl ; vis une fois avec plaisir un ^ibiie plumant une alouette i grosse qu'une mouche oi aile enfilant une aiguil le : avec

soie pareillement invisible.

earactéres et des lettres; mais ire est remarquable, n'ét gauche à la droite, comme celle de ni de la droite à la gauche, comme celle -abes; ni de haut en bas, comme celle iunois ; ni de bas en haut, comme celle :nais obliquement et d'un angle du papier à l'autre, comme celle des dames déterre. Ils enterrent les morts la tête directement et bas, parce qu'ils s'imaginent que, dans onze unes, tous les morts doivent ressusci- rs Ja terre, qu'ils croient plate, se -ra sens dessus dessous , et que, par ce

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moyen, au moment de leur résurrection, ils seront tous trouvés debout sur leurs pieds. Les savants d'entre eux reconnaissent l'absur- dité de cette opinion; mais l'usage subsiste, parce qu'il est ancien et fondé sur les idées du peuple.

Ils ont des lois et des coutumes très singu- lières, que j'entreprendrais peut-être de justk fier si elles n'étaient trop contraires à celles de ma chère patrie. La première dont je fe- rai mention regarde les délateurs. Tous les crimes contre l'Etat sont punis en ce pays-là avec une rigueur extrême; mais, si l'accusé fait voir évidemment son innocence , l'accu- sateur est aussitôt condamné a une mort igno- minieuse, et tous ses biens confisqués au pro- fit de l'innocent. Si l'accusateur est un gueux, l'empereur, de ses propres deniers, dédom- mage l'accusé, supposé qu'il ait été mis en prison ou qu'il ait été maltraité le moins du monde.

On regarde la fraude c*mme un crime plus énorme que le vol; c'est pourquoi elle est tou •ours punie de mort ; car on a pour principe que le soin et la vigilance, avec un esprit or- dinaire, peuvent garantir les biens d'un hom- me contre les attentats des voleurs, mais que la probité n'a point de défense contre la four- berie et la mauvaise foi.

Quoique nous regardions les châtiments et les récompenses comme les grands pivots du gouvernement, je puis dire néanmoins que la maxime de punir et de récompenser n'est pas observée en Europe avec la même sagesse que dans l'empire de Lilliput. Quiconque peut

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apporter des preuves suffisantes qu'il a ob- servé exactement les lois de son pays pendant soixante et treize lunes, a droit de prétendre à certains privilèges, selon sa naissance et son état, avec une certaine somme d'argent tirée d'un fonds destiné à cet usage ; il gagne même le titre de milpall, ou de légitime, lequel est ajouté à son nom ; mais ce ti- tre ne passe pas à sa postérité. Ces peuples regardent comme un défaut prodigieux de politique parmi nous que toutes nos lois soient menaçantes, et que l'infraction soit suivie de rigoureux châtiments, tandis que l'observation n'est suivie d'aucune récompense ; c'est pour cette raison qu'ils représentent la justice avec six yeux, deux devant, autant derrière, et un de chaque côté (pour représenter la circons- pection), tenant un sac plein d'or à sa main droite et une épée dans le fourreau à sa main gauche, pour faire voir qu'elle est plus dispo- sée à récompenser qu'à punir.

Dans le choix qu'on fait des sujets pour remplir les emplois, on a plus d'égard à la probité qu'au grand génie. Comme le gouver- nement est nécessaire au genre humain, on croit que la Providence n'eut jamais dessein de faire de l'administration des affaires pu- bliques une science difficile et mystérieuse qui ne put être possédée que par un petit nombre d'esprits rares et sublimes, tel qu'il en naît au plus deux ou trois dans un siècle ; mais on juge que la vérité, la justice, la tem- pérance et les autres vertus , sont a la portée de tout le monde, et que la pratique de ces vertus, accompagnée d'un peu d'expérienoe

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et de bonne intention, rend quelque personne que ce soit propre au service de son pays, pour peu qu'elle ait de bon sens et de discer- nement.

On est persuadé que tant s'en faut que le défaut des vertus morales soit suppléé par les talents supérieurs de l'esprit, que les em- plois ne pourraient être confiés à de plus dangereuses mains qu'à celles des grands es- prits qui n'ont aucune vertu, et que les er- reurs nées de l'ignorance, dans un ministre honnête homme, n'auraient jamais de si fu- nestes suites, à l'égard du bien public, que les pratiques ténébreuses d'un ministre dont les inclinations seraient corrompues , dont les rvues seraient criminelles, et qui trouverait d-ans les ressources de son esprit de quoi faire le mal impunément.

Qui ne croit pas à la Providence divine par- mi les lilliputiens est déclaré incapable de posséder aucun emploi public. Comme les rois se prétendent, à juste titre, les députés de la Providence, les Lilliputiens jugent qu'il n'y a rien de plus absurde et de plus in- conséquent que la conduite d'un prince qui se sert de gens sans religion, qui nient cette au- torité suprême dont il se dit le dépositaire, et dont, en effet, il emprunte la sienne.

En rapportant ces lois et les suivantes, je ne parle que des lois originales et primitives des Lilliputiens. Je sais que, par des lois mo- dernes, ces peuples sont tombés dans un grand excès de corruption : témoin cet usage honteux d'obtenir les grandes charges en dansant sur la corde, et les marques de dis-

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fcinetion en sautant par-dessus un bâton. Le lecteur doit observer que cet indigne usage fut introduit par le père de l'empereur ré- gnant.

L'ingratitude est, parmi ces peuples, un crime énorme, comme nous apprenons dans l'histoire qu'il l'a été autrefois aux yeux de quelques nations vertueuses. Celui, disent les Lilliputiens, qui rend de mauvais offices à son bienfaiteur même doit être nécessairement l'ennemi de tous les autres hommes.

Les Lilliputiens jugent que le père et la mère ne doivent point être chargés de l'édu- cation de leurs propres enfants, et il y a, dais ehaque ville, des séminaires publics, ou tous les pères et les mères, excepté les paysans et les ouvriers, sont obligés d'envoyer leurs en- fants de l'un et l'autre sexe, pour être éievés et formés. Quand ils sont parvenus à l'âge de vingt lunes, on les suppose dociles et ca- pables d'apprendre. Les écoles cont de diffé- rentes espèces, suivant la différence du rang et du sexe. Des maîtres habiles forment les enfants pour un état de vie conforme à leur naissance, à leur propres talents et à leurs inclinât. ons.

Les séminaires pour les mâles d'une nais- sance illustre sont pourvus de maîtres sérieux et savants. L'habillement et la nourriture des enfants sont simples. On leur inspire des principes d'honneur, de justice, de courage, de modestie, de clémence, de religion et d'a- mour pour la patrie ; ils sont habillés par des hommes jusqu'à l'âge de quatre ans, et, après cet âge, ils sont obligés di s 'habiller eux-

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mêmes , de quelque grande qualité qu'ils soient. Il ne leur est permis de prendre leurs divertissements qu'en la présence d'un maître: par là, ils évitent ces funestes impressions de folie et de vice qui commencent de si bonne heure à corrompre les mœurs et les inclina- tions de la jeunesse. On permet à leurs père et mère de les voir deux fois par an. La visite ne peut durer qu'une heure, avec la liberté de baiser leurs fils en entrant et en sortant; mais un maître, qui est toujours présent en ces occasions, ne leur permet pas de parler secrètement à leur fils, de le flatter, de le ca- Tesser, ni de lui donner des bijoux ou des dra- gées et des confitures.

Dans les séminaires pour les femelles, les jeunes filles de qualité sont élevées presque comme les garçons. Seulement, elles sont ha- billées par des domestiques de leur sexe, mais toujours en présence d'une maîtresse, jusqu'à ce qu'elles aient atteint l'âge de cinq ans, qu'elles s'habillent elles-mêmes. Lorsque l'on découvre que les nourrices ou les femmes de chambre entretiennent ces petites filles d'his- toires extravagantes, de contes insipides ou capables de leur faire peur (ce qui est, en An- gleterre, fort ordinaire aux gouvernantes), elles sont fouettées publiquement trois fois par toute la ville, emprisonnées pendant un an, et exilées le reste de leur vie dans l'endroit le plus désert du pays. Ainsi, les jeunes filles, parmi ces peuples, sont aussi honteuses que les hommes d'être lâches et sottes; elles mé- prisent tous les ornements extérieurs, et n'ont égard qu'a la bienséance et à la propreté.

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Leurs exercices ne sont pas tout à fait si vio- lents que ceux des garçons, et on les fait un peu moins étudier; car on leur apprend aussi les sciences et les belles -lettres. C'est une maxime parmi eux qu'une femme devant être pour son mari une compagnie toujours agréa- ble, elle doit s'orner l'esprit, qui ne vieillit point.

Les Lilliputiens sont persuadés, autrement que nous ne le sommes en Europe , que rien ne demande plus de soin et d'application que l'éducation des enfants. U est aisé, disent- ils, d'en faire, comme il est aisé de semer et de planter ; mais de conserver certaines plan- tes, de les faire croître heureusement, de les défendre contre les rigueurs de l'hiver, contre les ardeurs et les orages de l'été, contre les attaques des insectes, de leur faire enfin porter des fruits en abondance, c'est l'effet de l'attention et des peines d'un jardinier ha- bile.

Ils prennent garde que le maître ait plutôt un esprit bien fait qu'un esprit sublime, plu- tôt des mœurs que de la science ; ils ne peu- vent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans cesse les oreiles de leurs disciples de combi- naisons grammaticales, de discussions frivo- les, de remarques puériles, et qui, pour leur apprendre l'ancienne langue de leur pays , qui n'a que peu de rapport à celle qu'on y parle aujourd'hui, accablent leur esprit de rè- gles et d'exceptions, et laissent l'usage et l'exercice, pour farcir leur mémoire de prij- cipes superflus et de préceptes épineux : ils veulent que le maître se familiarise avec di-

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■nité, rien n'étant plus contraire à la bonus ducation que le pédantisme et le sérieux af- ?eté; il doit, selon eux, plutôt s'abaisser que 'élever devant son disciple, et ils jugent l'un lus difficile que l'autre, parce qu'il faut sou- tint plus d'effort et de vigueur, et toujours lus d'attention, pour descendre sûrement que our monter.

Ils prétendent que les maîtres doivent bien lus s'appliquer à former l'esprit des jeunes ens pour la conduite de la vie qu'a I'enri- hir de connaissances curieuses, presque tou- )urs inutiles. On leur apprend donc de bonne eure à être sages et philosophes, afin que, ms la saison même des plaisirs, ils sachent ;-3 goûter philosophiquement. N'est-il pas idicule, disent-ils, de n'en connaître la nature t le vrai usage que lorsqu'on y est devenu mabile, d'apprendre à vivre quand la vie est resque passée, et de commencer à être iiorn- ie lorsqu'on va cesser de l'être ? On leur propose des récompenses pour aveu ingénu et sincère de leurs fautes, et 3ux qui savent mieux raisonner sur leurs ropres défauts obtiennent des grâces et des onneurs. On veut qu'ils soient curieux et u'ils fassent souvent des questions sur tout 3 qu'ils voient et sur tout ce qu'ils enten- ent, et l'on punit très sévèrement ceux quis la vue d'une chose extraordinaire et remar- uable, témoignent peu d'étonnement et de uriosité.

On leur recommande d'être très fidèles, 'es soumis, très attachés au prince, m**is d'un ttachement général et de devoir, 2t non

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d'aucun attachement particulier, qui blessa souvent la conscience et toujours la liberté, et qui expose à de grands malheurs.

Les maîtres d'histoire se mettent moins peine d'apprendre à leurs élèves la date de tel ou tel événement, que de leur peindre le earacttre, les bounes et les mauvaises qualités des rois, des généraux d'armée et des minis- tres ; ils croient qu'il leur importe assez peu de savoir qu'en telle année et en tel mois telle bataille a été donnée; mais qu'il leur im- porte de considérer combien les hommes, dans tous les siècles, sont barbares, brutaux, injust maires, toujours prêts à pro-

diguer leur propre vie sans nécessité et a at- tenter sur celle des autres sans raison; com- bien les combats déshonorent l'humanité et combien les motifs doivent être puissants pour en venir a cette extrémité funeste; ils regardent l'histoire de l'esprit humain comme la meilleure de toutes, et ils appi-ennent moins aux jeunes gens a retenir les laite qu a en ju„

12s veulent que l'amour des science borné et que chacun choisisse le genre à qui convient le plus à son inclination et à son talent; ils font aussi peu de cas d'un homme qui étudie trop que d'un homme qui mange trop, persuadés que l'esprit a ses indi- gestions comme le corps. Il n'y a que l'empe- reur seul qui ait une vaste et nombreuse bi~ bliotheque. A l'égard de quelques particuliers qui en ont de trop grandes, on les regarde comme des ânes chargés de livres.

La philosophie chez ces peuples est très

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gaie, et ne consiste pas en ergotismes comme dans nos écoles; ils ne savent ce que c'est que baroco et baralipton , que catégories, que termes de la première et de la seconde intention, et autres sottises épineuses de la dialectique, qui n'apprennent pas plus à rai- sonner qu'à danser. Leur philosophie consiste à établir des principes infaillibles, qui con- duisent l'esprit à préférer l'état médiocre d'un honnête homme aux richesses et au faste d'un financier, et les victoires remportées sur ses passions à celles d'un conquérant. Elle leur apprend à vivre durement et à fuir tout ce qui accoutume les sens à la volupté, tout ce qui rend l'âme trop dépendante du corps et affaiblit sa liberté. Au reste, on leur repré- sente toujours la vertu comme une chose aisée et agréable.

On les exhorte à bien choisir leur état de vie, et on tâche de leur faire prendre celui qui leur convient le mieux, ayant moins d'é- gard aux facultés de leurs parents qu'aux fa- cultés de leur âme ; en sorte que le fils d'un laboureur est quelquefois ministre d'Etat, et le fils d'un seigneur est marchand.

Ces peuples n'estiment la physique et les mathématiques qu'autant que ces sciences sont avantageuses à la vie et aux progrés des arts utiles. En général, ils se mettent peu en peine de connaître toutes les parties de l'u- nivers, et aiment moins à raisonner sur l'or- dre et le mouvement des corps physiques qu'à jouir de la nature sans l'examiner. A l'égard de la métaphysique, ils la regardent comme une source de visions et de chimères.

Ils haïssent l'affectation dans le langage et le style précieux, soit en prose, soit en vers, et ils jugent qu'il est aussi impertinent de se distinguer par sa manière de parler que par celle de s'habiller. Un auteur qui quitte le style pur, elaT et sérieux, pour employer ur jargon bizarre et guindé, et des métaphores recherchées et inouïes, est couru et hué dans les rues comme un masque de carnaval.

On cultive, parmi eux, le corps et l'âme tout à la fois, parce qu'il s'agit de dresser un homme, et que l'on ne doit pas former l'un sans l'autre. C'est, selon eux, une couple de chevaux attelés ensemble qu'il faut conduire à pas égaux. Tandis que vous ne formez, di- sent-ils, que l'esprit d'un enfant, son exté- rieur devient grossier et impoli; tandis que vous ne lui formez que le corps, la stupidité et l'ignorance s'emparent de son esprit.

Il est défendu aux maîtres de châtier les enfants par la douleur; ils le font par le re- tranchement de quelque douceur sensible, par la honte, et surtout par la privation de deux ou trois leçons, ce qui les mortifie extrê- mement, parce qu'alors on les abandonne à eux-mêmes, et qu'on fait semblant de ne les pas juger dignes d'instruction. La douleur, se- lon eux, ne sert qu'à les rendre timides, défaut très préjudiciable, et dont on ne guérit jamais-

YII.— L'anteur. ayant reçu avis qu'on lui vonla^ faire son procès pouf crime de lèse-majesté, s'eniuit dans le royaume de Blefuscu.

Avant que je parle de ma sortie de l'em-

HO

pire de Lilliput, il sera peut-être à propoa d'instruire le lecteur d'une intrigue secrète qui se forma contre moi.

J'étais peu fait au manège de la cour, et la bassesse de mon état m'avait refusé ies dispositions nécessaires pour devenir un ha- bile courtisan , quoique plusieurs d'aussi

extraction que moi aient souvent réussi a la coin- et y soient parvenus aux plus grands emplois; mais aussi n'avaient-ilf

ftre la même délicatesse que moi sur la probité et sur l'honneur. Quoi qu'il en soit, pendant que je me disposais à partir pour mo rendre auprès de l'empereur de Blefuscu, une

tne de grande considération à la cour,

I ii j'avais rendu des services importants,

me vint trouver secrètement pendant la nuit,

et entra chez moi avec sa chaise sans se faire

annoncer. Les porteurs furent congédiés. Je

i chaise avec son excellence dans la de mon justaucorps, et, donnant or- dre à un domestique de tenir la porte de ma maison termee, je mis la chaise sur ia table et je m'assis auprès. Après les premiers compliments, remarquant que l'air de ce sei- gneur était triste et inquiet, et lui en ayant demandé la raison, il me pria de le vouloir bien écouter sur un sujet qui intéressait mon honneur et ma vie. . J e vous apprends, me dit-il, qu'on a con-

: depuis peu plusieurs comités secrets à votre sujet, et que, depuis deux jours, sa ma- jesté a pris une fâcheuse résolution. Voua n'ignores pas que Skyriesh Bolgolam (galbet ou grand-amiral) a presque toujours été votre

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ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je n'en sais pas l'origine; mais sa haine s'est tort augmentée depuis votre expédition contre la flotte de Bleiuscu : comme amiral, il est jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de concert avec FUmnap, grand-trésorier; Limioc, e général; Lalcon, le grand-chambellan et Balmaff, le £rand-juge, ont dressé des articles pour ous faire votre procès en qualité de cri» imnel de lese-majesté et comme coupable dte plusieurs autres grands crimes. »

Cet exorde me frappa tellement, que j'ai» lais l'interrompe, quand il me pria de ne rien dire et de l'écouter, et il continua ainsi :

« Pour reconnaître les services que vous z rendu», je me suis fait instruire de tout le procès, et j'ai obtenu une copie des articles : c'est une affaire dans laquelle je ris- que ma tête pour votre service.

« ARTICLES »E L'ACCOSATIOX INTENTÉE CONTRE » QUINBDS FLESTRIN (l'HOMME MONTAGNE). Article

» 1". D'autant que, par une loi portée sous Je ;e de sa majesté impériale Cabin u> (far » Piune, il est ordonné que quiconque fera de = l'eau dans l'étendue du palais impérial sera t aux peines et châtiments du crime de » lèse-majesté, et que , malgré cela , ledit s Quinbus (-'Lutrin, par un violemeut ouvert » de ladite loi, sous le prétexte d'éteindre le » feu allumé dans l'appartement de la chère 3 impériale épouse de sa majesté, aurait ma- o iicieusemeut, traîtreusement et diabolique- » ment, par la décharge de sa vessie, éteint s ledit feu allumé dans ledit appartement,

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» étant alors entré dans l'étendue dudit palais

impérial. »

» Art. 2. Que ledit Quinbus Flestrin, ayant

amené la flotte royale de Bief uscu dans notre » port impérial, et lui ayant été ensuite en- » joint par sa majesté impériale de se rendre

maître de tous les autres vaisseaux dudit » royaume de Blefuscu, et de le réduire à la . forme d'une province qui pût être gouvernée

par un vice-roi de notre pays, et de faire » périr et mourir tous les gros-boutiens exilés, » mais aussi tout le peuple de cet empire qui » ne voudrait incessamment quitter l'hérésie » gros-boutienne; ledit Flestrin, comme un » traître rebelle à sa très heureuse impériale » majesté, aurait représenté une requête pour » être dispensé dudi service, sous le prétexte » frivole d'une répugnance de se mêler de

contraindre les consciences et d'opprimer la

liberté d'un pc iple innocent.

» Art. 3. Que certains ambassadeurs étant

venus depuis peu à la cour de Blefuscu pour

demander la paix à sa majesté, ledit Flestrin,

comme un sujet déloyal, aurait secouru, » aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs,

quoiqu'il les connût pour être ministres d'un prince qui venait d'être récemment l'ennemi déclaré de sa majesté impériale, et dans uns guerre ouverte contre sadite majesté. » Art. 4. Que ledit Quinbus Flestrin, contre le devoir d'un fidèle sujet, se disposerait ac tuellement à faire un voyage à *a cour de Blefuscu, pour lequel il n'a reçu qu'une per- » mission verbale de sa majesté* impériale, et, » sous prétexte de ladite permission, se pro-

H3

poserait témairement et perfidement de faire ledit voyage, et de secourir, souJiger et ai- der le roi de Blefuscu. »

» H y a encore d'autres articles, ajouta-t-il ; mais ce sont les plus importants dont je viens de vous lire un abrégé. Dans les différentes délibérations sur cette accusation, il faut avouer que sa majesté a fait voir sa modération, sa douceur et son équité, représentant plusieurs fois vos services, et tâchant de diminuer vos crimes. Le trésorier et l'amiral ont opiné qu'on devait vous faire mourir d'une mort cruelle et ignominieuse, en mettant le feu à votre hôtel pendant la nuit; et le général devait vous attendre avec vingt mille hommes ar- més de flèches empoisonnées, pour vous frap- per au visage et aux mains. Des ordres se- crets devaient être donnés à quelques-uns de vos domestiques pour répandre un suc veni- meux sur vos chemises, lequel vous aurait fait bientôt déchirer votre propre chair et mourir dans des tourments excessifs. Le gé- néral sest rendu au même avis, en sorte que, pendant quelque temps, la pluralité des voix a été contre vous; mais sa majesté, résolue de vous sauver la vie, a gagné le suffrage du chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, pre- mier secrétaire d'Etat pour les affaires secrè- tes, a reçu ordre de l'empereur de donner son avis, ce qu'il a fait conformément à celui de sa majesté, et certainement il a bien justifié l'estime que vous avez pour lui : il a reconnu que vos crimes étaient grands, mais qu'ils méritaient néanmoins quelque indulgence;

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il a dit que l'amitié qui était entre vous et lui était si connue, que peut-être on pour- rait le croire prévenu en votre faveur; que, cependant, pour obéir au commandement de sa majesté, il voulait dire son avis avec fran- chise et liberté; que si sa majesté, en consi-

m de vo3 services et suivant la douceur de son esprit voulait bien vous sauver la vie et se contenter de vous faire crever les deux yeux, il jugeait avec soumission que, par cet expédient, la justice pourrait être en quelque sorte satisfaite, et que tout le monde applau- dirait a la clémence de l'empereur, aussi bien qu'à la procédure équitable et généreuse de ceux qui avaient l'honneur d'être ses conseil- lers; que la perte de vos yeux ne ferait point d'obstacle à votre force corporelle, par la- quelle vous pourriez être encore utile à sa ma- :-sté; que l'aveuglement sert à augmenter le courage, en nous cachant les périls ; que l'es- prit en devient plus recueilli et plus disposé a la découverte de la vérité; que la crainte que vous aviez pour vos yeux était la plus grande difficulté que vous aviez eue à sur- monter en vous rendant maître de la flotte ennemie, et que ce serait assez que vous vis- siez par les yeux des autres, puisque les plus puissants princes ne voient pas autrement. Cette proposition fut reçue avec un déplaisir

ne par toute rassemblée- L'amiral Bol- golant, tout en feu, se leva, et, transporté de lureur, dit qu'il était étonné que le secrétaire osât opiner pour la conservation de la vie a un traître ; que les services que vous aviez ren- dus étaient, selon le? véritables maximes d'E-

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tat, des crimes énormes ; que tous, qui étiez, capacle d'éteindre tout à coup un incendie en arrosant d'urine le palais de s:* majesté (ce qu'il ne pouvait rappeler sans horreurj, pour- riez quelque autre fois, par le même moyen, innonder le palais et toute la ville, ayant une pompe énorme disposée à cet effet ; et que la même force qui vous avait mis en état d'en- traîner toute la flotte de l'ennemi pourrait servir à la reconduire, sur le premier mécon- tentement, à l'endroit d'où vous l'aviez tirée; qu'il avait des raisons très fortes de penser que vous étiez gros-boutien au fond de votre cœur, et parce que la trahison commence au eœur avant qu'ehe paraisse dans les actions, comme gros-boutien, il vous déclara formelle- ment traître et rebelle, et insista qu'on devait élai vous faire mourir. Le trésorier fut du même avis. Il fit voir a quelles extrémités les finances de sa majesté étaient réduites par la dépense de votre entretien, ce qui deviendrait bientôt insoutenable; que l'expédient proposé par le secrétaire de vous crever les yeux, loin d'être un remède contre ce mal, l'augmente- rait selon toutes les apparences, eomine il paraît par l'usage ordinaire d'aveugler certai- nes volailles, qui, après cela, mangent encore plus et s'engraissent plus promptement ; que sa majesté sacrée et le conseil, qui étaient vos juges, étaient dans leurs propres consciences persuadés de votre crime, ce qui était une preuve plus que suffisante pour vous condam- ner à mort, sans avoir recours à des preuves formelles requises par la lettre rigide de la loi. Mais sa majesté impériale, étant absolu-

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ment déterminée à ne vous point faire mou- rir, dit gracieusement que, puisque le conseil jugeait la perte de vos yeux un châtiment trop léger, on pourrait en ajouter un autre. Et votre ami le secrétaire, priant avec sou- mission d'être écouté encore pour répondre à ce que le trésorier avait objecté toudiant la grande dépense que sa majesté faisait pour votre entretien, dit que Son Excellence, qui seule avait la disposition des finances de l'empereur, pourrait remédier facilement à ce mal en di- minuant votre table peu à peu, et que, par ce moyen, faute d'une quantité suffisante de nourriture, vous deviendriez faible et languis- sant et perdriez l'appétit et bientôt après la vie. Ainsi, par la grande amitié du secrétaire, toute l'affaire a été terminée à l'amiable; des ordres précis ont été donnés pour tenir secret le dessein de vous faire peu à peu mourir de laim. L'arrêt, pour vous crever les yeux a été enregistré dans le greffe du conseil, personne ne s'y opposant, si ce n'est l'amiral Rolgolam. Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de se rendre chez vous et de ire les articles de votre accusation en votre présence, et puis de vous faire savoir la grande clémence et grâce de sa majesté et du conseil, en ne vous condamnant qu'à la perte de vos yeux, à la- melle sa majesté ne doute pas que vous voua soumettiez avec la reconnaissance et l'humi- lité qui conviennent. Vingt des chirurgiens de sa majesté se rendront à sa suite, et exé- cuteront l'opération par la décharge adroite de plusieurs flèches très aiguës dans les prunelles de vos yeux lorsque vous serez

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ouché à terre. C'est à vous à prendre les lesures convenables que votre prudence vous uggérera. Pour moi, afin de prévenir tout oupçon, il faut que je m'en retourne aussi ecretement que je suis venu. » Son Excellence me quitta, et je restai seul vré aux inquiétudes. C'était un usage intro- uit par ce prince et par son ministère (très ifférent, à ce qu'on m'assure, de l'usage des remiers temps), qu'après que la cour avait rdonné un supplice pour satisfaire le ressen- ment du souverain ou la malice d'un favori, empereur devait faire une harangue à tout son Dnseil, parlant de sa douceur et de sa clé- îence comme de qualités reconnues de tout } monde. La harangue de l'empereur à mon ajet fut bientôt publiée par tout l'empire, fc rien n'inspira tant de terreur au peuple ue ces éloges de la clémence de sa majesté, arce qu'on avait remarqué que plus ces éloges taient amplifiés, plus le supplice était ordi- airement cruel et injuste. Et, à mon égard, faut avouer que , n'étant pas destiné par ma aissance ou par mon éducation à être omme de cour, j'entendais si peu les affaires, ue je ne pouvais décider si l'arrêt porté Mitre moi était doux ou rigoureux, juste ou îjuste. Je ne songeai point à demander la ermission de me défendre; j'aimais autant tre condamné sans être entendu , car ayant utrefois vu plusieurs procès semblables, je îs avais toujours vus terminés selon les inst- ructions données aux juges et au gré des ccusateurs accrédités et puissants. J'eus quelque envie de faire de la résis-

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tance; car, étant en liberté, toutes les forces de cet empire ne seraient pas venues à bout de moi, et j'aurais pu facilement, à coups de pierres, battre 6t renverser la capitale; mais je rejetai aussitôt ce projet avec horreur, me ressouvenant du serment que j'avais prêté à sa majesté, des grâces que j'avais reçues d'elle et de la haute dignité de nardac qu'elle m'avait conférée. D'ailleurs, je n'avais pas as- sez pris l'esprit de la cour pour me persua- der que les rigueurs de sa majesté m'acquit- taient de toutes les obligations que je lui avais.

Enfin, je pris une résolution qui, selon les apparences, sera censurée .de quelques per- sonnes avec justice; car je confesse que ce fut une Grande témérité à moi et un très mauvais procédé de ma part d'avoir voulu eonserver mes yeux, ma liberté et ma vie, malgré les ordres de la cour. Si j'avais mieux connu le caractère des princes et des minis- tres d'Etat, que j'ai depuis observé dans plu- sieurs autres cours, et leur méthode de trai- ter des accusés moins criminels que moi, je me serais soumis saus difficulté à une peine si douce; mais, emporté par le feu de la jeu- nesse, et ayant eu ci-devant la permission de sa majesté impériale de me rendre auprès du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l'expi- Fation des trois jours, d'envoyer une lettre à mon ami le secrétaire, par laquelle je lui fai- sais savoir la résolution que j'avais prise de partir ce jour- même pour Blefuscu, sui- vant la permission que j'avais obtenue; et, sans attendre la réponse, ie m'avançai vers

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côte de l'île était la flotte. Je me saisis un gros vaisseau de guerre, Rattachai un ible à la proue, et, levant les ancres, je me Rhabillai, mis mon habit (avec ma couver- ire que j'avais apportée sous mon t ras sur

varsseau, et, le tirant après moi, tantôt néant, tantôt nageant, j'arrivai au port royal 3 Blefuscu, le peuple m'avait attendulong- imps. On m'y fournit deux guides pour me mduire à la capitale, qui porte le même 3m. Je les tins dans mes mains jusqu'à ce îe je fusse arrivé à cent toises de la porte j la ville, et je les priai de donner avis de ion arrivée à un des secrétaires d'Etat, et de d faire savoir que j'attendais les ordres de i majesté. Je reçus réponse, au bout d'une gure, que sa majesté, avec toute la maison >yale. venait pour me recevoir. Je m'avançai nquante toises : le roi et sa suite descende ;nt de leurs chevaux, et la reine, avec les âmes, sortirent de leurs carrosses, et je n'a- îrçus pas qu'ils eussent peur de moi. Je me >uchai à terre pour baiser les mains du roi : de la reine. Je dis à sa majesté que j'étais enu, suivant ma promesse, et avec la per- lission de l'empereur mon maître, pour avoir aonneur de voir un si puissant prince, et our lui offrir tous les services qui dépendaient e moi, et qui ne seraient pas contraires à ce ue je devais à mon souverain, mais sans par- >r de ma disgrâce.

Je n'ennuierai point le lecteur du détail de la réception à la cour, qui fut conforme à la énérosité d'un si grand prince, nidesincom- îodités que j'essuyai faute d'une maison et

<run lit, étant obligé de me coucher a terre en- veloppé de ma couverture.

VIII. L'auteur, par un accident heureux, trouve le moven de quitter Blefuscu, ei, après quelques diffi- cultés, retourne dans sa patrie.

Trois jours après mon arrivée, me prome- nant par curiosité vers la côte de l'île qui re- garde le nord-est, je découvris à une demi- lieue de distance dans la mer, quelque chose qui me sembla être un bateau renversé. Je tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans l'eau cent ou cent cinquante toises, je vis que l'objet s'approchait par la force de la marée, et je connus alors que c'était une chaloupe, qui, à ce que je crus, pouvait avoir été déta- chée d'un vaisseau par quelque tempête ; sur quoi, je revins incessamment à la ville, et priai sa majesté de me prêter vingt des plus grands vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de sa flotte, et trois mille matelots, sous les or- dres du vice-amiral. Cette flotte mit a la voile, faisant le tour, pendant que j'allai par le che- min le plus court à la côte, j'avais premiè- rement découvert la chaloupe. Je trouvai que la marée l'avait poussée encore plus prés du rivage. Quand les vaisseaux m'eurent joint, je me dépouillai de mes habits, me mis dans l'eau, et m'avançai jusqu'à cinquante toises de la chaloupe, après quoi je fus obligé Je na- ger jusqu'à ce que je l'eusse atteinte; les ma- telots me jetèrent un câble, dont j'attachai un bout à un trou sur le devant du bateau, et

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l'autre bout à un -vaisseau de guerre ; mais je ne pus continuer mon voyage, perdant pied dans: Veau. Je me mis donc à nager derrière [a chaloupe et à la pousser en avant avec une le mes mains; en sorte qu'à la faveur de la marée, je m'avançai tellement vers le rivage, lue je pus avoir ie menton hors de l'eau et trouver pied. Je me reposai deux ou trois mi- nutes, et puis je poussai le bateau encore jus- lu'à ce que la mer ne fût pas plus haute que mes aisselles, et alors la plus grande fatigue îtait passée; je pris d'autres câbles apportés ians un des vaisseaux, et les attachant pre- mièrement au bateau, et puis à neuf des vais- seaux qui m'attendaient, le vent étant assez favorable et les matelots m'aidant, je fis en 3orte que nous arrivâmes à vingt toises du rivage, et, la mer s'étant retirée, je gagnai la maloupe à pied sec, et, avec le secours de ieux mille hommes et celui des cordes et des machines, je vins à bout de la relever, et trouvai qu'elle n'avait été que très peu endom- magée.

Je fus dix jours a faire entrer ma chaloupe dans le port royal de Blefuscu, il s'amassa un grand concours de peuple, plein d'éton- nement à la vue d'un vaisseau si prodi- gieux,

Je dis au roi que ma bonne fortune m'avait fait rencontrer ce vaisseau pour me transpor- ter à quelque autre endroit, d'où ie pourrais retourner dans mon pays natal, et je priai sa majesté de vouloir bien donner ses ordres pour mettre ce vaisseau en état de me servir, et de me permettre de sortir de ses Etats, ce

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qu'après quelques plaintes obligeantes il loi plut rie m'accorder.

J'étui3 tort surpris que l'empereur de Lil- liput, depuis mon départ, n'eût fait aueune recherche à mon sujet; mais j'Appris que sa majesM impériale, ignorant que j'avais eu avis de ses desseins, s'imaginait que je n'é- tais allé à Blefuscu que pour accomplir ma promesse, suivant la permission qu'elle m'en avait donnée, et que je reviendrais dans pei. de jours; mais, à la fin, ma longue absence la mit en peine, et, ayant tenu conseil av^c le trésorier et le reste de la cabale , une per- sonne de qualité fut dépêchée avec une copie des articles dressés contre moi. L'envo.vé avait des instructions pour représenter au souverain de Blefuscu la grande douceur de son maître, qui s'était contenté de me punir par la perte de mes yeux ; que je m'étais soustrait à la justice, et que, si je ne retour- nais pas dans deux jours, je serais dépouillé de mon titre de nardac, et déclaré criminel de haute trahison. L'envoyé ajouta que, pom conserver la paix et l'amitié entre les deux empires, son maître espérait que le roi de Blefuscu donnerait ordre de me faire recon- duire : Lilliput pieds et mains liés, p^nr être puni comme un traître.

Le roi de Blefuscu, ayant pris tro s jours pour délibérer sur cette affaire, rendit une réponse Très honnête et très sa^e. Q repré- senta qu'a l'égard de me renvoyer l>é, l'em- pereur n'ignorait pas que cela était impossi- ble; que, quoique je lui eusse enlevé sa flotte, il m'était redevable de plu&teura bons offices

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lue je lui avait rendus, par rapport au traité ïe paix; d'ailleurs, qu'ils seraient bientôt :'un et l'autre délivrés de moi , parce que 'avais trouvé sur le rivage un vaisseau pro- ligieux, capable de me porter sur la mer, m'il avait donné ordre d'accommoder avec non secours et suivant mes instructions ; en sorte qu'il espérait que, dans peu de semaines, es deux empires seraient débarrassés d'un ardeau si insupportable.

Avec cette réponse, l'envoyé retourna a Liiliput, et le roi de Blefuscu me raconta tout ce qui s'était passé, m'offrant en même :emps, mais secrètement et en confidence, sa rracieuse protection si je voulais rester à son service. Quoique je crusse sa proposition sin- ïére, je pris la résolution de ne me livrer amais à aucun prince ni à aucun ministre, orsque je me pourrais passer d'eux ; c'est pourquoi, après avoir témoigné à sa majesté na juste reconnaissance de ses intentions "avorabies, je la priai humblement de me ionner mon congé, en lui disant que, puis- que la fortune, bonne ou mauvaise, m'avait )ffert un vaisseau, j'étais résolu de me livrer i l'Océan plutôt que d'être l'occasion d'une rupture entre deux si puissants souverains. Le roi ne me parut pas offensé de ce dis- cours, et j'appris même qu'il était bien aise ie ma résolution, aussi bien que la plupart de ses ministres.

Ces considérations m'engagèrent à partir an peu plus tôt que je n'avais projeté, et la sour, qui souhaitait mon départ, y contribue avec empressement. Cinq cents ouvriers fu<

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rent employés à faire deux voiles à mon ba- teau, suivant mes ordres, en doublant treize fois ensemble leur plus grosse toile et la ma- telassant. Je pris la peine de faire des cordes et des câbles, enjoignant ensemble dix, vingt ou trente des plus forts des leurs. Une grosse pierre, que j'eus le bonheur de trouver, après une longue recherche, près le rivage de la mer, me servit dancre ; j'eus le suif de trois cents bœufs pour graisser ma chaloupe et pour d'autres usages. Je pris des peines infi- nies à couper les plus grands arbres pour en faire des rames et des mâts, en quoi cepen- dant je fus aidé par les charpentiers des na- vires de sa majesté.

Au bout d'environ un mois, quand tout fut prêt, j'allai pour recevoir les ordres de sa ma- jesté et pour prendre congé d'elle. Le roi, ac- compagné de la maison royale, sortit du palais. Je rue couchai sur le visage pour avoir l'hon- neur de lui baiser la main, qu'il me donna très gracieusement, aussi bien que la reine et les jeunes princes du sang. Sa majesté me fit présent de cinquante bourses de deux cents spruggs chacune, avec son portrait en grand, que je mis aussitôt dans un de mes gants pour le mieux conserver.

Je chargeai sur ma chaloupe cent bœufs et trois cents moutons, avec du pain et de la boisson à proportion, et une certaine quantité de viande cuite, aussi grande que quatre c^nts cuisiniers m'avaient pu fournir. Je pris avec moi six vaches et six taureaux vivants, et un même nombre de brebis et de béliers, ayant dessein de les porter dans mon pays pour en

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multiplier l'espèce; je me fournis aussi de foin et de blé. J'aurais été bien aise d'emmener six des gens du pays, mais le roi ne le voulut pas permettre ; et , outre une trè3 exacte visite de mes poches, sa majesté me fit donner ma parole d'honneur que je n'empor- terais aucun de ses sujets, quand même ce serait de leur propre consentement et à leur requête.

Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à la voile le vingt-quatrième jour de septembre 1701, sur les six heures du matin; et, quand j'eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le vent était au sud-est, sur les six heures du soir je découvris une petite île longue d'envi- ron une demi-lieue vers le nord-est. Je m'a- vançai et jetai l'ancre vers la côte de l'île qui était à l'abri du vent, elle me parut inhabitée. Je pris des rafraîchissements et m'alîai repo- ser. Je dormis environ six heures, car le jour commença a paraître deux heures après que je fus éveillé. Je déjeunai, et, le vent étant favorable, je levai l'ancre, et fis la même route que le jour précédent, guidé par mon compas de poche. C'était mon dessein de me renire, s'il était possible, à une de ces îles que je croyais, avec raison, situées au nord-est de la terre de Van Diémen.

Je ne découvris rien ce jour-là, mais le lendemain, sur les trois heures après midi, quand j'eus fait, selon mon calcul, environ vingt-quatre lieues, je découvris un navire faisant route vers le sud-est. Je mis toutes mes voiles, et, au bout d'une demi-heure, le navire m'ayant aperçu, arbora son pavillon

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un coup de c mon. Il n'e^t pas facile de représenter la joie que je ressentis <Ie l'es- pérance que j'eus de revoir encore une fois mon aimable pays et les chers gages que j'y avais 3. Le' navire relâcha ses voiles, et je le joignis à cinq ou six heures du soir, le "26 sep- tembre. J'étais transporté de joie de voir le pavillon d'Angleterre. Je mis mes v&c mes moutons dans le^ poches de mon justau- corps, et me rendis à bord avec toute ma petite cargaison de v>vres. C'était an vaisseau marchand anglais , revenant du Japon par le3 mers du nord et du sud, commandé pa le ca- pitaine Jean Bidell, de Deptford, fort Honnête comme et excellent marin.

Il y avait environ cinquante hommes sur le vaisseau, parmi lesquels je rencontrai un de mes anciens camarades, nommé Pierre Wil- liams , qui parla avantageusement de moi au capitaine. Ce galant homme me fit un très bon accueil , et me pria de lui apprendre d'où ]e venais et j'allais, ce que je fis en peu de mots ; mais il crut que la fatigue et les périls que j'avais courus m'avalent fait tour- ner la tête, sur quoi je tirai mes vaches et mes moutons de ma poche, ce qui le jeta dans un grand étonnement, en lui faisant voir la vérité de ce que je venais de lui raconter. Je lui montrai les pièces d'or que m'avait don- nées le roi ce Blefuscu, aussi bien que le por- trait de sa majesté en grand, avt autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux bourses de Jeux cents spruggs chacune, et pro- mis, à notre arrivée en Angleterre, de lui faire présent d'une vache et d'une brebis pleines.

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Je n'entretiendrai point le lecteur du dé'a> ie ma route; nous arrivâmes aux Dunes II •702. Je n'eus qu'un seul malheur, ^est que les rats du vaisseau emportèrent une ie mes bre!?:<3 Je débarquai le reste de mon bétail en santé, et le mis paître dans un par- terre de jeu de boule, à Greenvrich.

Pendant le peu de temps que je restai en Angleterre, je fis un profit considérât nontrant mes animaux a plusieurs gens d qualité, et même au peuple, et, avant que je jommençasse mon second voyage, je les vendis six cents livres sterling. Depuis mon dernier retour, f en ai inutilement cherché la race, ie croyais considérablement augmentée, sur- tout les moutons ; j'espérais que cela te rait à l'avantage de nos manufactures de laine par la finesse des toisons.

Je ne restai que deux mois avec ma femme famille : la passion insatiable d. les pays étrangers ne me permit pas plus longtemps sédentaire. Je laissai quinze jents livres sterling à ma femme , et l'établis ians une bonne maison à Redriff ; je portai le reste de ma fortune avec moi, partie en irgent et paH-jp. en marchandises, dans la rue d'augmenter mes fonds. Mon oncle Jean m'avait laissé des terres proche d'Epping, de trente rling de rente, et j'avais un

îong bAil des Taureaux noirs, en Fetterlane, gui me fournissait le même revenu : ainsi, je ne courais pas risque de laisser ma famille à la charité de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi nommé du nom de son oncle, apprenait le iatin et allait au collège, et ma fille Elisa-

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beth , qui est à présent mariée et a des en- fants, s'appliquait au travail de l'aiguille. Je dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille, et, maigre beaucoup de larmes qu'on versa de part et d'autres, je montai courageusement sur Y Aventure, vaisseau marchand de trois cents tonneaux , commandé par le capitaine Jean Nicolas, de Liverpool.

SECONDE PARTIE

VOYAGE A BROBDINGNAO

I. L'auteur, après avoir essuyé une grande tem- pête, se met dans une chaloupe pour descendre à terre et est saisi par un des habitants du pays. Comment il en est traité.— Idée du pays et du peuple

Ayant été condamné par la nature et par la fortune a une vie agitée, deux mois après mon retour, comme j'ai dit, j'abandonnai en- core mon pays natal et je m'embarquai dans les Dunes, le 20 juin 1702, sur un vaisseau nommé Y Aventure, dont le capitaine Jean Ni- colas, de la province de Cornouailles, partait pour Surate. Nous eûmes le vent très favo- rable jusqu'à la hauteur du cap de Bonne- Espérance, nous mouillâmes pour faire aiguade. Notre capitaine se trouvant alors incommodé d'une fièvre intermittente, nous ne pûmes quitter le cap qu'à la fin du mois de mars. Alors, nous remîmes à la voile, et notre voyage fut heureux jusqu'au détroit de Madagascar ; mais étant arrivés au nord de cette île, les vents qui, dans ces mers, souf- flent toujours également entre le nord et l'ouest depuis le commencement de décem-

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bre jusqu'au commencement de mai, com- mencèrent le 29 avril à souffler très violem-

du côté de l'ouest, ce qui dura vingt jours de suite, pendant lesquels nous fûmes poussés un peu à l'orient des îles Mcluques, et envirop à trois degrés au nord de la ligne équinoxiale, ce que notre capitaine décou- vrit par son estimation faite le second jour de mai. qae le vent cessa; mais étant homme très expérimenté dans la navigation de ces mers, il nous ordonna de nous préparer pour le lendemain à une terrible tempête, ce qui ne manqua pas d'arriver. Un vent du sud, appelé moMSion, commença à s'élever. Ap- préhendant que le vent ne devînt trop fort, noms serrâmes la voile du beaupré et mîmes la cape pour serrer la misaine ; mais rorage augmentant toujours, nous fîmes attacher les

9 et serrâmes la misaine. Le vaisseau était au large, et ainsi nous crûmes que le meilleur parti à prendre était d'aller vent derrière. Kous rivâmes la misaine et bordâmes les Reçûtes ; le timon était devers le vent, et le navire se gouvernait bien. Nous mîmes hors la grande voile ; mais elle fut déchirée par la violence du temps. Après, nous amenâmes la grande vergue pour la dégréer, et coupâmes tous les cordages et le robinet qui la te- naient. La mer était très haute, les vagues se brisant les unes contre les autres. Nous tirâ- mes les bras du timon et aidâmes au timo- nier, qui ne pouvait gouverner seul. Nous ne voulions pas amener le mât du grand hunier, parce que le vaisseau se gouvernait mieux allant avec la mer , et nous étions persua-

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';i ferait mieux son chemin le mât

ne nous étions assez au large apreë la tempête, nous mîmes hors la misaine et la B voile, et gouvernâmes auprès du vent; après, nous mîmes hors "artimon, le grand et te petit hunier. Notre route était efcMiOid-est; le vent était au sud-ouest. Nous Aines à tribord et démarrâmes le bras de devers le vent, brassâmes les boulines, et mSmes le navire au plus près du vent, toute» les voiles portant. Pendant cet orage, qui fut suivi d'un vent impétueux d'est-sud-ouest, nous fûmes poussés, selon mon calcul, envi- ron cinq cents lieues vers l'Orient, en sorte que le plus vieux et le plus expérimenté des mariniers ne sut nous dire en quelle partie dQ monde nous étions. Cependant les vivre? ne nous manquaient pas, notre vaisseau ne faisait point d'eau, et notre équipage était en bonne s^nté; mais nous étions iuits k une très grande diserte d'eau. Nous jugeâmes? plus à propos de continuer la même routo que de tourner au nord, ce qui nous aurait peut-être portés aux parties de la Graude- Tartctrie qui sont le plus au nord-om dans la mer Giaciale.

Le seizième de juin 1703, un garçon décou- vrit la terre du^haut du perroquet; le di*« septième, nous vîmes clairement une grande île ou un continent (car nous ne sûmes cas I - quel des deux), sir le côté droit duquel il y avait une petite langue de terre qui s'avan- çait dans la mer, et une petite baie fcrçp basae pour qu'un vaisseau de plus de cent tonneaux pût y entrer. Nous jetâmes l'ancre

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à une lieue de cette petite baie; notre capi- taine envoya douze hommes de son équipage bien armés dans la chaloupe, avec des vases pour l'eau, si l'on pouvait en trouver. Je lui demandai la permission d'aller avec eux pour Yoir le pays, et faire toutes les découvertes que je pourrais. Quand nous fûmes à terre nous ne vîmes ni rivière, ni fontaines, ni au- cuns vestiges d'habitants, ce qui obligea nos gens à côtoyer le rivage pour chercher de l'eau fraîche proche de la mer. Pour moi, je me promenai seul, et avançai environ un mille dans les terres, je* ne remarquai qu'un pays stérile et plein de rochers. Je commençais à me lasser, et, ne voyant rien qui put satisfaire ma curiosité, je m'en re- tournais doucement vers la petite baie, lors- que je vis nos hommes sur la chaloupe qui semblaient tâcher, à force de rames, de sau- Ter leur vie, et je remarquai en même temps qu'ils étaient poursuivis par un homme d'une grandeur prodigieuse. Quoiqu'il fût entré dans la mer, il n'avait de l'eau que jusqu'aux genoux et faisait des enjambées étonnantes; mais nos gens avaient pris le devant d'une demi-lieue, et la mer étant en cet endroit pleine de rochers, le grand homme ne put atteindre la chaloupe. Pour moi, je me mis à fuir aussi vite que je pus, et je grimpai jus- qu'au sommet d'une montagne escarpée, qui me donna le moyen de voir une partie du pays. Je le trouvai parfaitement bien cultivé; mais ce qui me surprit d'abord fut la gran- deur de l'herbe, qui me parut avoir dIus de Yinfi-t pieds de hauteur.

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Je pris un grand chemin, qui me parut tel, quoiqu'il ne fut pour les habitants qu'un petit sentier qui traversait un champ d'orge. Là, je marchai pendant quelque temps; mais je ne pouvais presque rien voir, le temps de la mois- son étant proche, et les blés étant de quarante pieds au moins. Je marchai pendant une heure avant que je pusse arriver à l'extrémité de ce champ, qui était enclos d'une haie haute au moins de cent vingt pieds ; pour les arbres, ils étaient si grands, qu'il me fut impossible d'en supputer la hauteur.

Je tâchais de trouver quelque ouverture dans la haie, quand je découvris un des habi- tants dans le champ prochain, de la même taille que celui que j'avais vu dans la mer poursuivant notre chaloupe. Il me paruît aussi haut qu'un clocher ordinaire, et il tai- sait environ cinq toises à chaque enjambée, autant que je pus conjecturer. Je fus frappé d'une frayeur extrême, et je courus me ca- cher dans le blé, d'où, je le vis s'arrêter à une ouverture de la haie, jetant les yeux çà et là, et appelant d'une voix plus grosse et plus re- tentissante que si elle fut sortie d'un porte- voix ; le son était si fort et si élevé dans l'air que d'abord je crus entendre le tonnerre. Aus- sitôt sept hommes de sa taille s'avancèrent vers lui, chacun une faucille à la main, cha- que faucille étant de la grandeur de six faux. Ces gens n'étaient pas si bien habillés que le premier, dont il semblaient être les domesti- ques. Selon les ordres qu'il leur donna, ils al- lèrent pour couper le blé dans le champ j'étais couché. Je m'éloignai d'eux autant que

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e pus; mais je ne me remuais qu'avec une iiïriculté extrême, car les tuyaux de blé n'é- pient pas quelquefois distants de plus d'un pied l'un de l'autre, en sorte que je ne pou- vais puére marcher dans cette espèce de forêt. Je m'avança: cependant vers an endroit du champ ou "la pluie et le vent avaient couché le blé: il me fut alors tout à fait impossible Palier plus loin, car les tuyaux étaient si en- trelacés, qu'il n'y avait pas moyen de ramper à travers, et les barbes des épis tombés étaient si fortes et si pointues, qu'elles me perçaient au travers de mon habit et m'en- traient dans la chair. Cependant, j'entendais les moissonneurs qui n'étaient qu'à cinquante toises de moi. Etant tout à fait épuisé et ré- duit au désespoir, je me coucha: entre deux sillons, et je souhaitais d'y finir mes jours, me représentant ma veuve désolée, avec mes en- orphelins, et déplorant ma folie, qui m'a- . lit entreprendre ce second voyage con- is de tous mes amis et de tons arts. Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m'empècher de songer au pays de Lilliput, dont le.s habitants m'avaient regardé comme le plus grand prodige qui ait jamais-para dans le monde, j'étais capable d'entraîner une Hotte entière d'une seule main, et de faire •tions merveilleuses dont <a mémoire Éternellement conservée dans les <-h uni- ques de cet empire, pendant que !a pos les croira avec peine , quoique attestées par une nation entière. Je fis réflexion quelle mor- tification ce serait pour moi de paraître aussi

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misérable aux yeux de la nation parmi laquelle ie me trouvais alors, qu'un Lilliputien le serait parmi nous ; mais je regardais ceia. comme le moindre de mes malheurs: car on remarque que les créatures humaines sout ordinaire- ment plus sauvages et plus cruelles a raison 4e leur taille, et, en faisant cette réflexion, que pouvais-je attendre , sinon d'être bientôt un morceau dans la bouche du premier de ces barbares énormes qui me saisiraient? Eu vérité, les philosophes ont raison quand ils nous di- sent qu'il n'y a rien de grand ou de petit que par comparaison. Peut-être que les Lilliputiens trouveront quelque nation plus petite, a leur égard, qu'ils me le parurent, et qui sait si cette race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne par rapport à celle de quelque pays que nous n'avons pas encore dé- couvert? Mais, effrayé et confus comme j'é- tais, je ne fis pas alors toutes ces réflexions philosophiques.

Un des moissonneurs , s'approchant à cinq toises du sillon j'étais couché, me fit crain- dre qu'en faisant encore un pas, je ne fusse écrasé sous son pied ou coupé en deux par sa faucille; c'est pourquoi, le voyant prés de le- ver le pied et d'avancer, je me mis a jeter des cris pitoyables et aussi forts que la frayeur dont j'étais saisi me le put permettre. Aussi- tôt le géant s'arrête, et, regardant autour et au-dessous de lui avec attention, enfin il m'a- perçut. Il me considéra quelque temps avec la circonspection d'un homme qui tâche d'attra- per un petit animal dangereux d'une manière qu'il n'en soit ni égratigné, ni mordu, comme

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j'avais fait moi-même quelquefois à l'égard d'une belette, en Angleterre. Enfin, il eut la hardiesse de me prendre par les deux fesses et de me lever q une toise et demie de ses yeux, afin d'observer ma figure plus exactement. Je devinai son intention, et je résolus de ne faire aucune résistance , tandis qu'il me tenait en l'air a plus de soixante pieds de terre , quoi- qu'il me serrât très cruellement les fesses par la crainte qu'il avait que je ne glissasse d'en- tre ses doigts. Tout ce que j'osai faire fut de lever mes yeux vers le soleil, de mettre mes mains dans la posture d'un suppliant, et de dire quelques mots d'un accent très humble et très triste, conformément à l'état je me trouvais alors, car je craignais à chaque ins- tant qu'il ne voulût m'écraser, comme nous écrasons d'ordinaire certains petits animaux odieux que nous voulons faire périr ; mais il parut content de ma voix et de mes gestes, et il commença à me regarder comme quelque chose de curieux, étant bien surpris de m'en- tendre articuler des mots, quoiqu'il ne les com- prit pas.

Cependant, je ne pouvais m'empêcher de gémir et de verser des larmes, et, en tour- nant la tête, je lui faisais entendre, autant que je pouvais, combien il me faisait de mal par son pouoe et par son doigt. Il me parut qu'il comprenait la douleur que je ressentais, car, levant un pan de son justaucorps, il me mit doucement dedans, et aussitôt il courut vers son maître, qui était un riche laboureur, et le même o*ue i'avais vu d'abord dans la champ.

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Le laboureur prit un petit brin de paille en- viron de la grosseur d'une canne dont nous nous appuyons en marchant, et avrc ce brin leva les pans de mon justaucorps, qu'il me parut prendre pour une espèce de couverture que la nature m'avait donnée ; il souffla mes cheveux pour mieux voir mon visage; il ap- pela ses valets, et leur demanda, autant que j'en pus juger, s'ils avaient jamais vu dans les champs aucun animal qui me ressemblât. Ensuite, il me plaça doucement à terre sur les quatre pattes, mais je me levai aussitôt et marchai gravement, allant et venant, pour faire voir que je n'avais pas envie de m'enfuir. Ils s'assirent tous en rond autour de moi, pour mieux observer mes mouvements. J'ôtai mon chapeau, et je fis une révérence très soumise au paysan, je me jetai à ses genoux, je levai les mains et la tête, et je prononçai plusieurs mots aussi fortement que je pus. Je tirai une bourse pleine d'or de ma poche et la lui présentai très humblement. Il la reçut dans la paume de sa main, et la porta bien près de son œil pour voir ce que c'était, et ensuite la tourna plusieurs foi? avec la pointe d'une épingle qu'il tira de sa manche; mais il n'y comprit rien. Sur cela, je lui fis signe qu'il mît sa main à terre, et, prenant la bourse, je l'ouvris et répandis toutes les pièces d'or dans sa main. Il y avait six uièces espagnoles de quatre pistoles chacune, «ans compter vingt ou trente pièces plus petites. Je le vis mouiller son petit doigt sur sa lan- gue, et lever une de mes pièces les plus gros- ses, et ensuite une autre ; mais il me sembla

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lout à fait ignorer ce que c'était ; il me fit signe de les remettre dans ma bourse, et la bourse dans ma poche.

Le laboureur fut alors persuadé qu'il fal- /ait que je fusse une petite créature raison- nable; il me parla très souvent, mais le son de sa voix m'étourdi3sait les oreilles comme celui d'un moulin à eau; cependant ses mota étaient bien articulés. Je répondis aussi forte- ment que je pus en plusieurs langues, et souvent il appliqua son oreille à une toise de moi, mais inutilement. Ensuite, ii renvoya ses gens à leur travail, et, tirant son mouchoir de sa poche, il le plia en deux et retendit sur sa main gauche, qu'il avait mise à terre, me faisant signe d'entrer dedans, ce que je pus faire aisément, car elle n'avait pas plus d'un pied d'épaisseur. Je crus devoir obéir, et, dt peur de tomber, je me couchai tout de mon long, sur le mouchoir, dont il m'enveloppa, et, de cette façon, il m'emporta chez lui. Là, il appela sa femme et me montra à elle; mais elle jeta des cris effroyables, et recula comme font les femmes en Angleterre à la vue d'un crapaud ou d'une araignée. Cependant, lors- qu'au bout de quelque temps elle eut vu toutes mes manières et comment j'observais les si- gnes que faisait son mari, elle commença à m'aimer très tendrement.

Il était environ l'heure de midi, et alors un domestique servit le dîner. Ce n'était, suivant l'état simple d'un laboureur, que de la viande grossière dans un plat d'environ vingt-quatre pieds de di m mètre. Le laboureur, sa femme, trois enfants et une vieille grand'mere, com-

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posaient la compagnie. Lorsqu'ils furent assis, le fermier me plaça à quelque distance de lui te, qui était a peu près haute de trente pieds ; je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme coupa un morceau de viande, ensuite elie émietta du pain dans une assiette de bois qu'elle p aça devant moi. Je lui fis une révé- rence très humble, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je rne mis a mander, ce qui leur donna un très grand plaisir. La maîtrssse envoya sa serrante chercher une petite qui servait à boire des liqueurs et qui conte- nait environ douze pintes, et la remi

;i. Je levai le vase avec une grande dif- ficulté, et, d'une manière très respectueuse, je bus à la santé de madame, exprimant les mots aussi fortement que je pouvais en an- ce qui fit faire à la compagnie de si grands éclats de rire, que peu s'en fadut que je n'en ri Cette boisson avait L

peu près le goût du petit cidre, et n'était pas •ëable. Le maître me fit signe de venir à côté de son assiette de bois ; mais», en mar- chant trop vite sur la table, une petite croûte de pain me fit broncher et tomber sur le vi- sage, sans pourtant me blesser. Je me levai H, et, remarquant que ces bonnes gen~ en étaient fort touchés, je ris mon chapeau. et, le faisant tourner nr ma tète, je fis trois acclamations pour marquer que jp. n'avais point reçu de mal ; mais, en avançant wen mon maître (c'est le nom que je lui* donnera: désormais), le dernier de ses fils, qui était assis le plus proche de IuL et qui était tic.-

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malin et âgé d'environ dix ans, me prit par les jambes, et me tint si haut dans l'air, que je me trémoussai de tout mon corps. Son père m'arracha d'entre ses mains, et en même temps lui donna sur l'oreille gauche un si grand soufflet, qu'il en aurait presque ren< versé une troupe de cavalerie européenne, et lui ordonna de se lever de table; mais, ayant à craindre que le garçon ne gardât quelque ressentiment contre moi, et me souvenant que tous les ^nfants chez nous sont naturel- lement méchants à l'égard des oiseaux, des lapins, des petits chats et des petits chiens, je me mis à genoux, et, montrant le garçon au doigt, je me fis entendre à mon maître au- tant que je pus, et le priai de pardonner à son fils. Le père y consentit, et le garçon reprit sa chaise; alors je m'avançai jusqu'à lui et lui baisai la main.

Au milieu du dîner, le chat favori de ma maîtresse sauta sur elle. J'entendis derrière moi un bruit ressemblant à celui de douze faiseurs de bas au métier, et, tournant ma tête, je trouvai que c'était un chat qui miau- lait. Il me parut trois fois plus grand qu'un bœuf, comme je le jugeai en voyant sa tête et une de ses pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui faisait des ca- 3. La férocité du visage de cet animal me déconcerta tout à fait, quoique je me tinsse au bout le plus éloigné de la table, à la dM;mce de cinquante pieds, et quoique ma maîtresse tînt le chat de peur qu'il ne s'élan- çât sur moi , mais il n'y eut point d'accidents et le chat m'épargna.

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Mon maître me plaça à une toise et demie du chat, et comme j'ai toujours éprouvé que lorsqu'on fait devant un animal féroce ou que l'on paraît avoir peur, c'est alors qu'on en est infailliblement poursuivi, je résolus, de faire bonne contenance devant le chat, et je m'a- vançai jusqu'à dix-huit pouces, ce qui le fit reculer comme s'il eût eu lui-même peur de moi. J'eus moins d'appréhension des chiens. Trois ou quatre entrèrent dans la salle, entre lesquels il y avait un matin d'une grosseur égale à celle de quatre éléphants, et un lé- vrier un peu plus haut que le mâtin, mais moins gros.

Sur la un du dîner, la nourrice entra, pori-ant entre ses bras un enfant de l'âge d'un an, qui, aussitôt qu"il m'aperçut, poussa des cris si forts, qu'on aurait pu, je crois, les entendre facile- ment du pont de Londres jusqu'à Chelsea. L'enfant, me regardant comme une poupée ou une babiole , criait afin de m'a voir pour lui servir de jouet. La mère m'éleva et me donna à l'enfant qui se saisit bientôt de moi et mit ma tête dans sa bouche, je commençai à hurler si horriblement que l'enfant, elïrayé, me laissa tomber. Je me serais inf iiiibiement cassé la tète si la mère n'avait pas tenu son tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser son poupon, se servit d'un hochet qui était un gros pilier creux, rempli Je grosses pierres et attaché par un câble au milieu du corps de l'enfant ; mais cela ne put l'apaiser, et elle se trouva réduite à se servir du der- nier remède, qui fut de lui donner à téter, û faut avouer que jamais objet ne me dégoûta

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comme la vue des tétons de cette nourrice, et je ne sais à quoi je puis les comparer.

Cela me fait penser aux tétons de noa dames anglaises, qui sont si charmants et qu! ne nous paraissent tels que parce <m'ils sont proportionnés à notre vue et à notre taille^ cependant le microscope, qui les grossit et nous: en fait paraître plusieurs parties qui échap- pent à nos yeux, les enlaidit extrêmement. Tels me parurent les tétons énormes de cette nourrice. C'est ainsi qu'étant à Lilliput, une femme me disait que je lui paraissais très laid, qu'elle découvrait de grands trous dang ma peau, que les poils de ma barbe étaient dix fois plus forts que les soies d'un sanglier, et mon teint, composé de différentes couleurs, était tout à fait désagréable, quoique je sois blond et que je passe pour avoir le teint isse- beau.

Après le dîner, mon maître alla retrouver ses ouvriers, et, à ce que je pus comprendre par sa voix et par ses gpstes, il chargea sa femme de prendre un grand soin de moi. J'é- tais bien las, et j'avais une grande envie de dormir, ce que ma maîtresse apercevant, elle me mit dans son lit, et me couvrit avec un mouchoir blanc, mais plus large que la grande voile d'un vaisseau de guerre.

Je dormis pendant deux heures, et song-eai que j'étais chez moi avec ma femme et mes enfants, ce qui augmenta mon affliction quand reillai et me trouvai tout seul dans une chambre vaste de deux ou trois cents pieds de largeur et de plus de deux cents de hauteur, et couché dans un lit large de dix toises. Ma

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■°sse était sortie pour les affaires de la :naison, et m'avait enferme' au verrou. Le lit levé de quatre toises ; cependant, quel- l naturelles me pr _iscendre, et je n'osais appeler; quand je "eusse essayé, c'eût été inutilement, avec une voix comme la mienne, et y ayant une si g-rande distance de ia chambre j'étais à la cuisine, ou la famille se tenait. Sur ces entre- faites, deux rats grimpèrent le k deaux et se mirent à courir sur le lit; l'un approcha de mon visage, sur quoi je me tout effrayé, et mis le sabre à la main me défendre. Ces animaux horribles eurent l'insolence de m'attaquer des deux côtés, mais je fendis le ventre à l'un, et l'autre ^'en- fuit. Après cet exploit, je me couchai pour me reposer et reprendre mes esprits. Ces animaux étaient de la grosseur d'un mâtin, mais infi- niment plus agiles et plus féroces, en sorte que si j'eusse ôté mon ceinturon et mis baa mon sabre avant de me coucher, j'aurais été infailliblement dévoré par deux rats.

Bientôt après, ma maîtresse entra dans la chambre, et me voyant tout couvert de sang, elle accourut et me prit dans sa main. Je lui montrai avec mon doigt le rat mort, en sou- riant et en faisant d'autres signes, pour lui faire entendre que je n'étais pas blessé, ce qui lui donna de la joie. Je tâchai de lui faire en- tendre que je souhaitais fort qu'elle me mît à terre, ce qu'elle fit, mais ma modestie ne me permit pas de m'expiiquer autrement qu'en montrant du doigt la porte, et en faisant plu- sieurs révérences. La bonne femme m'enten-

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dit, mais avec quelque difficulté, et me repre* aant dans sa main, alla dans le jardin, elle me mit à terre. Je m'éloignai environ à cent toises, et, lui faisant signe de ne pas me re- garder, je mo cachai entre deux feuilles d'o- seille, et y fis ce que vous pouvez deviner.

II. Portrait de la fille du laboureur. —L'auteur est conduit à une ville il y avait un marché, et en- suite à la capitale. Détail de son voyage.

Ma maîtresse avait u»e fille de l'âge de neuf ans, enfant qui avait beaucoup d'esprit pour son âjie. Sa mère, de concert avec elle s'avisa d'accommoder pour moi le berceau de sa poupée avant qu'il fût nuit. Le berceau fut mis dans un petit tiroir de cabinet, et le tiroir pesé sur une tablette suspendue, de peur des rats; ce fut mon lit pendant tout le temps que je demeurai avec ces bonnes gens. Cette jeune fille était si adroite, qu'a- près que je me fus déshabillé une ou deux fois en sa présence, elle sut m'habiller et me déshabiller quand il lui plaisait, quoique je ne lui donnasse cette peine que pour lui obéir ; elle me fit six chemises et d'autres sortes de linge, de la toile la plus fine qu'on put trouver (qui, à la vérité était plus gros- sière que des toiles de navire); et les blan- chit toujours elle-même. Ma blanchisseuse était encore la maîtresse d'école qui m'ap- prenait sa langue. Quand je montrais quel- que chose du doigt, elle m'en disait le nom aussitôt ; en sorte qu'en peu de temps je fus

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en état de demander ce que je sotihaitais- elle avait en vérité un très bon naturel; elle me donna le nom de Grildriç mot qui signi- fie ce que les Latins appellent homuneulus, les Italiens homunceletino , et les Anglais mannikin. C'est à elle que je fus redevable de ma conservation. Nous étions toujours en- semble; je l'appelais GlumdaiïUtch, ou la pe- tite nourrice, et je serais coupable d'une très noire ingratitude si j'oubliais jamais ses soins et son affection pour moi. Je souhaite de tout mon cœur être un jour en état de les reconnaître, au lieu d'être peut-être l'inno- cente, mais malheureuse cause de sa disgrâce, comme j'ai trop lieu de l'appréhender.

Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé un petit animal dans les champs, environ de la grosseur d'un splac- knock animal de ce pays, long d'environ six pieds) , et de la même figure qu'une créature humaine; qu'il imitait l'homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite es- pèce de langue qui lui était propre ; qu'il avait déjà appris plusieurs de leurs mots ; qu'il marchait droit sur les deux pieds, était doux et traitable, venait quand il était appelé, fai- sait tout ce qu'on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d'un seigneur à l'âge de trois ans. Un laboureur voisin, «t in- time ami de mon maître , lui rendit visite ex- près pour examiner la vérité du bruit qui s'é- tait répandu. On me fit venir aussitôt : on me mit sur une table, je marchai comme on me l'ordonna. Je tirai mon «j?t>^ et le remis

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dans son fourreau; je fis la révérence à l'ami de mon maître; je lui demandai, dans sa pro- pre langue, comment il se portait, et lui dis qu'il était e bien venu, le tout suivant les instruction? de ma petite maîtrise. Cet hom- me, à qui le jrrand âge avait tort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux; sur quoi je ne pus m'empêcher <i'fVlater de rire. Les cens de la lamille, qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent aussi à rire; de quoi le vieux penard fut assez bète pour se fâcher. I) avait l'air d'un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable qu'il donna à mon maître de me faire voir pour de l'argent, a quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison d'environ vingt-deux, milles. Je devi- nai qu'il y avait quelque dessein sur le tapis; lorsque je remarquai mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l'oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me re- gardant et me montrant au doigt.

Le lendemain au matin, Glaindalclicth, ma petite maîtresse, me confirma dans ma pen- sée, en me racontant toute l'affaire, qu'elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille me mit dans son sein, et versa beaucoup de lar- mes : elle appréhendait qu'ii ne m'arrivât du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut- être écrasé par des hommes grossiers et bru- taux qui me manieraient rudement, l'omme elle avait remarqué que j'étais modeste de mon naturel, et très délicat dam tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé pour de l'argent à la curiosité du

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plus bas peuple; elle disait que son papa et ga maman lui avaient promis que Grildrig serait tout à elle; mais qu'elle voyait bien qu'on la voulait tromper, comme on avait fait, l'année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau, qui, quand il fut gras, Ait vendu à un boucher. Quant à moi, je puis dire, en vérité, que j'eus moins de chagrin que ma petite maîtresse. J'avais conçu de grandes espérances, qui ne m'abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un jour ma li- berté, et, a l'égard de l'ignominie d'être porté ea et comme un monstre, je songeai qu'une telle disgrâce ne me pourrait jamais être re- prochée, et ne flétrirait point mon honneur e je «serais de retour en Angleterre, parce que îe roi même de la Grande-Bretagne, s'il se trouvait en pareille situation, aurait un pareil sort.

Mon maître, suivant l'avis de son ami, me mit dans une caisse, et, le jour du marché suivant, me mena à ia ville prochaine avec sa petite fille. La caisse était fermée de tous cô- tés, et était seulement percée de quelques trous pour baisser entrer l'air. La fille avait pris le soin de mettre sous moi le matelas du lit de sa poupée; cependant, je fus horrible- ment agité et rudement secoué dans ce voya- ge, quoiqu'il ne durât pas plus d'une demi- heure. Le cheval faisait à chaque pas environ quarante pieds, et trottait si haut, que l'agi- tation était égale à celle d'un vaisseau dans une tempête furieuse; le chemin était un peu plus long que de Londres à Saint- Albans. lion maître descendit de cheval à une auberge oy

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il avait coutume d'aller, et, après avoir pria conseil avec l'hôte, et avoir fait quelques pré- paratifs nécessaires, il loua le grultrud, ou le crieur public, pour donner avis à toute la ville d'un petit animal étranger qu'on ferait voir à l'enseigne de Y Aigle verte, qui était moins gros qu'un splacknock, et ressemblant dans toutes les parties de son corps, à une créature humaine, qui pouvait prononcer plu- sieurs mots et faire une infinité de tours d'a- dresse.

Je fus posé sur une table dans la salle la plus grande de l'auberge, qui était presque large de trois cents pieds en carré. Ma petite maî- tresse se tenait debout sur un tabouret bien près de la table, pour prendre soin, de moi et m'instruire de ce qu'il fallait faire. Mon maître, pour éviter la foule et le désordre, ne voulut pas permettre que plus de trente personnes entrassent a la fois pour me voir. Je marchai çà et sur la table, snivant les ordres de la fille : elle me fit plusieurs questions qu'elle sût être à ma portée, et proportionnées à la connaissance que j'avais de la langue, et je répondis le mieux et le plus haut que je pus. Je me retournai plusieurs fois vers toute la compagnie, et fis mule révérences. Je pris un plein de vin, que Glumdalclitch m'avait donné pour uj gobelet et je bus a leur santé. Je tirai mon sabre et fis le moulinet a la façon des maîtres d'armes d'Angleterre. La fille me donna un bout de paille, dont je fis l'exercice comme d'une pique, ayant appris cela dans ma jeunesse. Je fus montré ce jour-là douze lois, et fus obligé de répéter toujours

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Î8S mêmes choses, jusqu'à ce que je fusse presque mort de lassitude, d'ennui et de cha- grin.

Ceux qui m'avaient vu firent de tous côtés des rapports si merveilleux, que le peupla voulait ensuite enfoncer les portes pour en- trer.

Mon maître, ayant en vue ses propres inté- rêts, ne voulut permettre à personne de me toucher, excepté à ma petite maîtresse, et, pour me mettre plus à couvert de tout acci- dent, on avait rangé des bancs autour de la table, à une telle distance que je ne fusse à portée d'aucun spectateur. Cependant un pe- tit écolier malin me jeta une noisette à la tète, et il s'en fallut peu qu'il ne m'attrapât; elle fut jetée avec tant de force que, s'il n'eut pas manqué son coup, elle m'aurait infailli- blement fait sauter la cervelle, car elle était presque aussi grosse qu'un melon ; mais j'eus la satisfaction de voir le petit écolier chassé de la salle.

Mon maître fit afficher qu'il me ferait voir encore le jour du marché suivant, cependant il me fit faire une voiture plus commode, vu que j'avais été si fatigué de mon premier voyage et du spectacle que j'avais donné pen- dant huit heures de suite, que je ne pouvais plus me tenir debout et que j'avais presque perdu la voix. Pour m'achever, lorsque je fus de retour, tous les gentilhommes du voisinage, ayant entendu parler de moi, se rendirent à la maison de mon maître. Il y en eut un jour plus de trente, avec leurs femmes et leurs en- fants, car ce pays, aussi bien que l'Angleterre,

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est ppuplé" de gentilshommes fainéants et d gœuvrés.

Mon maître, considérant le profit que je pou- rais lui rapporter, résolut de me faire voi2 dans les villes du royaume les plus considé- rables. S' étant donc fourni de toutes les chose? nécessaires à un long voyage, après avoir ré- glé ses affaires domestiques et dit adieu à sa femme, le 17 août l"03, environ deux mois après mon arrivée, nous partîmes pour nous rendre à la capitale, située vers le milieu de cet empire, et environ à quinze cents lieues de notre demeure. Mon maître fit monter sa fille en trousse derrière lui î Elle me pu-ta dans une boite attachée autour de son corps, biée du drap le plus fin qu'elle avait pu trouver.

Le dessein de mon maître fut de me faire voir sur la route, dans toutes les villes, bourgs pt villages un peu fameux, et de par- courir même les châteaux de la noblesse qu l'éloigneraient peu de son chemin. Nous fai- sions de petites journées, seulement de quatre- vingts ou cent Leues, car GlwndalcUtch, ex- ourm'épargnerdela fatigue, se plaignit qu'elle était bien incommodée du trot du che- val. Souvent elle me tirait de la caisse pom- me donner de l'air, et me faire voir le pays. Nous passâmes cinq ou six rivières plus lar- ges et plus profondes que le Nil et le Gange, et il n'y avait guère de ruisseau qui ne fut plus grand que la Tamise ai pont de Londres. Nous; fûmes tr >;s semaines dans notre voyage, et je fus montré dans dix-nuit grandes villes, sans compter plusieurs villages et plusieurs lux de la campagne.

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Le vingt-sixijrne joui* d'octobre, nous arri- vâmes à la capitale, appelée dans leur langue Lorbruldrad ou V Orgueil de Cunivers. Mon maî- tre loua un appartement dans la rue principale de la ville, peu éloignée du palais royal, et distribua, selon la coutume, des affiches con- tenant une description merveilleuse de ma personne et de mes talents. Il loua une très grande salle de trois ou quatre cents p'eds de 'arge , ou il plaça une table de soixante pieds de diamètre, sur laquelle je devais jouer mon rôle ; il la fit entourer de palissades pour m'em- pêcher de tomber en bas. Cest sur cette table qu'on me montra dix fois par jour, au grand étonnement et à la satisfaction de tout le peu- ple. Je savais alors passablement parler la laa* g-ue, et j'entendais parfaitement tout ce qu'on disait de moi ; d'ailleurs , j'avais appris leur alphabet, et je pouvais, quoique avec peine, lire et expliquer les livres, car Glumdalditeh m'avait donné des leçons chez son père et aux heures de loisir pendant notre voyage; elle portait un petit livre dans sa poche, un peu plus gros qu'un volume d'atlas, livre à l'usage des jeunes filles, et qui était une espèce de catéchisme en abrégé; elle s'en servait pour -n'enseigner les lettres de l'alpnabet , et elle n'en interprétait les mots.

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III. L'auteur mandé pour se rendre à la cour : la reine l'acheté et le présente au roi.— Il dispute avec les savants de sa majesté. On lui prépare un ap- partement.—Il devient favori de la reine.— 11 sou- tient l'honneur de son pays. Ses querelles avec le nain de la reine.

Les pemes et les fatigues qu'il me fallait essuyer chaque jour apportèrent un change- ment considérable à ma santé ; car, plus mon maître gagnait, plus il devenait insatiable. J'avais perdu entièrement l'appétit , et j'étais presque devenu un squelette. Mon maître s'en aperçut , et , jugeant que je mourrais bientôt, résolut de me faire valoir autant qu'il pourrait. Pendant qu'il raisonnait de cette façon, un slardral, ou écuyer du roi, vint ordonner à mon maître de m'amener incessamment à la cour pour le divertisse- ment de la reine et de toutes ses dames. Quelques-unes de ces dames m'avaient déjà vu, et avaient rapporté des choses merveil- leuses de ma figure mignonne, de mon main- tien gracieux et de mon esprit délicat. Sa majesté et sa suite furent extrêmement di- verties de mes manières. Je me mis à genoux et demandai d'avoir l'homneur de baiser son pied royal ; mais cette princesse gracieuse me présenta son petit doigt, que j'em b-assai entre mes deui bras, et dont j'appliquai le bout avec respect a mes lèvres. Elle me fit des ques- tions générales touchant mon pays et mes voj'ages, auxquelles je répondis aussi distinc- tement et en aussi peu de mots que je pus ; elle me demanda si je serais bien aise de vivre

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à la cour; je fis la révérence jusqu'au bas de la table sur laquelle j'étais rnont^ et je ré- pondis humblement que i'étais l'esclave de mon maître; mais que, s'il ne dépendait que de moi, je serais charmé de consacrer ma vie au service de sa majesté ; elle demanda ensuite à mon maître s'il voulait me vendre. Lui, qui s'imaginait que je n'avais pas un mois à vi- vre, fut ravi de la proposition, et fixa le prix de ma vente à mille pièces d'or, qu'on lui compta sur-le-champ. Je dis alors à la reine que, puisque j'étais devenu un homme esclave de sa majesté, je lui demandais la grâce que Glumdalclitcti, qui avait toujours eu pour moi tant d'attention, d'amitié et de soins, fût ad- mise à l'honneur de son service, et continuât d'être ma gouvernante. Sa majesté y consen- tit, et y fit consentir aussi le laboureur, qui était bien aise de voir sa fille à la cour. Pour la pauvre fille, elle ne pouvait cacher sa joie. Mon maître se retira, et me dit en partant qu'ii me laissait dans un bon endroit ; à quoi e ne répliquai que par une révérence cava- ière.

La reine remarqua la froideur avec laquelle •"'avais reçu le compliment et l'adieu du labou- reur, et m'en demanda la cause. Je pris la li- berté de répondre à sa majesté que je n'avais point d'autre obligation à mon dernier maître que celle de n'avoir pas écrasé un pauvre ani- mai innocent, trouvé par hasard dans son champ ; que ce bienfait avait été assez bien payé par le profit qu'ii avait fait en me mon- trant pour de l'argent, et par le prix qu'il ve- nait de recevoir en me vendant; que ma santé

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était très altérée par mon esclavage et pa ^obligation continuelle d'entrer nîr et d'arnu- ser le menu peuple a toutes les heures du jour, et que, si mon maître n'avait pas cru ma vie en danger, sa majesté ne m'aurait pas eu à si bon marché; mais que, comme je n'avais pas lieu de craindre d'être désor.: , heu-

reux sous la protectwn d'une princesse si grande et si bonne, l'ornement de la nature, ^admiration du monde, les délices de ses su- jets, et le phénix de la création, j'espérais que l'appréhension qu'avait eue mon dernier maî- tre serait vaine, puisque je trouvais dej esprits ranimés par l'influence de sa prê- tres auguste.

Tel fut le sommaire de mon discours, pro- noncé avec plusieurs barbarismes et en hési- tant souvent.

La raine, qui excusa avec bonté les défauts de ma harangue, fut surprise de trouver tant d'esprit et de bon sens dans un petit animal : elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au roi, qui était alors retiré dans son cabinet. Sa majesté, prince très sérieux et d'un visage austère, ne remarquant pas bien ma figure à la première vue, demanda froidement à la reine depuis quand elle était devenue si amoureuse d'un spfacknock (oar il m'avait pris pour cet insecte) ; mais la reine, qui avait infiniment d'esprit, me mit douce- ment deîxmt sur l'écritoire du roi et m'ordonna dédire moi-même à sa majesté ce que j'étais. Je le fis en très peu de mots, et Glumdalclitch, qui était resté à la porte du cabinet, ne pou- vant pas souffrir que >e fusse longtemps hors

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Dee, entra et dit à sa majesté com- ment j'avais été trouvé dans un champ.

Le roi, aussi savant qu'aucune personne de

s Etats, avait été élevé dans fétude de la -liilosophie et surtout des mathémati rependant, quand il vit de prés ma figure et ri a démarche, avant que j'eusse commencé à aller, il s'imagina que je pourrais être une machine artificielle comme celle d'un tourne- broche ou tout au plus d'une horloge inventée 0t exécutée par un habile artiste; mais quand H eut trouvé du raisonnement dans les petits sons que je rendais, U ne put cacher son nement et son admiration.

Tl envoya chercher trois fameux sa~ qui alors étaient de quartier à la cour et dans leur sema ine de service <selon la coutume ad- mirable de ce pays). Ces messieurs, après avoir examiné de près ma figure avec beau- coup d'exactitude, raisonnèrent différemment sur mon sujet. Ds convenaient tous que je ne pouvais pas être produit suivant les lois or- dinaires de la nature, parce que j'étais dé- pourvu de la faculté naturelle de conserver ma vie. soit par l'agilité, soit par la facilité de rrimper sur un arbre, soit par le pouvoir de r la terre et d'y faire des trous pour m'y cacher comme les lapins. Mes dents, qu'ils* eonsidérerent longtemps, les firent conjectu- rer que j'étais un animal carnassier.

Un de ces philosophes avança que j'étais un smbryon, un pur avorton; niais" cet avis fut ^eivté par les eux autres, qui e ot que

mes membres étaient parfaits et achevés dans Vsur espèce, et que j'avais vécu plusieurs an-

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nées, ce qui parut évident par ma barbe, dont les poils se découvraient avec un microscope. On ne voulut pas avouer que j'étais un nain, parce que ma petitesse était hors de compa- raison; car le nain favori de la reine, le plus petit qu'on eût jamais vu dans ce royaume, avait près de trente pieds de haut. Après un grand déliât, on conclut unanimement que je n'étais qu'un relplum sealcalh, qui, étant inter- prété littéralement, veut dire lusus tiaturœ, dé- cision très conforme à la philosophie moderne de l'Europe , dont les professeurs, dédaignant le vieux subterfuge des causes occultes, à la faveur duquel les sectateurs d'Aristote tâchent de masquer leur ignorance , ont inventé cette solution merveilleuse de toutes les difficultés delà physique. Admirable progrès de la science humaine !

Après cette conclusion décisive, je pris la liberté de dire quelques mots : je m'adressai au roi, et protestai à sa majesté que je venais d'un pays mon espèce était répandue en plu^eurs millions d'individus des deux sexes, les animaux, les arbres et les maisons étaient proportionnés à ma petitesse, et où, par conséquent, ie pouvais être aussi bien en état de me défendre et de trouver ma nourri- ture, mes besoins et mes commod'tés, qu'au- cun des sujets de sa majesté. Cette réponse fit sourire dédaigneusement les philosophes, qui répliquèrent que le laboureur m'avait bien instruit et que je savais ma leçon Le roi, qui avait un esprit bien plus éclairé, congédiant ses savants, envoya chercher le laboureur, qui, par bonheur, n'était pas encore sorti de

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la ville. L'ayant donc d'abord examine en par- ticulier, et puis l'ayant confronté avec moi et avec la jeune tille, sa majesté commença à croire que ce que je lui avais dit pouvait être vrai. Il pria la reine de donner ordre qu'on prît un soin particulier de moi, et fut d'avis qu'il me fallait laisser sous la conduite de Glumdalclitch, ayant remarqué que nous avions une grande affection l'un pour l'autre.

La reine donna ordre à son ébéniste défaire une boîte qui me pût servir de chambre à coucher, suivant le modèle que Glumdalciitch et moi lui donnerions. Cet homme, qui était un ouvrier très adroit, me fit en trois semaines une chambre de bois de seize pieds en carré, et de douze de haut, avec des fenêtres, une porte, et deux cabinets.

Un ouvrier excellent, qui était célèbre pour les petits bijoux curieux, entreprit de me faire deux chaises d'une matière sembla- ble à l'ivoire, et deux tables avec une armoire pour mettre mes hardes ; ensuite, la reine fit chercher chez les marchands les étoffes de soie les plus fines pour me faire des habits.

Cette princesse goûtait si fort mon entre- tien, qu'elle ne pouvait dîner sans moi. J'avais une table placée sur celle sa majesté man- geait, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir. Glumdalclitch était debout sur un tabouret, orès de la table, pour pouvoir prendre soin de moi.

Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à 8'entretenir avec moi, me faisant des ques- tions touchant les mœurs, la religion, les lois, le gouvernement et la littérature de l'Europe,

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et je lui en rendis compte le mieux que te pus. Sou esprit était si pénétrant, et son juge- ment si solide, qu'il fit des réflexions et des observations très sages sur tout ce que je lui dis. Lui ayant parlé de deux partis qui di- visent l'Angleterre, D me demanda si j'étais un lotdg ou un tory; puis, se tournant vers son ministre, qui se tenait derrière lui, ayant à la main un bâton blanc presque aussi haut que le grand mât du Souverain royal : « Hélas! dit-i , que la grandeur humaine est peu de chose, puisque de vils insectes ont aussi ds l'ambition, avec des rangs et des distinctions parmi eux ! Us ont de petits lambeaux dont ils se parent, des trous, des cages, des boîtes, qu'ils appellent des palais et des hôtels, des équipages, des livrées, des titres, des char- ges, des occupations, des passions comme nous. Chez eux, on aime, on hait, on trompe, on trahit comme ici. « C'est ainsi que sa ma- jesté philosophait à l'occasion de ce que je lui avais dit de l'Angleterre, et moi j'étais con- fus et indigné de voir ma patrie, la maîtresse des arts, la souveraine des mers, l'arbitre de l'Europe, la gloire 4e l'univers, traitée avec tant de mépris.

Il n'y avait rien qui m'offensât et me cha- grinât plus que le nain de la reine, qui, étant de la taille la plus petite qu'on eût jamais vue dans ce pays , devint d une insolence extrême a. la vue d'un homme beaucoup plus petit que lui. Il me regardait d'un air fier et dédaigneux, et raillait sans cesse de ma petite figure. Je ne m'en vengeai qu'en l'appelant frère. Un jour, pendant le dîner, le malicieux nain, pre-

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nant le temps que je ne pensais à rien, me prit par le milieu du corps , m'enleva et me laissa tomber dans un plat de lait, et aussitôt s'enfuit. J'en eus par-dessus les oreilles, et, si je n'avais été un nageur excellent, j'aurais été- infailliblement noyé. Glumdalclitch , dans ee moment, était par hasard a l'autre extrémité de la chambre. La reine fut si consternée de cet accident, qu'elle manqua de présence d'es- prit pour m'assister ; mais ma petite gouver- nante courut à mon secours et me tira adroi- tement hors du plat , après que j'eus avalé plus d'une pinte de lait. On me mit au lit ; ce- pendant, je ne reçus d'autre mal que la perte d'un habit qui fut tout à fait gâté. Le nain fut bien fouetté, et je pris quelque plaisir à voir cette exécution.

Je vais maintenant donner au lecteur une légère description de ce pays , autant que je l'ai pu connaître par ce que j'en ai parcouru. Toute l'étendue du royaume est environ de trois mille lieues de long et de deux mille cinq cents lieues de large ; d'où je conclus que nos géographes de l'Europe se trompent, lors- qu'ils croient qu'il n'y a que la mer entre le Japon et la Californie. Je me suis toujours imaginé qu'il devait y avoir de ce côté-là un grand continent, pour servir de contre-poià.- au grand continent de Tartarie. On doit don- corriger les cartes et joindre cette vaste éten- due de pays aux parties nord-ouest de l'Amé- rique ; sur quoi je suis prêt d'aider les géogrti phes de mes lumières. Ce royaume est une presqu'île, terminée vers le nord par une chaîne de montagnes qui ont environ trente

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milles de hauteur, et dont on ne peut appro- cher à cause des volcans, qui y sont en grand nombre sur la cime.

Les plus savants ne savent quelle espèce de mortels habitent au delà de ces montagnes, ni même s'il y a des habitants. Il n'y a aucun port dans tout le royaume, et les endroits de la côte les rivières vont se perdre dans la mer sont si pleins de rochers hauts et escar- pés , et la mer y est ordinairement si agitée , qu'il n'y a presque personne qui ose y abor- der , en sorte que ces peuples sont exclus de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes rivières sont pleines de poissons ex- cellents ; aussi, c'est très rarement qu'on pê- che dans l'Océan, parce que les poissons de mer sont de la même grosseur que ceux de l'Europe, et par rapport à eux ne méritent pas la peine d'être pêches ; d'où il est évident que la nature , dans la production des plantes et des animaux d'une grosseur si énorme, se borne tout à fait à ce continent ; et , sur ce point, je m'en rapporte aux philosophes. On prend néanmoins quelquefois, sur la côte, des baleines dont le petit peuple se nourrit et même se régale. J'ai vu une de ces baleines qiû était si grosse qu'un homme du pays avait de la peine à la porter sur ses épaules. Quel- quefois, par curiosité, on en apporte dans des paniers à Lorbrulgrud; j'en ai vu une dans un plat sur la table du roi.

Le pays est très peuplé , car il contient cin- quante et une villes, près de cent bourgs en- tourés de murailles, et un bien plus grand nombre de villages et de hameaux. Pour sa-

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tisfaire le lecteur curieux , il suffira peut-être de donner la description de Lorbrulgrud. Cette Tille est située sur une rivière qui la traverse et la divise en deux parties presque égales. Elle contient plus de quatre-vingt mille mai- sons, et environ six cent mille habitants; elle a en longueur trois glonylungs ( qui font environ cinquante-quatre milles d'Angleterre), et deux et demi en largeur, selon la mesure que j'en pris sur la carte royale, dressée par les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre exprès pour moi, et était longue de cent pieds.

Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier; c'est plutôt un amas d'édifices qui a environ sept milles de circuit ; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds , et larges à proportion.

On donna un carrosse à Glumdalclitch et à moi , pour voir la ville , ses places et ses hô- tels. Je supputai que notre carrosse était en- viron en carré comme la salle de Westmins- ter, mais pas tout à fait si haut. Un jour, nous fîmes arrêter le carrosse à plusieurs boutU cmes, les mendiants, profitant de l'occasion, se rendirent en foule aux portières , et me fournirent les spectacles les plus affreux qu'un oeil anglais ait jamais vus. Comme ils étaient iifformes, estropiés, sales, malpropres, cou- verts de plaies, de tumeurs et de vermine, et lue tout cela me paraissait d'une grosseur énorme, je prie le lecteur déjuger de l'impres- sion que ces objets firent sur moi, et de in'ep épargner la description.

Les filles de la reine priaient souvent Glum- ialclitch de venir dans leurs appartements et

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IG2 de m'y porter avec elle , pour avoir le plaisir de me voir de prés et de me toucher. Souvent, elles me dépouillaient de mes habits et me mettaient nu de la tête jusqu'aux, pieds, pour mieux considérer la délicatesse de mes mem- bres.En ^et état, elles me nattaient, me mettaient quelquefois dans leur sein, et me faisaient mille petites caresses : mais aucune d'elles n'a- vait la peau si douce que GlumdalcUtch.

Je suis persuadé qu'elles n'avaient pas ds mauvaises intentions : elles me traitaient sans cérémonie, comme une créature sans consé- quence; elles se déshabillaient sans façon et ôtaient même leur chemise en ma présence , sans prendre les précautions qu'exigent la bienséance et la pudeur. J'étais , pendant ce temps-la, placé sur leurs toilettes, vis-à-vis d'elles, et étais obligé, malgré moi, de les voir toutes nues. Je dis malgré moi , car, en vé- rité, cette nie ne me causait aucune tentation et pas le moindre plaisir. Leur peau me sem- blait rude, peu unie et de différentes couleurs, avec des taches ça et aussi larges qu'une assiette; leurs loi» '/s cheveux pendants sem- blaient des paquets de ncelles; je ne dis rien touchant d'autres endroits de leur corps, d'où il faut conclure que la beauté des femmes, qui nous Criuse tant d'émotion, n'est qu'une imaginaire, puisque les femmes de l'Europe ressembleraient à ces femmes dont je viens de parler si nos yeux étaient des mi- croscopes. Je supplie le beau sexe de mon pays d€ ne me point savoir mauvais gré de cette observation. D importe peu aux belles l'être laides pour des yeux perçants qui ne

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iîs verront jamais. Les philosophes savent bien ce qui en est; niais lorsqu'ils voient une

. ils voient comme tout le monde, et ne plus philosoph La reine, qui m'entretenait souvent de mer voyages sur mer, cherchait toutes les occa- sions possibles de me divertir quand j'étais mélancolique. Elle me demanda un jour si j'avais l'adresse de manier une voile et une rame, et si un peu d'exercice en ce genre ne

pas convenable a ma santé. Je répondis que j'entendais tous les deux assez bien; car,

e mon emploi particulier eût été celui de chirurgien, c'est-à-dire médecin de vais- jc m'étais trouvé sou veut obligé d€ tra- vailler comme matelot , mais j'ignorais com- ment cela se pratiquait dans ce pays, la plus petite barque était égale à un vaisseau de guerre de premier rang parmi nous; d'ail- leurs, un navire proportionné à ma grandeur et à mes forces n'aurait pu flotter longtemps sur leurs rivières, et je n'aurais pu le gouver- ner. Sa majesté me dit que, si je voulais, soe menuisier me ferait une petite barque, et qu'elle me trouverait un endroit ou je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant nies instruc- tions, dans l'espace de dix jours, me constnr sit un petit navire avec tous ses cordages, ca- pable de tenir commodémeut huit Européens Quand il fut achevé, la reine donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante, et profonde de huit: laquelle éteint bien gou- dronnée pour empêcher l'eau de s'échapper, fut pos^e sur le plancher, le long de la mu-

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raille, dans une salle extérieure du palais : elle avait un robinet bien près du fond, pour laisser sortir l'eau de temps en temps, et deux domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps. C'est que Ton me fit rainer pour mon divertissement, aussi bien que pour celui de la reine et de ses da- mes, qui prirent beaucoup de plaisir à voir toon adresse et mon agilité. Quelquefois je haussais ma voile, et puis c'était mon affaire de gouverner pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs éven- tails ; et, quand elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse à tribord et à bâ- Dord, selon qu'il me plaisait. Quand j'avais fini, Glurnd<ilclitch reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait à un clou pour sécher. Dans cet exercice, il m*arriva une fois un accident qui pensa me coûter la vie, car, un des pages ayant mis mon navire dans l'auge, une femme de la suite de Glumdaiclitch me leva très officieusement pour me mettre dans le navire ; mais il arriva que je glissai d'entre ses doigts, et j'aurais infailliblement tombé de la hauteur de quarante pieds sur le plan- cher, si, par le plus heureux accident du monde, je n'eusse pas été arrêté par une grosse épingle qui était fichée dans le tablier de cette femme. La tête de l'épingle passa en- tre ma chemise et la ceinture de ma culotte, et ainsi je tus suspendu en l'air par mon der- rière, jusqu'à ce que GlumdakHkh accourût à 92311 secours.

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Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d'eau fraî- che de trois jours en trois jours, fut si négli- gent, qu'il laissa échapper de son eau une grenouille très grosse sans l'apercevoir.

La grenouille se tint cachée jusqu'à ce que je fusse dans mon navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle y grimpa, et le fit tellement pencher, que je me trouvai obligé de faire le contre-poids de l'autre côté pour empêcher le navire de s'enfoncer ; mais je l'obligeai à coups de rames de sauter dehors.

Voici le plus grand péril que je courus dans oe royaume. Glumdalclitch m'avait enfermé au verrou daus son cabinet, 4tant sortie pour des affaires, ou pour faire une visite. Le temps était très chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte, aussi bien que les fenêtres et ;a porte de ma boîte; pendant que j'étais assis tranquillement et mélancoliquement près de ma table, j'enten- dis quelque chose entrer dans le cabinet par la fenêtre, et sauter çà et là. Quoique j'en fusse un peu alarmé, j'eus le courage de regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise ; et alors je vis un animal capricieux, bondissant et sautant de tous côtés, qui enfin s'approcha de ma boîte, et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte et à chaque fenêtre. Je me retirai au coin le plus éloigné de ma boîte ; mais cet animal; qui était un singe, regardant dedans de tous côtés, me donna une telle frayeur, que je n'eus pas la présence d'esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire

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très facilement. Après bien des grimaces et des gambades, ii me découvrit; et fourrant une de ses pattes par l'ouverture de la porte, somme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour ttie a couvert de lui, il m'attrappa par tas pans de mon justaucorps (qui, étant fait du drap de ce pays, était épais et trèi; fowt), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice tient un entant qu'elle va allaiter, et de la même façon que j'ai vu la même espèce «Ranimât faire avec un jeune chat en Europj. Quand je me débattais, il me pressait si fort, que je crus que le parti le plus sage était de me soumettre et d'en passer par tout ce qui lui plairait. J'ai quelque raison de croire qu'il me prit pour un jeune singe, parce qu'avec itre patte il tiattait doucement mon vi- sage.

Il fut tout à coup interrompu par un bru;: à la porte du cabinet, comme si quelqu'un eût tâché de l'ouvrir; soudain il sauta à la fenêtre par laquelle il était entré, et, de là, sur les .gouttières , marchant sur trois pattes et me «euant de la quatrième jusqu'à ce qu'il eût pimpé à un toit attenant au nôtre. J'entendis àans l'instant jeter des cris pitoyables à Glum- jaldit'h. La pauvre Ûlle était au désespoir, et te quartier du palais se trouva tout en tu- multe : Um- domestiques coururent chercher des échelles; le singe fol vu par plusieurs per- sonne tir le faîte d'un bâtiment, me tenant comme une poupée dans une de ses pattes de de\ant, <■ t à manger

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avec l'autre., fourrant dans ma bouche quel- ques viandes qu'il avait attrapées, et me ta- pant quand je ne voulais pas manger, ce qui faisait beaucoup rire la canaille qui me regar- dait d'en bas , en quoi ils n'axaient pas tort, car, excepté pour moi , la chose était assa plaisante. Q-;e.ques-uns jetèrent des pierres, dans l'espérance de faire descendre le singe ; mais on défendit de continuer, de peur de casser la tète.

Les échei'es furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent. Aussitôt le singe, ef- frayé, décampa, et me laissa tomber sur une gouttière. Alors un des laquais de ma petite maîtresse , honnête garçon, grimpa , et , me mettant dans .a poche de sa culotte, me fît descendre en sûreté.

J'étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées dans mon gosier; mais ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce qui me soulagea. J'étais si faible et si froissé des embrassades de cet animal, que je fus obligé de me tenir au lit pendant quinze jours. Le roi et toute la cour envoyèrent chaque jour pour demander des nouvelles de ma santé, et la reine me ût plusieurs visites pendant ma maladie. Le singe fut mis a mort, et un ordre fut porté, faisant défense d'entretenir désor- mais aucun animal de cette espèce auprès du palais. La première fois que je me rendis au- près du roi, après le rétablissement de ma santé, pour le remercier de se3 bontés , il me fit l'honneur de railler beaucoup sur cette aven- ture ; il me demanda quels étaient mes senti- ments et mes réflexions pendant que j'é-

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tais entre les pattes du singe; de quel goût étaient les viandes qu'il me donnait, et si l'air frais que j'avais respiré sur le toit n'avait pas aiguisé mon appétit? Il souhaita fort de savoir ce que j'aurais fait en une telle occasion dans mon pays Je dis à sa majesté qu'en Europe nous n'avions point de singes, excepté ceux qu'on apportait des pays étrangers, et qui étaient si petits qu'ils n'étaient point à crain- dre, et qu'à l'égard de cet animal énorme à qui je venais d'avoir affaire ( il était, en vérité, aussi gros qu'un éléphant), si la peur m'avait permis de penseraux moyens d'userde mon sa- bre (à ces mots, je pris un air fier, et mis la main sur la poignée de mon sabre) , quand il a fourré sa patte dans ma chambre , peut-être je lui aurais fait une telle blessure, qu'il aurait été bien aise de la retirer plus promptement qu'il ne l'avait avancée. Je prononçai ces mots avec un accent ferme, comme une 'personne jalouse de son honneur, et qui se sent. Cependant mon discours ne produisit rien qu'un éclat de rire, et tout le respect à sa majesté de la part de ceux qui l'environnaient ne put les retenir; ce qui me ht réfléchir sur la sottise d'un homme qui tâche de se faire honneur a lui-même en présence de ceux qui sont hors de tous les degrés d'égalité ou de comparaison avec lui ; et cependant ce qui m'arriva alors, je l'ai vu souvent arriver en Angleterre, un petit homme de néant se vante , s'en fait ac- croire, tranche du petit seigneur et ose pren- dre un air important avec les plus grands du royaume, parce qu'il a quelque talent. Je fournissais tous les jours à la cour 1*

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sujet de quelque conte ridicule , et Glumdal- clitch, quoiqu'elle m'aimât extrêmement, était assez méchante pour instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu'elle croyait pou- voir réjouir sa majesté. Par exemple, étant un jour descendu de carrosse à la promenade, j'étais avec Glumdalclitch , porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à marcher : il y avait de la bouse de vache dans un sentier ; je voulus , pour faire parade de mon agilité, faire l'essai de sauter par-dessus ; mais , par malheur, je sautai mal, et tombai au beau mi- lieu, en sorte que j'eus de l'ordure jusqu'aux genoux. Je m'en tirai avec peine , et un des laquais me nettoya comme il put avec son mouchoir. La reine fut bientôt instruite de cette aventure impertinente, et les laquais la divulguèrent partout.

1T. Différentes inventions de l'auteur pour plaire au roi et à la reine.— Le roi s'informe de l'état de l'Eu- rope, dont l'auteur lui donne la relation. Les ob- servations du roi sur cet article.

J'avais coutume de me rendre au lever du roi une ou deux fois par semaine , et je m'y étais trouvé souvent lorsqu'on le rasait , ce qui, au commencement, me faisait trembler, le rasoir du barbier étant prés de deux fois plus long qu'une faux. Sa majesté , selon l'u- sage du pays, n'était rasée que deux fois par semaine. Je demandai une fois au barbier quel- ques poils de la barbe de sa majesté. M'en ayant fait présent, je pris un petit morceau

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de bois, et, y ayant fait plusieurs trous à une distance égale avec une aiguille , j'y attachai .es poils si adroitement , que je in\*n fis un peigne , ce qui me fut (Tun grand secours, le mien étant rompu et devenu presque mutile; et n'ayant trouvé dans le pays aucun ouvrier capable de m'en faire un autre.

Je me souviens d'un amusement que je me procurai vers le même temps. Je priai une des femmes de chambre de la reine de recueillir les cheveux, fins qui tombaient de la tète de sa majesté, quand on la peignait, et de me les donner. J'en amassai une quantité considéra- ble, et alors, prenant conseil de l'ébéniste qui reçu ordre de faire tous les petits ou- vrages que je lui demanderais, je lui donnai des instructions pour me faire deux fauteuils de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans ma boîte , et de les percer de plusieurs petits troue avec une alêne fine. Quand les pieds, \bo bras, les barres et le^s dossiers des fauteuils furent prêts, je composai le fond avec les che- veux de la reine, que je passai dans les trous, et j'en fis des fauteuils semblables aux fau- teuils de canne dont nous nous servons es Angleterre. J'eus l'honneur d'en faire présent à la reine, qui les mit dans une armoire com- me une curiosité.

Elle voulut un jour me faire asseoir dans un de ces fauteuils; mais je m'en excusai, protes- tant que je n'étais pas assez téméraire et as- sez insolent pour appliquer mou derrière sur de respectables cheveux qui avaient autrefois orné la tète de sa majesté. Comme j'avais du génie nour la mécanique, je fis ensuite de ces

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cheveux une petite bourse très bien taillée, longue environ de deux aunes, avec le nom de sa majesté tissu en lettres d'or, que je donnai à Glumdalclitch, du consentement de la reine.

Le roi , qui aimait fort la musique , avait très souvent de? concerts, auxquels j'assistais placé dans ma boîte; mais le bruit était si grand, que je ne couvais guère distinguer les accords; je m'assure que tous les t ml>ours et trompettes d'une année royale , battant et sonnant à la fois tout près des oreilles, n'au- raient pu égaler ce bruit. Ma coutume était de faire placer ma boîte loin de l'endroit étaient les acteurs du concert, de fermer les portes et les fenêtres de ma boîte, et de tirer les rideaux de mes fenêtres; avec ces précau- tions , je ne trouvais pas leur musique désa- gréable.

J'avais appris, pendant ma jeunesse, à jouer du clavecin. Glumdalclitch en avait un dans sa chambre, un maître se rendait deux fois la semaine pour lui montrer. La fantaisie me prit un jour de régaler le roi et la reine d'un air anglais sur cet instrument; mais cela me oarut extrêmement difficile, car le clavecin était long de prés de soixante pieds, et les touches larges environ d'un pied; de telle sorte qu'avec mes deux bras bien étendus, je ne pouvais atteindre plus de cinq touches , et de plus , pour tirer un son , il mb fallait tou- cher à grands coups de poing. Voici le moyen dont je m'avisai : j'accommodai deux bâtons environ de la grosseur d'un tricot ordinaire, et je couvris le bout de ces bâtons de peau de

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souris, pour ménager les touches et le son de l'instrument; je plaçai un banc vis-à-vis, sur lequel je montai, et alors je me mis à courir avec toute la vitesse et toute l'agilité imagi- nables sur cette espèce d'échafaud , frappant ça et la le clavier avec mes deux bâtons de toute ma force, en sorte que je vins a bout de jouer une gigue anglaise, a la grande satisfac- tion de leurs majestés ; mais il faut avouer que je ne fis jamais d'exercice plus violent et plus pénible.

Le roi, qui, comme je l'ai dit, était un prince plein d'esprit, ordonnait souvent de m'apporter dans ma boîte et de me mettre sur la table de son cabinet. Alors il me com- mandait de tirer une de mes chaises hors de la boîte, et de m'asseoir de sorte que je fusse au niveau de son visage. De cette manière, j'eus plusieurs conférences avec lui. Un jour, je pris la liberté dédire à sa majesté que le mépris qu'elle avait conçu pour l'Europe et pour le reste du monde ne me semblait pas répondre aux excellentes qualités d'esprit dont elle était ornée : que la raison était indé- pendante de la grandeur du corps; qu'au con- traire, nous avions observé, dans notre pays, que les personnes de haute taille n'étaient pas ordinairement les plus ingénieuses; que, parmi les animaux, les abeilles et es fourmi9 avaient la réputation d'avoir le plus d'indus- trie, d'artifice et de sagacité; et enfin que, quelque peu de cas qu'il fît de ma rigure, J'es- pérais néanmoins pouvoir rendre de grands services a sa majesté. Le roi m 'écouta avec attention, et commença à me regarder d'un

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autre œil, et à ne plus mesurer mon esprit pas ma taille.

Il mordonna alors de lui faire une relation exacte du gouvernement d'Angleterre, parce que, q ;elque prévenus que les princes -oient ordinairement en faveur de leurs maximes et de leurs usages, il serait bien aise de savoir s'il y avait en mon pays de quoi imiter. Ima- ginez-vous, mon cher lecteur, combien je dé- sirai alors d'avoir le génie et la langue de Démosthene et de Cicéron, pour être capable de peindre dignement l'Angleterre, ma patrie, et d'en tracer une idée sublime.

Je commençai par dire à sa majesté que nos Etats étaient composés de deux îles qui formaient trois puissants royaumes sous un seul souverain, sans compter nos colonies en Amérique. Je m'étendis fort sur la fertilité de notre terrain et sur la température de notre climat. Je décrivis ensuite la constitu- tion du Parlement anglais, composé en paitie d'un corps illustre appelé la Chambre &e$ pairs, personnages du sang le plus noble, an- ciens possesseurs et seigneurs des plus belles terres du royaume. Je représentai l'extrême soin qu'on prenait de leur éducation par rap- port aux sciences et aux armes, pour es ren- dre capables d'être conseiilers-nés au royaume, d'avoir part dans l'administration du gouver- nement, d'être membres de la plus haute cour de justice dont il n'y avait point d'appel, et d'être les défenseurs zélés de leur prince et de leur patrie, par leur valeur, leur conduite et leur fidélité ; que ces seigneurs étaient l'orne- ment et la sûreté du royaume, dignes succès-

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seurs de leurs ancêtres, ri ont les honneurs avaient été la récompense (Tune vertu insigne, et qu'on n'avait jamais vu leur postérité dégé- nérer; qu'à ces seigneurs étaient joints plu- Sifiurs saints hommes, qui avaient une place parmi eux sous le titre d'éviqueg , dont la charge particulière était de veilier sur la re- ligion et sur ceux qui la prêchent au peuple; qu'on cherchait et qu'on choisissait dans le clergé les plus saints et les plus savants hom- mes pour les revêtir de cette dignité émi- nente.

J'ajoutai que l'autre partie du Parlement était une assemblée respectable, nommée la Chambre des communes, composée de nobles choisis librement, et députés par le peuple même, seulement à cause de leurs lumières, de leurs talents et de leur amour pour la pa- trie, afin de représenter la sagesse de toute la nation. Je dis que ces deux corps formaient la plus auguste assemblée de l'univers, cui, de concert avec le prince, disposait de tou' et réglait en quelque sorte, la destinée de tcus les peuples de l'Europe.

Ensuite, je descendis aux cours de justice, étaient assis de vénérables interprètes de la loi , qui décidaient sur les différentes con- * ions des particuliers, qui punissaient le crime et protégeaient l'innocence. Je ne man- quai pas de parler de la sage et économique administration de nos finances, et de m'éten- dre sur la valeur et les exploits de nos guer- riers de mer et de terre. Je supputai le nom- bre du peuple, en comptant combien il y avait ?le millions d'hommes de différentes religions

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et de diTérents partis politiques parmi nous. Je n'omis ni nos jeux , ni nos spectacles , ni aucune autre particularité que je crusse pou- voir faire honneur a mon pays, et je fiais par un petit récit historique des dernières i tions ^Angleterre depuis environ cent ans.

Cette conversation dura cinq a idiences dont chacune fut de plusieurs heures , et le roi écouta le tout avec une grande attention, écrivant l'extrait de presque tout ce que je disais, et marquant i benpc les ques-

tions qu'il avait dessein de me faire.

Quand j'eus achevé me -cours, sa

ae audience , exami- nant ses extraits, me proposa plusieurs-doutes et de forte> r chaque article. Elle

me demanda d'abord quels étaient les moyens ordinaires de cultiv de notre jeune

noblesse ; quelles mesures l'on prenait quand une maison noble venait à s'éteindre, ce qui devait arriver de temps en temps ; quelles qua- lités étaient née i ceux qui devaient être créés nouveaux pairs ; si le caprice du prince, une somme d'argent donnée a propos à une dame de la cour et à un favori, ou le dessein de fortifier un parti opposé au bien pu- blic, n'étaient jamais les motifs de ces promo- tions ; quel de_;ré de science les pairs avaient dans les lois de leur pays, et comment il& de- nt capables de décider en dernier res- sort des droits de leurs compatriotes ; s'ils étaient toujours exempts d'avarice et de pré- ; si ces saints évèques dont j'avais parié parvenaient toujours à ce haut rang- par leur science dans les matières théologiques et par

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la sainteté de leur vie; s'ils n'avaient jamais eu de faiblesses; s'ils n'avaient jamais intri- gué lorsqu'ils n'étaient que de simples prê- tres; s'il* n'avaient pas été quelquefois les aumôniers d'un pair par le moyen duquel ils étaient parvenus à l'évêché, et si, dans ce cas, ils ne suivaient pas toujours aveuglément l'a- vis du pair tt ne servaient pas sa passion ou son préjugé dans l'assemblée du Parlement.

Il voulut savoir comment on s'y prenait pour l'élection de ceux que j'avais appelés les com- mun?*; si un inconnu, avec une bourse bien remplie d'or, ne pouvait pas quelquefois ga- gner le suffrage des électeurs à force d'argent, se faire préférer à leur propre seigneur ou aux plus considérables et aux plus distingués de la noblesse dans le voisinage ; pourquoi on avait une si violente passion d'être élu pour l'assemblée du Parlement , puisque cette élec- tion était l'occasion d'une très grande dépense et ne rendait rien ; qu'il fallait donc que ces élus fussent des hommes d'un désintéresse- ment parfait et d'une vertu éminente et héroï- que, ou bien qu'ils comptassent d'être indem- nisés et remboursés avec usure par le prince et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien public. Sa majesté me proposa sur cet article des difficultés insurmontables que la prudence ne me permet pas de répéter.

Sur ce que je lui avais dit de nos cours de justic-' , sa majesté voulut être éclairée tou- chant plusieurs articles. J'étais assez en état de. la satisfaire, ayant été autrefois presque ruiné par un long procès à la chancellerie, qui fut néanmoins jugé en ma faveur, et que je

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gagnai même avec les dépens. Il me demanda combien de temps on employait ordinaire- ment à mettre une affaire en état d'être ju- gée ; s'il en coûtait beaucoup pour plaider ; si les avocats avaient la liberté de défendre des causes évidemment injustes ; si l'on n'avait jamais remarqué que l'esprit de parti et de religion eût fait pencher la balance : si ces avocats avaient quelque connaissance des pre- miers principes et des lois générales de l'é- quité, ou s'ils ne se contentaient pas de savoir les lois arbitraires et les coutumes locales du pays; si eux et les juges avaient les droit d'in- terpréter à leur gré et de commenter les lois; si les plaidoyers et les arrêts n'étaient pas quelquefois contraires les uns aux autres dans lajmëme espèce.

Ensuite, il s'attacha à me questionner sur l'administration des finances , et me dit qu'il croyait que je m'étais mépris sur cet article, parce que je n'avais fait monter les impôts qu'à cinq ou six millions par an ; que cepen- dant la dépense de l'Etat allait beaucoup plus loin et excédait beaucoup la recette.

Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment un royaume osait dépenser au delà de son re- venu et manger son bien comira un particu- lier. H me demanda quels étalât nos créan- ciers, et nous trouverions de quoi les payer; si nous gardions à leur égard les lois de la na- ture, de la raison et de l'équité. Il était étonné du détail que je lui avais fait de nos guerres et des frais excessifs qu'elles exigeaient. Il fallait certainement, disait-il, que nous fus- sions un peuple bien inquiet et bien querel-

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leur, ou que nous eussions de bien mauvaic voisins. « gu'avez-vous à démêler, ajoutait-il, nor.- de ww Ues? Devez-vous 3 avoir a "autres affaires que celle de votre commerce'? devez- vous songer a faire des conquête.- ? et ne vous suffit-il pas de bien garder vus ports et vos m Ce qui i étonna l'oit, ce fut d appren- dre que nous entretenions une armée dans le seii.de lu paix et au milieu d'un peuple libre. Il dit que si nous étions goa i notre pro-

pre con.-en;ement, il ne pouvait s'imaginer de qui nous avions peur, et contre qui nous avions à nous battre. Il demanda si la maison d'un par- ticulier ne serait pas mieux défendue par lui- même, par ses enfants et par ses domestiques, que par une troupe de fripons et de coquins tirés par hasard de la lie du peuple, avec un salaire bien petit, et qui pourraient gagner cent fois plus en nous coup 1 nt la gorge.

Il rit beaucoup de ma b r.hmctique

(comme il lui plut de l'appeler), lorsque j'avais supputé le nombre de n *

s différentes sectes qui sont parmi nous à l'égard de la reli-ion et de la politique.

Il remarqua qu'entre les ami. la no-

tre noblesse, j'avais fa;t mention du jeu. li voulut savoir à quel âge ce divertissement était ordinairement pratiqué et quand on le quittait, combien de temps on y consacrait, et s'il n'altérait pas quelquefois la fortune des particu iers et ne leur faisait pas commettre des actions basses et anmes

corrompus ne pouvaient pas quelque- par leur adresse dans ce métier, acquérir de grandes richesses, tenir nos pairs même

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dans une espèce de dépendance, les accoutu» mer à voir mauvaise compagnie, les détourner entièrement de la culture de leur esprit et du soin de leurs affaires domestiques, et les forcer, parles pertes qu'ils pouvaient faire, d'appren- dre peut-être à se servir de cette même adresse infâme qui les avait ruinés.

Il était extrêmement étonné du récit que je lui avais fait de notre histoire du dernier siè- cle; ce n'était, selon lui, qu'un enchaînement horrible de conjurations, de rébellions, de meurtres , de massacres , de révolutions , d'exils, et des plus énormes effets que l'ava- rice, l'esprit de faction, l'hypocrisie, la pepidie, la cruauté, la rage, la folie, la haine, l'envie, la malice et l'ambition pouvaient produire.

Sa majesté, dans une autre audience, prit la peine de récapituler la substance de tout ce que j'avais dit, compara les questions qu'elle m'avait faites avec le3 réponses que j"avais données; puis, me prenant dans ses mains et me flattant doucement, s'exprima dans ces mots, que je n'oublierai jamais, non plus que la manière dont il les prononça : « Mon petit ami Grildrig, vous avez fait* panégyrique très extraordinaire de votre pays; vous avez fort bien prouvé que l'ignorance, la paresse et le vice peuvent être quelquefois les seules qualités d'un homme d'Etat; que les lois sont éclaircies, interprétées et appliquées le mieux du monde par des gens dont les in- térêts et la capacité les portent a les corrom- pre, à les brouiller et à les éluder. Je remarque parmi vous une constitution de gouvernement qui, dans son origine, a peut-être été suppor-

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table, mais que le vice a tout à fait défigurée. 11 ne me paraît pas même, par tout ce que tous m'avez dit, qu'une seule vertu soit re- quise pour parvenir à aucun rang- ou à aucune charge parmi vous. Je vois que les hommes n'y sont point ennoblis par leur vertu; que les prêtres n'y sont point avancés par leur piété ou leur science, les soldats par leur conduite ou leur valeur, les juges par leur intégrité, les sénateurs par l'amour de leur patrie, ni les hommes d'Etat par leur sagesse. Mais pour vous (continua le roi), qui avez passé la plupart de votre vie dans les voyages, je veux croire que vous n'êtes pas infecté des vices de votre pays; mais, par tout ce que vous m'avez raconté d'abord et par les répon- ses que je vous ai obligé de faire a mes objec- tions, je juge que la plupart de vos compatrio- tes sont la plus pernicieuse race d'insectes que \a nature ait jamais souffert ramper sur la surface de la terre. »

V. Zole de l'autpnr j>our l'honneur de sa patrie. Il fait une proposition avantageuse au roi, qui est rejette. La littérature de ce peuple imparfaite et bornée.— Leurs lois, leurs affaires militaires et leurs partis dans l'Etat.

L'amour de la vérité m'a empêché de dégui- ser l'entretien que j'eus alors avec Sa Majesté; mais ce même amour ne me permit pas de me taire lorsque je vis mon cher pays si indigne- ment traité. J'éludais adroitement la plupart de ses questions, et je donnais à chaque chose le tour le plus favorable que je pouvais ; ear.

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quand il s'agit de défendre ma patrie et de soutenir sa gloire, je me pique de ne point en- tendre raison ; alors je n'omets rien pour ca- cher ses infirmités et ses difformités, et pour mettre sa vertu et sa beauté dans le jour le plus avantageux. C'est ce que je m'efforçai de faire dans les différents entretiens que j'eus avec ce judicieux monarque : par malheur, je perdis ma peine.

Mais il faut excuser un roi qui vit entière- ment séparé du reste du monde, et qui, par conseillent. i_nore les mœurs et les coutumes des autres nations. Ce défaut de connaissance sera toujours la cause de plusieurs préjugés et d'une certaine manière bornée de penser, dont le pays de l'Europe est exempt. Il serait ridicule que les idées de vertu et de vice d'un prince étranger et isolé fussent proposées pour des règles et pour des maximes a suivre.

Pour confirmer ce que je viens de dire et pour faire voir les- effet malheureux d'une éducation bornée, je rapporterai ici une chose qu'on aura peut-être de la peine à croire. Dans la vue de gagner les bonnes grâces de sa ma- jesté, je lui donnai avis d'une découverte faite depuis trois ou quatre cents ans, qui était une certaine petite poudre noire qu'une seule pe- tite étincelle pouvait allumer en un instant, de telle manière qu'elle était capabl-e de faire sauter en l'air des montagnes avec un bruit et un fracas plus grand que celui du tonnerre ; qu'une quantité de cette poudre étant mise dans un tube de bronze ou de fer, selon sa grosseur, poussait une balle de plomb ou un boulet de fer avec une si grande violence et

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tant de vitesse, que rien n'était capable de sou- tenir sa force; que les boulets, ainsi poussés et chassés d'un tube de fonte par l'inflamma- tion de cette petite poudre, rompaient, renver- saient, culbutaient les bataillons et les esca- drons, abattaient les plus fortes murailles, faisaient sauter les plus grosses tours, coulaient à fond les plus gros vaisseaux; que cette pou- dre, mise dans un globe de fer lancé avec une machine, brûlait et écrasait les maisons, et je- tait de tous côtés des éclats qui foudroyaient tout ce qui se rencontrait; que je savais la composition de cette poudre merveilleuse, il n'entr;'.it que des choses communes et à bon marché, et que je pourrais apprendre la même secret à ses sujets, si sa majesté !e vou- lait ; que, par le moyen de cette poudre, sa majesté briserait les murailles de la plus forte vil'e de son royaume, si elle se soulevait ja- mais et osait lui résister; que je iui offrais ce petit présent comme un léger tribut de ma re- connaissance.

Le roi, frappé de la description que je lui avais' ffets terribles de ma poudre,

paraissait ne pouvoir comprendre comment an insecte impuissant, faible, vil et rampant, avait imaginé une chose effroyable, dont il •sait parler d'une manière si familière, qu'il semblait regarder comme des bagatelles le carnage et la désolation que produisait une invention s' pernicieuse. « Il fallait, disait-il, te fût un mauvais génie, ennemi de Dieu et de ses ouvrages, qui en eût été l'auteur. » n protesta que, quoique rien ne lui fît plus de vlaisir que les nouvelles découvertes, soit dans

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& nature, scit dans les arts, il aimerait mieux. >erdre sa couronne que faire usage d'un si uneste secret, dont il me défendit , sous >eme de la vie, de f ire part à aucun de ses ujets : effet pitoyable de l'ignorance et des K>rnes de l'esprit d'un prince sans éducation, ^e mODarque, orné de toutes les qualités qui gagnent la vénération, l'amour et l'estime des ►euples, d'un esprit fort et pénétrant, d'une ranie sagesse, d'une profonde science, doué e talents admirab.es pour le gouvernement, iresque adoré de son peuple, se trouve sotte- aent gêné par un scrupule excessif et bizarre [ont nous n'avons jamais eu d'idée en Eu- ope, et laisse échapper une occasion qu'on m' met entre les mains de se rendre le maître . de la vie, de la liberté et des biens de ous ses sujets! Je ne ois pas ceci dani l'inten- Lon de rabaisser les vertus et les lumières ds e prince, auquel je n'ignore pas néanmoins ue ce récit fera tort dans l'esprit d'un lecteur nglais; mais je m'assure que ce défaut ne enait que d'ignorance, ces peuples n'ayant >as encore réduit la politique en art, comme lOS esprits sublimes de l'Europe. Car il me souvient que, dans un entretien Lue j'eus un jour avec le roi sur ce que je lui .vais dit par hasard qu'il y avait parmi nous m grand nombre de volumes écrits sur l'art. Lu gouvernement, sa majesté en conçut une ipinion très basse de notre esprit, et ajouta [u'il méprisait et détestait tout mystère, tout afânement et toute intrigue dans les proeé- lés d'un prince ou d'un ministre d'Etat, n ne >ouvait comprendre ce que \e voulais dire par

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les secrets du cabinet. Pour lui, il renfermait la science de gouverner dans des bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles, et à d'autres semblables pratiques à la portée de tout le monde et qui ne méritent pas qu'on en parle. Enfin, il avança ce paradoxe étrange que, si quelqu'un pouvait faire croître deux épis ou deux brins d'iierbe sur un morceau de terre auparavant il n'y en avait qu'un, il mériterait beaucoup du genre humain et ren- drait un service plus essentiel à son pays que toute la race de nos sublimes politiques.

La littérature de ce peuple est fort peu de chose et ne consiste que dans la connaissance de la morale, de l'histoire, de la poésie et des mathématiques; mais il faut avouer qu'ils ex- cellent dans ces quatre genres.

La dernière de ces connaissances n'est ap- pliquée par eux qu'a tout ce qui est utile; en sorte que la meilleure partie de notre mathé- matique serait parmi eux fort peu estimée. A l'égard des entités métaphysiques, des abs- tractions et des catégories, il me fut impossi- ble de les leur faire concevoir.

Dans ce pays, il n'est pas permis de dresser une loi en plus de mots qu'il n'y a de lettres dans leur alphabet, qui n'est composé que de Vingt-deux lettres; il y a même très peu de lois qui s'étendent jusqu'à cette longueur. Elles eont toutes exprimées dans les termes les plus clairs et les plus simples, et ces peuples ne sont ni assez vifs ni assez ingénieux pour y trouver plusieurs sens; c'est d'ailleurs un

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crime capital d'écrire un commentaire sur at*- cune loi.

Ils possèdent de temps immémorial l'art d'imprimer, aussi bien que les Chinois; mais leurs bibliothèques ne sont pas grandes ; celle du roi, qui est la plus nombreuse, n'est com- posée que de mille volumes, rangés dans une galerie de douze cents pieds de longueur, feus la liberté de lire tous les livres qu'il me plut. Le livre que j'eus d'abord envie de lire fut mis sur une table sur laquelle on me pla- ça; alors, tournant mon visage vers le livre, je commençai par le haut de la page ; je me promenai d'essus le livre même, à droite et à gauche, environ huit ou dix pas, selon la lon- gueur des lignes, et je reculais à mesure que j'avançais dans la lecture des pages. Je com- mençai à lire l'autre page de la même façon, après quoi je tournai le feuillet, ce que je 'pus difficilement faire avec mes deux mains, car il était aussi épais et aussi roide qu'un gros carton.

Leur style est clair, mâle et doux, mais nul- lement fleuri, parce qu'on ne sait parmi eux ce que c'est de multiplier les mots inutiles, et de varier les expressions. Je parcourus plu- sieurs de leurs livres, surtout ceux qui con- cernaient l'histoire et la morale ; entre autres, je lus avec plaisir un vieux petit traité qui était dans la chambre de GlumdalcHtch. Ce li- vre était intitulé : Traité de la faiblesse du genre humain, et n'était estimé que des fem- mes et du petit peuple. Cependant je fus cu- rieux de voir ce qu'un auteur de ce pays pou- vait dire sur un pareil sujet. Cet écrivain fai-

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sait voir très au Ion? combien l'homme est peu en état de se mettre à couvert des injures de l'air ou de la fureur des bêtes sauvages; combien il était surpassé par d'autres animaux, soit dans la force, soit dans la vitesse, soit dans la prévoyance, soit dans l'industrie. Il montrait que la nature avait dégénéré dans ces derniers siècles, et qu'elle était sur son déclin.

Il enseignait que les lois mêmes de la na- ture exigeaient absolument que nous eussions été au commencement d'une taille plus grande et d'une eomplexion plus vigoureuse, pour n'être point sujets à une soudaine destruction par L'accident d'une tuile tombant de dessus une maison, ou d'une pierre jetée de la main d'un enfant, ni à être noyés dans un ruisseau. De ces raisonnements, l'auteur tirait plusieurs applications utiles à la conduite de la vie. Pour moi, je ne pouvais m'empêcher de faire des réflexions morales sur cette morale même, et sur le penchant universel qu'ont tous les hommes a se plaindre de la nature et à exa- gérer ses défauts. Ces géants -e trouvaient petits et faibles. Que sommes-nous donc, nous autres Européens? Ce même auteur disait que l'homme n'était qu'un ver de terre et qu'un atome, et que sa petitesse devait sans cesse l'humilier. Hélas! que suis-je, me chV ttis-je, moi qui suis au-dessous du Bien en comparaison de ces hommes qu'on dit être si petits et ai peu de chose?

Dans ee même livre, on faisait voir la va* nité du t:tre d'.dtesse et de grandeur, et corn- il était ridicule qu'un homme qui avait

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î plus cent cinquante pieds de hauteur t i dire haut et grand. Que penseraient les et les grands seigneurs d'Europe, sais-je alors, s'ils lisaient ce livre, eux qui, rec cinq pieds et quelques pouces, préten- ms façon qu'on leur donne de Valtesse de la grandeur? Mais pourquoi n'ont-ils is aussi e^igé les titres de grosseur, de lar- ur, d'épaisseur ? Au moins auraient-ils pu venter un terme général pour comprendre. es dimensions, et se faire appeler votre cndui. On me répondra peut-être que ces iots ait sse et grandeur se rapportent à l'âme ; non au corps ; mais si cela est, pourquoi s pas p-endre des titres plus marqués et us déterminés à un sens spirituel ? pour- îoi ne pas se faire appeler vore sagesse, )trt pénétration, votre prévoyance, votre libé- Uité, votre bonté, votre bon sens, votre bel es- rit î II faut avouer que, comme ces titres au- ùent été très beaux et très honorables, ils iraient aussi semé beaucoup d'aménité dans s compliments des inférieurs, rien n'étant plus ivertssant qu'un discours plein de contre- grités.

La médecine, la chirurgie, la pharmacie, >nt très cultivées en ce pays-là. J'entrai un >ur dans un vaste édiâce, que je pensai pren- re pour un arsenal plein de boulets et de ca- Dns : c'était la boutique d'un apothicaire ; ces oulets étaient des pilules, st ces canons des sringues. En comparaison, nos plus gros ca- ons sont en vérité de petites coulevrines. A l'égard de leur milice, on dit que l'armée u roi est composée de cent soixante-seize

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mille hommes de pied et de trente-deux mille, de cavalerie, si néanmoins on peut donner ce nom à une armée qui n'est composée que de marchands et de laboureurs, dont les com- mandants ne sont que les pairs et la noblesse sans aucune paye ou récompense. Ils sont à la vérité assez parfaits dans leurs exercices et ont une discipline très bonne, ce qui n'est pas étonnant , puisque chaque laboureur est com- mandé par son propre seigneur, et chaque bourgeois par les principaux de sa propre ville, élus à la façon de Venise.

Je fus curieux (le savoir pourquoi ce prince, dont les États sont inaccessibles, s'avisait de faire apprendre à son peuple la pratique de la discipline militaire: mais j'en fus bientôt ins- truit, soit par les entretiens que j'eus sur ce sujet, soit par la lecture de leurs histoires; car, pendai it plusieurs siècles : ils ont été af- fligés de la maladie à laquelle tant d'autres gouvernements sont sujets, la pairie et la no- blesse disputant souvent pour le pouvoir, le peuple pour la liberté, et le roi pour la domi- nation arbitraire. Ces choses, quoique sage- ment tempérées par les lois du royaume, ont quelquefois occasionné des partis, allumé des passions et causé des guerres civiles, dont la dernière fut heureusement terminée par l'aïeul du prince régnant, et la milice, alors établie dans le royaume, a toujours subsisté depuis pour prévenir de nouveaux désordres.

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TI. Le roi et la reine font un voyage vers la fron- tière, où l'auteur les suit. Détail de la manière dortf il sort de ce pays pour retourner en Angleterre.

J'avais toujours dans l'esprit que je recou- vrerais un jour ma liberté, quoique je ne pusse deviner par quel moyen, ni former aucun projet avec la moindre apparence de réussir. Le vaisseau qui m'avait porté, et qui avait échoué sur ces côtes, était le premier vaisseau européen qu'on eut su en avoir approché, et le roi avait donné des ordres très précis pour que, si jamais il arrivait qu'un autre partit, il fût tiré à terre et mis avec tout l'équipage et les passagers sur un tombereau, et apporté à Lorbrulgrud.

H était fort porté à me trouver une femme de ma taille par laquelle je pusse multiplier mon espèce ; mais je crois que j'aurais mieux aimé mourir que de faire de malheureux en- fants destinés à être mis en cage, ainsi que des serins de Canarie, et à être ensuite ven- dus par tout le royaume aux gens de qualité comme de petits animaux curieux. Jetais à la vérité traité avec beaucoup de bonté; j'étais le favori du roi et de la reine et les délices de toute la cour; mais c'était sur un état qui ne convenait pas à la dignité de ma nature hu- maine. Je ne pouvais d'abord oublier ces pré- cieux gages que j'avais laissés chez moi. Je souhaitais fort de me retrouver parmi des peuples avec lesquels je me psisse entretenir d'égal à égal, et d'avoir la liberté de me pro-

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mener par les rues et par les champs sans crainte d'être foulé aux pieds, d'être écrasé comme une grenouille, ou d'être le jouet d'un jeune chien; mais ma délivrance arriva plus tôt que je ne m'y attendais, et d'une manière très extraordinaire, ainsi que je vais le racon- ter flddlement, avec toutes les circonstances de cet admirable cvénement.

H y avait deux ans que j'étais dans ce pays. Au commencement de la troisième année, Glumdalcïdch et moi étions à la suite du roi et de la reine, dans un voyage qu'ils faisaient vers la côte méridionale du royaume. J'étais porté, à mon ordinaire, dans ma boîte de voya- ge, qui était un cabinet très commode, large de douze pieds. On avait, par mon ordre, atta- ché un brancard avec des cordons de soie aux quatre coins du haut de la boite, afin que je sentisse moins les secousses du cheval, sur lequel un domestique me portait devant lui J'avais ordonné au menuisier de faire au toit de ma boîte une ouverture d'un pied en carré pour laisser entrer l'air, en sorte que quand je voudrais on pût l'ouvrir et la fermer avec une planche.

Quand nous fûmes arrivés au terme de notre voyage, le roi jugea à propos de passer quel- ques jours à une maison de plaisance qu'il gvait proche de Flanflasnic, ville située à dix- huit milles anglais du bord de la mer. Glum- datclitch et moi étions bien fatigués; j'étais, moi, un peu enrhumé; mais la pauvre ûile se portait si mal, qu'elle était obligée de se te- nir toujours dans sa chambre. J'eus envie de voir rocéan. Je fis semblant détre plus m*-

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«de que je ne rétais, et je demandai îa

liberté de prendre l'air de la mer avec un page qui me plaisait beaucoup, et à qui j'a- vais été confié quelquefois. Je n'o< mais avec quelle répugnance Gl\ y consentit, ni l'ordre sévère qu'elle donna au page d'avoir sein de moi. ni les larmes qu'elle répandit, comme si elle eût eu quelques pré- sages de ce qui me devait arriver. Le page me porta donc dans ma boîte, et me mena envi- ron à une demi-lieue du palais, vers le3 ro- chers, sur k le la mer. Je lui dis aîorp de me mettre à terre, et, levant le châssis d'une de mes fenêtres, je me mis à regarder la mer d'un œil triste. Je dis ensuite au page que j'avais pnvie de dormir im peu dans mon brancard, et que cela me soulagerait. Le page ferma bien la fenêtre, de peur que je n'eusse froid ; je m'endormis bientôt. Tout ce que je puis conjecturer est que. peudaut que je dor- mais, ce p-ge, croyant qu'il n'y avait rien à appréhender, grimpa sur les rochers pour cher- cher des oe: : :x, l'ayant vu auparavant de ma fenêtre en chercher et en ramasser. Quoi qu'il en soit, je me trouvai soudainement éveillé par une secousse violente donnée à ma boite, 'me je sentis tirée en haut, et ensuite port avant avec une vitesse prodigieuse. La pre- mière secousse m'avait presque jet mon brancard; mais ensuite le mouvement fut assez doux. Je criais de toute ma force, mais inutilement. Je regardai à travers ma fenêtre, et je ne vis que des nuages. J'enten- dais un bruit horrible au-dessus de ma tête, ressemblant a celui d'un battement d'ailes.

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Alors je commençai à connaître le dangereu* état ou je me trouvais, et à soupçonner qu'un aigle avait pris le cordon de ma boîte dans son bec dans le dessein de la laisser tomber sur quelque rocher, comme une tortue dans son écuiile, et puis d'en tirer mon corps pour le dévorer; car la sagacité et l'odorat de cet oiseau le mettent en état de découvrir sa proie à une grande distance, quoique caché encore mieux que je ne pouvais être sous des plan- ches qui n'étaient épaisses que de deux pouces. Au bout de quelque temps, je remarquai que le bruit et le battement d'ailes s'aug- mentaient beaucoup , et que ma boîte était agitée çà et comme une enseigne de bouti- que par un grand vent; j'entendis plusieurs coups violents qu'on donnait à l'aigle, et puis, tout à coup, je me sentis tomber per- pendiculairement pendant pins d'nnf» minute, mais avec une vitesse incroyable. Ma chute fut terminée par une secousse terrible, qui retentit plus haut à mes oreilles que notre cataracte du Niagara, après quoi je fus dans les ténèbres pendant une autre minute, et alors ma boite commença à s'élever de ma- nière que je pus voir le jour par le haut da ma fenêtre.

FIN DO TOME PREMIER.

Paris.— Imp. Nouv. (assoc. ouv.), 14, rae des Jeûneurs. G. Musquin, directeur.

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VOYAGES

ÎULLIVER

PAR SWIFT

TRADUITS PAR L'ABBÉ DESFONTAINES

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de l'académie r r.'.:;çais2

TOME SECOND

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1879 Tous droits réservés

VOYAGES DE GULLIVER

SECONDE PARTIE

VOYAGE A BROBDINGNAG (Suite)

Je connus alors que j'étais tombé dans la mer, et que ma boîte flottait. Je crus, et je le crois encore, que l'aigle qui emportait ma boîte avait été poursuivi de deux ou trois au- tres aigles et contraint de me laisser tomber pendant qu'il se défendait contre les autres qui lui disputaient sa proie. Les plaques de fer attachées au bas de la boîte conservèrent l'équilibre, et l'empêchèrent d'être brisée et fracassée en tombant.

Oh! que je souhaitai alors d'être secouru par ma chère Glumdalclitch , dont cet acci- dent subit m'avait tant éloigné! Je puis dire en vérité qu'au milieu de mes malheurs, je plaignais et regrettais ma chère petite maî- tresse; que je pensais au chagrin qu'elle au- rait de ma perte et au déplaisir de la reine. Je suis sur qu'il y a très peu de voyageurs

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qui se soient trouvés dans une situation aussi triste que celle je me trouvai alors, atten- dant à tout moment de voir ma boîte brisée, ou au moins renversée par le premier coup de vent, et submergée par les vagues ; un carreau de vitre cassé, c'était fait de moi. H n'y avait rien qui eût pu jusqu'alors conser- ver ma fenêtre, que des fils de fer assez fort dont elle était munie par dehors contre les accidents qui peuvent arriver en voyageant. Je vis l'eau entrer dans ma boîte par quelques petites fentes que je tâchai de boucher le mieux que je pus. Hélas! je n'avais pas la force de lever le toit de ma boîte, ce que j'au- rais fait si j'avais pu, et me serais tenu assis dessus, plutôt que de rester enfermé dans une espèce de fond de cale.

Dans cette déplorable situation j'entendis, ou je crus entendre, quelque sorte de bruit à côté de ma boîte, et bientôt après je commençai à m'imaginer qu'elle était tirée et en quelque façon remorquée, car, de temps en temps, je sentais une sorte d'effort qui faisait monte* les ondes jusqu'au haut de mes fenêtres, me laissant presque dans l'obscurité. Je conçus alors quelques faibles espérances de secours, quoique je ne pusse me figurer d'où il me pourrait venir. Je montai sur mes chaises, et approchai ma tête d'une petite fente qui était au toit de ma boîte, et alors je me mis à crier de toutes mes forces et à demander du se- cours dans toutes les langues que je savais. Ensuite; j'attachai mon mouchoir à un bâton que j'avais, et, le haussant par l'ouverture, je le branlai plusieurs fois dans l'air, afin que.

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si quelque barque ou vaisseau était proche , les matelots pussent conjecturer qu'il y avait un malheureux mortel renfermé dans cette boîte.

Je ne m'aperçus point que tout cela eût rien produit ; mais je connus évidemment que ma boîte était tirée en avant. Au bout d'une heure, je sentis qu'elle heurtait quelque chose de très dur. Je craignis d'abord que ce ne fut un rocher, et j'en fus très alarmé. J'entendis alors distinctement du bruit sur le toit de ma boîte, comme celui d'un câble , ensuite je me trouvai haussé peu à peu au moins de trois pieds plus haut que je n'étais auparavant ; sur quoi je levai encore mon bâton et mon mou- choir, criant au secours jusqu'à m'enrouer. Pour réponse, j'entendis de grandes acclama- tions répétées trois fois, qui me donnèrent des transports de joie qui ne peuvent être conçus que par ceux qui les sentent ; en même temps, j'entendis marcher sur le toit, et quelqu'un appelant par l'ouverture et criant en anglais : « Y a-t-il quelqu'un ? » Je répondis : « Hé- las! oui : je suis un pauvre Anglais, réduit par la fortune à la plus grande calamité qu'aucune créature ait jamais soufferte ; au nom de Dieu, délivrez-moi de ce cachot. » La voix me répondit : « Rassurez- vous , vous n'avez rien à craindre ; votre boîte est attachée au vais- seau, et le charpentier va venir pour faire un trou dans le toit et vous tirer dehors. » Je ré- pondis que cela n'était pas nécessaire et de- mandait trop de' temps, qu'il suffisait que quelqu'un de l'équipage mît son doigt dans le cordon, afin d'emporter la boîte hors de la

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mer dans le vaisseau. Quelques-uns d'entoe eux, m'entendant parler ainsi, pensèrent qus j'étais un pauvre insensé , d'autres en rirent ; je ne pensais pas que j'étais alors parmi des hommes de ma taiWe et de ma force. Le char- pentier vint et dans peu de minutes fit un trou au haut de ma boîte, large de trois pieds, et me présenta une petite échelle sur laquelle je montai. J'entrai dans le vaisseau en un état très faible.

Les matelots furent tous étonnés, et me firent mille questions auxquelles je n'eus pas courage de répondre. Je m'imaginais voir lutant de pygmées , mes yeux étant accou- tumés aux objets monstrueux que je venais de quitter; mais le capitaine, M Thomas Viletcks, homme de probité et de mérite, ori- ginaire de la province de Salop, remarquant que j'étais près de tomber en faiblesse, me fl1 entrer dans sa chambre, me donna un cordial pour me soulager, et me fit coucher sur soe lit, me conseillant de prendre un peu de repos, dont j'avais assez de besoin. Avant que j€ m'endormisse, je lui fis entendre que j'avais des meubles précieux dans ma boîte, un bran card superbe, un lit de campagne, deux chai- ses, une table et une armoire; que ma cham- bre était tapissée, ou, pour mieux dire, mate- lassée d'étoffes de soie et de coton, que, s'il voulait ordonner à quelqu'un de son équipage d'apporter ma chambre dans sa chambre, je l'y ouvrirais en sa présence, el lui montre- rais mes meubles. Le capitaine, m'entendanl ilire ces absurdités, jugea que j'étais fou; ce- pendant, pour me complaire, il promit d'or-

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mner ce que je souhaitais, et, montant sur tillac, il envoya quelques-uns de ses gêna siter la caisse.

Je ionnis pendant quelques heures, mais mtinuellement troublé par l'idée du pays que ivais quitté et du péril que j'avais couru, ^pendant, quand je m'éveillai, je me trouvai sez bien remis. Il était huit heures du soir, le capitaine donna ordre de me servir à uper incessamment, croyant que j'avais ûné trop longtemps. Il me régala avec saucoup d'honnêteté, remarquant néanmoins le j'avais les yeux égarés. Quand on nous it laissés seuls, il me pria de lui faire le cit de mes voyages, et de lui apprendre par lel accident j'avais été abandonné au gré des )ts dans cette grande caisse. D me dit que, lt le midi, comme il regardait avec sa lu- itte, il l'avait découverte de fort loin, l'avait ise pour une petite barque, et qu'il l'avait >u)u joindre, dans la vue d'acheter du bis- lit, le sien commençant à manquer; qu'en >prochant il avait connu son erreur, et avait ivoyé sa chaloupe pour découvrir ce que était ; que ses gens étaient revenus tout ef- ayés, jurant qu'ils avaient vu une maison )ttante; qu'il avait ri de leur sottise, et sfé- it lui-même mis dans la chaloupe, ordon- mt à ses matelots de prendre avec eux un Lble très fort; que, le temps étant calme, après voix ramé autour de la grande caisse et en roir plusieurs fois fait le tour, il avait Dservé ma fenêtre; qu'alors il avait corn- lande à ses gens de ramer et d'approcher de i côte-là, et, qu'attachant un câble à une

des gâches de la fenêtre, il l'avait fait remor- quer ; qu'on avait vu mon bâton et mon mouchoir hors de l'ouverture et qu'on avait jugé qu'il fallait que quelques malheureux fussent enfermés dedans. Je lui demandai si lui ou son équipage n'avait point vu des oiseaux prodigieux dans l'air dans le temps qu'il m'avait découvert, à quoi il ré- pondit que, parlant sur ce sujet avec les ma- telots pendant que je dormais, un d'entre eux lui avait dit qu'il avait observé trois aigles volant vers le nord; mais il n'avait poiDt remarqué qu'ils fussent plus gros qu'à l'ordinaire; ce qu'il faut imputer, je crois, à la grande hauteur ils se trouvaient, et aussi ne put-il pas deviner pourquoi je faisais cette question. Ensuite je demandai au capi- taine combien il croyait que nous fussions éloignés de terre ; il me répondit que, par le meilleur calcul qu'il eût pu faire, nous en étions éloignés de cent lieues. Je l'assurai qu'il s'é- tait certainement trompé presque de la moi- tié, parce que je n'avais pas quitté le pays d'où je venais plus de deux heures avant que je tombasse dans la mer ; sur quoi il recom- mença à croire que mon cerveau était troublé, et me conseilla de me remettre au lit dans une lhambre qu'il avait fait préparer pour moi. le l'assurai que j'étais bien rafraîchi de son bon repas et de sa gracieuse compagnie, et que j'avais l'usage de mes sens et de ma rai- son aussi parfaitement que je l'avais jamais eu. il prit alors son sérieux, et me pria de lui dire franchement si je n'étais pas troublé dans mon âme et si je n'avais pas la conscience

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bourrelée de quelque crime pour lequel j'avais été puni par l'ordre de quelque prince, et ex- posé dans cette caisse, comme quelquefois les criminels en certains pays sont abandonnés à la merci des flots dans un vaisseau sans voiles et sans vivres ; que, quoi qu'il fût bien fâché d'avoir reçu un tel scélérat dans son vaisseau , cependant il me promettait, sur sa parole d'uonneur, de me mettre à terre en sûreté au premier port nous arriverions ; il ajouta que ses soupçons s'étaient beaucoup augmen- tés par quelques discours très absurdes que j'avais tenus d'abord aux matelots, et ensuite à lui-même, à i'égard de ma boîte et de ma chambre, aussi bien que par mes yeux égarés et ma bizarre contenance.

Je le priai d'avoir la patience de m'entendre faire le récit de mon histoire ; je le fis très fidè- lement depuis la dernière fois que j'avais quitte l'Angleterre jusqu'au moment qu'il m'avait dé- couvert : et, comme la vérité s'ouvre toujours un passage dans les esprits raisonnables, cet honnête et digne gentilhomme, qui avait un très bon sens et n'était pas tout à fait dé- pourvu de lettres, fut satisfait de ma candeur et de ma sincérité ; mais d'ailleurs, pour con- firmer tout ce que j'avais dit, je le priai de donner ordre de m'apporter mon armoire, dont j'avais la clef ; je l'ouvris en sa présence et lui fis voir toutes les choses curieuses tra- vaillées dans le pays d'où j'avais été tiré d'une manière si étrange. Il y avait, entre autres choses, le peigne que j'avais formé des poils de la barbe du roi. et un autre de la même matière, dent le dos était d'une rogn ire de

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rongle du ponce de sa majesté; Il y avait un paquet d'aiguilles et d'épingles longues d'un pied et demi ; une bague d'or dont un jour la reine me fit présent d'une manière très obli- geante, l'ôtant de son petit doigt et me la mettant au cou comme un collier. Je priai le capitaine de vouloir bien accepter cette bague en reconnaissance de ses bonnêtetés, ce qu'il refusa absolument. Enfin, je le priai déconsi- dérer la culotte que je portais alors, et qui était faite de peau de souris.

Le capitaine fut très satisfait de tout ce que je lui racontai, et me dit qu'il espérait qu'a- prés notre retour en Angleterre, je voudrais bien en écrire la relation et la donner au pu- blic. Je répondis que je croyais que nous avions déjà trop de livres de voyages ; que mes aven- tures passeraient pour un vrai roman et pour une fiction ridicule; que ma relation ne con- tiendrait que des descriptions de plantes et d'animaux extraordinaires, de lois, de mœurs et d'usages bizarres; que ces descriptions étaient trop communes, et qu'on en était las; et, n'ayant rien autre chose à dire touchant mes voyages, ce n'était pas la peine de les écrire. Je le remerciai de l'opinion avantageuse qu'il avait de moi.

Il me parut étonné d'une chose , qui fut de m'entendre parler si haut, me demandant si le roi et la reine de ce pays étaient sourds. Je lui dis que c'était une chose à laquelle j'étais accoutumé depuis plus de deux ans, et que j'admirais de mon côté sa voix et celle de ses gens, qui me semblaient toujours me parler bas et à l'oreille, mais que, malgré cela, je les

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>uvais entendre assez bien ; que, quand je triais dans ce pays, j'étais comme un homme îi parle dans la rue à un autre qui est monté i haut d'un clocher, excepté quand j'étais mis ir une table ou tenu dans la main de quel- le personne. Je lui dis que j'avais même re- arqué une autre chose, c'est que, d'abord îe j'étais entré dans le vaisseau, lorsque les atelots se tenaient debout autour de moi, ils e paraissaient infiniment petits; que pen- int mon séjour dans ce pays, je ne pouvais us me regarder dans un miroir, depuis que es yeux s'étaient accoutumés 9 de grands )jets, parce que la comparaison que je faisais e rendait méprisable à moi-même. Le capi- ine me dit que, pendant que nous soupions, avait aussi remarque que je regardais toutes loses avec une espèce d'étonnement, et que lui 3emblais quelquefois avoir de la peine à 'empêcher d'éclater de rire; qu'il ne savait ts fort bien alors comment il le devait pren- ne, mais qu'il l'attribua à quelque dérange- ent dans ma cervelle. Je répondis que j'étais ;onné comment j'avais été capable de me mtenir en voyant ses plats de la grosseur une pièce d'argent de trois sous, une éclan- îe de mouton qui était à peine une bouchée, a gobelet moins grand qu'une écaille de noix, ; je continuai ansi, faisant la description du «te de ses meubles et de ses viandes par ïmpa?aisd£; ear, quoique la reine m'eût donné dut mon usage tout ce qui m'était nécessaire ans une grandeur proportionnée a ma taille, îpendant mes idées étaient occupées entiére- ient de ce que je voyais autour de moi, et je

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faisais comme tous les hommes qui considèrent sans cesse les autres sans se considérer eux- mêmes et sans jeter les yeux sur leur petitesse. Le capitaine, faisant allusion au vieux proverbe anglais, me dit que mes yeux étaient donc plus grands que mon ventre, puisqu'il n'avait pas remarqué que j'eusse un grand appétit, quoique j'eusse jeûné toute la journée; et, continuant de badiner, il ajouta qu'il aurait donné avec plaisir cent livres sterling pour avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec de l'aigle, et ensuite tomber d'une si grande hauteur dans la mer, ce qui certainement au- rait été un objet très étonnant et digne d'être transmis aux siècles futurs.

Le capitaine, revenant du Tonquin, faisait sa route vers l'Angleterre, et avait été poussé vers le nord-est, à quarante degrés de lati- tude, à cent quarante trois de longitude ; mais un vent de saison s'élevant deux jours après que je fus à son bord, nous fûmes poussés au nord pendant un long temps; et, côtoyant la Nouvelle-Hollande, nous fîmes route vers l'ouest-nord-ouest, et depuis au sud-sud-ouest, jusqu'à ce que nous eussions doublé le cap de Bonne-Espérance. Notre voyage fut très heureux, mais j'en épargnerai le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine mouilla à un ou deux ports, et y fit entrer sa chaloupe pour chercher des vivres et iaire de l'eau ; pour moi, je ne sortis point du vais- seau que nous ne fussions arrivés aux Dunes. Ce fut, je crois, le 3 juin 1706, environ neuf mois après ma délivrance. J'offris de laisser mes meubles oour la sûreté du payement do

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non passage; mais le capitaine protesta qu'il îe voulait rien recevoir. Nous nous dîmes idieu très affectueusement, et je Lui fis pro- nettre de me venir voir à Redriff. Je louai un iheval et un guide pour un écu que me prêta e capitaine.

Pendant le cours de ce voyage, remarquant a petitesse des maisons, des arbres, du be- au et du peuple, je pensai me croire encore \ Lilliput : j'eus peur de fouler aux pieds les 'oyageurs que je rencontrai, et je criai sou- *ent pour les faire reculer du chemin; en arte que *e courus risque une ou deux fois l'avoir la tête cassée pour mon imperti- îence.

Quand je me rendis à ma maison, que j'eus le la peine à reconnaître, un de mes domes- iques ouvrant la porte, je me baissai pour •ntrer, de crainte de me blesser la tète ; cette jorte me semblait un guichet. Ma femme ac- courut pour m' embrasser, mais je me courbai )lus bas que ses genoux, songeant qu'elle ne courrait autrement atteindre ma bouche. Ma ille se mit à mes genoux pour me demander na bénédiction; mais je ne pus la distinguer lue lorsqu'elle fut levée, ayant été depuis si ongtemps accoutumé à me tenir debout, avec na tête et mes yeux levés en haut. Je regar- lai tous mes domestiques et un ou deux amis mi se trouvaient alors dans la maison comme s'ils avaient été des pygmées et moi un géant. Je dis à ma femme qu'elle avait été trop fru- gale, car je trouvais qu'elle s'était réduite elle-même et sa fille presque à rien. En un mot, je me conduisis d'un manière si étrange,

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qu'ils furent tous de l'avis du capitaine quand il me vit d'abord, et conclurent que j'avais perdu l'esprit. Je fais mention de ces minu- ties pour faire connaître le grand pouvoir de l'habitude et du préjugé.

En peu de temps, je m'accoutumai à ma femme, à ma famille et à mes amis ; mais ma femme protesta que je n'irais jamais sur mer; toutefois, mon mauvais destin en ordonna au- trement, comme le lecteur le pourra savoir dans la suite. Cependant, c'est ici que je finis la seconde partie de mes malheureux voyages.

TROISIÈME PARTIE

f OTAGE ALAPÏÏTA. AUX BALNIBABBES, A LDGBNASfi, A GLQOB3B0UBBR1E ST AU JAPON

I. L'auteur entreprend un troisième voyage.— Il est pris par des pirates. Méchanceté d'un Hollandais. Il arrive à Laputa.

Il n'y avait que deux ans environ que j'étais chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouaille, capitaine de la Bonne Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J'avais été autre- fois chirurgien d'un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et yen avais toujours été bien traité. Le capi- taine, ayant appris mon arrivée, me rendit nne visite il marqua la joie qu'il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m'étais fixé pour toujours, et m'apprit qu'il méditait un voyage aux Indes orientales, et comptait partir dans deux mois. Il m'insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vais- seau; qu'il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons ; que j'aurais une double paye; et, qu'ayant éprouvé que la connais-

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sauce que j'avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s'engageait à se compor- ter à mon égard comme avec un capitaine en «econd.

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d'ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais était d'obtenir le consentement de ma femme, qu'elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfants en pourraient retirer.

Nous mîmes à la voile le 5 d'août 1708, et arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril i709, nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De nous allâmes vers le Tonquin, notre capitaine résolut de s'arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu'il avait en- vie d'acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un r>eu des frais de ce retardement, il acheta une jarque chargée de différentes sortes de mar- chandises, dont les Tonquinois font un com- merce ordinaire avec les îles voisines; et mettant sur ce petit navire quarante hommes dont il y en avait trois du pays, il m'en fit capitaine et me donna en pouvoir pour deux mois, tandis qu'il ferait ses affaires au Ton- quin.

Il n'y avait pas trois jours que nous étions en mer qu'une grande tempête s'étant élevée, cous fûmes poussés pendant cinq jours vers

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ls nord-est, et ensuite à l'est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d'ouest souf- flait toujours assez fort.

Le dixième jour, deux pirates nous donnè- rent la chasse et bientôt nous prirent, car mon navire était si chargé qu'il allait très lente- ment et qu'il nous fut impossible de faire la manœuvre nécessaire pour nous défendre.

Les deux pirates vinrent à l'abordage et en- trèrent dans notre navire à la tête de leurs gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l'avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier, et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à visiter la oarque.

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu'il n'eût pas de commandement. Il connut à nos manières que nous étions Anglais, et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu'on allait nous lier tous dos à dos et nous jeter dans la mer. Comme je parlais hollandais assez bien, je lui déclarai qui nous étions et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins, d'alliés, d'intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne rirent que l'irriter : il redou- bla ses menaces, et, s'étant tourné vers se3 compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais qui par- lait un peu hollandais : il vint à moi, et, après m'avoir fait diverses questions , auxquelles je répondis très humblement, il m'assura qu'on

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ne nous Ôterait point la vie. Je lui fis une très profonde révérence, et, me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j'étais bien fâché de trouver plus d'humanité dans un idolâtre que dans un chrétien; mais j'eus bien- tôt lieu de me repentir de ces paroles inconsi- dérées, car ce misérable réprouvé ayant tâché en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu'on ne voulut pas lui accorder à cause de la parole qui m'avait été donnée), il obtint que je serais encore plus rigoureusement traité que si on m'eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque; pour moi, on résolut de m'abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons , une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmenta- tion ; il ne voulut pas même qu'on me fouillât. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m'accablait de dessus le pont de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eus- sions vu les deux pirates, j'avais pris hau- teur et avais trouvé que nous étions à qua- rante-six degrés de latitude et à cent quatre- vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différenles îles au sud-ouest. Alors jft hauss;;; ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d'aborder à la plus prochaine de ces îles, co que j'eus bien de la peine à faire en trois heu res. Cette île n'était qu'une roche, je trou

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vai beaucoup d'oeufs d'oiseaux; alors, battant mon fusil, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nour- riture, étant résolu d'épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre lie, et de à une troisième et à une qua- trième, me servant quelquefois de mes rames; mais pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu'au bout de cinq jours j'at- teignis la dernière île que j'avais vue, qui était au sud-ouest de la première.

Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu'en cinq heures. J'en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l'île n'était qu'un rocher, avec quelques espaces il croissait du gazon et des herbes très odoriférantes. Je pris mes pe- tites provisions, et, après m'être un peu ra- fraîchi, je mis le reste dans une des caves, dont il y avait un grand nombre. Je ramas- sai plusieurs œufs sur le rocher et arrachai une quantité de joncs marins et d'herbes sè- ches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes œufs, car j'avais sur moi mon fu- sil, ma mèche, avec un verre ardent. Je pas- sai toute la nuit dans la cave j'avai mis mes provisions ; mon lit était ces mêmes her- bes sèches destinées au feu. Je dormis peu,

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car j'étais encore plus inquiet que las.

Je considérais qu'il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n'eus p;ts ie courage de me lever, et, avant que j'eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau et le soleil si ardent, que j'étais obligé de détourner mon visage.

Mais voici tout à coup que le temps s'obs- curcit, d'une manière pourtant très différente de ce qui arrive par l'interposition d'un nuage. Je me tournai vers le soleil, et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu , qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l'observer à cause de l'obscurité. Quand ce corps fut venu plus prés de l'endroit j'étais, il me parut être d'une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m'arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nom- bre de personnes en mouvement, qui me re- gardaient et se regardaient les unes les autres.

L'amour naturel de la vie me fit naître quel- ques sentiments de joie et d'espérance que cette aventure pourrait m'aide: à me délivrer de l'état fâcheux j'étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s'imaginer mon éton- nement de voir une espèce d'île en l'air, nabi-

tée par des hommes qui avaient l'art et le pou- TOir de la hausser, de l'abaisser et de la faire marcher à leur gré; mais, n'étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phé- nomène^ je me contentai d'observer de quel côté l'île tournerait, car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s'ap- procha de mon côté, et j'y pus découvrir plu- sieurs grandes terrasses et des escaliers d'in- tervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres.

Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui péchaient des oiseaux à la ligne, et d'autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et, lorsque je me fus approché de plus prés, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors re- gardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu'ils me voyaient, quoiqu'ils ne m'eussent pas ré- pondu. J'aperçus alors cinq ou six hommes montant avec" empressement au sommet de l'île, et je m'imaginai qu'ils avaient été en- voyés à quelques personnes d'autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu'on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et, en moins d'une demi-heure, l'île s'approcha telle- ment, qu'il n'y avait plus que cent pas de dis- tance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchan- tes, et que je fis les supplications les plu3 vives; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus croche, à en juger

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par leurs habits, étaient des personnes de dis- tinction.

A la Ht, un d'eux me fit entendre sa voix dans r .langage clair, poli et très doux, dont le son approchait de l'italien ; ce fut aussi en italien que je répondis, m'imaginant que le son et l'accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que toute autre lan- gage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher, et d'aller vers le rivage, ce que je fis; ot alors, l'île volante s'étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d'en bas une chaîne avec un petit siège qui y était attaché, sur lequel m'étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d'un moufle.

II. Caractère des Laputfens , idée de leurs savants, de leur roi et de sa cour. Réception qu'on fait à l'auteur. Les craintes et les Knqaiétadw des habi- tants. — Caractère des femmes laputiennes.

A mon arrivée, je me vis entouré d'une foule de peuple qui me regardait avec admi- ration, et que je regardai de même, n'ayant encore jamais vu une race de mortels si sin- gulière dans sa figure, dans ses habits et dans ses manières ; ils penchaient la tête, tan- tôt à droite, tantôt à gauche ; ils avaient un œil tourné en dedans, et l'autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instruments inconnus en Europe. Je vis au-

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tour (feux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un fléau au bout d'un petit bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits pois 2t de petits cailloux ; ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je n'en pus d'abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plongés dans la méditation, qu'ils n^ pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu'on leur di- sait sans Le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche soit aux oreilles, pour les réveiller. C'est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entrete- naient toujours un domestique qui leur ser- Tait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient amais.

L'occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, éteit de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui à qui c était à parler, ensuite sur l'oreille droite de celui ou de ceux à qui le discours s'adressait. Le moniteur accompa- gnait toujours son maître lorsqu'il sortait, et était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que, sans cela, ses profondes rêveries l'eussent bientôt mis en danger de tomber dans quelque préci- pice, de se heurter la tête contre quelque po- teau, de pousser les autres dans les rues, ou d'en être jeté dans le ruisseau.

On me fit monter au sommet de l'île, et en- trer dans le palais du roi, je vis sa majesté sur un trône environné de personnes de la

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première distinction. Devant le trône était une grande table couverte de globes, de sphè- res et d'instruments de mathématiques d^ toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j'entrai, quoique la foule qui m'ac- compagnait fît un très grand bruit ; il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que sa majesté eût fini son opération. Il avait auprès de lui deux pages qui avaient des vessies à la main, dont l'un, lorsque sa majesté eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à la bouche, et l'autre à l'oreille droite. Le roi pa- rut alors comme se réveiller en sursaut, et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m'entourait, il se rappela ce qu'on lui avait dit de mon arrivée peu de temps aupara- vant ; il me dit quelques mots, et aussitôt un jeune homme, armé d'une vessie, s'approcha de moi et m'en donna sur l'oreille droite; mais je fis signe qu'il était inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je ré- pondis sans que nous nous entendissions ni l'un ni l'autre. On me conduisit bientôt après dans un appartement l'on me servit à dî- ner. Quatre personnes de distinction me firent l'honneur de se mettre à table avec moi : nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d'une épaule de mouton coupée en triangle équila- téral, d'une pièce de bœuf sous la forme d'un rhomboïde, et d'un boudin sous celle d'un

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cycloïde. Le second service fut deux canards ressemblant à deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l'air d'une harpe. Les pains qu'on nous servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de parallélogrammes.

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une plume, de l'encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu'il avait ordre de m'apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j'écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il m'apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens en faisant devant moi ce qu'elles signifiaient. Mon maître me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cer- eles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d'instruments de musique, avec les termes de cet art conve- nable à chaque instrument. Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très joli petit dictionnaire de tous les mots que j'avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, je sus passable- ment la langue laputienne.

Un tailleur vint le lendemain matin prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu'en Europe. Il prit d'abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle, et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et toute la propor-

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Mon de mes membres, il fit son calcul sur le papier, et, au bout de six jours, il m'apporta an habit très mal fait ; il m'en fit excuse, en me disant qu'il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.

Sa majesté ordonna ce jour-là qu'on fît avancer son île vers Lagado, qui est la capi- tale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets à ces ficelles, qu'on tirait ensuite, et qui sem- blaient en l'air autant de cerfs-volants.

La connaissance que j'avais des mathéma- tiques m'aida beaucoup à comprendre leur façon de parler, et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la mu- sique, car je suis un peu musicien. Toutes leurs idées n'étaient qu'en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géomé- trique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d'une fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et par- faits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne droite, la ligne courbe, le cône, le cylindre, l'ovale, la parabole, le dia- mètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage de l'amour.

Leurs maisons étaient fort mal bâties : c'est

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qn'en ce pays-là on méprise la géométrie pra- tique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n'ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes fit la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plu3 mauvais raisonneurs du monde, toujours prêta a contredire, si ce n'est lorsqu'ils pensent juste, ce qui leur arrive ra rement, et alors ils se taisent ; ils ne savent ce que c'est qu'imagination, invention, por- traits, et n'ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, sem' "blent des théorèmes d'Euclide.

Plusieurs d'entre eux, principalement ceci qui s'appliquent à l'astronomie, donnant danw l'astrologie judiciaire, quoiqu'ils n'osent l'a- vouer publiquement ; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut i inclination qu'ils avaient pour la politique, et leur curiosité pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment d'affaires d'Etat, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J'ai souvent remarqué le Eiême caractère dans nos mathématiciens d'Europe, sans avoir jamais pu trouver la {noindra analogie entre les mathématiques et a politique, à moins que l'on ne suppose que, jQïïime le plus petit cercle a autant de degré? ?me le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut égale- ment raisonner sur la sphère du monde ; mais n'est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent naturellement à parler et à raisonner sur ce Qu'ils entendentlemoinsî

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Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n'a jamais troublé le repos des au- tres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent l'altération des corps célestes, par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flam- mes de cet astre terrible ; que ce flambeau de la n îture ne se trouve peu à peu encroûté par ron écume, et ne vienne à s'éteindre tout a fait pour les mortels ; ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, pa- raîtra dans trente et un ans , d'un coup de sa queue ne foudroie la terre et ne la réduise en cendres; ils craignent encore que le so- leil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s'user et à perdre tout à fait sa substance. Yoilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs ; aussi, dès qu'ils se rencontrent le matin, ils se demandent d'abord les uns aux autres des nouvelles du soleil , com- ment il se porte et en quel état il s'est levé et couché.

Les femmes de cette île sont très vives; elles méprisent leurs maris et ont beaucoup de goût pour les étrangers, dont il y a toujours un nombre considérable à la suite de la cour ; c'est aussi parmi eux que les daines de qualité prennent leurs galants. Ce qu'il y a de fâ- cheux, c'est qu'elles prennent leurs plaisirs sans aucune traverse et avec trop de sécurité, car leurs maris sont si absorbés dans les spé- culations géométriques, qu'on caresse leurs

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femmes en leurs présence sans qu'ils s'en aperçoivent, pourvu pourtant que le moniteur avec sa vessie n'y soit pas.

Les femmes et les filles sont fort fâchées de se voir confinées dans cette île , quoique ce soit l'endroit le plus délicieux de la terre, et quoiqu'elles y vivent dans la richesse et dans la magnificence. Elles peuvent aller elles veulent dans l'île, mais elles meurent d'envie de courir le monde et de se rendre dans la capitale, il leur est défendu d'aller sans la permission du roi, qu'il ne leur est pas aisé d'obtenir, parce que les maris ont souvent éprouvé qu'il leur était difficile de les en faire revenir. J'ai ouï dire qu'une grande dame de la cour, mariée au premier ministre, l'homme le mieux fait et le plus riche du royaume, qui l'aimait éperdument, vint à Lagado, sous le prétexte de sa santé, et y demeura cachée pendant plusieurs mois , jusqu'à ce que le roi envoyât la chercher ; elle fut trouvée en un état pitoyatle, dans une mauvaise auberge, ayant engagé ses habits pour entretenir un laquais vieux et laid, qui la battait tous les jours; on l'arracha de lui malgré elle, et, quoi- que son mari l'eût reçue avec bonté , lui eût fait mille caresses et nuls reproches sur sa conduite, elle s'enfuit encore bientôt après avec tous ses bijoux et toutes ses pierreries, pour aller retrouver ce digne galant; et on n'a plus entendu parler d'elle.

Le lecteur prendra peut-être cela pour une

, histoire européenne, ou même anglaise ; mais

je le prie de considérer que les caprices de

l'espèce femelle ne sont pas bornés à une seule

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partie du monde ni à un seul climat, mais sont en tous lieux les mômes.

III, Phénomène expliqué par les philosophes et astro1 nomes modernes. Les Laputirns sont grands asteff' uomes. Comment le roi apaise les séditions.

Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l'île; il me l'accorda et or- donna à un de ses courtisans de m'accom- pagner. .le voulus savoir principalement quel secret naturel ou artificiel était le principe de ces mouvements divers dont je vais ren- dre au lecteur un compte exact et philoso- phique.

L'île volante est parfaitement ronde ; son diamètre est de sept mille huit cent trente- sept demi-toises, c'est-à-dire d'environ qua- tre mille pas, et par conséquent contient à peu pré? lix mille acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous , teile qu'elle pa- raît à ceux qui la regardent d'en bas, est comme un large diamant, poli et taillé régu- lièrement, qui réfléchit la lumière à quatre cents pas. 11 y a au-dessus plusieurs miné- raux, situés selon le rang ordinaire des mi- nes, et par-dessus est un terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.

Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et ro- sées qui tombent sur l'île sont conduites par de petits ruisseaux vers le milieu, ils s'a- massent dans auatre grands bassins, chacun

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d'environ un demi-mille de circuit. A deux eents pas de distance du centre de ces bas- sins, l'eau est coDtinuellement attirée et exai- te'e par te soleil pendant le jour, ce qui em- pêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d'élever llle au-des- sus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empê- îher la chute de la pluie et de la rosée, ce çui n'est au pouvoir d'aucun potentat d'Eu- rope, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours de la pluie et du beau temps.

Au centre de l'île est un trou d'environ vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme, qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gahnolé. ou la Cave des Astronomes, située à la profondeur de cinquante toises au-dessus de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave vingt lampes sans cesse allu- mées, qui, par la réverbération du diamant, répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est orné de sextans , de quadrans, de télescopes, d'astrolabes et autres instruments astronomiques ; mais la plus grande curio- sité, dont dépend même la destinée de l'île, est une pierre d'aimant d'une grandeur pro- digieuse, taillée en forme de navette de tis- serand.

Elle est longue de trois toises, et, dans sa plus grande épaisseur, elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse, qu'une main

très faible peut le faire tourner; elle est en- tourée d'un cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d'épaisseur, et de six toises de diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux, tous de diamants, nauts chacun de trois toises. Du côté concave du cercle il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extré- mités de l'essieu, qui tourne quand il le faut. Aucune force ne peut déplacer ia pierre,

que le cercle et les pieds du cercle sont d'une seule pièce avec le corps du diamant qui fait la base de l'île.

t par ie moyen de cet aimant que l'île se hausse, se baisse et change de place; car, par rapport à cet endroit de la terre sur le- quel le monarque préside, la pierre est mu- nie à un de ses côtés d'un pouvoir attractif et de l'autre d'un pouvoir répulsif. Ainsi , quand il lui plaît que l'aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l'île descend; mais quand le pôle ennemi est tourné vers la même terre, l'île remonte en haut. Lorsque la position de la terre est oblique, le mouve- ment de l'île est pareil ; car, dans cet aimant, les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa direction ; c'est par ce mouvement obli- que que l'île est conduite aux différentes par- ties des domaines du monarque.

Le roi serait le prince le plus absolu de runivers s'il pouvait engager ses ministres à lui complaire en tout ; mais ceux-ci ayant leurs terres au-dessous dans le continent, et considérant que la faveur des princes est pas*

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sagère, n'ont garde de se porter pre'judice à eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs compatriotes.

Si quelque ville se révolte ou refuse de payer les impôts, le roi a deux façons de la réduire. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines ; par la, il prive le pays e 1 du soleil et de la rosée, ce qui cause des ma- ladies et de la mortalité ; mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu'on leur jette du haut de l'île, dont ils ne peuvent se garantir qu'en se sauvant dans leurs cel- liers et dans leurs caves, ils passent je temps à boire frais tandis que les toits de -eurs maisons sont mis en pièces. S'ils conti- nuent témérairement dans leur obstination et dans leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l'île à plomb sur leurs tètes, ce qm écrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince, néanmoins , se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n'osent lui con- seiller, vu que ce procédé violent les rendrait odieux au peuple et leur ferait tort à eux- mêmes, qui ont des biens dans le continent, car nie n'appartient qu'au roi qui aussi n'a oue l'île pour tout domaine.

Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les rois de ce pays ont été toujours éloignés d'exercer ce dernier châti- ment, si ce n'est dans une nécessité absolue : c'est que, si la ville qu'on veut détruire était située prés de qu lques hautes roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu'en Angleterre, au-

6CLLITER, IL 2

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près des grandes villes qui ont été exprès bâties près de ces roches pour se préserver de la coiére des rois), ou si elle avait un grand nombre de clochers et de pyramides de pier- res, l'île royale, par sa chute, pourrait se bri- ser. Ce sont principalement les clochers que le roi redoute et le peuple le sait bien. Aussi, quand sa majesté est le plus en courroux, il fait toujours descendre son île très doucement, de peur, dit-il, d'accabler son peuple, mais, dans le fond, c'est qu'il craint lui-même que les clochers ne brisent son île. En ce cas , le philosophes croient que l'aimant ne pourrait plus la soutenir désormais, et qu'elle tombe- rait

IV. L'auteur guitte File de Laputa et est conduit aux Bal ni bar nés. Son arrivée à la capitale. Description de cette ville et des environs. Il est reçu avec bonté par un grand seigneur.

Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraité dans cette île, il est vrai cepen- dant que je m'y crus négligé et tant soit peu méprisé. Le prince et le peuple n'y étaient curieux que de mathématiques et de musique; j'étais en ce genre fort au-dessous d'eux, et ils me rendaient justice en faisant peu da cas de moi.

D'un autre côté, après avoir vu toutes les curiosités de l'île, j'avais une forte envie d'en sortir, étant très las de ces insulaires aériens. Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences que j'estime beaucoup, et dont j'ai même

quelque teinture ; mais ils étaient si absorbés dans leurs spéculations, que je ne m'étais ja- mais trouvé en si triste compagnie. Je ne m'entretenais qu'avec les femmes quel entre- tien pour un phiio.-ophe marin!), qu'avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres gens de cette espèce, ce qui augmenta encore le mépris qu'on avait pour moi ; mais, en vérité, pouvais-je faire autrement? Il n'y avait que ceux-là avec qui je pusse lier com- merce ; les autres ne pariaient point.

Il y avait à la cour un grand seigneur, fa- vori du roi, et qui, pour cette raison seule, était traité avec respect, mais qui était pour- tant regardé en général comme un homme très ignorant et assez stupide; il passait pour avoir de lhonneur et de la probité, mais il n'avait point du tout d'oreille pour la musi- que, et battait, dit-on, la mesure assez mal; on ajoute qu'il n'avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des mathéma- tiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonté ; il me faisait souvent l'honneur de me venir voir, désirant s'informer des affaires de l'Europe et s'instruire des coutumes, des mœurs, des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles j'avais demeuré; il m'écoutait toujours avec une grande atten- tion, et faisait de très belles observations sur tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s'en ser- vait qu'à la cour et dans les visites de céré- monie ; quand nous étions ensemble, il les fai- sait toujours retirer. Je priai ce seigneur d'intercéder pour moi

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auprès de sa majesté pour obtenir mon congé, il m'accorda cette grâce avec regret, comme il eut la bouté de me le dire, et il me fit plu- sieurs oiïres avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive reconnaissance.

Le 16 février, je pris congé de sa majesté, qui me Lit uu présent considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis, demeurant à Lagado, capitale des Balnibarbes. L'île étant alors suspendue au- dessus d'une montagne, je descendis de la dernière terrasse de l'île de la même façon que j'étais monté.

Le continent porte le nom de Balnibarbes, et la capitale, comme j'ai dit, s'appelle La- gado. Ce fut d'abord une assez agréable satis- faction pour moi de n'être plus en l'air et de me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans aucun em- barras, étant vêtu comme les habitants et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la personne à qui j'étais recommandé. Je lui présentai la lettre du grand seigneur, et j'en fus très bien reçu. Cette personne, qui était un seigneur baînibarbe, et qui s'appelait Munodi , me donna un bel appartement chez lui, je lo- geai pendant mon séjour en ce pays, et je fus très bien traité.

Le lendemain matin après mon arrivée, Mu- nodi me prit dans son carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la moitié Londres; mais les maisons étaient étran- gement bâties, et la plupart tombaient en

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ruines ; le peuple, couvert de haillons, marcha- 1 dans les rues d'un pas précipité, ayant un re- gard farouche. Nous passâmes par une des portes de la ville, et nous avançâmes environ trois miile pas dans la campagne, je vis un grand nombre de laboureurs qui travail- laient à la terre avec plusieurs sortes d'ins- truments; mais je ne pus deviner ce qu'ils faisaient; je ne voyais nulle part aucune ap- parence d'herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien ni'expiiquer ce que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la ville et à la campagne, n'en voyant aucun effet ; car, en vérité, jt: n'avais jamais trouvé ni de terre si mal culti- vée, ni de maisons en si mauvais état et si délabrées, un peuple si gueux et si misé- rable.

Le seigneur Slunodi avait été plusieurs an- nées gouverneur de Lagado ; mais, par la ca- bale des ministres, il avait été déposé, au grand regret du peuple. Cependant, le roi l'es- timait comme un homme qui avait des inten- tions droites, mais qui n'avait pas l'esprit de la cour.

Lorsque j'eus ainsi critiqué librement le pays et ses habitants, il ne me répondit autre chose, sinon que je n'avais pas été assez long- temps parmi eux pour en juger, et que les différents peuples du monde avaient des usa-» ces différents; il me débita plusieurs autres neux communs semblables ; mais, quand nous fûmes de retour chez lui, il me demanda com- ment je trouvais son palais, quelles absurdi- tés j'y remarquais, et ce que je trouvais à

redire dans les habits et dans les manières d 3 ses domestiques. Il pouvait me faire aisément cette question, car chez lui tout était magni- fique, régulier et poli. Je répondis que s?, grandeur, sa prudence et ses richesses ri- vaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu les autres fous et gueux ; il me dit quer 8i je voulais aller avec lui à sa maison de campagne, qui était à vingt milles, il aurait plus de loisir de m'entretenir sur tout cela. Je répundis à son excellence que je ferais tout ce qu'elle souhaiterait ; nous partîmes donc le lendemain au matin.

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour en- semencer leurs terres. Cependant, excepté en quelques endroits, je n'avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture; mais, ayant marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous nous trouvâmes dans une très belle campagne. Les maisons des laboureurs étaient un peu éloignées et très bien bâties ; les champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé, des prairies, et je ne me souviens pas d'avoir rien vu de si agréable. Le seigneur qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que commençait sa terre ; que, néanmoins, les gens du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu'il n'avait pas mieux fait ses affaires.

Nous arrivâmes enfin à son ehâteau, qui était d'une très noble structure : les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement

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et avec goût. Je donnai à chaque chose des .ouanges, dont son excellence ne parut s'aper- cevoir qu'après le souper.

Alors, n'y ayant point de tiers, il me dit d'un air fort triste qu'il ne savait s'il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et détruire tout son palais pour le ren- dre conforme au goût moderne: mais qu'il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire par la aux gens de bien ; que je cesserais d'être étonné quand je saurais quelques particularités que j'ignorais»

Il me dit que, depuis environ quatre ans, certaines personnes étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leurs plai- sirs, et qu'après cinq mois elles s'en étaient retournées avec une très légère teinture de mathématiques, mais pleines d'esprits volatils recueillis dans cette région aérienne ; que ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d'en bas, et avaient formé le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied: que pour cela elles avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie d'ingé- nieurs, c'est-à-dire de gens à systèmes ; que le peuple était si fantastique, qu'il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes; que, dans ces académies ou collèges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l'agriculture et l'architecture, et de nouveaux instruments et outils pou; tous les métiers et manufactures, par le moi-an

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desquels un nomme seul pourrait travailler au- tant que dix, et un palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides, qu'il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation ; tous les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons, plus gros cent fois qu'à présent, avec une infinité d'autres projets admirables. C'est dommage, conti- nua-t-il, qu'aucun de ces projets n'ait été per- fectionné jusqu'ici, qu'en peu de temps toute la campagne ait été misérablement ravagéef que la plupart des maisons soient tombées en ruines, et que le peuple tout nu meure de froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d'être découragés, ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés tour à tour par l'espérance et par le désespoir. ajouta que, pour ce qui était de lui, n'étant pas d'un esprit entreprenant, il s'était con- tenté d'agir selon l'ancienne méthode, de vivre clans les maisons bâties par ses ancêtres et de faire ce qu'ils avaient fait, sans rien in- nover ; que quelque peu de gens de qualité avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris, et s'étaient même ren- dus odieux, comme gens mal intentionnés, ennemis des arts, ignorants, mauvais répu- blicains, préférant leur commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.

Son excellence ajouta qu'il ne voulait pas prévenir, par un long détail, le plaisir que 4 aurais lorsque j'irais visiter l'académie des systèmes ; qu'il souhaitait seulement que j'ob- servasse un bâtiment ruiné du côté de la mon- tagne ; que ce que \e voyais, à la moitié d'un

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mille de son château était un moulin que le courant d'une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa maison et pour an grand nombre de ses vassaux ; qu'il y avait environ sept ans qu'une compagnie d'ingénieurs étar venue lui proposer d'abattre ce moulin, etd'c bâtir un autre au pied delà montngne, suri e sommet de laquelle serait construit un réser- voir où l'eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des machines, d'autant que le vent et l'air sur le haut de la montagne agiteraient l'eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l'eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière ; il me dit que, n'étant pas bien à la cour, parce qu'il n'avait donné jusqu'ici dans aucun des nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il avait agréé le projet ; mais qu'après y avoir fait travailler pendant deux ans, l'ouvrage avait- mal réussi, et que les entrepreneurs avaient pris la fuite.

Peu de jours après, je souhaitai voir l'aca- démie des systèmes, et son excellence voulut bien me donner une personne pour m'y ac- compagner; il me prenait peut-être pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond, j'avais un peu été dans ma jeunesse homme à pro- jets et à systèmes, et encore aujourd'hui, tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrê- mement

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v. L'auteur visite l'académie et en fait ici la des* criplion.

Le logement de cette académie n'est pas un seul et simple corps de logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d'une cour.

Je fus reçu très honnêtement par le con- cierge; qui nous dit d'abord que, dans ces bâ- timents, chaque chambre renfermait un ingé- nieur, et quelquefois plusieurs, et qu'il y avait environ cinq cents chambres dans l'académie. Aussitôt, il nous fit monter et parcourir les appartements.

Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre : il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa peau; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous dit-il, de recueillir des rayons do soleil, afin de les enfermer dans des fioles bouchées her- métiquement, et qu'Us pussent servir à échauf- fer l'air lorsque les étés seraient peu chauds; il me dit que, dans huit autres années, il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable ; mai3 il se plaignait que ses fonds étaient petits, et il m'engagea à lui donner quelque chose pour l'encourager.

Je passai dans une autre chambre ; mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa

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dedans, et me pria tout bas de prendre garde d'offenser un homme qui s'en ressentirait ; ainsi je n'osai pas même me boucher le nez. L'ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l'académie : son visage et sa barbe étaient d'une couleur pâle et jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d'une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m'embrasa très étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis, son entrée à l'académie, avait été de tâcher de faire retourner les ex- créments humains à la nature des aliments dont ils était tirés, par la séparation des parties diverses et par la dépuration de la teinture que feicrément reçoit du fiel, et qui cause sa mauvaise odeur. On lui donnait tou- tes les semaines, de la part de la compagnie, un plat rempli de matières, environ de la gran- deur d'un baril de Bristol.

J'en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire, disait-il, de fort bon salpê- tre et en faire de la poudre à canon ; il me montra un traité concernant la malléabilité du feu; qu'il avait envie de publier.

Je vis ensuite un très ingénieux architecte, qui avait trouvé une méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondements, projet qu'il me justifia aisément par l'exemple de deux insectes, l'abeille et l'araignée.

Il y avait un homme aveugle de naissance, qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de composer des couleurs pour les peintres. Ce maître leuj

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enseignait à les distinguer par le tact et par l'odorat. Je fus assez malheureux pour les trouver alors très peu instruits, et le maître lui-même, comme on peut juger, n'était pas plus habile.

Je montai dans un appartement était un grand homme qui avait trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons et d'épar- gner les frais des chevaux, des bœufs, de la charrue et du laboureur. Voici sa méthode : dans l'espace d'un acre de terre, on enfouis- sait de six pouces en six pouces une quantité de glands, de dates, de châtaignes, et autres pareils fruits que les cochons aiment ; alors, on lâchait dans le champ six cents et plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau, mettaient en très peu de temps la terre en état d'être ensemencée, et l'engraissaient aussi en lui rendant ce qu'ils y avaient pris. Par malheur, on en avait fait l'expérience; et, outre qu'on avait trouvé le système coûteux et embarrassant, le champ n'avait presque rien produit. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne pût être d'une très grande conséquence et d'une vraie utilité.

Dans une chambre vis-à-vis logeait un homme qui avait des idées contraires par rapport au même objet. Il prétendait faire marcher une charrue sans bœufs et sans che- vaux, mais avec le secours du vent, et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mât et des voiles ; il soutenait que, par le même moyen, il ferait aller des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite, on pour-

li- rait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur terre comme sur mer ; que puisque sur ia mer on allait à tous vents , il n'était pas difficile de faire la même chose sur la terre.

Je passai dans une autre chambre, qui étaii toute tapissée de toiles d'araignée, et il y avait à peine un petit espace pour donner passage à l'ouvrier. Des qu'il me vit, il cria : « Prenez garde de rompre mes toiles ! » Je l'entretins, et il me dit que c'était une chose pitoyable que l'aveuglement les hommes avaient été jusqu'ici par rapport aux vers à soie, tandis qu'ils avaient à leur disposition tant d'insectes domestiques dont ils ne fai- saient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux vers à soie, qui ne savaient que filer; au lieu que l'araignée savait tout ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l'usage des toiles d'araignée épargnerait encore dans la suite les frais de la teinture, ce que je concevrais aisément lorsqu'il m'aurait fait voir un grand nombre de mouches de cou- leurs diverses et charmantes dont il nourissait ses araignées ; qu'il était certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches, et que, comme il en avait de toute espèce, il espérait aussi voir bientôt des toiles capables de satisfaire, par leurs cou- leurs, tous les goûts différents des hommes, aussitôt qu'il aurait pu trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour se & mouches, afin que les fils de l'araignée en acquissent plus de solidité et le force.

Je vis ensuite un célèbre astronome qui

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avait entrepris de placer un cadran à la pointe <lu grand clocher de la maison de ville, ajus- tant de telle manière les mouvements diurnes et annuels du soleil avec le vent, qu'ils pus- sent s'accorder avec le mouvement de la gi rouette.

Je me sentais depuis quelques moments une légère douleur de colique, lorsque mon conducteur me fit entrer tort à propos dans la chambre d'un grand médecin qui était de- venu très célèbre par le secret de guérir la colique d'une manière tout à fait merveilleuse. Il avait un grand soufflet, dont le tuyau était d'ivoire ; c'était en insinuant plusieurs fois ce tuyau dans l'anus quil prétendait, par cette espèce de clystère de vent, attirer tous les vents intérieurs, et purger ainsi les entrailles attaquées de la colique. Il lit son opération sur un chien, qui, par malheur, en creva sur- le-champ, ce qui déconcerta fort notre doc- teur et ne me fit pas naître l'envie d'avoir re- cours à son remède.

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l'autre corps de logis, étaient les taiseurs de systèmes par rapport aux scien- ces. Nous entrâmes d'abord dans l'école du langage, nous trouvâmes trois académi- ciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens d'embellir la langue.

L'un d'eux était d'avis, pour abréger le dis- ours, de réduire tous les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et tous les participes.

L'autre allait plus loin, et proposait une manière d'abolir tous les mots, en sorte qu'on

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raisonnerait sans parier, ce qui serait très favorable à la poitrine, parce qu'il est clair qu'à force de parler les poumons s'usent et la santé s'altère. L'expédient qu'il trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s'entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s'y fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se conformer à cette manière d'exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n'é- tait embarrassant pour eux que lorsqu'ils avaient à parler de plusieurs sujets différents, alors il leur fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu'ils n eussent un ou deux valets bien forts pour s'épargner cette peine : ils prétendaient que, si ce sys- tème avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s'entendre (ce qui serait d'une grande commodité), et qu'on ne perdrait plus le temps à apprendre des langues étran- gères.

De là, nous entrâmes dans l'école de mathé- matique, dont le maître enseignait à ses dis- ciples une méthode que les Européens auront de la peine à s'imaginer : chaque proposition, ehaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de tein- ture céphalique. L'écolier, à jeun, était obligé, après avoir avalé ce pain à chanter, de s'abs- tenir de boire et de manger pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant digéré, la teinture céphalique pût monter au cerveau, et y porter avec elle la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est

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frai, n'avait pas eu beaucoup de succès jus- qu'ici, mais c'était, disait-on, parce que i'on s'était trompé quelque peu dans le q. s., c'esfr- à-dire, dans la mesure de la dose, ou parce que les écoliers, malins et indociles, faisaient seulement semblant d'avaler le bolus, ou bien parce qu'ils allaient trop tôt à la selle, ou qu'ils mangeaient en cachette pendant les trois jours.

VI. Suile de la description de l'académie,

Je ne fus pas fort satisfait de l'école de po- litique, que je visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu sensés, et la vue de telles personnes a le don de me rendre toujours mélancolique. Ces hommes extravagants sou- tenaient que les grands devaient choisir pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse, plus de capacité, plus de vertu, et qu'ils devaient avoir toujours en vue le bien public, récompenser le mérite, le sa- voir, l'habileté et les services; ils disaient encore que les princes devaient toujours don- ner leur confiance aux personnes les plus ca- pables et les plus expérimentées, et autres pareilles sottises et chimères, dont peu de princes se sont avisés jusqu'ici; ce qui me confirma la vérité de cette pensée admirable de Cieêron : qu'il n'y a rien de si absurde qui n'ait été avancé par quelque philosophe.

Mais tous les autres membres de l'académie ne ressemblaient pas à ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d'un esprit

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gublime, qui possédait à fond la science dis gouvernement : il avait consacré ses veilles jusqu'Ici à découvrir les causes des maladies d'un Etat et à trouver des remé ies pour gué- rir le mauvais tempérament de ceux qui administrent les affaires publiques. On con- vient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une par- faite analogie, donc l'un et l'autre peuvent être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui sont à la tête des affaires ont souvent les maladies qui suivent : ils sont pleins d"hu- meurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tête et le cœur, et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de nerfs à la main droite, une faim canine, des indiges- tions, des vapeurs, des délires et autres sortes de maux. Pour les guérir, notre grand méde- cin proposait que, lorsque ceux qui manient les affaires d'Etat seraient sur le point de s'assembler . on leur tâterait le pouls, et que par on tâcherait de connaître la nature de leur maladie : qu'ensuite , la première fois qu'ils s'assembleraient encore, on leur enver- rait avant la séance des apothicaires avec des remèdes astringents, palliatifs, laxatifs, cé- phalalgiques, hystériques, apophlegmatiques, acoustiques, etc., selon la qualité du mal, et en réitérant toujours le même remède à cha- que séance.

L'exécution de ce projet ne serait pas d'une grande dépense, et serait, selon mon idée, très utile dans les pays les Etats et le3 Parlements se mêlent des affaires d*Etat : elle procurerait l'unanimité, terminerait les diffé-

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rends, ouvrirait la bouche aux muets, la fer- merait aux déclamateurs, calmerait l'impé- tuosité des jeunes sénateurs, échaufferait la froideur des vieux, réveillerait les stupides, ralentirait les étourdis.

Et parce que l'on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur vou- lait que quiconque aurait affaire à eux, après avoir exposé le cas en très peu de mots, eût la liberté de donner à M. le favori une chi- quenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de lui tirer les oreilles ou de lui ficher une épingle dans les fesses, et tout cela pour l'empêcher d'oublier l'affaire dont on lui aurait parlé; en sorte qu'on pourrait réitérer de temps en temps le même compliment jusqu'à ce que la chose fût accordée ou refusée tout à, fait.

n voulait aussi que chaque sénateur, dans l'assemblée générale de la nation, après avoir proposé son opinion et avoir dit tout ce qu'il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la proposition contradictoire, parce qu'infailliblement le résultat de ces assemblées serait par très favorable au bien public.

Je vis deux académiciens disputer avec cha- leur sur le moyen de lever des impôts sans faire murmurer les peuples. L'un soutenait que la meilleure méthode serait d'imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait tai.é suivant le jugement et l'estimation de ses voisins. L'autre académicien était d'un sentiment en- tièrement opposé, et prétendait, au contraire,

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HtfH fallait taxer les belles qualités du corps et de l'esprit, dont chacun se piquait, et les ta xer plus ou moins selon leurs degrés , en » rte que chacun serait son propre juge et ferait lui-même sa déclaration. La plus forte taxe devait être imposée sur les mignons de Vénus, sur Vee favoris du beau sexe, à pro- portion des faveurs qu'ils auraient reçues, et l'on s'en devait rapporter encore, sur cet ar- ticle, à leur propre déclaration. Il fallait aussi taxer fortement l'esprit et la valeur selon l'a- veu que chacun ferait de ces qualités; mais à l'égard de l'honneur, de la probité, de la sa- gesse, de la modestie, on exemptait ces ver- tus de toute taxe, vu qu'étant trop rares, elles ne rendraient p- esque rien ; qu'on ne rencon- trerait personne qui ne voulût avouer qu'elles se trouvassent dans son voi-in, et que pres- que personne aussi n'aurait l'effronterie de so les attribuer à lui-même.

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur beauté, de leurs agréments et de leur bonne grâce, suivant leur propre estimation, comme on faisait à l'égard de3 hommes; mais, pour la fidélité, la sincérité, le bon sens et le bon naturel des femmes, comme elles ne s'en piquent point, cela ne de- vait rien payer du tout, parce que tout ce qu'on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du gouvernement.

Afin de retenir les sénateurs dans l'intérêt de la couronne, un autre académicien politi- que était d'avis qu'il fallait que le prince fît jouer tous les grands emplois à la rafle, do façon cependant que chaque sénateur, avant

que de jouer, fît serment et donnât caution qu'il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu'il gagnât ou non ; mais que les perdants auraient ensuite le droit de jouer dès qu'il y aurait quelque emploi vacant. Ils seraient ainsi toujours pleins d'espérances, ils ne se plaindraient point des fausses pro- messes qu'on leur aurait données, et ne s'en prendraient qu'à la fortune, dont les épaules sont toujours plus fortes que celles du mi- nistère.

Un autre académicien me fit voir un écrit contenant une méthode curieuse pour décou- vrir les complots et les cabales, qui était d'examiner la nourriture des personnes sus- pectes, le temps auquel elles mangent, le côté sur lequel elles se couchent dans leur lit et de quelle main elles se torchent le derrière ; de considérer leurs excréments, et de juger par leur odeur et leur couleur des pensées et des projets d'un homme , d'autant que , selon lui, les pensées ne sont jamais plus sé- rieuses et l'esprit n'est jamais si recueilli que lorsqu'on est à la selle, ce qu'il avait éprouvé lui-même. Il ajoutait que, lorsque, pour faire seulement des expériences , il avait parfois songé à l'assassinat d'un homme, il avait alors trouvé ses excréments très jaunes, et que, lorsqu'il avait pensé à se révolter et à brûler la capitale, il les avait trouvés d'une couleur très noire.

Je me hasardai d'ajouter quelque chose au système de ce politique : je lui dis qu'il se- rait bon d'entretenir toujours une troupe d'espions et de délateurs, qu'on protégerait et

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auxquels on donnerait toujours une somniî d'argent proportionnée à l'importance de leur dénonciation, soit qu'elle fût fondée ou non ; que, par ce moyen, les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le respect; que ces dé- lateurs et accusateurs seraient autorisés à don- ner quel sens il leur plairait aux écrits qui leur tomberaient entre les mains; qu'ils pour- raient, par exemple, interpréter ainsi les termes suivants :

Un crible, une grande dame de la cour.

Un chien boiteux, une descente, une invasion.

La- peste, nne armée sur pied.

Une buse, un favori.

La goutte, un grand-prêtre.

Un pf'tde chambre, un comité.

Un balai, une révolution.

Une souricière, un emploi de finanee.

Un egout, la cour.

Un chapeau et un ceinturon, une maîtresse.

Un roseau brisé, la cour de justice.

Un tonneau vide, un général.

Une plaie ouverte, l'état des affaires publiques

On pourrait encore observer l'anagramme de tous les noms cités dans un écrit; mais il fau- drait pour cela des hommes de la plus haute pénétration et du plus sublime génie, surtout quand il s'agirait de découvrir le sens politique et mystérieux des lettres initiales : Ainsi N pourrait signifier un complot, B un régiment de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en trans- posant les lettres, on pourrait apercevoir dans un écrit tous les desseins cachés d'un parti mécontent : par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à un ami : Votre frère Thomas a des hémorrho'ides : l'habile déchiffreur trouvera

dans l'assemblage de ces mots indifférents une phrase qui fera entendre que tout est prêt pour une sédition.

L'académicien me fit de grands remercie- ments de lui avoir communiqué ces petites ob- servations, et me promit de faire de moi une mention honorable dans le traité qu'il allait mettre au jour sur ce sujet.

Je ne vis rien dans ce pays qui put m'enga* ger à y faire un plus long séjour; ainsi, je commençai à songer à mon retour en Angle- terre.

VII. L'auteur quitte Lagado et arriva à, Maldonada Il fait un petit voyage à Gloubbdoubdrib.— Gom- ment il esl reçu par le gouverneur.

Le continent dont ce royaume fait une par- tie s'étend, autant que j'en puis juger, à l'est, vers une contrée inconnue de l'Amérique, à l'ouest, vers la Californie, et, au nord, vers la mer Pacifique. Il n'est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un port célèbre et un grand commerce avec l'île le Luggnagg, situé au nord-ouest, environ à ringt degrés de latitude septentrionale et à 2ent quarante de longitude. L'île de Luggnagg est au sud-ouest du Japon , et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a une étroite ak- liance entre l'empereur du Japon et le roi de Luggnagg , ce qui fournit plusieurs occasions d'aller de l'une à l'autre. Je résolus, pour cette raison, de prendre ce chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide,

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pour porter mon bagage et me montrer le che- min. Je pris congé de mon illustre protecteur, qui m'avait témoigné tant de bonté, et, à mon départ, j'en reçus un magnifique présent.

Il ne m'arrivâ pendant mon voyage aucune aventure qui mérite d'être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Ports- mouth, il n'y avait point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bien- tôt quelques connaissances dans la ville. Un gentilhomme de distinction me dit que, puis- qu'il ne partirait aucun navire pour Lugg- nagg que dans un mois , je ferais bien de me divertir à faire un petit voyage a l'île d:; Gloubbdoabdrib, qui n'était éloignée que de cinq lieues vers le sud-ouest; il s'offrit lui- même d'être de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite barque.

Gloubbdoubdrib, selon son étymoîogie , si- gnifie Vile des Sorciers ou Magiciens. Elle est environ trois fois aussi large que l'île de Wight, et est très fertile. Cette île est sous la puissance du chef d'une tribu toute composée de sorciers, qui ne s'allient qu'entre eux, et dont le prince est toujours le plus ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique et un parc d'environ trois mille acres entouré d'un mur de pierres de taille de "vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille sont servis par des domestiques d'une espèce assez extraordinaire. Par la connaissance qu'il a de la nécromancie, il a le pouvoir d'évoquer les esprits et de les obliger à le servir pen- dant vingt-quatre heures.

Lorsque nous abordâmes à l'île , ii était en- viron onze heures du matin. Un des deux gentilshommes qui m'accompagnaient alla trouver le gouverneur, et lui dit qu'un étran- ger souhaitait d'avoir l'honneur de saluer son altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous entrâmes dans la cour du palais , * et passâmes au milieu d'une haie de gardes , dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême; nous traversâmes les appar- tements et rencontrâmes une foule de do- mestiques avant que de parvenir à la cham- bre du gouverneur. Après que nous lui eû- mes fait trois révérences profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit différentes questions au sujet de mes voyages, et, pour me marquer qu'ii voulait en agir avec moi sans cérémo- nie , il fit signe avec le doigt à tous ses gens de se retirer, et , en un instant (ce qui m'é- tonna beaucoup ) ils disparurent comme une ^umée. J'eus de la peine à me rassurer ; mais le gouverneur m'ayant dit que je n'avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement embarrassés, parce qu'ils étaient iaits à ces manières, je commençai à prendre courage, et racontai à son altesse les différen- tes aventures de mes voyages, non sans être troublé de temps en temps par ma sotte ima- gination, regardant souvent autour de moi, à gauche et à droite, et jetant les yeux sur le lieu ou j'avais vu les fantômes disparaître.

J'eus l'honneur de dîner avec le gouver- neur, qui nous fit servir par une nouvelle

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troupe de spectres. Nous fûmes à table jus- qu'au :oucher du soleil, et, ayant prié son K de vouloir bien que je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes mes deux amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale, qui est proche. Le len- demain matin, nous revînmes rendre nos de- voirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les esprits, que je n*en eus plus de peur du tout, ou du moins, s'il m'en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J'eus bientôt une occa- sion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger par que je suis encore plus curieux que poltron. Son altesse me dit un jour de nom- mer tels morts qu'il me plairait, qu'il me ies ferait venir et les obligerait de répondre à toutes les questions que je leur voudrais faire, à condition, toutefois, que je ne les interroge- rais que sur ce qui s'était passé de leur temps, et que je pourrais être bien assuré qu'ils me diraient toujours vrai, étant inutile aux morts de mentir.

Je rendis de 1res humbles actions de grâces à son altesse, et, pour profiter de ses offres, je me mis a me rappeler la mémoire de ce que j'avais autrefois lu dans l'histoire ro- maine. D'abord, il me vint dans l'esprit de de- mander à voir cette fameuse Lucrèce que Tarquin avait violée, et qui, ne pouvant sur- vivre à cet affront, s'était tuée elle-même. Aussitôt, je vis devant moi une dame très belle, habillée à la romaine. Je pris la liberté de lui demander pourquoi elle avait vengé

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sur elle-même le crime d'un autre; elle baissa «s yeux et me répondit que les historiens, de peur de lui donner de la faiblesse, lui avaient donné de la folie ; aussitôt elle disparut.

Le gouverneur fit signe à César et à Brutns de s'avancer. Je fus frappé d'admiration et de respect à la vue de Brutu3, et César m'avoua que toutes ses belles actions étaient au-des- sous de celles de Brut us, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.

Il me prit envie de voir Homère ; il m'ap- parut; je l'entretins et lui demandai ce qu'il pensait de son Iliade. Il m'avoua qu'il était surpris des louanges excessives qu'on lui don* nait depuis trois mille ans; que son poëme était médiocre et semé de sottises , qu'il n'a- vait plu de son temps qu'a cause de la beauté de sa diction et de l'harmonie de ses vers, et qu'il était fort surpris que, puisque sa langu était morte, et que personne n'en pcuva:. plus distinguer les beautés, les agréments e; les finesses, il se trouvât encore des gens at- gez vains ou assez stupides pour l'admirer. Sophocle et Euripide, qui l'accompagnaient, mo tinrent à peu près le même langage et se mo - cmèrent surtout de nos savants modernes qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies, lorsqu'elles étaient fidèlement tra- duites, soutenaient néanmoins qu'en grec c'étaient des beautés, et qu'il fallait savoir Ici grec pour en juger avec équité.

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m'avoua qu'il n'avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemp raina, et tous ceux même qui

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t Técu entre lui et Descartes ; il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoi- qu'il se fût souvent trompé, surtout par rap- port à son système extravagant touchant rame des bétes. Descartes prit la parole et dit qu'il avait trouvé quelque chose et avait su établir dassez bons principes, mais qu'il n'était pas ailé fort loin, et que tous ceux qui, désormais, voudraient courir la même carrière, seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit et obligés de tâtonner ; que c'était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes et que la vraie physique convenable et utile à l'homme était de faire un amas d'expériences et de se borner là; qu'il avait eu beaucoup d'insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa.

J'eus la curiosité de voir plusieurs morts il- lustres de ces derniers temps , et surtout des morts de qualité, car j'ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh ! que \e vis des choses étonnantes, lorsque le gou- verneur fit passer en revue devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos ducs, de nos marquis, de nos comtes, de nos gen- tilshommes modernes ! que j'eus de plaisir à voir leur origine et tous ies personnages qui leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long d'autres le menton pointu, d'autres ont le vi- sage basané et les traits effroyables , d'autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat; pourquoi, dans certaines familles, il y a beau- coup de fous et d'étourdis, dans d'autres beau- coup de fourbes et de fripons; pcurauoile ca-

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ractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Je compris enfin la raison pour laquelle Poly- dore Virgile avait dit au sujet de certaines maisons :

Mec vir forlis, nec fœmina casta.

Ce qui me parut le plus remarquable fut de voir ceux qui, ayant originairement porté le mal immonde dans certaines familles, avaient fait ce triste présent à toute leur postérité. Que je fus encore surpris de voir, dans la gé- néalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc.

Je connus clairement pourquoi les histo- riens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d'imâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des per- sonnes très innocentes avaient été condam- nées à la mort ou au bannissement par Tin- trigue des favoris qui avaient corrompu les juges ; comment il était arrivé que des hom- mes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places ; comment les P. et les M. avaient souvent donné le branle aux plus importantes affai- res, et avaient occasionné dans l'univers les

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plus granls événements. Oh! que je conçus alors une basse idée de l'humanité! que* la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entre- prises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir!

Je découvris l'ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au pu- blie des entretiens secrets d'un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabi- nets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs, pour en tirer des anecdotes curieuses.

Ce fut que j'appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde ; comment une P. avait gouverné un confident, un confident le conseil secret, et le conseil secret tout un parlement.

Un général d'armée m'avoua qu'il avait un« fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence, et un amiral me dit qu'il avait battu malgré lui une flotte enne- mie, lorsqu'il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n'avaient jamais récom- pensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n'est une fois que leur ministre les trompa et se trompa lui-même sur cet article ; qu'en cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très incommode à la cour. r J'eus la curiosité de m*informer par quel

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moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d'offenser même les étrangers (car il n'est pas nécessaire que j'avertisse que tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l'oppression, la subornation, la perfidie, le pandarisme et autres pa- reilles bagatelles qui méritent peu d'atten- tion; mais ce qui en mérite davantage, c'est que plusieurs confessèrent qu'ils devaient leur élévation à la facilité qu'ils avaient eue, les uns de se prêter aux plus horribles dé- bauches, les autres de livrer leurs femmes et leurs filles, d'autres de trahir leur patrie et leur souverain, et quelques-uns de se servir du poison. Après ces découvertes, je crois qu'on me pardonnera d'avoir désormais un peu moins d'estime et de vénération pour la grandeur, que j'honore et respecte naturelle- ment, comme tous les inférieurs doivent faire à l'égard de ceux que la nat'ire ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

J'avais lu dans quelques livres que des su- jets avaient rendu de grands services à leur prince et à le ^r patrie : j'eus envie de les voir, mais on me dit qu'on avait oublié leurs noms, et qu'on se souvenait seulement de quelques- uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fri- pons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équi-

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page ; ils me dirent qu'ils étaient tous morts tans la pauvreté et dans la disgrâce, et quel- ques uns même sur un échafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. D me dit qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs armées, et que, dans le combat na- val d'Actium, il avait enfoncé la première li- gne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même gran- deur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d'Antoine et de l'entière défaite de sa flotte ; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat; û m'ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense et demander le commandement d'un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat; mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n'avait en- core jamais vu la mer, fils d'un certain affran- chi qui avait servi une des maîtresses de l'em- pereur; qu'étant retourné à son département, on l'avait accusé d'avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page, favori du vice-amiral PuWicola; qu'il avait été alors obligé de so retirer chez lui, à une petite l-erre loin de Rome, at qu'il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, }ui, dans ce combat, avait été l'amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta

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des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

Comme chacun des personnages qu'on évo- quait paraissait tel qu'il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré, combien la débauche, avec toutes ses consé- quences, avait altéré les traits du visage, ra- petissé les corps, retiré les nerfs, relâché les muscles, effacé les couleurs et corrompu la chair des Anglais.

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l'esprit de liberté, la valeur et l'amour pour la patrie. Je les vis, et ne pus m'empêcher de les comparer avec ceux d'aujourd'hui, qui vendent à prix d'ar- gent leurs suffrages dans l'élection des dé- putés au Parlement, et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manège des gens de cour.

VIII. Retour de l'auteur à Maldonada. Il fait voile pour le royaume de Luggnagg. A son arrivée, il est arrêté et conduit à la cour. Comment il y es* reçu.

Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de son altesse le gouverneur de Gloubb- doubdrid, et retournai avec mes deux com- pagnons à Maldonada, où, après avoir attendu quinze jours, je m'embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes, et quelques autres personnes encore, eurent l'honnêteté de me fournir les

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provisions nécessaires pour ce voyage, et de me conduire jusqu'à bord. Nous essuyâmes une violente tempête, et fûmes contraints de gouverner au nord, pour pouvoir jouir d'un certain vent marchand qui souffle en cet en- droit dans l'espace de soixante lieues. Le -avril 1109, nous entrâmes dans la rivière de dumegnig, qui est une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l'ancre à \£àe lieue de la ville, et donnâmes le signal pour faire venir un pilote. En moins d'une demi-heure, il en vint deux à bord, qui nous guidèrent au milieu des écueils et des ro- chers, qui sont très dangereux dans cette rade, et dans le passage oui induit à un bassin les vaisseaux soin en sûreté, et qui est éloi- gné des murs de la ville de la longueur d'un câble.

Quelques-uns de nos matelots, soit par tra- hison, soit par imprudence, dirent aux pilotes que j'étais un étranger et un grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit diverses questions dans la langue balnibarbienne, qui est entendue en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gêna de mer et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots, et lui fis une histoire aussi vrai- semblable et aussi suivie qu'il me fut possible; mais je crus qu était nécessaire de déguiser mon pays et de me dire Hollandais, ayant desseiD d'aller au Japon, je savais que les Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au commis qu'ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et ayant échoué sur un rocher, J'avais été dans l'île volante de Laputa, dont

«tLUWLB. I, II, g

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j'avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de dans mou pays. Le commis me dit qu'il était obligé de m'arrêter jusqu'à ce qu'il eût reçu des ordres de la cour, il allait écrire immédiatement, et d'où il espérait recevoir réponse dans quinze jours. On me donna un logement convenable, et on mit une sentinelle à ma porte. J'avais un grand jardin pour me promener, et je fus traité assez bien bien aux dépens du roi. Plusieurs per- sonnes me rendirent visite, excitées par la cu- riosité de voir un homme qui venait d'un pays très éloigné, dont ils n'avaient jamais entendu parler.

Je fis marché avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir d'interprète. Il était natif de Luggnagg ; mais ayant passé plusieurs années à Maldonada, il savait par- faitement les deux langues. Avec son secours, je fus en état d'entretenir tous ceux qui me faisaient l'honneur de me venir voir, c'est-à- dire d'entendre leurs questions et de leur faire entendre mes réponses.

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on l'attendait: elle portait un ordre de me faire conduire avec ma suite par un détachement de chevaux à Traldragenb ou Trildragdrib ; car, autant que je m'en puis souvenir, on prononce des deux manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon qui me servait d'interprète, et que j'avais pris à mon service. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devança d'une demi-journée, pour donner avis au rôi de mon arrivée pro-

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chaîne, et pour demander à sa majesté le joui et l'heure que je pourrais avoir l'honneur et le plaisir de lécher la poussière du pied de son trône.

Deux jours après mon arrivée, j'eus au- dience ; et d'abord on me fit coucher et ram-. per sur le ventre, et balayer le plancher avec ma langue à mesure que j'avançais vers le trône du roi ; mais, parce que j'étais étranger on avait eu l'honnêteté de nettoyer le plan- cher, de manière que la poussière ne me pût faire de peine. C'était une grâce particulière qui ne s'accordait pas même aux personnes du premier rang, lorsqu'elles avaient l'hon- neur d'être reçues à l'audience de sa majesté; quelquefois même on laissait exprès le plan- cher très sale et très couvert de poussière, lorsque ceux qui venaient a l'audience avaient des ennemis à la cour. J'ai une fois vu un sei- gneur avoir la bouche si pleine de poussière et si souillée de l'ordure qu'il avait recueillie avec sa langue, que, quand il fut parvenu au trône, il lui fut impossible d'articuler un seul mot. A ce malheur, il n'y a point de remède, car il est défendu, sous des peines trèsgrièves de cracher ou de s'essuyer la bouche en pré- sence du roi. Il y a même, en cette cour, ua autre usage que je ne puis du tout approuver; lorsque le roi veut faire mourir quelque sei- gneur ou quelque courtisan d'une manière qui ne le déshonore point, il fait jeter sur le plan- cher une certaine poudre brune qui est em- poisonnée, et qui ne manque point de le faire crever doucement et sans éCiat au bout de vinglrquatre heures ; mais nour rendre justice

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à ce prince, à sa grande douceur, et à la bonté qu'il a de ménager la vie de ses sujets, il faut dire, à son honneur, qu'après de semblables exécutions, il a coutume d'ordonner très ex- pressément de bien balayer le plancher; en sorte que, si ses domestiques l'oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrâce. Je le vis un jour condamner un petit page à être bien fouetté pour avoir malicieusement négligé d'avertir de balayer dans le cas dont il s'agit, ce qui avait été cause qu'un jeune seigneur de grande espérance avait été em- poisonné ; mais le prince, plein de bonté, vou- lut bien encore pardonner au petit page et lui épargner le fouet.

Pour revenir à moi. lorsque je fus à quatre pas du trône de sa majesté, je me levai sur mes genoux, et, après avoir frappé sept fois la terre de mon front, je prononçai les paroles suivantes, que la veille on m'avait fait apprendre par cœur : Ichpling glofftrobb sgnuU serumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh slhiophad gurdlubb asht! C'est un formulaire établi par les lois de ce royaume pour tous ceux qui sont admis à l'audience, et qu'on peut traduire ainsi : Puisse votre céleste majesté survivre au soleil ! Le roi me fit une réponse que je ne compris point, et à laquelle je fis cette réplique, comme on me l'avait apprise : Fluft drin valerich dwuldom prastrod mirpush; c'est-à-dire, Ma langue est dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par que je désirais me servir de mon interprète : alors on fit en- trer ce jeune garçon dont j'ai parlé, et, avec son secours, je répondis à toutes les ques-

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rions que sa majesté me fit pendant une de- mi-heure. Je parlais balnibarbien, et mon in- te rendait mes paroles en luggnaggien.

Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entre- tien, et ordonna à son bliffmarklub, ou rham- oellan, de faire préparer un logement dans son palais, pour moi et mon interprète, et de me donner une somme par jour pour ma ta- ble, avec une bourse pleine d'or pour mes me- nus plaisirs.

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir à sa majesté, qui me combla de ses bon- tés, et me fit des offres très gracieuses pour m' engager à m'établir dans ses États ; mais je crus devoir le remercier, et songer plutôt à retourner dans mon pays, pour y finir mes jours auprès de ma chère femme, privée de- puis longtemps des douceurs de ma pré- sence.

IX. Des struldbruggs ou immortels.

Les Luggnaggiens sont un peuple très poli et très brave, et, quoiqu'ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les na- tions de l'Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à l'égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour.

Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air; et, par le moyen de mon interprète, j'eus souvent avec eux des entretiens agréables et instruc- tif.

Un d'eux me demanda un jour si j'avais vu

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quelques-uns de leurs struldbruggs ou immor- tels. Je lui répondis que non, et que j'étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des humains ; il me dit que quelquefois (quoique rarement) il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placée directement sur le sourcil gau- che, et que cette heureuse marque le pré- servait de la mort ; que cette tache était d'a- bord de la largeur d'une petite pièce d'argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu'ensuite elle croissait et changeait même de couleur ; qu'à l'âge de douze ans, elle était verte jusqu'à vingt, qu'elle devenait bleue ; qu'à quarante-cinq ans, elle devenait tout i fait noire, et aussi grande qu'un schcllinfi, et ensuite ne changeait plus ; il m'ajouta qu'il naissait si peu de ces enfants marqués au front, qu'on comptait à peine onze cents im- mortels de l'un et de l'autre sexe dans tout le royaume; qu'il y en avait environ cinquante dans la capitale, et que depuis trois ans il n'était qu'un enfant de cette espèce, qui était fille ; que la naissance d'un immortel n'était point attachée à mie famille préféra- blement à une autre ; que c'était un présent de la nature ou du hasard, et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilège.

Ce récit me réjouit extrêmement, et la per- sonne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs, et même les

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plus outrés. Je m'écriai, comme dans une es- pèce de ravissement et d'enthousiasme : Heu- reuse nation, dont tous les enfants à naître peuvent prétendre à l'immortalité ! Heureuse contrée, les exemples de l'ancien temps subsistent toujours, la vertu des premiers siècles n'a poimt péri, et les premiers hom- mes vivent encore, et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leur descendants! Heureux ces sublimes struld- bruggs qui ont le privilège de ne point mou- rir, et que, par conséquent, l'idée de la mort n'intimide point, n'affaiblit point, n'abat point.

Je témoignai ensuite que j'étais surpris de n'avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour; que, s'il y en avait, la marque glo- rieuse empreinte sur leur front m'aurait sans doute frappé les yeux. Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince s: judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère et ne leur donne-t-il point sa confiance? Mais peut- être que la vertu rigide de ces vieillards l'im- portunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu'il en soit, je suis résolu d'en parler à sa majesté à la première occasion qui s'of- frira, et, soit qu'elle défère à mes g vis ou non, j'accepterai en tout cas l'établissement qu'elle a eu la bonté de m'offrir dans ses Etats, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immor- tels, pourvu qu'ils daignent souffrir la mienne.

Celui à qui j'adressai la parole me regar- dant alors avec un sourire qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu'il était ravi que je voulusse bien rester

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dans le pays, et me demanda la permission d'expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et, pendant quelquetemps ils s'entretinrent ensemble dans leur langage, que je n'entendais point; je ne pus même lire ni dans leurs gestes, ni dans leurs yeux l'im- pression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin, la même personne qui m'avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l'immortalité; mais qu'ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues si la nature m'avait fait naître ttruldbrugg.

A cette question intéressante, je repartis que j'allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j'étais accoutumé à m'imaginer ce que j'aurais fait si j'eusse été roi, général d'armée ou ministre d'Etat ; que, par rapport à l'immortalité , j'avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j'avais à vivre éternellement, et que, puisqu'on le voulait, j'allais sur cela don- ner l'essor à mon imagination.

Je dis donc que, si j'avais eu l'avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j'aurais pu connaître mon bonheur et savoir la différence qu'il y a entre la vie et la mort, j'aurais d'a- bord mis tout en œuvre pour devenir riche, et qu'à force d'être intrigant, souple et ram- pant, j'aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu'en second lieu, je me fusse appliqué si sérieuse-

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ment à l'étude dès mes premières années, que j'aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l'univers ; que j'aurais remarqué avec soin tous les grands événe- ments; que j'aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d'Etat qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractè- res, et de faire sur ce sujet les plus belles ré- flexions du monde; que j'aurais tracé un mé- moire fidèle et exact de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des change- ments arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d'antiquités, un registre vivant, im trésor de connaissances, un dic- tionnaire parlant, l'oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

« Dans cet état, je ne me marierais point, ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon gaiement, librement, mais avec économie, afin qu'en vivant toujours, j'eusse toujours de quoi vivre. Je m'occuperais à former l'esprit de quelques jeunes gens, en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confi- dents, seraient mes illustres confrères les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques mortels de mérite, que je m'accoutumerais à voir mourir sans chagrin et sans regret, leur postérité me con- solant de leur mort; ce pourrait même être pour

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moi un spectacle assez agréable, de même qu'un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les œillets de son jardin naître, mourir et renaître. Nous nous communiquerions mu« tuellement, entre nous autres struldbruggs , toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrés de la corruption du genre humain. Nous en compo- serions un beau traité de morale, plein de leçons utiles et capables d'empêcher la nature humaine de dégénérer , comme elle fait de jour en jour, et comme on le lui reproche depuis deux mille ans. Quel spectacle noble et ravis- sant que de voir de ses propres yeux les déca- dences et les révolutions des empires, la face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en viles bourgades, ou triste- ment ensevelies sous leurs ruines honteuses ; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux ; l'Océan baignant d'autres rivages; de nouvelles contrées dé- couvertes; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos; la barbarie et l'igno- rance répandues sur les nations les plus polies et les plus éclairées; l'imagination étei- gnant le jugement, le jugement glaçant l'imagination ; le goût des systèmes , *des paradoxes, de l'enflure, des pointes et des an- tithèses, étouffant la raison et le bon goût; la vérité opprimée dans un temps et triom- phant dans l'autre; les persécutés devenus persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour ; les superbes abaissés et les hum- bles élevés; des esclaves, des affranchis, de&

mercenaires, parvenus à une fortune immense et à une richesse énorme par le maniement de* deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le î^ang des peuples; enfin, la postérité de ces bri- gands publics rentrée dans le néant, d'où l'in- justice et la rapine l'avaient tirée! Comme, dans cet état d'immortalité, l'idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour me troubler ou pour ralentir mes désirs, je m'abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l'usage. Les sciences seraient néanmoins tou- jours mon premier et mon plus cher objet, et je m'imagine qu a force de méditer, je trouve- rais à la fin des longitudes, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philo- sophai et le remède universel ; qu'en un mot^ je porterais toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection. »

Lorsque j'eus fini mon discours, celui qui seul l'avait entendu se tourna vers la compa- gnie et lui en fit le précis dans le langage du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes et leurs attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. A la fin, cette même personne qui avait résumé mon discours, fut priée par la compagnie d'avoir la charité de me dessiller les yeux et de me découvrir mes erreurs.

H me dit d'abord que je n'étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l'état des struldbruggs ; qu'il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Tapo-

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pais à peu près les mêmes dispositions ; que le désir de vivre était naturel à l'homme ; que celui qui avait un pied dans le tombeau s'ef- forçait de se tenir ferme sur l'autre; que le vieillard le plus courbé se représentait tou- jours un lendemain et un avenir, et n'envisa- geait la mort que comme un mal éloigné et à fuir ; mais que dans l'île de Luggnagg on pen- sait bien autrement, et que l'exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitants de cet amour insensé de la vie.

« Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de vo- tre être immortel, et que vous nous avez tracé tout à Vheure, est ridicule et tout à fait con- traire a la raison. Vous avez supposé sans doute que, dans cet état, vous jouiriez d'une jeunesse perpétuelle, d'une vigueur et d'une santé sans aucune altération ; mais est-ce de quoi il s'a- gissait lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point, et que votre prétendue immortalité se- rait un printemps éternel? »

Après cela, il me fit le portrait des struld- bruggs, et me dit qu'ils ressemblaient aux mor- tels et vivaient comme eux jusqu'à Vâge dp. trente ans; qu'après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une mélancolie noire, qui augmen- tait toujours jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'âge de quatre-vingts ans ; qu'alors ils n'étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, 3 toutes les misères et à toutes les faiblesses des yieiliards de cet âge, mais que l'idée affligeante

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de l'étemelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler; qu'ils n'étaient pas seulement, comme tous les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu'ils n'aimaient qu'eux-mêmes, qu'ils renon- çaient aux douceurs de l'amitié, qu'ils n'avaient plus même de tendresse pour leurs enfants, et qu'au delà de la troisième génération, ils ne reconnaissaient plus leur postérité; que l'envie et la jalousie les dévoraient sans cesse; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusements, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quel- que sorte mourir à chaque instant ; que tout, jusqu'à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir; que, pour cette raison, toutes les fois qu'ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur sort et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait refusé la douceur de mourir , de finir leur course ennuyeuse et d'entrer dans un re- pos éternel; qu'ils n'étaient plus alors en état de cultiver leur esprit et d'orner leur mémoire ; qu'ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu'ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur moyen âge ; que les moins miséra- bles et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout à fait perdu ."a mémoire et étaient réduits à l'état de l'enfance ; qu'au moins on prenait alors pitié de leur triste situation et qu'on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin. «Lorsqu'un struldbrugg, ajouta-t-il, s'est

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marié à une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l'Etat, est dissous dés que le plus jeune des deux est parvenu à l'âge de qua- tre-vingts ans. Il est juste que de malheu- reux humains, condamnés malgré eux, et sans l'avoir mérité, à vivre éternellement, nei soient pas encore, pour surcroît de disgrâce obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce qu'il y a de plus triste est qu'après avoir atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme morts civilement. Leurs héritiers s'emparent de leurs biens; ils sont mis en tutelle, ou plu- tôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une simple pension alimentaire (loi très juste à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards). Les pauvres sont entretenus aux dépens du public dans une maison appelée Yhnpital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d'emploi, ne peut négocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage même n*est point reçu en justice. Mais lorsqu'ils sont parvenus à quatre-vingt- dix ans, c'est encore bien pis : toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent ; ils per- dent le goût des aliments, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir; ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir et oublient le nom de leurs amis et quelque- fois leur propre nom. Il leur est, pour cette raison, inutile de s'amuser à lire, puisque, lorsqu'ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu'ils lisent les deux derniers. Par la même raison, il leur est impossible de s'entretenir

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avec personne. D'ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquents change- ments, les struldbruggs nés dans un siècle on* beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont toujours comme étrangers dans leur patrie. »

Tel fut le détail qu'on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m'en montra dans la suite cinq ou six, et j'avoue que je n'ai jamais rie» vu de si laid et de si dégoûtant ; les femmes surtout étaient affreuses; je m'imaginais voir des spectres.

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout à fait l'envie de devenir immortel à ce prix. J'eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m'étais aban- donné sur le système d'une vie étemelle en ce bas monde.

Le roi ayant appris ce qui s'était passé dans l'entretien que j'avais eu avec ceux dont j'ai parlé, rit beaucoup de mes idées sur l'immor- talité et de l'envie que j'avais portée aux ttruldbruggs. Il me demanda ensuite sérieuse- ment si je ne voudrais en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j'aurais été fort aise qu'il m'eût fait ce présent; mais, par une loi fondamen- tale du royaume, il est défendu aux immorte l'en sortir.

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A. *- L'auteur part de File de Luggnagg pour se rendre au Japon, il s'embarque sur un vaisseau nollandais. 11 arrive à Amsterdam et de passe en Angleterre.

Je m'imagine que tout ce que je viens de raconter des struldbruggs n'aura point ennuyé La lecteur. Ce ne sont point là, je crois, de ces choses communes, usées et rebattues, qu'on trouve dans toutes les relations des voyageurs; au moins, je puis assurer que je n'ai rien trouvé de pareil dans celles que j'ai lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses déjà connues, je prie de considérer que des voyageurs, sans se copier les uns les au- tres, peuvent fort bien raconter les mêmes choses, lorsqu'ils ont été dans les mêmes pays.

Comme il y a un très grand commerce en- tre le royaume de Luggnagg et l'empire du Japon, il est à croire que les auteurs japo- nais n'ont pas oublié dans leurs livres de faire mention de ces struldbruggs. Mais le séjour que j'ai fait au Japon ayant été très court, et n'ayant, d'ailleurs, aucune teinture de la lan- gue japonaise, je n'ai pu savoir sûrement si c°ite matière a été traitée dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous ap- prendre ce qu'il en est.

Le roi de Luggnagg m'ayant souvent pressé, mais inutilement, de rester dans ses Etats, eut enfin la bonté de m'accorder un congé, et me fit même l'honneur de me donner une let- tre de recommandation, écrite de sa propre

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main, pour sa majesté l'empereur du Japon. En même temps, il me fit présent de quatre cent quarante -quatre pièces d'or, de cinq mille cinq cent cinquante-cinq petites perles et de huit cent quatre-vingt-huit mille cent quatre-vingt huit grains d'une espèce de riz très rare. Ces sortes de nombres, qui se mul- tiplient par dix, plaisent beaucoup en ce pays-là.

Le 6 de mai 1*709, je pris congé, en cérémo- nie, de sa majesté, et dis adieu à tous les amis que j'avais à sa cour. Ce prince me fit conduire par un détachement de ses gardes jusqu'au port de Glanguenstald, situé au sud- ouest de l'île. Au bout de six jours, je trouvai 'in vaisseau prêt à me transporter au Japon; je montai sur ce vaisseau, et notre voyage ayant dure cinquante jours, nous débarquâ- mes à un petit port nommé Xaraoski, au sud- ouest du Japon.

Je fis voir d'abord aux officiers delà douane la lettre dont j'avais l'honneur d'être chargé de la part du roi de Luggnagg pour sa ma- jesté japonaise; ils connurent tout d'un coup le sceau de sa majesté luggnaggienne, dont l'empreinte représentait un roi soutenant un pauvre estropie et Caidant à marcher.

Les magistrats de la ville, sachant que j'é- tais porteur de cette auguste lettre, me trai- tèrent en ministre et me fournirent- une voi- ture pour me transporter à Yedo, qui est la capitale de l'Empire. Là, j'eus audience de sa majesté impériale, et l'honneur de lui présen- ter ma lettre, qu'on ouvrit publiquement, avec de grandes cérémonies, et que l'empereur

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se fit aussitôt expliquer par son interprète. Alors, sa majesté me fit dire, par ce même interprète, que j'eusse à lui demander quelque grâce, et qu'en considération de son très cher frère le roi de Luggnagg, il me l'accorderait aussitôt.

Cet interprète, qui était ordinairement em- ployé dans les affaires du commerce avec leg Hollandais, connut aisément à mon air que j'étais Européen, et, pour cette raison, me rendit en langue hollandaise les paroles de majesté. Je répondis que j'étais un marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans uni mer éloignée; que depuis j'avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer pour me ren- dre à Luggnagg, et de dans l'empire du Ja- pon, où je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient commerce, ce qui me pourrait procurer l'occasion de retourner en Europe ; que je suppliais donc sa majesté de me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui demander encore une autre grâce; ce fut qu'en considé- ration du roi de Luggnagg, qui me faisait l'hon- neur de me protéger, on voulut bien me dis- penser de la cérémonie qu'on faisait pratiquer à ceux de mon pays, et ne point me contrain- dre à fouler aux pieds le crucifix, n'étant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y trafiquer.

Lorsque l'interprète eût exposé à sa majesté japonaise cette dernière grâce que je deman- dais, elle parut surprise de ma proposition, et répondit que j'étais le premier homme de mon pays à q.ui un pareil scrupule fût venu à l'es!

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prit; ce qui le faisait un peu douter que je fusse véritablement Hollandais, comme je l'a- vais assuré, et le faisait plutôt soupçonner que j'étais chrétien. Cependant l'empereur, goû- tant la raison que je lui avais alléguée, et ayant principalement égard à la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien, par bonté, com- patir à ma faiblesse et à ma singularité, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les apparences; il me dit qu'il donnerait ordre aux officiers préposés pour faire observer cet usage de me laisser passer et de faire semblant ùe m'avoir oublié. Il ajouta qu'il était de mon intérêt de tenir la chose secrète, parce qu'in- failliblement les Hollandais, mes compatriotes, me poignarderaient dans le voyage, s'ils ve- naient à savoir la dispense que j'avais obtenue et le scrupule injurieux que j'avais eu de lea imiter.

Je rendis de très humbles actions de grâces à sa majesté de cette faveur singulière, et quelques troupes étant alors en marche pour se rendre à Nangasaki, l'officier comman- dant eut ordre de me conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur l'affaire du crucifix.

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage long et pénible, j'arrivai à Nangasaki, je rencontrai une compagnie de Hollandais qui étaient partis d'Amsterdam pour négocier à Amboine, et qui étaient prêts à s'embar- quer, pour leur retour, sur un gros vaisseau de quatre cent cinquante tonneaux. J'avaia passé un temps considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et je parlais

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fort bien la langue de ce pays. On me fit plu- sieurs questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me plut. Je soutins par- faitement au milieu d'eux le personnage de Hollandais ; je me donnai des amis et des pa- rents dans les Provinces-Unies, et je me dis natif de Gelderland.

J'étais disposé à donner au capitaine du vaisseau, qui était un certain Théodore Van- grult, tout ce qui lui aurait plu de me deman- der pour mon passage ; mais , ayant su que j'étais chirurgien, il se contenta de la moitié du prix ordinaire, à condition que j'exercerais ma profession dans le vaisseau.

Avant que de nous embarquer, quelques- uns de la troupe m'avaient souvent demandé si j'avais pratiqué la cérémonie, et j'avais tou- jours répondu en général que j'avais fait tout ce qui était nécessaire. Cependant, un d'eux, qui était un coquin étourdi, s'avisa de me montrer malignement à l'officier japonais, et de dire : Il n'a point foulé aux pieds le crucifix. L'officier, qui avait un ordre secret de ne le point exiger de moi, lui répliqua par vingt coups de canne qu'il déchargea sur ses épau- les; en sorte que personne ne fut d'humeur, après cela, de me faire des questions sur la cérémonie.

n ne se passa rien dans notre voyage qui mérite d'être rapporté. Nous fîmes voile avec un vent favorable, et mouillâmes au cap de Bonne -Espérance pour y faire aiguade. Le 16 d'avril 1110, nous débarquâmes à Amster- dam, ou je restai peu de temps, et je m'embarquai bientôt pour l'Angleterre. QueJ

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plaisir ce fut pour moi de revoir ma chère patrie, après cinq ans et demi d'absence ! Je me rendis directement a Redrii, je trou- yai ma femme et mes enfants en bonne santé.

OUATRIÈME partie

VOYAGE AU PAYS DES HOUYHNHNMS

I.— L'auteur entreprend encore un voyage en qualité de capitaine de vaisseau.— Son équipage se révoite l'enferme, l'enchaîne ei puis le met à terre sur un rivage inconnu. Description des Yahous. Deux Honyhnhnms viennent au-devant de lui.

Je passai cinq mois fort doucement avec ma femme et mes enfants, et je puis dire qu'alors j'étais heureux, si j'avais pu connaître que je l'étais; mais je fus malheureusement tenté de faire encore un voyage , surtout lorsque l'on m'eut offert le titre flatteur de capitaine sur f Aventure, vaisseau marchand de trois cent cinquante tonneaux. J'entendais parfaitement la navigation, et d'ailleurs j'étais las du titre subalterne de chirurgien de vaisseau. Je ne renonçai pourtant pas à la profession , et je sus l'exercer dans la suite, quand l'occasion s'en présenta. Aussi me contentai-je de mener avec moi, dans ce voyage, un jeune garçon chirurgien. Je dis adieu à ma pauvre femme, qui était grosse. Etant embarqué à Portsniouth, je. mis à la voile le 2 août 1710.

Les maladies m'enlevèrent pendant la route une partie de mon équipage, en sorte que j9 fus obligé de faire une recrue aux Barbades

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et aux îles de Leeward, les négociants dont je tenais ma commission m'avaient donné ordre de mouiller; mais j'eus bientôt lieu de me repentir d'avoir fait cette maudite recrue, dont la plus grande partie était com- posée de bandits qui avaient été boucaniers. Ces coquins débauchèrent le reste de mon équipage, et tous ensemble complotèrent de se saisir de ma personne et de mon vaisseau. Un matin donc, Os entrèrent dans ma cham- bre, se jetèrent sur moi, me lièrent et me menacèrent de me jeter à la mer si j'osais faire la moindre résistance. Je leur dis que mon sort était entre leurs mains et que je consentais d'avance à tout ce qu'ils voudraient, Ils m'obligèrent d'en faire serment, et puis me délièrent, se contentant de m'enchaîner ur pied au bois de mon lit et de poster une sentinelle à la porte de ma chambre, qui avait ordre de me casser la tête si j'eusse fait quelque ten- tative pour me mettre en liberté. Leur projet était d'exercer la piraterie avec mon vaisseau et de donner la chasse aux Espagnols ; mais pour cela ils n'étaient pas assez forts d'équi- page ; ils résolurent de vendre d'abord la car- gaison du vaisseau et d'aller à Madagascar pour augmenter leur troupe. Cependant j'é- tais prisonnier dans ma chambre, fort inquiet du sort qu'on me préparait.

Le 9 de mai 1711, un certain Jacques Welch entra, et me dit qu'il avait reçu ordre de M. le capitaine de me mettre à terre. Je voulus, mais inutilement, avoir quelque entretien avec lui et lui faire quelques questions ; il refusa même de me dire le nom de celui qu'il appe-

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iait M. le capitaine. On me fit descendre dans la chaloupé, après m'avoir permis de faire mon paquet et d'emporter mes hardes. On me laissa mon sabre, et ou eut la politesse de ne point visiter mes poches, il y avait quelque argent. Après avoir /ait environ une lieue dans la chaloupe, on me mit sur le rivage. Je demandai à ceux qui m'accompagnaient quel pays c'était. Ma foi, me répondirent-ils, nous ne le savons pas plus que vous, mais prenez garde que la marée ne vous surprenne; adieu. Aussitôt la chaloupe s'éloigna.

Je quittai les sables et montai sur une hau- teur pour m'asseoir et délibérer sur le parti ime j'avais à prendre. Quand je fus un peu reposé, j'avançai dans les terres, résolu de me livrer au premier sauvage que je rencontre- rais et de racheter ma vie, si je pouvais, par quelques petites bagues, par quelques brace- lets et autres bagatelles, dont les voyageurs ne manquent jamais de se pourvoir, et dont j'avais une certaine quantité dans mes po- ches.

Je découvris de grands arbres, de vastes herbages et des champs l'avoine croissait de tous côtés. Je marchais avec précaution, de peur d'être surpris ou de recevoir quel- que coup de flèche. Après avoir marché quelque +emps, je tombai dans un grand che- min, où je remarquai plusieurs pas d'hommes et de chevaux, et quelques-uns de vaches. Je vis en même temps un grand nombre d'ani- maux dans un champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur un arbre. Leur figure me parut surprenante, et, quelques-

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uns s'étant un peu approchés, je me cachai derrière un buisson pour les mieux consi- dérer.

De longs cheveux leur tombaient sur le vi- sage; leur poitrine, leur dos et leurs pattes de devant étaient couverts d'un poil épais ; ils avaient de la* barbe au menton comme des boucs,, mais le reste de leur corps était sans poil, et laissait voir une peau très brune. Ils n'avaient point de queue, ils se tenaient tan- tôt assis sur l'herbe, tantôt couchés et tantôt debout sur leurs pattes de derrière; ils sau- taient, bondissaient et grimpaient aux arbres avec l'agilité des écureuils, ayant des griffes aux pattes de devant et de derrière. Les fe- melles étaient un peu plus petites que les mâles ; elles avaient de forts longs cheveux et seulement un peu de duvet en plusieurs en- droits de leur corps. Leurs mamelles pen- daient entre leurs deux patte3 de devant, et quelquefois touchaient la terre lorsqu'elles marchaient. Le poil des uns et des autres était de diverses couleurs, brun, rouge, noir et blond. Enfin, dans tous mes voyages, je n'avais jamais vu d'animal si difforme et si dégoûtant.

Après les avoir suffisamment considérés, je suivis le grand chemin, dans l'espérance qu'il me conduirait à quelque hutte d'Indiens. Ayant un peu marché, je rencontrai, au milieu du chemin, un de ces animaux qui venait direc- tement à moi. A mon aspect, il s'arrêta, fit une infinité de grimaces, et parut me regar- der comme une espèce d'animal qui lui était inconnue; ensuite, il s'approcha et leva sur

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moi sa patte de devant. Je tirai mon sabre et le frappai du plat, ne voulant pas le blesser, de peur d'offenser ceux à qui ces animaux pouvaient appartenir. L'animal, se sentant frappé, se mit à fuir et à crier si haut, qu'il attira une quarantaine d'animaux de sa sorte, qui accoururent vers moi en me faisant des grimaces horribles. Je courus vers un arbre et me mis le dos contre, tenant mon sabre devant moi ; aussitôt ils sautèrent aux bran- ches de l'arbre et commencèrent à décharger sur moi leurs ordures; mais, tout à coup, ils se mirent tous à fuir.

Alors je quittai l'arbre et poursuivis mon chemin, étant assez surpris qu'une terreur soudaine leur eût ainsi fait prendre la fuite ; mais, regardant à gauche, je vis un cheval marchant gravement au milieu d'un champ; c'était la vue de ce cheval qui avait fait dé- camper si vite la troupe qui m'assiégeait. Le cheval, s'étant approché de moi, s'arrêta, re- cula, et ensuite me regarda fixement, parais- sant un peu étonné ; il me considéra de tous côtés, tournant plusieurs fois autour de moi.

Je voulus avancer, mais il se mit vis- à-vis de moi dans le chemin, me regardait d'un œil doux, et sans me faire aucune vio- lence. Nous nous considérâmes l'un l'autre pendant un peu de temps; enfin, je pris la hardiesse de lui mettre la main sur le cou pour le flatter, sifflant et parlant à la façon des palefreniers lorsqu'ils veulent caresser un cheval ; mais l'animal superbe , dédai- gnant mon honnêteté et ma politesse, fronça ses sourcils et leva fièrement un de ses pieds

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de devant pour m'obliger à retirer ma main trop familière. En même temps, il se mit à hennir trois ou quatre fois, mais avec des accents si variés, que je commençai à croire qu'il parlait un langage qui lui était propre, et qu'il y avait une espèce de sens attaché à ses divers hennissements.

Sur ces entrefaites, arriva un autre cheval, qui salua le premier très poliment; l'un et l'autre se rirent des honnêtetés réciproques, et se mirent à hennir en cent façons différentes, qui semblaient former des sons articulés; ils firent ensuite quelques pas ensemble, comme s'ils eussent voulu conférer sur quelque chose : ils allaient et venaient en marchant gravement côte à côte, semblables à des per- sonnes qui tiennent conseil sur des affaires importantes ; mais ils avaient toujours l'œil sur moi, comme s'ils eussent pris garde que je ne m'enfuisse.

Surpris de voir des bêtes se compter ainsi, je me dis à moi-même : Puisqu'en ce pays- ci les bêtes ont tant de raison, il faut que les hommes y soient raisonnables au suprême de- gré.

Cette réflexion me donna tant de courage, que je résolus d'avancer dans le pays jusqu'à ce que j'eusse découvert quelque village ou quelque maison et que j'eusse rencontré quelque habitant, et de laisser les deux chevaux discourir ensemble tant qu'il leur plairait; mais l'un des deux, qui était gris- pommelé, voyant que je m'en allais, se mit à hennir après moi d'une façon si expressive, que je crus entendre ce qu'il voulait : je me retour-

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liai et m'approchai de lui, dissimulant mon imbarras et mon trouble autant qu'il m'était possible ; car, dans le fond, je ne savais ce que tout cela deviendrait, et c'est ce que le lecteur peut aisément s'imaginer.

Les deux chevaux me serrèrent de près, et se mirent à considérer mon vis \ge et mes mains. Mon chapeau paraissait les surpren- dre, aussi bien que les pans de mon justau- corps. Le gris-pommelé se mit à flatter ma main droite, paraissant charmé et de la dou- ceur et de la couleur de ma peau ; mais il la serra si fort entre son sabot et son paturon, que je ne pus m'empêcher de crier de toute ma force, ce qui m'attira mille autres caresses pleines d'amitié. Mes souliers et mes bas leur donnaient de grandes inquiétudes ; ils les flai- rèrent et les tâtèrent plusieurs fois, et firent à ce sujet plusieurs gestes semblables à ceux d'un philosophe qui veut entreprendre d'expli- quer un phénomène.

Enfin, la contenance et les manières de ces deux animaux me parurent si raisonnables, si sages, si judicieuses, que je conclus en moi-même qu'il fallait que ce fussent des en- chanteurs qui s'étaient ainsi transformés en chevaux avec quelque dessein, et qui, trou- vant un étranger sur leur chemin, avaient roulu se divertir un peu à ses dépens, ou avaient peut-être été frappés de sa figure, de ses habits et de ses manières. C'est ce qui me fit prendre la liberté de leur parler en ces ter- mes :

« Messieurs les chevaux, si vous êtss des enchanteurs, comme j'ai lieu de le croire,

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vous entendez toutes les langues; ainsi, j'ai l'honneur de vous dire en la mienne que je suis un pauvre Ang lais, qui, par malheur, ai échoué sur ces côtes, et qui vous prie l'un ou l'autre, si pourtant vous êtes de vrais che- vaux, de vouloir souffrir que je monte sur vous pour chercher quelque village ou quel- que maison je me paisse retirer. En recon- naissance, je vous offre ce petit couteau et ce bracelet. »

Les deux animaux parurent écouter mon discours avec attention, et, quand j'eus fini, ils se mirent à hennir tour à tour, tournés l'un vers l'autre. Je compris alors clairement que leurs hennissements étaient significatifs, et renfermaient des mots dont on pourrait peut-être dresser un alphabet aussi aisé que celui des Chinois.

Je les entendis souvent répéter le mot ya- hou, dont je distinguai le son sans en distin- guer le sens, quoique, tandis que les deux chevaux s'entretenaient, j'eusse essayé plu- sieurs fois d'en chercher la signification. Lors- qu'ils eurent cessé de parlerjememis à crier de toute ma force : Tahou ! yahou ! tâchant de les imiter. Cela parut les surprendre extrême- ment, et alors le gris-pommelé, répétant deux fois le même mot, sembla vouloir m'appren- dre comment il le fallait prononcer. Je répétai après lui le mieux qu'il me fut possible, et il me parut que, quoique je fusse très éloigné de la perfection de l'accent et de la pronon- ciation, j'avais pourtant fait quelques pro- grès. L'autre cheval, qui était bai, sembla vouloir m'appreudre un autre mot beaucoup

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plus difficile à prononcer, et qui, étant réduit à l'orthographe anglaise, peut ainsi s'écrire : houyhnhnm. Je ne réussis pas si bien d'abord dans la prononciation de ce mot que dans celle du premier ; mais, après quelques essais, cela alla mieux, et les deux chevaux me trou- vèrent de l'intelligence.

Lorsqu'ils se furent encore un peu entre- tenus (sans doute à mon sujet), ils prirent congé l'un de l'autre avec la même cérémonie qu'ils s'étaient abordés. Le bai me fit signe de marcner devant lui, ce que je jugeai à propos de faire jusqu'à ce que j'eusse trouve un au- tre conducteur. Comme je marchais fort len- tement, il se mit à hennir, hhuum, hhuum. Je compris sa pensée, et lui donnai à entendre, comme je le pus, que j'étais bien las et avais de la peine à marcher ; sur quoi il s'arrêta charitablement pour me laisser reposer*

II.— L'auteur est conduit au logis d'un Houyhnhnm; comment il y est reçu. Quelle était la nourriture des Houyhnhnms. Embarras de l'auteur pour trouver de quoi se nourrir.

Après avoir marché environ trois milles, nous arrivâmes à un endroit il y avait une grande maison de bois fort basse et cou- verte de paille. Je commençai aussitôt à tirer de ma poche les petits présents que je desti- nais aux hôtes de cette maison pour en être reçu plus honnêtement. Le cheval me fit po- liment entrer le premier dans une grande salle très propre, où, pour tout meuble, il y

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avait un râtelier et une auge. J'y vis trois che- vaux entiers avec deux cavales, qui ne man- geaient point, et qui étaient assis sur leurs jarrets. Sur ces entrefaites , le gris-pommelé arriva, et, en entrant, se mit à hennir d'un ton de maître. Je traversai avec lui deux au- tres salles de plain-pied; dans la dernière, mon conducteur nie fit signe d'attendre et passa dans une chambre qui était proche. Je m'ima- ginai alors qu'il fallait que le maître de cette maison fut une personne de qualité, puisqu'on me faisait ainsi attendre en cérémonie dans l'antichambre ; mais, en même temps, je ne pouvais concevoir qu'un homme de qualité eût des chevaux pour valets de chambre. Je craignis alors d'être devenu fou, et que mes malheurs ne m'eussent fait entièrement per- dre l'esprit. Je regardai attentivement autour de moi et me mis à considérer l'antichambre qui était à peu près meublée comme la pre- mière salle. J'ouvrais de grands yeux, je re- gardais fixement tout ce qui m'environnait, et je voyais toujours la même chose. Je me pin- çai les bras, je me mordis les lèvres, je me battis les flancs pour m'éveiller, en cas que je fusse endormi, et, comme c'étaient toujours les mêmes objets qui me frappaient les yeux, Je conclus qu'il y avait de la diablerie et de la haute magie.

Tandis que je faisais ces réflexions , le gris- pommelé revint à moi dans le lieu il m'a- vait laissé, et me fit signe d'entrer avec lui dans la chambre, je vis sur une natte très propre et très fine une belle cavale avec un beau poulin et une belle petite jument, tous

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appuyés modestement sur leurs hanches. La cavale se leva a mon arrivée et s'approcha de moi, et, après avoir considéré attentive- ment mon visage et mes mains, me tourna le derrière d'un air dédaigneux et se mit à hen- nir en prononçant souvent le mot yahou. Je compris bientôt, malgré moi, le sens funeste de ce mot, car le cheval qui m'avait introduit, me faisant signe de la tète et me répétant sou- vent le mot hhuum, hhuum, me conduisit dans une espèce de basse-cour, il y avait un autre bâtiment à quelque distance de la mai- son. La première chose qui me frappa les yeux ce furent trois de ces maudits animaux que j'avais vus d'abord dans un champ, et dont j'ai fait plus haut la description; ils étaient attachés par le cou et mangeaient des racines et de la chair d*âne, de chien et de vache morte (comme je l'ai appris depuis^, qu'ils te- naient entre leurs griffes, et qu'ils déchiraient avec leurs dents.

Le maître cheval commanda alors à un petit bidet alezan , qui était un de ses la- quais, de délier le plus grand de ces animaux et de l'amener. On nous mit tous deux côte à côte, pour mieux faire la comparaison de lui à moi, et ce fut alors que yahou fut ré- pété plusieurs fois, ce qui me donna à enten- dre que ces animaux s'appelaient yahous. Je ! ne puis exprimer ma surprise et mon hor- reur, lorsque ayant considéré de près cet janimal, je remarquai en lui tous les traits et toute la figure d'un homme, excepté qu'il ! avait le visage large et plat, le nez écrasé, les [lèvres épaisses et la bouche très grande; mais

6CLLITER, II. 4

cela est ordinaire à toutes les nations sauva- ges, parce que les mères couchent leur3 en- fants le visage tourné contre terre, les por- tent sur le dos, et Jeur battent le nez avee leurs épaules. Ce yahou avait les pattes de devant semblables à mes mains, si ce n'est qu'elles étaient armées d'ongles fort grands et que la peau en était brune, rude et cou- verte de poil. Ses jambes ressemblaient aussi aux miennes, avec les mêmes différences. Ce- pendant mes bas et mes souliers avaient fait croire à messieurs les chevaux que la diffé- rence était beaucoup plus grande. A l'égard du reste du corps, c'était en vérité la même chose, excepté par rapport à la couleur et au poil.

Quoi qu'il en soit, ces messieurs n'en ju- geaient pas de même, parce que mon corps était vêtu et qu'ils croyaient que mes habit3 étaient ma peau même et une partie de ma substance; en sorte qu'ils trouvaient que j'é- tais par cet endroit fort différent de leurs yahous. Le petit laquais bidet, tenant une ra- cine entre son sabot et son paturon, me la présenta. Je la pris, et, en ayant goûté, je lui rendis sur-le-champ avec le plus de poli- tesse qu'il me fut possible. Aussitôt il alla chercher dans ia loge des yahous un morceau de chair d'âne et me l'offrit. Ce mets me pa- rut si détestable et si dégoûtant, que je n'y voulus point toucher, et témoignai même qu'il me faisait ma! au cœur. Le bidet jeta le morceau au yahou, qui sur-le-champ le dévora avec un grand plaisir. Voyant que la nourri- ture des ^ ahous ne me convenait point, il s'a-

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visa de me une, c'est-à-dire

du foin et de l'avoine; mais je secouai la tête. et lui fis entendre que ce n'était pas un mets pour moi. Alors, portant un de ses pied^ de devant a sa bouche d'une façon très surpre- nante et pourtant très naturelle, il me fit des signes pour me taire comprendre qu'il ne sa- vait comment me nourrir, et pour me deman- der ce que je voulais donc manger; mais je ne pus lui faire entendre ma pensée par mes si- gnes; et, quand je l'aurais pu, je ne voyai? pas qu'il eût été en état de me satisfaire.

Sur ces entrefaites, une vache passa; je la montrai du doigt, et fis entendre, par un si- gne expressif, que j'avais envie de l'aller trai- re. On me comprit, et aussitôt on me fit en- trer dans la maison, ou i'on ordonna à une servante, c'est-a-dire à une jument de m'ou- vrir une salle, ou je trouvai une grande quan- tité de terrines de lait rangées très propre- ment. J'en bus abondamment et pris ma réfection fort a mon aise et de grand cou- rage.

Sur l'heure de midi, je vis arriver vers la maison une espèce de chariot ou de carrosse tiré par quatre yahous. Il y avait dans ce carrosse un vieux cheval, qui paraissait un personnage de tistinction; il venait rendre visite à mes hôtes et dîner avec eux. Ils le reçurent fort civilement et avec de grands égards : ils dînèrent ensemble dans la plus belle salle, et, outre du foin et de la paille qu'on leur servit d'abord, on leur servit en- core de l'avoine bouillie dans du lait. Leur auge, placée au milieu de la salle, était dispo-

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sée circulairement, à peu près comme le tour d'un pressoir de Normandie, et divisée en plu- sieurs compartiments, autour desquels il3 étaient rangés assis sur leurs hanches, et ap- puyés sur des bottes de paille. Chaque com- partiment avait un râtelier qui lui répondait, en sorte que chaque cheval et chaque cavale mangeait sa portion avec beaucoup de décence et de propreté. Le poulain et la petite jument, enfants du maître et de la maîtresse du logis,, étaient à ce repas, et il paraissait que leur père et leur mère étaient fort attentifs à les faire manger. Le gris-pommelé m'ordonna de venir auprès de lui, et il me sembla s'entre- tenir longtemps à mon sujet avec son ami, qui me regardait de temps en temps, et répétait souvent le mot de yahou.

Depuis quelques moments j'avais mis mes gants; le maître gris-pommelé s'en étant aperçu et ne voyant plus mes mains telles qu'il les avait vues d'abord, fit plusieurs signes qui marquaient son étonnement et son em- barras ; il me les toueha deux ou trois fois avec son pied et me fit entendre qu'il sou- haitait qu'elles reprissent leur première figure. Aussitôt je me dégantai, ce qui fit parler toute ta compagnie et leur inspira de l'affection pour moi. J'en ressentis bientôt les effets ; on s'ap- pliqua à me faire prononcer certains mots que j'entendais, et on m'apprit les noms de l'a- voine, du lait, du feu, de l'eau et de plusieurs autres choses. Je retins tous ces noms, et ce fut alors, plus que jamais, que je fis usage da cette prodigieuse facilité que la nature m'a donnée pour apprendre les langues.

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Lorsque le dîner fut fini, le maître cheval me prit eu particulier, et, par des signes joints à quelques mots, me fit entendre la peine qu'il ressentait de voir que je ne man- geais point, et que je ne trouvais rien qui fût de mon goût. Bluv.nh, dans leur langue, si- gnifie de l'avoine. Je prononçai ce mot deux ou trois fois ; car, quoique j'eusse d'abord re- fusé l'avoine qui m'avait été offerte, cepen- dant, après y avoir réfléchi, je jugeai que je pouvais m'en faire une sorte de nourriture en la mêlant avec du lait, et que cela me sus- tenterait jusqu'à ce que je trouvasse l'occa- sion de m'échapper et que je rencontrasse des créatures de mon espèce. Aussitôt le che- Tal donna ordre à une servante, qui était une jolie jument blanche, de m'apporter une bonne quantité d'avoine dans un plat de bois, Je fis rôtir cette avoine comme je pus, en- suite je la frottai jusqu'à ce que je loi eusse fait perdre son écorce, puis je tâchai de la yanner; je me remis après cela à l'écraser entre deux pierres ; je pris de l'eau, et j'en fis une espèce de gâteau que je fis cuire et que je mangeai tout chaud en le trempant dans du lait.

Ce fut d'abord pour moi un mets très in- sipide (quoique ce soit une nourriture ordi- naire en plusieurs endroits de l'Europe) ; mais je m'y accoutumai avec le temps, et, m' étant trouvé souvent dans ma vie réduit à des états fâcheux, ce n'était pas la première fois que j'a- vais éprouvé qu'il faut peu de chose pour con- tenter les besoins de la nature, et que le corps se fait à tout. J'observerai ici que, tant que je

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fus dans ce pays des chevaux, je n'eus pas la moindre indisposition. Quelquefois, il est vrai, j'allais à ia chasse des lapins et des oiseaux, que je prenais avec des filets de cheveux d'yahou; quelquefois, je cueillais des herbes, que je faisais bouillir ou que je mangeais en Balade, et, de temps en temps, je faisais du beurre. Ce qui me causa beaucoup de peine d'abord fut de manquer de sel ; mais je m'ac- coutumai à m'en passer; d'où je conclus que l'usage du sel est l'effet de notre intempérance et n'a été produit que pour exciter a boire ; car il est à remarquer que l'homme est le seul animal qui mêle du sel dans ce qu'il mange. Pour moi, quand j'eus quitté ce pays, j'eus beaucoup de peine à en reprendre le goût.

Cest assez parler, je crois, de ma nourri- ture. Si je m'étendais pourtant plus au long sur ce sujet, je ne ferais, ce me semble, que ce que font, dans leurs relations, la plupart des voyageurs, qui s'imaginent qu'il imparte fort au lecteur de savoir s'ils ont fait bonne chère ou non.

Quoi qu'il en soit, j'ai cru que ce détail suc- cinct de ma nourriture était nécessaire pour empêcher le monde de s'imaginer qu'il m'a été impossible de subsister pendant trois ans dans un tel pays et parmi de tels habitants.

Sur le soir, le maître cheval me ht donner une chambre a six pas de la maison et sépa- rée du quartier des yahous. J'y étendis quel- ques bottes de paille et me couvris de mes ha- bits, en sorte que j'y passai la nuit fort bien et y dormis tranquillement. Mais je fus bien mieux dans la suite, comme le lecteur verra

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ci-après, lorsque ie parlerai de ma manière de vivre en ce pays-ia.

III. L'auteur s'applique à apprendre bien ia langue, et le Houyhnhnm. son maître, s'applique à la lui en- seigner. — Plusieurs Houvhrihnms viennent voir l'auteur par curiosité.— Il fait à son maître un récit succinct de ses voyages.

Je m'appliquai extrêmement à apprendre la langue que le Houyhnhnm mon maître (c'est ainsi que je l'appellerai désormais), ses enfants et tous ses domestiques, avaient beau- coup d'envie de m'enseigner. Ils me regar- daient comme un prodige, et étaient supris qu'un animal brute eût toutes les manières et donnât tous les signes naturels d'un ani- mal raisonnable. Je montrais du doigt chaque chose et en demandais le nom, que je rete- nais dans ma mémoire et que je ne man- quais pas d'écrire sur mon petit registre de voyage lorsque j'étais seul. Al égard de l'ac- cent, je tâchais de le prendre en écoutant attentivement. Mais le bidet alezan m'aida beaucoup.

Il faut avouer que la prononciation de cette langue me parut très difficile. Les Houyhnhnms parient en même temps du nez et de la gorge ; et leur langue, également nasale et gutturale, approche beaucoup de celle des Allemands, ma*s est beaucoup plus gracieux et bien plus expressive. L'empe- reur Charles-Quint avait fait cette curieuse observation ; aussi disait-il que s'il avait à parier à sod cheval, il lui parlerait allsmancL

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Mon maître avait tant d'impatience de me voir parler sa langue pour pouvoir s'entrete nir avec moi et satisfaire sa curiosité, qu'il employait toutes ses heures de loisir à me donner des leçons et à m'apprendre tous les termes, tous les tours et toutes les finesse- de cette langue. Il était convaincu, comme il me l'a avoué depuis, que j'étais un yahou; mais ma propreté, ma politesse, ma docilité, ma disposition à apprendre l'étonnaient : il ne pouvait allier ces qualités avec celles d'un yahou, qui est un animal grossier, malpropre et indocile. Mes habits lui causai nt aussi beaucoup d'embarras, s'imaginantqu'iis étaient une partie de mon corps: car je ne me désha- billais, le soir, pour me coucher, que lors- que toute la maison était endormie, et je me levais le matin et m'habillais avant qu'aucun ne fût éveillé. Mon maître avait envie de connaître de quel pays je venais, et com- ment j'avais acquis cette espèce de raison nui paraissait dans toutes mes manières, et ûe savoir ennn mon histoire. Il se nattait d'apprendre bientôt tout cela, vu le progrès que je faisais de jour en jour dan? l'intelli- gence et dans la prononciation de la langue. Pour aider un peu ma mémoire, je formai un alphabet île tous les mots que j'avais appris, et j'écrivis tous ces termes avec l'anglais au- dessous. Dans la suite, je ne fis point difficulté d'écrire en présence de mon maître les mots tt les phrases qu'il m'apprenait; mais il ne pouvait comprendre ce que je faisais, parce que les Houyhnhnms n'ont aucune idée de l'é triture.

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Enfin, au bout de dix semaines, je me vis en état d'entendre plusieurs dp ses questions, et, trois mois après, je fus assez habile p^ur lui répondre passablement. Une des premières questions qu'il me fit, lorsqu'il me crut en état de lui répondre, fut de me demander de quel pays je venais, et comment j'avais appris à contrefaire l'animal raisonnable, n'étant qu'un yahou, car ces yahous, auxquels il trouvait que je ressemblais par ie visage et par les pattes de devant, avaient bien, disait-il, une espèce de connaissance, avec des ruses et de la malice, mais ils n'avaient point cette con- ception et cette docilité qu'il remarquait eu moi. Je lui répondis que je venais de fort loin, et que j'avais traversé les mers avec plusieurs autres de mon espèce, porté dans un grand bâtiment de bois ; que mes compagnons m'avaient mis à terre sur cette côte et qu'ils m'avaient abandonné. Il me fallut alors join dre au langage plusieurs signes pour me faire entendre. Mon maître me répliqua qu'il fallait que je me trompasse, et que j'avais dit la chose qui n'était pas, c'est-a-dire que je men- tais. (Les Houyhnhnms, dans leur langue, n'ont point de mot pour exprimer le mensonge ou la fausseté.) Il ne pouvait comprendre qu'il y eût des terres au delà des eaux de la mer, et qu'un vil troupeau d'animaux pût faire flot- ter sur cet élément un grand bâtiment de bois et le conduire a leur gré. « A peine, di- sait-il, un Houynhnm en pourrait-il faire au- tant, et sûrement il n'en confierait pa3 la conduite à des yahous. »

Ce mot houyhnhnm, dans leur langue, signi*

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fie cheval, et veut dire, selon son étymologie, la perfection de la nature. Je répondis à mon maître que les expressions me manquaient, mais que, dans quelque temps, je serais en état de lui cure des choses qui le surpren- draient beaucoup. Il exhorta madame la cavale son épouse, messieurs ses enfants le poulain et la jument, et tous ses domestiques à concourir tous avec zèle à me perfectionner dans la langue, et tous les jours il y consacrait lui-même deux ou trois heures.

Plusieurs chevaux et cavales de distinction vinrent alors rendre visite à mon maître, excités par la curiosté de voir un yahou sur- prenant, qui, à ce qu'on leur avait dit, par- lait comme un Houyhnhnm, et faisait reluire dans ses manières des étincelles de raison. Ils prenaient plaisir à me faire des questions & ma portée, auxquelles je re'pondais comme je pouvais. Tout cela contribuait à me forti- fier dans l'usage de la langue, en sorte qu'au bout de cinq mois j'entendais tout ce qu'on me disait et m'exprimais assez bien sur la plupart des choses.

Quelques Houyhnhnms, qui venaient à la maison pour me voir et me parler, avaient de la peine à croire que je fusse un vrai yahou, parce que, disaient-ils, j'avais une peau fort différente de ces animaux ; ils ne me voyaient, ajoutaient-ils, une peau à peu près semblable à celle des yahous, que sur le visage et sur les pattes de devant, mais sans poil. Mon maître savait bien ce qui en était, car une chose qui était arrivée environ quinze jours auparavant m'avait obilge de lui découvrir

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ce mystère, que je lui avais toujours caché jusqu'alors, de peur qu'il ne me prît pour un vrai yahou et qu'il ne me mît dans leur com- pagnie.

J'ai déjà dit au lecteur que tous les soirs, quand toute la maison était couchée, ma cou- tume était de me déshabiller et de me couvrir de mes habits. Un jour, mon maître m'envoya de grand matin son laquais le bidet alezan. Lorsqu'il entra dans ma chambre, je dormais profondément ; mes habits étaient tombés, et ma chemise était retroussée. Je me réveillai au bruit qu'il fit, et je remarquai qu'il s'ac- quittait de sa commmission d'un air inquiet et embarrassé. Il s'en retourna aussitôt vers son maître et lui raconta confusément ce qu'il avait vu. Lorsque je fus levé , j'allai souhaiter le bonjour à son honneur (c'est le terme dont on se sert parmi les Houyhnhnms, comme nous nous servons de ceux d'altesse, de grandeur et de révérence). Il me demanda d'abord ce que c'était, ce que son laquais lui avait raconté ce matin ; qu'il lui avait dit que je n'étais pas le même endormi qu'éveillé, et que, lorsque j'étais couché, j'avais une autre peau que debout.

J'avais jusque-là caché ce secret, comme j'ai dit, pour n'être point confondu avec la maudite et infâme race des yahous; mais, | hélas! il fallut alors me découvrir malgré moi. D'ailleurs, mes habits et mes souliers commençaient à s'user; et, comme il m'au- rait fallu bientôt les remplacer par la peau i'un yahou ou de quelque autre animal, je prévoyais que mon secret ne serait nas encore

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longtemps caché. Je dis à mon maître qtie, dans le pays d'où je venais, ceux de mon es- pèce avaient coutume de se couvrir le corps du poil de certains animaux, préparé avec art, soit pour l'honnêteté et la bienséance soit pour se défendre contre la rigueur des saisons ; que, pour ce qui me regardait, j'é- tais prêt à lui faire voir clairement ce que je venais de lui dire ; que je m'allais dépouiller, et ne lui cacherais seulement que ce que la nature nous défend de faire voir. Mon dis- cours parut l'étonner ; il ne pouvait surtout concevoir que la nature nous obligeât à ca- cher ce qu'elle nous avait donné. « La nature, disait-il, nous a-t-elle fait des présents hon- teux, furtifs et criminels? Pour nous, ajouta- t-il, nous ne rougissons point de ses dons, et ne sommes point honteux de les exposer à la lumière. Cependant, reprit- il, je ne veux point vous contraindre. »

Je me déshabillai donc honnêtement, pour satisfaire la curiosité de son honneur, qui donna de grands signes d'admiration en voyant la configuration de toutes les parties honnêtes de mon corps. Il leva tous mes vête- ments les uns après les autres, les prenant entre son sabot et son paturon, et les examina attentivement; il me flatta, me caressa, et tourna plusieurs fois autour de moi; après quoi, il me dit gravement qu'il était clair que j'étais un vrai yahou, et que je ne différais de tous ceux de mon espèce qu'en ce que j'avais la chair moins dure et plus blanche, avec une peau plus douce; qu'en ce que je n'avais point de poil sur la plus grande partie de mon

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c:rps; que j'avais les griffes plus courtes et en peu autrement configurées, et que j'affec- tais de ne marcher que sur mes pieds de der- rière. Il n'en voulut pas voir davantage, et me laissa m'kabiller, ce qui me fit plaisir, car je commençais a avoir froid.

Je témoignai à son honneur combien il me mortifiait de me donner sérieusement le nom d'un animal infâme et odieux. Je le conjurai de vouloir bien m'épargner une dénomination si ignominieuse et de recommander la même chose à sa famille, à ses domestiques et à tous ses amis; mais ce fut en vain. Je le priai en même temps de vouloir bien ne faire part à personne du secret que je lui avais découvert touchant mon vêtement, au moins tant que je n'aurais pas besoin d'en changer, et que pour ce qui regardait le laquais alezan, son hon- neur pouvait lui ordonner de ne point parler de ce qu'il avait vu.

Il me promit le secret, et la chose fut tou- jours tenue cachée, jusqu'à ce que mes habits fussent usés, et qu'il me fallût chercher de quoi me vêtir, comme je le dirai dans la suite. Il m'exhorta en même temps âme perfection- ner encore dans la langue, parce qu'il était beaucoup plus frappé de me voir parler et raisonner que de me voir blanc et sans poil, et qu'il avait une envie extrême d'apprendre de moi ces choses admirables que je lui avais promis de lui expliquer. Depuis ce temps-là, il prit encore plus de soin de m'instruire. U me menait avec lui dans toutes les compagnies, et me faisait partout traiter honnêtement et avec beaucoup d'égards, afin de me mettre de

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bonne humeur (comme il me le dit en parti- culier), et de me rendre plus agréable et plus divertissant.

Tous les jours, lorsque j'étais avec lui, ou- tre la peine qu'il prenait de m'enseigner la langue, il me faisait mille questions à mon sujet, auxquelles je répondais de mon mieux, ce qui lui avait donné déjà quelques idées générales et imparfaites de ce que je lui de- vais dire en détail dans la suite. Il serait inu- tile d'expliquer ici comment je parvins enfin à pouvoir lier avec lui une conversation lon- gue et sérieuse ; je dirai seulement que le pre- mier entretien suivi que j'eus fut tel qu'on va voir.

Je dis à son honneur que je venais d'un pays très éloigné, comme j'avais déjà essayé de lui faire entendre, accompagné d'environ cinquante de mes semblables; que, dans un vaisseau, c'est-à-dire dans un bâtiment formé avec des planches, nous avions traversé les mers. Je lui décrivis la forme de ce vaisseau le mieux qu'il me fût possible, et, ayant dé- ployé mon mouchoir, je lui fis comprendre comment le vent qui enflait les voiles nous faisait avancer. Je lui dis qu'à l'occasion d'une querelle qui s'était élevée parmi nous, j'avais été, exposé sur le rivage de l'île ou j'é- tais actuellement; que j'avais été d'abord fort embarrassé, ne sachant j'étais, jusqu'à ce que son honneur eût eu la bonté de me déli- vrer de la persécution des vilains yahous. Il me demanda alors qui avait formé ce vais- seau, et comment il se pouvait que les Houy- hnhnms de mon pays en eussent donné la

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conduite à des animaux brutes ? Je répondis qu'il m'était im; e répondre a sa ques-

tion et de continuer mon discours, s''l ne me donnait sa parole et s'il ne me promettait sur son honneur et sur sa conscience de ne point s'offenser de tout ce que je lui dirais; qu'à cette condition seule, je poursuivrais mon dis- cours et lui exposerais avec sincérité les cho- ses merveilleuses que je lui avais promis de lui raconter.

Il m'assura positivement qu'il ne s'offense- rait de rien. Alors, je lui dis que le vaisseau avait été construit par des créatures qui étaient semblables à moi, et qui, dans mon pays et dans toutes les parties du monde j'avais voyagé, étaient les seuls animaux maî- tres, dominants et raisonnables; qu'a mon arrivée en ce pays, j'avais été extrêmement surpris de voir les Houyhnhi.me agir comme des créatures douées de raison, de même que lui et tous ses amis étaient fort étonnés de trouver des signes de cette raison dans une créature qu'il leur avait plu d'appeler un yahou, et qui ressemblait, à la vérité, à ces vils animaux par sa figure extérieure, mais non par les qualités de son âme. J'ajoutai que, si jamais le ciel permettait que je re- tournasse dans mon pays, et que j'y pu- bliasse la relation de mes voyages, et par- ticulièrement celle de mon séjour chez les Houyhnhnms, tout le monde croirait que je dirais la chose qui n'est point, et que ce se- rait une histoire fabuleuse et impertinente que j'aurais inventée; enfin que, malgré tout le respect que j'avais pour lui, pour

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toute son honorable famille, et pour tous ses amis, j'osais assurer qu'on ne croirait jamais dans mon pays qu'un Houyhnhnm fût un animal raisonnable, et qu'un yahou ne fût qu'une bête.

IV, Idées des Houyhnhnms sur la vérité et sur la mensonge. Les discours de l'auteur sont censurés par son maître.

Pendant que je prononçais ces dernières paroles, mon maître paraissait inquiet, em- barrassé et comme hors de lui-même. Dou- ter et ne point croire ce qu'on entend dire est, parmi les Houyhnhnms, une opération d'esprit à laquelle ils ne sont point accou- tumés ; et, lorsqu'on les y force, leur esprit sort pour ainsi dire hors de son assiette na- turelle. Je me souviens même que, m'entre- tenant quelquefois avec mon maître au sujet des propriétés de la nature humaine, telle qu'elle est dans les autres parties du monde, et ayant occasion de lui parler du mensonge et de la tromperie, il avait beaucoup de peine à concevoir ce que je lui voulais dire, car il raisonnait ainsi : l'usage de la parole nous a été donné pour nous communiquer les uns aux autres ce que nous pensons, et pour être instruits de ce que nous ignorons. Or, si on dit la chose qui n'est pas, on n'agit point selon l'intention de la nature ; on fait un usage abusif de la parole ; on parle et on ne parie point. Parler, n'est-ce pas faire entendre ce que Ton pense ? Or, quand vous faites ce que

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tous appelez mcritir, vous me faites enten- dre ce que vous ne pensez point : au lieu da me dire ce qui est, vous me dites ce qui n'est point ; vous ne parlez donc pas, vous ne faites qu'ouvrir la bouche pour rendre de vains sons; vous ne me tirez point de mon igno- rance, vous l'augmentez. Telle est l'ide'e que les Houyhnhms ont de la faculté de mentir, que nous autres humains possédons dans un degré si parfait et si éminent.

Pour revenir à l'entretien particulier dont il s'agit, lorsque j'eus assuré son honneur que les yahous étaient, dans mon pays, les ani- maux maîtres et dominants ice qui î'étonna beaucoup), il me demanda si nous avions des Houyhnhnms, et quel était parmi nous leur état et leur emploi. Je lui répondis que nous en avions un très grand nombre; que, pen- dant l'été, ils paissaient dans les prairies, et que, pendant l'hiver, ils restaient dans leurs maisons, ils avaient des yahous pour les servir, pour peigner leurs crins, pour net- toyer et frotter leur peau, pour laver leurs pieds, pour leur donner à manger. Je vous entends, reprit-il, c'est-à-dire que, quoique vos yahous se flattent d'avoir un peu de rai- son, les Houyhnhnms sont toujours les maî- tres, comme ici. Plût au ciel seulement que nos yahous fussent aussi dociles et aussi bons domestiques que ceux de votre pays ! Mais poursuivez, je vous prie.

Je conjurai son honneur de vouloir me dispenser d'en dire davantage sur ce sujet, parce que je ne pouvais, selon les règles de la prudence, de la bienséance et de ia poli-

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lui expliquer le reste. Je veux savoir tout, me répliqua-t-il ; continuez, et ue crai- gnez point de me faire de la peine. Eh bien! luidis-je, puisque vous le voulez absolument, je vais vous obéir. Les Houyhnhnms, que nous appelons chtvauœ, sont parmi nous des animaux très beaux et très nobles, également vigoureux et légers à la course. Lorsqu'ils demeurent chez les personnes de qualité, ou leur fait passer le temps à voyager, à courir, à tirer des chars, et on a pour eux toutes sortes d'attention et d'amitié, -tant qu'ils sont jeunes et qu'ils se portent bien ; mais, dès qu'ils commencent à vieillir ou à avoir quel- ques maux de jambes, on s'en défait aussitôt, et on les vend à des yahous qui les occupent à des travaux durs, pénibles, bas et honteux, jusqu'à ce qu'ils meurent. Alors, on les écor- che, on vend leur peau, et on abandonne leurs cadavres aux oiseaux de proie, aux chiens et aux loups qui les dévorent. Telle est, dans mon pays, la fin des iflus beaux et des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont pas tous aussi bien traités et aussi heureux dans leur jeunesse que ceux dont je viens de parler ; il y en a qui logent, dès leurs pre- mières années, chez des laboureurs, chez des charretiers, chez des voituriers et autres gens semblables, chez qui ils sont obligés de tra- vailler beaucoup, quoique fort mal nourris. Je décrivis alors notre façon de voyager à cheval, et l'équipage d'un cavalier. Je peignis, le mieux qu'il me fut possible, la bride, la selle, les éperons, le fouet, sans oublier en- suite tous les harnais des chevaux , qui

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traînent un carrosse, une charrette ou une charrue. J'ajoutai que Ton attachait au bout des pieds de tous nos Houyhnhnnis une pla- que d'une certaine substance très dure, ap- pelée fer, pour conserver leur sabot et l'em- pêcher de se briser dans les chemins pier- reux.

Mon maître parut indigné de cette manière brutale dont nous traitons les Houyhnhnms dans notre pays. Il me dit qu'il était très étonné que nous eussions la hardiesse et l'in- solence de monter sur leur dos; que si le plus vigoureux de ses yahous osait jamais prendre cette liberté à regard du plus petit Houyhnhnm de ses domestiques, il serait sur-le-champ renversé, foulé, écrasé, brisé. Je lui répondis que nos Houyhnhnms étaient ordinairement domptés et dressés à l'âge de trois ou quatre ans, et que, si quelqu'un d'eux était indocile, rebelle et rétif, on l'occupait à tirerdes charrettes, à labourer la terre, et qu'on l'accablait de coups; que les mâles, destinés à porter la selle ou à tirer des carrosses, étaient ordinairement coupés deux ans après leur naissance, pour les rendre plus doux et plus dociles; qu'ils étaient sensibles aux récom- penses et aux châtiments, et que pourtant ils étaient dépourvus de raison, ainsi que le3 yahous de son pay3.

J'eus beaucoup de peine à faire entendre tout cela à mon maître, et il me fallut user de beaucoup de circonlocutions pour expri- mer mes idées, parce que la langue des Houyhnhnms n'est pas riche, et que, comme Us ont peu de passions, ils ont aussi peu de

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termes, car ce sont les passions multipliées et subtilisées qui forment la richesse, la variété et la délicatesse d'une langue.

Il est impossible de représenter l'impression que mon discours fit sur l'esprit de mon maî- tre, et le noble courroux dont il fut saisi lors que je lui eus exposé la manière dont nous traitons les Houyhnhnms, et particulièrement notre usage de les couper pour les rendre plus dociles et pour les empêcher d'engendrer. Il convint que, s'il y avait un pays les yahous fussent les seuls animaux raisonnables, il était juste qu'ils y fussent les maîtres, et que tous les autres animaux se soumissent à leurs lois, vu que la raison doit l'emporter sur la force. Mais, considérant la figure de mon corps, il ajouta qu'une créature telle que moi était trop mal faite pour pouvoir être raison- nable, ou au moins pour se servir de sa rai- son dans la plupart des choses de la vie. Il me demanda en même temps si tous les yahous de mon pays me ressemblaient. Je lui dis que nous avions à peu prés tous la même figure, et que je passais pour assez bien fait ; ftue les jeunes mâles et les femelles avaient la peau plus fine et plus délicate, et que celle des femelles était ordinairement, dans mon pays, blanche comme du lait. Il me répliqua quil y avait, à la vérité, quelque diflérence entre les yahous de sa basse-cour et moi; que j'étais plus propre qu'eux et n'étais pas tout a fait si laid; mais que, par rapport aux avantages solides, il croyait qu'ils l'empor- taient sur moi ; que mes pieds de devant et de derrière étaient nus, et que le peu poil que

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j'y avais était inutile, puisqu'il ne suffisait pas pour me préserver du froid; qu'à l'égard de mes pieds de devant, ce n'était pas pro- prement des pieds, puisque je ne m'en servais point pour marcher; qu'ils étaient faibles et délicats, que je les tenais ordinairement nus, et que la chose dont je les couvrais de 'emps en temps n'était ni si forte ni si dure que la chose dont je couvrais mes pieds de derrière; que je ne marchais point sûrement, vu que, si un de mes pieds de derrière venait à chop- per ou à glisser, il fallait nécessairement que je tombasse. Il se mit alors à critiquer toute la configuration de mon corps, la platitude de mon visage, la proéminence de mon nez, la situation de mes yeux, attachés immédiate- ment au front, en sorte que je ne pouvais re- garder ni à ma droite ni à ma gauche sans tourner ma tête. Il dit que je ne pouvais manger sans le secours de mes pieds de de- vant, que je portais à ma bouche, et que c'é- tait apparemment pour cela que la nature y avait mis tant de jointures, afin de suppléer à ce défaut ; qu'il ne voyait pas de quel usage me pouvaient être tous ces petits membres séparés qui étaient au bout de mes pieds de derrière ; qu'ils étaient assurément trop faibles et trop tendres pour n'être pas coupés et bri- sés par les pierres et par les broussailles, et que j'avais besoin, pour y remédier, de les couvrir de la peau de quelque autre bête; que mon corps nu et sans poil était exposé au froid, et que, pour l'en garantir j'étais contraint de le couvrir de poils étrangers, c'est-à-dire de nrhabiller et de me déshabiller

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chaque jour, ce qui, était, selon lui, la chose au monde la plus ennuyeuse et la plus fati- gante; qu'enfin il avait remarqué que tous les animaux de son pays avait une horreur natu- relle des yahous, et les fuyaient, en sorte que, supposant que nous avions, dans mon pays, reçu de la nature le présent de la raison, il ne voyait pas comment, même avec elle, nous pouvions guérir cette antipathie natu- relle que tous les animaux ont pour ceux de notre espèce, et, par conséquent, comment nous pouvions en tirer aucun service. Enfin, ajouta-t-il, je ne veux pas aller plus loin sur cette matière; je vous tiens quitte de toutes les réponses que vous pourriez me faire, et vous prie seulement de vouloir bien me ra- conter l'histoire de votre vie, et de me décrire le pays vous êtes né.

Je "répondis que j'étais disposé à lui donner satisfaction sur tous les points qui intéres- saient sa curiosité; mais que je doutais fort qu'il me fût possible de m'expliquer assez clairement sur des matières dont son hon- neur ne pouvait avoir aucune idée, vu que je n'avais rien remarqué de semblable dans son pays; que néanmoins je ferais mon possible, et que je tâcherais de m'exprimer par des si- militudes et des métaphores, le priant de m'excuser si je ne me servais pas des termes propres.

Je lui dis donc que j'étais d'honnêtes pa- rents, dans une île qu'on appelait l'Angleterre, qui était si éloignée, que le plus vigoureux des Houyhnhnms pourrait à peine faire ce voyage pendant la course annuelle du soleil ;

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que j'avais d'abord exercé la chirurgie, qui est l'art de guérir les blessures; que mon paya était gouverné par une femelle que nous ap- pelions la reine; que je l'avais quitté pour tâcher de m 'enrichir et de mettre à mon re- tour ma famille un peu à son aise, que, dans le dernier de mes voyages, j'avais été capi- taine de vaisseau, ayant environ cinquante yahous sous moi, dont la plupart étaient morts en chemin, en sorte que j'avais été obligé de les remplacer par d'autres tirés de diverses nations; que notre vaisseau avait été deux fois en danger de faire naufrage, la première fois par une violente tempête, et la seconde pour avoir heurté contre un ro- cher.

Ici mon maître m'interrompit pour me de- mander comment j'avais pu engager de» étrangers de différentes contrées à se hasar- der de venir avec moi après ;es périls que j'avais courus et les pertes que j'avais faites. Je lui répondis que c'étaient tous des mal- heureux qui n'avaient ni feu ni lieu, et qui avaient été obligés de quitter leur pays, soit à cau.se du mauvais état de leurs affaires, soit pour les crimes qu'ils avaient commis; que quelques-uns avaient été ruinés par les pro- cès, d'autres par la débauche, d'autres par le ieu; que la plupart étaient ties traîtres, des assassins, des voleurs, des empoison- neurs, des brigands, des parjures, des faus- saires, des faux-monnayeurs, des ravisseurs, des suborneurs, des soldats déserteurs, et presque tous, des échappés de prison ; qu'en- fin nui d'eux n'osait retourner dans son pays

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de peur d'y être pendu, ou d'y pourrir dans un cachot.

Pendant ce discours, mon maître fut obligé de m'interrompre plusieurs fois. J'usai de beaucoup de circonlocutions pour lui donner l'idée de tous ces crimes qui avaient obligé la plupart de ceux de ma suite à quitter leur pays. Il ne pouvait concevoir à quelle inten- tion ces gens-là avaient commis ces for- faits, et ce qui les y avait pu porter. Pour lui éclaircir un peu cet article, je tâchai de lui donner une idée du désir insatiable que nous avions tous de nous agrandir et de nous en- richir, et des funestes effets du luxe, de l'in- tempérance, de la malice et de l'envie ; mais je ne pus lui faire entendre tout cela que par des exemples et des hypothèses, car il ne pouvait comprendre que tous ces vices existassent réellement; aussi me pa- rut-il comme une personne dont l'imagina- tion est frappée du récit d'une chose qu'elle n'a jamais vue, et dont elle n'a jamais ouï parler, qui baisse les yeux, et ne peut ex- primer par ses paroles sa surprise et son in- dignation.

Ces idées, pouvoir, gouvernement, guerre, loi, punition, et plusieurs autres idées pa- reilles, ne peuvent se représenter dans la langue des Houyhnhnms que par de longues périphrases. J'eus donc beaucoup de peine lorsqu'il me fallut faire à mon maître une relation de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, ma patrie.

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V. —L'auteur expose à son maître ce qui ordinaire» ment allume la guerre entre les princes de l'Europe : il iui explique ensuite comment les particuliers se font la guerre les uns aux autres. Portraits des procureurs et des juges d'Angleterre.

Le lecteur observera, s'il lui plaît, que ce qu'il va lire est l'extrait de plusieurs conver- sations que j'ai eues en différentes fois, pen- dant deux années, avec le Houyhnlnim mon maître. Son honneur me faisait des questions et exigeait de moi des récits détaillés à me- sure que j'avançais dans la connaissance et dans l'usage de la langue. Je lui exposai le mieux qu'il me fut possible l'état de toute l'Europe ; je discourus sur les arts, sur les manufactures, sur le commerce, sur les sciences, et les réponses que je fis à toutes ses demandes furent le sujet d'une conversa- tion inépuisable ; mais je ne rapporterai ici que la substance des entretiens que nous eûmes au sujet de ma patrie; et, y donnant le plus d'ordre qu'il me sera possible, je m'at- tacherai moins aux temps et aux circonstan- ces qu'à l'exacte vérité. Tout ce qui m'in- quiète est la peine que j'aurai à rendre avec grâce et avec énergie les beaux discours de mon maître et ses raisonnements solides; mais je prie le lecteur d'excuser ma faiblesse et mon incapacité, et de s'en prendre aussi un peu à la langue défectueuse dans laquelle je suis à présent obligé de m'exprimer.

Pour obéir donc aux ordres de mon maître, un jour je lui racontai la dernière révolution

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arrivée en Angleterre par l'invasion du prince d'Orange, et la guerre que ce prince ambi- tieux fit ensuite au roi de France, le monar- que le plus puissant de l'Europe, dont la gloire était répandue dans tout l'univers et qui possédait toutes les vertus royales. J'a- joutai que la reine Anne, qui avait succédé au prince d'Orange avait continué cette guerre, toutes les puissances de la chré- tienté étaient engagées. Je lui dis que cette guerre funeste avait pu faire périr jusqu'ici environ un million de yahous; qu'il y avait eu plus de cent villes assiégés et prises, et plus de trois cents vaisseaux, brûlés ou coulés à fond.

Il me demanda alors quels étaient les cau- ses et les motifs les plus ordinaires de nos querelles et de ce que j'appelais ia guerre. Je répondis que ces causes étaient innombrables et que je lui en dirais seulement les princi- pales. « Souvent, lui dis-je, c'est l'ambition de certains princes qui ne croient jamais pos- séder assez de terre ni gouverner assez de peuples. Quelquefois, c'est la politique des ministres, qui veulent donner de l'occupation aux sujets mécontents. C'a été quelquefois lo partage des esprits dans le choix des opinions. L'un croit que siffler est une bonne action, l'autre que c'est un crime; l'un dit qu'il faut porter des habits blancs, l'autre qu'il faut s*habiller de noir, de rouge, de gris; l'un dit qu'il faut porter un petit chapeau retroussé, l'autre dit qu'il en faut porter un grand dont les bords tombent sur les oreilles, etc. (J'ima- ginai exprès ces exemples chimériques, ne

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▼oulant pas lui expliquer les causes véritables de nos dissensions par rapport à l'opinion, vu que j'aurais eu trop de peine et de honte à les lui faire entendre.) J'ajoutai que nos guerres n'étaient jamais plus longues et plus san- glantes que lorsqu'elles étaient causées par ces opinions diverses, que des cerveaux échauû'és savaient faire valoir de part et dautre, et pour lesquelles ils excitaient à prendre les armes. »

Je continuai ainsi : « Deux princes ont été en guerre parce que tous deux voulaient dépouil- ler un troisième de ses Etats, sans y avoir aucun droit ni l'un ni l'autre. Quelquefois un souverain en a attaqué un autre de peur d'en être attaqué. On déclare la guerre à son voi- sin, tantôt parce qu'il est trop fort, tantôt parce qu'il est trop faible. Souvent ce voisin à des choses qui nous manquent, et nous avons des choses aussi qu'il n'a pas ; alors on se bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un pays, est lors- qu'on le vo:t désolé par la famine, ravagé par la peste, déchiré par les factions. Une ville est à la bienséance d'un prince, et la possession d'une petite province arrondit son Etat : sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple, grossier et faible; on l'attaque, on en massa- cre la moitié, on réduit l'autre à l'esclavage et cela pour le civiliser. Une guerre fort glo- rieuse est, lorsqu'un souverain généreux vien au secours d'un autre qui l'a appelé, et qu'a- près avoir chassé l'usurpateur, il s'empare lui-même des Etats qu'il a secourus, tue, met dans les fers ou bannit le prince qui avait im-

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ploré son assistance. La proximité du sang, les alliances, les mariages, autres sujets de guerre parmi les princes; plus ils sont pro- ches parents, plus ils sont près d'être enne- mis. Les nations pauvres sont affamées, les nations riches sont ambitieuses; or, l'indi- gence et l'ambition aiment également les changements et les révolutions. Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous, le métier d'un homme de guerre est le plus beau de tous les métiers ; car, qu'est-ce qu'un homme de guerre? c'est un yanou payé pour tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui ont fait aucun mal.

Vraiment, ee que vous venez de me dire des causes ordinaires de vos guerres, me répliqua son honneur, me donne une haute idée de votre raison ! Quoi qu'il en soit, il est heureux pour vous qu'étant si méohants, vous soyez hors d'état de vous faire beaucoup de mal ; car, quelque chose que vous m'ayez dite des effets terribles de vos guerres cruelles il périt tant de monde, je crois, en vérité, que vous m'avez dit la chose qui n'est point. La nature vous a donné une bouche plate sur un visage plat : ainsi, je ne vois pas comment vous pouvez vous mordre, que de gré à gré. A l'égard des griffes que vous avez aux pieds de devant et de derrière, elles sont si faibles et si courtes, qu'en vérité un seul de no3 yahous en déchirerait une douzaine comme vous. »

Je ne pus m'empêcher de secouer la tête et de sourire de l'ignorance de mon maître. Comme je savais un peu l'art de la guerre, je

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lui fis une ample description de nos canons, de nos couleuvrines, de nos mousquets, de nos carabines, de nos pistolets, de nos bou- lets, de notre poudre, de nos sabres, de no3 baïonnettes; je lui peignis les sièges de pla- ces, les tranchées, les attaques, les sorties, les mines et les contre-mines, les assauts, le3 garnisons passées au fil de l'épée; je lui ex- pliquai nos batailles navales; je lui représen- tai de nos gros vaisseaux coulant à fond avec tout leur équipage, d'autres criblés de coups de canons, fracassés et brûlés au milieu des eaux; la fumée, le feu, les ténèbres, les éclairs, le bruit, les gémissements des blessés, les cris des combattants, les membres sautant en l'air, la mer ensanglantée et couverte de ca- davres; je lui peignis ensuite nos combats sut- terre, il y avait encore beaucoup plus de sang versé, et quarante mille combattants périssaient en un jour, de part et d'autre; et, pour faire valoir un peu le courage et la bravoure de mes chers compatriotes, je dis que je les avais une fois vus dans un siège faire heureusement sauter en l'air une cen- taine d'ennemis, et que j'en avais vu sauter encore davantage dans un combat sur mer, en sorte que les membres épars de tous ces yahous semblaient tomber des nues, ce qui avait formé un spectacle fort agréable à nos yeux.

J'allais continuer et faire encore quelque belle description, lorsque son honneur m'or- donna de me taire. « Le naturel de l'yahou, me dit-il, est si mauvais, que je n'ai point de peine à croire que tout ce que vous venez

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de raconter ne soit possible, dès que vous lui supposez une force et une adresse égales à sa méchanceté et à sa malice. Cependant, quel- que mauvaise idée que j'eusse de cet animal, elle n'approchait point de celle que vous ve- nez de m'en donner. Votre discours me trou- ble l'esprit, et me met dans une situation je n'ai jamais été ; je crains que mes sens, ef- frayés des horribles images que vous leur avez tracées, ne viennent peu à peu à s'y ac- coutumer. Je hais les yahous de ce pays; mais, après tout, je leur pardonne tontes leurs qualités odieuses, puisque la nature les a faits tels, et qu'ils n'ont point la raison pour se gouverner et se corriger; mais qu'une créature qui se flatte d'avoir cette raison en partage soit capable de commettre des actions si détestables et de se livrer à des excès si horribles, c'est ce que je ne puis comprendre, et ce qui me fait conclure en même temps que l'état des brutes est encore préférable à une raison corrompue et dépravée; mais de bonne foi, votre raison est-elle une vraie rai- son? N'est-ce point plutôt un talent que la nature vous a donné pour perfectionner tous vos vices? Mais, ajouta-t-il, vous ne m'en avez que trop dit au sujet de ce que vous appelez la guerre. Il y a un autre article qui intéresse ma curiosité. Vous m'avez lit, ce me semble, qu'il y avait dans cette troupe d'yahous qui vous accompagnait sur votre vaisseau des misérables que les procès avaient ruinés et- dépouillés de tout; et que c'était la loi qui les avait mis en ce triste état. Comment se peut- il que la loi produise de pareils effets? D'ail-

leurs, qu'est-ce qne cette loi ? Votre nature et votre raison ne vous suffisent-elles pas, et ne vous prescrivent elles pas assez clairement ce que tous devez faire et ce que vous ne de- vez point faire ? »

Je répondis à son honneur que je n'étais pas absolument versé dans la science de la loi ; que le peu de connaissance que i'avais de la jurisprudence, je l'avais puisé dans le commerce de quelques avocats que j'avais au- trefois consultés sur mes afiaires que cepen- dant j'allais lui débiter sur cet article ce que je savais. Je lui parlai donc ainsi .

« Le nombre de ceux qui s'adonnent à la jurisprudence parmi nous, et qui font profes- sion d'interpréter la loi, est infini et surpasse celui des chenilles. Ils ont entre eux toutes sortes d'étages, de distinctions et de noms. Comme leur multitude énorme rend leur mé- tier peu lucratif, pour faire en sorte qu'il donne au moins de quoi vivre, ils ont recours à l'industrie et au manège. Ils ont appris, dés leurs premières années, l'art merveilleux de prouver, par un discours entortillé, que le noir est blanc, et que le blanc est noir. Ce sont donc eux qui ruinent et dépouillent les autres par leur habileté1? reprit son honneur. Oui, sans doute, lui répliquai-je, et je vais vous en donner un exemple, afin que vous puissiez mieux concevoir ce que je vous ai dit.

Je suppose que mon voisin a envie d'avoir ma vache ; aussitôt u va trouver un procu- reur, c'est-à-dire urv docte interprète de la I pratique de la loi, et lui promet une récom- pense s'il peut faire voir que ma vache n'est

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point à moi. Je suis obligé de m'adresser aussi à un yabou de la même professipn pour défendre mon droit, car il n'est pas permis par la loi de me défendre moi-même. Or, moi, qui assurément ai de mon côte la justice et le bon droit, je ne laisse pas de me trouveralors dans deux embarras considérables : le premier est que l'yahou auquel j'ai eu recours pour plaider ma cause est, par état et selon l'esprit de sa profession, accoutumé dès sa jeunesse à soutenir le faux, en sorte qu'il se trouve comme hors de son élément lorsque je lui donne la vérité pure et nue à défendre; il ne sait alors comment s'y prendre; le second embarras est que ce même procureur, malgré la simplicité de l'affaire dont je l'ai chargé, est pourtant obligé de l'embrouiller, pour se con- former à l'usage de ses confrères., et pour la traîner en longueur autant qu'il est possible, sans quoi ils l'accuseraient de gâter le métier et de donner mauvais exemple. Cela étant, pour me tirer d'affaire, il ne me reste que deux moyens : le premier est d'aller trouver le procureur de ma partie, et de tâcher de le corrompre en lui donnant le double de ce qu'il espère recevoir de son client, et vous jugez bien qu'il ne m'est pas difficile de lui faire goûter une proposition aussi avanta- geuse; le second moyen, qui peut-être vous surprendra, mais qui n'est pas moins infailli- ble, est de recommander à cet yahou qui me sert d'avocat de plaider ma cause un peu con- fusément, et de faire entrevoir aux juges qu'effectivement ma vache pourrait bien n'ê- tre pas à moi, mais a niow voisin. Alors les

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peu accoutumés aux choses claires et impies, feront plus d'attention aux subtils ar- guments de mou avocat, trouveront du goût l l 'écouter, et à balancer le pour et le contre, st, en ce cas, seront bien plus disposés à ju- rer en ma faveur que si on se contentait de eur prouver mon droit en quatre mots. C'est me maxime parmi les juges que tout ce qui l été jugé ci-devant a été bien jugé. Aussi mt-ils grand soin de conserver dans un greffa ous les arrêts antérieurs, même ceux que 'ignorance a dictés, et qui sont le plus mani- èstement opposés à l'équité et à la droite rai- on. Ces arrêts antérieurs forment ce qu'on ippelle la jurisprudence : on les produit comme les autorités, et il n'y a rien qu'on ne prouve t qu'on ne justifie en les citant. On commence téanmoins depuis peu à revenir de rabus on était de donner tant de force à l'autorité [es choses jugées; on cite de3 jugements pour t contre , on s'attache à faire voir que les es- pèces ne peuvent jamais être entièrement sem- )lables, et j'ai ouï dire à un juge très hab;Ie [ue les arrêts sont pour ceux qui les obtien- nent. Au reste, l'attention des juges se tourne oujours plutôt vers les circonstances que rers le fond d'une affaire. Par exemple, dans 3 cas de ma vache, ils voudront savoir si lie est rouge ou noire, si elle a de longues ornes, dans quel champ elle a coutume de offre, combien elle rend de lait pai jour, et insi du reste; après quoi, ils se mettent à onsulter les anciens arrêts. la cause est aise de temps en temps sur le bureau ; neu- eux si elle est jugée 'au bout de dix ans! U

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faut observer encore que les gens de loi ont une langue à part, un jargon qui leur est pro- pre, une façon de s'exprimer que les autres n'entendent point ; c'est dans cette belle lan- gue inconnue que les lois sont écrites, lois multipliées à L'infini et accompagnées d'ex- ceptions innombrables. Vous voyez que, dans ce labyrinthe, le bon droit s'égare aisément, que le meilleur procès est très difficile à ga- gner, et que, si un étranger, à trois cents lieues de mon pays, s'avisait de venir me disputer un héritage qui est dans ma famille depuis trois cents ans, il faudrait peut-être trente ans pour terminer ce différend et vider entièrement cette difficile affaire. C'est dommage, interrompit mon maître, que des gens qui ont tant de génie et de talents ne tournent pas leur esprit d'un autre côté et n'en fassent pas un meilleur usage. Ne vaudrait- il pas mieux, ajôuta-t-il, qu'ils s'occupassent a donner aux autres des leçons de sagesse et de vertu, et qu'ils fissent part au public de leurs lumières? car ces habiles gens possè- dent sans doute toutes les sciences. Point du tout, répliquai-je; ils ne savent que leur métier, et rien autre chose; ce sont les plus grands ignorants du monde sur toute autre matière : ils sont ennemis de la belle littéra- ture et de toutes les sciences, et, dans le commerce ordinaire de la vie, ils paraissent stupides, pesants, ennuyeux, impolis. Je parle en général, car il s'en trouve quelques-uns qui sont spirituels, agréables et galants. »

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VI. Da taxe, de l'intempérance, et des maladie* qui régnent en Europe. Caraoiere de la noblesse.

Mon maître ne pouvait comprendre com- ment toute cette race de patriciens était si malfaisante et si redoutable.

« Quel motif, disait-il, les porte à faire un tort si considérable à ceux qui ont besoin de leur secours? et que voulez-vous dire par cette récompense que l'on promet à un procureur quand on le eharge d'une affaire? *

Je lui répondis que c'était de l'argent. J'eus un peu de peine à lui faire entendre ce que ce mot signifiait, je lui expliquai nos différentes espèces de monnaies, et les métaux dont elles étaient composées; je lui en ris connaître l'u- tilité, et lui dis que lorsqu'on en avait beau- coup, on était heureux ; qu'alors on se procu- rait de beaux habits, de belles maisons, de belles terres, qu'on faisait bonne chère, et qu'on avait à son choix toutes les plus belles femelles ; que, pour cette raison, nous ne croyions jamais avoir assez d'argent, et que, plus nous en avions, plus nous en voulions avoir ; que le ricne oisif jouissait du travail du pauvre, qui, pour trouver de quoi susten- ter sa misérable vie, suait du matin jusqu'au coir et matait pas un moment de relâche.

« Eh quoil interrompit son honneur, toute la terre u'appartient-elle pas a tous les ani- maux, et u'ont-ils pas un droit égal aux fruits qu'elle produit pour leur nourriture? Pourquoi v a-t-il des yahcus privilégiés qui

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recueillent ces fruits à l'exclusion de leurs semblables? Et ci quelques-uns y prétendent un slroit plus particulier, ne doit-ce pas être principalement ceux qui, par leur travail, ont contribué à rendre la terre fertile ? Point du tout, lui répondis-je ; ceux qui font vivre tous les autres par la culture de la terre sont justement ceux qui meurent de faim. Mais, me dit-il, qu'avez-vous entendu parce mot de bonne chère, lorsque vous m'avez dit qu'avec de l'argent on faisait bonne chère dans votre pays? »

Je me mis alors à lui exposer les mets les plus exquis dont la table des riches est ordi- nairement couverte, et les manière* différentes dont on apprête les viandes. Je lui dis sur cela tout ce qui me vint à l'esprit, et lui ap- pris que, pour bien assaisonner ces viandes, et surtout pour avoir de bonnes liqueurs à boire, nous équipions des vaisseaux et entre- prenions de longs et dangereux voyages sur la mer; en sorte que, avant que de pouvoir donner une honnête collation à quelques fe- melles de qualité, il fallait avoir envoyé plu* Bieurs vaisseaux dans les quatre parties du monde.

c Votre pays, repartit-il, est donc bien mi- sérable, puisqu'il ne fournit pas de quoi nour- rir ses habitants! Vous n'y trouvez pas même de l'eau, et vous êtes obligés de traverser les mers pour chercher de quoi boire ! »

Je lui répliquai que l'Angleterre, ma patrie, produisait trois fois plus de nourriture que ses habitants n'en pouvaient consommer, et qu'à Tégard de la boisson nous composions une ex-

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cerente liqueur avec le suc de certains fruits ou avec l'extrait de quelques grains ; qu'en un mot, rien ne manquait à nos besoins naturels ; mais que. pour nourrir notre luxe et notre intempérance, nous envoyions dans les pays étrangers .ce qui croissait chez nous, et que nous en rapportions en échange de quoi deve- nir malades et vicieux ; que cet amour du luxe, de la bonne chère et du plaisir, était le principe de tous les mouvements de nos yahous; que. pour y atteindre, il fallait s'en- richir; que c'était ce qui pro luisait les filous, les voleurs, les piqueurs,les m..., les parjures, les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les faux témoins, les menteurs, les joueurs, les imposteurs, les fanfarons, les mauvais auteurs, les empoisonneurs, les impudiques, les pré- cieux ridicules, les esprits forts. Il me fallut définir tous ces termes.

J'ajoutai que la peine que nous prenions d'aller chercher du vin dans les pays étran- gers n'ét dt pas faute d'eau ou d'autre liqueur bonne à boire, mais parce que le vin était une boisson qui nous rendait gais, qui nous taisait en quelque manière sortir hors de nous- mêmes, qui chassait de notre esprit toutes les idées sérieuses, qui remplissait notre tête de mille imaginations folles, qui rappelait le courage, bannissait la crainte, et nous affran- chissait pour un temps de la tyrannie de la raison. « C'est, continuai-je, en fournissant aux riches toutes les choses dont ils ont be- soin que notre petit peuple s'entretient. Par exemple, lorsque je suis chez moi, et que je guis habillé comme je dois l'être, je porte sur

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mon corps l'ouvrage de cent ouvriers. Un millier de mains ont contribué à bâtir et à meubler ma maison, et il en a fallu encore cinq ou six fois plus pour habiller ma temme. »

J'étais sur le point de lui peindre certains yahous qui passent la vie auprès de ceux qui sont menacés de la perdre, c'est-à-dire nos médecins. J'avais dit à son honneur que la plupart de mes compagnons de voyage étaient morts de maladie; mais il n'avait qu'une idée fort imparfaite de ce que je lui avais dit.

11 s'imaginait que nous mourions comme tous les autres animaux, et que nous n'avions d'autrt maladie que de la faiblesse et de la pesanteur un moment avant que de mourir, à moins que nous n'eussions été blessés par quelque accident. Je fus donc obligé de lui expliquer la nature et la cause de nos diver- ses maladies. Je lui dis que nous mangions sans avoir faim, que nous buvions sans avoir soif; que nous passions les nuits à avaler des liqueurs brûlantes sans manger un seul mor- ceau, ce qui enflammait nos entrailles, rui- nait notre estomac et répandait dans tous nos membres une faiblesse et une langueur mor- telles ; que plusieurs femelles parmi nous avaient un certain venin dont elles faisaient part à leurs galants ; que cette maladie fu- neste, ainsi que plusieurs autres, naissait quel- quefois avec nous et nous était transmise avec le sang; enfin, que je ne finirais point si je voulais lui exposer toutes les maladies aux- quelles nous étions sujets; qu'il y en avait au moins cinq ou six cents par rapport à chaque membre, et que chaque partie, soit interne,

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soit externe, eu avait une infinité qui lui etaien propres.

« Pour guérir tous ces maux , ajoutai-je, nous avons des yahous qui se consacrent uni- quement à l'étude du corps humain, et qui prétendent, par des remèdes efficaces, extir- per nos maladies, lutter contre la nature même, et prolonger nos vies. » Comme j'étais du métier, j'expliquai avec plaisir à son hon- neur la méthode de nos médecins et tous nos mystères de médecine. « Il faut supposer d'a- bord, lui dis-je, que toutes nos maladies vien- nent de réplétion, d'où nos médecins concluent sensément que l'évacuation est nécessaire , soit par en haut, soit par en bas. Pour cela, ils font un choix d'herbes, de minéraux, de gommes, d'huiles, d'écaillés, de sels, d'exeré- créments, d'éeorces d'arbres, de serpents, de crapauds, de grenouilles, d'araignées, de pois- sons , et de tout cela ils nous composent une liqueur d'une odeur et d'un goût abomina- bles, qui soulève le cœur, qui fait horreur, qui révolte tous les sens. C'est cette liqueur que nos médecins nous ordonnent de boire pour l'évacuation supérieure , qu'on appelle vomissement. Tantôt ils tirent de leur maga- sin d'autres drogues, qu'ils nous font prendre soit par l'orifice d'en haut, soit par l'orifice d'en bas, selon leur fantaisie ; c'est alors ou une médecine qui purge les entrailles et cause d effroyables tranchées, ou bien c'est un clys- tère qui lave et relâche les intestins. « La na- » ture, disent-ils fort ingénieusement, nous a » donné l'orifice supérieur et visible pour ingérer, et l'orifice inférieur et secret pour

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égérrr; or, la maladie change la disposi- » tion naturelle du corps ; il faut donc que le » remède agisse de même et combatte la na- » ture ; et pour cela il est nécessaire de chan-

ger l'usage des orifices , c'est-à-dire d'ava- » 1er par celui d'en bas et d'évacuer par celui » d'en haut. » Nous avons d'autres maladies qui n'ont rien de réel que leur idée. Ceux qui sont attaqués de cette sorte de mal s'appellent malades imaginaires. Il y aussi pour les gué- rir des remèdes imaginaires ; mais souvent nos médecins donnent ces remèdes pour les maladies réelles. En général, les fortes maladies d'ima- gination attaquent nos femelles ; mais nous connaissons certains spécifiques naturels pour les guérir sans douleur. »

Un jour, mon maître me fit un compliment que je ne méritais pas. Comme je lui parlais des gens de qualité d'Angleterre, il me dit qu'il croyait que j'étais gentilhomme, parce que j'étais beaucoup plus propre et bien mieux fait que tous les yahous de son pays, quoique je leur fusse fort inférieur pour la force et pour l'agilité; que cela venait sans doute de ma différente manière de vivre et de ce que je n'avais pas seulement la faculté de parler, mais que j'avais encore quelques com- mencements de raison qui pourraient se per- fectionner dans la suite par le commerce que j'aurais avec iui.

Il me fit observer en même temps que, par- mi les Houyhnhnms, on remarquait que les blancs et les alezans bruns n'étaient pas si bien faits que les bais châtains, les gris pom- melés et les noirs ; que ceux-là ne naissaient

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pas avec les mêmes talents et les mêmes dis- positions que ceux-ci ; que pour cela ils res- taient toute leur vie dans l'état de servitude qui leur convenait, et qu'aucun d'eux ne son- geait à sortir de ce rang pour s'élever à celui du maître, ce qui paraîtrait dans !e pays une chose énorme et monstrueu.se. II faut, disait-il, rester dans l'état la nature nous a fait éclore ; c'est l'offenser, c'est sp révolter contre elle que de vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donné l'être. Pour vous, ajouta-t-il, vous êtes sans doute ce que vous êtes : car vous tenez du ciel votre no- blesse, c'est-a-dire votre bon esprit et votre bon naturel. »

Je rendis à son honneur de très humbles actions ùe grâces de la bonne opinion qu'il avait de moi, mais je l'assurai en même temps que ma naissance était très basse, étant seulement d'honnêtes parents, qui m'avaient donné une assez bonne éducation. Je lui dis que la noblesse parmi nous n'avait rien de commun avec l'idée qu'il en avait conçue; que nos jeunes gentilshommes étaient nourris dès leur enfance dans l'oisiveté et dans le luxe, que dès que l'âge le leur permettait, ils s'é- puisaient avec des femelles débauchées et corrompues et contractaient des maladies odieuses : que, lorsqu'il avaient consumé tout le lu- bien et qu'ils se voyaient entièrement ruinés, ils se mariaient, a qui ? A une femelle de basse naissance , lai le, mal faite, mal- saine, mais riche ; qu'un pareil couple ne man quait point d'engendrer des enfants mal c tués, noués, scro mieux, difformes, ce qui

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nuait quelquefois jusqu'à la troisième généra- tion, à moins q ue la judicieuse femelle n'y remé- diât en implorant le secours de quelque charita- ble ami. J'ajoutai que, parmi nous, un corps sec, maigre, décharné, faible, infirme, était devenu une marque presque infaillible de noblesse ; que même une complexion robuste et un air de santé allaient si mal à un homme de qua- lité, qu'on en concluait aussitôt qu'il était le fils de quelque domestique de sa maison à qui madame sa mère avait fait part de ses fa- veurs, surtout s'il avait l'esprit tant soit peu élevé, juste et bien fait, et s'il n'était ni bour- ru, ni efféminé, ni brutal, ni capricieux, ni débauché, ni ignorant.

VII. Parallèle des valions et des hommes,

Le lecteur sera peut-être scandalisé des por- traits fidèles que je fis alors de l'espèce hu- maine et delà sincérité avec laquelle j'en par- lai devant un animal superbe, qui avait déjà une si mauvaise opinion de tous les hayous ; mais j'avoue ingénument que le caractère des Houyhnhnms et les excellentes qualités de ces vertueux quadrupèdes avaient fait une telle impression sur mon esprit, que je ne pouvais les comparer à nous autres humains sans mépriser tous mes semblables. Ce mé- pris me les fit regarder comme presque indi- gnes de tout ménagement. D'ailleurs , mon maître avait l'esprit très pénétrant, et remar- quait tous les jours dans ma personne des dé-

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fauts énormes dont je ne m'étais jamais aper- çu, et que je regardais tout au plus comme de fort légères imperfections. Ses censures judi- cieuses m'inspirèrent un esprit critique et mi- santhrope, et l'amour qu'il avait pour la vérité me fit détester le mensonge et fuir le dégui- sement dans mes récits.

Mais j'avouerai encore ingénument un autre principe de ma sincérité. Lorsque j'eus passé une année parmi les Houvhnhnms, je conçus pour eux tant d'amitié, de respect, d'estime et de vénération, que je résolus alors de ne ja- mais Bouger à retourner dans mon pays, mais de finir mes jours dans cette heureuse contrée, le ciel m'avait conduit pour m'apprendre à cultiver la vertu. Heureux si ma résolution eût été efficace I Mais la fortune, qui m'a tou- jours persécuté, n'a pas permis que je pusse jouir de ce bonheur. Quoi qu'il en soit, à pré- sent que je suis en Angleterre, je me sais bon gré de n'avoir pas tout dit et d'avoir caché aux Houvhnhnms les trois quarts de nos ex- travagances et de nos vices ; je palliais même de temps en temps, autant qu'il m'était pos- sible, les défauts de mes compatriotes. Lors même que je les révélais, j'usais de restric- tions mentales, et tâchais de dire le faux sans mentir. N'étais-je pas en cela tout à fait excu- sable ? Qui est-ce qui n'est pas un peu partial quand il s'agit de sa chère patrie ! J'ai rap- porté jusqu'ici la subsance de mes entretiens avec mon maître durant le temps que j'eus l'honneur d'être à son service; mais, pour évi- ter d'être long, j'ai pasté sous silence plu- sieurs autres articles.

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Un jour, il m'envoya chercher de grand ma- tin, et m'ordonnant de m'asseoir à quelque distance de lui (honneur qu'il ne m'avait point encore fait), il me parla ainsi :

« J'ai repassé dans mon esprit tout ce que vous m'avez dit, soit à votre sujet, soit au sujet de votre pays. Je vois clairement que vous et vos compatriotes avez une étincelle de raison, sans que je puisse deviner comment ce petit lot vous est échu; mais je vois aussi que l'usage que vous en faites n'est que pour augmenter tous vos défauts naturels et pour en acquérir d'autres que la nature ne vous avait point donnés. Il est certain que vous ressemblez aux yahous de ce pays-ci pour la figure extérieure, et qu'il ne vous manque, pour être parfaitement tel qu'eux, que de la force, de l'agilité et des griffes plus longues. Mais du côté des mœurs, la ressemblance est entière. Ils se haïssent mortellement les uns les autre et la raison que nous avons cou- tume d'en donner est qu'ils voient mutuel- lement leur laideur et leur figure odieuse* sans qu'aucun d'eux considère la sienne pro- pre. Comme vous avez un petit grain de rai- son, et que vous avez compris que la vue réciproque de la figure impertinente de vo corps était pareillement une chose insuppor- table et qui vous rendrait odieux les uns aux autres, voua vous êtes avisés de les couvrir par prudence et par amour-propre; mais malgré cette précaution, vous ne vous haïssez pas moins, parce que d'autres sujets de divi- sion, qui régnent parmi nos yahous, régnent aussi parmi vous. Si, par exemple, nous ja-

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tons à cinq yahous autant de viande qu'il en suffirait pour en rassassier cinquante, ces cinq animaux, gourmands et voraces, au lieu de manger en paix ce qu'on leur donne en abon- dance, se jettent les uns sur les autres, se mordent, se déchirent, et chacun d'eux veut manger tout, en sorte que nous sommes obli- gés de les faire tous repaître à part, et même de lier ceux qui sont rassassiés, de peur qu'ils n'aillent se jeter sur ceux qui ne le sont pas encore. Si une vache dans le voisinage meurt de vieillesse ou par accident, nos yahous n*ont pas plutôt appris cette agréable nou- velle que les voilà tous en campagne , trou* peau contre troupeau , basse - cour contre basse-cour; c'est à qui s'emparera de la va- che. On se bat, on s'égratigne, on se déchire, jusqu'à ce que la victoire penche d'un côté, et, si on ne se massacre pas, c'est qu'on n'a pas la raison des yahous d'Europe pour in- venter des machines meurtrières et des armes massacrantes. Nous avons, en quelques en- droits de ce pays, de certaines pierres luisan- tes de différentes couleurs, dont nos yahous sont fort amoureux. Lorsqu'ils en trouvent, ils font leur possible pour les tirer de la terre, elles sont ordinairement un peu enfoncées; ils les portent dans leurs loges et en font un amas qu'ils cachent soigneusement et sur le- quel ils veillent sans cesse comme sur un tré- sor, prenant bien garde que leurs camarade^ ne le découvrent. Nous n'avons encore pu connaître d'où leur vient cette inclination violente pour les pierres luisantes, ni à quoi elles peuvent leur être utiles; mais je m'ima-

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gine à présent que cette avarice de vos yatious dont vous m'avez parlé se trouve aussi dans les nôtres, et que c'est ce qui les rend si pas- sionnés pour les pierres luisantes. Je voulus une fois enlever à un de nos yahous son cher trésor : l'animal, voyant qu'on lui avait ravi l'objet de sa passion, se mit à hurler de toute sa force; il entra en fureur et puis il tomba en faiblesse ; il devint languissant, il ne man- gea plus, ne dormit plus, ne travailla plus, jusqu'à ce que j'eusse donné ordre à un de mes domestiques de reporter le trésor dans l'endroit d'où je le l'avais tiré. Alors, l'yabou commença à reprendre ses esprits et sa bonne humeur, et ne manqua pas de cacher ailleurs ses bi- joux. Lorsqu'un yahou a découvert dans un champ ane de ces pierres, souvent un autre yahou survient qui la lui dispute; tandis qu'ils se battent, un troisième accourt et em- porte la pierre, et roilà le procès terminé. Selon ce que vous m'avez dit, ajouta-t-il, vos procès ne se vident pas si promptement dans votre pays, ni à si peu de frais. Ici, les deux plaideurs (si je puis les appeler ainsi), en sont quittes pour n'avoir ni l'un ni l'autre la chose disputée; au lieu que chez vous, en plaidant, on perd souvent et ce qu'on veut avoir et ce qu'on a.

