Full text of "1814"
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1814
ŒUVRES DE HENRY HOUSSAYE
, LA LIBRAIRIE TERniN KT A LA LIBRAIRIE CALMANN-LÉV.
HISTOIRE DK LA CHUTE DU PREMIER EMPIRE
d'après les documents originaux .
1814. 34' édition. Un vol
1815. LA PREMIÈRE RFSTAURATION. - LE RETOUR
DE L'ILE D-ELBE. - LES CENT iOURs: 3ie édition . Un vol . 3 0(
3 5'!
1815. WATERLOO. 30e édition, revue d'après dos
ilocnmonis n-uvcaux. Un vol
1815 (dernière partie) : la seco.nde abdication.
\,„,. tin vnl (^" nr&pnratîon.
— LA TERREUR BLANCHE. Un VOl \ Il
^ „ r.^ nvTAiiiF Un vol. avec dessin
LA CHARGE. TABLEAU DE BATAILLE, uu »u ^
d'Edouard Détaille. 2« édition
HISTOIRE D'ALCIBIADE ET DE LA RÉPUBLIQUE ATHENIENNE
DEPUIS LA MORT DE PÉRICLÈS .USQU'a l'aVENEMENT DES
TRENTE TYRANS iOuvraçs cor^Tonné poT l ^^;f "^^^^7'^;. „.,,
çaise en iSlA : Prix Thiers). 5« édition. Deux vol. (Epmsé
.. PREMIER S.ÈGE DE PARIS, AN 52 AVANT l'ÈRE CHRE-^^^_ ^
TIENNE. Un vol
.T..ÈNES, ROME, PARIS. l'hISTOIRE ET LES MŒURS. 3» édi- ^
tion. Un vol
MÉMOIRE SUR LE NOMBRE DES CITOYENS ^'^J^^lisT)
ve SIÈCLE AVANT l'ÈRE CHRETIENNE. Un VOl. {EpUlSé.)
LA LOI AGRAIRE A SPARTE. Un Vol . (Èpuisé.)
A«PAS.E, CLÉOPATRE, THÉODORA, 6« édit reVU.. Un VOl. .
3
LES HOMMES ET LES IDEES. 2^ édition. Un Vol. . . . : . 3
L'ART FRANÇAIS DEPUIS D... ANS. 2^ édit. Un VOl 3
LE SALON DE 1888. Uovoi avec photogravures ....
DISCOURS DE RÉCEPTION A l'aCADÉMI. FRANÇAISE. Un Vol. 1
18 14
HENRY HOUSSAYE
DE l'académie française
TRENTE-QUATRIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE ACAOÉM IQUE DIDIER
PERRIN ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, Ql'AI DES GRANDS-AUGOSTINS, 35
1900
Tous droits réservés.
PRÉFACE
La campagne de France, où l'intrépidité des soldats
éi^ala le génie du capitaine, eut trois époques distinctes.
La première, qui s'étend du 25 janvier au 8 février, est
marquée par les progrès menaçants des Alliés. En vain
Napoléon a vaincu à Brienne, en vain il s'est maintenu
douze heures à la Rothière contre des forces trois fois
supérieures, il bat en retraite. La situation paraît déses-
pérée, le résultat de la guerre proche et certain. Napoléon
se sent impuissant à arrêter les armées de Bohème et de
Silésie qui ont opéré leur jonction. Il ne compte plus sur
ses troupes, à peine s'il compte encore sur lui-même.
Son seul, son suprême espoir c'est une faute de l'ennemi.
La seconde période, signalée par tant de victoires, pleine
de tant d'espérances, s'ouvre le 9 février et se ferme le
26 février. Tout change. La faute stratégique «ttendue
par Napoléon, les Alliés l'ont commise. Au lieu de mar-
cher sur Paris concentriquement, ils ont marché excen-
triquement. Les armées alliées sont séparées. L'empe-
VI PRÉFACK.
rear fond sur Bliicher, le bat daas quatre rencontres
successives, puis il revient contre Schwarzenberg qui,
vaincu à son tour, rétrograde vers Ghaumont et Langres.
Le 26 février, la situation est celle-ci : les armées de la
Coalition sont battues et désunies; l'armée de Bohême
est en retraite vers l'est, l'armée de Silésie est compro-
mise dans une marche de flanc où elle risque d'être
exterminée. Vainqueur dans dix combats depuis vingt
jours, Napoléon a rétabli l'équilibre. Il d l'offensive,
il espère la victoire.
La troisième période commence le 27 février par le
combat de Bar-sur-Aube et se termine le 30 mars par la
bataille de Paris. Le sort journalier des armes tourne
contre l'empereur. Les événements le trahissent. Ses
admirables manœuvres^ les sublimes efforts de ses soldats
n'aboutissent qu'à des victoires « blessées à mort ». Du-
rant cette troisième phase de la guerre, cependant, il y
a encore bien des alternatives, il reste encore bien des
espérances. Trois fois le génie indomptable de Napoléon
est au moment de rappeler la fortune. Trois fois Ves
Alliés sont menacés, perdus peut-être. Mais le hasard
se fait leur complice; il les sert et il les sauve.
C'est principalement cette dernière époque de la cam-
pagne, la moins bien connue et la plus dramatique, que
nous avons racontée, en prolongeant le récit jusqu'à
l'abdication et en mêlant aux détails de l'histoire mili-
taire les développements de l'histoire générale. Noui
n'avons point d ailleurs négligé de montrer les commen-
cements de l'invasion. Dans les premiers chapitres, on
suivra les armées alliées depuis le Rhin jusqu'à l'Aube,
Napoléon en ses retraites savantes et en ses foudroyants
retours, les diplomates de Ghàtillon au milieu de leurs
PBéPACE. ▼"
laborieuses négociations. On verra la France ruinée et
abattue, travaillée par les mécontents etles conspirateurs,
saccagée par les Cosaques et les Prussiens, d'abord
surprise et patiente, puis révoltée et vengeresse.
Pour ce livre, nous nous sommes servi exclusive-
ment des documents originaux. A dix pages près, nous
avons réussi à faire ce récit sans recourir au texte des
historiens. Nous disons : «au texte >> et non : aux œuvres,
car, si nous avons trouvé dans les différentes archives de
la France et de l'étranger des documents sans nombre,
les historiens allemands et russes nous ont fourni aussi
beaucoup de pièces originales. LeKrieg in Frankreich de
Plotho, par exemple, n'est à proprement parler qu'un
recueil de dispositions et d'ordres de marche. Au reste, il
est bon de le faire remarquer, tous les documents ori-
ginaux, bien qu'également authentiques, ne méritent
pas la même crédibilité. Entre un ordre écrit le matin
d'une bataille, alors que la moindre erreur dans l'in-
dication de l'heure ou du lieu pourrait entraîner les plus
terribles désastres, et un rapport rédigé le lendemain de
l'action, il est aisé de voir oii est la vérité ; de même entre
la correspondance d'un ministre et les Mémoires manus-
crits ou imprimés de ce ministre; de même entre un
rapport de police et un article de gazette. Il est égale-
mcNî manifeste qu'un témoignage pour ou contre l'em-
pire a plus ou moins d'autorité suivant qu'il se trouve
sous la plume d'un royaliste comme Gain de Montagnac,
d'un Russe comme Danilewsky, d'un républicain comme
Dardsnn*^ ou d'un bonapartiste comme Lavalette. Ajou-
tons que si dans nos références nous citons généralement
deux ou trois documents, quand un seul paraîtrait snfQre,
cest en vertu de l'axiome : Testis unus, ustis nullus.
TIii PREFACE.
Nous avons consciencieusement cherché la vérité. An
risque de froisser toutes les opinions, nous avons voulu
ne rien omettre, ne rien voiler, ne rien atténuer. Mais
impartialité n'est point indifférence. Dans ce récit, oùnous
avons vu avant tout la France, la grande blessée, nous
n'avons pu ne pas tressaillir de pitié et de colère. Sans
prendre parti pour l'empire, nous nous sommes réjoui
des victoires de l'empereur et nous avons souffert de ses
défaites. En 1814, Napoléon n'est plus le souverain. Il
est le général; il est le premier des soldats français.
Nous nous sommes rallié à son drapeau en disant
comme le vieux paysan de Godefroy Gavaignac : « Il ne
s'agit plus de Bonaparte. Le sol est envahi. Allons nous
battre. »
H. H.
Paris. 25 mars 1888-
1814
LIVRE PREMIER
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE i8l4
Après toutes les gloires, c'étaient tous les désastres.
La France de Napoléon, celte France qui avait compté
cent trente départements, dont le département du
Léman, chef-lieu Genève, le département de Rome,
chef-lieu Rome, le département du Zuiderzée, chef-lieu
Amsterdam, le département des Rouches-de-l'Elbe,
chef-lieu Hambourg, et qui avait eu pour tributaires
l'Italie, le royaume de Naples, l'Illyrie, l'Espagne et
la Confédération du Rhin, c'est-à-dire : les duchés de
Berg, de Hesse, de Bade, le Wurtemberg, la Bavière,
la Westphalie, la Saxe et la moitié de la Pologne, la
France, son vaste empire démembré et ses armées par-
tout repoussées, voyait l'ennemi, — l'Europe entière,
— à l'est, au pied des Vosges et du Jura, au sud, en
deçà des Pyrénées, La France envahie, épuisée d'hom-
mes et épuisée d'argent, revivait les jours sombres de
l'hiver de 1709, Sous Louis XIV, elle avait connu ces
terribles lendemains de victoires, ces retours soudain»
et farouches de la fortune lassée.
2 1814.
Du steppe de Mojaïsk aux hôpitaux de May ence, des
milliers et des milliers de cadavres marquaient la route
suivie par la Grande Armée. En 1812, 17S000 Fran-
çais avaient passé le Niémen; en 1813, 400000 con-
scrits avaient passé le Rhin; et, dès l'automuf^ de cette
année 1813, de nouveaux décrets appelaient encore
796 000 hommes sous les armes*. Le blocus conti-
nental, les champs en friche, les fabriques fermées,
l'arrêt complet des affaires et des travaux publics, la
retenue de 25 pour 100 sur tous les traitements et
pensions non militaires', l'énorme augmentation des
1. Sénatus-consulte du 9 octobre 1813, autorisant la levée de 280 000 hommes :
120000 hommes des classes do 1808 à 1814; 160000 hommes de la conscription
de 1815.
Sénatus-consulte du 15 novembre 1813, autorisant la levée de 300 000 hommes
des classes de l'an XI, à l'an XIV, et des années 1806 et suivantes, jusques
et y compris 1814.
Décret impérial du 20 novembre 1813, portant à 160 000 hommes la levée
des 120 000 conscrits, autorisée par le sénatus-consulte du 9 octobre.
Décret impérial du 17 décembre 1813, ordonnant la formation de 457 cohortes
de gardes nationales (évaluées à un total de 176 500 hommes) destinées à
seconder ou à remplacer les garnisons de l'intérieur pour la garde des
places fortes, la police et au besoin la défense des villes ouvertes.
Deux autres décrets dos 30 décembre 1813 et 6 janvier 1814 allaient en-
core ordonner la formation de légions de gardes nationales actives, qui se-
raient levées successivement et selon les besoins. On peut évaluer à 140 000
au moins les hommes mis à la disposition de la défense par ces deux dé-
crets.
C'était donc en tout 936000 hommes qui étaient appelés, ou, à mieux dire,
sur le point d'être appelés. En efiet, s'il y a l'éloquence il y a aussi l'illusion
des chiffres. Par suite des ajournements de certaines levées, de la résistance
que présentèrent certaines autres, du manque d'armes, des difficultés de
toute sorte, sur ces 900000 soldats et miliciens, un tiers à peine fut organisé
et un huitième seulement combattit en rase campagne. De même, les
575000 hommes des armées de 1812 et 1813 no périrent pas tous parles balles,
le froid et le typhus, comme l'affirmaient les pamphlets des premiers jours
de la Restauration. Près de 300000 étaient prisonniers ou tenaient les villes
fortes d'Allemagne (Hambourg, où il y avait 42000 hommes; Dresde, où il y
avait 20000 hommes; Magdebourg, où il y avait 18000 hommes; Dantzig,
Torgau, Erlurth, etc.), et plus de 100000 défendaient Strasbourg, Metz, Maës-
tricht, Mayence,Anver3,etc., ou tenaient la campagne en Alsace, ep Lorrain»
et dans Ves Pays-Bas.
2. Procès- verbaux des conseils dos ministres, 17 novembre 1813. Arch. nat.,
AF, IV*, ^. Mémoires de Bausset, IV, 253. — Non seulement les traitements
civils se tri^-aient diminués; la solde des officiers et même des soldats ét*it
payée en retafrd, par acomptes, et avec toutes les difficultés. Rapport de Pius-
quier, 10 f^v^er; Napoléon à Berthier, 2 mars. Arch. nat., AF, iv, 534 et
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 3
impôts', avaient amené la gêne chez les riches, ia
misère chez les pauvres. La rente était tombée de
87 francs à 50 fr. 50; les actions de la Banque, cotées
jadis 1430 francs, valaient 71S francs; le change
sur les billets était de 12 pour 1000 en argent, de oO
pour 1 000 jen or. Le numéraire était si rare qu'on
avait dû suspendre jusqu'au 1*' janvier 1815 la loi
qui fixait l'intérêt à 5 et 6 pour 100; chacun pouvait
prêter au taux qu'il voulait*. A Paris, sauf les den-
rées alimentaires, et quelques bonbons le premier
de l'an, rien ne se vendait'. En province, les arma-
teurs avaient leurs bâtiments au port, les manufactu-
riers leurs magasins pleins, les vignerons leurs cel-
liers remplis. Ces derniers possédaient, il est vrai, des
créances sur l'Allemagne : quand seraient-ils payés ?
En attendant, on portait au Mont-de-Piété son argen-
terie, ses meubles, son linge. Partout les faillites
étaient nombreuses. Des colonnes mobiles fouillaient
les bois à la recherche des réfractaires, les garnisaires
s'installaient au fover de la mère de l'insoumis*;
6 (lettre non citée dans la Correspondance). Mémoires de Ségur. XI, 265. —
- chai Ney, da 1" janvier au 15 mars, n'avait point reçu un sou da sa
- . ;y à Benhier, 16 mars. Arch. de la guerre.
^ .», ïes un rapport de Pasquier du 14 janvier, il aurait même été qnesUfm
d'une suspension du paiemcat des rentes au-dessus de 300 francs.
1. Décret du 11 novembre 1813, trappant de 30 centimes additionnels !a
contr.buiion foncière, les portes et fenêtres, les patentes, doublant la cota
perîo:^aelle, surimposant le sel da deux décimes par kilogramme et augmen-
tant dun décime les droits réunis et les octrois. — Décret du 9 janvier 18M,
frappant de 50 centimes additionnels la contribution foncière, doublant la
cote personnelle et les portes et fenêtres. Bulletin des Lois. — Ces décreu
d'ailleurs restèrent h peu près sans effet. Malgré les surimpositions, lea con-
tributions directes de 1814 accusent, comme on le verra plus loin, tin* moins-
vaine de plus de 50 pour 100.
2. Bail. des Lois, 18 janvier; Rapports journaliers de Pasquier, janTier,paui«
3. Rapports de Pasquier, !••, 11, 18 et 19 janvier. Cf. note de police, 21 ja»
Tier. Arch. nat.,AF,, rv, 1534 et F. 7, 6603.
4. Rapports analytiques du comte François à Rovigo, janvier, passim.
analyses de pièces de la police générale, janvier, passim. Rapports de Pas-
quier, 7 janvier, Ifi ^vier, 4 février et passim. Correspondance des prà-
fets relative à la conscription de 1813-1814. Arch. nat., F. 7, 4291, K. 7,3771
r. 7, 4290, AF., rv, 1533, F. 7, 3408», 3408» et 3416».
4 1814.
dans certaines contrées, c'étaient les femmes et les
enfants qui labouraient'. D'ailleurs, le ministre de
l'intérieur n'allait-il pas bientôt mettre à l'ordre du
pays, par la voie des journaux, que les femmes et les
enfanl- pouvaient utilement remplacer les hommes
dans les travaux des champs, et que le labour à la
bêche devait suppléer au labour à la charrue, devenu
impossible à cause du manque de chevaux^.
Ainsi ruinée et décimée, la population française
tout entière n'avait qu'une seule pensée, ne vivait que
dans une seule espérance, ne formait qu'un seul vœu :
la paix. Des villes, des campagnes, des états-majors
mêmes, cette prière unanime arrivait, résignée et
tremblante, au pied du trône impérial. Depuis les
campagnes de 1808 et de 4809, et surtout depuis la
retraite de Russie, la France était lasse de la guerre.
Les désastres de la Bérézina et de Leipzig, la marche
de l'ennemi vers les frontières, l'avaient fait revenir
de ses rêves de gloire, comme quinze ans plus tôt, les
hécatombes de la Terreur et les désordres du Direc-
1. Sous-préfet de Beaune à Montalivet, 17 janvier, Arch. nat., F. 7,4290.
Cf. Sous-préfet de Vervias à Malouet, 11 janvier : « Il ne reste plus dans
l'arrondissement que les vieillards, les estropiés, les infirmes. »Arch. de Laon.
« Dans l'Aisne, écrit Pasquier le 6 janvier, on n'a laissé aucun homme dans
les familles pour leur soutien.» « Dans l'Eure-et-Loir, écrit-il le 11, il n'y a
plus que les infirmes et les éclopés. » Arch. nat., AF., iv, 1 534. — Il faut bien
se rendre à ces témoignages authentiques, venus de tous les points de la
France et se confirmant l'un par l'autre. On est en droit néanmoins de les
taxer d'une certaine exagération. Le rappel des classes an XI ei suivantes, la
levée de 1815, l'appel des gardes nationaux mobiles, ne portaient après tout
que sur les hommes de dix-neuf k quarante ans. A quarante et iin ans, on
n'est pas un vieillard.
2. Instruction rédigée par ordre du ministre de l'intérieur, publiée dans le
Journal de l'Empire, du 27 mars.
3. « Si l'empereur pouvait réunir toute la France autour de lui. Sa Majesté
entendrait crier de toutes parts : « Sire, donnez-nous la paix. » Dejean à
Clarke, Anvers, 13 décembre 1813. Archives de la guerre. Cî. Mémoires de
Marmont, VI, 8-10; Mémoires de Beliiard, I, 125 sqq. Quant aux témoigna-
ges des préfets, commissaires extraordinaires, commissaires généraux de
police, sur le vœu général de la paix, c'est par centaines qu'il faudrait
les citer. Arch. nat., AF., iv, 1534; F. 7, 4391; 3772; 3043; 3737; F. ».
4290.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. S
toire l'avaient désabusée de ses rêves de liberté. Après
vingt-cinq années de révolutions et de guerres, la
France voulait du repos. Mais la France, et nous en-
tendons par là l'immense majorité du pays, les quatre
cinquièmes de la population, ne désirait point la chute
de Napoléon. Elle n'y pensait môme pas l
A la vérité, l'ancienne noblesse et une partie de la
bourgeoisie voyaient les choses d'une autre façon. La
noblesse, encore qu'une infinité de ses représentants
se fût ralliée à l'empire, n'avait jamais complètement
désarmé. Mais en province, les petits conciliabules
royalistes s'ajournaient à une date indéfinie si le nom
du commissaire de police était inopinément prononcé
par l'un des conjurés. Pour le faubourg Saint-Ger-
main, il se contentait de faire la petite guerre, avec
des épigrammes comme projectiles. Les beaux esprits
disaient, en jouant sur les mots, quand les journaux
annonçaient « la dernière victoire de l'empereur » :
« Cuvons à la dernière victoire de l'empereur! »
l'était inolTensif. Les libéraux étaient plus dangereux,
irce qu'ils étaient en nombre, et parce que beau-
)up d'entre eux étaient dans les Chambres et l'ad-
linistration. Ces derniers avaient rampé dans la ser-
ilude lorsque l'empereur était le maître du monde,
fuand l'ère des défaites fut ouverte, ils commencèrent
condamner la cruauté de son ambition, la folie de
;s rêves, le despotisme de son gouvernement. Ils ac-
tusèrent ce sénat servile dont plusieurs étaient mem-
ires, cette représentation illusoire dont quelques-uns
lisaient partie, celte administration tyrannique oiî
)lus d'un avait brillé, ce ministre de la police dont tous
jerraienf la main, et qui, vingt-cinq ans après la révo-
lution française, agissait comme M. de Sarlines, expé-
|diant des lettres de cachet, faisant mettre des livres au
)ilon, reléguant, bannissant et emprisonnant arbitrai-
f 1814.
rement*. Cette irritation des libéraux, qui se mani-
festa avec force dans le rapport de Laine, était légi-
time; la protestation n'en était pas moins tardive et
inopportune. C'était deux ans plus tôt que les députés
auraient dû faire entendre leurs censures et imposer
leurs vœux. Alors, ils pouvaient empêcher l'agression;
désormais ils paralysaient la défense.
La prorogation du corps législatif (31 décembre
1813), les paroles courroucées de l'empereur aux dé-
putés dans leur audience de congé (i*' janvier 1814)
augmentèrent le mécontentement de la classe bour-
geoise. Les députés restés à Paris ne cachèrent pas la
cause de l'ajournement de la Chambre; ils répétèrent,
en en exagérant les termes et les idées, la harangue
de l'empereur. Ils firent de même en province, où
nombre d'entre eux retournèrent dans les premiers
jours de janvier. A Bordeaux, à Marseille, dans plu-
sieurs villes. Laine, Raynouard, d'autres encore, ré-
pandirent des copies manuscrites du fameux rapport.
Les commentaires allaient leur train. L'empereur
pouvait faire la paix et il ne le voulait pas; on accu-
sait son obstination, son orgueil, sa tyrannie*.
Ces sentiments qui commençaient à régner dans les
villes, depuis les salons jusqu'aux boutiques, n'avaient
gagné ni les ateliers ni les campagnes. Là, on souffrait
cruellement de l'état des choses, on voulait la paix,
mais on n'incriminait pas l'empereur. On haïssait la
1. On s'est, au reste, fort exagéré le nombre de ces exils et relégations
arbitraires. L'état des individus exilés ou éloignés de la capitale depuis 1804
jusqu'en 1814 inclus, s'élève en tout à 139, et les deux tiers d'entre eux,
qualidés « anciens révolutionnaires», furent maintenus en exil ou en reléga-
tioa par ordonnance de Monsieur, lieutenant général du royaume, en date du
25 avril 1814. Arch. nat., P. 7, 6586. — D'ailleurs, au point de vue absolu, ]•
nombre ne fait rien à la chose.
2. Rapports de Pasquier, 7 janvier. Rapports et notes de police, 12 janvier,
22 janvier, 20 janvier et passim. Rapports du comte François, 15 janvier et
passim. Arcli. nat., AF., iv, 1534; F. 7, 3043; F. 7, 6603; F. 7, 3737; F. 7,
4291. Cf. Fain, p. 23, not^.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 7
guerre, et l'auteur de tant de guerres n'en devenait
point impopulaire. On ne pensait pas à rapprocher la
cause de Teffetni à associer ces deux termes ;pourtant
identique : la guerre, Napoléon. Les paysans criaient
en même temps : « A bas les droits réunis ! » et « Vive
l'empereur! » * Le peuple, qui, vu la faculté du rem-
placement, avait été seul à payer de son sang la gloire
de Napoléon, le peuple avait gardé sa foi à Napoléon.
Dans la correspondance des préfets et les rapports de
police du commencement de janvier 1814, pièces oh
cependant rien n'est omis ni dissimulé de la misère
et de la prostration régnantes, des placards royalistes,
des désertions, des rébellions contre les agents du
fisc, des propos malveillants de la bourgeoisie, c'est
en vain que l'on cherche, parti des rangs du peuple,
un cri de haine ou une menace contre l'empereur.
Tout au contraire, de nombreux témoignages confir-
ment le mot de Mollien: « La masse de la population
ne connaissait que Tempereur et l'empire*. » Non
seulement l'empereur, si condamnable qu'il pût être,
1. Fain, ManuserU de 1814; Mémoire» de Ségvr, VI, 256.
S. Mollien, J/trmotrM d'un ministre du trésor publie, IV, 127. — «OnditqaatooB
les moyens de succès sont du côté de l'umpereur. > (Note de police. Paria, 21 jan>
vier.) — « La population manifeste une grande confiance dans l'empereur.»
.Commissaire général de police de la Lozère à Rovigo, 25 janvier.)^ « L'em
pereor peut compter sur la classe ouvrière. ■ (Note de police, 21 mars.) —
■ Grand enthousiasme au Havre pour les victoires de l'empereur. » (Rapport
de Pasquier, 13 février.) — «La conâance dans le génie de l'empereur est
sans bornes. « (Id., 5 mars.) — « Le peuple est pour l'empereur. * (Note de
police, 22 janvier.) Arch. nat., F. 7, 6603; F. 7, 3043; AF., iv, 1534. Cf. Ana-
lyses du comte François sur l'esprit public dana les départements, passim,
Aick. nat., F. 7, 4 291. — « Je suis forcé de dire que la majeure partie des ci-
toyens et surtout les négociants tiennent à Bonaparte. On aura peine à le
croire quand on pense que sous lui toutes les opérations commerciales ont
été anéanties... mais l'amour de l'égalité l'emporie... Ils craignent de voir
revenir les privilèges... ■ Rollac, la Journée du iS mort à Bordeaux. Appen-
dice, £(fâ. — « De remonter aux causes de cette guerre, d'en maudire l'auteur,
c'est ce que les paysans ne pouvaient faire. » Journal de Gain de Montagnae, 8.
— « Les derniers cris que Napoléon entendit dans les provinces, ravagées
par sa faute, furent des cris de dévouement. » Fabvier, Joxtma l des opérations du
«• corps, 8. Cf. Mémoires de Ségw, VI, 256 etpassim; Fain, 69,134, 185 «tpassim;
Mmoiru tirés des papiers (Cun homme d'État, XII, 298 ; Pougiat, Koch, etc., etc.
« 1814.
n'avait point perdu l'affection du peuple; si vaincu
qu'il fût, il avait gardé le prestige du capitaine invin-
cible. La paix que l'on implorait timidement de lui, on
s'imaginait qu'il était le maître de la faire, que c'est
lui qui l'accorderait aux alliés. S'il ne la faisait pas,
cette paix tant désirée, c'est qu'il était certain de la
victoire. On pensait comme ces soldats de la garnison
de Dresde qui, retenus prisonniers au mépris de la
capitulation, brisaient leurs armes sur les glacis en
criant : « L'empereur n'est pas mort ! »
La première de ces immenses levées décrétées dans
l'automne de 1813 s'opéra facilement*. L'empereur de-
mandait 160 000 hommes des classes de 4808 à 1814.
La France, épuisée, lui en donna 184 000*. La seconde
levée (150000 hommes de la conscription de 1815) ne
rencontra pas non plus de résistance, sauf dans quel-
ques départements de l'ouest et du sud-ouest*. Mais
1. Correspondance des préfets relative à la conscription de 1813-1814.
Arch. nat, F. 7, 3408*, 3408» et 3416». — Dans sa lettre du 15 octobre 1813, 1«
préfet du Mans dit : « ... Je ne saurais taire que j'ai trouré une répugnance
extrême pour le service militaire qui s'est manifestée par des doléances et
des infirmités supposées. Mais la douceur et la résignation égalent l'apathie.»
— La résignation, le mot est juste. C'est le sentiment qui domine dans l'an-
semble des départements.
2. État des levées au 15 janvier et 31 janvier 1814. 'Arch. nat., AF., rv*,
637 et 638. — De fait, l'excédent était un déficit de 9000 hommes, puisque,
en y comprenant la levée de 30000 hommes pour l'armée des Pyrénées et les
5000 conscrits demandés en plus sur le contingent de 160000 hommes, c'était
en réalité 195000 hommes qui étaient appelés.
3. Correspondance des préfets relative à la conscription de 1813-1814. Arch.
nat., F. 7, 3408', 3408' et 3416*. — D'après cette précieuse correspondance,
il serait facile de dresser pour l'ensemble de la I<'rance un tableau figuratif de
l'esprit public en 1814. D'une façon générale, on peut dire que le patriotisme, se
traduisant par l'obéissance aux appels sous les drapeaux, la fidélité au gouver-
nement impérial et, plus tard, les prises d'armes spontanées contre l'ennemi,
animait les départements qui correspondent aux anciennes provinces : Picar-
die, Ile-de-France, Bretagne (moins les environs de Nantes), Saintonge, Auver-
gne, Haut-Languedoc, Dauphiné, Lyonnais, Bourgogne, Barri, Bourbonnais,
Nivernais, Touraine, Orléanais, Franche-Comté, Champagne, Alsace et Lor-
raine. Dans les Flandres, l'Artois, la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Guyenne,
la Gascogne (moins le département des Hautes-Pyrénées), le Bas-Languedor,
la Provence (moins Marseille et Toulon), les population» étaient indifiérenta»
à l'invasion e*. quelques-unes hostiles k l'empire.
LA FRANCE AU COMMENCIMENT DE 1814. »
cette levée, qui ne devait fournir que des hommes
de dix-neuf ans, en moyenne, ne fut pas, pour ce
motif, pressée avec activité. L'administration, les bu-
reaux de recrutement, les magasins d'habillement et
surtout les arsenaux ne pouvaient suffire à tant de
levées à la fois. Or l'empereur préférait les con-
scrits de vingt-cinq ans à ceux de dix-neuf. Com-
mencée postérieurement à ceUe des 160000 hommes,
la levée de 1815 était loin d'être terminée à la fin de
la guerre*.
Les difficultés surgirent avec l'appel des 300000
hommes. Lever encore 300 000 hommes sur les clas-
ses de Tan XI à 1814, c'était, comme eût dit Vauban,
« tirer plusieurs moutures d'un même sac ». Les hom-
mes des classes de Tan XI à 1807 allaient satisfaire à
la conscription pour la seconde fois ; ceux des classes
1808, 1813 et 1814, pour la troisième fois; ceux des
classes de 1809 à 1812, pour la quatrième fois ! Outre
les 150000 hommes de la levée normale, on exigeait
de la classe de 1809 et de chacune des trois suivantes
le quart de la levée extraordinaire du 11 janvier 1813,
soit 25000 hommes; le septième de la levée extraor-
dinaire du 9 octobre 1813, soit 38 000 hommes; le trei-
zième de la levée extraordinaire du 1 5 novembre 1813,
soit 24 000 hommes; — en tout : 237 000 hom-
1. L'Aisne envoyait soq contingent ou partie de son contingent (595 hommes]
le 20 janvier; Seine-et-Marne (2000 hommes au lieu de 1533 demandés), le
5 février; le Var (1 140 hommes au lieu de 680), le 25 février; la Charente-
Inférieure (12W hommes au lieu de 1472), le 21 mars; le Tarn (566 hommes
an lieu de 980). le 28 mars, etc. Correspondance des préfets. Arch. nat., F. 7,
340S*, 3408», 341G», et Rapports de police, F. 7, 3043 et 3737.
Nous n'avons point trouvé aux Archives de la guerre ni aux Archives na-
tionales le relevé de l'ensemble des contingents fournis par la levée de 1R15.
qui tut arrêtée dès le !•' avril 1814. Mais d'après un rapport du maréchal
Uavout (alors ministre de la gt?erre) A l'empereur, en date du 15 mai 1815
(Archives nationales AF. IV, 1534), nous savons que cette levée ne donna en
tout que 48 000 hommes. Ainsi, d'une façon générale, on peut dire que, sauf
uue vingtaine de mille hommes incorporés dans la jeune garda en février et
•n mars, la levée de 1815 ne contribua cas à la défena*.
tO 1814.
mes. C'était l'entier épuisement d'une génération*.
Les levées précédentes avaient successivement enlevé
les célibataires, puis les veufs sans enfants; pour la
levée des 300 000 hommes, on dut prendre les soutiens
de famille et même un certain nombre d'hommes ma-
riés. Les opérations marchèrent lentement et mal.
Les listes étaient vicieuses. On y portait des individus
déjà enrôlés comme conscrits des levées antérieures,
comme remplaçants ou comme chasseurs et grenadiers
des cohortes de w garde nationale. Les forêts s'empli-
rent de réfractaires. Dans certains chefs-lieux de can-
ton, le quart seulement des appelés se présenta aux
mairies*. Aussi, tandis que la levée des 160000 hom-
mes donnait au 31 janvier un excédent de 24 000 hom-
mes, la levée des 300000 hommes donnait à cette
même date un déficit de 237 000 hommes. Jusqu'alors,
63000 conscrits seulement avaient pu être mis en
route '.
Plus impopulaire et plus difficile encore fut l'orga-
nisation des légions de gardes départementales, desti-
nées à former des armées de réserve. Cette conscription
déguisée, car, une fois embrigadées, les gardes natio-
nales n'étaient plus distinguées de l'armée active*,
1. Dans la pratique, et autant que le temps et les circonstances le permi-
rent, les préfets s'efforcèrent d'équilibrer les charges entre les différentes
classes. Ainsi, on ne prit les veufs sans enfants et les hommes mariés dans
les classes 1809 à 1812, les plus éprouvées, que lorsqu'on eut pris tous' les
célibataires dans les classes antérieures et postérieures. Correspondance
des préfets. Arch. nat., F. 7, 3408*, etc.
2. Correspondance des préfets relative à la conscription de 1813-1814. Àrch.
nat., F. 7, 3 408', 3408^ et 3416*.
3. État de la levée des 300000 hommes au 31 janvier. Arch. nat., AF., vr*,
639. — Comme pour la levée de 1815, d'ailleurs, les opérations continuèrent
les deux mois suivants. 11 faut remarquer aussi que, de même que la levée
des 160000 hommes donnait non pas un excédent de 24000, mais un déficit
de 9000 hommes, puisque de fait 195000 hommes étaient appelés au lieu de
160000, de même la levée des 300000 hommes donnait seulement un déficit-
de 116000 hommes, puisque, en réalité, 178000 hommes étaient immôdiatemeQt
appelés au lieu de 300 QOO.
4. Correspondance de Napoléon, 21 185.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 11
portait à peu près exclusivement sur les hommes ma-
riés ayant échappé aux levées précédentes et sur les
hommes au-dessus de trente-trois ans, presque tous
mariés aussi, du moins dans les campagnes. On avait
la faculté de se racheter, mais les remplaçants coû-
taient cher et devenaient rares. La plupart des ou-
vriers sans travail des grands centres industriels
étaient déjà partis en cette qualité'. Dans la classe
bourgeoise, nombre de gens quittèrent le département
oii ils étaient inscrits comme électeurs. Ce mouve-
ment se généralisa au point de forcer l'administration
à refuser des passeports jusqu'à la formation défini-
tive des contingents. Les paysans n'étaient pas plus
empressés. Ils se disaient prêts à défendre leurs foyers,
mais ils ne voulaient point rejoindre l'armée. Sous
l'influence des révoltes et des larmes de leurs femmes,
ils déclaraient qu'ils ne partiraient pas. Il y eut des
attroupements, des rébellions. C'est à peine si l'on
put réunir, le 2o janvier, environ 20 000 miliciens
dans les différents camps d'instruction*.
Ces divers contingents des nouvelles levées qui, au
milieu de janvier, ne formaient pas un effectif total
1. On acceptait les remplaçants ju!>qu'à 38 ans quand ils n'avaient pa-s
servi, jusqu'à 42 quand ils étaient anciens militaires. Circulaire aux préfets.
Arch. nat., F. 7, 3416*. — Le haut prix des remplacements explique pourquoi il
jr eut en 1814 si peu d'engagements volontaires : 291 dans tout Paris pendant
le mois de janvier. Les hommes dont la famille était dans la misère aimaient
mieux remplacer que s'engager.
2. Correspondance des préfets relative à la conscription de 1813-1814. Arch.
nat., F. 7, 3048», 3018* et 3416». Rapports journaliers de Pasquier, du 1" au
20 janvier. AF., nr, 1534, et Rapports de police, mêmes dates, F. 7, 3 043
et 3 737. Correspondance de Napoléon, 21056, 21057, 21113; Clarke à Malouet.
2 janvier. Arch. de la guerre.
Les gardes nationales, dites actives, furent naturellement portées à un
plus grand nombre dans le courant de la campagne; mais en y comprenant
les gardes nationales réunies à Lyon, on ne peut guère admettre que cea
milices aient jamais dépassé l'effectif total de 40000 hommes tenant la cam-
pagne on organisés et prêts à marcher. No»»" ne comptons pas dans ce chiffre,
cela s'entend, les gardes nationales dites urbaines ou sédentaires de Mets,
Strasbourg, Paris, Reims, Rouen, etc.
12 1814.
déplus de 475000 hommes ayant rejoint les armées
du Rhin, du Nord et des Pyrénées, ou arrivés dans
les dépôts de France, depuis Vannes jusqu'à Rome,
n'étaient point, par malheur, immédiatement utili-
sables. Avant de mener ces recrues à l'ennemi, il fallait
les instruire, les vêtir, les armer. Le temps manquait
pour l'instruction. En janvier 1814, les huit dixièmes
des hommes incorporés en étaient encore à l'école du
soldat'. Quanta l'habillement et à l'armement, lesma-
gasins et les arsenaux de l'ancienne France n'y suffi-
saient pas. Depuis 1811, on y avait puisé sans mesure
pour remplir ceux des places-frontières d'outre-Rhin,
où l'on concentrait tout le matériel, et la campagne
de Saxe avait achevé de les vider. Il y avait encore
des armes à Hambourg, à Stettin, à Mayence, à
Wezel, à Magdebourg ; il n'y en avait plus à Metz ni
à Paris.
Dans les dernières années, on avait fait rentrer les
fusils des gardes nationales de province. Ces fusils,
la plupart en mauvais état, constituaient à peu près
les seules ressources de la dernière armée impériale.
L'empereur, dit-on, répétait sans cesse ; « Pourquoi
m'a-t-on caché l'état des arsenaux? » Les situations
des divisions militaires témoignent. Au mois de jan-
vier 1814, il y avait nombre de bataillons au complet
d'effets et d'armes. Mais dans les dépôts, quelle mi-
sère! Combien de soldats étaient dans l'état décrit
par le général Préval, commandant le grand dépôt de
cavalerie de Versailles : « Il vient de m'arriver une
compagnie de chasseurs à cheval à laquelle il manque
1. Quelques exemples entre tant d'autres. Le 1" janvier, les dépôts de la
!'• division militaire comptent 1910 hommes aux écoles de peloton et de ba-
taillon, 7285 à l'école du soldat; le 15 janvier, 495 hommes à l'école de pelo«
ton, 4 523 à l'école du soldat; le 1" février, 150 hommes à l'école de peloton,
4563 hommes à l'école du soldat. Situation des divisions militaires du !•' jan-
rier au 1" février. Arch. nat., AF., iv*, 1050.
LA FRANCK AU COMMENCEMENT DE 1814. 13
tout, moins les gilets et les pantalons d'écurie*. »
Deux hommes sur trois, en moyenne, étaient ha-
billés', et, chose tout autrement grave, un homme
sur deux était armé. Les dépôts de la V" division mi-
litaire (Paris), le 1" janvier, comptaient 9 19o hommes
présents et 6 530 fusils; les dépôts de la 16* division,
15 789 hommes et 9470 fusils. A Rennes, à Tours, à
Perpignan, dans toutes les garnisons de l'ouest, du
centre et du midi, c'était pire encore. Voici le 5« léger
avec 545 hommes et 150 fusils, le 1153° de ligne avec
1 088 hommes et 142 fusils, le 142" avec 324 hommes
et 41 fusils, le 115" avec 2 344 hommes et 289 fusils.
Les armes blanches mêmes font défaut. Le i" régi-
ment de chevau-légers a 202 sabres pour 234 hommes,
le 17"de dragons 187 sabres pour 349 hommes, le 8" de
cuirassiers 92 sabres pour 134 hommes. — Cent dix,
il est vrai, possèdent des pistolets'! — Les chevaux
manquent à proportion. Au grand dépôt de Versailles,
il y a 6 284 chevaux pour 9786 cavaliers*.
Les cohortes actives de la garde nationale, dont
l'habillement, l'équipement et, en raison de l'état des
arsenaux, l'armement même incombaient à l'admi-
nistration civile, n'étaient pas mieux pourvues. Ces
hommes portaient la blouse, beaucoup le chapeau
rond; presque tous marchaient en sabots. Les plus
militaires d'aspect avaient un shako, une giberne et
unhavresac^. Au cours de la campagne, i'empereur
donna l'ordre d'habiller les milices avec les capotes
1. Prôval à Clarke, 25 mars. Arch. de la guerre.
i. Dépôts de Paris an I*' janvier : 4 797 hommes habillés sur 9193; an ISjan-
vier, 4523 habillés sur 6241 ; le 15ô* de ligne. 74 hommes habillés sar 330 hom-
mes; le 8* dragons, 75 hommes habillés sur 150, etc. Situations des divisions
militaires du I" janvier au 1*' février. Arch. nat. AF., rv', 1050.
3. Situations des divisions militaires en janvier. Arch. uat., AF., iv*, 1<£0.
4. Situation du dépôt de cavalerie de Versailles, au 8 février. Arch. nat.
AF. IV, 1670. — Au 10 mars, 3615 chevaux pour 7 119 cavaliers. AF.rv, 1667.
& Correspondance des préfets, Arch. nat., F. 7, 3408*, 3408*. Conrt^om-
d»\et d« Napoléon, 21 343, 21 409.
14 1814.
et les shakos des prisonniers. On dut y renoncer à
cause de la vermine qui infectait ces effets*. Dans la
garde nationale, moitié de l'armement se composait
de mauvais fusils de chasse, obtenus à grand peine par
les réquisitions. Certains bataillons arrivaient abso-
lument sans armes dans les camps de concentration.
Le 16 février, mille gardes nationaux s'armèrent sur
le champ de bataille avec les fusils de l'ennemi '.
En vain l'empereur multipliait les levées, doublait
les impôts, abandonnait son trésor privé aux différents
services de la guerre % hâtait la fabrication des armes,
les travaux des forteresses, la confection des muni-
tions, temps et argent manquaient pour tout. Le grand
malheur fut la soudaineté de l'invasion. L'entrée pré-
cipitée des Alliés sur l'ancien territoire, dans les pre-
miers jours de janvier, surprit la France en pleine
organisation de défense. Ce coup d'audace arrêta le
recrutement et la perception dans le tiers des départe-
ments, jeta par tout le pays le trouble et l'épouvante,
et contraignit Napoléon à jouer sa couronne sur une
seule bataille, lui qui avait gagné cent batailles I
L'invasion terrifia la population, mais la France
1. Correspondance de jyapoUon, 21 296 ; Ciarke à Napoléon, 17 mars. Arch.
de la Guerre. — Sur la saleté des troupes alliées, voir Journal d'un prison-
nier anglais. Revue britannique, V, 268.
2. Correspondance des préfets. Arch. nat., F. 7, 3408*, 3408», 3416*. Let-
tres de Flahaut à Malouet et de Malouet à Flahaut, 19 au 23 janvier. Arch.
de Laon. Correspondance de Napoléon, 21113, 21284; Correspondance du roi
Joseph, X, 135.
3. Le trésor privé de Tempereur, produit de ses économies sur la liste
civile pendant dix ans, se montait en 1813, défalcation faite des sommes avan-
cées aux différents services et établissements de crédit (sommes dont l'empe-
reur fit abandon par l'article XI du traité de Fontainebleau), à 75 millions en
or et en argent déposés dans les caves des Tuil«ries. Or, au mois d'avril 1814
il restait d» ces 75 millions, 10 millions qui, au mépris de tout droit, furem
saisis à Orléans par les ordres du gouvernement provisoire. Cf. Correspon-
dance de Napoléon, 20902, 21067, 21 14T, ^1537 ; Correspondance du roi Joseoli
X,j9a.wim;Fain, 2,274; Meneval, II, 25,96, 101. — Hauterive écrivait à Cau-
laincourt, le 25 février : « Le trésor de l'empereur fournit aujourd'hui à
toutes les dépenses; il s'épuisera. » Arch. des atlairea étrangères, fond*
France. 670. Cf. Arch. nat., AF., iv. 1933.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 18H. tS
abattue n'eut pas un frémissement de révolte. L'idée
Tpétaphysique de la Patrie violée qui en 92 avait eu,
quoi qu'on en puisse dire, tant d'action sur un peuple
jeune ou rajeuni ^jar la liberté, cette idée ne souleva
pas un peuple vieilli dans la guerre, las de sacrifices
et avide de repos. Pour réveiller les colères et les
haines, il fallut le fait brutal et matériel de l'occupa-
tion étrangère avec son cortège de maux : les réqui-
sitions, le pillage, le viol, le meurtre et l'incendie.
Loin que l'invasion, dans les premiers temps, élevât
les cœurs et donnât à l'empereur une force morale sur
laquelle il était en droit de compter et dont il avait
tant besoin, l'esprit public s'affaissa plus encore. Dans
quelques villes à Dôle, à Chalon-sur-Saône, à Bourg-
en-Bresse, les gardes nationales urbaines reçurent
les^utrichiens à coups de fusil*. Mais presque par-
tout, il suffit aux Alliés d'apparaître. Épinal se rendit
à .cinquante Cosaques, Mâcon à cinquante hussards,
Beims à un peloton, Nancy aux coureurs de Blûcher,
Chaumontàun seul cavalier wurtembergeois ! Langres
et Dijon, après avoir fièrement fermé leurs portes, capi-
tulèrent, Langres au deuxième coup de canon et Dijon
au deuxième parlementaire*. Dans les campagnes,
au cri : « Les Cosaques ! » nombre d'habitants se sau-
vaient vers les bois, emportant leurs meubles les meil-
leurs et poussant devant eux les porcs et les vaches.
D'autres, confiant dans les procla,mations des Alliés,
qui promettaient le respect des propriétés et le maiu-
1. Correspondance de Napoléon, 21205; Moniteur et Journal de l'Empire,
16, 19, 21 janvier; Proclamation de Babna aux habitants de l'Ain, Bourg,
14 janvier.
2. Mortiev à Berthier, 16 janvier; Rapport de Gerband, 19 janvier. Arch.
de la guerre. Caulaincourt à Napoléon, Lnnéville, 8 janvier. Arch. de»
affaires étrangères. Lettres historique* de Dardenne (professeur à Chaur.i nt
en 1814), citées par Steenackers, Tlnoasion dans la Haute-Marne, p. 49 : -V-i-
niteur, 20 février; Journal de Fabmer, 19. Plotho, Der Krieg i» Deutscklcrui
ma Frankreieh m de» Jahren 1813 und 1814, III, 38-40, etc
16 1814.
tien sévère de la discipline, ne quittaient pas les vil-
lages. Ils s'efforçaient d'éviter les violences par leui
empressement à satisfaire aux demandes des soldats
et aux réquisitions des officiers*.
Partout, à la vérité, les petits corps français se re-
pliaient devant les grandes armées alliées ; les géné-
raux commandant les levées en masse dans les dépar-
tements frontières n'étaient pas arrivés à destination
quand déjà s'avançait l'ennemi*; les préfets et sous-
préfets quittaient le pays, d'après les ordres exprès
de l'empereur, avec les dernières troupes françaises.
Sans chefs, sans organisation et la plupart sans ar-
mes, les paysans pouvaient-ils s'opposer à la marche
de 250 000 soldats? Toutefois, ils étaient peu disposés
à combattre. La misère où ils se trouvaient, les sacri-
fices qu'ils avaient déjà faits, leurs terres en friche et
leurs enfants tués à Leipzig ou morts à Mayence, les
avaient brisés à toutes lesTésignations. « La soumis-
sion des habitants encourage les Alliés», écrit de Châ-
tillon, le 31 janvier, le duc de Yicence. « Il n'y a plus
d'énergie en France », écrit-il encore le 3 février.
« L'inertie est partout la même », écrit de Chaumont
le maréchal Mortier. « Dans la foule, dit le sous-préfet
de Vervins, il n'y a que mollesse et lâcheté. Je voif
tous les habitants sans émulation et sans énergie,
insensibles à la honte d'une invasion'. »
La nouvelle du passage du Rhin se répandit à Parif
1. Caulaincourt à Napoléon, Lunéville, 8 janvier; Saint-Dizier, 18 janvier;
Châtillon, 31 janvier, Arch. des affaires étrangères, fonds France, 668. L'em-
pereur Alexandre à Bar-sur-Aube, br. in-8, 1816, 7; Fleury, le Département
de l'Aisne en 1814; Steenackers, l'Invasion dans la Haute-Marne; Pougiat,
l'Invasion dans PAube, passrm.
2. Le décret sur les levée» en masse et la nomination des généraux dési-
gnés pour les commander sont du 4 janvier. Correspondance de Nipoléon, 21 061.
3. Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 31 janvier et 3 février. Arch. des
affaires étrangères, fonds France, 668. Rapports de Mortier àBerthier, 10 et
17 janvier. Arch. de la guerre. Soiu-préfet de Vervina à préfet de l'Aisne,
10 janvier. Arch. de Làon.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 17
et dans les départements limitrophes, les 6 et 7 jan-
vier. Déjà quelques exemplaires de la procïumalion
de Schwarzenberg- y étaient parvenus*. Ce très habile
manifeste, pour lequel le prince avait pris sa plume do
diplomate, n'eut pas seulement comme effet de désar-
mer, en les rassurant, les populations rurales. Perfi-
dement commenté, il excita dans la plupart dos villes
un sentiment nouveau et redoutable. « Les proclama-
tions des Alliés, écrivait le duc de Vicence le 8 jan-
vier, nous font encore plus de mal que leurs armes '.»
La proclamation de Loërach, conçue d'ailleurs dans le
même esprit que la déclaration de Francfort, se résu-
mait en ces deux termes : paix à la France, guerre à
Napoléon. Les mécontents ne tardèrent pas à exploi-
ter la distinction établie par les Alliés entre le pays
et le souverain. Ils rapprochaient celte déclaration
du fait de l'ajournement du corps législatif. A les en-
tendre, l'empereur en congédiant les représentants de
la nation avait lui-même prononcé son divorce avec
la France?
Dans cette ligue tacite entre les libéraux et les
royalistes, ceux-là, encore sans dessein arrêté, ne
mettaient que leurs rancunes; ceux-ci, parfaitement
fixés sur le but à atteindre, apportaient leurs espé-
rances. Pour eux, les Alliés n'étaient pas des ennemis,
étaient des libérateurs. « Les partisans des Bourbons,
ilit M°" de La Rochejacquelein, ne voyaient jamais
Bonaparte entreprendre une guerre sans espérer la
défaite. » Le malheur, c'est que les Français étaient
toujours vainqueurs. Cette fois ils étaient battus : les
royalistes relevèrent la tête. Peut-on, d'ailleurs, don-
ner le nom de conspiration aux conciliabules et aux
1. Elapport de Pasqnier, 7 janTier. Arch. nat., AF., iv, 1534.
S. Caaiainconrt à Napoléon, LunAville, 8 janvier. ArciL. des affaires étra»
gères, fond» France. 668.
18 1814.
manifestations bourbonniennes qui, dans les derniers
mois de 1813 et en janvier 1814, s'étendirent à peu
près partout en France, sans prendre d'importance
nulle part. L'organisation faisait défaut, fes moyens
de communiquer étaient difficiles, et, les chefs n'étant
pas désignés, Ton ne savait à qui s'adresser avec assu-
rance*. A Bordeaux seulement, il y avait quelques cen-
taines d'hommes obéissant au même mot d'ordre. Les
royalistes, en réalité, étaient fort peu nombreux, mais
à son insu chacun servait leur cause, celui-ci en dé-
plorant l'état de la France, celui-là en répétant des
nouvelles alarmantes, d'autres en écrivant du théâtre
de la guerre des récits trop vrais des événements.
Cette conspiration, qui n'était que la conspiration de
l'opinion, des fonctionnaires eux-mêmes s'en fai-
saient les complices par leur découragement et leur
manque d'énergie. Ils sentaient la terre trembler, et
ils pensaient au lendemain : leur zèle se ralentissait.
Fallait-il se compromettre davantage pour une cause
perdue? Dans la moitié de la France, les préfets ne
montraient que faiblesse; ici, quittant leurs départe-
ments, tandis que les troupes s'y maintenaient encore ;
là, éludant les ordres d'arrêter les conspirateurs,
hésitant à appliquer les décrets sur la conscription,
en retardant le plus possible l'exécution et y pro-
cédant sans vigueur*. « Il est difficile d'être plus
1, Deux faits bien caractéristiques, entre autres .-Lynch ayant demandé aux
Polignac de 'lui désigner quelques royalistes zélés de Bordeaux, les deux frères
Tadressèrent ec effet h des royalistes mais non pas aux chefs de la conspi-
ration. Ils ne les connaissaient pas, et Lynch fut rais, par hasard, en rapport
avec eux. — Gain de Montagnac partit le 21 mars pour informer les Alliés de
l'état de Paris sans savoir que VitroUes était parti quinze jours auparavant
avec la même mission. Correspondance relative aux événements de Bordeaux
(par Lynch), 1." l7. Journal de Gain de Montagnac, 3, 4; Mémoires de Vi-
troUes. l, 70.
2. « Les préfets ont été très faibles en 1814, lit-on dans un rapport sur l'or-
ganisation de la garde nationale, en date du 5 avril 1815, il faut les remplacer
par des généraux disponibles. ■ Arch. nat., F. 7, 3165. Cf. Rapports de police,
6, 10, 17, 20 et 26 janvier, 10 et 28 février 1814, Arch. nat.. F. 7, 3043, 4283,
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 19
mécontent que je le suis de vos préfets, » écrivait
Napoléon à Montalivet*. Des maires dressaiônt à des-
sein des listes d'appel incomplètes; d'autres aban-
donnaient leurs administrés à l'approche de l'en-
nemi; d'autres cachaient les fusils et refusaient de
les délivrer à ceux qui voulaient se défendre ; d'au-
tres, serviles jusqu'à la trahison, envoyaient au
nom des Alliés des ordres de réquisition dans les
villages voisins non encore occupés ^ A Lyon, on
chansonnait sur tous lea tons le préfet — M. de
Bondy, — le maire et les conseillers municipaux
pour leur inertie et leur pusillanimité. Du sénateur
Chaptal, qui ne savait rien organiser et qui avait le
tort de manifester trop haut ses inquiétudes, on di-
sait : « Voilà un commissaire extraordinaire, fort
extraordinaire '. »
C'était par découragement, par désir de ne se point
compromettre, ou encore, comme le bon Panurge, par
« paour naturelle des coups », que nombre de fonc-
tionnaires montraient si peu d'énergie. Plusieurs ce-
'1. Correspondance de Napoléon, 21340, 21341, 21358; Jfémovet dé XotHg»,
Vt, p. 335; Clarke à Montalivet, 12 mars et 28 mars. Arch. de la guerre,
ilaiucourt à Napoléon, Nancy, 6 et 7 janvier, et passim. Arch. des affaire»
...angères, fonds France, 668 : « Les préfets et sous-préfeU ont désorganisé
la défense en Alsace et en Lorraine. »
1. Correspondance de Napoléon, 21340 Le préfet de l'Aubft s'est coo-
vert de boue. »
i. Rapports de Pasquier, 17 et 21 février; rapport! do police. 25 janvier et
I" mars. Napoléon à Cambacérès, Reims, 16 mars (non publiée), Arch. nat.,
A.P., IV, 1 534, F. 7, 3 737 ; AK.. iv, 906. Manuscrit de Périn. Arch. de Soissons,
Notes de Defrance, contrôleur des contributions en 1814. Arch, de Laon. Allix
à Clarke, 2 mars et 9 mars et lettre de réquisition du maire de Tonnerre, 3 mars.
A.rch. de la guerre.
Voici comme étaient rédigées les réquisitions : « Le maire de Tonnerre an
maire de. . . Au reçu de la présente et sans autre délai, vous ferei conduire les
quantités de... dans les magasins établis à Tonnerrtv Fauta par vous d'obtem-
pérer à la présente, je serai forcé de noter votre coiomune aux commandanU
comme ayant refasé les subsistances, ce gui emporterait {sic) à l'exécution mi-
litairt. n
-. coinn..^,aire central de poiic« d« Lyon à Rovigo. M féTriar. Arch. nav.
F-', 429^. V -o ■•,»
se 1814.
pendant désiraient la chute de l'empire * , comme Lynch,
maire de Bordeaux, qui conspirait avec La Rochejac-
quelein, et comme Angles, bras droit du duc de Ro-
vigo, qui participait aux intrigues de Dalberg'. La Tour
du Pin, préfet de la Somme, arrêtait le départ des
conscrits, choisissait les officiers de la garde nationale
parmi les anciens émigrés et nommait chef de cohorte
un royaliste notoirement compromis, astreint à la sur-
veillance de la haute police '. Un employé supérieur de
la préfecture de la Seine déblatérait dans un café contre
l'empire, en ajoutant: «Mon opinion est indépendante
de ma place. » Un procureur impérial osait dire en
plein salon : « Si les Alliés voulaient payer la tête de
Napoléon un ou deux millions, on la leur livrerait
bientôt*. »
Pour peu nombreux qu'ils fussent, les royalistes
n'en étaient pas moins fort actifs. Ils s'employèrent
d'abord à rappeler aux Français le nom oublié des
Bourbons, — ces « revenants », comme disait avec
humeur la marquise de Coigny^ Chaque jour, dans
quelque ville, à Bordeaux le 28 décembre, à Troyes
le 29, à Rennes le 4 janvier, à Abbeville le 6, à Cam-
brai le 8, à Agen le 9, à Dax et à Dieppe le 10, à
Évreux et à Toulon le 11, à Marseille le 12, à Amiens
le 14, à Paris, à Quimper, à Douai, à Angers, le 15, à
1. « Dans co département, comme dans tous les autres, écrivait le préfet
de la Seine-Inférieure, il y a, même parmi les fonctionnaires, beaucoup d'in-
dividus attachés à l'ancien ordre des choses , et qui nuisent, par leur
influence et leurs discours, à toutes les mesures que l'on voudrait prendre.
Ils ont organisé une force d'inertie qui tue l'administration et paralyse les
ordres de l'autorité. Pour être passive, la résistance n'en est pas moina
réelle. » Lettre à Clarine, 29 mars. Arch. de la guerre.
2. Correspondance relative aux énéneme its de Bofdeaux (par Lynch), 9-18;
Mémoires de Rovigo, VI, 321-324.
3. Lettre du sous-préfet d'Abbeville, citée dans un rapport de police du
17 février. Arch. nat., F. 7, 4289, et Clirke à Montalivet, 28 mars. Arch. de
U guerre.
4. Note do police, 21 mars. Lettre au grand juge, «. d. An*.h. nat., P. 7, 6605.
5. Mémoires de VitroUet, I, 45.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 21
Moulins le 17, à Châteaurouxle 22, à Rouen et à Laval
le 28, on affichait des placards ou Toc colportait des
proclamations déclarant que les Alliés combattaient
pour les Bourbons et respecteraient les maisons des
royalistes^ el promettant, avec le retour du roi légi-
time, la paix, la suppression des droits réunis et l'abo-
lition de la conscription*. « Français, lisait-on dans
une proclamation de Louis XVIII, n'attendez de votre
roi aucun reproche, aucune plainte, aucun souvenir du
passé. Il ne veut vous entretenir que de paix, de clé-
mence et de pardon. . . Tous les Français ont droit aux
honneurs et dignités; le roi ne peut régner qu'avec
le concours de la nation et de ses députés... Recevez
en amis ces généreux Alliés, ouvrez-leur les portes de
vos villes, prévenez les coups qu'une résistance cri-
minelle et inutile ne manquerait pas d'attirer sur vous,
et que leur entrée en France soit accueillie par les
accents de la joie. » — « Français, lisait-on dans une
proclamation du prince de Condé, Louis XVIII, votre
légitime souverain, vient d'être reconnu par les puis-
sances de l'Europe. Leurs armées victorieuses s'avan-
cent vers vos frontières. . . Vous aurez la paix et le par-
don. L'inviolabilité des propriétés sera consacrée, les
impôts seront diminués, vos enfants seront rendus à
l'agriculture et remis dans vos bras...' » La paix, la
1 . Dossier Gnillon, etc. ; dossier Gibonlon ; rapports joornaliers de Pasqaier
et rapports de police, anx dates. Arcb. nat., F. 7, 6603 et 6598; AF., iv,
1534; F. 7, 3043, 3725,3772.
2. Proclamation du roi aux Fronçai* (s. 1. n. d.). — Louis-Tosepk de Bourbon,
prince de Condé, aux Français (s. 1. n. d.). Bibliothèque nationale, L. B, 44 594,
— Ce sont ces proclamations ou des paraphrases de ces proclainations, toutes
deux écrites en 1813, qui furent d'abord affichées et colportées. En février et
en mars, on répandit la nouvelle proclamation de Louis XVIII (Hartvell,
1** janvier 1814), la proclamation du comte d'Artois (Vesoul, 27 février), pni*
celle du duc d'Angoulême (Bordeaux. 15 mars). Quelques passages valent
aussi d'être cités d'après les Pièces officielles relatives à la journée du3\ mars
(Paris, 1814, in-8) : « Les places seront conservées à ceux qui en sont ponr-
▼Q>, dit Louis XVIII. Le Code souillé du nom de Napoléon restera en
vigueur. L* ■•««( Mra maintena... Le roi prend de noaveaa l'enKagemeat
22 1814.
suppression des impôts et l'abolition de la conscrip-
tion, les partisans des Bourbons ne devaient pas se
borner à faire valoir ces arguments, les meilleurs qu'
fussent, selon l'esprit de la population, en faveut du
droit divin. Bientôt, comme les VitroUes, les d'Escars,
les Polignac, ils allaient renseigner les états-majors
alliés sur l'opinion et les moyens de défense de Paris ;
comme Lynch, comte de l'empire, ils allaient livrer
Bordeaux aux Anglais ; comme le chevalier de Rouge-
ville, « plein de zèle pour les Alliés* », et comme le
chevalier Brunel « prêt à mourir pour les Cosaques* »,
ils allaient guider les colonnes ennemies dans leur
marche contre l'armée française.
Les Bourbons, de leur côté, ne restaient pas inac-
tifs. Encouragés par les nouvelles qui leur arrivaient
de France, par les articles des journaux anglais et
même des journaux allemands qui préconisaient une
d'abolir cette conscription funeste qui détruit le boniieur des familles et
l'espérance de la patrie. » — « Plus de tyran, plus de guerre! dit le comte
d'Artois ; plus de conscription, ni de droits réunis !» — « Les puissances al-
liées, dit le duc d'Angouléme, convaincues qu'il n'y a de repos pour la France
et leurs peuples que dans une monarchie tempérée, ouvrent les voies du trône
au fils de saint Louis... Je proclame au nom du roi qu'il n'y aura plus d»
conscription ni d'impôts odieux !» — Il est inutile de dire que conscription et
droits réunis ne firent que changer de noms, mais il est intéressant de rappe-
ler que, par ordonnances du comte d'Artois et de Louis XVIII, de» 17 avril
•t 9 mai, furent maintenues pour cette année 1814 toutes les contritiutior>
ordinaires et extraordinaires que Napoléon avait décrétées dictatorialemeut.
1. Le chevalier de Rougeville, qu'Alexandre Dumas a rendu populaire
sous le nom de Maison-Rouge, fut fusillé à Reims le 7 mars, comme « att >at
et convaincu d'espionnage ». Corbineau à Napoléon, Reims, 8 mars. Arch.
nat., AF., IV, 1670. — Voici, du reste, la lettre de Rougeville au prince
Wolkonsky qui motiva la sentence de la cour martiale : « Mon prince, j'ai
guidé vos reconnaissances le 17 février à Épernay, le 23 à Villers-Cotterets.
Je suis plein de zèle pour vo» armées. J'ai guidé volontairement des Co-
saques comme ancien officier de cavalerie. Si Votre Altesse a la bonté d'ap-
précier le aèle et l'ardeur qui me guident pour ses armes... »
2. Jtécit des événements de Pont-sur-Yonne, le 11 février 1814, par le che-
valier Brunel, br. in-8*, 1816. « ... Alors, séduit, enthousiasmé au nom des
Bourbons, je répondis au prince de Wiggenstein que j'étais prêt à mourir
pour les Cosaque» et que j'indiquerai le chemin pour tourner Nogent. » —
Les habitants de Nogent, qui furent si abominablement pillés, durent m
féliciter du dévouement aux Bourbons du chevalier Brunel.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. Î3
restauration', par les sympathies avouées du prince
régent d'Angleterre * ; par raltiludc ambiguë des autres
-aiverains alliés qui, sans rien promettre de certain,
aient loin de détruire leurs espérances, ils se dispo-
saient à seconder personnellement les efforts des roya-
listes. Le 1" janvier, le comte de Provence écrivait,
et signait comme roi de France, la seconde proclama-
tion d'Hartwell. Dans le courant du mois, le duc de
Berri arrivait à Jersey, oii il se trouvait à proximité
de la Bretagne, et le comte d'Artois et le duc d'Angou-
lème s'embarquaient, le premier pour gagner la Fran-
che-Comté par les Pays-Bas et la Suisse, le second
pour rejoindre en deçà des Pyrénées le quartier géné-
ral de Wellington. L'invasion leur ouvrait la France.
Les appels àla rébellion, l'inertie des fonctionnaires,
et surtout les nouvelles de la marche de l'ennemi, qui
gagnait chaque jour du terrain, achevaient de perdre
l'esprit public, créaient partout l'agitation et le dé-
sordre. Les levées de conscrits et]de gardes nationaux
rencontraient une résistance extrême. Personne ne
voulait plus partir. La cohorte active de Rouen était
composée exclusivement de remplaçants; on n'avait
même pas pu trouver d'officiers'. C'était à qui donne-
rait l'exemple de l'insoumission. Dans le Nord, le Pas-
de-Calais, le Calvados, l'Eure-et-Loir, les Landes, la
Haute-Garonne, surtout dans la Mayenne, les Deux-
Sèvres, leMaine-et-Loire et la Loire-Inférieure, chaque
séance de tirage au sort devenait émeute. Les appelés
murmuraient, vociféraient, menaçaient. A Touiouse,
1 . Evening Staar, Times, Courier, Observateur allemand, etc., 8 janvisr, 1 1 jan-
▼ier, 22 janvier, etc. « ... La restauration de la monarchie s'impose... 11 n'y a
pas à négocier avec Bonaparte, le successeur des Robespierre, des Marat et
autres bouchers. ■
2. Dépêche secrète du comte Liéven à Nesselrode, Londres, W janvier
citée dans la Correspondanee de lord Castlereagn, V, 267-273.
I. Préfet de Rouen à Montalivet, 18 janvier. Aich, nat., P. 7, 3737.
24 1814.
ce placard fut affiché : « Le premier qui se présentera
pour tirer au sort sera pendu. » Le 20 janvier, sur la
demande du préfet de Nantes, qui redoutait un soulè-
vement, la levée de 1815 futajournée de qumze jours.
Le préfet de Maine-et-Loire écrivait : « L'insurrec-
tion do tout le département est à craindre, w Le préfet
du Calvados : « ACaen, tout est prêt pour une révolu-
tion*. » Malgré les gendarmes, les garnisaires, les co-
lonnes mobiles, déserteurs, réfractaires, insoumis se
multipliaient. Un détachement de conscrits de Seine-
Inférieure, comptant 177 présents au départ, n'en avait
plus que 3o à l'arrivée^. Si les soldats manquaient d'ar-
mes, les réfractaires savaient en trouver. Des bandes
de 50, de 200, de 1 000 et même de 1 500 hommes par-
couraientl'Artois, leMaineetl'Anjou, comme au temps
delachouannerie,fusillantavecles troupes, arrêtantles
diligences, envahissant les villages pour forcer les con-
scrits aies suivre et piller les caisses des percepteurs.
D'autres bandes, de 10 à 20 réfractaires, dévalisaient
les voitures et les malles-postes sur les routes de Lyon,
de Marseille, de Toulouse, de Montpellier ^
Le recouvrement des impôts soulevait les mêmes
résistances que l'appel des conscrits. Grande émotion
dans l'Orne, où le bruit se répand, le 12 janvier, que
le gouvernement, à bout de ressources, va faire en-
lever chez les particuliers l'argenterie, les bijoux,
le linge et le drap. Dans le Gers, un ancien page du
comte de Provence parcourt les villages en exhortant
les paysans à ne point payer les contributions addi-
1. Rapports journaliers de Pasquier, rapports de police et analyses de pièces
renvoyées à la police, du 10 janvier au 10 février. Arch. nat,, AF., iv, 1534,
F. 7, 3 737, 3043 et 4 291.
2. Rapport do Ilullin, 18 janvier. Arch. nat., AF., iv, 1534.
3. Rapport de police et analyse de pièces renvoyées à la préfecture, du
10 janvier au 10 février. Arch. nat., F, Z 3043. Masséna à CUrke, 26 février.
Arch. de la guerr*.
LA FRANCE AD COMMENCEMENT DE 1814. 25
tionnelles. AMarmande, un placard affiché poite que
'< les employés des droits réunis seront pendus en
présence des Anglais ». Dans le Haut-Rhin, dans le
Nord, dans la Somme, dans la Loire-Inférieure, on
paraît tout disposé à ne pas attendre les Anglais pour
procéder à celte exécution : des employés des droits
réunis sont menacés, maltraités, mis en péril de
mort. Le préfet d'Angers écrit : « La perception des
impôts ne s'opère dans aucune commune*. » C'est
ainsi que les contributions directes, bien qu'elles
eussent été presque doublées, donnèrent, dans le
premier trimestre de 4814, 33 743 000 francs au lieu
de 75 500 000 francs perçus dans la période corres-
pondante de 1810 ^
A Paris, Chateaubriand commençait d'écrire sa
brochure : Buonaparte et les Bourboiis. Le méconten-
tement allait croissant, et dans les salons, dans les
cafés, à la Bourse, au foyer déserté des théâtres, on
ne craignait pas de dire ce que l'on pensait. On répé-
tait vingt fois par jour le mot attribué à Talleyrand :
« C'est le commencement de la fin '. » On discutait
les chances des Bourbons; on affirmait que l'intention
des Alliés était de rétablir l'ancienne monarchie, que
le roi allait être couronné à Lyen, qui était déjà au
1. Rapports de Pasquier, rapports de polie* et analyses de pièces, 13, 27
•"t 28 janvier, 3 et 24 février, et passim. Arch. nat., AK., iv, 1534, F. 7, 3043,
3 737, 4 291.
2. Les autres recettes étaient à l'avenant. L'enregistrement donnait 13 mil-
lions au lieu de 45 millions; les postes, 17 OuO francs auiieo de 2 750 000 francs.
Dana la séance du conseil des ministres du 25 février, il était constaté que
• l'administration avait reçu dans un mois 367000 francs au lieu de 10 mil-
lions qu'elle aurait perçus en temps ordinairo. • Procès-verbaux des conseil*
des ministres. Arch. nat., AF., iV, 99.
3. Journal d'un officier anglais pendant le» quatre premiers mois de 1814.
Retue britannique, 1826, t. IV, p. 91. — Cet Anglais, prisonnier sur parole
depuis 1803, était devenu un vrai Parisien, non point de cœur mais d'idées,
connaissant tout le monde et familier avec toutes les choses. Son journal, fort
curieux et presque impartial, a paru en original d'abord dans le London
Uagaxine, puis en volume, à Londres, en 1828, oa vol. ia-S (Bibliothèque da
Ifaaee Carnavalet, n* 11571).
26 1814.
pouvoir de l'ennemi ^ Des caricatures circulaient oi!i
un Cosaque remettait à l'empereur la carte de visite
du czar. Un matin, on trouva fixé à la base de la co-
lonne de la Grande- Armée un papier portant ces mots :
« Passez vite; il va tomber^. »
Tandis que dans le peuple, qui pourtant n'avait
pas grand'chose à perdre, on redoutait le sac et Tin-
cendie, dans la noblesse on attendait avec moins
d'eiîroi « les restaurateurs du trône » ; et dans la
bourgeoisie, particulièrement chez les femmes, ou
disait, entre deux parties de bouillotte : « Les Cosa-
ques ne sont méchants que dans les gazettes. A leur
entrée à Màcon, les Alliés ont donné des fêtes et
dépensé beaucoup d'argent. Ils arriveront fort à
propos à Paris, où il n'y a plus un sou, pour rendre à
la capitale ses plaisirs et ses richesses '. » Néanmoins
on enfouissait Tor et l'argenterie au fond des caves *
et nombre de gens quittaient Paris, à l'exemple des
deux filles du duc de Rovigo, que celui-ci avaient en-
voyées à Toulouse avec le beau mobilier de son hôtel
de la rue Cerrutti'. — C'était, pour un ministre de la
police, une singulière façon de rassurer l'esprit public !
Personne ne croyait aux récits que faisaient les
journaux des avantages remportés sur l'ennemi par
les garnisons de la rive gauche du Rhin, ni aux ta-
bleaux qu'ils traçaient de la faiblesse de l'armée alliée,
de l'enthousiasme patriotique des campagnes, des
forces innombrables qui se réunissaient à Châlons.
1. Rapports de police, 21 janvier; rapports journaliers de Pasquier, 4, 15
«t 21 janvier. Dossier Guillon, Ferez, etc.; Arch. nat., AF., iv, 1534 et
F. 7, 6603.
2. Journal d'un officier anglais, 91.
3. Rapport de police, 21 janvier, F. 7, 6603.
A. Rapports journaliers de Pasquier, janvier, pnssim. Arch. nat., AP., rr,
1 534. Mémoires du colonel Combe, 274. — Le père du colonel Combe enfouit
dans sa cave, au commencement de 1814, 800000 franc* en or, par sacs d«
40000 francs.
5. Journal & an officier anglais, 90 et 9C.
LA FRANCK AD COMMENCEMENT DE 1814. 27
En revanche, tout le monde ajoutait foi aux nouvelles
répanducis par les alarmistes, par les Allemands do-
miciliés à Paris, que la préfecture de police n'avait
pas pensé à expulser, par les journaux étrangers qui
pénétraient dans la capitale, malgré les mesures prises
ou du moins ordonnées*. Que ne disait-on pas! Mu-
rat avait fait défection; un million d'hommes avaient
passé le Rhin ; les Alliés combattaient pour les Bour-
bons; l'impératrice n'avait pas voulu reconnaître le
roi de Rome, et c'était la cause de l'entrée de l'Au-
triche dans la coalition; Joseph n'était adjoint.au
conseil de régence qu'afin de surveiller les autres
membres, tous d'intelligence avec Vienne; si l'em-
pereur était victorieux, la garde nationale saurait lui
imposer ses volontés". D'autres propos étaient plus
sérieux. Aux gens qui prétendaient qu'un congrès
était sur le point de se réunir, où le duc de Vicence
conclurait la paix, ou répondait, et en vérité l'on
voyait bien juste : « Aucune des puissances ne veut la
paix ; s'il en existait une seule qui y inclinât, lord Cas-
tlereagh, qui ne se rend au quartier général que pour
empêcher tout arrangement, croiserait ses vues '. »
On disait encore, comme si on lût dans le livre de
l'avenir : « Paris est le point de mire des Alliés; c'est là
;u'ilsvontdirigertousleursefTorts,parla raison qu'une
fois maîtres de Paris, ils le seront de l'empire*. »
En vain les journaux multipliaient les appels au
patriotisme, en vain les orgues de Barbarie jouaient,
par ordre, la Marseillaise*, si longtemps proscrite, ni
1. P Apports de police, 17 et 30 janTier et 10 février, Arch. nac, F. 7, 6603.
Abbé de ¥r&àx. Mémoire tur la Restauration, 40; Mémoires de Bovigo, VI, 351
2. Rapport de Pasqaier, 11 janvier; rapport de police, 21 janvier. Arch!
nat., AF., rv, 1534 et F. 7, 6603.
3. Rapport de police, 21 Janvier. Arch. nat., F. 7, 6 603.
4. Rapport de police, 21 janvier. Arch. nat., F. 7,6603.
6. Journal d'un officier ^--tgUut, 91. Cf. Agenda du gênerai Pelet, carton
■•naut. Arch. de U guen \
28 1814.
paroles ni musique ne trouvaient d'écho. Les de-
mandes de dispense pour la garde nationale de Paris,
demandes apostillées par les plus grands personnages
de l'empire, s'amoncelaient dans les mairies. « Les
hommes les plus valides se déclarent malades, » écrit
le baron Pasquier*. Trois compagnies d'artillerie de
la garde nationale devaient être composées d'étu-
diants en droit et en méde.cine. Le général de Lespi-
nasse, chargé de faire l'appel, ayant été accueilli par
des huées, on dut renoncer à l'organisation de ces
compagnies ^ L\/iiiée elle-même, disait -on dans
Paris, ne voulait plus se battre, et l'on citait parmi
les jeunes soldats des désertions, des suicides, des
mutilations volontaire?. On assurait qu'un détache-
ment d'infanterie, traversant le pont de Bordeaux,
avait jeté ses armes dans la Gironde. D'après un autre
récit, comme un bataillon, se rendant à l'armée, dé-
filait dans ^arue Saint-Denis, on cria aux soldats qu'ils
allaient à la boucherie. Plusieurs répondirent : —
«Nousallons chercher un /oms; au premier coup defeu,
nous passerons du côté de l'ennemi \ » Le fait était-il
vrai? Le rapport de police qui le relate paraît le mettre
en doute. Ce dont, malheureusement, on ne peut dou-
ter, c'est de la situation lamentable des recrues à leur
arrivée au grand dépôt de Courbevoie. Non seule-
ment les conscrits ne trouvaient pas toujours de pain,
mais beaucoup d'entre eux ne trouvaient pas de gîte.
Et ils étaient mal venus à réclamer auprès des offi-
ciers du dépôt, accablés de travail, perdant la tête au
milieu de tant de conscrits à incorporer et à pourvoir
1. Liasse de lettres et rapport de Pasquier, 9 février. Arch. n&t., F. 7,
6605, F. 9, 753, AF., iv, 1534.
2. Doyen de la Faculté de médecine à Clarke et Lespinasse à'I.iarke, 7 et
« février. Arch. cat., F. 7, 6605.
3. Rapports de police, 18 décembre 1813 «t 17 «t 19 janvier 1814. Arch.
Ut , F. 7, 3737, 3043 et 6603,
J
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. t9
de tout. On entendait ces réponses : « — F... -moi le
camp; je n'ai pas le temps de m'occuper de vous'. »
Or, des cinquante mille conscrits qui, en trois mois,
passèrent par cette caserne de Courbevoie, 1 pour 100
seulement déserta'. Quel témoignage à l'honneur des
soldats ae 1814! Ces enfants, ces mariés de la veille,
qui, le cœur si gros, avaient quitté la chaumière oh
pleurait la mère esseulée et la femme allaitant le
nouveau-né, se transformaient vite à la vue du dra-
peau. Ils apprenaient des vieux cadres, hommes de
bronze qui avaient conquis l'Europe en chantant, ces
grands sentiments d'abnégation et ces heureux sen-
timents d'insouciance dont est fait l'esprit militaire.
Et quand un jour de revue ou un jour de combat,
l'empereur avait passé devant eux, ils subissaient sa
fascination, et ils en arrivaient à se battre, non plus
soutenus par le devoir, non plus animés par le patrio-
tisme, mais bien véritablement pour Napoléon.
On les appelait les Maries-Louises ces pauvres pe-
tits soldats soudainement arrachés au foyer et jetés;
quinze jours après l'incorporation, dans la fournaise
des batailles. Ce nom de Maries-Louises, ils l'ont in-
scrit avec leur sang sur une grande page de l'histoire.
C'étaient des Maries-Louises, ces cuirassiers sachant
à peine se tenir à cheval, qui, à Valjouan, enfon-
çaient cinq escadrons et sabraient avec tant de fureur
1. Rapports de Pasqaier, 9 et 10 février. Rapport de Hallin, 21 février.
Arch. nat., AF., iv, 1 534. • Les conscrits de Courbevoie mearent de faim, » dit
textuellement Pasqaier. — Voici pourquoi beaucoup de recrues ne trouvaient
pas de giie. Le triage des conscrits pour la garde se faisait k la caserne de
Courbevoie. Ceux qui n'étaient pas choisis étaient renvoyés, quelquefois
très tard dans la soirée et individuellement, à Paris, ou ils devaient attendre
jusqu'au lendemain matin l'ouverture des casernes. Cf. Rapport de police du
16 janvier '>ù il est parlé de conscrits maltraités par les officiers, F. 7, 6'î03,
2. Au 2 mars, les dépôts de la garde avaient reçu 50472 conscrits; 43422
avaient été incorporés dans la garde ; 6 168 avaient été renvoyés dans les
dépôts de la ligne ; 672 avaient déserté. Not« da général Omano, 2 mars.
Situation* de 1814. Arch. d« la guerre.
30 1814.
qu'ils ne voulaient pas faire de quartier. C'étaient
des Maries-Louises, ces chasseurs dont le général
Delort disait, au moment d'aborder l'ennemi : « Je
crois qu'on perd la tête de me faire char^-er f ,vec de la
cavalerie pareille! », et qui traversaient alontereau
comme une trombe, culbutant les bataillons autri-
chiens massés dans les rues. C'était un Marie-Louise,
ce tirailleur qui, indifférent à la musique des balles
comme à la vue des hommes frappés autour de lui,
restait fixe à sa place sous un feu meurtrier, sans
riposter lui-même, et répondait au maréchal Mar-
mont : « Je tirerais aussi bien qu'un autre, mais
je ne sais pas charger mon fusil. » C'était un Marie-
Louise, ce chasseur qui à Champaubert fit prison-
nier le général Olsufjew et ne le voulut lâcher que
devant l'empereur. Des Maries-Louises, ces con-
scrits du 28" de ligne qui, au combat de Bar-sur-Aube,
défendirent un contre quatre les bois de Lévigny, en
ne se servant que de la baïonnette! Des Maries-
Louises encore, ces voltigeurs du 14' régiment de la
jeune garde qui, à la bataille de Craonne, se main-
tinrent trois heures sur la crête du plateau, à petite
portée des batteries ennemies, dont la mitraille faucha
680 hommes sur 920 * ! Ils étaient sans capote par huit
degrés de froid, ils marchaient dans la neige avec de
mauvais souliers, ils manquaient parfois de pain^ ils
savaient à peine se servir de leurs armes, et ils com-
1. Lettre de BordessouUe, 18 février, citée dans les documents du colonel
Brahaut. Arch. de la guerre; Mém. de Pajol, III, 145; Journal de FaJbvier,
4, 6, 33, 35. Mémoires de Marmont, VI, 51. Minot à Macdonald, 10 février. Arch.
de la guerre. Chassé à Oudinot, 3 mars. Arch. nat., AF., rv, 1667. Mémoires
de Ségur, VI, 320. Journal de la division Boyer de Rebeval. Arch. de la guerre.
-- « Oh ! s'écriait Marmont, qu'il y a d'héroïsme dans le sang français ! Des
conscrits, arrivés de la veille, se conduisirent pour le courage comme de
vieux soldats. »
2, Général Lucotte à Berthier, Nogent, 24 février. Arch. nat., AF., rv, 1668.
Correspondant de Napoléon, 21214. Duc de Padoue K Berthier, La Ferté-iotti-
Jouarre, 4 mars. Arch. d* la guerre.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. il
battaient chaque jour dans les actions les plus meur-
trières! Et pendant toute la campagne, pas un cri ne
sortit de leurs rangs qui ne fût une acclamation pour
l'empereur. — Salut, ô Maries-Louises !
Chateaubriand a écrit, dans les Mémoires d'outre-
tombe : « J'avais une si haute idée du génie de Napo-
léon et de la vaillance de nos soldats qu'une invasion
de l'étranger, heureuse jusque dans ses derniers ré-
sultats, ne me pouvait tomber dans la tête. Mais je
pensais que cette invasion, en faisant sentir à la
France le danger où l'ambition de Napoléon l'avait
réduite, amènerait un mouvement intérieur et que
l'affranchissement des Français s'opérerait de leurs
propres mains. » Faux jugements, espérances chi-
mériques. La paix signée à Châtiilon, à quelques
conditions que ce fût, l'empereur n'aurait rien eu à re-
douter de la France délivrée et rendue à ses foyers et
à ses travaux. L'ennemi rejeté au delà du Rhin,
encore moins l'empereur aurait eu à craindre de la
France transportée et enorgueillie par ces nouvelles
victoires. Malgré les appels à la rébellion et les belles
promesses des placards royalistes, malgré la calamité
des événements et la misère des temps, il s'en fallait
que tous les Français conspirassent la chute de l'em-
pire et tressaillissent de joie au seul nom des Bour-
bons. Ce roi inconnu, comment pouvait-il devenir po-
pulaire? Ceux-là mêmes qui prêchaient son retour ne
s'entendaient pas sur sa personne. Ici l'on désignait
le comte de Provence, mais là c'était le comte d'Ar-
tois, ailleurs le duc d'Angoulême*. Si le despotisme
impérial avait fait des mécontenta, ces mécontents
n'étaient pas disposés pour cela à se mettre sous le
} . Placard afnché dans l'Eure. Propos des royaliistes de TouloQ et lettr*
de Bàle, 22 janvier. Rapports d« Pasquier, 11 et 13 janvier. Arch. nat.,
AF., IV, 1534.
32 1814.
« bon plaisir » royal. Si l'on voulait la liberté, on
désirait aussi conserver Fég-alité. On n'aimait guère
les centimes additionnels et les droits réunis, mais on
redoutait fort la dîme, la tyrannie locale des hobe-
reaux, l'influence du clergé, la revendication des
biens nationaux. Dans les campagnes, on se plaignait
de la gur^re et des impôts ; pour cela, on ne faisait pas
de politique. Que la Chambre fût muette, le sénat
servile, Rovigo arbitraire, que le livre de î Allemagne
fût mis au pilon, que « la dame Récamier », ou la
« dame de Rohan », ou « le sieur de Sabran* », fût
expulsé par simple mesure administrative, oh! en vé-
rité, voilà de quoi les paysans s'inquiétaient bien
peu !
A Paris même, l'empereur avait conservé de nom-
breux partisans. Le peuple entier était pour lui*
Trois fois, le 24 décembre, le 26 décembre, le 22 jan-
vier, Napoléon parcourut à pied les quartiers popu-
leux. Son visage calme inspirait à la foule la sécurité
qu'il semblait exprimer. Il fut acclamé. Des ouvriers
s'approchèrent de lui, offrant leurs bras pour com-
battre. « Seuls, quelques bourgeois, dit un rapport de
police, affectèrent, par bon ton, de garder un silence
improbateur^ » Le 23 janvier, l'empereur reçut en
audience solennelle les nouveaux officiers de la garde
nationale parisienne. Tous n'étaient point des amis
zélés du gouvernement. Bourienne ne portait-il pas les
épaulettes de capitaine? Ces officiers, au nombre de
1. État des incfiridus renvoyés de Paris dans les Tilles et villages de
l'Empire. Arch. nat., F. 7, 6586.
2. Rapports journaliers de Pasquier, en janvier et février, passim. Rap-
ports de police, 21 janvier, 22 janvier, etc. Arch. nat., AF., iv, 1534 et F. 7,
6605 et 6603. Mémoires de Mollien, IV, 127. Cf. Rodriguez, Relation de ce qui
s'est passé à Paris à l'époque de la déchéance de Buonaparte, 91-95, qui en dépit
de ses calomnies et de ses réticences est contraint de reconnaître l'état d'es-
prit de « la vile populace », comme il dit.
3. Rapport de Hullin, 23 janvier. Rapport de police, 28 j»nvier. Arch. nat.,
AF., IT, 1534 et F. 7, 6603. Cf. Bauttet, IV, p. 256.
LÀ FRANCK AU COMMENCEMENT DE 1814. 33
neuf cents, se rangèrent dans la salle des maréchaux.
L'empereur parut, et, bientôt après, entrèrent l'impé-
ratrice et M"" do Monlesquiou, celle-ci portant le roi
de Rome dans ses bras. L'empereur dit qu'il allait se
placer à la tèlo de l'armée, et qu'avec i'aide de Dieu
ot la vafeur des troupes, il espérait repousser l'en-
ncmi au delà des frontières. Prenant alors l'impéra-
trice d'une main et le roi de Rome de l'autre, il ajouta:
— « Je confie au courage de la garde nationale l'impé-
ratrice et le roi de Rome. » — « Wa femme et mon
fils, » roprit-il d'une voix émue. A ces derniers mots,
un grand cri de : Vive l'empereur ! — « un cri à fendre
les voûtes » — retentit dans la salle. Les rangs furent
rompus. Tous les officiers, plusieurs les larmes plein
les yeux, s'approchèrent du groupe auguste, témoi-
gnant de leur émotion par ce mouvement spontané*.
Le soir même, une adresse à l'empereur fut signée
dans les légions, encore que le général Hullin, com-
mandant la place, eut tenté de s'y opposer au nom
de la discipline. Entre autres protestations de fidélité
et de dévoùment, l'adresse contenait cette phrase
caractéristique : « En vain les ennemis ont conçu l'in-
jurieux espoir de diviser la nation. A la haine, à l'ani-
mosité que leur inspire la crainte de votre génie, vos
fidèles sujets opposeront leur amour et la confiance
que les vicissitudes de la fortune n'ont pas détruits. »
Le lendemain, l'impression des paroles de l'empereur
était restée si profonde, que quelques gens d'esprit
prirent à tâche de l'atténuer. A les entendre, la scène
grandiose de la salle des maréchaux n'était qu'une
comédie dont Talma avait réglé les répétitions *.
1. Rapport de Pasquier. ?4 janner. Arch. cat., AF., vr, 1 534. Jour'al d^wm
prixonnier anglais. 93. Cf. .Meaeval, 11. 30, «i le pseudo-Bournenno qui avoue qu«
lai-méme ■ fut viyeineot emu •, IX, 3l4-3lf>«
2. Kappori de Fasqaier, 24 jauvier; Arch. nat, AF., !▼, 1534. Giraa4.
tamftag da Paris «n l»I4, in.*!*, 1S14, SI, note.
U 4 814.
Le départ de l'empereur pour l'armée, le 25 jan-
vier, à quatre heures du matin, ranima rcspérance.
On ne pouvait croire que le capitaine si longtemps
invincible ne retrouvât pas sa fortune sur le sol en-
vahi de la France. On disait que toutes les chances
étaient pour l'empereur, qu'il avait deux cent mille
soldats à Châlons, qu'un traité secrètement conclu
avec Ferdinand VII allait lui rendre les vieilles troupes
d'Aragon et de Catalogne*, que les alliés effrayés ne
demandaient qu'à signer la paix*. Aux premières
nouvelles des combats de Saint-Dizier (27 janvier) et
de Brienne (29 janvier), que les journaux officieux,
— mais ne l'étaient-ils pas tous? — représentaient
comme de grands succès ^ la Bourse monta en trois
jours de plus de deux francs*. Le 1" février, à l'Opéra,
où l'on donnait la première représentation de Y Ori-
flamme, le public nombreux et enthousiaste s'atten-
dait à voir l'impératrice, le roi Joseph et même le
roi de Rome, à entendre sur la scène l'annonce of-
ficielle de la grande victoire*.
Fausse joie, espérances d'un jour. Dès le lende-
main, 2 février, la note du Moniteur, qui parle du
combat de Brienne comme d'une simple affaire d'ar-
1. Le public était bien renseigné sur ce point. Par les négociations enta-
mées k, Valençay, dès le 19 novembre, l'empereur s'était engagé à rendre la
liberté à. Ferdinand VII et à reconnaître l'intégrité du territoire espagnol,
sous la condition qu'en retour l'Espagne rentrerait dans la neutralité et éloi-
gnerait l'armée anglaise. Les admirables troupes de Soult et de Sachet se-
raient ainsi devenues disponibles. Malheureusement, des déSances mutuelles,
des temporisations, des indiscrétions équivalant à des trahisons arrêtèrent
tout. Feiilinand ne fut acheminé vers l'Espagne que le 19 mars, alors que la
Junte refusait encore de ratifier le traité conclu le 11 décembre entre Napo-
léon et le captif de Valençay.
2. Rapports journaliers de Pasqnier, 26 janvier a'-' '/ février. Rapports da
police aux mêlées dates. Arch. nat., AF., iv, 1534; F. 7,3737 et 6603. Rodri-
g^ez, 10, U.
3. Journal de l'Kmpire, Gazette de France, Journal de Paris, etc., dTi 29 jan-
vier au 2 février.
4. R nte : 49 fr., le 26 janvier; 51 fr. 60, le l" fevrii/.
S Rapport de Pas^uiar, i février. Arch. nat., AF.. iv, 153i,
LA FRANCE AU COMMElf CEMENT DE 1814. 35
ri ère-garde, répand l'inquiétude. Le 4, les nouvelles
de la défaite de la Rothière et de la retraite de l'armée
impériale jettent la consternation. La rente tombe à
47,75. Le change monte à 40 et 50 pour 1 000 sur l'ar-
gent, à 90 et 100 sur l'or; encore beaucoup de chan-
geurs ne veulent-ils donner de l'or à aucun prix. La
foule se porte à la Banque pour le remboursement des
billets, remboursement qui, par arrêté du 18 janvier,
ne peut pas excéder 500 000 francs par jour. Au mont-
de-piété, le maximum du prêt est fixé à 20 francs,
quelle que soit la valeur de l'objet engagé. Les em-
ployés de la préfecture de police ne suffisent pas aux
demandes de passeports : treize cents sont délivrés dans
une seule journée. Beaucoup de magasins se ferment;
les autres restreignent leur étalage. Les maçons re-
trouvent de l'ouvrage : on les emploie à pratiquer des
cachettes dans les murailles. De crainte que les routes
ne soient coupées par les partis ennemis, on s'appro-
visionne comme pour un siège. Le décalitre de pommes
de terre se vend 2 francs au lieu de 10 sous. Le riz,
les légumes secs, le porc salé, doublent de prix. Le peu-
ple, affamé par cette hausse subite, murmure : « Si les
riches prennent la nourriture des pauvres, on ira la
chercher chez eux *. » Au gouvernement, l'inquiétude
est extrême. L'impératrice ordonne des prières de
quarante heures à Sainte-Geneviève. Le roi Joseph
multiplie ses lettres à l'empereur, lui demandant
ses instructions pour le cas où l'ennemi arriverait
sous Paris. Le directeur des musées sollicite dé-
spérément l'autorisation d'emballer les tableaux
au Louvre. Déjà une partie du trésor impérial ^st
chargée dans des fourgons au milieu de la cour des
\\sqoier et do Hullin du 4 au 12 féTrier. Note» de poKc*
ch. nat., AK.. n, 1534 et F. 7, 3 737. Jovmnl «fm pri.
'3, 96. CorreMptmaanee dm roi Joseph, X, 43, aO, M.
36 1814.
Tuileries *. Près des barrières, on entend ces cris :
« Les Cosaques arrivent! Fermez les boutiques!^ »
La panique dura huit jours. On disait l'armée fran-
çaise CD déroule, Troyes en flammes, le maréchal
Mortier tué, le prince vice-connétable grièvement
blessé. Six cents canons étaient tombés au pouvoir de
l'ennemi. Les jeunes soldats avaient lâché pied, et
l'empereur les avait fait sabrer par ses grenadiers à
cheval. Les Alliés exigeaient que Napoléon prît le
titre de roi et cédât la Belgique, l'Italie, l'Alsace, la
Franche-Comté, la Lorraine et la Bresse. La régence,
ajoutait-on, a perdu tout espoir. Le roi Joseph, Tim-
pératrice, les ministres sont au moment de partir pour
Blois ou pour Tours; la princesse de Neufchâtel, les
duchesses de Rovigo et de Montebello sont parties. Si
quelqu'un s'avisait d'exprimer ses doutes sur l'entrée
imminente de l'ennemi dans Paris, on le soupçonnait
d'être payé par la police. Au faubourg Saint-Germain,
on précisait le jour de l'arrivée des Alliés. Ce devait
être le 11 février, le 12 au plus tard'.
Le 11 février, ce ne fut pas l'armée alliée qui arriva
à Paris, ce fut le bulletin de Champaubert. Joseph
reçut le courrier du quartier impérial, à dix heures
du matin, comme il passait en revue dans la cour des
Tuileries les six mille grenadiers et chasseurs de la
garde parisienne. Les vivats et les acclamations des
miliciens furent répétés par la foule qui assistait à la
revue sur la place du Carrousel. Les cris redoublèrent
quand le petit roi de Rome, en uniforme de garde na-
tional, se montra à l'une des fenêtres du palais. La
1. Corretpondanee du roi Joseph, X, 44, 46, 47, 60. 69, 80; Corretpondanee d*
Napoléon. 21226.
2. Rapport de police, 11 février. Arch. nat., F. 7, 6603,
3. Rapports de Pasquier du 4 au 12 février, et Rapports de police nux
mêmes dates. Arch. nat., AP., iv, 1534 et F. 7, 3737 et 4290. Ci. Jouri^l *-«*
pritonnier anglais, 95.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 37
foule, rompant le cordon des troupes, se rua jusque
dans les vestibules des Tuileries, aux cris de : « Vive
l'empereur* ! )^ A. la Bourse, où la rente monta de plus
de trois francs, trois salves d'applaudissements, — une
salve par franc, — saluèrent la lecture de la dépêche.
Sur les boulevards, dans les rues, aux Champs-Ely-
sées, on écoutait tonner le canon des Invalides, muet
depuis si longtemps, et chacun s'abordait pour parler
de la bataille et prédire de nouvelles victoires'. « Pas
un seul étranger, disait-on, ne repassera le Rhin'. »
Sur la terrasse des Tuileries, la police arracha des
mains de la foule un homme qui avait eu l'imprudence
de dire « que les affaires se seraient terminées bien plus
tôt si l'ennemi était entré dans la capitale* ». Le soir,
dans tous les théâtres, un acteur fit la lecture pu-
blique du bulletin, qu'interrompaient à chaque phrase,
à chaque mot, les cris et les applaudissements. A
l'Opéra, aussitôt la lecture achevée, l'orchestre en-
tonna l'air : La Victoire est à noiis! et les chanteurs et
les choristes, en costume de chevaliers, — on jouait
Armide, — s'élancèrent des coulisses sur la scène,
reprenant avec l'orchestre : La Victoire est à Jious * !
Paris était transformé. La joie qui éclatait dans celte
belle journée était bien naturelle : depuis six mois, il
n'y avait pas eu de bataille gagnée. On n'était pas
habitué à cela sous l'empire.
Au bulletin de Champaubert succédèrent ceux de
Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamps, de
Nangis, de Montereau, de Troyes. Chaque jour une
1. Rapports de Pasquiar et d« Hullin, Il «t 12 février. Arch. nat., AF., IT,
1534. Cfirretpondance du roi Joseph, X, 92.
2. R:<pport8de Pasquier, 11 et 12 février. Arcii. naC, AF., rv, 1534.
i. Journal d'un prisonnier anglais, 96.
«i rtapoort de Pasquier, lî février. Arch. nat., AF., ir, 1534.
S. Rapport de Pasquier, 12 février. Arch. nat., AF., iv, 1&34. JowrmU es
Xa^jnrt, 11 {'«Trier.
38 1814.
nouvelle victoire venait raviver l'enthousiasme qu'a-
vait excité la précédente. On disait que la paix ne te-
nait plus qu'à la médiatisation d'Anvers, et si grande,
au reste, était la confiance dans les succès de l'empe-
reur, que l'on déplora la retraite de l'armée autri-
chienne sur l'Aube, parce que, affirmai t-on, Schwar-
zenberg avait échappé par là à une défaite complète*.
Le 16 février, une première colonne de 5 000 pri-
sonniers russes et prussiens, escortée par des grena-
diers de la garde nationale, entra dans Paris et défila
sur les boulevards. La population entière, que les
journaux avaient avertie, se porta à sa rencontre ; la
Bourse elle-même était désertée. Les généraux russes
qui marchaient à cheval et sans épée en tête des
troupes, furent reçus aux cris de : « Vive l'empereur 1
Vive Marie-Louise ! A bas les Cosaques ! » Bans la
rue Napoléon (rue de la Paix), et sur la place Ven-
dôme, on cria : « Vivo la colonne ! » protestation
patriotique contre le projet que l'on supposais aux
Alliés de détruire ce monument. A plusieurs reprises,
les gendarmes d'escorte durent faire reculer la foule
oti quelques individus proféraient des insultes/ et des
menaces^ Ces manifestations cessèrent au passage des
soldats, dont la misère et l'aspect sordide inspiraient
la pitié. Vêtus de haillons qui n'avaient plus caractère
d'uniforme, presque tous la tête nue ou enveloppée
de lambeaux de linges sales, portant de grandes mar-
mites au dos, ils évoquaient plutôt l'idée d'une troupe
de bohémiens que celle d'un convoi de prisonniers de
guerre'. Ils tendaient les mains à la foule et mon-
1. Rapports de Pasquier, 17 et 19 février. Arch. nat., AF., iv, 1 534.
2. Rapport de Pasquier, 16 février et Lettre de Mortenart à Napoléon.
Paris, U février. Arch. nat., AF., iv, 1 531 et AF., iv, 1 669. Journal d'un pri-
tonnier anglais, 99, 100. Cf. Moniteur et Journal de t Empire, du 17 février.
3. Tel est du moini le carac ire que donnent de ces piisonoi^ra l«i tr*'
vwres du tempa et les aquArelles de Carie Vernet.
LA FRANCK Atl COMMENCEMENT DE 1814. 39
traient leur bouche ouverte, cherchant par ces gestes
désespérés à exprimer qu'ils avaient faim' . On courut
chez les marchands des boulevard» et des rues adja-
centes. Bientôt on put distribuer à ces malheureux du
pain, des provisions, do l'argent, des vêtements, qu'ils
recevaient avec toutes sortes de cris barbares et en
portant la main sur leur cœur*. Le 17 février, le 18,
chaque jour pendant une semaine, de nouvelles co-
lonnes de prisonniers défilèrent par Paris, inspirant
la même commisération, provoquant les mêmes cha-
rités et affermissant la confiance dans le triomphe
final de l'empereur'. Cette confiance s'accroissait de
ce fait, que les prisonniers russes et prussiens, d'un
côté, et les prisonniers autrichiens, de l'autre, se mon-
traient une mutuelle animosité. Les premiers disaient
qu'ils devaient leurs défaites à la lenteur des Autri-
chiens; les seconds ripostaient que c'était la folle pré-
<:omption de Bliicher qui avait conduit l'armée de
6ilésie à des désastres mérités. Ils se traitaient de
« cosaques » et de « mangeurs de choucroute », pas-
saient des injures aux menaces et des menaces aux
coups. Le général HuUin donna l'ordre de les séparer
dans les marches et les cantonnements. On concluait
de ces discordes que la mésintelligence régnait aussi
aux armées et parmi les états-majors — ce qui était
1. On n'allouait aux soldats et aux ofnciers, jusqu'au grade de colonel, qva
six sous par jour. Cette solde misérable fut Tobjet de réclamations du comte
de Stadioo, plénipotentiaire à Chàtillon. Correspondanca entre Scadion, Can-
laiacourt et Clarke, 17 et 19 mars. Arcb. des affaires étrangères, fonds
France, 66ff.
2. Rapports de Pasquier, 16 et JO février. Arcb. sat., AF., r», 15»4. /oib^
nal aim offieier anglais, 100- 101; Moniteur, Journal de t Empire, Gazette dt
France, ets., des 16 et 17 février. Mémoires de L. Véron. I, 145.
3. Moncey k Rovi^o, 16 février; Morieraart à Napoléon, 24 février. Rap-
ports de Pasquier, du 17 au 22 février. Arch. nat., F. 7, 42a0; AF., !▼, 1669
et AF., rv, 1 534. Journaux de Paris, du 18 au 24 février. — Les documenta
dignes de foi — nous ne parlons natoreliement pas des journaux — por-
tent i saTiron 12000 les prisoaniers qui traversèrent Paris du 16 au 23 f4-
▼riet.
40 1814.
vrai — et on en augurait bien pour la suite des évé
nements'.
Paris avait recouvré la sécurité. On commençait à
plaisanter ceux qui avaient envoyé leur mobilier en
province ou cacbé leur or dans les caves. On dis-
tribuait aux blessés et aux prisonniers les provisions
amassées pendant les jours d'alarmes. Les plaisirs,
sinon les aiïaires, reprenaient. Des masques cou-
rurent les boulevards pendant les jours gras. Il y eut
foule aux derniers bals de l'Opéra, qui furent très
gais, « bien que, dit assez naïvement le préfet de
police, la société fût très mal composée en femmes».
Le Palais-Royal reprit son diable au corps. Ou dan-
sait au Wauxhall, au bal Taiïire, au Cirque de la
rue Saint-Honoré. Dans les salons, on causait de la
mort de Bernardin de Saint-Pierre, do celle de Geof-
froy, le célèbre feuilletoniste des Débals, et du Mé-
moire du jeune Yillemain : Sur les avantages et les in-
convénients de la critique^ que l' Académ i e française a vait
récemment couronné. MM.Aignan etBaour-Lormian,
candidats en présence, faisaient leurs visites comme si
de rien n'était. M. Denon, qui cumulait les directions
du musée et des médailles, ne pensait plus à sauver les
tableaux du Louvre. Il s'agissait bien de cela! on gra-
vait la médaille de Champaubert. Les théâtres retrou-
vaient leur public, jticaucoup de gens y venaient,
comme à la Bourse d'ailleurs, en uniforme de garde
national. — C'était la mode du jour, comme c'était;
pour les femmes, la mode de faire de la charpie. —
On applaudissait les couplets et les tirades patrioti-
ques des pièces decirconslance '. L'Opéra donnait l'On*
1. Mortemart à Napoléon, 24 février, et Rapport de Pasqnier, ?0 février.
Arch. nat., AF., iv, 1669 et AF., iv, 1534.
2. Rapports de Pasquier, du 13 au 26 février. Arch. nat., AF., iv, I53i.
Journal de l'Empire, Journal de Paru, Gazette de France, aux ioêin«s dMoc,
Journal d'un prisonnier anglais, 96, 99 et passim-.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 18l4. 41
fbmme; le théâtre de l'Impératrice, les Héroïnes de
De/fort; les Variétés, Jeanne Dachelte; l'Ambigu, Phi-
lippe-Augusle ; la Gaîlé. Charles-Martel ; le Cirque
français, le Maréchal de Villars;le théâtre Feydeau,
Boyard à Mézières :
Entends le chevalier sans penr !
Des murs de Mézière il te crie:
Viens de ton glaive au champ d'honneur
Faire an rempart à la patrie !
La Comédie-Française annonçait la ^a/içon de Dugues-
clin, avec Talma et M"' George*. Le Vaudeville jouait
VUonnête Cosaque de Désaugiers, satire des intentions
prétendues pacifiques des souverains alliés et de la
prétendue discipline de leurs soldats. Sur toutes les
scènes on chantait la Ronde de la garde nationale,
d'Emmanuel Dupaty :
Gardons-le bien, l'enfant dont la puissance.
A nos esprits doit servir de soalieu!
Repose en paix, noble espoir de la France,
El nous amis, dans l'ombre et le silence.
Gardous-le bien!
Le jour, c'étaient d'autres spectacles : les revues,
les défilés de troupes, enfin le dimanche 27 février
la présentation à l'impératrice des drapeaux enne-
mis pris dans les combats de Champaubert, de Mont-
mirail et de Vauchamps. Toute la garnison de Paris
était massée sur la place du Carrousel ; le cortège,
composé de détachements de la garde nationale, de la
garde impériale et de la ligne, avait à sa tête le géné-
1. n est à remarqoer qoe totis ces sujets d« pièces éUieot empniDtés à
l'histoire de l'ancieane France. Or, puisque le» Joueurs d'orgues étaient
autorisés à jouer la ifarteitlaise dans les rues, comment ne pensait-on pas à
montrer sur les théâtres des exemples de patriotisme moins anciens : la dé-
fense nationale sous la République? 11 semble que tout le monde s'eoteodlt
pour tairs le jeu des rojralistes.
42 1814.
rai HuUin, commandant la première division militaire.
Dix officiers de diiîérentes armes portaient les dix dra-
peaux : un autrichien, cinq russes et quatre prussiens.
Les troupes présentèrent les armes, les tambours bat-
tirent aux champs. L'impératrice, entourée des grands
dignitaires et des ministres, reçut les drapeaux dans
la salle du trône. Aux paroles emphatiques de Clarke,
qui se crut obligé de rappeler Charles Martel et les
Sarrasins, Marie -Louise fit cette simple et belle ré-
ponse : « Je vois ces trophées avec émotion. Ils sont à
mes yeux les gages du salut delà patrie*...»
Sans doute, nombre de gens no jugeaient pas ces
victoires décisives et s'attendaient à voir tôt ou tard
l'empereur repoussé sur Paris ^. Mais devant la nou-
velle attitude de la population, ils n'osaient plus dire
tout haut leur pensée. Les alarmistes faisaient trêve'.
Les plus sûrs témoignages marquent le relèvemeni
de l'esprit public à l'écho du canon do Champaubert et
de Yauchamps. Le baron de Mortemart écrit à l'empe»
reur : « Paris est étonnamment changé. La stupeuï
dans laquelle je l'avais laissé a fait place à la joie et à
l'enthousiasme. On est dans la plus grande sécurité*,»
Le général IluUin, rebelle à toute illusion, dit dans
l'un de ses rapports : « L'esprit public est bon et de-
vient chaque jour meilleur*. » Le préfet Pasquier,
moins optimiste encore que Hullin, dit de son côté :
« Jamais l'enthousiasme n'a été ni plus vif ni plus gé-
néral ®. » Les ennemis eux-mêmes constatent la mé-
1. Moniteur, 28 février. Rapport de police, 28 février. Arch. nat., F. 7, S737.
2. Rapport de police, 21 f^-vrier. Arch. nat., F. 7, 4 290. Mi-moires de Mok
lien, IV, 125. Cf. Lettre» inédites de Talleyrand, Revue d'histoire diplomatique,
l'* année, 244, 245.
3. « 11 y a quinze jours, les ennemis du gouvernement n'osaient rien
dire... » Rapport de police, 21 mars. Arch. nat., F. 7, 6605.
4. Mortemart à Napoléon, 24 février. Arch. nat., AF., iv, 1668.
5. Rapport de Hullin, 26 février. Arch. nat., AF., iv, 1534. Cf. Hauterivt
à Caulaincourt, 12 février. Arch. des affaire» étrangères, fonds Frwi!'*, »7u.
•. Rapport de Pasquier, 1< février. Arch. nat., AF., nr, 1534.
LA FRANCE AD COMMENCEMENT DE 1814. 43
tamorphose de Paris. « Un changement subit s'opéra
dans l'opinion, dit un officier anglais, prisonnier sur
parole. Du plus grand abattement on passa à une con-
fiance «ans mesure'. » « Dès ce moment, dit l'Espa-
gnol Kodriguez, — dans un livre qui n'est, de la pre-
mière page à la dernière, qu'une abominable diatribe
contre l'empereur, — dès ce moment, la joie et l'allé-
gresse, dont les Parisiens ne peuvent pas se passer
bien longtemps, commencèrent à renaître et à se mon-
trer dans les spectacles, dans les sociétés et partout
ailleurs^. »
D existe enfin un autre témoignage non moins dé-
cisif, celui de la Bourse, de la Bourse que ne guident
ni les sentiments généreux ni l'esprit de sacrifice. La
rente, qui, à dater du 8 janvier, avait osciUé entre les
coun de 48 et de oO francs, et qui, à la nouvelle de la
défaite de la Rothière, le 4 février, était tombée à
47,73, la rente monta, le 11 février, à la nouvelle de
la victoire de Champaubert, à 56, oO; et, jusqu'au
3 mars, les cours se maintinrent entre 57 et 54 '. Une
telle hausse prouve que l'on avait repris confiance dans
la Fortune napoléonienne, — cette divinité à laquelle
les anciens eussent élevé des autels. Le raisonnement,
que les succès de l'empereur ne servaient qu'à ajour-
ner sa chute, sans l'empêcher, ne convainquait per-
sonne. Si la Bourse eût pensé ainsi, elle eût baissé à
la nouvelle des victoires françaises, puisque ces vic-
toires ne faisaient que retarder le triomphe définitif
1. Journal d'un prisonnier anglais, 95.
1. Relation historique de ee qid s'est passé à Paris à la mémorable époqwe é*
la déchéance de Buonaparte (Paris, 181 i, in-8), p. 22.
3. Voir le Moniteur de jauvier à mars, on plutôt les rapports de Pasqaier
et les bulletins de pc'.ice de ces mêmes mois (Arch. nat., AP., iv, 1534, et
F. 7, 3737), où sont rapportées en détail les ditférentes causes attribuées à la
Bourse même aux moavemeots de hausse : espi^rances de pais, victoires d«
Tempereur, arrivée ilu duc de Vioence à Chàullon. brait d'armUtic», Blftcbav
coupé et l'empereur dirigeant loi-m6me les opératiens, etc.
«4 1814.
des Alliés, c'est-à-dire la paix. Comme la France en-
tière, la Bourse voulait la paix ; mais cette paix, comme
tous les Français, elle l'espérait glorieuse; comme
tous les Français, elle la voyait déjà imposée à Fen-
nemi par l'empereur victorieux.
Tandis que ces batailles gagnées élevaient les cœurs
et ranimaient les esprits à Paris et en province*, dans
les départements envahis, les forfaits des Cosaques et
des Prussiens^ excitaient les colères vengeresses. En
franchissantle Rhin, les Alliésavaientlancélesplusras-
surantes proclamations, et, aux premiers jours de l'in-
vasion, ils avaient en eiïet maintenu la discipline. Mais
déjà la jactance des officiers, leurs propos blessants,
leurs façons de dire qu'ils étaient venus pour « muse-
ler » la France^, offensaient les habitants, exaspérés
d'aiîio'irs par l'énormité des réquisitions.
A Langres, outre les denrées nécessaires à la nour-
riture des troupes, on dut livrer, dans le délai de
deux jours, 1 000 chemises, 4 000 paires de guêtres,
800 manteaux de drap blanc pour la cavalerie,
500 manteaux de drap brun pour l'infanterie et
1. Bien que moins impressionnable et moins mobile dans ses sentiments
que Paris, la province recouvra le calme et la confiance à la nouvelle des
victoires de l'empereur. Le bruit courut dans plusieurs provinces que l'ennemi
se disposait à évacuer la France. Rapports de préfets, commissaires de police
et auditeurs en mission, et rapports du comte Krançois, du 14 février au
6 mars. Arch. nat., AF., iv, 1G68; F. 7, 3043, 3 772, 4 290 et 4291. Piéfet de
l'Aube à Clarke, 6 mars: préfet de l'Yonne à Clarke, 2 mars; général Allix
à Clarke, Noyers, 2 mars, etc. Arch. de la guerre.
2. Selon les traditions locales, les Prussiens auraient commis plus d'atro-
cités encore que les Cosaques eux-mêmes. Mais, d'après l'ensemijle des docu-
ments authentiques, ils se valaient. Pour le pillage et les violences, les
Pru siens et les Cosaques doivent avoir le premier prix {ex xquo) ; les Bava-
rois et les Wunenibergeois, le second. Les Russes réguliers et les Autrichiens
n'ont droit qu'à un accessit, mais bien mérité.
3. Canlaincourt à Napoléon, Lunéville, 8 et 24 janvier. Arch. des affaires
étran «-ères, fonds France, 668; lettres de Dardeu ne , professeur au collège
de Chaumont, citées par Steenackers, 192. — Les habitants ne craignaient pas
de riposter à ces paroles. A Bourg-en- Bresse, une jeune femme chez qui
logeait un colonel autrichien, lui dit en voyant son drapeau : « Je le connais,
j'en ai vu beaucoup de pareils aux Invalides. » Rapport de poliee, Lyon, 26 fé-
vrier. Arch. nat., F. 7, 4 290.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE l8i«. 4»
5200 culottes, dont 1 000 de drap bleu de ciel. Trois
semaines après, les arrondissements de Langres, de
Chaumont et de Vassy étaient de nouveau taxés à
26 000 aunes de drap et à 50 000 aunes de toile; cela
sans préjudice des réquisitions particulières imposées
aux communes*. Vicq, qui comptait à peine 1 000 âmes,
fournit en huit jours aux Russes 560 000 livres de pain,
28 000 livret de viande, 360 pièces de vin et d'eau-
de-vie, 40 000 livres de pommes de terre, de l'avoine
et du fourraije à proportion, enfin 650 cordes de bois
sec et 500 livres de chandelles ^ Sur tout le terri-
toire occupé, c'étaient les mêmes réquisitions : dans
la Meurthe, dans la Côte-d'Or, dans l'Yonne, dans
Seine-et-Marne, dans l'Aube, où Troyes fut taxée par
le prince de Ilohenlohe à 150 000 francs argent, et à
18 000 quintaux de farine, 12 000 pièces de vin,
3 000 pièces d'eau-de-vie, 1000 bœufs, 18 000 quin-
taux de foin, 344 000 rations d'avoine; dans la Marne,
où les caves furent vidées; dans l'Aisne, où l'ennemi
prit 6 000 chevaux, 7 000 bêtes à cornes et 40 000 mou-
tons'. Par surcroît, les Alliés prétendaient faire payer
à leur profit les contributions arriérées de 1813 et les
contributions échues de l'année courante. Les percep-
teurs, ainsi du reste que tous les fonctionnaires pu-
blics, étaient tenus de servir les Alliés comme ils
avaient servi le gouvernement français. Nombre d'a-
1. Docaments des archives de LaDgres, citéspar Steenackers, 285.
2. Tribune littéraire de la Haute-Marne, n» du 23 août 1855. — A Chau-
mont, le fameux RaJetzky, alors major général, avait laissé la renommée
d'uo ogre. 11 lui fallait chaque jour, pour sa cable, trente livres de b<jeut, un
mouton, un demi-veau, six dindons, oies et poulets, dix bouteilles de vin de
Champagne, dix de vin de Bourgogne, trois de liqueurs hnes, des tourtes,
pâtes, etc.
3. Rapport de police, It marn. Arch. nat., F. 7, 4 590. Dépositions des
maires et auditeurs en mission. Moniteur des 28 février, 5 mars; lettre du
maire de Moret, 27 février. Journal de l'Empire, du 3 mars; Annaairt d»
T Aisne pour 1821, p. 45; Pougiat, le Département de tAuin en 1814 ; nt Fleorj.
U Département de CXitne en 1814, ptunwu
«6 1814.
gents d(^ l'administration étant en fuite, les généraux
nommaient à leur place d'autres personnes qui de-
jaient, sous peine de déportation immédiate, accepter
les fonctions qu'on leur attribuait*.
Les réquisitions, c'était bien pour faire vivre et
même pour habiller Tarmée à peu de frais; ce n'était
pas assez pour contenter les soldats. A mesure que
les coalisés pénétrèrent plus avant dans le pays * et sur-
tout à leurs premiers revers, ils marchèrent avec le pil-
lage, le viol et l'incendie. — « Je croyais, dit un jour le
général York à ses divisionnaires et brigadiers, avoir
rhonneur de commander un corps d'armée prussien;
je ne commande qu'une bande de brigands^. » Souvent,
il faut le reconnaître, la soldatesque agissait à l'en-
1. Arrêtés et nominations du 27 février au 3 mars. Arch. de Laon ; AUix k
Clarke, Étivey, 3 mars : « Les percepteurs de l'arrondissement de Dijon ont
fui en emportant les rôles. » Arch. de la guerre. Caulaincourt à Napoléon.
Châtillon, 16 février. Arch. des affaires étrangères.
« Dispositions générales concernant l'administration des départements con-
quis ou à conquérir par le feld-maréchal Bliicher : Pour préserver les dépar-
tements de l'anarchie, anarchie produite par l'éloignement des autorités, or-
donné par l'empereur Napoléon, et qui pourrait [devenir dangereuse, arrête :
Les fonctionnaires qui auront pris la fuite seront remplacés; ceux qui res-
teront administreront avec l'intendant prussien. » Signé Ribbentropp, com-
missaire général des guerres des armées prussiennes. Nancy, 17 janvier. —
Rileyew, gouverneur général de Laon, ajoute : « Tout habitant qui, appelé à
remplir une place, n'entrerait pas en fonctions dans les vingt-quatre heures,
serait transporté dans une forteresse au delà de la Vistule pour y expier l'anar-
chie dont il serait considéré comme fauteur. » — A Troyes, le prince de Ho-
henlohe menaçait les récalcitrante non pas de « la déportation au delà de la
Vistule», mais tout simplement de la peine de mort. — Voici le serment qui
était exigé de ces fonctionnaires malgré eux : « Je promets fidèlement et léga-
lement de ne rien faiie publiquement, ni clandestinement, ni directement, vL
indirectement, qui soit contraire à la sûreté des puissances alliées. Je pro-
mets, de même, do suivre avec zèle et activité les ordres qui me parvien-
dront du quartier général sans restriction ni réserves quelconque », Arch. de
Laon.
2. D'après la déposition du maire de Montereau {Moniteur du 28 février),
les Alliés disaient : « Nous n'avons commencé le pillage qu'à Chaumont,
parce que c'est là que nous voulons reculer les frontières de la France. ■
Cf. Dardenne, cité par Steenackers, 191-192. — Sur ce projet ou prétendu
projet des Alliés, en décembre 1813, d'annexer à l'Allemagne une partie de
l'ancien territoire français, voir général Napier, Guerre de la péninsule, XII|
281 et la proclamation de Justus Griidner, Dusseldorf, 13 avril 1815.
3. Droysen. Leben des FeldmarschalU York, III, 332.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 47
contre des proclamations et des ordres du jour dea
généraux, et malgré les efforts des officiers'. Par mal-
heur, ces belles proclamations et ces sévères ordres
du jour étaient imprimés en français. Les Cosaques,
les Baskirs, les Kalmouks n'entendaient pas cette lan-
gue, et les affiliés du Tu(/e7idbimd afîectaiient de l'avoir
oubliée. D'autre part, au milieu de cette foule d'hom-
mes de différentes nations et en raison des divisions qui
régnaient entre eux, les sauvegardes écrites n'étaient
point respectées et l'autorité des officiers était presque
nulle, souvent même tout à fait méconnue. Le soir
de Fère-Champenoise. la femme d'un colonel français,
tué dans l'action , tomba aux mains des Cosaques!
Le propre aide de camp de sir Charles Stcwart qui
voulut la délivrer fut à moitié assommé et depuis on
n'entendit jamais plus parler de la malheureuse ^
Détail moms tragique, un maire des environs'de Pont-
sur- Yonne, mandé chez un général, fut dépouillé de
ses souliers par le factionnaire, à la porte même du
quartier général, et dut entrer nu-pieds dans le sa-
lon». Le prince de Metternich affectait de s'apitoyer
sur les misères de cette campagne; il écrivait à Cau-
laincourt : « Les Mesgrigny ont le bonheur de me pos-
séder dans leur hôtel, bonheur véritable, car je ne les
mange pas. C'est une vilaine chose que la guerre, mon
cher duc, et surtout quand on la fait avec 50 Ûûû Cosa-
1. Proclamation de Schwaraenberg. LoBrach, 21 décembre, et Troyes 4 mars
proclamation de Blucher. ,. /. „. d. (aa bord du Rhin. 1« et 2 janvierf « ^a^'
13 mars; proclamauon d. Bubna. Bourg. 14 janvier; proclamation de Bùlow;
- Sur le, efforts des officiers et notamment des Rus.e. pour empêcher ou
arrêter le p.l âge, voir Pou.^.at, Pleury. et Steenackers, pa^sim. I Blucher.
. .s sa proclamation du IS mars, prétend que plusieurs pillards furent passée
les armes. Poug.at d.t aussi que quatre soldats furent condamnés à mort.
gracies sur la demande du mair, de Troye.. 11 «jonte : . Si Ion eût fu^
ro ei . ^i^ ^'^''* *** S<=^'""''''"« «il l»issé toute son armé.
-. Londondenry. Guerre de fêlS-fSU. Traduction française, II, 9(H>1
I. Déposiuon du maire de Pont-sur-Yonne, Moniteur du 6 mari.
43 1814.
<jne3 et Baskirs*. » Les officiers d'une armée rejetaient
tous les excès et toutes les violences sur les troupes des
autres armées, et ils refusaient d'intervenir qnand ce
n'étaient pas leurs propres soldats qui étaient en cause.
AMoret, un général aulrichien répondit au maire, qui
le conjurait d'arrêter le pillage de la ville par les Cosa-
ques : — « Ils sont Russes; je n'ai aucun droit sur
eux. » A Chaumont, le grand-duc Constantin, ému
par les larmes d'un malheureux jardinier dont on pil-
lait la maison, l'accompagna jusqu'à sa rue. Il recon-
nut de loin l'uniforœe autrichien : — « Ah! dit-il en
éclatant de rire, ce sont les soldats du papa beau-père!
Je n'ai point à commander ici ^ »
Que de fois, au reste, c'était par ordre exprès des
généraux que cités et villages étaient saccagés ! On por-
tait à la connaissance des troupes que le pillage étuit
autorisé pour deux heures, quatre heures, une jour-
née entière. Les soldats, cela se conçoit, en prenaient
toujours plus qu'on ne leur en accordait. Troyes,
Épernay, Nogent, Sens, Soissons, Château-Thierry,
plus de deux cents villes et villages furent littéra-
lement mis à sac^. « Les généraux alliés, disent des
témoins oculaires, regardaient le pillage comme une
dette qu'ils acquittaient à leurs troupes*. »
1. Metternich à Caulaincourt, 15 février. Arch. des affaires étrangères,
fonds France, 668.
2. Lettre du maire de Moret, Journal de VEmpire, du 3 mars. Lettre de
Dardenne, citée par Steenackers, 213.
3. Dépositions des conseils municipaux, rapports des auditeurs eu mission,
lettres de maires, Moniteur, Journal de l'Empire, Journal de Parit, du 28 fé-
vrier au 16 mars; Historique des événements de Ponl-svr-Seine, par le chevalier
Brunel, pp. 21-23; Fougiat et Fleury, passim. » La ville de Tro^^es a été
méthodiquement livrée au pillage pendant trois jours. » Préfet de l'Aube à
Mouialivet. 13 mars. Aroh. nat., F. 7, 4 290. « Pendant trente heures environ
l'ennemi livra Troyes à un pillage général qu'il restreignit ensuite au quartier
bas où il le prolongea pendant onze jours. > Fougiat, p. 2u8. A Soissons, Win-
zingerode datgua arrêter le pillage au bout d'une heure.
4. Déposition des maires et adjoints de Montereau et communes avoisl-
Bantes, signée de kitit personne* dont deux députés. Moniteur du 28 févriar.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE '814. 49
Tantôt les soldats se ruaient à la curée avec dos
élan? sauvages, tantôt ils procédaient de sang-froid,
calmement, méthodiquement. Parfois ils daig^iiaient
rire. Un de leurs divertissements favoris consistait à
mettre nus hommes et femmes et à les chasser à coups
de fouet dans la campagne couverte de neige. Ils
ne s'amusaient pas moins quand ils faisaient courir
autour d'une table, le nez pris dans des pincettes, les
notables du village, le maire, le curé, le médecin, ou
encore lorsque, dans la cour d'un collège, devant les
élùves assemblés, ils donnaient la schlague au princi-
pal, dépouillé de tous ses vêtements*.
Simples jeux que tout cela, bons à occuper les loi-
sirs de la garnison. Mais quand le soir d'une bataille
gagnée, le lendemain d'une défaite ou même à la suite
d'un mouvement quelconque. Cosaques ou Prussiens
pénétraient dans une ville, dans un village, dans une
ferme, dans un château, toutes les épouvantes y en-
traient avec eux. Ils ne cherchaient pas seulement le
butin; ils voulaient faire la ruine, le deuil, la désola-
tion. Ils étaient gorgés de vin et d'eau-de-vie, leurs
poches étaient pleines de bijoux, — on trouva cinq
montres sur le cadavre d'un Cosaque, — leurs havre-
sacs et leurs fontes étaient bondés d'objets do toute
sorte, les chariots qui suivaient leurs colonnes étaient
chargés de meubles, de bronzes, de livres, de ta-
bleaux^. Ce n'était pas assez. Comme ils ne pouvaient
cependant tout emportcn*, il fallait que la destruction
achevât l'œuvre du pillatce. Us brisaient les portes,
1. Déposition des maires de Montereau, Nogenl, Provins, Moniteur, 28 fé-
vrier et 6 mars. Rapport de RiquetU de Mirabeau, auditeur, et lettre d'un
Itabitaot de Sens, Journal de l'Empire, 3 mars et 6 mars. Rapport de Uesprez,
auditeur, Joumalde l'Empire, 5 mars. Dardenne, cité par Sieenackers, pp. 277,
278. Lettre du curé de Bucy-le-Long, citée par Kleury, p. 562. Rapport de
Vinet, 13 mars. Arch. de la guerre.
S. Lettre de Vaulay, grefner du tribunal de Nogent, Journal de fi empiré,
ao février. Cf. Pougiat, 197, 279. Migneret, Histoire de Langrea, U, tS,'.-
4
50 1814.
les fenêtres, les glaces, hachaient les boiseries, dé-
chiraient les tentures, incendiaient les granges et les
meules, brûlaient les charrues et en dispersaient les
ferrements, arrachaient les arbres fruitiers et les pieds
de vigne, faisaient des feux de joie avec les meubles,
cassaient les outils des artisans, jetaient au ruisseau
les fioles et les bocaux des pharmaciens, défonçaient
les barriques de vin et d'eau-de-vie et en inondaient
les caves*.
A Soissons, 50 maisons furent entièrement brûlées,
à Moulins 60, à Mesnil-Sellières 107, à Nogent 160,
à Busancy 75, à Château-Thierry, à Vailly, à Chavi-
gnon,plusde 100,àAthies, à Mesbrecourt, àCorbény,
à Clacy, toutes ^I Fidèles aux leçons de Rostopchine,
les Cosaques commençaient par briser les pompes. La
lueur des incendies éclairait des scènes atroces. Les
hommes étaient frappés à coups de sabre et de baïon-
nette. Dépouillés nus et attachés au pied du lit, ils
devaient assister aux violences exercées sur leurs
femmes et leurs filles ; d'autres étaient torturés, fus-
tigés, chauffés jusqu'à ce qu'ils révélassent le secret
des cachettes. Les curés de Montlandon et de Rolam-
pont (Haute-Marne) furent laissés morts sur place. A
Bucy-le-Long, les Cosaques grillèrent les jambes d'un
domestique nommé Leclerc, laissé à la garde d'un
château. Celui-ci persistant à se taire, ils lui emplirent
la bouche de foin et y mirent le feu. A Nogent, Hu-
bert, marchand de drap, tiré aux quatre membres par
une dizaine de Prussiens, fut quasi écartelé; une balle
bienfaisante termina ses souffrances. A Provins, on
jeta un enfant sur des tisons pour faire parler la mère.
1. Déposition des maires et rapi-^rts des auditeurs en mission, Moniteur du
28 février au 16 mars, et Arch. nat.., AF.,rv, 1668.
2. Pougiat, 250, 276. DocumenU do l'enquête oidooaé* !• 20 mai 1814, citéf
par Fleurjr, 554 à 561.
LA FRANCE AtJ COMMENCEMENT DE i8i4. 51
Ni i'enfance ni la vieillesse ne trouvaient grâce devant
la cupidité et la luxure. Une femme de quatre-vingts
ans portait un diamant au doigt, La bague était étroite :
im coup de sabre trancha le doigt. Des septuagénai-
res, des filles de douze ans furent violées. Pour le seul
canton de Vendeuvre, on évalue à cinq cent cinquante
les personnes des deux sexes mortes des suites de vio-
lences et de coups. Une Lucrèce rustique, la femme
Ollivier, prenant en horreur son corps souillé par
les Cosaques, s'alla noyer dans la Barse*.
A Château-Thierry, les Russes de Sackcn commen-
cèrent le pillage pendant la journée du 12 février; les
Prussiens d'York le continuèrent dans la nuit et la
matinée du lendemain. Tout fut saccagé. Comme à
Moscou, les Russes ouvrirent les prisons à la tourbe
des malfaiteurs pour se faire aider dans leur œuvre
infernale ils envahirent les maisons, les hospices, les
collèges, les couvents, les églises, pillant, violant,
massacrant, dévalisant les boutiques, forçant les
troncs et les tabernacles, volant les objets sacrés,
frappant du fer des lances les prêtres et les religieuses.
On compta dix-sept morts. Une femme âgée fut violée
sur le cadavre de son mari ; une jeune fille, après avoir
subi le même outrage, reçut un coup de lance dont elle
mourut le lendemain; d'autres furent jetées dans les
écluses. Un homme contraint de servir de guide à un
détachement fut mené à coups de fouet et la corde au
cou. A l'arrivée, on lui logea une balle daus la tête. —
La nuit, des Prussiens pénètrent dans un pensionnat
1. Rapport d« Desprez-Crassier, auditeur en mission; dépositions des con-
Miller» municipaux de Sens, Nogent, Provins; lettre de Janson, négociaat
a Provins. Moniteur des 28 février, 4 et 6 mars; Journal de l'Empire àm
1" mars; Annuaire du département de l'Aisnepowr 1821, p. 48; IléeU de A/agtùem^
cité par Sieenackers, 280; rapport de Ilarel, auditeur en mission, !•' mara.
Arch. nat., AF., iv, 1668. — C'est Pougiat qui porte à 550 lea victimes poo^
l« canton de Vandeavre. L« chiffre noua parait exagéré.
52 1814.
déjeunes filles. La directrice, les sous-maîtresses, les
servantes sont violées. Puis, entendant les lamentations
des élèves enfermées au dortoir, les soldais en brisent
la porte Folles de terreur, les malheureuses, presque
nues, se réfugient au fond de la salle et s'entassent les
unes sur les autres « comme un troupeau démontons
qui ont peur ». Ce spectacle remue au cœur des Prus-
siens le peu qui y reste de pitié et d'honneur; ils ont
honte d'eux-mômos : lentement, un à un, ils se reti-
rent, non sans avoir d'ailleurs dévalisé tout le couvent
avec la plus grande conscience '.
A Montmirail, cinquante Cosaques arrivèrent le jour
de la foire : « Il y avait beaucoup do monde dans les
rues, raconte un habitant, mais chacun se sauva. Le
chef fit donner un coup de caisse et expliqua que l'on
pouvait circuler librement. Les Cosaques partirent.
Une grande heure après, ils revinrent au nombre de
quatre ou cinq cents, chargèrent la foule, frappant de
la lance et du sabre, piétinant ceux qu'ils renversaient;
plusieurs personnes furent grièvement blessées. Alors
ils descendirent de cheval et arrêtèrent une trentaine
d'individus. L'un d'eux, dépouillé nu, fut attaché sur
une chaise, les pieds dans un baquet de neige fondue,
en face de sa maison, dont il assista au pillage et au
bris. Les Cosaques piirent aussi quinze des notables,
les mirent nus et leur donnèrent à chacun cinquante
coups de knout. Ils déshabillèrent les hommes et les
femmes. Moi-même, j'ai été volé par un chef à qui mes
habits et mes bottes convenaient. En majeure partie,
les filles et les femmes ont été violées, même dans la
rue. 11 y en a eu qui se sont jetét^s par les teiiètres pour
se soustraire aux outrages. Des pères eurent les mains
1. Déposition des conseillers municipaux de Château-Thierry, Moniteur in
18 février. Lettre de Soulac, maître de poste à Lavallette, Journal de l'Em-
pire, 28 fdvri«r. Cf. Flaury, 104-106.
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 53
coupées à coups de sabre en voulant retirer leurs filles
des mains de ces brutaux *. » A Crézanc); une recon-
naissance de gardes d'honneur débouchant à l'impro-
viste dans le village vit ceci : le maire atlachô par le
cou à une colonne du lit; à ses pieds, sa jeune femme
violée et évanouie; sous le berceau do l'enfant, un
fagot allumé. Dans le verger voisin, des Cosaques ivres
forçaient de malheureuses paysannes à danser avec
eux, au son du violon d'un ménétrier dont les épaules
saignaient sous le knout ^,
A Sens, le pillage dura neuf jours, — du dl au 20
février. « Ces furieux, rapporte l'adjoint, parcourent la
ville de jour et de nuit, pénétrant dans toutes les mai-
sons, enfonçant les armoires, secrétaires, commodes,
s'emparant de l'argent, des bijoux, du linge, brisan*.
les glaces-et les meubles. Les instruments et outils de
toutes professions sont arrachés à leurs propriétaires,
cassés, brûlés et dispersés. Des religieuses sont outra-
gées, les temples profanés, les tabernacles forcés, les
vases sacrés volés. Des femmes et des filles, à peine
nubiles, sont violées sous les yeux de leurs maris et de
leurs parents.. . Ces scènes d'horreur sont répétées tous
les jours jusqu'à Tévacualionde la ville'. » — Suprême
ironie, en quittant celte ville de Sens où il avait pré-
sidé au pillage, le prince héritier do Wurtemberg, beau
comme un jeune dieu, réquisitionnait vingt-quatre
paires de gants blancs * I
1. Lettre de Vioet, fabricant d* meolea k Montmirail, 13 man. Arclt. de
la guerre.
2. Mémoire* de Stfçitr. VI. 384-38.5.
3. Déposition deâ atnseillers luunicipaox de Sent, Moniteur da 6 mara
et Gazette df France du 7 mars.
4. Lettres de Lvdiar, élève au lycée de Sens. Jmtmnl de TEmpire, \" mars. —
Sur le priuce de Wurtemberg doui Napoléon écrivait : • Le prince de Wur-
temberg s'est convert de Ixiue; il a vole et pillé partout où il a passé • (Cot'
respondanee, 7X^:29). Danien^ie (cité par Steenackers, 2:i7) conte cette jolie his-
toriette : • Un paysan qui avait une blouse neuve et une paire de beà& soulier
Mt arrêté par duux «uldats qui lui preunent «es souliers. Des passauts luicon-
54 1814.
En exaspérant la population, ces exploits de Bachi-
Bozouks et de chauffeurs ramenaient à Napoléon les
plus hostiles et armaient les moins belliqueux. Un pro-
fesseur nommé Dardeune, ardent républicain, écrivait
de Chaumont : « Admirez la versatilité de mes opi-
nions. Vous savez combien peu j'aimais ce guerrier
farouche à qui, jusqu'à ce jour, ont été soumis les
destins de la Franco... Eh bien ! aujourd'hui, je prie
les dieux pour la prospérité de ses armes, tant la honte
de voir mon pays au pouvoir de ces odieux Cosaques
l'emporte sur tous mes autres sentiments'. » Le gé-
néral AUix écrivait d'Auxerre : « L'esprit parmi le peu-
ple va toujours en s'exaspérant, et les fauteurs de l'en-
nemi n'osent plus élever la voix*. » Enfin, le préfet
de Seine-et-Marne résumait l'opinion générale par ces
mots : « Les habitants se consoleront des malheurs
passés et sont prêts à de nouveaux sacrifices, pourvu
qu'il soit fait justice des Cosaques'. »
■eillent d'aller porter plainte au prince de Wurtemberg : — Dieu m'en préserve !
dit-il, le prince me prendrait ma blouse. »
Le prince de Wurtemberg était, comme on sait, aillé aux Bonaparte par le
mariage de sa sœur, la belle et courageuse princesse Catherine, avec le roi
Jérôme. Après les événements de 1814, le roi Frédéric et le prince usèrent en
vain de toutes les prières et de toutes les menaces pour engager celle-ci à se
séparer de son mari. « Si j'étais capable d'un pareil procédé, répondit-elle, je
ne mériterais pas votre estime. Ma résolution m'est inspirée par le seatinient et
par l'honneur. Je S'iivrai mon mari là où le sort le conduira, n'importe où.»
Briefwechsel der Konigen Katharina, II, 108.
1. Quatorzième lettre de Dardenne, citée par Steenackers, 193. — Dans une
autre lettre, Dardenne écrivait : ■ La résistance commence donc à s'orga-
niser. On résiste à Dar, on résiste dans nos environs. Ah 1 puissions-nous
bientôt apprendre que Ton résiste partout. »
2. AUix k Clarke, 5 mars. Cf. Allix A Clarke, 7 et 9 mars : « La population est
exaltée malgré l'opposition de quelques bourgeois [qui font mille politesses k
l'ennemi. • Rœderer à Clarke, 2 mars ; capitaine Sion à Clarke, 2 mara. Arch. de
la guerre.
3. Préfet de Seine-et-Marne à Montalivet, 9 mars. Arch. nat., F. 7, 4 290. —
Cf. rapports du comte François, du 5 février au 10 mars, passim. Arch. nat-, F. 7,
4 291. Lettre du préfet des Ardennes. 10 février, et rapport du commissaire géné-
ral de police dans 1* Côte-d'Or et l'Yonna : • ... Le département de l'Yonne est
un de ceux qui ont le plus souffert. En déploi-ant avec ces malheureux habitants,
les maux doat ils ont été accablés, je ne pui» cependant m'empêcher de croire,
^vec tous los fonctionQaiteg locaux, ^ua l'espr't public a g&gaé depuis lors, et
LA FRANCE AU COMMENCEMENT DE 1814. 55
Et lorsque les paysans, si cruellement désabusés
sur les promesses des proclamations, s'écriaient qu'ils
étaient prêts « à poursuivre les ennemis comme des
botes féroces* », ce n'étaient point de vaines mena-
ces. Lorrains, Comtois, Bourguignons, Champenois,
Picards saisissaient les fourches, les vieux fusils de
chasse échappés aux réquisitions préfectorales comme
aux perquisitions des Alliés, ramassaient sur les
champs de bataille les fusils des morts' et couraient
sus à Tennemi, s'il ne se présentait pas en trop grande
force ou s'il battait en retraite. A Montereau, à Troyes,
dans la dernière heure du combat, les habitants firent
pleuvoir des tuiles, des meubles sur la tête des Autri-
chiens, les fusillèrent à travers les volets et les soupi-
raux des caves. A Château-Thierry, des ouvriers ame-
nèrent sous les balles prussiennes des barques aux
soldats de la garde. Pendant le sac de Soissons, une
servante blessa deux Prussiens qui lui voulaient
faire violence ; et un boucher, s'étant posté, armé d'un
coutelas, au bas de l'escalier d'une cave, saignait dans
l'ombre les pillards. Les riverains de la basse Marne
arrêtèrent en quatre jours deux cent cinquante Russes
et Prussiens. Le lendemain de Champaubert, un en-
fant de treize ans amena aux avant-postes du 6* corps
deux grenadiers russes. « — Ces gaillards-là voulaient
broncher, disait-il, en brandissant un grand couteau
que la conduite odieuse des ennemis, en produisant Peffet naturel de U$ faire ab-
horrer, n'a fait que mieux sentir à tous les citoyens le besoin de se serrer étroi-
tement autour du trône de Tempereur, dont le génie vient de les délivrer de ces
«retendus libérateurs. » 2 mars, Arch. nat., F. 7, 4 290. Cf. Caulaincourt à Na-
poléon, Chàtillon, 24 février : « ... L'ennemi ravage les campagnes ; aussi
l'exaspération des paysan» est-elle fort grande, » et Bassano à Caulaincourt,
Gaignes, 16 février : » La conduite de l'ennemi rend la guerre nationale. L'exas-
pération des habitants est telle qu'ils ont égorgé un grand nombre d'bommea
isolés. • Arch. des affaires étrangères, fonds France, 668.
2. Sous-préfet de Thonon à Montalivet, 8 mars. Arch. nat.. F. 7, 6605.
3. Joseph à Montalivet: Rovigo à Chabrol; Chabrol à Froidfonda, IS, 16 «i
tO février. Arch. nat., F », 753.
66 1814.
d'équarrisseur, mais je les ai bien fait marcher. » Surla
route de Chaumont à Langres, un parti de paysans dé-
livra quatre cents soldats d'Oudinot pris à la bataille
de Bar-sur-Aube. Entre Montmédy et Sézanne, sur une
étendue de plus de quarante lieues à vol d'oiseau,
les villages étaient complètement désertés par leurs
habitants, qui faisaient dans les bois la guerre d'em-
buscade. En Bourgogne, en Dauphiné, dans les Ar-
dennes qui étaient en pleine insurrection, dans l'Ar-
gonne dont deux mille partisans gardaient les défilés,
en Nivernais, en Brie, en Champagne, les paysans,
organisés en compagnies franches ou accourant ai*i
son du tocsin, combattaient à côté des troupes régu-
lières*.
Le curé de Pers, près Montargis, se fit chef de par-
tisans. A la tête d'une dizaine d'hommes armés de f« •
si] s à dbdx coups, il défendait son village, dressait de.i
embuscades au loin, arrêtait les convois. En sa qua-
lité de commandant, il marchait à cheval, la soutano
retroussée, le sabre au côté et le fusil en bandoulière:
mais à la moindre alerte, il mettait pied à terre et, pour
encourager ses hommes, il tirait toujours le premier
coup de feu ^ Dans les environs de Piney, la ferme des
Gérandots fut appelée le tombeau des Cosaques. On
leur faisait bon accueil, on leur servait à boire à dis-
crétion, et quand ils cuvaient leur eau-de-vie, le fer-
mier, ses fils et ses valets de charrue les fusillaient à
travers les croisées. Aucun ne sortit des Gérandots
pour raconter ce qui s'y passait^ Une jeune veuve
1. Âllix k Clarke, 5 mars; SaintrVallier à Clarke, 21 février et 10 mars; com-
mandant de La Ferté-sous-Jouarre, à Berthier, 4 mars. Arch. de la guerre,
Mortemart à Napoléon, 4 mars ; Lemoine à Rovigo, 5 mars. Rapport de Drouet
(8. d.). Arch. nat., AF., iv, 1670 et F. 7, 4 290. Journal de Langeron, Arcb.
topogr. de Saint-Pétersbourg. Richter, Geschichte des deutzchen Freiheitskri»-
ges, III. 253; Journal de Fabvier, 35, etc.
2. Rapport du commandant de Montargis. Arch. nat., AP., rv, 1670.
3. Mém. de Ségur, VI, 416 ; Pougiat, 143.
LA FRANCE AD COMMENCEMENT DE 1814. 51
qui habitait, non loin d'Essoyes, une grande maison
isolée donna à coucher à soixante Cosaques après les
avoir eni\Tés. La nuit venue, elle réunit ses domes-
tiques et se faisant aider par eux, elle mit le ieu à sa
propre demeure '. Près de Bar-sur- Ornai n, les paysans
massacrèrent un général prussien resté, en arrière
avec une petite escorte ^ Un garde-chas.3e de Sau-
vage, nommé Louis Aubriot, avise en face de sa
maison quatre dragons prussiens dont deux sont
descendus de cheval. Il sort armé, abat de ses deux
coups de fusil les deux cavaliers et tombe à coups
de crosse sur les deux autres dragons, qui restent à
demi assommés. « Les quatre chevaux et trois pri-
sonniers sont près de moi, écrit le général Vattier;
l'autre dragon est mort'. » — Un contre quatre!
Horace conquit à moins sa renommée. — L'Egor-
geur de Vailly (c'est le surnom que garda un ma-
nouvrier du village, ancien soldat d'une force hercu-
léenne) ne s'attaquait qu'à trois homme? à la fois.
Il s'offrait pour guide aux Alliés égarés, quand ils
n'excédaient pas ce nombre, et il les tuait chemin
faisant. Une servante de Presles éventra avec sa four-
che deux Cosaques endormis dans une grange. A
Crandelain, les habitants assaillirent pendant la nuit
un poste de Cosaques et les exterminèrent*. Long-
1. Petiet, Jottmal du 5* eorpt dé eacalerie, 47.
î. Rapport à B«rthier, 6 mars. Arch. naC, AF., rr, 1667.
3. Vatiier k Napoléon, Gandelop, 25 féTiier. Arch. nau. AP., ir, 1668.
4. Flecry, 107, 316, 332, 323; et traditioos locales. — Comme on ferait ao volama
entier avec les traiu de férocité des alliés, on en ferait an antre aTec le» actes
de représailles des paysans, soaTent non moins féroces. Dans la nuit du 7 aa
8 mars les habitants de Pai«y, d'Aill«-s et d'Ouiches, hommes et femmes, ache-
Tèreot les blessés rosses sur le plateau de Craoane. Il faat dire, non poor
eicuser ce hideux massacre, mais pour expliquer la colère T.»ngeresse qui
rïQspira, qoe l'aTant-TeilIe, k l'approche des Cosaqnes. ces mêmes pajsans
avaient abandenné leurs villages et s'étaient réfn^és dans 1rs carrièrss de
la montage. Les Cosaques les enfumèrent comme renards en terrier. OWLce
à on paits d'aératîoa, les adultes purent résister à Tasphyxie, mais plosiean
•ofanu Dérireat étoofféa.
58 1814.
temps dans le Laonnois, les paysans ne voulurent
point boire l'eau des puits oh tant de cadavres avaient
été cachés.
Les officiers alliés prisonniers avouaient que leurs
soldats étaient terrifiésparliprise d'armes despaysans,
« les Prussiens surtout qui avaient l'expérience de ce
que peut produire l'exaspération patriotique* ». Les
détachements ennemis n'osaient plus cantonner dans
les villages; ils se faisaient apporter les réquisitions
au bivouac. Dans la peur des habitants, des soldats
restés en arrière vinrent se rendre prisonniers aux
avant-postes français^. Les bois, les lisières des forêts,
les bords des rivières et des étangs, les chemins en-
caissés, devenaient des coupe-gorge. Des bandes de
dix, de vingt, de cinquante, de trois cents individus ar-
més de fusils de chasse, de fourches, de haches, se te-
naient en embuscade, prêts à se jeter sur les détache-
ments, prompts à fuir en se dispersant si passaient des
colonne<3. « Il fallait, dit un historien allemand, des
escortes considérables aux convois et cent cavaliers
pour accompagner un courrier*. » Malheur aux traî-
nards, aux isolés, aux vedettes, aux patrouilles; aux
convoyeurs ! La chasse était ouverte.
1. Rapports d'officiers russes prisonniers. Corbény, 7 mars. Arch. nat., AF.,
rv, 1668. Cf. Rapport de Sioa à Clarke, 2 mars. Arch. de la guerre. Journal de
Langeron, Arch. de Saint-Pétersbourg, n' 29103.
2. Rapport k Clarke du capitaine Sion chargé d'accompagner les courriers an-
glais. 2 mars. Arch. de la guerre. Bassano à Caulaincourt, Guignes, 16 février.
Arch. des affaires étrangères, 668.
3. Richter, Geschichte des deutschen Freiheitskrieges, III. 254. — Richter a
consacré un chapitre à ce qu'il appelle la guerre des Partisans. Cf. Journal
de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg, et les proclamations de Bliicher,
L,aon, 13 mars; de Schwarzenberg, Troyes, 10 mars ; de Turpin -^ transfuge
français nommé par les Alliés préfet provisoire de la Marne — Châlons,
17 février, Arch. nat., AF"., iv, 1663, etc., etc., toutes remplies de menaces
contre les paysans qui prennent les armes.
Il
L'INVASION. — LES PREMIÈRES BATAILLES.
POSITIONS DES ARMÉES LE 26 FÉVRIER.
La marche des Alliés en France ne fut d'abord qu'une
promenade militaire. Après avoir franchi le Rhin en
douze ou quinze colonnes, depuis Bâle jusqu'à Co-
bientz, du 21 décembre au 1" janvier, les armées coa-
lisées refoulèrent sans peine les petits corps français
espacés sur la frontière. Marmont, Macdonald, \ictor,
le prince de la Moskowa, comptaient tout au plus
46 000 combattants*. Schwarzenberg et Bliicher ame-
naient en première ligne près de 250 000 soldats*. De-
1. Marmont: 12726 hommes. Macdonald : 10 200. Victor : 6 300. Ney : 7240.
Cavalerie (!•', *• et 5« corps) : 9 750. Total : 46 216 hommes. — Situation de
lagraade armée au 1" janvier 1814. Arch. nat., AF., iv*, 1347, et situations
ie 1814. Arch. de la guerre. — Nous ne comptons naturellement ici que les
corps opposés, en rase campagne, à Schwarzenberg et à Blùcher, dans les
|uinze premiers jours de leur entrée en France.
2. Grande armée de Bohême, commandée par Schwarzenberg : 1" corps (Col-
fcrédo) : 15 708 hommes. 2« corps (prince Aloys Lichtenstein) : 12 708. 3" corps
(Gjrulai) : 14732. 4* corps (prince royal de Wurtemberg) : UOOO. 5' corps (do
Wrede) : 34200. 6* corps (Wiggenstein ) : 21 066. Divisions légères (Bubna et Mo-
nt* Lichtenstein) : 11240. 6* corps d'Allemagne: 13 250. Réserves autrichienoes
(prince héritier de Ilesse-Hombourg) : 18500. Grandes réserves russes et prus-
Hennes Barclay de Tolly) : 3i}696. Cosaques de Platow : 6000. Total : 20"^ 100
Armée de Silésie commandée par Blùcher : Corps prussien (York) : 19560.
Corps russe (Sacken) : 19400. Corps russe dOlsuljew : 5697 (détaché d«
eorps de longeron) et 2000 cavaliers de Korff (détachés du même corps).
Total : 46657. Total général pour les Alliés entrés en France daos 1« première
quinzaine de janvier 246 757 homme».
11 faut ajouter à ce chiffre :
!• Pour la grande armée de Bohème : la division Prohaska : 9000; U
division wurtembergeoise de Doring : 10600; le 8* corps d'Allemagne (Hoch-
bergt : 10 330. — Ces troupes n'entrèrent en Fraoce qu'au mois de fé\Tier.
P Pour l'armée de Silésie : le corps Rleist : 20000. l/^ cwvt Langero» •
60 1814.
vant de telles masses, qui menaçaient à chaque étape
de les déborder, les maréchaux ne purent que se re-
plier, combattant et escarmouchant le plus possible,
mais évitant tout engagement sérieux où ils se fussent
inutilement compromis. SaafDôle, Chalon, Tournus,
Bourg, les villes ouvertes se rendirent à la première
sommation. Les places fortes, les généraux alliés,
instruits à l'école de Napoléon — plus d'un même
19500 hommes (déduction faite des troupes de ce corps déjà entrées en France
et de celles laissées devant Mayence). — Les corps Kleisi et I.angeron pas-
sèrent la frontière, le premier, à la fin de janvier, le second, en plusieurs
détachements, en février et en mars. — 4* corps allemand : 12U00. 5* corps
allemand : 9320, — Ces deux corps n'entrèrent pas en France.
3" L'armée du nord, commandée par Bernadette : Corps de Biilow : 30000.
Corps de Winzingerode : 36000. Corps du prince de Weyraar: 23000. Corps de
Walm«den : 15000. Corps suédois : 23000. Corps du duc de Brunswick : 32000.
— Seuls les corps Biilow et Winzingerode, réduits ensemble à 42 800 hommes,
entrèrent en France au mois de février.
4* Les armées de seconde ligne. Russes de Beningsen et de Rostowsky,
Prussiens de Taueuzien, landwehr, réserves autrichiennes, etc. Ces diverses
troupes, évaluées à plus de 300 000 hommes, f.rent le siège des places d'Alle-
magne ou restèrent dans les garnisons. Elles ne prirent pas part à l'invasion.
5* L'armée d'Italie (Bellcyarde) : 74000, opérant contre le prince Eugène.
6* Anglais, Espagnols, Portugais, Napolitains : 160000.
Rapport de Barclay de Tolly, 25 décembre 1813; tableau de la composition
des armées alliées en 1814. Arch. topogr. de Saint-Péteraboorg, b** 46692,
22854 et 22860. Cf. Plotho, III, annexes, pp. 1-15, 29-40.
En résumé.lesAustro-Prusso-Russes envahirent la France au commencement
de janvier avec 245000 hommes, et — s'il n'y avait eu les pertes à défal-
quer — les nouvelles troupes qui passèrent la frontière de la fin de jan-
vier aux premiers jours de mars auraient élevé ce chitJ're à 420 000 hommes,
y compris les 72000 Anglo-Kspagnols de Wellington. Si l'on ajoute à ce total
les troupes de seconde ligne et de réserve, et les armées des Pays-Bas, d'Es-
pagne et d'Italie, l'on doit compter plus d'un million d'hoinmes.
Les forces françaises, d'après les états de situation, s'élevaient au milieu
de février a 650000 hommes, y compris, naturellement, les armées de Cata-
logne, des Pyrénées, d'Italie, des Pays-Bas, lea garnisons des places fortes
au delà et en deçà du Rhin et tous les déi-ôts, mais non compris les gardes
nationales. (Situation générale au 15 février. Arch. nat., AF., iv*, 883; situa-
tions journalières du 15 au 22 février, et état sommaire des troupes françaises
en avril. Arch. de la guerre.)
Il est inutile, sans doute, de faire remarqusr que, tant du côté des Alliés
que du côté des Français, il y a de la fantasmagorie dans ces chiffres. Les
«ffectifs y sont établis d'après des situations journalières parfois astérieures
de deux mois aux tableaux récapitulatifs; il n'y est tenu compte ui des per-
tes, ni des désertions, ui des indisponibles. On peut sans crainte réduire cet
chiffres d'an quart et peut-être même d'un tiers. En portant à 400000 hommes
Dour les Français et à 750 000 hommes pour les Alliés le nombre des soldats pré-
sents sous les armes et disponibles par toute l'Europe, oa sera dans la vérité.
LES PREMIÈRES BATAILLES. 61
avait servi sous ses ordres, — ne s'avisèrent pas de
s'arrèler à en faire le siège. Ils les tournèrent, lais-
santuevant elles quelques troupes d'investissement, et
ils poussèrent droit au cœur de la France. A lexlrême
gauche, Bubna s'empara de Genève et s'avança sur
Lyon par le Jura et la vallée de la Saône. Au centre,
les diiïérentes colonnes de Sch vvarzenberg. passant par
Dôle et Auxonne, par Monlbéliard et Vesoul, par Re-
miremont et Epinal, par Colmar et Sainl-Dié, gagnè-
rent Dijon, Langres, Bar-sur-Aubo. A la droite, les
deux corps de Bliicher, descendant les routes de Lor-
raine, débouchèrentsur Vassy, Saint-DizieretBiienne.
Le 26 janvier, presque toutes les troupes alliées se
trouvaient entre la Marne et les sources de la Seine :
leur concentration était pour ainsi dire faite *.
L'empereur partit ce jour-là de Châlons, espérant
prévenir celte concentration et attaquer les Prussiens
avant qu'ils ne se fussent réunis aux Auslro-llusses. Il
réussit à joindre Bliicher isolé dans Brienne et à lui
infliger une sanglante défaite. Mais Brienne n'est pas
loin de Bar-sur-Aube. Le feld-maréchal se replie sur
l'armée de Schwarzenberg. Celle-ci ébranle ses mas-
ses, se porte en avant, et, le 1" février, s'engage la ba-
taille de la Rothicre, où les Français luttent huit heu-
res, un contre trois, sans se laisser acculer à l'Aube,
et imposent assez à l'ennemi pour opérer le lendemain
leur retraite surTroyes par le seul pont do Lesmont\
La joie fut immense chez les Coalisés. Cinquante
1. Cf. Plotho, Der Krieg in DeuUcAland und Frankreich. III, 14 à 90, Bern-
fcardi, Itenkw&rdigkeiten des Grafen von Toll, IV, 134 à 258 ; Schulz, Geachi-
ehte der Knege in Europa, XIH, 4, 23, 67; Beitzke, Geschichte der Deutichen
FreiheiUUriege, II, 193-203; Bogdanowitsch, Geschichte des Krieges 1314 (U».
duit du rasse, par Baumgarten). I, 49-83.
2. Correspondance de Napoléon. 21135, 21136, 21140, 21141,21150,21160,
Moniteur, 3 et 6 février; Fain, Manuscrit de 1814, 47, 67-87; Mémoire» dt
Marmont. VII, 29-39; Ploiho, III, 116-130; Daiuleviky.', Darftellun§ dm
Feidsuges m FrmnkrmcK I, 4»-#^
63 1814.
cauons et deux mille prisonniers étaient restés en leurs
mains; quatre mille morts ou blessés jonchaient la
plaine. Mais ce n'étaient pas ces trophées et ces héca-
tombes qui exaltaient les Alliés. Au reste, six mille des
leups n'avaient-ils pas été fauchés par la mitraille*?
C'était une bataille gagnée sur Napoléon en plein ter-
ritoire français. Le charme rompu à Leipzig- ne s'était
pas reformé. L'empereur n'était plus invincible : donc,
à considérer les forces énormes dont on disposait con-
tre lui, il était vaincu. Alexandre félicitait Bliicher en
ces termes : « Cette victoire couronne toutes les au-
tres, » et Sacken terminait son rapport par ces mots :
«A dater de ce jour, Napoléon cesse d'être un ennemi
dangereux, et le czar peut dire : Je donne la paix au
monde*. » La tête montée par ce facile triomphe, les
Alliés s'imaginèrent que nul obstacle désormais ne
pouvait les arrêter et qu'ils n'avaient plus qu'à aller
dicter la paix dans Paris. La dernière armée française
n'étail-elle pas, non seulement en retraite, mais disper-
sée, évanouie ? Les officiers alliés se donnaient rendez-
vous à huitaine dans le jardin du Palais-RoyaP, et le
czar disait au général Reynier qui rentrait do captivité
en vertu d'un échange : « Nous serons à Paris avant
vous*. »
Dans un conseil de guerre, tenu le 2 février au châ-
teau de Brienne, on résolut de marcher incontinent
sur Paris, et afin de donner à Bliicher, le héros de la
Rothière, la satisfaction d'opérer seul, comme aussi
pour faire plus facilement vivre ces nombreuses trou-
pes, on décida que l'on marcherait en deux colonnes.
L'armée de Silésie, après s'être complétée du côté de
1. Plotho, m, 126; Bogdanovritsch, I, 126. Koch, I, 186,
2. Journal de Nikitin. Journal de Sacken cité par Bogdanowitsch, I, 126.
3. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères, fonds Russie, 25.
<i. Hau\erive à Caulaincoort, 17 février. Arcb. des affairea étrangères,
fonds France, 670.
LES PREMIÈRES BATAILLES. 63
Cbâlons, avec les corps d'York, de Kleist et de Kapzé-
witsch, qui arrivaient du Rhin, descendrait le long- de
la Marne ; l'armée de Bohême se porterait sur Troyes
d'où elle s'avancerait vers Paris par les deux rives de la
Seine' . Telle était la confiance, tel était l'aveuglement
des souverains alliés et de leurs conseillers que, in-
différents à toute considération stratégique, ils ne s'in-
quiétaient plus que de l'amour-propre de leurs géné-
raux et de la commodité de leurs gîtes d'étape!
Le vieux Blùcher, qui avait toujours dans les vei-
nes du sang de colonel de hussards, se mit aussitôt en
mouvement. Le 3 février il était à Braux, le 4 à Som-
mepuis, le 6 à Goudron, poussant les corps d'York et de
Sacken sur Château-Thierry, et suivi à deux journées
de marche par les corps de Kleist et de Kapzéwitsch.
Pendant ce temps, Schwarzenberg, l'éternel tempori-
sateur, marchait processionnellement sur Troyes. Au
lieu de poursuivre avec vigueur l'armée française et de
la forcer t^zas cette ville, il hésite, multiplie les contre-
ordres et les contre-marches, se laisse intimider par les
reconnaissances offensives de quelques partis de cava-
lerie, et fait si bien qu'il permet à l'empereur de don-
ner du repos à ses soldats, de concentrer de nouvelles
troupes, de réorganiser son armée, enfin de se recon-
naître dans ce grand désarroi*. L'empereur évacua
Troyes seulement le 6 février, et en toute tranquillité.
Il se retira sur Nogent. Avec un peu d'audace, en at-
taquant Troyes à l'est par Laubressel et au sud par la
route de Bar-sur- Aube , Schwarzenberg pouvait ter-
miner la guerre d'un seul coup.
L'empereur était dans la situation la plus critique.
1. Plotho, ni, liO-141 ; Vamhagen von Ense, Biographiiche DenkmaU, lU,
Blùcher), 300.
2. Ordres de marche de Blùcher et de Schwarzenberg des 3, 5 et 0 fé-
vrier. ciUs par Plotho, III, 133. 138, 163. Corrupondanca de NapoUmt.
«imà«ll92.
Son entrée à Troyes avait été lamentable. Pas une ac-
clamation, pas un vivat; le plus morne silence, per-
sonne dans les rues, chacun renfermé dans sa demeure.
L'armée se trouvait sans vivres, avec des magasins vi-
des et au milieu d'une population qui ne donnait aucun
secoui'», gardant tout afin de satisfaire aux prochaines
réquisitions de l'ennemi. Les habitants ne se mettaient
en peine que pour provoquer à la désertion ces con-
scrits abattus par la fatigue, la faim et la défaite. Un
grand nombre — six mille, dit-on — quittèrent les ré-
giments. L'entourage de l'empereur, les états-majors,
les troupes étaient dans la stupeur. Les vieux soldats
disaient : « Où nous arrêterons-nous'? » Seul de
tous, dans l'armée et dans le pays, l'empereur ne dé-
sespérait paf^. Sans doute, pendantces quelques jours,
ses lettres trahissent d'extrêmes inquiétudes et un dé-
croissement d'assurance. 11 donne à son frère Joseph
des instructions pour l'abandon éventuel de Paris ; il
fait écrire au prince Eugène d'évacuer la haute Italie,
au général Miollis d'évacuer Rome, au maréchal Su-
chet d'évacuer Barcelone, au prince Borghèse d'éva-
cuer le Piémont; il autorise le duc de Yicence, son
plénipotentiaire au congrès de Châtillon, à accepter les
conditions des Alliés. Mais comme il met des restric-
tions et des réticences à ces ordres, qui dictés par les
circonstances présentes doivent rester subordonnés
aux circonstances à venir! combien il y mêle de brèves
exhortations au courage, de rappels à la confiance M En
1. Correspondance de Napoléon, 21208: u Ramassez beaucoup de pain, nous
monronsdft faim. I) (N'Zl 214, Daure, commissaire ordonnateur :)- L'armée meurt
de faim. Tous les rapports que vous faites qu'elle est nourrie sont cont70U-
vés. Douze hommes sont morts de faim, quoiqu'on ait mis tout à feu et à sang
sur la route pour en tirer des subsistances. Bellune n'a rien, Gérard n'a rien,
la cavalerie de la garde meurt de faim. » <Jf. Fain, 91, 93; Mémoires de Sé-
gur, VI, 295-296; Pougiat, 188-189.
2. Correspondance de Napoléon, 21176, SI 178, 21189, 21190, 21 212, S121S
21218. 21190. 21195, 21204.
LES PREMIÈRES BATAILLES. 65
même temps, l'empereur réorganise ses divisions, dé-
termine leurs emplacements, médite de nouvelles ma-
nœuvres, donne des ordres pour les armées de Lyon,
des Pyrénées, des Pays-Bas, s'occupe de la situation
militaire et politique de Paris, veille à tous les détails
d'armement,d'habillement, d'approvisionnement, d'ad-
ministration, pourvoit aux commandements vacants,
signe des décrets sur la presse, réprimande ses minis-
tres, et au milieu de tant de graves soucis, il pense
à écrire au roi Joseph : « Tenez gaie l'impératrice, elle
se meurt de consomption *. » On jurerait, au calme
extraordinaire de l'empereur, que la France n'est pas
envahie et qu'il est à la veille d'entreprendre quelque
lointaine expédition avec deux cent mille soldats!
Les Alliés regardaient déjà la campagne de France
comme terminée ; pour Napoléon, elle allait seule-
ment commencer. Tandis que les temporisations de
Schwarzenberg laissent à l'empereur la liberté de ses
mouvements, Bliicher s'engage témérairement dan»
une marche latérale où il échelonne ses quatre corps
d'armée à plus d'une étape les uns des autres'. Il
prête le flanc à Napoléon. Dans la nuit du 7 au 8 fé-
vrier, lorsque le duc de Bassano entre chez l'empe-
reur afin de lui faire signer des dépêches pour Châ-
tillon, il le trouve couché à terre sur ses cartes piquées
d'épingles. « — Ah! vous voilà, lui dit Napoléon, en
détournant à peine la tête. Il s'agit maintenant de
bien d'autres choses. Je suis en ce moment à battre
Blûcher de l'œil'. » Le lendemain, l'empereur donne
ses ordres. Le maréchal Victor, ayant le maréchal
Oudinot en seconde ligne, restera à Nogent pour dis-
1. Corretpondanee de Napoléon. tWll k 21218. Registre de Bertfaier, da
ï vi 8 février. Arch. de la guerre.
J. Ordre de marche de Blùcher, 6 février, cité par Plotho, III, 163.
S. Faut, 97.
S
66 1814.
puter aux Austro-Russes le passage de la Seine. Le
corps de Marmont, qui a déjà commencé son mou-
vement, la garde et la cavalerie de Grouchy remon-
teront par Sôzanne pour attaquer l'armée de Silésia
en marche sur la route de Châlons à Paris *. Au reste,
l'empereur ne précipite rien. Il a à cœur de ne pas
faire de faux mouvement. Depuis deux ou trois jours
déjà il médite sa belle manœuvre, mais avant de com-
mencer d'agir, il veut que Bliicher soit irrémédia-
blement compromis. C'est le 9 février seulement que
Napoléon quitte Nogent de sa personne; il couche à
Sézanne, cl le 10, ayant rejoint à 9 heures du malin
le corps de Marmont devant les défilés de Saint-Gond,
il lance ses colonnes àTaltaqucLe corps d'Olsufjew,
repoussé de position en position au delà de Champau-
bert, est presque entièrement anéanti . Douze ou quinze
cents Russes tombent sur le champ de bataille; plus
de deux mille prisonniers dont Olsufjew et deux au-
tres généraux, quinze bouches à feu, des équipages,
des drapeaux restent aux mains des Français. Qi^inze
cents hommes à peine échappent au désastre. — Les
soldats enthousiastes appellent le bois de Champau-
bert: le Bois enchanté*.
Le beau mouvement stratégique de Napoléon a
réussi. La colonne allongée de l'armée de Silésie est
coupée en deux tronçons. L'empereur s'interpose
entre Bliicher, qui arrive de Châlons, et Sacken et
York, qui refoulent Macdonald jusque vers Meaux.
Ces deux généraux viennent d'être instruits de la
marche de l'armée française: ils rebroussent chemin
et se replient en toute hâte sur Monlmirail, L'empe-
1. Correspondance de Napoléon, 21208, 21 221, 21232, Registre de Berthier
(ordres des 8 et 9 février). Arch. de la grnerre.
2. Currespundance de Napol'nn, 2lVi'i\ Ka^n, 97-99; Journal de Fabvier,
33-35, Plotbo, 177-178; Bernhardi, IV, 382-383; Schu ^ Xil, 112;Bogdat.
iio\kritscb, n, 180-184.
LES PREMIÈRES BATAILLES. CI
reur les y devance. Comme la veille, à Champaiibert,
la victoire est complète. Perdant quatre mille hom-
mes, Russes et Prussiens se retirent ou plutôt s'en-
fuient parla route de Château-Thierry, Les Français
les poursuivent et, le lendemain, 12 février, ils leur
infligent une nouvelle défaite, leur tuant ou leur pre-
nant trois mille hommes, les forcent dans Château-
Thierry et les rejettent en désordre derrière l'Ourcq *.
Bliicher cependant, s'imaginant que ses deux lieu-
tenants avaient imposé à l'armée impériale, conti-
nuait tranquillement sa marche. Le 42 février, il était
à Bergères; le 13, il poussa jusqu'à Champaubert,
repliant sans peine vers Fiomentière le corps de
Marmont, que l'empereur avait chargé d'observer les
mouvements des Prussiens*. Averti par un officier
du duc de Raguse, l'empereur quitte Château-Thierry
dans la nuit du 13 au 14. A huit heures du matin, il
arrive à Montmirail et ordonne à Marmont, qui a
repris son mouvement rétrograde, de faire demi-tour
et d'attaquer l'ennemi quand celui-ci débouchcrarde
Vauchamps. Vigoureusement chargée et d'ailleurs
surprise, lavant-garde prussienne rentre en confu-
sion à Vauchamps, d'où elle sort bientôt dans le
même état. Derrière les troupes de Marmont, Bliicher
voit s'avancer toute la garde. Le cri redouté de :
« Vive l'empereur! » poussé par dix mille voix, arrive
jusqu'à lui comme un roulement de tonnerre. 11 se
décide à la retraite. Pendant deux heures ses troupes
formées en carrés, par échiquier, se retirent en bon
ordre, soutenant calmement le feu de l'artillerie de
Drouot et les assauts furieux de la cavalerie de la
1. Corrttpondance de Nitpr,lfrnt, JI531. tlt3»: Uomiteur, 13, U «t 16 f*.
mer; Plolho. III, 179-18^; Bernbarai, IV, 391-3a7; Schali. XU. IJ7, 1«;
Boglanowiuch, II, 187-197.
2, Memniret dt Marmont, VI, 55, 56; Muming. KrieûtgetekickU dtr Jmkrea
1, U, U. 56.
68 1814.
garde. Mais par un magnifique mouvement tourr^nt,
Grouchy, avec la cavalerie de la ligne, a devance r en-
nemi en Arrière de Fromentière. Il commande la
charge. Ses trois mille cinq cents cavaliers enfoncent
et pénètrent cette masse de vingt mille Prussiens, y
jettent le désordre et la panique. Ils sabrent presque
sans résistance, traçant dans les carrés de sanglants
sillons. Culbutés par les fuyards, confondus avec eux,
Bliicher, le prince Auguste de Prusse, les généraux
Kleist et Kapzéwitsch faillirent dix fois être pris, tués,
foulés aux pieds des chevaux. La poursuite dura très
avant dans la nuit. Bliicher perdit six mille hommes
et, comme il arrive dans les déroutes, l'action ne fut
meurtrière que pour les vaincus. L'armée française
eut à peine six cents hommes hors de combat*.
1. Correspondance de Napoléon, 21248, 21252, 21255. Registre de Berthiei,
13 février. Arch. de la guerre. Mémoires de Marmont, VI, 56-60; Moniteur,
16 février; Mùffling, 57-61; Plotho, III, 186-187; Schulï, XII, 132-133;
Beitzke, II, 265-268.
Les historiens allemands ont cherché à diminuer l'honneur de ces belles
victoires «n disant que les Français s'y battaient deux contre un. Pour
prouver la chose, ils diminuent arbitrairement les effectifs des Alliés, et
ils grossissent ceux de l'empereur. Or, d'après les situations des archives de
la guerre et d'après les chiffres portés pour les corps alliés au passage du
Rhin par les rapports étrangers, voici le tableau des troupes combattantes
dans ces différentes rencontres. Il est bien entendu que nous défalquons
20 pour 100 de pertes pour les troupes d'Olsufjew et de Sacken ayant livré .
bataille à Brienne et à la Rothière, et 10 pour 100 pour celles d'York, de
Kleist et de Kapzéwitsch.
A Champaubert : corps d'Olsufjevr : 4700 hommes. — Divisions Ricard et
Lagrange : 3200;.1«' corps de cavalerie : 1500; 2 escadrons de garde impé-
riale : 150. Total : 4700 Russes contre 4850 Français.
A Montmirail : corps Sacken : 15 700 ; brigades Pirch et Horn (du corps
York), 16 bataillons : 7 000. — Division Ricard : 1200. Vieille garde (10 batail-
lons) :4000. Cavalerie de la garde : 4200; gardes d'honneur: 900. Divisions
de Ney : 2500. Total : 22 700 Russes et Prussiens contre 12 800 Français.
A Vauchamps : corps Kleist (moins la division Klux) : 13500; débris du
corps Olsufje'w : 1500; Kapzéwitsch : 6500. — Divisions Ricard et Lagrange:
3000; 1" et 2» corps de cavalerie : 3 600; cavalerie de la garde (moins ia
division Colbert) : 3300; 1 bauillon de vieille garde : 400. Total : 21500
Prussiens et Russes contre 10300 Français.
Il «st bon de rappeler, d'ailleurs, aux apologistes de Blùcher que c'était
seulement avec 24000 hommes. — l'élite de son armée, à la vérité — 411e
Napoléon avait entrepris un mouvement contre les 57 000 hommes •{tsTancea
de Silésie.
LES PREMIÈRES BATAILLES. 6»
L'intention de l'empereur était de poursuivre Blû-
cher jusqu'à Châlons, d'en finir avec les débns de son
armée et de se rabattre alors par Yitry sur les der-
rières de l'armée de Bohême*. Mais des dépêches lui
apprennent que les Austro-Russes ont prononcé leur
mouvement offensif , replié Victor et Oudinot; avancé
leurs têtes de colonnes sur Provins, Nangis, Monte-
reau et Fontainebleau ^ Paris est menacé, — plutôt
Paris semble menacé, car la nouvelle des défaites de
Blucher a déconcerté singulièrement le grand état-
major des Coalisés. Ils deviennent fort hésitants. Jo-
mini consulté dit qu'il faut marcher droit sur Paris.
Le conseiller ordinaire du roi de Prusse, le général
Knesebeck, dont la parole fait toujours autorité, se
récrie : « — Paris ! Paris ! c'est pour avoir voulu y
marcher que Blucher s'est fait battre. Qu'avons-nous
besoin de voir l'Opéra de Paris' ? » La marche en avant
fut suspendue. Pour les journées des 15, 16 et 17 fé-
vrier, les différents corps alliés reçurent l'ordre de res-
ter dans leurs positions, « afin d'attendre le dévelop-
pement des manœuvres de l'empereur Napoléon* ».
Ces manœuvres ne se firent pas attendre. Le 14 fé-
vrier, sur le champ de bataille même de Yauchamps,
l'empereur a arrêté son plan. Pour couvrir Paris, il
doit abandonner la poursuite de Blucher, son premier
objectif; mais, d'autre part, l'ordre décousu où se
trouve l'armée de Bohême, échelonnée sur une ligne
de près de vingt lieues, expose cette armée au sort de
l'armée de Silésie. Le 15 février, l'empereur atteint
1. Correspondance de Napoléon, n» 21 261.
2. Ordres de marches de Schwarzenberg, 11 et 13 février, cités par Plotho,
m, pp. 146-155. Correspondance de Napoléon, 21244, 21253, 21256.
3. Jomini, Précis politiqite et militaire des campagnes de 1813 et 1814,
publié par le colonel Lecomte (1886), II, 238-239.
4. Ordres de Schwanenberg des 15 et 17 février, cités p«r Totho, III, 157-
158, 207-211.
70 1814.
Meaux, et le lendemain Guignes, par une marche
forcée qu'abrègent pour une partie de l'infatiterie des
charrettes mises on réquisition. La garde fait sa jonc-
tion avec les corps de Victor, d'Oudinot et de Macdo-
nald. Le 17, ou débouche de Guignes. Le corps de
Victor, qui forme tête de colonne, culbute et exter-
mine à Mormanl les huit bataillons et les vingt-quatre
escadrons du comte Pahlen. Deux heures après, Victor
a un autre engagement heureux, à Valjouan, avec la
division Lamothe qu'il rejette sur Donnemarie. Il con-
tinue sa marche vers Montereau, replie sur le plateau
de Surville les avant-postes du prince de "Wurtem-
berg et s'arrête à Salins avec le gros do ses troupes*.
En même temps, Macdonald, au centre, s'avance sur
Braye, Oudinot, à la gauche, sur Provins. L'empereur
fît halte à Nangis, avec la garde *.
1. L'einperour a darement reproché au duc da Bellune do ne pas avoir
occupé Montereau ce jour même. Corrrspondanee, 21 286, 21 297, et t. XXVII,
p. 192. Si, en etfet, Victor ae fût e^np^ré du pont de Montereau, le 17 février,
rernpereur, débouchant le lendemain, coupait la retraite an corps Blanchi,
et Tenait prendre à revers les corps de Wigjrensteia et de Wrède, à Bray
et à Nugeiit. I,a grande année éprouvait le même sort que l'armée de
Silésie. Mais Victor, après avoir inarché et combattu toute une journée,
poilvait il enlpver, dans un combat do nuit {car il ne fût arrivé devant Mon-
tereau qu'entre 6 et 7 heures du soir), cette position à UOOO Wurtember-
geoisT La chose est fort douteuse, d'autant plus douteuse que le lendemain
18, il fallut 6 heures de combat, 4 divisions d'infanterie, 2 divisions de cava-
lerie, et un grand déploiement d'artillerie pour déloger le prince de Wur-
temberg. Ou il faut conclure de l'irritation de l'empereur qu'il croyait Monte-
reau occupé seulement par une partie du corps de Wrède. et non par le corps
entier du prince de Wurtemberg, ou il faut penser, comme le dit Kaio, que
Napoléon avait d'autres griefs contre Victor. Ce maréchal avait montré
autant de mollesse que d Imprévoyance dans la défense de l'Alsace. Voir
Correspondance, 21006, et lettre de Caulaincourt, Lnnéville, 7 janvier. Arch.
^88 atlaires étrangères, fonds France, 668 : « Tout le monde s'accorde à
dire que le duc de Uollune ne fait rien, ne sort pas de chei lui et ne se donne
aucun soin pour avoir des renseignements... »
Disons, en passant, que si un des lieutenants de l'empereur mérita des
reproche» dans ces glorieuses journées, ce fut assurément Macdonald. En
Be portant les 10 et 11 février, comme il devait le faire {Corr^spimilnnce,
21228 et 21235). de la Kerté-sous-Jouarre à Châieau-Thierry. il eiit coupé la
retraite vers l'Oitrcq aux corps en léroute de Sacken et d"ï(>rk, do'*t paa on
■eul homme n'eût échappé.
t. Foin, 110, 111; Flotho. lU, 211-213 ; Schula, XU, 166.
LES PREMIÈRES BATAILLES. ''i
L'armée austro-russe était partout refoulée, et sa
tête qui avait poussé jusqu'à Fontainebleau cl jusqu'à
Nemours risquait do se voir couper la retraite. Schwar-
zenberg prit peur. Il s'empressa d'envoyer le comte
Paar au quartier impérial; ce parlementaire était por-
teur d'une lettre pour Berthier : « Ayant reçu la nou-
velle, écrivait Schwarzenberg, que les plénipoten-
tiaires ont dû signer hier les préliminaires de paix à
Châtillon, aux conditions proposées par le duc de Vi-
cence et acceptées par les souverains alliés, j'ai arrêté
les mouvements olFensifs contre l'armée française. Les
vôtres continuent. Je vous propose de les faire égale-
ment cesser'. » Dans cette lettre, Schwarzenberg men-
tait à miracle. Il savait parfaitement que les prélimi-
naires n'avaient pas été signés. S'il avait arrêté son
offensive, ce n'était nullement à cause des nouvelles
de Châtillon, c'était sous Teffet du retour menaçant de
Napoléon. L'empereur ne s'y trompa point. Il lui était
trop facile de voir que toutes ces fausses assurances
avaient pour unique but de l'amener à conclure un
armistice, à la faveur duquel les Austro-Russes pour-
raient opérer une concentration en arrière. « Propo-
sition absurde, écrivit-il à Joseph, puisque c'est me
faire perdre tous les avantages de mes manœuvres. »
L'empereur laissa éclater son indignation dans la lettre
à son frère, mais à tout hasard, il s'abstint de l'expri-
mer au prince de Schwarzenberg. Il différa sa réponse
que le comte Paar dut attendre trois jours à nos avant-
postes*.
Pendant ce temps, Napoléon poursuivit sa marche
1. Scbvsrzeoberg à Berthier, Braj, 17 féTrier («oir). Arcbivas nationales,
AF.,iT. 1669.
2. • Le prince de Sch'warzenberg Tient d'envoyer nn parlementaire.. . 11
e«t difucile dètre lâche àce point.. Ces misérables, an premier échec, tombent
à genoux.. • Corre$p»nianef, 2IÎ93. Cf. sur la mission du comte Paar
Berahardi, IV, p. 486-4M. et Bogdanowiuch, I, p. 238-240.
72 1814.
offensive. Le 18 février, Gérard avec le 2* corps passé,
au milieu de l'action, sous son commar dément, par
suite de la disgrâce du duc de Bellune *, et Pajol avec
sa cavalerie délogërentlesWurtembergeois du plateau
de Surville, franchirent à leur suite le pont de Moii-
tereau et les rejetèrent entre la Seine et l'Yonne. Le
même jour, Macdonald repoussa Wrède sur Bray, Ou-
dinot chassa vers Nogent les avant-postes de Wiggen-
stein et AUix contraignit Bianchi à évacuerNemours.
Il en fallait moins pour décider Schwarzenberg à une
prompte retraite. Du coup, il envoie les bagages à Bar-
sur-Aube et concentre à Troyes toutes les troupes, fort
heureuses d'en être quittes pour la peur et pour trois
marches forcées ^.Retardée par de faux mouvements de
Macdonald et d'Oudinot et par un encombrement aux
passages de la Seine qui en fut la conséquence, l'armée
française perdit le contact. Ce fut seulement le 22 fé-
vrier, passé midi, que ses têtes de colonnes débouchè-
rent dans la plaine de Troyes, tandis qu'à la gauche, la
division Boyer débusquait de Méry l'avant-garde de
Blûcher, qui, après avoir réuni à Châlons ses troupes
dispersées, s'était le 19 mis en marche vers l'Aube,
pour opérer sa jonction avec Schwarzenberg '.
Devant Troyes, la grande armée était rangée en
1 . Cette disgrâce ne fut pas de longue durée. Quelques heures après avoir
été relevé de son commandement, Victor écrivit à l'empereur :
« Bivac près Montereau, 18 février... La lettre que S. A. S. le prince
Alexandre m'a écrite cette nuit de la part de Votre Majesté m'a blessé dans
mon honneur... Je vais donc chez moi dans nne circonstance où je désirais
sacrifier ma vie pour le service de Votre Majesté. J'y regretterai que la
calomnie et l'imposture m'aient privé du plaisir de faire ce sacrifice. » Arch.
nat., AF., iv, 1669. — Qui se ravisa? L'empereur ou le maréchal 7 Fain dit
que ce fut Victor. Le duc de Bellune, raconte-t-il, monta au château de
Fréville et dit à l'empereur : « Je n'ai pas oublié mon ancien métier. Je
vais prendre un fusil. Je trouverai une place dans les rangs de la vieille
garde. » Victor reçut aussitôt le commandement des deux divisions de la
jeune garde, nouvellement formées, et comptant 12 000 baïonnettes.
2. Ordre de marche de Schwarïenberg, Trainel, 18 févier, cité par Plotho,
III, 217.
3. Moniteur, 27 février; Bogdanowitsch, I, S57; Miifâing, II, 68,69.
LB3 PREMIÈRES BATAILLES. 73
ligne de bataille, sa droite a la Seine, sa gauche au
village de Saint-Germain*. Il était trop tard pour que
l'empereur pût engager l'action, d'autant que toutes
ses troupes n'avaient pas rejoint. Mais la journée du
lendemain promettait bien. Le mouvement de Napo-
léon sur la Seine n'avait qu'à demi réussi, puisque des
sept corps de l'armée de Bohême, cinq s'étaient dérobés
à son épée. Enfin, Schwarzenberg s'arrêtait! L'em-
pereur allait en finir avec lui d'un seul coup, dans une
sanglante et décisive bataille. Les Français, le cœur
retrempé au feu des victoires, avaient la confiance et
l'ardeur. Si les Austro-Russes étaient, sans doute, en
forces bien supérieures, la mauvaise position qu'ils
avaient prise, un fleuve à dos, balançait l'avantage du
nombre, et quelle était leur démoralisation! Quant à
l'armée de Silésie qui menaçait son flanc gauche, l'em-
pereui-ne s'en efi'rayait pas. Pour franchir la Seine à
Méry où le pont était détruit et où la rive gauche avait
une muraille de vieux soldats d'Espagne, il faudrait à
Blûcher au moins vingt-quatre heures. Dans vingt-
quatre heures, l'empereur aurait battu Schwarzen-
berg,et si l'armée de Silésie débouchait alors, elle cour-
rait grand risque d'être battue à son tour et jetée dans
la rivière.
Schwarzenberg, par malheur, pensait comme Napo-
léon. Il voyait les immenses dangers de cette bataille
et il « ne se souciait pas, par crainte de l'opinion publi-
que, de sacrifier une magnifique armée à la gloire de la
France* » . Le lendemain, 23 février, dès quatre heures
1 . Ordre d© Schvars«aberg pour le 22, Troyes, 21 février, cité p»p Plotho.
III, 223.
2. Leiu-e de Schwarzenberg, Bar-sor-Aube, 26 février, citée par Bemhardi,
IV, 478-479 : « ... Napoléon ayant concentré tontes «es forces ponr nous livrer
bataille, c'était un premier motif ponr lui refuser cette bataille, mais le
motif principal était qu'un échec suivi d'une retraita jusqu'au Rhin aurait
anéanti toute notre armée... Livrer une bataille décisive contre une armée
qni comb»t avec toute la confiance qu'elle a gagnée dans de pet^tst na-
74 1814.
du matin, les Austro-Russes commençaient leur re-
traite sur l'Aube, laissant seulement devant Troyes l' a
rideau de troupes, et vers onze heures, le prince île
Neutchâlel recevait une nouvelle proposition d'ar-
mistice. Cent cinquante mille hommes refusaient le
combat à soixante-dix mille.
Le czar, l'^ roi de Prusse, Knesebeck, d'autres en-
core voulaient qu'on livrât bataille ; Schwarzenberg,
lordCasllereagh, Nesselrode, Toll,Wolkonsky, étaient
d'un avis contraire. L'empereur d'Autriche, qui avait
peu d'idées à lui, pensait comme Schwarzenberg. En
attendant qu'on tombât d'accord, Schwarzenberg, dans
la nuit du 22 au 23 fé\Tier, décida la retraite, de sa pro-
pre autorité*. Et, il faut rendre justice au général autri-
chien, cotte décision — d'une si excessive prudence,
qu'elle paraisse au premier abord — était le salut.
L'armée n'était pas moralement en situation de rece-
voir la bataille ce jour-là. A la guerre, comme partout,
il faut savoir choisir son heure. C'est avec raison que
Thielen a dit : « Le prince de Schwarzenberg a fait, de
lui seul et contre l'avis de tous, deux manœuvres aux-
quelles on doit le succès de cette campagne : la pre-
mière en battant on retraite à Troyes, la seconde en
attaquant les Français à Arcis-sur-Aube*. »
Aumatin,lesordresderetraito, qui d'ailleurs avaient
contres et qui manœuvre ïur son propre territoire, avec des vivres et dos
munitions à. sa portée, et Taide des paysans révoltés, c'est une entreprise
à laquelle seules les plus extrêmes nécessités pourraient me contraindre... Il
me touche peu que les journalistes disent : « Ah ! si un autre se fut trouvé
« K la tête de cette belle armée, les choses se seraient passées autrement!*
Cela m'est égal. Je ne saurais rester en paix et jouir de mes biens et de
nés honneurs, si ma conscience me reprochait d'avoir agi par crainte de
l'opinion publique et, pour cela, d'avoir sacrifié une majjnifique armée à la
gloire de la France. J'ai beaucoup souffert en prenant le parti de refuser la
bataille, mais je suis resté inébranlable et personne n'aurait pt me faire
changer d'avis. »
1 . Ordre do marche de Schwaraenberg, Troyes, 23 mars (1 heure du matin),
cité par Plotho, III, 226.
t. Thielen, Feldsug der verbùndeten Heere Europa't 1Si4, 295.
LES PREUIÈRES BATAILLES. TS
reçu un commencement d'exécution, furent ratifiée par
un conseil do guerre tenu à huit heures chez le roi de
Prusse. On arrêta en outre que ra-f-mée prendrait po-
silion derrière l'Aube'. La veille, le comte Paar était
revenu des avant-postes français, porteur d'une lettre
de Napoléon pour l'empereur d'Autriche et d'une let-
tre de Berthier pour Schwarzenberg. Ces deux lettres,
bien qu'écrites sur un ton quelque peu comminatoire,
laissaient néanmoins percer le désir et la possibilité
d'un arrangement'. Le conseil décida qu'un nouveau
parlementaire serait envoyé au quartier impérial pour
y réitérer la demande d'une suspension d'armes'. Affa-
mées, perdues de froid, fatiguées par les marches for-
cées et les nuits de bivouac, meurtrières en la saison,
démoralisées par les défaites et par cette retraite de
plus de vingt-cinq lieues qui menaçait, disaient tout
haut les officiers, de ne prendre fin qu'au delà du
Rhin, les troupes alliées « semblaient non point opérer
une marche rétrograde, mais être en pleine déroute à
la suite d'une bataille perdue* ». En ces circonstances,
un armistice, convention purement militaire qui n'en-
gageait pas les diplomates de Châlillon, présentait de
crrands avantages aux Coalisés. Il y avait pour eux
écessité pressante de rétablir l'ordre dans leur armée
et de la faire reposer quelques jours dans de bons
quartiers.
L'empereur reçut, à Ch^itre, dans l'atelier d'un char-
ron où il avait passé la nuit, l'envoyé de Schwarzen-
berg. Le prince de Lichtenstein donna les plus grands
éloges à la vaillance des troupes françaises, au génie
1. Plotbo, m, «27,
t. Corrttpondanee de ffapoUnn, îl 314, et lettre de Berthier à Schvarxen-
ber^, Nogent, îî février, ciiée eo oote an torae XXVIl He la Correspondance-
— Il sera reparlé de la lettre de Tempère ir au chapitre suivant
3. Schwarxeoberg à Berthier, Troues. Î3 février. Arch. uat. AK . l», 1«9.
4. Bot{daiiOwitsch, I, 271. Cf. Jomini. U. 241 et Floiho, UI, 231.
78 1814.
de leur chef, et ne dissimula rien de la situation em-
barrassée où se trouvaient les Alliés. Mis par ces con-
fidences en humeur de causer, l'empereur demanda
s'il était vrai que la guerre fût devenue dynastique et
que les souverains eussent Je projet de rétablir les
Bourbons. A ces questions, et à de légitimes représen-
tations sur la présence des princes tolérée en France,
Lichtenstein répondit que tous ces bruits étaient faux,
que l'Autriche ne se prêterait pas à de pareilles com-
binaisons et que d'ailleurs les souverains ne poursui-
vaient qu'un seul but : la paix. Plus ou moins confiant
en ces assurances, sincères sans doute, mais données
par un homme peu clairvoyant, l'empereur congédia
Lichtenstein en lui promettant d'envoyer dès le len-
demain un officier général aux avant-postes pour né-
gocier l'armistice 1.
Troyes, où l'empereur comptait le jour même en-
trer sans coup férir, était encore occupée par une
partie du corps de Wrède. Au moment de l'assaut, ce
général envoya un billet à Napoléon, portant qu'il éva-
cuerait la ville le lendemain matin, mais que si l'at-
taque n'était point suspendue à l'instant, Troyes se-
rait incendiée. L'empereur n'hésita pas à sacrifier au
salut de Troyes la destruction des Bavarois . Il fit cesser
le feu et coucha au faubourg des Noues ^ L'enthou-
siasme qui éclata à son entrée dans la ville, le ma-
tin du 24 février, fit contraste avec l'accueil glacé et
presque méprisant qu'il avait reçu vingt jours aupara-
vant. Les forfaits des Alliés et ses récentes victoires
avaient changé et transporté les esprits. Jamais
aux retours triomphaux d'Austerlitz et d'Iéna, les
acclamations n'avaient été plus nombreuses, plus
1. Pam, 126-128. Cf. Bogdanowitsch, I, 262 qui se plaint que Licbtensteis
ait par ses paroles donné trop de conflance à Napoléon.
2. Fain, 131 ; Poa^at, 256, 399; Bogdanovitsch, I, 266.
LES PREMIÈRES BATAILLES. W
sincères, plus ardentes. L'empereur put à peine se
frayer passage. « C'était à qui presserait ses bottes et
baiserait ses mains *. » A ces cris de : « Vive l'empe-
reur I » se mêlèrent les cris : « A bas les traîtres ! »
Pendant le séjour des souverains, deux ex-émigrés,
le marquis de Vidranges et le chevalier Gouault, non
contents de porter la cocarde blanche et la croix de
Saint-Louis, et, raconte-t-on, de fouler aux pieds en
pleine rue, sous les yeux des Prussiens, un drapeau
tricolore, avaient fait imprimer à mille exemplaires
la proclamation de Louis XVIII et l'avaient distri-
buée par la ville. En outre, ils avaient présenté au
czar une adresse ayant pour objet le rétablissement
des Bourbons. Vidranges; le plus compromis, avait
quitté Troyes afin de se rendre près du comte d'Ar-
tois. Son complice, Gouault, paya pour tous deux et
pour bien d'autres, plus coupables encore. Dénoncé
par la clameur publique, il fut arrêté, déféré à une
commission militaire et fusillé, sur la place du mar-
ché au blé, moins d'une heure après le prononcé de
la sentence. Le chevalier Gouault mourut en brave,
la croix de Saint-Louis sur la poitrine, criant : « Vive
le roi ! » et commandant le feu. On dit que son exé-
cution précipitée empêcha l'empereur de lui faire
grâce ^
Les Alliés n'avaient demandé un armistice qu'afin
de gagner quelque relâche ; ils espéraient que les hos-
1. Fain, 132 ; Pougiat, 276.
t. Lettre de Napoléon à Aagerean, Troyes, 26 février (non citée dan» la
Correspondance). Arch. nat., AF., iv, 906. Journal de l'Empire du 28 février;
Journal de* Débats du 16 avril ; Vidranges, L'un de* dernier* forfait* de Bo-
naparte (br. in-8», Paris, 1814), pp. 1 à 9; Fain, pp. 133-139 ; Montrol, Ilistoire
de Champagne, p. 421 ; Pougiat, pp. 278-287. — D'après Koch, T. 705, qui
n'est pas suspect de bonapartisme, le chevalier Gouault s'était rallié à
l'empire et s'en était montre très chaud partisan. A la fia de décembre 1813,
il avait brigué et obtenu le commandement de la cohorte de gardes nati» •
nales de Troyes. Mais ce commandement lai ayant «té retiré, il rsvint aus
opinions de s» jeuiiesse.
78 1814.
tililés soraient suspendues par le fait seul de la réu-
nion des commissaires à Lusigny. Napoléon, on le
conçoit, ne l'entendait pas ainsi. Il avait Tavantag-e, il
en voulait profiter. Il lui fallait pour cela rester maître
de ses mouvements. Le général Flahaut, arrivé à Lusi-
gny dans l'après-midi du 24 février, déclara que les
pourparlers n'interrompraient pas les opérations mili-
taires, lesquelles ne s'arrêteraient qu'après l'échange
des ratifications*. En effet, ce jour-là même, Gérard
et Ouùinot poursuivirent les Bavarois sur la route de
Bar-sur-Aube jusqu'à Montiéramey, tandis que Mac-
donald, marchant verjs Bar-sur-Seine, repliait l'ar-
rière-garde autrichienne jusqu'à Saint-Pierre-aux-
Vaudes*. Les coalisés étaient donc vivement menés,
et il n'était pas douteux qu'à moins de se résoudre
à une bataille, ils devraient abandonner la ligne de
l'Aube, comme ravant-veille ils avaient abandonné
celle de la Seine. A la vérité, Bliicher, qui occupait
Méry et Angiure, sur le flanc des Français, multipliait
ses messages, demandant des ordres et s'cfTrant à opé-
rer une diversion pour dégager la grande armée. Mais,
d'un autre côté, Bubna, refoulé sur l'Ain par les lieu-
tenants d'Augereau et menacé do perdre Genève, ré-
clamait instamment des renforts*.
Le 2o février, h huit heures du malin, les trois sou-
verains tinrent à Bar-sur-Aube un nouveau conseil de
guerre, où furent convoqués Schwarzenberg, Metter-
nich, lord Casllereagh, Nesselrode, Ilardenberg, Ra-
delzky, Diebitsch, Wolkonsky et Knesebeck. Sur la
demande du roi de Prusse, on se réunit dansla chambre
1. Correspondance de Napoléon, 213ô9. et lettre de Flahaut k Napoléon,
Lusigny, 24 et 25 février. Arch. nat., AK., iv, 1669.
2. uë^islre de Berthier (lettre à Oudinoi, Gérari}, Macdonald, 24 févritfï).
Arch. de la guerre. Bogdanowitsch. 1, 268.
3. Viiriihagen, ilioyraphische Denkmale, III, 334-335; lettre de Schwarzen-
berg àJimcher, citée par Bernhardi, IV, 497; Bogdanowitsch, I, 26], 273.
LES PREMIÈRES BATAILLES. 79
même de ce dernier, soudain tombé malade. « — Nous
ne pouvons nous passer, disait Guillaume, des conseils
de Knescbcck. » On s'entendit sans peine sur la né-
cessité d'envoyer des renforts à Bubna. Il fut résolu
que le prince de Uesse Hombourg, réunissa 3t sous son
commandement le 1" corps d'armée et le fi" corps d'Al-
lemagne, ainsi que la 1" division des réserves autri-
chiennes, quitterait incontinent la grande armée et se
porterait sur la Saône afin d'arrêter les progrès d'Au-
gereau, de débloquer Genève et d'assurer cette ligne
de communication. La question de la défense ou de
l'abandon de l'Aube vint ensuite en délibération. La
discussion fut animée, presque violente. Schwarzen-
bergprotestanl que l'armée, déjà trèsaiïaibliepar le feu
et les marches, allait être encore diminuée des troupes
envoyées contre Augereau avec le prince de Uesse-
Hombourg, déclara qu'il n'y avait d'autre parti que
la retraite. Le czar, qui était toujours pour l'action,
et que les récentes lettres de Bliicher avaient pénétré
de leur feu, combattit l'avis de Schwarzenberg. 11 in-
sista longtemps et vivement sur les avantages d'une
bataille où la grande armée, en position derrière
Vube, contiendrait Napoléon, tandis que l'armée de
^iiésie l'attaquerait de flanc. Alexandre dut néanmoins
céder à l'opinion du conseil. Mais, reprenant aussitôt
la discussion, il demanda que l'ordre de retraite ne
s'étendît pas aux troupes de Blucher, et que le feld-
maréchal fût laissé entièrement libre d'opérer à sa
guise, soit pour engager une action contre les Fran-
çais, soit pour marcher sur Paris. Schwarzenberg ne
voyait pas sans inquiétude Blucher se commettre en
un nouveau mouvement latéral qui, exécuté dans '«s
mêmes conditions que celui des premiers jours ;• d fé-
viier,pouvail amener les mêmes désastres. Il eût pré-
féré que Blucher se réunît à lui, ou du moins qu'il sa
M 1814.
coDcentràt sur la Marne et y restât dans l'expectative *.
Le czar cependant imposa sa volonté, disant que si
sur ce point encore le conseil décidait contre son avis,
il quitterait la grande armée avec tous ses Russes et
se réunirait à l'armée de Silésie. Le roi de Prusse qui,
selon la remarque d'un habitant de Troyes, avait l'air
du premier aide de camp d'Alexandre*, déclara qu'il
ferait la même chose avec ses Prussiens. On arrêta
que la grande armée se retirerait sur Langres, oti elle
se préparerait soit à recevoir une bataille si l'empe-
reur continuait sa marche en avant, soit à reprendre
l'offensive si l'armée de Silésie attirait sur elle l'effort
des Français. Pour Bliicher, il serait laissé maître de
ses opérations ; mais comme son armée était réduite à
quarante-huit mille hommes, le conseil, sur la propo-
sition du czar, décida que le corps de Winzingerode,
qui était aux environs de Reims, et le corps de Biilow,
qui arrivait de Belgique, seraient mis sous son com-
mandement. Lord Castlereagh se chargea d'écrire à
Bernadotte pour l'informer que, dans l'intérêt gé-
néral, le conseil de la coalition avait dû renforcer
l'armée de Silésie dos corps de Bûlow et de Winzin-
gerode, jusque-là appartenant à l'armée du Nord. En
dédommagement, Bernadotte recevrait le comman-
dement supérieur des troupes hanovriennes, anglaises
et hollandaises qui opéraient dans les Pays-Bas'.
Le lendemain, 26 février, toute l'armée austro-russe
1. Lettre de Schwarzenberg m wincher, 23 février, citée par Bernfaardi,
IV, 497. Cf. Plotho, III, 266-267.
2. Rapport de Proteau, Troj-es, 24 février. Arch. nat., AF. iv, 1669.
3. Protocole de la délibération du 25 février, et lettres d'Alexandre et de
Frédéric-Guillaume à Blucher, citées par Bogdanowitsch, I, 274, 487; II, 314.
Cf. Mémoires de Mettemich, II, 190-191; Jomini, II, 242; Danilevrsky, I, 166;
Bernhardi, IV, 519-521; Plotho, III, 231-232. — Selon Plotho, généralement
si exact, et plusieurs historiens français et étrangers, le conseil aurait été
tenu le 24 à V«iideuvre. C'est une erreur. Les documents originaux, protocole
Je la séance et lettres du roi de Prusse et de l'empereur do rtussie à Bliicher,
portent: Bat-sur-Aube, 25 février.
POSITIONS DES ARMÉES LE 26 FÉVRIER. 8i
avait repassé l'Aube. Barclay de Tolly se dirigeait de
ChaumoQt sur Langres; Wurtemberg marchait sur
Blessonville; Gyulai, sur Arc-en-Barrois; Wiggenstein
occupait Colombey. Le corps de Wrède, qui formait
l'arrière-g-arde, était débusqué dans l'après-midi du
pont de Dolencourt et des faubourgs de Bar par les
troupes d'Oudinot et de Gérard, tandis que Macdonald
s'avançait sur la Ferté-sur-Aube, forçant la garnison
autrichienne à évacuer Châtillon \ Pour Blûcher, dont
l'armée avait franchi TAube à Anglure, la veille et
l'avant- veille, il prononçait son mouvement vers Paris
par la grande route de Goulommiers *.
La position générale des armées, le 26 février, était
celle-ci : Napoléon, maître de Troyes, avait dans sa
main, concentrés entre la Seine et l'Aube, 74 000 hom-
mes et 3o0 pièces de canon'. Devant lui, la grande
armée coalisée, réduite à environ 130000 soldats*, se
1. Ordre de Schwaraenberg pour la joomée du 26 (Bai^sur-Aube, 25 fé-
vrier), cité par Plotho, III, 233-235. Oadinot à Berthier, Ailleville, 26 fé-
Trier. Arch. nat., AP., nr, 1669. Registre de Berthier, 26 février. Arch. de U
guerre.
2. Corretpondanee de Napolion. il aBT, 21 380 ; Mémoire» de Marmont, VI,
197-199; Mùffling, Kriegsgeschichte de» JoAres 1814, U, 73-74.
3. 7* corps (Oudinot) : 17028 hommes. U» corps (Macdonald) : 8797. 2* corps
(Gérard): 6257. Ir«et2" divisions de jeune garde (Ney): 2244. 1" et 2* divisions
provisoires de jeune garde (Victor) : 12556. 1" division de la vieille garde
(Priant) : 6600. !'• division de la réserve de Paris (duc de Padoue) à Nogent:
3430. Grand parc (Sorbier) et réserve d'artillerie de la garde : 2000 hommes
Total pour l'infanterie et l'artillerie : 58912 hommes.
Division de cavalerie Roussel : (Brigades Vattier, Osmert, Grouvel et Sparre)
2 174, 2* corps de cavalerie (Saint-Germain): 2380. 5» corps de cavalerie (Mil
hand) : 3351. 6* corps de cavalerie (Kellermann, comte de Valmy) : 3819. 2* et
3« divisions de cavalerie do la garde sons Nansouty (Exelmans, La Perrière) :
3168. Total pour la cavalerie : 15042 hommes. Total général : 73954 hommes.
Situations du 21 février au 1" mars. Arch. de la guerre. Cf. (pour Teffec-
tif des corps de Nejr et de Victor) : lettre de Ney & Berthier, Arcis-sur-Aube,
26 février, et rapport de Dronot k Napoléon, Fismes, 4 mars, Arch. nat., AF.,
IV, 1669, et musée des Archives — (pour la composition de la division Rous-
sel) : Correspondante de Napolém. 21306, et registre de Berthier, 28 février.
Arch. de la guerre ; — (pour rartilierie) : lettres de Dulauloy et de Sorbier à
Napoléon, 19 février, Arch. nat., AF., rv, 1669, et situations des, 19 janvier,
25 mars et 1" avril. Arch. de la guerre.
4. Prendre l'effectif de la grande armée à son entrée eo France («1814 », p. IV\
•t défalquer, outre le corps de Bubnaet d'Alojs Lichteocteio, les tronpeb «a-
82 1814.
repliait surChaumont etLangrcs. A la g-auclie, Blû-
cher avec 48 000 hommes' entreprenait une marche
de flanc des plus hasardeuses. Le feld-maréchal ris-
quait d'être attaqué sur ses derrières par Napoléon,
tanciis qu'il serait contenu sur son front par les corps
do Marmont et de Mortier, que des renforts allaient
porter à plus de 16 000 combattants*. A la droite de
l'empereur, le général Allix, l'un des officiers les plus
énergiques de toute l'armée, défendait la ligne de
l'Yonne avec 2 000 soldats, ralliant autour de lui les
paysans de la levée en masse'. De Paris, où la France
envoyait chaque jour des cadres et des recrues, par-
taient chaque jour pour les armées des bataillons,
des escadrons, des batteries*. Enfin les gardes natio-
nales s'organisaient dans toutes les provinces ; 3t,
sur le théâtre de la guerre, les paysans prenant les
armes dressaient des embuscades, défendaient les
villages, combattaient les partis ennemis, arrêtaient
voyées contre Angersau sons le commandement du prince de Hesse, et en-
viron 15 pour 100 pour lf>8 perte», les malades et les garnisons laissées sur
les derrif^res; ajouter en revanche les renforts reçus : la division Prohaska
et la division wurleinbergeoise du général Uoring.
1. York : n -ÎSS. Kieist : 9 800. Sacken: 13 700. Rudzewitsch, Kapzé-witsch et
Korff (lieutenants de Langeroo) : 10 ou il 000 horauies. Cf. Journal de I.aiigeron.
Arch. topogr. de Saint-Pjt'^rsbonrg, n* 29 103. Hroysfïn, Leben des Fphlmnr-
schalls Vork.Ul, 234; et Plotho. IM, 261, qui porte ces forces à 50000 hommes
en évaluant trop haut les divisions de Langeron.
2. Marmont: 6* corps et 1" corps de cavalerie : 6088 hommes. Situation
du 28 lévrier. Arch. de la guerre. — Mortier : gardes d'honneur de Defrance :
913 hoinm'is. V* division de cavalerie de la garde (Colbert) : 909.2* division
de la vieill« garde : 2 442 Situation du 15 février. Arch.de la gaerre, Rapport
de brouot à Napoléon, Kismes, 4 mars. Musée des Archives. — Renforts
envoyés de Paris aux deux maréchaux le 28 février : 3* division provisoire
déjeune garde {Porret de Morvan) : 4879 hommes. Division provisoire de
cavalerie (Boulnoir) : 1 026. 1 compagnie d'artillerie : 150 hommes. Ornano à
Berihier, 28 février. Arch. de la gaerre. Situations. — Total pour les deux m»>
réchaux ; 16507 hommes.
3. Allix k Clarke, 2 et 3 mars, et situation des 18 février et L2 mars. Arch.
de la guerre. Correspondance de Napoléon, 21 23-2, 21348.
4. Rapports journaliers de Ilullin et de Pasquier, février et mars. Rapport
de Mortemart à Napoléon, 2 mars. Arch. nai., AF , rv, 1534 et 1669. Corres-
pondance de Clarke, Fririon, Ornano, Préval, février M mtira, pastim. Arch. de
)a i^uerr*.
POSITIONS DES ARMÉES LE 26 FÉVAIER. 83
les convois, donnaient la chasse aux fuyards et aux
isolés'.
Au sud, Augcreau qui avait 28 000 hommes à l'armée
de Lyon * s'était enfin décidé à prendre l'offensive con-
tre les 20 000 Autrichiens de Bubna et de Lichtenstein.
Il avait formé deux colonnes de ses troupes. Celle de
gauche, commandée par Pannetier et Musnier, avait
rejeté l'ennemi au delà de l'Ain, tandis que celle
de droite, commandée par Marchand, se portait sur
Genève qu'elle était, le 26 février, au moment d'in-
vestir. Augereau avait l'ordre exprès de reprendre
cette ville et d'aller s'établir sur la route de Bâle à
Langres, afin de couper la ligne de communication
de l'armée de Schwarzenberg', — magnifique mou-
vement conçu par l'empereur et qu'il ne fallait qu'un
peu de résolulion et de promptitude pour exécuter à
coup sûr.
En Espagne, le maréchal Suchct avec 15 000 hom-
mes concentrés à Figueraset environ 23 000 hommes
occupant Barcelone, Sagonte, Tolède et autres places,
tenait en respect les ooOOO Anglo-Espagnols de lord
Bentinck et de Copons. Il n'attendait que la ratification
du traité de Valençay par les Cortès pour ramener en
France ces troupes d'élite, bronzées au feu de cent
combats*.
De ce côté des Pyrénées, les 45 000 soldats de Soult,
massés à Bayonne et à Orlhez, contenaient derrière
l'Adour et les deux gaves la grande armée du duc de
1. Correspondanc» des préfets, féTrier et mars. Arch. nat, F. 7, 3408* et
1418». — Sur la guerre des pajrsana voir lea documentA cités, pp. 54 à S8
<le « 1814 *.
î. Situation de l'armée de Lyon un 12 férrier. Arch. de la gtierre. — Sur cM
28000 hommes. 3728 gardas nationaux resifereot à Lyon.
3. Ciarke k Augerpau, 13, 18 et 22 février. Arch. de guerre. Corrttpondanee
de AapoUon, 21243. Plotbo. III. 25-V237, «t annexes, 71-73.
4. Corretpondanre de Napoléon, 21097, 21213. Koch, II, 309-315. Situation»
(tfmées d'Espagne) et éut sommaire des troupes franc«isas «a «vrii 1814.
Arch. de la guesre.
64 1814.
Wellington, forte de 72 000 Anglais, Espagnols e\
Portugais'.
Au delà des Alpes, le prince Eugène, à qui Tem-
pereur venait d'envoyer l'ordre de se maintenir en
Italie, occupait la ligne du Mincio. Avec 48 000 com-
battants, il contraignait les 75 000 Autrichiens du
feld-maréchal de Bellegarde à garder la défensive et
les Napolitains de Murât à battre en retraite*.
Sur les anciennes frontières du Nord, le général
Maison et ses 15 000 hommes' imposaient aux
30 000 Allemands et Prussiens du prince de Saxe
Weymar et du général Borstell , par une habile
guerre de chicane, ne livrant que des combats partiels,
toujours en mouvement, reculant un jour, le lende-
main reprenant l'offensive. A Maëstricht, à Berg-op-
Zoom; à Anvers que défendait Carnot, dans les forts
du Niew-Diep que défendait l'amiral Verhuell, on ré-
pondait à coups de canon aux sommations des Anglais
de Graham, des Saxons de Yalmôden et des Hollan-
dais du prince d'Orange*.
1. Correspondance de Napoléon, 24097, 21365, 21097. Situations {armées
d'Espagne) et état sommaire des troupes françaises en avril 1814. Arch. de
la guerre.
2. Rapport de Tascher de la Pagerie reproduit dans la Correspondance de
Napoléon, XXVII, 192-193. Koch, II, 163, 197. État de situation des armées,
au 15 février. Arch. nat., AF., iv*, 883.
A la fin de janvier et au commencement de février, Napoléon avait fait
passer à plusieurs reprises au prince Eugène l'ordre d'évacuer l'Italie, mais-,
après la victoire de Montereau, il lui envoya contre-ordre par une lettre que '
porta Tascher de la Pagerie.
3. Dans la lettre du 19 février (Arch. Nat., AF., rv, 1 669), Maison ne porte
son effectif qu'à 11617 hommes. Mais ce général oublie de dire qu'il est au
moment de recevoir des renforts de Lille où les dépôts comptaient 19 780 hom-
mes. Situation du 15 février. Arch. nat., AF., rv*, 883.
4. Cf. Correspondance de Napoléon, 21 089, 21 328. Moniteur du 24 février.
Plotho, III, 200-201. Bogdanowitsch, I, 222-225 et 423-425.
Troupes alliées opérant dans les Pays-Bas : Saxe-Weymar: 23350 hom-
mes (toutes ces troupes d'ailleurs n'étaient pas encore en ligne à la'
fin de février). Brigades Borstell et Zeliensky (du corps Biilow entré on
France avec 16 900 hommes au lieu de 30000) : 13 000. Graham: 8000 hommes.
Valmôdea : 15000 hommes. Prince d'Orange : milices.
POSITIONS DES ARMÉES LE 26 FÉVRIER.
85
Les places fortes d'au delà et d'en deçà du Rhin,
Glogau, Custrin, Magdebourg, Wursbourg, Peters-
berg, Hambourg, Wezel, Mayence, Luxembourg,
Strasbourg, JSeuf-Brisach, Phalsbourg, Landau, Hu-
ningue, Belfort, Metz, Saadouis, Thionville, Longwy,
bien approvisionnées et pourvues de bonnes garni-
sons, défiaient le blocus et les assauts.
De rOder à l'Aube, du Mincio aux Pyrénées, par-
tout les armées ennemies étaient ou contenues ou eo
retraite.
m
tfi CONGRÈS DE C'.fATILLON
Ce changement de fortune, plutôt cette revanche
du génie sur le nombre, paraissait faciliter la paix.
Napoléon avait remporté dix victoires, mais il res-
tait dans une situation très critique. Les souverains
alliés étaient encore au cœur de la France, mais
leurs armées vaincues et démoralisées battaient en
retraite. Des deux côtés, il semblait que l'on dût se
montrer accommodant. Or, moins que jamais, un
accord était possible. La gloire de Montmirail et de
Yauchamps, l'espérance dépareilles journées, détour-
naient l'empereur de souscrire aux humiliantes con-
ditions dictées par les Coalisés. Malgré leurs revers,
malgré leur retraite, les Coalisés étaient décidés à
repousser les propositions de Napoléon.
Il est douteux que les Alliés désirassent la paix à
Prague*. Il est plus douteux encore qu'ils s'y fussent
résignés à Francfort Ml est certain qu'ilsne la voulaient
1. Cf. Mémoire* de Afetiemieh, I, 139 à 160, 11, 467 j Dépêche» de Gentz.l, 19
à 45. — Depuis que ces lignes ont été écrites, le prince NHpuléon paraît avoir
dit le dernier mot sur la question : Napoléon et te» détracteur», pp. 71 à 90.
2. ■ ... A Francfort, les Alliés déterminèrent les conditions de paix à offrir à
la France. Il eui agréable au czar de se souvenir jusqu'à quel point il était
opposé à une marche rapide des négociations. Il rejeta à plusieurs reprises
Jes propositions de hâter l'entrée en conférence, non qu'il ne désirât pas la
paix, mais parce qu'il croyait qu'avec le temps on la ferait plus avantageu-
sement. ■ Opinion de la cour de Russie sur les réponses de lord Castlereagh
et du baron de Ilardeoberg aux questions posées par le cabinet de Vienne
Troyes, 13 février, citée par Bogdauuwitsch , Gesckickte de» Krieges 1814, II,
308-313. d'après les Archives du ministère des affaires étrangères de Saint-
Péterstoorg. Cf. Mémoire» de Mettemich, l, 144, 153, 174 et passim.
LE CONGRÈS DB CUATILLON. 87
pas quand ils envoyèrent leurs ministres à Châlillon. Si
même il n'avait dépendu que de la volonté des souve-
rains étrangers, la comédie qui porte dans l'histoire le
nom de Congrès de Châtillon n'aurait pas été jouée.
Dès l'entrée des armées en France, la perte de Napo-
léon était tacitement résolue '. Il n'y avait divergences
d'opinions que sur la forme de gouvernement à
donner à la France. L'Angleterre voulait les Bour-
bons. La régence de Marie-Louise pouvait convenir à
l'empereur François comme père ; il la repoussait
comme souverain, subissant l'influence de Mettcrnich
et de Schwarzenberg. Celui-ci avait dit à Bassano dès
le commencement de 1813 : « Napoléon a bien fait un
divorce dans un intérêt politique; pourquoi Marie-
Louise ne pourrait-elle pas en faire autant*? » Comme
l'empereur d'Autriche et le gouvernement anglais,
le roi de Prusse était disposé à prêter la main à une
restauration, pourvu toutefois qu'auparavant son
armée ivre de vengeance eût mis la France à feu et à
sang, puisqu'on ne devait pas lui prendre de terri-
toire. Le czar, sans être en principe absolument hos-
tile aux Bourbons, jugeait encore leur retour impos-
sible. La France les réprouvait, pensait-il . Guidé tantôt
par un libéralisme vague, tantôt par des amitiés per-
1. • n s'a^gaait de porter à l'existence de Napoléon (par l'invasioD) aa
coup qai serait décinif. ««Lachute de Napoléon était decidéiueot iuévitable...
Toute paix qai aarait rejeté Napoiéoa daps lei ancifooes limite» d« Ut
France n'aareiit été qu'un armistice ridicule... Klle n'aurait pu conduire an
bat que s'était proposée la graude alliance, nn état de paix durable foodé*
aar 1 équilibre outre les puissances. ■ « La puissance de Napoléon est brisé^
elle no se relèvera plus. • • La chute prochaine de l'eiupire était indu-
bitable poor tout homme politique qui ne se payait pits d'illusions. » Mé-
moiret de àfellemick. l. 172, 18.', IHÔ et 188. Cf. II, p. 467 (Rapport de U«ir
temich à François II. It juillet 1813); C'irrespondanee J* lord Caatlereat/h,
V, 107, 187, 267, PI passim ; Juiniui, 11, 230-231 ; Hihnoire* du eotnle de Langeron.
ArcL des affaires étrangères, fonds Kussie, 25; Dauiits, Gesehichte de»
FetdxugeM 1814, I, 4^i9-4ll.
2. Conversation de Bassano, rapportée dana U joanuU da général Pel^fi
Arcb. de la guerre.
88 1814.
sonnelles, l'empereur n'avait point de projet arrêté.
Son esprit flottait entre l'empire donné à Bernadolte
et la convocation d'une grande assemblée de députés
qui eussent eux-mêmes décidé des destinées de la
France. La République dût-elle être proclamée, il
ne s'en effrayait pas. Le czar était d'ailleurs dominé
par une idée fixe : Napoléon était entré à Moscou,
Alexandre voulait entrer à Paris*. Et il y voulait en-
trer à cheval, à la tête de sa garde, tambours bat-
tants et drapeaux déployés, non point avec les pensées
de massacre et d'incendie qui hantaient le cerveau
de Blûcher et des affiliés du Tugendbund, mais pour
s'y montrer aux Parisiens, aux Français, au monde
entier, dans sa gloire et sa magnanimité.
Ces idées régnant au quartier général de Langres,
on y était peu disposé à entamer des négociations
qui, si elles réussissaient, feraient avorter les projets
des diplomates et évanouir les espérances des sou-
verains, Mais depuis trois mois les ministres de la
coalition mettaient en avant leurs sentiments pacifi-
ques. Après avoir à Francfort, le 9 novembre, proposé
officieusement de traiter de la paix sur les bases des
frontières naturelles de la France^; après avoir dé-
claré officiellement, le 2b novembre, que l'on « était
prêt à entrer en négociation' » ; après avoir proclamé
le 1" décembre, dans la Déclaration de Francfort, que
« le premier usage que les souverains avaient fait de
la victoire avsdt été d'offrir la paix à l'empereur des
1. Cf. Mémoires de Mettemich. I, 172, 182-186, 188 ; Correspondance de loro
Castlereagh, V, 213-214 et passim. Note autographe de l'empereur Alexandre,
Troyes, 13 février, citée par Bogdanowitsch, II, 70-72. Dépêches de Gentz, I,
61-62. Caulaincourt à Napoléon, Châtillon, 30 janvier. « ... Le czar veut
faire voir ses gardes aux Parisiens pour venger Moscou. » Cf. Hauterive
à Caulaincourt, 17 février. Arch. des aflf. étrangères, fonds France, 668 et 670.
2. Note de Saint- Aignan , Francfort, 9 novembre. Arch. des afai'îe»
étrangères, fonds France, 668.
%. Mettemich à Bassano, 25 novembre. Arch. de« affaires étraugèrea, i6&.
LE CONGRÈS DE CHATILLON. 89
Français * » ; pouvait-on refuser la réunion d'un con-
grès sans exaspérer toute la nation française et sans
choquer même l'opinion de l'Europe, non moins dé-
sireuse de la paix que la France elle-même ? Cédant
aux représentations de Castlereagh et de Metternich, le
czar consentit enfin, le 29 janvier, à laisser ouvrir des
conférences, mais sur des bases toutes différentes de
celles de Francfort : la France rentrerait dans ses li-
mites de 1789. Il était entendu d'ailleurs que les
pourparlers n'arrêteraient pas les opérations mili-
taires, et Razumowsky, le plénipotentiaire russe, reçut
du czar des instructions secrètes afin de faire traîner
en longueur les négociations. Le duc de Vicence qui
attendait depuis trois semaines, aux avant-postes en-
1. DécUration des Coalisés, Francfort, 1** décembre 1813. — Dana cette
pièce, les Alliés disent implicitement que leur offre a été repoussée. Or, le
16 novembre, Bassano avait écrit à Metternich que le duc de Vicence
était prêt à se rendre pour négocier près des plénipotentiaires alliés « ans-
siiôt que Metternich lui aurait fait connaître le jour fixé pour le congrès ».
Bien que cette lettre contint au lieu des mots : < S. M. adhère aux bases
générales et sommaires > ces mots un peu ambigus : « Une paix par l'indé-
pendance de toutes les nations a été Tobjet constant de la politique de
l'empereur, ■ ce n'était cependant pas une fin de non-recevoir. Les Alliés
n'étaient donc nullement fondés à prétendre ^ue leur offre avait été refusée.
On a dit que si l'empereur « avait pris la balle au bond », il eiit obtenu
la paix à Manheim sur la base des frontières naturelles. Cela paraît plus que
douteux. Si les Alliés avaient eu sincèrement l'intention de faire la paix, ils
auraient attendu, avant de lancer la déclaration de Francfort, que le duc de
Bassano eût le temps d'envoyer sa réponse à Metternich qui lui demandait
le 25 novembre, de s'expliquer catégoriquement sur • les bases générales et
sommaires « ; et au reçu do la lettre du 2 décembre, de Vicence • Ihomme
de la paix », où le nouveau ministre disait expressément : « J'annonce k
V. E., avec une vire satisfaction, que S. M. adhère aux bases générales et
sommaires », ils atiraient envoyé leurs plénipotentiaires à Manheim. D'après
les Mémoires de Metternich et la Correspondance de lord Castlereagh. les pro-
positions de Francfort n'étaient qu'une duperie imaginée pour abuser et
l'Europe et la France. C'est avec raison que Caulaincourt conseillait à Na-
poléon de publier toutes les pièces des négociations afin de montrer « le
fond du sac de Francfort » et de prouver « sa bonne foi et sa modération ».
• n faut, écrivait-Il encore, « proclamer l'engagement public et réciproque
p»ur les Alliés de ne pas exiger plus et pour V. M. de ne pas exiger
■oins ». 23 décembre. Arch. des affaires étrangères, 668. Cf. Dépêche* de
Gtntx, I, 50, 58. Gents parle des « dispositions pacifiques de Napoléon »,
et reconnaît que « les bases furent pleinement acceptées par la lettre mé-
■orable du duc de Vicence, du 2 décembre *.
90 1814.
nemis le bon plaisir des Alliés, reçut enfin l'avis
que les plénipotentiaires allaient se réunir à Châ-
tillon».
Les Coalisés no risquaient guère en consentant à
entamer des négociations. Ils savaient trop bien que
Napoléon, qui deux mois auparavant avait hésité
devant la proposition de réduire son empire aux fron-
tières naturelles de la France, ne voudrait jamais
céder la rive gauche du Rhin, « le pré carré fran-
çais ». Conséquemment, ils seraient bientôt dégagés
dans l'esprit de3 partisans de la paix*. « Les négocia-
tions devaient êJre illusoires, dit très bien le comte
de Langeron. Les souverains savaient qu'il fallait
détruire le mal dans la racine et anéantir le jacobi-
nisme impérial'. »
Au moins, Napoléon n'était pas dupe. Comme les
Alliés, il négociait à Châtillon afin de marquer des
dispositions pacifiques; mais, comme les Alliés aussi,
il ne croyait pas qu'un accord fût possible. Le
4 janvier, il écrivait au duc de Yicence : « Je pense
qu'il est douteux que les Alliés soient de bonne foi
et que FAnglelerre veuille la paix. J'ai accepté les
bases de Francfort, mais il est probable que les Alliés
ont d'autres idées; leurs propositions n'ont été qu'un
masque. » Un mois plus tard, le 4 février, jour de la
1. Protocole de hi conférence de Langres d« 29 janvier, cité par Rog^da-
no'witsch, II, 305; Mémoire» de Aletlernich, I, 189; Correspondance de lord
Castlereayh, V, 215; Lettre do Nesselro'Je à Razumowsky, Bar-sur-Seino,
6 février, citée par Bogdanowitacii, II, 61; Dépêche» de Gentz, I, 64: Damits,
I, 410, 411. Moniteur supprimé du 20 janvier. — Le duc de Yicence avait
reçu ses passeports pcar ChàtiUon des la nuit du 19 janvier. Mais, comme
on le voit, il s'en fallait encore, k celte date, que le czar fût décidé à
laisser entamer les négociations.
2. ... « Je lisais trop bien dans la pensée de Napoléon pour ne pas voir
de grands avanias^ea dans tonte lentalivo d'arrangement, tan» risquer
pour cela d'ajourner te retour d'un meilleur ordre de cUose» par un accommo-
dement intempestif. » Mémoire» de Metternich, I, 189,
3. xMëmoires du comte de Langeron, lieutenant général an ••rvic« da la
Russie. Axch. des alTaires étrangères, fonds Russie, 25.
LE CONGRÈS DB CHATILLON. »*
première séance du congrès, il écrivait do nouveau :
« "Vous me demandez toujours des instructions
lorsqu'il est encore douteux si les Alliés veulent trai-
ter'. » « Je ne tiens pas au trône, avait-il dit encore,
alors que Caulaincourt attendait à Lunéville ses pas-
seports pour Châtillon. Je n'avilirai ni la nation ni
moi en souscrivant à des conditions honteuses*. »
Ces conditions honteuses, c'était les limites de l'an-
cienne France, celait ce que Napoléon, dans sa con-
naissance des hommes et sa prescience dos événe-
ments, se doutait queles diplomalesclrangers allaient
exiger. En réalité, la situation à Chûlillon était celle-
ci : Napoléon avait offert de négocier sur des bases
qu'il savait ne devoir pas être acceptées par les plé-
nipotentiaires des Alliés, et les Coalisés avaient con-
senti à traiter sur des bases qu'ils savaient devoir être
repoussées par le plénipotentiaire français. Comédie
des deux côtés, uniquement conçue et jouée pour abu-
ser l'opinion.
Le congrès s'ouvrit le 4 février. L'animosité des
souverains, la clairvoyance de Metlernich et de Cas-
tlereagh avaient bien choisi les plénipotentiaires : sir
Charles Stewart', frère et âme damnée du ministre
anglais; le baron de Humboldt, aussi gallophobe que
Blùchcr lui-même; le comte de Stadion, l'instigateur
de la guerre de 1809; le comte Razumowsky, un des
plus ardents ennemis de Napoléon. Tous les retards
importaient aux Alliés et surtout au czar qui, moins
sagace que Metternich, craignait de se voir priver de
l'entrée triomphale à Paris par l'empressement de Cau-
1. Corretpondanee de Napoléon, ?1 062 et îl 178,
I. Corretpundanee. 21062. Cf. SI 063. • ... C« qni serait demandé aa delà
dea bases de Francfort est donc repoussé par le fait métne que ces bases
ont été od'ertes par t<'>aa les cabinets et loénie par I Angleterre... >
3. L'Âotjleterre était représentée en outre pur lor^ Caibc«rt et lord Aber-
deflq.
92 1814.
laincourt à tout accepter. Dans la première séance, on
se contenta de s'ajourner au lendemain*. Le 5 février,
les plénipotentiaires alliés exposèrent qu'ils étaient
chargés de traiter de la paix au nom de l'Europe ne
formant qu'un seul tout; qu'ils ne traiteraient que
conjointement; enfin que le code maritime n'entrerait
pas dans la discussion. Caulaincourt adhéra à ces
préambules et demanda que le fond du débat fût im-
médiatement abordé. Mais, soit que la chose fût exacte,
soit plutôt qu'il voulût gagner du temps, Razumowsky
objecta que ses pouvoirs n'étaient pas en règle. La
conférence fut remise au lendemain, mais à cause
d'un second retard dans la régularisation des pou-
voirs de Razumowsky, le congrès ne se réunit à nou-
veau que le surlendemain*. Les Alliés déclarèrent
que la France devait rentrer dans les limites qu'elle
avait avant la Révolution, « sauf des arrangements
de convenance réciproque sur des portions de ter-
ritoire au delà des limites de part et d'autre »," et
qu'elle devait abandonner toute influence hors de ses
frontières futures. Le duc de Vicence ayantfait remar-
quer combien ces conditions difi'éraient des proposi-
tions de Francfort, Razumowsky et Stadion eurent
l'audace de dire qu'ils ignoraient que les cours alliées
eussent jamais fait ces propositions à l'empereur des
Français. Invoqué en témoignage, Aberdeen éluda la
question*.
On a dit et répété que ce jour-là, Caulaincourt,
muni de pleins pouvoirs, tint entre ses mains la guerre
et la paix. S'il eût accepté dans l'instant les proposi-
tions des Alliés, tout extraordinaires qu'elles devaient
1. Protocole du 4 février. Arch. des affaires étrangères, fonds France, 668.
2. Protocoles des 5 et 7 février. — Dans sa lettre à Napoléon, du 5 février,
Caulaincourt se plaint très vivement de Razumowsky.
3. Caulaincourt à Napoléon, 8 février. Arch. des affaires étrangère», 668;
•t orotocole du 7 février.
LE CONGRÈS DE CHATILLON. W
lui paraître, les hostilités eussent été arrêtées '. La
vérité est, au contraire, que, le 7 février, le duc de Vi-
cence ne se sentait pas investi de pouvoirs assez éten-
dus pour signer un pareil traité, et cela sans discus-
sion, en quelque sorte les yeux fermés '. 11 avait, c'est
vrai, reçu la lettre du 4 février où Napoléon vaincu à
la Rothière lui disait : « Aussitôt que les Alliés vous
auront communiqué leurs conditions, vous êtes libre
de les accepter ; » mais où il ajoutait : « ou d'en référer
à moi dans les vingt-quatre heures' ». il avait reçu la
célèbre lettre du duc de Bassano, du 5 février : « Sa
Majesté me charge de vous dire qu'elle vous donne
carte blanche pour conduire les négociations à bonne
fin, sauver la capitale et éviter une bataille où sont
les dernières espérances de la nation*.» Mais le jour
même où « cette carte blanche » arrivait à Caulain-
court, il lui arrivait aussi une nouvelle lettre de l'em-
pereur : « Vous devez accepter les bases si elles sont
acceptables, écrivait Napoléon, et dans le cas con-
traire, nous courrons les chances d'une bataille et
même de la perte de Paris et de tout ce qui s'en-
suivra*. »
Ces ordres contradictoires, la réception simultanée
de la carte blanche de Bassano et de la lettre de Napo-
léon où il était question de « conditions acceptables »;
devaient étrangement embarrasser le duc de Vicence.
Toutefois ses incertitudes ne pouvaient longtemps dii-
1. Note da dac de Bassano, citée par Ernouf, Maret. due de Bastano, 62â-<26 ;
PoM de rHéraaIt, Congrès de ChàtiUon. 361-366.
2. Caulaincoart à Bassano, Chàtillon, 6 février, k Napoléon, 8 février. Arch.
des affaires étrangères, 668.
3. Correspondance de Xapoléon, 21 178.
4. Correspondance, t. XXVU, 185, note.
5. Correspondance. 21 179.— Cette lettre est datée de Trojrea, 5 férrier, I heure
du matin. La lettre de Bassano précitée porte, Trojes, S février, sans in-
dication d'heure. D'après la Note de Bassano (citée par Ernouf, 621), ell«
fut expédiée le 5 à 1* pointe da jour. Conséquemment. Caolaincoort 4al
recevoir las deux lettros dana la même joamé*
d4 1814.
rer devant cette considération : l'envoi des pleins pou-
voirs, bien qu'éviJemment autorisé par l'empereur,
était de Bassano, tandis que la lettre était tout entière
de la main de Napoléon. Pour le duc de Vicence, il de-
venait certain que « la carte blanche » était la carte
forcée — blanc seing équivoque arraché à Napoléon
par son entourage VCaulaincourt devait donc se référer
seulement à la dernière lettre de l'empereur : « Accep-
tez les conditions si elles sont acceptables. » Or, dans
sa conscience de serviteur dévoué et dans son honneur
de soldat pouvait-il juger acceptables ces « indécentes
propositions » — le mot est de Thiers — alors même
qu'il eût oublié les paroles de Napoléon : « Les
chances les plus malheureuses de la guerre ne sau-
raient jamais faire consentir l'empereur à ratifier ce
qu'il regarderait comme un déshonneur et la France
comme un opprobre^ ». En ces circonstances, tout ce
que pouvait faire le duc de Vicence, et il le fit, c'était,
sans repousser en principe ces propositions si diffé-
rentes qu'elles fussent de celles de Francfort, de de-
mander et dans les termes lesplus modérés et avecles
assurances les pluspacifiqucs,quelesplénipolentiaires
voulussent bien « s'expliquer positivement sur tous
les points ». Caulaincourt gagnait ainsi du tem[S
pour écrire encore à l'empereur. Les plénipotentiaires
déclarèrent qu'ils prenaient la réponse du duc de
Vicence ad référendum ^. Inquiétés par la modération
de son langage et craignant peut-être qu'il ne s'em-
pressât de conclure, eux aussi voulaient demander de
nouvelles instructions.
Caulaincourt ne pouvait, le 7 février, adhérer aux
1. Cf. sur les efforts de B&ssano et de Berthier pour faire consentir l'em-
pereur à l'envoi de la carte blanche la Note de Bassano, citée par Ernouf^ ■.
620-622, et Fain, 93, 951
2. Correspondance de Napoléon, 81063. Cf. 21062 et 21178.
3. Protocole du 7 février.
LE CONGRÈS DE CHATILLON. 9i
hases posées par les Alliés, sans trahir la volonté de
l'empereur. S'y fût-il résigné d'ailleurs, se fûl-il offert
à tout Onir séance tenante, que les plénipotentiaires
n'y eussent pas consenti. Le 6 février Razumowsky
avait reçu celte lettre de Nesselrode : « Sa Majesté
approuve complètement la marche dilatoire que vous
ave^ suivie au commencement des négociations. Elle
désire que vous continuiez dans cette façon. Depuis
la victoire de la Rolhière, les temporisations devien-
nent de plus en plus nécessaires. » Ainsi avertis, les
diplomates auraient trouvé quelque échappatoire. Les
termes mêmes dont ils s'étaient servis ' : « sauf des ar-
rangements de conveyiance réciproque sur des portions
de territoire au delà des lifnites de part et d'autre ' » leur
fournissaient un prétexte à des discussions sans fin,
au cours desquelles il leur aurait été facile d'émettre
de nouvelles prétentions. Caulaincourt eût été amené
à présenter des contre-propositions, et ces contre-pro-
positions, les Alliés les eussent repoussées ou admises
ad référendum. Dans l'un et dans l'autre cas, c'était
l'ajournement. Bassano, tout en condamnant Caulain-
court pour n'avoir pas fait la paix le 7, a laissé échap-
per cette phrase : « En supposant que les Alliés vou-
lussent faire la paix avec Napoléon. » Or, le 7 février,
les Alliés ne voulaient pas faire la paix avec Napoléon.
A Châtillon, le duc do Viccnce se trouvait isolé, sans
conseils, souvent sans autres renseignements que de
fausses nouvelles communiquées par les Alliés, qui fai-
saient intentionnellement subir mille retards aux cour-
1. Note de Bassano, citée par Ernonf, 624.
t. Nesselrode à Razumowsky, Bar-snr-Seine, 5 février. Le 7 février, Nes-
selrode écrivait encore : ■ Ces oouveaax événements (la retraite de Napo-
léon, ef;.) vous persuaderont qu'en présence des circonstances nouvelles, il
f a moins que jamais hâte de conclure. » Tro.ves, 7 février. Lettres citées
par Bogdanovitscb, II, 63-64, d'après les Arch. du ministère das affaire* etnui-
gères de Saint-Pétersbourg.
96 1814.
riers diplomatiques \ Fort inquiet de la retraite des
armées françaises et des événements qui pouvaicni
s'ensuivre, il s'avisa, reprenant une idée de l'empe-
reur, de négocier un armistice immédiat. Il s'en ou-
vrit d'abord confidentiellement à Tun des plénipoten-
tiaires; Celui-ci lui ayant répondu que, « quoi qu'il
proposât, il n'obtiendrait pas de suspension d'armes » ,
Caulaincourt penaa à prendre le prince de Metternich
comme médiateur. Il lui écrivit le 9 février, le priant
d'intervenir afin qu'un armistice immédiat fût con-
senti par les plénipotentiaires. « A ces conditions,
disait-il, il était prêt à entrer en pourparlers sur les ba-
ses des frontières d'avant 89 et à remettre comme ga-
ges une partie des places que ce sacrifice devait faire
perdre à la France ^ » Caulaincourt s'avançait beau-
coup ; mais un armistice n'engageait pas expressément
la parole de Napoléon sur la question des territoires à
céder. La remise de quelques places de la rive gauche
du Rhin eût rendu une armée d'élite à l'empereur; et
si, lors de la discussion des articles, les conditions lui
eussent semblé inacceptables, il fût resté maître, l'ar-
mistice dénoncé, de reprendre les hostilités avec de?
troupes plus nombreuses et mieux organisées. D'autre
part, la lettre de Caulaincourt méritait d'être prise er.
considération par les Alliés, puisqu'il s'offrait formel-
lement à ouvrir incontinent des pourparlers sur les ba-
ses posées par les plénipotentiaires eux-mêmes, et
s'obligeait à la remise déplaces fortes comme gages'.
1. Des courriers mirent six jours à faire le trajet du quartier impérial à
CiiâtilloQ et réciproquement. Berthier à Schwarzenberg, Nogent, 22 février.
Correspondance de Napoléon, XXVII, 253. Cf. Lettres de Metternich, de Cau-
laincourt et de Bassano. Arcli. des affaires étrangères, 668, 669,670.
2. Caulaincourt à Napoléon, 5 et 8 février; à Metternich, 9 février. Arch,
des affaires étrangères, 668.
3. Bassano (Note citée par Ernouf, 625 et 626) critique vivement la démarche
ae Caulaincourt. Cependant, à se reporter à la lettte de Caulaincourt à Napo-
UoQ du 5 février (Ârcb. des affaires étrangères, 668), et à U Correspondance dt
LE CONGRÈS DÉ CHATILLON. W
Cette lettre arriva le 10 fé\Tier à ïroyes. Ce jour-
là même, le duc de Vicence reçut des plénipotentiaires
une communication des plus inattendues. Une Note
fort sèche l'informait que les conférences resteraient
suspendues jusqu'à nouvel ordre. Le prétexte donné
éta^ que « l'empereur de Russie avait à se concerter
avec les souverains sur l'objet des conférences ». Datée
du 9, la Note était écrite depuis plusieurs jours, mais
les plénipotentiaires avaient longtemps balancé à la
remettre. Ils ne s'y étaient décidés que sur les instances
de Razumowsky et ses menaces de quitter le congrès.
Caulaincourt protesta par une Note très digne et rem-
plie des meilleurs arguments*. — On se souciait bien
au quartier impérial du czar des protestations de M. le
duc de Vicence ! L'armée de Silésie et la grande armée
de Bohême étaient en pleine marche sur Paris. Le czar
voulait rompre le congrès de peur que la paix ne fût
faite avant son arrivée sur la place de la Concorde.
Cependant la lettre de Caulaincourt troubla Metter-
nich, l'empereur d'Autriche et, sauf les Russes, tous les
ministres de la coaUtion. Pour mal disposés qu'ils fus-
sent envers Napoléon, lord Castlereagh, Metternich
et Hardenberg hésitèrent à pousser les choses à l'ex-
trême. D'une part, l'attitude conciliatrice prise par
Caulaincourt et le ton un peu dolent de sa missive
semblaient indiquer qu'on pourrait traiter sur les ba-
ses proposées par les Alliés ; d'autre part, Napoléon
vaincu et en retraite n'avait cependant pas encore tiré
son dernier coup de canon. Son génie pouvait rappeler
à lui la fortune des armes. Par un traité de paix ré-
duisant la France à ses frontières de 89, le but avoué
Napoléon, 21 293, le plénipotentiaire agit en cela d'après les instructions mémea
de son souverain.
1. Note des plénipotentiaires alliés, 9 février, Caulaincourt à Napoléon, 10 fé-
vrier. Note de Caulaincourt, 10 février. Arch. des affaires étrangères, 668. Ci.
Bogdanowitsch, II, tê.
98 1814.
de la guerre était atteint et même dépassé. Restait, il
est vrai, le but secret. Mais fallait-il risquerd'y sacrifier
les immenses avantages qu'on se croyait au moment
d'obtenir à Châtillon? Détrôner Napoléon, quel succès
pourfes diplomates ! mais repasser le Rhin, quels dé-
sastres et quelle honte pour les armées M Au demeu-
rant,"lcs hésitations des ministres fussent tombées de-
vant la volonté formelle du czar de continuer la guerre,
et sans les défaites de Bliicher, assurément, on n'eût
pas repris les conférences à ChâtilJon^
Lord Castlereagh se chargea de persuader le czar de
la nécessité de renouer les négociations. Rebelle à tous
les arguments du premier ministre, Alexandre dit que
la seule nécessité était de continuer la guerre et de la
mener plus énergiquement qu'on ne l'avait fait jus-
qu'alors '. N'ayant point réussi à convaincre le czar
par ses paroles, lord Castlereagh lui écrivit. Alexandre
fit répondre par Nesselrode en ces termes : « Sa Ma-
jesté regrette que lord Castlereagh incline toujours à
l'avis du cabinet autrichien en faisant des efforts pour
la paix et en préconisant la marche lente des opéra-
tions, tactique désastreuse, ainsi que vient de le prou-
ver le malheur do l'armée de Bliicher*. »
1. Ce que nous disons ici n'infirme nullement ce qae nous avons dit précédera-
mont (p. 95), à savoir que les plénipotentiaires alliés n'eussent pas signé la
paix le 7 à ChàtiUon, quelles qu'eussent été les concessions de Caulaincourt.
Le protocole de la conférence des ministres alliés à Troyes, le 13 février, et
la Correspondance de lord Castlereagh indiquent qu'à la réception de la lettre
de Caulaincourt, le 10 février, les ministres de la coalition hésitèrent s'ils n«
concluraient pas la paix et y furent même un instant disposés. Mais, le 7,
leurs plénipotentiaires n'avaient point des instructions en ce sens. Vraisem-
blablement Razumo-wsky avait même déjà l'ordre du czar de suspendre les con-
férences.
2. Le cxar coda, il ost vrai, aux représentations do Castlereagh, comme on
le verra plus loin; mais les victoires de Napoléon donnaient une singulière
autorité à ces représentations qui, autrement, n'eussent point eu d'etfet.
3. Bernhardi, IV, 419; Bogdanowitsch, II, 69. Cf. Correspondance de Cas-
tlereagh, V, 226. Dépêcke* de Gentz, I, 67, et Caulaincourt à Napoléon, 10 fé-
vrier. Arch. des affaires étrangères, 668.
4. Nesserolde à CMtlereagh, lettre cités par Bogdanovitsch, II, 70.
LE CONGRÈS DE CHATILLON 99
En attendant qu'on pût décider le czar, les minis-
tres sercunirculle 13 février, à Tro vos, pour délibérer
sur une sorte de questionnaire qui venait de leur être
soumis par le cabinet de Vienne. Les principales
questions portaient sur la réponse à donner au duc de
Vicence, sur le parti à prendre envers les Bourbons et
envers Napoléon, sur la conduite à tenir si l'on entrait
à Paris*. Le czar eut communication du double de
cette pièce. Prenant la plume, il donna aussitôt les
réponses suivantes* :
« 1' On déclinera la proposition do l'armistice,
ce qui fera tomber les autres propositions d'elles-
mêmes.
« ^° On continuera à sui\T0 la marche qu'on a adop-
tée. En conséquence, les puissances ne se prononce-
ront pas en faveur des Bourbons, mais laisseront aux
Français l'initiative sur cette question... Elles conser-
veront un rôle passif. Elles n'empêcheront point les
Bourbons d'agir hors des lignes des pays occupés pat
leurs troupes, mais elles ne les encourageront poini
et éviteront jusqu'aux apparences d'avoir pris la moin*
drc part à leurs démarches*.
1. Questions proposées par le cabinet de Vienne fl2 ou 13 février), citées par
Bogdanowitsch, II, 70, 71, d'après lesArch. des affaires étrangères de Saint-
Péiersbourg.
2. Nons reprodaisons, tout en i'abrégeant un peu, ce curieux document
(inédit, pensons-nous, pour la plupart des lecteurs français), non seulement
parce qu'il porte la plus vive lumière sur les projets et la conduite politique
et diplomatique des Alliés, mais aussi parce qu'écrit plus de deux mois avant
l'abdication de Napoléon, U semble l'avoir été après les événements de mars
et d'avril 1814. L'empereur Alexandre fait preuve dans celte page ou de la
prescience dun illuminé ou de la sagacité d'un profond politique. Tout ce qui
allait advenir est consigné Ut : Fabandon des négociations, la prise de Paris,
la convocation du Sénat, l'armée qui reste fidèle à Napoléon après l'occupa
tion de la capitale et avec l'opinion de laquelle il faut compter, tout enfin jus-
qu'aux hésitations qui prirent le caar à l'hôtel Tallejrand quand Caulaincourt,
Ney et Macdonald vinrent lui parler en faveur de la régence.
3. De tous les coalisés, on le sait, Alexandre était le moins sympathique
«X Bourbons. On sait aussi que ces instructions de ne point encourager le»
royalistes ne furent point suivies p»r les généraux alliés et particulièrement
par les généraux rusaea.
100 181 4.
« 3° Les dispositions de la capitale guideront les
puissances sur la conduite à tenir. L'opinion de S. M.
l'empereur serait qu'elles convoqueront (sic) les mem-
bres des différents corps constitués, en y réunissant
les persoîines les plus marquantes par leurs mérites
et le rang qu'elles occupent, et que cette assemblée fût
invitée à émettre librement et spontanément ses vœux
et son opinion sur l'individu qu'elle croit le plus pro-
pre pour être à la tête du gouvernement*.
« D'ailleurs on sera à même de juger des moyens
que fournira Paris pour soutenir le parti qu'il aura
pris et de l'effet que ce parti pourra produire sur l'ar-
mée qui restera à Napoléon. Si Paris ne se prononce
pas contre lui, le meilleur parti àprendre pour les puis-
sances serait de faire la paix avec lui ^.
« 4" On cherchera à conserver à Paris les autorités
locales et municipales.
« On nommera un gouverneur pour avoir sur elles
une surveillance générale. S. M. l'empereur désire que
ce soit un gouverneur russe, la Russie étant la puis-
sance qui a le plus longtemps combattu l'ennemi com-
mun'. »
Arissuedelaconférence,CastlereaghetHardenberg
avaient de leur côté rédigé un rapport dont les con-
clusions, différant entièrement de celles du czar, por-
taient qu'il fallait accepter les propositions du duc
de Vicence et conclure la paix sur les bases des fron-
tières de 89 *. Cette pièce communiquée à Alexandre,
1. C'est là ce que Metternich appelait les idées romanesques du czar.
2. Ceci est bien caractéristique. Pour Castlereagh et Metternich, le but
de la guerre est de détrôner Napoléon. Pour le czar, c'est d'entrer à Paris.
Une fois le colosse terrassé, Alexandre admettait la possibilité de traiter
avec son ennemi vaincu.
3. Note autographe de l'empereur Alexandre en réponse aux questions po-
sées par le cabinet de Vienne, citée par Bogdanowitsch, II, 308-309, d'après
les Arch. des affaires étrangères de Saint-Pétersbourg.
4. Protocole du 13 février, cité par Bogdanowistch.II, 72-73 et 309, d'après 1»>
Arch. du ministère des affaires étranKères de Saint-Pétersbourg.
LE CONGRÈS DE CHATILLON. 101
celui-ci y répondit par une très longue Note où il ex-
primait derechef la volonté de continuer la guerre.
« L'empereur, écrivait-il, est persuadé que mainte-
nant aiissi bien qu'autrefois les chances du succès nous
restent. Une bataille perdue n'anéantirait pas en un
jourle fruit de toutes nos victoires. Le seul danger, c'est
que les craintes ressenties par quelques-uns d'entre
nousnepénètrent les troupes. On nepeutobtenirdesé-
rieux résultats qu'en continuant la guerre. . . Le czar ne
partage pas les idées des Alliés sur ce que la chute de
Napoléon n'est plus nécessaire. Il pense au contraire
que jamais la situation n'a été plus favorable pour
donner le repos à l'Europe et à la France, dont la si-
tuation intérieure ne saurait laisser ses voisins in-
différents pour leur propre tranquillité. La chute de
Napoléon sera un bienfait et le plus grand bxemple
de justice et de morale que l'on puisse donner au
monde *. »
Devant l'opposition décidée d'Alexandre, le comte
Hardenberg était prêt à faire le sacrifice de ses idées
et même à se retirer des conseils de la coalition,
« puisque, disait-il, sa présence semblait devoir com-
promettre les bonnes relations de la Russie et de la
Prusse ». Mais lord Castlereagh avait la ténacité de
sa race. 11 ne se tenait pas pour battu. Le 14 fé\Tier,
il alla retrouver le czar â Pont-sur-Seine, où celui-ci
s'était rendu autant pour échapper à de nouvelles dis-
cussions que pour presser la marche des têtes de co-
lonnes de la grande armée. Castlereagh exposa de
nouveau à Alexandre la nécessité de reprendre les né-
gociations de Châtillon. « — Il faut faire la paix, dit-
il. avant que la retraite sur le Rhin ne devienne né-
1. Opinion de la conr de Russie sar les réponses de lord Castlereagh et da
baron d'Hardenberg aux questions posées par le cabinet d« Vienne. TroyM,
13 février, document cité par Bogdanowitsch, II, 309-31X
102 1814.
ccssaire. » L'antocrato irrité lui répondit en élevant
la voix : « — Mylord, ce no sera pas la paix. Ce sera
seulement un armistice qui ne nous donnera que
quelques jours de repos. Sachez une fois pour toutes
que je ne serai pas toujours disposé à faire faire quatre
cents lieues à mes troupes pour venir à voire secours.
Je ne ferai pas la paix tant que Napoléon restera sur
le trône *. »
Lord Castlercagh se retira sans avoir rien Ojjtenu.
Le lendemain cependant, la quatrième défaite subie
par Bliicher aidant au changement d'opinion, Alexan-
dre se ravisa. Les ministres furent informés que la
Russie consentait à la reprise des négociations. En
même temps, le czar envoyait de nouvelles instruc-
tions à Razumowsky, lui enjoignant de continuer à
traîner les choses'. « Ce n'est pas chose facile d'être le
ministre de la coalition, » disait Mettsrnich à Caulain-
court, dans la lettre oiî il lui annonçait que le congrès
allait reprendre ses séances*.
Les plénipotentiaires se réunirent de nouveau le
17 février. Les événements accomplis depuis dix jours
n'avaient pas préparé l'accord. Si, à la vérité, les mi-
nistres alliés, profondément troublés, étaient prêts
cette fois, sauf cependant Razumowsky, à entrer sincè-
rement en pourparler sur la base des frontières do 89,
Caulaincourt, do son côté, avait l'ordre formel de
repousser ces conditions. Dès le lendemain de la
bataille de Moiitmirail, Napoléon avait révoqué sa
très équivoque carte blanche par ces mots dictés au
duc de Bassano : «... Il ne peut y avoir de paix rai-
sonnable que sur les bases de Francfort, toute autre
1. Récit do Toll, cité par BagdaDO-witsch, II, 74. Cf. PeTtx,Stein'$ Leben, TU, 540. \
2.Pertz, ni, 541.
3. Metternich à Caulaincourt, Troye», 15 février, Arch. des affjuref étraB-|
çères, 668.
LE CONGRÈS DE CnArtLLON. lOS
ne serait qu'une trêve*. » Caulaincourt néanmoins,
demeurant partisan de la paix et s'abusant peu sur
la durée des succès do l'empereur, commença par
écouler les Alliés sans rien trahir de ses nouvelles
instructions. Lesplénipotentiaireslcprireni surunton
très haut, particuIièrementRazumowskyetlIumboIdt.
Après avoir décliné la proposition d'armistice, sous
prétexte que « un traité préliminaire qui aurait pour
suite la cessation immédiate des hostilités atteindrait
mieux et plus convenablement qu'une suspension d'ar-
mes au but généralement désiré* », ils donnèrent lec-
ture d'un projet de traité conforme aux bases posées
en principe dans la séance du 7 fé\Tier. Le duc de
Vicence se contenta de faire quelques observations de
détail puis il déclara « que la pièce dont il venait de
lui être donné lecture était d'une trop haute impor-
tance pour qu'il pût y faire dans cette séance une ré-
ponse quelconque, et qu'il se réservait de proposer
aux plénipotentiaires une séance ultérieure dès qu'il
serait dans le cas d'entrer en discussion ' ».
I. Bassano à Canlaînconrt, la Haate-Éphie, It février. Ârch. de8 Aff. étran-
gères. Cf. Correrp. de Napoléon, n* 28 785. • Je vous ai donné can» blanche...
inaiQteDant mon intention est que vous ne signiez rien sans mon ordre. » —
PoQs, 'lans son Congre* de Chdtillon, prétend que Caulaincourt était encore
libre de traiter le 17 sans en référer k l'empereur puisque la lettre de Na-
poléon où il lui ordonnait de ne rien signer sans son ordre est datée de
Nantais, 17 février. En effet. Caulaincourt n'avait pas reçu le jour de la
•éance la lettre de Nangis. Mais il avait ijeçu la lettre de la Belle-Épine,
12 février, dont Pons ignorait l'existence, La lettre de Caulaincourt à Bas-
sano, Cbâtillon, 14 février, où il demande avec instance • «n mot • de l'em-
pereur, prouve qu'à ce moment le duc de Virence estimait qaa la carte
blanche, dont il avait eu scrupule à faire usage, lui était retirée.
. Protocole de la séance du 17 février. — Le cïar, dans sa lettre à Rani-
«ovskj, avait insisté pour qu'un armistice ne fat pas conclu (Pertj. III. 541),
p irce quil jugeait avec raison que la signature dnn armistice présenterait
bea:jcoup moins de difficultés que celle de préliminaires de paix. Le plus
curieux de l'affaire, c'est que le jour même où les plénipotentiaires alliés refn-
•aieni l'armistice à Cbâtillon. Schwarxeuberg écrirait da Bra/ à Bertbier oonr
en obtenir un. Voir • 1814 », p. 71.
3. Protocole de la séacoe du J7 février, et Caulaincourt à Napoléon, 17 f««
▼rier. Arch. des affairea étrangèrei. fonds France, 668.
104 181 4.
Le duc de Yicence se montrait dans cette réponse
aussi circonspect qu'il fallait. Dupe des protestations
amicales de Metternich, il croyait que la paix était
possible aux conditions exigées par les Alliés et il ne
désespérait pas de faire accepter ces conditions par
l'empereur. En rappelant aux plénipotentiaires que
les récentes victoires de l'armée française leur impo-
saient de modérer leurs prétentions, il aurait risqué
de provoquer une nouvelle rupture des pourparlers,
si laborieusement repris. Caulaincourt ne le voulut
pas. Napoléon eût écouté avec moins de calme la lec-
ture du traité préliminaire, lui qui écrivait, le 19 fé-
vrier, au duc de Yicence : «... Je suis si ému de l'in-
fâme proposition que vous m'envoyez que je me
crois déshonoré rien que de m'être mis dans le cas
qu'on vous l'ait proposée... Je veux faire moi-même
mon ultimatum.,. Aussitôt que je serai à/Troyes, je
vous enverrai le contre-projet que vous aurez à
donner... * »
L'empereur ne se pressa point d'envoyer ce contre-
projet qui, dans sa pensée, devait être conforme aux
propositions de Francfort. Avant de le mettre en dis-
cussion devant les ministres alliés dont l'hostilité était
manifeste, il avait l'espoir de le faire agréer en prin-
cipe par l'empereur d'Autriche. La grande armée
battue et le prince de Schwarzenberg demandant un ar-
mistice, Napoléon pensa que les circonstances étaient
propices pour recourir à l'intervention de François I".
Il lui écrivit le 21 février une lettre pleine de caresses
et de menaces, le conjurant et lui intimant à la fois de
faire la paix sur les bases de Francfort. Cette lettre où
Napoléon parlait de Y ultimatum de la France et pro-
clamait hautement son opiniâtre résolution de ne rien
1. Corretpundcmce de Napoléotn, 21318
LE CONGRÈS DE CHATILLON. 105
céder*, n'eut pas, au moins dans le premier moment,
le mauvais effet que certains historiens y ont attribué.
Tout au contraire, cette démarche faite pour intimider
l'empereur d'Autriche et pour mettre ainsi ia désu-
nion parmi les souverains, augnmenta hi trouble d'esprit
où se trouvaient alors les Coalisés Mis s'empressèrent
de réitérer leur demande d'armistice. Napoléon ne
pouvait refuser une suspension d'armes, sous peine
de démentir les assurances pacifiques de sa lettre.
Le 24 février, les commissaires se réunirent à Lusigny.
C'étaient pour l'armée française le général Flaliaut,
pour les armées alliées les généraux Duca, Schou-
valow et Rauch*.
Mieux que les diplomates des soldats pouvaient
tomber d'accord. Malheureusement, Napoléon avait
posé deux conditions dont l'une enlevait aux Coalisés
l'avantage qu'ils cherchaient dans l'armistice et dont
l'autre était inadmissible en l'état des choses. La
première condition était que les pourparlers n'arrê-
teraient pas les hostilités ; la seconde, qu'on insérerait
au protocole un préambule portant « que les plénipo-
tentiaires étaient réunis à Châtillon pour traiter de la
paix sur les bases proposées à Francfort*. » Des com-
missaires mihtaires n'avaient point quahté pour
admettre ce préambule qui eût engagé les négocia-
teurs de Châtillon. Ceux-ci, on l'a vu, n'avaient cessé
de disconvenir des propositions de Francfort. Le
1. • ... Je propose à Votre Majesté de signer la paix sans délai sur les bases
qu'elle-même a posées à Francfort, et que moi et la nation française nous
avons adoptées comme notre ultimatum... Jamais je ne céderai Anvers et la
Belgique. Une paix fondée sur les bases de Francfort peut seule être sin-
cère... Si l'on ne veut poser les armes qu'aux conditions affreuses proposées
au Congrès, le génie de la France et la Providence seront pour nous... »
Corrttpondanee de Mavoléon, 21341.
t. Bembardi, IV, 4«7-490.
3. Schwarienberg à Berthier, Troyes, Î3 février, et Flahaut k Napoléoa
Luaigny, U et 25 février. Arch. nat., AF., rv, 1669.
4. Instructions à Flahaut, Corretpondance de Napoléon, 21359.
i06 1814.
lendemain d'ailleurs, Flahaut renonça à imposer le
préambule. Mais d'autres difficultés surgirent dans la
discussion des points à occuper par les armées. Des
deux côtés, les prétentions étaient excessives. Ni l'un
ni l'autre des belligérants ne pouvaient accepter sans
être dupe la ligne de démarcation proposée par la
partie adverse'. Flahaut et Duca, tous deux bien
intentionnés pour la paix, déploraient la rigueur de
leurs mutuelles instructions. Le général Duca sup-
pliait le plénipotentiaire français d'obtenir des con-
cessions de Napoléon. « — Au nom de Dieu, s'écriait-
il, faites que les hostilités cessent. Facilitez-nous les
moyens de faire la paix. Je vous assure que l'empe-
reur d'Autriche et l'Angleterre la veulent honorable
pour la Franco. » « — Mon général, disait-il encore,
nous no sommes pas des diplomates. Nous sommes
deux militaires. Je vous ai prouvé que je désire que
les choses s'arrangent. Je vous assure que c'est le vœu
de mon empereur. Mais nos pouvoirs ne vont pas plus
loin que je ne vous l'ai dit. C'est oui ou non qu'il fau(
répondre. Qu'est-ce que peut faire dans un armistice
un peu de terrain de plus ou de moins?... Que votre
empereuraide un peu mieux à faire cesser la guerre ' ! »
Sur les lettres pressantes de Flahaut où, sans se per-
mettre de donner aucun conseil, l'aide de camp de
l'empereur laissait néanmoins voir sa pensée, Napo-
léon se décida à des concessions fort raisonnables'.
Mais ces concessions que Flahaut ne fut autorisé à
exposer que le 27 février, ne suffisaient pas. On n'au-
rait pu obtenir un armistice, et encore la chose est
1. La ligne de démarcation qne demandaient les commissaires alliés
avait été indiquée par le ciar lui-même. Bagdanowltsch (II, 81) reconnaît
que l'empereur de Russie l'avait faite à dessein inacceptable.
2. Lettres de Flahaut à Napoléon et à Berthier, Lasigny, 25, 36^ t7
et 28 février. Arch. nat., AF., !V, 1669.
3. Correspondance de jVapoléon, 21389.
LE CONGRÈS DE CHÀTILLON. 107
douteuse, qu'en acceptant les inacceptables conditions
de 1 élat-major ennemi. Le 28 février, les comraiss;iire9
alliés les proposèrent de nouveau àFlaliaut. Cette fois,
c'était sou? la forme d'un ultimatum. L<îs pourparlers
fureut rompus*. Au reste, depuis trois grands jours,
Flahaut et Duca perdaient leur peine et leurs paroles.
Dès le soir du 2o février, le roi de Prusse avait écrit à
Bliicher : « La suspension d'armes n'aura pas lieu'. »
Dans le conseil de guerre tenu à Bar-sur-Aube le
2o février, chez le général Knesebeck, les souverains
n'avaient pas seulement délibéré sur la question mili-
taire. Après avoir décidé la retraite sur Langres de l'ar-
mée de Bohême, la marche offensive de l'armée de Si-
lésie et la formation d'une armée du Sud*, on avait
discuté sur le parti à prendre dans les négociations
entamées. Le refus de Napoléon de suspendre les
hostilités, dès la réunion des commissaires àLusigny,
rendait l'armistice inutile pour la grande armée ; d'ail-
leurs les troupes avaient pu éviter une Bataille et
effectuaient leur retraite au delà de l'Aube. D'autre
part, un revirement subit s'était fait dans l'esprit des
Anglais et des Autrichiens, qui pendant quelques jours
s'étaient montrés disposés à traiter. La lettre de Na-
poléon à l'empereur François avait d'abord intimidé
les Alliés. Soixante-doUze heures ayant passé, et dans
ces soixante-douze heures, les Austro-Russes s'étant
dérobés au combat, on avait réfléchi. Les raisons don-
nées par l'empereur étaient oubliées. On se rappelait
de sa lettre seulement les al tières menaces et la déclara-
tion qu'il ne ferait la paix que sur les bases do Francfort.
Uu traité do paix laissant à la France ses frontières
1. FUhant à Napoléon, Lnsigny, 28 février. Arch. nat., AP., ir, 1669.
2. Lettre du roi de Prosse à Bllchep, Bar-sur-Aube. 23 férrier, citée par
Boçdanowitsch, I, 274.
3. Sur le conseil de guerre de Bar-sur-Aube, Toir ■ 18U », pp. 78 à 89.
i08 181 4.
naturelles, il s'en fallait que ce fût là l'intention dos
Coalisés, même des plus timorés, partant des plus con-
ciliants. Si Castlereagh et Metternich avaient lutté
quatre jours, au milieu de février, contre la volonté
du czar pour faire reprendre les négociations, c'était
dans la crainte que de nouvelles victoires de Napo-
léon ne rejetassent les armées alliées au delà du Rhin.
Ils étaient disposés à sacrifier leurs espérances à leur
sûreté. Mais cette paix qu'il leur coûtait tant d'accorder
à celui dont ils avaient juré la perte, ils voulaient du
moins qu'elle consacrât l'humiliation de Napoléon et
l'affaiblissement de la France. Il fallait à l'Europe tous
les territoires que les armes lui avaient pris depuis
la Révolution. S'ils ne les obtenaient, les Alliés con-
tinueraient la guerre au risque des pires désastres.
« — Dût-on repasser le Rhin, dit lord Castlereagh,
il ne faut faire aucune concession*. » Ces paroles
trouvèrent de l'écho. L'empereur Alexandre cédait au
point de vue mihtaire, puisque le conseil avait décidé
la retraite de la grande armée, mais il triomphait au
point de vue diplomatique. On le laissa maître d'in-
diquer le ligne de démarcation pour l'armistice, ce
qui équivalait à la rupture des pourparlers ; et quant au
congrès de Châtillon, il fut arrêté que les plénipo-
tentiaires alliés presseraient le plénipotentiaire fran-
çais de s'expliquer catégoriquement et ne lui donne-
raient qu'un très court délai pour adhérer aux bases
du traité préliminaire à lui communiqué le 17 février.
A l'expiration du terme reconnu suffisant, la négocia-
tion serait regardée comme rompue*.
1. Bernhardi, IV, 520. Cf. Caulaincourt à Napoléon : « ... Les Alliés parlent
d'une campagne d'été, de revers possibles, de doubler leurs armements. »
Arch. des affaires étrangères, fonds France, 668.
2. Bernhardi, IV, 520-523; Bogdanowitsch, I, 271-272. Cf. le Protocole de
la séance du 28 février du congrès de Châtillon. — Les résolutions prises au
point de vue diplomatique ne furent pas consignées au Protocole du conseil
de guerre de Bar-sur-Aube. On y mentionna seulement les décisions militaires.
LE CONGRÈS DE CHATILLON. 109
C'est avec ces nouvelles instructions que Razu-
mowky, Stadion, Humboldt et les autres ouvrirent à
Chàtilion, le 28 février, la quatrième séance du con-
grès. Ils commencèrent par exprimer leur étonnement
que le plénipotentiaire français tardât tant à répondre
à leurs propositions, puisque ces propositions étaient
fondées en substance sur une offre faite par ce pléni-
potentiaire dans sa lettre du 9 février au prince de
Metternich. Ils déclarèrent ensuite qu'ils regarde-
raient tout retard ultérieur à cette réponse, passé un
délai à débattre, comme un refus de traiter de la part
du gouvernement impérial. Us ajoutèrent « qu'ils ne
sauraient d'ailleurs écouter aucune proposition qui
diflérât essentiellement du sens de l'offre déjà faite
par le plénipotentiaire français. » Caulaincourt, qui
n'avait pas encore le contre-projet, répondit avec
beaucoup d'à-propos : premièrement, que les Alliés
étaient mal fondés à se plaindre des retards, puisque
dès l'ouverture des négociations, ils avaient sans motif
suspendu neuf jours les séances; deuxièmement,
qu'ils ne pouvaient se prévaloir de l'offre confiden-
tielle faite par lui au prince de Metternich, puisque
cette proposition était subordonnée à un armistice im-
médiat qui avait été refusé. Les plénipotentiaires
affectèrent de ne point daigner répondre à ces argu-
ments. Ils insistèrent de nouveau pour que le duc de
Vicence fixât le délai dans lequel il devrait donner sa
réponse. En vain Caulaincourt objecta qu'en une si
grave affaire, on ne pouvait ni imposer ni prendre
l'obligation de répondre à jour fixe, il dut accepter la
date du 10 mars comme dernier terme*. Neuf jours,
c'était bien peu pour décider Napoléon à de tels sacri-
fices, Napoléon qui à ces paroles de Saint-Aignan :
1. Protocole de la séance du 28 février, et Caalaincoort à Na^léta.
l- mars. Arch. de* affaires étrangères, fond* France, 668.
110 1814.
« La paix sera assez bonne si elle est assez prompte, »
avait répondu : « La paix arrivera assez tôt si elle est
honteuse *. »
De Bar-sur-Aubo, tout l'état-major allié, souverains,
ministres et généraux, moins le roi de Prusse et le
prince de Schwarzenberg, s'était rendu à Chaumont.
Lord Castlercagh, revenu de l'alarme où l'avait mis la
lettre de Napoléon à l'empereur d'Autriche, mais ap-
préhendant qu'une autre démarche du même ordre ne
vînt traverser ses plans en détachant l'Autriche de la
coalition^, voulut resserrer l'alliance européenne par
un nouveau traité. Les clauses portaient que les puis-
sances contractantes seraient liées pour vingt années
et qu'aucune d'elles ne pourrait écouter de propositions
particulières ni traiter séparément. Lord Castlereagh
prit pour prétexte à sa proposition le règlement de
divers arrangements financiers que les puissances con-
tinentales, toujours à court d'argent, sollicitaient de-
puis le passage du Rhin. Il offrit pour toute la durée
des hostilités un subside annuel de cent cinquante
millions de francs à partager entre la Russie, l'Au-
triche et la Prusse. Chacune de ces puissances s'obli-
gerait de son côté à poursuivre la guerre avec un
contingent de cent cinquante mille hommes. Signé
à Chaumont le 1" mars, ce traité fut, comme on sait,
l'origine de la Sainte Alliance, — « la sainte alliance
barbaresque », irrévérencieusement chansonnée par
Béranger.
1. Fain, 130; Mémoires de Ségur. VI, 408.
i, Caulaincourt à Napoléon, 27 février. « ... Votre Majesté a compromi»
par celte lettre l'empereur d'Autriche vis-à-vis des alliés... Stadion me dit
que l'Angleterre en est inquiète... etc., etc. > Arch. des affaires étrangère*,
fonds France, 668.
LIVRE DEUXIÈME
LE COMBAT DE BAR-SDR-AUBE
Napoléon doutait fort de la conclusion de l'armi-
stice*. Resté à Troycs pendant les premiers pourpar-
lers de Lusigny, il se disposait à poursuivre les Austro-
Russes au delà de l'Aube*. Ses ordres étaient donnés,
lorsque le 25 février, dans la matinée, il apprit par une
lettre de Marmont que l'armée de Bliicher marchait
sur Sézanne. « Je l'arrêterai le plus que je pourrai »,
écrivait Marmont ^ L'empereur suspendit son mou-
vement. .Néanmoins jusque dans la nuit du 26 au
27 février, il hésita à croire que Bliicher tentât de
nouveau une pointe sur Paris. Il était en effet assez
peu présumable qu'après le mauvais succès de la
marche des Prussiens vers Paris, trois semaines au-
paravant, Bliicher se commît dans une même aven-
ture. Le feld-maréchal ne cherchait-il pas seulement
à donner des jalousies à l'armée française pour ses
1. Correspondance de Napoléon, 21383.
2. Correspondance de Napoléon, 21362, 21364; Reg^istre de Berthi«r (ordres
et lettres, Troyes, 21 et 25 février). Arcb. de la guerre.
3. Marmont à Berthier, Vindé, 24 ferrier (au soir). Ar^h. lUit., AF., ir,
16«i9. Correspondance de Napoléon, 21 367. — Fain (p. 146' commet une grave
erreur en disant que Napoléon reçut la lettre de Marr^out aeulemeat daa*
U nuit da M aa t1.
112 181 4.
flancs ou à masquer par une feinte offensive une re-
traite sur Châlons*?A tout hasard, cependant, l'em-
pereur prit ses mesures pour profiter une fois encore
de la témérité de Blûclier, si celui-ci prononçait son
mouvement dans la direction de Paris. Ney, Victor et
Arrighi reçurent l'ordre de se porter b premier à
Arcis, le second à Méry, le troisième à Nog•ent^ Enfin
le lendemain 27 février, à sept heures du matin, l'em-
pereur arrêta son plan. Les desseins de Bliicher n'é-
tant désormais plus douteux, Napoléon ne risquait
plus de se laisser entraîner à un faux mouvement en
marchant sur ses traces ^ Vers midi, l'empereur quitta
Troyes avec sa garde *. Il allait renouveler sa belle
manœuvre du milieu de février, à cette différence
qu'au lieu d'attaquer l'armée de Silésie sur son flanc
1. Correspondance de Napoléon, 21367 et 21387 :« ... Il paraît bien évident
que lorsque Bliicher n'aura plus les ponts sur l'Aube et qu'il verra des corps
entre lui et Vitry, il renoncera à toutes ses opérations, si toutefois il en a eu
d'autres que de regagner Chàlons, 27 février, 3 heures et demie du matin. »
— Cf. la lettre de Berthier à Victor, 26 février... « Dans peu d'heures l'em-
pereur verra plus clair dans ses aifaires pour vous envoyer de nouveaux
ordres... » Registre de Berthier. Arch. de la guerre.
2. Correspondance de Napoléon, 21368, 21369, 21373; Registre de Berthier,
à Ney, Victor, Arrighi, Marmont, 25, 26 et 27 février. Arch. de la guerre.
3. Marmont prétend [Mémoires, VI, 198-199 et 207) que Napoléon eut le
tort de ne pas se mettre en marche aussitôt qu'il fut instruit du mouvement
de Bliicher, c'est-à-dire le 25 février dans la matinée. Si, en effet, l'empe-
reur eût dès ce jour-là porté toutes ses troupes au delà de l'Aube, il eût gagné
trente-six. heures ; par conséquent il eût atteint l'armée de ISilésie le 1" ou le
2 mars entre la Marne et l'Ourcq et il l'eût certainement détruite (les forces
étaient égales, et les Prusso-Russes étaient pris entre deux feus). Mais
Napoléon, le 25, n'était point suffisamment renseigné sur les desseins de
Bliicher pour risquer un faux mouvement en opérant contre lui. Si, comme
le pensait Napoléon, Bliicher cherchait seulement à regagner Châlous, il n'y
avait aucune utilité à le suivre dans cette direction. Tout ce que pouvait
faire Napoléon, et il le fit, c'était de prendre ses dispositions pour être à
même de se porter contre Blùcher dès qu'il serait assuré de ses intentions.
— C'est une erreur de Thiers (XVII, 428-429) de dire que Napoléon « ne
partit que le 27 de Troyes, de sa personne, parce qu'il devait donner à ses
troupes le temps de marcher ». La Correspondance (21367, 21387, 21390,
21391.. 2 1392) et le registre de Berthier (ordres du 25 au 27 février) prouvent
que IVapoléon hésita deux jours à suivre Blûcher et qu'il ne s'y décida que
le 27 à 7 heures du matin.
4. Registre de Berthier (lettres à Priant, Nansouty, etc.,Troy«s, 9 beurea
ia matin, 27 févriec). Corretpondance de Napoléon, 21395.
LK COMBAT DE BAR-SDR-AUBE. liî
il l'attaquerait sur ses derrières, tandis que les têtes
do colonnes prussiennes seraient aux prises avec
Marmont et Mortier, qui venaient d'opérer leur jonc-
lion. Bliicher semblait condamné.
Quant à l'armée de Bohème, l'empereur laissait
quarante mille hommes à Macdonald pour la contenir
derrière l'Aube'. Au reste, cette armée était démora-
lisée et en pleine retraite. Il n'y avait pas apparence
qu'elle reprît soudain l'offensive, à moins que Schwar-
zenberg ne connût le départ de Napoléon *. Mais ce
départ, l'empereur espérait bien le lui cacher. Ordre
fut donné à Macdonald et à Oudinot défaire croire par
tous les moyens possibles que Napoléon était encore
sur la ligne. Son logement devait être préparé osten-
siblement en arrière de Bar, et l'on devait répandre
le bruit de son arrivée pour le lendemain. Tout en
ne s'engageant pas au delà de l'Aube, les maréchaux
s'efforceraient de ne point montrer à l'ennemi qu'ils
étaient sur la défensive. En cas d'attaque, enfin, les
soldats crieraient : Vive l'empereur' ! Le duc de
Vicence lui-même devait être de complicité avec Napo-
léon pour abuser les Alliés. « Il est convenable, lui
écrivait l'empereur, que vous disiez que je suis à Bar
et que vous dirigiez là tous vos courriers; car il est
de la plus haute importance que l'ennemi ne doute
pas que je ne sois entre Bar et Vendeuvre *. »
1. Jasqa'aa 27 février, les f corps (Gérard), T» corps (Oodinot) et ll*corp«
(Macdonald), relevant tons trois du commandement direct de Fempereur,
étaient indéoendanu les uns des autres. En quittant Troyes, Napoléon dé-
fera le commandement en chef au duc de Tarente comme plus ancien en grade
que le duc de Reggio. Registre de Berthier (lettre à Macdonald, 27 février).
Arch. de la guerre. — Pour le chiffre de 40000 hommes, voir • 18U », p. 81
2*, 7* ei 11* corps d'infanterie (moins la brigade Pierre Boyer) : 30082 hommes,
2*, &• et 6* corps de cavalerie : 9510 hommes.
2. « . . . Xespère que j'aurai le temps de faire une opération avant <m
rennemi s'en aperçoive et marche en avant... ■ Correspondance 21396.
3. Registre de Berthier (lettres à Macdonald et à Oudinot, 27 févriar).
*. Corrmpondmiue d* \<u>oUon. 21397.
114 181 4.
Vaines précautions ! Vingt-quatre heures avapt
que l'empereur qtilLIût Troycs et dix-huit heures
même avant qu'il s'y fût résolu, le roi de Prusse était
informé de ce départ imminent. Le 26 février^ vers
midi, Frédéric-Guillaume, qui se trouvait à ce moment
avec le ptince de Schwarzenberg à Golomboy-les-
deux-Égliscs, reçut une dépêche du quartier général
de l'armée de Silésie. Cette lettre annonçait que Napo-
léon, se préparant à opérer contre Bliicher avec la
majeure partie de ses troupes, avait seulement détaché
deux ou trois corps vers l'Aube, à la poursuite de la
grande armée'. Les Austro-Russes n'avaient donc
devant eux qu'un rideau. C'était là sinon une fausse
nouvelle du moins une nouvelle prématurée. L'opi-
nion de Bliicher n'était fondée que sur des présomp-
tions, puisque le 2o février, jour oii la lettre fut ex-
pédiée, pas un seul Français n'avait encore passé
l'Aube. Aussi peut-on voir dans l'envoi de cette dé-
pêche une ruse du vieux maréchal. Opposé en prin-
cipe à la retraite de la grande armée, et appréhendant
pour lui-même une attaque de Napoléon, il s'effor-
çait d'amener Sehwarzenberg à reprendre FofFensive:
le mouvement des Austro-Russes obligerait l'em-
pereur à concentrer toutes ses forces entre Troyes
et l'Aube, et le commandant en chef de l'armée de
Silésie, désormais tranquille pour ses derrières, mar-
cherait en sécurité sur Paris.
Au conseil de guerre tenu à Bar-sur-Aube, il avait
été résolu que la grande armée reprendrait l'offensive
aussitôt que Napoléon se tournerait contre Blucher^
En communiquant à Sehwarzenberg la dépêche du
J. Danile'vrsïj, Feldzug tn Frankreich, I, 169.
2. Protocole de la délibération du 25 février, cité par Bogdauoxritscli, II,
314.* ... La continuation de là retraite dépendra des circonstances. » CL
Dajiil3-:7sky, I, 166 ; Bernhardi, IV, 519-520; Plotho, 111,231.
LE COMBAT DE BAtl-SUR-ACBl. liS
quartier général prussien, Frédéric-Guillaume lai
rappj'la celte décision. Le prince dut céder. Au reste,
comme tous les généraux alliés, il redoutait non l'ar-
tnée françjiise mais son chef, et l'audace lui revenait
à mesure que Napoléon s'éloignait. — L'empereur avait
bien le droit de dire : « J'ai cinquante mille hommes
et moi, cela fait cent cinquante mille hommes*, m —
Les diiïérents corps de la grande armée firent demi-
tour. L'attaque générale fut fixée au lendemain ma-
tin. Dès le soir même, le comte de Wrède tenta uno
attaque vigoureuse sur Bar oii étaient entrées depuis
quelques heures les deux divisions de Gérard. Les
Bavarois convenablement reçus se retirèrent en dé-
sordre, perdant plus de deux cents hommes'.
Selon les apparences, celte attaque indiquait pour
le lendemain un retour offensif; d'ailleurs les paysans
signalaient un mouvement général des Autrichiens
dans la direction do l'Aubo *. Mais abusé par les
prisonniers qui disaient tous que l'armée continuait sa
retraite, Oudînot établit ses troupes comme s'il fût à
vingt-cinq lieues do l'ennemi. Les divisions Levai et
Rothembourg et la cavalerie du général Saint-Germain
bivouaquèrent entre Moutier et Ailleville, à cheval
sur la route et le front tourné vers Bar, qu'occupait le
corps de Gérard. Dans cette étroite vallée de la rive
droite de l'Aube, les troupes d'Oudinot avaient à leur
droite la rivière, à leur gauche les hauteurs de Ver-
nonfays. De plus, leurs derrières pouvaient être
menacés, car la division Pacthod et la cavalerie de
Kellermann que le duc do Reggio aurait dû établir,
telle-là à la tête du pont de Dolancourt, celle-ci vers
1. ConTersation aree le général Poltaratiky, citée par Uanilevsky, I, 101.
1. RApport d Oudinot k Beribier, Ailleville, i6 février, 5 heures da aoir.
Arch. nai., AF., rv, 16^9. Cf. Plotho, UI, 235- Î3:; Dandewsk/, 1, 170.
3. Journal d« I& division Levai. Arch. dé la gaerre.
il6 181 4.
Arsônval, étaient restées en deçà de l'Aube*. Puisque
Oudinot, dépassant les intentions de Napoléon qui
voulait qu'on défendît la ligne de l'Aube et non qu'on
franchît cette rivière^, s'était imprudemment avancé
sur la rivp droite, au moins aurait-il dû y prendre
une position moins vicieuse. Celle-ci était également
mauvaise pour l'offensive et pour la défensive, entre
des hauteurs qu'il faudrait enlever et une rivière où
l'on risquerait d'être acculé. Au reste, Oudinot con-
damna lui-même la position qu'il avait choisie, car
dans la nuit il fit repasser l'Aube à toute son artillerie
qui alla parquer à Magny-le-Fouchard — à douze
kilomètres du gros des troupes! C'était à toute son
armée que le maréchal aurait dû faire repasser l'Aube.
Autrement il lui fallait garder son artillerie, ap-
peler les trois mille chevaux de Kellermann et por-
ter incontinent la division Levai sur les hauteurs de
Vernonfays. Un des brigadiers du 7' corps, le général
Maulmont, dit sans rire que le maréchal Oudinot fit
retirer les batteries « parce qu'elles auraient été un
embarras en cas d'attaque'. » Mais livrer bataille sans
canons, n'est-ce pas le pire des embarras ?
Le matin du 27 février, l'armée ne prit encore aucune
disposition de combat, bien que les avant-postes,
d'accord avec les paysans revenus derechef avertir le
maréchal, eussent signalé la présence de l'ennemi.
Pour convaincre le maréchal de l'imminence d'une
attaque, il fallut qu'une reconnaissance de cavalerie
1. Rapports d'Oudinot à Berthier, Ailleville, 26 février, et Magny-le-Fou-
chard, 27 février. Arch. nat., AF., iv, 1 669. Ordres de Gressot, chef d'état-
major d'Oudinot, 26 février. Arch. de la guerre.
2. « Prenez une bonne position ep arrière sur l'Aube, occupez Bar-sur-
Aube par une bonne arrière-garde ; soyez prêt à faire sauter le pont de
Dolancourt », etc. Registre de Berthier (lettres à Macdonald et à Oudinot,
27 février). Arch. de la Guerre. — Ces ordres du 27 au matin ne furent pas
connus d'Oudinot avant le combat de Bar. C'est pourquoi nous disons qu'il
dépassa les intentions de Napoléon et non qu'il enfreignit ses ordres.
3. Journal de la diyision Levjil. Arch. de la guerre.
LE COMBAT DE BAR-SDR-AUBK. H7
fût ramenée sur la gauche par les Cosaques du comte
Pahlen. Il était plus de dix heures quand cet enga-
gement eut lieu. Oudinot se décidant enfin à donnei
des ordres, la division Levai se mit en marche pour
Vernonfays, position dominante qu'elle aurait dû oc-
cuper dès la veille. Ces beaux régiments gravissent les
premières hauteurs et culbutent les têtes de colonnes
russes qui déjà s'avançaient sur le plateau; mais l'in-
fanterie ennemie, dégagée par des charges de cuiras-
siers, se reforme en arrière, et bientôt quarante-huit
pièces de canon ouvrent le feu contre les Français.
Levai n'a pas une seule pièce pour riposter I Trois
fois les vétérans d'Espagne abordent les masses russes
et les font reculer; trois fois, fauchés par la mitraille,
ils abandonnent le terrain conquis*. Le roi de Prusse,
impassible au milieu du feu et répondant à Schwar-
zenberg qui le conjurait de s'éloigner : « Où est votre
place, mon cher maréchal, là est aussi la mienne »,
ne pouvait s'empêcher d'admirer les élans héroïques
des soldats de Levai. « — Ces charges, disait-il, sont
parmi les plus beaux faits d'armes dont j'aie été té-
moin *. »
Oudinot cependant hésitait entre une attaque gé-
nérale qui eût été téméraire et une retraite qui eût
été périlleuse. Il laissait sans ordres les troupes aux
prises avec l'ennemi, et n'osait pas les faire soutenir,
de peur d'engager tout son monde inutilement et de
compromettre sa retraite. C'est ainsi que la division
Rothembourg demeura l'arme au pied, que la divi-
sion Pacthod resta sur la rive gauche de l'Aube et
que la cavalerie de Kellermann, qui avait passé la
1. Rapport d'Oadinot k Berthier, 97 féTrier. Arch. n«t, AF., ir, 1689;
Journal de la division L«val. Arch. de la ^orre ; Plotho, HI, 238-240.
2. Dépositioaa d'ofûciers prisonniers, citées dans le joamal de la divisiou
L«Tal. Arch. de la guerr». Cf. Bogdasowiuch, I, 282.
118 1814.
rivière sans ordres, marchant au canon, et qui vint
charger trois fois les batteries russes do Vernonfays,
ne fut pas reafoxcée par les deux mille cinq cents
chevaux do Saint-Germain, iramobili&és à trois kilo-
mètres du champ de bataille. C'est ainsi enfin que
toute l'artillerie du 7' corps fut laissée à Magny-
le-Fouchard. Oudinot se contenta de demander du
canon à Gérard. Celui-ci, qui défendait Bar contre
les Bavarois du général do Wrède, envoya une
batterie. Mais que pouvaient six malheureuses pièces
contre la formidable artillerie russe? Leur feu fut
éteint en quelques instants*.
Vers quatre heures de l'après-midi, Oudinot voyant
son centre s'épuiser contre un ennemi à qui des ren-
forts arrivaient sans cesse, sa droite vivement pres-
sée, sa gauche très menacée par un mouvement tour-
nant do la cavalerie de Pahlen, se décida à donner
l'ordre de la retraite. Les troupes se retirèrent à pe-
tits pas, de position en position, traversant l'Aube sur
le pont de Dolâncourt et sur le pont de Bar, ville que
le général Gérard évacua dans la soirée. Le lende-
main, les deux corps se concentrèrent entre Magny-
le-Fouchard et Vendeuvre, ayant perdu 2 500 hommes
des meilleures troupes que, sauf la division de vieille
garde de Priant, l'empereur eût alors à opposer à
l'ennemi. Les Alliés eurent à peine 2000 tués ou
blessés^.
1. Rapport d'Oudinot à Berthier, 27 février. Arch. nat, AF., rv, 1669;
Journal de la division Levai. Arch. de la guerre.
2. Rapport d'Oudinot à Berihier, 27 fë%'rier. Arch. nat., AF., iv, 1669.
Journal de la divJâioa Levai ; Rapport de Macdouald à l'empereur, Chaire,
4 mars. Arch. de la guerre. Bogdanowitsch, I, 285.
Oudinot, dans son rapport, n"avoue que 1200 hommes hors de combat;
mais le soir d'une action on n'est pas exactement renseigné sur les pertes
et l'on cherche souvent à les atténuer. La général Maulmont, auteur da
Journal de la division Levai, porte les tués, blessés et disparus à 3 500. Ce
chid're, qui parait fort exagéré, ne s'accorde pas avec les situations. Eu com-
parant les états du 27 février et du 5 mars, nous ce trouvons pour les troia
LE COMBAT DE BAR-SUR-A'JBE. 119
On raconte que, pendant la bataille, les soldats
français se voyant engagés sans artillerie crièrent à
la trahison. Celle croyance persista môme assez long-
temps parmi les paysans do l'Aube*. Rica n'est si
absurde! Mais il faut cependant reconnaître que le
duc de Rcggio montra dans cette affaire d'abord une
imprévoyance, ensuite une indécision tout à fait
condamnables. Oudinot pouvait choisir de bonnes
positions : il prit les plus mauvaises. Il pouvait livrer
bataille presque à forces égales* : il arrangea les
choses de telle sorte que les trois seules brigades
d'Espagne et la seule cavalerie de Kellermann —
en tout 7 200 fusils et 3 800 sabres — furent opposés
cinq heures durant et sans aucune artillerie aux
26 000 Russes et Autrichiens du prince de Wig-
genstein et du général Wolkmann! Les Français
auraient en vain crié : Vive l'empereur! pour tromper
l'ennemi. A la façon dont la bataille était engagée et
conduite, il était évident que Napoléon ne comman-
dait pas.
La retraite d'Oudinot découvrait complètement
brigades d'Espagns et la cavalerie de Kellermann, seales tronpes d'Oadinot
eDgagées, qa'ime perte de ISOO hommes. Ea admeitaot qae le corps de
Gérird ait de son coté perdu 700 hommes (la siiuacioo da 5 mars faisant
défaut pour ce corps, uous devons nous borner à donner on chiffre approxi-
Batif), le toul serait an plus de 3 500 hommes.
1. Poagiat. r Invasion dan* VAube, 47, 48, i9 : « En passant k Troyes, le
cnriendemain de cette affaire, on entendait les soldats accuser hautement le
maréchal de les avoir trahis et fait massacrer... Les habitants de l'Aube
conservent encore, en se rappelant les nombreuses accusations des soldats
qui furent les victimes de cette odieuse défectioa, la même indignation contre
û maréchal qu'à i instant de la bataille. >
î. Russes : corps Wiggenstein : ÎIOOO hommes. Cairassiers de Kretow :
1700. Renforts autrichiens détachés du corps de Wrède qui attaquait Baœ,
défendu par Gérard : brigade Wolkmann (8 bataillons) : 4 000 hommes.
Total : 36 700. Tableau de la composition de la grande armée alliée. Arcb.
k^fîraphiques de Saint-Pétersbourg, 22 SM.
Français : division Levai: 5100 hommes. Brigade Chassé (d'Espagne),
1500. Division 'iothenbonrg : 2600. Division Pacthod : 4 000. Artillerie :
1100 iiommes et 51 bouche» à feu. Cavalerie de Kellermann : 3800. Cava-
lerie de Saint-Germain : 2400. Total: 215ÛC. Situations dea SI, »7 fémer
•t 1* mars. Arcb. de la guerre.
120 181 4.
Macdonald qui, le 27 février, marchait de Fontette
sur la Ferlé-sur-Aube. Par bonheur, la belle conte-
nance de son avant-garde imposa aux têtes de colonnes
du prince royal de Wurtemberg. Conformément aux
ordres de Schwarzenberg datés de la veille, et lui en-
joignant de reprendre l'offensive, ce général avait
porté au delà de l'Aube une partie de ses troupes. Les
Wurtembergeois repassèrent la rivière et ajournèrent
leur attaque au lendemain. Mais le lendemain, les
reconnaissances envoyées sur la gauche par Mac-
donald afin de se lier avec Oudinot, ayant rapporté
qu'elles avaient rencontré des partis ennemis, le duc
de Tarente pressentit que les 7* et 2' corps battaient
en retraite sur Vendeuvre et Troyes. Comme il ne lui
convenait pas de rester en l'air, il se retira également
sur Troyes par la route de Bar-sur-Seine. Dans cette
marche son arrière-garde fut souvent engagée avec
l'ennemi qui talonna les Français de très près. Mac-
donald arriva dans la journée du 3 mars à Troyes,
où il opéra sa jonction avec les corps du duc de
Reggio et du général Gérard, désormais placés sous
son commandement *.
Napoléon reçut le 2 mars la nouvelle de la défaite
d'Oudinot^. L'empereur était alors à la Ferté-sous-
Jouarre, en pleine opération contre Bliicher qui
s'était mis en retraite à son approche et qu'il se flat-
tait d'atteindre le lendemain ou le surlendemain. Le
mauvais succès du combat de Bar-sur-Aube était fait
pour irriter et pour inquiéter Napoléon, mais non
pour déranger ses plans. Si l'armée française avait
abandonné la ligne de l'Aube, elle tenait encore celle
de la Seine. Or, en raison de la prudence et de la len-
1. Rapports de Macdonald à Napoléon, Bar-sur-Seine, 2 mars, et Châtr»,
4 mars. Arch. de la guerre et Arch. nat., AF., ir, 1669.
i. Correspondance de Napoléon, 21 Ud
%T COMBAT DE BAR-SUR- AFBE. ^21
teur coutumières au prince de Schwarzenberg", il était
présumable qu'il faudrait au moins huit jours aux
Austro-Russes pour repousser les trois corps de Mac-
donald jusque dans la Brie. D'ici là, Napoléon ayant
exterminé Bliicher — c'est son expression, — se ra-
battrait sur les flancs ou sur les derrières de la grande
armée, selon que Schwarzenberg se serait plus ou
moins avancé vers Paris. Sans donc trop s'émouvoir
du retour offensif des Austro-Russes, l'empereur
envoya l'ordre à ses lieutenants de disputer le terrain
pied à pied *, et il continua sa marche à la poursuite
de l'armée de Silésie.
l. Registro de BeiUùer (lettre » Oudiaot, Jouarre, 2 mars). Arcb. de lA
(«erre.
Il
MARCHE DE BLUCHER SUR PARIS
SITUATION CRITIQUE DE L'ARMÉE DE SILÉSIE
L'audacieuse expédition conçue par le feld-maré-
chal Blûcher avait d'abord très bien réussi. Le 24 fé-
vrier, avant même que l'ordre de mouvement qu'il
sollicitait depuis deux jours du grand quartier général
lui fût parvenu, il avait de sa propre autorité porté
ses troupes au delà de l'Aube, à Baudement, à Anglure
et à Plancy *. Le 25, il reçut deux lettres de l'empe-
reur de Russie et du roi de Prusse, qui non seulement
l'autorisaient à prendre une vigoureuse offensive, mais
l'y encourageaient par de chaudes paroles. « On ne
saurait que se promettre le plus heureux résultat de
vos opérations, » écrivait le czar. a L'issue de la cam-
pagne est dans vos mains, le bonheur des peuples
dépend de vos succès ^ » écrivait de son côté Frédéric-
Guillaume., A ces vœux était joint, — ce qui valait
mieux, — l'avis que le corps prussien de Biilow comp-
tant 16 900' hommes et le corps russe de Winziuge-
rode, d'un effectif de 26 000* hommes, étaient désor-
1. Ordre de Gnej«enan, cité par Plotho, Der Krieg in Frankreich.UI, 266,
Cf. Droj'sen, York'f Lehen, III, 324; Mémoires de Marmont, VI, 197.
2. Lettres de l'eiipereur de Russie et du roi de Prusse à Blûcher, Bar-
■ur-Aube, 25 février, citées par Bogdanowitsch, I, 487-488 et 274.
3. Damitz, Gesch des Feldzugsges 1814, III, 478; Schelz, Die operazion. der
vet bûndeten Beere gegen Paris, I, 53.
4. Les rapports <ie Winzingerode et de son lieutenant Woronzoff. Arch.
topographiques de Saint-Pétersbourg, n*' 46692, 307 et 47 453, ne concordent
MARCHE DE BLUCHER SUR PARIS. i23
mais placés sous le commandement de Blucher. La
îetireduczar contenait sous cachets volants les ordres
à faire tenir çn conséquence à ces deux généraux.
Biilow arrivait alors à Laon et Winzingerode occupait
Reims. Le feld-maréchal s'empressa d'envoyer ces
ordres à ses nouveaux lieutenants en y joignant ses
propres instructions, puis il se mit incontinent en
marche *. Il se voyait déjà à Paris, car dans sa pensée
le petit corps de Marmont devait être seul à lui barrer
la route. Or cette poignée de Français ne saurait
opposer une résistance efficace à son armée, dont
le chiffre s'élevait à quarante-huit mille soldats*. A
la vérité , Bliicher s'attendait d'avoir à combattre
sous les murs de Paris des forces assez considé-
rables ; mais, avant qu'il fût arrivé là, il comptait
être rejoint par Winzingerode et Biilow. D'autres ren-
forts encore étaient en route. Le général comte de
Langeron, qui avait quitté Mayence le 2 février sur
les ordres pressants de Blucher, était le 24 à Yitry-
le-François, et son lieutenant, comme lui émigré au
service de la Russie, le général oomtedeSaint-Priest,
entrait alors en Lorraine '. Blucher pensa que si une
partie seulement do ces troupes le rejoignait à temps,
il serait en forces pour attaquer Paris; les renforts
restés en route serviraient à protéger ses derrières
contre un retour éventuel de Napoléon. D'ailleurs
pas avec le chiffra de 30000 hommes donné aa corps da c« général, à la fin
de février, par tous les historiens allemands et russes. Avant le passage
da Rhin, Winzingerode avait 36000 hommes, mais tous n'entrèrent pa^ en
France. Le 24 février, à Reims, Winzingerode avait 19000 hommes ; du îâ au
28 février, il reçut 6900 hommes de renfort (brigades d'infanterie Poncet
Krazowsky et Scholtucbin et cosaques de Tetteubom). Total : 15900 hommes
1. MiJffliDg. Aut meinrm Leben, 123; Kriegtgnek. det Jakre* 1814, II,73-7^:-
83; AHffn dn Gêner. J}<!ou) (par un officier prussien). 308 ; Plolho, 111, 21C,
2. York : 14238 hommes; Kleist: 9800;Sacken: 13700; Kapsévitscb.Rud-
léwiisch et Korff (divisionnaires de Langeron) : 10 ou 11000. Journal des opé-
rations du général comte de Langeron. Arch. topographit]u<is do Saint-
Pétersbourg, n« «9103; Plotho, lU, 262; DamiU, III, 47«; Schels, I, 53.
3. Journal da Langeron. Arch. topographiqaea da Saint-Pétersbourg.,
124 1814.
pour n'avoir rien à redouter de l'empereur, il fit ce
jour même envoyer une lettre au roi de Prusse, l'in-
formant que l'armée impériale se disposait à marcher
à la suite de l'armée de Silésie*. Si, comme Bliicher y
comptait, Schwarzenberg- reprenait l'offensive au reçu
de cette lettre, il était présumable que le mouvement
des Austro-Russes obligerait l'empereur à concentrer
toutes ses forces pour leur disputer le terrain.
Le 25 février, Bliicher se mit donc en marche,
ayant pour objectif tactique Marmont et pour objectif
stratégique Paris. Dans l'après-midi, les tôtes de
colonnes de l'armée de Silésie attaquèrent le petit
corps de Marmont sur les hauteurs de Vindé, en
arrière de Sézanne. Les Français se retirèrent à pas-
comptés, couverts par des échelons d'artillerie qui
arrêtèrent les charges incessantes de la cavalerie
ennemie. Le 26, Marmont atteignit la Ferté-sous-
Jouarre, suivi de près par les Prussiens de Kleist et
d'York, tandis que les Russes de Sacken et de Kapzé-
witsch marchaient directement sur Meaux par la
grande route de Coulommiers*. A la Ferté-sous-
Jouarre, Marmont fut rejoint par le maréchal Mortier
qui sur son appel arrivait de Soissons^. Les deux
maréchaux se trouvaient désormais à la tête d'une
dizaine de mille hommes*. Le 27 février, ils s'éta-
1. Danilewsky, Feldzug in Frankreich 1814, I, 169. — Nons avons déjà
dit (p. 114) qu'il y avait là une ruse de Bliicher puisque, le 25, aucun Fran-
çais n'avait passé l'Aube.
2. Rapport de Marmont à Berthier, Meaux, 28 février. Arch. nat.,AF.,iv,
1669. Cf. Plotho, 111, 269-270.
3. Mortier à Clarke, 25 février. Arch. de la guerre.
4. Marmont : 6» corps : divisions d'infanterie Ricard et Lagrange : 3685
hommes; 1" corps de cavalerie (sous Bordessoulle) : 2403 hommes.
Mortier : 2« division de vieille garde (Christiani) : 2385; gardes d'honneur
de Defrance : 913 hommes; 1" division de la cavalerie de la garde (Colbert) :
909 hommes; artillerie : 157 hommes. Total général : 10 502 hommes.
Situations du 28 février (pour le corps de Marmont) et du 15 février (pour
le corps de Mortier qui ne fut pas engagé du 14 au 26 février). Arch. de 1«
gvcrre, carton des situation».
MARCHE DE BLÙCHER SUR PARIS. 125
blirent à Meaux, résolus d'y défendre à tout prix la rive
droite de la Marne. Après une première attaque, les
Russes se retirèrent. Bliicher, renonçant à forcer le
passage de la Marne sous le feu des deuy maréchaux,
rallia ses troupes dans la nuit du 27 au 25 février à la
Ferté-sous-Jouarre, où il leur fit traverser la rivière.
Il les porta de là dans la direction de l'Ourcq de façon
à prendre à revers les Français postés devant Meaux*.
La brusque retraite des Russes et l'examen de la
carte révélèrent à Marmont le plan de Bliicher. Dans
la matinée du 28 février, il quitta sa position et marcha
avec Mortier surLizy-sur-Ourcq. Le corps de Kleist,
tête de colonne de l'armée de Silésie, avait déjà franchi
rOurcq et s'était solidement établi à Gué-à-Tresme,
derrière la Thérouanne. Les deux maréchaux atta-
quèrent. Après une heure d'un furieux combat, les
Prussiens pliant de tous côtés, se retirèrent à plus
de huit kilomètres en arrière, par la route de la Ferté-
Milon. La nuit était venue. Mortier proposa de s'ar-
rêter jusqu'au lendemain sur la position conquise.
Marmont, stratégiste plus sagace, représenta au duc
de Trévise que leur succès serait sans effet s'ils n'oc-
cupaient point avant le jour la rive droite de l'Ourcq.
Mortier se porta à Lizy-sur-Ourcq ; Marmont s'avança
un peu plus loin, au-dessus du village de Mav, que
Kleist, restant toujours sur la rive droite de l'Ourcq,
avait dépassé dans sa rapide retraite *.
Le lendemain, 1" mars, Blucher, dont toute l'ar-
mée était arrivée au bord de l'Ourcq, prit ses disposi-
tions pour passer cette rivière qui lui barrait la route
de Paris. Ardent comme l'était le feld-maréchal, son
1. Ordres de marche de Blûcber, 27 et 28 février, cités par Plotho, in, 271,
tn. Rapport d'un agent de la guerre k Clarke, 27 février. Rapport de Mai>-
■lont à Berihier, 28 février. Arch. de la guerre,
2. Rapporta de Marmont à Berthi,er et à. Clarke, May, l" mars; lettre d«
Mortier à Clarke, LÛ7-sar-Oarca, l**'mars. Arch. de la guerre. Plotbo, m, 27».
126 1814.
esprit ne pouvait concevoir, sa vanité ire pouvait souf-
frir qu'une poignée de Français s'avisât do di-sputer
le pasâige d'un méchant ruisseau à une armée de
cinquante mille hommes commandée pa»' lui en
personne. L'ennemi exécuta trois attaques simulta-
nées. Sacken fit une énergique démonstration sur
Lizy que défendait Mortier, tandis que Kleist, par
la rive droite de l'Ourcq, et Kapzéwitsch, par la rive
gauche, tentaient d'enlever les positions do Marmont
à May et à Crouy*. Prussiens et Russes furent éga-
lement bien reçus, d'autant mieux reçus que, pen-
dant la nuit, il était arrivé de Paris aux deux maré-
chaux six mille hommes de troupes fraîches *.
Bliicher voulait renouveler l'attaque le lendemain',
mais dans la nuit du 1" au 2 mars, il apprit par les
coureurs du général Tettenborn* des nouvelles qui le
forcèrent à changer complètement ses dispositions stra-
tégiques. Il devait renoncer à l'offensive et battre en
retraite au plus vite. Napoléon marchait sur lui à
grandes journées. Parti de Troyes le 27 février, l'em-
pereur arriva le 28 à Sézanne; le 1" mars il était à
Jouarre, avec son avant-garde à la Ferlé-sous-Jouarre,
1. Marmont à Clarke, May, 1" mars, 3 heures du soir. Arch. de la guerre ;
Marmont à Napoléon, Neufchelles, 3 mars. Arch. nat., AF., iv, 1670. Jour-
nal de Langeron. Plolho, IH, 274-275; — Langeron avoue 406 tués ou bles-
sés pour le seul corps de Kapzé-witsch.
2. Division provisoire de jeune garde (Porret de Morvan) : 4879 hommes;
division provisoire de cavalerie de la garde (Boulnoir) : 1 026 hommes; une
compagnie d'artillerie : 150 hommes. Clarke à Napoléon, à Marmont, à Mor-
tier, 2S février; Ornano à Berthier, 28 février; et Fabvier à Marmont, 27 fé-
vrier. Arch . de la guerre.
3. Ordre de marche de Bliicher pour le 2 mars, Fulaines, 1" mars (soir),
cité par Plolho, III, 275. Cf. Clausewitz, Feldzug in Frankreich, 436.
4. Tettenborn battait l'estrade entre l'Aube et la Marne. Attaqué le 28 fé-
vrier au matin près de la Fère-Charapenoise par les dragons da Roussel, il
se retira sur Vertus et Épernay (Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pé-
tersbourg et Journal de Roussel. Arch. de la guerre). A Vertus, il envoya,
le 1" mars, à Bliicher plusieurs courriers pour l'informer que Napoléon
marchait sur les derrières de l'armée do Silésie (lluflliug, Kriegsgesch. de»
Jahrei 1814, II, 84). Une de ces dépêches, prise pAr nos coureurii, s*
trouve aux Archives nationales, AF.,iv, 1663.
MARCHE DK BLUCDER SUR PARIS. 127
et le 2 au malin, il so portait de sa personne au bord
de la Marne*. L'arméo impériale comptait environ
trente-cinq mille combattants. L'empereur avait avec
lui Victor et les divisions de jeune garde Charpen.
lier et Boyer de Rebeval; Ney et les divisions de
jeune ^arde Meunier et Curial et la brigade d'Espagne
Pierre Boyer; Priant et la vieille garde; Dulauloy et
la réserve d'artillerie; la division du duc de Padoue;
enfin six mille cavaliers de la garde et des dragons
d'Espagne sous Belliard et Grouchy*. Si Bliicher
n'avait eu la prévoyance de faire détruire le pont de
la Ferté, Napoléon, dans la journée du 2 mars, fût
tombé sur l'armée de Silésie en pleine retraite. « Si
j'avais eu un équipage de ponts, écrivait-il ce jour-là
au duc de Feltre, l'armée de Bliicher était perdue'. »
En effet, lorsqu'il apprit la marche de Napoléon, le
feld-maréchal n'eut plus qu'une idée, celle de se dé-
rober au plus vite à l'étreinte menaçante de l'armée
impériale. Il s'en explique sans réticences dans l'ordre
général daté de Fulaines, le 2 mars : «... Comme
l'empereur Napoléon j venant d'Arcis, a passé le 28 fé-
vrier à Sézanne et qu'on ignore s'il traversera la Marne
à Meaux, à la Ferté-sous-Jouarre ou à Chûteau-
Thierry; comme, en ces circonstances, notre jonction
avec les généraux de Biilow et Winzingerode devient
de la plus haute importance; marcheront : le corps
1. Registre de Bsrthier, ordres du 27 février au 2 mars. Arch. delà guerre.
2. Divisions Charpentier et Boyer de Rebeval ; 12 555 hommes: divisions
Meanier et Curial : 2244; brigade Pierre Boyer: 1912; division Priant: 6 600;
division du duc de Padoue : 4 000; réserve d'artillerie : 1000. Total pour
l'infanterie et l'artillerie : 28 291.
,"avalerie de Groucbj : division des dragons de Roussel: tl74; 2»et3*di-
.^ ons de cavalerie de la garde : 3168. Ayant rejoint Tarmèe le 3 mars :
600 lanciets polonais, fotal pour la cavaleria : 5942 hommes. Total général :
34233 hommes.
Rapport de Drouot k Napoléon, Fismes, 4 mars. Musée des archives natio»
nales; situation de la division de Arrighi an 16 février; situation de lacara»
lerie 'signée Belliard), 2 mars, et Correspondance de Napoléon, 21431.
3. Corretpondanee de Napoléon, 21421.
128 1 8 1 4L
d'York, par ia Ferté-Milon et Ancienville sur Oulchy,
où il prendra position derrière l'Ourcq, son front vers
Château-Thierry ; le corps de Sacken, sur Ancienville ;
le corps de Langeron (Kapzéwitsch), sur la Ferté-
Milon-, le corps de Kleist, sur Bournonville et Ma-
rolles;les bagages, sur Billy-sur-Ourcq... * » Ainsi
Bliicher battait en retraite, et, ne sachant pas si les
têtes de colonnes de l'armée impériale ne le join-
draient point dès le lendemain matin, il marquait à
ses troupes des lieux d'étapes qui pussent, le cas
échéant, devenir des positions de combat. Quand il
écrit, en effet, que York établira son front face à
Château-Thierry et que les autres troupes, après avoir
passé rOurcq, bivouaqueront derrière cette rivière, il
indique qu'il acceptera la bataille si Napoléon le me-
nace trop vite et de trop près, ou si des renforts arri-
vent à l'armée de Silésie.
Des renforts, c'était là l'espoir de Bliicher. Le
25 février, le feld-maréchal avait expédié l'ordre à
Biilow et à Winzingerode de marcher immédiatement
sur Paris : le premier, par Villers-Cotterets et Dam-
martin; le second, par Fismes, Oulchy et Meaux; et
le 28 février, il avait reçu de Winzingerode une lettre
l'informant que ses instructions seraient exécutées ^
D'après les calculs de Bliicher, Winzingerode devait
arriver à Oulchy le 1" ou le 2 mars, et Biilow devait
se trouver à cette date sur la rive gauche de l'Aisne.
Si donc l'armée de Silésie pouvait opérer sa jonction
à Oulchy avec les corps de Winzingerode et de Biilow
Bliicher s'arrêtait, faisait front et livrait bataille
ayant tous les avantages du nombre et de la position'
Mais cette espérance s'évanouissait d'heure en heuis
1, Ordre général de Blûcher, 2 mars, cité par Plotho, III, 278.
i. Muffling, Ausmeinem Leben, 123-124; Kriegsgesch. des Jahres 1814,11, M.
3. Mufâing, 123-124. Cf. Bogdanowitsch. I. 300; Plotho, III, 283.
SITUATION CRITIQUE DE BLÙCHEB. 1»
dans l'esprit de Blùcher et de ses conseillers habituels,
Gueisenau et Muffling. Comment admettre, en eiïet,
que si les renforts attendus étaient à une journée de
marche à peine de l'armée de Silésie, on n'en eût
aucune connaissance? Pourquoi les lieutenants de
Bliicher ne l'avertissaient-ils pas de leur arrivée?
Pourquoi ne lui rendaient-ils pas compte de leurs
opérations ? Depuis trois jours le grand quartier
général était sans nouvelles. Plusieurs officiers
d'état-major, envoyés à la découverte, n'avaient point
donné signe de vie. L'un d'eux, le major Brunecki,
aide de camp de Kleist, avait bien adressé de Draine,
le 1" mars, deux dépêches annonçant que les corps
de Winzingerode et de Biilow étaient à proximité, mais
ces dépêches n'étaient pas arrivées. Le Cosaque qui
les portait s'était égaré et avait été fait prisonnier
dans la forêt de Villers-Cotterets*.
Les mouvements prescrits par Bliicher s'opérèrent
dans la journée du 2 mars, mais non sans difficultés.
Pour masquer la retraite de l'armée, Kleist poussa
une forte reconnaissance offensive sur May. Marmont
ne se laissa pas prendre au stratagème. Il avertit
Mortier de la marche en retraite des Alliés et l'invita
à le rejoindre immédiatement. Les deux corps réunis
reçurent vigoureusement les Prussiens de Kleist et
1. Ces deux lettres sont classées aux nroriives delà guerre. I^ première
•dressée à Kleist, anDOuce que Bûlow et Wiuzingerode doivent, le 2 mars,
attaqaer Soissons. La seconde, écrite à BlQcher, est intéressante à citer.
« Ayant appris à Villers-Cotterets que Soissons était encore occupé par
les Français, je me suis diri^'é, par Chaudun, sur Laon. J'ai rencontré ici
(à Braine) l'avant-garde de Winzingerode, qui s'est mise en mouvement de
Reims sur Soissons. J'ai appris par le colonel russe Barnilo'w que Soissons
devait être attaqué demaiu par les deux riv(!s de l'Âisue : sur la rive droite,
par le corps de BiUuw, et, sur la rive gauche, par celui de Winzingerode,
qui doit arriver aajourl'hui à Sui:3sons. /"eupère apprendre à Vailly, qui est
occupé par le corps de Bttlow, et ou j'ariiverai cette nuit, que Soissons est
pris. Comme j'ai appris l'issue de l'affrtire de Lisy, qui a eu lieu hier, ainsi
que la direction que Votre Excellence a prise en se retirant, je ne manquerai
pas d'en instruire B&low, notre position pourtant se trourer changée par /à. a
t30 1814.
les poursuivirent la baïonnette dans les reins. A
minuit, les tôles de colonnes de Marmont arrivèrent
à la Ferlé-Milon, que Blucher venait à peine d'éva-
cuer. Le lendemain malin, 3 mars, il restait encore
une grande masse de troupes sur la rive droite, à
Neuilly-Sainl-Front. Marmont y courut et les attaqua
avec vigueur. Pour arrêter l'élan des Français, l'en-
nemi mit en batterie vingt-quatre pièces de canon.
Grâce à ce feu terrible, l'arrière-garde put achever de
passer l'Ourcq. Marmont eut là son cheval tué sous
lui, traversé d'outre en outre par un boulet *.
Bien que le 3 mars au matin, les Alliés se trou-
vassent presque tous concentrés derrière l'Ourcq, la
situation de Blucher ne s'était guère améliorée, car
s'il avait passé l'Ourcq, Napoléon avait de son côté
passé la Mai"ne à la Ferté-sous-Jouarre, et il mar-
chait sur l'armée do Silésie. L'avant-garde impériale
s'avança ce jour-là jusqu'à Rocourt et à la Croix, se
liant par sa gauche avec la cavalerie de Marmont '.
«L'ennemi est en présence, écrivait Berihier aux com-
mandants de corps; nous nous battrons demain*. »
Blucher, on le sait, espérait trouver à Oulchy, oii
il arriva dans la nuit du 2 au 3 mars, le corps de Win-
zingerode ; mais il n'y trouva pas même la moindre
nouvelle do ce général. Dans ces circonstances, il y
avait pour le feld-maréchal quatre partis à prendre. Le
premier consistait à s'arrêter derrière l'Ourcq et à
attendra dans cette position l'attaque do Napoléon.
1. Rapports de Mortier et de Marmont, Neuilly, 3 mars, 8 heures du soir,
Arch. nat., AF., iv, 1 670. Cf. Além. de Marmont. VI, 201-205, et Mùffling, II, 86.
2. « je suis ea liaisba avec la cavalerie du duc de Kaguse... » Grouchy à
Napoléon, la Croix, 3 mars. Arch. nat., AF., iv.l 670. — De la Croix à Neuilly
où était Marmont, il n'y a pas à vol d'oiseau plus de 6 kilomètres; de la
Croix à l'Ourcq, il y a 3 kilomètres. — Marmont, de son côté, écrivait à Grou-
cby dans la soirée du 3 mars: « Ainsi, mon cher général, je compte que vous
allez uous appuyer... Demain, au jour, je serai en marche pour poursuivre
iennerai et en avoir tout ce que je pourrai. ■» Arch. de la guerre.
3. Ilegistre de Benhier (ordres du 3 mars). Arch. de la guerro.
SITUATION CRITIQUE DE BLÙCHEK. 131
C'était l'idée que Bliicher avait la veille*. Mais la
veille, il comptait sur des renforts, et ces renforts fai-
saient défaut. Le second parti était d'accélérer la re-
traite, d'atteindre l'Aisne par le chemin lo plus direct
et de passeï cette rivière soit à Soissons, soit sur un
pont de bateaux. Mais Bliicher n'ignorait pas que
Soissons était aux Français, et il ne pouvait songer
à emporter cette place en une journée. Il ne pouvait
pas davantage, en une journée, établir un pont et y
faire défiler son armée. Or une journée, c'était toute
l'avance qu'il eût sur Napoléon; si l'armée de Silé-
sie perdait vingt-quatre heures devant l'Aisne, elle
ne pourrait éviter la bataille. Le troisième parti coH"
sistait à gagner Laon par Villers-Cotterets et Vic-
sur-Aisne, mais ce mouvement était excentrique. Le
quatrième parti, enfin, était de se dérober aux Fran-
çais par la route du nord-est. Bliicher remonterait
l'Aisne jusqu'à Berry-au-Bac, oh il traverserait la
rivière sur le grand pont de pierre nouvellement
construit. Mais là encore, Blucher risquait de se
heurter à Napoléon, qui manœuvrait de façon à débor-
der la gauche de l'armée de Silésie si elle restait en
position derrière l'Ourcq et à lui couperla retraite par
Berry-au-Bac ou Reims si elle filait do ce côté'.
L'armée de Blucher était dans le pire état de fatigue
et de misère. Depuis soixante-douze heures , les
troupes avaient livré tnis combats et fait trois mar-
ches de nuit. Depuis u le semaine, elles n'avaient
reçu aucune distribution. Depuis le 22 février, plu-
sieurs régiments de cavalerie, nommémentles dragons
de Lithuanie, n'avaient point dessellé; beaucoup de
chevaux étaient fourbus, presque tous étaient blessés
1. MQffling, Au$ meinem Leben, 123-184; Bogdano-witsch, I, 300.
ï. Registre de Berthier (ordres de» 3 et 4 mars, à Grouchy, Drouot, Ney,
Victor, etc.), et Grouchy à Marmont, Fismes, 4 man. Arch. de la guerre.
ISS 1814.
au garrot. Des trains d'artillerie s'embourbaient dans
les chemins défoncés; les conducteurs en étaient
réduits, pour continuer leur marche, à abandonner
des caissons de munitions qu'ils faisaient sauter. Les
fantassins allaient pieds nus et en guenilles, portant
des armes rouillées. Exténués et affamés, ces soldats
marchaient sans ordre, murmurant contre leurs chefs
et vivant à la fortune du pillage \
Avec une pareille armée , et les renforts attendus
faisant défaut, Bliicher ne pouvait s'arrêter à Oulchy
pour y livrer bataille. D'autre part, Soissons était
fermé. Restait donc la retraite par Berry-au-Bac.
Mais bien que Bliicher ne pût être informé encore du
mouvement de Napoléon sur Fismes, il hésitait à en-
treprendre avec toute son armée une marche de flanc
toujours périlleuse. Après bien des hésitations, il
s'arrêta à un moyen terme, qui consistait, si la chose
était possible, à passer l'Aisne sur plusieurs points :
les bagages, l'artillerie et une partie de l'infanterie
passeraient à Berry-au-Bac; les autres troupes sur
un pont de bateaux qu'on établirait entre Soissons et
Yailly*. En conséquence, le 3 mars, à six heures du
matin, il fut prescrit aux commandants de corps
d'armée de diriger leurs bagages sur Fismes et leurs
troupes sur Buzancy. A Buzancy, ils attendraient des
ordres. Le mouvement devait commencer à midi
pour les bagages, de trois à quatre heures seulement
pour l'infanterie. Ce retardfment s'explique par la
nécessité oii se trouvait Bliicb er de laisser à ses soldats
1. Droysen, Lehen des Feldmarschalls York, III, 332. Grouchy à Napoléon,
X" mars. Arch. de la f^nerre. Cf. manuscrit de Brayer. Arch. de Soissons.
. La veille au soir, 2 mars, Bliicher avait déjà envoyé à Bûlow (à tout
hasard, car il ne savait pas l'endroit précis où celui-ci se trouvait) une lettre
où, en même temps qu'il lui ordonnait d"arrêier son mouvement sur Paris et
de se joindre à lui, il lui demandait où l'on pourrait jeter un pont sur
l'Aisne vers Buzancy. Lettre de Blûcher à Bûlow. citée par Varnhageu,
Leben des Gênerais Bûlow, 359.
SITUATION CRITIQUE DE BLUCHEL. 133
une demi-journée de repos. En même temps qu'il
dictait ces ordres à Gneisenau, le feld-maréchal en-
voyait ua aide de camp avec mission de voir où Ton
pourrait jeter un pont sur l'Aisne. Bliicher en per-
sonne devait se rendre de bonne heure à Busancy,
décider du lieu où le pont serait établi et faire tenir
aux colonnes des ordres définitifs pour le passage*.
A peine cette disposition, qui trahit assez l'embar-
ras où se trouvait Blûcher, était-elle communiquée
aux chefs de corps, que le feld-maréchal reçut enfin
des nouvelles de ses deux lieutenants. Une estafette,
venue à franc étrier, lui remit vers sept heures du ma-
tin cette lettre de Winzingerode, datée du bivouac de-
vant Soissons, 3 mars, cinq heures du matin : «J'ap-
prends que Votre Excellence se retire par Oulchy.
Soissons étant occupé par l'ennemi et une tentative
de prendre cette place ayant échoué hier, je ne puis
croire autre chose, sinon que Votre Excellence se
dirigera sur Reims par Fismes. Dans ces circon-
stances, je crois bien agir en faisant traverser par la
plus grande partie de mon infanterie l'Aisne à Vailly,
où Biiiow a jeté un pont Pour moi, j'attendrai le
point du jour devant Soissons avec une division d'in-
fanterie et toute ma cavalerie, et s'il n'est rien sur-
venu de nouveau d'ici là, je me mettrai en route au
lever du jour pour Fismes*. »
Ces nouvelles n'étaient pas, il s'en faut, celles
qu'attendait Bliicher. Ses ordres si précis du 25 fé-
vrier, relatifs à la marche sur Paris par Fismes et
1. Ordra de marche du 3 mars, cité par Plotho, III, 281. Cf. Milffling, 124.
Les commandants de corps devaient attendre des ordres à Buzancy, Blûcher
■'ayant pas encore résolu l'endroit où il jetterait an pont, s'il en jetterait un.
^on, 21436. Cf. Bogdanowitsch, I, 311 et 315. — Le prmoe uagaiiuc, surpris à
Reims dans la nuit du 4 au 5 par Corbinean, battait en retraite snr Laoo,
par Berry-au-Bac, avec quelques troupes. 11 arriva au pont de Berry juste
a'i moment de l'attaque de Nansouty.
2. Registre de Berthier (ordres des 5, 6 et 7 mars). Arch. de U guerr*.
134 181 4.
Oulchy, n'avaient pas été exécutés. Winzingerode
ayant appris, le 27 lévrier, le mouvement offensif de
Napoléon, avait jugé que dans ces circonstances il
importait à Blûcher d'avoir sa retraite par l'Aisne
assurée. Or, le meilleur passage do l'Aisne pour l'ar-
mée de Silésio, c'était le pont de Soissons. Il avait
donc écrit à Bulow, l'engageant à se porter de Laon
sur Soissons, tandis que lui-même s'y porterait de
Reims : la place, attaquée par la rive droite et par la
rive gauche, serait enlevée en vingt-quatre heures,
et les deux généraux marcheraient alors, s'il y avait
lieu, au secours de Bliicher. Biilow avait acquiescé
au plan de Winzingerode\ Le 1" mars, les deux
corps s'étaient mis en marche; le 2, ils avaient in-
vesti Soissons; mais le 3, comme on l'a vu par la
lettre de Winzingerode à Bliicher, cette ville, qui
semblait faire bonne résistance, nes'étaitpas rendue,
et, comme on l'a vu par la même lettre, le comman-
dant de l'armée russe, désespérant d'enlever la place
en temps opportun, se disposait à lever le siège*.
Certes, il y avait là de quoi surprendre et irriter
Bliicher (sa colère fut vive, à entendre Miiffling). Non
seulement Winzingerode n'avait pas suivi ses in-
structions et avait ainsi empêché la concentration à
Oulchy, qui était l'objectif indiqué ; non seulement
il n'avait pas pris Soissons, ce qui eût justifié en une
certaine mesure l'inexécution des ordres reçus; mais
encore, sachant la situation périlleuse où se trouvait
l'armée de Silésie, au lieu de réunir toutes les troupes
1. Lettres de Winzingerode à Bûlow, et de Baio^ à Winzingerode, 28 fé-
Trier 1814, citées par Bogdanowiisch, I, 305.
2. Lettre précitée de Winzingerode à Blûcher. « J'attendrai le point da
jour devant Soissons, et, s'il n'est rien survenu d'ici là, je me mettrai en
route... » — On ne saurait exprimer plus nettement l'idée de lever le siège.
Mùffling dit aussi que Blûcher était d'avis de lever Itt siège si la place ne
s* rendait pa« dans la jouméo.
SITUATION CRITIQUE DE BLUCHER. 135
pour marcher rapidement à son secours, il les divisait
et les portait dans des directions opposées. Tout cela
n'était pas fait pour modifier le plan de retraite. Le
feld- maréchal maintintsesordres, et, versonze heures,
il se rendit à Buzancyponr décider du point oti devait
être jeté le pont de bateaux.
Le siège de Soissons au moment d'être levé, le
corps de Biilow établi de l'autre côté de l'Aisne, les
troupes de Winzingerode prêtes à se disperser sur la
rive droite et sur la rive gauche de cette rivière, l'ar-
mée de Silésie battant en retraite, serrée do près par
Marmont et menacée sur son flanc par Napoléon,
Biiicher ne pouvait se dissimuler l'extrême péril où il
se trouvait, lorsqu'il reçut à Buzancy, à midi ', une
lettre de Biilow lui annonçant que Soissons était pris
et que la ligne de retraite était conséquemment assu-
rée : «... Je ne doute pas, terminait Biilow, faisant
allusion à la sortie des troupes françaises avec armes
et bagages, je ne doute pas que Votre Excellence ne
préfère la possession rapide de ce point actuellement
si important à la capture incertaine de la garnison, et
je me flatte que cet événement vous sera agréable. Il
me semble d'autant plus important qu'on entend au
loin une vive canonnade'. » L'événement, en effet,
était important. La reddition de la petite ville de
Soissons changeait la face des choses.
1. Mùffling, 125; Droyseo, III. 331.
t. Lettre de SiXlov citée p^ Datpitx, II, ^0^,
ni
LA CAPITULATION DE SOISSONS
Soissons qui commandait la grande route de Paris
à Mons était considéré comme un point stratégique
important. La place bien fortifiée et o.ccupée par une
bonne garnison eût fourni une longue défense, car
au commencement de ce siècle, les bouches à feu ayant
peu de portée efficace, on ne pouvait battre les rem-
parts des hauteurs qui les dominent presque de tous
côtés' et qui en 1870 ont fait de cette ville un nid à
obus. Malheureusement, les vieilles fortifications de
Soissons étaient dans un état d'absolue dég-radation.
Tous les ouvrages extérieurs avaient été détruits, et
la ville, qui avait à sa charge l'entretien des remparts,
ne s'en inquiétait qu'au point de vue des intérêts de
l'octroi. On se contentait de fermer les petites brèches
par lesquelles les fraudeurs pouvaient se glisser nui-
tamment. Les courtines manquaient de banquettes ; la
contrescarpe, dépourvue de revêtement, s'était, en
maint endroit, éboulée dans le fossé, qui se trouvait
en partie comblé et où l'on cultivait des plantes pota-
gères. Enfin, des auberges construites dans la zone
militaire, près des portes de ville, s'élevaient à quel*
ques mètres des remparts; des combles de ces mai-
sons on dominait le terre-plein de renccinte*.
1. La distance des remparts aux crêtes varie entre 1600 et 2 500 mètres.
2, Rapport du général Danloup- Verdun, Soissons, 22 janvier, Archives d«
la guerre. Manuscrit de firayer. Archive* de Soihsons.
LA CAPITULATION DE SOISSONS 137
Ce fut seulement au milieu de janvier 1814 qu'on
s'occupa, au ministère de la guerre, de la place de
Soissons. Les généraux Rusca, Danloup-Verdun et
Berruyer, et le colonel du génie Prost, envoyés de
Paris, firent commencer les travaux les plus urgents.
On ferma les brèches, on établit des banquettes, on
pratiqua des embrasures, le talus de contrescarpe fut
relevé, on brûla quelques-unes des maisons bâties
dans la zone militaire et deux cavaliers furent élevés
devant la porte de Reims. Quatre mille conscrits
et gardes nationaux mobilisés, avec huit pièces de
campagne, vinrent occuper Soissons *. Ces travaux
et cette garnison, suffisante comme nombre mais non
comme solidité, n'empêchèrent pas les Russes de
Winzingerode de s'emparer une première fois de
Soissons, le 14 février. Le général Rusca fut tué raide
d'un biscaïen dans la tête. 11 y eut une panique parmi
les troupes qui s'échappèrent par la route de Com-
piègne. Winzingerode prit possession de la ville. Il
ne devait pas y rester longtemps. Le 16 février, à la
nouvelle des défaites de l'armée de Blucher, il évacua
la place et se retira sur Reims. Soissons fut réoccupé
le 19 février par le maréchal Mortier *.
Napoléon, que le coup de main des Russes sur
Soissons avait à la fois surpris et irrité, donna des
ordres pour que la ville fût solidement défendue ^
Le ministre de la guerre dépêcha à Soissons un de
ses aides de camp, le colonel Millier, avec mission
d'examiner la place. Son rapport conclut que Sois-
1. Rapports et lettres de Rnsca, Danloap-Verdun et Berruyer, du 22 jan-
Tier au 18 février. Arch. de la guerre.
2. Rapport de Danloup- Verd un, 18 février ; manuscrit de Bray er et de Ficquet
Archives de Soissons. Cf. Bogdanowitsch, 1, 216-217. — Les Russes péné-
trèrent d'abord dans Soissons par une ancienne brèche du rempart du front
Est qu'on avait oublie de fermer et qui n'était pas défendue. Delà, 1* panique.
En fait, Soissons fut pris par un coup de main.
3. Corretpond. de Napoléon, 21 290, 21 309. Correspond, du roi Joseph, X, 15».
138 1814.
sons était tombé au pouvoir de l'ennemi faute de me-
sures de défense qu'il eût été aisé de prendre, que la
place pouvait être mise en quelques heures en état
de résister, et que, tout d'abord, il fallait envoyer à
Soissons « un commandant instruit et ferme *». Le
choix du ministre se porta sur un officier qui — rien
du moins ne le fit supposer — n'était pas particuliè-
rement instruit et qui, en tous cas, manquait de
toute fermeté. C'était un général de brigade, nommé
Moreau. Le 11 février, il avait défendu, ou plutôt il
s'était préparé à défendre Auxerre contre les Autri-
chiens, et Clarke, abusé par cette prétendue résis-
tance, croyait Moreau un foudre de gue^^e^ Ce géné-
ral partit pour Soissons, oti déjà était rassemblée
une nouvelle garnison, peu nombreuse, à la vérité,
mais composée de soldats éprouvés : un bataillon du
régiment de laVistule, comptfint 700 hommes; 140 ar-
tilleurs de la vieille garde et canonniers gardes-côtes;
80 cavaliers des éclaireurs de la garde. La place était
armée de vingt canons (dix-huit pièces de 4 et de 8
et deux obusiers)'. Trois cents hommes de garde
urbaine étaient prêts à concourir à la défense*. Enfin
1. Rapport du colonel Mailer, 23 février. Archives de la guerre.
2. « J'ai lieu d'être persuadé que vous saurez défendre cette ville (Sois-
sons) avec la vigueur et l'énergie que vous avez montrées pour la défense
de la ville d'Auxerre. » Clarke à Moreau, 27 février. Arch. de la guerre.
La vigueur et l'énergie de Moreau s'étaient réduites à ceci : le 10 février,
Moreau, sommé de capituler par trente dragons autrichiens, avait répond»,
qu'il « défendrait la ville jusqu'à la mort », et le II, 2 000 Autrichiens étant
en vue, il avait quitté Auxerre sans raôme attendre l'arrivée du parlemen-
taire, qui fut reçu par les autorités municipales. Pas un coup de feu ne fut
>iré. (Manuscrit de Leblanc, Archives départementales de l'Yonne, cité par Ed.
Fleurj, le Département de l'Aisne en 1814.) — Il est juste de dire que Moreau
avait à Auxerre fort peu de troupes avec lui et que, d'ailleurs, IcS habitants ne
voulaient pas se défendre. Si la conduite de Moreau, dans cette circonstance,
ne méritait peut-être pas de blâme, encore moins méritait-elle des éloges.
3. Rapport de Moreau sur la capitulation de Soissons, 4 mars. Cf. Moreau
a Clarke, 24 mars, et Clarke à Napoléon, 24 février. Arch. de la guerre.
4. Manuscrit de Piquet, Archives de Soissons. La garde urbaine sa con-
duisit bien, an point que les soldats dirent aux gardes : « Nous avons été
mutuellement contenta les uns des autres. »
LA CAPITULATION DE SOISSONS. 139
une brigade de garde nationale, forte de 2 5o0 hommes
ayant déjà vu le feu, devait, sous peu de jours, venir
compléter la garnison. Mais, par suite do retards et
de confusion dans les ordres, ces troupes, qui étaient
à Orléans, ne furent mises en route que le 28 février
et n'arrivèrent pas à Soissons *.
Pour le seconder dans le commandement, Moreau
avait le colonel d'artillerie Strols, le chef de bataillon
du génie de Saint-Ilillier, l'adjudant-commandant
Bouchard ', qui remplissait les fonctions de comman-
dant de place, enfin le colonel Kozynski du régiment
de la Vistule, Une commission municipale, siégeant
en permanence, remplaçait le maire qui avait fui, le
premier adjoint qui avait également fui et le deuxième
adjoint qui avait fui do même ^ Toute la population
aisée avait d'ailleurs quitté la ville. Moreau et Saint-
Hillier se hâtèrent de compléter la mise en état de
défense. On jeta bas les maisons qui dominaient le
terre-plein du côté de la porte de Laon, et les maté-
riaux servirent à garnir le rempart d'un parapet; on
ferma les nouvelles brèches, on excava le pied de l'es-
carpe, on plaça des chevaux de frise et des palanques
en avant de la contrescarpe du front Est, qui formait
un grand saillant; une forte palissade fut élevée sur
le pont de l'Aisne. Il semble cependant que, soit
manque de temps ou de bras, soit faute d'initiative,
soit négligence, Moreau ne se conforma pas autant
qu'il l'eût pu aux instructions si précises de la lettre
de Clarke. Un certain nombre de maisons des fau-
bourgs qui pouvaient servir à abriter les tirailleurs
1. Arch. do la guerre, 23, 24, 26, 27, 28 février, 2 mars, qainze pièces rela-
tives k l'envoi de la brigade Chabert k Soissons, qaiânit par rester i Paria,
le i mars, à la disposition de l'empereur.
t. Bouchard n'arriva à Soissons que le t mars dans la matinée. Rapport
de Moreau, 4 mars. Arch. de la guerre.
3. Manuscrit de Brajrer. Arch. de Soissons.
140 181 4.
ennemis, ne furent ni démolies ni brûlées. Le ministre
avait expressément recommandé de placer une fou-
gasse sous le pont de l'Aisne. Moreau se contenta
d'écrire lettre sur lettre pour demander 400 livres de
poudre afin défaire fabriquer cette fougasse, et comme
la poudre n'arrivait pas, il ne s'avisa point que l'explo-
sion de quelques fourneaux de mine établis sous les
piles suffirait à disloquer le pont et à couper le pas-
sage*.
Comme tant d'autres, Moreau croyait avoir du
temps devant lui, et déjà Soissons était entouré
d'ennemis. Le 1" mars, Moreau écrivait au ministre
de la guerre pour avoir 400 livres de poudre de
mine; le 2 mars, il écrivait encore pour demander
des renforts. Mais ces dépêches ne témoignent pas
que Moreau se préoccupe le moins du monde de la
proximité de l'ennemi. Il y parle même, comme de
faits sans aucune importance, d'un parti de hussards
prussiens enlevé par une reconnaissance de cavalerie
et de l'arrivée dans l'Aisne du général Biilow, « qui
est, dit-on, du côté de Laon^ ». Moins d'une heure
après avoir écrit cette lettre, Moreau allait savoir autre-
ment que par des on-dit oii était le général Biilow.
Ce jour-là, 2 mars, à neuf heures du matin, les
grand'gardes signalèrent en môme temps l'approche
de deux colonnes ennemies. Sur la route de Reims,
c'étaient les Russes de Winzingerode; sur la route
de Laon, c'étaient les Prussiens de Biilow. On sait
que ces deux généraux avaient concerté cette marche
sur Soissons; ils arrivaient sous les murs de la ville
au jour fixé et à l'heure dite, avec une exactitude
1. Clarke k Mor2an, 27 février. Moreau à Clarke, 28 février et 2 mars.
Le chef de la 7" divisioQ du ministère de la guerre à Saint-Hillier, 2 mars.
Cf. Rapport de Moreau sur la capitulation de Soissons, 4 mars, et rapport
du conseil d'enquête, 24 mars. Aroh. de la guerre.
2. Moreau à Clarke, 1" et 2 mars. Arch. de la guerre.
LA CAPITULATION DE SOISSONS. I4l
vraiment remarquable. Moreau, aussitôt prévenu, fit
prendre les ^rmes. Les canonniers coururent aux
bastions. Les Polonais du bataillon de la Vistule
furent divisés en trois détachements : l'un vint occu-
per les remparts du front Sud; l'autre les remparts
du front Est; le troisième, comptant seulement une
centaine d'hommes, forma avec les quatre-vingts
( avaliers de la garde et la garde nationale une réserve
qui se tint au centre de la ville, prête à se porter sur le
point le plus menacé. Pendant que la petite garnison
gagnait ses emplacements de combat, l'ennemi, fai-
sant à dessein montre de ses forces, se déployait dans
la plaine. Le corps de Winzingerode s'étabit à cheval
sur la route de Reims, sa droite à l'Aisne; Biilow
massa ses troupes dans la plaine de Crouy, entre
Saint-Médard et la route de Laon\
Le premier coup de canon fut tiré par la place. A
dix heures et demie, un boulet vint disperser un
groupe de cavaliers russes qui caracolaient à trois
cents mètres de la porte de Reims. Winzingerode en-
voya un parlementaire. Cet officier n'ayant point été
reçu, les batteries ennemies ouvrirent le feu. Les
défenseurs ripostèrent vigoureusement. Il y avait
parmi les artilleurs de la garde un Soissonnais nommé
François Leroux, si habile pointeur qu'il démonta
successivement trois pièces de l'ennemi. Mais quelles
que fussent l'adresse et l'intrépidité des canonniers
français, ce duel d'artillerie n'était point égal. Qua-
rante pièces de 12 battaient les remparts et la défense
n'avait que vingt canons, dont dix de 4. A midi, plu-
sieurs pièces des bastions étaient déjà démontées et
un certain nombre d'artilleurs mis hors de combat.
1. Rapport de Moreau snr la capitalation de SoUsods, Compiègoe, 4 mars.
Manascrit de Brayer. Rapport de Bùlow au roi de Prusse sur la capitula-
tioD de S«issons, Laon, 10 mars. Bns'laaowitsch, I, 304 ; Plotho, III, SSS.
U2 181 4.
Le feu dura de part et d'autre jusque vers trois heures
A ce moment, une forte colonne russe franchit la
petite rivière ie la Crise et s'élance à l'attaque des
remparts. Quelques volées de mitraille et une furieuse
mousqueterie arrêtent les assaillants. Kozynski, avec
trois cents Polonais, sort de la ville, charge l'ennemi
et le repousse la baïonnette dans les reins jusqu'au
faubourg de Reims. Les Russes font tête, leurs tirail-
leurs postés dans les maisons. Une dernière charge
les débusque de la position et les rejette loin dans la
plaine. Quelques instants plus tard, l'ennemi tenta
une seconde c^taque qui n'eut pas plus de succès. Le
bombardement reprit et ne s'arrêta qu'à dix heures du
soir. La journée, oh artilleurs et fantassins s'étaient
vaillamment comportés, coûtait à la petite garnison
de Soissons 23 morts et 120 blessés. Parmi ceux-ci,
on comptait plusieurs ofliciers, entre autres le colonel
Kozynski, atteint d'uneballe en conduisant ses hommes
à l'attaque du faubourg*. L'ennemi avait aussi perdu
beaucoup de monde, mais à raison du grand nombre
de ses troupes, ces pertes ne l'affaiblissaient pas sé-
rieusement.
Winzingerode et Riilow, qui avaient entendu le
canon dans la direction de l'Ourcq, ne laissaient pas
néanmoins d'être inquiets. Les choses ne marchaient
point de la façon qu'ils auraient voulu. La garnison
faisait trop bonne contenance pour qu'on pût espérer
emporter la place par un coup de main, comme cela
s'était passé le 14 février; d'autre part, après douze
heures continues de bombardement, on n'avait pas
fait brèche. La muraille était à peine entamée, et
quand cela eût été, une forte gelée, soudain survenue,
1. Manuscrit de Brayer. Arch. de Soissons. Cf. le rapport de Moreaa
du 4 mars et sa lettre justificative, 8 mars. Arch. de la guerre, ^osaiar da
Moreau). '
LA CAPITULATION DE SOISSONS. Wi
rendait la terre de la masse couvrante dure et résis-
tante comme de la pierre. Il faudrait ballre Je rem-
part douze heures encore, trenle-six peut-être, pour
faire une brèche praticable'. Au plus tôt, pourrait-on
donner l'assaut le surlendemain 4 mars, et réassirait-
il? Or, dans les conditions particulières chi se trou-
vaient les assiégeants, pressés d'avoir le passage du
pont de la ville, il ne s'agissait pas de prendre Sois-
sons avec plus ou moins de gloire un jour indéter-
miné : il fallait l'occuper dans l'instant. Les deux
généraux pensèrent que des négociations pouiTaient
peut-être leur livrer la place. Biilow le premier en-
voya un parlementaire.
Le capitaine Mertens se présenta à la porte de
Crouy et demanda à être conduit auprès du gouver-
neur, ce qui lui fut accordé sans difficulté. Moreau le
reçut dans son appartement particulier. Aux premières
ouvertures de Mertens, le général rompit l'entretien.
Mais au lieu de congédier l'aide de camp de Bùlow
de façon à bien marquer sa résolution de se défendre,
il lui dit: « — Je ne puis répondre à des propositions
verbales faites par un officier n'ayant aucune pièce
qui établisse son pouvoir de traiter*. » N'était-ce pas
inviter le parlementaire à revenir muni de pleins
pouvoirs?
Mertens le comprit ainsi. Avant qu'il se fût passé
une heure, il rentra dans la ville, apportant cette
lettre de Biilow, destinée à lever les scrupules de forme
du commandant de Soissons : « Votre Excellence a
désiré que je lui écrive au sujet de la proposition que
j'avais chargé un de nies aides de camp do lui faire
de bouche, et après avoir attendu plus longtemps que
>. Pavport da conseil d'enquête sur la capitulation de Soissotu, il mam.
AlKa. d« la guerr». (Dossier de Moreau.)
i. Rapport de Moreau, 4 mars. Arch. de 1» guerre.
144 181 4.
je m'en étais flatté. Je veux bien me prêter à une se-
condb complaisance, pour prouver à Votre Excel-
.'ence combien je désirerais épargner le sang inuti-
lement versé et le sort malheureux d'une ville prise
d'assaut. Je propose à Votre Excellence, de concert
avec le commandant en chef de l'armée russe, de con-
clure ime capitulation telle que les circonstances
nous permettent de vous l'accorder et de l'obtenir.
Je compte sur une réponse avant la pointe du jour*. »
Un officier énergique et bien résolu à se défendre
n'eût point reçu une seconde fois le parlementaire.
Gomme on Fa vu, le commandant de Soissons n'avait
pas à compter encore avec une situation désespérée.
Ses remparts étaient à peu près intacts; ses troupes,
que douze heures de bombardement et une sortie
meurtrière n'avaient diminuées que d'un dixième,
avaient montré la plus rare intrépidité; ses munitions
étaient en abondance; la nuit allait permettre de ré-
parer les embrasures, les abris et de replacer en bat-
terie les pièces démontées. De plus, pendant la soirée,
on avait entendu le canon dans la direction de TOurcq *,
Moreau ne l'ignorait pas, et ce fait, d'une si haute
importance pour des assiégés, devait lui faire re-
pousser l'idée d'une prompte reddition. En tout cas,
il pouvait sans péril diiïércr les pourparlers jus-
qu'au lendemain. C'était toujours huit heures de
gagnées, — huit heures de nuit, pendant lesquelles
l'ennemi n'était point à redouter, si les grand'gardes
ne se laissaient pas surprendre. Au cas où il paraîtrait
impossible, le lendemain matin, do continuer la dé-
Tense, il serait temps de hisser le drapeau parlemen-
1. Lettre de Bûlow à Moreau, 2 mars dans la nuit. Arch. de la guerre,
■p^ossier de Moreau.)
2. Rapport du conseil d'enquête sur la capitulation de Soissons, 24 KM*,
^h. de la guerre. (Dossier de Moreau^
LA. CAPITULATIOîl DE SOISSONS. U»
taire. Moreau se montra donc inconsidéré, sinon déjà
coupable, en recevant une seconde fois l'envoyé de
l'ennemi et en l'écoutant complaisamment pendant
plus d une demi-heure.
C'était un fin diplomate et un habile parleur nue le
capitaine Mertens, aide de camp du général Biilow. Il
commença par exalter la vaillance des défenseurs de
la place et de celui qui les commandait. Puis, rappelant
à Moreau le petit nombre de ses troupes, la faiblesse
de son artillerie, l'insuffisance d'une telle garnison
pour défendre un pareil périmètre, le mauvais état
des fortifications, il fît en même temps un tablera,
qu'hélas ! il n'avait point besoin d'exagérer, de toutes
les forces alliées, Mertens dit pour terminer que
l'honneur était sauf et que le commandant de la place
encourrait les plus graves responsabilités en s'obsti-
nant à une résistance désormais inutile, et e^ exposant
ainsi la ville, qui serait immanquablement enlevée
d'assaut, au pillage et à l'incendie. Le parlemen-
taire agissait tour à tour par la flatterie et par l'inti-
midation*, Moreau, qui ne pouvait pas moins faire,
répondit d'abord, selon la formule obligée « qu'il s'en-
terrerait sous les ruines de ses remparts », Mais le
Prussien ne fut pas déconcerté par ces grands mots
que démentaient l'attitude irrésolue et les hésitations
trop visibles de Moreau, Il reprit la parole, et donnant
de nouveaux éloges au courage des troupes de Soissons,
il eut l'habileté de laisser entendre qu'une capitulation
avec tous les honneurs de la guerre serait accordée à
cette valeureuse garnison, qui se retirerait en armes
et serait libre de rejoindre l'armée impériale où elle
pourrait combattre dans une lutte moins inégale*.
1. Rapports de Moreau et de Bôlov iur la capitnlatâon à» Soissons; Mflf-
•ing, Aiu mehum Leben, 123 ; manuscrit de Brayer.
t. Rappott de Moreau et lettre jnstificatiTe du même. Ar«h. de la gaeiv.
10
146 181 4.
Mertens tendait ainsi un piège à l'esprit de devoir
du ^;énéral. Il est probable que si les clauses de la
capitulation proposée eussent été trop dures, si elles
eussent porté, par exemple, que la garnison resterait
prisonnière de guerre ou tout au moins déposerait
les armes, Moreau eût résisté jusqu'à la dernière ex-
trémité. Mais la proposition du parlementaire était
faite pour porter le trouble dans l'esprit de Moreau,
en lui permettant de peser, au point de vue de l'inté-
rêt de la France, les avantages fort douteux d'une
défense sans espoir et les avantages certains d'une
prompte capitulation. Sous deux jours, sous trois
jours au plus, Soissons allait fatalement être enlevé
d'assaut; ceux des défenseurs qui n'auraient pas suc-
combé seraient prisonniers. N'était-il pas préférable
d'abandonner cette place, perdue d'avance, et de
conserver à l'empereur mille hommes d'excellentes
troupes qui lui seraient si* utiles? La conscience du
commandant de Soissons commençait à fléchir devant
cette idée, qui n'était que le plus vain des sophismes.
Dans une place assiégée, le devoir pour le gouverneur
comme pour le dernier soldat se réduit à ce seul
mot : la consigne. Moreau avait été envoyé à Sois-
sons pour garder la ville, point stratégique, et non
pour conserver aux armées d'opération une poignée
de soldats. Sa consigne était de défendre Soissons, il
n'avait pas à la discuter; il avait à l'exécuter rigou-
reusement, dans les termes mêmes des règlements,
c'est-à-dire « en épuisant tous les moyens de défense,
en re«»tant sourd aux nouvelles communiquées par
l'ennemi et en résistant à ses insinuations comme
à ses attaques ». Le canon entendu au loin, dans Iz.
journée, devait inspirer au gouverneur de Soissons
les plus énergiques résolutions. Il semblait vraiment
que l'écho de cette canonnade fut venu juste à point
LA CAPITULATION DE SOISSOiNS. 1*T
pour rappeler au général ces paroles, prophétiques
en la circonstance, de l'Ordonnance sur le service
des places de guerre : « Le gouverneur d'une place de
guerre doit se souvenir qu'il défend l'un de^ boule-
vards de notre royaume, l'un des points d'appui de nos
armées, et que sa reddition avancée ou retardée d'un
seul jour peut être de la plus grande conséquence
pour la défense de l'Etat et le salut de l'armée *. »
Quand un soldat commence à se demander où est
son devoir, il est bien près de n'écouter plus que son
intérêt. Moreau était brave sans doute, — sous l'em-
pire on ne parvenait point aux grades élevés sans
avoir maintes fois payé de sa personne, — mais
il n'était pas héroïque, et il concevait avec peine
l'idée de se sacrifier inutilement pour une cause,
qu'avec beaucoup de généraux d'alors, il regardait
comme perdue. Une capitulation si honorable, qui
sauvait la ville des horreurs d'un sac et qui conservait
à l'empereur une troupe valeureuse, convenait à son
intérêt personnel sans porter atteinte, pensait-il, à son
honneur de soldat.
Moreau demanda au capitaine Mertens un délai de
quelques heures pour réunir le conseil de défense.
Le parlementaire prussien consentit sans difficulté à
ce retardement et il se relira, Moreau eut alors l'idée
de monter au clocher de la cathédrale, afin, dit-il,
« de s'assurer de la vérité des rapports qui lui avaient
été faits sur la force de l'ennemi ». A se rappeler l'at-
titude de Moreau avec le pai'lementaire et à bien
pénétrer son caractère, il semble que, en s' astreignant
à cette ascension de trois cent cinquante-quatre
marches pour observer une dernière fois les positions
de l'ennemi, le commandant de Soissons cherchait
4. Décret impérial da 24 décembrs 1811, portant ordonaAnc* sur 1« servie*
4m places de guerre, dup. it, art. 110.
148 1814.
moins à voir si la défense était encore possible qu'à
se confirmer dans l'idée de la nécossiLé d'une prompte
reddition. Son imagination prévenue montra à Mo-
reau bien des choses qui n'existaient pas. ^< A ce
moment, écrit-il, je vis des obus mettre le feu sur
plusieurs points de la ville, et je distinguai des pro-
longes remplies d'échelles pour l'assaut'. » Or, en
vertu de la trêve implicitement convenue entre le gé-
néral et le parlementaire, il est peu probable que le
feu eût repris à ce moment, et il est prouvé d'autre
part que les assiégeants n'en étaient point encore à
préparer une escalade*. De plus, Moreau prétend
être monté au clochera « la naissance du jour». Dans
les premiers jours de mars, le jour n'apparaît que
passé cinq heures du matin, et dès trois heures Mo-
reau, de retour de la cathédrale, présidait le conseil
de défense'. Ainsi, en pleine nuit, qu'avait pu aper-
cevoir de son observatoire le commandant de Sois-
sons, sinon quelques feux de bivouac?
Après être revenu de la cathédrale, Moreau réunit
chez lui en conseil de défense l'adjudant-comman-
dant Bouchard, commandant de place, le chef de
bataillon Saint-Hillier, commandant le génie, le colo-
nel Strols, commandant l'artillerie, et le colonel
Kozynski, blessé la veille, commandant l'infanterie*.
Le général Moreau exposa la situation telle que
Mertens la lui avait fait voir et il communiqua aux
membres du conseil la lettre de Biilow. Chacun
1. Rapport de Moreau, 4 mars. Arch. de la guerre.
2. Cf. le rapport du conseil d'enquête sur la capitulation de Soissous et 1«
lettre de Winzingerode à Blùcher devant Soissons, 3 mars, 5 heures du matin
(cit. par Damitz, II, 589), lettre qui témoigne qu'à 5 heures du matin, le 3 mars,
les Alliés, loin de penser à donner un assaut, étaient sur le point de lever k
siège.
3. Rapport du conseil d'enquête, 24 mars. Arch. de la guerre (dcssier dt
Moreau).
4. RftnDort de Moreau, et rapport du conseil d'enqaét«.
LA CAPITULATION DE SOISSONS. 149
des officiers fut invité à donner son avis. Le chef de
bataillon de Saiut-IIillier prit le premier la parole,
comme le moins élevé en grade. II interrogea d'abord
le colonel Strols sur ses ressources en munitions.
Celui-ci ayant répondu qu'il avait 3000 gargousses et
200 000 cartouches*, Saint-IIiliier dit que s'il en
était ainsi, on pouvait et on devait tenir encore. D'une
part, l'ennemi n'avait pas fait brèche au corps de
place, et deux jours peut-être se passeraient avant
que le canon entamât sérieusement les remparts ; si
la garnison avait subi des perles, elle comptait néan-
moins un nombre d'hommes suffisant pour la défense
et ils étaient animés du plus grand courage. D'autre
part, on avait dans la soirée entendu le canon au loin,
ce qui indiquait l'approche d'une armée de secours.
Le plus strict devoir commandait donc de prolonger la
défense au moins pendant vingt-quatre heures, ce qui,
àson avis, étailpossible'.Saint-Ilillier, paraît-il, cédant
à quelque sentiment de timidité dont il fut plus tard
blâmé par le conseil d'enquête, n'osa pas découvrir
toute sa pensée, qui était-celle-ci : N'y avait-il pas
corrélation entre la canonnade entendue dans la soi-
rée et l'insistance des Alliés à proposer une capitu-
lation, insistance tout à fait extraordinaire puisque
l'ennemi était certain de s'emparer de la place sous
deux jours? Dans la conjoncture, la reddition de
Soissons ne pouvait-elle pas être de la plus grave
conséquence pour la marche générale des opéra-
tions ' ?
Le colonel Kozynski, appuyant énergiquement la
1. Saint-HilUer à Clarke, prison da rAubave, 7 mars. Arch. d« la guerre
(carton des capitulations). Rapport du conseil' denquêt*.
2. Rapport du conseQ denquète, et Saini-Hillier k Clarke, 7 mars. — Mo-
reau dans son rapport ne parle naturellement pas de la motion de Saint»
riiihor.
a. iCappori du conseil d'enquête, 24 mars. Arch. do la gaem.
150 181 4.
motion de Saint-Hillier, dit qu'il fallait tenir jusqu'à
la deruièro oxlrémité. « — Mes soldats sont braves,
ajouta-t-il, j'en réponds un contre quatre. » Le colonei
Strols, qui parla ensuite, opina ég-alement pour la ré-
sistance, mais sans chaleur et sans conviction. Seul
i'adjudanl-commandant Bouchard se prononça nette-
ment pour la reddition. Le général Morcau était un'
irrésolu. Il se sentait raffermi paries avis énergiques
de la majorité de son conseil comme une heure aupa-
ravant il avait été gagné par les insidieuses paroles
de Mertens. Saint-Ilillier reprit la parole et dit que
« soit en négociant, soit en combattant, il fallait tenir
encore au moins vingt -quatre heures m. Le conseil
et Moreau lui-même l'approuvèrent. Il fut décidé que
l'on demanderait un délai. Uouchard rédigea dans ce
sens une réponse à Biilow et l'on se disposa à se
séparer*.
Saint-nillier quitta le premier la salle des délibé-
rations. A peine était-il sorti qu'un nouveau parle-
mentaire se présenta chez Moreau. C'était le colonel
russe Lowenstern, qui avait eu mille difficultés à pas-
ser les grand'gardes do la porto de Reims, moins ac-
cessibles, paraît-il, que celles de la porte de Grouy.
D'ailleurs, Lowenstern n'avait quitté les cantonne-
ments russes qu'à une heure du malin^ Sauf Saint-
Ililiior, tous les membres du conseil étaient encore
présents Moreau rouvrit la séance et fit introduire le
parlementaire*. Lowenstern était porteur de cette
1. Saint-TTillier k Clarke, 7 mars. Arch. de la guerre (carton des capitula
tions). et. Rapport du conseil d'enquête (dossier de Moreau).
9. Mémoires manuscrits de Lowenstern, cit. par Beruhardi, IV, 413 sqq.
— Lowenstern conte avec beaucoup de détails tous les subterfuges qu'il dut
employer pour entrer dans Soissous.
3. Manuscrit de Lowensiern. Cf. lettre de Saint-IIillier à Clarke, 7 mars,
— Beaucoup de détails donnés par Saint-Hillier sont confirmés par un rapport
d'un ingénieur des Ponts et Chaussés qui se trouvait k Soissons, les 2 et 3 mars.
Arch. nat., F. 7,4290.
LA CAPITCLATION DE SOISSOIfS. 151
lettre de Winzingerode : « Avant de donner l'assaut et
pour sauver Soissoas des horreurs du pillage et du
massacre, je propose à M. le commandant de Soissons
de rendre la ville à l'armée combinée du nord de l'Al-
lemagne. L'honneur militaire no commande pas une
résistance contre une force aussi disproportionnée et
dont les suites immanquables resteront toujours à la
responsabilité du commandant*. »
Cette sommation où se succédaient les mots d'as-
saut immédiat, de pillage et de massacre, intimida de
nouveau le général Moreau et jeta le trouble dans
l'esprit de Strols. Quant à Bouchard, il s'était déjà pro-
noncé pour la capitulation. Saint-Uillier absent, Ko-
zynski se trouvait seul à conseiller la résistance, et,
en sa qualité d'étranger, il n'avait pas voix délibéra-
tive. Lowenstern voyant l'effet produit par le ton de
la lettre de son général s'empressa de dire : « — Dans
deux heures, nous serons dans la ville, dussions-nous
nous frayer un passage sur les ruines et les cadavres.
Réfléchissez, messieurs, que dans une bataille on re-
çoit les vaincus à composition, mais qu'après l'assaut
tout tombe sous le sabre, Soissons et ses habitants
seront la proie de nos soldats *. » Moreau prit alors Lo-
wenstern à part et lui annonça qu'il était disposé à capi-
tuler mais sous certaines conditions. La ville n'aurait
à payer aucune contribution et serait préservée du
pillage; la garnison se retirerait avec armes et baga-
ges*. Lowenstern ne demandait qu'à tout accorder
pourvu que la ville fût évacuée. Il se rendit à l'instant
au quartier général russe et en revint presque aussi-
tôt apportant à Moreau cette nouvelle lettre de Win-
1. Winzingerode h Horean. deTUit Soissons, 18 fATirier, S mars. Archires d«
lA gnerre (dossier de Moreso).
2. Maanscrit de Lowensteri. Cf. Rapport de Itoreaa et rapport dn ooasei
d' enquête.
3. Maanscrit d« L>owenst«nL, Cf. Rapport de Mores .
152 1814.
zingerode : « Mon général, je consens aux propositions
que vous m'avez faites, à condition que nos troupes
occuperont sur-le-champ la porte de Reims et la porte
de Laon. Vous quitterez la ville comme vous le dési-
rez, et deux pièces de canon, leurs amunitions {sic) et
les équipages qui peuvent appartenir aux troupes;
mais vous vous mettrez en marche pas plus tard que
quatre heures après-midi, et vous vous dirigerez sur
le chemin de Compiègne^ »
Moreau communiqua la réponse de Winzingerode
au conseil de défense qui déclara que, « vu la faiblesse
de la garnison et des moyens de la place et la force
des assiégeants, il y avait impossibilité évidente de
résister, et qu'en conséquence on devait écouter les
propositions de l'ennemi '. » L'avis du conseil ne dé-
gageait en aucune façon la responsabilité de Moreau.
Un conseil de défense est purement consultatif. Le
règlement est formel sur ce point : « Le gouverneur,
le conseil entendu, prononcera seul et sous sa res-
ponsabilité, sans avoir à se conformer aux avis de la
majorité... Il suivra le conseil le plus ferme et le plus
courageux, s'il n'est absolument impraticable ^. » Loin
de « suivre le conseil le plus ferme et le plus coura-
geux », — celui que Saint-Hillier, qui ne prit pas part
à cette dernière délibération, avait donné deux heures
auparavant — Moreau s'empressa d'informer Lowens-
tern et le capitaine Mertens, revenu à Soissons sur ces
entrefaites, qu'il était prêt à signer la capitulation*.
1. Winzingerode à Moreau, 3 mars. Arch. de la guerre.
2. Rapport de Moreau et lettre justificative du même. Arch. de Ut guerre.
3. Décret impérial du 24 décembre 1811 sur le service des places de guerre,
chap. IV, art. 112.
4. Manuscrit de Lowenstern ; rapport de Moreau.
La capitulation de Soissons est reconnue par les Prussiens et les Russes
comme un fait d'une si haute importance — quoi qu'en disent Muffling et
Clausowitz — que les historiens allemands et russes ont discuté longtemps,
•ans tomber d'accord jusqu'à présent, sur la question de savoir qui de Lowens-
ern ou de Mertens persuada Moreau de rendre la ville. Biilov dans son
LA CAPITULATION DE SOISSONS. !53
Cependant le jour était venu. Le passage continuel
des parlementaires, la cessation du feu, ce terrible si-
lence qui, pareil à celui des chambres mortuaires,
s'étend à l'heure de la capitulation sur les villes assié-
gées, commençaient à inquiéter les troupes. Allait-on
donc se rendre quand la veille on s'était si bien dé-
fendu? Et les soupçons augmentant, les murmures
croissaient, non seulement chez les soldats mais parmi
la population elle-même, déterminée aux suprêmes
sacrifices. « J'entends encore, dit un témoin, la rumeur
qui s'éleva dans la foule au mot de capitulation. On
traitait Moreau de traître et de lâche. » Il était environ
neuf heures. Soudain une canonnade furieuse éclate
dans la direction de l'Ourcq. A ce bruit, tout le monde
tressaille. C'est une explosion de cris d'espoir et
d'exclamations de colère : « C'est le canon de l'empe-
reur!... c'est l'empereur qui arrive!... Il faut nous
défendre!... Il faut rompre les pourparlers!... Si la
capitulation est signée, il faut la déchirer I... L'empe-
reur arrive* ! »
A ce moment, la capitulation venait à peine d'être
signée. Des difficultés s'étaient élevées au sujet des
canons. Moreau avait demandé à en emporter six, et
les négociateurs, se référant à la lettre de Winzinge-
rode, où il était écrit que les Français quitteraient la
ville avec deux canons, ne voulaient pas céder. De
son côté, Moreau s'obstinait à réclamer ses six pièces.
La discussion devenant très vive, les pourparlers me-
npport attribue la capitulation à réloqaenc« de Mertens. Lowenstem qui
B« vit arriver Mertens que lorsque tout lui semblait arrangé accuse le capi-
taine prussien d'avoir été à l'honneur sans avoir é:é à la peine. Les rapports
d«s Moreau et particulièrement la lettre si précise de Saint-Hillier, documenta
inconnus aux Allemands, permettent d'établir exactement les faits. La vérité
c'est qoa Moreau fut ébranlé par Mertens et déterminé par Lowenstern.
Quand Lo-venstem pénétra dans Soissons, à qoatre ou cinq heures da matin,
Mertens avait déjà eu deux entrevues avec Moreau.
1. Manoscnts de Brayer et de Périn. Àrch. de Soissons.
154 1814.
naçaient d'être rompus quand Lowenstern prit sur lui
d'accorder les canons*. A peine eut-on signé* que
Ton entendit distinctement les décharges d'artillerie.
Morcau pâlit et saisissant le bras de Lowenstern : « — Je
suis perdu, vous m'avez trompé. Le feu se rapproche.