* H prend souvent à nos yahous une fantaisie dont nous ne pouvons concevoir la cause. Gras, bien nourris, bien couchés, traités dou- cement par leurs maîtres, pleins de santé et de force, ils tombent tout à coup dans un «>ic^r £,pnt, dans un dégoût, dans une mélan- ~ oUe ( / qui les rend mornes et stupides. Ea

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cet état, ils fuient leurs camarades, ils ne mangent point, ils ne sortent point ; ils parais- sent rêver dans le coin de leurs loges et s'abî- mer àans leurs pensées lugubres. Pour les guérir 1e cette maladie, nous n'avons trouvé qu'un remède, c'est de les réveiller par un traitement un peu dur et de les employer à des travaux pénibles. L'occupation que nous leur donnons alors met en mouvement tous leurs esprits et rappelle leur vivacité naturelle. Lorsque mon maître me raconta ce fait avec ses circonstances, je ne pus m'empècher de songer à mon pays, la même chose arrive souvent, et Ton voit des hommes comblés de biens et d'honneurs, pleins de santé et de vigueur, environnés de plaisirs et préservés de toute inquiétude, tomber tout à coup dans la tristesse et dans la langueur, devenir à charge à eux-mêmes, se consumer par des réflexions chimériques, s'affliger, s'appesantir et ne faire plus aucun usage de leur esprit, livré aux vapeurs hypocondriaque?. Je suis persuadé que le remède qui convient à cette maladie est celui qu'on donne aux yahous, et qu'une vie laborieuse et pénible est un régime excellent pour la tristesse et la mélancolie. C'est un remède que j'ai éprouvé moi-même, et que je conseille au lecteur de pratiquer lorsqu'il se trouvera dans un pareil état. Au reste, pour prévenir le mal, je l'exhorte à' n'être jamais oisif; et, supposé qu'il n'ait malheureusement aucune occupation dans le jnciide, je le prie d'observer qu'il y 9 de la diiîe'rence entre ne faire rien et n'avoir rien à faire. Nos yahous» continua mon maître,

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cnt une passion violente pour une certaine racine qui rend beaucoup de jus. Ils la cher- chent avec ardeur, et la sucent avec un plai- sir extrême et sans se lasser. Alors on les voit tantôt se caresser, tantôt s'égratigner, tantôt hurler et faire des grimaces, tantôt jaser, dan- ser, se jetei par terre, se rouler et s'endormir dans la boue. Les femelles des yahous semblent redouter et fuir l'approche des maies ; elles ne souffrent point qu'ils les caressent ouvertement devant les autres; la moindre liberté en public les blesse, les révolte et les met en courroux; mais lorsqu'une de ces chastes femelles voit passer dans un endroit écarté quelque yahou jeune et bien fait, elle se cache derrière un arbre ou un buisson, de manière pourtant que le jeune yahou puisse l'apercevoir et l'aborder. Aussitôt elle s'enfuit, mais regardant souvent derrière elle, et conduit si bien ses pas, que l'yahou passionné qui la poursuit l'atteint enfin dans un lieu favorable au mystère et à ses dé- sirs. Là, désormais, elle atten dra tous les jour3 son nouvel amant, qui ne manquera point de s'y rendre, à moins qu'une pareille aventure ne se présente à lui sur le chemin et ne lui fasse oublier la première. Mais la femelle man- que quelquefois elle-même au reniez- vous; le changement plaît de? deux côtés, et la diver- sité est autant du goût de l'un que de l'autre. Le plaisir d'une femelle est de voir des mâles se terrasser, se mordre, s'égratigner, se dé- chira pour l'amour d'elle; elle les excite au combat, et devient le prix du vainqueur, a qui elle se donne pour l'égratigner dans la suite lui-même ou pour en cire égratignée, et c'est

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par que finissent toutes leurs amours. Ils aiment passionnément leurs petits; les mâles, qui s'en croient les pères, les chérissent, quoi- qu'il leur soit impossible de s'assure* qu'ils aient eu part à leur naissance. »

Je m'attendais que son honneur allait en dire bien davantage au sujet des mœurs des yahous, et qu'il ne lui échapperait rien de tous nos vices. J'en rougissais d'avance pour l'hon- neur de mon espèce, et je craignais qu'il n'al- lât décrire tous les genres d'impudicité qui régnent parmi les yahous de son pays ; Sau- raient été l'affreuse image de nos débauches à la mode, la nature ne suffit pas à nos dé- sirs effrénés, cette nature se cherche sans se trouver, et nous nous formons des plai- sirs inconnus aux autres animaux, vice odieux auquel les seuls yahous ont du penchant, et que la raison n'a pu étouffer dans ceux de notre hémisphère.

VIII. Philosophie et mœurs des Houyhnhnms.

Je priais quelquefois mon maître de me lais- ser voir les troupeaux de yahous du voisinage, afin d'examiner par moi-même leurs manières et leurs inclinations. Persuadé de l'aversion que j'avais pour eux, il n'appréhenda point que leur vue et leur commerce me corrompis- sent; mais il voulut qu'un gros cheval alezan- brûlé, l'un de ses fidèles domestiques, et qui était d'un fort bon naturel, m'accompagnât toujours, de peur qu'il ne m'arrivât quelque accident.

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Ces yahous me regardaient comme un ds ieurs semblables, surtout ayant une fois vu mes manches retroussées, avec ma poitrine et mes bras découverts. Ils voulurent pour lors s'approcher de moi, et ils se mirent à me contrefaire en se dressant sur leurs pieds de derrière, en levant la tête et en mettant une de leurs pattes sur le côté. La vue de ma figure les faisait éclater de rire. Ils me témoi- gnèrent néanmoins de l'aversion et de la haine, comme font toujours les singes sauva- ges à l'égard d'un singe apprivoisé qui porte un chapeau, un habit et des bas.

Il ne m'arriva avec eux qu'une aventure. Un jour qu'il faisait fort chaud et que je me baignais, une jeune yahousse me vit, se jeta dans l'eau, s'approcha de moi et se mit à me serrer de toute sa force. Je poussai de grands cris, et je crus qu'avec ses griffes elle allait me déchirer; mais, malgré la fureur qui l'a- nimait et la rage peinte dans ses yeux, elle ne m'égratigna seulement pas. L'alezan ac- courut et la menaça, et aussitôt elle prit la fuite. Cette histoire* ridicule ayant été racon» tée à la maison, réjouit fort mon maître et toute sa famille, mais elle me causa beaucoup de honte et de confusion. Je ne sais si je dois remarquer que cette yahousse avait les che- veux noirs et la peau plus brune que toutes celles que j'avais vues.

Comme j'ai passé trois années entières dans ce pays-là, le lecteur attend de moi, sans doute, qu'à l'exemple de tous les autres voya- geurs, je fasse un ample récit des habitants de ce pays, c'est-à-dire des Houyhnhnms, et

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que j'expose en détail leurs usages, leurs mœurs, leurs maximes, leurs manières. C'est aussi ce que je vais tâcher de faire, mais en peu de mots.

Comme les Houyhnhnms, qui sont les maî- tres et les animaux dominants dans cette contrée, sont tous nés avec une grande incli- nation pour la vertu, et n'ont pas même l'idée du mal par rapport à une créature raisonna- ble, leur principale maxime est de cultiver et de perfectionner leur raison et de la pren- dre pour guide dans toutes leurs actions. Chez eux, la raison ne produit point de pro- tlèmes comme parmi nous, et ne forme point d'arguments également vraisemblables pour et contre. Ils ne savent ce que c'est que mettre tout en question et de défendre des sentiments absurdes et des maximes malhon- nêtes et pernicieuses à la faveur de /a proba- bilité. Tout ce qu'ils disent porte la convic- tion dans l'esprit, parce qu'ils n'avancent lien d'obscur, rien de douteux, rien qui soit ïéguisé ou défiguré par les passions et par l'intérêt. Je me souviens que j'eus beaucoup de peine à faire comprendre à mon maître ce que j'entendais par le mot i'opinion, et com- ment il était possible que nous disputassions quelquefois et que nous fussions rarement du même avis. « La raison, disait-il, n'est-elle pas immuable? La vérité n'est-elle pas une? Devons-nous affirmer comme sûr ce qui est :ain ? Devons-nous nier positivement ce que nous ne voyons pas clairement ne pou- voir être ? Pourquoi agitez-vous des questions que l'évidence ne peut décider, et où, quel-

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que parti que vous preniez, vous» serez tou- jours livrés au doute et à l'incertitude ? A quoi servent toutes ces conjectures philoso- phiques, tous ces vains raisonnements sur de3 matières incompréhensibles , toutes ces re- cherches stériles et ces disputes éternelles? Quand on a de bons yeux, on ne se heurte point; avec une raison pure et clairvoyante, on ne doit point contester, et, puisque vous le faites, il faut que votre raison scit couverte de ténèbres ou que vous haïssiez la vérité »

C'était une chose admirable que la bonne philosophie de ce cheval : Socrate ne raisonna jamais plus sensément. Si nous suivions ces maximes, il y aurait assurément , en Europe, moins d'erreurs qu'il n'y en a. Mais alors, que deviendraient nos bibliothèques ? que devien- draient la réputation de nos savants et le né- goce de nos libraires ? La république des let- tres ne serait que celle de la raison, et il n'y aurait, dans les universités, d'autres écoles que celles du bon sens.

LesHouyhnhnms s'aiment les uns les autres, s'aident, se soutiennent et se soulagent réci- proquement; ils ne se portent point envie; ils ne sont point jaloux du bonheur de leurs voisins ; ils n'attentent point sur la liberté et sur la vie de leurs semblables ; ils se croiraient malheureux si quelqu'un de leur espèce l'était, et ils disent, à l'exemple d'un ancien : Nihil caballini a me alienum puto. Ils ne médisent point les uns des autres ; la satire ne trouve chez eux ni principe ni objet ; les supérieurs n'accablent point les inférieurs du poids de leur rang et de leur autorité ; leur conduite

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sage, prudente et modérée ne produit jamaia le murmure ; 3a dépendance est un lien et non un joug, et la puissance, toujours soumise aux lois de l'équité, est révérée sans être re- doutable.

Leurs mariages sont bien mieux assortis que les nôtres. Les mâles choisissent pour épouses des femelles de la même couleur qu'eux. Un gris-pommelé épousera toujours une grise-pommelée, et ainsi des autres. On ne voit donc ni changement, ni révolution, ni déchet dans les familles ; les enfants sont tels que leurs pères et leurs mères ; leurs ar- mes et leurs titres de noblesse consistent dans leur figure, dans leur taille, dans leur force, dans leur couleur , qualités qui se per- pétuent dans leur postérité ; en sorte qu'on ne voit point un cheval magnifique et superbe engendrer une rosse, ni d'une rosse naîfre un beau cheval, comme cela arrive si souvent en Europe.

Parmi eux, on ne remarque point de mau- vais ménage. L'épouse est fidcle à son mari, et le mari l'est également à son épouse.

L'un et l'autre vieillissent sans se refroidir, au moins du côté du cœur ; le divorce et la séparation, quoique permis, n'ont jamais été pratiqués chez eux; les époux sont toujours amants, et les épouses toujours maîtresses, ils ne sont point impérieux, elles ne sont point rebelles, et jamais elles ne s'avisent de refuser ce qu'ils sont en droit et presque toujours en état d'exiger.

Leur chasteté réciproque est le fruit de la raison, et non de la crainte, des égajds ou

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du préjugé. Ils sont chastes et fidèles, parcs que, pour la douceur de leur vie et pour le "bon ordre, ils ont promis de l'être. C'est l'u- nique motif qui leur fait considérer la chas- teté comme une vertu. Ils regardent d'ailleurs comme un vice condamné par la nature la négligence* d'une propagation légitime de leur espèce, et ils abhorrent tout ce qui y peut mettre obstacle ou y apporter quelque retar- dement.

Us élèvent leurs enfants avec un soin in- fini. Tandis que la mère veille sur le corps et sur la santé, le père veille sur l'esprit et sur la raison. Ils répriment en eux, autant qu'il est possible, les saillies et les ardeurs fou- gueuses de la jeunesse, et les marient de bonne heure, conformément aux conseils de la raison et aux désirs de la nature. En atten- dant, ils ne souffrent aux jeunes mâles qu'une seule maîtresse, qui loge avec eux, et est mise au nombre des domestiques de la maison, mais qui, au moment du mariage, est toujours congédiée.

On donne aux femelles à peu près la même éducation qu'aux m&es, e": je me souvieng que mon maître trouvait déraisonnable et ri- dicule notre usage à cet égard, ii ûisait que la moitié de notre espèce n'avait d'autre talênï que celui de la multiplier.

Le mérite des mâles consiste principale- ment dans la force et dans la légèreté, et ce- lui des femelles dans la douceur et dans la souplesse. Si une femelle a les qualités d'un mâle, on lui cherche un époux qui ait les qualités d'une femelle; alors tout est corn-

- loi -

pensé, et il arrive, comme quelquefois parmi nous, que la femme est le mari et que ie mari est la femme. En ce cas, les enfants qui nais- sent d'eux ne dégénèrent ppint, mais ressem- blent et perpétuent heureusement les proprié- tés de3 auteurs de leur être.

IX. Parlement des Houyhnhnms. Question im- portante agitée dans cette assemblée de toute la na- tion. — Détail au sujet de quelques usages du pays.

Pendant mon séjour en ce pays des Houy- hnhnms, environ trois mois avant mon dé- part, il y eut une assemblée générale de la nation, une espèce de parlement, mon maître se rendit comme député de son can- ton. On y traita une affaire qui avait déjà été cent fois mise sur le bureau, et qui était la seule question qui eût jamais partagé les es- prits des Houyhnhnms. Mon maître, à son retour, me rapporta tout ce qui s'était passé à ce sujet.

Il s'agissait de décider s'il fallait absolu- ment exterminer la race des yahous. Un des membres soutenait l'affirmative, et appuyait son avis de diverses preuves très fortes et très solides. Il prétendait que l'yahou était l'ani- mal le plus difforme, le plus méchant et le plus dangereux que la nature eût jamais pro-

| duit; qu'il était également malin et indocile, et qu'il ne songeait qu a nuire à tous les au-

I très animaux. Il rappela une ancienne tradi- tion répandue dans le pays, selon laquelle on

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assurait que les yahous n'y avaient pas été de tout temps, mais que, dans un certain siècle, il en avait paru deux sur le haut d'une mon- tagne, soit qu'ils eussent été formés d'un li- mon gras et glutineux, échauffé par les rayons du soleil, soit qu'ils fussent sortis de la vase de quelque marécage, soit que l'écume de la mer les eût fait éclore, que ces deux yahous en avaient engendré plusieurs autres, et que leur espèce s'était tellement multipliée que tout le pays en était infecté ; que, pour prévenir les inconvénients d'une pareille mul- tiplication, les Houyhnhnms avaient autrefois ordonné une chasse générale des yahous; qu'on en avait pris une grande quantité, et qu'après avoir détruit tous les vieux, on en avais gardé les plus jeunes, pour les apprivoiser, au- tant que cela serait possible à l'égard d'uri animal aussi méchant, et qu'on les avait des- tinés à tirer et à porter. Il ajouta que ce qu'ii. y avait de plus certain dans cette tradition était que lesyahousn'étaientpointyln/im'amsA-y (c'est-à-dire aborigènes). Il représenta que les habitants du pays ayant eu l'imprudente fan- taisie de se servir des yahous, avaient mal à propos négligé l'usage des ânes, qui étaient de très bons animaux, doux, paisibles, dociles, soumis, aisés à nourrir, infatigables, et qui n'avaient d'autre défaut que d'avoir une voix un peu désagréable , mais qui l'était en- core moins que celle de la plupart des yahous.

Plusieurs autres sénateurs ayant harangué diversement et très éloquemmentsur le même sujet, mon maître se leva et propo&aunexpé-

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aient judicieux, dont je lui avais îait naîtra l'idée. D'abord, il confirma la tradition popu- laire par son suffrage, et appuya ce qu'avait dit savamment sur ce point d'histoire l'hono- rable membre qui avait parlé avant lui. Maif il ajouta qu'il croyait que ces deux premiers yahous dont il s'agissait étaient venus de quelque pays d'outre -mer, et avaient été mis à terre et ensuite abandonnés par leur3 camarades, qu'ils s'étaient d'abord retirés sur les montagnes et dans les forêts ; que, dans la suite des temps, leur naturel s'était altéré, qu'ils étaient devenus sauvages et farouches, et entièrement différents de ceux de . leur es- pèce qui habitent des pays éloignés. Pour éta- blir et appuyer solidement cette proposition, il dit qu'il avait chez lui, depuis quelque temps, un yahou très extraordinaire, dont les membres de l'assemblée avaient sans doute ouï parler et que plusieurs même avaient vu. Il raconta alors comment il m'avait trouvé d'abord, et comment mon corps était couvert d'une composition artificielle de poils et de peaux de bètes; il dit que j'avais une lan. gue qui m'était propre, et que pourtant j'avais parfaitement appris la leur; que je lui avais fait le récit de l'accident qui m'avait conduit sur ce rivage ; qu'il m'avait vu dépouillé et nu, et avait observé que j'étais un vrai et parfait yahou, si ce n'est que j'avais la peau blanche, peu de poil et des griffes fort courtes.

« Cet yahou étranger, ajouta-t-il, m'a voulu persuader que, dans son pays et dans beaucoup d'autres qu'il a parcourus, les yahous sont les seuls animaux maîtres, dominants et raisonna-

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fàœ, et que les Houyhnhnms y sont dans l'es- clavage et dans la misère. Il a certainement toutes les qualités extérieures de nos yahous, mais il faut avouer qu'il est bien plus poli, et qu'il a même quelque teinture de raison. Il ne raisonne pas tout à fait comme un Houyhnhnm, mais il a au moins des connaissances et des lumières fort supérieures à celles de nos ya- hous. Mais voici, messieurs, ce qui va vous surprendre, et à quoi je vous supplie de faire -attention : le croirez-vous? il m'a assuré que, dans son pays, on ren lait eunuques les Houy- hnhnms dès leur plus tendre jeunesse, que cela les rendait doux et dociles, et que cette opération était aisée et nullement dangereuse. Sera-ce la première fois, messieurs, que les bêtes nous auront donné quelque leçon, et que nous aurons suivi leur utile exemple ? La four- mi ne nous apprend-elle pas à être industrieux et prévoyants ? et l'hirondelle ne nous a-t-elle pas donné les premiers éléments de l'architec- ture? Je conclus donc qu'on peut fort bien in- troduire en ce pays-ci, par rapport aux jeu- nes yahous, l'usage de la castration. L'avan- tage qui en résultera est que ces yahous, ainsi mutilés, seront plus doux, plus soumis, plus traitables, et, par ce moyen, nous en dé- truirons peu à peu la maudite engeance. J'o- pine en même temps qu'on exhortera tous les Houyhnhnms à élever avec grand soin les ânens, qui sont en vérité préférables aux ya- hous à *.ous égards, surtout en ce qu'ils sont capables de travailler à l'âge de cinq ans, tan- dis que les yahous ne sont capables de rien jusqu'à douze.»

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Voila ce que mon maître m'apprit des déli» bérations du parlement. Mais il ne me dit pan une autre particularité qui me regardait per- sonnellement, et dont je ressentis bientôt les funestes effets; c'est, hélas! la principale époque de ma vie infortunée ! Mais avant que d'exposer cet article, il faut que je dise encore quelque chose du caractère et des usages des Houyhnknms.

Les Houyhnhnms n'ont point de livres ; ils ne savent ni lire ni écrire, et par conséquent toute leur science est la tradition. Comme ce peuple est paisible, uni, sage, vertueux, tré3 raisonnable, et qu'il n'a aucun commerce avec les peuples étrangers, les grands événements sont très rares dans leur pays, et tous les traits de leur histoire qui méritent d'être sus peu- vent aisément se conserver dans leur mémoire sans la surcharger.

Ils n'ont ni maladies ni médecins. J'avoue que je ne nuis décider si le défaut des méde- cins vient du défaut des maladies, ou si le défaut des maladies vient du défaut des mé- decins; ce nest pas pourtant qu'ils n'aient de temps en temps quelques indispositions; mais ils savent se guérir aisément eux-mêmes par la connaissance parfaite qu'ils ont des plantes et des herbes médicinales, vu qu'ils étudient sans cesse la botanique dans leurs promenades et souvent même pendant leurs repas.

Leur poésie est fort belle, et surtout très harmonieuse. Elle ne consiste ni dans un ba- dinage familier et bas, ni dans un langage af- fecté, ci dans un jargon précieux, ni dans des

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pointes épigrammatiques, ni dans des subti- lités obscures, ni dans des antithèses puériles, ni dans les agudczas des Espagnols, ni dans les concetti des Italiens, ni dans les figures outrées des Orientaux. L'agrément et la jus- tesse clés similitudes, la richesse et l'exactitude des descriptions, la liaison et la vivacité des images, voilà l'essence et le caractère de leur poésie. Mon maître me récitait quelquefois des morceaux admirables de leurs meilleurs poëmes : c'était en vérité tantôt le style d'Ho- mère, tantôt celui de Virgile, tantôt celui de Miiton.

Lorsqu'un Houyhnhnm meurt, cela n'afflige ni ne réjouit personne. Ses plus proches pa- rents et ses meilleurs amis regardent son tré- pas d'un œil sec et très indifférent. Le mourant lui-même ne témoigne pas le moindre regret de quitter le monde ; il semble finir une visite et prendre congé d'une compagnie avec la- quelle il s'est entretenu longtemps. Je me sou- viens que mon maître ayant un jour invité un de ses amis avec toute sa famille à se rendre chez lui pour une affaire importante, on con- vînt de part et d'autre du jour et de l'heure. Nous fûmes surpris de ne point voir arriver la compagnie au temps marqué. Enfin l'épouse, accompagnée de ses deux enfants, se rendit au logis , mais un peu tard, et dit en entrant qu'elle priait qu'on l'excusât, parce gue son mari venait de mourir ce matin d'un accident imprévu. Elle ne se servit pourtant pas du terme de mourir, qui est une expression mal- honnête, mais de celui de shnuwnh, qui signi- fie à la lettre aller retrouver sa grcmd'mèrc. Elle

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fut très gaie pendant tout le temps qu'elle passa au logis, et mourut elle-même gaiement au bout de trois mois, ayant eu une assez agréable agonie. Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-

I dix et soixante-quinze ans, et quelques-un? quatre-vingts. Quelques semaines avant que de mourir, ils pressentent ordinairement leur fin et n'en sont point effrayés. Alors ils reçoi- vent les visites et les compliments de tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon

! voyage. Dix jours avant le décès, le futur mort, qui ne se trompe presque jamais dans son

'. calcul, va rendre toutes les visites qu'il a re-

\ eues, porté dans une litière par ses yahous ; c'est alors qu'il prend congé dans les formes de tous ses amis et qu'il leur dit un dernier adieu en cérémonie , comme s'il quittait une- contrée pour aller passer le reste de sa vie- dans une autre.

Je ne veux pas oublier d'observer ici que les Houyhnhnms n'ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui est mauvais, et qu'ils se servent de métaphores tirées de la difformité et des mauvaises qualités des ya- hous; ainsi, lorsqu'ils veulent exprimer l'étour- derie d'un domestique , la faute d'un de leurs enfants, une pierre qui leur a offensé le pied, un mauvais temps et autres choses sembla- bles, ils ne font que dire la chose dont il s'agit, su y ajoutant simplement l'épithète d'yahou. Par exemple, pour exprimer ces choses, ils liront hhhmyihou, ivhnaholm yahou, ynlhmnd- wihlma yahou ; et pour signifier une maison mal bâtie, ils diront ynholmhnmrohinw yahou.

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Si quelqu'un désire en savoir davantage au sujet des moeurs et des usages des Houyhn- imms, il prendra, s'il lui plaît, la peine d'at- tendre qu'un gros volume in-quarto que je prépare sur cette matière soit achevé. J'en publierai incessamment le prospectus , et les souscripteurs ne seront point frustrés de leurs espérances et de leurs droits. En attendant^ je prie le public de se contenter de cet abrégé, et de vouloir bien que j'achève de lui contei le reste de mes aventures.

X. Félicité de l'auteur dans le pays des Houyhn- hnms. Les plaisirs quMI goûte dans leur conver- sation; le genre de vie qu'il mène parmi eux. Il est banni du pays par ordre du parlement.

J'ai toujours aimé l'ordre et l'économie, et, dans quelque situation que je me sois trouvé, je me suis toujours fait un arrangement in- dustrieux pour ma manière de vivre. Mais mon maître m'avait assigné une place pour mon logement environ à six pas de la maison, et ce logement, qui était une hutte conforme à l'usage du pays et assez semblable à celle des yahous, n'avait ni agrément ni commodité. J'allai chercher de la terre glaise, dont je me fis quatre murs et un plancher, et, avec des joncs, je formai une natte dont je couvris ma hutte. Je cueillis du chanvre qui croissait na- turellement dans les champs ; je le battis, j'en composai du fil, et de ce fil mie espèce de toile, que je remplis de plumes d'oiseaux, pour être couché mollement et à mon aise. Je me

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de une table et une chaise avec mon couteau et avec le secours de l'alezan. Lorsque mon habit fut entièrement usé, je m'en donnai un neuf de peaux de lapins, auxquelles je joignis celles de certains animaux appelés nnuhnoh, qui sont fort beaux, et à peu près de la même grandeur, et dont la peau est couverte d'un duvet très fin. De cette peau, je me fis aussi des bas très propres. Je ressemelai mes sou- liers avec de petites planches de bois que j'at- tachai à l'empeigne, et quand cette empeigne fut usée entièrement, j'en fis une de peau d'yahou. A l'égard de ma nourriture, outre ce que j'ai dit ci-dessus, je ramassais quelquefois du miel dans les troncs des arbres, et je le mangeais avec mon pain d'avoine. Personne n'éprouva jamais mieux que moi que la nature se contente de peu, et que la nécessité est la mère de l'invention.

Je jouissais d'une santé parfaite et d'une paix d'esprit inaltérable. Je ne me voyais exposé ni à l'inconstance ou à la trahison Ces amis, ni aux pièges invisibles des enne- mis cachés. Je n'étais point tenté d'aller faire honteusement ma cour à un grand sei- gneur ou a sa maîtresse pour avoir l'honneur de sa protection ou de sa bienveillance. Je n'étais point obligé de me précautionner contre la fraude et l'oppression; il n'y avait point d'espion et de délateur gagé, ni de lord mayor crédule, politique, étourdi et malfaisant. Là, je ne craignais point de voir mon aonneur flétri par des accusations ab- surdes, et ma liberté honteusement ravie par des complots indignes et par des ordres sur-

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pris. Il n*y avait point, en ce pays-là, de mé- decins pour m'empoisonner, de procureurs pour me ruiner, ni d'auteurs pour m'ennuyer. Je n'étais point environné de railleurs, de rieurs, de médisants, de censeurs, de calom- niateurs, d'escrocs, de filous, de mauvais plaisants, de joueurs, d'impertinents nouvel- listes, d'esprits forts, d'hypocondriaques, de babillards, de disputeurs, de gens de parti, de séducteurs, de faux savants. Là, point de marchands trompeurs, point de faquins, point de précieux ridicules, point d'esprits fades, point de damoiseaux, point de petits maîtres, point de fats, point de traîneurs d'épée, point d'ivrognes, point de p...., point de pédants. Mes oreilles n'étaient point souillées de dis- cours licencieux et impies ; mes yeux n'étaitnt point blessés par la vue d'un maraud enrichi et élevé, et par celle d'un honnête homme abandonné à sa vertu comme à sa mauvaise destinée.

J'avais l'honneur de m'entretenir souvent avec messieurs les Houyhnhnms qui venaient au logis, et mon maître avait la bonté de souf- frir que j'entrasse toujours dans la salle poar profiter de leur conversation. La compagnie me faisait quelquefois des questions, aux- quelles j'avais l'honneur de répondre. J'accom- pagnais aussi mon maître dans ses visites, mais je gardais toujours le silence, à inoma qu'on ne m'interrogeât. Je faisais le person- nage d auditeur avec une satisfaction infinie ; tout ce que j'entendais était utile et agréable, et toujours exprimé en peu de mots, mais avec grâce; la plus exacte bienséance était obser-

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yée sans cérémonie ; chacun disait et enten- dait ce qui pouvait lui plaire. On ne s'inter- rompait point, on ne s'assommait point de ré- cits "longs et ennuyeux, on ne discutait point, en ne chicanait point.

Ils avaient pour maxime que, dans une corn pagnie, il est bon que le silence régne de temps en temps, et je crois qu'ils avaient rai- son. Dans cet intervalle, et pendant cette espèce de trev^, l'esprit se remplit d'idées nou- velles, et la conversation en devient ensuite plus animée et plus vive. Leurs entretiens rou- laient d'ordinaire sur les avantages et les agré- ments de l'amitié, sur les devoirs de la jus- tice, sur la bonté, sur l'ordre, sur les opéra- tions admirables de la nature, sur les anciennes traditions, sur les conditions et les bo nés de la vertu, sur les règles invariables de la rai- son, quelquefois sur les délibérations de la prochaine assemblée du parlement, et souvent sur le mérite de leurs poètes et sur les quali- tés de la bonne poésie.

Je puis dire sans vanité que je fournissais quelquefois moi-même à la conversation, c'est- à-dire que je donnais lieu à de fort beaux rai- sonnements; car mon maître les entretenait de temps en temps de mes aventures et de J'histoire de mon pays, ce qui leur faisait faire des réflexions fort peu avantageuses à la raca humaine, et que. pour cette raison, je ne rap- porterai point. J'observerai seulement que mon maître paraissait mieux connaître la na- ture des yahous qui sont dans les autres par- ties du monde que je ne la connaissais moi- même. Il découvrait la source de tous nos

«UJ.IYER t. Il, g

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égarements, il approfondissait la matière de nos vices et de nos folies, et devinait une infinité de choses dont je ne lui avais jamais parlé. Cela ne doit point paraître incroyable, il connaissait à fond les yahous de son pays, en sorte qu'en leur supposant un certain pe- tit degré de raison, il supputait de quoi ils étaient capables avec ce surcroît, et son esti- mation était toujours juste.

J'avouerai ici ingénument que le peu de lumières et de philosophie que j'ai aujour- d'hui, je l'ai puisé dans les sages leçons de ce cher maître, et dans les entretiens de tous ses judicieux amis, entretiens préférables aux doctes conférences des académies d'Angle- terre, de France, l'Allemagne et d'Italie. J'a- vais pour tous ces illustres personnages une inclination mêlée de respect et de crainte, et j'étais pénétré de reconnaissance pour la bonté qu'ils avaient de vouloir bien ne me point confondre avec leurs yahous, et de me croire peut-être moins imparfait que ceux de mon pays.

Lorsque je me rappelais le souvenir de ma famille, de mes amis, de mes compatriotes et de toute la race humaine en général, je me les représentais tous comme de vrais yahous pour la figure et pour le caractère, seulement- un peu plus civilisés, avec le don de la parole et un petit grain de raison. Quand je considé- rais ma figure dans l'eau pure d'un clair ruis- seau, je de tournais le visage sur-le-champ, ne pouvant soutenir la vue d'un animal qui me paraissait aussi difforme qu'un yahou. Mes vaux, accoutumés à Ja noble figure des Houy-

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hnhnms, ne trouvaient de beauté animale que dans eux. A force de les regarder et de leur parler, j'avais pris un peu de leurs manières, de leurs gestes, de leur maintien, ae leur dé- marche, et, aujourd'hui que je suis en An- gleterre, mes amis me disent quelquefois que je trotte comme un cheval. Quand je parle et que je ris, il me semble que je hennis. Je me vois tous les jours raillé sur cela sans ea res- sentir la moindre peine.

Dans cet état heureux, tandis que je goûtais les douceurs d'un parfait repos, que je me croyais tranquille pour tout le reste de ma vie, et que ma situation était la plus agréable et la plus digne d'envie, un jour, mon maître m'envoya chercher de meilleur matin qu'à l'ordinaire. Quand je me fus rendu auprès de lui, je le trouvai très sérieux, ayant un air inquiet et embarrassé, voulant me parler et ne pouvant ouvrir la bouche. Après avoir gardé quelque temps un morne silence, il me tint ce discours :

« Je ne sais comment vous allez prendre, mon cher fils, ce que je vais vous dire. Vous saurez que, dans la dernière assemblée du parlement, à l'occasion de l'affaire des yahous qui a été mise sur le bureau, un député a re- présenté à l'assemblée qu'il était indigne et honteux que j'eusse chez moi un yahou que je traitais comme un Houyhnhnm; qu'il m'avait vu converser avec lui et prendre plaisir à son entretien comme à celui d'un de mes sem- blables; que c'était un procédé contraire à la raison et à la nature, et qu'on n'avait ja- mais ouï pariar de chose pareille. Sur cela,

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l'assemblée m'a exhorté à faire de deux cho- ses l'une : ou à vous reléguer parmi les au- tres yahous, qu'on va mutiler au premier jour, ou à" vous renvoyer dans le pays d'où vous êtes venu. La plupart des membres qui vous connaissent et qui vous ont vu chez moi ou chez eux ont rejeté l'alternative, et ont sou- tenu qu'il serait injuste et contraire à la bien- séance de vous mettre au rang- des yahous de ce pays, vu que vous avez un commence- ment de raison et qu'il serait même à crain- dre que vous ne leur en communiquassiez, ce qui les rendrait peut-être plus méchants encore; que, d'ailleurs étant mêlé avec les yahous, vous pourriez cabaler avec eux, les soulever, les conduire tous dans une forêt ou sur le sommet d'une montagne, ensuite vous mettre à leur tête et venir fondre sur tous les Houyhnhnms pour les déchirer et les détruire. Cet avis a été suivi à la pluralité des voix, et j'ai été exhorté à vous renvoyer incessamment. Or, on me presse aujourd'hui d'exécuter ce résultat, et je ne puis plus différer. Je vous conseille donc de vous mettre à la nage ou bien de ïonstruire un petit bâtiment semblable à celui \vd vous a apporté dans ces lieux, et dont rous m'avez fait la description et de vous en Retourner par mer comme vous êtes venu. Tous Jes domestiques de cette maison et ceux même de mes voisins vous aideront dans cet ouvrage, S'il n'eut tenu qu'à moi, je vous aurais gardé toute votre vie a mon service, parce que vous avez d'assez bonnes inclinations, que vous vous êtes corrigé de plusieurs de vos défaut? et de vos mauvaises habitudes, et que vous aves

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fait tout votre possible pour vous conformer autant que votre malheureuse nature en est capable, a celle des Houyhnhmns. »

(Je remarquerai, en passant, que les décrets ■de l'assemblée générale de la nation des Houyhnhnms s'expriment toujours par le mot de hnhioayn, qui signifie exhortation. Ils ne peuvent concevoir qu'on puisse forcer et contraindre une créature raisonnable, comme si elle était capable de désobéir à la raison.)

Ce discours me frappa comme un coup de îbudre: je tombai en un instant dans l'abatte- ment et dans le désespoir: et, ne pouvant ré- sister à l'impression de douleur, je m'évanouis aux pieds de mon maître, qui me crut mort. Quand j'eus un peu repris mes sens, je lui dis d'une voix faible et d'un air affligé que, quoique je ne pusse blâmer Y exhortation de l'assemblée générale ni la sollicitation de tous ses amis, qui le pressaient de se défaire de moi, il me semblait néanmoins , selon mon faible ju- gement , qu'on aurait pu décerner contre moi une peine moins rigoureuse; qu'il m'é- tait impossible de me mettre à la nage, que je pourrais tout au plus nager une lieue, et que cep_endantla terre la plus proche était peut-être éloignée de cent lieues; qu'a l'égard de la construction d'une barque, je ne trouverais ja- mais dans le pays ce qui était nécessaire pour un pareil bâtiment ; que néanmoins je vou~ lais obéir, .nalgré l'impossibilité de faire ce qu'i) me conseillait, et que je me regardais comme une créature condamnée à périr*, que la vue de la mort ne m'effrayait point, et que ie l'attendais comme le moindre des maux

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dont j'étais menacé ; que, supposé que je pusse traverser les mers et retourner dans mon pays par quelque aventure extraordinaire et mes- pérée, j'aurais alors le malheur de retiouver les yahous, d'être obligé de passer le reste de ma vie avec eux et de retomber bientôt dans toutes mes mauvaises habitudes ; que je sa- vais bien que les raisons qui avaient déter- miné MM. les Houyhnhnms étaient trop soli- des pour oser leur opposer celle d'un miséra- ble yahou tel que moi; qu'ainsi j'acceptais l'Offre obligeante qu'il me faisait du secours de ses domestiques pour m'aider à construire une barque ; que je le priais seulement de youloir bien m'accorder un espace de temps qui pût suffire à un ouvrage aussi difficile, qui étaif destiné à la conservation de ma mi- sérable vie ; que, si je retournais jamais en Angleterre, je tâcherais de me rendre utile h mes compatriotes en leur traçant le portrait et les vertus des illustres Houyhnhnms, et en les proposant pour exemple à tout le genre humain.

Son honneur me répliqua en peu de mots, et me dit qu'elle m'accordait deux mois pour la construction de ma barque, et, en même temps, ordonna à l'alezan mon camarade (car il m'est permis de lui donner ce nom en An- gleterre) de suivre mes instructions, parce que j'avais dit à mon maître que lui seul me suffirait, et que je savais qu'il avait beaucoup d'affection pour moi.

La première chose que je fis fut d'aller avec lui vers cet endroit de la côte j'avais au- trefois abordé. Je montai sur une hauteur, et.

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jetant les yeux de tous côtés sur les vastes espaces de la mer, je crus voir vers le nord» êcT une petite île. Avec mon télescope, je la vis clairement, et je supputai qu'elle pouvait être éloignée de cinq lieues. Pour le bon aie zan, il disait d'abord que c'était un nuage. Comme il n'avait jamais vu d'autre terre que celle il était né, il n'avait pas le coup d'oeil pour distinguer sur la mer des objets éloignés comme moi, qui avais pa^sé ma vie sur cet élément. Ce fut a cette île que je résolus d'a- bord de me rendre lorsque ma barque serait construite.

Je retournai au logis avec mon camarade, et, après avoir un peu raisonné ensemble, nous allâmes dans une forêt qui était peu éloignée, ou moi, avec mon couteau, et lui avec un caillou tranchant emmanché fort adroitement, nous coupâmes le bois néces- saire pour l'ouvrage. Afin de ne point ennuyer le lecteur du détail de no+re travail, il suffit de dire qu'en six semaines de temps nous fîmes une espèce de canot à la façon des In- idiens, mais beaucoup plus large, que je cou- jvris de peaux d'yahous cousues ensemble lavec du fil de chanvre. Je me fis une voile de |ces mêmes peaux, ayant choisi pour cela cel- les des jeunes yahous, parce que celles des ?ieux auraient été trop dures et trop épais- ses ; je me fournis aussi de quatre rames ; je 5s provision d'une quantité de chair cuite de apins et d'oiseaux, avec deux vaisseaux, l'un Dlein d'eau, et l'autre de lait. Je fis l'épreuve le mon canot dans un grand étang, et y cor- rigeai tous les défauts que j'y pus remarquer

bouchant toutes les voies d'eau avec du su£ d'yahou, et tâchant de le mettre en état de me porter avec ma petite cargaison. Je le mis alors sur une charrette, et le fis conduire au rivage par des yahous, sous la conduite de l'alezan et d'un autre domestique.

Lorsque tout fut prêt, et que le jour de mon départ fut arrivé, je pris congé de mon maître, de madame son épouse et de toute sa maison, ayant \es yeux baignés de larmes et le cœur percé de douleur. Son honneur, soit par curiosité, soit par amitié, voulut me voir dans mon canot, et s'avança vers le rivage avec plusieurs de ses amis voisinage. Je fus obligé d'attendre plus d'une heure à cause de la marée, alors, observant que le vent était bon pour aller à l'île, je pris le dernier congé de mon maître. Je me prosternai à ses pieds pour les lui baiser, et il me fit l'honneur de lever son pied droit de devant jusqu'à ma bouche. Si je rapporte cette circonstance, ce n'est point par vanité ; j'imite tous les voyageurs, qui ne manquent point de faire mention des honneurs extraordinaires qu'ils ont reçus. Je fis une pro- fonde révérence à toute la compagnie, et, me ietant dans mon canot, je m'éloignai du rivage.

XI. L'auteur est percé d'une flèche que lui décoche un sauvage. Il est pris par des Portugais qui le conduisent à Lisbonne, d'où il passe en Angleterre.

Je commençai ce malheureux voyage le 15 de février, l'an 1715, à neuf heures du matin. Quoique j'eusse le vent favorable, je ne me

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Tent pouvait changer .b,entôt las, et à^t £eà la vonefiHf'ceKf*^ deTe ! secours delà marée le lin ^an'ere> "ee le Pace d'une heur et ^' demie ^f eDViron ** tories Houyhnhnms dTsa è'nf maîfre avec rent sur le rivage juson'à L "V^'e testé- Perdu de vue e ffl ce qu Us m'eussent e^erami l'alezan criera P'USieurs fo'' mon »<">««, c'est-à-dire /r™^c"?"'a "»*« *fl/ÏÏ l*«ttl 8»Ao«. * Prends b"n garde à loi

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Jft quelque" pttie ft -J. pou- ouje trouvasse seulement Z et "habitée, de quoi me vêtir Je T0 « ma n°urriture et «il séjour une situai fiffurais> dans un na «use que èeUe d'unXi e?iUe f°iS <*M^ une norrem extrême^ refouT'*6' *"■«■ et d'y être obligé de vivl T en Eu,'°Pe sous l'empire des ,a>I dans Ia société et

«use solitude que/eeherc'h^ 0et'e *eu- fer doucement le reSte Ihais' J espe>ais Pas- toppé de ma philosonlie ,oure> enve. pensées, n'ayant ri'»E? ' J°uissant de mes verain bien, T **■££ "L0^4 ««« le sou? BMge de ma consc"encePSa^q^ le te'™oi- » ia contagion des S ^ans etre exposé ïouyhnhnms m'avaient ~ ■fnormes «ue les détestable espéce iaIt aPe«evoir dans

lueurs «ui.TÏÏJ.» « ~£d3

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duisait mon vaisseau, et qu'enfin Ton me mit à terre sans me dire j'étais. Je crus néan- moins alors que nous étions à. dix degrés «a sud du cap de Bonne-Espérance, et environ à quarante-cinq de latitude méridionale. Je l'in- férai de quelques discours généraux que j'a- vais entendus dans le vaisseau au sujet du dessein qu'on avait d'aller à Madagascar. Quoi- que ce ne fût qu'une conjecture, je ne lais- sai pas de prendre le parti de cingler à l'est, espérant mouiller au sud-ouest de la côte de îa Nouvelle-Hollande , et de me rendre à l'ouest dans quelqu'une des petites îles qui sont aux environs. Le veut était directement à l'ouest, et, sur les six beures du soir, je sup- putai que j'avais fait environ dix-huit lieues vers l'est.

Ayant alors découvert une très petite île éloignée tout' ao plus d'une lieue et demie, j'y abordai en peu de temps. Ce n'était qu'un vrai rocher, avec une petite baie que les tem- pêtes y avaient formée. J'amarrai mon canot en cet endroit, et, ayant grimpé sur un des côtés du rocher, je découvris vers l'est une terre qui s'étendait du sud au nord. Je passai la nuit dans mon canot, et, le lendemain, m'étant mis à ramer de grand matin et de grand cou- rage, j'arrivai à sept heures à un endroit de la Nouvelle-Hollande qui est au sud-ouest. Cela me confirma dans une opinion que j'a- vais depuis longtemps, savoir, que les map- pemondes et les cartes placent ce pays au. moins trois degrés de plus à l'est qu'il n'est réellement. Je crois avoir, il y a déjà plusieurs années, communiqué ma pensée à mon illus-

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tre ami, M. Herman Moil, et lui avoir expli- que mes raisons; mais il a mieux aimé suivre la foule des auteurs.

Je n'aperçus point d'habitants à l'endroit j'avais pris terre, et, comme je n'avais pas d'armes, je ne voulus point m'avancer dans le pays. Je ramassai quelques coquillages sur le rivage, que je n'osai faire cuire, de peur que le feu ne me fît découvrir par les habi- tants de la contrée. Pendant les trois jours que je me tins caché en cet endroit, je ne vé- cus que d'huîtres et de moules, afin de ména- ger mes petites provisions. Je trouvai heureu- sement un petit ruisseau, dont l'eau était ex- cellente.

Le quatrième jour, m'étant risqué d'avan- cer un peu dans les terres, je découvris vingt ou trente habitants du pays sur une hauteur qui n'était pas à plus de cinq cents pas de moi. Ils étaient tous nus, hommes, femmes ît enfants, et se chauffaient autour d'un *rand feu. Un d'eux m'aperçut et me fit re- narquer aux autres. Alors, cinq de la troupe e détachèrent et se mirent en marche de ion côté. Aussitôt, >e me mis à fuir vers le ivage, je me jetai dans mon canot, et je ra- îai de toute ma force. Les sauvages me sui- irent le long du rivage, et, comme je n'étais is fort avancé dans ia mer, ils me décoche- nt une flèche qui m'atteignit au genou gau- le et m'y fit une large blessure dont je porte icore aujourd'hui la marque. Je craignis que dard ne fut empoisonné; ainsi, ayant rame rtement , et m'étant mis hors de la portée i trait, je tâchpi de bien sucer ma plaie, et

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ensuite je bandai mon genou comme je pus.

J'étais extrêmement embarrassé; je n'osais retourner à l'endroit j'avais été attaqué , et, comme j'étais obligé d'aller du côté iu nord, il me fallait toujours ramer, parce que j'avais le vent du nord-est. Dans le temps que je jetais les yeux de tous côtés pour faire quelque découverte, j'aperçus , au nord-nord- est, une voile qui, à chaque instant, croissait à mes yeux. Je balançai un peu de temps si ]e devais m'avancer vers elle ou non. A la fin, l'horreur que j'avais conçue pour toute la race des yahous me fit prendre le parti de virer de bord et de ramer vers le sud pour me rendre à cette même baie d'où j'étais parti le matin, aimant mieux m'exposer à toute sorte de dan- gers que de vivre avec des yahous. J'appro- chai mon canot le plus près qu'il me fût pos- sible du rivage, et, pour moi, je me cachai à quelques pas de là, derrière une petite roche qui e'tait proche de ce ruisseau dont j'ai parlé.

Le vaisseau s'avança environ à une demi- lieue de la baie, et envoya sa chaloupe avec des tonneaux pour y faire aiguade. Cet en- droit était connu et pratiqué souvent par les voyageurs, a cause du ruisseau. Les mari- niers , en prenant terre , virent d'abord mon canot, et, s'étant mis aussitôt a le visiter, ils connurent sans peine que celui à qui il appar-J tenait n'était pas loin. Quatre d'entre euxr, bien armés, cherchèrent de tous côtés aux en-i virons et enfin me trouvèrent couché la. face contre terre derrière la roche. Us furent d'a- bord surpris de ma figure, de mon habit de peaux de lapins , de mes souliers de bois et

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de mes bas fourrés. Ils jugèrent que je n'étais pas du pays, tous les habitants éta;ent nus. Un d'eux m'ordonna de me lever et me de- manda en langage portugais qui j'étais. Je lui fis une profonde révérence, et je lui dis dans cette même langue, que j'entendais parfaite- ment , que j'étais un pauvre vahou banni du pays des Houyhnhnms, et que je le conjurais de me laisser aller. Ils furent surpris de m' en- tendre parler leur langue , et jugèrent, par la couleur de mon visage, que j'étais un Euro- péen; mais ils ne savaient ce que je voulais dire par les mots de vahou de houyhnhnm; et Os ne purent en même temps s'empêcher de rire de mon accent, qui ressemblait au hen- nissement d'un cheval.

Je ressentais à leur aspect des mouvements de crainte et de haine, et je me mettais déjà en devoir de leur tourner le dos et de me rendre dans mon canot, lorsqu'ils mirent la main sur moi, et m'obligèrent de leur dire de quel pays j'étais, d'où je venais, avec plu- sieurs autres questions pareilles. Je leur répon- dis que j'étais en Angleterre, d'où j'étais parti il y avait environ cinq ans , et qu'alors la paix régnait entre leur pays et le mien ; qu'ainsi j'espérais qu'ils voudraient bien ne me point traiter en ennemi , puisque je ne leur voulais aucun mal, et que j "étais un pau- vre vahou qui cherchait quelque île déserte je pusse passer dans la solitude le reste de ma vie infortunée.

Lorsqu'ils me parlèrent, d'abord je fus saisi d'étonnement, et je crus voir un prodige. Cela me paraissait aussi extraordinaire que si j'en-

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tendais aujourd'hui un chien ou xme vache parler en Angleterre. Ils me répondirent, avec route l'humanité et toute la politesse possi- bles, que je ne m'affligeasse point, et qu'ils étaient sûrs que leur capitaine voudrait bien me prendre sur son bord et me mener gratis à Lisbonne , d'où je pourrais passer en Angle- terre ; que deux d'entre eux iraient dans un moment trouver le capitaine pour l'informer de ce qu'ils avaient vu et recevoir ses ordres; mais qu'en même temps, à moins que je ne leur donnasse ma parole de ne point m'enfuir, ils allaient me lier. Je leur dis qu'ils feraient de moi tout ce qu'ils jugeraient à propos.

Ils avaient bien envie de savoir mon his- toire et mes aventures ; mais je leur donnai peu de satisfaction, et tous conclurent que mes malheurs m'avaient troublé l'esprit. Au bout de deux heures, la chaloupe, qui était allée porter de l'eau douce au vaisseau , re- vint avec ordre de m'amener incessamment à bord. Je me jetai à genoux pour prier qu'on me laissa: aller et qu'en voulût bien ne point me ravir ma liberté , mais ce fut en vain ; je fus lié et mis dans la chaloupe , et , dans cet ètai, conduit à bord et dans la chambre du capitaine.

Il s'appelait Pedro de Mendez, et était un homme très généreux et très poli. Il me pria d'abord de lui dire qui j'étais, et ensuite me demanda ce que je voulais boire et manger. Il m'assura que je serais traité comme lui- même, et me dit enfin des choses si obligean- tes, que j'étais tout étonné de trouver tant de bonté dans un yahoo. J'avais néanmoins un

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air sombre, morne et fâché, et je ne réponclls mutile chose à toutes ses honnêtetés, sinon que j'avais à manger dans mon canot. Mai? i] or- donna qu'on me servît un poulet et qu'on me fît boire du vin excellent, et, en attendant, il me fit donner un bon lit dans une chambre fort commode. Lorsque j'y eus été conduit, je ne voulus point me déshabiller, et je me jetai sur le lit dans l'état j'étais. Au bout d'une demi-heure, tandis que tout l'équipage était à dîner, je m'échappai de ma chambre dans le dessein de me jeter dans la mer et de me sau- ver à la nage , afin de n'être point obligé de vivre avec des yahous. Mais je fus prévenu par un des mariniers, et le capitaine, ayant été informé de ma tentative , ordonna de m'en- fermer dans ma chambre.

Après le dîner, D. Pedro vint me trouver et voulut savoir quel motif m'avait porté à former l'entreprise d'un homme désespéré. H m'assura en même temps qu'il n'avait en- vie que de me faire plaisir, et me parla d'une manière si touchante et si persuasive, que je commençai à le regarder comme un animal un peu raisonnable. Je lui racontai en peu de mots l'histoire de mon voyage, la révolte de mon équipage dans un vaisseau dont j'é- tais capitaine, et la résolution qu'ils avaient prise de me laisser sur un rivage inconnu ; je lui appris que j'avais passé trois ans parmi les Houyhnhnms, qui étaient des chevaux par- lants et des animaux raisonnants et raison- nables. Le capitaine prit tout cela pour des visions et des mensonges , ce qui me choqua extrêmement. Je lui dis que j'avais oublié à

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mentir depuis que j'avais quitté les yahoug d'Europe; que chez les Houyhnhnms on ne mentait point, non pas même les enfants et les valets ; qu'au surplus , il croirait ce qu'il lui plairait, mais que j'étais prêt à répondre à toutes les difficultés qu'il pourrait m'opposer, et que je me flattais de lui pouvoir faire con- naître la vérité.

Le capitaine, homme sensé, après m'avoir fait plusieurs autres questions , pour voir si je ne me couperais pas dans mes discours, et avoir vu que tout ce que je disais était juste, et que toutes les parties de mon histoire se rapportaient les unes aux autres, commença à avoir un peu meilleure opinion de ma sincé- rité , d'autant plus qu'il m'avoua qu'il s'était autrefois rencontré avec un matelot hollan- dais, lequel lui avait dit qu'il avait pris terre, avec cinq autres de ses camarades, à une cer- taine île ou continent au sud de la Nouvelle- Hollande , ils avaient mouillé pour faire aiguade; qu'ils avaient aperçu un cheval chas- sant devant lui un troupeau d'animaux par- faitement ressemblants à ceux que je lui avais décrits , et auxquels je donnais le nom d'ya- hous, avec plusieurs autres particularités que le capitaine me dit qu'il avait oubliées, et dont il s'était mis alors peu en peine de char- ger sa mémoire, les regardant comme des mensonges.

Il m'ajouta que, puisque je faisais profession d'un si grand attachement à la vérité, il vou- lait que je lui donnasse ma parole d'honneur de rester avec lui pendant tout le voyage , sans songer à attenter sur ma vie ; qu'autre-

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ment il m'enfermerait jusqu'à ce qu'il fût ar- rivé a Lisbonne. Je lui promis ce qu'il exigeait de moi, mais je lui protestai en même temps que je souffrirais plutôt les traitements les plus fâcheux que de consentir jamais à retourner parmi les yahous de mon pays.

Il ne se passa rien de remarquable pendant notre voyage. Pour témoigner au capitaine combien j'étais sensible à ses honnêtetés, je m'entretenais quelquefois avec lui par recon- naissance, lorsqu'il me priait instamment de lui parler, et je tâchais alors de lui cacher ma misanthropie et mon aversion pour tout ie genre humain. Il m'échappait néanmoins , de temps en temps, quelques traits mordants et satiriques , qu'il prenait en galant homme ; ou auxquels il ne faisait pas semblant de prendre garde. Mais je passais la plus grande partie du jour seul et isolé dans ma cham- bre, et je ne voulais parler à aucun de l'é- quipage. Tel était l'état de mon cerveau, que mon commerce avec les Houyhnhnms avait rempli d'idées sublimes et philosophiques. J étais dominé par une misanthropie insur- montable ; semblable à ces sombres esprits, à ces farouches solitaires, à ces censeurs mé- ditatifs, qui, sans avoir fréquente les Houy- hnhnms se piquent de connaître à fond le ca- ractère des hommes et d'avoir un souverain mépris pour l'humanité.

Le capitaine me pressa plusieurs fois de mettre bas mes peaux de lapin, et m'offrit de me prêter de quoi m'habiller de pied en cap ; mais je le remerciai de ses offres, ayant hor- reur de mettre sur mon corps ce qui avait été

178

à l'usage d'un yahou. Je lui permis seulement de me prêter deux chemises blanches , qui, ayant été bien lavées, pouvaient ne me point souiller. Je les mettais tour à tour, de deux jours l'un, et j'avais soin de les laver moi- même. Nous arrivâmes à Lisbonne, le 5 de novembre 1715. Le capitaine me força alors de prendre ses habits , pour empêcher la ca- naille de nous huer dans les rues. Il me con- duisit à sa maison , et voulut que je demeu- rasse chez lui pendant mon séjour en cette ville. Je le priai instamment de me loger au quatrième étage, dans un endroit écarté, je n'eusse commerce avec qui que ce fût. Je lui demandai aussi la grâce de ne dire à personne ce que je lui avais raconté de mon séjour parmi le? Houyhnhnms , parce que , si mon histoire était sue, je serais bientôt accablé des visites d'une infinité de curieux, et, ce qu'il y a de pis , je serais peut-être brûlé par l'in- quisition.

Le capitaine, qui n'était point marié, n'avait que trois domestiques, dont l'un, qui m'ap- portait à manger dans ma chambre , avait de si bonnes manières à mon égard et me pa- raissait avoir tant de bon sens pour un yahou, que sa compagnie ne me déplut point; il ga- gna sur moi de me faire mettre de temps en temps la tête à une lucarne pour prendre l'air ; ensuite , il me persuada de descendre à Tétage d'au-dessous et de coucher dans une chambre dont la fenêtre donnait sur la rue. Il me nt regarder par cette fenêtre ; mais, au commencement, je retirais ma tête aussitôt que je l'avais avancée : le peuple me blessait

179

la vue, Je m'y accoutumai pourtant peu à peu Huit jours après , il me fit descendre à un étage encore plus bas : enfin, il triompha si bien de ma faiblesse, qu'il m'engagea à venir m'asseoir à la porte pour regarder les pas- sants, et ensuite à l'accompagner quelquefois dans les rues.

D. Pedro , à qui j'avais expliqué l'état de ma famille et de mes affaires, me dit un jour que j étais obligé en honneur et en conscience de retourner dans mon pays et de vivre dans ma maison avec ma femme et mes enfants. Il m'avertit en même temps qu'il y avait dans le port un vaisseau prêt à faire voile pour l'Angleterre, et m'assura qu'il me fournirait tout ce qui me serait nécessaire pour mon voyage. Je lui opposai plusieurs raisons qui me détournaient de vouloir jamais aller de- meurer dans mon pays, et qui m'avaient fait prendre ia résolution de chercher quelque île déserte pour y finir mes jours. Il me répli- qua que cette île que je voulais chercher était une chimère, et que je trouverais des hom- mes partout; qu'au contraire, lorsque je se- rais chez moi , j'y serais le maître , et pour- rais y être aussi solitaire qu'il me plairait.

Je me rendis à la fin, ne pouvant mieux faire ; j'étais d'ailleurs devenu un peu moin3 sauvage. Je quittai Lisbonne le 24 novembre, et m'embarquai dans un vaisseau marchand. D. Pedro m'accompagna jusqu'au port et eut l'honnêteté de me prêter la valeur de vin^rt li- vres sterling. Durant ce voyage , je n'eus au- cun commerce avec le capitaine ni avec aucun Ces passagers, et je prétextai une maladie

180

pour pouvoir toujours rester dans ma cham- bre. Le 5 de décembre 1715, nous jetâmes l'an- cre aux Dunes, environ sur les neuf heures du matin, et, à trois heures après midi, j'arrivai à Rotherhithe en "bonne santé, et me rendis au logis. Ma femme et toute ma famille, en me revoyant , me témoignèrent leur surprise et leur joie; comme ils m'avaient cru mort; ils s'abandonnèrent à de« transports que je ne puis exprimer. Je les embrassai tous assez froidement, à cause de l'idée d'yahou qui n'é- tait pas encore sortie de mon esprit, et, pour cette raison, je ne voulus point d'abord cou- cher avec ma femme.

Le premier argent que j'eus , je l'employai à acheter deux jeunes chevaux, pour lesquels je fis bâtir une fort belle écurie , et auxquels je donnai un palefrenier du premier mérite, que je fis mon favori et mon confident. L'o- deur de l'écurie me charmait , et j'y passais tous les jours quatre heures à parler à mes chers chevaux, qui me rappelaient le souvenir des vertueux Houyhnhnms.

Dans le temps que j'écris cette relation, il v a cinq ans que je suis de retour de mon dernier voyage et que je vis retiré chez moi. La première année, je souffris avec peine la vue de ma femme et de mes enfants , et ne pus presque gagner sur moi de manger avec eux. Mes idées changèrent dans la suite , et aujourd'hui je suis un homme ordinaire, quoi- que toujours un peu misanthrope.

181

ill. —Invectives de l'auteur contre les voyageurs qu: mentent flans leurs relations. Il justifie la sienne. Ce qu'il pense de la conquête qu'on voudrait faire des pavs qu'il a découverts.

Je vous ai donné, mon cher lecteur, une his- toire complète de mes voyages pendant l'es- pace de seize ans et sept mois ; et dans cette relation, j'ai moins cherché à être élégant et fleuri qu'à être vrai et sincère. Peut-être que vous prenez pour des contes et des fables tout ce que je vous ai raconté, et que vous n'y trouvez pas la moindre vraisemblance : mais je ne me suis point appliqué à chercher des tours séduisants pour farder mes récits et vous les rendre croyables. Si vous ne me croyez pas, prenez-vous-en à vous-même de votre in- crédulité; pour moi, qui n'ai aucun génie pour la fiction, et qui ai une imagination très froide, j'ai rapporté les faits avec une simpli- cité qui devrait vous guérir de vos doutes.

Il nous est aisé , à nous autres voyageurs , qui allons dans des pays oùpresque personne ne va, de faire des inscriptions surprenantes de quadrupèdes, de serpents, d'oiseaux et de poissons extraordinaires et rares. Mais à quoi cela sert-il ? Le principal but d'un voyageur qui publie la relation de ses voyages, ne doit* ce pas être de rendre les hommes de son pays meilleurs et plus sages, et de leuï proposer des exemples étrangers, soit en bien, soit en mal. pour les exciter à pratiquer la vertu et à fuir le vice ? C'est ce que je me suis proposé

182

dans cet ouvrage , et je crois qu'on doit m'en savoir bon gré.

Je voudrais de tout mon cœur qu'il fût or- donné par une loi, qu'avant qu'aucun voya- geur publiât la relation de ses voyages il ju- rerait et ferait serment, en présence du lord grand-chancelier, que tout ce qu'il va faire imprimer est exactement vrai, ou du moins qu'il le croit tel. Le monde ne serait peut-être pas trompé comme il l'est tous les jours. Je donne d'avance mon suffrage pour cette loi , et je consens que mon ouvrage ne soit impri- mé qu'après quelle aura été dressée.

J'ai parcouru, dans ma jeunesse, un grand nombre de relations avec un plaisir infini; mais, depuis que j'ai presque fait le tour du monde , et que j'ai vu les choses de mes yeux et par moi-même, je n'ai plus de goût pour cette sorte de lecture ; j'aime mieux lire des romans. Je souhaite que mon lecteur pense comme moi.

Mes amis ayant jugé que la relation que j'ai écrite de mes voyages avait un certain air de vérité qui plairait au public, je me suis livré à leurs conseils, et j'ai consenti à l'impression. Hélas ! j'ai eu bien des malheurs dans ma vie, mais je n'ai jamais eu celui d'être enclin au mensonge.

. . . , Nec. si miserum fortnna Sinonem Finxit, vanum eîiain mendacemque improba finget. Virg. JEneid., 1. II.

Je sais qu'il n'y a pas beaucoup d'honneur à publier des voyages ; que cela ne demande

183

ni science ni génie, et qu'il suffit d'avoir une bonne mémoire ou d'avoir tenu un journal exact; je sais aussi que les faiseurs de rela- tions ressemblent aux faiseurs de dictionnai- res, et sont au bout d'un certain temps éclip- sés, comme anéantis par une foule d'écrivains postérieurs qui répètent tout ce qu'ils ont dit et y ajoutent des choses nouvelles. Il m'arri- vera peut-être la même chose : des voyageurs iront dans les pays j'ai été, enchériront sur mes descriptions , feront tomber mon livre et peut-être oublier que j'aie jamais écrit. Je re- garderais cela comme une vraie mortification si j'écrivais pour la gloire; mais, comme j'écris pour l'utilité du public, je m'en soucie peu, et suis préparé à tout événement.

Je voudrais bien qu'on s'avisât de censurer mon ouvrage: En vérité, que peut-on dire à un voyageur qui décrit des pays notre com- merce n'est aucunement intéressé, et il n'y a aucun rapport à nos manufactures? J'ai écrit sans passion, sans esprit de parti et sans vouloir blesser personne; j'ai écrit pour une fin très noble , qui est l'instruction générale du genre humain; j'ai > crit sans aucune vue d'intérêt et de vanité ; en sorte que les obser- vateurs, les examinateurs, les critiques, les batteurs, les chicaneurs, les timides, les poli- tiques, les petits génies, les patelins, les es- prits les plus difficiles et les plus injustes, n'auront rien à me dire et ne trouveront point occasion d'exercer leur odieux talent.

J'avoue qu'on m'a fait entendre que j'aurais d'abord , comme bon sujet et bon Anglais, présenter au secrétaire d'Etat, à mon retour,

m

un mémoire instructif touchant mes décou- vertes, vu que toutes les terres qu'un sujet découvre appartiennent de droit à la cou- ronne. Mais, en vérité, je doute que la con- quête des pays dont il s'agit soit aussi aisée que celle que Fernand Cortez fit autrefois d'une contrée de l'Amérique les Espagnols massacrèrent tant de pauvres Indiens nus et sans armes. Premièrement, à l'égard du pays de Lilliput; il est clair que la conquête n'en vaut pas la peine, et que nous n'en retire- rions pas de quoi nous rembourser des frais d'une flotte et d'une armée. Je demande s'il y aurait de la prudence à aller attaquer les Brobdingnagniens. Il ferait beau voir une ar- mée anglaise faire une descente en ce pays-là ! Serait-elle fort contente, si on l'envoyait dans une contrée l'on a toujours une île aérienne sur la tête , toute prête à écraser les rebelles, et à plus forte raison les ennemis du dehors qui voudraient s'emparer de cet empire? Il est vrai que le pays des Houyhnhnms paraît une conquête assez aisée. Ces peuples ignorent le métier de la guerre; ils ne savent ce que c'est qu'armes blanches et armes à feu.

Cependant, si j'étais ministre d'Etat, je ne serais point d'humeur de faire une pareille en» treprise. Leur haute prudence et leur parfaite unanimité sont des armes terribles. Imaginez* vous, d'ailleurs, cent mille Houyhnhnms en fureur se jetant sur une armée européenne. Quel carnage ne feraient-ils pas avec leurs dents, et combien de têtes et d'estomacs ne bri- seraient-ils pas avec leurs iormidables pieds de derrière? Certes, il n'y a point de Houynhnhnœ

185

auquel on ne puisse appliquer ce qu'Horace dit de l'empereur Auguste :

Recalcitrat undique lutug.

Mais , loin de songer à conquérir leur pays, je voudrais plutôt qu'on les engageât à nous envoyer quelques-uns de leur nation pour ci- viliser la nôtre , c'est-à-dire pour la rendra vertueuse et plus raisonnable.

Une autre raison m'empêche d'opiner pour la conquête de ce pays , et de croire qu'il soit à propos d'augmenter les domaines de sa ma- jesté britannique de mes heureuses découver- tes, c'est qu'à dire le vrai, la manière dont on prend possession d'un nouveau pays décou- vert me cause quelques légers scrupules. Par exemple, une troupe de pirates est poussée par la tempête je ne sais où. Un mousse, du haut du perroquet , découvre terre; les voilà aussitôt à cingler de ce côté-là. Ils abordent, ils descendent sur le rivage, ils voient un peu- ple désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils donnent un nouveau nom à cette terre et en prennent possession au nom de leur chef. Ils élèvent un monument qui atteste à la posté- rité cette belle action. Ensuite, ils se mettent à tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres Indiens , et ont la bonté d'en épargner une douzaine, qu'ils renvoient à leurs huttes. Voilà proprement l'acte de possession qui commence à fonder le droit divin.

On envoie bientôt après d'autres vaisseaux en ce même pays pour exterminer le plua

186

grand nombre des naturels ; on met les chefs à la torture pour les contraindre à livrer leurs trésors; on exerce par conscience tous les ac- tes les plus barbares et les plus inhumains ; on teint la terre du sang- de ses infortunés ha- bitants ; enfin, cette exécrable troupe de bour- reaux employée à cette pieuse expédition est une colonie envoyée dans un pays barbare et idolâtre pour le civiliser et le convertir.

J'avoue que ce que je dis ici ne regarde point la nation anglaise, qui, dans la fondation des colonies, a toujours fait éclater sa sagesse et sa justice, et qui peut, sur cet article, ser- vir aujourd'hui d'exemple à toute l'Europe. On sait quel est notre zèle pour faire connaître la religion chrétienne dans les pays nouvelle- ment découverts et heureusement envahis; que, pour y faire pratiquer les lois du chris- tianisme, nous avons soin d'y envoyer des pas- teurs très pieux et très édifiants, des hommes de bonnes mœurs et de bon exemple , des femmes et des filles irréprochables et d'une vertu très bien éprouvée , de braves officiers , des juges intègres, et surtout des gouverneurs d'une probité reconnue ; qui font consister leur bonheur dans celui des habitants du pays, qui n'y exercent aucune tyrannie , qui n'ont ni avarice, ni ambition, ni cupidité, mais seu- lement beaucoup de zèle pour la gloire et les intérêts du roi leur maître.

Au reste , quel intérêt aurions-nous à vou- loir nous emparer des pays dont j'ai fait la description? Quel avantage retirerions-nous de la peine d'enchaîner et de tuer les natu- rels? Il n'y a dans ces pays-là ni mines d'or

487

et d'argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne méritent donc pas de devenir l'objet de notre ardeur martiale et de notre zèle religieux, ni que nous leur fassions l'honneur de les conquérir.

Si néanmoins la cour en juge autrement, je déclare que je suis prêt à attester; quand on m'interrogera juridiquement, qu'avant moi nul Européen n'avait mis le pied dans ces mêmes contrées : je prends à témoins les na^. turels, dont la déposition doit faire foi. Il est vrai qu'on peut chicaner par rapport à ces deux yahous dont j'ai parlé , et qui , selon la tradition des Houyhnhnms , parurent autre- fois sur une montagne , et sont depuis deve- nus la tige de tous les yahous de ce pays-là. Mais il n'est pas difficile de prouver que ces deux anciens yahous étaient natifs d'Angle- terre ; certains traits de leurs descendants , certaines inclinations , certaines manières le font préjuger. Au surplus, je laisse aux doc- teurs en matière de colonies à discuter cet article , et à examiner s'il ne fonde pas un titre clair et incontestable pour le droit de la Grande-Bretagne.

Après avoir ainsi satisfait à la seule objec- tion qu'on me peut faire au sujet de mes voyages , je prends enfin congé de l'honnête lecteur qui m'a fait l'honneur de vouloir bien voyager avec moi dans ce livre, et je retourne à mon petit jardin de Redriff, pour m'y livrer à mes spéculations philosophiques-

TABLE DES MATIÈRES

TOME PREMIER

Page»

Jonathan Swift, sa vie et ses œuvres 7

Première partie. Voyage à Lilliput 55

Seconde partie. Voyage à Brobdinjenag. 129

TOME SECOND

Troisième partie. Voyage à Laputa. aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon ^

Quatrième partie. Voyage au pays des Houyhnhnms .'. t g-j

Paris. Imprimerie Nouvelle 'assoc. onv.i, 14, me des Jeûneurs G. .Masquai, airecieur.

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Disposés pour être mis en volume, ces portraits biographiques peuvent être détachés par les int- '.'tuteurs et donnés en récompense aux élèves,

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liste des Portraits conlenns dans ce «rima»

i.

CORNEILLE.

41.

CERVANTES.

1.

VAUBAN.

42.

OBERKAMPF.

3.

ARM ENTIER.

43.

COLBERT.

4.

CHRISTOPHE COLOMB.

44.

GÉNÉRAL FOYc

5.

WASHINGTON.

45.

BUFFON.

ô.

JACQUARD.

46.

JACQUES CGEU!

7.

DESCARTES.

47.

ROTROU.

g.

la tour-d'auvergnk.

48.

HAUY.

9.

LA 'FONTAINE.

19

JEANNE HACH-

«0.

HOCHE.

50

REGNARD.

it

CHAPPE.

51.

LE POUSSIN.

12.

l'abbé de l'ïïeIs,

52.

BEAUMARCHAIS

13.

MOLIÈRE.

53.

FÉNELOnj.

(4.

BERNARD PALISSY.

54.

CHAMPIONNET.

Î5.

MONTYON.

55.

MONTAIGNE.

16.

JENNER.

56.

WATT.

»7.

JEANNE D'ARC.

57.

MADAME DE SÉVIGN4,

18.

CHANCEL. DE L'HOSPITAL

58.

MARCEAU

19.

RACINE.

59.

MONGE.

50.

OLIVIER DE SERRES.

60.

ADAM DE CRAPONNE.

V: COMTESSE DUMOULÎIPc

It.

AMBROISE PARÉ.

61.

22.

LAVOISIER.

62.

DARCET.

23.

VOLTAIRE.

63.

IfLAS BART.

24.

DUQUESNE.

64.

FULTON.

25.

JEAN GOUJON.

65.

CARNOT.

26.

MONTESQUIEU.

66.

LESUEUR.

27.

FRANKLIN.

67.

BOURGELAT.

28.

SAINT VINCENT DK PAUL

68.

CLÉMENCE ISAURB.

29.

RAPHAËL.

69.

CaTINAT.

30.

SULLY.

70.

ROLLIN.

31.

SALOMON DK CAIJS.

71.

CHEVALIER ROZE.

32.

BAYARD.

72.

CRILLON.

33.

TURGOT.

73.

MIRABEAU.

34.

PESTALOZZI.

74.

MONTGOLFIER.

35.

LA PÉROUSK.

75

.UVIER.

31.

o'alembert.

76.

MADAME DE MARCILW SL,

37.

MADAME LABOULAYK.

77.

>UGUESCLIN.

38.

MATHIEU MOîi,

78.

J.-J. ROUSSEAU,-

39.

J>. PAPIN.

79.

GALILÉE.

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ROMAN COMIQUE

TOME PREMIER

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1880 Tous droits réserréa

LE ROMAN COMIQUE

PREMIÈRE PARTIE

!. =- Une troupe de comédiens arrive dans la fîBi dn Mans.

Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le pen- chant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ai eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des cour- bettes, respirant un air marin qui iea faisait hennir et les avertissait que la mer était pro- che, où Ton dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humaine- ment et plus intelligiblement, il était entre cinq et six, quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée de quatre bœufs fort maigrree, conduits par »ne jument poulinière, dont le poulain allait et venait à l'entour de la charrette comme un petit fou qu'il était, la charrette était pleine

4 LE ROMAN COMIQUE

de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes, qui faisaient comme une pyra- mide, au haut de laquelle paraissait une de- moiselle habillée moitié ville moitié cam- pagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'ha- bits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonne k de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était encore qu'ébau- ché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une ca- saque de grisette, ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée, qui était si longue qu'on ne s'en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d'attaches, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l'antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des bro lequins à l'antique, que les boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du pied. Un vieillard, vêtu plus régulièrement, quoique très-mal, marchait à côté de lui. Il portait sur ses épaules une basse de viole, et, parce qu'il se courbait un peu en marchant, on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur ses jambes de derrière. Quel- que critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et de plus, je m'en sers de ma seule autorité. Re-

LE ROMAN COMIQOE 5

tournons a notre caravane. Elle passa dans le tripot de la Biche, a la porte duquel étaient assemblés quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la canaille qui s'était assemblée au- tour de la charrette furent cause que tous ces honorables bourgmestres jetèrent les veux sur nos inconnus. Un lieutenant de prévôt, entre autres, nommé la Rappinière, les vint accoster, et leur demanda avec une autorité de magistrat quelles gens ils étaient. Le jeune homme dont je viens de vous parler prit la parole, et, sans mettre la main au tur- ban, parce que de l'une il tenait son fusil, et ie l'autre la garde de son épée, de peur qu'elle ae lui battît les jambes, lui dit qu'ils étaient Français de naissance, comédiens de profes- sion;" que son nom de théâtre était Destin ; celui de son vieux camarade, la Rancune; celui de la demoiselle qui était juchée comme une poule au haut de leur bagage, la Ca- rême. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie ; sur quoi le jeune comédien ajouta que le nom de la Caverne ne devait pas sembler plus étrange à des hommes d'es- prit que ceux de la Montagne, la Vallée, la Rose ou l'Epine. La conversation finit par quelques coups de poing et jurements de Dieu que l'on entendait au devant de la charrette. C'était le valet du tripot qui avait battu le charretier sans dire gare, parce que ses bœufs et sa ju- ment usaient trop librement d'un amas de foin qui était devant la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du tripot, qui aimait la comédie plus que sermon ni vêpres, par une générosité inouïe en une maîtresse de tripot, permit au charretier de faire manger ses bêtes tout leur soûl. Il accepta l'offre qu'elle lui fit, et, pendant que les bêtes man- geaient, l'auteur se reposa quelque temps, et

6 LE ROMAN COMIQUE

se mit a songer à ce qu'il dirait dans le se- cond chapitre.

II. Quel nomme était le sieur de la Rappiniére.

Le sieur de la Rappiniére était alors le rieur de la "ville du Mans. Il n'y a point de petite ville qui n'ait son rieur. La ville de Paris n'en a pas pour un, elle en a dans chaque quartier, et moi-même qui vous parle, je l'aurais été du mien si j'avais voulu; mais il y a longtemps, comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du monde. Pour revenir au sieur de la Rappiniére, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing- avaient interrompue, et demanda au jeune comédien si leur troupe n'était composée que de made- moiselle de la Caverne, de M. de la Rancuno et de lui.

Notre troupe est aussi complète que celle du prince d'Orange ou de S. A. d'Epernon, lui répondit-il; mais par une disgrâce qui nous est arrivée à Tours, notre étourdi de portier a tué un des fusiliers de l'intendant de m province, nous avons été contraints de cous sauver un pied chaussé et l'autre nu, en l'équipage que vous nous voyez.

Ces fusiliers de M. l'intendant en ont fait autant à la Flèche, dit la Rappiniére.

Que le feu de saint Antoine les arde! dit la tripotière ; ils sont cause que nous n'aurons pas la corné lie.

Il ne tiendrait pas à nous, répondit le vieux comédien, si nous avions les clefs de nos coffres pour avoir nos habits ; et nous di- vertirions quatre ou cinq jours MM. de la ville, avant que de gaguer Alençon, le reste de la troupe a le rendez-vous*.

La réponse du comédien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La Rappiniére offrit une

LE ROMAN COMIQUE 7

vieille robe de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avait en gage, à Destin et à la Rancune.

Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie, vous n'êtes que trois.

J'ai joué une pièce moi seul, dix la Ran- cune, et j'ai fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je parlais en fausset quand je faisais la reine; je parlais du nez i-'our l'ambassadeur, et je me tournais vers ma couronne que je posais sur une chaise; et pour le roi, je reprenais mon siège, ma cou- ronne et ma gravité, et grossissais un peu ma voix. Et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre charretier et payer notre dé- pense en l'hôtellerie, fournissez vos habits, et nous jouerons avant que la nuit vienne, ou bien nous irons boire, avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une grande journée.

' Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappmière, qui s'avisait toujours de quelque malice, dit qu'il ne fallait point d'au- tres habits que ceux de deux jeunes hommes de la ville qui jouaient une partie dans le tripot, et que" mademoiselle de la Caverne, en eon habit d'ordinaire, pourrait passer doux tout ce qu'on voudrait dans une comédie. Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un demi-quart d'heure, les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, o:t l'assemblée qui s'était grossie, ayant pris place en unp chambre haute, on vit derrière un drap sale que l'on le va, le comédien Destin couché sur un matelas, un corbillon sur la tête, qui lui servait de couronne, se frottant un peu les yeux comme un homme qui s'é- veille, en récitant du ton de Mondori le rôle d'Hérode, qui commence par :

8 LE ROMAN COMIQUE

Fantôme injurieux qui troubles mon repos!

L'emplâtre qui lui couvrait la moitié du sage ne l'empêcha pas de faire voir qu'il et: excellent comédien. Mademoiselle de la C verne fit des merveilles dans les rôles de IV rianne et de Salomé ; la Rancune satisfit te te monde dans les autres rôles de la pièce, elle s'en allait être conduite à bonne fin, qua le diable, qui ne dort jamais, s'en mêla et finir la tragédie, non pas par la mort de Jk rianne et par les désespoirs d'Hérode, m par mille coups de poing-, autant de souffle un nombre effroyable de coups de pied, c jurements qui ne peuvent se compter, et ( suite une belle information que fit faire sieur de la Rappinière, le plus expert de te les hommes en pareille matière.

III. Le déplorable succès qu'eut la comédie.

Dans toutes les villes subalternes du roy? me, il y a d'ordinaire un tripot s'assemblc- tous les jours les fainéants de la ville, les u pour jouer, les autres pour regarder ceux c jouent ; c'est que l'on rime richement Dieu, que Ton épargne fort peu le procha et que les absents sont assassinés à coups langue. On n'y fait quartier à personne; te le monde y vit de Turc à More, et chacur est reçu pour railler selon le talent qu'il er eu du'Seigneur. C'est en un de ces tripots- si je m'en souviens, que j'ai laissé trois p< sonnes comiques, récitant la Marianne deva une honorable compagnie, à laquelle présid; le sieur de la Rappinière. Au même tem xîfi <i M&iîmiE D'tiAredisaient \es vérités, les deux jeunes hommes de qui 1' avait pris si librement les habits entrère

LE ROMAN COMIQUE 9

ans la chambre en caleçons, et chacun sa aquette à sa main. Ils avaient négligé de se lire frotter pour venir entendre la comédie. ,eurs habits, que portaient Hérode et Phérore tuv ayant d'abord frappé la vue, le plus co- jre des deux, ^adressant au valet du tripot :

Fils de chienne, lui dit-il, pourquoi âs-tu onné mon habit à ce bateleur ?

Ce vaiet, qui le connaissait pour un grand rutal, lui dit en toute humilité que ce n'était as lui.

Et qui donc, barbe de cocu? ajouta-t-il. Le pauvre valet n'osait en accuser la Rapp*-

ière en sa présence; mais lui qui était le plus isolent de tous les hommes, lui dit en se le- ant de sa chaise :

C'est moi, qu'en voulez-vous dire?

Que vous êtes un sot, repartit l'autre en il déchargeant un démesure coup de sa ra- uette sur les oreilles.

La Rappinière fut si surpris d'être prévenu 'un coup, lui qui avait accoutumé d'en user insi, qu'il demeura comme immobile, ou d"ad- îiration, ou parce qu'il n'était pas encore as- 3z en colère, ft qu'il lui en fallait beaucoup our se résoudre à se battre, ne fût-ce ou à oups de poing : et peut-être que la chose en it demeurée là, si son valet, oui avait plus e colère que lui, ne se fût jeté sur l'agres- sur, en lui donnant dans le beau milieu du isage un coup de poing avec toutes ses cir- onstances, et ensuite une grande quantité 'autres ils purent aller. La Rappinière le rit en queue, et se mit à travailler sur lui à oups de poing, comme un homme qui a été ffensé le premier . un parent de son ad ver- aire prit la Rappinière de la même façon. Ce arent fut investi par un ami de la Rappinière our faire diversion; celui-ci le fut d'un autre t celui-là d'un autre ; enfin tout le monde prit

10 LE ROMAN COMIQUE

parti dans la chambre. L'un jurait, l'autre in* juriait, tous s'entrebattaient. La tripotière, qui voyait rompre ses meubles , remplissait 1 air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils devaient tous périr par coups d'escabeaux, de pieds et de poings, si quelques-uns des ma- gistrats de la ville, qui se promenaient sous les halles avec le sénéchal du Maine, ne fus- sent accourus à la rumeur. Quelques-uns fu- rent d'avis de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les combattants, et le remède eût peut- être réussi; mais ils se séparèrent de lassi- tude, outre que deux pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le champ de bataille, mirent entre les combattants, non pas une paix bien affermie, mais firent au moins ac- corder quelques trêves, pendant lesquelles on put négocier, sans préjudice des informations qui se firent de part et d'autre. Le comédien Destin fit des prouesses à coups de poing, dont on parle encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en ont. raconté les deux jouven- ceaux, auteurs de la querelle, avec lesquels il eut particulièrement affaire, et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité d'autres du parti contraire qu'il mit hors de combat du premier coup. Il perdit son emplâtre durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avait le visage aussi beau que la taille riche. Les museaus sanglants furent lavés d'eau fraîche, les col- lets déchirés furent changés, on appliqua quelques cataplasmes, et même l'on fit quel- ques points d'aiguille ; et les meubles furent aussi remis en place, non pas du tout si en» tiers que lorsqu'on les desarrangea. Enfin, ul moment après, il ne resta plus rien du com- bat, que beaucoup d'animosité qui paraissait sur les visages des uns et des autres. Les pauvres comédiens sortirent avec la Rappi- nière, qui verbalisa le dernier. Comme ila

LE ROMAN COMIQUE îl

passaient du tripot sous les halles, ils furent investis par sept ou huit braves, fépée à ia main. La Rappinière, selon ta coutume, eut grand*peur, et pensa bien avoir quelque chose de pis, si Destin ne se fût généreusement jeté au devant d'un coup d'épée qui lui allait pas- ser au travers du corps ; il ne put pourtant si bien le parer, qu'il ne reçût une légère blessure dans le bras, Il mit l'epée à la main en le même temps , et en moins de rien fit voler à terre deux e'pées, ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur les oreilles et dé- confit si bien messieurs de l'embuscade, que tous les assistants avouèrent qu'ils n'avaient jamais vu un si vaillant homme. Cette partie ainsi avortée avait été dressée à la Rappinière par deux petits nobles, dont l'un avait épousé la sœur de celui qui commença le combat par un gTand coup de raquette ; et vraisemblable- ment la Rappinière était gâté sans le vaillant défenseur que Dieu lui suscita en notre vail- lant comédien. Le bienfait trouva place en son cœur de roche, et sans vouloir permettre que ces pauvres restes d'une troupe délabrée allassent loger en une hôtellerie, il les emmena chez lui, le charretier déchargea le bagage comique et s'en retourna à son village.

IV. Dans lequel on continue de parler du sieur da ia Rappinière, et de ce qui arriva la nuit en sa maison.

Mademoiselle de la Rappinière reçut la compagnie avec force compliments, car elle était la femme du monde qui se plaisait le plus à en faire. Elle n'était pas laide, quoique si maigre et si sèche, qu'elle n'avait jamais mouché de chandelle avec ses doigts que le feu n'y prît; j'en pourrais dire cent choses rares, que je laisse, de peur d'être trop long.

12 LE ROMAN COMIQUE

En moins de rien , les deux dames furent si grandes camarades, qu'elles s'entre-appelè- rent ma chère et ma fidèle. La Rappinière, qui avait de la mauvaise gloire autant que le barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât à la cuisine et à l'office faire hâter le souper. C'était une pure rodomontade : outre son vieux valet, qui pansait même les chevaux, il n'y avait' dans le logis qu'une jeune servante et une autre vieille boiteuse, et qui avait du mal comme un chien. Sa vanité fut punie par une grande confusion. Il mangeait d'ordinaire au cabaret aux dépens des sots, et sa femme et son train si réglés étaient réduits au potage aux choux, selon ia coutume du pays. Voulant paraître devant ses hôtes et les régaler, il pensa couler par derrière son dos quelques monnaies à son valet, pour aller quérir de quoi souper : par la faute du valet ou du maître, l'argent tomba sur la chaise il était assis, et de la chaise en bas. La Rappinière en devint tout violet, sa femme en rougit, le valet en jura, la Caverne en sourit, la Ran- cune n'y prit peut-être pas garde, et pour Destin, je n'ai pas bien su l'effet que cela fit sur son esprit. L'argent fut ramassé, et, en attendant le souper, on fit conversation. La Rappinière demanda à Destin pourquoi il se déguisait le visage d'un emplâtre ? Il lui dit qu'il en avait sujet, et que, se voyant travesti par accident, il avait voulu ôter aussi la con- naissance de son visage à quelques ennemis qu'il avait. Enfin, le souper vint, bon ou mau- vais : la Rappinière but tant, qu'il s'enivra, et la Rancune s'en donna aussi jusqu'aux gardes. Destin soupa fort sobrement . en honnête homme, la Caverne en comédienne affamée, et mademoiselle de la Rappinière en femme qui veut profiter de l'occasion, c'est-à-dire tant, qu'elle en fut dévoyée. Tandis que les

LE ROMAN COMIQUE 13

valets mangèrent et que l'on dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent contes pleins de vanité. Destin coucha seul en une petite chambre, la Caverne avec la fille de chambre ians un cabinet, et la Rancune avec le valet, ,e ne sais où. Ils avaient tous envie de dor- mir, les uns de lassitude, les autres d'avoir trop soupe, et cependant ils ne dormirent guère, tant il est vrai qu'il n'y a rien de cer- tain en ce monde.

Après le premier somme, mademoiselle de la Rappinière eut envie d'aller les rois ne peuvent aller qu'en personne. Son mari se ré- veilla bientôt après, et, quoiqu'il fût bien soûl, il sentit bien qu'il était seul. Il appela sa femme et on ne lui répondit point. Avoir quelque soupçon, se mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut qu'une même chose. A la sortie de la chambre, il entendit marcher devant lui, il suivit quelque temps le bruit qu'il entendait, et au milieu d'une petite ga- lerie qui conduisait à la chambre de Destin, il se trouva si près de ce qu'il suivait, qu'il crut lui marcher sur les talons. Il pensa se jeter sur sa femme et la saisit en criant :

Ah! putain.

Ses mains ne trouvèrent rien, et ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du nez en terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quel- que chose de pointu. Il cria effroyablement au meurtre, et on m'a poignarde, sans quitter sa 'émme, qu'il pensait tenir par les cheveux et }ui se débattait sous lui. A ses cris, ses in- ures et ses jurements, toute la maison fut en rumeur et tout le monde vint à son aide. En même temps, la servante avec une chandelle, la R.ancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort méchante, Destin, l'épée à la main, et mademoiselle de la Rappinière vint la dernière et fut bien étonnée, aussi bien

î£ LE Hjtftïf C03ÏIQUÏ

que les autres, de trouver son mari tout fu- rieux, luttant contre une chèvre qui allaitait dans la maison les petits d'une chienne morte en couche. Jamais homme ne fut plus confus que la Rappinière. Sa femme, qui se douta bien de la pensée qu'il avait eue, lui de- manda s'il était iou. Il répondit, sans savoir presque ce qu'il disait, qu'il avait pris la chèvre pour un voleur. Destin devina ce qui en était; chacun regagna son lit et crut ce qu'il voulut de l'aventure, et la chèvre fut renfermée avec ses petits chiens.

V. Qui ne contient pas grand'chose.

Le comédien la Rancune, un des principaux héros de notre roman, car il n'y en aura pas pour un dans ce livre-ci; et puisqu'il n'y a rien de plus parfait qu'un héros de livre, demi- douzaine de héros ou soi-disant tels 'feront plus d'honneur au mien qu'un seul, qui serait neut-être celui dont on parlerait moins, comme il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. La Rancune donc était de ces mi- santhropes qui haïssent tout le monde, et qui ne s'aiment pas eux-mêmes; j'ai su de beau- coup de personnes qu'on ne l'avait jamais vu rire. Il avait assez d'esprit et faisait assez bien de méchants vers ; d'ailleurs, nullement homme d'honneur, malicieux comme un vieux singe et envieux comme un chien. Il trouvait à redire en tous ceux de la profession. Belle- rose était trop affecté, Mondori rude, Floridor trop froid et ainsi des autres, et je crois qu'il eût aisément laissé conclure qu'il avait été le seul comédien sans défaut; et cependant il n'était plus souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avait vieilli dans le métier. Du temps qu'on était réduit aux pièces de Hardy,

LE ROMAN COHIQUE 13

il jouait en fausset, et, sous les masques, les rôles de nourrice. Depuis qu'on commence à mieux faire la comédie, il était le surveillant du portier, jouait les rôles de confidents, am- bassadeurs et recors, quand il fallait accom- pagner un roi, prendre ou assassiner quel- qu'un, ou donner bataille: il chantait une mé- chante taille aux trios, du temps qu'on en chantait, et se farinait à la farce. Sur ces beaux talents-là, il avait fondé une vanité insup- portable, laquelle était jointe à une raillerie continuelle, une médisance qui ne s'épuisait point, et une humeur querelleuse qui était pourtant soutenue par quelque valeur. Tout cela le faisait craindre à ses compagnons; avec Destin seul il était doux comme un agneau et se montrait devant lui raisonnable, autant que son naturel le pouvait permettre. On a voulu dire qu'il en avait été battu ; mais ce bruit-là n*a pas duré longtemps, non plus que celui de l'amour qu'il avait pour le bien d'autrui, jusqu'à s'en saisir furtivement ; avec tout cela, le meilleur homme du monde. Js vous ai ait, ce me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière, qui s'appelait Doguin. Soit que le lit il coucha ne iut pas bon, ou que Doguin ne fût pas bon coucheur, il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva dès le point du jour, aussi bien que Doguin, qui fut appelé par son maître \ et, passant devant la chambre de la Rappinière, il lui alla doDner le bonjour. La Rappinière reçut son compliment avec un faste de prévôt provincial, et ne lui rendit pas la dixième partie des civilités qu'L en reçut; mais comme les comédiens joueu: toutes* sortes de personnages, il ne s'en émut guère. La Rappinière lui fit cent questions sur la comédie, et de fil en aiguille (il me semMe que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui demanda depuis quand ils avaient Destin

Î6 LE P. OMAN COMIQUE

dans leur troupe, et ajouta qu'il était excellent comédien.

Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Ran- cune: du temps que je jouais les premiers rôles, il n'eût joue que les pages; comment saurait-il un métier ou'il n'a jamais appris? Il y a fort peu de temps qu'il est dans la co- médie : on ne devient pas comédien comme un champignon; parce qu'il est jeune, il plaît: si vous le connaissiez comme moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au reste, il fait l'entendu, comme s'il était sorti de la côte de saint Louis, et cependant il ne découvre point qui il est, ni d'où il est, non plus qu'une belle Chloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa sœur, et Dieu veuille qu'elle le soit. Tel que je suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris, aux dé- pens de deux bons coups rt'épée; et il en a été si méconnaissant, qu'au lieu de me suivre quand on me porta à quatre chez un chirur- gien, il passa la nuit à chercher dans les boues je ne sais quel bijou de diamants qui n'étaient peut-être que d'Alençon, et qu'il disait que ceux qui nous attaquèrent lui avaient pris.

La Rappiniére demanda à la Rancune com- ment ce malheur-là lui était arrivé.

Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf, répondit la Rancune.

Ces dernières paroles troublèrent extrême- ment la Rappiniére et son valet Doguin ; ils pâlirent et rougirent l'un et l'autre ; et la Rappiniére changea de discours si vite et ave* un si grand désordre d'esprit, que la Ran- cune s'en étonna. Le bourreau de la ville et quelques archers, qui entrèrent dans la cham- bre, rompirent la conversation, et firent grand plaisir à la Rancune, qui sentait bien que ce qu'il avait dit avait frappé la Rappiniére eh quelque endroit bien tendre, sans pouvoir de- viner la part qu'il y pouvait prendre. Cepen-

LE ROM.W COMIQUE 17

dant le pauvre Destin, qui avait été si bien sur le tapis, était bien en peine; la Rancune le trouva avec mademoiselle de la Caverne, bien empêché à faire avouer à un vieux tail- leur qu'il avait mal ouï, et encore plus mal travaillé. Le sujet de leur différend était qu'en déchargeant le bagage comique, Destin avait trouvé deux pourpoints et un haut-de- chausses fort usés ; qu'il les avait donnés à ce vieux tailleur pour en tirer une manière d'habit plus à la mode que les chausses de pages qu'il portait, et que le tailleur, au lieu d'employer un des pourpoints pour raccom- moder Vautre et le haut-de-chausses aussi, par une faute de jugement indigne d'un nomme qui avait raccommodé vieilles hardes toute sa vie, avait rhabillé les deux pourpoints des meilleurs morceaux du haut- de-chausses, tellement que le pauvre Destin, avec tant de pourpoints et si peu de hauts-de- ehausseSj, se trouvait réduit à garder la cham- bre, ou à faire courir les enfants après lui, comme il avait déjà fait avec son habit co- mique. La libéralité de la Rappiniére répara la faute du tailleur, qui profita des deux pourpoints rhabillés, et Destin fut régalé de rhabit d'un voleur qu'il avait fait rouer depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva présent ] et qui avait laissé cet habit en garde à la ser- vante de la Rappiniére, dit fort insolemment que l'habit était à lui ; mais la Rappiniére le menaça de lui faire perdre sa charge. L'habit se trouva assez juste pour Destin, qui sortit avec la Rappiniére et la Rancune. Ils dînèrent &a un cabaret aux dépens d'un bourgeois qui avait affaire de la Rappiniére. Mademoi- selle de la Caverne s'amusa à savonner son collet sale, et tint compagnie à son hôtesse. Le même jour, Doguin fut rencontré par un des jeunes hommes qu'il avait battus le jour

18 LE P. OMAN COMIQUE

avant, dans le tripot, et revint au logis avec deux bons coups d'épée et force coups de bâton ; et, à cause qu'il était bien blessé, la Rancune, après avoir soupe, alla coucher dans une hô- tellerie voisine, fort lassé d'avoir couru toute la ville, accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur de la Rappiniére, qui voulait avoir raison de son valet assassiné.

VI. L'aventure du pot de chambre. La mauvais nuit que la Rancune donna à l'hôtellerie.— L'arrivés d'une partie de !a troupe. Mort de Doguin, el autres «tioses semblables.

La Rancune entra dans l'hôtellerie, un peu plus que demi-ivre. La servante de la Rappi- niére, qui le conduisait, dit à l'hôtesse qu'on lui dressât un lit.

Voici le re>te de notre écu, dit l'hôtesse; si nous n'avions point d'autre pratique que celle-là, notre louage serait mal payé. "

Taisez-vous, sotte, dit son mari, M. de Rappiniére nous fait trop d'honneur, que l'on dresse un Ht à ce gentilhomme.

Voir qui en aurait, dit l'hôtesse ; il ne m'en restait qu'un, que je viens de donner à un marchand du Bas-Maine.

Le marchand entra là-dessus, et, ayant ap- pris le sujet de la contestation, offrit la moitié de son lit à la Rancune, soit qu'il eût affaire à la Rappiniére, ou qu'il fût obligeant de son naturel. La Rancune l'en remercia autant que la sécheresse de sa civilité le put permettre. Le marchand soupa, l'hôte lui tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier deux fois pour faire le troisième, et se mit à boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts, pes- tèrent contre les maltôtiers, réglèrent l'Etat, et se réglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa po-

chette, et demanda à compter, ne se souve- nant plus qu'il était chez lui. Sa femme et sa. servante l'entraînèrent parles épaules dans sa chambre, et le mirent sur un lit. tout habillé. La Rancune dit au marchand qu'il était affligé d'une difficulté d'urine, et qu'il était bien fâchéd'ètre contraint de l'incommoder; à quoi le marchand lui répondit qu'une nuit était bientôt passée. Le lit n'avait point de ruelle, et joignait la muraille; la Rancune s'y jeta le premier, et le marchand &'y étant mis aprè^, en la bonne place, la Rancune lui demanda le pot de chambre.

Et qu'en voulez-vous faire? dit le mar- chand.

Le mettre auprès de moi, de peur de vous incommoder, dit la Rancune.

Le marchand lui répondit qu'il le lui donne- rait quand il en aurait affaire ; et la Rancune n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il était au désespoir de l'incommoder. Le mar- chand s'endormit sans lui répondre; et à peine commença-t-il à dormir de toute sa force, que le malicieux comédien, qui était un hom- me à s'éborgner pour faire perdre un œil à un autre, tira le pauvre marchand par le bras, en lui criant:

Monsieur, oh! monsieur!

Le marchand tout endormi lui demanda, en caillant :

Que vous plaît-il ?

Donnez-moi un peu le pot de chambre, dit la Rancune.

Le pauvre marchand se pencha hors du lit, et, prenant le pot de chambre, le mit entre les mams de la Rancune, qui se mit en devoir de pisser ; et après avoir fait cent efforts, ou fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses dents, et s'être bien plaint de son mal, il rendit le pot de chambre au marchand sans

20 LE R0MA3 COMIQUE

avoir pissé une seule goutte. Le marchand le remit à terre, et dit, en ouvrant la bouche aussi grande qu'un four à force de bâiller:

Vraiment, monsieur, je vous plains bien, et se rendormit tout aussitôt.

La Rancune le laissa embarquer bien avant dans le sommeil; et, quand il l'ouït ronfler comme s'il n'eût fait autre chose toute sa vie, le perfide l'éveilla encore, et lui demanda le pot de chambre aussi méchamment que la première fois. Le marchan i le lui remit entre .es mains aussi bonnement qu'il avait déjà tait ; et la Rancune le porta à l'endroit par l'on pisse, avec aussi peu d'envie de pisser que de laisser dormir le marchand. Il cria en- core plus fort qu'il n'avait fait, et fut deux fois plus longtemps à ne point pisser, conju- rant le marchand de ne prendre plus la peine de lui donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n'était pas la raison, et qu'il le pren- drait bien. Le pauvre marchand, qui eût alors donné tout son bien pour dormir tout son soûl, lui répondit toujours en bâillant quil en usât comme il lui plairait, et remit le pot de chambre à sa place. Ils se donnèrent le bonsoir tout civilement, et le pauvre mar- chand eût parié tout son bien qu'il allait faire le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La Rancune, qui savait bien ce qu'il en devait arriver, le laissa dormir de plus belle, et, sans faire conscience d'éveiller un homme qui dormait si bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de l'estomac, l'accablant de tout son corps, avançant l'autre bras hors du lit, comme on fait quand on veut ramasser quel- que chose qui est à terre. Le malheureux marchand se sentant étouffer et écraser la poitrine, s'éveilla en sursaut, criant horrible* ment :

Eh ! morbleu, monsieur, vous me tuez.

LE ROMAN COMIQUE 21

La Rancune, d'une voix aussi douce et posée que celle du marchand avait été véhémente, lui répondit :

Je vous demande pardon , je voulais prendre le pot de chambre.

Ah! vertubleu, s'écria l'autre, j'aime mieux vous le donner, et ne dormir de toute la nuit ; vous m'avez fait un mal dont je me sentirai toute la vie.

La Rancune ne lui répondit rien, et se mit à pisser si largement et si raide, que le bruit seul du pot de chambre eût pu réveiller le mar- chand. Il emplit le pot de chambre, bénissant le Seigneur avec une hypocrisie de scélérat. Le pauvre marchand le félicitait le mieux qu'il pouvait de sa copieuse éjaculation d'u- rine, qui lui faisait espérer un sommeil qui ne serait plus interrompu, quand le maudit la Rancune , faisant semblant de vouloir re- mettre le pot de chambre à terre, lui laissa tomber, et le pot de chambre, et tout ce qui était dedans sur le visage, sur la barbe et sur l'estomac, en criant en hypocrite :

Eh! monsieur, je vous demande par- don !

Le marchand ne répondit rien à sa civilité- car aussitôt qu'il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant comme un homme furieux, et demandant de la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable de faire renier un Théatin, lui disait :

Voilà un grand malheur !

Le marchand continua ses cris, l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les valets vinrent à lui. Le marchand leur dit qu'on l'avait fait coucher avec un diable, et pria qu'on lui lit du feu autre part. On lui demanda ce qu'il avait : il ne répondit rien, tant il était en colère, prit ses habits et ses bardes et fut se sécher dans la cuisine, il passa le reste de la nuit sur

22 LE AOK&M COMIQUE

un bine, le long du feu. L'hôte demanda à la Rancune ce qu'il lui avait fait. Il lui dit, fei- gnant une grande ingénuité :

Je ne sais de quoi il peut se plaindre : il s'est éveillé et m'a réveillé, criant au meurtre; il faut qu'il ait fait que gue mauvais songe ou qu'il soit fou et il a pisse au lit.

L'hôtesse y porta la main et dit qu'il était vrai, que son matelas était tout percé et jura .-.on grand Dieu qu'il le payerait. Ils donnèrent le bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit aussi paisiblement qu'aurait fait un homme de bien et se récompensa de celie qu'il avait mal passée chez la Rappinière. . Il se leva pourtant plus matin qu'il ne pen- sait, parce que la servante de la Rappinière le vint quérir à la hâte pour venir voir Dognin qui se mourait et qui demandait à le voir avant de mourir. Il courut, bien en peine de savoir ce que lui voulait un homme qui se mourait et qui ne le connaissait que du jour précédent Mais la servante s'était trompée : ayant ouï demander le comédien au pauvre moribond, elle avait pris la Rancune pour Destin, qui ve- nait d'entrer dans la chambre de Doguin ?tuand la Rancune arriva, et qui s'y était en- eriné, ayant appris dr prêtre qui 1 avait con- fessé que le blessé avait quelque chose à lui dire qu'il lui importait de savoir. Il n'y fut pas plus d'un demi-quart-d'heure, que la Rappi- nière revint de la viile, ou il était allée des la oointe du jour, pour quelques affaires. Il ap- prit en arrivant que son valet se mourait, qu'on ne pouvait lui arrêter le sang, parce qu'il avait un gros vaisseau coupé et qu'il avait demandé à voir le comédien Destin avant de mourir.

Et ra-t-il vu? demanda tout ému la Rap- pinière.

On lui répondit qu'ils étaient enfermés en-

LE ROMAN COMIQUE 23

semble. Il fat frappé de ces paroles comme d'un coup de massue et s'encourut, tout transporte, frapper à la porte de la chambra Doguin se mourait, au même temps que Destin l'ouvrait pour avertir que Ton vînt se- courir le malade qui tombait en faiblesse. La Rappiniére lui demanda tout troublé ce que lui voulait son fou de valet.

Je crois qu'il rêve, répondit froidement Destin, car il m'a demandé cent fois pardo:.. et je ne pense pas qu'il m'ait jamais offensé; mais qu'on prenne garde à lui, car il s 3 meurt.

On s'approcha du lit de Doguin sur le point de rendre le dernier soupir, dont la Rappi- niére parât plus gai que triste. Ceux qui le connaissaient crurent que c'était à cause qu'il devait les gages à son valet. Destin seul sa- vait bien ce qu'il en devait croire. Là^dessus, deux hommes entrèrent dans le logis, qui fu- rent reconnus par notre comédien pour être de ses camarades, desquels nous parlerons plus amplement dans le chapitre suivant.

VII. L'aventure des brancards.

Le plus jeune des comédiens qui entrèrent chez la Rappiniére était valet de Destin. H apprit de lui que le reste de la troupe étaft arrivé, à la réserve de mademoiselle de l'E- toile, qui s'était démis un pied à trois lieue.3 du Mans.

Qui vous a fait venir ici, et qui vous a dit que nous y étions? lui demanda Destin.

La peste" qui était a Alencon nous a em- pêchés d'y aller, et nous a arrêtés à Bonnes- table, répondit l'autre comédien, qui s'appelait l'Olive; quelques habitants de cette ville; que nous avons trouvés, nous ont dit que voui aviez joué ici, que vous vous étiez battu, et

2i LE ROMAX COMIQUE

qne vous aviez été blessé : mademoiselle de l'Etoile en est fort en peine, et vous prie de lui envoyer un brancard.

Le maître de l'hôtellerie voisine, qui était venu au bruit de la mort de Doguin, dit qu'il avait un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le payât bien, qu'il serait en état de partir sur le midi, porté par deux bons che- vaux. Les comédiens arrêtèrent le brancard à un écu, et des chambres dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rapninière se chargea d'obtenir du lieutenant général permission de jouer; et sur le midi, Destin et ses camarades prirent le chemin de Bonnestable. Il faisait grand chaud; la Rancune dormait dans le brancard, l'Olive était monté sur le cheval de derrière, et un valet de l'hôte conduisait celui de devant. Destin allait de son pied un fusil sur l'épaule, et son valet lui contait ce qui leur était arrivé depuis le Château-du-Loire jusqu'au village auprès de Bonnestable, mademoiselle de l'Etoile s'était démis un pied en descendant de cheval, quand deux hom- mes bien montés, et qui se cachèrent le nez de leur manteau en passant auprès de Destin, s'approchèrent du brancard, du côté qu'il était découvert ; et n'y trouvant qu'un vieil homme qui dormait, le mieux monté de ces inconnus dit à l'autre :

Je crois que tous les diables sont aujour- d'hui déchaînés contre moi, et sont déguisés en brancards pour me faire enrager.

Cela dit, il poussa son cheval à travers les champs, et son camarade le suivit. L'Olive appela Destin qui était un peu éloigné, et lui conta l'aventure, à laquelle il ne put rien comprendre, et dont il ne se mit pas beaucoup en peine. A un quart de lieue de là, le con- ducteur du brancard, que l'ardeur du soleil avait assoupi, alla Dlanter le brancard dans

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un bourbier, la Rancune pensa se trouver : les chevaux y brisèrent leurs harnais, et il fallut les en tirer par le cou et par la queue, après qu'on -es eut dételés. lis ramassèrent les débris du naufrage, et gagnèrent le pro- chain village du mieux qu'ils purent. L'équi- du brancard avait grand besoin de ré- paration : tandis qu'on y travailla, la Ran- cune, i'Olive et le valet de Destin burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui se trouva dans le village. Là-dessus, il amva un autre brancard conduit par deux hommes de pied, oui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. A peine fut-il arrivé, qu'il en parut un autre qui ve- nait cent pas après du même côté.

Je crois que tous les brancards de la pro- vince se sont ici donné rendez-vous pour une affaire d'importance ou pour un chapitre gé- néral, dit la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent leur conférence, car il n'y a pa3 d'apparence qu'il y en arrive davantage.

En voici pourtant un qui n'en quittera pas sa part, dit l'aôtt -- .

Et en effet ils en virent un quatrième qui venait du côté du Mans. Cela les fit rire d'un bon courage, excepté la Rancune qui ne riait jamais, comme je vous l'ai déjà dit. Le der- nier brancard s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit tant de brancards ensemble.

Si les chercheurs de brancards que nous avons trouvés tantôt Liaient ici, ils auraient

..te::. eut, dit le conducteur du premier venu.

J'en ai trouvé aussi, dit le second. Celui des comédiens dit la même chose, et

le dernier venu ajouta qu'il avait pensé en être battu.

Et pourquoi? lui demanda Destin.

A cause, lui repondit-il, qu'ils en vou- laient à une demoiselle qui s'était démis un

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pied, et que nous avons menée an Mans. Je n'ai jamais vu de gens si colères; ils se pre- naient à moi de ce qu'ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient.

Cela fit ouvrir les oreilles aux comédiens, et en deux ou trois interrogations qu'ils firent au brancardier, ils surent que la femme du seigneur du village mademoiselle de l'E- toile s'était blessée, lui avait rendu visite et l'avait fait conduire au Mans avec grand soin. La conversation dura encore quelque temps avec les brancardiers, et ils surent les uns des autres qu'ils avaient été reconnus en che- min par les mêmes hommes que les comé- diens avaient vus. Le premier brancard por- tait le curé de Dorn front, qui venait des eaux de Bellème et passait au Mans pour faire une consulte de médecins sur sa maladie. Le se- cond portait un gentilhomme blessé qui reve- nait de l'armée. Les brancards se séparèrent: celui des comédiens et celui du curé de Dom- front retournèrent au Mans de compagnie, et les autres ils avaient à aller. Le curé ma- lade descendit en la même hôtellerie que les comédiens, qui était la sienne. Nous le laisse- rons reposer dans sa chambre, et nous ver- rons dans le chapitre suivant ce qui se pas- sait en celle des comédiens.

VIII. Dans lequel on verra plusieurs choses néces* saires à savoir pour l'intelligence du présent livre.

La troupe comique était composée de Des- tin, de l'Olive et de la Rancune, qui avaient chacun un valet prétendant à devenir un jour comédien en cher. Parmi ces valets, il y en avait quelques-uns qui récitaient d^jà sans rougir et sans se décontenancer; celui de Destin entre autres faisait assez bien, enten- dait assez ce qu'il disait, et avait de l'esprit.

LZ ROUAS COUJQCÉ 27

Mademoiselle de l'Etoile et la fille de made- moiselle de la Caverne récitaient les premiers rôles. La Caverne représentait les reines et les mères, et jouait à la farce. Ils avaient de plus ud poëte ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques d'épiciers du royaume étaient pleines de ses œuvres, tant en vers qu'en prose. Ce bel esprit s'était donné à la trouf s presque malgré elle ; et parce qu'il ne parta- geait point et mangeait quelque argent ave: les comédiens, on lui donnait les derniers rôles, dont il s'acquittait mal. On voyait bien qu'il était amoureux de l'une des deux comé- diennes ; mais il était si discret, quoiqu'un peu fou, qu'on n'avait pu encore découvrir laquelle des deux il devait suborner, sous espérance de l'immortalité. Il menaçait les comédiens de quantité de pièces ; mais H leur avait i ait grâce jusqu'alors. On savait seulement par conjecture qu'il en faisait une intitulée Mar- tin Luther, dont on avait trouvé un cahier, qu'il avait' pourtant désavoué, quoiqu'il fût de son écriture.

Quand nos comédiens arrivèrent, la cham- bre des comédiennes était déjà pleine des plus échauffés godelureaux de la ville, dont quel- ques-uns étaient déjà refroidis du maigre ac- cueil qu'on leur avait fait. Ils parlaient tous ensemble de la comédie, des bons vers, des auteurs et des romans. Jamais on n'ouït plus de bruit dans une chambre, à moins que de s'y quereller : le poëte sur tous les autres, environné de deux ou trois qui devaient 8fcre les beaux esprits de la ville, se tuait de leur dire qu'il avait fait la débauche avec Saint - Amant et Beys, et qu'il avait perdu un bon ami en feu Ro'trou. Maiemoiselle de la Ca- verne et mademoiselle Angélique sa fille ar- rangeaient leurs hardes avec une aussi gran- de tranquillité que s'il n'y eût eu personne

28 LE ROMAN COJIIQDE

dans la chambre. Les mains d'Angélique étaient quelquefois serrées ou baisées, car les provinciaux se démènent fort et sont grands patineurs; mais un coup de pied dans l'os des jambes, un soufflt't ou un coup de dent, selon qu'il était à propos, la délivraient bientôt de ces galants à toute outrance. Ce n'est pas qu'elle fût dévergondée; mais son humeur enjouée et libre l'empêchait d'observer beau- coup de cérémonies; d'ailleurs elle avait de l'esprit et était très -honnête fille. Mademoi- selle de l'Etoile était d'une humeur toute con- traire : il n'y avait pas au monde de fille plus modeste et d'une humeur plus douce, et elle fut alors si complaisante, qu'elle n'eut pas la force de chasser tous ces cajoleurs hors sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au pied qu'elle s'était aémis, et qu'elle eût grand be- soin d'être en repos. Elle était tout habillée sur un lit, environnée de quatre ou cinq des plus doucereux, étourdie de quantité d'équi- voques qu'on appelle pointes dans les provin- ces, et souriant souvent à des choses qui ne lui plaisaient guère. Mais c'est une des gran- des incommodités du métier, laquelle, jointe à celle d'être obligé de pleurer et de rire lorsque l'on a envie de faire tout autre chose, diminue beaucoup le plaisir qu'ont les comédiens d'être quelquefois empereurs et impératrices, çt d'être appelés beaux comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié, et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur le théâtre, et que leurs cheveux et leurs dents fassent une par- tie de leurs hardes. Il y a bien d'autres cho- ses à dire sur ce sujet fmais il faut les ména- ger et les placer en divers endroits de mon livre pour diversifier.

Revenons à la pauvre mademoiselle de l'E- toile, obsédée de provinciaux les plus incom- modes du monde, tous grands parleurs, quel-

LE ROMAN COMIQUE 29

ques-uns très-impertinents, et entre lesquels il s'en trouvait de nouvellement sortis du col- lège. H y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de profession, qui avait une pe- tite charge dans une petite juridiction voi- sine. Depuis la mort de sa petite femme, il avait menacé les femmes de la ville de se re- marier, et le clergé de la province de se faire prêtre, et même de se faire prélat à beaux sermons comptant. C'était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Rolland. Il avait étudié toute sa vie; et quoique l'étude aille à la connaissance de la vérité, il était menteur comme un valet, présomptueux et opiniâtre comme un pédant, et assez mau- vais poëte pour être étouffé s'il y avait de la police dans le royaume. Quand Destin et ses compagnons entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur lire, sans leur donner le temps de se reconnaître, une pièce de sa façon, inti- tulée: les Faits et gestes de Charlemagne , en vingt-quatre journées. Cela fit dresser les che- veux à la tête de tous les assistants ; et Des- tin, qui conserva un peu de jugement dans l'épouvante générale la proposition avait mis la compagnie, lui dit en souriant qu'il n'y avait pas apparence de lui donner audience avant le souper.

Eh bien, dit-il, je vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol qu'on m'a envoyé de Paris, dont je veux faire une pièce dans les règles. On change de discours deux ou trois fois r our se garantir d'une his- toire que l'on croyait devoir être une imita- i tion de la Peau-d'Àne, mais le petit homme j ne se rebuta point, et, à force de recommen- 1 çer son histoire autant de fois qu'on l'inter- rompait, il se fit donner audience, dont on ne se repentit point , parce que l'histoire se trouva assez bonne, et démentit la mauvaise

SU LE ROÎ3AM COMIQUE

opinion que l'on avait de tout ce qui venai: de Ragotin ; c'était le nom du godenot. Vous allez voir cette histoire dans le chapitre sui- vant, non telle que la conta Ragotin, maio comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs qui me l'a apprise. Ce n'est donc pas RagGtin oui narle.< tfesè moi.

IX. Histoire d€ r Amante invisible»

Don Carlos d'Aragon était un jeune gentil- homme de la maison dont il portait le nom. Il fit des merveilles de sa personne dans les spectacles publics que le viee-roi de Naples donna au peuple aux noces de Philippe se- cond , troisième ou quatrième, car je ne sais pas lequel. Le lendemain d'une course de bagnes dont il avait remporté l'honneur, le vice -roi permit aux dames déguisées d'aller par la ville, et de porter des masques à la française, pour la commodité des étran- gers que cette réjouissance avait attirés dans la ville. Ce jour-là, don Carlos s'habilla le mieux qu'il put, et se trouva, avec quantité d'autres tyrans des cœurs, dans l'église de la galanterie. On profane les églises en ce pays- aussi bien qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous aux godelureaux et aux coquettes, à la honte de ceux qui ont la mau- dite ambition d'achalander leurs églises et de s'ôter la pratique les uns aux autres : on y de- vrait donner ordre , et établir les chasse-go- delureaux et des chasse- coquettes dans les églises, '■■omme des chasse-chiens et des chasse- eniennes. On dira ici de quoi je me mêle; vrai- ment on en verra bien d'autres. Sache le set qui s'en scandalise que tout homme est sot en ce bas monde, aussi bien que menteur, les ors plus, les autres moins; et moi qui vous

LE RdMAX COMIQUE Si

parle, peut-être plus sot que les autres, quoi- que j'aie plus de franchise à l'avouer, et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises, l'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé de l'amour-propre. Don Carlos, donc, pour re- prendre mon conte, était dans une église avec quantité d'autres gentilshommes italiens et es- pagnols, qui se miraient dans leurs belles plu- mes comme des paons, lorsque trois dames masquées l'accostèrent au milieu de tous ces Cupidons déchaînés ; l'une desquelles lui dit ceci, ou quelque chose d'approchant :

—Seigneur don Carlos, il y a une darne en cette ville à qui vous êtes bien obligé ; dans tous les combats de barrière et toutes les cour- ses de bagues, elle vous a souhaité d'en rem- porter l'honneur, comme vous avez fait.

Ce que je trouve de plus avantageux en ce que vous me dites , répondit don Carlos, c'est que je l'apprends de vous, qui paraissez une dame de mérite , et je vous avoue que si j'eusse espéré que quelque dame se fût déclarée pour moi, j'aurais apporté plus de soin que je n'ai fait à mériter son approbation.

La dame inconnue lui dit qu'il n'avait rien oublié de tout ce qui pouvait le faire paraître un des plus adroits hommes du monde, mais qu'il avait fait voir par ses livrées de noir et de blanc qu'il n'était point amoureux.

Je n'ai jamais bien su ce que signifiaient les couleurs, répondit don Carlos; mais je sais bien que c'est moins par insensibilité que je n'aime point, que par la connaissance que j'ai que je ne mérite pas d'être aimé.

Ils se dirent encore cent belles choses, que je ne vous dirai point, parce que je ne les sais pas , et que je n'ai garde de vous en composer d'autres, de peur de faire tort à don Carlos et à la dame inconnue, qui

32 LE ROMAN COMIQUE

avaient bien plus d'esprit que je n'en ai, comme je l'ai su depuis peu d'un honnête Napolitain qui les a connus l'un et l'autre. Tant y a que la dame masquée déclara à don Carlos que c'était elle qui avait eu de l'in- clination pour lui. Il demanda à la voir; elle lui dit qu'il n'en était pas encore là, qu'elle en chercherait les occasions, et que pour lui témoigner qu'elle ne craignait point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui donnait un gage. En disant cela, elle découvrit à l'Es- pagnol la plus belle main du monde, et lui présenta une bague qu'il reçut, si surpris de l'aventure, qu'il oublia presque à lui faire la révérence lorsqu'elle le quitta. Les autres gen- tilshommes, qui s'étaient éloignés de lui par discrétion, s'en approchèrent. Il leur conta ce qui lui était arrivé et leur montra la bague, qui était d'un prix assez considérable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en croyait, et don Carlos demeura aussi piqué de la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage, tant l'esprit a de pou- voir sur ceux qui en ont. Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles de la dame, et je n'ai jamais su s'il s'en inquiéta fort.

Cependant il allait tous les jours se diver- tir chez un capitaine d'infanterie plusieurs hommes de condition s'assemblaient souvent pour iouer. Un soir qu'il n'avait point joué, et qu'il se retirait de meilleure heure qu'il n'a- vait accoutumé, il fut appelé par son nom d'une chambre basse d'une grande maison. II s'approcha de la fenêtre, oui était grillée, et reconnut à la voix que c'était son amante in- visible, qui lui dit d'abord :

Approchez-vous, don Carlos : je vous at- tends ici pour vider le différend que nous avons ensemble.

Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit don Carlos; vous deûez avec insolence et vous

LE ROMAN COMIQUE 33

vous cachez huit jours pour ne paraître qu'à une fenêtre grillée.

Nous nous verrons de plus près quand il en sera temps, lui dit-elle : ce n'est point faute de cœur que j'ai différé de me trouver avec vous ; j'ai voulu vous connaître avant de me laisser voir. Vous savez que, dans les com- bats assignés, il faut se battre avec des armes pareilles : si votre cœur n'était pas aussi libre que le mien, vous vous battriez avec avan- tage, et c'est pour cela que j'ai voulu m'in- former de vous.

Et qu'avez- vous appris de moi, lui dit Don Carlos.

Que nous sommes assez l'un pour l'autre, répondit la dame invisible.

Don Carlos lui dit que la chose n'était pas égale.

Car, ajouta-t-il, vous me voyez et savez qui je suis : moi, je ne vous vois point et ne sais <jui vous êtes. Quel jugement pensez -vous que je puisse faire du soiu que vous apportez à vous cacher? On ne se cache guère quand on n'a que de bons desseins, et on peut aisé- ment tromper une personne qui ne se tient pas sur ses gardes, mais on ne la trompe pas deux fois. Si vous vous servez de moi pour donner de la jalousie à un autre, je vous aver- tis que je n'y suis pas propre, et que vous ne devez pas vous servir de moi à autre chose qu'à vous aimer.

Avez-vous assez fait de jugements térné- raires ? lui dit l'invisible.

Ils ne sont pas sans apparence, réponiit don Carlos.

Sachez, lui dit-elle, qu^ je suis très-véri- table, que vous me reconnaîtrez telle dans tous les procédés que nous aurons ensemble, et que je veux que vous le soyez aussi.

Cela est juste, lui dit don Carlos, r.

LS HOMAK COMIOrB. T. I. i

34 LE ROMAN COMIQUE

il est juste aussi que je vous voie, et que je sache qui vous êtes.

Vous le saurez bientôt, lui dit l'invisible, et cependant espérez sans impatience ; c'est ,jar que vous pouvez mériter ce que vous prétendez de moi, qui vous assure ( afin que votre galanterie ne soit pas sans fondement et sans espoir de récompense) que je voua égale en condition , et que j'ai assez de biens pour vous faire vivre avec autant d'éclat aue le plus grand prince du royaume; que je suis: jeune; que je suis plus belle que laide : et poui de l'esprit, vous en avez trop pour n'avoir pas découvert si j'en ai ou non.

Elle se retira en achevant ces paroles, lais- sant don Carlos la bouche ouverte et jprêt à répondre, si surpris de sa brusque déclara- tion, si amoureux d'une personne qu'il ne voyait point, et si embarrassé de ce procédé étrange qui pouvait aller à quelque tromperie, que sans sortir d'une place il fut un grand quar 1 d'heure à faire divers jugements sur une aventure si extraordinaire. Il savait bien qu'il y avait plusieurs princesses et dames de condition dans Naples, mais il savait aussi qu'il y avait force courtisanes affamées, fore âpres après les étrangers, grandes friponnes, et d'autant plus dangereuses qu'elles étaient belles. Je ne vous dirai point exactement s'il avait soupe, et s'il se coucha sans manger, somme font quelques faiseurs de romans qui règien* toutes les heures du jour de leurs hé- ros, les font lever de bon matin , conter leui iiistoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort lé- gèrement, et après dîner reprendre leur his- toire ou s'enfoncer dans un bois pour y par-» ïer tout seuls, si ce n'est quand ils ont quel- que chose à dire aux arbres et aux rochers; à Iheure du souper, se trouver à point nommé dans le lieu l'on macire, ils soupirent ei

LE ROMAN COMIQUE J*5

ëvent au lieu de manger, et puis s en vont aire des châteaux en Espagne sur quelque errasse qui regarde la mer, tandis qu'un cuyer révèle que son maître est un tel, fila .'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur rince au monde ; que, quoiqu'il soit alors lt lus heau des mortels, il était encore tout au- re chose avant que l'amour l'eût défiguré.

Pour revenir à mon histoire, don Carlos se rouva le lendemain à son poste. L'invisible tait déjà au sien. Elle lui demanda s'il n'a- ait pas été bien embarrassé de la conversa- ion passée, et s'il n'était pas vrai qu'il avait oute de tout ce qu'elle avait dit. Don Carlos, ans répondre à sa demande, la pria de lui ire quel danger il y avait pour elle à ne se îontrer point, puisque les choses étaient i îs de part et d'autre, et que leur galante". e e se proposait qu'une fin qui serait approu- ée de tout le monde.

Le danger est tout entier, comme vous i saurez avec le temps, lui dit l'invisible; ontentez-vous, encore un coup, que je bois éritable, et que, dans la relation que je vou> i faite de moi-même, j'ai été très-mo leste.

Don Carlos ne la pressa pas davantage. Letu Dnversation dura encore quelque temps; ils 'entredonnèrent de l'amour encore plug qu'ils 'avaient fait, et se séparèrent avec promesse e part et d'autre de se trouver tous les jours à assignation. Le jour d'après, il y eut grand al chez le vice-roi. Don Carlos espéra d'y re- Dnnaître son invisible. H tâcha cependant 'apprendre à qui était la maison ou on lui onnait de si favorables audiences. II apprit es voisins que la maison était à une vieille ame fort retirée, veuve d'un capitaine espa- nol, et qu'elle n'avait ni filles ni nièces. Il emanda a la voir : elle lui fit dire que, depuis i mort de son mari, elle ne voyait personne,

36 LE ROMAN COM1QDE

ce qui l'embarrassa encore davantage. Don Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, vous pouvez penser que l'assemblée fut fort belle. Il observa exactement toutes les dames de l'as- semblée, cherchant qui pouvait être son in- connue. Il lia conversation avec celles qu'il put joindre, et n'y tro iva pas ce qu'il cher- chait. Enfin, il se tint à la fille d'un marquis de je ne sais quel marquisat; car c'est la chose du monde dont je voudrais le moins ju-

:ans un temps tout le moi.de se mar- quise de soi-même, je veux dire de son chef. Elle était jeune et belle, et avait bien quelque chose du ton de voix de celle qu'il cherchait; mais à la longue il trouva si peu de rapport entre son esprit et celui de son invisible, qu'il

pentit d'avoir en si peu de temps assez avancé ses affaires auprès de cette belle per- sonne, pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il n'était pas mal avec elle. Ils dansèrent souvent ensemble ; et, le bal étant fini avec peu de satisfaction de la part de don Carlos, il se sépara de sa captive, qu'il laissa toute glorieuse d'avoir occupé seule, et dans une si belle assemblée, un cavalier qui était envié de tous les hommes et estimé de toutes les femmes. A la sortie du bal, il s'en fut à la hâte en son logis prendre des armes, et de son logis à sa fatale grille, qui n'en était pas fort éloignée. Sa dame, qui y était déjà.jui deman- da des nouvelles du bal, quoiqu'elle y eût été. Il lui dit ingénument qu'il avait dansé avec une fort belle personne, et qu'il l'avait entre -

- tant que le bal avait duré. Elle lui fit là-dessus plusieurs questions qui découvrirent

qu'elle était jalouse. Don Carlos, de son côté, lui fit connaître qu'il avait scrupule de ce qu'elle ne s'était point trouvée au bal, et que cela le faisait douter de sa condition. Elle s'en aperçut ; et, pour lui remettre l'esprit

LE ROMAN' COMIQUE 37

en repos, jamais elle ne fut si charmante, et elle le favorisa autant qu'on le peut dans une conversation qui se fait au travers d'une grille, jusqu'à lui promettre qu'elle lui serait bientôt visible. Ils se séparèrent là-dessus, lui fort en doute s'il la devait croire, et elle un peu jalouse de la belle personne qu'il avait entretenue tant que le bal avait duré.

Le lendemain, don Carlos étant allé à la messe en je ne sais quelle église, présenta de l'eau bénite à deux dames masquées qui en* voulaient prendre en même temps que lui. La mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle ne recevait point de civilité d'une personne à qui elle voulait donner un éclaircissement.

Si vous n'êtes point trop pressée, lui dit don Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.

Suivez-moi donc dans la prochaine cha- pelle, lui répondit la dame inconnue.

Elle s'y en alla la première, et don Carlos la suivit, fort en doute si c'était sa dame, quoiqu'il la vît de même taille, parce qu'il trouvait quelque différence en leurs voix, celle- ci parlant un peu gras.

Voici ce qu'elle lui dit, après s'être enfer- mée avec lui dans la chapelle :

« Toute la ville de Naples, seigneur don Carlos, est pleine de la haute réputation que vous y avez acquise depuis le temps que vous y êtes, et vous y passez pour un des plus honnêtes hommes du monde : on trouve seu- lement étrange que vous ne vous soyez point aperçu qu'il y a en cette ville des dames de condition et de mérite qui ont pour vous une estime particulière. Elles vous l'ont témoignée autant que la bienséance le peut permettre ; eï, bitîA q^ites souhaitent ardemment de vous le faire croire, elles aiment pourtant mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par in-

38 LE KO?iAN COLIQUE

sensibilité, que si vous le dissimuliez par in- différence. Il y en a une entre autres de ma connaissance qui vous estime assez pour vou- avertir, au péril de tout ce qu'on en pourra dire, que vos aventures de nuit sont décou- vertes, que vous vous engagez imprudem- ment à aimer ce que vous ne connaissez point; et puisque votre maîtresse se cach<j; qu'il faut qu'elle ait honte de vous aimer, ou peur de n'être pas assez aimable. Je ne dout e point que votre amour de contemplation n'ai"

Eour objet une dame de grande qualité et de eaucoup d'esprit, et qu'il ne se soit figure une maîtresse tout adorable; mais, seigneur don Carlos, ne croyez pas votre imagination aux dépens de votre jugement; défiez-vous d'une personne qui se cache, et ne vous enga- gez pas plus avant dans ces conversations nocturnes. Mais pourquoi me déguiser davan- tage? Cest moi qui suis jalouse de votre fan- tôme, qui trouve mauvais que vous lui par- liez; et, puisque je me suis déclarée, je val -3 si bien lui rompre tous ses desseins, que j'em- porterai sur elle une victoire que j'ai droit de lui disputer , puisque je ne lui suis inférieure ni en beauté, ni en richesse, ni en qualités, ni en tout ce qui rend une personne aimable : profitez de l'avis si vous êtes sage. »

Elle s'en aLia en disant ces dernières pa- roles, sans donner le temps à don Carlos de lui repondre. Il voulut la suivre; mais il trouvn a la porte de l'église un homme de condition qui l'engagea dans une conversation qui dura assez longtemps, et dont il ne put se dé- fendre. Il rêva le reste du jour à cette aven- ture, et soupçonna d'abord la demoiselle du hal d'être la dernière dame masquée qui lui était apparue; mais, se ressouvenant qu'elle lui avait fait voir beaucoup d'esprit, ce qu;il n'avait pas trouvé dans l'autre, il ne sut plus

L2 fteHAN COMIQUE

e qu'il en devait croire, et souhaita presque e n'être point engagé avec son obscure maï- wesse, pour se donner tout entier à celle qui enait de \e quitter; mais enfin, venant a onsidérer qu'elle ne lui était pas plus connue ue son invisible, de qui l'esprit l'avait charmé ans les conversations qu'il avait eues ave ; ile, il ne balança point dans le parti qu'il de- ait prendre, et* ne se mit pas beaucoup en eine des menaces qu'on lui avait faites, n'é- mt pas homme à être poussé par là. Ce jour même, il ne manqua pas de se ■ouver à sa grille à l'heure accoutumée, e". ne manqua pas non plus, au fur* de la con- srsation qu'il eut avec son invisible, d'être lisi par quatre hommes masqués, assez forts dut le désarmer, et le porter presque à força 3 bras dans un carrosse qui les attendait au Dut de la rue. Je laisse à penser au lecteur s injures qu'il leur dit et les reproches qu'il ur fit de 1 avoir pris à leur avantage. Il es- iya même de les gagner par promesses, Lais au lieu de les persuader, il ne les obligea l'a prendre un peu plus garde à lui, et à lui :er tout à fait l'espérance de pouvoir s'aider 3 son courage et de sa force. Cependant le trrosse allait toujours au grand trot de qua- e chevaux, il sortit ce la ville et au bout une heure il entra dans une superbe mai- >n dont on tenait la porte ouverte pour le îcevoir. Les quatre mascarades descendirent î carrosse avec don Carlos, le tenant çar- ?ssous les bras, comme un ambassadeur .troduit à saluer le Grand-Seigneur. On le :onta jusqu'au premier étage avec la même îrémonie, et deux demoiselles masquées inrent le recevoir à la porte d'une grande ille, chacune un flambeau à la main. Les 3mmes masqués le laissèrent en liberté et se tirèrent après lui avoir fait une profonde

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révérence. Il y a apparence qu'ils ne lui lais- sèrent ni pistolet ni épée, et qu'il ne les re- mercia pas de la peine qu'ils avaient prise à le bien garder. Ce n'est pas qu'il ne fût fort ci- vil, mais on peut bien pardonner un manque- ment de civilité à un homme surpris. Je ne vous dirai point si les flambeaux que tenaient les demoiselles étaient d'argent ; c'est pour le moins : ils étaient plutôt de vermeil doré ci- selé, et la salle était la plus magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques appartements de nos romans, comme le vaisseau de Zelmandre dans le Po- lexandre, le palais d'Ibrahim dans V Illustre Bassa, ou la chambre le roi d'Assyrie reçut Mandane, dans le Cyrus, qui est sans doute, aussi bien que les autres que j'ai nommés, le livre du monde le mieux meublé. Représentez- vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien étonné de se voir dans ce superbe apparte- ment, avec deux demoiselles masquées, qui ne parlaient point et qui le conduisirent dans une chambre voisine encore mieux meublée que la salle, elles le laissèrent tout seuL S'il eût été de l'humeur de don Quichotte, il eût trouvé de quoi s'en donner jusqu'aux

fardes et il se fût cru pour le moins Esplan- idan ou Amadis ; mais notre Espagnol ne s'en émut non plus que s'il eût été en son hôtellerie ou auberge : il est vrai qu'il re- gretta beaucoup son invisible, et que, son- geant continuellement à elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu'une prison, que Von ne trouve jamais belle que par dehors. Il crut facilement qu'on ne lui voulait point de mal ©ù on l'avait si bien logé, et ne douta point que la dame qui lui avait parlé le jour d'auparavant à l'église ne fût la magicienne de tous ces enchantements. Il admira en lui- même l'humeur des femmes, et avec quelle

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promptitude elles exécutent leurs résolutions. Il se résolut aussi de son côté à attendre pa- tiemment la fin de l'aventure, et de garder fidélité à sa maîtresse de la grille, quelques promesses et quelques menaces qu'on pût lui faire. A quelque temps de là, des officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre le couvert, et l'on servit ensuite le souper. Tout en fut magnifique ; la musique et les casso- lettes n'y furent pas oubliées, et notre don Carlos, outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, contenta aussi celui du goût, plus que je ne l'aurais pensé dans l'état il était, je veux dire qu'il soupa fort bien ; mais que ne peut un grand courage? J'oubliais de vous dire que je crois qu'il se lava la bouche, car j'ai su qu'il avait grand soin de ses dents. La musi- que dura encore quelque temps après le sou- per ; et, tout le monde s'étant retiré, don Car- los se promena longtemps, rêvant à tous ces enchantements ou à autre chose. Deux demoi- selles masquées et un nain masqué, après avoir dresse une superbe toilette, le vinrent déshabiller, sans savoir de lui s'il avait envie de se coucher. Il se soumit à tout ce qu'on voulut: les demoiselles firent la couverture et se retirèrent; le nain le déchaussa ou dé- botta, et puis le déshabilla. Don Carlos se mit au lit, et tout cela sans que l'on proférât la moindre parole de part et d'autre. Il dormit assez bien pour un amoureux : les oiseaux d'une volière le réveillèrent au point du jour ; le nain masqué se présenta pour le servir, et lui fit prendre le plus beau linge du monde, le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au dîner, qui valut bien le souper, et allons jus- qu'à la rupture du silence que l'on avait garda jusqu'alors. Ce fut une demoiselle masquée qui le rompit, en lui demandant s'il aurait

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pour agréable de voir la maîtresse du palais enchanté. Il dit qu'elle serait la bienvenue. Elle entra bientôt après, suivie de quatre de- moiselles fort richement vêtues.

Telle n'est point la Cythérée, Quand, d'un nouveau feu Rallumant, Elle sort pompeuse et parée Pour ia conquête d'un amant.

Jamais notre Espagnol n'avait vu personne de meilleure mine que cette Urgande la déconnue. Il en fut si ravi et si étonné en même temps, que toutes les révérences et les pas qu'il fit en lui donnant la main jusqu'à une chambre pro- chaine où eUe le fit entrer, furent autant de bronchades. Tout ce qu'il avait vu de beau dans la salle et dans la chambre dont je vous al parlé n'était rien en comparaison de ce qu'il trouva en celle-ci, et tout cela recevait encore du lustre de la dame masquée. Ils pas- sèrent sur la plus riche estrade qu'on ait ja- mais vue depuis qu'il y a des estrades au monde. L'Espagnol y rut mis dans un fau- teuil , en dépit qu'il en eût ; et la dame s'é- tant assise sur je ne sais combien de riches carreaux vis-à-vis de lui, elle lui fit entendra une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant à peu près ce que je vais vous dire :

Je ne doute point, seigneur don Carlos, que vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est arrivé depuis hier en ma maison ; et si cela n'a pas fait grand effet sur vous, au moins aurez-vous vu par que je -sais tenir ma parole; et par ce que j'ai déjà fait, vous aurez pu juger de tout ce que je suis capable de faire. Petit-être que ma rivale, par ses ar- tifices et par le bonheur de vous avoir attaqué la première, s'est déjà rendue maîtresse abso- lue de ia place que je lui dispute en votra

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cœur; mais une femme ne se rebute pas du premier coup : et si ma fortune, qui n'est pas a mépriser, et tout ce que l'on peut posséder avec moi, ne peuvent vous persuader de m'ai- mer, j'aurai la satisfaction de ne m'ètre point cachée par honte ou par finesse, et d'avoir mieux aimé me faire mépriser par mes dé- fauts que me faire aimer par mes artifices.

En disant ces dernières paroles, elle se dé- masqua, et fit voir à don Carlos les cieux ou- vi rts, ou, si vous voulez, le ciel en petit, la plus belle tête du mou ie, soutenue car un corps de la plus riche taille qu'il eût jamais admirée; enfin, tout cela joint ensemble, une personne toute divine. A la fraîcheur de son visage on ne lui eût pas donné plus de seiz-j ans ; mais à je ne sais quel air galant et ma- jestueux tout ensemble, que les jeunes per- sonnes n'ont pas encore, on connaissait qu'elle pouvait être en sa vingtième année. Don Carlos fut quelque temps sans lui répondre^ se fâchant quasi contre sa dame invisible, qui l'empêchait de se donner tout entier à la plus belle personne qu'il eût jamais vue, et Lésitant sur ce qu'il devait dire et faire. Enfin, après un combat intérieur qui dura assez longtemps pour mettre en peine la dame du palais en- chanté, il prit une forte résolution de ne lui point cacher ce qu'il avait dans l'âme ; et ce fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût jamais faites. Voici la réponse qu'il iui fit, que plusieurs personnes ont trouvée bien crue : .

Je ne puis vous nier, madame, que je ne fusse trop heureux de vous plaire si je pou- vais l'être assez pour pouvoir vous aimer. Je vois bien que je quitte la plus belle personne du monde pour une autre qui ne Test peut- être que dans mon imagination. Mais, ma- dame, m'auriez-vous trouvé digne de votre ai-

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fection si vous m'aviez cru infidèle? Et pour- rais-je être fidèle si je pouvais vous aimer? Plaignez-moi donc, madame, sans me blâmer, ou plutôt plaignons-nous ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous désirez, et moi de ne point voir ce que j'aime.

Il dit cela d'un air si triste, que la dame put îùsément remarquer qu'il parlait selon ses vé- ritables sentiments. Elle n'oublia rien de ce qui pouvait le persuader ; il fut sourd à ses prières, et ne fut point touché de ses larmes. Elle revint à la charge plusieurs fois : à bien attaqué, bien défendu. Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches, et fcii dit

Tout ce que fait dire la rage Quand elle est maîtresse des sens,

et le laissa là, non pas pour reverdir, mais pour maudire cent fois son malheur, qui ne lui venait que de trop de bonnes fortunes. Une demoiselle lui vint dire un peu après, qu'il avait la liberté de s'aller promener dans le jardin. Il traversa tous ces beaux apparte- ments sans trouver personne jusqu'à l'esca- lier, au bas duquel il vit dix hommes mas- ques qui gardaient la porte, armés de per- tuisanes et de carabines. Comme il traversait la cour pour s'aller promener dans ce jardin, qui était aussi beau que le reste de la mai- son; un de ces archers de la garde passa à côte de lui sans le regarder, et lui dit, comme ayant peur d'être entendu, qu'un vieux gen- tilhomme l'avait chargé d'une lettre pour lui, et qu'il avait promis de la lui donner en main propre, quoiqu'il y allât de sa vie s'il était dé- couvert; mais qu'un présent de vingt pis- toles et la promesse d'autant lui avaient fait tout hasarder. Don Carlos lui promit d'être

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secret, et entra vite dans le jardin pour lire cette lettre.

* Depuis que je vous ai perdu, vous pu juger de la peine je suis par ce vous devez être si vous m'aimez autant que je vous aime. Enfin, je me trouve un peu consolée depuis que j'ai découvert le lieu ou vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous a enlevé. Elle ne considère rien quand il s'agit de se contenter, et vous n'êtes pas ie premier Renaud de cette dangereuse ArmMe , mais je romprai tous ses enchantements, et vous tirerai bientôt d'entre ses bras pour vous donner, entre les miens, ce que vous mé- ritez si vous êtes aussi constant que je le haite.

» LA DAME INVISIBLE. »

Don Carlos fut si ravi d'apprendre des nou- velles de sa dame, dont il était véritablement amoureux, qu'il "baisa cent fois la lettre, et revint trouver à la porte du jardin celui qui la lui avait donnée, pour le récompenser d'un diamant qu'il avait au doigt. Il se promena encore quelque temps dans le jardin, ne pou- vant assez s'étonner de cette princesse Porcia dont il avait si souvent ouï parler comme d'une jeune dame fort riche, et pour être de l'une des meilleures maisons du royaume, et comme il était fort vertueux, il conçut une telle aversion pour elle, qu'il résolut au péril de sa vie de faire tout ce qu'il pourrait se tirer de sa prison. Au sortir du jar trouva une demoiselle démasquée car on se masquait phis dans le palais qui v lui demander s'il aurait pour agréable qi maîtresse mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser' s'il dit qu'elle serait la bien- venue. On servit quelque temps après à sou-

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per ou à dîner, car je ne me souviens çlus le- quel c'était. Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que la Cythérée ; il n'y a point d'inconvénient de dire ici, poui diversifier, plus belle que le jour ou que l'aurore. Elle fui foute charmante tandis qu'ils furent à table, et fit paraître tant d'esprit à l'Espagnol, qu'il eut secret déplaisir de voir dans une dame da si grande condition tant d'excellentes qua- lités si mal employées. Il se contraignit la mieux, qu'il put pour paraître de belle hu- meur, quoiqu'il songeât continuellement à son inconnue, et qu'il brûlât d'un violent désir de se revoir a sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, on les laissa seuls ; et don Carlos ne parlant point, ou par respect, ou pour obliger la dame de parler la première, elle rompit le silence en ces termes :

Je ne sais si je dois espérer quelque chose de fa gaieté que je pense avoir remarquée sur votre visage, et si le mien, que je vous ai fait voir, ne vous a point semblé assez beau pour vous faire douter si celui que l'on vous •cache est plus capable de vous donner l'amour. Je n'ai point déguisé ce que je vous ai voulu donner, parce que je n'ai point voulu que vous pussiez vous repentir de l'avoir reçu : et, quoiqu'une personne accoutumée à recevoir des prières puisse aisément s'offenser d'un refus, je n'aurais aucun ressentiment de celui que j'ai déjà reçu de vous, pourvu que vqus le répariez, en* me donnant ce que je crois mieux mériter que votre invisible. Fai- tes-moi donc savoir votre dernière résolution, afin que, si elle n'est pas à mon avantage, je clierche dans la mienne des raisons assez fortes pour combattre celles que je pense avoir eues de vous aimer.

Don Carlos attendit quelque temps qu'elle reprît la parole; et, voyant qu'elle ne parlait

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Dlus, et que, les yeux baissés contre terre, elle attendait l'arrêt qu'il allait prononcer, il suivit ]a résolution qu'il avait déjà prise de lui par- ler franchement, et de lui oter toute sorte d'espérance qu'il put jamais être à elle. Voici comme il s'y prit :

Madame, avant de répondre à ce que rous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la même franchise que vous voulez que je parie, tous me découvriez sincèrement vos senti- ments sur ce que je vais vous dire. Si vous aviez obligé une personne à vous aimer, ajoutait-il, et que, par toutes les faveurs que peut accorder une dame sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à vous jurer une fidélité inviolable, ne le tiendrez-vous pas

Eour le plus lâche et le plus traître de tous les ommes, s'il manquait a ce qu'il vous a promis? Et ne serais- je pas ce lâche et ce traître si je quittais pour vous une personne qui doit croire que je l'aime ?

Il allait mettre quantité de beaux argu- ments en forme pour la convaincre, mais elle ne lui en donna pas le temps ; elle se leva brusquement, en lui disant qu'elle voyait bien il en voulait venir, qu'elle ne pouvait s'em- pêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle fût ai contraire à son repos ; qu'elle le remettrait en liberté, et que, s'il voulait l'obliger, il at- tendrait que la nuit fût venue pour s'en re- tourner comme il était venu. Elle tint son mouchoir devant ses yeux tandis qu'elle parla, comme pour cacher ses larmes, et laissa l'Es- pagnol un peu interdit, et pourtant «i ravi de joie de se voir en liberté, qu'il n'eût pu la ca cher quand même il eût été le plus grand hy - pocrite du monde; et je crois que si la dan*:-; veut pris garde, elle n'eût pu s'empêcher de le quereller. Je ne sais si la nuit fut longtemps a venir, car, comme je vous l'ai dit, je ne prends

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Elus la peine de remarquer ni le temps ni les eures. Vous saurez seulement qu'elle vint, et qu'il se mit dans un carrosse fermé, qui le mena à son logis après un assez long chemin. Comme il était le meilleur maître du monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand ils le virent, et l'étouffer à force de l'embrasser ; mais ils n'en jouirent pas longtemps. Il prit des armes, et, accompagné de deux des siens, qui n'étaient pas gens à se laisser battre, il alla vite à sa grille, et si vite que ceux qui l'accompagnaient surent bien de la peine à le suivre. Il n'eut pas plutôt fait le signal ac- coutumé? que sa déité invisible se communi- qua à lui. Ils se dirent mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois due j'y pense. Enfin l'invisible lui dit qu'elle venait de recevoir un déplaisir sensible dans la maison elle était, qu elle avait envoyé quérir un carrosse pour en sortir, et parce qu'il serait longtemps à venir et que le sien pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le priait de l'envoyer quérir pour la mener dans un lieu elle ne lui cacherait plus son visage. L'Espa- gnol ne se fit pas dire la chose deux fois : il courut comme un fou à ses gens qu'il avait laissés au bout de la rue, et envoya quérir son carrosse.

Le carrosse venu, l'invisible tint parole et se mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse eile-même, enseignant au cocher le chemin qu'il devait prendre, et le nt arrêter auprès d'une grande maison, dans laquelle* il entra à la lueur de plusieurs flambeaux qui furent al» lûmes à leur arrivée. Le cavalier monta avec la dame par un grand escalier dans une salle haute, il ne fut pas sans inquiétude, voyant qu'elle ne se démasquait point encore. Enfin, piusieurs demoiselles richement parées étant venues les recevoir, chacune un flambeau à

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la main, l'invisible ne le fut plus, et, ôtant son masque, fit voir à don Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia n'étaient qu'une même personne.

Je ne vous représenterai point l'agréable surprise de don Carlos. La belle Napolitaine lui dit qu'elle l'avait enlevé une seconde fois,

§our savoir sa dernière résolution ; que la dame e la grille lui avait eédé les prétentions qu'elle avait sur lui, et ajouta ensuite cent choses aussi galantes que spirituelles. Don Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses ge- noux et pensa lui manger les mains à force de les baiser, s'exemptant par de lui dire toutes les impertinences que l'on dit quand on est trop aise. Après que ces premiers trans- ports furent passés, il se servit de tout son esprit et de toute sa cajolerie pour exagérer l'agréable caprice de sa maîtresse, et s'en ac- quitta en des façons de parler si avantageuses pour elle, qu'elle en fut encore plus assurée de ne s'être point trompée dans son choix. Elle lui dit qu'elle ne s'était pas voulu fier à une autre personne qu'à elle-même d'une chose sans laquelle elle n'eût jamais pu i'aimer et qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme moins constant que lui. Là-dessus les parents de la princesse Porcia, ayant été avertis de son dessein, arrivèrent. " Comme ils étaient des principaux du royaume, on n'avait pas eu grand'peine à avoir dispense de l'archevêque pour leur mariage : ils furent mariés la même nuit par le curé de paroisse, qui était un bon prêtre et grand prédicateur; et, cela étant, il ne faut pas demander s'il fit une belle exhor- tation. On dit qu'ils se levèrent bien tard le lendemain, ce que je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui était proche parent de don Carlos, fut si ai.^e. que les réjouissances pu-

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bliques recommencèrent dans Naples, l'en parle encore de don Carlos d'Aragon et de sou amante invisible.

X. Comment Ragotin eut un coup de buse sur les doigts.

L'histoire de Ragotin fut suivie de l'applau- dissement de tout le monde; il en devint aussi fier que si elle eût été de son invention ; et cela ajouté à son orgueil naturel, il com- mença à traiter les comédiens de haut en bas, et, s'*approchant des comédiennes, leur prit les mains sans leur consentement, et voulut un peu patiner : galanterie provinciale qui tient plus du satyre que de l'honnête homme. Ma- demoiselle de l'Etoile se contenta de retirer ses mains blanches d'entre les siennes cras- seuses et velues, et sa compagne, mademoi- selle Angélique, lui déchargea un grand coup de buse sur les doigts. Il les quitta sans dire mot, tout rouge de dépit et de honte, et re- joignit la compagnie, chacun parlait de toute sa force, sans entendre ce que disaient les autres. Ragotin en fit taire la plus grande partie, tant il naussa la voix pour leur de- mander ce qu'ils disaient de son histoire. Un ieune homme, dont j'ai oublié le nom, lui ré- pondit brusquement Qu'elle n'était pas plus à lui qu'à un autre, puisqu'il l'avait prise dans un livre; et, disant cela, il en tira un qui sor- tait à demi de la poche de Ragotin, lequel lui égratigna toutes les mains pour le ravoir ; mais, malgré Ragotin, il le mit entre celles d'un autre, que Ragotin saisit aussi vaine- ment que le premier. Le livre ayant déjà con- volé en troisième main, il passa de la même façon en cinq ou six mains différentes, aux- quelles Ragotin ne put atteindre, parce qu'il était le plus petit de la compagnie. Enfin

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sfétant allonaré cinq ou six fois fort inutile- ment, ayant déchiré autant de manchettes et égratigné autant de mains, et le livre se pro- menant toujours dans la moyenne région de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion, et lui donna quelques coups de poing dans ventre et dans les cuisses, ne oouvant pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui avaient l'avantage du lieu, tombè- rent à plomb cinq ou six fois sur le haut de sa tête, et si pesamment, qu'elle entra dans son chapeau jusqu'au menton; dont le pauvre petit homme eut le siège de la raison si ébran- lé, qu'il ne savait plus il en était. Pour der- nier accablement, son adversaire, en le quit- tant, lui donna un coup de pied au haut de la, tête, qui le fit aller choir sur te cul au pied des comédiennes, après une rétrogradation fort précipitée. Représentez- vous, je vous prie, quelle doit être la fureur d'un petit homme plus glorieux lui seul que tous les barbiers du royaume, dans un temps il se faisait tout blanc de son épée, c'est-à-dire de son histoire, et devant des comédiennes dont il voulait de- venir amoureux ; car, comme vous verrez tan- tôt, il ignorait encore laquelle il touchait le plus au cœur. En vérité, son petit corps tombé sur le cul marqua si bien la fureur de son âme par les divers mouvements de ses bras et de ses jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son visage, à cause que sa tête étaii emboîtée dans son chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à propos de se joindre ensemble et de faire comme une barrière entre Ragotin et celui qui l'avait offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitables comédiennes rele- vèrent le petit homme, qui hurlait cependant comme un taureau dans son chapeau, parce

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qu'il lui bouchait les yeux et la bouche, et lui empêchait la respiration. La difficulté fut de le lui ôler. Il était en forme de pot de beurre, et l'entrée en étant plus étroite que le ventre, Dieu sait si une tête qui y était entrée de force, et dont le nez était très-grand, en pouvait sor- tir comme elle y était entrée. Ce malheur fut cause d*un grand bien, car, vraisemblable- ment, il en était au plus haut point de sa co- lère, qui eût sans doute produit un effet digne d'elle si son chapeau, qui le suffoquait, ne l'eût fait songer à sa conservation plutôt qu'à la des- truction d'un autre. Il ne pria point qu'on le se- courût, car il ne pouvait parler : mais quand on vit qu'il portait vainement ses mains trem- blantes à sa tête pour se la mettre en liberté, et qu'il frappait des pieds contre le plancher, de rage qu'il avait de se rompre inutilement les ongles, on ne songea plus qu'à le secourir. Les premiers efforts que l'on fit pour le dé- coiffer furent si violents, qu'il crut qu'on lui voulait arracher la tête. Enfin n'en pouvant plus, il fit signe avec les doigts que l'on cou- pât son habillement de tête avec des ciseaux. Mademoiselle de la Caverne détacha ceux de sa ceinture; et la Rancune, qui fut l'opérateur de cette belle cure, après avoir fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage (ce qui ne lui fit pas une petite peurj, fendit le feutre par derrière la tête depuis le bas jusqu'en haut. Aussitôt que l'on eut donné de l'air à son visage, toute la compagnie éclata de rire de le voir aussi bouffi que s'il eût été prêt à crever, pour la quantité d'esprit qui lui était monté au visage; et de plus, de ce qu'il avait le nez écorché. La chose en fût pourtant demeurée là, si un méchant railleur ne lui eût dit qu'il fallait faire rentrer son chapeau. Cet avis hors de saison ralluma si bien sa colère, qui n'était pas tout à fait

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éteinte, qu'il saisit un des chenets de la che- ninée, et, faisant semblant de le jeter au tra- ders de toute la troupe, causa une telle frayeur iux plus hardis, que chacun tâcha de gagner a po-te pour éviter le coup de chenet; telle- nent qu'ils se pressèrent si fort, qu'il n'y en iut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en ombant, ses jambes éperonnéas s' étant em- barrassées dans celles des autres. Ragotin se nit à rire à son tour, ce qui rassura tout le nonde ; on lui rendit son livre, et les corné- liens lui prêtèrent un vieux chapeau. Il s'em- )orta furieusement contre celui qui l'avait si naltraité; mais comme il était plus vain que indicatif, il dit aux comédiens, comme s'il eur eût promis quelque chose de rare, qu'il roulait faire une comédie de son histoire, et me de la façon qu'il la traiterait, il serait as- ;uré d'aller* d'un seul saut les autres >oëtes n'étaient parvenus que par degrés. )e?tin lui dit que l'histoire qu'il avat contée itait fort agréable, mais qu'elle n'était pas tonne pour le théâtre.

Je crois que vous me l'apprendrez, dit lagotin; ma mère était filleule du poète Gar- der, et moi qui vous parle, j'ai encore chez noi son écritoire.

Destin lui dit que le poëte Garnier lui-même îen serait pas sorti à son honneur.

Et qu'y trouvez- vous de si difficile? lui [emanda Ragotin.

Que l'on n'en peut faire une comédie dans 3S règles, sans beaucoup de fautes contre la lienséance et le jugement, répondit Destin.

Un homme comme moi peut faire des ègles quand il voudra, dit Ragotin. Considé- ez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne serait las une chose nouvelle et magnifique tout en- emble, de voir un grand portail d'église au oilieu d'un théâtre, devant lequel une ving-

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taineûe cavaliers, plus ou moins, a*ec autant demoiselles, feraient mille galanteries : cela ravirait tout le monde. Je suis de votre avis, continua-t-il, qu'il ne faut rien faire con- tre la bienséance du les bonnes mœurs, et c'est pour cela que je ne voudrais pas faire parler mes acteurs dans l'église.

Destin l'interrompit pour lui demander il pourrait trouver tant de cavaliers et tant de dames.

Et comment fait- on dans les collèges on livre des batailles? dit Ragotin. J'ai joué à La Flèche la déroute du Pont-de-Cé, ajouta- t— il: plus de cent soldats du parti delà reine- mère parurent sur le théâtre, sans ceux de l'armée du roi qui étaient encore en plus grand nombre; et il me souvient qu'à cause d'une grande pluie qui troubla la fête, on di- sait que tous les plumets de la noblesse du pays, que l'on avait empruntés, n'en relève- raient jamais.

Destin, qui prenait plaisir à lui faire dire des choses si judicieuses, lui repartit que les collèges avaient assez d'écoliers pour cela, et, pour eux, qu'ils n'étaient que sept ou huit, quand leur troupe était bien forte. La Rancune, qui ne valait rien, comme vous savez, se mit du côté de Ragotin pour aider à le jouer, et dit à son camarade qu'il n'était pas de son avis, qu'il était plus vieux comédien que lui ; qu'un portail d'église serait la plus belle dé- coration de théâtre que l'on eût jamais vue ; et pour la quantité nécessaire de cavaliers et de dames, qu'on en louerait une partie et que l'autre serait faite de carton. Ce bel expédient rie carton de la Rancune fit rire toute la com- pagnie; Ragotin en rit aussi, et jura qu'il »<j savait bien, mais qu'il ne l'avait pas voulu dire.

Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nou-

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veauté serait-ce dans une comédie ? J'ai fait autrefois le chien de Tobie, et je le fis si bien que toute l'assistance en fat ravie. Pour moi, continua -t-il, si l'on doit juger des choses par l'effet qu'elle? font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer Pyrame et Thy$bé,ie n'ai

Eas été si touché de la mort de Pyrame, qu'ef- ^ayé du lion.

La Rancune appuya les raisons de Ragotin par d'autres raisons aussi ridicules, et se mit

Far si bien dans son esprit que Ragotin emmena souper avec lui. Tous les autres im- Eortuns laissèrent aussi les comédiens en li- erté, qui avaient plus envie de souper qae d'entretenir les fainéants de la ville.

XI. Qui contient ce que vous venez, si vous prenez la peine de le lire.

Ragotin mena la Rancune dans un cabaret il se fit donner ce qu'il y avait de meilleur. On a cru qu'il ne le mena pas chez lui, à cause que son ordinaire n'était pas trop bon, mais je n'en dirai rien de peur de faire des jugements téméraires, et je n'ai point voulu approfondir l'affaire, parce qu'elle n'en vaut pas la peine, et que j'ai des choses à écrire qui sont bien d'une autre conséquence. La Rancune, qui était homme de grand discerne- ment et qui connaissait d'abord son monde, ne vit pas plutôt servir deux perdrix et un chapon pour deux personnes, qu'il se douta que Ragotin avait quelque dessein, et ne le traitait pas si bien pour son seul mérite, ou pour le payer de la complaisance qu'il avait eue pour lui, en soutenant que son histoire était un beau sujet de théâtre. Il se prépara donc à quelque nouvelle extravagance de Ra- gotin, qui ne découvrit pas d'abord ce qu'il avait dans l'âme, et continua à parler de son

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histoire. Il récita force vers satiriques qu'il avait faits contre la plupart de ses voisins, contre des cocus qu'il ne nommait point, et contre des femmes. Il chanta des chansons à boire, et lui montra quantité d'anagrammes : car d'ordinaire les rimailleurs, par de sembla- bles productions de leur esprit mal fait, com- mencent à incommoder les honnêtes gens. La Rancune acheva de le gâter : il exagéra tout ce qu'il entendit, en levant les yeux au ciel ; il jura comme un homme qui perd, qu'il n'a- vait jamais rien ouï de plus beau, et ht même semblant de s'arracher les yeux, tant il était transporté. Il lui disait de temps en temps :

Vous êtes bien malheureux et nous aussi de ne vous donner tout entier au théâtre; dans deux ans , on ne parlerait non plus de Corneille que l'on fait à cette heure de Hardi. Je ne sais ce que c'est que de natter, ajouta- t-il; mais, pour vous donner courage, j'avoue (m'en vous voyant j'ai bien connu que vous étiez un grand poëte, et vous pouvez savoir de mes camarades ce que je leur en ai dit. Je ne m'y trompe guère, je sens un poète de de- mi-lieue loin : aussi , d'abord que je vous ai vu, vous ai-je connu comme si je vous avais nourri.

Ragotin avalait cela doux comme miel, cor> îointement avec plusieurs verres de vin qui l'enivraient encore plus que les louanges de la Rancune, qui, de son côté, mangeait et buvait d'une grande force, s'écriant de temps en temps :

Au nom de Dieu, monsieur Ragotin, fai- tes profiter le talent; encore un coup, vous êtes un méchant homme de ne pas vous enri- chir et nous aussi. Je brouille un peu de pa- pier aussi bien que les autres ; mais si je fai- sais des vers aussi bons la moitié que ceux que vous venez de me lire, je ne serais pas ré-

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duit à tirer le diable par la queue, et je vivrais de mes rentes aussi bien que Mondori. Tra- vaillez-donc, monsieur Ragotin , travaillez ; et si, dés cet niver, nous ne jetons de la poudre aux. yeux de messieurs de l'hôtel de Bourgo- gne et du Marais, je veux ne monter jamais sur le théâtre que je ne me casse un bras ou une jambe : après cela je n'ai plus rien à dire et buvons.

Il tint parole, et, ayant donné double charge à un verre, il porta la santé de M. Ragotin à M. Ragotin même, qui lui fit raison,, et but tête nue et avec un si grand transport à la santé des comédiennes, qu'en remettant son verre sur la table, il en rompit la patte sans s'en apercevoir : tellement qu'il tâcha deux ou trois fois de le redresser , pensant l'avoir mis lui-même sur le côté. Enfin, il le jeta par-des- sus sa tête et tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît garde, pour ne pas perdre la répu- tation d'avoir cassé un verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune n'en rit point; mais, comme je l'ai déjà dit. il était plutôt ani- mal envieux qu'animal risible.

La Rancune lui demanda ce qu'il disait de leurs comédiennes. Le petit homme rougit sans lui répondre. Et, la Rancune lui deman- dant encore la même chose, enfin bégayant, rougissant et s'exprimant très-mal, il fit en- tendre à la Rancune qu'une des comédiennes lui plaisait infiniment.

Et laquelle ? lui dit la Rancune.

Le petit homme était si troublé d'en avoir tant dit, qu'il répondit :

Je ne sais.

Ni moi aussi, dit la Rancune.

Cela le troubla encore davantage, et lui fit ajouter tout interdit

C'est... c'est...

58 LE ROMAN COMIQUE

11 répéta cinq ou six fois le même mot, dont le comédien s'impatientant, lui dit :

Vous avez raison, c'est une fort belle fille.

Cela acheva de le déconcerter. Il ne put ja- mais dire celle à qui il en voulait : et peut- être qu'il n'en savait rien encore, et qu'il avait moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune lui nommant mademoiselle de l'Etoile, il dit que c'était elle dont il était amoureux : et pour moi, je crois que s'il lui eût nommé An- gélique ou sa mère la Caverne, il eût oublié le coup de buse de l'une et l'âge de l'autre, et se serait donné corps et âme à celle que la Rancune lui aurait nommée, tant le bouquin avait la conscience troublée. Le comédien lui fit boire un grand verre de vin, qui lui fit passer une partie de sa confusion, et en but un autre de son côté, après lequel il lui dit, parlant bas par mystère et regardant par toute la chambre, quoiqu'il n'y eût personne :

Vous n'êtes pas blessé a mort, et vous tous êtes adressé à un homme qui peut vous guérir, pourvu que vous le vouliez croire, et que vous soyez secret. Ce n'est pas que vous entrepreniez une chose bien difficile : made- moiselle de l'Etoile est une tigresse, et son frère Destin un lion ; mais elle ne voit pas toujours des hommes qui vous ressemblent, et je sais bien ce que je sais faire : achevons notre vin, et demain il fera jour.

Un verre de vin bu de part et d'autre in- terrompit quelque temps la conversation. Ra- gotin reprit la parole le premier, conta toutes ses perfections et ses richesses, et dit à la llancune qu'il avait un neveu commis d'un financier ; 911e ce neveu avait contracté uns grande amitié avec le partisan la Raillière, durant le temps qu'il av*it été au Mans pour établir une maltôte : et voulut faire espérer à la Rancune de lui faire donner une pension

LE ROUA* CO'JI 59

pareille à celle des comédiens du roî, par le crédit de ce neveu. Il lui dit encore que. s'il avait des parents qui eussent des entants, il leur donnerait des bénéfices, parce que, sa nièce avait épousé le frère d*une femme qui était entretenue par le maître d'hôtel d'un abbé de la province qui avait de bons béné- fices à sa collation.

Tandis que Ragotin comptait ses prouesses, la Rancune, qui s'était altéré à force de boire, ne faisait autre chose que de remplir les deux verres qui étaient vides en même temps; Ra- gotin n'osant rien refuser de la main d'un homme qui lui devait faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, ils se soûlèrent. La Rancuna n'en fut que plus sérieux, selon sa coutume. : et Ragotin en fut si hébété et si pesant, qu'il ee pencha sur la table et s'y endormit. La Rancune appela une servante pour se fa:, ; dresser un lit, parce qu'on était couché à son hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y aurait point de danger d'en dresser deux, et que, dans l'état était M. Ragotin, il n'avait pas besoin d'être éveillé. Il ne veillait pas cepen- dant, et jamais on n'a mieux dormi ni ronflé. On mit des draps à deux lits, de trois oui étaient dans la chambre, sans qu'il s'éveillât H dit cent injures à la servante, et menaç i de la battre quand elle l'avertit que son lit était prêt. Enfin, la Rancune rayant tourné dans sa chaise vers le feu qu'on avai<: allum^ pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux, et se laissa déshabiller sans rien dire. On le monta sur son lit le mieux qu'on put, et la Rancune se mit dans le sien, après avoir fermé la porte. A une heure de là, Ragotin se leva et sortit de son lit, je n'ai pas bien su pourquoi ; il s'é- gara si bien dans la chambre, qu'après en avoir renversé tous les meubles et s'être ren- versé lui-même plusieurs fois sans pouvoir

60 LE ROMAN COMIQUE

trouver son lit , enfin il trouva celui de la Rancune et l'éveilla en le découvrant. La Ran- cune lui demanda ce qu'il cherchait.

Je cherche mon lit, dit Ragotin.

33 est à main gauche du mien, dit la Rancune.

Le petit ivrogne prit à la droite et s'alla iourrer entre la couverture et la paillasse du troisième, qui n'avait ni matelas ni lit de plume,_où il acheva de dormir fort paisible- ment. La Rancune s'habilla avant que Rago- tin fût éveillé. Il demanda au petit ivrogne si c'était par mortification qu'il avait quitté son lit pour dormir sur une paillasse. Ragotin soutint qu'il ne s'était point levé, et qu'assu- rément il revenait des esprits dans la cham- bre. Il eut une querelle avec le cabaretier, qui prit le parti de sa maison, et le menaça de le mettre en justice pour l'avoir décriée."

Mais il y a trop longtemps que je vous en- nuie de la débauche de Ragotin ; retournons à l'hôtellerie des comédiens.

XII. Combat de nuit.

Je suis trop homme d'honneur pour n'aver- tir pas le lecteur bénévole que s'il est scanda- lisé de toutes les badiner ies qu'il a vues jus- qu'ici dans ce livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage ; car, en conscience, il n'y verra pas d'autres choses, quand le livre se- rait aussi gros que le Cyrus, et si, par ce qu'il a déjà vu, il a de la peine à se douter de ce qu'il verra, peut-être que j'en suis logé là. aussi bien cme lui ; qu'un chapitre attire l'au- tre, et que je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le cou de leurs che- vaux et les laissent aller sur leur bonne foi. Peut-être aussi que j'ai un dessein arrêté et que., sans remplir mon livre d'exemples à imi-

LE ROMAN COMIQUE 61

ter, par des peintures d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, j'instruirai en divertissant, de la même façon qu'un ivro- gne donne de l'aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les imper- tinences que lui fait faire son ivresse. Finis- sons la moralité, et reprenons nos comédiens que nous avons laissés dans l'hôtellerie.

Aussitôt que leur chambre fut débarrassée, et que Ragotin eut emmené la Rancune, le portier qu'ils avaient laissé à Tours entra dans l'hôtellerie, conduisant un cheval chargé de bagage. Il se mit à table avec eux ; et par sa relation, et par ce qu'ils apprirent les uns des autres, on sut de quelle fa'con l'intendant de la province ne leur avait 'point pu faire de mal, ayant lui-même eu bien de la peine à sc; tirer des mains du peuple, lui et ses fusiliers. Destin conta à ses camarades de quelle façon il s'était sauvé avec son habit à la turque, avec lequel il pensait représenter le Soliman de Mairet; et qu'ayant appris que la peste était à Alençon, il était venu au Mans avec la Caverne et la Rancune, dans l'équipage que l'on a pu voir au commencement de ces tirés-véritables et trés-peu héroïques aventu- res. Mademoiselle de l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle avait reçues d'une dame de Tours, dont le nom n'est *pas venu à ma connaissance ; et comme par son moyen elle avait été conduite jusqu'à un village proche de Bonnestable, elle s'était démis un pied en tombant de cheval. Elle ajouta qu'ayant appris que la troupe était au Mans, elle s'y était fait porter dans la litière de la dame du village, qui la lui avait libéralement prêtée. Après le souper, Destin demeura seul dans la chambre des dames. La Caverne l'aimait comme son propre fils ; mademoiselle de l'E- toile ne lui était pas moins chère ; et Angéli-

€2 LB ROMAN COMIQUE

que, sa fille et son unique héritière, aimait Destin et la l'Etoile comme son frère et sa sœur. Elle ne savait pas encore au rrai ce qu'ils étaient, et pourquoi ils faisaient la co- médie : mais elle avait bien reconnu, quoi- qu'ils s'appelassent frère et sœur, qu'ils étaient plus grands amis que proches parents ; que Destin vivait avec la l'Etoile dans le plus grand respect du monde ; qu'elle était fort sage, et que si Destin avait bien de l'esprit et faisait voir qu'il avait été bien élevé, ma- demoiselle de l'Etoile paraissait plutôt fille de condition qu'une comédienne de campagne. Si Destin et la l'Etoile étaient aimés de la Caverne et de sa fi.le, ils s'en rendaient di- gnes par une amitié réciproque qu'ils avaient pour elles ; et il n'y avait pas beaucoup i t peine, puisqu'elles méritaient d'être aimées autant que comédiennes de France, quoique par malheur, plutôt que faute de mérite, elles n'eussent jamais eu l'honneur de monter sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne ou du Ma- rais; qui sont l'un et l'autre le non pli* ultra des comédiens. Ceux qui n'entendront pas ces trois petits mots latins (auxquels je n'ai pu refuser place ici tant ils se sont présentés à propos) se les feront expliquer sHl leur plaît. Pour finir la digression, Destin et la l'E- toile ne se cachèrent point des deux comé- diennes pour se caresser après une longue absence. Ils s'exprimèrent le mieux qu'ils pu- rent les inquiétudes qu'ils avaient eues l'un pour l'autre. Destin apprit à mademoiselle de l'Etoile qu'il croyait avoir vu, la dernière fois qu'ils avaient représenté à Tours, leur ancien persécuteur ; qu'il l'avait discerne dans la foule ae leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le vi- sage de son manteau, et que pour cette raison- il s'était mis un emplâtre sur le visage à la sortie de Tours, pour se rendre méconnaissa-

LE ROMAN COMIQUE 63

bîe à son e nemi, ne se trouvant pas alors en état de s'en défendre s'il en était attaqué la force à la ma n. Il lui apprit ensuite le grand nombre de brancards qu'ils avaient trouvés en allant au-devant d'elle, et qu'il se trompait fort si leur même ennemi n'était un homme inconnu qui avait exactement visité les bran- cards, comme l'on a pu le voir dans le sep- tième chapitre.

Tandis que Destin parlait, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de répandre quelques lar- mes. Destin en fut extrêmement touché, et, après l'avoir consolée le mieux qu'il put, il ajouta que si elle voulait lui permettre d'ap-^ porter autant de soin à chercher leur ennemi commun qu'il en avait eu jusqu'alors à l'évi- ter, elle se verrait bientôt délivrée de ses per- sécutions, ou qu'il y perdrait la vie. Ces der- nières paroles l'affligèrent encore davantage; Destin n'eut pas l'esprit ass^z fort pour ne pas s'affliger aussi, et la Caverne et sa fille, très- compatissantes de leur naturel, s'affligèrent par complaisance ou par contagion ; je crois même qu'elles en pleurèrent. Je ne sais si Destin pleura, mais je sais bien que les co- médiennes et lui furent assez longtemps à no se rien dire, et cependant pleura qui voulut. Enfin, la Caverne finit la pause que les larmes avaient fait faire, et reprocha à Destin et à la l'Etoile que depuis le temps qu'ils étaient en- semble ils avaient pu reconnaître jusqu'à quel point elle était de leurs amies, et cependant qu'ils avaient eu si peu de confiance en elle et en sa fille qu'elles ignoraient encore leur vé- ritable condition. Et elle ajouta qu'elle avait été assez persécutée en sa vie pour conseiller des malheureux, tels qu'ils paraissaient l'être. A quoi Destin répondit que ce n'était point par défiance qu'ils ne s'étaient pas encore dé- couverts à elle, mais qui] avait cru que le

84 LE ROM AS COMIQCE

récit de leurs malheurs ne pouvait être que fort ennuyeux. Il lui offrit après cela de l'en entretenir quand elle voudrait et quand elle aurait un peu de temps à perdre. La Caverne ne différa pas davantage à satisfaire sa curio- sité ; et sa fille, qui souhaitait ardemment la même chose, s'étant assise auprès d'elle, sur le lit de l'Etoile, Destin allait commencer son histoire quand ils entendirent une grande ru- meur dans la chambre voisine. Destin prêta l'oreille quelque temps, mais le bruit et la noise au lieu de cesser augmentèrent, et même on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine! Destin en trois sauts fut hors de la chambre, aux dépens de son pourpoint, que lui déchi- rèrent la Caverne et sa hlle en voulant le re- tenir. Il entra dans la chambre d'où venait la rumeur, il ne vit goutte, et les coups de poing, les soufflets et plusieurs voix confuses d'hommes et de femmes qui s'entrebattaient, mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus qui trépignaient dans la chambre, faisaient une rumeur épouvantable. Il se mêla imprudem- ment parmi les combattants et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et un 'soufflet de l'autre. Cela lui changea la bonne intention qu'il avait de séparer ces lutins en un violent désir de se venger. Il se mit à jouer des mains et fit un moulinet de ses deux bras qui mal- traita plus d'une mâchoire, comme il parut depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura encore assez longtemps pour lui faire recevoir une vingtaine de coups et en donner deux fois autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la jambe; il y porta les mains, et, rencontrant quelque chose de pelu, il crut être mordu d'un chien : mais la Ca- verne et sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le feu Saint-Elme après une tempête, virent Destin

LE ROMAN COMIQUE 65

et lui firent voir qu'il était au miïieu de sept personnes en chemises, qui se maltraitaient l'une l'autre très-cruellement, et qui se dé- cramponnérent d'elles-mêmes aussitôt, dés que la lumière parut.

Le calme ne fut pas de longue durée. L'hôte, qui était un de ces sept pénitents blancs, se re- prit avec le poëte; l'Olive, qui en était aussi, fut attaqué par le valet de l'hôte, autre pénitent. Destin les voulut séparer : mais l'hôtesse qui était la bête qui i'avait mordu, et qu'il avait prise pour un chien à cause qu'elle avait la tête nue et les cheveux courts, lui sauta aux yeux, assistée de deux servantes aussi nues et aussi décoiffées qu'elle. Les cris recommen- cèrent, les soufflets et les coups de poing son- nèrent de plus belle, et la mêlée s'échauffa encore plus qu'elle ne l'avait fait. Enfin plu- sieurs personnes, qui s'étaient éveillées a ce bruit, entrèrent dans le champ de bataille, séparèrent les combattants et furent cause de la seconde suspension d'armes. Il fut ques- tion de savoir le sujet de la querelle et quel était le différend qui avait assemblé sept per- sonnes nues dans une même chambre. L'Olive, qui paraissait le moins ému, dit que le poëte était sorti de la chambre, et qu'il l'avait vu revenir plus vite que le pas, suivi de l'hôte qui le voulait battre ; que la femme de l'hôte avait suivi son mari et s'était jetée sur la poëte ; qu'ayant voulu les séparer, un valet et1 deux servantes s'étaient jetés sur lui et que la lumière qui s'était éteinte là-dessus était cause que l'on s'était battu plus longtemps qu'on n'eût fait. Ce fut au poëte à plaider sa cause ; il dit qu'il avait fait les deux plus bel les stances que Ton eût jamais vues depuis eue l'on en fait, et que, de peur de les perdre, il avait été demander de la chandelle aux ser- vantes de l'hôtellerie, qui s'étaient moquées

Ll BOMi? C0MIQC5. T. I.

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de lui; que l'hôte l'avait appelé danseur de corde, et que, pour ne pas demeurer sans re- partie, il l'avait appelé cocu. Il n'eut pas plu- tôt lâché le mot, que l'hôte, qui était en me- sure, lui appliqua un soufflet. On eût dit qu'ils s'étaient concertés ensemble, car tout aussitôt que le soufflet fut donné, la femme de l'hôte, son valet et ses servantes se jetè- rent sur les comédiens, qui les reçurent à beaux coups de poing. Cette dernière rencon- tre fut plus rude et dura plus longtemps que les autres. Destin, s'etant acharné sur une grosse servante qu'il avait troussée, lui donna plus de cent claques sur les fesses. L'Olive, qui vit que cela faisait rire la compagnie, en fit autant à une autre. L'hôte était occupé par le poëte, et l'hôtesse, qui était la plus fu- rieuse/avait été saisie par quelques-uns des spectateurs, dont elle se mit en si grande co- lère, qu'elle cria aux voleurs. Ses cris éveillè- rent la Rappinière, qui logeait vis-à-vis de l'hô- tellerie. Il en fit ouvrir les portes et croyant, sur le bruit qu'il avait entendu, qu'il y avait pour le moins sept ou huit personnes sur le carreau, il fit cesser les coups au nom du roi, et ayant appris la cause de tout le désordre, il exhorta le poëte à ne plus faire de vers la nuit, et pensa battre l7hôte et l'hôtesse, parce qu'ils dirent cent injures aux pauvres corné** diens, les appelant bateleurs et baladins, et jurant de les taire déloger le lendemain. Mais la Rappinîère, à qui l'hôte devait de l'argent, le menaça de le faire exécuter et par cette menace lui ferma la bouche. La Rappinière s'en retourna chez lui, les autres s'en furent dans leur chambre et Destin dans celle des comédiennes, la Caverne le pria de ne pas différer davantage de lui apprendre ses aven- tures et celles de sa sœur. Il leur dit qu'il ne demandait pas mieux, et commença son hi3-

LE ROMAN COMIQC2 67

toire de la façon que vous râliez voir dans le chapitre suivant.

XIII.— Pins long que le précédent. Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile.

Je suis dans un village auprès de Paris. Je vous ferais bien croire, si je vou- lais, que je suis d'une maison très-illustre, comme il est fort aisé à ceux que l'on ne con- naît point; mais j'ai trop de sincérité pour nier la bassesse de ma naissance. Mon père était des premiers et des plus accommodes de son village. Je lui ai ouï dire qu'il était pauvre gentilhomme et qu'il avait été à la

fuerre en sa jeunesse, n'ayant gagné que es coups, il s'était fait écuyer ou meneur d'une dame de Paris assez riche, et qu'ayant amassé quelque chose avec elle, parce qu'il était aussi maître d'hôtel et faisait la dépense, c'est-à-dire ferrait peut-être la mule, il s'était marié avec une vieille demoiselle de la mai- son, qui était morte quelque temps après et l'avait fait son héritier. Il se lassa bientôt d'être veuf, et, n'étant guère moins las de servir, il épousa en secondes noces une femme des champs qui fournissait de pain la maison de sa maîtresse, et c'est de ce dernier ma- riage que je suis sorti. Mon père s'appelait Garigues : je n'ai jamais su de quel pays il était ; et pour le nom de ma mère, il ne* fait rien à mon histoire. Il suffit de vous dire qu'elle était plus avare que mon re, et mon père plus avare qu'elle, et que l'un et l'autre avaient la conscience assez large. Mon père a ^honneur d'avoir, le premier, retenu son ha- leine en se faisant prendre la mesure d'un ha- bit, afin qu'il y entrât moins d'étoffe. Je dout- rais vous apprendre cent autres traits de Résine qui lui ont acquis à bon titre la réputation

68 LE ROMAN COMIQUE

d'être homme d'esprit et d'invention. Mais de peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous en conter deux très-difficiles à croire et néan- moins très-véritables. Il avait amassé quan- tité de blé pour le vendre bien cher durant une mauvaise armée. L'abondance ayant été universelle et le blé étant amendé, il fut si possédé de désespoir et fti abandonné de Dieu, m'il voulut se pendre. Une de ses voisines "jui se trouva dans la chambre quand il y en- ra pour ce noble dessein et qui s'était cachée de peur d'être vue, je ne sais pas bien pour- quoi, fut fort étonnée quand elle le vit pendu à un chevron de sa chambre. Elle courut à lui, criant au secours; coupa la corde, et, à l'aide de ma mère qui arriva là-dessus, la lui ôta du cou. Elles se repentirent peut-être d'avoir tait une si bonne action, car il les battit l'une et l'autre comme plâtre, et fit payer à cette pau- vre femme la corde qu'elle lui avait coupée, en lui retenant quelque argent qu'il lui devait. L'autre prouesse n*est pas moins étrange. Cette même année, la cherté fut si grande, que les vieilles gens du village ne se souve- naient pas d'en avoir vu une plus grande : il avait regret à tout ce qu'il mangeait, et, sa femme étant accouchée d'un garçon, il se mit en tête qu'elle avait assez de lait pour nour- rir son fils et pour le nourrir aussi lui-même, et espéra que, tétant sa femme, il épargne- rait du pain et se nourrirait d'un aliment aisé à digérer. Ma mère avait moins d'esprit que lui et n'était pas moins avare, tellement qu'elle n'inventait pas les choses comme mon père, mais, les ayant une fois conçues, elle les exé- cutait encore plus exactement gue lui. Elle tâcha donc de nourrir de son lait son fils et son mari en même temps, et hasarda aussi de s'en nourrir elle-même avec tant d'opiniâ- treté que le petit innocent mourut martyr de

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pure faim ; et mon père et ma mère furent si affaiblis et ensuite si affamés, qu'ils mangè- rent trop et eurent chacun une longue mala- die. Ma mère devint grosse de moi quelque temps après, et, ayant accouché heureuse- ment d'une très-malheureuse créature, mon père alla à Paris pour prier sa maîtresse de tenir son fils avec un honnête ecclésiastique qui demeurait dans son village, il avait un bénéfice. Comme il s'en retournait la nuit pour éviter la chaleur du jour, et qu'il pas- sait par une grande rue du faubourg, dont la plupart des maisons se bâtissaient encore, il aperçut de loin, aux rayons de la lune, quel- que chose de brillant qui traversait la rue. Il ne se mit pas beaucoup en peine de ce que c'était; mais ayant entendu quelques gémis- sements comme d'une personne qui souffre, au même lieu ce qu'il avait vu de loin s'é- tait dérobé à sa vue. il entra hardiment dans un grand bâtiment qui n'était pas encore achevé, il trouva une femme assise à terre- Le lieu elle était recevait assez de clarté de la lune pour faire discerner à mon père qu'elle était fort jeune et fort bien vêtue, et c'était ce qui avait brillé* de loin à ses yeux, son habit étant de toile d'argent. Vous ne devez point douter que mon père, qui était assez hardi de son naturel, ne fut moins surpris que cette jeune demoiselle : mais elle était dans un état il ne lui pouvait rien arriver de pis. C'est ce qui la rendit assez hardie pour parler la première, et pour dire à mon père que. s'il était chrétien, il eût pitié d'elle ; qu'elle était prête d'accoucher; que, se sentant pressée de s"on mal et ne voyant point revenir une servante qui lui était ailée quérir une sage-femme affidée, elle s'était sauvée heureusement de sa maison sans avoir éveillé personne, sa servante ayant laissé la porte

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ouverte pour pouvoir rentrer sans faire de bruit.

A peine achevait-elle sa courte relation, qu'elle accoucha heureusement d'un enfant que mon père reçut dans son manteau. Il fit la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune fille le conjura d'emporter vitement la petite créature, d'en avoir soim et de ne pas manquer, à deux jours de là, d'aller voir un vieil nomme d'église qu'elle lui nomma, qui lui donnerait de l'argent et tous les ordres nécessaires pour la nourriture de son enfant. A ce mot d'argent, mon père, qui avait l'âme avare, voulut déployer son éloquence d'é- cuyer ; mais elle ne lui en donna pas le temps. Elle lui mit entre les mains une bague pour servir de signal au prêtre qu'il devait aller trouver de sa part, lui fit envelopper son en- fant dans son mouchoir de cou, et le fit par- tir avec grande précipitation, quelque résis- tance qu'il fît pour ne pas l'abandonner dans l'état elle était. Je veux croire qu'elle eut bien de la peine à regagner son logis. Pour mon père, il s'en retourna à son village, mit l'enfant entre les mains de sa femme, et ne manqua pas, deux jours après, d'aller trouver le vieux prêtre et de lui montrer la bague. H apprit de lui que la mère de l'enfant était une fille de fort bonne maison et fort riche ; qu'elle l'avait eu d'un seigneur écossais qui était allé en Irlande lever des troupes pour le service du roi, et que ce seigneur étranger lui avait promis marin ge. Ce prêtre lui dit de plus qu'à cause de son accouchement préci- pité, elle s'est trouvée malade jusqu'à' faire douter de sa vie; et qu'en cette extrémité elle avait tout déclaré a son père et à sa mère, qui l'avait consolée au lieu de s'emporter con- tre elle, parce qu'elle était leur fille unique ; que la chose était ignorée dans le logis ; et

LE ROMAN COMIQUE 71

ensuite il assura mon père que, pourvu qu'il eût soin de l'enfant et qu'il fut secret, sa for- tune était faite. Là-dessus il lui donna cin- quante écus et un petit paquet de toutes les Lardes nécessaires a un enfant.

Mon père s'en retourna dans son village après avoir bien dîné. Je fus mis en nourrice, et l'étranger fut mis à la piacs du fils de la maison. A un mois de le seigneur écossais revint ; et, ayant trouvé sa maîtresse en si mauvais état qu'elle n'avait plus guère à vivre, il l'épousa un jour avant quelle mourût, et ainsi fut aussitôt veuf que marié. Il vint deux eu trois jours après en notre village, avec le père et la mère de sa femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa étouffer l'enfant à force de le baiser. Mon père eut sujet de se louer de la libéralité du seigneur écossais, et les parents de l'enfant ne l'oublièrent pas. Ils s'en retournèrent a Paris fort satisfaits du soin que mon père et ma mère avaient de leur fils, qu'ils ne voulurent point faire venir encore à Paris, parce que le mariage était tenu secret pour des raisons que je n'ai pas sues. Aussi- tôt que je pus marcher, mon père me retira en sa maison pour tenir compagnie au petit comte de Glaris (c'est ainsi qu'on l'appela, du nom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir été entre Jacob et Esau dès le ventre de leur mère ne peut avoir été plus grande que celle qui se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père et ma mère l'aimaient tendre- ment, et avaient de l'aversion pour moi, quoi- que je donnasse autant d'espérance d'être un jour honnè:e homme que Glaris en donnait peu. Il n'y avait rien que de très -commun en lui. Pour moi, je paraissais être ce que je n'étais point, et bien moins le fils de Gangues que celui d'un comte. Et si je ne me trouve enfin qu'un malheureux comédien; c'est sans

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doute que la fortune s'est voulu venger de la nature, qui avait voulu faire quelque chose de moi sans son consentement, ou, si vous voulez, que la nature prend quelquefois plaisir à favoriser ceux que la fortune a pris en aver- sion. Je passerai toute l'enfance des deux pe- tits paysans, car Glaris l'était d'inclination plus que moi, et aussi bien nos plus belles aventures ne furent que force coups de poing. Dans toutes les querelles que nous avions en- semble, j'avais de l'avantage, si ce n'est lors- que mon père et ma inéie se mettaient de la partie ; ce qu'ils faisaient si souvent et avec tant de passion, que mon parrain, qui s'appe- lait M. de Saint-Sauveur, s'en scandalisa et me demanda à mon père. Il me donna à lui avec grande joie, et ma mère eut encore moins de regret que lui de me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain, bien vêtu, bien nourri, fort caressé et point battu. Il n'épargna rien pour me faire apprendre à lire et à écrire, et sitôt que je fus assez avancé pour apprendre le latin, il obtint du seigneur du village, qui était un fort honnête gentilhomme et fort riche, que j'étudierais avec deux fils qu'il avait, sous un homme savant qu'il avait fait venir de Paris, et à qui il donnait de bons gages.

Ce gentilhomme, qui s'appelait le baron d'Arqués, faisait élever ses enfants avec grand soin. Laine avait nom Saint-Far, assez bien fait de sa personne, mais brutal sans retour s'il y en eut jamais au monde, et le cadet, en récompense, outre qu'il était mieux fait que son frère, avait la vivacité de l'esprit et la grandeur de l'âme égales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois pas que Ton puisse voir un garçon donner de plus grandes espé- rances de devenir un fort honnête homme, qu'en donnait en ce temps-là ce jeune gen-

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tilhomme, gui s'appelait Verville. Il m'honora de son amitié, et moi, je l'aimai comme un frère, et le respectai toujours comme un maître. Pour Saint-Far, il n'était capable que de passions mauvaises; et je ne puis mieux vous exprimer les sentiments qu'il avait dans l'âme pour son frère et pour moi, qu'en vous disant qu'il n'aimait pas son frère plus que moi, qui lui étais fort indifférent, et qu'il ne me haïssait pas plus que son frère, qu'il n'ai- mait guère. Ses divertissements étaient dif- férents des nôtres : il n'aimait que la chasse et haïssait fort l'étude. Verville n'allait que rarement à la chasse, et prenait grand plaisir à étudier : en quoi nous avions ensemble une conformité merveilleuse, aussi bien qu'à toute autre chose. Et je puis dire que. pour m'ac- commoder à son humeur, je n'avais pas besoin de beaucoup de complaisance, et n'avais qu'à suivre mon inclination. Le baron d'Arqués avait une bibliothèque de romans fort ample. Notre précepteur, qui n'en avait jamais lu dans le pays latin, qui nous en avait d'abord défendu la lecture, et qui les avait cent fois blâmés devant le baron d'Arqués, pour les lui rendre aussi odieux qu'il les trouvait divertis- sants, en devint lui-même si féru, qu'après avoir dévoré les anciens et les modernes, il avoua que la lecture des bons romans instrui- sait en divertissant, et qu'il ne les croyait pas moins propres à donner de beaux sentiments aux jeunes gens que la lecture de Plutarque. Il nous porta donc à les lire autant qu'il nous en avait détournés, et nous proposa d'abord de lire les modernes : mais ils n'étaient pas encore de notre goût ; et jusqu'à l'âge de quinze ans nous nous plaisions bien plus à lire les Amadis de Gaule que les Astrées et les autres beaux romans que l'on a faits depuis, par lesquels les Français ont fait voir, aussi

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bien que par mille autres choses, que s'ils n'inventent pas tant que les autres nations, ils perfectionnent davantage.

Nous donnions donc à la lecture des romans la plus grande partie du temps que nous avions pour nous divertir. Pour Saint-Far, il nous ap- pelait les liseurs, et allait à la chasse ou "battre les paysans, à quoi il réussissait admirable- ment bien. L'inclination que j'avais à bien faire m'acquit la bienveillance du baron d'Ar- qués, et il m'aima autant que si j'eusse été son proche parent. Il ne voulut point que je quittasse ses enfants quand il les envoya à l'académie; et ainsi y y fus mis avec eux, plutôt comme un camarade que comme un valet. Nous y apprîmes nos exercices : on nous en tira au bout de deux ans ; et, à la sortie de l'académie, un homme de condition, parent du baron d'Arqués, taisant des troupes pour les Vénitiens, Saint-Far et Verville persua- dèrent si bien leur père, qu'il les laissa aller à Venise avec son parent. Le bon gentil- homme voulut que je les accompagnasse en- core; et monsieur de Saint-Sauveur, mon par- rain, qui m'aimait extrêmement, me donna Mbéralement une lettre de change assez con- sidérable, pour m'en servir si j'en avais besoin et pour n'être pas a charge à ceux que j'avais l'honneur d'accompagner. Nous prîmes le plus long chemin, pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie, dans chacune desquelles nous fîmes quelque séjour, hormis dans celles dont les Espagnols sont les maîtres.

A Rome, je tombai malade, et les deux frères poursuivirent leur voyage, celui qui les me- nait ne pouvant laisser échapper l'occasion des galères du pape, qui allaient joindre l'armée des Vénitiens au passage des Dardanelles, elle attendait celle des Turcs. Verville eut tous les regrets du monde de me quitter, et moi, je

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pensai me désespérer d'être séparé de lui dans un temps ou j'aurais pu, par mes services, me rendre digne de l'amitié qu'il me portait. Pour Saint-Far, je crois qu'il me quitta com- me s'il ne m'eût jamais vu, et je ne songeai à lui qu'à cause qu'il était frère de Verville, qui me laissa, en se séparant de moi, le plus d'ar- gent qu'il put : je ne sais pas si ce fut du consentement de son frère.

Me voila donc malade à Rome, sans aucune connaissance que celle de mon note, qui était un apothicaire flamand, et de qui je reçus toutes les assistances imaginables durant ina maladie. Il n'était pas ignorant en médecine; et, autant que je suis capable d'en juger, je l'y trouvais plus entendu que le médecin ita- lien qui me venait voir. Enfin je guéris, et re- pris assez de forces pour visiter les lieux re- marquables de Rome, les étrangers trou- vent amplement de quoi satisfaire leur curio- sité. Je me plaisais extrêmement à visiter les vignes (c'est ainsi que l'on appelle plusieurs jardins plus beaux que le Luxembourg ou les Tuileries : les cardinaux et autres personnes de condition les font entretenir avec grand soin, plutôt par vanité que par le plaisir qu'ils y prennent, n'y allant jamais, au moins fort rarement).

Un jour que je me promenais dans une de» plus belles, je vis, au détour d'une allée, deux femmes assez bien vêtues, que deux jeunea Français avaient arrêtées, et ne voulaient pas laisse'r passer outre que la plus jeune ne levât un voile qui lui couvrait le visage. Un de ces Français, qui paraissait être le maître de l'autre, fut même assez insolent pour lui dé- couvrir le visage par force, pendant que celle qui n'était point voilée était retenue par son valet. Je ne consultai point ce que y avais à faire ; je dis d'abord à ces incivils que je ne

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souffrirais point la violence qu'ils voulaient faire à ces femmes. Ils se trouvèrent fort étonnés l'un et l'autre, me voyant parler avec assez de résolution pour les embarrasser, quand même ils auraient eu leurs épées, comme j'avais la mienne. Les deux femmes se rangèrent auprès de moi, et ce jeune Fran- çais, préférant le déplaisir d'un affront à ce- lui de se faire battre, me dit en se séparant : « Monsieur le brave, nous nous verrons autre part, les épées ne seront pas toutes d'un côté. » Je lui répondis que je ne me cacherais pas. Son valet le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes. Celle qui n'était point voi- lée paraissait avoir quelque trente-cinq ans; elle me remercia en un français qui ne tenait en rien de l'italien, et me dit, entre autres cho- ses, que si tous ceux de ma nation me res- semblaient, les femmes italiennes ne feraient point de difficulté de vivre à la française. Après cela, comme pour me récompenser du service que je lui avais rendu, elle ajouta qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille mal- gré elle, il était juste que je la visse de son bon gré. « Levez donc votre voile, Léonore, afin que monsieur sache que nous ne sommes pas tout à fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de nous protéger. »

Elle n'eut pas plutôt achevé de parler, que sa fille leva son voile, ou plutôt m'éblouit. Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme à la dérobée, et, rencontrant toujours les miens, il lui monta au visage un rouge qui la fit; plus belle qu'un ange. Je vis bien que la mèr« l'aimait extrêmement ; car elle me parut par- ticiper au plaisir que je prenais à regarder sa fille. Comme je n'étais pas accoutumé à de pareilles rencontres, et que les jeunes gens se déconcertent aisément en compagnie, je ne

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leur fis que de fort mauvais compliments quand elles s'en allèrent, et je leur donnai peut-être mauvaise opinion de mon esprit. Je me voulus du mal de ne leur avoir pas de- mandé leur demeure, et de ne m'être pas of- fert à les y conduire ; mais il n'y avait plus moyen de courir après. Je voulus m'enquérir du concierge s'il les connaissait ; nous fûmes longtemps sans nous entendre, parce -qu'il ne connaissait pas mieux le français que moi l'i- talien. Enfin, plutôt par signes qu'autrement, il me fit savoir qu'elles lui étaient inconnues, ou bien il ne voulut pas m'avouer qu'il les con- naissait.

Je m'en retournai chez mon apothicaire fla- mand tout autre que j'en étais sorti, c'est-à- dire fort amoureux et fort en peine de savoir si cette belle Le'onore était courtisane ou hon- nête fille, et si elle avait autant d'esprit que sa mère m'avait paru en avoir. Je m'aban- donnai à la rêverie et me flattai de mille bel- les espérances qui me divertirent quelque temps et m'inquiétèrent beaucoup après que j'en eus considéré l'impossibilité. Après avoir formé mille desseins inutiles, je m'arrêtai à celui de les chercher exactement, ne pouvant m'imaginer qu'elles pussent être longtemps invisibles dans une ville si peu peuplée que Rome, et à un homme si amoureux que moi. Dès le jour même, je cherchai partout ou je crus pouvoir les trouver, et m'en revins au logis plus las et plus chagrin que je n'en étais parti. Le lendemain, je cherchai encore avec plus de soin, et je ne fis que me lasser et m'inquiéter davantage. De la façon que j'ob- servais les jalousies et les fenetres; et de l'impétuosité avec laquelle je courais après toutes les femmes qui avaient quelque rapport avec ma Léonore. on me prit cent fois, dans les rues et dans les églises, pour le plus fou

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de tous les Français qui ont le plus contribué dans Rome à décréditer leur nation. Je ne sais comment je pus reprendre mes forces dans un temps ou j'étais une vraie âme dam- née. Je me guéris pourtant le corps par- faitement, tandis que mon esprit demeura malade et si partagé entre l'honneur qui m'appelait et l'amour qui me retenait à Rome, que je doutai quelquefois si j'obéirais aux lettres que je recevais souvent de Ver- ville, qui me conjurait par notre amitié de l'aller trouver, sans se servir du droit qu'il avait de me commander. Enfin, ne pouvant avoir de nouvelles de mes inconnues, quelque diligence que j'y apportasse, je payai mon hôte et préparai mon petit équipage pour par- tir.

La veille de mon départ, le seigneur Ste- phano Vambergue (c'est ainsi que s'appelait mon hôte) me dit qu'il voulait me donner à dîner chez une de ses amies et me faire avouer qu'il ne l'avait pas mal choisie pour un Fla- mand, ajoutant qu'il ne m'y^ avait voulu me- ner que la veille de mon départ, parce qu'il en était un peu jaloux. Je lui promis d'y aller par complaisance plutôt qu'autrement, et nous y allâmes à l'heure du dîner. Le logis nou3 entrâmes n'avait ni l'air ni les meubles de la maîtresse d'un apothicaire. Nous traversâmes une salle bien meublée, au sertir de laquelle j'entrai le premier dans une chambre fort ma- gnifique, ou je fus reçu par Léonore et par sa mère. Vous pouvez vous imaginer combien cette surprise me fut agréable. La mère de cette belle fille se présenta à moi pour être saluée à la française, et je vous avoue qu'elle me baisa plutôt que je ne la baisai. J'étais si interdit, que je ne voyais goutte, et que je n'entendis rien du compliment qu'elle me fit* Enfin, l'esprit et la vue me revinrent, et je via

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Léonore plus belle et plus charmante que 'je ne l'avais encore vue ; mais je n'eus pas l'as- surance de la saluer. Je reconnus ma faute aussitôt quo je l'eus faite, et, sans songer à la réparer, la honte fit monter autant de rouge à mon visage que la pudeur avait tait monter d'incarnat sur celui de Léonore. Sa mère me dit qu'avant mon départ elle avait voulu me re- mercier du soin que j'avais eu de chercher sa demeure, et ce qu'eile me dit augmenta en- core ma confusion. Elle me traîna dans une ruelle parée à la française, sa fille ne nous accompagna point, me trouvant sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle demeura avec le seigneur Stéphane, tandis que je fai- sais auprès de sa mère mon vrai personnage, c'est-à-aire le paysan. Elle eut la bonté de four- nir toute seule la conversation et s'en acquitta avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y ait rien de si difficile que d'en faire paraître avec uns personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en eus jamais moins qu'en cette rencontre et si elle ne s'ennuya pas alors, elie ne s est jamais ennuyée avec personne. Elle me dit, après plusieurs choses auxquelles je répondis à peine oui et non, qu'elle était Française de naissance et que je saurais du seigneur Stépbano les raisons qui la retenaient a Rome. Il fallut al- ler dîner et me traîner encore dans la salie comme on avait fait dans la ruelle, car j'étais si troublé que je ne pouvais marcher. Je fus toujours stupide, avaut et après le dîner, du- rant lequel je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment Léonore. Je crois qu'elle en fut importunée et que, pour me punir, elle eut toujours les yeux baissés. Si la mère m'eut toujours parlé, le dîner se fût passé à la Chartreuse ; mais elle discourut avec le seigneur Stéphane des affaires de Rome, au moins je me l'imagine, car je ne

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donnai pas assez d'attention à ce qu'elle dit pour en pouvoir parler avec certitude. Enfin, on sortit de table pour le soulagement de tout le monde, excepté de moi, qui empirais à vue d'oeil.

Quand il fallut s'en aller, elles me dirent cent choses obligeantes, à quoi je ne répon- dais que ce que l'on met à la fin des lettres. Ce que je fis en sortant déplus que je n'avais fait en arrivant, c'est que je baisai Léonore et que je m'achevai de perdre. Stéphano n'eut pas le crédit de tirer une parole de moi durant le temps que nous mîmes à retourner à son logis. Je m'enfermai dans ma chambre, je me jetai sur mon lit sans quitter mon man- teau ni mon épée.

Là, je fis réflexion sur tout ce qui m'était arrivé. Léonore se présenta à mon imagina- tion plus belle qu'elle n'avait fait à ma vue. Je me ressouvins du peu d'esprit que j'avais témoigné devant la mère, et toutes les fois que cela me venait dans l'esprit, la honte me mettait le visage tout en feu. Je souhaitai d'être riche ; je m'affligeai de ma basse nais- sance, je me forgeai cent belles aventures avantageuses à ma fortune et à mon amour. Enfin, ne songeant plus qu'à chercher un hon- nête prétexte de ne pas m'en aller, et n'en trouvant aucun qui me contentât, je fus assez désespéré pour souhaiter de retomber malade, à quoi je n'étais déjà que trop disposé. Je vou- lus lui écrire, mais tout ce que je lui écrivis ne me satisfit point, et je remis dans mes poches le commencement d'une lettre que je n'aurais peut-être pas osé lui envoyer quand je l'aurais achevée.

Après m'être bien tourmenté, ne pouvant

f)lus rien faire que songer à Léonore, je vou- us revoir le jardin elle m'apparut la pre- mière fois, pour m' abandonner tout entier à

LE ROMA.ï COMIQUE 8i

ma passion, et je formai aussi le dessein de repasser encore devant son logis. Ce jardin était dans un des lieux les plus écartés de la ville, au milieu de plusieurs vieux bâtiments inhabitables.

Comme je passais en rêvant sous les ruines d'un portique, j'entendis marcher derrière moi, et en même temps je me sentis donner un coup d'épée au-dessus des reins. Je me tournai brusquement, mettant i'épée à la main et, me trouvant en tête le valet du jeune Français dont je vous ai parlé tantôt, je pensais 'bien lui rendre pour le moins le coup qu'il m'avait donné en trahison; mais comme je le poussais assez loin sans pouvoir le joindre, parce qu'il lâchait le pied en pa- rant, son maître sortit d'entre les ruines du portique et, m'attaquant par derrière, me donna un grand coup sur la tête et un autre dans la cuisse qui me fit tomber. Il n'y avait pas apparence que j'échappasse de leursmains, ayant été surpris de la -sorte ; mais comme, dans une mauvaise action , on ne conserve pas toujours beaucoup de jugement , le valet blessa le maître à la main droite et en même temps deux Pères minimes de la Trinité-du- Mont, qui passaient près de là, et qui virent de loin qu'on m'assassinait, étant accourus à mon secours, mes assassins se sauvèrent et me laissèrent blessé de trois coups d'épée. Ces bons religieux étaient Français, pour mon grand bonheur; car, en un lieu si écarté, un Italien qui m'aurait vu en si mauvais état, se serait éloigné de moi plutôt que de me secou- rir, de peur qu'étant trouvé en me rendant ce bon office, on ne l'eût soupçonné d'être lui- même mon assassin. Tandis* que l'un de ces deux charitables religieux me confessa, l'au- tre courut à mon logis avertir mon hôte de ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi et me fit

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Eorter demi-mort dans mon lit. Avec tant de lessures et tant d'amour, je ne fus pas long- temps sans avoir une fièvre très-violente. 6a désespéra de ma vie et je n'en espérai pas mieux que les autres.

Cependant l'amour de Léonore ne me quit- tait point, au contraire, il augmentait toujours à mesure que mes forces diminuaient. Ne pouvant donc plus supporter un fardeau si pesant sans m'en décharger, ni me résoudre a mourir sans faire savoir à Léonore que je n'aurais voulu vivre que pour elle, je deman- dai une plume et de l'encre. On crut que je rêvais, mais je le fis avec tant d'insistance et je protestai si bien que l'on me mettrait au dé- sespoir si l'on me refusait ce que je demandais, que le seigneur Stéphano, qui avait bien re- connu ma passion et qui était assez clair- voyant pour se douter à peu près de mon des- sein, me fit donner tout ce qu'il fallait pour écrire; et, comme s'il eût su mon intention, il demeura seul dans ma chambre. Je relus les papiers que j'avais écrits un peu auparavant, pour me servir des pensées que j'avais déjà eues sur le même sujet. Enfin, voici ce que j'écrivis à Léonore :

« Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'em- pêcher de vous aimer. Ma raison ne s'y op- posa point ; elle me dit, aussi bien que me3 yeux, que vous étiez la plus aimable personne du monde, au lieu de me représenter que je n'étais pas digne de vous aimer. Mais elle n'eût fait qu'irriter mon mal par des remèdes inutiles ; et, après m'avoir fait faire auelque résistance, il aurait toujours fallu céder à la nécessité de vous aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient. Je vous ai donc aimée, belle Léonore. et d'un amour si respec- tueux, que vous ne m'en devez pas haïr, quoi- que j'aie la hardiesse de vous le découvrir.

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Mais le moyen de mourir pour vous et de ne pas s'en glorifier ! et quelle peine pouvez-vous avoir à me pardonner un crime que vous au- rez si peu de temps à me reprocher ? Il est vrai que vous avoir pour cause de sa mort est une récompense qui ne se peut mériter que par un grand nombre de services.et vous avez peut-être regret de m'avoir fait ce bien-là sans y penser. Ne me le plaignez point, aimable Léonore, puisque vous ne pouvez plus me le faire perdre, et que c'est la seule faveur que j'aie jamais reçue de la fortune, qui ne pourra jamais s'acquitter de ce qu'elle doit à votre mérite, qu'en vous donnant des adorateurs au- tant au-dessus de moi, que toutes les beautés du monde sont au-dessous de la vôtre. Je ne suis donc pas assez vain peur espérer que moindre sentiment de pitié... »

Je ne pus achever ma lettre ; tout à coup, les forces me manquèrent et la plume me tomba de la main, mon corps ne pouvant suivre mon esprit qui allait si vite. Sans cela ce long com- mencement de lettre que je viens de vous tra- cer n'aurait été que la moindre partie de la mienne, tant la fièvre et l'amour m'avaient échauffé l'imagination. Je demeurai longtemps évanoui, sans donner aucun signe de vie. Le seigneur Stéphano. qui s'en aperçut, ouvrit la porte de la chambre pour envoyer quérir un prêtre. En même temps, Léonore et sa mère me vinrent voir. Elles avaient appris que j'a- vais été assassiné; et, parce quelles crurent que cela ne m'était arrivé que pour les avoir voulu servir, et ainsi qu'elles étaient la cause innocente de ma mort, elles n'avaient point fait difficulté de me venir voir en l'état ou j'é- tais. Mon évanouissement dura si longtemps, qu'elles s'en allèrent avant que je fusse revenu à moi, fort affligées, à ce que l'on peut juger, et dans la croyance que je n'en reviendrais

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pas, Elles lurent ce que j'avais e'crit;etla mère, plus curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avais laissés sur mon lit. entre lesquels il y avait une lettre de mon père Garigues.

Je rus longtemps entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse fut la plus forte. En quinze jours je fus hors de danger, et au bout de cinq ou six semaines je commençai à mar- cher par la chambre. Mon hôte me disait sou- vent des nouvelles de Léonore ; il m'apprit la charitable visite que sa mère et elle m'avaient rendue, dont j'eus une extrême joie; et si je fus un peu en peine de ce qu'on avait lu la lettre de mon père, je fus d'ailleurs fort satis- fait de ce que la mienne avait été lue aussi. Je ne pouvais parler d'autre chose, que de Léonore, toutes les fois que je me trouvais seul avec Stéphano.

Un jour, me souvenant que la mère de Léo- nore m'avait dit qu'il pourrait m'appren- dre qui elle était et ce qui la retenait à Rome, je le priai de me faire part de ce qu'il en savait. Il me dit qu'elle s'appelait mademoiselle de la Boissière; qu'elle était venue à Rome avec la femme de l'ambassa- deur de France ; qu'un homme de condition, proche parent de l'ambassadeur, était devenu amoureux d'elle ; qu'elle ne l'avait pas haï, et que d'un mariage clandestin il en avait eu cette belle Léonore. Il m'apprit, de plus, que ce seigneur en avait été brouille avec toute la maison de l'ambassadeur; que cela l'avait obligé de quitter Rome, et d'aller demeurer quelque temps à Venise, avec cette made- moiselle de la Boissière, pour laisser passer le temps de l'ambassade ; que, l'ayant ramenée à Rome, il lui avait meublé une maison, et donné tous les ordres nécessaires pour la faire vivre en personne de condition, tandis

LE ROHAX COMIQUE 85

qu'il serait en France, son père le faisait re- renir, et il n'avait osé mener sa maîtresse, ou, si vous voulez, sa femme, sachant bien que son mariage ne serait approuvé de personne. Je vous avoue que je ne pus m' empêcher de souhaiter quelquefois que ma Léonore ne fût pas fille légitime d'un homme de condition, afin que le défaut de sa naissance eût plus de rapport avec la bassesse de la mienne. Mais je me repentais bientôt d'une pensée si cri- minelle, et lui souhaitais une fortune aussi avantageuse qu'elle la méritait, quoique cette dernière pensée me causât un désespoir étrange; car, l'aimant plus que ma vie, je

Ê revoyais bien que je ne pourrais jamais être euretix sans la posséder, ni la posséder sans la rendre malheureuse.

Lorsque j'achevais de me guérir, et que d'un si grand mal il ne me restait gue beau- coup de pâleur sur le visage, causée par la grande quantité de sang que j'avais perdue, mes jeunes maîtres revinrent de l'armée des Vénitiens, la peste qui infectait tout le Le- vant ne leur ayant pas permis d'y exercer plus longtemps leur courage. Verville m'ai- mait encore comme il m'a toujours aimé, et Saint-Far ne me témoignait point encore qu'il me haït, comme il a fait depuis. Je leur fis le récit de tout ce qui m'était arrivé, a la réserve de l'amour que j'avais pour Léonore. Ils té- moignèrent une extrême envie de la connaî- tre, et je la leur augmentai en leur exagérant le mérite de la mère et de la fille. Il ne faut iamais louer la personne que l'on aime devant ceux qui peuvent l'aimer aussi, puisque l'a- mour entre dans l'âme aussi bien par les oreilles que par les yeux. C'est un emportement qui a souvent fait bien du mal a ceux qui s'y sont abandonnés. Vous allez voir si j'en puis narler Dar exDérience.

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Saint- Far me demandait tous les jours quand je le mènerais chez mademoiselle de la Boissiére. Un jour qu'il me pressait plus qu'il n'avait jamais fait, je lui dis que je ne savais pas si elle l'agréerait, parce qu'elle vivait fort retirée. « Je vois bien que vous êtes amou- reux de sa fille, » me repartit- il; et, ajoutant qu'il irait bien la voir sans moi, il me rompit rudement en visière, et je parus si étonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être il ne soupçonnait pas encore. Il me fit ensuite cent mauvaises railleries, et me mit dans un tel désordre, que Verville en eut pitié. Il me tira d'auprès de ce^ brutal, et me mena au cours, je fus extrêmement triste, quelque peine que prît Verville à me divertir, par une bonté extraordinaire à une personne de son âge et d'une condition si supérieure à la mienne.

Cependant son brutal de frère travaillait à sa satisfaction ou plutôt à ma ruine. Il s'en alla chez mademoiselle de la Boissiére, on le prit d'abord pour moi, parce qu'il avait avec lui le valet de mon hôte qui m'y avait accom- pagné plusieurs fois; et je crois que sans cela on ne l'y aurait pas reçu. Mademoiselle de la Boissiére fut fort surprise de voir un homme inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le con- naissant point, elle ne savait à quoi attribuer l'honneur qu'il lui faisait de la visiter. Saint- Far lui dit sans marchander qu'il était le maî- tre d'un jeune garçon qui avait été assez heu- reux pour avoir été blessé en lui rendant un petit service. Ayant débuté par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni à la fille, comme je l'ai su depuis, et ces deux spirituelles per- sonnes ne se souciant pas beaucoup de hasar- der la réputation de leur esprit avec un hom- me qui leur avait d'abord fait voir qu'il n'en avait guère, le brutal se divertit fort peu avec elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup ayec lui.

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Ce qui pensa le faï-re enrager, c'est qu'il n'eut pas seulement la satisfaction de voir Léonore au visage, quelque instante prière qu'il lui fît de lever le voile qu'elle portait d'ordinaire, comme font à Rome les filles de condition qui ne sont pas encore mariées. Enfin, ce galant homme s'ennuja de les ennuyer; il les délivra de sa fâcheuse visite, et s'en retourna chez le seigneur Stéphano, remportant fort peu d'a- vantage du mauvais office qu'il m'avait rendu, Depuis ce temps-là, comme les brutaux sont fort portés à vouloir du mal à ceux à qui ils en ont fait, il eut pour moi des mépris si in- supportables et me désobligea si souvent, que j'eusse cent fois perdu le respect que je devais à sa condition, siVerville, par des bontés con- tinuelles, ne m'eût ai à souffrir les brutali- tés de son frère. Je ne savais point encore le mal qu'il m'avait fait, quoique j'en ressentisse souvent les effets. Je trouvais bien mademoi- selle de la Boissière plus froide qu'elle n'était au commencement de notre connaissance; mais étant également civile, je ne remarquais point que je lui fus^e à charge. Pour Léonore, elle me paraissait fort rêveuse devant sa mère; et quand elle n'en était pas observée, il me semblait qu'elle en avait le visage moins triste et que j'en recevais des regards plus favo- rables.

Destin contait ainsi son histoire, et les co- médiennes l'écoutaient attentivement sans témoigner qu'elles eussent envie de dormir. Lorsqu'il sonna deux heures après minuit, mademoiselle de la Caverne fit souvenir Des- tin qu'il devait, le lendemain, tenir compagnie à la Rappinière, jusqu'à une maison qu'il aval: à deux ou trois lieues de la ville, ou il avait promis de leur donner le plaisir de la chasse. Destin prit donc congé des comédiennes, et

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se retira dans sa chambre, il y a appa- rence qu'il se coucha. Les comédiennes firent la même chose, et ce qui restait de la nuit se passa tort paisiblement dans l'hôtellerie, le poète, par bonheur, n'ayant point enfanté de nouvelles stances.

XIV. Enlèvement du curé de Domfront.

Ceux qui auront eu assez de temps à per- dre pour l'avoir employé à lire les chapitres précédents doivent savoir, s'ils ne l'ont ou- blié, que le curé de Domfront était dans l'un des brancards qui se trouvèrent quatre de compagnie dans un petit village, par une rencontre qui ne s'était peut-être jamais faite; mais, comme tout le monde sait, quatre brancards se peuvent plutôt rencontrer en- semble que quatre montagnes. Ce curé donc, qui s'était logé dans la même hôtellerie que nos comédiens, ayant consulté sur sa gra- velle les médecins du Mans, qui lui dirent en latin fort élégant qu'il avait la gravelle (ce que le pauvre homme ne savait que trop), et ayant aussi achevé d'autres affaires qui ne sont pas venues à ma connaissance, partit de l'hôtellerie sur les neuf heures du matin, pour retourner à la conduite de ses ouailles. Une jeune nièce qu'il avait, habillée en demoiselle, soit qu'elle le fût ou non, se mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme, qui était gros et court. Un paysan, nommé Guillaume, conduisait par la bride le cheval de devant, par l'ordre exprès du curé, de peur que ce cheval ne mît le pied à faux; et le valet du curé, nommé Julien, avait soin de faire aller le cheval de derrière, qui était si rétif, que Ju- lien était souvent contraint de le pousser par le cul. Le pot de chambre du curé, qui était de cuivre jaune reluisant comme de l'or, parce

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qu'il avait été écuré dans l'hôtellerie, était at« taché au côté droit du brancard, ce qui le ren- dait bien plus recommandable que le gauche, qui n'était paré que d'un chapeau dans un étui de carte, que le curé avait retiré du messager de Paris pour un gentilhomme de cses amis, qui avait sa maison auprès de Domfront. A une lieue et demie de la ville, comme le bran- card allait son petit train dans un chemin creux, revêtu de haies plus fortes que des murailles, trois cavaliers, soutenus de deux fantassins, arrêtèrent le vénérable brancard. L'un d'eux, qui paraissait être le chef de ces coureurs de grand chemin, dit d'une voix ef- froyable :

Par la mort ! le premier qui soufflera je le tue , et présenta la bouche de son pistolet à deux doigts près des yeux du paysan Guil- laume qui conduisait le brancard.

Un autre en fit autant à Julien, et un des hommes de pied coucha en joue la nièce du curé, qui cependant dormait fort paisiblement, et ainsi fut exemptée de l'effroyable peur qui saisit son petit train pacifique. Ces vilain3 hommes rirent marcher le brancard plus vite que les méchants chevaux qui le portaient n'en avaient envie. Jamais silence n'a été mieux observé dans une action si violente. La nièce du curé était plus morte que vive ; Guillaume et Julien pleuraient sans oser ou- vrir la bouche, à cause de l'effroyable vision des armes à feu, et le curé dormait toujours, comme je vous l'ai déjà dit. Un des cavaliers se détacha du gros au galop 3t prit les de- vants. Cependant le brancaru gagna un bois, à l'entrée duquel le eneval de devant, qui mourait peut être de peur aussi bien que celui qui le menait, ou par belle malice, ou parce qu'on le faisait aller plus vite qu'il ne lui était permis par sa nature pesante et en-

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dormie, ce pauvre cheval donc mît le pie; dans une ornière et broncha si rudement qu monsieur le curé s'en éveilla et sa nièce tomb du brancard sur la maigre croupe de la hari délie. Le bonhomme appela Julien, gui n'os lui répondre ; il appela sa nièce, qui n'avai garde d'ouvrir la bouche : le paysan eut 1 cœur aussi dur que les autres, et ]e curé s mit en colère tout de bon. On a voulu dir qu'il jura Dieu; mais je ne puis croire cel d'un curé du bas Maine. La nièce du cur s'était relevée de dessus la croupe du chev£ et avait repris sa place sans oser regarder so: oncle, et le cheval, s'étant relevé vigoureuse ment, marchait plus fort qu'il n'avait jamai fait, nonobstant le bruit du curé qui criait d toute sa voix de lutrin :

Arrête! arrête!

Ses cris redoublés excitaient le cheval et 1 faisaient aller encore plus vite, et cela faisai crier le cur encore plus fort. Il appelait tan tôt julien, tantôt Guillaume, et plus sou ver encore sa nièce, auquel il joignait souven l'épithète de double carogne. Elle eût poui tant bien parlé si elle eût voulu, car celui qu lui faisait garder le silence si exactemen était allé rejoindre les gens de cheval qi: avaient pris les devants et qui étaient éloi gnés du brancard de quarante ou cinquant pas; mais la peur de la carabine la rendai insensible aux injures de son oncle, qui se mi enfin à hurler et à crier à l'aide et au meui tre, voyant qu'on lui désobéissait si opiniâtre ment. Là-dessus, les deux cavaliers qui avaiec pris les devants' et que le fantassin avait fai revenir sur leurs pas rejoignirent le brancar et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyable ment à Guillaume ?

Qui est le fou qui crie là-dedans ?

Hélas! monsieur, vous le savez mieu;

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que moi ! répondit le pauvre Guillaume. Le cavalier lui donna du bout de son pisto- let dans les dents, et, le présentant à la nièce, .ui commanda de se démasquer et de lui dire lui elle était. Le curé . qui voyait de son bran» 3ard tout ce qui se passait, et qui avait un Drocès avec un genti. homme de ses voisins, aommé de Laune, crut que c'était lui qui roulait l'assassiner. Il se mit donc à crier :

Monsieur de Laune, si vous me tuez, je ,'ous cite devant Dieu : je suis sacré prêtre ndigne, et vous serez excommunié comme un oup garou.

Cependant sa pauvre nièce se démasquait t faisait voir au cavalier un visage enrayé lui lui était inconnu. Cela fit un effet auquel m ne s'attendait point. Cet homme colère lâ- ha son pistolet dans le ventre du cheval qui )ortait le devant du brancard, et d'un autre )istolet qu'il avait à l'arçon de sa selle donna Iroit dans la tête d'un de'ses hommes de pied, ;n disant :

Yoilà comme il faut traiter ceux qui don- lent de faux avis.

Ce fut alors que la frayeur redoubla au curé t à son train. Il demanda confession; Julien t Guillaume se mirent à genoux, et la nièce .u curé se rangea auprès de son oncle. Mais eux qui leur faisaient tant de peur les avaient éjà quittes, et s'étaient éloignés d'eux autant ue leurs chevaux avaient pu courir{ leur lissant en dépôt celui qui avait été tue d'un oup de pistolet. Julien et Guillaume se levè- ent en tremblant, et dirent au curé et à sa ièce que les gendarmes s'en étaient allés. Il illut dételer le cheval de derrière, afin que le rancard ne penchât pas tant sur le devant; t Guillaume fut envoyé dans un bourg pro- hain pour trouver un autre cheval. Le cure savait que penser de ce qui lui était arrivé

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il ne pouvait deviner pourquoi on l'avait en- levé, pourquoi on l'avait quitté sans le voler, et pourquoi ce cavalier avait tué un des siens même, dont le curé n'était pas si scandalisé que de son pauvre cheval tué, qui vraisem- blablement mavait jamais rien eu à démêler avec cet étrange homme. Il concluait toujours ime c'était de Laune qui l'avait voulu assassi- ner, et qu'il en aurait raison. Sa nièce lui sou- tenait que ce n'était point de Laune, qu'elle le connaissait bien : mais le curé voulait que ce fût lui, pour lui faire un bon grand procès cri- minel, se fiant peut-être aux témoins à gages qu'il espérait de trouver à Goron, il avait des parents. Comme ils contestaient là-des- sus, Julien, qui vit paraître de loin quelque cavalerie, s'enfuit tant qu'il put. La nièce du curé, qui vit fuir Julien, crut qu'il en avait sujet, et s'enfuit aussi; ce qui fit perdre la tramontane au curé, ne sachant plus ce qu'il devait penser de tant d'événements extraor- dinaires. Enfin il vit aussi la cavalerie que Julien avait vue, et, qui pis est, il vit qu'elle venait droit à lui. Cette troupe était composée de neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelle il y avait un homme lié et garrotté sur un méchant cheval, et défait comme ceux qu'on mène pendre. Le curé se mit à prier Dieu, et se recommanda de bon cœur à sa toute bonté, sans oublier le cheval qui lui restait ; mais il fut bien étonné et rassuré tout ensemble, quand il reconnut la Rappinière et quelques- uns de ses archers. La Rappinière lui demanda ce qu'il faisai* là, et si c'était lui qui avait tué Thomme qu'il voyait roide mort auprès du corps d'un cheval. Le curé lui conta ce qui lui était arrivé, et conclut encore que c'était de Laune qui avait voulu l'assassiner; sur quoi la Rappinière verbalisa amplement. Un des archers courut au nrochain village pour faire

LE ROMAN COMIQUE 93

enlever le corps mort, et revint avec la nièce du curé et Julien, qui s'étaient rassurés, et qui avaient rencontré Guillaume ramenant un cheval pour le brancard. Le curé s'en retourna à Domfront sans aucune mauvaise rencontre, tant qu'il vivra il contera son enlèvement. Le cheval mort fut mangé des loups ou des mâtins ; le corps de celui qui avait été tué fut enterré je ne sais où; et la Rappinière, Destin, la Rancune et l'Olive, les archers et le prison- nier s'en retournèrent au Mans.

Et voilà le succès de la chasse de la Rappi- nière et des comédiens, qui prirent un homme au lieu de prendre un lièvre.

XV.— Arrivée d'un opérateur dans l'hôtellerie. —Suit* de l'histoire de Destin et de l'Etoile. Sérénade.

Il vous souviendra, s'il vous plaît, que, dans le chanitre précédent, l'un de ceux qui avaient enlevé le curé de Domfront avait quitté ses compagnons, et s'en était ailé a galop je ne sais où. Comme il pressait extrêmement son cheval dans un chemin fort creux et fort étroit, il vit de loin queLques gens de cheval qui venaient à lui ; il voulut retourner sur ses pas pour les éviter , et tourna son cheval si court, et avec tant de précipitation, qu'il se cabra et se renversa sur son maître. La Rap- pinière et sa troupe (car c'étaient ceux qu'il avait vus) trouvèrent fort étrange qu'un hom- me qui venait à eux si vite eût voulu s'en re- tourner de la même façon. Cela donna quelque soupçon à la Rappinière. qui de son naturel en était 'fort susceptible, outre que sa charge l'o- bligeait à croire plutôt le mal que le bien. Son soupçon augmenta beaucoup quand, étant au- près de cet homme qui avait une jambe sous son cheval, il vit qu'il ne paraissait pas tant effrayé de sa chute que de ce quil en avait des

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témoins. Comme il ne hasardait rien en aug- mentant sa peur, et qu'il savait faire sa charge mieux que prévôt du royaume, il lui dit en l'approchant :

Vous voià donc pris, homme de bien? Ah ! je vous mettrai en lieu d'où vous ne tom- berez pas si lourdement.

Ces paroles étourdirent le malheureux bien plus que n'avait fait sa chute ; et la Rappi- nière et les siens remarquèrent sur son visage de si grandes marques d'une conscience bour- relée, que tout autre, moins entreprenant que lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il com- manda donc à ses archers de l'aider à se rele- ver, et le fit lier et garrotter sur son cheval. La rencontre qu'il fit un peu après du curé de Domfront, dans le désordre que vous avez vu; auprès d'un homme mort et d'un cheval tue d'un coup de pistolet, lui assura qu'il ne s'était pas mépris : à quoi contribua beaucoup la frayeur du prisonnier, qui augmenta visible- ment à son arrivée. Destin le regardait plus attentivement que les autres, pensant le re- connaître, et ne pouvant se remettre il l'avait vu. Il travailla en vain sa réminiscence durant le chemin, il ne puty retrouver ce qu'il cherchait. Enfin, ils arrivèrent au Mans, la Rappinière fit emprisonner le prétendu crimi- nel ; et les comédiens, qui devaient commen- cer le lendemain à représenter, se retirèrent en leur hôtellerie, pour donner ordre à leurs affaires. Ils se réconcilièrent avec l'hôte ; et le poète, qui était libéral comme un poëte, vou- lut payer le souper. Ragotin, qui se trouva dans l'hôtellerie et qui ne pouvait s'en éloi- gner depuis qu'il était amoureux de l'Etoile, en fut convié par le poëte, qui fut assez fou pour y convier aussi tous ceux qui avaient été spectateurs de la bataille qui s'était donnée, la nuit précédente, en chemise, entre les corné-

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diens et la famille de l'hôte. Un peu avant le sonner, la bonne compagnie qui était clans l'hôtellerie augmenta d'un opérateur et de son tram, qui était compose de sa femme, d'une vieille servante maure, d'un singe et de deux valets. La Rancune le connaissait il y avait longtemps : ils se firent force caresses; et le poète, qui faisait aisément connaissance, ne quitta point l'opérateur et sa femme, qu'à force de compliments pompeux, et qui ne di- saient pourtant pas grand'chose, il ne leur eût fait promettre qu'ils lui feraient l'honneur de souper avec lui. On soupa; il ne s'y passa rien de remarquable ; on y but beaucoup, et on n'y mangea pas moins. Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile, ce qui l'enivra autant que le vin qu'il avala ; et il parla fort peu durant le souper, quoique le poète lui donnât une belle matière a contester, blâmant tout net les vers de Théophile, dont Ragotin était grand admirateur. Les comédiennes firent quelque temps conversation avec la femme de l'opérateur, qui était Espagnols, et n'était pas désagréable. Elles se re cirèrent ensuite dans leur chambre, Destin les conduisit pour achever son histoire, que la Caverne et sa fille mouraient d'impatience d'entendre. L'E- toile cependant se mit à étudier son rôle et Destin ayant pris une chaise auprès d'un lit, la Caverne et sa fille s'assirent, reprit ainsi son histoire en cette sorte :

Vous m'avez vu jusqu'ici fort amoureux, et bien en peine de l'effet que ma lettre aurait fait dans l'esprit de Léonore et de sa mère ; vous -m'allez voir encore plus amoureux, et le plus désespéré de tous les nommée. J'allais voir tous les jours mademoiselle de la Bois- Bière et sa fille, si aveuglé de ma passion, que je ne remarquais point la froideur que l'on

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avait' pour moi , et considérais encore moins que mes trop fréquentes visites pouvaient leur être à la fin incommodes. Mademoiselle de la Boissière s'en trouvait fort importunée, depuis que Saint -Far lui avait appris qui j'étais; mais elle ne pouvait civilement me défendre sa maison, après ce qui m'était arrivé pour elle. Pour sa fille, à ce que je puis juger par ce qu'elle a fait depuis, je lui faisais pitié, et elle ne suivait pas en cela les sentiments de sa mère, qui ne la perdait jamais de vue, afin que je ne pusse me trouver eu particulier avec elle. Mais pour vous dire le vrai, quand cette belle fille eut voulu me traiter moins froide- ment que sa mère, elle n'eût osé l'entrepren- dre devant elle. Ainsi je souffrais comme une âme damnée, et mes fréquentes visites ne me servaient qu'à me rendre plus odieux à celle h qui je voulais plaire.

Un jour que Mademoiselle de la Boissière reçut des lettres de France qui l'obligeaient à sortir, aussitôt qu'elle les eut lues, elle en- voya louer un carrosse, et chercher le seigneur Stephano pour s'en faire accompagner, n'osant pas aller seule, depuis la fâcheuse rencontre je l'avais servie. J'étais plus prêt et plus propre à lui servir d'écuyer que celui qu'elle envovait chercher; mais elle ne voulait pas re- cevoir le moindre service d'une personne dont elle voulait se défaire. Par bonheur, Stephano ne se trouva point, et elle fut contrainte de témoigner devant moi la peine elle était de n'avoir personne pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce que je fis avec autant de joie qu'elle avait de dépit d'être réduite à me mener avec elle. Je la menai chez un cardinal, qui était lors protecteur de France, et qui lui donna heureusement audience aussitôt qu'elle la lui eut fait demander. Il fallait que son af- faire fût d'importance, et qu'elle ne fût pas

LE ROMAN COMIQUE 97

ans difficulté ; car elle fut longtemps à lui iarleren particulier dans une espèce de grotte, iu plutôt une fontaine couverte, qui était au ailieu d'un fort beau jardin. Cependant tous eux qui avaient suivi ce cardinal se prome- naient dans les endroits du jardin qui leur laisaient le plus. Me voilà donc dans une •rande allée d'orangers, seul avec la belle .éonore, comme je l'avais souhaité tant de Dis, et pourtant encore moins hardi que je 'avais jamais été. Je ne sais si elle s'en aper- ut. et si ce fut par bonté qu'elle parla la pre- niére. « Ma mère, me dit-elle, aura bien su- it de quereller le seigneur Steohano de nous voir manqué aujourd'hui, et d'être cause que ous vous donnons tant de peine. Et moi, 3 lui serai bien obligé, lui répondis-je, de l'avoir procuré, sans y penser, la plus grande âlicitédont je jouirai jamais. —Je vous ai as- ez d'obligations, repartit-elle, pour prendre art à tout ce qui vous est avantageux : di- es-moi donc, je vous prie, la félicité qu'il vous , urocurée, si c'est une chose qu'une fille iuisse savoir, afin que je m'en réjouisse. 'aurais peur, lui dis-je, que vous la fissiez esser. Moi! reprit-elle, je ne fus jamais en- ieuse ; et quand je le serais pour tout autre, e ne le serais jamais pour une personne qui , mis sa vie au hasard pour moi. Vous ne 3 feriez pas par envie, lui répondis-je. Et >ar quel autre motif m'opposerai s-je à votre élicité? reprit-elle. Par mépris, lui dis-je. - Vous me mettez bien en peine, ajouta-t-elle, ii vous ne m'apprenez ce que je mépriserais, it de quelle façon le mépris que je ferais de melque chose vous la rendrait moins agréa- ble. — Il m'est bien aisé de m'expliquer, lui •épondis-je, mais je ne sais si vous voudriez [n'entendre. Ne me le dites donc point, me iit-elie, car quand on doute si on voudra bien

LB ROUA* COM1QCI. T. I. 4

$8 LE ROMAS COMIQUE

entendre une chose, c'est signe qu'elle n'est point intelligible, ou qu'elle peut déplaire.

Je vous avoue que je nie suis étonné cent fois comment je lui pouvais xépondre, son- geant bien moins à ce qu'elle me disait, qu'à sa mère qui pouvait revenir, et me faire per- dre l'occasion de lui parler de mon amour. Enfin je m'enhardis; et, sans employer plus de temps à une conversation qui ne me con- duisait pas assez vite je voulais aller, je lui dis, sans repondre à ses dernières paroles, qu'il y avait longtemps que je cherchais l'oc- casion de lui parler pour lui confirmer ce que j'avais pris la hardiesse de lui écrire, et que je ne me serais jamais hasardé à cela si je n'a- vais su qu'elle avait lu ma lettre. Je lui redis ensuite une grande partie de ce que je lui avais écrit, et ajoutai qu'étant près de partir pour la guerre que le pape faisait à quelques princes d'Italie, et résolu d'y mourir, puisque îe n'étais pas digne de vivre pour elle, je la priais de m'apprendre les sentiments qu'elle aurait eus pour moi si ma fortune eut eu plus de rapport avec la hardiesse que j'avais eue de l'aimer. Elle m'avoua, en rougissant, que ma mort ne lui serait pas indifférente. « Et si vous êtes homme a faire quelque chose pour vos amis, conservez-nous-en un qui nous a été si utile : ou du moins, si vous êtes si pressé de mourir, pour une raison çlus forte que celle que vous venez de dire, différez votre mort jusqu'à ce que nous nous soyons revua en France, je dois bientôt retourner avec ma mère. »

Je la pressais de me dire plus clairement les sentiments qu'elle avait pour moi; mais sa mère se trouva lors si près de nous, qu'el a n'eut pu me répondre quand elle i'eùt voulu. Mademoiselle de la Boissière me fit une mine assez froide, à cause peut-être que j'avais eu

LE ROMAN COMIQUE 99

le temps d'entretenir Léonore en particulier; et cette belle fille même parut en être un peu en peine. Cela fut cause que je n'osai être que fort peu de temps chez elles. Je les quittai le plus content du monde, et tirant des consé- quences fort avantageuses à mon amour de la réponse de Léonore.

Le lendemain, je ne manquai pas de les al- ler voir, suivant ma coutume : on me dit qu'elles étaient sorties ; et on me dit la même chose trois jours de suite, que j'y retournai sans me rebuter. Enfin le seigneur Stéphane me conseilla de n'y aller plus, parce que ma- demoiselle de la Boissière ne permettait pas oue je visse sa fille, ajoutant qu'il me croyait trop raisonnable pour m'exposer à un refus. Il m'apprit la cause de ma disgrâce. La mère de Léonore l'avait trouvée qui m'écrivait une lettre, et, après l'avoir fort maltraitée, elle avait donné ordre a ses gens de me dire qu'elle n'y était pas, toutes les fois que je les viendrais voir. Ce fut alors que j'appris le mauvais office que m'avait rendu Saint-Far, et que depuis ce temps-là mes visites avaient fort impor- tuné la mère. Pour la fille, Stéphano m'as- sura de sa part que mon mérite lui eût fait oublier ma fortune, si sa mère eût été aussi peu intéressée qu'elle.

Je ne vous dirai point le désespoir me mirent ces fâcheuses nouvelles; je m'affligeai autant que si on m'eût refusé Léonore injus- tement, quoique je n'eusse jamais espère de la posséder; je m'emportai contre Saint-Far, et je songeai même à me battre contre lui : mais en me remettant devant les yeux ca, que je devais à son père et à son frère, je n'eus recours qu'à mes larmes. Je pleurai comme tm enfant, et je m'ennuvai partout je ne fus pas seul. Il fallut partir sans voir Léo- nore.

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Nous îîmes une campagne dans l'armée du pape, je fis tout ce que je pus pour me faire tuer. La fortune me fut contraire en cela, comme elle l'avait toujours été en autres choses. Je ne pus trouver la mort que je cherchais, et j'acquis quelque réputation que je ne cherchais point, et qui m'aurait satisfait dans un autre temps : mais pour lors rien ne pouvait me plaire que le souvenir de Léonore. verville et Saint-Far furent obligés de retour- ner en France, le baron d'Arqués les reçut en père idolâtre -de ses enfants. Ma mère me reçut froidement. Pour mon père, il se tenait à Paris, chez le comte de Glaris, qui l'avait choisi pour être le gouverneur de son fils. Le baron d'Arqués, qui avait su ce que j'avais fait dans la guerre d'Italie, même j'avais sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à lui en qualité de gentilhomme. Il me permit d'aller voir mon père à Paris, qui me reçut encore plus mal que n'avait fait sa femme. Un autre homme de sa condition, qui eût eu un fils aussi bien fait que moi, l'eût présenté au comte écossais : mais mon père me tira hors de son logis avec empressement, comme s'il eût eu peur que je l'eusse déshonoré. Il me reprocha cent fois durant le chemin que nous fîmes ensemble, que j'étais trop brave; que j'avais la mine d'être glorieux, et que j'aurais mieux fait d'apprendre un métier que d'être un traîne ur d'épée.

Vous pouvez penser que ces discours n'é- taient guère agréables à un jeune homme qui avait été bien élevé, qui s'était mis en quel- que réputation à la guerre, et enfin qui avait osé aimer une fort belle fille, et même lui dé- couvrir sa passion. Je vous avoue que les sen- timents de respect et d'amitié que l'on doit avoir pour un père n'empêchèrent point que je ne le regardasse comme un très-fâcheux

LE ROMA.V COMIQUE 101

yieillard. Il me promena dans deux ou trois rues, me caressant comme je viens de vous dire, et puis me quitta tout d'un coup, me défendant expressément de le revenir voir.

Je n'eus pas grand'peine à me résoudre de lui Obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut fort indigné de la brutalité du mien, et me promit de ne me point abandonner. Le baron d'Arqués eut des aflaires qui l'obligèrent d'al- ler demeurer à Paris. Il se logea à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, dans une fort belle maison que l'on avait bâtie depuis peu, avec beaucoup d'autres qui ont rendu ce fau- bourg-la aussi beau que' la ville. Saint-Far et Verville faisaient leur cour, allaient au cours ou en visite, et faisaient tout ce que font les jeunes gens de condition en cette grande ville, qui fait passer pour campagnards les habitants des autres villes du royaume. Pour moi, quand je ne les accompagnais point, j'allais m'exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes, ou bien j'allais à la comédie : ce qui est cause peut-être de ce que je suis passable comédien.

Un jour, Verville me tira en particulier, et me découvrit qu'il était devenu fort amoureux d'une demoiselle qui demeurait dans la même rue. Il m'apprit qu'elle avait un frère nommé Saldagne, qui était aussi jaloux d'elle et d'une autre sœur qu'elle avait, que s'il eût été leur mari : il me dit de plus quil avait fait assez de progrès auprès d'elle pour l'avoir persua- dée de lui donner, la nuit suivante, entrée dans son jardin, qui répondait par une porte de derrière à la campagne, comme celui du baron d'Arqués. Après m'avoir fait cette con- fidence, il me pria de l'y accompagner, et de faire tout ce que je pourrais pour me mettre dans les bonnes grâces de la fille qu'elle de-

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vait avoir avec elle. Je ne pouvais refuser à l'amitié que m'avait toujours témoignée Ver- ville de faire tout ce qu'il voulait. Nous sor- tîmes par la porte de derrière de notre jar- din, sur les dix heures du soir, et fûmes reçus, ar la maîtresse et la suivante, dans le jar- in l'on nous attendait. La pauvre made- moiselle de Saldagne tremblait conyne la feuille, et n'osait parier ; Verville n'était guère plus assuré; la suivante ne disait mot, et moi, qui n'étais que pour accompagner Verville, je ne parlais point et n'en avais pas envie. Enfin Verville s'évertua et mena sa maîtresse dans une allée couverte, après ni'a- voir bien recommandé et à la suivante de faire bon guet : ce que nous fîmes avec tant d'attention, que nous nous promenâmes assez longtemps sans nous dire la moindre parole. Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes avec les jeunes amants. Verville me demanda assez haut, si j'avais bien entretenu madame Madelon. Je lui répondis que je ne croyais pas qu'elle eût sujet de s'en plaindre. « Non^ as- surément, dit aussitôt la soubrette, car il ne m'a encore rien dit. »

Verville s'en mit à rire, et assura cette Ma- delon que je valais bien la peine que Ton fît conversation avec moi, quoique je fusse fort mélancolique. Mademoiselle de Saldagne prit la parole, et dit que sa femme de chambre n'était pas aussi une fille à mépriser; et là- dessus ces heureux amants nous quittèrent, nous recommandant de bien prendre g-arde qu'on ne les surprît point. Je me préparai alors à m'ennuyer beaucoup avec une ser- vante, qui m'allait demander sans doute com- bien je gagnais de gages; quelles servantes je connaissais dans le quartier; si je savais des chansons nouvelles, et si j'avais bien des pro- fits avec mon maître. Je m'attendais après

LE ROMÀS COMIQUE 103

cela d'apprendre tous les secrets de la maison de Saldagne, et tous ses défauts et ceux de ses sœurs : car peu de suivants se rencontrent ensemble sans se dire tout ce qu'ils savent de leurs maîtres, et sans trouver a redire au peu de soins qu'ils ont de faire leur fortune et celle de leurs gens : mais je fus bien étonné de me voir en conversation avec une servante, qui me dit d'abord : « Je te conjure, esprit muet, de me confe-ser si tu es valet; et si tu es va- xet, par quelle vertu admirable tu ne m'as pas dit jusqu'à cette heure du mal de ton maître. » Ces paroles, si extraordinaires dans la bou- che d'une femme de chambre, me surprirent , et je lui demandai de quelle autorite elle se mêlait dem'exorciser. « Je vois bien, me dit- elle, que tu es un esprit opiniâtre, et qu'il faut que je redouble mes conjurations. Dis -moi donc, esprit rebelle, par la puissance que Dieu m'a donnée sur les valets suffisants et glorieux, dis-moi qui tu es? Je suis un pau- vre garçon, lui répondis-je, qui voudrais bien être endormi dans mon lit. Je vois bien, repartit-elle, que j'aurai bien de la peine à te connaître ; au moins ai-je déjà découvert que tu n'es guère galant; car, ajouta-t-elle, ne devrais-tu pas me parler le premier, me dire cent douceurs, me vouloir prendre la main te faire donner deux ou trois soufflets, autant de coups de pied, te faire égratigner, enfin l'en retourner chez toi comme un homme à bonne fortune? Il y a des filles dans Paris, interrompis -je, dont je serais ravi de porter des marques; mais il y en a aussi que je ne voudrais pas seulement envisager, de peur d'avoir de mauvais songes. Tu veux dire, repartit-elle, que je suis laide Hé, monsieur le difficile, ne sais-tu pas bien que la nuit tous les chats sont gris? Je ne veux rien faire la nuit, lui répiiauai-je, dont je puisse

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me repentir le jour. Et si je suis belle? me dit-elle. Je ne vous aurais pas porté assez de respect, dis-je; outre qu'avec l'esprit que vous me faites paraître , vous mériteriez d'être servie et galantisée dans les formes. Et servirais-tu bien une fille de mérite dans les formes? me demanda-t-elle. Mieux gu'homme au monde, lui dis-je, pourvu que je l'aimasse. Que t'importe, ajouta-t-elle pourvu que tu en fusses aimé ? Il faut que l'un et l'autre se rencontrent dans une galan- terie où je m'embarquerais, lui repartis-je. Vraiment, dit-elle, si je dois juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien choisi en M. de Verville, et la servante, pour qui tu te radoucirais, aurait grand sujet de faire l'im- portante. — Ce n'est pas assez de m'entendre parler, lui dis-je, il faut aussi me voir. Je crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'au- tre. »

Notre conversation ne put durer davantage; car M. de Saldagne heurtait à grands coups à la porte de la rue, que l'on ne se hâtait point d'ouvrir par ordre de sa sœur, qui voulait avoir le temps de regagner sa chambre. La demoiselle et la femme de chambre se reti- rèrent si troublées et avec tant de précipita- tion, qu'elles ne nous dirent pas adieu en nous mettant hors du jardin. Verville voulut que je l'accompagnasse en sa chambre, aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais je ne vis un homme plus amoureux et plus sa- tisfait. Il m'exagéra l'esprit de sa maîtresse, et me dit qu'il n'aurait pas l'esprit content que je ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la nuit a me redire cent fois les mêmes choses, et je ne pus m'aller coucher que quand le point du jour commença de paraître. Pour moi, j'étais fort étonné * d'avoir trouvé une servante de si bonne conversation, et je

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vous avoue que j'eus quelque envie de savoir si elle était belle, quoique le souvenir de ma Léonore me donnât une extrême indifférence pour toutes les belles filles que je voyais tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville et moi, jusqu'à midi. Il écrivit, aussitôt qu'il fut éveillé, à mademoiselle de Saldagne, et envoya sa lettre par son valet, qui 3n avait déjà porté d'autres, et qui avait correspon- dance avec sa femme de chambre. Ce valet était Bas-Breton, d'une figure fort désagréa- ble, et d'un esprit qui l'était encore plus. Il me vint en idée, quand je le vis partir, que si la fille que j'avais entretenue le voyait vilain comme il était et lui parlait un moment, as- surément elle ne le soupçonnerait point pour être celui qui avait accompagné Verville. Ce gros sot s'acquitta assez bien de sa commis- sion pour un sot : il trouva mademoiselle de Saldagne avec sa sœur aînée, qui s'appelait mademoiselle de Léri, à qui elle avait fait confidence de l'amour que Verville avait pour elle. Comme il attendait sa réponse, on en- tendit M. de Saldagne chanter sur le degré. Il venait à la chambre de ses sœurs, qui cachè- rent à la hâte notre Breton dans une garde- robe. Le frère ne fut pas longtemps avec ses sœurs, et le Breton fut tiré de sa cachette : mademoiselle de Saldagne s'enferma dans un petit cabinet pour faire réponse à Verville, et mademoiselle de Léri fit conversation avec le Breton, qui, sans doute, ne la divertit guère. Sa sœur, qui avait achevé sa lettre, la délivra de notre lourdaud, le renvoyant à son maître avec un billet, par lequel elle lui promettait de l'attendre à la même heure dans le jardin. Aussitôt que la nuit fut venue, vous pouvez penser que Verville se tint prêt pour aller à l'assignation qu'on lui avait donnée. Nous tû- mes introduits dans le jardin, et je me vis en

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tête la même personne que j'avais entretenue, et que j'avais trouvée si spirituelle. Elle mêle parut encore plus qu'elle n'avait fait, et je vous avoue que le son de sa voix et la façon dont elle disait les choses me firent souhaiter qu'elle fût belle. Cependant, elle ne pouvait croire que je fusse le Bas-Breton qu'elle a^ait vu, ni com- prendre pourquoi j'avais plus d'esprit la nuit que le jour ; car le Breton nous ayant conté que l'arrivée de Saldagne dans la chambre de ses sœurs lui avait fait grand'peur, je m'en fis honneur devant cette spirituelle servante, en lui protestant que je n'avais pas eu tant de peur pour moi que pour mademoiselle de Sal- dagne. Cela lui ôta tout le doute qu'elle pou- vait avoir que je ne fusse pas le valet de ver- ville ; et je remarquai que depuis cela elle commença à me tenir de vrais discours de servante! Elle m'apprit que ce monsieur de Saldagne était un terrible homme, et que, s'é- tant trouvé fort jeune sans père ni mère avec beaucoup de biens et peu de parents, il exer- çait une grande tyrannie sur ses sœurs pour îes obliger à se faire religieuses, les traitant non-seulement en père injuste, mais en mari jaloux et insupportable. J'allais lui parler à mon tour du baron d'Arqués et de ses enfants, quand la porte du jardin, que nous n'avions point fermée, s'ouvrit; et nous vîmes entrer M. de Saldagne suivi de deux laquais, dont l'un lui, portait un flambeau. Il revenait d'un logis qui était au bout delarue, dans la même ligne au sien et du nôtre, l'on jouait tous les jours et Saint-Far allait souvent se diver- tir. Ils y avaient joué ce jour-là, l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son argent de bonne heure; était rentré dans son logis par la porte de derrière, contre sa coutume : et, l'ayant trouvée ouverte, nous avait surpris comme je viens de vous dire. Nous étions alors touj

LE ROMAN COTHQCE 107

quatre dans une allée couverte ; ce qui nous donna moyen de nous dérober à la vue de Saldagne et de ses gens. La demoiselle de- meura dans le jardin, sous prétexte de pren- dre le frais ; et, pour rendre la chose plus vrai- semblable, elle se mit à chanter sans en avoir grande envie, comme vous pouvez penser.

Cependant Verville, ayant escaladé la mu- raille par une treille, s'était jeté de l'autre côté mais un troisième laquais de Saldagne, qui n'était pas encore entre; le vit sauter, et ne manqua pas d'aller dire a son maître qu'il venait de voir sauter un homme de la mu- raille du jardin dans la rue. En même temps, on m'entendit tomber dans le jardin fort ru- dement, la même treille par laqueUe s'était sauvé Verville s'étant malheureusement rom- pue sous moi.

Le bruit de ma chute, joint au rapport du valet, émut tous ceux qui étaient dans le jar- din. Saldagne courut au bruit qu'il avait en- tendu, suivi de ses trois laquais; et voyant un homme l'épée à la main (car aussitôt que je fus relevé, je m'étais mis en état de me dé- fendre) il m'attaqua à la tête des siens. Je lui fis bientôt voir que je n'étais pas aisé à abattre. Le laquais qui portait le flambeau s'avança plus que les autres ; cela me donna moyen de voir Saldagne au visage, que je re- connus pour le même Français qui m avait voulu autrefois assassiner dans Rome, pour l'avoir empêché de taire une violence à Léo- nore, comme je vous l'ai dit tantôt. U me re- connut aussi, et, ne doutant point .me je ne fusse venu chez lui pour lui rendre la pareille, ii me cria que je ne lui échapperais pas cette fois-là. U i*edoubla ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé, outre que je m'étais quasi rompu une jambe en tombant. Je gagnai, lâ- chant le pied, un cabinet j'avais vu entrer

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la maîtresse de Verville fort éplorée. Elle ne sortit point de ce cabinet, quoique je m'y reti- rasse, soit qu'elle n'en eût pas le temps, ou que la peur la rendît immobile. Pour moi, je me sentis augmenter le courage, quand je vis que je ne pouvais être attaqué que par la porte du cabinet, qui était assez étroite. Je blessai Saldague à une main, et le plus acharné de ses laquais à un bras ; ce qui me donna un çeu de relâche. Je n'espérais pas pourtant en échapper, m'attendant qu'à la fin on me tue- rait à coups de pistolet, quand je leur aurais bien donné de la peine à coups d'épée ; mais Verville vint à mon secours.

Il ne s'était point voulu retirer dans son lo- gis sans moi ; et, ayant ouï la rumeur et le bruit des épées, il était venu me tirer du péril il m'avait mis, ou le partager avec moi. Saldagne, avec qui il avait déjà fait connais- sance, crut qu'il venait le secourir, comme son ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et lui dit en l'abordant : «Vous voyez, monsieur, comme je suis assassiné dans mon logis. »

Verville, qui connut sa pensée, lui répondit sans hésiter qu'il était son serviteur contre tout autre, mais qu'il n'ét-dtlà que dans l'in- tention de me servir contre qui que ce fût. Saldagne, enragé de s'être trompé, lui dit en jurant, qu'il viendrait bien à bout à lui seul de deux traîtres, et en même temps chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureuse- ment. Je sortis de mon cabinet pour aller join- dre mon ami ; et, surprenant le laquais qui portait le flambeau, je ne voulus pas le tuer; je me contentai de lui donner d'un estramacon sur la tête, qui l'effraya si fort, qu'il s'enfuit hors du jardin bien avant dans la campagne, criant aux voleurs. Les autres laquais s enfui- rent aussi.

Pour ce qui est de Saldagne, au même

LE F.OîIAX COMIQUE 109

temps que la lumière du flambeau nous man- qua ^ je le vis tomber dans une palissade, soit que \ erville l'eût blessé, ou par un autre ac- cident. Nous ne jugeâmes pas à propos de le relever, mais bien de nous retirer fort vite. La sœur de Saldagne, que j'avais vue dans le ca- binet, et qui savait bien que son frère était homme à lui faire de grandes violences, en sortit alors, et vint nous prier, parlant bas et fondant toute en larmes, de l'emmener avec nous.

Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa puissance.

Nous trouvâmes la porte de notre jardin entr'ouverte, comme nous l'avions laissée, et nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas la peine de l'ouvrir, si nous étions obligés de sortir. Il y avait dans notre jardin une salle basse, peinte et fort enjolivée, l'on man- geait en été, et qui était détachée du reste de la maison. Mes jeunes maîtres et moi y fai- sions quelquefois des armes; et, comme c'était le lieu le plus agréable de la maison, le baron d'Arqués, ses enfants et moi, en avions cha- cun une clef, afin que les valets n'y entrassent Doint. et que les livres et les meubles qui y étaient fussent en sûreté. Ce fut nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvait se consoler. Je lui dis que nous allions songer à sa sûreté et à la nôtre, et que nous revien- drions à elle dans un moment. Verville fut un gros quart d'heure à réveiller son valet ore- ton, qui avait fait la débauche. Aussitôt qu'il nous eut allumé une chandelle, nous songeâ- mes quelque temps à ce que nous ferions de la sœur de Saldagne ; enfin nous résolûmes de la mettre dans ma chambre, qui était au lo- gis, et qui n'était fréquentée que de mon va- let et de moi. Nous retournâmes à la salle du iardin. avec de la lumière : Verville fit ua

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grand cri en y entrant ; ce qui me surprit fort. Je n'eus pas le temps de lui demander ee qu'il avait; car j'entendis parler à la porte de la salle, que quelqu'un ouvrit à l'instant j'é- teignais ma chandelle. Verville demanda : « Qui va là? » Son frère Saint-Fai nous ré- pondit : « Cest moi. Que diable faites-vous ici sans chandelle, à l'heure qu'il est? Je m'entretenais avec Garigues, parce que je ne puis dormir, lui répondit Verville. Et moi, dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et viens occuper la salle à mon tour; ie vous prie de m'y laisser tout seul. »

Nous ne nous fîmes pas prier tous deux. Je fis sortir notre demoiselle le plus adroitement que je pus, m'étant mis entre elle et Saint-Far qui entrait en même temps. Je la menai dans ma chambre sans qu'elle cessât de se déses- pérer, et revins trouver Verville dans la sienne, son valet ralluma une chandelle. Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il fallait qu'il retournât incessamment chez Sal- dagne. « Et qu'en voulez-vous faire, lui dis- je, l'achever? Ah! mon pauvre Gangues, s*écria-t-il, je suis le plus malheux homme du monde, si je ne tire mademoiselle de Saldagne d'entre les mains de son frère! Et y est- elle encore, puisqu'elle est dans ma chambre, lui répondis-je? Plût à Dieu que cela fût! me oit-il en soupirant. Je crois que voua rêvez, lui repartis-je. Je ne rêve point, re-

§ rit-il ; nous avons pris la soeur aînée de ma- emoiselle de Saldagne pour elle. Quoi! lui dis-je aussitôt , n'étiez-vous pas ensemble dans le jardin?— Il n'y a rien de plus assuré, me dit-il. Pourquoi voulez-vous donc vous aller faire assommer chez son frère, lui ré- pondisse, puisque la sœur que vous demandez est dans ma chambre? Ah! Garigues, s'é- cria-t*il encore, je sais bien ce que j'ai vu.

LE ROMAX COMIQUE 111

Et moi aussi, lui dis-je ; et pour vous montrer que je ne me trompe point, venez voir made- moiselle de Saldagne. »

Il me dit que j'étais fou, et me suivit le plus affligé du monde. Mais mon étonnement ne fut pas moindre que son affliction quand je vis dans ma chambre une demoiselle que je n'avais jamais vue, et qui n'était point celle oue j'avais amenée. Verville en fut aussi éton- né que moi, mais en récompense le plus satis- fait homme du monde ; car il se trouvait avec mademoiselle de Saldagne. Il m'avoua que c'était lui qui s'était trompé : mais je ne pou- vais lui répondre, ne pouvant comprendre par quel enchantement une demoiselle que j'avais toujours accompagnée s'était transformée en une autre, pour venir de la salle du jardin à ma chambre. Je regardais attentivement la maîtresse de Verville, qui n'était point assu- rément celle que nous avions tirée de chez Saldagne, et qui même ne lui ressemblait pas. Verville me voyant si éperdu : « Qu'as-tu donc? me dit-il ; je te confesse encore une fois que je me suis trompé. Je le suis plus que vous? si mademoiselle de Saldagne est entrée ici avec nous, lui répondis-je.— Et avec qui donc? reprit-il. Je ne sais, lui dis-je; ni qui le peut savoir que mademoiselle même. Je ne sais pas aussi avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur, nous dit alors made- moiselle de Saldagne, parlant de moi; car, continua-t-elle. ce n'est pas monsieur de Ver- ville qui m'a tirée de chez mon frère, c'est un homme qui est entré chez nous un moment après que vous en êtes sorti. J'ignore si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si nos laquais, qui entrèrent en même temps mie lui, l'avaient averti de ce qui s'était passé. Il fit porter mon frère dans sa chambre, et ma femme de chambre m'étant venue apprendre

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ce que je viens de vous dire, et qu'elle avait remarqué que cet homme était de la connais- sance de mon frère et de nos voisins, j'allai l'attendre dans le jardin, je le conjurai de me menei chez lui jusqu'au lendemain, que je me ferais mener chez une dame de mes amies, pour laisser passer la furie de mon frère, que je lui avouai avoir tous le3 sujets du monde de redouter. Cet homme m'offrit assez civile- ment de me conduire partout je voudrais, et me promit de me protéger contre mon frère, même au péril de sa vie. C'est sous sa conduite que je suis venue en ce logis, "Ver ville, que j'ai bien reconnu à la voix, a parlé à ce même homme ; ensuite de quoi on m'a mise dans la chambre vous me voyez. » Ce que nous dit mademoiselle de Saldagne ne m'éclaircit pas entièrement; mais au moins aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu près de quelle façon la chose était arrivée. Pour Verville, il avait été si attentif à consi- dérer sa maîtresse, qu'il ne l'avait été que fort peu a tout ce qu'elle nous dit ; il se mit à lui conter cent douceurs, sans se mettre beau- coup en peine de savoir par quelle voie elle était venue dans ma chambre. Je pris la lu- mière, et, les laissant ensemble, je retournai dans la salle du jardin pour parler à Saint- Far, quand même il me devrait dire quelque chose de désobligeant, selon sa coutume. Mais je fus bien étonné de trouver au lieu de lui la même demoiselle que je savais très-cer- tainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce qui augmenta mon étonnement, o* fut de la voir tout en désordre, comme une personne à qui on a fait violence ; sa coiffure était toute défaite, et le mouchoir qui lui couvrait la gorge était sanglant en quelques endroits, aussi bien que son visage. « Verville, me dit- elle aussitôt qu'elle me vit paraître, ne m'ap-

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proche que pour me tuer. Tu feras mieux que d'entreprendre une seconde violence. Si j'ai eu assez de force pour me défendre de la pre- mière, Dieu m'en donnera encore assez pour t'arracher les yeux, si je ne puis t'ôter la vie. C'est donc là, ajouta-t-elle en pleurant, cet amour violent que tu disais avoir pour ma sœur? Oh ! que la complaisance que j'ai eue pour ses folies me coûte bon ! et quand on ne fait pas ce qu'on doit, qu'il est bien juste de souffrir les maux que l'on craint le plus ! Mais que délibères-tu? me dit-elle encore, me voyant tout étonné , as-tu quelques remords de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublie- rai de bon cœur; tu es jeune, et j'ai été trop imprudente de me fier à la discrétion d'un homme de ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains moins que toi, qui n'es qu'un brutal, ou plutôt un ennemi mortel de notre maison, qui n'a pu être satisfait d'une fille sé- duite et d'un gentilhomme assassiné, si tu n'y ajoutais un plus grand crime. »

En achevant ces paroles, qu'elle prononça avec beaucoup de véhémence, elle se mit" à pleurer avec tant de violence^ que je n'ai ja- mais vu une affliction pareille. Je vous avoue que ce fut que j'achevai de perdre le peu d'esprit qus j'avais conservé dans une si grande confusion; et si elle n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais osé l'in- terrompre de la façon que j'étais étonné, et de l'autorité avec laquelle elle m'avait fait tous ces reproches. « Mademoiselle lui ré- pondisse, non-seulement je ne suis point Verville ; mais aussi j'use vous assurer qu'il n'est point capable d'une mauvaise action, comme celle dont vous vous plaignez. Quoi ! reprit-elle, tu n'es point Verville"/ je ne t'ai point vu aux mains avec mon frère ? un

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gentilhomme n'est point venu à ton secours? et tu ne m'as pas conduite ici à ma prière, tu m*as voulu faire une violence indigne de toi et de moi? »

Elle ne put rien dire davantage, tant la douleur la suffoquait. Pour moi, je ne fus ja- mais en plus grande peine, ne pouvant com- prendre comment elle connaissait Verville et ne le connaissait point. Je lui dis que la vio- lence qu'on lui avait faite m'était inconnue, et puisqu'elle était sœur de M. de Saldagne, que je la mènerais, si eue voulait, était sa sœur.

Comme j'achevais de parler, je vis entrer Verville et mademoiselle de Saldagne, qui voulait absolument qu'on la ramenât chez son frère : je ne sais pas d'où lui était venue une si dangereuse fantaisie. Les deux sœurs s'embrassèrent aussitôt qu'elles se virent, et se remirent à pleurer à l'envi l'une de l'autre. Verville les pria instamment de retourner dans ma chambre, leur représentant la diffi- culté qu'il y aurait de faire ouvrir chez M. de Saldagne, la maison étant alarmée comme elle était, outre le péril qu'il y avait pour elles d'être entre les mains d'un brutal ; que dans son logis elles ne pouvaient être découvertes; que le jour allait bientôt paraître, et que, se- lon les nouvelles que l'on aurait de Saldagne, on aviserait à ce que l'on aurait à faire. Ver- ville n'eut pas grand'peine à les faire con- descendre à ce qu'il voulut, ces deux pauvres demoiselles se trouvant toutes rassurées de se voir ensemble. Nous montâmes à ma cham- bre, où, après avoir bien examiné les étranges succès qui nous mettaient en peine, nous crûmes avec autant de certitude que si nous l'eussions vu, que la violence que l'on avait faite à mademoiselle de Léri venait infailli- blement de Saint-Far, ne sachant que trop,

LE ROMAN COMIQUE 115

Verville et moi, qu'il était encore capable de quelque chose de pire. Nous ne nous trom- pions point en nos conjectures ; Saint-Far avait joué dans la même maison Saldagne avait perdu son argent, et, passant devant son jardin un moment après le désordre que nous y avions fait, il s'était rencontré avec les laquais de Saldagne, gui lui avaient fait le récit de ce qui était arrive à leur maître, qu'ils assuraient avoir été assassiné par sept ou huit voleurs,

Four excuser la lâcheté qu'ils avaient faite en abandonnant. Saint-Far se crut obligé de lui aller offrir son service comme à son voisin, et ne le quitta point qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir de laquelle made- moiselle de Saldagne l'avait prié de la mettre à couvert des violences de son frère, et était venue avec lui, comme avait fait sa sœur avec nous. Il avait donc voulu la mettre dans la salle du jardin nous étions, comme je vous l'ai dit; et parce qu'il n'avait pas moins de peur que nous vissions sa demoiselle que nous en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par ha- sard les deux sœurs se trouvèrent l'une au- près de l'autre quand il entra et quand nous sortîmes, je trouvai sous ma main la sienne en même temps qu'il se trompa de la même façon avec la nôtre, et ainsi les demoiselles furent troquées : ce qui fut d'autant plus fai- sable que j avais éteint la lumière, et qu'elles étaient vêtues l'une comme l'autre, et si éper- dues aussi bien que nous, qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient.

Aussitôt que nous l'eûmes laissé dans la salle, se voyant seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus d'instinct que de raison, ou, pour parler de lui comme il le niérire, étant la brutalité même, il avait voulu profiter de l'occasion, sans considérer ce qui en pour- rait arriver, et qu'il faisait un outrage irrépa-

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rable à une fille de condition, qui s'était mise entre ses bras comme dans un asile. Sa bru- talité fut punie comme elle le méritait. Made- moiselle de Léri se défendit en lionne, le mor- dit, l'égratignaet le mit tout en sang. Atout cela il ne fit autre chose que s'aller coucher, et s'endormit aussi tranquillement que s'il n'eût pas fait l'action du monde la plus dérai- sonnable,

Vous êtes peut-être en peine de savoir com- ment mademoiselle de Léri se trouvait dans le jardin quand son frère nous y surprit, elle qui n'y était point venue comme avait fait sa sœur. C'est ce qui m'embarrassait aussi bien que vous; mais j'appris de l'une et de l'autre que mademoiselle de Léri avait accom- pagné sa sœur dans le jardin, pour ne se fier pas à la discrétion d'une servante ; et c'était elle que j'avais entretenue sous le nom de Madelon. Je ne m'étonnai donc plus si j'avais trouvé tant d'esprit dans une femme de cham- bre ; et mademoiselle de Léri m'avoua qu'a- près avoir fait conversation avec moi dans le jardin, et m'avoir trouvé plus spirituel que ne l'est d'ordinaire un valet, celui de Yerville, qui lui avait fait voir quïl n'avait guère d'esprit, et qu'elle prenait encore le lendemain pour moi, l'avait extrêmement étonnée.

Depuis ce temps-là nous eûmes l'un pour l'autre quelque ehose.de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle était pour le moins aussi aise que moi de ce que nous pouvions nous aimer avec plus d'égalité et de proportion, que si l'un de nous deux eût été valet ou ser- vante. Le jour parut, que nous étions encore ensemble.

Nous laissâmes nos demoiselles dans ma chambre, elles s'endormirent si elles vou- lurent, et nous allâmes songer, Verville et moi, à ce que nous avions à faire. Pour moi,

LE ROMÀ* COMIQUE 117

qui n'étais pas amoureux comme Verville, je mourais d'envie de dormir; mais il n'y avait pas d'apparence d'abandonner mon ami dans un si grand accablement d'affaires. l'avais un laquais aussi avisé que le valet de cham- bre de Verville était maladroit. Je l'instruisis autant que je pus, et l'envoyai découvrir ce qui se passait chez Saldagne. Il s'acquitta de sa commission avec esprit, et nous rapporta que les gens de Saldagne disaient que des voleurs l'avaient fort blessé, et que l'on ne parlait non plus de ses sœurs que si jamais il n'en eût evu soit qu'il ne se souciât point d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en parler, cour étouffer le bruit d'une chose qui lui était si désavantageuse. « Je vois bien qu'il y aura ici du duel, me dit alors Verville. Et peut- être de l'assassinat, » lui répondis-je.

Et là-dessus je lui appris que Saldagne était le même qui avait voulu m'assassiner à Rome: que nous nous étions reconnus l'un l'autre ; et j'ajoutai que s'il croyait que ce fût moi qui eût attenté sur sa vie, comme il y avait grande apparence, assurément il ne soupçon- nait rien encore de l'intelligence que* ses sœurs avaient avec nous. J'allai rendre compte à ces pauvres filles de ce que nous avions appris; et cependant Verville alla trou- ver Saint-Far pour découvrir ses sentiments, et si nous avions bien deviné. Il trouva qu'il avait le visage fort égratigné; mais, quelque question que Verville lui fît, il n'en put tirer autre chose, sinon que, revenant de jouer, il avait trouvé la porte du jardin de Saldagne ouverte, sa maison en rumem , et lai fort blessé entre les bras de ses gens qui le por- taient dans sa chambre. « Voilà un grand ac- cident, lui dit Verville: et ses sœurs en se- ront bien affligées : ce sont de fort belles Ai- les -, je veux leur aller rendre visite. Que

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m'importe? » lui répondit ce brutal, qui se mit ensuite à siffler, sans plus rien répondre h son frère, pour tout ce qu'il put lui dire.

Verville le quitta, et revint dans ma cham- bre, où j'employais toute mon éloquence pour consoler nos belles affligées. Elles se désespé- raient, et n'attendaient que des violences ex- trêmes de l'étrange humeur de leur frère, qui. était sans doute l'homme du monde le plus es- clave de ses passions. Mon laquais leur alla qué- rir à manger dans le cabaret prochain ; ce qu'il continua de faire quinze jours durant que nous les tînmes cachées dans ma chambre, par bonheur elles ne furent point décou- vertes, parce qu'elle était au haut du logis et éloignée des autres. Elles n'eussent point eu de répugnance à se mettre dans quelque mai- son religieuse; mais, à cause de l'aventure fâ- cheuse qui leur était arrivée, elles avaient grand sujet de craindre de ne sortir pas d'un couvent quand elles voudraient, après s'y être renfer- mées d'elles-mêmes. Cependant les blessures de Saldagne se guérissaient, et Saint-Far, que nous observions, Fallait visiter tous les jours. Verville ne bougeait de ma chambre ; à quoi on ne prenait pas garde dans le logis, ayant accoutumé d'y passer souvent les jours entiers à lire ou à s'entretenir avec moi. Son amour augmentait tous les jours pour mademoiselle de Saldagne, et elle l'aimait autant qu'elle en était aimée. Je ne déplaisais pas à sa sœur aînée, et elle ne m'était pas indifférente. Ce n'est pas que la passion que j'avais pour Léo- nore fut diminuée, mais je n'espérais plus rien de ce côté-là, et quand j'aurais pu la possé- der, je me serais fait conscience de la rendre malheureuse.

Un jour, Verville reçut un billet de Salda- gne, qui voulait le voir l'épée à la main, et qui l'attendait avec un de ses amis dans la

LE ROUAN* COLIQUE 119

plaine de Grenelle. Par le même billet, Ver- ville était prié de ne se servir de personne que de moi : ce qui me donna quelque soupçon eue peut-être il nous voulait prendre tous deux a'un coup dp filet. Ce soupçon était assez bien f Aidé, ayant déjà expérimenté ce qu'il savait faire ; mais Verville ne voulut pas s'y arrêter, ayant résolu de lui donner toutes sortes de sa- tisfactions, et d'offrir même d'épouser sa sœur. D envoya quérir un carrosse de louage, quoi- qu'il y en eut trois dans le logis. Nous allâmes oùSaldagne nous attendait, et Verville fut bien étonné de trouver son frère qui servait de second à son ennemi. Nous n'oubliâmes ni soumissions, ni prières, pour faire passer les choses par accommoiement. Il fallut absolu- ment se battre avec les deux moins raisonna- bles hommes du monde. Je voulus protester à Saint-Far que j'étais au désespoir de tirer l'é- pée contre lui ; et je ne répondis qu'avec des soumissions et des paroles respectueuses à toutes les choses outrageantes dont il exerça ma patience. Enfin il me dit brutalement que je lui avais toujours déphr et que pour rega- gner ses bonnes grâces, il fallait que je re- çusse de lui deux ou trois coups d'épée. En disant cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer quelque temps, résolu d'éviter d'en venir aux prises, au péril de quelques blessu- res. Dieu favorisa ma bonne intention, il tom- ba à mes pieds. Je le laissai relever, et cela l'anima encore^davantage contre moi. Enfin, m" ayant blessé légèrement à une épaule, il me cria, comme aurait fait un laquais, que l'en tenais, avec un emportement si insolent, que ma patience se lassa. Je le pressai, et, l'ayant mis en désordre, je passai si heureu- sement sur lui, que je pus lui saisir la garde de son épée. « Cet homme que vous haïssez tant, lui dis-je alors, vous donnera néanmoins la vie.i

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Il fit cent efforts hors de saison, sans jamais Youloir parler, comme un brutal qu'il était, quoique je lui présentasse que nous devions aller séparer son frère et Saldagne, qui se rou- laient l'un sur l'autre ; mais je vis bien qu'il fallait agir autrement avec lui. Je ne l'épar- gnai plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand effort que je fis en lui arrachant son épée ; que je jetai assez loin de lui. Je courus aussitôt au secours de Verville, qui était aux prises avec son homme. En les ap- prochant, je vis de loin des gens de cheval qui venaient à nous. Saldagne fut désarmé, et en même temps je me sentis donner un coup d'épée par derrière. C'était le généreux Saint-Far, qui se servait si lâchement de l'é- pée que je lui avais laissée. Je ne fus plus maître de mon ressentiment ; je lui en portai un qui lui fit une grande blessure.

Le baron d'Arqués, qui survint à l'heure même, et qui vit que je olessais son fils, m'en voulut d'autant plus de mal, qu'il m'avait toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa son cheval sur moi, et me donna un coup d'é- pée sur la tête. Ceux qui étaient venus avec lui fondirent sur moi à son exemple. Je me démêlai assez heureusement de tant d'enne- mis; mais il eût fallu céder au nombre, si Verville, le plus généreux ami du monde, ne se fût mis entre eux et moi, au péril de sa vie. Il donna d'un grand estramacon sur les oreilles de son valet, qui me pressait plus que les autres, pour se faire de fête Je présentai mon épée par la garde au baron d'Arqués : cela ne le fléchit point. Il m'appela coquin, ingrat, et me dit toutes les injures qui lui vinrent à la bouche, jusqu'à me menacer de me faire pendre. Je répondis avec beaucoup de fierté que, tout coquin et tout ingrat que j'étais, j'avais donné la vie à son fils, et que je

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Be l'avais blessé qu'après en avoir été frappé en trahison. Verville soutint à son père que je n'avais pas tort, mais il dit toujours qu'il ne me voulait jamais voir. Saldagne monta avec le baron d'Arqués dans le carrosse l'on avait mis Saint-Far ; et Verville, qui ne me voulut point quitter, me reçut dans l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans l'hôtel d'un de nos princes, il avait des amis, et se retira chez son père. M. de Saint-Sauveur m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut en son logis secrètement, il eut soin de moi comme si j'eusse été son fils. Verville me vint voir le lendemain, et me conta que son père avait été averti de notre combatpar les sœurs de Saldagne, qu'il avait trouvées dans ma chambre. 11 me dit ensuite avec grande joie, que l'affaire s'accommoderait par un double maria°re aussitôt que son frère serait guéri, qui n'était pas blessé en heu dangereux ; qu'il ne tiendrait qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne ; et pour son père, qu'il n'était plus en colère, et était bien fâché de m'avoir mal- traité. Il souhaita ensuite que je fusse bien- tôt guéri, pour avoir part à tant de réjouissan ces. Mais je lui répondis que je ne pouvais plus demeurer dans un pays l'on pouvait me reprocher ma basse naissance, comme avait fait son père, et que je quitterais bien- tôt le royaume pour me faire tuer à la guerre, ou pour m'élever à une fortune proportionnée aux sentiments d'honneur que son exemple m'avait donnés. Je veux croire que ma réso- lution l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas longtemps occupé par une autre pas- sion que l'amour.

Destin continuait ainsi son histoire, quand on entendit tirer dans la rue un coup d'ar- quebuse et tout aussitôt jouer des orgues. Cet

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instrument, qu'on n'avait peut-être point en- . core entendu à la porte d'une hôtellerie, fit courir aux fenêtres tous ceux que le coup d'ar- quebuse avait éveillés. On continuait toujours de jouer des orgues, et ceux qui s'y connais- saient remarquèrent même que l'organiste jouait un chant d'égiise. Personne ne pouvait rien comprendre à cette dévote sérénade, qui pourtant n'était pas encore bien reconnue pour telle. Mais on n'en douta plus quand on entendit deux méchantes voix , dont l'une chantait le dessus et l'autre raclait une basse. Ces deux voix de lutrin se joignirent aux or- gues, et firent un concert à faire hurler tous les cniens du pays. Ils chantèrent : Allons, de nos voix et de nos luths d'i-voirs, ravir les esprits; et le reste de la chanson. Après que cet air suranné fut mal chanté, on entendit la voix de quelqu'un qui parlait bas le plu3 haut qu'il pouvait, en reprochant aux chantres qu'ils chantaient toujours la même chose. Les pau- Tres gens répondirent qu'ils ne savaient pas ce qu'on voulait qu'ils chantassent.

Chantez ce que vous voudrez, répondit à demi haut la même personne ; il faut chanter, puisqu'on vous paye bien.

Après cet arrêt définitif les orgues changè- rent de ton, et on entendit un bel Exaudiat, qui fut chanté fort dévotement. Aucun des auditeurs n'avait encore osé parler, de peur d'interrompre la musique, quand la Rancune, qui ne se fut pas tu dans une pareille occasion pour tous les biens du monde, cria tout haut :

On fait donc ici le service divin dans les rues?

; Quelqu'un des écoutants prit la parole, et dit que l'on pouvait proprement appeler cela chanter ténèbres. Un autre ajouta que c'était une procession de nuit ; enfin tous les facé- tieux de l'hôtellerie se réjouirent sur la musi-

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que, sans que pas un d'eux pût deviner celui qui la donnait, et encore moins a qui ni pour- quoi. Cet Exaudiat avançait toujours chemin, lorsque dix ou douze chiens gui suivaient une chienne de mauvaise vie vinrent à la suite de leur maîtresse se mêler parmi les jambes des musiciens; et comme plusieurs rivaux ensemble ne sent pas longtemps d'accord, après avoir grondé et juré quelque temps les uns contre les autres, enfin tout d'un coup ils se pillèrent avec tant d'animosité et de furie, que les musiciens craignirent pour leurs jam- bes, et gagnèrent au pied, laissant leurs orgues à la discrétion des chiens. Ces amants immo- dérés n'en usèrent pas bien ; ils renversèrent une table à tréteaux qui soutenait la machine harmonieuse, et je ne voudrais pas jurer que quelques-uns de ces maudits chiens ne levas- sent la jambe et ne pissassent contre les or- gues renversées, ces animaux étant fort diu- rétiques de leur nature, principalement quand Quelque chienne de leur connaissance a envie e procéder à la multiplication de son espèce. Le concert étant ainsi déconcerté, l'hôte fit ouvrir la porte de l'hôtellerie, et voulut mettre à couvert le buffet d'orgues, la table et les tré- teaux. Comme ses valets et lui s'occupaient à cette œuvre charitable, l'organiste revint à ses orgues, accompagné de trois personnes, entre lesquelles il y avait une femme et un homme qui se cachait le nez dans son manteau. Cet homme était le véritable Ragotin, qui avait voulu don- ner une sérénade à mademoiselle de l'Etoile, et s'était adressé pour cela à un petit châtré, or- ganiste d'une église. Ce fut ce monstre, ni homme ni femme, qui chanta le dessus, et qui joua des orgues que sa servante avait ap- portées : un enfant de chœur, qui avait déjà mué, chanta la basse, et tout cela nour prix et somme de deux testons, tant il faisait déjà

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cher à vivre dans ce bon pays du Maine! Aussitôt que l'hôte eut reconnu les auteursl de la sérénade, il dit assez haut pour être en] tendu de tous ceux qui étaient aux fenêtres de l'hôtellerie :

C'est donc vous, monsieur Ragotin, qui , Tenez chanter vêpres à ma porte? Vous fe- riez bien mieux de dormir et de laisser dor- mir mes hôtes.

Ragotin lui répondit qu'il le prenait pour un autre; mais ce fut d'une façon à taire croire encore davantage ce qu'il 'feignait de vouloir nier. Cependant l'organiste, qui trouva ses orgues rompues, et qui était fort en co- lère, comme sont tous les animaux imber- bes, dit à Ragotin en jurant, qu'il les lui fal- lait payer. Ragotin lui répondit qu'il se mo- quait de cela.

Ce n'est pourtant pas raillerie, repartit le châtré ; je veux être payé.

L'hôte et ses valets donnèrent leur voix pour lui : mais Ragotin leur apprit, comme à des ignorants, que cela ne se pratiquait point en sérénade ; et cela dit, il s'en alla tout ter de sa galanterie. La musique chargea les orgues sur le dos de la servante du châtré, qui se retira en son logis de fort mauvaise humeur, la table sur l'épaule, et suivi de l'en- fant de chœur, qui portait les deux tréteaux. L'hôtellerire fut refermée : Destin donna le bonsoir aux comédiennes, et remit la fin de son histoire à la première occasion,

XVL L'ouverture du théâtre, et autres choses qui ne sont pas de moindre conséquence.

Le lendemain, les comédiens s'assemblèrent dès le matin en une des chambres qu'ils oc- cupaient dans l'hôtellerie, pour répéter la co- médie qui devait se représenter après di-

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aer, La Rancune, à qui Ragotin avait déjà fait confidence de la sérénade, et qui avait fait semblant d'avoir de la peine à le croire, aver- tit ses compagnons que le petit homme ne manquerait pas de venir bientôt recueillir les louanges de sa galanterie raffinée; et ajouta que toutes les fois qu'il en voudrait parler, il fallait en détourner le discours malicieuse- ment, Ragotin entra dans la chambre en même temps ; et, après avoir salué les comé- diens en général, il voulut parler de la séré- nade de l'Étoile, qui fut alors pour lui une étoile errante; car elle changea de place sans lui répondre, autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle s'était couchée et comment elle avait passé la nuit. Il la quitta pour ma- demoiselle Angélique, qui, au lieu de lui par- ler, ne fit qu'étudier son rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda seulement pas. Tous les comédiens, l'un après l'autre, suivi- rent exactement l'ordre qu'avait donné la Ran- cune, et ne répondirent point à ce que leur dit Ragotin, ou changèrent de discours autant de fois qu'il voulut parler de la nuit précédente. Enfin, pressé de sa vanité, et ne pouvant lais- ser languir davantage sa réputation, il dit tout haut, parlant à tout le monde :

Voulez-vous que je vous avoue une vé- rité ?

Vous en userez comme il vous plaira, ré- pondit quelqu'un.

C'est moi, ajouta- t-il, qui vous ai donné cette nuit une sérénade.

On les donne donc en ce pays avec des orgues? lui dit Destin; et à qui la donniez- vous ? N'était-ce point, continua-t-il, à la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens en- semble ?

—Il n'en faut point douter, dit l'Olive ; car ces animaux, de nature mordante, n'eussent pas

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troublé une musique si harmonieuse, à moins que d'être rivaux et même jaloux de M. Ra- gotin.

Un autre de la compagnie prit la parole, et dit qu'il ne doutait point qu'il ne fût bien avec sa maîtresse, et qu'il ne l'aimât à bonne in- tention, puisqu'il y allait si ouvertement. En- fin, tous ceux qui étaient dans la chambre Ëoussèrent à bout Ragotin sur la sérénade, à i réserve de la Rancune, qui lui fit grâce, ayant été honoré de l'honneur de sa confi- dence; et il y a apparence que cette belle rail- lerie de chien eût épuisé tous ceux qui étaient dans la chambre, si le poëte, qui en son es- pèce était aussi sot et aussi vain que Ragotin, et qui de tout tirait matière de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens en disant, du ton d'un Homme de condition, ou plutôt qui le fait à fausses enseignes :

—A -propos de sérénade, il me souvient qu'à mes noces on m'en donna une quinze jours de suite, qui était composée de plus de cent sor- tes d'instruments. Elle courut par tout le Ma- rais; les plus galantes dames de la place Royale l'adoptèrent; plusieurs galants s'en firent honneur, et elle donna même de la ja- lousie à un homme de condition, qui fit char- ger par ses gens ceux qui me la donnaient : mais ils n'y trouvèrent pas leur compte : car ils étaient tous de mon pays, braves gens s'il en est au monde, et dont la plus grande partie avaient été officiers dans un régiment que je mis sur pied quand les communes de nos quar- tiers se soulevèrent.

La Rancune, qui avait contraint son natu- rel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas la même bonté pour le poëte, qu'il persécutait continuellement. Il prit donc la parole et dit au nourrisson des Muses :

Votre sérénade, de la façon que vous nous

LE R01ÏAX COHIQUE 127

la représentez, était plutôt un charivari dont un homme de condition fut importuné, et en- voya la canaille de sa maison pour le faire taire ou pour le chasser plus loin. Ce qui me le fait croire encore davantage, c'est que votre femme est morte de vieillesse six mois après votre hyménée, pour parler en vos propres termes.

Elle mourut pourtant du mal de mère, dit le poëte.

Dites plutôt de grand/mère, d'aïeule ou de bisaïeule, répondit la Rancune. Dès le rè- gne d'Henri IV, la mère ne lui faisait plus mal, ajouta-t-il; et pour vous montrer que j'en sais plus de nouvelles que vous-même, quoique vous le prôniez si souvent, je veux vous en apprendre une chose qui n'est jamais venue à votre connaissance. Dans la cour de la reine Marguerite

Ce beau commencement d'histoire attira auprès de la Rancune tous ceux qui étaient dans la chambre, qui savaient bien qu'il avait des mémoires contre tout le genre humain. Le poëte, qui le redoutait extrêmement, l'in- terrompit en lui disant :

Je gage cent pistoles que non.

Ce défi de gager, fait si à propos, fit rire toute la compagnie, et le fit sortir de la chambre. C'était toujours ainsi par des ga- geures de sommes considérables que le pau- Ivre homme défendait ses hyperboles quoti- diennes, qui pouvaient bien monter chaque semaine à la somme de mille ou douze cents impertinences, sans y comprendre les mente- ries. La Rancune était le contrôleur général tant de ses actions que de ses paroles, et l'as- cendant qu'il avait sur lui était si grand, que j'ose le comparer à celui du génie d'Auguste sur celui d'Antoine : cela s'entend prix pour prix, et sans faire comparaison de deux co-

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médiens de campagne à deux Romains de ce calibre-là. La Rancune ayant donc commencé son conte, et en ayant été interrompu par le poëte, comme je vous l'ai dit, chacun le pria instamment de l'achever : mais il s'en excu- sa, promettant de leur conter une autre fois la vie du poëte tout entière, et que celle de sa femme y serait comprise. H fut question de répéter la comédie qu'on devait jouer le jour même dans un tripot voisin. Il n'arriva rien de remarquable pendant la répétition. On joua après dîner, et on joua fort bien. Made- moiselle de l'Etoile y ravit tout le monde par sa beauté ; Angélique eut des partisans pour elle; l'une et l'autre s'acquittèrent de leur personnage à la satisfaction de tout le monde. Destin et ses camarades firent aussi des merveilles ; et ceux de l'assistance qui avaient souvent entendu la comédie dans Paris avouèrent que les comédiens du roi n'eussent pas mieux représenté. Ragotin ratifia en sa tête la donation qu'il avait faite de son corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile, passée par devant la Rancune, qui lui promet- tait tous les jours de la faire accepter à la comédienne. Sans cette promesse , le déses- poir eût bientôt fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un méchant petit avo- cat. — Je ne dirai point si les comédiens plurent aux dames du Mans autant que les co- médiennes avaient fait aux hommes : quand j'en saurais quelque chose, je n'en dirais rien; mais parce que l'homme le plus sage n'est pas quelquefois maître de sa langue, je fini- rai le présent chapitre, pour m'ôter tout sujet de tentation.

LE ROMAN COMIQUE 129

XVIL Mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.

Aussitôt que Destin eut quitté sa v broderie et repris son habit de tous les jours, la Rappinière le mena aux ptisons de la ville, a cause que l'homme qu'ils avaient pris le jour que lecurédeDomfront fut enlevé, demandait a lui parler. Cependant les comédiennes s'en retournèrent en leur hôtellerie, avec un grand cortège de Manceaux. Ragotin s'étant trouvé auprès de mademoiselle de la Caverne, dan3 le temps qu'elle sortait du jeu de paume ou l'on avait joué, lui présenta la main pour la ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre ce service-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant à mademoiselle Angélique, tellement qu'il se trouva écuyer à droite et à gauche. Cette dou- ble civilité fut cause d'une triple incommodité; car la Caverne, qui avait le haut de la rue, comme de raison, était pressée par Ragotin, pour qu'Angélique ne marchât point dans le ruisseau. De plus, le petit homme, qui ne leur venait qu'à la ceinture, tirait si fort leurs mains en bas, qu'elles avaient bien de la peine à s'empêcher de tomber sur lui. Ce qui les in- commodait encore davantage, c'est qu'il se re- tournait à tout moment pour regarder made- moiselle de l'Etoile, qu'il entendait parler der- rière lui à deux godelureaux qui la ramenaient malgré elle. Les pauvres comédiennes essayè- rent souvent de se dégager les mains ; mais il tint toujours si ferme, qu'elles eussent au- tant aimé avoir les osselets. Elles le prièrent cent fois de ne prendre pas tant de peine. Il leur répondit seulement : « Serviteur » (c'était son compliment ordinaire), et leur serra les mains encore plus fort. Il fallut donc prendre patience jusqu'à l'escalier de leur chambre, ou elles espérèrent d'être remises en liberté

LE HOXÀK COMIQUE, T. I. I

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tnais Ragotin n'était pas homme à cela, en disant toujours « serviteur, serviteur, » à tout ce qu'elles lui purent dire ; il essaya première- ment de monter de front avec les deux comé- diennes; ce qui s' étant trouvé impossible, parce que l'escalier était trop étroit; la Ca- verne se mit le dos contre la muraille et monta la première, tirant après soi Ragotin, qui tirait après soi Angélique qui ne tirait rien, et qui riait comme une folle. Pour nou- velle incommodité, à quatre ou cinq degrés de leur chambre, ils trouvèrent un valet de l'hôte, chargé d'un sac d'avoine d'une pesan- teur excessive, qui leur dit à grand'peinj, tant il était accablé de son fardeau, qu'ils eussent à descendre, parce qu'il ne pouvait remonter chargé comme il l'était. Ragotin voulut répliquer; le valet jura tout net qu'il laisserait tomber son sac sur eux; ils défirent donc avec précipitation ce qu'ils avaient fait fort posément, sans que Ragotin voulût en- core lâcher les mains des comédiennes. Le va- let charge d'avoine les pressait étrangement; ce qui fut cause que Ragotin fit un faux pas qui ne l'eut pas pourtant fait tomber, se tenant, tomme il faisait, aux mains des comédiennes ; mais il s'attira sur le corps la Caverne, laquelle le soutenait plus que sa fille, à cause de l'avan- tage du lieu. Elle tomba donc sur lui et lui marcha sur le ventre, se donnant de la tête contre celle de sa fille, si rudement qu'elles en tombèrent l'une et l'autre. Le valet, qui crut que tant de monde ne se relèverait pas sitôt et qui ne pouvait plus supporter la pesanteur de son sac d'avoine, le déchargea enfin sur les degrés, jurant comme un valet d'hôtellerie. Le sac se délia ou se rompit par malheur. L'bôte y arriva, qui pensa enrager contre son valet, le valet enrageait contre les comédien- nes, les comédiennes enrageaient contre Ra«

CS KOMAX COMIQUE 131

gotin, qui enrageait plus que pas un de ceux qui enragèrent, parce que mademoiselle de i'Etoile, qui arriva en même temps, fut en- core témoin de cette disgrâce, presque aussi lâcheuse que celle du chapeau qu'on lui avait coupé avec des ciseaux quelques jours aupa- ravant. La Caverne jura son grand serment que Ragotin ne la mènerait jamais, etmonua a mademoiselle de l'Etoile ses mains qui étaiect toutes meurtries.

L'EtoLe lut dit que Dieu l'avait punie de lui avoir ravi monsieur Ragotin, qui l'avait re- tenue devanr la comédie pour la ramener, et ajouta qu'elle était bien aise de ce qui était arrivé au petit homme, puisqu'il lui avait m nqué de parole. Il n'entendit rien de tGut cela ; car l'hote Darlait de lui faire payer le dé- chet de son avoine, ayant déjà pour le même sujet voulu battre son valet, qui appela Ra- gotin avocat de causes perdues. Angélique lui fit la guerre à son tour, et lui reprocha qu'elle avait été son pis-aller. Enfin la fortune fit bien voir jus que-là qu'elle ne prenait encore nulle part dans les promesses que la Rancune avait faites à Ragotin, de le rendre le plu3 heureux amant de tout le pays du Maine, à y comprendre même le Perche et Laval. L'avoine fut ramassée, et les comédiennes montèrent aans leur chambre l'une après l'au- tre, sans qu'il leur arrivât aucun malheur. Ragotin ne les y suivit point, et je n'ai pas bien su il alla. L'heure du souper vint : on soupa dans l'hôtellerie. Chacun prit parti après le souper, et Destin s'enferma avec les comé- diennes pour continuer son histoire.

XVIII, Suite de l'histoire de Destin et de l'Étoile.

J'ai fait le précédent chapitre un peu court, peut-être que celui-* i sera plus long ; je n'en

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suis pourtant pas bien assuré, nous Talions voir.

Destin se mit à sa place accoutumée et re- prit son histoire en cette sorte :

Je m'en vais vous achever le plus suc- cinctement que je pourrai une vie qui ne vous a déjà ennuyées que trop longtemps. Verville m'étant venu voir, comme je vous l'ai dit, et n'avant pu me persuader de retourner chez son père, il me quitta fort affligé de ma réso- lution, à ce qu'il me parut, et s'en retourna chez lui, quelque temps après, il se maria avec mademoiselle de Saldagne, et Saint-Far en fit autant avec mademoiselle de Léri. Elle était aussi spirituelle que Saint-Far l'était peu, et j'ai bien de la peine à imaginer corn» ment deux esprits si disproportionnés se sont accordés ensemble.

Cependant je me guéris entièrement, et le généreux M. de Saint-Sauveur, ayant approuvé la résolution que j'avais prise de m'en aller hors du royaume, me donna de l'argent pour mon voyage, et Verville, qui ne m'oublia

Êoint pour s'être marié, me nt présent d'un on cheval et de cçnt pistoles. Je pris le che- min de Lyon pour retourner en Italie, à des- sein de repasser par Rome ; et, après y avoir vu ma Léonore pour la dernière fois, de m'al- ler faire tuer en Candie pour n'être pas long- temps malheureux. A Nevers, je logeai dans une hôtellerie qui était proche de la rivière. Etant arrivé de bonne heure, et ne sachant à quoi me divertir en attendant le souper, j'al- tai me promener sur un grand pont de pierre qui traverse la rivière de Loire. Deux femmes s'y promenaient aussi, dont l'une, qui parais- sait être malade, s'appuyait sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher. Je les saluai sans les regarder en passant auprès d'elles, et me promenai quelque temps sur le pont, songeant

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à ma malheureuse fortune, et plu» souvent à mon amour. J'étais assez bien vêtu, comme il est nécessaire de l'être à ceux de qui la con- dition ne peut faire excuser un méchant ha- bit. Quand je repassai auprès de ces femmes, j'entendis dire a demi-haut : « Pour moi, je croirais que ce serait lui s'il n'était point mort. »

Je ne sais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet de prendre ces paroles-là pour moi. On ne les avait pourtant pas dites pour un autre. Je vis mademoiselle de la Boissière, le visage fort pâle et défait qui s'appuyait sur sa fille Léonore. J'allai droit à elles, avec plus d'assurance que je n'eusse fait à Rome, ni'é- tant beaucoup formé le corps et l'esprit du- rant le temps que j'avais demeuré à Paris. Je les trouvai si surprises et si effrayée?, que je crois qu'elles se fussent mises en fuite si mademoiselle de la Boissière eût pu courir. Cela me surprit aussi. Je leur demandai par quelle heureuse rencontre je me trouvais avec les personnes du monde qui m'étaient les plus chères. Elles se rassurèrent à mes paroles. Mademoiselle de la Boissière me dit que je ne devais point trouver étrange si elles me regardaient avec quelque sorte d'é- tonnement ; que le seigneur Stéphano leur avait fait voir des lettres de l'un des gentils- hommes que j'accompagnais à Rome, par les- quelles on lui mandait que j'avais été tué du- rant la guerre de Parme, et ajouta qu'elle était ravie de ce qu'une nouvelle qui l'avait si fort affligée ne se trouvait pas véritable. Je lui répondis que la mort n'était pas le plus grand malheur qui pouvait m'arriver, et que jejn'en allais à Venise pour faire courir le même bruit avec plus de vérité. Elles s'at- tristèrent de ma résolution, et la mère me fit alors des caresses extraordinaires dont je ne

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pouvais deviner la cause. Enfin, j'appris d'elle- même ce qui la rendait si civile. Je pouvais encore lui rendre service, et l'état el e se trouvait ne lui permettait pas de me mépriser et de me faire mauvais visage, comme elle avait fait à Rome. Il leur était arrivé un mal- heur assez grand pour les mettre en peine. Ayant fait argent de tous leurs meubles, qui étaient fort beaux et en quantité, elles étaient parties de Rome avec une servante française qui les servait il y avait longtemps, et le* sei- gneur Stéphane- leur avait donné son valet, qui était Flamand comme lui, et qui voulait retourner en son pays. Ce valet et cette ser- vante s'aimaient a dessein de se marier en- semble, et leur amour n'était connu de per- sonne. Mademoiselle de la Boissière, étant arrivée à Roanne, se mit sur la rivière. A Ne- vers, elle se trouva si mal, qu'elle ne put pas- ser outre. Durant sa maladie, elle fut assez difficile à servir, et sa servante s'en acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le va- let et la servante ne se trouvèrent plus ; et ce qu'il y eut de plus fâcheux, l'argent de la pau- vre demoiselle disparut aussi. Le déplaisir qu'elle en eut augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de s'arrêter à Nevers, pour attendre des nouvelles de Paris d'où elle espérait rece- voir de quoi continuer son voyage. Mademoi- selle de la Boissière m'apprit en peu de mots cette fâcheuse aventure. Je les ramenai en leur hôtellerie, qui était aussi la mienne, et après avoir été quelque temps avec elles, je me retirai en ma chambre pour les laisser souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je crus avoir été à table cinq ou six heures pour le moins.

J'allai les voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire que je serais le bienvenu. Je trouvai la mère au lit, et la fille me parut avec un vi-

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sage aussi triste que je l'avais trouvée gaie un moment auparavant. Sa mère était encore plus triste qu'elle, et je le devins aussi. Nous fumes quelque temps à nous regarder sans rien dire. ^Enfin, mademoiselle de la Boissière me montra des lettres qu'elle avait reçues de Paris, qui ies rendaient, sa fille et elle, les per- sonnes les plus affligées du monde. Elle m'ap- prit le sujet de son affliction avec une si grande effusion de larmes, et sa fille, que je vis pleurer aussi fort que sa mère, me toucha tellement, que je ne crus pas leur témoigner assez com- bien i'y étais sensible, quoique je leur offrisse tout ce qui dépendait de moi, d'une façon à ne les point faire douter de ma franchise". « Je ne sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur dis-je; mais s'il ne faut que ma vie pour diminuer la peine je vous vois, vous pou- vez vous mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, madame, ce qu'il faut que je fasse j'ai de l'argent si vous en manquez ; j'ai du cou- rage si vous avez des ennemis, et je ne pré- tends, de tous les services que je vous offre, que la satisfaction de vous avoir servie. »

Mon visage et mes paroles leur firent si bien voir ce que j'avais dans l'âme, que leur grande affliction se modéra un peu. Mademoiselle de la Boissière me lut une lettre par laquelle une femme de ses amies lui mandait qu'une per- sonne qu'elle ne nommait point, et que je m'aperçus bien être le père de Léonore, avait pu ordre de se retirer de la cour, et qu'il s'en était allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoi- selle se trouvait dans un pays inconnu, sans argent et sans espérance d'en avoir. Je lui of- fris de nouveau ce que j'avais qui pouvait monter à cinq cents éeus, et lui dis que je la condrirais en Hollande, et au bout du monde si elle y voulait aller. Enfin, je l'assurai qu'elle avait retrouvé en moi une personne qui la

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servirait comme un valet, et de qui eue serait aimée et respectée comme d'un fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot de fils; mais je n'étais plus cet nomme odieux à qui l'on avait refuse la porte a Rome, et pour qui Léonore n'était pas visible; et mademoiselle de la Boissière n'était plus pour moi une mère sévère. A toutes les offres que je lui fis, elle me répondit toujours que Léonore me serait fort obligée. Tout se passait au nom de Léo- nore, et vous eussiez dit que sa mère n'était plus qu'une suivante qui parlait pour sa maî- tresse : tant il est vrai que la plupart du monde ne considère les personnes que selon qu'elles leur sont utiles. Je les laissai fort consolées et me retirai dans ma chambre le plus satisfait du monde.

Je passai la nuit fort agréablement, quoi- qu'en veillant ; ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant commencé à dormir qu'à la pointe du jour. Léonore me parut ce jour-là habillée avec plus de soin qu'elle n'était le jour de devant, et elle put bien remarquer que je ne m'étais pas négligé. Je la menai à la messe sans sa mère, qui était encore trop fai- ble. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce temps-là nous ne fûmes plus qu'une même famille. Mademoiselle de la Boissiére me té- moignait beaucoup de reconnaissance des ser- vices que je lui rendais, et me protestait sou- vent qu'elle n'en mourrait pas ingrate. Je ven- dis mon cheval, et aussitôt que la malade fut assez forte^ nous prîmes une cabane, et des- cendîmes jusqu'à Orléans. Durant le temps que nous Tûmes sur l'eau, je jouis de la con- versation de Léonore, sans qu'une si grande félicité fût troublée par sa mère. Je trou- vai des lumières dans l'esprit de cette belle fille, aussi brnlantes que celles de ses jeux et le mien, dont peut-être elle avait

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pu douter' à Rome, ne lui déplut pas alors. Que vous dirai-je davantage? Elle vint à m'ai- mer autant que je l'aimais ; et vous avez bien pu reconnaître depuis le temps que vous nous voyez utre, que cet amour récipro-

que n'est point encore diminué.

Quoi ! interrompit Angélique, mademoi- selle de l'Etoile est donc Léonore ?

Et qui donc, lui répon lit Destin? Mademoiselle de l'Etoile prit la parole, et dit

que sa compagne avait raison de coûter qu'elle fût cette Léonore dont Destin avait fait une beauté de roman.

Ce n'est point par cette raison-là, reprit Angélique, mais c'est à cause que l'on a tou- jours de la peine à croire une chose que l'on a beaucoup désirée.

Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avait point douté, et ne voulut pas que ce discours allât plus avant, afin que Destin poursuivît son histoire, qu'il reprit ainsi :

Nous arrivâmes à Orléans, ou notre entrée fut si plaisante, que je vous en veux appren- dre les particularités. Un tas de faquins qui attendent sur le port ceux qui viennent par eau pour porter leurs hardes, se jetèrent en foule dans notre cabane. Us se présentèrent plus de trente à se charger de deux ou trois petits paquets, que le moins fort d'entre eux eût pu porter sous le bras. Si j'eusse été seul, je n'eusse pas peut-être été assez sage pour ne point m'emporter contre ces insolents. Huit ci'entre eux saisirent une petite cassette qui ne pesait pas vingt livres ; et, ayant fait sem- blant d'avoir bien de la peine a la lever de terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux par-dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant que du bout du doigt. Toute la canaille qui était sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints d en faire autant. J'étais pourtant

138 LE ROSAX COMIQDE

tout rouge de honte d'avoir à traverser toute une ville avec tant d'appareil ; car le reste de nos hardes, qu'un seul homme pouvait por- ter, en occupa une vingtaine ; et mes seuls pistolets furent portés par quatre hommes. Nous entrâmes en ville avec l'ordre que je vais vous dire. Huit grands pendards ivres, ou qui devaient l'être, portaient au milieu d'eux une petite cassette, comme je vous l'ai déjà dit. Mes pistolets suivaient l'un après l'autre, chacun porté par deux hommes. Ma* demoiselle de la Boissière, qui enrageait aussi bien que moi, allait immédiatement après : elle était assise dans une grande chaise de paille soutenue sur deux grands bâtons de batelier, et portée par quatre hom- mes gui' se relayaient les uns les autres et qui lui disaient cent sottises en la por- tant. Le reste de nos hardes suivait, qui était composé d'une petite valise et d'un paquet cou- vert de toile, que sept ou huit de ces coquins se jetaient l'un à l'autre durant le chemin, comme quand on joue au pot cassé. Je con- duisais la queue du triomphe, tenant Léonore par la main, qui riait si fort, qu'il fallait mal- gré moi que je prisse plaisir à cette friponne- rie. Durant notre marche, les passants s'arrê- taient dans les rues pour nous considérer, et le bruit que l'on y faisait à cause de uous atti- rait tout le monde aux fenêtres. Enfin, nous arrivâmes au faubourg qui est du côté de Pa- ris, suivis de force canaille, et nous nous lo- geâmes à l'enseigne des Enpereurs. Je fis en- trer mes dames dans une salle basse, et me- naçai ensuite ces coquins si sérieusement, qu'ils furent trop aises de recevoir fort peu de chose que je leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés. Mademoiselle de la Bois- sière, que la joïe de n'être plus sans argent avait guérie plutôt qu'autre chose, se trouva

LE ROMAX COMIQUE 139

assez forte pour supporter le carrosse. Nous arrêtâmes trois places dans celui qui partait le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes heureusement à Paris.

En descendant à la maison des coches, je fis connaissance avec la Rancune, qui était venu d'Orléans aussi bien que nous, dans un coche qui accompagnait notre carrosse. Il en- tendit fine je demandais était l'hôtellerie des coches de Calais ; il me dit qu'il y allait à l'heure même, et que, si nous n'avions pas de logis arrêté, il nous mènerait chez une femme de sa connaissance, qui avait des chambres garnies nous serions fort commodément. Nous le crûmes, et nous nous en trouvâmes fort bien. Cette femme était veuve d'un homme qui avait été toute sa vie tantôt portier et tan- tôt décorateur d'une troupe de comédiens, et qui même avait tâché autrefois de réciter et n'y avait pas réussi. Ayant amassé quelque chose en servant les eomédiens, il s'était mêlé de tenir des chambres garnies et de prendre des pensionnaires, et par s'était mis à son aise. Nous louâmes deux cham- bres assez commodes. Mademoiselle de laBois- sière fut confirmée dans les mauvaises nou- velles qu'elle avait eues du père de Léonoret et en apprit d'autres qu'elle nous cacha, qui l'affligèrent assez pour la faire retomber ma- lade. Cela nous fit différer quelque temps notre voyage de Hollande, elle avait résolu que je la conduirais; et la Rancune, qui allait y i oindre une troupe de comédiens, voulut bien nous attendre, après que je lui eus promis de le défrayer. Mademoiselle de la Boissiére était souvent visitée par une de ses amies, qui avait ! servi en même temps qu'elle la femme de 1 l'ambassadeur de France à Rome en qualité de femme de chambre, et qui avait même été : sa confidente pendant le temps qu'elle fut ai-

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mée du père de Léonore. C'était d'elle au'elle avait appris l'éloignement de son prétendu mari, et nous en reçûmes plusieurs bons of- fices pendant le temp's que nous fûmes à Paris. Je ne sortais que le moins souvent que je pou- vais, de peur d'être vu de quelqu'un de ma connaissance; et je n'avais pas grand'peine à garder le logis, puisque j'étais avec Léonore, et que par les soins que je rendais à sa mère, je me mettais toujours de mieux en mieux dans son esprit. A la persuasion de cette femme dont je viens de vous parler, nous allâmes un jour nous promener à Saint- Cloud, pour faire prendre l'air à notre ma- lade. Notre hôtesse tut de la partie, et la Rancune aussi. Nous prîmes un bateau, nous nous promenâmes dans les plus beaux jardins ; et, après avoir fait collation, la Rancune con- duisit notre petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurais à compter dans un cabaret avec une hôtesse fort déraisonnable, qui me retint plus longtemps que je ne pen- sais. Je sortis d'entre ses mains au meilleur marché que je pus, et m'en retournai joindre ma compagnie. Mais je fus bien étonné de voir notre bateau fort avant dans la rivière, qui ramenait mes gens à Paris sans moi, et sans me laisser même un petit laquais qui portait mon épée et mon manteau. Comme j'étais sur le bord de l'eau, bien en peine de savoir pourquoi on ne m'avait pas attendu, j'entendis une grande rumeur dans un bateau: et, m'en étant approché, je vis deux ou trois gentilshommes, ou qui avaient l'air de l'être, qui voulaient battre un batelier parce qu'il refusait d'aller après notre bateau.

J'entrai à tout hasard dans ce bateau dans le temps qu'il quittait le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu. Mais si j'avais été en peine de ce que ma compagnie m'avait

LE ROUAN COMIQUE 141

laissé à Saint-Cloud, je ne fus pas moins em- barrassé de voir que celui qui faisait cette violence était le même Saldagne à qui j'avais tant de sujets de vouloir du mal. Au moment je le reconnus, il passa du bout du bateau il était à celui j'étais. Fort empêché de ma contenance, je lui cachai mon visage le mieux que ie pus ; mais, me trouvant si près de lui qu'il était impossible qu'il ne me recon- nût, et me trouvant sans épée, je pris la ré- solution la plus désespérée du monde, dont la haine seule ne m'eût pas rendu capable, si la jalousie ne s'y fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il me reconnut, et me jetai dans la rivière avec lui. Il ne 'put se prendre à moi, soit que ses gants l'en empê- chassent, ou parce qu'il fut surpris. Jamais homme ne fut si prés de se noyer que lui. La plupart des bateaux allèrent à son secours, chacun croyant que nous étions tombés dans l'eau par quelque accident; et Saldagne seul sachant de quelie façon la chose était arrivée, n'était pas en état de s'en plaindre sitôt, ou de faire courir après moi. Je regagnai donc le bord sans beaucoup de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne m'empêchait point de na- ger; et, l'affaire valant bien la peine d'aller vite, je fus éloigné de Saint- Cl oud avant que Saldagne fût péché. Si on eut de la peine à le sauver, je pense qu'on n'en eut pas moins à le croire, lorsqu'il déclara de quelle façon je m'étais hasardé pour le perdre; car je ne vois pas pourquoi il en aurait fait un secret. Je fis un grand tour pour regagner Paris, je n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de me faire sécher, le soleil et l'exercice violent que j'avais fait en courant n'ayant laissé que fort peu d'humidité dans mes habits.

Enfin je me revis avec ma chère Léonore, que je trouvai véritablement affligée. La Ran-

142 LE nOHAN COMIQUE

cune et notre hôtesse eurent une extrême joie de nie voir, aussi bien que mademoiselle de la Boissière, oui, pour mieux faire croire que J'étais son fils à la Rancune et à notre hôtesse, avait bien fait la mère affligée. Elle me fit des excuses en particulier de ce que l'on ne m'avait pas attendu, et m'avoua que la peur qu'elle avait eue de Saldagne l'avait empêchée de son- ger à moi, outre qu'à la réserve de la Ran- cune, le reste de notre troupe n'eût fait que m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Salda- gne. J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie. ou cabaret nous avions mangé, ce galant homme les avait suivis jusqu'au bateau, qu'il avait prié fort incivilement Léonore de se dé- masquer, et que sa mère l'ayant reconnu pour le même homme qui avait tenté la même chose à Rome, elle avait regagné son bateau fort effrayée et l'avait fait avancer dans la ri- vière sans m'attendre. Saldagne, cependant, avait été joint par deux hommes de même trempe; et, après avoir quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau, il était entré avec eux dans le bateau, je le trouvai menaçant le batelier pour le faire aller après Léonore. Cette aventure fut cause que je sortis encore moins que je n'avais fait. Mademoiselle de la Boissière devint malade quelque temps après, la mélancolie y contribuant beaucoup; et cela fut cause que nous passâmes à Paris une partie de l'hiver. Nous fûmes avertis qu'un prélat italien, qui revenait d'Espagne, passait en Flandres par Péronne. La Rancune eut as- sez de crédit pour nous faire comprendre dans son passe-port, en qualité de comédiens. Un jour que nous allâmes chez ce prélat ita- lien, qui était logé dans la rue de Seine, nous soupâmes par complaisance dans le faubourg Saint-Germain avec des comédiens de la con- naissance de la Rancune. Comme nous pas-

LE ROMAN COMIQUE 143

«ions, lui et moi, sur le pont Neuf, bien avant dans la nuit, nous fûmes attaqués par ci six tirelames. Je me déiendis le mieux que je pus ; et pour la Rancune, je vous avoue qu'il tit tout ce qu'un homme cœur pouvait faire, et me sauva même la vie. Cela n'empêcha pas eue je fusse saisi par ces voleurs, mon épée m'étant malheureusement tombée des mains. La Rancune, qui se démêla vaillamment d'en- tre eux, en rut quitte pour un méchant man- teau. Pour moi, j'y perdis tout, à la réserve de mon habit ; et, ce qui pensa me désespérer, ils me prirent une boîte de portrait, dans la- quelle celui du père de Léonore était en émail, et dont mademoiselle de la Boissière m'avait prié de vendre les diamants. Je trouvai la Rancune chez un chirurgien, au bout du pont Neuf : il écait blessé au bras et au visage, et moi, je Tétais fort légèrement à la tête. Made- moiselle de la Boissière s'affligea fort de la perte de son portrait; mais l'espérance d'en revoir bientôt l'original la consola. Enfin nous partîmes de Paris pour Péronne ; de Péronne, nous allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à la Haye. Le père de Léonore en était parti quinze jours auparavant pour l'Angleterre, il était allé servir le roi contre les parle- mentaires. La mère de Léonore en fut si af- fligée, qu'elle en tomba malade et en mou- rut. Elle me vit, en mourant, aussi affligé que si j'eusse été son fils. Elle me recommanda sa fille, et me fit promettre que je ne l'abandon- nerais point, et que je ferais ce que je pour- rais pour trouver son père, et la lui remettre entre les mains. A quelque temps de là. je fus volé par un Français de tout ce qui me restait d'argent, et nécessité je me trouvai avec Léonore fut telle, que nous prî- mes parti dans votre troupe, qui nous reçut par l'entremise de la Rancune. Vous savez le

144 LE ROHArq COMIQUE

reste de mes aventures ; elles ont été depuis ce temps-là communes avec les vôtres jusqu'à Tours, je pense avoir vu encore le diable de Saldagne; et, si je ne me trompe, je ne se- rai pas longtemps en ce pays sans le trouver* ce que je crains moins pour moi que pour Léonore, qui serait abandonnée d'un serviteur fidèle, si elle me perdait, ou si quelque malheur me séparait d'elle.

Destin finit ainsi son histoire : et, après avoir consolé quelque temps mademoiselle de l'Etoile, que le souvenir de ses malheurs fai- sait alors autant pleurer que si elle n'eut fait que commencer d'être malheureuse, il prit congé des comédiennes, et s'alla coucher.

XIX. Quelques réflexions qui ne sont pas hors de propos. Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses que yous lirez s il vous plaît.

L'amour, qui fait tout entreprendre aux jeu- nes gens et tout oublier aux vieux, qui a été cause de la guerre de Troie et de tant d'au- tres dont je ne veux pas prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors faire voir dans la ville du Mans qu'il n'estApas moins redou- table dans une méchante hôtellerie qu'en quel- que autre lieu que ce soit.

n ne se contenta donc pas de Ragotin amoureux à perdre l'appétit ; il inspira cent mille désirs déréglés à la Rappinière, qui en était fort susceptible, et rendit Roquebrune amoureux de la femme de l'opérateur, ajou- tant à sa vanité, bravoure et poésie, une qua- trième folie, ou plutôt lui faisant faire une double infidélité; car il avait parlé d'amour longtemps auparavant à l'Etoile et à Angéli- que, qui lui avaient conseillé l'une et l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer.