L'armée de Bliicher est en pleine retraite. L'empe-
reur aurait jeté Bliicher dans l'Aisne sans ma capitu-
lation. Il me fera fusiller. Ah! Je le sens, je suis un
homme perdu. «Lowenstern avoue qu'il était ému de
la douleur du général. « Je ne pouvais cependant pas
le justifier, ajoute-t-il. Il aurait eu une belle page dans
l'histoire s'il se fût défendu. Mais il no songeait qu'à
sauver ses troupes ^ »
Quand Lowenstern revint au quartier général russe
avec la capitulation signée, Winzingerode l'embrassa.
Lowenstern s'excusant d'avoir outrepassé ses pouvoirs
en cédant les six pièces, le général Woronzoiî, qui assis-
tait à l'entretien et qui, lui aussi, entendait la canon-
nade de rOurcq, s'écria : « — Ahl qu'ils prennent
leur artillerie et la mienne avec s'ils la veulent, mais
qu'ils partent, qu'ils partent*!»
1. Manuscrit de Lowenstern, cité par Bernhardi, IV, 413 sqq.
2. Voici le texte de cette trop fameuse capitulation :
« Aujourd'hui 3 mars, les portes de Reims et de Laon seront remises et
occupées, la première par un bataillon russe, la seconde par un bataillon
prussien, et MM. les généraux des deux nations prennent rengagement de
ne pas laisser répandre dans la Tille les militaires de cea bataillons, que ia
garnison française n'ait évacué la place, ce qui aura lieu à quatre heures de
l'après-midi.
« M. le général Moreau emmènera avec lui six pièces d'artillerie & goiJ
choix et tout ce qui appartient k la garnison. »
(Signé :) Le baron de Lowenstern, colonel au service de S. M. l'empereur
de Russie pour le général en chef, baron de Winzingerode ;
Le baron Mertens, .capitaine de cavalerie au service de S. M. le roi d«
Prusse, pour le général en chef, baron de Bùlow. ',
Le général de brigade, baron Moreau. l
Arcb. de la guerre, au verso de la 8* lettre de Winzingerode (à la data \
du 3 mars).
3. Manuscrit de Lowenstern.
•4. Manuscrit de Lowenstern. — Marmont dans ses Mémoires (VI, 207) rap-
ffon» même le propos et dit qu'il le ti^nt du général Woronzoff lui-méoiç.
LA CAPITULATION DE S0ISS0N8. 155
En exécution des clauses do la capilnlalion, les Po-
lonais durent céder immédiatement la garde des por-
tes de Reims et de Laon. Les troupes de la garnison
étaient si exaspérées qu'un instant une collisioii faillit
se produire. «Les Polonais, dit un témoin, mordaient
leurs fusils de rage'. » Vers trois heures, Winzinge-
rodOj impatient de prendre possession de la place, en-
tra dans Soissons à la tôle de deux bataillons. En
débouchant de la rue des Cordeliers, il se trouva face
à face avec les Polonais de Kozynski. « — C'est en-
core vous I » dit-il au colonel, qui portait le bras en
écharpe. « — Nous ne devons partir qu'à quatre heu-
res, répondit Kozynski, et nous ferons feu sur vous si
vous ne vous relirez pas immédiatement. » Winzinge-
rode, regardant sa montre, dit : « C'est juste, » — et
s'adressant à ses officiers : « — Messieurs, en arrière *. »
A quatre heures cependant, il fallut évacuer la ville.
Les troupes, avec leur artillerie et leurs équipages,
défilèrent l'arme au bras et tambours battant devant
l'état-major ennemi qui les salua. Winzingerode,
voyant le petit nombre des Français, demanda à Mo-
reau pourquoi il ne faisait pas partir sa division en
même temps que son avant-garde. « — Mais, répondit
Moreau, c'est là tout ce que j'ai de troupes'. » Les
paroles de Winzingerode étaient un hommage incon-
sciemment rendu à la belle conduite de la petite gar-
nison do Soissons.
Les Alliés n'attendirent pas le départ des Français
pour profiler des avantages que leur donnait la cani lu-
lalion. Dès midi, Bûlow fit établir un deuxième pont
sous le canon de la place, vis-à-vis du faubourg de
Reims. Ce pont, commencé avec des bois pris dans
i. Manoacrit d« Ficqnet. Arch. de Soisson*.
t. Minascrit de Férin. Arch. de Soissons.
3. Uanuacrit de Leuillé. Arch. de Soissont.
156 181 4.
un chantier, fut achevé dans la nuit au moyen du
matériel amené en toute hâte de la Fëre*. Averti à
midi que Soissons avait capitulé, Bliicher, de son
côté, modifkt ses ordres. 11 renonça à jeter un pont sur
l'Aisne et, selon l'avis de Miifflinj^, il arrêta la marche
de ses hagages qui se dirigeaient vers Berry-au-Bac
par Braisne et Fismes et les fit rétrograder dans la
direction de Soissons ^. Les commandants de corps
d'armée reçurent l'ordre de marcher directement sur
cette ville ^ Bliicher s'y rendit de sa personne, avec
l'avant-garde de Sacken, entre quatre et cinq heures
du soir.
Winzingerode et Biilow se portèrent à la rencontre
du général en chef, s'attendant à recevoir des félicita-
tions sur le succès inespéré qu'ils venaient d'obtenir.
Or Bliicher était irrité de l'inexécution de ses ordres
et un peu piqué que les événements qui, d'ailleurs,
tournaient bien, eussent donné raison contre lui à ses
lieutenants*. Le feld-maréchal se trouvait sauvé, pour
ainsi dire contre son gré, du plus mauvais pas. Il se
l'avouait à lui-même, mais féliciter Winzingerode et
Bûlow de leur opération, c'eût été reconnaître qu'il
1. Lettre de Bûlovr à Blûcher, citée par Damitz, H, 593, et manuscrit de
Périn. Arch. de Soissons. — Selon les documents des archives de Soissoas, un
troisième pont aurait été jeté en outre, le 4 mars, dans la matinée, à l'entrée du
Mail, au moyen de chalands et de barques amarrés aux rives de l'Aisne. Ainsi,
l'armée alliée eut quatre ponts en tout pour passer la rivière : 1" le grand pont
de pierre ; i' le pont établi le 2 dans la matinée par Bùlovr à Vailly ; 3» le
pont que Bûlow donna l'ordre de commencer vers midi, le 3, en face du fau-
bourg de Reims; 4» le pont de bateaux du Mail commencé le 4 au matin.
2. Miiffling, Aus meinem Leben, 124; Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 87,
Journal de Langeron. Archives de Pétersbourg. Marmont à Berthier, Har-
tennes, 4 mars. Arch. de la guerre.
3. En même temps que Bliicher indiquait une nouvelle direction à ses
troupes, vraisemblablement aussi, il avançait l'heure de leur départ. Ainsi,
d'après l'ordre de marche, donné le matin par Gneisenau. les corps de l'armée de
Silésiene devaient se mettre en mouvement qu'entre trois et quatre heuresde
l'après-midi; or l'avant-garde arriva aux portes de Soissons entre quatre et
cinq heures. Elle n'aurait pu faire 20 kilomètre.s en une heure. Elle dut lever
le camp à une heure au plus tard.
4. Mùfiling, A us meinem Leben, !125. Varnhagcn, Leben des Gênerais Bûlow, 360.
LA CAPITULATIO!» DE SOISSONS.
157
leur devait trop. Il reçut très froidement les deux gé-
néraux, sans daigner leur parler de la prise de Sois-
sons, pourtant si opportune. Biilow se vengea de cet
accueil en disant tout haut, et avec le plus grand sé-
rieux, à la vue des troupes brisées de fatigues qui sui-
vaient Bliicher : « — Un peu de repos fera du bien à ces
hommes-là. Den Leiiten wirdeinige Riihe woJil thun * . »
Bien que le jour tombât, le passage de l'Aisne com-
mença immédiatement sur le grand pont de Soissons
et continua pendant toute la journée et toute la nuit
du lendemain sur ce même point et sur les trois ponts
jetés sous la ville et aux environs. Les troupes de
W inzingerode, qui étaient déjà massées, passèrent les
premières, puis défilèrent les corps de Sacken et de
York, puis les troupes de Kapzéwitsch (dont Lange-
ron, arrivé par Reims et Fismes, dans la nuit avec
1 000 hommes seulement, reprit le commandement),
puis le corps de Kleist; enfin, l'arrière-garde d'artil-
lerie légère et de cavalerie*. Le o mars au matin, il
restait encore sur la rive gauche de l'Aisne, échelon-
nées de Soissons à Berry-au-Bac, deux régiments
d'infanterie et six régiments de Cosaques. Le plus
-;rand nombre des Cosaques se rallièrent au pont de
Berry ; les autres, ainsi que les fantassins, traversèrent
la rivière avec des difficultés infinies sur le pont de
Vailly'.
1. Mùffling, Atu meinem Leben, 126. — Ce mot confirme tout ce que
nous disent Droysen et Bogdanowitsch de Tétat de fatigue et de quasi disso-
lution où se trouvait l'armée de Silésie. Divers documents des archives de
Soissons témoignent aussi que les troupes russo-prussiennes qui traversèrent
la ville du 3 au 5 mars « étaient exténuées et marchaient dans le plus épou-
vantable désordre, avec Taspect de soldats battus ». Ceite même expression ;
« aspect de troupes battues, ■» se trouve dans Droysen, York'» Leben, III, 338.
2. Journal de Langeron. Journal des opérations du général Sacken. Arch.
de Saint-Pétersbourg. Manuscrits de Brayer et de Ficquet. Arch. d«
Soissons.
3. Lettre de Caemischew à Winzingerode, Vailly, 8 mars. cit. par Bog-
danoviuch, I, 310. Roussel à Grouchy, Braiine, S mars. Arch. nat., Alt
!▼, 1670.
158 1814.
Cependant Napoléon et Marmont, ignorant l'un et
l'autre la reddition de Soissons, avaient continué leur
marche aux trousses de l'armée de Silésie. Le
4 mars, l'empereur arrivait à Fismes avec la vieille
garde, le corps de Ney, et la cavalerie de la garde, bar-
rant à Bliicher la route de Berry-au-Bac\ Corbineau
avec une brigade de cavalerie s'avançait vers Reims
dont il allait chasser l'ennemi dans la nuit^. Sur la
gauche, Marmont et Mortier passaient l'Ourcq à six
heures et demie du malin, et leur cavalerie poursui-
vait l 'arrière-garde russe jusqu'au delà de Busancy
(7 kilomètres de Soissons) ^ Les deux maréchaux
ayant appris à Hartennes la nouvelle de la capitulation,
Marmont arrêta la poursuite. « Ce grave événement,
écrivit-il aussitôt à BerLhier, qui nous enlève les beaux
résultats que nous étions au moment d'atteindre,
changera nécessairement les opérations de l'empe-
reur. En conséquence, il m'a paru qu'il n'était plus
nécessaire de porter toutes mes forces sur Soissons.
J'attendrai ici de nouveaux ordres de l'empereur*. »
Ce fut vraisemblablement par cette lettre que Na-
poléon apprit à Fismes, dans la nuit du 4 au 5 mars,
la capitulation de Soissons*. Grande fut la colère de
l'empereur. Le lendemain il écrivit au ministre de la
guerre : « ...L'ennemi était dans le plus grand em-
barras, et nous espérions aujourd'hui recueillir le
fruit de quelques jours de fatigue, lorsque la trahison
1. Correspondance de Napoléon, 21427, 21429, 24430, 21433; registre de
Berthier (ordres des 3 et 4 mars); journal de la division Roussel. Arch. de
la guerre. Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg.
2. Corbineau à Napoléon, Muizon, 4 mars, 10 h. du soir, et Reims, 5 mars,
8 h. du matin. Arch. nat., AK. iv, 1670.
3. Ordre de marche de Marmont. Neuilly, 5 mars, 6 h. du matin; Marmont
k Berthier, Hartennes, 4 mars, 11 h. du matin. Arch. de la guerre. Mortier k
Napoléon, Hartennes, 2 h. de l'après-midi. Arch. nat., AF. iv, 1670.
4. Marmont à Berthier. Hartennes, 4 mars. Arch. de la guerre.
5. Corbineau l'en instruisit aussi par sa lettre de Muizon, près Reims,
4 mars, 10 h. du soir. Arch. nat., AF. rv, 1670.
LA CAPITULATION DE SOISSONS. i53
OU la bêtise du commandant de Soissons lui a livré
cette place... Faites arrêter ce misérable, ainsi que
les membres du conseil de défense; faites-les traduire
par-devant une commission militairr composée de
généraux; et, pour Dieu! faites en sorte qu'ils soient
fusillés dans les vingt-quatre heures sur la place de
Grève. Il est temps de faire des exemples. Que la
sentence soit bien motivée, imprimée, affichée et
envoyée partout *. »
La colère de l'empereur était légitime, car s'il est
excessif, peut-être, de dire avec Napoléon que sans
la capitulation de Soissons « l'armée de Blûcher était
perdue * » ; avec le maréchal Marmont que « la for-
tune de la France, le sort de la campagne ont tenu à
une défense de Soissons de trente-six heures* » ; avec
Thiers que « la capitulation de Soissons est, après la
1. Napoléon à Clarke. Fismes, 5 mars. Arch. de la guerre.
En exécution des ordres de l'empereur, le général Moreau et les membres
du conseil de défense furent écroués à l'Abbaje dès leur retour à Paris.
Bouchard, Kozjnski et les autres ofâciers furent bientôt relaxés. Seul Mo-
reau comparut devant an conseil d'enquête où siégeaient les généraux de
division Gassendi, Compans et Chastel. Après avoir pris connaissance des
faits, entendu les témoins et interrogé Moreau, le conseil décida que l'ancien
commandant de Soissons devait être traduit en conseil, de guerre pour
n'avoir pas défendu la place • autant qu'il le pouvait et le devait ». Heureu-
sement pour Moreau, qui encourait la peine capitale, le conseil d'enquête
ne rendit son avis que le 24 mars, cinq jours avant l'arrivée des Coalisés
sous Paris. Au milieu des inquiétudes, du trouble, de la démoralisation qui
régnaient, personne ne pensait à faire du zèle. Ou les procédures ne furent
pas commencées, ou elles furent menées sans vigueur et bientôt abandonnées.
Moreau, mis en liberté par le gouvernement provisoire, au commencement
d'avril, fut un des premiers à se rallier aux Bourbons. II fut fait chevalier de
Saint-Louis et reçut comme maréchal de camp le commandement du dépar-
tement de l'Indre. 11 monrut en retraite, à U Tronche (près Grenoble), le 9 dé-
cembre 1828.
Le 28 avril 1811, le ministre de la guerre Ini avait écrit à propos de la ca-
pitulation de Soissons : «... Le gouvernement provisoire en ordonnant votre
mise en liberté a fait asses connaître qu'il appr mvait votre conduite (ne)
pour que vous n'ayez pas besoin de la justifier a'une autre manière. » —
Moreau était absous par Dupont, le signataire de la capitulation de Soissons
par celai de la capitulation de Baylen !
Arch. de la guerre : rapport du consei'. d'enquâts, 3) mars, carton des
capitulations ; et dossier de Moreau.
2. Correspondance de Napoléon, 21438.
a. Mémoire* de Marmont, VI, 310.
iW 1814.
bataille de Waterloo , le plus funeste événement
de notre histoire* », on est en droit de conclure
que la reddition de cette ville sauva Clûcher des plus
grands périls ^
Cette conclusion qui ressort de l'ensemble des
documents français est confirmée par la plupart des
documents de sources russes et allemandes. Pièces
officielles, lettres, ordres du jour, journaux de mar-
che, autant de témoignages delà situation dangereuse
où se trouvait Blûcher dans les journées dos 1", 2
et 3 mars ' .
1. Thiers, XVII, 444. — Cf. Fain, 156; Journal de FaOvier, 47; Mémoires de
Ségur, VI; Vaudoncourt, II, 18, 19; et Koch I, 381 : «... Si la reddition de
Soissons ne l'eût tiré de ce mauvais pas, Biiicher se serait trouvé dans la même
situation où il se vit près de Lubeck en 1806. >> Serré par les troupes de Ber-
nadette, Blùcher capitula en rase campagne.
2. A lire certaines lettres de Napoléon {Correspondance, 21 246, 21 247,
21439) et la lettre de Berthier à Marmont, Fère-en-Tardenois, 4 mars,
une heure après midi (Registre de Berthier), le doute vient si le 4, dans
l'après-midi, l'empereur n'avait pas abandonné l'espoir de joindre Blûcher en
deçà de l'Aisne. 11 est possible que, voyant l'armée de Silésie se retirer sans
défendre l'Ourcq, Napoléon pensait qu'elle aurait le temps de lui échapper
en passant l'Aisne sur des ponts de bateaux et qu'il manœuvrât dès lors
pour la devancer à Laon. Quoi qu'il en soit, la question, comme nous l'avons
déjà dit (la Capitulation de Soissons : Bévue des Deux Mondes, du l" août
1885), importe peu quant à ce qui regarde les graves conséquences de la
reddition du 3 mars. Voici pourquoi. 11 est manifeste que Napoléon voulait
livrer bataille soit en deçà soit au delà de l'Aisne. Or si le 2 mars Soissons
n'avait pas capitulé, Blùcher eût battu en retraite sur Berry-au-Bac, et for-
cément ainsi se fût heurté dans l'après-midi du 4, vers Fismes, à l'avant-
garde impériale. Il serait donc insensé de croire que dans ces circonstances
imprévues si l'on veut, mais à coup sûr singulièrement propices. Napoléon
se fût refusé à engager une action qui était son objectif depuis huit jours.
La fortune livrait l'armée de Silésie à Napoléon ailleurs, plus tôt et dans des
conditions plus favorables qu'il ne s'attendait à la combattre. L'empereur,
qui disait : « Je vois et je pense plus vite que les autres, » n'était pas
homme à ne point profiter de ce coup du sort. Si, dans une autre hypothèse,
Blùcher jetait un pont à Venizel, il eût été attaqué le 4 dans l'après-midi
par Marmont. Napoléon, averti et par la canonnade et par sa cavalerie qui
était en liaison avec celle de Marmont, eût pressé sa marche et fût tombé
dans la soirée du 4 sur l'armée de Silésie prise une rivière à dos et en fla-
grant délit de passage. Il faut bien remarquer que le passag.^ commencé
le 3 mars à cina- heures du soir sur quatre ponts, grâce à la capitulation, et
terminé le 5 au .natin, n'aurait commencé, sans la capitulation, que le 4 au
matin et sur deux ponts. Conséquemment, le 4 mars dans la soirée, les deux
tiers de l'armée de Silésie eussent encore été sur la rive gauche de l'Aisne,
dans la position la plus périlleuse.
3. « J'eay^re 'apprendre cette nuit oue Soissons est pris. Notre posi-
LA CAPITULATION DE SOISSONS. IM
A la vérité, Bliicher ne voulut jamais coaveiiir
qu'il eût couru si grand péril. C'eût été reconnaître
que sa marche sur Paris avait été au moins impru-
dente et avouer qu'il avait été sauvé par ses lieute-
nants, dont l'un était Russe. En qualité de général en
chef et plus encore de Prussien, car pour alliés qu'ils
fussent, les Prussiens et les Russes n'étaient guère
camarades, Bliicher était peu disposé à confesser la
chose. Comme on l'a vu, le feld-marcchal avait très
froidement accueilli Biilow lors de leur première en-
trevue. Plus tard, il témoigna au roi de Prusse son
mécontentement des termes du rapport sur la reddi-
tion de Soissons et il se plaignit vivement de Winzin-
gerode, répétant à mainte reprise que ce général
n'avait pas exécuté ses ordres; qu'au lieu de s'at-
lion poavant se trouver changée par là. * Lettre précitée de Braneckj.
• Je De doute pas que l'occupation de Soissons, ce point actuellemeat ai
important... > Lettre précitée de Bûlov à Blûcber.
■ La possession de Soissons était d'ana nécessité argsnta. > Rapport pré-
dté de Bûlov au roi de Prasse.
• Les troupes de Blûcber eussent été perdues si elles avaient été forcées
de combattre dans la position où elles étaient. ■ Paroles de WoroazodT à
MarmoDt. Mémoires de Marmont. VI, 209. Cf. Relation de Lowenstem.
> Dans les circonstances où Ton se trouvait, jamais succès ne fut obten-:
.^ à temps... La prise de Soissons rendit un service bien essentiel à la
cause commune. ■ Journal de Langeron. Arch. topographiques de Saint-
Pétersbourg, 29 103.
« Blûcber s'était mis dans une position si dangereuse que sans la prise
inespérée de Soissons il était perdu. ■ Mémoires de Langeron. Arch. des
affaires étrangères, fonds Russie, 25.
Après le témoignage des officiers qui furent acteurs dans ces événements,
voici les jugements des historiens militaires prussiens et rus&es :
« La possession de Soissons était de la plus grande importance pour
Farmée de Silésie qui n'aurait pa passer l'Aisne qu'en faisant de grands dé-
tours et avec d'infinies difficultés. ■ Plotho, III, 284.
< La prise de Soissons fut Tévénement le plus heureux poor les Alliés et
1 lus funeste pour Napoléon. » Ricbter, III, 186.
• La Providence avait réservé k BAlcv de sauver les années prussiennes
de la catastrophe. • Lében de* gênerais Bàlow (par un olficier prussien),
313.
• Sans la prise de Soissons, Napoléo'^ eût atteint l'armée de Silésie en
pleine dissolution. » Bogdanowitsch, I. 307.
Wagner, Orojsen et Schuls ne se prononcent pas ; mais du Ableaa qu'ils
présentent des positions des armées le 3 mars, il ressort clairement qu'il*
jugent BliJclier en danger. t
11
162 181 4.
tarder devant Soissons, « misérable bicoque, étendes
Nest », dont la position n'avait aucune importance,
il aurait dû le joindre à Oulchy. Bliicher ajoutait que
d'ailleurs, bien qu'il fût séparé do Bùlow par l'Aisne,
de Winzingerode par une distance de quinze à vingt
kilomètres, il ne se trouvait pas dans une 'situation
périlleuse. S'il était pressé en queue par Marmont et
Mortier, s'il était menacé sur son flanc par Napoléon,
les ducs de Raguse et de Trévise n'étaient pas en
forcespourl'attaquer à fond etilavaitunjourd'avance
sur l'empereur. Il pouvait donc échapper aux Fran-
çais, soit par un pont de bateaux, soit par le pont de
Berry-au-Bac*. Telle est l'argumentation reprise par
Mijfiling et les apologistes de Bliicher.
Il est exact que Bliicher avait non point un jour,
mais tout au plus douze heures d'avance sur Napo-
léon*. Mais ce qui est faux, c'est que cette avance eût
1. Mûffling. Aus meinem Lehen, 124; Kriegngesch. des Jahres 1814, H, 88 sq. ,
Clausewitz, Der Feldzug von 1814, 438 ; Damitz, Geschischte des Feldzugs
1814, 111, 337,
2. Le 3 dans raprëa-midi, le gros de l'année de Silésie était à Oiilchy, son
arrière-garde au bord de i'Ourcq, et le gros de l'armée impériale était à
Château-Thierry, son avant-garde à Recourt. Do Château-Thierry à Oulchy,
il y a 23 kilomètres par la grand'route ; de Rocourt à I'Ourcq, il y a 4 kilo-
mètres. A ne regarder qu'à la distance, Bliicher avait donc à peine huit
heures d'avance sur les Français. Et comme il lui fallait faire un long cro-
chet pour gagner Berry-au-Bac par Fismes, il allait même perdre cette
avance de huit heures, car Napoléon à Château-Thierry n'était pas plus
loin de Fismes que Biùcher n'en était d'Oulchy. Si l'on réfléchit cependant
que le 3, à quatre heures, l'armée prussienne ayant bivaqué depuis la nuit
allait se remettre en marche, tandis que l'armée française ayant dans la
matinée accompli une longue étape allait s'arrêter à Bézn-Saint-Germain
(7 kilomètres de Château-Thierry), il semble, en effet, que Bliicher avait un
jour d'avance. Mais ce jour d'avance est illusoire, puisque le lendemain 4,
l'armée de Blucher, portée par une étape de nuit, de plus de 30 kilomètres,
à Braisne, allait nécessairement y bivaquer, tandis qu'au contraire, l'armée
française, ayant passé la nuit à Bézu-Saint-Germain, allait •»" mettre en
marche vers Fismes « à la petite pointe du jour » et, conséquemment, y ar-
river en même temps que l'armée prussienii» qui, à en juger par l'ordre de
marche de la veille, ne se serait probablement mise en route de Braisne
que vers quatre heures du soif. Ainsi dans l'hypothèse qui nous occupe : la
marche des Prussiens sur Berry-au-Bac, Biùcher était loin d'à voir vingt-
quatre heures d'avance aur Napoléon.
LA CAPITULATION DE SOISSONS. 163
permis à l'armée de Silcsio d'opérer son passade avaut
l'arrivée de Napoléon. En se servant de quatre ponts,
dont le ^rand pont de pierre de Soissons, les Alliés
mirent plus de trente heures à traverser l'Aisne '. Si
Soissons s'était défendu, le passage ne se fù' natu-
rellement pas opéré dans les mêmes conditions et eût
exigé tout autrement de temps. L'ennemi n'ayant
plus le grand pont de pierre et liiiîow n'ayant pu le 3,
dès midi, commencer l'établissement des autres ponts
sous le canon de la place, le pont de Vailly, imprati-
cable à l'artillerie*, et un autre pont que Bliiclier eût
fait jeter au nord de Buzancy eussent seuls servi à
déboucher sur la rive droite de l'Aisne. De plus, ce
dernier pont n'aurait été commencé que le 3 à
quatreheuresfle l'après-midi. 11 est probable que, opé-
rant en pleine nuit, les pontonniers n'auraient pas pu
achever leur travail avant la matinée du lendemain,
4 mars. A cet endroit, la largeur de l'Aisne est d'en-
viron soixante mètres en temps ordinaire; et, à la fin
de l'hiver, quand l'année est pluvieuse, — c'était le
cas, — la rivière qui n'est pas encaissée immerge les
j>rairies et atteint parfois au triple de cette largeur.
Selon MufUing qui, en qualité de quartier-maître
général de l'ai'mée de Silésie, était bien informé, Blii-
cher eût renoncé à faire jeter un pont, et l'artillerie et
toutes les troupes eussent suivi les bagages et passé
à Berry-au-Bac : « Toute l'armée de Silésie, dit-il
textuellement, aurait effectué son passage àBerry-au-
r»ac dans la journée du 4 mars'. »
C'est à croire, en vérité, que Miiffling n'a pas re-
1. Joarnal dea opérations de Saeken, joamal des opérations de Langeroa.
Archives lopographiques de Saint-Pétersboarg. ManoscriU de Braver et de
l'ic^et. Arch. de Soissoas. Marmont à Berthier, nartenaes, 5 mars. Arck.
ie la guerre.
3. lettre de Czeraiachew à Winiingerod», yailljrt 6 Ban, dC par Bogd«>
loiriisch, I, 310.
3. Màffling, Kriegtfteh. du iahrt* 1814, II, 88.
!64 ldl4.
gardé la cartp, ou qu'il n'a jamais guidé une colonne
avec de l'arlillerie et des bagages. D'Oulchy, où se
trouvaient concentrées les troupes prussiennes dans
Taprès-midi du 3, à Berry-au-Bac, il y a soixante kilo-
mètres, car, faute de route directe, il fallait passer par
Braisne et Fismes. Et Ton devait faire la moitié de ce
irajet par des chemins de traverse, et même en pleins
champs. C'eut été miracle pour une armée de franchir
soixante kilomètres et de passer une rivière sur un
seul pont en trente heures. Fatiguées comme elles
l'étaient, il eût fallu certainement deux étapes aux
troupes de Bliicher pour atteindre le pont de Berry.
Or, comme le mouvement ne devait commencer qu'à
quatre heures, le 3*, les têtes de colonnes seraient
arrivées au plus tôt à Berry-au-Bac dans la nuit du
4 au 5 mars. Et quand fussent arrivés le gros et la
queue? Kapzéwitsch et Korlî étaient encore au bord
de rOurcq, à soixante-dix kilomètres de Berry-au-Bac;
le -4, à cinq heures du matin ^. Si l'on remarque main-
tenant que, pour aller d'Oulchy à Berry-au-Bac, il faut
passer à Braisne et à Fismes ; que l'avant-garde de
l'empereur était près de Braisne le 4 mars dans la
journée ^ ; q ue Napoléon était à Fismes dans la soirée *;
enfin, fait absolument décisif, qu'une colonne de baga-
ges, partie le 3, à midi, d'Oulchy pour Berry-au-Bac
et n'ayant pas reçu contre-ordre la rappelant vers Sois-
sons, fut attaquée le 4, dans l'après-midi, entre Fismes
et Braisne, par la cavalerie du général Roussel *, il
1. Ordre de marche de Gneisenau pour la journée du 3 mars. Oulchy,
3 mars, 6 heures du matin, cit. par Plotho, HI.
2. Journal do Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg.
3. Journal de la division Roussel. Roussel à Grouchy et Grouchy à Roussel,
4 mars. Arch. de la guerre.
4. Correspondance de Napoléon, SI 427, 21 430. Registre de Berthier (ordret
du i. mars). Arch. de la guerre.
5. Journal de Langeron. Archives topographiques de Saint-Pétersbourg.
Journal de la division Roussel. R«ussel à Grouchy, et Grouchy k Roussel,
4 mars et 5 mars. Archives de la guerre.
LA CAPITULATION DE SOISSONS. 165
est manifeste que Miiffling est mal fondé à dire que
l'armco de Silésie eût passé l'Aisne à Bcrry-au-Bac
sans rencontrer les Français*.
Le général Moreau ne mérite pas le nom de
traître, mais l'insigne faiblesse qu'il montra dans
son commandement eut les consé(jiicnces d'une tra-
hison. « En épuisant tous les moyens de défense, »
inmele lui prescrivaient les règlements, Moreau eût
pu tenir un jour de plus. Saint-llillier, commandant
le génie de la place, l'avait dit au conseil de défense,
et la commission d'enquête en jugea de même*. La
résistance prolongée de vingt-quatre heures, une ren-
contre entre Blûcher et Napoléon devenait inévitable.
Il est prouvé, en eiïet, par la lettre do Winzingerode
à Blùcher, datée du 3 mars, 5 heures du matin, que si
la place no capitulait pas ce jour-là, on levait le siège
aussitôt*. En admettant même que Biilow et Winzin-
1. Mûffling, il est vrai, n'est pas si sûr de son affirmation qu'il ne s'empressa
de répondre par avance à ceux qui la mettraient en doute. « Au cas, dit-il,
où BIQcher n'aurait pu éviter le combat, il aurait en le temps de preudre une
formation de combat sur le plateau de Fismes. derrière la Vesle, position à
peu près inabordable de front. > C'est là en etTet le plus sage parti auquel
aurait pu s'arrêter Blûcber. Mais d'une part Miâffling s'abuse en considérant
le plateau de Fisraes, qui a 40 kilomètres d'étendue, comme déliant les atta-
ques de front. D'autre part Napoléon, dont les têtes de colounes étaient arri-
vées le 4 sur ce plateau, dans l'après-midi, c'est-à-dire au moment même où
j fût arrivée l'avant-garde de l'armée de Silésie, n'eût pas eu, par conséquent,
à aborder cette position. Il se fût trouvé maître sans combat de la partie orien-
tale du plateau, comme Blùcher était maitre de la partie occidentale. Le 4 mars,
▼raisemblahlement, les têtes de colonnes seules auraient été engagées. C'est
le lendemain 5 mars que l'on aurait livré la bataille.
Blùcher, attaqué de front par Napoléon et à revers par Marmont et Mortier
qui talonnaient l'arrière-garde ennemie, eût combattu contre 50000 Français
avec 60000 Russes et Prussiens, en admettant que Winsingerode eût fait pas-
ser l'Aisne à son infanterie, comme il en await l'intention ^Winzingerode à
Blùcher, devant Soissons, 3 mars, 5 heures du matin, cit. par Damits, II, 593),
le matin du 3. Si donc l'on considère la supériorité numérique, mais aussi la coq.
fusion, le decourajcement, l'extrême fatigue de l'armée de Blùcher et si l'on
tient compte du g^_ie tactique de l'empereur, de l'élan et de la téuaciié de ses
troupes, tout porte j penser que cette bataille eût eu pour issue non point
certaine mais probable la victoire de Napoléon.
î. Rapport du conseil d'enquête. 24 mars. Arch. de la guerre.
3. Lettre de Winzingerode à Blùcher, 3 mars, cit. par Damits, H, aa-
■•xes, 593. Cf. Mufaiug, Au* meinem Leben, 125.
166 1814.
gerode, se ravisant, fussent restés devant Soissons et
qu'un assaut donné le 4 dans la matinée les en eût ren-
dus maîtres, l'armée de Silésie aurait dû néanmoms
livrer bataille. Bûlow n'aurait pu écrire le 3 à Bliicher
que le pont de Soissons était libre. Conséquemment,
Bliicher se serait mis en marche sur Fismes et Berry-
au-Bac, et c'est le 4, entre Braisne et Fismes qu'il au-
rait reçu la nouvelle de la prise de Soissons. Il est peu
probable que Bliicher, déjà averti par ses éclaireurs de
l'approche de Napoléon, eût alors fait rebrousser che-
min à toute son armée, contremarche qui ne se fût
pas opérée sans confusion et sans grande perte de
temps et qui eût présenté de graves périls en raison
d'une attaque imminente des Français. Bien plutôt,
Bliicher eût refoulé l'avant-garde impériale sur le pla-
teau de Fismes et en eût au plus vite occupé la partie
occidentale. Ainsi, une action terrible et décisive se
fût engagée le 5 mars sur le plateau de Fismes, et,
selon les probabilités, c'est Napoléon qui eût gagné
cette bataille.
Le bailli de Sufîren disait qu'il faut toujours tirer
son dernier coup de canon, car celui-là peut tuer l'en-
nemi. Le dernier coup de canon de Moreau, tiré le
4 mars au matin, des remparts croulants de Soissons.
aurait peut-être « tué l'ennemi ».
LIVRE TROISIÈME
LA BATAILLE DE CRAONNE
Depuis la campagne de Russie, Napoléon était habi-
tué aux trahisons de la fortune. Il les subissait sans
abattement, gardanA toute sa fermeté et trouvant tou-
jours, en son inépuisable génie stratégique, de nou-
velles combinaisons pour remplacer celles que le sort
faisait échouer. La reddition de Soissons était un grand
malheur. L'empereur no jugea pas que ce malheur fût
irréparable. Il n'avait pu combattre Bliicher en deçà
de l'Aisne : il l'atteindrait au delà de cette rivière. Na-
poléon savait que le corps do Winzingerode était venu
augmenter les forces du feld-maréchal, mais il éva-
luait ce corps à l'elTectif qu'il avait lors de la pre-
mière prise do Soissons, c'est-à-dire à une quinzaine de
mille hommes*. Quant au corps do Biilow, l'empereur
le croyait encore aux environs d'Avosnes*. Avant qu'il
1. Rapport de \yirizin^erode au czar, 14 f«yri«r, cit. par Bogdanovitsch,
Gttehiehtf. d*t Kriegt» 1SI4, I, 217. Winzingerode avait IdOOU hommes, maia
toii3 n'éiaieoc pas à Sois>:oas le 14 février.
2. Registre de B<!rihier (à Marinunt. 4 raars). Arcb. de la guerre.
Dans sa lettre à Joseph du 5 mars (Correnpondance, 21 438) Napoli^on écrit :
> L'armée ennemie de Sackea, Biûchor, York, Winsingerode et Bûlow était
en retraite... > On devrait inférer d« là que Napoléon savait l'arrivée de
BQlow, si d'une part il n'y avait le témoignage contraire de Berihier et ai
d'autre part la phrase de l'empereur n'était destinée à la publicité, (i/oniieiir
du 7 mars.) Dans les lettrus écrites pour être pabLéea, l'empereur pjir principe
168 181 4.
eût rallié l'armée de Silésie, on aurait donné la ba-
taille. La crainte de l'empereur, c'était que Bliicher,
maître de la rive droite, ne défendît opiniâtrement le
passage de l'Aisne. Il donna l'ordre de jeter plusieurs
ponts de chevalets afin de n'avoir point à déboucher
sous le feu de l'ennemi par le seul pont de Berry-au-
Bac'.
Bliicher avait bien l'intention de disputer le passage
de TAisne *, mais croyant à une attaque de Napoléon
vers Vénisel ou Micy, il n'avait pas cru nécessaire de
faire occuper Berry-au-Bac en forces et il avait établi
ses troupes face à la rivière, sa droite à Fontcnay
et sa gauche à Vailly, avec des postes de cavalerie
jusqu'à Berry, oii quelques régiments de Cosaques et
un peu d'infanterie avec deux canons gardaient le
pont '. Napoléon fut averti à onze heures du matin
par un oflicier de dragons, envoyé en reconnaissance,
que l'on pourrait s'en emparer sans difficultés. 11
modifia aussitôt son plan. Les commandants de
corps reçurent l'ordre d'arrêter la construction des
ponts et de se porter immédiatement à Berry-au-Bac
oii toute l'armée passerait l'Aisne*. Nansouty, avec
les lanciers polonais et la 2' division de cavalerie de
la garde (chevau-légers et dragons), fut désigné pour
enlever la position. Les vedettes cosaques postées sur
la rive gauche se retirèrent au grand galop par le
exagérait toujours ses avantages. « Les journaux, écrivait-il, ne sont pas de
l'histoire, pas plus que les bulletins ne sont de l'histoire. » Napoléon qui dans ce-
moment devait penser à BiXlow, dont la marche d'Âvesnes sur Laon était de
nature à l'inquiéter, écrivait : Bùlow, afin de faire croire que tous les corps prus-
siens étaient en retraite.
1. Registre de Berthier (ordres de Fismes, 5 mars, 8 et 9 heures du mrtin)
Archives de la guerre. Correspondance de Napoléon, 21432.
2. Cf. Clausewitz, 439 ; Damitz, III, 20 ; Plotho, III, 288.
3. Ordre de Blùcher, Chavignon, 4 mars. cit. par Plotho, III, 285. Cf. Bog-
danowitsch, I, 311.
4. Registre de Berthier (ordres de Fismes, 5 mars, 11 heures du matin),
Arch. de la guerre.
LA BATAILLE DE CRAONNE. *«•
pont, Jièlées avec les Polonais qui le franchirent
en m6me temps qu'elles. L'attaque fut si soudaine
et si vive que l'ennemi n'eut pas le temps de se
mettre en défense. Cavaliers et fantassins s'enfuirent
par les rues du village, jusqu'au delà de Corbény.
Us laissaient aux mains des Français leurs deux
canons et deux cents prisonniers. Parmi ceux-ci se
trouvait lo prince Gagarino, qu'avait poursuivi un
vieux brigadier de dragons, vétéran d'Egypte et d'Ita-
lie et comptant vingt-trois ans de service. Ce brave
fut décoré le lendemain*. Le chemin était ouvert. La
division Meunier et la brigade Boyer du coros de Ney
et la vieille garde de Priant, qui marchaient en tête
de colonne, passèrent l'Aisne et vinrent s'établir
entre Berry-au-Bac et Corbény, éclairées par la cava-
lerie de Nansouly, Les autres troupes débouchèrent
successivement. Le passage dura jusqu'au surlende-
main '.
Bliicher apprit seulement dans la soirée du 5 mars
que les Français, maîtres du pont de Berry-au-Bac, ma-
nœuvraient de façon à le devancer à Laon. Il conçut le
plan de surprendre Napoléon en marche, par une vi-
goureuse attaque sur son flanc gauche. Divers che-
mins, entre autres la route des Dames, permettaient
au feld-maréchal de porter par plusieurs voies le gros
de ses troupes au sommet du plateau de Craonne, d'où
elles redescendraient dans la plaine, entre Berry-au-
Bac et Corbény. Toute l'armée ayant fait demi-tour
pivotasursonexlrêmegauche.devenue extrême droite.
Les corps de Winzingerode, de Sacken, de Kleist et de
N&asouty à Napoléon, Corbény, 7 heures et demie da 'soir, et Drouot à
-Napoléon. Berry, 6 mars. Arch. nat., AF. nr, 1670. Corrapondanee de Napo-
quels oorps passeraient l'Aisne snr le pont, qnels autres suivraient les bagages
• ;r Kisines. D après MûfBing, tontes les troupes auraient saivi les bagages
Fismes et auraient passé l'Aisoe à Berry-au-Bac.
Lettre de Winzicgerode à Blùcher, 3 mars, 5 heorea du matin, citée par
ifx, Geich. de» Feîdx. 1814, U, Annexe», 580.
170 181 4.
York, et la cavalerie de Langeron, se dirigèrent vers
Craonne. Biilow se porta en réserve à Laon Rudze-
witsch, avec toute l'infanterie de Langeron, ûdmeura
dans Soissons '. Le 6 mars, Bliicher qnilta Cliavignou
do sa personne et se mit en route pour Craonne. Mais
sans pousser jusque-là, il vit que l'opération projetée
n'était plus possible. Winzingerode, n'ayant pas mis
assez de diligencedansTexéculion des ordres, n'avaitpu
occuper ni la forêt de Corbény, ni même, du moins en
forces suffisantes, le villag-e de Craonne construit sur
la crête orientale du plateau^ D'autre part, Napoléon,
averti vers midi que des troupes ennemies étaient en
mouvement sur ce plateau, avait envoyé en reconnais-
sance deux bataillons de la jeune garde qui avaient pu
enlever ce village. A la droite, Ney avec la division
Meunier avait délogé de l'abbaye de Vauclère, dans
la vallée de l'Ailette, deux régiments d'infanterie russe
et les refoulait sur le plateau '.
L'offensive prise par Napoléon déconcertait Blii-
cher, mais le mouvement de Bliicher sur Craonne
déconcertait Napoléon. Le feld-maréchal devait re-
noncer à son plan qui était d'attaquer les Français en
flagrant délit de marche, dans une plaine oui il aurait
pu déployer toutes ses forces *. L'empereur devait
également abandonner son projet qui était de se por-
ter droit sur Laon, par la grande route de Reims, pour
1. Ordres de Blùcher des 5 ot 6 mars, cit. par Plotho, in,286, 288. Cf. Clau-
sewitz, 439; Damitz, III, 20 ; Journal de Laogeron. Archives topographiques de
Saint-Pétersbourg.
2. Lettre de Woronzoff à Winzingerode, cit. par DamiU, III, annexes 453.
Cf. Plotho, III, 288; Bernhardi, III, [182; Clausewiiz, 439. — Lowcostern dans
son manubcrit (cit. par Bernhardi) dit qu'à cette occasion Blùcher réprimanda
vivement Winzingerode.
3. Ney à Berthier, château de la Bove, 6 mars, 7 heures t demie du soir.
Arch. de la guerre. Cf. Fain, 164 ; Schulz, XII, 2* part., 115; Bogdanowiisch, I,
318, et Moniteur du 12 mars.
4. Multiing, Kriegsgeschichte de* Jahres 1814, II, 97-98; Bernhardi, III, 183;
ClausewiU, 439; Plotho, III, 288-289; Damit^, III, 2i.
LA BATAILLE DE CRAONNE 171
V devancer les Alliés'. Marcher vers Laon alors que
l'eniienii occupait le plateau do Craonne eût été s'ex-
poser à une attaque de flanc. Les deux advcrsafres
prirent presque à la même heure un nouveau parti.
Bliicher se décida à recevoir la bataille sur le plateau
au lieu de la donner dans la plaine, Napoléon à re-
fouler l'armée coalisée vers Laon au lieu d'aller
l'allendre sous les murs de cette ville. Mais la for-
lune favorisait Biiicher en lui donnant une magni-
fique position défensive dont il ne connut toute la
force qu'après s'être résolu à s'y établir.
Entre l'Aisne et l'Ailette s'élèvo parallèlement au
cours de ces deux rivières un long plateau qui tantôt
vaste comme une plaine, tantôt resserré comme un
défilé, s'étend des environs de Corbény à l'est jusque
passé Soissons à l'ouest. A son extrémité orientale.
ce plateau projette au milieu de la campagne, ainsi
qu'un fort avancé, un promontoire d'un^ altitude de
centcinquante mètres au-dessus du niveau de l'Aisne.
Ce promontoire qui s'appelle « le petit plateau de
Craonne » se relie au grand plateau par une sorte
d'isthme, qui dans sa partie la plus étroite, où s'élève
la ferme d'Ilurtebise, a cent trente mètres de largeur.
Soit qu'on suive la route de Corbény qui traverse le
petit plateau, soit qu'on gravisse la route des Dames
qui après avoir côtoyé la montagne vient se confondre
avec la route de Corbény devant la porte de la ferme
et se dirige alors vers Ghavignon', il faut pour atterrir
1. Corretpondanee de NapoUxm, SI 447, 21 448. Registre de Bartluer (ordrM
M lettres des 5 et 6 mars). Arch. de \x guerre.
t. La route des Dames fiic C4»siruiie rera 1770 poor Mesdames de
France, qai allaient eo villégiature au cbâteaa de la Bove chez M. de Nar-
boone. Cette route, partaiit de la Bove, traversait l'Ailette, côtoyait le versant
nord de la niontaj^De de Crauuoe et atteignait le baot du plateau devant la
ferme d'Ilurtebise. I^ elle tournait brusquement à l'ouest et traver&ait le
grand plateaa presque dans toute sa longueur, jusqu'à l'Ange-Gardien o«
•lie re oignait la route rojale de Paris à Laon par So.ssoaa,
X
172 4 81 4.
sur le grand plateau passer l'isthme d'IIurtebise,
dont le terrain est légèrement en contre-bas des deux
sommités. La position n'a pas d'autre accès. En
arrière de l'étranglement d'IIurtebise, les flancs do
la montagne tombent presque à pic, au nord dans la
marécageuse vallée de l'Ailette, où se creuse un ra-
vin qui porto le nom de Trou de la Demoiselle, au
sud dans la vallée Foulon, oh le précipice plus roide
et plus profond encore s'appelle le Trou d'Enfer.
Bliicher, voyant que l'occupation du plateau se
réduisait à peu près à la défense d'un défilé, jugea
qu'il n'était point nécessaire d'y immobiliser toute son
armée. Une trentaine de mille hommes, appuyés par
une forte artillerie, suffiraient pour arrêter les assail-
lants. Les autres troupes, opérant un grand mouve-
ment tournant, viendraient prendre les Français à
revers pendant leur assaut. Le comte Woronzofî,
lieutenant de Winzingerode, fut chargé [de la dé-
fense du plateau avec 46 300 fantassins, 2 200 cava-
liers et 96 canons. Ce premier corps de bataille avait
comme réserve les trois divisions deSacken, comptant
13500 hommes. Winzingerode reçut l'ordre de réunir
toute sa cavalerie, moins celle laissée à Woronzolï,
toute celle de Langeron et toute celle d'York. Avec
celte masse de plus de dix raille chevaux, que renfor-
çaient soixante pièces d'artillerie légère et que suivait
le corps de Kleist, infanterie et cavalerie, Winzinge-
rode devait passer l'Ailette entre Chevregny et Filain,
et se rabattre le lendemain, par Festieux et la route
de Reims, sur les derrières de Napoléon'.
Pendant que Bliicher prenait ces nouvelles dispo-
1. Copie de la disposition de BlOcher, Arch. nat., AP. iv, 1668. Ordre do
Bliicher, 6 mars, 6 heures du soir, cité par Plotho, 111, 289. Cf. Jouraal de
Langeron et rapport de Woronzoff. Arch. topographiquos de Saiat-l'Oiurs-
bourg. Clansewitz, Der Feldzug in Frankreich, 4-10.
LA BATAILLE DE CRAON'NE. 173
sitions, lo combat se poursuivait au sommet du petit
plateau, entre les premières troupes qui y étaient
arrivées. Après que les deux bataillons de la garde
avaieni délogé Tennemi du village de Craonne, l'un
d'eux s'était avancé sur ce plateau; mais, chargé
sur ce terrain découvert par les hussards Paulowgrad,
il s'était retiré dans le village où cos cavaliers l'avaient
laissé fort tranquille. La petite division Meunier, con-
duite à l'assaut par le maréchal Ney, s'était emparée
de l'abbaye de Vauclerc, dans la vallée de l'Ailette,
puis, gravissant la côte à la suite des deu.x régi-
ments russes, elle les avait refoulés dans la ferme
dHurtebise. Trois fois cette position fut prise et re-
prise. Enfin vers sept heures, à la nuit noire, Ney
évacua la ferme. Il établit les bivouacs de la division
à mi -côte, entre Ilurtcbise et Vauclerc; lui-même vint
coucher au château de la Bove, de l'autre côté de
TAilelte, non loin de la brigade Pierre Boyer qui
occujjaitBouconville*. La cavalerie do la garde (divi-
sions Colbert et Exelmans), les dragons de Roussel,
la vieille garde de Priant, les divisions Boyer de
Rebeval et Curial bivouaquaient entre Berry-au-Bac
et Corbény, où se trouvait le quartier impérial. De
forts avant-postes gardaient la route do Laon et les
crêtes du petit plateau, à Craonne et à CraonneUe.
Une partie de l'artillerie, la division Charpentier, la
division Arrighi, la 3' division de la cavalerie de la
garde n'avaient point encore passé le pont*. Quant
aux ducs de Trévise et de Raguse, ils étaient fort en
aiTière, le premier à Coi*micy, le second à Braisne, car
l'ordre de rejoindre l'empereur ne leur était parvenu
1. Ney à Berthier, La Bove, 7 heures et demie du soir, 6 mars. Àrch. à«
1* pierre. Cf. Bogdanowitsch, I, 317-318.
2. Registre de Berthier (ordres du 6 mars, Corbény) ; Journal de la divi-
sion Roussel; Journal de la diTisioa Boyer d« Rebeval. Arch. d« U gnerr*.
m 1814.
devant Soissons que le 5 mars dans l'après-midi, alors
qu'ils vcuaieul do tenter sur les faubourgs de cette
ville un coup do main aussi honorable qu'inutile, oii
ils avaient perdu huit cents de leurs soldats et tué un
millier d'hommes à l'ennemi '.
Dans la soirée, Napoléon prit ses dispositions
d'attaque pour le lendemain. Il avait ses cartes, mais
il ne négligeait point de s'informer auprès des gens
du pays. Le maître de postes de Berry-au-Bac dit que
M. de Bussy, maire de Boaurieux, qui avait servi
jadis comme officier, renseignerait très bien l'empe-
reur. Napoléon, chez qui la mémoire des noms n'était
pas, comme on l'a dit, une simple prétention, se rap-
pela avoir eu comme camarade au régiment d'artillerie
de la Fèro, un officier du nom de Bussy. Une escorte
de cavalerie fut envoyée au maire de Beaurieux; il
arriva au milieu de la nuit. Après quelques paroles
d'amitié, l'empereur le mit en peu de mots au courant
de son plan d'attaque. Napoléon comptait canonner
l'isthme d'ïïurtebiso afin de faire croire aux Russes
qu'il préparait une attaque de front. Pendant le feu,
les troupes de Ney escaladant la montagne en arrière
d'IIurtebise viendraient déboucher sur le flanc gauche
de l'ennemi par la route des Dames; en même temps,
la cavalerie de Nansouty, avec quelques batteries
d'artillerie légère, gravirait le plateau vers Vassoigne
et ferait une vigoureuse démonstration sur le flanc
droit. Les Russes, selon lui, seraient ainsi débordés
sur leurs deux ailes. Bussy objecta que, en débou-
chant de la route des Dames, la colonne do Ney serait
foudroyée par l'artillerie française établie sur le petit
1. Rapport de Marmont à Barthier, Villeneuve, 2 heures du matin, et
lettre au même, Braisne, 5 heures du soir, 6 mars. Arch. de la guerre. Jour-
nal de Langeron. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg. Cf. Registre d«
Berthier (Â Marmont et à Mortier, 4, 5 et 6 mars].
LA BATAILLE DE CRAONNE. 1Î5
platoau. C'était plus avant dans la vallée de l'Ailette,
vers le village d'Ailles, que Ton devait aborder la posi-
tion ennemie. L'empereur se rendit à ces raisons, et
envoya de nouveaux ordres à Ney. Buss,', réintégré
incontinent dans les cadres de l'armée avec le grade
de colonel d'artillerie, — avancement singulièrement
rapide, — fut chargé de guider la cavalerie de la garde
à travers le vallon d'Oulches*. Au reste, Napoléon
abusé par des rapports de la nuit, assurant que le gros
des troupes russes opéraient une marche rétrograde,
pensait n'avoir à attaquer qu'une arrière-garde dont
il aurait bon marché*.
Le lendemain, 7 mars, vers huit heures du matin,
l'empereur, voulant inspecter les positions de l'en-
nemi, se rendit sur le petit plateau qui n'était encore
occupé que par deux bataillons de la garde. Sur le
gi'and plateau, les Russes avaient déjà pris leur forma-
tion de combat. Ils présentaient trois lignes succes-
sives de colonnes de bataillon. La première ligne,
forte de quatorae bataillons, s'étendait à cheval sur la
route des Dames, face au débouché d'IIurtebise, à
douze cents mètres environ de la ferme, la gauche à la
crête de la montagne, la droite débordant la sortie du
défilé et regardant le ravin de la vallée Foulon. La
seconde ligne, de sept bataillons, et la troisième, de
neuf bataillons, toutes deux également à cheval sur
la route des Dames, étaient, celle-là à cinq cents mètres
et celle-ci à mille mètres en arrière du premier corps
de bataille. Iluit cents chasseurs occupaient comme
1. Fain, Manutcrit de 18U, 161-165; Waldbourg-Truchsess, //ine'nur* de
Napoléon à l'île d'Elbe appendice à la 3* édition, pp. 61-63. Cf. Meury, U
Département de l'Aisne en 1814, 292-295
2. Correspondance de Napoléon, 21453. flegistre de Berthier (à Ney, Cor-
bény, 7 mars, 4 heures du matia). Arch. de la guerre. — D'après l'opinion de
''empereur, l'ennemi en se portant sur Craonne n'avait eu d'autre but que
ne gagner Laon par la route de Corbény. Ce débouché étant occupé par
les Francau, U s était mis «n retraite par Clukrignoo.
(76 1814.
poste avancé la ferme d'IIurteliise, ayant deux esca-
drons pour soutien. A la droite de la première ligne,
le régiment Paulowgrad et quatre régiments do Cosa-
ques se tenaient prêts à charger les assaillants qui
tenteraient l'escalade du plateau par les sentiers de
Vassoigne ; et, à deux kilomètres en arrière de la
troisième ligne étaient massés les 4 200 chevaux du
corps de Sacken dont Tinfanterio servait d'extr4me
réserve. Trente-six pièces do canon, dont douze de
gros calibre, établies devant le front du premier corps
de bataille, commandaient le défilé. Douze pièces
placées obliquement au-dessus du Trou d'Enfer croi-
saient leurs feux avec ceux des batteries du centre.
A l'aile gauche, dix-huit canons de position, douze
dominant le Trou de la Demoiselle et six braqués sur
Ailles, battaient la vallée de l'Ailette. Enfin une ré-
serve d'artillerie de trente bouches à feu se trouvait
entre la deuxième et la troisième ligne de bataille*.
Dans la nuit il avait gelé très fort et il était tombé un
peu de verglas. Les chevaux d'artillerie glissaient en
montant. Les premières batteries françaises arrivèrent
seulement entre neuf et dix heures sur le petit plateau.
Impatient d'occuper l'ennemi sur son front, de façon
à détourner son attention de son flanc gauche, où il
allait être attaqué, l'empereur donna Tordre d'ouvrir
le feu. Les batteries russes ripostèrent. On se fit peu
de mal". On canonnait à près de 2 500 mettes, dis-
tance qui, à cette époque, excédait de moitié non point
la portée mais la portée efficace des bouches à feu.
Venu de Braye, où il avait couché, Blùcher était
alors sur le terrain, prêt à prendre l'offensive dès que
1. Rapport de Woronzofi sur la bataille de Craonne. Arch. topogra-
phiques de Saint-Péiersbourg, n* 47535.
2. Journal de Boyer de Rebeval. Arch. delà guerre. Cf. Bogdanowitsch,
I, 321-322.
LA BATAILLE DS CRAONNE. t77
le canon de Winzingerode sur les derrières de l'année
française l'aurait averti de l'exéculion du mouvement
tournant. A dix heures, une estafette apprit hu feld-
maréclial que la grande colonne de cavalerie, qui selon
tous les calculs aurait dû se trouver déjà à la hauteur
de Feslieux, était encore dans la vallée de l'Ailette,
près de Chevregny. Aussitôt Bliicher, laissant le com-
mandement en chef à Sacken, partit pour Chevregny
afin d'activer la marche de Winzingerode *.
A l'heure même où Bliicher quittait le plateau,
Ney, marchant au canon, prononçait son mouvement.
La brigade Pierre Boyor se porta sur Ailles, la divi-
sion Meunier, bientôt soutenue par la division Curiai,
se glissa à travers bois jusqu'au pied du Trou de la
Demoiselle et commença la difficile escalade des
rampes '.Les Français ne tardèrent pas à être signalés
par les tirailleurs qui garnissaient les crêtes du pla-
1. Mûffling, Kriegtgeteh, de* Jakre$ 1814, II, 101-102; Yamhagen, Biogrm-
phisch Denkmale. III, 345-349.
2. Ordre de Nej, La Bore, 7 mars, 10 heures da matin. Arch. de la guerre.
Rapport de Vv'oroDzotf. Arch. topographiques de Saiot-Fétersbourg.
Il y a de la bacailld de Craonne quatre récits originaux : 1* aux archives
ie Saint-Pétersbourg (n« 47 535), le rapport du général Woronxoff; 2* aux
Archives de la guerre, one relation du général Beiliard, une assez longue
Dote du général Colbert, et le Journal de marche de la division Boyer de
Relevai. (Il ne faut citer que pour mémoire le Journal de marche de la
iivision Roussel, où il j a seulement deux lignes sur la baiail'e.) Or, de ces
quatre récits, trois : celui de Woronzoff, celui de Colbert et celui de Boyer de
Rebeval, concordent parfaitement et présentent les faits sous le même
joar. Celui de Beiliard est tont opposé et raconte les choses d'ane façon
absolument diâerenie, du moins pour les deux premiers • moments • de la
bataille. Non seulement la concordance parfaite entre les ra|>ports de trois
témoins, dont aucun n'a nécessairement pu cuonaître les rapports des deux
autres, milite eu faveur de leur véracité; non seulement lexanien du ter-
rain appuie leur témoignage ; mais, de plus, la relation de Beiliard est for-
mellement contredite sur plusieurs poinls par le< lettres et le* ordres de
N<"y du 6 et du 7 mars. Or, entre une relation élaborée le lendemain de la
bataille et des ordres écrits au moment de l'attaque, alurs que la moindre
eireur aans l'indication des lieux peut amener les plus graves conséquence»,
I hésitation n'est pas permise. C'est ponr'juoi nous avons suivi, pour tous les
points où il y a désaccord, les récit-t identiques de Woroniort, d Co'bert
et de Boyer de K'.-beval, de préférence au réeii, souvent inexact.de Belliurd,
qu'ont adopte les auteurs de Victoire* et Conquête* et l'hisiurien du ComuitU
«< ete l'Empire,
a
178 181 4.
teau. Les bataillons de Vaile gaucho ouvrirent un feu
nourri contre la lèle de la colonne d'attaque, tandis
que la batterie du Trou de la Demoiselle tirait à mi-
traille sur les troupes qui n'étaient pas encore dans
l'angle mort du ravin. Les soldats de Ney parvinrent
cependant à prendre pied sur le plateau, mais pour un
instant. Criblés de balles et de biscaïens, partout re-
foulés, ils se reformèrent à mi-côte, se préparant à un
nouvel assaut. Aux débouchés d'Aillés, la brigade
Pierre Boyer rencontrait la même résistance. A l'ex-
trême droite de la ligne ennemie, les l"et 2* divisions
de la cavalerie de la garde (éclaireurs, lanciers et
dragons) gravissaient au-dessus de Vassoigne des
sentiers escarpés où il fallait passer homme par homme
et où l'on resta longtemps sans avancer'.
L'empereur n'avait encore sous la main que la
division Priant, et le moment n'était pas venu de
faire donner les grognards. Napoléon les ménageait
plus qu'il ne se ménageait lui-même. Le maréchal
Victor arriva avec sa première division de jeune
garde, commandée par Boyer de Rebeval. L'empereur
lui ordonna de côtoyer le ravin de Vauclerc jusqu'à la
route des Dames, par où il déboucherait en arrière
de la ferme d'Uurtebise afin de prolonger la gau-
che de Ney, qui avait tenté un second assaut. Les
Russes postés dans la ferme risquaient d'être coupés.
Woronzoff leur envoya l'ordre de l'évacuer. Ils se
replièrent et entrèrent dans le premier corps de ba-
taille après avoir incendié les bâtiments. Grâce à
l'épaisse fumée qui s'éleva des granges, la division
Boyer do Rebeval, ployée en colonne serrée, put dé-
boucher sous les feux croisés de quarante-huit canonsi
sans être trop maltraitée. Pour reprendre haleine, i
I. Rapport de Woronxoff. Arcb. de Saini-Pétersbourg. Belation deColbcrt
Ascb. de la guerre.
LA BATAILLE DE CRAONNE. 179
elle s'abrita derrière un grand tertre factice, d'ori-
gine gauloise, nommé la Mutte au VentK Le défilé
étant devenu libre, l'empereur y fit passer quatre
batteries qui vinrent s'établir à la gauche de la diT»-
sion Boyer de Rebeval, leur droile abritée par le rem-
blai de la route des Dames. L'artillerie ouvrit le feu,
mais les canonniers novices chargeaient lentement et
pointaient mal. En vain Drouot se multipliant, cou-
rant d'une batterie à une autre, maniant l'écouvillon
et la planchette de hausse, montrait leur métier à ces
jeunes gens « avec autant de douceur que do sang-
froid », ils recevaient six boulets pour un et plu-
sieurs des pièces furent démontées avant d'avoir pu
tirer*.
L'ennemi ébranlé cependant par les attaques réi-
térées du prince de la Moskowa, qui n'abandonnait
les crêtes du plateau que pour y revenir aussitôt
à la charge, infléchit son aile gauche, prenant une
ligne légèrement oblique. Victor, profilant de ce mou-
vement, porta d'un bond sa division à près de mille
mètres en avant, sur la lisière d'un petit taillis appelé
le bois Marion. Dans la marche, le duc de Bellune
reçut une balle qui lui traversa la cuisse de part en
part. Il remit le commandement à lioyer de Rebeval \
Celui-ci, accueilli par un feu d'enfer et se voyant, en
terrain découvert, seul avec sa division à soutenir
l'ellort do l'armée russe, n'osait ni avancer ni reculer.
Avancer, c'était se briser sans utilité contre une mu-
1. Le rédacteur da Journal de la division Boyer de Rebeval, qui n'était
pas archéologue, appelle ce moaticule (très vraisemblablemeut poste télégra-
phique gaulois) ■ uue vieille redoute *. — Oo voit que daos ce déâlé tout
rappelle la violence de l'Aquilon : llurtebise (Heurte-bise) et la Mutte (Butt^)
au vent.
2. Journal de la division Boyer de Rebeval; Rapport de "Woronzoff.
3. Joiirual de la «livison Boyer de Rebeval ; Kapport de Woropxofi,
Larrey eciivait le 9 mars a Uerihier : * La blessure du duc de Bellune ek,
très grave. Dans tous les cas. il oe pourra élre guéri avant rrois mois. •
Registre de correspondance de Larrey (communiqué par M. le baron Lamy).
180 181 4.
raille de baïonnettes et de canons ; reculer pour s'abri-
ter dans le bois, c'était s'exposer à un sauve-qui-peul.
Les conscrits déjà fort émus se débanderaient dès
qu'ils ne seraient plus coude à coude et sous l'œil des
serre-files. Dans cette crainte, le général ne voulut
même pas faire déployer sa division. Il la maintint
en bataillons en masse sous la mitraille de l'artille- \
rie russe, qui tirait à petite portée. « Nos jeunes sol- *
dats, écrit l'aide de camp de Boyer, firent plus
qu'on n'aurait pu espérer. Pendant une heure nous
nous massacrâmes d'une manière épouvantable. » Le
14* de voltigeurs perdit trente officiers sur trente-
trois; le régiment fut fauché comme un champ de
blé'.
Enfin un premier renfort franchit le défilé d'Hurte-
bise : la brigade Sparre des dragons d'Espagne.
Grouchy n'ayant pu réunir que ce millier d'hommes
était parti avec eux sans attendre la seconde brigade.
Les dragons, débouchant au grand trot de l'angle du
bois Marion, chargèrent la batterie établie à l'aile
gauche : les artilleurs furent sabrés, les douze canons
pris. Pendant que Grouchy enlevait cette batterie,
Nansouty parvenu à se former sur les crêtes du pla-
teau, à l'autre extrémité du champ de bataille, lança ses
escadrons contre la droite de l'ennemi. Après avoir
dispersé les Cosaques et rompu les hussards Paulow- |
grad, les cavaliers de la garde chargèrent en ligne \
deux bataillons russes qu'ils refoulèrent jusque près ;
de Paissy. Hommes et chevaux, confondus en un j
affreux désordre, allaient être infailliblement préci- ^
pités dans ce ravin à pic, lorsqu'une des batteries de |
réserve, soudain démasquée, arrêta l'élan de la ca- «
1. Journal de la division Boyer de Rebeval. — L'officier qui rédigea ce |
journal dit : « peadant trois heures ». C'est une exagération, mais on coucoit S
que le temps lui ait paru long.
LA BATAILLE DE CRAONNE. 181
Valérie française et permit aux Russes de se rallier*.
Woronzoïr était encore intact à son centre, mais il
avait abandonné le poste avancé dllurtcbise, sa droite
était entamée et sa gauche fléchissait sous les charges
des dragons de Grouchy qu'appuyait l'infanterie
de Ney et de Boyer de Rebeval. Woronzoff avait
l'ordre de se maintenir jusqu'à la dernière extrémité
afin de donner le temps à Winzingerode d'opérer son
grand mouvement tournant. Une contre-attaque deve-
nait nécessaire. A la droite, les bataillons et les esca-
drons russes, dégagés par le feu de la batterie de
réserve, se reportèrent en avant, ramenant Nansouty
jusqu'aux crêtes de Vassoigne. A la gauche, deux ré-
giments d'infanterie fondirent baïonnettes croisées
sur les dragons de Grouchy. Acculés à la batterie dont
ils venaient de s'emparer, ceux-ci voulant reprendre du
champ pour fournir une nouvelle charge abandon-
nèrent les pièces. Comme ils se ralliaiem devant le front
de la division Boyer, Grouchy et Sparre furent blessés
presque au même instant. Grouchy reçut un biscaïen
au genou droit, Sparre une balle dans la jambe. Sans
chef et sans ordres, les dragons restèrent indécis, im-
mobiles sous la mitraille. Woronzofi" voyant leur hési-
tation fit avancer du troisième corps de bataille une
brigade fraîche qui marcha à la baïonnette contre ces
escadrons. Ils tournèrent bride et vinrent jeter le dé-
sordre dans les régiments de Boyer de Rebeval qui
lâchèrent pied. La panique gagna les jeunes soldats
de Ney établis à leur droite; ils s'enfuirent à leur
tour, malgré les exhortations, les cris et les coups
de plat d'épée du maréchal. Fantassins et cavaliers
se précipitèrent au fond des ravins de l'Ailette Le
grand plateau était presque complètement nettoyé.
1. Rapport de 'Woronsoff. Cf. la relation de Colbert. la relation de Bailiard
M le Journal de la division Roussel. Arcb. de la (^erre.
182 1814.
Pour la cinqiiiëme ou la sixième fois, les Français
abaDclonnaient ces crêtes dont la courte possession
leurt.vait coûté tant de sang'.
Depuis longtemps déjà, l'empereur recevait de Ney
et de Boyer de Rebeval d'incessantes demandes de
renforts. « Nous allons être culbutés, disait Boyer,
les p/èces démontées affaiblissant le feu de notre ar-
tillerie et le feu de notre infanterie devenant presque
nul par suite du grand nombre do blessés qui quittent
les rangs*. » Le malheur était que Ney, prenant la
préparation de l'attaque pour le début de l'attaque et
marchant au canon, se fût engagé trop vite, avant que
l'empereur n'eût concentré des troupes suffisantes.
Napoléon ne pouvait envoyer des renforts qu'à mesure
que ses divisions étaient prêtes à entrer en ligne. A
une heure enfin, les chasseurs et les grenadiers à che-
val de La Perrière (3* division de la garde), l'infanterie
de Charpentier, la réserve d'artillerie atteignent le pe-
tit plateau. C'est le moment décisif.
Les cavaliers de La Perrière franchissent au galop
l'isthme d'IIurtebise et viennent charger le centre de la
ligne ennemie. Ils reculent bientôt, mais leur furieuse
attaque a permis à la division Charpentier, qui a suivi
le mouvement, de s'établir à cheval sur la route des
Dames, prolongeant la gaucho de Boyer de Ilebeval
dont les bataillons décimés se reforment devant le
bois Marion. En même temps, les troupes de Ney
revenues de leur panique couronnent de nouveau les
crêtes de droite tandis qu'au sud du plateau, entre
Vassoigne et la ferme des Roches, les quatre mille
cinq cents cavaliers de la garde se déploient en ligne,
1. Rapport de Woronzoff. Cf. Journal de la divisioa Boyer de Rebeval;
R«latioD de Belliard; Reljtion de Colbert; Lettre de Grouchj i Berthier,
Craonne. 7 mars, Arch. de la guerre et Registre de Larrey.
S. Journal de la division Boyer de Rebeval.
LA BATAILLE DE CRAONNE. 183
sabre au clair. Enfin, saluées par les acclamations do
toute rarmée, soixanle-douze pièces de la garde et de
la réserve d'arlillerie débouchent du délilé d'Hurlcbiso
5t passent au grand trot dans les intorvallos des bri-
gades, roulant sur la terre durcie avec le bruit du
tonnerre. En un instant, les batteries sont établies de-
vant le front des troupes, les avant- trains détachés,
les canonniers à leurs pièces. Les soixanle-douze
bouches à feu foudroyent les Russes. L'empereur
arrive sur la hgno de bataille *.
Il était temps pour l'ennemi que s'opérât la diver-
sion de Winzingerode. Encore la cavalerie russe eût-
elle été signalée par les lanciers polonais du comte
Pacz qui éclairaient la route de Laon, arrêtée quelques
moments par la deuxième brigade de Roussel qui oc-
cupait Cori^ény, combattue enfin par la division Ar-
righi et les corps des maréchaux Mortier etMarmout,
qui étaient échelonnés à cette heure-là entre Craonne
et Berry-au-Rac '. Il est donc fort probable que
« l'admirable manœuvre » conçue par Rliicher n'eût
pas amené les résultats qu'il en espérait, c'est-à-dire
« donné le coup de grâce à l'armée française' ».
Au demeurant, la diversion ne devait pas avoir lieu.
Le manque de temps et le mauvais état des chemins,
rendaient presque impossible ce raid de cavalerie; de
plus Winzingerode n'avait pas mis dans sa marche
toute la diligence qu'il fallait*. Bliicher averti dans la
1. Relation de Colbert; Relation de BeUiard; /enraal de la dirision Bojer
de Rebeval. Cf. Rapport de Woronzotf. — C'est Colbert qui dit que rempe-
rear vint lui-mSuie diriger le feu de l'artillerie.
2. Nejf à Pacz, La Rore, 7 mars; M.irnioot k Berthier, Berrr-au-Bac,
9 raara, midi; Guvot commaodaDt la (ilace de lierry-au-liac à Henhier, R mara.
■ Les ducs de Belluue et de TréTise août partis d'ici hier matin (7 mars). ■
Arch. 'le la guerre.
3. Uaniiag. Au* metnem Lében, 131-132; Richter, UI, 196. Cf. Damits.nL
Vti, et Varuhagen, III, 586.
•4. WiDiiugerode avait reçu l'ordre de former sa colonne de cavalerie et
4'artilleria le 6 mara à 6 heures da soir. U «'était aussitôt mis en route, pois
184 181 4.
matinée que Winzingcrode se trouvait encore à en-
viron vingt kilomèlrcs du point oii le fclJ-maréchal
le croyait arrivé, était, ou l'a vu, parti immédiate-
ment pour Clievrcgny afin de presser la marche de la
colonne. Mais où Winzingerodc — le premier sabreur
deFEurope, comme l'appelait Bliicher ' — n'était point
parvenu à défiler, le feld-maréchal n'y réussit pas
mieux. Les chemins embourbés de la vallée de l'Ai-
lette, où la gelée n'avait eu que peu d'effet, et les
pentes glissantes des hauteurs qui l'entouraient étaient
difficiles pour la cavalerie, impraticables à l'artillerie.
En outre l'infanterie de Kleist qui, elle aussi, selon
les ordres de la veille, avait commencé son mouve-
ment d'Anizy sur Chevregny, venait encombrer le
vallon. Toutes ces troupes piétinaient sur place en
une affreuse confusion*. — Quelle belle canonnade on
eût fait là dedans! — Après s'être épuisé eu efforts,
Bliicher qui entendait depuis longtemps tonner le
canon sur les hauteurs de Graonne vit que la diver-
sion de Winzingcrode serait en tout cas trop tardive,
[l se décida à concentrer son armée sous Laon, et
expédia à Sackcn l'ordre de se mettre en retraite ^
Cet ordre parvint vers une heure et demie à Sacken
arrivé à la nnit tombante dam la vallée de TAilette, an milieu de marais et de
bois, il n'avait pas voulu y engager ses troupes sans avoir coairae éclai-'eurs
les Cosaques de CzerQischeff. Ceus-ci, qui avaient escarmouche toute la
journée dans la plaine vers Corbéiiy, avaient leurs chevaux harassés: ils
durent les faire manger et reposer. Wioziugerode passa la nuit à Filain,
remettant son départ au lendemain, 6 heures du matin. C'était là une faute
dont Rlilcher le biàma (Manufcrit de Lowenstem, cite par Bernhardi, III, 18t:
\ arnhagen, III, 386). — Au reste, il y avait aussi de )a faute de bliicher qui
a*ait indiqué un mauvais itinéraire. Si, au lieu de passer par Chevregny,
Fresles, Feslieux et Aubiguy (ordre de Ulficher. du 6 mars). Wmzingerode eût
i.".arcbé directement sur Aubigny, par Chauiouille et Arrancy, en suivant la
vtiilée de la Uieres, il eût abrégé sa route d'un bon tiers. Les chemins
étaient mauvais, mais ils ne l'étaient guère moins dans l'aufe direction.
1. Muffling, Atts meinem Leben, 125.
2. Lettre de Winzingcrode a. Alexandre, 8 mars, citée par Bogdanowtisob,
i, 319. Cf. Varnbagen, 111, 349.
%. Miiftiing, 132; Bogdanowiuch, I, 319, 323.
LA BATAILLE DE CRAONNE. 185
qui le fit aussitôt communiquer à WoronzofF snr le
champ de bataille. Woroazoff commença par répondre
que puisqu'il avait déjà tenu cinq heures, il pourrai';
bien tenir jusqu'à la nuit», celte prolongation dft
résistance devant lui coûter moins de monde qu'une
retraite sans cavalerie, en terrain découvert. Sacken
renouvela impérativement à Woronzofî l'ordre de se
replier, ajou tantqu'il mettait en mouvement les quatre
mille deux cents chevaux de son corps d'armée pour
soutenir la retraite de l'infanterie*.
Les Français, maîtres des crêtes orientales et s'éten-
dant en travers du plateau, s'étaient formés en ligne
parallèlement à l'ennemi. Les Russes commen-
çaient à lâcher pied, ébranlés de front par le feu de
l'artillerie, débordés sur leur droite par la cavalerie
de la garde, dont l'empereur venait de confier le com-
mandement à Taide-major général Dclliard, inquiétés
sur leur gauche par les vétérans d'Espagne de la bri-
gade Pierre Boyer qui attaquaient vigoureusement le
village et les hauteurs d'Aillés. Que WoronzofT le
voulût ou non, il lui fallait battre en retraite. Dans
les premiers moments cette retraite fut admirable. Les
Russes, enlevant leurs pièces démontées et un certain
nombre de leurs blessés, se retirèrent pas à pas, avec
un calme imposant, par bataillons carrés en échiquier'.
Les régiments Navaginsk et Tula ne cédèrent le ter-
rain que sur des ordres réitérés. Le général-major
Ponset, qui commandait cette brigade, n'étiiit point
encore guéri d'une blessure reçue à Leipzig; il se te-
nait la béquille à la main devant ses troupes el allait
1. C'était là une prétention fort dîscntable. Kn ontre, WoroazodT n'avait
pas encore tenu cinq heures puisque i'aitaquo de l'iiilanteri«« de Nej, lapro-
Biere engagée, avait commencé à 10 heures et demie seulement.
2. Rapport de Worouzoff. Arch. de Saint-Pétersbourg, n* 47 535.
3. Rapport de Woronzotf ; Relation de Coibert; Relation de Belliard ; JoanuU
*• Boyer de Rebeval. Ardu de U guerre.
186 181 4.
grommelant : « — Je mourrai ici, mais je ne re-
culerai point d'un pas. » Le {général Wuilzch, com-
mandant le premier corps de bataille, vil que l'ordre
qu'il avait donné tardait à s'exécMlcr; il galopa
vers Ponset qui répéta : « — Je mourrai ici, mais
je ne reculerai point. » Wuitzch piqué répondit avec
le plus grand sa^ng-froid : « — Si Votre Excellence
veut mourir ici, je n'ai rien à y voir; mais quant à la
brigade je lui ordonne do se mettre en retraite *. » Sur
un autre point de la ligne, le régiment Schirwan se
tenait immobile sous le feu d'une des batteries de
Drouot. Les deux frères Sellenick, tous deux capi-
taines au régiment, demandèrent au général Laptew
l'autorisation de charger cette batterie. « — Avec
l'aide de Dieu! » répond Laptew, et lui-même marche
en tête. Atteint d'un biscaïen, il roule à bas de cheval;
le colonel tombe aussi ; les deux Sellenick sont tués à
cinquante mètres des pièces. Los soldats hésitent, s'ar-
rêtent, reculent. Mais leur contre-attaque le» a mis en
Tair. Ils sont chargés, entourés par plusieurs esca-
drons, et les cartouches leur manquent. Ces braves se
frayent passage à la baïonnette et emportant leurs
blessés et les cadavres des deux frères, ils parviennent
à rejoindre le gros des troupes russes*.
A mesure que s'accentuait la retraite de l'ennemi,
à mesure les attaques des Français devenaient plus
vives et plus menaçantes. Pour no pas être débordé
par la cavalerie, Woronzoiï dut précipiter son mou-
vement de façon à atteindre une émincnce située
devant Cerny, à deux kilomètres et demi de son
premier front de défense. Là, il prit une nouvelle
position, remît vingt-quatre pièces en batterie et
arrêta quelque temps la marche de l'année impé-
1. Journal du colonel Majewskj, cité par Bogdanowitsch, I, 3tS.
t. Journal du colonel Majewskjr.
M BATAILLE DE CRAONNE. iM
vTiale *. Bien qu'à cet endroit le plateau se resserre, les
Russf s prêtaient néanmoins le Ûanc «Iroit à la cavalerie
de la garde que ne pouvaient contenir les faibles esca-
drons de beckendoriï, hussards Paulowgrad et Cosa-
ques réguliers. WasililschikofT, avec les quatre mille
chevaux du corps de Sacken, déboucha fort à propos
pourdégagerl'aile droite de Woronzoff par ses charges
multipliées — certains régiments chargèrent jusqu'à
huit fois de suite. Grâce à cotte diversion, l'infanterie
russe put reprendre sa marche rétrograde sans être en-
tamée. Mais elle tenta en vain de faire une nouvelle
halte à la hauteur de Cerny. Belliard refoula sur ses
carrésles cavaliers doWasilitschikoff. Sacken empêcha
la déroute en faisant établir une batterie de trente-six
pièces à quinze cents mètres de Cerny, au lieu dit le
Grand Tilliolet. Les troupes de Woronzolf défilèrent à
droite et à gauche de la batterie qui ouvrit le feu dès
qu'elles curent passé. La cavalerie de la garde s'arrêta ;
mais en moins d'une demi-heure les pièces russes
contre-battues par la formidable artillerie de Drouot
cessèrent de tirer. L'armée française se reporta en
avant. Tandis que le gros des troupes de WoronzolT
continuait sa retraite par la route des Dames, quel-
ques bataillons s'étaient retirés par un chemin creux
qui descend dans la vallée de l'Ailetlo. Le général
Charpentier fit braquer sur ce point quatre canons
dont les boulets décimèrent les Russes, les prenant
d'écharpe dans cet entonnoir. En même temps, une
division de Ney, descendue dans la vallée, cherchait
à les tourner. Ils furent sauvés grâce au général Lan-
geron qui posté à Trucy protégea leur passage par
1. Pendamt cette halte, un bataillon rendit les honneurs fnnèbres aa fils dti
générai Sirogonow, tué à dix-sept ans d'un boulet de caooa. Il fut enterré
sur le champ de bataille. Peu de mois après le père mourat de chagrin.
Rapport de Woronxoff «t Mémoires de Langeron.
188 181 4.
une forte canonnade. Sur le plateau, les Français me-
nèrent l'ennemi battant jusqu'à la grande route de
Paris à Laon\ La nuit interrompit cette poursuite de
quinze kilomètres.
Ainsi finit la bataille de Craonne, si acharnée et si
meurtrière, où certaines positions ne furent con-
quises qu'après six assauts, où l'on ne prit ni un ca-
non ni un homme et où le quart des combattants resta
sur le carreau. Cinq mille soldats tombèrent du côté
des Russes % cinq mille quatre cents du côté des Fran-
çais '. L'armée française eut neuf officiers généraux
blessés : Victor, Grouchy, Boyer de Rebeval, La Fer-
ricre, Sparre, Rosier, Gambronne, Bigarré et Le Ca-
pitaine*.
1. Relation de Colbort; Relation de Belliard; Journal de Boyer de
Rebeval. Arch. de la guerre. Rapport de WoronzoïT. Arch. topographiques
de Saint-Pétersbourg, 47â;>5. Ney à Berthier, Froidmont, 9 heures du soir.
Arch. nat., AF. rv, 1670. Cf. Registre de Berthier (lettres et ordres des
7 et 8 mars). Arch. de la guerre.
La nuit, l'arrière-garde russe : hussards Paulowgrad, Cosaques, et 13« et
14* chasseurs à pied, s'établit antre l'Ange-Gardien et Chavignon, à portée
de carabine de.» avant-postes français. La cavalerie de la garde prit posi-
tion en première ligne entre Jouy et Chavignon; l'infanterie en seconde
ligne; la vieille garde en troisième ligne, à Brave, où coucha l'empereur.
2. 1500 tués et plus de 3000 blessés. Rapport de WoronzotT.
3. Suivant la relation de Belliard (Arrh. de la guerre), qui a été suivie par
presque tous les historiens, nos pertes se seraient élevées à prps de 8000 hom-
mes. 11 y a là une exagération d'un tiers. D'après les états de situadons
des 8 et 9 mars (Arch. nat., AF. iv, 1670), la division Boyer de Rebeval,
qui fut la plus exposée, perdit 16t5 hommes, et une des divisions de
la cavalerie de la garde perdit 70 hommes. Si l'on compte que le corps de
Ney (brigade Pierre Bnyer et divisions Meunier et Curial) qui présentait un
efifectif à peu près égal à celui de la division Rebeval et qui fut comme elle
très longtemps et très vivement ongagé, eut le môme nombre d'hommes
hors de combat, si l'on compte également 1600 tués ou blessés pour la divi-
sion Charpentier. 70 po.ir chacune des autres divisions de cavalerie et pour
la brigade des dragons de Sparre, 200 pour l'artillerie et pour la première
brigade (Pelet), de la vieille garde, laquelle resta en réserve, on aura un
total approximatif de 5 400. Larrey, dans son Registre de correspondance
k la date du 9 mars n'accuse que 1000 à 1200 blessés entrés aux ambu-
lances. Il dut être imparfaitement renseigné, et d'ail'eurs. nous dit Boyer de
Rwl-'Cvai, nombre de blessés furent emportés chez des paysans qui venaient
les ramasser sous le feu de l'enuenii.
4. Ces deux derniers furent légèrement atteints; tous les antres durent
quitter leur commandement. La Ferrière et Rosier furent amputés sur 1«
champ de bataille. Registre de J>4rrey et Journal de Boyer de Rebev&L
LA BATAILLE DE CRAONNE. 189
A lire la Correspondance de Napoléon et le Moni-
teur, la bataille de Craonne fut une victoire presque
iécisive, où les Français batMrenl toute l'armée russe,
Qrent deux mille prisonnijrs, prirent des canons et
infligèrent des pertes énormes à l'ennemi, tout en
n'ayant eux-mêmes que sept à huit cents hommes hors
de combat*. La plupart des historiens français, Thiers
entre autres, nous montrent aussi Napoléon enlevant
lavec trente mille hommes une position formidable
jaux cinquante mille soldats de Woronzoff", de Sacken
let de Langeron. Si nous écoutons les historiens russes
et allemands, tout change. La bataille n'est plus qu'une
affaire d'arrière-garde oii WoronzofT, luttant avec
quinze mille hommes seulement contre le double de
Français, n'abandonna sa position que sur l'ordre
exprès de Bliicher; autrement, jamais Napoléon ne
se fût emparé du plateau. La journée du 7 mars 1814
est des plus glorieuses pour les armes russes. « Ce
combat est un éclatant triomphe '. »
Ce motd'éclatanl triomphe, uglanzendenTmimph»^
fait sourire. La défense tenace d'un défilé, suivie d'une
belle retraite, peut être considérée comme très hono-
rable ; mais céder une position formidable à un adver-
saire égal en nombre, et se faire ensuite mener bat-
tant pendant plus de trois lieues; cela, cependant, ne
s'appelle pas triompher! Les défenseurs de Craonne;
disent encore les Russes, n'étaient aue quinze mille,
et les assaillants étaient trente mille. Etrange faconde
compter ! La vérité, c'est que Napoléon engagea vingt-
deux mille quatre cents hommes contre les vingt-deux
mille cinq cents soldats de Woronzoff et de Sacken'.
1. Correspondance de NapoUon, 21454, 314S5, 31456. Moniteur ^*a 10 et
12 mars.
2. Bojrdanowitsch, L 329. Cf. 3?3; et danse vitz, 410.
3. Wurouzo.i" avait S'^ns ses ordres iinmeiliau 16300 fantJU>sins et 2000 c»-
r&.iers (Rapport de WoroDSoif. Cf. Tableau de la compowioa de l'armo*
190 181 4.
Ainsi on combattit à forces égales, et non point, comme
on le croit en France, deux Français contre trois
Russes, ni comme on l'a écrit en Russie, un Russe
contre deux Français.
Quand Woronzoiï reçut l'ordre do battre cl retraite,
il n'avait encore cédé que peu de terrain. Par cela
môme, le général russe se crut autorisé à dire qu'il
se retirait parce que ses instructions l'y obligeaient et
non point parce que les Français l'y contraignaient*.
Or, à se rappeler les différentes péripéties de la ba-
du Nord. Arch. de Saint-Pétersbourg, n» 22854). A ces 18300 hommes, il con-
vient d'ajouter les 4 200 chevaux du corps de Sacken qui, ainsi quon l'a vu,
prirent une part bien nécessaire à l'action. Total : 22 500 Russes. Pour les
9000 fantassins de Sacken qui restèrent en extrême réserve, il n'j' a pas à
les compter, pas plus d'ailleurs que nous ne comptons les troupes françaises
qui demeurèrent loin du champ de bataille.
Voici maintenant le tableau des troupes françaises engagées : corps de
Nej' (divisions Meunier et Cariai, et brigade P. Boyer) : 4000 hommes; corps
de Victor (divisions Boyer de Rebeval et Charpentier), réduit de plus d'un
quart par suite des détachements laissés en arrière, des fatigues et des ma-
ladies : 8 SOU; cavalerie de la garde (y compris 500 Polonais de Pacz) : 4 6u0 ;
la brigade de dragons de Sparre : 1000; la première brigade de la vieille
garde: 3000; artillerie de réserve : 1000. Total : 22400 hommes.
Rapport de Drouot à Napoléon, Fismes, 5 mars; Musée des Archives;
Situations et notes des 8 et 9 mars; Ney à Berthier, 7 mars- 7 heures du
soir. Arch. nat., AF. iv, 1670; Situation de la cavalerie au 2 mars et Jour-
nal de la division Bo3er de Rebeval. Arch. de la guerre. — Encore comptons-
nous largement, car la brigade Pelet (chasseurs de la vieille garde) formant
la première réserve fut à peine engagée. Quant k la 1" brigade de la vieille
garde et aux trois divisions de Mortier, c'est à peine si elles avaient dépassé
Hurtebise quand déjà l'ennemi était refoulé au delà de Cerny. Pour la
deuxième brigade de dragons de Roussel, elle observait la route de Laon en
avant de Corbeny.
1. Selon les Russes, leur retraite se serait changée, comme à Kunersdorf,
en une magnifique victoire. C'est aisé à dire. La situation était loin d'être
la même. Quand le 12 aoiit 1759, vers 5 heures du soir, Frédéric envoya à
Berlin des courriers annonçant sa victoire, il n'avait même plus deux batail-
lons en réserve, toutes ses troupes avaient donné et étaient exténuées de
fatigue. S'il avait culbuté l'aile gauche de l'ennemi et fait fléchir son centre,
la droite des Russes était intacte, protégée par l'Oder et des marais infran-
chissables.
A Craonne, l'armée française n'avait, il est vrai, forcé ni la gauche, ni le
centre, mais elle avait fait le plus difficile en s'établissant sur le plateau
face à l'ennemi. Celui-ci ne pouvait plus trouver de position avec obstacles
naturels. Il devait accepter la bataille en terrain plat. De plus, nos troupes
qu'appuyait une puissante réserve n'étaient point fatiguées. Ce n'est pas le
fait de troupes épuisées que de poursuivre l'ennemi pendant quatre lieuea
et de ne s'arrêter de combattre qu'à la nuit.
LA BATAILLE DE CRAONNE. ISi
le, il n'est pas douteux que si la retraite n'avait pas
proscrite, elle aurait été imposée. Entre deux
:res et deux heures et demie, Woronzoiï, iiésitant
btempérer aux ordres de Sacken, n'avai* encore
marqué à ses troupes aucun mouvement de retraite,
que déjà ;elles-ci commençaient à fléchir. L'attaque
des Français, jusque-là précipitée et décousue, prenait
de l'ensemhle. L'empereur lançait contre Tennemi dix
mille hommes de troupes fraîches et le mitraillait
avec soixante-douze canons. Les fantassins de Ney,
de Boyer de Rebeval, de Charpentier, les cavaliers de
Nansouty, de Colbert, de La Perrière, ayant franchi
le défilé ou escaladé les rampes, se déployaient face
aux Russes. La vieille garde approchait, prête à don-
ner. Woronzoiï disait que, puisqu'il avait déjà tenu
cinq heures, il pourrait bien tenir jusqu'à la nuit. Wo-
ronzoiïoubliait qu'il avait résisté avec tout son monde
contre six mille, puis contre dix mille assaillants, que
dix mille hommes de renforts étaient arrivés aux
Français, qu'ils occupaient le plateau et qu'à la dé-
fense d'une position presque inaccessible allait suc-
céder une bataille rangée en terrain découvert. Que
la résistance des Russes eût été des plus tenaces s'ils
n'avaient pas reçu l'ordre do se retirer, cela est cer-
tain ; que leur retraite eût été retardée de deux heures,
cela est possible. Mais au moment où l'armée fran-
çaise se forma en ligne sur le plateau, elle avait vir-
tuellement gagné la bataille.
H
LA PREMIÈRE JOURNÉE
DE LA BATAILLE DE LAON
A la fin de l'empire, on disait souvent : lîienteur
comme un bulletin de bataille. On n'aurait pas accusé
la vanité de Napoléon si l'on avait pu pénétrer sa
pensée. Après les glorieuses journées de Montmirail
et de "Vauchamps, il écrivait au duc de Rovigo : « Il
faut, en vérité, que vous ayez perdu la tête à Paris
pour dire que nous étions un contre trois, lorsque,
moi, je dis partout que j'ai trois cent mille hommes,
lorsque l'ennemi le croit et qu'il faut le dire jus-
qu'à satiété. Voilà comme, à coups de plume, vous
détruisez tout le bien qui résulte de la victoire. Vous
devriez savoir qu'il n'est pas question ici d'une vaine
gloriole etqu'un des premiers principes de la guerre est
d'exagérer ses forces. Mais comment faire comprendre
cela à des poètes qui ne cherchent qu'à me flatter et à
flatter l'amour-propre national ' ? » Aussi, quand le len-
demain de la bataille de Craonne, Napoléon ordonnait
de faire imprimer et afficher partout qu'il avait battu
1. Correspondance de Napoléon, 21 316 (château de Surville, 19 février). — Le
24 février, l'empereur écrivait aussi au roi Joseph [Correspondance, 21360) :
« Il y a peu de jours, les alliés croyaient que je u'avaib pas d'armée; aujour-
d'hui il n'est rien où tt^ur iinaginatioa s'arréie. Trois ou quatre ceut mille
hommes ne leur sufdseut pas. Ils disent que l'armée française est meilleure
que jamais... Il est aécessaiie que les journaux de Paris soient dans le sens
de leurs craintes. Les journaux ne sont pas l'histoire, pas plus que les bil-
letius ne «ont l'histoire... «
PREMIÈRE JOURNÉE DE LÀ BATAILLE DE LAON. 193
•< ce qui restait de l'arméo russe' », ce n'était pas pour
s'enorgueillir; c'était pour relever l'opinion, c'était
pour imposer à Schwarzenberg, qui se trouvait sans
communications avec Bliicher. Mais Napoléon ne s'a-
busait pas. Son coup d'œil militaire lui avait montré
qu'une seule fraction do l'armée coalisée avait com-
battu à Craonne. Il était donc porté à croire, et il crut
en effet, que la tenace défense de cette position dissi-
mulait ou une retraite de Bliicher sur Avesnes ou un
nouveau mouvement du feld-maréchal vers Paris par
Laon, La Fère et la rive droite de l'Oise*. Déjà l'aban-
don sans combat de la ligne de l'Aisne avait fait
penser à l'empereur que Bliicher cherchait à se dé-
rober *. Dans ces deux h}^othèses : la retraite vers le
nord et le mouvement sur Paris, Laon indiqué aux
différents corps d'armée comme point de concentra-
tion plutôt que comme position de défense ne serait
vraisemblablement occupé que par une arrière-garde.
On pourrait s'emparer de la ville peut-être par un hur-
rah, en tout cas par un assaut ^.
1. Corretpondance, 21455. Cf. 21454. 21456, ei Moniteur du 12 mars.
2. ■ Napoléon devait inférer du petit nombre des troupes engagées à CraonnA
que l'ennemi était engagé dans un mouvement décousu. > Koch, I, 403. Vau-
dincourt (II, 61) dit aussi : « Il se présentait trois partis à BlQcher : 1* ma-
nœuvrer sur la ligne d'opérations du nord ; 2* prodter de la position de La
Kère pour s'approcher de Paris dans La direction de l'Oise ; 3* combattre à
Laon. Il ne parait pas que Napoléon ait admis cette troisième hypothèse. »
3. Correspondance de Napoléon, 21453, et Registre de Berthier (à Macdo-
oald, 6 mars ; à Ney, 7 mars). Arcb. de la guerre.
4. Cf. Correspondance de Napoléon, 21457, et les lettres bien significatives
de Berthier à Marmont, Chavignon, 9 mars, 7 heures du matin et midi. Re-
gistre de Berthier. Arch. de la guerre.
Marmont n'a nullement tenu compte dans ses Mémoire* des considérations
qui engagèrent l'empereur à se porter sur Laon. Il juge le mouvement par
•es seuls résultats et dit (VI, 208-210) : . ... Une pareille opération est dif.
ficile à comprendre. Elle peut être l'objet de la critique la plus fondée...
Attaquer Blûcher dans ces conditions était folie... Napoléon était entrain*
par une passion aveugle et s'abandoowait à des mouvements irréfléchis. ■
— On sait de reste que, selon le duc de Raguse, les belles manœuvres dé
la campagne de France sont dues à Marmont et les faux mouvements, let
retards, les desastres sont imputables à JiiApoléon. Napoléon ne faisait plua
que des aottlses.
13
194 1814.
L'empereur n'espérait plus, comme huit jours au-
paravant, « exterminer l'armée de Silésie ». Les perles
énormes qu'avait coûtées aux Français la journée de
Craonne, oii ils avaient combattu seulement contre
une partie des troupes alliées, témoignaient trop que
l'on u'aurait pas si bon marché de l'armée entière,
reposée et renforcée. Si l'empereur réussissait k
s'emparer de Laon, à infliger une nouvelle défaite
à Tarrière-garde ennemie et à rejeter Blûcher sur
ses lignes de communications, ce serait déjà un
résultat satisfaisant, car on aurait dégagé Paris,
mis les Prussiens en retraite, terrorisé les Coalisés.
Napoléon, alors, manœuvrerait de façon à rallier à lui
les garnisons des places du nord-est pour se rabattre
sur le tlanc droit de la grande armée, tandis qu'Auge-
reau l'attaquerait sur le flanc gauche par Bourg et
Vesoul*.
Deux routes s'ofi'raient à l'empereur pour se porter
sur Laon : la route de Soissons qui passe à Chavi-
gnon et débouche au sud-ouest de Laon; la route de
Reims qui passe à Corbény et débouche au nord-est.
Le soir de la bataille de Craonne, l'empereur se trou-
vait engagé sur la première route avec la plus grande
partie de son armée; le corps de Alarment se trouvait
sur la seconde. Rappeler ce corps et suivre avec toutes
ses forces la route de Soissons, c'était laisser l'ar-
rièrc-garde russe libre de se retirer sans combat vers
Avesnes. L'empereur se décida à défiler en deux co-
1, Cf. Correspondance de Napoléon. 21448, 21449, 21450, 21452. 21457,
21458. Registre de Berihier (à Macdonald, 6 mars). Arch. de la guerre.
Dès le 1" mars le ministre de la guerre, suivant les instructions de l'em-
pereur, avait envoyé par duplicata et triplicata aux généraux Maison (entra
Lille et Bruxelles), Morand (h Mayence), Broussier {à Strasbourg), Durutte
(à Metz), Janssens (à Mèzières), Merle (à Maestricht), etc., et jusqu'à Davoust
(à Hambourg) et à Lemarois (k Magdebourg) l'ordre de distraire des troupe»
des garnisons pour tomber sur les derrières do reonemi. Correspondance
CUrke, du 1" au 15 mcirs. Arch. de la guerra.
PREMIÈRE JOURNÉK DE LA BATAILLE DE LAON. 195
oimes par les deux routes. La manœuvre était pé-
rilleuse, car elle manquait à ce principe do stratégie
que Ton ne doit pas tenter une concentration sur un
inl où Ton peut être devancé par l'ennemi. Mais
marche en deux colonnes avait l'avantage d'être
us commode et plus rapide. D'ailleurs Napoléon
ne croyait pas que Bliicher l'attendît en forces à
Laon.
Les ordres furent donnés le 8 mars dans la matinée.
Marmont encore à Berry-au-Bac, où il était arrivé de
Boissons par Braisne, dans la matinée du 7, eut le
commandement de la colonne de droite, composée
du 6'' corps, du 1" corps de cavalerie et de la divi-
sion Arriglîi', et présentant un effectif de neuf mille
cinq cents hommes à peu près*. Les dragons de
Roussel et toute la garde, qu'avait ralliée Mortier
avec ses trois divisions, formèrent la colonne de
gauche commandée par l'empereur. Ces troupes s'é-
levaient à vingt-sept mille hommes environ'. La
cavalerie de Colbert qui marchait en tête chassa l'ar-
rière-garde ennemie jusqu'à Etouvelles, dont le défilé
était occupé par Czernischeff avec quatre régiments
d'infanterie et une batterie de douze pièces. Une pre-
mière volée de mitraille arrêta les éclaireurs et les che-
1. Registre de Bcrtbier (à Marraont, 8 mars, Braye, 10 heures et II heures
du matin). Arch. de la guerre. Marraont k Berthier, Berry-au-Bac, 8 mars,
7 heures du soir. Arch. nat., AF. iv, 1670.
2. D'après la situation du 6* corps d'armée, du 28 février les troupes da
Marmont se montaient à 6088 hommes, plus 541 artilleurs. Il perdit un mil-
lier d'hommes dans les combats des 1", 2 et 5 mars. Reste 5500 hommes,
plus la division Arrighi complétée à 4000 fusils, depuis son départ de Paris
{Mémoiret de Marmont, VI, 208, et Situation de la division au 19 février.
Arch. de la guerre), soit 9 500 hommes environ.
3. Défalquer des 23400 combattants de Craonne les 5500 tués et blessés,
ajontet la 2* brigade de la division Priant: 3400 hommes; la 2» brigado
des dragons de Roussel: 1000 hommes; et le corps Mortier (infanterie da
Christiaiii et de Porret du Morvan et cavalerie de Buulnoir) qui, de plus de
8000 hommes le !•' mars, avait été réduit par les combat» et I«« marches for<
c^«s k moins de «OCO.
196 1814.
vau-légers français Engagés sur une étroite chaussée,
que bordaient à droite et à gauche des terrains maré-
cageux où il était impossible de prendre pied, ils se
retirèrent, laissant la place à la première division de
Ney. Mais le défilé était également redoutable pour
î*:':'?interie. Ney se replia à Urcel, attendant de nou-
veaux ordres'. Selon sa coutume, l'empereur con-
sulta les gens du pays. L'un d'eux indiqua un chemin
qui aboutissait sur la droite et au milieu du défilé.
Gourgaud, alors chef d'escadrons et officier d'ordon-
nance de l'empereur, fut chargé de tourner la position
avec deux bataillons de la vieille garde et trois cents
cavaliers, tandis que l'infanterie de Ney l'aborderait
de front. Dès qu'on serait maître du défilé, les dragons
de Roussel et tcjs les chevaux de la garde débouche-
raient au grand trot sur Laon pour y tenter un hurrah*.
L'attaque fixée à une heure du malin réussit le mieux
du monde. Les Russes, leurs grand'gardes surprises
et égorgées, furent éveillés et réendormis à coups de
baïonnettes. Un régiment seul eut le temps de se
former et parvint à se retirer sur Laon. Soit que les
nombreux escadrons do Relliard se fussent concen-
trés trop tard, soit qu'un encombrement se pro-
duisît sur celte route étroite, la cavalerie ne put com-
mencer son mouvement à la poursuite des Russes
que vers cinq heures. Elle arriva avant le jour
devant Laon, mais l'ennemi était sur ses gardes.
Les dragons furent reçus au bas de la montagne
1. Ney à Berthier, Urcel, 8 mars. Arch. nat., AF. iv, 1670. Cf. Jounal de
Majewsky, cité parBogdanowitsch. I, 333. — Selon Bogdanowitsch(i6id.),la re-
ti'aite de rarniee russe s'opéra diffîcileiaeat dans la niiit du 7 au 8 mars, et
si les Français avaient alurs cuutinué la poursuite ils lui auraient fait g^and
niai. Mais les troupes françaises avaient coml>attu tout le jour et fait les
unes 6 lieues, les autres 7 et 8 lieues. Hommes et bétes avaient besoin d'une
nuit de repos.
2. Correspondance de Napoléon, 21457; Registre de Berthier (ordres du
8 mars, 10 heures du soir) ; Ordre de Ney, Chivy, sans date (8 mar«). claasé
par erreur au 9 mars. Arch. de la guerre.
PREMIÈBE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 197
jiar une salve de douze canons chargés à mitraille.
Ils se replièrent hors de portée de rartillerie '.
Laon n'était pas à la merci d'un hurrah. Fatigué
de toujours reculer, Bliicher avait pris ses disposi-
tions pour 5'y défendre. Quoi qu'en dît WoronzofT,
à qui son Intrépide résistance avait fait illusion, le
feld-maréchal considérait avec raison la journée de
Craonne comme un échec. Il voulait prendre une
revanche à Laon dont la position, formidable par
elle-même, se prêtait en outre au déploiement de
l'immense armée qu'il commandait. D'une altitude
de cent mètres au-dessus de la rivière d'Ardon, qui
coule à ses pieds, la montagne do Laon s'élève au
milieu d'une grande plaine, boisée et légèrement on-
dulée de l'est à l'ouest, absolument plate et décou-
verte au nord où les vastes champs de blé s'étendent
à perte de vue. De loin, la montagne d'un aspect
plus imposant que pittoresque se profile sur l'ho-
rizon comme une immense redoute, plane à son som-
met el inclinant ses peutes à 45 degrés. Mais ce
massif affecte en réalité la forme la plus irrégu-
lière. En plan, les crêtes extrêmes donnent la ligure
d'un cheval auquel manqueraient la tête et les
jambes de derrière. Il résulte de cette configuration
que la montagne présente sur plusieurs points une
suite de bastious naturels qui flanquent leurs feux.
La cuve Saint-Vincent, par exemple, est un enton-
noir à boulets où les assaillants seraient atteints
de front et sur leurs deux flancs. Partout se creu-
sent des ravins à pic. Les pentes accessibles ne
laissent pas d'être fort roides et sont plantées de
petits bois, de vignes, de jardins, dont les murs
de clôture ajoutent à la difficulté de l'escalade.
i> Joamal de la division RonsseU Registre de Berthisr (à Marmont, 9 mars i
7 heares du matin). Jouroal du colonel Maiewskjr.
198 1814.
Cinq routes* qui aboutissent au pied de la monta-
gne s'y subdivisent pour monter à la ville en une
douzaine de sentiers étroits et escarpés. Mais avant
de s'y engager, il faut avoir emporté les faubourgs
d'où ils parlent et qui forment pour ainsi dire des
omTages avancés à la place : Semilly et Ardon au
sud, Vaux, Saint-Marcel et La Neuville au nord. En
1814, à la vérité, les remparts de la vieille capitale de
Louis d'Outremer se trouvaient dans le plus mau-
vais état. L'enceinte continue, qui suivait les crêtes
de la montagne, avait partout des brèches, et ce
qui restait des murailles n'eût point résisté à quel-
ques coups de pic*. La ville n'était donc pas précisé-
ment une place forte, mais la montagne constituait
une formidable position de bataille, un point d'appui
sans pareil pour une armée '.
Biilow, chargé avec ses dix-sept mille hommes de
la défense du plateau, de ses abords et de ses débou-
chés, fractionna son infanterie en bataillons, et même
en compagnies, et les établit sur tous les points des
versants sud et ouest qui présentaient quelque retran-
chement naturel. Reliés entre eux par des chaînes
de tirailleurs, ces postes pouvaient mutuellement se
prêter aide et généralement croiser leurs feux. Une
forte réserve occupait la ville, et deux détachements,
chacun do deux bataillons, gardaient les faubourgs
d'Ardon et de Semilly. Une partie de la cavalerie
éclairait les routes principales ; l'autre était massée
1. Les routes de La Fèro, d'AveSnes, de Reims et de Soissona et le ch» '
min de Bruyères. ■
2. Rapport de l'adjudant-commandant Bouchard à Clarke, 14 février, i
Arch. de la guerre. — Bouchard, qui commandait à Laon, l'évacua le 11 fé- \
Trier. Il n'a\ait que 4 canoas et 500 hommes dont 300 gardes nationaux j
armés de mauvais fusils. On ne pouvait songer avec ces faibles troupes à
tenir dans celte place qui avait tant d'approches à défendre et dont let s
remparts présentaient un développement de plus de cinq kilomètres. ;
3. Clausewitz, Ber Feldsug von 1814, 441. il
PREMIÈRE JOURNÉE DK LA BAIAILLE DE LAON. 199
on réserve au nord de la montagne, devant le fau-
bourf^ de Vaux. Cinquante canons en batterie sur les
1 omparts et à mi-côte commandaient les débouchés
d'Ardon et de Semilly'.
A l'ouest de Laon, centre de la lig-ne de bataille,
le corps de Winzingerode formait l'aile droite : l'in-
lanterie ployée en colonnes de régiment, le front à
Clacy; l'artillerie devant l'infanterie; la cavalerie en
;.roisième ligne, sa gauche appuyée à la ferme d'Avin,
Ba droite vers Molinchart. A l'est, les corps de Kleist
jt d'York formaient l'aile gauche ; leurs troupes, pla-
cées un peu obliquement par rapport au front de ba-
taille, regardaient le chemin d'Alhies et la route de
Reims. L'infanterie d'York, sa gauche abritée der-
rière le monticule de la ferme des Manoises, se dé-
ployait face à Athies oii il y avait un poste avancé de
deux bataillons. L'infanterie do Kleist tenait la droite,
à cheval sur la roule de Reims. L'artillerie était éta-
blie en avant de la ferme des Manoises, sur la butte
du Chauffour, avec une batterie détachée à droite de
ia route. La cavalerie de ces deux corps d'armée était
massée à gauche et un peu en arrière do l'infanterie.
Deux régiments de hussards barraient la route de
Reims, à quatre kilomètres du front des troupes,
entre la forêt de Lavergny et le village d'Èppes, et
à quatre kilomètres de cet endroit, cinq escadrons du
colonel Bliicher, le fils du vieux maréchal, occupaient
Festicux en grand'garde. Les Russes de Sacken et de
Langeron, qu'allaient seulement rejoindre à dixhéures
du matin, par Coucy et La Fère, les troupes de la gar-
nison de Soissons, étaient en réserve au nord de la
ville, entre les faubourgs de Vaux et de La Neuville".
1. Ordres de Blflcher, Laon, 8 mars, cit. par Plotho, III, 292. Ct. Wagner,
III, 79-83.
i. Ordres de Blùcher et d'York, Laon.S mars, cités par Plotho, III. 292-
200 1814.
Non seulement cette réserve se trouvait complëte-
ment dérobée par la montagne aux vues des assail-
lants, mais la montagne cachait de même l'aile gauche
de l'ennemi au corps français qui allait déboucher
de la route de Soissons et son aile droitt au corps
français qui allait déboucher de la route de Reims.
L'ensemble des forces de Bliicher s'élevait à quatre-
vingt-quatre mille hommes '.
D'après les traditions locales, on croyait à Laon à la
continuation de la retraite de l'ennemi. Quoi qu'ils
fussent sans nouvelles bien précises de la bataille li-
vrée le 7 mars, les habitants en voyant les masses
russes et prussiennes refluer dans la plaine jugeaient
que les Alliés n'avaient pas été victorieux. L'armée
de Blûcher, à la vérité, paraissait innombrable, mais
293 ; MQffling, Aiu meinem Leben. 135 ; Journal de Langeron. Arch. de Saint-
Pétersbourg. Cf. Wagner, III, 79-83, et Bogdanowitsch, I, 338-339.
1. Les historieDS allemands et russes disent 97 000, 110 000 et même
120000 hommes, (il est vrai qu'ils donnent 60000 hommes à Napoléon qui en
avait à peine 35000, y compris les corps de M.irmont et de Mortier I) Mais
les effectifs qu'indiquent ces historiens aux jours de bataille sont générale-
ment inexacts, car pour les établir ils se reportent à des rapports antérieurs
d'une semaine, d'un mois, parfois de deux mois, et ils ne tiennent aucun
compte ni des troupes laissées en arrière devant les places, ni des déchets
causés par les maladies, le feu, les marches, etc. Dans leur dénombrement
des troupes massées sous Laon le 9 mars, ils ne défalquent pas du corps de
Win»ingerode les pertes de Craonne ; des corps Sacken, York, Kleist, les pertes
des combats sur l'Ourcq. Ils portent le corps de Langeron à 24000 hommes
alors que dans le Journal de ce général (Arch. topographiques de Saint-
Pétersbourg), il est dit qu'il n'avait avec lui que la cavalerie de Korff et de
Pahlen, 1800 hommes du 9» corps d'infanterie, le 10* corps (moins 2 régi-
ments) et 2 régiments du 8* corps, soit en tout 13500 hommes, d'après le
tableau de l'armée de Silésie. Arctt. de Saint-Pétersbourg, u* 22860.
Le calcul des troupes alliées lous Laon est cependant des plus simples. Bltt-
cher avait, le 24 février, au commencement de sa deuxième marche sur Paria,
48000 hommes. II reçut comme renforts les 26900 hommes de Winslnge-
rode, les 16900 hommes de Billov, 1000 hommes qu'amena Langeron en re-
joignant son corps d'armée, et un détachement de20C0 hommes commandés
par Lowenthal. 'Total : 93800 hommes, dont il faut défalquer : 1* 3000 hommes
environ tués, blessés et disparus dans les combats de Yindé, Meaux, Lizy,
Gué-à-Tresmes, Neuilly, etc. ; 2* 1 000 hommes pris ou tués à Reims, Braisne,
Berry-au-Bac, Craonnelle, les 5 et 6 mars ; 3° 1 000 hommes tués ou blessés à
Soissons, le S mars; 4* 5000 tués ou blessés à Craonne. En tout : lOOUO. 11
restait denc à BlûcV.ir environ 84000 combatunts.
PREMIÈRE JOURÎtÉE DE LA BATAILLE DE f.AOS. Ml
on entendait les soldats prononcer le nom redouté de
Xapouléounn et des officiers dire que Laon serait leur
Leipzig. £nfin, comme la majeure partie des troupes
et tous les bagages étaient échelonnés au bas de la
montagne, aux abords de la routo d'Avesnes, jn infé-
rait de celte disposition que Biiicher se préparait à une
retraite. La terreur régnait, car on venait de proclamer
l'état de siège et l'on s'attendait à un bombardement.
Cependant on gardait l'espoir, tant le génie de Na-
poléon inspirait encore de confiance*. Sans doute,
les Français s'abusaient sur les desseins du feld-maré-
chal. Biiicher toutefois, si résolu qu'il fût de tenir à
outrance dans Laon, ne laissait pas de prévoir l'éven-
tualité d'une retraite. Des Cosaques avaient capturé
près de Craonne un Hanovrien nommé Palm, attaché
comme secrétaire à l'état-major de l'empereur. Amené
au quartier général de Biiicher, cet homme dit que
Napoléon s'avançait sur Laon à la tête de soixante
ou soixante-dix mille hommes, et qu'il était suivi par
deux de ses maréchaux avec plus de vingt mille sol-
dats. Miiffling croyait peu à ce rapport, mais le chef
d'état-major Gneisenau, toujours enclin à s'exagérer
les forces de Napoléon, en prit une certaine inquié-
tude qui gagna le vieux maréchal *. On conçoit de
reste que la perspective de voir Napoléon se pré-
senter devant Laon avec quatre-vingt-dix mille baïon-
Dettes dût troubler Biiicher.
La neige n'avait pas cessé de tomber pendant la
^ I. Fleary, Le département de rAisne en 18U, 333.335. — Tttot petit enfaiit.
/»i et* b^rcé par ces souvenirs. Magrand'mère qui Técut et moarut à Brojère*
m'a soavent conté, avec les forfaits des Cosaques et des Prussiens et les alarmes
et les r^Tolies des paysans, l'enthousiasme et les espérances de victoire qae
provoqua la nouvelle de l'approche de Napoléon. J'ai vu reinf)ereur le matin
de la bataille, disait-elle avec fierté. On trouvera des réminiscences de ces
récits dans de belles pages des Confessions d'Arsène Houssaye, 1. 71, 134-139.
2. HûfBiog, Aus meinem Leken, 13i. Cf. Mémoires de LangeroB. Arch.
4a« Affaires étrangères, fonds Russie. 2S.
202 181 4.
nuit, comme pour préparer un linceul aux soldats.
A six heures elle s'arrêta; mais avec le jour s'éleva
un de ces épais brouillards qui ne sont point rares
dans cette vallée de Laon, boisée, coupée de petits
cours d'eau et par endroits marécageuse. Tandis que
Belliard faisait occuper Leuilly à la droite et jetait à
gauche, vers Clacy, un poste de cavalerie, le corps de
Ney déboucha de la route de Soissons, bientôt suivi
par celui de Mortier. Les troupes se déployèrent aus-
sitôt face à la ville, des deux côtés de la route, l'infan-
terie de Mortier appuyant sa droite au village de
Leuilly, l'infanterie de Ney appuyant sa gauche à un
mamelon qui s'élève en avant do Clacy. Pendant le
déploiement, les deux maréchaux, voulant profiter du
brouillard pour surprendre l'ennemi lancèrent sur
Ardon la division Porret du Morvan et sur Semilly
la brigade Pierre Boyer. Boyer aborda le faubourg
à la baïonnette, subissant une première décharge
presque à bout portant. Les Prussiens furent refoulés
sur les rampes inférieures do la montagne. Clau-
sewitz demanda du renfort et fit une contre-attaque
qui réussit. Débusqués de Semilly, les Français se
reformèrent sous le feu, marchèrent de nouveau à
l'assaut et enlevèrent encore la position, sans pou-
voir cependant s'y maintenir plus longtemps que la
première fois. Jusqu'à onze heures, Semilly fut tour à
tour pris et repris. A Ardon, Porret de Morvan ob-
tint un succès plus marqué. Sa division repoussa les
Prussiens au pied de la montagne, distante du fau-
bourg de plus de mille mètres. Grâce au brouillard,
une compagnie de jeune garde gravit en file indienne
le sentier escarpé du Bousson et atteignit fa crête du
plateau, près de l'ancienne abbaye de Saint-Vincent.
A cette altitude, le brouillard était presque nul. Si-
gnalés par les coups de feu des sentinelles et fusillés
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 203
bientôt par tout un bataillon prussien, ces aventureux
soldats redescendirent le sentier plus vite assurément
qu'ils ne l'avaient monté. La division Porret de Mor-
van se replia dans Ardon où elle se maintint*.
L'empereur cependant, abusé par ses présomp-
tions, croyait la ville au pouvoir de l'avant-garde fran-
çaise '. Le jour do Craonne, Napoléon devançant ses
troupes sur le terrain inspectait les positions enne-
mies dès huit heures. Le jour de Laon, il était encore
à midi à Chavignon, éloigné de neuf kilomètres du
champ de bataille. Ce fut seulement à cette heure-là,
qu'instruit de la résistance que rencontraient ses deux
maréchaux, l'empereur se porta en avant avec le
reste de ses troupes'.
1. Bogdanovitsch, I, 341; Wagner, III, 86, 88; Fleury, 355-356.
2. Berihier à MarmoDt, Chavig-non, 9 mars, 7 heures du matin : « L'empe-
rear a fait cette nuit culbuter l'ennemi à Chivy. Nous croyons que dans ce
moment notre avant-garde est à Laon. Si d'après la situation des choses sur
la route que tous tenea et d'après les renseignements que vous vous seres
procurés, vous ne juge* pas vos forces utiles sur Laon, l'empereur désire que
TOUS vous arrêtiei à l'endroit où vous recevres cette lettre, l'intention de
Sa Majesté étant de vous envoyer l'ordre de vous porter rapide-nent sur
Reims, du moment qu'elle sera assurée que nous sommes entrés à Laon. »
Berthier à Marraont, Chavignon, 9 mars (de 11 heures à midi) : ■ Je vous
ai écrit ce matin pour vous faire connaître qu'il était à présumer que notre
avant-garde était en possession de Laon, qu'en conséquence vous pourriez
arrêter votre mouvement... Mais on s'y bat encore. Vous deve» donc couti-
noer & marcher sur cette ville. • Registre de Berthier. Arch. de la guerre.
Vraisemblablement ces deux dépêches furent interceptées par les Cosaques.
car si Marmont les avait reçues, il n'eût pas manqué de les alléguer comme
excuses du retard de sa marche.
*. Registre de Berihier (ordres du 9 mars, Chavignon, midi). Arch. de la
guerre. — Napoléon dut recevoir, dès neuf ou dix heures, des nouvelles des
maréchaux, mais à cause du brouillard qui leur cachait le déploiement des
troupes ennemies, ceux-ci na pouvaient savoir si la résistance de Blûcher
était sérieuse ou si elle était destinée seulement à couvrir sa retraits.
La plupart des ►•«toriens, se méprenant absolament sur la bataille de Laon
qu'ils représente! •• comme une grande action décidée d'avance et tompre-
nant l'enlavement avec 35000 hommes d'une position formidable occupée
par 90000 hommes, et qu'ils sont en droit ainsi de qualifier d'« opération in-
sensée », font arriver Napoléon sur le terrain dés huit heures du matin. Le
registre de Berthier iuiirme leur assertion et répond par avance à leur cri-
tique en démontrant que Napoléon n'arriva devant Laon qu'entre midi et
une heure et qu'il y avait porté ses troupes non pour livrer bataille à BIQ-
ehar mais pour le poursuivre dans la marche an retraite qu'il lui attribuait.
204 181 4.
Bliicher comptait prendre une vigoureuse offen-
sive dès que Napoléon aurait dessiné son attaque.
Jusqu'à ce moment, les commandants de corps d'ar-
mée devaient rester dans leurs positions en se conten-
tant de bien garder leur front*. L'état-major prussien
posté sur le rempart, au pied d'une vieille tour nom-
mée Madame Eve, d'oii il dominait la plaine, attendait
impatiemment que se dissipât le brouillard qui lui ca-
chait l'armée française. Vers onze heures, Blùcher
put distinguer les faibles bataillons de Ney et de Mor-
tier déployés devant la montagne. La vue do cette
poignée d'hommes l'inquiéta en raison même de leur
petit nombre^. Était-il présumable qu'avec si peu de
monde, Napoléon se risquât à combattre une armée
appuyée à la formlJanJe position de Laon? Ce ne
pouvait être là qu'une partie des troupes françaises,
et ce mouvement était une simple démonstration
destinée à tromper les Alliés qui allaient être attaqués
sur un autre point. Et de quel côté viendrait l'at-
taque? quelles seraient les forces des assaillants?
De la part d'un Napoléon, il fallait s'attendre aux
manœuvres les plus hardies et les plus imprévues.
Quant à des hommes, l'empereur en faisait sortir
de terre. Si le prisonnier Palm avait dit vrai, si Napo-
léon allait cerner, escalader, forcer Laon avec quatre-
vingt-dix mille soldats? Dominé par cette appréhen-
sion, Bliicher hésitait à donner le signal de l'attaque.
Vers midi, un message de son fils, le colonel Bliicher,
vint ajouter à son trouble et augmenter son indéci-
sion : une forte colonne ennemie se dirigeant sur
Laon était signalée à Festieux^.
1. Ordre du Bliicher du 9 mars, cité par Plotho, III, 293.
i. Itlùffling, 136, 138. — Il n'y avait pas alors 15000 hommes dans la plaine,
car ni la vieille garde, ni l'ancien corps de Victor (divisions Charpentier et
Boyer de Rebeval), ni la réserve d'artillerie n'avaient encore débouché.
3. Miiffling, 129, 134. 136. Cf. Ménaoires de LaoKeron. Arcb. des ÂtTatrea
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LA05. 205
Miiffling alors, — dit Mufflingqui s'attribue volon-
tiers les bons conseils, -^ suggéra à Bliicher de faire dé-
border l'aile gauche du corps français déployé devant
Semilly. Par ce mouvement, on contraindrait l'ennemi
à marquer son objectif. S'il se dérobait, c'est qu'il
aurait le dessein de tirer à droite afin de se réunir à l'ar-
mée arrivant de Festieux. S'il disputait énergique-
ment le terrain, c'est que cette armée devait manœu-
vrer de façon à prolonger sa droite'.
Bliicher ayant approuvé l'idée de Mûffling dépê-
cha à Winzingerode l'ordre déporter surle flanc gauche
des Français toute sa cavalerie, toute son artillerie lé-
gère et une division d'infanterie. Pendant que s'exécu-
laitcemouvem3nt.rétal-majortenaitses longues-vues
braquées sur le champ de bataille, anxieux de savoir
quel parti prendraient les Français. A l'approche
des troupes de Winzingerode, la brigade Boyer, qui
depuis le matin ne cessait pas de combattre dans Se-
milly contre les Prussiens de Clausewitz, se replia,
car elle se voyait menacée dans sa ligne de retraite.
Déjà une colonne d'infanterie russe avançait près de
la route, lorsque Ney réunissant quelques escadrons la
chargea et la refoula sur Clacy. En même temps la
brigade de cavalerie du général Grouvelle chassait
vers Laniscourt les Cosaques qui tentaient de tourner
lagauchedes Françaispar le chemin deMons-en-Laon-
noye. L'empereur arriva de Ghavignou à ce moment
du combat'.
Pour Bliicher comme pour Miiffling, l'intention du
corps français qui était en vue devenait évidente : il
étrangères. — Un rapport de Troyes, 24 février (Arch. nat., AF. iv, 1669),
ifiontr» bien quelle surprise et quel effroi causaient di Tennemi les force» nou-
velles qne Nap-iléon lui opposait. « L'empereur n'avait pas ?0000 hommes
il 7 a qoioia jours, disaient les Alliés, et le voici avec 300000 hommes. *
1. MùfOing, Aus meintm Leben. 136.
t. Mûiiaing. 136-137; Bogdaaovitsch, L 342; Registre de Berthier (ordre •*
lettres de Cbavignon, 9 mars, midi''. Arrh. de la guerre
206 181 4.
voulait conserver sa position dans le triangle formé par
la rivière d'Ardon et le ruisseau de la Buse; son objec-
tif était bien l'assaut du versant sud de la montagne.
Il importait donc maintenant de reprendre Ardon et
de rejeter les Français sur Leuilly, afin de couper
leurs communications avec la colonne qui arrivait de
Festieux, laquelle comprenait vraisemblablement la
plus grande partie de Tarméo et était manifestement
destinée à l'attaque principale'. Sur l'ordre de Blû-
cher, Bûlow fit quitter à la brigade Kralft, forte de
neuf bataillons et de quatre escadrons, les positions
défensives qu'elle occupait au pied de la montagne
et la lança sur Ardon. Après un combat assez vif,
les Prussiens délogèrent la division Porret de Morvan
qui se replia vers Leuilly. Soutenu par la cavalerie de
réserve du général Oppen, KrafTt y marchait lorsqu'un
contre-ordre du feld-maréchal l'arrêta en chemin. Un
nouveau doute avait surgi dans l'esprit de Bliicher.
Était-il admissible que Napol-'^^on voulût attaquer avec
deux ailes aussi éloignées sans qu'elles fussent reliées
par un centre? Bien plutôt une troisième colonne
française n'allait-elle pas déboucher de Bruyères et
venir se déployer entre les troupes qui avaient pris
position devant Leuilly et celles qui arrivaient de Fes-
tieux? Dans cette incertitude, Bliicher retarda son
offensive générale, attendant pour agir un rapport
précis de Miiffling qui fut dépêché dans la plaine afin
de reconnaître le chemin de Bruyères et déjuger des
projets et de la force de la colonne signalée sur la
route de Reims*.
Cette colonne était celle de Marmont. Le duc de
Raguse arrivait sur le champ de bataille en retard de
six heures. Il ne s'était pas m^.s en marche dès la
I. Uùmng.AusmeinemLebe», 137-139.
S. M&fâing, 136-138.
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA. BATAILLE DE LAON. 2fr.
veille, bien qu'il en eût reçu, à deux reprises, l'ordre
précis'. 11 s'était contenté de faire occuper dans la
soirée le village d'Aubigny et n'était pai-ti de Berry-
au-Bac, avec le gros des troupes, que le matin^ Arrivé
passé dix heures à Festieux, qu'évacua à son approche
la cavalerie du colonel Bliicher, il s'y arrêta jusqu'à
midi. « Le brouillard, dit-il, était extrêmement épais.
Je ne pouvais m'engager avec cette obscurité dans les
vastes et immenses plaines de Marie dans lesquelles
on entre immédiatement*. » Les historiens locaux
ont dit que si Marmont craignait tant « les vastes
et immenses plaines », il aurait pu, regardant la
carte ou se renseignant auprès des paysans, obli-
quer à gauche et gagner par le plateau l'ancienne
voie romaine qui descendait directement à Laon par
Cherêt et Bruyères. L'escalade de ce plateau escarpé,
d'une altitude de quatre-vingt-dix mètres, eût pris
bien du temps. Plutôt que de passer par le plateau de
Montchâlons, Marmont devait déboucher de Festieux,
tourner à gauche et en rangeant les flancs de la mon-
tagne gagner par Veslud et Parfondru la route de
Bruyères à Laon. De cette façon, il ne risquait pas
d'aller donner par le brouillard au milieu des masses
de cavalerie *. Mais la grande faute de Marmont était
1. Cea ordres sont : le premier de 10 heares da matin ; le second de 1 1 heures.
Registre de Benhier, 8 mars. Arch. de la guerre. Us durent arriver à
Marmont entre midi et 2 heures de l'aprês-midi. S'il se fut mis en mouvement
aussitôt, il pouvait facilement venir coucher, le 8, à Festieux et être devant
Laon le 9 à 8 heures du matin.
i. ■ }o ne puis exécuter le mouvement c« soir... Je serai en marche avant
le jour... > Marmont à Berthier, Berry-au-Bac, 8 mars, 7 heures du soir.
Arch. nat., AF. iv, 1670.
3. Marmont, J/émotre«, VI, 211. — Dans ses Ifemoires. Marmont dit qu'il ar-
h%-a à Festieux à 8 heures, mais dans son rapport à l'eroperenr. du 10 mars
lArch. flai., AF. iv, 1 670), il n'indique que l'heure de son départ : midi. Le fait
que Blùcher ne reçut qu'à midi la dépêche lui annonçant l'arrivée de Marmont à
Festiea» «••onveque lemarécheU n'y arriva pas à 8 heures du matin. D' ailleurs
les troupes avaient eu k faire 18 kilomètres pour venir de Berry-au-Bac.
4. Les ordres du major général, fort peu détaillés, prescrivaient seulement à
ManDont de marcher de Corbény sur Laon, par Aobignj, en veilijuiit bien à ••
208 181 4.
d'avoir ajourné son départ de Berry-au-Bac. Depuis la
prise de Boissons, le duc de Raguse, cela est trop vi-
sible d&ns ses, Mémoires, n'avait plus aucune espérance.
Il ne cherchait plus qu'à obéir à peu près aux ordres
qu'il recevait, sans mettre de zèle à les exécuter*. Que
d'ailleurs si Marmont fût arrivé devant Laon à huit
heures du matin au lieu d'y arriver passé deux heures
de l'après-midi, Napoléon eût remporté la victoire,
ce n'est point cela qu'il faut dire.
Le brouillard dissipé, les troupes se mirent en
marche. Les cinq escadrons du colonel Bliicher, restés
à mille mètres en arrière de Festieux, se replièrent
sans combattre sur la brigade Katzler qui se dé-
ployait entre Eppes et la forêt de Lavergny, et qui,
elle-même, tourna bride aux premiers coups de
canon. Marmont avança ses têtes de colonnes à
environ douze cents mètres du front ennemi, face à
Vaux et face à Athies, et établit deux batteries sur la
butte des Vignes et sur un autre tertre qui s'élève
à gauche de ce monticule. La première batterie, de
vingt-quatre pièces, canonnait Athies; la seconde
contre-battait l'artillerie prussienne en position à la
butte du GhaufTour'. Dans Athies, l'infanterie d'York
écrasée de feux et menacée d'une attaque sur la gau-
che par une brigade de la division Arrighi, qui mar-
chait résolument à l'assaut, reçut l'ordre d'aban-
lier à l'armée impériale (ce que Marmont d'ailleurs ne chercha pas k faire).
Marmont avait donc toute liberté de prendre après Aubigny et a fortiori
après Festieux, la route qui lui paraissait la plus convenable. Il importait
peu quil débouchât dans la plaine de Laon un peu plus à l'est ou un pea
plus au sud. Ce qui importait c'était de marcher le plus vite possible au
canon de l'empereur, que Marmont reconnaît avoir entendu dès Festieux
{Mémoires. VI, 211).
1. «Mon but unique était de me conformer à an ordre positif qu'il eftt
été criminel de ne pas exécuter. » Mémoires, VI, 212. Cf. 206-209 et passim.
2. Droysen, York's Leben, III, 348-3«. Bogdanowitsch, I, 344. Cf. rapport de
Marmont, Corbény, 9 mars, 2 henrea 4a matin (c'est-à-dire 10 mars). ArM.
n«t., AF. IT, 1670.
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 209
donner ce poste. Mais soit qu'on voulût retarder par
là l'occupation du village, soit, comme l'a dit Blii-
cher, que des habilauls eussent tiré sur les soldats',
soit par simple sauvagerie, les Prussiens incen-
dièrent Athii's avaut de l'évacuer. Ils procédèrent
méthodiquement; pénétrant dans chaque maison, ils
enlevèrent quelques malades et quelques infirmes qui
n'avaient pas pu se sauver et les déposèrent dans les
jardins. Cela fait, ils mirent le feu partout. Cent qua-
rante maisons sur cent quarante-quatre furent tota-
lement détruites'.
Pendant l'incendie, qui ne s'éteignit faute d'aliment
que de cinq à six heures du soir, les jeunes soldats
d'Arrighi tournèrent le village en flammes et pour-
suivirent les Prussiens. Ils durent bientôt se replier
sous la mitraille. De môme sur la route de Laon, les
pièces de la batterie du Chauiïour ripostaient vigou-
reusement à l'artillerio française. Désormais l'ennemi
dou* Marmont voyait les masses profondes ne sem-
blait plus vouloir céder de terrain*. Ou a cru que le
général York n'avait fait d'abord une aussi faible dé-
fense que pour attirer Marmont et le prendre au filet.
Sans doute York était satisfait de voir Marmont s'en-
gager en l'air avec si peu do monde. Mais il faut
se rappeler que d'après les ordres do Bliicher, qui
voulait ne rien risquer, les commandants de corps
devaient se contenter de garder leur front jusqu'au
moment de l'attaque générale*. Or le front d'York
1. « ... Quelques paysans, égarés parles proclamations de l'emp«renr Napo«
léon.onc pris les armes contre les Allies et ont tiré sur eux. Lincendia du villag*
d'Aihies. dont Napoléon a été le témoin, aurait dix lui ouvrir les yeux sur le ler-
rible cbitiiuent auquel il expose les Français par cette mesure à laquelle il
les anime. » Proclamation de Bliicher, Laon, 10 mars. Arch. de Laon.
2. Rapport de Marmont, Corbéuy, 10 mars, 2 heures du matin. Arch.nat.,
AF. IV, 167Ct Cf. Fleury, Le département de l'Aisne en 1814, 361.
3. Rapport de Miirmont à Napoléon, Corbény, 14 mars. Arch. nat., AF.
r». :*70. Cf. Mémoires de ilamiont, VI, 233. Jo'umal de Faboier. iS-49.
4. Ordr* de Blucher, Laon, 9 mars, citajutr Plotho, UI, 293.
ié
210 1814.
et de Kleist était la ligne de Chambry au Chaufîour.
Eppes, la butte des Vignes, Athies, n'étaient que
leurs positions avancées. C'est pourquoi il les avait
si facilement abandonnées.
De son observatoire de la montagne de Laon,
Bliicher voyait le combat, mais comme un vent très
violent soufflait de l'ouest, il entendait à peine la
canonnade *. A plus forte raison l'empereur, posté
face à l'autre versant, ne pouvait-il distinguer le
grondement lointain de cette canonnade au milieu du
fracas de sa propre artillerie et des batteries ennemies
qui y répondaient. Encore moins pouvait-il voir les
manœuvres de la plaine d'Athies. Du débouché de
Chivy à la butte des Yignes, il n'y a à vol d'oiseau
que neuf kilomètres, mais les maisons d'Ardon et le»
bois de la région du Sauvoir limitent la vue à quatre
mille mètres ^ De jilus, le vent chassait dans cette
direction la fumée des combats de Semilly et d'Ardon.
Ainsi, tandis que Marmont attaquait Athies, Napoléon
ne savait rien des mouvements de ce maréchal qui
avait négligé, encore qu'il eût à cet égard des ordres
formels, de lui envoyer aucun courrier ^ En vain l'em-
pereur dépêchait des cavaliers aux nouvelles, ils tom-
1. Mûfiling, Aus meinem Leben. 138.
2. Napoléon devait être vraisemblablement au débouché de Chivy, à l'ein-
branchement du chemin de Leuilly (point coté 68 sur la carte d'état-ma-
jor), à deux kilomètres du faubourg de Semilly. C'est l'endroit précis où la
▼ue a le plus d'étendue. Si l'on appuie un peu plus à gauche, le massif de
Laon l'arrête complètement; un peu plus à droite, on a devant soi, outre lea
bois de Leuilly, la butte de la Moncelle, à quatre kilomètres. — Bien que de-
puis 1830 on ait beaucoup déboisé dans cette région, du point indiqué, où
nous nous sommes placé, la vue ne porte pas encore au delà d'Ardon.
3. «... Avant tout, maintenez bien nos communications. » «... Vous dpve»
TOUS mettre en communications avec le duc de Trévise. » Berthier A Mar-
mont. Braye, 8 mars, lo heures du matin et 11 heures du matin. Registre.
Or Marmont avoue dans ses M'''moires (VI, 212) qu'il n'envoya jusqu'à la
fiij de la journée du 9 aucun courrier à l'empereur. « Je n'avais reçu, dit- il,
«uï-une nouvelle de l'empereur, les communications étaient interceptées
entre nous. » Marmont oublie que ces communications, c'était à lui de les
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 2lt
baient dans les patrouilles de Cosaques qui battaient
l'estrade entre Ardon et Bruyères. Jusqu'au moment
cependant oii il saurait Marmont arrivé à sa hauteur,
Napoléon ne pouvait s'engagera fond; et s'il arrêtait
son offensive, il risquait de trop indiquer à l'ennemi
l'approche d'une autre colonne. Pour attirer l'at-
tention de Blùcher, l'empereur ordonna de nou-
velles attaques sur les faubourgs du sud. Pierre Bc} or
aborda une fois encore Semilly et une fois encore
il débusqua les bataillons de Clausewitz. Une charge
des dragons de Roussel sur l'infanterie prussienne,
massée en avant d'Ardon, facilita à Porret de Morvan
la reprise de ce village. Enfin, vers quatre heures, les
deux divisions de "Victor, désormais placées sous le
commandement de Charpentier, ayant débouché de la
route de Soissons, l'empereur les lança contre le vil-
lage de Ciacy qu'étaient venus occuper avec du canon
plusieurs bataillons russes. Situé au milieu d'un mi-
rais, Clacy n'était accessible que par l'étroite chaussée
de Mons-en-Laonnoye. Des tirailleurs s'avançant sur
la droite, au bord du marais, réussirent à occuper
l'ennemi par un feu très vif. Pendant cette fusillade,
la brigade Montmarie, ployée en colonne d'attaque,
aborda la position de front. L'attaque fut si soudaine
et si rapide que les Russes surpris et coupés laissèrent
aux mains des soldats de la jeune garde deux cent
cinquante prisonniers. Encouragé par le succès de
Charpentier, Ney voulut pousser l'ennemi vers la
Neuville en contournant le marais. Il dut bientôt se
replier, canonné de front et d'écharpe par les batteries
russes. De leur côté, la brigade Pierre Boyer et la
division Porret de Morvan, après s'être maintenues
quelque temps dans Semilly et Ardon, durent aussi
évacuer ces faubourgs. A Ardon, particulièrement,
îfi combat fut acharné. Le colonel Leclerc y trouva
212 1814.
la mort et le général Porret do Morvan y fut très
grièvement blessé'.
Il était plus de cinq heures. Les attaques des fau-
bourgs étaient repoussées et la nuit allait venir.
Décidé à remettre la bataille au lendemain où il
comptait sur la coopération de Marmont*, l'empereur
fit cesser le feu. Les troupes s'établirent au bivouac
entre Ciacy et Leuilly, sauf la vieille garde de Priant
et une partie de la cavalerie qui furent échelonnées
entre Chivy et Chavignon, oti s'établit le quartier im-
périal. De fortes grand'gardes de cavalerie étaient
postées à plus de cinq kilomètres sur les deux flancs
de l'armée *.
Du côté d'Athies, le feu cessa de même entre cinq
et six heures. Après s'être emparé de ce village,
Marmont avait arrêté son offensive. Il jugeait, dit-il,
que l'attaque de Napoléon « n'était que du bruit sans
résultat », et il voyait devant lui les corps entiers de
Kleist et d'York; plus loin, en réserve, les Russes de
Sacken et de Langeron; à sa droite, les nombreux es-
cadrons de Ziéthen*. Le duc de Raguse agit bien en ne
s'engageant pas plus à fond contre de pareilles masses ;
mais placé ainsi en l'air, au milieu d'une plaine, ayant
1. Lettre de BIAcher à Schwarzenberg, Laon, 10 mars, citée par Bogda-
nowitsch, I, 343, 509. Wagner, III, 8'J. Cf. Registre de Berthier et Journal de
la division Roussel. Arch. de la guerre.
2. Comrne nous l'avons dit, le vent qui soufflait de l'ouest empêchait Napo-
léon d'entendre le canon de Marmont et la conâguration du terrain lui cachait
ses mouvements. D'autre part le duc de Raguse n'envoya aucun oftlcier à
rem|>ereur jusqu'à 6 heures du soir où il dépécha Pabvier qui s'arrêta en
route. MAmoirei df. Marmont, VI, 212. Rapport de Marmont à Napoléon,
Corbény, 9 mars. Arch. nat., AK. iv, 1670. Fabvier, Journal du 6' corp».
L'empereur «avait saus doute que Marmont était à proximité, mais il igno-
rait le point où il se trouvait.
3. Positions de l'armée, le 9 mars au soir. Arch. nat., AP. nr, 1 66b.
4. AUmoires de Mannont, VI, 212. Fabvier, Journal du S* corps. — Sur
l'ordre de Bliicher, Sacken et Langeron s'étaient portés en soutiens d'York et
de Kleist. La cavalerie de Ziéthen s'était de même vers quatre heures massée
la gauche de la forêt de Samuussy a&a d'arrêter un mouvement touruant
/entuel de« lanciers at descuiraasieraiU BordettouUe. Bogdanovitsch, 1, 344
PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 213
en face de lui des forces quatre fois supérieures et à
sa droite un gros de cavalerie, il eût mieux agi encore
s'il eût fait rétrograder son armée jusqu'à l'entrée du
défilé db Festieux. Il n'y songea pas, apparemment'.
Ses troupes bivouaquèrent sur leurs positions de
combat : l'infanterie et l'artillerie entre \lhies, où
restèrent deux bataillons, la butte des Vignes et la
route de Reims; la cavalerie en arrière et à droite,
près de la ferme de là Mouillée, le front au ruisseau
de Chambry. Les jeunes soldats du duc de Padoue, qui
précisément se trouvaient le plus près de l'ennemi,
avaient ce jour-là vu le feu pour la première fois Ils
s'étaient bien comportés, mais sans aucune habitude
de la guerre, ils ne savaient point se garder. Les ca-
nonniers de la marine, matelots pour la plupart,
étaient bons pointeurs et fort braves mais ils ne con-
naissaient rien du service en campagne. Au lieu de
mettre leurs pièces sur les avant-trains en les rassem-
blant au parc, ils les laissèrent à la prolonge. Mar-
mont convient qu'il avait remarqué l'inexpérience
complète de ses troupes. Néanmoins, il ne crut pas
devoir y suppléer en veillant par lui-même aux dis-
positions de sûreté. Il alla prendre gîte au château
d'Eppes, à quatre kilomètres d'Athies, s'en remettant
à la Providence du soin de garder son armée*.
1. Dans sea Mémoire» (VI, 217) M'armont dit « qu'il comptait bien la nnit
renae regagner le défilé de Pestieux ». Pourquoi ne le lit-il pas tont de
suite? Mais dans son rapport de Corbény (Arch. nat., AF. iv, 1 67C), il dit
seatement ■ qu'il se disposait à prendre une position de nnit *. Pourquoi d*
la prenaii-il pas tout de suite ? Ce sont là de mauraises excases couto-
mières au duc de Raguse.
2. Mémoire* de Marmont. VI, 212-213. Cf. Bogdanowitscb, I, 345- rix>jMa,
349; Fleurj, 366. Fabvier, Journal du ff* eorpt, «3-50.
III
LE HURRAH D'ATHIES
Bliicher était resté tout le jour sur la défensive dans
la crainte de voir surgir vers Bruyères un centre à
Tarmée française. Quand au milieu de l'après-midi,
les troupes de Marmont s'étaient avancées en canon-
nant contre les positions prussiennes, le feld-maréchal,
afin d'être complètement renseigné sur la force et les
mouvements de ce corps d'armée, avait envoyé Miif-
fling dans la plaine. Arrivé près de la butte du Chauf-
four au moment de l'incendie d'Athies, Miiffling vit
tout de suite le petit nombre des assaillants et il jugea,
d'après l'heure avancée, que la venue d'une troisième
colonne française n'était plus à redouter. Il retourna
à Laon pour rapporter au feld-maréchal qu'on pou-
vait sans risque s'engager à fond contre le corps de
Marmont « et le prendre au filet * ».
Le quartier-maître général de l'armée de Silésie
n'était pas seul à penser ainsi. Comme il quittait le
champ de bataille, le général York envoyait deman-
der à Ziéthen, commandant la cavalerie, s'il croyait
pouvoir mener à bien une attaque sur la droite des
Français. « — J'y tâcherai, » répondit Ziéthen. Kleist
consulté à son tour se montra également disposé à
prendre l'oiïensive. Un des aides de camp d'York, le
comte de Brandeburg, fut aussitôt envoyé à Bliicher
1. Muffling, Au» mttnem Leben, 138. Ct 135-137.
LE HURRAH D'ATHIES. «5
afiQ (l'obtenir l'autorisation de marcher en avant*.
York ni Miiffling ne devaient avoir l'honneur de cette
idée. Du sommet de la montagne, Bliicher avait jugé
la situation aussi bien que Tenaient fait son lieute-
nant et son sous-chef d'état-major. En même temps
qu'il e.xpédiait l'ordre à Sacken et à Langeron de
se porter en soutiens d'York et de Kleist, il dépê-
chait un aide de camp, le comte de Goltz, au général
York, lui enjoignant d'attaquer dans l'instant. Goltz
croisa sur la route Miiffling, puis B^andeburg^
Au reçu de l'ordre, York réunit les généraux de
division et leur donna ses instructions. Il fallut
quelque temps pour former les colonnes d'attaque.
Au reste, on ne se pressa pas. Il était préférable
d'attendre la nuit. Grâce à l'obscurité le combat
deviendrait hurrah.
Les meilleurs soldats de Marmont, ceux que n a-
vaient pas abattus huit heures de marche et quatre
heures de bataille, étaient dispersés, cherchant des
vivres dans les fermes environnantes. Les autres, et
c'était le plus grand nombre, vaincus par la fatigue,
engourdis parle froid, affaiblis par la faim, dormaient,
serrés comme des moutons au parc, autour des feux
de bivouac. A sept heures, les Prussiens formés en
quatre colonnes se glissent lentement dans la plaine,
gardant le plus grand ordre et observant le plus pro-
fond silence. La division du prince Guillaume pénètre
dans Alhies baïonnettes croisées, sans tirer un coup
de fusil. Surpris dans leur premier sommeil, lents à
sauter sur leurs armes, incapables de se rallier rapi-
dement, les jeunes soldats du duc de Padoue font à
peiae résistance. Les uns sont é. entrés ou se rendent,
1. Droysen, Tork'a Lihen, III, 349.
2. Droysen, III, 349; Muffling. Au* meinem Lebem, 138; Journal d« JLaa-
gcron. Arch. de Saint-Peter«bourg, 29103.
216 1814.
les autres, suivis de prbs parles Pnissiens, détalent à
toute vitesse dans la direction de la butte des Vignes
qu'occupe le gros des troupes. Mais avant qu'ils aient
eu le temps de donner l'alarme à leurs camarades de
la réserve de Paris et aux vétérans du 6' corps, la
colonne de Kleist qui a marché et marché très vite à
travers champs, entre Athies et la route de Reims,
assaille la butte des Vignes, criant : « Flurrah ! hur-
rah! » et la colonne de Ilorn, qui a suivi la grand'-
route, arrive devant le parc d'artillerie établi en face
du Chauiïour. « — Ordonnez-vous de prendre les ca-
nons? » demande Ilorn. — « Avec l'aide de Dieu, » ré-
pond York. Les Prussiens se jettent en masse sur les
batteries; les canonniers se défendent comme ils peu-
vent, frappant de la crosse et du sabre, lâchant à bout
portant leurs coups de carabine; d'autres tentent de
mettre quelques canons en batterie, mais de si près
et dans l'obscurité le tir reste presque sans résultat.
Les artilleurs sont tués sur leurs pièces, les Prussiens
s'emparent de canons encore chargés. Des conduc-
teurs n'ayant point le temps de ramener les pièces sur
leurs avant-trains, les traînent à la prolonge ; dès les
jtremiers pas, les canons culbutent dans les terres
et versent dans les fossés*.
Tandis que les Français sont si vigoureusement
attaqués de front et sur la gauche, à la droite la
cavalerie entière d'York et de Kleist : plus de sept
mille chevaux, cuirassiers de Brandebourg et de Si-
lésie, hussards de Poméranie, hulans de Posen et de
la Prusse orientale, dragons de Ilohenzollern, de
Lilhuanie, de la Nouvelle-Marche, landwers de
Borg, de la Marche-Électorale, de Mccklembourg-
1. Rapport d'York, 12 mars, cit. par Bogdanowitsch, I, 347-510; Droyseo,
York's Lehenin, 350; Rapport de Marmont, Corbénj, 11 mar». Arch, aat.,
A.F. IV, 1670. Mem. de Mannont. VI, 213.
LE HURRAH d'aTHIES. 217
Strélitz, — toutes les provinces de la Prusse se ruant
à la curée, — franchit le ruisseau de Chambry et
aborde le bivouac des deux mille cavaliers de Bordes-
soullo. Ceux-ci, chargés an moment où ils sautent
en selle, sont rompus avant d'être formés. Ils s'en-
fuient au grand galop, mêlés aux Prussiens et sa-
brant avec eux, dans la direction de la route de
Reims. Quelques bataillons du 6' corps qui com-
mencent à se rallier accueillent cette nuée de cava-
liers, amis et ennemis, par un feu effroyable. Eper-
dus, les cuirassiers et les lanciers de Bordessoulle
refluent dans les escadrons prussiens, et les deux
cavaleries ne formant plus qu'une seule masse tour-
noient sur elles-mêmes en combattant. C'est partout
la confusion. On bat la charge sur place sans avan-
cer. Dans les ténèbres, les Prussiens tirent sur les
Prussiens, les Français tirent sur les Français. On
cherche mutuellement à se tromper, les soldats d'York
criant : Vive l'empereur ! les soldats de Marmont pous-
sant des hurrahs ! On ne se reconnaît qu'à l'éclair fu-
gitif des coups de feu *.
Le duc de Raguse accourt du château d'Eppes,
évitant d'être pris dans les remous de la mêlée de ca-
valerie et se frayant passage à travers les bandes de
fuyards. Arrivé au milieu de ses troupes, il est im-
puissant à les reformer. Il ne sait plus où sont les
emplacements des régiments, à qui donner des ordres,
comment les faire transmettre. Par bonheur, à ce ter-
rible moment arrive un secours inespéré. Le colonel
Fabvier, qui vers six heures du soir a été détaché avec
un minier 4e fantassins et deux pièces de canon pour
rétablir les communications avec l'armée impériale,
entend le bruit du hurrah. Aussitôt il rev'ent sur ses
1. Rapport d'York,10 mars. Fabvier. Journal de* opération* du «» eorpi, tO-SL.
Cf. Rapport de Marmont, Corbeojr, 10 mars.
218 1814.
pas, voit le désordre, comprend la situation, et quoi-
qu'il ne soit pas en forces, il attaque résolument la
droite du général Kleist qui déborde la route de
Reims Les Prussiens surpris reculent et dégagent la
route. Fabvier s'y établit, s'y défend, s'y maintient,
avec tout ce qu'il peut rallier de fuyards. Marmont
profite de cette diversion pour remettre un peu d'ordre
parmi ses troupes et les faire filer vers Festieux en
deux colonnes : la cavalerie parallèlement à la route,
l'infanterie sur la chaussée*.
Grâce à la contre-attaque du colonel Fabvier, la
déroute se changea en retraite. Mais quelle retraite I
Pendant trois heures, les têtes de colonnes, durent
se frayer passage, à coups de baïonnette et à coups
de fusil à brûle-poitrail, à travers les flots de cava-
lerie qui barraient la route et harcelaient les deux
flancs, tandis que l'infanterie prussienne qui suivait
de près Tarrière-garde tirait des salves à intervalles
réguliers. « Je n'oublierai jamais, dit Marmont, la
musique qui accompagnait notre marche. Des cornets
d'infanterie légère se faisaient entendre; l'ennemi
s'arrêtait et un feu de quelques minutes était dirigé
sur nous. Un silence succédait jusqu'à ce qu'une
nouvelle musique, annonçant un nouveau feu, se fît
entendre*. »
Pendant cette marche lente et meurtrière, un parti
de cavalerie ennemie avait été détaché en avant, avec
du canon, afin de couper la retraite aux troupes fran-
çaises en prenant position à la tête du défilé de Fes-
tieux. Si ce mouvement avait réussi, il eût vraisem-
blablement amené la destruction totale du corps de
1. Rapport de Marmont, Corbény, 9 mars ; Fabvier, Journal du 6* corpt.
Cf. Rapport d'York et ilémoiret de Marmont, VI, 212-213. — Marmont, cela
va de soi, ne dit pas un mot ni dans son rapport ai dana ses M^m<tire*, im
l'heureuse diversion de Fabvier.
t. Mémoire* de Marmont, VI, 21S-213. Cf. Droyaea,|IlI, 354.
LE HURRAH D ATHIES. 219
Marmont. Le péril fut conjuré par la présence d'ejprit et
la résolution d'une poignée de soldats. Un détachement
de cent vingt-cinq chasseurs à pied de la vieille garde,
qui arrivait de Paris avec un convoi d'habillements,
cantonnait à Festieux dans cette nuit du 9 au 10 mars.
Informés delà retraite du maréchal, sans ioute par les
premiers fuyards échappés du champ de bataille, ces
vieux soldats eurent un pressentiment de Fimmense
danger que courait l'armée. Ils prirent spontanément
les armes et, s'embusquant à l'entrée du défilé, ils en
défendirent l'approche contre les escadrons prussiens
jusqu'au moment où s'y engagea la colonne du duc
de Raguse*.
A Festieux on était sauvé. Une arrière-garde fut
laissée là pour contenir l'ennemi et les troupes bi-
vouaquèrent entre Corbény et Berry-au-Bac. Quant
aux Prussiens, leur cavalerie et un fort détachement
d'infanterie s'établirent à quelque distance de Fes-
tieux, et le gros de l'armée prit position entre Eppes
et Athies *. Le lendemain, le corps de Marmont
se concentra à Berry-au-Bac. Plus de trois mille
hommes sur neuf mille manquaient à l'appel : sept
cents tués ou blessés et deux mille cinq cents pri-
sonniers'. Presque toute l'artillerie, quarante-cinq
bouches à feu et cent vingt caissons et voitures, était
tombée aux mains de l'ennemi. « Je viens d'acquérir
la triste conviction, écrivit de Corbény Marmont à
1. Cf. Journal de Fabvier, 51. Rapport da oommandant d« Berry-kn-Bac,
10 mars. Arcb. de la guerre.
2. Rapport de Marmont, Corbény, 10 mars, 2 heures dn matin. Arch. nat..
AF. r», 1670. Rapport du commandant de Berrv-au-Bac. Arch. de la Guerre.
Rapport d'York, 10 mars, cité par Bog'lano'v'itscb, Getckichte des Knege»
von 18U, I. 347; Droysen, Tork'ê Leben. Ul, 355.
3. Marmont, dans ses Mémoire*. VI, 213, n'avoue qae 7 à 800 homme* pris
on tués; les historiens alleman.is et russes : Plotho. Schu'.s, Mùifling. Bo^a-
nowitsch, Bemhardi, parlent de 4 000 et même de 5 000 hommes. D'après la
comparaison des aitaations du 6* corps des 8 et 10 mars, on trouve le chifli*
00 3200 hommes «aTiron.
220 «814.
l'empereur, qu'il ne me reste que huit pièces. Ainsi
presque tout a été pris *. »
Cependant, Bliicher après avoir donné ses ordres
d'attaque s'était retiré chez lui, « aussi assuré du
succès, dit Miiflling, que chef d'armée pût jamais
l'être ». Vers neuf heures du soir, comme le feld-
maréchal achevait de souper, un premier aide de
camp, Brandeburg, lui annonça que la surprise avait
réussi et que les troupes de Marmont étaient repous-
sées dans le plus grand désordre jusqu'à la butte des
Vignes. A dix heures, il se mettait au lit lorsqu'un
second aide de camp, Rôder, vint lui rapporter que
l'ennemi n'ayant pu se reformer le succès était cer-
tain. Bliicher transporté de joie s'écria : « — Ah ! ce
vieux York ! quel brave homme ! Si l'on ne pouvait
plus compter sur lui, le ciel s'écroulerait. » Enfin à
onze heures, arrive un troisième aide de camp, Liitzow.
L'ennemi, dit-il, est mis en pleine déroute et poursuivi
énergiquement sur la chaussée de Festieux *. Bliicher
exulte ; il mande auprès de lui Gneisenau et Miiffling,
afin de concerter pour le lendemain des dispositions
« destinées à achever ce qui a été si bien com-
mencé ' »
1- Rapport de Marmont à Napoléon, Corbenj, 10 mars, 2 heures du matin.
Arch. nat., AF. iv, 1670. — Dans ses Mihnoires. Marmont dit 21 pièces, et
au commencement de son rapport à l'empereur, il ne dit même que 12 ou 14.
C'est dans le post-scriptura qu'il écrit la phrase que nous citons. Muffling
I Aus meinem Leben, 139), Schulz, Wagner, Bogdano\trit3Ch et autres hi:storiens
étrangers semblent donc bien fondés à parler de 40 ou 50 canons.
2. Droysen, York's Ze6e/t,.III,355, 356; Bogdanowitsch, tfe«cAicA. des Kriegei
1814. I, 318. Cf. Miiffling, Aus meinem Leben, 140.
3. Lettre de Bliicher à York, quartier général de Laon, 9 mars, minuit,
'.iiee par Droysen, III, 355. « ... Votre Excellence a de nouveau donné la
preuve de ce que peuvent faire la prudence et la résolution. Je vous félicite
de votre brillant succès et je vous envoie la disposition suivante, destiné«
à achever ce que vous avex si bien commencé. *
Miifdiug prétend que, couché et craignant un refroidissement, il ne se
rendit pas k l'appel du feld-maréchal, mais qu'après s'être fait renseigner
sur les opérations d'York, il envoya à Gneisenau un aide de camp, Gerlach,
avec un projet de disposition. Le plan de Miiffling reçut l'agrément du chef
LE HLRRAH d'aTUIES. 221
Des officiers dépêchés dans la nuit aux comman-
dants de corps d'armée leur apportent les ordres pour
la journée du 10 mars : York et Kleist poursuivront
Marmont à Berry-au-Bac ; Winzingcrode etBûlow re-
pousseront l'armée impériale dans la direction de Sois-
sons; Langeron et Sacken, marchant parallèlement à
l'empereur par Bruyères, Chamouille et le plateau de
Craonne, manœuvreront de façon à venir lui coupei
la retraite à l'Ange-Gardien *
ëYUt-major et fut adopté par Bl&cher. Bien qne MQ^ing donne des détaOft
des plus précis, il est permis de croire qoe c« plan vint tont natareUement à
la pensée de BIQcber.
1. Ordre de BlQcher, Laon, 10 mars, minuit, cité par Plotho, III, 298.
— Ce plan dont les généraux alliés attendaient les plus beaux résultats
était sans doute bien combine. Toutefois, pour devancer l'empereur à r.\nge-
Gardieu, il fallait que les corps de Sacken et de Langeron fissent vingt kilo-
mètres en terrain accidenté pendant 1« temps que l'armé* française «n fermit
Viinze sur on* bouua routs.
IV
LA DEUXIÈME JOURNÉE DE LA BATAILLE
DE LAON
Les grand' gardes françaises qui couvraient le front
de l'armée, entre Cïacy et Leuilly, n'entendirent rien
du combat d'Athies. Le vent contmuait à souffler de
l'ouest et Ton tiraillait sans cesse sur toute la ligne
des avant-postes. L'empereur qui s'était retiré à Cha-
vignon resta ainsi toute la nuit du 9 au 10 mars dans
la plus complète ignorance du désastre de Marmont.
A l'heure même où le 6° corps, en pleine déroute, cher-
chait à atteindre le défilé de Fcstieux, Napoléon 1 ui as-
signait son rôle dans la grande attaque qu'il projetait
pour le lendemain au lever du jour. D'après la disposi-
tion, les divisions Charpentier et Boyer de Rebeval,
soutenues par le corps du prince de la Moskowa, la
vieille garde de Priant, les trois divisions de cavalerie
de la garde et la réserve d'artillerie, devaient débou-
cher de Clacy et pousser les Alliés vers la Neuville. Le
duc deTrévise, avec les divisions Porret de Morvan et
Christiani, les dragons de Roussel et les Polonais de
Pacz, formerait le centre de l'armée et se tiendrait prêt
à appuyer l'attaque. A la droite, le duc de Raguse con-
tinuerait à manœuvrer,' de l'endroit où il se trouverait,
pour menacer la route de Laon à Avesnes*.
1. Ordre du 9 mars, cité par Koch, I, 418-419. Cf. Fain, 171-172, et Corres-
pondance de Napoléon, 21 460.
Ca plan d'attaque a été fort critiqué par les historiens militaires et nom-
DEUXIÈME JOUR>'ÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 223
Le 10 mars, entre quatre et cinq heures du matin,
Napoléon mettait ses bottes et demandait ses chevaux,
lorsque deux dragons démontés, qui s'étaient échap-
pés du champ de bataille d'Athies et qui avaient erré
BÀinent par Koch qui le déclare ■ extraordinaire >. En la circonstance, ces
dispositions étaient- elles si condamnables! Dans l'esprit de l'empereur, les
choses ne s'étaient que peu modifiées depuis le matin, et s'il avait eo alors
des raisons pour attaquer l'ennemi, — il pensait que Blilcher, déterminé à la
retraite, ne défendrait pas Laon sérieusement, — ces mêmes raisons existaient
encore. Blùcher, en effet, n'avait engagé qu'une très faible partie de son
armée, à peine la moitié du corps de Bùlow et le tiers du corps de Winzin-
gerode; et par les positions assignées à ses troupes, il avait dissimulé à la
▼ne de Napoléon quatre de ses corps d'armée sur six. Si, d'autre part, les
Prussiens avaient fait nne vigoureuse résistance, s'ils avaient repris Ardon.
ils s'étaient cependant laissé débusquer de Clacj et des premières mai-
sons de Semillj. La situation se trouvait donc telle qu'elle était le matin,
sopposé, bien entendu, — hypothèse confirmée par les faits, — que l'empe-
reur ignorât le désastre d'Aihies. A envisager les choses de cette façon,
il semble que Napoléon n'eût pas montré sa ténacité accoutumée si après
cette journée passée en combats partiels et en tâtonnements il eût aban-
donné la partie. Ajoutez à cela que les nouvelles de Châtillon et de Troyes
reçues l'avant-veille l'engageaient à tenter un coup de désespoir, que s'il
refoulait Bllicher, ce succès pouvait entraîner la retraite de toutes les armées
coalisées; qu'au contraire, s'il se retirait sans combattre, il allait lui-même
•e trouver dans la position la plus critique, entre Blùcher invaincu et Schvar-
lenberg ranimé. Si donc, nous qui jugeons après coup, en connaissant
et les effectifs de l'armée de Blùcher et l'intention arrêtée du feld-maréchal de
défendre Laon à tout prix, nous ne pouvons dire avec Thiers (p. 478) * que
la journée du 9 promettait de bons résultats pour le lendemain «, .bous
devons admettre cependant que Napoléon, qui ne connaissait ni les desseins
de l'ennemi ni les forces dont il disposait, était en droit de penser ainsi.
■Vaudoncourt (IL 53-M...) ne se contente pas de critiquer cette disposition,
il la considère comme apocryphe ou tout au moins comme devant s'appliquera
la journée du 9 mars. Sur ce dernier point, Vaudoncourt avance une gro^e
erreur. S'il s'agissait de la journée du 9, Napoléon ne dirait pas que Char-
pentier devra ïa matin déboucher de Clacy, puisque le 9, Charpentier était à
la queue de la colonne et que, d'ailleurs, les Russes occupaient Clacy. Quant
k f authenticité même de Tordre, nous devons avouer qu'il n'y a point trace
de cette disposition dans le registre de Berthier, ce qui est tout à fait extraor-
dinaire. Néanmoins l'assertion très vague du colonel Fabvier {Journal du
6" eorp$, p. 52), qui rapporte avoir entendu dire que • Napoléon voulait faire un
mouvement par le flanc droit et attaquer du côté d'Atbies « ne saurait être ad-
mise. Napoléon a toujours condamné les marches de flanc devant l'ennemi, et
d'ailleurs il n'est pas plus question dans le registre ' e Berthier de cette préten-
due disposition que de «eile citée par Koch. Les paroles de Fain : • Tout est
prêt pour l'attaque, les ordres partent et le lendemain dès la pointe du jour l'af-
faire doit recommencer • ; la lettre de Napoléon (21 460) : • ... J'avais pris mes
d.spositions pour attaquer vigoureusement l'ennemi •; enfin /es opérations
a.e.'nc:s de la journée du 10, concordont parfaitement avec le dispositit que noua
a conservé Koch. il est vraisemblable que cet officier en tenait la copie du dac
4a Trevise qui lai avait commiuiiqBé une partie de sa correspondance militair*.
224 181 4.
toute la nuit, sont introduits près de lui par rofîic'er
de service. Ils racontent le hiirrah, disent que les
troupes sont en pleine déroule, que le maréchal doit
être pris ou tué. L'empereur doute d'abord. Il fait
monter à cheval tous ses officiers pour courir aux
nouvelles. Mais bientôt des rapports de reconnais-
sances viennent confirmer le récit des deux dragons.
La défaite du corpsdeMarmonlest trop certaine. Néan-
moins le duc de Raguse n'est pas tué, il rallie ses
troupes aux environs de Corbény'.
L'événement était de nature à faire hésiter l'empe-
reur. Sans la coopération de Marmont, le succès pa-
raissait bien chanceux. Et, cependant, pour s'engager
avec le 6' corps, l'ennemi n'avait-il pas dégarni
Laon et ne pourrait-on pas s'en rendre maître par
une attaque vigoureuse? En tout cas, en n'abandon-
nant point le champ de bataille, on obligerait les Al-
liés à se concentrer et à arrêter la poursuite du maré-
chal. L'empereur se décida à rester devant Laon
pendant la journée, résolu à se laisser guider par les
circonstances pour garder la défensive ou prendre
l'offensive. Au reste, malgré la résistance de la veille,
malgré le hurrah de la nuit, l'empereur et ses lieu-
tenants avaient toujours l'arrière-pensée que Biiicher
était prêt à évacuer Laon*.
Conformément aux ordres envoyés à minuit du
1. Fain, 172. Rapport da post« de Noavion, 10 mars, 2 heures et demie d«
matin. Arch. de la guerre.
2. « ... Il est probable que l'ennemi auiait évacué Laon sans l'échauffourèe
da duc de Raguse qui s'est comporté comme un sous-lieutenant. » Chavi-
gnon, Il mars. Correspondance de Xapolénn, 21 461. — Le 10, à 9 heures du
matin, Ney écrivait à Benhier, de la Tuilerie de Semilly : « ... Le mouvement
de l'ennemi semble se prononcer sur Vervius... » Arch. de la guerre. Enfin,
le 10, à 6 heures du soir, quand vraiment il n'était plus douteux que Blûcher
voulût se maintenir dans Laon, Berihier écrivait encore:» Le prince de la
Moskowa maiatieudra ses feux toute la uuit et partira une heure avant 1«
jour. // s'assurera, avant de partir, que l'ennemi n'ait point évacué la ville... *
Registre de BerChier Arch. de la guerre.
DEUXIÈME JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 2i»
anarlier général prussien, quatre corps alliés s'étaient
mis en marche à la pointe du jour. York et Kleîst,
partis à la poursuite de Marmonl, avaient dépassé
Festieux, et Langeron et Sacken, manœuvrant pour
couper la retraite à l'empereur, avaient leurs tètes
de colonnes à Bruyères, lorsque chacun de ces gé-
néraux reçut soudain un contre-ordre le rappelant
sous Laon'. Dans les dernières heures do la nuit,
Bliicher, déjà souflrant la veille et dont une jour-
née entière passée sur un rempart, battu de tous les
vents, n'avait point rétabli la santé, avait été saisi
d'un très violent accès de fièvre. Le matin, il ne put
se lever. Affaibli de corps et d'esprit et se sentant
incapable de diriger les opérations, il délégua le com-
mandement pour la journée à son chef d'état-major
Gneisenau. Celui-ci n'accepta qu'à contre-cœur celte
responsabilité, et quand arrivèrent les rapports des
grand'gardes, annonçant que loin que l'armée fran-
çaise dessinât sa retraite, elleoccupaitles positions de la
veille et semblait se préparer à une attaque, il fut véri-
tablement pris de peur. « — Il faut que la disposition
de cette nuit soit tout de suite changée, dit-il à Muflling.
Le plan projeté est trop hardi et peut nous perdre
Les quatre corps doivent être rappelés sur-lc-cliamp.
Ceux de Biilow et de Winzingerode ne suffiraient
pas pour résister à Napoléon. » Muflling consterné
•enta vainement de combattre les raisons de GneisC'
nau, le contre-ordre fut expédié*. Gneisenau renon-
çait à une manœuvre stratégique, qui pouvait amener
la destruction totale de l'armée franç'xise, pour se
hmiter à une simple opération lactique où en raison
de la forte assiette de sa position et de l'écrasante
V Ordre de Blûcber. Laon, 10 mars, cité pjur Plotho, III, 300; MûCUaff-
Ah* meinem Leben. U2, 144; Schels, I, 181-182.
S. Vlùffliog, 142; BogdJUK iriucb, L 3U.
IS
226 1814.
supériorité numérique de ses troupes, il était certain
d'un petit succès. Si la prudence est la principale
vertu militaire, le général Gneisenau était un grand
homme de guerre
Winzingerode, qui cou\Tait le village de la Neu-
ville, reçut vers neuf heures du matin l'ordre de dé-
busquer les Français de Clacy. Woronzoff, chargé de
l'attaque, fit d'abord canonner les maisons, puis, à dix
heures la division Chowansky marcha sur le village,
qu'occupait le général Charpentier avec une division
et qu'il avait fortifié pendant la nuit. Deux des divi-
sions de Ney vinrent s'établir, par un changement
de front, parallèlement au chemin de Mons à Laon, à
droite et en arrière du marais de Clacy, tandis que
la brigade Pierre Boyer se maintenait toujours dans
les premières maisons de Semilly. Le reste do l'arméô
française se déployait des deux côtés do la route de
Laon, sa droite à Leuilly'.
Charpentier laissa, sans tirer un coup do feu, les
Russes s'engager en colonnes serrées sur l'étroite
chausséedeClacy; quand ils furentàdeux ccntsmètrcs
du village, il les arrêta par une volée do mitraille aussi-
tôt suivie d'une fusillade bien nourrie. Une seconde
attaque de Chowansky, soutenue par une brigade
fraîche et appuyée par une vaine charge de cavalerie
à travers le marais à demi gelé, ne réussit pas davan-
tage. Cinq fois encore, de midi à deux heures, l'infan-
terie de Cliowansky, renforcée des divisions Laptcw et
IVuitzch revint à l'assaut, cinq fois elle fut repoussée,
tlne batterie établie par Ney au sommet do la butte
de la Paillasse, sur le chemin de Mons, écharpait les
colonnes rucses. Malheureusement le feu de ces ca-
nons causa quelques pertes aux troupes de Charpen-
X. Ney à Bertbier, tuilerie de Semilly 9 Beores dn natin. Arch. d« 1*
guerre. Baéa A?3 Scheis I 183.
DEUXIÈME JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 227
lier, postées à l'avancée du village. L'empereur était
venu à Clacy où, du clocher de l'église, il obsen'ait
la montagne de Laon et le champ de bataille. On dit
qu'il envoya un aide de camp au maréchal Ney afin
que fût rectifié le tir de sa batterie *.
Gneisenau voyant les attaques des Russes faiblir
pensa à les faire soutenir par quelques régiments
de Biilow, immobiles sur les crêtes et les versants de
la montagne. Les mouvements des troupes prus-
siennes n'échappèrent pas à la longue-vue de l'empe-
reur, et il en conclut que les Alliés se décidaient enfin
à évacuer Laon. Pour presser leur retraite, il ordonna
à Charpentier de faire une sortie et de pousser les
Russes vers la Neuville, à Ney d'aborder Semilly, à
Mortier de lancer une colonne sur Ardon. Ces trois
points étaient fortement occupés. Les Français furent
repoussés. A l'ouest do Semilly, néanmoins, un ba-
taillon de Curial réussit à atieindro les premières
rampes de la montagne. Les soldats criaient : victoire !
quand le feu d'une batterie, soudain démasquée, les
contraignit à se replier sous uno trombe de mitraille.
Cette attaque générale ne fut point d'ailleurs tout à
fait sans résultat. Les Alliés intimidés demeurèrent
sur la défensive jusqu'à la fin de la journée*.
Tant d'attaques repoussées depuis la veille et tant
de cadavres amoncelés devant les positions ennemies
témoignaient do l'impossibilité de la victoire. Napo-
léon cependant ne pouvait se résoudre à abandonner
cette plaine de Laon. Peut-être sa ténacité accoutu-
mée était-elle augmentée par la vision que cette partie
perdue serait sans revanche. Drouot, puis Belliard,
J'
1. Cf. Fam/l73: Corrttwfndanet de Napoléon. 21461 : Koch, I9(M21 ; ScbeU,
I, 183; Wagner, III. 98, 99; Bogdanowitsch, l, 300-351 ; Fleury, 384.
2. Lettre de Blûcher k Scbwarzenberg, Laon, 10 mars, cilM par Bogd*-
■ovUcli, \, 351, 510; Wagner, lU, W-M; Fain, 173.
2?» 181 4.
furent, dit-on, envoyés tour à tour, à Ta tête, du bois
de Clacy, pour voir jusqu'oii s'étendait la droite des
Russes et si Ton ne pourrait point les déborder. Les
deux généraux ayant répondu négativement, l'empe-
reur se résigna à se retirer sur Soissons, qu'une
petite garnison française avait réoccupé le 9 mars.
Pour imposer à l'ennemi on continua à canonner. A
la tombée du jour, l'armée se mit en marche vers
Soissons : Charpentier et la cavalerie par Mons, Anisy
et Laiïaux ; Mortier et Friant par la grande route.
Ney, général d'avant-garde le mutin des victoires et
général d'arrièrc-gardo le soir des défaites, reçut
l'ordre do rester sur ses positions jusqu'au lende-
main avec son corps, les dragons de Roussel et deux
bataillons do Charpentier'. Il écrivait à Berthier :
« Ce n'est pas avec une poignée de monde qu'il est
possible de bien faire une retraite devant une armée.
Ce serait à la vieille garde même de faire la retraite*. »
D'ailleurs la nuit fut tranquille. Le 11 mars seule-
ment, les Russes se décidèrent à inquiéter la retraite.
Un parti de cavalerie attaqua Charpentier près dePinon
et lui lit quelques prisonniers. Sur la grande route,
les Cosaques de Czernischeff, soutenus par quinze
cents hommes d'infanterie et du canon, se mirent à la
poursuite du corps de Ney. Deux bataillons, sous les
ordres de l'adjudant-commandant Sémery, formaient
l'extrême arrière-garde. Ennuyé par les Cosaques
qui le harcelaient sans cesse, Sémery leur prépara
une petite surprise. A la montée de Mailly, il fit em-
busquer son second échelon dans le bois qui borde la
route, puis, dépassant ce point avec son premier
échelon, il laissa les Cosaques le dépasser à leur tour.
1. Registre de Berthier (ordres du 10 mars, bivouac devant Laon, 6 heure»
du soir, et Chavignon, 8 heures et 9 heures). Arch. de la guerre.
2. Ney à Berthier, Urcel, 11 mars. 5 heures du matin. Arch. de la gi>erra.
OKCX.ÈME JOURNÉE DE LA BiTA.LLE DE LAO:.. ^
Tomme ils précipilaicnt TalUire pour charger le ba-
^XTaesIeryUacmi^ure^^^^^^^^^^^^^
,'^ la ^Ufince fort respectueuse de trois kilomeires
Tarm^e opéra a'concLtrati à SoissonB, sans être
LtrrenTn.uiétée, dans l'apr.s-midi et la soirée du
'VrFrançals avaient perdu devant Laon Pjus^de
six m/le hommes, tués, blessés ou prisonniers Mais
deuTiours durant, l'empereur, avec une poignée de
.nmbiuants avait imposé à l'ennemi, et le troisième
Se un champ de manœuvres. La présence de Na-
^oiéon produisait toujoursl' effet de la tête de Méduse .
. ordre, de Ney, 10 «a.. Rapport de 1^^^^^" n'r^â^TX'l't.
nérâl Rousseau k Ney. LetU-6 de Ney a Berihier,
T'^gistre de Bertbier (ordr.. du U mar.. Soi».on.. 4 et 5 heures du
■oir). Arch- de la guerre. „„„»,;.„„. dans la journée du U aux bords
Des parus de -»-»l«"%*^^™^"^r.url"ue sL riea entrepreudr» de
éelAisae. entre Berry-au-Bac ?' J'^^'" * „„,*emeDt de quelques chanois
.érieux contre nos troupes Ils » «"'^"^"'^'"."Jîrun convoi de prisonniers
de blessés sur les flanc» de l armée «» *'*"'','*„7 ".J'i-il^^ce des polies de
Î^sses. La veille, un pulk '^-f-^'^'^^XZ^Zll àutS^^l-^^ a^i' t«»«
cavalerie du général Orouvelle qu. »^'«"^'*'';*. '"".^êté un petit convoi où
an harrah sur Soissons. Eu -> '«"-"^^J^'^.^lîlfc Je l" isoe.^t à cheval l.
se trouvaient, en voiture, le ^'«'•"°.^"'^"i ' P[;„ * „U» pour rejoindre Na-
général Nansouty et quelques ««^"«"X^^ vlu^t ^^ii été fait prison-
poléoa à Laon. L'escorte dispersée, '« •'=^°.^^°""* les bonis de TAisn.
nier et Nansouty sabrant les <=o«1««« "•'^, f*!^t.r son cheval, lorsque
avec ses officiers. Vivement poursuivi, il allait ? '^**; ^ ,. chuie.
ranimai atteint dune balle s'abattit, enuralnant on cavalier dan^ ^^ .
Les officiers étaient déjà de l'autre coté de la ^^^^-^-[J^,^^ d, niùcUer.
l'eau tout botté et traversa l Aisne a '*"?«■ R„^j3„owii»ch. I. 453.
Laon. Il mars. Arch. de Laon. Heury. *^-*-*° ' f "'^.^"^J.ies de Marmont à
3. Dans ce chiffre, sont naturellement «^^l""'": '^'^.E^t'rcel. M mars.
Athies(voirp.2l9de .1814.). ^^- '*^T\ .^H L bT^t^'''^^ réduites en
ou il dit que sa première division et la or'gane ° ' . ^Vagner. Ul. 101 ;
tout k 1000 f-sils. Arch. de la guerre. ^1»^°' "J' ^!,^4, »^i;nt perdu
Schels. 1. 186. - D'après le. rapports étrangers, le. AU.es a
seulement 3 SOC hommes.
230 1814.
elle paralysait les Alliés en les terrorisant. Quel désas-
tre menaçait la petite armée impériale si Bliicher eût
résolument lancé contre elle les masses énormes dont
il disposait!
Les commandants de corps d'armée, au reste, fu-
rent singulièrement irrités du contre-ordre donné
dans la matinée da 10 mars, et no dissimulèrent pas
leur mécontentement au quartier général. Woronzoff
etGroImann, chef d'état-major de Kloist, déclarèrent
que c'était un grand malheur. Sacken, hors de lui,
dit à Mùffling : « — Ecoutez, monsieur le général,
jusqu'ici j'ai toujours respecté les décisions du feld-
maréchal, mais depuis quatre jours il a perdu la tête.
Pourquoi avoir changé cette disposition qui nous
aurait amenés à donner le coup de grâce à Napoléon? »
Ce n'était pas seulement cette occasion perdue qui
exaspérait les généraux russes. Les défiances et la
jalousie étaient grandes entre les Alliés. Les Russes
prétendirent que Gneisenau avait renoncé à l'attaque
atin de ménager les troupes prussiennes qui étaient
placées en première ligne. C'étaient les Russes seuls
qui avaient combattu à Craonno. Bliicher, frappé
des grandes pertes qu'ils avaient subies, avait dé-
claré qu'à la première affaire les corps russes res-
teraient en réserve. Or, G ncisenau arrêtait l'opération
projetée tout justement quand c'était aux Prussiens
de marcher. York pensait avoir un autre motif de
plainte. 11 était en mésintelligence avec Gneisenau et
il s'iniaginaii que le chef d'état-major l'avai* rappelé
sous Laon afin de lui enlever l'honneur d'achever la
défaite de Marmont. Trop fier pour récriminer, York
se contenta de ne point paraître chez Biiiche.. Revenu
s'établir entre Vaux et Alliies lo 10 vers midi, il passa
celtb journée au milieu do ses troupes, veillant aux
mesures d'ordre et do discipline et faisant distribuer
DEUXIÈME JOURNÉE DE LA BATAILLE DE LAON. 231
du pain aux malheureux habitants d'Alhics que ses
soldats avaient, la veille, pillés et incendiés. Dans une
ronde de nuit, il aperçut une femme agenouillée. 11
s'approcha avec son aide de camp pour chasser cette
rôdeuse, sans doute occupée à détrousser les morts.
Mais celle-ci, une cantinière française du 6* corps, se
dressant toute droite comme une Euménide, dit :
« J'ai bien le droit d'enlerrcr mon mari 1 ' »
Le lendemain, de nouveaux ordres de Gnoisenau
en vertu desquels York devait prendre ses quartiers
dans les environs de Corbény, qui étaient la contrée
la plus ravagée du pays, achevèrent d'irriter le vieux
général. Il donna ses instructions à ses lieutenants
pour la marche et les cantonnements; cela fait, sans
prévenir personne sauf son aide de camp, le comte
de Brandcburg, il partit en voiture pour Bruxelles.
Ce départ causa une grande émotion au quartier
général et dans toute l'armée. Les officiers de Bliicher
voulaient qu'on déférât York à un conseil de guevre,
mais ils n'osaient proposer une pareille mesure au
feld-marôchal. On lui suggéra d'abord l'idée d'une
lettre où, feignant de croire à une indisposition su-
bito du général York, il lui exprimerait le vœu de son
prochain rétablissement et de son prompt retour. Les
amis d'York savaient que cette lettre ne ferait point
fléchir sa résolution. Ils persuadèrent à Bliicher
d'écrire à York en no prenant conseil que de son
propre cœur. Atteint d'une sorte d'ophtalmie, le ma-
réchal y voyait à peine; il traça en grosses lettres ces
trois lignes : « Mon vieux camarade, l'histoire ne sau-
rait raconter une chose pareille sur nous doux. Ainsi
soyez raisonnable et revenez*. » De son côté, le prince
Guillaume do Prusse envoyait à York une lettre nou
1. Maffling, 144. 14«; Droysea. ni, 355, 36Î: Boçdanoviuch. I. 352, 3Si.
t. Dro/seo, Ui, 356. Cf. Mùfdiog, I4A, «t Boe(UnowiUcb,I, 3&^
232 181 4.
moins honorable pour celui qui en était l'auteur que
pour le général à qui elle était adressée : « Le départ
de Votre Excellence nous met, nous tous qui avious le
bonhcui- d'être sous vos ordres, dans la plus profonde
aftliction. Nous connaissons votre caractère généreux
et nous espérons que vous ne nous abandonnerez
pas. Jamais la Prusse n'a eu besoin plus que main-
tenant, pour restaurer sa vieille gloire, de généraux
tels que celui qui a donné le signal d'abattre la
domiualion étrangère. Comme votre concitoyen et
votre lieutenant, comme potit-fils, fils et frère de vos
rois, je vous supplie de revenir parmi nous'. »
Si la discorde régnait à l'armée de Bohème, s'il y
avait bien des jalousies, bien des défiances et bien des
différends entre les Russes et les Autrichiens, les
mêmes dissentiments se retrouvaient à l'armée do Si-
lésie entre Russes et Prussiens et même entre Prus-
siens et Prussiens. C'est pourquoi Langeron voyant
Blùcher malade, presque aveugle, sans forces et sans
volonté, et craignant, comme le plus ancien des géné-
raux, d'avoir à assumer la responsabilité du comman-
dement en chef, s'écriait au sortir de la chambre du
feld-maréchal : « Pour Dieu ! quoi qu'il arrive, empor-
tons ce cadavre avec nous ! ^ »
1. Lettre citée par Dnysen, III, 368. — A la suite de la lettre de Blùcher
•t de Celle du prince Guillaume, York vint reprendre bon commandeuKsut.