LE ROMAJ COMIÇCE 145

Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je vais vous dire.

Il triompha aussi de l'insensibilité et de la misanthropie de la Rancune, qui devint amou-

reprouves qu eut pour rival le plus méchant homme du monde.

Cette opératrice avait nom doua Inézilla del Prado, native de Malaga, et son mari, ou soi- disant tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi, gentilhomme vénitien, natif de Caen en Nor- mandie.

Il y eut encore dans la même hôtellerie d'autres personnes atteintes du même mal, aussi dangereusement pour le moins que ceux dont je viens de vous révéler le secret ; mais nous vous les ferons connaître en temps et lieu.

LaRappinière était devenu amoureux de ma- demoiselle de l'Etoile, en lui voyant représen- ter Chimène, et avait fait dessein en même temps de découvrir son mal à la Rancune, qu'il jugeait capable de tout faire pour de l'ar- gent. Le divin Roquebrune s'était imaginé la conquête d'une Espagnole digne de son cou- rage.

Pour la Rancune, je ne sais pas bien par quels charmes cette étrangère put se rendre capable d aimer un homme que haïssait tout le monde. Ce vieux comédieD, devenu âme dam- née avant le temps, je veux dire amoureux avant sa mort, était encore au lit quand Ra- gotin, pressé de son amour comme d'un mal de ventre, le vint trouver pour le prier de son- ger à son affaire, et d'avoir pitié de lui. La Rancune lui promit que le jour ne se passe- rait pas qu'il ne lui eût rendu un service & - gnale auprès de sa maîtresse.

î-iô ht ROMAN COMIQOE

LaRappinière entra en même temps dans la chambre de la Rancune qui achevait de s'ha- biller ; et, l'ayant tiré à part, lui avoua son infirmité, et lui dit que s'il le pouvait mettre dans les bonnes grâces de mademoiselle de l'Etoile, il n'y avait rien en sa puissance qu'il ne pût espérer de lui, jusqu'à une charge d'archer, et une sienne nièce en mariage, qui serait son héritière, parce qu'il n'avait point d'enfants. Le fourbe lui promit encore plus qu'il n'avait fait à Ragotin, dont cet avant- coureur du bourreau ne conçut pas de petites espérances.

Roquebrune vint aussi consulter l'oracle ; il était le plus incorrigible présomptueux qui soit jamais venu des bords de la Garonne, et il s'était imaginé que l'on croyait tout ce qu'il disait de sa maison, richesse, poésie et va- leur, si bien qu'il ne s'offensait point des per- sécutions et des rompements de visière que lui faisait continuellement la Rancune, n croyait que ce qu'il en faisait n'était oue pour allonger la conversation ; outre qu'il enten- dait la raillerie mieux qu'homme au monde, et la souffrait en philosophe chrétien, quand même elle allait au solide. Il se croyait donc admiré de tous les comédiens, même de la Rancune, qui avait assez d'expérience pour n'admirer guère de choses, et qui, bien loin d'avoir bonne opinion de ce mâche-laurier, s était instruit amp]ement de ce qu'il était, pour savoir si les évêques et grands seigneurs de son pays, qu'il citait à tous moments comme ses parents, étaient véritablement des branches d'un arbre généalogique, que ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien que de leaucoup d'autres choses, avait fait faire en vieux parchemin. Il fut bien fâché de trouve? la Rancune en compagnie, quoique cela dût l'embarrasser moins du' un autre, ayant la

LE ROMAN COMIQUE 147

mauvaise coutume de parler toujours aux s des personne-, et de faire secret de tout, fort souvent de rien. Il tira donc la Ran- cune en particulier, et n'en fit point à deux fois pour lui dire qu'il était bien en peine de savoir si la femme de l'opérateur avait beau- coup d'esprit, parce qu'il avait aimé des fem- mes de toutes les nations, excepté des Espa- gnoles, et s'il valait la peine qu'il s'y amusât: qu'il ne serait pas plus pauvre quand il lui ; fait un présent de cent pistoles, qu'il offrait de gagner à toutes rencontres, de la même façon qu'il faisait toujours tomber à propos sa bonne maison.

La Rancune lui dit qu'il ne connaissait pas assez doua Inezilla pour lui répondre de son esprit ; qu'il s'était trouvé souvent avec son mari dans les meilleures villes du royaume il vendait du mithridate; et que, pour s'in- former de ce qu'il désirait savoir, il n'y avait qu'à lier conversation avec elle, puisqu'elle parlait français passablement. Roquebrune voulut lui confier sa généalogie en parche- min, pour faire valoir à l'Espagnole la splen- deur de sa race. Mais la Rancune lui dit que cela était meilleur à faire un chevalier de Malte qu'à se faire aimer. Roquebrune là- dessus fit l'action d'un homme qui compte de l'argent en sa main, et dit à la Rancune :

Vous savez bien quel homme je suis.

Oui, oui, lui répondit la Rancune, je sais bien quel homme vous êtes et quel homme vous serez toute votre vie.

Le poëte s'en retourna comme il était venu, et la Rancune, son rival et son confident tout ensemble, se rapprocha de la Rappinière et de Ragotin, qui étaient rivaux aussi sans le savoir.

Pour le vieux la Rancune, outre que l'on hait facilement ceux qui ont prétention sur ce

US LE ROMAN COMIQUE

que Ton destine pour soi, et que naturelle- ment il haïssait tout le monde, il avait de plus toujours eu grande aversion pour le poëte, qui sans doute ne la fit point cesser par cette confidence. La Rancune conçut donc le des- sein à l'heure même de lui faire tous les plus méchants tours qu'il pourrait, à quoi son es- prit de singe était fort propre. Pour ne perdre point de temps, il commença dès le jour même, par une insigne méchanceté, à lui emprunter de l'argent, dont il se fit habiller des pieds jusqu'à la tête, et se donna du linge. Il avait été malpropre toute sa vie ; mais l'amour, qui fait de plus grands miracles, le rendit soi- gneux de sa personne sur la fin de ses jours. Il prit du linge blanc plus souvent qu'il n'ap- partenait à un vieux comédien de campagne, et commença de se temdre et raser le poil si souvent et "avec tant de soin, que ses cama- rades s'en aperçurent.

Ce jour-là, les" comédiens avaient été retenus pour représenter une comédie chez un des plus ricnes bourgeois de la ville, qui faisait un grand festin, et donnait le bal aux noces d'une demoiselle de ses parentes, dont il était tuteur. L'assemblée se faisait dans une maison <:es nlus belles du pays, qu'il avait quelque part à une lieue de la" ville, je n'ai pas bien su de quel côté. Le décorateur des comédiens et un menuisier y étaient allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute la troupe s'y eu fut en deux carrosses, et partit du Mans sur les dix heures du matin, pour arriver à l'heure du dîner, ils devaient jouer la co- médie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la partie, aux prières des comédiennes et de la Rancune. Ragotin, qui en fut ayerti, alla at- tendre le carrosse dans une hôtellerie qui était au bout du faubourg, et attacha un beau che- val qu'il avait emprunté aux griffes d'une

LE ROMAN COMIQUE 149

salle basse qui répondait sur la rue. A peine se mettait-il a table pour dîner, qu'on l'avertit que les carrosses approchaient. Il vola à son cheval sur les ailes de son amour, une grande épëe à son côté et une carabine en bandoulière. Il n'a jamais voulu déclarer pourquoi il allait à une noce avec une si grande c uantité d'armes offensives ; et la Rancune même;, son cher confident, ne l'a pu savoir. Quand, il eut détaché la bride de son cheval, les carrosses se trouvèrent si près de lui, qu'il n'eut pas le temps de chercher de l'avantage pour s'ériger en petit saint George. Comme il n'était pas fort bon écuyer et qu'il ne s'é- tait pas préparé à montrer sa disposition de- vant tant de monde, il s'en acquitta de fort mauvaise grâce, le cheval étant aussi haut de jambes qu'il' en était court. Il se guinda pourtant vaillamment sur l'étrier et porta la jambe droite de l'autre coté de la selle; mais les sangles, qui étaient un peu lâches, nuisi- rent beaucoup au petit homme ; car la selle tourna sur le cheval quand il pensait monter dessus. Tout allait pourtant assez bien jus- que-là ; mais la maudite carabine qu'il portait en bandoulière , et qui lui pendait au cou comme un collier, s'était mise malheureuse- ment entre ses jambes sans qu'il s'en aperçût, tellement qu'il s'en fallait beaucoup que son cul ne touchât au siège de la selle, qui n'était

§as fort rase, et que la carabine traversait epuis le pommeau jusqu'à la croupière. Ainsi il ne se trouva pas à son aise, et ne put pas seulement toucher les étriers du bout du pied. Là-dessus, les éperons qui armaient ses jam- bes courtes se firent sentir au cheval dans un endroit jamais éperon n'avait touché. Cela le fit partir plus gaiement qu'il n'était néces- saire a un petit homme qui ne posait que sur une carabine. Il serra les jambes, le cheval

Î50 l-E ROMAN COMIQUE

leva le derrière, et Ragotin, suivant la pente naturelle des corps pesants, se trouva sur ie cou du cheval et s'y froissa le nez, le cheval ayant levé la tête par une furieuse saccade que l'imprudent lui donna ; mais, pensant ré- parer sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval en sauta, ce qui fit franchir au cul du patient toute l'étendue de la selle et le mit sur la croupe, toujours la carabine entre les jambes, Le cheval, qui n'était pas accoutumé d'y por- ter quelque chose, fit une croupade qui remit Ragotin en selle. Le méchant écuyer resserra les jambes et le cheval releva le cul encore plus fort, et alors le malheureux se trouva le pommeau entre les fesses, nous le laisse- rons comme sur un pivot, pour nous reposer un peu ; car, sur mon honneur, cette descrip- tion m'a plus coûté que tout le reste du livre, et encore n'en suis-je pas trop satisfait.

XX. Le pins court du présent livre. Suite du trébu- chement de Ragotin. et quelque chose de semblable* qui arriva à Roquebrune.

Nous avons laissé Ragotin assis sur le pom- meau d'une selle, fort empêché de sa conte- nance, et fort en peine de ce qui arriverait de lui. Je ne crois pas que défunt Phaéton, de malheureuse mémoire, ait été plus empêché après les quatre chevaux fougueux de son père, que le fut alors notre petit avocat sur un cheval doux comme un âne : et s'il ne lui en coûta pas la vie comme à ce fameux témé- raire, il s'en faut prendre à la fortune, sur les caprices de laquelle j'aurais un beau champ pour m'étendre, si je n'étais obligé en cons- cience de le tirer vitement du péril il se trouve ; car nous en aurons beaucoup à faire, tandis que notre troupe comique sera dans ia ville du Mans. Aussitôt que l'infortuné Rago-

LE ROUAN COSIIQUE 151

<;in ne sentit qu'un pommeau de selle entre les deux parties de son corps qui étaient les plus charnues, et sur lesquelles il avait accoutumé de s'asseoir, comme font tous les animaux raisonnables; je veux dire qu'aussitôt qu'il se sentit n'être assis que sur tort peu de chose. il quitta la bride en homme de jugement, et se prit aux crins du cheval, qui se mit aussi- tôt à courir. Là-dessus la carabine tira. Ra- gotin crut en avoir au travers du corps ; son cheval crut la même chose, et broncha si ru- dement, que Ragotin en perdit le pommeau qui lui servait de siège, tellement qu'il pendit quelque temps aux crins du cheval, un pied accroché par son éperon à la selle, et l'autre pied et le reste du corps attendant le décro- chement de ce pied accroché, pour donner en terre, de compagnie avec la carabine, l'épée, îe baudrier et la bandoulière. Enfin le pied se décrocha, ses mains lâchèrent le crin, et il fallut tomber ; ce qu'il fit bien plus adroite- ment qu'il n'avait monté. Tout cela se passa à la vue des carrosses qui s'étaient arrêtés pour le secourir, ou plutôt pour en avoir le plaisir. Il pesta contre le cheval, qui ne branla pas depuis sa chute ; et, pour le consoler, on îe reçut dans l'un des carrosses en la place du poëté, qui fut bien aise d'être à cheval pour galantiser à la portière était Inezilla. Ra- g-otin lui résigna l'épée et l'arme à feu, qu'il se mit sur le corps d'une façon toute martiale. Il allongea les etriers, ajusta la bride, et se prit sans doute mieux que Ragotin à monter sur sa béte. Mais il y avait quelque sort jeté sur ce malencontreux animal : la selle, mal sanglée, tourna comme à Ragotin ; et ce qui attachait ses chausses s'étant rompu, le che- val l'emporta quelque temps un pied dans rétrier, l'autre servant de cinquième jambe au cheval, et les parties de derrière du citoyen

152 LE ROMÀJ COMIQDB

du Parnasse fort exposées aux yeux des assis- tants, ses chausses lui étant tombées sur les jarrets. L'accident de Ragotin n'avait fait rire personne, â cause de la peur qu'on avait eue qu'il ne se blessât ; mais Roquebrune fut ac- compagné de grands éclats de risée que l'on fit dans les carrosses. Les cochers arrêtèrent leurs chevaux pour rire leur soûl ; et tous les spectateurs firent une grande huée après Roquebrune, au bruit de laquelle il se sauva dans une maison, laissant le cheval sur sa bonne foi; mais il en usa mal, car il s'en re- tourna vers la ville. Ragotin, qui eut peuï d'avoir à le payer, se fit descendre de carrosse, et alla après ; et le poète, qui avait recouvert ses parties postérieures, rentra daus un des carrosses, fort embarrassé et embarrassant les autres de l'équipage de guerre de Ragotin, qui eut encore cette troisième disgrâce devant sa maîtresse, par nous finirons ce vingtième chapitre.

XXI. Qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant.

Les comédiens furent fort bien reçus du maî- tre de la maison, qui était honnête* homme et des plus considères du pays. On leur donna deux chambres pour mettre leurs hardes, et pour se préparer en liberté à la comédie, qui fut remise à la nuit. On les fit aussi dîner en particulier, et, après dîner, ceux qui voulurent se promener eurent à choisir entre un grand bois et un beau jardin. Un jeune conseiller du parlement de Rennes, proche parent du maî- tre de la maison, accosta nos comédiens, et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant reconnu que Destin avait de l'esprit, et que les comédiennes, outre qu'elles étaient fort belles, étaient capables de dire autre chose

LE ROMAN COMIQUE 153

que des vers appris par cœur. On parla des choses dont on parle d'ordinaire avec des co- médiens, de pièces de théâtre et de ceux qui les font. Ce jeune conseiller dit, entre autres choses, que les sujets connus, dont on pouvait faire des pièces régulières avaient tous été mis en œuvre ; que l'histoire était épuisée, et qu'à la fin on serait réduit à se dispenser de ia règle des vingt-quatre heures ; que le peuple de la plus grande partie du monde ne savait point a quoi étaient bonnes les règles sévères du théâtre ; que l'on prenait plus de plaisir à voir représenter les choses qu'à entendre les récits ; et cela étant, que l'on pourrait faire des pièces qui seraient fort bien reçues sans tomber dans les extravagances des Espagnols, et sans se gêner par la rigueur des règles a" Aris- tote. De la comédie on vint à parler des romans.

Le conseiller dit qu'il n'y avait rien de plu3 divertissant que quelques romans modernes ; que les Français seuls en savaient faire de bons ; mais que les Espagnols avaient le se- cret de faire de petites histoires, qu'ils appel- lent Nouvelles, qui sont bien à notre usage et plus à la portée de l'humanité que ces héros imaginaires de l'antiquité, qui sont quelque- fois incommodes a force d'être honnêtes gens: enfin, que les exemples imitables étaient pour le moins d'aussi grande utilité que ceux que l'on avait presque peine à concevoir. Et il con- clut que, si Ton faisait des nouvelles en fran- çais aussi bien faites que quelques-unes de i jIles de Michel de Cervantes, elles auraient cours autant que les romans héroïques.

Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit d'un ton fort absolu qu'il n'y avait point de plai- sir à lire des romans, s'ils n'étaient composés d'aventures de princes, et encore de grands princes, et que par cette raison-là YAstrée ne lui avait plu qu'en quelques endroits.

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Et dans quelles histoires trouverait- on assez de rois et d'empereurs pour nous faire des romans nouveaux? lui repartit le con- seiller.

Il en faudrait faire, dit Roquebrune, comme dans les romans tout à fait fabuleux, et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire.

Je vois bien, repartit le conseiller, que le livre de don Quichotte n'est pas trop bien avec vous.

C'est le plus sot livre que j'aie vu, reprit Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité de gens d'esprit.

Prenez garde, dit Destin, qu'il ne vous déplaise par votre faute plutôt que par la sienne.

Roquebrune n'eût pas manqué de reparties, s'il eut entendu ce qu'avait dit Destin ; mais il était occupé à compter ses prouesses à quel- ques dames qui s'étaient approchées des co- médiennes, auxquelles il ne promettait pas moins que de faire un roman en cinq parties, chacune de dix volumes, qui effacerait les Cassandre, les Cléopâîre, les Polexandre et les Cyrus, quoique ce dernier ait le surnom de grand, aussi bien que le fils de Pépin.

Cependant le conseiller disait à Destin et aux comédiennes, qu'il avait essayé de faire des nouvelles à l'imitation des Espagnols, et qu'il voulait leur en communiquer quelques- ■unes. Inezilla prend la parole, et dit en fran- çais, qui tenait plus du gascon que de l'espa- gnol, que son premier mari avait eu la réputa- tion de bien écrire à la cour d'Espagne; qu'il avait composé quantité de nouvelles qui y avaient été bien reçues^ et qu'elle en avait en- core d'écrites à la'main, qui réussiraient en français si elles étaient bien traduites. Le con- seiller était fort curieux de cette sorte de livre. U témoigna à l'Espagnole qu'elle lui ferait un

LE HOiîÀN codions 155

extrême plaisir de lui en donner la lecture ; ce au'elle lui accorda fort c; vilement. * Et même, ajouta-t-elle, je pense en savoir autant que personne au monde : et comme quelques femmes de notre nation se mêlent d'en faire, et aussi des vers, j'ai voulu l'es- , yer comme les autres, et je puis vous en montrer quelques-unes de ma façon.

Roquebrune s'offrit témérairement, selon sa coutume, à les mettre en français. Inezilla qui était peut-être la plus déliée Espagnole oui ait jamais passé les Pyrénées pour venir en France, lui répondit que ce n'était pas as- sez de bien savoir le français, qu'il fallait sa- voir également l'espagnol* et qu'elle ne ferait point difficulté de lui donner ses nouvelles à traduire quand elle saurait assez de français pour juger s'il en était capable.

La Rancune, qui n'avait point encore parlé, dit qu'il n'en fallait pas douter, puisqu'il avait été correcteur d'imprimerie.

Il n'eut pas plutôt lâché la parole, qu'il se ressouvint que Roquebrune lui avait prêté de Fargent. Il ne le poussa donc point selon sa coutume, le voyant déjà tout défait de ce au'il avait dit, et avouant avec confusion qu'il avait véritablement corrigé quelque temps chez les imprimeurs, mais que ce n'avait été que ses propres ouvrages.

Mademoiselle de l'Etoile dit alors à la doua Inezilla que, puisqu'elle savait tant d'histo- riettes, elle l'importunerait souvent pour lui en conter. L'Espagnole s'y offrit à l'heure même. On la prit au mot; tous ceux de la compagnie se mirent autour d'elle; et alors elle com- mença une histoire, non pas tout à fait dans les termes que vous l'allez lire dans le cha-

Eitre suivant, mais pourtant assez intelligi- lement pour faire voir qu'elle avait bien de l'esprit en espagnol, puisqu'elle en faisait

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beaucoup paraître dans une langue dont b^ ne savait pas les beautés.

XXII. A trompeur, trompeur et demi.

Une jeune dame de Tolède, nommée Victo- ria, de l'ancienne maison de Portocarrero, s' était retirée dans une maison qu'elle avai' ^ur les bords du Tage, à demi-lieue de Tolède, en l'absence de son frère, qui était capitaine de cavalerie dans les Pays-Bas. Elle était de- meurée veuve à l'âge de dix-sept ans, d'un vieux gentilhomme qui s'était enrichi aux Indes, et qui, s'étant perdu en mer six mois après son mariage, avait laissé beaucoup de biens à sa femme.

Cette belle veuve, depuis la mort de son mari, s'était retirée auprès de son frère, et y avait vécu d'une façon si approuvée de tout le monde, qu'à l'âge *de vingt ans les mères la proposaient à leurs filles comme un exemple, les maris à leurs femmes, et les ^ajants à leurs désirs, comme une conquête frigne de leur mérite : mais si sa vie retirée aààifc re- froidi l'amour de plusieurs, elle ajydsfc d'un au- tre côté augmente l'estime que tQU$ le monde avait pour elle.

Elle goûtait en liberté les plaisirs de la cam- pagne dans cette maison des champs, quand un matin ses bergers lui amènent deux nom- mes qu'ils avaient trouvés dépouillés de tous leurs habits, et attachés à des arbres ils avaient passé la nuit. On leur avait donné à chacun une méchante cape de berger pour se couvrir, et ce fut dans ce bel équipage qu'ils

Sarurent devant la belle Victoria. La pauvreté e leurr- habits ne lui cacha poim la richy mine du plus jeune, qui lui fit un compliment en honnête homme, et lui dit qu'il était un gentilhomme de Cordoue, appelé don Lopès

LE ROMAS COMIQUE 157

ae Gongora ; qu'il venait de Séville, et qu'al- lant à Madrid pour des affaires d'importance, et s'étant amusé à jouer à une demi-journée de Tolède, il avait dîné le jour auparavant, la nuit l'avait surpris : qu'il s'était endormi, et son valet aussi, en attendant un muletier qui était demeuré derrière ; et que des voleurs l'ayant trouvé comme il dormait, l'avaient lié à un arbre, et son valet, après les avoir dé- pouillés jusqu'à la chemise.

Victoria ne douta point de la vérité de ses paroles ; et sa bonne mine parlait en sa fa- veur, et il y avait toujours de la générosité à secourir un étranger réduit à une si fâcheuse nécessité. Il se rencontra heureusement que parmi les hardes que son frère lui avait lais- sées en garde, il y avait quelques habits ; car les Espagnols ne quittent point leurs vieux habits pour jamais quand ils en prennent de neufs. On choisit le plus beau et le mieux fait à la taille du maître ; et le valet fut aussi re- vêtu de ce que l'on put trouver sur-le-champ de plus propre pour lui.

L'heure du dîner étant venue, cet étranger, que Victoria fit manger à sa table, parut à ses yeux si bien fait, et l'entretint avec tant d'esprit, qu'elle crut que l'assistance qu'elle lui rendait ne pouvait jamais être mieux employée. Ils furent ensemble le reste du jour, et se plurent tellement l'un à l'autre, que la nuit même ils en dormirent moins qu'ils n'avaient accoutumé. L'étranger voulut en- voyer son valet à Madrid quérir db l'argent, et faire faire des habits, ou du moins il en fit le semblant. La belle veuve ne voulut pas le permettre, et lui en promit pour achever son voyage. Il lui parla d amour dès le jour même, et elle l'écouta favorablement. Enfin, en quinze jours, la commodité du lieu, le mérite égtA en ces deux jeunes personnes, quantité de ser-

158 LE ROMAN COIIIQOE

rnents d'un côté, trop de franchise et de cré- dulité de l'autre, une promesse de mariage offerte, et la foi réciproquement donnée en présence d'un vieil écuyer et d'une suivante de Victoria, lui firent faire une faute dont ja- mais on l'eût crue capable, et mirent ce bienheureux étranger en possession de la plus belle dame de Tolède. Huit jours durant, ce ne furent que feux et flammes entre les jeunes amants.

Il fallut se séparer ; ce ne furent que larmes. Victoria eût eu le droit de le retenir ; mais l'étranger lui ayant fait valoir qu'il laissait perdre une affaire de grande importance pour l'amour d'elle, et lui protestant que le gain qu'il avait fait de son cœur lui faisait négliger celui d'un procès qu'il avait à Madrid, et même ses prétentions de la cour, elle fut la première à hâter son départ, ne l'aimant pas assez aveuglément pour préférer le plaisir d'être avec lui à son avancement. Elle fit faire des habits à Tolède pour lui et pour son valet, et lui donna de l'argent autant qu'il en voulut.

Il partit pour Madrid, monté sur une bonne mule, et son valet sur une autre, la pauvre damé véritablement accablée de douleur quand îl partit, et lui, s'il ne fut pas beaucoup af- fligé, le contrefaisant avec la plus grande hypocrisie du monde.

Le jour même qu'il partit, une servante fai- sant la chambre il avait couché, trouva une boîte de portraits enveloppée dans une lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse, qui vit dans la bo te un visage parfaitement beau et fort jeune, et lut dans la lettre ces pa- roles, ou d'autres qui voulaient dire la même chose :

« Monsieur mon cousin, » Je vous envoie le portrait de la belle El-

LE ROMAN COMIQUE 159

Tire de Sylva. Quand vous la verrez, vous la trouverez encore plus belle que le peintre ne l'a faite. Don Pedro de Sylva, son père, vous attend avec impatience. Les articles de votre mariage sont tels que vous les avez souhai- tés, et ils vous sont fort avantageux à ce qu'il nie semble. Tout cela vaut bien la peine que vous hâtiez votre voyage.

» Don Antoine de Ribera. » De Madrid, etc. »

La lettre s'adressait à Fernand de Ribera. à Séville. Représentez-vous, je vous prie, l'é- tonnement de Victoria a la lecture d'une telle lettre, qui, selon toutes les apparences, ne pouvait être écrite à un autre qu'à son Lopès de Gongora. Elle voyait, mais trop tard, que cet étranger au'elle avait si fort obligé, et si vite, lui avaic déguisé son nom» et par ce déguisement elle devait être tout as- surée de son infidélité. La beauté de la •dame du portrait ne la devait pas moins [mettre en peine, et ce mariage, dont les arti- cles étaient déjà pa-.-és, achevait de la désespé- rer. Jamais personne ne s'affligea tant : hes soupirs pensèrent la suffoquer; elle pleura jusqu'à s'en faire du mal à la tête. Lit Misérable que je suis, disait-elle quelquefois im elle-même, et quelquefois aussi devant son fcrieil écuyer et sa suivante, qui avaient été émoins de son mariage, ai-je été si longtemps iage pour faire une faute irréparable, et de- rais-je refuser tant de personnes de condition le ma connaissance qui se fussent estimées îeureuses de me posséder, pour me donner à m inconnu qui se moque peut-être de moi, près m' avoir rendue mal heureuse pour toute oa 7ieî Que dira-t-on à Tolède, et que dira-

160 LE ROMAN C0t.::QUE

t-on dans toute l'Espagne? Un jeune homme lâche et trompeur sera-t-il discret? Devais-je lui témoigner que je l'aimai*, avant que de savoir si j'en étais aimée? M'aurait-il caché son nom s'il avait été sincère, et dois-je espé- rer, après cela, qu'il cache les avantages qu'il a sur moi? Que ne fera point mon frère con- tre moi, après ce que j'ai fait moi-même? et de quoi lui sert l'honneur au il acquiert en Flandre, tandis que je le déshonore en Espa- gne? Non, non, Victoria, il faut tout entre- prendre, puisque nous avons tout oublié ; mais, avant que d'en venir à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut essayer de gagner par adresse ce que nous avons mal conservé par imprudence. Il sera toujours assez à temps de se perdre quand il n'y aura plus rien à espérer. »

Victoria avait l'esprit bien fort, d'être ca- pable de prendre sitôt une bonne résolution dans une si mauvaise affaire. Son vieil écuyer et sa suivante voulurent la conseiller, elle leur dit qu'elle savait tout ce qu'on pouvait lui dire, mais qu'il n'était plus question que d'a- gir. Djs le jour même un chariot et une charrette furent chargés de meubles et de ta- pisseries- et Victoria faisait courir le bruit par ses domestiques qu'il fallait qu'elle allât à la cour pour les affaires pressantes de son frère ; elle monta en carrosse avec son écuyer et sa suivante, prit le chemin de Madrid, et se fit suivre par son bagage.

Dès qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis de don Pedro de Sylva; et, l'ayant ap- pris, elle en loua un dans le même quartier. Son vieil écuyer avait nom Rodrigue Santil- lane; il avait été nourri jeune par le père de Victoria, et il aimait sa maîtresse comme si elle eût été sa fille. Ayant force habitude dans Madrid, ou il avait passé sa jeunesse, il sut

LE ROMA* COMIQUE 161

en peu de I q Pedro de

Sylva se mariait a un gentilhomme d ville, qu'on appelait Fernand de Ribera: qu'un de ses cousins de même nome it fait

ce mariage, et que don Pedro songeait déjà aux personnes qu'il mettrait auprès de sa ademain Rodrigue Santillane, honnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve de médiocre condition, e^ B-ûtt.x. sa suivante, faisan- : de sa beile-mere, femme

de Rodrigue, allèrent chra don Pedro, et de- mandèrent a Loi parler. Don Pedro les reçut fort civilement Et Rodrigue lui dit. avec beaucoup I -ait un pauvre

gentilhomme des m:: le Tolède: qu'il

avait inique de sa première femme,

qui était Victoria, dont le mari était mo: puis reu a - ou il demeurait, et que,

voyant sa fille veuve avec peu de bien, il l'a- vait amenée à la cou? pour lui chercher con- dition ; qu'ayant entendu parler de lui et de sa fille qu'il était près de marier, il avait cru lui faire plaisir en lui venant offrir une jeune veuve très-propre à servir de duègne a la nou- velle mariée, et ajouta que le mérite de sa fille le rendait hardi a la lui offrir, et qu'il en se- rait pour le moins aussi satisfait qu'il l'avait pu être de sa bonne mine.

Avant que d*a loiu, il faut que j'ap-

prenne à ceux qui ne le savent pas qui dames en Espagne ont des duègnes auprès d'elles ; et ces duègnes sont à peu près la même chose que les gouvernantes ou dames d'honneur que nous voyons auprès des fem- de gran.le condition. Il faut que je dise encore que ces duègnes sont des animaux rigides et fâcheux, aussi redoutés pour le moins que les belies-meres.

Rodrigue joua si bien son personnage, et Victoria, brlle comme elle était, parut, en son

LI »0*A* COMigc».. t. I. 6

162 LE ROMAN COMIQUE

habit simple, si agréable et de si bonne au- gure aux yeux de don Pedro de Sylva, qu'il la retint à l'heure même pour sa fi]le. Il offrit même à Rodrigue et à sa femme place dans sa maison. Rodrigue s'en excusa, et lui dit qu'il avait quelques raisons pour ne pas reee- Toir l'honneur qu'il voulait lui faire, mais que, logeant dans le même quartier, il serait prêt lui rendre service toutes les fois qu'il vou- drait l'employer.

Voilà donc Victoria dans la maison de don Pedro, fort aimée de lui et de sa fille Elvire, et fort enviée de tous les valets, Don Antoine de Ribera, qui avait fait le mariage de son infidèle cousin avec la fille de don Pedro de Sylva, lui venait souvent dire que son cousin était en chemin et qu'il lui avait écrit en par- tant de Séville : cependant ce cousin ne venait point, cela le mettait fort en peine. Don Pedro et sa fille ne savaient qu'en penser, et Victo- ria y prenait encore plus de part. Don Fer- nand n'avait garde de venir si vite.

Le jour même qu'il partit de chez Victoria, Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant à Illescas, un chien, qui sortit d'une maison à l'improviste, fit peur à son mulet, qui lui froissa une jambe contre une muraille, et le jeta par terre. Don Fernand se démit une cuisse, et se trouva si mal de sa chute, qu'il ne put passer outre. Il fut sept ou huit jours entre les mains des médecins et chirurgiens du pays, qui n'étaient pas des meilleurs ; et son mal devenant tous les jours plus dange- reux, il fit savoir son infortune à son cousin, et le pria de lui envoyer un brancard.

A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute, et an se réjouit de ce que Ton savait enfin ce qu'il était devenu. Victoria, qui l'aimait en- core, en fut fort inquiète. Don Antoine en- voya quérir don Fernand; il fut amené à Ma-

le : ;ue 163

drid, où, tandis que l'on fît des habits pour lui et pour son train, qui fut fort magnifique (car il était aimé de sa maison ei fort riche}, les chirurgiens de Madrid, plus habiles que ceux d'Iilescas, le guérirent parfaitement. Don Pedro de Sylva et~sa fille Elvire furent avertis du jour que don Antoine de Ribera devait leur amener son cousin don Fernand. Il y a appa- rence que la jeune Eivire ne se négligea pas, et que Victoria ne fut pas sans émotion.

Elle vit entrer son infidèle, paré comme un nouveau marié ; et, s'il lui avait plu mal vêtu et mal en ordre, elle le trouva l'homme du monde de la meilleure mine en ses habits de noces. Don Pedro n'en fut pas moins satisfait. et sa fille eût été bien difficile si elle eût trouve quelque chose à redire. Tous les domestiques regardèrent le serviteur de leur jeune maî- tresse de toute la grandeur de leurs yeux, et tout le monde de la maison en eut le cœur épanoui, à la réserve de Victoria, qui sans doute l'eut bien serré. Don Fernand fut charmé de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle était encore plus belle que son portrait. Il lui fit ses premiers compliments en homme d'esprit, et parlant à elle et à son père, s'abstint le plus qu'il put de toutes les sottises que^dit ordinairement à un be^' - il à une maîtresse un homme qui demande à le marier. Don Pedro de Sylva s'enferma dans un cabinet avec les deux cousins et avec un homme d'affaires, pour ajouter quelque chose qui manquait aux articles. Cependant Elvire demeura dans la chambre, environnée de tou- tes ses femmes, qui se réjouissaient devant elle de la bonne mine de son serviteur. La seule Victoria demeura froide et sérieuse au milieu des emportements des autres. Elvire le remarqua, et la tira à oart pour lui dire . qu'elle s'étonnait de ce qu'elle ne lui disait

164 LE ROMAN COMIQUE

rien de l'heureux choix que son père avait fait d'un gendre qui paraissait avoir tant de mérite ; et ajouta qu'au moins par flatterie ou par civilité, elle lui en devait dire quelque chose.

Madame, lui dit Victoria, ce qui paraît de votre serviteur est si fort à son avantage, qu'il n'est point nécessaire de vous le louer. ÎJa froideur, que vous avez remarquée, ne vient point d'indifférence ; et je serais indi- gne des bontés que vous avez pour moi si je ne prenais part à tout ce qui vous touche. Je me serais donc réjouie de votre mariage aussi bien que les autres, si je connaissais moins celui qui doit être votre mari. Le mien était de Sévïlie et sa maison n'était pas éloignée de celle du père de votre serviteur. Il est de bonne maison, il est riche, il est bien fait, et je veux croire qu'il a de l'esprit ; enfin il est digne de vous : mais vous méritez l'affection tout en- tière d'un homme, et il ne peut vous donner ce qu'il n'a pas. Je m'abstiendrais bien de Tous dire des choses qui peuvent vous dé> ylaire ; mais je ne m'acquitterais pas cle tout t-:e que je vous dois si je ne vous découvrais tout ce que je sais de don Fernand, dans une affaire d'où dépend le bonheur ou le malheur de votre vie.

Elvire fut fort étonnée de ce que lui dit sa gouvernante; elle la pria de ne pas différer davantage à lui éclaircir les doutes qu'elle lui avait mis dans l'esprit. Victoria lui dit que cela ne se pouvait dire devant ses servantes, ni en peu de paroles. Elvire feignit d'avoir af- faire en sa chambre, Victoria lui dit, aus- sitôt" qu'e-le se vit seule avec elle, que Fer- nand de Ribera était amoureux, à Séville, d'une Lucrèce de Monsalve, demoiselle fort aimable, quoique fort pauvre, qu'il en avait trois enfants, sous promesse de mariage ; que,

LE ROMAN' COMÏQCE 165

du vivant du père de Ribera, la chose avait été tenue secrète; et qu'après sa mort Lu- crèce lui ayant demandé l'accomplissement de sa promesse, il s'était extrêmement refroidi ; qu'elle avait remis cette affaire entre les mains de deux gentilshommes de ses parents, que cela avait fait grand éclat dans Sévi que don Fernand s*en était absenté qn temps par le conseil de ses amis, pour éviter les parents de cette Lucrèce, qui le cher*-- chaient partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire était dans cet état quand elle quitta Séville il y avait un mois, et que le bruit cou- rait en même temps que don Fernand allait se marier à Madrid. Elvire ne put s'empêcher de lui demander si cette Lucrèce était fort belle. Victoria lui dit qu'il ne lui manquait que du bien, et la laissa fort rêveuse, et réso- lue d'informer promptement son père de ce qu'elle venait d'apprendre. On vint l'appeler en même temps pour venir trouver son servi- teur, qui avait achevé avec son père, ce qui les avait fait retirer en particulier. Elvire s'y en alla ; et en attendant, Victoria demeura dans l'antichambre, ou elle vit entrer ce même valet qui accompagnait son infidèle quand elle le reçut si généreusement en sa maison auprès de" Tolède. Ce valet apportait a son maître un paquet de lettres qu'on lui avait donné à la poste de Séville. Il ne put recon- naître Victoria, que la coiffure de veuve avait fort déguisée. Il la pria de le faire parler à son maître, pour lui donner ses lettres. Elle lui dit qu'il ne lui pourrait parler de long- temps ; mais que, s'il voulait lui confier son paquet, elle irait le lui porter quand on pour- rait lui parler. Le valet n'en fit -point de difficulté, et lui ayant remis son paquet entre les mains, s'en retourna il avait af- faire. Victoria, qui n'avait rien à négliger,

168 LE R0MA3 COMIQUE

monta dans sa chambre, ouvrit le paquet, et en moins de rien le referma, y ajoutant une lettre qu'elle écrivit à la hâte. Cependant les deux cousins achevèrent leur visite. Elvire v:': le paquet de don Fernand entre les mains d ; sa gouvernante, et lui demanda ce que c'é- tait. Victoria lui dit d'un air indifférent quo le valet de don Fernand le lui avait donné pour le rendre à son maître, et qu'elle allait envoyer après, parce qu'elle ne s'était point trouvée quand il était sorti. El vire lui dit qu'il n'y avait point de danger à l'ouvrir, et que l'on y trouverait peut-être quelque chose de l'affaire qu'elle lui avait apprise. Victoria, qui ne demandait pas mieux, l'ouvrit eneore une fois. Elvire en regarda toutes les lettrer, et ne manqua pas de s'arrêter sur celle qu'elle vit écrite en lettres de femme, qui s'adressai;: & Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce qu'elle y lut :

« Votre absence et la nouvelle que j'ai ap- prise que l'on vous mariait à la cour? vous ieront bientôt perdre une personne qui vous aime plus que sa vie, si vous ne venez bientôt la désabuser et accomplir ce que vous ne pou- vez différer ou lui refuser sans une froideur ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit de vous est véritable, et si vous ne songez olus au tort que vous me faites, et à nos en- fants, au moins devriez-vous songer à votre vie , que mes cousins sa liront bien vous faire perdre quand vous me réduirez à les en prier, puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.

» LOCRÈCE DE MONSÀLVE.

» De Séville, etc. »

Elvire ne douta plus de tout ce qup lui avait dit sa gouvernante, après la lecture de cette lettre. Elle la fit voir à son père, qui ne put

LE ROMAX COMIQUE 167

assez s'étonner qu'un .gentilhomme de condi- tion fût assez lâche pour manquer de fidélité à une demoiselle qui le valait bien, et de qui il avait eu des enfants. A l'heure même, il alla s'en informer plus amplement d'un gentil- homme de Séville de ses grands amis, par le- quel il avait déjà été instruit du bien et des affaires de don Féru and.

A peine tut-il sorti, que don Fernand vint demander ses lettres, suivi de son valet, qui lui avait dit que la gouvernante de sa maî- tresse s'était charg-ée de les lui rendre. Il trouva El vire dans la salle, et lui dit que quoi- que deux visites lui fussent pardonnables dans Tes termes il était avec elle, il ne venait pas tant pour la voir que pour lui demander ses lettres, que son valet avait laissées à sa gouvernante. Elvire lui répondit qu'elle les avait prises ; qu'elle avait eu la curiosité d'ou- vrir le paquet, ne doutant point qu'un homme de son âge n'eût quelque attachement de ga- lanterie dans une grande ville comme Séville ; et que, si sa curiosité ne l'avait pas beaucoup satisfaite, elle lui avait appris en récompense ue ceux qui se mariaient ensemble avant de E connaître hasardaient beaucoup. Elle ajouta nsuite qu'elle ne voulait pas lui retarder da- antage le plaisir de lire ses lettres; enache- ant ces paroles, elle lui donna son paquet et i lettre contrefaite ; et, lui faisant la révé- -ance, le quitta sans attendre la réponse.

Don Fernand demeura fort étonné de ce -'-d'il entendit dire a sa maîtresse, n lut la ettre supposée, et vit bien que l'on voulait roubler son mariage par une fourbe. Il s'a- •iressa à Victoria, qui était demeurée dans la >a!le, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à sou isage, que quelque ri rai ou quelque personne malicieuse avait supposé ia lettre qu'il venait .e lire.

168 LE ftOilA.N COMIQUE

Moi, une femme dans Séville ! s'écria-t-il tout étonné; moi des enfants! Ah! si ce n'est la plus imprudente imposture du monde, je veux qu'on me coupe la tête.

Victoria lui dit qu'il pouvait bien être inno- cent, mais que sa maîtresse ne pouvait moins faire que de s'en éclaircir, et que très-assuré- mént le mariage ne passerait pas outre que don Pedro ne fût assuré, par un gentilhomme de Séville de ses amis, qu'i) était allé chercher exprès, que cette prétendue intrigue fut sup- posée.

C'est ce que je souhaite, lui répondit don Fernand, et s'il y a seulement dans Séville une dame qui ait nom Lucrèce de Monsaive, je veux ne passer jamais pour un homme d'honneur; et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes bien dans l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute pas, de me l'avouer, afin que je vous conjure de me rendre de bons offices au- près d'elle.

Je crois sans vanité, lui répondit Victo- ria, qu'elle ne fera pas pour un autre ce qu'elle m'aura refusé, mais je connais aussi son hu- meur : on ne l'apaise pas aisément quand elle se croit désobligée. Et comme toute l'espé- rance de ma fortune n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a pour moi, je n'irai pas lui manquer de complaisance pour en avoir trop pour vous, et hasarder de me mettre mal auprès d'e;le, en tâchant de lui ôter la mau- vaise opinion qu'elle a de votre sincérité. Je suis pauvre, ajouta- t-elle, et c'est à moi beau- coup perdre que de ne gagner pas. Si ce qu'elle m'a promis pour me remarier m'allait manquer, je serais veuve toute ma vie, quoique, jeune comme je suis, je puisse encore plaire à quel- que honnête homme ; mais on dit bien vrai que sans argent...

Elle allait enfiler un long prône de gouver-

LE ROMAN COMIQUE 169

liante ; car* pour la bien contrefaire, il fallait parler beaucoup. Mais don Fernand lui dit en l'interrompant.

Rendez-moi le service que je vous de- mande, et je vous mettrai en état de pou- voir vous passer des récompenses de votre maîtresse; et pour vous montrer, ajouta-t-il, que je veux vous donner autre chose que des paroles, donnez-moi du papier et de l'encre, et je vous ferai une promesse de ce que vous voudrez.

Jésus! monsieur, lui dit la fausse gou- vernante, la parole d'un honnête homme suf- fit ; mais, pour vous plaire, je m'en vais qué- rir ce que vous demandez.

Elle revint avec ce qu'il fallait pour faire une promesse de plus de cent millions d'or : et don Fernand fut si galant homme, ou plu- tôt il avait la possession d'Elvire tellement à cœur, qu'il lui écrivit son nom en blanc dans une feuille de papier, pour l'obliger par cette confiance à le servir de bonne façon.

Voilà Victoria sur les nues; elle promit des merveilles à don Fernand, et lui dit qu'elle voulait être la plus malheureuse du monde si elle n'allait travailler en cette affaire comme pour elle-même et elle ne mentait pas. Don Fernand la quitta rempli d'espérance, et Ro- drigue Santillane, son écuyer, qui passait pour son père, l'étant venu voir pour apprendre ce qu'elle avait avancé pour son dessein, elle lui en rendit compte et lui montra le blanc signé, dont il loua Dieu avec elle de ce que tout semblait contribuer à sa satisfaction. Pour ne point perdre de temps il s'en retourna à son logis, que Victoria avait loué à côté de celui de don Pedro, comme je vous l'ai déjà dit, et il écrivit, au-dessus du seing de don Fer- nand, une promesse de mariage attestée de témoins, et datée du temps que Victoria reçut

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170 LE ROMAN COMIQUE

cet infidèle dans sa maison des champs. II écrivait aussi bien qu'homme qui fût en Es- pagne, et avait si bien étudié la lettre de don Fernand sur des vers qu'il avait écrits de sa main, et qu'il avait laissés à Victoria, que don Fernand même s'y fût trompé.

Don Pedro de Sylva ne trouva point le gen- tilhomme qu'il était ailé chercher pour s'in- former du mariage de don Fernand ; il laissa un billet â son logis, et revint au sien, le soir même Elvire ouvrit son cœur à sa gou- vernante, et lui assura qu'elle désobéirait plu- tôt à son père que d'épouser jamais don Fer- nand, lui avouant de plus qu'elle était engagée d'affection avec un Diego de Maradas, il y avait longtemps ; qu'elle avait déféré à son père, en forçant son inclination pour lui plaire ; et puisque Dieu avait permis que la malivaise foi de don Fernand fût découverte, qu'elle croyait en le refusant obéir à la volonté divine qui semblait lui destiner un autre époux.

Vous devez croire que Victoria fortifia Elvire dans ses bonnes résolutions, et ne lui parla pas alors selon l'intention de don Fernand.

Don Diego de Maradas, lui dit alors El- vire, est mal satisfait de moi, à cause que je l'ai quitté pour obéir à mon père ; mais aussi- tôt que je le favoriserai seulement d'un regard, je suis assurée de le faire revenir, quand il serait aussi éloigné de moi que don Fernand l'est de sa Lucrèce.

Ecrivez-lui, mademoiselle, lui dit Victo- ria, et je m'offre à lui porter votre lettre.

Elvire fut ravie de voir sa gouvernante si favorable à ses desseins. Elle fit mettre les chevaux au carrosse pour Victoria, qui monta dedans avec un beau poulet pour don Diego; et, s'étant fait descendre chez son père San- tillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse, disant au cocher qu'elle irait bien à pied

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. -.niait aller. Le "bon Santillane lui fit voir la promesse de mariage qu'il avait faire ; et elle écrivit aussitôt deux billets, l'un à Diego bradas, et l'autre à Pedro de Sylva, père de sa maîtresse. Par ces t - nés Victo-

ria Portocarrero. elle leur ensei- logis,

et les priait de les venir trouver pour une af- e qui lui était de grande importance. Tan- dis que l'on porta ces billets à ceux à qui ils étaient adressés, Victoria quitta son habit simple de veuve, s'habilla richement, fit na- raître ses cheveux, que l'on assurait avoir été •-: 3s plus beaux, et se coiffa en dame fort ga- lante.

Don Diego de Maradas la vint trouver un moment après, pour savoir ce que lui voulait une dame dont il n'avait jamais entendu par- ler. Elle le reçut fort civilement ; et à peine avait-il pris un siège auprès d'elle, qu'on lui vint dire que Pedro de Sylva demandait à la voir. Elle pria don Diego de se cacher dans son alcôve, en rassurant qu'il lui importait extrêmement d'entendre la conversation quelle allait avoir avec don Pedro. Il fit sans résis- tance ce que voulut une dame si beLe et de si bonne mine, et don Pedro fut introduit dans la chambre de Victoria, qu'il ne put recon- naître, tant sa coiffure différente de celle qu'elle portait chez lui, et la richesse de ses habits, avait augmenté sa bonne mine et chan- gé Pair de son visage. Elle fit asseoir don Pe- dro en un lieu don Diego pouvait entendre ce qu'elle lui disait, et lui parla en ces

.•mes :

Je croi?, monsieur, que je dois vous ap- prendre d'abord qui je suis, pour ne vous lais- ser pas plus longtemps dans l'impatience vous devez être de le savoir. Je suit de To- lède, de la maison de Portocarrero ; j'ai été mariée à seize ans et me suis trouvée veuve

1T2 LE ROMAN COMIQUE

six mois après mon mariage. Mon père por- tait ia croix de saint Jacques, et mon frère est de Tordre de Calatrava.

Don Pedro l'interrompit pour lui dire que son père avait été de ses intimes amis.

Ce que vous m'apprenez me réjouit extrêmement, lui répondit Victoria, car j'aurai besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire dont j'ai à vous parler.

Elle apprit ensuite à don Pedro ce qui lui était arrivé avec don Fernand, et lui mit entre les mains la promesse que Santillane avait contrefaite, aussitôt qu'il l'eut lue, elle reprit la parole et lui dit:

Vous savez, monsieur, à quoi l'honneur oblige une personne de ma condition. Quand ia justice ne serait pas de mon côté, mes pa- rents et mes amis ont beaucoup de crédit et sont assez intéressés dans mon affaire pour la porter aussi loin qu'elle puisse aller. J'ai cru, monsieur, que je devais vous avertir de mes prétentions, afin que vous ne passiez pas outre dans le mariage de mademoiselle votre fille. Elle mérite mieux qu'un homme infidèle et je vous crois trop sage pour vous opiniâ- trer à lui donner un mari qu'on pourrait lui disputer.

Quand il serait grand d'Epagne, répondit don Pedro, je n'en voudrais point s'il était in- juste; non-seulement il n'épousera point ma fille, mais encore je lui défendrai ma maison, et pour vous, madame, je vous offre ce que j'ai de crédit et d'amis. J'avais déjà été averti qu'il était homme à prendre son plaisir par- tout où il le trouve, et même de le chercher aux dépens de sa réputation. Etant de cette humeur, quand bien même il ne serait pas à vous, il ne serait jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à Dieu, ne manquera point de maris dans la cour d'Espagne.

Don Pedro ne demeura pas davantage avec Victoria, voyant qu'elle n'avait plus rien à lui dire -, et Victoria fit sortir don Diego de derrière son alcôve, d'où il avait entendu toute la conversation qu'elle avait eue avec le père de sa maîtresse. Elle ne fit donc point une seconde relation de son histoire : elle lui donna la lettre d'Eivire, qui le ravit d'aise, et Darce qu'il eût pu être en peine de savoir par quelle voie elle était venue en ses mains, elle lui fit confidence de sa métamorphose en duègne, sachant bien qu'il avait autant d'in- térêt qu'elle à tenir la chose secrète.

Don Diego, avant de quitter Victoria, écri- vit à sa maîtresse une lettre la joie de voir ses espérances ressuscitées faisait bien juger du déplaisir qu'il avait eu quand il les avait perdues. Il se sépara de la belle veuve, qui prit aussitôt son habit de gouvernante, et s'en retourna chez Don Pedro.

Cependant, don Fernand de Ribera était allé chez sa maîtresse et y avait mené son cousin don Antoine pour tâcher de raccommoder ce qu'avait gâté la lettre contrefaite par Victo- ria. Don Pedro les trouva avec sa fille, qui était bien empêchée à leur répondre ; car, pour la justification de don Fernand, ils ne demandaient pas mieux que l'on s'informât* dans Séville même, s'il y avait jamais eu une Lucrèce de Monsalve. ils redirent devant don Pedro tout ce qui devait servir à la décharge de don Fernand. A quoi il répondit que, si rattachement avec la dame de Séville était une fourbe, il était aisé de la détruire ; mais qu'il venait de voir une dame de Tolède, nom- mée Victoria Portocarrero, à qui don Fernand avait promis mariage, et à qui il devait en- core davantage, pour en avoir été généreuse- ment assisté sans en être connu ; qu'il ne pouvait nier, puisqu'il lui avait donné une pro-

messe écrite de sa main ; et ajouta qu'un gen- tilhomme d'honneur ce devait point songer à se marier à Madrid, l'étant déjà à Tolède.

En achevant ces paroles, il fit voir aux deux cousins la promesse de mariage en bonne forme. Don Antoine reconnut l'écriture de son cousin ; et don Fernand qui s'y trompait lui-même, quoiqu'il sût bien qu'if ne l'avait jamais écrite, devint l'homme du monde le plus confus.

Le père et la fille se retirèrent, après les avoir salués assez froidement. Don Antoine querella son cousin de ravoir employé dans une affaire, tandis qu'il songeait à une autre. Ils remontèrent dans leur carrosse, don An- toine, ayant fait avouer à don Fernand son mauvais procédé avec Victoria, lui reprocha cent fois la noirceur de son action, et lui re- présenta les fâcheuses suites qu'elle pouvait avoir. Il lui dit qu'il ne fallait plus songer à se marier, non-seulement dans Madrid, mais dans toute l'Espagne, et qu'il serait bien heu- reux d'en être quitte pour épouser Victoria sans qu'il lui en coûtât du sang, ou peut-être la vie, le frère de Victoria n'étant pas un homme à se contenter d'une simple satisfac- tion clans une affaire d'honneur. Ce fut à don Fernand à se taire, tandis que son cousin lui faisait tant de reproches. Sa conscience le con- vainquait suffisamment d'avoir trompé et trahi ime personne qui l'avait obligé ; et cette promesse le faisait devenir fou, ne pouvant comprendre par quel enchantement on la lui t fait écrire.

Victoria étant revenue chez don Pedro en son habit de veuve, donna la lettre de don Diego à Eivire, laquelle lui conta que les deux cou- sins étaient venus pour se justifier ; mais qu'il y avait bien autre chose à reprocher à don x1 ernand que ses amours avec la dame de Se-

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ville. Ere lui apprit ensuite ce qu'elle savait mieux qu'elle, dont elle fit bien l'étonnée, dé- testant cent fois la méchante action de don Ternand. Ce jour-là même, Elvire fut priée d'aller voir représenter une comédie chez une de ses parentes.

Victoria, qui ne songeait qu'à son affaire, espéra que si Elvire la voulait croire, cette co- médie ne serait pas inutile à ses desseins. Elle dit à sa jeune maîtresse que, si elle voulait voir don Diego, il n'y avait rien de si aisé ; que la maison de son père Santillane était le lieu le plus commode du monde pour cette entre- vue, et que, la comédie ne commençant qu'à minuit, elle pouvait partir de bonne* heure, et avoir vu don Diego sans arriver trop tard chez sa parente. Elvire, qui aimait véritable- ment don Diego, et qui ne s'était laissée aller à épouser don Fernand que par la déférence qu'elle avait aux volontés de son père, n'eut point de répugnance à ce que lui proposa Victoria.

Elles montèrent en carrosse aussitôt que don Pedro fut couché, et allèrent descendre au logis que Victoria avait loué. Santillane, comme maître de la maison, en fit les hon- neurs, secondé par Béatrix, qui jouait le per- sonnage de sa femme, belle-mère de Victoria. Elvire écrivit un billet à don Diego, qui lui fat porté à l'heure même ; et Victoria en par- ticulier en fit un à don Fernand, au nom d'El- vire, par lequel elle lui mandait au'il ne tien- drait qu'à lui que leur mariage ne s'ach-vàt ; qu'elle y était engagée par son mérita, et qu'elle ne voulait point se rendre malheu- reuse pour être trop complaisante à la mau- vaise humeur de son père. Par le même billet elle lui donnait des enseignes si remarqua- bles pour trouver sa maison, qu'il était im- possible de la manQuer.

176 LE ROMAN COMIQUE

Ce second billet partit quelque temps après celui qu'Elvire avait écrit à don Diego.

Victoria en fit un troisième, que Santillane porta lui-même à Pedro de Sylva, par lequel elle lui donnait avis en gouvernante de bien et d'honneur, que sa fille, au lieu d'aller à la comédie s'était fait mener à la maison lo- geait son père ; qu'elle avait envoyé quérir don Fernand pour l'épouser ; et que, sachant bien qu'il n'y consentirait jamais, elle avait cru l'en devoir avertir, pour lui témoigner qu'il ne s'était point trompé dans la bonne opinion qu'il avait eue d'elle en la choisissant pour gouvernante d'Elvire. Santillane de plus avertit don Pedro de ne venir point sans un alguazil, que nous appelons à Paris un com- missaire.

Don Pedro, qui était déjà couché, se fit ha- biller à la hâte, l'homme du monde le plus en colère. Pendant qu'il s'habillera, et qu'il en- verra quérir un commissaire, retournons voir ce qui se passe chez Victoria. Par une heu- reuse rencontre, les billets furent reçus par les deux amoureux. Don Diego, qui avait reçu le sien le premier, arriva aussi le premier l'assignation. Victoria le reçut, et le mit dans une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai point à vous dire les caresses que ces jeunes amants se firent ; don Fernand, qui frappe à la porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria alla lui ouvrir elle-même, après lui avoir bien fait valoir le service qu'elle lui rendait, dont l'amou- reux gentilhomme lui fit cent remerciements, lui promettant encore plus qu'il ne lui avait donné. Elle le mena dans une chambre, elle le pria d'attendre Elvire, qui allait arriver, et l'enferma sans lui laisser de la lumière, lui disant que sa maîtresse le voulait fiinsi, et qu'ils n'auraient pas été un moment ensem- ble qu'elle ne se rendît visible ; mais qu'il fal-

LE ROMA.N COMIQUE 177

lait donner cela à la pudeur d'une jeune fille de condition, laquelle, dans une action si hardie, aurait peine à s'accoutumer d'abord à la vue de celui même pour l'amour de qui elle la faisait.

Cela fait, Victoria, le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit extrêmement leste, et s'ajusta autant que le peu de temps qu'elle avait le put permettre. Elle entra dans la chambre était don Fernand, qui n'eut pas la moindre défiance qu'elle ne fut Eivire, n'étant pas moins jeune qu'elle, et ayant sur elle des habits et des parfums à la mode d'Es- pagne, qui eussent fait passer la moindre ser- vante pour une personne de condition.

Là-dessus, don Pedro, le commissaire et Santillane arrivèrent. Ils entrent dans la chambre était Eivire avec son serviteur. Les jeunes amants furent extrêmement sur- pris. Don Pedro, dans les premiers mouve- ments de sa colère, en fut si aveuglé, qu'il çensa donner de son épée à celui qu'il croyait être don Fernand. Le commissaire, qui avait reconnu don Diego, lui cria, en lui arrêtant le bras, qu'il prît garde à ce qu'il faisait. et que ce n'était pas Fernand de Ribera qui était avec sa fille, mais don Diego de Mara- das, homme d'aussi grande condition et aussi riche que lui. Don Pedro en usa en homme sage et releva lui-même sa fille, qui s'était jetée à genoux devant lui. Il considéra que, s'il lui donnait de la peine en s'opposant à son mariage, il s'en donnerait aussi, et qu'il ne lui aurait pas trouvé un meilleur parti quand il l'aurait choisi lui-même. Santillane pria don Pedro, le commissaire et tous ceux qui étaient dans la chambre de le suivre, et les mena dans celle don Fernand était en- i fermé avec Victoria. On la fit ouvrir au nom du roi. Don Fernand l'ayant ouverte, et voyant

118 LE ROMAN COMIQUE

don Pedro accompagné d'un commissaire, il leur dit avec beaucoup d'assurance, qu'il étaib avec sa femme Elvire de Sylva. Don Pedro lui répondit qu'il se trompait/que sa fille était mariée à un autre.

Et pour vous, ajouta-t-il, vous ne pouvez plus désavouer que Victoria Portocarrero ne soit votre femme.

Victoria se fit alors connaître à son infidèle, qui se trouva le plus confus homme du mon- de. Elle lui reprocha son ingratitude, à quoi il n'eut rien à répondre, et encore moins au commissaire, qui lui dit qu'il ne pouvait faire autrement que de le mener en prison. Enfin le remords de sa conscience, la peur d'aller en prison, les exhortations de don Pedro, qui lui parla en homme d'honneur, les larmes de Vic- toria, sa beauté, qui n'était pas moindre que celle d'Elvire, et plus que toute autre chose, un reste de générosité qui s'était conservée dans Tâme de don Fernand, malgré toutes les dé- bauches et les emportements de sa jeunesse, le forcèrent de se rendre a la raison et au mérite de Victoria. Il l'embrassa avec ten- dresse; elle pensa s'évanouir en sa présence, et il y a apparence que les baisers de don Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher. Don Pedro, don Diego et Elvire prirent part au bonheur de Victoria , et Santillane et Béa- trix en pensèrent mourir de joie. Don Pedro donna force louanges à don Fernand d'avoir si bien réparé sa faute. Les deux jeunes da- mes s'embrassèrent avec autant de témoigna- ges d'amitié que si elles eussent baisé leurs amants. Don Diego de Maradas fit cent pro- testations d obéissance à son beau-père, ou du moins qui devait l'être bientôt. Don Pedro, avant de s'en retourner chez lui avec sa fille, prit la parole des uns et des autres, que le lendemain ils viendraient tous dîner chez lui,

LE R0XÀX COMIQUE 179

quinze jours durant il voulait que la ré- jouissance fît oublier les inquiétudes que l'on avait souffertes. Le commissaire en fut ins- tamment prié ; il promit de s'y trouver. Don Pedro le ramena chez lui, et don Fernand de- meura avec Victoria, qui eut alors autant de sujet de se réjouir qu'elle en avait eu de s'af- fliger.

XXIII. Malheur imrrévu qui fut cause qu'on ne joua poinl la comédie.

Inezilla conta son histoire avec une grâce merveilleuse : Roquebrune en fut si satisfait, qu'il lui prit la main et la lui baisa par force. Elle lui dit en espagnol que l'on souffrait tout des grands seigneurs et des fous, de quoi la Rancune lui sut bon gré en son âme. Le vi- sage de cette Espagnole commençait à se pas- ser, mais on y voyait encore de b'eaux restes ; et quand elle eût été moins belle, son esprit l'eût rendue préférable aune plus jeune. Tous ceux qui avaient ouï son histoire, demeurè- rent d'accord qu'elle l'avait rendue agréable en une langue qu'elle ne savait pas encore, et dans laquelle elle était contrainte de mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol pour se faire bien entendre. L'Etoile lui dit qu'au heu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait parler, elle attendait des remercîments d'elle pour lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle avait beaucoup d'esprit.

Le reste de l'après-dïner se passa en con- versation : le jardin fut plein de dames et des S lus honnêtes gens de la ville, jusqu'à l'heure u souper. On soupa à la mode du Mans, c'est- à-dire que l'on fit fort bonne chère, et tout le monde prit place pour entendre la comédie.

Mais mademoiselle de la Caverne et sa fille

180 LE ROMAN COMIQUE

ne s'y trouvèrent point : on les envoya cher- cher ; on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelles. Enfin, on ouït une grande rumeur hors de la salle, et presque en même temps on vit entrer la pauvre la Caverne écheveiée. le visage meurtri et sanglant, et criant comme une femme furieuse, que l'on avait enlevé sa fille. A cause des sanglots qui la suffoquaient, elle avait tant de peine à parler, qu'on en eut beaucoup à apprendre d'elle que des hommes qu'elle ne connaissait point étaient entrés dans le jardin par une porte de derrière, comme elle répétait son rôle avec sa fille ; que l'un d'eux l'avait saisie, auquel elle avait pensé arracher les yeux, voyant que deux autres emmenaient sa fille; que cet homme l'avait mise en l'état on la voyait, et s'était remis à cheval et ses compagnons aussi , dont l'un tenait sa fille devant lui. Elle dit encore qu'elle les avait suivis longtemps criant : « Aux voleurs! » mais que, n'étant entendue de per- sonne, elle était revenue demander du se- cours.

Et, achevant de parler, elle se mit si fort à pleurer qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute l'assemblée s'en émut. Destin monta sur un cheval, sur lequel Ragotin venait d'arriver du Mans (je ne sais pas au vrai si c'était le même qui l'avait déjà jeté par terre). Plusieurs jeu- nes hommes de la compagnie montèrent sur les premiers chevaux qu'ils trouvèrent et cou- rurent après Destin, qui était déjà bien loin. La Rancune et l'Olive allèrent à pied avec leurs épées, après ceux qui allèrent à cheval. Ro- quebrune demeura avec l'Etoile et Inezilla, qui consolaient la Caverne le mieux qu'elles pou- vaient. On a trouvé à redire de ce qu'il ne sui- vit pas ses compagnons. Quelques-uns ont cru que c'était par poltronnerie, et d'autres, plus indulgents, ont trouvé qu'il n'avait pas

LE ROMAN COMIQUE Î8i

mal fait de demeurer auprès de ces dames.

Cependant, on fut réduit dans la compagnie à danser aux chansons, le maître de la mai- son n'ayant point fait Tenir de violons à cause de la comédie. La pauvre la Caverne se trouva si mal qu'elle se coucha dans un des lits de la chambre étaient leurs hardes. L'Etoile en eut soin comme si c'eut été sa mère, et Ine- zilla se montra fort officieuse. La malade pria qu'on la laissât seule, et Roquebrune mena les deux dames dans la salle ou était la compa- gnie.

A peine y avaient-elles pris place; qu'une des servantes de la maison vint dire a l'Etoile que la Caverne la demandait. Elle dit au poëte et à l'Espagnole qu'elle allait revenir et alla trouver sa compagne. Il y a apparence que si Roquebrune fut habile homme, il profita de l'occasion et représenta ses nécessités à l'a- gréable Inezilla.

Cependant, aussitôt que la Caverne vit l'E- toile, elle la pria de fermer la porte de la cham- bre et de s'approcher de son lit.

Aussitôt qu'elle la vit auprès d'elle, la pre- mière chose qu'elle fit ce fut de pleurer comme si elle n'eût fait que commencer, et de lui prendre les mains, qu'elle lui mouilla de ses larmes, pleurant et sanglotant de la plus pitoyable façon du monde. L'Etoile voulut la consoler en lui faisant espérer que sa fille se- rait bientôt trouvée , puisque tant de gens étaient allés après les ravisseurs.

Je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, lui répondit la Caverne en pleurant encore plus fort; je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, ré- péta-t-ellr, et que je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut que je la blâme, que je la haïsse, et que je me repente de l'avoir mise au monde. Tenez, dit-elle, en donnant un papier à l'Etoile, voyez l'honnête ccm^a^ue aue vous aviez et

182 LE ROMAN COMIQUE

lisez dans cette lettre l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma fille.

La Caverne se remit à pleurer , et l'Etoile lut ce que vous allez lire, si vous en voulez prendre la peine :

« Voua ne devez point douter de tout ce que je vous ai dit de ma bonne maison et de mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence que je trompe par une imposture une personne à oui je ne puis me rendre recommandable que par ma sincérité. C'est par là, belle Angéli- que, que je puis vous mériter. Ne différez donc point de me promettre ce que je vous demande, puisque vous n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne pourrez plus douter de ce que je

Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette let- tre, la Caverne lui demanda si elle en con- naissait récriture.

Comme la mienne propre, lui dit l'Etoilej c'est de Léandre, le valet de mon frère, qui écrit tous nos rôles.

C'est le traître qui me fera mourir, lui répondit la pauvre comédienne. Voyez s'il ne g y prend pas bien, ajouta-t-elle encore, en mettant une autre lettre du même Léandre entre les mains de l'Etoile. La voici mot pour mot : « Il ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux, si vous êtes encore dans la résolu- tion où vous étiez il y a deux jours. Ce fer- mier de mon père, qui me prête de l'argent, m'a envoyé cent pistoîes et deux bons che- vaux ; c'est plus qu'il ne nous faut pour passer en Angleterre, d'où je me trompe fort si un père qui aime son fils unique plus que sa vie ne condescend à tout ce qu'il voudra pour le faire bientôt revenir. » Eh bien, que dites- vous de votre compagne et de votre valet, de cette fille que j'avais si bien élevée, et de ce jeune homme dont nous admirions tous l'es-

LB ROMAX COMIQUE 183

prit et la sagesse ? Ce qui m'étonne le plus, c'est que je ne les ai jamais vus parler ensem- ble, et que l'humeur enjouée de ma fille ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir deve- nir amoureuse; et cependant elle l'est, ma chère l'Etoile, et si éperdument qu'il a plutôt de la furie que de l'amour. Je l'ai tan- tôt surprise écrivant à son Léandre en des termes si passionnés, que je ne pourrais le croire si je ne l'avais vu. Vous ne l'avez ja- mais entendue parler sérieusement. Ah ! vrai- ment, elle parle bien un autre langage dans ses lettres; et si je n'avais déchiré celle que je lui ai prise, vous m'avoueriez qu'à l'âge de seize ans elle en sait autant que celles qui ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avais menée dans ce petit bois elle a été enlevée, pour lui reprocher sans témoins qu'elle me récom- pensait mal de toutes les peines que j'ai souf- fertes pour elle. Je vous les apprendrai, ajou- ta-t-elle, et vous verrez si jamais fille a été plus obligée à aimer sa mère.

La l'Etoile ne savait que répondre à de si justes plaintes; et puis il était bon de laisser un peu prendre cours à une si grande afflic- tion,

Mais, reprit la Caverne, s'il aimait tant ma fille, pourquoi assassiner sa mère ? car ce- lui de ses compagnons qui m'a saisie m'a cruellement battue? et s'est même acharné sur moi longtemps après que je ne lui taisais plus de résistance. Et si ce malheureux garçon est si riche, pourquoi eniève-t-il ma fille comme un voleur?

La Caverne fut encore longtemps à se plain- dre, la l'Etoile la consolant le mieux qu'elle pouvait. Le maître de la maison vint voir com- ment elle se portait, et lui dire qu'il y avait un carrosse prêt si elle voulait retourner au Mans. La Caverne le pria de trouver bon

Î84 LE ROMAN COMIQUE

qu'elle passât la nuit en sa maison, ce qu'il lui accorda de bon cœur. L'Etoile demeura pour lui tenir compagnie, et quelques dames du Mans reçurent dans leurs carrosses Inezilla, qui ne voulut pas être si longtemps éloignée de son mari. Roquebrune, qui n'osa honnête- ment quitter les comédiennes, en fut bien fâ- ché : on n'a pas en ce monde tout ce qu'on désire.

DEUXIÈME PARTIE

S. Qui ne sert que d'introduction aux autres.

Le soleil donnait à plomb sur nos antipodes et ne prêtait à sa sœur qu'autant de lumière qu'il lui en fallait pour se conduire dans une nuit fort obscure. Le silence régnait par toute la terre, si ce n'était dans les lieux se ren- contraient des grillons, des hiboux et des don- neurs de sérénades. Enfin, tout dormait dans la nature, ou, du moins, tout devait dormir. à la réserve de quelques poëtes qui avaient dans la tête des vers difficiles à tourner, de quelques malheureux amants, de ceux qu'on appelle âmes damnées, et de tous les animaux,

LE ROMAN COMIQUE 185

tant raisonnables que brutes, qui, cette nuit- là, avaient quelque chose à faire. Il n'est pas nécessaire de vous dire que Destin était de ceux qui ne dormaient pas, non plus que les ravisseurs de mademoiselle Angélique, qu'il poursuivait autant que pouvait galoper un cheval à qui les nuages dérobaient souvent la faible clarté de la lune. Il aimait tendrement mademoiselle de :a Caverne, parce qu'elle était fort aimable, et qu'il était assuré d'en être aimé, et sa fille ne lui était pas moins chère ; outre que sa mademoiselle de l'Etoile, obligée à faire la comédie, n'eut pu trouver en toutes les ca- ravanes des comédiens de campagne deux comédiennes qui eussent plus de vertu que ces deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en ait de la profession qui n'en manquent point: mais, dans l'opinion du monde, qui se trompe

§ eut-être, elles en sont moins chargées que e vieilles broderies et de fard. Notre géné- reux comédien courait donc après ces ravis- seurs avec plus de vitesse et plus d'animosité que les Lapithes ne coururent après les Cen- taures. Il suivit d'abord une longue allée, sur laquelle répondait la porte du jardin par Angélique avait été enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, il enfila au hasard un chemin creux, comme le sont la plupart de ceux du Maine. Ce chemin était plein d'or- nières et de pierres ; et, quoiqu'il fit clair de lune, l'obscurité y était si grande, que Destin ne pouvait faire aller son cheval plus vite que le pas. Il maudissait intérieurement un si mau- vais chemin, quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable qui lui passa les bras autour du cou. Destin eut grand'peur, et son cheval en fut si fort effrayé, qu'il l'eût jeté par terre, si le fantôme qui l'a- vait investi et qui le tenait embrassé ne l'eût affermi dans la selle, son cheval s'emporta

186 LE ROMAN COMIQUE

comme un cheval qui avait peur, et Destin le hâta à coups d'éperons, sans savoir ce qu'il faisait, fort mal satisfait de sentir deux bras nus autour de son cou, et contre sa joue un visage froid qui soufflait par reprise à la ca- dence du galop du cheval. La carrière fut longue, parce que le chemin n'était pas court. Enhn, à Ventrée d'une lande, le cheval modéra sa course impétueuse, et Destin sa peur, car on s'accoutume à la longue aux maux les plus insupportables. La lune luisait assez pour lui faire voir qu'il avait un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne lui demanda point qui il était : je ne sais si ce fut par discrétion. Il fit toujours conti- nuer le galop à son cheval, qui était fort es- soufflé, et. lorsqu'il l'espérait le moins, le ca- valier croupier se laissa tomber à terre et se mit à rire. Destin repoussa son cheval de plus belle, et, regardant derrière lui, il vit son fan- tôme qui courait à toutes jambes vers le lieu d'où il était venu. Il a avoué depuis que l'on ne peut avoir plus de peur qu'il en eut. A cent pas de là, il trouva un grand chemin qui le conduisit dans un hameau dont il trouva tous les chiens éveillés, ce qui lui fit croire que ceux qu'il suivait pouvaient y avoir passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce quil put pour éveiller les habitants endormis de trois ou quatre mai- sons qui étaient sur le chemin. Il n'en put avoir audience et fut querellé de leurs chiens. Enfin, ayant entendu crier des enfants dans la dernière maison qu'il trouva, il en fit ouvrir la porte à force de menaces, et apprit d'une femme en chemise, qui ne lui parla qu'en trem- blant, quedesgendarmesavaientpassé par leur village il n'y avait pas longtemps, et qu'ils em- menaient avec eux une femme qui pleurait bien fort et qu'ils avaient bien de la peine à faire taire. Il conta à la même femme la rencontre

L~ ROMàH comique 187

qu'il avait faite de l'homme nu, et elle lui ap- prit que c'était un paysan de leur village qui était devenu fou et qui courait les champs. Ce que cette femrne^iui dit de ces gens de cheval qui avaient passé par son hameau lui donna courage de passer outre, et lui fit hâter le train de sa bete. Je ne vous dirai point com- bien de fois elle broncha et eut peur de son ombre, il suffit que vous sachiez qu'il s'égara dans un bois, et que tantôt ne voyant goutte, et tantôt éclairé de la lune, il trouva le jour auprès d'une métairie, il jugea à propos de faire repaître son cheval, et nous le lais- serons.

II. Des bottes.

Pendant que Destin courait à tâtons après ceux qui avaient enlevé Angélique, la Rancune et l'Olive, qui n'avaient pas tant à cœur que lui cet enlèvement, ne coururent pas si rite que lui après les ravisseurs, outre qu'ils étaient à pied. Ils n'allèrent donc pas loin, et, ayant trouvé dans le prochain bourg une hô- tellerie qui n'était pcis encore fermée, ils y demandèrent à coucher. On les mit dans une chambre était déjà couché un hôte, noble ou roturier, qui y avait soupe, et qui, ayant à faire diligence pour des affaires qui ne sont pas venues à ma connaissance, faisait état de partir à la pointe du jour. L'arrivée des comé- diens ne servit pas au dessein qu'il avait d'être à cheval de bonne heure, car il en fut éveill :, et peut-être en pesta-t-il en son âme: mais la présence de deux hommes d'assez bonne mine fut peut-être cause qu'il n'en témoigna rien. La Rancune, qui était fort honnête, lui fit d'abord des excuses de ce qu'ils troublaient son repos, et lui demanda ensuite d'où il ve- nait. Il lui dit qu'il venait d'Anjou, e:

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s'en allait en Normandie pour une affaire pressée. La Rancune, en se déshabillant, et pendant qu'on chauffait des draps, continuait ses questions ; mais comme elles n'étaient uti- les ni à l'un ni à l'autre, et que 13 pauvre homme qu'on avait éveillé n'y trouvait pas son compte, il le pria de le laisser dormir. La Rancune lui en fit des excuses fort cordiales, et en même temps, l'amour-propre lui faisant oublier celui du prochain, il résolut de s'ap- proprier une^ paire de bottes neuves qu'un garçon de l'hôtellerie venait de rapporter dans la cnambre après les avoir nett03'ées. L'Olive, qui n'avait alors autre envie que de bien dor- mir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeu- ra auprès du feu, moins pour voir la fin du fagot qu'on avait allumé que pour contenter la noble ambition d'avoir une paire de bottes neuves aux dépens d'autrui. Quand il crut l'homme qu'il allait voler bien et dûment en- dormi, il prit ses bottes qui étaient au pied de son lit, et, les avant chaussées à cru, sans ou- blier de s'attacher les éperons, s'alla mettre ain- si botté et éperonné qu'il était auprès del'Olive. Il faut croire qu'il se tint sur le bord du lit, de peur que ses jambes armées ne touchas- sent aux jambes nues de son camarade, qui ne se fût pas tu d'une si nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et ainsi a'urait pu faire avorter son entreprise. Le reste de la nuit se passa assez paisiblement. La Rancune dormit ou en fit le semblant. Les coqs chan- tèrent; le jour vint, et l'homme qui couchait dans la chambre de nos comédiens se fit allu- mer du feu et s'habilla. Il fut question de se botter ; une servante lui présenta les vieilles bottes de la Rancune, qu'il rebuta rudement: on lui soutint qu'elles étaient à lui; il se mit en colère, et fit une rumeur diabolique. L'hôte monta dans la chambre, et lui jura foi de

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maître cabaretier, qu'il n'y avait point d'au- tres bottes que les siennes, non-seulement dans la maison, mais aussi dans le village, le curé même n'allant jamais à cheval. Là-des- sus, il voulut lui parler des bonnes qualités de son curé, et lui conter de quelle façon il avait eu sa cure, et depuis quand il la possédait. Le babil de l'hôte acheva de lui faire perdre pa- tience. La Rancune et l'Olive, qui s'étaient éveillés au bruit, prirent connaissance de l'affaire, et la Rancune exagéra l'énormité du cas et dit à l'hôte que cela était bien vilain.

Je me soucie d'une paire de bottes neu- ves comme d'une savate, disait le pauvre dé- botté à la Rancune; mais il y va d'une affaire de grande importance pour un homme de con- dition, à oui j'aimerais moins avoir manqué qua mon* propre père; et si je trouvais les plus méchantes bottes du monde à vendre, j'en donnerais plus qu'on ne m'en demande- rait.

La Rancune, qui s'était mis le corps hors du lit, haussait les épaules de temps eh temps et ne lui répondait rien, se repaissant les yeux de l'hôte et de la servante qui cherchaient inutilement les bottes, et du malheureux qui lit perdues, qui cependant maudissait sa vie et méditait peut-être quelque chose de fu- neste, quand la Rancune, par une générosité sans exemple, et qui ne lui était pas ordinaire, dit tout haut, en s'enfonçant dans son lit comme un homme qui meurt d'envie de dor- mir :

Morbleu, monsieur, ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et prenez les miennes, mais à condition que vous nous laisserez dor- mir, comme vous voulûtes hier que j'en risse autant.

Le malheureux, qui ae Tétait plus puisqu'il retrouvait des bottes^ eut peine à croire ce

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qu'il entendait : il fit un grand galimatias de mauvais remercîments d'un ton de voix si passionné, que la Rancune eut peur qu'à la fin il ne vînt l'embrasser dans son lit.

Il s'écria donc en colère, et jurant docte- ment :

Eh, morbleu! monsieur, que vous êtes fâcheux, et quand vous perdez vos bottes, et quand vous remerciez ceux qui vous en don- nent! Au nom de Dieu, prenez les miennes encore un coup, et je ne vous demande autre chose, sinon que vous me laissiez dormir, ou bien rendez-moi mes bottes et faites tant de bruit que vous voudrez.

Il ouvrait la bouche pour répliquer, quand la Rancune s'écria :

Ah ! mon Dieu! que je dorme ou que mes bottes me demeurent!

Le maître du logis, à qui une façon de par- ler si absolue avait donne beaucoup de respect pour la Rancune, poussa hors de la chambre son hôte, qui n'en fût pas demeuré là, tant il avait de ressentiment d'une paire de bottes si généreusement donnée. Il fallut pourtant sor- tir de la chambre et s'aller botter dans la cuisine : alors la Rancune se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il n'avait fait la nmt, sa faculté de dormir n'étant plus combattue du désir violent des bottes et de la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive, qui avait mieux employé la^nuit que lui, il se leva de grand matin, et, s'étant fait tirer du vin, il s'amusa à boire, n'ayant rien de meil- leur à faire.

La Rancime dormit jusqu'à onze heures.

Comme il s'habillait, Ra^otin entra dans la chambre. Le matin il avait visité les comé- diennes, et mademoiselle de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne le croyait guère de ses amis, puisqu'il n'était pas de ceux qui cou-

LE ROMAN COMIQUE 191

raient après sa compagne, il lui promit de ne retourner point dans le Mans qu'il n'en eût appris des nouvelles, mais n'ayant pu trouver de cheval ni à louer, ni à emprunter, il n'eût pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût prêté un mulet sur lequel il monta sans bottes et arriva, comme je viens de vous le dire, dans le bourg avaient couché les deux comédiens.

La Rancune avait l'esprit fort présent ; il ne vit pas plutôt Ragotin en souliers, qu'il crut que le hasard lui fournissait un beau moyen de cacher son larcin, dont il n'était pas peu en peine. Il lui dit donc d'abord qu'il le priait de lui prêter ses souliers et de vouloir prendre ses bottes qui le bit ssaient à un pied, à cause qu'elles étaient neuves. Ragotin prit ce parti avec grande joie; car, en montant son mulet, un ardillon qui avait percé son bas lui avait fait regretter de n'être pas botté.

11 fut question de dîner, Ragotin paya pour les comédiens et pour son mulet. Depuis sa chute, quand la carabine tira entre ses jam- bes, il avait fait serment de ne se jamais mettre sur un animal de monture sans pren- dre toutes ses sûretés. Il prit donc avantage pour monter sur sa bête ; mais avec toute sa précaution, il eut bien de la peine a se nlacer dans le bât du mulet. Son esprit vif ne lui per- mettait pas d'être judicieux, et il avait incon- sidérément relevé les bottes de la Rancune, qui lui venaient jusqu'à la ceinture et l'empê- chaient de plier son petit jarret, qui n'é- tait pas le plus vigoureux de la province.

Enfin donc, Ragotin sur son mulet et le9 comédiens à pied, suivirent le premier che- min qu'ils trouvèrent, et chemin faisant, Ra- gotin découvrit aux comédiens le dessein qu'il avait de faire la comédie avec eux, leur pro- testant qu'encore qu'il fût assuré d'être bien-

Itfê LE ROMA* 10MIQOE

tôt le meilleur comédien de France, il ne pré- tendait tirer aucun profit de son métier, qu'il roulait le faire seulement par curiosité, et pour faire voir qu'il était pour +out ce qu'il voulait entreprendre. La Rancune et l'Olive le fortifièrent dans sa noble envie, et à force de le louer et de lui donner courage, le mirent en si belle humeur, qu'il se prit à réciter de dessus son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du poëte Théophile. Quelques paysans qui ac- compagnaient une charrette chargée, et qui faisaient le même chemin, crurent qu'il prê- chait la parole de Dieu, le voyant déclamer comme un forcené. Tandis qu'il récita, ils eurent toujours la tête nue et le respectèrent comme un prédicateur de grands chemins.

Paris. Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 14, rue des jeûneurs G. Masquin, directeur.

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SCARRON

LE

ROMAN COMIQUE

TOME DEUXIEME

PARIS

LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE 2, RUE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL, 2

1880 Tous droits réferrés

LE ROMAN COMIQUE

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DEUXIÈME PAïMe^:^ '"

( SUITE)

III. Histoire de la Caverne.

Les deux comédiennes que nous avons lais- sées dans la maison Angélique avait été enlevée, n'avaient pas plus dormi que Destin. Mademoiselle de l'Etoile s'était mise dans le même lit que la Caverne, pour ne la laisser

Sas seule avec son désespoir, et pour tâcher e lui persuader de ne s'affliger pas tant qu'elle faisait. Enfin, jugeant qu'une affliction si juste ne manquait pas de raisons pour se défendre, elle ne les combattait plus par les siennes ; mais pour faire diversion, elle se mit à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi fort que sa compagne faisait de la sienne ; et ainsi l'engagea adroitement à lui conter ses aventures, et d'autant plus aisément, que la Caverne ne pouvait souffrir alors que quel- qu'un se dît plus malheureux qu'elle. Elle essuya donc les larmes qui lui mouillaient le visage en grande abondance, et, soupirant une bonne fois pour n'avoir pas à y retourner sitôt, elle commença ainsi son histoire :

4 LE KtfMA^ bURllUUli

Je suis née comédienne, fille d'un comédien, à qui je n'ai jamais entendu dire qu'il eût des parents d'autre profession que de la sienne. Ma mère était fille d'un marchand sle Mar- seille, qui la donna à mon père en mariage, pour le récompenser d'avoir exposé sa vie pour sauver la sienne, qu'avait attaquée à son avantage un officier des galères, aussi amou- reux de ma mère qu'il en était haï Ce fut une bonne fortune pour mon père, car on lui donna, sans qu'il la demandât, une femme jeune, belle, et plus riche qu'un comédien de campagne ne la pouvait espérer. Son beau- père fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa profession, lui proposant et plus d'honneur et plus de profit dans celle de marchand; mais ma mère, qui était charmée de la comédie, empêcha mon père de la quitter. Il n'avait point de répugnance à suivre l'avis que lui donnait le père de sa femme, sachant mieux qu'elle que la vie comique n'est pas si heu- reuse qu'elle le paraît. Mon pAre sortit de Marseille un peu après ses noces , emme- nant ma mère faire sa première campagne, qui en avait plus grande impatience que lui, et en fit en peu de temps une excel- lente comédienne. Elle fut grosse dès la pre- mière année de son mariage, et accoucha de moi derrière le théâtre. J'eus un frère un an après, que j'aimais beaucoup, et qui m'ai- mait aussi. Notre troupe était corn posé' j de notre famille et de trois comédiens, dont l'un était marié avec une comédienne qui jouait les se- conds rôles. Nous passions un jour de fête par un bourg du Périgord, et ma mère, l'autre comédienne et moi, étions sur la charrette qui portait notre bagage, et nos hommes nous escortaient à pied, quand notre petite cara- vane fut attaquée par sept ou huit vilains hommes si ivres, qu'ayant fait dessein de

LE ROMAX COMIQUE 5

tirer en l'air un coup d'arquebuse pour nous faire peur, j'en fus toute couverte de dragées, et ma mère en fut blessée au bras. Ils saisi- rent mon père et deux de ses camarades avant qu'ils pussent se mettre en défense, et les battirent cruellement. Mon frère et le plus jeune de nos comédiens s'enfuirent, et depuis ce temps-là je n'ai pas entendu parler de mon frère. Les habitants du bourg se joignirent à ceux qui nous faisaient une si grande vio- lence, et firent retourner notre charrette sur ses pas. Ils marchaient fièrement et à la hâte, comme des gens qui ont fait un grand butin qu'ils veulent mettre en sûreté, et ils faisaient un bruit à ne s'entendre pas les uns les autres.

Après une heure de chemin, ils nous firent entrer dans un château, où, aussitôt que nous fûmes entrés, nous entendîmes plusieurs per- sonnes crier avec grande joie que les bohé- miens étaient pris. Nous reconnûmes par qu'on nous prenait pour ce que nous n'étions pas, et cela nous donna quelque consolation. La jument qui traînait notre chariot tomba morte de lassitude, avant été trop pressée et trop battue. La comédienne à qui elle appar- tenait, et qui la louait à la troupe, en fit des cris aussi pitoyables que si elle eût vu mourir son mari : ma mère en même temps s'éva- nouit de la douleur qu'elle sentait au bras, et les cris que je fis pour elle furent encore çlus grands que ceux que la comédienne avait faits pour sa jument. Le bruit que nous fai- sions et que faisaient les brutaux et les ivro- gnes qui nous avaient amenés, fit sortir d'une salle basse le seigneur du château, suivi de

âuatre ou cinq casaques ou manteaux rouges e fort mauvaise mine. Il demanda d'abord étaient les voleurs de bohémiens, et nous fit grand'peur; mais, ne Yoyant entre nous

6 LE ROJÎAN COMIQUE

que des personnes blondes, il demanda à mon père qui il était; et n'eut pas plutôt appris que nous étions de malheureux comédiens, qu'avec une impétuosité qui nous surprit, et jurant de la plus furieuse façon que j'aie ja- mais entendu jurer, il chargea à grands coups d'épée ceux qui nous avaient pris, qui dispa- rurent en un moment, les uns blessés, les autres fort effrayés* Il fit délier mon père et ses compagnons, commanda qu'on menât les femmes dans une chambre, et qu'on mît nos hardes en lieu sûr. Des servantes se présen- tèrent pour nous servir, et dressèrent un lit à ma mère, qui se trouvait fort mal de sa bles- sure au bras. Un homme qui avait la mine d'un maître d'hôtel, nous vint faire des excuses de la part de son maître de ce qui s'était passé. Il nous dit que les coquins qui s'étaient si malheureusement mépris avaient été chas- sés, la plupart battus ou estropiés ; qu'on al- lait envoyer quérir un chirurgien dans le pro- chain bourg pour panser le bras de ma mère, et nous demanda instamment si l'on ne nous avait rien pris, nous conseillant de faire visiter nos hardes pour savoir s'il y manquait quelque chose. A l'heure du souper, on nous apporta à manger dans notre chambre; le chirurgien qu'on avait envoyé chercher arri- va ; ma mère fut pansée et se coucha avec une violente fièvre. Le jour suivant, le seigneur du château fit venir devant lui les comédiens. Il s'informa de la santé de ma mère, et dit qu'il ne voulait pas la laisser sortir de chez lui qu'elle ne fût guérie. Il eut la bonté de faire chercher dans les lieux d'alentour mon frère et le jeune comédien, qui s'étaient sau- vés ; ils ne se trouvèrent point, et cela aug- menta la fièvre de ma mère. On fit venir d'une petite ville prochaine un médecin et un chi- rurgien plus expérimentés que celui qui l'a-

LE ROMA* COMIQUE 1

Tait pansée la première fois : et enfin tous les bons traitements qu'on nous fit nous firent bientôt oublier la violence qu'on nous avait faite.

Ce gentilhomme chez qui nous étions était fort riche, plus craint qu'aimé dans tout le pays, violent dans toutes ses actions comme on gouverneur de place frontière, et il avait la réputation d'être vaillant autant qu'on pou- vait l'être. Il s'appelait le baron de Sigognac ; au temps nous sommes il serait pour le moins un marquis, et en ce temps-là il était un vrai tyran de Périgord. Une compagnie de bohémiens qui avaient logé sur ses terres avaient volé les chevaux d'unharas qu'il avait a une lieue de son château, et ses gens, qu'il avait envoyé après, s'étaient mépris a nos dé- pens, comme je vous l'ai déjà dit.

Ma mère se guérit parfaitement; et mon père et ses camarades, pour se montrer re- connaissants, autant que de pauvres comédiens le pouvaient faire, du bon traitement qu'on leur avait fait, offrirent de jouer la comédie dans le château, tant oue le baron de Sigo- gnac l'aurait pour agréable. Un grand page, âgé pour le moins de vingt-quatre ans, et qui devait être sans doute doyen des pages au royaume, et une manière de gentilhomme sui- vant, apprirent les rôles de mon frère et du comédien qui s'était enfui avec lui. Le bruit se répandit dans le paya qu'une troupe de co- médiens devait représenter une comédie chez le baron de Sigognac. Force noblesse péri- gourdine y fut conviée: et lorsque le page sut son rôle, qui lui fut si difficile à apprendre

âuon fut contraint d'en couper et de le ré- uire à deux vers, nous représentâmes Roger et BradamanU, du poète Garnier. L'assemblée était fort belle, la salle bien éclairée, le théâtre îort commode, et la décoration accommodée au

•8 LE ROMAN COMIQUE

sujet. Nous nous efforçâmes tous à Met> faire, et nous y réussîmes.* Ma mère parut belle comme un ange, armée en amazcne; et, sor- tant d'une maladie qui l'avait un peu pâlie, son teint éclata plus mie toutes les lumières dont la salle était éclairée. Quelque grand su- jet que j'aie d'être fort triste, je ne puis son- ger a ce jour-là que je ne rie de la plaisante façon dont le grand page s'acquitta de son rôle. Il ne faut pas que ma mauvaise humeur vous cache une chose si plaisante ; peut-être ne la trouverez-vous pas telle, mais je vous assure qu'elle fit bien rire toute la compagnie, et que ^en ai bien ri depuis, soit qu'il y eût vérita- blement de quoi en rire, ou que je sois de celles qui rient de peu de chose. Il joaait le rôle du page du vieux duc Aymond, et n'avait que deux vers à réciter dans la pièce; c'est alors que ce vieillard s'emporte terriblement contre sa fille Bradamante, de ce qu'elle ne veut point épouser le fils de l'empereur, étant amoureuse de Roger. Le page dit à son maître :

Monsieur, rentrons dedans; je crains que vous tombiez : Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds.

Ce grand sot de page, quoique son rôle fût aisé à retenir, ne laissa pas de le gâter, et dit de fort mauvaise grâce, et tremblant comme un criminel :

Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez c Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes.

Cette mauvaise rime surprit tout le monde. Le comédien qui faisait le personnage d' Ay- mond en éclata de rire, et ne put plus repré- senter un vieillard en colère. Toute l'assistance n'en rit pas moins ; et pour moi, qui avais la tête passée dans l'ouverture de la tapisserie pour voir le monde et pour me faire voir, je

LE ROMAN COMIQUE 3

pensai me laisser choir à force de rire.Le maître 5e la maison, qui était de ces mélancoliques qui ne rient que rarement, et ne rient pas pour peu de chose, trouva tant de quoi rire dans le défaut de mémoire de son page, et dans sa mauvaise manière de réciter des vers, qu'il pensa crever à force de se contraindre à garder un peu de gravité ; mais enfin il fallut rire aussi fort que les autres, et ses gens nous avouèrent qu'ils ne lui en avaient jamais vu tant faire; et comme il s'était acquis une grande autorité dans le pays, il n'y eut per- sonne de la compagnie qui ne rît "autant ou plus que lui, ou par complaisance ou de bon courage.

J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne, d'avoir fait ici comme ceux qui disent : Je vais vous faire un conte qui vous fera mourir de rire, et qui ne tiennent pas leur parole, car j'avoue que je vous ai fait trop de fête de celui de mon page.

Non, lui répondit l'Etoile, je l'ai trouvé tel que vous me l'aviez fait espérer. Il est bien vrai que la chose peut avoir paru plus plaisante à ceux qui la virent, qu'elle ne le sera à ceux à qui on en fera le récit, la mau- vaise action du page servant beaucoup à la rendre telle, outre que le temps, le lieu et la pente naturelle que nous avons à nous lais- ser aller au rire des autres, peuvent lui avoir donné des avantages qu'elle n'a pu avoir de- puis.

La Caverne ne fit pas davantage d'excuses pour son conte, et, reprenant son histoire elle l'avait laissée :

Après, continua-t-elle, que les acteurs et les auditeurs eurent ri de toutes les forces de leur

10 LE ROMAN COMIQUE

faculté risible, le baron de Sigognac voulut que son page reparût sur le théâtre pour y réparer sa faute, ou plutôt pour faire rire en- core la compagnie: mais le page, le plus grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut rien faire, quelque commandement que lui fît un des plus rudes maîtres du monde. Il prit la chose comme il était capable de la prendre, c'est-à-dire fort mal, et son déplaisir, qui ne devait être que très-léger s'il eût été raison- nable, nous causa depuis le plus grand mal- heur qui pouvait nous arriver. Notre comédie eut l'applaudissement de toute l'assemblée. La farce divertit encore plus que la comédie, comme il arrive d'ordinaire partout ailleurs hors de Pa- ris. Le baron de Sigognac et les autres gen- tilshommes ses voisins y prirent tant déplaisir, qu'ils eurent envie de nous voir jouer en- core. Chaque gentilhomme se cotisa pour les co- médiens, selon sa libéralité ; le baron se cotisa le premier pour montrer l'exemple aux autres, et la comédie fut annoncée pour la première fête. Nous jouâmes un mois durant devant cette noblesse périgourdine, régalés à l'envi des hommes et des femmes, et même la troupe en profita de quelques habits demi-usés. Le baron nous faisait manger à table, ses gens nous servaient avec empressement, et nous disaient souvent qu'ils nous étaient bien obli- gés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils trouvaient tout changé depuis que la comédie l'avait humanisé. Le page seul nous regardait comme ceux qui l'avaient perdu d'honneur, et le vers qu'il avait gâté, et que tout le monde de la maison, jusqu'au moindre marmiton, lui récitait à toute heure, lui était, toutes les fois qu'il en était persécuté, un cruel coup de poi- gnard, dont enfin il résolut de se venger sur quelqu'un de notre troupe. Un jour, le baron de Sigognac avait fait une

L2 roham co;::que jj

blée de ses voisins et de ses paysans, pour délivrer ses bois d'une grande quantité de loups qui y avaient planté le piquet, et dont le pays était fort incommodé ; mon père fct ses camarades y portèrent chacun une arquebuse, comme firent aussi tous les domestiques du baron. Le méchant page en fut aussi; et, croyant avoir trouvé l'occasion qu'il cherchait d'exécuter le mauvais dessein qu'il avait con- tre nous, il ne vit pas plutôt mon père et ses camarades séparés des autres, qui rechar- geaient leurs arquebuses et s'entrefournis- saient l'un à l'autre de la poudre et du plomb, qu'il leur tira la sienne de derrière un arbre, et perça mon malheureux père de deux balles. Ses compagnons, bien empêchés à le soute- nir, ne songèrent point d'abord à courir après cet assassin, qui s'enfuit, et depuis quitta le pays.

A deux jours de là, mon père mourut de sa blessurej Ma mère en pensa mourir de dé- plaisir, en retomba malade^ et j'en fus affligée autant qu'une fille de mon âge le pouvait être. La maladie de ma mère tirant en longueur, les comédiens et les comédiennes de notre troupe prirent congé du baron de Sigognac, et allèrent quelque part ailleurs chercher à se remettre dans une autre troupe.

Ma mère fut malade plus de deux mois et enfin elle se guérit, après avoir reçu du baron de Sigognac des marques de générosité et de bonté, qui ne s'accordaient pas avec la réputa- tion qu il avait dans ie pays d'être le plus grand tyran qui se soit jamais fait craindre dans un pays la plupart des gentils- hommes se mêlent de l'être. Ses valets, qui l'avaient toujours vu sans humanité et sans civilité, étaient étonnés de le voir vivre avec nous de la manière la plus obligeante du monde. On eût pu croire qu'il était amoureux

12 LE ROMAN COMIQUE

de ma mère, mais il ne lui parlait presque point et n'entrait jamais dans notre chambre, il nous faisait servir à manger depuis la mort de mon père. Il est bien vrai qu'il en- voyait souvent demander de ses nouvelles. On ne laissa pas d'en médire dans le pays, ce que nous sûmes depuis. Mais ma mère, ne pouvant demeurer plus longtemps avec bienséance dans le château d'un homme de cette condi- tion, avait déjà songé a en sortir, et conçu le dessein de se retirer à Marseille, chez* son père. Elle le fit donc savoir au baron de Sigo- gnac, le remercia de tous les bienfaits que nous en avions reçus et le pria d'ajouter à toutes les obligations qu'elle lui avait déjà celle de lui faire avoir des montures pour elle et pour moi, jusqu'à je ne sais quelle ville, et une charrette pour porter notre petit bagage, qu'elle voulait tâcher de vendre au premier marchand qu'elle trouverait, quelque peu qu'on lui en voulût donner.

Le baron parut fort surpris du dessein de ma mère, et elle ne fut pas peu surprise de n'a- voir pu tirer de lui ni un consentement ni un refus. Le jour d'après, le curé d'une des pa- roisses dont il était seigneur nous vint voir dans notre chambre. Il était accompagné de sa nièce, une bonne et agréable fille, avec qui j'avais fait une intime connaissance. Nous laissâmes son oncle et ma mère ensemble et allâmes nous promener dans le jardin du châ- teau. Le curé fut longtemps en conversation avec ma mère et ne la quitta qu'à l'heure du souper. Je la trouvai fort rêveuse, je lui de- mandai deux ou trois fois ce qu'elle avait; sans qu'elle me répondît, je la vis pleurer et me mis à pleurer aussi. Enfin, après m'avoir fait fermer la porte de la chambre, elle me dit. pleurant encore plus fort qu'elle n'avait fair, que ce curé lui avait appris que le baron de

LE ROMAX COMIQfE 15

Sigognac était éperdument amoureux d'elle et lui avait, de plus, assuré qu'il l'estimait si fort quil n'ayait jamais osé lui dire, ou lui faire dire qu'il l'aimât, qu'en même temps il ne lui offrît de l'épouser. En achevant dépar- ier, ses soupirs et ses sanglots pensèrent la suffoquer.

Je lui demandai encore une fois ce qu'elle avait. Quoi! ma fille, me dit-elle, ne vous en ai-je pas assez dit pour vous faire voir que je suis la plus malheureuse personne du monde?» Je lui dis que ce n'était pas un si grand mal- heur à une comédienne que de devenir femme de condition « Ah! pauvre petite, me dit- elle, que tu parles bien comme une jeune fille sans expérience! S'il trompe ce bon curé pour me tromper, ajouta-t-elle, s'il n'a pas dessein de m'épouser, comme il me le veut faire ac- croire, quelles violences ne dois-je pas crain- dre d'un homme tout à fait esclave de ses passions ? Et s'ii veut véritablement m'épou- ser, et que j'y consente, quelle misère dans le monde approchera de la mienne, quand sa fantaisie sera passée? et combien pourra-t-il me haïr s'il se repent un jour de m'avoir ai- mée? Non, non, ma fille, la bonne fortune ne me vient pas chercher comme tu penses: mais un effroyable malheur, après m'avoir ôte un mari qui m'aimait et que j'aimais, m'en veut donner un par force, qui peut-être me haïra et m'obligera à le haïr. »

Son affliction, que je trouvais sans raison, augmenta si fort sa violence, qu'elle pensa l'étouffer pendant que je lui aidai à se désha biller. Je la consolais du mieux que je pou- vais, et me servais contre son déplaisir de toutes les raisons dont une fille de mon âge était capable, n'oubliant pas de lui dire que la manière obligeante et respectueuse dont le moins caressant de tous les hommes avait

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toujours vécu avec nous, me semblait de bon présage, et surtout le peu de hardiesse qu'il avait eue à déclarer sa passion à une femme d'une profession oui n'inspire pas touiours le respect. Ma mère, me laissant dire tout ce que je voulus, se mit au lit fort affligée, et s'y affligea toute la nuit au lieu de dormir. Je voulus résister au sommeil ; mais il fallut se rendre, et je dormis autant qu'elle dormit peu. Elle se leva de bonne heure, et quand je m'éveillai, je la trouvai habillée et assez tran- quille. J'étais bien en peine de savoir quelle résolution elle avait prise; car pour vous dire la vérité, je flattais mon imagination de la future grandeur j'espérais voir arriver ma mère, si le baron de Sigognac pariait selon ses véritables sentiments, et si ma mère pou- vait réduire les siens à lui accorder ce qu'il voulait obtenir d'elle. La pensée d'ouïr appeler ma mère madame la baronne occupait agréa- blement mon esprit, et l'ambition s'emparait peu à peu ma jeune tête.

La Caverne contait ainsi son histoire, et l'Etoile Técoutait attentivement, quand elles ouïrent marcher dans leur chambre, ce qui leur sembla d'autant plus étrange, qu'elles se souvenaient fort bien d'avoir fermé leur porte au verrou. Cependant elles entendaient tou- jours marcher; elles demandèrent qui était là. On ne leur répondit rien; et un moment après, la Caverne vit au pied du lit, qui n'était point fermé, la figure d'une personne qu'elle entendit soupirer, et qui, s'appuyant sur le pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se leva à demi, pour voir de plus prés ce qui commençait à lui faire peur, et, résolue à lui parler, elle avança la tête dans la chambre, et ne vit plus rien. La moindre compagnie donne quelquefois de 'assurance, mais quel-

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quefois aussi la peur ne diminue pas pour être partagée. La Caverne s'effraya de n'avoir rien vu, et l'Etoile s'effraya de ce que la Caverne s'effrayait. Elles s'enfoncèrent dans leur lit, se couvrirent la tête de leur couverture, et se serrèrent l'une contre l'autre, ayant grand' - ?:;eur, et n'osant presque se parler. Enfin la Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille était morte, et que c'était son âme qui était venue soupirer auprès d'elle. L'Etoile allait peut-être lui répondre quand elles entendirent encore marcher dans la chambre. L'Etoile s'enfonça encore plus avant dans le lit qu'elle n'avait fait ; et la Caverne, devenue plus hardie par la pensée qu'elle avait que c'était l'âme de sa fille, se leva encore sur son lit, comme elle avait fait, et, voyant reparaître la même figure qui soupirait encore et s'appuyait sur ses pieds, elle avança la main et en toucha une fort velue oui lui fit "faire un cri effroyable et la rit tomber bot le lit à la renverse. Dans le même temps, elles ouïrent aboyer dans leur chambre, comme quand un chien a peur la nuit de ce qu'il ren- contre. La Caverne fut encore assez hardie pour regarder ce que c'était, et elle vit un grand lévrier qui aboyait contre elle. Elle le menaça d'une voix forte, et il s'enfuit en aboyant vers un coin de la chambre, il dis- parut. La courageuse comédienne sortit du lit, et, à la clarté de la lune qui perçait les fenê- tres, elle découvrit au coin de la chambre, le fantôme-lév ier avait disparu, une petite porte d'un petit escalier dérobé. Il lui fut aisé de juger que c'était un lévrier de la maison qui était entré par dans leur chambre. Il avait eu envie de se coucher sur leur lit, et, n'osant le faire sans le consentement de ceux qui y étaient couchés, avait soupiré en chien, et s'était appuyé les jambes de devant sur le lit qui était haut sur les siennes, comme sont

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tous les lits à l'antique, et s'était caché des- sous quand la Caverne avança la tête dans la chambre la première fois. Elle* n'éta pas d'abord à l'Etoile la croyance qu'elle avait que c'était un esprit, et fut longtemps a lui faire com- prendre que c'était un lévrier. Tout affligée qu'elle était, elle railla sa compagne de sa poltronnerie, et remit la fin de son histoire a quelque autre temps, que le sommeil ne leur serait pas si nécessaire qu'il le leur était alors. La pointe du jour commençait à paraître: elles s'endormirent, et se levèrent sur les dix heures, .qu'on les vint avertir que le carrosse qui les devait mener au Mans était prêt à partir quand elles voudraient.

IV. Destin trouve Léandre.

Destin cependant allait de village en village, «'informant de ce qu'il cherchait, et n'en ap- prenant aucunes nouvelles. Il battit un grand Eays, et ne s'arrêta que sur les deux ou trois eiires, que sa faim et la lassitude de son cheval le firent retourner dans un gros bourg qu'il venait de quitter. Il y trouva une assez bonne hôtellerie, parce qu'elle était sur le grand chemin, et n'oublia pas de s'informer si on n'avait point ouï parler d'une troupe de gens de cheval qui enlevaient une femme.

Il y a un gentilhomme là-haut qui vous en peut dire des nouvelles, dit Je chirurgien du village, qui se trouva là. Je crois, ajouta- t-il, qu'il a eu quelque démêlé avec eux, et en a été maltraité. Je viens de lui appliquer un cataplasme anodin et résolutif sur une tu- meur livide qu'il a sur les vertèbres du cou, et je lui ai pansé une grande plaie qu'on lui a faite à l'occiput. Je l'ai voulu saigner, parce qu'il a le corps tout couvert de contusions ; mais il ne l'a pas voulu : il en a pourtant

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bien besoin. H faut qu'il ait fait quelque lourde chute et qu'il ait été excédé de coups.

Ce chirurgien de village prenait tant "de plaisir à débiter les termes de son art, qu'en- core que Destin l'eût quitté, et qu'il ne fut écouté de personne, il continua longtemps le iiscours qu'il avait commencé, jusqu'à ce qu'on le vint quérir pour saigner une femme qui se mourait d'une apoplexie.

Cependant, Destin monta dans la chambre de celui dont le chirurgien lui avait parlé : il trouva un jeune homme bien vêtu, qui avait la tête bandée, et qui s'était couché sur un lit, pour reposer. Destin lui voulut faire des excuses de ce qu'il était entré dans sa cham- bre avant que d'avoir su s'il l'aurait pour ■agréable; mais il fut bien surpris quand, aux premières paroles de son compliment, l'autre se leva de son Ht et vint l'embrasser, se fai- sant connaître à lui pour son valet Léandre, qui l'avait quitté depuis quatre ou cinq jours, sans prendre congé de lui, et que la Caverne croyait être le ravisseur de sa fille. Destin ne savait de quelle façon il lui devait parler, le voyant bien vêtu et* de fort bonne mine. Pen- dant qu'il le considéra, Léandre eut le temps de se rassurer, car il avait paru d'abord fort interdit.

J'ai beaucoup de confusion, dit-il à Destin, de n'avoir pas eu pour vous toute la sincérité que je devais avoir, vous estimant comme je fais; mais vous excuserez un jeune homme sans expérience, qui, devant que de vous bien connaître, vous croyait fait comme le sont d'or- dinaire ceux de votre profession, et qui n'osait pas vous confier un secret d'où dépend tout le bonheur de sa vie.

Destin lui dit qu'il ne pouvait savoir que de îui-mëme en quoi il lui avait manqué de sin- cérité.

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J'ai bien d'autres choses à vous apprendre, si peut-être vous ne les savez déjà, lui ré- pondit Léandre : mais auparavant, il faut que je sache ce qui vous amené ici.

Destin lui conta de auelle façon Angélique avait été enlevée : il lui dit qu'if courait après ses ravisseurs, et qu'il avait appris, en entran; dans l'hôtellerie, qu'il les a trouvés, et lui en pourrait apprendre des nouvelles.

Il est vrai que je les ai trouvés, lui répondit Léandre en soupirant, et que j'ai fait contre eux ce qu'un homme seul pouvait faire contre plusieurs ; mais mon épée s'étant rompue dans le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai pu rien faire pour le service de mademoiselle An- gélique, ni mourir en la servant, comme j'é- tais résolu à l'un ou à l'autre événement. Ils m'ont mis en l'état vous me voyez : j'ai été étourdi du coup d'estramaçon que j'ai reçu sur la tête ; ils m'ont cru mort, et ont passé outre à grande hâte. Voilà tout ce que je sais de mademoiselle Angélique. J'attends ici un valet qui vous en apprendra davantage : il les a suivis de loin, après m'avoir aidé à reprendre mon cheval, qu'ils m'ont peut-être laissé à cause qu'il ne valait pas grand' chose.

Destin lui demanda pourquoi il l'avait quitté sans l'en avertir, d'où il venait, et qui il était, ne doutant plus qu'il ne lui eût caché son nom et sa condition. Léandre lui avoua qu'il en était quelque chose; et s'étant recouché, à cause que les coups qu'il avait reçus lui fai- saient beaucoup de douleur, Dt stinVassit sur le pied du lit, et Léandre lui dit ce que voua allez lire dans le chapitre suivant.

V. Histoire de Léandre.

Je suis un gentilhomme d'une maison assez connue dans la province. J'espère un jour d'à-

J

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voir pour le moins douze mille livres de rente, pourvu que mon père meure ; car encore qu'il y ait quatre-vingts ans qu'il fait enrager tous ceux qui dépendent de lui, ou qui ont affaire a lui, il se porte si bien, qu'il y a plus a craindre pour moi qu'il ne meure jamais, qu'à espérer que je lui succède un jour en trois fort belles terres qui font tout son bien. Il me veut faire conseiller au parlement de Bretagne, contre mon inclination, et c'est pour cela qu'il m'a fait étudier de bonne heure. J'étais écolier à la Flèche quand votre troupe y vint repré- senter. Je vis mademoiselle Angélique, et j'en devins tellement amoureux, que je ne pus

Elus faire autre chose que de l'aimer. Je fis ien davantage ; j'eus l'assurance de lui dire que je l'aimais ; elle ne s'en offensa point : je lui écrivis, elle reçut ma lettre, et ne m'en fit pas plus mauvais visage. Depuis ce temps là, une maladie qui fit garder la chambre à ma- demoiselle de la Caverne, pendant que vous fûtes à la Flèche, facilita beaucoup les con- versations que sa fille et moi eûmes en- semble. Elle les aurait sans doute empêchées, trop sévère comme elle est, pour être d'une profession qui semble dispenser du scrupule et de la sévérité ceux qui la suivent. Depuis que je devins amoureux de sa fille, je n'allai plus au collège, et ne manquai pas un j.our d'aller à la comédie. Les pères jésuites me vou- lurent remettre dans mon devoir; mais je ne voulus plus obéir à de si mal plaisants maî- tres, après avoir choisi la plus charmante maîtresse du monde. Votre valet fut tué à la porte de la comédie par des écoliers bretons, qui firent, cette année-là, beaucoup de désordre a la Flèche, parce qu'ils y étaient en grand nombre, et que le vin y fut à bon marché : cela fut cause en partie que vous quittâtes la Flèche pour aller à Angers. Je ne dis point

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adieu à mademoiselle Angélique, sa mère ne la perdant point de vue : tout ce que je pus faire, ce fut de paraître devant elle, en la voyant partir, le désespoir peint sur le visage, et les yeux mouillés de larmes. Un regara triste qu'elle me jeta pensa me faire mourir. Je m'enfermai dans ma chambre ; je p'eurai reste du jour et toute la nuit ; et dès le matin, changeant mon habit en celui de mon valet, qui était de ma taille, je le laissai à la Fléché pour vendre mon équipage d'écolier, et lui laissai une lettre pour un fermier de mon père, qui me donne de l'argent quand je lui en de- mande, avec ordre de me venir trouver à An- gers. J'en pris le chemin après vous, et vous attrapai à Duretail, plusieurs personnes de condition, qui y couraient le cerf, vous arrê- tèrent sept ou"huit jours. Je vous offris mon service, et vous me prites pour votre valet, soit que vous fussiez incommodé de n'en avoir point, ou que ma mine et mon visage, qui peut-être ne vous déplurent pas, vous obli- geassent à me prendre. Mes cheveux, que j'avais fait couper fort courts, me rendirent méconnaissable a ceux qui m'avaient vu sou- vent auprès de mademoiselle Angélique; outre que le méchant habit de mon valet, que j'avais pris pour me déguiser, me rendait bien diffé- rent de ce que je paraissais avec le mien, qui était plus beau que ne l'est d'ordinaire celui d'un écolier. Je fus d'abord reconnu de made- moiselle Angélique, qui m'avoua depuis qu'elle n'avait point douté que la passion que j'avais pour elle ne fût très-violente, puisque je quit- tais tout pour la suivre. Elle fut assez géné- reuse pour m'en vouloir dissuader, et pour me faire retrouver ma raison, qu'elle voynit bien que j'avais perdue. Elle me fit longtemps éprouver des rigueurs qui eussent refroidi un moins amoureux que moi . mais enfin, à force

LE ROMAN COMIQUE il

de l'aimer, je l'engageai à m'aimer autant que je l'aimais. Comme vous avez l'âme d'une per- sonne de condition qui l'aurait fort belle, vous reconnûtes bientôt que je n'avais pas celle d'un valet : je gagnai vos bonnes grâces ; je me mis bien dans l'esprit de tous les messieurs de votre troupe ; et même je ne fus pas haï de la Rancune, qui passe parmi vous pour n'aimer personne, et pour haïr tout le monde. Je ne perdrai point le temps à vous redire tout ce que deux jeunes personnes qui s'en- tr'aiment se sont pu dire toutes les fois qu'elles se sont trouvées ensemble : vous le savez assez par vous-même. Je vous dirai seulement que mademoiselle de la Caverne, se doutant de notre intelligence, ou plutôt n'en doutant plus, défendit à sa fille de me parler: que s? fille ne lui obéit pas ; et que, l'ayant surprise qui m'écrivait, elle la traita si cruel- lement, et en public et en particulier, que je n'eus pas depuis grand'peine à la faire résou- dre de se laisser enlever. Je ne crains point de vous l'avouer, vous connaissant généreux autant qu'on peut l'être, et amoureux pour le moins autant que moi.

Destin rougit à ces dernières paroles de Léandre, qui continua son discours, et dit à Destin qu'il n'avait quitté la compagnie que pour s'aller mettre en état d'exécuter son dessein ; qu'un fermier de son père lui avait promis de lui donner de l'argent, et qu'il es-

Eérait encore d'en recevoir à Saint-Malo du 1s d'un marchand, de qui l'amitié lui était assurée, et qui était depuis peu maître de son bien, par la mort de ses parents. Il ajouta que, par le moyen de son ami, il espérait de passer facilement en Angleterre, et de faire sa paix avec son père sans exposer à sa co- lère mademoiselle Angélique, contre laquelle,

§2 LE ROMAN COMIQUE

vraisemblablement, aussi bien que contre ne mère, il aurait exercé toutes sortes d'actes d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un homme riche et de condition peut avoir sur deux pauvres comédiennes.

Destin fit avouer à Léandre qu'à cause de sa jeunesse et de sa condition, son père n'au- rait pas manqué d'accuser de rapt mademoi- selle de la Caverne. Il ne tâcha point de lui faire oublier son amour, sachant bien que les personnes qui aiment ne sont pas capables de croire d'autres conseils que ceux de leur pas- sion, et sont plus à plaindre qu'à blâmer: mais il désapprouva fort le dessein qu'il avait eu de se sauver en Angleterre, et lui repré- senta ce qu'on pourrait s'imaginer de deux jeunes personnes qui seraient ensemble dans un pays étranger; les fatigues et les hasards d'un voyage par mer; la difficulté de recou- vrer de l'argent, s'il leur arrivait d'en man- quer; et enfin les entreprises que feraient faire sur eux et la beauté de mademoiselle Angé- lique, et la jeunesse de l'un et de l'autre.

Léandre ne défendit point une mauvaise cause ; il demanda encore une fois pardon a Destin de s'être si longtemps caché de lui. et Destin lui promit qu'il se servirait de tout le

Souvoir qu'il croyait avoir sur l'esprit de ma- emoiseue de la Caverne pour la lui rendre favorable. Il lui dit encore que, s'il était tout à fait résolu à n'avoir jamais d'autre femme que mademoiselle Angélique, il ne devait point quitter la troupe. Il lui représenta que cependant son père pouvait mourir ou sa pas- sion se ralentir, ou peut-être se passer. Léan- dre s'écria là-dessus que cela n'arriverait ja- mais.

Eh bien donc, dit Destin, de peur que cela n'arrive à votre maîtresse, ne la perdez point de vue ; faites la comédie avec nous :

de a n'êtes pas le seul qui la ferez, et qui pourriez faire quelque chose de meilleur. Ecri< V5z à votre père; faites-lui croire que vous êtes à la guerre, et tâchez d'en tirer de l'ar- gent. Cependant je vivrai avec vous comme avec un frère, et tâcherai par de vous faire oublier les mauvais traitements que vous pouvez avoir reçus de moi, tandis que je n'ai pas connu ce que vous valiez.

Léandre se fût jeté à ses pieds si la douleur que les coups qu'il avait reçus lui faisaient sentir par tout son corps lui êùt permis de le faire. Il le remercia au moins en des termes si obligeants, et lui fit des protestations d'a- mitié si tendres, qu'il en fut aimé, dès ce temps-là, autant qu'un honnête homme peut l'être d'un autre. Ils parlèrent ensuite de cher- cher mademoiselle Angélique ; mais une grande rumeur qu'ils entendirent interrom- pit leur conversation, et fit descendre. Destin dans la cuisine de l'hôtellerie, il se passait ce que vous allez voir dans le chapitre sui- vant.

VL Combat à coups de poina:. Mort ne l'hôte, &i autres choses mémorables.

Deux hommes, l'un vêtu de noir comme un magistrat de village, et l'autre de gris, qui avait bien la mine d'un sergent, se tenaient aux cheveux et à la barbe, et s'entredonnaient de temps en temps des coups de poing d'une très cruelle manière. L'un et l'autre étaient ce que leurs habits et leurs mines voulaient qu'ils fussent. Le vêtu de noir, magistrat du village, était frère du curé, et le vêtu de gris, sergent du même village, était frère de l'hôte Cet hôte était alors dans une chambre à côté de la cuisine, prêt à rendre Pâme, d'une fièvre chaude qui lui avait si fort troublé l'esprit

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qu'il s'était cassé la tête contre une muraille ,' et sa blessure, jointe a sa fièvre, l'avait mis si bas, que lorsque sa frénésie le quitta, il se vit contraint de quitter la vie, qu'il regrettait peut-être moins que son argent mal acquis. Il avait porté les armes longtemps, et était enfin revenu dans son village chargé d'ans et de si peu de probité, qu'on pouvait dire qu'il en avait encore moins que d'argent, quoiqu'il fût extrêmement pauvre. Mais comme les femmes se prennent souvent par elles 'devraient moins se laisser prendre, ses che- veux de drille, plus longs que ceux des au- tres paysans du village, ses serments à la soldate, une plume hérissée qu'il mettait les fêtes, quand il ne pleuvait point, et une épée rouillee qui lui battait de vieilles bottes, quoiqu'il n'eût point de cheval ; tout cela donna dans la vue d'une vieille veuve qui tenait hôtellerie.

Elle avait été recherchée par les plus riches fermiers du pays, non tant pour sa beauté que pour le bien qu'elle avait amassé avec son défunt mari, à vendre bien cher et à faire mauvaise mesure de vin et d'avoine. Elle avait constamment résisté à tous ses prétendants ; mais enfin un vieux soldat avait triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage de cette nymphe tavernière était le plus petit, et son ventre était le plus grand du Maine, quoi- que cette province abonde en personnes ven- trues. Je laisse aux naturalistes le soin d'en chercher la raison, aussi bien que de la graisse des chapons du pays.

Pour revenir a cette grosse petite femme, qu'il me semble que je vois toutes les fois que j'y songe, elle se maria avec son soldat sans en parler à ses parents, et après avoir achevé de vieillir avec lui, et bien souffert aussi, elle eut le plaisir de le voir mourir la

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tête cassée, ce qu'elle attribuait à un juste jugement de Dieu, parce qu'il avait souvent joué à casser la sienne.

Quand Destin entra dans la cuisine de l'hô- tellerie, cette hôtesse et sa servante aidaient le vieux curé du bourg à séparer les combat- tants qui s'étaient cramponnés comme deux vaisseaux; mais les menaces de Destin et L'autorité avec laquelle il parla achevèrent ce îue les exhortations du bon pasteur n'avaient pu faire, et les deux mortels ennemis se sé- parèrent, crachant la moitié de leurs dents sanglantes, saignant du nez, et le menton et .a tête pelés.

Le curé était honnête homme, et savait Dien son monde : il remercia Destin fort civile- ment, et Destin, pour lui faire plaisir, fit em- brasser de bonne amitié ceux qui, uu moment mparavant, ne s'embrassaient que pour s'é- Tangler.

Pendant l'accommodement, l'hôte acheva son )bscuie destinée, sans en avertir ses amis, tel- ement qu'on trouva qu'il n'y avait plus qu'à 'ensevelir quand on entra dans sa chambre iprès que la paix fut conclue.

Le curé fit des prières sur le mort, et les fit xmnes, car il les fit courtes; son vicaire le rint relayer ; et cependant la veuve s'avisa de îurler, et le fit avec beaucoup d'ostentation et le vanité. Le frère du mort fit semblant d'être riste, ou le fut véritablement, et les valets et ;ervantes s'en acquittèrent presque aussi bien [ue lui.

Le curé suivit Destin dans sa chambre, lui aisant des offres de services : il en fit autant i Léandre et ils le retinrent à manger avec iux. Destin, qui n'avait pas mangé de tout le our, et qui avait fait beaucoup d'exercice, nangea très-avidement. Léandre se reput d'a- noureuses pensées plus que de viandes, et le

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curé parla plus qu'il ne mangea. Il leur fit cent contes plaisants de l'avarice du défunt, et leur apprit les plaisants différends que cette passion dominante lui avait fait avoir, tant avec sa femme qu'avec ses voisins. Il leur fit entre autres le récit d'un voyage qu'il avait fait à Laval avec sa femme, au retour duquel le cheval qui les portait s'étant déferré de deux pieds, et, qui pis est, les fers s'étant perdus, il laissa sa femme tenant son cheval par la bride au pied d'un arore, et retourna jusqu'à Laval, cherchant exactement ses fers partout il crut avoir passé; mais il perdit sa peiner tandis que sa femme pensa perdre patience à l'attendre, car il était retourné sur ses pas de deux grandes lieues, et elle commençait d'en être en peine quand elle le vit revenir les pieds nus, tenant ses bottes et ses chausses dans ses mains. Elle s'étonna fort de cette nouveauté, mais elle n'osa lui en demander la raison ; tant, à force d'obéir à la guerre, il s'était rendu ca- pable de bien commander dans sa maison : elle n'osa pas même repartir, quand il la fit déchausser aussi, ni lui en demander le sujet; elle se douta seulement que ce pouvait être par dévotion. Il fit prendre à sa femme son cheval par la bride, marchant derrière pour le faire hâter; et ainsi l'homme et la femme, sans chaussure, et le cheval déferre de deux pieds, après avoir bien souffert, gagnèrent la maison bien avant dans la nuit, les uns et les autres fort las, et l'hôte et l'hôtesse ayant les pieds si écorchés, qu'ils furent près de quinze jours sans pouvoir presque marcher. Jamais il ne se sut si bon gré de quelque autre chose qu'il eût faite ; et quand il y songeait, et disait en riant à sa femme que, s'ils ne se fussent dé- chaussés en revenant de Laval, ils en eussent eu pour deux paires de souliers, outre deux fers d'un cheval. Destin et Léandre ne s'emu-

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rent pas "beaucoup du conte que le curé leur donnait pour bon, soit qu'ils ne le trouvassent pas si plaisant qu'il le leur avait annoncé, ou qu'ils ne fussent pas alors en humeur de rire.

Le curé, qui était grand parieur, n'en de- meura pas ; et, s'adressant à Destin, il lui dit que ce qu'il venait d'entendre ne valait pas ce qu'il avait encore à lui dire, de la ma- nière dont le défunt s'était préparé à la mort.

Il y a quatre ou cinq jours, ajouta-t-il, qu'il sait bien qu'il n'en peut échapper : il ne s'est jamais plus tourmenté de son ménage : il a eu regret à tous les œufs frais qu'il a mangés pendant sa maladie; il a voulu savoir à quoi mont rait son enterrement, et même l'a voulu marchander avec moi le jour que je l'ai confessé. Enfin, pour achever comme il avait commencé, deux heures avant de mou- rir, il ordonna devant moi à sa femme de l'en- sevelir dans un certain vieux drap qui avait plus de cent trous. Sa femme lui représenta qu'il y serait fort mal enseveli; il s'opiniâtra à n'en vouloir point d'autre; sa femme ne pou- vait y consentir; et, parce qu'elle le voyait en état de ne pouvoir la battre, elle soutint son opinion plus vigoureusement qu'elle n'avait jamais fait avec lui. sans pourtant sortir du respect qu'une honnête femme doit à un mari, iâcneux ou non ; elle lui demanda enfin com- ment il pourrait paraître dans la vallée de Jc~ saphat, un méchant drap tout troué sur les épaules, et en quel équipage il pensait ressus- citer. Le malade s'en mit en colère; et, jurant comme il ava't accoutumé en sa santé : « Mor- bleu, vilaine ! s'écria-t-il, je ne veux point res- susciter. » J'eus autant de peine à m'empêcher de rire qu'à lui faire comprendre qu'il avait offensé Dieu en se mettant en colère, et plus encore par ce qu'il avait dit à sa femme, qui était en quelque façon une impiété. Il en fit

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un acte de contrition tel quel, et encore lui fallut-il donner parole qu'il ne serait point en- seveli dans un autre drap que ceiui qu'il avait choisi. Mon frère, qui avait éclaté de rire de le voir renoncer si hautement et si clairement à sa résurrection, ne pouvait s'empêcher d'en rire encore toutes les fois qu'il y songeait : le frère du défunt s'en était formalisé ; et, de pa- roles en paroles, mon frère et lui, tous deux aussi brutaux l'un que l'autre, s'étaient entre- harpés, après s'être donné mille coups de poing, et se battraient peut-être encore si on ne les avait séparés.

Le curé acheva ainsi sa relation , adressant la parole à Destin, parce que Léandre ne lui donnait pas grande attention. Il prit congé des comédiens, après leur avoir encore offert ses services ; et Destin tâcha de consoler l'af- fligé Léandre, lui donnant les meilleures es- pérances dont il put s'aviser. Tout brisé qu'é- tait le pauvre garçon, il regardait de temps en temps par îa fenêtre pour voir si son valet ne venait point , comme s'il en eût venir plus tôt. Mais quand on attend quelqu'un avec impatience, les plus sages sont assez sots pour regarder souvent du côté qu'il doit venir.

Je finirai par mon sixième chapitre.

VII. Terreur panique de Ragotin, suivie de dis- grâces.— Aventure du corps mort.— Orage de coups de poing et accidents surprenants, dignes d'avoir place en cette véritable histoire.

Léandre regardait donc par la fenêtre de sa chambre du côté qu'il attendait son valet, quand, tournant la tête de l'autre côté, il vit arriver le petit Ragotin, botté jusqu'à la cein- ture, monte sur un petit mulet, et ayant à ses étriers, comme deux estafiers, la Rancune d'un côté et l'Olive de l'autre. Ils avaient ap-

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pris de Yillagre en village, des nouvelles de Destin, et, à force de l'avoir suivi, ils l'avaient enfin trouvé. Destin descendit en bas au-de- vant d'eux et les fit monter dans la chambre Ils ne reconnurent point d'abord le jeune Le'andre. qui avait changé de mine aussi bien que d'habit. Afin qu'on ne le connût pas pour ce qu'il était ; Destin lui commanda d'aller faire apprêter le souper, avec la même auto- rité dont il avait coutume de lui parler, et les comédiens, qui le reconnurent par là, ne lui eurent pas plutôt dit qu'il était bien brave, que Destin répondit pour lui et leur dit qu'un oncle riche qu'il avait au Bas-Maine l'avait équipé de pied en cap comme ils le voyaient, et même lui avait donné de l'argent pour l'o- bliger à quitter la comédie, ce qu'il n'avait pas voulu faire, et ainsi l'avait laissé sans lui dire adieu.

Destin et les autres s'entredemandérent des nouvelles de leur quête et ne s'en dirent point. Eagotin assura Destin qu'il avait laissé les comédiennes en bonne santé, quoique fort af- fligées de l'enlèvement de mademoiselle An- gélique.

La nuit vint; on soupa, et les nouveaux ve- nus burent autant que les autres burent peu. Ragotin se mit en bonne humeur, défia tout le monde à boire, comme un fanfaron de ta- verne qu'il était, fit le plaisant et chanta des chansons en dépit de tout le monde; mais n'étant pas secondé, et le beau-frère de l'hô- tesse ayant représenté à la compagnie que ce n'était pas bien fait de faire la débauche au- près d'un mort, Ragotin en fit moins de bruit et en but plus de vin.

On se coucha, Destin et Léandre dans la chambre qu'ils avaient déjà occupée ; Ragotin, laRmcune et l'Olive dans une petite chambre qui était auprès de la cuisine et à côté de celle

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était le corps du défunt, qu'on n'avait pas encore commencé d'ensevelir; l'hôtesse cou- cha dans une chambre haute qui était voisine de celle couchait Destin et Léandre ; et elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux l'objet funeste d'un mari mort, et pour rece- voir les consolations de ses amis, qui la vin- rent visiter en grand nombre ; car elle était une des plus grosses dames du bourg-, et y avait toujours été autant aimée de tout le monde que son mari y avait toujours été haï.

Le silence régnait dans l'hôtellerie ; les chiens y dormaient, puisqu'ils n'aboyaient point ; tous les autres animaux y dormaient aussi, ou le devaient faire ; et cette tranquil- lité-là durait encore entre deux ou trois heures du matin, quand tout-à-coup Ragotin se mit à crier de toute sa force que la Ran- cune était mort. Tout d'un temps il éveil!.'.* i l'Olive, alla faire lever Destin et Léandre, et -j les fit descendre dans sa chambre, pour venir j pleurer ou du moins voir la Rancune, qui ve- nait de mourir subitement à son côté, à celi qu'il disait. Destin et Léandre le suivirent ;} et la première chose qu'ils virent en entrant* dans la chambre, ce fut la Rancune qui s'vH promenait en homme qui se porte bien, quoi- j que cela soit assez difficile après une mort su- i bite. Ragotin, qui entrait le premier, ne 1'eutjM pas plutôt aperçu, qu'il se rejeta en arriére,; 1 comme s'il eût 'été prés de marcher sur un serpent ou de mettre le pied dans un trou. Il ! fit un grand cri, devint pâle comme un mort, et heurta si rudement Destin et Léandre | quand il se jeta hors de la chambre à corps ; perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne les - portât par terre. Pendant que la peur le fait fuir jusque dans le jardin de l'hôtellerie, ) il hasarde de se morfondre, Destin et Léan- ,

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dre demandent à la Rancune des particula- rités de sa mort : la Rancune leur dit qu'il n'en savait pas tant que Ragotin, et ajouta qu'il n'était pas sage. L'Olive cependant riait comme un fou ; la Rancune demeurait froid sans parler, selon sa coutume, et l'Olive et lui ne se déclaraient pas davantage. Léandrs alla après Ragotin, et le trouva caché der- rière un arbre, tremblant de peur plus que de froid, quoiqu'il fût en chemise : il avait l'imagination si pleine de la Rancune mort, qu'il prit d'abord Léandre pour son fantôme, et pensa s'enfuir quand il s'approcha de lui. Là-dessus, Destin arriva, qui lui parut aussi un autre fantôme. Us n'en purent tirer la moindre parole, quelque chose qu'ils lui pus- sent dire ; et enfin ils le prirent sous les bras, pour le ramener dans sa chambre : mais, dans le temps qu'ils allaient sortir du jardin, la Rancune s'étant présenté pour y entrer, Ra- gotin se défit de ceux qui le tenaient, et s'alla jeter, regardant derrière lui d'un œil égaré, dans une grosse touffe de rosiers, il s'em- barrassa depuis les pieds jusqu'à la tête, et ne put s'en tirer assez vite pour s'empêcher d'être joint par la Rancune, qui l'appela cent fois fou, et lui dit qu'il fallait l'enchaîner. Ils le tirèrent à trois hors de la touffe de rosiers il s'était fourré. La Rancune lui donna une

îlaque sur la peau nue, pour lui faire voir qu'il n'était pas mort ; et enfin le petit homme enrayé fut ramené dans sa chambre, et remis [dans son lit; mais, à peine y fut-il, qu'une clameur de voix féminines qu'ils entendirent I dans la chambre voisine leur donna à deviner

le que ce pouvait être. Ce n'étaient point les [plaintes dune femme affligée; c'étaient des cris effroyables de plusieurs femmes ensemble, : 3omme quand elles ont peur.

De?t:n y alla, et trouva quatre ou cinqfem-

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mes avec l'hôtesse, qui cherchaient sous les lits, regardaient dans la cheminée et parais- saient fort effrayées : il leur demanda ce qu'elles avaient; et l'hôtesse, moitié hur- lant, moitié parlant, lui dit qu'elle ne savait ce qu'était devenu le corps de son pauvre mari. En achevant de parler elle se mit à hurler ; et les autres femmes, comme de con- cert, lui répondirent en chœur; et toutes en- semble firent un bruit si grand et si lamenta- ble, que tout ce qu'il y avait de gens dans l'hôtellerie entra dans la chambre, et ce qu'il y avait de voisins et de passants entra dans l'hôtellerie.

Dans ce temps-là, un maître chat s'était saisi d'un pigeon qu'une servante avait laissé demi- lardé sur la table de la cuisine ; et, se sauvant avec sa proie dans la chambre de Ragotin, s'était caché sous le lit, il avait couché avec la Rancune. La servante le suivit un bâton de fagot à la main; et regardant sous le lit pour voir ce qu'était devenu son pigeon, elle se mit à crier tant qu'elle put qu'elle avait trouvé son maître, et le répéta si souvent que l'hôtesse et les autres femmes vinrent à elle. La ser- vante sauta au cou de sa maîtresse, lui disant qu'elle avait trouvé son maître, avec im si grand transport de joie, que la pauvre veuve eut peur que son mari ne fut ressuscité ; car on remarqua qu'elle devint pâle comme un criminel qu'on juge. Enfin, la servante ies fit regarder sous le lit, ils aperçurent le corps mort dont ils étaient tant en peine. La di f "Acuité ne fut pas sigrande à le tirer de là, quoiqu'il tût bien pesant, qu'à savoir qui l'y avait mis. On le reporta dans la chambre, l'on commença de l'ensevelir. Les comédiens se retirèrent dans celle avait couché Destin, qui ne pou- vait rien comprendre dans ces bizarres acci- dents. Pour Léandre, il n'avait dans la tête

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que sa chère Angélique; ce qui ]e rendait aussi rêveur que Kagotin était fâché de ce que la Rancune n'était pas mort, dont les railleries l'ava»ent si fort mortifié, qu'il ne par- lait plus, contre sa coutume de parier inces- samment, et de se mêler en toutes sortes de conversations à propos ou non. La Rancune et l'Olive s'étaient si peu étonnés et de la ter- reur panique de Rigotin, et de la transmigra- tion d'un corps mort d'une chambre a l'autre, sans aucun secours humain, au moins dont on eût connaissance, que Destin se douta qu'ils avaient grande part dans le prodige. Cependant l'affaire s'éclaircissait dans la cui- sine de l'hôtellerie.

Un valet de charrue, revenu des champs pour dîner, ayant ouï conter a une servante, avec grande frayeur, que le corps de son maî- tre s'était levé de lui même, et avait marché, Kii dit qu'en passant parla cuisine, à la pointe du jour, il avait vu deux hommes en chemise qui le portaient sur leurs épauler dans la cham- bre où on l'avait trouvé. Le l'ivre du mort en- tendit ce que disait le valet, et trouva l'action fort mauvaise : la veuve le sut aussitôt, et ses amies aussi; les uns et les autres s'en scan- dalisèrent bien fort, et conclurent tout u'uue voix qu'il fallait que ces hommes-la fussent des sorciers qui voulaient faire cuelque mé- chanceté de ce corps mort.

Dans le temps que l'on jugeait si mal de !a Rancune, il entra dans la cuisine pour taire porter a déjeuner dans leur chambre Le frère au défunt lui demanda pourquoi il avait porté le corps de son frère dans sa cLiamhre. La Rancune, bien loin de lui répondre, ne le re- garda pas seulement. La veuve lui rit la même question: il eut la même indifférence pour elle, ce que la bonne dame n'eut pas pour lui: elle lui sauta aux yeux, furieuse comme une

LB ÎOMAS C0111QÇS. f. II, *

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lionne à qui l'on a ravi ses petits (j'ai peur que la comparaison ne soit ici trop_ mag-n/ Son beau-frère donna un coup de poing à la .Rancune, les amies de l'hôtesse ne l'épargnè- rent pas, les servantes s'en mêlèrent, les va- lets aussi ; mais il n'y avait pas moyen, pour un homme seul, de tenir contre tant de frap- peurs, et ils s'entrenuisaient les uns aux au- tres. La Rancune, seul contre plusieurs, et par conséquent plusieurs contre lui, ne s'é- tonna point du nombre de ses ennemis ; et, faisant de nécessité vertu, commença à jouer des bras de toute la force que Dieu lui avait donnée, laissant le reste au hasard. Jamais combat. inégal ne fut plus disputé : mais aussi la Rancune, conservant son jugement dans le péril, se servait de son adresse aussi bien que de sa force, ménageait ses coups, et les fai- sait profiter .le plus qu'il pouvait. Il donna tel soumet, qui, ne donnant pas à plomb sur la première joue qu'il rencontrait, et ne iaisant que glisser, s'il faut ainsi dire, allait jusqu'à la seconde, même la troisième joue, parce qu'il donnait la plupart de ses coups en faisant la demi-pirouette, et tel soufflet tira trois sons différents de trois différentes mâchoires.

Au bruit des combattants, l'Olive descendit dans la cuisine ; et à peine eut-il le temps de discerner son compagnon d'entre tous ceux- qui se battaient, qu'il se vit battre, et même plus que lui, de qui la vigoureuse résistance commençait à se faire craindre. Deux ou trois ■; donc des plus maltraités car la Rancune sa jetèrent sur l'Olive, peut-être pour se rac- quitter. Le bruit en augmenta; et en même temps l'hôtesse reçut un coup de poing dans son petit œil, qui ïui fit voir cent mille chan- delles (c'est un nombre certain pour un incer- tain), et la mit hors de combat. Elle hurla plus fort et plus franchement qu'elle n'avait

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fait à la mort de son mari. Ses hurlements* attirèrent les voisins dans la maison, et firent descendre dans la cuisine Destin et Léandre, Quoiqu'ils y vinssent avec un esprit de pacifi cation, on leur fit d'abord la guerre sans la leur déclarer. Les coups de poing- ne leur man- quèrent pas, et ils n'en laissèrent point man- quer ceux qui leur en donnèrent. L'hôtesse, ses amies et ses servantes criaient au voleur, et n'étaient plus que les spectatrices du com- "bat; les unes les yeux pochés, les autres le nez sanglant, les autres les mâchoires brisées, et toutes décoiffées. Les voisins avaient pris parti pour la voisine contre ceux qu'elle appe- lait voleurs. Il faudrait une meilleure plume que la mienne pour bien représenter les beaux coups de poing qui s'y donnèrent. Enfin, l'ani- mosité et la fureur se rendant maîtresses des uns et des autres, on commençait à se saisir des broches et des meubles qui se peuvent ;eter à la tète, quand le curé entra dans la cuisine, et tâcha de faire cesser le combat. En vérité, quelque respect que l'on eût pour lui, il eût bien eu de la peine à séparer les com- battants, si leur lassitude ne s'en fût mêlée. Tous actes d'hostilité cessèrent donc de part et d'autre, mais non pas le bruit; car chacun voulant parler le premier, et les fem- mes plus que les hommes, avec leur voix de fausset, le pauvre bon homme fut contraint, de se boucher les oreilles et de gagner la porte. Cela fit taire les plus tumultueux. Il rentra dans le champ de bataille ; et le frère de l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui fit des plaintes du corps mort transporté d'une chambre à l'autre. Il eût exagéré la méchante action plus qu'il ne fit s'il eut eu moins de sang à cracher, outre celui qui sortait de son nez, qu'il ne pouvait arrêter. La Rancune et l'Olive avouèrent ce qu'on leur imputait, et

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protestèrent qu'ils ne l'avaient pas fait à man» Taise intention, mais seulement pour faire peur à un de leurs camamdes, comme ils avaient fait. Le curé les en blâma fort, et leur fit comprendre la conséquence d'une telle en- treprise, qui passait la raillerie ; et comme il était homme d'esprit et avait grand crédit parmi ses paroissiens, il n'eut pas grand'peine à paci- fier le différend, et qui plus y mit plus y perdit. Mais la Discorde aux crins de couleuvre n'a» Tait pas encore fait dans cette maison-là tout. ce qu'elle avait envie d'y faire. On ouït dans la chambre haute des hurlements fort peu différents de ceux que fait un poureeau qu'on égorge; et celui qui les faisait n'était autre que le petit Ragotin. Le curé, les comédiens, et plusieurs autres coururent à lui, et le trou- vèrent tout le corps, à la réserve de la tête, enfoncé dans un grand coffre de bois qui ser- rait à serrer le linge de l'hôtellerie; et ce qu'il T avait de plus fâcheux pour le pauvre en- coffré. le dessus du coffre, fort pesant et mas- sif, était tombé sur ses jambes, et les pressait d'une manière fort douloureuse à voir. Une puissante servante, qui n'était pas loin du coffre quand ils entrèrent, et qui leur parais- sait fort émue, fut soupçonnée d'avoir si mal Çlacé Ragotin. La chose* était vraie, et elle en était toute flère; si bien que s'occupant à faire un des lits de la chambre, elle ne daigna pas regarder de quelle façon on tirait Ragotin du coffre, ni même répondre à ceux qui lui de- mandèrent d'où venait le bruit qu'on avait entendu. Cependant le demi-homme fut tiré de sa chausse-trape, et ne fut pas plus tôt sur ses pieds qu'il courut à une épée. On l'empê- cha de la prendre; mais on ne put l'empêcher de joindre la grande servante, qu'il ne put aussi empêcher de lui donner un si grand coup sur la tète, que tout le vaste siège de

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Bon étroite raison en fat ébranlé. Il en fit trois pas en arrière; mais c'eût été reculer pour mieux sauter, si l'Olive ne l'eût retenu par ses chausses, comme il s'allait élancer commp un serpent contre sa redoutable ennemi. L'effort qu'il fit, quoique vain, fut fort violent; la ceinture de ses chausses s'en rompit,. et le silence aussi de l'assistance qui se mit rire Le curé en oublia sa gravité, et le frère de l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'a- vait pas envie de rire, et sa colère s'était tour- née contre l'Olive, qui, s'en sentant injurié, le porta tout brandi, comme on dit à Paris, sur le lit que faisait la servante, et là, d'une force l'Hercule, il acheva de faire tomber ses chausses, dont la ceinture était déjà rompue, Bt haussant et baissant les mains dru et menu sur ses cuisses et sur les lieux voisins, en moins de rien les rendit rouges comme de l'écarlate. Le hasardeux Ragotin se précipita courageusement du lit en bas; mais un coup si hardi n'eut pas le succès qu'il méritait : son pied entra dans un pot de chambre que l'on avait laissé dans la ruelle du lit, pour son grand malheur, et y entra si avant, que, ne l'en pouvant retirer à l'aide de son autre pied, il n'osa sortir de la ruelle du lit il était, de peur de divertir davantage la compagnie et l'en attirer sur soi la raillerie qu'il entendait moins que personne au monde. Chacun s'é- tonnait Tort de le voir si tranquille après avoir §té si ému. La Rancune se douta que ce n'é- Dait pas sans cause. Il le fit sortir de la ruelle lu lit, moitié bon gré, moitié par force; et ors tout le monde vit était l'enclouure, et oersonne ne put s'empêcher de rire voyant la }ied de métal que s'était fait le petit homme. NTous le laisserons foulant l'étain d'un pied su- perbe, pour aller recevoir un train qui entra ai même temps dans l'hôtellerie.

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VIII. Ce qui arriva au pied de Ragotin.

Si Ragotin eût du de son chef, et sans l'aie 3 de ses amis, se dépoter le pied, je veux dire le tirer hors du méchant pot de chambre il était si malheureusement entré, sa colère eût pour le moins duré le reste du jour ; mais il fut contraint de rabattre quelque chose de son orgueil naturel, et de filer doux, priant humblement Destin et la Rancune de tra- vailler à la liberté de son pied droit ou gau- che, car je n'ai pas su lequel. Il ne s'adressa pas à l'Olive, à cause de ce qui s'était passé entre eux; mais l'Olive vint à son secours sans se faire prier, et ses deux camarades et lui firent ce qu'ils purent pour le soulager. Les efforts que le petit homme avait faits pour tirer son pied hors du pot l'avaient enflé, et ceux que faisaient Destin et l'Olive ren- flaient encore davantage. La Rancune y avait d'abord mis la main ; mais si maladroitement, ou plutôt si malicieusement, que Ragotin crut qu'il voulait l'estropier à perpétuité; il l'avait, prié instamment de ne s'en mêler plus : il pria les autres de la même chose, et se coucha sur un lit, en attendant qu'on lui eût fait venir un serrurier pour lui limer le pot de chambre sur le pied.

Le reste du jour se passa assez pacifique- ment dans l'hôtellerie, et assez tristement entre Destin et Léandre, l'un fort en peine de son valet, qui ne revenait point lui apprendra des nouvelles de sa maîtresse, comme il la lui avait promis ; et l'autre ne pouvant s3 ré- jouir éloigné de sa chère mademoiselle de l'Etoile, outre qu'il prenait part r l'enlève- ment de mademoiselle Angélique, et que Léandre lui faisait pitié, sur le visage duquel il voyait toutes les marques d'une extrême

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affliction. La Rancune et l'Olive prirent bien- tôt parti avec quelques habitants du bourg" qui jouaient à la boule; et Ragotin, après avoir fait travailler à son pied, dormit le reste du jourt soit qu'il en eût envie, ou qu'il fût bien aise de ne paraître pas en public, après les mauvaises affaires qui lui étaient arrivées. Le corps de l'hôte fut porté à sa dernière de- meure, et rhôtesse, nonobstant les belles pen- sées de la mort que lui devaient avoir donné celle de son mari, ne laissa pas de faire payer En Arabe deux Anglais qui allaient de Bre- tagne à Paris.

Le soleil venait de se coucher quand Destin et Léandre, qui ne pouvaient quitter la fenê- tre de leur chambre, virent arriver dans l'hô- tellerie un carrosse à quatre chevaux, suivi de trois hommes à cheval et de quatre ou cinq laquais. Une servante les vint prier de vouloir bien céder leur chambre au train qui venait d'arriver: et ainsi Ragotin fut obligé de se faire voir, quoiqu'il eût envie de garder la chambre, et suivit Destin et Léandre dans celle où, le jour précédent, il avait cru avoir vu mort la Rancune. Destin fut reconnu dans la cuisine de l'hôtellerie par un des messieurs du carrosse, ce même conseiller du Parlement de Rennes avec qui il avait fait connaissance pendant les noces qui furent si malheureuses a la pauvre la Caverne. Ce sénateur breton demanda à Destin des nouvelles d'Angélique, et lui témoigna d'avoir du déplaisir de ce qu'elle n'était pas retrouvée. Il se nommait la Garoufnére, ce qui me fait croire qu'il était plutôt Angevin que Breton ; car on ne voit pas plus de noms bas-bretons commencer par rer, que l'on n'en avait d'angevins se terminer m iere. de normands en ville, de picards en :our, et des peuples voisins de la Garonne en ac.

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Pour revenir à M. de la Garouffière, il avait de l'esprit, comme je vous l'ai déjà dit, et ne se croyait point homme de province en nulle manière, venant d'ordinaire hors de son se- mestre manger quelque argent dans les au- "berges de Paris et prenant le deuil quand la cour le prenait; ce qui, bien vérifié et enregis- tré, devait être une lettre, non pas de noblesse tout à fait, mais de bonne bourgeoisie, si j'ose ainsi parler. De plus, il était bel esprit, par la raison que tout le monde presque se pique d'être sensible aux divertissements de l'es- prit, tnnt ceux qui les connaissent, que les ignorants présomptueux ou brutaux, qui ju- gent témérairement des vers et de la prose, encore gu'ils croient qu'il y a du deshonneur à bien écrire, et qu'ils reprocheraient, en cas de besoin, à un homme qu'il fait des livres, comme ils lui reprocheraient qu'il ferait de la fausse monnaie. Les comédiens s'en trouvent bien : ils sont caressés davantage dans les ▼illes ils représentant; car étant ies perro- quets ou sansonnets des poètes, et même quel- ques-uns d'entre eux, qui sont nés avec de l'esprit, se mêlant quelquefois de faire des co- médies, ou de leur propre fonds, ou de par- ties empruntées, il y a quelque sorte d'ambition à les connaître ou a les hanter. De nos jours, on a rendu en quelque façon justice à leui profession, et on lesestime'p'.us quon ne fai- sait autrefois. Aussi est-il vrai que le peuple trouve dans la comédie un divertissement des pi us innocents et qui peut à la fois instruire et plaire. Elle est aujourd'hui purgée, au moins à Paris, de tout ce qu'elle avait de licencieux. Il serait a souhaiter qu'elle le fut aussi des fi- lous, des pages et des laquais et autres ordu- res du génie humain, que la facilité de pren« dre des manteaux y attire encore plus que ne faisaient autrefois ies mauvaises plaisanteries

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des farceurs. Mais aujourd'hui la fnree est abolie; et j'ose dire qu'il y a des comnagnies particulières l'on rit de'bon cœur des équi- voques basses et sales qu'on y débite, des- quelles on se scandaliserait dans les premières loges de Thôtel de Bourgogne.

Finissons la digression.

M. de la Garouffiére fat ravi de trouver Destin dans l'hôtellerie, et lui fit promettre. de souper avec la compagnie du carrosse, qui était composée du nouveau marié du Mans et de la nouvelle mariée, qu'il menait en son pays de Laval; de madame sa mère, j'entends au marié ; d'un gentilhomme de la province ; d'un avocat du conseil, et de M. de la Garouf- fiére, tous parents les uns des autres, et que Destin avait vus à la noce ou mademoiselle Angélique avait été enlevée. Ajoutez à tous ceux que je viens de nommer, une servante ou femme de chambre, et vous trouverez que le carrosse qui les portait était tout plein, outre que madame Bouvillon (c'est ainsi que s'ap- pelait la mère du marié) était une des plus grosses femmes de France, quoique des plus courtes; et l'on m'a assuré qu'elle portait d'ordinaire sur elle, bon an, mal an, trente quintaux de chair, sans les autres matières pesantes ou solides qui entrent dans la com- position d'un corps humain. Après ce que je viens de vous dire vous n'aurez pas de peine à croire qu'elle était très-succulente, comme sont toutes les femmes ragotes. I On servit à souper. Destin y parut avec sa {bonne mine, qui ne le quittait point, et qui ;. n'était point altérée alors par du linge sale, ÏLéandre lui en ayant prêté de blanc. Il parla jpeu, selon sa coutume; et quand il eût parlé autant que les autres, qui parlèrent beaucoup, 'il n'eut peut-être pas tant dit de choses inu- tiles qu'ils en dirent. La Garouffiére lui servit

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de to -it ce qu'il y avait de meilleur sur la ta- ble. Madame Bouvillon en fit de même, a l'envi de la Garouffiere, avec si peu de dis- crétion, que tous les plats de la table se trou- vèrent vides en un moment, et l'assiette de Destin si pleine d'ailes et de cuisses de pou- let, que je me suis souvent étonné depuis comment on avait pu faire par hasard une si haute pyramide de viande sur si peu de base qu'est le cul d'une assiette. La Garouf- fière n'y prenait cas garde, tant il était atten- tivement occupé à parler de vers à Destin, et à lui donner bonne opinion de son esprit. Ma- dame Bouvillon. qui avait aussi son dessein, continuait toujours ses bons offices au comé- dien, et ne trouvant plus de poulets à couper, fut réduite à lui servir des tranches de gigot de mouton. Il ne savait les mettre, et en tenait une en chaque main, pour leur trouver place quelque part, quand 13 gentilhomme, qui ne voulut pas s'en taire au préjudice de son appétit, demanda à Destin, en souriant, s'il mangerait bien tout ce qui était su? son assiette. Destin y jeta les yeux, et fut bien étonné d'y voir, presque au niveau de son menton, la pile de poulets dépecérj dont la Garouffiere et la Bouvillon avaient érigé un trophée à son mérite. Il en rougit, et ne put s'empêcher d'en rire; la Bouvillon en fut dé- concertée ; la Garoufflère en rit fort, et donna si bien le branle à toute la compagnie, qu'elle éclata à quatre ou cinq reprises. Les valets reprirent leurs maîtres avaient quitté, et rirent à îeur tour; ce que la jeune mariée trouva si plaisant, que s'étouffant de rire en commençant de boire, elle couvrit le visage de sa belle-mère et celui de son mari de la plus grande partie de ce qui était dans son verre, et distribua le reste sur la table et sur les habits de ceux qui y étaient assis.

'•T.E ROMAN COMIQUE &

On recommença à rire, et la Bouvillon fut la seule qui n'en rit point, mais qui r beaucoup, et regarda d'un œil courroucé sa pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa joie. Enfin, on acheva de rire, parce que l'on ne peut pas rire toujours. On s'essuya les yeux ; la Bouvillon et son fils essuyèrent le vin qui leur dégouttait des yeux et du visage, et la jeune mariée leur en fit des excuses, ayant encore bien de la peine à s'empêcher de rire, Destin mit son assiette au milieu de la table, et chacun y reprit ce qui lui appartenait. On ne put parler d'autre cbose tant que le souper dura, et la raillerie, bonne ou mauvaise, en fut poussée bien loin, quoique le sérieux dont s'arma mal à propos madame Bouvillon trou- blât en quelque façon la gaieté de la compa- gnie. Aussitôt qu'où eut desservi, les dames se retirèrent dans leurs chambres ; l'avocat et le gentilhomme se firent donner des cartes et jouèrent au piquet ; la Garouffière et Des- tin, qu' n'étaient pas de ceux qui ne savent que faire quand ils ne jouent point, s'entretin- rent ensemble fort spirituellement, et firent peut-être une des plus belles conversations qui se soit jamais faite dans une hôtellerie du bas Maine. La Garouffière parla à dessein de tout ce qu'il croyait devoir être le plus caché à un comédien, de qui l'esprit a ordinaire- ment de plus étroites limites que la mémoire, et Destin en discourut comme un homme fort éclairé, et qui savait bien son monde. Entre autres choses, il fit avec tout le discernement imaginable la distinction des femmes qui ont beaucoup d'esprit, et qui ne le font paraître que quand elles ont à s'en servir, d'avec celles qui ne s'en servent que pour le faire paraître, et de celles qui envient aux mauvais plaisants leurs qualités de drôles et de bons compagnons, qui rient des allusions et équi-

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voaues licencieuses, qui en font elles-mêmes, et," pour tout dire, qui sont des rieuses de quartier, d'avec celles qui font la plus aima- nte partie du beau monûe et qui sont de la cabale. U parla aussi des femmes qui savent aussi bien écrire que les hommes qui s'en mêlent, et qui, si elles ne donnent point au public les productions de leur esprit, ne le font que par modestie. La Garoufûère, qui était fort honnête homme, et qui se connais- sait bien en honnêtes gens, ne pouvait com- prendre comment un comédien de campagne pouvait avoir une si parfaite connaissance de la véritable honnêteté. Pendant qu'il l'admi- rai t en soi-même, et que l'avocat et le gen- tilhomme, qui ne jouaient plus, parce qu'ils s'étaient querellés sur une carte tournée, bâil- laient fréquemment de trop grande envie de dormir, on leur vint dresser trois lits dans la chambre ils avaient soupe, et Destin se retira dans celle de ses camarades, il cou- cha avec Léandre.

IX.— Autre disgrâce de Ragotin,

La Rancune et Ragotin couchèrent ensemble. Pour l'Olive, il passa une partie de la nuit à recoudre son habit, qui s'était décousu en plu- sieurs endroits quand il s'était harpe avec le colère Ragotin. Ceux qui ont connu particu- lièrement ce petit Manceau ont remarqué que toutes les fois qu'il avait eu à se gourmer contre quelqu'un (ce qui lui arrivait souvent), il avait toujours décousu ou déchiré les habits de son ennemi, en tout ou en partie. C'était son coup sûr, et qui eût eu à faire contre lui à coups de poing un combat assigné, eût pu défendre son habit comme on défend le visage «m faisant des armes. La Rancune lui demanda

LE ROMAN COMIQUE 45

en se couchant s'il se trouvait mal, parce qu'il avait fort mauvais visage. Ragotin lui dit qu'il ne s'était jamais mieux porté. Ils ne fu- rent pas longtemps à s'endormir, et bien en prit a Ragotin de ce que la Rancune respecta Ja bonne compagnie qui était arrivée dans l'hôtellerie et n'en voulut pas troub er le re- pos, sans cela le petit homme eût mal passé la nuit.

L'Olive, cependant, travaillait à son habit, et après y avoir fait tout ce qu'il y avait à taire, il prit les habits de Ragotin, et, aussi adroitement qu'aurait fait un tailleur, il en étrécit le pourpoint et les chausses, et les re- mit en leurs places; et ayant passé ia plus grande partie de la nuit a' coudre et à décou- dre, se coucha dans le lit dormaient Ra«. gotin et !a Rancune.