2. Mût'fiing, Ans meinert Lel/en, 148.
LIVRE QUATRIÈME
RETRAITE DES ARMÉES FRANÇAISES
LA RÉVOLUTION DE BORDEAUX
LES ESPRITS A PARIS — LA CLNQUIÈME SÉANCE
DU CONGRÈS DE CRATILLON
Depuis le 27 février oh confiant dans la fortune, de
nouveau maîtrisée par son génie, Napoléon avait
quitté Troyes pour exterminer l'armée de Bliicher,
pas un jour no s'était achevé sans un malheur ou un
mécompte. Cette pointe entre la Marne et l'Aisne qui
promettait de si beaux résultats avait abouti à la
retraite de la petite année française, diminuée de
plus d'un tiers par les maladies, les marches forcées,
les sanglantes batailles de Craonne et de Laon.
L'empereur disait : « La jeune garde fond comme la
neige*. »
En Champagne, Macdonald repoussé do la ligne de
l'Aube avait dû abandonner aussi la première boucle
de la Seine. Après les combats des 27 et 28 février, à
Bar-sur-Aube et à la Feité-sur-Aube, le duc de Ta-
rento comptait tenir à Troyes, d'après les ordres de
L Corrttpondanee de NapoUon, tl 461.
234 1814.
l'empereur. Mais Oudinot avait déjà compromis la
défense par des dispositions vicieuses. Il avait posté,
en première ligne, le corps de Gérard au pont de la
Guillolièro et la division Rothembourf sur le pla-
teau de Laubressel; en seconde ligne, la cavalerie
de Saint-Germain à Saint-Parre-aux-Tertres et la
forte division Levai et la cavalerie de Kellermann à
Pont-Saint-IIubert. Les divisions Amey et Pactiiod
étaient en réserve à Troyes'. Or, le front de l'armée
ne présentant pas assez d'étendue permettait à l'en-
nemi d'occuper Bouranton et de tourner par là les
positions de Rotliembourg- et de Gérard. C'est ce
qui advint. De même qu'au combat de Bar-sur-Aube,
Oudinot laissa ses réserves immobiles. Sa cavalerie
qui n'avait que sept kilomètres à franchir pour se
porter entre Bouranton et Laubressel ne bougea
pas. Vigoureusement attaqués de front et menacés
d'être pris à revers, Gérard et Rolhembourg rétro-
gradèrent sur Troyes*.
Quand Macdonald, souffrant d'un rhumatisme gout-
teux et pouvant avec peine monter à cheval et même
écrire, prit le commandement, dans la nuit du 3 au
4 mars, toutes les troupes battaient en retraite.
Troyes que l'ennemi menaçait d'attaquer sur trois
points à la fois, par la rive droite de la Barse et par
les deux rives de la Seine, n'était plus guère louable.
Gérard néanmoins reçut l'ordre do s'y défendre toute
la journée du 4, moins pour tenter de conserver cette
position que pour protéger la retraite de l'armée. A
huit heures, les Alliés se présentèrent devant Troyes.
Gérard résista jusque dans l'après-midi. Pour éviter
rinccndio des faubourgs, il demanda un armistice,
1. Ordres d'Oudinot, Troyes, 2 mars; Rapport de Macdonald, Châtres,
4 mars. Arch. de la guerre.
2. îjébasiiani à Benhier, Troyes, 3 mars, 6 heures du soir; Oudinot à Ber-
tiiier, Troyes, 4 mars (au matin). Arch. de la guerre. Cf. PioUiO, lU 219^251.
RETRAITE DES ARMÉES FRANÇAISES. 235
à Ja faveur duquel il évacua la ville qu'occupèrent
aussitôt les Bavarois et les Wurlembergeois. Le len-
demain 5 mars, presque toutes les troupes alliées
se conceniraient sous Troyes, et les trois corps de
Macdouald se ralliaient autour de Nogeut'. Le 6 mars,
le duc de Tarente jugeant sa position, à cheval sur les
deux rives de la Seine, inutile à conserver et dange-
reuse à défendre, évacua Nogent, en fil sauter le pont
et établit ses troupes sur la rive droite. Le 7, le quar-
tier général fut porté à Provins*. Ainsi, en une
semaine, Oudinot et Macdonald avaient perdu six
mille hommes et cédé à l'ennemi vingt-cinq lieues
de terrain
Sur les frontières de la Suisse, Augcreau n'avait
pas été plus heureux; il avait été plus coupable. Si
Macdonald, ou plutôt Oudinot, s'était mal gardé et
s'il avait pris de mauvaises dispositions tactiques, du
moins la lâche qui incombait aux ducs de Tarento
et de Reggio, la défense de l'Aube et de la Seine
contre des forces trois fois supérieures, était-elle
singulièrement difficile. Augereau, au contraire, n'a-
vait qu'à marcher droit devant lui et à culbuter avec
28000 hommes les 19000 Autrichiens qui lui étaient
opposés en trois détachements ', Sa lenteur, sa mol-
lesse, on peut dire sa désobéissance, firent seules
échouer ta grande opération stratégique à laquelle
l'empereur l'avait destiné.
Les ordres de Napoléon et de Clarko étaient précis
et formels. Le duc do Castiglione devait se porter
devant Genève, reprendre cette ville, y laisser une
1. Oniodler à Bertbier, Châtres, 3 mars, et M&ctloaalJ à Napoléon, Châtres,
4 mars. Ar.b. de la (ruerre.
8. Rapfiort et ordroâ de Macdonald et d'Oudinot. Chitres, 4 mars, N'ogeat,
5 mars, ei M-^rioi, 6 et 7 mars, Arch. de la guerre. Cf. Pioiho, IJi, 133, J^; et
Beruhardi, IV, 5ôÇ-5s7.
3 Uubiia: 63fjO humnnes k Bonrg-eD-Bresse; prince .\loj:s Llchteioateia,
12 700 boaunes occupas aux sièges de Besançoa e« 4'Aaxoaa^
236 181 4.
bonne garnison, puis marcher rapidement sur Vesoul
(route de Bâle à Langres), de façon à couper la ligne
de communications delà grande armée'. Augereau
se reti-anchant derrière mille prétextes, valables en
temps ordinaires mais inadmissibles dans les cir-
constancee pîiisonles, s'obstinait à rester à Lyon ^.
En vain les ordres lui étaient réitérés, expédiés par
duplicata et triplicata. En vain le ministre lui écri-
vait : « L'empereur vous somme d'oublier vos cin-
quante-six ans et de ne vous souvenir que des beaux
jours de Castiglione '! » En vain Napoléon lui adres-
sait cette lettre dont la brûlante éloquence eût ré-
veillé les plus apathiques, enflammé les plus froids :
« Mon cousin, quoi! six heures après avoir reçu
les premières troupes venant d'Espagne, vous n'é-
tiez pas déjà en campagne ! six heures de repos
leur suffisaient. J'ai remporté le combat'de Nangis
avec une brigade de dragons qui de Bayonne n'avait
pas encore débridé... Je vous ordonne de partir douze
heures après la réception de la présente lettre et do
vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l'Au-
gereau de Castiglione, gardez le commandement ; si
vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le et remet-
tez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La pa-
trie est menacée et en danger; elle ne peut être sau-
vée que par l'audace et la bonne volonté et non par do
vaines temporisations. Soyez le premier aux balles. Il
n'est plus question d'agir comme dans les derniers
temps. Il faut reprendre ses bottes et sa résolution
de 93 * ! »
1. Correspondance de Napoléon, 21086, îl 272, 21343, 21356, etc.. Napoléon
à Augereau, Troyes, 26 février (lettre oon citée à la Correspondance). Arch,
nat., AF. IV, 9()6. Clarke à Augereau, 13 janvier, 13, 18, 22 février, etc.
Arch. de la guerre.
2. Augereau à Clarke, Lyon, 16 février. Arch. de la guerre.
3. Clarke à Augereau, 18 février. Arcb . de la guerre.
i. Correspondance de Napoléon, 21 343.
RETRAITE DES ARMÉES FRANÇAISES. 237
Le 28 février seulement, Augercau se décida à
quitter Lyon pour se porter sur Genève, où les géné-
raux DessaixetMarchandavaient replié les Autrichiens
de Bubna. Le 3 mars, i'ariiiée se trouvait échelonnée
entre Lons-le-Saulnier et Morey, à une journée de mar-
che de Genève, lorsque le duc de Castiglione, agissant
comme s'il fût déjà maître de cette ville, arrêta son
mouvement et se mit en marche pour Vesoul '.
Mais Augereau avait perdu quinze jours à Lyon. La
nouvelle armée du prince de Ilessc-llombourg arri-
vait à grandes journées pour lui barrer la route ".
Le 4 mars, les Français furent attaqués à Poligny
par le général Wimfenn. Où Augercau, une se-
maine plus tôt, n'eût trouvé devant lui que trois
divisions séparées les unes dos autres, il se heurtait
contre une armée entière. Si le duc de l'Empire avait
repris « ces bottes de 93 » dont parlait Napoléon, il eût
pu refouler au delà du Doubs les Autrichiens dont les
colonnes n'étaient pas encore toutes à hauteur; mais
la chaussure des géants n'allait plus à son pied. Le
maréchal fut effrayé pour Lyon que semblait menacer
1. Comte de Saint- Vallier k Clarke, 8 mars ; Rapport d'Angerean à Clarke
9 mars. Arch. de la guerre.
2. Cette armée avait été formée le 35 février, en rerto d'une déciiiion da
conseil de guerre de Trojes, pour arrêter la marche da duc de Casti}rlione.
Elle se composait du l*' corps autrichien (Biaocbi), 15 700 hommes: do 6* corps
d'Alleroagoe, 13250 hommes, et d'uue division des réserves autrichiennes,
6000 hommes, total : SiUôO hommes. Le prince de llesse-llombourg devait
«D outre réunir sous son commandement la division légère de Bubna :
6300 hommes, et le 2* corps autrichien (prince Alojs Lichtenstein) : 12 700 hom-
mes; ce qui donnait à l'armée du sud un effectii' de 53950 hommes : soit
46000 hommes, défalcation faite des pertes. Cf. le protocole de la séance du
conseil de guerre du 25 février; Ploiho, UI, 231; Bernhardi, IV. 529, et le
tableau de la composition de la grande armée alliée en 1814, Arch. topogra-
pbiques de Saint-Pétersbourg. 22854. — Schels, qui majore toujours les effec-
tifs, porta farmée du sud à 76000 hommes (I, IW). Nous donnerons, entre
autres, un exempla de la façon dont procède cet historien dans ses dénombre-
menu. Il chiffre la division Bubna, qui en effet fut renforcée de 9 bataillons
du 2* corps autrichien, à 1270U hommes au lieu de 6300 hommes, mais il
omet de défalquer ces 9 bataill03s de l'effectif total du V corps. Ainsi, il
eoicpto deux foi^ les mêmes troupes.
238 181 4.
la droite de l'armée du sud et qu'il avait négligé de
mettre en état de défense, n'y élevant aucun ouvrage
et oubliant môme d'y faire amener les quatre-vingts ca-
nons, destinés à l'armement de celte place, qui étaient
parques à Avignon. A l'exception des divisions Mar-
chand et Dessaix qui restèrent devant Genève, assez
fortes pour y contenir l'ennemi mais trop faibles pour
l'en déloger, Augcreau ramena toutes ses troupes sous
Lyon où il arriva le 9 mars, de sa personne *. Ainsi
par les temporisations, la négligence, le manque
d'énergie du duc de Castiglione, tout échouait. La
diversion conçue et ordonnée par Napoléon, magni-
fique manœuvre qui eût donné tant de jalousies à
l'ennemi et apporté un si grand secours aux armées
impériales, était manquée irrémédiablement *. Sup-
posé que le duc de Castiglione réussît à défendre
Lyon, il y resterait désormais immobilisé.
Des frontières du nord et des frontières des Pyré-
nées, les nouvelles n'étaient pas meilleures. Toujours
combattant, le général Maison s'était replié de Tour-
nay sur Courtray, puis do Courtray sur Lille *. Le
maréchal Suchet continuait à attendre en Catalogne
la ratification du traité de Valençay, prisonnier de
fait au pied dos monts et ne pouvant prendre part
aux grandes opérations de la campagne. Le maré-
chal Soult perdait du terrain. Jusqu'à la mi-fé-
vrier, son armée concentrée derrière l'Adour, la
Bidouse et les gaves, et appuyée sur le camp retran-
ché do Bayonue, avait imposé aux Anglo-Espagnols
de lord Wellington. Malheureusement, le 22 février,
1. Rapport d'Augereaii à Clarke, Lyon, 9 mars; Saint- Vallier à Napoléoi^
harabéry, 8 mars et 10 mars; Rapport de Dessaix. Cariouge, 9 marr,
Arch. de la guerre. Cf. Correspondance de Napolron, 21111, et la curieuaa
dénouciation contre Augereau, Lyon, 16 mars. Arch. de la guerre.
2. Il Augereau, dit Kain (p. 179), a manqué l'occasion de sauver la France.»
C'est beaucoup dire, mais Augereau fut du moins très coupable de n'y pa*
•ssayer.
LA RÉVOLUTION DE BORDEAUX. 239
Soult crut devoir abandonner celte belle position,
clef des hautes Pyrénées. Il se laissait prendre aux
habiles manœuvres de Wellington qui avait pour ob-
jectif d'amener l'armée française à combattre sé-
parée de son point d'appui. Le 27 février une bataille
s'engagea à Orlhez. Après une défense opiniâtre, les
Français ayant perdu deux mille cinq cents hommes
et en ayant tué un même nombre à l'ennemi, se mirent
en retraite dans la direction de Mont-de-Marsan. Deux
joursplus tard, Soult arrêta la marche de ses colonnes
et les porta sur Tarbes *. C'était découvrir Bordeaux,
mais le duc de Dalmatie estimait que l'armée anglaise
n'oserait pas s'engager dans les Landes, sachant les
Français sur ses derrières. Ses calculs étaient justes,
puisque, en effet, Wellington le suivit vers Tarbes
et Toulouse avec lo gros de ses troupes. Mais le ma-
réchal Soult comptait sans la trahison.
Les Bourbons avaient toujours eu à Bordeaux des
partisans nombreux et actifs. Dès 1796, les royalistes
fonJèront une société secrète sous le nom d'Institut
philanthropique. En 1799, ils prirent les armes et
furent dispersés par la troupe; en 1806, ils tentèrent
de délivrer Ferdinand \TI; en 1807, la police im-
périale arrêta l'exécution d'un autre complot'. De
Londres et de Darlhwell, on correspondait avec Bor-
deaux sous la raison sociale : « Henri et C". » Dans
ces lettres, indigo signifiait : Bourbon, et cargaison
de coton: troupes do débarquement*. Les désastres
1. Maison k Clarke, 6 mars, 10 mars et 1-1 mars. Arch. de 1* guerre. Cf.
Plolho. 111,468 471.
2. Ordres, lettres et rapports de Soik, Erlon, Reille, Claasel, «te. février et
Bars. Arcb. de la guerre vAnnées » "Espagne).
3. RoUac, Erpot* litiU det fait» qui ont précédé et amené la fournée du
18 mart. 24-26, 4S-55 ; le RoyaliMmt^ prouvé par le$ faits. 21-27; Mailhoi. Mé-
moire» tur plusieurs faitt qui ont pr'cédé et tuim la journée du 12 mon, 9-ltf
Ucmotret de M" de La Hoehejaequeletn, U3-4M
^ aoUac, 70-77.
240 1814.
des campagnes de Russie et do Saxe affermirent les
espérances et exaltèrent le zèle des royalistes borde-
lais. Dans l'automne de 1813, on acheva l'organisa-
tion de huit compagnies de garde royale à pied et à
cheval, ayant colonel, lieutenant-colonel, majors,
capitaines, lieutenants, cornettes, porte-ctendards, et,
chose extraordinaire, ayant même autant de soldats
que d'officiers*. Aux premiers jours de 1814, les
royalistes firent une nouvelle recrue qui valait à elle
seule ces huit compagnies de garde royale. C'était
Lynch, — un grand coquin.
Nommé maire de Bordeaux, puis comte de l'empire,
puis chevalier, puis officier de la Légion d'honneur
(le 8 janvier 181 't!), Lynch, comme il le reconnaissait
lui-môme, « avait toujours été bien traité par Buo-
naparte' ». D'ailleurs, il ne s'était jamais lassé de
manifester son dévouement à l'empereur dans ses
discours et ses adresses. Si comme maire de Bor-
deaux, il n'allait pas jusqu'à dire à ses administrés,
dans les termes mêmes du Catéchisme de 1807, que
l'on « devait à l'empereur l'amour, les impôts et le
service militaire sous peine de damnation éternelle, »
du moins il no manquait aucune occasion pour leur
rappeler « la gloire et les bienfaits de Napoléon le
Grand ». Vers la fin de 1813, il se ravisa. L'empire
était menacé : c'était le moment d'abandonner l'em-
pereur. Toutefois Lynch n'eut garde d'affecter moins
de zèle. « J'avais besoin, avoue-t-il, de conserver
la considération du gouvernement. » — On verra
pourquoi. — A Paris, où il était venu en novem-
1. Dossier Giboulon. Arch. nat., F. 7, 6598. Cf. Rapport de Roger, colonel
de cette garde, cité par Rollac, 173, sqq.
2. (Lynch), Correspondance relative aux événements de Bordeaux, Bordeaux,
1S14. in-S», p. 14. — I)ans cette brochure fort rare, comme sont fort rares d'aii-
leurs les brochures précitées, Lynch a fait ta confession croyant faire SM
apologie.
LA RÉVOLUTION DE BORDEAUX. 241
■>
bre 1813 afin de donner do nouveaux gag^cs de fidé-
liie, il terminait en ces termes sa harangue à l'em-
poreur * « Napoléon a tout fait pour les Français;
les Français feront tout pour lui. » Peu de temps
après, il demandait aux Polignac do l'aboucher avec
les chefs du parti royaliste dans le Médoc. A Bor-
deaux, où il était do retour le 20 janvier, il disait
à la garde nationale assemblée, en lui remettant le
drapeau : « Si l'ennemi approche de Bordeaux, je
serai le premier à donner l'exemple du dévouement. »
Quelques jours avant, il avait dit à La Rochejacque-
lein : « C'est moi, maire de Bordeaux, qui aspire à
l'honneur de proclamer le premier Louis XVIII *. »
La révolution monarchique était plus facile à dé-
sirer qu'à accomplir. Il y avait à Bordeaux un com-
missaire extraordinaire, un préfet, un général de
division. Aucun d'eux ne paraissait disposé à se
prêter aux desseins de Lynch et do ses complices. La
petite garnison* eût balayé sans peine les compagnies
de la garde royale, si celte « troupe sacrée », comme
l'appelle Lynch, se fût avisée do sortir en armes.
Quant à la population et à la garde nationale, les
royalistes loin de pouvoir compter sur elles devaient
compter avec elles. Bien que ruinés par le blocus
continental, les Bordelais étaient en grande majo-
rité restés attachés au régime de l'empire*. Pour
proclamer Louis XVIII, il fallait l'aide des habits
rouges de Wellington. Lynch le comprit. « Je dési-
rais, raconte-t-il, quo trois mille Anglais vinssent à
1. Lynch, 13, 15, 17; Mailhoz, 37; Mémoires de M" de La RoehejaequeUin,
4fô. Cf. Moniteur, 28 novembre 1813 et 6 mars 1814.
2. 350 rantassios, 100 chasseura à cheval, 152 gendarmes, 180 douaniers,
200 gardes naitonauz mobilises, 1 lis gariàs Dationauz sédeuuûrcs. Cor>
nudet à Clarke, IJboume, h mars. Arch. de la guerre.
3. Rapport anonyme (peul-éira de L^nch), cité par Rollac, 20J, sqq. Cf.
t. XUI de la traduction de la Guerre de la Péninsuie, du général anglau Nir
pier, pp. 7 et 123-I2i.
842 181 4.
Bordeaux. Ce nombre était nécessaire soit pour mettre
en arrestation les agents du gouvernement, soit pour
comprimer ceux qui auraient voulu s'opposer à nos
projets'. »
La nouvelle do l'arrivée du duc d'Angoulême au
quartier général de Wellington s'étant répandue chez
les complices de Lynch, le marquis de La Rochojac-
quelein s'embarqua secrètement pour Saiut-Jean-de-
Luz. Il vit le prince, puis Wellington, et leur exposa
les projets des royalistes de Bordeaux. Le maréchal
refusa nettement d'y prêter la main. La route était
libre, car déjà Soult avait marqué sa retraite derrière
les gaves, et Wellington n'ignorait rien dos avantages
qui pouvaient résulter pour les Alliés des intrigues
bourboniennes. Mais lorsque les souverains con-
sentaient ou « semblaient consentir » encore à traiter
avec Napoléon, il ne pouvait, disait-il, secondci' ou-
vertement ceux qui conspiraient sa cbute. II je com-
promettrait et, au cas où l'on ferait la paix, il les com-
promettrait avec ]ui^
Le 6 mars, un nouvel émissaire, Bontemps du Barry,
fut dépêché à Saint-Se ver où le grand quartier général
s'était porté après labataillo d'Orlhez. Introduitauprès
de Wellington, Bontemps l'informa que la garnison
avait évacué Bordeaux avec toutes les autorités^ et
1. Lynch, 18. Cf. Journal de Bordeaux,, 14 mars 1814.
2. Rollac, 116-117; Napier, XIII, 7; La Rochejacquelein, 468-469. — La
proclacnatioa royaliste de Wellington, datée de Tolosa, est apocryphe.
3. Bordeaux avait été évacué le 4 et le 5 par les ordres du sénateur Cor-
nudet, commissaire extraordinaire. (Cornudet à Clarke, Libourne, 5 mars.
Arch. de la guerre.) Le général Lhuillier, ôit Lvnch, voulait résister, mais il
fut effrayé du petit nombre de ses troupes. — On remarquera que si cepen-
dant ce général était resté dans Bordeaux, très vraisemblablement la révo-
lution du 1? mars n'aurait pas eu lieu et que peut-être la ville n'aurait pas
étb prise. Wellington ne se décida à envoyer une colonne que sur l'avis
formel du départ de la garnison, et Heresford, qui avait près de 15000 hommes,
ne s'avauça le 12 mars contre Bordeaux qu'avec son avant-garde. En recon-
nï.'£sant que Bordeaux était occupé, peut-être eiit-il abandonné son expé-
dition. Dans tous les cas, le complot royaliste risquait d'avorter.
LA RÉVOLUTION DE BORDEAUX. 243
qu'il suffirait de douze cents Anglais pour occuper
la Ville. Wellington balança encore. 11 conservait
les mêmes scrupules diplomatiques et il craignait
d'aiïaiblir son armée en la divisant. De plus, bien
qu'il s'exagérât, dit l'historien anglais de la guerre
d'Espngne, le nombre des royalistes dans le Midi,
il doutait du succès. Enfin, après bien des hésita-
tions, pressé par Bontemps, pressé par La Roche-
jacquelein, le duc accéda à leur demande. Seule-
ment, au lieu d'affecter douze cents hommes à cette
expédition qu'il jugeait aventureuse et qu'il entre-
prenait presque malgré lui, il donna l'ordre au maré-
chal Beresford do marcher sur Bordeaux avec trois
divisions, du canon et une brigade de cavalerie ^
Les premiers refus de Wellington, ses nouvelles
hésitations, ses doutes sur la réussite do l'opéra-
tion confirment les paroles d'un des chefs du com-
plot, Taffard de Saint-Germain : « Sans nos démar-
ches et nos efforts, les Anglais no fussent pas venus
à Bordeaux de plus d'un mois *. »
Cependant Bontemps, puis La Rochejacquelcin, re-
tournent au triple galop à Bordeaux, porteurs de la
bonne nouvelle : les Anglais arrivent! Le départ du
ptéïai et du général a laissé Lynch maître de la cité.
11 prépare tout, assigne à chacun son rôle. Afin d'in-
timider la population, les royalistes annoncent l'ap-
proche de toute une armée anglaise; mais ils se
gardent bien de dire que le duc d'AngouIême la suit
à deux heures de marche. Les gardes nationaux
reçoivent l'ordre de se rendre à leurs postes ordi-
naires sans cartouches dans les gibernes; les gardes
royaux ont au coutruire pour instruction de sortir
1. EoUac, m; Lt lïoyalitme vrouvé par Ut /ai/*, 43-44; L* Rochejacqae-
>in, 470-471 ; Kapier, XIII, 120.
2. Lettre â« Ta^ard de Saint-Geriaaia à Bell&c, citée par Rollac 16A
244 1814.
tous avec des armes cachées et de se mnnir de co-
cardes blanches qu'ils conserveront dans leur poche
jusqu'à un signal convenu. A ce même signal, douze
volontaires royaux cachés dans la tour Saint-Michel
doivent arborer au sommet le drapeau fleurdelisé'.
Le malin du 12 mars se présente un parlementaire
anglais. Lynch l'informe qu'il va se rendre en per-
sonne au-devant du maréchal Beresford. Déjà les
carrosses sont attelés, et les gardes royaux s'éche-
lonnent par petits groupes sur la route de Bayonne.
Rien encore n'a transpiré du complot dans la popula-
tion, les royalistes sont en armes, les Anglais tiennent
Bordeaux sous le canon, et cependant Lynch n'est
pas sans crainte. Un homme suffit à tout faire
échouer : le premier adjoint, bonapartiste déterminé,
très aimé du populaire. A la vue du drapeau blanc, il
peut assembler la garde nationale, requérir la police,
les douaniers, soulever le peuple. Sans doute Bordeaux
n'en restera pas moins aux Anglais. Mais devant
l'opposition d'un magistrat fidèle ayant l'appui de la
population, le maréchal Beresford voudra-t-il consom-
mer par la force une révolution monarchique? et
d'ailleurs, que deviendra ce « vœu unanime de Bor-
deaux », que l'on se propose de donner en exemple
à la France ?
Lynch a une inrpiration : il emmène l'adjoint
avec lui, prétextant les intérêts de la cité. Sans
aucun soupçon, celui-ci monte à côté du maire ; le
cortège part au grand trot, escorté de loin par les
gardes royaux à cheval. C'est seulement quand on a
passé les vedettes anglaises que Lynch se décide à
prévenir son prisonnier sans le savoir : « — Vous
pensez bien, lui dit-il brusquement, que jp vais
]. \jTncb, 12; Rapport d« Roger, cité par Rollac, 178; Lt RoyaltttM
frouvc par les faits, 46.
LA RÉVOLUTION DE BORDEAUX. 245
proclamer le roi .» L'adjoint reste d'abord « comme
frappé d'un coup de foudre », puis, re[irenanl ses es-
prits, il s'indigne, crie à la trahison et somme Lynch
de faire arrêter la voilure, qui roule de yilus belle.
Les chevaux s'arrêtent enfin, à quelque dislance de
la jonction des routes de Bayonno et de Toulouse.
L'adjoint saute à terre, mais il se trouve à cinquante
mètres de l'élat-major anglais, au milieu des gardes
royaux qui se sont rapprochés; il voit flotter le dra-
peau Ijlanc sur la tour Saint-Michel. Lynch abandonne
le malheureux, qui est désormais réduit à l'impuis-
sance, et il s'avance vers le maréchal Beresford.
«f — Mylord, dit-il, c'est dans une ville amie oh vous
entrez, c'est dans une cité de notre roi légitime, allié
du vôtre, que nous recevons Votre Excellence. Vive
le roi ! » Et en même temps, il arrache son écharpe
tricolore qui, en tombant dans la boue, découvre l'é-
charpe blanche. Les gardes royaux mettent leurs co-
cardes aux cris variés de : Vive le roi ! Vivent les
Bourbons ! Vivent les Anglais ' !
Anglais et royalistes entrent dans Bordeaux, devan-
çant de deux heures à peine le duc d'Angoulcme. Les
femmes et les quelques milliers d'ennemis déclarés
de l'empire que renferme la ville poussent des accla-
mations. On pique des cocardes de papier aux bonnets
et aux chapeaux; draps et servielles pendent des bal-
cons. Surprise par la soudaineté de cette révolution,
iulimidée par la présence des Anglais, la masse de
la population reste d'abord muette et hésitante. Puis,
bientôt, subissant l'entraînement de l'exemple, l'ac-
tion du fait accompli, obéissant à ce besoin de crier
qui est d'instinct dans les foules, les indiiférents
commencent à mêler leurs acclamations à celles des
i. l^aca, S3-2S. CL Rapport d* Roger ; Roluc ; La Rocbajacqaelein, •!«
S46 i814.
royalistes. Le duc d'Angoulêmo est quasi porté en
triomphe à la cathôJralo, où retentit le Te Deum, à
riiôlei de ville, où Lynch proclame solennellement
Louis XVIII, au Palais royal où le Prince se repose
enfin do cette longue o? ration *.
Dès le lendemain, cet enthousiasme de surprise
était tombé. La plupart des employés de la munici-
pahté, des douanes, des contributions, de la police,
quittèrent leurs fonctions. Dans les rues, on annonçait
en s'en félicitant l'arrivée prochaine d'un corps fran-
çais qui chasserait Anglais et royalistes; on criait : A
bas la cocarde blanche! Dans des réunions secrètes,
on se concertait pour une contre-révolution. A l'hôtel
de ville, Lynch, sans police, sans employés, sans
argent, avec la garnison anglaise réduite des deux
tiers par suite du départ de lord Beresford, trem-
blait à l'idée d'un mouvement révolutionnaire ou
d'un assassinat du duc d' Angoulême '. Mais la royauté
n'en avait pas moins été proclamée à Bordeaux, et
cette journée du 12 mars devait produire un grand
eflet en France et au quartier général des souve-
rains alliés. De loin, on jugeait sur les apparences.
On voyait une restauration appelée et accomplie par
toute une population dans un simple coup de main
conçu et exécuté par un petit nombre de conspi-
rateurs.
Les graves événements de Bordeaux ne furent
connus à Paris que le 16 mars', mais on y avait
depuis une quinzaine de jours d'autres sujets d'alarme.
1. Journal de Bordeaux du 14 mars; Lynch, 26-27 ; Rapport de Roger; Rol-
lac; La Rochejacquelein ; Mailhoa.
2. Rapport de police, 14 mars. Arch. nat., F. 7,4289; Lynch, 30, 31,36,39;
Napier, XIII, 123-121.
3. Correspondance du roi Joseph, X, 200. Cf. Fain, 183. — Dès le 11 mars,
la retraite de Soult et l'agitation des royalistes à Bordeaux avaient fait
pressentir cet événement d&na Paris. Rapport de Pasquier, 11 mars. Arch.
Bat., AF. IT, 1534.
LES ESPRITS ▲ PARIS. ÎH
Jusqu'au 2 mars, l'espérance d'une victoire (décisive
remporlcc en Champagne ou d'une paix honoiable
sip^née à Cliâlillon soutint l'opinion, Paris gardait le
calme et ^a confiance qu'il avait recouvrés par les
défaites de Bliicher. Il semblait que le théâtre de la
guerre fût déjà reculé jusqu'aux frontières. La vie
reprenait son train ordinaire. La rente se mainte-
nait entre 5o et 56 francs, le change des billets de
banque était tombé de 100 à 20 pour 1 000 sur l'or et
de 80 à 2 sur l'argent*. Le 3 mars et les jours sui-
vants, la défaite de Bar-sur-Aube, la retraite de
Macdonald et de Soult, la rupture des conférences
de Lusigny, enfin et surtout le manque absolu de
nouvelles des mouvements de l'empereur, dont on
avait attendu de si grands résultats, firent renaître
les inquiétudes*. La rente descendit au cours de
53, puis de 51 francs; les alarmistes reprirent cou-
rage; on parla de nouveau des chances de l'ennemi.
Ce n'était pas la panique qui avait saisi Paris au
lendemain de la Rothière, mais on était lo'm de l'en-
thousiasme qui l'avait transporté après Cbampaubert
et Vauchamps. C'était une attente douloureuse où,
selon l'expression du préfet de police Pasquier, on
était partagé entre la crainte et l'espérance. « A toutes
les heures, écrivait de son côté Talleyrand dans une
lettre confidentielle, il y a un motif de crainte ou un
motif de tranquillité'. »
L'inquiétude qui régnait dans la population était
tout autrement vive parmi les membres du gouver-
nement, mieux renseignés sur les progrès de l'en-
1. Rapports journaliers de Pasqnier, da 11 féTrier au i mars, et Rapports
4e police, aux mêmes dates. Arch. nat., AF. it, 1331 et F. 7, 3737.
ï. Hapports journaliers de Pa.^quier du 3 au 9 mars, et Rapporw de police
aux mêmes dates. Arch. nat., AF. iv, 1531, et F. 7,3737; Corretfiondanee d»
roi Joseph. X. 173. 183, 18t. 188. 189.
3. Lettres inédites de 1 alleyraud à la duchesse da CourUnde (> bults). pa-
hliées dana U £evue <ehUloir« iLplommtiqytt. I. tU,
»8 1814.
ncmi et les faibles ressources de l'empereur. Dans
Paris on croyailencoroquc !e vainqueur d'Auslerlitz et
d'Iéna pouvait imposer la paix par une bataille gagnée * ;
au Luxembourg on pensait que le vaincu de Leipzig
devait acheter la paix au prix de toutes les humilia-
tions Le roi Joseph n'en était plus à écrire à l'em-
pereur, comme le 2i février : « Tout le monde désire
la paix avec les limites naturelles. Personne aujour-
d'hui ne voudrait des anciennes limites ^ » D multi-
pliait les prières, les conseils, les adjurations, pres-
sant Napoléon d'abandonner les frontières naturelles.
« Bonne ou mauvaise, disait-il, il faut la paix; dans
l'état actuel ce sera toujours un bienfait. » « La
paix, disait-il encore, n'aura rien de déshonorant^
pour la France puisqu'elle n'aura rien perdu de son
ancien territoire. Quant à vous, Sire, vous deviendrez
le père du peuple si, reuonçant à un caractère factice,
vous consentez enfin à faire succéder le grand roi à
l'homme extraordinaire. » Et il écrivait un autre
jour : « ... Il n'y a plus d'autre remède que la paix,
et la paix la plus prochaine... Si la paix est mau-
vaise, ce ne sera pas d(! votre faute puisqu'elle sera
dictée par toutes les classes de la société *. »
Le 2 mars, l'empereur envoya l'ordre à son frère de
réunir le conseil de régence pour lui communiquer
les principales pièces relatives aux négociations*. Le
conseil conclut à l'imanimilé qu'il fallait accepter les
propositions des Alliés. « Cette unanimité, remarque
Âlollien, sij^nifiait que cette acceptation était la seule
l.ILjpportsde Pasquier, 4 et 5. mars, Arch. nat., Af. iv, 1 534. —Quoique
Tardent désir de la paix dominât tous les esprits, que ce cri sortît de toutes
les bouches, l'opinion, toujours conriante dans le génie de Napoléon, ne dés-
espérait pas du succès par les armes. » La confiance dans le génie de l'em-
pereur est sans bornes, •> dirait Pasquier.
2. Correspondance du roi Joseph. X, 151.
3. Correspondance du roi Joseph, X, 180, 189, 19â.
4. Correspondance de Napoléon, 21 408.
LES ESPRITS A PARIS. 8«
chance de conserver le pouvoir *. » Le procès-verbal
de la séance, rédigé par le duc de Cadore, fut transmis
à l'empereur. Joseph lui écrivil de son côté : « Sire, tous
les membres du conseil ont paru mus par les mêmes
sentiments. On a trouvé les propositions de l'ennemi
fort injustes, et on a montré une absolut confiance
dans ce que Votre Majesté ordonnerait à son pléni-
potentiaire pour que la France pût jouir sur-le-champ
des immenses sacrifices que l'on exige d'elle, et que
l'on sait bien que Votre Majesté ne fera qu'à la der-
nière extrémité. Mais on s'est assez généralement
réuni à penser que la nécessité de voir la France ré-
duite au territoire qu'elle avait en 4792 devait être
acceptée plutôt que d'exposer la capitale. On regarde
l'occupation de la capitale comme la fin de l'ordre ac-
tuel et le commencement de grands malheurs... La
paix prochaine, quelle qu'elle soit, est indispensable...
Vous resterez à la France, la Frunce vous restera la
même que quand elle a étonné l'Europe. Et vous qui
l'avez sauvée une fois, vous la sauverez une seconde
en signant la paix aujourd'hui et en vous sauvant
avec elle... Que Votre Majesté ait remporté aujour-
d'hui une victoire ou non, il faut également qu'elle
pense à la paix, voici le résultat de ce que tout le
monde pense et dit ici *. » Napoléon répondit à son
frère par le bulletin de la victoire de Craonne et par
l'envoi d'instructions relatives aux aiïaircs militaires*.
De la paix, il n'était pas question. Au reste, la lettre
de l'empereur où il avait ordonné de convoquer le con-
seil do régence portait ces mots : « Je no demande
pas un avis en forme, mais je suis bien aise de con-
naître los dilFércntes sensations des individus *. »
l. Mémoiret d^un ministre du trésor publie, IV. 127.
S. Cormpondance du roi Joseph, X, 179-183 (4 mars).
3. Correspondance de Napoléon, 21 449 «t 21451 (6 inar» «t 8 man).
4. Correspondance de Napoléon, 21408.
250 1814.
C'était assez dire qu'il ne tiendrait aucun compte de
Tavis exprimé, si ses ministres ne pensaient pas comme
lui sur la question.
Quelques-uns d'entre eux n'en furent pas moins
très irrités que leurs conseils fussent de si peu de
poids auprès de Napoléon dans une pareille circon-
stance, quand était en cause le salut de l'État et con-
séquemment leur propre salut. Ils ne dissimulèrent pas
leur mécontentement et en divulguèrent les motifs,
accusant l'obstination, l'aveuglement de Napoléon.
Joseph, sans doute, ne fut pas le dernier à parler,
dans son entourage franco-espagnol, de la nécessité
de la paix et de la détermination de l'empereur à ne
la point faire. L'opinion se forma au sénat, au Con-
seil d'État, chez les familiers du Luxembourg, que
cette paix indispensable était impossible avec l'empe-
reur. Affolés par la peur, plusieurs membres du sénat
complotèrent d'interdire Napoléon comme convaincu
de démence. Ils n'auraient rien risqué à s'ouvrir de
ce dessein à Talleyrand ; ils eurent l'audace de s'en
ouvrir à Joseph, lui disant que seul, avec l'impératrice,
il pouvait obtenir la paix et l'assurant de la lieute-
nance générale de l'empire pendant la longue minorité
de Napoléon II. Faible et avantageux comme il était,
l'ex-roi d'Espagne écouta vraisemblablement sans dé-
plaisir ces insinuations flatteuses et ses protestations
de dévouement ; mais la loyauté et le bon sens repri-
rent vite leurs droits dans son esprit. S'il avait laissé
parler les conspirateurs, il leur témoigna qu'il ne les
laisserait pas agir*. Troublé cependant par la fermen-
tation qui régnait dans les grands corps de l'Etat, Jo-
seph conçut l'idée de la mettre à profit pour le bien de
l'empereur et de la France. De concert — peut-être
1. Menevai, Souvenirs historiqwfs sur Napoléon et Marie-Louise, II, 38-39;
Mémoire» de Rovigo, VI, 336-337. Cf. 1m lettres de Nupoléoa citées plus loiA.
LES ESPRITS A PARIS. 251
devrait-on dire de complicité — avec Cambaiérès, il
s'avisa d'un projet d'adresse à Napoléon en faveur de
la paix, adresse que signeraient les membres du con-
seil de régence, les ministres, le sénat, le Conseil
d'État. Joseph espérait ainsi forcer la volonté de l'em-
pereur, en sauvegardant son légitime orgueil et en
dégageant sa responsabilité : le grand capitaine ne
céderait pas au sort des armes; le souverain déférerait
au vœu de la nation. Mais Napoléon n'avait-il pas trop
de rectitude dans l'esprit pour se payer d'un pareil so-
phisme, n'avait-il pas trop le sentiment de l'autorité
pour admettre cette substitution de volonté? Joseph
connaissait son frère. D comprit que celte adresse ris-
quait d'être tout à fait mal reçue. Il hésita à la provo-
quer avant d'en avoir informé l'empereur, et il recula
même à l'idée de le pressentir lui-même. Sur sa de-
mande, appuyée par Cambacérès, le baron Meneval,
secrétaire intime de l'empereur, laissé auprès de la
régente « comme l'homme, dit Rovigo, dans lequel
Napoléon avait le plus de confiance », se chargea de
celte mission délicate. Il écrivit à l'empereur, ne lui
cachant rien des circonstances, en fidèle serviteur qulil
était, mais les lui exposant avec d'infinis ménage-
ments'.
Comme le craignait Joseph, ei comme n'en doutait
point Meneval, l'empereur fut plus que surpris. Cette
adresse projetée était, en fait, de même nature que
le trop fameux rapport de Laîné ; elle était pire peut-
être. Napoléon qui n'avait pas souifert de remontrances
de la part d'un corps électif, quand l'ennemi était sur
le Rhin, Napoléon pouvait encore moins admettre des
sommations déguisées de la part de corps nommés
par lui, alors que l'armée alliéo était sur la Seine.
1. MeaaTal, n, 39^.
252 181 4.
Joseph croyait, par celle adresse, sauver Napoléon;
il reùt complètement désarmé pour traiter comme
pour combattre. Quelle force eût donnée à la coali-
tion ce manifeste accusant l'empereur de vouloir seul
continuer la guerre, dénonçant Napoléon comme en-
nemi public! L'empereur répondit à Meneval : «... La
première adresse qui me serait présentée pour me de-
mander la paix, je la regarderais comme une rébel-
lion '. » Il ne s'en tint pas là. 11 écrivit coup sur coup
une lettre au ministre de la guerre et une lettre au
minisire de la police. « Je n'approuve pas, disait-il à
Clarkc, qu'il y ait autour du roi Joseph aucun indi-
vidu militaire ou civil. Ces gens- là ont un esprit par-
ticulier. Cela sent la faction. Mon intention est que
la plupart des aides do camp qui ont été en Es-
pagne soient employés à l'armée et qu'il on prenne
d'autres*. » La lettre do l'empereur à Rovigo était
sur un ton diiFérent et en disait davantage : « Vous
ne m'apprenez rien de ce qui se fait à Paris. Il y est
question d'adresse, de régence, et de mille intrigues
aussi plates qu'absurdes, et qui peuvent tout au plus
être conçues par un imbécile comme Miot. Tous ces
gens-là ne savent point que je tranche le nœud gor-
dien à la manière d'Alexandre. Qu'ils sachent bien
que je suis aujourd'hui le même homme que j'étais à
Wagram et à Austerlitz; que je ne veux dans l'Etat
aucune intrigue; qu'il n'y a point d'autre autorité que
la mienne, et qu'en cas d'événements pressés c'est la
régente qui a Cixclusivement ma confiance. Le roi
Joseph est faible, il se laisse aller à des intrigues qui
pourraient être funestes à l'Etat, et surtout à lui et à
ses conseils, s'il ne rentre pas promplemeut dans le
1. Lettre de Napoléon à Meneval, Soissons, 12 mars, citée par Meneval,
U, 39.
2. Napoléon au duc de Feltre, Reims, 14 mara. Arch. nat., AF. ir, MflL
|[,eure non citée daua la Correspondance,)
LA crMQUIÈME SÉANCE DU CONGRÈS. »3
droit chemin. Je sais méconlcnt d'apprendre tout
cela oar un autre canal que par le vôtre. On vous
êles bien maladroit ou vous ne me servez plus. Sa-
chez que si l'on avait fait faire une adresse contraire
à l'autorité, j'aurais fait arrêter le roi, mes ministres
et ceux qui l'auraient signée... Je ne veux point de
tribun du peuple; qu'on n'oublie pas que c'est moi
qui suis le grand tribun*. »
Si la situation avait empiré au point do vue mili-
taire et politique, elle ne s'était pas moins aggravée au
point de vue diplomatique. Le congrès de Châtillon
en était à sa cinquième séance, et, un nouveau traité
d'alliance signé à Chaumont, les négociations pour un
armistice rompues à Lusigny, la grande armée austro-
russe ayant repris l'oiïensive, moins que jamais le duc
de Vicence pouvait espérer de faire céder de leurs pré-
tentions les plénipotentiaires alliés. Il continuait ce-
pendant à croire la paix possible, à la cond ition que la
France fît tous les sacrifices, et il multipliait les let-
tres à l'empereur pour le presser respectueusement et
désespérément de lui envoyer un contre-projet et de
le lui envoyer portant des stipulations acceptables. « La
peur, écrivait-il, a uni tous les souverains... Il faut
dos sacrifices. Il faut les faire à temps. Il faut céder
à l'Europe réunie. » « IMus je considère ce qui se passe,
plus je suis convaincu que si nous ne remettons pas
le contre-projet demandé et qu'il ne contienne pas
des modifications aux bases de Francfort, tout est
fini. On ne veut qu'un prétexte pour rompre*. » A
entendre Fain, cette dernière dépêche qui, datée du
6 mars, arriva à l'empereur à Braye, le soir de la ba-
taille de Craonne, fit plus d'impression sur son esprit
1. Napoléon aa dac de Rovi^ro. Reims, 14 man. Arch. nat., AF. tv, 906.
(Lettre non citée dans la CormpomlanLe.)
2. Caul-aiacourt à Na|iolèoa, Cbàtilloa, 1» mars, S mars, 3 man, Smarsi M
C mars. Arcb. des Affair«s étrangères, fonds France. SCf.
254 181 4.
que l'avis du conseil de régence. Cela est possible,
mais il n'y parut guère. L'empereur no donna pas
le contre-projet ot se contenta de répondre au cour-
rier du duc de Yicence, M. de Runiig^ny, « qii'il ne
voulait pas ajouter à ses humiliations cellb de les
provoquer par un acte émané de lui-même ». « — S'il
faut recevoir les étrivières, ajouta-t-il, ce n'est pas à
moi do m'y prcler, et c'est bien le moins qu'on me
fasse violence*. » Ce n'était pas là une réponse. Après
avoir promis un contre-projet à son plénipotentiaire,
Napoléon ne voulait point le lui donner sous prétexte
qu'il n'avait pas à provoquer sa propre humiliation.
« Qu'on me fasse violence », disait-il. Mais Caulain-
court ne pouvait point faire violence à l'empereur,
puisqu'il lui était formellement interdit do rien con-
clure sans en référer au quartier impérial. A cette
étrange réponse verbale de Napoléon, Bassano ajouta
une longue lettre qui l'expliquait sans la justifier.
« Sa Majesté, écrivait-il, ne peut pas faire la paix à
des conditions plus onéreuses que celles auxquelles
les Alliés seraient véritablement disposés à consentir...
Leur premier projet ne saurait èlre leur ultimatum...
S'ils le déclaraient, la négociation serait nécessaire-
ment rompue, car l'empereur ne peut faire la paix à
de telles conditions. Mais il n'est nullement probable
que leur premier projet soit leur ultimatum... 11
faut arriver à avoir un ultimatum positif...* » L'ulti-
matum des Alliés, qui l'ignorait ? c'était la France dans
ses frontières de 4789. L'empereur voyait trop clair
et raisonnait trop juste pour se faire la moindre illu-
sion sur ce point. Le seul doute qu'il pût avoir, c'était
si les Coalisés consentiraient à faire la paix avec lui,
même à ces conditions.
1. Fain, 167-168.
3. bassan* k Caulaincourt, 8 mars. Arch. des Affaires étrangères, 668.
LA CINQUIÈME SÉANCE DU CONGRÈS. 9f%
Les Alliés n'y étaient certes point disposés à leur en-
trée eu France, mais les défaites successives de Bliicher
et de Schvvar/enberg au milieu de février les avaient
fortement ébranlés. On a nié l'importance de ces ba-
tailles au point de vue d'un succès final. Or le revire-
ment soudain qui s'opéra chez les ministres de la
coalition et la reprise des pourparlers le 17 février té-
moignent que les Alliés ne se croyaient point si as-
surés de la victoire. Au commencement de mars, leurs
inquiétudes sinon leurs craintes persistaient. Peut-
être eussent-ils alors consenti à accorder la paix? Lord
Liverpool l'a déclaré en plein ParlemenlJKît Metternich
et le prince Esterhazzi l'ont mainte fois écrit et dit
au duc de Vicence*. Tout cola ne prouve rien : Liver-
pool plaidait une cause politique, Metternich dupait
Caulaincourt, Esterhazzi était dupe de soi souve-
rain. Mais ce qui prouve cependant quelquv> chose,
c'est l'attente patiente des ])lénipolentiaires à Châtil-
lon. S'ils eussent renoncé à toute idée conciliatrice, ils
eussent rompu le congrès dès le 10 mars. Les tempo-
risations de Caulaincourt suffisaient comme prétexte.-
Mais les Alliés étaient aussi injustes qu'ils étaient
patients. Eux dont les prétentions avaient grandi à
mesure de leurs victoires, ils déniaient le môme droit
à Napoléon. Tout co que le grand soldat avait gagné
aux glorieuses journées de février, c'était la possibilité
d'une paix humiliante. L'empereur n'était pointpressé
de profiter de cet avantage. Le 8 mars, il venait de ga-
gner la bataille do Craonne et il s'abusait, comme
on l'a vu, sur la retraite de Bliichor. Contrairement à
l'opinion du roi Joseph, il ne jugeait pas « la partie
perdue ».
1. Discours de lord Liverpool k U Chambre des Lords, séance d«
n mai lâl5.
?. Caulaincourt à Napoléon, 3 mars, 18 mars, et Metternich .. Caulalncoirt,
W iuars, iH mars. Arch. des Aifaires étrangères, fonds France, 66S.
25« 1814.
Ihmiig-ny repartit sans le contre -projet, et le
10 mars, le duc de Viccnco dut se présenter au con-
grès ^l'ayant à faire aucune proposition nouvelle.
Pour remplir la séance, il donna lecture d'un long
Mémoire sur la question. Il y établissait que le projet
des Alliés était contraire à la lettre et à l'esprit des
bases do Francfort: à la lettre, puisqu'on prétendait
enlever à la France des territoires qu'on était convenu
de lui laisser ; à l'esprit, puisque, après avoir invoqué
l'équilibre européen, on voulait le détruire en plaçant
la France dans un état d'infériorité vis-à-vis des
autres puissances. « L'Europe, disait Caulaincourt,
ne ressemble plus à ce qu elle était il y * vingt ans. »
Et il rappelait que le dernier partage ûe la Pologne,
la chute de la république de Venise, les traités de
Tilsitt, de Vienne et d'Abo avaient donné à la Russie,
à la Prusse et à l'Autriche l'équivalent des territoires
que les conquêtes avaient donnés à la France et qu'on
prétendait, néanmoins, lui arracher. Pour l'Angle-
terre, l'empire de l'Inde avait doublé sa richesse, par-
tant sa puissance*. Caulaincourt alléguait les meil-
leures raisons du monde, mais il ne s'agissait pas de
convaincre les Alliés, dont « le siège était fait». La
déclaration du duc de Vicence était un mémorandum
pour la postérité ; ce n'était pas « la réponse distincte
et explicite » qu'avaient demandée les plénipoten-
tiaires. Ils le firent très aigrement entendre, disant
qu'on se moquait d'eux, que l'empereur n'avait aucune
raison, après un délai de dix jours, pour ne point faire
réponse à leurspropositions^ Ils se disposaient à lever
la séance lorsque Caulaincourt, craignant do voir
1. Protocole de la séance du 10 mars. — Cette déclaration ayait été rédigée
d'après les idées dofiuées par l'empereur daas une Note de Jouarre, 2 mars.
lyorr^spondance, 21 117.
2. Caulaincourt à Napoléon, Cbâtillon, 11 mars. Arch. des AiTaireb étrfto*
(ères, fonds France, 668.
LA CINQUIÈME SÉANCE DU CONGRÊri. 257
rompre les négociations, déclara que l'empereuiî des
Français était prêt à renoncer à tout protectorat sur
les pays situés hors de France et à reconnaître l'inJé-
pendance de rEspao:ne, d? Tltalic, de h Suisso, de
l'Allemagne, de la Hollande. A vrai dire, ce n'étaient
point là des concessions, car bien que le duc de Vi-
cence ne les eût point encore formulées, personne ne
doutait parmi les plénipotentiaires qu'il ne fût tout
disposé à les faire. Cependant, on était assez inquiet
chez les Alliés. L'état -major était sans nouvelles de
Bliicher et, après avoir rejeté Macdonald au delà delà
Seine, Schwarzenberg n'osait plus avancer *. Les plé-
nipotentiaires, jugeant que ce n'était pas l'heure de
brusquer les choses, reprireilt leur calme et décidèrent
qu'une autre séance aurait lieu le 13 mars. Mais il
semblait que ce dût être la dernière*.
Lettre de Schv.irsenberg, 12 nutn, citée par Thielen, Fetdzvg der ^er'
i.'etea He^re Europas 18M, 243.
2. Caulaiocourt k Napoléoa, Chàtillon, II mars. Cf. Protocole de laséanc*
i3 10 mars. Arch. des Aifauea Atrai^rtr— . foadt Fraaca, âôS.
II
LA VICTOIRE DE REIMS
INQUIÉTUDES DES ALLIÉS ET RALENTISSEMENT
DE LEURS OPÉRATIONS
L'armée impériale en retraite sur Soissons, l'armée
de Macdonald en retraite sur Provins, l'armée d'Au-
gereau en retraite sur Lyon, l'armée de Soult en re-
traite sur Toulouse, les conspirateurs de Bordeaux à
la veille de proclamer Louis XVIII, Paris dans les
angoisses, la régence dans le trouble, les plénipoten-
tiaires de Châtillon prêts à rompre les négociations,
il fallait être Napoléon pour ne pas se sentir accablé.
Mais l'empereur ne connaissait point ces vains retours
vers les événements oii l'esprit se consume en som-
bres et énervantes réflexions, et y eût-il été acces-
sible, que ses multiples et pressants devoirs de géné-
ral en chef l'en eussent sauvé. Il trouvait dans l'action
le souverain remède au découragement. Le 11 mars à
trois heures et demie de l'après-midi, l'empereur ren-
trait à cheval dans Soissons '; à quatre heures, il écri-
vait des ordres pour l'emplacement de troupes *, et à
cinq heures, il était sur les remparts, inspectant les
travaux avec le jeune chef de bataillon Gérard, le
nouveau gouverneur '.
1. Manuscrit de Périn. Arch. de Soissons.
2. Correspondance de Napoléon, 21462; Registre de Berthier (ordres de
Soissons, 11 mars, 4, 5 et 6 heures du soir). Ârch. de la guerre.
3. Manuscrit de Périn. Arch. de Soissons.
1/0 6 nutr». l'empereur pressentant l'évacuation produùo* de Soissons par
LA VICTOIRE DE REIMS. 259
La journée du 12 mars fut employée à une réorgani-
sation de l'armée. Quelques renforts étaient arrivés :
deux mille quatre cents cavaliers des dépôts de Ver-
sailles, un millier de fantassins du 122" de ligne,
des détachements d'artillerie, enfin le régiment de
la Vislule à qui l'empereur venait de donner trente
croix de la Légion d'honneur pour sa vaillante con-
duite dans la défense de Soissons'. Les corps de
jeune garde de Ney et de Victor furent dissous. Les
quatre divisions qui les composaient : Boyer de Re-
beval. Charpentier, Meunier et Curial, ainsi que la
division Porret de Morvan du corps de Mortier, for-
mèrent deux nouvelles divisions de jeune garde, la
première commandée par Charpentier, la seconde par
Curial. Toutes deux passèrent sous les ordres du duc
de Trévise qui, conservant la division de vieille garde
de Christiani, se trouva avec trois belles divisions
d'infanterie. Le commandement de Ney fut réduit
à la brigade Pierre Boyer, augmentée du régiment
de la Vistule et d'un bataillon du 122' de ligne. Des
valiers des dépôts, oa forma une division d'une
urigade de grosse cavalerie (général Mouriez) et
d'une brigade de cavalerie légère (général Curély).
Le général Berckheim fut mis à la tête de cette di vi-
les Russes avait écrit de Berry-au-Bac an ministre de la guerre pour que U
garnison qui occupait celte ville au moment de la capitulation se liut prête
à y rentrer au premier ordre. L'empereur ajoutait : • Eovoyei-y pour com-
maudaut non une ganache et un homme tué comme Moreau, mais un jeune
homme, chef de bataillon ou colonel, qui ait $a fortune militaire à faire • (Cor-
retpon.Lince, i\ 450). Cette foi» Clarke eut la ra:iin heureuse. Le coiumandant
Gérard allait léleudre avec la plus rare énergie la place de Soissous. et n'en
ouvrir les portes, sur les ordres du gouvernement français, que le 15 avril, n<»uf
jours aprcs labdicauon. Rapports de Gérard. Arch. de la guerre, et manus-
crits de Hériii et de Brayer. Arch. de Soiiisons.
11 est curieux Je rappeler que le commandant Gérard fut bien w^ond*
par le sous-prefet, ua jeune auditeur nommé llarel, celui-là inême qui. après
avoir assiste, en payant de sa personne, aux assauts de Soissous, devait
plus tard, comme directeur de la Porte-Saim-Vartin. remporter les graudas
▼iCioires romaoïiques de la Tour de Setle et de Marie Tador.
1. Moniteur du. 14 mars. Voir> 10X4*, pp. 142, lîA, 155.
2G0 1814,
sion, appelée la division des escadrons réunis, qui
forma avec les 2 000 dragons de Roussel "le comman-
dement du général BelJiard. La vieille ^aràe de
Priant, la réserve d'artillerie et les trois divisions de
la cavalerie de la garde : Colbert, Exelmans et Letort
(ce dernier remplaçait La Perrière amputé à Craonne)
restèrent comme auparavant sous les ordi'es immé-
diats de l'empereur *.
En réorganisant son armée, Napoléon ne savait
encore où il allait la conduire^. Il était manifeste-
ment fort indécis, lorsqu'il apprit un événement qui
pour tout autre eût été un coup de foudre mais qui
pour lui fut un trait de lumière. Reims, qu'une petite
garnison sous les ordres du général Corhincau occu-
pait depuis le 5 mars, venait d'être repris par le comte
de Saint-Pricst, lieutenant de Langeron.
Arrivé le 27 février à Saint-Dizier avec une partie
du 8" corps russe, Saint-Priest y avait séjourné d'après
les ordres de Bliicher, afin de rassembler les autres
troupes venant du Rhin et de maintenir les commu-
nications entre la grande armée ol l'armée de Silésie.
Ayant appris le 4 mars que Blrcher était serré de
près par Napoléon et que Reijis était menacé, il
1. Registre de Berthier (ordres et lettres du 12 au 15 mars). Correspon-
dance de Napolron, 21475, 21-176. Registre de Belliard (12-15 mars). Situa-
tions des 12 et 15 mars. Arch. de la guerre et Arch. nat., AK. iv, 1670.
Le geuéral Sébastiarii reçut le coininandement supérieur Jes trois divi
sious de cavalerie de la garde. — La division des escadrons réunis n'étai
le 12 mars que la brigade des escadrons réunis. Ce fut seulement le 15 mars
que, de nouveaux renforts étant arri\és, on put former une division de 240(
clievaux. Kegistre de Belliard (à Curély, 15 mars). Arch. de la guerre. Mé-
moires de Curély, 395.
2. D'après Fain (p. 174), Napoléon allait, dans la nuit du 13 au 13 mars, » se
mettre en marche pour revenir sur la Seine par la route de Soissons à Châ-
teau-Thierry ». Il n'y a pas trace d'ordres relatifs à ce mouvement ni dans
la Correspondance de Napoléon, ni dans le registre de Berthier, ni dans 1»
corres^pondaiice militaire des Archives de la guerre. Tout au contraire, Na-
poléon écrivait le 10 mars à Joseph : « ... Je vais m^î rapprocher de Soissons,
niais jusqu'à ce que j'aie pu engager cette armée (l'année de Bliicher) dan»
une affaire qui la cuinpromette de nouveau, il est difâcile que je me porte
ailieurv. « Correspondance, 21460.
LA VICTOIRE DE REIMS. ««1
avait marché dans cette direction. Mais déjà la ville
fait au pouvoir des Français. Le général russe s'ar-
rêta à Siilery, ajournant l'attaque de Reims jusqu'à
l'arrivée des autres échelons du corps d'armée : la
division Fantschulidsew et cinq mille hommes de
landwehr prussienne commandés par le général Ja-
gow. En attendant, quelques partis de Cosaques vin-
rent caracoler aux portes des faubourgs, et un parle-
mentaire remit à la municipalité une sommation de
rendre la ville sous menace d'incendie '. Bien qu'il
n'eût avec lui que cent cavaliers, cinquante gendarmes
et unmillier de gardes nationaux placés dans les cadres
de trois bataillons de la garde, Corbineau ne se laissa
pas intimider. Les Russes se tinrent tranquilles jus-
qu'au 11 mars. Jagow et Fantschulidsew ayant alors
rejoint Saint-Priest, celui-ci exécuta dans la nuit un
coup de main sur Reims. La petite garnison, surprise
et assaillie sur trois points à la fois et d'ailleurs man-
quant de cartouches, céda les portes de la ville. Les
gardes nationaux se réfugièrent chez eux. Les cava-
liers ctles cadres, se frayant passage àl'arme blanche,
ignèrent Châlons-sur-Vesles oii les Cosaques qui les
poursuivirent furent sabrés par les gardes d'honneur
du général Defrance *.
L'occupation de Reims par les Russes rétablissait
les communications entre la grande armée et l'armée
de Silésie. C'était en cela un grave événement. Mais
Napoléon, comme Rossuet l'a dit de Coudé, « savait
proliter des infidélités de la fortune ». A peino oul-il
reçu cette nouvelle qu'il donna SCS ordres. Le 12 mars,
1. Lettres rfe Saint-Priest k WolVonsky et aa oar, 2 mars etTvt&rs, citéet
par Bogdanowitsch. I, 3j<< 360, 512-513. Sommation signée : Saini-Pr4<sst,9 mars,
11 heures du matin. Arch. uat., AK. iv, 1 670.
-. Cf. Corbineau à Napoléon, Reims, 5 mars. Arch. nat., .\F. tv, 1670. Rap-
■t du major des voltigeurs do la garde, Châlons-sur-Vesles, 12 mars; Rap-
-: de Defrp.nce, Châions-sur-Vesles, 12 mars. Arch. de la guerre. Lettr*
xe Sa:Qt-l>riest au caar. Reiras, 12 mars, citée par Boçdanowilsch, 1, 3G0.
262 181 4.
des six heures du soir, Berthier écrivit à Marmont,
qui après la surprise d'Alhies s'était replié à Berry-
au-Bac, puis à Roncy, puis à Fismes', lui enjoignant
de partir le lendemain au petit jour pour se porter
sur Reims. « Vous formerez l'avant-garde. ajoutait
Berthier; l'empereur vous suivra avec une partie de
ses troupes. » Le petit corps de Ney, la division
Priant, la cavalerie de la garde et la réserve d'artillerie,
qui pour gagner Reims avaient à faire plus de soixante
kilomètres, commencèrent leur mouvement dans la
soirée et dans la nuit. L'empereur quitta Soissons de
sa personne le 13 mars au lever du jour *.
Le général de Saint-Priest, à qui les dépêches de
Blucher, quelque peu exagérées, avaient annoncé « la
défaite totale des Français à Laon, oii l'empereur avait
sacrifié les restes de son armée' », était sans aucune
inquiétude. Voulant donner deux ou trois jours de
repos à ses troupes, il les avait commodément mais
imprudemment cantonnées de Beaumont à Rosnay,
sur une longueur de vingt-six kilomètres*. Mais qu'a-
vait-il à redouter? Blucher n'affirmait-il pas que l'ar-
mée française était « en pleine dissolution » ?
Le 13 mars, dans la matinée, la cavalerie de Bor-
desoulle qui, réunie aux gardes d'honneur du général
Dofrance, formait l'avant-garde de Marmont, rencon-
tra à un quart de lieue de Rosnay une patrouille de
cavaliers ennemis; ils tournèrent bride sans tirer un
coup de carabine. Les lanciers français, les poursui-
vant, entrèrent au grand trot dans Rosnay où deux
1. Clarlîe à Marmont, 10 mars, et Marmont & Clarke, 11 mars et 12 mars.
Arch. de la guerre. — Le II, Marmont avait commis le faute grave d'aban-
donner Berry-aû-Uac malgré l'ordre formel du ministre de la guerre et con-
trairsment aux intentions de Napoléon.
2. Registre de Herthier (à Marmont, Ney, Drouot, Sébastiani; Soissons,
12 mars. 6 et 8 heures du «oir). Cf. Correspondance de NapoUon. 21475, 21477,
3. Proclamation de Blucher, Laon, W. mars. Arch. de Laon.
4. Plotho, m, 352; Bogdauowiuch, , 362, 364.
LA VICTOIRE DK REIMS. 2»!
bataillons de landwehr prenaient trancjuillement leur
repas. Nombre de Prussiens furent sabrés avant de
pouvoir saisir leurs armes ; les autres formés en
carrés gagnèrent Orme, où ils se retranchèrent derrière
les murailles du cimetière. Dans cette position, ils
défiaient les charges des cavaliers, mais ayant bientôt
vu déboucher l'infanterie de Ricard, ils se rendirent
à discrétion. La résistance ne fut pas plus sérieuse,
dans les autres villages, à Gueux où le général Jagow
s'échappa sur un cheval non sellé, à Tillois où des
fantassins, surpris au lit, combattirent nu-pieds et en
chemise, raconte Bogdanowitsch. Les têtes de colonnes
françaises purent ainsi s'avancer presque sans coup
férir jusqu'à trois kilomètres de Reims. Là, Mar-
mont fit faire halte, conformément aux instructions
de l'empereur*.
Les fuyards annoncent à Saint-Priest l'approche de
l'armée française. 11 reste incrédule. C'est une fausse
alerte, un hurrah de partisans. Sa sécurité est com-
plète, et il ne donne aucun ordre pour une concentra-
tion. Entre une heure et deux heures de raprès-midi,
le général daigne sortir de Reims, et distinguant des
canons sur le front des Français, il se décide à faire
prendre position à ses troupes en avant de la ville.
Immobilisé par l'attente de l'empereur, Marmont
laissa les Russes et les Prussiens couronner les hau-
teurs de Sai nte-Gene viève et s'y former sur deux lignes,
la droite appuyée à la Vesle et à Tinqueux, la gauche
s'étendant vers la Basse-Muire, la cavalerie couvrant
les deux ailes. Si le comte de Saint-Priest eût cru à
une attaque de Napoléon, il se fût dérobé, car il avait
tout le temps pour se replier sur Berry-au-Bac ou
1. Sébftstiani à Barthier, Oaacheri», 13 mars, I h*ar« et quart. Arch. d«
la gTieiT«. J/vmotrw de Marmont, VI, tl6; Mémoiret de Ségur, VII, 13, 14;
Bogdanowitsch, I, 364. Registre de Berthier (à Maroiont, SoisaoBi, It B4rs,
• heure* da aoir). Arch. de la gtterre.
264 181 4.
sur Châlons; mais abusé par l'inaction de Marmont,
ils'imag-inaque les Français ne comptaient que quel-
ques ûiilliers d'hommes. Lui en avait quicze mille :
ou l'ordre qu'il adoptait imposerait à cette poignée de
soldats, ou ils se commettraient à une action et ils y se-
raient écrasés, Un deslieutenanls de Saint-Priest, moins
aveuglé que son général en chef, lui ayant demandé par
oh l'on se replierait au cas où l'on aurait affaire à
Napoléon, il répondit avec un à-propos tout français :
« — Eh! Monsieur, pourquoi songer à nous retirer
puisque nous pourrons nous faire tuer* ! »
L'empereur arriva sur le terrain vers quatre heures.
Il comptait tourner la position; mais voyant que la
droite de l'ennemi s'appuyait à la Vesle, dont les ponts
étaient coupés, et que sa gauche s'étendait fort au
loin, il se décida à une attaque de front. Les masses
russes et prussiennes ébranlées par une violente ca-
nonnade, l'infanterie de Marmont s'avança en deux
colonnes des deux côtés de la chaussée. Les lanciers
et les cuirassiers de Merlin et de Bordesouile, les
chevau-légers et les gardes d'honneur de Colbert et
de Defrance marchaient sur les ailes. Ney, Priant et
Exelmans demeurèrent en réserve ^ Au nombre des
assaillants, et plus encore à la vigueur de l'attaque,
le comte de Saint-Priest jugea que Napoléon était
présent. Il commençait à donner des ordres pour la
retraite, lorsqu'il fut atteint mortellement par un
éclat de grenade qui lui brisa l'épaule. Russes et
Prussiens, restés sans chef et serrés de près, lâchent
1. Bogdanowitsch, Geschichte des Feldzugs 1814, I, 365-366.
2. Mém. de Marmont, Vl, 217; Mcm. de Si'gur, VII, IG; Moniteur, 16 mars.
3. D'après Bogdanowitsch(l, 317), le général Pantschulidsew.le plus ancien
en grade, s'était blessé le matin, et le géuéral Emmanuel était ailé lui-même
au fort du combat le chercher dans Reims, — singulière façon d'agir, assu-
rément! Ainsi Jago-w restait seul à la gauche, ne recevant plus d'ordres et
hésitant à en donner. — Selon les rpppons russes, Saint-Priest mourut k
LaoQ ou il av-'ùt été transporté.
LA VICTOIRE DE REIMS. 265
pied en désordre et se replient sur le faubourg de
Vesles. Le 3® régiment de gardes d'honneur, le gé-
néral Philippe de Ségur à sa tète, les y pousse et
les y devance. Les gardes enlèvent une batterie, pas-
sent sur le ventre à un carré, et refoulent huit cents
cavaliers, précipitant les uns dans les fossés de Reims,
écrasant les autres contre la porte de ville. Eux-
mêmes sont arrêtés par l'obstacle. Ils ne peuvent ni
avancer ni reculer, pris entre le feu des tirailleurs
postés sur les remparts et celui des masses russes qui
battent en retraite, et qu'ils ont coupées et dépassées
dans cette charge magnifique et folle. Le général de
Ségur se voit avec soixante hommes, — car il a été
suivi par un seul escadron', que le plomb a réduit de
moitié, — au milieu de trois mille ennemis. Les gardes
d'honneur se défendent désespérément. Atteint d'une
balle à bout portant et de deux coups de baïonnette,
^L'gur parvient à se réfugier dans une masure en rui-
nes; il évite ainsi de rendre aux Russes son épée en-
sanglantée'.
La nuit était venue. L'infanterie de Marmont en-
leva le faubourg, mais ni la sape ni le canon ne pu-
rent avoir raison de la maudite porte, une grille ap-
puyée à un épaulement et couverte par un tambour
de terre. On se battit là jusque passé onze heures.
Pendant ces assauts, que soutenaient cinq régimontj
russes, le reste des troupes ennemies évacua la ville
1. Les antres escadrons da 3* régiment n'avaient pa percer à la suite du
premier les masses russes qui s'eiaiaat aussitôt reformées. Ségur accuse
Burdesoalle d être r«>sie immobile au lien d'appuyer avec ses IdUO s bres la
charge des gardes d'houiienr.
2. Mémoires de Séqur.SVL, 18-27. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 215;.tfoni-
teurda 16 mars. — O'après Marmont, le gênerai de Ségur aurait été fait pri-
sonnier et échangé le lendemain. Bien que Ségur, toujours éloquent, ne soit
pas toujours exact, son témoignage doit primer dans cette circonstance celui
du dac de Raguse, d'autant que le brave général donne des dt^tails sur le
bivouac de l'empereur dans la nuit, détails couùrmés par Coignet, et qu«
naturellement Ségur n'aurait pu voir s'il eût été prisonnier.
260 1814.
par les routes de Neufchâtel et de Berry-au-Bac, où
elles eurent à repousser les charges de la cavalerie
française*. Enfiévré par l'impatience, l'empereur se
promenait autour d'un feu de bivouac, à quelques pas
du faubourg. Il avait voulu prendre au filet dans
Reims toutes les troupes de Saint-Priest, et il com-
prenait que la plupart s'échappaient*. Vers minuit,
on pénétra enfin dans la ville où le combat continua
jusqu'à deux heures du matin. L'empereur entra
après les premières troupes d'infanterie, au milieu
des cuirassiers de BordesouUe, qui passaient au grand
trot pour sabrer les Russes en retraite dans les rues.
Soudain, dominant les détonations de la fusillade et
le bruit des chevaux sur les pavés, éclatent mille cris
de : Vive l'empereur! Toutes les fenêtres s'éclai-
rent. Ce sont les habitants do Reims qui illuminent
pour la victoire de Napoléon pendant qu'elle s'achève.
« Ce n'étaient que lumières, dit le capitaine Coignet;
on aurait pu ramasser une aiguille. » La foule s'a-
masse autour do l'empereur et le conduit en triomphe
à l'hôtel de ville, où parmi les notables il reconnaît le
général Corbineau, resté déguisé dans la ville après
l'entrée des Russes '.
Le lendemain matin, l'empereur fit appeler Mar-
mont qu'il n'avait point revu depuis le désastre
d'Alhies. Dans son rapport, le maréchal avait tenté
de se disculper; mais les faits étaient là qui le con-
damnaient. Dès que Napoléon l'aperçut, il s'emporta
en reproches qui, dit Fain, « n'entrèrent peut-être
que trop avant dans le cœur du maréchal ». Bientôt
les sentiments que l'empereur avait toujours portés
à son ancien aide de camp reprirent le dessus, et il lui
1. Mémoire» de Marmont, VI, 218; Rapports du général Pantschalidsew à
Wolkousky. 15 mars, cités par Bogdanowitsch, I, 366, 368; Plotho, IIl, 335,
2. Mémoires de Ségur, VII, 28-29 ; Cahiers du capitaine Coignet, 376-377.
3. Coignet, 378 ; K.och, I, Ul ; Fain, 17&-176 ; Bogdanowitsch. 1, 36&
LA VICTOIRE DE REIMS. 267
^arla « comme un maître dans l'art de la guerre qui
relève les fautes d'un de ses élèves de prédilection ».
li finit pai le retenir à sa table'. Au reste, la con-
duite de Marmont dans le combat de Reims, où ses
troupes seules et la cavalerie de Colbert et de Defrance
avaient été engagées, méritait qu'on oubliât, pour ce
jour-là du moins, sa coupable négligence à Athies.
C'était une victoire complète; quatre mille fantassins
et quatre mille cavaliers avaient culbuté quinze mille
ennemis et leur avaient pris une ville, enlevé douze
canons, fait plus de trois mille prisonniers, tué ou
blessé plus de trois mille hommes. Les Français n'a-
vaient perdu que sept cents combattants'.
La prise de Reims, qui était d'ailleurs d'une haute
importance stratégique puisqu'en occupant cette ville
l'empereurs'établissaitsur la ligne de communication
des deux armées ennemies, eut un très grand effet
moral. Non seulement la victoire du 13 mars raffer-
mit les courages et fit renaître les espérances paiini
les troupes françaises, mais les Coalisés en furent dé-
concertés et terrifiés. Cette armée de Napoléon, que
Rliicher disait avoir anéantie, venait avec la rapidité
de la foudre écraser le corps de Saint-Priest et mena--
1. Fain, 176. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 218. — Marmont ne parle nata-
relleitient pas des reproches de Napoléon. Il dit seulement qn'il vit l'empe-
reur le U dans la matinée et qu'ils causèrent de dispositions générales pour
la suite de la campagne. D'après une tradition, Marmont se serait jeté aux
genoux de l'empereur. Le récit de Fain est le plus vraisemblable.
2. Cf. Rapport de Lallemend à Berthier, Keims, Il mars. Arch. de la guerre.
Registre de Larrey; Bogdanowilsch, I, 369; Schels, XII, 2* partie, I49; Plotho,
111,356; Correspondance de XapoUon, 21478; Moniteur da 16 mars. — D'après
le Moniteur, on aurait pris 22 canons et fait 5 000 prisonniers en ne perdant
pas 100 hommes. Les auteurs russes et allemands avouent plus d« 23C0 tute
ou blessés, et quatre bataillons entièrement prisonniers dès le début de l'ac-
tion, sans cotiiptr^r les prisonniers faits pendant la bataille et la retraite.
L'empereur atfecia d'être particulièrement frappé de la mort du trana-
tuge Saiot-Hriest, tombé, comme Moreau à Dresde, sous un boulet français.
• Le gênera' Saint-Priest, écrivit-il le 14 mars au roi Joseph, a été blessé
mortellement: on l'a amputé d'une ctiisse. Ce qu'il y a de remarquable, c'est
^ue Salut- l'riest a été ble&sé par le même pointear qui a tué le général
Moreau. Cest le cas de dire : O Providence ! A Providence ! > Le Moniteur
k
268 181 4.
ce-r de ses coups le flanc des Austro-Russes. La Franco
enfantait-elle donc sans cesse de nouveaux bataillons,
ou ces grenadiers et ces dragons s'élaient-ils par mi-
racle relevés du champ de carnage?
Bliicher fut le premier à s'elfrayer. Après avoir
perdu les deux jours qui avaient suivi la bataille de
Laon, il s'était enfin décidé à profiter de sa peu glo-
rieuse victoire. Le 13 mars, toutes les troupes reprirent
l'offensive. Sacken s'avança sur Soissons, York sur
Berry-au-Bac,KleistsurPontavaire,BulowsurNoyoa
et Compiègne. Un engagement assez vif eut lieu à
Crouy entre les Russes et une division de Mortier, qui
couvrait Soissons'. Mais le lendemain, 14 mars, Blii-
cher à la nouvelle de la reprise de Reims rappela ces
différents corps, qui se concentrèrent entre Laon et
Corbény^ L'ordre de retraite ne parvint pas à temps
à l'avant-garde de Biilow^ qui arriva sous les murs de
Compiègne. Au reste, elle ne tarda pas non plus à
regagner Laon. Sommé de se rendre, le major Ote-
nin, commandant de Compiègne, avait fait au parle-
mentaire cette courte réponse oii l'ironie française
s'allie à la fermeté Spartiate : « Je rendrai la place
quand Sa Majesté l'empereur Napoléon m'en aura
donné l'ordre^ »
A demiavauglé par l'ophtalmie, brûlé et affaibli pcir
une fièvre ardente, le feld-maréchal Bliicher craignait
du 16 mars mentionna ce fait prétendu providentiel. Seulement, le comité in-
gtitué pour la surveillance et la rédaction des journaux, jugeant sans doute
que « le même pointeur » était trop dire, fit mettre : « la même batterie ».
1. Ordre de Bliicher, Laon, 12 mars, cité par Plotho, III, 351 ; Muftling, Aui
meinem Leben. 146; C. de W., II, 120; Rejïistre de Belliard (U mars);
Mortier à Berthier, Soissons, 14 mars. Arch. de la gut-rre.
2. Ordre de Bliicher, Laon, 14 mars, cité parPloiho, 111,355: Bogdanowitsch,
n, 101 ; Schels, I, 220. Registre de Belliard (16 mars) ; Mortier à Berthier,
Soissons, 16 mars. Arch. de la guerre. — « L'ennemi, écrit Mortier, mo paraît
en pleine retraite et se retire sur Laon. »
?.. Rapports d'Otenin, Compiègne, 13 et 16 mars. Arch. de la guerre, et Arch.
liât., Al<\ IV, 1670. ■ - Ce brave officier fut tué sous Compiègne, le l" »vriU
dans une sortie.
LES INQUIÉTUDES DES ALLIÉS. 269
tout. Il crai£:nait — et Gneiscnau, Biilow, Langeron.
craignaient comme lui — , so't une reprise d'attaque
de Napoléon par Berry-au-Bac, soit un mouvement
sur ses derrières par Kelhel et Mo>itcornet, car le
bruit courait chez les Alliés que les garnisons des
places fortes étaient en route pour rejoindre l'armée
impériale *. « Ce terrible Napoléon, dit Langeron, on
croyait le voir partout. Il nous avait tous battus, les uns
après les autres; nous craignions toujours l'audace de
ses entreprises, la rapidité de ses marches et ses com-
binaisons savantes. A peine avait-on conçu un plan
qu'il était déjoué par lui *. »
Bliicher redoutait aussi une levée en masse des
paysans, appelés aux armes par les décrets de Fismes*.
En vain, il avait répondu à ces décrets par des
pillages en règle, par l'incendie du village d'Athies,
1. MQfHinfr, Ans meinem Lehen, 147.
2. Mémoires de Langeron. A rch. des Aff. étrangères, Russie, 25.
3. Mûftliug, 147. Mémoires de Langeron.
Ces décrets célèbres furent publiés dans le Moniteur du 7 mars. Le pfeniier
porte : «Art. l". ... Tous les citoyens sont requis de courir aux armes, de
sonner le tocsin quand ils entendent approcher le canon de nos troupes, de
se réunir, de parcourir les bois, de rompre les ponts, d'attaquer les flancs et
les derrières de l'ennemi. » « Art. 2. Chaque citoyen français prisonnier de
guerre qui serait exécuté sera imniédiatein>^nt veugé, par représailles, par
la mort d'un prisonnier ennemi. » Le second décret est ainsi conçu : • Tous
les maires, fonctionnaires publics et habitants qui, au lieu d'exciter l'élan
patriotique du peuple, le refroidissent ou dissuadent les citoyens d'une légi-
time déiense seront considérés comme traîtres et jugés comme tels. »
Napoléon, à qui répugnaient les exécutions militaires et qui ne pensait pas
que l'on pût décréter des élans de patriotisme, avait voulu par ces deux dé-
crets moins se procurer une ressource militaire qu'épouvanter Tennemi (Fain,
p. 162). Les proclamations et les ordres du jour de Blùcher et de Schvar-
cenberg témoignent que pour ce dernier point les décrets de Fismes attei-
gnirent bien leur but. Quant à leur effet réel sur les populations rurales, il
ne parait pas qu'il fût aussi nul que le prétend Kain. Sans doute les paysans
qui étaient décidés à se défendre n'avaient point atteudu la publication des
décrets d« Fismes pour prendre le fusil et la fourche. On a vu au chapitre I"
de • \S'm\ ifiie dès les premiers jours de février les campagnes étaient
sorties de leur torpeur. Mais à dater des décrets les documents signalent
une recrudescence de patriotisme actif en Champagne, an Bourgogne et en
Lorraiue. Cf. Allix à Clarke, 9, 11, 16. 23 mars; Viviot à Commandant de
Chàlons, 15 mars; Rapports imprimés, 10 et 13 mars, etc. Arch. de ia guerre-,
Otenin à Clarke, 16 mars- Henrion à Drouot, 26 mars; Rapport 4e Droua»,
«. d, (vei-s le 21 mars), ev., etc. Arch. nat., AF.iv, 1370.
270 1814.
par une proclamation portant que tout attroupement
dans une commune entraînerait la destruction du vil-
lage et que tout paysan pris les armes à la main se-
rait puni de mort', ces exécutions militaires et ces
menaces ne le rassuraient point, pas plus qu'elles ne
semblaient intimider les campagnards. Les embus-
cades, les attaques de convois, les meurtres dans les
fermes isolées continuaient, tout comme si Blûcher
n'eût point parlé. Le lendemain de sa proclamation,
les paysans de l'Oise avaient fait la conduite à coups
de fusil aux soldats deBiilow qui regagnaient Laon*.
Le vieux maréchal avait encore une autre appré-
hension. Depuis le commencement de mars, Berna-
dette était à Liège et il y restait avec vingt-trois mille
Suédois sans faire un pas en avant. Bliicher s'ima-
ginait que le prince de Suède n'attendait qu'un signe
de Napoléon pour tomber sur les derrières de l'armée
de Silésie*. Sans doute, Bcrnadolte avait reçu un
émissaire du roi Joseph \ et, bien que rien n'eût été
arrêté dans ces pourparlers, la fidélité de leur nouvel
allié était devenu suspecte aux Coalisés'. Sans doute
le prince de Suède, dépité qu'on lui eût retiré le com-
1. Arrêté de Blucher, Laon, 13 mars. Proclamation de Bliicher aax F"ran-
çais, Laon, 13 mars. Placard signé du préfet provisoire de Laon, Laon,
14 mars. Arch. de Laon.
Le 10 mars, Schwarzenberg rendait une ordonnance analogae, en vertu de
laquelle chaque habitant ayant agi offensivement devait être fusillé dans les
vingt-quatre heures et chaque village ou ou aurait sonné le tocsin, pille d'abord
et brillé ensuite. Chose vraiment, digue de mémoire, Schwarzenberg coiiiinen-
çait sa proclamation par ces mots ; « Français, on vous excite à la rébellion. »
2. Rapport d'Otenin, Compiègne, 16 mars. Arch. nat., AF. iv, 1670.
3- Mût'fling, 147. Cf. Mémoires de l.angeron. Arch. des Atf. étrangères.
4. Correspondance de Napoléon, '2\2Q1 : Correspondance du roi Josfp/c'X., 164.
5. Les Mémoires de Laugeron et la lettre du baron Sbrusemarck adressée
de Liège le 20 mai a l'état-major des souveraius et saisie par les coureurs
français (Arch. nat., AF. tv, 1668) sont, entre autres documents, de sûrs témoi-
gnage des suspicioDs qui régnaient chez les Alliés contis Bernadette. —
Langeron va même jusqu'à dire que Bernadotie était en correspondance avec
le général Maison, son ancien camarade, qui lui proposait de se joindre à
lui pour tomber sur les derrières des Alliés. Et Langeron ajoute : « Certai-
nement Bernadotte l'eût fait si nous eussions essuyé quelque écbeo. »
LES INQUIÉTUDES DES ALLIÉS. '71
mandement des corps deBiilow et de Winzin^ffcrode,
et peu jaloux d'entrer l'épée à la main dans son an-
cienne patrie, v.ù il gardait le secret eSj>oir d'être ap-
pelé comme souverain, s'était décidé à ne point fran-
chir la frontière. Par une distinction un peu subtile,
il estimait que les Français oublieraient qiio le prince
de Suède les avait combattus sur les bords de l'Elster,
si Bernadolte s'abstenait de les combattre sur les
bords de la Seine. Toutefois les craintes de I31ucher
étaient 'chimériques. Il était déraisonnable de comp-
ter sur la coopération des Suédois, puisque Berna-
dotte avait écrit aux Alliés : « Je suis dans l'impossi-
bilité défaire aucun mouvement actif et ne me trouve
point en position d'aller relever personne'. » Mais de
là à redouter une attaque, il y avait bien loin. Trop
habile pour se compromettre en agissant offensive-
ment soit pour la Coalition, soit pour la France, Ber-
nadette ne cherchait qu'à se réserver en attendant que
les armes eussent décidé. Si la victoire se déclarait
pour les Alliés, il resterait prétendant au trône de
France, alléguant auprès dos souverains, comme ex-
cuse à son inaction, ses scrupules à envahir le pays
où il était né et où il aspirait à régner. Si au contraire
la France était victorieuse, il se ferait mérite de sa
neutralité pour obtenir quelques compensations en
Finlande. Quoi qu'il en fût, la conduite de Bernadette
inquiétait fort Blucher, et se regardant avec raison
comme invincible dans sa forte position de Laon, il
ue pouvait se résoudre à la quitter*.
Si la nouvelle de la prise de Reims arrêtait net l'au
dacieux Blucher, à plus forte raison ce coup de mai»
de Napoléon devait-il immobiliser le très circonspect
1. Lettre de Bernadotte à Blûcher, citée par 1)011)112, HI (Annexes), 474.
Cette lettre est du 13 mars, mais il y est fait allusion à une lettre anleriau-
rement écrite dans ce sens aux souverains alliés.
I. Miiùling, 147 ; Mémoire» de L&ngeron. Arcb. dea Affaires étraDgèraa.
272 1814.
Schwarzenberg. Déjà du 5 au 11 mars il avait orAvé
avec sa lenteur accoutumée. Maître de Troyes dès
l'aprcs-midi du 4 mars, il s'était borné les jours sui-
vants à porter ses troupes à Romilly, à Trainel et à
Monligny, poussant ses avant-gardes sur Nogen t. Bray
et Sens, mais laissant ses réserves à Cliaumont'. Sans
égard pour les impatiences, les conseils, les objurga-
tions du czar qui, dès le lendemain du combat de Bar-
sur-Aube (28 février), avait voulu que l'on marchât
incontinent sur les derrières de Napoléon, et sans
souci des railleries et des critiques des états-majors
russes et prussiens, le prince de Schwarzenberg
agissait comme s'il eût devant lui une armée double
de la sienne. Deux plans s'offraient à lui : ou culbuter
avec ses cent mille hommes les trente mille soldats
de Macdonald et pousser droit sur Paris; ou laisser
quelques divisions pour contenir ce maréchal et
marcher dans le dos de Napoléon, de façon à l'écraser
entre les masses de l'armée de Bohème et celles de
l'armée de Silésie. Que Schwarzenberg prît l'un ou
l'autre parti, il devait dans les deux cas terminer la
campagne rapidement et glorieusement. Mais sans
parler de prétendues raisons d'ordre politique *, des
1. Ordres de Schwarzenberg des 4 au 9 mars, cités par Plotho, IIl, 252-
256. Cf. Schels, II, 110-124; Bogdanowitsch.II, 9-13.— Nogent avait été éva-
cué le 6 mars par Tarrière-garde de Macdoaald, qui s'était retirée sur la riv«
droite de la Seine, en face de cette ville.
2. Bernhardi (IV, 419-420) et d'autres historiens ont attribué les perpétuellaa
temporisations de Schwarzenberg à sa déférence pour d-s secrètes instruc-
lions de son souverain. L'empereur d'Autriche, prétendent-ils, ne voulait pas
détrôner son geudre. Or, si Schwarzenberg eût pris Paris ou écrasé Napo-
léon, la déchéance était inévitable. Une victoire décisive des Autrichiens
eût donc été, en réalité, à l'eucontre des vues de 1 empereur François. Ce
qu'il fallait, c'était que la grande armée ne se compromit pas et s'affaiblît le
moins poss"ile. afin que l'Autriche restât l'arbitre de la paix. Nous ne nions
pas que ces jrioses aient été dites, en février et en mars 1814, dans les
états-majors russes et prussiens, mais il ne faut accorder que bien peu de
créance à ces propos par lesquels les officiers de Bliicher et d'Alexandre
Chercbainnt à expliquer les lenteurs de Schwarzenberg. tSi • les intention»
BQcrr'ios » de l'empereur François étaient de laisser Napoléon régner sur la
Kraiic«, ces iuteutions étaient bien secrètes «a ellet, puisque ce bouveraia
LES INQUIÉTUDES DES ALLIÉS, 273
•
considérations militaires empêchaient Scliwarzenbcrg
de prendre une olîensive aussi marquée. Il était sans
nouvelles de Bliicher \ Or si le feld-maréchal avait
été battu, c'était aller au-devant d'une défaite que
s'avancer contre Napoléon vainqueur de l'armée de
Silésie. « Je n'ai point de nouvelles, écrivait Scliwar-
zenberg, et j'avoue que je tremble. Si Bliicher essuie
une défaite pourrai-je livrer bataille moi-môme, car
si je suis vaincu, quel triomphe pour Napoléon et
quelle humiliation pour les souverains de repasser le
Rhin àla tète d'une armée battue*! » Quant à marcher
ne fit rien pour les marquer et encore moins pour les faire prévaloir. Sans
doute la majorité des officiers autrichienii ne tenaient pa.<i à continuer la
guerre et manifestaient même des sympathies pour Napoléon. (lettres de
Flahaut à Napoléon, 25, 26, 28 février. Arch. nat., AF. iv, 1669. Rapporta
d'oinciers fraui;ai:> chargés d'escorter les courriers anglai.s, ? mars et
5 mars. Arch. de la guerre; etc.) Mais remp»;reur d'Autriche qui disait si
ViPTi : " l/'>Kp.>rience des siècles a prouvé cuiabien cbes les puissances 1er
rapporta de famille soat subordonnes aux intérêts dea Kiata, » était sor tuu^
•s points en parfaita communaatA avec Mettermcn et avec »cbw.trzenDerg.
Or les Mémoires de JJettemich prouvent que non seulement dey Lanj,'res,
aon seulement dès Francfort, mais dès Prague, ce min:.«tre poursuivait le
'.ut de détrôner l'empereur. Pour Schwarxenberg, est-il admissible qu'il vou-
ât ménager Napoléon, celui qui, au commencement de 1813. parlait du divoro!
ie Marie-Louise qui, le 13 février, alors que le congrès de Chàtiilon n'eu était
encore qu'à sa deuxième séance, poussait les avant-gardea autrichiennes ju»
qu'à Fontainebleau, qui le S7 février ne faisait rien pour lacouclusiouderarmi-
stire que lui-même avait mendié et qui enfin, le 29 mars, écrivait !&, fameuse
proclamation bourbonienne? 11 faut bien remarquer que si Schwarzenberg avait
le 10 février des instructions de son souverain de ne point passer la Seine,
il ne s'y tenait pas. puisqu'il prescrivait le 13 février à Wrède et à Wig-
t;enstein de se porter sur Provins et Nangia. C'était bien là passer la
Seine. — Au reste les deux lettres que Bons citons plus bas (nota 8. suf-
lisent à témoigne' que la cause des temporisatiu:is da achwarzonber;^ e:ait
purement et simplement la peur d'être battu.
1. Les Cosaqu-ss de Platon et Kaizarcv avaient bien été envoyés le
Î7 février dans la direction de Sézanne et de Chàlons afin d'assurer les
communications entre les deux armées; mais ils n'y avaient point réussi et
n'avaient pu obtenir aucun renseignement. Le 10 mars seulement, Kaizarov
écrivit à Schwanenberg que l'armée de Napoléon occupait le terrain entra
. Aisne et la Vesle, de Reims à Soissons, et que toute communication avec
Blùcher étai» ùiterrompue. (Rapport de Kaizarow, 10 mars, cité par Bogda-
nowitscn. m", 2yï.j -* C'étaient là des nouvelles p-îU précises et peu rassurantes.
2. Lettre de Schvarzenberg, 12 mars, cite par Thielen, 243. '- Cf. la lettr»
de lord Burghesh à lord Oastlereagh. « ... Schwamenberg a une terreur de so
battre, il veut se replier, il dit que seules les victoires de l'arince de Silé.iia
peuvent le sauver. » Corretpondane* d» CtutUreagh, V, 368.
274 1814.
sur Paris, Schwarzenberg estimait que c'était aussi
se compromettre, tant qu'on n'aurait pas reçu de ren-
seignements sur les opérations engagées entre ia
Marne et l'Aisne, car on s'exposerait à une attaque de
flanc de Napoléon. De plus, les vivres commençaient
à devenir rares. Dans un mouvement sui Paris qui,
en allongeant la ligne-manœuvre, en rendrait la
garde plus difficile contre les attaques des partisans
et des paysans français, on risquerait que les vivres
manquassent tout à fait*. Ces considérations n'eus-
sent sans doute pas arrêté un soldat résolu et entre-
prenant, mais Schvvarzenberg n'était guère résolu et
moins encore il était entreprenant.
Aussi heureux que surpris de celte trêve accordée
par l'ennemi, Macdonald en profitait pour réorganiser
et reposer ses troupes, dont plusieurs chefs étaient fort
découragés. « Je ferai tous mes efforts, écrivait-il à
Clarke, pour remplir l'attente de l'empereur. Mon
zèle n'a pas besoin de stimulant. Je voudrais pouvoir
en soufflera tant d'autres qui n'en ont pas. » Chaque
soir, le duc de Tarente s'attendait à une attaque pour
le lendemain, et la journée qui s'annonçait mena-
çante se passait tranquille ^
Le 11 mars seulement, Schwarzenberg se décida à
débusquer Macdonald de la rive droite de la Seine. Le
12 et le 13 furent employés à des mouvements prépa-
ratoires. Enfin le 14, tandis que Wrède bombardait
Bray, que Gyulai cl le prince héritier de Wurtemberg
occupaient en forces Sens et Nogent, l'infanterie de
Rajewsky, ayant traversé la Seine à Pont, s'avança
sur Vilienoxe, menaçant la gauche des Français. Les
gardes et réserves vinrent à Lesmont'. Le soir du 14
1. Cf. Sehels, I, 112-113; Bogdanowitsch, IT, 10.
2. Macdonald à Clarke, 6, 7, 8, 9 et 10 mars. Arch. de la gTierre.
3. Ordres de Schwurzeuberg, 10, 11 et 13 mars, cités par Plotho, III, 23«,
302-305.
LES INQUIÉTUDES DES ALLIÉS. 27$
Schwarzenbergreçut une dépêche du général de Saint-
Priest, datée de Sillery, il mars, annonçant la vic-
toire do Bliicherà Laon et la retraite de Napoléon sur
Soissons'. La nouvelle était de nature à*encourager
les Austro-Russes. Aussi le 1 o et le 1 6 mc.rs prirent-ils
une vigoureuse olîensive. Mais les Français tinrent
bon et gardèrent presque toutes leurs positions. Mac-
donald, voyant cependant sa gauche débordée, jugea
qu'il y aurait imprudence à continuer de défendre le
passage de la Seine. Il ordonna à Amey d'évacuer
Bray et à Gérard de se replier sur Provins. Le 16 mars,
Macdonald se regardant même comme très menacé
autour de celte ville, fit exécuter un nouveau mou-
vement rétrograde à toutes les troupes et vint pren-
dre position en arrière de Provins. La droite de son
intanterie occupa Donnemarie, la gauche Cucharmois,
couvrantNangis et la route de Paris; toute sa cavalerie
se massa à llouilly, de façon à barrer la route de la
Ferté-Gaucher. Il écrivit au ministre de la Guerre :
« Je suis débordé par ma gauche et obligé d'éva-
cuer Provins pour couvrir Nangis. Je défendrai le
terrain pied à pied, mais j'ai un pressant besoin de
secours *. »
Le duc de Tarcnte n'avait plus rien à redouter de
l'ennemi. Le 16 mars au soir, à l'heure même où il fai-
sait rétrograder ses troupes, le prince de Schwarzen-
bcrg, qui avait appris le combat de Reims et que
d'autres rapports informaient de la présence d'un
parti français près de Châlons, donnait à ses corps
d'armée l'ordre d'arrêter leur mouvement offensif*.
Cette lettre d'un aide de camp du czar, nommé
1. Dépêche de Saint-Pnest. Sillery, 11 mars, cité par Schels, II, 16J-Î6S.
2. Onires et lettres de Macdonald et de Grundler, Sordun. Provins et
Vullaines. 15, 16 et 17 mars. Arch. de la ^erre et Arch. nat.. Ai-', iv. l«7a
3. Ordre da Schwarzenoerg du 16 mars, cite par Schei», U, 285-286. CC
Bemhardi, IV, 2* partie, 23$-240.
276 1814.
Bock, attaché à Tétat-major de Rajewsky, témoigne
de l'irritation que causa aux Russes ce brusque arrêt:
<{ Si la bêlise autrichienne n'est pas raisonnée (ce que
je crains), les leçons terribles et ridicules à lafcisque
nous forçons l'ennemi de nous donner feront enfin
ouvrir les yeux à cette malheureuse verdure ou plu-
tôt ordure viennoise. Je suis enragé de ce que nous
faisons et surtout de ce que nous ne faisons pas *. » Le
fougueux Bock aurait sans doute été moins « en-
ragé de ce que l'on faisait et surtout de ce que l'on ne
faisait pas » s'il eût su que Napoléon arrivait à mar-
ches forcées pour prendre en flanc la grande armée
dont les différents corps se trouvaient échelonnés sur
une ligne déplus do vingt lieues.
1. Lettre de ï>«ck à ToU, Saint-Martin-da-Cheuesuoa, 17 mars, cite* p»'
Barahardi, IV, 2* partie (Aimexe^ 422.
LIVRE CINQUIÈME
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLEON SUR L'AUBE
Quand Napoléon s'était mis en marche, le 27 fé-
vrier, à la suite de Blùcher, le plan de toute la cam-
pagne était arrêté dans son esprit. Il écrasait l'armée
de Silésie et en dispersait les débris au delà des sources
de rOise, puis se portant vers les places fortes du Nord-
Est, dont il ralliait les garnisons, il se rabattait avec
dix mille sabres et quarante mille baïonnettes sur les
derrières de la grande armée, engagée de front contre
Macdonald et inquiétée sur son flanc gauche par Au-
gereau '. Ce plan d'une si belle conception stratégique
n'était pas impossible à exécuter pourvu qu'on eût
un peu de bonheur. Mais tout avait tourné contre
Napoléon. La capitulation de Soissons avait sauvé
Blucher, et la tenace résistance de l'armée de Silésie
à Craonno et à Laon, comme la retraite de Macdonald
sur Provins et la retraite d'Augereau sur Lyon, ren-
daient désormais ce hardi mouvement plus que hasar-
1. Correxpondanee de Napoléon, 21420, 11426, 21427, 21448. 21449, 21450,
21457, 21458; Registre de Bertbier (à Macdonald et k Oudinot, 6 mars);
Clarke à Augereau, 13. 18, 22 février Arch. de la guerre.
L'empereur avait comliiné ce plan dès le 15 février, après la victoire d»
Vauchauips. mais la mar-jhe niRtiaçante de Schwarzenberg ▼••ra Paris lai
en avMt lait ajourner l'exécution. {Corrtipondance d* Nm>oUon, SI 281 J
278 181 4.
deux. Avant que l'empereur ne fût arrivé près de
ses places fortes et qu'il n'eût rallié des renforts, la
grande armée refoulant le corps de Macdonald et
l'armée rie Silésie refoulant le corps de Mortier
n'auraient-elles pas marché de concert sur Paris, et
quand il eût commencé son mouvement offensif dans
le dos des Austro-Russes, déjà Paris ne serait-il pas
au pouvoir des Coalisés? Napoléon connaissait la
prudence de Schwarzenberg ; il était certain que ce
timide guerrier n'oserait point, Bliicher battu, s'aven-
turer seul sur la route de Paris*. Mais Blûcher sinon
vainqueur du moins invaincu, les choses en iraient
différemment. Schwarzenberg, sachant Napoléon au
delà de laMeuse, pouvait combiner un mouvementavec
Bliicher et marcher rapidement sur Paris, au risque
même de livrer sa ligne de communication. L'empe-
reur se vit donc dans la nécessité d'abandonner tem-
porairement son plan. Il importait qu'il restât derrière
l'Aisne, position où il contenait Bliicher, oii il impo-
sait à Schwarzenberg et où il n'était éloigné de Paris
que de deux fortes étapes. Le 40 mars, il écrivait au
roi Joseph : « ... Jusqu'à ce que j'aie pu engager l'ar-
mée de Silésie dans une affaire qui la compromette,
il est difficile que je me porte ailleurs'.»
La reprise de Reims qui dans la pensée de l'empe-
reur — et l'on sait combien ses prévisions furent
justifiées — devait intimider et Bliicher et Schwar-
zenberg^, modifia ses idées et le fit penser de nou-
veau à son projet primitif. Ce plan redevenait prati-
cable à condition de le modifier un peu. La grande
1. « Schwarzenberg paraît craindre de se compromettre en passant la
Seine. » Correspondance de Napoléon, 21460.
2. Correspondance de Napoléon, 21460.
3. Correspondance de Napoléon, 21507, 21508. On a vu (« 1814 », 268-276) que
tes Heu<i cr'néea «'étaient subitemeni arrêtées à la nouvelle de la reprise de
Reims
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLEON SUR l'auBE. 21^
armée menaçait Paris de trop près, les dépêches de
MacdonalJ en avertissaient l'empereur, pour qu'il n'y
eût point péril à laisser les ducs de Tarenle et de
Rcffgio aux prises avec ces masses jusqu'au jour où
l'on aurait rallié les garnisons des places fortes. Mais
ne pouvait-on pas surprendre Schwarzenberg dans
ses opérations, battre séparément un ou deux de ses
corps d'armée, et, les Austro-Russes en retraite, se
porter alors sur la Lorraine '? Dès la matinée du
14 mars, c'est-à-dire moins de huit heures après son
entrée à Reims, l'empereur s'arrêta à l'idée d'un
louvemenl contre Schwarzenberg; mais jusqu'au 17,
il resta indécis sur le point où il l'attaquerait. Mar-
cherait-il vers Provins ou vers Meaux, de façon à se
réunir au corps de Macdonald et à combattre l'ennemi
de front; ou se dirigerait-il par Fëre-Cliampenoise et
Arcis-sur-Aube, sur Méry ou sur Troyes, afin de
prendre les Austro-Russes de liane ou à revers? Dans
1. Corretpondanee de ffap^Uitn, tISAA; Fain, \%\-\n ; Mfmnir«$ de iîar-
ml, VI, 319-3iO. — Afln d'ouvrir la route à Tarmée et de la couvrir sur son
me gauche, Colbert fat envoyé à Epernaj et Ney à Chàlons. En ntëina '
nps l'empereur réitéra' aux gouverceiirs des places fortes l'ordre de
-eadre la campagne et de manoeuvrer Je façon à le rejoindre. Dans la
atiuée du 15, Napoléon exposa son plan au duc de Ravise. Registre de
Tthier (ordres à Ney, à Colbert, à Durutte, à Morand, à Merle, etc., 14 et
' mars). Arch. de la guerre et M-'-moire» de Jlirmonl, VI, 319-320 : « L'em-
->rear me dit qu'il voulait après avoir combattu l'armée autrichienne se
tar sur les places, prendre presque toutes les garnisons avec lui et ma-
euvrer «ur les derrières de l'ennemi. Pendant ce temps, il me laisserait
1 avant de Paris et me cbarj^eraic de défendre la capitale. Je lui repré-
'ntai que le rôle contraire me paraissait plus convenable. La défense de
aris exigeait le concours de pouvoirs civils dont lui seul pouvait faira
-âge. Sa présence à Paris et son action immédiate valaient ane armée,
' indis que moi Je n'y comptaia que par le nombre de mes soldats. Il devait
donc prendre pour lui le rôle défensif et me laisser le rôle offeosif. > Excel-
lents au point de vue politique, les arguments du duc de Ra^^use étaient
' Tt d-scntables au point de vue militaire. Un mouvement sur les derrières
■ l'enuemi ne pouvait avoir d'action décisive que s'il étaii exécuté par
Napoléon en personne. Tout habile man>;Buvrier qu'était Marmont, il n'avait-
ni la hardiesse nécessaire à une pareille opération ni surtout l^^re-iti^e
qu'il fallaii'^pour la faire réussir en terrillant l'ennemi. Saca doute la pré-
■^ence de Napoléon eût été fort utile à Paris; mais comme l'empereur ne
pouvait se dédoubler, tlavaità ae porter sur le point oà il était indispensable.
280 181 4.
Topinion de l'empereur, le premier projet était « le
plus sûr». Napoléon choisit le second, comme étant
« le plus hardi* ».
Le maréchal Ney qui, le 15 mars, était entré pres-
que sans coup férir à Châlons, où il avait trouvé des
magasins ennemis considérables ^ reçut l'ordre de
1 . Correspondance de Napoléon, 21 506. — Cette très curieuse note, dictée
au colonel Atthalin le 17 mars à Reiras, témoigne de l'hésitation de l'em-
pereur et indique que du 14 au matin, jour où il se décida à attaquer les
Kui'ro-Russes, jusqu'au 17, jour où il se mit en marche, il balançait sur
le parti à prendre. Certe note a échappé aux historiens. Ils ne paraissent
pas se douter que Napoléon a eu l'idée d'une marche sur Meaux, mouve-
ment qui dans l'hypothèse probable d'une victoire de Schwarzenberg eût
rejeté l'empereur sur Paris le 24 ou le 25 mars et eût par conséquent com-
plètement, et peut-être heureusement, modifié la dernière phase de la cam-
pagne de France. Napoléon dit expressément que le projet de se porter sur
Meaux « est le plus sûr » parce qu'il « mène à tire-d'aile sur Paris ».
Fain (p. 177) dit, et les historiens répètent d'après lui, que la halte de trois
jours à Reims était nécessitée par le repos qu'il fallait donner aux troupes.
Les troupes, il est vrai, avaient besoin de repos. Cela n'empêcha pas que Ney,
Marinont, Colbert et Defrance se mirent en marche dès l'après-midi du 14. Ce
qui explique la halte à Reiras, ce sont les hésitations bien naturelles de
l'empereur. S'il eût pris une décision le J4, il eût assurément commencé le
mouvement le 15, et il n'est pas douteux que les choses en fussent mieux
allées. Comme on le verra plus loin, si Napoléon fût arrivé sur l'Aube deux
jours plus tôt, c'est-à-dire le 18 en place du 20, jl fût tombé sur l'armée
de Bohême en pleine dislocation au lieu de se heurter à ses masses réunies.
2. Ney à Berthier, Châlons, 11 mars, 8 heures du soir. Arch. de la guerre.
État des denrées trouvées à Châlons, 18 mars. Arch. nat., AF. rv, 1670. —
80000 rations de biscuit, 14C0O rations de pain, 687 quintaux de farine,
3000 livres de viande sur pied, 80000 bouteilles de vin, 27 000 bottes de
foin, etc., etc.
C'est pendant son court séjour à Châlons, où il fut reçu avec enthousiasme,
aux cris de: Vive l'empereur! et à la clarté des illuminations, que Ney, sollicita
par Beribier, de la part de Napoléon, de faire une proclamation aux Alsaciens
et aux Lorraius pour leur annoncer la prochaine arrivée de l'empereur, ré-
pondit cette lettre au major général : « Votre Altesse avant de me transmettre
cet ordre aurait pu faire observer à Sa Majesté qu'une proclamation de cette
importance et de laquelle elle attend les plus grands résultats ne doit être
faite que par l'empereur lui-même. En effet, quelque élevé que soit le rang que
j'occupe (Jaus l'armée, que pourrait-on espérer d'un appel fait par moi à des
peuples accoutumés depuis longtemps à ne répondre qu'^ la voix de leur
souverain? Si j'avais sous mes ordres un corps assez considérable pour que
l'empereur jugeât convenable de me laisser seul etlibre de mes actions, l'éloi-
gneiiieu! ou j, serais de Sa Majesté me forcerait peut-être à employer ce
moyen pour prévenir do mon arrivée prochaine les habitants que je serais
en mesure de délivrer de la présence de l'ennemi. Mais ce cas excepté, il me
senililo qu'il n'appariient qu'à l'empereur de prévenir de ses intentions les
provinces qu'il veut secourir. » 16 mars. Arch. de la guerre. Cf. Registre de
lieitiiier (à Ney, 16 mars). — Cette lettre, qui est d'ailleurs pleine de sens et
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR L'aUBE. 281
marchersurArcis.il fut prescrit au général Berckheim,
qui était à Fismes avec la division des escadrons réu-
nis, de rallier l'armée à Fère-Champenoise. Enfin de
nouvelles instructions furent envoyées à Marmont et à
Mortier. Ils devaient, s'appuyant sur Reims et sur
Soissons, faire tous leurs efforts pour contenir Blû-
cher derrière l'Aisne ; s'ils n'y réussissaient point, ils
se replieraient vers Paris en disputant le chemin de
position en position. Les maréchaux avaient, à eux
deux, plus de vingt mille hommes y compris les gar-
nisons de Soissons et de Reims. Comme le plus an-
cien en grade, Mortier fut investi du commandement
des deux corps d'armée, mais Berthier écrivit cor-
fidontiellement à Marmont : «... L'empereur a con-
fiance dans vos talents; dirigez les mouvements, mais
ayez l'air de vous concerter avec le duc de Trévise
plutôt que d'avoir la direction supérieure. C'est un
objet de tact qui ne vous échappera point'.»
Rassuré, au moins pour quelques jours, sur les
entreprises de Blucher, l'empereur quitta Reims le
17 mars avec sa vieille garde — citadelle mouvante
toujours attachée à ses pas, — les deux divisions de
d'élévation, démontre que jamais Napoléon n'a eu Tintention d'envoyer Nev
en partisan en Lorraine; c'est Ney, au contraire, qui proposait très vague-
ment qu'on lui donnât ce rôle. Mais an quartier impérial, il n'était question
".e de lui faire écrire une proclamation.
1. Registre de Berthier (à Marmont et à Mortier, Reims et Épernay,
' mars). Arch. de la guerre.
Effectifs. Marmont : Divisions Ricard, Lagrange et Arrighi : 4 000 hommes;
i Valérie de Bordesoulle : 1800 — Mortier : divisions Christiani, Charpen-
r et Cariai (ces deux dernières divisions formées des débris des divisions
arpentier, Boyer de Rebeval, Curial et Meunier) : 8500; dragons de Rous-
1 ; 1880; cavalerie légère de Grouvel : 600. — Garnison de Soissons, 2800,
-nison de Reims, 1500. Total: 21080 hommes, portés le 17 mars »
15 10 hommes par l'arrivée à Soissons du 7* de marche de cavalerie, qui M
^ rejoindre la division des escadrons reunis et resta avec Belliard. Cf. Situ».
ns des 15 et 20 mars. Arch. de la guerre. Situation de Belliard, 14 er
mars. Arch. nat., A F. iv, 1667. Correipondance de Napo!con. 21475
•gistie de Berthier (à Mortier. Soissons, 12 mars), (lénéral Bongard kClarke,
mars: Mortier k Berthier, 17 mars. Rapport du commaiidaat Uérard k
c.arke, Soi&itoas, 20 mors. Arch. de la guerre.
282 1814.
cavalerie de la garde de Letort et d'Exelmans et la
réserve d'artillerie. Celte poignée d'hommes allait
d'ailleurs se grossir dans la route. L'empereur devait
rallier A Epernay les lanciers et les chevau-lé;^crs de
Colhert et à Fère-Champonoise los escadrons rr unis
de Berckheim. Ney marchait de Châlons vers l'Aube
parallèlement à la garde, avec la brigade Rousseau,
le régiment de la Vislule, la division de troupes fraî-
ches de Janssens arrivée de Mézières et les gardes
d'honneur de Defrance. Enfin le général Lcfebvre-
Desnoëttes amenait de Paris une assez forte colonne
d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie *. Si ces difle-
renls détachements rejoignaient à point, les forces
de l'empereur seraient portées à quinze mille baïon-
nettes et à huit mille sabres ^ C'était avec vingt trois
mille combattants que Napoléon allait manc^uvrer
contre les cent mille soldats du prince do Schwarzen-
berg. Il faut remarquer cependant, car hardiesse
n'est pas témérité, que les Austro-Russes étaient en
ce moment aux prises avec les trente mille hom-
1. Registi'e de Berthier (à Colbert, à Ney, 14 mars, à Janssens, 15 mars, à
Berckheim, à Ney, etc., 17 mars). Correspondance de Napoléon, 2\ 301,21523,
21482; Ney à Berthier, 15 mars et à Béchet, 17 mars. Janssens à Berthier,
Vitry, 14 mars; Clarke à Macdonald, 16 mars. Arch. de la guerre.
«. Vieille garde de Kriant et réserve d'artillerie de la garde 6800 hommes;
cavalerie de la garde de Sébastian! (divisions Colbert, Kxelmaus et Letort),
4200; cavalerie de Berckheim (brigade de cavalerie légère de Curely et bri-
gade de cuirassiers de Mouriez) : 1800; Ney : brigade Rousseau (ancienne
brigade Pierre Boyer, réduite à un millier de fusils et augmentée d'un ba-
taillon du 122* et du régiment de la Vistule) : 2 250 hommes; divisions Jans*
sens: 2900 hommes; gardes d'honneur et 10* hussards : 800. Lefebvre-
Desnoêttes : 4500 hommes (dont 1500 cavaliers). Total : 23 250 hommes.
Situations des 15 et 16 mars. Arch. de la guerre et .A.rch. nat._ AK. iv, 1670;
Registre de Berthier(k Ney et à Minier, Soissurrs, 12 mar8).Cur.^ly à Berthier,
Fismes, If mars; Janssens à Berthier, Rethel, 10 mars et Châlons. 10 mars.
Arch.de la guerre. Situations de Bel iiard, 14 et 13 mars. Arch. nat., AK. iv. 1667.
Il faut toujours pour les etfectit's prendre l'évaluaiioa la plus basse. Ainsi
nous ne portons qu'à 1 000 chevaux la brigade Curely (d'après sa lettre à
Berthier, Kismes, 15 mars), tandis que dans ses Mémoires ce général la
porte à 1 600. Nous ne donnons à Janssens que 2900 hommes (d'après la lettre
de Viitry, 14 mars), tandis qu'il dit : 3 250 hommes dans sa lettre de Châlons,
16 mars, et que Napoléon {Correspondance, 21483) dit : 4000 hommes, etc.
RBTOUR OFFENSIF DK NAPOLÉON SUR l'aDBE. 283
mes de Macdonald *, qui avait l'ordre de disputer le
terrain pied à pied et qui, averti du mouvement de
l'empereur, se disposait à reprendre l'ofTensive *.
Le 17 mars, l'empereur coucha à hpernay. Les
braves habitants de celle pclito ville reçurent Napo-
léon comme ils l'eussent fait aux beaux jours de 1807 .
Leur enthousiasme ne se borna pas à des acclama-
tions. Ils ouvrirent toutes grandes leurs caves, trésor
que leur vaillance avait jusque-là sauvé du pillage *,
et, raconte le baron Fain, « pendant quelques heures
le vin de Champagne fit oublier aux soldats leurs fa-
ligues et aux généraux leurs inquiétudes ».
Le 18 mars, la garde se mit en marche au petit jour
dans la direction de Fère-Champenoise, tandis que le
corps du maréchal Ney, formant la colonne de gauche,
s'avançait de Châlons sur iMailly. Dans l'après-midi la
cavalerie de Sébastiani repoussa jusqu'au delà d'IIer-
bisse les Cosaques do Kaizarow, qui couvraient le flanc
1. Lm l» corp«, 7» corps et 11» corps, at les t«, 5* et 6* corps d« caTaleris
•vai»!ntle 23 févrieruD effectif de 43 600bon)naes(Toir ■ 1814 •. p.81). Le départ
de la brigade Pierre Boyer, les pertes subies à Bar-sur-Aube, la Ferié-sur-
Aube, Laubresseil, Troyes, etc., les maladies et les désertions avaient réduit
cette armée le 10 mars k 32 250 hommes dont le total se décomposait aiasi :
«•corps (Gérard), 4900:7» corps (Oudinot), 11200; M* corps (Mclilor), 7 700;
f corps de cavalerie Saint-Germain), 20O0; 5* corps (Milhaud, 3 250 ; 6* corps
(Valmy), 3200. (Situations des 5, 7, 10 et 12 mars. Arch. de la gnerre.) — En
admettant 2000 hommes de pertes du 10 au 17 mars, on troave encore environ
I 90000 hommes.
] l. Correspondance de Napoléon. 21507, 21508; Clarke à Macdonald, 16 et
! 17 mars; Berthier à Tareote, Reims, 17 mars. Ordres et lettres de Macdo-
' aald, 17 et 18 mars. Arch. de la guerre.
3. Le 11 février la garde nationale avait repoussé un parti de Cosaques;
; les Russes étaient revenus plus nombreux le lendemain, sommant les habi-
ta-ts de se rendre. Ceux-ci dirent qu'ils étaient en forces et qu'ils se
draient à outrance. Les Alliés, intimidés, conclurent une sorte de con-
tn, eu vertu de laquelle ils n'entreraient point en ville pourvu que les
;int8 satisâssent aux réquisitions. Cette convention avait été obs»^vée
rt et d'autre jusqu'à Tarrivée du général Colbert, le 15 mars. Beau-
ps. Campagne de 1814, U. 108-109. Quelques jours plus tard, le
irs, les citoyens d'Épernay, Moôt, le maire, à leur tét«», devaient encore
imment seconder le général Vincent dans U défense de la ville. Beau-
coup combattirent avec des faux et des foorcbea. Vincent à Berthier, £p«r«
I B*^, SI mju^s. Arch. de Ut guerre.
284 1814.
de l'armée de Bohême, et les gardes d'honneur de De-
france chassèrent vers Arcis les uhlans du général
Frimont. Le soir, la vieille garde et la division Berc-
kheim cantonnèrent à Fère-Champenoise, la cavale-
rie de la garde occupa Semoine, Gourganson et Her-
bisse, le corps de Ney s'établit autour de Mailly *.
A Fère, l'empereur apprit que le congrès de Châ-
tillon était au moment de se rompre ^ A l'heure où
Rumigny lui remit la lettre de Caulaincourt, les négo-
ciations devaient même être regardées comme défini-
tivement rompues. Le 13 mars, une nouvelle confé-
rence avait eu lieu. Les ministres alliés se montrant
de moins en moins accommodants, car ils savaient la
victoire de Blûcher, exigeaient impérieusement une
réponse catégorique. Quelques-uns même deman-
daient que le congrès fût clos sur-le-champ, puisque
la réponse du duc de Vicence n'était point satisfai-
sante ^ Caulaincourt obtint un délai de trente-six
heures, mais il ne se dissimula pas que c'étaient des
heures de grâce. Il rendit compte à l'empereur des
deux séances de la journée et termina sa lettre par
ces mots : « On m'affirme que les ordres des cours
alliées sont précis, que la déclaration pour rompre est
toute prête et qu'elle me sera remise si je ne me dé-
cide pas à répondre... Je donnerai un contre-projet,
mais ce sera toujours les bases de Francfort sous une
autre forme... Si nous ne cédons pas, il faut renoncer
à négocier *. » Le délai si difficilement accordé étant
1. Ordres oe Ney. Châlons, 17 mars, et Ney à Berthier, Mailly, 18 mars
7 heures du soir. Arcli. de la guerre.
2. Fain, 185. — Rumigny était porteur soit de la lettre de Caulaincourt
du 13 mars, soit de celle du 17, toutes deux d'ailleurs analogues. (Arch. des
affaires étranp-ères, fonds France, 668.) A en juger par la distance à par-
courir de Chàtillon à Fère, il semble que Rumigny dût remettre la dépèche
du 17, mais ou ne sait quels détours il eut à faire, quels recards il sul>it.
3. Caulainco'.irt à Napoléon. Châtillnn, 13 mars. 7 heures du soir; et proto-
cole de la séance du 13. Arch. des aiîaires étraugsres, fonds France, 668,
A. Caulaincourt à Napoléon, 13 mars, 11 heures du soir.
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 285
expiré, el Caulamcourt n'ayant rien reçu du quartier
impérial, sinon une dépêche de Bassano qa: le trom-
pait sur la gravité de la bataille de Laon', le plénipo-
tentiaire français dut, le 15 mars, présenter un conlre-
jiojet rédigé dans l'esprit dune Note de l'empereur
i!ii 2 mars, c'est-à-dire s'écartant fort peu des bases
de Francfort '. Les Alliés écoutèrent celte lecture avec
un silence glacial. Sans consentir à aucune discussion,
ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient, dans cette séance,
faire une réponse quelconque à la pièce qui venait de
leur être lue, et qu'ils se réservaient de proposer au
plénipotentiaire français une conférence ultérieure '.
A l'attitude des ministres de la Coalition, Caulaincourt
jugea qu'ils n'entreraient pas plus en discussion dans
la prochaine séance que dans celle-ci, et qu'ils pren-
draient prétexte de son contre-projet pour déclarer
les négociations terminées et leurs pouvoirs éteints.
Le seul moyen d'empêcher la rupture, pensait Cau-
laincourt, serait d'accéder, pour ainsi dire les yeux
fermés, à toutes les conditions des Alliés*.
Le 17 mars. Napoléon, un peu ébranlé cependant
par les adjurations de son plénipotentiaire, avait
ccrit de Reims qu'il l'autorisait à faire les conces-
sions indispensables pour éviter la rupture des pour-
parlers. Ce court billet était accompagné d'une lettre
plus détaillée de Bassano, où il était question de
1. Bassano à Caulaincourt, Soissons, 11 mars. Arch. des aflaires étran-
gères. — Bassano parie de la bataille comme d'une artaire sans importance.
« D'ailleurs, ajonte-t-U, il n'entrait pas dans les projets de Sa Majesté de
porter plus loin son armée. « En edet, il n'entrait pas dans les projets de
l'empereur de dépasser Laon, mais il n'j entrait pas non plus de ae faire re-
fouler sur Soissous.
2. CorrespondoMce de Napoléon, 24 407. — Le contre-projet promis par
i'Liupereur ne ftft jamais fait. Le 8 mars Bassano avait écrit à Caulaincourt:
• La Note de l'empereur, du 2 mars, renferme les matériaux du contre-
projet. • Caulaincourt s'inspira en effet de cette Note tout à fait insuffisante,
comjiie contre-projet, pour rédiger la pièce lue dans la séance du 15 mars.
3. Protocole de la séance du 15 mars. Caulaincourt à Napoléon, 15 mira.
4. Caolaincourt à Napoléon, 15 et 17 mars. Arch. dei aff. étraagèret.
286 1814.
céder Anvers', Le porteur de ces deux dépêches,
l'auditeur Frochot, se vit refuser le passage à Nogent,
malgré son caractère diplomatique. Allant de route
en roule, promené d'avant-postes en avant-postes, il
ne rejoignit le duc de Vicence que le 21 mars, quand
celui-ci quiltait Châlillon où depuis deux jours tout
était terminé^ Ce courrier fût-il arrivé plutôt, que
sans doute les choses en eussent été de même. Les
Alliés, il est vrai, étaient redovenus fort inquiets au
point de vue militaire. Néanmoins ils n'auraient cer-
tainement pas consenti à modifier leur ultimatum.
Caulaincourt eût-il pris sur lui de l'accepter? c'est
douteux. Ce n'était pas une carte blanche^ cette lettre
qui portait : « Si le projet des Alliés est leur ultima-
tum, nous ne pourrons pas traiter^. »
Au res*^^<j, Caulaincourt ne reçut point le courrier en
temps opportun, et le 18 mars il dut se présenter à la
séance sans être armé de nouvelles instructions.
Comme il le craig-nait, les ministres alliés ne dai-
gnèrent pas entrer en discussion sur le contre-projet.
Ils donnèrent lecture d'une longue Déclaration dans
laquelle ils proclamaient leur sincérité et leur ardent
désir de la paix et où ils imputaient à Napoléon le ré-
sultat négatif des conférences. « Les puissances alliées,
concluaient-ils, regardent les négociations entamées
à Chàtillon comme terminées par le gouvernement
français* ». Sur le désir de Caulaincourt, qui jugeait
1. Correspondance de Napol>'on, 21503. Bassano à Caulaincourt, Reims
17 mars. Arch. des aff. étrangères, 668.
2. Caulaincourt à Metternich, Joignj-, 21 mars. Arch. des aff. étrangèreg
Note de Ijassario, citée par Ei-nouf, Maret, duc de Bassano, 632-633.
3. Letire précitée de Bassano, Reims, 17 mars.
4. Protocule de la séance du 17 mars. — Les ministres alliés ne devaient point
se buruer à cette déclaration perfide et mensongère. Ils allaient publier, sous
le titre de Déclaration des puissances coalisées, un manifeste qui était un appel
à la révolte : « La France ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement des
maux qu'elle souffre. Par où les souverains pourront-ils juger que la France
▼eut la paix aussi long-temps qu'ils verront que la même ambition (li a
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 287
Le sa dignité de réfuter ces allégations, la séance
îut suspendue jusqu'à neuf heures du soir pour la
signature du protocole, puis ajournée au lende-
main 19, à une heure de l'après-midi. Le duc de
Yiccnce lut sa réponse, une assez longue discussion
s'engagea sur le protocole, et on se sépara définiti-
vement. La comédie était jouée, le congrès de Châ-
tillon avait pris fin'.
La dernière lettre du duc de Vicence à l'empereur
lui faisait pressentir l'événement'. Napoléon reçut cet
avis sans s'émouvoir*; de môme, la veille, il avait
appris avec calme la nouvelle de la proclamation de
Louis XVIII à Bordeaux*. Pour l'empereur, tout per-
dait de son importance devant la belle manœuvre dont
il attendait de si grands résultats*. Qu'étaient les con-
spiratix)ns des royalistes et les ultimatums des diplo-
mates, quand il allait enfoncer son épée dans le ilanc
de la grande armée? Des abandons, des perfidies, des
répandu tantde maax sur rRtiropaest encore le seul mobile do gouvernement?
Sou3 de lois rapports, oa serait la garantie de l'aeenir si un nysteue aussi des-
tructeur ne trouvait pas ttn termt ditns la oolont» gMérale de la nation ? » Chà-
tillon, 18 mara. Arch. des art", étrangères, fonds France, 668.
1. Canlaincourt à Napoléon et à ilauterive, 18 mara. Protocole de la
«éanc« des 18 et 19 mars. Arch. des atf. étrangères, 668 et 670.
2. Caulainconrt k .Napoléon, 15 mars ou 17 mars. Voir la note 2 de la
page 284 du présent chapitre.
3. Fam. 185186.— Remarquons d'ailleurs que Napoléon devait croire alors
que la dépêche confiée k Frochot était au moment d arriver à Chàtillou et
qu'elle empêcherait sans doute la rupture du congrès. On a dit aussi que
Bassano écrivit ou voulut écrire le lendemain 19 mars une nouvelle lettre au
dnc de Vicance, renouvelant les instruction» du 17 mars. Mais il n'existe aux
Archives des affaires étrangères aucune minute ou copie ou projet de cette
îeure.ni aucune pièce qui y fasse allusion. On ne trouve à la date du 19 mars
que la copie de la fameuse lettre apocryphe de Bassano qui fut produite au
Parlement d Angleterre comme preuve de la duplicité de Napoléon {Parlia-
tary debates. XXX. 978). Cette depAcbe porte: % Quaud même l'empereur
-rait la cession des places de guerre, son mte. lion n'est cependant pai
■'i livrer. • Bassano a toujours nié énergiiiuement avoir écrit cette lettre
{Moniteur.n et 24 mai 1815} qui d'ailleurs se réfute d'elle-même. Elle coniiem
des expressions étrangères; le protocole final y manque; enlin elle est datA*
de Paris, 19 mars, et le 19 mars le duc de Bassaao était à Fère-Champenoi*».
4. Fam, 183-181. Cf. Correspondance de A'apoléon. Î1504.
5. Corretpondane* d» NapoUon,tlX8; et. ti509,tïiii, «
288 1814.
duplicités, des trahisons, de toutes les haineuses ro-
vauchcs des oubliés et des vaincus, il eu appelait à la
Victoire. Comme à Nogent, le 9 février. Napoléon se
croyait « en train de battre l'eunemi de l'œil ».
^tle grand capitaine ne s'abusait pas. De nouveaux
£Oups de foudre, de nouveaux miracles lui étaient en-
core possibles. Sa marche vers l'Aube avait porté la
panique chez les AUiés. A Troyes, où se trouvait le
quartier général des souverains, tout était en désarroi,
tout annonçait une retraite. Officiers et soldats di-
saient qu'ils étaient cernés, obliges de faire une trouée
pour regagner le Rhin, que dans les Vosges les paysans
se levaient en masse, que les Suisses faisant cause
commune avec la France s'avançaient sous le com-
mandement de généraux de Napoléon. Les habitants
de Troyes croyaient à une rapide délivrance*. Le czar
lui-môme, si confiant dans le succès final, si arrogant
dans ses paroles, si inflexible dans ses instructions à
ses plénipotentiaires, si acharné à la perte du viola-
teur du Kremlin, fut littéralement bouleversé*. Il de-
vait aller à Arcis pour suivre le mouvement de l'armée
sur Villenoxe et Provins; en apprenant l'occupation
de Châlons par les Français, il ne voulut pas quitter
Troyes. Le prince Wolkonsky écrivit au général
Toll : « Nous restons à Troyes pour ne pas être
obligés d'y retourner de nouveau si Napoléon marche
sur Arcis. Sa Majesté est d'avis qu'il vaut bien mieux
1. Lettrfe écrite de Troyes, 19 mars au matin. Arch. de la guerre. Cf. Ber-
nhardi, Denkwûrdig. des Grafen von Toll, IV, 2* partie, 238-240.
2. Bernhardi.IV, 240-241. — Wilson {De la Hiisnie, 90) prétend même que le
czar envoya une dépêche à Sehwarzenberg portant qu'on devait faire partir
immédiatement un courrier pour Obàtillon. Il fallait, disait Alexandre, signer
sans différer le traité de paix aux conditions demandées par le duc de Vi-
cence. Cela est une légende qui a sa source dans la panique d'Ales.andre,
mais ce n'est qu'une légende. Tout effrayé qu'il était, le czar pensait à la re-
traite, non pas àla paix. D'ailleurs, s'il avait eu Tidée de voir immédiatement
le traité conclu, ce n'est pas k Pont-sur-Seiiie, où était Sehwarzenberg, que
de Troyes, où il était lui-même, il eût envoyé un courrier; c'est àChâtilioa.
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 289
alier directement de Troyes à Bar-sur-Aube que d'aller
d'abord à Arcis pour retourner ensuite à Bar. En un
mot, nous ne savons ce que nous avons à faire ni où
nous devons aller. Je suis ici comme aux galères. Au
nom du ciel, rassurez-nous*. »
Schwarzenberg- n'était pas en état de rassurer le
czar. Les ordres et contre-ordres du feld-maréchal
dans les journées des 16, 17, 18 et 19 mars témoi-
gnent du désarroi oii il se trouvait lui-même. Le 16
dans la soirée, comme on l'a vu, Schwarzenberg avait
suspendu son mouvement offensif contre Macdonald,
puis il avait donné pour le lendemain 17 la disposi-
tion suivante : « Le V* corps (Wrède) se concentrera
à Arcis; le VI' corps (Rajewsky) se repliera sur
Méry; le IV" corps (prince de Wurtemberg) se
tiendra entre Nogent et Pont-sur-Seine; le III" corps
(Gyulai) occupera Troyes; les gardes et réserves
(Barclay de Tolly) resteront à Brienne '. » C'étaiJt là
une retraite bien marquée. Le 17 mars, nouvel ordre
pour le 18 : « Le V' corps s'avancera de TAube vers
la Marne et formera son front entre Ramerupt et Alli-
baudière ; le Vï' corps marchera sur Charny ; le IV* et
le III" corps s'échelonneront entre Pont-sur-Seine et
Joigny; les gardes et réserves occuperont Pougy, Les-
moiit, Donnemont et Dommarlin. Le quartier général
sera à Arcis '. » Ce n'était plus là une concentration,
c'était une véritable dislocation. Schwarzenberg vou-
lait contenir Macdonald derrière la Seine par Joigny,
PontetVillenoxe, où était encore la cavalerie de Pah-
ien *, et oflrir en même temps le combat à Napoléon
1. Wolkonsky à ToU, Troyes, 18 mars au matin, cité par 3ogdanovitsch,
.1. 21.
2. Orlre de Sch^rarrenberg, Pont-snr-Seine, 16 mars, cité par Schels, Opé-
rât, der verbùnd. Ueere geyen Paris, I, 285-2ô6.
S Ordre de Schwarzenberg, Arcis, 17 mars, cité par Plotho, UI, 316.
4. Wolkonsky à Rajewsky, Troyes, 18 mars, cité par BogdanowitscO, M tl.
19
?<HJ 1814.
en avant de l'Aube, d'Allibaudière à Donnemtmt. Il
disposait ses troupes en un immense demi-cercle dont
le développement atteignait à vol d'oiseau cent trente
kilomètres!
Occuper un front d'une pareille étendue, c'était
donoer l'occasion à Napoléon de renouveler les vic-
toires de Champaubert, de Montmirail et de Vau-
champs, en perçant la ligne ennemie et en frappant
tour à tour plusieurs corps de la grande armée.
L'empereur ne pouvait espérer que les Alliés pren-
draient une formation si favorable au succès de sa
manœuvre et au triomphe de son génie stratégique.
Malheareusementleczar, qui était déjà très inquiet de
l'approche de Napoléon, le devint bien davantage
çuand il connut les singulières dispositions prises par
ie généralissime autrichien. Depuis le commence-
ment de la campagne, Alexandre n'avait pas cessé do
s'irriter contre la lenteur de Schwarzenberg à marcher
en avant. Il lui était réservé de trembler à cause de
sa lenteur à rétrograder. Temporisateur et irrésolu
plutôt que timide, Schwarzenberg montrait la même
hésitation, qu'il s'agît de battre en retraite ou de
prendre l'oiïensive. Le pire, c'est que son excessif
déploiement était vicieux. Le 17 mars, au moment
011 Ton croyait encore Napoléon à Reims et où consé-
quemment son attaque n'était point à redouter sur
l'heure, le czar voyait avec crainte que la gauche
de Schwarzenberg s'étendait au delà de Sens, alors
que sa droite débordait l'Aube*. Le 18 mars, le péril
devenait imminent. Conseillé par la peur sinon parla
science stratégique Alexandre dépêcha un courrier
à Sciuvarzenberg, l'invitant à venir lui parler dans la
journée. Le feld-maréchal fort souffrant était alitû.
L Wolkouskf À Rajewsky, TroT*<^ 17 mars, cité par Bogdanowitsch, II, SO,
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 291
(Dans cette terrible campagne d'hiver, tous les chefs
tombèrent malades, sauf Napoléon.) Il envoya au
czar un de ses aides de camp, le général Ilaake. Peu
satisfait, Alexandre partit en calèche pour Arcis. A
six heures du soir, il descendit au quartier général.
Rencontrant dans l'antichambre le général Toll, le
czar l'interpella d'un ton irrité. « — Que se passe-t-il?
Voulez- vous donc perdre l'armée? » Toll répondit :
(( — Voire Majesté jugera elle-même de l'indécision
des généraux. J'ai tout fait pour leur montrer le
danger de notre position. C'est un grand bonheur
que Votre Majesté ait daigné venir en personne. Elle
pourra réparer toutes nos fautes. » En discourant,
l'empereur et son aide de camp général étaient en-
trés dans une autre pièce où se tenaient Radetzky,
Langenau et les principaux officiers de l'état-major
de Schwarzenberg. « — Eh bien, messieurs, dit
Alexandre, que comptez-vous faire dans cette situa-
tion critique? » Comme les médecins qui attendent
pour donner leur diagnostic que le malade soit perdu,
les généraux répondirent qu'il fallait d'abord avoir
les nouvelles des avant-gardes qui dans le moment
:ième étaient engagés contre les Français. Jugeant
: bon droit la réponse insuffisante, Toll s'écria :
— Chaque minute est précieuse. Il n'y a pas d'autre
moyen d'échapper à un désastre que de concentrer
toutes les troupes entre Troyes et Pougy, et de faire
repasser l'Aube au corps du comte de Wrède qui dé-
pendra le pont d'Arcis. » Le mouvement suggéré
ir Toll n'était pas seulement une concentration en
rrière, devant amener une bataille dans une nou-
îlle position; c'était bel et bien un commencement
le retraite. Si le général Toll demandait que le corps
[e Wrède disputât le passage à Arcis, c'était pour
srmettre aux colonnes qui se replieraient de Nogent,
292 1814.
de Pont et de Méry sur Troyes de n'être point prises
de flanc par les Français. Le czar approuva les paroies
de son aide de camp, qui répondaient à son désir d'une
prompte retraite; puis, fort d'un plan à proposer à
Schwarzenberg-, il passa dans la chambre oii celui-
ci était au lit. Alexandre démontra au feld-maréchal
les dangers de sa formation étendue. Les deux inter-
locuteurs tombèrent d'accord sur la pressante néces-
sité d'une concentration*. La peur est quelquefois
bonne conseillère.
Des ordres verbaux furent aussitôt envoyés aux
commandants de corps d'armée, et dès huit heures
du soir, Schwarzenberg dicta cette disposition pour le
lendemain et le surlendemain : « Le 49 mars, les YI%
IV et IIP corps marcheront sur Troyes; le V" corps
se repliera sur la rive gauche de l'Aube ; les gardes et
réserves se masseront derrière la Voire; le quartier
généial restera à Pougy. — Le 20 mars, les VP, IV°
et IIP corps marcheront sur Vandeuvre; le V' corps
marchera sur Brienne ; les réserves se concentre-
ront à Trannes; le quartier général sera à Bar-sur-
Aube ^. » Le prudent Toll n'en avait pas tant demandé .
Il avait indiqué Troyes comme premier point de con-
centration. Schwarzenberg marquait du coup sa
retraite sur Bar. En un instant, Schwarzenberg était
passé de la plus belle assurance à la dernière pusilla-
nimité. A six heures encore, il prétendait contenir
Macdonald derrière la Seine et livrer bataille à Na-
poléon entre la Marne et l'Aube; à huit heures, il ne
pensait plus qu'à céder le terrain à ses deux adver-
saires et à reculer de dix lieues avec cent mille Alle-
mands et Russes devant ciriquante mille Français.
1. Danilewsky, II, 63-65 (Danilewsky tenait ce récit de Toll). Cf. Bernhardi,
IV, 2' partie, 272-273. Bogdanowitsch, II. 27.
2. Ordre de Schwarzenberg, Arcis-sur-Aube, 18 mars, 8 heures d- Mil,
cité par ScheU, I, 317.
RETOrn OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 29Î
Napoléon s'attendait bien que la nouvelle de son
mouvement troublerait Schwarzenberg et inûuerait
sur les opérations de l'ennemi'; il ne pouvait ce-
pendant admettre l'hypothèse d'une retraite si préci-
pitée. Le 17 mars et toute la journée du 18, l'empe-
reur croyait la grande armée presque tout entière
sur la rive droite de la Seine et aux prises avec
Macdonald entre Villcnoxe, Nogent et Provins*. Il
comptait en conséquence passer l'Aube à Arcis et
se porter do là sur les derrières do Schwarzenberg'.
En arrivant à quatre h<5ures à Fère-Champenoise, il
apprit que l'ennemi, averti de son approche, commen-
çait à rétrograder et massait une partie de ses forces
à Arcis et à Plancy *. Attaquer à Arcis, c'eût été perdre
une journée et risquer de n'emporter point le passage.
L'empereur se décida à tourner au plus court, de
façon à franchir l'Aube àBoulages et la Seine àMéry.
Par ce mouvement, il espérait, traversant les deux
rivières sans coup férir, arriver assez à temps sur la
rive gauche de la Seine pour atteindre dans sa retraite
vers Troyes l'arrière-garde ennemie que formait le
corps du prince de Wurtemberg. Au pis aller, c'est-à-
dire si tout ce terrain était déjà abandonné , il opére-
rait sa jonction avec Macdonald '.
1. Correspondance de Napoléon, 21507, 21508.
2. CorrM/)., 21 512, 21513. Registre de Berthier (à Trévise, 17 mars). Cf. Mac-
donald à Berihier, Provius, 16 raars, 7 heures du soir. Arch. de la guerre.
3. Correspondance, 21512, 21513. Registre de Berihier (à Ney, à Marinont,
à Mortier, 17 mars ; à Macdonald, 19 mars). Cf. Clarke k Macdonald, 19 mars ,
îl heures du matin. Arch. de la guerre.
4. Ney à Berthier, 18 mars, note non signée (18 mars). Registre de Ber-
thier (à Macdonald, à Mortier, 15 mars). Arch. de la guerre.
5. Cf. Correspondance de Napoléon,2l 518, 21 519, 21 520. Registre de Berthier
(ordres du 18 au soir et du 19 au matin, et lettres à Mortier et à Macdonald).
Arch. de la guerre.
Nous nous excusons de donner tant de détails, mais les mouvements pré-
paratoires de la bataille d'Arcis-sur-Aube — bataille capitale s'il eu tut — et.
la bataille elle-même ont été rapportés jusqu'ici d'une façon si étrange par
les historiens allemands, qui ignoraient les documeuts français, et parles his-
toriens trançais, qui ignoraient les documents allemands... et les documeat»
294 1814.
Dans la matinée du 19 mars, l'empereur se mit en
marche sur Boulages, précédé par la cavalerie de la
garde et les escadrons réunis et suivi par la vieille
garde et Tartillerie. D'après les ordres de lanuit, Ney,
faisant tète de colonne à droite, se porta de Maiily sur
Plancy par Villers et Champfleury. Macdonald leva
ses bivouacs de VuUaines — un peu tardivement car
il aurait dû. prendre l'offensive dès la veille — et il
dirigea ses troupes sur Léchelle, Sordun et Bray'.
La cavalerie de Sébastiani ne tarda point à rencon-
trer les Cosaques de Kaizarow et les chassa devant
elle jusqu'à l'Aube, Les Cosaques avaient établi leur
artillerie légère sur la rive gauche; ils tentèrent de
disputer le passage en canonnant. Pendant que les
sapeurs du génie, protégés par le feu d'un bataillon de
la vieille garde et aidés par les habitants, rétablissaient
le pont de Plancy, lanciers et dragons passèrent à gué
sous la mitraille, abordèrent les Costiques qui tour-
nèrent bride, et les menèrent battant jusqu'au village
de Pouan. De son côté l'empereur, arrivé à Plancy vers
trois heures, se porta au grand trot sur Méry avec
la troisième division de cavalerie de la garde et
les escadrons réunis. L'arrière-garde de Wurtem-
berg, qui marchait de Nogent sur Troyes, prit ses
dispositions pour défendre le passage de Méry, mais
français, que l'on croirait Napoléon devenu alors aveugle. Or jamais son
coup d'oeil n'avait été plus puissant, sa lucidité plus inerve lieuse. Il lisait
comme à livre ouvert dans le registre d'ordres du général ennemi. Le
malheur, c'est qu'au dernier moment Schwarzenberg changea complètement
ses dispositions, à la grande surprise de toute son armée.
Le véridique Fain lui-même commet une grave erreur en disant (p. ISB) :
« Les renseigneraeuts que Napoléon reçoit (le 18 au soir) sur rennemi sont
de nature à le faire persister dans sa marche sur Mi^ry. » C'est « à lui faire
adopter une marche sur Méry » que Kain aurait dû dire. La Correspondance
et le Registre de Berthier témoigiient que le 18 au matin Tempereur voulait
marcher sur Arcis, et que c'est le 18 au soir qu'il se décida à marcher sur
Méry.
1 Registre de Berthier (ordres du 18 et 19 mars au matin). Ordres d.; Xey,
Maiily, 19 mars. Ordres de Macdonald, VuUaines, 18 mars, il heures ei démis
du soir. Arcb. de 1& guerre.
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLEON «uK u-Li>.. - 5
il en fut là comme à Plancy ; les cavaliers de Lotort
et de Curély passèrent la Seine à gué et vinrent sabrer
les Wurlembergeois. Poursuivis à outrance sur la
. route de Troyes, ceux-ci abandonnèrent nombre de
i prisonniers et un équipage de ponts^ A sept heures
I du soir, les différents corps de la grande armée
I battaient en retraite sur tous les pomts. A la reserxe
1 des Cosaques de Kaizarow et de l'arnère-garde bava-
I roise du comte de Wrède, qui occupaient encore la
I rive droite de la Barbuisse et Arcis-sur-Aube, le pays
" était nettoyé. L'empereur revint coucher au village
de Plancy autour duquel s'étabhrent toutes ses
troupes, sauf les divisions Berckheim et Lelort, qui
restèrentàMéry'.Macdonald poussajusqu a \illenoxe
d'où il écrivit an major général : « La retraite de
rennemi a été si précipitée que nous n avons pu
atteindre son arrière-garde'.» La retraite des AuUi-
cbiens avait été en effet bien précipitée, mais la
marche de Macdonald avait été bien tardive!
La faible défense de l'ennemi à Plancy et a Mery,
la direction qu'il avait prise en se retirant les rapports
des commandants de corps et des chefs de reconnais-
sance, les renseignements des paysans, tout indique,
tout confirme à l'empereur que la grande armée ré-
trograde à marches forcées par Troyes sur Brienne
ou sur Bar-sur-Aube*.La retraite des Austro-Russes
1. Sébastianià Berthier.Bessy. 9 heures da«.ir^l9 -^.f J-^STnTÏc"'
«518 et 21519, 21521. Registre de Berthier (ordres da 18 PO-^^^^)"^^,,
de la guerre. Colonel des chasseurs à Berthier^hâtres, 19 mars laa
wirée) Cf. Bogdanowitsch. U, 30. 3l. ScheU. I. 3^; 19 ^^^^
2. Letort à Berthier. Méry. 19 ««*« ^.««y à Berth.er. Pj^c.v^ «
Sébastiarù à Berthier. Bessy. 19 mars, Arch. de >%?«.« "^^'"f^'^i^'l^ de la
3. Macdonald à Berthier, Vilienoie. 19 mars, 5 heures du soir. Arcn.
TSb.,tiani à Berthier. Bessy.7 heur« du ^oir.^XLtleTZZ
au même. Châtres. 7 heures du soir. Macdonal. au ---'^j'^^^.^";;,;*!,^
du s.nr. Utort au même. Mery (au so.r). L«"'fr;^j!^ ^ IfapoUim,
(au matin), etc.. etc. Arck. de U guerre. Cf. C«rr«*poarf««« Oe X^^ouim,
ilïai, 21922, 21524.
29« 181 4.
a été plus prompte que son attaque. Leur abandon
subit de la ligne de la Seine a fait échouer en partie
le premier mouvement de sa grande opération. Alais
l'opération même, en ce qu'elle a de capital, est loin
d'être compromise. Si la marche vers l'Aube, qui
n'était qu'une manœuvre préparatoire, n'a pas été assez
secrète ou assez rapide pour aboutir à une attaque à
revers ou de flanc, par cette marche du moins, Napo-
léjn a dégagé Paris, rejoint Macdonald, éloigné
Schwarzenberg, imposé à Bliicher. Le temps qui lui
manquait, huit jours auparavant, pour se porter vers
ses places et se rabattre sur les derrières de la grande
armée, tout semble indiquer qu'il l'a désormais. Les
alarmes de Schwarzenberg mêmes, encore qu'elles
aient sauvé son armée d'une défaite partielle, sont de
bon augure Si le généralissime s'émeut de telle façon
à l'approche d'une poignée d'hommes manœuvrant
sur son flanc, quelle sera son épouvante quand Na-
poléon, renforcé par les garnisons des places fortes,
rallié par Macdonald et par Oudinot, par Marmont et
par Mortier, se jettera sur ses derrières avec quatre-
vingt-dix mille soldats* et la Lorraine, l'Argonne, la
Bourgogne insurgées?
La pensée de poursuivre l'ennemi sur Troyes vint
sans doute à Napoléon, car aucune combinaison
n'échappait à son puissant génie; mais il ne s'y arrêta
pointa Les Austro-Russes avaient achevé leur con-
1. Le 20 mars dans la matinée ordre fut envoyé k Marmont et à Mortier,
ainsi qu'à Macdonald et k Oudinot de rejoindre l'empereur {Correspondance,
21522, 21524, 21525, 21528; Reg. de Berthier (ordres du 20 mars. Arch. de
la guerre). Si l'on additionne les effectifs de ces divers corps d'armée et ceux
de la garde, de Ney, de Lefebvre-Desnoettes. et qu'on y ajoute seulement
ÎOOOO hommes des garnisons des places, on arrive au total de 90 000 hommes.
2. Dans les lettres de Napoléon du 19 et du 20 mars, il n'est point question
une seule fois d'un mouvement sur Troyes; Tempereur dit au contraire : « Je
négligerai Troyes. » {Correspondance, 21526.) Mais l'empereur paraît avoir
pensé à une marche sur Brienne (Correspondance, 21523, 2; 5->6), sans dôme
afin de frapper, avant de gagner les places, un dernier coup sur la droit^ de
RETOUR OFFENSIF DE NAPOLÉON SUR l'aUBE. 297
eentration. ils avaient en ligne des forces doubles des
siennes. L'heure de les attaquer était passée et n'était
pas encore revenue. L'empereur résolut de se porter
sur ces places par Vitry. De Plancy, on pouvait aller
à Vitry soit par Salon, Fère-Champenoise et Somme-
sous, soitpar les deux rives de l'Aube, Arcis-sur-Aube,
Mailly et Sommepuis. Dans la circonstance, chacun
de ces itinéraires, qui étaient tous deux de même
longueur, présentait son avantage et son inconvé-
nient. Le premier était le plus sûr, puisqu'on prenant
par Salon, on s'éloignerait do l'ennemi dès le début de
la marche ; mais la manœuvre, qui aurait l'apparence
d'une retraite, pourrait rendre confiance à Schwar-
zenberg et l'amener de nouveau sur la route de Paris.
Au contraire, en srjvant jusqu'à Arcis les deux rives
de l'Aube, on risquerait peut-être un combat avec
l'arrière-garde ennemie, mais bien plus vraisembla-
blement on imposerait à Schwarzenborg qui, se
croyant menacé à Troyes, s'y concentrerait et y reste-
rait plusieurs jours immobile. Il est presque inutile
de dire, puisqu'il s'agit de Napoléon, que ce straté-
giste peu timide adopta le second itinéraire. Dail-
leurs la cavalerie de Sébastiani était déjà devant
Pouan, à mi-route d'Arcis par la rive gauche de
l'Aube, en présence des Cosaques'; si la garde à che-
val rétrogradait sur Plancy, pour y passer la rivière,
l'état-major autrichien en serait bientôt instruit, car
avec ces « canailles de Cosaques », selon l'expression
du prince de Wagram et de Neuchâtel, on ne pouvait
tenir secret aucun mouvement. Les ordres de marche
furent donnés dans la matinée du 20 mars : ordres à
Ney, à Sébastiani et à Letort de se rendre à Arcis par
.'ennemi. Vraisemblablement les immenses dangers de cette marche de flanc,
le long d'une rivièr?. j tireat renoncer Napoléon, qui se décida à gaguw
directement V.try.
l. CoJ>ert à Napoléon, Besaj. 20 mars. Arch. nat., AF. vr, 1670.
298 1814.
la rive gauche de l'Aube et de prendre position devant
cette ville; ordres à Defrance, à Priant, à DrouoL et
à Dalauloy de se porter vis-à-vis Arcis par la rive
droite de TAube et de s'y tenir prêts à marcher sur
Vitry dans l'après-midi et dans la nuit; ordres à
Macdonald de diriger ses trois corps d'armée sur
Arcis, par la rive droite, « sans trop fatiguer ses
troupes »; enfin, ordres à Marmont et à Mortier de
rejoindre l'empereur par Châlons'.
Napoléon écrivit le 20 mars, dans la matinée au
ministre de la Guerre : « Mon mouvement a parfaite-
ment réussi... Je négligerai Troyes et je me porterai
en toute hâte sur mes places»; et au moment de mon-
ter à cheval, il lui écrivit encore : « Je pars pour me
rendre sur Vitry ^. » Très détaillés, très clairs, très
précis, les ordres du major général confirmo.ntla lettre
de l'empereur. Aucun doute ne saurait subsister. Il
est manifeste que Napoléon veut marcber sur Vitry
et qu'il ne songe nullement à poursuivre l'ennemie
Son mouvement, dit-il, ou plutôt la première partie
de son mouvement « a parfaitement réussi ». 11 sa-
crifie tout pour en assurer le succès complet. C'est
ainsi qu'il ordonne à Marmont de découvrir la route
de Paris. Certes Napoléon prévoyait que dans les
circonstances, Blùcher n'oserait pas s'y aventurer
1. Registre de Berthior (lettres et ordres de Plancy, 20 mars). Cf. Cor-
respondance de Napoléon, 2].bî2, 21523, 21525. Macdonald à Berthier.Anglure,
20 mars, 7 heures du soir. Ordre de Ney, Arcis, 20 mars (9 ou 10 heures du
malin). Arch. de la guerre.
8. Correspondance de. Napoléon, 21526, 21528.
3. Trompés par la marche sur Vitry par Arcis, Beauchamps, Koch, Vau-
doncourt, d'autres historiens encore à qui les documents originaux faisaient
défaut ou qui les lisaient mal, ont avancé que Napoléon se portait à la
poursuite de l'ennemi dans l'intention de lui livrer bataille ce jour-là même
ou le lendemain. C'est commettre une très grave erreur, c'est attribuer à
Napoléon un mouvement inexplicable et de la plus folle témérité. Mais la
Correspondance et le Registre de Berthier ne laissent aucun doute à cet
égard. Il est indiscutable que l'empereur, le 20 mars, mit ses troupes en marche
vers Vitry sans auciu'e idée de livrer bataille sur la rive gauche de l'Aube.
RETOUR OFFE!«SIF DB NAPOLÉON SUR L^AUBE. 29$
seul, — et sa sagacité habituelle n'était pas en défaut',
— mais quelque parti que ])rît Blucher, les résolutions
de l'empereur n'en seraient point modifiées. Après
être resté insensible à la nouvelle de le prise de Bor-
deaux, Napoléon envisageait froidement l'éventualité
de la prise de Paris, oii tout était réglé pour le départ
du gouvernement*. Il ne considérait plus ce malheur
que comme un accident de guerre dont les consé-
quences seraient de peu de poids auprès de îa des-
truction totale de la grande armée ennemie. Que
Paris suive ses destinées. La capitale de l'empire est
désormais le quartier impérial.
1. Dans la matinée dn 20, Tamperenr fait écrir* k Mannont « de le rejoindre
si Blûcher reprend lotTensive »; mais il ajoute : « Il n'est pas possible que
Blùcher lasse aucun mouvement otfensif. Il faudrait que Blûcher fût fou
pour tenter aucun mouvement sérieux. • {Correapondance, 21 522 et Registre
de Berihier, 20 mars.) Vers 11 heures du matin ayant appris par une lettre
du duc de Trévise (Mortier à Berthier, 19 mars, 5 heures du matin. Arch. de
la guerre), que Blûcher a passé l'Aisne, Napoléon fait récrire de nouveau à
Marmont • qu'il ait sur-le-champ à se retirer par Châlons afin que nous
soyons tous groupés ». (Correspondance. 21 524 et Registre de Berthier.) Cette
fois l'ordre n'est plus conditionnel. Marmont doit livrer la route de Paris.
Mais Napoléon montre dans cette lettre ses pressentiments que Blûcher ne
manœuvrera pas contre Paris, que tous ses efforts tendront à se réunir à
Schwarîenber^. Et en effet, comme on le verra plus loin, tel était le but de
la manœuvre du général prussien, que ses défaites de Montmirail et Van-
champs et le péril couru devant Soissons avaient guéri des marches aven-
tureuses.
2. C(. Corretpondanee de Napoléon, 21210, 21497; et Fain, 185 et 203:
■ ... Depuis l'ouverture de la campagne on n'a cessé de prévoir cette extré-
mité (l'occupation de Paris); Napol*>on a, fait tous les efforts pour se lami-
li.-iriser avec les résolutions qu'elle comporie. Ses plans sont faits en cous«-
'luance... •
II
LA PREMIERE JOURNEE
DE LA BATAILLE D'ARGIS-SUR-AUBE
Le prince de Schwarzenberg- n'était point avare
d'ordres et de contre-ordres. Il donnait parfois trois
dispositions différentes dans la même journée, et en-
core changeait-il la troisième le lendemain, croyant
toujours que le meilleur parti à prendre était celui
qu'il n'avait point pris. C'eût donc été miracle que ce
maréchal se tînt vingt-quatre heures à ses instructions
delà soirée du 18 mars, en vertu desquelles les Austro-
Russes devaient se replier sur Troycs puis sur Tranne?
et Bar-sur-Aube. Informé le 19 au matin que l'ar-
ricre-garde du comte de Wrède avait repassé l'Aube
à Arcis sans être inquiétée par les Français, qui ce-
pendant marchaient la veille dans celte direction, il
conclut de cela que Napoléon se portait sur Brienne
et il pensa à l'arrêter devant la petite rivière de la
Voire. Les troupes reçurent l'ordre de se concentrer
entre Lesmont et Braux, le front vers Dommartiu et
Donnemont*. Mais dans l'après-midi arriva au quartier
général un rapport de Kaizarow sur le combat de
Plancy. Loin de se porter sur Brienne, comme se
l'imaginait Schwarzenberg-, Napoléon avait passé
l'Aube en aval d'Arcis, vraisemblablement pour mar-
ie Ordre g<^n<^ral de Schwarzenberg pour le 20 mars. l'oue;j, 19 mar»,
9 heures du inaiiii, cité par Plotho, Der Krieg in Frankreich tSI4, III, 320.
LA PREMIÈRE JOURNÉE d'ARCIS-SUR-AUBE. 301
cher sui Troyes. Délivré de ses inquiétudes pour son
flanc, et jugeant périlleuse la position de l'empereur,
qui avait à dos une riv>3re et un marais, Schwarzen-
beri? fut pris soudain d'un accès d'éne»*gie. Non seu-
lement il arrêterait sa retraite, non seulement il
n'éviterait pas le combat; il le provoquerait. A neuf
heures du soir, il envoya aux commandants de corps
d'armée Tordre de masser leurs troupes entre Troyes
et Chaudrey et de marcher de concert, le lendemain à
onze heures du matin, sur Plancy et Méry, à la ren-
contre de Napoléon *.
Cette disposition qui n'avait rien d'audacieux, puis-
que, en réalité, il s'agissait d'attaquer avec cent mille
hommes vingt mille soldats adossés à une rivière,
marquait néanmoins une certaine résolution. Or on
était si peu accoutumé chez les Alliés au moindre acte
d'énergie de la part du général en chef, que cet ordre
inattendu frappa toute l'armée d'étonnement. On alla
mémejusquà ^«surer que Schwarzenberg ne pouvait
en avoir eu l'idée lui-même, qu'il avait obéi aux con-
seils ou à la volonté d'autrui;etron nommait leczar,
le général Radelzky, le général Toll, le comte de
Wrède, le prince de Wurtemberg*. La vérité, c'est que
l'empereur Alexandre n'apprit la disposition que dans
la nuit ou dans la matinée du lendemain, et qu'il fut
fort mécontent et fort effrayé quand il la connut; c'est
que ni Toll, ni Wurtemberg, ni Radctzky, ni aucun
autre n'influencèrent Schwarzenberg. Schwarzenberg
prit cette résolution de lui seul; à lui seul on en doit
rapporter l'honneur. Comme le constatent la plupart
des historiens allemands et russes, le prince de
1. Ordre général de Schwarzenberg pour le 20, Pongy, 19 mars, 9 heure*
énsoir, cité par Schels, Die Opemzionen der verbûndeten Utert qege» Paris
l. 3.r^ 333. Cf. Clausewiu, Ler Feldzug von I8N.U6.
2. Cf. Ricbter, Gesehichte des deutzchen Freiheitskriegeê, III, SS7 ; Bo^dan»-
«luch, Gtsckichte des Krieges 4SI*. U. 30.
302 181 4.
Schwarzenberg rendit ce jour-, à un éclatant service
aux Alliés. La retraite sur Trannes eût gravement
compromis la grande armée, si peut-être elle ne l'eût
conduite à tous les désastres d'une déroute jusqu'au
Rhin^
D'après des instructions complémentaires du prince
de Schwarzenberg, toutes les troupes devaient être
arrivées à hauteur, à sept heures du matin. Vers onze
heures, trois coups de canon et un grand feu allumé
sur les hauteurs de Ménil, où se tiendrait l'état-
major général, donneraient le signal de la marche
en avant. Mais les premiers ordres de concentration
étant parvenus à une heure avancée de la nuit, les
différents corps d'armée ne se mirent en mouvement
qu'assez tard dans la matinée. A peine si à neuf heures
débouchèrent de Troycs les colonnes de Wurtemberg,
de Gyulai et de Rajewsky. Seul, le comte de Wrède
occupait de bon matin Chaudrey, position qui lui
était assignée à l'extrême droite de la ligne, et il avait
poussé à Arcis et jusqu'au bord de la Barbuisse
quelques escadrons de Frimont^
Le général Sébastiani, dont les deux mille six cents
chevaux (divisions Colbert et Exelmans) formaient
l'avant-garde de l'armée impériale, leva ses bivouacs
de Bessy entre neuf et dix heures du matin. Les lan-
ciers de Colbert débusquèrent sans peine de la rive
droite de la Barbuisse les Cosaques de Kaizarow et
hs Bavarois de Frimont, qui se retirèrent au galop,
les premiers sur la route de ïroye^, les seconds dans
1. Cf. Claiisewitz, 446-447 ; Danilewsky, II, 65 ; Damitz. III, 1" part., 359.Thie-
len, 295; Schùlz, XIII, 1" part., 31-34; Bernhardi, IV, 2» part., 279. Relation
de Diebitsch. Arch. de la guerre, k la date du 24 mars. — Les plus dignes de
foi parmi les auteurs de Mémoires et les plus sérieux parmi les historiens
s'accordent, on le voit, pour attribuer la dispositioa à Schwarzenberg seul,
et p wr constater l'opportunité de cette résolution.
2. Ordre général de Schwarzenberg pour le 20 mars, Pougy," 20 mari,
» heures du matin, cité par Schels, I, 315-346. Cf. Plotho, III, 325-326.
LA PREMIÈRE JOURNÉK d'aRCIS-SUR-AUBE. 303
la direction d'Arcis. Sébastiani continua sa marche
vers cette ville, évacuée à son approche par la cava-
lerie bavaroise; il y entra à onze heures. Pou d'ins-
tants après, /e maréchal Ney arriva à Arcis par la rive
- ciuche de l'Aube, avec les divisions Janssens et Rous-
eau, tandis que les gardes d'honneur de Defrance
et les cuirassiers de Mouriez (1" brigade des esca-
drons réunis) y arrivaient par la rive droite*. Les
mouvements de la cavalerie de Frimont, qui bien
plutôt indiquaient une retraite de la grande armée
que des préparatifs d'attaque, ne pouvaient inquiéter
Ijs généraux français. Ils prirent position à Arcis
1. Sébastiani àBerthier, Arcis, 20 mars. 11 heures du matin. Ordre de Ney,
rcis, 20 mars (11 h. et demie du matin). Cl. Correspondance de I^aDoUon,
. 523, et Registre de Berthier (à Mouriez et k Defrance, 20 mars, 9 heures
. i matin). Arcb. de la guerre.
Presque tous les historiens prétendent que dès leur arrivée à Arcis, Sébaa-
ani et Ney presseaUreut une attaque imminente et qu'ils en prévinrent
>âpoléon à Flaucy. Or la lettre précitée de Sébastiani à Berthier ne trahit
icune inquiétude : « Trois à quatre mille chevaux ennemis, écrit-il, sont
•vani moi, et te retirent par la route de Brienne. Tous les Cosaques
■ !!s hier se sont retirés sur la route de Troyes. Je vais faire suivre Ten-
;aii dans ces deux directions. • L'ordre de Ney témoigne plus encore de
■■■ sécurité où se croyaient les deux généraux : « Aussitôt que la tète de co-
jnne sera arrivée, on fera passer sur la rive droite de l'Aube. L'artillerie
j.-quera près de la ferme des Vasseurs (direction de Mailly). Le a* lé-
■T restera de garde devant le château de l'empereur. Dès que le batail-
la de service sera arrivé, le 2* léger passera sur la rive droite de l'Aube. »
. est bien évident que, si Ney eût appréhendé quelque attaque, il n'eût
;jas fait pas^^er ses troupes sur la rive droite, ni fait parquer son artil-
lerie. Ce fut seulement peu après l'arrivée de sa tête de colonne, probable-
uieat vers midi, que, inquiète par les rapports des paysans, il révoqua ses
ordres et disposa ses troupes en bataille, entre Arcis et Torcy. Ce qui prouve
encore que Napoléon ne fut point prévenu à Plancy d'un retour offensif de
l'ennemi, c'est que, passé midi, il prit par la rive gauche pour se rendre à
Arcis. S'il n'eût pas continué à croire à la retraite des Austro-Russes, il fut
certainement passé par la rive droite, aân de ne point risquer da ae faire
enlever par les Cosaques.
Les historiens commettent une erreur plus grave encore en disant que Nay
irriva par la rive droite et passa ensuite sur la rive gauche, car ce mouve-
ent eût indiqué alors le de&sein de Napoléon de poursuivre les Au!,tro-
iiusses. Mais la Correspnmlance, le Registre de Berthier et l'ordre de Ney
marquent expres^iémeat, au contraire, que le prince de la Moskowa arriva
par la rive gauche pour passer sur la rive droits. Ainsi tombe l'accusation
> de présoibption et de folle témérité • portée contre Napoléon par ia plu-
part des écrivains miUiairea.
304 181 4.
et en firent réparer le pont. La cavalerie de la g-ardf»
poussa deux reconnaissances sur le^ routes de Troyes
et de Brienne, les gardes d'honneur et les cuirassiers
éclairèrent les routes de Châlons et de Vitry et la
rive droite de l'Aube.
Vers une heure, Napoléon devançant la vieille
garde, arriva à Arcis, par la rive gauche de la
rivière, avec un seul escadron de service. Déjà le
prince de la Moskowa et le général Sébastiani étaient
sur le qui-vive. Les reconnaissances n'avaient rien
signalé de menaçant, mais d'après des rapports do
paysans, des masses ennemies approchaient. A toute
éventualité, Ney et Sébastiani prirent des disposi-
tions pour tenir la rive gauche de l'Aube, jusqu'à la
venue de l'empereur. Sébastiani déploya sa cavalerie
en avant d'Arcis. Ney établit ses troupes à deux kilo-
mètres à l'est de cette ville, à Torcy-le-Grand, oii une
attaque de ûanc était à redouter. La division Jans-
sens se plaça en première ligne, en avant du village;
la brigade Rousseau en réserve, entre Torcy et Arcis.
Napoléon persistant à croire à la retraite de l'ennemi
commen>^a par traiter de chimères les rapports des
paysans. Néanmoins il envoya en reconnaissance sur
la route de Troyes un de ses officiers d'ordonnance
avec un escadron. S'il était vrai que Schwarzenberg-
se disposât à attaquer, la cavalerie de Sébastiani et
l'infanterie de Ney auraient le temps de repasser
l'Aube, et le pont détruit, on défierait derrière cette
rivière tous les efforts de Tennemi, d'autant qu'on
attendait sous peu d'heures la vieille garde, la ré-
serve d'artillerie, le corps de Lefebvre-Desnoëttes et
les 2*^ et 3* corps do cavalerie en marche vers Arcis
par la rive droite. Malheureusement le jeune capi-
taine chargé de la reconnaissance n'alla pas assez
loin sur le petit plateau qui s'élève en pente douce
LA PREMIÈRE JOURNÉE DARCIS-S II K-A 'J DE. 30!
devant Arcis et dont le terrain, très ondulé au £oni-
mcl, peut dérober à la vue des divisions entières. II
revint bientôt rendre compte à l'empereur que quel'
ques partis de Cosaques étaient seuls en présence. C«
rapport concordait trop bien avec l'idée de Napoléon
pour qu'il n'y ajoutât pas foi; il donna l'ordre à
Sébasliani de ne point bouger et il se porta de sa
personne à Torcy pou^ inspecter les positions du
marécbal Ney '.
Moins rassuré que l'empereur par cette reconnais-
sance, trop rapidement opérée à son gré, le général
Sébastiani voulut voir de ses yeux ce qui en était.
Il s'élança au galop sur la route de Troyes, suivi
de deux escadrons et bien résolu à percer, s'il le fal-
lait, le rideau des Cosaques. Mais à peine eut-il atteint
les premières sommités du plateau qu'il aperçut à
portée de canon de grandes masses de cavalerie. C'é-
taient tout le corps des Cosaques de Kaizarow et les
cinquante-six escadrons de Frimont qui, après avoir
attendu trois heures le signal de l'attaque, commen-
çaient à s'ébranler '.
L'occupation d'Arcis par les Français était la cause
de ce long retard. Ce mouvement, qui obligeait le
comte de Wrède à reculer sa droite et toute l'armée
à étendre son front, avait déconcerté Schwarzenberg,
Retombé dans son irrésolution coutumière, il hésitait
à livrer bataille. Au reste, l'air soucieux et réprobateur
du czar ne semblait point fait pour l'y encourager.
Alexandre était à la fois fort étonné et fort mécontent
qu'au lieu de battre en retraite selon le plan arrêté
dans la soirée du 1 8 mars, le général en chef eût mar-
ché contre Napoléon. En arrivant avec le roi de Prusse
Bur le plateau de Ménil, le czar affecta de ne poloi
t. v.'f. Hlotfao, m, 326; Koch, II, 65-66; Bogdanovitsch, II, 33.
S. Cf. Bogdaaowitsch, H. 36-37 ; iScLeU, I, ni ; Kodi, II, 66.
20
S06 1814.
S'approcher du prince de Schwarzenberg. Il le salua
dv ioiu, puis mettant pied à terre il dit d'un ton
irrité aux généraux Toll et Barclay de Tolly : « — Je
voudrais bien savoir pourquoi le maréchal a changé
encore une fois toutes les dispositions ? Comment
l'armée n'a-t-elle point continué la retraite sur Tran-
nes ? » ToU répondit : « — Si Napoléon avait débordé
notre droite, hier matin, par Arcis, au lieu de se
porter sur Plancy, l'armée aurait continué sa retraite
vers Trannes. Mais comme il a perdu au moins vingt-
quatre heures par sa marche sur Plancy, il nous a
donné le temps de concentrer nos troupes entre Troyes
et Pougy et la possibilité de frapper un grand coup.
Nous avons l'avantage du terrain, car nous pouvons
manœuvrer à notre guise au lieu que l'ennemi est
acculé à une rivière bordée de terrains marécageux. »
Peu convaincu par ces arguments, Alexandre répli-
qua : « — Napoléon va nous amuser ici au moyen de
feinies démonstrations tandis qu'il nous tournera par
Brienne avec le gros de son armée ! » Puis jugeant
que le seul corps de Wrède ne suffirait pas à tenir la
droite, il ordonna à Barclay de Tolly de hâter la
marche des réserves russes *.
La journée s'avançait. Non moins inquiet peut-
être que le czar, mais ne voulant point laisser voir
ses craintes, et estimant d'ailleurs qu'il était trop tard
pour reculer, Schwarzenberg se décida vers deux
heures à donner l'ordre d'attaque. C'est au moment
où les Austro-Russes se mettaient en mouvement que
la reconnaissance de Sébastiani atteignit le plateau.
Le o'énéral revint bride abattue à Arcis, rassembla ses
deux divisions, et sachant bien que surtout pour la
cavalerie la meilleure défense est l'attaque, il les lança
1. Bornhardi, IV, 2' part. 279-280. Cf. Bogdanowitsch, II, 17.
LA PREMIÈRE JOURNÉE d'ARCIS-SUR-AUBE. 307
H la rencontre de l'ennemi. La division Colbert, qui
m-irchaitcn première ligne, fut accueillie par la mi-
aillc des batlcries légères placées sur le front des
scadrons de Frimont. En même temps les Cosaques
lie Kaizarow, soutenus par un régimeni, de hussards
autrichiens, poussèrent une charge à fond sur le flanc
'l'oit des chevau-légers de la garde. L'odieux cri de :
uve qui peut! éclate dans les rangs. Saisis de pa-
nique, les cavaliers de Colbert prennent la fuite et
viennent donner dans la division E,\e!mans placée en
seconde ligne. Les lanciers et les dragons plient sous
■ choc, puis rompus et désunis, ils tournent bride à
iir tour et s'enfuient ventre à terre vers Arcis, pour-
suivis par les Cosaques *,
De Torcy, Napoléon entend la canonnade. Il met
•n cheval au galop et suivi seulement par quelques
officiers et im peloton d'escorte, il court à Arcis. Au
moment d'y arriver, l'empereur est submergé par les
flots des cavaleries française et ennemie presque con-
fondues. U met Tépéoà la main, se dégage et se réfugie
dans le carré du bataillon de la Vistule. Les solides
baïonnettes des Polonais arrêtent hussards et cosa-
ques ; leurs feux de trois rangs les font reculer, A peine
le terrain est libre que l'empereur abandonne le carré.
Il s'élance, il vole dans Arcis où déjà ses cavaliers
crdus encombrent les rues qui aboutissent à l'Aube,
-lapoléon passe au milieu deix comme un boulet,
les devance à la tête du pont et là, se retournant sou-
lin et leur faisant face, il crie d'une voix tonnante :
— Qui de vous le passera avant moi! ))A ce mot,
Lvalanche des fuyards s'arrête. L'empereur les rallie,
les reforme et les ramène contre les escadrons enne-
mis, qui reculent nais qui reviennent aussitôt à la
1. Journal des opérations de Barclay do ToUy. Arcb. topog^aphiques d*
Saintr-Peierabourg, a» 29188. Schela, I, 351-352.
308 18 14.
charge'. Napoléon n'a que deux mille six cents sabre;»
pour résister à plus de six mille, et les cavaliers de Fri-
mont et de Kaizarow sont appuyés par une artillerie
formidabh et ils ont derrière eux une armée entière.
L'empereur risque d'être refoulé dans Arcis, pris ou
jeté à la rivière.
L'infanterie de Ney ne peut lui venir en aide, car
elle-même est aux prises à Torcy-Ie-Grand, avec tout
le corps du comte de Wrède. Soixante-douze canons
écrasent les Français sur leur front, tandis qu'à leur
gauche les colonnes d'attaque se succèdent à l'assaut.
Les Austro-Bavarois ont débusqué de Torcy la divi-
sion Janssens. Le maréchal Ney ne se laisse pas ainsi
enlever une position. Il entraîne la brigade Rousseau,
aborde le village à la baïonnette, culbute les Autri-
chiens dans les rues et les rejette par une poursuite à
outrance jusqu'en arrière de Torcy-le-Petit. Mais les
forces de l'ennemi croissent de quart d'heure en
quart d'heure, et son artillerie fait dans les rangs fran-
çais des vides que l'on ne peut combler*. Le péril est
extrême. La vieille garde dont on signale au loin la
tête de colonne arrivera-t-elle à temps?
Les bonnets à poil apparaissent enfin de l'autre côté
de l'Aube. Chasseurs,, grenadiers et gendarmes d'Es-
pagne franchissent le pont au pas de charge et dé-
bouchent par la grande rue d'Arcis. Napoléon envois
comme renforts au prince de la Moskowa deux batail-
lons de gendarmes et un de grenadiers, puis guidant
lui-même la garde sur le terrain labouré de boulets,
il la range en bataille face à la route de Troyes. Pen-
dant qu'il indique les emplacements, un obus tombe
juste devant le front d'une compagnie ; quelques sol-
1. Cf. Fain, 191. Lettre du raameluck Roustan, Gaxette de France da
*9 avril 1814. Pougiat, le Département de l'Aube en 1814,401-402 ; Koch, II, 68;
Bogdanowitsch, li, 37-38.
X. Schels, I, 353-355 ; Bogdaaowitscb, II, 37-38.
LA PREMIÈRE JOURNÉE d'aRCIS-SUR-AUBE. 309
dais font un mouvement en arrière, aussitôt réprimé.
Alors Napoléon, moins sans doute pour chercher la
mort, comme on l'a dit, que pour donner une leçon à
SCS g-rognards, pousse son cheval droit sur l'obus et
]o maintient immobile à un pas du projecùle fumant.
L'obus éclate, le cheval évenlré s'abat en entraînant
son cavalier, l'empereur disparaît dans la poussière
et la fumée. Il se relève sans une blessure et mon-
tant sur un nouveau cheval, il va marquer leurs posi-
tions aux autres bataillons'.
Pendant que la lutte continuait, ardente et meur-
trière, devant Torcy où les assauts des Austro-Bava-
rois se succédaient sans relâche, et devant Arcis où
tourbillonnaient les escadrons de Frimont et de Kai-
zarow, tantôt refoulés par les lanciers de Colbert et
les dragons d'Exelmans, tantôt ramenant les cava-
liers français et venant se briser sur les carrés de
la vieille garde, comme les vagues sur des digues
de granit, .^es IIP, IV et VI' corps alliés s'achemi-
naient vers Méry et Plancy. Prescrit la veille par
Schwarzenberg dans l'hypothèse d'une concentration
de l'armée impériale' entre l'Aube et la Seine, ce mou-
vement n'avait plus d'objet puisque Napoléon s'était
porté à Arcis. Si au lieu de marcher vers Méry, les
corps de Gyulai, de Rajewsky et de Wurtemberg s'é-
taient rabattus sur Arcis par les deux rives de la Bar-
buisse, les treize mille soldats de Napoléon, enga-
gés déjà contre le corps de Wrède que soutenaient
les puissantes réserves de Barclay de Tolly, eussent
1. Fain, 191; Mémoires de Conttant, VI, 21; Mémoires de Vitrolles, I, 159
Schels, I, 355. — Les ordres de NapoJéoQ, dans la nuit du 20 au 21 latin, et
«es dispositions dans la matinée du 21 téinoij^ent que, le 20 mars, au plus
fort de la bataille, il croyait k une attaque d'un seul corps ennemi, destiné
À le tromper sur la retraite du gros de rarmée alliée. Ai.isi l'empereur
ne jugeait pas alors sa situation désespérée et n'avait point à chercher la
mort. Le 20 mars, il semble que Napoléon avait encore foi dans son étoile.
i. Ordre général de Schwarzenberg pour 1« 20 mars, Pougy, 19 mars,
* heures du soir, cité par ScheU, ï, 332-333.
310 1814.
été écrasés dans Arcis. Mais bien qu'il fût manifeste
pour Schwarzenberg qu'il devaitfaire converger toutes
SCS forces sur la position occupée par l'empereur, il
n'eut pas la décision de rappeler à lui les troupes en
mouvement au delà de la Barbuisse, et bien que le
prince royal de Wurtemberg, chargé ce jour-là du
commandement supérieur des trois corps d'armée,
entendît à sa droite le bruit du combat, il n'eut pas
l'idée de marcher au canon.
Son avant-garde arrivait à la hauteur de Premier-
Fait, lorsque les éclaireurs aperçurent une colonne
de cavalerie française qui défilait au pas sur la grande
route. C'était la troisième division de la garde à che-
val (chasseurs et grenadiers). Celte troupe qui occu-
pait Méry depuis la veille, avec la brigade Curély,
ne s'était mise en chemin que fort avant dans la jour-
née pour rejoindre le gros de l'armée à Arcis. Les
généraux Nostitz, Pahlen et Bismarck, qui comman-
daient la cavalerie alliée, lancèrent leurs nombreux
escadrons contre les Français. Trois régiments russes
(hussards cl Cosaques réguliers) les chargèrent en tôle
tandis qu'une division de cuirassiers autrichiens et
deux régiments de dragons v^^urlembergeois, appuyés
par deux batleries légères, les débordèrent sur leurs
flancs. Les chasseurs et les grenadiers de la garde
étaient seize cents contre près de quatre mi Ile*, et, pour
comble, ils menaient avec eux l'équipage de ponls pris
la veille. Mais ces braves ne s'arrêtaient pas à compter
le nombre des ennemis. Ils opposèrent les charges
1. Hnssards Olviopol et Grodno (9 escadrons); 1005 hommes; uhians Tschu-
pnjew ^8 escadrons), 1072; 2* divisioa des cuirassiers de Nostitz (16 esca-
drons, en iTioyenue k 100 hommes), 1 600 hommes : dragons et chasseurs
■wur'embergeois (8 escadrons) : 800 hommes; total : 4 477 hommes. Corapo-
gitioa de la grande armée alliée, en 1814. Arch. top. de Saint-Pétersbourg,
n° Cl 854. — II n'y a à défalquer de ce total qu'un sixième pour les pênes
de i-c;: corps, dont la plupart n'avaient pas même été eagagé.4 : soit, «s
chiifres ronds, 3700 hommes.
LA PREMIÈRE JOURNÉE d'ARCIS-SUR-AUBE. 311
aux charges, et donnèrent le temps à Curély d'ac-
urir de Méry à leur secours, avec sa brigade de cava-
lerie légère et sa batterie à cheval. Malgré '*e renfort,
la partie n'était point égale, d'autant que des masses
d'infanterie s'avançaient à trois portées de canon. La
-"-rde rétrograda vers Méry, oii ejle passa la Seine;
irély couvrit la retraite. Quelques escadrons russes
suivirent jusqu'à Méry et tentèrent même de l'y
.ii^uiéler, mais ils se laissèrent imposer par cinquante
chasseurs descendus de cheval et postés en tirailleurs
rrière des fossés. L'ennemi crut Méry occupé par
.0 l'infanterie et se replia vers Premier-Fait*.