On se leva de bonne heure, comme on fait toujours dans les hôtelleries, le bruit com- mence avec le jour. La Rancune dit encore à Ragotin qu'il avait mauvais visage; l'olive lui die la même cho.se : il commença de le croire, et trouvant en même temps son habit trop étroit de plus de quatre doigts, il ne douta plu> qu'il n'eut enflé d'autant dans le peu de temps qu'il avait dormi, et s'effraya tort d'une en- flure si subite. La Rancune et l'Olive lui exa- géraient toujours son mauvais visage, et Des- tin et Léandre , qu'ils avaient avertis de la tromper e, lui dirent aussi qu'il était fort changé. Le pauvre Ragotin en avait la la me à l'œil ; Destin ne put s'empêcher d'en sourire, dont il se fâcha bien fort. Il alla dans la cui- sine de l'hôtellerie, tout le monde lui dit ce que lui avaient dit les coméd ens, mfùne les gens du carrosse, qui, ayant une grande traite à faire, s'étaient levés'de bonne h^ure^ Ils firent déjeuner les comédiens avec eux. et tout le monde but à la santé de Ragotin ma-

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lade, qui, au lieu de leur en faire civilité, s'en alla, grondant contre eux et fort désolé, chez le chirurgien du bourg, à qui il rendit compte de son enflure.

Le chirurgien discourut de la cause et de l'effet de son' mal, qu'il connaissait aussi peu que l'algèbre : il lui parla un quart-d'heure durant en termes de son art, qui n'étaient non plus à propos au sujet que s'il lui eût parlé du Prêtre-Jean. Ragotin s'en impatienta, et lui demanda, jurant Dieu admirablement bien pour un petit homme, s'il n'avait autre chose à lui dire. Le chirurgien voulait encore rai- sonner : Ragotin le voulut battre, et l'eût fait s'il ne se fût humilié devant ce colère malade, à qui il tira trois palettes de sang, et lui ven- tousa les épaules, vaille que vaille.

La cure venait d'être achevée, quand Léandre vint dire à Ragotin que, s'il lui voulait pro- mettre de ne se fâcher point, il lui appren- drait une méchanceté qu'on lui avait faite. Il promit plus que Léandre ne voulut, et jura, sur sa damnation éternelle, de tenir tout ce qu'il promettait. Léandre dit qu'il voulait avoir des témoins de son serment, et le remena dans l'hôtellerie, où, en la présence de tout ce qu'il y avait de maîtres et de valets, il le fit jurer "de nouveau, et lui apprit qu'on lui avait étréci ses habits. Ragotin en rougit d'abord de honte ; puis pâlissant de colère, il allait en- freindre son horrible serment, quand sept ou huit personnes se mirent à lui faire des re- montrances à la fois, avec tant de véhémence, que, bien qu'il jurât de toute sa force, on n'en entendit rien. Il cessa de parler ; mais les au- tres ne cessèrent pas de lui crier aux oreilles, et le firent si longtemps que le pauvre homme en pensa perdre l'ouïe. Enfin il s'en tira nrieux qu'on ne pensait, et se mit à chanter de toute sa force les premières chansons qui lui vinrent;

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te, ça qui changea le grand bruit de voix confuses en de grands éclats de risée-. qui passèrent des maîtres aux valets, et du lieu se passa l'action dans tous les er: de l'hôtellerie, différents sujets atti. différentes personnes. Tandis que le bruit de tant de personnes qui riaient ensemble, dimi- nue peu à peu et se perd dans l'air, de façon à peu près que fait la voix des échos, le ehro- nologiste fidèle finira le présent chapitre, souc le bon plaisir du lecteur bénévole, ou malé- vole, ou tel que le ciel l'aura fait naître.

X, Comment madame Bouvillon ne put résister à une tentation, et eut une bosse au front.

Le carrosse, qui avait à faire une grande journée, fut prêt de bonne heure : les sept personnes qui l'emplissaient à bonne mesure s'y entassèrent; il partit; et à dix pas de l'hôtellerie l'essieu se rompit par le milieu. Le cocher en maudit sa vie: on le gronda comme s'il eût été responsable de la durée d'un essieu. Il fallut se tirer du carrosse un à un, et re- prendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitants du carrosse échoué furent fort embarrassés quand on leur dit que dans tout le pays il n'y avait point de charron plus près que celui d'un gros bourg à trois lieues de là. Ils tinrent conseil et ils ne résolurent rien, voyant bien que leur carrosse ne serait en état'de rouler que le jour suivant.

* La Bouvillon, qui s'était conservé une grande autorité sur son fils, parce que tout le bien de la maison venait d'elle, lui commanda de mon- ter sur un des chevaux qui portaient les va- lets de chambre, et de faire monter sa femme sur l'autre, pour aller rendre visite à un vieil oncle qu'elle avait, curé du même bourg l'on était allé chercher un charron. Le seigneur

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de ^e bourg était parent du conseiller, et con- nu de l'avocat et du gentilhomme. Il leur prit envie de l'aller voir de compagnie. L'hôtesse leur fitttrouver des montures, en les louant un pMi cher : et ainsi la Bouvillon, seule da sa troupe, demeura dans l'hôtellerie, se trou- Tant un peu fatiguée, ou feignant de l'être; outre que sa taille ronde ne lui permettait pas même de monter sur un âne, quand on en aurait pu trouver d'asser fort pour la porter. Elle envoya sa servante à Destin, le prier de venir dîner avec elle, et en attendant le dîner se recoiffa, se frisa et se poudra, se mit un ta- blier et un peignoir à dentelle, et d'un collet de point de Gênes de son fils su fit une cornette. Elie tira d'une cassette une des jupes de noces de sa bru. et s'en para : enfin elle se transforma en une petite nymphe replète. Destin eût bien voulu dîner en liberté avec ses camarades; mais comment eût-il refusé sa tres-humble servHiite madame Bouvillon, qui l'envoya quérir pour dîner, aussitôt que l'on eut servi ? Destin fut surpris de la voir si gaillardement vêtue. Elle le reçut d'un visage riant, lui prit les mains pour le faire laver, et les lui serra d'une manière qui voulait dire quelque chose. Il son- geait moins à dîner qu'au sujet pourquoi il en avait été prié; mais la Bouvillon lui reprocha si .souvent qu'il ne mangeait point, qu'il ne p it s'en défendre. Il ne savait que lui dire, outre qu'il i arlait peu de son naturel. Pour la Bouvillon, elle n'était que trop ingénieuse à se trouver matière de parler. Quand une personne q tarie beaucoup se rencontre tête à tête avec une autre qui ne parle guère, et qui ne lui r pond pas, elle en parle davantage; car jugeant d'autrui par soi-même, et voyant qu'on n'a point reparti à ce qu'elle a avancé, comme elle aurait fait en pareille occasion, elle croit que ce qu'elle a dit n'a pas assez plu à son

LE ROMAN COMIQOE

indifférent auditeur ; elle veut réparer sa fauta par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent encore moins que ce qu'elle a déjà dit, et ne parle point tant qu"on a de l'attention pour elle. Du peut s'en séparer; mais parce qu'il se trouve de ces infatigables parleurs, qui conti- nuent de parler seuls quand ils s'en sont mis en humeur en compagnie, je crois que ls mieux que l'on puisse faire avec eux, c'est de parler autant et plus qu'eux, s'il se peut, car tout le monde ensemble ne retiendra pas un grand parleur auprès d'un autre qui lui aura rompu le dé, et le voudra faire auditeur par force.

J'appuie cette réflexion-là sur plusieurs ex- périences, et je ne sais même si je ne sui3 point de ceux que je b âme. Pour la nonpa- reille Bouvillon. elle était la plus grande di- seuse de riens qui ait jamais été; et non-seu- lement elle parlait seule, mais aussi elle se ré- pondait. La taciturnité de Destin lui donnant "beau jeu, et ayant dessein de lui plaire, elle "(battit un grand pays. Elle lui conta tout ce qui se passait dans la ville de Laval, elle faisait sa demeure ; lui en fit l'histoire scan- daleuse, et ne déchira point de particulière ou de famille entière, qu'elle ne tirât, du mal qu'elle en disait, matière de dire du bien d'elle : protestant, à chaque défaut qu'elle remarquait en son prochain, que pour elle, encore qu'elle eût plusieurs défauts, elle n'avait pas celui dont elle parlait. Destin en fut fort mortifié au commencement, et ne lui répondit point; mais enfin il se crut obligé de sourire de temps en temps, et de dire quelquefois, « ou cela est fort plaisant, ou cela est fort étrange, » et le plus souvent il dit l'un et l'autre fort mal à propos. On desservit quand Destin cessa de manger. Madame Bouvillon le fit asseoir au- près d'elle sur le pied d'un lit ; et sa servante,

30 LE ROMAN COMiQUE

qui laissa sortir celles de l'hôtellerie les pre- mières, en sortant de la chambre, tira la porte après elle. La Bouvillon, qui crut peut-être que Destin y avait pris garde, lui dit :

Voyez un peu cette étourdie, qui a fermé la porte sur nous !

J'irai l'ouvrir, s'il vous plaît, lui répondit Destin.

Je ne dis pas cela, répondit la Bouvillon en l'arrêtant; mais vous savez bien que deux personnes seules enfermées ensemble, comme ils peuvent faire ce qui leur plaira, on en peut aussi croire ce que l'on voudra.

Ce n'est pas des personnes qui vous res- semblent que l'on fait des jugements témérai- res, lui repartit Destin.

Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon ; mais on ne peut avoir trop de précautions contre la médisance.

11 faut qu'elle ait quelque fondement, lui repartit Destin ; et pour ce qui est de vous et de moi, on sait bien le peu de proportion qu'il y a entre un pauvre comédien et une femme de votre condition. Vous plaît-il donc, conti- nua-t-il, que j'aille ouvrir la porte?

Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon en l'allant fermer au verrou; car, ajouta-t-elle, peut-être qu'on ne prendra pas garde si elle est fermée ou non : et fermée pour fermée, il vaut mieux qu'elle ne se puisse ouvrir que ele notre consentement.

L'ayant fait comme elle l'avait dit, elle ap- procha de Destin son gros visage fort enflam- mé, et ses petits yeux fort étincelants, et lui donna bien à penser de quelle façon il se tire- rait à son honneurde la bataille que vraisem- blablement elle lui allait présenter. La grosse sensuelle Ci a son mouchoir de cou et étala aux yeux de Destin, qui n'y prit pas grand plaisir, dix livres de tétons pour le moins,

LE ROMAN COMIQUE 51

c'est-à-dire la troisième partie de son sein, le reste étant distribué à poids égal sous ses deux aisselles. Sa mauvaise intention la fai- sant rougir (car elles rougissent aussi, les dé- vergondées), sa gorge n'avait pas moins de rouge que son visage, et l'un et l'autre en- semble auraient été pris de loin pour un ta- pabor d'écarlate. Destin rougissait aussi, mais de pudeur ; au lieu que la Bouvillon, qui n'en avait plus, rougissait, je vous laisse a penser de quoi. Eile s'écria qu'elle avait quelque pe- tite bête dans le dos ; et se remuant en son harnais, comme quand on y sent quelque dé- mangeaison, ei:e pria Destin d'y fourrer la main. Le pauvre garçon le fit en tremblant, et cependant la Bouvillon lui tâtant ies flancs au défaut du pourpoint, lui demanda s'il n'é- tait point chatouilleux : il fallait combattre ou se rendre" quand Ragotin se fit ouiïr de l'au- tre côté de la porte, frappant des pieds et des mains comme s'il Feùt voulu rompre, et criant à Destin qu'il ouvrît promptement. Destin tira sa main du dos suant de la Bouvillon, pour aller ouvrir a Ragotin, qui faisait toujours un bruit du diable, et voulant passer entre elle et la table assez adroitement pour ne pas la toucher, il rencontra du pied quelque chose qui le fit broncher et se choqua la tête contre un "banc, assez rudement pour en être quel- que temps étourdi. La Bouvillon cependant, ayant repris son mouchoir à la hâte, alla ou- vrir à l'impétueux Ragotin, qui en même temps poussa la porte de l'autre côte de sa force, la fit donner si rudement contre le visage de la pauvre dame, qu'elle en eut 'le nez écaché et de plus une bosse au front, grosse comme le poing. Elle cria qu'elle était morte. Le petit étourdi ne lui en fit pas la moindre excuse : et sautant et répétant : « Mademoi- selle Angélique est retrouvée! mademoiselle

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Angélique est ici ! » pensa mettre en colère Destin, qui appelait tant qu'il pouvait la ser- vante de la Bouvillon au secours de sa maî- tresse, et n'en pouvait être entendu à cause du bruit de Ragotin. Cette servante enfin ap- porta de l'eau et une serviette blanche. Des- tin et elle réparèrent le mieux qu'ils purent le dommage que la porte, trop rudement poussée, avait fait à la pauvre dame. Quelque impatience gu'eût Destin de savoir si Ragotin. dirait vrai, il ne suivit point son impétuosité et ne quitta point la Bouvillon que son visage ne fût lavé et essuyé et la bosse de son front bandée, non sans" appeler souvent Ragotin étourdi, et qui, pour tout cela, ne laissa pas de le tirailler pour le faire venir ou il avait envie de le conduire.

XI. Des moins divertissants du présent volume.

Il était vrai que mademoiselle Angélique venait d'arriver, conduite par le valet de Léandre. Ce valet eut assez d'esprit pour ne donner point à connaître que. Léandre fut son maître; et mademoiselle Angélique fit i'éton- née de le voir si bien vêtu, et fit par adresse ce que la Rancune et l'Olive avaient fait tout de bon. Léandre demandait à mademoiselle Angélique et à son valet, qu'il faisait passer pour un de ses amis, et comment il l'avait trouvée, lorsque Ragotin entra, menant Des- tin comme en triomphe, ou plutôt le tramant après soi, parce qu'il n'allait pas assez vite au gré de son esprit chaud. Destin et Angélique s'embrassèrent avec de grands témoignages d'amitié, et avec cette tendresse que ressen- tent les personnes qui s'aiment, quand, après une longue absence, ou quand, n'espérant plus de se revoir, elles se trouvent ensemble par une rencontre inopinée. Léandre et elle ne se

IE ROMAN COMIQUE 53

caressèrent que de leurs yeux, qui se dirent bien des choses, si peu qu'ils se regardèrent, remettant le reste à la première entrevue par- ticulière.

Cependant le valet de Léandre commença sa narration, et dit à son maître, comme s'il 2Ût parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté pour suivre les ravisseurs d'Angélique, comme il l'en avait prié, il ne les avait perdus de vue qu'à la couchée, et le lendemain, jusqu'à un bois, à l'entrée duquel il avait été bien étonné de trouver mademoiselle Angélique seule, à pied, et fort éplorée. Et il ajouta que lui ayant dit qu'il éta.t ami de Léandre, et que c'était à sa prière qu'il la suivait, elle s'était fort con- solée, et l'avait conjuré de la conduire au Mans, ou de la mener auprès de Léandre, s'il savait le trouver.

C'est, continua-t-il, à mademoiselle à vous dire pourquoi ceux qui l'enlevaient l'ont ainsi abandonnée , car je ne lui en ai osé parler, la voyant si affligée pendant le chemin que nous avons fait ensemble, que j'ai eu souvent peur que ses sanglots ne la suffoquassent.

Les moins curieux de la compagnie eurent grande impatience d'apprendre de mademoi- seUe Angélique une aventure qui leur semblait si étrange. Car que pouvait-on se figurer d'une fille enlevée avec tant de violence, et rendue, ou bien abandonnée si facilement, et sans que les ravisseurs y fussent forcés?

Mademoiselle Angélique pria qu'on fît en sorte qu'elle se pût coucher; mais l'hôtellerie se trouvant pleine, le bon curé lui fit donner une chambre chez sa sœur, qui logeait dans la maison voisine, et qui était veuve d'un des plus riches fermiers du pays. Angélique n'a- vait pas si grand besoin de" dormir que de se reposer: c'est pourquoi Destin et Léandre l'ai- lerent trouver aussitôt qu'ils surent qu'elle

54 LE ROMAN COMIQUE

était dans son lit. Quoiqu'elle fût bien aise que Destin fût confident de son amour, elle ne pouvait le regarder sans rougir. Destin eut pitié de sa confusion ; et pour l'occuper à autre chose qu'à se défaire, la pria de leur conter ce que le valet de Léandre n'avait pu leur dire : ce qu'elle fit de cette sorte :

Vous vous pouvez bien figurer quelle fut la surprise de ma mère, et la mienne, lorsque, nous promenant dans le parc de la maison nous étions, nous en vîmes ouvrir une petite porte qui donnait dans la campagne, et en- trer par cinq ou six hommes, qui se saisi- rent de moi, sans presque regarder ma mère? et m'emportèrent demi-morte de frayeur jus- qu'auprès de leurs chevaux. Ma mère, qua vous savez être une des plus résolues femmes du monde, se jeta toute furieuse sur le pre- mier qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable état que, ne pouvant se tirer de ses mains, il fut contraint d'appeler ses compagnons à son aide. Celui qui le secourut, et qui fui: assez lâche pour battre ma mère, comme je l'entendis s'en vanter par le chemin, était l'auteur de l'entreprise. 11 ne s'approcha point de moi tant que la nuit dura, pendant la- quelle nous marchâmes comme des gens qui fuient et que l'on suit. Si nous eussions passé par des lieux habités, mes cris étaient capables de les faire arrêter; mais ils se dé- tournèrent autant qu'ils purent de tous les villages qu'ils trouvèrent, à la réserve d'un hameau, dont je réveillai tous les habitants par mes cris. Le jour vint; mon ravisseur s'ap- procha de moi, et ne m'eut pas sitôt regardée au visage, que faisant un grand cri, il as- sembla ses compagnons, et tint avec eux un conseil qui dura, à mon avis, près d'une demi- heure. Mon ravisseur me paraissait aussi en-

LE ROMAN COMIQUE 55

ragé cme j'étais affligée : il jurait à faire peur à tous ceux qui l'entendaient, et querella presque tous ses camarades. Enfin leur con- seil tumultueux finit;, et je ne sais ce qu'on y avait résolu. On se remit à marcher, et je commençai à n'être plus traitée si respectueu- sement que je l'avais été. Es me querellaien toutes les fois qu'ils m'entendaient plaindre, et. faisaient des imprécations contre moi, comme si je leur eusse fait bien du mal. Ils m'avaient enlevée, comme vous avez vu, avec un habit de théâtre ; et, pour le cacher, ils m'avaient couverte d'une de leurs casaques. Ils trouvè- rent un homme sur leur chemin, de qui ils s'informèrent de quelque chose. Je fus bien étonnée de voir que c'était Léandre, et je crois qu'il fut bien surpris de me reconnaître; ce qu'il fit aussitôt que mon habit, que je décou- vris exprès, et qui lui était tort connu, lui frappa la vue, en même temps qu'il me vit au visage. Il vous aura dit ce qu'il fit Pour moi, voyant tant d'épées tirées sur Léandre, je m'é- vanouis entre les mains de celui qui me tenait embrassée sur son cheval; et quand je revins de mon évanouissement, je vis que nous mar- chions, et ne vis plus Léandre. Mes cris en redoublèrent; et mes ravisseurs, dont il y en avait un de blessé, prirent leur chemin à 'tra- vers les champs, et s'arrêtèrent hier dans un village, ils couchèrent comme des gens de guerre. Ce matin, à l'entrée d'un bois, ils ont rencontré un homme qui conduisait une de- moiselle à cheval : ils l'ont démasquée, l'ont reconnue ; et avec toute la joie que font pa- raître ceux qui trouvent ce qu'ils cherchent, l'ont emmenée, après avoir donné quelques coups à celui qui la conduisait. Cette demoi- selle faisait des cris autant que j'en avais Tait, et il me semblait que sa voix ne m'était pas inconnue. Nous n'avions pas avancé cinquante

56 LE ROMAN COMIQUR

pas dans le bois, que celui que je vous ai dit paraître être le maître des autres s'approcha de l'homme qui me tenait, et lui dit, parlant de moi :

Fais mettre pied à terre à cette crieuse.

Il fut obéi ; ils me laissèrent, se dérobèrent à ma vue, et je me trouvai seule et à pied. L'effroi que j'eus de me voir seule eût été ca- pable de me faire mourir, si monsieur, qui m'a conduite ici, et qui nous suivait de loin, comme il vous l'a dit, ne m'eût trouvée. Vous savez tout le reste. Mais, continua-t-elle adressant la parole à Destin, je crois devoir vous dire que la demoiselle qu'ils m'ont ainsi préférée ressemble à votre sœur ma com- pagne ; qu'elle a le même son de voix, et que je ne sais qu'en croire: car l'homme qui était avec elle ressemble au valet que vous avez pris depuis que Léandre vous a quitté ; et je ne puis m'ôter de l'esprit que ce ne soit lui- même.

Que me dites -vous là? dit alors Destin fort inquiet.

Ce que je pense, lui répondit Angélique. On peut, continua-t-elle, se tromper à la res- semblance des personnes ; mais j'ai grand'- peur ne ne m'être pas trompée.

J'en ai grand'peur aussi, repartit Destin, le visage tout changé ; et je crois avoir un ennemi dans la province, de qui je dois tout craindre. Mais qui aurait mis à l'entrée de ce bois ma sœur que Ragotin quitta hier au Mans ? Je vais prier quelqu'un de mes cama- rades d'y aller en diligence, et je l'attendrai ici pour déterminer ce que j'aurai à faire selon les nouvelles qu'il m'apprendra.

Comme il achevait ces paroles, il s'entendit appeler dans la rue : il regarda par la fenê- tre et vit M. de la Garouffière, qui était re- venu de sa visite, et qui lui dit qu'il avait

LE ROMAN COMIQUE 5T

une affaire importante à lui communiquer. Il l'alla trouver et laissa Léandre et Angélique ensemble, qui eurent ainsi la liberté de se caresser après une fâcheuse absence, et de se faire part des sentiments qu'ils avaient eus l'un pour l'autre. Je crois qu'il y eût eu bien du plaisir à les entendre ; mais il vaut mieux pour eux que leur entrevue ait été secrète. Cependant Destin demandait à la Garoufnère ce qu'il désirait de lui.

Connaissez-vous un gentilhomme nommé Ver ville ? est-il de vos amis ? lui dit la Ga- rouffiere.

C'est la personne du monde à qui je suis le pms obligé, et que j'honore le plus, et ie crois n'en être pas haï, dit Destin.

Je le crois, repartit la Garoulïïère; je l'ai vu aujourd'hui chez^le gentilhomme que j'é- tais allé voir. En dînant on a parlé de vous, et Verville depuis n'a pu parler d'autre chose ; il m'a fait cent questions à votre sujet, sur lesquelles je n'ai pu le satisfaire ; et, sans la parole que je lui ai donnée que je vous en- verrais le trouver (ce qu'il ne doute point que vous ne fassiez), il serait venu ici, quoiqu'il ait des affaires il est.

Destin le remercia des bonnes nouvelles qu'il lui apprenait ; et s'étant informé du lieu il trouverait Verville, il se résolut d'y aller, espérant d'apprendre de lui des nou- velles de son ennemi Saldagne, qu'il ne dou- tait point être l'auteur de l'enlèvement d'An- gélique, et qu'il n'eût aussi entre ses mains sa chère l'Etoile, s'il était vrai que ce fût elle qu'Ange. ique pensait avoir reconnue. Il pria ses camarades de retourner au Mans, réjouir la Caverne des nouvelles de sa fille retrouvée, et leur fit promettre de lui renvoyer un homme exprès^ ou que quelqu'un d'eux re- viendrait lui-même lui dire en quel état serait

68 LE ROMAN COMItTJE

mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la Garouffière du chemin qu'il devait prendre, et du nom du bourg il devait trouver Ver- ville. Il fit promettre au curé que sa sœur au- rait soin d'Angélique, jusqu'à ce qu'on la vînt quérir du Mans, prit le cheval de Léandre, et arriva vers le soir dans le bourg qu'il cher- chait. Il ne jugea pas à propos d'aller cher- cher lui-même Verville, de peur que Saldagne. qu'il croyait dans le pays, ne se rencontrât avec lui quand il l'aborderait. Il descendit donc dans une méchante hôtellerie, d'où il envoya un petit garçon dire à M. de Verville que le gentilhomme qu'il avait souhaité de voir le demandait. Verville le vint trouver, se jeta à son cou, et le tint longtemps em- brassé sans lui pouvoir parler, de trop de ten* dresse.

Laissons-les s'entre-caresser comme deux personnes qui s'aiment beaucoup, et qui se rencontrent après avoir cru qu'elles ne se ver- raient jamais, et passons au chapitre suivant*

XII. Qui divertira peut-être aussi peu que le précédent.

Verville et Destin se rendirent compte de tout ce qu'ils ignoraient des affaires de l'un et de l'autre. Verville lui dit des merveilles de la brutalité de son frère Saint-Far, et de la vertu de sa femme à la souffrir. Il exagéra la félicité dont il jouissait en possédant la sienne, et lui apprit des nouvelles du baron d'Arqués et de M. de Saint-Sauveur. Destin lui conta toutes ses aventures sans lui rien cacber; et Verville lui avoua que Saldagne était dans le pays, toujours un fort malhonnête homme, et fort dangereux; et lui promit, si mademoi- selle de l'Etoile était entre ses mains, de faire tout son possible pour le découvrir, et de ser~

LE ROMAN COMIQUE 59

vir Destin et de sa personne et de tous ses amis, en tout ce qu'il en aurait à faire pour la délivrer.

Il n'a point d'autre retraite dans le pays, lui dit Verville, que chez mon père, et chez je ne sais quel gentilhomme qui ne vaut pas mieux que lui, et qui n'est pas maître en sa maison, étant cadet des cadets. Il faut qu'il nous revienne voir s'il demeure dans la pro- vince. Mon père et nous le sourirons à cause de l'alliance ; Saint-Far ne l'aime plus, cmelqua rapport qu'il y ait entre eux. Je suis donc d'avis que vous veniez demain avec moi ; je sais je vous mettrai; vous n'y serez vu que de ceux que vous voudrez voir ; et cependant je ferai observer Saldagne, et on l'éclairera de si près, qu'il ne fera rien que nous ne le sa- chions.

Destin trouva beaucoup de raison dans le conseil que lui donnait son ami, et résolut de le suivre. Verville retourna souper avec le sei- gneur du bourg, vieil homme son parent, et dont il pensait hériter : et Destin mangea ce qu'il trouva dans son hôtellerie, et se coucha de bonne heure, pour ne pas faire attendre Ver- ville, qui faisait état de partir de grand matin pour retourner chez son père. Ils partirent à l'heure arrêtée ; et durant trois lieues qu'ils firent ensemble, s'entre-apprirent plusieurs particularités qu'ils n'avaient pas eu le temps de se dire. Verville mit Destin chez un valet qu'il avait marié dans le bourg, et qui y avait une petite maison fort commode, à cinq cents pas du château du baron d'Arqués. Il donna ordre qu'il y fût secrètement, et lui promit de le revenir trouver bientôt. Il n'y avait pas plus de deux heures que Verville l'avait quitté quand il le vint retrouver, et lui dit en 1 abordant qu'il avait bien des choses à lui dire. Destin pâlit et s'affligea par avance, et

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Ver ville par avance lui fit espérer un remède au malheur qu'il allait lui apprendre.

Eu mettant pied à terre, lui dit-il, j'ai trouvé Saldagne que l'on portait à quatre dans une chambre basse ; son cheval s'est abattu sous lui à une lieue d'ici, et Va tout brisé. Il m'a dit qu'il avait à me parler, et m'a prié de venir le trouver dans sa chambre, aussitôt qu'un chirurgien, qui était présent, aurait vu sa jambe, qui est fort foulée de sa chute. Lorsque nous avons été seuls : « Il faut, m'a-t-il dit, que je vous révèle toujours mes fautes, encore que vous soyiez le moins in- dulgent de mes censeurs, et que votre sagesse fasse toujours peur à ma folie. » Ensuite de cela, il m'a avoué qu'il avait enlevé une <îo- lienne, dont il avait été toute sa vie amou- reux, et qu'il me conterait des particularités de cet enlèvement qui me surprendraient. Il m'a dit que ce gentilhomme, que je vous ai dit être de ses amis, n'avait pu lui trouver de retraite en toute la province, et avait été obligé de le quitter, et d'emmener avec lui des hom- mes qu'il lui avait fournis pour le servir dans son entreprise, à cause qu'un de ses frères, qui se mêlait de faire des convois de faux sels, était guetté par les archers des gabelles, et avait besoin de ses amis pour se mettre à cou- vert. « Tellement, m'a-t-il dit, gue, n'osant paraître dans la moindre ville à cause que mon affaire a fait grand bruit, je suis venu ici avec ma proie. J'ai prié ma sœur, votre femme, de ?a retirer dans son appartement, loin de la vue du baron d'Arqués, dont je re- doute la sévérité; et je vous conjure, puisque je ne puis la garder céans, et que je n'ai que deux valets les plus sots du monde, de me prêter le vôtre, pour la conduire avec les miens jusqu'en la terre que j'ai en Bretagne? je me ferai porter aussitôt que je pourrai

LE ROMA* COMIQUE

monter à cheval. Il m'a demandé si je ne lui pourrais point donner quelques hommes, ou- tre mon valet ; car, tout étourdi qu'il est, voit bien qu'il est bien difficile à trois nom- mes de mener loin une fille enlevée sans son consentement. Pour moi, je lui ai fait la chose fort aisée, ce qu'il a cru bientôt, comme les fous espèrent facilement. Ses valets ne vous connaissent point, le mien est fort habile et m'est fort fidèle ; je lui ferai dire à Saldagne qu'il aura avec lui un homme de résolution de ses amis, ce sera vous ; votre maîtresse en sera avertie, et cette nuit, qu'ils font état de faire grande traite à la clarté de la lune, elle se feindra malade au premier village ; il fau- dra s'y arrêter : mon valet tâchera d'enivrer les hommes de Saldagne, ce qui est fort aisé ; il vous facilitera les moyens de vous sauver avec la demoiselle ; et, faisant accroire aux deux ivrognes que vous êtes déjà allé après, il Les mènera par un chemin contraire au vôtre.» Destin trouva beaucoup de vraisemblance clans ce que lui proposa Verville, dont le va- et, qu'il avait envoyé quérir, entra à l'heure même dans la chambre. Ils concertèrent en- semble ce qu'ils avaient à faire. Verville fut enfermé le reste du jour avec Destin ; ayant peine à le quitter après une si longue absence, lui peut-être devait être bientôt suivie d'une autre plus longue encore. Il est vrai que Destin espéra voir Verville à Bourbon, ou il devait aller, et Destin lui promit de faire iller sa troupe. La nuit vint; Destin se trouva m lieu assigné, avec le valet de Verville ; les leux ^alets de Saldagne n'y manquèrent pas; it Verville lui même leur mit entre les mains nademoiselle de l'Etoile. Figurez-vous la joie le deux jeunes amants, qui s'aimaient autant lu'on peut s'aimer, et la violence qu'ils se Irent à ne se parler point î

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A demi-lieue de là, la l'Etoile commença à se plaindre ; on l'exhorta à avoir courage /jus- qu'à un bourg distant de deux lieues, on lui fit espérer quelle se reposerait, Elle fei- gnait que son mal augmentait toujours; le valet de Verville et Destin, en faisant fort les empêchés, pour préparer les valets de Sal- dagne à ne trouver pas étrange que l'on s'ar- rêtât si près du lieu d'où ils étaient partis.

Enfin on arriva dans le bourg, et on de- manda à loger dans l'hôtellerie, qui heureuse- ment se trouva pleine d'hôtes et de buveurs. Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la malade à la chandelle qu'elle ne l'avait fait dans l'obscurité : elle se coucha tout habillée, et pria qu'on la laissât reposer seulement une heure ; et dit qu'après cela elle croyait pou- voir monter à cheval. Les valets de Saldagne, lianes ivrognes, laissèrent tout faire au va- let de Verville, qui était chargé des ordres de leur maître, et s'attachèrent bientôt à quatre ou cinq paysans aussi grands ivrognes qu'eux. Tous se mirent à boire, sans son- ger au reste du monde. Le valet de Verville de temps en temps buvait un coup avec eux pour les mettre en train ; et, sous prétexte d'aller voir comment se portait la malade, pour partir le plus tôt qu'elle le pourrait, i'alla faire remonter à cheval, et Destin aussi, qu'il informa du chemin qu'il de- vait prendre. Il retourna à ses buveurs, leur dit qu'il avait trouvé leur demoiselle endor- mie, et que c'était signe qu'elle serait bientôt en état de monter à cheval. Il leur dit aussi que Destin s'était jeté sur un lit; puis il se mit à boire, et à porter des samés aux deux valets de Saldagne, qui avaient déjà la leur fort endommagée. Ils burent avec excès, s'eni- vrèrent de même, et ne purent jamais se lever I de table. Om las porta dans une grange, car

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ils eussent gâté les lits on les eût couchés. Le valet de Verville fit l'ivrogne; et ayant dormi jusqu'aujour, réveilla brusquement les valets de Saldagne, leur disant, d'un visage fort afflige, que leur demoiselle s'était sauvée, qu'il avait fait partir après son camarade ; qu'il fallait monter à cheval, et se séparer pour ne la manquer pas. Il fut plus d'une heure à leur faire comprendre ce qu'il leur disait, et je crois que leur ivresse dura plus de huit jours.

Comme toute l'hôtellerie s'était enivrée cette nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux servantes, on ne songea seulement pas à s'informer de ce qu'étaient devenus Destin et sa demoiselle; et même je crois que l'on ne se souvint non plus d'eux que si on ne les avait jama.3 vus. Ce- pendant que tant de gens cuvent leur vin, que le valet de Verville fait l'inquiété, et presse les valets de Sardagne de partir, et que ces deux ivrognes ne s'en hâtent pas davantage, Destin gagne pays avec sa chère mademoi- selle de l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrou- vée, et ne doutant point que le valet de Ver- ville n'eût fait prendre à ceux de Saldagne un chemin contraire au sien. La lune était alors fort claire , et ils étaient dans un grand che- min aisé à suivre, et qui les conduisait à un village, nous les allons faire arrêter dans le chapitre précédent.

XIII. Méchante action du. sieur de la Rappinière.

Destin avait grande impatience de savoir de sa chère l'Etoile par quelle aventure elle s'é- tait trouvée dans le bois Saldagne l'avait i prise; mais il avait encore plus grand'peur •l'être suivi. Il ne songea donc qu'à piquer sa oête, qui n'était pas fort bonne, et à presser

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de la voix et d'une houssine qu'il romnit à un arbre le cheval de la l'Etoile, lequel était une puissante haquenée. En3n les deux jeunes amants se rassurèrent, et se dirent quelques douces tendresses (car il y avait lieu d'en dire après ce qui venait d'arriver ; et pour moi, je nen doute point, quoique je n'en sache rien tie particulier). Après donc s'être bien atten- dri ie cœur l'un à l'autre, la l'Etoile fit savoir à Destin tous les bons offices qu'elle avait rendus à la Caverne :

Et je crains bien, lui dit-elle, que son affliction ne la rende malade; car je n'en vis iamais une pareille. Pour moi, mon cher frère, vous pouvez bien penser que j'eus autant be- soin de consolation qu'elle, depuis que votre valet, m'ayaut amené un cheval de votre part, m'apprit que vous aviez trouvé les ravisseurs d'Angélique, et que vous en aviez été fort blessé.

Moi, blessé? interrompit Destin, je ne l'ai point été, ni en danger de l'être, et je ne vous ai point envoyé de cheval ; il y a quelque mystère ici que je ne comprends point. Je me suis aussi étonné tantôt de ce que vous m'a- vez si souvent demandé comment je me por- tais et si je n'étais point incommodé d'aller si vite.

Vous me réjouissez et m'affligez tout en- semble, lui dit la l'Etoile : vos blessures m'a- vaient donné une terrible inquiétude, et ce que vous venez de me dire me fait croire que vo- tre valet a été gagné par nos ennemis, pour quelque mauvais dessein qu'on a contre nous.

Il a plutôt été gagné par quelqu'un qui est trop de nos amis, lui dit Destin. Je n'ai point d'ennemi que Saldagne; mais ce ne peut être lui qui fait agir mon traître de valet, puisque je sais qu'il l'a battu quand il vous a trouvée.

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Et comment le savez-vous, lui demanda ta l'Etoile, car je ne me souviens pas de vous en avoir rien dit ?

Vous le saurez aussitôt que vous m'aurez appris de quelle façon on vous a tirée du Mans.

Je ne puis vous en apprendre autre chose ^ue ce que je viens de vous dire, reprit la l'E- toile.

Le jour d'après que nous fûmes revenues au Mans, la Caverne et moi, votre valet m'amena un cheval de votre part et me dit. faisant fort l'affligé, que vous aviez été' blessé par les ravisseurs d'Angélique et que vous me priiez de vous aller trouver. Je montai à cheval des l'heure même, encore qu'il fût bien tard ; je couchai à cinq lieues du Mans, dans un lieu dont je ne sais pas le nom, et le lendemain, à l'entrée du bois, je me trouvai arrêtée par des personnes que je ne connaissais point. Je vis battre votre valet et j "en fus fort touchée; je vis jeter fort rudement une femme de des- sus un cheval et je reconnus que c'était ma compagne : mais le pitoyable état je me trouvais et l'inquiétude "que j'avais pour vous m'empêchèrent de songer davantage à elle. On me mit en sa place et on marcha jusqu'au soir. Après avoir fait beaucoup de chemin, le plus souvent au travers des champs, nous ar- rivâmes bien avant dans la nuit auprès d'une gentilhommière, je remarquai qu'on ne voulut pas nous recevoir. Ce fut que je re- connus Saldagne, et sa vue acheva de me dé- sespérer. Nous marchâmes encore longtemps, et enfin on me fit entrer comme en cachette dans la maison d'où vous m'avez heureuse- ment tirée.

La l'Etoile achevait la relation de ses aven- tures quand le jour commença de paraître. Ils se trouvèrent alors dans le* grand chemin

LE BOM4.3 COMIQC». —I. II. 3

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du Mans, et pressèrent leurs bêtes plus fort qu'ils n'avaient fait encore, pour gagner un bourg qu'ils voyaient devant eux. Destin souhaitait ardemment d'attraper son valet pour découvrir de quel ennemi, outre le mé- chant Saldagne, ils avaient à se garder dans le pays ; mais il n'y avait pas grande appa- rence qu'après le mauvais tour qu'il lui avait fait il se remît en lieu il le pût trouver. Il apprenait à sa chère l'Etoile tout ce qu'il sa- vait de sa compagne Angélique, quand un homme étendu de son long auprès d'une haie fit si grand'peur à leurs chevaux, que celui de Destin se déroba presque de dessous lui, et celui de mademoiselle de l'Etoile la jeta par terre. Destin, effrayé de sa chute, l'alla rele- ver aussi vite que le lui put permettre son cheval, qui reculait toujours, ronflant, souf- flant et bronchant comme un cheval effarou- ché qu'il était. La demoiselle n'était pas bles- sée. Les chevaux se rassurèrent, et Destin alla voir si l'homme gisant était mort ou endor- mi. On peut dire qu'il était l'un et l'autre, puisqu'il était ivre, qu'encore qu'il ronflât bien fort (marque assurée qu'il était en vie), Destin eut bien de la peine à l'éveiller. Enfin. à force d'être tiraillé, il ouvrit les yeux et se découvrit à Destin pour être son même valet qu'il avait si grande envie de trouver. Le co- quin, tout ivre qu'il était, reconnut bientôt son maître, et se troubla si fort en le voyant, que Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui avait faite, et dont il ne l'avait encore que soupçonné. Il lui demanda pourquoi il avait dit à mademoiselle de l'Etoile qu'il était blessé;

Fourguoi il l'avait fait sortir du Mans , il avait voulu mener; qui lui avait donné un cheval? mais il n'en put tirer la moindre pa- role, soit qu'il fût trop ivre ou qu'il le con- trefît plus qu'il ne l'était. Destin se mit en

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colère, lui donna quelques coups de plat d'épée ; et, lui ayant lié les mains du licou de son cheval, se servit de celui du cheval de mademoiselle de l'Etoile pour mener en laisse le criminel. Il coupa une branche d'arbre, dont il se fit un bâton de taille, pour s'en servir en temps et lieu, quand son valet refuserait de marcher de bODne grâce. Il aida sa demoi- selle à monter à cheval ; il monta sur le sien, et continua son chemin, son prisonnier à son côté, en guise de limier. Le bourg qu'avait vu Destin était le même d'où il était parti deux jours avant, et il avait laissé M. de la Ga- rouffière et sa compagnie, qui y étaient en- core, à cause que madame Bouvillon avait été malade d'un furieux choiera morbus. Quand Destin y arriva, il n'y trouva plus la Rancune. l'Olive et Ragotin, qui étaient retournés au Mans. Pour Léandre, il ne quitta point sa chère Angélique. Je ne vous dirai point de quelle façon elle reçut mademoiselle de l'E- toile : on peut aisément se figurer les caresses que se devaient faire deux filles qui s'aimaient beaucoup, et même après les dangers ou elles s'étaient trouvées. Destin informa M. de la Ga- rouffière du succès de son voyage; et, après l'avoir entretenu quelque temps en particulier, on fit entrer dans une chambre de 'l 'hôtellerie le valet de Destin. il fut interrogé de nou- veau, et sur ce qu'il voulut encore faire le muet, on fit apporter un fusil pour lui serrer les pouces. A l'aspect de la machins, il se mit à genoux, pleura, bien fort, demanda pardon à son maître, et lui avoua que la Rappinière lui avait fait faire tout ce qu'il avait fait, et lui avait promis, en récompense, de le prendre à son service. On sut aussi de lui que la Rap-

Ïnnière était dans mie maison à deux lieues de à, qu'il avait usurpée sur une pauvre veuve, Destin parla encore en particulier à M. de la

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Garouffiére, gui envoya en même temps un laquais dire à la Rappinière qu'il le < ïnt trou- ver pour une affaire de conséquence. Ce con- seiller dt Rennes avait grand pouvoir sur ce prévôt du Mans : il l'avait empêché d'çtre roué en Bretagne, et l'avait toujours protéuré dans toute.- les affaires criminelles qu'il avait eues. Ce n'est pas qu'il ne le connut pour un grand scélérat; mais la femme de la Rappinière était un peu sa parente. Le laquais qu'on avait en- voyé a la Rappinière le trouva prêt à monter à cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il eut appris que M. de la Garouffiére le deman- dait, il partit pour le venir trouver. Cepen- dant la Gr rouf ii ère, qui prétendait fort au bel esprit, s'était fait apporter un portefeuille, d'où il tira des vers de toutes les laçons, tant bons que mauvais. Il les lut à Destin, et en- suite une historiette qu'il avait traduite de l'espagnol, que vous allez lire dans le chapitre suivant.

XIV. Le juge de sa propre cause.

Ce fut en Afrique, entre des rochers voisins de la mer, et qui ne sont éloignés de la grande ville de Fez que d'une heure de chemin, que le prince Mulei, fils du roi de Maroc, se trouva seul, et la nuit, après s'être égaré a la chasse. Le ciei était sans le moindre nuage; la mer était calme, et la lune et les etuiies la ren- daien toute brillante; entin, ii taisait une de ces belles nuits des pays chauds, qui sont plus agreaotes que les plus beaux jours de nos ré- gions fruiues. Le prince maure, galopant le long du rivage, se divertissait a regarder la luue et les étoiles, qui paraissaient sur la sur- face de la mer comme uans un miroir, quand des cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui tonnèrent la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où

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il croyait qu'ils pouvaient partir. Il y poussa son cheval, qui sera si l'on veut un barbe, et trouva entre des rochers une femme qui se défendait, autant que ses forces le pouvaient permettre, contre un homme qui s'efforçait de lui lier les mains, tandis qu'une autre femme tâchait de lui fermer la bouche d'un linge. L'arrivée du jeune prince empêcha ceux qui faisaient cette violence de la continuer, et donna quelque relâche à celle qu'ils traitaient si mal. Mulei lui demanda ce qu'elle avait à crier, et aux autres ce qu'ils lui voulaient faire; mais, au lieu de lui repondre, cet homme alla à lui le cimeterre à la main, et lui en porta un coup qui l'eût dangereusement blessé s'il ne l'eût évité par la vitesse de son cheval.

Méchant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer au prince de Fez !

Je t'ai bien reconnu pour tel, lui répondit le Maure; mais c'est à cause que tu es mon prince, et que tu peux me punir, qu'il faut que j'aie ta vie, ou que je perde la mienne.

En achevant ces paroles, il se lança contre Mulei avec tant de furie, que le prince, tout vaillant qu'il était, fut réduit à songer moins à attaquer qu'à se défendre d'un si dangereux ennemi. Les deux femmes cependant eu étaient aux mains; et celle qui un moment auparavant se croyait perdue empêchait l'au- tre de s'enfuir, comme si elle n'eût point douté que son défenseur ne remportât la victoire. Le désespoir augmente le courage, et en donne même quelquefois à ceux qui en ont le moins. Quoique la valeur du prince fût incomparable- ment plus grande que celle de son ennemi, et fût soutenue d'une vigueur et d'une adresse qui n'étaient pas communes, la punition que méritait le crime du Maure lui fit tout hasar- der, et lui donna tant de courage et de force,

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que la victoire demeura long-temps douteuse entre le prince et lui : mais le ciel, qui pro- tège d'ordinaire ceux qu'il élève au-dessus des autres, fit heureusement passer les gens du prince assez près de pour entendre le bruit ces combattants et les cris des deux femmes. Us y coururent, et reconnurent leur maître dans le temps qu'ayant choqué celui qu'ils vi- rent les armes a la main contre lui, il l'avait porté par terre, il ne le voulut pas tuer, le réservant à une punition exemplaire. H défen- dit à ses gens de lui faire autre chose que de l'attacher à la queue d'un cheval, de faccn qu'il ne pût rien entreprendre contre soi-même ni contre les autres. Deux cavaliers portèrent les deux femmes en croupe, et, dans cet équi- page, Mulei et sa troupe arrivèrent à Fez à l'heure que le jour commençait de paraître.

Ce jeune prince commandait dans Fez an si absolument que s'il en eût déjà été roi. Il : venir devant lui le Maure, qui s'appelait Am ;, et qui était fils d'un des plus riches habitants de Fez. Les deux femmes ne furent connues de personne, à cause que les Maures (les plus jaloux de tous les hommesj ont un extre e soin de cacher aux yeux de tout le monde leurs femmes et leurs esclaves. La femme que le prince avait secourue le surprit, et toute sa cour aussi, par sa beauté, oui éiait plus grande que quelque autre qui fût en Afrique, et par un air majestueux que ne put cacher aux yeux de ceux qui l'admirèrent un méchant habit d'esclave. L'autre femme était vêtue comme le sont les femmes du pays qui ont quelque qualité, et pouvait passer pou? belle, quoiqu'elle le fût moins que l'autre; mais quand elle aurait pu entrer en concur- rence de beauté avec elle, la pâleur que i i crainte faisait paraître sur son visage dimi- nuait autant ce qu'elle y avait de beau <ma

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celui de la première recevait d'avantage d'un beau rouge qu'une honnête pudeur y faisait éclater. Le Maure parut devant Mulei* avec la contenance d'un criminel, et tint toujours les yeux attachés contre terre. Mulei lui com- manda de confesser lui-même son crime, s'il ne voulait mourir dans les tourments.

Je sais bien ceux qu'on me prépare et que j'ai mérités, répondit-il fièrement, et s'il y avait queique avantage pour moi à ne rien avouer, il n'y a point de tourments qui me le fissent faire : mais je ne puis éviter la mort, puisque j'ai voulu te la donner; et je veux b en que tu saches que la rage que j'ai de ne f avoir pas tué me tourmente davantage que ne fera tout ce que tes bourreaux pourront inventer contre moi. Ces Espagnoles, ajouta- t-il, ont été mes esclaves : l'une a su prendre un bon parti et s'accommoder à la fortune, se mariant à mon frère Zaïde; l'autre n'a ja- mais voulu changer de religion ni me savoir bon gré de l'amour que j'avais pour elle.

Il ne voulut pas parler davantage, quelque menace qu'on lui pût faire. Mulei le fit jeter dans un cachot, chargé de fers; la renégate, femme de Zaïde, fut mise dans une prison sé- parée ; et la belle esclave fut conduite chez un Maure nommé Zuléma, homme de condition, Espagnol d'origine, et qui avait abandonné l'Espagne pour n'avoir pu se résoudre à se faire chrétien. Il était de l'illustre maison des Zégris, autrefois si renommée dans Grenade, et sa femme Zoraïde, qui était de la même maison, avait la réputation d'être la plus oelle femme de Fez, et aussi spirituelle que belle. Elle fut d'abord charmée de la beauté de l'esclave chrétienne, et le fut aussi de son esprit dés les premières conversations qu'elle eut avec elle.

Si cette belle chrétienne eût été capable de

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consolation, elle en eût trouvé dans les ca- resses de Zoraïde : mais comme si elle eût évité tout ce qui pouvait soulager sa douleur, elle ne se plaisait qu'à être seule, pour pou- voir s'affliger davantage; et quand elle était seule avec Zoraïde, elle se faisait une extrême violence pour retenir devant elle ses soupirs et ses larmes.

Le prince Mulei avait une extrême, envie d'apprendre ses aventures. Il l'avait fait con- naître à Zuléma; et, comme il ne lui cachait rien, il lui avait aussi avoué qu'il se sentait porte à aimer la belle chrétienne, et qu'il le lui aurait déjà fait savoir si la grande afflic- tion qu'elle faisait paraître ne lui eût fait crain- dre d'avoir un rival in. onnu en Espagne, qui, tout éloigné qu'il eût été, eût pu l'empêcher d'être heureux, même dans un pays il était absolu. Zuléma donna donc ordre a sa femme d'apprendre de la chrétienne les particularités de sa vie, et par quel acciuent elle était deve- nue esclave d'Amet. Zoraïde en avait autant d'envie que le prince, et n'eut pas grande peine à y faire résoudre l'esclave espagnole, qui crut' ne devoir rien refuser à une personne qui lui donnait tant de marques d'amitié et de tendresse, tille dit à Zoraïde qu'elle contente- rait sa curiosité quand elle voudrait; mais que, n'ayant que des malheurs à lui appren- dre, elle^craignait de lui faire un récit fort en- nuyeux.

Vous verrez bien qu'il ne me le sera pas, lui répondit Zoraïde, par l'attention que j'a li- rai à l'écouter; et par la part que j'y prendrai, tous connaîtrez que vous ne pouvez en con- fier le secret à personne qui vous aime plus que moi.

Elle l'embrassa en achevant ces paroles, la conjurant de ne pas différer plus longtemps à lui donner la satisfaction qu'elle lui demandait.

LE ROMAN COMIQUE 73

Elles étaient seules, et la belle esclave, après avoir essuyé les larmes que le souvenir' de ses malheurs 'lui faisait répandre, en commença le récit comme vous l'allez lire.

« Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole, née à Valence, et élevée avec tout le soin que des personnes riches et de qualité, comme étaient mon père et ma mère, devaient avoir d'une fille qui était le premier fruit de leur mariage, et qui, dés son bas âge. paraissait digne de leur plus tendre affection. J'eus un frère plus jeune que moi d'une année : il était aimabie autant qu'on le pouvait être : il m'ai- ma autant que je l'aimai, et notre amitié mu- tuelle alla jusqu'au point que, lorsque nous n'étions pas ensemble, on remarquait sur nos visages une tristesse et une inquiétude que les plus agréables divertissements des person- nes de notre âge ne pouvaient dissiper. On n'osa donc plus nous séparer : nous apprîmes ensemble tout ce qu'on enseigne aux entants de bonne maison de l'un et de l'autre sexe; et ainsi il arriva qu'au grand étonnement de tout le monde je n'étais pas moins adroite que lui dans tous les exercices violents d'un cava- lier, et qu'il réussissait également bien dans tout ce que les filles de condition savent le mieux faire. Une éducation si extraordinaire fit sou- haiter à un gentilhomme des amis de mon père que ses enfants fussent élevés avec nous. Il en fit la proposition à mes parents, qui y consen- tirent, et le voisinage des maisons facilita le dessein desuns et des autres. Ce gentilhomme égalait mon père en biens, et ne lui cédait pas en noblesse. Il n'avait aussi qu'un fils et qu'une fille, à peu près de l'âge de mon frère et de moi ; et l'on ne doutait point dans Valence que les deux maisons ne s'unissent un jour oar un double mariage. Don Carlos et Lucie (c'était le

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nom du frère et de la sœur) étaient également aimables : mon frère aimait Lucie, et en était aimé; don Carlos m'aimait, et je ^aimais aussi. Nos parents le savaient "bien; et, loin d'y trouver à redire, ils n'eussent pas différé de nous marier ensemble, si nous eussions été moins jeunes que nous étions. Mais l'état heu- reux de nos innocentes amours fut troublé par la mort de mon aimable frère ; une fièvre violente l'emporta en huit jours, et ce fut le premier de mes malheurs. Lucie en fut si touchée, qu'on ne put jamais l'empêcher de se rendre religieuse. J'en fus malade à la mort; et don Carlos le fut assez pour faire craindre à son père de se voir sans enfants, tant la perte de mon frère, qu'il aimait, le péril j'étais, et la résolution de sa sœur lui furent sensibles. Enfin la jeunesse nous guérit, et le temps modéra notre affliction.

» Le Dère de don Carlos mourut à quelque te mus de la, et laissa son fils fort riche et sans" dettes. Sa richesse lui fournit de quoi satisfaire son humeur magnifique : les galan- teries qu'il inventa pour me plaire flattèrent ma vanité, rendirent son amour public, et augmentèrentle mien. Don Carlos était sou- vent aux pieds de mes parents, pour les con- jurer de ne différer pas davantage de le rendre heureux en lui donnant leur fille. Il continuait cependant ses dépenses et ses galanteries : mon père eut peur que son bien n'en dimi- nuât à la fin, et c'est ce qui le fit résoudre à me marier avec lui. Il fit donc espérer à don Carlos qu'il serait bientôt son gendre; et don Carlos m'en fit paraître une joie si extraordinaire, qu'elle eût pu me persuader qu'il m'aimait plus que sa vie, quand je n'en aurais pas été aussi assurée que je l'étais. Il me donna le bal, et toute la ville en fut priée. Pour son malheur et pour le mien, il s'y trouva un comte napo-

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litain que des affaires d'importance avaient amené en Espagne. Il me trouva assez belle pour devenir amoureux de moi, et pour me demander en mariage à mon père, après avoir été informé du rang qu'il tenait dans le royaume de Valence. Mon père se laissa éblouir au bien et à la qualité de cet étranger : il lui promit tout ce qu'il lui demanda, et dés le iour même il déclara à don Carlos qu'il n'avait plus rien à prétendre à sa fille, me défendit de recevoir ses visites, et me commanda en même temps de considérer le comte italien comme un homme qui devait m'épouser au retour d'un voyage qu'il allait faire à Ma- drid. Je dissimulai mon déplaisir devant mon père : mais quand je fus seule don Carlos se présenta à mon souvenir comme le plus aimable homme du monde : je fis réflexion sur tout ce que le comte italien avait de désagréable ; je conçus une furieuse aver- sion pour lui, et je sentis que j'aimais don Carlos plus que je n'eusse jamais cru l'aimer, et qu'il m'était également impossible de vivre sans lui et d'être heureuse avec son rival. J'eus recours à mes larmes ; mais c'était un faible remède pour un mal comme le mien. Don Carlos entra là-dessus dans ma chambre sans m'en demander la permission, comme ii avait accoutumé. Il me trouva fondant en pleurs, et il ne put retenir les siens, quelque dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il avait dans l'âme jusqu'à ce qu'il eut reconnu les véritables sentiments de la mienne. Il se jeta à mes pieds ; et, me prenant les mains, qu'il mouilla de ses larmes : « Sophie , me » dit-il, je vous perds donc ; et un étranger i> qui à peine vous est connu sera plus heu- » reux que moi, parce qu'il aura été plus » riche ! il vous possédera, Sophie, et vous y consentez! vous que j'ai tant aimée, qui

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» m'avez voulu faire croire que vous m'ai- » miez, et qui m'étiez promise par un père ! » mais, hélas ! un père injuste, un père inté- » resse, et qui m'a manqué de parole ! Si vous » étiez, continua-t-il, un bien qui se pût » mettre à prix, c'est ma seule fidélité qui » vous pourrait acquérir ; et c'est par elle que » vous seriez encore à moi plutôt qu'à per- » sonne au monde, si vous vous souveniez de » celle que vous m'avez promise. Mais, s'é- cria-t-il, croyez- vous qu'un homme qui a » eu assez de courage pour élever ses désirs » jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se » venger de celui que vous lui préférez ; et trou- » verez-vous étrang-e qu'un malheureux qui a » tout perdu entreprenne tout ? Ah ! si vous » voulez que je périsse seul, il vivra, ce rival » bienheureux, puisqu'il a pu vous plaire, et » que vous le protégez ; mais don Carlos, qui » vous est odieux, et que vous avez aban- » donné à son désespoir, mourra d'une mort » assez cruelle pour assouvir la haine que » vous avez pour lui. Don Carlos, lui ré- » pondis-je, vous joignez-vous à un père in- » juste et à un homme que je ne puis aimer » pour me persécuter ; et m'imputez-vous » comme un crime particulier un malheur qui » nous est commun ? Plaignez-moi au lieu de » m'accuser, et songez aux moyens de me » conserver pour vous, plutôt que de me faire » des reproches. Je pourrais vous en faire de » plus justes, et vous faire avouer que vous » ne m'avez jamais assez aimée, puisque vous » ne m'avez jamais assez connue- Mais nous » n'avons point de temps à perdre en paroles » inutiles. Je vous suivrai partout vous me » mènerez ; je vous permets de tout entre- » prendre, et vous promets de tout oser pour ne me séparer jamais de vous. » » Don Carlos fat si transporté de mes pa-

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Tôles, que sa joie le transporta aussi fort qu'a- vait fait sa douieur. Il me demanda pardon de m'avoir accusée de l'injustice qu'il cro\ait qu'on lui faisait ; et, m'ayant fait comprendre qu'à moins de me laisser enlever, il m'était impossible de n'obéir pas à mon père, je con- sentis a tout ce qu'il me proposa, et je lui promis que la nuit du jour suivant je me tien- drais prête a le suivre partout il voudrait me mener. Tout est facile a un amant. Don Carlos en un jour donna ordre a ses affaires, fit provision d'argent et d'une barque de Bar- celone qui devait mettre a la voile à telle heure qu'il voudrait. Cependant j'avais pris sur moi toutes mes pierreries et tout ce que je pus ramasser d'argent; et, pour une jeune personne, j'avais su si bien dissimuler le des- sein que j'avais, que l'on ne s'en douta point. Je ne fus donc pas observée, et je sortis la nuit par la porte d'un jardin ou je trouvai Claudio, pa^e qui était cher à Carlos, parce qu'il chantait aussi bien qu'il avait la voix belle, et faisait paraître dans sa manière de parler et dans toutes ses actions plus d esprit, de bon sens et de politesse que l'âge et la con- dition d'un page n'en doivent ordinairement avoir. Il me dit que son maître l'avait envoyé au-devant de moi pour me conduire ou l'at- tendait une barque, et qu'il n'avait pu me venir prendre lui-même, pour des raisons que je saurais de lui. Un esclave de don Carlos qui m'était fort connu vint nous joindre. Nous sortîmes de la ville sans peine, par le bon ordre qu on y avait donné, et nous ne mar- châmes pas longtemps sans voir un vaisseau à la rade et une chaloupe qui nous attendait au bord de la mer. On me dit que mon cher don Carlos viendrait bientôt, et que je n'avais cependant qu'a passer dans le vaisseau. L'es- clave me porta dans la chaloupe, et plusieurs

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hommes que j'avais vus sur le rivage, et que j'avais pris pour des matelots, firent aussi en- trer dans la chaloupe Claudio, qui me sembla comme s'en défendre et faire quelques efforts pour n'y entrer pas. Cela augmenta la peine que me donnait déjà l'absence de don Carlos. Je le demandai à l'esclave, qui me dit fière- ment qu'il n'y avait plus de Carlos pour moi. Dans le même temps, j'entendis Claudio jetant tes hauts cris, et qui disait en pleurant à l'es- clave : « Traître Amet ! est-ce ce que tu » m'avais promis, de m'ôter une rivale, et de

me laisser avec mon amant?— Imprudente » Claudia, lui répondit l'esclave, est-on obligé » de tenir sa parole à un traître, et ai-je « espérer qu'une personne qui manque de fidé-

* lité à son maître m'en gardât assez pour » n'avertir pas les gardes de la côre de courir » après moi, et de m'ôter Sophie, que j'aime » plus que moi-même ? » Ces paroles, dites à une femme que je croyais un homme, et dans lesquelles je ne pouvais rien comprendre. me causèrent un si furieux déplaisir, que je tombai comme morte entre les bras du perfide Maure, qui ne m'avait point quittée. Ma pâmoison fut longue ; et lorsque j'en fus revenue, je me trouvai dans une chambre du vaisseau, qui était déjà bien avant en mer. Figurez- vous quel dut être mon désespoir, me voyant sans don Corlos, et avec des ennemis de ma loi : car je reconnus que j'étais au pou- voir des Maures ; que l'esclave Amet avait toute sorte d'autorité sur eux, et que son frère Zaïde était le maître du vaisseau. Cet insolent ne me vit pas plus tôt en état d'en- tendre ce qu'il me dirait, qu'il me déclara en peu de paroles qu'il y avait longtemps qu'il était amoureux de moi, et que sa passion l'a- vait forcé à m'enlever et à me mener à Fez, il ne tiendrait qu'à moi que je ne fusse

LE ROMA.M COMIQUE "79

aussi heureuse que je l'aurais été en Espagne, comme il ne tiendrait pas à lui que je n'eusse point à y regretter don Carlos. Je me jetai sur lui, malgré la faiblesse que m'avait laissée ma pâmoison ; 3t, avec une adresse vigoureuse a quoi il ne s'attendait pas. et que j'avais ac- quise par mon éducation (comme je vous l'ai déjà dit), je lui tirai le cimeterre du fourreau, et j'allais me venger de sa perfidie, si son frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à temps pour lui sauver la vie. On me désarma facilement ; car ayant manqué mon coup, je ne fis point de vains efforts contre un si grand nombre d'ennemis. Amet, à qui ma résolution avait fait peur, fit sortir tout le monde de la chambre l'on m'avait mise, et me laissa dans un désespoir tel que vous pouvez vous le figurer, après le cruel changement qui ve- nait d'arriver en ma fortune. Je passai Va nuit à m'affliger, et le jour qui la suivit ne donna point le moindre relâche à mon affliction. Le temps, qui adoucit souvent de pareils déplai- sirs, ne fit aucun effet sur les miens : et le se cond jour de notre navigation j'étais encore plus affligée que je ne le fus la sinistre nuit que je perdis avec ma liberté l'espérance de revoir don Carlos, et d'avoir jamais un mo- ment de repos le reste de ma vie. Amet m'a- vait trouvée si terrible toutes les fois qu'il avait osé paraître devant moi, qu'il ne s'y présentait plus. On m'apportait de temps en temps à manger, que je refusais avec une opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'a- voir enlevée inutilement. Cependant le vais- seau avait passé le détroit, et n'était pas loin de la côte de Fez. quand Claudio entra dans ma chambre. Aussitôt que je le vis: «Méchant, qui » m'as trahie, lui dis -je, que t'avais- je fait b pour me rendre la plus malheureuse per- » sonne du monde, et pour m'ôter don Carlos?

$0 LE ROMAN COMIQUE

» Vous en étiez trop aimée, me répondit-il;

* et, puisque je l'aimais aussi bien que vous,

* je n'ai pas fait un grand crime d'avoir voulu » éloigner de lui une rivale : mais, si je » vous ai trahie, Amet m'a trahie aussi ; » et j'en serais peut-être aussi affligée que » vous, si je ne trouvais quelque consola- » tion à n'être pas seule misérable. Ex- » pïique-moi ces énigmes, lai dis-je, et m'ap-

* prends qui tu es, afin que je sache si » j'ai en toi un ennemi ou une ennemie. » Sophie, me dit-il alors, je suis d'un même d sexe que vous, et comme vous j'ai été amou-

* reuse de don Carlos. Mais, si nous avons » brûlé d'un même feu, ce n'a pas été avec un » même succès : don Carlos vous a toujours » aimée, et a toujours cru que vous l'aimiez; a> et il ne m'a jamais aimée, et n'a même ja- » mais croire que je pusse l'aimer, ne » m'avant jamais connue pour ce que j'étais. » Je suis de Valence comme vous, et je ne ■» suis point née avec si peu de noblesse et de » bien, que «Ion Carlos, m'avant épousée, n'eût » pu être à couvert des reproches que l'on » fait à ceux qui se mésallient. Mais l'amour » qu'il avait pour vous l'occupait tout entier,

* et il n'avait des yeux que pour vous seule. » Ce n'est pas que les miens ne fissent ce » qu'ils pouvaient pour exempter ma bouche « de la confession honteuse de ma faiblesse. » J'allais partout je croyais le trouver, je

* me plaçais il pouvait me voir, et je fai- » sais pour lui toutes les diligences qu'il eut

* faire pour moi s'il m'eût aimée comme » je l'aimais. Je disposais de mon bien et de » moi-même, étant demeurée sans parents » dés mon bas âge; et l'on me proposait sou- vent des partis sortables Mais lespérance

ue j'avais toujours eue d'eng »ger enfin don 'arlos à m'aimer m'avait empêchée d'y en-

ï

LE ROMAN COMIQUE Si

tendre. Au lieu de me rebuter de la mau- » yaise destinée de mon amour, comme aurait » fait toute autre personne qui eût eu comme » moi assez de qualités aimables pour n'être

pas méprisée, je m'excitais à l'amour de don » Carlos par la difficulté que je trouvais a » m'en faire aimer. Enfin, pour n'avoir pas à » me reprocher d'avoir négligé la moindre » chose qui pût servir à mon dessein, je me » fis couper les cheveux ; et, m'étant déguisée » en homme, je me fis présenter à don Carlos » par un domestique qui avait vieilli dans ma » maison, et qui se disait mon père, pauvre » gentilhomme des montagnes de Tolède. Mon

visage et ma mine, qui ne déplurent pas à » votre amant, le disposèrent d'abord a me

prendre. Il ne me reconnut point, quoiqu'il » m'eût vue tant de lois, et il fut bientôt aussi » persuadé de mon esprit que satisfait de la » beauté de ma voix, de ma méthode de chan- ter, et de mon adresse a jouer de tous les » instruments de musique dont les personnes » de condition peuvent se divertir sans honte. » Il crut avoir trouvé en moi des qualités qui » ne se trouvent pas d'ordinaire en des pages; » et je lui donnai tant de preuves de fidélité » et de discrétion, qu'il me traita bien plus en » confident qu'en domestique. Vous savez » mieux que personne au monde si je m'en » fais accroire dans ce que je viens de vous » dire à mon avantage : vous-même m'avez » cent fois louée à don Carlos en ma présence » et m'avez rendu de bons offices auprès de lui- » mais j'enrageais de les devoir à une rivale* et, d;ins le temps qu'ils me renda^nt plus « agréable à don Carlos, ils vous rendaient plus o haïssable à la malheureuse Claudia, car c'est » ainsi que l'on m'appelle. Votre mariage ce- pendant s'avançait, et mes espérances recu- » laient : il fut conclu, et elles se perdirent. Le

82 LE ROMAN COMIQUE

comte italien, qui devint en ce temps- » amoureux de vous, et dont la qualité et le » bien donnèrent autant dans les yeux de vo- » tre père que sa mauvaise mine et ses défauts » vous donnèrent d'aversion pour lui, me fit » du moins avoir le plaisir de vous voir trou- » blée dans les vôtres; et mon âme alors se » flatta de ces espérances folles que les chan- » gements font toujours avoir aux malheu- » reux. Enfin, votre père préféra l'étranger, » que vous n'aimiez pas, à don Carlos, que » tous aimiez. Je vis celui qui me rendait » malheureuse malheureux à son tour, et une » rivale que je haïssais encore plus malheu- » reuse que moi, puisque je ne perdais rien en » un homme qui n'avait jamais été à moi; » que vous perdiez don Carlos, qui était tout » à vous ; et que cette perte, quelque grande » qu'elle fût, vous était peut-être encore un » moindre malheur que d'avoir pour votre » tyran éternel un homme que vous ne pou- » vie-z aimer. Mais ma prospérité ou, pour » mieux dire, mon espérance, ne fut pas Ion- » gue. J'appris de don Carlos que vous étiez » résolue à le suivre, et je fus même em- » ployée à donner les ordres nécessaires au « dessein qu'il avait de vous emmener à Bar- » celone, et de de passer en France ou en » Italie. Toute la force que j'avais eue jus- » qu'alors à souffrir ma mauvaise fortune » m'abandonna après un coup si rude, et qui » me surprit d'autant plus, que je n'avais ja- » mais craint un pareil malheur. J'en fus af- » fiigée jusqu'à en être malade et malade » jusqu'à en garder le lit. Un jour que je me » plaignais à moi-même de ma triste destinée » et que la croyance de n'être entendue de » personne me faisait parler aussi haut que si » j'eusse parlé à quelque confident de mon » amour, je vis paraître devant moi le Maure

LE ROMAN* COMIQUE 83

» Amet, qui m'avait écoutée et qui, après que » le trouble il m'avait mise fut passé, me » dit ces paroles : Je te connais, Ciaudia, » et dès le temps que tu n'avais point encore » déguisé ton sexe pour servir de page à don » Carlos; et si- je ne t'ai jamais fait savoir que » je te connusse, c'est que j'avais un dessein » aussi bien que toi. Tu viens de prendre des » résolutions désespérées : tu veux te décou- » vrir à ton maître pour une jeune fille qui » meurt d'amour pour lui, et qui n'espère plus

d'en être aimée, et puis tu veux te tuer à » ses yeux, pour mériter au moins des re-

* grets" de celui de qui tu n'as pu gagner l'a- » mour. Pauvre fille ! que vas-tu faire en te » tuant, que d'assurer davantage à Sophie la » possession de don Carlos ? J'ai bien un meil- » leur conseil à te donner, si tu es capable de » le prendre. Ote ton amant à ta rivale; » le moyen en est aisé, si tu me veux croire ; » et quoiqu'il demande beaucoup de résolu- » tion, il ne t'est pas besoin d'en avoir davan- » tage que celle que tu as eue à t'habiller en » homme, et hasarder ton honneur pour con- » tenter ton amour. Ecoute-moi donc avec » attention, continua le Maure; je vais te ré- » vêler un secret que je n'ai jamais découvert à » personne; et si le dessein que je vais te pro- » poser ne te plaît pas, il dépendra de toi de » ne le pas suivre. Je suis de Fez, homme de » qualité en mon pays ; mon malheur me fit » esclave de don Carlos, et la beauté de Sophie » me fit le sien. Je t'ai dit bien des choses en » peu de paroles. Tu crois ton mal sans remède, » parce que ton amant enlève sa maîtresse, et » s'en va avec elle à Barcelone; c'est ton bonheur » et le mien, si tu sais te servir de l'occasion. » J'ai traité de ma rançon, et je l'ai payée. » Une galiote d'Afrique* m'attend à la rade, » assez près du lieu don Carlos en fait te-

84 LE ROMAN COMIQUE

» nir u.ie toute prête pour l'exécution de son » dessein. Il l'a différé d'un jour; prévenons- » le avec autant de diligence que d'adresse. » Va dire à Sophie, de la part de ton maître,

* qu'elle se tienne prête à partir cette nuit à » l'heure que tu la viendras quérir ; amène-la » dans mon vaisseau; je l'emmènerai en Afri- » que, et tu demeureras à Valence seule à pos- » séder ton amant, qui peut-être t'aurait aimée » aussitôt que Sophie, s'il avait su que tu l'ai- » masses. »

«A ces dernières paroles de Claudia, je fus si pressée de ma juste douleur, qu'en faisant un grand soupir je m'évanouis encore sans donner le moindre signe de vie. Les cris que fit Claudia, qui se repentait peut être alors de m'avoir rendue malheureuse, sans cesser de l'ê- tre, attirèrent Amet et son frère dans la cham- "bre du vaisseau j'étais; on me fit tous les re- mèdes qu'on put me faire; je revins à moi, et j'en- tendis Claudia qui reprochait encore au Maure la trahison qu'il nous avait faite. « Chien infi- » dèle, lui disait-elle, pourquoi m'as-tu con- » seillêe de réduire cette belle fille au déplora- » ble état tu la vois, si tu ne voulais pas » me laisser auprès de mon amant? et pour- » quoi m'as-tu fait faire à un homme qui me » fut si cher une trahison qui me nuit autant » qu'à lui? Comment oses- tu dire que tu es

* de noble naissance dans ton pays, si tu es » le plus traître et le plus lâche de tous les » homme?9 Tais-toi, folle, lui répondit » Amet, ne me reproche point un crime dont » tu es complice. Je t'ai déjà dit que qui a pu » trahir un maître, comme toi, méritait bien ••» d'être trahie ; et que t'emmenant avec moi

* j'assurais ma vie, et peut-être celle de So- phie, puisqu'elle pourrait mourir de douleur •* quand elle saurait que tu serais demeurée

avec don Carlos. » Le bruit que firent en

LE ROMAN COMIQUE 85

même temps les matelots qui étaient près d'en- trer dans le port de la ville de Salé, et l'artillerie du vaisseau, à laquelle répondait ceLe du port, interrompirent les reproches que se faisaient Amet et Claudia, et me délivrèrent pour un temps de la vue de ces deux personnes odieu- ses. On se débarqua, on nous couvrit le visage d'un voile, à Claudia et à moi, et nous fûmes logées avec le perfide Amet chez un Maure de ses parents. Des le jour suivant on nous fit monter dans un chariot couvert, et prendre le chemin de Fez, ou, si Amet y fut reçu de son père avec beaucoup de joie? j'y entrai la plus affligée et la plus désespérée personne du monde. Pour Claudia, elle eut bientôt pris parti, renonçant au christianisme, et épousant Zaïde, le frère de l'infidèle Amet. Cette mé- chante personne n'oublia aucun artifice pour me persuader de changer aussi de religion, et d'épouser Amet, comme elle avait fait de Zaïde ; et elle devint la plus cruelle de mes tyrans, lorsqu'aprés avoir en vain essayé de me ga- gner par toutes sortes de promesses, de bons traitements et de caresses, Amet et tous les siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont ils étaient capables. J'avais tous les jours à exercer ma constance contre tant d'ennemis, et j'étais plus forte à souffrir mes peines que je ne le souhaitais, quand je commençai à croire que Claudia se repentait d'être' mé- chante. En public, elle me persécutait appa- remment avec plus d'animosité que les autres, et en particulier elle me rendait quelquefois de bons offices, qui me la faisaient considérer comme une personne qui eût pu être ver- tueuse si elle eût été élevée à la vertu.

» Ur jour que toutes les autres femmes de la maison étaient allées aux bains publics, comme c'est la coutume de vous autres maho métans, elle vint me trouver j'étais, ayant

86 LE ROHÂX COMIQUE

le visage composé à la tristesse, et me parla en ces termes : « Belle Sophie, quelque sujet » que j'aie eu autrefois de vous haïr, ma haine » a cessé er perdant l'espoir de posséder ja- » mais celui qui ne m'aimait pas assez, à cause » qu'il vous aimait trop. Je me reproche sans » cesse de vous avoir rendue malheureuse, et » d'avoir abandonné mon Dieu pour la crainte » des hommes. Le moindre de ces remords » serait capable de me faire entreprendre les » choses du monde les plus diificiles à mon » sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne » et de toute terre chrétienne, avec des infi- » dèles, entre lesquels je sais bien quil est » impossible que je trouve mon salut, ni pen- » dant ma vie, ni après ma mort. Vous pou- » vez juger de mon véritable repentir par le » secret que je vous confie, qui vous rend » maîtresse de ma vie, et qui vous donne » moyen de vous venger de tous les maux que » j'ai été forcée de vous faire. J'ai gagné cin- » quante esclaves chrétiens, la plupart Espa- » gnols, et tous gens capables d'une grande » entreprise. Avec l'argent que je leur ai donné » secrètement, ils se sont assurés d'une » barque propre à nous porter en Espagne, si » Dieu favorise un si bon dessein. Il ne tien- » dra qu'à vous de suivre ma fortune, de vous » sauver si je me sauve, ou, périssant avec » moi, de vous tirer d'entre les mains de vos » cruels ennemis, et de finir une vie aussi » malheureuse qu'est la vôtre. Déterminez- » vous donc. Sophie, et tandis que nous ne » pouvons être soupçonnées d'aucun dessein, » délibérons sans perdre de temps sur la plus b importante action de votre vie et de la » mienne. »Je me jetai aux pieds de Claudia, et jugeant d'elle par moi-même, je ne doutai point de la sincérité de ses paroles : je la re- merciai de toutes les forces de mon exprès-

LE P.CMAN COMIQUE 87

eion et de toutes celles de mon âme, je res- sentis la grâce que je croyais qu'elle me vou- lait faire. Nous prîmes jour pour notre fuite vers un lieu du rivage de la mer, elle me dit que des rochers tenaient notre petit vais- seau à couvert. Ce jour que je croyais bien- heureux arriva; nous sortîmes heureusement et de la maison et de la ville. J'admirais la honte du ciel dans la facilité que nous trou- vions à faire réussir notre dessein, et j'en bé- nissais Dieu sans cesse. Mais la fin de mes maux n'était pas si proche que je le pensais : Claudia n'agissait que par l'ordre du perfide Amet; et encore plus perfide que lui, elle ne me conduisait dans un lieu écarté, et la nuit, que pour m'abandonner à la violence du Maure, qui n'eut rien osé entreprendre contre ma pudicité dans la maison de son père, quoi- que mahométan, moralement homme de bien. Je suivais innocemment celle qui me menait perdre, et je ne pensais pas pouvoir jamais être assez reconnaissante envers elle de la li- berté que j'espérais bientôt avoir par son moyen. Je ne me lassais point de l'en remer- cier, ni de marcher bien vite dans des chemins rudes, environnés de rochers, elle médisait me ses gens l'attendaient, quand j'ouïs du bruit derrière moi, et tournant la tête, j'aper- çus Amet, le cimeterre à la main. « Infâmes » esclaves, s'écria-t-il, c'est donc ainsi qu'on » se dérobe à son maître! » Je n'eus pas le temps de lui répondre : Claudia me saisit les bras par derrière, et Amet laissant tomber son cimeterre, se joignit à la renégate, et tous deux ensemble firent ce qu'ils purent pour me lier les mains avec des cordes, dont ils s'étaient pourvus pour cet effet.

» Ayant plus de vigueur et d'adresse que les fenimes n'en ont d'ordinaire, je résistai longtemps aux efforts de ces deux méchantes

88 LE ROMAN COMIQUE

personnes; mais à la longue je me sentis af- faiblir, et me défiant de mes forces, je n'avais presque plus recours qu'à mes cris, qui pou- vaient attirer quelque passant en ce lieu soli- taire; ou plutôt je n'espérais plus rien, quand le prince Mulei survint lorsque je l'espérais le moins. Vous avez su de quelle façon il me sauva l'honneur, et je puis dire la vie, puisque je serais assurément morte de douleur si le détestable Amet eut contenté sa brutalité. »

Sophie acheva ainsi le récit de ses aventu- res , et l'aimable Zoraïde l'exhorta à espérer de la générosité du prince les moyens de re- tourner en Espagne, et dès le jour même elle apprit à son mari tout ce qu'elle avait appris de Sophie, dont il alla informer Mulei. Quoi- que tout ce qu'on lui conta de la fortune de la belle chrétienne ne nattât point la passion qu'il avait pour elle, il fut pourtant bien aise, vertueux comme il était, d'en avoir eu con- naissance et d'apprendre qu'elle était engagée d'affection en son pays, afin de n'avoir point à tenter une action blâmable, par l'espérance d'y trouver de la facilité. Il estima la vertu de So- phie et fut porté par la sienne à tâcher de la rendre moins malheureuse qu'elle n'était II lui fit dire par ZoraïMe qu'il la renverrait en Es- pagne quand elle le voudrait; et depuis qu'il en eut pris la résolution, il s'abstint de la voir, se défiant de sa propre vertu et de la beauté de cette aimable personne. Elle n'était pas peu empêchée à prendre ses sûretés pour son re- tour. Le trajet était long jusqu'en Espagne, dont les marchands ne trafiquaient point à Fez ; et quand elle eût pu trouver un vaisseau chrétien, belle et jeune comme elle était, elle pouvait trouver entre les hommes de sa loi ce qu'elle avait eu peur de trouver entre des Maures. La probité ne se rencontre guère sur

LE ROMAN COMIQCE 89

un vaisseau; la bonne foi n'y est guère mieux gardée qu'a la guerre ; et en quelque lieu que la beauté et l'innocence se trouvent les plus fai- bles, l'audace des méchants se sert de son avantage et se porte facilement à tout entre- prendre. Zoraïde conseilla a Sophie de s'ha- biller en homme, puisque sa taille avanta- geuse plus que celle des autres femmes, faci- litait ce déguisement. Elle lui disait que c'é- tait l'avis de Mulei, qui ne trouvait personne dans Fez à qui il pût la confier sûrement , et elle lui dit aussi qu'il avait eu la bonté de pourvoir a la bienséance de son sexe, lui donnant une compagne de sa croyance et tra- vestie comme elle, et qu'elle gérait ainsi ga- rantie de l'inquiétude qu'elle pourrait avoir, de se voir seule dans un vaisseau entre des soldats et des matelots. Ce prince maure avait acheté d'un corsaire une prise qu'il avait faite sur mer; c'était d'un vaisseau du gouverneur d'Oran , qui portait la famille entière d'un gentilhomme espagnol, que par animosité ce gouverneur envoyait prisonnier en Espagne. Mulei avait su que ce chrétien était un des plus grands chasseurs du monde, et comme la chnsse était la plus forte passion de ce jeune prince, il avait voulu l'avoir pour es- clave, et afin de le mieux conserver, il n'a- vait point voulu le séparer de sa femme, de son fils et de sa fille. En deux ans qu'il vé- cut dans Fez au service de Mulei, il apprit à ce prince a tirer parfaitement de l'arque- buse sur toute sorte de gibier qui court sur terre ou qui s'élève dans l'air, et plusieurs chasses inconnues aux Maures. Par il avait si bien mérité les bonnes grâces du prince, et l'était rendu si nécessaire a son divertisse- ment, qu'il n'avait jamais voulu consentir à sa rançon, et, par toutes sortes de bienfaits, avait tâché de lui faire oublier l'Espagne. Mais

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le regret de n'être pas en sa patrie, et de n'a- voir plus d'espérance d'y retourner, lui avait cause une mélancolie qui finit bientôt par sa mort, et sa femme n'avait pas vécu longtemps après son mari. Mulei se sentait des remords de n'avoir pas remis en liberté, quand ils la lui avaient demandée, des personnes qui l'a- vaient méritée par leurs services ; et il vou- lut, autant qu'il le pouvait, réparer envers leurs enfants le tort qu'il croyait leur avoir fait. La tille s'appelait Dorothée, était de l'âge de Sophie, belle, et avait de l'esprit. Son frère n'avait pas plus de quinze ans, et s'appelait Sauche. Mulei les choisit l'un et l'autre pour tenir compagnie a Sophie, et se servit de cette occasion jjour les envoyer ensemble en Espa- gne. On tint l'affaire secrète : on rit faire des habits d'hommes à l'espagnole pour les deux demoiseLes et pour le petit Sauche. Mulei fit paraître sa magnificence dans la quantité de pierreries qu'il donna à Sophie. Il fit aussi à Dorothée de beaux présents, qui, joints a tous ceux que son père avait déjà reçus de la libé- ralité du prince, la rendirent'riche pour le reste de sa vie. Charles-Quint, en ce temps- là, faisait la guerre en Afrique, et avait as- siégé la ville de Tunis : il avait envoyé un am- bassadeur à Mulei pour traiter de la rançon de quelques Espagnols de qualité, qui avaient fait naufrage à la côte de Maroc. Ce fut à cet ambassadeur que Mulei recommanda Sophie, sous le nom de don Fernand, gentilhomme de qualité, qui ne voulait pas être connu par son nom véritable ; et Dorothée et son frère

Ï essaient pour être de son train, l'un en qua- ité de gentilhomme, et l'autre de page. Sophie et Zoraïde ne purent se quitter sans regret, et il y eut bien des larmes versées de part et d'autre. Zoraïde donna à la belle chrétienne un rang de perles si riche, qu'elle ne l'eût»

LE ROMAX COMIQUE 91

point reçu si cette aimable Maure, et son mari Zu.ëma, qui n'aimait pas moins Sophie que faisait sa femme, ne lui eussent fait con- naître qu'elle ne pouvait les désobliger davan- tage qu'en refusant ce gage de leur amitié. Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire savoir de temps en temps de ses nouvelles par la voie de Tanger, d'Oran, ou des autres places que l'empereur possédait en Afrique. L'ambassadeur chrétien s'embarqua a Sale, emmenant avec lui Sophie, qu'il faut désor- mais appeler don Fernande II joignit mée de l'empereur, qui était encore devant Tunis. Notre Espagnole déguisée lui fut présentée comme un gentilhomme d'Anda- lousie, qui avait été longtemps esclave du prince de Fez. Elle n'avait pas assez de sujet d'aimer sa vie, pour craindre de la sarder à la guerre ; et voulant passer pour un cavalier, elle n'eut pu avec honneur n'aller pas souvent au combat, comme faisaient tant à 3 vaillants hum mes dont l'armée de l'empe- reur était pleine. Elle se mit donc entre les volontaires, ne perdit pas une occasion de se signaler, et ie fit avec tant d'éclat, que l'em- pereur ouït parler du faux don Fernand. Elle lut assez heureuse pour se trouver auprès de lui, lorsque, dans l'ardeur d'un combat, dont les chrétiens eurent tout le désavantage, il donna dans une embuscade de Maures, fut abandonné des siens et environné des infi- dèles ; et il y a apparence qu'il eût été tué, son cheval l'ayant déjà été sous lui, si notre ama- zone ne l'eut remonté sur le sien, et si, se- condant sa vaillance par des efforts difficiles a croire, elle n'eût donné aux chrétiens le temps de se reconnaître et de venir dégager ce vail- lant empereur. Une si belle action ne fut pas sans récompense : l'empereur donna a l'in- connu don Fernand une cou 'ie de

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Saint-Jacques, de grand revenu, et le régi- ment de cavalerie d'un seigneur espagnol qui avait été tué au dernier combat. Il lui fit donner aussi tout l'équipage d'un homme de qualité ; et depuis ce temps-là, il n'y eut per- sonne dans l'armée qui fût plus estimé et plus considéré que cette vaillante fille. Toutes les actions d'un homme lui étaient si naturelles ; son visage était si beau, et la faisait paraître si jeune ; sa vaillance était si admirable dans une si grande jeunesse, et son esprit était si charmant, qu'il n'y avait pas une personne de qualité ou de commandement dans les troupes de l'empereur, qui ne recherchât son amitié. Il ne faut donc pas s'étonner si tout le monde parlant pour elle, et plus encore ses belles ac- tions, elle fut en peu de temps en faveur auprès de son maître. Dans ce temps-là de nouvelles troupes arrivèrent d'Espagne, sur les vaisseaux qui apportaient de l'argent et des munitions pour rarmee. L'empereur les voulut voir sous les ar- mes, accompagné de ses principaux chefs, des- quels était notre guerrier. Entre ces soldats nouveaux venus, elle crut avoir vu don Carlos, et elle ne s'était pas trompée. Elle en fut in- quiétée le reste du jour, le fit chercher dans le quartier de ces nouvelles troupes, et on ne le trouva pas, parce qu'il avait changé de- nom.

Elle n'en dormit point toute la nuit, se leva aussitôt que le soleil, et alla chercher elle- même ce cher amant, qui lui avait tant fait verser de larmes. Elle le trouva, et n'en fut point reconnue , ayant change de taille, parce qu elle avait crû ; et de visage, parce que le "soleil d'Afrique avait changé la cou- leur du sien. Elle feignit de le prendre pour un autre de sa connaissance, et lui de- manda des nouvelles de Séville, et d'une per- sonne qu'elle lui nomma du premier nom

LE ROMAN COMIQUE 9$

qui lui vint dans l'esprit. Don Carlos lui dit qu'elle se méprenait, qu'il n'avait jamais été à Séville, et qu'il était de Valence. Vous res- semblez extrêmement à une personne qui m'étais fort chère, lui dit Sophie, et à cause de cette ressemblance, je veux bien être de vos amis, si vous n'avez point de répuguance- à devenir des miens. La même raison, lui ré- pondit don Carlos, qui vous oblige à m'offiir votre amitié , vous aurait déjà acquis la mienne, si elle était du prix de la vôtre : vous ressemblez à une personne que j'ai longtemps aimée ; vous avez son visage et sa voix, mais vous n'êtes pas de son sexe ; et assurément, ajouta-t-il en faisant un grand soupir, vous n'êtes pas de son humeur. Sophie ne put s'em- pêcher de rougir à ces dernières paroles de don Carlos, à quoi il ne prit pas garde, à cause peut-être que ses yeux, qui commençaient àse mouilier de larmes, ne purent voir'les chan- gements du visage de Sophie. Elle en fut émue, et ne pouvant plus cacher cette émo- tion^ elle pria don Carlos de la venir voir en sa tente, ou elle allait l'attendre, et le quitta après lui avoir appris son quartier, et qu'on l'appelait dans l'armée le mestre de camp don Fernand. A ce nom-là, don Carlos eut peui de ne lui avoir pas fait assez d'honneur. II avait déjà su à quel point il était estimé de l'empereur, et que, tout inconnu qu'il était, il partageait la faveur de son maître avec les premiers de la cour. Il n'eut pas grand'peine à [trouver son quartier et sa tente, qui n'étaient iignorés de personne, et il en fut reçu autant 3ien qu'un simple cavalier pouvait l'être d'un les principaux officiers du caum. Il reconnut încore le visage de Sophie dans celui de don ?ernand, en fut plus étonné qu'il ne l'avait îté; et il le fut encore davantage du son de sa roix, qui lui entrait dans l'àme, et y renou-

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vêlait le souvenir de la personne du monde qu'il avait le plus aimée. Sophie, inconnue à. son amant, le fit manger avec elle; et après le repas, ayant fait retirer ses domestiques, et donné ordre de n'être visitée de personne, se fit redire encore une fois par ce cavalier qu'il était de Valence, et ensuite se fit conter ce qu'elle savait aussi bien que lui de leurs aven- tures communes, jusqu'au joui* qu'il avait fait dessein de l'enlever.

Croiriez-vous, lui dit don Carlos, qu'un? fille de condition, qui avait tant reçu de preu- ves de mon amour, et qui m'en 'avait tant donné de la sienne, fût sans fidélité et sans honneur, eut l'adresse de me cacher de si grands défauts, et fût si aveuglée dans son choix, qu'elle me préféra un jeune pacre que j'avais, qui l'enleva un jour devant celui que j'avais choisi pour l'enlever ?

Mais en êtes-vous bien assuré? lui dit Sophie. Le hasard est maître de toutes cho- ses, et prend souvent plaisir à confondre nos raisonnements par les succès les moins atten- dus. Votre maîtresse peut avoir été forcée à se séparer de vous, et est peut-être plus mal- heureuse que coupable.

Plût à Dieu, lui répondit don Carlos, que l'eusse pu douter de sa faute ! toutes les portes et les malheurs qu'elle m'a causés ne m'au- raient pas été difficiles à souffrir, et même je ne me croirais pas malheureux si je pouvais croire qu'elle me fût encore fidèle ; mais elle ne l'est qu'au perfide Claudio, et n'a jamais feint d'aimer le malheureux don Carios que pour le perdre.

Il paraît, par ce que vous dites, lui re- partit Sophie, que vous ne l'avez guère aimée, ae l'accuser ainsi sans l'entendre, de la pu- blier encore plus méchante que légère.

Et peut-on l'être davantage, s'écria don

LE ROHAX COMIQUE 9*

Carlos, que l'a été cette imprudente fille, lorsque, pour ne pas faire soupçonner mon page de son enlèvement, elle laissa dans sa chambre, la nuit même qu'elle diparut de chez son père, une lettre qui est de la dernière malice, et qui m'a rendu trop misérable pour n'être pas demeurée dans mon souvenir? Je veux vous la faire entendre, et vous faire ju- ger par la de quelle dissimulation cette jeune tait capable : « Vous n'avez pas me der'enure d'aimer don Carlos, après me l'avoir ordonné, un mérite aussi grand que le sien ne pouvait que me donner beaucoup d'amour; et quand l'esprit d'une jeune personne en est prévenu, l'intérêt n'y peut trouver de place» Je m'en mis donc avec celui que vous avez trouve bon que j'aimasse des ma jeunesse, et sans qui il me serait aussi impossible de vivre, que de ne mourir pas mille fois le jour avec un étranger que je ne pourrais aimer, quand il serait encore plus riche qu'il ne Test. Notre faute (si c'en est une) mérite votre pardon. Si vous nous l'accordez, nous reviendrons le re- cevoir plus vite que nous n'avons fui l'injuste violence que vous vouliez nous faire. So- phie. » Vous pouvez vous figurer, poursui- vit don Carlos, l'extrême douleur que sentirent les parents de, Sophie quand ils eurent lu cette lettre. Ils espérèrent que je serais encore, avec leur fille, caché dans Valence, ou que je n'en serais pas loin : ils tinrent leur perte secrète a tout le monde^ hormis au vice-roi, qui était leur parent ; et à peine le jour commencait-il de paraître, que la justice entra dans ma cbambre, et me trouva endormi. Je fus surpris â'uue telle visite autant que j'avais sujet de l'être ; et lorsqu'on m'eut demandé était So- phie, je demandai aussi ou elle était ; mes parties •; me firent conduire en prison . v lence.Je I >gé, et

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je ne pus rien dire pour ma défense contre la lettre de Sophie. Il paraissait par que j'avais voulu l'enlever ; mais il paraissait en- core plus que mon page avait disparu en même temps qu'elle. Les parents de Sophie la faisaient chercher, et mes amis de leurs côté faisaient toutes sortes de diligences pour dé- couvrir où ce page l'avait emmenée. C'était le seul moyen de faire voir mon innocence ; mais on ne put jamais apprendre des nou- velles de ces amants fugitifs, et mes ennemis m'accusèrent alors de la mort de l'un et de l'autre. Enfin l'injustice, appuyée de la force, l'emporta sur l'innocence opprimée. Je fus averti que je serais bientôt jugé, et que je le serais à mort. Je n'espérai pas que le ciel fît un miracle en ma faveur, et je voulus hasar- der ma délivrance par un coup de désespoir : je me joignis à des bandoliers, prisonniers comme moi, Q,t tous gens de résolution ; nous forçâmes les portes de notre prison ; et, favo- rises de nos amis, nous eûmes plus tôt gagné les montagnes les plus jproches de Valence, que le vice-roi n'en put être averti. Nous fû- mes longtemps maîtres de la campagne. L'in- fidélité de Sophie, la persécution de ses pa- rents, tout ce que je croyais que le vice roi avait fait d'injustice contre moi, et enfin la perte de mon bien, me mirent dans un tel désespoir, que je hasardai ma vie dans toutes les rencontres mes camarades et moi trou- vâmes de la résistance ; et je m'acquis par une telle réputation parmi eux, qu'ils voulu- rent que je fusse leur chef. Je le fus avec tant de succès, que notre troupe devint redoutable aux royaumes d'Aragon et de Valence, et que nous eûmes l'insolence de mettre ces pays à «contribution. Je vous fais ici une confidence bien délicate, ajouta don Carlos ; mais l'hon- neur que vous me faites et mon inclination

LE ROMAU COMIQUE 91

me donnent tellement à vous, que je veux bien vous faire maître de ma vie, en vous ré- vélant des secrets si dangereux. Enfin, pour- suivit-il, je me lassai d'être méchant : je me dérobai de mes camarades qui ne s'y atten- daient pas, et je pris le chemin de Barcelone, je fus reçu simple cavalier dans les recrues qui s'embar'quaient pour l'Afrique, et qui ont joint depuis peu l'armée. Je n'ai pas sujet d'ai- mer la vie ; et, après m'être mal servi de la mienne, je ne puis mieux l'employer que contre les ennemis de ma loi, et pour votre service, puisque la bonté que vous avez pour moi m'a causé la seule joie dont mon âme ait été ca- pable depuis que la plus ingrate fille du monde m'a rendu le plus malheureux de tous les hom- mes. Sophie inconnue prit le parti de Sophie injustement accusée, et n'oublia rien pour per- suader à son amant de ne point faire de mau- vais jugements de sa maîtresse avant que d'être mieux informé de sa faute. Elle dit au. malheureux cavalier qu'elle prenait grande part dans ses infortunes ; qu'elle voudrait de bon cœur les adoucir, et pour lui en donner des marques plus effectives que des paroles, qu'elle le priait de vouloir être à elle, e{ quand l'occasion s'en présenterait, elle em- ploierait auprès de l'empereur son crédit et celui de tous ses amis pour le délivrer de la persécution des parents de Sophie et du vice- roi de Valence.

DonCarios ne se rendit jamais à tout ce que le faux don Fernand lui put dire pour la justi- fication de Sophie ; mais il se rendit à la fin aux offres qu'il lui fit de sa table et de sa maison. Dés le jour même, cette fidèle amante paria au mestre de camp de don Carlos, et lui fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui dit être son parent, prît parti avec lui, je veux dire avec elle. Voilà notre amant infortuné au

LE BOMAN COMIQCE. I. II. 4

38 LE ROMAN COMIQUE

servies de sa maîtresse, qu'il croyait morte oa infidèle. Il se voit dès le commencement de sa servitude tout à fait bien avec celui qu'il croit son maître, et est en peine lui-même de sa- voir- comment il a pu s'en faire tant aimer en si peu de temps. Il est à la fois son intendant, son secrétaire, son gentilhomme et son confi- dent: les autres domestiques n'ont guère moins de respect pour lui que pour don Fer- nand ; et il serait sans doute heureux, se con- naissant aimé d'un maître qui lui paraît tout aimable, et qu'un secret instinct le force d'ai- mer, si Sophie infidèle ne lui revenait sans cesse à la pensée, et ne lui causait une tris- tesse que les caresses d'un si cher maître et sa fortune rendue meilleure ne pouvaient vaincre. Quelque tendresse que Sophie eût pour lui, elle était bien aise de le voir affligé, ne doutant point qu'elle ne fût la cause de son affliction. Elle lui parlait si souvent de Sophie, et justifiait quelquefois avec tant d'emportement, et même de colère et d'ai- greur, celle que don Carlos n'accusait pas moins que d'avoir manqué à sa fidélité et à son honneur, qu'enfin il vint à croire que ce don Fernana, qui le mettait toujours sur le même sujet, avait peut-être été autrefois amoureux de Sophie, et peut-être l'était en- core.

La guerre d'Afrique s'acheva de la façon qu'on le voit dans l'histoire. L'empereur la fît depuis en Allemagne, en Italie, en Flandre et en divers lieux. Notre guerrière, sous le nom de don Fernand, augmenta sa réputation de vaillant et expérimenté capitaine, par plu- sieurs actions de valeur et de conduite, quoi- que la dernière de ces qualités ne se rencontre que rarement dans une personne aussi jeune que le sexe de cette vaillante fille la faisait paraître. L'empereur fut obligé d'aller en Flan-

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dre, et de demander au roi de France passage par ses Etats. Le grand roi qui régnait alors voulut surpasser en générosité' et en franchise un mortel ennemi, qui l'avait toujours sur- monté en bonne fortune, et n'en avait pas tou- jours bien usé. Charles -Quint fut reçu dans Paris comme s'il eût été roi de France. Le beau don Fernand fut du petit nombre des personnesA de qualité qui l'accompagnèrent; et si son maître eut fait un plus long- séjour dans la cour du monde la plus galante, cette belle Espagnole, prise pour un homme, eut donné de l'amour a beaucoup de dames françaises, et de la jalousie aux plus accomplis de nos cour- tisans. Cependant le vice-roi de Valence mou- rut en Espagne. Don Fernand espéra assez de son mérite et de l'affection que lui portait son maître, pour oser lui demander une si impor- tante charge, et il l'obtint sans qu'elle lui fût enviée. D fit savoir le plus tôt qu'il put le bon succès de sa prétention à don Carlos, et lui fit espérer qu'aussitôt qu'il aurait pris possession de sa vice-royauté de Valence, il ferait sa paix avec les parents de Sophie, obtiendrait sa grâce de l'empereur, pour avoir été chef de bandoliers, et même essayerait de le remettre dans la possession de son bien, sans cesser de lui en faire dans toutes les occasions qui s'en présenteraient. Don Carlos eût pu recevoir quelque consolation de toutes ces belles pro- messes si le malheur de son amour lui eût permis d'être consolable.

L'empereur arriva en Espagne, et alla droit à Madrid, et don Fernand alla prendre pos- session de son gouvernement. Des le jour qui suivit celui de son entrée dans Valence, les parents de Sophie présentèrent requête contre don Carlos, qui faisait auprès du vice-roi la charge d'intendant de sa maison, et de secré- taire de ses commandements. Le vice-roi pro-

100 LE ROMAN COMIQUE

mit de leur rendre justice, et à don Carlos de protéger son innocence. On fit de nouvelles informations contre lui. On fit ouïr des té- moins une seconde fois; et enfin les parents de Sophie, animés par le regret qu'ils avaient de la perte de leur fille, et par un désir de vengeance qu'ils croyaient légitime, pressèrent si fort l'affaire, qu'en cinq ou six jours elle fut en état d'être jugée.A Ils demandèrent au vice- roi que l'accusé entrât en prison : il leur donna sa parole qu'il ne sortirait pas de son hôtel, et leur marqua un jour pour le juger.

La veille de ce jour fatal, qui tenait en sus- pens,toute la ville de Valence, don Carlos de- manda une audience particulière au vice-roi, âui la lui accorda. Il se jeta à ses pieds, et lui it ces paroles :

C'est demnin, monseigneur, que vous de- vez faire connaître à tout le monde que je suis innocent. Quoique les témoins que j'ai fait ouïr me déchargent entièrement du crime dont on m'accuse, je viens encore jurer à Votre Altesse, comme si j'étais devant Dieu, que non-seulement je n'ai pas enlevé Sophie, mais que, le jour avant celui qu'elle fut enle- vée, je ne la vis point, je n'eus point de ses nouvelles, et n'en ai pas eu depuis. Il est vrai gue je devais l'enlever; mais un malheur, qui jusqu'ici m'est inconnu, la fit disparaître, ou pour ma perte, ou pour la sienne.

C'est assez, don Carlos, lui dit leA vice- roi, va dormir en repos. Je suis ton maître et ton ami, et mieux informé de ton innocence que tu ne penses; et quand j'en pourrais dou- ter, je serais obligé à n'être pas exact à m'en éclaircir, puisque tu es dans ma maison et de ma maison, et que tu n'es venu ici avea moi que sous la promesse que je t'ai faite de te protéger.

Don Carlos remercia un si obligeant maître

LE ROMAN COMIQOE 101

de toute son éloquence; il s'alla coucher; et Timpatience qu'il eut de se voir bientôt ab- sous ne lui permit pas de dormir. Il se leva aussitôt que le jour parut, et, propre et paré plus qu'a l'ordinaire, se trouva au lever de son maître : mais, je me trompe, il n'entra dans sa chambre qu'après qu'il fut habillé; car depuis que Sophie avait déguisé son sexe, la seule Dorothée, déguisée comme elle, et la confidente de son déguisement, couchait dans sa chambre, et lui rendait tous les services qui. renlus par un autre, eussent pu lui don- ner connaissance de ce qu'elle voulait tenir si caché. Don Carlos entra donc dans la chambre du vice-roi quand Dorothée l'eut ouverte à tout le monde; et le vice-roi ne le vit pas plu- tôt qu'il lui reprocha qu'il s'était levé bien matin, pour un homme accusé qui voulait se faire croire innocent; et lui dit qu'une per- sonne qui ne dormait point devait sentir sa conscience chargée. Don Carlos lui répondit, un peu troublé, que la crainte d'être convaincu ne l'avait pas tant empêché de dormir, que l'espérance de se voir bientôt à couvert des poursuites de ses ennemis, par la bonne jus- tice que lui rendrait Son Altesse.

Mais vous êtes bien paré et bien galant, lui dit encore le vice-roi, et je vous trouve bien tranquille le jour que l'on doit délibérer sur votre vie. Je ne sais plus ce que je dois croire du crime dont on vous accuse. Toutes les fois que nous nous entretenons de Sophie, vous en parlez avec moins de chaleur et plus d'indiffé- rence que moi : on ne m'accuse pourtant pas, comme vous, d'en avoir été aime et de l'avoir tuée; peut être aussi le jeune Claudio, iurqui vous voulez faire tomber l'accusation de son enlèvement... Vous me dites que vous l'avez aimée, continua le vice-roi, et vous vivez après l'avoir perdue! et vous n'oubliez rien pour

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vous voir absous et en repos, vous qui devriez haïr la vie, et tout ce qui pourrait vous la faire aimer ! Ah ! inconstant don Carlos, il faut bien qu'un autre amour vous ai fait oublier celui que vous deviez conserver à Sophie perdue, si vous l'aviez véritablement aimée quand elle était tout à vous et osait tout faire pour vous.

Don Carlos, demi-mort à ces paroles du vice- roi, voulut y répondre ; mais il ne le lui per- mit pas.

Taisez-vous, lui dit-il d'un visage sévère, et réservez votre éloquence pour vos juges ; car pour moi je n'en serai pas surpris, et je n'irai pas, pour un de mes domestiques, donner à l'empereur mauvaise opinion de mon équité. Et cependant, ajouta le vice-roi en se tour- nant vers le capitaine de ses gardes, que l'on s'assure de lui; qui a rompu sa prison peut bien manquer à la parole qu'il m'a donnée de ne point cnercher son impunité dans la fuite.

On ôta aussitôt l'épée à don Carios, qui fit grande pitié à tous ceux qui le virent environ- né de gardes, pâle et défait, et qui avait bien de la peine à retenir ses larmes.

Pendant que le pauvre gentilhomme se re- pent de ne s'être pas assez défié de l'esprit changeant des grands seigneurs, ses juges, qui devaient le juger, entrèrent dans la cham- bre, et prirent leurs places, après que le vice- roi eut pris la sienne. Le comte italien, qui était encore à Valence, et le père et la mère de Sophie, parurent et produisirent leurs té- moins contre l'accusé, qui était si désespéré de son procès, qu'il n'avait quasi pas le courage de répondre On lui fit reconnaître les lettres qu'il avait autrefois écrites à Sophie; on lui confronta les voisins et les domestiques de la maison de Sophie ; et enfin on produisit con- tre lui la lettre qu'elle avait laissée dans sa

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chambre, le jour que l'on prétendait qu'il l'a- vait enleve'e.

L'accusé fit ouïr ses domestiques, qui té- moignèrent d'avoir vu coucher leur maître; mais ii pouvait s'être levé après avoir fait semblant de s'endormir. Il jurait bien qu'il n'avait pas enlevé Sophie, et représentait aux juges qu'il ne l'aurait pas enlevée pour se sé- parer d'elle; mais on ne l'accusait pas moins que de l'avoir tuée, et le page aussi, le confi- dent de son amour. Il ne restait plus qu'à le juger, et il allait être condamné tout d'une voix, quand le vice-roi le fit approcher, et lui dit :

Malheureux don Carlos! tu peux bien croire, après toutes les marques d'affection que je t'ai données, que si je t'eusse soupçon- né d'être coupable du crime dont on t'accuse, je ne t'aurais pas amené à Valence. Il m'est impossible de ne te pas condamner, si je ne veux commencer l'exercice de ma charge par une injustice ; et tu peux juger du déplaisir que j'ai de ton malheur, par les larmes qui m'en viennent aux veux. On pourrait re- chercher d'accord tes parties, si elles étaient de moindre qualité, ou moins animées à ta perte. Enfin, si Sophie ne paraît elle-même

Eour te justifier, tu n'as qu'à te préparer à ien mourir.

Carlos, désespéré de son salut, se jeta aux pieds du vice -roi, et lui dit :

Vous vous souvenez bien, monseigneur, qu'en Afrique, et dès le temps que j'eus l'hon- neur d'entrer au service de Votre Altesse, et toutes les fois qu'elle m'a engagé au récit en- nuyeux de mes infortunes, que je les lui ai toujours contées d'une même manière; et elle doit croire qu'en ce pays-là, et partout ail- leurs, je n'aurais pas avoué à un maître qui me faisait l'honneur de m'aimer ce que j'au-

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rais nier ici devant un juge. J'ai toujours dit la vérité à Votre Altesse, comme à mon Dieu, et je lui dis encore que j'aimai, que j'a- dorai Sophie.

Dis que tu l'abhorres, ingrat ! interrom* pit le vice-roi, surprenant tout le monde.

Je l'adore, reprit don Carlos, fort étonné de ce que le vice-roi venait de dire. Je lui ai promis de l'épouser, continua-t-il, et je suis convenu avec elle de remmener à Barcelone. Mais si je l'ai enlevée, si je sais elle se ca- che, je veux qu'on me fasse mourir de la mort la plus cruelle. Je ne puis l'éviter; mais je mourrai innocent, si ce n'est mériter la mort que d'avoir aimé plus que ma vie une fille in- constante et perfide.

Mais, s'écria le vice-roi, le visage furieux, que sont devenus cette fille et ton page? Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous terre ?

Le page était galant, lui répondit don Carlos, elle était belle; il était homme, elle était femme.

Ah ! traître, lui dit le vice-roi, que tu dé- couvres bien ici tes lâches soupçons, et le peu d'estime que tu as eue pour la malheureuse Sophie! Maudite soit la femme qui se laisse aller aux promesses des hommes, et qui s'en fait mépriser par sa trop facile croyance! Ni Sophie n'était point une femme de vertu com- mune, méchant! ni ton page Claudio un homme. Sophie était une fille constante, et ton page une fille perdue, amoureuse de toi., et qui t'a volé Sophie, qu'elle trahissait comme une rivale. Je suis Sophie, injuste amant, amant ingrat ! je suis Sophi3, qui ai souffert des maux incroyables pour un homme qui ne méritait pas d'être aimé, et qui m'a cru capa- ble de la dernière infamie.

Sophie n'en put pas dire davantage : Son

LE ROMA* COMIQUE 105

père, qui la reconnut, la prit entre ses bras, sa mère se pâma d'un côté, et don Carlos de l'autre. Sophie se débarrassa des bras de son père, pour courir aux deux personnes éva- nouies , qui reprirent leurs esprits , tandis qu'elle était en suspens à qui des deux eiie courrait. Sa mère lui mouilla le visage de larmes, elle en mouilla celui de sa mère. Elle embrassa avec toute la tendresse imaginable son cher don Carlos, qui pensa s'en évanouii encore. Il tint pourtant bon pour ce coup- et n'osant pas encore baiser Sophie de toute sa force, il s'en dédommagea sur ses mains, qu'il baisa mille fois l'une après l'autre. Sophie pouvait à peine suffire à toutes les embrassa- des et à tous les compliments qu'on lui fit. Le comte italien, en faisant le sien comme les autres, voulut lui parler des prétentions qu'il avait sur elle, comme lui avant été promise par son père et par sa mère. Don Carlos, qui l'entendit, en lâcha une des mains de Sophie, qu'il baisait alors avidement, et portant la Sienne à son épée, qu'on venait de lui rendre se mit dans une posture qui fit peur a tout le monde; et jurant à faire abîmer la ville de Valence, fit bien connaître que toutes les puis- sances humaines ne lui ôreraient pas Sophie, si elle-même ne lui défendait de songer da- vantage à elle. Mais elle déclara qu'elle n'au- rait jamais d'autre mari que son cher don Carlos, et conjura son père et sa mère de le trouver bon, ou de se résoudre â la voir en- fermer dans un couvent pour toute sa vie. Ses parents lut laissèrent la liberté de choisir tel mari qu'elle voudrait ; et le comte italien, dès le jour même, prit la poste pour l'Italie, ou pour tout autre pays ou il voulut aller. Sophie conta toutes ses aventures, qui furent admirées de tout le monde. Un courrier alla porter la nouvelle de cette grande merveille à

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l'empereur, qui conserva à don Carlos, après qu'il aurait épousé Sophie, la vice-royauté de Valence et tous les bienfaits que cette vail- lante fille avait mérités sous le nom de don Fernand; et donna à ce bienheureux amant une principauté, dont ses descendants jouis- sent encore. La ville de Valence fit la dépense des noces, avec toute sorte de magnificence; et Dorothée, qui reprit ses habits de femme en même temps que Sophie, fut mariée en même temps qu'elle avec un cavalier proche parent de don Carlos.

XV. Effronterie du sieur de la Rappinière.

Le conseiller de Rennes achevait de lire sa nouvelle quand la Rappinière arriva dans l'hôtellerie. Il entra en étourdi dans la cham- bre où on lui avait dit qu'était M. de la Ga- rouffière-^mais son visage épanoui se changea visiblement quand il vit Destin dans un coin de la chambre, et son valet, qui était aussi défait et effrayé qu'un criminel que l'on juge. La Garouffiére ferma la porte de la chambre par dedans et ensuite demanda au brave la Rappinière s'il ne devinait pas bien pourquoi il l'avait envoyé quérir.

N'est-ce pas à cause d'une comédienne dont j'ai voulu avoir ma part? répondit en se riant le scélérat.

Comment, votre part? lui dit la Garouf- fière, prenant un visage sérieux : sont- ce les discours d'un iuge comme vous êtes, et avez-vous jamais fait pendre de si méchant homme que vous ?

La Rappinière continua de tourner la chose en raillerie et de la vouloir faire passer pour un tour de bon compagnon, mais le sénateur le prit toujours d'un ton si sévère, qu'enfin

LE ROMAN COMIQUE 107

il avoua son mauvais dessein, et en fit de mauvaises excuses à Destin, qui avait eu be- soin de toute sa sagesse pour ne se pas faire raison d'un homme qui avait voulu l'offenser si cruellement, après lui être oblige de la vie, comme on l'a pu voir au commencement de ces aventures comiques. Mais il avait encore à démêler avec cet inique prévôt une autre af- faire, qui lui était de grande importance, et qu'il avait communiquée à M. de la Garouf- fière, qui lui avait promis de lui faire avoir raison de ce méchant homme. Quelque peine que j'aie prise à bien étudier la Rappinière, je n'ai jamais pu découvrir s'il était moins mé- chant envers Dieu qu'envers les hommes, et moins injuste envers son prochain que vicieux en sa personne. Je sais seulement avec certi- tude que jamais homme n'a eu plus de vices ensemble, et dans un degré plus éminent. Il avoua qu'ij avait eu envie d'enlever mademoi- selle de l'Etoile, aussi hardiment que s'il se fiit vanté d'une bonne action; et il dit effronté- ment au conseiller et au comédien que jamais il n'avait moins douté du succès d'une pareille entreprise :

Car, continua-t-il en se tournant vers Destin, j'avais gagné votre valet; votre sœur avait donné dans le panneau; et, pendant vous venir trouver je lui avais fait dire que vous étiez blessé, elle n'était pas à deux lieues de la maison je l'attendais, quand je ne sais qui diable l'a ôtée à ce grand sot qui me l'a- menait, et qui m'a perdu un bon cheval, après s "être bien fait battre.

Destin pâlissait de colère, et quelquefois aussi rougissait de honte, de voir de quel front ce scélérat osait lui parler à lui-même de l'offense qu'il avait voulu lui faire, comme s'il lui eût conté une chose indifférente. La Ga- roumére s'en scandalisait aussi, et n'avait pas

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une moindre indignation contre un si dange- reux homme.

Je ne sais pas, lui dit-il, comment vous osez nous apprendre si franchement les cir- constances d'une mauvaise action, pour la- quelle M. Destin vous aurait donné cent coups si je ne l'en eusse empêché. Mais je vous avertis qu'il pourra bien le faire encore, si vous ne lui restituez une boîte de diamants que vous lui avez autrefois volée dans Paris, dans le temps que vous y tiriez la laine. Do- guin, votre complice alors, et depuis votre valet, lui a avoué en mourant que vous l'aviez encore; et moi, je vous déclare que si vous faites la moindre difficulté de la rendre, vous m'avez pour aussi dangereux ennemi que je vous ai été utile protecteur.

La Rappiniére tut foudroyé de ce discours, à quoi il ne ^'attendait pas. Son audace à nier absolument une méchanceté qu'il avait faite lui manqua au besoin : il avoua, en bégayant comme un homme qui se trouble, qu'il avait cette boîte au Mans, et promit de la rendre, avec des serments exécrables qu'on ne lui de- mandait point, tant on faisait peu de cas de tous ceux qu'il eût pu faire. Ce fut peut-être une des plus ingénues actions qu'il fit de sa vie, et encore n'était-elle pas nette : car il est bien vrai qu'il rendit la boîte, comme il l'avait promis ; mais il n'était vrai qu'elle fût au Mans, puisqu'il l'avait sur lui à l'heure même, à dessein d'en faire présent à mademoiselle de l'Etoile, en cas qu'elle n'eût pas voulu se donner à lui pour peu de chose. C'est ce qu'il confessa en particu- lier à M. de la Garouffière, dont il voulut par regagner les bonnes grâces, lui met- tant entre les mains cette boîte de portraits, nour en disposer comme il lui plairait. Elle était composée de cinq diamants d'un prix

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considérable. Le père de mademoiselle de l'E- toile y était peint en émail ; et le visage de cette belle fille avait tant de rapport à ce por- trait que cela seul pouvait suffire pour la faire reconnaître a son père. Destin ne savait comment remercier assez M. de la Garouf- fière, quand il lui donna la boîte de diamants. Il se voyait par exempté d'avoir à se la faire rendre par force de la Rappinière, qui ne sa- vait rien moins que de restituer, et qui eût pu se prévaoir contre un pauvre comédien de sa charge de prévôt, qui est un dangereux bâton entre les mains d'un méchant homme. Quand cette boîte fut ôtée à Destin, il en avait eu un déplaisir très-grand, qui s'augmenta encore par celui qu'en eut la mère la l'Etoile, qui gardait chèrement ce bijou, comme un gage de l'amitié de son mari. On peut donc aisément se figurer qu'il eut une extrême joie de l'avoir recouvrée. Il alla en faire part à la l'Etoile, qu'il trouva chez la sœur du curé du bourg, en la compagnie d'Angélique et de Léandre. Ils délibérèrent ensemble de leur re- tour au Mans, qui fut résolu pour le lende- main. M. de la Garouffière leur offrit un car- rosse, qu'ils ne voulurent pas prendre. Let comédiens et les comédiennes soupérent avee M. de la Garouffière et sa compagnie.

On se coucha de bonne heure <1ans l'hôtelle* rie ; et, des le point du jour, Destin et Léan- dre, chacun sa maîtresse en croupe, prirent le chemin du Mans, Ragotin, la Rancune et l'Olive étaient déjà retournés. M. de la Garouf- fière fit cent offres de services à Destin. Pour la Bouviilon. elle fit la malade plus qu'elle ne Tétait, afin de ne point recevoir l'adieu du co- médien, dont elle n'était pas satisfaite.

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XVI. Disgrâce de Ragotin.

Les deux comédiens qui retournèrent au Mans avec Ragotin furent détournés du droit chemin par le petit homme, qui voulut les traiter clans une petite maison de campagne qui était proportionnée à sa petitesse.

Quoiqu'un fidèle et exact historien soit obligé à particulariser les accidents importants de son histoire et les lieux ils se sont pas- sés, je ne vous dirai pas au juste en quel en- droit de notre hémisphère était la maison- nette où Ragotin mena ses confrères futurs, que j'appelle ainsi parce qu'il n'était point en- core reçu dans l'ordre vagabond des comé- diens de campagne. Je vous dirai donc seule- ment que la maison était au deçà du Gange, et n'était pas loin de Sillé le Guillaume.

Quand il y arriva, il la trouva occupée par une compagnie de bohémiens, qui, au grand déplaisir de son fermier, s'y étaient arrêtés, sous prétexte que la femme du capitaine avait été pressée d'accoucher; ou plutôt par la facilité que ces voleurs espérèrent de trou- ver à mander impunément des volailles d'une métairie écartée du grand chemin. D'abord Ra- gotin se fâcha en petit homme fort colère, me- naça les bohémiens du prévôt du Mans, dont il se "dit allié, à cause qu'il avait épousé une Por- tail ; et là-dessus il fit un long discours pour apprendre aux auditeurs de quelle façon les Portails étaient parents des Ragotins*, sans que son long discours apportât aucun temué- rament à sa colère immodérée, et l'empêchât de jurer scandaleusement. Il les menaça au s- i du lieutenant de prévôt la Rappinière,*au nom duquel tout genou fléchissait. Mais le capi taine bohème le fit enrager à force de lui par 1er civilement, et fut assez effronté pour 1

LE BOMAN CCOTQÏTE lil

louer de sa "bonne mine, qui sentait son homme de qualité, et qui ne le faisait pas peu renentir d'être entré par ignorance dans son château ('c'est ainsi que le scélérat appela sa maisonnette, qui n'était fermée que de haies). Il ajouta encore que la dame en mal d'enfant serait bientôt délivrée du sien, et que la petite troupe délogerait, après avoir payé à son fermier ce qu'il ieur avait fourni pour eux et pour leurs bêtes. Ragotin se mourait de dépit de ne pouvoir trouver à quereller avec un homme qui lui riait au nez, et lui fai- sait mille révérences : mais ce flegme du bo- hémien allait enfin échauffer la bile de Rago- tin, quand la Rancune et le frère du capitaine se reconnurent pour avoir été autrefois grands camarades; et cette reconnaissance fit "grand bien à Ragotin, qui allait sans doute s'enga- ger dans une mauvaise affaire, pour l'avoir §rise d'un ton trop haut. La Rancune le pria one de s'apaiser; ce qu'il avait grande envie de faire, et ce qu'il eût fait de iui-même si son orgueil naturel eût pu y consentir.

Dans ce même temps, la dame bohémienne accoucha d'un garçon. La joie en fut grande dans la petite troupe, et le capitaine pria à souper les comédiens et Raaotin, qui avait déjà lait tuer des poulets pour en faire une fricassée. On se mit à table. Les bohémiens avaient des perdrix et des lièvres qu'ils avaient pris à la chasse, et dev. l'Inde

et autant de cochons de lait qu'ils avaient vck lés ; ils avaient aussi un jambon, des langues de bœuf; et on entama un pâté de lièvre, dont la croûte même fut mangée par quatre ou cincj bohémillons qui servirent a table Ajoutez a cela la fricassée de six poulets de R gotin, et vous avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise chère. Les convives, outre les comédiens, étaient au nombre de neuf, tous bons dan-

512 LE ROMAN COMIQUE

Éeurs, et encore meilleurs larrons. On com- mença les santés par celles du roi et de mes- sieurs les princes, et on but en général à celle te tous les bons seigneurs qui recevaient dans leurs villages les petites troupes. Le capitaine

Ïria les comédiens de boire a la mémoire de éfnnt Charles Dodo, oncle de la dame accou- thée, et qui fut pendu pendant le siège de la Jtochelle, par la trahison du capitaine la Orave. On fit de grandes imprécations contre ce capitaine faux-frère, et contre tous les pré- vôts; et on fit une grande dissipation du vin de Ragotin, dont la vertu fut telle, que la dé- bauche fut sans noise, et que chacun des con- viés, sans même en excepter le misanthrope la Rancune, fit des protestations d'amitié à son voisin, le baisa avec tendresse, et lui mouilla le visage de larmes. Ragotin fit tout à fait bien les honneurs de sa maison, et but comme une éponge.

Après avoir bu toute la nuit, ils devaient vraisemblablement se coucher quand le soleil se leva : mais ce même vin qui les avait ren- dus si tranquilles buveurs leur inspira à tous, en même temps un esprit de séparation, si j'ose ainsi dire. La caravane fit ses paquets, non sans y comprendre quelques guenilles du fermier de Ragotin; et le joli seigneur monta sur son mulet, et, aussi sérieux qu'il avait été emporté pendant le repas, prit le chemin du Mans, sans se mettre en peine si la Rancune et l'Olive le suivaient, et n'ayant d'attention qu'à sucer une pipe à tabac qui était vide il y avait plus d'une heure. Il n'eut pas fait demi- lieue, toujours suçant sa pipe vide, qui ne lui rendait aucune fumée, que celles du vin l'é- tourdirent tout à coup : il tomba de son mu- let, qui retourna avec beaucoup de prudence à la métairie d'où il était parti ; et pour Ra- gotin, après quelques soulèvements de son es-

LE ROMAN COMIQUE 113

tomac trop chargé* qui fit ensuite parfaite- ment son devoir, il s'endormit au milieu du chemin.

Il n'y avait pas long-temps qu'il dormait, ronflant comme une pédale d'orgue, quand un homme nu (comme on peint notre premier père), mais effroyablement barbu, sale et cras- seux, s'approcha de lui , et se mit à le désha- biller. Cet homme sauvage fit de grands efforts pour ôter à Ragotin les bottes neuves que la Rancune s'était appropriées dans une hôtel- lerie, en supposant que c'étaient les siennes, de la manière que je vous l'ai contée en quelque endroit de cette véritable histoire ; et tous ces efforts, qui eussent éveillé Ragotin s'il n'eût pas été mort-ivre, comme on dit, et qui l'eus- sent fait crier comme un homme que l'on tire à quatre chevaux, ne firent d'autre effet que de le traîner à écorche-cul la longueur de sept ou huit pas. Un couteau tomba de la poche du beau dormeur; ce vilain homme s'en saisit; et, comme s'il eût voulu éeorcher Ragotin. il lui fendit sur la peau sa chemise, ses bottes, et tout ce qu'il eut de la peine a lui ôter de des- sus le corps ; et ayant fait un paquet de toutes les hardes de l'ivrogne dépouillé, l'emporta, fuyant comme un loup avec sa proie.

Nous laisserons courir avec son butin cet homme qui était le même fou qui avait autre- fois fait si grand'peur à Destin, quand il com- mença la quête de mademoiselle Angélique; et nous ne quitterons point Ragotin, qui ne veille pas, et qui a grand besoin d'être reveil- lé. Son corps nu exposé au soleil fut bientôt couvert et piqué de mouches et de mouche- ions de différentes espèces, dont pourtant il ne fut point éveillé; mais il le fut quelque temps après par une troupe de paysans qui conduisaient une charrette. Le corps nu de Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la

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vue, qu'ils s'écrièrent : * Le voilà ! » Et s'ap- prochant de lui avec le moins de bruit qu'ils purent, connue s'ils eussent eu peur de l'éveil- ler, ils s'assurèrent de ses pieds et de ses mains, qu'ils lièrent avec de grosses cordes; et, l'ayant ainsi garrotté, le portèrent dans leur charrette qu'ils firent aussitôt partir avec au- tant deA hâte qu'en a un galant qui enlève une maîtresse contre son gré et celui de ses parents.

Ragotin était si ivre, que toutes les violences qu'on lui fit ne purent l'éveiller, non plus que les rudes cahots de la charrette, que ces paysans faisaient aller fort vite, et avec tant de préci- pitation qu'elle versa dans un mauvais pas, pleine d'eau et de boue ; et Ragotin, par con- séquent, versa aussi. La fraîcheur du lieu il tomba, dont le fond avait quelques pierres, ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle de sa chute, l'éveillèrent. L'état surprenant il se trouva l' étonna furieusement : il se voyait lié pieds et mains, et tomba dans la boue il se sentait la tête étourdie de son ivresse et de sa chute, et ne savait que juger de trois ou quatre paysans qui le relevaient, et d'autant d'autres qui relevaient une charrette. Il était si enrayé de son aventure, que même il ne parla pas en si beau sujet, lui qui était grand parleur de son naturel ; et un moment après il n'eût pu parler à personne, quand il l'eût voulu ; car les paysans, ayant tenu ensemble un conseil secret, délièrent le pauvre petit homme des pieds seulement ; et au lieu de lui en dire la raison, ou de lui en faire quelque civilité, observant entre eux un grand si- lence, tournèrent la charrette du côté qu'elle était venue, et s'en retournèrent avec autant de précipitation qu'ils en avaient eu à venir là. Le lecteur discret est peut-être en peine de savoir ce que les paysans voulaient à Ra-

LE ROMAN COjUQUE 1Î5

gotin, et pourquoi ils ne lui firent rien. L'af- faire est assurément difficile à deviner, et ne se peut savoir à moins que d'être révélée : et pour moi, quelque peine que j'y aie prise, et après y avoir employé tous mes amis, je ne l'ai sue depuis peu de temps que par hasard, et lorsque je l'espérais le moins, de la façon que je vais vous le dire.

Un prêtre du bas Maine, un peu fou, mélan- colique, qu'un procès avait fait venir à Paris, en attendant que son procès fut en état d'être jugé, voulut faire imprimer quelques pensées creuses qu'il avait eues sur l'Apocalypse. Il était si fécond en chimères et si amoureux des dernières productions de son esprit, qu'il en haïssait les vieilles, et ainsi pensa faire enrager un imprimeur, à qui il faisait vingt fois refaire une même feuille. Il fut obligé par d'en changer souvent; et enfin il s'était adressé à celui qui a imprimé le présent livre chez qui il lut une fois quelques feuilles qui parlaient de cette même aventuré que je vous raconte. Ce bon prêtre en avait plus de con- naissance que moi, ayant su des mêmes pay- sans qui enlevèrent Kagotin de la façon que je vous ai dit, le motif de leur entreprise, qus je n'avais pu savoir. Il connut donc d'abord l'histoire était défectueuse, et en ayant donné connaissance à mon imprimeur, qui en fut fort étonné (car il avait cru comme Deau- coup d'autres, que mon roman était un livre fait à plaisir), il ne se fit pas beaucoup prier par l'imprimeur pour me venir voir, rappris alors du véritable Manceau, que les paysans qui lièrent Ragotin endormi étaient les pro- ches parents du pauvre fou qui courait les champs, que Destin avait rencontré de nuit, et qui avait dépouillé Ragotin en plein jour. Ils avaient fait dessein d'enfermer leur parent, iavaient souvent essayé de le faire et avaient

116 LE ROMAX COMIQUE

souvent été bien battus parle fou, qui était un fort et puissant homme. Quelques personnes du village, qui avaient vu de loin reluire au soleille corps de Ragotin, le prirent pour le fou endormi: n'ayant osé en approcher, de peur d'être battus, ils en avaient averti ces paysans, qui vinrent avec toutes les précautions que vous avez vues, prirent Ragotin sans le connaître, et, l'ayant reconnu pour n'être pas celui qu'ils cherchaient, le laissèrent les mains liées, afin qu'il ne pût rien entreprendre contre eux. Les mémoires que j'eus de ce prêtre me donnè- rent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il me ren- dit un grand service, mais je ne lui en rendis pas un petit en lui conseillant en ami de ne pas faire imprimer son livre, plein de visions ridicules. Quelqu'un m'accusera peut-être d'avoir conté ici une particularité fort inutile; un autre louera beaucoup ma sincérité.

Retournons à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la bouche sèche, la tête pesante et les mains liées derrière le dos. Il se leva le mieux qu'il put ; et avant porté sa vue de part et d'autre, le plus loin qu elle put s'étendre, sans voir ni maisons, ni homme, il prit le premier chemin battu qu'il trouva, bandant tous les ressorts de son esprit pour voir clair dans son aventure. Ayant les mains liées, il recevait une furieuse incommodité de quel- ques moucherons opiniâtres, qui s'attachaient par malheur aux parties de son corps ses mains garrottées ne pouvaient aller, et l'obli- geaient quelquefois à se coucher par terre, pour s'en délivrer en les écrasant, ou en leur taisant quitter prise. Enfin, il attrapa un che- min creux, revêtu de haies et plein d'eau, et ce chemin allait au gué d'une petite rivière. Il s'en réjouit, faisant état de se laver le corps qu'il avait plein de boue : mais en approchant du gué, il vit un carrosse versé, d'où le co-

LE ROMÀX COMIQUE 117

cher et un paysan tiraient, par les exhorta- tions d'un vénérable homme d'église, cinq ou six religieuses fort mouillées. C'était la vieille abbesse d'Estival, qui revenait du Mans, où' une affaire importante l'avait fait aller, et qui, par la faute de son cocher, avait fait naufrage.

L'abbesse et les religieuses tirées du car- rosse aperçurent de loin la figure nue de Ra- gotin, qui venait droit à elles, dont elles fu- rent fort scandalisées, et encore plus qu'elles père Giflot, le directeur discret de l'abbaye. Il fit tourner vitement le dos aux bonnes nîères, de peur d'irrégularité, et cria de toute sa force à Ragotin qu'il n'approchât pas de plus prés. Ragotin poussa toujours en avant, et commença d'enfiler une longue planche qui était 'pour la commodité des gens de pied», et ptre Giflot vint au-devant de lui suivi du cocher et du paysan, et douta d'abord s'il de- vait l'exorciser, tant il trouvait sa fio-ure dia- bolique. Enfin il lui demanda qui il était, d'où il venait, pourquoi il était nu, pourquoi il avait les mains liées; et lui fit toutes ces ques- tions-là avec beaucoup d'éloquence, ajustant à ses paroles le ton de la voix et l'action des mains. Ragotin lui répondit incivilement :

Qu'en avez-vous à faire?

Et, voulant passer outre sur la planche, il poussa si runement le révérend père Giflot, qu'il le fit choir dans l'eau. Le bon prêtre en- traîna avec lui le cocher, le cocher le paysan; et Ragotin trouva leur manière de tomber dans l'eau si divertissante, qu'il en éclata de rire. Il continua son chemin vers les religieuses, qui, le voile baissé, lui tournèrent le dos en naie, ayant toutes le visage tourné vers la campagne. Ragotin eut beaucoup d'indifférence pour les visages des religieuses, et passait outre, pensant en être quitte, ce que ne pen-

Î18 LE ROMAN COMIQUE

sait pas le père Giflot. Il suivit Ragotin, se- condé du paysan et du cocher, qui, le plus en colère des trois, et déjà de mauvaise humeur, à cause que madame l'abbesse l'avait grondé, se détacha du gros, joignit Ragotin, et à grauds coups de fouet se vengea sur la peau d' autrui de l'eau qui avait mouillé la sienne. Ragotin n'attendit pas une seconde décharge ; il' s'enfuit comme un chien qu'on fouette, et le cocher, qui n'était pas satisfait d'un seul coup de fouet, le fit hâter d'aller à plusieurs autres, qui tous tirèrent le sang de la peau du fustigé. Le père Giflot, quoique essoufflé d'avoir couru, ne se lassait pas de crier : « Fouettez, fouettez! » de toute sa force; et la cocher de toute la sienne redoublait ses coups sur Ragotin, et commençait à s'y plaire, quand un moulin se présenta au pauvre homme comme un asile. Il y courut, ayant toujours son bourreau à ses trousses; et, trouvant la porte d'une basse-cour ouverte, y entra, et y fut reçu d'abord par un mâtin qui le prit aux fesses*: il en jeta des cris douloureux, et ga- gna un jardin ouvert avec tant de précipita- tion, qu'il renversa six ruches de mouches à miel qui étaient posées à l'entrée ; et ce fut le comble de ses infortunes. Ces petits élé-

§hans ailés, pourvus de proboscides et armés 'aiguillons, s'acharnèrent sur ce petit corps nu, qui n'avait point de mains pour se défen- dre, et le blessèrent d'une horrible manière. E en cria si haut, que le chien qui le mordait s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt des mouches. Le cocher impitoyable fit comme le chien ; et le père Giflot, à qui la colère avait fait oublier pour un temps la charité, se re- pentait d'avoir été trop vindicatif, et alla lui- même hâter le meunier et ses gens, qui, à son gré, venaient trop lentement au secours d'un homme qu'on assassinait dans leur jardin. Le

IL ROMAN COMIQUE 119

meunier retira Ragotin d'entre les glaives pointus et venimeux de ces ennemis violents ; et, quoiqu'il fut enragé de la chute de ses ru- ches, il ne laissa pas d'avoir pitié du miséra- ble. Il lui demanda diable il se venait four- rer nu et les mains liées entre ±es paniers à mouches. Mais, quand Raorotin eût voulu lui répondre, il ne l'eut pu, dans l'extrême dou- leur qu'il sentait par tout son corps. Un petit ours nouveau-né qui n'a point encore été léché de sa mère est plus formé en sa figure oursine que ne le fut Ragotin en sa figure hu- maine après que les piqûres des mouches l'eurent enflé depuis les pieds jusqu'à la tête. La femme du meunier, pitoyable comme une femme, lui fit dresser un lit, et le fit coucher. Père Giflot, le cocher, le paysan, retournèrent à l'abbesse d'Estival et à ses religieuses, qui se rembarquèrent dans leur carrosse; et, es- cortées du révérend père Giflot, monté sur une jument, continuèrent leur chemin. Il se trouva que le moulin était à l'élu du Rignon, ou à son gendre Bagottiére (je n'ai pas bien su lequel; : ce du Rignon était parent de Ragotin qui. s'étant fait connaître au meu- nier et à sa femme, en fut servi avec beau- coup de soin et pansé heureusement jusqu'à son entière convalescence par le chirurgien d'un bourg voisin. Aussitôt qu'il put marcher, il retourna au Mans, la joie de savoir que la Rancune et l'Olive avaient trouvé son mu- let et l'avaient ramené avec eux, lui fit oublier la chute de la charrette et les coups de fouet du cocher, les morsures du chien et les pi- qûres des mouches.

XYII. Ce qui se passa enlre le petit Ragotin et le grand Bagaenorlière.

Destin et la l'Etoile, Léandre et Angélique, deux couples de beaux et parfaits amants, ar-

120 LE ROMAN COMIQUE

rivèrent dans la capitale du Maine sans faire de mauvaise rencontre. Destin remit Angéli- que dans les bonnes grâces de sa mère, à qui il sut si bien faire valoir le mérite, la condi- tion et l'amour de Léandre, que la bonne la Caverne commença d'approuver la passion que ce jeune garçon e*t sa tille avaient l'un pour l'autre autant quelle s'y était opposée. La pauvre troupe n'avait pas encore bien fait s< affaires dans la ville du Mans; mais un homme de condition, qui aimait fort la comé- die, suppléa à l'humeur chiche des Manceaux. Il avait ia plus grande partie de son bien dans le Maine, avait pris une maison dans le Mans, et y attirait souvent des personnes de condi- tion de ses amis, tant courtisans que provin- ciaux, et même quelques beaux esprits de Pa- ris, entre lesquels il se trouvait des poètes de premier ordre; enfin, il était une espèce de Mé- cènes moderne. Il aimait passionnément la comédie et tous ceux qui s'en mêlaient: c'est ce qui attirait tous les ans dans la capitale du Maine les meilleures troupes de comédiens du royaume.

Ce seigneur que je vous dis arriva au Mans dans le temps que nos pauvres comédiens en voulaient sortir, mal satisfaits de l'auditoire manceau. Il les pria d'y demeurer encore quinze jours pour l'amour de lui; et, pour les y obliger, il leur donna cent pistoles et leur en promit autant quand ils s'en iraient. Il était trien aise de donner le divertissement de la comédie à plusieurs personnes de qualité de l'un et de l'autre sexe qui arrivèrent au Mans dans le même temps et qui y devaient faire quelque séjour à sa prière.

Ce seigneur, que j'appellerai le marquis d'Orsé, était grand chasseur, et avait fait ve- nir au Mans son équipage de chasse, qui était des plus beaux qui fût en France. Les landes

LE R0MA3 COMIQUE 121

et les forêts du Main? font un des pi us agréables pays de chasse qui se puissent trouver dans tout le reste de la France, soit pour le cerf, soit pour le lièvre; et en ce temps-là la ville du Mans se trouva pleine de chasseurs que le bruit de cette grande fête y attira, la plupart avec leurs femmes, qui furent ravies de voir des dames de la cour, pour en pouvoir parler le reste de leurs jours auprès de leur feu. Ce n'est pas une petite ambition aux provinciaux que de pouvoir dire quelquefois qu'ils ont vu, en un tel lieu et en tel temps, des gens de la cour, dont ils prononcent toujours le nom tout sec, comme par exemple : « Je perdis mon ar- gent contre Roquelaure ; Créqui a tant gagné; Coaquin court le cerf en Touraine; » et si on leur laisse quelquefois entamer un discours de po- litique ou de guerre, ils ne déparlent pas (si j'ose ainsi dire), jusqu'à ce qu'ils aient épuisé la matière autant qu'ils en sont capables.

Finissons la digression. Le Mans donc se trouva plein de noblesse grosse et menue. Les hôtelleries furent pleines d'hôtes ; et la plu- part des gros bourgeois qui logèrent des per- sonnes de qualité ou de nobles campagnards de leurs amis salirent en peu de temps tous leurs draps fins et leur linge damassé. Les comédiens ouvrirent leur théâtre, en humeur de bien faire, comme des comédiens payés par avance. Le bourgeois du Mans se réchauffa pour la comédie. Les dames de la ville et de la province étaient ravies d*y voir tous les jours des dames de la cour, de qui elles ap- prirent à se bien habiller, au moins mieux qu'elles ne faisaient, au grand profit de leurs tailleurs, à qui elles donnèrent à réformer quantité de vieilles robes. Le bal se donnait tous les soirs, de très -méchants danseurs dansèrent de très-mauvaises courantes, et plusieurs jeunes gens de la ville dansèrent eu

122 LE ROMAN COMIQUE

bas de drap de Hollande ou d'Usseau, et en souliers cirés. Nos comédiens furent souvent appelés pour jouer en visite.

La l'Etoile et Angélique donnèrent de l'a- mour aux cavaliers et de l'envie aux dames. Inézilla, qui dansa la sarabande à la prière des comédiens, se fit admirer; Roquebrune en pensa mourir de réplétion d'amour, tant le sien augmenta tout à coup. Ragotin avoua à la Rancune que, s'il différait plus longtemps à le mettre bien dans l'esprit de la l'Etoile, la France allait être sans Ragotin. La Rancune lui donna de bonnes espérances ; et, pour lui témoigner l'estime particulière qu'il faisait de lui, le pria de lui prêter pour vingt-cinq ou trente francs de monnaie. Ragotin pâlit à cette prière incivile, se repentit de ce qu'il venait de lui dire, et renonça quasi à son amour ; mais enfin, en enrageant tout vif, il fit la somme en toute sorte d'espèces qu'il tira de différents boursons, et la donna fort tristement à la Rancune, qui lui promit que dès le jour d'après il entendrait parler de lui.

Ce jour-là, on joua le Don Japhet (1), ouvrage de théâtre aussi enjoué que celui qui l'a fait a sujet de l'être peu. L'auditoire fut nombreux, la pièce fut bien représentée, et tout le monde fut satisfait, à la reserve du désastreux Rago- tin. Il vint tard à la comédie ; et, pour la pu- nition de ses péchés, il se plaça derrière un gentilhomme provincial, homme à large échi- ne, et couvert d'une grosse casaque, qui gros- sissait beaucoup sa figure. Il était d'une taille si haute au-dessus des plus grandes, quej quoiqu'il fût assis, Ragotin, qui n'était sépare de lui que d'un rang de sièges, crut qu'il était debout, et lui cria incessamment qu'il s'assît

(1) Comédie de Scarron.

LE ROMAX COMIQUE 123

comme les autres, ne pouvant croire qu'un homme assis ne dût pas avoir la tête au ni- veau de toutes celles de la compagnie. Ce gentilhomme, qui se nommait la Bagueno- diére, ignora longtemps que Ragotin parlât à lui. Ennc "Ragotin l'appela monsieur à la plu- me verte ; et comme véritablement il en avait une bien touffue, bien sale et peu fine, il tour- na la tête, et vit le petit impatient, qui lui dit assez rudement qu'il s'assît. La Baguenodière en fut si peu ému, qu'il se tourna vers le the'âtre, comme si de rien n'eût été : Ragotin lui cria une seconde fois de s'asseoir; il tourna encore la tête vers lui, le regarda, et se tourna vers le théâtre : Ragotin recria ; la Bagueno- dière tourna la tête pour la troisième fois, pour la troisième fois regarda son homme, et pour la troisième fois se tourna vers le théâ- tre. Tant que dura la comédie, Ragotin lui cria de même force qu'il s'assît, et la Baguenodière le regarda toujours d'un même flegme, capa- ble de faire enrager tout le genre humain. On eut pu comparer la Baguenodière à un grand dogue, et Ragotin à un roquet qui aboie après lui, sans que le dogue en fasse autre chose que d'aller pisser contre une muraille. Enfin tout le monde prit garde à ce qui se passait entre le plus grand homme et le plus petit de la compagnie, et tout le monde com- mença d'en rire, dans le temps que Ragotin commença d'en jurer d'impatience, sans que la Baguenodière fit autre chose que de le re- garder froidement. Ce la Baguenodière était le plus grand homme et le plus grand brutal du monde : il demanda, avec sa froideur ac- coutumée, à deux gentilshommes ^ui étaient prés de lui, de quoi ils riaient; ils lui dirent ingénument que c'était de lui et de Ragotin, et pensaient bien par le congratuler plutôt que lui déplaire. Ils lui déplurent pourtant, et un

Î24 LE ROMAN COMIQUE

vous êtes de bons sots, que la Baguenodiére, d'un visage refrogné, leur lâcha assez mal a propos, leur apprit qu'il prenait mal la chose, er lea obligea a lui repartir, chacun pour sa part, d'un grand soufflet. La Baguenodiére ne peut d'a- bord que les pousser des coudes a droite et à gauche, ses mains étant embarrassées dans sa casaque; et devant qu'il les eût libres, les gentilshommes, qui étaient frères, et fort ac- tifs de leur naturel, lui purent donner demi- douzaine de soufflets, dont les intervalles fu-> rent par hasard si bien compassés, que ceux qui les ouïrent, sans les voir donner, crurent que quelqu'un avait frappé six fois des mains l'une contre l'autre, à intervalles égaux. Enfin la Baguenodiére tira ses mains de dessous sa lourde casaque; mais pressé comme il l'était des deux frères, qui le gourmaient comme des lions, ses longs bras n'eurent pas leurs mou- vements libres. Il se voulut reculer, et il tomba à la renverse sur un homme qui était derrière lui, et le renversa lui et son siège sur le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un troisième, et ainsi de suite jusqu'où finis- saient les sièges, dont une file entière fut renversée comme des quilles.

Le bruit des tombants, des dames foulées^ de celles qui avaient peur; des enfants qui criaient, des gens qui parlaient, de ceux qui riaient, de ceux qui se plaignaient, et de ceux qui battaient des mains, fit une rumeur infer- nale. Jamais un aussi petit sujet ne causa de plus grands accidents : et ce qu'il y eut de merveilleux, c'est qu'il n'y eut pas une épée tirée, quoique le principal démêle fût entre des personnes qui en portaient, et qu'il y en eût plus de cent dans la compagnie. Mais ce qui lut encore plus merveilleux, c'est que la Ba- guenodiére se gourma et fut gourmé sans s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde

LE ROMAS COMIQUE 125

la plus indifférente : et de plus, on remarqua que de toute l'aprés-dînée il n'avait ouvert la bouche que pour dire les quatre malheureux mots qui lui attirèrent cette grêle de souffle- tades, et ne l'ouvrit pas jusqu'au soir ; tant ce grand homme avait de flegme et une taci- turnité proportionnée à sa taille. Ce hideux chaos de tant de personnes et de sièges mêlés les uns dans les autres fut longtemps à se débrouiller.

Tandis que l'on y travaillait, et que les plus charitables se mettaient entre la Ba<rueno- dière et ses deux ennemis, on entendit des hurlements effroyables qui sortaient comme de dessous terre. Qui pouvait-ce être que Ra- gotin? En vérité, quand la îortune a com- mencé de persécuter un mi-érable, elle le per- sécute toujours. Le siège du pauvre petit était justement posé sur Tais qui couvre l'égout du tripot. Cet égout est toujours au milieu, im- médiatement sous la corde; il sert à recevoir Teau de pluie, et l'ais qui le couvre se lève comme un dessus de boîte. Comme les ans viennent à bout de toutes choses, Tais de ce tripot, se faisait la comédie, était fort pourri, et s'était rompu sous Ragotin, quand un homme honnêtement pesant l'accabla de son corps et de son siège. Cet homme fourra une jambe dans le trou Ragotin était tout entier: cette jambe était bottée, et l'éperon en piquait Ragotin à la gorge, ce qui lui faisait faire ces furieux hurle- ments qu'on ne pouvait deviner. Quelqu'un I donna la main à cette homme ; et dans le I temps que sa jambe engagée dans le trou changea de place, Ragotin lui mordit le pied si serré, que cet homme crut être rrordu d'un serpent, et fit un cri qui fit tressaillir celui qui le secourait, qui, de peur, en lâcha prise. Enfin il se reconnut, redonna la main à son

126 LE ROMAX COMIQUE

homme qui ne criait plus, parce que Ra- gotin ne le mordait plus; et tous deux eu* semble déterrèrent le petit, qui ne vit pas plu- tôt la lumière du jour, que, menaçant tout le monde de la tête et des yeux, et "principale- ment ceux qu'il vit rire en le regardant, il se fourra dans la presse de ceux qui sortaient, méditant quelque chose de bien glorieux pour lui et bien funeste pour la Baguenodière. Je n'ai pas su de quelle façon la Baguenodière fut accommodé avec les aeux frères ; tant il y a qu'il le fut; du moins n'ai-je pas ouï dire qu'ils se soient depuis rien fait les uns aux autres. Et voilà ce qui troubla en quelque fa- çon la première représentation que firent nos comédiens devant l'illustre compagnie qui se trouvait lors dans la ville du Mans.

XVIII. Qui n'a pas besoin de titre,

On représenta le jour suivant, le Nicomède, de l'inimitable M. de Corneille. Cette comédie est admirable à mon jugement, et celle de cet excellent poëte de théâtre en laquelle il a plus mis du sien, et a plus fait paraître la fécondité et la grandeur de son génie, don- nant à tous les acteurs des caractères fiers, tout différents les uns des autres. La repré- sentation n'en fut point troublée, et ce fut peut- être à cause que Ragotin ne s'y trouva pas. Il ne se passait guère de jour qu'il ne s'atti- rât quelque affaire, à quoi sa mauvaise gloire et son esprit violent et présomptueux contri- buaient autant que sa mauvaise fortune, qui jusqu'alors ne lui avait point fait de quartier.

Le petit homme avait passé l'après-dînée dans ia chambre du mari d'Inézilla, l'opéra- teur Ferdinando Ferdinandi, Normand se di- sant Vénitien (comme je vous l'ai déjà dit) médecin spagyrique de profession ; et pour

LE ROMÀX COMIQUE Î27

dire franchement ce qu'il était, grand charla- tan, et encore plus grand fourbe.

La Rancune, pour se donner quelque relâ- che des importunités aue lui faisait sans cesse Ragotin, à qui il avait promis de le faire ai- mer de mademoiselle de l'Etoile, lui avait fait accroire que l'opérateur était un grand magi- cien, qui pouvait faire courir en chemise, après un homme, la femme du monde la plus sage ; mais qu'il ne faisait de semblables mer- veilles que pour ses amis particuliers, dont il connaissait la discrétion, à cause qu'il s'était mal trouvé d'avoir fait agir son art pour des plus grands seigneurs de l'Europe, n con- seilla à Ragotin de mettre tout en usage pour gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui assura ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur étant homme d'esprit, qui devenait aisément amoureux de ceux qui en avaient ; et qui. quand une fois il aimait quelqu'un, n'avait mm rien de réservé pour lui. n n'y a qu'à louer ou à respecter un homme glorieux, on lui fait faire ce que Ton veut. Il n'en est pas de même d'un homme impatient : il n'est pas aisé à gouverner ; et l'expérience apprend qu'une personne humble, et qui a le pouvoir sur soi de remercier quand on l'a refusée, vient plutôt à bout de ce qu'elle entreprend, que celle qui s'offense d'un refus. La Rancune persuada à Ragotin ce qu'il voulut, et Rago- tin, dès l'heure même, alla persuader à l'opé- rateur qu'il était un grand magicien.

Je ne vous redirai point ce qu'il lui dit; il suffit que l'opérateur, qui avait été averti par la Rancune, joua bien son personnage, et nia qu'il fut magicien, d'une manière à faire croire qu'il l'etaitT Ragotin passa l'apres-dînée au- près de lui : il avait un matras sur le feu, pour quelque opération chimique, et pour ce loui'-la, il n'en put rien tirer d'affîrniatif, dont

128 LE ROMAN COMIQUE

l'impatient Manceau passa r>ne nuit fort mau- vaise. Le jour suivant, il entra dans la cham- bre de l'opérateur, qui était encore dans le lit. Inézilla le trouva fort mauvais; car elle n'é- tait plus d'âge à sortir de son lit fraîche comme une rose, et elle avait besoin cous les matins d'être long-temps enfermée en particu- lier, devant que d'être en état de paraître en public. Elle se coula donc dans un petit cabi- net, suivie de sa servante morisque, qui lui porta toutes ses munitions d'amour ; et cepen- dant Ragotin remit le sieur Ferdinand i sur la magie, et le sieur Ferdinandi s'ouvrit plus qu'il n'avait fait; mais sans lui vouloir rien pro- mettre.

Ragotin voulut lui donner des marques de sa largesse : il fit fort bien apprêter le dîner, et y convia les comédiens et les comédiennes. Je ne vous dirai point les particularités du repas ; vous saurez seulement qu'on s'y ré- jouit beaucoup, et qu'on y mangea de grande force. Après dîner, Inézilla fut priée, par Des- tin et les comédiennes, de leur dire quelque historiette espagnole, de celles qu'elle compo- sait ou traduisait tous les jours à l'aide du di- vin Roquebrune, qui lui avait juré par Apol- lon et les neuf sœurs qu'il lui apprendrait dans six mois toutes les grâces et les finesses de notre langue. Inézilla ne se fit point prier ; et, tandis que Ragotin fit la cour au magicien Ferdinandi, elle lut d'un ton de voix char- mant la nouvelle que vous allez lire dans le chapitre suivant.

XIX. Les deux frères rivaux.

Dorothée et Féliciane de Montsalve étaient les deux plus aimables filles de Séville ; et quand elles ne l'eussent pas été, leur bien et leur condition les eussent fait rechercher de

LE ROMAX COMIQUE 129

tous les cavaliers qui avaient envie de se bien marier. Don Manuel, leur père, ne s'était point encore déclaré en faveur de personne ; et Do- rothée, sa fille, qui, comme aînée, devait être mariée a\ ant sa sœur, avait comme elle si bien ménagé ses regards et ses actions, que le plus présomptueux de ses prétendants avait encore a douter si les promesses amoureuses en étaient bien ou mal reçues.

Cependant ces belles'filles n'allaient point à la messe sans un cortège d'amants bien parés : elles ne prenaient point d'eau bénite que plu- sieurs mains, belles ou laides, ne leur en of- frissent à la fois; leurs beaux yeux ne pou- vaient se lever de dessus leurs livres de prières qu'ils ne se trouvassent le centre de je ne sais combien de regards immodérés, et elles ne faisaient pas un pas dans l'église qu'elles n'eussent des révérences a rendre. Mais si leur* mérite leur causait tant de fatigue dans les lieux publics et dans les églises, il leur attirait souvent devant les fenêtres de la maison de leur père des divertissements qui leur ren- daient supportable la sévère clôture à quoi les obligeaient leur sexe et la coutume de la na- tion. 11 ne se passait guère de nuits qu'elles ne fussent régalées de quelque musique; et l'on courait fort souvent la bague devant leurs fenêtres, qui donnaient sur une place publique. Un jour entre autres, un étranger s'y fit admi- rer par son adresse, sur tous les cavaliers de ia ville, et fut remarqué pour un homme par- faitement bien fait par les deux belles sœurs. Plusieurs caval.ers de Sévilie, qui l'avaient connu en Flandre, il avait commandé un régiment de cavalerie, le convièrent de courir la bague avec eux ; ce qu'il fit, habiilé à la sol- date. A quelques jours de la, on fit dans Sévilie la cérémonie de sacrer un evêque. L'étranger, qui se faisait appeler don Sancliede Silva, se

LE ROWi-1 COMIQCE. I. II. *

130 LE P.OMAN COMIQUE

trouva dans l'église se faisait la cérémo- nie, avec les plus galants deSéville; les belles sœurs de Montsalve s'y trouvèrent aussi, entre plusieurs dames déguisées comme elles, a la mode de Séville, avec une mante de grosse étoffe, et un petit chapeau couvert de plumes sur la tète. Don Sanciie se trouva par hasard entre les deux belles-sœurs, et une dame qu'il accosta, mais qui le pria civilement de ne parler point à elle, et de laisser libre la place qu'il occupait à une personne qu'elle attendait. Don Sanche lui obéit; et; approchant de Doro- thée de Montsalve, qui était" plus près de lui que de sa sœur, et qui avait vu ce qui s'était passé entre cette dame et lui :

J'avais espéré, lui dit-il, qu'étant étran- ger, la dame a qui j'ai voulu parler ne me refuserait pas sa conversation ; mais elle m'a puni d'avoir cru témérairement que la mienne n'était pas à mépriser. Je vous supplie, con- tinua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur qu'elle pour un étranger qu'elle vient de maltraiter; et pour ia gloire des dames de Séville, de lui donner sujet de se louer de leur bonté.

Vous m'en donnez un bien plus grand de vous traiter aussi mal qu'a fait cette dame, lui répondit Dorothée, puisque vous n'aves recours à moi qu'à son refus, mais afin que vous n'ayez pas à vous plaindra des dames de mon pays, je veux bien ne parler qu'avec vous tant que durera la cérémoni3,et par la vous Jugerez que je n'ai point donné ici de rendez- vous à personne.

C'est de quoi je suis étonné, faite comme vous êtes, lui dit don Sanche; et il faut que vous .«oyez bien à craindre, ou que les ga- lants de cette ville soient bien timides, ou plutôt que celui dont j'occupe le poste soit absent.

LE ROMAN COMIQUE 13i

Et pensez-vous, lui dit Dorothée, que je sache si peu comment il faut aimer, qu'en l'absence d'an galant je ne m'empêchasse pas bien d'aller dans une assemblée je trou- verais à redire ? Ne faites pas une autre fois un si mauvais jugement d'une personne que tous ne connaissez pas.

Vous connaîtriez bien, répliqua don Sanche, que je juge de vous plus avantageu- sement que vous ne pensez, si vous me per- mettiez de vous servir autant que mon incli- nation m'y porte.

Nos premiers mouvements ne sont pas toujours bons à suivre, lui dit Dorothée : et de plus il se trouve une grande difficulté dans ce que vous me proposez.

Il n*y en a point que je ne surmonte pour mériter d'être * vous, lui repartit don Sanche.

Ce n'est pas un 6êssein de peu de jours, lui répondit Dorothée : vous ne songez peut- être pas que vous ne faites que passer par Séville, et peut-être ne savez-vous pas aussi que je ne trouverais pas bon qu'on ne m'aimât qu'en passant.

Accordez-moi seulement ce que je vous demande, lui dit-il, et je vous promets que je serai dans Sévi.le toute ma vie.

Ce que vous me dites est bien galant, repartit Dorothée . et je m'étonne fort qu'un homme qui sait dire de pareilles choses n'ait

Soint encore ici choisi de dame à qui il pût ébiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne croit pas qu'elles en valent la peine?

C'est plutôt qu'il se défie de ses forces, lui dit don Sanche.

Répondez-moi précisément à ce que je vous demande, lui dit Dorothée, et m'appre- nez conndemment celle de nos dames qui au- rait le po ivoir de vous arrêter dans Séville.

132 LE ROMAN COMIQUE

Je vous ai déjà dit que vous m'y arrête- riez si vous vouliez, lui répondit don Sanche.

Vous ne m'avez jamais vue, lui dit Doro- thée; déclarez-vous donc sur quelque autre.

Je vous avouerai donc, puisque vous me l'ordonnez, lui dit don Sanche, que si Do- rothée de Montsalve avait amant 'l'esprit que vous, je croirais un homme heureux celui dont elle estimerait le mérite et souffrirait les soins.

Il se trouve dans Séville plusieurs dames qui régalent, et même qui la surpassent, lui ait Dorothée mais, ajouta-t-el)e, n'avez-vous point ouï dire qu'entre ses gralants, il s'en trouvât quelqu'un qu'elle favorisât plus que les autres?

Comme je me suis vu fort éloigné de la mériter lui dit don Sanche. je ne me suis pas Deaucoup mis en peine de m'informer de ce que vous dites.

Pourquoi ne la mériteriez- von s pas aus- sitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée. Le caprice des dames est quelquefois étrange; et souvent le premier abord d'un nouveau venu fait plus de propres que plusieurs années de services des galants qui sont tous les jours devant leurs yeux.

Vous vous défaites de moi adro'tement, dit don Sanche, en me donnant couraye d'en aimer une autre que vous ; et je vois bien par que vous ne considéreriez guère les servi- ces d'un nouveau galant, au préjudice de celui avec qui il y a longtemps que vous êtes en- gagée.

Ne vous mettez pas cela dans l'esprit, lut répondit Dorothée; et croyez plutôt que je ne suis pas assez facile à persuader par une simple cajolerie, pour croire la vôtre l'effet d'une inclination naissante, et même ne m'ayant jamais vue.

S'il ne manque que cela à la déclaration

LE ROMAX COMIQUE 13$.

d'amour que je vous fais, pour la rendre re- cevab.e, repartit don Sanche, ne vous caches pas davantage à un étranger qui est déjà charmé de votre esprit.

Le vôtre ne le serait pas de mon visage, lui répondit Dorothée.

Ah ! vous ne pouvez être que fort belle,, répliqua don Sanche, puisque vous avouez si franchement que vous ne i'êtes pas; et je ne doute plus à cette heure que vous ne vouliez vous défaire de moi, parce que je vous en- nuie, ou que toutes les places de votre cœur ne soient déjà prises. Il n'est donc pas juste, ajouta-t-il, que la bonté que vous avez eue à me souffrir se lasse davantage; et je ne veux pas vous laisser croire que je n'ai eu dessein que de passer mon temps, lorsque je vous of- frais tout celui de ma vie.

Pour vous témoigner, lui dit Dorothéer quejeneveux pas avoir perdu celui que j'ai employé à m' entretenir avec vous, je serai bien aise de ne m'en séparer point, que je ne sache qui vous êtes.

Je ne puis faillir en vous obéissant : sa- chez donc, aimable inconnue, lui dit-il, que je porte le nom de Sylva, qui est celui de ma mère ; que mon rère est gouverneur de Quito, dans le Pérou ; que je suis dans Séville par son ordre ; et que j'ai passé toute ma vie en Flandre, j'ai mérité les plus beaux emplois. de l'armée, et une commanderie de Saint-Jac- ques. Voilà en peu de paroles ce que je suis,, continua-t-il ; et il ne tiendra désormais qu'à vous que je ne puisse vous faire savoir, en lieu moins public, ce que je veux être toute ma vie.

Ce sera le plus tôt que je pourrai, lui dit Dorothée ; et cependant, sans vous mettre en peine de me connaître davantage, si vous ne voulez vous mettre en danger ae ne me con-

134 LE ROMAN COMIQUE

naître jamais, contentez- vous de savoir que je suis de qualité, et que mon visage ne fait pas peur.

Don Sanche la quitta, lui faisant une pro- fonde révérence, et alla joindre un grand nom- bre de galants à louer qui s'entretenaient en- semble.

Quelques dames tristes, de celles qui sont toujours en peine de la conduite des autres, et fort en repos de la leur ; qui se font d'elles- mêmes arbitres du mal et du bien, quoiqu'on puisse faire des gageures sur leur vertu, comme sur tout ce qui n'est pas bien avéré, et qui croient qu'avec un peu de rudesse bru- tale et de grimace dévote elles ont de l'hon- neur à revendre, quoique l'enjouement de leur jeunesse ait été plus scandaleux que le cha- grin de leurs rides n'a été de bon exemple ; ces dames donc, le plus souvent de connais- sance très-courte, diront ici que mademoiselle Dorothée est pour le moins une étourdie, non-seulement d'avoir si brusquement fait de si grandes avances à un homme qu'elle ne connaissait que de vue, mais aussi d'avoir souffert qu'on lui parlât d'amour ; et que si une fille sur qui elles auraient du pouvoir en avait fait autant, elle ne serait pas un quart d'heure dans le monde.

Mais que les ignorantes sachent que cha- que pays a ses coutumes particulières ; et que si en France les femmes et même les filles, qui vont partout sur leur bonne foi, s'offen- sent, ou du moins le doivent faire, de la moindre déclaration d'amour, en Espagne, elles sont resserrées comme des religieuses, on ne les offense point de leur dire qu'on les aime, quand celui qui le leur dirait n'aurait pas de quoi se faire aimer. Elles font bien da- vantage ; ce sont toujours presque les dames qui font les premières avances et qui sont les

LE ROMAN COMIQDE 135

premières prises, parce qu'elles sont les der- nières à être vues des galants, qu'elles voient tous les jours dans les églises, dans le cours, et de leurs balcons et jalousies.

Dorothée fit confidence à sa sœur Féliciane de la conversation qu'elle avait eue avec don Sanche et lui avoua que cet étranger lui plai- sait plus que tous les cavaliers de Séville, et sa sœur approuva fort le dessein qu'elle avait fait sur sa liberté. Les deux belles sœurs mo- ralisèrent longtemps sur les privilèges avan- tageux qu'avaient les hommes par-dessus les femmes, qui n'étaient presque jamais mariées qu'au choix de leurs parents, qui n'était pas toujours a leur gré; au lieu que les hommes pouvaient se choisir des femmes aimables.

Pour moi, disait Dorothée à sa sœur, je suis bien assurée que l'amour ne me fera ja- mais rien faire contre mon devoir ; mais je suis aussi fort résolue à ne me marier jamais avec un homme qui ne possédera pas à lui seul tout ce que j'aurais à chercher en plusieurs autres ; et j'aime bien mieux passer ma vie dans un couvent qu'avec un mari que je ne pourrais pas aimer.

Féliciane dit à sa sœur qu'elle avait pris cette résolution-la aussi bien qu'elle ; et elles s'y fortifièrent l'une l'autre par tous les rai- sonnements que leurs beaux esprits leur four- nirent sur ce sujet. Dorothée trouvait de la difficulté a tenir à don Sanche la parole qu'elle lui avait donnée de se faire connaître à lui; et elle en témoignait beaucoup d'inquiétude à sa sœur. Mais Féliciane, qui était heureuse a trouver des expédients, fit souvenir sa sœur au'une dame de leurs parentes, et de plus de leurs intimes amies (car toutes les parentes n'en sont pas), la servirait de tout son cœur dans une affaire il y allait de son repos.

Yous savez bien, lui disait cette bonne

136 LE ROMAN COMIQUE

sœur, la plus commode du monde, que Ma- rine, qui nous a servies si longtemps, est mariée à un chirurgien qui loue de notre pa- rente une petite maison jointe à la sienne, et que le- deux maisons ont une entrée l'une dans l'autre : elles sont dans un quartier éloigné; et quand, on remarquerait que noua irions visiter notre parente plus souvent que de coutume, on ne prendra pas garde que ce don Sanche entre chez un chirurgien, outre qu'il y peut entrer de nuit et déguisé

Pendant que Dorothée dresse, a l'aide de sa sœur, le plan de son intrigue amoureuse, qu'elle dispose sa parente à la servir, et ins- truit Marine de ce qu'elle a à faire, don San- che songe à son inconnue; ne sait si elle lui a promis de lui donner de ses nouvelles pour se moquer de lui, et la voit tous les jours sans la, connaître, ou dans les églises ou à son bal- con, recevant les adorations de ses galants, qui sont tous de la connaissance de don Sanche et les plus grands amis qu'il ait dans Seville. 11 s'habillait un matin, songeant à son incon- nue, quand on lui vint dire qu'une femme voi- lée le demandait. On la lit entrer, et il en re- çut le billet que vous allez lire :

« Je vous aurais plus tôt fait savoir de mes nouvelles si je l'avais pu. Si l'envie que vous avez eue de me connaître vous dure encore, trouvez- vous au commencement de la nuit celle qui vous adonné mon billet vous dira, et d'où elle vous conduira je vous attendrai.»

Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut. H embrassa avec emportement la bienheu- reuse ambassadrice, et lui donna une chaîne d'or, qu'elle prit après quelque petite cérémo- nie. Elle tin donna heure au commencement de la nuit, dans un lieu écarté qu'elle lui mar- qua, où il devait se rendre s^ns suite, et prit congé de lui, le laissant l'homme du monde le

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plus aise et le plus impatient. Enfin la nuit vint; il se trouva à l'assignation embelli et paifumé, on l'attendait l'ambassadrice du ma- tin. Elle l'introduisit dans une petite maison de mauvaise mine, et ensuite dans un fort bel appartement il trouva trois dames tou- tes le visage couvert d'un voile. Il reconnut son inconnue à sa taille, et lui fit d'abord de3 plaintes de ce qu'elle ne levait pas son voile. Elle ne fit point de façons, et sa sœur et elle se découvrirent au bienheureux don Sanchs pour les belles dames de Montsa.ve.

Vous voyez, lui dit Dorothée en ôtant son voile, que"je disais la vérité quand je vous assurais qu'un étranger obtenait quelquefois en un moment ce que les galants qu'on voyait tous les jours ne méritaient pas en plusieurs années : et vous seriez, ajouta-t-elle, le plus ingrat de tous les hommes si vous n'estimiez la faveur que je vous fais, ou si vous en faisiez des jugements à mon désa- vantage.

J'estimerai toujours tout ce qui me vien- dra de vous comme s'il me venait du ciel, lui dit le passionné don Sancne; et vous verrez bien, par le soin que j'aurai à me conserver le bien que vous me ferez, que si ja ais je le perds, ce sera plutôt par mon malheur que par ma faute.

Ils se dirent en peu de temps Tout ce que l'amour nous fait dire Quand il est maître de nos sens.

La maîtresse du logis et Féliciane, qui sa- vaient vivre, s'étaient éloignées d'une honnête distance de nos deux amants; et ainsi ils eu- rent toute la commodité qu'il leur fallait pour s'entre-donner de l'amour encore plus qu'ils- n'en avaient, quoiqu'ils en eussent déjà beau-

138 LE ROMAN COMIQUE

coup, et prirent jour pour s'en donner, s*il se pouvait, encore davantage. Dorothée promit à don Sanche de faire ce qu'elle pourrait pour se voir souvent avec lui : il l'en remercia le plus spirituellement qu'il put Les deux au- tres dames se mêlèrent en même temps dans leur conversation, et Marine les fit souvenir de se séparer quand il en fut temps. Doro- thée en fut triste, don Sanche en changea de visage; mais il fallut pourtant se dire adieu. Le brave cavalier écrivit dès le jour suivant à sa belle dame, qui lui fit une réponse telle qu'il la pouvait souhaiter.

Je ne vous ferai point voir ici de leurs billets amoureux, car il ne m'en est point tombé en- tre les mains. Ils se virent souvent dans le même lieu, et de la même façon qu'ils s'étaient vus la première fois, et vinrent à s'aimer si fort, que, sans répandre leur sang comme Pyrame et Thisbé, ils ne leur en durent guère en tendresse impétueuse. On dit que l'amour, le feu et l'argent ne peuvent se cacher long- temps.

Dorothée, qui avait son galant étranger dans la tête, n'en pouvait parler modérément, et elle le mettait si haut au-dessus de tous les gentilshommes de Séville, que quelques dames qui avaient leurs intérêts cachés aussi bien qu'elle, et qui l'entendaient incessamment parler de don Sanche, et l'élever au mépris de ce qu'elles aimaient, y prirent garde et s'en piquèrent. Féliciane l'avait souvent avertie en particulier d'en parler avec plus de retenue ; et cent fois, en compagnie, quand elle la voyait se laisser emporter au plaisir qu'elle prenait de parler de son galant, elle lui avait marché sur les pieds jusqu'à lui faire mal.

Un cavalier amoureux de Dorothée en fut averti par une dame de ses intimes an lies, et n'eut point de peine à croire que Dorothée

LE ROMAN COMIQUE 139

aimait don Sanche, parce qu'il se souvint que depuis que cet étranger était dans Séville, les esclaves de cette belle fille, desquels il était le plus enchaîné, n'en avaient pas reçu le moindre petit regard favorable.

Ce rival de don Sanche était riche, de bonne maison, et était agréable à don Manuel, qui ne pressait pourtant pas sa fille de l'épouser, à cause que toutes les fois qu'il lui en parlait elle le conjurait de ne la marier pas si jeune. Ce cavalier (je me rappelle qu'il se nommait don Diego) voulut s'assurer davantage de ce qu'il ne faisait encore que soupçonner. Il avait un valet de chambre, de ceux* qu'on appelle braves garçons, qui ont d'aussi beau linge que leurs maîtres, ou qui portent le leur ; qui font les modes entre les autres valets, et qui en sont autant enviés qu'estimés des servan- tes. Ce valet se nommait Gusman; et, ayant eu du ciel une demi-teinture de poésie, faisait la plupart des romances de Séville, ce qui est à Paris des chansons du Pont-Neuf; il les chantait sur sa guitare, et ne les chantait pas tout unies et sans y faire de la broderie des lè- vres ou de la langue : il dansait la sarabande, n'était jamais sans castagnettes, avait eu envie d'être comédien, et faisait entrer dans la composition de son mérite quelque bra- voure ; mais pour vous dire les choses comme elles sont, un peu filoutière. Tous ces beaux talents, joints à quelque éloquence de mé- moire que lui avait communiquée celle de son, maître, l'avaient rendu sans contredit le blane (si j'ose ainsi dire) de tous les désirs amou- reux des servantes qui se croient aimables. Don Diego lui commanda de se radoucir pour Isabelle, jeune fille qui servait les dames de Montsalve. Il obéit à son maître; Isabelle s'en aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de Gusman, qu'elle aima en peu de temps, et qui

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de son côté vint aussi à l'aimer et à continuer tout de bon ce qu'il n'avait commencé que pour obéir à son maître.

Si Gusman éveillait la convoitise des ser- vantes de la plus grande ambition, Isabelle était un parti avantageux pour le valet d'Es- pagne qui eût eu les pensées les plus hautes. Elle était aimée de ses maîtresses, qui étaient fort libérales, et avait quelque bien a attendre de son père, qui était un honnête artisan. Gusman songea donc sérieusement à être son mari ; elle l'agréa pour tel : ils se donnèrent mutuellement la foi de mariage, et vécurent -depuis ensemble comme s'ils eussent été ma- ries.

Isabelle avait bien du déplaisir de ce que Marine, la femme du chirurgien chez qui Do- rothée et don Sanche se voyaient secrètement, et qui avait servi sa maîtresse avant elle, était encore sa confidente lans une affaire de cette nature, la libéralité d'un amant se taisait toujours paraître. Elle avait eu connaissance de la chaîne d'or que don Sanche avait donnée à Marine, de plusieurs autres présents qu'il lui avait faits, et s'imagina qu'elle en avait reçu bien d'autres. Elle en haïssait Marine à mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la belle fille était un peu intéressée. Il ne faut donc pas s'étonner si, à la première prière que lui fit Gusman de lui avouer s'il était vrai que Dorothée aimait quelqu'un, elle fit part du se- cret de sa maîtresse à un homme à qui elle s'était donnée tout entière. Elle lui apprit tout ce qu'elle savait de l'intrigue de nos

i'eunes amants , et exagéra longtemps la >onne fortune de Marine, que don Sanche en- richissait; et ensuite pesta contre elle, d'em- porter ainsi des profits qui étaient mieux dus -a une servante de la maison. Gusman la pria de l'avertir du jour que Dorothée se trouverait

LE ROMAN COMIQL'E 141

avec son galant : elle le fit, et il ne manqua pas d'en avertir son maître, à qui il apprit tout ce qu'il avait appris de la peu fidèle Isa- belle.

Don Diego, habillé en pauvre, se posta au- près de la porte du logis de Marine, la nuit <\ue lui marqua son valet, y vit entrer son rival, et à quelque temps de fa arrêter un car- rosse devant la maison de la parente de Doro- thée, d'où cette belle fille et sa sœur descen- dirent, laissant don Diego dans la rage que vous pouvez imagine'*. Il fit dessein dès lors de se délivrer d'un si redoutable rival, en ro- tant du monde; s'a- sura d'assassins de louage; attendit don Sanehe plusieurs nuits de suite, et enfin le trouva, et l'attaqua, secondé de deux braves bien armés aussi bi- n que lui. Don Sanehe, de son côté, était en état de se bien défendre; et outre le poignard et l'épée, avait deux pistolets à sa ceinture. Il se défendit d'abord comme un lion, et connut "bien que ses ennetms en voulaient a sa vie. et étaient couverts à l'épreuve des coups d'épée. Don Dipgo le pressait plus que les autres, qui n'agissaient qu'au prix de l'argent qu'ils en avaient reçu. Il lâcha quelque temps le pied devant ses "ennemis, pour éioignerle bruit du combat loin de la maison était sa Doro- thée : maisonfin, craignant de se faire tuer à force d'être trop discret, et se voyant trop pressé de don Diego, il lui tira un de ses pis- tolets, et retendit par terre demi-mort, et demandant un prêtre à haute voix. Au bruit du coup de pistolet les braves disparurent : don Sanehe se sauva chez lui, et les voisins sortirent dans la rue, et trouvèrent don Diego, qu'ils reconnurent, tirant à sa fin, et qui ac- cusa don Sanehe de sa mort. Notre cavalier en fut averti par ses amis, qui lui dirent que quand la justice ne le chercherait pas, les pa-

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rents de don Diego ne laisseraient pas la mort de leur parent impunie, et tâcheraient assuré- ment de le tuer en quelque lieu qu'ils le trou- vassent. Il se retira donc dans un couvent, d'où il fit savoir de ses nouvelles à Dorothée, et donna ordre à ses affaires, pour pouvoir sortir de Séville quand il le pourrait faire sûrement. La justice cependant fit ses dili- gences, chercha don Sanche, et ne le trouva point.

Après que la première ardeur des poursuites fut passée, et que tout le monde l'ut persuadé qu il s'était sauvé, Dorothée et sa sœur, sous prétexte de dévotion, se firent mener par leur parente dans le couvent s'était retiré don Sanche ; et là, par l'entremise d'un bon père, les deux amants se virent dans une chapelle, ge promirent une fidélité à toute épreuve, se séparèrent avec tant de regret, et se dirent des choses si pitoyables, que sa sœur, sa pa- rente et le bon religieux, qui en furent té- moins, en pleurèrent, et en ont toujours pleuré depuis, toutes les fois qu'ils y ont songé.

Il sortit déguisé de Séville, et laissa, avant que de partir, des lettres au facteur de son père pour les lui faire tenir aux Indes. Par ces lettres, il lui faisait savoir l'accident qui l'o- bligeait à s'absenter de Séville, et qu'il se re- tirait a Naples. Il arriva heureusement, et fut "bien venu auprès du vice-roi, à qui il avait l'honneur d'appartenir. Quoiqu'il en reçût toutes sortes de faveurs, il s'ennuya dans la ville de Naples une année entière, n'ayant point de nouvelles de Dorothée. Le vice roi arma six galères qu'il envoya en course contre le Turc. Le courage de don Sanche ne lui laissa pas négliger une si belle occasion de l'exercer; et celui qui commandait ces galères le reçut dans la sienne, et le logea dans la

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chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un homme de sa condition et de son mérite.

Les six galères de Naples en trouvèrent huit turques, presque à la vue de Messine, et n'hésitèrent point à les attaquer. Apres un Ions: combat, les chrétiens prirent trois ga- lères ennemies, et en coulèrent deux à fond. La patronne des galères chrétiennes s' était at- tachée à celle des Turcs, qui, pour être mieux armée que les autres, avait fait aussi plus de ré- sistance : la mer cependant était devenue grosse, et l'orage s'était si furieusement aug- mente,qu'entin les chrétiens et lesTurcs songè- rent moins a s'entre-nuire qu'à se garantir de Forage. On déprit donc de part et d'autre les crampons de fer dont les galères avaient été accrochées, et la patronne turque s'éloigna de la chrétienne dans le temps que le trop hardi don Sanche s'y était jeté, et n'avait été suivi de personne. Quand il se vit seul au pouvoir des ennemis, il préféra la mort à l'esclavage, et, au hasard de tout ce qui en pourrait arri- ver, se lança dans la mer, espérant en quelque façon, comîne il était grand nageur, de gagner à la nage les galères chrétiennes; mais le mauvais temps empêcha qu'il en fût aperçu, quoique le général chrétien, qui avait ete té- moin de l'action de don Sanche, et qui se dé- sespérait de sa perte qu'il croyait inévitable, fît revirer sa galère du côté qu'il s'était jeté dans la mer. Don Sanche cependant fendait les vagues de toute la force de ses bras ; et, après avoir nagé quelque temps vers terre, le vent et la marée le portaient, il trouva heureusement une planche des galères turques que le canon avait brisées, et se servit utile- ment de ce secours, venu si à propos qu'il crut que le ciel le lui avait envoyé.

Il n'y avait pas plus d'une lieue et demie de r endroit le combat s'était fait jusqu'à la

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côte de Sicile, et don Sanche y aborda plus vite qu'il ne l'espérait, aidé, comme il était, du vent et de la marée. Il prit terre sans se blesser contre le rivage; et après avoir remer- cié Dieu de l'avoir tiré d'un péri? si évident, il alla plus avant en terre, autant que sa lassi- tude le lui pût permettre, et, d'une éminencs qu'il monta, il aperçut un hameau habité de péchears qu'il trouva les plus charitables du monde. Les efforts qu'il avait faits pendant le combat qui l'avaient échauffé, et ceux qu'il avait fa;ts dans la mer, et le froid qu'il y avait souffert, et ensuite dans ses habits mouillés, lui causèrent une violente fièvre, qui lui fit garderie lit longtemps; mais enfin il guérit, sans faire autre chose que de vivre de régime.

Pendant sa maladie, il conçut le dessein de laisser tout le monde dans croyance qu'on devait avoir de sa mort, pour n'avoir plus tant a se garder de ses ennemis, les parents de don Diego, et pour éprouver la fidélité de Do- rothée.

Il avait fait grande amitié, en Flandre, avec un marquis sicilien, de la maison de Mon- tait», qui s'appelait Fabio. Il donna ordre à un pêcheur de s'informer s'il était à Messine, il savait qu'il demeurait; et, ayant su qu'il y était, il y alla en habit de pêcheur, et en- tra la nuit chez ce marquis, qui l'avait pleuré avec tous ceux qui avaient été affligés de sa perte. Le marquis Fabio fut ravi de retrouver un ami qu'il avait cru perdu. Don Sanche lui apprit de quelle façon il s'était sauvé, et lui conta son aventure* de Séville, sans lui cacher la violente passion qu'il avait pour Dorothée. Le marquis sicilien s'offrit d'aller en Espagne, et même d enlever Dorothée, si elle y consen- tait, et de l'amener en Sicile. Don Sanche ne voulut pas recevoir de son ami de si péril- leuses marques d amitié; mais il eut une ex-

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trême joie de ce qu'il voulait bien l'accompa- gner en Espagne.

Sanchez, valet de don Sanche, avait été si affligé de la perte de son maître, q^e, quand :es galères de Naples vinrent se rafraîchir à Messine, il entra dans un couvent pour y pas- ser le reste de ses jours. Le marquis Fabio l'envoya demander au supérieur, qui l'avait reçu à la recommandation de ce seigneur si- cilien, et qui ne lui avait pas encore donné l'habit de religieux. Sanchez pensa mourir de joie quand il revit son cher maître, et ne son- gea plus a retourner dans son couvent. Don. Sanche l'envoya en Espagne préparer ses voies, et pour lui faire savoir des nouvelles de Dorothée, qui cepenlant avait cru avec tout le monde que don Sanche était mort. Le bruit en alla jusqu'aux Indes : le père de don San- che en mourut de regret, et laissa à un autre fils qu'il avait quatre cent mille écus de bien„ à condition d'en donner la moitié à son frère si la nouvelle de sa mort se trouvait fausse.

Le frère de don Sanche se nommait don Juan de Péralte, du nom de son père. Il s'em- barqua pour l'Espagne avec tout son argent, et arriva a Séville un an après l'accident qui était arrivé à don Sanche Ayant un nom dif- férent du sien, il lui fut aise de cacher qu'il fût son frère, ce qu'il lui était important de tenir secret, à cause du l.mg séjour que ses affaires l'obligèrent de fane dans une ville son frère avait des ennemis. Il vit Doroihée, et en devint amoureux comme son frère; mais il n'en fut pas aimé comme lui. Cette belle fille affligée ne pouvait rien aimer aprè3 son cher don Sanche : tout ce que don Juan de Péralte faisait pour lui plaire l'importu- nait, et elle refusait tous les jours les meil- leurs partis de Séville, que son père don Ma.- nuel lui proposait. Dans ce temps-là Sanchez

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arriva à Séville, et, suivant les ordres que son maître lui avait donnés, il voulut s'informer de la conduite de Dorothée. Il sut, du bruit de la viile, qu'un cavalier fort riche, venu de- puis peu des Indes, en était amoureux, e: faisait pour elle toutes les galanteries d'un amant bien raffiné. Il l'écrivit à son maître, e: lui ht le mal plus grand qu'il n'était, et son maître se l'imagina encore plus grand que son yalet ne le lui avait fait.

Le marquis Fabio et don Sanche s'embar- quèrent à Messine sur les galères d'Espagne, qui y retournaient, et arrivèrent heureuse- ment à San-Lucar, ils prirent la poste jusqu'à Séville. Ils y entrèrent de nuit, et descendirent dans le logis que Sanchez leur avait arrêté. Ils gardèrent la chambre le len- demain, et don Sanche et le marquis Fabio allèrent la nuit faire la ronde dans le quartier de don Manuel. Us ouïrent accorder des instru- ments sous les fenêtres de Dorothée, et en- suite une excellente musique, après laquelle une voix seule, accompagnée d'un théorbe, sa plaignit longtemps des rigueurs d'une ti- gresse déguisée en ange. Don Sanche fut tenté de charger messieurs de la sérénade ; mais le marquis Fabio l'en empêcha, lui re- présentant que c'était tout ce qu'il pourrait faire si Dorothée avait paru à son balcon

Four obliger son rival, ou si les paroles de air qu'on avait chanté étaient des remercî- ments de faveurs reçues plutôt que des plain- tes d'un amant qui* n'était pas content. La sérénade se retira peut-être assez mal satis- faite, et don Sanche et le marquis Fabio se retirèrent aussi. Cependant Dorothée com- mençait à se trouver importunée de l'amour du cavalier indien. Son père don Manuel avait une extrême passion de la voir mariée ; et elle ne doutait point que si cet Indien, don

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Juan de Péralte, riche et de bonne maison comme il était, s'offrait à lui pour son gendre, il ne fût préféré à tous les autres, et elle plus pressée de son père qu'elle n'avait encore été»

Le jour qui suivit la sérénade dont le mar- quis Fabio et don Sanche avaient eu leur part, Dorothée s'en entretint avec sa sœur, et lui dit qu'elle ne pouvait plus souffrir les galanteries de l'Indien, et qu'elle trouvait étrange qu'il les fît si publiques, avant que d'avoir fait parler à son père.

C'est un procédé que je n'ai jamais ap- prouvé, lui dit Féliciane, et si j'étais à votre place je le traiterais si mal la première fois que l'occasion s'en présenterait, qu'il serait bientôt désabusé de l'espérance qu'il a de vous plaire. Pour moi, il ne ma jamais plu, ajouta-t-el.e; il n'a point ce bon air qu'on ne prend qu'à la cour , et la grande dépense qu'il fait dans Séville n'a rien de poli et rien qui ne sente son étranger.

Elle s'efforça ensuite de faire une fort désa- gréable peinture de don Juan de Péralte, ne se souvenant pas qu'au commencement qu'il parut dans Séville, elle avait avoué à sa sœur qu'il ne lui déplaisait pas , et que toutes les fois qu'elle avait eu à en parler, elle l'avait fait en le louant avec quelque sorte d'emporte- ment.

Dorothée, remarquant sa sœur si changée, ou qui feignait de l'être, dans les sentiments qu'elle avait eus autrefois pour ce cavalier, la soupçonna, l'avoir de l'inclination pour lui, autant qu'elle lui voulait faire croire de n'en avoir point; et, pour s'en éclaircir, elle lui dit qu'elle n'était point offensée des galanteries de don Juan, par quelque aversion qu'elle eût pour sa personne ; qu'au contraire, lui trou- vant dans le visage de l'air de celui de don

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Sanche, il aurait été plus capable de lui plaire qu'aucun autre cavaiier de Séviile; outre qu'elle savait bien qu'étant riche et de bonne maison, il obtiendrait aisément le consente- ment de son père.

Mais, ajouta-t-elle, je ne puis rien aimer après don Sanche; et puisque je n'ai pu être sa femme, je ne la serai jamais d'un autre, et je passerai le reste de mes jours dans un couvent.

Quand vous ne seriez pas encore bien ré- { solue a un si étrange dessein, lui dit Féli- ciane, vous ne pouvez m'atfliger davantage que de me le dire.

N'en doutez pas, ma sœur, lui répondit Dorothée; vous serez bientôt le plus riche parti de Séviile; et c'est ce qui me faisait avoir envie de voir don Juan, pour lui per- suader d'avoir pour vous les sentiments d'a- mour qu'il a pour moi, après l'avoir désabusé tie l'espérance qu'il a que je puisse jamais consentir a l'épouser : mais je ne le verrai que pour le prier de ne m'importuner plus de ses galanteries, puisque je vois que vous avez tant d'aversion pour lui. Et en vérité, conti- nua-t-eile, j'en ai du déplaisir: car je ne vois personne dans Séviile avec qui vous puissiez être si bien mariée que vous le seriez avec lui.

Il m'est plus indifférent que haïssable, lui dit Féliciane: et si je vous ai dit qu'il me déplaisait, c'a été plutôt par quelque com- plaisance que je crovais avoir pour vous, que par une véritable aversion que j'eusse pour lui.

Avouez plutôt, ma chère sœur, lui ré- pondit Dorothée, que vous ne me parlez pas ingénument ; et quand vous m'avez témoigne peu d'estime pour don Juan, que vous ne vous êtes pas souvenue que vous me l'avez quel-

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quefois extrêmement loué, ou que vous avez plutôt craint qu'il ne me plût trop, que dé- couvert qu'il ne vous plaisait guère.

Féiiciane rougit à ces dernières paroles de Dorothée et se déconcerta extrêmement. Elle lui dit, l'esprit fort troublé, quantité ;e cbo-es mal an angees, qui la défendirent moins qu'elles ne la convainquirent de ce dont sa sœur l'accu- sait; et enfin eiie lui confessa qu'elle aimait don Juan. Dorothée ne désapprouva pas son amour, et lui promit de la servir de tout son pouvoir. Dès le jour même, Isab-lle, qui avait rompu tout commerce avec son Gusman, depuis l'acei- dent qui était arrivé à don Sanche, eut ordre de Dorothée d'aller trouver don Juan, de lui porter la clef d'une porte du jardin de don Manuel, et de lui dire que Dorothée et sa sœur l'y attendraient, et qu'il se rendît à l'as- signation à minuit, quand leur père serait couché. Isabelle, qui avait été gagnée de don Juan, et qui avait fait ce qu'elle avait pu pour le mettre bien dans l'esprit de sa maîtresse sans y avoir réussi, fut fort surprise de la voir si changée, et fort aise de porter une "bonne nouvelle a une personne à qui elle n'en avait encore porté que de mauvaises, et de qui el'e avait déjà reçu beaucoup de présents. Elle vola chez ce cavalier, qui eût eu peine à croire sa bonne fortune, sans la fatale clef du jardin, qu'elle lui remit entre les mains. Il mit dans les siennes une petite bourse de sen- teur, pleine de cinquante pisto.es, dom elle eut pour le moins autant de joie qu'elle venait de lui en donner. Le hasard voulut que la même nuit que don Juan devait avoir entrée dans le jardin du père de Dorothée, don San- che, accompagné de son ami le marquis, vînt encore faire la ronde autour du lo^ris de cette belle fille, pour s'assurer davantage des des- seins de son rival. Le marquis et lui étaient

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sur les onze heures dans la rue de Dorothée, quand quatre hommes bien armés s'arrêtè- rent auprès d'eux. L'amant jaloux crut que c'était son rival : il s'approcha de ces hommes et leur dit que le poste qu'ils occupaient lui était commode pour un dessein qu'il avait, et qu'il les priait de le lui céder.

Nous le ferions par civilité, lui répondi- rent les autres, si le même poste que vous nous demandez n'était absolument nécessaire à un dessein que nous avons aussi, et qui sera exécuté assez tôt pour ne retarder pas long-temps l'exécution du vôtre.

La colère de don Sanche était déjà au plus haut point elle pouvait aller; mettre donc î'épée à la main et charger ces hommes qu'il trouvait incivils, fut presque la même chose. Cette attaque imprévue de don Sanche les surprit et les mit en désordre, et le marquis les chargeant avec autant de vigueur qu'avait fuit son ami, ils se défendirent mal 2t furent poussés plus vite que le pas jusqu'au bout de la rue. La. don Sanche reçut une légère bles- sure à un bras et perça ce.ui qui l'avait blessé d'un si grand coup qu'il fut longtemps à reti- rer son éoée du corps de son ennemi et crut l'avoir tué. Le marquis cependant s'était opi- niâtre à poursuivre les autres, qui fuirent de- vant lui de toutes leurs forces aussitôt qu'ils virent tomber leur camarade. Don Sanche vit, à l'un des deux bouts de la rue, des gens avec de la lumière, qui venaient au bruit du com- bat: il eut peur que ce ne fût la justice, et c était elle. Il se retira en diligence dans la rue le combat avait commencé, et de cette rue dans une autre, au milieu de laquelle il trouva tête à tête. un vieux cavalier qui s'é- clairait d'une lanterne, et qui avait mis I'épée à la main au bruit que faisait don Sanche qui venait à lui en courant. Ce vieux cavalier

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était don Manuel, qui revenait de jouer ehez un de ses voisina comme il faisait tous les soirs et allait rentrer chez lui par la porte de son jardin, qui était proche du lieu le trouva don Sanche. Il cria à notre amoureux cavalier :

Qui va là?

Un homme, lui répondit don Sanche, à qui il importe de passer vite si vous ne l'en empêchez.

Peut-être, lui dit don Manuel , vous est-il arrivé quelque accident qui vous oblige à Chercher un asile? Ma maison, qui n'est pas éloignée, vous en peut servir.

Il est vrai, lui répondit don Sanche, que je suis en peine de me cacher à la justice, qui peut-être me cherche ; et puisque vous êtes assez généreux pour offrir votre maison à un étranger, il vous fie son salut en toute assu- rance, et vous promet de ne jamais oublier la grâce que vous lui faites, et de ne s'en servir qu'autant de temps qu'il lui en faudra pour laisser passer outre ceux qui le cherchent.

Don Manuel la- dessus ouvrit sa porte d'une clef qu'il avait sur lui, et ayant fait entrer don Sanche dans son jardin, le mit dans un bois de lauriers, en attendant qu'il irait don- ner ordre à le cacher mieux dans sa nLaison, sans qu'il fût vu de personne.

Il n'y avait pas longtemps que don Sanche était caché entre ces lauriers, quand il vit ve- nir à lui une femme qui lui dit en l'appro- chant :

Venez, mon cavalier, ma maîtresse Do- rothée vous atfpnd.

A ce nom, don Sanche" pensa qu'il pouvait bien être dans la maison de sa maîtresse, et que le vieux cavalier était son père : il soup- çonna Dorothée d'avoir donne assignation clans le même lieu a son rival, et suivit Isa-

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belle, plus tourmenté de sa jalousie que de la peur de la justice. Cependant don Juan vint à l'heure qu'on lui avait donnée, ouvrit la porte du jardin de don Manuel a^ec la clef qu'Isabelle lui avait donnée, et se cacha dans les mêmes lauriers d'où don Sanche venait do sortir. Un moment après, il vit venir un hom- me droit à lui ; il se mit en état de se défen- dre, s'il était attaqué, et fut bien surpris quand il reconnut cet homme pour don Manuel, qui lui dit de le suivre, et qu'il l'ai- lait mettre en un lieu il n'aurait pas à craindre d'être pris. Don Juan conjectura, des paroles de don Manuel, qu'il pouvait avoir fait sauver dans son jardin quelque homme poursuivi de la justice : il ne put faire autre chose que de le suivre, en le remerciant du plaisir qu'il lui faisait, et l'on peut croire qu'il ne fut pas moins troublé du péril qu il courait que fâché de l'obstacle qui faisait manquerson amoureux dessein. Don Manuel le conduisit dans sa chambre, et l'y laissa pour, aller se taire dresser un lit dans une autre.

Laissons-le dans la peine il doit être, et reprenons son frère, don Sanche de Sylva. Isabelle le conduisit dans une chambre basse qui donnait sur le jardin, Dorothée et Fé- liciane attendaient don Juan de Péralte, l'une comme un amant à qui elle a grande envie de plaire, l'autre pour lui déclarer quVlle ne peut l'aimer, et qu'il ferait mieux de tâcher de plaire à sa sœur. Don Sanche entra donc étaient les deux belles sœurs, qui furent bien surprises de le voir. Dorothée en demeura sans sentiment, comme une personne morte; et si sa sœur ne l'eût soutenue et mise dans une chaise, elle serait tombée de sa hauteur. Don Sanche demeura immobile, Isabelle pensa mourir de peur, et crut que don Sanche mort lui apparaissait pour venger le tort que lui

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faisait sa maîtresse. Féliciane, quoique fort enrayée de voir cion Sanche ressuscité, était encore plus en peine de l'accident de sa sœur, qui reprit enfin ses esprits; et alors don Sanche lui dit :

Si le bruit qui a couru de ma mort, in- grate Dorothée, n'excusait en quelque façon votre inconstance, le désespoir qu'elle me cause ne me laisserait pas assez de vie pour vous en faire des reproches. J'ai voulu faire croire à tout le inonde qne j'étais mort, pour être oublié de mes ennemis, et non pas de vous, qui m'avez promis de n'aimer jamais que moi, et qui avez si tôt manqué à votre promesse. Je pourrais me venger, et faire tant de bruit par mes cris et mes plaintes que votre père s'en éveillerait, et trouverait l'a- mant que vous cachez dans sa maison : mais, insensé que je suis ! j'ai peur encore de vous déplaire ; et je m'afflige davantage de ce que je ne dois plus vous aimer, que de ce que vous en aimez un autre. Jouissez, behe infi- dèle, jouissez de votre cher amant; ne crai- gnez plus rien dans vos nouvelles amours; je vous délivrerai bientôt d'un homme qui pour- rait vous reprocher toute votre vie quevous lavez trahi, lorsqu'il exposait sa vie pour venir vous revoir.

Don Sanche voulut s'en aller après ce* pa- roles; mais Dorothée l'arrêta, et allait tâcher de se justifier, quand Isabelle lui dit, fort ef- frayée, que don Manuel la suivait. Don Sanche n'eut que le temps de se mettre derrière la porte : le vieillard fit une réprimande à ses filles de ce qu'elles n'étaient pas encore cou- chées; et pendant qu'il eut le dos tourné vers la chamDre, «ion Sanche en sortit, et, gagnant le jardin, s'alla remettre dans le même bois de lauriers il s'était déjà mis, et où, pré- parant son courage à tout ce qui pourrait

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lui arriver, il attendit une occasion de sortir quand elle se présenterait. Don Manuel était entré dans la chambre de ses fihes pour y prendre de la lumière, et pour aller de ou- vrir la porte de son jardin aux officiers de la justice, qui y frappaient pour la iaire ouvrir, parce qu'on leur avait dit que don Manuel avait retiré dans sa maison un homme qui pouvait être de ceux qui venaient de se bat- tre dans la rue. Don Manuel ne fit point de difficulté de les laisser chercher dans sa mai- son, croyant jien qu'ils ne feraient pas ouvrir sa chambre, et que le cavalier qu'ils cher- chaient y était enfermé.

Don Sanche, voyant qu'il ne pouvait éviter d être trouvé par le grand nombre de sergents qui s'étaient répandus par le jardin, sortit du bois de lauriers il était , et s'approehant de don Manuel, qui était fort surpris de le voir, lui dit à l'oreille qu'un cavalier d'honneur gardait sa parole, et n'abandonnait jamais une personne qu'il avait prise en sa protec- tion Don Manuel pria Je prévôt, qui était son ami. de Jui laisser don Sanche en sa garde; ce qui lui fut aisément accordé, et à cause de sa qualité, et parce que le blessé ne l'était pas dangereusement. La justice se retira, et don Manuel ayant reconnu par les mêmes dis- cours qu'il avait tenus à don Sanche quand il le trouva, et que ce cavalier lui redit, que c'était véritablement celui qu'il avait reçu dans son jardin, ne douta point que l'autre ne fût quelque galant introduit dans sa maison par ses fil les ou par Isabelle. Pour s'en éclair- cir, il fit entrer don Sanche de Sylva dans une chambre, et le pria d'v demeurer jusqu'à ce qu'il le vînt trouver. Il alla dans celle il avait laisse don Juan de Péralte, à qui il feignit que son valet était entré en même temps que les officiers de la justice, et qu'il

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demandait à lui parler. Don Juan savait bien que son valet de chambre était fort malade, et peu en état de le venir trouver ; outre qu'il ne l'eût pas fait sans son ordre, quand même il eût su il et ut, ce qu'il ignorait. Il fut donc fort troublé de ce que lui dit don Ma- nuel, à qui il répondit à tout hasard que son valet n'avait qu'à l'aller attendre dans son lo- gis. Don Manuel le reconnut alors pour ce jeune gentilhomme indien qui faisait tant de bruit dans Séville ; et étant bien informé de sa qualité et de son bien, il résolut de ne le laisser point sortir de sa maison, qu'il n'eût épousé celle de ses filles avec qui il aurait le moindre commerce. Il s'entretint quelque temps avec lui, pour s'éclaircir davantage des doutes dont il avait l'esprit agité. Isabelle, du

F as de la porte, les vit parlant ensemble, et alla dire à sa maîtresse : don Manuel entre- vit Isabelle, et crut qu'elle venait faire quel- que message à don Juan de la part de sa fille : il le quitta pour courir après elle, dans le temps que le flambeau qui éclairait la chambre acheva de brûler, et s'éteignit de lui-même.

Pendant que le vieillard ne trouve pas Isa- belle où il la cherche, cette fille apprend à Dorothée et à Féliciane que don Sanche était dans la chambre de leur père, et qu'elle les avait vus parler ensemble. Les deux sœurs y coururent sur sa parole. Dorothée ne craignait point de trouver son cher don Sanche avec son père, résolue qu'elle était de lui confesser qu'elle l'aimait et qu'elle en avait été aimée, et de lui dire à quelle intention elle avait donné assignation à don Juan. E.le entra donc dans la chambre, qui était sans lumière; et s'étant rencontrée avec don Juan dans le temps qu'il en sortait, elle le prit pour don Sanche, l'arrêta par le bras, et lui parla ainsi :

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Pourquoi me fuis-tu, cruel don Sanche, et pourquoi n'as-tu pas voulu entendre ce que j'aurais pu répondre aux injustes reproches que tu m'as faits? J'avoue que tu ne m'en, pourrais faire d'assez grands, si j'étais aussi coupable que tu as en quelque façon sujet de le croire; mais tu sais bien qu'iJ y' a Ces cho* ses fausses qui ont quelquefois plus d'appa- rence de vérité que la vérité même, et qu'elle se découvre toujours avec le temps : donne- moi le temps de te la faire voir, en débrouil- lant la confusion ton malheur et le mien, et peut-être celui de plusieurs autres, vient de nous mettre. Aide-moi à me justifier, et ne hasarde pas d'être injuste, pour être trop précipité à me condamner avant de m'avoir convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un ca- valier m'aime ; mais as-tu ouï dire que je l'ai- me aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il est vrai que je l'y ai fait venir; mais quand tu sauras à quel dessein je l'ai fait, je suis assurée que tu auras un cruel remords de m'avoir offensée, lorsque je te donne la plus grande marque de fidélité que je te puis don- ner. Que n est-il en ta présence, ce cavalier dont l'amour m'importune! tu connaîtrais, par ce que je lui dirais, si jamais il a pu dire qu'il m'aimât, et si j'ai jamais voulu lire les lettres qu'il m'a écrites. Mais mon malheur, qui me l'a toujours fait voir quand sa vue m'a pu nuire, m'empéehe de le voir quand il pour- rait servir à te désabuser.

Don Juan eut la patience de laisser parler Dorothée sans l'interrompre, pour en appren- dre encore davantage qu'elle ne venait de lui en découvrir. Enfin, il allait peut-être la que- reller, quand don Sanche, qui cherchait de chambre en chambre le chemin du jardin, qu'il avait manqué, et qui ouït la voix de Do- rothée qui parlait à don Juan, s'approcha

LE ROMAN COMIQUE 157

L*eîîe arec le moindre bruit qu'il put, et fut lourtant ouï de don Juan et des deux sœurs. )ans ce temps, don Manuel entra dans la mè- ne chambre avec de la lumière, que portaient levant lui quelques-uns de ses domestiques. „es deux rivaux se virent, et furent vus se eganlant fièrement l'un l'autre, la main sur a garde de leurs épées. Don Manuel se mit au nilieu d'eux et commanda à sa fille d'en hoisir un pour mari, afin qu'il se battît con- re 1 autre. Don Juan prit la parole, et dit que ui il cédait toutes ses prétentions, s'il en pou- rait avoir, au cavalier qu'il voyait devant ui. Don Sanche dit la même chose et ajouta [ue puisque don Juan avait été introduit chez Ion Manuel par sa fllle; il y avait apparence [u'elle l'aimait et en etait'aimée ; que pour ui, il mourrait mille fois plutôt que de se ma- ier avec le moindre scrupule. Dorothée se eta aux pieds de son père, et le conjura de 'entendre : elle lui conta tout ce qui s'était >assé entre elle et don Sanche de Sylva, de- vant qu'il eût tué don Diego pour l'amour l'elle. Elle lui apprit que don Juan de Péralte îtait ensuite devenu amoureux d'elle; le des- sein qu'elle avait eu de le désabuser et de lui proposer de demander sa sœur en mariage : ît elle conclut que si elle ne pouvait persua- ler son innocence à don Sanche, elle voulait lés le jour suivant entrer dans un couvent, pour n'en sortir jamais.

Par sa relation, les deux frères se reconnu- rent : don Sanche se raccommoda avec Doro- thée, qu'il demanda en mariagreà don Manuel ; ion Juan lui demanda aussi Féliciane ; et don Manuel les reçut pour ses gendres, avec une satisfact'on qui ne peut s'exprimer.

Aussitôt que le jour parut, don Sanche en- voya quérir le marquis Fabio, qui vint prendre part à la joie de son ami. On tint

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l'affaire secrète jusqu'à tant que le marquis et don Manuel eurent disposé un cousin, héritier de don Diego, à oublier la mort de son pa- rent, et à s'accommoder avec don Sanche. Pendant la négociation, le marquis Fabio de- vint amoureux de la sœur de ce cavalier, et la lui demanda en mariage : il reçut avec beaucoup de Joie une proposition si avanta- geuse à sa sœur, et dès lors se laissa aller a tout ce qu'on lui proposa en faveur de don Sanche. Les trois mariages se firent en un même jour ; tout y alla bien de part et d'au- tre, et même longtemps, ce qui est à consi- dérer.

XX. De quel façon le sommeil de Ragotin. fut interrompu.

L'agréable Inezilîa acheva de lire sa nou- velle et fit regretter à tous ses auditeurs de ce qu'elle n'était pas plus longue. Tandis qu'elle la lut, Ragotin qui, au lieu de l'écouter, s'était mis à entretenir son mari sur le sujet de la magie, s'endormit dans une chaise basse il était, ce que l'opérateur fit aussi. Le sommeil de Ragotin n'était pas tout à fait volontaire ; s'il eût pu résister aux vapeurs : des viandes qu'il avait mangées en grande, quantité, il eût été attentif, par bienséance, à la lecture de la nouvelle d'Inezilla. Il ne dor- mait donc pas de toute sa force, laissant sou- vent aller sa tête jusqu'à ses genoux, et la re- levant tantôt demi-endormi, et tantôt se ré-j veillant en sursaut, comme on fait plus souvent qu'ailleurs au sermon, quand on s'y ennuie.

Il y avait un bélier dans l'hôtellerie, à qui la canaille qui va et vient d'ordinaire en de semblables maisons avait accoutumé de pré- senter la tête, les mains devant, contre les-

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queues le bélier prenait sa course, et choquait rudement de sa tète, comme tous les béliers fout de leur naturel. Cet animal allait sur sa bonne foi par toute l'hôtellerie, et entrait même dans les chambres, on lui donnait souvent à mander. Il était dans celle de l'opé- rateur dans le temps qulnezilla lisait sa nou- velle : il aperçut Ragotin à qui le chapeau était tombe de la tète, et qui, comme je vous l'ai déjà dit, la haussait et la baissait souvent; il crut que c'était un champion qui se présen- tait a lui pour exercer sa valeur contre la sienne : il recula quatre ou cinq pas en ar- riére, comme on fait pour mieux sauter, et partant comme un cheval dans une carrière, alla heurter de sa tête armée de cornes celle de Ragotin, qui était chauve par en haut. Il la lui aurait cassée comme un pot de terre, de la force qu'il la choqua ; mais par bonheur pour Hagotin, il la prit dans le temps qu'il la haussait, et ainsi ne fit que lui froisser super- ficiellement le visage.

L'action du bélier surprit tellement ceux qui la virent, qu'ils en demeurèrent comme en ex- tasH, sans toutefois oublier d'en rire; si bien que le bélier, qu'on faisait toujours choquer puis d'une fois, put sans empêchement re- prendre autant de champ qu'il lui en fallait pour une seconde course, et vint inconsidéré- ment donner dans les genoux de Ragotin, dans le temps que, tout étourdi du coup du bélier, et le visage écorché et sanglant en plu- sieurs endroits, il avait porté ses mains à hea yeux, qui lui faisaient grand mal, ayant été également foulés l'un et l'autre, chacun de sa corne en particulier, parce que celles du bél'er étaient entre elles a la même distance qu'étaient entre eux les yeux du malheureux Ragotin. Cette seconde attaque du bélier les lui fit ouvrir ; et il n'eut pas plutôt reconnu

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Fauteur de son dommage, que, dans la colère il était, il frappa de sa main fermée le bé- lier par la tête, et se fit grand mal contre ses cornes. Il en enragea beaucoup, et encore plus d'entendre rire toute l'assistance, qu'il i querella en général, et sortit de la chambre en furie. Il sortait aussi de l'hôtellerie; mais i l'hôte l'arrêta pour compter, ce qui lui fut i peut-êt e aussi fâcheux que les coups de cornes du bélier.

ÀYIS AU LECTEUR

Lecteur, qui que tu sois, qui verras cette troisième partie de ce Roman comique paraître au jour après la mort de l'incomparable M. Scarron, auteur des deux premières, ne t'étonne pas si un génie beaucoup au-dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever. 11 avait promis de te le faire voir revu, corrigé et augmenté; mais la mort le prévint dans ce dessein, et l'empêcha de continuer les histoires de Destin et de Léandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il fait paraître au Mans, sans dire de quelle manière elle et sa mère sortirent du château du baron de Sigognac ; et c'est sur quoi tu seras éclairci dans cette troisième partie. Je ne doute point qu'on ne m'accuse de témé- rité, d'avoir voulu en quelque sorte donner la perfec- tion à l'ouvrage d'un si grand homme; mais sache que pour peu qu on ait d'esprit, on peut bien inventer des histoires fabuleuses, comme celles qu'il nous a don- nées dans les deux dernières parties de ce Roman. J'avoue franchement que ce que tu y verras n'est pas de sa force, et qu'il ne répond ni au sujet ni à l'ex- pression de son discours: mais sache du moins que tu pourras .t satisfaire ta curiosité, si tu en as assez pour désirer une conclusion au dernier ouvrage d'un es-

LE ROMAN COMIQUE 16Î

prit si agréable et si ingénieux. Au reste, j'ai attendu longtemps à la donner an public, snr l'avis que. j'avais reçu qu'un homme d'un mérite particulier y avait travaillé sur les mémoires de l'auteur. S'il l'eut entre- pris, il aurait sans doute beaucoup mieux réussi que moi; mai* après trois années d'attente, sans avoir rien vu paraître, j'ai hasardé le mien, malgré la cen- sure des critiques. Je te !e donne donc, tout défectueux qu'il est, alin que, quand tu n'auras rien de meilleur à faire, tu prennes la peine de le lire.

A. OFFRAy.

TROISIÈME PARTIE

1.— Qui fait l'ouverture de celte troisième partie.

Vous avez vu dans la seconde partie de ce roman le petit Ragotin, le visage tout san- glant du coup que le bélier lui avait donné quand il dormait assis sur une chaise basse dans la chambre des comédiens, d'où il était sorti si fort en eolére, que l'on ne croyait pas qu'il y retournât jamais. Mais il étaittrop piqué de ma- demoiselle de l'Etoile, et il avait trop envie de savoir le succès de la magie de l'opérateur; ce qui l'obligea, après s'être lavé la face, à re- tourner sur ses pas pour voir quel effet aurait la promesse del signore Ferdinando Ferdi-

II IOVAH COX1QCI. I. II. %

162 1E ROMAN COMIQUE

nandi, qu'il crut avoir trouvé en la personne d'un avocat qu'il rencontra et qui allait au pa- lais.

Il était si étourdi du coup du bélier, et avait l'esprit si troublé de celui que la l'Étoile lui avait donné au cœur sans y penser, qu'il se persuada facilement que cet avocat était l'o- pérateur : aussi il l'aborda fort civilement et lui tint ce discours :

Monsieur, je suis ravi d'une si heureuse rencontre; je la cherchais avec tant d'impa- tience, que je m'en allais exprès à votre logis pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Je ne doute pas que vous n'ayez employé tout ce que votre science magique vous a pu suggérer pour me rendre le plus fortuné de tous les hommes; aussi, ne serài-je pas ingrat à le reconnaître. Dites-moi donc si cette miraculeuse Etoile me départira de ses bénignes influences. L'avocat, qui n'entendait rien à tout ce beau discours, non plus que la raillerie, l'interrompit presque aussitôt, et lui dit fort brusquement :

-— Monsieur Ragotin, s'il était un peu plus tard, je croirais que vous êtes ivre; mais il faut que vous soyez tout à fait fou. ! à qui pensez-vous parler? Que diable m'allez-vous dire de magie et de l'influence des astres? Je ne suis ni sorcier ni astrologue : quoi! ne me connaissez-vous pas?

Ah ! monsieur, repartit Ragotin, que vous êtes cruel t vous êtes si bien informé de mon mal, et vous m'en refusez le remède! Ah! je....

Il allait poursuivre, quand l'avocat le laissa en lui disant :

Vous êtes un grand extravagant pour un jetit homme. Adieu.

Ragotin le voulait suivre; mais il s'aperçut île sa méprise, dont il fut bien honteux; aussi.

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ne s'en vanta-t-il pas ; et vous ne la liriez pas ici, si je ne l'avais apprise de l'avocat même, qui s'en divertit bien avec ses amis.

Ce petit fou continua son chemin, et alla an logis des comédiens, il ne fut pas plutôt entré, qu'il ouït la proposition que la Caverne et Destin faisaient de quitter la ville du Mans, et de chercher quelque autre poste ; ce qui le démonta si fort, qu'il pensa tomber de son haut : sa chute n'eût pas été périlleuse iquand même cet ao-ident lui serait arrivé), a cause de la modification de son individu. Mais ce qui l'acheva tout à fait, ce fut la résolution qui fut prise de dire adieu le lendemain à la bonne ville du Mans, c'est-à-dire a ses habi- tants, et notamment à ceux qui avaient été leurs plus fidèles auditeurs, et de prendre la route d'Alençon, à l'ordinaire, sur l'assurance qu'ils avaient eue que le bruit de peste qui avait couru était faux.

J'ai dit, à l'ordinaire, car ces sortes de gens (comme beaucoup d'autres) ont leur cours limité, comme celui du soleil dans le zodia- que. En ce pays-là ils viennent de Tours à Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au Mans, du Mans à Alençon, d'Alençon a Ar- gentan ou à Laval, selon la route qVils pren- nent de Paris ou de Bretagne. Quoi qu'il en soit, cela ne fait guère à notre roman. Cette délibération ayant été prise unanimement par les comédiens et comédiennes, ils résolu- rent de représenter le lendemain quelque ex- cellente pièce, pour laisser bonne bouche à l'auditoire manceau. Le sujet n'en est pas venu à ma connaissance.

Ce qui les obligea de quitter si prompte- ment, ce fut que le marquis d'Orsé (qui avait obligé la troupe à continuer la corne lie) fut pressé de s'en aller en cour; tellement que, n'ayant plus de bienfaiteur, et l'auditoire du

164 LE ROMAN COMIQUE

Mans diminuant tous les jours, ils se dispo- sèrent à en sortir. Ragotin voulut s'ingérer d'y former une opposition, apportant beaucoup de mauvaises raisons, dont il était toujours pourvu, mais auxquelles on ne fit nulle atten- tion ; ce qui fâcha fort le petit homme, qui les pria de lui faire au moins la grâce de ne sortir point de la province du Maine, ce qui était très-facile en prenant le jeu de paume qui est au faubourg de Mont fort, lequel en dépend tant pour le spirituel que pour le temporel ; et que de ils pourraient aller à Laval (qui est aussi du Maine), d'où ils se rendraient facilement en Bretagne, suivant la promesse qu'ils en avaient faite à M. de la Garouffière. Mais Destin lui rompit les chiens, en disant que ce serait le moyen de ne rien faire ; car ce méchant tripot étant, comme il est, fort éloigné de la ville et au delà de la rivière, la belle compagnie ne s'y rendrait que rarement, à cause de la lon- gueur du chemin; que le grand jeu de pau- me du marché aux moutons était environné de toutes les meilleures maisons d'Alençon et au milieu de la ville ; que c'était il fal- lait se placer, et payer quelque chose de plus que de ce malotru tripot de Montfort, le bon marché duquel était une des plus fortes raisons de Ragotin : ce qui fut délibéré d'un commun accord, et qu'il fallait donner ordre d'avoir une charrette pour le bagage et des chevaux pour les demoiselles. La charge en fut donnée à Léandre, parce qu'il avait beau- coup d'intrigues dans le Mans, il n'est pas difficile à un honnête homme de faire en peu «le temps des connaissances.

Le lendemain on représenta la comédie, tragédie pastorale, tragi-comédie, car je ne sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès que vous pouvez penser. Les comédiennes fu-

L3 ROMAN COMIQUE. 165

Tent admirées de tout le monde. Destin y réussit à merveille, surtout par le compliment dont il accompagna leur «dieu; car ii témoi- gna tant de reconnaissance, qu'il exprima avec tant de douceur et de tendresse, qu'il charma toute la compagnie. On m'a dit que plusieurs personnes en pleurèrent, principale- ment les jeunes demoiselles, qui avaient le cœur tendre. Ragotin en devint si immobile, que tout le inonde était déjà sorti qu'il de- meurait toujours dans sa chaise, il aurait peut-être encore demeuré si le marqueur du tripot ne l'eût averti qu'il n'y avait plus per- sonne; ce qu'il eut bien de peine a lui faire comprendre. Il se leva enfin, et s'en alla dans sa maison, il résolut d'aller trouver les comédiens de bon matin, pour leur découvrir ce qu'il avait sur le cœur, et dont il s'était ex- pliqué à la Rancune et à l'Olive.

II. vous verrez le dessein de Ragotin.

Les crieurs d'eau-de-vie n'avaient pas en- core réveillé ceux qui dormaient d'un profond sommeil (qui est souvent interrompu par cette canaille, à mon avis la plus importune en- geance qui soit dans la republique humaine), que Ragotin était déjà habillé, à dessein d'al- ler proposer à la troupe comique celui qu'il avait fait d'y être admis. Il s'en alla donc au Jogis des comédiens et comédiennes, qui n'é- taient pas encore levés ni même éveillés : il eut la discrétion de les laisser reposer; mais îl entra dans la chambre l'Olive était couche avec la Rancune, lequel ii pria de se je ver pour faire une promenade jusqu'à la Cousture, qui est une très- belle abbaye située au faubourg qui porte le même nom, et qu'a- près ils iraient déjeuner à la grande Etoile-

166 LE ROMAN COMIQUE

(TOr, il l'avait fait apprêter. La Rancune, qui était du nombre de ceux qui aiment les repues franches fut aussitôt habillé, que la proposition en fut faite; ce qui ne vous sera pas difficile a croire, si vous considérez que ces gens-là sont si habitués à s'Uabiiier et se déshabiller derrière les tentes du théâtre, surtout quand il faut qu'un seul acteur repré- sente deux personnages, que cela est aussitôt fait que dit. Ragotin donc et la Rancune s'a- cheminèrent à l'abbaye de la Cousture ; il est à croire qu'ils entrèrent dans l'église, ils firent courte prière, car Ragotin avait bien d'autres choses en tête.

Il n'en dit pourtant rien à la Rancune pen- dant le cours du chemin, jugeant bien qu'il eût trop retardé le déjeuner, que la Rancune ai- mait beaucoup plus que tous ses compliments. Ils entrèrent dans le logis, ou e petit homme commença à crier de ce que l'on n'avait pas encore apporté les petits pâtés qu'il avait commandés ; à quoi l'hôtesse, sans bouger de dessus le siège elle était, lui repartit:

Vraiment, monsieur Ragotin, je ne suis pas devine, pour savoir l'heure que vous de- viez venir ici ; à présent que vous y êtes, les pâtés y seront bientôt. Passez à la salle, l'on a mis la nappe; il y a un jambon, donnez dessus en attendant le reste.

Elle dit cela d'un ton si gravement cabaré- tique, que la Rancune jugea qu'elle avait rai- son, et s'adressant à Ragotin? lui dit:

Monsieur, passons deçà, et buvons un coup en attendant.

Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui fut couverte peu de temps après, et ils déjeu- nèrent à la mode du Mans, c'est-à-dire fort bien ; ils burent de même à la santé de plu- sieurs personnes. Vous jugez bien, lecteur, que celle de la l'Etoile ne fut pas oubliée; le

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petit Ragotin la but une douzaine de fois, tantôt sans bouger de sa place, tantôt debout et le chapeau à la main ; mais la dernière fois il la but à genoux et tète nue, comme s'il eût fait amende honorable à la porte de quelque église. Ce tut alors qu'il supplia instamment la Rancune de lui tenir la parole qu'il lui avait donnée d'être son guide et son protecteur dans une entreprise aussi difficile que la con- quête de mademoiselle de l'Etoile ; sur quoi la Rancune lui répondit à demi en colère ou fei- gnant de l'être :

Sachez, monsieur Ragotin, que je suis homme qui ne m'embarque point sans biscuit, c'est-à-dire que je n'entreprends jamais rien que je ne sois assuré d'y réussir, et soyez-le de la bonne volonté que j'ai de vous servir uti- lement. Je vous le dis encore, j'en sais les moyens, que je mettrai en usage quand il en sera temps. Mais je vois un grand obstacle à votre dessein, qui est notre départ, et je ne vois point de jour pour vous, si ce n'est en exécutant ce que je vous ai dit une autre fois, de vous résoudre à faire la comédie avec nous. Vous y avez toutes les dispositions imagina- bles : vous avez grand'mine, le ton de voix agréable, le langage fort bon et la mémoire encore meilleure ; vous ne ressentez point du tout le provincial ; il semble que vous ayez passé toute votre vie à la cour ; vous en avez si fort l'air que vous le sentez d'un quart de lieue : vous n'aurez pas représenté une dou- zaine de fois, que vous jetterez de la pous- sière aux yeux de nos jeunes godelureaux, qui font tant les entendus, et qui seront obli- gés de vous céder les premiers rôles ; et après cela laissez-moi faire, car, pour le présent (je vous i'ai déjà dit), nous avons affaire à une étrange tête, il faut user avec elle de beau- coup d'adresse ; je sais bien qu'il ne vous en

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manque pas, mais un peu d'avis ne gâte pas les choses. D'ailleurs raisonnons un peu : si vous faisiez connaître votre dessein amou- reux a.vant celui d'entrer dans la troupe, ce serait le moyen de vous faire refuser ; ii faut donc cacher votre jeu.

Le petit bout d'homme avait été si attentif au discours de la Rancune, qu'il en était tout à fait, extasié, s'imagiuant de tenir déjà, comme on dit, le loup par les oreilles ; quand, se réveillant comme d'un profond sommeil, il se leva de table et passa de l'autre côté pour embrasser la Rancune, qu'il remercia en même temps, et supplia de continuer, lui pro- testant qu'il ne l'avait convié à déjeuner que pour lui déclarer le dessein qu'il avait de sui- vre son sentiment touchant la comédie, à quoi il était tellement résolu, qu'il n'y avait personne au monde qui pût l'en détourner ; qu'il ne fallait que le faire savoir a la troupe, et en obtenir la faveur de l'association ; ce' qu'il désirait de faire à la même heure. Ilsi comptèrent avec l'hôtesse : Ragotin paya;efc.| étant sortis, ils prirent le chemin du logis des comédiens, qui n'était pas fort éloigné de ce I lui ils avaient déjeuné. Ils trouvèrent les demoiselles habillées ; mais comme la Ran . cune eut ouvert le discours du dessein de Ra-j gotin de faire la comédie, il en fut interrompij par l'arrivée d'un des fermiers du père d<] Léandre, qu'il lui envoyait pour l'avertir qu'il était malade à la mort, et qu'il souhaitait m voir avant de lui payer le tribut que tous le;! hommes lui doivent : ce qui obligea tous ceu2| de la troupe à conférer ensemble, pour déli béref sur un événement si inopiné. Léandn tira Angélique à part, et lui dit que le temp était venu pour vivre heureux, si elle avait h bonté d'y contribuer; à quoi elle répondi qu'il ne tiendrait jamais à elle, et toutes le

LE ROMAN COMIQUE 169

ehoses que vous verrez dans le chapitre sui- vant.

III. Dessein de Léatdre. Harangue et réception de Ragotin dans la troupe comique.

Les jésuites de la Flèche, n'ayant rien pu gagner sur l'esprit de Léandre pour lui faire continuer ses études, et voyant son assiduité à la comédie, jugèrent aussitôt qu'il était amoureux de quelqu'une des comédiennes; en quoi ils furent confirmés, quand, après le dé- part de la troupe, ils apprirent qu'il l'avait suivie à Angers. Us ne manquèrent pas d'en avertir son père par un messager exprès, qui arriva en même temps que la lettre de Léandre lui fut rendue, par laquelle il lui marquait qu'il allait a la guerre, et lui demandait de l'argent, comme il 1 avait concerté avec Destin, quand il lui découvrit sa qualité dans l'hôtel- lerie où il était blessé. Son père, reconnaissant la fourbe, se mit dans une furieuse colère, qui, jointe à une extrême vieillesse, lui causa une maladie qui fut assez longue, mais qui se ter- mina pourtant par la mort , de laquelle se voyant proche, il commanda à un des fermiers de chercher son fils pour l'obliger à se retirer auprès de lui, lui disant qu'il pourrait le trou- ver en demandant il y avait des comé- diens (ce que le fermier savait assez, car c'était celui qui lui fournissait de l'argent après qu'il eut quitté le collège) : aussi, ayant appris qu'il y en avait une troupe au Mans, il s'y achemina, et y trouva Léandre, comme vous l'avez vu dans le chapitre précédent.

Ragotin fut prié par tous ceux de la troupe de les laisser conférer un moment sur le sujet du fermier nouvellement arrivé, ce qu'il fit en se retirant dans une autre chambre, il de- meura avec Vimpatience qu'on peut s'imagi-

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ner. Aussitôt qu'il fut sorti, Léandre fit en* trer le fermier de son père, lequel leur déclara l'état il était, et le désir qu'il avait de voir son fils avant de mourir. Léandre de- manda congé pour y satisfaire, ce que tous ceux de la troupe jugèrent trés-raisonnable. Ce fut alors que Destin déclara le secret qu'il avait tenu caché jusqu'alors, touchant la qualité de Léandre; ce qu'il n'avait ap- pris qu'acres le rav;ssement de mademoi- selle Angélique, comme vous l'avez vu dans la seconde partie de cette véritable histoire; ajoutant qu'ils avaient bien pu s'aperce- voir qu'il n'agissait pas avec lui, depuis qu'il l'avait appris, comme il faisait aupara- vant, puisque même il avait pris un autre va- let : que si quelquefois il était contraint de lui parler en maître, c était pour ne le décou- vrir pas ; mais qu'a présent il n'était plus temps de celer, tant pour désabuser mademoiselle de la Caverne, qui n'avait pu ôter de son esprit que Léandre ne lut complice de l'enlèvement de sa fille, ou peut-être l'auteur, que pour l'assurer de l'amour sincère qu'il lui portait, et pour laquelle il s'était réduit à lui servir de valet, ce qu'il aurait continué, s'il n'eût été obligé de lui déclarer le secret lorsqu'il le trouva dans l'hôtellerie, quand il allait à la quête de mademoiselle Angélique: et tant s'en taut qu'il eût consenti à son enlèvement, qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avait ha- sarde sa vie pour la secourir ; mais qu'il n'a- vait pu résister à tant de gens, qui l'avaient furieusement blessé, et laissé pour mort sur la place. Tous ceux de la troupe kii demandé; rent pardon de ce qu'ils ne l'avaient pas traité selon sa qualité; mais qu'ils étaient excusa- bles, puisqu'ils n'en avaient pas la connais- sance. Mademoiselle de l'Etoile ajouta qu'elle avait remarqué beaucoup d'esprit et de mé-

LE ROMAX COMIQUE 171

rite en sa personne, ce qui l'avait fait long- temps soupçonner quelque chose, en quoi elle avait été confirmée depuis son retour ; joint à cela les lettres que la Caverne lui avait fait voir; que pourtant elle ne savait quel juge- ment en faire, le voyant si soumis au service de son frère ; mais qu'à présent il n'y avait pas lieu de douter de sa qualité. Alors la Ca- verne prit la parole, et s'adressant à Léandre lui dit :

Vraiment, monsieur, après avoir connu en quelque façon votre condition par le con- tenu des lettrés que vous écriviez à ma tille, j'avais toujours un juste sujet de me défier de vous, n'y ayant point d'apparence cme l'amour que vous dites avoir pour elle fût légitime, comme le dessein que vous aviez formé de la mener en Angleterre me le témoigne assez ; et en effet, monsieur, quelle apparence qu'un seigneur si relevé, comme vous espérez l'être après la mort de monsieur votre père, voulût songer à épouser une pauvre comédienne de campagne? Je loue Dieu que le temps soit venu que vous pourrez vivre content dans la possession de ces belles terres qu'il vous laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin vous ne me jouassiez quelque mauvais tour.

Léandre, qui s'était fort impatienté en écou- tant ce discours de la Caverne, lui répondit:

Tout ce que vous dites, mademoiselle, que je suis sur le point de posséder, ne sau- rait me ren ire heureux, si je ne suis assuré en même temps de la possession de made- moiselle Angélique, votre fille : sans elle, je renonce à tous les biens que la nature, ou plutôt la mort de mon père me donne ; et je vous déclare que je ne m'en vais recueillir sa succession qu*à dessein de revenir aussitôt pour accomplir la promesse que je fais devanf cette honorable compagnie de n'avoir jamais

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;pour femme que mademoiselle Angéiique, vo- tre fille, pourvu qu'il vous plaise de me la donner, et qu'elle y consente, comme je vous en supplie très-humblement toutes deux. Et ne vous imaginez pas que je veuille l'emme- ner chez moi , c'est à quoi je ne pense point du tout : j'ai trouvé tant de charmes en la vie comique, que je ne saurais m'en distraire, ni me séparer de tant d'honnêtes gens qui com- posent cette illustre troupe.

Après cette franche déclaration, les comé- diens et comédiennes, pariant tous ensemble,' lui dirent qu'ils lui avaient de grandes obli- gations de tant de bontés, et que mademoi- selle de la Caverne et sa fille seraient bien délicates si elles ne lui donnaient la satisfac- tion qu'il prétendait. Angélique ne répondit que comme une fille qui dépendait de sa mère, laquelle finit la conversation en disant à Léandre que si, à son retour, il était dans les mêmes sentiments, il pouvait tout espérer. Ensuite il y eut de grands embrassements et quelques larmes versées, les unes par un mo- tif de joie, et les autres par la tendresse, qui fait ordinairement pleurer ceux qui en sont si susceptibles qu'ils ne sauraient s'en empê- cher, quand ils voient ou entendent dire quel- que chose de tendre.

Après tous ces beaux compliments, il fut conclu qu^ Léandre s'en irait le lendemain, et qu'il prendrait un des chevaux que l'on avait loué*; mais il dit qu'il monterait celui de son fermier, qui se servirait du sien, qui le porte- rait assez bien chez lui.

Nous ne prenons pas garde, dit Destin, que M. Ragotin s'impatiente; il faut le faire entrer. Mais, à propos, n'y a-t-il personne qui sache quelque chose de son dessein?

La Rancune, qui n'avait point parlé, ouvrit la bouche pour dire qu'il le savait, et que

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le matin il lui avait donné à déjeuner pour lui déclarer qu'il désirait de s'associer à la troupe et faire la comédie, sans prétendre lui être à charge, parce qu'il avait assez de bien; qu'il aimait autant le dépenser en voyant le monde que de demeurer au Mans ; à quoi il l'avait fort porté.

Aussitôt Ro-iuebrune s'avança pour dire qu'il n'était pas d'avis qu'on le reçût, en étant des poètes comme des femmes. Quand il y en a deux dans une maison, il y en a une de trop; que deux poètes dans une troupe y pourraient exciter des tempêtes, dont la source viendrait des contrariétés du Par- nasse ; d'ailleurs, que la taille de Ragotin était si défectueuse, qu'au lieu d'apporter de l'orne- ment au théâtre, il en serait déshonoré.

Et puis quel personnage pourra-t-il faire? Il n'est pas capable des premiers rôles; M. Destin s'y opposerait, et l'Olive pour les se- conds. Il ne saurait représenter un roi, non plus qu'une confidente, car il aurait aussi mauvaise mine sous le masque qu'à visage découvert, et ainsi je conclus qu'il ne soit pas reçu.

Et moi, repartit la Rancune, je soutiens qu'on doit le recevoir, et qu'il sera fort pro- pre pour représenter un nain, quand il en sera besoin, ou quelque monstre, comme ce- lui de l'Andromède : cela sera plus naturel que d'en fa<re d'artificiels. Et quant à la dé- clamation, je puis vous assurer que ce sera- un autre Orphée, qui attirera tout le monde après lui. Dernièrement, quand nous cher- chions mademoiselle Angélique, l'Olive et moi nous le rencontrâmes monté sur un mu- let semblable à lui, c'est-à-dire petit. Comme nous marchions, il se mit à déclamer des vers de Pyrame avec tant d'emphase, que des pas- sants, qui conduisaient des ânes, s'approche-

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rent du mulet, et l'écoutèrent avec tant d'at- tention, qu'ils ôtérent leurs chapeaux de leurs têtes pour le .mieux entendre, et Je suivirent jusqu'au logis nous nous arrêtâmes pour Doire un coup. Si donc il a été capable d'atti- rer l'attention de ces âniers, jugez de ce que feront ceux qui sont capables de discerner les belles choses.

Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avaient entendue, et l'on fut d'avis de faire entrer Ragotin pour l'entendre lui-même. On l'ap- pela : il vint, il entra ; et après avoir fait une douzaine de révérences, il commença sa ha- rangue en cette sorte :

Illustres personnages I auguste sénat du Parnasse (il s'imaginait sans doute d'être dans le barreau du présidial du Mans, il n'était guère entré depuis qu'il y avait été reçu avo- cat; ou dans l'académie des puristes)! on dit, en commun proverbe, que les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs; et, par un proverbe contraire, les bonnes compagnies dissipent les mauvaises, et ren- dent les personnes semblables à ceux qui les composent.

Cet exorde, si bien débité, fit croire aux co- médiennes qu'il allait faire un sermon; car elles tournèrent la tête, et eurent beaucoup de peine à s'empêcher de rire.

Quelque critique glosera peut-être sur ce mot de sermon ; mais pourquoi Ragotin n'eût- il pas été capable d'une telle sottise, puis- qu'il avait bien fait chanter des chants d'é- glise en sérénade avec des orgues? Mais il continua :

Je me trouve si destitué de vertus, que je désire m'associer à votre illustre troupe, pour en apprendre et pour m'y façonner ; car vous êtes les interprètes des Muses, les échos vi- vants de leurs chers nourrissons ; et vos mé-

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rites sont si connus à toute la France, que l'on vous admire jusqu'au delà des pôles. Pour vous, mesdemoiselles, vous charmez tous ceux qui vous considèrent ; et Ton ne saurait entendre l'harmonie de vos belles voix, sans en être ravi en admiration : aussi, beaux an- ges en chair et en os, tous les plus doctes poètes ont-ils rempli leurs vers de vos louan- ges. Les Alexandre et les César n'ont jamais égalé la valeur de monsieur Destin et des autres héros de cette illustre troupe. Il ne faut donc pas vous étonner si je délire avec tant de passion d'en accroître le nombre, ce qui vous sera facile, si vous me faites l'hon- neur de m'v recevoir ; au reste, je ne veux point vous être à charge , ni ne prétends par- ticiper aux émoluments du théâtre ; mais seu- lement être votre tres-humble et très-obéis- sant serviteur.

On le pria de sortir pour un moment, afin que l'on pût recoudre sur le sujet de sa ha- rangue, et y procéder dans les formes. Il sortit, et l'on commençait d'opiner, quand le poëte se jeta à la traverse pour former une seconde opposition; mais il fut relancé par la Rancune, qui l'eût encore mieux poussé, s'il n'eût regardé son habit neuf, qu'il avait acheté l'argent qu'il lui avait prêté. Enfin il fut conclu qu'il serait reçu pour être le di- vertissement de la compagnie. On l'appela, et quand il fut entré, Destin prononça en sa fa- veur. On fit les cérémonies accoutumées : il fut écrit sur les registres, prêta le serment de fidélité. On lui donna le mot auquel tous les comédiens se reconnaissaient, et il soupa ce soir-la avec toute la caravane.

176 LE ROMAN ÔOMIQUE

IV. Départ de Léandre et de la troupe comique pour Alençon. Disgrâce de Ragotin.

Après souper, il n'y eut personne qui ne fé- licitât Ragotin de l'honneur qu'on lui avait fait de le recevoir dans la troupe, de quoi il s'enfla si fort, que son pourpoint s'en ouvrit en deux endroits. Cependant Léandre prit oc- casion d'entretenir sa chère Angélique, à la- quelle il réitéra le dessein qu'il avait fait de l'épouser; mais il le dit avec tant de dou- ceur, qu'elle ne lui répondit que des deux yeux, d'où elle laissa couler quelques larmes, Je ne sais si ce fut de joie des belles pro- messes de Léandre ou de ti istesse de son dé- part : quoi qu'il en soit, ils se firent beaucoup de caresses, la Caverne n'y apportant plus d'obstacle.

La nuit étant déjà fort avancée, il fallut se retirer. Léandre prit congé de toute la compa- gnie, et s'en fut se coucher. Le lendemain il se leva de bon matin, partit avec le fermier de son père, et fit tant par ses journées; qu'il ar- riva en la maison de son père, qui était ma- lade, lequel lui témoigna d'être bien aise de sa venue ; et, selon que ses forces le lui permi- rent, il lui exprima la douleur que lui avait causée son absence, et lui dit ensuite qu'il avait bien de la joie de le revoir, pour lui donner sa dernière bénédiction, et avec elle tous ses biens, nonobstant l'affliction qu'il avait eue de sa mauvaise conduite; mais qu'il croyait qu'il en userait mieux à l'a- venir. Nous apprendrons la suite à son retour.

Les comédiens et comédiennes étant ha- billés, chacun amassa ses nippes; on remplit les coffres, on fit les balles du bagage comique et on prépara tout pour partir. Il manquait un

LE ROMAN COMIQUE 177

cheval pour une des demoiselles, parce que i'un de ceux qui les avaient loués s'était dédit. On priait l'Olive d'en cliercher un autre, quand Ragotin entra, lequel ayant ouï cette proposi- tion, dit qu'il n'en était pas besoin, parce qu'il en avait un pour porter mademoiselle de l'Etoile ou Angélique en croupe, attendu qu'à son avis on ne pourrait pas aller en un jour à Alençon, y ayant dix grandes lieues du Mans; qu'en y mettant deux jours, comme il le fallait nécessairement, son cheval ne serait pas trop fatigué de porter deux personnes. Mais la l'Etoile l'interrompant, lui dit qu'ede ne pourrait pas se tenir en croupe; ce qui af- fligea fort le petit homme, qui fut un peu consolé quand Angélique dit qu'elle le ferait bien, elle. Ils déjeûnèrent tous, et l'opérateur et sa femme furent de la partie ; mais pendant que l'on apprêtait le déjeuner, Ragotin prit l'occasion pour parler au seigneur Ferdinand! , auquel il fit la même harangue qu'il avait faite à l'avocat dont nous avons parlé, quand il le prenait pour lui, à laquelle il retondit qu'il n'avait rien oublié pour mettre tous les secrets de la magie en pratique, mais sans aucun effet ; ce qui l'obligeait de croire que la l'Etoile était plus grande magicienne qu'il n'était magicien; qu'elle avait des charmes beaucoup plus puissants que les siens, et que c'était une dangereuse personne, qu'il avait grand sujet de craindre. Ragotin voulait re- partir; mais on les pressa de se laver les mains, et de se mettre à table, ce qu'ils firent tous. Après le déjeuner, Inezilla témoigna à tous ceux de la troupe, et principalement aux demoiselles, le déplaisir qu'elle et son mari avaient d'un départ si prompt, leur protes- tant qu'ils eussent bien désire de les suivre à Alencon, pour avoir l'honneur de leur conver- sation plus longtemps; mais qu'ils seraient

178 LE ROMAN COMIQUE

obligés de monter sur le théâtre pour débiter leurs drogues, et par conséquent faire des farces ; que cela étant public, et ne coûtant rien, le monde y va plus facilement qu'à la comédie, il faut donner de l'argent, et qu'ainsi, au lieu de les servir, ils leur pour- raient nuire; et que, pour l'éviter, ils avaient résolu de monter au Mans après leur départ.

Ils s'embrassèrent les uns les autres, et se dirent mille douceurs : les demoiselles pieu- ' rèrent, et enfin tous se firent de grands com- : pliments, à la réserve du poète, qui, en d'au- 1res occasions, eût parlé plus que quatre, et en celle-ci demeura muet, la séparation d'Ine- zilla lui ayant été un si furieux coup de fou- dre, qu'il ne put jamais le parer, quoiqu'il s'estimât tout couvert des lauriers du Par- nasse.

La charrette étant chargée et prête à par- tir, la Caverne y prit place au même endroit que vous l'avez vu au commencement de ce roman; la l'Etoile monta sur un cheval que Destin conduisait, et Angélique se mit der- rière Ragotin, qui avait pris avantage en montant a cheval, pour éviter un second ac- cident de sa carabine, qu'il n'avait pourtant Sas oubliée, car il l'avait pendue à sa ban- ouillère; tous les autres allèrent à pied, dans le même ordre qu'ils étaient arrivés au Mans.

Quand ils furent dans un petit bois qui est au bout du pavé, environ à une lieue de la ville, un cerf, qui était poursuivi par les gens de monsieur le marquis de Lavardin, traversa le chemin, et fit peur au cheval de Ragotin, qui allait devant, ce qui lui fit quitter l'étrier, et mettre en même temps la main à sa cara- bine : mais comme il le fit avec précipitation, le talon se trouva justement sous son aisselle; et comme il avait la main à la détente, le

LE ROMAX COMIQUE 179

coup partit, et parce qu'il l'avait beaucoup chargée, et à balle, elle le repoussa si furieu- sement qu'elle le renversa par terre, et eu tombant le bout de la carabine donna contre les reins d'Angélique, qui tomba aussi, mais sans se faire aucun mal, car elle se trouva sur ses pieds. Pour Ragotin, il donna de la tête contre la souche d'un vieux arbre pourri qui était environ un pied hors de terre, qui lui fit une assez grosse bosse au-dessus de la tempe : on y mit une pièce d'argent, on lui banda la t-ete avec un mouchoir; ce qui ex- cita de grands éclats de rire à tous ceux de la troupe ; ce qu'ils n'eussent peut-être pas fait, si le mal eût été plus grand- encore ne s it- on, car il est bien difficile de s'en empêcher en pareilles occasions ; aussi ils s'en régalè- rent comme il faut, ce qui pensa faire enra- ger le petit homme, qui aussi fut remonté sur son cheval, et Angélique, qui ne lui permit pas de recharger sa carabine, comme il le voulait faire : et l'on continua de marcher jusqu'à la Guerche, Ton fit repaître les quatre chevaux qui étaient attelés à la ehar- rette; et les deux autres porteurs. Tous les comédiens goûtèrent; pour les demoiser.es, elles se mirent sur un lit, autant pour se re- poser que pour conside'rer les hommes, qui buvaient à qui mieux mieux, surtout la Ran- cune et Ragotin, à qui l'on avait débandé la tête, à laquelle la pièce d'argent avait réper- cuté la contusion, qui se le portaient a une santé qu'ils s'imaginaient que personne n'en- tendait, ce qui obligea Angélique a crier à Ragotin : « Monsieur, prenez garde à vous, et songez à bien conduire votre voiture : » ce qui démonta un peu le petit avocat en comé- dienne, qui fit aussitôt cession d'armes, ov plutôt de verres, avec la Rancune. On paya l'hôtesse, on remonta à cheval, et

180 LE ROMAN COMIQUE

la caravane comique marcha. Le temps était beau et le chemin de même, ce qui fut cause qu'ils arrivèrent de bonne heure à un bourg- qu'on appelle Vivain. Ils descendirent au Coq hardi, qui est le meilleur logis: mais l'hôtesse (qui n'était pas la plus agréable du pays du Maine) ht quelque difficulté de les recevoir, disant qu'elle avait beaucoup de monde, entre autres un receveur des tailles de la province, et un autre receveur des épices du présidial du Mans, avec quatre ou cinq marchands de toile. La Rancune, qui songea aussitôt à faire quelque tour de son métier, lui dit qu'ils ne demandaient qu'une chambre pour les demoi- selles ; que pour les hommes, ils se couche- raient comme ils pourraient, et qu'une nuit était bientôt passée, ce qui adoucit un peu la fierté de dame cabaretière.

Ils entrèrent donc et l'on ne déchargea point la charrette ; car il y avait dans la basse- cour une remise de carrosse on la mit et on la ferma à la clef; et l'on donna une cham- bre aux comédiennes, tous ceux de la troupe soupèrent, et quelque temps après les demoiselles se couchèrent dans deux lits qu'il y avait, savoir la l'Etoile dans un et la Ca- verne et sa fille Angélique dans l'autre. Vous jugez bien qu'elles ne manquèrent pas de fermer la porte ; aussi bien que les deux rece- veurs, qui se retirèrent aussi dans une autre chambre, ils firent porter leurs valises, qui étaient pleines d'argent, sur lequel la Ran- cune ne put pas mettre la main, car ils se pré- cautionnèrent bien.

Mais les marchands payèrent pour eux. Ce méchant homme eut assez de prévoyance pour être logé dans la même chambre ils avaient fait porter leurs balles. Il y avait trois lits, dont les marchands en occupaient deux et l'Olive et la Rancune l'autre, leauelne dormit

LE ROMAN COMIQUE 181

point ; mais quand il connut que les autres dormaient ou devaient dormir, il se leva dou- cement pour faire son coup, qui fut inter- rompu par un des marchands, auquel il était survenu un mal de ventre, avec une envie de le décharger, ce qui l'obligea à se lever et la Rancune a regagner le lit. Cependant le mar- chand, qui logeait ordinairement dans ce lo- gis, et qui en savait toutes les issues, alla par la porte qui conduisait a une petite galerie, au bout de laquelle étaient les lieux communs; ce qu'il fit pour ne donner pas mauvaise odeur aux vénérables comédiens. Quand il se fut vidé, il retourna au bout de la galerie ; mais au lieu de prendre le chemin qui conduisait à la chambre d'où il était parti, il prit de l'autre côté et descendit dans la chambre les rece- veurs étaient couohés (car les deux chambres et les montées étaient disposées de la même sorte); il s'approcha du premier lit qu'il ren- contra, croyant que ce fut le sien; et une voix, à lui inconnue, lui demanda :

Qui est ?

Il passa sans rien dire à l'autre lit , on lui dit la même chose, mais d'un ton plus élevé, et en criant :

L'hôte! de la chandelle! il y a quelqu'un dans notre chambre.

L'hôte fit lever une servante ; mais avant qu'elle fût en état de comprendre qu'il fallait de la lumière, le marchand eut le loisir de re- monter et de descendre par il était allé.

La Rancune, qui entendait tout ce débat (car il n'y avait qu'une simple cloison d'ais entre les deux chambres), ne perdit pas de temps, mais dénoua habilement les cordes des deux balles, dans chacune desquelles il prit deux pièces de toile, et renoua les cordes comme si personne n'y eût touché; car il sa- vait le secret, qui n'est connu que de ceux da

182 LE ROMAN COMIQUE

métier, non plus que leur numéro et leurs chiffres. Il voulait en attaquer un autre, quand le marchand entra dans la chambre, et ayant ouï marcher, dit :

Qui est ?

La Rancune, qui ne manquait point de re- partie, après avoir fourré les quatre pièces de toile dans le lit, dit qu'on avait oublié de mettre un pot de chambre, et qu'il cherchait la fenêtre pour pisser. Le marchand, qui n'é- tait pas encore recouché, lui dit :

Attendez, monsieur, je vais l'ouvrir, car je sais mieux elle est que vous.

Il l'ouvrit, et se remit au lit. La Rancune s'approcha de la fenêtre, par laquelle il pissa aussi copieusement que quand il arrosa un marchand du bas Maine avec qui il était couché dans un cabaret de la ville du Mans, comme vous l'avez vu dans le sixième cha- pitre de la première partie de ce roman ; après quoi il retourna se coucher sans fermer la fe- nêtre. Le marchand lui cria qu'il ne devait pas l'avoir laissée ouverte, et l'autre lui cria encore plus haut qu'il la fermât s'il voulait ; que pour lui il n'eût pas pu retrouver son lit dans l'obscurité, ce qui n'était pas quand elle était ouverte, parce que la lune luisait bien fort dans la chambre. Le marchand, appré- hendant qu'il ne voulût lui faire une querelle d'Allemand, se leva sans lui repartir, ferma la fenêtre, et se remit au lit, il ne dormait pas, dont bien lui prit ; car sa balle n'eût pas eu meilleur marché que les deux autres.

Cependant l'hôte et l'hôtesse criaient à la chambrière d'allumer vite la chandelle. Elle s'en mettait en devoir; mais comme il arrive ordinairement que plus on s'empresse, moins on avance, aussi cette misérable servante souffla les charbons plus d'une heure sans pouvoir l'allumer; l'hôte et l'hôtesse lui di-

LE ROMAN COMIQUE 183

saient mille malédictions, et les receveurs criaient toujours plus fort : « de la chan- delle ! > Entin, quand elle fut allumée, l'hôte et l'hôtesse et la servante montèrent à leur chambre, où, n'ayant trouvé personne, ils leur dirent qu'ils avaient grand tort de mettre amsi tous ceux du logis en alarme : eux sou- tenaient toujours d'avoir vu et ouï un homme, et de lui avoir parlé. L'hôte passa de l'autre côté, et demanda aux comédiens et aux mar- chands si quelqu'un d'eux était sorti : ils di- rent tous que non ; « à la réserve de monsieur, dit un des marchands, parlant de la Rancune, qui s'est levé pour pisser par la fenêtre ; car on n'a point donné de pot de chambre. » L'hôte gronda fort la servante de ce manquement, et alla retrouver les receveurs, auxquels il dit qu'il fallait qu'ils eussent fait quelque mauvais songe, car personne n'avait bougé ; et après leur avoir dit qu'ils dormissent bien, et qu'il n'était pas encore jour, il se retira.

Sitôt que le jour fut venu, la Rancune se leva, et demanda la clef de la remise, il entra pour cacher les quatre pièces de toile qu'il avait dérobées, et qu'il mit dans une des balles de la charrette.

V. Ce qui arriva aux comédiens entre VivaUl et Alençon. —Autre disgrâce de Ragotin.

Tous les héros et héroïnes de la troupe co- mique partirent de bon matin, prirent le grand chemin d'Alençon, et arrivèrent heu- reusement au Bourg-le-RoL que le vulgaire appelle le Boulerey, ils dînèrent et se repo- sèrent quelque temps, pendant lequel on mit en avant si Ton passerait par Arsonay, qui est un village à une lieue d'Alençon, ou si l'on prendront de l'autre côté pour éviter Barée, qui est un chemin où, pendant les plus gran-

184 LE ROMAN COMIQUE

des chaleurs de l'été, il y a de la boue les chevaux enfoncent jusqu'aux sangles.

On consulta là-dessus le charretier qui as- sura qu'il passerait partout, ses quatre che- vaux étant ien meilleurs de tous les attelages du Mans : d'ailleurs qu'il n'y avait qu'environ cinq cents pas de mauvais chemin, et que ce- lui des communes de Saint-Pater, il fau- drait passer, n'était guère plus beau, et beau- coup plus long ; qu'il n'y aurait que les che- vaux et la charrette qui entreraient dans la boue, parce que les gens de pied passeraient dans les champs , quittes pour enjamber certaines fascines, qui ferment les terres, afin que les chevaux n'y puissent pas entrer : on les appelle en ce pays-là des éthaliers. Ils en- filèrent âonc ce chemin-là. Mademoiselle de l'Etoile dit qu'on l'avertît quand en en serait près, parce qu'elle aimait mieux aller à pied en beau chemin, qu'à cheval dans la boue; Angélique en dit autant, et aussi la Caverne, qui appréhenda que la charrette ne versât.

Quand ils furent sur le point d'entrer dans ce mauvais chemin, Angélique descendit de la croupe du cheval de Ragotin, Destin fit mettre pied à terre à la l'Etoile, et l'on aida à la Caverne à descendre de la charrette. Roque- brune monta sur le cheval de ia l'Etoile, et suivit Ragotin, qui allait après la charrette. Quand ils furent au plus boueux du chemin, -et à un lieu il n'y avait d'espace que pour la charrette, quoique le chemin fût fort large, ils rencontrèrent une vingtaine de chevaux de voiture, que cinq ou six paysans condui- saient, qui se mirent à crier au charretier de reculer. Le charretier leur criait encore plus fort:

Reculez vous-mêmes, vous le ferez plus aisément que moi.

De détourner ou à droite ou à gauche, cela

LE ROMAN COMIQUE 185

ne se pouvait, car de chaque côte il n'y avait que des fondrières insondables. Les voituriers voulant faire les mauvais, s'avancèrent brus- quement contre la charrette, en criant si fort que les chevaux en prirent tant de peur qu'ils en rompirent leurs traits, et se jetèrent dans les fondrières le timonier se de'tourna tant soit peu sur \a gauche, ce qui fit avancer la roue du même côté, qui, pour ne trouver point de ferme, fit verser la charrette. Ragotin, tout bouffi d'orgueil et de colère, criait comme un démoniaque contre les voituriers, croyant de pouvoir passer au côté droit, il semblait y avoir du vide ; car il voulait joindre les voitu- riers, qu'il menaçait de sa carabine pour les faire reculer. Il s'avança donc ; mais son che- val s'embourba si fort* que tout ce qu'il put faire, ce fut de désétrier promptement, de désarçonner en même temps, et de mettre pied a terre ; mais il s'enfonça jusqu'aux ais- selles ; et s'il n'eut pas étendu les bras, il eût enfoncé jusqu'au menton.

Cet accident si imprévu fit arrêter tous ceux qui passaient dans les champs, pour penser à y remédier. Le poëte qui avait tou- jours bravé la fortune, s'arrêta doucement, et fit reculer son cheval jusqu'à ce qu'il eût trouvé le sec. Les voituriers voyant tant d'hommes qui avaient tous chacun un fusil sur l'épaule, et une épée au côté, reculèrent sans bruit, de peur d'être battus, et prirent un autre chemin.

Cependant il fallut songera remédier atout ce désordre, et l'on dit ou'il fallait commencer par M. Ragotin et par son cheval, car ils étaient tous deux en grand péril. L'Olive et la Ran- cune furent les premiers qui se mirent en devoir; mais quand ils voulurent s'en ap- procher, ils enfoncèrent jusqu'aux cuisses, et ils auraient encore enfoncé s'ils eussent avan-

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186 LE ROMAN COMIQUE

davantage : tellement qu'après avoir sondé plusieurs endroits sans y trouver du ferme, la Rancune, qui avait toujours des expédients d'un homme de son naturel, dit sans rire qu'il n'y avait pas d'autre remède pour tirer M. Ragotin du danger il était, que de prendre la corde de la charrette ; qu'aussi "bien il fallait la décharger et la lui attacher au cou, et le faire tirer par les chevaux qui s'étaient remis dans le grand chemin. Cette proposition fit rire tous ceux de la compagnie, mais non pas Ragotin, qui en eut autant de peur, comme lorsque la Rancune lui voulait couper son chapeau sur le visage quand il l'avait enfoncé dedans. Mais le charretier, qui s'était hasardé pour relever les chevaux, le fit encore pour Ragotin : il s'approcha de lui, et à diverses reprises le sortit, et le con- duisit dans le champ étaient les comédien- nes, qui ne purent s'empêcher de rire, le voyant en si bel équipage : elles se contrai- gnirent pourtant tant qu'elles purent. Cepen- dant le charretier retourna son cheval, qui, étant assez vigoureux, sortit avec un peu d'aide, et alla trouver les autres ; ensuite de quoi l'Olive, la Rancune et le même charretieï qui étaient déjà tous pleins de boue, déchar- gèrent la charrette, la remuèrent et la rechar- gèrent. Elle fut aussitôt réattelée, et les che- vaux la sortirent de ce mauvais pas. Ragotin remonta sur son cheval avec peine, car le har- nais était tout rompu; mais Angélique ne vou- lut pas se remettre derrière lui pour ne point gâter ses habits. La Caverne dit qu'elle irait bien à pied, ce que fit aussi la l'Etoile, que Destin continua de conduire jusqu'aux Chênes- Verts, qui est le premier logis que l'on trouve en venant du Mans au faubourg de Montfort, ils s'arrêtèrent, n'osant pas entrer dans la ville dans un si étrange desordre. Après que

LE ROSAN COMIQUE 187

ceux qui avaient travaillé eurent bu, ils em-

E lovèrent le reste du jour à faire sécher leurs abits, après en avoir pris d'autres dans les coffres que l'on avait déchargés; car ils en avaient eu chacun un en présent de la no- blesse mancelle. Les comé tiennes souper ent légèrement, lassées du chemin qu'elles avaient été contraintes de faire a pie 1, ce qui les obli- gea aussi à se coucher de bonne heure : les comédiens ne se couchèrent qu'après avoir bien soupe.

Les uns et les autres étaient à leur premier sommeil, environ sur les onze heures, quand Une tmupe de cavaliers frappèrent à la porte de l'hôtellerie. L'hôte répondit que son logis était plein, et d'ailleurs qu'il était heure in- due. Ils recommencèrent a frapper plus fort? en menaçant d'enfoncer la porte. De.-tin, qui avait toujours Saldagne en tète, crut que c'é- tait lui qui venait a force ouverte pour lui en- lever la l'Etoile; mais ayant regardé parla fenêtre, il aperçut, à la faveur de la clarté de la lune, un homme qui avait les mains liées par derrière, ce qu'ayant dit fort bas à ses compagnons, qui étaient tous aussi bien que lui en état de le bien recevoir, Ragotin dit as- sez haut que c'était M. de la Rapp nière ; qu'il avait pris quelques voleurs, car il était à la quête. Ils furent confirmés dans cette opinion quand ils ouïrent commander à l'hôte d'ou- vrir de par le roi.

Mais pourquoi diable, dit la Rancune, ne l'a-t-il pas mené au Mans, ou à Beaumont-le- Yicomte, ou au pis-aller à Fresnay? car, quoique ce faubourg soit du Maine, il n'y a point de prisons ; il faut qu'il y ait du mystère.

L'hôte fut contraint d'ouvrir à la Rappi- nière, qui entra avec dix archers, lesquels menaient un homme attaché comme je viens

ÎS8 LE ROMAX COMIQUE

de vous dire, et qui ne faisait que rire, sur- tout quand il regardait la Rappiniére, ce qu'il faisait fixement, contre l'ordinaire des crimi- nels, et c'est la première raison pourquoi il ne le mena pas au Mans. Or, vous saurez que la Rappiniére ayant appris que l'on avait fait plusieurs voleries, et pillé quelques maisons champêtres, se mit en devoir de chercher les malfaiteurs. Comme lui et ses archers appro- chaient de la forêt de Persaine, ils virent us homme qui en sortait ; mais quand il aperçut cette troupe d'hommes à cheval, il reprit" le chemin du bois, ce qui fit juger à la Rappi- niére que ce pouvait en être un. Il piqua si fort, et ses gens aussi, qu'ils attrapèrent cet homme, qui ne répondit qu'en termes confus aux interrogats que la Rappiniére lui fit, mais il ne parut point confus ; au contraire, il se mit a rire et a regarder fixement la Rappi- niére, qui, plus il le considérait, plus il s'ima- ginait de l'avoir vu autrefois, et il ne se trom- pait pas : mais du temps qu'ils s'étaient vus, on portait les cheveux courts et de grandes barbes, et cet homme-là avait la chevelure fort long;ue et point de barbe, et d'ailleurs ses habits étaient différents ; tout cela lui en Stait la connaissance. Il le fit néanmoins at- tacher à un banc de la table de la cuisine, qui était a dossier à l'antique, et le laissa en la garde de deux archers, et s'en alla coucher après avoir fait un peu de collation.

Le lendemain Destin se leva le premier, et en passant par la cuisine, il vit les archers endormis sur une méchante paillasse, et un homme attaché à un des bancs de la table, lequel lui fit signe de s'approcher, ce qu'il fit; mais il fut fort étonne quand le prison- nier lui dit :

Vous souvient-il quand vous fûtes attaqué à Paris sur le Pont-Neuf, vous fûtes volé,

LE ROMAN COMIQUE 189

principalement d'une boîte de portraits? J'é- tais alors avec le sieur de la Rappinière, qui était notre capitaine ; ce fut lui qui me fit avancer pour vous attaquer : vous savez tout ce qui se passa. J'ai appris que vous avez tout su de Doguin, à l'heure de sa mort, et que la Rappinière vous a rendu votre boîte. Vous avez une belle occasion de vous venger de lui ; car s'il me mène au Mans, comme il fera peut-être, j'y serai pendu sans doute ; mais il ne tiendra qu'à vous qu'.l ne soit de la danse : il ne faudra que joindre votre déposition à la mienne, et puis vous savez comment va la justice du Mans.

Destin le quitta, et attendit que la Rappi- nière fût levé. Ce fut pour lors qu'il témoi- gna bien qu'il n'était point vindicatif ; car il l'avertit du dessein du criminel, en lui disant tout ce qu'il avait dit de lui, et ensuite lui conseilla de s'en retourner et de laisser ce mi- sérable. Il voulait attendre que les comédien- nes fussent levées pour leur donner le bon- jour ; mais Destin lui dit franchement que la l'Etoile ne le pourrait pas voir sans s'emporter furieusement contre lui avec justice. Il lui dit de plus que si le vice-bailli d'Alencon (qui est le prévôt de ce bailliage-là) savait tout ce ma- nège, il le viendrait prendre. Il le crut, fit dé- tacher le prisonnier, qu'il laissa en liberté, monta à cheval avec ses archers, et s'en alla sans payer l'hôtesse (ce qui lui était assez or- dinaire) et sans remercier Destin, tant il était irouble.

Après son départ, Destin appela Roque- toune, l'Olive et le décoiateur, qu'il mena dans la ville, et ils allèrent directement au grand jeu de paume, ils trouvèrent six gentilshommes qui jouaient partie. Il de- manda le maître du tripot ; et ceux qui étaient *lans la galerie ayant connu que c'étaient des

190 LE ROMAN COMIQUE

comédiens, dirent, aux joueurs que c'étaient, des comédiens, et qu'il y en avait un qui avait fort bonne mine. Les joueurs achevèrent leur, partie, et montèrent dans une chambre pour se faire frotter, tandis que Destin traitait. avec le maître du jeu de paume. Ces gentils- hommes étant descendus àdemi-vètus, saluè- rent Destin, et lui demandèrent toutes les! particularités de la troupe ; de quel nombre de personnes elle était composée; s'il y avait de bons acteurs, s'ils avaient de beaux ha- bits, et si les femmes étaient belles. Destin répondit sur tous ces chefs, en suite de quoi ces gentilshommes lui offrirent leur service, et prièrent le maître de les accommoder, ajou- tant que, s'ils avaient patience qu'ils fussent tout à fait habillés, ils boiraient ensemble, ce que Destin accepta pour se faire des amis, en cas que Saldagne le cherchât encore ; car il en avait toujours de l'appréhension. Cepen- dant il convint du prix pour le louage du tri- pot : et ensuite le décorateur alla chercher un menuisier pour bâtir le théâtre, suivant le modèle qu'il lui donna; et les joueurs étant habillés, Destin s'approcha d'eux de si bonne grâce, et avec sa grande mine leur fit paraître tant d'esprit, qu'ils conçurent de Ta initié pour lui. Ils lui demandèrent la troupe était logée, et lui ayant répondu qu'elle était aux Chênes- Verts, à Mont-fort, ils lui dirent :

Allons boire dans un logis qui sera votre fait ; nous voulons vous aider à faire le mar- ché.

Ils y allèrent, furent d'accord du prix pour trois chambres, et y déjeunèrent très-bien. Vous pouvez bien croire que leur entretien ne fut que de vers et de pièces de théâtre; en- suite de quoi ils lui firent grande amitié, et allèrent avec lui voir les comédiennes, qui étaient sur le point de dîner, ce qui fut cause

LE R0MA5 COMIQUE 191

que ces gentilshommes ne demeurèrent pas longtemps avec elles. Ils les entretinrent pourtant agréablement pendant le peu de temps qu'ils y furent; ils leur offrirent leurs services et leur protection, car c'étaient des principaux de la ville.

Apres le dîner on fit porter le bagage co- mique à la Coupe-d'Or, qui était le logis que Dest n avait retenu ; et quand le théâtre fut en état, ils commencèrent à représenter. Nous les laisserons dans cet exercice, ils firent tous voir qu'ils n'étaient pas apprentis, et retournerons Yoir ce que fait Saldagne depuis sa chute.

FIN DU TOME DEUXIEME

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LE ROMAN COMIQUE

TROISIÈME PARTIE

(SCITE)

VI. Mort de Saldagne.

Vous avez vu, dans le douzième chapitre de la seconde partie de ce roman, comment Sal- dagne était demeuré au lit, malade de sa chute, dans la maison du baron d'Arqués, à l'appartement de Verville, et ses valets si ivres dans une hôtellerie d'un bourg distant de deux lieues de ladite maison, que celui de Verville eut bien de la peine à leur faire com- prendre que la demoiselle s'était sauvée, et que l'autre homme que son maître leur avait donné la suivait avec l'autre cheval. Après qu'ils se furent bien frotté les yeux, et qu'ils eurent bâillé chacun trois ou quatre fois, et allongé les bras en s'étirant, ils se mirent en devoir de la chercher. Ce valet leur rît prendre un chemin par lequel il savait bien qu'ils ne la trouveraient pas, suivant Tordre que son maître lui en avait donné ; aussi roulèrent-ils pendant trois jours, au bout desquels ils s'en retournèrent trouver Saldagne. qui n* était pas encore guéri de sa chute, ni même en état de quitter le lit, auquel ils dirent que la fille s'é-

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tait sauvée, mais que l'homme que M. de Ver- viile leur avait donné la suivait à cheval. Saldagne pensa enrager à la réception de cette nouvelle, et bien prit à ses valets qu'il était au lit et attaché par une jambe : car, s'il eût été debout ou s'il eût pu se lever, ils n'eussent pas seulement essuyé des paroles comme ils firent, mais il les aurait roués de goups de bâton; car il pesta si furieusement contre eux, leur disant toutes les injures ima- ginables, et se mit si fort en colère, que son mal augmenta, et la fièvre le reprit ; en sorte que, quand le chirurgien vint pour le panser, il appréhenda que la gangrène ne se mît à sa jambe, tant elle était enflammée : et même il y avait quelque lividité, ce qui l'obligea d'al- ler trouver Yervil e, à qui il conta cet acci- dent, lequel se douta bien de ce Qui l'avait causé, et alla aussitôt voir Saldagne, pour lui demander la cause de son altération {ce qu'il savait assez, car il avait été averti par son valet de tout le succès de l'affaire) ; et, l'ayant appris de lui-même, il lui redoubla sa douleur, en disant que c'était lui qui avait tramé cette pièce, pour lui éviter la plus mauvaise affaire qui pût jamais lui arriver.

Car, lui dit-il, vous voyez bien que per- sonne n'a voulu retirer cette fille; et je vous déclare que si j'ai souffert que ma femme, votre sœur, l'ait logée céans, ce n'a été qu'à dessein de la remettre entre les mains de son frère et de ses amis. Dites-moi un peu, que seriez-vous devenu si l'on avait fait des infor- mations contre vous pour un rapt, qui est un crime capital, et que l'on ne pardonne point? Vous croyez peut-être que la bassesse de sa naissance et sa profession vous auraient excusé de cette licence : vous vous flattez en cela; car apprenez qu'elle est fille de gentil- homme et de demoiselle, et au'au bout vous

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n'y auriez pas trouvé votre compte ; et après tout, quand les moyens de la justice auraient manqué, sachez qu'elle a un frère qui s'en serait vengé; car cVst un homme qui a du cœur, vous l'avez éprouvé en plusieurs ren- contres; ce qui vous devrait obliger à avoir de l'estime pour lui, plutôt que de le persécu- ter comme vous faites. Il est temps de cesser ces vaines poursuites, vous pourriez suc- comber à la fin ; car vous savez que le déses- poir fait tout hasarder. Il vaut donc mieux pour vous le laisser en paix.

Ce discours, qui devait obliger Saldagne à rentrer en lui-même, ne servit qu'à redoubler sa rage, et à lui faire prendre d'étranges ré- solutions, qu'ii dissimula en présence de Ver- ville, et qu'il tâcha depuis d'exécuter. Il se dépêcha de se guérir; et sitôt qu'il fut en état de pouvoir monter à cheval, il prit congé de Ver ville, et en même temps il prit le chemin lu Mans, il croyait trouver la troupe; mais ayant appris qu'elle en étnit partie pour aller èl Alençon, il résolut d'y aller." Il passa par Vi- vain, ou il fit repaître ses gens et trois coupe- jarrets qu'il avait pris avec lui. Quand il entra au logis du Coq hardi, il mit pied à terre, il entendit une grande rumeur: c'étaient les marchands de toile, qui, étant allés au mar- ché à Beaumont, s'étaient aperçus du larcin que leur avait fait la Rancune, et étaient re- venus s'en plaindre à l'hôtesse, qui, en criant bien fort, A-ur soutenait qu'elle n'en était pas responsable, puisqu'ils ne lui avaient pas donné leurs balles à garder, mais qu'ils les avaient fait porter dans leurs chambres; et les mar- chands répliquaient :

Cela est vrai; mais quediab^aviez-voug à faire d'y mettre coucher ces bateleurs ? car sans doute ce sont eux qui nous ont volé.

Mais , repartit l'hôtesse , trouvâtes-

S LE «OMAN COMIQUE

vous vos balles crevées ou les cordes déi faites.

Non, dirent les marchands et c'est ce qui nous étonne, car elles étaient nouées coinm! si nous l'eussions fait nous-mêmes.

Or, allez -vous promener, dit l'hôi tesse.

Les marchands voulaient répliquer, quand Saidagne jura qu'il les battrai s'ils faisaien] plus de brui \ Ces pauvres marchands, voyant tant de gens, et de si mauvaise mine, furent contraints se taire et attendirent leur dé]

Îiart pour recommencer leur dispute avec l'hôl esse.

Après que Saidagne, ses gens et seschevau^J eurent repu, il prit la route d'Aieneon, n arriva fort tard. Il ne dormit point toute nuit, qu'il employa à penser aux moyens d«k se venger sur Destin de l'affront qu'il lui avail fait de lui avoir ravi sa proie ; et comme il était fort brutal, il ne prit que des résolution! brutales.

Le lendemain, il alla à la comédie avec se| compagnons, qu'il fit passer devant et pays pour quatre : ils n'étaient connus de per- sonne, ainsi il leur fut facile de passer pou: étrangers; pour lui, il entra le visage couver de son mantean et la tête enfoncée dans soi chapeau, comme un homme qui ne veut pas être connu. Il s'assit et assista à la comédie il s'ennuya autant que les autres s'y plu rent ; car tous admirèrent la l'Etoile, qui re- présenta ce jour-la la Cléopâtre de la pompeuse tragédie du grand Pompée, de l'inimitable Corneille. Quand elle fut unie, Saidagne et ses gens demeurèrent dans le jeu de paume,, résolus d'y attaquer Destin. Mais cette troupe avait si fort gagné les bonnes grâces de toute la noblesse et de tous les honnêtes bourgeois d'Alençon. que ceux, qui la composaient n'ai*

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lient point au théâtre, ni ne s'en retour- aient point à leur logis qu'avec un grand kiége.

Ce jour-là, une jeune dame, veuve, fort ga- nte, qu'on appelait madame de Vilieneur, >nvia les comédiennes à souper, ce que Sal- agne put facilement entendre : elles s'en icusérent civilement ; mais, voyant qu'elle :it de si bonne grâce à lès en prier, Jes lui promirent d'y aller : ensuite elles se Hrèrent, mais très-bien accompagnées, et otamment de ces genril hommes qui jouaient la paume quand Destin vmt pour louer le ipot, et d'un grand nombre d'autres ; ce qui >mpit le mauvais dessein de Saldagne, qui osa éclater devant tant d'honnêtes gens, avec squels il n'eût pas trouvé son compte. Mais s'avisa de la plus insigne méchanceté que >n puisse imaginer, qui fut d'enlever la l'E- ►Ue quand eue sortirait de chez madame de illeneur et de tuer tous ceux qui voudraient y opposer à la faveur de la nuit. Les troi3 >mediennes y allèrent souper et passer la îillée. Or, comme je vous l'ai déjà dit, cette une était jeune et iort galante, ce qui atti- it à sa maison toute la belle compagnie, qui igmenta ce soir-là à cause des comédien- «. Or Saldagne s'était imaginé d'enlever la îtoile avec autant de facilité que quand l'avait ravie lorsque le valet de Destin la nduisait, suivant la maudite invention de Rappinière. Il prit donc un vigoureux ;eval, qu'il fit tenir par un de ses laquais, te- nu il posta à la porte de la maison de ladite ime de Vilieneur, qui était situéô dans mie tite rue proche du palais, croyant qu'il lui rait facile de faire sortir la l'Etoile sous elque prétexte, et de la monter prompte- mt sur le cheval, avec l'aide de ces trois mines qui battaient l'estrade dans la grande

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place, pour la mener après il lui Enfin il se repaissait de ces vaines chimèr<[ et tenait déjà la proie en ide'e : mais il arril qu'un homme d'église, qui n'était pas de ce: qui se font scrupule de tout, et bien souvefc de rien, car il fréquentait les honorables co- pagnies, et aimait si fort la comédie qu'il f;- sait connaissance avec tous les comédiens ci venaient à Alençon, en avait fait une fit étroite avec ceux" de notre illustre troupe, t allait veiller ce soir-la chez madame de Vili- fleur.

Ayant aperçu un laquais qu'il ne connai- sait point, non plus que la livrée qu'il porte:, tenant un cheval par la bride, et s'étant a- quis à qui il était, ce qu'il faisait là, si m maître était dans la maison, et ayant troié beaucoup d'obscurité dans ses réponses,Ù monta à la salie était la compagnie, à h quelle il raconta ce qu'il avait vu, et qa avait ouï marcher des personnes à l'entrée e la petite rue.

Destin, qui avait observé cet homme quJJ cachait le visage de son manteau, et qui av.t toujours l'imagination frappée de Saldagv ne douta point que ce ne fût lui : il n'en a vit pourtant rien dit à personne ; mais il avl mené tous ses compagnons chez madame à Villefleur, pour faire escorte aux demoisegt qui y veillaient; mais ayant appris de lab che de l'ecclésiastique ce que vous venez d tendre il fut confirmé dans la croyance < G'était Saldagne qui voulait hasarder un cond enlèvement de sa chère l'Etoile.

On consulta sur ce que l'on devait faire, l'on conclut qu'on attendrait l'événement: que si personne ne paraissait avant l'heure la retraite, on sortirait avec toute la préc tion qu'on peut prendre en pareilles occasio

Mais on ne demeura pas longtemps, qu

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homme inconnu entra et demanda mademoi- seDe de l'Etoile, à laquelle il dit qu'une de- moiselle de ses amies lui voulait dire un mot à la rue, et qu'elle la priait de des- cendre pour un moment. On jugea alors que c'était par ce moyen que Saldagne voulait réussir dans sou dessein : ce qui obligea tous ceux de la compagnie à se mettre en état de les bien recevoir. On ne trouva pas bon qu'aucune des comédiennes descendit ; mais on fit avancer une des femmes de cham- bre de madame de Yillerleur, que Saldaçrne saisit aussitôt, croyant que ce lût la l'Etoile. Mais qu'il fut étonne quand il se trouva investi l'un grand nombre d'hommes armés ! car il Bn était passé une partie par une porte qui est sur la grande place, et les autres par la porte ordinaire : mais c< mme il n'avait de lugement qu'autant qu'un brutal en peut avoir, et sans considérer si -es gens s'étaient joints l lui; il tira un coup de pistolet, dont un des Bomediens fut blessé légèrement, mais qui fut suivi d'une demi-douzaine qu'on déchargea sur lui. Ses gens, qui ouïrent le bruit, au lieu le s'approcher pour le secourir, firent comme font ordinairement ces canailles que l'on em- ploie pour assassine quelqu'un, qui s'enfuient, Juand ils trouvent de la résistance : autant 5n firent les compagnons de Saldagne, qui était tombé, car il avait un coup de pis- tolet à la tête et deux dans le corps. On aD- porta de la lumière pour le regarder: mais personne ne le connut que les comédiens et comédiennes, qui assurèrent que c'était Sal- dagne. On le crut mort, quoiqu'il ne le fût pas, ce qui fut cause que l'on aida à son la- quais à le mettre de travers sur son cheval. Ûle mena à son logis, on lui reconnut en- core quelque signe de vie, ce qui obligea l'hôte à le faire panser ; mais ce fut inutile-

ae,fc cet

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ment, car il mourut le lendemain. Son cof fut porté en son pays, il fut reçu par I sœurs et leurs maris : elles le pleurèrent il contenance, mais, dans leur coeur, elles mr|l très-aises de sa mort. J'oserais croire mêi que madame de Saint-Far eût bien voulu ci son brutal de mari eût eu un pareil sort, et devait l'avoir à cause de la sympathie. Je t voudrais pourtant pas faire un jugement 1 méraire.

La justice se mit en devoir de faire quelqip formalités ; mais n'ayant trouvé personne, personne ne se plaignant, et d'ailleurs qui pouvaient être soupçonnés étant des m cipaux gentilshommes de la ville, cela dj meura dans le silence.

Les comédiennes furent conduites à 1er logis, elles apprirent le lendemain la ino de Saldagne, dont elles se réjouirent foi| étant alors en assurance; car partout elii n'avaient que des amis, et partout ce se ennemi, parce qu'il les suivait partout.

TH. Suite de l'histoire de la Caverne.

Destin avec l'Olive allèrent le lendemain chJ le prêtre, que l'on appelait monsieur le prieii de Saint-Louis (qui est un titre plutôt nom j rable que lucratif d'une petite église situé; dans une îie que fait la rivière de Sarthe entij ;es ponts d'Alençon), pour le remercier de c que, par son moyen, ils avaient évité le plu grand malheur qui leur put jamais arriver, e :jui ensuite les avait mis dans un pariai repos, puisqu'ils n'avaient plus rien à craindr après la mort funeste du misérable Saldagne qui continuait toujours à les troubler.

Vous ne devez pas vous étonner si les co- médiens et cornéliennes de cette troupt avaient reçu ce bienfait d'un prêtre, puisque

LE R03A* COWTQTTE

pyas avez pn voir dans les aventures comi- ques de cette illustre histoire les bons offices que trois ou quatre curés leur avaient rendus dans le logis ou l'on se battait la nuit, et te soin qu'ils avaient eu de loger et tarder An- gélique, après qu'elle fut retrouvée, et autres que vous avez pu remarquer, et que vous verre/ encore dans la suite.

Ce prieur, qui n'avait fait que simplemen" connaissance avec eux, fit alors une fort étroite amitié, en sorte qu'ils se visitèrent depuis, et mangèrent souven1" ens< mble. Or, un jour que If. de Saint-Louis était dans la chambre des comédiennes (c'était un vendredi, que l'on ne représentait pas), Destin et la l'Etoile prièrent la Caverne d'achever son histoire. Elle eut un

{>eu de peine à s'y résoudre ; mais enfin elle oussa et cracha trois ou quatre fois; on dit même qu'elle se moucha aussi, et se mit en état de parler, quand M. de Saint-Louis voulut sortir, croyant qu'il y eût quelque mystère qu'elle n'eut pas voulu que tout le monde eût entendu ; mais il fut arrêté par tous ceux de Ja troupe, qui rassurèrent qu'ils seraient très- aises qu'il apprît leurs aventures :

Et j'ose croire, dit la l'Etoile (qui avait l'esprit fort éclairé), que vous n'êtes pas venu à l'âge vous êtes sans en avoir éprouvé quelques-unes ; car vous n'avez pas la mine d'avoir toujours porté la soutane.

Ces paroles démontèrent un peu le prieur, qui leur avoua franchement que ses aventu- res ne rempliraient pas mai une partie de roman, au lieu des histoires fabuleuses que l'on y met le plus souvent. Ln l'Etoile lui re- partit qu'elle jugeait bien qu'elles étaient di- gnes d'être ouïes, et rengagea à les raconter a la première réquisition qui lui en serait faite : ce qu'il promit fort agréablement. Alors la Caverne reprit son histoire de cette sorte.

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Le lévrier, qui nous fit peur, interrompi; ce que vous allez apprendre.

La proposition que le baron de Sigognac fii faire a ma mère, par le curé, de l'épouser, 1) rendit aussi affligée que j'en étais joyeuse1, comme je vous l'ai déjà dit ; et ce qui aug: mentait son afdiction, c'était de ne savoir pa, quel moyen sortir de son château. De le fam seules, nous n'eussions pu aller guère loin qu'il ne nous eût fait suivre et reprendre, e ensuite peut-être maltraiter. D'ailleurs c'étai hasarder de perdre nos nippes, qui étaient lu seul moyen qui nous restait pour subsister i mais le bonheur nous en fournit un tout à far plausible.

Ce baron, qui avait toujours été un homme farouche et sans humanité, ayant passé d< l'excès de l'insensibilité brutale à la plus belle de toutes les passions, qui est l'amour, qurI n'avait jamais ressentie, ce fut avec tant d( violence qu'il en fut malade, et malade à la mort. Au commencement de sa maladie, ma: mère s'entremit de le servir ; mais son maril augmentait toutes les fois qu'elle approchait! de son lit ; ce qu'ayant aperçu, comme elle: était femme d'esprit, elle dit à'ses domestiques qu'elle et sa fille leur é aient plutôt des sujets d'empêchement que néce-saires, et, par cette raison, qu'elle les priait de leur procurer des montures pour nous porter et une charrette; pour le bagage. Ils eurent un peu de peine à s'y résoudre ; mais le curé survenant, et ayant i reconnu que M. le baron était en rêverie, se mit en devoir d'en chercher : enfin il trouva! ce qui nous était nécessaire. Le lendemain, nous fîmes charger notre équipage ; et, après avoir pris congé des domestiques, et princi- palement de cet obligeant curé, nous allâmes coucher à une petite vide de Périgord, dont je n'ai pas retenu le nom ; mais je sais bien que

LE RCMA* C0W1QGE 13

c'était celle l'on alla quérir un chirurgien pour panser ma mère, qui avait été. blessée quand les gens du baron de SigooriHC nous prirent pour des Bohémiens. Nous descendîmes dans un logis, l'on nous prit aussitôt pour ce que nous étions, car une chambrière dit assez haut: «Courage ! on fera ia comédie, puisque voici l'autre partie de la troupe arri- vée ; » ce qui nous fit connaître qu'il y avait déjà quelque dédris de caravane comique, dont nous fûmes tres-aises, parce que nous pourrions faire troupe, et ainsi gagner notre vie. Nous ne nous trompâmes point, car le lendemain, après que nous eûmes congédié la charrette et les chevaux, deux comédiens, qui avaient appris notre arrivée, nous vinrent voir, et nous apprirent qu'un de leurs compa- gnons avec sa femme les avait quittés, et que, si nous voulions nous joindre à eux, nous pourrions faire affaire. Ma mère, qui était encore fort belle, accepta l'offre qu'ils nous firent, et l'on fut d'accord qu'elle aurait les premiers rôles, et l'autre femme qui était res- tée les seconds ; et moi je ferais ce que l'on voudrait, car je n'avais pas pins de treize on quatorze ans. Nous représentâmes environ quinze jours, cette ville-là n'étant pas capa- ble de nous entretenir davantage. D'ailleurs ma mère pressa d'en sortir, et de nous éloigner de ce pays-là, de erainte que ce baron, étant guéri, ne nous cherchât et ne nous fît quelque insulte.

Nous fîmes environ quarante lieues sans nous arrêter ; et à la première ville nous représentâmes, le maître de la troupe, que l'on appelait Bellefleur, parla de mariage à ma mère: mais elle le remercia, et le conjura en rapir.e temps de ne prendre pas la peine d'être son galant, parce qu'elle était déjà avan- cée en âge, et qu'elle avait résolu de ne se re-

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marier jamais. Bellefleur ayant appris une si ferme résolution, ne lui en parla plus depuis. Nous roulâmes trois ou quatre années avee succès : je devins grande, et ma mère si valé* tudinaire, qu'elle ne pouvait plus représenter. Comme j'avais exercé avec la satisfaction des auditeurs et l'approbation de la troupe, je fus subrogée en sa place. Bellefleur, qui n'avait pu l'avoir en mariage, me demanda à elle pour être sa femme; mais ma mère ne lui ré- pondit pas selon son désir, car elle eût bien voulu trouver quelque occasion pour se retirer à Marseille. Etant tombée malade à Troyes en Champagne, et appréhendant de me laisser seule, elle me communiqua le dessein de Bellefleur. La nécessité présente m'obligea de l'accepter : d'ailleurs c'était un fort honnête homme. Il est vrai qu'il eut pu être mon père. Ma mère eut donc ia satisfaction de me voir mariée, et de mourir quelques jours après. J'en fus affligée autant qu'une fille peut l'être : mais comme le temps guérit tout, nous reprî- mes notre exercice, et quelque temps après je devins grosse. Celui de mon accouchement étant venu, je mis au monde cette fille que vous voyez, x\ngéiique, qui m'a tant coûté de larmes, et qui m'en fera bien verser, si je de- meure encore quelque temps en ce monde.

Comme elle allait poursuivre, Destin l'inter- rompit, lui disant qu'elle ne pouvait espérera l'avenir que toute sorte de satisfaction, puis- qu'un seigneur tel qu'était Léandre la voulait pour femme. On dit en commun proverbe que lupus in fabula (excusez ces trois mots de la- tin assez faciles à entendre) ; aussi comme la Caverne allait achever son histoire, Léandre entra, et salua tous ceux de la compagnie. Il était vêtu de noir, et suivi de trois laquais aussi vêtus de noir ; ce qui donna assez à

LE ROMAV COMIQUE 15

connaître que son père était mort. Le prieur de Saint-Louis sortit, et s'en alla. Je finis ici ce chapitre.

Vin. Fin de l'histoire de la Caverne.

Après que Léandre eut fait toutes les céré- monies de son arrivée, Destin lui dit qu'il fallait le consoler de la mort de son père, et le féliciter des grands biens qu'il lui avait lais- sés. Léandre le remercia du premier, avouant que, pour la mort de son père, il y avait longtemps qu'il l'attendait avec impatience.

Toutefois, :eur dit-il. il ne serait pas séant que je parusse sur le théâtre sitôt et si près de ^mon pays natal ; il faut donc, s'il vous plaît, que je' demeure dans la troupe, sans re- présenter jusqu'à ce que nous soyons éloignés d'ici.

Cette proposition fut approuvée de tous; ensuite de quoi la l'Etoile lui dit :

Monsieur, vous agréerez donc que je vous demande vos titres, et" comment il vous plaît que nous vous appelions à présent.

Sur quoi, Léandre lui répondit :

Le titre de mon père eta it le baron de Ro- chepierre, lequel je pourrais porter ; mais je ne veux point que l'on m'appelle autrement que Léandre, n.>m sous lequel j'ai été si heu- reux que d'agréer à ma chère Angélique. Ces! doue ce nom-là que je veux porter jus-

a mort, tant pour cette raison que pour vous faire voir que je veux exécuter ponc- tuellement la résolution que je pris à mon c part, et que Je communiquai à tous ceux de bi troupe. Ensuite de cette déclaration, les embras- redoublèrent, beaucoup de soupirs fu- rent pousses, quelques larmes cornèrent des plus beaux veux, et tous approuvèrent la ré-

i<$ LE ROMAN COMIQUE

solution de Léandre, qui, s'étant approché d'Ange ique, lui coûta mille douceurs, aux- quelles elle répondit avec tant d'esprit, que Léandre en fut d'autant plus confirmé dans sa résolution. Je vous aurais volontiers fait le récit de leur entretien et de la manière qu'il se passa ; ma;s je ne suis pas amoureux comme eux. Léandre leur dit de plus qu'il avait donné ^rdr à toutes ses affaires, qu'il avait mis des fermiers dans toutes ses ter- res, et qu'il leur avait fait avancer à chacun six mois, ce qui pouvait monter à six mille livres, qu'il avait apportées, ann que la troupe ne manquât de rien, a ce discours, grands remer- cîments. Alors Ragotin, qui n'avait point paru en tout ce que nous avons dit dans ces deux derniers cha pitres, s'avança pour dire que, puis- que M. Léandre ne voulait pas représenter en ce pavs. on pouvait bien lui donner ses rôles, et qu'il s'en acquitterait comme il faut. Mais Roquebrune, qui était son antipode, dit que cela lui appartenait bien mieux qu'à un petit bout de flambeau. Cette épithète fit rire toute la compagnie, ensuite de quoi Destin dit que l'on y aviserait, et qu'en attendant la Caverne pourrait achever >on histoire, et qu'il serait bon d'envoyer quérir le prieur de Saint-Louis, afin qu'il en ouït la fin comme il avait fait la suite, et afin qu'il débitât plus facilement la sienne. Mais la Caverne repondit qu'il n'était pas nécessaire, parce qu'elle aurait achevé en deux mots. On lui donna audience, et elle con- tinua ainsi :

Je suis demeurée à mon accouchement d'Angélique. Je vous ai dit aussi que deux comédiens nous vinrent trouver, pour nous persuader de faire troupe avec eux ; mais je ne vous ai pas dit que c'était l'Olive et un au- tre qui nous quitta depuis, e a la place duquel

LE ROMAX CO-VI^T:

nous reconnûmes notre poëte. Mate ïLe H4vl au lieu de mes plus sensibles malheurs. Un jour que nous allions représenter la comédie du Menteur, de l'incomparable M. Corneille, dans une ville de Flandre nous étions alors, un laquais d'une 'lame, qui avait charge de gar- der sa chaise, la quitta pour aller ivrogner, et aussitôt une autre dame prit sa place. Quand celle à qui elle appartenait vint pour s'y as- seoir et la trouva prise, elle dit civilement à celle qui l'ocupait que c'était sa chaise, et qu'elle la priait de la lui laisser. L'autre ré- pondit que, si cette chaise était la sienne, elle la pourrait prendre, mais qu'elle ne bougerait pas de cette place-là. Les paroles augmentè- rent, et des paroles on en vint aux mains. Les dames se tiraient les unes les autres, ce qui aurait été peu ; mais les hommes s'en mêlè- rent ; les parents de chaque parti en formèrent un chacun : on criait, on se poussait, et nous regardions le jeu par les ouvertures des tentes du théâtre. Mon mari, qui devait faire le per- sonnage de Dorante, avait son épée au côté : 3uand il en vit une vingtaine de tirées hors u fourreau, il ne marchanda point, il sauta du théâtre en bas, et se jeta dans la mêlée, ayant aussi l'épée dans la main, tâchant d'a- paiser le tumulte ; quand quelqu'un de l'un des partis, le prenant sans doute pour être du contraire au sien, lui porta un grand coup d'épée que mon mari ne put parer ; car s'il s'en lût aperçu il lui eût bien donné le change, •car il était fort adroit aux armes. Ce coup lui 'perça le cœur: il tomba, et tout le monde s'enfuit. Je me jetai en bas du théâtre, et m'approchai de mon mari, que je trouvai sans vie. Angélique, qui pouvait avoir alors treize ou quatorze ans, se joignit à moi avec tous ceux de la troupe. Notre recours fut de verser des larmes, mais inutilement.

ît LE fcO*ÀH COMIQUE

Je F s ?r;&rrer le corps de mon mari aprèi qui!" eut été visité par la justice, qui me demanda si je voulais me faire partie ; à quo: je répondis que je n'en avais pas le moyen; Nous sortîmes de la ville, et la nécessité nous» contraignit âe représenter pour gagner notrel *ie, quoique notre troupe ne fût guère bonne,] le principal acteur nous manquant. D'ailleurai j'étais si affligée, que je n'avais pas le courage! d'étudier mes rôles : mais Angélique, qui se1, faisait grande, suppléa à mon défaut. Enfin, nous étions dans une ville de Hollande vous nous vîntes trouver, vous, M. Destin, mademoiselle votre sœur et la Rancune. Vous vous offrîtes de représenter avec nous, et nous fûmes ravis de vous recevoir et d'avoir le bonheur de votre compagnie. Le reste de mes aventures a été commun entre nous, comme vous ne le savez que trop ; au moins depuis Tours, notre portier tua un des fusi- liers de l'intendant, jusqu'en cette ville d'Alençon.

La Caverne finit ainsi son histoire, en ver- sant beaucoup de larmes, ce que fit aussi la l'Etoile en l'embrassant et la consolant du mieux qu'elle put de ses malheurs, qui véri- tablement n'étaient pas médiocres. Mais elle lui dit qu'elle avait sujet de se consoler, vu l'alliance deLéandre. La Caverne sanglotait si fort, qu'elle ne put lui repartir, non plus que moi à continuer ce chapitre.

IX. La Rancune désabuse Ragotin sur le sujet de la l'Etoile. L'arrivée d'un carrosse plein de noblesse et autres aventures de Ragotin.

La comédie allait toujours, et l'on représen- tait tous les jours avec grande satisfaction 4e l'auditoire, qui était toujours beau et lort

LE ROMAN COMIQUE 19

nombreux; il n'y arrivait aucun désordre, parce que Ragotin tenait son rang derrière la scène, lequel n'était pourtant point content de ce qu'on ne lui donnait pas de rôle, et dont il grondait souvent; mais on lui donnait espé- rance que, quand il serait temps, on le ferait représenter. Il s'en plaignait presque tous les iours à la Rancune, en qui il avait une grande confiance, quoique ce fût le plus défiant de tous les hommes. Mais , comme il l'en pres- sait une fois extraordinaireinent, la Rancune lui dit :

M. Ragotin, ne vous ennuyez pas encore, et apprenez qu'ily a grande différence du bar- reau au théâtre. Si l'on n'y est bien hardi on 6'inteiTompt facilement; et puis la déclama- tion des vers est plus difficile que vous ne pensez. Il faut observer la ponctuation des pé- riodes, et ne pas faire paraître que ce soit de la poésie, mais les prononcer comme si c'était de la prose; il ne faut pas les chanter, ni s'ar- rêter à la moitié ni à la fin des vers, comme fait le vulgaire, ce qui a très-mauvaise grâce; il y faut encore être bien assuré ; en un mot? il faut les animer par l'action. Croyez-moi donc, attendez encore quelque temps; et, pour vous accoutumer au théâtre, représentez soua le masque a la farce; vous y pourrez faire le second Zani : nous avons un habit qui vous sera fort propre (c'était celui d'un petit garçon qui faisait quelquefois ce personnage-là,* et que l'on appelait Go lenot). Il en faut parlera M. Destin et a mademoiselle de l'Étoile :

Ce qu'ils firent le jour même; et il fut ar- rêté que, le lendemain, Ragotin ferait ce per- sonnage-la. Il fut instruit par la Rancune, qui, comme vous l'avez vu au premier tome de ce roman, s'enfarinait à la farce de ce qu'il de- vait dire. Le sujet de celle qu'ils jouèrent fut une intrigue amoureuse que la Rancune dé-

VI US BOMAN COMIQUE

mêlait en faveur de Destin -. comme il se pré- parait à exécuter ce négoce, Raerotin parut sur la scène, auquel la Rancune demanda en ces termes :

Petit garçon, mon petit Godenot, vas- > tu si empresse?

Pnis, s'adre.<sai:t à la compagnie, après lui avoir passé la main sous le menton, et trouvé sa ba'-be :

Messieurs, j'avais toujours cru que ce que dit Ovide de la métamorphose des four- mis en Pygmées, auxquels les grues font la guerre, était une fable; mais a présent je change de sentiment ; car sans doute en voici un de la race, ou bien ce petit homme ressus- cité pour qui l'on a fait, il y a environ sept ou huit cents ans, une chanson que je suis résolu ée vous dire : écoutez bien !

Mon père m'a donné mari. Qu'est-ce que d'un homme si petit? Il n'est pas plus grand qu'une fourmi. Bel qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ct? Qu'est-ce que d'un homme, S'il n'est, s'il n'est homme, Qu'est-ce que d'un homme si petit?

A chaque vers, la Rancune tournait et re- tournait le pauvre Ragotin, et faisait des pos- tures qui faisaient bien lire la compagnie. On n*a pas mis le reste de la chanson, comme chose superflue à notre roman.

Après que la Rancune eut achevé sa chan- son, il montra Rigotin, et dit :

Le voici ressuscité.

Et en disant cela, il dénoua le cordon avec lequel son masque était attaché, de sorte qu'il parut a visage découvert, non pas sans rougir de honte et de colère tout ensemble. Il fit pourtant de nécessité vertu ; et, pour se venger,

le roman comique 21

il dit à la Rancune qu'il était un franc igno- rant, d'avoir terminé tous les vers de sa chanson en ï, comme crdiU, trouci. etc., etc.; que c'était très-mal parlé; qu'il fallait dire trouva ou trouvai Mais la Rancune lui re- partit :

C'est vous, monsieur, qui êtes un grand ignorant pour un petit homme; car vous n'a- vez pas compris ce que j'ai dit, que c'était une chanson si vieille, que si l'on faisait un rôle de toutes les chansons que l'on a faites en France depuis que l'on y a Fait des chansons, la mienne serait en chef. D'ailleurs, ne voyez- vous pas que c'est l'idiome de cette province de Normandie, cette chanson a été faite et qui n'est pas si mal à propos que vous vous l'imaginez? car, puisque, selon ce fameux Sa- voyard M. de Vaugelas, qui a réformé la lan- gue française, on ne saurait donner de raison pourquoi* l'on pionouce certains termes, et qu'il n'y a eue l'usage qui les fait approuver, ceux du temps que 1 on fit cette chanson étaient en usaue ; et co urne ce qui est le plus ancien est toujours le meilleur, ma chanson doit passer, puisqu'elle est la plus ancienne. Je vous dem-«n e. monsieur Ragotin, pourquoi, puis ue l'on dit de quelqu'un, il monta à cheval, et il entra en sa maison, que l'on ne dit pas il de.*cenda et il sorta, mais il descendit et il sortit? Il -'ensuit donc que l'on

Îjeut dire, il mtrit et il montit, et ainsi de tous es autres termes semblables. Or, puisqu'il n'y a que l'usage qui leur donne cours, c'est aussi l'usage qui fait pisser ma chanson.

Comme Ragotin vouait repartir, Destin entra sur la scène, se plaignant de la lon- gueur de son valet la Rancune; et l'ayant trouvé en différend avec Ragotin, il leur de- manda le sujet de leur dispute, qu'il ne put jamais apprendre ; car ils se mirent à parler

22 ROMAN COMIQUE

tous deux à la fois, et si haut qu'il s'impa- tienta et poussa Ragotin contre la Rancune, qui le lui renvoya de même ; en telle sorte

âu'ils le ballottèrent longtemps d'un bout u théâtre à l'autre, jusqu'à ce que Ragotin tomba sur les mains, et marcha ainsi jus- qu'aux tentes du théâtre, sous lesquelles il passa. Tous les auditeurs se levèrent pour voir cette badinerie, et sortirent de leurs places, protestant aux comédiens que cette saillie valait mieux que leur farce, qu'aussi bien ils n'auraient pu achever; car les demoi- selles et les autres acteurs, qui reg-ari aient par les ouvertures des tentes du théâtre, riaient si fort qu'il leur eût été impossible de réciter leur rôle.

Nonobstant cette boutade, Rag-otin persécu- tait sans cesse la Rancune de le mettre dans les bonnes grâces de la l'Etoile, et pour ce sujet il lui donnait souvent des repas, ce qui ne déplaisait pas à la Rancune, qui tenait toujours le bec dans l'eau au petit homme ; mais comme il était frappé d'un même trait. il n'osait parler à cette belle ni pour lui, ni pour Ragotin, lequel le pressa une fois si fort, qu'il fut obligé de lui dire :

Monsieur Ragotin, cette étoile est sans doute de la nature de celles du ciel que les as- trologues appellent errantes ; car aussitôt que je lui ouvre le discours de votre passion, elle me laisse sans me répondre. Mais comment me répondrait-elle, puisqu'elle ne m'écoute pas? Mais je crois avoir découvert le sujet qui la rend de si difficile abord. Ceci vous surpren- dra sans doute ; mais il faut être préparé à tout événement. Ce M. Destin, qu'elle appelle son frère, ne lui est rien moins que cela. Je les surpris, il y a quelques jours, se faisant des caresses fort éloignées d'un frère et d'une sœur ; ce qui m'a depuis fait conjecturer que

LI ROHA.\ COMIQUE 23

c'était plutôt son galant ; et je suis le plus trompé du monde, si, quand Léandre et An- gélique se marieront, ils n'en font de même. Sans cela elle serait bien dégoûtée, de mépri- ser votre recherche, vous qui êtes un homme de qualité et de mérite, sans compter la bonne mine. Je vous dis ceci afin que voue tâchiez de chasser de votre cœur cette passion, puis- qu'elle ne peut servir qu'à vous tourmenter comme un damné.

Le petit poëte et avocat fut si assommé de ce discours, qu'il quitta la Rancune en bran- lant la tète, et en disant sept ou huit fois à son ordinaire :

Serviteur, serviteur, etc.

Ensuite Ragotin s'avisa d'aller faire un voyage à Beaumont-le-Vicomte. petite ville distante d'environ cinq lieues d'Alençon, et l'on tient un beau marché xous les* lundis de chaque semaine : il voulut choisir ce jour- pour y aller, ce qu'il fit savoir à tous ceux de la troupe, leur disant que c'était pour re- tirer quelque s anime d'argent qu'un des mar- chands de cette ville lui devait, ce que tous trouvèrent bon.

Mais, lui dit la Rancune, comment pen- sez-vous faire ? car votre cheval est encloué, M ne pourra pas vous porter.

Il n'importe, dit Ragotin., j'en prendrai un de louage ; et si je n'en puis trouver j'irai bien a pied ; il n'y a pas si loin : je profiterai de la compagnie de quelqu'un des marchands de cette ville, qui y vont presque tous de la sorte.

Il en chercha un partout, sans en pouvoir trouver; ce qui l'obligea à demander à un marchand de toile, voisin de leur logis, s'il irait le lundi prochain au marché à Beau- mont; et ayant appris que c'était sa résolu- tion, il le pria ^"agréer qu'il raccompagnât,

24 LE ROMAN COMIQUE

ce que le marchand accepta, à condition qu'ils partiraient aussitôt que la lune serait levée, qui était environ une heure après minuit; ce qui fut exécuté.

Or, un peu avant qu'ils se missent en che- min, il étnit parti un pauvre cloutier, qui avait accoutumé de suivre les marchés pour débiter sos clous ^t des fers de cheval, quand il les avait faits, et qu'il portait sur son dos dans une besace. Ce cloutier étant en chemin et n'entendant ni ne voyant personne devant ni derrière lui. jugea qu'il était encore trop tôt pour partir. D'ailleurs, une certaine frayeur le saisit quand il pensa qu'il lui fallait passer tout proche des fourche* patibulaires, il y avait alors un grand nombre de pendus, ce qui l'obligea à s'écarter un peu du chemin, et à se coucher sur une petite motte de terre, était une haie, en attendant que quelqu'un passât, et il s'endormit. Peu de temps après, le marchand et Ragotin passèrent : ils allaient au petit pas et ne disaient mot, car Ragot in rêvait au discours que lui avait tenu la Rancune. Comme ils furent proche du gi- bet, Ragotin dit qu'il fallait compter les pen- dus, à quoi le marchand s'accorda par com- plaisance. Ils avancèrent, jusqu'au milieu des piliers pour compter, et aussitôt ils aperçu- rent qu'il en était tombé un qui était fort sec. Ragotin, qui avait toujours des pensées dignes de son esprit, dit au marchand qu'il lui aidât à le relever, et qu'il voulait l'appuyer tout droit contre un des piliers ; ce qu'ils firent facilement avec un baron , car, comme je l'ai dit, il était raide et fort sec; et, après avoir vu qu'il y en avait quatorze de pend us, sans ce- lui qu'ils avaient relevé, ils continuèrent leur chemin. Ils n'avaent pas fait vingt pas, quand Ragotin arrêta le marchand pour lui dire qu'il fallait appeler ce mort, pour voir

LE ROMAX COMIQCE 25

s'il voulait venir avec eux, et se mit à crier bien fort :

Holà ! ho ! veux-tu venir avec nous ?

Le cloutier, qui ne donnait pas ferme, se leva aussitôt de son poste, et en se levant, cria aussi bien fort :

J'y vais, j'y vais ; attendez-moi. Et il se mit à^ les suivre.

Alors le marchand et Ra^otin, croyant que ce fût effectivement le pendu, se mirent à courir bien fort; et le cloutier se mit aussi à courir, en criant toujours plus fort :

Attendez-moi.

Et comme il courait, les fers et les clous qu'il portait faisaient un grand bruit, ce qui redoubla la peur de Ra^otin et du marchand; car ils crurent pour luis que c'était véritable- ment le mort qu'ils avaient relevé, ou l'ombre de quelqu'autre, qui traînait des chaînes (car le vulgaire croit qu'il n'apparaît jamais de spectre qui n'en <raîne après soi); ce qui les mit en état de ne plus fuir, un tremblement les ayant saisis de façon que, leurs jambes ne les pouvant plus soutenir, ils furent contraints de se coucher par terre, ou le cloutier les trouva, et qui fit déloger la peur de leur cœur, par un bonjour qu'il leur donna, ajoutant qu'ils l'avaient bien fait courir.

Ils eurent de la peine à se rassurer; mais, après avoir reconnu le cloutier, ils se levèrent et continuèrent heureusement leur chemin jusqu'à Beaumont, ou R î^otinfit ce qu'il avait à y faire, et le lendemain s'en retourna à Alençon. Il trouva tous ceux de la troupe qui sortaient de table, auxquels il raconta son aventure, qui pensa les faire mourir de rire : les demoiselles en faisaient de si grands éclats, qu'on les entendait de l'autre bout de la rue, et qui furent interrompus par l'arrivée d'un carrosse rempli de noblesse

58 LE ROMAN COMIQUE

campagnarde. C'était un gentilhomme qu'on appelait M. de la Fresnay. Il mariait sa fille unique, et il venait prier les comédiens de re- présenter chez lui le jour de ces noces. Cette fille, qui n'était pas des plus spirituelles du monde, leur dit qu'elle desirait que Von jouât la Sylvie de Mairet. Les comédiennes se con- traignirent beaucoup pour ne pas rire, et lui dirent qu'il fallait donc leur en procurer une ; car ils ne rayaient plus. La demoiselle répondit qu'elle leur en donnerait une. ajoutant qu'elle avait toutes les pastorales, celles de Racan, la Belle Pêcheuse, la Contraire en amour, Plonci- don, le Mercier, et un grand nombre d'autres dont je n'ai pas retenu les titres :

Car, disait-elle, cela est propre à ceux qui, comme nous, demeurent dans des mai- sons aux champs : et d'ailleurs les habits ne coûtent guère ; il ne faut point se mettre en peine d'en avoir de somptueux, comme quand il faut représenter la Mort de Pompée, le Cinna, Héraclius, ou la ftodogune. Etpuis, les vers des

Sastorales ne sont pas si ampoulés que ceux es poëmes graves; et ce genre pastoral est plus conforme à la simplicité de nos premiers parents, qui n'étaient habillés que de feuilles de figuier, même après leur péché.

Son père et sa mère écoutaient ce discours avec admiration, s'imaginant que les plus excellents orateurs ciu royaume n'auraient su débiter de si riches pensées, ni en termes ei relevés.

Les comédiens demandèrent du temps pour se préparer, et on leur donna huit jou/s. La compagnie s'en alla après avoir dîné, quand le prieur de Saint-Louis entra. La VEtoile lui dit qu'il avait bien fait de venir; car il avait ôté la peine à l'Olive de l'aller quérir, pour s'acquitter de sa promesse ; à quoi il ne fallait guère le porter, puisqu'il venait pour ce sujet.

LE ROMAN COMIQUE Î7

Les comédiennes s'assirent sur un lit, et les comédiens sur des chaises ; on ferma la porte, avec commandement au portier de dire qu'il n'y avait personne, s'il fût survenu quelqu'un. On fit silence, et le prieur débuta comme vous l'allez voir dans le chapitre suivant, si vous prenez la peine de le lire.

X,— Histoire du prieur de Saint- Louis. Arrivée de monsieur de Verville.

Le commencement de cette histoire ne peut vous être qu'ennuyeux, puisqu'il est gé- néalogique ; mais cet exorde est, ce me sem- ble, nécessaire pour une plus parfaite intelli- gence de ce que vous y entendrez.

Je ne veux point déguiser ma condition, puisque je suis dans ma patrie : peut-être qu'ail1 eurs j'aurais pu passer pour autre que je ne suis, quoique je ne l'aie jamais fait; j'ai toujours été fort sincère sur ce point-là. Je suis donc natif de cette ville •. les femmes de mes deux grands-pères étaient demoiselles, et il y avait du de à leur surnom. Mais comme vous savez que les fils aînés emportent pres- que tout le bien, et qu'il en reste fort peu pour les autres garçons et pour les filles (sui- vant l'ordre du coutumier de cette province), en les place comme on peut, ou en les met- tant dans l'ordre ecclésiastique ou religieux, ou en les mariant à des personnes de moin- dre condition, pourvu qu'ils soient honnêtes gens, et qu'ils aient du b:en, suivant le pro- verbe qui court en ce pays, plus de profit et rnoins d'honneur ; proverbe qui depuis long- temps a passé les limites de cette province, et s est répandu dans tout le royaume. Aussi mes grand'mères furent-elles mariées à des marchands, l'un de draps de laine, et l'autre de toile. Mon grand-père paternel avait quatre

2S LS ROMAN COMIQUE

fils, dont mon père n'était pas l'aîné. Celui de ma mère avait deux fils et deux filles, dont elle eu était une. Elle fut mariée au second fils de ce marchand drapier, qui avait quitté le commerce pour s'adonner à la chicane, ce qui est cause que je n'ai pas eu tant de bien que j'eusse pu en avoir.

Mon père, qui avait beaucoup gagné au commerce, et qui avait épousé en premières noces une femme fort riche, qui mourut sans enfants, était déjà fort avance en âge quand il épousa ma mère, qui consentit à ce mariage plutôt par obéissance que par inclination : aussi y avait-il plutôt de l'aversion de son côté que de l'amour, ce qui fut sans doute la cause qu'ils demeurèrent treize ans mariés, et quasi hors d'espérance d'avoh des enfants ; mais enfin ma mère devint enceinte. Quand ie terme fut venu de produire son fruit, ce tut avec une peine extrême, car elle fut quatre jours en travail : à la fin, elle accoucha de moi, sur le soir du quatrième jour. Mon père, qui avait été occupé pendant ce temps- à faire condamner un homme à être pendu, narce qu'il avait tué un sien frère, et quatorze faux témoins au fouet, fut ravi de joie quand les femmes qu'il avait laissées dans sa maison pour secourir ma mère le félicitèrent de la naissance de son fils. 11 les régula du mieux qu'il put, et en enivra quelques-unes, aux- quelles il fit boire du vin blanc en guise de cidre-poiré; lui-même me l'a raconté plusieurs fois. Je fus baptisé deux jours après ma nais- sance : le nom que l'on m'imposa ne fait rien à mon histoire. J'eu.s pour parrain un seigneur de place, fort riche, dont mon père était voi- sin, lequel ayant appris de madame sa femme la grossesse' de ma uvre, après un si long temps de mariage, comme je l'ai dit, il lui demanda son fruit pour ie présenter au bap-

LE ROMAN COMIQUE 29

terne, ce qui lui fut accordé fort agréable- ment. Comme ma mère n'avait que moi, elle m'éleva avec grand soin, et un peu trop déli- catement pour un enfant de ma condition.

Quand je fus un peu grand, je fis paraître que je ne serais pas sot, ce qui me fit aimer de tous ceux de qui j'étais connu, et princi- palement de mon parrain, qui n'avait qu'une fille unique mariée a un gentilhomme parent de ma mère. Elle avait deux fils : un plus âgé d'un an que moi, et l'autre moins âgé d'un an ; mais qui étaient aussi brutaux que je faisais paraître d'esprit; ce qui obligeait mon parrain à m'envoyer quérir quand il avait quelque illustre compagnie; car c'était un nomme splendide, et qui traitait tous les princes et grands seigneurs qui passaient par cette ville. Il me faisait chanter, danser et caqueter pour les divertir, et j'étais toujours assez bien vêtu pour avoir entrée partout. J'aurais fait fortune avec lui, si la mort ne me l'eût ravi trop tôt dans un voyage qu'il fit à Paris. Je ne ressentis point alors cette mort comme j'ai fait depuis. Ma mère me fit étudier, et je profitais beaucoup, mais quand elle aperçut que j'avais de l'inclination à être d'é- glise*, elle me retira du collège, et me jeta dans le monde, je pensai me perdre, mal- gré les vœux qu'elle avait faits à Dieu de lui consacrer le fruit qu'elle produirait, s'il lui accordait la prière qu'elle lui faisait de lui en donner. Elle était tout au contraire des autres mères qui ôtent à leurs enfants les moyens de se débaucher : car elle me donnait, tous les dimanches et fêtes, de l'argent pour jouer et aller au cabaret. Néanmoins, comme j'avais le naturel bon, je ne faisais point d'excès, et tout se terminait à me réjouir avec mes voi- sins.

J'avais fait grande amitié avec un jeune

30 LE ROMAN COMIQUE

garçon, âgé de quelques années plus que moi, fils 'd'un officier de la reine-mère du roi Louis XIII, de glorieuse mémoire, lequel avait aussi deux filles. Ii faisait sa résidence dans une maison située dans ce beau parc, leqi*e/ (comme vous le pouvez le savoir) a été autre- fois le lieu de délices des anciens ducs d'Alen* çon. Cette maison lui avait été donnée, avec un grand enclos, par la reine sa maîtresse, qui jouissait alors en apanage de ce duché. Nous passions agréablement le temps dans ce parc; mais comme des enfants, sans penser à ce qui arriva depuis. Cet officier de la reine, que l'on appelait M. du Fresne, avait un frère aussi officier dans la maison du A>i, qui lui demanda son fils, ce que du Fresne n'osa re- fuser. Avant de partir pour la cour, il me vint dire adieu; et j'avoue que ce fut la première douleur que je ressentis en ma vie. Nous pleu- râmes fort en nous séparant ; mais je pleurai bien davantage quand, trois mois après son départ sa mère m'apprit sa mort. Je ressentis cette affliction autant que j'en étais capable, et je tus le pleurer avec ses sœurs, qui en étaient sensiblement touchées.

Mais comme le temps modère tout, quand ce triste souvenir fut un peu passé, madame Dufresne vint un jour prier ma mère d'agréer que j'allasse donner quelques exemples d'é- criture à sa jeune fille, que l'on appelait ma- demoiselle du Lis, pour la distinguer de son aînée, qui portait le nom de la maison ; parce lui dit-elle, que l'écrivain qui l'enseignait s'en était allé ; ajoutant qu'il y en avait beaucoup d'autres ; mais qu'ils ne voulaient pas aller montrer en ville, et que sa fille n'était pas de condition à rouler dans les écoles. Elle s'ex- cusa fort de cette liberté: mais elle dit qu'on en use librement avec ses amis. Elle ajouta que cela pourrait se terminer à quelque chose

LE ROMAS COMIQUE H

de plus important, sous-eiitendant notre ma- riage, qu'elles conclurent depuis secrètement entre elles. Ma mère ne m'eut pas plutôt proposé cet emploi, que j'y fus l'après-dîner, ressentant déjà quelque secrète cause qui me faisait agir, sans y faire pourtant guère de réflexion. Mais je n'eus pas été huit jours dans cet exercice, que la du Lis, qui était la plus jolie des deux filles, se rendit fort familière avec moi, et souvent par raillerie m'appelait mon petit maître. Ce fut alors que je commençai à ressentir quelque chose dans mon cceûr, qu'il avait ignoré jusque-là, et il en fut de même de la du Lis. Nous étions inséparables, et nous n'avions point de plus grande satis- faction que quand on nous laissait seuls, ce qui arrivait assez souvent. Ce commerce dura environ six mois, sans que nous nous parlas- sions de ce qui nous possédait; mais nos yeux en disaient a-sez. Je voulus un jour essayer à faire des vers à sa louange, pour voir si elle les recevrait agréablement; mais comme je n'en avais point encore composé, je ne pu«s pas y réussir. Je commençais a lire les bons ro- mans et les bons poëtés, ayant laissé les Mé- hisine, Robert le Diable, les Quatre fils Aimon et la belle Maguelonne, Jean de Paris, etc., qui sont les romans des enfants. Or, en lisant les œuvres de Marot, j'y trouvai un triolet qui convenait merveilleusement bien à mon des- sein; je le transcrivis mot à mot : le voi- ci :

Votre bouche petite et belle

Est de gracieux entretien :

Puis parfois son maître m'appelle,

Et l'alliance j'en retien,

Car ce m'est honneur et grand bien.

Mais quand vous me prîtes pour maitTft»

Que ne disiez-vous aussi bien,

Votre maîtresse i& yeiu être?

32 LE RCHAN comique

Je lui donnai ces vers, qu'elle lut avec joie, comme je le vis à son air; après quoi elle les mit dans son sein, d'où elle les laissa tomber un moment après. Sa sœur aînée les releva sans qu'elle s'en aperçût : un petit laquais l'eu aver- tit; elle les lui* demanda; et voyant qu'elle faisait quelque difficulté de les lui rendre, elle se mit furieusement en colère et s'en plaignit à sa mère, qui commanda à sa fille de les lui donner, ce qu'elle fit. Ce procédé me fit conce- voir de bonnes espérances, quoique ma condi- tion me rebutât. Et pendant que nous passions ainsi agréablement le temps, mon père et ma mère, qui étaient fort avancés en âge, délibé- rèrent de me marier et m'en firent un jour la proposition. Ma mère découvrit à mon père le projet qu'elle avait fait avec mademoiselle du Fresne, comme je vous l'ai dit; mais comme c'était un homme fort intéressé, il lui répondit que cette fille était d'une condition trop rele- vée pour mui, et d'ailleurs qu'elle avait trop peu de bien et qu'elle voudrait trop trancher de la dame.