Cependant, au bord de l'Aube, la nuit n'arrêtait
pas le combat. A Arcis, la cavalerie de Frimont et de
Kaizarow, contenue par les batteries de réserve qui
ient arrivées peu de temps après la division Priant
ri que l'empereur avait établies face aux positions
ennemies, laissait quelque relâche à la garde à cheval
et à la vieille garde, et la mêlée tournait au duel d'ar-
tillerie*. Mais à Torcy-le-Grand, les Austro-Bavarois
redoublaient leurs attaques; deux fois encore ils s'em-
paraient des premières maisons et deux fois aussi ils
en étaient délogés. Trois mille tués ou blessés for-
maient autour du village en flammes une ceinture
sanglante. Le général bavarois Habermann était au
nombre des morts; le divisionnaire de ISey, le géné-
rai Jansscns, très grièvement blessé, avait été porté
aux ambulances'. A huit heures du soir, Schwarzen-
1. Schels, I, 357-359. Bogdanowitsch. M, 40; if émoireM de Curély, 397-398. Cf.
ire de Oerihier à Letort ei Berckheim, Piancy, 21 mars, midi; et lettre da
i.-eiiéral Letori à Berthier, 21 mars. Arch. de la guerre. — l) après les histo-
riens allemands, les perles se seraient élevées à 3oo hommes et à 3 pontons
pour les Français. Les rapports français disent 120 hommes.
?. Schels, 1. atS3. Cf. 361. Bogdanowitsch, II. i\.
3. Le général Janssens fut aussitôt remplacé par le général de division
Lefol, qui suivait sans emploi l'état-major impérial. — Les historiens portent
le gênerai Janssens comité tué. Mais un rapport de police du 24 mars mes-
tionne son arrivée à Paris k cette date. Arch. nat., P. 7, 3737.
312 181 4.
berg voulant par un dernier efFort s'assurer la posses-
sion de Torcy, fit avancer une partie des réserves
russes. La première division de grenadiers (4400
hommes), la 6* brigade de cuirassieiû (oOO hommes)
et deux bat'eries de position entrèrent en ligne et joi-
gnirent leurs baïonnettes, leurs sabres et leurs boulets
à ceux des Allemands. Décimés et épuisés par six
heures de lutte acharnée, mais toujours serrant les
rangs sous la mitraille, les intrépides soldats de Ney
repoussèrent ces nouveaux assauts. Ils se maintinrent
inébranlablement dans Torcy, oîi jusque passé minuit
on se fusilla et l'on s'égorgea à la lueur de l'incendie
allumé par les obus*.
Devant Arcis, qui brûlait de même, le combat se
termina comme il avait commencé, par un furieux en-
gagement de cavalerie. Entre sept et huit he/ires, le
général Lefebvre-Desnoëttes, laissant en arrière son
infanterie fatiguée, était arrivé avec ses escadrons de
marche. On laissa souffler les chevaux, puis vers dix
heures Sébastiani, irrité de son échec du matin et ja-
loux de le venger, réunit à ses deux divisions les quinze
cents sabres de Lefebvre-Desnoëttes et s'élança à leur
tête contre la cavalerie ennemie qui s'était postée entre
Barbuisse et la route de Troyes, formant l'aile gauche
des corps de Wrède et de Barclay de Tolly. Les Fran-
çais culbutèrent les Cosaques et les hussards placés
à l'extrême gauche, et se rabattirent par un quart de
conversion sur le gros des régiments de Frimont.
Pris de flanc, ceux-ci plièrent sous le choc et s'enfui-
rent en désordre. La situation devenait des plus pé-
rilleuses pour rinfanterie alliée dont la gauche était
découverte, lorsque les feux bien dirigés d'un régiment
1. Journal des opérations de Barclay de Tolly. Arch. top. de Saint-Péter<»-
bourg, n» 29188. Danilewski, II, 7o-.'l. Schels, I, 362-364. Plotho, III, 328.
Pougiat, le Départemtnt de iAube en 1814, 402.
LA PREMIÈHf JOURNÉE d'aRCIS-SDR-AUBE. 3lS
(le grenadiers russes et la mitraille d'une batterie
bavaroise arrêtèrent un instant les cavaliers de Sé-
bastian!. Les cuirassiers russes, la garde à cheval
prussienne, bientôt suivie par toute la cavalerie aus-
tro-bavaroise, rapidement ralliée, chargèrent alors les
Français qui se replièrent derrière Nozay. Les deux
cavaleries passèrent la nuit à portée de carabine,
séparées par ce village. De crainte d'une nouvelle
alerte, les hommes sommeillaient debout, le bras
passé dans la bride'.
A l'étonnement et à l'admiration de l'histoire, cette
journée qui devait voir la destruction totale de la petite
armée impériale, suprême espoir et dernière res-
source de Napoléon, s'était terminée grâce à la sublime
ténacité de linfauterie française sans aucun avantage
pour les Alliés. Ils avaient tué ou blessé dix-huit cents
hommes, mais ils avaientperduplus de deux mille cinq
cents des leurs^. Huit heures durant, les Français
avaient combattu sous le feu d'une artillerie formi-
dable, dans une position dominée et ayant un fleuve
à dos: d'abord 7 oOO contre 44 000, ensuite 13 000
contre 120 000, enfin 16000 contra 25 500'; et ils n'a-
1. Schels. I, 364; Bogdanovitscb, II, 41, 42. Plotho, m, 329. Cf. Mémoires dt
Mtrolle», I, 160.
2. L'état des pertes de la divisioa L«fol (ancienna division Janssena, com-
prenant, outre les troupes amenées par Jaassens. la brigade Rousseau ei le
régiment de la Vistule) porte à 1 086 hommes le nombre des tués et blessés
pour la journée du 20 mars. Arch. de la guerre (situations). Ne sont natu-
r llemeut pas comprises là les pertes de la cavalerie de la garde, de la vieille
.rde qui défendit Arcis et des trois bataillons qui furent détaches à Torcy.
n les peut évaluer à environ 700 ou 800 hommes.
Les Austro-Bavarois perdirent 2224 hommes, d'après Plotho, III, 329, et
.on ne connaît point, dit Bogdanowitsch (II, 42) les pertes des Russes qui
durent dépasaer ^00 hommes.
3. Français en L^e pendant la première période de Faction : corps Ncy
(Jauisens. Rousseau, régiment de la Vistule) : 5150 hommes. !'• et 2* divi-
sions de cavalerie de la garde, 2600 hommes. Total. 7 750 hommes. Renforts
arrivés successivement : division Priant et réserve d'artillerie : 6800 hom-
mes • cavalerie de Lefebvre-Desnoëues : 1500 hommes. Total général :
16 050 hommes. La brigade Defrance et la brigade Mouriez, occupées sur
U rive droite de l'Aube à surveiller lea abords d'Arcis et à escarmoucbar
314 1814.
vaient pas cédé un pouce de terrain. Ce furent, au
contraire, les Alliés qui prirent leurs positions de nuit
en arrière du champ de bataille*.
avec les escadrons de cavalerie de la garde russe ayant passé la rivière à
Ramerupt ne prirent pas part à la bataille proprement dite.
Allies en lijrne pendant la première période de l'action : cavalerie de Kai-
zarow et de Frimont : 6000 hommes ; infanterie de Wrède (divisions Hardegg
et Spleng) ; 8000 hommes. Total : 14000. Renforts successifs : brigades Charles
de Bavière et Habermann : ô .soo hommes; g enadiers russes : 4 400 hommes;
0" 5* brigade de cuirassiers russes : 1000 hommes; 4 escadrons ae la garda
achevai prussienne : 500 hommes. Total général : 25400 hommes,
1. L'infanterie do Wrède se retira à Chaudrey avec ses avaut-po»tes entre
Petit-Torcy et Vanpoisson ; les gardes et réserves bivouaquèrent sur les hau-
teurs do Ménil, la cavalerie derrière Nozay et vers Ktieune-sous-BarbuiiJS*
Scoels, l, 367 ; Bogdauo-witscb, II, 44
III
LA DEUXIÈME JOURNÉE
DE LA BATAILLE D'ARCIS-SUR-AUBE
Dans la journée du 20 mars, le prince de Schwar-
zenberg ayant donné une trop ^ande extension à son
front de bataille n'avait pu, par suite, engager que le
tiers de ses forces. Il avait ainsi laissé échapper la vic-
toire, mais celle faute trompa Napoléon. L'empereur
crut qu'il n'avait eu affaire qu'à un corps détaché sur
les derrières do la grande armée, et il se persuada
que ces troupes ayant échoué dans leur attaque se
disposaient à battre en retraite; le lendemain, on en
auraitbonmarché*. Aulieu donc de profiter de la nuit
pour faire repasser l'Aube à ses troupes, opération
qui l'eût mis à même d'attendre à couvert tous ses ren-
forts et de marcher ensuite soit sur Vitry pour gagner
les places fortes*, soit sur Brienne pour tourner la
1. Cf. BogdanoMTitsch, H, 43; Koch, II, 73; Vandoncoort, II, 22&-226. —
Selon Thiers (XVII, 532), l'emperear ne croyait pas à une retraite des Âostro-
Russes, mais étonné lui-même de la valeur de ses soldats dans cette journée,
il les considérait comme invincibles et pensait qu'avec cette poignée de héros
il pourrait battre l'armée entière de Schwarzenberg. C'est taxer Napoléon
de folie. La preuve qu'il croyait, dans la nuit du 20 au 21, à la retraite de
l'ennemi, c'est que le 21 mars dans la journée, quand il vit de ses yeux toute
l'armée de Bohême en position devant Arcis, il ne balança pas à repasser
l'Aube.
2. Une marche sur Vitry était, comme on l'a va, arrêtée dans l'esprit de
l'empereur le 20 jusqu'à midi (« 1814 », pp. 296-298). La bataille d'Arcis-aor-
Aube, comme on l'a vu ausai, avait été toute fortuit*.
316 181 4.
droite ennemie*, l'empereur résolut de livrer bataille
le 21 à ceux des Austro-Russes qu'une retraite trop
lente aunait laissés à portée de ses coups. La garde et
la division du maréchal Ney demeurèrent dans leurs
positions sur la rive gaiicb? de l'Aube, et dos ordres
hâtèrent l'arrivée de l'infinterie de Lefebvre-Des
noëttes qui était à Plancy, de la cavalerie de Letort
et de Curély qui était à Méry, enfin de? corps d'Ou-
dinot, de Gérard et de Macdonald qui se trouvaient
échelonnés entre Boulages et Anglure '.
Si l'attaque vigoureusement exécutée mais mal com-
binée d'Arcis avait abusé Napoléon, la défense opi-
niâtre de cette position et l'ollensive prise par la cava-
lerie de la garde à dix heures du soir trompa son
adversaire. Le prince de Schwarzenberg évalua au
double de ce qu'elles étaient réellement les forces de
l'armée française, et, averti par ses grand'gardes qu'on
apercevait de nombreux feux de bivouacs sur la rive
droite de l'Aube au delà de Plancy, il jugea plus pru-
dent de se laisser attaquer le lendemain que d'attaquer
lui-même. De cette façon, si les choses tournaient
bien, si les Français s'épuisaient en vain contre des
positions formidablement défendues, il lancerait ses
masses sur leurs bataillons décimés et les écraserait
dans Arcis. Si, au contraire, la situation devenait
menaçante, toutes ses troupes étant bien concentrées
dans sa main, il aurait toujours la ressource de battre
1. Ce mouvement a été préconisé après coup par Vaudoncourt (U, 241-242)
etpar Bogilauowitsch (II, 51). En effet, des craintes exprimées par le czar la
20 mars(Beriihardi, IV, 2* part., 280), de rindécision de Schwarzenberg dans
l'après-midi du 21 (Bogdanowitsch, 11,37) et de son appréhension d'être débordé
par sa droite (Plotho. III, 332), il semble que l'on puisse conclure quesiNapo-
iéon eût incontinent marché sur Brienne, Schwaizenberg se fût aussitôt mis
en retraite vers Bar-sur-Aube.
3. Registre de Berihier (onlres et lettres, Arcis, 20 mars, 9 heures et demie
du soir, et 21 mars, 4 heures du matin). Ordres et lettres de Macdonald, 20 mars,
Anglure, 7 heures du soir, et ordres d'Oudinot, Boulages, minuit. Arch. de la
guerre.
LA DEUXIÈME JOURNÉE D ARCIS-SUR-AUBE. 317
en retraite sans s'être compromis par aucun mouve
ment intempestif*. Résolu à garder la défersive, du
moins pendant la première partie de la journée, le gé-
néral en chef donna des ordres en conséquence. Les
111% IV* et VI' corps durent repasser la Barbuisse et se
déployerentre ce ruisseau à gauche et lespentes orien-
tales de Ménil à droite. Le V corps (de Wrède) for-
mant l'aile droite s'appuya à l'Aube, le front vers
Torcv. Les srardes et réserves s'établirent en seconde
ligne, sur les hauteurs de Ménil. A sept heures du
malin, les troupes occupaient ces nouveaux emplace-
ments*.
A peu près à la même heure arrivaient une partie
des renforts attendus par Napoléon : les trois mille
soldats des dépôts de la garde composant la brigade
Henrion, les cinq mille chevaux des 2' et o' corps de
cavalerie, enfin les six mille hommes de la division
Levai. LcL huit cents cuirassiers de Mouriez avaient
rejoint dans la nuit. Défalcation faite des pertes
subies la veille, les forces de N.ipoléon se trouvaient
portées à dix-huit mille cinq cents baïonnettes et à
neuf mille cinq cents sabres^
Comme pour confirmer les hasardeuses prévisions
1. Bogdaaovitscb, Getekiehte de$ Krieget 1814, D, 43. Cf. 46 et Glaaseviu.
Der Feldzug non f8l4. 447.
S. Ordre général de Schw&nenberg, Poiigj, 21 mars, 1 heure da matin,
cité par ScheU. I, 370, 371. Cf. Plotho, 111. 331-332.
3. Registre de Berthier (ordre et lettres, Arcis, ?0 mars, 9 h. et demie da
soir et 21 mars, 1 h. trois qaarcs aprè^midi). Journal de la division Levai.
Miu^louald à Berthier, Anglure, 30 mars, 11 heures du soir. Ordres d'Oadi-
not, Boolages, 21 mars, 3 heures du matin. Situations des 10, 12, 16 et 20
mars. Arch. de la guerre et Arch. nat., AF., iv 1670.
Les gardes d'honneur de Defrance restèrent en observation sar la rive
droite de l'Aube. La 3* division de cavalerie de la garde, la brigade Carélj, le
6* corps de cavalerie (Trelliard), la division Rothembonrg (corps d'Oadinot) et
les corps de Gérard et deMacdonald n'arrivèrent à hauteur d' Arcis que vers
la fin de l'après-midi du 21, et dans la nuit et la matinée du 22. Ces troupes
ne traversèrent pas l'Aube. Registre de Berthier (ordres du 21 mars). Mac-
donald à Berthier, Ormes, 22 mars, 9 heures du matin. Irch. de 1a )pierre>
MimoirM dt Cvily, 401-402.
3lS 4 814.
do l'empereur, l'eïmemi ne se montrait point. Les
grand' gardes ne signalaient sur les premières som-
mités du plateau qu'une ligne de vedettes cosaques.
L'empereur poussa lui-mêmp une reconnaissance avec
un escadron sur la route de Lesmont ; il aperçut seu-
lement quelques piquets de cavalerie qui se replièrent
à son approche. De plus en plus convaincu que le
corps ennemi qui l'avait assailli la veille commen-
çait sa retraite, il résolut de le surprendre en plein
mouvement par une attaque soudaine et puissante.
Gardant comme réserve la division Levai et la vieille
garde, il ordonna à Sébastiani et à Ney de s'avancer
sur le plateau, avec toute la cavalerie de l'armée et
l'infanterie de Lefol, de Rousseau et do Ilenrion*.
A dix heures, la cavalerie s'ébranla. En voyant cette
magnifique marche en bataille de neuf mille cinq
cents chevaux, l'empereur pouvait croire la victoire
assurée. Mais quel spectacle plus imposant et plus
formidable encore allait frapper les yeux des Fran-
çais quand ils auraient atteint les crêtes! Toute l'ar-
mée alliée, près de cent mille combattants, s'étendait
en demi-cercle, face à Arcis, depuis l'Aube à l'est
jusque par delà le ruisseau de la Barbuisse à l'ouest.
Devant le front des troupes, trois cent soixante-dix
bouches à feu, dont soixante-dix pièces de position,
étaient en batterie. L'infanterie formait trois lignes
de colonnes de bataillon; la cavalerie, disposée en
trois échelons, flanquait les ailes et remplissait les
intervalles entre les corps d'armée*. Aussi loin que
portait la vue brillaient les sabres et les baïonnettes.
Sans se laisser troubler par l'aspect de ces masses,
1. Cf. Journal de la division Levai, Arch. de la guerre. Registre de Der
thier (ordres du 21 mars). Koch, U, 74-75 ; Vaudoucourt, II, 226 ; Sckels
I, 378 378.
2. Cf. l'ordre précité de Schwarzenberg, Pougy, 21 mars; et Plotho, III,
831-?32; Schels, I, 377; Bogdanowitsch, II, 45.
LA DEUXIÈME JOUR-NÉE D ARCIS-SUR-AUBE. 319
les canonniers à cheval ouvrirent le feu auquel ré-
pondit bientôt l'écrasante artillerie des Austro-Russes,
et les escadrons de droite chargèrent résolument la
cavalerie du comte Pahlen qui était sortie de son cré-
neau et qui y fut rejetée'. Pendant cet engagement,
NeyetSébastiani conférèrent sur la situation. Jugeant
que l'ennemi était en forces pour les contenir sur son
front et pourles déborder par leur gauche, ils résolurent
de ne point s'engager à fond jusqu'à ua nouvel ordre
de l'empereur. Informé que toule la grande armée
était en présence, Napoléon ne s'obslina point à livrer
une bataille qui ne pouvait aboutir qu'à un désastre.
Malgré qu'il en eût, il se résigna à battre en retraite.
Le mouvement commença aussitôt. L'artillerie de ré-
serve et la vieille garde défilèrent par le pont d'Arcis
tandis que le général Léry faisait au plus vite jeter
un pont volant en aval de la ville. A une heure et de-
mie, les pontonniers ayant achevé leur travail et le
pont d'Arcis étant devenu libre, l'empereur envoya
au prince de la Moskowa et aux généraux Saint-Ger-
main et Milhaud l'ordre de rétrograder vers l'Aube et
de passer sur la rive droite. Il fut prescrit à Sébas-
tiani de se maintenir sur le plateau, avec la cavalerie
de la garde, « jusqu'à la nuit close » afin de cachera
l'ennemi les mouvements de retraite de l'armée fran-
çaise *.
Si Sébastian! ne conserva pas sa position « jusqu'à
la nuit close », il réussit néanmoins, par les feintes
démonstrations d'attaque de ses escadrons, qu'il fai-
sait sans cesse évoluer hors de portée de l'artillerie, à
imposer aux Alliés plus longtemps qu'on ne pouvait
1. Schels, I, 378; Bogdanovitsch, n, 45.
2. Rej^istre de Berthier (ordres à Drouoi, Ney, Sébastiani, Ssint-GermAin,
MThaud, Arcis. 21 uiars, I heure trois quarts de l'après-midi}. C^ Journat de
la division L«y»L Arch. de la gaerr«.
320 18 1 4.
raisonnablement Tespérer. Bien que l'arrêt subit de
la marche des Français dût éclairer Schwarzenberg et
l'engager à porter ses troupes en avant, les Austro-
Russes restaient sur la défensive. Comme toujours,
l'indécision régnaitàl'état-riajor allié et une excessive
prudence présidait à ses conseils. Des rapports signa-
laient l'approche d'une colonne française vers Sainte-
Thuise et l'occupation de Méry par le corps entier de
Macdonald. De l'avis général, il était périlleux d'en-
gager la bataille dans de pareilles conditions, la
grande armée risquant d'être débordée sur ses deux
ailes. Selon un écrivain militaire russe, le manque
d'initiative était tel chez les Coalisés, que Napoléon
aurait pu se maintenir dans ses positions jusqu'à la
fin du jour, sans essuyer aucune attaque. Sa retraite
se serait opérée de nuit, en toute sécurité \
Ce fut seulement quand on aperçut des hauteurs
de Ménil les têtes de colonnes de la garde débou-
chant sur la rive droite de l'Aube, dans la direction
de Vitry, que l'on commença à croire à la retraite des
Française II ne fallait que marcher en masse sur
Arcis pour y écraser l'armée impériale en flagrant
délit de passage de rivière. Mais au lieu de donner sans
retard l'ordre d'attaquer, Schwarzenberg manda à
Ménil les commandants de corps d'armée, afin d'avoir
avec eux « une courte conversation » sur les dispo-
sitions à prendre. Cette courte conversation, « kurze
Besprechimg » , dura si longtemps que quand les Austro-
Russes s'ébranlèrent, déjà les deux tiers de l'armée
française avaient atteint la rive droite de l'Aube*.
A l'approche des nuées de cavaliers qui précédaient
1 Bogdanowitsch, H, 46. Cf. Plotho, III, 332. Schels, I, 378.
2. Relation de Diebitsch, Arch. de la guerre, à la date du 24 mars.
a. Schels, Opéra::, der verbûnd. Ueere gegen Paris, I. J78. Cf. la première
vei-siun daus la Œster. milit. Zeitachrift, V, 173; et le Journal de la divisioa
Levai, Arcb. de la guerre.
LA DEi:XIÈME JOURNÉE l'E R AR-SUR - AUBE. 32î
les IIP, IV" et VP corps, Sébastiani, resté sur le plateau
avec le? divisions Colbert, Exelmans et Lefebvre-
Desnoëttes se mit en retraite en échiquier, retardant
par des charges partielles et le feu de son artillerie
légère la marche de l'ennemi. Grâce à sa belle con-
tenance, la cavalerie de la garde réussit à regagner
Arcis sans subir de grandes pertes ; une seule brigade
fut entamée et laissa quelques prisonniers entre les
mains des hussards Olviopol '.
Pendant que les escadrons de Sébastiani repassent
la rivière, sous la protection de la division Levai,
seule infanterie laissée sur la rive gauche pour cou-
vrir la retraite, l'armée ennemie s'avance. De tous les
points, ses profondes colonnes convergent sur Arcis:
par Torcy le corps de Wrède, par la route de Troyes
les corps de Gyulai et de Wurtemberg, par la route
de Méry le corps de Rajewsky. Le pont de chevalets
menacé, est détruit par les sapeurs du génie; les ca-
valiers de Sébastiani refluent vers le pont d'Arcis, le
seul débouché qui leur reste. Bientôt obus et boulets
éclatent et ricochent dans les rues, puir^ Russes,
Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois se ruent h
l'assaut. Mais toutes les maisons sont crénelées, toutes
les issues sont barricadées et armées de canons, et
derrière ces murailles et ces barricades, il y a six mille
vieux soldats d'Espagne. Les plus furieuses attaques
échouent. Des deux côtés on combat avec un égal
acharnement. Sans cesse repoussées, sans cesse les
colonnes ennemies reviennent à la charge. L'ardeur
des assaillants augmente à proporlion de Taccroisse-
menl do leur nombre. lis fourmillent autour d'Arcis;
ils sont cinquante mille! Levai, voyant presque toute
son artillerie hors de service, ses fantassins saus car-
l. Cf. Tordte de Schvarwnberg, Méail, 21 mars, cité par Plotho, m»
103, et ScbeU, [. 385
2«
322 1814.
touche, le sixième de son monde couché par terre ',
donne l'ordre de la retraite. Profitant du mouvement
rétrograde des Français, trois colonnes russes, autri-
chiennes et wurtember^ebises forcent les barricades
surtrois points différents; elles débouchentsurlaplace
du marché, acculent au pont, encombré par Tartillerie
de Levai et l'arrière-garde de Sébastiaui, une partie
de l'infanterie française et coupent au reste sa ligne
de retraite. C'est une terrible confusion, on se bat
corps à corps. Levai est blessé; le général Maul-
mont a son cheval tué sous lui. Cernés et fusillés
de tous côtés, voyant l'ennemi partout, les soldats
s'affolent et courent dans les rues sans ordre et
sans but. Alors le général Chassé prend la caisse
d'un tambour tué et bat la charge. Il rallie uns cen-
taine de vieux soldats du 28« de ligne et du 16* léger,
qui fondent ^ la baïonnette sur les masses ennemies,
les traversent et nettoient les abords du pont. Les
Français se reforment, contiennent les assaillants,
puis les repoussent. Le passage de la rivière s'opère
en bon ordre. Vers sept heures du soir, les sapeurs
commencèrent à détruire le grand pont d'Arcis, pro-
tégés par les tirailleurs de la deuxième division d'Ou-
dinot (général Rothembourg) qui venait de prendre
position sur la rive droite de l'Aube^.
1. Les trois brigades de Levai et la l" brigade de Rothembourg, laquelle fut
àpeine engagée, perdirent 1 276 hommes. État des pertes du 7* corps, le 21 mars.
Arch. delà guerre. Il faut ajoutera ce chiffre 300 hommes environ, tués, blessés
ou prisonniers pour la cavalerie de Sébastiani; total : 1576 hommes. — Selon
les historiens étrangers (Plotho, III, 335; Sporschill, II, 85; Schels, 11,390, etc.),
qui portent les pertes des Français à 2 500 et même à 3 000 hommes, celles
des Alliés ne se seraient élevées qu'à 500 ou 600 hommes. Si l'on réfléchit
qu'à, la vérité les Alliés avaient la supériorité de l'artillerie, mais que
d'autre part ils donnèrent l'assaut à une ville barricadée et bien défendue,
il semble certain qu'ils durent laisser sur le carreau au moins autant de
combattants qu'en perdirent les F"rançais.
2. Journal de la division Levai, Arch. de la guerre. Cf. Registre de Ber-
thier (ordres du 21 mars, Arcis, I heure trois quarts après midi). Koch, II,
79-80; Schels, I, 388-389; Danileswky, II, 74-75; Bernbardi, IV, 2* part., 283-
284
LA DEUXIÈME JOURNÉE d'aRCIS-SUR-AUBE. 323
Trente mille hommes étaient restés une journée
entière en contact avec cent mille, et ils avaient im-
posé à l'ennemi au point que seule leur retraite avait
déterminé son attaque. Le 20 mars, le prince de
Schwarzenber^ n'avait pas su écraser l'armée fran-
çaise; le 21, il l'avait laissée franchir la rivière devant
ses soldats immobiles et à portée de ses canons muets.
Deux fois en trente heures, par ses plans vicieux et
son irrésolution, le général en chef avait manqué à
remporter une victoire décisive. Avec un tel adver-
saire, si grandes que fussent ses forces, la partie
serait-elle jamais perdue sans espoir pour Napoléon?
ly
OPÉRATIONS DE BLnCIIEK ET DE MARMONT
ENTRÉE DE L'ARMÉE DU SUD A LYON
Pendant que Napoléon manœuvrait contre Schwar-
zcnberg-, Bliicher sortait enfin de son inaction. Le
47 mars, l'empereur avait quitté Reims; ce jour-là
même, le fol d- maréchal, quoique toujours malade,
leva ses cantonnements de Laon. 11 suffisait que Napo-
léon ne fût plus en présence pour que l'ennemi reprît
aussitôt l'oirensive. Les Coalisés ne craignaient ni
Marmont, ni Augereau, ni Macdonald, ni Oudinot,
aucun des lieutenants de l'empereur, ils ne craignaient
même pas ses héroïques soldats; ils redoutaient Na-
poléon. « Pourquoi, écrivait Belliard, pourquoi l'em-
pereur ne peut-il pas être partout'! »
Le corps de Biilow se porta sur Soissons, les cinq
autres corps de l'armée de Silésie se concentrèrent à
Corbény. Dans la matinée du 18 mars, les Alliés
marchèrent vers l'Aisne en trois colonnes. Czernis-
chevi' avec un fort parti de cavalerie et quelques ba-
taillons passa la rivière au-dessus deBerry-au-Bac,à
Neufchâlel ; Kleislet York commencèrent à établir un
pont en aval, à Ponlavaire; le gros de l'armée se
dirigea droit sur Berry-au-Bac. On pensait que Mar-
mont, qui occupait ce point, ne tarderait pas à l'abau-
1. Belliard à Bertbier, 19 mars. Arcb. de la guerr»
OPÉRATIONS DE BLUCHEB. 325
donner sous la menace d'y être tourné. La chose arriva,
mais non point précisément comme l'espérait Blii-
cher. Le pont était miné, le duc de Raguse fit rentrer
ses avant-postes et quand les têtes de colonnes russes
s'avancèrent vers le pont, il donna l'ordre de faire
jouer la mine. « Ce fut, dit-il, un magnifique specta-
cle. » De Berry-au-Bac, Marmont se replia sur Pon-
tavaire ; puis, serré de près par la cavalerie ennemie,
il gagna Fismes, où il prit position derrière la Vesle.
Dans la soirée, il écrivit au maréchal Mortier, qui occu-
pait Reims, de le venir rejoindre incontinent *. Tou-
jours docile aux volontés de son collègue, le duc de
Trévise évacua Reims dès le lendemain matin ; mais
soit que Marmont se fût ravisé de lui-même, soit que
Mortier, qui précéda à Fismes sa tête de colonne, eût
convaincu le duo de Raguse des dangers de l'aban-
don de Reims, ordre fut envoyé à la division Rous-
sel, formant arrière-garde, de réoccuper cette ville.
Déjà un fort détachement de Cosaques en tenait les
abords. Les dragons chassèrent l'ennemi et rentrèrent
dans Reims qu'entouraient cinq à six mille Russes.
Le général Roussel fit mettre pied à terre à deux esca-
drons qui se portèrent aux portes et aux murailles,
et il se maintint dans la ville jusqu'à sept heures
du soir, malgré les sommations et les attaques de
l'ennemi. Un nouvel ordre do retraite survint. Les
dragons se replièrent sur Fismes sans être inquiétés,
1. Marmont à Berthier, Cormicy, 17 «t 18 mars, et à Mortier, Fismes,
18 mars. Arch. de la guerre. 01. Mémoire* de Marmont. VI. 222 224; C. de
W. (Mùtiahig). Kriegignch. de* Jahre* 1814, II 122; Plolho, £rieg. in Frank-
reich. 111,362; Droysen, York'* Lehen. III, 374-375.
Toujours la véracité des Mémoire* du due de /{açiui?. Racontant sa retraita
sur Fismes, Marmont dit dans sua livre : « La mouvement exécuté par ma
c.ivaler le fui remarquable par sa lenteur et son ordre. Je vommandai aux
chiisseurs de faire des feux par escadrons avec leurs carabines. Cette nou-
veauté (7) imposa à l'ennemi, et tout le mouvement s'exécuta au pas jusqu'à
la tin. « Or, dans sa lettre à Mortier. U écrivait 1« 18 ipar* «a soir : • M4
c&valerie a été culbutés. •
326 1814.
suivis seulement à deux portées de canop par quel-
ques sotnias de Cosaques'.
L'empereur a blâmé Marmont d'avoir pr-s Fismes
au lieu de Reims pour ligne de retraite^ C'était en effet
une faute qui allait amener un désastre. Cette faute,
Marmom est néanmoins assez excusable de l'avoir
commise. Le 18 mars, il avait reçu l'ordre de couvrir
la route de Paris, et pour couvrir Paris, c'était bien sur
Fismes et non sur Reims qu'il devait se replier. Mais
Marmont avait également l'ordre « de disputer le ter-
rain à l'ennemi^ ». Or, pour lui disputer le terrain, il
fallait pénétrer ses desseins de façon à connaître sa
vraie direction. Si le duc de Raguse n'avait pas cette
clairvoyance, au moins devait-il attendre, pour faire
évacuer Reims, que les Alliés eussent plus visiblement
dessiné leur mouvement \ Corrigé du goût des aven-
tures et parles défaites qu'il avait subies au milieu de
février et par les périls auxquels, quinze jours plus
tard, l'avait fait échapper la capitulation de Soissons,
Blûcher cherchait à opérer sa jonction avec Schwar-
1. Journal de Ij: division Roussel; Registre de Belliard (ordre à Roussel,
19 mars au matin). Rapport de Belliard à Mortier, 19 mars au soir). Arch. de
la guerre. — Marmont ne parle naturellement pas, dans ses Mémoires, de
ce beau fait d'armes, à la suite duquel Belliard demanda pour le général
Roussel d'Hurbal le grade de commandant dans la Légion d'honneur.
2. Correspondance de Napoléon, 21 524. Registre de Berthier (à Marmont,
Plancy, 20 mars). Arch. de la guerre.
3. Correspondance de Napoléon, 21 512. Registre de Berthier (à Marmont,
Épernay, 17 mars). Arch. de la guerre.
4. Marmont semble le reconnaître, non pas dans ses Mémoires, naturellement,
mais dans cette lettre à Berthier (Château-Thierry, 21 mars. Arch. de la
guerre). • Je regrette de n'avoir pas manœuvré sur Reims, Épernay et Chà-
lons puisque ces mouvements concordaient avec ceux de l'empereur. Mais je
n'ai pu me retirer d'abord sur Reims par suite de la nature des événements.
(Voilà qui est faux. Marmont, le 18 mars, pouvait également se retirer sur
Reims et sur Fismes, puisque la route de Reims resta libre jusque dans la
nuit du 19 au 20 mars. Voirie Journal de la division Roussel.) Du reste j'avais
l'intention 4e me rapprocher de Reims, mais j'y ai renoncé au moment où
l'ennemi » débouché sur la route de Fisraes. (Marmont avait pris le temps de
la réflexion, car l'ennemi ne déboucha sur la route de Fisraes que le 20 dans
la matinée.) D'ailleurs mes instructions portaient textuellement que je devais
couvrir la route de Paris, etc., etc. » Cette dernière raison est la seule bonne,
Karmont eût été bien avisé de a'en point iavoc^u«r d'autre^.
OPÉRATIONS UE BLUCHER. 327
zenberg et nullement à tenter une nouvelle pointe sur
Paris. Le 20 mars, tandis que Marmont et Mortier, en
position sur les hauteurs de Saint-Martin et couverts
parla Vesle, comptaient, dit le duc de Raguse, attirer
l'armée de Silésie « dans de faux mouvements et la
combattre en offensive », ils n'avaiert devant eux
que les seuls corps de Kleist et d'York, et l'avant-
garde de Winzingerode filait de Reims sur Châlons'.
Il fallut qu'une lettre de Napoléon, qui avec son ad-
mirable génie jugeait les choses de loin mieux que
Marmont ne savait les juger de près, vint dessiller les
yeux du duc de Raguse:« Bliicher va se réunira Schwar-
zenberg, écrivit l'empereur le 20 mars, et tout cela
tombera sur vous', » Le 21 mars, JUarmont. enfin éclairé
par ce message, leva ses cantonnements pour se porter
sur Châlons. Mais l'ennemi tenait la route de Reims, et
celle 4'Epernay était impraticable à l'artillerie. On dut
prendre par Oulchy et Château-Thierry et gagner en-
suite Étoges, à la nouvelle que les Russes occupaient
déjà Épernay', C'était un bien grand détour. Suivis
par les Prussiens, flanqués et devancés à gauche par
la marche parallèle des Russes, menacés à droite
par une manœuvre éventuelle des Autrichiens, les
deux maréchaux pourraient-ils, gagnant de vitesse
toutes les colonnes des Alliés, échapper à un enve-
loppement?
Tandis que par ses faux mouvements, le duc de Ra-
guse compromettait son armée, le duc de Castiglione,
par ses temporisations, sa négligence et son incapa-
cité, perdait la seconde ville de l'empire. Après avoir
1. G. de W., n, 123; Plotho, 367-370.
2. Cette lettre est écrite par Berthier (Registre de Berthier, Plancj, Mman);
mais !e major général reproduit mot pour mot les instructions de Napoléon,
Cf. Corrtspondanee de Napoléon, 21 524.
3. Marmont à Berthier, Château-Thierry, 21 mars. Cf. Registre de Bel-
Uard (ordres du 21 mars, Saint-Martin et Château-Thierry), Arcb. de 1^
Çuerre.
328 181 4.
quiclé Lyon quinze jours trop tard, manquant ainsi
l'occasion de couper les communications de l'ennemi,
Augereau y était rentré quinze iours trop tôt*. Si le \
4 mars, à l'approche de l'armée du prince de Hesse. '
le maréchal, inquiet pour Lyon, croyait devoir se re- i
tirer sur la basse Saône, c'était à Mâcon qu'il lui t'ailait
incontinent porter toutes ses forces. Arrêtant dans
cette position le corps de Bianchi et imposant par son
mouvement aux autres corps de l'armée du Sud, il
eût donné le temps d'arriver aux nombreux renforts
qui étaient en route, il eût permis à Lyon de préparer
sa défense. Mais au lieu d'aller à Mâcon, il revint
directement à Lyon où il cantonna le 9 mars. Puis
il se ravisa et marcha lentement vers Mâcon, éche-
lonnant ses troupes sur une ligne de plus de cin-
quante kilomètres. D'ailleurs les Autrichiens s'étaient
déjà concentrés. La division Musnier, opposée seule
aux masses ennemies, échoua dans son attaque ;
c'était aisé à prévoir. Refoulée sur Saint-Georges,
puis, après un nouveau combat le 18 mars, sur Lyon,
l'armée française s'établit en avant de cette ville, à
Limonest. Presque inattaquable de front, celte posi-
tion était facile à déborder. La bataille s'engagea le
20 mars. Les Français se maintenaient sur tous les
points, lorsque vers midi Augereau, prenant bien
mal son heure, retourna à Lyon pour conférer avec
les autorités civiles. L'absence du général en chef, qui
avait poussé la négligence jusqu'à ne point délé-
guer le commandement à l'un de ses lieutenants, jeta
la confusion. La défense n'eut plus d'ensemble ,
une contre-attaque du général Beurmann échoua,
faute d'être appuyée. Quand Augereau revint à cinq
heures du soir sur le champ de bataille, toutes les
}, Voir > 18U », 233-23S.
ENTRÉE DE L'ARMÉE DD SUD A LYON. 329
troupes étaient en retraite. On rentra dans Lyon*.
Le héros affaibli de Castiglione et de Lodi réunit
une seconde fois à l'hôtel de ville le sénateur Chaptal,
commissaire extraordinaire, le préfet, le maire, les
conseillers municipaux, les commissaires de police.
11 leur demanda ingénument s'il fallait se défendre.
Poser une pareille question à une assemblée civile
quand on est maréchal d'Empire, c'est lui dicter sa
réponse. Ce smgulier conseil de défense, à mieux
dire ce conseil de reddition, ne faillit pas à déclarer
que « l'on devait épargner aux Lyonnais les calamités
d'une résistance inutile ». Augereau qui pensait
comme la municipalité, — il ne s'en cache point dans
son rapport à Clarke, — donna incontinent l'ordre
d'évacuer Lyon^ Le lendemain, 21 mars, à onze
heures du matin, le prince de Hesse passait ses
troupes en revue sur la place Bellecour. Tou' glo-
rieux de cette facile occupation de Lyon, les Autri-
chiens firent fondre en or les clés de la cité et les
envoyèrent à l'empereur François'.
« La défection du duc de Castiglione, a dit Napo-
léon dans sa proclamation du golfe Jouan, livra
Lyon sans défense à l'ennemi. » Augereau ne fit pas
défection au sens absolu du mot, mais s'il ne trahit
pas l'empereur et la patrie, il trahit tous ses devoirs de
soldat. Après avoir commis tant de fautes en rase cam-
pagne, ie maréchal devait les racheter par une éner-
gique défense de Lyon. La disproportion des forces
1. Rapports d'Augereaa à Clarka et ordres, Lyon, 9 mars; Villefrancbe.
18 mars; Vienne, 21 mars. Arch. de la gaerre et Arch. nat., AF. iv. 1670,
Rapi>ort de Clarke à N.ipoléon.20 mars.Arch.de la guerre. Cf. Ploiho, III. 458-4fi0.
2. Rapport d Augereau à Clarke. Vienne, 31 raar»: et rapport de Clarke à
Napoléon, 27 mar-. Arch. de la guerre. — Dans son rapport. Clarke s'étoooe
avec raison, que, ■ dans ces circonstances, le duc de Ca:>i!glione n'ait ra
d'autre parti à prendre que celui de consulter les autorités civilea pour savoir
ce qu'il devait faire •.
3. Général Vialanes à Clarke, Moulins, 37 mars. Arch, de la guerre Jiog.
'Miovitscb, U, 26â.
330 181 4.
n'était point telle que la résistance fût impossible. Les
Autrichiens étaient réduits à 32 000 combattants par les
pertes et les détachements'. Les Français comptaient
encore 21 500 hommes ^ De plus, 6 800 fantassins de
l'armée de Catalogne, conduits en poste de Perpignan,
et 7 000 soldats des armées de Toscane et de Pié-
mont, concentrés à Chambéry, allaient arriver à Lyon,
les premiers le 22 ou le 23 mars, les seconds le 25 ou
le 27 '. Avant la fin du mois, la garnison eût présenté
un effectif de trente-six mille hommes. La population
lyonnaise animée de patriotisme était malheureuse-
ment impuissante à combattre, car on manquait d'ar-
mes, mais elle eût accepté d'un cœur ferme toutes les
épreuves d'un siège et d'un bombardement*. A la
1. Nous avons donné, page 237, le dénombrement de l'armée du Sud, qui
montait, le 9 mars, à 46000 hommes environ. Si de ces 46000 hommes on dé-
falque les 12 700 hommes de Bubna, manœuvrant autour de Genève, quel-
ques petits détachements du prince Aloys Lichtenstein et 3500 hommes tués,
blessés ou prisonniers dans les combats de Poligny, Mâcon, Saint-George,
Limonest, etc. (Plotho, HT, 461), c'est bien à peine 32000 hommes qu'il restait
à l'ennemi devant Lyon.
2. Divisions Musnier : 5 740 hommes; Pannetier : 4855 hommes; Digeon :
1644 hommes; Bardet : 4249 hommes; gardes nationales : 4154 hommes;
artillerie : 883 hommes. Total : 21535 hommes. (Situation de l'armée de
Lyon au 10 mars. Arch. de la guerre.) A défalquer, pour les pertes
du 10 au 20 mars, 1 661 hommes (cf. Koch, II, 251-263) et à ajouter 1 650 hom-
mes, tête de colonne de la division Beurmaan qui arriva à Lyon le 19 (Rap-
port d'Augereau, Vienne, 21 mars). Total : 21524 hommes.
3. Situations de l'armée de Lyon au 20 mars; composition de la colonne de
l'armée d'Aragon. Perpignan, 16 mars; Rapport de Clarke à Napoléon,
26 mars. — Dans son rapport, Clarke dit très justement : « La disproportion
des forces n'était assurément pas de nature à justifier ce qui s'est passé. »
D'après une lettre de Napoléon du 16 mars {Correspondance, 21 499) et une
autre du 21 février (citée par Du Casse, les Rois frères de Napoléon. 479),
l'empereur avait eu un instant l'intention de remplacer Augereau par Sa-
chet, qui était inutile à la tète d'une armée immobilisée au pied des Pyré-
nées, ou par le roi Jérôme, qui se trouvait sans emploi à Paris. Le choix
du duc d'Albuféra eût été excellent, et, à défaut de Suchet. Jérôme eût été
bien placé à l'armée de Lyon. L'ardeur et la ténacité qu'il montra en 1815
aux Quatre-Bras et k Ilougoumont, témoignent qu'il eût fait à Lyon tout ce
qu'on pouvait attendre d'un général vaillant, dévoué et résolu.
4. Sur l'esprit patriotique des Lyonnais, voir les notes du commissaire gé-
néral de police des 21, 25, 26 février et 23 mars, et la note du commissaire
général de Marseille, du 5 avril; la lettre du sous-préfet de Thonon, 8 mars, etc.
Axcb. nat., F. 7, 4290; F. 7, 4289 et F. 7, 6605.
ENTRÉE DE l'aRMÉE DU SUD A LYON. 331
vérité les fortifications de la place tombaient en
ruines et l'armement en était presque nul. Mais cette
ville sans retranchements et sans canons, c'était la
condamnation d'Augereau. Depuis deux mois qu'il
était à Lyon, il avait négligé de faire venir d'Avignon
le parc de quatre-vingts bouches à feu destiné à la
défense de la place et il n'avait ni élevé une re-
doute, ni construit un tambour. Pour remuer la
terre, pour garnir d'ouvrages les collines de Four-
vières et de Saint-Just, pour établir des batteries au
cimetière de Cuire, à la Croix-Rousse, aux ponts Mo-
rand et de la Guillotière, il eût trouvé cent mille bras
dans le peuple de Lyon. Il n'y pensa pas.
Au '^ours de cette campagne, oh il laissa sa gloire,
Augereau ne sut se servir ni des hommes ni des cho-
ses. Dans son armée honteuse et irritée d'être menée
de défaite en défaite et de retraite en retraite, ce n'é-
taient que murmures et clameurs. « Avec Suchet,
disaient les soldats, nous vaudrions mille fois plus'. »
Et ces vétérans des guerres d'Espagne ne se vantaient
pas; ils savaient ce dont ils étaient capables. A Casti-
glione Augereau culbuta avec une seule division
vingt-cinq mille Autrichiens. Les troupes qu'il com-
mandait en 1814 valaient celles de 1796, mais elles
n'avaient à leur tète que l'ombre du héros d'Italie.
1. Rapport da commissaire général de police, Lyon, 22 mars. Arch. nat.
F. 7, 4290; et lettre de l'armée de Ljon, classée à la date du 24 mars. Arch.
de la guerre. — Cette très curieuse lettre, véritable acte d'accusation contre
Augereau, porte en marge, de la main de Vieusseux, chef de division à la
Guerre en 1814 : « D'autres reoseignemeata soat entiéremeat d'accord ave*
cette lettre. >
LIVRE SIXIÈME
hârcde de napoléon
sdr les communications de l'ennemi
A un capitaine moins audacieux et moins résolu
que Napoléon, la bataille fortuite d'Arcis-sur-Aube
eût fait arrcler, sans doute, son grand mouvement
sur les derrières de l'ennemi. Bien que ces deux jour-
nées de combat se fussent terminées sans désastre
pour les Français et leur eussent coûté seulement
3400 hommes, la situation des belligérants se trou-
vait singulièrement modifiée sous le rapport stra-
tégique. Au lieu d'être contenus en tête pur Macdo-
nald et menacés de flanc par Napoléon, comme les
d 6. 47 et 18 mars, au lieu de battre en retraite comme
le 19 mars, les Austro-Russes, le 21 mars au soir,
étaient en pleine otlensivc, le front à l'Aube, contre
les divers corps français qui avaient, il est vrai, com-
mencé d'opérer leur jonction mais qui, par cela même,
découvrait- nt Paris. Dansées conditions, le mouvemeul
conçu par '.'empereur devenait fort hasardeux, car
les routes ouvertes à Sehwai-zenberg et à Biiicher,
<îes deux maréchaux pouvaient se porter rapidement
sur Paris par une marche concentrique, laissant Na*
334 181 4.
poléon manœuvrer, sans danger sinon sans inconvé-
nients pour eux, sur la ligne de communications de
l'armée de Bohême.
Toutes j.es raisons d'ordre politique imposaient à
l'empereur de rentrer dans Paris, et plus d'une con-
sidération stratégique l'engageait à y replier son ar-
mée. Mais battre en retraite et venir prendre position
en avant de Paris ou sous Paris même, c'était re-
mettre la campagne au point oii elle en était le 3 fé-
vrier, après l'affaire de ta Rothière. Or les Alliés,
guéris des marches excentriques et des mouvements
séparés, ne donneraient sans doute plus à Napoléon
des occasions de victoire comme à Champaubert, à
Vauchamps et à Montereau. C'est en deux colonnes
parallèles, chacune de près cent mille hommes, qu'ils
s'avanceraient sur Paris. Pour cela, il fallait peu de
science et moins encore de génie. Schwarzenberg et
Bliicher n'auraient qu'à pousser droit devant eux.
Leur objectif stratégique, qui était Paris, ne se déro-
beraitpas, etleur objectif tactique, qui était Napoléon,
viendrait forcément se confondre avec celui-là. Ainsi
le sort de la guerre tiendrait à une inévitable bataille
en avant de Paris, bataille oii l'ennemi serait deux
contre un. Au contraire, en se portant sur les lignes de
communications des Alliés, Napoléon donnait à la cam-
pagne une face nouvelle. Le « général Imprévu » se
mettait de la partie. S'il était facile pour l'ennemi
de suivre l'armée française en retraite sur Paris,
suivre Napoléon marchant dans une direction incon-
nue, manœuvrant entre ses forteresses, tantôt se
dérobant, tantôt reprenant l'offensive, alliant aux
ressources de la guerre de chicanes les coups de
maître de la grande guerre, cela semblait dépasser
la stratégie des généraux en chef de la Coalition. Pour-
raient-ils dans de pareilles opérations et avec un tel
NAPOLÉON SDR LES COMMUNICATIONS DE l' ENNEMI. 335
adver^îaire éviter les faux mouvements et se garder
des iiîanœuNTes compromettantes'? L'hypothèse que
les Alliés auraient la hardiesse de marcher sur Paris
quand il menacerait leurs lignes de communications
se présentait sans doute à l'esprit de l'empereur, mais
il repoussait cette crainte comme chimérique. Il se
croyait assuré d'entraîner l'ennemi à sa suite. Et,
de fait, intimidé par le mouvement de l'armée fran-
çaise, le prince de Schwarzenberg allait prendre toutes
ses dispositions pour suivre Napoléon *.
Bien résolu à continuer son mouvement vers ses
places, l'empereur vint le 21 mars coucher à Somme-
puis, oh se concentrèrent la vieille garde, le corps de
Ney et la cavalerie de Letort, de Berckheim, de Saint-
Germain et de Milhaud. Sébastian! avec les divisions
Golbert, Exelmans et Lefebvre-Desnoëttes bivoua-
qua àDosnon. Les trois corps de Macdonald et la ca-
valerie de Trelliard restèrent échelonnés sui la rive
droite de l'Aube, la tête à Chêne, la queue au delà de
Plancy'. Le 22 mars, au point du jour, Ney ayant passé
la Marne au gué de Frignicourt avec son infanterie,
les dragons de Milhand et les gardes d'honneur de
Defrance, se porta sur Vitry. Cette ville avait pour
armement quarante et un canons et pour garnison
cinq mille trois cents Prussiens et Russes, commandés
1. Oaase\riu {Der Feldxug von 1814, 467) déclare qu« la manœuvre de
Napoléoa n'était qu'une simple démonstration qui ne pouvait pas amener de
résultats sérieux; mais le marne Clausewiti ne s'aperçoit pas qu'il a dit
précédemment (p. 448) que si les Alliés avaient suivi Napoléon en Lorraine
ils « auraient été réduits à. repasser le Rhin • . Langeron dit aussi : < Il eût
été difticUe en Lorraine de vaincre Napoléon au milieu de ses places, s'ii
eiït voulu éviter un engagement général.» Mémoires de Langeron. Arch. des
affaires étrangères, Russie, 2ô.
2. Ordres de Schwarzenberg du 21 mars, 6 heures du soir au 24 mars.
4 heures du matin, et lettres du même à l'empereur d'Autriche, cités par
Schel», I, 394 k 430, et H, 18.
3. Registre de Berthier (ordres du 21 mars, Arcis, 1 heure et demie de
l'après-midi et Sommepuis, 22 mars, 1 heure du matin). Journal de T^val. Mac-
donald à Berthier, Ormes, 22 mars, 7 heures du matin. Arch. de la guerre.
336 181 4.
par le colonel Schurchow. Après avoir aéployé ses
troupes comme pour une attaque, le prince do la Mos-
kovva fit sommer la place, proposant au gouverneur
de se retirer avec armes et bagages. Sans communi-
cation avec le quartier général des Alliés, entouré par
toute une armée et disposant de faibles moyens de
défense, le commandant de Vitry se trouvait à peu
près dans la situation où était, le 3 mars, le comman-
dant de Soissons. Mais Scburchow n'était pas un Mo-
reau. Il écrivit très dignement et très sensément au
maréchal Ney : « Permettez à un officier d'aller au
quartier général du prince do Schwarzenberg pour
être sûr de la place où se trouve Son Excellence. Dès
que je le saurai rétrogradé derrière la ligne, je me
résoudrai pour épargner le sang à entrer en pourpar-
lers*. » Cette proposition n'était point acceptable dans
la circonstance. Le maréchal y répondit à coups de
canon. Schurchow ne se laissa intimider ni par le feu
ni par les démonstrations d'attaque; il demeura iné-
branlable dans la résolution que lui avait dictée le
devoir militaire.
Au reste, si lapossessiondeVitry eût donné un point
d'appui à l'armée française, l'occupation de cette place
ne lui était pas indispensable pour franchir la Marne.
L'empereur qui prévoyait une sérieuse défense de la
garnison prussienne avait donné l'ordre, étant à
Sommopuis, de jeter deux ponts en aval de Frigni-
court. Ce fut sur ces deux ponts et par le gué même,
où l'eau n'atteignait pas deux pieds, que dans la
journée du 22 mars passèrent la garde à pied et à
cheval, l'artillerie de réserve et les 2* et 5* corps de
1. Schurchow à Ney, Vitry (22 mars). Arch. nat., AF. iv, 1670.
Une lettre de Barclay de Tolly, du 22 mars, eninig'riait au colonel Schur-
chow de se défendre à la derui^re extrémité a'ii était assiéj^é. Mais cette
lettre fut prise par tes courears français. Elle «« '^xouve aux Archives nauo-
n&les, AF. IV, J 66».
NAPOLÉON SUR LES COMMUNICATIONS DE L'eNNEMT. 337
cavalerie '. De Frignicourt, les troupes se dirigèrent sur
Saiut Dizier. Les quatre cents hussards et chasseurs
du général Pire, marchant à l'avant-garde, arrivèrent
dans celte ville le 22 mars vers cinq heures du soir, à
temps pour sabrer deux bataillons prussiens qui se reti-
raient par la route de Joinville, Les Prussiens escor-
taient un énorme convoi et un équipage de quatre-
vingts pontons. Ils se mirent en défense. formés en deux
carrés. L'un, enfoncé à la première charge, mit bas les
armes ; l'autre résistaassezlongtemps, et unepartiedes
hommes parvint à s'échapper après avoir brûlé l'équi-
page de ponts. Il n'en resta pas moins aux mains des
hussards quatre cents voitures de vivres et de muni-
tions, huit cents prisonniers et, dit Pire, « quatre à
cina cents superbes chevaux prêts à entrer dans nos
rangs pour y remplacer ceux hors de service * ».
A Saint-Dizier, où l'élat-major impérial entra le
23 mars dans l'après-midi', Napoléon se trouvait
placé entre les deux principales lignes d'opérations
des Alliés : la route de Strasbourg qu'avait suivie l'ar-
mée de Silésie, la route de Bàle qu'avait suivie l'ar-
mée de Bohême. L'empereur ne doutait pas que
Schwarzenberg, voyant ses communications avec le
1. Correspondance de XapoUon, 21529, 21530. Registre de Berthier (ordres
da 22 mars. Sommepuis, 1 heure du matin, et Frigoicourt, 1 heure et 5 heures
du soir, Arch. de la guerre. — La lettre 21 5i9 a été datée par les éditeurs de
la Correspondance : Sézanne, 22 mars. Le 22 mars. Napoléon était à 80 kilo-
mètres de Sézanne.
2. Pire à Berthier, Saint-Dizier, 22 mars, 6 heures du soir et 11 heures da
soir. Rapport sur la prise d'un convoi par le maire de Saint-Dizier, Saint-
Dizier, 22 mars (dans la nuit). État des denrées trouvées à Saint-Dizier par
la cavalerie légère du 5* corps de cavalerie, le 22 mars : 20 pièces
d>au-de-vie, 50 sacs de farine, 100 sacs d'avoine, etc., etc.). Arch. de la
guerre. — Napoléon, fidèle à son principe d'exagérer et ses forces et se»
«uccès, dit : « 2000 prisonniers, 400 voitures et 80 pontons. » Coirespundanee,
215:13. Dans sa lettre de 11 heures du soir. Pire qui se plaint de manquer
d'ordre précis iit que s'il avait eu on peu plus de mionde, le deuxième ba-
taillon prossieii aurait été entièrement pris et n'aurait pas eu le temps de
brûler les pontons.
j. L'empereur aval» passé la nuit au château du Plessis entre Frigoicoarl
m, Saint-Dizier. Registre de Berthier (ordres du» •( 23 mars). •
22
338 181 4.
Rhin menacées, ne manœuvrât pour livrer bataille à
l'armée française. Mais il ignorait quelle direction
prendraif le général autrichien. Les Austro-Russes
marcheraient-ils à sa suite par Sommepuis et Yitry
ou se porteraient-ils à sa rencontre pai Brienne et
Vassy? Rapports de chefs de reconnaissances, rensei-
gnements d'espions, propos de paysans ne s'accor-
daient nullement : « L'ennemi se concentre à Brienne.
— 11 rétrograde vers Lan grès — Le czar a couché à
Montiérender — Macdonald est serré de près dans sa
retraite sur Vitry par toute Tarmée alliée*. » Le moyen
de découvrir la vérité au milieu de tant de nouvelles
contradictoires! Quant à marcher directement sur
les places fortes sans s'inquiéter des manœuvres de
l'ennemi, Napoléon ne le pouvait guère avant que les
trois corpa de Macdonald eussent au moins passé la
Marne. Le 23 à midi, la cavalerie de Pire occupait
Joinville et l'arrière-garde du duc de Tarente avait à
peine dépassé Dosnon*. Ainsi l'armée française s éten-
dait sur une ligne courbe de près de vingt lieues.
La pointe hardie, poussée si rapidement sur les der-
rières de l'ennemi, avec la garde et une partie de la
cavalerie, était bonne pour jeter le trouble chez les
Alliés; mais continuer plus longtemps cette marche
avec une colonne d'un tel allongement, c'était s'expo-
ser à un désastre. Jusqu'à ce que ses troupes fussent
concentrées sur la rive droite de la Marne, l'empereur
se trouvaitdans l'impossibilité de rien entreprendre de
sérieux ^.Ilpouvait seulement faire rayonner sa cavale-
rie autour de Saint-Dizier pour battre l'estrade, avoir
1. Notes et rapports d'espions et de chefs de reconnaissance, 22etS3 mars.
4rch. nat., -»F. iv, 1668. Cf. Correspondance, 21 531.
2. Pire à Berthier, Joinville, 23 mars, 2 heures de raprè8-nii4i. Rapport 4e
Macdonald, Villotte, 24 mars, 4 heures du matin. Arch. de la guerre.
3. Cf. Napoléon à Clarke, Saint-Dizier, 23 mars. Arch. nat., AF. iv, 906
(non citée dans la Correspondance). Correspondance, 21534, 21536. Fain, 19à.
NAPOLÉON SUR LES COMMUNICATIONS DE L ENNEMI. 339
des nouvelles, ouvrir les communications, occuper les
roules, s'assurer les débouchés, arrêter les courriers,
niUer les convois, surprendre les postes, enlever les
détachements.LeshussardsdePirépiquèrentsurJom-
ville e. Chaumont, les cuirassiers de Saint-Germam
sur Monliérender, les gardes d'honneur de Defrance
8ur Void, les chasseurs et les lanciers de Maurin sur
Bar-sur-Ornainet Saint-Mihiel,les dragons de Milhaud
sur Châlons* . En même temps des émissaires, paysans
et gendarmes déguisés, partirent chargés de dépêches
pour les commandants des places de 1 Est et pour les
maires des principales communes des départements de
laMeurthe et delà Moselle. D'après ces ordres, les gou-
verneurs devaient sortir avec leur garmson et tenir la
campagne en s'avançant à la rencontre de 1 empereur
11 était enjoint aux maires d'assembler au son dutocsm
les -ardes nationaux de la levée en masse pour courir
parU)ut sus àl'ennemiV Encore incertain des disposi-
tions que prendrait Schwarzenberg,^apoleon se tenai
prêt aux diverses éventualités. 11 préparait tout soit
pour tomber sur les Austro- Russes, soit pour rece-
voir leur attaque, soit pour les entraîner a sa suite
vers les places de l'Est. Irait-il à Metz, tournerrut-il
la droite de l'ennemi, l'attendrait-il dans une position
défensive? Cela dépendrait des circonstances. Lempe-
reurne se pressait point de prendre un parti. « Vingt-
quatre heures, disait-il, apportent bien du change-
ment dans une situation militaire'. »
,. Heg».tr« de Berthier (ordre, du ». ^^'^.^^f^.SZ^Mf^.
du maiia. et Saint-Dizier. 1 heure apres-raxdi. a Pire, &»int-Uerma n.
Milhaud à Berihier. 23 et 24 mars. Arch. de la guerre.
,. Regi.u« de Berthier (ordre, du 23 n.ars. ^ ^--^^«^ «''^^J. irS
après-midi). Nfj au maire de Bar-sur-Omain, Krigaicouri, w
la guerre. Corr^pond^r^^e^ ^cfV^\\^ «1538; Fain. 195-196, M Napo-
3. Correspondance, 21 532. Cf. 21 534, Il s.», ii »• • ' 906 t II «rt dif-
léon k Clarke, Saint-Di.ier. 23 mars. Arch. naU. AF. tT.»06. . U •« au
fkile de savoir positivement ce qui va •• passer. ■
II
LE CONSEIL DE GUERRE DE POUGY
Si après la bataille d'Arcis-sur-Aube, Napoléon n'é-
tait point exactement fixé sur la direction qu'allait
prendre Schwarzenberg, Schwarzenberg de son côté
— et la chose est moins explicable — ne savait
rien de la direction qu'avait prise Napoléon. Le soir
du 21 mars, tandis que Ton combattait encore dans
Arcis, le généralissime autrichien pensant que l'ar-
mée française se repliait vers Vilry avait ordonné pour
le 22 un mouvement de concentration sur la rive
droite de l'Aube, entre Bonnement et Dampierre. Oans
la nuit, il écrivit de Pougy à l'empereur d'Autriche
afin de lui annoncer le succès de la journée et de l'in-
former des dispositions arrêtées pour le lendemain \
Mais, dans cette même nuit, Schwarzenberg reçut un
billet du prince de Wurtemberg, portant que d'après
des renseignements certains Napoléon se retirait sur
Châlons^. Les ordres furent modifiés. Au lieu de s'é-
chelonner entre Bonnement et Bampierre, de façon
à marcher sur Vitry, les troupes durent se déployer
entre Corbeil et Herbisse, de façon à marcher sur
Châlons ^ Le passage de l'Aube souffrit de grands
1. Disposition de Schwarzenberg pour le 22 mars, Ménil, 21 mars, 6 heure*
du soir, cité par Scheh. ZJ/e Operaz. der verbund. Beere gegen Paris, I, J94.
2. Lettre de Wurtemberg à Schwarzenberg (devant Arcis, nuit du 21 au
22 mars), citée par 6chels, I, 393.
3. Disposition de Schwarzenberg, Pou£jr. 22 mars, 10 heur es da matin,
«itée par Schels, I, 399-400.
LE CONSEIL DE GUERRE DE POUGY. S4l
.•etards. Les trois corps de Macdonald, postés sur la
rive droite depuis Chêne jusqu'au delà d'Ormes, dé-
fcndaie."^l tous les abords, canonuant et fusillant les
Austro-Russes dès qu'ils se montraient à portée.
Embusqués dans les maisons du faubourg d'Arcis,
les tirailleurs de la brigade Maulmont empêchaient
par un feu nourri et bien dirigé les travailleurs enne-
mis de rétablir le pont. Le prince de Wurtemberg
voyant qu'il ne pouvait franchir l'Aube à Arcis, —
« passage très périlleux et très difficile », écrivait-il,
— se résolut à traverser la rivière à trois lieues en
amont, par le pont de Ram-^^rupl. Ce mouvement
achevé dans l'après-midi du 22 mars, il prit position
avec les IV et VI* corps entre Ram^rupt et Dampierre,
l'avant-garde à Lhuitre. Le V' corps (Wrède) occupa
Corbeil et Rrébant, l'avant-garde à Métiercelin Les
gardes et réserves s'établirent entre Bonnement et
V'aucogne ; seul le IIP corps (Gyulai) resta sur la rive
gauche de l'Aube, en observation devant Arcis'.
Quand on regarde sur la carte les positions occu-
pées par les Alliés et que Ton compare les effectifs des
troupes en présence, on admire que la petite armée de
Macdonald ait échappé à la destruction. Le 22 mars,
celte armée réduite à vingt mille combattants ^ qui
étaient échelonnés entre Chêne, Ormes et Mailly, se
1. Macdonald à Berthicr, Ormes, 22 mars, et Villotte, 24 mars. Journal de
la division Levai Arch. de îa guerre. Lettre de Wurtemberg à Schwarzen-
berg (devant Arcis), 22 mars au matin) citée par Schels, I, 401. Barclajr de
Tol.j à commandant de Vitry, 22 mars. Arcb. nat., AF. iv, 1668.
2. On a vu (> 1814 >. 283) que le 17 mars les trois corps de Macdonald
comptaient environ 30U00 hommes. Mais le 22 mars la division Levai avait
perdn 1 100 hommes dans le combat de la veille ; les 2* et 5* corps de cava-
lerie, ensemble 5000 hommes, étaient avec l'empereur au delà de la Marne:
enfin, ,ar suite de retards dans la marche, les divisions Pacthod et Amey
•t le grand parc n'avaient point rejoint le gros de l'armée. Macdonald
n'avait donc plus que 18000 hommes, an maximum, auxquels il faut ajouter
les l" et ?• divisions de la ?arde à cheval sous Sébastiani (réduites à moins
de 2-iQo sabres) que Napoléon avait laissées au duc de Tareuie pour cou-
Trir sa retrait».
342 181 4.
trouvait menacée sur son front par le corps de Gyulai
et débordée de plus de quatre lieues sur son flanc
gauche par le gros des Austro-Russes, soit pa •• quatre-
vingt mim hommes. Dans la nuit, les hussards et les
uhlans du comte Pahlen traversèrent même la ligne
de retraite des Français en se portant, par Poivre, de
Lhuitre sur Sommesous*. Comment avec leur innom-
brable cavalerie légère, les généraux alliés ne furent-
ils pas informés de la route suivie par l'empereur et
de la situation critique où se trouvait Macdonald,
obligé à une marche de flanc devant leurs têtes de
colonnes? Et avaient-ils môme besoin des renseigne-
ments de leurs reconnaissances? Ne voyaient-ils pas
la position de l'arrière-garde française? N'étaienl-ils
pas en contact avec elle? Pourquoi ne tentèrent-ils
pas quelque attaque vigoureuse où leur écrasante
supériorité numérique leur eût assuré le succès?
Mais d'après les dispositions de Schwarzenberg, trop
bien obéi par ses lieutenants, il semblait que pour
agir on dût se régler sur la marche de Macdonald.
C'était laisser le maréchal libre de ses mouvements,
quand au contraire il fallait les paralyser.
On restait sans nouvelles certaines de la direction
prise par Napoléon. Ls 22 dans la soirée, Schwar-
zenberg reçut une lettre du général Oscharowsky,
portant : « L'empereur marche sur Vitry... » et une
lettre du général de Wrède, disant : « 11 est impos-
sible que Napoléon se retire sur Vitry. » Selon d'au-
tres rapports, les Français se repliaient sur Châlons,
sur Sézanne, sur Montmirail^ Plus irrésolu que
jamais, le prince de Schwarzenberg écrivit ce soir-là
à l'empereur d'Autriche : « Jusqu'à présent les rap-
'. Schels, I, 411. Cf. 426 et Bogdanovitsch, II, 109.
2. Lettres de Wrède et d'Oscharowsky, 22 mars, citées par Schels, I, p. 409;
Relation do Diebitsch, Mohilew, 9 mars 18.V7. Arch. de la guerre (à la data
du 24 mars 1814).
LE CONSEIL D£ GUERRE DE POCGY. 343
ports précis me manquent sur la \Taie direction de
l'ennemi. Je les attends à chaque instant. Dès que je
les aurai, je me mettrai en marche sur-le-champ'.»
Schwarzenberg venait déjà d'écrire à Bliicher ; « D'a-
près toutes les nouvelles, l'empereur doit se diriger
sur Chàlons, mais j'en doute encore. Sitôt que j'aurai
des nouvelles exactes, je suivrai l'ennemi avec toute
l'armée. » Le meilleur moyen d'avoir des nouvelles,
c'était de presser vivement les Français dans leur re-
traite. Mais Schwarzenberg, apparemment, ne s'en
a\isa point. Afin d'occuper les loisirs que lui faisait son
incertitude, il passa la soirée du 22 mars à rédiger trois
dispositions différentes pour le lendemain, suivant
les trois éventualités qui pouvaient se présenter : la
marche de Napoléon sur Chàlons, sur Vitry ou sut*
Montmirail. Dans les trois cas d'ailleurs, on aurait à
suivre l'armée française ; les ordres variaient seule-
ment dans les détails itinéraires*.
Pendant que Schwarzenberg écrivait, Macdonald
agissait. Au mépris de tous les dangers, il avait exé-
cuté l'ordre de l'empereur lui enjoignant de se main-
tenir derrière l'Aube durant la journée entière*. La
nuit venue, il prit ses dispositions de retraite. A onze
heures du soir, les troupes se concentrèrent entre
Chêne et Dosnon,et le 23 mars à la pointe du jour
l'armée se mit en marche vers Vitry, par Trouan et
1. Lettm de Schwarzenberg à l'emperear d'Aatriche, Poogj, tt mnit,
9 heores da soir; à Blùcher, Poogj, 22 mars (dans l'après-midi}, àtées par
Schels, I, 401. — Barclaj de ToUy écrivait de son côté (22 mars) an com-
mandant de Vitry : ■ Quoiqu'il ne soit pas vraisemblable que l'ennemi se retire
ia o6té de Vitry, j'exige que dans le cas où il se présenterait, vons voas
défendies à la dernière des extrémités. Les armées alliées snirent l'ennemi
pas à pas... > Cette lettre prise par nos coorears se troare aux Archives
nationales, AF. iv, 1668.
i. Dispositions de Schwarzenberg pour le 23 mars, Poagy, 22 mars, 10 henret
du soir, citées par Ploiho, 111, 337-339. Cf. Lettre de Schwarzenberg à WrMa,
Poogy, 22 mars (dans la nuit), citée par Schels, I, i(&.
3. Registre de Berthier (à Macdonald. chfctwan du Pleaùs,2S mars, 1 heu*
éa matin). Arch. de la guerre.
344 181 4.
Sommepuis'. Avertis par les grand'g-ardes du mou-
vement de Macdonald, le prince de Wurtemberg^ lit
aussitôt avancer les IV" et VP corps dans la direc-
tion de Grand-Trouan; il continuait d'ailleurs à croire
que les Français se repliaient sur Cliâlons. De son
côté, le comte de Wrëde fut informé à sept heures du
matin, par un rapport d'Oscharowsky, que décidé-
ment Napoléon avait pris Vitry pour point de retraite.
A ces nouvelles, Wrède se conformant aux instruc-
tions de Schwarzenberg- choisit la disposition n" 2 et
dirigea le Y' corps sur Vitry par les hauteurs de
Perlhes*.
De Grand-Trouan, où son arriëre-garde fut atteinte
par la cavalerie du prince de Wurtemberg, à Courde-
manges, où le corps de Wrède tenta de lui couper la
retraite, Macdonald marcha sans cesse parallèlement
à l'ennemi et trop souvent en contact avec lui. Il eut
à soutenir plusieurs attaque», y perdant de ses ba-
gages etde son artillerie. «J'ai été pour ainsi dire en-
veloppé tout le jour, écrivit-il le 24 mars, à Berthier,
et forcé de combattre jusqu'à onze heures du soir. Votre
Altesse peut comprendre le désordre de mes troupes,
harassées de fatigues, marchant dans une plaine aride,
par une nuit obscure. » Enfin, grâce au concours de
Ney qui avait fait occuper par la division Lefol les
hauteurs de Courdemanges, de façon à protéger les
gués, les trois corps du duc de Tarente purent fran-
chir la Marne « pour ainsi dire pêle-mêle », dit Mac-
donald, et s'établir sur la rive droite ^
1. Ordres de Gressot, Dosnon, 22 mars, Il heures du Boir. Rapport de
Macdonald, Villotte, 24 iijars. Journal de Levai. Arch. de la guerre.
2. Lettre de Wurteraberg à Schwarzenberg, Dampierre, 23 mars, citée par
Schels, I, 4U. Bogdanowitsch, H, 105-106; Schels, I, 409, 110, 419, in. —
Oscharowsky avait eu dans la soirée du 22 un engagement prèf ie Frigni-
coupt avec un parti de troupes françaises.
S. Macdonald à Borthi.T, Villotte, 24 mars, 4 heures du matin. Journal de
a division Levai, Avch. de la guerre. Cf. Schels, II, 422-423. — Le passag»
LE CONSEIL DE GUERRE DE POUGT. 145
Les combats avaient même commencé plus tôt que
ne le croyait Macdonald. Entre huit et neuf heures du
matin, comme Gérard, dont le corps tenait la tête de la
colonne, avait déjà dépassé de sa personne 1? ferme
du Fénu (route de Grand-Trouan à Sommepuis), il en-
tendit une furieuse canonnade daus la direction de ce
dernier village et s'y porta aussitôt. Le grand parc de
l'armée était aux prises avec la cavalerie d'Oscha-
rowsky. D'après les instructions de Macdonald, qui
craignait que pièces et voitures ne pussent traverser
les marais de Saint-Saturnin, le parc était remonté j us-
qu'à Pleurs d'où il avait gagné Salon et Sommepuis.
Malheureusement, par suite d'ordres mal interprétés,
la division Amey, qui devait escorter le convoi, avait
rebroussé chemin vers Sézanne. Ainsi le parc était
bien arrivé le 23 au matm, près de Sommepuis, mais
il y était arrivé seul, ayant pour toute escorte dix
gendarmes à cheval ralliés sur la route*. C'était une
riche proie et une proie facile pour les dix-sept cents
dragons, hussards et lanciers de la garde du général
Oscharowsky*. Sans trop s'intimider, le commandant
de la Marne, qui avait commence pour tes troapes de Macdonald le 23 à 5
heures du soir, ne fut complètement achevé que le 24 à 6 heures do matin.
Nejr à Berihier, Prigoicourt. 23 mars, 4 heures et demie du soir, et Saint-
Dizier. 21 mars, 1 heure après-midi. Arch. de la guerre.
1. Rapports de Macdonald à Berthier, Villotte, 24 mars, quatre heures du
matin et Valcourt, 28 mars, 1 heure et demie après-midi. Arch. de la
guerre. Rapport de Logeret. maréchal des logis de gendarmerie, Doulevent,
25 mars, Arch. nat., AP. iv, 1 667. — Macdonald explique ainsi la fatale
erreur du général Amey. «... Amey, qui le 21 au soir était à Saint-Saturnin,
avait l'ordre d'escorter les parcs (ce dont j'ai l'accusé de réception). Il devait
se duriger directement sur Cauroj, Gourganson ou Semoine, selon que les
parcs seraient ' cette hauteur. Mes derrières se trouvant fort compromis,
j'envoyai dan la nuit plusieurs officiers d'état-major sur Nogent et Ville-
noxe, afin que tout ce qui n'aurait pas passé les gués rétrogradât vers Sé-
zanne. Cet ordre ne concernait nullement le général Amey, puisqu'il était
de ce côté des gués, mais l'un de mes officiers ayant passé par Saint-Saturnin,
Amey voulut voir l'ordre général, qui ne le concernait pas, et le prenant néan-
moins pour lui, il se dirigea sur Sézanne... »
2. 18 escadrons formant un effectif total de 1776 sabres et lances «t une
demi-batterie d'artillerie lég-ère. Tableau de la composition de la grand*
armée alliée en 1814. Arch. tos. de Saint-PétersboorK, 22854.
S46 181 4.
du convoi disposa son parc en carré, les caissons et
les voilures au centre, et avec les quatre ou cinq cents
conducteurs, sapeurs et canonniers qu'il avaiu sous
ses ordres, il s'efforça de repousser à coups de mi-
traille les charges des escadrons ennemis. On y
réussit d'abord, et les gendarmes, renforcés d'une
quinzaine de sous-officiers et de canonniers à cheval,
sortirent même du carré et sabrèrent avec les Russes.
Mais Oscharowsky ayant fait ouvrir le feu à son ar-
tillerie légère, des obus tombèrent sur les caissons.
Quelques-uns sautèrent; le désordre se mit dans le
carré où pénétra la cavalerie ennemie. A ce moment,
les têtes de colonnes de Gérard arrivèrent sur le champ
de bataille. L'infanterie dégagea le parc et repoussa
les Russes jusque près d'Humbauville. On ne put
néanmoins leur reprendre deux au trois cents prison-
niers et quatorze canons, trophées de ce combat. Un
plus grand nombre de pièces avaient été enclouées'.
Pendant l'affaire, un courrier, porteur d'une lettre
de Herthier à Macdonald, tomba entre les mains de
l'ennemi. Cette lettre, datée du château du Plessis,
3 heures du matin, enjoignait au duc de Tarente de
presser sa marche pour passer la Marne et l'informait
que l'empereur se trouvait entre Vitry et Saint-Dizier,
sur les derrières de la grande armée, et que déjà la
cavalerie s'approchait de Joinville après avoir fait
beaucoup de prises ^ Oscharowsky envoya aussitôt
1. Cf. Macdonald à Berthier, 24 mars, et 28 mars. Arch. delà guerre. Rap-
port de Logeret, Doulevent, 25 mars. Arch. nat., AF. rv, 1670. Rapport
d'Oscharowsky, Métiercelin, 23 mars, cité par Bogdanowitsch, II, 106.
2. Relation de Diebitsch. Arch. de la guerre, à la date du 24 mars. Lettre
de Sch-warïenberg à l'empereur d'Autriche, Pougy, 23 mars, 5 heures du soir
cité par Schels, I, 429. Cf. Danilewsky, 11.78.
La copie de cette lettre, ou plutôt de ces deux lettres, car DiebitscH dit: «Deux
lettres » ne figura pas dans le registre de Berthier. Mais il ne s'ensuit pas
de cela qu'elles n'aient pas été écrites. D'une part, nombre de lettres da
major général dont nous avons vu les originaux aux Archives nationales et
aux Archivea de la guerre ne sont pas transcrites dans le registre. D'autre
Ll CONSEIL DE GUERRE DB POUGT. 34t
cette dépêche si importante à son chef hiérarchique,
Barclay de ToUy. Celui-ci, jugeant que ces nouvelles
obligeaient \ prendre un parti sur l'heure, dépêcha
Diebitsch, son quartier-maître général, au prince de
Schwarzenberg. Le prince avait quitté Pougy pour
iller inspecter les positions; Diebitsch le rejoignit à
Dommartin. Il lui annonça devant tout Tétat-major
le succès remporté le matin par la cavalerie légère de
la garde, puis il le pria d'entrer dans une maison
avec le chef d'état-major général Radetzky, pour
une communication secrète. Diebitsch remit alors la
lettre saisie, et s'efforça de faire sentir au généralis-
sime la gravité des circonstances et la nécessité d'une
résolution énergique. La conférence dura .une demi-
heure; après quoi Schwarzenberg, sans avoir encore
rien décidé, revint au galop à Pougy pour réunir en
conseil de guerre le czar, le roi de Prusse et les prin-
cipaux généraux del'état-major allié*.
part, si rorigÎDal et la copie de cette lettre manquent, noas en retronrons lèé
traces. En effet, nons lisons dans la Corretpnndanee de Napoléon (21533) •
« Château du Plessis, 23 mars (3 heures du matia). Mon cousin, écrivez an
duc de Tarente pour lui faire connaître que nous avons pris un équipage de
pont, etc., etc., entre Saint-Dizier et Joinvilie... » Or, comment Berthier. qui
ne manquait jamais de transmettre sur Theore les ordres et les informations
données par Tempereur, l'eût-il omis cette fois en si grave occurrence î
Mais il n'y manqua pas. Nous en avons la preuve dans sa lettre k Macdo-
nald du 2-i mars, 3 heures et demie du matin : < ... Je n'ai pas de vos noQ>
velles. Je vous ai envoyé des ordres par triplicata. » Or ces ordres envoyés pai
triplicata ne sont point évidemment ceux contenus dans la lettre de la veille,
23 mars, 11 heures et demie du soir. Ce sont bien ceux qui faisaient l'objet
de la lettre (interceptée) 23 mars, 3 heures du matin. Voici sans doute la raison
pourquoi cette lettre ne fut pas transcrite sur le registre. Les lettres sont
toujours copiées entièrement satif celles qui reproduisent le même texte, k
quelques variantes irès. Dans ce cas, le copiste met entre deux barres :
• Même lettre kN..., même lettre àN...,etc.a Or la lettre annonçant la march*
sur Saint-Dizier fut écrite par Berthier, non seulement à Macdonald, mais i
Marmont, à Mortier et à Sêbastiani. nous le voyons sur le registre. Le copiste
a transcrit entièrement la lettre à Marmont, puis, pour celles à Sébastian! «t
à Mortier, U «est contenté de mettre: < Même lettre au général Sébastiani.méma
lettre au duc de Trévise.» Enfin, an lieu de porter : « Même lettre andscde
Tarente «.comme les mots «même lettre au duc de Trévise • tombaient en bas
de page reeto,'il a omis d^nscrire cette mention en commençant la page verto.
1. Eelation de Diebitsch. Arch. de la guerre, k la date du 24 mars. Lettré
348 181 4.
Do nouveaux renseignements étaient parvenus au
quarticrgénéral. L'armée (le SiJésie s'avançait de Reims
sur Châlotis, et déjà sa cavalerie légère battait l'estrade
au sud de celte ville, donnant la main aux coureurs
du comte Pahlen qui rayonnaient autour de Poivre.
Enfin des Cosaques de Tettenborn avaient pris dans
la nuit sur un courrier une lettre de Napoléon à l'im-
pératrice Marie-Louise. Dans ce billet, dont Bliicher
envoyait la copie à Schwarzenberg, l'empereur écri-
vait qu'il avait passé la Marne afin d'attirer l'ennemi
loin de Paris et de se rapprocher de ses places *.
do Schwarzenberg k Uempereur d'Autriche, Pougy, 23 mars, 5 heures après-
midi, cité par Schels, I, 429-130.
Selon Diebitsch qui veut s'attribuer Thonneur d'avoir seul décidé Schwar-
zenberg à abandonner sa ligne d'opérations, cette résolution fut prise k
Doramartin même par Schwarzenb"rg et Radetzky d'après les conseils de
Diebitsch. Mais outre que la lettre de Schwarzenberg à l'empereur d'Autriche,
et tou& les historiens étrangers (Plotho, III, 343-344, Schels, I, 427-428,
Bogdanowitscb, II, 109-110, etc., etc.) témoignent que la décision de marcher
à la rencontre de Bliicher fut prise, et non sans discussions, dans le conseil
de guexre tenu & Pougy le 23 mars à 3 heures de l'après-inidi, il est bien
évident que, eu raison de son caractère hésitant, Schwarzenberg n'était
pas homme à prendre une pareille résolution sans en référer au czar.
Que Diebitsch ait, à Dommartin, préparé par ses arguments le généralis-
sime à adopter ce parti, cela est possible ; mais rien ne fut définitivement
arrêté qu'en conseil de guerre.
1 . Schwarzenberg à l'empereur d'Autriche (Vitry, 24 mars, cité par Schels, II,
^2; Miiffling, II, 124. Mémoires de Langeron, Arch. des Aff. étrangères. Cf.
Schels, I, 412. 426; Mémoires de Ruvigo, VI, 368-369; Meneval, II, 37-38;
Clarke à Napoléon, 25 mars. Arch. de la guerre.
L'original de cette lettre fut, comme ou verra plus loin, remis par les
soins de BlQcher aux avant-postes français de Meaux pour être donné à
l'impératrice. Les historiens français ne citent pas cette lettre, sauf Vau-
doncourt, qui la déclare apocryphe, et elle ne figure pas dans la Corres-
pondance.Qae le texte même de ce billet, que nous ne connaissons d'ailieuri
■[ue dans la traduction allemande, ne soit pas exact, cela est possible, mais
ce qui est hors de doute c'est qu'une lettre de Napoléon à Marie-Louise,
celle-ci ou une autre analogue, fut saisie par les coureurs de Bliicher, le
22 mars dans la soirée et envoyée à Schwarzenberg le 23 dans l'après-midi.
A titre de curiosité, nous donnons cette lettre qui eut une si grande in-
fluence sur les événements : « Mon amie, j'ai été tous ces jours-ci à cheval.
Le 20 j'ai pri>, Arcis-sur-Aube. L'ennemi m'y a attaqué à huit heures du
soir. Je l'a» battu, lui ai tué 4 000 hommes et pris 4 pièces de c~non. Le 21,
l'ennemi s'est mis en bataille pour protéger la marche de ses colonnes sur
Brienne et Bar-sur-Aube. J'ai résolu de me porter sur la Marne afin d'éloi-
gner l'ennemi de Paris et de me rapprocher de mes places. Je serai ce soir à
Saint-Dizier. Adieu, mon amie, embrasse mon fils. » — D'après Rov/gu les
derniers mots auraient été : « Ce mouvement me sauve ou me perd. •
LE CONSEIL DE GUERRE DE PODGT. 349
Celte lettre venait confirmer celle de Berthier à
MacdC*ijald, saisie dans la matinée. Il était désormais
certain que l'empereur manœuvrait pour se jeter sur
la li^e d'opérations des Alliés. Sans doute Schwar-
zenberg n'était pas surpris du mouvement de Na-
poléon sur Vitry, puisque dès le 21 au soir il avait
pensé que l'empereur marcherait vers cette ville et
puisqu'au milieu des incertitudes où il était resté
toute la journée du 22, il avait néanmoins donné des
ordres dans cette prévision'. Malgré cela, le généra-
lissime n'en était pas moins elFrayé de la rapidité de
la marche de Napoléon, qui se trouvait déjà à Saint-
Dizier, menaçait Chaumont et pouvait tomber par
Brienne sur le flanc droit de la grande armée.
Le conseil de guerre se réunit à trois heures sous
l'émotion de ces graves nouvelles. A en juger par la
proposition qui fut émise la première, plusieu»'° géné-
raux avaient perdu l'esprit. « Napoléon dirent-ils,
su trouve déjà sur notre ligne d'opérations; il a sur
nous deux jours d'avance, il menace Chaumont. Con-
séquemment, il nous faut recouvrer nos communica-
tions avec la Suisse au moyen d'une marche parallèle,
à grandes journées, par Vandeuvre, Bar-sur-Seine et
Chàtillon. De là, nous nous porterons soit sur Lan-
gres, soit sur Dijon et Vesoul *. » Ce mouvement
n'était rien moins qu'une retraite, et c'était la retrake
la plus funeste au point de vue moral comme la plus
dangereuse au point de vue militaire. De l'aveu de
tous les historiens allemands, anglais, russes, quelles
conséquences eût entraînées une pareille manœuvre!
1. Dispoaitioos de SchwarMnberg des 21 et 22 mars, cité«s par ScheU,L
394-395.
2. Pioiho. UT. 34.'Î-314: Schels, I, 427. Cf. ClausewiU. 448 et la relation d«
Diebiucb. Arch. de la guerre : « ...Il y eut à se féliciter qa'après aoe delibe
atioa d'uoe demi-heure, ou ne dunuAt iias Tordre de coorir sur C^umont oV
de louTojrer sur Dijou. >
350 1814.
La retraite jusqu'au Rhin — et même au delà, comme
dit Diebitsch — les résultats de dix batailles, de deux
mois de campagne sacrifiés, perdus, la démoralisation
gagnant l'armée de Bohême, l'effroi paralysant l'ar-
mée de Silésie laissée seule sur le territoire ennemi,
l'enthousiasme relevant la France, les convois et les
magasins pillés, les parcs enlevés, les troupes pour-
suivies et coupées par les soldats de Napoléon, har-
celées par les paysans en armes, la débandade, la
déroute, tous les désastres ! Ah ! le mouvement génial
de Napoléon sur Saint-Dizier, admirable dans la con-
ception, est justifié dans la pratique par cela seul qu'il
a inspiré un instant aux Alliés l'idée d'une retraite
immédiate vers le Rhin.
Malheureusement, les extrêmes dangers de cette
retraite, qui nous frappent si \dvement à un demi-siè-
cle de distance, frappèrent de même la majorité du
conseil. Un autre plan de campagne que suggérait
l'approche de l'armée de Silésie par Châlons fur mis
en délibération. Il s'agissait d'abandonner résolument
les lignes de communications avec la Suisse et de s'en
ouvrir de nouvelles avec les Pays-Bas par Châlons,
Reims et Mons. Il ne fallait pour cela que se réunir à
l'armée de Bliicher. Cette jonction opérée et la nou-
velle ligne ainsi ouverte, les deux armées marcheraient
de concert contre Napoléon pour lui livrer bataille
entre Vitry et Metz\ Après une courte discussion, le
conseil décida ce mouvement. Mais il semble que
Schwarzenberg ne s'y résolut qu'avec peine, sous la
pression des circonstances. Il s'en excusa presque au-
près de l'empereur d'Autriche : « Ce que cette manœu-
vre, lui écrivit-il, va m'enlever en ressources, j'espère
J. Lettre de Schwarzenberg à lempereur d'Autriche, Pougy, 23 mars
i heures après-midi, citée par Schels, I, 129-430. Cf. Relation de Diebitsch,
▲rch. de la guerre (24 mars); Plotho, lU, 343-344.
LE CONSEIL DE GUERRE DE POUGY. 351
le regagner par la supériorité des forces. L'empereur
de Russie elle roi de Prusse sont tout à fait d'accord
avec moi 3t ne considèrent aucun autre mouvement
comme possible. Dans cette décision importante et
har'iie, leur avis conforme me donne une véritable
satisiuCtion *. »
Le prince de Schwarzenberg qualifia la marche sur
Chàlons de hardie. L'épithète est impropre. A la vérité,
celle opération était bien combinée, mais elle mar-
quait do la part des Alliés moins de hardiesse que de
prudence. Les Austro-Russes avaient refoulé la petite
armée impériale au delà de l'Aube; cette armée éche-
lonnée sur une étendue de quinze lieues exécutait
à cette heure même une marche de flanc devant les
tètes de colonnes du prince de Wurtemberg et du
comte de Wrède; elle était harassée de fatigues. Et
au lier de porter incontinent leurs masses sur Saint-
Dizier, les Alliés perdaient deux jours dans un mou-
vement sur Chàlons, abandonnant sans résistance leurs
lignes do communications, livrant à la cavalerie fran-
çaise leurs postes, leurs détachements, leurs convois,
leurs magasins. Avant d'oser attaquer l'empereur,
qui n'avait plus que quarante-quatre mille hommes,
il leur fallait, à eux qui étaient près de cent mille, se
réunir aux quatre-vingt mille soldats de Blûcher. Pour
combattre, il ne suffisait pas à l'ennemi d'être deux
contre un, il voulait être quatre contre un. En vérité,
quelle terreur superstitieuse inspirait encore Napo-
léon!
Al'issue du conseil, l'ordre fut expédié aux colonnes
en marche sur Yitry d'arrêter leur mouvement pour
prendre la direction de Chàlons. Les immenses con-
vois de vivres et de munitions massés à Brienne durent
L Lettre précitée de Schwarsenberg à Teoiperear d'Autriche.
352 181 4.
doubler l'étape pour rejoiodre l'armée parBrébant, Il
fut prescrit au prince Moritz Lichtenslein d'évacuer
Troyes et de se replier sur Dijon, aux commandants
des garnisons, postes, dépôts et magasins de Chau-
mont et des environs de rétrograder sur Langres et
au besoin sur Yesoul'.
L'empereur d'Autriche, resté sur les derrières de
l'armée, se trouvait alors à Bar-sur-Aube, où il s'était
arrêté quelques jours auparavant, en venant de Chau-
mont. Jl se croyait à Bar en pleine sécurité, tan-
dis que la marche du gros des Austro-Russes vers
Châlons et la retraite de leurs arrière -gardes sur
Langres et Dijon allaient le mettre à la merci d'un
hurrah de cavalerie française. Par malheur, le prince
de Schwarzenberg s'avisa des dangers qui mena-
çaient son souverain. Il lui fit tenir le respectueux
mais pressant avis de quitter au plus tôt Bar où il
co^rciit risque d'être enlevé. « Je ne crois pas, ajou-
tait Schwarzenberg, que Votre Majesté puisse gagner
Arcis assez tôt pour prendre part à notre marche.
Mon opinion serait donc que Votre Majesté se rendît
par la route la plus sûre à son armée de Lyon, par
Châtillon, Dijon, etc. De cette manière Votre Majesté
restera, en tout cas, en communication avec ses États
par la Suisse ^ » Ce « en tout cas » — auf jeden Fait
— indique que Schwarzenberg n'était point assuré
du succès du mouvement sur Châlons.
C'était cependant s'exagérer les périls que de con-
seiller à l'empereur d'Autriche d'aller d'une seule
traite jusqu'à Lyon. En dissuadant son souverain de
rejoindre l'armée par Arcis, Schwarzenberg ne se fit-il
pas le complice du czar et des partisans de la guerre
1. Dispositions de Schwarzenberg. Pougy, 23 mars, 4 *»eures après-midi,
citées pa" Plotho, II, 346-347. Journal des opérations de Barclay do Tolly.
Arch. top. de Saint-Pétersbourg, 29 188.
S. {'«ttre précitée de Schwarzenberg à Tempereur d'Autriche, 23 mua.
LE CONSEIL DE GUERRE DE POUGY. 3551
à outrance? La rupture du congrès de Châtillon
et la r\éclaration manifestement antidynastique par
quoi les plénipotentiaires alliés l'avaient clôturé, de-
vaient rassurer les états-majors russes et prussiens
contre toute tentative d'accommodement. D'ailleurs
la conduite de François I" n'avait, en réalité, prêté
à aucune équivoque depuis la conclusion de la qua-
druple alliance. Néanmoins, dans l'entourage du czar,
on ne laissait pas d'appréhender quelque appel in ex-
tremis de Napoléon à l'empereur d'Autriche, et on était
fort satisfait de voir ce souverain loin de l'armée. La
marche sur Châlons était une occasion favorable pour
éloigner définitivement François I". Volontairement
^u inconsciemment, Sch warzenberg servit les desseins
ues deux souverains du Nord en conseillant à l'empe-
reur d'Autriche de gagner Lyon. Au reste, le prince
fut bien inspiré de pousser l'empereur à quitter Bar,
et celui-ci fut bien inspiré de suivre incontinent cet
avis (il partit le 24 mars à six heures du matin'), car
s'il eût tardé d'un jour, il fût tombé entre les mains
des cuirassiers du général Saint-Germain '. Le beau-
père prisonnier du gendre, quelle revanche de Prague
pour Napoléon, quelle ridicule aventure pour la Coa-
lition, quel dénouement de comédie à cette épopée
tragique !
1. Pire à Berthier, Donlevent, 24 mars, 10 heures da matio, et Daillnn-
court. 7 heur.'s du soir. Arch. de la guerre. Ct. Mémoire* de Mettemich, 1, 103.
2. Registre ie Berthier (ordres à Saiut-Germain, Doulevent, 25 mars,
2 heures et demie du matin). Arch. de la guerre. Lanezan, officier d'orrJon-
Bance, à Napoléon, Bar-sur-Aube, 2& mars, 8 heorea «t demie du matio. Arck.
■au, AF. iT, 1670.
23
III
LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPUIS
C'étaient des dépêches saisies qui avaient déter-
miné les Alliés à se porter sur Châlons; la prise de
nouvelles dépêches allait bientôt les décider à un
mouvement tout autrement important. Le soir du
23 mars, à huit heures, le czar, le roi de Prusse et le
prince de Schwarzenberg- quittèrent Pougy pour re-
joindre le gros de l'armée en marche vers Châlons. Ils
traversèrent l'Aube sur un pont de bateaux et attei-
gnirent Dampierre où ils s'arrêtèrent quelques heu-
res'. Pendant cette halte, on reçut au grand quartier
général un paquet de dépêches que les Cosaques de
Czernischew et de Tettenborn venaient de prendre
à un courrier envoyé de Paris à Napoléon. C'étaient
des lettres confidentielles de hauts fonctionnaires de
l'empire, toutes également découragées et découra-
geantes. On y parlait de l'épuisement du Trésor, des
arsenaux et des magasins, de la ruine publique, des
extrêmes inquiétudes et du mécontentement crois-
sant de la population. Une de ces lettres, signée,
dit-on, du duc de Rovigo, portait qu'il se trouvait
à Paris nombre de personnages influents, ouverte-
ment hostiles à l'empereur, et dont il y aurait tout à
craindre si l'ennemi s'approchait de fa capitale ^.
1. Schels, Die Operazionen der verbûndeten Beere gegen Paris, \, 431;Bog-
danowitsch, Geschichte des Krieges 1814, H, 112.
2. Mémoires de Langeron, Arch. des afiFairea étrangères, Russie, 25. Scfcels,
II, 17. Danil«wsky, Feldsug in Frankreich, II, 88; Bogdanowitsch, II, 118.^
LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPUIS. 355
Bien que Schwarzenberg se crût homme politique
au moias autant qu'homme de guerre, il ne fit pas
autrement attention à ces lettres. Le ezar, au con-
traire, en liit très frappé, mais il ne dit rien, tout
d'abord, du grand dessein qu'elles lui suggéraient. A
minuit, on partit de Dampierre, pour Sommepuis où
l'on arriva vers trois heures du matin. Dès qu'il eut
mis pied à terre, Schwarzenberg apprit par de nou-
veaux rapports que l'armée de Silésie était au moment
d'achever son mouvement vers la Marne. Bliicher
marchait de Reims sur Epernay avec Langeron et
Sacken; York et Kleist occupaient Château-Thierry;
Winzingerode avait son infanterie à Châlens, le gros
de sa cavalerie à Vatry et ses avant-postes à Somme-
sous et à Soudé-Sainte-Croix. Comme le VP corps
avait poussé jusqu'à Poivre, la jonction de la grande
armée avec l'armée de Silésie, opération à quoi ten-
dait Schwarzenberg depuis la veille, pouvait être
tenue pour faite*. Son premier objectif ainsi atteint,
le généralissime ne voulut point perdre un instant
pour atteindre le second, qui était, comme on sait,
la poursuite vigoureuse de l'armée française. A
quatre heures du matin, il dicta une nouvelle disposi-
tion, arrêtant la marche sur Châlons, rendue désor-
maisinutile parle rétablissement des communications
avec Bliicher, et prescrivant pour le jour môme le pas-
sage de la Marne aux environs de Vitry. Conformé-
ment à ces ordres, les troupes se mirent en route le
24 mars au point du jour dans la direction de la
Marne. A dix heures du matin, le roi de Prusse et
'^' hwarzenberg quittèrent Sommepuis et prirent le
— Pour nno fois qae Rovigo, qui d'ordinaire renseignait Temperear si rare-
ment et si mal. faisait son devoir, il jouait vraiment de malbear! Au reste,
Rovigo ne parle point de cette lettre dans ses Mémoires, et Schela la men-
tionne sans dire qu'elle était du ministre de la police.
1. Schels, U, 13, 17-18 ; Bogdanovitsch, II. 212.
356 1814.
chemin de Vitry au milieu des colonnes en marche*.
Ainsi les désirs comme les prévisions de Napoléon
étaien' près de se réaliser. Les Alliés se laissaient
prendre à sa belle manœuvre. Ils le suivaient en Lor-
raine, sous le canon des places fortes. Comme dans
tant de campagnes qu'avaient terminées de si grandes
victoires, c'était l'empereur qui dirigeait la guerre;
imposarUt sa volonté à ses adversaires et dictant pour
ainsi dire leurs propres mouvements aux armées
ennemies.
L'empereur de Russie cependant n'avait point en-
core quitté Sommepuis.il avait médité toute la nuit
les lettres de Paris saisies la veille par les Cosaques.
Les renseignements qu'elles contenaient n'étaient
point sans doute une révélation pour lui. Huit jours
auparavant, le baron de Vitro lies, reçu, grâce à Nessel-
roae, en audience particulière, lui avait fait le même
tableau de l'état de Paris. « On est las de la guerre
et de Napoiéon, avait dit Vitrolles... Faites la guerre
politique au lieu de la faire stratégique, marchez droit
à Paris où l'on n'attend que l'arrivée des Alliés pour
manifester son opinion ^. » Ce langage, bien qu'un
peu trop bourbonien au gré du czar, qui l'était peu,
avait flatté ses plus chers désirs : il se voyait déjà en-
trant à cheval dans Paris. Mais quelle crédibilité méri-
tait Vitrolies?Déjà des émissaires royalistes n'avaient-
ils pas dit aux Alliés que les Français les recevraient
« à bras ouverts^ »? Or partout autour d'eux les
Coalisés voyaient se lever les faux et les fourches.
Au lieu de trouver à Paris les portes ouvertes et les
acclamations, les armées alliées n'y trouveraient-
1. Ordre de marche de Schwarzenberg, Sommepuis, 24 mars, 4 heures du
matin, cité par Scbels, II, 14-15. Cf. 18, et Berabardi, Denkwurdigk. du Grafen
von Toit, m, 311.
2. Mémoires de Vitrolles, I, 116-125,
a. Souvenirs de Jamini., II. 233.
LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPDIS. 357
elles pas les barricarles et les coups de fusil? Mais
aprèsavoir lu ces lettres de hauts personna,2:es, adres-
sées à Napoléon lui-même, le czar ne pouvait plus
douter de la véracité de VitroHes. Des témoignages
dignes de foi venaient confirmer ses assertions.
L'agent du duc de Dalberg avait dit vrai.
Il semble que dès cette matinée du 24 mars le parti
du czar était pris. Néanmoins, avant d'imposer son opi-
nion, il voulut soumettre la question aux officiers en
qui il avait le plus de confiance. Quand Schwarzen-
berg et le roi de Prusse furent sur la route de Vitry. il
manda dans la petite maison, où il avait passé la nuit,
son chef d'état-major le prince Wolkonsky, le com-
mandant des gardes et réserves Barclay deîolly et les
lieutenants généraux ToU et Diebilsch. Ces officiers
étant arrivés, le czar leur montra sur une carte les
positions des différents corps d'armée; puis il dit :
« — Maintenant que nos communications sont ré-
tablies avec Blùcher, devons-nous suivre Napoléon
pour l'attaquer avec des forces supérieures ou devons-
nous marcher directement sur Paris? Quel est votre
avis?' » Les généraux tardèrent à répondre, la ques-
tion étant grave et chacun hésitant surtout à donner
le premier son opinion. Impatient, le czar se tourna
vers Barclay, le plus élevé en grade, l'interrogeant
d'un signe de tête. Celui-ci, ayant jeté de nouveau un
rapide coup d'oeil sur la carte, répondit : « — Il faut
réunir toutes nos forces, suivre l'empereur Napoléon
et l'attaquer résolument dès que nous l'aurons re-
joint. » Bien évidemment ces paroles allaient à ren-
contre de la pensée d'Alexandre. Il n'en laissa rien
voir et dit simplement à Diebitsch : « — Et vous? »
I. Relation da général ToU. Arch. top. de Saint-Pétersbonrg, 47. 353.
Cf. R^latioa de Diebitsch (lettre à Jomioi, Mohilew, 9 mars 1U17), rUHTw
ai X Arch. da U guerre à U date du 24 mars 1814,
358 181 4.
Partagé sans doute entre sa propre opinion, qui était
de marcher sur Paris, et la crainte de contredire ouver-
tement Barclay de Tolly, Diebitsch proposa un moyen
terme. On devait fractionner les armées en deux
fortes colonnes, dont l'une se dirigerait sur Paris
tandis que l'autre passerait la Marne à la poursuite
de Napoléon*.
A l'exposé de cet étrange plan de campagne, qui
eût pu amener un double succès, mais qui, plus vrai-
semblablement, eût abouti pour l'une des armées
à un échec sous Paris et pour l'autre à une destruction
en détail au delà de la Marne, le général Toll ne se
contint pas. A peine Diebitsch eût-il fini de parler,
qu'il s'écria sans attendre que le czar l'eût interrogé :
« — Bans les circonstances où nous sommes, il n'y a
qu'un seul parti à prendre. Il faut nous avancer sur Pa-
ris, à marches forcées, avec la totalité de notre armée,
en détachant seulement dix mille cavaliers contre
l'empereur Napoléon, afin de lui masquer notre mou-
vement. » Le czar qui avait écouté jusque-là sans dire
un mot ne put s'empêcher de manifester le contente-
ment que lui causaient les paroles de Toll. Il les ap-
prouva hautement et loua le général dans les termes
les plus chaleureux. Diebitsch alors reprit : « — Si
Votre Majesté veut rétablir les Bourbons, le mieux, en
1. Cinq personnes seulement prirent part à cette délibération : le czar,
Barclay, Wolkonsky, Toll et Diebitsch. Sur ces cinq personnes deux, Toll
et Diebitsch, en ont écrit une relation. Il ne serait point dans l'ordre des
choses que ces deux relations fussent conformes, et en effet si elles diffè-
rent peu pour le fond elles varient infiniment pour les détails. H faut cher-
cher où est la vérité. Le récit de Diebitsch, rédigé trois ans après les événe-
ments, a un caractère apologétique très marqué. Diebitsch veut s'attribuer à
lui seul tout le mérite d'avoir déterminé la marche sur Paris. Lui seul est
interrogé, lui seul parlé, lui seul décide. Les autres interlocuteurs ne sont que
des comparses faits pour lui don» ,er la réplique. Et cependant, à certaines
réticences sur le fractionnement de Farmée en deux échelons, réticences
qui semblent parer à un démenti éventuel de Toll, on reconnaît que, comme
!e dit Toll dans sa relation, D'^ebitsch commença par proposer la séparation
de IL cmée. Mais le czar s'étant prononcé pour la marche sur Paris, Diebitsch
se ravisa et donna les meilleures raisons à Tappui de ce projet.
LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPUIS. 339
efTot, est de marcher sur Paris avec toutes nos trou-
pes. » Alexandre répliqua aussitôt, avec une certaine
brusquerie : « — Eh! il n'est point question des Bour-
bons ! il s'agit de renverser Napoléon*. »
Barclay pourtant n'était point convaincu. Il sou-
leva plusieurs objections. « — Napoléon, dit-il, ne
se laissera pas imposer par de la cavalerie ; il revien-
dra sur ses pas pour attaquer à revers les troupes
en marche vers Paris. D'autre part, la garnison
et le peuple peuvent faire une défense désespérée,
une guerre de rues et de barricades. Enfin si mêmiî
on s'empare de la capitale de la France, quel résul-
[D.t en obtiendra-t-on ? L'occupation de Paris ne sera-
l-elle pas la perte de l'armée? N'y a-t-il point
l'exemple de Moscou? » ToU et Diebilsch — ce der-
nier pensait comme ToU depuis que le czar avait
donné raison à son aide de camp — combattirent tour
à tour les arguments de Barclay. ToU démontra que
l'armée alliée et l'armée française allant marcher en
sens inverse, chaque étape éloignerait de deux étapes
celle-ci de celle-là. Si donc Napoléon s'aperce vaut de
leur mouvement ramenait l'épée dans les reins le gros
de cavalerie envoyé à sa suite, les AlHés auraient le
temps d'arriver sous Paris et de s'en emparer avant
d'être attaqués sur leurs derrières. Une fois maîtres de
Paris, ils combattraient l'armée impériale couverts
par la Seine et la Marne. Diebitsch ajouta que la dé-
fense de Paris n'était pas à redouter. « — Il n'y a que
des milices, dit-il, et quel effet produira sur la popu-
lation, grisée par les buUetins des victoires de Napo-
léon, l'arrivée de nos armées soi-disant détruites!
D'autre part, nous tirerons les plus grands avantages
de l'occupation de Paris, qui est le siège du gou-
1. Rel&tioa de ToU. — Selon U version de Diebitsch, le csar aorait réponda :
« Sur ce point larésolition de» souverainB est arrêtée. •
360 18 1 4.
vernement et le grand centre d'approvisionnement
pour l'armée française. Enfin, quel coup porté à l'opi-
nion, si puissante à la guerre! Quelle impression sur
nos troupes;) ux yeux desquelles nos hésitationsà mar-
cher sur Paris ont encore maintenu à Napoléon l'appa-
rence de l'invincibilité! Quant à rappeler l'exemple
de Moscou, c'est un vain épouvantait. L3 climat,
les distances, la richesse du pays, l'esprit des habi-
tants, ne sont point comparables en France et en
Russie. Si l'occupation de la Ville Sainte a été un dé
sastre pour les Français, l'occupation de Paris ne
saurait être un danger pour les Alliés *. »
Barclay s'étant enfin rallié à l'opinion de 1& majo-
rité, le czar monta aussitôt à cheval pour rejoindre
Schwarzenberg. Il l'atteignit au bout d'un*^. heure,
à mi-chemin entre Somn*epuis et Vilry. Les deux
états-majors mirent pied à terre. Les souverains,
Schwarzenberg et les généraux s'assemblèrent en
conseil de guerre sur un tertre situé à droite de la
route. Alexandre ordonna au général Toll de déplier
la carte, et lui-même, alors, indiquant les positions
des armées, exposa le plan d'une marche sur Paris.
Le roi de Prusse approuva ardemment le projet,
mais il y eut une opposition très marquée chez les
généraux du grand état-major autrichien et tout au
moins des hésitations de la part de Schwarzenberg.
Après le czar, Toll, Diebitsch, Wolkonsky (Barclay
de Tolly était retourné à son corps d'armée), durent
tour à tour prendre la parole pour démontrer les avan-
tages, la nécessité de ce mouvement. Schwarzenberg
finit par se rendre, et encore que les répugnances des
généraux autrichiens fussent loin d'être vaincues, il
1, Relation de Diebitsch. Arch. de la guerre. Relation de Toi!. Arch.
topogr. de Saint-Pétersbourg. Cf. Mémoires de Langcroa, Arch. des Âdaires
étrangères.
LE CONSEIL DE GUERRE DE SOMMEPUIS. 361
acquiesça au nouveau plan de campagne. On décida
iiicoiilineut que la grande armée et l'armée do Silésie
commenceraient le lendemain, 23 mars, leur mouve-
ment vers Paris, et que le général Winziugerode avec
sa cavalerie, son artillerie légère et un peu d'infan-
terie suivrait l'empereur Napoléon dans la direction de
Saint-Dizier, en s'elTorçant de lui faire croire par tous
les moyens possibles que l'armée entière des Coalisés
marchait à sa poursuite '
Il était passé midi. Les têtes de colonnes avaient
atteint le bord de la Marnée On arrêta les troupes
sur la rive gauche où elles s'établirent au bivouac
entre Pringy, Vitry et Courdemanges, tandis que
l'avant-garde de Winzingerode traversait la rivière, se
dirigeant vers Saint-Dizier à la suite de l'armée fran-
çaise. Le quartier général fut porté à Vitry. Dans la
soirée, Schwarzenberg dicta l'ordre de marche pour
le lendemain, et informa Bliicher, par une longue let-
tre, de la décision qui venait d'être prise. Il lui indiquait
l'itinéraire de la grande armée et le pressait de mettre
lui-même ses troupes en mouvement par la route la
plus directe, afin que les deux armées pussent opérer
leur jonction le 28 mars devant Meaux '. Le feld-maré-
chal reçut cette lettre à Châlons. On dit qu'après l'a-
voir lue, il s'écria tout joyeux : « — Je savais bien que
mon brave Schwarzenberg se réunirait à moi. Nous
allons finir cette guerre, puisque maintenant ce n'est
plus seulement ici, c'est partout qu'on dit : Vorwârtz!
1. Relation de ToU. Ârch. topogr. de Saiat-Pétersboarg, 47333; relation
de Diebitsch. Arch. de la guerre, 24 mars. Lord Burgbesh, Memory, II, 223-
225 ; cf. Bernhardi, IV, 2* partie, 314 ; Plotho, III, 371 ; Schel», II, 18.
t. Les troupes devaient être en position à midi poar forcer le pa'^sage d«
la Marne, au cas où les Français le défendraient. Ordre de Sch\rarxenberg,
Sommepuis, 24 mars, 4 heures du matin, cité par Schels, II, 14-l^
3. Ordre de marche de Schwarzenberg, Vitry, 24 mars, cité par Plotho, IIL
575. Lettre de Schwarzenberg à BlQcher, 24 mars, citée par Schels, II, 27-
i&. «... La grande armée sera le 25 à Fère-Ch&mfenoiM, 1« 26 à Treffaox,
le 27 à Coolanuoiera et le 28 à Meaux. a
362 1814.
(en avant!) *. » C'était bien parler, mais par son inac-
tion de dix jours après la bataille de Laon, le vieux
Bliicher n'avait-il pas démérité de son glorieux sur-
nom de général Vorwàrtz?
La nouvelle de la marche sur Paris, qui se répandit
bientôt dans l'armée, y excita un grand enthousiasme*.
C'en était donc fini de ces continuels mouvements sur
place, de ces défaites partielles qui entraînaient des
retraites de cent mille hommes et de ces prétendues
victoires, si chèrement achetées, à la suite desquelles
on n'avançait point. Sans entrer dans des considé-
rations politiques, les soldats comprenaient que la
prise de Paris était le but de la guerre et en serai* la
fin. Il y avait de plus chez les uns l'espérancj du
pillage, chez les autres l'orgueil d'entrer en vain-
queurs dans cette ville fameuse. Mais n'y avait-il pas
aussi cette arrière-pensée qu'en s'approchant de
Paris, on s'éloignait d'autant de Napoléon, dont le
génie stratégique imposait encore aux états-majors
et dont le seul nom terrifiait toujours les troupes?
1. Vamhagen, Biographische Denkmale, III (vie de Bliicher), 375.
3. Bogdanowitsch, II, 114. Cf. Relation de Diebitsch à Jomini. Arch. de la
guerre, à la date du 24 mars.
IV
LES DEUX COMBATS DE FÊRE-CHAMPENOISK
MARCHE DES ALLIÉS SUR PARIS
Le 25 mars avant le jour, la grande armée austro-
russe leva ses bivouacs des bords de la Marne et se
mit en marche sur deux colonnes. La colonne princi-
pale, formée des VI', IV*, V' et IIP corps, s'engagea
sur la roule de Vitry à Fère-Champenoise, l'artillerie
tenant la chaussée, l'infanterie s'avançant à droite et
à gauche. La seconde colonne, formée des gardes et
réserves, prit à travers champs, par Courdemanges,
Sommepuis et Montepreux, de façon à rejoindre le
gros des troupes à la hauteur de Fère-Champenoise '.
De son côté, l'armée de Silésie quitta Chàlons à six
heures du matin, se dirigeant sur Bergères*. Jusqu'à
Meaux, où devait s'opérer leur concentration, les deux
armées allaientmarcher parallèlement sur deux routes,
distantes en moyenne de quinze à vingt kilomètres :
les troupes de Schwarzenberg passant par Fère-Cham-
penoise, TretTaux et Coulommiers, les troupes de Blii-
1. Ordrto de Schvanenberg pour le » mars, Vitry, 24 marm, dtè par Plo-
tho, III. 375. Cf. Danaewsky. Felizug in Frankreich, U, 108.
2. Ordre de Blâcher, Chàlons, 25 mars, cité par Schels, U, 35.
Une partie seulement de l'armée de Siiesie entra dans la colonne : les
corps de Langeron et de Sacken et l'infanterie de Winxingerode. Les corps
de Kleist et d'York occupaient Château-Thierry où ils avaient passé ta
Marne dans la soirée du 24, poussant leur avant-garde sur Montmirail. La
cavalerie de Winxingerode galopait, comme on sait, sur la route de Saint-
Dizier, à la suite de Napoléon, et le corps de Bûlo'v cominoacait on nou-
veau siège de Soinon»,
36* 181 4.
cher passant par Bergères, Montmirail et la Ferté-
sous-Jonarre*.
Vers hnil heures dumatin, comme les cavaleries du
comte Pahlon et du prince Adam de Wurtemberg, qui
formaient l'avanl-gardede la grande armée, venaient
de dépasser Cosles, leurs éclaireurs signalèrent quel-
ques milliers d'hommes rangés en bataille sur les
hauteurs de Soudé-Sainte-Croix ^ C'était le petit corps
de Marmont. On a vu que ce maréchal et le duc de
Trévise, s'étant tardivement mis en marche des envi
rons de Fismes pour rallier l'empereur dans la di-
rection de Châlons, s'étaient laissé couper les roules
de Reims et d'Épernay et avaient dû prendre le che-
min le plus long. Le 24 mars, Mortier arriva à Va-
try et Marmont à Soudé-Sainte-Croix, oii le duc de
Trévise devait le rejoindre le lendemain au point du
jour, afin de se porter ensemble vers Yitry. De tant
d'événements accomplis depuis quatre jours, les ma-
réchaux savaient seulement qu'on s'était battu à
Sommepuis et qu'on avait tiré le canon au bord de
la Marne. Ils supposaient l'empereur établi près de
cette rivière, en deçà ou au delà.
Dans cette nuit du 24 au 25 mars, Marmont, voyant
de Soudé-Sainte-Croix d'innombrables feux briller à
l'horizon, fut d'abord incertain s'ils appartenaient aux
Français ou aux Alliés. Ses reconnaissances lui rap-
portèrent que ces bivouacs étaient ceux de l'ennemi.
11 ne douta plus d'être attaqué le lendemain, soit par
un corps détaché de la grande armée si les Alliés
marchaient sur Vitry, soit par l'armée entière s'ils
marchaient sur Paris ^ Il eût sans doute été plus sage,
1. Rapport de Marmont k Berthier, Âllemant, 28 mars. Ârch. de la
guerre. Cf. Mémoires de Marmont, II, 224-225, 229-231, Journal de Fabvier, 60.
2. Danilewsky, Jl, 108, 109; Schels, II, 42, 43.
3. Rapport de Marmont à Berthier. Allemant, 26 mars, 1 heure da matin.
Arch de la guerre.Cf. Mémoires de Marmont, VI, 230-232; Journal de Fabvier, 59.
LES DEUX COMBATS DE FÈRE-CHAMPEXOISE. 365
VU le peu de troupes des deux maréchaux — Mar-
mont avait 3800 hommes et Mortier 10700 — de se
mettre aussitôt en retraite. Le duc de Ra^se n'en
jugea pas ainsi, abusé par cette singulière illusion
« qu'il serait, en tous cas, bien placé pour évacuer
sans pertes les grandes plaines qu'on aurait à traver-
ser jusqu'à Sézanne ». 11 se contenta de dépêcher à
Mortier un aide de camp, chargé de lui dire d'accé-
lérer sa marche sur Soudé de façon à s'y trouver
avant le point du jour. L'aide de camp s'égara. Vers
cinq heures du matin, Mortier arriva, mais il arriva
sans ses troupes qu'il avait arrêtées à Vatry. Les deux
maréchaux concertèrent d'effectuer à Sommesous, à
huit kilomètres en arrière de Soudé, la jonction qu'on
ne pouvait plus opérer près de ce village. Mortiei
retourna a Vatry et Marmont disposa ses troupes en
ordre de bataille, moins pour disputer le terrain
que pour imposer à Tennemi et donner le temps au
corps du duc de Trévise d'atteindre Sommesous.
Marmont ne resta en position que jusqu'à l'approche
de la cavalerie des Alhés. Il la salua de quelques
salves, puis il commença son mouvement rétrograde,
qui étant prévu et bien préparé s'exécuta avec ordre*.
Quand Mannont atteignit Sommesous, Mortier ne
s'y trouvait pas encore. Abandonner la position sans
attendre les troupes du duc de Trévise, c'était les h-
vrer aux Alliés. « Il valait mieux périr avec elles que
se sauver sans elles, «dit très justement Marmont. Le
maréchal s'établit en avant de Sommesous, à l'inter-
section des routes de Chàlons à Arcis et de Vitry à
Fère-Champenoise. Ses trente pièces de canon ouvri-
rent un feu violent, tenant à distance les escadrons
de Pahlen et de Wurtemberg. Le maréchal Mortier
L Rapport d« Marmont, Allemaat, M mara. Ardi. d« U gaem.
366 1814.
arriva enfin avec son infantene et la cavalerie de
Belliard, qui prirent position à la gauche du corps de
Marmont et dans le même ordre : l'artillerie en pre-
mière ligne, la cavalerie, formant deux échelons, en
deuxième ligne, l'infanterie en troisième ligne. L'en-
nemi hésita à charger. Il commença à contre-battre
avec trente-six bouches à feu les soixante pièces des
deux maréchaux. On canonna deux heures sans
résultat^ Cependant le gros des Alliés approchait.
Les Français qui comptaient douze mille cinq cents
fantassins et quatre mille cavaliers' n'avaient encore
devant eux que six à sept mille chevaux', mais ils
voyaient s'avancer dans la plaine des masses énormes
de combattants, véritable marée humaine prête à les
engloutir. La venue d'un premier renfort, une divi-
sion de deux mille trois cents cuirassiers autrichiens
décida Marmont à opérer sa retraite. Le désordre se
mit dans l'artillerie de Mortier, attelée avec des che-
vaux entiers. L'ennemi s'enhardit. Les hussards
russes chargèrent les cuirassiers de Bordesoulle, qui
protégeaient la retraite de l'artillerie, et les culbutè-
rent. Belliard lança en avant la division Roussel, de
façon à prendre en flanc les hussards. Mais les dra-
gons, se voyant menacés eux-mêmes d'être pris de
liane par la seconde ligne de Pahlen qui les débordait,
1. Cf. Rapport de Marmont, Allemant, 26 mars. Arch. do la guerre. Bog-
danowitsch, II, 118; Schels, II, 44.
2. Marmont : Divisions Lagrange, Ricard et Arrighi, 4000; cavalerie de.
BordesouUe : 1 800. Mortier : divisions Christiani, Charpentier et Curial : 8500.
Cavalerie de Boulnoir, de Roussel, et 7" de marche de cavalerie, sous Bel-
liard : 2280. Total général : 16580. Voir « 1814 », p. 284 note.
3. Division Pahlen : hussards, uhlans et Cosaques d'ilovaisky : 4 830 hommes;
division du prince Adam : dragons et chasseurs : 1 500 hommes. Régiment de
chasseurs Archiduc Ferdinand, attaché à la division du prince Adam au moment
de la formation de l'armée du Sud : 550 hommes. Division de cuirassiers de
Kretow, des réserves russes, placée provisoirement sous les ordres de
Pahlen : 1600 hommes. Total : 8 480 hommes, dont il faut défalquer au moins
le cinquième pour les pertes subies depuis l'entrée en France. Tableau de la
grande armée alliée en 1814. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, 22854. Cf^
Plotho, m (Annexes), 1-15; Bogdanowitsch, II, 327-328; Schels. Il, 42-43.
LES DEUX COMBATS DK FÈRE-CHAMPENOISE. 367
furent saisis d'une panique et tournèrent bride sans
avoir fourni la charge. Heureusement l'infanterie
faisait bonne contenance, se repliant à pas comptés,
on carrés par échiquier *.
Les maréchaux espéraient encore éviter un dé-
sastre. Us comptaient sans les giboulées de mars. Le
vent qui venait de l'est fraîchit soudain, puis souffla
en tempête ; de gros nuages noirs envahirent le ciel
où toute la matinée avait brillé le soleil ; la pluie et
la grêle tombèrent comme un torrent. Les grêlons
chassés diagonalement par la rafale cinglaient au
visage et aux mains les Français, les aveuglant et
mouillant la poudre des amorces. L'ouragan se faisait
l'auxiliaire de l'ennemi. Les cavaliers russes qui
avaient le vent à dos continuaient à sabrer, tandis
que nos fantassins ne pouvaient plus ni charger ni
tirer. D fallait se défendre à l'arme blanche. Les assail-
lants, que venaient de renforcer plus de trois Aiille
cuirassiers et dragons de la garde russe, envoyés de
Montepreux par Barclay de Tolly, redoublèrent d'ef-
forts, poussant en même temps des charges sur le
front et sur les flancs de l'infanterie et pénétrant
dans les intervalles des carrés. Marmont, réfugié dans
un carré et voulant passer dans un autre, dut trois fois
de suite, afin de n'être point enlevé, rentrer précipi-
tamment sous la protection des mêmes baïonnettes ^
C'est dans celte tempête et dans cette mêlée que les
Français atteignirent le ravin de Connantray. La
confusion se mit dans quelques carrés au moment où
ils se formaient en colonnes pour passer le défilé. La
1. Cf. Rapport de Marmont, AUeraant, 26 mars. Arch.de la gnorre. Journal
de Fa6rier, 60; Bogdanowitsch, II, 118.
2. Journal des opérations de Barclay de Tolly. Arch. top. de Saint-
Pétersbourg, 29188. Rapport de Marmont, Allemant, 26 mars. Arch. de la
guerre. Mémoire* de Marmont. VI, 234; Bogdaaowit«ch, U, 119; Danilewsky
110.
368 1814.
brigade Jamin fut rompue et faite entièrement pri-
sonnière. D'autres troupes abandonnèrent leur artil-
lerie. Grâce à la tenace défense de la division Ricard
et de la ?® division de la vieille garde du général Ghris-
tiani, postées aux deux ailes, Tarmée réussit cepen-
dant à franchir le passage. On se reforma de l'autre
côté de Connantray, l'infanterie à la gauche en co-
lonnes de bataillon, la cavalerie à la droite, un éche-
lon en ligne, l'autre en colonnes de régiment*.
Une nouvelle panique saisit bientôt toute cette
cavalerie en apercevant les mille ou douze cents
Cosaques de Seslavine qui, envoyés la veille battre
l'estrade vers Pleurs S accouraient au bruit du combat
et débouchaient par Œuvy sur le flanc des Français,
Les cavaliers se débandent, lâchent la bride à leurs
chevaux et s'enfuient au triple galop sur la route de
Fère-Champenoise ^ L'infanterie, qui se voit décou-
verte, s'épouvante à son tour, crie : Sauve-qui-peut !
quitte ses rangs et prend le pas de course à la suite
de la cavalerie. On abandonne les canons et les équi-
pages, on jette sacs et fusils pour courir plus vite*.
Tout ce monde traverse comme un ouragan Fère-
Champenoise. — Deux milliers de ces fuyards firent
d'une seule traite plus de vingt-cinq lieues; on les
1. Rapport de Marmont, Allemant, 26 mars. Ârch. de la gaerre. Jovrtml dt
Fabvier, 62 ; Bogdanowitsch, II, 120.
2. Ordre de Schwarzenberg, Vitry, 24 mars, cité par Plotho, III, 375.
3. « Une terreur panique fit prendre la fuite à la cavalerie... On ne peut
rien comprendre à la conduite de la cavalerie qui, si elle eut fait l'ombre de
contenance, eût empêché tout accident. Deux fois la même scène s'est renou-
velée dans la journée... » Rapport de Marmont, Allemant, 26 mars. Arch.
de la guerre.
4. Les Français perdirent presque toute leur artillerie (50 pièces sur 60),
60 voitures de munitions, des sacs et des fusils, enfin 5000 hommes, tant tués
et blessés que prisonniers. Cf. Journal des opérations de Barclay de Tolly.
Arch. top. de Saint-Pétersbourg, 29188. Rapport de Marmont, Allemant,
26 mars. Arch. de la guerre. Journal de Fabmer. 62. Schels, II, 52; Koch,
II, 386-387; Bogdanowitsch, II, 120, 121. — Les pertes furent surtout grandes
pour l'infanterie de Mortier. Le corps du duc de Trévise se trouva réduit
de près de moitié.
LES DEUX COMBATS DK FÈRE-CHAMPENOIS E. 369
vit passer à Sézanne, à la Ferté-Gaucher. à Cou-
lommiers, enfin à Meaux, où ils entrèrent, toujours
courant, )e lendemain à quatre heures de l'après-
midi'! — Entraînés dans la fuite de leurs soldats,
qui ne les écoutent plus, les maréchaux désespèrent
de rallier même une seule brigade, lorsque le 9* de
marche de grosse cavalerie, qui arrive de Sézanne,
guidé par le canon, débouche au grand trot dans Fère.
Sans se laisser rompre par les troupes en déroute,
ces escadrons sortent du village dans un ordre par-
fait et viennent se former en ligne, face à l'ennemi :
cinq cent trente hommes contre six mille. Les Cosa-
ques de Seslavine s'avancent; les cuirassiers leur
épargnent la moitié du chemin et les ramènent sabre
aux reins. La charge vigoureuse et plus encore la
magnifique attitude de ce régiment imposent à la
cavalerie alliée qui suspend un instant sa marche.
Les deux maréchaux profitent de cette hésitation
pour remettre un peu d'ordre dans leurs troupes et
les établir sur les hauteurs de Linthes,à mi-route de
Sézanne*.
Il était environ cinq heures du soir. Soudain on
entend le canon entre Bannes et Fère-Champenoise.
Un tressaillement court dans les rangs, tous les
cœurs battent. « — C'est l'empereur qui attaque!
C'est le canon de l'empereur! » Les cris de joie, les
acclamations retentissent; et ces mêmes hommes qui
une heure auparavant ne fuyaient pas assez vite au
1. Ledra Deseas^rts k Clarke, Meanx, 36 mars. Viacent à Berthier, Meaux,
16 mars. Journal de Viacent. Arch. de la guerre. — Le fait paraît incroyable,
surtout si l'on songe que, avant de prendre la fuite, ces troupes avaient déjJi
faii six lieues en combattant, mais il ne peut, comme on voit, être mis en
doute.
2. Rapport de Marmont, Allem»' t, 26 mars. Schels. H, 53; Bogdanowitsch,
11,120. Pour l'effeciif du 9» de «narche, cf. Clarke à Berthier, 21 mars. Arch.
de la guerre. ^- Il est à remarquer que ni dans ses rap,jorts, ni dans »et
i/émoiV»'», Marmont. qui m-întionna cependant l'arrivée à Fère du 9* d« marcbi»
»• dit pas tn mot du secours que lui prAtA c« régiment.
24
370 1814.
gré de leur peur, demandent à marcher de nouveau
contre l'ennemie Les deux maréchaux, sachant trop
bien d'où provenait la canonnade^, arrêtèrent cet élan,
de peur de sacrifier inutilement les débris de leur
petite armée. Les cuirassiers de BordesouUe ne vou-
lurent rien entendre. Jaloux d'effacer leur triste
conduite, ils mirent sabre au clair et s'élancèrent.
Ecrasés par la mitraille, ils durent bientôt se replier
sur le gros des troupes. La retraite continua vers
Allemant où les Français, suivis seulement par les
Cosaques de Seslavine et la cavalerie du prince Adam,
prirent position entre six et sept heures du soir*.
Le canon, dont les échos avaient fait tressaillir les
soldats de Marmont, n'était malheureusement pas ce-
lui de Napoléon victorieux. Cette canonnade était le
coup de gr*ce donné par l'ennemi aux héroïques
gardes nationales des généraux Pacthod et Amey-
Ces deux divisions, qui faisaient partie du 11« oorps
et qui n'avaient pu rejoindre l'armée de Macdonald
dans sa marche vers l'Aube et la Marne, s'étaient
portées sur Sézanne où elles avaient cantonné le
23 mars *. Un immense convoi de cent fourgons d'ar-
tillerie et de quatre-vingts voitures, chargées d'effets
militaires et de 200000 rations de pain et d'eau-de-
vie, venait aussi d'arriver dans cette viUe, sous l'es-
1. Koch, II, 388; Danilewsky, II, 112; Schels, II, 59; Bogdanowitsch.II, 121.
2. Nous entendîmes une épouvantable canonnade.. . Le duc de Trévise me dit
que c'était probablement le général Pacthod. . . Mémoires de Marmont, VI, 235.
3. Rapport de Marmont, Allemant, 26 mars. Arch. de la guerre. Schels,
II, 59-60; Danilewsky, 11,112; Bogdanowitsch, 11, 121. — Presque toute la
cavalerie de Kretow, Pahlen, Dépréradowitch et les cuirassiers autrichiens
avaient été rappelés vers Fère-Champenois© pour combattre la colonne de
Pacthod.
4. On a vu (« 1814 », p. 345) qae par suite d'ordres mal interprétés la
division Amey qui devait le 22 mars escorter le grand parc de l'armée, de
Saint-Saturnin à Sommepuis, avait laissé ce parc continuer seul la route
et s'était replié sur Sézanne. Quant à la division Pacthod, c'était, d'après les
instructions mêmes de Macdonald, qui craignait que son lieutenant ne pHt 1»
rejoindre entre Arcis et Frignicourt, qu'elle s'était dirigée de Nogent a-ur
S^zanue.Rapport de Macdonald àBertbier,Valcourt,38 mars. Arch. delaguerr«.
LES DEUX COMBATS DE FÈRL-CHAMPENOISE. 371
corte de quatre bataillons et du 8" de marche de
cavalerie commandés par l'adjudant-commandant
Noiset*. Dans la nuit du 23 au 24, les deux généraux
apprirent qu'un corps français se trouvait entre Mout-
mirail et Éloges, en marche vers Sommepuis. Pacthod
et Amey résolurent de rallier cette colonne, afin de
rejoindre avec elle la grande armée impériale. Les
vivres et les munitions amenées de Paris semblaient
être d'une nécessité pressante pour l'armée; Pacthod
s offrit à les convoyer. II avait seize canons, et sa
division et celle d'Amey présentaient un effectif total
de 4300 hommes, tous, à l'exception d'un faible
bataillon du 54' de ligne, gardes nationaux et cons-
crits à peine exercés*. Malgré la mauvaise qualité de
ces troupes — il était du moins permis d'en juger
ainsi — l'escorte parut suffisante. Les 1600 cavaliers
et fantassins de Noiset restèrent à Sézanne où, sui-
vant des ordres récents de l'empereur, tous les déta-
chements isolés devaient se concentrer sous le com-
mandement du général Compans*.
1. Registre de Berthier, 20 mars. Relation da général D«Iort. Arch. de la
guerre, à la date du 25 mars. — Il y avait deux généraux du nom de Delort
à l'armée impériale en 1814 : l'un, commandant la 2* division du 2* corps de
cavalerie ; l'autre, brigadier de Pacthod.
2. Les rapports russes et les historiens français (Koch, Vandonconrt, Tbiers)
portent les deux divisions k5800 on 6000 fusils. D'après la Relation manus-
crite du général Delort, brigadier de Pacthod, ce petit corps n'aurait pas
dépassé le chiffre de 3 300 hommes: 800 ponr les conscrits d'Amey; 2500
pour les gardes nationales de Pacthod et le bataillon du 54*. A comparer les
situations des Archives de la guerre, il semble que Delort ait mis an 2 pour
on 3 en donnant l'effectif de la division Pacthod. La situation du 1" mars
porte 3955 hommes; celle du 5 mars, 4007, celle du 10 (la dernière qui se
trouve aux Archives), 4027. Pacthod ne combattit point du 10 au 25 mars.
Qu'il ait perdu pendant ces quinze joars 500 hommes par les maladies et la
désertion, c'est bien là tout ce qu'on peut admettre. On arrive ainsi au chitfre
minimum ie 3500 hommes. Pour la division Amey, que Koch évalue à
1800 hommes, la relation du général Delort qui la porte seulement à 800 hommes
est conforme aux situations du 11* corps : 793 hommes.
3. CorrespoTulance de Napoléon, 21529. Clarke à Compans et à Michal,
29 mars. Relation du général Delort, 25 mars. Arch. de la guerre. — La
24 mars arriva aussi à Sezanne la 9* de marche da grosse cavalerie qui allait,
comme on l'a vu, s« porter le 25 au secoure de Marmonc
372 18 1 4.
Le 24 mars au malin, la colonne se mit en route pour
Etoges. Les habitants dirent que le maréchal Mortier
y avait séjourné la veille et en était parti au point du
jour se dirigeant vers Vassy. Les troupes prirent à
droite et poussèrent jusqu'à Bergères oii elles s'arrê-
tèrent, brisées de fatigue. Pacthod dépêcha un officier
à Vatry pour demander des instructions au duc de Tré-
vise. Déjà fort embarrassé, dans ces graves circon-
stances, de donner des ordres à son propre corps d'ar-
mée, Mortier répondit que le général n'avait qu'à
rester à Bergères. Le conseil était mauvais, car dans
cette position, Pacthod se fût de toute façon trouvé
en l'air *. D'ailleurs l'officier s'égara au retour et
ne revint à Bergères que dans la matinée du 25 mars,
après le départ des troupes. Il les rejoignit à mi-
chemin de Vatry, près de Villeseneux, à dix heures
et demie'. Pacthod arrêta la colonne, mais avant de
rétrograder sur Bergères, il fit faire la grand'haltc.
Les faisceaux étaient formés depuis un quart d'heure
et les hommes commençaient à manger, lorsque le
général Delort aperçut un gros de cavalerie qui se
dirigeait perpendiculairement à la routée C'était
l'avant-garde de l'armée de Silésie, en marche de
Châlons sur Bergères. Prévenu par Gneisenau, qui
avait poussé en personne une reconnaissance sur la
gauche, qu'un convoi considérable s'avançait vers
Vatry, Korff avec ses 4000 dragons et chasseurs, les
loOO Cosaques de Karpow et une batterie légère,
avait quitté la route à Thibie et passé la Somme-Soude
1. Si Mortier comptait marcher en avant, il devait faire venir Pacthod à
Vatry pour prendre la queue de la colonne ; si au contraire il croyait avoir à
rétrograder, c'était Fère-Champenoise et non Bergères qu'il devait marquer
à ce giénéral comme point de retraite. — D'ailleurs, à en juger par sa lettre
de Vatry, 24 mars (citée dans les Mémoires de alarmant, VI, 331-332), le
àac de Trévise croyait cette nuit-là l'ennemi en pleine retraite sur Vitry.
2. Mémoires de Marmont, VI, 235, 236; Kocb.II, 389.
3. Relation du général Delort. Arch. de la guerre.
LES DEUX COMBATS DE FÈRE-CHAMPENOISE. 373
près de Germinon. Pendant ce temps, les troupes de
Bliicher, précédées parla cavalerie de Wassiltchikoff.
continuaient leur marche sur Bergères*.
Pacthod croyaut n'avoir aiïaire qu'à un fort parti
de fourrageurs prit ses dispositions de combat. Sa
division, ployée en colonnes de bataillon et ayant ses
trois batteries sur son front, appuya sa droite à Vil-
leseneux. La division Amey, formée en un grand
carré, occupa la gauche de la ligne de bataille. Les
voitures et les fourgons se massèrent en arrière. A
l'approche des escadrons ennemis, les gardes natio-
naux et les Maries-Louises firent bonne contenance.
Plusieurs charges simultanées furent repoussées.
Pacthod se maintint en position jusqu'à midi; mais
voyant croître les forces de l'ennemi et craignant
d'être tourné, il se décida à se replier surFère-Cham-
penoise, en remontant la petite rivière de la Somme-
Soude. On se mit en mouvement, l'infanterie formée
en six carrés, les voitures rangées par quatre de front
au centre des carrés. La marche était des plus lentes,
le désordre se mettant à tout instant dans le convoi
et les bataillons s'arrêtant sans cesse pour repousser
les charges multipliées de la cavalerie de Korlî. L'ar-
tillerie russe à cheval, rapide manœuvrière, venait
s'établir à trois cents mètres des Français et leur en-
voyait une volée de projectiles, puis les cavaliers se
ruaient sur les carrés mitraillés*.
La colonne fit ainsfune lieue et demi avec une
peine infinie mais sans se laisser entamer. L'énorme
quantité de voitures que l'on convoyait augmentait les
difficultés et les périls de cette retraite. Arrivé à la
hauteur de Clamauges, le général Pacthod s*=> résigna
1. Rapport de KorfT, Vieux-Maisons, 26 mars, cité par Bogdanowitscb, II,
122. Danilewsky, II, 11,115; Schels, II, 57, 58 et 60 (note).
t. Kelatioa du géoéral Delort. Arcb. de la guerre. Cf. Rapport de Korff.
374 181 4.
à abandonner son convoi pour sauver son corps d'ar-
mée. Il fit faire halte et ordonna de dételer les che-
vaux des voitures; ils serviraient du moins à doubler
les attelages de Tartillerie. Le major Caille avec deux
bataillons se posta dans Clamanges, et sa droite ainsi
appuyée, Pacthod réussit à contenir l'ennemi assez de
tempb 2>our que pût s'achever l'opération. La colonne
un peu allégée reprit sa marche vers Fère-Champe-
noise, toujours cheminant sous la mitraille des canons
de Korfî et au milieu des charges incessantes de la
cavalerie*.
Vers quatre heures, comme on approchait d'Ecury-
le-Repos, une section d'artillerie, soutenue par deux
régiments de dragons russes, gagna la tête de la colonne
et l'arrêta par son feu. En même temps la cavalerie
de \Va«îsilitchikoff — 2 500 dragons et hussards et
deux batteries d'artillerie à cheval * — qui s'est déta-
chée à son tour de l'armée de Silésie, débouche par
Pierre-Morains sur le flanc droit des Français. De
son côté, Korff redouble ses attaques. Les deux divi-
sions sont cernées de toute part, enserrées dans un
cercle effroyable de sabres et de mitraille. Il ne s'agit
plus seulement de repousser les charges de l'ennemi
et de subir sa canonnade, il faut se faire jour à travers
ses masses. Le général Delort forme son carré en co-
lonne d'attaque et fond à la baïonnette sur les dragons
et les canonniers qui barrent le chemin de Fère-Cham-
penoise. Ceux-ci reculent. Les Français se remettent
en mouvement, mais à un kilomètre plus loin, ils
sont arrêtés de nouveau par les mêmes troupes qui
1. Relation du général Delort. Rapport de Korff.
2. Schel8(II, 60, porte à 3903 sabres les deux divisions de Wassilitchikoff.
Mais, d'après le tableau de la composition de l'armée de Silésie (Arch. top.
de Saint- Pétersboarg, n* 22860), elles ne montaient à leur entrée en France
qu'à 3200 hommes, et le 25 mars, ayant alors éprouvé de grandes pertes, leur
«ffectif s'était réduit d'un quart.
LES DEUX COMBATS DE FÈRE-CHAMPENOISE. 375
ont repris position et dont rartillerie multiplie ses
coups. Des renforts arrivent encore à Tennemi : les
1 600 cuirassiers de Kretow qui, inquiets d'entendre
le canon sur leur droite, ont abandonné la poursuite
de Marmont Cependant les six carrés, disposés en
ordre oblique, de façon à croiser leurs feux par les
quatre faces, résistent à tous les assauts et continuent
leur retraite au milieu des tourbillons de cavalerie
qui remplissent les vides de l'échiquier*.
Depuis plus de quatre heures, on marchait ainsi
sous la mitraille et chargé tous les quarts d'heure
par les escadrons ennemis. Pas un carré n'avait été
entamé, pas un homme n'avait faibli. Les généraux
fra-nçais, plus surpris que les Russes eux-mêmes, de
l'intrépidité de ces soldats en sabots et en chapeaux
ronds, espéraient encore atteindre Fère-Champenoise.
Arrivés en vue des hauteurs qui dominent cette ville,
ils reconnurent que de nombreuses troupes les occu-
paient. «Nous crûmes d'abord, dit le général Delort,
que c'étaient les corps des maréchaux Mortier et Mar-
mont, et nous nous réjouissions d'avoir opéré une
jonction qui n'était pas sans gloire. Mais l'illusion fut
de courte durée ; la décharge d'une artillerie formi-
dable nous annonça en éclaircissant nos rangs quo
nous étions en présence d'un nouvel ennemi '. »
C'étaient les gardes russes et prussiennes, com-
mandées par les souverains en personne. Partis de
Vitry à dix heures du matin, Alexandre et Frédéric-
Guillaume avaient fait la route continuellemeni
salués par le bruit du canon qui allant sans cesse
s'éloignant leur annonçait ie succès de leur armée.
Ils avaient dépassé Fère-Cbampenoise pour se porter
1. Relation du général Delort. Arch. da Ia guerre. Bogâanovitsch, II,
123-124; Koch. 11,391; Schels, U, 57.
%. Relation du général Delort. Cf. Dazùleirskj, U, US.
376 181 4.
à la suite de la cavalerie dans la direction de Perthes,
lorsqu'ils se croisèrent avec un officier du général
Kretow porteur d'une dépêche pour Je comte
Pahlen. Le prince Wolkonsky ayant ouvert la lettre
dit au czar et à Schwarzenberg que Kretow signalait
la marche d'une colonne française sur le flanc droit
de l'armée. Schwarzenberg traita cette nouvelle de
chimère, et Alexandre dit en riant à Wolkonsky :
« — Tu vois toujours double quand il s'agit de l'en-
nemi *. » Mais la canonnade se faisant entendre dans
l'instant même au nord de Fère-Champenoise, les
souverains revinrent sur leurs pas et ne tardèrent pas
à apercevoir les troupes de Pacthod, chargées en
queue et sur les flancs par les escadrons russes. Les
gardes nationales, prenant de loin l'état-major des
Alliés pour celui du maréchal Marmont, poussèrent
d'une seule voix le cri de guerre des armées fran-
çaises : « Vive l'empereur! » Cette grande acclama-
tion dominant le grondement du canon arriva jusqu'au
czar comme un sublime défi^
Des officiers furent envoyés dans les différentes
directions afin de rallier toute la cavalerie et toute
l'artillerie qui se trouvaient aux environs. La 23" bat-
terie à cheval, arrivée la première sur le terrain, ou-
vrit le feu contre les Français qui, pleins de confiance,
marchaient droit devant eux. Les cavaliers serraient
de si près les carrés que plusieurs décharges, passant
par-dessus la tête des fantassins, vinrent frapper les
rangs des hussards de Wassilitchikofî. Ce général
croyant être en présence d'un nouveau corps français,
comme les gardes nationales l'avaient elles-mêmes cru
d'abord, fit braquer ses pièces sut les canons russes;
quelques biscaïens tombèrent devant le caur qui &o
1. Bogdanowitsch, II, 124.
t. PanUevskjr, U, U6. Cf. Pradt, 6»,
LES DEDX COMBATS DE FËRE-CHAMPENOISE. 377
tenait à cheial près de la batterie. Un aide de camp
d'Alexandre courut pour mettre fin à la confusion, et
toute? les batteries, rectifiant leur tir, foudroyèrent
de concert les deux petites divisions françaises ■.
La retraite sur Fère devenait impossible. Pacthod
prit le parti de dégager sa droite par un effort vigou-
reux et de gagner les marais de Saint- Gond. S'il pou-
vait les atteindre, il défierait toutes les attaques de
la cavalerie. Les Français ayant perdu plus d'un tiers
de leur effectif et ne formant plus que quatre carrés
— trois des six carrés réduits à un trop petit nombre
de baïonnettes s'étaient fondus en un seul — se
mirent stoïquement en marche dans la nouvelle di-
rection. Encore une fois ils percèrent la masse des
chevaux*. A chaque pas qu'ils faisaient, cette masse
grossissait autour d'eux. Aux 4 000 cavaliers de KorfT
et aux 4 500 Cosaques de Karpow s'étaient joints
successivement les 2 500 hussards et dragons de Was-
silitchikofî, et les 1 600 cuirassiers de Kretow. Arri-
vaient maintenant à la rescousse les trois régiments
de cavalerie légère de la garde russe, la division de
hussards de Pahlen, la division de cuirassiers de la
garde russe de Depréradowitsch, la brigade de cava-
lerie de la garde prussienne, les huit régiments de
cuirassiers autrichiens de Nostitz, enfin les cheva-
liers-gardes avec le grand-duc Constantin. Il y avait
là vingt mille cavaliers '. Les Français n'étaient plus
même trois mille. «Nos troupes, dit le général Delort,
1. Cf. Journal des opérations de Barclay de Tolly. Arch. top. de Saint
Pétersbourg, n* 2918A. Lettre de Steewart, Kêre-Champenoise, ?6 mars {Cor
respondanee tU lord CastUreagh, V, 397). Danilewsky, 11,116; Schels, II, 56;
Bogdanowiisch. II, 125.
2. Relation du (général Delort. Arch. de la guerre. Cf. B^'^daaowitscli,
11,125; Koch, II, 391.392.
3. A leur entrée en France, ces différents corps de caTalerie présentaient
na effectif toUl de 21597 hommes, tableaux de la composition de la grande
armée et de Tannée 49 SUéai». Arch. top. de Saint-Péwrsboorg, s.- SjTiH «t
318 181 4.
n'en marchaient que plus serrées et plus fièrement,
comme si leur énergie s'accrût à proportion des pé-
rils*. »
On fit encore six kilomètres dans cette tempête de
chevaux. L'ennemi n'arrêtait ses charges que pour
permettre aux batteries de mitrailler ces intrépides
bataillons. Après chaque bordée, les fantassins ser-
raient les rangs et recevaient les cavaliers russes
sur leurs baïonnettes tordues par tant de coups. La
charge repoussée, ils reprenaient leur marche. Un
seul carré, démoli par les boulets, fut enfoncé. Les
hommes continuèrent à se défendre ; ils furent pres-
que tous sabrés. Les trois autres carrés allaient at-
teindre les marais, lorsque le général Déprérado-
vitsch, qui les avait facilement devancés vers Bannes,
avec un régiment de cuirassiers et une partie des
batteries de réserve, les arrêta net par le feu de qua-
rante-huit pièces de canon*. Le czar et le roi de
Prusse se hâtèrent d'envoyer des officiers de leur
état-major pour sommer les Français de se rendre,
pour les en conjurer serait-il plus juste de dire, car
cette héroïque défense avait ému les souverains. Mais
les soldats étaient exaspérés par cette retraite de
dix heures sous la mitraille et sous les charges où, à
chaque minute, ils avaient vu s'éclaircir leurs rangs
et s'accroître les masses ennemies. Ivres de poudfe,
de bruit et de sang, acceptant magnanimement leur
destinée tout en ayant la rage au cœur, ils ne pen-
saient plus qu'à tuer et à mourir. Ils ne voulaient ni
recevoir ni donner quartier. Le colonel Rapatel, of-
1. Relation du général Delort. Arch. de la guerre.
2. Journal de Barclay de ToUy. Arch. top. de Saint-Pétersbourg. Relatioii
du général Delort. Arch.de la guerre; Danilewsky, II, 117; Schels, II, 58;
Bogdanowitsch, II, 125. — Selon Bogdanowitsch, l'état-major russe désespé-
rant de venir à bout, avec vingt mille cavaliers, de cette poignée d'hommes,
avait déjà envoyé l'ordre à Raj«wsky d'avancer avec tout soa corps d'in-
fanterie.
LES DEUX COMBATS DE FÈRK-CHAMPENOISE. 379
ficier d'ordonnance du czar et ex-aide de camp de
Moreau, fut abattu d'un coup de fusil comme il s'avan-
çait agitant un mouchoir blanc *.
La lutte reprit, sauvage et désespérée. Les soldats
ne voulaient point se rendre, mais Pacthod pensa
qu'après une résistance si longue et si valeureuse,
son devoir de commandant en chef lui imposait d'é-
pargner ce qui restait de ses hommes. Il sortit de son
carré et s'avança fièrement, le bras droit, brisé par
une balle, tombant inerte et ensanglanté le long du
corps, au-devant d'un nouveau parlementaire, le
colonel de Thiele « — Rendez-vous, mon général,
lui cria Thiele : je vous en supplie. Vous êtes cerné
de tous côtés. » « — Je ne parlemente pas sous le feu
des batteries, répondit froidement Pacthod. Faites
cesser votre feu, je ferai cesser le mien. » L'artillerie
russe s'étant, sur ce point, arrêtée de tirer, Pacthod
rendit son épée*. Peu après, le carré du général Delort,
battu à mitraille sur ses quatre faces, ayant épuisé
toutes ses cartouches et ayant repoussé plusieurs
charges à la baïonnette sans tirer un seul coup de
feu, mit bas les armes '. Le dernier carré résistait
encore. Une nouvelle volée de boulets ouvrit une
brèche énorme dans ces murailles vivantes ; la cava-
lerie y entra, sabrant les soldats désunis qui se défen-
daient corps à corps et tâchaient de se frayer passage
jusqu'aux marais de Saint-Gond. Cinq cents environ
purent s'échapper. L'empereur Alexandre, transporté
d'admiration, poussa son cheval à la suite des che-
valiers-gardes pour arrêter le carnage. En vain ses
officiers s'efforçaient de retenir le czar, lui représen-
1. Itémoires d« Langeron. Arch. deg affaires étrangères. Bogdanovitsch, II,
126. — On dit qae dans ce carré se troavait un capitaine d'artillerie, propr*
frère dn transfuge.
2. Danilewsky, n, 118. Bogdano\rit8ch, II, 126.
3. Relation du général Delort. Arch. de la guerr*.
380 181 4.
tant les dangers qu'il aHait courir dans t3ette atroce
mêlée : « — Je veux sauver ces braves, » dit-il *.
Iprès le combat, les souverains se firc^nt présenter
les généraux prisonniers : Amey, Delort, Bonté, Janin,
Thévenet et Pacthod ; ces deux derniers étaient bles-
sés. Le czar loua chaleureusement les généraux de
leur héroïque défense, et ordonna qu'on leur rendît
leur épée et leurs chevaux. Tous les prisonniers
furent traités avec la plus grande humanité^ De ces
quatre mille trois cents hommes qui avaient fait sept
lieues en combattant contre cinq mille, puis contre
dix mille, puis contre vingt mille cavaliers, qu'ap-
puyait une artillerie formidable, cinq cents avaient
pu gagner les marais, quinze cents, un grand nombre
blessés, s'étaient rendus après une résistance déses-
pérée, plus de deux mille étaient tombés sur le
champ de bataille'. « Il n'est personne, dit le général
Delort, qui n'ait fait au delà de ce que prescrit l'hon-
neur, mais je ne saurais trouver d'expression pour
rendre témoignage aux gardes nationales. L'épithète
de braves et d'héroïque est sans force et sans énergie
pour donner l'idée précise de leur conduite. C'est la
valeur la plus impassible en même temps qu'elle est
la plus énergiquement active, selon qu'il faut rece-
voir la mort sans chercher à l'éviter ou conserver la
vie pour prouver qu'on sait la défendre*. » Et c'étaient
1. Journal de Barclay de Tolly. Arch. de Saint-Pétersbourg. Mémoires de
Langerun. Arch. des affaires étrangères. Bogdanowitsch, II, 126; Schels,
II, 5ft: Danilewsky. II, 118.
2. Bogdanowitsch, II, 126. Danilewsky, II, 118. — Danilewsky présenta
lui-même le général Pacihod au czar.
3. La brigade Delort, forte de 1200 nommes, en avait perdu 700 dans
l'action. Relation du général Delort. Arch. de la guerre. A défaut d'autres
renseignements, il est supposable que les pertes des brigades Thévenet,
Janin et Bonté, qui avaient subi les mêmes attaques et combattu avec
le même courage, furent dans les mêmes proportions.
4. Relation du général Delort Arch. de la guerre. — La division Pacthod
était formée de gardes nationales des départements de Seine-et-Marne, de
SeuL9-»t-0t8e, de la Sartbe, 4o Maine-et-Loire, de Loir-et-Cher, d'(ndre-e(-
LES DEUX COMBATS DB FÈRE-CHAMPENOISE. 381
ces mêmes hommes que, un mois auparavant, le
maréchal Oudinot n'avait pas voulu, dit-on, mettre
en ligne a Bar-sur-Aube, de peur qu'ils ne jetassent
le désordre dans l'armée !
On a imputé à Mai mont tons les malheurs de la
journée de Fère-Champenoise. S'il avait marché plus
vite en quittant Fismes, a-t-on dit, il aurait pu opérer
sa jonction avec l'empereur, et puisqu'il avait perdu
tant de temps, du moins aurait-il dû se porter sur
Sézanne au lieu de s'aventurer vers Soudé. A Sézanne,
il se fût renforcé des six ou sept mille hommes des
généraux Pacthod, Amey et Compans, et il eût très
vraisemblablement évité un combat avec les armées
alliées. Ces reproches sont peu fondés. Marmont ne
pouvait savoir qu'il y eût trois divisions françaises à
Sézanne, et d'autre part ses troupes firent plus de
trente lieues du 21 au 24 mars. Ce n'est pomt de la
lenteur de sa marche qu'il faut accuser le duc de Ra-
guse, c'est de sa mauvaise direction. Là est l'immense
faute, à mieux dire l'erreur fatale de Marmont. Si
au lieu de se guider sur un ordre, d'ailleurs sujet à
interprétation, du major général, Marmont eût réglé
ses mouvements d'après ceux de l'ennemi, il se fût
porté le 18 mars à Reims, en place de se porter à
Fismes. Les avant-gardes de l'armée de Silésie, arrê-
tées ainsi devant Reims jusqu'au 21 , et contenues en-
suite dans leur marche par Maimont et Mortier, qui
se fussent repliés sur Châlons, n'auraient pu arri-
ver que le soir du 23 vers les sources de la Somme-
Soude'. Quelles conséquences! Le 23 mars, le con-
Loire et da Calvados. Cf. Relation ds Delort et Correspondane» de NapoUcn,
21113,21133, etc.
1. Les coarenrs de Winzingerode, partis de Reims le 20, n'arrivèrent entre
la Marne et l'Aube que le 22 dans la soirée. Voir ■ 1814 », p. 348; et pour
les mouvements de Marmont et la ooaition d«a troupes de Biacher les IS.
19 et 20 mars, pp 334-327.
382 181 4.
seil de guerre des Alliés, ignorant l'approche des
troupes de Bliicher, n'aurait pas pris le parti de diriger
l'armée sur Châlons. On se fût donc résolu soit à
suivre l'empereur au delà de la Marne, manœuvre à
laquelle Napoléon voulait amener l'ennemi, soit à se
retirer sans combat sur Langres, retraite qui selon
les historiens russes et allemands ne se fût arrêtée
qu'au Rhin*. En tout cas, les Coalisés n'auraient pas
entrepris si tôt leur marche sur Paris. Il y a rarement,
sans doute, de petites causes à de grands effets, mais
à la guerre ce n est pas une petite cause qu'un faux
mouvement.
Le soit des combats de Fère-Champenoise, Mar-
mont et Mortier ne pouvaient plus douter de la marche
des Alliés sur Paris. Les deux maréchaux étaient trop
faibles pour leur en disputer la route ; il leur impor-
tait du moins de les y devancer. Pacthod; en attirant
sur lui par son admirable résistance tout l'effort de l'en-
nemi, avait dégagé la petite armée des ducs de Raguse
et de Trévise, qui se trouva à même de continuer sa
retraite sans être sérieusement inquiétée. Marmont,
malheureusement, ne sut pas profiter de ce répit pour
gagner de l'avance sur les Coalisés. Au lieu de se di-
riger droit sur Sézanne, où passe la route de Paris et
qu'occupait encore le général Compans avec environ
1 500 hommes, il fit un mouvement excentrique sur
AUemant^ Arrivé là, le duc de Raguse se ravisa,
mais il était bien difficile de remettre en marche in-
continent ses troupes brisées de fatigue : elles avaient
1. « 1814 «, 333-335 et 349-350.
2. Rapport de Marmont, Allemant 2tj mars, Arch. de la guerre. — Mar-
mont prétend dans ses Mémoires (VI, 235) qu'il voulait d'abord se retirer sur
Sézanne, mais que le colonel du 9' de marche lui dit en passant à Fère-
Champenoise que l'ennemi occupait cette ville. Il est impossibl»» à'adm>*ttr9
que cet officier, qui arrivait tout droit de Sézanne, ait fait ua faux rapport
dans d'aussi graves circonstances. C'est là une spécieuse excuse, coinip»
Marmont sait toujours en trouver quand il se juge en fauta.
LES DEUX COMBATS DE FÈRE-CHAMPENOISE. 383
f;îit, toujours combattant, plus de quarante-cinq kilo-
mètres. Ces quelques heures de repos que les hommes
auraient pris à Sézanne^en toute sécurité, il fallait les
leur donner à Allemant. Marmont, se résignant à pas-
ser la nuit où il était, dépêcha un aide de camp au gé-
néral Compans pour l'inviter à tenir dans Sézanne
jusqu'au lendemain matin. Intimidé par la foule
de fuyards qui avaient traversé la ville dans la soirée
et inquiet de la présence d'un parti de cavalerie prus-
sienne sur la route de Montmirail, ayant d'ailleurs
l'ordre exprès de se replier s'il était menacé, Compans
avait déjà commencé d'évacuer Sézanne. Il refusa d'ar-
rêter son mouvement et répondit à l'envoyé des maré-
chaux que toutce qu'il pouvait faire était de laisser une
arrière-garde dans la ville jusqu'à deux heures du ma-
tin*. Marmont néanmoins ne mit ses troupes enmarche
d'Allemant que passé cette heure-là. Quand aux pre-
mières lueurs du jour, sa tête de colonne déboucha
sous Sézanne, un parti ennemi l'occupait. Il fallut plu-
sieurs heures pour débusquer les Prussiens. On passa,
mais à Esternay on dut faire la grande halte*.
Cette halte, l'attaque de Sézanne, le séjour trop
prolongé à Allemant, et d'abord la malencontreuse
marche sur cette position, tous ces retards et tous
ces faux mouvements, donnèrent le temps aux Prus-
siens d'York, qui s'avançaient de Montmirail, d'oc-
cuper la Ferté-Gaucher, et à la cavalerie de la grande
armée d'atteindre l'arrière-garde de Marmont'. Les
1. Cf. Compans à Clarke, Sézanne, 25 matrs, 6 heures du soir. Clarke à
Napoléon, 26 mars. Arch.de la guerre. Correspondance de Napoléon. 21529.
2. Rapport de Marmont & Clarke, Provins, 27 mars. Arch. de la guerre.
3. Cf. Rapport de Marmont à Clarke, Provins, 27 mars. Arch. de la guerre.
ilèmoiret de Marmont, VI, 136, 137; C. de W. (Mùfding), Kriegsgesch. 18U, II,
130; Scbels, II, 7d-77. — Les troupes qui occupaient la Ferté-Gaucher
étaient la division du prince Guillaume de Prusse (corps d'York), arrivant
de Montmirail. La cavalerie qui poursuivait l'arrière-garde de Marmoat.
était le corps de Pahlen reaforcé du régiment du colonel BlOcher, lequel,
arrivant égalemenr de Montmirail, avait joint les Russes à Esternay.
384 181 4.
Français se trouvaient arrêtés en tête, menacés en
queue. Il fut décidé entre les deux maréchaux que
Marmont contiendrait la cavalerie de Paiilen tandis
que Mortier refoulerait les Prussiens sur la rive droite
du Grand Morin, de façon à regagner la route de Cou-
lommiers par les hauteurs qui dominent la Ferté-
Gaucher au sud. Après un vif comhat, Marmont réus-
sit à arrêter pour quelque temps la poursuite de
l'ennemi. Il se disposait à rejoindre son collègue sur
la route de Coulommiers, par les plateaux de Léche-
roUes et de Laval, lorsqu'il reçut du duc de Trévise
la plus déconcertante nouvelle. Au lieu de se horner
à occuper les hauteurs, Mortier s'était épuisé en vains
efforts contre la ville même, et finalement renonçant
à l'attaque il s'était mis en retraite sur Provins'. Ce
mouvement incompréhensible * couronnait toutes les
erreur^ et toutes les fautes commises depuis dix jours
par les deux lieutenants de l'empereur. Rétrograder
sur Provins c'était perdre trois marches, c'était re-
noncer à joindre Compans à Meaux et à défendre
dans cette bonne position les approches de Paris.
C'était, par cela même, enlever à la capitale le temps
de préparer sa défense, à Napoléon la possibilité de
tomber sur les derrières de la grande armée.
Le corps du duc de Trévise était engagé sur la route
de Provins ; Marmont dut l'y suivre, quel qu'en fût
son mécontentement ^ Après avoir marché toute la
1. Rapport de Marmont à Clarke, Provins, 27 mars. Arch. de la guerre.
2. Le mouvement était incompréhensible, car en admettant que le duc de
Trévise crût ne point pouvoir regagner la route de Coulommiers c'était sur
Rozoy et non sur Provins qu'il aurait dii se diriger.
3. Dans ses Mémoires qui diffèrent toujours si étrangement de ses rap-
ports, Marmont expose (VI, 239) que le mouvement sur Provins avait été
concerté entrt^ lui et Mortier dès 4 heures de l'après-midi. Voici ce qu'". dit
dans son rapport du 27 mars : « Nous décidâmes qu'il fallait s'emparer d'un •
plateaa qui donnait les moyens de tourner la Ferté Gaucher et d'aller
prendre plus loin la route de Coulommiers... ■ et il reprend, plus loin : « Tout
à coup le duc de Trévise m'informa au'au lieu de se porter sur lia route
MARCHE DES ALLIÉS SUR PARIS. 385
nuit, les troupes atteignirent Provins le 27 mars d^ns
la matinée. Le 28, on se remit en mouvement sur
Nangis, où Mortier prit la route de Guignes et de Brie-
Comle Robert, Marmont, celle de Melun et de Yille-
neuve-Saint-Georges. Les deux corps d'armée, un
instant séparés, firent leur jonction dans raprcs-midi
du 29 mars, au pont de Charcnton*.
Pour le général Compans qui, ayant neuf heures
d'avance sur les deux maréchaux*, avait pu passer
librement à la Ferté-Gaucher le 2G mars, il se dirigea
vers Meaux par la grande route de Coulommiers. Cette
ville était occupée par le général Vincent, qui s'y était
replié de Montmirail à la pointe du jour avec deux
cents fantassins et cent dragons et gardes d'hon-
neur, et avait rallié, à force de menaces et de prières,
cinq ou six cents fuyards de Marmont'. La cavalerie
prussienne était en vue. Après une courte halte,
Compans et Vincent se remirent en marche vers
^1 aux où ils arrivèrent le 27 mars dans la matinée*.
(^ ijiomraiers il prenait celle de Provins. Ce mouvement me contraria beau-
coup. « Dans une nouvelle lettre (Melun, 28 mars, Arch. de la guerre), Mar-
mctut reparle encore de ce mouvement sur Provins : ■ Je voudrais être à
Meaux, et cela serait tan» la marche ridieuU et absurde que nous aooru faite
sur Provins. ■ Le plus fort, c'est ced : à propos d'une lettre de Clarke où U
est dit : «Le mouvement sur Provins a tout compromis. » Mannont ait en
note : c Le mouvement sur Provins a été le salut de deux corps d'armée »
(p. 311). Ainsi, selon que Marmont rédige ses rapporta ou compose ses Mé-
vioire», le même mouvement est tour à tour i aoo marche absurde ■ et < le
salut de deux corps d'armée »!
1. Marmont à (Jlarke, Provins, 27 man, et Melon, 28 mars. Ordre de mar-
che pour le 6* corps, Melun, 28 mars, 10 heures du soir. Mortier à. Clarke,
Guignes, 28 mars, 10 heures du soir, Arch. de la guerre.
2. Compans était parti de Sézanne le 25 à minait tandia qoa les denx
maréchaux n'en étaient partis qu'à 9 heures du matin, le 26.
3. Journal de Vincent, et Vincent à Berthier, Meaux (?7 mars). Arch. de la
guerre. — Il y avait, dit Vinceut, 1 200 cavaliers et un millier de fantassins.
Je parvins à rallier600oa 700 cavaliers et quelques fantassins, le<i autres 1,9
voulant rien entendre continuèrent leur route vers .Meaux.» Ledru Desessarts,
commandant de Meaux, signole à bon tour le passage de cette colonne de l'u»
gitifs dans sa lettre à Clarke du 26 mars, 8 heures du soir : • li il ôOO hommes
en désordre ont passé par la porte du Comillon sans que j'aie pu les arrêter.»
4. Journal de Vincent. Ledru Desessarts à Clarke, 27 mars, i heures «pré»,
•idi. Arch. de la guerre.
25
386 181 4.
L'importance de la position de Meaux était recon-
nue depuis longtemps. On y avait accumulé les muni-
tions de guerre : vingt-sept mille gargousses, trois
millions de cartouches. Mais depuis Ja veille seule-
ment, on avait commencé quelques travaux de dé-
fense. L'armement consistait en sept pièces de 8;
la garnison se composait de 3440 hommes*. C'étaient
presque tous des conscrits et des gardes nationaux,
et ils ne valaient pas ceux de Paclhod. Leur chef,
le général Ledru Desessarts, les dépeignait ainsi :
« Les gardes nationaux font pitié, mal tenus, mal
commandés et ne sachant pas tenir leurs fusils qui
sont d'une malpropreté dégoûtante ». Deux jours
plus tard, le brave Compans devait dire à son tour :
« J'ai la douleur de constater qu'on ne peut pas
avoir de plus mauvaises troupes*. » Cependant des
lettres pressantes du ministre de la guerre, annon-
çant des renforts, enjoignaient à Ledru Desessarts de
tenir désespérément dans Meaux. « C'est le salut de
Paris, » écrivait Clarke^ L'arrivée de Compans et de
Vincent, qui amenaient avec huit bouches à feu un
millier de fantassins et environ 1300 cavaliers des
8^ et lO" de marche et des fuyards de Marmont*,
élevaient la garnison à près de 6 000 hommes, nombre
encore bien insuffisant vu l'étendue de la position à
défendre. Les trois généraux se résolurent néanmoins
à disputer le passage de la Marne. Compans s'établit'
dans Meaux et dans le faubourg du Cornillon, Ledru
Desessarts prit position à Trilport, Vincent posta sa
cavalerie sur la rive gauche, à Saint- Jean-les-Deux-Ju-
1. Ledru Desessarts à Clarke, 24 et 26 mars. Situation de la subdivision
de Seine-et-Marne (garuison de Meaux) au 26 mars. Arch. de la guerre.
2. Ledru Desessarts à Clarke, Meaux, 23 mars; et Compans à Clarke, Meaux,
27 mars. Ar^à. de la guerre.
3. Clarke à Ledru Desessarts, 26 et 27 mars. Arch. de la guerre.
4. Ledru Desessarts à Clarke, 26 mars. Cf. Registre de Berthier (ordres du
SO mars) et Registre de Beliiard (lettre à Mortier, 24 mars).
MARCHE DES ALLIÉS SUR PARIS. 387
meaux.où quelques centaines de gardes nationaux des
environs vinrent volontairementse joindre àla troupe*.
Vers quatre heures de l'après-midi, les têtes de co-
lonnes de l'armée de Silésie débouchèrent par la route
de la Ferté-sous-Jouarre. Vincent s'engagea résolu-
ment contre la cavalerie du général Emmanuel, mais
craignant bientôt d'être enveloppé par la division
Horn, qui dessinait un mouvement vers Montceau,
il se replia sur Trilport où il passa la rivière. L'en-
nemi le suivit de près. Les gardes nationaux de Ledru
Desessarts, qui occupaient Trilport, s'enfuirent aux
premiers coups de feu, sans même essayer de couler
le bac. En peu de temps les assaillants eurent pied sur
la rive droite. Vincent tenta une charge. La moitié de
ses cavaliers, — c'étaient les fuyards de Marmont, —
tournèrent bride au commandement de : « En avant ! »
Ni paroles ni coups de plats d'épée ne purent arrêter
la panique. Toutes les troupes se précipitèrent en
désordre dans Meaux. Le jour tombait. La cavalerie
du général Emmanuel et un parti d'infanterie prus-
sienne prirent position entre les routes de la Ferté-
sous-Jouarre et de Soissons, tandis qu'une autre
colonne prussienne venait s'établir devant le faubourg
du Cornillon. Meaux ne paraissait plus tenable; les
néraux se résignèrent à évacuer la ville dans îa
idit. A dix heures, les troupes se mirent en marche
vers Claye. L'arrière-garde lit sauter le magasin à
poudre dont l'explosion détruisit un grand nombre
de maisons du faubourg de Paris*.
1. Joarnal de Vincent ; Vincent à Berthier et Ledru Desessarts et Compant
à Clarke, 27 mars. Arch. de la guerre. — Vincent donne ce détail curieux : •< Je
remarque le mauvais aspect de la gendarmerie, tulle n'est d'aucucs utilité
s le rapport de la police civile ou militaire. Les officiera que j'ai appelée
isent tous de se prêter au bien du service. »
■:. Journal de Vincent. Ledru Desessarts et Compaas à Clarke. 20 et 28 mars.
Mémoires de Langeron. Arch. des \1. étraugèrei. Cf. Schels, Opéras, de*-
*erbûndeten Heei\ gegen Pari». IL 10', 110.
388 1814.
Le lendemain, 28 mars, nouveau combat, nouvelle
retraite. Dans la matinée, les Prussiens attaquèrent
vigoureusement Claye. Au moment où Ton aban-
donnait ce village, arrivèrent des renforis de Paris :
3000 fantassins des dépôts de la garde, troi? esca-
drons de lanciers polonais et 400 cuirassiers formant
le 12* de marche de cavalerie*. Compans prit posi-
tion en arrière de Claye, et laissant déboucher dans
la plaine l'infanterie prussienne, il la fit soudain
charger par tous ses cavaliers. Trois cents hommes
tombèrent sous le sabre, cinq cents se rendirent pri
sonniers;lc reste de la colonne se rejeta précipitam-
ment dans Claye. L'ennemi revint en forces. Compans
continua sa retraite de position en position jusqu'à
Yille-Parisis, qu'il dut évacuer après un nouveau
combat. Le soir, il établit ses bivouacs à Vert-
GalauJ, à quatre lieues de Paris^.
1. Clarke à Napoléon, 28 mars, à Joseph, 27 mars. Journal de Vmcsnt. Arch.
de la guerre.
2. Coiiipaiis à Clarke, Vert-Galant, 29 mars, 8 heures du matin. Junrnal de
Vincent. Arch. delà guerre. Cf. Schels, II, 124, 125; Eogdanowusch, U, 13ii.
L-es hîRtorieus étrangers portent seulement à 200 le chifj'fft <Lu jprisouuiers
fiita à Ciaye.
NAPOLÉON A SAINT-DIZIEh
LA DERNIÈRE VICTOIRE
RETOUR DE L'ARMÉE VERS PARIS
Le 23 mars, à l'heure même où les souverains et les
généraux alliés, fort troublés parle hardi mouvement
de Napoléon sur leur ligne de communications et bien
loin de penser alors éprendre la route de Paris, discu-
taient à Pougy s'ils battraient en retraite vers Langres
ou s'ils suivraient les Français au delà de la Marne,
l'empereur, à Saint-Dizier, méditait les divers plans
stratégiques qui se combattaientdans sonesprit. Quand
JSapoléon balançait entre plusieurs projets, il lui arri-
vait souvent de les préciser par écrit, fixant ainsi les
pensées fugitives, les voyant plusclairementetles ju-
geant mieux. Il dicta une note au ducde Bassano d'après
laquelle il y avait quatre partis à prendre : 1° marcher
sur Vitry dans la nuit et y attaquer l'ennemi le lende-
main matin; 2° se porter sur Saint-Mihiel et Pont-à-
Mousson, rallier les garnisons des places et donner une
bataille avec Metz pour ligne d'opération ; 3° marcher
sur Join\ille et Chaumont ; 4° marcher sur Brienne.
« Le plus raisonnable de ces projets, concluait l'em-
pereur, paraît être celui qui s'appuie à Metz et à mes
places fortes et qui approche la guerre des frontières *.»
1. Corretpondance de Napoléon, 21ô3S.Cf. Registre de Berthier (ordres du
23 mars; 1 heure et demie et 4 hcureâ de l'après-midi). Arch. de la guerre.
Lettre de Napoléon à Ciarlte, Saint-Diziw, 23 mars. Arch. »at., AF. iv We,
(Non ciUâ iaâs U Corretpondance.)
390 181 4.
Ce projet qui paraissait le plus raisonnable dans
l'après-midi, et C'ii d'ailleurs était conforme au plan
antérieur de Napoléon, l'empereur y renonça dans la
soirée, ou du moins le différa. De nombreux rensei-
gnements parvenus au quartier impérial, „ résultait
que loin de chercher à défendre leut* ligne d'opéra-
tion (ce que les Alliés auraient pu faire en se portant
sur la route de Brienne contre l'armée française), ils
l'abandonnaient et, évacuant Troyes, Bar, Brienne,
dégarnissant Chaumont et Langres, ils s'avançaient en
masse vers Yitry '. Napoléon, alors, combine un nou-
veau mouvement. Il laissera les Austro-Russes s'en-
gager à sa poursuite dans la direction de Metz et, par
un brusque changement de front, il se rabattra vers
l'Aube et prendra sa ligne d'opération sur Bar et
Troyes. Il ira, comme on dit, coucher dans le lit de
l'ennemi. Ainsi placé sur les communications de la
grande armée et ayant rétabli les siennes avec Paris,
il pourra, selon les circonstances, se porter contre les
Alliés ou attendre en bonne position, couvert par
l'Aube, leur retour offensif ^
A onze heures et demie du soir, Berthier envoya
1. Pire à Berthier, Joinville, 23 mars, 2 heures et 7 heures et demie du soir.
Ney au même, Frignicourt, 4 heures et demie du soir. Sébastian! au même.
Huiron,8 heures du soir. Arch.de la guerre. Cf. Registre de Berthier. — Ces
renseignementsétaientparfaiteraentexactsce jour-là. On avu« 1814 •, 350-352,
que le 23 mars, il fu; décidé dans le conseil de guerre de Pougy que l'arméo
alliée, qui marchait alors sur Vitry, se porterait vers Châlons pour revenir
:?i!isuite sur Vitry à la poursuite de Napoléon, et que Brienne> Bar, Troyes,
Chaumont, seraient évacués.
J. Berthier à Macdonald, Saint-Dizier, 23 mars, 11 heures et demie du soir et
aNey, Saint-Dizier, 24 mars, 7 heures du matin. (Registre de Berthier. Arch.
de guerre.) — Ces deuxlettres sont précieuses, car c'est là seulement que sont
exposés les motifs et le but de la marche de Napoléon sur Bar-sur- Aube. Les
historiens n'ont pas consulté ou ont mal lu le Registre. Aussi parlent-ils de
ce mouvement, qui eiit puétre si important, sans l'expliquer d'aucune façon.
Disons d'ailleurs, une fois pour toutes, que jusqu'ici les opérations de Napo-
léon du 22 an 28 mars ont été racontées très succinctement et avec la plus
extrême confusion. C'est pourquoi nous avons donné un certain développe-
ment à l'exposé de ces opérations, chapitre de l'histoire do la campagne dç
France toujours sacrifié par les historiens.
NAPOLÉON A SAINT-DIZIER. â»l
l'ordre à toutes les brigades de cavalerie qui mar-
chaient vers Bar-sur-Ornam et Vaucouleurs, de ral-
lier le lendemain l'empereur sur la route de Saint-
Dizier à Vassy. Le même ordre fut envoyé au prince
de la Moskowa, à Frignicourt, et au duc de Tarente.
à Villolte. « Nous marchons sur Bar-sur-Aube, écri-
vit le major général, mais faites courir le bruit parmi
vos soldats, à cause des prisonniers, que nous mar-
chons sur Melz. » Cette recommandation ne fut pas
oubliée : les blessés français tombés entre les mains
de l'ennemi près de Frignicourt dirent que l'empe-
reur se portait de Saint-Dizier sur Metz *.
Dans cette soirée du 23 mars, Caulaincourl arriva
à Saint-Dizier *. Abusé par les lettres de Metternich ',
le duc de Vicence croyait encore à la possibilité de la
paix et espérait reprendre au quartier général des
Alliés, avec les ministres, les négociations rompues
à Châlillon avec les plénipotentiaires *. Après la clô-
ture du congrès, il avait voulu rejoindre incontinent
l'empereur afin d'obtenir de lui les sacrifices néces-
saires. Mais il avait été retenu jusqu'au 21 à Châtillon
par les formalités de la remise des passeports et ar-
rêté ensuite, dans sa route, par le mauvais vouloir ma-
1. Registre de Berthier (à Pire, Maurio, Defrance, Saint-Germain, Ney,
Macdonald, etc., Saint-Dizier, 23 mars, 11 heures et demie da soir). Arch.
de la gaerre. Cf. Scbels, H, 423.
2. Ney à Napoléon, Frignicoart, 23 mars, 5 hearea da aoir : « Le dac de
Vicence arrive à l'instant. » AF. iv, 1607.
3. « ... Peut-être sommes-nous plus près de la paix à la saite de la mptare
d'anssi stériles négociations?... Le jour où on sera tout à fait disposé pour
la paix avec les sacriâces indispensables, venex pour la faire... ■ etc. Met-
ternicb à Caulaincourt, Troyes, 18 mars. Arch. des AS. étrangères, fonda
France. 668. — Par an miracle de duplicité, tant qu'il resta l'ombre d'une
chance de victoire pour l'empereur, Metternich se posa auprès de Caulain-
courl comme an médiateur, lui qai dès Prague avait juré la perte de Napo-
léon. Or, le 18 mars, on l'a va, les Alliés se croyaient dans la plus périlleuse
situation. Les Russes, les Prussiens et même les Anglais, m'oins prudents
que Metternich, allaient néanmoins rompre les négociatioiu le 19, mais Metter-
nich s« r^Sfrfvait une porte de rentrée.
4. Cauiaincourt à Metternich, Cbàtillon, 20 mars, et Joignj, 21 nsars; é
Qaaterive, Ch&tilloa, 18 m«rs. t:xix. 4m AiL étrangères, 668, 670.
392 181 4.
nifeste des commandants des avant-postes ennemis ,
Introduit auprès de l'empereur dès son arrivée, Cau
laincourt fit le récit détaillé des dernières séances du
congrès, et s'appuyant sur les trompeuses promesses
de Metlernich, il tenta de faire partager à Napoléon ses
espérances de renouer les négociations et de les me
ner à bonne fin. L'empereur, qui lisait mieux que son
plénipotentiaire dans la pensée des Alliés, ne se payait
point de ces illusions. Plus quejamais, il jugeait la paix
impossible. D'autre part, les derniers renseignements
le faisaient bien augurer de son audacieuse manœu-
vre. Les armes seules lui laissaient des chances de
salut. Les représentatious et les prières du duc de
Vicence restèrent vaines *.
Le 24 mars, la vieille garde, l'artillerie de réserve
et les divisions Letort et Lefebvre-Dosnoëttes se
mirent en marche dès quatre heures du matin sur la
route de Vassy. Le corps de Ney et la cavalerie
avaient l'ordre de suivre le mouvement. En raison de
sa position, Macdonald devait faire l'arrière-garde. Il
en était fort troublé, s'imaginant qu'il allait être atta-
qué par toute l'armée alliée. Pour mal fondées qu'elles
fussent, car déjà il avait été prescrit aux Austro-
Russes de se porter sur Châlons*, les craintes du
1. si Ton s'en rapportait aux deux lettres de Vicence à Metternich, datées
de Doulevent, 2à mars (Ârcb. des aff. étrangères], dont il sera parlé plus
loin. Napoléon aurait consenti tout de suite à une démarche in extremis au-
près du ministre autrichien. « Arrivé cette nuit feulement près de l'empereur,
écrivit Caulaincourt, Sa Majesté m'a sur-le-champ donné ses derniers ordres
pour la conclusion de la paix. » Mais Caulaincourt, afin de prouver à Met-
ternich les intentions paciâques de l'empereur, post-datait de 24 henres son
arrivée au quartier impérial. Ce n'était pas à Doulevent dans la nuitdu 24 au
25 mars qu'il l'avait rejoint, c'était à Saint-Dizier dans la nuit du 23 au 24,
comme l'a dit Fain, assertion confirmée par la lettre précitée du maréchal
Ney. Ainsi Thiers, quoiqu'on l'ait discuté sur ce point, a eu raison de dir»
que les propositions de Caulaincourt ont été le 23 repoussées par l'empereur
Mais il a eu tort de passer sous silence les lettres de Caulaincourt écrites à
Metternich le 25 mars.
2. Le corps du comte de Wrède, le seul qui eût suivi Macdonald jusqu'aux
bords de la Marne, s'arrêta vers minuit en arrière de Courdemanges et ré-
NAPOLÉON A SAINT-DIZIE». 393
marecnal n'eu étaieut pas moins vives. « Si l'ennemi
me poursuit, écrivait le duc de Tarente, il arrivera
malheur infailliblement. Je ne puis, dans l'état des
choses, espérer des résultats favorables... Nous per-
dons toutsi l'ennemi fait un elîort. Il peutm'éoraser, car
\ rien ne peut aller en hommes ni en chevaux *. » Enfin
à sept heures du matin, comme l'empereur allait de
sa personne quitter Saint-Dizier, un aide de camp de
Ney arriva au quartier impérial. Le prince de la Mos-
kowa, ému des «supplications » de Macdonaldetinquiet
de ses inquiétudes — la crainte est contagieuse — sol-
licitait l'autorisation de rester sur la Marne pour sou-
tenir ce maréchal et demandait à être soutenu lui-
même par l'empereur. Le parti de Napoléon était pris,
etd'ailleurs ilétaitaccoutumédepuislesdébutsde cette
fatale campagne aux doléances de ses heutenants. Il
se refusa à suspendre son mouvement. «L'empereur,
répondit Berthier au maréchal Ney, serait parti pour
vous rejoindre sur-le-champ s'il n'était indispensable
; que Sa Majesté se trouvât avec l'avant-garde dans la
; marche qu'elle fait sur Colombey-les-Deux-Eglises.. .
' L'empereur ne peut pas ordonner d'ici le mouvement.