Comme j'étais fils unique et que mon père était trop riche pour sa condition et sembla- blement un mien oncle, qui n'avait point d'en- fants et duquel il n'y avait que moi qui en pût hériter, selon la coutume de Normandie, plusieurs familles me regardaient comme un objet digne de leur alliance et même on me fit porter trois ou quatre enfants au baptême, avec des fillôsdes meilleures maisons de notre voisinage, qui est ordinairement par l'on commence pour réussir en fait de mariage; mais je n'avais dans la pensée que ma chère du Lis. J'en étais néanmoins si persécuté de tous mes parents, que je résolus de m'en aller à la guerre, quoique je n'eusse que seize ou dix-sept ans. On fit des levées en cette ville, pour aller en Danemark, sous la conduite do

LE ROMAN COJkiQUE 33

II. le comte de Montgomery. Je me fis enrôler secrètement avec trois cadets de mes voisins,

et nous partîmes de même en fort bon équi- page. Mon père et ma mère en furent fort af- fligés et ma mère en pensa mourir de dou- leur. Je ne pus savoir alors l'effet que ce dé- part inopiné fit sur l'esprit de la du Lis, car je ne lui eu dis rien; niais je l'ai su depuis par elle-même.

Nous nous embarquâmes au Havre de- Grâce, et voguâmes assez heureusement jus- qu'à ce que nous fus-dons près du Sund ; mais alors il s'éleva la (lus furieuse tempête que Ton aitjamai- vue sur l'Océan; nos vaisseaux furent jetés par latourmente en divers endroits, et celui de M. de Montgomery, dans lequel j'étais, aborda heureusement a l'embouchure de la Tamise, par laquelle nous montâmes, à j'aide du reflux, jusqu'à Londres, capitale d'Àngleterrre, ou nous séjourna nés environ six semaines, pendant lesquel es j'eus le loisir de voir une partie des raretés' de cette su- perbe ville et l'illustre cour de son roi, qui était alors Clin ries Stuart, premier du nom. M. de Montgoinery s'en retourna dans sa maison de Poutorson en Basse-Norman lie, je ne voulus pas le suivre : je le suppliai de me permettre de prendre la route de Pans, ce qu'il m'accorda.

Je m'embarquai dans un vaisseau qui allait à Rouen, j'arriviù heureusement, et de je me mis sur un bateau qui me remonta jus- qu'à Paris, ou je trouvai un parent fort pro- che, qui était eiergier du roi. Je le priai que, par son moyeu, je pusse entrer dans le régi- ment aux Gardes : il s'y employa, et fut mon répondant; car en ce 'temps la il en fallait avoir pour y être reçu. Je fus dans la compa- gnie de M. de la Rauderie. Mon parent me

LE RUSAS COMIQWE -- 1. lll. 2

34 LE ROMAN COMIQOE

âonna de quoi me remettre en équioage, ca: en ce voyage de mer j'avais gâté mes habita et de l'argent, ce qui me faisait faire paroli i une trentaine de cadets de grande maison, qu portaient tous le mousquet aussi bien qui moi.

En ce temps-là, les princes et grands sei gneurs de France se soulevèrent contre le roi et même monseigneur le duc d'Orléans, soi frère; mais Sa Majesté, par l'adresse ordinain du grand cardinal de Richelieu, rompit leur mauvais desseins, ce qui obligea Sa Majesti de faire un voyage en Bretagne avec un puissante armée.

Nous arrivâmes à Nantes, l'on fit la pre mière exécution des rebelles sur la personn du comte de Chalais, qui y eut la tête tran chée, ce qui donna de la terreur à tous le autres, qui moyennèrent leur paix avec le roi qui s'en retourna à Paris. Il passa par la vill du Mans, mon père me vint trouver, tou vieux qu'il était, car il avait été averti pa mon cousin, ce ciergier du roi, que j'étais dan le régiment aux Gardes. Il me demanda à mo: capitaine , qui lui accorda mon congé. Ncu nous en revînmes en cette ville, mes pa rents résolurent que, pour m'arrêter, il faliai me lier avec une femme. Celle d'un chirur gïen voisin d'une de mes cousines germaine fit venir, pendant le carême, sous prétest d'ouïr les prédications, la fille d'un lieutenan de bailli, d'un bourg distant de trois lieue d'ici. Ma cousine me vint quérir à notre mai son pour me la faire voir : mais après un heure de conversation que j'eus avec elle df;n la maison de madite cousine, elle était ve nue, elle se retira; et l'on me dit après qu c'était une maîtresse pour moi, à quoi je pondis froidement qu'elle ne m'agréait pas. C n'est pas qu'elle ne lût assez belle et riche

LE ROMÀX COMIQUE 35

mais toutes les beautés me semblaient laides en comparaison de ma chère du Lis, qui seule occupait toutes mes pensées.

J'avais un oncle, frère de ma mère, homme de justice, et que je craignais beaucoup, le- quel s'en vint un soir à notre maison, et,apr s m'avoir tort bravé sur le mépris que j'avais témoigné faire de cette fille, me dit qu'il fal- lait me résoudre à l'aller voir chez elle aux prochaines fêtes de Pâques, et qu'il y avait des personnes qui valaient plus que moi qai se tiendraient bien honorées de cette al' lance. Je ne répondis ni oui ni non ; mais les fêtes suivantes il fallut y alier avec ma cousine, cette chirurgienne , et un de ses fils.

Nous fumes agréablement reçus, et l'on nous régala trois jours durant. Oh nous mena aussi à toutes les métairies de ce lieutenant, dans toutes lesquelles il y avait festin. Nou fûmes aussi à un gros bourg distant d'un lieue de cette maison, voir le curé du lieu, qui était frère de la mère de cette fille, lequel nous fit un fort gracieux accueil. Enfin nous nous en retournâmes comme nous étions ve- nus, c'est-à-dire pour ce qui me regardait, aussi peu amoureux qu'avant.

Il fut pourtant résolu que dans une quin- zaine de jours on parierait à fond de ce ma- riage.

Le terme étant expiré, j'y retourna' avec trois de mes cousins germains, deux avocats et un procureur en ce présidial; mais par bonheur on ne conclut rien, et l'affaire fut re- mise aux fêtes de mai prochaines. Mais le proverbe est bien véritable, que Vhomme pro- pos, et Diu dispose; car ma mère tomba ma- lade quelques jours avant lesdites fêtes, et mon père quatre jours après : l'une et l'autre e se terminèrent par la mort. Celle de ma mère arriva un mardi, et celle de mon

36 LE ROMAN COMIQUE

père le jeudi de la même semaine, et je fus aussi fort malade ; mais je me levai pour aller voir cet oncle sévère, qui était aussi fort ma- lade, et qui mourut quinze jours après.

A quelque temps de la, on me reparla de cette fille du lieutenant que j'étais allé voir ; mais je n'y voulus pas entendre, car je n avais plus de parents qui eussent droit de me com- mander. D'ailleurs, mon cœur était toujours dans ce parc, je me promenais ordinaire- ment, mais bien plus souvent en idée.

Un matin que je ne croyais pas qu'il y eût encore personne de levé dans la maison du sieur du Fresne, je passai devant, et je fus bien étonné quand j'ouïs la du Lis qui chan- tait sur un balcon cette vieille cnanson quia pour reprise : Que n est-il auprès de moi, celui que mon cœur aime! ce qui m'obligea à m'an- procher d'elle et à lui faire une protonde révé- rence, que j'accompagnai de telles ou sembla- bles paroles: « Je souhaiterais de tout mon cœur, mademoiselle, que vous eussiez la satis- faction que vous désirez, et je voudrais y pou- voir contribuer; ce serait avec la même pas- sion que j'ai toujours été votre très-humble serviteur.» Elle me rendit bien mon salut; mais elle ne me répondit pas, et, continuant à chan- ter, elle changea la reprise de la chanson en ces termes : Le voici auprès de moi, celui que mon cœur aime.

Je ne demeurai pas court, car je m'étais un peu ouvert à la guerre et a la cour; et quoi- que ce procédé fût capable de me démonter, je lui dis : « J'aurai sujet de le croire si vous me faite? ouvrir la porte. »

En même temps, elle appela le petit laquais dont j'ai déjà parlé, à qui elle commanda de me l'ouvrir, ce qu'il fit. J'entrai, et je fus reçu avec tous les témoignages de bienveillance du père, de la mère et de la sœur aînée, mais en-

LI ROMAX COMIQUE 37

core plus de la du Lis. La mère me demanda pourquoi j'étais si sauvage, et que je ne les visitai? pas si souvent que 'j'avais accoutumé; qu'il ne fallait pas que le deuil de mes parents m'en empêchât : qu'il fallait se divertir comme auparavant ; en un mot, que je serais toujours le bien venu dans leur maison. Ma réponse ne fut que pour f-iire paraît e mon peu de mérite, en disant quelques paroles aussi mal rangées que celles que je vous débite ; mais enfin tout se termina par un déjeuner de laitage, qui est dans ce pays un grand régal, comme vous le savez.

Et qui n'est pas désagréable, répondit la l'Etoile ; mais poursuivez.

Quand je pris congé pour sortir, la mère me demanda si je ne m'incommoderais point de l'accompagner elle et ses fllies chez un vieux gentilhomme leur parent, qui demeu- rait à deux lieues d'ici. Je lui répondis qu'elle me faisait tort de me le demander, et qu'un commandement absolu m'eût été plus agréable ; îe voyage fut conclu pour le lendemain. La mère monta un petit mulet qui était dans la maison, la fille aînée monta le cheval de son Dère, et je portai en croupe sur le mien, qui était fort, ma chère du Lis. Je vous laisse à penser quel fut notre entretien le long du che- min, car pour moi je ne m'en souviens plus; tout ce que je puis vous dire, c'est que nous nous séparâmes, la du Lis et moi, fort amou- reux. Depuis ce temps-là, mes visites furent fort fréquentes, ce qui dura tout le long de l'été et de l'automne. De vous dire tout ce qui se passa, je serais trop ennuyeux. Je vous ai- rai seulement que nous nous dérobions sou- vent de la compagnie, et nous allions demeu- rer seuls à l'ombrage de ce bois de haute-

38 LE ROàlAN COïIIQUE

futaie, toujours sur le bord de la "belle petite rivière qui passe au milieu, nous avions la satisfaction d'ouïr le ramage des oiseaux, qu'ils accordaient au doux murmure de Peau, parmi lequel nous mêlions mille douceurs que nous nous disions, et nous nous faisions en< suite autant d'innocentes caresses. Ce fut nous résolûmes de nous bien divertir le carnaval prochain.

Un jour que j'étais occupé à faire du cidre à vin pressoir du faubourg de la Barre, qui est tout joignant le parc, la du Lis m'y vint trou- ver. A son abord, je connus qu'elle avait quel- que chose sur le cœur, en quoi je ne me trom- pai pas ; car après qu'elle m'eut un peu raillé sur l'équipage j'étais, elle me tira à part et me dit que le gentilhomme dont la fille était dkez M. de Planche- Panette, son beau- frère, eai avait amené un autre qu'il prétendait lui faire donner pour mari, et qu'ils étaient à la maison, dont elle s'était dérobée pour venir m'en avertir. « Ce n'est pas, ajoutâ- t-elle, que je favorisa jamais sa recherche, et que je consente à quoi que ce soit, mais j ai- merais mieux que tu trouvasses quelque moyen de le renvoyer que s'il venait de moi. » Je lui dis alors : « Va-t'en, et lui fais bonne mine pour ne rien altérer, mais sache qu'il ne sera pas ici demain à midi. » Elle s'en alla plus joyeuse, attendant l'événement. Cepen- dant je quittai tout et abandonnai mon cidre à la discrétion des valets, et m'en allai à ma maison, je pris du linge et un autre habit, et m'en allai chercher mes camarades, car vous dévêt savoir que nous étions une quin- zaine de jeunes hommes qui avions tous cha- cun notre maîtresse, et tellement unis que qui en offensait un avait offensé tous les au- ^52 ; €t noua étions tous résolus que si quelque franger venait .nour noua ies ravir, de les

LE ROMA* COMtQCE 39

mettre en état de n'y réussir jamais. Je leur proposai ce que tous venez d'ouïr, et aussitôt tous conclurent qu'il fallait aller trouver ce

:. qui était un gentilhomme de la plus peine noblesse du Bas-Maine, et l'obliger à s'en retourner comme il était venu.

Non - à son logis, il soupait

avec l'autre gentilhomme, son conducteur;

ue marcïï point a lui dire

pouvait bien se retirer, et qu'il n'y avait rien.

ner pour lui dans ce pays. Le conduc- teur repartit que nous ne Bavions pas leur dessein, et me, quand nous le saurions, nous n'y avions aucun intérêt. Alors je m'avançai, et" mettant la main sur .a garde de mon ép-e, je lui dis : « bien! moi j'y en ai, et si vous ne le quittez, je vous mettrai en état de n'^n faire lus. L'un d'eux repartit que la parue n'était pas égale, et que si j'étais seul je ne

dis pas ainsi. Je lui êtes deux et je sors avec celui-ci en pre un de mes camarades); suivez-nous. » Ds mirent en devoir, n. t un de s-

les empêchèrent,' et leur firent connaîtn le meilleur pour eux était de se retirer, et qu'il ne faisait pas bon de se frotter à Es profitèrent de l'avis, et Ton n'en en- plus parler depuis. Le lendemain, j'allai voir la du Lis, à qui je racontai l'action que j'a- vais faite, dont eue fut trés-a ntente, et m'en remercia en des termes fort obligeants.

L'hiver approchait, les veillées étaient fort longues, et nous les passions a jouer petits jeux d'esprit; ce qui étant souvent réitéré ennuya, et me fit résoudre à lui don- ner le bal. /'en conférai avec elle, et elle s'y accorda: j'en demandai la permission à M. du Fresne, son père, et il me la donna. Le di- manche suivant, nous dansâmes et conti- nuâmes plusieurs fois, mais il y avait toujours

40 LE ROMAN COMIQUE

une si grande foule de monde que la du Lis me conseilla de ne faire plus danser, mais de penser à quelque autre divertissement. Il fut donc résolu d'étudier une comédie, ce qui fut exécuté.

La l'Etoile l'interrompit en lui disant :

Puisque vous en êtes à la comédie, dites- moi si cette histoire est encore ^uére longue? car il se fait tard et l'heure du souper ap- proche.

Ah ! dit le prieur, il y en a encore deux fois autant pour le moins.

On iugea donc qu'il fallait la remettre à une autre fois pour donner du temps aux acteurs d'étudier leurs rôles; et quand ce n'eût pas été pour cette raison, il eût fallu cesser à cause de l'arrivée de M. de Verville, qui entra dans la chambre sans que personne s'y oppo- sât, car le portier s'était en lormi. Sa venue surprit tort toute la eompa^rnie : il fit de grandes caresses à tous les comédiens et co- médiennes, et principalement à Destin, qu'il embrassa à diverses reprises, et leur dit le sujet de son voyage, comme vous le verrez dans le chapitre*suivant,qui est fort court.

XI.— Résolution des mariages de Destin avec la l'Etoile, et de Léandre avec Angélique.

Le prieur de Saint- Louis voulut prendre congé, mais Destin l'arrêta, lui disant que dans peu de temps il faudrait souper, et qu'il tiendrait compagnie à M de Verville, qu'il pria de leur faire l'honneur de souper avea eux. On demanda à l'hôtesse si elle avait

LE o:jax COSIIOU* 4*

quelq' Ile dit que

ta mit du In ■. et l'on servit

quelq . lit bonne chère, on

et l'on tin de- manda a Verville ie sujet de Bon voyage - quartiers, qui lui répon lit

I tgne, .-■ut guère, non plus que lui; mais qu'ayant une affaire d'impor- tance I Bretagm it dé- tourna - voir, dont on le remercia foi t. Ensuite, il fut informe du mauvais succès, et enfin de tout ce que vous avez

te chapiti épaules en

disant qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait avec trop di o jper, Verville lit con-

e prieur, de qui tous ceux de la troupe diren- bien, et après

avoir u A ra Verville

tira Destin a part, et lui demanda pourquoi Léandre était vêtu de noir, et pourquoi tant de laquais vêtus de même : Il lui en apprit le sujet, et le dessein qu'n avait fait d'épouser . me. Et vous, dit Verville, quand vous ma- rierez- vous? Tl est, ce me semble, temps de faire connaître au monde qui vous êtes, ce qui ne se peut que par un mariage; ajou- tant que, s'il n'était pressé, il demeurerait pour -ter a l'un et à l'autre. Destin lui dit qu'i: fallait savoir le senti- ment de la l'Etoile. Ils l'appelèrent et lui pro- posèrent ce mariage, à quoi elle répondit suivrait toujours le sentiment de ses amis; enfin il fut conclu que, quand Verviile aurait mis fin aux affaires qu'il avait à Ren- nes, ce qui serait dans une quinzaine dejom?3 au plus tard, il repasserait; par Aienoon, et

42 LE ROSU* COMIQUE

que l'on exécuterait la proposition. I en fut autant conclu entre eux et la Caverne pour Léandre et Angélique.— Verville donna le bon soir à li. compagnie et se retira à son logis. Le lendemain, il partit pour la Bretagne et arriva à Rennes, il alla voir M. de la Ga- rouffière, qui, après les compliments accoutu- més, lui dit qu'il y avait dans la ville une troupe de comédiens, l'un desquels avait heaucoup de traits de visage de la Caverne; ce qui l'obligea d'aller le lendemain à la co- médie, où ayant vu le personnage, il fut per- suadé que c'était son parent (je dis de la Ca- Terne). Après la corné lie, il l'aborda, et s'en- quit de lui d'où il était, s'il yavait Longtemps qu'il était dans la troupe, etpar quels moyens. U y était venu. Tl répondit surtoui en sorte qu'il fut facile à Verville dec< tre qu'il était frère de la Caverne, qui s perdu quand son père fut tué en P- le page du baron de Sigognac, ce qu'il avoua franchement, en ajoutant qu'il n'avait jamais pu savoir ce que sa sœur était devenue. Alors verville lui apprit qu'elle était dan- troupe de cornéliens qui était à Alençon, et qu'elle avait eu beaucoup de disgrâces, qu'elle avait sujet d'en être consolée, parce qu'elle avait une très- belle fille qu'un seigneur de douze mille livres de rentes était sur le point d'épouser, et qu'il faisait la comédi eux, et qu'à son retour il assisterait au riage, et qu'il ne tiendrait qu'à lui de s'y trou- ver pour réjouir sa sœur, qui était fort en peine de lui, n'en ayant eu aucunes nouvelles depuis sa fuite. Non-seulement le comédien acceota cette offre, mais il supplia instamment M. de Verville de souffrir qu'il l'accompagnât, ce qu'H agréa. Cependant il mit ordre à ses affaires, que nous lui laisserons négocier, et retournerons à Alençon.

le r.ovA-î cou 43

jour que partit \

et comédiennes, pour leur dire que monsei- gneur l'évêque de Stvz l'avait envoyé quérir, pour lui communiquer une affaire d':

ien marri de ne pouvoir s'acquitter de sa p- - qu'il n'y

avait lien de perdu ; que, pendant qu'ils se- raient à Séez, i •epré- aenter Sylvie aux noces de la du liou, et qu'a leur retour et au sien il achè verait ce qu'il av 'en alla, ri les corné liens se disposèrent à partir.

XII. ' -ï'itnt le voyage de la Fres-

. Autre disgrâce de Ragotin.

La veille de la noce, on envoya un carrosse et deux chevaux liens. Le?

I » ~tin,Léandre et l'Olive; les autres montèrent les chevaux, et Ragotin le sien, qu'il avait encore, pour n'a- voir pu ]e vendre, et qui était ^ruéri de son enclouure. Il voulut à la l'Etoile ou

-ique de se mettre en croupe derrière lui, disant qu'elles aéraient plus à leur aise que dans le carrosse, qui ébranle beaucoup; mais ni l'une ni l'autre n'en voulurent rien faire.

Pour aller d'Alencon à la Fresnaye, il faut passer une partie *de la forêt de Persaine, qui est dans le pays du Maine. Ils n'eurent pas fait mille pas dans cette forêt, que Rago- tin. qui allait devant, cria au cocher d'arrêter, parce, disait-il, qu'il voyait une troupe d'hommes à cheval. On ne trouva pas bon d'arrêter, mais de se tenir chacun sur ses gar- des. Quand ils furent prés r]e ces cavaliers, Ragotin dit que c'était la Rappinière avec ses archers. La l'Etoile pâlit ; mais Destin, qui

44 LE ROMAN COMIQUE

s'en aperçut, la rassura, en lui disant qu'il ^'oserait leur faire insulte en présence dp ses archers et des domesti [ues de M. de la Fres- naye, et si près de si maison. La Rappinière connut bien que c'était la troupe comique; aussi afapprocha-t il du carrosse avec son effron- terie ordinaire, et salua les comédiennes, aux- quelles il fr d assez mauvais compliments; à quoi elles répondirent avec une froideur ca- pable de démonter un moins effronté que ce lévrier de bourreau, qui leur dit qu'il cher- chait des brigands qui avaient volé des mar- chands du coté de Baion,et qu'on lui avait dit qu'ils avaient pris cette route. Comme il en- tretenait la compagnie, le cheval d'un de ses archers, qui était fougueux, sauta sur le cou du cheval de Ragotiu. auquel il fit si grand'- peur, qu'd recula, et s'enfonça dans une touffe d'arbres, dont il \ en ava t quelques-uns dont les branches étaient sèches, l'une desquelles se trouva sous le pourpoint de Ragotin, et qui lui piqua le dos. eu sorte qu'il y demeura pendu; car voulant se dégager de ces arbres, il avait donné des deux talons a son cheval, qui avait passé et l'avait laissé ainsi en l'air, criant comme un petit fou qu'il était :

Je suis mort ! on m'a donné un coup d'épée dans les reins!

On riait si fort de le voir en cette posture, que l'on ne songeait a rien moins qu'à le se- courir : on criait bien aux laquais de le dé- pendre; mais ils s'enfuyaient d'un autre côté en riant.

Cependant son cheval magnait toujours pays sans se laisser prendre, i nfin , après avoir bien ri, le cocher, qui était un grand et fort garçon, descendit de dessus son siège et s'ap- procha de Ragotin, le souieva et le dépendit. On le visita et on lui tit accroire qu'il était fort blessé, mais qu'on ne pouvait le panser

LE ROMAN COMIQUE 45

que l'on n^ fût au il 7 avait un

lort bon chirurgien : en attendant, on lui ap- feuilles fi

« )u le pla mt l'O-

devant du

;• odre

et fut pourtant ;

La Rappiniere c> ntin 1a - d ■•' troupe arriva au chàtea . d'où .

Îuénr le chirurgien, a qui semblant de sonder la p rinaire

. que l'on avait fait mettre dans le qu*il l'a - :ui avoir n coup était fa

bie. et que. deux doigta plus a <ôté, il n'y avait plus de Ragotin. Il lui ordonna le n ordinaire et le iai>-a re] d'homme avait L'imagination si frappée de tout ce qu'on lui avait dit, qu'il crut toujours être fort blessé. Il ne se leva point pour voir le bal, qui lut tenu le .<oir ai ir; car

on avait fait venir >a Lrrande bande de violons

•ut a une autre noce a Argentan. On' dansa a la mode du

et les cornéliens et comédiennes dansè- rent a la mode de la cour. Destin et la l5 dansèrent la sarabande ' .iration de

toute la compagnie, qui était composée de la

e campagnarde et des plus gros ma- nantsduvi; g "ndemain, on joua la pas-

torale que l'épouse avait demandée. Ragotin s'y fit porter en chaise avec son bonnet de nuit. Ensuite on fit bonne chère, et le lende- main, ; >ir bien déjeuné, on paya et remercia la troupe. Le c>-. ■> chevaux furent prêl r Ra- gotin de sa prétendue blessure; mais on ne put jamais lui persuader le contraire, car il disait toujours qu'il sentait bien son mal. On

48 LE ROMAN COMIQUE

le mit dans le carrosse et toute la troupe ar- riva heureusement à Alençon.

Le lendemain, on ne représenta point, car les comédiennes voulurent se reposer.

Cependant le prieur de Saint-Louis était da retour de son voyage de Séez ; il alla voir troupe, et la l'Etoile lui dit qu'il ne trouverait point d'occasion plus favorable pour achever son histoire, Il ne s'en fit point prier, et il poursuivit comme vous Fallez voir.

XIII- S"I*e et Sn de l'histoire du prieur de Saïnî=> Louis.

Si le commencement de cette histoire, vous n'avez vu que de la joie et des contente- ments, vous a été ennuyeux, ce que vous ail : z ouïr le sera bien davantage, puisque vous n'y verrez que des revers de la fortune, des dou- leurs et des désespoirs, qui suivront les plai- sirs et les satisfactions ou vous me verrez en- core, mais pour fort peu de temps. Afin donc de reprendre au même lieu je finis le récit, après que mes camarades et moi eûmes appris nos rôles, et exerce plusieurs fois, un jour de dimanche au soir, nous représentâmes notre dans la maison du sieur de Fresne, ce qui fit un grand bruit dans le voisinage. Quoi- que nous eussions pris tous les soins possibles de faire tenir les portes du parc bien fermées, nous fûmes accablés néanmoins de tant de monde, qui avait passé par le château ou es- caladé les murailles, que nous eûmes toutes les peines imaginables à gagner le théâtre, que nous avions fait dresser dans une salle de médiocre grandeur; aussi resta-t-il les deux tiers du monde dehors. Pour obliger ces gens- à se retirer, nous leur promîmes que, le di- manche suivant, nous la représenterions dans ville, et dans une plus grande salle. Nous

LE ROMAN COMIQUE 47

fîmes passablement bien pour des apprentis, excepté un de nos acteurs qui faisait le per- sonnage du secrétaire du roi Darius (la mort de ce monarque était le sujet de notre pièce) ; car ii n'avait que huit vers à dire, ce qu'il faisait assez bien entre nous : mais quand il fallut représenter tout de bon, il fallut le pous- ser sur la scène par force, et ainsi il fut de parler; mais si mal, que nous eûmes beau- coup de peine à faire cesser les éaats de rire. La tragédie finie, je commençai le bal avec la du Lis, et qui dura jusqu'à minuit. Nous prîmes goût a cet exercice, et sans en rien dire à personne, nous étudiâmes une autre pièce. Cependant je ne me désistais point de mes visites ordinaires.

Or, un jour que nous étions assis auprès du feu, il arriva un jeune homme a qui l'on y fit prendre place : après un quart d'heure d'en- tretien il tira de sa poche une boîte dans la- quelle il y avait un portrait de cire en relief, très-bien fait, qu'il dit être celui de sa maî- tresse. Après que toutes les demoiselles l'eu- rent vu et dit qu'elle était fort belle, je le pris à mon tour ; et en le considérant avec attention, je m'imaginai qu'il ressemblait à la du Lis, et que ce galant-là avait quelque pensée sur elle. Je ne marchandai point a jeter cette boîte dans le feu, la petite statue se fondit bientôt ; car quand il se mit en de- voir de l'en tirer, je l'arrêtai, et le menaçai de le jeter par la fenêtre. M. du Fresne, qui m'ai- mait autant alors qu'il m'a haï depuis, jura qu'il lui ferait sauter l'escalier, ce qui obligea ce malheureux à sortir confusément. Je la suivis sans que personne de la compagnie m'en pût empêcher, et je mi dis que, s'il avait quelque chose sur le cœur, nous avions chacun une épée, et que nous étions en beau lieu pour le satisfaire; mais il n'en eut pas ie courage.

48 LE ROMAN COMIQUE

Le dimanche suivant, nous jouâmes la même tragédie que cous avions déjà représentée ; mais dans la salle d'un de nos voisins, qui était assez grande, et, par ce moyen, nous eûmes quinze jours pour étudier l'autre pièce. Je m'avisai de l'accompagner de quelques en- tréex de ballet, et je fis choix de six de mes camarades qui dansaient le mieux, et je fis le septième. Le sujet du ballet était lss bergers et bergères soumis à l'amour ; car à la pre- mière entrée paraissait un Cnpidon, et aux autres des bergers et des bergères, tous vêtus de blanc, et leurs habits tout parsemés de nœud» de petits rubans bleus, qui étaient les couleurs de la du Lis, et que j'ai aussi tou- jours portées depuis : il est vrai que j'y ai ajouté la feuille morte, pour les raisons que je vous dirai à la fin de cette histoire.

Ces bergers et bergères faisaient deux a deux chacun une entrée, et quand ils parais- saient tous ensemble, ils formaient les lettre.? du nom de la du Lis, et l'amour décochait une flèche à chaque berger, et jetait des flammes de feu aux bergères, et tous, en signe de soumission , fléchissaient le genou. J'avais composé quelques vers, sur le sujet du ballet, que nous récitâmes ; mais la longueur du temps me les a fait oublier, et quand je m'en souviendrais encore, je n'aurais garde de vous les dire, car je suis assuré qu'ils ne vous agréeraient pas, à présent que la poésie fran- çaise est au plus haut degré ou elle puisse monter. Comme nous avions tenu la chose se- crète, il nous fut facile de n'avoir que de nos amis particuliers, qui, insensiblement, et sans que fou s'en aperçût, entrèrent dans le parc, nous représentâmes à notre aise les amours d'Angélique et de Sacripan. roi de Circassie, sujet tiré de IWrioste. Ensuite nous dansâmes notre ballet. Je voulus commencer le bal à

LE RO**X COMIQUE 49

l'ordinaire; mais M. du Fresne ne le voulut pas permettre, disant gue nous étions assez fatigués de la corné lie et du ballet : il nous donna congé, et nons nous retirâmes. Nous résolûmes de rendre cette comédie publique, et de la représenter dans la ville, ce q,e nous fîmes le dimanche gras, dans la salle de mon parrain, et en pin m jour. La du Lis me dit que si je commençais le bal, que ce fut avec une fille de notre* voisinage, qui était vêtue de taffetas bleu, comme elle; ce que je fis. Mais il s'éleva un murmure sourd dans la compagnie et il y en eut qui dirent assez haut, « il se trompe, il se mauque; » ce qui excita le rire a la du Lis et a moi; de quoi la fille s'étant aperçue, me dit : « Ces gens onc raison, car vous avez pris l'une pour l'autre. » Je lui réponbs succinctement: «Par- donnez-moi, je sais fort bipn ^e que je fais. » Le soir, je me masquai avec trois de mes ca- marades, et je portais le flambeau, croyant que par ce moyen je ne serais pas connu, et nous allâmes dans le parc. Quand nous fûmes en- trés dans la maison, la du Lis regarda attenti- vement les trois masques, et ayant reconnu que je n'y étais pas, elle s'approcha de moi à la porte, je m'étais arrêté avec le flambeau, et me prenant par la main me dit ces obligeantes paroles : « Déguise-toi de toutes les façons que tu pourras t'imaginer, je te connaîtrai toujours facilement. » Après avoir éteint le flambeau, je m'approchai de la table, sur la- quelle nous posâmes nos boîtes de dragées et jetâmes les dés. La du Lis me demanda à qui j'en voulais. Je lui fis signe que c'était à elle. Elle me répliqua qu'est-ce que je voulais qu'elle mît au jeu. Je lui montrai un nœud de ruban, que l'on appelle à présent galant, et un bracelet de corail qu'elle avait au bras gauche. Sa mère ne voulait pas qu'elle le hasar-

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dût; mais elle éclata de rire, en disant qu'elle n'appréhendait pas de me le laisser. Nous jouâmes, je gagnai et je lui Ss présent cle mes dragées. Autant en firent mes compagnons avec la ûlie aînée et d'autres demoiselles qui3[ étaient Tenues passer la veillée, après quoi nous prîmes ongé, Mais comme nous allions sortir, la du Lis s'approcha de moi et mit la main aux. cordons qui tenaient mon masque attache, qu'elle dénoua promptement, en di- sant : « Est-ce ainsi que l'on fait de s'en aller si vite? » Je fus un peu honteux, mais pour- tant bien aise d'avoir un si beau prétexte de l'entretenir. Les autres se démasquèrent aussi, et nous passâmes la veillée fort agréa- blement.

Le dernier soir du carnaval, je lui donnai le bal avec la petite bande de violons, la grande étant employée pour la noblesse.

Pendant ie carême, il fallut faire trêve de di- vertissement pour vaquer à la piété, et je puis vous assurer que nous ne manquions pas un sermon, la du Lis et moi. Nous passions les autres heures du jour en visites et en prome- nades, ou à ouïr chanter les filles de la ville, sur ie derrière du chat au, il y a un excel- lent écho, elles provoquaient cette nymphe imaginaire h\e r répondre.

Les fêtes de Pâques approchaient, quand un jour mademoiselle du Fresne la fille me dit en riant : « Nous mèneras-tu à Saint-Pater? » C'est une petite paroisse qui est à un quart de lieue du faubourg Montfort. l'on va er dévotion le lundi de Pâques après-dîner; c'est aussi que l'on vois tous les galants et galantes. Je lui répondis qu'il ne tiendrait qu'à elle.

Le jour venu, comme je me disposais à les aller prendre, au sortir de ma maison, je ren- contrai un de mes voisins, jeune homme i'oït

LE ROMAN ;3:iiQrs 51

riche, qui me demanda j'allais si empressé. Je lui dis que j'allais a.u parc quérir les de- moiselles du Fresne, pour les accompagner a Saint-Pater. Alors il me répondit que je pou- vais bien rentrer; car il savait de bonne part que leur mère avait dit qu'elle n& voulait pas que ses fi;les y allassent avec moi. Ce discours m'assomma si fort que je ne pus lui rien ré- pliquer; mais je rentrai dans ma maison, étant, je me mis à penser d'où pouvait venir un si prompt changement. Après y avoir bien rêvé, je n'en trouvai d'autre sujet que mon peu de mérite et ma condition. Je ne pus pourtant m'empêcher de déclamer contre leur procédé, de m'avoir souffert tandis que je les avais diverties par des bals, ballets, comédies et sérénades (car je leur en donnais souvent), en quoi j'avais fait de grandes dépenses; et qu'à présent on me rebutait. La colère j'é- tais me fit résoudre d'aller à l'assemblée avec quelques-uns de mes voisins, ce que je fis. Cependant on /n'attendait au parc ; et quand le temps fut passé que je devais m'y rendre, la du Lis et sa sœur, avec quelques autres de- moiselles du voisinage, y allèrent. Après avoir fait leurs dévotions dans l'église, elles se pla- cèrent sur la muraille du cimetière, au devant d'un ormeau qui leur donnait <!e l'or-- braire. Je passai devant elles, mais d'assez loin, et la du Fresne me fit signe d'approcher ; je fis semblant de ne la pas voir. Ceux qui étaient avec moi m'en avertirent ; je feignis de ne l'entendre pas, et passai outre, leur dis?nt : « Allons faire collation au logis des Quatre- Vents ; » ce que nous fîmes. Je ne fus pas plutôt re- tourné chez moi, qu'une veuve, qui était notre confidente, me vint trouver, et me demanda fort brusquement quel sujet m'avait obligé de fuir l'honneur d'accompagner les demoiselles du Fresne à Saint-Pater ; que la du Lis en était

52 LE ROMAN COMIQUE

outrée de colère au dernier point; et ajouta que je pensasse à réparer cette faute. Je fus fort surpris de ce discours; et, après lui avoir fait le récit de ce que je viens de vous dire, je l'accompagnai à la porte du parc, elles étaient. Je la laissai faire mes excuses, car j'étais si troublé que je n'aurais pu leur dire que de mauvaises raisons. Alors la mère, s'a- dressant à moi, me dit que je ne devais pas être si crédule; que c'était quelqu'un qui vou- lait troubler notre contentement, et que je fusse assuré que je serais toujours le bien venu dans leur maison, nous allâmes. J'eus 3'honneur de donner la main à la du Lis, qui ni'assura qu'elle avait eu bien de l'inquiétude, surtout quand j'avais feint de ne pas voir le signe que sa sœur m'avait fait. Je lui de- mandai pardon, et lui fis de mauvaises ex- cuses, tant j'étais transporté d'amour et de colère. Je voulais me venger de ce jeune homme; mais elle me com uanda de n'en pas parler seulement, ajoutant que je devais être content d'expérimenter le contraire de ce qu'il m'avait dit. Je lui obéis, comme je fis toujours depuis.

Nous passions le temps le plus doucement qu'on puisse imaginer, et nous éprouvions, par de véritables effets, ce que l'on dit que le mouvement des yeux est le langage des amants : car nous l'avions si familier, que nous nous faisions entendre tout ce que nous vou- lions.

Un dimanche au soir, au sortir des vêpres, nous dîmes, avec ce langage mu^t, qu'il fal- lait aller après souper nous promener sur la rivière, et n'avcir que les personnes que nous désignâmes. J'envoyai aussitôt retenir un ba- teau; et à l'heure dite je me transportai, avec ceux qui devaient être de la promena-ie, à la porte du parc, les demoiselles les atten-

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âaient: mais trois jeunes hommes, qui n'é- taient pas de notre cabale, s'anêtèrent avec elles. Elles firent bien tout ce qu'elles purent pour s'en défaire; mais eux s'en étant aperçus, ils s'opiniàtrerent a demeurer; ce qui fut cause que, quand nous abordâmes la porte du parc, nous passâmes outre sans nous y arrêter, et nous nous contentâmes de leur faire signe de nous suivre, et les allâmes attendre au bateau. Mais quand nous aperçûmes ces fâcheux avec elles, nous avançâmes sur l'eau, et allâmes aborder à un autre lieu, proche d'une des por- tes de la ville, nous rencontrâmes le sieur du Fresne, qui me demanda j'avais laissé ses filles? Je ne pensai pas bien à ce que je de- vais lui répondre, et lui dis franchement que je n'avais pas eu l'honneur de les voir ce soir- là. Après nous avoir donné le bonsoir, il prit le chemin du parc, a la porte duquel il trouva ses filles, auxquelles il demanda d'où elles ve- naient, et avec qui? La du Lis lui répondit : « Nous venons de nous promener avec un tel, » et me nomma.

Alors, son père lui accompagna un «vous en avez menti! » d'un soutflet, ajoutant que, si j'eusse été avec eues, quand même il aurait été plus tard, il ne s'en fût pas mis en peine. Le lendemain, cette veuve, dont je vous ai parlé, me vint trouver pour me dire ce qui s'était pnssé le soir précédent, et que la du Lis en était fort en colère, non pas tant du soufflet que de ce que je ne l'avais pas atten- due, parce qu'au bateau son intention était de se défaire honnêtement de ces factieux. Je m'excusai du mieux que je pus, et je passai quatre jours sans l'aller voir. Mais un jour qu'elle, sa sœur et quelques demoiselles étaient assises sur un banc de boutique, dans la rue la plus prochaine de la porte de la ville par laquelle j'allais sertir pour aller au

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faubourg, je passai devant elles en levant un peu le chapeau, mais sans les regarder ni leur rien dire. Les autres demoiselles leur deman- dèrent ce que voulait dire ce procédé, qui pa- raissait incivil. La du Lis ne répondit rien: mais sa sœur aînée dit qu'elle en ignorait la cause, et qu'il la fallait savoir de lui-même. « Et pour ne le pas manquer, allons, dit-elle, nous poster un peu plus près de la porte, au delà de cette petite rue, par il pourrait noua i] éviter. » Ce qu'elles firent.

Comme je repassais devant elles, cette bonne sœur se leva de sa place, et me prit par mon manteau, en me disant : « Depuis quand, mon- sieur le glorieux, fuyez- vous l'honneur de voir votre maîtresse?» et en même temps me fit as- seoir auprès d'elle; mais quand je voulus la caresser et lui dire quelques douceurs, elle fut toujours muette, et me rebuta furieusement. Je demeurai peu de temps, bien entrepris, après quoi je les accompagnai jusqu'à la porte du parc, d'où je me retirai, résolu de n'y aller plus. Je demeurai donc encore quelques jours sans y aller, qui me furent autant de siècles; mais un matin je rencontrai madame du Fresne la mère, qui m'arrêta et me demanda pourquoi l'on ne me voyait plus. Je lui ré- pondis que c'était la mauvaise humeur de sa cadette. Elle me répliqua qu'elle voulait faire notre accord, et que je Tallasse attendre à la maison. J'en mourais d^mpatience, et je fus ravis de cette ouverture.

J'y allai donc ; et comme je montais à chambre, la du Lis, qui m'avait aperçu, en descendit si brusquement que je ne pus Jamais l'arrêter. J'y entrai, et je trouvai sa sœur, qui se mit à sourire, à laquelle je dis le procédé de sa cadette ; et elle m'assura que tout cela n'était que feinte, et qu'elle avait regardé plus de cent fois par la fenêtre pour voir si je

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paraîtrais, et qu'elle en témoignait une grande inquiétude; quelle était sans doute dans le jardin, je pouvais aller. Je descendis l'es- calier, et m'approchai de la porte du jardin, que je trouvai fermée par dedans : je la priai plusieurs lis de l'ouvrir, ce qu'elle ne voulut

Soint faire. Sa sœur, qui l'entendait du haut e l'escalier, descendit et me vint ouvrir, car elle en savait le secret. J'entrai, et la du Lis se mit à fuir; mais je la poursuivis si bien, que je la pris par une des manches de son corps de jupe; je l'assis sur un siège de gazon, j'e me mis aussi. Je Lui fis mes excuses du mie ix qu'il me fut possible ; mais elle me parut toujours plus sévère. Eirnn, après plu- sieurs contestations, je lui dis que ma pas- sion ne Bouffirait point de médiocrité, et qu'elle me porterait à quelque désespoir, de quoi elle se repentirait après; ce qui ne la rendit pas plus exorable. Alors je tirai mon épée du four- reau, et la lui présentai, la suppliant de me la plonger dans le corps ; lui disant qu'il m'était impossible de vivre privé de l'honneur de se» bonnes grâces. Elle se lera pour s'enfuir, en me répondant qu'elle n'avait jamais tué per- sonne, et que, quand elle en aurait quelque pensée, elle ne commencerait pas par moi. Je l'arrêtai en la suppliant de me permettre de l'exécuter moi-même ; elle me répondit froi- dement qu'elle ne m'en empêcherait pas*. Alors j'appuyai la pointe de mon épée contre ma poitrine, et me mis en posture pour me jeter dessus, ce qui la fit pâlir : et en même temps, elle donna un coup de pied contre la garde de l'épée, qu'elle fit tomber à terre, m'assurant que cette action l'avait beaucoup troublée, et me disant que je ne lui fisse plus voir de tels spectacles. Je lui répliquai : « Je vous obéirai, pourvu que vous ne me soyez plus si cruelle ; » ce qu'elle me promit. Ensuite, nous nous ca-

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ressâmes si amoureusement, que j'eusse bien souhaité de me quereller tous les jours avec elle, pour l'appointer avec tant de douceur. Comme nous étions dans ces transports, sa mère entra dans le jardin, et nous dit qu'elle serait bien ?enue plus tôt; mais qu'elle avait jugé que nous n'avions pas besoin de son en- tremise pour nous accorder.

Or, un jour que nous nous promenions dans une des allées du parc, le sieur du Fresne, sa femme, la du Lis et moi, qui allions après eux, et qui ne pensions qu'a nous entretenir, cette bonne mère se tourna vers nous, et nous dit qu'elle plaidait bien notre cause. Elle put le dire sans que son mari l'entendît, car il était fort soura : nous la remerciâmes plutôt d'action que de paroles. Un peu de temps après, M. du Fresne me tira a part, et me dé- couvrit le dessein que lui et sa femme avaient formé de me donner leur plus jeune fille en mariage, avant qu'il partît pour aller en cour servir son quartier; et qu'il ne fallait plus faire de dépenses en sérénades ni autrement pour ce sujet. Je ne lui fis que des remercï- ments confus; car j'étais si transporté de joie d'un bonheur si inopiné, et qui taisait le comble de ma félicité, que je ne savais ce que je disais. Il me souvient bien que je lui dis que je n'eusse pas été si téméraire que de la lui demander, vu mon peu de mérite et l'iné- galité des conditions; à quoi il me répondit que pour du mérite il en avait assez reconnu en moi ; et que, pour la condition, j'avais de quoi suppléer à ce défaut, sous entendant du bien. Je ne sais ce que je lui répliquai; mais je sais bien qu'il me convia à souper, après quoi il fut conclu que, le dimanche suivant, nous assemblerions nos parents pour faire les fiançailles. Il me dit aussi la dot qu'il pouvait donner à sa fille; je répondis à cela que je ne

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lui demandais que la personne, et que j'avais assez de bien pour elle et pour moi.

J'étais le plus content homme du monde, et la du Lis aussi contente, ce que nous connû- mes dans la conversation que nous eûmes ce soir-là, et qui fut la plus agréable que l'on puisse s'imaginer. Mais ce plaisir ne dura guère; car la surveille du jour que nous de- vions nous fiancer, nous étions, la du Lis et moi, assis sur L'herbe, quand nous aperçûmes de loin un conseiller du présidial, proche pa- rent du sieiir du Fresne. qui venait lui rendre visite. Nous en conçûmes la même pensée, elle et moi, et nous nous en affligeâmes, sans savoir au vrai ce que nous appréhendions : ce que l'événement ne nous fit que trop con- naître; car le lendemain, comme j'allais prendre l'heure de Rassemblée, je fus furieu- sement surpris de trouver a la porte de la basse-cour la du Lis qui pleurait. Je lui dis quelque chose, et elle ne me répondit rien. J'entrai plus avant, et je trouvai sa sœur au même état. J^ lui demandai ce que voulaient dire tant de pleurs : elle me rép >ndit, en re- doublant ses san<jiots? que je ne le saurais que trop. Je montais a la chambre quand la mère en sortait, laquelle passa sans rien me dire; car les larmes, les sanglots et les soupirs 1p. suffoquaient si fort, qu^ tout ce qu'elle put faire, ce fut de me regarder pitoyablement, et de dire : « Ah ! pauvre garçon Je ne com- prenais rien à un si prompt changement; mais mon cœur me présageait tous les malheurs que j'ai ressenti- depuis. Je résolus d'en ap- prendre le sujet, et je montai à la chambre, je trouvai M du Fresne assis dans une chaise, qui me dit fort brusquement qu'il avait changé d'avis, et qu'il ne voula t pas marier sa cadette avant son aînée; que quand il la marierait, ce ne serait qu'après le retour de

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son voyage de la cour. Je lui répondis sur ces deux chefs : au premier, que sa fille améer n'avait aucune r >pugnance que sa sœur fui mariée la première, pourvu que ce fut avec! moi, parce qu'elle m'avait toujours aimét comme, un frère ; que pour un autre, elle s'y? gérait opposée : je puis vous assurer qu'elles m'en avait fait la protestation plusieurs fois :l et sur le second, que j'attendrais aussi bien! dix ans, «me les trois mois qu'il serait à laj cour. Mais il me dit tout net que je ne pen-l sasse plus au mariage de sa fille. Ce aiscoursl si surprenant, et prononcé du ton quejevien^; de vous dire, me jpta dans un si horrible dé-J sespoir, que je sortis sans lui répliquer, el rien dire aux demoiselles, qui ne purent 1: ie rien dire aussi. Je m'en allai a la maison, ré- solu de me donner la mort; mais comme je tirais mon épée à dessein de me la plonger dans le corps, ctre veuve confidente entra chez moi, er empêcha l'exécution de ce mortel cessein, ei- me disant, de la part de la du Lis, nue je ne m'affligeasse point; qu'il fallait avoir patience, et qu'en pareilles affaires il arrivait toujours du trouble: mais que j'avais un grand avantage d'avoir sa mère et sa sœur aînée pour moi, et elle plus que tous, qui était la principale partie; qu'elles avaie:.t résolu quand son père sentit parti, qui serait nuit ou dix jours, je pourrais continuer mes visites, et que le temps était un grand maître. Ce discours était fort obligeant; mais je n'en pus être consolé : aussi je m'abandonnai à la plus noire mélancolie que l'on puisse ima- giner, et qui me j ta enfin dans un si furieux désespoir, que je résolus de consulter les dé- mons.

Quelques jours avant le départ de M. du Fresne. je m'en allai à demi-lieue de cette vi e, dans un lieu ou il y a un bois taillis de fort

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grande étendue, dans lequel le vulgaire croit qu'il habite de mauvais esprits; d'autant que cela a été autrefois la demeure de certaines fées, qui étaient sans doute de fameuses ma- giciennes. Je m'enfonçai dans le bois, appelant et invoquant ces esprits, et les suppliant de me secourir dans l'extrême affliction j'étais; mais après avoir bien crié, je ne vis ni n'ouïs que des oiseaux, qui par leur ramage sem- blaient me témoigner qu'ils étaient touchés de mes malheurs. Je retournai a ma maison, je me mis au lit, atteint d'une si étrange fré- nésie, que Ton ne croyait pas que j'en pusse réchapper, car j'en fus jusqu'à perdre la pa- role. La du Lis fut malade en mené temps et de la même manière que moi, ce qui m'a obligé depuis de croire à la sympathie : car comme nos maladies procé riaient d'une même cause, elles produisaient aussi en nous de semblables effets; ce que nous apprenions du médecin et de l'apothicaire, qui étaient les mêmes qui nous servaient : pour les chirurgiens, nous avions chacun le nôtre en particulier. Je guéris un peu plus tôt qu'elle, et. je m'en allai, ou pour mieux dire je me traînai à sa maison, îe la trouvai au lit ('son père était parti pour la cour). Sa joie ne fut pas médiocre, comme la suite me le fit connaître; car, après avoir demeuré environ une heure avec elle, il me sembla qu'elle n'avait plus de mal. ce qui m'o- bligea à la presser de se lever, et elle le fit pour me satisfaire. Mais sitôt qu'elle fut hors du lit, elle s'évanouit entre mes bras : je fus bien marri de l'en avoir pressée, car nous eûmes beaucoup de peine à la faire revenir de son évanouissement. Quand elle le fut, nous la remîmes dans le lit, je la laissai pour lui donner moyen de reposer, ce qu'elle n'eût peut-être cas fait en ma présence. Nous guérîmes entièrement, et nous passU-

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mes agréablement le temps, tout celui que son père demeura à la cour. Mais à son retour, il fut averti, par quelques ennemis secrets, que j'avais toujours fréqunnté dans sa maison, et pratiqué familièrement sa fille, a laquelle il fit de rigoureuses défenses de me voir, et se tâcha fort contre sa femme et sa fille aînée, de ce qu'elles avaient favorisé nos entrevues; ce que j'appris de notre confidente, comme la résolu- tion qu'elles avaient prises de me voir tou- jours, et par quels moyens. Le premier fut que je prisse garde quand cet injuste père sor- tait de la ville ; car aussitôt j'allais dans sa maison, je demeurais jusqu'à son retour, que nous connaissions facilement à sa manière de frapper à la porte ; et aussitôt je me cachais derrière une pié' e de tapisserie: et quand il entrait, un valet ou une servante, ou quelque- fois une de ses filles, lui ôtut son manteau, et je sortais facilement sans qu'il le sut; car, comme je vous l'ai déjà dit, il était fort sourd ; et en sortant, la du Lis m'accompagnait tou- jours jusqu'à la porte de la basse-cour. Ce moyen fut découyert, et nous eûmes recours au jardin de notre confidente, dans lequel je me rendais par un jardin de nos voisins, ce qui dura assez; mais à la fin il fut encore dé- couvert. Nous nous servîmes ensuite des églises, tantôt l'une, tantôt l'autre, ce qui fut encore connu; tellement que nous n'avions plus que le hasard, quand nous pouvions nous rencontrer dans quelques-unes des allées du parc ; mais il fallait user de grande pré- caution.

Un jour que j*y avais demeuré assez long- temps avec la du Lis, car nous nous étions en- tretenus à fond de nos communs malheurs, et avions pris de fortes résolutions de les sur- monter, je voulus l'accompagner jusqu'à la porte de la basse-cour, nous aperçûmes de

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loin son père, qui venait de la ville, et tout droit à nous. De fuir, il n'y avait pas moyen, car il nous avait vus. EI1- me dit alors d'in- venter quelque prétexte pour nous excuser, mais je lui répondis qu'elle avait l'esprit plus présent et plus subtil que moi, et qu'elle y pensât. Cependant il arriva; et comme il com- mençait a se lâcher, elle lui dit que j'avais ap- pris qu'il avait apporté des bagues et autres joailleries, car il employait ses gages en orfè- vrerie pour y faire quelque profit, étant aussi avare que sourd; et je venais pourvoir s'il voudrait m'acc-uminoder de quelques-unes pour une fille du .Mans avec .aqueue je me mariais. Il le crut; nous montâmes, et il me montra ses bagues : j'en choisis deux, un petit dia- mant et une rose d'opale. Nous fûmes d'ac- cord du prix, que je lui payai a l'heure même. Cet expédient me facilita wia continuation de mes visites ; mais quand il vit que je ne me hâtais point d'aller au Mans, il en parla à sa jeune fille, comme se doutant de quelque four- berie; et elle me conseilla d'y faire un voyage, ce que je fis.

Cette ville est une des plus agréables du royaume, et il y a du plus beau monde et du mieux civilisé, et les filles sont les plus polies et les plus spirituelles, comme vous le savez fort bien : aussi je fis en peu de temps de grandes connaissances. J'étais logé aux Chênes- Verts, ou était aussi logé un opérateur qui débitait ses drogues en public sur le théâtre, en attendant l'issue d'un projet qu'il avait fait de dresser une troupe de comédiens. Il avait déjà av^c lui des personnes de qua- lité, entre autres le fils d'un comte, que je ne nomme pas, par discrétion; un jeune avocat du Mans, qui avait déjà été en troupe, sans compter un de ses frères, et un autre vieux comédien, qui s'enfarinait à la farce; et il at-

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tendait une jeune fille de la ville de Laval, qui lui avait promis de se dérober de la maison de son père, et de le venir trouver. Je fis con- naissance avec lui ; et un jour, faute de meil- leur entretien, je lui fis succinctement le récit de mes malheurs ; ensuite de quoi il me per- suada de prendre parti dans sa troupe, que ce serait le moyen de me faire oublier mes dis- grâces. J'y consentis volontiers; et si la fille fût venue, je l'aurais certainement suivi. Mais les parents en furent avertis; ils prirent garde à elle? ce qui fut la cause que le dessein ne réussit pas, et qui m'obligea à m'en revenir. Mais l'amour me fournit une invention pour pratiquer encore la du Lis sans soupçon; ce fut de mener avec moi cet avocat dont je viens de vous parler, et un autre jeune homme de ma connaissance, auxquels je découvris mon dessein, qui furent ravis de me servir en cette occasion.

Ils parurent en cette ville sous le titre, l'un de frère, et l'autre de cousin germain d'une maîtresse imaginaire. Je les menai chez le sieur du Fresne que j'avais prié de me traiter de parent, ce qu'il fit. Il ne manqua pas aussi de leur dire mille biens de moi, les assurant qu'ils ne pouvaient pas mieux loger leur pa- rente, et ensuite nous donna à souper. On but à la santé de ma maîtresse, et la du Lis fit raison. Après qu'ils eurent demeuré cinq ou six jours en cette ville, ils s'en retournèrent au Mans.

J'avais toujours libre accès chez le sieur du Fresne, qui me disait sans cesse que je tar- dais trop à aller au Mans achever mon ma- riage, ce qui me fit appréhender que la feinte ne fût à la fin découverte, et qu'il ne me chassât encore une fois honteusement de sa maison, ce qui me fit prendre la plus cruelle résolution qu'un homme désespère puisse ja-

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mais avoir, qui fut de tuer la du Lis de peur qu'un autre n'en fût possesseur. Je m'armai d'un poignard et l'&llai trouver, la priant de Tenir avec moi faire une promenade, ce quelle m'accorda. Je la menai insensiblement dans un lieu fort écarté des allées du parc, il y avait des broussailles; ce fut ju je lui découvris le cruel dessein que le désespoir de la posséder m'avait fait concevoir, tirant en même temps le poignard de ma poche. Elle me regarda si ten 3 rement, et me dit tant de douceurs, qu'elle accompagna de protestations de constance et belles promesses, qu'il lui fut facile de me désarmer : elle saisit mon poi- gnard, que je ne pus retenir, le jeta au tra- vers des broussailles, et me dit qu'elle s'en voulait aller, et qu'elle ne se trouverait plus seule avec moi. Elle voulait me dire que je n'avais pas sujet d'en user ainsi, mais je l'in- terrompis pour la prier de se trouver le len- demain chez notre confidente, je me ren- drais, et que nous prendrions les dernières résolutions. Nous nous y remontrâmes à l'heure marquée. Je la sa'uai et nous pleu- râmes nos communes misères, et après de longs discours elle me conseilla d'aller à Paris, me protestant qu'elle ne consentirait jamais à aucun mariage, et que quand je demeurerais dix ans, elle m'attendrait. Je lui fis des pro- messes réciproques que j'ai mieux tenues qu'elle. Comme je voulais prendre congé d'elle, ce qui ne fut pas sans verser beaucoup de larmes, elle fut d'avis que sa mère et sa sœur fussent de la confidence. Cette veuve \es alla quérir, et je demeurai seul avec la du Lis.

Ce fut alors que nous nous ouvrîmes nos cœurs mieux que nous n'avions jamais fait ; elle en vint jusqu'à me dire que si je voulais l'enlever, elle y consentirait volontiers et me suivrait partout, et que si l'on venait après

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nous et que l'on nous attrapât, elle feindrait d'être enceinte.

Mais mon amour était si par que je ne vou- lus jamais mettre son honneur en compromis, laissant l'événement à la conduite du sort. Sa mère et sa sœur arrivèrent et nous leur dé- clarâmes nos résolutions, ce qui rit redoubler les pleurs et les embrassements: enfin je pris contre d'elles pour aller a Paris. Avant de par- tir, j'écrivis une lettre à la du Lis; je ne m'en rappelle point les termes, mais vous pouvez bien vous imaginer que j'y avais mis tout ce que je m'étais figuré de tendre, pour leur don- ner de la compassion. Aussi notre confidente, qui porta la lettre, m'assura qu'après la lec- ture de cette lettre la mère et les deux filles avaient été si affligées, que la du Lis n'avait pas eu le courage de me faire réponse.

J'ai supprime beaucoup d'aventures qui nous arrivèrent pendant le cours de nos amours, pour n'abuser pas de votre patience, comme les jalousies que la du Lis conçut con- tre moi pour une demoiselle, sa cousine ger- maine, qui l'était venue voir, et qui demeura trois mois dans la maison ; la même chose pour la fille de ce gentilhomme qui avait amené ce galant que je fis en aller, non plus que plusieurs querelles que j'eus à démêler et des combats et des rencontres de nuit je fus blessé par deux fois au bras et a la cuisse.

Je finis donc ici la digression, pour vous dire que je partis pour Paris, j'arrivai heu- reusement et je demeurai environ une an- née. Mais ne pouvant pas y subsister comma je faisais en cette ville, tant a cause de la cherté des vivres que pour avoir fort diminua mes biens à la recherche de la du Lis. pouf laquelle j'avais fait de grandes dépenses, comme vous avez pu rapprendre de ce que je vous ai dit, je me mis en condition en qualité

le roman comme 65

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qu'il voulait dire. Il me répuiidit que je ne coni. - ma fortune, et qu'il r

avait beaucoup de personnes a Paris qui eus- sent bien voulu en avoir une semblable. Je ne raisonnai fruere avec lui, mais je lui comman- dai de remonter sur son siège et de me con- duire à la ru^ s tnt-Honoré. Je ne laissai pis de rêver profon dément à ce qu'il m'avait dit, et quand je tus de retour a la maison, j'obser- vai plus exactement les actions de cette dame, dont quelques-unes me confirmèrent ce qua m'avait dit le cocher. Un iour que j'ava a acheté de la toile et de la dentelle pour de9 collets que j'avais donnés à taire à ses filles

U K*—«^ tO»l<tCI. T. III. 3

LE ROMAN COMIQUE

de service, comme elles y travaillaient, eU-: leur demanda pour qui ils étaient? Elles ré- pondirent que c'était pour moi. Elle leur dit alors de les achever, mais que pour la den- délle elle la voulait mettre. Un jour qu'elle rattachait j'entrai dans sa chambre, elle me dit qu'elle travaillait pour moi, dont je fus si eonrus que je ne fis que des remercîments de même. Mata un matin que j'écrivais dans ma chambre, qui n'était pas éloignée de la sienne, elle me fit appeler par un laquais, et quand j'en approchai, j'entendis qu'elle ferieusement contre sa demoiselle suivante et contre sa femme de chambre; elle disait : « Ces chiennes, ces vilaines ne sauraient rien faire adroitement; sortez de ma chambre.» Comme elles en sortaient, j'y entrai, et elle continua à déclamer contre elies, et me dit de fermer la porte et de lui aider à s'habiller : aussitôt elle me dit de prendre sa chenrse qui était sur sa toilette et de la lui donner, et en même temps elle dépouilla celle au'elle avait et s'exposa a ma vue toute nue, dont j'eus une si grande honte, que je lui dis que je ferais ?ncore plus mal que ses filles, qu'elle devait faire revenir, à quoi elle fut obligée par l'arrivée de son mari. Je ne dou- tai donc plus de son intention, mais comme j'étais jeune et timide, j'appréhendais quelque sinistre accident, car quoiqu'elle fût déjaavan- cée en âure, elle avait pourtant encore de beaux restes, ce qui me fit résoudre à deman- der mon congé, ce que je fis un soir après qu« l'on eut servi le souper. Alors, sans me rien répondre, son mari se retira à sa chambre, et elle retourna sa chaise du côté du feu, disant au maître d'hôtel de remporter la viande. Je descendis pour souper avec lui. Comme nous étions à table, une de ses nièces, âgée d'environ douze ans, descendit et s'adressant à moi, me

COMiQCE CT

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eurâmes sans chef, et : d un cou i m un accord, rn'émrent pour comman- der la compagnie , qui était compo- quatre

: itant d'autorité que si j'en eusse été ,a ,e en chef. J^ passai en revu

e, que je distribuai, aussi îjien que les armes que je pris à Sainte-Reine en Bourgo- gne. Enna dous filâmes jusqu'à Embrun en Dauphiné, ou notre capitaine nous vint

-tas l'appréhension qu'il n'y avait pa3 un soldat à sa compagnie.

qui s'était p^- que je lui en fis paraître soixante-îmit car j'en avais perdu douze dans la marche , il me

Et fort et me donna son drapeau

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table. L'armée, qui était la plus belle qui fût iamais sortie de France, eut le mauvais succès que vous avez pu savoir; ce qui arriva par la mauvaise intelligence des généraux. Après soa débris, je m'arrêtai à Grenoble, pour laisser passer la fureur des paysans de Bourgogne et de Champagne, qui tuaient tous les fugitifs; et le massacre en fut si grand, que la peste se mit si furieusement dans ces deux provinces, qu'elle se répandit par tout le royaume. Après que j'eus demeuré quelque temps à Grenoble, je fis de grandes connaissances, je résolus de me retirer dansc^tte ville, ma patrie. Mais en passant par des lieux écartés du grandche- min, pour la raison que j'ai dite, j'arrivai à un petit bourg appelé Saint-Patrice, oùle fils puîné de .a dame du lieu, qui était veuve, taisait une compagnie de fantassins pour le sié^e de kiontauban. Je me mis avec lui, et il reconnut quelque chose sur mon visage qui n'était pas rebutant. Après m'avoir demandé d'où j'étais, et que je lui eus dis franchement la vérité, il me pria de prendre le soin de con- duire un de ses frères, jeune garçon, chevalier de Malte, auquel il avait donné ton enseigne, ce que i'ac^eptai volontiers.

Nous partîmes pour aller à Noves en Pro- vence, qui était le lieu d'assemblée du régi- ment; mais nou.3 n'y eûmes pas demeuré trois jours, que le maître d'hôtel de ce capitaine le vola et s'enfuit. Il donna ordre qu'il fût suivi, mais en vain. Ce fut alors qu'il me pria de prendre les clefs de ses coffres, que je ne gardai guère, car il fut député du corps du régiment pour aller trouver le grand cardinal de Richelieu, qui conduisait l'armée pour le siège de Montauban, et autres villes rebelles de Guienne et de Languedoc. Il me mena avec lui, et nous trouvâmes son Emint-nce dans la ville d'Albi. Nous la suivîmes jusqu'à cette

LE R015AX COMIQUE

Tille rebelle, qui ne le fut plus à l'arrivée de ce grand homme, car elle se rendit, comme tous avez pu le savoir. Nous eûmes pendant ce voyage un grand nombre d'aventures, que je ne' vous dis point, pour n'être pas en- nuyeux, ce que j'ai peut-être déjà trop été.

Alors la l'Etoile lui dit que ce serait les pri- ver d'un ajrréaole divertissement, s'il ne con- tinuait jusqu'à la fin.

Il poursuivit donc ainsi :

Je fis de grandes connaissances dans la maison de cet illustre cardinal, et principale- ment avec les pages, dont il y en avait dix- huit de Normandie, qui me faisaient de grandes caresses, aussi bien que l^s autres domestiques de sa maison. Quand la ville fut rendue, notre régiment tut licencié, et nous nous en revînmes a Saint-Patrice. La dame du lieu avait un procès contre son fils aîné, et se préparait pour aller le poursuivre à Grenoble. Quand nous arrivâmes. je fus prié de l'accompagner, à quoi j'eus un peu de répugnance, car je voulais me retirer, comme je vous l'ai dit ; mais je me laissai gagner, dont je ne me repentis pas. Car quand nous fûmes arrivés à Grenoble, ou je sollicitai fortement le procès, le roi Louis XIII, do glorieuse mé- moire, y passa pour all^-r en Italie, et j'eus l'honneur de voir à sa suite les plus grands seigneurs de ce pays, et entre autres le gou- verneur de cette ville, qui connaissait fort monsieur de Saint-Patrice, a qui il me recom- manda ; et après m'avoir offert de l'argent, il lui dit qui j'étais, ce qui l'obligea à faire plus d'estime de moi qu'il n'avait fait, quoique je n'eusse pas sujet de me plaindre. Je vis en- core cinq jeunes hommes de cette ville, qui étaient dans le régiment aux gardes, trois des-

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quels étaient gentilshommes, et auxquels j'a- vais l'honneur d'appartenir : je les traitai du mieux qu'il me fut possible, et à la maison et au cabaret. Un jour que nous venions de dé- jeuner d'un logis du faubourg Saint-Laurent, qui est au delà du pont, nous nous y arrê- tâmes pour voir passer des bateaux, et l'un d'eux me dit qu'il s'étonnait fort que je ne demandasse point de nouvelles de la du Lis. Je leur dis que je n'avais osé, de peur d'en trop apprendre. Ils me repartirent que j'avais bien fait, et que je devais l'oublier, puisqu'elle ne m'avait pas tenu parole. Je pensai mourir à cette nouvelle ; mais enfin il fallut tout sa- voir. Ils me dirent donc qu'aussitôt que l'on eut appris mon départ pour l'Italie, on l'avait mariée à un jeune homme qu'ils me nommè- rent, et qui était celui de tous ceux qui y pou- vaient prétendre pour qui j'avais le plus d'a- version. Alors j'éclatai, et dis contre elle tout ce que la colère me suggéra. Je l'appelai ti- gresse, félonne, perfide, traîtresse ; qu'elle n'eût

Eas osé se marier me sachant si près, étant ien assurée que je serais allé la poignarder avec son mari jusque clans son lit. Après, je sortis de ma poche une bourse d'argent et de soie bleue à petits points, qu'elle m'avait don- née, dans laquelle je conservais le bracelet et la ruban que je lui avais gagnés; j'y mis une pierre, et la jetai avec violence dans la rivière, en disant: « De même que ces choses s'enfui- ront au gré des ondes, ainsi puisse s'effacer de ma mémoire la personne à qui elles ont ap- oartenu. » Ces messieurs furent étonnés de mon procédé, et me protestèrent qu'ils étaient bien marris de me l'avoir dit ; mais qu'ils crai- gnaient que je ne l'eusse appris d'ailleurs. Ils ajoutèrent, pour me consoler, qu'elle avait été forcée à se marier, et qu'elle avait bien fait paraître l'aversion Qu'elle avait pour son mari ;

LE ROMA.>- COMIQUE 71

car elle n'avait fait que languir depuis son mariage, et était morte quelque temps après. Ce discours redoubla mon déplaisir ; et me donna en même temps quelque espèce de con- solation. Je pris congé de ces messieurs, et me retirai a la maison ; mais si changé, que made- moiselle de Saint-Patrice, fille de cette bonne dame, s'en aperçut : elle me demanda ce que j'avais, à quoi* je ne répondis rien, mais elle me pressa si fort, que je lai dis succincte- ment mes aventures et ia nouvelle que je ve- nais d'apprendre. Elle fut touchée de ma dou- leur, comme je le reconnus aux larmes qu'elle versa. E.ie le fit savoir a sa mère et a ses frères, qui me témoignèrent de participer à mes déplaisirs; mais qu'il fallait se consoler et prendre patience. Le procès de ia mère et du fils se termina par un accord, et nous nous en retournâmes.

Ce fut alors que je commença: à songer à la retraite. La maison ou j'étais était assez puis- sante pour me faire trouver de bons partis, et l'on m'en proposa plusieurs ; mais je ne pus jamais me résoudre au mariage. Je repris le premier dessein que j'avais eu autrefois de me fendre capucin, et j'en demandai l'habit ; mais il y survint tant d'obstacles, dont la déJuction ne vous serait qu'ennuyeuse, que je cessai cette poursuite.

En ce temps-là, le roi commanda i'arrière- ban de la noblesse du Dauphiné, pour aller à Casai. M. de Saint-Patrice me pria de faire encore ce voyage-là avec lui, ce que je ne pus honorablement refuser. Nous partîmes et nous y arrivâmes. Vous savez ce qu'il en arriva : le siège fut levé, la ville rendue et la paix raite par l'entremise de Mazarin. Ce fut le premier degré par il monta au cardinalat et a cette prodigieuse fortune qu'il a eue en- suite du gouvernement de la France. Nous

72 LE ROMAN COMIQUE

nous en retournâmes à Saint-Patrice, je persistai toujours à me rendre religieux. Mais la divine Providence en disposa autrement. Un jour, M. de Saint-Patrice me dit, voyant ma résolution, qu'il me conseillait de me faire prêtre séculier; mais j'appréhendais de n'avoir pas assez de capacité, et il me repartit qu'il y en avait de moindres que moi. Je m'y ré- solus et je pris les ordres sur un patrimoine que madame sa mère me donna, de cent li- vres de rente, qu'elle m'assigna sur le plus li- quide de son revenu. Je dis ma première messe dans l'église de la paroisse, et ladite dame en usa comme si j'eusse été sou propre enfant, car elle traita splendidement une tren- taine de prêtres qui s'y trouvèrent et plusieurs gentilshommes du voisinage. J'étais dans une maison trop puissante pour manquer de bé- néfices: aussi six mois après j'eus un prieuré assez considérable avec deux autres petits bé- néfices. Quelques années après, j'eus un gros prieuré et une fort bonne cure, car j'avais pris grande peine à étudier, et je m'étais rendu en état de monter en chaire avec suc- cès, et devant les beaux auditoires, et en pré- sence même des prélats. Je ménageai mes re- venus et amassai une notable somme d'ar- gent, avec laquelle je me retirai dans cette ville, vous me voyez maintenant, ravi du bonheur de la connaissance d'une si char- mante compagnie, et d'avoir été assez heu- reux de lui rendre quelque petit service.

La l'Etoile prit la parole disant :

Mais le plus grand service que vous sau* riez nous avoir jamais rendu...

Elle voulait continuer, quand Ragotin se leva pour dire qu'il voulait faire une comédie

LE ROMAN GOMIQOE 73

de cette histoire, et qu'il n'y aurait rien de plus beau que la décoration du théâtre, un beau parc avec son grand bois et une rivière; pour le sujet, des amants, des combats, et une première messe. Tout le monde se mit à rire, et Roquebrune, qui le contrariait tou- jours, lui dit :

Vous n'y ententendez rien : vous ne sau- riez mettre cette pièce dans les régies, parce qu'il faudrait changer la scène, et y demeurer trois ou quatre ans.

Alors le prieur dit :

Messieurs, ne disputez point à ce sujet, j'y ai donné ordre il y a longtemps. Vous sa- vez que M. du Hardi Va jnmais observé cette rigide règle des vingt-quatre heures, non plus que quelqu'un de nos poètes modernes, comme l'auteur de Saint-Eustaehe, etc. Et M. Corneille ne s'y serait pas attaché sans, la censure que M. Scudéry voulut faire du Cid; aussi tous les honnêtes gens appellent cesn anquements de belles fautes. J'en ai donc composé unp comé- die, que j'ai intitulée : La Fidélité conservée après V Espérance perdue; et depuis j'ai pris pour devise un arbre dépouillé de sa parure verte, et il ne reste que quelques feulles mortes (qui est la raison pourquoi j'ai ajouté cette couleur à la bleue), avec un petit chien barbet au p;ed. et ces paroles pour âme de la devise : Privé d'espoir, je suis fidèle. Cette pièce roule les théâtres il y a fort Ion u. -temps.

Le titre en est aussi à propos que vos couleurs et votre devise, dit la l'Etoile; car votre maîtresse vous a trompé, et vous lui avez toujours gardé la fidélité, n'en ayant point voulu épouser d'autre.

La conversation finit par l'arrivée de MM. de Vervilie et de la Garoufrière ; et je tir is aussi ce chapitre, qui sans doute a été hien ennuyeux tant pour sa longueur aue cour son sujet.

74 LE ROMAN COMIQUE

XIV. Retour de Verville, accompagné de M. du la Garouffière. Mariage des comédiens et co- médiennes, et autres aventures de Ragotin.

Tous ceux de la troupe furent étonnés de voir M. de la Garouffière : pour Verville, il était attendu avec impatience, principaltment de ceux et celles qui se devaient marier. Ils lui demandèrent quelles bonnes affaires il avait en cette ville. Il leur répondit qu'il n'en avait aucune; mais que M. de Verville lui ayant communiqué quelque chose d'importance, il avait été ravi de trouver une occasion si favo- rable pour les revoir encore une fois, et leur offrir la continuation de ses services. Verville lui fit signe qu'il n'en fallait parler qu'en se- cret; et, pour lui en rompre le discours, il lui présenta le prieur de Saint-Louis,- avec qui il avait fait grande amitié, lui disant que c'était un fort galant homme. Alors la l'Etoile leur dit qu'il venait d'achever une histoire aussi agréable que l'on en pût ouïr.

Ces deux messieurs témoignèrent avoir du regret de n'être pas venus plus tôt pour avoir eu la satisfaction de l'entendre. Alors Verville passa dans une autre chambre, Destin le suivit; et après y avoir demeuré quelques moments ils appelèrent la l'Etoile et Angé- lique, et ensuite Léandre et la Caverne, que M. la Garouffière suivit. Quand ils furent assemblés, Verville leur dit qu'étant à Rennes Il avait communiqué au sieur de la Garouf- fière le dessein qu'ils avaient fait de se ma- rier, et qu'il devait repasser par Alençon pour être de la noce, et qu'il avait témoigné vou- loir être delà partie. Il en fut remercié très- humblement, et on lui témoigna de même l'obligation qu'on lui avait d'avoir voulu prendre cette peine.

Mais, à propos, dit M. de Verville, il fau-

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rirait faire monter cet honnête homme qui est en bas.

Ce que l'on fit. Quand il fut entré, la Caverne îe regarda fixement, et ]a force du sar.g fit un si merveilleux effet en elle, qu'elle s'atten- drit et pleura sans en savoir la cause. On lui demanda si elle connaissait cet homme-là. Eile répondit qu'elle ne croyait pas l'avoir ja- mais vu. On lui dit de le regarder avec atten- tion ; ce qu'elle fit, et pour lors elle trouva sur son visage tant de traits du sien, qu'elle s'écria :

Ne serait-ce point mon frère ?

Alors il s'appro ha d'elle et l'embrassa, l'assurant que c'était lui-même, que le mal- heur avait éloigné si longtemps de sa pré- sence. Ii salua sa nièce et tous ceux de la compagnie, et assista à la conférence secrète, ii fut conclu que l'on célébrerait les deux mariages ; savoir, de Destin avec la l'Etoile, et de Léandre avec Angélique.

Toute la difficulté consistait à savoir quel

Erêrre les épouserait. Alors le prieur de Saint- ,ouis, que l'on avait aussi appelé à la confé- rence, leui» dit qu'il se chargeait de cela, et âu'il en parlerait aux curés des deux paroisses e la ville et à celui du faubourg de àiontfort; que s'ils en faisaient quelque difficulté, il re- tournerait à Séez, et qu'il en obtiendrait la permission du seigneur évèque; que s'il ne voulait pas la lui accorder, il irait trouver mon- seigneur Féveque du Mans, de qui il avait l'honneur d'être connu, parce que sa petite église était de sa juridiction, et qu'il ne croyait pas d'en être refusé. 11 fut donc prie' de prendre ce soin-là. Cependant on fit secrète- ment venir un notaire, et Ton passa les con- trats de mariage. Je ne vous en dis point les clauses, car cette particularité n'est pas venue à ma connaissance, mais bien qu'ils se marié-

76 LE ROMAN COMIQUE

rent. MM. de Verville, de la Garouffière et de Saint-Louis furent témoins. Ce dernier alla paner aux curés ; mais aucun d'eux ne voulut les épouser, ai léguant beaucoup de raisons que le prieur ne put surmonter, parce qu'il n'en était peut-être pas capable; ce qui le fit résoudre d'aller à Séez. Il prit le cheval de Léandre et un de ses laquais, et alla trouver le seigneur évêque, qui résista un peu à lui accorder sa requête; mais le prieur lui re- montra que ces ^rens-la n'étaient véritable- ment d'aucune paroisse ; car ils étaient au- jourd'hui dans un lieu et demain dans un au- tre : que pourtant on ne pouvait pas les mettre au rang des vagabonds et gens sans aveu (ce qui était la plus forte raison sur la- quelle les curés avaient fondé leur refus) ; car ils avaient b.mne permission du roi, et avaient leur ménage, et par conséquent étaient censés sujets des évêques dans le diocèse desquels ils se trouvaient lors de leur résidence en quel-

âue ville ; que ceux pour qui il demandait la ispense étaient dans celle d'Alençon, il avait juridiction, tant sur eux que sur les au- tres habitants, et que, par cette raison, il les pouvait dispenser, comme il l'en suppliait très-humblement, parce que d'ailleurs ils étaient fort honnêtes gens. L'évêque donna pouvoir au prieur de les épouser en quelque église il vou Irait. Il pouvait appeler son se- crétaire pour faire la dispense en forme; mais le prieur lui dit qu'un mot de sa main suffisait, ce que le bon seigneur fit aussi agréablement qu'il lui donna à souper. Le lendemain il s'en retourna à Alen^on, il trouva les fiancés qui préparaient tout ce qui était nécessaire pour les noces. Les autres co- médiens, qui n'avaient point été du secret, ne savaient que penser de tant d'appareil, et Ra- gotm en était le plus en peine. Ce qui les

L!E ROMAX COMIQUE 17

obligeait à tenir la chose ainsi secrète n'était que ce que vous avez appris de Destin : car pour Léandre et Angélique, cela était conpu de tous ; et aussi la crainte de ne réussir pas à la dispense. Mais quand iis en furent as- surés, on rendit la chose publique, on lut les contrats de mariage devant tous, et l'on pri: jour pour épouser.

Ce fut un furieux coup de foudre pour le pauvre Ragotin, à qui la Rancune dit tout bas :

Ne vous l'avais-je pas bien dit ? Je m'en étais toujours défié.

Le pauvre petit homme entra dans la plus profonde mélancolie que l'on puisse imaginer, laquelle le précipita dans un furieux déses- poir, comme vous l'aoprendrez dans le der- nier chapitre de ce roman. Il devint si trou- blé, que, passant devant la grande église de Notre-Dame un jour de fête que l'on carillon- nait, il tomba dans l'erreur de la plupart des gens du vulgaire, qui croient que les clocher disent tout ce qu'Us s'imaginent. Il s'arrêta pour les écouter, et il se persuada facilemen: qu'elles disaient :

Raeotin, ce malin,

A tant bu de pots de vin,

Qu il branle, qu'il branle.

Il entra là-dessus dans une si furieuse colère contre le campanier, qu'il cria tout haut :

Tu en as menti, je n'ai pas bu aujourd'hu extraordinaircment. Je ne me serais pas lâche, si tu leur faisais dire :

Le mntin de Destin A ravi à Ragotin L'Eloile, l'Etoile t

78 LE ROMAH COMIQUE

car j'aurais eu la consolation de voir les cho- ses inanimées témoigner du ressentiment de ma douleur : mais de m'appeler ivrogne ! Ah ! tu le payeras!

Et aussitôt il enfonça son chapeau et entra dans l'église par une* des portes il y a un degré en vis x par lequel il monta à l'orgue.

Quand il vit que cette montée n'allait pas au clocher, il la suivit jusqu'au plus haut, il trouva une porte fort basse par laquelle il en- tra, et suivit sous le toit des chapelles, sous lequel il faut que ceux qui y passent se bais- sent; mais il y trouva un plancher fort élevé. Il marcha jusqu'au bout, il trouva une porte qui va au clocher il monta. Quand il fut au lieu les cloches, sont pendues, il trouva le campanier qui carillonnait toujours et qui ne regardait point derrière lui. Alors il se mit à lui dire des injures, l'appelant inso- lent, impertinent, sot, brutal, maroufle, etc.; le bruit des cloches l'empêchait de l'en- . Ragotin s'imagina qu'il le méprisait, ce qui l'impatienta; il s'approcha de lui et en même temps lui donna un grand coup de poing sur le dos. Le campanier, se sentant frappé, se tourna, et voyant Ragotin lui dit :

Eh \ petit escargot, qui diable t'a mené ici ^our me frapper?

Ragotin se mit en devoir de lui en dire le sujet et de lui faire ses plaintes; mais le cam- panier, qui n'entendait point raillerie, sans vouloir l'écouter, le prit par un bras, et en même temps lui donna un coup de pied au cul qui le fit culbuter le long d'un petit degré de bois jusque sur le plancher d'où l'on sonne les cloches à branle. Il tomba si rudement la tête la première, qu'il donna du visage contre une des boîtes par l'on passe les cordes et se mit tout en sang. Il pesta comme un petit

LE R0XA3 COÎÎIQUB 79

démon et descendit prornptement. Il passa au travers de l'église, d'où il alla trouver le lieu- tenant criminel, pour se plaindre à lui de l'excès que le campanier avait commis en sa personne. Ce magistrat, le voyant aussi san- glant, crut facilement ce qu'il fui disait , mais, après en avoir appris le sujet il ne put s'empê- cher de rire, et connut bien que le petit hom- me avait ie cerveau mal timbré. Cependant, pour le contenter, il lui dit qu'il ferait justice, et envoya un laquais dire au campanier qu'il le vînt trouver. Quand il fut venu, il lui de- manda pourquoi il faisait injurier cet honnête homme par ses cloches : à quoi il lui répondit qu'il ne le connaissait point, et qu'il carillon- nait à son ordinaire,

Orléans. Beaugeney, Notre-Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme ;

mais qu'en ayant été frappé et injurié, il l'a- vait poussé, et qu'ayant rencontré le haut de l'escalier, il en était tombé. Le lieutenant lui dit:

Une autre fois, sovea plus avisé. Et à Ragotin :

Soyez plus sage, et ne croyez pas votre imagination touchant le son des cloches.

Ragotin s'en retourna à la maison, il ne se vanta pas de son accident. Mais les comé- diens, voyant son visage écorché en trois ou quatre endroits, lui en demandèrent la raison, qu'il ne voulut pas dire ; mais ils l'apprirent par la voix commune, car cette disgrâce avait éclaté. Ils rirent fort, aussi bien que MM. ùe Yerville et de la Garoufrière.

Le jour des épousailles des comédiennes étant venu, le prieur de Saint-Louis leur dit qu'il avait fait choix de son église pour les épouser.

80 LE ROMAN COM1QUB

Ils y allèrent à petit bruit, et il bénit les ma- riages, après avoir fait une très-belle exhor- tation aux maries, qui se retirèrent à leur lo- gis, où ils dînèrent ; après quoi l'on demanda à quoi l'on passerait le temps jusqu'au souper. La comédie, les ballets et les bals leur étaient si ordinaires, que l'on trouva bon de faire le récit de quelque histoire. Verville dit qu'il n'en savait point. Si Ragotin n'eût pas été dans sa noire mélancolie, il se fût sans doute offert à en débiter quelqu'une; mais il était muet. On dit à la Rancune de raconter celle du poëte Roquebrune, puisqu'il l'avait promis quand l'occasion s'en présenterait, et qu'il n'en pourrait jamais trouver de plus belle, la com- pagnie étant beaucoup plus illustre que quand, il la voulaïc commencer. Mais il répondit qu'il avait quelque chose dans l'esprit qui le trou- blait, et que, quand il l'aurait assez libre, il ne voulait pas rendre ce mauvais office au poëte, de faire son éloge, dans lequel il fau- drait comprendre sa raison, et qu'il était trop de ses amis pour débiter une juste satire. Ro- quebrune pensa troubler la fête ; mais le res- pect qu'il eut pour les étrangers qui étaient flans la compagnie calma cet orage ; ensuite de quoi M. de la Garouffière dit qu'il savait beaucoup d'aventures, dont il avait été témoin oculaire : on le pria d'en faire le récit, ce qu'il fit comme vous l'allez voir.

XV. Histoire des deux jalouses.

Les divisions qui mirent la maîtresse ville du monde au rang des plus malheureuses fu- rent une semonce qui se répandit dans tout l'univers, et dans un temps les hommes ne devaient avoir qu'une âme, comme au ber- ceau de l'Eglise, puisqu'ils avaient l'honneur d'être les membres de ce sacré corps ; mais

LE ROMAN COMIQUE 81

elles ne laissèrent pas de faire éclore celle des Guelfes et des Gibelins, et, quelques an- nées après, celle des Capulet et des Montes- eues. Ces divisions, qui ne devaient point sortir de l'Italie, elles avaient eu leur ori- gine, ne laissèrent pas de se dilater par tout le monde, et notre France n'en a pas été exempte : il semble même que c'est dans son sein la pomme de discorde a plus fait écla- ter ses funestes effets : ce qu'elle fait encore à présent ; car il n'y a ville, tx urg ni village il n'y ait divers partis, d'où il arrive tous les jours de sinistres accidents.

Mon père, qui était conseiller au parlement de Rennes, et qui m'avait destiné pour être, comme je le suis, son successeur, me mit au collège pour m'en rendre capable : mais comme j'étais dans ma patrie, il s'aperçut que je ne profitais pas, ce qui le lit résoudre à m'envoyer à la Flèche, ou est, comme vous savez, le plus fameux collège que les jésuites aient dans ce royaume. Ce fut dans cette pe- tite ville-là qu'arriva ce que je vais vous ap- prendre, et dans le même temps que j'y fai- sais mes études.

Il y avait deux gentilshommes qui étaient les plus qualifiés de la ville, déjà avancés en âge, sans être pourtant maries, comme il ar- rive souvent aux personnes de condition, ce que l'on dit en proverbe : Entre qui nous veut et qui nous ne voulons pas, nous demeurons san? nous marier. A la fin, tous deux se mariè- rent. L'un, qu'on appelait M. de Fonds-Blan- che, prit une fille de Châteaudun, laquelle était de fort petite noblesse, mais fort riche. L'autre, qu'on appelait M. du Lac, épousa une demoiselle de la vi le de Chartres, qui n'était pas riche, mais qui était très-belle, et d'une s: illustre maison qu'elle appartenait à des

LE ROMAN COMIQUE

ducs et pairs et à des maréchaux de France. Ces deux gentilshommes, qui pouvaient par- tager la ville, furent toujours de fort bonne intelligence : mais elle ne dura guère après leurs mariages, car leurs deux femmes com- mencèrent a se regarder d'un œil jaloux, l'une se tenant flère de son extraction et l'autre de ses grands biens. Madame de Fonds-Blanche n'était pas belle de visage, mais elle avait grand'mine, bonne grâce et était fort propre : elle avait beaucoup d'esprit et était fort obli- geante. Madame du Lac était très - belle, comme je l'ai dit, mais sans grâce : elle avait de l'esprit infiniment, mais si mal tourné, que c'était" une artificieuse et dangereuse per- sonne. Ces deux dames étaient de l'humeur de la plupart des femmes de ce temps; qui ne croiraient pas être du grand monde si elles n'avaient chacune une douzaine de galants ; aussi faisaient - elles leurs efforts et em- ployaient-elles tous leurs soins pour faire des conquêtes, à quoi la du Lac réussissait beau- coup mieux que la Fonds-Blanche, car elle tenait sous son empire toute la jeunesse de la ville et du voisinage, s'entend des person- nes qualifiées, car elle n'en souffrait point d'autres; mais cette ffe^tation causa des murmures sourds, qui éclatèrent enfin en médisances, sans que pour cela elle disconti- nuât sa manière d'agir ; au contraire, il sem- ble que ce lui fut un sujet pour prendre plus de soin à faire de nouveaux galants. La Fonds- Blanche n'était pas du tout si soigneuse d'en avertir, et elle en avait pourtant quelques- uns qu elle retenait avec adresse, entre les- quels était un jeune gentilhomme très-bien fait, dont l'esprit correspondait au sien, et qui était un des braves du temps. Celui-là en était le plus favori ; aussi son assiduité causa des soupçons, et la médisance éclata haute-

LE ROMAN COMIQUE 83

ment. Ce fut la source de la rupture eut-; ces deux dames, car avant elles se visitaient civilement, mais, comme je l'ai dit, toujours avec une jalou.se envie. La du Lac commença à méîire ouvertement de la Fonds-B:anch"e, fit épier ses actions et fit mille pièces artifi- cieuses pour la perdre de réputation, notam- ment sur le sujet de ce fientiihorame, que Ton nommait M. du Val Rocher, ce qui vint aux oreilles de la Fonds-Blanche, qui ne de- meura pas muette, car elle disait par raillerie que si elle avait des calants, ce n'était pas à douzaine comme la du La^, qui faisait tou- jours de nouvelles impostures. L'autre, en se défendant, lui donnait le change ; si bien qu'elles vivaient comme deux démons.

Quelques personnes charitables essayèrent de les mettre d'accord ; mais ce fut inutile- ment, car elles ne purent jamais les obliger à se voir. La du Lac, qui ne pensait à autre cho- se qu'a causer du déplaisir à la Fonds-Blan- che, crut que le plus sensible qu'elle pourrait lui faire ressentir serait de lui ôter le plus fa- vori de ses galants, du Val-Rocher. Elle fit dire à M. de Fonds-Blanche, par des gens qui lui étaient affidés. que, quand il était hors de sa maison ( ce qui arrivait souvent, car il était continuerez ent a la chasse ou en visite chez des gentilshommes voisins de la ville ), du Val-Rocher couchait aveesa femme, et que des gens dignes de foi l'avaient vu sortirde son lit, elle était. M. de Fonds-Blanche, qui n'en avait jamais eu aucun soupçon, fit quelque ré- flexion là-dessn s et * nsuite* fit connaître à sa femme quelle l'obligerait si elle faisait cesser les visites de du Val-Rocher. Elle répliqua tant de choses et le pava de si fortes raisons, qu'il ne s'y opiniâtra pas. la laissant en liberté d'a- gir comme auparavant. La du Lac. vovant oue sette invention n'avait pas eu l'effet qu'elle

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désirait, trouva moyen de parler à du Val-Ro- cher. Elle était belle et honnête, qui sont deux fortes machines pour gagner la forteresse du coeur le mieux muni : aussi quoiqu'il fut très- attaché à lu Fonds-Blanche, la du Lac rompit tous ces liens et lui donna des chaînes bien plus fortes, ce qui causa une sensible dou- leur à la Fou Is-B anche, surtout quand elle apprit que du Val-Rocher parlait d'elle en des termes fort insolents, laquelle augmenta par la mort de son mari, qui arriva quel- ques mois après. Elle en porta le deuil fort austèrement; mais la jalouse la surmonta et fut la plus forte. Il n'y avait que quinze jours que l'on avait enterré son mari, qu'elle pratiqua une entrevue secrète avec du Val- Rocher. Je n'ai pas su quel fut leur en- tretien, mais l'événement le fit assez connaî- tre ; car, une douzaine de iours après, leur ma- riage fut publie, quoiqu'ils l'eussent contracté fort secrètement ; et ainsi, en moins d'un mois, elle eut '.eux. maris, l'un qui mourut dans l'espace de ce temps-là et l'autre vivant. Voilà, ce me semble, le plus violent effet de jalousie qu'on puisse imaginer; car elle oublia la bienséance du veuvage et ne se soucia point de tous les insolents discours que du Val-Rocher avait faits d'elle à la persuasion de la du Lac; ce qui justifie assez ce que l'on dit, qu'une femme hasarde tout quand i. s'agit de se venger : mais vous le verrez encore mieux par ce que je vais vous dire. La du Lac pensa enrager quand elle apprit cette nou- velle; mais elle dissimula son ressentiment tant qu'elle put : elle fut pourtant sur le point de le faire éclater, ayant conçu le dessein de le faire assassiner dans un voyage qu'il devait faire en Bretagne; mais il en fût averti par des personnes à qui elle s'en était découverte, ce qui l'obligea à se bien précautionner.

LE ROMAN" COMIQUE 85

D'ailleurs elle considéra que ce serait met- tre ses plus chers amis eu grand risque, ce qui la fit penser à uu moyen le plus étrange que la jalousie puisse susciter, qui fut de brouiller sou mari avec du Val-Rocher par ses pernicieux artifices. Aussi ils se querellè- rent furieusement plusieurs l'ois, et en furent jusqu'au point de se battre en duel, à quoi la du Lac poussa son mari qui n'était pas des plus adroits du monde), jugeant bien qu'il ne résisterait guère a du Val-Rocher, qui, comme je l'ai dit, était un des braves du temps ; se "figurant qu'après la mort de son mari, elle le pourrait encore ôter à Fonds-Blanche, de laquelle elle se pourrait facilement dé- faire, ou par le poison , ou par les mauvais traitements qu'elle lui ferait donner. Mais il en arriva tout autrement qu'elle n'avait pro- jeté ; car du Val-Rocher, se fiant à son adresse, méprisa du Lac, qui, au commencement, se tenait sur la défe sive, ne croyant pas qu'il osât lui porter; et ainsi il se négligeait ; en sorte que du Lac, le voyant un peu hors de garde, lui porta si justement, qu'il lui passa son épée au travers uu corps, et le laissa sans vie, et s'en alla à sa maison, il trouva sa femme à qui il raconta l'action, dont elle fut bien étonnée et marrie tout ensemb e de cet événement si inopiné. Il s'enfuit secrètement, et s'en alla dans la maison d'un des parents de sa femme, lesquels, comme je l'ai dit. étaient de orands nt puissants seigneurs, qui travail- lèrent à obtenir sa grâce du roi.

La Fonds-Blanche lut fort étonnée quand on lui annonça la mort de son mari, et qu'on lui dit qu'il ne fallait pas s'amuser à verser d'inu- tiles larmes ; mais au'il fallait le faire enterrer secrètement, pou** éviter que la justice n'y mît la main ; ce qui fut fait, et ainsi elle fut encore veuve en moins ds six semaines.

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Cenendant du Lac eut sa grâce, qui fut en- térinée au parlement de Paris, nonobstant toutes les oppositions de la veuve du mort, qui voulait faire passer l'action pour un assas- sinat ; ce qui la fit résoudre à la plus étrange résolution qui puisse jamais entrer <lans l'es- prit d'une femme irritée. Elle s'arma d'un poi- gnard, et, passant une fois par devant du Lac, oui se promenait à la place avec quelques-uns de ses amis, elle l'attaqua si furieusement et si inopinément, qu'elle lui ôta le moyen de se mettre en défense, et lui donna en même temps deux coups de poignard dans le corps, dont il mourut trois jours après. Sa femme la fit poursuivre et mettre en prison : on lui fit son procès, et la plupart des juges opinèrent à la mort, à quoi elle fat condamnée. Mais l'exécution en fut retardée, car elle déclara qu'elle était grosse, et, ce qui est à remarquer, c'est qu'elle ne savait duquel de ses deux ma- ris. Elle demeura donc prisonnière : mais comme c'était une personne fort délicate, l'air renfermé et puant de la conciergerie, avec les autres incommodités que l'on y souffre, lui causèrent une maladie et sa délivrance avant terme, et ensuite la mort : néanmoins le fruit sut baptême ; et après avoir vécu quelques heures, il mourut aussi.

Dieu'toucha le cœur de la du Lac: elle ren- tra en elle-même, fit réflexion sur tant de si- nistres accidents dont elle était cause, mit ordre aux affaires de sa maison, et entra dans un monastère de religieuses réformées de l'ordre de saint Benoît, à Almenesche, au dio- cèse de Séez. Elle voulut s'éloigner de sa pa- trie, pour vivre avec plus de quiétude, et faire plus facilement pénitence de tant de maux qu'elle avait causés. Elle est encore dans ce monastère, elle vit dans une grande austé- rité, si elle n'est morte depuis quelques mois.

LE ROMAN COMIQUE S7

Les cornéliens et comédiennes écoutaient encore, quoique M. de la Garouffière ne dît plus mot, quand Roquebrune s'avança pour aire, à son ordinaire, que c'était un beau sujet pour un poëme grave, et qu'il en vou- lait composer une excellente tragédie, qu'il mettrait facilement dans les règles d'un poëme dramatique. On ne répondit pas à sa

S imposition ; mais tous admirèrent le caprice es femmes quand elles sont frappées de ja- lousie, et comme elles se portent aux der- nières extrémités. Ensuite de quoi l'on dis- puta si c'était une passion : mais les savants conclurent que c'était la destruction de la plus belle de toutes les passions, qui est l'amour. Il y avait encore beaucoup de temps jusqu'au souper, et tous trouvèrent bon d'aller faire une promenade dans le parc, étant, ils s'assirent sur l'herbe. Destin dit alors qu'il n'y avait rien de plus agréable que le récit des histoires. Léandre, qui n'était point entré dans la belle conversation depuis qu'il était dans la troupe, y ayant toujours paru en qua- lité de valet, prit parole, disant que, puis- que l'on avait fini par le caprice des femmes, si la compagnie l'agréait, il ferait le récit de ceux d'une fille qui ne demeurait pas loin d'une de ses maisons. Tous l'en prièrent, et, T;près avoir toussé cinq ou six fois, il débuta comme vous l'allez voir.

XVI. Histoire de la capricieuse amante.

H y avait dans une petite ville de Bretagne qu'on appelle Vitré, un vieux gentilhomme qui avait longtemps été marié avec une très- vertueuse demoiselle, sans avoir d'enfants. Entre plusieurs domestiques qui le servaient étaient un maître d'hôtel et une gouvernante, par les mains desquels passaient tous les re-

88 LE ROMAN COMIQUE

Tenus de la maison. Ces deux personnages, qui faisaient comme font la plupart des valets et servantes, c'est-à-dire l'amour, se promi- rent mariage, et tirèrent si bien chacun de son côté, que le bon vieux gentilhomme et sa femme moururent fort incommodés, et les deux domestiques vécurent fort riches et mariés.

Quelques années après, il arriva une si mau- vaise affaire à ce maître d'hôtel, qu'il fut obligé de s'enfuir, et pour être en assurance, d'entrer dans une compagnie de cavalerie, et de laisser sa femme seule et sans enfants; laquelle ayant attendu environ deux ans sans avoir aucune de ses nouvelles, fit courir le bruit de sa mort, et en porta le deuil. Quand il fut un peu pas- sé, elle fut recherchée en mariage par plu- sieurs personnes, entre lesquelles se présenta un riche marchand, qui l'épousa; et au bout de Tannée elle accoucha d'une fille, qui pou- vait avoir quatre ans quand le premier mari de sa mère arriva a la ma;son. De vous dire quels furent les plus étonnés des deux maris ou de la femme, c'est ce que l'on ne peut sa- voir: mais comme la mauvaise affaire du pre- mier subsistait toujours, ce qui l'obligeait à se tenir caché, et d'ailleurs voyant une fille de l'autre mari, il se contenta de quelque somme d'argent qu'on lui donna, et cé<la librement sa femme au second mari, sans lui donner aucun trouble. Il est vrai qu'il venait detemns en temps, et toujours foit secrètement, qué- rir de quoi subsister, ce qu'on ne lui refusait point.

Cependant la fille, que l'on appelait Margue- rite, se faisait grande, et avait plus de bonne grâce que de beauté, et de l'esprit assez pour une personne de sa condition. Mais comme vous savez que le bien est depuis longtemps ce qu'on considère le plus en fait de mariage

LE ROMAX COMIQCE 89

elle ne manquait pas de galants, entre les- quels était le fils d'un riche marchand, qui ne vivait pas comme tel, mais en demi-gentil- homme ; car il fréquentait les plus honorables compagnies, il ne manquait pas de trou- ver sa Marguerite, qui y était reçue à cause de sa richesse. Ce jeune homme, que l'on ap- pelait le sieur de Saint-Germain, avait bonne mine et tant de coeur qu'il était souvent em- ployé en des duels, qui en ce temps-là étaient fort fréquents. Il dansait de bonne grâce et jouait dans les grandes compagnies, et était toujours bien vêtu.

Dans tant de rencontres qu'il eut avec cette fille, il ne manqua pas de lui offrir ses servi- ces, et à lui témoigner sa passion et le désir qu'il avait de la rechercher en mariage, à quoi elle ne répugna point, et même lui permit de la voir chez elle, ce qu'il fit avec l'agrément de son père et de sa mère, qui favorisaient sa recherche de tout leur pouvoir. Mais dans le temps qu'il se disposait pour la leur deman- der en mariage, il ne voulut pas le faire sans son consentement, croyant qu'elle n'y appor- terait aucun obstacle ; mais il fut fort étonné quand elle le rebuta si furieusement de paro- les et d'action, qu'il s'en alla le plus confus homme du monde. Il laissa passer quelques jours sans la voir, croyant de pouvoir étouffer cette passion ; mais elle avait pris de trop profondes racines, ce qui l'obligea à retourner la voir. Il ne fut pas plutôt entré dans la maison qu'elle en sortit, et alla se mettre dans une compagnie de filles du voisinage, il la suivit, après avoir fait ses plaintes au père et à la mère du mauvais traitement que lui fai- sait leur fille, sans lui en avoir donné aucun sujet, de quoi ils témoignèrent être marris, et lui promirent de la rendre plus sociable. Mais comme elle était fille unique, ils n'osé-

90 LE ROMAN COMIQUE

rent la contredire ni la presser sur ce sujet se contentant de lui remontrer doucement tort qu'elle avait de traiter ce jeune homme avec tant de rigueur, après avoir témoigné de l'aimer. Elle ne répondit rien à tout cela, et continuait dans sa mauvaise humeur; car quand il voulait approcher d'elle, elle chan- geait de place, et il la suivait, mais elle le fuyait toujours; en sorte qu'un jour il fut obli- ge, pour 1 arrêter, de la prendre par la man- che de son corps 'de jupe, dont elle cria, lui disant qu'il avait froissé ses bouts de manche, et que, s'il y retournait, elle lui donnerait un soufflet, et qu'il ferait beaucoup mieux de la laisser.

Enfin, plus il s'empressait pour l'accoster, plus elle faisait de diligence pour le fuir; et quand on allait à la promenade, elle aimait mieux aller seule que de lui donner la main. Si elle était dans un bal, et qu'il ^oulùt la pren- dre pour la faire danser, elle lui faisait affront, disant qu'elle se trouvait mal,, et en même temps elle dansait avec un autre. Elle en vint jusqu'à lui susciter des querelles; et elle fut cause que jusqu'à quatre fois il se porta sur le pré, d'où il sortit toujours glorieusement, ce qui la faisait enrager, au moins en apparence. Tous ces mauvais traitements n'étaient que jeter de l'huile sur la braise ; car il en était toujours plus transporté, et ne relâchait point du tout ses visites.

Un jour, il crut que sa persévérance l'avait un peu adoucie ; car elle le laissa approcher d'elle, et écouta attentivement les plaintes qu'il lui fit de son injuste procédé, à peu près dans ces termes : « Pourquoi fuyez-vous celui qui ne saurait vivre sans ^ous ? Si je n'ai pas assez de mérite pour^tre souffert de vous, au moins considérez l'excès de mon amour, et la

LE ROMAN COMIQUE Si

patience que j'ai à endurer toutes les indigni- tés dont vous usez envers moi, qui ne respire qu'à vous faire paraître à quel point je suis à tous.— Eh bien! rai répondit-elle, tous ne eauiiez mieux me le persuader qu'en vous éloi- gnant de moi ; et parce que vous ne le pour- riez pas frire si vous demeuriez en cette ville, s'il est vrai, comme vons le dites, oue j'aie quelque pouvoir sur vous, je vous ordonne de prendre parti dans les troupes qu'on lève: quand vous aurez fait quelques campagnes, peut-être me trouverez-vous plus flexible à vos désirs. Ce peu d'espérance que je vous donne doit vous y obliger, sinou perdez-la tout à fait. Alors elle tira une ba.o-ue de son doigt, et la lui présenta en lui disant : « Gardez cette bague, qui vous fera souvenir de moi, et je vous défends de me venir dire adieu; en un mot, ne me voyez plus. » Elle souffrit qu'il la saluât d'un baiser, et le laissa, passant dans une autre chambre dont elle ferma la porte. Ce misérable amant prit congé du père et de la mère, qui ne purent contenir leurs lar- mes, et qni rassurèrent de lui être toujours favorables en ce qu'il souhaitait. Le lendemain, il se mit dans une compagnie de cavalerie qu'on levait pour le siège de la Rochelle. Comme elle lui avait défendu de la plus voir, il n'osa pas l'entreprendre ; mais la nuit avant le jour de son départ, il lui donna des séréna- des, à la fin desquelles il chanta cette com- plainte, qu'il accorda aux tristes et doux ac- cents de son luth :

Iris, maîtresse inexorable. Sans amour et sans amitié. Helas! n'auras-lu point piti^ D'un si fidèle amant qae tu rends miserais? Seras-tu toujours inflexible ? Ton cœur sera-t-il de rocher ?

92 LE ROMAN COMIQUE

Ne Iepourrai-je point loucher? Ne sera-t-il jamais à mon amour sensible?

Je fotvis. fille cruelle.

Je te dis le dernier adieu.

Jamais dans ce Irisle lieu, Tu ne verras de moi que mon cœur trop fidèle.

Lorsque mon corps sera sans àme,

Quelque mien ami rouvrira,

Et mon cœur il en sortira Pour t'en faire un présent tu verras ma flamme.

Cette capricieuse fille s'était levée, et avait ouvert le volet d'une fenêtre, n'avant laissé que la vitre, au travers de laquelle elle se fit en- tendre faisant un si grand éclat de rire, que cela acheva de désespérer le pauvre Saint- Germain, qui voulut dire quelque chose, mais elle referma le volet, en disant tout haut : Te- nez votre promesse pour votre profit. » Ce qui l'obligea à se retirer.

Il partit quelques jours après avec la com- pagnie, qui se rendit au camp de la Rochelle, où, comme vous l'avez pu savoir, le siège fut fort opiniâtre, le roi à l'attaquer, et les assié- gés à la défendre; mais enfin il fallut se ren- dre à la discrétion d'un monarque à qui les vents et les éléments rendaient obéissance. Après que la ville fut rendue, on licencia plu- sieurs troupes, du nombre desquelles fut la com- pagnie où était Samt-Germain, qui s'en retour- naa Vitré, ilne fut pas plutôt qu'il allavoirsa rigoureuse Marguerite, laquelle souffrit d'en être saluée; mais ce ne fut que pour lui dire que son retour était bien prompt : qu'elle n'é- tait pas encore disposée à le souffrir, et qu'elle le priait de ne la point voir. Il lui répondit ces tristes paroles : « Il faut avouer que vous êtes une dangereuse personne, et que vous ne sou- haitez que la mort du plus fi lele amant qui soit au monde; car vous m'avez jusqu'à qua- tre fois procuré des niovens d'éprouver sa ri-

LE ROMAN COMIQCE 93

gueur, quoique glorieusement, mais qui eût pourtant été pour moi très- funeste. Je suis allé la chercher de plus malheureux que moi l'ont fatalement trouvée, sans que j'aie jamais pu la rencontrer; mais puisque vous la désirez avec tant d'ardeur, je la chercherai en tant de lieux qu'elle sera bien obligée de me satis- faire pour vous contenter : mais peut-être ne pourrez-vous pas vous empêcher de vous re- pentir de me l'avoir causée ; car elle sera d'un genre si étrange, que vous en serez touchée de pitié. Adieu donc, a plus belle cruelle qui soit dans l'univers Il se leva et voulait la laisser, quand elle l'arrêta pour lui dire qu'elle ne souhaitait point du tout sa mort; et que si elle lui avait procuré des combats, ce n'a- vait été que pour avoir des preuves certaines de sa valeur, et afin qu'il fut plus di<me de la posséder; mais qu'elle n'était pas encoreenétat de souffrir sa recherche; que peut-être le temps la pourrait adoucir; et ele le laissa sans en dire davantage. Ce peu d'espérance l'obli- gea a user d'un moyen qui pensa tout gâter, qui fut de lui donner de la jalousie. Il raison- nait en lui-même, que, puisqu'elle avait enco- re quelque bonne volonté pour lui, elle ne manquerait pas d'en prendre s'il lui en don- nait sujet.

Il avait un camarade qui avait une maîtresse dont il était autant chéri que lui était maltraité de la sienne. Il le pria de souffrir qu'il accostât cette bonne maîtresse, et que lui pratiquât la sienne, pour voir quelle mine elle ferait. Son ca- marade ne voulut pas le lui accorder sans en avertir ja maîtresse, qui y consentit. La pre- mière conversation qu'ils eurent ensemble (car ces deux filles n'étaient guèr,e l'une sans l'au- tre), ces deux amants firent échange, car Saint- Germain approcha de la maîtresse de<oncama- rade,qui acccsia cette hère Marguerite, laquelle

94 LE ROMAN COMIQUE

ie souffrit fort agréablement. Mais quand elle vit que les autres riaient, elle s'imagina que ce changement était concerté, de quoi elle entra en de si furieux transports, qu'elle dit tout ce qu'une amante irritée peut dire en pareil cas. Elle fut outrée à un tel point, qu'elle laissa la compagnie, en versant beau- coup de larmes ; ce qui fit que cette obli- geante maîtresse alla auprès d'elle, et lui remontra le tort qu'elle avait d'en user de la sorte ; qu'elle ne pouvait espérer plus de bonheur que la recherche d'un si honnête homme et si passionné pour elle, et que sa politique était tout a fait extraordinaire et inusitée entre amants; qu'elle pouvait bien voir de quelle manière elle en usait avec le sien, qu'elle appréhendait si fort de le déso- bliger, qu'elle ne lui avait jamais donné aucun sujet de se rebuter.

Tout cela ne fit aucun effet sur l'esprit de cette bizarre Marguerite, ce qui jeta le mal- heureux Saint-Gei main dans un si furieux désespoir, qu'il ne chercha depuis que des occasions de faire paraître à cette cruelle la violence de son amour par quelque sinistre niort, comme il la pensa trouver. Car un soir que lui et sept de ses camarades sortaient d'un eabaret, ayant tous l'é^ée au côté, ils rencon- trèrent quatre gentilshommes, dont il y en avait un qui était capitaine de cavalerie, les- quels voulurent leur disputer le haut du pavé dans une rue étroite ils passaient; mais ils furent contraints de céder, en disant que le nombre serait bientôt égal, et du même pas allèrent prendre quatre ou cinq autres gen- tilshommes, lesquels se mirent à chercher ceux qui leur avaient fait quitter le haut du pavé, et qu'ils rencontrèrent dans la Grand'- rue. Comme Saint-Germain s'était le plus avancé dans la dispute, il avait été nemai

L" R03ÀH COMIQUE 95

parce capitaine, à son chapeau bordé d'argent qui brillait dans l'obscurité: aussi, dès qu'il l'eut remarqué, il s'adressa à lui, en lui don- nant un coup de coutelas sur la tête, qui lui coupa son chapeau et une partie du crâue. Ils crurent qu'il était mort, et qu'ils étaient assez vengés, ce qui les fit retirer, et les compagnons de Saint-Germain songèrent moins à aller après ces braves qu'à le relever. Il était sans

§ouls et sans mouvement,- ce qui les obligea e l'emporter à sa maison, il fut visité par îes chirurgiens, qui lui trouvèrent encore de la vie ; ils le pansèrent, remirent le crâne, et mirent le premier appareil. La première dis- pute avait causé de la rumeur dans le voisi- nage ; mais ce coup fatal y en apporta davan- tage. Tous les voisins se levèrent, et chacun en pariait diversement ; mais tous concluaient que Saint-Germain était mort.

Le bruit en alla jusqu'à la maison de cette Marguerite, laquelle se leva aussitôt du lit, et s'en alla en déshabillé chez son galant, qu'elle trouva dans l'état je viens de vous le représenter. Quand elle vit la mort peinte sur son visage, elle tomba évanouie, en sorte que l'on eut peine à la faire revenir. Quand elle fut remise, tous ceux du voisinage l'accu- sèrent de ce désastre, et lui représentèrent que si elle l'eût souffert auprès d'elle, elle aurait évité cet accident. Alors elle se mit à arracher ses cheveux et à faire des actions d'une personne touchée de douleur. Ensuite elle le servit avec une telle assiduité tout le temps qu'il fut sans connaissance, qu'elle ne se dépouilla ni ne se coucha pendant ce temps- là. et ne permit pas à ses propres sœurs de lui rendre aucun service. Quand la connais- sance lui fut revenue, on jugea que sa présence lui serait plus préjudiciable qu'utile, pour les raisons que vous pouvez comprendre. Enfin il

96 LE ROMAN COMIQUE

guérit; et quand il fut en parfaite convales- cence, on le maria avec sa Marguerite, au grand contentement des parents et beaucoup plus des mariés.

Apres que Léandre eut fini son histoire, ils retournèrent a la ville, étant ils soupèrent, et, après avoir un peu veillé, on coucha les épousées. Ces mariages avaient été faits à petit bruit, ce qui fut cause qu'ils n'eurent point de visites ce jour-là ni le lendemain : mais deux jours après ils en furent tellement accablés, qu'ils avaient peine a trouver quelques moments de relâche pour étudier leurs rôles: car tout le beau monde les vint féliciter, et durant huit jours ils reçurent des visites. Après la fête passée, ils* continuèpent leur exercice avec plus de quiétude , excepté Ragotin, qui se précipita dans l'abîme du désespoir, comme vous l'allez voir dans ce dernier chapitre.

XVII. Désespoir de Ragotln.

La Rancune se voyant hors d'espérance de réussir dans l'amour qu'il portait a ia l'Etoile, aussi bien que Ragotiu, se leva de bonne heure, et alla trouver le petit homme, qu'il trouva aussi levé, et qui écrivait, lequel lui dit qu'il faisait sa propre épitaphe.

quoi ! dit la Rancune, on n'en fait que pour les morts, et vous êtes encore en vie; et ce que je trouve de plus étrange, c'est que vous-même l'avez faite !

Oui, dit Ragotin, et je veux vous la faire voir.

Il ouvrit le papier qu'il avait plié, et lui fit lire ces vers :

Ci-gît le pauvre Ragotin, Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile

LE ROMAN COMIQUE 97

Que lui enleva le Destin, Ce qui lui fil faire prompiement voile Eu l'autre monde, il sera Autant de temps qu'il durera. Pour elle il fit la comédie, Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie.

Voilà qui est magnifique, dit la Rancune , mais vous n'aurez pas la satisfaction de la voir sur votre sépulture; car on dit que les morts ne voient ni n'entendent rien.

Ah! dit Ragotin, que vous êtes en partie cause de mon désastre! car vous me donniez toujours de grandes espérances de fléchir cette telle, et vous saviez bien tout le secet.

Alors la Rancune lui jura sérieusement qu'il n'en savait rien positivement, mais qu'il s'en doutait, comme il le lui avait «lit quand il lui conseillait d'étouffer cette passion, lui re- montrant que c'était la plus fière fille du monde.

Et il semble, ajouta-t-il, que sa profession doive licencier les femmes et les filles de cet orgueil attaché d'ordinaire à celles d'une autre condition ; mais i) faut avouer que, dans toutes les caravanes de comédiens, on n'en trouvera point une si retenue, et qui ait tant de vertu : et elle a fait prendre ce pli-la à Angélique: car de son naturel elle a une autre pente, et son enjouement le témoigne assez. Mais enfin il faut que je vous découvre une chose que je vous ai tenue cachée jusqu'à présent : c'est que j'étais aussi amoureux d'elle que vous, et je ne sais qui serait l'homme qui, après l'avoir pratiquée comme j'ai fait, aurait pu s'en empêcher. Mais comme je me vois hors d'espérance au^si bien que vous, je suis résolu quitter la troupe, parce qu'on y a r^çu le frère de la Caverne. C'est un homme qui ne gaurait faire d'autres personnages que ceux

LE aOMAM comeoB.. I. UI. 4

93 I* ROMAN COMIQUE

que je représente, et ainsi l'on me congédiera sans doute ; mais je ne veux pas attendre cela: je veux les prévenir, et m'en aller à Rennes irouver la troupe qui y est, je serai assu- rément reçu, puisqu'il y manque un acteur. Alors Râgotin lui dit :

Puisque vous étiez frappé d'un mémo trait, vous n'aviez garde de parler pour moi à la l'Etoile.

Mais la Rancune jura comme un démon qu'il était homme d'nonneur, et qu'il n'avait pas laissé de lui en faire des ouvertures; mais comme il le lui avait dit, elle n'avait jamais voulu l'écouter.

Eb bien ! dit Ragotin, vous avez résolu de quitter la tioupe, et moi aussi; mais je veux bien faire un plus grand sacrifice, car je veux quitter tout à fait le monde.

La Rancune ne fit point de réflexion sur son épiiaphe qu'il lui avait donnée : il crut seulement qu'il avait ^ésolu d'entrer dans un couvent, ce qui fut cause qu'il ne prit point garde à lui, ni n'en avertit personne que le poëte, auquel il en donna une copie.

Quand Ragotin fut seul, il songea au moyen

Ïu'il pourrait employer pour sortir du monde. 1 prit un pistolet qu'il chargea, et y mit deux balles pour s'en donner dans la tête; mais il jugea que cela ferait trop de bruit. Ensuite il mit la pointe de son épee contre sa poitrine, dont la pioùre lui fit mal, ce qui l'empêcha de renfoncer. Enfin il descendit à l'écurie, pendant que les valets déjeunaient ; il prit des cordes qui étaient attachées au bat d'un cheval de voiture, et en accommoda une au râtelier, et la mit autour de son cou; mais quand il voulut se laisser aller, il n'en eut pas le courage, et attendit que quelqu'un entrât. Il y arriva un cavalier étranger ; alors il se laissa aller, tenant toujours un pied sur la

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"bord de la crèche ; cependant s'il y fût demeure" longtemps, il se serait enfin étran- glé.

Le valet d'étable, qui était descendu pour prendre le cheval du cavalier, voyant Ragotin ainsi pendu, le crut mort, et cria si fort que tous ceux du logis descendirent. On lui ôta la corde du cou, et on le fit revenir, ce qui fut assez facile. On lui demanda quel sujet il avait de prendre une si étrange résolution ; mais il ne voulut pas le dire.

Alors ia Rancune tira a part mademoiselle de l'Etoile (que je pourrais appeler madame Des- tin ; mais étant si près de la fin de ce roman, je ne suis pas d'avis de charger son nom), a laquelle il découvrit tout le mystère, de quoi elle fut fort étonnée; mais elle le fut bien da- vantage quand ce méchant homme fut assez téméraire pour lui dire qu'il en était aux mêmes termes ; mais qu'il ne prenait pas une si sanglante résolution, se contentant de demander son congé. Elle ne répondit rien à tout cela, et le laissa.

Quelque peu de temps après, Ragotin déclara à la troupe le dessein qu'il avait d'accompagner le lendemain M. de Vei-ville, et de se retirer au Mans. Cette circonstance fit que tous y consentirent; ce qu'ils n'eussent pas fait s'il eût voulu s'en aller seul, vu ce qui était ar- rivé.

Ils partirent le lendemain de bon matin, après que M. de Verville eut fait mille pro- testations de continuation d'amitié aux co- médiens et comédiennes, et principalement à Destin, qu'il embrassa, lui témoignant la joie qu'il avait de voir l'accomplissement de ses désirs. Ragotin fit un grand discours en forme de compliment, mais si confus que je ne le mets point ici. Quand ils furent au point de partir, Verville demanda si les chevaux

100 LE ROMAN COMIQUE

avaient bu. Le valet d'étable répondit qu'il était trop matin, et qu'ils pourraient les faire boire en passant la rivière. Ils montèrent à chevai. après avoir pris congé de M. de la GrHioufhere, qui s'était aussi disposé à partir, etqui fut civilement remercié par les nouveaux mariés de la peine qu'il s'était donnée de venir de si loin pour honorer leurs noces de sa présence. Après cent protestations de services réciproques, il monta à cheval, et la Rancune le suivit, lequel, nonobstant son insensibilité, ne put pas empêcher le cours de ses larmes, qui attirèrent celle de Destin, se ressouve- nant, malgré le naturel farouche de la Ran- cune, des services qu'il lui avait rendus, et principalement à Paris, sur le Pont-Neuf, lors- qu'il y fut attaqué et volé par la Rappinière.

Quand Verville et Ragotin eurent passé les ponts, ils descendirent à la rivière pour faire boire leurs chevaux. Ragotin s'avança par un endroit il y avait rive taillée, "son che- val broncha si rudement que le petit bout d'homme perdit les étriers,et sauta par-dessus la tète du cheval dans la rivière, qui était fort profonde en cet endroit. Il ne savait pas nager; et quand il l'aurait su, rembarras de sa cara- bine, de son épée et de son manteau l'auraient fait demeurer au fond comme il fit. Un des valets de Verville était allé prendre le cheval de Ragotin, qui était sorti de l'eau, et un autre se dépouilla promptement, et se jeta dans la rivière au lieu il était tombé ; mais il le trouva mort. On appela du monde, et on le sortit. Cependant Verville fit avertir les co- médiens de ce malheur, et envoya en même temps son cheval. Tous y accoururent; et, après avoir plaint son sort, ils le firent enter- rer dans le cimetière d'une chapelle de Sainte- Catherine, qui n'est guère éloignée de la rivière. Cet événement funeste vérifiie bien le

LE ROMAÎÎ COMIQUE 101

proverbe commun : Ceux que la corde attend ne se noieront point.

Ragotin n'eut pas le premier sort, puisqu'il ne put s'étrangler ; mais il eut le second, puisqu'il se noya. Ainsi finit ce petit bout d'avocat comique dont les aventures, dis- grâces, accidents, et la funeste mort, seront dans la mémoire des habitants du Mans et d'Alençon, aussi bien que les faits héroïques de ceux qui composaient cette illustre troupe. Roquebrune, voyant le corps mort deRagutin, dit qu'il fallait changer deux vers à son épita- phe, dont la Rancune lui avait donné une copie, comme je vous l'ai déjà dit, et qu'il fallait la mettre comme il s'ensuit :

Ci-gît le pauvre Ragotin, Lequel fut amoureux d'une très-belle Etoile

Que lui enleva le Destin; Ce qui lui fit faire promptement voile

En l'autre monde, sans bateau;

Pourtant il y alla par eau.

Pour elle il fit la comédie. Qu'il achevé aujourd'hui par la fin de sa vie.

Les comédiens et comédiennes s'en retour- nèrent à leur logis, et continuèrent leur exer- cice avec l'admiration ordinaire.

ru do romau comiqui

I

NOTE SUR SCARRON

Le nom de Paul Scarron réveille le souvenir d'une gaieté excentrique poussée jusqu'au pa- roxysme, associée à une longue existence de douleurs physiques, auxquelles on aurait peine à croire si tous les témoignages des contem- porains n'étaient venus en confirmer la triste réalité. L'auteur du Roman comique et du Virgile travesti a donc occupé dans notre lit- térature une large place, et, bien qu'il soit de mode aujourd'hui de faire n de tout ce qui procède de l'esprit gaulois, de la verve des conteurs du seizième siècle, de la spirituelle bonhomie de La Fontaine, du génie comique de Molière, et de mépriser les auteurs mo- dernes qui ont voulu marcher sur ces traces vraiment françaises, nous avons pensé qu'il était de notre 'devoir de remettre au jour 14 chef-d'œuvre du représentant le plus accré* dite de la bouffonnerie à la fois naïve, savant* et cherchée, et de le présenter aussi complète* ment que possible a nos lecteurs, en grou- pant les &its principaux de sa vie, comme nous avons coutume de le faire, soit que les dieux du Panthéon littéraire de la France oc-

104 LE ROMAN COMIQDE

cupent la première place, soit qu'ils aient été classés par la postérité au rang- des divinités de second ordre.

Paul Scanon est à Paris en 1610. Il était fils de Paul Scarron, conseiller au Parlement, et sa famille était originaire de Montcallier, en Piémont. La fortune avait longtemps souri à cette famille, mais elle n'avait pas tardé à être infidèle au malheureux sur lequel devaient se rassembler les douleurs les plus intolérables que puisse supporter un être humain. La mort de la mère de Scàrron fut le premier point de départ de ses infortunes. Le conseiller, las du veuvag-e, épousa Françoise du Plaix, qui pro- fita de la faiblesse de *son mari pour avanta- ger ses enfants au détriment de ceux du pre- mier lit. Le fils, deshérité des tendresses pa- ternelles, fut envoyé en exil à Charleville pen- dant deux années, après lesquelles il revint à Paris terminer ses études et embrasser la carrière ecclésiastique, pour laquelle il était si peu fait. Son père lui rendit une partie de ses bonnes grâces, le présenta dans un monde il sut promptement conquérir, par son heu- reux caractère, de nombreux amis et des protecteurs reconnaissants du plaisir qu'on leur donnait. A cette époque, le jeune Scarron était doué des plus séduisantes apparences. Il s'était fait aimer surtout dans le cercle des courtisanes a la mode, Marion Delorme et Ninon de l'Enclos, et des épicuriens Chapelle et Saint-Evremond. Il fit en 1634 un voyage en Italie ; les plaisirs effrénés auxquels il s'aban- donna commencèrent dès lors à altérer sa santé; les rhumatismes, la goutte envahirent

JfOTE SUR SCARRON 105

ses membres sans lui donner la sagesse, et il tomba, à rage de vingt-sept ans, eu paralysie partielle, à la suite d'une débauche, comme dit Moréri (t. VI, p. 147). Il paraît que, dans une partie de plaisir au Mans, il lui avait pris fantaisie de se déguiser en coq, et, pour ce faire, il s'était dépouillé de ses vêtements, s'était enduit de miel et avait recouvert cet enduit de plumes, auxquelles un sinistre plaisantin avait trouvé fort amusant de mettre le feu. Fou de terreur, hurlant au milieu des flammes, ■l'infortuné traversa la ville d'un pas désor- donné et alla se jeter dans l'Huisne ou dans la Sarthe pour éteindre l'horrible incendie qui menaçait de dévorer son corps. Il fut sauvé, mais il demeura perclus de tous ses membres et fut obligé dés lors, en dépit de tous les trai- tements que lui firent subir les médecins, de vivre continuellement assis dans un fauteuil à roulettes, désormais le théâtre d'une vie con- sacrée aux lettres bouffonnes, ce qui sera l'é- ternel étonnement de ceux qui reliront les œuvres de l'auteur du Roman comique.

Les sociétés qu'il fréquentait lui valurent de hautes protections, qui firent tout pour adou- cir les rigueurs du sort envers ce disgracié de la famille, de la fortune et de la santé. C'est grâce à ces protections qu'il obtint un béné- fice qui le mettait a l'abri des premiers be- soins, et, son savoir-faire aidant, il put se donner le superflu. Nous parlons de son sa- voir-faire, non pas pour le louer, à coup sûr, car il n'est rien au monde qui nous paraisse plus nauséabond que l'encens prodigué, sur- tout à cette époque, par la gent porte-piuiue

106 LE ROMAN CCMIQCE

aux gTands seigneurs qui payaient en belles pistoles reluisantes les plats éloges, les dédica- ces intéressées et les mendicités effrontées qui étaient de conserve le plus honteux et le plus assuré gagne-pain des hommes de lettres de l'ancien régime. Scarron fut peut-être le plus cynique de tous ces faméliques de l'écritoire ; c'était une teigne attachée par de mordicantes tenailles aux flancs de tous les personnages en vue, et il ne quittait leur peau qu'après en avoir tiré un surcroît de subsistance. Il joua toute sa vie cette infâme musique, qui nous paraît si étrange, aujourd'hui que la dignité personnelle a si généralement remplacé la gloutonne servitude des écrivains d'autrefois.- 11 n'est pas jusqu'à sa cruelle infirmité qu'il n'ait fait servir aux intérêts de son excellent- estomac, en prenant, sans qu'on l'en priât, le titre de malade de la reine. La veuve de Louis XIII lui assura une pension dont les termes, as- sez irrégulièrement payés, inspiraient au poëte les placets les plus éhontés qu'ait jamais tra- cés une plume aux abois. Scarron avait donc maison montée, parasites à sa table, grand appétit, et cependant ressources bornées. Il battit monnaie de toutes parts, dédia sans profit son poëme burlesque Typhon au cardi- nal Mazarin; sollicita une abbaye, en dépit de la singulière vie qu'il avait menée jusque-là. L'évêque du Mans, Lavardin, lui avait conféré le bénéfice dont nous avons parlé plus haut. Scarron dut en aller prendre possession en Ki46. Une troupe de comédiens desservait le théâtre du Mans ; cette circonstance inspira la première idéo du seul des ouvrages de

NOTE SUR SCARROX 107

Scarron qui, au dire de son ami Ménage, pas- sera à la postérité.

n est probable que l'idée de composer des pièces de théâtre lui vint à la même époque ; mais la lecture de ses comédies et tragi- comédies n'est pas faite pour servir de preuve à la bonne qualité de ses produits en ce genre de littérature.

Le Roman comique, dédié au coadjuteur de Retz, obtint un succès immense pour le temps; mais l'on se prend à regretter que l'auteur n'ait pu le terminer et que ce soin ait été aban- donné à Offray (1) et à Preschac. Offray, du moins, quoique manquant de verve bouffonne, est resté dans le ton général du livre, et tous les éditeurs qui ont reproduit le Roman co- mique ont sagement fait d'y adjoindre la pre- mière suite ; quant à celle de Prescnac, autre pseudonyme, il faut tirer sur elle le voile de l'oubli le plus profond ; c'est ce que nous avons fait. Il en a été de même pour le Virgile tra- vesti (2), un chef-d'œuvre de science burlesque, dont nous devions revoir de nos jours la con- trefaçon, assez médiocre, dans les parodies my- thologiques, mêlées de chant saugrenu, qui sont le plus agréable passe-temps des géné- rations de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

(1) Il est permis de penser, avec M. Victor Fonrne!, que la snite du Roman comique n'est pas l'œuvre d'OfFray : niais cp!a importe peu à l'histoire littéraire, d'aulant plus qu'on n'a mis en avant aucun autre nom.

2 Continué par Morcan de Brasfi fl 706 p\ Le Tel- lier d'Orville (1733). Scarron n'acheva même pas le livre.

108 LE ROMAN COMIQUE

Noos avons dit que Scarron recevait chez lui une infinité de gens de tout parage. Il avait recueilli ses deux sœurs ; l'une d'elles fut dis- tinguée par un duc de Trémes, dont elle eut un fils, élevé par son oncle et qui devint plus tard écuyer de Mme de Maintenon. On tenait aussi arsenal de propos politiques chez le poëte infirme ; la Fronde et les ennemis de Mazarin y avaient organisé leurs conciliabules. Scar- ron, qui avait sur le cœur l'insuccès de sa dé- dicace du Typhon au cardinal, non content des brocards qu'il n'était pas le dernier a lan- cer contre le tout -puissant ministre, écrivit alors une mazarinade d'une violence incroya- ble, qui servit de type aux pamphlets du temps. Le fustigé, qui riait volontiers des chansons satiriques qu'on multipliait contre sa personne, à condition que les chansonniers payeraient, ne vit pas de même œil le factum de Scarron, qui lui rappelait certaines circonstances des plus désagréables de sa jeunesse: il fit suppri- mer la pension du rimeur mal avisé. Heureuse- ment pour lui, d'autres ressources vinrent suc- cessivement à son aide ; le premier recueil de ses poésies (1645, in-4e) lui fit de nombreux amis : Jodrtet (1647) , Don Japhet d'Arménie (1653) VEcoiier de Salamanque (1655) réussirent au théâtre, bien que Scarron ne fut pas un homme à s'astreindre aux régies qui y étaient alors despotiquement en honneur, si l'on con- sidère surtout que, grâce à sa parfaite connais- sance de la langue espagnole, il avait puisé dans les pièces de cette nation jusqu'au texte même de ses sujets de comédies; or, le génie théâtral de l'Espagne, tout de fantaisie, était

NOTE SUR SCARROK 109

à l'extrême point de la poétique en honneur en France, et les adeptes de cette poétique étroite n'étaient pas gens à accueillir bénévo- lement ce qu'ils nommaient des extrava- gances. Aussi, le théâtre de Scarron n'a-t-il pas, à son aurore, rencontré de fervents admi- rateurs ; disons, pour être dans le vrai, que ceux qui l'ont dédaigné n'avaient pas tout à fait tort.

Ce qui valait mieux pour le poëte burlesque, c'était sa poésie même, dont il avait le débit facile, et qui lui donnait au moins l'équiva- lent de la pension royale; il nommait plaisam- ment son revenu littéraire son marquisat de Quinet (nom de son éditeurj. Mais, pour tenii la corde et conserver les amis de haut rang qui lui prodiguaient leurs faveurs en espèces sonnantes, il fallait à Scarron de toute néces- sité une production de tous les instants, par suite beaucoup de fatras: on doit donc dé- plorer le gaspillage de sa fortune littéraire en inutilités, alors qu'il eût terminer en temps utile le livre qui devait seul lui survivre. Le travail continuel du cerveau d'un homme qui n'avait guère que cela d'entier était donc la sauvegarde d'une existence condamnée a l'im- mobilité; Scarron , qui avait recouvré une partie des biens que lui avait longtemps ravis la main rapace de sa belle-mère, vendit ces mêmes biens pour n'avoir plus à s'occuper de leur administration à distance, et vivre à Paris au milieu des profitables amitiés qu'il avait groupées autour de son fauteuil d'im- potent. Il menait joyeuse vie, sans ressou- venir d'un triste passé, pans souci du présent,

110 LE ROMAN COMIQUE

sans inquiétude du lendemain, mais travaillé cruellement par intervalles de cuisantes dou- leurs. Cet homme, qui avait inspiré le dis- tique :

llle ego sum vates rabido data prœda dolorU Qui tupero sanos lucibus atque jocis,

avait au cœur un ver qui le rongeait : il rê- vait le retour à la santé, la liberté de ses membres, le renouvellement des plaisirs de sa jeunesse. Le hasard le mit en 1648 en présence d'un goutteux radicalement guéri à la suite d'un voyage à la Martinique, et qui jouait à la paume, montait à cheval et allait à la chasse. Pourquoi Scarron eût- il désespéré à la vue de tels résultats? Il résolut d'aller en Amérique, forma dans ce but une compagnie, et allait partir, lorsqu'un singulier incident rattacha au sol natal celui qui voulait le fuir à jamais. "Une femme qui revenait d'Amérique se logea vis-à-vis de la maison du poëte. Les relations de celui-ci avec de puissants personnages ne pouvaient qu'être favorables à une veuve rui- née qui ne rapportait d'outre-mer qu'un beau nom et une jolie fille de quinze ans. Cette femme, après avoir sauvé la vie d'un fils du célèbre calviniste Agrippa d'Aubigné, auteur de la Confession de Sancy et du Divorce satiri- que, avait épousé l'homme qu'elle avait sauvé ; de ce mariage naquit Françoise d'Aubigné, une mendiante presque en naissant, et qui de- vait mourir femme d'un roi de France. Scar- ron, dont l'esprit était aussi prompt que sa chair était faible, devint amoureux, en dépit

■E SCR SCARRO'rf 511

de ses disgrâces physiques, et offrit à la veuve d'épouser sa fille. Il résigna son bénéfice, réa- lisa ses biens, sa maria en 1650 ou 1651 (d'au- tres disent 1652) avec l'idée fixe d'aller en Amérique recouvrer sa santé, idée qu'il aban- donna peu a peu pour prendre son mal en pa- tience.

Son mariage eut pour résultat de lui ame- ner plus nombreuse compagnie que jamais, et la future marquise de Maintenon ne contribua pas peu à augmenter les agréments de l'en- tourage du poëte. La société q'ie recevait ce- lui-ci fut d'un grand secours à Françoise d'Au- bigné pour jeter les fondements de sa fortune à venir. Elle perfectionna sou goût naturel par la fréquentation des gens d'esprit qui se réu- nissaient chez son mari ; elle apprit des grands seigneurs qui se joignaient à cette troupe d'é- lite à devenir tout natureil-ment une femme hors ligne, propre à faire honneur aux desti- nées qui l'attendaient. Le roi de France n'eut, il est vrai, que les restes du burlesque auteur du Virgile travesti, mais il faut convenir que celui-ci a puissamment contribué à mettre sa veuve en état de justifier les singulières fa- veurs du destin. Ce ménage bizarre fut aussi heureux que possible ; la maison du poëte était abondamment pourvue de tout ce qui rend la vie supportable, et son habileté à ex- tirper le trop plein de la poche du prochain avait fini par lui procurer plus que de l'ai- sance. De bons amis, Sarrazin. Serrais, Mé- nage, Balzac, Scudéry, Maynard, Pellisson ; des protecteurs partout, tout cela explique l'inaltérable bonne humeur de maître Scar-

112 LE ROMAN COMIQUE

ron. Son existence se passait en franches lip- pées, en succès littéraires, en réussites finan- cières; ii était trop aisé de prévoir que cette ■vie de cocagne ne pouvait durer. Les infirmi- tés cruelles qui avaient frappé depuis si long- temps ce corps débile avaient fini par vaincre le joyeux athlète qui leur avait résisté avec tant de courageuse insouciance ; Scarron mou- rut eu juin 1660, au témoignage de Segrais, le 14 octobre, suivant d'autres biographes. Il mourut comme il avait vécu, sans s'être laissé aborder par une pensée sérieuse: un regret pour le dénument relatif dans lequel sa mort allait plonger la compagne de se? dernières années, et c'est tout. Ses parents et ses valets assistaient en pleurant à ses derniers mo- ments: « Mes enfants, leur dit-il, vous ne pleurerez jamais tant pour moi que je vous ai fait rire. »

Il s'était fait de longue date la touchante épitaphe qni est restée dans toutes les mémoi- res :

Celui qui maintenant dort Fit pins de pi lie que d'envie, Et souffrit mille fois la mort Avant que de perdre la vie. Passant, ne fais ici de bruit, Garde bien que tu ne l'éveille, Car voici la première nuit Que le pauvre Scarron sommeille,

Ii eut un jour la bizarre idée de faire graver son portrait vu de dos, et d'y joindre le joyeux commentaire que nous allons reproduire, et qui en apprend plus sur la personne du poëte que les récits de ses amis :

NOTE SUR SCARRON 113

Lecteur, qui ne m'as jamais vu et qui peut-être ne t'en soucies guères. à cause qu'il n'y a pas à profiter à la vue d'une personne faite co:nme moi. sache que je ne me soucierais pas aussi que tu me visses si je n'avais appris que quelques beaux esprits facétieux se réjouissent aux dépens du misérable, et me dépeignent d'une autre façon que je ne suis fait. Les uns disent que je suis cul-de-jatte; les autres que je n'ai point de cuisses et que Ton me met sur une table dans un étui je cause comme une pie borgne; et les autres que mon chapeau tient à une corde qui passe dans une poulie, et que je le hausse et baisse rour saluer ceux qui me visitent. Je pense être obligé en conscience de les empêcher de mentir plus longtemps, et c'est pour cela que j'ai fait faire la planche que tu vois au com- mencement de mon livre. Tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je murmure comme les autres quand je suis lecteur; tu murmureras. dis-je,et trouveras à redire de ce que je ne me montre que par le dos. Certes ce n'est pas pour tourner derrière à la compagnie, mais à cause que le convexe de mon dos est plus propre à recevoir une inscription, que le con- cave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tète ] enchante, et que par ce côté-là, aussi bien que par l'autre, on peut voir la situation ou plutôt le plan ir- régulier de ma personne. Sans pn tendre faire un pré sent au public (car, pour mesdames les neuf Sœurs, je n'ai jamais espère que ma tète devint l'original d'une médailles je me serais bien fait peindre si quelquf peintre avait osé l'entreprendre. A défaut de la pein- ture, je m'en vais te dire à peu près comme je suis fait.

J'ai trente ans passés, comme tu vois au dos de ma chaise. Si je vais jusqu'à quarante, j'ajouterai bien des maux à ceux que j'ai déjà soufferts depuis huit ou neuf ans. J ai eu la taille bien faite, quoique petite; ma maladie l'a raccourcie d'un bon pied. Ma tète est un peu grosse pour ma taille. J'ai le visage assez plein, pour avoir le corps très-décharné; des cheveux assez pour ne point porter perruque; j'en ai beaucoup da

114 LE ROMAN COMIQUE

blrncsen dépit dn proverbe. J'ai la vue asseï bonne, quoique les yeux, gros; je les ai bleus; j'en ai un plus enfoncé que l'autre, du côté que je penche la tète. J'ai le nez d'assez bonne prise. Mes dents, autrefois perles carrées, sont de couleur de bois et seront bientôt cou- leur d'ardoise. J'en ai perdu une et demie du côté gauehe et deux et demie du côté droit, et deux un peu plus égrignées. Mes jambes et mes cuisses ont fait premièrement un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin un aigu. Mes cuisses et mon corps en sont un autre, et ma tête se penchant sur mon estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J'ai tes bras raccourcis, aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras. Enfin, je suis ua raccourci de la misère humaine. Voilà à peu près comme je suis fait. Puisque je suis en si beau che- min, je vais t'apprendre quelque chose de mon hu- meur... J'ai toujours été un peu colère, un peu gour- mand et un peu paresseux. J'appelle souvent mon va- let 9ot, et un peu après monsieur. Je ne hais per- sonne, Dieu veuille qu'on me traite de même (1). Je suis bien aise quand j'ai de l'argent, et serais encore plus aise si j'avais la santé. Je me réjouis a^sez en crjipagnie;je sui* assez eontent quiod je suis seul. Je supporte mes maux assez patiemm jnu

Scarron eut, c'était inévitable, le sort de tous les bouffons de propos délibéré ; sa mé- moire De survécut pas longtemps dans les cœurs de ses commensaux, pas plus que dans ceux des honnêtes gens qui lui avaient large- ment payé les heures de gaieté qu'ils avaient passées auprès de lui.

(1 II n'avait pas eu encore à cette époque les démêlés qui lui ont in-piré tant d'épigrammes, avec Gilles Boileau, frère de Boi- - préaux. C'est sans doute par esprit de famille que ce der- niir, épousant sournoisement la querelle de son frère, a affecté de trtiîner aux gémonies le genre de littérature que Scarron avait •sciusivemem cultive.

NOTE SUîl SCAIUtOU ii5

Comme le disait un de ses biographes, on

ne l'eût pas sans toute oublié si, lorsqu'il est mort, il y eût eu de ces journaux se trouvent les éloges historiques des gens de lettres à mesure que la mort les enlève : mais cet établissement n'était pas encore cornu Des amis suspects ont donc organisé une sorte le conspiration du silence; ils ont deviné sans loute le parti qu'ils pouvaient tirer de la femme destinée au lit du Roi-Soleil ; ces douteux amis du joyeux défunt n'ont pas jugé à propos d'honorer sa mémoire, dans la crainte de nuire à leurs intérêts s'ils eussent rappelé à la veuve Scarron les mauvais jours de son histoire.

Jetons maintenant un coup d'oeil rapide sur les œuvres de celui qui eut l'honneur de sou- tenir seul un genre littéraire qui n'avait pas de précédents, qui devait engendrer beaucoup d'imitateurs, peu de rivaux, et aujourd'hui complètement perdu (i). Le poëte lakiste Al-

T P*!5CIPALES ÉDITIONS DES OEUVRES SCARRO* :

OEuvres éd lées à Amsterdam, Wetstein, i737. \ol. in-! -2: OEuvres complètes, Bruzeo de nière. 1737. 10 vol. in-l-J: à», Bastien, 1786, 7 vol. in-$o; OEuvres burlesques, Toussaint Quinet (Leyde. Elsevier'. 1655, petil i »-«;— Dernières OEu- vres. 1668, p. \n~Kl. Virgile travesti, 1668, i rar- tiesen 1 vol. p. in-î2 8 livres ; se joint à la collection de> Elsevier: Pari-. Toussaint Quinet et Guillaume de Luvne, 1653-1654, iD-4», publié par livraisons illus- trées, paginées a part four chaque livre. I. man comique: édition J^an Sambix. Leklen petit in-H; 1645. e vol. in-4<>; Pari- teo*.

-1-2; Paris, Michel et Christophe David 1738, 3 vol. io-tt: Paris, Didot jeun*», an IV 3vû1. in-12, flg. de Le Barbier: , <e des

116 LE ROMAN COMIQUL

phonse de Lamartine a écrit quelque part que le rire était malsain, indigne de l'honnête homme; mais parce que la génération con- temporaine d'une école pleurarde n'a pas com- pris les fortifiantes consolations du bon et franc rire de nos aïeux, devons-nous donc dé- daigneusement mépriser les joyeux efforts de ceux qui ont trouvé dans leur imagination falote le secret de nous faire oublier les pré- occupations de la vie? Nous conviendrons tant qu'on voudra que les adeptes du rire à

amis des lettres, 1830, 3 vol. in-32 ; dans les Romans à 4 sous, avec illustrations rie Bertall, in-4<>; sans comp- ter les innombrables éditions qui ont paru avec les deux suites ou avec la première suite seulement. Les Nouvelles tragi-comiques, Amsterdam, Abraham Wolfganck, 1668, p. in-12; Paris, Michel David, 1728 et 1731, i vol. in-12. On ne trouve pas dans cette édi- tion : le Châtiment de V avarice. Histoire de Don Juan d'Urbina, Histoire de Mantigny. gentilhomme sicilien, que Bastien adonnes dans son édition, outre la Précaution inutile, les Hypocrites, Y Adultère innocent. Plus d'effets que de paroles. Théâtre. Bastien a donné : le Marquis ridicule, ou la Com- tesse faite à la hâte; V Ecolier de Salamanque, ou les Ennemis généreux; Y Héritier ridicule, ou la Dame intéressée; Jodeler duelliste, ou le Maître valet; D. Japhet d'Arménie, la Fausse apparence, le Prince-Corsaire; Muréri signale le G irdien de soi-même, le Faux Alexandre, tandis que le bré- viaire des bibliographes de hasard . le Dictionnaire du toujours inexact et incomple' Bouille! n'en eite que deux : Jodelet et Japhet. Les Poésies burles- ques et autres, y compris le Typhon, la Mazarinade, la Baronade, ont. pour la plus grande partie, été pu- bliées isolément par Toussaint Quinet; mais on ]es re. trouve toutes, ainsi que les Le/ très et les Fuctums ju- diriaires, qui ont à coup sur donné l'idée des mémoires de Beaumarchais, dans l'édition Bastien, l'on trouve aussi nombre de fragments de comédies qui complé- tent les productions de Scarron.

NOTE SUR SCARRON 117

outrance ont parfois dépassé le but, mais nous ne sommes pas de ceux qui marchandent leur reconnaissance envers les écrivains sans prétention qui ont rendu aux lettres le réel service de les rendre moins arides moins re- butantes, en un mot plus humaines. A ce ti- tre, les œuvres de Scarron. sans pouvoir être mises sur la même ligne que celles des Mo- lière, des Regnard, des Le Sage, des Beaumar- chais, méritent à beaucoup d'égards d'être relevées du discrédit que les pédants ont es- sayé de faire peser sur elles. On a dit à tort que les Grecs et les Romains n'avaient pas connu ce que nous appelons le style burles- que. Les Dialogues de Lucien, les comédies de Plaute, par exemple, ne sont-ils pas les an- cêtres directs de ce comique exagéré qui de- vait se retrouver à travers les siècles dans les informes essais dramatiques du moyen âge, dans les joyeusetés de Louis XI, un ter- rible sire pourtant, mais qui savait rire à ses heures; dans les contes de la reine de Na- varre, dans les facéti s ultra-salées de Villon, de Marot, de Rabelais, de BéroaMe de Ver- ville, pour aboutir enfin à Scarron, à d' As- souci, à Cyrano de Bergerac? Mais négligeons à dessein les émules plus ou moins heureux de l'auteur du Roman comique, pour ne nous occuper que de celui-ci.

On peut regretter que cet amusant conteur ne se soit livré qu'aux excentricités et aux ex- travagances ; mais de même qu'il ne faut pas, suivant le proverbe espagnol, demander des poires à un orme, il y aurait peu de justice à demander à Scarron autre chose que ce qu'il

118 LE ROMAN* COMIQOE

savait faire. H n avait compris, en se livrant aux lettres, que le côté grotesque des événe- ments humains , à part la note attendrie que l*on retrouve dans son Epître à Sarrar.in et dans la. Requête au cardinal de Richelieu; sa vie entière n'était pas faite pour lui inspirer de sérieuses pensées : contentons-nous de l'in- terroger dans ses œuvres.

Le travail incessant auquel il était condamné en raison même des infirmités qui le clouaient dans son fauteuil, n'aboutissait souvent, il faut bien le reconnaître, qu'à une production de médiocre valeur, en dehors des. ouvrages qui sont restés la caractéristique de son ta- lent. L'étude qu'il avait faite de la langue espagnole l'a conduit à semer ses récits de nouvelles qu'il smpruntait aux littérateurs d'outre-Pyrénées, mais qu'il savait revêtir des couleurs les plus variées et accommoder aa goût de son auditoire français.

Par son Roman comique et ses Nouvelle» tragi-comique», il a fait faire aux lettres fran- çaises un réel progrès dans l'art de conter ; son Virgile travesti, malheureusement ina- chevé, donne la preuve de sa supérieure intel- ligence de l'œuvre et de la langue harmo- nieuse du cygne de Mantoue; parodier comme i'a fait Scarron, c'était plus qu'une débauche d'esprit, c'était expliquer aux humbles le poëte latin mieux que ceux qui s'en don- naient la mission officielle. Et, après tout, quelle irrévérence y avait-il, en plein dix- septième siècle, à goguenarder avec une my- thologie éteinte? Nous avons bien vu d'autres attentats de cette nature, certes moins drôles,

NOTE SUR SCARRON 119

et nous nous connues tordus de rire. N'oublions donc point le créateur du genre qui, lui, du moins, ne riait pas à froid comme les paro- distes d'aujourd'hui.

Outre ses pièces de théâtre, sur lesquelles il y a lieu de passer condamnation, et dont la contexturo et la versification se ressentaient de 1'enflr.re castillane, Scarron a produit une infinité de pièces de vers de toute nature : épïtres, satires, élégies, ép'thalames , odes, ballets, chansons, étrennes, sonnets, rondeaux, épigrammes, madrigaux, épitaphes, billets, caprices, et surtout requêtes et placets, en- fants multiples de sa muse besoigneuse, en dehors de ses poëmes burlesques, le Typhon (ou la GigoMomachk) YEnéide, Uéro et Léandre. De cette série de productions hât'ves , on pourrait encore extraire la matière d'un très- agréable volume ; nous y songerons si notre public paraît le désirer. On se convaincra, en lisant les poésies de Scarron, que le secret de l'art des vers lui était singulièrement fami- lier; tous les rhythmes s'y mêlent et s'y don- nent la main avec une facilité qu'ont pu éga- ler, mais non surpasser, les poètes de 1830. Scarron a même cre'é les vers de treize piedst dont l'allure pleine de cranerie a frappé M. Wilhelm Ténint qui leur donne, ajuste titre, droit de cité dans sa remarquable Pro- sodie de Vécoïe moderne. Les couplets de la chanson à boire que nous reproduisons ne sont-ils pas le plus heureux échantillon de ce rhythme fantasque :

Que de bien? sur la table nous allons manger I

120 LE ROMÀV COMIQUE

Oh! le vin délectable

Dont on nous va gorger ! Sobres, loin d'ici: loin d'ici, buveurs d'eau bouillie; Si vous y venez, vous nous ferez faire folie. Que je sois fourbu, châtré, tondu, bègue, cornu, Que je sois perclus alors que je ne boirai plus.

Montrons notre ouvrage :

Buvons jusques au cou.

Que de nous le plus sage

Se montre le plus fou. Vous qui les oisons imitez en votre breuvage, Puissiez-vous aussi leur ressembler par le visage; Que je sois fourbu, etc.

Et d'estoc et de taille

Parlons comme des fous.

Qu'un chacun crie et braille,

Hurlons comme des loups; Jetons nos chapeaux, et nous coiffons de nos serviettes, Et tambourinons de nos couteaux sur nos assiettes; Que je sois fourbu, etc.

Que le vin nous envoie

D'agréables fureurs,

C'est dans lui que l'on noie

Les plus grandes douleurs. O Dieux! qu'il est bon! Prenons-en par-dessus la tète; Aussi bien, chez nous, vomir est chose fort honnête. Que je sois fourbu, etc.

Qu'il nous soit permis de citer aussi deux sonnets de Scarron; le premier résumait une longue description de Paris, à laquelle U y au- rait peu à changer aujourd'hui :

Un amas confus de maisons, Des crottes dans toutes les rues, Ponts, églises, palais, prisons. Boutiques bien ou mal pourvues;

NOTE SUR SCARRON 12i

Force gens noirs, blancs, roux, grisons,

Des prudes. des filles perdues,

Des meurtres el des trahisons.

Des gens de plume aux mains crochues ;

Maint poudré qui n'a pas d'argent, Maint homme qui craint le sergent, Maint fanfaron qui toujours tremble,

Pages, laquais, voleurs de nuit, Carrosses, chevaux et grand bruit : Cest Paris : que vous en semble ?

Et celui-ci , dont le début pompeux ne fait guère pressentir la chute plaisante :

Superbes monuments de l'orgueil des humains, Pyramides, tombeaux, dont la vaste structure A témoigné que l'art, par l'adresse des mains Et l'assidu travail, peut vaincre la nature!

Vieux palais ruinés, chefs-d'œuvre des Romai Et les derniers efforts de leur architecture, Colysée souvent ces peuples inhumains De s'entr'assass ner se donnaient tablature;

Par l'injure des ans vous êtes abolis.

Ou du moins la plupart vous êtes démolis :

Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude;

Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir (noir, Dois-je trouver mauvais qu'un méchant pourpoint Qui m'a duré deux ans, soit percé par le soude?

Nous n'irons pas plus loin dans nos cita- tions. Nous renvoyons le le^t<jur aux écrivains qui se sont occupés de Scarrnn, entre autres à Cil. Sorel \Bibl. franc, des poètes, p. 213-214), à Segrais (Mémoires anecdetiq.), à Tallemant

122 LE ROMAN CÔM'QUE

des Réaux à Loret, à Eaiilet (Jug. des sçavants sur les poètes fr.), à Guéret (Parnasse réformé), à Olaus Borricliius (Dissert, de poet. latin), à Bos- teau au P. Vavasseur (De ludicra diction J, à Boileau (Art poét., en. 1), à Bruzen de la Mar- tinière, et de nos jours à M. Guizot (Corneille ei son temps), à M. Th. Gautier (les Grotesques), à Gérusez (Essais d'Histoire littéraire), à M. Vic- tor Fournel (Nouvelle Biographie générale). Voltaire a donné quatre lignes assez froides sur Scarron dans la nomenclature qui suit le Siècle de Louis XIV. Sabatier de Castres (les trois Siècles de notre littérature) Ta mieux traité dans les lignes suivantes :

Les ouvrages de Scarron sont remplis de pensées naïves, d'expressions ingénieuses et de gaieté qui échappent par intervalles à sa muse bouffonne. Le Ro- man comique est d'une plaisanterie agréable et con- tinue; les caractères en sont originaux, les détails fa- cétieux, la narration piquante; il est écrit aussi pure- ment que les Provinc^les, et n'a pas peu contribué, comme elles, à la perfection de notre langue. Ceux qui se plaindront qu'on ait prodigué tant d'esprit et d'i- magination sur un sujet aussi mince que la vie des comédiens ne savent peut-être pas que l'arme du ridi- cule était déjà nécessaire du temps de Scarron pour corriger l'extravagance et abattre l'orgueil de ces mes- sieurs.

Citons encore les réflexions, qui n'ont point vieilli, de Jean- François Bastien, auquel en doit une très-comDlete édition des œuvres de Scarron (Paris, 1786, 7 vol.in-80):

Il fut un temps les hommes étaient véritablement gais ; moins choqués alors de la liberté des mots et des

NOTE SUR SGARRON 123

expressions, ils avaient peut-être plus de mœurs et de délicatesse d'àme; ils faisaient beaucoup de bien sans en parler. Nous avons malheureusement changé ; notre gaieté n'est qu'un masque; il n'est pas même permis de paraître gai sans se donner pour un homme de mau- vais ton ; notre délicatesse n'existe plus que dans les oreilles.

Quant aux descendants de ces délicats mal- heureux, qm rien ne saurait satisfaire, signa- lés par l'aimable La Fontaine, ces raffinés du prétendu bon goût, si leur jugement tran- chant condamne sans rémission les légèretés du vieil esprit français, dont ils n'ont pas com- pris la salutaire influence, nous ne saurions nous incliner devant la morgue pédante qui les fait prendre à distance pour des gens sé- rieux : ils professent, dans leur for intérieur, cette idée contestable, que les amuseurs sans prétention du bon vieux temps, tels que Ra- belais et Scarron, n'ont été que de simples prédécesseurs de Pigault-Lebrun et de Paul de Kockl Eh! messieurs, tout doux, s'il vous plaît ; n'est pas Paul de Kock qui veut. Le pape Grégoire XVI, un infaillible, le savait bien.

M. DAVID.

FIS DU TOÏE TROISIÈME ET D*RXIEa.

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Disposés pour être mis en volume, ces portraits biographiques peuvent être détachés par les ins- tituteurs et donnés en récompense aux élèves.

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La reliure se paie à part : 1/2 reliure, 60 c. ; reliure, t fr.; doré sur traache, 1 fr. 25.

tHtè *es Portraits contenus dans ce îrtna*

î.

CORNEILLE.

41.

CEB.VAKTÏS.

2.

VAUBAN.

42.

OBERKAMPF.

1.

"fcRMENTIER.

43.

COLBERT.

4.

CHRISTOPHE COLOMB.

44.

GÉNÉRAL FOT.

5.

WASHINGTON.

45.

BIFFON.

6.

JACQUARD.

46.

JACQUES CCEUD

7.

DESCARTES.

47.

ROTHOU.

8.

LA TOUR-d'aUVERGNE.

48.

HAUY.

9.

LA FONTAINE.

49

JEANNE MACH'

10.

HOCHE.

50

REGNARD.

Il

CHAPPE.

51.

LE POUSSIN.

12.

l'abbé de l'kp&E,

52.

BEAUMARCHAIS

11.

MOLIÈRE.

53.

FÉNELON.

M.

BERNARD PALISSY

54.

CHAMPIONNET.

».

MONTYON.

55.

MONTAICNE.

«6.

JENNER.

56.

WATT.

17.

JEANNE D'ARC.

57.

MADAME DE 8ÉVIGNÏ

13.

CHANCEL. DE l'hOSPITAL

58.

MARCEAU

19.

RACINE.

59.

MONGE.

20.

OLIVIER DE SERRES.

60.

ADAM DE CRAPONNE.

21.

AMBROISE PARÉ.

61.

VICOMTESSE DUMOUV

S2.

LAVOI3IER.

64.

DARCET.

23.

VOLTAIRE.

63.

JEAN BART.

24.

DUQUESNE.

64.

FULTON.

25.

JEAN GOUJON.

65.

CARNOT.

26.

MONTESQUIEU.

66.

LESUEUR.

Î7.

FRANELIN.

67.

BOURGELAT.

28.

SAINT VINCENT DE PAUL

68.

CLÉMENCE ISAUBE,

29.

RAPHAËL.

69.

C AT IN AT.

30.

SULLY.

70

ROLLIN.

31.

8ALOMON DE CAO».

71

CHEVALIER BOIE.

32.

BAYARD.

72.

CRILLON.

B3

TURGOT.

73

MIRABEAU.

34

PESTALOZZI.

74

MO.NTGOLFIER.

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LA PÉROUSE.

75

.'UVIER.

36

d'alembert.

76

MADAME DE MARCILi

37

MADAME LABODLAYS.

77

MJGUESCLIN.

38

MATHIEU MOîi,

78

J.-J. ROUSSEAU*-

39

n. PAPIN.

79

GALILÉE.

40

, VESA' S.

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GUTKNBERG,

ouv. (assoc. ouv.j, ii, ri G. Mesquin, directeur.

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