^ Il le dirigera lui-même suivant les renseignements
qu'il recevra en route, afin de pouvoir prendre une
autre direction s'il le fallait*. »
Le mouvement s'opéra comme le voulait l'empe-
reur. Le soir, la garde cantonna à Doulevent et aux
environs, les cuirassiers de Saint-Germain occupè-
rent Nully sur la route de Brienne, et l'infatigable
cavalerie légère de Pire poussa jusqu'à Daillancourt
trograda le 24 da bon matin sar Cb&]ons, selon les ordres de Schvarzenberg
dn *23 mars. 3 heures de l'après-midi. Schela, U, 13: Bogdanowiucb,!!, 111.
— Ainsi, dans la nuit du 23 au 24 mars, Macdonald n'était nullement en péril.
1. Macdonald à Berthier, Villotte, 24 mars, 4 heures, 6 heures et demie, et
7 heures du matin. Arch. de la guerre.
2. Registre de Berthier (à Ney, Saint-Dizier, 24 mars, 7 beorea on quart
au matin). Arch. de la guerre.
394 181 4.
et à Colombey-îes-DeHx-Églises. L'infanterie de Ney,
les divisions Colbert et Exelmans sous Sébastiani, et
les divisions Maurin et Defrance s'échelonnèrent
entre Saint-Dizier et Vassy, les trois corps de Mac-
donald et la cavalerie de Trelliard et de Milhaud,
entre Perthes et Saint-Dizier*. Contrairement à ses
appréhensions, le duc de Tarente n'avait été suivi
que par quelques escadrons ennemis. Voyant néan-
moins que Ney ne le couvrait plus, il avait retenu
Sébastiani jusqu'à onze heures du matin, en invo-
quant de prétendus ordres de l'empereur — « moyen
peu digne d'un chef, » dit Sébastiani*.
Le 25 mars, tandis que la cavalerie jetait des
partis sur Brienne , Bar-sur-Aube et Chaumont ^,
l'empereur séjourna à Doulevent. Avant de pour-
suivie de sa personne sa marche sur Bar et Troyes,
il voulait avoir de nouveaux renseignements. Les
reconnaissances lui confirmaient que les Austro-
Russes abandonnaient le terrain jusques à Langres,
qu'ils évacuaient Troyes, que l'empereur d'Autriche
se sauvait vers Dijon, que tout était en désarroi sur
la ligne d'opération des Alliés*. Mais, d'autre part,
Schwarzenberg, qui la veille avait accusé son mou-
vementsur Vitry, semblait l'arrêter ou tout au moins le
1. Registre de Berthier (ordres du 24 mars, Doulevent, 5 heures du soir).
Saint-Gerraain à Berthier, NuUy, 10 heures du soir. Pire à Berthier, Daillen-
court, 7 heures du soir. Ordre de Macdonald, Berthier, 24 mars, 6 heures du
soir. Arch. de la guerre.
2. Macdonald k Berthier, Saint-Dizier, 25 mars, 5 heures du matin. Sébas-
tiani à Berthier, Vassy, 24 mars, 9 heures du soir. Arch. de la guerre. —
Berthier au contraire avait écrit le matin : « Sa Majesté désire que Sébas-
tiani vienne la rejoindre, vu qu'elle n'a pas assez de cavalerie sans ces
deux divisions pour déboucher sur Bar-sur-Aube. »
3. Registre de Berthier (ordres de Doulevent, 25 mars, 3 heures et demie
et 8 heure» du matin). Pire à Berthier, Cbauraont, 3 heures et demie du
soir. Arch. de la guerre. Lanezaa à Napoléon, Bar-sur-Aube, 25 mars,
8 heures et demie du matin. Arch. nat., AF. iv, 1670.
4. Registre de Berthier (à Ney et à Macdonald, Doulevent, Ï5 mars,
3 heures et demie du matin]. Correspondance de Napoléon, 21541, et lettre^
pi «citée» de Pire, Saiut-Crermain, Mauria, Defrance.
1
5AP0LtU> A 8AINT-D1ZÎER. 395
ralentir. Macdonald n'avait pas été inquié.é dans sa
retraite, Ney écrivait que tout était tranquille du côté
de Vitry et que les Coalisés paraissaient se diriger vers
Brienn?' Quels étaient donc les desseins de l'ennemi
qui, en même temps qu'il s'éloignait de Vitry, évacuait
iroyes et se disposait à évacuer Langres ? Ces des-
seins, on les sait bien, mais Napoléon ne pouvait alors
que les soupçonner, et, connaissant la stratégie pru-
dente du généralissime autrichien, il lui était impos-
sible d'y croire. Néanmoins l'empereur s'arrêta, hési-
tant, et dépêcha l'ordre aux commandants de corps
d'armée de faire halte dans la journée aux points où ils
se trouvaient, échelonnés entre Vassy «t Doulevent.
«( Ce n'est que dans quatre ou cinq heures d'ici, écri-
vit-il, que j'aurai des idées claires sur ce que fait l'en-
nemi. Il est donc nécessaire que personne ne bouge'.»
Daus l'après-midi et dans la soirée, de nouvelles
Jépêches arrivèrent au quartier impérial. Mscdonald
écrivait qu'il entendait le canon à l'arrière-garde, Ney
que dix mille chevaux s'avançaient sur la route de
Vitry à Saint-Dizier, qu'ils entraient dans cette ville,
qu'ils franchissaient la Marne '. (C'était la cavalerie de
Winzingerode,) Ainsi, au lieu de défendre leur ligne
'«^' communications par Brienne, comme l'empereur
y était attendu, ou de suivre l'armée française sur
la fausse piste de Metz, comme il l'avait un instant
espéré, les Austro-Russes marchaient vers Saint-
Dizier. Les dix mille chevaux signalés étaient-ils d'ail-
leurs un corps détaché ou une forte avant-garde?
L'empereur l'ignorait. Mais quelles qu'elles fussent,
1. Ney h Berthier, Vassy, 24 mars, 1 heure après-midi et 8 heures dn
Mir. Arch. de la guerre.
2. Correspondance de Napoléon. 21541. Ordres de Ney et de Macdonald,
Vassy et Marthey, Î3 mars, midi. Arch. de la guerre.
3. Macdonald et Ney à Berthier, Vassy et Marthey, 25 mars midi, 5 heorof
9 1 demie, et 6 heures du soir. Arch. de U guerre.
396 181 4.
ces troupes avaient la Marne à dos; c'était une bonne
occasion pour les combattre. Macdonald lui-même,
peu porté à l'optimisme, et bien que se plaignant du
manque total de distributions, déclarait la position
très tenable. A neuf heures du soir, les ordres furent
expédiés. « L'intention de l'empereur, écrivit ^er-
thier à Ney et à Macdonald, est d'attaquer l'ennemi
demain matin et de l'acculer à la Marne. L'ennemi
est disséminé. Tout porte à croire que nous aurons
demain une bonne journée...^ »
Malgré la bonne journée que se promettait Ber-
thier, l'empereur ne laissait pas d'être fort inquiet des
incompréhensibles mouvements de l'ennemi. Sa con-
fiance de l'avant-veille l'abandonnait. De plus, l'arri-
vée du duc de Vicence, preuve vivante delà rupture
du congrès, avait provoqué une émotion malheu-
reuse au quartier impérial. Tandis que les soldats et
les officiers de troupe combattaient encore pour la
vengeance et pour la victoire, les états-majors ne com-
battaient plus que pour la paix. La clôture des pour-
parlers détruisait cette espérance, le mécontentement
éclatait en murmures. Une simple porte pouvait em-
pêcher Napoléon d'entendre ces mots :« — Où va-t-on?
— Que deviendrons-nous? — S'il tombe, tomberons-
nous avec lui?^ » L'empereur feignait d'ignorer ces
propos, mais le découragement de son entourage le
gagnait lui-même. A la suite d'un nouvel entretien
avec Caulaincourt, il l'autorisa à écrire au prince do
Metternichpour renouer les négociations. Devant les
trahisons de la fortune, le souverain était resté iné-
branlable ; devant la désaffection de ses compagnons
d'armes, le soldat faiblissait. Il se résignait à céder la
1. Registre de Berthier (à Ney, à Macdonald, à Drouot. Dooleveat,
15 mars, 9 heures du soir). Arch, de la guerre.
2. Fain, lW-195.
LA DERNIÈRE VICTOIRE.
397
rive gauche du Rhin. Les lettres du duc de Vicence
partirent dans la nuit même \
En attendant la très douteuse reprise de l'action
diplomatique, il fallait combattre, toujours combattre.
Le lendemain 26 mars, l'empereur, parti à deux heu-
res et demie du matin de Doulevent, arriva à Vassy au
point du jour*. Il apprit de Macdonald que l'ennemi,
qui la veille pressait vivement l'arrière-garde de Gé-
rard, .«'était arrêté et n'avait plus en présence que
quelques sotnias de Cosaques. Tettenborn qui formait
la tête de colonne de Winzingerode avait habilement
agi. Tant que les Français battaient en retraite, son
rôle était de les serrer de près afin de leur faire croire
qu'ils étaient suivis par une armée, mais s'ils pa-
raissaient revenir sur leurs pas, il fallait se dérober,
de peur qu'un engagement sérieux ne révélât à l'em-
pereur qu'il n'avait devant lui qu'un rideau. Tetten-
born s'arrêta donc à Eclaron, jetant seulement quel-
ques partis à Humbécourt. Malgré cette tactique, il
ne put éviter le combat. La cavalerie française refoula
les Cosaques jusqu'à la Marne qu'ils passèrent en dé-
sordre. Du sommet du plateau de Valcour, l'empereur
vit sur la rive droite de la rivière une masse de che-
vau.x soutenue par de l'infanterie et du canon. Les
escadrons formés sur deux lignes, en avant et en
1. CanlaiDCoart à Metternich, Doulevent, 25 mars. Arch. des affaires étran-
gères, 668. — La tenear de ces deux lettres oe laisse aucun doute sur l'éten-
due des sacrifices que l'empereur s'était résigné à faire. Nous citerons entre
autres cette phrase : ■ Votre tâche, mon prince, est glorieuse, la mienne
sera bien pénible. > Le 28 mars, Caulaincourt écrivait d'ailleurs au coin»
d'IIaaierive : « Sa Majesté parait décidée à faire les sacrifices nécessaires.
Quelques jours plus tôt, on sauvait tout >. Arch. des aâ. étr., 670. — D'aprét
nne Nut« du colonel Galbois, citée par Pons (Congrès de Chàtitlon, 491-42)
l'empereur aurait écrit lui-même une dépêche à l'empereur d'Autriche.
2. Registre de Berlhier (ordres du 25 mjurs, 10 heures du soir, et du 26
? heures et demie du matin). Arch. de la guerre. Sohels, II, 89-94; Bogdana
•*itsch, II, 134. — D'après le rapport de Winzingerode, les Russes, au com-
bat de Saint-Dizier, comptaient seulement 8 140 hommes, car les 3000 Cosaquaf,.
Kalmouks et Baskirs de Czernischew ayant poussé jusqu'à Montiérender r>
prirent pas part k l'action. »
398 1814.
arrière de la route de Vitry, appuyaient leur gauche
au faubourg de Saint-DIzier, que défendait un millier
de fantassins, et s'étendaient à droite vers la garenne
de Perthes, dont un bataillon occupait lalisière. Douze
canons étaient en batterie sur le front, trente étaient
en réserve. Quelques escouades de tirailleurs se
tenaient espacées sur le bord de la rivière.
L'empereur ordonna de marcher en masse à l'en-
nemi, de façon à le terrifier parla rapidité de l'attaque
et le grand déploiement des forces. Oudinot avec le
7" corps se dirigea sur Saint-Dizier par la forêt du Yal,
et toute la cavalerie, Sébastiani en tête, franchit la
Marne au gué de la Neuville, se formant par pelotons
en ligne à mesure qu'elle atterrissait. Les troupes de
Macdonald et de Gérard et la vieille garde s'élancè-
rent à sa suite, mais elles n'eurent point à donner. La
cavalerie qui, chargée au débouché par les Cosaques
de Tettenborn, les repoussa et s'engagea par échelons
aussitôt sa formation achevée, suffit à rompre l'-en-
nemi. Comme il srrive généralement, les troupes,
sans recevoir le choc total de forces si sunérieures, en
subirent néanmoins FelTrayante impression. A la vue
de la foule d'hommes et de chevaux qui s'avançaient
contre elles, elles furent intimidées, ébranlées, vain-
cues d'avance. Cet effet moral, inspiré ou subi, double
ou diminue, dans les batailles, l'action des combat-
tants. L'avant-garde d'une grande armée a une ir-
résistible puissance parce que les hommes qui la
composent, fussent-ils inférieurs en nombre à leurs
adversaires, sentent derrière eux des masses prêtes
à les soutenir, masses qui effectivement agissent sur
l'ennemi parleur seul déploiement. C'est pourquoi un
général est mal fondé à dire : « Nous avons combattu
à forces égales, car je n'ai engagé que la moitié de mon
monde. » Le ^ilus souvent c'est cette autre moitié,
LA DERNïftRE VICTOIRE. 399
celle qui n'a pas combattu, qui a décidé de la victoire.
Il en fut ainsi à Saint-Dizier. Avant d'avoir pris
contact, la ^^avalerie de Winzing-erode était ébranlée;
aux premières charges, elle se prépara à céder le
terrain. Winzingerode donna l'ordre à Tettenborn de
se replier sur Vitry, tandis que lui-même battrait en
retraite sur Bar-sur-Ornain en tâchant de rallier son
infanterie à Saint-Dizier. Le général Sébastiani, voyant
les Russes se former en colonnes, lança sur ces cava-
liers, pendant qu'ils présentaient le flanc, les dragons
de la garde et les grenadiers à cheval. Les deux mille
dragons d'Espagne du comte Trelliard appuyèrent le
mouvement. Bientôt rompue, la cavalerie de Winzin-
gerode s'enfuit, partie dans la forêt des Trois-Fon-
taines, partie sur la route de Bar-sur-Ornain. Pendant
ce temps, l'infanterie de Levai entrait tambour battant
dans Saint-Dizier dont les défenseurs firent à peine
résistance. Les deux bataillons russes se mirent en
retraite sur la route de Bar, où bientôt rejoints par
les dragons de Trelliard, ils furent sabrés et pour-
suivis jusqu'à cinq kilomètres au delà de Saudrupt.
A la gauche, la division Lhéritier rejeta vers Perthes
les Cosaques de Tettenborn et les tirailleurs ennemis.
Lefebvre-Desnoëttes, qui soutenait Lhéritier, n'eut à
engager qu'un peloton de mameluks, auxquels le fa-
meux Roustan s'était joint en volontaire. « Lesma-
melucks, dit le rapport de Lefebvre-Desnoëttes, ont
sabré à l'ordinaire. » En deux heures, la plaine fut
nettoyée. L'ennemi laissa sur le champ de bataille
500 tués ou blessés, 2 000 prisonniers et 18 ciinons'.
1. Rapport Lefebvre-Desnoëttes. Arch. nat., AF. iv, 1670. foornid de U
division Levai. Registre de Berthier (à Pire, 27 mars). Arch. de la guerre. Cf.
Schels,\», V5-101 ; Bogdanowitscli, II, 134-135. Les rapports étrangers avouent
natarellement des pertes beaucoup moindres. Il est possible que Berthier exa-
gère un peu en parlant de 2000 prisonniers et de 18 canons; cependant le
Journal de Levai dit plus encor* : ■ 3000 prisonniers et presque toute l'artil-
krie. ■
400 181 4,
L'ardeur des Français dans l'attaque avait été magni»
fique, égale à la ténacité dans la défense qu'ils avaient
montrée àArcis-sur-Aube. La victoire, facile à rempor-
ter, était peu de chose, mais le grand élan des trou-
pes, que tant de souffrances et de fatigue.j n'avaient
point découragées, était significatif. Avec une pareille
armée dans la main, Napoléon étai t encore redoutable.
Les plus graves inquiétudes vinrent troubler la sa-
tisfaction que cette brillante affaire donnait à l'empe-
reur. Il avait cru combattre un corps de l'armée de
Schwarzenberg, et il a combattu un corps de l'armée
de Bliicher. Comment Blûcher, qui, il y a quelques
jours, menaçait Soissons, est-il maintenant sur les
confins de la Lorraine? Et comment Schwarzenberg,
qui marchait vers Vitry, a-t-il soudain disparu? Oii est
la grande armée austro-russe? Faut-il donc ajouter foi
aux propos de quelques prisonniers qui disent que les
Allies s'avancent sur la route de Paris. L'empereur
doute encore et surtout veut encore douter. Pour ac-
quérir une certitude, il pousse le corps d'Oudinot sur
Bar ; lui-même avec l'armée se porte sur Vitry. En re-
prenant l'offensive, en pressant vigoureusement les
colonnes éparses de l'ennemi, il saura enfin où se
concentrent ses masses*.
1. Fain, 197-198. — Koch (II, 553) et Vaudoncourt (II, 318) prétendent que dès
le 26 au soir l'empereur savait, par les rapports des prisonniers, la marche
des Alliés sur Paris. Ils blâment en conséquence le mouvement sur Vitry et
sur Bar, qui devait faire perdre deux jours. Ces deux écrivains se trompent.
Que dès la soirée du 26, Napoléon eût des rapports de prisonniers annon-
çant la marche des Alliés sur Paris, cela paraît assuré ; qu'il fût inquiet de
ces nouvelles et qu'il y crût dans une certaine mesure, cela paraît probable.
Mais qu'il fût certain du fait, voilà qui est plus que douteux, et ce fut préci-
sément pour acquérir une certitude qu'il se résolut à presser . ennemi sur
Vitry et sur Bar. Fain le dit expressément, p. 197, et le registre de Berthier
confirme cette assertion. Dans ses lettres du soir du 26 et de la matinée du
27, le major général ne parle nullement aux divers généraux de la marche
des Alliés sur Paris. C'est seulement dans ses lettres de la nuit du 27 au 28
qu'il fait mention de nouveaux renseignements annonçant cb mouvement.
Voir uussi la lettre de Napoléon, Saint-Dizier, 27 mars 8 heures du niatia
où l'empereur ordonne d'envoyer des recoanaissuucea pour avoir des nouvelles.
NAPOLÉON A SAINT-DIZIER. 401
Dans l'après-midi du 27 mars, on était devant Vitry.
L'empereur et les maréchaux tenaient conseil sur la
possibilité d'enlever la place de vive force, lorsque de
nouveaux renseignements arrivèrent de toutes parts*.
Dépêches interceptées', bulletins imprimés de l'en-
nemi', rapports de paysans, récits de prisonniers
français évadés, tout s'accorde, tout malheureusement
se confirme : les Alliés marchent sur Paiis. — Il s'acrit
bien maintenant de Vitry! L'empereur remonte ache-
vai et pique vers Saint-Dizier. D s'enferme, étudie ses
cartes, ses rapports. Il hésite sur le parti à prendre.
Il s'abîme dans ses pensées*. Depuis son entrée sur
la scène du monde, jamais les événements n'ont placé
Napoléon dans une aussi redoutable alternative. Le
sceptre et l'épée tremblent dans sa main ; il les tient
encore, mais le moindre faux mouvement les fera lui
échapper.
Faut-il donc revenir à marches forcées vers Paris ?
Mais arrivera-t-on à temps? Les Alliés ont une avance
de trois jours sur l'armée impériale. Ne les Irou-
1. Fain, 197. Cf. Schels, H, 112-113; B«gdaBovitsch, U, 136.
t. Barclay de ToUy au commandant-générid Estel, à Bar-sar-Aabe : ■ Ordra
de faire suivre les parcs et magasins qui sa trouvent à Chaumont par
Brienne et Fère-Champenoise. Ceux qui ne sont pas encore à Chaiimont ré-
trograderont sur Laagres. L'armée sera dans la jouruée de demain k Fère
Champenoise. Les troupes légères du général Winzingerode tonneront notre
arrière-garde. > Arch. nat., ÂP. iv, 1568. — Cette dépêche, d'une si haute im-
portance, n'a aucune indication de date ni de lieu. Elle tu: certainement
écrite le 24 dans la soirée, à Brébant ou à Sommepuis. Vraisemblablement.
le Cosaque ne trouva plus le général Estel à Bar-sur-Aube, il l'alla chercher
entre Chaumont et Langres, et tut arrêté le 26, sur cette route, par lea
coureurs on lea paysans français. Berthier fait mention de cette dépêche do
Barclay, dans une lettre à Macdonald, du 28 mars, 4 heures du matin. Re-
gistre. Arch. de la guerre.
3. A propos de ce bulletin de la victoire de Père-Champenoise, Boarrienne,
qui est cependant pea véridique, conte (IX, 377) que Napoléon le déclara
d'abord faux, sous prétexte qu'il portait la date du 29 mars et qu'on était
*o 27. Drouot ât alors remarquer que le 9 devait être un 6 renversé. Ce bul-
letin, imprimé à Vitry, existe aux Arch. nat. (AP. iv, 1 568), «t il porte, en
effet, par suite d'un chiffre retourné, la date du 29 mars.
4. Fain, 198, 203. Berthier à Oudinot. Saint-Dizier, 27 mars, 11 heure»
MÏr. Arch. de la guerre.
26
402 1814.
vera-t-on pas déjà maîtres de la capitale de la France?
Les quelques troupes des dépôts et les gardes natio-
nales qui en forment la garnison auront-elles pu ré-
sister soixante heures? Faut-il, au contraire, ne pas
plus s'inquiéter de Paris que le czar ne s'est inquiété
de Moscou, et persister dans le mouvement com-
mencé? De l'Yonne à la Marne, de la Seine à la
Meurthe, les Alliés ont abandonné tout le terrain.
Pendant quinze jours, on manœuvrera librement. On
peut rallier les garnisons des places, proclamer la
levée en masse en Lorraine, en Alsace, en Cham-
pagne, en Bourgogne, détruire les colonnes en re-
traite, saisir les convois, reprendre les villes occupées :
Châions, Vitry, Dijon, Yesoul, Langres, Nancy. Déjà
Troyes, Bar-sur-Aube, Bar-sur-Ornain, Chaumont
sont au pouvoir de nos troupes, reçues partout au cri
de : Vive l'empereur M Le général Durutte est sorti de
Metz avec 4 000 hommes, il a forcé le blocus de Thion-
ville, emmené la moitié de la garnison, repoussé le
corps du prince électeur de liesse; il s'avance le long
de la Moselle^ Le général Broussier est au moment
de quitter Strasbourg à la tète de 4 000 fantassins et^
de 1 000 cavaliers. Les garnisons de Schlestadt, de^
Neuf-Brisach, de Phalsbourg sont averties et se prépa-
rent à rallier Broussier dès son entrée en campagne ^
Le général Duvigneau marche sur Châions avec
2 000 hommes de la garnison de Verdun*. Devant
Longwy, Montmédy, Luxembourg, Sarrelouis, Lan-
dau, il n'y a que des cordons de troupes qui se rom-
1. Oddinot èi Berthier, Bar-sur-Ornain, 27 mars. Pire à Berthier, Chau-
mont, 26 mars. Ilenrion à Drouot, Bar-sur-Aube, 26 mars. Arch. de la
guerre et Arch. nat., AF. iv, 1670.
2. Dépêches «fe D irutte, 25, 28 mars et 3 avril. Arck. de la guerre.
3. Correspondance de Broussier et de Roederer, 27, 28, 29, 30 mars. Arch.
de la guerre.
' Duvigneau àgénéral commandant à Châions, ITmars. Arch. de li^guerrs.
Rapport de Drouet (vers le 25 mars). Arch. nat, AF. iv, 1670.
NAPOLÉON A SAINT-DIZIER. 403
pront à la première alerte '. Souham est à Nogent
avec sa division. A Auxerre, 2 000 hommes résolus
sont concentrés sous les ordres d'Allix « qui vaut une
ai'mée ' *.
A côté des soldats, il y a les paysans. Le mouve-
ment patriotique qui, au mois de février, a remué la
Champagne, la Brie, la Bourgogne, gagne la Lor-
raine, l'Alsace, la Franche-Comté. Surprises par l'in-
vasion, que les populations rurales ne pouvaient pré-
voir,— car elles croyaient Napoléon invincible, et les
bulletins mensongers de 1813 les avaient maintenues
dans leur foi, — les provinces frontières n'ont d'abord
opposé aucune résistance. Mais le poids odieux de
l'occupation étrangère, les réquisitions, le pillage,
les mauvais traitements, n'ont pas tardé à exaspérer
villes et campagnes. A l'abattement a succédé la colère,
à la soumission la révolte. Un grand cri de vengeance
tenlit de l'Yonne aux Vosges. Partout les paysans
-Ai trouvent prêts à seconder l'armée. Où la prise
d'armes n'est pas faite, elle est imminente. « Dans
l'état d'exaspération où est le peuple, écrit Napo-
léon, on ferait marcher jusqu'aux femmes'. » Les Ar-
dennes sont en pleine insurrection*. Dans l'Argonne,
dont 750 partisans, tous déterminés et bons tireurs,
occupent les défilés, 6 000 paysans ont répondu à
l'appel du tocsin*. Dix-huit compagnies de gardes
nationales, organisées militairement par le colonel
Viriot, battent l'estrade dans la Meurthe et dans la
Meuse.wQuinzemillemontagnards, écrit cet officier, se
lèveront quand nous paraîtrons. Mon mol déraillement
1. Kapportde Urouet. Arch. nat, AF. iv, 1671.
S. Souham k Clarke, Nogent, 26 mars; Allix à Clarke, AaxC7r«, 96 mara
^rch. de la r-nerr».
3. Napoléon À Clarke, Saint-Dizier, 23 mars. Arch. nat, AF. IV,906.(L«tU«
■on citée dans la Correspondance.)
4. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères, Russie, S&
». Rapport de Drouet, 25 mara. Arch. nat., AF. nr, 1670.
404 181 4.
est Patrie et Napoléon, tous deux chers à mon cœur. Je
verserai la dernière goutte de mon sang pour le grand
Napoléon*. » Dans le Loiret, dans l'Yonne, en Saône-
et-Loire , les levées en masse s'organisent. Dans
l'Oise, dans la Somme, sur les confins de FAisne et
du Pas-de-Calais, dans le Puy-de-Dôme, la Loire, le
Rhône, l'Ain, l'Isère, jusque dans la Gironde et le
Gers, ce sont aussi des prises d'armes^. Les paysans
des Landes massacrent les détachements anglais et
brûlent les maisons des royalistes; le peuple de Bor-
daux prépare une contre-révolution*. A Nancy, où est
le grand dépôt d'approvisionnement de l'armée de Silé-
sie, à Langrcs, où sont les principaux magasins de l'ar-
mée de Bohême, les habitants n'attendent que la venue
d'un escadron français «pour assommer la garnison* »
et déjà les gouverneurs de ces deux places prennent
en tremblant leurs dispositions de retraite'. De Toul à
Chaumont, de Saint-MihielàBar-sur-Aube, des bandes
de paysans armés de fusils de chasse, de fourches, de
faux, de bâtons, parcourent toutes les routes, tous les
chemins. En trois jours, du 25 au 28 mars, ils amè-
nent aux quartiers généraux un millier de prison-
1. Colonel Viriot à commandant de Châlons, 17 mars. Arch. de la guerre.
2. Procès-verbal du major commandant Montargis, 21 mars. Âllixà Clarke,
Auxerre, 24 et 25 mars. Rovigo à Montalivet, 25 mars. Avice à HuUin,
Beauvais, 25 mars. Merlin k d'Aigremont, Montdidier, 25 mars. Préfet du
Puy-de-Dôme à Clarke, 26 mars. Montholon à Clarke, 26 mars. Clarke k
Hullin, 28 mars. Saint- Vallier à Clarke, 15, 19, 21 mars, etc., etc. Arch. de
la guerre. Cf. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères. — Le
directeur d'une usine écrit à Clarke, le 24 mars: « 1500 k 2000 paysans s'é-
taient réunis kClermont (Oise), pour marcher k l'ennemi qui était à trois lieues.
On les a renvoyés. Partout on demande des munitions. Le moment n'est donc
pas encore venu où on sonnera le tocsin dans toute la B''rance et où 30 rail-
lions de Français écraseront 200000 barbares ! »
3. Général Napier, Swf. de la Guerre de la Péninsule, XIII, 123-124. Cf.
lettres de Lynch, 30-36, 39.
4. Defranc» a Bertbier, Saint-Dizier, 24 mars. Pire k Berthier, Chaumont,
?6 et 27 "nk^. Arch. de la guerre.
5. Pire k Berthier, Chaumont, 23 mars. Mémoires de Langeron. Arch. des
affaires étrangères, Russie, 25. — La garnison de Nancy se préparait à
•e retirer sur Deux-Ponts, celle de Langres sur Vesoul.
NAPOLÉON A SAINT-DIZIER. *"=-
niers, des prolonges de munitions, des bestiaux, des
canons'. A vingt-quatre heures de date et de deux
endroits différents, le maréchal Oudinot et le général
Pire adressent ces lettres à Berthier : «... Il est in-
compréhensible, écrit Oudinot, qu'on ne profite pas
de l'élan des paysans de la Lorraine et du Barrois. Il
ne faut point laisser refroidir la chaleur de ce peuple
qui ne respire que vengeance*. » « Je suis assailli,
dit Pire, par des paysans qui me demandent des armes
et de la poudre pour marcher à l'ennemi. Le sang
français se fait sentir dans toutes les veines et je crois
le moment arrivé où l'empereur peut se servir de la
nation et n'employer Tannée que pour lui servir de
guide et d'auxiliaire. Rien ne serait si facile que d'é-
tablir dans trois jours l'insurrection dans tout le
Bassigny. Le feu se communiquerait rapidement à la
Lorraine, à l'Alsace, à la Franche-Comté, à la Bom*-
2^ogne. Toutes les têtes sont montées. On a vu passer
des colonnes immenses de voitures emmenant le
résultat des pillages. Les paysans veulent reprendre
leurs bestiaux, leurs effets, ils veulent se venger des
coups qu'ils ont reçus, des outrages faits à leurs
femmes et à leurs filles... Je propose à l'empereur
de faire sonner le tocsin à une heure et à un jour
fixés dans toutes les communes de la Eaute-Marne.
Nous marcherons sur Langres et sur Vesoul. Les
paysans savent qu'ils trouveront là beaucoup de butin
et peu de résistance. Le mouvement une fois donné
se communiquera à tous les cantons pillés par les
Cosaques... Nous avons peu d'armes, mais nous en
1. Maire d« Joinville à Berthier, 24 mars. Commandant de Bar-sar-
Anbe à Berthier, 26 et 28 mars. Pire k Berthier, Chaumont, 26 mars.
Arch. de la guerre. Proteau à Berthier, Vassy, 26 mars. Henrion à Ber-
thier, 26 et 28 mars. Arch. nat, AK. iv, 1670. Cf. Mémoires de VUroliu^l,
155-258.
t. Oadinot à Berthier. Saint-Dizier, 28 mars. Arch. de la gaerra.
406 1814.
prendrons à l'ennemi. Tout ce que je demande, ce
sont des ordres et des cartouches*. »
Ainsi, tout était prêt pour cette « Vendée impé-
riale » — à mieux dire pour cette Vendée nationale
— qui était la suprême terreur des Alliés^.
Depuis le début de la campagne, deux idées oppo-
sées prédominaient tour à tour, selon l'heure et la
circonstance, dans l'esprit de l'empereur: défendre ou
abandonner Paris. Il avait dit : « Si l'ennemi arrive
sous Paris, il n'y a plus d'empire. » Il avait écrit *
« Jamais Paris le sera occupé de mon vivant. » Il
avait écrit encoft^ : « Il ne faut point abandonner
Paris, il faut s'ensevelir plutôt sous ses ruines '. » Mais
il avait aussi, à plusieurs reprises, donné des ordres
précis pour le départ de l'impératrice et du gouver-
nement*, et quand le 21 mars, il avait continué sa
marche vers la Marne, il savait que ce mouvement
qui pouvait sauver Paris risquait aussi de le livrer.
Enfin, selon un témoin véridique, Napoléon n'avait
pas cessé « de prévoir cette éventualité et il s'était
familiarisé avecles résolutions qu'elle comporterait'.»
1 . Pire à Berthior, Chaamont, 27 mars, Arch. de la guerre. — Dans cette
lettre, Pire demande des commissions en blanc pour les officiers retraités
qui commanderaient les levéos en masse. C'était aussi l'avis de Rovigo et do
Clarke. Le duc de Feltre écrivait le 26 à l'empereur : « Je ne pourrai pas
encadrer les levées en masse dans les cadres de la ligne. Il faut pour les
commander d'anciens militaires du pays. On obtiendra des résultats beau-
coup plus considérables des bonnes dispositions que montre presque partout
.la population en ne la contrariant pas dans la direction qu'elle veut suivre. •
Arch. de la guerre.
Dans une autre lettre du 28, Pire répète sa proposition et demande une
proclamation de l'empereur « qui ferait un bien grand effet ». Cf. aussi sur les ^^
dispositions belliqueuses des campagnes la lettre du général Defrance, Saint- ]
Dizier, 24 mars; le Journal de Fabvier, p. 7; le Journal du 5* corps de cava
lerie, 69, 73, etc.
2. Relation de Diebitsch, 25 mars. Arch. de la guerre. Journal de Lange-
ron. Arch. des atTaires étrangères, Russie, 25.
3. Mémoires de MolUen, IV. Correspcndance de Napoléon, 21089, 21210.
4. Correspondance de Napoléon, 21210, 21497. Correspondance du roi Jo-
teph, X, 44, 45, 47, 77.
5. Fain, 203...
NAPOLÉON A SAINT-DIZIER. *0T
n semble, en efîet, que le capitaine l'emportait déci-
dément sur le souverain. Napoléon, du moins depuis
le lo mars, s'était résigné à sacrifier Paris. Il conser-
vait néann^oins l'espoir de n'avoir point à faire un si
dangereux sacrifice. L'heure en avait inopinément
sonné, et il se reprenait à hésiter. Tout porte à croire
cependant que si Napoléon n'eût pris alors conseil
que de lui-même, il eût persisté dans sa résolution.
Mais il y a son entourage! il y a son état-major
dont le mécontentement et le découragement, qui
se sont déjà manifestés à la nouvelle de la rupture du
congrès, vont s'accroître à Tannonce de ce parti dé-
sespéré. Il y a les ducs de Vicence et de Bassano qui
jugent la question au point de vue politique. Il y a
Berihier, il y a Ney, il y a Lefebvre, il y a vingt géné-
raux qui ont leur famille, leur hôtel dans Paris me-
nacé, qui sont las de combattre et qui comprennent
que manœuvrer en Lorraine c'est éterniser la gaerre.
T/cmpereur cède *. A onze heures du soir, le major
-cnéral expédie les ordres. Il est décidé que les
troupes se mettront en marche le lendemain vers
Paris par Bar-sur-Aube, Troyes et Fontainebleau*.
Cette route, un peu plus longue que celle de Sézanne,
donne aux troupes le double avantage de n'avoir pas
à forcer le passage de la Marne àMeauxetde cheminer
constamment le flanc droit couvert parla Seine.
Dans la matinée du 28 mars, le mouvement com-
mença. A dix heures, l'empereur prêta quitter Saint-
1. Fain, 303. Cf. Koch (II, 554-5^), contemporain des événements et dont
la récit supplée aux discrètes réticences du secrétaire de l'empereur.
Oadinot qui était à Bar-sur-Omain, Macdonald qui était à Perihes ne furent
point consultés. D'après la lettre précitée du duc de Reggio, il semble qu'il
eîit conseillé de rester en Lorraine. Quant au duc de Tareate, sa lettre da
30 mars témoigne pour lui. Il déclare à Berthier qu'il est trop tard pour sauver
Paris et qu'il faut, ou se concentrer à Sens ou tenir la campagne en Alsac*-
Lorraine. (Arch. de la guerre.)
2. Registre de Berthier (ordres et lettres du 17 mars, 11 heures du soir),
Arch. de la gaerre.
408
1814.
Dizier se mettait à table, lorsque des paysans de Samt-
Thiébauf amcnoront sur des charrettes, au quartier
impérial, des prisonniers d'importance qu'ils avaient
faits sur la route de Nancy à Langres. Il y avait parmi
ces prisonniers le comte de Weissenberg, ambas-
sadeur d'Autriche à Londres. Le baron de Vitrolles
voyageait avec lui, mais bien que très glorieux d'avoir
été reçu à Châtiilon parle comte de Stadion, à Troyes
par le czar et le prince de Metternich, et à Nancy par
le comte d'Artois, il s'était abstenu de décliner ses
noms et qualités. Il avait de l'esprit, il comprenait que
la mission de traître et d'espion qu'il venait de remplir
ne serait point trop payée par douze balles dans la
tête. Ce personnage endossa la livrée d'un domestique
de l'ambassadeur autrichien et parvint à s'évader*.
L'empereur qui croyait à la Destinée vit peut-être
sa main dans l'arrestation de Weissenberg. Il fit déjeu-
ner l'ambassadeur avec lui, et à la suite d'un long
entretien, il le chargea d'une mission confidentielle
pour l'empereur d'Autriche, s'engageant de nouveau,
sans doute, à accéder aux conditions des Alliés ^. Le
duc de|Vicence remit à Weissenberg, qui partit incon-
tinent dans une voiture donnée par l'empereur, une
lettre adressée au prince de Metternich^. Cette lettre
et ces paroles, comme d'ailleurs les lettres du 25 mars,
devaient rester sans réponse. Metternich, qui conspi-
rait depuis Prague la chute de Napoléon, avait désor-
mais tout à fait levé le masque.
1. Fain, 205. Mémoires de Vitrolles, l, 256,266. — Pire, dans sa lettre du iC
mars (Chaumont), disait qu'il envoyait un peloton de chasseurs à la poursuite
de personnages de considération. Les paysa2» avaient devancé nos cavaliers,
et iaformés que des relais avaient été commandés sur cette route pour le
Comte d'Artois, ils avaient cru prendre le prince et avaient voulu amener
eux-mêmes à l'empereur cette précieuse capture.
2. Cf. Caulaincourt à Metternich, 25 mars, et à Hauterive, 28 mars. Arch.
des affaires étrangères, fonds France, 668 et 670.
3. Fain, 200; Caulaincourt à Metternich, 29 mars, et à Hauterive, 28 mars.
Arch. des affaires étrangères, 668 et 670.
RETOUR DE L'ARMÉE VERS PARIS. 409
Entre cinq et six heures du soir, l'empereur arriva à
Doulevent* v^ù il fut rejoint par un émissaire de La
Yalc^t'C, son ancien aide de camp d'Egypte, alors direc-
teur général des Postes. Cet homme était porteur d'un
billet chiffré. La dépêche, — le seul écrit que l'on eût
reçu de Paris, depuis six longs jours', - dévoilait les
menées « des partisans de l'étranger » et finissait par
ces mots : « La présence de l'empereur est nécessaire,
sil veut empêcher que sa capitale soit livrée à l'en-
nemi. Il n'y a pas un moment à perdre '. » Il n'y
avait pas un moment à perdre. Napoléon le pensait
autant que La Valette; mais force lui était de continuer
à marcher militairement, car peut-être des partis en-
nemis se trouvaient-ils encore entre la Seine et l'Aube.
L'empereur des Français ne pouvait pas risquer de se
faire enlever par les Cosaques ! Il dut donc passer la
nuit à Doulevent. Le lendemain, l'empereur se mit
en marche de bon matin avec sa garde*. A la grande
halte, au pont de Dolleocourt, on rencontre toute une
troupe de courriers. Les communications étant cou-
pées, plusieurs de ces courriers ont été contraints de
s'arrêter trois jours à Nogent et à Montereau. Ils
apportent une liasse de lettres du roi Joseph, du mi-
nistre de la guerre, de Montalivet. Il y a des projets,
des nouvelles des départements, des demandes d'ar-
gent ; il y a des rapports sur la bataille de Limonest.
1. Registre da Berthier (ordres de Conrcelles — 6 kilomètres en deçà d*>
Donlevent — 28 mars, 4 heures et demie da soir.) Arch. de la guerre.
*• ^»ia dit : t depuis dix jours » ; cela semble une exagération. L«8 eom-
■innications entre l'armée et Paris furent Ubres jusqu'au 22 mars par
Suzanne et Sommepuis. La dernière lettre da l'empereur reçue par Clarke
est du 22 (Clarke à Napoléon, 21 mars. Arch. do la guerre). Donc récipro-
quement les dépêches da Paris dorent parvenir à l'empereur jusqu'au 2?
mars, peut-être même jusqu'au 23. Le« communications redevinrent libres
par Nogent, Trojes et Bar à dater du 25. Mais les courriers ne sachant
^ que cette contrée fût évacuée par rennemi attendirent à Montereau M k
ftogent jusqu'au 27 et au 28 mars.
3. Fain, 207. Cf. Mémoires de La Valette, U, 90.
4. Registre de Berthier (.ordres du 29 macs, 8 Sauies du matin).
410 181 4.
sur l'occupation de Lyon, sur les combats de Fère-
Champenoise, sur l'évacuation de Sézanne et de
Coulommiers *. Mais tout cela, c'est déjà de l'histoire
ancienne. C'est sur les lettres datées de lu veille que
se jettent fiévreusement les yeux de l'empereur.
Il apprend que Meaux est au pouvoir de l'ennemi,
que l'on combat à Claye, que Marmont et Mortier se
dirigent sur Paris ^ Il y a de moins en moins de
temps à perdre. Le général Dejean, aide de camp do
l'empereur, quelques heures plus tard le général de
Girardin, aide de camp du major-général, partent à
franc étrier pour aller annoncer au roi Joseph le re-
tour rapide de Napoléon^. On presse la marche des
troupes; on double l'étape. Dans la nuit on atteint
Troyes. La garde a fait plus de dix-sept lieues depuis
le lever du soleil. L'armée rallie aussi vite qu'elle
peut. Ney s'arrête à Dollencourt, Macdonald à Nully;
Oudinot qui fait l'arri ère-garde bivouaque près de
Doulevent *.
A Troyes, l'empereur prend à peine le temps de
dormir. A l'aube du 30 mars, le commandement de
1. Joseph k Napoléon, 22, 23 mars, 26 et 27 mars (Correspondance, X, 20,
à 212). Clarke à Napoléon, 23, 24, 25, 26 mars. Arch. de la guerre.
2. Mortier reçut à Nangis le 28 mars une lettre désespérée de Clarke,
datée du même jour, 10 heures du matin, annonçant la prise de Meauz et la
marche des Alliés sur Claye « où il n'ose espérer qu'on tienne » . Le duc de Tré-
vise fit faire douze copies de cette lettre et les envo3-a par douze cavaliers
à l'empereur (Arch. nat., AF. iv, 1670). Napoléon reçut au moins une de ces
copies au pont de Dollencourt. Cf. Registre de Berthier (à Macdonald, pont
de Dollencourt, 29 mars, 3 heures après-midi). Berthier exagère quelque peu
en disant : « Les ducs de Raguse et de Trévise qui n'ont pas souffert {sic) et
ce qu'on a pu ramasser à Paris sont en bataille avec une nombreuse artil<
lerie sur les hauteurs de Claye. L'opinion de la ville est bonne. »
3. Fain, 208 ; Relation de Gourgaud dans Bourrienne et ses erreurs, II, 327.
4. Fain, 208 ; Registre de Berthier (ordres et lettres du 29 et du 30 mars).
Macdonald à Berthier, NuUy, 30 mars, 4 heures du matin. Ordres de Gressot
Saint-Dizier, 29 mars, 8 heures du matin. Ney à Berthier, Troyes, 30 mars,
4 heures et demie après-midi. Arch. de la guerre. — Dans sa lettre Macdonald,
se plaint de cette marche forcée : « Les villages sur nos flancs et sur no»
derrières sont remplis de traînards. Si nous ne marchons avec un peu
d'ordre, nous formerons «ne longue queue et l'apparition de quelques Cosa-
ques suffira pour notre dissolution. »
RETOUR DE l'ARMÉE VERS PARIS. 4U
l'armée remis à Berthier qui la doit conduire à Fon-
tainebleau, Napoléon part à cheva^ escorté seule-
ment par les escadrons de service *. Il compte ocucher
à Villeneuve-sur- Vanne *. Mais l'impatience le dévore.
Il se reposera plus tard. En poste, si l'on brûle le
pavé, on peut être à Paris dans la nuit même. L'em-
pereur abandonne son escorte et se jette avecCaulain-
court dans un cabriolet d'osier. Drouot, Flahaut et
an autre aide de camp montent dans une deuxième
carriole ; dans une troisième prennent place l'officier
d'ordonnance Gourgaud et le maréchal Lefebvre, qui
doit organiser la défense des faubourgs avec la popu-
lation ouvrière. Les chevaux courent au triple galop
sur la route de Paris '.
1. Kain, 208; Relation de Goargaud, 328; Registre de Berthier (ordres et
lettres da 30 mars). Tous les historiens font partir Berthier avec Napoléon.
C'est ane erreur que réfutent le récit de Gourgaud et les ordres mêmes da
Berthier.
2. Registre de Berthier (k Macdonald et à Godinot, Troyes, 30 mars,
10 heures du matin : ■ L'empereur couche ce soir à Villeneuve-sor-Vanne, se
dirigeant sur Fontainebleau. ■
3. Fain, 208; Relation de Gourgaud dans Bourrienne et tes errettri, II, 328.
Pendant la route, le vieux duc de Dantzig, enthousiaste de la mission que
Tenait de lui conrier l'empereur et dont il se sentait tout rajeuni, rappela
à Gourgaud qu'il était resté très populaire dans le peuple comme ancien
•ergent aux gardes françaises.
LIVRE SEPTIÈME
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS.
Depuis le départ de Napoléon pour Tarmée, le gou-
vernement appartenait nominalement àrimpératrice,
investie de la régence par lettres patentes du 23 jan-
vier, effectivement au roi Joseph, nommé lieutenant
général de l'empereur, à l'archi-chancelier, conseil
de Marie-Louise, et aux ministres de l'Intérieur, de la
Guerre et de la Police. A la vérité, si occupé et si
absorbé qu'il fût par ses pressants devoirs de général
en chef, l'empereur laissait rarement passer un jour
sans écrire à Joseph, à Clarke, à Montalivet, à Rovigo
sur toutes sortes de questions militaires, administra-
tives et politiques'. Mais loin de Paris, imparfaite-
ment renseigné par des rapports quelquefois trop
optimistes, plus souvent trop alarmants, il ne pouvait
donner que des avis, des conseils, des instructions et
non des ordres précis et formels. Il en résultait que
sauf pour ce qui regardait les renfortset les munitions
à envoyer à l'armée impériale, les messages à faire
passer aux commandants des autres armées et aux
gouverneurs des places fortes, Napoléon était ï»aj
t Corretpowiajice dt Ifapoléo*, XXVII, patsm-
414 181 4.
obéi, à peine écouté. On discutait, on différait, on élu-
dait ses ordres. « Je ne suis plus obéi, écrivait Fem-
pereur, le 26 février, à Montalivet. Vous avez tous plus
d'esprit que moi, et sans cesse on m'oppose de la ré-
sistance en m'objectant des mais, des si, des car^... »
De fait, beaucoup des mesures prescrites par Napo-
léon présentaient de grandes difficultés ; mais ces dif-
ficultés, les ministres ne tentaient rien pour les aplanir
ou les tourner. Ils estimaient plus commode de les si-
gnaler au quartier impérial que de chercher les moyens
d'y parer. Si Joseph et les ministres repoussaient
comme impossibles à exécuter la plupart des projets 'de
l'empereur, au moins auraient-ils dû en concevoir de
plus praticables, eux qui présents à Paris connaissaient
l'opinion, les besoins, les ressources de la capitale.
C'était ce que voulait l'empereur. Il écrivait : « Vous
me faites des rapports! Ce n'est pas ainsi qu'il faut
agir, c'était bon quand j'étais à Paris. » Il écrivait :
« ... On dirait que vous dormez à Paris. » 11 écrivait :
« Ne me parlez que des choses indispensables. Faites
prendre tous les décrets par la régence ^ » Malheu-
reusement, Napoléon, en imposant ses idées à ses
conseils et en asservissant toutes les volontés à la
sienne, avait détruit l'esprit d'initiative. Il avait trop
gouverné, selon le mot de Talleyrand. Dans les années
de gloire, on se reposait sur le génie ou sur la for-
tune de l'empereur, et l'on exécutait aveuglément ses
ordres. Les revers avaient affaibli la confiance. On
n'obéissait plus, et comme on était déshabitué de pen-
ser et d'agir par soi-même, on ne savait que ne rien
faire.
Marie-Louise, qui était une femme et qui avait:
1. Correspondance de Napoléon, 21375.
2. Correspondance de Napoléon, 21 236, 21 415, et lettre à Clarke, Saint- j
Dizier, 23 mars. Arch. nat., AP. iv,906. (Non citée dans la Correspondance^
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 415
vini5t-troisans;Cambacérès, grand juriste et politique
sag-ace, mais philosophe toujours préparé à accepter
le fait accompli; Joseph, dévoué à son frère, animé
des plus louables sinon des meilleures mtenlions,
mais génie sans ressort et dont toutes les velléités
d'ailleurs avaient été brisées par Napoléon; Talley-
rantl, mal en cour, antipathique au peuple, suspect à
tous; Montalivet, administrateur habile et intègre,
mais esprit modéré, ennemi de toute mesure extra-
légale ; Rovigo, ayant perdu au ministère de la police
son énergie de soldat; Clarke, eniin, commis scrupu-
leux, scribe infatigable, sorte de Berthier inférieur,
plus apte à transcrire des ordres qu'à en donner; ces
divers personnages ne pouvaient constituer le comité
de Salut public que les circonstances imposaient. Au
reste, organiser la défense de Paris était une tâche
presque impossible, qui consistait à faire tout avec
rien. A une pareille mission, le zèle, l'intelligence,
l'activité no suffisaient pas. Il fallait la foi et le génie.
Paris, où depuis la fin de décembre ISIS, refluaient
toutes les recrues, tous les cadros, toutes les armes,
toutes les munitions, tous les approvisionnements*,
avait l'aspect d'une ville de guerre : partout des uni-
formes; sans cesse des défilés, des exercices, des re-
vues; les rues pleines de soldats, l'air rempli de
batteries de tambours, d'appels de trompettes et du
grondement continu des canons roulant sur le pavé.
Malgré ce tumulte, Paris était moins une place forte
qu'un immense dépôt de troupes se vidant à mesure
qu'il se remplissait. Chaque jour, do nombreux déta-
chements arrivaient des provinces du Nord, de l'Ouest
et du Centre ; chaque jour partaient des colonnes
l. Corretpondanee de Napclém. XXVH, 21056, 21068, 210fti, et pawim.
Correspondance de Clarke de décembre 1813 k mars 1814. Arch. de U guerr».
Corretpondanee de Joseph. X, pastim.
416 1814.
pour rejoindre l'armée*. Toutes les après-midi, la
foule s'installait sîir les chaises des grands boulevards,
dans l'attente de ces défilés quotidiens. C'était un tel
mouvement de troupes, que les beaux esprits di-
saient qu'on faisait continuellement passer et repasser
les mêmes soldats, comme des figurants de théâtre,
afin de donner confiance aux Parisiens ^
11 aurait mieux valu pour la sécurité de Paris que
les mêmes troupes eussent passé et repassé, sortant
par la barrière de Fontarabie et rentrant par la barrière
du Roule, car dans ce renouvellement continu, ce qui
partait était bon ou passable, et ce qui restait ne
valait rien. A peine les conscrits étaient-ils armés et
habillés, à peine savaient-ils charger leur fusil et faire
par le flanc, que suivant les ordres pressants de l'em-
pereur, qui ne cessait de demander des renforts, ou
les dirigeait sur l'armée*. Ces départs journaliers
des hommes à peu près en état de marcher et de
combattre expliquent comment les situations du
général Hullin, commandant la 1" division mili-
taire, dénoncent un si grand nombre d'indisponibles.
En moyenne, il y avait dans l'infanterie de ligne un
1 . Voici sur le mouvement des troupes quelques chiffres pris daos les rap-
ports journaliers du général Hullin. Arch. naU, AF. ir, 1534.
ARRIVÉS X PAIUS PARTIS DE PARIS
Le 30 janvier 47S hommes. 1 434 hommes.
Le 8V — 1 450 — 3 150 —
Le 31 — 1 640 — 350 —
Le 3 février 1 600 — 4 4B0 —
Le 7 — 2 400 — 3 600 —
Le 11 — 2 630 — 1 iôS —
Le 16 — 2 SOO — 1 330 —
Le 33 — 600 — 2 250 —
Le 28 — . , 1 790 — 2 630 —
Le 4 mars 1 040 — 2 300 —
Le 9 — 880 — 3 350 —
Le 11 — 868 — 460 —
2. Rodriguez, Relation de ce qui t'ett passé à Paris, 8. Véron, Mémoires (f'un
bourgeois de Paris, I, 145 et passim.
3. Correspondance de Napoléon, XXVU, passim. Correspondance de Joaeph,
%., passim. Clarke à Hullin et k Préval, février et mars. Arch. de la guerre.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 417
homme disponible sur trois'. Dans les dépôts de la
jeune garde, la proportion des hommes prêts à mar-
cher était plus faible encore La situation du 6 mars
accuse 7 861 indisponibles sur un effectit de 10721
hommes-. Au grand dépôt de remonte de Versailles
c'était pire, car là il fallait compter non seulement
avec les maladies, l'instruction, l'armement et l'ha-
billement, mais aussi avec le harnachement et les
chevaux. Le 10 mars, l'effectif était de 18577 officiers
et soldats, dont il y avait à défalquer en malades et
enhommes non armés ou non instruits 11 4o8 hommes.
Mais, pour monter les 7119 disponibles, on avait seu-
lement 3615 chevaux*. Il n'y avait donc en fait que
3615 hommes disponibles sur 18577 figurant à l'ef-
fectif, c'est-à-dire un sur six.
Au demeurant, le nombre des indisponibles qui était
d une telle gravité pour les armées d'opération im-
portait peu à la défense de Paris, puisque les troupes
1. Sinuitiaiu joarnalièrei de Hallia. Aieh. aat., AF. iv, 1534.
■frUOTlFa DUPOXULU
L« l*r jmaTier 11 7» hommas. 4 M>* bomioes.
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Le 14 — 189M — 3898 —
Noas ne donoons les chidres qae pour rinfanterie. Dans les troupes de ca-
▼alerie et d'artillerie qui, noQ compris les cavaliers du grand depdt de Ver-
sailles, se montaient jusque vers le milieu de mars, à 8 000 hommes environ
pour toute la l'* division miliiaire, Piuis, Versailles, Soissons, Couplègne,
Beanrais, Orléans, etc., la proportion des indisponibles n'était que de I sur 3.
î. Situation des dépôts de la garde au 6 mars. Arch. nat., AF. rv, 1670.
3. Situation du grand dépôt de cavalerie de Versailles, au 10 mars. Arçii,
na:., AF. vr 1867.
SI
418 1814.
des dépôts ne faisaient point, à proprement parler,
partie de ia garnison. Dès que les hommes étaient
armés et encadrés, on les envoyait, par détachements,
rejoindre sur l'Aisne ou sur l'Aube les divisions dites
divisions de réserve de Paris, lesquelles devenaient, à
peine au complet, divisions de première ligne. Les
dépôts pouvaient ainsi se trouver presque absolument
dépourvus d'hommes prêts à combattre le jour oii
l'ennemi viendrait insulter les barrières. Pour sa
défense, Paris devait compter seulement sur les
1 200 fantassins et cavaliers de la vieille garde, commis
spécialement par l'empereur à la garde de l'impéra-
trice et du roi de Rome*, sur les 800 gendarmes à
cheval do la Ville, sur les compagnies de vétérans, les
Invalides, les sapeurs pompiers, enfin sur la garde
nationale.
La garde nationale de Paris eût constitué une force
réelle si on l'eût organisée plus tôt et si le recrutement
en eût été moins exclusif. Cette garde ne fut appelée
à l'activité que par décret du 8 janvier — la dernière de
toutes celles de la France ^ Un tel retard dénonce les.
préventions que l'empereur et surtout ses ministres
avaient contre la milice parisienne, les défiances et
les craintes qu'elle inspirait à ceux qui avaient ^vu
le 20 juin, le 10 août et le 13 vendémiaire. Néan-
moins, dans l'idée primitive de l'empereur, la garde
nationale de Paris devait se recruter, comme celles
des provinces, comme l'armée elle-même, dans toutes
les classes de la population, sans distinction de
pauvres et de censitaires ^ Il disait, prétend-on :
« Dans la position où je suis, il n'y a pour moi de
noblesse que dans la canaille et de canaille que dans
1. Correspondance de Napoléon, 21134; Menoval, II, 57.
2. Moniteur du 9 janvier.
3. Rovigo, VI, 293, 396. Cf. fiourrii-^e, IX, 311-313, et Corresp. de NupO'
léon, 21 4U). c
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 419
la noblesse que j'ai faite*. » — Paroles prophétiques,
si l'on songe à la conduite qu'allaient tenir envers lui
beaucoup des membres de celte jeune noblesse ! —
Mais l'empereur hésita à prendre sur lui d'armer le
peuple des révolutions. Il réunit en conseil privé les
princes de sa famille, les trois dignitaires, les minis-
tres, les présidents du Sénat et du Conseil d'État,
l'inspecteur général de la gendarmerie, et leur soumit
la question. La réponse ne pouvait pas être douteuse.
On rappela le rôle de la garde nationale pendant la
période révolutionnaire. L'empereur se laissa con-
vaincre. Il fut arrêté que la milice ne se recruterait
que parmi les hommes dont la situation présenterait
toutes les garanties d'ordre et « qui seraient dispo-
sés à la fois à défendre les murailles et à faire res-
pecter leur domicile' ».
Cette mesure, malheureuse comme toutes celles
qui sont dictées par la peur, avait un double inconvé-
nient : d'une part, la garde nationale allait être com-
posée des gens les moins capables de faire le métier
de soldat et en même temps les plus hostiles au gou-
vernement : propriétaires et boutiquiers ruinés par la
guerre'; d'autre part, le recrutement étant limité à la
1. Bourrienne, IX. 310.
t. Rovigo, VI, 393-396. Cf. Correspondance de Napoléon, 21375 : « ... La
Pnuice serait tont entière soas les armes dans la pasillanimité des minis-
tres. » 21356 : « ... Si j'avais écoaié mes ministres, je n'aurais pas formé de
garde nationale et je me serais défié de Paris. » Rapport de police, 22 janvier
•t lettre de Pasquier à Uontalivet, 16 mars. Arch. nat., F. 7, 6603 et
F. 9, 753. — C'est Traisemblablement pour maintenir à la garde nationale
■>n recrutement homogène et afin qn'aacone brebis galease ne paisse se
pisser dans le troopeaa, que le décret du 8 janvier porta : « Nul ne pourra
M faire remplacer daoB le service de la garde nationale si ce n'est le père
par le fils, la beau-père par le gendre, l'onde par le neveu, le frère par
■on frère. » Cette exception est spéciale à Paris; dans toutes les autres
Tilles de l'Empire, on pouvait se faire remplacer par qui on Toolait ou,
à mieux dire, par qui voulait.
3. « La classe marchande qui va en partie composer la garde nationale est
eelle oà il 7 a le plus de mécontents. » Rapport de police, 22 janvier. Arch.
Mt., F. T, 6603. CL Rovigo, VI, 294; et lettre de Pasquier à Montalivet,
!S mars. Arch. n«t., F. 9, 7d3.
420 181 4.
classe la moins nombreuse de la population, la mi-
lice allait se trouver réduite au tiers de ce qu'elle
aurait pu être. En un pareil moment, c'était une
faute capitale que de dédaigner quarante mille bras
d'ouvriers dont beaucoup avaient porté le fusil*. D'a-
près les calculs, la garde nationale censitaire, formée
à douze légions, devait donner un effectif minimum
de 24000 baïonnettes. Déjà ce n'était point assez pour
défendre Paris, mais il s'en fallut de la moitié que
ce chiffre fût atteint. Le 11 février, la garde natio-
nale comptait 6000 hommes, le 27 février 8 000 et le
16 mars 11 500 dont 3 000 armés de piques ^ D'ail-
leurs, si multipliées qu'eussent été les demandes
d'exemption, si ingénieux les moyens employés parles
mécontents du faubourg Saint-Germain pour se déro-
ber « au ridicule de monter la garde ' » , ce n'étaient pas
tant les hommes qui manquaient que les armes et les
effets d'habillement qui faisaient défaut*. Les gardes
des compagnies d'élite, chasseurs et grenadiers,étaient
tenus de s'armer et de s'habiller à leurs frais. Ils se
présentèrent avec des fusils de chasse, des carabines
et des mousquetons de divers calibres. C'était un petit
1. Rovigo, VI, 294. — Comme on le verra plus loin, les fasils manquaient
pour armer ces quarante mille bras. Il semble donc qu'on soit fondé à dire
qu'il n'y avait pas faute à ne pas s'en servir puisqu'il y avait impossibilité.
Mais au conseil tenu dans les premiers jours de janvier, on ne parla point
des difficultés de l'armement. La question de principe fut seule posée, et de
l'avis de Rovigo et du nôtre, elle fut mal résolue.
2. Corresp. de Joseph, X, 92, 164, 201 (lettres à Napoléon, 11 février, 27 fé-
vrier et 16 mars). Cf. Joseph à Montalivet, 15 février. Arch. nat-, F. 9, 753.
3. Lettres diverses à Montalivet, Clarke, Pasquier, etc., du 1" février au
5 mars. Arch. nat., F. 7, 6 605, et F. 9, 753; et Montalivet à Rovigo, 25 mars.
Arch. nat., F. 7, 4290.
4. « Tout le monde montre du zèle, mais les armes sont rares. » « Votre
Majesté sait que ce qui manque malheureusement aux troupes ce sont des
fusils. La garde nationale éprouve le même besoin. »« Je harcèle sans cesse
Clarke pour les fusils. Les fusils manquent et même les fusil» de chasse. »
u L'invincible difficulté du manque d'armes existe toujours. » Joseph à Napo-
léon, 2 février, 7 février, 8 février, 22 février, 3 mars {Corresp. de Joseph, X,
43, 61, ^5, 152, 175). Cf. Correspondance de Napoléon, 21134 : u La grande dif-
ficulté pour la garde nationale est le manque d'armes. » 24 janvier.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE PE PABIS. 421
noyau de combattants*. Mais comment habiller, équi-
per, armer les fusiliers des compagnies du centre?
La Ville ni l'Intérieur n'avaient de budget pour cela,
et d'ailleurs l'argent manquait au Trésor comme dans
la caisse municipale. Plusieurs crédits, dont l'un de
60 000 francs, furent ouverts successivement en jan-
\ier et en février^. Ces sommes étaient insuffisantes,
dérisoires môme, si l'on songe que seuls l'habillement
et l'équipement d'un garde était évalué à 157 fr. 22 et
l'armement à 100 francs^.
Les arsenaux étaient vides. On a vu que dans la
plupart des dépôts on comptait un fusil pour trois
hommes*. A Paris, au commencement de février, il
y avait 11 000 fusils en état. Clarke les conservait
pour la ligne et la jeune garde. Il y avait en outre
30 000 fusils au fort de Vincennes, mais tous étaient
hors de service. Des ouvriers de la manufacture de
Charleville arrivèrent pour les réparer, escortant huit
cents voitures chargées de pièces de monture. A me-
sure que ces fusils sortaient des ateliers, le ministre
de la guerre les distribuait dans les dépôts'. Il était
plus naturel, en effet, de donner des fusils aux troupes
de ligne, qui atlendaient^d'être armées pour aller com-
battre, que de les réserver pour la garde nationale,
destinée, tout le monde l'espérait et elle surtout, à un
service pacifique.
1. Moniteur, 9 janvier. Billets de service. Arc*, nat., P. 7, 6605. Rapport de
Peyre k HuUin, Paris, 4 mars. Arch. de la guerre.
;. Procès-verbaux du conseil des ministres. Arch. nat., AF.'rv, 99. Bapportt
et projets de décret* relatif* aux paiement* des dépenses de la garde nationale,
br. in-8*, 1814. — D'après les diverses pièces reproduites dans cette brochure,
les dépenses du premier établissement de la garde nationale ne paraissent pas
•'être élevées à 500000 francs, crédits qu'on voulut dépasser en mars et
qu'on essaya de couvrir par la taxe extraordinaire de 750000 francs, votée
par le conseil municipal le 8 mars, mais non perçue.
3. Montalivet à Mal:uet, 8 janvier. Arch. de Laon. Corretp. de Joseph, X, 187
4. . 1814 ., 12-44.
5. Corresp. de Joseph, 1^ 66, 67, Rapport de Pasqoier, 3 tévrier. Arch. naC,
AF. nr, 1 S34.
122 181 4.
Cette question de l'armement de la milice était la
constante préoccupation du roi Josepii, de Montalivet,
de Chabrol, de Rovigo, du maréchal Moncey. On mit
tout en œuvre, on eut recours à tous les expédients
pour se procurer des fusils. On commença par retirer
des lycées les fusils d'exercice. Puis on voulut pren-
dre ceux des élèves de l'École polytechnique, sous
prétexte que ces jeunes gens, servant dans l'artillerie,
n'avaient pas besoin d'être armés. Le commandant
de l'école réclama; les polytechniciens gardèrent leurs
fusils*. Informé qu'il y avait des fusils dans les ma-
gasins du commerce de Nantes et du Havre, Rovigo
pensa aies faire acheter; mais c'étaient des fusils de
traite qui risquaient d'éclater à chaque coup^.LelSfé-
vrier, l'empereur écrivit à Joseph que les paysans ayant
ramassé sur les champs de bataille 40 000 fusils aban-
donnés par l'ennemi, il fallait envoyer des commis-
saires pour les leur reprendre. Le lendemain, Chabrol
sur l'ordre du roi dépêcha à cet effet en Champagne
un premier commissaire, M. de Froidefonds, auditeur
au conseil d'Etat'. Mais quelques jours après, on ditaux
Tuileries que cette recherche des fusils aurait l'air d'un
désarmement, qu'on paralyserait la défense en enle-
vant aux paysans les moyens de résister aux Cosaques.
Onarrêtale départ des autres commissaires; M. Froide-
fonds, seul envoyé, revint le 6 mars, rapportant 480 fu-
sils ; encore ces armes ne furent-elles point distribuées
à la garde nationale, Clarke les retint pour l'armée*.
1. Lettre de Fontanes, Chabrol, Cessac, du 2 au 10 février. Arch. nat., F. 9
734. Rovigo à Clarke, 10 février. Arch. nat., F. 7, 4 291.
2. Clarke à Rovigo, 17 février. Arch. nat., F. 7,6603.
3. Correspondance dé Napoléon, 21256. Joseph à Montalivet, 16 février et
Chabrol à Froidefonds, 16 février. Arch. nat., F. 9, 753. — Napoléon exagérait,
comme de coutume. Si les Alliés avaient abandonné 5 ou 6000 fusils, c'était
le maximum. De ces 5 ou 6000 fusils, 1000 avaient servi à l'armement, sur
le terrain même, de deux bataillons de gardes nationales mobilisées.
^. Rovigo à Chabrol, 20 février et à Maïuice Mathieu, 6 mars. Arch. nat.,
F. », 753.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSK LE PARIS. 423
A 'défaut de fusils, Joseph lit fabriquer 6000 piques.
La plupart des miliciens refusèrent ou n'acceptèrent
qu'avec répugnance ces armes d'un autre âge, bien
qu'on les eût décorées de flammes tricolores du meil-
leur effet, et que pour relever le prestige des porteurs
de piques, on parlât de créer une garde d'honneur du
roi de Rome sous le nom pompeux de lanciers de la
garde nationale*.
Le manque d'armes arrêta l'exécution du projet de
Napoléon, qui consistait à faire une nouvelle levée de
gardes nationales dans la population parisienne, et
spécialement parmi les ouvriers sans travail. L'empe-
reur voulait d'abord appeler 30 000 hommes, mais il
V renonça sur les observations du roi Joseph qu' «il
erait impossible de doubler la garde nationale sans
la dénaturer et que d'ailleurs il y avait l'invincible
difficulté du manque d'armes*. » Plus tard, le 10 mars
iiisfe 14 mars et le 23 mars encore, il revint à cette
idée, tout en réduisant sa demande de 30 000 à
à 12 000 hommes*. On consulta le préfet de police,
dont la juste vision des choses était, à ce qu'il semble,
étrangement troublée par la panique qui régnait
depuis quelques jours. Le baron Pasquier répondit
que ce qui existait de garde nationale n'était en état
de porter les armes d'aucune façon ; qu'à la moindre
alarme, les gardes refuseraient tout service, qu'ils
étaient disposés à la rébellion ; et que par conséquent
il fallait se garder d'augmenter cette milice, déjà
fort mauvaise, au moyen d'éléments plus mauvais
encore. « Par-dessus tout, ajoutait Pasquier, il faut
1. Chabrol k Montalivet, Il et 15 mars, et Rapport aa roi Joseph, 18 mars.
Arch. nat., F. 9, 754 et F. 9, 755.
2. Corretp. de Joseph, X, 156 ; Corretpondanee de Napoléon. 21 360.
3. Corretpondanee de iVapo/«on, 21 460, 21487, et Napoléon à Clarke. Reims,
15 mars, et Saint-Duier, 23 mars. Arch. nat., AF. it, 906 (lettras non citées
dans la Corrt^ondancé).
424 181 4.
craindre d'émouvoir la population de Paris. On ne
sait oij on la pourrait conduire. Une fois agitée elle
serait facilement entraînée par toutes les factions.
Elle est très malheureuse. Il serait extrêmement aisé
de la pousser aux mesures de désespoir contre ceux
qui la gouvernent, et il ne manquerait pas de gens ai-
dant à mettre ces dispositions à profit. La plus vile
populace même, qu'on peut peut-être émouvoir pen-
dant deux fois vingt-quatre heures dans le sens du
gouvernement, au troisième jour marcherait peut-
être dans un sens tout à fait contraire. La licence à la-
quelle il faudrait ouvrir la porte faciliterait extrême-
ment ce changement de scène ^ » Pasquier eût dû se
borner à dire que puisque déjà les fusih faisaient
défaut aux g^ardes nationales appelées à l'activité, il
était inutile de lever un nouveau contingent qu'on
serait dans l'impossibilité absolue d'armer. C'était là
le meilleur, le seul argument à opposer au projet de
l'empereur. Les autres raisons invoquées par le préfet
de police témoignent plutôt de sa pusillanimité que
de son jugement. « Ce n'était pas la population, a dit
justement Odilon Barrot dans un discours célèbre,
qui manquait à son gouvernement, c'était le gouver-
nement qui manquait à la population^ » Il n'était pas
vrai que la garde nationale « ne fût en état de porter
les armes d'aucune sorte» , ni qu'elle dût « refuser tout
service à la moindre alarme ». Bien que son recrute-
ment, établi sur le cens, fût très vicieux, la garde na-
tionale de Paris était animée d^in assez bon esprit.
Si elle était peu disposée, sans doute, à s'élancer hors
des murailles contre l'ennemi, elle était déterminée
à les bien défendre'. Quant à « la vile popu/ç-^e »,
1. Rapport de Pasquier à Montalivet, 16 mars. Arch. nat., F. 9. 753.
2. Discours sur les fortifications de Paris. Moniteur du 29 janvier 1841.
3. Cf. Corresp. de Joseph, X, 43, 131, 153 et passim; Rapports de Pasquier
et de HuUin, 24 janvier, 4 février, 20 février »t passim, Arch. nat., AF, iv,
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 425
cohime dit avec un dédain tout aristocratique le futur
duc de Louis-Philippe, il n'était pas vrai non plus
qu'elle tût prête à seconder l'invasion par une révo-
lution. Les rapports secrets de police, que cependant
devait bien connaître Pasquier, et les rapports jour-
naliers de Pasquier lui-même, pendant les mois de
janvier, février et mars 1814, témoignentque la popu-
lation ouvrière était, malgré tout, restée bonapartiste,
et que les conspirateurs et les « ennemis du dedans »
ne se cachaient pas dans les faubourgs. Presque cha-
que jour, pendant cette période, on signale des propos,
des placards, des complots royalistes, et c'est à peine
si trois ou quatre fois* les agents mentionnent quelque
parole qui puisse faire appréhender un mouvement
jacobin, comme on disait alors. Les événements d'avril
allaient prouver, de reste, que les révolutions ne se
font pas toujours par le peuple. Napoléon jugeait bien,
qui écrivait au roi Joseph : « Le peuple a de l'énergie
et de l'honneur. Je crains que ce ne soient certains
chefs qui ne veulent pas se battre*. »
S'il y avait des hommes et pas de fusils pour l'in-
fanterie, pour l'artillerie il y avait des canons mais
point d'hommes. Vincennes renfermait 700 bouches
à feu de tout calibre, la plupart pièces de siège et de
place. Quant aux pièces de campagne, beaucoup man-
quaient d'avant-trains'. On fit entrer à Paris 342 ca-
1534. —On verr* pius loin que la garde nationale tint, et au delà, les espé-
rances, d'ailleurs fort modérées, que l'on fondait gor elle. Le 30 mars, bien
que découragée par le départ de l'impératrice et du roi de Rome, travaillée
par les meneors, laissée sans ordres et sans direction, pour ainsi dire aban-
donnée à elle-même, elle se conduisit honorablement. On trouva même
S à 4000 volontaires sur 12000 hommes pour sortir de l'enceinte.
1. Rapports de police. 6 février, 8 février. Rapport de Paaqaier, 10 février.
Arcb. nat., F. 7, 6603, 5737 et AF. rv, 1534.
2. Correspondance de Napoléon, 21477. Cf. 21336. > L«s ministres ont «■
généra peu de tête. > 21423, 21415 : « On dirait que vous dormes à Paris. •
21 363 et poMtm.
3. Corretp. de Joteph, X, 67, 80. Corretp. de Napoléon, îll^A; Cf. l^xxn ds
Daumesnil an goavemement provisoire, 8 avril. Arcb. de U guerre.
426 1814.
nons*. Mais dès que l'on avait pu organiser une bat-
terie, on l'envoyait à l'armée : vingt-huit batteries,
soit 186 pièces, partirent ainsi'; 186 bouches à feu
restèrent dans Paris. C'était plus qu'on n'en pouvait
utiliser, car les ouvrages extérieurs n'existaient en-
core qu'à l'état de projet et les canonniers étaient
en très petit nombre. On avait compté sur plus de
vingt compagnies d'artillerie : canonniers gardes-
côtes, canonniers do la marine, canonniers hollan-
dais, invalides, enfin élèves des écoles polytechnique,
de droit et de médecine'. Mais les deux compagnies
hollandaises avaient été affectées à la garnison de
Vincennes, les quatre compagnies de la marine étaient
entrées dans les divisions du duc de Padoue et du
général Souham*; enfin, devant l'attitude honteuse
d'un certain nombre d'élèves des écoles de droit et
de médecine, qui avaient accueilli avec des huées
le général de Lespinasse, chargé de les commander,
on avait renoncé à l'organisation de ces compagnies*.
Réduite aux gardes-côtes, aux invalides, aux polytech-
niciens et à quelques volontaires de la garde natio-
nale, l'artillerie parisienne atteignait à peine l'effectii
d'un millier d'hommes. Parmi les 12 000 gardes
nationaux non armés, on aurait pu sans doute former
des artilleurs, mais comme il est beaucoup plus diffi-
1. Clarke à HuUin, 25 et 29 mars. Arch. de la guerre. Rapport de Lespi
nasse à Montalivet, 26 mars. Arch. nat., F. 9, 751. Rapport de Peyre sur les
barrières de Paris, 4 mars. Arch. de la guerre.
2. Clarke à HuUin, 25 mars. Arch. de la guerre. Cf. Correspondance de
Napoléon, 21 194, 21 224, 21 294 et passim.
3. Correspondance de Napoléon. 21 134, 21198, 21294. Décret du 24 janvier
sur l'orgaDisation de l'artillerie de la garde nationale. Arch. nat., F. 9, 754.
Daumesnil au gouvernement provisoire, 8 avril. Arch. de la guerre.
4. Clarke à HuUin, 29 mars, et Dauraesnil au gouvernement provisoire,
8 avril. Arch. de la guerre. Cf. Corresp. de Napoléon, 21281. Mémoires de
Marmont, YI, 208, 213. Rapport à Clarke, 8 mars. Arch. de la guerre. —
C'étaient ces canonniers de la marine qui, ayant laissé leurs pièces à la
prolonge le soir du 9 mars, les perdirent dans le hurrah d'Athies.
5. Le doyen de la Faculté de médecine à Clarke, et Lespinasse k Clarke,
7 lévr««r. Arch. nat., F. 7, -,6 605.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS: «7
cile d'improviser des canonniers que des fantassins,
on ne voulut même pas y essayer. Sur les 186 pièces,
§4 furent placées aux barrières ; les 132 autres canons
furent parqués au Champ de Mars*, en attendant qu'on
élevât des ouvrages destinés à les recevoir et qu'il
iombât du ciel des artilleurs pour les servir.
Au mois de janvier 1814, les fortifications de Paris,
si l'on peut ainsi dire, consistaient dans le mur d'oc-
troi, qui n'était pas même achevé sur tout son péri-
mètre. L'empereur, revenant à l'idée qu'il avait eue
dès l'ouverture de la campagne de 1805, voulut faire
de Paris une véritable place forte. Le comité du génie
présenta un projet. Des redoutes seraient établies sur
les sommités qui commandent Paris ; d'autres seraient
élevées à la tête des faubourgs, qui seraient barricadés,
crénelés et reliés par des tranchées. De tels travaux
auraient nécessité beaucoup de temps et beaucoup
d'argent. L'empereur, en outre, appréhendait d'alar-
mer la population parisienne par la perspective d'un
siège à soutenir. Il ne voulait pas qu'on pût croire
que le vainqueur de l'Europe en fût déjà réduit à crain-
dre pour la capitale de son empire. Napoléon rejeta le
projet du comité du génie, et le 14 janvier il posa les
bases d'un dispositif plus simple. On se bornerait à
barricader les faubourgs extérieurs, à fermer par des
palissades les parties du mur d'octroi non encore ter-
minées, et à établir aux portes des tambours en palan-
ques avec créneaux et embrasures prenant des flancs
sur l'enceinte. Ces faibles retranchements suffiraient
à mettre Paris à l'abri d'un hurrah de cavalerie, et
l'empereur, au milieu de janvier, ne redoutait pas
1. Clarke à Montalivet et à Hullin, H février, 25 et 29 mars. Rapport de
Peyre sur les barrières de Paris, 4 mars. Arch. de la guerre. Lespinasse à
lIoDtalivet, 26 mars. Arch. nat., F. 9, 754. — Toutes ces pièces n'étaient pas
'"ailleurs destinées à Paris. Clarke devait continuer à envoyer dea batteries
alarmée, au fur et à mesure des demandes de l'empereur.
(28 181 4.
autre chose ou du moins voulait qu'on crût qu'il ne
redoutait pas davantage*. Dès le 3 février, le génie de
la garde nationale, auquel on avait adjoint un certain
nombre d'ouvriers civils, avait élevé les tambours et
les palissades. Mais le comité de défense ayant clos
ses séances après le départ de l'empereur poui- l'ar-
mée, on ne s'occupa point de fortifier les faubourgs^.
Ce fut seulement dans les premiers jours de mars
qu'au cours d'une inspection des barrières de Paris
faite par le roi Joseph, ses officiers lui démontrèrent
l'insuffisance de ce semblant de fortifications. Allent,
qui fut consulté, rappela — bien tardivement ! — qu'un
plan plus sérieux avait été soumis à l'empereur^
Joseph n'osa pas ordonner l'exécution de ces travaux
sans en référer à son frère. Il lui écrivit le 8 mars, le
priant d'autoriser la levée d'une nouvelle taxe de
500000 francs, destinée aux fortifications. « Pour ne
pas perdre un moment, ajoutait Joseph, je propose à
Votre Majesté d'autoriser M. de La Bouillerie à en faire
l'avance. » Le 11 mars, l'empereur répondit : « Il faut
donner vos ordres pour qu'on commence des redoutes
à Montmartre. » Mais la lettre était muette sur la taxe
des 500000 francs et sur l'avance à en faire par La
Bouillerie. Le 12 mars, Joseph adressa une dépêche à
l'empereur pour lui rappeler que le comité de défense
avait présenté un projet « dont l'exécution n'avait
été retardée que par le manque do fonds ». « Le plan
1. Correspondance (le N'apoléon. 21 084, 21 089-90. Procès-verbal dn conseQ^
des ministres, 22 décembre 1813, Arch. nat., AF.* iv, 99. Relation d'Allent
dans la Suite au Mémorial de Sainte-Hélène, II, 52, 57, 61-62. Mémoires
La Valette, II, 78.
2. État des travaux, de fortifications et lettres diver.<es. Arch. nat., 29 jaO'J
vier au 3 février. Arch. nat., F. 9, 753 et F. 9, 754. Cf. Relation d'Allent.
3. Relations d'Allent, 105-106. — Selon Allent, cette inspection n'aurait eol
lieu que le 14 mars. Il confond les dates de cette tournée et de la réunioul
du comité du génie, qui s'assembla en effet le 14 mars. Dès le 8 mars, Joseph!
avait écrit à l'empereur au sujet des fortifications de Paris, sur l'insufâsancfl
desquelles ses officiers venaient d'appeler son attention.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS 429
est bien compliqué, » répondit Napoléon, le 13 ma»*s.
sans parler d'instructions à La Bouillerie relatives à
l'ouverture du crédit*. Le 14 mars, le comité du génie
se réunit de nouveau et présenta un second projet
qui ne différait du premier que par quelques simpli-
fications. Au lieu de redoutes, on élabliraii des bat-
teries fermées à la gorge ; au lieu de tranchées con-
tinues, on pratiquerait quelques coupures et on ferait
quelques levées de terre. Le 15 mars, Joseph expé-
dia ce projet à l'empereur et répéta dans sa lettre
d'envoi : « Pour que ces travaux puissent se com-
mencer sur-le-champ, il faut : 1*" que le plan reçoive
l'approbation de Votre Majesté; 2° qu'elle autorise
une avance de 100 000 francs, remboursable au
trésor de la couronne sur le produit de la nouvelle
contribution que le conseil d'Etat discute aujour-
d'hui*. M L'empereur ne répondit pas à cette lettre
si précise et si pressante. L'heureux combat de Reims
venait de lui rendre l'espoir d'attirer sur lui, bien
loin de Paris, tout l'effort des armées alliées. Le
■2-2 mars, Joseph écrivit encore : « Le général Dejean
président du comité du génie) attend impatiemment
l'approbation de Votre Majesté'. » Cette dernière
lettre, si elle ne tomba pas entre les mains des cou-
reurs ennemis, ne parvint à Napoléon que la veille
de la bataille de Paris.
La conduite des habitants de Saint-Denis eût dû
servir d'exemple au roi Joseph. Complètement aban-
donnés dès les premiers jours de février, laissés dans
une ville dépourvue de toute clôture, sans aucune
garnison (on rappela dans Paris les troupes qui la
l. CorretpTM. de Jotepk, X, 188, 193-196. Corresp. de NapoUtm, 21 4«1, 81 47T.
?. C.orrap.de Joseph, X. 200. Cf. 208 et Relation d'Alleot, 106-110. La taxe
de 50ÛOOO fianrs fot réduite à 120000 francs par ]» coiueil d'£Uf et n<t fw
poin; perçue.
^ eurretpoHdamee du roi Jtseph. X, 208
430 181 4.
composaient) et sans garde nationale organisée, les
habitants de Saint-Denis prirent spontanément des
mesures pour se mettre p l'abri d'un hurrah de
Cosaques. On forma une garde nationale, dont les
hommes s'armèrent et s'équipèrent à leurs frais,
fondant des balles et confectionnant des cartouches
avec la poudre oubliée dans les magasins de la
caserne. Des officiers de la milice et des architectes,
constitués en comité de défense, décidèrent les tra-
vaux à exécuter. On ferma la ville par des portes et
des tambours, et on l'entoura de tranchées, de palis-
sades et de chevaux de frise. Les vieux ormes de
l'avenue Saint-Remi fournirent le bois; les souscrip-
tions, le fer; les habitants donnèrent volontairement
et gratuitement leurs bras*.
Etait-ce demander trop au conseil de régence de
l'empire d'avoir autant d'initiative qu'une municipa-
lité de banlieue? Joseph ne devait-il pas penser dès
le mois de février à l'insuffisance des fortifications?Ne
devait-il pas convoquer dès cette époque le comité
du génie et le presser d'étudier un nouveau plan? Le
plan arrêté, ne devait-il pas en ordonner l'exécution
dans ses parties essentielles, passant outre, vu la
gravité des circonstances, aux funestes hésitations de
l'empereur et à ses ordres malheureusement contra-
dictoires^? Le roi devait-il attendre l'approche des
colonnes ennemies pour faire commencer les re-
doutes de Montmartre et de Romainville, les barri-
cades, les palanques, les tambours de Pré-Saint-Ger-
vais, de Pantin, de Charonne, d'Aubervilliers, les
lignes de tranchées du nord de Paris, où déjà le canal
projeté de Saint-Denis formait une tranchée natu-
1. La Défense de Saint-Denis en 1814, par Dezobry, ancien commandant dt
la garde nationale, pp. 10 à 14. Cf. Correspondance du roi Joseph, X, 188.
i. Cf. Correspondance de Napoléon, 21 461 et 21 477.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. *iii
relie qu'on ne songea pas à rendre tout à fait infran-
chissable*? Joseph avait écrit à l'empereur « qu'il
était arrêté par le manque de fonds». L'argent cepen-
dant n'était pas indispensable pour bien des travaux!
Lgs arbres ne manquaient ni au bois de Boulogne ni
au bois de Vincennes. Quant aux travailleurs, on les
eût trouvés facilement au moyen de corvées com-
mandées dans la garde nationale ^. Pendant six se-
maines, les gardes auraient été plus utiles à la dé-
fense en remuant la terre qu'en faisant faction aux
barrières sans armes où avec des fusils qui au point
de vue balistique équivalaient à des manches à balai'.
Les miliciens qui auraient jugé trop pénibles les tra-
vaux de terrassement auraient d'ailleurs été auto-
risés, exceptionnellement pour ce service, à fournir
des remplaçants. Il s'en fût trouvé dix pour un dans
la population des faubourgs. Par cette mesure, ou
eût atteint le double but de fortifier Paris et d'occu-
per un certain nombre d'ouvriers sans travail. Il
semble enfin que si l'on avait proposé Saint-Denis
comme exemple aux communes suburbaines, on au-
rait obtenu de leurs habitants, qui ne furent appelés
à faire partie de la garde nationale qu'au milieu de
mars*, des corvées volontaires qu'eussent comman-
dées des officiers et des sous-officiers du génie.
1. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères, Russie, 25. —
Langeron rapporte que le jour de la bataille de Paris, son artillerie n'aurait
pu franchir le canal s'il n'avait trouvé un passage laissé pour les voitures.
Ainsi on n'avait pas même pensé à détruire ce passage et à le remplacer
par un pont volant que les dernières troupes en se retirant auraient coupé
ou enlevé!
2. Les « corvées du génie > sont d'un usage constant dans les troupes de
ligne. En 1870, la garde nationale fut employée aussi à ces travaux.
3. Rapport à Clarkc sur l'état des barrières de Paris, 4 mars. Arch. de la
guerre : «Barrière de la Râpée, 80 gardes nationaux avec 40 fusils dont tes
cartouches ne sont pas de calibre. — Barrière du Trône, 20 gardes nationaux
avec fusils hors de service, plusieurs sans chien, ■ etc., etc. Cf. Dupoof â
DesïoUes, 20 mai 1814. Arch. nat., F. 9, 763.
4 Cf. Correspondance du roi Joieph, X, 188. Chabrol k Montalivet, 7 mars.
Décret impérial, IS mars. Arch. nat., P. 9, 751.
I?2 1814.
Avec un peu d'initiative, il aurait donc été facile à
la. régence de pourvoir aux fortifications de Paris.
Lui eût-il de même été«possible, en multipliant les
taxes de guerre, de pourvoir à l'armement complet
des gardes nationales parisiennes et à celui des douze
mille hommes de la levée en masse que demandait
l'empereur? La question est plus douteuse. Com-
ment trouver tout l'argent qu'il fallait dans cette po-
pulation si terriblement appauvrie, et qui déjà avait
tant de peine à payer les contributions ordinaires et
les énormes contributions additionnelles. A Paris,
c'était alors la misère pour le grand nombre, la gène
pour les plus favorisés. Les commandes manquaient
aux fabricants , le travail aux ouvriers ; dans les
boutiques, on vendait à perte quand par hasard se
présentait quelque acheteur. Les propriétaires ne
louchaient ni loyers ni fermages. Depuis le 17 no-
vembre 1813, les pensions et les traitements civils
subissaient une retenue de 25 p. 100; encore étaient-
ils payés en retard et par acomptes* Pour lever
dans Paris de gros impôts de guerre, il eût fallu,
en tous cas, s'y prendre dès le commencement de
janvier. Dans ce mois et dans celui de février, les
contributions directes donnèrent à Paris 70000 francs
par jour. Au mois de mars, la gêne et la misère
croissant, le rendement journalier tomba à moins
de 1000 francs ^ Quand à bout de ressources, la ré-
1. Délibération du conseil des ministres, du 19 novembre 1813. Rapports
journaliers de Pasquier, 14 janvier, 11 février,9 mars et pa«si"m; Arch. nat.,AF.
IV*, 99 et AF. iv, 1534. Journal d'un prisonnier anglais, 286. Hauterive à Cau-
laincourt, 7 février. Arch. des affaires étrangères, fonds France, 670. — Il était
naturel que les traitements civils fussent irrégulièrement payés, puisqu'on no
suffisait pas à pourvoir à la solde de la troupe et des officiers. Voir Rapport
de Pasquier, »0 février, Arch. nat., AF. iv, 1534; Napoléon à Berthier
2 mars, Arch. nat., AF. iv, 906 (lettre non citée dans la Corretpondance).
Ney à Berthier, 16 mars. Arch. de la guerre.
■ Cf. Journal d'un prisonnier anglais, 285. Corretpondance du roi Joseph, X.
ioo. 300 et pasiim; voir enfin dans le Dictionnaire des finance» (554-5^} i««
LA RÉGENCE ET LÀ DÉFENSE DE PARIS. 433
gence se résolut à lever des taxes spéciales pour la
défense de Paris, il était trop tard. La contribution de
un million discutée le 22 février, en vue de fournir
2000 chevaux d'artillerie à l'armée, fut perçue daus
le délai de cinq jours'. Mais l'impôt extraordinaire
de 730000 francs voté le 8 mars par le conseil mu-
nicipal pour les dépenses de la garde nationale (som-
mes sur laquelle d'ailleurs les deux tiers avaient été
avancés par la caisse de la Ville) ne donna rien ou
presque rien," et la taxe de défense de 120000 francs,
discutée au conseil d'Etat le 16 mars, ne fut point
perçue*. On dut ainsi renoncer à l'acquisition de
3000 fusils de chasse en magasin chez les armuriers,
à l'établissement d'une manufacture qui devait four-
nir de 500 à 1000 fusils par jour, enfin a la créa-
tion d'ateliers de charité destinés à travailler aux
fortifications'. Ce dernier projet avait été délibéré
eu consei des ministres dès le 22 décembre 1813;
il avait été ajourné à cause de l'épuisement du tré-
sor, et l'empereur en avait de nouveau prescrit
l'exécution le 11 mars*. Mais loin que l'on pût for-
mer des ateliers de charité, on laissait, faute de
commandes ou plutôt faute d'argent pour solder les
commandes, des ïournisseurs militaires renvoyer des
recettes des contributioDS directes du premier trimestre de 1814 qui, bien
qu'elles dussent donner, en raison des énormes augmentations décrétées
en novembre 1813 et en janvier 1814, un excédent de plus de 50 p. 100 sur
le premier trimestre de 1810, accusent an contraire un déficit de plus d*
moitié.
1. Décret impérial (signé Marie-Louise) du 22 février 1814. Arch. nat., F.
9, 754; Corresp. de Napoléon, 21194; Corresp. du roi Joseph, X, 150.
2. Délibération du conseil municipal du 8 mars. Chabrol à Cambacérës,
12 mars, à Montalivet. 26 mars. Arch. nat., F. 9, 753 «% 754. Corresp. du rm
Joseph, X, 187, 188. 200. Rapports et projets de décrets tm le* dépenses de la
garde nationale de Paris, in-8 (1814).
3. Correspondance du roi Joseph, X, 187, 195, 200. Corrttpondanee de Nm-
poléon. 2146". Chabrol à Rovigo (s. d.). Arch. nat., F. 9, 753.
4. Délibération du conseil des ministres du 22 décembre 1813; Arch. naV
AF. rr*, 99. Correspondance de Napoléon, 21 461.
28
434 1814.
ouvr/ers par trois cents à la fois*. L'argent manquait
totalement. Si le Trésor avait plus de quatre cents
millions en obligations, bons, traites, mscriptions%
c'était du papier; il fallait de l'or. « Rien, écrivait le roi
Joseph, ne peut plus se faire par le crédit'. »
Seul l'empereur, grâce aux économies de sa liste
civile, avait encore de l'argent comptant. Mais ce
famer.x trésor des caves des Tuileries, « cette poire
pour la soif » comme l'appelait Napoléon, n'était pas
inépuisable. Ces millions avaient bien diminué depuis
trois mois que le domaine extraordinaire subvenait à
toutes les dépenses de la garde et du grand dépôt de
remonte et à une petite partie de celles de l'Admi-
nistration de la Guerre. Sur les soixante-quinze mil-
lions renfermés dans les caves des Tuileries, à peine s'il
en restait vingt-quatre au commencement de mars*
Cette dernière ressource, Napoléon qui s attendait
à la longue durée des hostilités, la ménageait jalou-
sement. Le baron de La Bouillerie, trésorier de la
couronne , n'avançait aucune somme que sur l'ordre
exprès de l'empereur, et souvent l'ordre se faisait
attendre. C'est ainsi que maintes fois le général
1. Rapport de Pasquier, 7 février. Arch. nat., AF. rv, 1534.
2. MoUien, Mémoires d'un ministre du trésor public, t. IV, annexe I. Cf.
Dictionnaire des finances, art. Budget général de l'État.
3. Correspondance du roi Joseph, X, 187
4. L'empereur avait donné , de la fin de novembre à la fin de février,
trente millions à la guerre, 14 millions à la garde, 2 millions au grand dépôt
de cavalerie (Correspondance de Napoléon, 20902, 21067, 21147. Correspon-
dance ■iu roi Joseph, X, 66, 128, 132, 133 et passim. Fain, 2 274. Meneval,
II, 25. D'Hauterive à Caulaincourt, 25 février. Arch. des affaiies étrangères)
sans compter les sommes avancées à l'armée d'opération, pour des acomptes
sur la solde des officiers et de la troupe. (Napoléon à Berthier, Jouarre,
3 mars. Arch. nat., AF. iv,906, non citée à la Correspondance.) Il restait au
8 mars 24 millions. Sur ce reliquat, l'empereur donna encore au moins 4 rail-
lions à la .^arde et 1500 000 trancs au dépôt de cavalerie. (Correspondance
de Napoléon, 21537. Correspondance de Joseph, 193, 195.) Quand La fJouillorie
quitta Paris avec l'impératrice, le 29 mars, le trésor ne compta»* plus qur
18 millions, sur lesquels 10 furent, comme on sait, arbitrairement confisqués.
pour ne pas dire volés, à Blois, par les agents du gouvernement provisf»' re.
— États du Trésor. Arch. nat., AP. iv, 1933.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 435
Ornano, commandant les dépôts de la garde, et le
général Préval, commandant le dépôt do cavalerie
de Versailles, durent arrêter, faute de fonds, la mise
sur le pied de guerre des bataillons et des escadrons.
Il y a pour témoigner les lettres du roi Joseph' et
celles du général Préval, qui en moins d'un mois
avait monté, équipé, habillé, armé douze régiments
de marche : « Malgré la cessation de paiement, écri-
vait-il à Clarke, je suis parvenu à obtenir un certain
nombre de livraisons. J'ai encore arraché aujour-
d'hui 127 chevaux; en sorte que je dois en ce mo-
ment plus de 800 chevaux, et à la pluralité des four-
nisseurs plus de 500000 francs. Je suis fondé à croire
que sans la cessation des paiements, je serais parvenu
à fournir non 6000 chevaux comme je m'y étais en-
gagé, mais 9000 ou 10000 environ. Et j'en donne une
forte preuve puisque, malgré tous les obstacles, j'aurai
fourni dans le courant de mars de 7 à 8 000 chevaux. .. »
Quelques jours plus tard, il écrivait encore : « Je n'ai
plus d'hommes à envoyer, car je n'ai pas d'argent...
Encore faut-il aux hommes des bottes et surtout des
chevaux Selon le vieux mot du maréchal de Trivulce,
je vous répète : De l'argent, de l'argent, de l'argent ! '»
Si Napoléon ménageait ses derniers millions même
quand il s'agissait de l'armée qui était tout son espoir,
à plus forte raison était-il peu disposé à épuiser le tré-
sor des Tuileries au profit de la garde nationale et de
ces fortifications de Paris dont il ne voyait malheureu-
sement l'utilité qu'avec intermittence. LaGuerre, bien
qu'elle fût aidée par les fonds des autres ministères '
1. Correspondance duroi Joseph, X, 133, 175, 186, 203, 204, 207.
t. Préval à Clarke, 6 mars, 18 mars, 23 mars, 28 mars. Arch. de la guerre.
3. D'après une lettre de Napoléon k MoUien (Troyes, 26 février. Arch.
Bat. AK. IV, 906, non citée dans la Corretpondance), le ministre de la polie*
Mttl'ordre de tenir un million à la disposition de l'Administration delà guerpe.
n ea fut niât vraisemblablement pour les autres ministères.
4^6 181 4.
et les versements du domaine extraordinaire, ne pou-
vait déjà pas subvenir aux énormes dépenses de l'ar-
mement, de l'habillement, des munitions, des vivres
et de la.^olde. Encore moins pouvait-elle payer les
fusils de la garde nationale et les ateliers de charité.
Paris devait donc suffire seul à sa défense. Or, au mois
de mars, Paris n'avait plus rien.
Quelques jours avant son départ pour l'armée, l'em-
pereur avait dit tout haut, à une séance du conseil
des ministres, en regardant fixement le prince de
Bénévent:« — Jesaisbienquejelaisse à Paris d'autres
ennemis que ceux que je vais combattre. » EtTalley-
rand, cet homme dont Murât disait « qu'il recevrait
soudain un coup de pied au derrière sans que son
visage en laissât rien paraître », Talleyrand était resté
impassible ^ La régence, qui ne fit pas tout ce qu'elle
put dans les préparatifs de défense contre l'étranger,
fit-elle du moins tout ce qu'elle dut pour paralyser
ces ennemis de Tintérieur que dénonçait Napoléon ?
Assurément non. Quand l'initiative et l'énergie man-
quent pour une chose, elles manquent pour toutes.
Le préfet de police Pasquier, le préfet de la Seine
Chabrol, le ministre de l'intérieur Montalivet, l'archi-
chancelier Cambacérès, conseiller de la régente, le
roi Joseph, lieutenant général de l'empereur, eurent
leur part de responsabilité dans l'anarchie morale
qui régna à Paris sous la régence. Mais le grand cou-
pable fut le duc de Rovigo. Ministre de la police,
Savary devait tout connaître ; il ne le sut ou ne le
voulut point. Il entretint l'empereur de méchants com-
mérages de femmes et de misérables différends avec
ses collègues du ministère, au lieu de le renseigner
sur les mille complots qui s'ourdissaient^ Sceptique,
1. Mollien, IV, 118. Cf. Mémoires de Bovigo, VI, 298-299.
t. Napoléon à Rovigo, Jouarre, 2 mars, Heims, 14 mars; k Cambacérit
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 437
temporisateur, indilTérent à tout ou reculant devant
tout, tremblant à Tidée d'un acte dont il eût à ré-
pondre, il ne prit aucune mesure pour parer aux évé-
nements qu'il se vantait de prévoie. Doué d'ailleurs
à un haut degré d'un esprit souple, vif et délié, mais
ayant aussi trop de suffisance, il s'amusa à jouer au
plus fin avec plus fin que lui et, en résumé, il fut dupe
de tout le monde.
Pendant que l'empereur combattait sur l'Aube et
sur l'Aisne, Paris était devenu un foyer d'intrigues.
« Il y avait, dijt l'abbé de Pradt, je ne sais quelle
odeur de conspiration répandue sur toute la ville. On
disait : Cela ne durerapas; il n'y en a pas pour long-
temps, la corde est trop tendue... On s'entendait rien
qu'en se regardante »Si l'on s'entendait rien qu'en se
regardant, on s'entendrait mieux encore en causant et
en tenant des conciliabules. C'est à quoi ne man-
quaient ni les royalistes non ralliés comme Mathieu
et Adrien de Montmorency, Alexis de Noailles, Etienne
de Durfort, le duc de Fitz-James, l'abbé de Montes-
quiou. Gain de Montagnac, Guillaume de Nieuwer-
kerke, ni les intrigants comme Morin, Roux-Laborie
familier de Cambacérès, et le concussionnaire Bour-
rienne, ni le prince de Bénévent, vice-grand élecleur
de l'empire, ni Pradt, archevêque de Malines, ni l'ex-
abbé Louis, conseiller d'État et baron de l'empire, ni
Vitrolles, inspecteur des bergeries impériales et ami
de La Valette et de Pasquier, ni Royer-Collard, doyen
de la Faculté des lettres, ni les sénateurs comme
Lambrecht, Grégoire, Garât, le général de Beurnon-
ville, ni Angles, haut fonctionnaire de la préfecture
de police, ni Bellart, conseiller municipal, ni enfin
Reims, 16 jaars. Arch. nat AF. IT, 906 (lettres non citées dans la Corret
pondance).
1 . Pradt. Récit det événements qui ont amené la restauration de la royauté,
438 181 4.
Dalberg-, créé duc et doté par l'empereur, et Jaucourt,
chambellan du roi Joseph*. Ce dernier, qui faisait
très exactement son service au Luxembourg, profitait
de sa situation pour apprendre le premier les nou-
velles certaines des opérations militaires et pour être
le premier à les rapporter à Talleyrand et à ses com-
plices. Ce misérable espion — je parle de M. de
Jaucourt — affectait de prendre le plus patriotique
intérêt à la marche dts armées françaises, et dès
qu'il savait l'arrivée d'un courrier, il s'adressait au
comte Miot, écuyer du roi Joseph, qui, plein de con-
fiance, s'empressait de le bnn renseigner^ De son
côté, le conseiller d'Etat La Be&nardière qui, premier
commis aux Affaires étrangères, se trouvait à Châtillon
auprès de Caulaincourt, informait 1res exactement le
prince de Bénévent de l'état des né^^ociations^ Par-
tout la trahison.
L'hôtel de la rue Saint-Florentin éttit le principal
foyer de cette conspiration expectante.Bès le mois
de novembre 1813, les mécontents, qui étaient nom-
breux, et les royalistes, qui étaient encore raies, avaient
tourné les yeux vers le prince de Bénévent c(mme vers
un chef désigné*. Trop prudent pour acceptir ouver-
tement ce rôle et trop avisé pour ne pas percer à en
profiter au cas échéant, Talleyrand se le laissa don-
ner sans paraître consentir à le prendre. Au leste, si
cet habile homme était depuis quelque tempi déjà à
la tête des mécontents, il n'était pas encore axec les
royalistes. Une haine commune contre Napoléon
l'unissait à eux; mais s'il avait le même moïile, il
1. Pradt, 32, 35;yitrolles,I, 33, 38, 39 et passim; Miot de N.elito,ili, 342,
343; Rovigo, VI, 304, 314,317, 320 à 334, et poisim ; Bourrienne, IX 344, 345
et passim; Gain de Montagnac, 2, 3, 116; Bévélations de Morin, 21-;3. Beau-
champ, II, 248-255; Mémoires tirés des papiers d'un homme d'^fat, XI, 369.
2. Mémoires de Miot de Melito, III, 344.
3. Mémoires de Rovigo, VI, 342-343.
4. VitroUes, I, 33; Rovigo, VI, 297, 344 ett passim. Pradt, 35.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 439
n'avaitpaslemêmebutL'ex-évêqued'Autunn'étaitpas
bien assuré de l'accueil que feraient les princes à celui
qui avait célébré la messe du i 4 juillet* ; puis l'idée de
devenirpremier ministre sous un roi ne satisfaisait pas
l'ambition du prince vice-grand électeur de l'Empire.
Ses visées étaientplus hau tes. Le roi de Rome avait alors
trois ans. Pendant quinze ans, Talleyrand pouvait gou-
verner la France comme président du conseil de ré-
gence. Pour cela, ilne fallait qu'un événement: lamort
de l'empereur. Talleyrand l'espérait. Il eût appelé pro-
videntiel le boulet qui eût frappé Napoléon, mais le
prince de Bénévent ne croyait guère à la Providence. H
souhaitait charitablement au grand capitaine la mort
de Charles XII; à défaut de celle-ci, il eût sans répu-
gnance accepté pour l'empereur la mort de Paul I"'.
Talleyrand se complut dans ce rêve d'une régence du-
ra nt toute la campagne de 1814. La nouvelle de la pro-
clamation du roi à Bordeaux, qui exalta les royalistes
1. Sfémoirtt de YitroUet, I, 50.
2. « Si remperear éuiit tué, écrivait Talleyrand, le 17 ou le 18 mars, à la
dachesse de Coarlande, nous aorions alors le roi de Rome et la régence de sa
mëre. Les frères de l'empereur seraient bien des obstacles à cet arrange-
ment par l'inûuence qu'ils auraient la prétention d'exercer, mais cet obstacle
serait facile à lever. On les forcerait k sortir de France, où ils n'ont de parti
ai les uns ni les autres... Brilles cette lettre, je toos prie. > Le 20 mars il
écrivait encore : « ... On parlait aujourd'hui d'une conspiration contre l'era-
pereur et l'on twmmait des généraux parmi les conjurés, tout cela vaguement.
Si l'empereur était tué, sa mort assurerait les droits de son rils aujourd'hui
aussi compromis que les siens... Tant qull vit tout reste incertain... L'empe-
reur fHort, la régence satisferait tout le monde, parce qu'on nommerait un conseil
fiù plairait à toutes les opinions et que l'on prendrait des mesures pour qa«
les frères de l'erapereor n'eussent aucune induence sur les affaires du pays...
Brûles cette lettre. » Lettres inédites de Talleyrand, publiées d'après les
originaux conservés à l'Académie royale de Bruxelles, dans la Reoue if his-
toire diplomatique, 18S7, n» 2. Cf. Chateaubriand, J/emoiret (roufr#-/om&«. VI,
813, ÎU; Mémoires de Vitrolles.l, M (note); Afihnoiret tirés des papiers d'un
komme (CÉtat, Xll, 373. 393, 394; Mémoire» de Rooigo. VI, 304, 343; VU. 4. 53,
110. D'après Rovigo (YI, 332), Fouché qui se trouvait alors dans le midi de
la France disait à la princesse Elisa, propre sœur de Napoléon, ce que Tal-
leyrand se contentait de penser : « Madame, il n'y a qu'un moyen de nous
sauver, c'est de tuer l'empereur sur-le-champ. » — C'était dans l'arrière-
pensée de la régence que Talleyrand t'opposait dès la mois de février au
projet de faire partir l'impératrice. Voir Correspondanet \jie Napoliim, 21 tlft.
L empereur pressentait lA une trahison.
440 1814.
de Paris, le surprit sans le troubler'. Ce fut seulement
le jour du départ de l'impératrice pour Blois qu'il se
retourna vers les Bourbons. Jusque-là, néanmoins, le
prince de Bénévent, tout en ne désirant pas une restau-
ration, se garda de décourager autour de lui ceux qui la
désiraient si ardemment. Comme aux souverains alliés,
tous les moyens lui semblaient bons pour ébranler le
colosse. Si d'ailleurs la régence échouait, la royauté se-
rait encore un pis aller sortable. L'important était que
l'empereur tombât. Les royalistes étaient donc bien ac-
cueillis par Talleyrand; il leur donnait des renseigne-
ments, parfois un conseil ; il se défendait de leur prêter
son appui ^. Fidèle à la méthode qui lui avait toujours
réussi, le prince de Bénévent évitait de se compromettre
avant « le lendemain des événements », selon le mot de
Chateaubriand. Il commentait avec perfidie les nou-
velles du congrès et des armées et il émettait d'un ton
chagrin les plus sombrespronostics. Une lui convenait
pas de paraître, même aux yeux de ses complices, pous-
serplus loin le rôle de conspirateur. « — Vous ne connais-
sez pas ce singe, disait le duc de Dalbergà Vitrolles. Il ne
1. « Si la paix se fait, Bordeaux perd de son importance. Il la perdrait de
même si l'empereur était tué. « Lettre de Talleyrand à la duchesse de Cour-
lande, 17 ou 18 mars. Revue d'histoire diplomatique, 1887, n» 2.
2. Mémoires de Vitrolles, I, 61, 62, 67, 68 et passim.
Moins pour servir les royalistes que pour précipiter la chute de Napoléon,
Talleyrand au commencement de mars suggéra l'envoi d'un émissaire aux sou-
verains alliés, afin, dit Vitrolles, « de les éclairer et de leur donner courage en
relevant leurs espérances ». Mais quand il s'agit de donner à cet émissaire, qui
était Vitrolles, un mot ou un signe quelconque d'introduction, le prince de
Bénévent s'y refusa ou du moins voulut paraître s'y refuser. D'après Vitrolles
(I, 68, cf. 92), Dalberg écrivit devaut lui, Vitrolles, avec de l'encre sympa-
thique, un billet pour Nesseirode. D'après le témoignage du feu comte Nes-
selrode, qui nous a été transrais par son fils, le comte Nesseirode actuel, en
même tewps qu'il nous remettait la copie de ce billet dont il possède l'original.
Ces lignes lurent bien écrites en effet par Dalberg, mais elles furent écrites
sous la dictée même de Talleyrand et en l'absence de Vitrolles, qui en ignora
toujours le véritable auteur.
Nous donnons pour la première fois le texte de ce^eélèbre billet :
« L'homme qui vous remettra ceci mérite toute confiance. Ëi«outez-le et recon-
naissez-moi. Il est.temps d'être clair : Vous marchez sur des béquilles ; servef*
vous donc de vos jambes et voulez {pour : veuillez) ce que vous pouves. »
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. *41
risquerait pas de brûler le bout de sa patte, lors même
que les marrons seraient pour lui tout seul *. »
Tandio que les libéraux du Sénat, de la Chambre et
des ministères restaient, comme Talleyrand, dans
l'expectative, ne faisant rien qui pût les compromettre
gravement, mais avivant les haines et abattant les
courages, se comptant, s'entendant à demi-mot, se
tenant prêts à constituer un gouvernement si l'occasion
s'en présentait, les royalistes étaient moins réservés et
plus actifs. Le secrétaire particulier du duc de Dalberg,
Hedelhofer, le comte Gain de Montagnac, Adrien de
Montmorency, les deux Polignac, le baron de Vitrolles,
un certain Thurot, condamné en 1809 pour détour-
nement à l'Administration de la guerre et recueilli
plus tard par Angles, chef du 4' arrondissement de
la police — Angles avait eu, comme on voit, la main
heureuse — partirent successivement pour les états-
majors des souverains alliés ou la résidence des
princes*. Pradt, qui recevait assez régulièrement les
journaux anglais par l'entremise d'une dame de
Bruxelles, les colportait de réunions en réunions : « ce
qui, dit-il avec satisfaction, dissipait les illusions où
les journaux français entretenaient le public. ' » —
Illusions, sans doute, mais illusions nécessaires à la
défense de la patrie. — D'autres royalistes faisaient
circuler les plus violents pamphlets venus d'Angleterre
et des pro\inces occupées par l'ennemi * ; d'autres
imprimaient clandestinement et semaient la nuit par
les rues des placards royalistes qui promettaient avec
1. Mémoires de Vitrolles, I, 68.
2. Somenirt inédits de Jomini, II, 332, 333 ; Mémoire* de Vitrolles^ I ;
Gain de Montagnac, Journal d'un Français, 3, 4, 81 ; Mémoire* de Bovigo, VI,
311, 316. 324 et passhn.
3. Pradt, 45.
4. Katre antres, nne brochure do marquis de la Maisonfort, publiée à Lon-
dres, et !e Fragment d'un ouvrage sur la conscription, imprimé Tr«iaeiBUabt«>
•ent à Nancy et portant la date du 2 mars 1814.
1814.
**•- • .on des droits acquis, un
roubU dupasse et le,nj.mt- de» ,,.
OU du moins il preien f ^.^^^ ^^ auiaii pi
MaUet,LaHorie et Guidai av importait peu, au
provoquer Viosurrectioa >1 ^«^='^\.^„,es fort peu éqm-
^^"'''ft nez pas celaogage; je -^^ P»;^„\™,oir sou-
;^\ paroles que TaUeyraud,qm le ^u ^^^ ^^^^
A «s parois i ^^^^^ . „ La^'". tances
vent, lui rep<"»»'t Que faire eu ■!« Z.^'"," onde
e encoutéreaceavecPradt^yP^^ ^^^p ^, „adre
dits et muets , f^dt, m ^ décompose. « K
rard. laissa voir un Msa„ ,. ,„„eUn.4»
. ,. „i-e..êm., mille e.empl^.^jl»]»pj,i„, d« .Ju
2. 3f<»moire» c»; » r
3. p)id: 321- , »«
\. Ibid.. 347. Prait' 3».
LA RÉGE.NCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 443
cette fois, s'écria Rovij^o, je vous prends à conspirer! »
Talleyrand et Pradt se mirent à rire, et Rovigo, en
bon compère, finit par rire avec eux *.
Rovigo convient qu'en mainte circonstance il aurait
pu faire arrêter le prince de Bénévent. Mais, dit-il, il
n'y avait après tout contre lui que des préventions.
L'empereur, si plein d'irritation et de défiance qu'il fût
à son égard et bien que sollicité par un grand per-
sonnage, avait refusé de le faire emprisonner avant
de quitter Paris. Talleyrand était vice-grand élec-
teur, il fallait pour l'arrêter l'autorisation du roi
Joseph. Et quel effet sur l'opinion! Prendre une pa-
reille mesure, c'était risquer une révolution. Talley-
rand d'ailleurs ne conspirait que contre l'empereur
et non contre la dynastie. Il rendait service au chef
de Ici police en l'informant de ce que faisait le comte
d'Artois. Il contenait le faubourg Saint-Germain. Au
reste, s'il avait fallu arrêter tous les conspirateurs,
les prisons n'y eussent pas suffi*. Pauvres raisons,
vaines excuses ! La vérité, c'est que bien loin d'avoir ja-
mais pensé à provoquer quelque mesure contre Talley-
rand, Rovigo, dupe du maître diplomate, éluda l'ordre
de l'arrêter qui lui fut envoyé par l'empereur'. Certes
le dévouement de Savary pour Napoléon est hors de
doute, mais il n'en est pas de même des capacités du
1. Sfémoire* de Rovigo, VI, 34. Pradt, 47. La Valette, II, 83. — Selon Pradt
(48),Eorigo lai aiurait dit le 27 mars : t II est impossible que Napoléon coa-
tinue à régner : il fant qu'il abdique en faveur de son fils. ■ Gain de Mon-
tagnac (116) dit aussi que Rovigo voulait la régence.
2. Mémoire* de Rovigo, VI, 297, 304, 321 et pasiim; VII, 51, 52, 63. Cf.
Pradt, 37.
3. Mémoires de La Valette, II, 84-85 : • Xétais dans le cabinet Oe Rovigo
qtîand ù reçut l'ordre d'arrêter Talieyrard... ■ Cf. Pradt, 37-38. i Je ne puis
•r qu'il n'ait plusieurs fois retenu le bras de Napoléon levé sur Talley-
II fut vivement gourmande à Blcis, m'a-t-il dit, pour ne nous avoir
^it arrêter. » Viel-Castel {ffistoire de la Restauration, I, 161) dit aussi :
• après la bataille de Moatereau, Napoléoa avait ordonné formelle-
r s e Rovigo d éloigner Tallejrand de la capitale, mai* Rovigo ne cru»
meai t^^j, exécut» ce( ordr^. •
444 1814.
ministre de la police, qui se rendit haïssable aux jours
de calme sans savoir se rendre utile à la veille d'une
révolution.
Le duc de Bassano a marqué Savary d'un mot in-
délébile : « Ce fut une grande dupe. Il a toujours cru
aux mystifications qu'on lui faisait. On l'a joué tou-
jours'. » Il y avait du Jocrisse dans cet homme d'es-
prit. Rovigo ne sut rien prévoir ni rien voir, rien
prévenir ni rien arrêter. C'est à son insu qu'en no-
vembre 1843 le secrétaire du duc de Dalberg était
parti pour Francfort portant ces mots aux souverains
alliés : « On vous attend à Paris à bras ouverts^. »
C'est à son insu qu'en février et en mars Vilrolles et
dix autres émissaires du parti royaliste se rendirent
près des princes et aux états-majors des Coalisés.
C'est à son insu que les 9 et 17 mars Eugène de
Chabannes et le comte de Sémallé arrivèrent de Ve-
soul à Paris, le premier comme envoyé de Monsieur,
le second comme « commissaire du roi » ^. C'est à son
insu que les royalistes recevaient des journaux étran-
gers, par l'entremise même d'un agent du ministère
de la police*. Rovigo ferma les yeux sur les intrigues
du Luxembourg comme sur celles de l'hôtel Saint-
Florentin. Il ignora que Guillaume et Charles de
Nieuwerkerke composaient et tiraient eux-mêmes,
sur une presse à bras, les proclamations des Bourbons,
que Morin s'occupait de propagande royaliste dans
la classe bourgeoise, que Chateaubriand faisait im-
primer en plein Paris le plus violent réquisitoire
1. Papiers da général Pelet. Arch. de la guerre (carton du colonel Bra-
haut).
2. Souvenirs inédits de Jomini, II, 332, 333. — On a dit que ce message
avait déterminé les souverains à brusquer les choses et à entrer immédiate-
ment en France. II est permis de croire, en tout cas, que ces paroles n'étaient
pas de nature à arrêter leurs projets d'invasion.
3. Révélations de Morin, 21-23 ; Gain de Montagnac, 3.
4. Rovigo, VI, 351. — Savary apprit ce fait après la chute de l'empir*.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 445
qu'on pût écrire contre Napoléon*. Il ne sut pas
expulser les sujets allemands qui semaient l'alarme
dans les lieux publics*. Il ne sut pas arrêter l'affi-
chage et la distribution de? placards royalistes. Il
ne sut pas empêcher l'évasion des deux Polignac,
qu'il laissait quasi prisonniers sur parole dans une
maison de santé de Vincennes et qu'il recevait sou-
vent chez lui, comme parents de sa femme, à leurs
jours de sortie dans Paris'. Il ne fit pas même refi"ort
de destituer Angles. Enfin, malgré des ordres formels,
il éluda l'arrestation de Talleyrand et celle du mar-
quis de Rivière, qui se livrait dans le Berry à la plus
ardente propagande royaliste. Il est vrai que M. de
Rivière avait dit jadis à Rovigo : « Je me regarde
comme tellement obligé avec l'empereur que si M- le
comte d'Artois lui-même arrivait dans la pbine ae
Grenelle avec cent mille hommes, je n'irais pas le
rejoindre*. » Il n'en fallut pas davantage pour ras-
surer ce ministre de la police! — ?Tapoléon était
bien fondC à écrire, le 14 mars, au duc de Rovigo :
« Ou vous êtes bien maladroit, ou vous ne me servez
plus*. »
Pendant que dans le monde politique les intri-
ues se multipliaient, dans la population les inquié-
udes allaient croissant. Jusqu'aiLX premiers jours de
mars, la confiance que les batailles de Champaubert
et de Montmirail avaient rendue à Paris et à la France
avait à peine décliné. Ceux qui ne croyaient plus à
ia victoire croyaient encore à la paix. Mais le manque
de nouvelles certaines, puis bientôt après les mau-
1. Révélations de Morin, 23. Chateaubriand, Mémoires cToutre-tnmbe, VI,
Î07-M8.
■-'. Notes de police, 30 janvier, 6 février et passim. Arch. Dat.,F. 7, 6603.
3. Rapport de police du 4 février. Arch. nat., AF. iv, 1534.
4. Mémoires de Rovigo, VI, 334-335, 345.
5. Lettre de Napoléon à Rovigo, Reims, 14 mars. Arch. nat., AF. rv, 906.
Non citée dkns la Correspondance.)
446 181 4.
vaises nouvelles, la bataille de Laon, l'abandon des
négociations de Lusigny, la retraite de Napoléon sur
Soissons et de Macdonald sur Provins, les événements
de Bordeaux, enfin la rupture du congrès de Châtil-
lon et la prise de Lyon portèrent de nouveau dans
tous les esprits l'effroi et l'abattement*. Rédigés en
vertu du décret de Troyes*, les journaux annonçaient
seulement ce que le gouvernement consentait à faire
connaître, c'est-à-dire rien ou à peu près rien. Ils ne
parlaient point des événements ou les exposaient
de façon à en dissimuler la gravité. Mais on ne se
laissait pas abuser. Bien que les nouveaux bulletins
publiés fussent presque analogues aux précédents, et
que parfois on tirât encore le canon aux Invalides',
le public distinguait entre les victoires comme Vau-
champs et les batailles comme Craonne*. Pour rensei-
gner Paris, il y avait, à côté des journaux, les lettres
de Tarmée, les indiscrétions fortuites ou voulues (des
familiers des Tuileries et du Luxembourg, enfin 1%-
1. Rapports journaliers de Pasquier, du 3 au 12 mars. Notes et rapports d«
police et lettres de préfets, du 3 au 30 mars. Arch. nat., AF. iv, 1534; F. t<
3737; F. 7, 3772; F. 7, 4289 et 4290. Les préfets et les commissaires géné^^
raux de police mentionnent spécialement l'effet désastreux produit dans
presque tous les départements par la révolution de Bordeaux et surtout par
la prise de Lyon.
2. Ce décret rendu à. Troyes le 4 février et non inséré au Bulletin des lois
portait formation d'un comité pour la surveillance et la rédaction des jour-
naux. Le comte Boulay (de laMeurthe) en était président; les cinq membres
étaient : Desrenaudes, conseiller de l'Université; Pellenc, censeur; Etienne,
Tissot et Gay, rédacteurs en chef du Journal de l'empire, de la Gazette de
France et du Journal de Paris. L'article III était ainsi conçu : « Tous les
articles des journaux relatifs aux mouvements des armées, à l'esprit public et
à la politique extérieure seront rédigés par ce comité ou lui seront fournis.
Aucun article sur lesdits objets ne pourra être imprimé sans être revêtu en
minute de l'approbation dudit comité. » Arch. nat., F. 7, 4379.
3. Rapport de police, '9 mars, Arch. nat., F. 7, 3 737 ; Corresp. de Joseph, X, 200.
4. La bataille de Craonne, connue le 9 mars, ne fit monter la rente que de
25 centimes, de 51 à 51,25; et le lendemain, 10 mars, le Moniteur ayant an-
noncé cette affaire comme «une bataille très glorieuse», mais non décisive,
la rente tomba i 49,50. — La prise de Reims, connue le 15 mars, laissa les
cours à 49,25. — Le mouvement de l'empereur vers l'Aube, signalé dans 'le
Atoniteur du 22 mars comme présentant déjà de grands succès, ne trouv" "'*»
conûance à la Bourse, La rente descendit de 49 à 48,75.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 447
gence de mauvaises nouvelles de l'hôtel Talleyrand.
Il y avait aussi les gazettes étrangères, dont Pradt et
ses amis colportaient à l'envi les mensonges. Selon
les rédacteurs du Times, du Globe, du Courrier, du
Morning Chronicle, l'abandon du plateau de Craonne
par les Russes n'avait été qu'une habile manœuvre
destinée à attirer l'empereur dans la plaine de Laon.
A Laon, les Français complètement battus avaient
perdu 90000 hommes, 70 canons, nombre de géné-
raux, parmi lesquels Macdonald et Sébastiani. L'em-
pereur se repliait sur Rouen, avec une armée réduite
à 30000 soldats; Bliicher, vainqueur de Napoléon,
et Schwarzenberg, vainqueur d'Oudinot, marchaient
concentriquement sur Paris par la route de Soissons
et par la route de Provins*. Déjà en février les alar-
mistes avaient répandu de pareilles nouvelles. Mais il
y avait alors, pour les démentir, les lettres particu-
lières des officiers, les bulletins précis du quartier
impérial, l^s présentations de drapeaux pris sur l'en-
nemi, les colonnes de prisonniers défilant chaque jour
sur les boulevards. Au milieu de mars, on ne voyait
plus passer que des blessés français, amenés en char-
rettes aux barrières, en bateaux sur la Seine. D'au-
tres rentraient à pied dans Paris, isolément ou par
petits groupes : fantassins qui s'appuyaient sur leur
fusil en guise de béquille; cavaliers qui, la tête cou-
verte, sous le casque, de linges ensanglantés, et le
bras passé dans la bride, cheminaient lentement à
côté de leurs chevaux blessés comme eux. Refusés
dans les hôpitaux qui regorgeaient, dans les casernes
où le règlement défendait de les recevoir, ils erraient
par les rues, demandant du pain*.
1. Le Times, le Globe, le Morning Chronicle,i' Ambigu, lo Courrier, le Jourf/ti
de Stiittgarl, des 8, 12, 14, 15, 16, 17 mars. Le Morning Chronicle disait même
7ne Schwarzenberg avait remporté une victoire à CharentOQ !
~ S. Rapports de police, • «t 11 février et passim. Arch. nat , AF. rv, 1 bAi,
é4« 181 4.
Pendant les douze années du consulat et de rem-
pire, Paris n'avait connu de la guerre que les vic-
toires; de la guerre, il n'avait «ntendu que les salvet
et les Te Deum, il n'avait vu que les retours triom-
phaux, les éblouissants défilés de soldats, vainqueurs
et superbes, les milliers de canons ennemis traînés
dans les arsenaux, les brassées d'étendards portés
aux Invalides. Maintenant la guerre approchait. C'é-
tait le vrai canon qui tonnait à dix lieues de Paris.
Les convois de blessés levaient un coin du voile des
rendez-vous de carnage et donnaient à tous l'horrible
vision des champs de bataille au lendemain des com-
bats.
Le gouvernement ne se dissimulait pas l'effet dé-
sastreux que la vue des blessés produisait sur la po-
pulation. Dès le 11 février, le ministre de l'Intérieur
avait écrit à Clarke pour que les convois fussent ar-
rêtés aui barrières et dirigés sur la Normandie et
l'Orléanais. Daru avait proposé de créer des hôpitaux
hors des murs, de façon que les blessés et éclopés
n'eussent plus à traverser Paris. Le roi Joseph voulait
transformer en une vaste ambulance soit l'hôtel des
Invalides, soit la caserne de Gourbevoie. Napoléon,
qui avait le don de penser à tout, prescrivit de répartii
les malades et les blessés entre Versailles, Saint-
Germain, Rouen, Evreux et Chartres*. Le désarroi
régnait dans les services. On ne donna pas suite à
ces projets, comme à tant d'autres d'ailleurs. Les
blessés continuèrent à affluer dans Paris où les hôpi-
taux encombrés de malades, qui gisaient sur la
Daru à Clarke, 9 mars. Arch. de la guerre. Correspondance du roi Joseph, X,
142. Rodriguez, 25; — Chateaubriand, dans son fameux pamphlet: .Suo^ajoarie
et les Bourbons, fait de rentrée des blessés à Paris ce tableau romantique :
« ... de» chars que l'on suivait à la trace du sang, remplis de conscrits sans
bras et sans jambes, jetant des cris et priant les passants de les achever, «
i. Montalivet à Clarke, 11 février. Arch. nat., AF. iv, 1534. Dani à Clarke,
î mars. Arch. de la guerre. Correspondanc* du roi Joseph, X, 142-144.
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. ii9
paille dans les corridors, les chapelles, les salles de
bains, les appartements des directeurs, ne pouvaient
tous les recevoir. Du lo janvier au 10 mars, le nombre
des soldats malades s'était élevé de 1 683 à 8373. On
craignait le typhus'.
Comme s'il n'y eût point dans Paris assez d'inquié-
tudes réelles, le « bureau de l'esprit public», comme on
disait alors, semblait prendre à tâche de provoquer
des terreurs chimériques sous le vain prétexte de
pousser à la défense. Chaque jour, les gazettes et les
émissaires de la police répétaient que le sort de
Moscou était réservé à Paris; que les Alliés y entre-
raient la torche à la main^ Les généraux et les soldats
ennemis et les journaux étrangers proféraient, il est
vrai, ces odieuses menaces. Les Prussiens et les
Cosaques parlaient du pillage de Paris, comme d'une
chose qui leur était due et promise. Le général autri-
chien Colloredo disait : « La destruction de Paris
serait un bienfait pour la France'. » On lisait dans le
Times : « Si Blijcher et les Cosaques entrent à Paris,
quelle merci lui feront-ils? et pourquoi lui en feraient-
ils aucune? Epargneront-ils les précieux monuments
des arts ? Oh ! non ! non ! Ces guerriers indignés s'écrie-
1. Rapporta de Pasqoier, 9 férrier et 1" mars, et rapports de Hallin,
16 janvier et 10 mars. Arch. nat., AF. iv, 1534.
2. Journal de l'Empire, Gazette de France, Journal de Paria, du 15 février
au 28 mars. Ct. d'Hauterive k Caalaincourt, 28 février, et Caulaiocourt à
d'Hauterive, 2 mars. Arcii. des affaires étrangères, fonds France, 670. Ro-
drigue!, 27, 28.
3. Cf. Rapports d'auditeurs en mission et de préfets, dépositions de pri*
sonniers, etc. Arcb. iiat., AF. iv, 1668. F. 7, 3772. F. 7, 4290 et F. 7, 4291,
« Paris sera anéanti si l'ennemi y entre. C'est une chose que les géné-
raux ennemis ont promise à leurs soldats qui frémissent de joie en parlant
de Paris. Aucune puissance humaine narréterait le pillage et l'incendie. Je
suis dxé Ik-dessu? par tous les détails que j'ai recueillis des conve'saiions
des généraux ennemis et des propos des soldats. » Rapport à Roy»jro d'un
comraissair, général de police envoyé en mission. La Ferte-sous-Jonarre,
8 mars. Arch. nat., F. 7, 4290. Un autre rapport parle de « petits barils ds
niè''hes incendiaires apportés de Russie par les Cosaques » ! A force de ▼oa-
loir inspirer la terreur oa était soi-même terrorisé.
2y
450 1814.
ront que c'est le jour de la vengeance et de la destruc-
tion... En frappant Paris, ils frapperont au cœur la
nation française. Peut-être au moment où nous
écrivons, cette cité fameuse est-elle déjà rédiÀle en
cendres*. »
Mais si les haineuses gazettes anglaises prêchaient
l'incendie de Paris, si les généraux alliés mon-
traient comme une proie cette ville à leurs troupes,
si les soldats s'y promettaient le viol et le butin,
était-ce une raison pour reproduire ces articles dans
les journaux français, pour colporter ces propos
dans tous les lieux publics? Ne servait-on pas l'en-
nemi en répandant la terreur? Comme l'écrivait le
comte d'ilaulerive à Caulaincourt, « au lieu de don-
ner du courage tout cela en fait perdre^ ». Sans
doute on espérait ranimer le patriotisme défaillant
et pousser les Parisiens à la résistance; mais puisque
cependant on n'avait point d'armes , ces appels
devaient de toute façon rester vains. A qui s'adres-
saient-ils? au peuple? Le gouvernement de la régence
qui méprisait et redoutait injustement la population
ouvrière ne lui demandait que de rester tranquille.
Les fusils manquaient, et eussent-ils abondé que
Joseph, Rovigo, Pasquier et autres pusillanimes per-
sonnages eussent hésité à les remettre aux ou-
vriers. C'était donc la bourgeoisie qu'on voulait
exalter. On ne réussissait qu'à la terroriser, La bour-
geoisie ne pouvait prêter les mains à une guerre
d'extermination ni consentir à faire de Paris un autre
Sarragosse. Les belles phrases des journaux : « La
terre sacrée que l'ennemi a envahie sera pour lui
1. Times, n mars. — Les journaux anglais et allemands de février et de
mars et te Jour?^ai de Bruxelles sont remplis de pareils articles.
2. Hanterive à Caulaincourt 28 février. Arch. des afiaires étrangères,
fonds France, 670. — Cauiaincourt, répondait le 2 mars : « Vous avez raison
sur les journaux qui n« servent qu'k consterner la France... «
LA RÉÙE^'CE £T LA DÉFENSE D£ PARIS. ^51
one terre de feu qui le dévorera... L'ennemi trou-
vera sa tombe dans les rues de Paris... Il faut s'en-
sevelir sous les ruines de Paris... » étaient fort mal
accueillies, et la malignité publique les rapprochait
avec à-propos de certain article du Moniteur du
21 mai 1809, oh'û était démontré que la défense d'une
capitale comme Vienne est odieuse*. — C'était vrai-
semblablement celui-là même qui avait jadis rédigé
cet article qui le rappelait dans ces jours de trahi-
son : qui autre que l'auteur aurait pu s'en souvenir?
— La garde nationale comptait nombre d'hommes
résolus à se battre aux barrières. A ceux-là, qui
avaient l'honneur comme seul mobile, il était pué-
ril de parler d'incendie. Quant aux couards et aux
traîtres, ils s'étaient inébranlablement marqué leur
conduite. Ils pensaient qu'en somme on ne brûle-
rait pas tout Paris, et que ceux qui recevraient le
plus de coups seraient ceux qui s'exposeraient à en
recevoir.
Vers le milieu de la deuxième quinzaine de mars,
Paris retomba dans son abattement et ses angoisses
des premiers jours de février. La situation était pire
encore, car toute espérance de paix avait disparu, et
l'on soupçonnait que l'empereur était trop loin de la
capitale pour y devancer l'ennemi*. Si l'on avait su
Napoléon à proximité, les alarmes eussent été moins
grandes. On n'avaitplusaucune confiance dans ses lieu-
tenants, mais on croyait encore qu'il pouvait faire un
1. Pasqoier à Rovigo, 16 mars. Arch. nat., F. 9, 753.
2. Les nouvelles se répandaient grâce aux indiscrétions perfides desDalberg,
4es Jaucourt, des Pradt, des Bourrienne, des Angles, car les journaux gar-
daient le silence sur la dissolution du congres de Châtiilon comme sur l'in-
terruption des communications avec l'empereur. Le 22 mars, le itfmiteur par-
lait des affaires du 19 à Plancy et à Châtres et de la retraite des Alliés sur
Bar-sup-Aube; les jours suivants, il ne donnait aucune nouvelle. Le 28, Q
disait : « L'armée occupe Doulevent, Chaumont, Brienne. Elle «st en commo-
nication avec Troyes, et les patrouilles vont jusqu'à Langres. » Maia il ne
disait pas que les Alliés m trouvaient entre l'armée et Paria.
452 181 4.
miracle*. L'émigration reprit, les affaires s'arrêtèrent,
les théâtres furent désertés, on ferma les boutiques,
on enfouit son or, le change des billets de banque
remonta à 60 et 70 pour 1 000, la rente descendit à
48, à 47, à 46, à 45. Des attroupements se formaient
sur les boulevards, sur les quais, sur les places, at-
tendant anxieusement les nouvelles du jour, discu-
tant avec passion les nouvelles de la veille. Les pro-
clamations des Bourbons se multipliaient. On en
jetait la nuit sous les portes. D'autres placards, d'un
caractère différent mais non moins grave, engageaient
les citoyens à s'assembler dans leurs sections pour
inviter collectivement les députés à traiter de la paix
au nom du pays. Des réunions dans ce sens eurent
lieu chez des sénateurs ^.
Les 27 et 28 mars, l'arrivée en masse aux barrières
de paysan j des environs, fuyant avec leurs bestiaux
et leurs meubles chargés sur des charrettes, révéla
l'approche de ^ennemi^ Était-ce un parti, une colonne
isolée? était-ce un corps d'armée? La population était
dans le doute. Le gouvernement ne pouvait plus igno-
rer que ce fût toute l'armée coalisée. Depuis le
22 mars, le roi Joseph était instruit du mouvement
des maréchaux Mortier et Marmont sur Châlons, qui
découvrait la route de Soissons, et du mouvement de
l'armée impériale sur Vitry, qui découvrait la route
de Coulommiers*. Du 23 au 28 mars on ne reçut
1. Rapport de Pasquier, 11 mars. Arch. nat., AF. iv, 1534. « On remarque
que l'œil se porte partout là où se trouve l'empereur et que l'on n'a confiance
que dans le succès de ses a.-mes. » Cf. Lettre à Rovigo, F. 7, 4290 ; « ... On
ne peut espérer qu'à l'armée où commande l'empereur et l'on est fondé d'at-
tendre des revers là où il ne commande pas. »
2. Rapports de police, 17, 21, 23, 25, 26, 27, 28 mars. Arch. nat., F. 7, 6605et
F. 7, 3737. Journal d'un prisonnier anglais. (Bévue britannique, 1826, IV, 284-
287). Rodriguez, 34, 35, 40. Cf. Gain de Montagnac, 116.
3. Rapports de police, 27 et 28 mars. Arch. nat., F. 7, 3737.
4. Berthier à Joseph, Arcis-sur-Aube, 21 mars et Joseph à Napoléon, 22 mars
{Correspondance du roi Joseph, Xt 207, 208). Cf. Joseph à Hullin, 23 mars.
Arcb. de la guerre.
LA RÉGENCE ET LÀ DÉFENSE DE PARIS. 453
directement ni à la Guerre ni aux Tuileries ni au
Luxembourg aucune nouvelle de l'empereur'. Mais
le 24 mars, Bliicher, dans le dessein évident d'inti-
mider la régence, fil remettre aux avant-postes, près
de la Fcrté-Milon, la fameuse lettre de JNapoléon à
l'impératrice saisie par les Cosaques dans la nuit du
22 au 23 *. Cette lettre exposait sommairement les
projets de l'empereur et sa marche sur Saint-Dizier.
De la position des armées et du fait même que le cour-
rier qui portait la dépêche du quartier impérial avait
été arrêté, il était difficile de ne pas inférer que l'en-
nemi se trouvât placé désormais entre Napoléon et
Paris. Le 26 mars, la nouvelle de la défaite de Mar-
mont à Fère-Champenoise « par des forces extrême-
ment considérables » et de la retraite du général
Compans vers la Ferlé-Gaucher', vint confirme/ celte
supposition.
Il n'y a plus à compter sur des ordres de Napoléon;
il faut agir par soi-même. Joseph s'inquiète, s'agite,
multiplie les ordres, mais il ajourne encore la con-
struction des redoutes, « jusqu'à ce que l'empereur
approuve le plan qui lui a été soumis* ». En atten-
dant, on fera seulement des clôtures aux faubourgs
extérieurs et des coupures aux chemins. Pour ces
L Joseph à Napoléon, 26 et 28 mars [Correspondance du roi Joseph. X, 211
et 214). — La lettre à Clarke datée de Soiuraepuis, 22 mars (Correspondance de
Napoléon, 21 529) éta t parvenue aa ministère dans la nuit du 22 au 23 Clarke
à Michal, 23 mars. Arch. de la guerre.) Le 26ou le 27, une lettre do Fain du
25 était arrivée à La Valette (Correspondance du roi Joseph, X, 214), mais
c'était tout. Le courrier porteur de la longue et si intéressante lettre de
Napoléon k Clarke, datée de Saint-Dizier, 23 mars (Arch. nat., AF. iv, 906),
trouvant les routes directes coupées, chercha un autre chemin et n'arriva à
Paris que le 28 ou le 29 mars, quand les communications eurent «^té rétablies
par Troyes.
2. Clarke à Napoléon, 25 mars, 1 heure du matin. Arch. delà guerre. Cf.
Mémoires de Rovigo, VI, 356-359; Souvenirs d' Meneval, II, 37-38. Oa a vn
(« 1814 », 348) comment cette lettre était tombée aux mains de l'ennemi.
3. Compans k Clarke, Séianne, 25 mars, 10 heures du soir. Arch. de la
pierre.
i. Joseph à Hollin, 23 mars. Arch. de la gaerre.
k.
454 181 4.
travaux, le ministre de l'intérieur ouvrira d'urgence
un premier ;rédit de 15 000 francs sur la taxe de dé-
fense volée le 15 mars mais non perçue. Le roi
ordonne au directeur de l'arlillerie de s'entendre avec
le général Hullin pour établir un certain nombre de
batteries en position sur les hauteurs. Il décide que
la garde nationale sera entièrement chargée de la
garde des barrières, de façon à laisser les troupes dis-
ponibles pour combattre aux avancées. Il s'occupe
aussi de faire dresser l'état exact des hommes sans
armes et celui des fusils restant dans les arsenaux.
Enfm il enjoint à Clarke et à La Valette de multiplier
les courriers « pour porter à l'empereur les nouvelles
de ce qui se passe et le rappeler dans la capitale *. »
De l'avis de tous, et surtout de l'avis du roi Joseph,
n'est-cb pas ce qui importe surtout?
Clarke, lui, agit comme s'il doutait encore de la
réalité. Il semble se refuser à comprendre que tout
désormais doit être sacrilié à la défense de Paris. Il
hésite à laisser établir l'artillerie en position, car, dit-
il, « il n'aura plus de batteries organisées à envoyer à
l'empereur^ ». En même temps qu'il presse le retour
des corps de Marmont et de Mortier dans Paris, il
affaiblit la garnison de la ville en dirigeant sur l'Oise
une colonne d'infanterie et le 11® de marche de cava-
lerie ^ Clarke, d'ailleurs, plus disposé à charger les
autres des rôles héroïques que jaloux de les prendre
lui-même, envoie de nombreux renforts à Meaux et
adresse au général Ledru Desessarts, qui y com-
mande, cette adjuration désespérée : « Au nom du
ciel, général, qu'on n'évacue pas Meaux qui défend les
1. Josph & Hullin, 23 mars. Le sons-directeur des parcs à Hullin, 24 niars.
Rapport du premier inspecteur du génie, 25 mars, Arch. de la guerre. Cof*
respondance du roi Jospph, X, 210 213. Belation d'Allent, 110-134.
2. Clarke à Hullin, 25 mars. Arch. de la guerre.
3. Clarke à Joseph, 27 mars. Arch. de la guerre.
La Régence et là défense de paris. 455
approches de Paris. Qu'on y tienne de la manière la
plus opiniâtre, qu'on y tienne comme les Espagnols
ont tenu à Sarragosse. C'est ainsi qu'on sauvera Pa-
ris *. » C'était le 27 mars que Clarke écrivait cette
lettre ; le 28 on apprit que Ledru Desessarts et Com-
pans, forcés dans Meaux, se repliaient sur Ville-Pari-
sis -. Les illusions n'étaient pi us possibles. Sous deux
jours l'ennemi serait devant Paris.
Avantmêmede s'occuper des dernières dispositions
de défense, Joseph, lieutenant général de l'empereur
et frère de Napoléon, avait à prendre la plus grave
des déterminations. Dans ces circonstances terribles,
l'impératrice et le roi de Rome devaient-ils rester à
Paris? Joseph avait des ordres précis de Napoléon,
mais ces ordres étaient tels qu'il ne voulut pas
assumer la responsabilité de les exécuter sans sou-
mettre la question au conseil de régence. Les trois
firands dignitaires, Cambacérès, Lebrun et Talley-
rand, le président du Sénat Lacépède, le grand juge
Mole, et tous les ministres' à l'exception des ducs
de Bassano et de Vicence, absents de Paris, se réu-
nirent aux Tuileries le 28 mars, à huit heures et
demie du soir, sous la présidence de l'impératrice *.
Joseph fit connaître au conseil le motif de la convoca-
tion, puis il donna la parole au ministre de la guerre.
1. clarke à Ledrn Desessaru, 27 mars. Arch. de la ^erre.
i. Ledru Desessarta à Clarke, Meaux, 27 mars, 9 heures du soir. Cf. Clarke
à Mortier, 28 mars, 10 heures du soir. Arch. nat., AF. rv, 1670. — En même
temps que la lettre de Ledru Desessarts, Clarke recevait le rapport de Mar-
mout, daté de Provins, 27 mars, 7 heures du soir, où se trouvaient ces mots :
< Le mouvement de l'ennemi sur Paris n'est pas douteux. *
!. Ministres avec portefeuille : Montalivet (intérieur), Clarke (guerre), Daro
.ministration de la guerre), Decrèa (marine), duc de Gaete (finances), Mol-
1 (trésor public), Ro«<^o (police), Bigot de Preameneu (cultes), Sussy (Com-
i-ce). Mioistres :: Etat : ducs de Ca'Iore et de Massa. Regnault de Saint»
an-d'Angely <5oulay de la Meurthe, Merlin de Douai, Muraire, comte d«
Cossac, Feriïiont.
4. RovifTO, VL '"13-364; MoUien, FV, 1J9; Meneval.H, 48; lettres inédi'es da
Tallevrand, 28 et 29 mars (Beove d'histoire diplomatique). Regnault d« Siùa^
Jean-d'Angély à Moucey,28 mars. Arch. de la guerre.
456 1814.
Clarke exposa la situation telle qu'elle était, sans cher-
cher à en voiler les périls. Il rappela que l'empereur
était au delà de la Marne, coupé de Paris par l'ar-
mée ennemie qui avait sur lui plusieurs marches
d'ava\tce. 11 montra les fortifications à peine ébau-
chées, la garde nationale composée ie 12000 hommes
dont 6 000 armés de piques ou de mauvais fusils, la
garnison se montant à 20 000 hommes, y compris les
troupes de Compans et de Ledru Desessarts qui, la
veille, s'étaient si mal conduites à Mcaux. Quant aux
corps de Marmont et de Mortier, qui étaient réduits
d'un tiers et qui, au moment oii le ministre parlait,
étaient encore sur la route de Provins, arriveraient-
ils à Paris avant l'ennemi? En mettant les choses
au mieux, on aurait 43 000 soldats et miliciens à
opposer aux armées alliées*. « Si Clarke, dit Rovigo,
n'ajouta rien qui pût augmenter les inquiétudes, il
ne dit ren non plus de propre à les calmer*, y
1. Mémoires de Rovigo, VI, 364-366; Meneval. II, 130.— Rovigo ne dit pas
le chiffre des troupes que donna Clarke. Si le ministre était renseigné comme
il le devait être et s'il fut exact dans sa déposition, il dut énumérer les effec-
tifs suivants :
Paris : disponibles des dépôts de la ligne, 3000; disponibles des dépôts da
la garde: 5 500; cavalerie et infanterie de la vieille ganle, affectée à la garde
du roi de Rome : 1200; 12' de marche de cavalerie : 400; gendarmes d'élite :
800; vétérans : 500 ; canonniers de la marine, de la garde, de la ligne, canon-
niers hollan>iais à Vincennes : 1000; artillerie de la garde nationale (volon-
taires, invalides et élèves de l'École polytechnique) : 800 ; sapeurs pompiers et
élèves de l'École d'Alt'ort, et de Saint-Cyr, gardes nationales de la banlieue :
1 200; gardes nationales : 12000. Total : 26 400 hommes.
Corps de Meaux : infanterie de Ledru Desessarts : 3 400 ; infanterie de Com-
pans : 1200; cavalerie de Vincent (isolés et 8* et 10* de marche) : IVX>.
Total : 5600 hommes.
Corps de Marmont et de Mortier : 11200 hommes. (Clarke n'avait point ce
dernier chiffre. P devait évaluer ces deux corps d'armée entre 10 et 15001
hommes.) Total général : 43200 hommes.
Cf. Ornano à Jlarke, 24 mars. Clarke à HuUin, 29 mars. Ledru Deses-
sarts à Clarke, 26 mars. Situation des 6' corps d'armée et des divisions de U
garde sous Mortier, 29 mars. Situation de la subdivision de Seine-et-Marne,
26 mars. Journal de Vincent. Arch. de la guerre. Correspondance de Napo-
léon. 21 134, etc., etc.
2. Rovigo, très irrité contre Clarke depuis l'affaire du général Mallet,
charge extrèmemeut le ministre de la guerre. Il dit que Clarke cacha qu'il
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE- PARIS. «57
Clarke devait parler ainsi. Il no faisait pas une procla-
mation au peuple ou à l'armée, il faisait un rapport
au conseil des ministres. Sans doute il aurait pu
ajouter, tn sou nom personnel, qu'avec 'quarante
mille hommes une résistance de deux ou trois jours
dans Paris, même contre des forces triples, n'était
pas impossible. Mais comme ministre de la guerre, il
avait le devoir absolu de donner exactement le chiffre
des effectifs, d'exposer sans rien en cacher l'état des
fortifications et de l'armement.
Les paroles de Clarke n'ébranlèrent pas le conseil.
Plusieurs des membres parlèrent tour à tour, assurant
que le départ de l'impératrice désintéresserait les
citoyens de la défense de Paris en leur prouvant que
tout espoir était perdu. Ils insistèrent sur les dangers
qu'il y aurait à laisser la capitale, si l'ennemi y entrait,
en proie à toutes les intrigues. La population, le
gouvernement, la police, tout le monde pensait, tout
le monde disait, tout le monde répétait, que Paris
pris, il n'y aurait plus d'empire. Plusieurs fois N apo-
léon lui-même l'avait dit. Rovigo, revenu un peu tard
de ses préventions, assura qu'on pouvait compter
d'une façon absolue sur le dévouement et le concours
efficace des ouvriers, Talleyrand, qui conservait encore
avait 54000 fasils dans les arsenaux. Or od a tu qne dans les premiers
joars de février il y avait à Paris lU'OO fusils ea état et à Vincennes 30000
fasils k réparer. Si l'on songe qu'en février et en mars on arma les divi-
sions Charpentier, Boyer de Kebeval, Porret de Morvan, Arrigbi, Souham,
Lefebvre-Desnoettes, Compans, Ledru Desessarts, etc., on reconnaît qu'en
admettant que les 300UO fusils aient été tous réparés, il devait en rester à
peine 2 ou 3 000 non employés. Ce furent ces 2 on 3 000 fusils qui furent distribués
le 8oirdu29marset le 30 au matin à la garde nationale. Pour accuser Clarke
sur ce point, il faudrait accuser avec lui Joseph et le général Daumesnil. Il
faudrait accuser Rovigo lui-même, qui eiit été bien avisé de ne pa^ attendre
la publication de ses Mémoires pour révéler Texistenca de ces 54 000 fusils
'gnorés. Rovigo reproche aussi à Clarke d'avoir enlevé d'autorité k la pré-
fecture le la Seine les chevaux de trait qu'on était parvenu à j réunir. Mais
ces chevaux, le ministre de la guerre ne les prenait pas pour ses carrosses
apparemment. C'était pour le ser\-ic« des batteries de campagne que l'emp»*
reor ne cessait pas de demander.
k
458 181 4.
Tarrière-pensée de gouverner pendant la minorité de
Napoléon II, fut de l'avis général; .1 déclara que
seule la présence de l'impératrice à Paris pouvait
arrêter une révolution*. L'énergique Boulay de la
Meurthe proposa de conduire l'impératrice et le roi de
Rome dans les faubourgs, à l'IIôtel de Ville et d'ap-
peler Paris aux armes. A condition que l'on eût des
fusils à donner, l'idée était bonne. Marie-Louise
n'avait pas l'âme de son aïeule Marie-Thérèse, mais
elle aurait su en simuler le rôle dans la partie déco-
rative. On pouvait tout faire avec cette poupée, même
une grande chose. Le spectacle de cette femme jeune
et belle, bravant les boulets et l'incendie, portant
dans ses bras le fils de Napoléon et appelant son
peuple à la défense de Paris, eût exalté la population.
On demanda à voter. L'archichancelier recueillit
les voix. Fous les membres du conseil, à l'exception
de Clarke, qui opina pour la retraite, et de Joseph qui
s'abstint, — comme il s'était défendu de parler afin
de n'influencer personne, — votèrent contre le départ
de l'impératrice*. Clarke, qui était au courant de la
lettre de l'empereur, que Joseph allait bientôt pro-
duire ', reprit la parole et dit qu'il ne fallait pas expo-
ser l'impératrice et le roi de Rome à tomber entre les
mains de l'ennemi, qu'on s'exagérait les dangers d'un
départ de Paris, que le pouvoir de l'empereur le sui-
1. Rovigo, VI, 366-371 ; MoUien, IV, 130. Lettres inédites de Talleyrand,
29 mars {Bévue ^histoire diplomatique). Mais quel poids pouvait avoir aux
yeux de Josepii l'opinion de Talleyrand, s'il se rappelait ces mots écrits par
Napoléon le 8 février: « Si Talleyrand est pour quelque chose dans l'opinion
de laisser l'impératrice à Paris, c'est une trahison qu'il doit comploter. Jo
vous le répèle, méliez-vous de cet homme... » Correspondance, 81210.
2. Rovigo, VI, 368. Cf. Meneval, II, 48.
3. Celle lettre, datée du 16 mars, avait été communiquée le 18 par Joseph
k l'impératri. g. à Cambacérès et au.x ministres de la guerre et de la marine.
Joseph à Napoléon, 18 mars (Correspondance du roi Joseph, 204). Clarke se
souvenait si bien de la lettre que dïJis son discours il en reprodui?'^H lai
termes mêmes : « Le ûls d'Hector livre aux Grecs... ■
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 459
vrait partout et que tant qu'il resterait un village où
lui ou son fils serait reconnu, c'est là que serait la
capitale, là que se rallieraient tous les bons Français.
La discussion s'engagea de nouveau. Un second vote
eut lieu qui donna le même résultat que le premier.
« Il n'y eut pas, dit Rovigo, une seule voix de moins
que dans le précédent *. »
Le roi Joseph, alors, exhiba une lettre de l'empe-
reur, du 1 6 mars, portant Tordre formel de faire quitter
Paris à l'impératrice et au roi de Rome si Paris était
menacé. « Rappelez-vous, écrivait Napoléon, que je
préférerais savoir mon fils dans la Seine que dans les
mîw'ns des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax,
prisonnier des Grecs, m'a toujours paru le sort le plus
malheureux de l'histoire ^ » Joseph ne lut que cette
seule lettre. Il aurait pu en lire plusieurs autres, toutes
exprimant la même volonté'. Celle-là suffisait. Les
membres du conseil demeurèrent atterrés. Ils maintin-
rent cependant leur opinion, disant avec raison que
si le conseil avait pleins pouvoirs pour décider, l'im-
pératrice resterait à Paris, mais que puisqu'il existait
des ordres de l'empereur, il fallait y obéir. Ils ajou-
tèrent que ces ordres ne soulfrant pas la discussion,
il avait été inutile de les appeler à en déhbérer. On pro-
céda, pour la forme, à un troisième vote, et l'archi-
chanceUer, après avoir recueilli les suffrages, déclara
1. Ruvigo. VI, 388-369.
t. Correspondance de Napoléon, 21 497.
3. ■ L'intérêt da pays est que l'impératrice etle roi de Rome ne restentpas
kParis... Je préférerais qu'on égorgeât mon dis plutôt que de le voir jamais élevé
à Vienne comme prince autrichien.» Corresp., 21210 ^Nogenl, 8 février). —
Dan« sa lettre k Napoléon du 5 février (Corresp. de Joteph, X, 44-4Ô), Joseph
fait allusion à un ordre analogue ou à de4 instructions verbales de l'empereur
prescrivant le départ de l'impératrice. De même dans les lettres dn 6 février,
du d février, du 9 février. — Les mois de la lettre de l'empereur du 7 février.
« leoez ferme aui barrières de l^aris • [Corresp., 21 196j qu'on a teuté d'oppo-
ser à ces Aistructions n'j sont nullement contradictoires. D'abord il s'agissait
a de repousser an parti ennemi et non one armée; enstiite dans l'idi^e de
empereur on pouvait défendre Paris sans y laisser pour cela Marie-Louise.
460 181 4.
que l'impératrice partirait le lendemain à huit heures
du matin pour Rambouillet. Lui-même accompagne-
rait la souveraine, que suivrait aussi La Bouillerie
avec le Trésor. Pour les ministres et les dignitaires,
ils resteraient à Paris avec le roi Joseph, jusqu'au
moment où le lieutenant général de l'empereur leur
ferait signifier l'ordre de départ. La séance fut levée
à deux heures dans la nuit*.
A l'issue du conseil, presque tous les ministres
s'arrêtèrent dans le salon d'attente pour parler
librement. Chacun à l'envi déplorait la résolution à
laquelle il avait été contraint de souscrire. « — Si
j'étais ministre de la police, dit quelqu'un à Rovigo,
demain matin Paris serait insurgé et l'impératrice
ne partirait pas. » Rovigo répliqua qu'en efl'et il
n'ignorait pas les dispositions de Paris, qu'il serait
très facile de mettre le peuple en mouvement; mais
qu'il ne lui convenait pas d'assumer une pareille
responsabilité, alors que tous les ministres réunis
n'avaient point voulu prendre celle de faire rester
l'impératrice dans la capitale. « — Je déplore comme
tout le monde, dit-il, la funeste résolution qui vient
d'être arrêtée, mais je ne veux point me charger seul
de ce que vous n'avez pas su faire tous ensemble". »
C'était chez tous le même manque d'initiative, la
même terreur des responsabilités.
On se sépara, et il n'y eut, dit un témoin, aucun
membre du conseil qui en sortant des Tuileries ne
dit un sincère adieu à son collègue, tant on était per-
suadé que c'était le dernier acte du gouvernement
1. Clarke & Joseph, 29 niars, 3 heures du matin. Arch. de la guerre. Lettre
précitée de Talle^rand, 29 mars. Rovigo, VI, 370-372; Meneval, 11.48-49;
Moilien, IV, 131 ; Supplément aitx Mémoves de Gaudin, 164.
2. Mémoires de Rovigo, VI, 372-373. — D'après l'auteur des Mémoires du roi
Jérôme, Jérôme n'assistait pas au conseil de régence, et il eut après la
séance une très vive altercation avec Clarke. Jérôme voulait que le gouTer»
nement restât à Paris.
I
LA RÉGENCE ET LA DÉFENSE DE PARIS. 461
auquel on avait été associé. « — Voyez, conclut Talley-
rand en quittant le duc de Rovigo, quelle chute dans
rhisloire! Donner son nom à des aventures au lieu de
le donner à son siècle!... Mais il ne convient pas à
tout le monde de se laisse.' engloutir sous les ruines
de cet édifice'. » Depuis une beure, iempire sem-
blait perdu; depuis une heure, le prince de Bénévent
avait pris son parti de la royauté.
1. Jt^mtnm de Ibivtgo, Yl, STS-STi,
II
LES ALLIÉS DEVANT PARIS
A peine le départ de l'impératrice était-il résolu que
le roi Joseph retomba dans ses perplexités. Le Con-
seil n'avait voté cette mesure qu'en la condamnant,
et jamais les dangers de l'abandon de Paris n'étaient
apparus aussi clairement au frère de Napoléon. Le
plus douloureux combat se livrait dans son esprit,
dans sa conscience. Rester à Paris, c'était trahir la
volonté de l'empereur; quitter Paris, c'était trahir ses
intérêts suprêmes. Ne sentant pas sa responsabilité
suffisamment couverte par les ordres de Napo]%,on,
et encore moins par le vote illusoire du Conseil,
Joseph tenta une dernière démarche auprès de l'im-
pératrice. A l'issue de la séance, lui et Cambacérès
suivirent Marie-Louise dans ses appartements parti-
culiers. Ils firent valoir les arguments qu'eux-mêmes,
un instant auparavant, avaient annulés en produisant
la lettre de l'empereur, ils montrèrent de nouveau
les terribles conséquences que pouvait entraîner
l'abandon de Paris, ils dirent enfin que seule l'im-
pératrice avait autorité pour décider le parti à pren-
dre*. Marie-Louise s'alarmait de quitter les Tui-
1. Souvenirs de Meneval, II, 49-50. — On a publié dans la Corresp. de Joseph
(X, U-17) un autre récit de cet entretien, auquel assistait Meneval, d'après une
Note manu-vcrite dudit Meneval. Quoi qu'en dise Rapetti, ces deu* '•ecits ne
dureront (\je par la rédaction ; le fonds, les détails sont les mêmes. On. lit
rtaas les Souvenirs : « Joseph dit à l'impératrice que seule elle pouvait pres-
crire le parti à prendre », et dans la Note : • Joseph proposa à l'impératrice
de souscrire à l'ordre qu'elle donnerait en qualité de régente. » C'est on*
LES ALLIÉS ûEN^r>i PARIS. *63
leries'. Mais c'était ^Taiment trop demander à cette en-
fant couronnée qu'un pareil acte de volonté. Elle ré-
pondit au roi que « lui et Tarchichancelier étaient ses
conseillers obligés, et qu'elle ne prendrait pas sur elle
de donner un ordre contraire aux instructions de Tem-
pereur et au vote du Conseil privé, sans avoir leur avis
conforme et signé ». Cette proposition n'était pas du
goût de Joseph, L'entretien en resta là, et il fut con-
venu que le départ aurait lieu à l'heure fixée. Le roi,
cependant, dit qu'il irait, au point du jour, hors de Pa-
ris, afin d'inspecter les positions et de chercher des
nouvelles des maréchaux Mortier et Marmont. Il de-
manda que l'impératrice ne se mît en route que quand
il serait de retour aux Tuileries. Après quelques heures
de sommeil, Joseph se rendit en effet aux avant-postes,
mais soit qu'il se fût laissé retarder dans sa tournée,
soit qu'il n'eût rien de nouveau à dire à l'impératrice,
il ne revint pas au palais et n'y envoya aucun message *.
On employa le reste de la nuit aux préparatifs de
départ. Dès sept heures du matin, l'impératrice en
costume de voyage — une espèce d'amazone de cou-
leur brune — se tenait dans son appartement avec le
roi de Rome, M°* de Montesquiou, la duchesse de
^lontebello et M"" de Luçay, de Castiglione et Mon-
talivet. Dans les salons contigus attendaient les per-
sonnes désignées pour accompagner la souveraine : le
comte de Beauharnais, chevalier d'honneur, les cham-
distinctioa an pea subtile que cherche là à établir Rap«tti. Pour justifier le roi
Joseph, qui d'ailleurs n'a pas besoin de l'être sur ce point, puisqu'il avait des
ordres précis et réitérés de l'empereur, Rapetti s'efforce d'insioaer qoe la
responsabilité du départ de Paris incombe k Marie-Louise. L'allégation est
puérile. Il tombe sous le sens que si quelqu'un pouvait prendra une résolation
éBe>vi()ue, c'était Joseph et non point cette très jeune femme.
1. >ieneval. U. 52. Cf. Miot de Melito. III, US. Lettre de Marie-Louise k
Joseph, Rambouillet, 29 mars {Correspondance ds Joseph. X, iH)... « Je suis
bien triste...Je désire bien que tous puissies m écrire de revenir à Paris; ce
serait tine des nouvelles qui me causeraient le plus de joie. > •
t. Meneval, IL 49 &L CL Clarke k Marmont, 29 man. Aich. de la f^stru
464 1814.
belîr*ns de Gontaut etd'Eraussonville,Beausset, préfei
du palais, le prince Aldobrandini, premier écuyer,
Menevai, secrétaire des commandemenls, Goryisart et
Auvity Chacun gardait un silence oppressé. Le
moindro bruit, l'ouverture d'une porte troublait tout
le monde. On s'attendait à chaque minute à voir
paraître le roi Joseph. Vers huit heures, les officiers de
la garde nationale de service au palais demandèrent à
être admis en présence de l'impératrice. Ils supplièrent
la souveraine de ne pas abandonner Paris, promettant
de ladéfendrejusqu'àlamort. « Marie-Louise touchée
jusqu'aux larmes de leur dévouement allégua la vo-
lonté de l'empereur. Pourtant elle retardait d'heure
en heure son départ et cherchait à gagner du temps.
Elle espérait, sans oser se l'avouer, qu'un événement
fortuit la forcerait à rester à Paris. » Un peu avant
neuf heures un officier donna ordre de rentrer aux
écuries aux nombreuses voitures qui stationnaient
devant le pavillon de Flore. Quelques minutes après,
Cambpcérès étant arrivé, un domestique courut porter
contre-ordre. Pressée par les uns de hâter son départ,
par les autres de le différer, l'impératrice attendait
toujours le retour du roi Joseph. «Elle rentra un
moment dans sa chambre à coucher, jeta avec hu-
meur son chapeau sur le lit et se laissa tomber dans
une bergère. Là, appuyant la tête sur ses deux mains,
elle se prit à pleurer. On l'entendait répéter au mi-
Heu de ses sanglots : — Mon Dieu! qu'ils se déci-
dent donc, qu'ils mettent un terme à cette agonie. »
Joseph ne paraissait pas, et déjà Clarke avait envoyé
u;i aide de camp pour inviter l'impératrice à se
mettre en route. A dix heures et demie, un second
aide de camp se présenta, disant qu'il n'y avait plus
un instant à perdre, que si l'on tardait encore on
a'exposerait à tomber dans des partis de Cosaques.
LES ALLIÉa DEVANT PARIS. 465
L'impératrice s'abandonnant à sa destinée quitta
les Tuileries. Il fallut en arracher le petic roi de
Rome. « — N'allez pas à Rambouillet, disait-il en
pleurant à sa mère. C'est un vilain château. Restons
ici. » L'enfant se débattait dans les bras de M. de Ca-
nisy; il se cramponnait aux portes, à la rampe de
l'escalier, criant de toute la force de sa petite voix :
« — Je ne veux pas quitter ma maison ! je ne veux pas
m'en aller! Puisque papa n'est pas là, c'est moi qui
suis le maître'. »
Les voitures défilèrent lentement, comme si Ton
espérait encore un contre-ordre. En tête s'avan-
çaient dix lourdes berlines vertes aux armes impé-
riales, puis venait la voiture du sacre, couverte de
toiles, puis la colonne interminable des fourgons.
Douze cents cavaliers et fantassins de la vieille garde
formaient l'escorte. Quoiqu'il fût déjà tard dans la
matinée, une centaine de curieux seulement station-
naient devant le guichet du Pont-Royal. Ils gardèrent
le plus profond silence, comme au passage d'un convoi
funèbre. Pas un mot, pas un cri, pas un geste pour
saluer, maudire ou retenir les fugitifs. Chez ceux qui
partaient et chez ceux qui restaient, c'était le même
abattement. Le cortège suivit les quais en longeant
le mur du jardin. Aux Champs-Elysées, l'impératrice
se pencha hors de la voiture pour regarder ce grand
Paris, où elle était entrée avec crainte, où elle avait
trouvé quatre années de bonheur, qu'elle quittait le
cœur déchiré et les yeux pleins de larmes, et qu'elle
devait si vite oubliera
Quand Joseph rentra dans Paris, le départ de l'im^
L Sowsenir» de Menexial. Il, 51-&3; Cf. 56-57. Cf. la Nota de MeDeval entra
dans la Correspondance du roi Joseph, X, 16-17. Mémoires de la g'w^rale DvrandL,
165. Journal îun prisonnier anglau (Reotie britannique, 1826, IV, 290-291).
2. Souvenirs de ifmecal, II, 53->4. Journal d'un prisonnier anglais. 291. — La
Corretpandanee intime à» Marie- Louise, publiée cette aimée à Vienne, ne laissa
30
466 1814.
pératrice était un fait accompli. Le roi se trouvait
délivré des angoisses de Findécision, et sa con-
science ne l'accusait point. S'il n'avait pas fait au
delà de ce qu'il devait en substituant, avec le
magnanime courage des responsabilités, sa volonté
à celle de Napoléon, il avait du moins rempli son
devoir en obéissant à des ordres formels et réi-
térés. Sur un point, cependant, Joseph ne s'était
pas conformé aux instructions de l'empereur. Dans
l'idée de Napoléon, le départ de Timpératrice était
inséparable de la translation immédiate du gou-
vernement au delà de la Loire. Les ordres^, à ce
sujet, n'étaient pas moins précis que ceùy qui con-
cernaient l'impératrice : « Si l'ennemi s'avançait
en force sur Paris, écrivait Napoléon le 16 mars,
faites partir dans la direction de la Loire la ré-
gente, mon fils, les grands dignitaires, les ministres,
les officiers du sénat, les grands officiers de la cou-
ronne... » Le 8 février, il avait déjà écrit : « Faites
partir l'impératrice et le roi de Rome pour Ram-
bouillet. Ordonnez au sénat, au conseil d'Etat de
se réunir sur la Loire. Laissez à Paris ou le préfet,
ou une commission spéciale, ou un maire ^ » Or, le
28 mars, quand à l'issue du conseil les ministres et
les grands dignitaires demandèrent s'ils devaient
quitter Paris, il fut résolu que seuls Cambacérès et
La Bouillerie, avec le Trésor, accompagneraient l'im-
pératrice ; les autres personnages auraient à attendre
que l'ordre de départ leur fût transmis par le grand
juge. Miot de Mélito raconte que très surpris de cette
aucun doute siir les sentiments d'extrême affection que la jeune souveraine
portait à l'empereur. D'après ces lettres, la fille de François T", en épousant
Napoléon, avait cru se sacrifier aux intérêts de la politique; elle se considé-
rait comme une victime. Mais elle n'avait pas tardé à être parfaitement
i»eureuse.
1. Correspondance de Napoléon, 21497, 21210. Cf. 21189 et Correspondane*
iu roi Joteph, X, 4i, 46 et pastim
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 467
décision, il en manifesta dans la nuit même son éton-
nement au roi Joseph, qui ne sut lui donner que de
vagues explications'.
L'ordre de l'empereur était là, clair et formel,
et comme dicté dans une vision de l'avenir. Tous,
Joseph même, devaient quitter Paris*. Que le roi prît
sur lui d'y rester, puisqu'il portait l'uniforme des
grenadiers de la garde et qu'on allait se battre, cela
se conçoit. Qu'il ne désignât point un commissaire
impérial, cela se comprend encore, car il lui était bien
diflicile de faire un choix, alors que l'empereur lui-
même n'avait pu s'y résoudre, refusant nettement le
duc de Rovigo et renonçant au roi Louis, qu'il avait
semblé disposé à accepter d'abord'. Mais que Joseph
ajournât le départ du gouvernement, voilà qui s'ex-
plique avec peine. Ne devait-il pas penser que dans
le désarroi et la confusion d'un assaut, les ordres du
grand juge parviendraient difficilement, et qu'en tout
cas, il serait fort aisé de s'y dérober? Le roi croyait
peut-être que le danger n'était pas si pressant, qu'il y
avait chance de repousser l'ennemi. Mais on avait
bien dérangé l'impératrice, le roi de Rome, Camba-
cérès; on pouvait bien déranger les ministres et M. de
Talleyrand, quitte à les faire revenir à Paris trois
jours plus tard, comme il semble que la chose avait
été arrêtée avec Marie-Louise*. Faut-il conclure de
cet étrange ajournement que Joseph voulait rester à
Paris dans le dessein de traiter avec les Alliés au nom
de la France, afin de rendre définitif, sous Marie-
Louise régente, son titre provisoire de lieutenant
général de l'empire? Pour cela, la présence des
ministres, surtout celle du sénat, était nécessaire.
1. Mémoire» de Miot de ifelito. III, 349-350.
2. Cnrrespnndance de Napoléon, 21 4S7. « Ne quitte» pJU mon fà*. »
S. Ibid., 21 IM, t\ 190, SI 210.
X. Correspondance d* roi Joseph, X, 214 (lettre de Marie-Looise).
4G8 1814.
Onsaitqu'au commencement de mars, des personnes
de l'entourage de Joseph et même des sénateurs lui
avaient fait des ouvertures dans ce sens. Le jour du
départ de l'impératrice, ils les renouvelèrent. Mais
ceux-là mêmes qui ont dévoilé ces intrigues portent'
témoignage que le frère de l'empereur n'y voulut
point tremper* ; et pendant les vingt-quatre heures
que Joseph resta seul à Paris, chef du gouvernement
et de l'armée, non seulement il ne tenta rien pour
entrer en pourparlers avec les Alliés, mais tous les
parlementaires furent refusés aux grand'gardes -.
Dans le conseil du 28 mars, le roi pécha seulement
par imprévoyance. Il n'en commit pas moins une
grande faute. En remettant au lendemain ce qu'il
était si simple d'ordonner pour le jour même, Joseph
se fit le complice involontaire des événements qui
suivirent.
La nouvelle du départ de l'impératrice qui se ré-
pandit dans Paris, déjà si alarmé, y jeta la consterna<^
tion. Quk,l espoir conserver puisque le gouvernement
lui-même désespérait? Pourquoi prendre les armes
puisqu'il était le premier à donner l'exeniple de la
désertion? Ainsi pensaient tous ceux qui, en obéissant
aux illusions du patriotisme, avaient jusqu'au dernier
jour cru impossible cette chose monstrueuse : les
Cosaques à Paris. Dans la masse de la population,
beaucoup souffraient d'avoir à subir cette honte ;
mais chez le plus grand nombre, la terreur l'empor-
liit sur l'humiliation. La fille de celui qui était re-
gardé comme le plus puissant monarque de la Coali-
tion abandonnant Paris, il semblait que disparût
avec ell« la sauvegarde de la capiê^e. Lii fuite de
Marie-Louise livrait Paris au pillage, à l'incendie, à
1. Rovi,a:o, VII, 4-5. Cf. « 1814 », 250.
t~ Récit de Po^re, citô par Pobs de l'Hérault Appendice, 496.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. ♦û3
toutes les violences, à tous les désastres : Paris était
voué au sort de Moscou ' !
Le canon que l'on entendait gronder vers Bondy,
les habitants de Romainville, de Pantin. d'Auber-
villiers, qui passaient éperdus les barrières, l'appel
aux armes distribué dans les rues et commençant
par ces mots : « Nous laisserons-nous piller, nous
laisserons-nous brûler? » n'étaient point faits pour
calmer les frayeurs. Nombre de g:ens quittèrent
Paris. Les routes de Rouen, de Chartres, de Dreux,
étaient encom})rées de voilures de toute espèce : ber-
lines, cabriolets, chars à bancs, remplis de femmes
et d'enfants, fourgons remplis de meubles. A la
Bourse, sur les boulevards, dans les faubourgs, la
foule s'amassait, exprimant son indignation du dé-
part de la régente. « Ce fut la première fois, rap-
porte un témoin, que j'entendis le peuple accuser
l'empereur. » Vers quatre heures on afficha cette pro-
clamation du roi Joseph : « Citoyens de Paris, une
colonne ennemie s'avance sur la route d'Allemagne;
l'empereur la suit de près à la tète d'une armée vic-
torieuse. Le conseil de régence a pourvu à la sûreté
de l'impératrice et du roi de Rome. Je reste avec
vous. Armons-nous pour défendre cette ville... L'em-
pereur marche à notre secours. Secondez-le par une
courte et vive résistance, et conservons l'honneur
français. » La proclamation n'était pas mal conçue,
car c'était rassurer la population de dire qu'on n'au-
rait aiïaire qii'à une colonne et que l'empereur arri-
vait à marches forcées. Malheureusemeut le départ
de l'impératrice démentait ce» affirmations. De plus,
Joseph n'était point populaire. On accueillit mal sa
I. /oHmal <fiin prisonnier anglais, 292-293. Pon», 151. Rodrignes, 56-41.
RévMations de Morin, 21. Cf. Mannont à Napoléon, Paris, 31 mars, 4 h«are«
iu matio. Arcti. uvt., AF. ir, 1970.
470 1814.
proclamation, et ceux qui avaient encore le cœur de
plaisanter colportèrent aussitôt ce méchant quatrain' :
Le roi Joseph pâle et blême
Pour nous sauver reste avec nous.
Croyez, s'il ne nous sauve tous,
Qu'il se sauvera bien lui-même.
Les sentiments de la foule sont multiples. Dans ces
groupes irrités ou abattus, quelques patriotes, — d'au-
tres disent des émissaires de la police, et il y avait
certainement des uns et des autres — cherchaient à
relever les courages et parvenaient à se faire écouter.
Ils montraient des régiments et des batteries qui dé-
filaient dans la direction des barrières du Nord. Ainsi,
disaient-ils, on a l'intention da combattre, et le dé-
part de l'impératrice n'implique pas le dessein de
livrer Paris. Quand les Russes ont abandonné Moscou,
ils n'avaient préalablement pris aufiiine mesure de
défense. Si donc on s'occupe de défendre Paris, c'était
qu'on ne veut pas l'abandonner, et si l'on se prépare
à la résistance, c'est que la résistance paraît possible.
Les forces de l'ennemi sont peu nombreuses, des
renforts sont en marche pour secourir Paris, l'empe-
reur lui-même, qui ne voudra pas laisser prendre sa
capitale, va arriver avec la garde. La conclusion de
toutes ces paroles, conclusion qui trouvait nombre
d'approbateurs parmi les ouvriers, c'était que la po-
pulation courût aux armes et secondât énergique-
ment l'armée et la garde nationale. Mais les alar-
mistes ripostaient : Napoléon est en déroute, Joseph
est un lâche, Clarke un traître. La défense ne
servira qu'à exaspérer les Alliés, qui sont plutôt des
1. Giraud, 81. Journal (fun pritotmier anglais, 1293. Rovigo, VII. 5, 6. —
Il y eut dana les premiers jours d'avril des caricatures sur Joseph. On le
montrait détalaot au grand galop en criant : « Courage! Je vais cherche»
des renforts. ■ Bibliotb. nat., Cabinet des Estampes, £. B. 138.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 471
libérateurs que des ennemis. On a tout à gagner
à la chute du tyran. Ce sera une délivrance. Il n'y
aura plus ni guerre, ni conscription, ni impôts. Et
l'on rappelait les proclamations royalistes affichées
et jetées sous les portes durant les dernières nuits.
Toutes les opinions se manifestaient. Chez les uns, il
y avait de l'éuergie et encore de l'espoir, chez d'au-
tres régnait l'épouvante; mais le sentiment qui domi-
nait était la stupeur. Au reste, bien que l'on sût l'en-
nemi presque sous Paris, on ne croyait pas à une
bataille pour le lendemain. Les théâtres ouvrirent. A
Feydeau, il n'y avait que vingt personnes dans la
salle, mais aux Français, où l'on jouait Gabrielle de
Vergy, on fit encore une recette de 380 francs*.
luformés cependant de l'approche des Alliés, et
par les lettres de Compans et par les dépêches qu'en-
voie dheure en heure l'officier du génie en observa-
tion sur la tour de Montmartre*, le roi Joseçh et le
ministre de la guerre arrêtent les dernières mesures.
Joseph qui a reconnu le terrain dans la matinée donne
la disposition pour le lendemain '. Clarko veille à tous
les détails. Il écrit soixante lettres. Il exhorte Com-
pans à disputer le terrain pied à pied, « ... le salut de
l'Etat dépendant peut-être de pouvoir contenir l'en-
nemi deux ou trois jours ». 11 presse le retour des
maréchaux Marmont et Mortier, puis il leur transmet
les instructions du roi Joseph. Il rappelle la colonne
d'infanterie en marche vers Beauvais. Il ordonne à
HuUin de former sur-le-champ six bataillons de guerre
dans les dépôts de la ligne, d'armer un bataillon d'of-
1. Rapports de police, 28 mars et t9 mare. Arcb. nat., F. 7. 3737. Béranger,
ila Bioyraptuf. Journal d'un prisonnier anglais, ?98, 301, Rodriguei. 45. note L
Arch. de la Comedie-Française. La moyenne des recettea en 1812 était de
3000 fr., et 1814 (pendant linvamon) de 1 200 fr.
2. Compans et Fauquet à Clarke. 29 mars. Ar-Ji. de la guerre.
3. Juseph à Clarke, et Clarke à Uarmaatr^ Uftrv'er» à Compans, 29mara.
Arci> de la giterre.
472 1814.
ficiers sans emploi, d'interroger les prisonniers ame-
nés de Ville-Parisis, d'envoyer une garnison à Saint-
Denis, de l'infanterie au fort de Vincennes, les élèves
d'Alfort au pont de Charenton.il mande àOrnano d'en-
divisiomier tous les hommes des dépôts de la garde et
de les poster en avant des faubourgs, à Fririon de faire
occuper par les élèves de Saint-Cyr les ponts de Sèvres,
de Saint-Cloud et de Neuilly, à Préval de diriger sur
Paris ce qu'il a de disponible : « ... il importe peu que
les cavaliers soient équipés pourvu qu'ils soient mon-
tés et armés. » Il nomme auxcommandements vacants.
Il invite Chabrol à hâter la levée des mobilisés de la
Seine. Il avise Daru que des troupes vont se concentre
sous Paris, auxquelles il faut assurer des vivres, et iï
l'informe qu'il manque des capotes aux élèves dd
l'école polytechnique, qui bivouaquent depuis I
veille. Il ordonne au général d'Aboville d'établir
quatre-vingt-quatre pièces de position sur les hau-
teurs de Montmartre et de Belleville et à la tête des
faubourgs, et d'organiser huit batteries de réserve *^
Le duc de Feltre,par malheur, portait trop tard son
activité sur la défense de Paris. On aurait pu y tenir
deux ou trois jours, même avec le petit nombre de
soldats dont on disposait ; mais, pour cela, ce n'était
pas le 29 mars, presque sous le canon de l'ennemi,
qu'il eût fallu préparer la résistance. C'était au mois
de février qu'on aurait dû tout commencer, c'était ]
dans la dernière semaine de mars, alors que le manque
de nouvelles de l'empereur provoquait tant d'inquié
tudes, qu'on aurait dû tout finir. Le 29 mars seule-
ment on s'occupait sérieusement de défendre Paris!
Pouvait-on en douze heures, non seulement établir des
ouvrages, mais pouvait-on même, vu le manque d
\. Correspondant d« Qarke. 39 mars. Àrcb. de la guerre.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS 473
chevaux, transporter quatre-vingt-quatre bouches à
feu sur les hauteurs de Belleville et Montmartre?
Pouvait-on, vu le manque de cadres et de canonniers,
orj^aniser huit batteries légères? Pouvait-on lever et
incorporer deux mille mobilisés, monter trois mille
cavaliers, armer douze mille fantassins et gardes na-
tionaux, faire rejoindre tous les disponibles des dé-
pôts du Havre, de Rouen, de Tours, d'Orléans?
Tandis que Clarke donnait ces ordres tardifs, dont
un grand nombre, soit manque de temps, soit con-
fusion, soit négligence, ne furent pas exécutés', les
colonnes ennemies s'approchaient de Paris. Certains
retards s'étaient'cependant produits dans la concen-
tration desdiiïérents corps alliés. ApVès le double com-
bat de Fère-Champenoise, le \ieux Blùcher ayant re-
trouvé l'ardeur, bien que n'ayant pas recouvré la santé,
avait pressé la marche de ses troupes. L'armée de Bo-
hême, au contraire, avait cheminé avec une extrême
lenteur le 26 mars et surtout le 27, Schwarzenberg
voulant que l'on défilât sur la route de Paris comme à
une revue du Prater^ Le 28 mars seulement, les Aus-
tro-Russes atteignirent les bords de la Marne, et le
grand quartier général s'établit à Quincy,où le prince
de Schwarzenberg donna les ordres pour la journée du
lendemain. Les Coalisés avaient résolu d'attaquer
Paris par le Nord. On conçoit leurs raisons. De ce
côté, ils étaient protégés par la Marne contre un
mouvement de Napoléon dans leur dos, et, en cas
1 . Entre antres, Tordre d'assurer des vtvres aax troupes de Marmont et da
Mortier. Kabvier (Journal det opération* du 6* corp* «Tamtée) rapporte • qa'ea
arrivaDtà Cbarenton, tes troupes ne trouvèrent pas aoe s^ule ration •.Data
une note de Brucjr, citée par Pons (p. 4681, il est dit que la direction générais
des Tivres n*était pas instniite de l'arrivée de ces deux corps d'armée. Data
ce cas, la faute incomba à Daru, car il avait été avisé par Clarke.
?. Relation de Diebitsch. Arch. de la guerre, à la date du 24 mars. — La
grand quartier général s'établit le 25 mars à Fère-Cbampenoise. le 26 à
Tretfaux, le 27 à Coulommiers. Ordre» 4« Schwarzenberg, cit. par Schela, II,
&i. 85, 118,
474 181 4.
d'échec, ils avaient une ligne de retraite assurée sur
les Pays-Bas. Aux yeux des généraux alliés, il n'y
avait point une heure à perdre si l'on voulait s'em-
parer de Paris avant le retour de l'empereur. Aussi,
négligeant toute reconnaissance préalable, ils arrêtè-
rent que les troupes marcheraient au plus vite, en
trois fortes colonnes, de façon à tout balayer "sur
leur passage. La colonne de droite composée du gros
de l'armée de Silésie (corps York, Kleist, Langeron
et infanterie de Woronzoff), qui ayant déjà traversé
la Marne avait repoussé les divisions Compans et
Ledru Desessarts au delà de Claye, prendrait par
Mory et Le Mesnil et viendrait s'établir, à la hauteur
de Saint-Denis, à cheval sur la route de Lille. La
colonne du centre, formée des corps Rajewsky et des
gardes et réserves de Barclay de Tolly, passerait la
Marne à Meaux et se dirigerait sur Bondy par Claye.
La colonne de gauche, enfin, comprenant les corps
de Gyulai et du prince de Wurtemberg, passerait
également la Marne à Meaux et longerait la rivière
jusqu'à Neuilly. Afin de parer à une attaque éven-
tuelle de Napoléon, les corps de Sacken et du comte
de Wrède resteraient à Meaux et à Trilport, jetant
des avant-postes vers la Ferté-sous-Jouarre, Rebais
et Coulommiers'.
Suivant ces ordres, le 29 mars à la pointe du jour
les Russes de Rajewsky et de Barclay, ayant avec eux
le czar et le roi de Prusse, passèrent la Marne et rejoi-
gnirent à Claye les Prussiens de Kleist et d'York.
Ceux-ci, dont les avant-postes occupaient Ville-Parisis,
tiraillant avec les grand'gardes de Compans qui te-
nait toujours à Vert-Galant, cédèrent la route de
1. Ordres de Scbwarzenberg et de Blûcher pour la journée du 29 mars,
Quincy et Meaux, 28 mars, cités par Plotho, III, 396-397. Cf. Relation do
Diebitsch. Arch. de la guerre, et journal de Laugeroa. Arch. top. d* Saint»
Pétersbojirg, 29103.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 475
Bondy aux nouveaux arrivants et marchèrent par leur
droite surMory. (Déjà Langeronet WoronzofT étaient
engagés sur le chemin du Tremblay.) Pendant que
Ton procédait à ces mouvements, un parlem^u taire
qui n'était autre que le colonel Bliicher en personne,
se présenta aux avant-postes français. Reçu par le
général Vincent, Bliicher fit connaître l'objet de sa
mission. Il était, dit-il, chargé par le czar de porter à
Paris des propositions de paix et de traiter de l'occu-
pation de la capitale. Le général en ayant référé à
Compans, celui-ci ordonna de renvoyer le parlemen-
taire. Bliicher alors remit deux pièces à Vincent : une
lettre cachetée paur le ministre de la guerre, et une
proclamation de Schwarzenberg au peuple de Paris'.
Cette proclamation n'était rien moins qu'un appel à
la révolte contre le gouvernement de l'empereur. Mal-
gré leur nombre, malgré leurs succès, malgré leurs
conquêtes, malgré leur approche de Paris, dépourvu
de défenseurs, et malgré l'éloignement de Napoléon,
les Alliés ne se sentaient pas encore assez forts pour
triompher 1 II leur fallait l'aide des Français eux-
mêmes, la trahison, la rébellion, la guerre civile :
« C'est à la ville de Paris, disait Schwarzenberg, qu'il
appartient, dans les circonstances actuelles, d'accélé-
rer la paix du monde. Son vœu est attendu avec l'in-
térêt que doit inspirer un si immense résultat; qu'elle
se prononce et dès ce moment l'armée qui est devant
ses murs devient le soutien de ses décisions... Pari-
siens, vous connaissez la conduite de Bordeaux. Vous
trouverez dans cet exemple le terme de la guerre
\..»
l. Compans à Clarke, Vert-Galant, 29 mars, it heures do matin. Jour-
nal de Vincent, Areh. de la guerre.
3. Àrcb. oau, F. 7, 4292. — Cette trop fameuse proclamation est datée da
château de Bondy, 29 mars. Elle fut conséqueuimeni posi-datée par Schwar-
zenberg puisque la lettre de Compans témoigne qu'une copie lui en fvt remis*
à Vert-Galant le 29 à 8 heures du matin.
476 181 4.
Compans indigrié rendit avec mépris la proclama-
tion au colonel Bliicher. Pour la lellre adressée à
Clarke, il ne crut pas devoir la refuser et i! la transmit]
incontinent*. On nfc sait d'ailleurs quels en étaient les'
termes uï qui l'avait signée ; et si l'on a pris prétexte |
de ce commencement de correspondance pour accuser i
Clarke d'intelligence avec l'ennemi, le soupçon paraît '
peu fondé. Vraisemblablement celte lettre n'était
qu'une simple sommation de rendre Paris. Il est sans
doute difficile de s'expliquer pourquoi la leltre fut
écrite au ministre de la guerre au lieu d'être adressée
au lieutenant général de l'empereur. Mais quand bien
même cette mystérieuse missive eût contenu une in-
vitation à trahir, le fait seul de l'avoir reçue ne con-
stitue pas une trahison. Or il n'y a aucun témoignage
que Clarke y ait répondu.
Durant les pourparlers entre le colonel Bliicher et les
généraux français, un second parlementaire se pré-
senta, demandant un armistice de quatre heures. Com-
pans, qui ne cherchait qu'à gagner du temps ^, y con-
sentit très volontiers mais sous la condition ordinaire
que pendant la suspension d'armes les troupes con-
serveraient de part et d'autre leurs positions sans
faire aucun mouvement*.
Tout était perfidie dans les démarches des Alliés.
S'ils proposaient d'envoyer à Paris un parlementaire,
ce n'était pas, comme ils le prétendaient, pour y por-
ter des paroles de paix auxquelles ils savaient trop
bien que faute de pouvoirs la régence ne saurait ré-
pondre; c'était pour intimider les défenseurs par le
dénombrement des troupes prêtes à donner l'assaut.
1 . Compans à Clarke, 39 mars. Ârch. de la guerre. Cf. Schels, H, 136.
2. « Gagner du temps, c'est ce dont nous avons le plus besoin pour donner
celui à l'empereur d'arriver au secours de la capitale. » Clarke à Compansi
29 mars, Arch. de la guerre.
3. Compaos k Clftrk», 99 mar«. Joontal 4» Vincent. Arcb. de 1« gaerr*.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 477
S'ils demandaient un armistice, ce n'était pas pour
faciliter les négociations; c'était pour gagner du ter-
rain sans avoir à le conquérir. A peine le feu avait-il
cessé aux ivant-poslcs, en vertu de la suspension
d'armes, que les vedettes de Vincent lui signalèrent
sur sa droite la marche d'un corps d'infanterie venant
de Lagny, et sur sa gauche la présence d'un gros de
cavalerie se dirigeant vers Gonesse. A ces nouvelles,
les Français craignant d'être enveloppés se mirent en
retraite. Les troupes alliées qu'ils avaient devant eux
s'ébranlèrent pour les attaquer dès qu'elles s'aperçu-
rent du mouvement. L'infanterie de Compans se replia
sur Paris, par la forêt de Bondy et la route de Metz,
combattant sans relâche et disputant le lorrain pied à
pied. La cavalerie de Vincent se porta au grand trot
en avant de la Villette où elle arrêta et refoula les
trois mille chevaux du général Emmanuel qui prépa-
raient un hurrah sur ce faubourg *.
Vers cinq heures du soir, le czar et Frédéric-Guil-
laume atteignirent avec le gros des troupes russes les
hauteurs de Clichy en l'Aulnoy. Le vent soufflait du
Nord, le temps était clair, il n'y avait pas un nuage
au ciel. Paris apparut au loin dans un embrasement
de soleil couchant A ce spectacle une grande accla-
mation : Paris! Paris! jaillit de toutes les poitrines.
Les rangs furent rompus, les soldats s'avancèrent
en foule pour apercevoir cette ville si fameuse, but
glorieux et terme présumé de la campagne, cette
capitale de la France qui depuis quatre siècles n'avait
pas été approchée par les armées ennemies. « Toutes
nos misères, rapporte un officier de l'élat-major du
czar, fatigues, blessures, privations, nuits glacées aux
bivouacs, marches du Dnieper à la Seine, parents et
i. Journal da Vincent. Arch. de la guerre. CL Journal de Lanfbron. Arco.
top. de Saiat-F éteraboarg, n* 29 103.
4?8 1814.
compagnons d'armes tombés sous la mitraille, hu-
miliations de tant de défaites, tout était oublié. Nous
étions dans un enthousiasme qui ne devait jamais
s'évanouir et dont le souvenir est impérissable...
Si officiers et soldats avaient ces transports d'orgueil
et de joie, que devaient ressentir les deux souve-
rains : Frédéric-Guillaume qui avait subi six ans le
joug de fer de l'insatiable conquérant, et notre grand
Alexandre qui porte encore saignante au cœur la
blessure reçue dans les allées de Kamennoy-Ostrow,
en apprenant la prise de Moscou * 1 »
Dans la soirée, Langeron s'établit au Bourget,Kleist
et York prirent position à Aulnay, avec des grand'-
gardes àDrancy; l'infanterie de WorouzofF occupa
Villepinte, que Bliicher choisit pour son quartier gé-
néral. Le corps de Rajewsky s'avança jusqu'à Noisy-
le-Sec, et les gardes et réserves s'échelonnèrent entre
Ville-Parisis et Bondy. Seules les troupes du prince
de Wurtemberg et de Gyulai, ayant dû attendre, pour
déboucher parle pont deMeaux, le passage des autres
corps d'armée, restèrent en arrière. Au lieu ie venir
occuper Neuilly-sur-Marne, elles bivouaquèrent à
Aunet et à Nanteuil ^. Les deux souverains et le prince
de Schwarzenberg logèrent au château de Bondy,
d'oii furent expédiés pendant la première partie de la
nuit les ordres pour le lendemain. Dès cinq heures
du matin, toutes les troupes devaient commencer leur
mouvement. La colonne de droite aurait à attaquer la
butte Montmartre, la colonne du centre à s'emparer
du plateau de Romainville et des sommités de Belle-
1. Danilewsky, II, 139-140. — Sous quelque drapeau qu'ils marchent, les sol-
dats ont la même àrae et les mêmes seatiments. C'est dans des termes pres-
que identiques que Segur (II, 33, 35) rapporte l'impression de la Grande
Armée en découvrant Moscou : « Dangers, souffrance, tout fut oublié... »
2. Journal des opérations de Barclay de Tolly, et Journal de Langeron,
Arch. top. de Saint-Pétersbourg, n" 29 188 et 29 103. Schel», 11, Ul; Piotho,
m, 399.
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 47S
ville, et la colonne de gauche, qu'on supposait arrivée
à hauteur, s'avancerait entre Charenton et Vincennes,
prenant les ponts, cernant le château et venant me-
nacer la barrière du Trône '.
Au grand quartier général, on ne se dissimulait pas
que la journée serait meurtrière, mais on espérait
qu'elle serait courte. Autant par humanité que par
crainte de la guerre des rues, Alexandre voulait éviter
à tout prix, s'il était possible, une entrée de vive force
dans Paris. Il comptait pour cela sur un assaut
impétueux donné à Montmartre et à Belleville. L'oc-
cupation de ces positions dominantes, où l'on tiendrait
la ville sous le canon, amènerait sans doute les dé-
fenseurs à capituler*.
La Coalition avait Bordeaux, Lyon, Reims, la moi-
tié de la France. Napoléon trompé par une audacieuse
manœuvre errait en Champagne avec des débris d'ar-
mées. Le czar était à Bondy. Des fenêtres du château,
il voyait s'éteindre les dernières lumières de Paris et
s'allumer, innonibrables, les feux des bivouacs russes.
Il était à la veille de terminer cette terrible guerre,
à la veille d'effacer la honte de l'occupation de Mos-
cou. Mais ce jour tant désiré et si longtemps at-
tendu, maintenant qu'il était tout proche, l'empe-
reur de Russie ne l'envisageait pas sans un trouble
profond et une poignante inquiétude. Qui, mieux
qu'Alexandre P', savait qu'une grande capitale peut
devenir le tombeau d'une grande armée? Si bien re-
tranchées, si bien armées, si tenacement défendues
qu'il supposât les hauteurs de Montmartre et de Bel-
1. Ordres de Schvarzenberg, cités par Scbels, II. 175; lettres de Wolkenskj
à Raje'v&ky t à Blài^her. cités par BogdaDovritsch. II, 337-338; Journal
d« L^angeron, Arch. de Saint-Pétersbourg. Schûla. XIII, vol. I, 177.
z. i«ttre de Wolkonsky à BHcber, Bondy, 29 mars. 11 heures du aotr.
.«urnai aes pièces envojeea, Arch. top. de Saint-Pétersbourg, n* 29 190. C£
Danilevskj, n, 422.
480 181 4.
levi/le, il ne doutait pas que ces positions ne fussent
emportées dans la journée. Dûl-on y laisser vingt mille
cadavres, on resterait maître du terrain. Mais le peuple
de Paris allait-il se défendre? Là était Tinconnu et là
était le péril. Qnel imprévu redoutable dans une
guerre de rues! L'avantage du nombre est en partie
supprimé par l'impossibilité des déploiements, un seul
canon commande un débouché, l'assaillant ignore les
points où la défense a concentré ses forces, les
colonnes éparses marchent comme à l'aventure, hors
de la main et de la vue des commandants en chef, les
courages qui s'exaltent devant les premières barri-
cades, s'énervent, se lassent, faiblissent devant les
secondes et les troisièmes, quand les pavés et les meu-
bles pleuvent des fenêtres et que les balles jaillissent
des soupiraux. Le czar savait qu'il ne fallait espérer,
en tout cas, emporter les approches de Paris et Paris
lui-même dans une seule journée. Pour se rendre
maître de la ville, si l'on était contraint d'y entrer de
vive force, deux jours au moins, trois jours peut-être
seraient nécessaires. Or, trois jours, deux jours même,
perdus devant les barrières pouvaient entraîner
un désastre. Sans vivres et sans munitions, que fe-
rait cette immense armée, coupée de sa ligne ma-
nœuvre? De la Seineà l'Aisne, tout le pays était ruiné,
ravagé, affamé. En admettant qu'on trouvât à se ravi-
tailler du côté de l'Oise *, où trouver cartouches et gar-
gousses pour remplir les gibernes et les caissons vidés
par soixante heures de combat? Si, enfin, Paris tenait
deux jours seulement, sa résistance permettrait aux
troupes disséminées dans les dépôts voisins de se
joindre à la garnison, et, chose tout autrement re-
1. Danilewsky (lli 422) rapporte que jusqu'au 6 avril, bien que l'arir»**
alliée eût toutes les resaoorces de Paris, elle eut beaucoup de difûcuites >
rapprovisionaer
LES ALLIÉS DEVANT PARIS. 481
doîitable, cette résistance donnerait le temps à Napo-
léon de venir en personne défendre sa capitale. Où
était-il le géant des batailles? Depuis l'avant-veille,
on était sans nouvelles de lui à l'état-major des
Coalisés, ou du moins les nouvelles que l'on recevait
étaient si contradictoires qu'on n'y pouvait rien dis-
cerner. Mais on ne doutait pas qu'il ne marchât à
grandes journées vers Paris '.
En proie à tant d'inquiétudes, le czar veilla fort
tard. Tandis que tout dormait au château de Bondy et
dans les bivouacs, il s'entretenait avec Ncsselrode et le
prince Woliconsky, et prenait toutes les mesures pour
parer aux dangers qu'il appréhendait. Nesselrode re-
çut l'ordre de profiter du moindre arrêt dans le combat
pour entrer en pourparlers sur la capitulation. « — Il
faut, dit Alexandre, que Paris se rende demain*. »
D'après les instructions du czar, et presque sous sa
dictée, Wolkonsky écrivit dix lettres. Sa dépêche
adressée à Blucher portait : « Il est de la plus haute
importance d'assurer nos lignes de communications
avec les Pays-Bas ; ce qui ne peut se faire qu'en oc-
cupant Compiègne et la Fère. Vous voyez donc la
nécessité de s'emparer au plus tôt de Compiègne. ■
Les mêmes recommandations étaient faites au prince
de Saxe-Weimar : « Nous sommes devant Paris et
nous espérons nous en emparer demain. Mais il est
malgré tout de la plus haute importance, pour assurer
nos communications, de tenir libre la route de Com-
piègne. Le général Biilow en est chargé, mais il est
trop faible en hommes. Sa Majesté désire que vous
1. Sur les craintes âa czar et sur la situation critique où se fussent trou-
vées les années alliées, si Paris eût tenu quelques jours, voir les lettres do
Wolkonsky, Bondy, 29 mars (citées plus loin) Relation de Diebitsch, Arch.
de la guerre (à la date du 21 mars). Danilewsky, II, 142-1*3. Plotho, lll
402. Mémoires de Langeron. Arch. des aifa res étrangères, Russie, 85; et
le discours du maréchal Soult. Moniteur du U janvier 1841.
%. Daailewsky, Feldtug in Frankreick. II. 142.
31
482 181 4.
lui envoyiez immédiatement des renforts. ))Wolkonsky
mandait à Sacken de ne laisser qu'un seul pont sur la
Marne « et de bien garder la rive gauche en^ envoyant
des détachements au loin ». A Gzernischew, à Jlo-
waisky, à Seslavine, à Kaizarow, à tous les chefs de
corps volants entre la Marne et la Seine, il adressa
des instructions analogues. Ils devaient redoubler
d'activité et de vigilance, faire des exemples sévères
pour arrêter le soulèvement des paysans, multiphcr
les patrouilles et les reconnaissances afin de ne poiut
se laisser surprendre par une marche de Napoléon
sur Paris. « Voilà, écrivait le chef d'état-major du
czar, voilà ce qu'il faut empêcher avant tout'. »
Ainsi, dans cette nuit du 29 mars, Alexandre pen-
sait moins aux triomphes qu'aux périls du lendemain.
Ce n'était point sur Paris qu'il tenait les yeux fixés,
c'était sur la route de Troyes où s'avançait Napoléon
et sur la route de la Fère qui pouvait devenir l'unique
ligne de retraite des armées alliées.
1. Lettres de "Wolkonsky à Blûcher et & Saxe-Veiraar, Bondy, ?9 mars,
11 heures du soir et 30 mars, 1 heure du mutin (Journal des p'èces envoyées.
Arch. top. de Saiat-Pétersbourg),et lettres du même à Uowaiskj otc.. citées
par D*nilewsky, II, U3-141.
LA BATAILLE DE PARIS
Le 30 mars, à quatre heures du matin, Paris fut
réveillé par les roulements du tambour; sur tous les
points, on battait la générale. En peu d'instants, une
partie de la population se trouva sur pied, dans la
rue, en quête de nouvelles. On annonçait l'attaque de
l'ennemi. Le jour qui allait se lever verrait-il la des-
truction de Paris? Des* groupes nombreux d'ouvriers,
auxquels se mêlaient des miliciens qui n'avaient pu
encore obtenir des fusils, se portèrent devant l'hôtel du
général lluUin, aux cris : « Des armes! des armes 1 »
Pendant que la foule grossissait place Vendôme, les
gardes nationaux, des pains et de grosses brioches
fichés au bout des baïonnettes, se rendaient dans les
lieux de rassemblement qui leur avaient été assi-
gnés pour les alertes. Us allaient ensuite; par frac-
tions constituées, doubler les postes des différentes
barrières. La garde du mur d'octroi était le seul ser-
vice que l'on eût cru devoir ou pouvoir exiger des
miliciens. Ceux qui sortirent hors des barrières pour
seconder l'armée étaient des volontaires. Il y en eut
plusieurs milliers, et parmi eux un certain nombre
de jeunes élégants qui, le matin, avaient tenu con-
seil chez Tortoni pour décider « s'il ne serait pas
ridicule de se battre ». On vit aussi des gens du
peuple s'a'vancer sans armes sur le champ de ba-
484 181 4.
taille, ramasser les fusils des morts et faire le coup
de feu*.
Toutes les troupes étaient en avant de Parij, ; les
unes déjà établies sur les positions, les autres en
marche pour les venir occuper. A la gauche, la cava-
lerie du général Ornano el celle du général Vincent,
déployées entre Saint-Ouenet la Chapelle, couvraient j
la butte Montmartre, où des chevaux de fiacre réquisi-i|
tionnés hissaient des canons et qui avait seulement
pour défenseurs un détachement de sapeurs pompiers
et quelques compagnies de garde nationale. Au centre,
les deux divisions Michel et Boyer de Rebeval, formées
la veille avec les dépôts de la garde, tenaient le terrain
depuis la Villette jusqu'aux pentes nord deBelleville,
ayant de forts avant-postes devant Aubervilliers et de-
vant Pantin, dont les batteries de position du Rouvroy
et de la butte Chaumont commandaient le débouché.
La division Compans et la division Ledru Desessarts
étaient massées sur la butte Beauregard. A la droite, la
cavalerie de Bordesoulle et de Merlin protégeait les
abords de Charonne et des buttes du cimetière Mont-
Louis et de Fontarabie, dont vingt-quatre pièces de
canon garnissaient les crêtes . Le château de Vincennes
avaitune garnison peu nombreuse mais suffisante. Des
détachements mixtes de gardes nationaux, de vété-
rans, d'élèves d'Alfort et de cadres de la ligne occu-
paient Saint-Maur et Gharenton. Six campagnies de
grenadiers de la garde nationale et les élèves de l'école
polytechnique, avec vingt-huit canons, défendaient la
barrière du Trône. Le corps de Marmont marchait ra-
pidement de Saint-Mandé sur Romain ville, afin derem-
1. Journal d'un officier anglais prisonnier sur parole {Revue Britanniqy<.e, V,:
85,87). Relation anonyme dans la Suite aw Mémorial, 11,285-286. Rodriguea, 48-i
54; Giraud, 83, 83; Bêraoger, Ma Biographie, 141; La Valette, II, 89; Rovigo,
VII, 10-11; dispositif en cas d'alerte. Cf. Ordonnance de Louis XVIII reJi
live a la garde nationale, 5 août 1814. Ârch. nat., F. 9, 754. F. 9, 761.
LA BATAILLE DE PARIS. *85
plir au plus vite, en s'établissant sur le plateau, le
vide qui existait dans la ligne de bataille, et le corps
de Mortier levait ses cantonnements de Picpus pour
veni'- prendre position, en seconde ligne, de Mont-
martre au caaal de TOurcq*. — En comprenant dans ce
total les gardes nationaux, les vétérans, les canonniers
invalides, les élèves des écoles polytechnique et d"Al-
fort. Paris avait quarante -deux mille hommes* en-
1. Ordres de Clarka, 29 mars; Journal de la division Royer de Rebeval;
Joamal de Vincent: Arch. de la guerre. JUémoires de Marmont, VI, 2-40-24Î
Journal d'un officier anglais, 93-94, 99.
2. 1* Garnison de Paris proprement dite : Omano (disponibles des dépôts
de la garde), division Michel : 3600 hommea (dont 3000 envoyés le 28 mars à
Claye rentrèrent le 29 dans la soirée sous le commandement d'Ornano) ; division
Boyer de Rebeval : 1 8U0 hommes. Cavalerie de Dautencourt : 800 hommes
(y compris les escadrons polonais envoyés le 27 à Claye). — HuUin : dispo-
nibles des dépôts de la ligne (qui d'après les ordres de Clarke durent renfor-
cer les troupes de Compans et de Ledru Desessarts) : 3000 ; garde nationale
parisienne : 12 000 (presque tous entin complètement armés, car on avait dis-
tribué le matin même deux ou trois mille fusils); artillerie de la garde pari-
sienne (volontaires, polytechniciens et invalides) : 800. Canonniers de la ma-
rine, de la garde, de la ligne, canonniers hollandais : 1000. Gendarmerie
d'élite : 800. Vétérans : 500. Total : 23200 hommes.
2* Garnisons de Saint-Denis, Vincennes, postes des ponts de Charenton,
Saint-Maur, Neuilly, etc. (vétérans, cadres de la ligne, détachements de
jeune garde, élevés d'Alfort et de Saint-Cyr, gardes nationales de la ban-
lieue] :2500 hommes environ dont moitié sont déjà comptes ci-dessus dims
la (garnison de Paris : soit 1 200 hommes.
3* Corps de Compans arrivé de Meaux : division Compans, IMO; division
Ledru Desessarts. 3400. Cavalerie de Vincent, Cosaques polonais et 12* de mar-
che de grosse cavalerie : 1400. Total :6000 hommes, dont il y a à réduire an
moins 16 pour 100 pour les pertes des 27, 28 et 29 mars. Reste : 5 100 hommes.
4* Corps de Marmont: divisions Lagrange, Ricard et Arrighi : 3300. Cavale-
rie de Merlin et de Bordesoulle : 1400 hommes. Total :4700.
5* Corps de Mortier : divisions Cbristiani, Curial et CharpenUer : 4600.
Cavalerie de Belliard (division Roussel et 7* et 9* de marche) : 1 900. Total :
6500 hommes. — Total général : 41800 hommes.
Situations dn 29 mars. Correspondance de Clarke, 27, 28 et 29 mars. Ledru
Desessarts à Clarke, 26 mars. Ornano à Clarke, 24 mars. Journal de Vin-
cent. Journal de Boyer de Rebeval, etc. .\rch. de la guerre. Cf. le utbleau
annexé au tom6 VII des Mémoires de Marmont, lequel tableau est du reste
•ur nne infinité de points contredit par les documents des archives. — Si l'on
■e rapporte à la page 456 de t814, on verra que le total des forces françaises
le 28 mars s'élevait à 43200 hommes. Cette diâ'érence en moins s'explique par
le départ des troupes formant l'escorte de l'impératrice et par les perte*- subies
par Compans à Meaux, Ville-Parisis et Vert -Galant. Les dépôts de la garde
donnèrent d'ailleurs plus de disponibles qu 'Ornano n'en promettait. On comp-
tait ,ur 5500 pour le 28 mars, et il ; en eut 62UO le 30 mars.
486 1814.
viron pour sa défense extérieure et intérieure. Les
Alliés étaient cent dix mille*.
Bien que le roi Joseph eût lui-même reconnu le
terrain et qu'il eût cru devoir conserver, comme lieu-
tenant de l'empereur, un commandement en chef qui
sans doute l'embarrassait fort, il avait laissé toute
initiative aux ducs de Raguse et de Trévise quant au
choix des positions. Ses ordres, transmis par Clarke,
indiquaient d'une façon générale le front à défendre,
de la Marne à la Seine. Mais des principaux points à
occuper, il n'était pas question. Le roi et le ministre
s'en remettaient à l'expérience des deux maréchaux'.
Marmont connaissant l'importance stratégique de
Romainville y envoya pendant la nuit une reconnais-
sance, et sur le rapport de l'officier que les Russes
ne s'y étaient pas établis, il mit incontinent ses troupes
en marche dans la direction du plateau. On prit par
Chai'onne et Bagnolet. Au petit jour, comme la tête
de colonne arrivait à la hauteur du château de Romain-
ville, une vive fusillade partit soudain des bois envi-
ronnants. Barclay de Tolly, — le czar, dit-on, —
1. Grande année : gardes et réserves : 26000 hommes; Rajewsky,
12 800; Wurtemberg: 15000; Gynlai : 10500. Total : 64 300 hommes. (Le corps de
AVrède (20 000) était resté à Meaux et environ 6 OuO Cosaques battaient l'estrade
entre la Marne et la Seine,
Armée de Silésie: York: 10 000; Kleist: 8000; Langeron : 17000; Woronzoff:
12000. Total: 47000 hommes. La cavalerie de Winzingerode (iO 000 hommes)
avait été détachée à la suite de Napoléon, le corps de Sacken réduit à
8 000 hommes était à Meaux avec les Bavarois ; le corps de Biilow — porté à
une vingtaine de mille hommes — occupait Laou, La Fère et était employé
aux sièges de Soissons et de Compiègne.
Les forces des Alliés devant Paris s'élevaient donc à 111 300 fusils et sabres.
Cf. Bogdano-witsch, II, 159-160; Schels, II, 169-171; Plotho, III. (Annexes).
Schiilz, XIII, 180-183; Danilewsky, II, 150, etc. — Ce chiffre de 111 000 com-
battants est un chiiFre maximum. Plusieurs des historiens précités ne por-
tent qu'à 100 OC ■ hommes les deux armées alliées en ligne devant Pans. On
voit par là quelles pertes avaient subies les Alliés pendant ces deux mois
de campagne. Sauf les gardes et réserves, tous les corps d'armée étaient
réduits de près de moitié.
2. Clarke à Marmont et à Mortier, 29 mars, 4 heures du Boir et II heurea
du soir. Arch. de la guerre.
LA BATAILLE DE PARIS. 4S7
avait eu la même idée que Marmont : devancer Ten-
nemiàRomainville. Acinqheures du matin, la l" bri-
gade de la division llclfreicli s'était postée dans ce
village, tandis que la 2' brigade s'établissait à Pantin*.
Marmont n'abandonna pas son dessein d'occupef
Romainville, qui était une des clés du plateau. Sans
hésiter, il ordonna l'attaque, passant de la défensive
qu'il avait cru d'abord devoir garder à une vigou-
reuse offensive. Au centre, la division Lagrange,
déployée des deux côtés de la route et ayant pour
réserve, dans le parc de Brière, la division Ricard,
s'avança contre Romainville. A la droite, Arriglii
établit ses troupes au Moulin de Malassise et jeta
deux bataillons dans Monlreuil. A la gauche, Com-
pans et Ledru Desessarts gagnèrent par les crêtes nord
du plateau le bois de Romainville, tandis que la divi-
sion Boyer de Rebeval marchait sur Pantin*. Il «itait
entre six heures et demie et sept heures du matin,
quand le combat s'engagea à la fois sur le plateau et
dans le vallon. Les Russes surpris, et encore en petit
nombre, cédèrent partout le terrain, abandonnant les
premières maisons de Pantin, le bois de Romainville
et les abords du village. On se croit maître des posi-
tions. Mais les premiers renforts arrivent à l'ennemi.
La division Menzenzow, qui débouche de Romainville,
contientLagrange. Le prince Eugène de Wurtemberg
avec deux divisions pénètre dans Pantin, et en débus-
que les tirailleurs de Boyer de Rebeval qui se replient
1. Fabvier, Journal du s* corpt; Mémoires de Marmont, Yl, 24l-i^2; Schels,
II. 1S6, 188; Danilewsky, M, 143. — Marmont, qui accuse tout le nioade, dit
dans ses MHnoirei qu'il fut trompé par l'officier chargé de la reconnaissance,
• lequel ne se reudit pas à Romainville et fit son rapport comme y a^aut
éi«' •. • C'est un véritable crime, » ajoute Marmont. Voici qui e«t bien dit,
mais la Térité c'est que l'ofiicieraila parfaitement à RomainviUe et fil un rap-
port exact. Il ne pouvait cependant préroir que celte position non occupée
à minuit le serait à 5 heures 'lu matin.
2. Journal de Boyer de Rebeval, Arch. de la guerre. Mànoire* de Marmont^
VI, 142. Jwi^-nal de Faboier, 6&-S7.
488 181 4.
les uns vers Pré-Saint-Gervais, où s'est massé le gros
de la division, les autres vers Maisonnettes qu'occupe
une des brigades du général Michel. Les succès des
Russes s'arrêtent là. Sur les hauteurs, les tantassins
de Compans et de Ledru, fortement établis dans le
bois, menacent la gauche de Romainville,que les sol-
dats de Marmont s'apprêtent de nouveau à attaquer
de front. Dans le vallon, le prince Eugène n'ose avan-
cer ses colonnes hors de Pantin, sous le feu croisé des
batteries du Rouvroy, de Pré-Saint-Gervais et de la
butte Beauregard. Dans la pensée que toute tentative
de ce côté restera inutile tant que le premier mame-
lon n'appartiendra pas aux Russes, il laisse pour
tenir Pantin la seule brigade Helfreich et la division
de cuirassiers de Kretow et porte ses deux divisions à
l'appui des défenseurs de Romainville. L'une entre
dans le village parle chemin de Noisy-le-Sec; l'autre,
ayant le prince à sa tête, escalade le versant nord du
plateau afm de prendre de flanc les Français qui oc-
cupent le bois. Ceux-ci résistent vigoureusement et
par trois fois rejettent les assaillants sur les pentes
et jusque sous les murs du parc de Romainville *.
Pendant cette première phase du combat, le maré-
chal Mortier, qui avait dû laisser défiler les colonnes
de Marmont pour se mettre lui-même en marche, pre-
nait ses positions. D'après les ordres du roi Joseph,
le duc de Trévise devait occuper le secteur compris
entre la Yillette et Montmartre, mais jugeant à l'in-
tensité du feu que l'ennemi portait tout son effort sur
Romainville, il résolut de soutenir la gauche de Mar-
mont. La division Curial vint renforcer aux Maison-
nettes la brigade Sécrétant, et la division Charpen-
1. Journal de Barclay de Tolly, Arch. topogr.de Saint-Pétersbourg, 29188.
Jonrual de Boyer de Reljeval, Arch. de la guerre. Mémoires du prince Eurjéne
de Wurtemberg. 111, 281. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 242-243, <»* >'oumui d$
Fabvier, 67.
LA BATAILLE DE PARIS. 489
tier se massa en réserve au pied de la butte Chaumont.
Aitisi, il ne restait à Mortier pour défendre le nord de
Paris que la seule division Christian], qui s'établit
à la Villette et à la Chapelle, appuyant la brigade
Robert postée à Aubervilliers, et la cavalerie de Bel-
liard qni se déploya dans la plaine de Saint-Denis,
prolongeant la droite des escadrons d'Ornano*.
Il était déjà dix heures*, et loin que la situation fut
désespérée ou même compromise, le succès, selon
l'expression d'un combattant, « paraissait incertain'.»
Marmont et Compans se maintenaient avec un avan-
tage marqué aux abords de Romainville. Dans la
vallée de i'Ourcq, les jeunes soldats de Boyer, soute-
nus par la brigade Sécrétant, occupaient de nouveau
Pantin. En vain quatre régiments de cuirassiers
russes avaient débouché du village, croyant faire
miracle. Embarrassés par les fossés et les clôtures et
mitraillés par les batteries du Rouvroy, les côtes-
de-fer de Kretow n'avaient pu fournir la charge et
étaient rentrés au galop dans Pantin, les Alaries-
Louises à leurs trousses*. Au nord de Paris, l'alTaire
ne se dessinait pas mieux pour les Coalisés. Soucieux
et impatient d'en finir avec la capitale, dernier bou-
levard de la France et de l'Empire, l'état-major allié
avait donné des ordres pour une attaque générale,
1. Journal d« Boyep de Rebevtf. ArcB. de n ^erre. Mémoires de Marmont,
VI, 248. Schels, II, 189.
S. Pour le récit de cette bataille, les indications horaires ont irne grande
impnrtaace. Celles que nous donnons et que nous n'avons adoptées qu'aprè.
une très attentive confrontation des relations et des rapports authentiques,
tant étrangers que français, et en tenant compte du temps nécessaire aux
mouvements des troupes, sont, croyons-nous, exactes, à an quart d'heure près.
Dans la plupart des ouvrages français, les opérations préparatoires et, par
suite, le? diverses phases de l'action sont avancées d'une heure, quelque-
fois de deux. Les ouvrages allemands et russes sont sur ce point, comme sur
d'autres, beaucoup plus véridiques.
3. Jourual de Boyer de Rebeval.
4. Journal du Barclay de ToUjr. Journal d« Bojer d« RebevaL Bogda*
nowitscb, U, 169.
490 1814.
sans s'inquiéter de savoir si la concentration des diffé-
rents corps s'était opérée. En outre, des relards vrai-
ment extraordinaires s'étaient produits dans la trans-
mission des ordres. L'ordre de marcher sur Mont-
martre à cinq heures du malin, expédié la veille de
Bondy dès onze heures du soir, ne parvint au maré-
chal Bliicher que passé sept heures*. Alfaibli par la
fièvre, Bliicher avait perdu toute initiative. D'ailleurs,
sauf le corps de Langeron qui occupait le Bourget,
ses troupes se trouvaient encore assez loin de Paris :
York et Kleist cantonnaient à Aulnay-lès-Bondy,
Woronzoffà Villepiute. Langeron entendant le canon
à sa gauche prit sur lui de s'avancer vers Pantin sans
attendre des instructions. Durant cette marche, il
fut rejoint par un aide de camp de Bliicher qui lui
communiqua l'ordre de se porter sur Aubervilliers (le
feld-maréchal avait enfin reçu la dépèche du czar}
Lan^ron fit aussitôt faire demi-tour à la colonne;
mais grâce à tous ces retards, son avant-garde n'ar-
riva que vers dix heures devant Aubervilliers, où
elle fut accueillie par un feu meurtrier ^ Pour la
colonne de gauche, elle était encore, à cette heure-là,
entre Chelles et Nëuilly-sur-Marne'. Jamais grande
attaque ne fut ordonnée avec tant de précipitation,
exécutée avec si peu d'ensemble.
- Le roi Joseph, Clarke, Hullin et leurs états-majors
étaient depuis six heures du matin au Pavillon rouge,
sur la butte des Cinq-Moulins à Montmartre. Ils en-
tendaient à leur droite le canon et les feux de pe-
lotons et voyaient s'élever des nuages de fumée au-
dessus du canal de l'Ourcq. Devant eux, tout était
1. Mémoires de Langeron, Arch. des Aff. étrang. Cf. l'ordre de Blûcher,
Villepinte, 30 mars, 8 heures du malin, cit. par Schels, U, 203.
2. Mémoires de Langeron, Arch. des Aff. étrang. Journal do Langeron,
Arch. top. de Saint-Pétersbourg.
3. Schels, II, 307.208.
LA BATAILLE DE PARIS. 49t
tranquille. « Ma chère amie, écrivait à huit heures
Joseph à la reine, on se tiraille depuis le malin; il
n'y a encore rien de sérieux, mais nous sommes au
commencement de la journée. » D'ailleurs, quoiqu'il
n'y eût encore « rien de sérieux », le commandant en
chef des armées de Paris conseillait vivement à sa
femme de partir sans délai pour rejoindre l'impéra-
trice*. Peu après l'envoi de ce billet. Joseph commença
à distinguer une colonne russe débouchant du Bour-
get. De dix à onze heures, on vit cette colonne, qui
était celle de Langeron, aborder Aubervilliers, et
d'autres masses ennemies s'avancer de Blancmesnil
et d'Aulnay-lès-Bondy. C'est alors qu'arriva à Mont-
martre le sieur Peyre, architecte, ingénieur de la
Ville, capitaine de sapeurs-pompiers et futur che-
valier de Saint- Wladimir. — Un brave homme, au
demeurant, mais bien malheureusement mêlé à ces
grands événements.
Dîins la soirée de la veille, Peyre avait rencontré à
la barrière de Pantin le général Ilullin en tournée
d'inspection. Celui-ci venait d'apprendre, avec un
mécontentement qu'il ne dissimulait pas, que le com-
mandant de la grand'garde avait par deux fois refusé
de recevoir un parlementaire russe. Il chargea Peyre
d'interroger cet officier sur les motifs de son refus
et, s'il était possible, de rejoindre le parlementaire et
de le ramener aux avant-postes. Hullin, il semble,
aurait pu choisir pour cette mission, déjà singulière
en elle-même, — on n'a pas coutume de courir la
nuit après un parlementaire, — un officier de son
état-major ou du moins un officier de l'armée. Peyre
1. Corretpondanee du roi /oteph.X, Î15. Cf. Mémoires de Mîot de Melito, III,
J53-253. La reine, dit Miot, s'obâtin&it à db point partir. — Les femmes oni
parfois de ces résolutions. — Il fallai, poar l'y décider, an ordre formel ap-
porté vers 10 heures par le général £Ixpert. A midi, la Luxembourg était
iésart.
492 181 4.
partit avec un seul gendarme, et n'ayant pu obtenir de
renseignements à la grand'garde qu'on venait préci-
sément de relever — il paraît qu'en 4814 les grand'-
gardes étaient relevées au milieu de la nuit! — l'aven-
tureux architecte n'hésita pas à sortir des lignes
françaises et à se diriger vers les avant-postes de l'en-
nemi*. Il advint ce qui était présumable. Peyre tomba
au milieu d'une patrouille de Cosaques dont le chef le
voyant sans trompette et sans ordre écrit refusa de le
reconnaître comme parlementaire et le fit purement
et simplement prisonnier. On le conduisit d'abord à,
Noisy, puis sur ses protestations, il fut mené vers six
heures du matin à Bondy, oii Danilewsky, après avoir
causé quelques instants avec lui, l'informa qu'il allait
prendre les ordres du czar. Alexandre qui ne désirait
rien tant qu'entrer en communication avec Paris
reçut lui-même le capitaine Peyre dans la grande ga-
lerie du château. Aux questions du souverain, Peyre
répondit que l'impératrice avait en effet quitté Paris
et que l'on y était disposé à se défendre. Interrogé
sur les forces de la garnison, il garda le silence. Le
czar, alors, le chargea de dire au commandant en chef
que c'étaient non point trente mille hommes mais les
deux grandes armées alliées qui étaient en ligne,
(c — Nous serons toujours prêts à traiter, ajouta-t-il,|
même si l'on se bat dans les faubourgs; mais si l'oi
nous oblige à forcer l'enceinte, nous ne serons plus
maîtres d'arrêter nos troupes et d'empêcher le pillage, i
En manière de conclusion, le czar remit à l'envoya
de Hullin une vingtaine de copies de la proclamatioi
1. Tout ce récit est pris presque textuellement (fans la lettre (justificative)]
de Peyre, Paris, 2 avril 1814 et dans le cenificat (également justificatif)'^
délivré à Peyre par Hullin, Paris, 31 mars, 2 heures du matin (pièces citées par
Pons, 492 sq.). — Le soin que prit Peyre d'aller relancer Uullin dans la nuit
même du 30 an 31 pour obtenir ce certificat, témoigne, de reste, qu'il jugeait
lui-même sa conduite comme pouvant prêter aux plus fâcheuses interpré»
tations. Il fut décoré par le csar la 1" avril.
LA BATAILLE DE PARIS. 49S
royaliste de Schwarzenberg. Peyre ne voulant les
accepter que sous pli cacheté, on en fit un paquet'.
Alexandre appela le comte Orlovv et lui donna
l'ordre d'accompagner l'officier français et de pénétrer
avec lui comme parlementaire jusqu'au roi Joseph
pour hâter la reddition de Paris. « — Partez, mon-
sieur, dit-il à Peyre, le sort de votre ville est dans
vos mains. » Puis se tournant vers Orlow et prenant
soudain un air inspiré, il prononça avec solennité ces
émouvantes paroles : « — Allez, je vous autorise à
faire cesser le feu quand vous le jugerez convenable
et sans aucune responsabilité. Yous pourrez arrêter
les attaques les plus décisives, même la victoire,
pour sauver Paris. Quand Dieu m'a donné la puissance
et a fait le succès de mes armes, il a voulu que
j'assure la paix du monde. Si nous pouvons arriver à
ce but sans répandre plus de sang, nous nous en fé-
liciterons ; autrement, nous poursuivrons la lutte
jusqu'au bout... Dans les palais ou sur les ruines,
l'Europe couchera ce soir à Paris *. »
Peyre, suivi de son gendarme d'ordonnance, et
Orlow, avec un autre officier et deux trompettes, arri-
vèrent à Pantin entre neuf et dix heures du matin, en
plein combat. A la vue des parlementaires, le feu cessa
un instant; mais comme les cavaliers se trouvaient
encore entre les deux lignes, il reprit du côté des Fran-
çais. Peyre et son gendarme piquèrent vers Paris, tan-
dis que les Russes, un moment hésitants et tout aus-
sitôt chargés par un peloton de chasseurs à cheval,
regagnèrent Pantin au triple galop'. Peyre se rendit
d'abord place Vendôme, et ne trouvant pas Hullin à
l'état-major, il le rejoignit sur la butte Montmartre.
1. Lettre de Peyre précitée; Danilewsky, II, 151-132.
i. Fragment des Mémoires de Michel Orlov, Arcb. top. de Saint-Péters-
bourg. 47 346. Lettre de Peyre précitée.
"i. Fragment des Mémoires d'Orlow. Lettre de Peyre.
494 1814.
Conduit par le général en présence du roi Josepîi, 'à
qui il remit les proclamations de Schwarzenberg-, il
rapporta ce qu'il avait vu et entendu, dénombrant les
forces des Alliés et répétant les paroles à la fois si
conciliantes et si terriblement menaçantes de l'empe-
reur de Russie. Comme pour confirmer le dire de
Peyre, la plaine, au loin, devenait noire de Prussiens *.
Alors Joseph sentit passer en lui le frisson de la peur.
Il ne craignait sans doute ni les balles ni la mort du
soldat qu'il avait plusieurs fois résolument affron-
tées; mais son âme débile défaillait devant le mâle
et terrible devoir de la responsabilité. Il n'eut point
cette héroïque vision : Paris résistant quand même;
les soldats se repliant des hauteurs sur les faubourgs,
des faubourgs derrière les barrières, des barrières
dansjes rues; les gardes nationaux les plus rebelles
entraînés à combattre par l'exemple el la nécessité;
Je peup'e exaspéré, faisant arme de tout, élevant des
barricades, transformant chaque maison en forteresse,
opposant la masse au nombre et la flamme à la flamme ;
puis la nuit suspendant la lutte, et Napoléon arrivant
avec la vieille garde, exaltant les courages, impo-
sant à l'ennemi, le chassant peut-être, au moins
traitant de la paix sur les ruines encore menaçantes
de la grande cité. Il vit les barrières forcées après
une vaine résistance, faite seulement pour irriter
l'ennemi ; il vit les troupes en déroute, la milice jetant
ses armes, la population terrorisée et éperdue, fuyant
en troupeaux, les Alliés ivres de fureur se ruant au
pillage, au massacre et à l'incendie; et lui, Joseph,
maudit dans l'histoire pour avoir, par intérêt dynas-
tique, voué d'un cœur léger Paris à la destruction !
Le roi assembla aussitôt le conseil de défense,
L Lettres de Peyre et de Uallia.
LA BATAILLE DE PARIS. 499
moins sans doute pour y chercher des a\âs énergiques
que des encouragements à la reddition. Il y avait là
Clarkc, îlullin, les ministres de la marine et de l'ad-
ministiatioQ de la guerre, le premier inspecteur du
génie, Maurice Mathieu, Allent, d'autres encore.
Depuis un mois, tous ou presque tous désespéraient,
et l'exlrême péril ne ranima pas leur courage. D'un
avis unanime, dit-on, le Conseil reconnut la néces-
sité de la capitulation*. Joseph chargea deux de ses
aides de camp — l'un était le général Strolz — de por-
ter ce billet, écrit en double original, aux maréchaux
Marmont et Mortier' : « Si M. le duc de Raguse et
M. le duc de Trévise ne peuvent plus tenir leurs posi-
tions, ils sont autorisés à entrer en pourparlers avec
le prince de Schwarzenberg et l'empereur de Russie
qui sont devant eux. Ils se retireront sur la Loire '. »
I. D'après le récit de Peyre et de Hall in. le roi n'anrait pas assemblé le
conseil et se serait décidé de lai seul. L'anteur des Mémoires du roi Joseph
(X, 23) afrirme qu'il j eut coase:!, et la cbose parait %-raiseinblable.
t. Ni Pejre ni Hollin ne parlent du billet adressé il Mortier. Peyre parle
sealeuent da billet poar Marmont auprès duquel il accompagna l'aide de
camp da roi sur l'invitation de celai-ci. Joseph désirait qae Pejre répétlt
au duc de Ra^se ce qu'il lai arait dit à lui-même. II parait certain d'ailleurs
qu'un billet fut également envoyé k M''>rtier; mais tandis que le duc de Ra-
guse reçut cet ordre vers 1 heure de lapres-midi, le duc de Trévise, cependant
beancoap plos rapproché de Montmartre, ne le reçut qu'après 5 heures du soir.
3. Dans les Mémoires d' Marmont et dans les Mémoires d'un homme d'Etat
(t. XIIj ce trop fameux billet porte : ■ Montmartre, 10 heures du malin. « De
mAme Fabvier dit dans son Journal qne Marmont reçut le billet à 11 heures et
demie. Dans les Événements de 1814 par im aide de camp du roi Joseph et dans
les Mémoires du roi Joseph, ce billet est daté : ■ Montmartre, midi un quart. »
Cette heure de midi un quart a prévalu dans l'opinion de presque tous les his-
toriens (Tbiers cependant évite de prononcer). Nous pensons en effet que la date
de midi un quart doit être adoptée de préférence à celle de 10 heures, et cela
pour cette raison que Peyre qui avait quitté le czar k 8 heures et demie (Peyre
dit 9 heures et demie, mais il est contredit sur ce point parOrlo v et Danile vsky)
ne put aller de Bondy k Pantin, de Pantin k la place Vendôme et de la place
Venddme au sommet de Montmartre, en moins d'une heure et demie. Il faut
aiKsi compter le le.'nps que prirent nécessatreinent le rapport verbal de Peyre,
les hésitations de Joseph. la séance du conseil, si courte qu'elle pût être. Ainsi,
de l'instant ou Peyre quitta le caar k bondy k celui où Joseph le chargea
d'accoiapa^er le général Strolz, il dut s'écouler au moins trois heares. Con-
séquemment, ce ae put être avant 11 heures trois quarts ou midi que le roi
écrivit.
Au reste la foestioB horaire, sur laquelle on • longuement discuté poor
496 181 4.
Quelques instants plus tard, le lieutenant général de
Tenapereur, abandonnant Montmartre, prenait le pre-
mier le chemin de la Loire*.
Tant de raisons qu'eût Joseph pour se persuader
que la résistance était impossible, il se résigna cepen-
dant bien vite à ne la point prolonger. Avant d'envoyer
à Marmont cet ordre démoralisant, au moins devait-
il attendre que l'investissement du nord de Paris, qui
commençait à peine, fût achevé, et que le plateau de
Romainville, oùles défenseurs se maintenaient encore
avec avantage, fût au pouvoir de l'ennemie Surtout
condamner ou excuser Joseph, importe beaucoup moins qu'il ne le semble.
Entre 11 heures et raidi, Marmont n'était pas plus compromis qu'à 10 heures.
Le duc de Raguse occupait encore sa première position, sa droite à Malassise,
sa gauche au bois de Êomainville et il n'avait encore en présence, lui dont
les troupes s'élevaient (y compris les divisions Boyer, Michel, Ledru, Com-
pans et Vincent) à 13000 hommes, que les 12500 hommes de Rajewsky et les
1500 cuirassiers de Kretow.
1. Marmont (lettre à Napoléon, 31 mars, 4 heures et demie du matin. Arch.
nat., AF. rv, 1670; dit que Joseph quitta Montmartre à midi. Peyre dit impli-
citement à midi et demi. II semble que le roi ne se mit en route qu'entre
1 heure et 1 heure et demie. A deux heures, en tout cas, il n'y avait plus
persou'ie sur la butte des Cinq-Moulins. Joseph se retira parles boulevards
extérieurs, la barrière du Roule et le bois de Boulogne d'où il se dirigea sur
Versailles et Rambouillet. Cf. Miot de Melito, 111, 356 et Uovigo, VU, 20-22.
2. D'après de Nombreux témoignages {Événements de 1814 par un aide de
camp du roi Josfph, 1&7 ; Biographie de Joxeph-Bonaparte, 69;Rovigo, VII, 12;
BourrienDe,X, 15, etc.. Journal d'un officier anglais. 96), témoig/' «ges qui ont
imposé à trop d'historiens français, plusieurs officiers de l'état-major de
Joseph auraient rapporté au roi les nouvelles les plus alarmantes du duc de
Raguse; AUeut, qui suivait avec la longue-vue les opérations du plateau
de Romainville, aurait déclaré que la situation était désespérée; enfin Mar-
mont lui-même aurait envoyé un billet, tracé au crayon, portant qu'il était
impossible de prolonger la résistance et demandant l'autorisation d'entrer en
pourparlers.
Sans doute, le roi dut dépêcher des officiers afin de savoir ce qui se passait
à l'est de Paris. Mais ces officiers ne purent rapporter à midi que ce qu'ils
avaient vu vers 11 heures, c'est-à-dire Marmont n'ayant pas perdu un pouc«
de terrain, contenant et attaquant niénie l'ennemi qui se trouvait encore eu
forces égales aux siennes. Quant à la légende du commandant Âllent, suivacl
de Montmartre, avec une longue-vue, les mouvements des troupes sur le pi»
teau de Romainville, il suffit pour en faire justice de comparer les deux alti
tudes. Do même, qui pouvait voir vers 11 heures, de la Viarrière du Trône,
les têtes de colonnes du prince de Wurtemberg, lesquelles à cette heure-U
débouchaient à peine de Neuilly-sur-Marne?
Enfin Marmont ne reconnaît nullement avoir fait dire au roi que la situa-
tion était critique Loin de là, il prétend {Mémoires, VI, 247), et Fabvier {Jour-
nal du 6* corps) «u témoigne, qu'au reçu du billet de Joseph, bien qu'il eiît
LA BATAILLE DE PARIS. W7
quand la bataille est la fin du duel, la suprême et der-
nière rencontre oùsedécidentirrévocablemept Icsdes-
tins de la patrie, ce n'est pas au « deuxième moment »
de l'action, pour employer le mot technique, et quand
pas un pouce de terrain n'a env^ore été cédé, que l'on
donne l'ordre de parlementer au cas où les positions
ne seraient plus tenables. Puisque la veille on s'élait
résolu à défendre Paris, il fallait que la défense ne se
réduisît pas à un glorieux et meurtrier simulacre; il
fallait qu'elle fût sérieuse et pût devenir efficace. U
suffisait pour cela de résister vingt-quatre heures *,
c'est-à-dire sept heures, car il était midi, et, vraisem-
blablement, la nuit interromprait la lutte. Joseph eut
peut-être raisonde croire que l'on ne pourrait pas tenir
ces sept heures en dehors de l'enceinte, mais il eut
tort de se laisser intimider par les menaces du czar
que Peyre lui rapporta : « Si l'on nous oblige à forcer
l'enceinte, avait dit Alexandre, nous ne serons plus
perda la position qu'il occupait à Vheure où écrivait le roi. il envoya Fabvier
à Montmartre pour dire ceci : ■ Si le reste de U ligne n'est pas en plus mau-
vais état que notre côté, rien ne presse encore de prendre ce fatal parti. Nous
avons l'espoir d'atteindre la nuit qui pourra apporter quelque changement
important à nos affaires. >• Mais, ajouta Fabvier, > le roi n'était plus à Mont-
martre. > Le témoignage de Fabvier nous paraît difficile à récuser, d'autant
que ces paroles sont conârmées par les faits : l*à 1 heure, la situation, biea
que plus compromise qu'à U heures, n'était point désespérée; 2* Marmont qui
reçut le billet de Joseph vers 1 heure ne se décida à parlementer qu'à 4 heures.
S'U eiit sollicité dès 10 heures l'autorisaucn de capituler, il n'eût pas attendu
•i longtemps pour s'en servir.
1. • Si l'on eût été fermement décidé à défendre la ville à toute extrémité,
on eiît pu arrêter les armées alliées un ou peut-être deux jours, et permettra
a NarirtlAon d'arriver. » Plotho, Der Kriei/ in Frankreieh, III, 40î. — ■ Si nous
eussions perdu un seul jour et que Napoléon n'en eftt pas perdu deux, il au-
rait eu le temps d'entrer dans Paris, ija présence et la terreur qu'il inspirtàt
mcore eussent sans doute doublé les forces de la défense. La bataille eût
kté plus balancée, plus meurtrière, Paris eiït pu éprouver un sort funeste.
Peut-être aussi aurions-nous été repoussés ou tout au moins retardés as'es
pour que l'armée de Fontainebleau fût arrivée à Paris. i4/or.t -otre position
eût été fort incertaine. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères,
Russie, 25. — « Si Pari" eût tenu, les armées ennemies prises en queue par
r»"mée impériale, auraient été oblijjfées de se retirer avec perle. • Lettr*
du murf'chal Soult, citée dans le Àloniieitr da Î3 janvier 1811, — Cf. Daai«
lewaky, II, 142, 143.
32
498 1814.
maîtres d'arrêter les troupes. » Soit calcul, soit em-
portement, les paroles du czar avaient dép.issé sa
pensée. Jies ordres les plus précis et les plus formels
étaient donnés aux commandants de corps d'armée de
ne point chercher à forcer les barrières. L'empereur
de Russie les rendait responsables « si un seul de
leurs soldats pénétrait dans Paris' ».
Pendant que Joseph sonnait à Montmartre le glas
de l'empire, les vaillants dont il décidait le sort conti-
nuaient intrépidement la lutte. A midi — à midi seu-
lement— les premières réserves russes et prussiennes
de Barclay de ïoUy entrèrent en ligne*. Jusque-là,
Marmont n'avait eu devant lui que les 13 000 hommes
du corps de Rajewsky*. Barclay porta à Romainville
et à Montreuil les 9000 grenadiers russes des géné-
raux Tzokolow et Paskéwitsch et dirigea sur Pantin
la garde royale prussienne. Cette magnifique troupe,
présentant un effectif de 4000 fusils et n'ay«nt pas
été engagée depuis le passage du Rhin, brûlait de
combattre; elle entra dans Pantin au pas de charge
et en débusqua vivement les soldats de Boyer et de
Sécrétant. Le village nettoyé, le général Aloberstern
voulut mener plus loin son succès. En vain le prince
Eugène lui représenta les dangers qu'il y avait à
s'aventurer dans le vallon, il forma ses troupes en
trois colonnes qui débouchèrent simultanément de
Pantin. Aucune n'alla loin. Fusillés de front par les
feux de bataillons de Sécrétant et mitraillés d'écharpe
par les batteries du Rouvroy et de Pré-Saint-
1, Mémoires de Langeron, Arch. des atfaires étrangères, Russie, 25, Cf.
Danilewsiiy, II, 142; Bogdanowitsch, II, 190.
2, Journal de Barclay de Tolly. Cf. Schels, II, 193.
3, Uivisions Helfreich et Meazenzow, moins une brigade à Pantin (sous 1«
prince Gortschakow) , 4 000 hommes ; divisions Schachowskoî et Pischnisky
(sous le prince Eugène de Wurtemberg), 7 200 hommes. La cavalerie df Pahlea,
1400 hommes, obsarvaii la gauche. Les cuirassiers de Kretow, 1500k.ouuaari
étaient à Pantin avec une brigade de la division Helfreich.
Là bataille de paris. 499
Gervais, les Prussiens s'arrêtèrent net so\is cette
nappe de fer et de plomb, qui abattit sept cents
hommes. Les projectiles passaient si drus que tous les
arbres de la route furent coupés et qu'il n'en resta pas
un tronc où Ton ne put compter huit ou dix traces de
balles. Rentrés dans le village, les Prussiens tentèrent
une seconde attaque ; mais salués de la même façon,
ils se replièrent de nouveau, après avoir perdu plu-
sieurs centaines d'hommes*.
Sur le plateau, entre midi et une heure, les attaques
de l'ennemi avaient plus de succès. Renforcées par
les 4500 grenadiers de Tzokolow, les deux divi-
sions que Rajewsky avait sous son commandement
immédiat reprirent l'offensive et refoulèrent les sol-
dats de Lagrange au sommet du plateau*, tandis que
le prince Eugène, atterrissant enfin sur les premières
crêtes avec les deux autres divisions, délogeait du bois
de Romainviile les fantassinsde Compans et deLedru
Desessarts. En même temps, la colonne de Paské-
witsch (4 500 grenadiers) filait par le chemin de
Montreuil, chassait de ce village les deux bataillons
de grand'garde et venait menacer, à Malassise, puis
à Bagnolet, où elle s'était retirée, la division du
duc de Padoue. Au sud de Charonne, la cavalerie
du comte Pahlen débordait la ligne des escadrons
de Bordesoulle et du général Vincent, rappelé sur
ce point dès huit heures du matin par ordre de Mar-
mont, et allait les charger de flanc lorsque le feu de
la batterie, établie à la butte de Fontarabie, l'arrêta
dans sa manœuvre. Vivement pressé sur son front
et fortement menacé sur sa droite, Marmont rrai-
1 . Mèawiret tbi prince Eugène de Wurtemberg, ni , 283-284 ; Journal dm prison-
nierangtais, 93. Cf. Schels, II, 196-197. — Dans cette joarnéo, la garda royale
prussienue perdit 1 353 hommes, doot plus de 50 officiers.
2. U après les rapports, il semble que la di»isioQ Lagranga te trouvait
alors reioulée au poiot coté 117 sur la carw do l'État-Major,
500 181 4.
gnait de voir sa retraite compromise. Il replia ses
troupes pour leur faire prendre une position en ar-
rière. Le duc de Padoue se porta au parc Saint-Far-
ge.au et à la tète de î\Iénilmontanl;Lagrange et Ledru,
dépassant dans leur marche rétrograde la réserve
de Ricard, toujours postée dans le parc de Brière,
reformèrent leurs troupes sur la butte Beauregard ; la
division Compans s'établit au sommet de Pré-Saint-
Gervais, dont les deux brigades de Boyer occupaient
toujours les rampes '.
Le mouvement do retraite des Français qui, la
plupart déployés en tirailleurs, se replient par petits
groupes, enhardit l'ennemi à une poursuite vigou-
reuse. La division Pischnisky et les cuirassiers de
Kretow, rappelés de Pantin, ofl ils ont fait si piteuse
besogne, s'élancent en même temps à la charge.
Pour permettre à ses troupes désunies de se rallier,
Marmont se porte en avant à la tête d'une des bri-
gades de Ricard. Une batterie établie près du bois de
Romainville ouvre le feu à petite portée. La mitraille
brise la faible colonne. Tous les Français se retirent
en désordre — en pleine déroute, disent les rapports
russes — mêlés aux cuirassiers qui sabrent et aux
fantassins de Pischnisky qui jouent de la baïonnette.
Arrighi, duc de Padoue, est blessé, le général Clavier
est faif prisonnier. Marmont lui-même court risque
d'être cerné, lorsque le colonel Ghensener, ralliant
deux cents hommes, débouche du parc de Brière.
que fuyards et vainqueurs ont dépassé, et tombe à
l'arme blanche sur les Russes. Pris à dos, ceux-ci se
troublent et battent en retraite à leur tour. Ainsi
1. Journal de Barclay de ToUy. Arch. de Saint-Pétersbourg. Journal de
Bovar de Rebeval. Journal de Vincent. Arch. de la guerre. Cf. Mémoires de
Marmont, VI, 243; Journal de Faboier, 68. Comme nous l'avons déjà dit
(noie i de la page 4î<9), Marmont «t Fabviar «atidatent d'une heure le mou«
Tflmeat offensit des Russes.
LA BATAILLE DE PARIS. »0l
dégagés par la résolution d'un seul homme et la vail-
lance de deux cents, les cinq divisions françaises
s'établissent, sans être inquiétées, dans les nouvelles
positions'.
C'est à cet instant, vers une heure un quart, que
Marmont reçut le biJlet de Joseph, l'autorisant à
entrer en pourparlers. Bien qu'ayant déjà perdu beau-
coup de terrain depuis que le roi avait écrit, Marmont
enivré par le combat ne désespérait point. Il croyait,
dit-il, pouvoir prolonger la résistance jusqu'à la nuit.
Il dépêcha au roi un aide de camp qui n'arriva à
Montmartre qu'après le départ de celui-ci, et il se
prépara à repousser d'autres attaques *.
Barclay de ToUy lui donna un peu de répit. Le
1. Journal de Barclay de Tolly. Mémoires de Marmont, VI, 243-244. Jour-
nal de Fabvier, 68-71. Cf. Schels, U, 195-196.
2. Mémoires de Marmont, VI, 244-245. Journal de Fabvier, 69.
Seloa MarmoDt, d'accord avec Fabvier, le billet daté de 10 heures fut
reçu entre 11 heures et demie et midi. Mais, d'une part, tout semble indi-
quer que ce billet fut écrit à midi (voir « 1814 », p. 495, note 3). et, d'autre
pnrt, d'après le tableau des positions des troupes, tracé par Marmont et
Fabvier, à rinstant où, disent-ils, arriva l'aide de camp du roi, il est mani-
feste qu'on en était à la fin du troisième moment de l'action, c'est-à-dire
entre une heure et une heure et demie.
Le Journal de Barclay de Tolly et les historiens allemands, particuliére-
meut Wagner, permettent de bien préciser les divers moments de la bataille
de Romainville-Btilleville-Pantin.
1** moment (de 6 heures et demie à 8 heures). Arrivée des Français
sur le plateau, manœuvres préparatoires. Les Français avancent vers Ro-
mainville et se logent dans Pantin.
2* moment (de 8 heures à 11 heures et demie). Entrée en ligne de tout
le corps Rajewsky. Pantin repris par les Rusises, puis repris par les Fran-
çais. Sur le plateau et dans le bois de Romainville, combat acharné et in-
décis oii les Français se maintiennent dans leurs positions avancées. —
C'est pendant cette période de l'action que Joseph se décide, sans aucun
motif sérieux, car l'ennemi n'a pas encore Favantage, k autoriser la capi-
tulation.
3* moment (de midi à 1 heure on quart). Arrivée des gardes et réserves.
Les Prusfiens réoccupent Pantin. Débandade sur le plateau. Marmont prend
une nouvelle position aux parcs de Briére et Saint-Fargeau et à Pré-Saint-
Gervais. -- C'est alors qu'il reçoit le billet de Joseph.
4* moment fde 2 heures à 4 heures). Après nne sorte de trive tacits de
trois quarts d'heure, l'ennemi fait une attaque générale et s'empare de
toutes les positions sur les flancs de Marmont. Le maréchal, débordé, se
replie dans Belle ville, sa première ligne à la hauteur de la rue ^ui mto« à
Ménilmontant. — U s« décide à envaser des pwlementsir«9.
502 181 4.
commandant en chef, jug-eant que la nouvelle posi-
tion de Marmont, à la fois dominante et resserrée, ne
pourrait être enlevée de front qu'avec de grandes
pertes, décida d'en remettre l'attaque au moment oîi
d'autres troupes seraient disponibles pour l'aborder
sur les deux flancs. 11 s'ensuivit une sorte de trêve.
De une heure jusque près de deux heures, le combat
se borna de ce côté à un duel d'artillerie*, auquel
prirent part inopinément, mais sans efi'et, les batte-
ries de l'école polytechnique.
Ces vingt-huit pièces, qui étaient au parc sur la
place du Trône, formaient une réserve destinée à se
porter au premier ordre sur les points les plus mena-
cés \ Depuis le matin, le commandant Evain entendait
la canonnade à sa gauche, et le bruit qui se rappro-
chait graduellement témoignait que l'ennemi ga-
gnait du terrain. La journée s'avançait, Evain ne
recevait pas d'ordres. Dans la confusion régnante,
personne ne pensait à lui en donner, ni Marmont,
par la bonne raison qu'il ignorait l'existence de cette
réserve d'artillerie, ni Joseph qui se préparait à quitter
Montmartre, ni Ilullin ni Moncey qui se trouvaient à
l'autre extrémité de Paris. Evain, estimant à juste titre
que ces vingt-huit pièces laissées sans emploi pour-
raient servir efficacement à la défense, les porta en
avant. Comme la tête de colonne arrivait à la croisée
de la route de Vincennes et du chemin de Charonne,
l'artillerie parisienne fut aperçue par ie comte Pahlen
qui, après son infructueuse tentative sur la droite de
Bordesoulle, avait replié ses escadrons entre le village
de Vincennes et les rampes de Montreuil. Cette énorme
batterie avait pour tout soutien un peloton de gen-
1. Jonrnal de Barclay de Tolly. Cf. Bogdanowitsch, 11, 173, 175; ScheU,
II. 199-201.
3. Clarke k HuUia, 27 mars ; à Daru, 29 mars. Arrh. de la guerr«.
LA BATAILLE DE PARIS. 503
darmes achevai ; Pahlen la jugea de prise facile. Evain
crut de soucôlé imposer à l'ennemi par le teu. Il com-
mença à canonner avec une dizaine de pièces. Une
batterie légère de Pahlen, aussitôt démasquée, ren-
vova boulet pour boulet, tandis qu'un régiment de
uhlans prit le grand trot afin de venir aborder de flanc
les polytechniciens, par un quart de conversion. Le
major Evain avait déjà plusieurs pièces démontées;
il vit le mouvement menaçant des uhlans, il ordonna
la retraite. Mais si les canonniers étaient valeureux,
les conducteurs, tous charretiers ou cochers de voi-
tures publiques, étaient absolument malhabiles aux
manœuvres. Des attelages versèrent, le désordre
entraîna des retards; les uhlans tombèrent lance en
arrêt sur le convoi. Ils allaient emmener canons et
prisonniers lorsque les chevau-légers de Vincent et les
dragons d; colonel Ordener débouchèrent au galop de
charge du pied de Mont-Louis, sautant les fossés et
franchissant les clôtures des jardins. Les Russes sa-
brés duBent lâcher prise. Ils gardèrent cependant neuf
canons, six caissons et quelques prisonniers. L'un des
polytechniciens, conduit à l'état-major du czar, de-
manda à Lowenstern des lettres de recommandation
pour la Sibérie afin d'y donner des leçons de mathé-
matiques. Après cette échauffourée, les batteries du
major Evain regagnèrent la place du Trône'.
A peu près au même moment, la colonne de gauche
des Alliés (II" et IV* corps de la grande armée) ar-
riva enfin sous Paris, avec plus de six heures de re-
tard. Les exploits du prince de Wurtemberg se bor-
nèrent, dans cette journée, à débusquer de Nogent,
de Sain»-Maur et de Charenton, quelques faibles dé-
Jonrnal q<j Barclay de ToUy. Joumiil de Vincent. Arch. de la guerre
. >iresde Lowensiero.cilés parBogdaoowitsch.II, l^; Journal d'un prison-
nier anglais. 99-luo. — Une treataine d« poljrtedinicient forent atteints de
coups de lance, pas on ne saccomb^.
504 1814.
tachements qui occupaient ces villages, et à cerner
— à distance respectueuse — la citadelle de Yrv
cennes. Les Austro-Wurtembergeois se déployèrent
entre Bercy et Montreuil, couvrant la gauche des
Russes*.
Si le prince de Wurtemberg avait mis fort peu de
célérité dans sa marche, les manœuvres de Bliicher,
dont Barclay de Tolly attendait le développement
avec tant d'impatience pour donner l'assaut décisif,
n'avaient guère été plus rapides. Aux retards causés
par le manque total d'instructions dans la matinée,
aux lenteurs inhérentes à un déploiement de trente
mille hommes débouchant par une seule route, s'était
jointe la confusion des contre-ordres et des contre-
marches. Selon un officier russe, « on piétinait sur
place, on marchait à pas de tortue^». Yers onze
heures du matin, comme Langeron était aux prises
devant Aubervilliers avec la brigade Robert, il reçut
directement l'ordre du czar de marcher sans délai
sur Saint-Denis et Montmartre. Langeron répondit
qu'il était engagé et qu'il attendait, pour quitter la
position qu'un autre corps de l'armée de Silésie
vînt l'y ^'élever. York n'arriva guère que passé midi
et demie, au moment où. Langeron s'emparait d'Au-
bervilliers, après trois heures de combat. Langeron,
cédant aussitôt aux Prussiens le terrain conquis, se
dirigea sur Montmartre. York, qui voyait les forces
alliées croître autour de lui, car Kleist se déployait
à sa droite et Woronzoff se formait en seconde ligne,
prit ses dispositions pour attaquer la Yillette et la
Chapelle. Mais ce mouvement subit encore un retard,
par t'uite d'un nouvel ordre de Bliicher qui enjoignit
à York de faire passer ses troupes sur l'autre rive du
1. Schels, n, 208-213; Bogdanowitsch, II, 173-178.
i. Journal de Cbrftpowitsky, cit6par Bogdanowitach II, X72.
LA BATAILLE DE PARIS. 505
canal de l'Ourcq, afin de prolonger la droite de la
grande armée. Les deux divisions de Katzler et du
prince Guillaume firent par le flanc et franchissant le
canal près dePantin, marchèrent sur la fermo du Rou-
\Toy, dont elles réussirent à déioger la grand'garde.
Les Prussiens ne purent toutefois s'avancer au delà,
contenus parla batterie en position près decelte ferme *.
Deux heures approchaient. Les différents corps
d'armée, désormais à hauteur, avaient pris leur for-
mation de combat. Barclay de ToUy ordonne l'assaut
général. Sur tous les points l'attaque d'ensemble
commence ardente et furieuse. Les deux divisions
du prince Eugène, soutenues par huit bataillons de
grenadiers russes, s'élancent du plateau de Romain-
ville et abordent de front Pré-Saint-Gervais, le parc
de Brière et 'e parc Saint-Fargeau. Le terrain assez
découvert et en pente vers les assaillants — for-
mant glacis — favorise le tir de la défense. Tous les
coups portent. Les Russes tombent sous la mitraille
comme les blés sous la faux. Il y en a toiyours. Ils
avancent baïonnettes croisées. Six fois ils entrent
dans les parcs, six fois ils en sont chassés. « Pour rai-
liernos soldats, dit Fabvier, il nous suffit de leur mon-
trer Paris d'une main et de l'autre l'ennemi *. »
Cette terrible attaque de front, qui menace d'échouer,
est malheureusement trop bien secondée par les at-
taques de flanc. A gauche, la colonne des deux di-
visions russes Menzenzow et Paskéwilsch descend
de Bagnolet, se glisse déms la gorge de Charonne,
subit sans se rompre ni s'arrêter les charges de la
cavalerie de Bord«soulle et les meurtriers feux d'en-
1. Mémoires de Lxngeron, Arch. daa afT&ires étrangèras, et Joamal d« Lan-
geron, Arch. de Saint-Péiersboarg. Ordre de Blûcher, midi, cité parSchels
II. »H: Plotho, m. 412-413.
2. Journal de Barclay d« ToUj. Arch. de Saiot-PétersWare, 29188. Jov
mai 4* Fabner, 6&
506 181 4.
filade de la batterie du Père-Lachaise, gradt les
pentes de Ménilmontant, repousse les artilleurs et les
tirailleurs de la garde nationale, prend les canons et
s'établit solidement sur la bufte. A droite, tandis que
s'avancent le long du canal les divisions de Katzler et
du prince Guillaume, débouchent de Pantin sur les
Maisonnettes la garde royale prussienne et les deux
divisions de la garde impériale russe de Jermolow
— neuf mille hommes qui sont l'élite et la suprême
réserve de l'armée du czar : les régiments Empereur
Paul, Semenow, Ismaïlow, Grenadier, Preobrajensky.
Les deux batteries de position du Rouvroy et de
Pré-Saint-Gervais, qui depuis le matin n'ont pas cessé
de tirer, se trouvent sans munitions, ou à mieux
dire les boulets dont on les a ravitaillées ne sont point
de calibre. Le tir devient incertain. Les masses en-
nemies s'emparent de la batterie du Rouvroy et défi-
lant Rous le feu, désormais peu efficace, de celle de
Pré-Saint-Gervais, assaillent les Maisonnettes. Le
général Michel, sorti la veille de son lit oiî le retenait
une blessure reçue à Montmirail, est blessé de nou-
veau. D'une brigade, ses troupes sont réduites par
le feu à un bataillon. Par surcroît, Mortier vivement
pressé à la Villette vient d'y rappeler les divisions
Gurial et Charpentier jusque-là restées en réserve
au pied de la Rutte Chaumont. Après une courte mais
valeureuse défense, les conscrits de la garde aban-
donnent les Maisonnettes et se replient sur la barrière
de Pantin. Maîtres du terrain, les Prussiens descen-
dent le canal pour aller prendre Mortier de flanc à la
Villette, les Russes s'engtigent entre la butte Chau-
mont et la butte Reauregard, où ils se divisent en
deux colonnes. L'uneescahitle laRutteChaumont, sur-
git à l'improviste sur la droite de la batterie du colo-
nel Paixhanset s'empare des pièces. L'autre gravit le»
LA BATAILLE DE PARIS. 507
pentes de Beauregard et vient attaquer à revers dans
Pré-Saiiit-Gervais les dissions Compans et Boyer de
Rebeval. Ces troupes se trouvent entre deux feux.
Elles se frayent passag^e à la baïonnette et regagnent
Belleville, abandonnant dix-sept canons qu'elles ne
peuvent emmener à travers les murs et les clôtures
des jardins *.
Marmont se voit ainsi débordé sur sa droite par
Ménilmontant, sur sa gauche par Beauregard et Chau-
mont. Déjà les canons russes, et les canons français,
tombés au pouvoir de l'ennemi, sont braqués sur
sa position, des colonnes s'avancent pour l'y forcer.
La résistance, outre qu'elle ne pourrait être Cjue de
courte durée, contreviendrait désormais aux '.astruc-
tions de Joseph en exposant Paris aux horreurs d'un
sac. Il est quatre heures. Le duc de Raguse se dé
cide à user de l'autorisation qu'il a reçue depui.i plus
de deux heures, et dont il n'a parlé à personne pour
ne point abattre les courages. Trois parlementaires
sont envoyés sur la ligne des tirailleurs *. En même
temps, le maréchal marque aux troupes la retraite
dans Belleville. La position actuelle n'est plus tenable.
En s'obstinant à la vouloir conserver, on risquerait
d'y être cerné et forcé et l'on n'aurait plus qu'à se
1. Journal de Barclay de Tolly, Arch. do Saint-Pétersboarg. Journal de
Boyer de Rebeval, Arch. de la guerre; Scbels, II, 213-221. — La division
Boyer, qui comptait 1800 homme* le matin da 30 mars, n'avait pins que
1 12? futi's le 2 avril. La brigade Sécrétant (ploa tard Pinguern), qui défen-
dait MaisoBSsttee, sons les ordres de Michel, était r^-duite, de plus de
; "^ hommes, % 331. Situations, Arch. de la guerre et .\rch. nat., AF. ir,
1870.
2. Marmont à Napoléon. Paris, 31 mars, 4 heures et demie da matin.
Arch. nat., AP. iv. 1670. Ct. JJ-^m. de Marmont, VI, îib-UG. Journal de Fabcier,
Tl-72. I.,es rapports russes disent : 4 heures. — Dans sa lettre à l'empe-
reur, Marmont dit qu'il ne se décida k capituler qu'après s'être concerté
avpc Mortier. Lp fait paraît peu probable, vu l'éloignement des d>-ux ma-
réchaux et l'extrême d;fticulté d>*s communications. Marmont, vraisembla-
blemoDt, se contenta de dépécher un aide de camp au duc de Trévise pour
le préven.r qu'il jugeait le moment venu d'user de l'autorisation de Joseph,
et il etvoya les parlemeot^irec sitns attendre 1» réponse de son collègue.
508 181 4.
rendre à discrétion. Marmont veille à la rentrée de
ses bataillons décimés, quand on vient l'avertir que les
Russes arrivant de la butte BeauregarJ débouchent
dans la grande rue de Belleville qui mène a Ménil-
moutant. La moindre hésitation, le moindre retard,
et la retraite est coupée. Marmont rallie une soixan-
taine d'hommes — « la faiblesse de cette troupe, dit-
il, ne pouvait être aperçue de l'ennemi dans un pareil
défilé » — et il charge à leur tête les grenadiers de
Jermolow. Le maréchal a son cheval blessé, son uni-
forme déchiré par les balles. A ses côtés le général
Ricard est gravement contusionné, le général Pelle-
port reçoit un coup de feu à bout portant, vingt hom-
mes tombent sous les balles et les baïonnettes; mais
les Russes font demi-tour, laissant les soldats ùe Mar-
mont s'établir en arrière de Belleville, leur première
ligne è la hauteur de l'église. Là, les Français peuvent
encore soutenir la lutte jusqu'au retour des parle-
mentaires *.
Sur les autres points du champ de bataille, les suc-
cès des alliés n'étaient pas moins décisifs. AlaVillelte
et à la Chapelle, Mortier avait été attaqué vers deux
heures par les corps deKleist, d'York et de WoronzolF.
D'abord l'artillerie de la garde, en position à la tête
des villages et sur les restes des anciennes redoutes
de 92, arrêta l'ennemi. Mais à la suite d'une charge
malheureuse des dragons français qui, ramenés sur
les batteries par les hussards de Brandebourg, y je-
tèrent la confusion et la panique, les Prussiens pri-
rent les pièces. A leur tour, ils firent jouer trois
batteries de 42, dont le feu intense prépara l'assaut.
Les boulets, enfilant les rues où se trouvaient massés
1. Marmont à Napoléon, 31 mars, 4 heures et demie du matin. Arch. nat., ■
AF. IV, 1670. Journal de Fabvier, 70-71. Mémoires de Marmont, VI, 246-217. ^
Mémoires de Pdlevort, II, 115-116. Cf. Journal d© Barclay de Tolly. Arcb. d*
Saint-Pétersbourg.
LA BATAILLE DE PARIS. 509
les fantassins et ricochant contre les murailles, fai-
saient des trouées sanglantes dans les rangs. La ca-
nonnade cessa : les colonnes s'élancèrent. Kleist diri-
geait l'attaque de la Chapelle ; York, ayant Worouzoff
en deuxième ligne, celle de la Villette. Mortier qui
commandait en personne dans ce faubourg s'y défendis
avec acharnement. Il semblait qu'il y fût inforçable,
lorsque, malgré leur héroïque résistance, les cent cin-
quante chasseurs vétérans, qui gardaient le premier
point du canal de l'Ourcq, furent culbutés par la garde
royale prussienne, débouchant des Maisonnettes. Mor-
tier allait être pris douane et même à revers. 11 donna
l'ordre de battre en retraite sur la barrière de la Vil-
lette. Le maréchal se retira comme un lion, lentement
et toujours menaçant. Les Prussiens ayant voulu le
serrer de trop près, un bataillon de Christiani les char-
gea à la baïonnette et leur prit quatre canons. Pen-
dant cecombat, York eut un mot superbp '^igiiedeNey
ou de Bonaparte. Un de ses soldats tomba frappé par
une balle presque contre son cheval : « — Pourquoi,
dit York, s'approchait-il si près de moi? » A la Cha-
pelle, Charpentier et Robert résistèrent avec la même
ténacité, jonchant de leurs morts et de ceux de l'en-
nemi toutes les rues du village. Ils n'évacuèrent leur
position que sur l'ordre de Mortier, déjà en retraite
lui-même. Charpentier fo^ma ses troupes en arnnt de
la barrière de Saint-Denis '.
A la même heure, l'infanterie flu comte de Langeron
attaquait Montmartre. Après avoir pris Aubervilliers,
Langeron s'était dirigé sur Saint-Ouen et Clichy-la-Ga-
renne, de façon à aborder Montmartre par le seul point
où il jugeait cette position accessible ', c'est-à-dire
V. Plotho, m. 412-414; Droysen. Tork't Leàen, III, 386.
*. Mémoires de Lnugeron. Arcb. des affaires étrangères, Russie, 25; «1
Journal de Langeron. Ardt. de Saiat-Pétersbourg, S9i03.
510 181 4.
par les pentes ouest. Chemin faisant, il réfléchit qu'il
devrait aussi s'emparer de Saint-Denis. Kapzewitsch
fut chargé de cette opération, qui semblait facile
mais qui allait donner des mécomptes au comman-
dant du VHP corps. Seule entre toutes les communes
suburbaines, la ville de Saint-Denis avait, de son
propre mouvement, pourvu à sa défense dès la mi-
février. On avait élevé quelques retranchements ; la
garde nationale formée de volontaires comptait cinq
cents hommes; enfin, le matin même du 30 mars, sur
les instances réitérées d'un député de la municipalité,
le général Hullin s'était décidé à envoyer une demi-
compagnie d'artillerie avec quatre pièces de 4 et
douze mille cartouches, et quatre cents voltigeurs de
la jeune garde sous les ordres du commandant Sava-
rin. Kapzewitsch avait six mille hommes 6t trente-six
canons. Son parlementaire n'ayant pas été reçu, ses
canons firent brèche à la muraille du parc de la Légion
d'honneur, et il donna l'assaut. Deux fois les colonnes
russes furentrepoussées. Le général envoya un second
parlementaire, qui, pas plus que le premier, ne réussit
à être introduit dans la place. Savarin, bien qu'ayant
épuisé presque toutes ses munitions, n'étaitpointd'hu-
meur à capituler. Comme un membre de la munici-
palité lui conseillait d'entrer en pourparlers puisqu'il
n'avait plus de cartouches : « — Et nos baïonnettes !
dit Savarin. Je ne me rendrai qu'après qu'elles seront
toutes émoussées.» Kapzewitsch voyant qu'il n'aurait
pas raison de cet entêté laissa un régiment en obser-
vation devant Saint-Denis et se hâta de se porter sur
Montmartre pour seconder l'attaque de Langeron *.
l. Défense de 5atnNZ)eni»enl8l4.parG.Dezobry, ex-coraraandant de la garde
nationale, pp. 8-26 ; Mémoires et Journal de Langeron. — Le commandant Sava-
rin ne se rendit que le lendemain, 31 mars, quand ij apprit officiellement la ca-
pitulation de Paris. « Je le reçus, dit Langeron, avec la considération qua
méritaient sa bravoure et sa fermeté. »
LA BATAILLE DE PARIS. 511
Fn pareil déploiement de forces n'était point né-
cessalic. Celle position qui, bien armée et occupée en
nombre, eût défié tant d'attaques, n'était qu'un épou-
vantail. Le départ du roi Joseph avait entraîné la re-
traite des quelques compagnies de garde nationale qui
se tenaient sur les buttes. Il n'y restait pius qu'une
soixantaine de canonniers, fort insuffisants pour le ser-
vice de 30 bouches à feu, et environ 250 sapeurs-pom-
piers de la garde impériale. Langeron, ayant refoulé
par ses masses la cavalerie des généraux Belliard et
Dautencourt, en bataille devant les buttes, et éteint
par le feu de ses 80 canons celui de leur batterie
légère, lance ses colonnes à l'assaut entre Clignan-
courl et la Ilutte au garde. Les Russes reçoivent
deux salves, dont les coups portent trop haut, attei-
gnent les crêtes, presque sans pertes, et tuent les ca-
nonniers sur leurs pièces. « — Ils sont trop! » dit l'un
d'eux en mourant. Pendant ce ^emps, la cavalerie
d'Emmanuel et l'infanterie de Rudzewitsch rejettent
sur les hairières de Batignolles. de Monceaux et de
Neuilly, les tirailleurs de la garde nationale dispersés
dans la plaine '.
Moncey voit l'ennemi menacer l'enceinte de Paris.
Lui vivant, il n'y entrera pas sans combat. Le maré-
chal organise la défense, il fait rassembler les hommes,
avancer les canons, il distribue les postes, harangue
les officiers et les gardes dont le départ du roi Joseph,
déjà connu, et les progrès trop visibles de l'armée al-
liée ont ébranlé les courages. « — Il faut nous dé-
fendre, dit le vieux soldat. Même si nous sommes
réduits à céder, à la fin, aux forces énormes de l'en-
nemi, du moins devons-nous lui imposer par une
énergique résistance pour obtenir une capitulation
l. Joaroal et Mémoires de Langeroa. Rcl&tioa aaonjm» dans la Suite M
Mémorial, II, 285-287. Schela. II, 228-229.
M2 181 4.
honorable.» Les chaleureuses paroles de Moncey,V©tev
accent de sincérité, raniment les miliciens. Les volon-
taires se présentent en foule pour aller prendre posi-
tion à la tète de Batignolles. Telle est leur exaltation
qu'ils refusent de s'embusquer dans les maisons, selon
les ordres de Moncey. «Nous n'avons pas peur, disent-
ils, nous ne voulons pas nous cacher.» Paroles d'hom-
mes qui n'ont jamais fait la guerre, mais qui sont ca-
pables|de la bien faire. — «Croyez-vous, s'écrie Allent,
que le doyen des maréchaux puisse vous conseiller
une lâcheté! » Alors ils se mettent à l'abri des balles *.
La barrière de Clichy semblait le point le plus me-
nacé.Moncey s'y établit. Aux autres barrières, ses aides
de camp coururent par son ordre exhorter les n>il:ciens
à combattre. Partout les officiers du maréchal trouvè-
rent les hommes bien disposés. Aux Ternes, à Bati-
gnoUes.auRoulejàl'Etoile, des volontaires tiraillaient
à cinq cents mètres au delà de l'enceinte avec les fourra-
geurs ennemis. Un détachement de la 4* légion qui oc-
cupait la barrière de Monceaux était moins déterminé.
L'aide de camp de Moncey, voyant dans la plaine deux
escadrons français serré de près par les Russes, invita
les gardes nationaux à se porter au secours de cette ca-
valerie. La moindre démonstration eût suffi pour la dé-
gager. Les gardes hésitèrent. Enfin, émus par les re-
proches indignéset les ardents appels de l'officier, ils se
mettaienten marche, lorsque le duc deFit7-James sortit
des rangs. « — Le service demandé, dit-ii, en se tour-
nant vers le front de la compagnie, est contraire à l'in-
stitution de la garde nationale*. » L'argument du duc
1. Koch, II, 499; Beauchamp, II, 223-224; Journal d'un prisonnier anglaii,
90-91; Relation anonyme dans la Suite au Mémorial, II, 285.
2. Journal d'un prisonnier anglais, 100-102; Beauchamp, II, 221 : Relation ano-
nyme précitée, 285; Koch, 11,502-503. — C'est Beauchamp qui cite les paroles
du duc de Fitz-James, tout en l'en glorifiant. Celui-ci n'ayant point réclamé
contre les louanges, bien comproraeUaiites à notre sens, de l'historien rcyv
liste, oa «st eu droit de regarder la cboae comme Tâhdiqae.
LA BATAILLE DE PARt5. ^13
de Fitz-James leur paraissant sans réplique, les mili-
ciens fonncreat les faisceaux. — Un autre Filz-James
qui n'é/iil pas duc (il était ventriloque, de son état)
se fit tuer ce jour-là, en enfant perdu, du côté de
Saint-Ouen.
Cependant les premiers bataillons de Langeron dé-
logent du faubourg de Balignolles les chasseurs et
grenadiers de la garde nationale, qui se replient en
deçà de la barrière de Clichy. Là, tout le monde prend
son poste, sous l'œil vigilant du maréchal Moncey.
Les invalides avancent les canons dans les embrasures
du tambour; les meilleurs tireurs se placent aux cré-
neaux, d'autres s'embusquent aux fenêtres et sur la
plate- forme du grand bâtiment du rond-point; la
masse des gardes se range des deux côtés de la rue
de Clichy. Moncey craignant qu'avec quelques boulets
les Russes n'aient facilement raison du tambour en
charpente ordonne de construire un second retran-
chement en arrière du premier. Charrettes, madriers,
p<:vés s'amoncellent; des hommes venus en curieux,
des femmes mêmes et des enfants aident ardemment
au travail sous les balles qui commenceul à siffler.
— Un peu plus bas, des ouvriers et quelques sapeurs-
pompiers de garde à la caserne du Mont-Blanc ébau-
chent sans ordres une autre barricade. — Un feu
nourri et sûr accueille la tête de colonne ennemie. La
défense s'annonce de façon à contenter le vieux sol-
dat de Marengo et de Saragosse « qui n'attend pas
tant des gardes nationaux ». Mais les généraux russes
n'ont pas l'ordre de donner l'assaut; ils ont au con-
traire l'ordre formel du czar do ne point abcrdor les
barrières. Rddzcwitsch et Langeron lui-même s'élan-
cent sous la nappe de plomb au-devant de leurs
hommes; ils les an*êtent. Les Russes se postent
dons les maisons du faubourg et sur les premières
33
514 1814.
pentes d'où ils continuent à tirailler avec les mili-
ciens*.
L'insulte de la barrière de Clichy termina cette
bataille qui ne fut qu'une suite de combats engagés
sans ensemble par les assaillants et soutenus sans
direction par les défenseurs. La bataille de Paris,
dont les conséquences politiques ont été si grandes, a
donc marqué à peine dans l'histoire militaire. Il faut
rappeler cependant que par le nombre dos troupes
en ligne et les perles subies des deux côtés — neuf
mille hommes tués ou blessés chez les Alliés, neuf
mille chez les Français^ — la balaillo de Paris fui la
plus imporlante et la plus meurlrière de toutes celles
de la campagne de France. Malheureusement, Napo-
léon n'y commandait pas.
L'appréhension du danger cause plus de trouble et
d'efFroi que le danger même. La population pari-
sienne qui s'épouvantait dès les premiers jours de
février au seul nom des Cosaques, et qui tremblait
les 27, 28 et 29 mars à l'idée du pillage et de l'incendie,,
recouvra son sang-froid quand elle entendit le canon.;
Pendanl la bataille^ les grands boulevards avaient leur
aspect accoutumé, à cette différence que la plupart-
des bouKques étaient fermées et qu'il passait peu de
voitures. Mais la foule était plus nombreuse, plus
animée, plus remuante aue d'ordinaire. C'était \q
1. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères. Journal d'un pri^
$onnier anglais, 90. 92, 101, 103. Ululation d'Allent (Suite an Mémorial, II, l(j2);.
2. Les documents étrangers portent les pertes des Russes à 7 000 hommeç
et celles des Prussiens à 2000, dont 80 officiers. Journal de Barclay de ToUyi,';
Mémoires du prince Eughie de Wurtemberg, III, 291; Plotho, III, 411-416}
Bogdanowitsch, II, 192 : Schels, II, 237-2.38.
Par la comparaison entre les .situations du 29 et 30 mars et celles du !•»
et2 avril, on arrive au total de 8800 h mmes tués, blessés ou 'lispnrus, chel
les Kiaiii;ais, sans compter les pertes de la garH« nuti.male qu'on évalue à.
300 ou 50î) biiinm-îs (Situations. Arch. de la guerre, et Arch. nat., AP. ivr
1667 «t 1670). Il e.st jiisle de remaripier que parmi ce.s manquants il y avait
un assez grand uomlire de traînards qui n.'juignireut les corps los i «t
4 avril, ainsi que l'iudiq^ueut les situations du 5 avril.
LA BATAILLE DE PARIS. 515
boulevard aux jours de fête et de changement de
gouvernement : un ûux et un reflux de promeneurs,
de groupfj^ stationnant et discutant, toutes les chaises
occupées, tous les cafés remplis. Le temps était cou-
vert et doi'S. A Tortoni, les élégants dégustaient des
glaces et buvaient du punch en regardant trottiner
les grisettes et défiler, sur la chaussée, quelques pri-
sonniers qu'escortaient des gendarmes, et d'innom-
brables blessés, transportés sur des civières et des
prolonges et dans des fiacres mis en réquisition.
La foule ne paraissait nullement consternée. Ch^
quelques-uns il y avait de l'inquiétude, chez d'autres
de la curiosité ; chez la plupart la tranquillité et même
lindiftérence dominaient. L'amour- propre national
aidant, — à mieux dire peut-être la vanité parisienne,
— ;)n regardait le combat livré à Romainville comme
une affaire sans importance et dont l'issue d'ailleurs
n'était point douteuse. Si l'on faisait remarquer que le
bruit du canon se rapprochait, ce qui semblait indi-
quer les progrès de l'ennemi, il ne manquait pas de
gens pour répliquer d'un air entendu : « C'est une
manœuvre; les Russes jouissent de leur reste. » La
quiétude générale fut cependant troublée entre deux
et trois heures. Un lancier ivre descendit au grand
galop le faubourg Saint-AIartin en criant : « Sauve-
qui-peut! » Une panique se produisit. Chacun s'enfuit
en courant. Les ondulations de la foule s'étendirent
Jusqu'au Pont-Neuf et aux Champs-Elysées. Mais cette
fausse terreur fut passagère, les boulevards se rem-
plirent de nouveau *.
Dan? les quartiers du Nord et de l'Est, on croyait
aussi à la défaite de l'ennemi, mais l'agitation et le
trouble étaient extrêmes. Les rues des faubourgs
1. Journal d'un prisonnier anglais iRnue britannique, V, 86, 89, 91, 105). Ro-
dri«;aea, 49. 53> 54, 66. Relauon aaonjrme (Suite au Mémorial, Ui 285-2S6).
SM 1814.
Montmartre, Poissonnière, Saint-Denîs, Saint-Mar-
lin, Saint-Antoine fourmillaient de monde, bien que
les gardes 'v-alionaux eussent l'ordre de laisser circu-
ler seulement les citoyens en uniforme. Pas ^ilus que
la consig-nc, les boulets qui commencèrent à siffler de
ce côté de Paris à partir de quatre heures de l'après-
midi n'arrêtaient les curieux. Il se produisait un re-
mous dans la foule quand tombait un projectile, puis
on continuait sa marche ou l'on reprenait sa place;
les enfants jouaient avec les boulets qu'ils poussaient
du pied. Aux abords des barrières, toutes les bou-
tiques étaient fermées; de pauvres meubles que les
habitants pns de peur avaient précipitamment des-
cendus, sans savoir où et comment ils les transjior-
teraient, s'amoncelaient sur les trottoirs. Des femmes
étourdies par les détonations incessantes, épouvantées
à l'idée des violences qui les menaçaient, couraient
sans but dans tous les sens, éperdues, presque folles,
s'uppelant les unes les autres et poussant de grands
gémissements. Leur sensibilité exacerbée s'épanchait
eu soins aux blessés qui arrivaient du champ de ba-
taille. Chaque entrée de porte devenait ambulance.
Les femmes déchiraient à l'euvi mouchoirs, fichus,
tabliers pour l'aire des bandes et des compresses*.
Avec une ferme confiance dans la résistance de Paris,
le sentiment qui dominait cbez la masse de la popu-
lation ouvrière était une sombre colère de n'y pouvoir
prendre part. Le peuple avait attendu des fusils sur
Il place Yeuflôme, devant l'hôtel du général Hullin,
depuis six heuresjusqu'à onze heures du malin; il était
rentré furieux dans les faubourgs, proférant le cri de :
Trahison! L'irritation se lisait sur les visages, la foule
était agitée et menaçante. « Le faubourg Saint-An-
1. Kodnguez, 54-56. Jourmal tCun prisonnier anglais, 86, 92. Mém. du générât
Pelkjpott, II, liS-117.
LA BATAILLE DE PARIS. 517
toine, dît Rovigo, était prêt à tout, sauf à se rendre *. »
Bien qu'on fût aux barrières à proximité des com-
battants, on n'était pas là mieux renseigné que sur
les boulevards. Nul ne savait rien et loat le monde
donnais des nouvelles. On disait tantôt ^ae le roi
Joseph était en fuite, tantôt, au contraire, qu'il avait
refusé de recevoir les parlementaires de l'ennemi.
A entendre les uns, toute l'armée alliée, deux cent
mille hommes, prenait part à la bataille; à écouler
les autres, les Fran(,'ais n'avaient devant eux qu'une
faible colonne, qui déjà rétrogradait mais qui avait sa
retraite coupée par l'empiTeur. Si l'on voyait revenir
des Français blessés, on voyait aussi entrer des pri-
sonniers et sortir de nouvelles troupes qui montraient
beaucoup d'ardeur. Un escadron de carabiniers croisa
dans le faubourg Poissonnière une petite colonne do
prisonniers; les cavaliers dirent tout haut à la foule :
« — Attendez, nous allons vous en envoyer bien d'au-
tres! M Deux fois dans la journée, à onze heures et à
trois heures, le bruit courut que le roi de Prusse était
prisonnieret qu'on allait le faire passer sur les boule-
vards pour le montreraux Parisiens. Deux fois aussi,
on dit que l'empereur venait d'entrer dans Paris. La
po[)ulation l'attendait depuis le malin et ne doutait pas
de son arrivée. Apercevait-on dans la plaine quelque
général monté sur un cheval blanc et suivi d'un
groupe d'officiers, chacun criait : « Le voilà ! le voilà ! »
Il n'était pas besoin de prononcer de nom, tout le
monde savait de qui l'on parlait. Le cri volait de
bouche en bouche, et « on se préparait au spectacle
d'une victoire' ».
1. Âtémotres de Rovign,\n. 19.20; Mémoires de Im Valette, IL 89; Ciraad,
S4-86; Béranger, Ma Biographie, 141. Cf. les discours à la Chambre d -s dé-
putés sur les fonitications de Paris, Moniteur du 2V au 30 janvier lau.
2. Béranger, JTa Biographie, 141; Rodrigues, 49-&1; Journal d'un prùomMr
miglait, 92, 102, 105.
518 1814.
Cette nouvelle du soudain retour de Napoléon
n'était pas sans quelque fondement. Vers une heure,
le générai Dejean arriva de Troyes, à franc étrier,
avec mission d'avertir les chefs de la défense que
l'empereur le suivait à moins d'une demi-marche.
Dejean descendit dabord au Luxembourg, puis il alla
à Montmartre*. Mais déjà la capitulation était réso-
lue, et Joseph avait gagné le Bois de Boulogne. Les
grands dignitaires, les ministres, les sénateurs, toutes
les autorités avaient reçu l'ordre de quitter Paris in-
continent. Cet ordre, donné par Joseph vers midi,
fut transmis aux intéressés entre une et deux heures
par le grand juge et l'architrésorier^ Les ministres,
quelques conseillers d'Etat et quelques sénateurs,
prirent le chemin de Chartres. Mais d'autres person-
nages, qui croyaient avoiravantage à rester dans Paris,
éludèrent ces ordres qu'il eût fallu donner dèsl'avant-
veille.
Moins disposé à partir que quiconque, Talleyrand
n'osait cependant ne point obéir. Il était le plus en
vue des membres du gouvernement, il se savait très
soupçonné. Un manque d'obéissance, qui chez tout
autre paraîtrait indolence, serait chez lui regardé
comme une trahison. Sans doute il risquaitpeu, puis-
que l'empereur et l'empire semblaient condamnés.
Toutefois Napoléon n'était pas désarmé, et les souve-
rains n'avaient pas prononcé en dernier ressort. Si par
miracle l'empereur restait sur le trône, le prince de
Bénévent se trouverait plus que compromis. Il était
dans sa nature de se prémunir contre toutes les éven-
tualités, même les plus improbables. Il voulait tou-
jours être en règle. Pour sortir d'embarras, Talley-
rand alla trouver sa dupe ordinaire, le duc ae Rovigo.
1. Miot de Mélito, III, 354^55; Rorigo, VII, 20-22.
t. Correspondance du roi Joseph, X, 216; Miot de Mélito, HI, 353-:tH
LA BATAILLE DE PARIS. 5i»
Après lui avoir représenté que les véritables intérêts
de TempHrcur, de la dynastie, du pays exigeaient
qu'il reslàt à Paris, il termina en demandant au mi-
nistre de la police l'autorisation de ne poini rejoindre
l'impératrice. Savary, cette fois, fit montre d'énergie.
D répondit à Talleyrand que, loin de l'autoriser à res-
ter, il lui intimait l'ordre de partir sur-le-champ, et
que, de plus, il allait surveiller son départ'. C'était
bien parler, mieux eût valu agir. Le prince feignit de
se rendre à l'invitation sans réplique de Rovigo. U
rentra rue Saint-Florentin, prit quelques mesures
pressées; puis, à cinq heures, il se mit en route pour
Chartres. Dans Paris, le carrosse du \'ice-grand élec-
teur, que précédait un écuyer, alla fort lentement
Il importail d'assurer à ce départ la notoriété publique,
et il importait plus encore de donner à i^crtains émis-
saires le temps d'arriver au poste de la barrière
d'Enfer. Ils avaient fait diligence. Quand la voiture
de Talleyrand approcha de la grille, le chef de poste
s'avança à la portière et eut l'audace de demander
ses passeports au prince de Bénévent. Sur la ré-
ponse de celui-ci qu'il n'en avait point — Talleyrand
n'eut garde d'exhiber l'ordre du grand juge qui va-
lait tous les passeports du monde — l'officier déclara,
en s'excusanl, que la consigne lui défendait de le
laisser passer. En vain quelques gardes nationaux,
qui n'étaient pas dans le secret, se récrièrent et dirent
que la consigne n'était pas faile pour le prince vice-
électeur, Talleyrand ne voulut point profiler de ces
bonnes dispositions, il revint au plus vite rue Saint-
Florentin, bien heureux de la réussite du stratagème*.
Eucore une fois, il avait atteint son but sans se com-
1. JUimnires de liooigo. VU, 21-23, 55-57.
2. Meneval. U, 58.5tf ; 22-23, 66-67; Viirolle», 1,311, RoTigo, VU. CtLettw»
Inédites d« Talleyrand (Reou» (fhistoirt dipUtmcUiqiUf 248).
520 181 4.
promet <;re. Il s'était mis en route, et s'il avait dû
arrêter son voyage, c'était forcé et contraint. La faute
retombait sur un chef de poste malavisé.
Il y avaitdes coupablesplus haut placés : le roi Joseph
qui, au mépris des instructions de son frère, avait
différé jusqu'à la dernière heure d'ordonner le départ
des membres du gouvernement; le duc de Rovigo
qui, au lieu de sommer Talleyrand d'obéir, aurait dû
le faire mettre en voilure et conduire à Chartres sous
bonne escorte. C'est grâce à l'imprévoyance de Joseph
et à la faiblesse de Savary que l'homme qui était
devenu le plus dangereux ennemi de l'empereur put
rester dans Paris abandonné. Comme l'a dit énergi-
quement Pons de l'IIérault, la régence ne sut rien
organiser, pas même la fuite.
IV
LA CAPITULATION DE PARIS
Quand le duc de Raguse s'était résigné, vers
quatre heures de l'après-midi, à entrer en pourpar-
lers, balles et boulets sifflaient autour de Belleville.
Des trois parlementaires qu'il envoya, le premier fut
grièvement blessé; le second, le colonel La Bédoyère,
eut son cheval et son trompette tués; seul l'aide de
camp du général Lagrange parvint à franchir la ligne
ennemie*. Il fut aussitôt conduit devant le czar qui,
descendu de cheval, veillait à l'établissement d'une
nou^'^elle batterie. Le parlementaire demanda un armi-
stice; ses pouvoirs n'allaient pas au delà. Alexandre
ne voulait ni ne pouvait accepter une pareille propo-
sition; en y consentant, il eût abandonné les avan-
tages, si chèrement achetés, de cette terrible journée.
Il n'avait pas sacrifié neuf mille de ses soldats pour
conclure une suspension d'armes qui permît aux
Français de se retirer en deçà de l'enceinte et d'y
attendre vingt-qualre heures, sans être inquiétés,
le retour de Napoléon. Cependant le czar n'était pas
moins pressé d'occuper Paris que Marmont d'obtenir
un armistice. L'occasion de négocier, occasion atten-
due depuis la veille avec tant d'impatience, se pré-
sentait; Alexandre n'eut garde de la repousser. Il
1. Mémoires de Marmont, VI, 245; Journal de Fabvier, 78; fmtmal d'un
prisonnier anglait (Reoue Britannique, V, 97). — Selon rofûcier anglais, on
«nvo>a quatre parlementaires, et ce fut M. de Quélen, aide de camp da
Ifénéral Compans et firère de l'archerèqae de Paris qui parla an czar
522 181 4.
donna l'ordre à son aide de camp favori, le comte
Orlow, d'accompagner le parlementaire auprès du
maréchal Marmont.
Comme ces deux officie' s arrivaient sous une pluie
de balles à cinquante m^jtres de la première ligne
française, Orlow* remarqua un général qui se tenait
au milieu des tirailleurs et qui en apercevant les
parlementaires fit cesser le feu. C'était Marmont.
« — Je suis le duc de Raguse, » dit-il en s'avançant
à la rencontre d'Orlow. — « Et moi, le colonel Orlow,
aide de camp de l'empereur de Russie. » L'entretien
fut de courte durée, les deux interlocuteurs ayant
également hâle d'arrêter le combat. « — Le désir
de Sa Majesté, dit Orlow, est de conserver Paris à
la France et au monde. » — « C'est là aussi notre
espoir. Quelles sont vos conditions?» — «Le feu
cessera immédiatement. Les troupes françaises se
retireront en deçà de l'enceinte. Une commission
militaire se réunira le plus tôt possible pour arrêter
les bases de la capitulation. » — « J'y consens. Le
duc de Trévise et moi nous vous attendrons à la
barrière de Paulin. Nous allons donner des ordres
pour faire cesser le feu sur toute la ligne... Au re-
voir. » Orlow remonta à cheval et partit au galop;
puis revenant sur ses pas, il dit au maréchal : « — Les
hauteurs de Montmartre sont-elles au nombre des
points que vos troupes doivent évacuer?» (Les Alliés
redoutaient toujours Montmartre qu'ils regardaient
comme l'Acropole de Paris.) Marmont rétléchit un
instant : « — Sans doute, répondit-il, puisque Mont-
martre est en dehors de l'enceinte*. » Ni le duc de
Raguse ni Orlow ne savaient alors que Langeron
1. Relation d'Orlow. Archiv.topographiqnes de Saint-Pétersbourg, d« 47346.
8. Relation d'Orlow, Arch. top. de Saint-Pétersbourg. Cf. le» JUémoirtt
4$ Marmont, où le récit ett beaucoup plus sommaire.
LA CAPITULATION DE PARIS. 523
était au moment de s'emparer de cette position, pres-
que sans coup férir.
Pendant ces premiers pourparlers, un autre parle-
mentaire, le général Lapointe, chef-d'état-major de
Mortier, franchit la ligne ennemie. Un peu avant
quatre heures, le général Dcjean qui avait perdu une
partie de l'après-midi à chercher le roi Joseph à
Montmartre et dans le bois de Boulogne ', avait re-
joint le duc de Trévise en avant de la barrière de
la Villelle. Aux paroles de Dejean, que l'empereur
arrivait, qu'il fallait à tout prix contenir l'ennemi
jusqu'au lendemain, le maréchal avait répondu en
montrant ses troupes décimées et rejetées sur les bar-
rières. Puis, bien que par un retard inexplicable il
n'eût point encore reçu l'ordre de Joseph, il avait pris
sur lui de demander au prince de Schwarz^nberg un
armistice m statu quo. Pour obtenir la suspension
d'armes. Mortier s'appuyait sur ce fait, dont venait de
l'instruire Dejean, que Napoléon avait fait directe-
ment à l'empereur d'Autriche des ouvertures de paix
qui ne pouvaient manquer d'être acceptées. Le géné-
ral Lapointe remit le billet, que Mortier avait écrit sur
un tambour, à un aide de camp de Schwarzenberg.
Le prince jugeant avec raison que les Alliés seraient
dupes s'ils accordaient une suspension d'armes qui
ne fût pas aussitôt suivie de la reddition de la ville,
répondit à Mortier par cette lettre assez impertinente :
«... L'union intime et indissoluble, qui règne entre
les souverains alliés m'est un sûr garant que les
négociations que vous supposez avoir été entamées
1. Cf. Miot de Mélito, III. 356. RoTÏgo, VU, 13 H. — Rovigo assnre qm
Dejeao rejoicrnit le roi Joseph an bois de Boulogne et le conjura de
revenir à Pari» et de révoquer ses ordres. Joseph »y refasa. disant qu'il
était trop tard, et qne d'ailleurs Dejean n'avait qu'à s'adresser aux maré-
chaox. — Malheureusement pour la mémoire de Joseph, le fait a été aOrmé
par une lettre publique du général Dejean, du 4 juillet 1822.
524 4 81 4.
isolément, n'ont pas eu lieu... La Déclaration des
Puissances alliées que j'ai l'honneur de vous envoyer
ci-joinle, en est une preuve incontestable*. » Ainsi
éconduit, le général Lapointe regagna la barrière de
la Villette, tandis que les commissaires nommés par
le czar allaient, de leur côté, à la barrière de Pantin
pour arrêter les bases de la capitulation. C'étaient le
comte Nesselrodo, le colonel Orlow et le comte do
Paar, aide de camp dd Schwarzenberg.
Ils trouvèrent Marmont seul. Mortier, bien que pré-
venu par un officier du duc de Raguso, n'était pas
encore au rendez-vous. Après quelques instants d'at-
tente, les commissaires sur la proposition de Mar-
mont se rendirent à la barrière de la Villctle, puis
dans le faubourg de la Chapelle oti enfin ils joigni-
rent le duc de Trévise. On entra dans un cabaret situé
près de la barrière de Saint-Denis et portant nour
enseigne : Au petit Jardinet^. Nesselrode exigea que
la ville fût livrée aux Alliés et que toutes les troupes
françaises missent bas les armes. Indignés de ces in-
sultantes prétentions, Marmont et Mortier déclarèrent
d'une seule voix que plutôt que d'y souscrire, ils s'en-
seveliraient sous les ruines de Paris. En vain Nessel-
rode démontra que si le czar voulait garder prison-
niers leurs vaillants soldats, c'était afin de contraindre
Napoléon à faire la paix, l'argument toucha peu les
deux maréchaux. On en était là de la discussion,
lorsque soudain, au milieu du grand silence qui de-
puis la cessation du feu avait succédé au fracas de la
1. Lettres de Mortier et de Schwarzenberg, 30 mars, cit. par Rovi^o, ^^I,
14-16. Lettre de Steewart à Casilereagh. Des hauteurs do Belleville, 30 mwrs
(au soir). Correxoondancede Ciisllereayh, V, 41i. — La jnèce dii>ioin:iiii|iie -juo
Schwarzeuberg joiguit à sa lettre était la Déclaration de Cbâtillou 20 mars.
2. Journal ^un prisonnier anglais, 97-98. — Le mois suivant, l'avisé caliare-
tier fit peindre cette inscription : « Au Petit Jardinet, l'an 1814, ici leSO mars
(jour à jamais prospère pour le bonheur de notre nation) la plus sage capittilo'
tion aux Franco» rendit un père, Thouront, marchand de vint traiteur. »
LA CAPITULATION DE PARIS. 525
bataflle, gronda une terrible canonnade. Les commis-
sniri's alliés se regarilèreul un instant avec stupeur.
Ils « raignaient que ce ne fût le canon de reui)K'reur.
Celait la prise de Moutmartre, un officier vint bientôt
les en avertir. L'ordre d'arrêter le feu n'était pas
encore parvenu à l'émigré Langeron qui continuait
ses faciles exploits*.
Les commissaires alliés cherchèrent à se prévaloir
de la possession de ces hauteurs pour faire accepter
leurs conditions. Mais Marmont objecta qu'il avait con-
senti dès quatre heures à l'abandon de Montmartre.
Que celte position eût été cédée en vertu de Tarmi-
slice ou eulevée d'assaut, il importail peu à ses yeux.
Pour les maréchaux, d'ailleurs, la reddition de Paris
était un fait acquis; ils ne disputaient plus que pour
sauver leurs soldats, et sur ce point, ils demeuraient
inlraiUSIcs. Nesselrode et ses collègues se rendirent
à Bellcviile pour tenter de fléchir la volonté du czar.
A sept heures ils étaient de retour, apportant de nou-
velles propositions qui, bien que moins humiliantes,
n'étaient guère plus acceptables : les troupes évacue-
raient Paris avecarmes et bagages, mais elles devraient
se iHlirer par la roule de Rennes. Celait un désar-
momcnl déguisé, car de ce côté les corps des deux maré-
chaux ue pouvaient être d'aucun secours à Napoléon.
Les ducs de Ragusc et de Trévise s'élevèrent contre
la prétention de leur imposer un itinéraire. « — Pa-
ris, dit Marmont, n'est pas bloqué el il ne saurait
l'être. Quand même vous m'allaqucriez colle nuit,
je défendrais Paris rue j)ar rue, el je ne pourrais jamais
être repoussé que sur la rive gauche de la Seine, où
je reslorai maîlre de prendre la route de Fonlaine-
blcau. Pourquoi donc vouloir obtenir par un armistice,
1. Relation d'Orlov. Cf. Mémairm d* Marmont, VI, 14&. Mémoires d*
Laiigereo.
52C 1814.
dont les conditions blessent l'honneur de doux vieux
soldats, ce que vous ne pourriez obtenir par la force?»
Et après un silence, le maréchal reprit d'une voix
visiblomenf émue : « — Messieurs, le sort vous favo-
rise, le succès de celte journée est grand pour vos
armes, les suites en seront incalculables. Soyez mo-
dérés et ne nous poussez pas, le duc de Trévise et
moi, aux dernières résolutions*. »
Les commissaires alliés, Orlow surtout, reconnais-
saient la justesse de ces paroles, mais liés par
leurs instructions, ils croyaient ne devoir rien céder.
Si alors les maréchaux eussent pris prétexte de cette
résistance pour rompre la négociation, peut-être
eussent-ils été bien inspirés. Ils connaissaient le mes-
sage du général Dejean, ils savaient l'empereur à
quelques lieues de Paris, enfin, la nuit étant venue,
ils devaient comprendre — Orlow allait l'avouer lui-
même — que l'assaut serait dilféré jusqu'au lende-
main. On risquait, il est vrai, un bombardement. Cent
pièces de canon étaient braquées sur la ville, et l'ai-
mable Miiffling, dévoré d'impatience, faisait déjà
demander au czar s'il fallait « allumer Paris ».
Alexandre répondit négativement, disant qu'il ne
voulait qu'intimider les Parisiens*. Mais au cas où;
après avoir profité de trois heures d'armistice, Mar-
mont se fût dérobé à l'obligation qu'il avait morale-
ment prise de rendre Paris, la colère n'eût-elle pas
emporté l'empereur de Russie?
La discussion durait depuis plus d'une heure,
lorsque Mortier se retira. « — Je laisse le duc de l\a-
guse continuer leà pourparlers, dit-il, et chois'v le jjurti
qu'il jugera convenable. Quant à moi, je suis ol'ligé
1. Relation d'Orlow. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, Cf. Marmont, VI, 248,
2, Journal d'un prisonnier anglais, 255. Mémoires de Lanj^eron, Arcti. des
Aflf. étrang. — L'officier anglais prétend tenir le propos du général MiitÛing^
lui-même avec qui il entra en relation durant l'occupation de Paris,
LA CAPITULATION DE PARIS. 527
de prondre des mesures pour la défense de Paris. »
Le brave Mortiir devenait diplomate à Soo tour. Il
disait : ïh- léfense de Paris, quand il pensait : l'éva-
cuation de Paris\ Devenu très inquiet. Orlow repré-
senta à Nesselrode que les troupes alliées ne pouvant
attaquer la ville en pleine nuit, les Français auraient
toute liberté pour se retirer par la route qui leur con-
viendrait. Il conclut qu'il fallait ou souscrire sur
l'heure à la demande des maréchaux ou suspendre les
pourparlers pendant qu'une nouvelle démarche serait
faite auprès du czar. Mais craignant que Marmont,
irrité de tant de retards et de difficultés, ne revint à
ridée de défendre Paris, Orlow déclara qu'il resterait
son otage jusqu'à la ratification de l'armistice. Nessel-
rode quitta le maréchal en l'assurant que le feu ne
reprendrai l pas avant que le colonel Orlow n'eût re-
gaj^né les avant-postes russes*.
Les choses ainsi arrêtées, Marmont emmena le comte
Orlow dans son hôtel de la rue Paradis. Celte nuit-là,
Ihôteldu ducdeRnguseavaitunair do fête. On nepeut
dire qu'il y eut soirée, ni réception; mais une foule
de personnages remplissaient les salons. Tandis que
la masse de la population parisienne était resiée tout
le jour et s'était même endormie dans l'ignorance des
résultats de la bataille, les ordres de départ transmis
par le grand juge à plus de trois cents personnes, le
rapport de Peyre au conseil municipal, les dernières
instructions des ministres à leurs chefs de service,
1. L'évacuation de Paris, do moins par les troapes de Mortier, commença
bien avant la ratidcatioo de la capitulation. Les si^oaiures ne fnri'itt échan-
gées qu'a 2 heures du matin, et dès 11 heures du soir la cavalerie de Belliard,
»vaDi-garde du corps de Mortier, avait déjà atiHini la Cour de France. Cf.
Marinuut à Napoléon, 31 mars, 3 heures et demie du matm. Arch. de Ut
guerre; Mémoires de BttUiard, II, 172; Fain, 209; Relauua de Guargaud,
dans ISourrienne et tes erreurt. H, 329.
2. KelauoQ d'Orlow. Cf. Lettre de Nesselrode à Orlov, Boadj, 30 mat»
(1 heore iu matin), citée par Bogdanovitscb, U, 197.
S28 4 814.
avaient renseigné le monde de la politique*. On savait
le dépar' du roi Joseph ot des membres du gouver-
nement ^ on savait la victoire des Alliés, on savait que
le duc de Raguse, investi de pleins pouvoirs, traitait
aux avant-postes de la capitulation de Paris. Ce qu'on
ne connaissait pas, et ce qu'on était pourtant bien
anxieux de connaître, c'étaient les clauses de cette ca-
pitulation. Aussi tous les gens qui par leur situation
ou leurs relations personnelles avec le maréchal Mar-
mont et avec la famille de son beau-frère Perregaux,
croyaient avoir leurs entrées dans l'hôtel de la rue
Paradis, y étaient venus comme au foyer des nou-
velles. Il y avait là Chabrol, préfet de la Seine, Pas-
quier, préfet de police, La Valette, directeur général
des Postes, le général de Girardin, aide de oamp de
Berthier, arrivé de Troyes à huit heures du soir, Bour-
rienne, le baron Louis, LafOtte, des sénateurs, des dé-
putés, des membres du conseil municipal, des chefs
de légion de la garde nationale^
Quand Marmont entra, l'uniforme déchiré, les bottes
maculées de boue et de sang, les mains et le visage
noirs de poudre, on crut voir apparaître la Bataille per-
sonnifiée. L'admiration pour l'intrépide soldat émut
tous les cœurs et courba tous les fronts. Chacun s'ap-
procha du maréchal, lui prodiguant les félicitations et
les éloges, l'exaltant et l'encensant à l'envi. Jamais
1. Journal d'un pmtonnter anglais, 92. Cf. Mémoiret de Marmont, VI, 21-29.
— A[)rès avoir accompagne le général Strolz auprès de Marmont, Peyra
s'était rendu à l'IIôtel de Ville, où l'appelait son service et où 1p conseil mu-
nicipal était assemblé. Selon Pons de rilèrault (190 191), ot la chose est vrai-
semblalile, Peyre rapporta les détails de sa mission aux magistrats munici-
paux, et. le récit de Heyre et Beuuchamp, II, 233.
2. R'IatiwD d'Orlow. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, 47 346. Mémoires de
La Valette, f[, 92; Bourrienne, X, 17-18; Mémoires de Marmont, \1, 249.
*Oa a vu {f8l4, 410) que le 29 mars, peu après le départ, du pont de Dollen-
court, d un premier envoyé, qui était le géuéral Dejean, le général de Gi-
rardin avait été dépéché par Berthier, pour auDonoer au roi Joseph 1« retour
fapiJe de l'empereur.
LA CAPITULATION DK PARIS. 529
vainqueur peut-être n'avait reçu pareille ovation.
Mais le vaincu de la journée ce n'était pas Waimont,
c'était Bonaparte. — On conamençait à no plus dire
Najoléon.
INon seulement on admirait Marmont, on le bénis-
sait presque. II avait résisté assez tard pour sauver
l'honneur de Paris et il avait capitulé assez tôt pour
épargner à la ville les horreurs du sac. En réalité,
c'était au roi Joseph qu'en devait la reddition de Paris ;
mais qui pensait à lui, sinon pour accuser sa couar-
dise? Dans un égarement passionné, on faisait honle
à Joseph de l'acte dont on faisait honneur à Marmont.
Sauf le comte de La Valette et le général de Giiardin
qui s'élevaient contre la capitulation et défendaient
encore la cause de l'empire, on parlait avec abandon
de la chute inévitable de Napoléon et du prochain re-
tour des Bourbons. Laffitte se montrait un de leurs
plus chauds partisans. Comme Marmont, évidem-
ment troublé, lui objectait les dangers d'une restau-
ration pour les chefs de l'armée, dont la gloire serait
prise à crime par les émigrés, le banquier répli<|ua :
« — Eh! monsieur le maréchal, avec des garanties
écrites, avec un ordre politique qui fondera nos droits,
qu'y a-t-il à redouter'? » Déjà un mois auparavant,
le beau-frère de Marmont, le jeune Perregaui, qui
par parenthèse était chambellan de l'empereur, avait
répondu par ces mots aux mêmes objections : « —
Dans tous les cas Macdonald et toi, vous serez cer-
tainement dans l'exception*. »
La conversation en était là, lorsque le duc de Ra^
guse quitta brusquement le salon. Un très grand
peisonnage demandait à lui parler en particulier.
C'était Talleyrand. Marmont le reçut dans la salle à
1. Marmont, VI, 349-250; La Valette, II, 93-03: Boorrienne, X, 17-31.
t. Mémoérea Jt Marmont. VI, 203.
34
830 1814.
manger, où il avait soupe avec Orlow. Talleyrand
aborda le maréchal sous un prétexte. Il venait s'in-
former si les communicalions avec Blois étaient
encore libres. Après celle entrée en matière, il com-
mença à parler des malheurs publics, des difficultés
de la situation. « J'en convins avec lui, rapporte
Marmont, mais sans dire un mot sur le remède à
employer. Le prince cherchait l'occasion do me faire
une ouverture, mais quoique je pressentisse d'étran-
ges événements, il no pouvait pas me convenir d'y
concourir, et dès lors uu secret m'eût été à charge. »
Ces ouvertures furent-elles faites? Ce secret ful-il
échangé? Entre gens d'esprit, on s'entend à demi-
mot. « Le prince dé Talleyrand, dit M.irinont, se
relira, ayant échoué dans sa tentative *. » Marmont
le croyait peut-être; il se trompait. A la lin de cet
entretien, s'il n'était pas tout à fait gagné aux Bour-
bons, du moins sa fidélité à Napoléon était ébranlée.
L'ovation dont il avait été l'objet et la démarche de
Talleyrand, il n'en fallait pas tant pour troubler la
raison du maréchal sous une montée d'orgueil. Cet
homme fait de vanité et d'envie, cet ambitieux que
ni grades, ni titres, ni dotations n'avaient rassasié,
parce qu'il voyait toujours sur le même rang que
lui ses compagnons d'armes, les Ney, les Davout, les
Mortier, les Victor, les Suchct, et au-dessus de lui,
Napoléon, arrivait enliu au premier rôle. Il devenait
l'arbitre de la France; il était le maître de son maître,
car Talleyrand le lui avait fait enleudre s'il ne le lui
avait jjas dit, il tenait dans sa main les destinées de
l'empereur. Ce jour de défaite, — Marmout se l'a-
vouait-il? — fut le plus heureux de sa vie.
1. Mémoires de Marmont, VI, 250; Cf. Relation d'Orlow et Mémoires dé
La Valette, M, 93. « Tout fut dit pour moi, raconta La Valette, Talieyraod
Tenait pour enoelopper le marédiaL »
I
LA CAPITULATION DE PARIS. 531
En se retirant, Talleyrand passa par le salon. Il
croyait utile d'adresser quelques paroles à un per-
sonnage qu'il savait y trouver. A la vue^ du prince
de Bénéveiit, que l'on croyait sur la route de Char-
tres, il se fit un mouvement parmi les assistants; on
se porta à sa rencontre, dans l'espérance d appren-
dre ce qu'il pensait de la situation. Orlow, qui par
discrétion n'avait pas voulu s'approcher, se trouvait
seul à l'autre extrémité du salon. Sans daigner ré-
pondre aux muettes interrogations do la foule em[»res-
sée, Talleyrand s'avança eu claudicanl vers rolficier
russe; puis ayant repris son grand air, compromis
par la marche, il lui dit d'un ton presque solennel :
« — Monsieur, veuillez bien vous charger de porter
aux pieds de Sa Majesté l'empereur de Russie 1 ex-
pression du profond respect du prince de iJéné-
vent. » « — Prince, répondit Oilow, qui ne se montra
pas dans la circonstance moins diplomate que Tal-
leyrand, je porterai, soyez-en sûr, ce blanc seing, à
la connaissance do Sa Majesté. » Un imperceptible
sourire efUeura les lèvres de Talleyrand qui salua et
sortit '.
A deux heures du matin, le comte Paar apporta
une lettre de Nesselrode, autorisant Orlow à sous-
crire aux conditions exigées par les maréchaux. La
capitulation, dont les clauses avaient été arrêtées en
principe au cabaret du Petit Jardinet, fut rédigée,
sans discussion, dans le cabinet de Marmont. Le ma-
réchal rentra au salon, où presque tout le monde était
resté, et dans un émouvant silence il donna à haute
voix lecture de la pièce. A la demande du duc de
Raguse, ses deux aides de camp, les colonels Fabvier
et Benys (Danrémoill), signèrent eu son nom; Orlow
1. Rdatioa d'Oilov. Arch. top. ds S«int-FiUnboarg, 47S4B.
S33 1814.
et Paar signèrent au nom du czar et du prince de
Schwarzenberg-*.
Les clauses de la capitulation portaient seulement
sur l'évacuation de la ville, les conditions du dé-
part des troupes et la durée de l'armistice. Les maré-
chaux, sans doute, s'étaient inquiétés du sort réservé
à Paris. Mais, sur l'avis d'Orlow qui dans ces pourpar-
lers s'était montré un sincère ami de la France, ils
s'étaient contentés pour la sauvegarde de Paris d'un
article ainsi rédigé par le colonel russe : « La ville
de Paris est recommandée à la générosité des hautes
puissances alliées. » Non seulement il n'y aurait
ni pillage, ni violences; mais le czar, avait dit Orlow,
voulait même épargner aux Parisiens « l'humiliation
de voir un jour les clés de leur ville dans quelque
musée d'Europe^ ». Les détails de l'entrée des souve-
rains, du logement et de la nourriture de leurs troupes,
de la police de la ville, restaient cependant à régler.
Ces soins incombaient aux magistrats municipaux,
seules autorités demeurées dans Paris depuis la re-
traite du gouvernement. Le préfet de la Seine et plu-
sieurs conseillers municipaux convinrent d'aller en
1. Relation d'Orlow. "X lettre de Nesselrode à Orlow, Bondy, 30 mars, citée
par Bogdaoowitsch, 11, 197.
Voici le texte de la capitulation de Paris :
« Ariicle premii'r. — Les corps des maréchaux dm s de Tréviseet de Raguse
évaciierout la ville de Paris, le 31 mars, à 7 heures du matin. —Art. 3. Us
«mmèneront avec eux l'attirail (sic) de leurs ««••ns H'armAe. — A rr.. 3. I «s hos-ti
iites ne pourront recommencer que 2 heures après 1 évacuation de la ville,
c'est-à-dire le 31 mars, à 9 heures du matin. — Art. 4. Tous les arsenaux,
ateliers, établissements et magasins miliiaires seront laissés dans le même
état où ils se trouvaient avant qu'il fût question de la présente capitulation.
— Art. 5. La garde nationale ou urbaine est totalement séparée des troupes de
'igné; elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon les lispositions des
^issances alliées. —Art. 6. Le corps de la gendarmerie municipale partagera
entièrement le sort de lagarde nationale. — Art. 7. Lesblesséset maraudeurs
restés après" heures à Paris seront prisonniers de guerre. — Art. 8. La ville
de Paris est*recommandée k la générosité des hautes puissances alHées.
ï Fait à Paris, le 31 mars 181-1. à 2 heures uj matin. » (Suiven' les si-
gnatures.)
t. Relation d'Orlow, Arch. topogr. de Saint-Pétersbours 4' J4S.
LA CAPITULATION DE PARIS. 533
députation auprès du czar. Orlow, avec son inalté-
rable bonne grâce, s'olTrit à leur servir de guide. Au
point du jour, les préfets de la Seine et de police, plu-
sieurs membres du conseil municipal, le chef d'état-
major Allent et deux adjudants-commandants de la
garde nationale, Tourton et Alexandre de Laborde,
partirent pour Bondy'. Orlow introduisit la députa-
tion dans la grande galerie du château, où Nesselrode
la vint recevoir, et il monta à la chambre du czar.
Le souverain était couché : — « Quelles nouvelles
m'apportez-vous? » — « Sire, c'est la capitulation de
Paris. » Le czar saisit l'écrit que lui tendait Orlow et
le lut plusieurs fois. « — Je vous félicite, reprit-il;
votre nom est attaché à un grand événement. » Il
se fit ensuite donner des détails sur la mission que
l'aide de camp avait si bien remplie, puis il lui de-
manda s'il avait vu le prince de Bénévent. Orlow
ayant rapporté les paroles échangées avec Talleyrand
dans le salon de Marmont, le czar dit : — « Ce n'est
encore qu'une anecdote, mais cela peut devenir de
l'histoire. » Alexandre glissa alors sous son oreiller
la capitulation de Paris et s'endonnit d'un profond
sommeil*.
1. Relation d'Orlov. Cf. M*m. de Marmont. VI, SSO; Schels, H, 246-247. —
D'après Pons, 296, rabbé de Pradt avait demandé k faire pau-tie de la dépa»
tation, disant qa' « il et <it es^ientiel qu'un prêtre fût adjoint à la représen-
tation qui allait saluer le vainqueur. ■ Pasquier le renvojra k sa messe.
S. R«iation d'Orlow. Arch. topog. d« SaiaV-Pdier»boarg, 47346.
A cette henr«-là même, le glorieux bûcher que Sémrier avait fait. élever,
jurant la nuit, dans la cour de l'Hôtel des Invalides, achevait de consumer
seize cents drapeaux pris à l'ennemi par les soldats de la république et de
Fempire.
LA COUR-DE-FRANCE
Dans cette nuit du 30 mars, à l'heure où le maréchal
Marmonl, l'âme gonflée d'orgueil, recevait de l'élite
du moude parisien des hommages et des félicitations
comparables aux honneurs du triomphe, un homme
descendait d'un méchant cabriolet devantla station de
poste delà Cour-de-France, et pendant qu'on relayait,
il trompait son impatience en marchant à grands pas
sur la route de Paris. Cet homme brûlant de fièvre,
dévoré d'inquiétudes, souffrant toutes les angoisses,
voulant à la fois supprimer l'espace et arrêter le
temps, c'était Napoléon.
Depuis Villeneuve-sur- Vannes, où l'empereur a
quitté ses chevaux et son escorte pour prendre une
carriole de poste, les mauvaises nouvelles se sont
succédé de relai en relai. A Sens, on a appris que
l'ennemi approche de Paris ; à Fontainebleau, que
l'impératrice est partie pour la Loire ; à Essonnes, que
la bataille est engagée*. Une troupe de cavaliers ar-
riveautrotdevantlaCour-de-France. L'empereur crie:
Halte I Son chef, Belliard, qui vient d'après les ordres
1. Fain, 203; Relation de Gourgaud dans Bourrienne et tes erreurs. 11, 329.
Itinéraire du général Plahaut (communiqué par M. Frédéric Masson). —
D'après Fain, l'empereul- arriva à la Cour-de-France à 10 heures. Gourgaud
dit : à 11 heures, et c'est plus vraisemblable. L'ordre donné à Canlaincourt
est daté du 31 mars, c'est-à-dire du 30 après minuit. Correspondante de
Napoléon, 21546.
La Cour-de-France était le nom de la station de poste de Fromentean, «i«
tuée k 2 postes un quart de Paris (soit quatre lieues et demie).
LA COUR-DE-FRANCi. »M
de Mortier préparer les cantonnements, reconnaît cette
voix si counue. Il saute à bas de cheval. L'empereur
l'enlrahie seul sur la route, dans une marche rapide.
Nombreuses, brèves, pressées, saccadées, les ques-
tions se précipitent. « — Commentêtes-vousici?...Oi!i
est l'ennemi?... Où est l'armée?... Qui garde Paris?...
Où est l'impératrice, le roi de Rome?... Joseph?
Clarke?... Mais Montmartre I... Mais mes soldats !...
Mais mes canons ! » Belliard, à qui de nouvelles ques-
tions coupent sans cesse la parole, fait le récit succinct
de la journée. Il dit l'intrépide défense des troupes,
la conduite honorable de la garde nationale, les forces
écrasantes de lennemi, enfin l'évacuation de la ville
en vertu d'une convention qui est au moment d'être
ratifiée. Mais il parle aussi de Montmartre dépourvu
d'ouvrages et d'artillerie, du manque de munitions,
du roi Joseph absent du champ de bataille. Alors
Napoléon laisse éclater sa colère : « — Tout le monde
a donc perdu la tête ! Voilà ce que c'est que d'em-
ployer des hommes qui n'ont ni sens commun m
énergie... Ce cochon de Joseph qui s'imagine être en
état de conduire une armée aussi bien que moi !... Et
ce J... F... de Clarke qui n'est capable de rien, si on
le sort de la routine des bureaux ! » Toujours parlant
et toujours marchant, l'empereur a fait plus d'une
demi-lieue. 11 s'arrête et s'adressant à Caulaincourt
et aux autres olliciers qui l'ont suivi à quelque dis-
tance : « — Vous entendez, messieurs, ce que vient de
dire Belliard! .\llons, il faut aller à Paris, l'artoul où
je ne suis pas, on ne fait que des sottises... Caulain-
court, faites avanccrma voiture.» Belliard objecte res-
pectueusement à l'empereur qu'il est trop lard, qu'à
cette heure la capitulation doit être signée et Paris
évacué, que les troupes ne pcuveut rentrer dans la
ville puisqu'elles Tout quittée en vertu d'une conven-
536 181 4.
tion. Caulciincourt appuie les raisons du gf^néral. Na-
poléon ne veut rien eutondrc. Il se gris^ 'le ses pa-
roles Il ira à l*aris, il fera sonner les cloches, illumi-
ner la ville, tout le monde ])rondra les arme». El il
continue à marcher vers Paris, réitérant Tordre de
faire avancer ses voitures'.
On était arrivé près d'Athis, à trois kilomètres de
la Cour-de-France, quand, au loin, sur la route,
qu'éclairait par intervalles la lueur vacillante des
feux des bivouacs ennemis placés sur la rive gauche
de la Seine, on aperçut une colonne d'infanterie.
C'était Tavant-garde de Mortier, commandée par le
général Curial. Napoléon se sent ébranlé. Néanmoins
il n'abandonne pas tout espoir d'aller à Paris. Il sait
que Marmont occupe encore la ville, que la garde
nationale est sous les armes. Peut-être la capitulation
n'est-elle pas signée. Dans ce cas, le duc de Raguse
devra rompre les pourparlers et continuer k défense.
Le général Flahaut, muni de ces instructions pour
Marmont, part bride abattue sur un cheval de troupe.
Si d'ailleurs il est trop tard pour combattre, sans
doute il n'est pas trop tard pour traiter ! De retour à
la maison de poste, l'empereur envoie le duc de Vi-
cence auprès des souverains alliés, l'investissant de
« tout pouvoir pour négocier et conclure la paix ».
Puis, renfermé dans une chambre de l'auberge, il
attend impatiemment des nouvelles, les yeux fixés
sur ses cartes 2.
1. Mémoires de BelUard, II, 17Ç-179. Of. Fain, 209; Relation do Gourgaud.
Cf. Journal des Di'hnU, du 6 a\Til 1814.
2. Fain, 212-213; Correspondance de Napoléon, 21 546. Relation de Gourgaud.
Note de Flahaut, citée dans la très rare brochure de Frédéric Masson : Le
général comte Flahaut, 17-18.
D'après les Mémoires de Ségur, livre éloquent, mais où les choses sont
trop souvent relatées par ouï-dire, l'empereur avait envoyé Caulaincourt
aux Alliés non pas pour traiter, mais pour gagner du temps en feintes négo-
ciations, et permettre ainsi à l'armée de se concentrer à Fontainebleau. Ce
s'est Ik qu'une hypothèse et une hypothèse mal fondée. Il noua parait hors
LA COUR-DE-FRANCK. 537
Au point du jour arrive un courrier du duc de Vi-
cence. 11 annonce que la capitulation a été signée à
deux heure* et que les Alliés entreront à Paris dans
la maiinée'. Peu après revient le général Flahaut,
avec celle lettre de Marmont : « Sire, le général Fla-
haut m'annonce la présence de Votre Majesté à Ville-
juif. Il m'a demandé si je croyais que les Parisiens
fussent disposés à se défendre. Je dois dire à Votre
Majesté la vérité tout entière. Non seulement il n'y a
pas de disposition à se défendre, mais il y a une réso-
lution bien formelle de ne point le faire. Il paraît que
l'esprit a changé du tout au tout depuis le départ de
l'impéralrice; et le départ du roi Joseph à midi et de
tous les membres du gouvernement a mis le comble
au mécontentement. Je ne puis plus douter que,
quelque efTort que l'on fît, on ne pourrait tirer aucun
parti de la garde nationale pour combattre... A cinq
heures, je mets mes troupes ea mouvement, afin
qu'elles n'aient pas sur les bras, après neuf heures,
la cavalerie qui aurait pu passer au pont de Sèvres
pour nous inquiéter dans notre marche*. »
Le maréchal Marmont exagérait en mal l'état
des esprits. Il y avait toutefois dans ses paroles beau-
coup de vérité. La veille, le matin encore, dans
l'après-midi même, l'arrivée soudaine de Napoléon
de donte que dans la nuit dn 30 au 31 mars, remperear était tout prêt à
traiter, comme d'uilleurs il était déjà prêt à traiter dans la journée du 25 mars
ainsi qu'en téinoigueni du reste les leiirea de Caulaincourt à Metiernich
et la lettre de l'empereur remise à Weissemberg. Au sujet de la sincérité d«
la mission de Caula ocourt auprès du czar, voir Marmont. VI, 252. la lettre
-e Si«€wart à lord Batborsi, Paris, 1" arril, danit la Carretpondtmce de
Castlereagh, V, 417.
1. Fain, 213.
S. Marmont à Napoléon. Paris, 31 mars, 4 henres et demie du matin. Arch.
nat., AF. IV, 1670
Ces mots de la lettre : « Flahaat m'annonce la présence de Votre Ma-
jesté i Villejuif » semblent témoigner que l'aide de camp de l'empereur
croyait et avait dit k Marmont que Napoléon n'avait pas arrêté ta march*
vers Paris. Villejuif n'est qa'à une lieue des barrières.
538 1814.
eût transformé en soldats ces gardes nationaux
auxquels, mieux que Marmont, Belliard avait su
rendre justice. La présence de l'empereur eût rendu
la confiance à tous, animé les braves, entraîné les
hésitants. Mais le 31 mars, à quatre heures du mutin,
alors que la capitulation était connue dans la plupart
des légions et que la garde nationale avait pris son
parti de cette nécessité, c'eût été trop demander aux
miliciens de reprendre ces armes qu'ils venaient de
déposer, un grand nombre avec douleur, un plus
grand nombre encore avec soulagement.
Aux troupes, inlassable chair à canon, sublime
limon de France, pétri et animé par Napoléon, on
pouvait encore tout demander. Les hommes auraient
voulu revenir au feu. Après leur tenace défense de
dix heures aux abords de Paris, contre des forces
quadruples, ils espéraient une revanche dans un com-
bat de rues où disparaîtrait l'avantage du nombre. On
leur avait donné Tordre d'évacuer Paris. Ils défilaient,
sombres et farouches, avec des murmures dans les
rangs. Les soldats accusaient les chefs, l'armée accu-
sait la garde nationale'. L'exaltation était telle chez
quelques-uns, qu'un colonel se présenta vers neuf
heures du soir au magasin à poudre de Grenelle et,
prétextant un ordre supérieur, enjoignit impérati-
vement au major d'artillerie, Maillart de Lescourt,
de faire sauter le bâtiment *. Le magasin contenait
243 000 kilogrammes de poudre, 28 000 gargousses
et cinq millions de cartouches. Le tiers de Paris eût
1. Cf. Journal d'un pritonnier anglais, 102', Rodrignex, 73; Giraud, 9H;Potu
de rUérault, 262-263.
2. Lettre de Maillart de Lescourt an directeur du Journal det Débats,
7 avril. — Le Journal des Débats du 5 avril avait mis en circulation cette
calomnie que c'était le général de Girardin qui, d'aprè» les instructions de
l'empereur lui-même, avait donné l'ordre de faire sauter la poudrière de
Grenelle. Girardin nia éoergiquement c« fait, et d'ailleurs, dans sa lettre du
7 avril, Maillart de Lescourt n'accuse ai ce général ai l'empereur.
LA-CODR-DE-FRANCB. 539
pu être réduit en poussière. Maillart de Lesconrt fei-
gnit de voul'^ir bien exécuter cet ordre. Le colonel se
relira. Panni *es soldais et les officiers de troupe,
plus d'un eût élé prêt, comme ce colonel, à faire sauter
Paris pour ensevelir l'ennemi sous ses ruines. Mais,
dans sa lettre à l'empereur, Marmont se gardait de
parler de l'armée, qui d'ailleurs était tenue d'éva-
cuer la ville en vertu de la capitulation; il ne parlait
que de la garde nationale.
Napoléon, accablé, rebroussa chemin vers Fontai-
nebleau, où il arriva à six heures du matin. Il s'établit
dans les petits appartements du premier étage du
château, le long de la galerie de François P".
La colère qui avait saisi l'empereur au récit du
général Belliard n'était pas feinte, comme le jour où
il disait à Bourrienne, en se touchant le menton :
« Je n'avais de colJ^re que jusque-là. » Mais son em-
portement le rendait trop injuste envers Joseph et
envers Clarke. Si le roi et le ministre avaient eu peu
d'énergie et moins encore d'initiative, ils n'étaient pas,
pour cela, seuls responsables de la prise de Paris. Na-
poléon devait aussi s'accuser de ce suprême désastre.
Pendant tout le mois de janvier, l'empereur était
resté hésitant entre le désir de fortifler la ville et la
crainte d'alarmer la population. Circonvenu par les
ministres qui appréhendaient d'armer les ouvriers,
il avait donné à la garde nationale parisienne le plus
vicieux recrutement. En parlant pour l'armée, le
2o janvier, il avait laissé Paris sans aucune défense.
Depuis deux mois, qu'il tenait la campagne, il avait
appris par des lettres, des dépèches, des rapports
journaliers, que les choses étaient à peu près dans le
même état, que la garde nationale nalteigi^ait pas la
1. Pain, 213217; R«Ution d« Goorgaad, U, 33>i Jowmai da» D4bmU 4«
« avril 1814.
540 181 4.
moilfé de l'efTcctif demandé, que les fusils manquaient
pour les hommes, les arlilleurs pour les canons, les
plans, les ordres et l'argent pour rétablissement des
ouvrages. Le 13 mars encore, l'empereur dvaiT écrit
au roi Joseph : « Avant de commencer les fortifica-
tions de Paris il faut connaître le plan » ; et à la lettre
de Joseph du 15 mars, oii celui-ci lui demandait de
donner son approbation au plan, il n'avait pas ré-
pondu *. Il savait, car tout le monde, depuis Joseph
jusqu'au dernier des agents de police, l'avait mainte
fois répété, que l'occupation de Paris serait la fin de
l'empire. Lui-même avait dit : « Si l'ennemi arrive
aux portes de Paris, il n'y a plus d'empire. » Lui-
même avait écrit : « Il ne faut pas abandonner Paris,
il faut plutôt s'ensevelir sous ses ruines*. » Or, mal-
gré tout. Napoléon avait 3.bandonné sa capitale à la
routme de Clarke et à la faillesse de Joseph. U
avait successivement retiré de Paris, pour les besoins
de ses opérations, tout ce que la place renfermait de
disponible en troupes, en chevaux, en batteries orga-
nisées. Comme résigné même à l'idée de la prise de
Paris, il avait envoyé les ordres les plus précis pour
le départ de l'impératrice et du roi de Rome, — déser-
tion qui porta le dernier coup à l'opinion et enleva
toute ardeur à la garde nationale en lui enlevant
toute confiance. Le 20 mars, enfin. Napoléon avait rap-
pelé à lui les corps de Marmont et de Mortier, jus-
que-là chargés de couvrir Paris, pour les entraîner
avec toute son armée dans une manœuvre d'une
sublime audace qui pouvait réussir — on a vu qu'il
s'en fallut de peu — mais qui si elle échouait le per-
dait sans retour.
1. Correspondance de Napoléon, Î1477; Correspondance du roi Joseph, X,
200.
2. JUémoiret de Mollien, Vf, 118. Corresp. de Napoléon, 21210; cf. 21089.
LA COUR-DE-FRANCE. 541
La bataille d'Arcis-sur-Aube avait montré à l'em-
pereur que Schwarzenberg ne redoutait plus de
l'attaquer, qu'il n'était plus disposé, comme à la mi-
février, a reculer au moindre mouvement de l'armée
impériale. Dans ces conditions, les chances de suc-
cès de la marche en Lorraine diminuaient. Si le soir
de la seconde journée d'Arcis Napoléon se fût mis
en retraite sur Paris avec toutes ses troupes, qui
avaient pour défiler les deux grandes routes de Cou-
lommiers et de Provins, il y fût arrivé quatre jours
avant les Alliés ', et il y eût concentré cent mille
hommes *. Quatre jours, c'était un siècle pour Napo-
léon. L'ennemi n'eût pas trouvé les fauhourgs sans
barricades, les roules sans abatis et sans coupures,
les hauteurs sans épaulements et sans canons. Cent
mille hommes, c'était ce que le 28 juin 1815 l'em-
1. Peut-être les arrière-gardes françaises qui fussent restées -vraisembla-
blement en position derrière l'Aube jusq'ie dans la soirée du 2? mars eussent-
elles été inquiétées par la cavalerie légère dès la journée du i3, mais
Sch-vrarzeubt^rg n'eût pas prononcé son mouvement sur Paris avant de con-
naître la position de Bliicher. Or il ne reçut des nouvelles de l'armée de Si-
lésie que le 23 vers midi. On se serait mis en route le 24. et comme les
Alliés eussent été sans cesse dominés pendant leur marche par l'Idée d'une
rencontre fortuite avec Napoléon, ils se fus!>ent avancés avec une grande
circonspection, c'est-à-dire beaucoup plus lentement qu'ils ne le firent du 25
au 29 mars, alors qu'ils savaient l'armée impériale sur leurs derrières.
2. Le soir du 21 man, «es trouiies, sons les or<lres directs de Napoléon, y
compris la division Levai (ac «-orps iia4i»*t), arrivée à 2 heures, comptaient
encorr 24500 hommes, défalcation tait^des pertes de la journée etde la veiUe.
En se repliant sur Paris, l'empereur eut rallié dans sa route : 1* les corps
Oudinot, Macdonald et Gérard, soit 21000 hommes (défalcation faite de la
division Levai citée plus haut); 2* les 1300 fantassins de Cumpans, qui occu-
paient Sésanne; 3* les 7*. 8» et 9* et 10* de marche de cavalerie qui venait^nt
de Paris; 4* les3500 hommes de Ledru Desessarta, à Meaux; V les corps de
liarmont et de Mortier dont l'effectit était encore de 16500 hommes avant
la fatale journée de Fère-Champenoise. Dans le cas d'une retraite de Tem-
perenr sur Paris, ce double combat, qui coiita plus de 5000 hommes aux deux
maréchaux et deux divisions entières à Macdonald. n'aurait pas eu lieu.
L'empereur eiit donc ramené dans Paris 715(X) hommes. Si l'-^n ajouta à
ces TlhOO homme» les troupes, les dépôts et la garde nationale lormnnt la
garnison de Paris, soit 26300 hommes, on atteint au total de 98 'Hj hommes.
En rappelant de Moniereau la division Souham (3780 fusils) et a>, 6ea% la di-
vision Allix (2418), l'empereur eût eu 104 000 hommes. Voir, pour les détail*
des affectifs et les références. « 1814 >. 281-283 «s 45*.
841 1814.
pereur domandait pour écraser sous Paris les armées
de Bliieher et de Wellington. Clausewitz prétend
qu'en 1814 Napoléon ne voulut pas s'exposer à subir
devant les Parisiens une seconde défaite de Leip-
zig*. Si l'on songe que le 30 mars, trente-cint^ mille
hommes, la plupart arrivés la veille après huit jours
de marche et d'actions meurtrières, combattant sous
des chefs découragés, sans plan arrêté, sans direction
générale, chaque corps pour son compte, résistèrent
dix heures à cent dix mille Russes et Prussiens, il
est permis de croire que cette même bataille de
Paris, livrée contre cent cinquante mille ennemis, par
cent mille Français bien reposés, établis dans de
bonnes positions, ayant une artillerie formidable, se
secondant mutuellement, manœuvrant sous le com-
mc.t.demrnt de Napoléon et pénétrés do son feu,
n'eût pas été un Leipzig.
l. Clausewita Der Feldzug von 1814, TT, 411. Cf. Mémoires de Langeron,
Ârcb des atf lires étra>jgë/'^s. Uii<^s e, 25 ; at rapports da prisonaiers rusaea,
Corbai;;, 7 bulm. Arch. aat., AF. vi, 16C^
LIVRE HUITIÈME
L'ENTRÉE DES ALLIÉS A PARIS
Le 31 mars l'empereur de Russie donna audience,
à son réveil, à la députalion parisienne. Arrivés à
liondy au point du jour, et aussitôt reçus par Nes-
selrodo, qui leur fit servir du thé, les représentants de
la municiiialilô et les officiers de la garde nationale
avaient eu déjà avec ce ministre une long-ue confé-
rence, à la suite de laquelle les adjudants-comman-
dants Tourlon et Labordo étaient repartis pour Paris.
Tourton y rcntiait avec le prince Apraxioe afin de
régler les détails do la remise des barrières i)nr la
garde nationale aux troupes alliées. La mission d'A-
lexandre de Laborde était d'un ordre difîérenl. Pris à
part et interrogé par Nesselrode sur l'ojiinion poli-
tique de Paris, il avait répondu : « — Les hommes les
plus intelligents penchent pour la régence: l'an-
cienne noblesse désire les Bourbons sous conditions,
et le reste île la nation les acceptora sans dé|)laisir,
avec nn gouvernement limité. Mai > d'ailleurî» M. do
Talleyrand est l'homme le mieux au courant de ''état
des esprits, c'est lui qu'il faut consulter. » A ces der-
niers mots, Nesserolde avait demandé si le prince de
Bénéveut était à Paiis, et sur la réponse qu'il s'y trou-
544 1814.
vait encore dans la nuit, bien qu'il fût question de son
drpai-t pour Blois, le ministre russe avait chargé La-
borde d'aller prier ce précieux persounage de ne pas
quitter la capitale. « Au besoin, avait ajouté Nessel-
rode, il faudrait employer la force pour le retenir'. »
On sait fort bien qu'il n'était pas besoin d'un fac-
tionnaire à la porte de l'hôtel de la rue Saint-Flo-
rentin pour contraindre M. de Talleyrand à rester
dans Paris.
Le czar accueillit la députation avec une extrême
bienveillance. « — Napoléon, dit-il, a envahi mes Etats
sans aucun motif, et ce n'est que par un juste arrêt
de la Providence que je me trouve sous les murs de
Paris. J'espère n'avoir pas d'ennemis dans celte ville;
et dans le reste de la France, je n'en ai qu'un seul. »
Le baron Thibou léclama une sauvegarde pour la
Banque de France. « — Cela n'est pas nécessaire, re-
prit Alexandre, avec une certaine solennité, puisaue
je prends la ville entière sous ma protection. » Les dé-
putés obtinrent tout ce qu'ils demandaient, la t-onser-
vation des musées et des monuments publics, le res-
pect des citoyens et des habitations particulières, le
maintien de la garde nationale et de la gendarmerie.
Sur plus d'un point même, le czar alla au-devant de
désirs qu'on n'aurait pas osé formuler. [1 assura que
les soldats ne logeraient pas chez l'habitant et que
la ville de Paris aurait seulement à pourvoir à l'ap-
provisionnement des troupes ^.
Le duc de Vicence dut attendre le départ de la dé-
putation pour être introduit près du czar. Parti de Fro
1. Journal cfun prisonnier anglais (Revue Brttanntque, V, 270-271). Relation
d'Orlow, Arch. topogp. de Saint-Pétersbourg, 47346. Schels, Die O/jeras.
der wrbûnileitn^Heer" gegen Paris, II, 246-247. — L'oflicier anglais assure
tenir ce récit de Laborde lui-même.
2. Journal d'un prisonnier oitalais, 26&-270: Schels, U, 247; Mémoires de Rsh
vigo, VII, 74-75.
l'entrée des alliés a paris. 545
menteau entre une heure et deux heures du matin,
au plus tard, Caulaincourt n'était arrivé au château
de Bondy que passé sept heures. Ou peut s'étonner
qu'il eût fait si peu de diligence. N'était-ce pas à lui,
car ses pouvoirs de commissaire de l'empereur étaient
en forme ', de se présenter au quartier général des Al-
liés avant ou tout au moins avec la municipalité pari-
sienne? Les choses auraient peut-être tourné d'une
autre façon, si le czar n'avait pas eu comme première
impression Paris abandonné par tout gouvernement,
et les magistrats municipaux affectant de ne pas se
souvenir que Napoléon fût encore le souverain de la
France? Caulaincourt n'arriva-t-il à l'Hôtel de Ville
qu'après le départ de la députation, ou les membres
de cette députation refusèrent-ils de reconnaître les
pouvoirs dont l'avait investi l'empereur? C'est là un
point qui reste obscur^ Quoi qu'il en soit, le dnc de
Vicence ne fut reçu par le czar que quand étaient
réglés tous les détails de l'occupation de Paris.
Pendant sa mission en Russie, Caulaincourt avait
gagné l'amitié de l'empereur. Alexandre l'accueillit
cordialement, mais il ne voulut point écouter ses
ouvertures. Sans lui enlever cependant tout espoir, il
lui déclara que lui et ses Alliés étaient désormais peu
disposés à faire la paix avec Napoléon. Au reste, l'en-
tretien fut de courte durée. Bien qu'il ne dût entrer
dans Paris qu'à onze heures et qu'il en fût neuf à
peine, l'empereur était impatient de se mettre en
route. Il congédia Caulaincourt en l'inVitant à revenir
1. Coirespondance de TVapoWon, 81 547 : «...Ordonnons à toate aatorité de
reconnaître le duc de Vicence en qaalité de commissaire et d'administratenrde
notre bonne ville de Paris, et de le seconder en toat ce qa'il fera... >
2. D'après les Soueenirs du due de Vieenee, livr» rédigé par &!■• de Sort,
Caulaincourt arrêté aux avant-postes russes ue pat voir le czar que dans la
F it da 31 mars au 1" avril, à l'hôtel Talle_\ rand. C'est une des nombreuses
(•rreu de cet apocryphe, où l'on trouve cependant quelques détails coi^
Innés pAr des documents mains aussecta.
3S
846 1814.
causer avec lui à Paris*. Au moment oh, le cœur
brisé comme général français et comme dévoué ser-
viteur do Napoléon, Caulaincourt quitta Boudy, il
put voir dans la cour du château le cheval destiné
au triomphateur. Le duc de Vicence reconnut-il le
magnifique cheval gris-clair qu'il avait jadis offert au
czar^ alors qu'ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il
représentait la France victorieuse et le maître du
monde?
A Paris, cependant, durant la première partie de la
matinée, la plupart des gens ignoraient encore les
succès de l'ennemi et la capitulation ^ La veille, la
canonnade avait cessé à quatre heures du côté de
Belleville, à cinq heures du côté de Montmartre, mais
du côté des barrières du Roule et de l'Etoile, la mous-
queterie s'était continuée jusque passé neuf heures *.
On attribuait à la tombée du jour plutôt qu'à un armi-
stice la cessation graduelle du feu. Seuls les habitants
des quartiers du nord étaient à peu près reuseignés;
ils avaient vu les troupes défiler tristement sur les
boulevards extérieurs, les Alliés établir des postes
à quelques pas des barrières et les soldats russes
valser dans les cabarets des faubourgs avec de
malheureuses femmes, tandis que jouait la musique
1. Cf. Steewart à lord Bathnrst, Paris, 1" avril (Correspondance de lord
CasIli^Mi/h, V, 417). Mémoires de Rooigo, VII, 77; Journal d'un prisonnier
anglais, 270.
D'après Uovigo et l'officier anglais, le czar aurait déclaré à Caulaincourt
qu'il était absolument résolu à ne pas traiter avec Napoléon. Il semble peu
vrais'emlilahle qu'Alexaudre ait parlé aussi catégoriquement. L'iuvitation
qu'il ftt à Caula;ucouit lie venir l« revoir à Paris dans la soirée, el surtout la
discussion qii ii soulirft quelques heures plus lard contre Talleyraiid ^t les
partisans des Bourbons téinoigneni qu'il hésitait encore. Dans sa lettre,
Steewart dit simplement que le czar no voulut pas donner de réponse k Cau-
laincourt, et c'est la la vérité.
2. Bogdanowiisch. II, 205.
3. Rodriguez, Ti; Journal d! un priionrner tmglais,\Q6'\Q6. Cf. Béranger, ili
Biographie. 1 15.
^. Meiocjres de Langeron. Ârch. des Aff. étrangères, Russie, SS.
L^KNTRÉB DES ALLIÉS ▲ PARIS. Ml
des réjîîmonts do la garde *. Mnis sur les autres
points de l'aris, on était dans la plus complète igno-
rau('e et on s'attendait non sans inquiétude à voir la
lutte reprendre le lendemain. Dès dix heures du soir,
la ville, où théâtres, boutiques, cafés avaient portes
et devantures closes, était silencieuse, endormie,
comme morte. « Pendant cette nuit, dit un contem-
porain, le repos ressemblait au silence des tom-
beaux*. » Au point du jour, on fut étonné de n'en-
tendre point le canon. Les rues s'emplirent de monde,
chacun allait aux nouvelles. Vers neuf heures, le
bruit commença à se répandre que la capitulation ét.iit
signée et que la municipalité, très bien accueillie,
par l'empereur de Russie avait obtenu de lui toutes
les sauvegardes pour les personnes et les propriétés.
Le czar, disait-on, a déclaré qu'il prend Paris sous sa
protection '.
Au milieu des exagérations passionnées des Mé-
moires contemporains, il est aisé do pénétrer les
vrais sentiments do la majorité des Parisiens quand
ils apprirent ces nouvelles. Ce ne fut ni la joie iiidé-
cento que laissèrentéclater les royalistes, ni la sourde
colère qui mordit lo cœur de quelques patriotes. Ce
fut une grande détente des esprits et des nerfs. Sans
admettre, avec les rajiporls des gens de police qui, à
force de le répéter, en étaient arrivés à lo croire, que
tous les Parisiens redoutaient un incendie métho-
dique, pareil àceluide Moscou, il par aîtce pendant hors
de doute que la population avait de terribles craintes.
Non seulement les journaux français, mais tes
gazettes anglaises dont on reproduisait les abomi-
1. Mémoires dn T.angsroD. B«r«nger, i/a Biographie, 14t-U3; Relation aiw-
nyme. Suite au àitmonal, U, 291.
2. Relation d« Qrille, Suite au Mémorial, II, 177. Cf. Journal tm» priâommÊr
anglais. 93.
S. Rodrigaex, 73-74. Cf. Bénui(er Ma BiograpAit, 143.
548 1814.
nables menaces, prophétisaient l'incendie de Paris;
non seuloment les articles des Débats, du Journal de
Paris, de la Gazette de France, mais les dépositions
des conseils municipaux de plus de vingt villes, rela-
taient les atrocités des Cosaques et des Prussiens. De-
vant ces irrécusables témoignages, la popu/ation pou-
vait-elle ne pas craindre que, à la suite d'un assaut,
les soldats ennemis ne se ruassent à la curée de Paris?
Depuis deux mois, le pillage, le viol, le massacre,
l'incendie, tous les forfaits, toutes les épouvantes
hantaient et troublaient les esprits. Soudain, en une
minute, celle longue angoisse s'arrêtait. En même
temps aussi s'évanouissait l'espoir incertain de la vic-
toire. Mais le retour à la sécurité compensait bien des
espérances déçues, bien des amertumes, bien des hu-
miliations. Au reste, on ne raisonnait pas. On res-
pirait.
Les royali.stes exultaient. Ils préparaient à l'ennemi
vainqueur une entrée triomphale qui allait de ce jour
de deuil faire un jour de honte. A l'approche des
Alliés, les conciliabules s'étaient multipliés parmi les
fidèles de la royauté. Pendant le combat, ils avaient
attendu avec anxiété la défaite des Français. Dans la
soirée, ils avaient été des premiers à connaître l'armi-
stice et à savoir que les maréchaux discutaient les
clauses de la capitulation. Le comte de Douhet, dé-
pêché par Semallé, commissaire de Monsieur, puil
sortir de l'enceinte, traverser la ligne ennemie et gai
gner les cantonnements de Langeron. Après avoir vi
ce général, il revint avec cette réponse qu'un mouvez
ment royaliste était nécessaire pour fixer le détermi-j
nation des souverains. Aussitôt les meneurs du part
décidèrent une manifestation publique pour le lende-
main. « 11 importait de convaincre le czar et ses Alliés
que le vœu des Français, comprimé trop longtemps^
l'entrée des alliés a paris. 549
n'avait jamais cessé d'être favorable à la cause du
roi. » Dans la nuit, M.M. de Bois^elin, d'Avariy, de
Juigné et autres portèrent le mot d'ordre à '"eux des
royalistes que l'on savait les plus zélés et les plus
résolus*.
Vers dix heures du maim, un premier groupe d'une
vingtaine de jeunes gens, ayant cocardes et écharpes
blanches, se forma sur la place de la Concorde. Les
passants étonnés s'attroupèrent. Alors M. Gaston
de V. tirant de sa poche la proclamation de Schwarzen-
berg — Nesselrode en avait distribué nombre d'exem-
plaires aux membres de la députation parisienne — la
lut à haute voix. Il termina cette lecture en criant :
« Vive le roi ! » acclamation qui fut aussitôt répétée par
ses compagnons. La foule resta muette, paraissant
ne point comprendre ce que tout cela siguifiait.
Le duc de Choiseul-Praslin, qui passait en grande
tenue de colonel de la garde nationale, s'arrêta pour
adresser quelques remontrances aux manifestants.
Ils n'en tinrent pas compte, mais ils ne laissaient pas
néanmoins d'être embarrassés. La froideur de la
foule les pénétrait eux-mêmes, et ils paraissaient ne
soutenir qu'avec peine le rôle qu'ils s'étaient imposé.
Il fallut un renfort de royalistes pour les ranimer :
Thibaut de Montmorency, Sosthène de la Rochefou-
cauld, Charles de Crisenoy, Léon de Lévis, le duc dô
Fitz-James en uniforme de garde national, Louis de
Chateaubriand — le neveu de léciivain — le comte
de Morfontaine, le marquis de Pimodan. Une dizaine
élaiert à cheval, entre autres le banquier Finguerlin,
Archambaut de Périgord, frère de Talleyrand, et le
marquis de Maubreuil, qui avait attaché à la queue de
1. Ré>élaHont de Morin, 2b; Beauchamp, H, ?54, 257-258, ?6S-26i>; Ginwd,
101 ; Lettre d une Française le 31 mar» lâl4. Véron, Mémoires «fm bottrteoit
4e Paru, 1, 146.
550 181 4.
son cheval une croix de la Légion d'honneur. La foule
s'élant peu à peu dissipée, les royalistes pensèrent à
donner ailleurs la même représentation. Après s'être
divisés en plusieurs groupes, ils se mirent en marche
vers les boulevards, la place Vendôme, le faubourg
Saint-Ilonoré. Us allaient, portant des mouchoirs au
bout do leurs cannes, criant à tue-tête . « Vive le
roi ! Vivent les Bourbons ! A bas le tyran ! » et offrant
à tous ceux qu'ils voyaient cocardes et brassards.
Quel(]ucs personnes les acceptaient, s'en paraient et
se m(jl;iient aux manifestants. D'autres, en plus grand
nombre, refusaient ces insignes ou ne les prenaient
que [)our les jeter. « Otez ces cocardes, disaient-il'^
N'avons-nous pas un gouvernement? Pourquoi en
changer? » Et les clameurs étouffaient les accla-
mations *.
Dcins les quartiers avoisinant les boulevards jusqu'à
la rue fUcJielieu, les opinions ne se traduisaient que
par des paroles, des protestations et des cris. Dans
les autres quartiers, les menaces et les coups répon-
daient aux provocations des royalistes. Devant la Porte
Saiul-Mailin, M. de Douhot et ses deux compagnons
sont renversés de cheval, battus, foulés aux pieds.
C'en est fait d'eux -sans l'arrivée d'une patrouille de
garde nationale. Rue Montmartre, Holbach, Morin
et Lemercicr veulent distribuer des insignes et des
proclamations. On crie :« A bas les traîtres! A bas les
royalistes! » On les entoure, on leur arrache leurs co-
cardes, on les entraîne sous les coups à la mairie
du IIP arrondissement, où les gardes nationaux les
maintiennent en arrestation. A la place de Grève, le
colonel Thomasow, envoyé à l'ilôtel de Ville comme
1. Journal d'un priwnnier anglais, 235-257 ; Prndt, Festauration de la Royauté,
57-58; Beranger, Ma Biographie; 14a-U7, Beauchamp, II, 264-270,877-278;
Révélations de Morin, 26-29.
l'entrée des alliés a paris. S51
fourrier du czar, avec un piquet de Cosaques, se trouve
en présence d'un rassemblement considérable. Le
comte de Forbin qui s'est oiTerl comme guide à l'ofii-
cier russe porte la cocarde blanche. « — A Teau
l'émigré! Vive l'empereur I Mor! aux Cosaques! »
Deux officiers d'un corps de partisans s'élancent fe
sabre nu. L'un provoque Forbin : « — Si tu es bon
Français, défends-toi. » L'autre court sus aux Cosa-
ques, criant d'une voix tonnante : « — A moi, Fran-
çais! l'empereur est arrivé! Main basse sur les en-
nemis! » La foule l'enlend et se rue en avant, les
cavaliers sont jetés à bas de leurs montures, noyés
dans le flot. On va les massacrer, déjà un Cosaque a
reçu trois blessures, lorsque les gardes nationaux du
poste de lïlôtel de Ville accourent, baïonnettes croi-
sées, écartent la foule et délivrent les Russes et leur
guide mal inspiré. Celui-ci est conduit au poste à
grands coups de crosse. Il veut réclamer. Les mili-
ciens le font taire : « — Nous avons des ordres, le duc
de Vicence est ici. L'empereur va arriver. On verra
dans deux heures s'il fait bon dans Paris. » Aux
faubourgs Saint-Antoine, Suint-Marcel et Saint-
Jacques, d'où commencent à descendre d'épaisses
colonnes de populaire, les esprits sont agités, les
visages sombres et menaçants'.
Le gouvernement sur la route de Blois, l'armée
sur la roule de Fontainebleau, les préfets de la Seine
et de police occupés uniquement de l'entrée des sou-
verains, des vivres à fournir aux troupes, des billets
de logement à donner aux officiers généraux, la
gendarmerie et la police désarmés par le manque
d'ordres, les gardes nationaux divisés d'opinions, les
uns arborant la cocarde blanche aux cris de : u Vive
l. Rétélatiom de Morir., 27-28; Beaachamp, U. Î61-362. Cf. Rodrijîaez, 74.
•- MoriA donne dans les annexes le procÀt-verbal de son arre^utuon.
652 181 4.
le roi 1 » les autres menaçant de faire feu sur les
cavalcades royalistes, Paris était dans une absolue
anarchie. Les gens prudents craignaient l'elFusion du
sang et les plus terri Wes désordres; il leur tardait
que les baïonnettes de l'ennemi vinssent remplacer
l'autorité disparue *.
A onze heures, les Cosaques rouges de la garde ,
rangés pur quinze hommes de front et précédés d'un
corps nombreux de trompettes, franchirent la bar-
rière de Pantin. Après eux chevauchaient les cuiras-
siers, les hussards et les escadrons de volontaires de
la garde royale prussienne, les dragons et les hus-
sards de la garde impériale russe. Le czar s'avançait,
ayant à sa droite le prince de Schwarzenberg, repré-
sentant l'empereur d'Autriche, à sa gauche le roi de
Prusse, à sa suite un état-major de plus de mille
officiers de toute nation et de toute arme. Derrière
l'état-major, les troupes d'infanterie défilaient avec
les batteries divisionnaires : d'abord deux régiments
de grenadiers autrichiens, puis le corps entier des
grenadiers russes et la garde royale prussienne, enfin
les deux divisions de la garde impériale russe. Les
chevaliers-gardes et quarante-sept escadrons de cui-
rassiers russes fermaient la marche^Bienque presque
tous ces hommes eussent combattu la veille, ils sem-
blaient avec leurs uniformes propres et leurs armes
brillantes sortir des casernes de Berlin et de Saint-
Pétersbourg. La plupart étaient de haute stature et
respiraient la vigueur et la santé ^ Quel contraste
avec les pauvres Maries-Louises qui, payant plus de
bravoure que de mine, avaient si souvent provoqué
1. Rodrijçue» 74; Beauchamp, 270, 273-274. Cf. Journal d'un prisonnier an-
fiais, 257-258
2. Danile wsky, II, 183-184 : Scbels, II, 251-252. Cf. Journal d'un prisonnier, 258.
3. Lettre de Steewart, I*' avril (Correspondance de Castlereagh, V, 419);
Journal d'itn prisonnier anglais, 259 ; Rodriguez, 77-78.
L'eSTRÉE des alliés a paris. 553
la pitié par leur misère et leurs visages pâlis! Sans
doute les troupes de ligne russes et prussiennes, qui
entrèrent moins pompeusement dans Paris par diffé-
rentes barrières et allèrent s'établir sur les routes
d'Orléans et de Fontainebleau' , n'avaient point l'as-
pect triomphant des régiments d'élite qu'Alexandre
avait voulu montrer seuls aux Parisiens. Mais à voir
ces colosses de la garde russe et à se rappeler les
Maries-Louises, on pensaità une guerre d'ogres contre
des enfants.
Attendus dans Paris depuis si longtemps et avec
tant d'impatience par les royalistes, les Alliés leur ré-
servaient la meilleure des surprises. Tous portaient le
brassard blanc. D'un seul coup, cent mille brassards
blancs venaient s'ajouter aux cinq ou six cents co-
cardes blanches de la première heure. — Le matin de la
bataille de la Rolhière, le 1" février, un officier anglais
ayant, dit-on, été blessé par un Cosaque, on avait or-
donné à tous les officiers et soldats des armées îdliées
de porter un brassard blanc afin d'éviter une confusion
entre tant d'uniformes différents'. Qui avait suggéré
cette idée? Il ne semble pas que ce fût un ennemi
des Bourbons. On peut s'étonner que les Alliés aient
attendu d'être en France pour adopter un signe de
reconnaissance, dont ils n'avaient pas senti la néces-
sité à Dresde et à Leipzig, où pourtant des troupes
allemandes combattaient à côté des Français. On peut
s'étonner aussi que le czar quile28 janvier,àLangres,
avait invité les émigrés à ne point arborer leurs cou-
leurs dans les lignes alliées* ait, trois jours après, fait
1. Ordrt^s de Schwarzenberg etd* Blftcber, pour la joaraM du 31 aura, cités
par Schels. n, 44&-«46.
2. baailevrsky, I, 61. Mémoires de Langeron, Arch. des AS. étrangères,
Russie, 25.
3. Co^Kijxmdanee de Urd CattUreagk (à lord Lirerpool, Langres, 30 jai^
Tier), V, 213-2U.
584 1814.
prendre ces couleurs à toute son armée. Jomini, qui
connaissait l'hostililé du czar à une restauration, lui
fil remarquer que la popiilation française prendrait
ce signe de ralliomenl pour un emblème royaliste.
« — Qu'est-ce que cela me fait! » répondit l'auto-
crate*. Quoi qu'il en soit, les Alliés et en particulier
les Russes' gardèrent le brassard blanc pendant toute
la campagne. Ils le portaient à leur entrée dans Paris.
Ce bout de linge eut son influence. Quand la foule,
que la curiosité avait portée sur les boulevards, vit
déboucher les premiers soldats alliés avec cet insigne
au bras, l'opposition aux cocardes blanches, si mar-
quée le matin, faiblit soudain. Beaucoup de gens qui
avaient d'abord repoussé les emblèmes royalistes s'en
parèrent spontanément, les uns les prenant comme
une sauvegarde contrôles brutalités des ('osaques, les
autres les portant en signe de paix. Un historien
russe remarque que, quoique le brassard blanc des
troupes n'eût aucune signilication politique, il profita
néanmoins au parti dos princes parce qu'il créa une
double confusion. En voyant ces insignes, les Pari-
siens furent persuadés que l'Europe s'étaitarmée pour
les Bourbons ; et en arborant, par crainte ou pur esprit
de conciliation, des couleurs qu'ils réprouvaient au
fond du cœur, ils persuadèrent aux Alliés que les
royalistes étaient nombreux'. Méprise des deux côtés,
qui amena une nouvelle journée des dupes.
Dans la rue du faubourg Saint-Martin, où la grande
1. Danilewsky, I, 61.
2. « A Troyes, la plupart des officiera et soldats russes portaient l'écbarpe
blanche. Le czar la portait ainsi que tout son état-major. Un officier russe
disait que c'est pour annoncer Louis XVII. Les i^russiens ni les Autrichiens
ne portaient pas l'écharpe. » Ra port de Harel, Troyes, 1" mars. Arch. nat.,
AF. IV, 1668. — Celte affaire du brassard lilanc reste fort obscure.
Z. Bo^ilauowitsch, II, 2()8. Cf. Pradt, 69; Journal d'un prisonnier anglais. 259.
— Gain de Montagnao (16) rapporte que les Cosaques laissaient circuler
librement aux eaviroas 4» P^is toutes le» personnes <(ui portaient «m bcM-
L'ENTRÉl!, DES ALLIÉS A PARAS. 559
colonne des Alliés s'engagea d'abord, i' y avait peu
de monde sur les troUoirs et aux fenê'.res. Les rares
ipectaleiirs gardaient le silence. Leur physionomie
était plutôt hostile. Un même silence accueilli/ les
Russes quand ils débouchèrent sur les boulevards. La
foule, qui était considérable, ne manifestait d'autre
sentiment que celui que révélait sa présence : la
curiosité '. Passé la Porte Saint-Denis, quelques cris,
encore timides, de : « Vive l'empereur Alexandre ! Vi-
vent les Alliés ! » commencèrent à se faire entendre. A
ces premières acclamations, le czar salua et dit très
haut : « — Je ne vienspas en ennemi. Je viens vous ap-
porter la paix. » On applaudit; li /ouïe cria: « "Vive la
paix ! » et derechef: « Vive Alexandre 1 Vivent les Al-
liés!» Les royalistes mêlèrent à ces vivais les cris ré-
pétés a cj : « \ ivent les Bourbons I A bas le tyran ! » Ils
se multipliaient de la voix et du gesle, animaient leurs
voisins, se pâmaient devant les grenadiers russes,
suivaient l'clat-major, se démenaieut de toute façon
et faisaient, chacun, du bruit comme quatre. A mesure
que les souverains s'avançaient vers les quartiers élé-
gants,à mesure leshoulevardsprenaient l'aspect d'une
voie triomphale. Les acclamations croissaient en
nombre cl en force. Aux balcons, d'où pendaient des
bannières blanches, improvisées avec des draps de lit
et des serviettes de table, aux fenêtres, bondées de
monde, les femmes criaient en agitant leurs mou-
choirs. Aux premiers rangs des curieux apparaissaient
les cocardes et les écharpes blanches. Ou admirait la
belle lenue et la précision des mouvements de l'infan-
terie, lescheviiux superbes des cuirassiers et dos Co-
saques de la garde. On entendait ces mots : « — lis n'ont
pas l'air méchant! » « — Et voilà pourtant ces di-bris
l,^A;noiros de LangAron, Arch. des Aff. étrang. DaaiJ«vsk'\ U,
Cf. Pradi, 59. Réoélation* de JUorin. 27-29.
556 1814.
d'armée dont nous parlaient les bulletits de Bonao
parte ! Ces Russes sont donc des revenants !» « —
Que l'empereur Alexandre est beau !» « — Comme il
salue gracieusement! » — «Il faut qu'il reste à Paris,
ou qu'il nous donne un souverain qui lui ressemble. »
« — Il nous rend les Bourbons. » Les officiers sou-
riaient à la foule. « — Vous voyez que nous ne man-
geons pas les gens, » disaient-ils. Et toujours augmen-
taient les cris : Vivent les Alliés! Vive Alexandre!
Vive Guillaume! Vivent les Bourbons!*
Sans doute un grand nombre de gens ne voyaient
pas sans douleur et sans humiliation ce triomphal dé-
filé des troupes ennemies. Les uns pensaient à une
revanche prochaine de Napoléon; les autres s'animaient
contre lui, rejetant sur son insatiable ambition cette
honte que son génie avait été impuissant à empêcher *.
Les patriotes ne protestaient que par eur silence.
Paris était au pouvoir des Alliés ; ce n'était pas l'heure
pour les vaincus de se venger par de vaines clameurs. Si
le cri de : « Vive Alexandre! » était inconvenant, celui
de : « A bas Alexandre ! » eût été puéril. Le mieux était
de se taire, et le mieux surtout eût été de rester chez
soi, afin de ne point grossir la foule dont l'aftluenco
ajoutait au triomphe de l'ennemi. Mais en 1814, on
ne comprit point la dignité des rues désertes et des
fenêtres closes. La curiosité l'emporta. A entendre
les historiens royalistes et les rapports étrangers,
1. Steewart à Castlereagh, 1" avril (Correêpondanre de Castlereagh. V, 419).
Mémoires de Langeroo. Journal d'un prisonnier anglais, 259-261 ; Danilewsky,
11,88; Rodriguez, 75; Beaucbamp, II, 284-287. Lettre d'une Française, 2;
Gazette de France, 7 avril. Véron, Mémoires tf un borfrgeois de Paris, I, 146-li8
Béranger, Ma Biographie, 144-145.
2. Beranger (Ma Biographie, 144-145) et Chateaubriand (3femo«>e* doutrc'
tombe, VI, 226) se rencontrent dans cette même révolte de patriotisme.
o J'étais stupéfait et anéanti au dedans de moi-même comme si l'on m'arra-
chait mon nom de Français pour y substituer le num'ro sous lequel je devais
désormais être connu dans les mines de Sibérie. » De qui sont ces belle*
paroles? de Béranger sans doute? Elles sont de C'bAteaubriand.
l'entrée des alliés a paris. 557
Paris tout entier était dans l'enthousiasme. L'enthou-
siasme fut très grand, en effet; il ne fut pas général.
Quelques milliers d'hommes qui crient au milieu d'une
foule muette suffisent pour abuser sur les sentiments
de cette foule. Non. tous les Parisiens ne pouvaient
oublier que ces soldats, si brillants sotis le? armes,
avaient du sang français à leurs baïonnettes et que
les cadavres des Maries-Louises et des gardes natio-
naux tués la veille n'étaient pas encore enterrés. Ils
ne pouvaient ne pas sentir que dans Paris occupé par
l'ennemi, l'air même n'appartient plus aux citoyens.
Arrivés aux Champs-Elysées, où la revue d'hon-
neur devait avoir lieu, les deux souverains et le prince
de Schwarzenberg se placèrent du côté droit de
l'avenue, à la hauteur de l'Elysée. Les troupes défi-
lèrent devant eux, tandis que la foule qui avait reflué
des boulevards continuait ses vivats et ses acclama-
tions. Pour mieux voir le défilé, des femmes prièrent
des officiers de l'état-major de leur céder un instant
leurs chevaux; d'autres montèrent en croupe derrière
des Cosaques de la garde. On a nommé parmi ces
éhontées la belle comtesse Edmond de Périgoid,
plus tard duchesse de Dino. Le czar se pencha vers
Schwarzenberg et lui dit en riant : « — Pourvu qu'on
n'enlève pas ces Sabines! » Tous les regards cher-
chaient Alexandre. Les officiers à qui les spectateurs
demandaient de le leur désigner ne cessaient de ré-
pondre : « — Cheval blanc, panache blanc * . » Ce
jour-là, la mode était toute au blanc.
Après la revue, l'empereur de Russie descendit à
l'hôtel Talleyrand. Dès sept heures du matin, Nessel-
rode avait envoyé un officier au prince de Bénévent.
•
1- Lettre de Steewart à lord Bathurst, Paris, 1» »TTfl {CorrapondoHce dt
lord Castlereagh, V, 419) ; Danilevrsky, II, 188 ; Journal d'un priummitr coUti»,
S61-362, 2'5i Rodrigues, 76, 81; Bo»danowiUcbi II, 207.
858 1814.
pour l'avertir de l'honneur que le czar comptait lui
faire en prenant comme résidence rhôlei de la rue
Saint-Florentin. Pendant le délilé des troupes, le
ministre russe vint causer avec Talleyrand dtîs détails
du logement et de beaucoup d'aulres choses plus im-
portantes'. Nesselrode, partisan décidé d'une restau-
ration, n'eut pas de peine à convaincre un homme
déjà convaincu. Pendant toute la campagne, Tal-
leyrand avait rêvé une régence de Marie-Louise où
il eût eu le premier rôle comme président du Conseil.
Mais peu à peu ces secrètes espérances étaient tom-
bées : d'abord, l'empereur qui était le principal obsta-
cle n'avait pas été tué; puis l'impératrice en aban-
donnant Paris avait pour ainsi dire abdiqué; enfin, la
veille, pendant et après la bataille de Paris, Talley-
rand avait vu l'opinion royaliste gagner du terrain
dans le monde de la politique et de la finance. La pro-
clamation de Schwarzcnbcrg et la conversation que
Nesselrode avait eue le matin avec Alexandre de La-
D^rdo, entretien rapporté par celui-ci, avaient con-
firmé le prince de Bénévent dans l'opinion que les
Alliés voulaient les Bourbons, Il n'en fallait pas tant
pour décider ce fidèle serviteur des évétiements.
Quand le czar arriva rue Saint-Florenlin, il semble
que les graves questions qu'on allait débattre étaient
réglées d'avance entre Nesselrode et Talleyrand *
On se réunit dans le grand salon du premier étag^e,
OTJ devait un jour mourir Talleyrand. Le roi de
Prusse et le prince de Schwarzenberg s'assirent ayant
à leur droite Dalberg, Nesselrode, Pozzo di Borgo
et Lichtenslcin, à leur gauche le prince de Bénévent.
Le czar marchait do long en largo. 11 s'arrêta et dit
1. Pradt, 6"j; Journal d'un prisonnier anglais. 271.
2. Hra<Ji, 63. M'tn. de Rovigo, VII, 8> . Cf. le récit d'Aleuuidre de Labord*
daaa le Journal d' un prisonnier anglail,
l'entrée des alliés a paris. m»
qa'îî y avait trois partis à prendre: faire la paix avec
Napoléon en prenant loules sûretés contre lui ; établir
la régence de l'impénitrice Marie-Louise; rappeler
les Bourbons. On a piéleudu qu'Alexandre avait aussi
proposé Bernadotle ou la République. La chose n'est
pas improbable*. Talleyrand redoutait par-dessus tout
le maintien de l'empereur. La régence qui eût comblé
ses espérances. Napoléon mort, lui semblait précaire
et défavorable à ses intérêts, Napoléo i encore vivant.
Il prit la parole et persuada sans peine l'assistance
prévenue que la paix avec Napoléon n'offrirait aucune
garantie. « La régence, dit-il, ne serait guère moins
dangereuse pour le repos de l'Europe puisque l'em-
pereur régnerait sous le nom de Marie-Louise. » Tal-
leyrand conclut que tout serait expédient hormis les
Bourbons qui représentaient un principe. Ce mot heu-
reux ne pouvait que faire impression sur le czar, qui
lui aujsi représentait un principe. Alexandre objecta
néanmoins qu'il ne voulait pas violenter la France,
dont l'opinion ne lui paraissait pas en faveur des
Bourbons. 11 rappela que sauf chez quelques anciens
émigrés, ilavait vu partout en province de l'hostilité à
une restauration. La révolution do Bordeaux, les co-
cardes blanches du boulevard des Italiens, les suppli-
ques que lui avaient remises les belles Parisiennes
sur la place de la Concorde, tout s'eiïaçail dans l'esprit
du czar au souvenir des gardes nationaux do Fère-
Champenoise tombés sous la mitraille en criant: Vive
l'empereur! Cette scène héroïque l'avait profondé-
m(Mit impressionné. Il la retraça devant le conseil.
Talleyrand (il venir du renfort. Pradl et le baron Louis
entrèrent dans le salon, et interrogés par le czar, ils
déclarèrent que la Franco était royaliste, mais que
I C(. la Réponse da cxar »ax qaeatioaa posées par le cAbiaet de Tiens»,
«it. p. 99-100 de iii4.
560 1814.
l'incertitude des événements avait jusqu'alors empê-
ché les populations de se déclarer. « Paris a déjà com-
mencé, ajoutèrent-ils, et son exemple sera décisif et
répété partout. » Le czar se laissa convaincre'.
Le coup d'État était décidé. Il restait à trouver les
moyens de l'exécuter. Talleyrand y avait pourvu. Il
exposa aux souverains que le Sénat, oii son influence
était grande et oti les mécontents étaient nombreux,
prononcerait la déchéance de Napoléon, à condition
toutefois qu'il fût assuré aux sénateurs que jamais
l'empereur ne remonterait sur le trône. Talleyrand
connaissait le courage du Sénat : il savait que sans
garanties écrites la Chambre hauv<î ne se compro-
mettrait point. « — Puisqu'il en est ainsi, dit Alexan-
dre, je déclare que je ne traiterai plus avec Napo-
léon. » Talleyrand ou l'abbé de Pradt représenta au
czar que cet engagement était insuffisant, car le Sé-
nat ne serait point gara/iti par là contreJ'<venlualité
de la régence de Marie-Louise. « — Eh bien! reprit le
czar, après avoir interrogé du regard Schwarzenberg,
qui acquiesça d'un signe de tête, eh bien! j'ajouterai :
ni avec aucun membre de la famille ^. »
On rédigea aussitôt une déclaration portant que les
souverains alliés ne traiteraient plus avec Napoléon
et invitant le Sénat à désigner un gouvernement pro-
visoire qui pût préparer une nouvelle constitution. Il
semble que le sens et même les termes de ce mani-
feste, qui fut imprimé et publié dans la soirée, avaient
été arrêtés deux heures auparavant par Talleyrand
et Nesselrode. On n'improvise pas un pareil chef-
d'œuvre. Non seulement la déclaration affranchissait le
Sénat de toute crainte, mais elle lui dictait sa coiduite.
1. Pradt, 64; Lettre de Steewart à lord Bathurst. Paris, !•' avril {Corresp. de
Castlereagh,'V,il6).Joumald'unprisonnieranglais,2H:Af /^moires de Vitrolles,l,3li.
2. Pradt, 62-71; Mém. de. VitroUes, I, 312-313. Lettre précitée de Steewart
k l«rd Bathurst. JourruU <P un prisonnier anglait, 273-274.
l'entrée des alliés à paris. 561
C'étaitunesauvegarde.eiimèmetempsc était un ordre
Celte assurance que les conditions de la paix seraient
favorables si la France avait « un gouvernement sage »
— euphémisme pour : les Bourbons — engageait les
citoyens, même les plus hostiles à « ce gouvernement
sage», à l'accepter par abnégation patriotique, comme
rançon de la France. Ce mensonge : « Les souverains
accueillent le vœu de la nation « ménaj:çeail l'amour-
propre français. Cette promesse : « Les souverains
garantiront la constitution que la nation française se
donnera, ' » rassurait les libéraux contre les empiéte-
ments de l'ancien régime.
Tandis que le czar ou, à dire vrai, Talleyrand réglait
avec quelques traits de plume le destin de la France,
les troupes all'iées prenaient leurs bivouacs dans Paris,
— la cavalerie aux Champs-Elysées, l'infanterie le long
des quais, — et les officiers accouraient sur les boule-
vards, aux Tuileries, au Palais-Royal *. Pour termi-
ner dignement ce jour de fête, le vicomte Soslhène
de la Rochefoucauld, le marquis de Maubreuil et quel-
ques gentilshommes pensèrent à jeter bas aux pieds
de l'ennemi vainqueur la statue du grand soldat
d'Austerlitz. Les verres de vin et les pièces de cent
sous suffirent à recruter des travailleurs de bonne
volonté qui forcèrent la porte du piédestal malgré
l'opposition de quelques individus. Au faîte du mo-
nument, on frappait à coups de masse les tenons de
la statue; sur la place, on tirait les cordes passées au-
tour du cou et du torse. La figure pencha légèrement
en avant ; la statuette de la Victoire tomba de sa main.
Nouvelles rasades, nouveaux elîorts. Napoléon resta
debout. Alors im misérable se hissa sur les épaules
•
1. Déclaration de l'emperear Alexandre, Paris, 31 mars, 3 beores aprê»
midi. Moniteur da 1*' avril.
S. Jowrnmlda Débats, I" arril: Rodri^uu. S1.82.
562 181 4.
de la statue et souffleta deux fois la face de bronze *.
11 fallut que les Russes vinssent rappeler Paris à la
pudeur. Un bataillon du régiment Semenow, envoyé
par le czar, lit évacuer la place Vendôme ets y établit*.
Le surlendemain, d'après les ordres du gouvernement
provisoire, la statue fut voilée avec des toiles d'em-
ballage. Le 8 avril, des ouvriers enlevèrent la figure
de son baut piédestal. On parlait de la remplacer par
une statue de la Paix sous les traits de l'empereur
Alexandre M
Dans cette soirée du 31 mars, Paris resta morne.
C'est un témoignage que les saturnales des roya-
listes, au défilé de Tarmee alliée, furent passagères et
toutes loralcs. On était encore inquiet, déliant et peu
d'humeur à sortir de chez soi, une fois le jour tombé.
Les théâtres et les boutiques restèrent fermés. Les
officiers étrangers à qui l'on avait représenté le Palais-
Royal comme un enfer de plaisirs sans pareil au
inonde, se croyaient mystifiés dans ces galeries oii
manquaient les lumières et l'éclat des étalages, le
bruit des maisons de jeu et des cafés à orchestre, le
va-et-vient des filles cheveux au vent et gorge nue.
— Le 31 mars, ce furent les prostituées qui donnèrent
aux femmes de la noblesse l'exemple de la décence
publique. — Seuls les restaurants et les cafés étaient
ouverts, à Texceplion du fameux café Lemblin, le café
des officiers de la garde *.
1. Journal d'un prisù jiier cuiglais, 261, 263, ?76; Rodrigoes, 87, 88; Journal
des D'abats, 1" avril; Béranger, Ma. Biographie, 146- 147.
2. Kôpster, BefreiwiQikriege 1813-1815, 1015. Journal d'un prisonnier anglais,
261. — Déjà La Rochefoucauld avait demandé au graud-duc Constantin des
soldats russes pour jeter bas la statue, et le prince avait accueilli plus
que froidement sa requête. Les soldats russes arrivèrent, mais non point
pour faire ce que souhaitait le jeune La Rochefoucauld. Ce personnage en
voulait aux statues. Ce fut lai, comme on sait, qui fit plus tard mettre des
feuilles de vigue en papier aux marbres du Louvre.
3. Journal des Débats, 9 avril. Journal de Gain de Afontag.MC, 166.
4. Journal d'un prisonnier anglais, 266-267. Cf. Rodrigues, 89, 100; GazetU 4â
France, A avrlL
l'entrée des alliés a paris. 563
Le lendemain, i" avril, l'ennemi trouva meilleur
accueil. La nuit s'était passée tranquille, sans trou-
bles et sans molestalious. A peine si les patrouilles
mixies, où un oITuMer de la garde nationale comman-
dait un sons-oflicicr et un piquet de grenadiers de la
garde nationale et un sous-officier et un ])iquet des trou-
pes alliées, avaient eu à arrêter quelques ivrognes et
quelques pillards et à intervenir dans quelques rixes.
Les journaux du matin étaient remplis des déclara-
tions les plus rassurantes : la proclamation de Schwar-
zenberg : « La tranquillité de la ville sera l'objet des
soins des Alliés... » la Déclaration du czar : « Il faut
que la France soit grande et forte... » la proclamation
des préfets de la Seine et de police : « La sûreté des
personnes et des propriétés est garantie par Sa Ma-
jesté l'empereur Alexandre. » Sur les murailles on
lisait les mêmes proclamations. On se sentait en com-
plète sécurité. Dans les quartiers ouvriers, le peuple
restait sombre et farouche ; mais le Paris où l'on s'a-
muse reprit son train ordinaire, les spectacles furent
affichés, tous les magasins ouvrirent. L'or si rare de-
puis quelques mois coulait à flots des mains des offi-
ciers alliés, au grand contentement des boutiquiers
qui, sans doute par patriotisme, majoraient tous les
prix. Les magasins ne désemplissaient pas. Dans les
cafés et les reslaurants, on a vait peine à suffire au ser-
vice. Le soir, la queue se forma devant les théâtres
deux heures avant le commenceme...t du spec-
tacle '.
A l'Opéra, il y eut représentation de gala en l'hon-
neur des souverains. L'affiche portait : Par ordre :
Le Triomphe de Ira] an. Le czar refusa l'encens un
1. Journal d'un prisonnier anglait, 277-279; Rodrignez, 90, 168; Moniteur^
Journal de Paris, Journal des Débats, \" avril; Gatette de France, 4 avril. —
Voir dans les journaux du 6 avril le curieux Aois de la préfecture de policé,
««joignant aiix marchands de ne point abuser de Tignorance dea Alliés.
564 181 4.
peu usé de cette pièce célèbre. On donna la Vestale.
Le théâtre fit 9 085 francs de recette, et il refusa du
inonde. Depuis trois mois la moyenne des recettes ne
dépassait pas 2500 francs*. Le spectacle était dans la
salle. Que de toilettes, que d'épaules nues, que de dia-
mants! Ah! les beaux officiers et les beaux unifor-
mes! Les royalistes en frac, quelques-uns en tenue
de garde national, avaient la cocarde blanche au
chapeau. Des loges, les femmes faisaient pleuvoir sur
le parterre des nœuds de rubans blancs, en criant :
«Yivele roi! » On répondait: «Vivent les Bourbons! »
A l'entrée du czar et du roi de Prusse, qui prirent
place dans une loge d'amphithéâtre, l'orchestre en-
tama l'air de Vive Henri IV ! Tout le monde se leva.
Les acclamations éclatèrent, retentissantes, una-
nimes, prolongées. « — A bas l'aigle! cria quelqu'un
qui remarqua l'emblème impérial au-dessus de la
loge de Napoléon. Otez l'oiseau! » Mille voix répé-
tèrent : « A bas l'aigle! » Un machiniste le couvrit
d'une étoffe blanche. La représentation commença.
Pendant chaque entr'acte, l'orchestre reprenait l'air
de Vive Henri IV ! La salle réclama les paroles. L'ac-
teur Laïs parut à l'avant-scène, mais au lieu de chan-
ter le refrain populaire, il prostitua l'air du grand
Henri en l'adaptant à cet abject impromptu *:
Vive Alexandre,
Vive ce roi des rois !
Sans rien prt^tendre,
Sans nous dicter ses lois,
Ce prince augusle
A ce triple renom
De héros, de juste.
De nous rendre au Bourbon.
1. Archives de l'Opéra.
2. Journal des DëbatM, 3 avril; Journal d'un prisonnier anglais, t7»-280;
Rodriguez, 133-134
l'entrée des alliés a paris. 565
La salle trépignait d'enthousiasme. Le chanteur
reprit :
Vivent Gaillaame
Et ses guerriers vaillants !
De ce royaonie
Il sauve les enfants.
Par sa victoire
U nons donne la paix,
Et compt' sa gloire
Par ses nombreux bienfaits.
Ecoutez, paysans de France errants autour de vos
villages en ruines; écoulez, femmes ^^olées par les
Prussienset les Cosaques; écoulez, veuves, orphelines,
mères vêtues de deuil; écoutez, vétérans, Maries-
Louises, gardes nationaux, écoutez, soldats mutilés,
écoutées soldats vaincus! Et vous, cadavres de la Ro-
thière, de Craonne, d'Arcis-sur-Aube,de Fère-Cham-
penoise, entendez, sous la terre Irempée de sang où
vous a couchés la mitraille, entendez le chant triom-
phai de l'Opéra de Paris :
Vivent Guillaume
Et fttis guernei-s vaillant* f m.
II
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS
LA RÉGENCE A BLOIS
NAPOLÉON A FONTAINEBLEAU
« Bien taillé, maînlenant il faut coudre, » disait
Catherine de Médicis. En dictant au czar la déclaration
que les Alliés ne trailcraient plus avec Napoléon, le
prince de Bénévent avait « bien taillé», mais il s'agis-
sait de mener à bonne fin l'ouvrage commencé. Tal-
leyrand n'y perdit pas de temps. Dans la soirée du
31 mars, il vit chez lui ou fit voir chez eux les membres
les plus intluenls du sénat. Avant de convoquer of-
ficiellement, en sa qualité de vice-grand électeur et de
■vice-président du sénat, la haute assemblée pour le
lendemain, il tenait à s'assurer de son entière sou-
mission. Il importait qu'il n'y eût en séance ni hési-
tation ni discussion, que l'on s'entendît pour ainsi
dire sans parler, et que tout fût réglé d'avance. Dans
la même soirée, Talleyrand choisit les membres du
gouvernement provisoire qu'il se proposait de faire
nommer avec lui par le sénat. C'étaient le duc de
Dalberg et le marquis de Jaucourt, les deux grands
amis du prince de Bénévent, qui l'avaient fidèle-
ment suivi dans son zèle et dans sa haine pour Napo-
léon; l'abbé de Montcsquiou, royaliste déterminé,
homme d'intrigues, naguère surnommé par Mirabeau
« le petit serpent » ; le général Beurnouville, comte
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS. 567
de l'empire et sénateur, mais gardant depuis di'ç ?.ns
rancune à l'emperour de ne lui avoir poial donné le
bâton.
Tandis que Talleyrand, protagoniste du drame,
s'occupait d'accomplir la révolution, les comparses,
Pradt, Roux-Laborie, le marquis de La Grange, y
préparaient l'opinion. Le 31 mars au soir, ils firent
afficher la Déclaration du czar et le manifeste de
Schwarzenberg, et d'accord avec Sacken, le nouveau
gouverneur de Paris, ils remplacèrent par dos gens à
eux les rédacteurs de journaux qu'avait nommes l'em-
pereur. Michaud fut installé au Moniteur, Salgucs et
Berryer succédèrent, à la Gazette de France et au
Joiirjial de Paris, à Tissot et à Jay. Bertin rentra en
possession du Journal de l'Empire, qui reparut le
1'' avril sous son ancien litre de Journal des Débats.
Morin fut nommé directeur de la presse; il s'était
rendu digne de cette position par les coups qu'il avait
reçus dans la journée en distribuant des manifestes
royalistes. Il donna l'ordre que les journaux du len-
demain rendissent compte des événements, de façon
à faire prévoir la chute de l'empire et le rappel des
Bourbons par le vœu de la population. On obéit mili-
tairement. Le 1" avril, les gazettes reproduisirent
les proclamations des Alliés, rappelèrent les cris
enthousiastes qui avaient salué les souverains et
contèrent à l'envi les manifestations royalistes des
boulevards et de la place de la Concorde*. En asser-
vissant la pre<^se, Napoléon l'avait préparée à toutes les
besognes. C'était une digne fin pour le journalisme de
l'empire, que la honteuse apologie de l'ennemi en-
trant en triomphe dans Paris.
A trois heures et demie, le sénat se réunit. La
1. Révélations de Morin, 35; Pradt, 62, 72; MemoirM d« YitroUu, I, 314»
2X2, 326 ; Jounuiux de Paru des l*, X et 3 anil.
568 ^ 1814.
haute assemblée comptait cent quarante membres,
dont quatre-vingt-dix environ se trouvaient à Paris.
Soixante- quatre, parmi lesquels deux maréchaux
d'empire, Sérurier et le duc de Valmy, se rendirent
k la convocation illégale du prince de Bénévent. Tal-
leyrand prononça ou plutôt récita une courte haran-
gue, miracle d'amphigouri et de platitude, qu'avait,
dit-on, composée l'abbé de Pradt. Il était question
là de « liberté de vote » ; de « généreux essor laissé
aux sentiments » ; de « patriotisme éclairé » ; d'une
« délibération fermant la porte à tout retard » et « du
rétablissement de l'action de l'administration, le pre-
mier de tous les besoins ». L'objet même de la délibé-
ration était à peine indiqué, mais il n'était besoin ni
d'explications pour renseigner les sénateurs ni d'élo-
quence pour les persuader. Ils étaient instruits et ré-
solus d'avance. Le sénat décida sans discussion qu'il
serait établi un gouvernement provisoire chargé de
pourvoir à l'administration et d'élaborer un projet de
constitution. On nomma Talleyrand et les quatre mem-
bres qu'il avait désignés. Cela fait, le séna\, s'ajourna
au même jour à neuf heures du soir pour la signature
du procès- verbal'. Le nouveau gouvernements'occupa
sans tarder de mettre ses amis dans les différents
ministères avec le litre de commissaires délégués.
Henrion de Pensey eut les cultes ; Laforest, les afTaires
étrangères; Beugnot, qui ne s'attendait pas à cet
honneur, l'intérieur; le général Dupont — Dupont-
Baylen, comme on l'appelait — la guerre; Malouet,
la marine; le baron Louis, les finances; Angles, la
police générale. Bourrienne prit les postes. On nomma
le général Dessolles, l'ancien chef d'état-major de
Moreau, commandant de la garde nationale, et le gé-
1. Actes du Sénat eonservatettr, lU ^Bibliothèque du Sénat}. Pntdt, 7t.
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS. 569
néral Ricard, ex-divisionnaire de Marmont, blessé
légèrement à la bataille de Paris, commandant de
place. Chabrol et Pasquier furent maintenus à la pré-
fecture de la Seine et à la préfecture de police. Quand
on eut nanti tout le mor.de, on s'aperçut qu'il ne res-
tait rien à donner à l'abbé de Pradt. On le fit grand
chancelier de la Légion d'honneur. La première fois
que l'archevêque de Malines entra à la chancellerie,
l'huissier de service l'appela : « Mon général!* »
Pendant la séance du sénat, le conseil général et
le conseil municipal réunis délibérèrent à l'Hôtel de
Ville sur une proposition de l'avocat Bellart, qui le
jour de la bataille de Paris s'était engagé solennel-
lement, en présence de sa famille, à délivrer laFrance
du joug de Napoléon. Bellart soumit à ses collègues
une proclamation débutant par un véhément réquisi-
toire contre l'empereur, où il était traité de criminel et
d'ennemi public, et se terminant en ces termes : « Les
deux conseils déclarent renoncer formellement à toute
obéissance envers Napoléon Bonaparte et ils expri-
ment le vœu le plus ardent pour que le gouverne-
ment monarchique soit rétabli dans la personne de
Louis XVI II. » Le conseil, qui sur vingt-quatre mem-
bres en comptait quatorze présents, hésita à assumer
la responsabiUté d'une pareille publication. Comme
les sénateurs, les membres du conseil municipal
étaient garantis contre le juste ressentiment de l'em-
pereur par la déclaration du czar, que les Alliés ne
traiteraient plus avec lui. Mais la parole du czar n'é-
tait elle-même garantie que par cent mille baïon-
nettes, et l'épée de Napoléon pouvait encore faire un
miracle L'éloquence emportée de Bellart raffermit
les courages. La proclamation fut signée par tr'»ize
1. Pnidt, 7t-76; VCroi 150; Bensnot. U. 77 ; RéoéUiioHS de Marin, 35-M,
5Î0 1814.
membres sur quatorze. Le baron Thibou, sous-g^ou-
vcrncur de la Banque, s'abstint, disant qu'il désirait
le succôs de cette démarche, mais qu'attendu ses obli-
gations personnelles envers l'empereur, il ne pouvait
s'y associer. Le préfet de la Seine, Chabrol, dit de
même que sa reconwaissance pour l'empereur lui dé-
fendait de contresigner la proclamation, qu'il approu-
vait d'ailleurs et dont il autorisait l'impression et
l'affichage*.
Avant la philippique de Chateaubriand : Biionapa?'te
et lés Bourbons, qui ne parut que le 5 avril et où le
grand écrivain allait dire entre autres vérités que Na-
poléon « avait fait rétrograder la guerre jusqu'à l'en-
fance del'art^ », le virulent manifeste de Bellart donna
le ton aux journalistes et aux pamphlétaires. Des ga-
zettes, des brochures, des chansons, des affiches à la
main, des placards imprimés, jaillit un vomissement
d'insultes. Bonaparte était un lâche, un infâme, un
assassin, un charlatan, un funambule, le plus inepte
des hommes, le pire des tyrans, le dévorateur de fhu-
manité. C'était Robespierre, c'était Cromwell, c'était
Attila, c'était un ogre, un chef de brigands — l'assi-
milation n'avait rien de flatteur pour les Français, —
un tigre à face humaine sorti des antres de la Corse,
1. Journal d'un prisonnier anglais, 67, 68; Journal des Débat», t aTril.
t. Grâce au graad nom de Chateaubriand, cet écrit qui éj^ale en violence
tous les pamphlets de 1814 eut un immense retentissement et, dans une
certaine mesure, influença l'opinion. « Louis XVIII déclara, dit Chateaubriand
dans les Mémoires d'outre-tombe (VI, 239), que ma brochure lui avait plus
protité qu'une armée de 'ent mille hommes. 11 aurait pu ajouter qu'elle tut
pour Itii un certificat de vie. J'appris à la Frîince ce que c'était que l'im-
mense famille royale. C'est comme si j'avais fait le dénombrement des en-
fants de l'empereur de la Chine, tant la république et Fempire avaient re-
légué les Bourbons dans le passé. »
Après avoii parcouru Buonaparte et les Bowbons, où Napoléon est traité de
criminel, de !wu, de bourreau, d'incapable, etc., etc., il est curieux de reiire
ces deux lignes de la préface de la première édition d'Atnla : «... On sait
ce qu'est devenue la France Jnsqa'an moment où la Providence a fait na
raitre un de ces hommes qu'elle envoie ea signe de réconciliation. lorsqu'eU«
ut lassée de punir. >
tB GOUVERNEMENT PROVISOIRE ▲ PARIS. 571
un monsfre gorgé de sang portant d'une main la torche
d'IIérostraleelderaulre le sabre de Genséric. Onchan-
sonnait la mère de l'empereur : « Madame Lajoie, la
femme aux dix amants. » Des caricatures montraient
le Sabot corse en pleine déroute : une toupie portant la
tête de l'empereur et fouettée à tour de bras par les
souverains étrangers; Autant en emporte le vent :
l'aquilon (le vent du nord) dispersant de son souffle
les décrets, les proclamations, les bulletins de vic-
toire; la Cravate à Papa : le petit roi de Rome pas-
sant une corde au cou du buste de Napoléon. Le
Jovmal des Débats écrivait que Napoléon était, non
point un nom de chrétien, mais un nom de démon et
il citait doctement un texte des A c ta Sanctoritm. D'au-
tres gazettes affirmaient que l'usurpateur avait usurpé
jusqu'à son nom. Il ne s'appelait pas Napoléon, il
s'appelait Nicolas. El l'on s'amusait fort de Nicolas,
le général Nicolas, le gros Nicolas : « ... La France,
tu ne l'auras pas, Nicolas 1 » On trouvait dans Bona-
parte l'anagi-amme : Nabot paré; on composait des
distiques de cet ordre :
EaRnl grâce à Napoléon,
On ne parle plus de Néron t.
Jamais à Paris on n'avait eu tant d'esprit I
En instituant un gouvernement provisoire, le sénat
avait par cela même déclaré qu'il y avait interrègne.
Mais l'acte du sénat n'impliquait pas absolument que
la France ne put point rentrer sous le régime impé-
l. Placards des l- et 4 aTril, cités par Rodrigue», 110, 113. 1Î4, IM.
Jovmal d'un prisonnier anglais, 74. 7b. Journal det Di-batt, Journal de Pari*. Ga-
zette de France, du 3 au 8 avril. Caricatures du Cabinet des Kstainpes, Q. B.
13X-l^, Napoléon ou le Corse dévoilé, 7; la Lanterne magique, 51 ; la Voix du
terir, t. Vision de Bonaparte, 10; les Sépulcres de la Grande Armée; la Vie
d* .Mcolas, 1; etc., etc. Ces pampbleta étaient en si grand nombre qu'on
dit que l'empereur en passant à Lyon, le 23 «rril, en fit acheter pour 1*
somme de 1 100 fr. Fabry, Itinéraire d» Bonaparte à Hle d'Elite. 2&
572 181 4.
rial avec une régence de Marie-Louise et une consti-
tution nouvelle. Cette équivoque laissait des espé-
rances aux bonapartistes et leur permettait d'agir sur
la population très hésitanleetauprèsd' Alexandre, dont
ia subite conversion à la légitimité était sujette à un
retour. Pour entraîner Paris et la province, le peuple
et — on s'en flattait — l'armée, pour déterminer les
irrésolus, pour désarmer les opposants, enfin pour
consommer la révolution, il fallait que la déchéance
de Napoléon et de sa famille fût solennellement dé-
clarée. Le sénat fut convoqué à cet effet par le gou-
vernement provisoire dans la soirée du 2 avril. Bar-
thélémy présidait. Dès l'ouverture de la séance,
Lambrecht émit une proposition de déchéance. Plu-
sieurs sénateurs appuyèrent la motion, qui aussitôt
mise aux voix fut adoptée sans discussion. On de-
nic'inda seulement que l'acte de déchéance fût pré-
cédé de considérants. L'assemblée chargea Lambrecht
de les rédiger et s'ajourna au lendemain midi pour
la lecture. C'était aller trop lentement au gré d'un
sénateur qui exposa que, vu l'importance de la mesure
prise, le président devait, dès le soir même, inviter
le gouvernement provisoire à faire connaître au public
la déchéance de Bonaparte. Barthélémy rédigea un
message qui fut envoyé aux journaux et imprimé dans
la nuit'.
Le lendemain, 3 avril, Lambrecht donna lecture des
considérants. C'était un acte d'accusation : Napoléon
avait violé son serment et attenté aux droits du peu-
ple en levant des hommes et des impôts contrairement
aux constitutions, en détruisant l'indépendance des
corps judiciaires, en supprimant la liberté de la
presse, en ajournant arbitrairement le corps légis-
1. Actes du Sénat conservateur, lU (Bibliothèque du Sénat) ; Moniteur, Jovr-
nal des Débats, Gazette de France, du 3 avril.
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS. 57S
lalif, en rendant les décrets de Fismes « qui tendaient
à faire considérer comme nationale une guerre pure-
ment dynastique », enfin en abusant sans cesse du pou-
voir et en mettant le comble aux malheurs de la patrie.
Ajtrès une courte délibération, le décret de déchéance
fut voté à l'unanimité. Dans ce sénat qui pendant
dix ans s'était, selon l'énergique expression de Taine,
« prostitué dans l'obéissance avec une servilité byzan-
tine * », dans cette assemblée qui, à la veille de la
campagne de Russie, avait entendu sans protestation
ces paroles de Lacépède : « La conscription n'enlève
que le luxe de la population* », pas un homme de
bon sens ne songea à faire remarquer que si le rap-
port était la condamnation de Napoléon, c'était aussi
la condamnation du sénat. Ces abus de pouvoir, ces
attenuits aux droits du peuple, ces >iolations de la
constitution, n'en était-il pas le complice, ce sénat
qufe Napoléon allait marquer d'un mot indélébile :
« Un signe était un ordre pour le sénat qui toujeurs
faisait plus qu'on ne désirait de lui *. »
Les contemporains jugeaient le sénat de l'empire
comme l'a jugé la postérité. Talleyrand n'ignorait pas
combien celte assemblée était décriée et méprisée.
Pour donner plus d'autorité à la déchéance, il s'avisa
de la faire prononcer aussi par le corps législatif, à
qui ses tardives velléités d'indépendance, en décem-
bre 1813, avaient concilié l'estime de la classe bour-
geoise. Une centaine de députés se trouvaient à Paris.
Soixanle-dix-neuf se réunirent le 3 avril sur l'invita-
tion du gouvernement provisoire. Le corps législatif
montra plus de dignité que le sénat. Il lui était loi-
sible de rappeler, dans son arrêté, les fautes et les
1. Taiaa, Napotéon Bonaparte {Bévue des Deux Mondes, 1887, II, 19).
t. Moniteur da 16 mars 1812.
3. Proclamation à l'année, 5 avril; Corretaondtatee de NapoUom, fiSHt.
574 181 4.
abus de pouvoir de l'empereur. Il se contenta de pro-
noncer la déchéance avec le seul considérant que
Napoléon avait violé le pacte constilntionnel. Encore
le vice-président, Henri de Moiitesquiou, s'abstint de
signer ie i^rocès-verbal, il avait refusé de prendre le
fauteuil en l'absence du duc de Massa, président, quï
s'était rendu à Bloîs avec l'impératrice. Le second
vice-président, Félix Faulcon, dirigea les débats '.
Malgré les décrets, malgré les manifestes, malgré
les journaux, Paris tardait à se prononcer pour les
Bourbons ^ La cocarde blanche ne multipliait point.
Ilors du périmètre du café Tortoni, du Palais-Royal
et de l'église Saint-Thomas-d'x\quin, les persormes
qui portaient des emblèmes royalistes étaient insultées
et maltraitées '. Nesselrode avait demandé que la
garde nationale prît la cocarde blanche. Au ra{>port,
le chef d'état-major Allent consulta les chefs de lé-
gion. Six dirent qu'à peu d'exceptions près, les gardes
obéiraient. Les six autres chefs déclarèrent qu'il y
aurait péril à exiger l'abandon de la cocarde natio-
nale. On ajourna la mesure *. Dans la soirée du
1" avril, un groupe de douze royalistes, armés et por-
tant des torches, avaient lu publiquement, dans divers
endroits de Paris, depuis la place Vendôme jusqu'à
la place Royale, la proclamation de Louis XVIIL
Cette lecture avait été accueillie par quelques cris de :
« Vive le roi ! » et par des cris plus nombreux de :
1. Monitnar, Journal des DébaU, etc., du 4 avrU ; Journal d'un prisonnier an-
glais, 69-70.
2. Rapport général de police sur les événements antérieurs au 14 avril.
Arch. nat., F. 7, 3 773.
Z. Journal d'un prisonniir aiiglais, VI, 67: «A quatre heures de l'après-midi le
2 avril, je ne rencontrai pas, du boulevard du Tf^niple au boulevard des Ita-
liens, vingt personnes qui eussent des cocardes blanches. »
Cf. l'avis du genénil Sackea, gouverneur de Pans (journaux du 2 avril)
portant » défense expresse que personne puisse être offensé et raolesté pour
faits d'opinion politique et pour les signes extérieurs qu'il pourrait porter »-
4. Journal d'un prisonnier anglais, IV, 261 ; Koch, H, 537.
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE A PARIS. ^iS
m. Vive l'empereur ! * » Au sénat, dans le gouverne-
mcpt, raccord faisait défaut. On s'était entendu sans
peine pour renverser, on s'entendait plus difticile-
ment pour édilier. Les libémux se montraient dis-
posés à accepter les Bourbons mais avec des garanties
constitutionnelles. Les royalistes n'admettaient pas
« ces capitulations imposées à la royauté ». Ils trou-
vaient qu'on lardait bien à rappeler Louis XVIII dans
sa bonne ville de Paris. Talleyrand avait grand'peine
à concilier tout le monde, calmant les déliances des
uns et modérant les impatiences des autres. Dans la
crainte que le langage exalté de la presse en faveur
des Bourbons ne provoquât une réaction, ordre fut
donné aux journaux de modérer leur zèle royaliste*.
Siloccupalionde Paris par les Alliés enrichissait les
restauralears, les directeurs de théâtres et les bouti-
quiers du Palais-Royal, pour cela les travaux n'avaient
point repris, et les ouvriers demeuraient mécontents
et menaçants '. On continuait à faire de la politique
sur h;s trottoirs, selon l'habitude qu'avait prise pen-
dant les trois derniers mois la population désœuvrée.
Ici 1 on vantait les Bourbons et Ion décriait Bona-
parte. Là, on se déchaînait contre le gouvernement
provisoire, contre Talleyrand, contre le sénat, contre
Marmont qui avait livré J'aris, contre la garde natio-
nale qui n'avait point secondé l'armée, contre Clarke
qui avait laissé le peuple sans armes, l'artillerie sans
1. Rapport sar l'état de Paris, transmis par la préfet de Seioe-et-Mame,
le 3 avril. Arch. de la guerre.
2. Lettre de rab>>e de Moatesqaioa trouvée aax Tuileries dans le cabinet
du duc de Blaca^i (Journal de CEmpirt du 16-avril iS.'â). Révélationt de Mo-
rin, 47; Uém.. de VitroUet. I, 312, 314. 319 et ptusim.
3. Rapport gênerai de pulice sur les evéDements de Paris antérieurs an
14 avril. Arch. nai-, V. 7, 3773. Cl. Beraoger, Ala Biographie, 146-146. Le
l** avril, un convoi de prisonniers passaui sous l'escorie de sot iata alle-
Bauds provoqua des clameurs et des menaces dans la foule. Le chef du
dÀtacbement craignant pour sa sûreté fit presser le pas à la colonne. Dans
1m fauboui-gs, lea soldats étrangers ne venaient qu'en nombre.
576 181 4.
munitions, les soldats avec des cartouches remplies
de son., La France avait été vendue aux étrangers.
L'empereur avait été trahi*. « Si tout le monde avait
fait comm/* le général Daumesnil, disait-on, nous
n'en serions pas là. » Et l'on citait la belle réponse de
Daumesnil — qui tenait toujours à Vincennes — au
parlementaire de Barclay de ToUy : « Je ne rendrai la
place que sur l'ordre de Sa Majesté l'Empereur. Les
Russes m'ont enlevé une jambe. Il faut qu'ils me la
rapportent ou qu'ils viennent me prendre l'autre ^ »
D'autres orateurs en plein vent disaient que tout
n'était pas fini, que Paris serait le tombeau des Alliés,
qu'il y avait plusieurs centaines de soldats de la
vieille garde cachés dans les faubourgs pour sou-
lever le peuple dès que tonnerait le canon de
Napoléon. On n'écoutait pas ces prophéties sans
terreur, car les gens paisibles en étaient arrivés à
redouter l'approche de l'armée impériale autant
qu'ils avaient redouté, le mois précédent, l'approche
des Cosaques. Déjà le bruit courait que les Alliés
avaient subi une défaite à quelques lieues de Paris.
Le patriotisme et la politique faisaient des exaltés
dans les deux partis, mais la masse de la population
ne pensait qu'à la paix et, elle était prête à se donner
ou à se rendre à celui qui signerait le traité. Tous ceux
qui jugeaient sans passion regrettaient que les Alliés
ne voulussent pas traiter avec Napoléon, puisque leur
refus semblait retarder la conclusion de la paix et
exposer Paris à de nouveaux périls^.
1. Rodriguez, 92-93, 95. — On vendit dans les premiers jours d'avril une
caricature oîi Marraont, représenté sous la figure d'un général -'anus, disait
à la fois : » J'ai proinisde défendre Paris, > et : « J'ai promis de livrer Paris.»
Biblvoth. nat. Cabinet des Estampes. Q. B. 138.
2. Rapport sur l'état de Paris, 3 avril. Arch. de la guerre. — La réponse
de Daumesnil, qui paraît ainsi parfaitement authentique, est deTenae comme
on sait : « Rendez-moi ma jambe, je vous rendrai la place. »
3. Rapport général de police sur les événements antérieurs an 14 avril.
LA RÉGENCE À BLOIS. 177
De fait, à s'en rapporter aux apparences, lalJey-
rand, avec toute son habileté, n'avait encore réussi
qu'à retarder la fin de la crise, en compliquant une
lutte nationale par une révolution. II y avait désor-
mais deux pouvoirs en France, sans compter, hélas!
un troisième pouvoir : celui de l'étranger. A Paris,
c'était le gouvernement provisoire, maître de la ville,
en possession de toute l'administration, soutenu par
le sénat, la chambre, le conseil municipal, mais issu
d'un coup d'Etat parlementaire accompli à la somma-
tion de l'ennemi, discuté par plus de la moitié de la
population parisienne, sans relation avec la province,
et jouissant d'une autorité toute locale qui s'arrêtait
aux fossés de la citadelle de Yincennes. A Blois%
c'était la régence en fuite, logée par billets de loge-
ment, éperdue, consternée, mais jouant l'assurance,
lançant des proclamations, réorganisant les différents
services comme si elle eût l'avenir à elle, et tenant
encore la France partout où n'était pas l'ennemi.
Les frères de l'empereur, les ministres, l'archichan-
celier Cambacérès, qui passait dans les rues de Blois,
encombrées de chevaux au piquet, de voitures et de
fourgons, en grand uniforme avec le cordon de la
Légion d'honneur, avaient perdu presque tout espoir *.
Arch. nat., F. 7 3773. Lettre de Steewart à lord Lirerpool, 4 aTril {fiorret'
pond, de Cattlereagh, Y, 436). Rodrignez, 101-102 etpattim ; Journal iTvn priton'
nier etnglai*, 63, 75 et patsim. Cf. la Dote officiease publiée dans le Journal des
Débatt An 5 aTril : « On invite les Parisiens à se déSer des espions de Baona-
parte ; ils les reconnaltroat aux regrets qa'ils donnent à la chute de la
tjranoie et aux alarmes qu'ils cherchent à répandre sur son retour. * Cette
note témoi^e qu'on s'inquiétait des voix qui s'élevaient en favear de Napo-
léon, n est inutile de dire que pour le Journal des Débats et pour les parti-
sans des Bourbons tous ceux qui parlaient en faveur de l'empire étaient des
espions.
!• Le gouvernement avait primitivement été transféré à Tonrs, mais sur
an ordre de Tempereur du 31 mars la régente et ses ministres vinrent a'éta-
blirà Blois. Correspondance du roi Joseph, H, 216-217; Méneval, U, 59.
2. Correspondance du roi Joseph, X, 217-221 ; Méaeval, II, 67 ; Rovigo, VII
MB-166 Uiot de Mélito. IlL 365.
37
S78 1814.
Onneîaissaitpas,pourcela,deprendredesmesuresqai
pussent aider aux derniers efforts de Napoléon. Rovigo
lui-même semblait avoir retrouvé le zèle et l'énergie.
Par ses soins, tous les journaux de 'Paris, toutes les
dépêches, tous les manifestes du gouvernement pro-
visoire étaient interceptés, les émissaires de Talley-
rand, les envoyés des souverains alliés étaient arrêtés.
C'est ainsi que l'existence du gouvernementprovisoire
resta ignorée à Rouen jusqu'au 3 avril dans la soirée,
à Valenciennes jusqu'au 4, au Mans jusqu'au?, à Gre-
noble et à Bordeaux jusqu'au 11, à Toulouse jus-
qu'au 13, à Nîmes, à Avignon, à Brest jusqu'au 15 *.
Monlalivet mandait aux préfets de presser la levée
de 1815 ; il rédigeait, contre-signait et expédiait une
proclamation de l'impératrice-régente aux Français,
proclamation où tout en taisant le sénatus-consulte,
Marie-Louise annonçait l'occupation de la capitale
par l'ennemi et le retour de l'empereur sous Paris. Le
manifeste se terminait ainsi: «C'est de la résidence que
j'ai choisie qu'émaneront les seuls ordres que vous
puissiez reconnaître. Toute ville au pouvoir de l'en-
nemi cesse d'être libre ; toute direction qui en émane
est le langage de l'étranger... Vous serez fidèles à vos
serments. Vous écouterez la voix d'une princesse qui
fut remise à votre foi et qui fait toute sa gloire d'être
Française. Mon fils était moins sûr de vos cœurs au
temps de nos prospérités ^ » Clarke avait retrouvé sa
plume infatigable. Nombreux et répétés, ses ordres
partaient de Blois comme ils étaient partis de Paris :
ordres aux commandants des divisions militaires de
diriger les conscrits et les isolés sur Orléans ; ordres
au général Fririon, commandant les dépôts, de former
1. Mémoires de Rovigo, VII, 165. Journal d'un prisonnier anglais, VII, 266,
268. Lfttires des préfets à Rovigo, 6 au 15 avril. Arch. aat., F. 7,4289.
Joi rdan à Clarke, 5 avril. Arch. de la guerre.
t. Journal d'un prisonnier anglais, 267.
NAPOLÉOIf A FONTAINEBLEAU. ST*
autant de bataillons de marche qu'il aurait de fois
huit cents disponibles; ordres aux préfets du Loiret,
de Loir-et-Cher, d'Indre-et-Loire, d'assurer les subsis-
tances militaires; ordres au général Prévalqui s'était
replié de Versailles à Mantes, avec les quinze mille
hommes du grand dépôt de cavalerie, de reprendre
à Caen ou à Saumur les opérations de la remonte;
ordres au général Chasseriau d'élever des ouvrages
de campagne à Orléans, à Gien et à Montargis, et de
défendre jusqu'à la dernière extrémité cette ligne qui
protégeait les communications entre le gouverne-
ment de la régence et le quartier impérial*.
Revenu à Fontainebleau dans la matinée du 31 mars,
l'empereur, de son côté, avait pris des dispositions de
défense en attendant que la concentration de ses troupes
lui permît, s'il le fallait, d'aller attaquer l'ennemi de-
vant Paris. Napoléon ne désespérait point que Cau-
laincourt ne réussît dans la mission dont il l'avait
chargé auprès du czar, mais il agissait comme si cette
négociation dût échouer*. D'ailleurs pour l'obtention
même d'un traité, il importait que l'empereurne parût
point désarmé. C'était en imposant encore aux Alliés
par une armée concentrée et réorganisée, établie sur
un terrain favorable et résolue à un suprême effort
qu'il y avait chance pour lui de signer la paix et de
garderie trône. Les officiers de son intimité, Drouot,
FlahautetGourgaud, conseillèrent à l'empereur de se
replier sur la Lorraine. Il ne le voulut point, disant
que « sa présence près de Paris contiendrait les intri-
gants^ ^>. A Fontainebleau la posilion était bonne.
L'armée se trouvait couverte sur la droite et sur ses
1. Correspondance de Clarke, 2, 3, 4 et 5 avril. Ârch. de la guerre.
S. Alémuirtt de Marmont, VI, 252. Cf. Fain, 213, 231. Mémoires de YitroUet,
I, 311-312.
3. Relation de Gonrgaud, dans Bourrienne et ses erreurs, II, 331. Cf. Hegistr*
de Berthier (à Marmoat, l" avril, 6 hearea da matin). Arch. de la guerre.
580 181 4.
derrières par la Seine et l'Yonne, sur son front par
l'Essonne, dont le cours lui permettait de refuser sa
gauche. A Essonnes, il y avait une poudrerie, à Corbeil
un magasin de farine.
Les premières troupes arrivées, celles de Paris et
de Versailles, s'établirent le 31 mars derrière l'Es-
sonne : Marmont, en première ligne, à Corbeil et à
Essonnes; Mortier etBelliard en seconde ligne, entre
Essonnes et Fontainebleau; le colonel Vertillac, avec
2 250 hommes des dépôtsde Seine-et-Oise, àMilly. La
garnison de Fontainebleau se composait de deux ba-
taillons de vétérans et de quelques détachements de
gendarmes, de douaniers et de fantassins. Le lende-
main, une partie de la cavalerie de l'armée impériale
atteignitFontainebleau. Les trois divisionsde la ga?^e,
sous Sébastiani, prirent position autour de Moret, le
corps de Saint-Germain se porta à Melun et à Fossart,
les gardes d'honneur de Defrance vinrent à Saint-
Germain-sur-Ecolle. Mais il fallait encore trois jours
pour que la concentration s'achevât. Le reste de l'ar-
mée, qui s'avançait de Troyes à marches forcées, était
échelonné sur une ligne de vingt lieues, entre Saint-
Liébault et Yillencuve-la-Guyard '.
Dans l'après-midi du 1*' avril, l'empereur vint in-
specter les positions du duc de Raguse, à qui Berthier
avait donné l'ordre, le matin, d'élever quelques re-
doutes. L'empereur s'entretenait avec Marmont, et
louant la belle défense de ses troupes à Belleville,
il l'invitait à préparer un travail de récompenses pour
le corps d'armée, lorsque Fabvier et Danrémont,
les deux signataires de la capitulation, arrivèrent de
Paris. Ils apprirent à l'empereur, avide de nouvelles,
1. Ney, Macdonald, Dulanloy, Vertillac, Defrance, à Berthier, 31 mars et
1" avril; Registre do Berthier (ordres du 1" avril). Arch. de la guerr*- En»,
placements de armé* am 1" avril. Arch. nat., AF. iv, 1667.
WAPOLÉON A FONTAINEBLEAU. 5Sl
l'entrée triomphale des Alliés, les manifestations
royaliHes, enfin la déclaration du czar de n*? plus dé-
sormais traiter avec l'empereur. Ce récit troubla Napo-
léon. Il déclara à Marmont, non sans amertume, que
puisque la paix devenait impossible pour lui, il lui fal-
laitcontinuerla guerre atout prix. « — C'est, dit-il, une
nécessité de ma position. » Rentré à Fontainebleau, il
donna des ordres pour presser la concentration et la
réorganisation de l'armée et la répartition des bouches
à feu du grand parc entre les corps qui n'étaient
plus au complet de canons *.
Dans l'entourage de l'empereur, on remarquait son
air assombri, sa profonde tristesse, son abattement.
Il ne se ranimait qu'en voyant ses soldats. Le 2 avril
il assista, dans la cour du Cheval-Blanc, à la parade
de la garde montante. Les deux bataillons le saluèrent
d'une longue acclamation. Son visage s'illumina.
« Tel, dit un témoin, nous avions vu Napoléon *iux
jours de gloire et de prospérité, aux Tuileries, à Schœn-
brunn, à Postdam, tel il nous apparut encore à Fon-
tainebleau *. »
Ce jour-là, le duc de Vicence revint de Paris. Après
sa courte entrevue avec le czar au château de Bondy,
il avait eu deux autres audiences à l'hôtel Tal-
leyrand, malgré les efforts des membres du gouver-
nement provisoire '. Caulaincourt s'était de nouveau
offert à signer sur-le-champ un traité de paix aux
conditions exigées à Châtillon par les Alliés et accep-
tées en principe 'le 2o mars par Napoléon. Il avait
plaidé avec chaleur et émotion la cause de l'empe-
1. Mémoires de Marmont, VI, 252-253. Relation de Gourgaud, dans Bourri^nHe
et te* errewt. II, 332. Correspondance de Napoléon, 21 &49. Registre de Ber*
thier (ordres du 2 avril). Arch. de la guerre.
?. Koch, II. 568. Mémoires de Constata. VI, 71-73.
3. Pradt, 63. Cf. la note ofliciease des joamaox d« Paris 4« S «Tril (J/oné»
ttw. Journal des Pébaft, etc.).
582 1814.
reur et opposé ses droits etles droits de la France, peu-
ple et armée, aux prétentions des quelques milliers
de partisans que comptaient les Bourbons. Le czar
avait répondu par son argument accoutumé : « La paix
avec Napoléon ne serait qu'une trêve, » et Caulaincourt
désespérant de fléchir sa résolution, ayant parlé de
Napoléonll, Alexandre avait repris: « — Mais que faire
de l'empereur? Le père est un obstacle invincible à la
reconnaissance du fils. » L'autocrate cependant se
sentait ébranlé. Si peut-être il ne regrettait point sa
déclaration du 31 mars, du moins il s'avouait à lui-
même qu'il s'était engagé trop vite. Au reste, il se
savait tout-puissant. Il pouvait défaire ce qu'il avait
fait. Sans rien promettre de certain à Caulaincourt, il
Tavaitcongédié en lui disant de rapporter l'abdication do
Napoléon et qu'ensuite «on verrait pour la régence ».
Le duc de Yicence répéta ces paroles à l'empereur
et ïui fit entendre que l'abdication était la seule
ressource. Napoléon écouta d'abord avec calme cette
proposition, à laquelle vraisemblablement il ne
s'attendait que trop depuis la veille. Mais il ne put
contenir son indignation jusqu'à la fin de l'entretien.
Il repoussa durement les instances de Caulaincourt
qui se retira. Napoléon avait pris son parti. Il allait
livrer sa dernière bataille*.
Le 3 avril, à dix heures et demie, la division de la
vieille garde de Priant et la division de jeune garde
de Henrion, arrivées la veille à Fontainebleau, se
massèrentdans la cour du Cheval-Blanc pour une revue
de l'empereur. Formée en colonnes par bataillons, la
vieille garde (la brigade de chasseurs de Pelet en pre-
1. Cf. Stee-wart à lord Bathurst, 1" avril (Correspondance de lord Castlereagh,
V, 416). Fain, 231-232. Registre de Berthier (à Macdonald, 3 avril au matin).
Arch. de la guerre. Mémoires de Vitrolles. I, 317 : « Rien n'était arrêté dans
la pensée du czar » (3 avril). Consulter aussi les Souvenirs du duc de Vieenee,
U, }-3l, mais avee toute la réserve que comporte un ouvrage apocryph».
NAPOLÉON A FONTAINEBLEAU. SS3
mière ligne, la brigade de grenadiers de Cambronne et
les gendarmes à pied en deuxième ligne) occupait la
moitié de la cour, la droite au perron. En face, la jeune
garde de Henrion était rangée dans le même ordre. Lea
troupes attendirent plus dune heure sous les armes;
les officiers qui voyaient passer les personnages de
l'entourage de l'empereur remarquaient « leur mine
allongée, surtout celle du duc de Vicencc* ». A midi
l'empereur parut sur le perron avec le prince vice-
connétable, l'aide-major général Drouot, les maré-
chaux Ney et Moncey, les généraux Flahaut, Petit,
Kellermann, Belliard et une foule d'aides de camp et
d'officiers d'ordonnance. Les troupes présentèrent les
armes, les tambours battirent aux champs. Napoléon les
fit taire d'un geste et descendit les degrés, l'air agité,
le visage monté en couleur, les yeux battus, le chapeau
posé légèrement de travers. Il commença la revue ou
plutôt l'inspection par le l"régiment de chasseurs qui
tenait la droite. Il faisait ouvrir les rangs, s'arrêtait
devant chaque homme, lui parlait familièrement, le
questionnait sur son âge, ses services, semblait inter-
roger sa force et sa bonne volonté — « qui n'étaient
pourtant pas douteuses », dit un témoin, — provoquait
par ses paroles des demandes de récompenses et
donnait la croix à presque tous ceux qui la réclamaient.
Du l'' de chasseurs, il passa au 2% puis au 1" de gre-
nadiers, et ainsi jusqu'à la gauche. Pendant cette in-
spection, qui fut très longue, l'empereur n'était suivi
que par Berthier et Drouot et deux officiers d'ordon-
nance. Les maréchaux et l'état-major se tenaient
groupés au bas du grand perron ^
La revue terminée, l'empereur se plaça au milieu
1. Agenda oa général Pelet, Arch. de la guerre.
S. Agenda du général Pelet. Arch. de la guerre. Cf. Lettre de Drouot à
I^apoléon, 3 avril Arch. nat., AF. ir, 1670.
584 181 4.
de la cour et fit appeler les officiers et les sous-offi-
ciers de la division. Lorsqu'ils eurent formé le cercle,
il dit d'une voix haute et vibrante: « — Officiers, sous-
officiers et soldats de ma vieille garde, l'ennemi nous
a dérobé trois marches. Il est entré dans Paris. J'ai
fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée
par de grands sacrifices : la France avec ses anciennes
limites, en renonçant à nos conquêtes, en perdant
tout ce que nous avons gagné depuis la Révolution.
Non seulement il a refusé; il a fait plus encore : par
les suggestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai
accordé la vie, et que j'ai comblés de bienfaits, il les
autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il vou-
dra la substituer à notre cocarde nationale. Dans peu
de jours, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur
vous... »
L'empereur, s'attendant à un cri de ses grognards,
s'arrêta un instant. Il se fit dans la vaste cour un
grand et terrible silence. Étonné, ému, interdit,
Napoléon trouva cependant la force de reprendre :
« — Ai-je raison? » A ce mot s'éleva une immense
acclamation, pleine d'enthousiasme et grosse de me-
naces : Vive l'empereur! A Paris! A Paris! — « On
s'était tu, dit avec une sublime simplicité le général
Pelet, parce que l'on croyait inutile de répondre. » —
L'empereur ranimé poursuivit : « Nous irons leur
prouver que la nation française sait être maîtresse
chez elle, que si nous l'avons été longtemps chez les
autres, nous le serons toujours chez nous, et qu'en-
fin nous sommes capables de défendre notre cocarde,
notre indépendance et l'intégrité de notre territoire !
Commf^.niquez ces sentiments à vos soldats *. »
Une nouvelle acclamation, plus forte encore que la
1. Agenda du général Pelst. — Cette allocution est reproduite d' après l'a-
f euda d« Pelet, daus la Correspondance de Napoléon, 21 550.
NAPOLÉON A FONTAINEBLEAU. 385
précédente, accueillit ces derniers mots. Les officiers
retournèrent vers les troupes, firent former le cercle
dans chaque compagnie, et répétèrent la harangue
qu'ils venaient d'entendre. Les vivats retentissants,
les furieux cris de vengeance se succédaient comme
des coups de tonnerre, à mesure que chaque cercle
était rompu. Les soldats électrisés juraient d'aller
s'ensevelir sous les ruines de Paris*.
On reforma les rangs. La vieille garde défila aux
cris vingt fois répétés par chaque bouche : « Yive l'em-
pereur ! Vive l'empereur ! A Paris ! A Paris ! » Pendant
le défilé, la musique des grenadiers jouait le Chant
du Départ et la. Marseillaise^ j les airs victorieux que
la plupart de ces vieux soldats, débris de tant d'ar-
mées, avaient entendus l'autre siècle à Zurich, à
Marengo et à Hohenlinden.
1. Açenda da général Pelet. Arch. de U ((Qerre. — Koch (II, 570) pdrle aussi
de la résolution des soldats de i terminer leur carrière soua les décombrea
de la capitale «.
t. Agenda du genér»! Pelet. Arch. da U guerre.
ni
LA DÉFECTION DE MARMONl
Napoléon était vaincu et déchu. Il n'était pas dé-
sarmé. Il avait encore soixante mille baïonnettes*
pour déchirer les décrets du sénat, <st les Alliés,
malgré leur énorme supériorité ^ numérique, ne pa-
1. Marmont (débris du 6* corps; division Arrighi (sous Lccotte) ; débris
des divisions Ledni Desessarts et Compans ; division Soubam ; 1*' corps de
cavalerie sous Bordesoulle) : 1 2465. — Mortier (débris des divisions Chris-
tiani, Curial, Charpentier, Michel; division Boyer de Rebeval; division de
dragons de Roussel) : 5979. — Macdonald (débris du 11* corps) : 2714. — Gadi-
not (7* corps, réduit des deux tiers) : 5529. — Gérard (2" corps, réduit de
moitié) : 3000. — Ney (division Lefol, formée avec la division Janssens et
la brigade Pierre Boyer) : 2270. Drouot (vieille garde de Priant, renforcée
de 2 bataillons de gendarmes, division Henrion (vieille et jeune garde), réserve
d'artïi'irie de la garde) : 9 176. — Ornano, remplaçant Sébastiani (ca\ *lerie
de la garde) : 4600. — 2* corps de cavalerie : 1560. — 5' corps de cavalerie :
2645. — 6« corps de cavalerie : 3 195. — Gardes d'honneur de Defrance : 540. —
Corps d'infanterie polonaise sous le général Krasinsky (formé du régiment
de la Vistule, enlevé à Ney, et d'autres détachements) : 1 650. — Vertillac
dépôts de la ligne, 2 250. — Garnison de Fontainebleau (gendarmes, dépôts,
douaniers), garnison de Melun, corps francs du colonel Simon, de De Bruynes,
etc., etc., 1500. Total : 59073. Ne sont naturellement pas comprises dans ce
chiffre : la division Allix, à Sens, 2 418 hommes; les garnisons de Tours, 890;
de Blois, 1200 hommes de la garde; d'Orléans, de Gien, de Montargis et les
troupes massées en avant de Rouen, 3 800, et enfin tous les dépôts de France,
les garnisons des places fortes et les armées de Soult, de Suchet, d'Auge-
rean, de Maison, etc.
Situations du 1" au 5 avril. Arch. de la guerre. Registre de, Berthier
(ordres des 31 mars et l" avril). Jourdan à Clarke, 4 mars; Vertillac à Ber-
thier, l" avril ; Clarke à Chasseriau, 4 avril. Arch. de la guerre. Emplace-
ment des troupes, !• 1" et le 4 avril. Arch. nat., AF. iv, 1667. Cf., aux
Arch. de la guerre, l'état sommaire des troupes françaises en 1814 et le
rapport k Di^uont de Vieusseux, l'un des chefs de division du ministre de la
guerre, Paris, 11 avril : « On peut évaluer k 60000 hommes les différents
corps sous les ordres immédiates de l'empereur. »
2. En défalquant des 110000 bommes présents à la bataille de Paris, les
9000 tués ou blessés dans cette bataille, et en ajoutant les corps de Wrède,
^QOO homn^es, de S^cken, 9 500 hommes, rappelés de Mei^ux et une parti*
LA DÉFECTION DE MARMONT. 587
raissaient point pressés d'aller forcer le lion dans
son antre. Au lieu de marcher droit sur Fontai-
nebleau dès le 1" avril, pour y écrémer la poignée
de soldats qui gardaient alors Napoléon, ils s'étaient
bornés à prendre des positions défensives derrière
l'Orge, entre Juvisy et Palaiseau*, laissant ainsi à
l'empereur le temps de se reconnaître, à son armée
le temps de se concentrer. Devenu le souverain ar-
bitre de la politique et de la guerre, Alexandre était
résolu à combaltre si Napoléon l'attaquait, mais il
n'était point disposé à provoquer une batviille qui,
heureuse pour les Français, rejetterait son armée
sous le canon de Vincennes et dans les rues insurgées
de Paris*, et qui, favorable aux Alliés, ne terminerait
cependant pas la guerre, puisque Napoléon aurait
toujours la possibilité de la continuer derrière la
Loire ou en Lorraine. Le czar était dans la joie du
triomphe. Il avait atteint son but, puisqu'il était entré
des corps da Biilo'w, 10000 hommes environ, appelés de Soissons et de Com-
pîègne, on troave poar les armées alliées le total de 140 000 hommes, sans
compter 5 à 6000 Cosaqaes tenant la campagne entre la Seine et la Marne.
1. Ordres de Schwarsenberg, 1" avril; ordres de Barclay de To 11 j (rempla-
çant Blùcher), 2 avril, cités par Plotho, m, 423-428.
2. La garde nationale de Paris, assurément, ne demandait pas à se battre.
Mais la population ouvrière était toujours fort irritée. 11 y avait dans la ca-
pitale un grand nombre de soldats et d'orSciars cachés. Qoi peut assorer
qu'à la vue des soldats étrangers repoussés en désordre dans Paris, le senti-
ment national n'eût pas repris ses droits? Les Alliés, en tout cas, le crai-
gnaient (voir la lettre de sir Charles Steewart à lord Liverpool, 4 avrU,
Correspondance de Castlereagh, V, 440). Déjà Mftffling avait fait commencer
des ponts à Bercy pour éviter aux troupes de traverser Paris (Journal (Tun
prisonnier anglais, YI, 75). A en croire même Roch (II. 573) et Pons de l'Hé-
rault (72), « les souverains effrayés des suites que pocrrait avoir une bataille
BOUS Paris, résolurent de l'évacuer par prudence et d'aiier prendre position à
Meaux. > Mais il n'y a aucune trace d'une pareille détermination dans les
savrages allemands et rosses. L'établissement de ponts à Bercy et le rappel
sous Paris des corps de Wrèda et da Sacken, qui étaient tout jnstement à
Meaux, prouvent au contraire que les Alliés étaient décidés à accepter la
bataille sous Paris. A la vérité, dans le Moniteur du 5 avril, des lettres de
créances du czar à Pozzo di Borgo commencent en ces termes : < En m' éloi-
gnant de Paris... «. Mais si le czar la 4 avril prenait à toute éventualité
ses dispositions pour quitter Paris, c'était dans rintention d'aller ■• mettra
4 la tête de ses troupes, en avant de cette vill^
588 181 4.
à Paris à la tête de sa garde. Il avait glorieusement
terminé la guerre nationale. Il hésitait, si même il n'y
répugnait, à sacrifier ses soldats dans une guerre
purement politique, et pour une cause qui jusque-là
lui avait été indifférente. Il temporisait, espérant que
les choses s'arrangeraient désormais sans effusion de
sang. Telle avait été la raison de son langage à Cau-
laincourl.
Talleyrand ne pouvait s'abuser. Le tronçon d'épée
resté dans la main de Napoléon faisait obstacle à une
royauté avec le prince de Bénévent comme premier
ministre, de même que durant ces deux derniers
mois, l'existence même de Napoléon avait fait obstacle
à une régence avec le prince de Bénévent pour chef
Au mois de mars, Talleyrand avait pensé, et même
écrit, que la mort de l'empereur comblerait ses espé-
rances*; au mois d'avril, il ne put s'empêcher de
penser encore que, malgré ce qui s'était passé, cet
événement n'en serait pas moins bien opportun. Tal-
leyrand, qui savait cacher sa pensée tout en parlant,
avait le talent plus rare de la révéler tout en se tai-
sant. Il est possible qu'il ne dit rien au secrétaire du
gouvernement provisoire, Roux-Laborie ; il est certain
que Roux-Laborie le comprit.
Le jour de l'entrée des Alliés dans Paris, le marquis
d'Orsvaultde Maubreuil s'était signalé entre tous les
royalistes par son exaltation. Il avait attaché la croix
de la Légion d'honneur à la queue de son cheval,
et, avec Sosthène de La Rochefoucauld, il avait re-
cruté une bande de misérables pour renverser la statue
de l'empereur. Ce Maubreuil était un vaillant, mais
c'était un déclassé. Après avoir bravement gagné la
croix en Espagne, comme capitaine de cavalerie, dans
1. Lettres de Talleyrand à la duchesse d* Courlande, 18 (?) et 20 mars,
Jievue d'histoire diplomatique, l, 247.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 589
une charge commandée par Lassalle, il était devenu
écuyer du roi Jérôme et s'était fait à peu près chas-
ser de sa cour. De retour à Paris, ce fils de preux
— vingt-deux de ses ancêtres étaient tombés sur les
champs de bataille — avait achevé de se ruiner d'ar-
gent et d'honneur par des spéculations malheureuses
sur la fourniture des armées et par une vie de désordre
et de débauches*. Tombé au dernier rang, perdu de
dettes et « prêt, comme il s'en vantail, à risquer dix
fois sa vie pour reprendre la place qu'il était destiné à
occuper dans le monde avant la révolution », Mau-
breuil était de ces hommes à qui l'on peut tout pro-
poser. Roux-Laborie, qui était en relations suivies
avec lui, le connaissait bien. Dans la journée du
2 avril, il lui écrivit cinq billets de suite, le pressant
de venir à l'hôtel Talleyrand, siège du gouvernement
provisoire. A huit heures du soir, Maubreuil arriva rue
Saiut-Florentin. Roux-Laborie lui dit sans ambages
ce que l'on attendait « de son grand caractère, de son
grand courage et de sa grande ambition ». La récom-
pense serait proportionnée au service: deux cent mille
francs de rente, le grade de lieutenant général, le titre
de duc et le gouvernement d'une prgvince. Maubreuil
hésita quelques minutes, le temps qu'il fallait pour
donner un peu de valeur à son acceptation *. Il demanda
en outre de l'argent et un avancement de deux grades
1. Journal d'un prisonnier anglais, VII, 58^9; Notice historique sur Mau-
breuil, in-8, 1827, 2 à 8, Mémoires du roi Jérôme, VI, 400-401.
2. D'après las dépositiona de Maubreuil, (Arch. Querre) Roux lui «jant pro-
posé de loi faire répéter par Talleyrand ce qall venait de lui dire, U aurait
répondu : ■ C'est in itUe, je m'en rapporte parfaitement à vous. > D'après
les Mémoires de Vitrolles (II, 77-80;, ïfaubreail, ne se fiant pas à Laborie,
voulut avoir un ordre de 'Talleyrand. ■ — Asseyex-voas dans le alon, lui dit
Laborie; le prince en passant vous fera un signe de tête qui vous assurera
qu'il est d'intelligence avec vous. » Et en effet, Talleyrand • risqua le salut
du geste et le sourire ». Vitrolles reconnaît ainsi l'absolue complicité de Tal-
le^'rand. Son témoignage diffère de la déposition de Maubreuil eu ceci seule-
ment qu'il croit que Maubreuil eut l'initiative do projet et qu'il en parla à
Laborie qui, du conseatement de Tallejrrand, accepta sa proposition.
SdO 1814.
pour les complices qu'il se flattait de trouver dans
l'année. Laborie promit tout. On se donna rendez-
vous au lendemain. Maubreuil passa la nuit à cher-
cher des hommes de bonne volonté, mais quand le
3 avril dans la matinée, il revient à l'hôtel Talley-
rand, il n'avait encore recruté qu'un nommé Dasies.
Le secrétaire du gouvernement lui donna un dernier
rendez-vous pour neuf heures du soir. Maubreuil
n'y manqua pas plus qu'au précédent. « — Nous
avons, mon cher, de grandes nouvelles, lui dit alors
Laborie... Votre expédition doit être différée, et si en
définitive elle n'a pas lieu, on ne vous en saura pas
moins bon gré'. » L'assassinat n'était plus néces-
saire. La trahison suffisait.
Dans la nuit du 30 mars, Talleyrand avait eu, ou l'a
vu, un entretien plus que suspect avec le duc de Ra-
guse, et la démarche avait assez bien réussi pour que
l'on y donnât suite. Dès la soirée du 3*1 mars, le prince
de Bénévent et ses amis, Pradt, le baron Louis, Pas-
quier, Dessolles, Beurnonville, s'occupèrent d'ache-
ver la conversion de Marmont à leur cause et de
1. Dépositions de Maubreuil et autres. Dossier de Maubreuil, Archives de
la guerre. Mémoires de MtroUet, H, 75-80.
L'expédition de Maubreuil n'était que différée. Le 18 arril, il quitta Pari»
avec uoe bande de cavaliers, muni de sauf-conduits et d'ordres de réquisition
signés Sacken, général Dupont, Bourrienne et Angles. Le but avoué de
cette mission secrète était « la reprise des diamants de la couronne ou des
fonds appartenant à l'État, que pouvaient emporter à l'étranger les mem-
bres de l'ancien gouvernement » ; le but réel était l'assassinat de Napo-
léon sur la route de l'He d'Elbe. Dépositions de Maubreuil et autres, (Arch. de
la guerre à la date du 3 décembre 1814, et dossier de Maubreuil. Mémoires
de VUroiles, II, 78-80). Le 18 avril. Napoléon, contraint & l'abdication par la
trahison, n'était plus, comme le 4 avril, un obstacle k la nouvelle fortune da
TaUeyrand et à la restauration royaliste. Mais il était encore une menace pouï
l'avenir. La présence des Bourbons à Paris démontrait k Talleyrand que l'on
revient de l'exil — Il est permis de croire que les souverains alliés igno-
raient le vé);table but de la mission de Maubreuil. Il n'est pas permis de l'as-
surer si l'on «c rappelle que le czar disait qu'il avait trouvé ses "neilleurs
•erviteurs parmi les assassins de son père Paul I" et que l'empereur d'Au-
triche écrivait le 12 avril à Metternich : « Plût à Dieu qu'on envoyât Napo-
léon bien Iw'n ! A l'Ile d'Elbe, il reste trop près de la France et de l'Europe. •
LA DÉFECTION DE MARMONT. 5ÔI
gagner avec lui les principaux chefs de l'armée *.
Des émissaires furent dépêchés, porteurs de la pro-
clamation de Schwarzenberg et de la déclaration
d'Alexandre. Le 2 avril, on fit passer aux avant-postes
quelques journaux et nombre d'exemplaires de
l'Adresse du gouvernement provisoire à l'armée :
« Soldats, la France vient de briser le joug sous
lequel elle gémit depuis tant d'années. Vous n'avez
jamais combattu que pour la patrie; vous ne pouvez
plus combattre que contre elle sous les drapeaux de
l'homme qui vous conduit... Vous n'êtes plus les sol-
dats de Napoléon, le sénat et la France entière vous
dégagent de vos serments '. » Beaucoup d'officiers
reçurent ces proclamations comme elles le méritaient.
L'un d'eux, le major Lecler-Dutat, de qui le parle-
mentaire exigeait un reçu, le rédigea en ces termes :
« Reçu trois imprimés destinés à soulever b peuple
et les soldats contre l'obéissance qu'ils doivent à leur
bien-aimé souverain Napoléon le Grand '. » Aîlix ré-
pondit à Tettenborn, qui lui demandait un entretien
pour lui donner des explications sur les proclamations
du gouvernement provisoire : « Le général de division
commandant à Sens ne croit pas que les pamphlets
qui ont été remis à ses avant-postes soient suscep-
tibles d'aucune explication*. »
Malheureusement pour l'honneur de l'état-major
général, tous les chefs de l'armée ne répondirent pas
de la même façon. Le 2 avril, le duc de Raguse reçut
1. Steewart k Liverpool, Paris, i avril {Correxpondanee de Castlereagh, Y,
43?V Pradt, 73. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 254, et corresptfhdances entre
Sacken, Dupont et Pasquier pour sauf-conduits à donner à des émissaires.
Arch. de la guerre, du 1" au 4 avril.
2. Adresse du gouvernement provisoire. Arch. de la guerre, 2 avril. Sur la
même feuille se trouve une adresse au peuple français, conçue à peu près
dans les mêmes termes.
3. Copie du reçu du major Dotât, Pont-sur- Yonne, 4 avril. Arch. d« la
guerre.
4. Allix à Napoléon, Sens, 5 avril. Arch. da la gnart*. *
592 181 A.
]a proclamation de Schwarzenberg et peu après un
numéro de la Gazette de France. Il fit passer ces deux
écrits à Berthier sans trouver dans sa lettre d'envoi un
mot pour s'indigner*. Il paraissait considérer les évé-
nements de Paris comme les choses les plus naturelles
du monde. Le lendemain, 3 avril, l'ancien aide de
camp de Marmont en Egypte, Charles de Montes-
suy, se présenta au quartier général d'Essonnes. Il
apportait au duc deRaguse l'acte de déchéance et des
lettres du prince de Schwarzenberg, du général Des-
solles, du baron Pasquier, et de plusieurs autres per
sonnages qui l'invitaient « à se ranger sous les dra
peaux de la bonne cause française * » . Dans ces lettres,
on ne faisait appel qu'au patriotisme du maréchal;
maisMontessuy, devenu soudain royaliste ardent, était
chargé de les commenter en parlant à sa vanité et à
son ambition. Sauver la France, rétablir une dynastie
huit fois S(?,culaire, quelle gloire, quel magnifique cou-
ronnement de carrière! Si l'on s'était adressé à lui,
c'est que de tous les maréchaux il était le seul qui
avec son intelligence supérieure pût discerner où était
le vrai devoir et sacrifier ses affections à l'intérêt pu-
blic. En rendant la paix à la France, il s'assurerait
l'infinie reconnaissance du pays, en donnant le trône
aux Bourbons, il aurait toutes les récompenses et
tous les honneurs que peuvent envier un grand capi-
taine et un grand citoyen réunis dans un seul homme.
Marmont était encore sous l'impression de l'accueil
triomphal que i 'élite de Paris rassemblée dans son hô tel
de la rue Paradis lui avait fait le soir de la bataille.
Il entendait encore les murmures d'admiration qui
avaient salué son entrée. Il se voyait encore recevant
l. Marmont à Berthier, Essonnes, 2 mars. Arch. de la guerre.
i. Schwarzenbmtt à. JAiœmoat, Moniteur, 7 »,vriL Mémoires de Marmont,\l,
l5i-25«.
LA DÉFECTION DE MARMONT, 593
Talleyrand, venu pour traiter avec lui de puissance à
puissance. Les paroles de Montessuy, les lettres de
tant de personnages, ces prières, ces promesses, ces
adjurations, qui lui témoignaient qu'il était Uairbitre
des événements, achevèrent d'exalter son orgueil. Il
se crut un nouveau Monck. Dans le moment, il était
un être providentiel. Dans peu de jours, il serait le pre-
mier en France après le roi qui lui devrait son trône.
Dans la postérité, il serait un grand homme. Marmont
dit qu'il a accepté les propositions de Schwarzenberg
pour sauver la France ; ses ennemis prétendent que
ce fut pour conserver la dotation du duché deRaguse.
Marmont trahit — car livrer à l'ennemi une position
et un corps d'armée s'appelle trahir — uniquement
par vanité, par la vanité de jouer un grand rôle qu'il
s'imagina être un rôle glorieux.
Montessuy quitta Essonnes dans la journée avec
la promesse verbale de Marmont*. Le soir même, ou
le lendemain de très bon matin, le duc de Raguse
écrivit cette lettre au prince de Schwarzenberg. « J'ai
reçu la lettre que Votre Altesse m'a fait l'honneur de
m'écrire ainsi que tous les papiers qu'elle renfermait.
L'opinion publique a toujours été la règle de ma con-
duite. L'armée et le peuple se trouvent déliés du ser-
ment de fidélité envers l'empereur Napoléon par le dé-
cret du sénat. Je suis disposé à concourir à un rappro-
chement entre le peuple et l'armée, qui doit prévenir
toute chance de guerre civile et arrêter l'effusion du
sang français. En conséquence, je suis prêt à quitter
avec mes troupes l'armée de l'empereur Napoléon, aux
conditions suivantes dont je vous demande la garan-
tie par écrit. » Les conditions que Marmont réclamait
1. Steewart k Liverpool, 4 t^vril {Correspondance de CaxtUreagh, V, 441). Cf.
Mémoires de LaDgeron, Arch. des Aff. étrangères, Rassie, 25, et Bogoa*
Dowiuch (II, 333] qui meationna un« lettre de Montessuy à Schvarxeaberg
éw 3 avril, reiatiTe à l'acceptatioa de Marmont.
38
594 181 4.
étaient : la première, que ]es troupes se retireraient
librement en Normandie avec armes, bagages et mu-
nitions; la seconde, « que si par suite de ce mouve-
ment, Napoléon tombait entre les mains des Alliés,
la vie et /a liberté lui seraient garanties dans un es-
pace de terrain et dans un pays circonscrit au choix
des puissances alliées et du gouvernement français \ »
— Ainsi non seulement le duc de Raguse offrait d'a-
bandonner son poste; il ne reculait même pas à
l'idée de livrer l'empereur à ses pires ennemis pourvu
que la liberté lui fût garantie « dans un espace de
terrain circonscrit ». Peut-on croire qu'il n'y eût pas
quelque ironie dans celte réponse de Schwarzenberg:
«... J'apprécie la délicatesse de l'article que vous me
demandez relativement à la personne de Napoléon.
Rien ne caractérise mieux celte belle générosité na-
turellement française et qui distingue particulière-
ment V^otre Excellence ^ »
A Fontainebleau, cependant, on ne savait rien de
ces négociations. Le 4 avril, dans la matinée, Macdo-
nald arriva avec la tête de colonne de ses trois corps
d'armée. Le corps de Marmont occupait Essonnes et
Corbeil; le corps de Mortier, Menecy; la division Le-
fol, Billy; la vieille garde, avec la division Henrion
et la réserve d'artilJ'fjrie, Tilly; la cavalerie de la garde,
Auvernaux et Nainville; la division Defrance , Fon-
tenay-le-Vicomte ; la cavalerie légère du 2* corps,
Melun, et la grosse cavalerie, Saint- Germain- su r-
Écolle. Molitor allait prendre position à Chailly, Gé-
rard à Pringy, Oudinot à Fontainebleau, la cavalerie
de Kellermann et de. Milhaud le long de la rivière
d'Ecolle*. L'empereur avait toutes ses troupes concen-
1. Marmont à Schwarzenberg (3 avril au soir ou 4 avril au matin), MonU
teur. 6 avril.
2. Schwarzenberg à Marmont, 4 avril. Moniteur, 7 avril.
3. Ordres de M«cdonald, Fontainebleau, 4 avril, midi; orûras de Nej,
LA DEi-tCTION DE MARMÙ.NT. 595
trées. On était à la veille de la bataille. Déjà les ordres
étaient donnés pour transférer le quartier impérial
au château de Tilly*. A midi, l'empereur assista, se-
lon St. coutume, à la parade de la g^arde montante. Le
bataillon défila en criant : Yive l'empereur*!
Dans l'armée, les soldats, les officiers de troupe,
les jeunes brigadiers étaient ardents et indomptables,
exaltés par les revers comme ils l'eussent été par les
victoires. Il n'en allait pas de même chez les maré-
chaux et les divisionnaires, ducs et comtes de l'em-
pire, las de la guerre et ayant épuisé toutes les ré-
compenses. Ceux-ci n'avaient plus rien à espérer des
hasards des combats et, se sentant vieillir, ils vou-
laient jouir en repos des grades, des honneurs, def
dotations dont ils avaient si peu profité jusqu'alors,
toujours en campagne ou en missions lointaines.
Combien qui, comme Marmont, n'avaient point, en
dix années, passé trois mois à Paris! A Prague, en
1813, Belliard, interrogé par l'empereur sur les senti-
ments de l'armée, avait eu la hardie franchise de ré-
pondre :« — Vos généraux désirent le repos pour jouir
des bienfaits de Votre Majesté. Jusqu'à présent, vous
ne leur en avez pas laissé le temps. » La guerre, qu'ils
avaient tant aimée, les grands commandements devant
l'ennemi qu'ils avaient été si jaloux d'obtenir, ne leur
donnaient plus les satisfactions de jadis. Cette guerre
sans Fortune et sans solde ne leur apportait que fati-
gues et dangers. Ces grands commandements se rédui-
saient à rien, par suite de la diminution des effectifs.
Ney, pendant toute la campagne, avait eu le com-
mandement d'un brigadier, et avec ces jeunes troupes,
braves, mais dépourvues de toute instruction, il avait
Foauùnebleaa,4 avril. Arch. delà guerre. Emplacements de l'armée aa4aTriL
Aich. nat., AF. nr, 1667.
1. Registre de Berthier (ordres da 3 avril). Arch. de la giMCX**
1. Faù. 232 233. Cf. Koch, U, S69.
596 181 4.
dû faire le métier d'un caporal Puis, l'expérience
des généraux leur montrait l'inutilité d'une lutte
plus longue, ou plutôt ils prenaient pour les conseils
de leur expérience les suggestions de leur esprit dé-
couragé. Et d'ailleurs ils étaient aussi effrayés à la
pensée de la victoire qu'à celle de la défaite. A quel
prix serait-on vainqueui ? La veille, ils n'avaient pas
entendu sans épouvante les soldats vociférer : « A Pa-
ris! A Paris! » Ils voyaient le carnage dans les rues,
l'incendie allumé par les boulets français, les habita-
tions pillées par l'ennemi en déroute, Paris saccagé
et en ruines — Paris où ils avaient leurs hôtels, leurs
femmes, leurs enfants! Et après cette cruelle victoire,
011 s'arrêteraient-ils : au Rhin ou seulement au Nié-
men? Juifs errants de la guerre, étaient-ils donc des-
tinés à combattre toujours*?
Maispour découragés, inquiets et mécontents qu'ils
fussent, les officiers généraux n'étaient cependant
pas disposés à passer à l'ennemi comme s'y préparait
le duc de Raguse. S'ils ne prévoyaient pas sans ter-
reur une bataille dans Pans, ils n'envisageaient pas
sans crainte la restauration des Rourbons. Ils redou-
taient la non-activité, la réforme, l'exil peut-être. A
un changement de dynastie, ils préféraient un chan-
gement de règne. Le bruit de l'abdication de Napo-
léon en faveur du roi de Rome, idée préconisée par
1. Cf. Agenda du général Pelet, et Ney à Bertbier, 15 mars. Arcb. de la
guerre. Relation de Gourgaud, dans Bourrienne et ses erreurs, II, 232. Fain,
232, 23i,iAi; Mémoires de Ségur.Yll, 151-152 et passim. Mémoires de Marmont.
VI, 272-273, 284-285. Mémoires de Belliard, I, 128.
Nous parlons, cela s'entend, d'une façon générale. Certes, il y avait des
divisionnaires et des brigadiers qui gardaient leur ardeur , nommément :
Gérard^ Levai, Ornano, Allix, Pelet, Curély, Petit, Lucotte, etc. (Agenda
de Pelet, Relation de Gourgaud, etc.), et sans doute Mortier,' Belliard,
Dulaulo.y, Drouot; et il y avait, en revanche, des troupes où 1« découra-
gement et la lassitude produisaient des désertions, par exemple dans lo
l*' corps de cavalerie (BordesouUe) et le 11' corps d'infanterie (Molitor).
Registre de Belliard (lettres du Set 4 avril) et Macdonald à Bertbier, 30 mars.
4rcb. de la guerre.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 597
le duc de Vicence et dont Napoléon avait eu l'im-
prudence depuis la veille de s'entretenir avec son
entourage, s'était répandu dans les états-majors. On
parlait ouvertement de l'abdication sur les degrés de
l'escalier en fer à cheval, jusque dans la galerie
contiguë à l'appartement de Napoléon. Ce parti con-
venait à tout le monde, car la régence c'était la
paix, c'était aussi le maintien du même régime, des
mêmes institutions, la conservation des grades, des
honneurs, des dotations. Mais il fallait compter avec
la volonté de Napoléon, et ces ordres, ces revues, ces
préparatifs de combat témoignaient trop qu'il se refu-
sait à abdiquer. L'inquiétude fit place à l'irritation.
Pendant la parade, un groupe de maréchaux et de
généraux discutaient très vivement à quelques pas de
Napoléon. Tandis que les soldats criaient : « Vive
l'empereur! » le maréchal Ney dit tout haut, de cette
voix qui dans les batailles dominait le canon : « — Il
n'y a que l'abdication qui puisse nous tirer de làM »
Napoléon n'entend pas, ou il feint de ne point
entendre, et il remonte dans ses appartements. Mais
les maréchaux s'encouragent et s'excitent mutuel-
lement, ils se grisent de leurs propres paroles. Ney,
Lefebvre, Moncey, Oudinot, suivent l'empereur
et font irruption dans son cabinet, où il vient
de rentrer avec Berthier, Bassano, Caulaincourt et
Bertrand. Sous le regard de l'empereur, le prince de
la Moskowa perd un peu de son assurance. Mais il se
sent soutenu par les trois maréchaux qui l'accompa-
gnent, engagé envers la foule des généraux qui sont
restés dans la cour du palais, et auxquels il a promis
d'enlever l'abdication comme on enlève une redoute.
n se bat la charge à lui-même. Il s'approche de Na^
L Jmmud da DébaU, 9 avril ; Fain, 233. Cf. AeUtion d« Gourgaud, tt»
S98 1814.
poléon et lui demande s'il a des nouvelles de Paris.
Sur la réponse négative de l'empereur, qui cependant
est aussi bien informé que Ney*, le rparéchal re-
prend qu'il a, lui, des nouvelles, et qu'elles sont bien
mauvaises, que le sénat a prononcé la déchéance.
Napoléon ne s'émeut pas encore. Pendant cette cam-
pagne, les maréchaux n'ont-ils pas déjà tenté de lui
faire la loi"? Il réplique que le sénat n'a point de pou-
voirs pour cela, que la nation seule en aurait. « — Quant
aux Alliés, ajoute-t-il, je vais les écraser sous Paris. »
A ces mots, Ney, puis Lefebvre se récrient : « La situa-
tion est désormais désespérée; c'est un malheur de
n'avoir pas conclu la paix plus tôt; il n'y a plus que
l'abdication. » L'empereurgardant son sang-froid s'ef-
force de convaincre ses maréchaux. Il fait le dénom-
brement des troupes qu'il a entre l'Essonne et l'Yonne,
des dépôts qui vont rejoindre, des armées du Nord,
de Lyon, des Pyrénées, il démontre le vice de la po-
sition des Alliés, il expose son plan d'attaque, il dit
que dans les circonstances le moindre succès sous
Paris changera la face des choses. Il parle à des sta-
tues. £d vain cherche-t-il autour de lui un encoura-
gement, un signe d'approbation, un mot de cœur. Un
silence glacé répond seul à ses paroles et à ses regards.
Ney, Lefebvre, Moncey, Oudinot se sont trop avancés
pour reculer. Ils ne sauraient désormais faiblir de-
vant aucune considération. Le plus que Berthier,
vieilli et usé, las de la guerre, sans la moindre espé-
1. Marmont, comme s'il voulait par là excuser la trahison qu'il méditait,
avait pris soin de faire parvenir à l'empereur, dans la nuit, le sénatus-consulte
du 3 avril avec ses considérants. Fain, 233.
2. A Nogent, le 21 février, Ney et Oudinot, poussés par Eellermann, s'étaient
mis en tête de forcer Napoléon à conclure la paix. Mai.» l'entretien s'était
terminé par un» semonce de l'empereur et un déjeuner à sa table. A Saint-
Dizier, le 26 .aars, les murmures et les récriminations de son état-major
avaient certainement contribué à décider l'empereur à revenir sous Paria.
iiémoires dt Ségw, VI, 402-404. Fain. 203.
La défection de MARMONT. 59&
rance, puisse faire pour Napoléon, c'est de ne se point
mêler à celte démarche, qu'il ne laisse pas d'approuver
en secret. Bassano sait que la voix de celui qu'on a
appelé « l'homme de la guerre », et qui n'a jamais
combattu, ne saurait qu'irriter les porteurs d'épée.
Gaulaincourt qui le premier a parlé de l'abdication à
l'empereur et qui la lui a représentée comme le seul
moyen de sauver la dynastie, ne peut donner raison à
son maître, sous peine de se démentir. Combien ce
terrible silence, plus effrayant que toutes les récrimi-
nations, que toutes les menaces mêmes, dut étreindre
le cœur de Napoléon ! Quelle douleur et quelle humi-
liaton! Dans \ Expiation, Hugo a montré la Bérézina
et Waterloo, il a oublié Fontainebleau.
On en était là, lorsqu'un officier d'ordonnance in-
troduisit le maréchal Macdonald qui arrivait à l'ins-
tant de Villeneuve-la-Guyard. L'empereur espérant
trouver un appui en lui accourt à sa rencontre. Mais
Macdonald, qui quatre jours auparavant, encoie dé-
terminé à se sacrifier, lui et son armée, dans uae
dernière bataille, a écrit à Berthierune lettre conseil-
lant le plan même que Napoléon vient d'exposer*,
Macdonald, a été gagné par un message de Beumon-
villc". Sa visite à l'empereur n'a d'autre but que de le
sommer de faire la paix. Il est d'accord avec les au-
tres maréchaux. « Je vous déclare, dit-il, que nous
ne voulons pas exposer Paris au sort de Moscou.
1 . « Je serais d'avis qae rempereur march&t par Sens et {appelât à lai tooa
les corps et détacheraeuts par Mclun et Fontainebleau. Si Paris succombe,
nous marcheroDs à l'ennemi ou nous nous rabattrons sur le duc de CasU-
glione. Nous livrerons une bataille iiécisive sur un terrain Atroit après avoir
reposé nos troupes, et si la Providence a marcjué notre dernière heure, nous
succomberons honorablement... Si mon opinion no prévaut pas, il serait plus
sage de nous jeter avec nos débris en Alsace et en Lorraine. ■ Macdonald à
Berthier. Nuuj, 30 mars. Arch. de la guerre. — L'opinion de Macdonald avait
donc prévalu- à celte réserve qu'au lien de concentrer ses troupes à Sens,
Napoléon les avaient concentrées à Fontainebleau.
3. Sowottwrt de Macdonald, 264, Mémoires d» MmrnotU, VI, Ca.
600 181 4.
Notre parti est pris ; nous sommes résolus à en finir.»
L'empereur, cependant, affectant une assurance qui
n'est plus en lui, reprend la parole, expose encore
une fois*ses projets et déclare que malgré l'opinion
des maréchaux il attaquera l'ennemi. A ces mots qui
prennent dans la circonstance un caractère, de défi,
Ney perd toute retenue et s'écrie que l'armée ne
marchera pas sur Paris. « — L'armée m'obéira, » dit
Napoléon, en élevant la voix. « — Sire, répond Ney
sur le même ton, l'armée obéit à ses généraux. * »
Un autre que Napoléon eût pensé au Palatin et au
palais Michaïloff. Mais Napoléon n'était ni un Galba
ni un Paul P'. Il imposait encore assez aux maré-
chaux, si emportés qu'ils fussent, pour n'avoir pas
de violences àredouter, et ils connaissaientses soldats
Leurs acclamations de la veille et du jour, qui réson-
naient encore à ses oreilles, lui témoignait que leur
esprit n'avait pas changé. Il savait qu'ils obéiraient à
leur vrai chef, à celui qu'ils appelaient non pas : « sire »
mais : mon empereur. » Il savait qu'il lui suffisait d'un
ordre à l'officier de garde pour faire arrêter sur-le-
champ les maréchaux qui avaient osé le menacer. Il sa-
vait qu'il trouverait des généraux non seulement, ainsi
qu'il le disait, « sous des épaule ttes de laine », mais
dans la foule des jeunes colonels comme LaBédoyère
et des jeunes chefs de bataillon comme Gérard. Mais
l'énergie a des limites. Pour continuer la guerre, Na-
poléon a dû lutter depuis trois mois contre ses mi-
nistres et contre ses généraux. La lassitude l'envahit à
son tour. Au moment de marcher sur Paris, il hésite
à sacrifier les restes de son armée dans une bataille
1. Cf. Journal des Débats, 9 avriJ ; Fain, 234 ; et les récits jfort contradictoires
de Ségur (Mémnires VII, 150-157) qui ne connut la scène que par ouï dire et
de Macdonald (Souvenirs, 262-267), dont le témoignage n'est pas toujours très
■ùr et qui dans ses Souvenirs, écrits dix ans après les éyénements, pêcb»
par coul'usioa et par omissioa.
LA DÉFECTION DE MARMONT. «01
qui ne sera peut-être qu'un suprême désastre. La
veille, le quartier impérial a été marqué au château
de Tilly', et l'empereur est resté à Fontainebleau. Il
penche néanmoins vers l'action, et pour l'y déter-
miner, il ne faudrait qu'une parole chaleureuse de
ses vieux compagnons d'armes, un mot qui prouvât
qu'ils ont encore la foi. Cette parole ne vient pas. Au
contraire ils le découragent, ils se mutinent. Toujours
faible envers eux, Napoléon répugne à un acte de
rigueur qui les déshonorerait. Puis, changer d'un
coup, en présence de l'ennemi, tous les commandants
de corps d'armée et la plupart des divisionnaires, est
une bien grave mesure. D'un autre côté, Caulain-
court, le plus dévoué de ses serviteurs, n'a pas perdu
toutf> sa peine en lui parlant d'une abdication en fa-
veur du roi de Rome. L'idée d'une régence de l'im-
pératrice, parti qui permet peut-être à Napoléon de
ressaisir un jour le pouvoir et qui, en tout cas, sauve
son œuvre : l'empire français, n'est plus si éloignée
de sa pensée qu'il ne puisse s'y résigner. Napoléon
prend soudain sa résolution. Sans daigner répondre
aux outrageantes paroles de Ney, il congédie sèche-
ment les maréchaux, qui se retirent quelque peu
étonnés eux-mêmes de leur audace, et il reste seul
avec Caulaincourt. Après une courte conférence, l'em-
pereur écrit un acte d'abdication réservant les droits
de Napoléon II et de la régence de l'impératrice *.
Leduc de Vicence, ministre des Affaires étrangères,
ex-plénipotentiaire de l'empereur à Châtillon et per-
1. Registre de Berthier (& Macdonald), 3 avril. Arch. de la guerre.
2. ■ Les puissances alliées ayant proclamé qae l'empereur Napoléon était
1« seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napo-
léon fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, k quitter
la France et même la vie, pour le bien de la patrie, inséparable des droits
de son fils, de ceux de la régence de l'impératrice, et des lois de l'empire. ■
Correspondane* dt Napoléon. 21 555. Cf. Fain, 234. Journal de$ Débat* 4a
V arrÛ. «
e02 181 4.
sona grata auprès du czar, était naturellement mar-
qué pour porter à Paris l'acte d'abdication; mais Na-
poléon voulut lui adjoindre deux maréchaux. Comme
l'armée était alors le principal appui de l'empire, il im-
portait que deux de ses chefs allassent témoigner de
son inébranlable fidélité. L'empereur — on voit par
là combien son âme était inaccessible à la rancune —
désigna d'abord le maréchal Ney, celui-là même qui
lui avait tenu un si rude langage quelques instants
auparavant. Il pensa ensuite à Marmont, le plus
cher de ses compagnons d'armes, son aide de camp
d'Egypte. Les pouvoirs du duc de Raguse allaient être
dressés, lorsqu'on fit remarquer à l'empereur qu'il
vaudrait mieux employer dans cette mission le ma-
réchal Macdonald, qui aurait d'autant plus d'influence
qu'il était connu pour avoir vécu moins près de sa per-
sonne. Napoléon décida que le duc de Tarente serait
son troisième plénipotentiaire; mais il voulut qu'en
traversant Essonnes, Gaulaincourt et les maréchaux
rapportassent à Marmont ce qui s'était passé. Le duc
de Raguse resterait libre de rester à la tête de son
corps d'armée ou de remplir la mission à laquelle
l'inaltérable affection de l'empereur l'avait primitive-
ment destiné. S'il préférait aller à Paris, on lui enver-
rait à l'instant ses pouvoirs. Après avoir reçu ces der-
nières instructions, Gaulaincourt, Ney et Macdonald
partirent en voiture, accompagnés de Rayneval et de
Rumigny comme secrétaires •.
A Essonnes, il se préparait d'autres événements.
Marmont ayant reçu dans la matinée l'acte de garan-
tie du prince de Schwarzenberg avait décidé son mou-
veinent pour le soir^. R voulait profiter de l'obscurité
1. Fain, 235-236. ^omcairs de Macdonald, 269.
2. La lettre de garantie est datée du 4 avril {Moniteur, 7 avril). Dans' ses
Mémoires, Marmont prétend qu'il n'était pas engagé le 4 avril et que cette
pièce (ainsi, sans doute, que sa première lettre i Schwarzenberg e.' la ré-
LA DÉFECTION DE MARMONT. 80J
'our tromper les troupes sur le but de leur marche.
Juant aux généraux, qui ne pouvaient être dupes, il
fallait les rendre complices. Marmont les avertit de
son projet, non point ensemble, comme il le prétend,
mais un à un. pressentant chacun avant de se livrer
soi-même et lui faisant donner sa parole d'honneur de
ne rien révéler quoi qu'il pensât. Fabvier, mis le pre-
mier au courant de la proposition des membres du
gouvernement provisoire et interrogé sur la ré-
ponse qu'il convenait de faire à leur émissaire, répon-
dit, en montrant la grosse branche d'un arbre du jar-
din : « — Mais il me semble que la réponse devrait être
là*. » Marmont changea de conversation. Chez son
chef d'état-major Meynadier et chez les généraux
Digeon, Souham, Merlin et Ledru Desessarts, le duc
de Raguse trouva sans doute quelque étonnement, mais
il ne semble pas qu'il ait eu trop de peine à les con-
vaincre. Il ne parla pas à Lucotte dont il redoutait la
probité militaire. BordesouUe fut d'abord rebelle.
ponse d« celai-ci !!.') fat faite «t antidatés sur sa demande, ■ afin de cacher la
confusion qai avait existé et de donner une apparence de régularité à ce
Qu'avait produit la peur. » Tous les documents démentent cette assertion.
1* Les ordres de Schwarzenberg et de Barclay du 4 avril, cites par Plotho,
III, 431-433 (ces ordres-là n'ont pas été antidatés, apparemment), portant :
> Le maréchal français Marmont, ayant promis de passer de notre côté......
les troupes (alliées) se tiendront prêtes à l'entrée de la miit ■
2* La lettre da sir Charles Steewart i lord Liverpool, du 4 avril {Corretpon-
dance de Cattlereagk. V, 436), où la défection de Marmont est annoncée
comme certaine et où il est même fait mention de la lettre de garantie, qui
ne fut écrite, prétend Marmont, que le 6 avril.
3* Les Mémoires de Langeron (Ârch. des affaires étrangères), on il est dit que
dès le 3 avril au soir Barclay ât prévenir Langeron de la défection de Marmont.
4* La déposition de Maubrenil, où il est dit que le 3 au soir la noarelle de
l'acceptation de Marmont arrêta l'expédition projetée.
5* I.a lettre de Montessuy du 3 avril, mentionnée par Bogdanovitsch(II, 33S),
annonçant à Schwarzenberg l'adhésion de Marmont.
> Les deux lettres de Bordesoolle : l'une citée par Dn Casse, où on lit qaa
Marmont dit le 4 an matin à ce général qu'il était résolu k effectuer son
mouvement dès le soir; l'autre, citée par Marmont (à sa décharge, croit-il!).
oii on lit : «... Le mouvement que nous étions convenus de suspendre jus-
qu'à votre retour... ■ Or oa ne convient de suspendre on mouvement qp«
quand ce mouvement a été résolu.
1- Itémoiret de Ségur, VU, 165,
604 1 S 1 4.
Après lui avoir fait donner sa parole d'honneur qu'il
garderait le secret, Marmont dit qu'un gouvernemeiit
étant établi à Paris et que le sénat ayant prononcé la
déchéance, il avait fait une convention avec le prince
de Schwarzenberg- pour traverser ses lignes avec le
corps d'armée et le conduire en Normandie, mais que
les soldats n'auraient là aucun rapport avec les Alliés
et qu'ils ne recevraient d'ordres que du gouvernement
provisoire. BordesouUe ne put se contenir : « — Quoi !
monsieur le maréchal, vous avez fait un pareil traité ! »
Marmont rappela au général qu'il avait sa parole.
« — Je la tiendrai, mais ne comptez pas sur ma cava-
lerie. — Vous ferez ce que vous voudrez, mais je suis
décidé à prendre les armes à six heures sous prétexte
d'une revue, et je passerai. » BordesouUe se récria
de nouveau : « — Comment! mais vous ouvrez la
route de Fontainebleau, vous mettez l'empereur à la
merci de l'ennemi!... Et que deviendra le corps de
M. le duc de Trévise que vous allez découvrir? » Mar-
mont, peu ému de ces questions, répondit qu'il avait
stipulé la sûreté de Napoléon et donna mensongère-
ment à entendre que le maréchal Mortier était informé
du mouvement. « — Réfléchissez, conclut-il, et venez
à quatre heures me dire votre résolution. » Comme
BordesouUe se retirait, le duc de Raguse qui n'était
pas sans inquiétudes du côté de Fontainebleau, le rap-
pela. « — Répondriez- vous de moi, si deux cents
chevaux venaient pour m'enlever? » Marmont, selon
le mot de Belliard, pensait aux gendarmes d'élite.
« — Monsieur le maréchal, dit BordesouUe, vous
ne m'avez pas consulté sur ce que vous avez fait, vous
ne devez donc pas vous adresser à moi si vous avez
quelque chose à craindre. » Et il sortit *.
1. Lettre da Bordesoolle écrite en 1830 à Mortier, comme membre de I» com-
LA DÉFECTION DE MARMONT. 605
Vers quatre heures du soir, les plénipotentiaires de
l'empereur arrivèrent à Essonnes. Ils rapportèrent
au df ic de Raguse ce qui s'était passé à Fontainebleau,
dirent l'objet dé leur mission et répétèrent les paroles
si amicales et si flatteuses dont Napoléon les avait
chargés pourlui* . Marmontfut profondément troublé.
Si endurci qu'il fût à l'égard de Napoléon, il ne pou-
vait se défendre d'être ému à la pensée qu'au moment
même où il trahissait son souverain, son chef et son
vieux compagnon d'armes, celui-ci oubliant et les
Arapiles et Athies et Fère-Champenoise, lui donnait
un suprême témoignage d'affection et de confiance.
Puis les arguments spécieux dont Marmont couvrait
sa défection, la crainte de la guerre civile, le bien de
la patrie, le salut de la France, tombaient devant ce
fait que Napoléon abdiquait. Le maréchal se trouvait
dans le pire embarras. Exécuter le mouvement pro-
jeté devenait odieux puisque ce mouvement, désormais
sans motif, serait sans excuse. C'était trahir pour le
plaisir de trahir. C'était aussi se compromettre irré-
médiablement et sans profit, car si le czar adhérait
aux propositions de Napoléon, quelle situation aurait
le maréchal sous la régence de Marie-Louise? Se
soustraire aux engagements en restant à Essonnes
avec son corps d'armée, était également dangereux :
d'un moment à l'autre l'empereur pouvait être instruit
des négociations et faire arrêter son lieutenant. Aller
à Paris comme plénipotentiaire? Aux yeux du czar,
qui sans nul doute connaissait les pourparlers, quel
misaioB des maréch&ox, et citée par Du Casse, le Maréchal Marmont devant
rhittoire (94-100). — L'aatheaticité de cette lettre, destinée à renseigner la
commission des maréchaux, ne paraît pas douteuse. Elle contient des recom-
mandations part^olières et des détails indifférents aux faits i ftme qa'ell*
relate, qui repoussent tout soupçon de pièce fabriquée.
1. Mémoires de if armont.'VÎ, 261. Lettre de Bordesoulls à Mortier, pré-
citée. Cf. Fain, 236, «t récit d« Macdonald daoa les Mémoires de BeUÙtrd,
I. IM.
606 1814.
rôle jouerait Marmont en venant défendre une cause
qu'il s'était engagé à abandonner?
Interdit et perplexe, ne sachant quel parti prendre,
Marmont hésitait à répondre aux commissaires de
l'empereur. Enfin, soit qu'un mot imprudent de Bor-
desouUe, qui assistait à l'entrevue, lui fît craindre
que le général ne révélât son projet*, soit qu'un
reste d'honneur le contraig-nît de parler, soit encore
que troublé au point de ne pouvoir prendre seul une
résolution, il eût besoin de conseils, il se décida à
avouer ses négociations avec Schwarzeil.berg. Caulain-
court et ses deux compagnons se récrièrent, disant
que la moindre division de l'armée serait* sa perte
et celle de la France. Mais Marmont ayant "-.aussitôt
repris qu'il « n'était nullement engagé, qu'il coZT^ptait
rompre à l'instant toute négociation personnel!© et
ne se point séparer d'eux^, », ils reprirent leur caji^ae.
Ils demandèrent de nouveau au duc de Raguse .s'il
voulait les accompagner à Paris. Marmont y consentit
avec empressement, non point assurément, commue
il le prétend, « parce que sa parole pouvait être d'ui^
grand poids auprès des Alliés », mais parce qu'il avait
hâte de mettre entre lui et la prévôté du quartier im-
périal les cent mille hommes de l'armée ennemie.
La preuve, c'est qu'il ne fit pas demander à Fontai-
nebleau les pouvoirs qui étaient préparés pour lui et
qu'à Paris, il ne se mêla pas aux négociations. Cau-
laincourt et les maréchaux comprenant la difficulté
du rôle de Marmont comme plénipotentiaire, après
ses pourparlers avec Schwarzenberg , n'insistèrent
1. Lettre précitée de BordesouUe à Mortier. — Bordessoulle était revenu
ehez le maréchal afin de lui donner réponse au sujet de sa coopération. £a
apprenant Tabdication, il aurait dit à Marmont : « Voilà qui tous tire de
peine. » <
2. Mémoires de Marmont, VI, 261. Lettre de BordesouUe. Récit de Macdo*
B&ld.
LA DÉPECTIOI» DE MARMONT. 6^
pas pour que le duc de Raguse demandât ses pou-
voirs. D'un autre côté, ils le pressèrent de les accom-
pagner à Paris, parce que sa conduite passée leur
paraissant plus que suspecte, ils voulaient en l'em-
menant le mettre dans l'impossibilité de poursuivre
l'exécution de son projet'.
Avant de quitter Essonnes, Marmont remit le com-
mandement au général Souham, le plus ancien divi-
sionnaire. Il lui dit le motif de son départ et lui
prescrivit de ne faire aucun mouvement jusqu'à son
retour '. Mais en même temps que le duc de Raguse
1. D'après Rapetti {Défection dEstormes, 150-151), les commissaires del'em-
pereor n'auraient aa contraire emmené Marmont que pour desarmer Napo-
léon, c'est-à-dire pour l'empêcher d'attaquer l'ennemi pendant les pourpar-
lers, n nous parait impossible d'admettre cette expIiLation. L'emperenr ne
pouvait vouloir tomber sur les Alliés alors que les plénipotentiaires trai-
taient de la paix. On verra plus loin que la 4 avril lemperear envoya à
l'impératrice one lettre l'invitant k écrire à son père pour que celui-ci s'iater.
posât. C'est la preuve de la sincérité de l'empereur Napoléon. Thicrs» s' ap-
puyant siir aes documents qui vraisemblablement resteront toujours incon-
nus, pr»<<!nd aussi que l'abdication était une feinta. Mais ca n'est pas une
raison pour croira l'biers. Que Tabdication ait été une feinta en ce sens
que Napoléon croyait qu'elle serait repoussée et que les maréchaux, exas-
pérés, reviendraient k lui, cela est possible et même probable. Mais qu'il
ait engagé ces négociations pour endormir l'ennemi et l'attaquer pendant
in armistice implicite, la chose est contredite par les documents.
t. Mémoire* de Marmont, VI, 261-262. Cf. Lettre de Bordesoalle, Versailles,
5 avril, citée dans les Mémoires de Marmont (VI, 31H-3491.
Marmont dit qu'il donna cet ordre en présence des plénipotentiaires. Cas*
peu probable, car c'eût été leur indiquer que les négociations étaient beaucoup
plas avancées qu'il ne Favait avoué. En effet, si le mouvement n'était pas
ordonné, il n'y avait point de raison pour donner contre-ordre.
Vaudoncourt(III, 46-48), sa londantsur le fait mémede la défection, et Rapeti
(147-149 et 230 à 243), s'appuyant sur l'interprétation de plusieurs documents,
affirment que Marmont ne donna pas da contre-ordre, et que ce fut en exé-
cution de ses ordres du 4 avril dans la journée que dans la nuit du 4 au 5
le 6' corps passa à l'ennemi. L'opinion da Vaudonconrt et l'argumentation de
Rapetti ne sauraient prévaloir. Rapetti donna ces trois arguments :
l* C'est dans sa réponse à la proclamation du golfe Jonan que Marmont
a dit pour la première fois qu'il avait donné conti i-ordre et que le mouve-
ment devait être imputé aux généraux. ■ Si les généraux n'ont pas réclamé
contre mon témoignage, dit pins tard Marmont, c'est que j'avais dit la vé-
rité. ■ — Rapetti répond à cela que le silence des généraux incriminés n'est
point une preuve de la véracité de Marmont, puisque, comme la reconnai
Marmont lui-même (VII, 111), l'écrit du duc de Raguse, arrêté par la police
des Cent Jours, fut peu répandu en France.
Noos objecterons à Rapetti que le contre-ordre du 4 avril était de aot*-
608 1814.
renirait ainsi dans le devoir, il en sortait en donnant
à son chef d'état-major l'ordre, absolument inexpli-
cable, de faire assembler sur l'heure les troupes pour
leur apprendre l'abdication de l'empereur *. Cette
riété publique avant la publication de la brochure de Marmont, puisqu'il en
est fait mention dans l'Histoire de la campagne de 1814, de Beauchamp, qui
parut à la fin de décembre 1814 et qoi suscita tant de polémiques et de ré-
clamations. Si Souham, Bordesoulle et les autres généraux se turent, c'est
qu'ils n'avaient point à réclamer.
2° D'après la lettre de Bordesoulle à Mortier, en 1830, Marmont avait dit
k Bordesoulle, en apprenant l'abdication le 4 avril : « Je n'en opère pas
moins mon mouvement ce soir. »
La lettre de Bordesoulle porte en effet cela ; mais Rapetti omet de dir«>
que ces mots furent prononcés sur l'avis de l'abdication apporté par Fabvier
et avant l'arrivée des commissaires, et] que, toujours d'après Bordesoulle,
ce fut quand Marmont eut reçu la Tisite de ces commissaires et qu'il eut
ainsi trouvé un moyen honorable de se mettre à l'abri des gendarmes d'é-
lite, qu'il donna contre-ordre.
3* Rapetti suspecte l'authenticité de la lettre de Bordesoulle à Marmont du
5 avril, lettre qui contient des assertions à peu près conformes au récit des
Mémoires de Marmont, sous prétexte qu'onytrouve des inexactitudes de détail.
En effet, cette lettre contient quelques inexactitudes; mais, d'une part,
ces inexactitudes même prouveraient qu'elle n'a pas été écrite après coup,
pour les besoins de la cause ; — dans ce cas, elle eiit été tout à fait con-
iorme aux Mémoires de Marmont; — d'autre part, le fait même — le seul
important — avancé dans cette lettre, du mouvement suspendu par l'ordre de
Marmont et repris par l'ordre des généraux, paraît confirmé — sans parler
de la lettre de Bordesoulle à Mortier — par d'autres documents qui, ceux-là,
sont d'une incontestable authenticité : c'est la lettre de Napoléon à Berthier
(4 aTril) ordonnant de mander Marmont à Fontainebleau]; c'est la lettre de
Berthier à Marmont lui transmettant cet ordre; c'est le témoignage de Fain,
de Gourgaud et de Fabvier, qui attestent tous trois l'existence de cet ordre.
Nous sommes certains de la cause attribuée à l'effet ; il y a toutes les pré-
somptions pour croire à l'effet.
En résumé, deux faits paraissent hors de doute: le premier, c'est que
Marmont était absolument engagé avec Schwarzenberg dans la journée du
4 avril, et que, sans la visite des plénipotentiaires, il eiît traversé les lignes
ennemies dans la soirée. Le second, c'est qu'après son entretien avec les
commissaires de l'empereur il ordonna à ses généraux de suspendre le mou-
Tement convenu. Au reste, la mémoire de Marmont n'en est pas absoute.
Pour avoir préparé la trahison et pour l'avoir ratifiée par son ordre du
jour du 5 avril, il en porte le crime devant l'histoire.
1. Lettre précitée de Bordesoulle à Mortier. Cf. Lettre de Lucotte à Na-
poléon, Corbeil, 4 avril. Arch. nat., AF. rv. Relation de Gourgaud, II, 332.
D'après Bordesoulle, c'est lui-même qui aurait suggéré à Marmont de don-
ner cet ordre, « afin de calmer les esprits et d'arrêter les désertions ». —
Singulier moyen! Tous les documents témoignent que jamais les esprits ne
furent plus' agités et les désertions plus nombreuses qu'après l'abdication. —
Quoi qu'il en soit des allégations de Bordesoulle, Marmont eut tort d'écouter
eet officier. Son expérience des choses eût diï le mettre en garde contre
une proposition échappée, peut-être sans mauvais vouloir, à un général.
LÀ DÉFECTION DE MARMONT. 649
abdication étant conditionnelle et devant rester se-
crète tant que les clauses n'en auraient pas é*é
acceptées, c'était une véritable trahison que de la
rendre publique. Il n'en fallait pas davantage pour
démoraliser l'armée. Ou Marmont avait décidément
l'esprit bien léger, ou plutôt ses remords n'étaient
point sincères. Il n'avait que suspendu son mouve-
ment; il n'y avait point renoncé. Il le préparait en-
lore à toute éventualité. Si l'empereur retirait son
abdication, la fidélité des troupes n'en aurait pas
moins été ébranlée et elles seraient disposées à faire
défection. Marmont voulait que, quoi qu'il advint.
Napoléon ne pût plus compter sur le 6* corps.
Cet ordre vraiment extraordinaire fut aussitôt
transmis aux généraux et communiqué par eux à tous
les régiments*. Seul, le général Lucotte, commaa-
dant la division du duc de Padoue en l'aJbsence de
son chef blessé sous Paris, ne voulut point, écr/' vit-il
à Napoléon, « se soumettre à cette humiliation ». Il
assembla ses troupes à la tête de leurs bivouacs et dit
seulement : « Soldats, l'empereur consent à tous les
sacrifices pour donner la paix à la France. Vous lui
obéirez en tout ce qu'il exigera de vous. » Les soldats
crièrent : « Vive l'empereur ! * »
Les plénipotentiaires qui avaient quitté Essonnes
vers six heures s'arrêtèrent à Petit-Bourg, près Che-
villy, au quartier général de Schwarzenberg. Caulain-
court,Ney et Macdonald avaient à informer le prince
de l'objet de leur mission et à lui demander de les
autoriser à passer ses lignes. Le ùuc de Raguse avait
une chose plus difficile à obtenir qu'uu saul-con-
1. L«ttr« précitée de BordesoaUe à Mortrér.
9. Lucotte à Napoléon, Corbeil, 4 avril (au soir). Arch. nat., AF. iv, 1670.
— Lucotte ajoute dans sa lettre : « Sire, je ne sais plus à qui m'adresser.
La division que je commande me suivra. Daignez m'indiquer mon cbemia.
Je «uivrai toujours celai d« l'honneur et de U fidélit*. •
3«
«10 181 4.
duit. C'était le retrait de ses engagements écrits. Il
vit Schwarzenberg en particulier. Marmont prétend
« qu'il se dégagea sans peine des négociations com-
mencées et que le prince, appréciant les motifs qui
le faisaient changer de conduite, donna l'assentiment
le plus complet à la résolution*». Les choses allèrent-
elles aussi facilement? Sans doute, ScKwarzenberg ne
pouvait faire reconduire Marmont àEssonnes par qua-
tre uhlans pour le forcer à amener son corps d'armée
à Yersailles. Mais vraisemblablement le généralis-
sime autrichien ne manqua pas de rappeler au duc de
Raguso qu'il avait sa parole et sa signature et qu'il
l'en ferait souvenir si les négociations échouaient.
Non seulement Schwarzenberg laissa Marmont sous
le coup de cette menace, mais en une certaine mesure
il la mit aussitôt à exécution. Par le même exprès
qu'il dépêcha au czar pour lui annoncer l'arrivée des
plénipotentiaires, il envoya une note, destinée aux
journaux du lendemain matin, qui présentait comme
un fait accompli la défection du duc de Raguse *.
1. Mémoires de Marinant, VI, 262. Questionnaire de Gourgaud à Fabvier,
cité par Rapetti (349-350). Récit de Macdonald dans les Mémoires de Belliard,
I, 188. — Selon Macdonald, Marmont affecta d'abord de n'avoir pas & parler
à Scbwarsenberg, prétendant toujours qu'il n'était pas engagé. Il resta dans
la voiture tandis que les commissaires montaient auprès du prince. Mac-
donald ayant ensuite été rendre visite au prince héritier de Wurtemberg,
qui lui assura sur sa parole que tout était arrêté avec Marmont, il revint à
sa voilure et fut fort étonné de trouver le duc de Raguse et Schwarzenberg
causant ensemble. En route, Macdonald en fit la remarque à Marmont.
Celui-ci répondit : « — Le prince a appris que j'étais dans la voiture et il
est venu me prendre lai-mème pour me faire descendre. »
2. C'est ainsi qu'on put lire le 5 avril en tête du Journal des Débats cette
grosse nouvelle : « M. le maréchal Marmont, duc de Raguse, a abandonné
le drapeau de Bonaparte pour embrasser la cause de la France et de l'huma-
nité. Il est arrivé à Paris, il y sera immédiatement suivi da corps d'armée
qu'il commande, et que l'on porte à douze mille hommes. »
Fut-ce Schwarzenberg qui eût cette idée, ou Talleyrand, ou Roux-Laborie
ou Morin? Ce qui est hors de doute, c'est que l'avis vint de Schwarzenberg
et arriva à Paris avant les plénipotentiaires. Non seulement la note des Dé-
bats compron><)ttait Marmont, mais elle montrait un maréchal de France et
un des principaux lieutenants de l'empire passant du côté du gouvernement
provisoire. C'était une adhésion qui n'était pas sans valeur, dans 1« cas même
où /ds troupes me suivraient pas leur chef.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 611
Talleyrand apprit vers neuf heures du soir la pro-
chaine arrivée des commissaires de l'empereur. Il
causait avec Vitrolles et tenait à la main jne lettre
pour le comte d'Artois. Il la remit dans sa poche en
disant : « — Ceci est un incident. Mai? il faut voir
comment cela se dénouera... Vous ne sauriez partir
en ce moment. L'empereur Alexandre a de l'inat-
tendu*. » Le prince de Bénévent manda aussitôt à
l'hôtel Saint-Florentin les membres du gouvernement
provisoire, les ministres et le général Dessolles,
commandant de la garde nationale. Ils arrivèrent les
uns après les autres, déjà un peu effarés de cet appel
nocturne. Quand ils furent instruits du motif de la
convocation, quand ils surent que les maréchaux
étaient sur la route de Paris, munis de pleins pouvoirs
pour conclure la paix et porteurs d'une abdication en
faveur du roi de Rome, ils passèrent du trouble à l'ef-
froi et ùe l'effroi à la consternation. « Leurs visages,
dit un témoin, étaient réellement décomposés *. »
Admis en présence du czar, ils lui représentèrent que
la France voulait les Bourbons, que la paix avec
Napoléon ne serait qu'une trêve et que la régence ne
serait que l'empire déguisé : « — La régence n'est
qu'un mot, dit Dessolles, le tigre est derrière. » Ils
ajoutèrent que le czar ne pouvait revenir sur sa décla-
ration du 31 mars, car ils s'étaient fiés à ses paroles,
et ils se trouveraient en grand péril si la régence était
proclamée. Plusieurs d'entre eux commençaient à re-
gretter de s'être compromis, et ils plaidaient alors
beaucoup moins pour les Bourbons que pour eux-
1. Mémoires de Vitrollet, 1, 347.
2. « La terrear de la nuit durait encore le matin. ■ Lettre de l'abbé de
MoQtesquiou. trouvée aux Tuileries dans le cabinet du duc de Blacaa (Moni-
teur du 16 avril 1815). — «Le gouvernement provisoire fut sur le point de sa
dissoudre... Aagles fit charger sa voilure de vojrâge.,» Rovigo, VU, lOB, 111.
— Cf. Boorneane, X, 96-97 «t VitroUes, 1, 348.
613 181 4.
mêmes. Le général DessoUes, particulièrement ému,
insista si fort sur les engagements du czar vis-à-vis
de ceux qui s'étaient déclarés contre Napoléon, que
l'autocrate blessé répondit avec une certaine hauteur :
« — Quoi qu'il arrive, nul n'aura à se repentir de s'être
fié à moi *. »
On annonça les commissaires de l'empereur. Alexan-
dre congédia Talleyrand et ses amis. Le duc de Yi-
cence et les maréchaux Ney et Macdonald furent intro-
duits ; quant à Marmont, il s'était rendu directement
à l'hôtel du prince de la Moskowa pour y attendre
le résultat de la conférence ^. Les plénipotentiaires
donnèrent lecture de l'acte d'abdication, puis ils plai-
dèrent tour à tour, avec conviction et ardeur, 1^ cause
de la dynastie impériale. Ney et Macdonald mirent
en avant la volonté de l'armée, toujours dévouée à
son chef et prête à tenter les dernières chances de la
guerre. Ils firent valoir les avantages de la régence
qui, tout en assurant la paix, sauvegarderait les inté-
rêts de chacun et concilierait les opinions de la maj orité
de la population française. Caulaincourt rappela au
czar qu'il avait proclamé, tant en son nom qu'au nom
de ses Alliés, que la France serait libre de choisir son
gouvernement. Macdonald, qui se montra surtout ar-
dent dans cette discussion et dont la parole avait d'au-
tant plus d'autorité qu'il était connu pour avoir reçu
1. Cf. Rovigo, VII, 108-115; Bourrienne, X, 97; Koch, II, 589-590; Beau-
champ; Viel-Castel, I,'258, etc. — Ces témoignages sont assez contradic-
toires. Il se pourrait que l'entrevue entre le czar et les membrss du gouver-
nement provisoire ait eu lieu pendant l'audience même des maréchaux. Le
czar aurait interrompu l'entretien et serait entré dans un autre saloo pour
communiquer les propositions de l'empereur à Talleyrand et à ses amis. Cf.
Pasquier, .1/ew. II, 304-309 et Macdonald, Souv. 274-278, qui sont eu désaccord.
2. Marmont prétend qu'il assista à l'entretien avec le czar comme plénipo-
tentiaire. Cette assertion mensongèrb est démentie par tous les témoignages.
Seuls Caulaincourt, Ney et Macdonal J se présentèrent chez A.lexaudre. Cf.
Lettres de Ney, Fontainebleau, 5 avril. Il heures et demie du soir. (3/ont-
reur du 7 avril.) Steewart àCastlereagh,5avril ^Correspondanc* deCastlereag't,
V. 441 K Mémoire* de YitrolUs, l, 34S, etc., etc.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 813
moins de faveurs de Napoléon que les autres maré-
chaux, invoqua encore les sentiments de l'armée :
'< — L'armée, dit-il, ne peut voir qu'avec effroi le re-
tour de la royauté qui est étrangère à ses services et
étrangère à sa gloire'. »
Selon presque tous les témoignages, Alexandre fut
ébranlé*. Il est en effet permis de le croire, si l'on
réfléchit à la situation où se trouvait le czar et si l'on
comprend bien son esprit et son caractère. Le 4 a\Til,
à Paris, Alexandre était plus disposé à traiter avec
Napoléon qu'il ne l'était le 10 février à Châtillon. Si
l'Angleterre dans sa haine, encore inassouvie contre
Bonaparte, si l'Autriche, esclave des traditions monar-
chiques, si la Prusse, vindicative même après la vic-
toire, n'étaient point satisfaites, Alexandre qui réunis-
sait en lui le grand souverain, Tilluminé et le héros
de poème épique, avait atteint son but : il était entré
dans Paris à la tête de sa garde, il avait effacé l'ou-
trage de Moscou. Le czar ayant renoncé à introniser
Bemadotte n'avait guère plus de préférences pour les
Bourbons que pour Marie-Louise. Durant toute la
campagne, il s'était montré fort réservé à l'égard
des partisans des princes; le 31 mars il avait élevé
de graves objections contre le rétablissement de la
monarchie, et s'il avait signé sa déclaration, c'était
circonvenu et entraîné par Talleyrand, Pradt et Louis.
Depuis cinq jours, les promesses du prince de Béné-
vent, les assurances des royahstes que la France en-
1. Récit de Macdonald (dans les Mémoires de Belliard, 1, 189-190). Vitrolles,
I, 349; Rovigo, Vil, 125. Souvenirs de JUacdonald, 2'â-Z77.
2, «... L'empereur de Russie était fort ébranlé. » Lettre de l'abbé Montcs-
quiou trouvée aax Tuileries dans les papiers du duc de Blacas. {Journal de
l'Empire, du 16 avril 1815.) — On ne saurait s'étonner que le csar se soit
trouvé un momont ébranlé. • (Vitrolles, I, 349.) — « Alexandre parais-isi*
ébranlé. « (Beaucfaamp, II, 363.) — « L'empereur de Russie, frappé de touies
ces raisons, fut ébranlé. » Souvenirs de Macdonald. 276. — Ce même mot
■ ébranlé > se trouve partout. Cf. Journal d'un pT^sonnier anglais {Revtte bri-
Unnique, VI. 76) et Bemhardi, IV, 2. part., 283,
614 1814.
tièrr désirait les Bourbons et qu'on n'attendait qu'une
déclaration des Alliés pour se prononcer ouverte-
ment, ne s'étaient pas réalisées. La cause de l'an-
cienne dynastie avait fait peu de progrès. La garde
n.itionale refusait de prendre la cocarde blanche, la
population hésitait, les proclamations à l'armée res-
taient sans effet — puisque Marmont lui-même sem-
blait repr/cndre sa parole — le sénat et les royalistes
n'étaient point d'accord. Vitrolles accusait les tempo-
risations de Talleyrand et Talleyrand s'irritait des
impatiences de Vitrolles. Enfin, derrière l'Essonne, il
y avait soixante mille soldats dont le dévouement à
Tempereur compliquait infiniment la situation. La
régence de Marie-Louise qui eût mis fin à tous ces
embarras pouvait convenir à la raison comme au ca-
ractère chevaleresque d'Alexandre. D'ailleurs n'avait-
il pas promis d'écouter le vœu de la France? Or
Macdonald qu'il honorait, Ney qu'il admirait, Caulain-
court qu'il aimait d'une ancienne et profonde amitié,
lui assuraient que la France voulait la régence. Le
témoignage de ces trois hommes ne valait-il pas celui
de Talleyrand, de Pradt et de l'ex-abbé Louis, qu'après
tant de palinodies le czar no pouvait plus estimer?
Malgré tout, le czar était bien éloigné encore de se
rendre au vœu des mandataires de Napoléon. Si peut-
être personnellement il penchait pour la régence,
ses engagements avec les royalistes, le souvenir de sa
déclaration et surtout les intention? bien manifestes
de ses alliés combattaient ses propres sentiments.
Assurément Alexandre n'était point résolu à aban-
donner les Bourbons, mais il hésitait. C'était déjà
beaucoup pour la cause impériale.
L'entretien qui avait commencé vers minuit durait
depuis prèsde deux heures, et les maréchaux, augurant
trop bien des hésitations d' Alexandre,croyaient déjàau
LA DÉFECTION DE MARMONT. 615
succès de leur mission*. « Messieurs, dit enfin le czar,
je vais faire connaître à mes alliés vos propositions et
je les appuierai. Il me tarde d'en finir car il y a des
soulèvements en Lorraine. Une colonne de mes troupes
y a perdu trois mille hommes et sans avoir vu un seul
soldat français. Revenez à neuf heures. Nous termine-
rons*. »
Les membres du g-ouvernement provisoire et les mi-
nistres attendaient avec anxiété dans un salon contigu
la fin de la conférence. Quand les envoyés de Napoléon
sortirent, ils s'avancèrent pour leur parler. Ils furent
plus que froidement reçus. Caulaincourt faillit se porter
à des voies de fait envers l'abbé de Pradt qui plaisantait
avec autant d'esprit que de bon goût sur la situation
de l'empereur. Le grand chancelier de la Légion d hon-
neur se déroba par un escalier de service. Macdonald
dit à Dupont : « L'empereur vous a traité avec sévé-
rité, mais vous avez bien mal ciioisi votre moment
pour vous venger ». Le général de Beurnon ville lui
tendit la main. Il la refusa. « — Votre conduite, dit-
il, me fait oublier une amitié de trente ans'. »
Pendant ce bruyant colloque, un aide de camp de
Schwarzenberg sortit de clioz le czar en lui parlant à
voix basse. Macdonald entendit ces mots : lotum corpus.
L'aide de camp venait d'apporter à Alexandre la nou-
velle que le corps de Marmont tout entier passait dans
les lignes autrichiennes*.
1. iLes négociations semblaient promettre les plus heureux résultats...*
Ney à Talkyrand, PoniaineLieau, 5 avril, 11 h. et demie du soir. (J/ani-
teur, 7 avril) et récit de Macdonald (J/em. de Betliard, I, 189).
S. Mac<ionald, Sonvenin. 277-278.
3. Macdonald, Souvenirs. 27S. Segur, VIT. 179. Bourrienne, X, lOO-fOl.
4. Macdonald, Souvenirs, 279. C«'. Vitrolles, I, 350. — C'est l'i événement
imprévu > auquel Ne/ fait allusion dans sa lettre du 5 avr<l {ilouiteur da
7 avril) : ......un événement :r\prévu ayant tout i coup arréU le» négo»
616 181 4.
Un incident fortuit avait amené cet événement.
Entre six et sept heures du soir, comme la nouvelle
de l'abdication venait d'être communiquée aux troupes,
qui l'avaient accueillie avec une grande agitation',
un ordre de Berthierà Marmont, l'invitant à se rendre
sur-le-champ chez l'empereur, était arrivé à Es-
sonnes *. En l'absence du duc de Raguse, le chef d'état-
major Moynadier transmit le message au général
Souham. Cet ordre, qui n'avait rien de personnel à
Marmont, puisque les mêmes instructions étaient
adressées à tous les commandants de corps d'armée
et de divisions indépendantes', commença d'inquiéter
Souham. Son inquiétude se changea en effroi, quand
il apprit qu'un officier d'ordonnance de l'empereur, le
chef d'escadrons Gourgaud, demandait à lui parler.
Dans son trouble, Souham oubliait que c'était l'usage
au quartier impérial d'envoyer les ordres en double
expédition : par écrit, puis verbalement. Souham re-
fusa de recevoir Gourgaud. Le général portait un
secret trop dangereux pour se sentir en sûreté. H
s'imagina que tout le monde, et l'empereur le pre-
mier, connaissait la culpabilité de Marmont et de
ses lieutenants, et que Napoléon le mandait à Fontai-
nebleau, à défaut du duc de Raguse absent, pour le
faire arrêter. « — lime ferait fusiller, le b I » dit-il
aux généraux qu'il réunit aussitôt. Meynadier, Di-
geon, Ledru Desessarts,Bordesoulle, Merlin, Joubert,
1. « ... Je remarquai un redoublement d'inquiétudes. » Lettre précitée de
Bordesoulle à Mortier. — « Les têtes sont désorganisées. » Lettre précitée
de Lucolte à Napoléon.
2. « L'intention de l'empereur est que vous tous rendiez ce soir au palais
de Fontainebleau à 10 heures, 4 avril. » Registre de Berthier. Cf. Correspon-
dance de Napoléon, 21553 ; Relation de Gourgaud et Questionnaire de Gour-
gaud à Fabvier.
3. Correspondance de Napoléon, 21553; Registre de Berthier (à Marmont,
Mortier, Oadinot, Belliard, Gérard, Corbier, Dulauloy, Priant, Sébastiani,
Trelliard, Ornano, etc.). — Comme on le verra au chapitre suivant, il s'agis-
Mit de consulter les chefs de corps sur les sentiments des troupes.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 617
— Lucotte ne fut pas averti, et d'ailleurs il fût resté
à son poste' — se sentaient complices au même
degré que Souham. Ils partagèrent sa terreur. « — Le
maréchal, dit- Souham, s'est mis en sûreté à Paris. Je
suis plus grand que lui, je ne suis pas d'humeur à me
faire raccourcir. » On décida qu'à l'exemple de Mar-
mont, il fallait se mettre en sûreté. Les généraux pou-
vaient fuir. A la désertion ils préférèrent la défection.
Ordre fut donné à toutes les troupes, infanterie, cava-
lerie, artillerie, équipages, de prendre les armes.
Souham dépêcha un officier au prince de Schwarzen-
berg pour l'avertir de l'exécution du mouvement pro-
jeté. Comme on pense, le général en chef des armées
alliées s'y prêta de bonne grâce*.
Fabvier connaissait les desseins qu'avait conçus son
chef et auxquels il avait semblé renoncer. Réveillé
par le bruit de la prise d'armes, il ne douta pas que
Ton ne se disposât à passer outre au contre-ordre du
maréchal. Il rejoignit Souham et l'interpella très vive-
ment, ainsi que les autres généraux, les conjurant de
rester à Essonnes jusqu'au retour du duc de Raguse,
ou du moins jusqu'à la réception d'un nouvel ordre
qu'il s'offrait d'aller chercher. Mal reçu par ses supé-
rieurs, qui lui imposèrent silence, Fabvier sauta en
selle et partit au triple galop pour Paris afin de pré-
venir le maréchal*. Il traversa sans peine les lignes en-
nemies. Déjà Marmont y était trop bien connu pour
que le titre d'aide de camp du duc de Raguse ne fût
pas le meilleur des sauf-conduits.
1. Ordre dn jour de Lucotte, Corbeil, 5 avril {Moniteur da Tavril): ■ ... Le»
braves ne désertent jamais, ils doivent mourir k leur poste. »
2. Relation précitée deGourgaud; lettres de Bordesoulle k Marmont, 5 avril,
et à Mortier (en 1831); Questionnaire de Gourgaud à Fabvier. Mémoires de
Marmont, VI, 263. Récits de Magnien (Mémoire» de Belliard. I, 182-186), et
du colonel Combes (cité par Rapetti, 348) ; Thielen, 466.
3. Questionnaire de Gourgaud à Fubvier. Cf. Mémoires de Marmont. VL
S63.
618 181 4.
Les troupes se mirent en mouvement avant minuit*.
Ellesmarchèrentd'abord sans aucunedéfiance, croyant
aller occuperdc nouvelles positions. Ordre ét.aitdonné
aux ofliciers de se tenir exactement à leurs places ré-
glementaires et de faire garder le plus strict silence
dans les rangs. Cette précaution empêchait chacun
de se communiquer ses inquiétudes. D'ailleurs les
vedettes et les avant-postes ennemis se repliaient des
deux côtés de la route à l'approche des Français. Le
capitaine Magnien, adjoint à l'état-major, Combes,
alors lieutenant-adjudant-major, et quelques officiers
eurent cependant des soupçons. Ils quittèrent la co-
lonne et repassèrent l'Essonne. A rarrière-garde, un
escadron de lanciers polonais tourna bride. Arrivés
près de Juvisy, les soldats commencèrent à s'éton-
ner du bruit d'armes et de chevaux qu'ils entendaient
à leur droite et à leur gauche. Ils pensèrent que c'était
de la cavalerie française. Au lever du jour, quelle sur-
prise! On était dans les lignes ennemies. Des cuiras-
siers russes chevauchaient sur les deux flancs de la
colonne, les Autrichiens et les Bavarois prenaient les
armes à la tête des bivouacs et rendaient aux Français
les honneurs militaires. Des murmures, des cris de
trahison éclatèrent dans les rangs; des huées accueil-
lirent les généraux qui tentèrent de calmer l'elferves-
1. Marmont et presque tous les historiens disent : 4 heures du matin. C'est
une erreur qui a donné lieu à cette autre erreur que le czar n'apprit la nou-
velle que dans la matinée du 5 avril. D'une part, d'après le questionnaire de
Gourgaud à Fabvier, Fabvier arriva à 1 heure du matin à Paris, ayant quitté
Essonnes quand déjà le corps d'armée se préparai, à se mettre en marche, ou
même, selon Marmont, était en marche. Or il y a 30 kilomètres d'Essonnes à
Paris. A grande allure — car on conçoit que Fabvier ne ménagea pas son cheval
— Il faut au moins une heure et demie pour ce traj«t. D'au're part, Bor-
descuUe dit qu'à 11 heures un quart les troupes étaient en mtiivement.
Magnien, dombes, Thielen, parlent « de la nuit noire ». Lucolte dans s<>n
ordre du jour dit : « Cette nuit, l'armée a quitté Essonnes. s Enrîn, la lettre
de Berthier à Ikiortier datée de 3 heures du matin, témoigne qu'à cette heure-
là Napoléon était averti de la défection du 6« corps. Or il y a 30 kilomëtres
d'Essonnes à Fontainebleau.
1
LA DÉFECTION DE MARMONV. M
cence. Mais les troupes étaient en colonne et entourées
d'ennemis, elles ne pouvaient se concerter sur le
parti à prendre. Chaque section était isolée. Puis, le
soldat est crédule comme l'enfant. On s'imagina qu'on
allait s'unir aux Autrichiens pour maintenir l'empe-
reur sur le trône. Les malheureux soldats continuèrent
leur marche dans la direction de Versailles ^
La cause des Bourbons était gagnée. La défection
du 6* corps désarmait Napoléon, physiquement et
moralement. Il lui devenait impossible de li\Ter une
dernière bataille sous Paris, et ses mandataires n'é-
taient plus fondés à invoquer la volonté de l'armée.
Qu'étaient des paroles devant le fait d'un corps entier
qui désertait? Toutes les hésitations du czar tombèrent.
« — Vouslevoyez,dit-il d'un ton inspiré àPozzodiBorgo,
c'est la Providence qui le veut. Elle se manifeste, elle se
déclare. PlLsdedoule,plusdh6sitation^. «Pour Alexan-
dre, l'empire avait désormais accompli ses destinées.
Ce même jour, 5 avril, vers neuf heures du matin,
Caulaincourt, Ney et Macdonald furent de nouveau
reçus par le Czar. Le roi de Prusse était avec lui. Fré-
déric-Guillaume, en sa bonne grâce tudesque, com-
mença par apostropher les maréchaux, disant que les
Français avaient faitlemalheur deTEurope. Alexandre
l'arrêta : « — Mon frère, dit-il, ce n'est pas le moment
de reycnir sur le passé. » Puis abordant le sujet môme
de la conférence, il déclara nettement que lui et ses
1. Récits précités de Magnien et de Combes : Koch, IT, 582 ; Tbielea,
Feldsuy der otrbandetenBeere,k6ô. Cf Cidres du jour deSchwarxenbergetd*
Barclaj-, 4 avril, cit. parPlotho. lU, 431-432.— C'est Thielen, qui, officier dor.
iunnance ae Schwari^nberg et char);r« parcelui-cid'8coompai.'nerle6« corps
s Versailles, rapporta que les Kraoçais croyaient s'unir aux Autrichiens,
i. Mémoires du ehancelier Pasquier, II, 311. Cf. Lellre de Ney. 5 a-ril
Moniteur du 7 avril). Mémoires de Rovigo, V [I, 1?7. Kain, 243. Sout^nirs de
MacJonali,iS3. Selon ViiruUes, la défection du 6» corps n'aurait eu :iacuB*
influence sur la décision du czar. Cest nier la logique des événemeats.
620 181 4.
alliés ne pouvaient admettre l'abdication de Napoléon
en faveur de son fils. Ils exigeaient une abdication pure
et simple. Quant à l'empereur Napoléon, il conserverait
a le titre sous lequel il était généralement connu » et
aurait la souveraineté de Fîle d'Elbe*. Caulaincourt et
les deux maréchaux ne s'attendaient que trop à la
revirade du Czar, car eux aussi connaissaientl'abandon
d'Essonnes par le 6^ corps. Ils l'avaient appris du duc
de Raguse lui-même comme ils achevaient de déjeuner.
Son air égaré, ses paroles haletantes trahissaient sa
confusion. Ils ne ménagèrent pas les reproches au duc
de Raguse. On dit qu'à ces mots de Marmont : « — Je
donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé »,
Macdonald répliqua durement : « — Un bras? Mon-
sieur ! dites la tête, ce ne serait pas trop^, »
Peut-être Marmont avait-il alors quelques remords.
Mais ses velléités de conscience tombèrent vite devant
les féhcitations des membres du gouvernement pro-
visoire. Si le duc de Raguse eût senti la honte dont
allait le couvrir à jamais la défection d'Essonnes, il
n'eût pas perdu une heure pour rejoindre son corps
d'armée et le ramener dans les lignes françaises par
la route de Rambouillet, qui était encore libre. S'il
1. Souvenirs de Macdonald, 280-282. Cf. Mém. de Pasquier, II, 310-311.
Rovigo, VII, 129-130. Mém. de Vitrolles, 350-351,
2. Souv. de Macdoiald, 297. Cf. Mém. de Marmont, VI, 263. Mém. de Rovigo,
VII, 158. Mém. de Ségur, Vil, 176.
Mat mont avait été averti dans la nuit, chez le maréchal Ney, par le colonel
Fabvier, et aussitôt il était allé avec Fabvier à l'hôtel Talleyrand pour y
coramuniquer cette grave nouvelle aux plénipotentiaires de l'erupereur (Ques-
tionnaire de Gourgaud à Fabvier, cité par Rapetti, Défection de Marmont,
350-352). Mais, ou il ne les avait plus trouvés ou, se ravisant, il ne leur
avait rien dit. Marmont prétend toutefois {Mém. VI. 263) qu'il ne vit Fabvier
que le 5 avril, vers huit heures du matin. Mais d'une part, il est impossible
d'admettre que Fabvier parti à minuit d'Essonnes ne soit arrivé à Paris
qu'à huitheures. D'autre part le témoignage de Fabvier est précis et formel :
1° Il arriva à Paris vers une heure ; 2» Il trouva Marmont seul chez la
maréchal Ney, alors que les plénipotentiaires étaient chez le Gcar ; 3*Mar-
moat et lui allèrent aussitôt à l'hôtel Talleyrand.
LA DÉFECTION DE MARMONT. tSl
craignait d'exposer ses soldats à un combat avec les
masses de cavalerie ennemie qu'on aurait envoyées
à leur poursuite, il devait courir à Fontainebleau, se
jeter aux pieds de l'empereur et lui « apporter sa
tête», comme il se l'était promis la veille*. Napo-
léon, sans doute, eût pardonné à son repentir, et
sinon Napoléon, la postérité. Mais le duc de Ragu«e
avait trop d'orgueil pour s'humilier. Ce qu'il avait
fait était bien fait. Il avait sauvé la France, son crime
était une action d'éclat. Il provoqua l'insertion au
Moniteur de sa correspondance avec Schwarzen-
berg', et il mit celte proclamation à l'ordre de son
corps d'armée : « C'est l'opinion publique que vous
devez suivre, et c'est elle qui m'a ordonné de vous
arracher à des dangers désormais inutiles'. »
Après avoir envoyé cette proclamation, le maréchal
quitta Paris pour aller passer ses troupes en revue.
Celles-ci étaient arrivées à Versailles, fort inquiètes
et fort irritées, et la vue des cocardes blanches que
portaient quelques habitants avait allumé les co-
lères. Des officiers, en défilant, jetaient bas d'un revers
d epée les chapeaux des royalistes*. Les hommes, ce-
pendant, ayant à peine dormi deux heures dans la nuit
et ayant fait plus de dix lieues, tombaient de fatigue.
Ils se laissèrent conduire à leurs cantonnements.
Mais il y eut des conciliabules entre les officiers et
entre les soldats. On se désabusait et on s'excitait
mutuellement. Il n'était plus douteux que les généraux
1. c Je rédigeai nae lettre à l'emperenr dans laquelle je loi annonçais qu'a-
près avoir rempli les devoirs que m'imposait le salut de la patrie, j'irais
lui apporter ma tête. » itémoire* de Marmont, VI, 260. — Cette lettre ne fut
naturellement pas envoyée à l'empereur. On pourrait même douter qu'elle
eût jamais été écrite si Ségrir n'en donnait le texte dans ses Mémoire», VII,
168-169.
S. Moniteur du 7 avril. Cf. Mémoires de Marmont. VI, 266.
3. Ordre du jour au 6* corps d'armée, Paris, 5 avril. Moniteur du 7 avril.
4. Tbielen, Feidsug der verbûndeten Heere gegen Pari*, 465.
622 1814.
n'eussent livré le corps d'armée à l'ennemi. Soudain
ordre fut donné aux troupes de se préparer pour une
revue. Les soldats, qui savaient que Versailles était
occupé par la cavalerie russe, crurent qu'on allait les
désarmer. Ils s'assemblèrent tumultueusement sur la
place d'Armes, criant à la trahison et proférant des
menaces contre les généraux. Des officiers se croyant
déshonorés par cette trahison, dont leurs chefs les
avaient faits les complices inconscients, arrachaient
leurs épaulettes; des soldats brisaient leurs fusils.
Souham, BordesouUe et plusieurs généraux s'ap-
prochèrent pour calmer les troupes ; leur présence
les exaspéra. D'abord ce furent des huées et des voci-
férations; puis comme les généraux ne se retiraient
pas assez vite, on les salua d'une centaine de coups
de fusils et de pistolets. Ils s'enfuirent jusqu'à la porte
de VersailiesTAlors les soldats rompirent les rangs et
coururent par bandes furieuses dans les rues désertes
de laville. Les habitants terrorisés sebarricadaient dans
leurs demeures, et les cuirassiers russes se gardaient
de sortir du quartier de cavalerie. Les officiers par-
vinrent à rallier les soldats sur la place d'Armes. Une
proposition de rejoindre l'armée impériale fut ac-
clamée, on déféra le commandement au colonel Or-
dener, du 30* régiment de dragons, et la colonne se mit
en marche sur la route de Rambouillet aux cris de :
Vive l'empereur ! A bas les traîtres * !
Souham avait envoyé plusieurs messages à Mar-
mont pour l'informer de la sédition. Le maréchal les
reçut sur la route. « A chaque quart de lieue, dit-il,
les nouvelles se succédaient de plus en plus alar-
mantes. » Les généraux, dans un grand désarroi,
1. Lattre précitée de BordesouUe à Mortier. Thielen, 465. Cf. Mémoires de
Mar^nont, VI, 266-267. Rovigo, VU, 138 ; Bourrienne, X, 106-107 ; Koch, II.
605, etc. — D'aprèa BordesouUe, la sédiiioa aurait eu lieu seulemant la
6 Avril, le lendemaia do l'arrivée à Versailles.
LA DÉFECTION DE MARMONT. 623
étaient réunis à la porte de Versailles. Marmont leur
dit qu'il fallait rejoindre les troupes. « — Gardcz-
vous-en bien, monsieur le maréchal, s'écria un géné-
ral, les soldats vous tireront des coups de fusil. » Le
duc de Rag^use ne craignait pas les coups de fusil, et
dans sa conscience oblitérée, il ne craignait même
pas de se montrer aux soldats qu'il avait livrés à len-
nemi. « — Libre à vous, répondit-il, de rester ici ;
quant à moi, mon parti est pris : dans une heure ou je
n'existerai plus ou j'aurai fait reconnaître mon auto-
rité.» Et il piqua des deux pour rejoindre la colonne.
Toutefois, pendant quelque temps, il se contenta de la
suivre à distance, non par crainte pour sa vie, mais
jugeant que dans l'exaspération où se trouvaient les
troupes, ses paroles ne seraient pas écoutées. « Il y
avait, dit-il, beaucoup de soldats ivres, il fallait leur
donner le temps de recouvrer la raison. » — Ivres !
De quelle ivresse étaient ivres ces braves qui en mar-
chant sur Fontainebleau dictaient son devoir au ma-
réchal Marmont? — Après avoir cheminé au pas
pendant une demi-lieue, le duc de Raguse envoya en
avant un aide de camp qui rapporta que les troupes
paraissaient plus calmes. Marmont laissa encore s'é-
couler quelques instants; puis ayant dépêché deux
nouveaux aides de camp, le premier pour annoncer
sa prochaine arrivée, le second pour donner l'ordre
aux officiers de faire faire halte et de se réunir par
brigade à la gauche de leurs troupes il rejoignit la
queue de la colonne et mit pied à terre devant le pre-
mier groupe d'officiers. Vraisemblablement le maré-
chal fut d'abord mal accueilli, mais il savait comme
il faut parler aux soldats. Il montra son bras en
écharpe, il rappela les combats qu'ils avaient livrés
ensemble, les périls partagés, les efforts communs.
— Depuis quand, osa-t-il dire, êtes-vous autorisés
124 181 4.
à vous défier de moi? » Les officiers déjà ébranlés ne
pensèrent pas à lui répondre que c'élait depuis le
jour où il avait trahi le devoir militaire. Marmont con-
tinua en assurant que les troupes n'avaient jamais dû
être désarmées, qu'elles étaient l'honneur et la sau-
vegarde du pays, et que Napoléon ayant abdiqué, elles
devaient obéir au gouvernement de la France. « Votre
honneur, s'écrià-t-il, m'est aussi cher que le mien
propre. » Hélas ! quelle idée de l'honneur se faisait
le duc de Raguse ! Sans se laisser intimider par les
murmures menaçants qui partaient des rangs, le ma-
réchal recommença la même parade de beaux senti-
ments devant les différents cercles d'officiers. Les
chefs se laissèrent convaincre, ils calmèrent leurs
soldats Les troupes résignées se mirent silencieu-
sement en marche pour aller prendre de nouveaux
cantonnements*.
Tout fier d'avoir consommé sa trahison, — « Je
peux difficilement exprimer ma satisfaction, dit-il,
de ce succès aussi complet, prix d'un ascendant,
mérité d'avance, sur mes troupes, » — le maréchal
Marmont revint au galop annoncer la bonne nou-
velle à l'hôtel Talleyrand. Les inquiétudes y étaient
extrêmes. La révolte des troupes menaçait de tout
remettre en question. Quel effet eût produit chez les
souverains et chez les diplomates alliés, à l'armée de
Fontainebleau, dans Paris, dans la France entière,
un pareil exemple de fidélité à Napoléon* ! Marmont
fut reçu en triomphateur. « Il me semble encore, dit
Bourrienne, voir arriver le maréchal chez M. de Talley-
rand, au moment ovi tout le monde avait fini de dîner.
Je le vois seul, à table, devant un petit guéridon sur lo
1. Mémoires de Marmont, VI; 266-268. Cf. Lettre précitée de Bordesoalle a
Mortier; Bourrienne, X, 106-108; Thielen, 465.
2. Mémoires de Marmont, VI, 269. Bourrienne, X, 108-109. Cf. Viel-CastW
(I, 208), dont 1m conclusions n« sauraient, lar ce point, être suspecté»».
LA DÉFECTION DK MARMONT. «28
quel on l'avait servi au milieu du salon ; chacun de nous
allait le complimenter. Il fut le héros de la journée. »
Le triomphe fut d'un jour. L'expiation dura plus de
trente années. Comme Marmont lui-même le dit à
une heure de douloureux eoQportement, il garda « du
1814 sur son uniforme ». Dans le peuple, dans l'ar-
mée, à la cour, aucune injure, aucun outrage ne fut
épargné au duc de Raguse. Sous la première Restau-
ration, on disait ragusade pour trahison, et l'on appe-
lait la compagnie de gardes du corps que commandait
Marmont : la compagnie de Judas. En 1815, Napo-
léon flétrit comme traître son ancien compagnon
d'armes et le radia de la liste des maréchaux. En
1830, le duc d'Angoulême dit du commandant mal-
.heureux de l'armée de Paris : « Il nous a trahi comme
il a trahi l'autre! » La clameur de la conscience pu-
blique poursuivit Marmont jusque dans l'exil. A Ve-
nise, quand le vieux maréchal, songeant à la France
où il aurait voulu aller mourir, passait tristement
sur la riva dei Schiavoni, les enfants du peuple le
montraient au doigt et criaient : « Ecco colù ga tradi
Napoléon ! Voici celui qui a trahi Napoléon l i»
40
IV
L'ABDICATION
C'était contraint par ses maréchaux que Napoléon
avait abdiqué en faveur du roi de Rome; mais le sa-
crifice accompli, il s'était sincèrement résigné. Aus-
sitôt après le départ des plénipotentiaires, il écrivit
une lettre à l'impératrice, l'autorisant à prier son
père, l'empereur d'Autriche, d'intervenir dans les
négociations entamées avec le czar*. Tout en s'effor-
çant par cette démarche de faciliter la mission de
ses envoyés, l'empereur doutait du succès. Il ne
comptait pas pour cela en être réduit à la discré-
tion de l'ennemi. Peut-être même en signant l'abdi-
cation, l'empereur avait-il eu cette arrière-pensée
que si ses conditions n'étaient pas admises par les
Alliés, les chefs de l'armée reviendraient à lui. Les
maréchaux lui avaient imposé son abdication. En
les chargeant de la porter, Napoléon les forçait à
1. Lettre du duc de Cadore à Marie-Louise, Joigny, i avriL Arch. nat., A F.
IV, 1670. Fain, 236. Cf. Meneval, H, 66. — Le duc de Cadore avait été dési-
gné pour cette mission par Napoléon à Marie-Louise comme ancien ambas-
sadeur à Vienne où il avait été fort bien traité par l'empereur François. Il
partit le 6 avril. Le 7, Marie-Louise envoya encore le comte Regnault de
Saint-Jean-d'Angély et le 8 Saint-Aulaire et Bausset.
Ces démarches auprès de l'empereur d'.\u triche, conseillées par Xapolécn
aussitôt après le départ des plénipotentiaires, répondent nettement, il nous
semble, à l'assertion de Thiers (7U-715) que Napoléon n avait conçu cette
prétendue abdication que pour se débarrasser de Ney et de Macdonald et
pour tombei sur les Alliés pendant qu'ils seraient occupés des négociations.
Si Napoléon avait pensé ainsi, il n'eût point écrit à l'impératrice. Là il na
■'agissait pas « d'amuser » François I" qui était fort tranquille à Dijon ; U
■ agissait de l'anifliier à peser sur l'opinion de ses alliés.
J
L ABDICATION. «S27
faire leur cause de la sienne. Il les savait désireux de
la régence autant qu'hostiles à la royauté. L'abdica-
tion refusée, ils ne pourraient plus que combattre.
Dans l'hypothèse du rejet de ses propositions,
l'empereur, vers la fin de le journée du 4 a\Til, dépê-
cha aux commandants de corps d'armée et de divi-
sions indépendantes l'ordre de se rendre au palais à
dix heures du soir', ordre fatal qui, comme on l'a vu,
allait précipiter le mouvement du 6' corps. Sûr du
dévouement des troupes qui, à Fontainebleau, n'a-
vaient pas cessé de l'acclamer, Napoléon l'était moins
de celui des généraux. Il voulait provoquer dans l'ar-
mée une adresse, une sorte de plébiscite qui affermît
tous les esprits et engageât toutes les consciences. A
l'heure indiquée, les officiers généraux, à l'excep-
tion de Marmont, furent reçus par l'empereur. Il
leur apprit l'état des choses et leur demanda s'ils
voulaient abandonner la cocarde tricolore et servir
les Bourbons. Sans doute, tous l'assurèrent de leur
fidélité. On arrêta qu'une adresse serait signée dans
les différents corps d'armée*.
1. Corrnpondance de Napoléon, 21553. Re^istr* de Bertbier (ordres à Mar-
moDt, Mortier, OudiDot,MoDcej,Belliard, Gérard, Sébaatiani, etc., etc., Fontai-
nebleau, < avril). Arch. de la ^erre.
2. Rien n'a transpiré jusqu'ici de cette rénnion de généraux cbes rempe-
reur dan« la soirée du 4 avril. Aucun auteur de Mémoires, pas même Fain
ai Courtaud, aucun historien n'en a parlé. Tout ce que Ton sait, et par la
Corrttpondance et par le Registre de Bertbier, c'est qu'il j eut convocation.
Un document que noua ne prétendons pas avoir découvert (il est c:té par
Rapetti, 370), mais dont nous révélons du moins l'importance (Rapetti ne
voit dans cette lettre à laquelle il n'attache pas d'iuiérét « qu'une intem-
pérance de zélé privé*) permet de connaître le but et le résultat de cette
réunion. C'est cette lettre de Gérard, commandant le f corps d'armée, à rua
de ses divisionnaires, le général Dubesme :
« Fontainebleau, 5 avril. — Des malveillants ont profité de la présence
de l'ennemi ii Paris pour manifester le désir de voir retenir sur le trône la
dynastie des Bourbons... L'empereur voulant connaître le voeu de l'armée à
cet égard, je vous prie de réunir lea officiers de tout grade de votre division
et de leur demander leur sentiment. Si, comme je le pense, ils ne veulent pas
sacrifier \ Jngt années de gloire et de travaux, il sera fait une adresse dans
le corps d'armée qui sera signée de tous et qui exprimera écergiquemeat
qu'ils n'admettront jamais on Bourbon... •• tous prie de me faire connaiin
628 181 4.
Une lettre du général Lucotte, portant que, selon les
instructions de Marmont l'abdication venait d'être
mise à l'ordre et que la plus grande agitation r,:!.gnait
chez les troupes, puis le rapport verbal de Gourgaud
sur le départ du duc de Raguse pour Paris et sur
l'absence du général Souham de son quartier général,
avaient commencé à inquiéter l'empereur. Mais il ne
s'alarma pas cependant de ces étranges nouvelles ^ II
attribua ce qui se passait au camp d'Essonnes à des
malentendus. Comment Napoléon eût-il pu penser
qu'un maréchal d'empire et onze mille soldats fran-
çais allaient déserter leur poste et passer à l'ennemi!
Entre une et deux heures du matin arrivèrent suc-
cessivement à Fontainebleau le lieutenant Combes, le
capitaine Magnien et plusieurs officiers polonais, qui A
avaient quitté la colonne de Souham. Reçus par l'aide
de camp Je service, ils furent vite introduits chez
l'empereur. Napoléon, les mains derrière le dos, tan-
tôt marchant, tantôt s'arrêlant, les interrogeait avec
un calme incroyable. Il ne pouvait croire à la défec-
tion du duc de Raguse. Enfin, lorsque devant tant de
témoignages il ne lui fut plus possible de douter, il
1« résultat de cette convocation qui flevra avoir lieu au point du jour.
Ainsi la lettre de Gérard à Duhesme s'accorde avec la lettre de la Cor-
respondance (21553), et l'explique. Gérard est mandé le 4 avril à 10 heures du
•oir au palais avec les autres commandants de corps d'armée. L'empereur
exprime aux généraux son désir de connaître le vœu de l'armée. Aussitôt
après l'entretien, entre minuit et une heure (c'est pourquoi Gérard date sa
lettre du 5 avril), le commandant du 2* corps écrit à ses divisionnaires, et il
ordonne que la convocation ait lieu au point du jour (c'est-à-dire le 5). Cette
lettre n'est donc point, comme le croit Rapetti, « une manifestation indivi-
duelle. » C'est au contraire la conséquence d'une décision prise en commun
d'après le désir de l'empereur, décision qui dément absolument l'hypothèse de
plusieurs historiens d'une attaque pour le lendemain 5 avril.
Cette adresse lut-elle signée? C'est plus que douteux. D'une part tout
les généraux ne furent sans doute 'pas aussi empressés que Gérard à com-
muniquer le désir de l'empereur à leurs sous-ordres. D'autre part, la défection
de Marmont. connue dès le lendemain matin, paralysa les dernières bonnet
▼olontés.
1. Lucotte à Napoléon, Corbeil, 4 avril. Arch. nat., AF. iv, 1670. Relation
4» Uoorgaud, dans Bourrienne et tes erreurt, II, 334. h
LABDICATION. 6»
s'assit, muet et le regard fixe. Puis, après un long
silence il dit, comme achevant une phrase commen-
cée tout bas : « L'ingrat! D sera plus malheureux que
moi*. »
La ligne de l'Essonne était découverte, on risquait
d'être attaqua. Le plus pressé n'était pas de récrimi-
ner. L'empereur envoya Belliard aux avant-postes
avec ce qu'il put ramasser de cavalerie. Ordre fut
dépêché au duc de Trévise de porter son quartier
général à Essonnes'. Bientôt une lettre du général
Krazinski vint témoigner à l'empereur qu'il n'était
cependant pas abandonné par toute l'armée. « Sire,
écrivait ce général, des maréchaux vous trahissent.
Les Polonais ne vous trahiront jamais. Tout peut
changer, mais non leur attachement. Notre vie est
nécessaire à votre sûreté. Je quitte mon cantonne-
ment sans ordre pour me rallier près de vous et vous
former des bataillons impénétrables'. »
Le lendemain, 5 avril, ou peut-être dans cette nuit
même, Napoléon écrivit le bel ordre du jour à l'armée
où perce tant d'amertume et de découragement, et
qui semble moins une proclamation faite pour enflam-
mer des troupes qu'un appel à la postérité*. A midi,
il passa en revue dans la cour du Cheval-Blanc les
débris du 7* corps. Les vieux soldats d'Espagne l'ac-
clamèrent, comme la veille et l'avant-veille l'avaient
1. Gourgaad, 325; Fain, 237; Récit da Combes (cit« par Rap«tti, 349),
Récit de Magnien dans les Mémoire* de Belliard, I, 182-186.
2. Afémoires de Belliard, I, 186. Registre de Berthier (à Mortier, 5 aTril,
3 heures da matin). Arcb. de la guerre.
3. Kraainski à Napoléon, Chevannes, 5 avril. Arcfa. nat., aP. iv, \670. —
Le brave général arriva en effet k Fontainebleau vers midi.
4. Faio, 236. Correspondance de Napoléon, 21 557. — En comparant cette pro-
clamation avec l'allocution du 3 avril, il est facile de voir que bien des évé-
nements se sont accomplis et que bien des espérances sont tombées.
Koch(II, 601-602) assure que cet ordre dn jour ne fat lu aux troupes que le
6 avril, c'est-à-4ire aprèi l'abdicatioa 4étiniUT«. La chose parait vraiseai»
63ê 1814.
acclamé les bataillons de la garde. Mais la défection
du duc do Rag-uso lui enlevait onze mille hommes.
Avec sa petite armée ainsi réduite, il ne pouvait plus
combattre sous Paris si ses propositions étaient reje-
tées. Il se prépara à se retirer derrière la Loire. A
trois heures, la vieille garde bivouaquée autour de
Tilly, et sous les armes depuis midi, reçut l'ordre de
'rentrer à Fontainebleau et d'aller s'établir sur la
route d'Orléans ^ Ce n'était que le commencement
d'un mouvement général. Napoléon avait conçu son
plan de retraite; il attendait pour l'exécuter des nou-
velles do Paris. Vers la fm de la journée, soit qu'il
eût reçu un courrier de ses plénipotentiaires, soit
qu'il ne pût plus lutter contre le pressentiment que
la trahison de Marmont entraînerait la rupture des né-
gociations, il donna ses ordres. La garde, formant la
tête do colonne avec le corps de Gérard, se mettrait
en route pour Malesherbcs, le 6 avril, au point du
jour. Los autres troupes suivraient le mouvement
dans la matinée. Le corps do Mortier, faisant l'arrière-
garde, marcherait de Mcnecy sur Fontainebleau où il
cantonnerait pendant la nuit. Le 7 avril, la tête de
l'armée serait à Pithiviers et l'arrière-garde entre
Fontainebleau et Maleshcrbes*.
Dans la soirée, entre neuf et dix heures, les trois
commissaires de l'empereur revinrent à Fontaine-
1. Agenda du général Pelet. Arch. de la guerre.
2. Correspondance de Napoléon, 21 556. Registre de Berthier (ordres à Drouot,
Gérard, Lefol, Oudicot, Molitor, Mortier, Pire, etc., Fontainebleau, 5 avril,
11 heures du soir).
Il y a généralement concordance horaire, à une derai-heure près, entre lea
ordres de la Correspondance et les mêmes ordres transcrits dans le rea-istre
de Berthier. Jamais il n'y a plus de deux heures de différence. Ainsi l"ordr&
de l'empereur dut être donné au plus tôt à 9 heures du soir. Il fut écrit, en
tous cas, avant l'arrivée des maréchaux.
On lit avec étonnement dans une note de la Correspondance : • Ce mouve-
ment ne fat pas exécuté par suite de la défection du 6* corps. » Or ce fut
au contraire par suite de la défection du 6* corps que ce mouvement fut or-
donné, et ce fut par suite de Tabdication qu'il ne tut pas exécuté.
L ABDICATIOIf. 631
bleau. Us dirent le résultat do leur mission. La défec-
tion du 6" corps avait paralysé la bonne volonté
d'Alexandre. 11 n'acceptait pas l'abdication en faveur
du roi de Rome, et le sénat allait proclamer le comte
de Provence sous le nom de Louis XVIIL Le czar ga-
rantissait à Napoléon la souveraineté de l'île d'Elbe*.
— On offrait à César l'empire de Sancho Pança!
Surtout depuis l'événement d'Essonnes, l'empereur
est préparé au refus du czar. Il déclare qu'il en ap-
pellera aux armes. « La guerre, dit-il, n'offre rien
désormais de pire que la paix. » Puis, avec un grand
calme, il expose son plan de retraite derrière la Loire,
montr^int ses cartes et faisant le dénombrement des
forces qui restent pour la résistance. 11 y a encore les
quarante-cinq mille hommes de l'armée impériale;
il y a l'armée d'Augercau, il y a celles do Soult, de
Suchet, de Maison, du prince Eugène ; il y a les dépôts,
les forteresses, les populations prêtes à s'insurger.
« On peut peut-être encore tout sauver*. » L'empereur
espérait que les maréchaux, désabusés sur les inten-
tions des Alliés et hostiles aux Bourbons par senti-
ment et par intérêt, reprendraient ardemment l'épée.
Illusions! Après avoir tenté de faire substituer la ré-
gence à l'empire, les maréchaux avaient pris leur
parti de la royauté. Il ne leur avait fallu pour cela
qu'une journée passée à Paris et deux entretiens
avec le czar. Les plénipotentiaires de Napoléon étaient
si convaincus que son pouvoir n'existait plus, qu'à
1. L'offre de l'ile d'Elbe avait il6 faite par le czar dans la secoade confé-
rence, le 5 avril vers midi. D'aprèi la lettre de Ney [Moniteur du 7 avril), il
serait revenu seul auprès de l'einperear le soir du 5 avril. — D'après le récit
de MacdoDald, ce serait lui qui serait revenu seul, et d'après les A/^moiret
d* due de Yicence (connrmes sur ce point par Pain, 243), ce serait au con-
traire Caulaincourt qui aurait rapporté la réponse du czar. Nous pensons
que partis ensemble, les plénipotentiaires revinrent ensemble, ainsi que
rétablit le récit, très succinct d'ailleurs, du Journal det Débat*, du 9 avril.
3. Fain, 242-244. Cf. Rovigo VU, 156; BourrieiUM, X, 15», et Jourrud det
Qékstz. du 9 «rrU.
632 181 4.
leur retour, en passant à dhevilly, ils avaient de leur
propre autorité conclu un armistice avec Schwarzen-
berg*. Ney, peu accoutumé à ménager ses paroles,
déclara à l'empereur, avec une netteté brutale, qu'il
ne lui restait qu'à abdiquer sans conditions. Mac-
donald, plus modéré dans les termes, ne paraissait
pas moins résolu à exiger l'abdication. Caulain-
court approuvait par un douloureux silence la som-
mation des maréchaux. Las de donner des raisons à
des gens qui étaient déterminés à n'en point écouter.
Napoléon se résigna ou parut se résigner. Il congédia
les plénipotentiaires en ajournant au lendemain la
remise de son acte d'abdication*.
Cet engagement était-il sincère? Napoléon qui de-
puis le matin prévoyait le rejet de ses propositions et
qui avait pris des mesures en conséquence, se ren-
dit-il si facilement aux volontés de ses maréchaux?
Renonça-t-il si \ite au mouvement sur Pithiviers,
dont à cette heure même le major-général trans-
mettait les ordres? Perdant soudain tout espoir et
toute énergie, révoqua-t-il incontinent ces ordres de
marche? Ou, toujours résolu, les maintint-il et ne
furent-ils pas obéis? Ce qui paraît certain, c'est que
les ordres furent transmis, qu'il n'y fut pas donné
contre-ordre par écrit et que le mouvement, qui de-
vait s'opérer à la pointe du jour, ne fut point com-
mencé*.
1. Cet armistice fut mis à l'ordre de l'armée le 6 avril à 10 heures du
matin. Agenda de Pelet. Ârch. de la guerre.
2. Ney àTalleyrand, Fontainebleau, 5 avril, 11 heures eti^emie du soir (^07i(-
teur du 7 avril) : « L'empereur convaincu de la position critique où il a mis la
France et do l'impossibilité où il se trouve de la sauver lui-même a paru se
résigner et consentir à l'abdication entière et sans aucune restrictiot. Cest
demain matin que j'espère qu'il m'en remettra lui-mômo 1 acn> formel et
authentique. » Cf. le récit du Journal des Débats du 9 avril.
3. D'après l'agenda de Pelet (Arch. de la guerre). Tordre parvint à la
1" division de la vieille garde (général Friant) . Il est présumable qu'il par-
vint aussi à d'autres divisioM et corps d'armée. Dans le registre de Bertbier,
L ABDICATION. 633
Le trouble était dans tous les esprits. La défection
duo' corps avait indigné l'armée. On parlait de « l'in-
fâme Marmont », on l'appelait « traître » et « déser-
teur ». Mais tout en condamnant son action, les gé-
néraux discutaient les mobiles qui l'avaient guidé.
La résistance ne paraissait plus possible. Le duc de
Raguse ne voulait-il pas sauver l'armée de la des-
truction et la France de la guerre civile? L'enthou-
siasme qu'avait provoqué chez les troupes' l'allocution
de l'empereur le 3 avril, n'avait point pénétré les états-
majors, et, depuis cette revue, les nouvelles de Paris
étaient venues augmentei l'abattement. On n'ignorait
pas que les maréchaux avaient arraché son abdication
à l'empereur. Cet acte de violence n'était point fait
pour raffermir la discipline, d'autant que ceux qui
l'avaient commis étaient la gloire de l'armée : Ney, le
brave des braves, le sévère Macdonald, Oudinot, l'an-
cien commandant du corps des grenadiers, qui comp-
tait plus de blessures que d'années de ser\ice. Puis
l'abdication, toute conditionnelle qu'elle était, reli-
raki à l'empereur de son autorité. Il n'était plus empe-
reur que conditionnellement. Jusqu'à quel point pou-
vait-il encore commander? Lucotte lui-même, dans
l'énergique ordre du jour où il flétrissait la conduite
de Marmont, semblait, tout en affirmant sa volonté
de rester à son poste, se dégager du serment d'obéis-
sance à l'empereur : « Les premiers corps de l'État
représentent aujourd'hui la France, écrivait-il... Nous
servirons la patrie sous tout gouvernement que la
majorité de la nation adoptera*. »
ou il n'y a pas d« transcription de contre-ordre au mouTement, les ordres
susdits sont biffés à l'encre ronge, comme réroqués. Mais le major général
a pu, pour couvrir la non-exécution de ces ordres, les marquer comme révo-
qués «quoiqu'ils ne l'aient pas été.
1. Ordre du jour de Lucotte, Corbeil, 5 avril {Moniteur du 7 avril). Cf. sur
l'eut des esprits : Agenda de Pelet, Arch. de la guerre. Kocb, II, 594-595;
Fftin, UA, 247 et pcutim. Corèlj, 40&-407.
6S4 1814.
Dans la soirée du 5 avril, les généraux tinrent une
assemblée secrète. Plusieurs d'entre eux, nommément
le général Pelet considérant la convocation comme il-
légale, refusèrent de s'yrendre. Quelles résolutions fu-
rent arrêtées dans la réunion? On le p^ut soupçonner :
A deux heures du matin le général Priant — le général
Priant commandant la 1" division de la vieille garde I
— avertitPelet que les commandants de corps d'armée
étaient résolus à ne faire aucun mouvement et qu'on
n'avait plus à attendre d'ordres de l'empereur. « Il
semblait, dit Pelet, que Sa Majesté fût déjà enterrée^»
Le 6 avril, l'empereur réunit une dernière fois
ses maréchaux. Il fit un suprême appel à leur cœur,
parlant encore de continuer la lutte derrière la Loire.
Les maréchaux n'écoutaient plus que leur raison.
La scène de la veille, qui elle-même avait été la répé-
tition de celle de l'avant-veille, se renouvela. Ney,
Oudinot, Macdonald, Lefebvre mettaient moins de feu
dans la discussion — il n'en était plus besoin ! — mais
ils n'y apportaient pas moins de résolution. Ils expo-
sèrent froidement à Napoléon qu'il n'avait plus que
des débris d'armées, qu'il était cerné et que réussît-il
à atteindre la rive droite de la Loire, ses derniers efforts
n'aboutiraient qu'à la guerre civile. Les maréchaux
étaient bien déterminés à obtenir l'abdicatiou. Les
grands officiers de l'empire avaient condamné'l'empire.
Depuis cinq jours, Napoléon n'a vu autour de lui que
découragement et menaces, abandon et trahison. Ses
appels ne sont pas écoutés, ses ordres ne sont pas obéis.
Non seulement il a perdu ses conquêtes, non seulement
il va perdre son *^mpire, mais ceux qui lui arrachent
1. Agenda du général Pelet, commandant la brigade de chasseurs à pied ds
la vieille garde. Arch. de la guerre. — Ce fait, inconnu jusqu'ici et rapporté par
le général Pelet, ne saurait être rais en doute. N'est-il pas d'ailleurs en quel-
que sorte conâ.mé par ces paroles de Fain (244) : « On s'unit pour rejeter
tpute détermination qui aurait poi;r résultat de prolonger la guerre. >
L ABDICATION. 635
l'épée ce sont ses compagnons do guerre, ses frères
d'armes, jaloux de ne point attendre un jour pour sa-
luer uu nouveau maître. Aux plus terribles retours
de la fortune se joignent les plus cruelles blessures
de l'amitié violée. L'empereur a souffert toutes les
humiliations, toutes les amertumes, toutes les dou-
leurs. Qu'est désormais le dernier sacrifice î « — Vous
voulez du repos? dit Napoléon à ces capitaines. Eh
bien! ayez-en donc! » Et il écrivit l'acte d'abdication :
« Les puissances alliées ayant proclamé que l'em-
pereur Napoléon était le seul obstacle au rétablisse-
ment de la paix en Europe, l'empereur Napoléon,
fidèle à ses serments, déclare qu'il renonce pour lui
et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie,
parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même
celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de
la France*.»
La grande nouvelle connue dans les quartiers géné-
raux, la désertion commença. Chacun trouvait un pré-
texte pour aller à Paris : celui-ci dans l'intérêt de ses
troupes, celui-là pour chercher de l'argent, cet autre
pour voir safemme malade. Lepalaisde Fontainebleau,
hier encore plein d'officiers, se vide peu à peu. Le duc
de Bassano, quelques aides de camp, quelques géné-
raux semblent seuls savoir que Napoléon est encore
vivant*. Le 6 avril, au moment même où le maréchal
Ney rapportait tout triomphant à Paris l'abdication de
l'empereur, le sénat proclamait Louis XVIII. Ce fut
le signal de la course à l'adhésion. Entre les généraux
s'établit une joute de vitesse où chacun s'efforçait
de devancer les autres pour donner son approbation
1. Faia, 247-SO. Cf. Récit da Jatanct des DfbaU.9 avril. HoTigo, Vil, 156;
Bonrrienne, 159. — Dans le texte original de l'abdicatio-j, il 7 a deux ratures.
L'empereur avait voulu écrire d'abord : « ... qu'il ne soit prêt à faire an bien
de la nation. «
9. Amenda du ^énér»! Pelet. Arch. de la guerre. Fain, 345, 2S9. 261-389.
636 18 1 4.
publique aux actes du gouvernement provisoire et
pour protester de son dévouement au roi. Le Moniteur
ne suffit point à insérer les proclamations de Jourdan,
d'Augereau, de Maison, les lettres de Lagrange. de
Nansouty, d'Oudinot, de Kellermann, de Lefebvre,
de Hullin, dv Milhaud, de Latour-Maubourg, de Sé-
gur, de Berthier, de combien d'autres encore ' ! Le
ministre de la guerre Dupont avait adressé le 7 avril
une circulaire à tous les officiers généraux, les invi-
tant « à faire connaître le plus promptement possible
leur adhésion personnelle'». Belliard, n'ayant point
reçu cet avis par suite de quelque erreur, s'inquiéta et
s'émut. Pourquoi l'avait-t-on oublié quand on avait
pensé à tous ses camarades? Il ne perdit pas une heure
pour écrire au ministre : « Votre Excellence a adressé
aujourd'hui une lettre à tous les généraux de division
de l'armée pour leur demander leur adhésion au nou-
vel ordre de choses. Je n'ai pas reçu de lettre. Te
pense que c'est une erreur. Je m'empresse donc, mon-
sieur le comte, de vous envoyer mon adhésion au nou-
veau gouvernement'. » C'est par cette lettre que se
termine le registre de correspondance de l'aide-major
général Belliard.
Les soldats se montrèrent moins pressés d'oublier
leur empereur, moins ardents à abandonner le dra-
peau de Valmy et d'Austerlitz. La mise à l'ordre de
î'abd'cation provoqua dans l'armée l'étonnement et
la colère. Le 7 avril, les troupes sortirent la nuit des
quartiers de Fontainebleau, en armes et portant des
torches; ils parcoururent les rues de la ville et les
abords du château, aux cris de : « Vive l'empereur ! A
1. Moniteur du 7 au 14 avril.
2. Lettre circulaire de Dupont, 8 avril. Arch. de la guerre.
3. Registre de Belliard, 10 avril. Arch. delà guerre. — Belliard, d'ailleur»
resta à Fontainebleau, le dernier des grands divisionnaires de l'empire. U
était présent aux adieux de Napoléon À sa sard4,
l'abdication. 637
bas les traîtres! A Paris 1* » Le jour des adieux, ces
mêmes hommes ne criaient plus : Vive l'empereur I
mais leurs yeux où roulaient les larmes, leur sombre si-
lence,rompu par des sanglots quandNapoléon embrassa
l'aigle vaincue, disaient leur amour et leur douleur.
Le 8 avril, à Orléans, les soldats envahirent la ville,
proférant des menaces, poussant des acclamations et
forçant les habitants terrorisés à répéter leurs vivats.
Le 9 avril, à l'entrée de l'impératrice qui arrivait de
Blois, le 13 avril encore, les mêmes scènes se renou-
velèrent. Le 9 avril, le maire de Clermont-Ferrand
ayant proclamé lesBourbons et faitpar la villeune mar-
che avec le drapeau blanc, la garnison sortit des ca-
sernes, dispersa le cortège et brûla le drapeau sur la
grande place. Le surlendemain, on chantaitun7(e/)ez/m,
le drapeau blanc placé sur l'autel. Des chasseurs en-
trent à cheval pendant l'office, enlèvent le drapeau,
le traînent par les rues*. ABriare, une division d'in-
fanterie répandit la terreur dans toute la contrée par
ses menaces contre les partisans du nouveau régime.
Dans la 19" division militaire (Lyon), les troupes
méconnaissaient l'autorité des chefs. Chaque jour
c'étaient avec les soldats alliés, dont les cantonne-
ments étaient proches, des rixes particulières qui me-
naçaient de devenir générales'. Le corps du maréchal
Augereau était disposé à se mutiner; on craignait
que le passage de l'empereur ne déterminât la sédi-
tion. Tous les régiments furent cantonnés dans des
villes et des villages éloignés de la grande route*. A
Rennes, à Laval, à Cherbourg, à Orléans, à Tours, à
1. Agenda de Pelet. Arch. de la gaerre.
î. Rapports de police, 11, 13, 14 et 17 avril. Arch. nat., F 7, 3 773.
3. Rapport de police, 23 avril. Arch. nat., F. 7, 3773. Général Delaroche à
Dupont, Lyon, 16 avril. Arch. de la guerre.
4. Général Marchand à Dupont, Grenoble, 17 avrîL Cf. Itinéraire de DouUm
•eut À nu cTElbe. par Fabry («crit rojali*t«>. S8-S8.
638 1814.
Chartres, à Nevers, les troupes refusèrent de prêter
serment au roi et de prendre la cocarde blanche '. A
Paris, les soldais passaient leur colère sur les étran-
gers. Ils arrachaient les brindilles vertes dont les Au-
trichiens ornaient leurs shakos, les médailles de
campagne que les Russes portaient sur la poitrine.
Chaque jour c'étaient des querelles et des rixes. Le
29 avril, il y eut un vrai combat dans le jardin du
Palais-Royal; quelques personnes furent grièvement
blessées. Le 8 mai, des grenadiers assaillirent à coups
de briquets des soldats alliés qui dansaient dans un
cabaret et en tuèrent plusieurs ; deux femmes furent
sabrées*. A Rouen, la population, les autorités civiles
et militaires étaient effrayées par l'attitude et les
menaces des soldats et des officiers subalternes '.
A Anvers, il y eut un quasi soulèvement; de même
à Metz et à Mayence*. A Lille, les troupes furent
trois jours en pleine révolte. Durant la nuit du
13 avril, on commença à crier: Vive l'empereur! dans
les casernes. Le 14, les hommes s'assemblèrent tu-
multuairement sur la place d'Armes. Les chefs vou-
lurent les calmer. On fit feu sur eux; un officier reçut
un coup de baïonnette. Livrées à elles-mêmes, les
troupes forcèrent les portes de la ville, criant qu'elles
«allaient rejoindre leur empereur». Le 16, seule-
ment, l'ordre se rétablit*. Douai et Thionville virent
de pareilles séditions. A Landau, les soldats faillirent
écharper le général Schramm et les délégués civils
1. Rapports de police an 17 au 27 avril. Arch. nat., F. 7, 3773.
2. Ordre du jour de Desselles. Moniteur du 20 mai. Journal d'un prisonnier
anglais {Revue britannique, VI, 85, 86, 89).
3. Jourdan à Dupont, 22 avril; à Warniont, 23 avril. Arch. de la guerre.
4. Carnet à Dupont, Anvers, 16 avril. Ordre du jour de Camot, 16 avril.
Ordre du jour de Morand, 15 avril. Rapports de police, 23 et 27 avril. Arch. nat.,
F. 7, 3 773.
&. Maison à Dupont, 14 et 16 avril. Ordrs du jour de Maison, 15 avril. Âr^
d /a f "«rre.
L'ABDICATIOlf. W*
qnî venaient annoncer la déchéance de Napoléon *.
Dari'i les villes comme dans les places fortes, dans
les garnisons comme dans les camps, presque tous
les soldats montrèrent les mêmes colères, criant :
« Vive l'empereur! » se mutinant, arrachant aux pas-
sants les emblèmes royalistes, disant : « Nous ne nous
battrons jamais que pour notre empereur», etrefusant
de prendre la cocarde blanche*.
Ils la portaient le 3 mai, quand ils faisaient la haie
sur le passage de Louis XVIII, mais avec quelles ré-
voltes au cœur! « Je ne crois pas, dit Chateaubriand,
que figures humaines aient jamais exprimé quelque
chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible. Ces grena-
diers couverts de blessures, vainqueurs de l'Europe,
étaient forcés de saluer un vieux roi, invalide du
temps, non de la guerre, surveillés qu'ils étaient par
une armée de Russes, d'Autrichiens et de Prussiens,
dans la capitale envahie de Napoléon. Les uns, agitant
la peau de leur front, faisaient descendre leur large
bonnet à poils sur leurs yeux comme pour ne pas
voir; les autres abaissaient les deux coins de leur
bouche dans le mépris de la rage; les autres, à travers
leurs moustaches, laissaient voir leurs dents comme
des tigres. Quand ils présentaient les armes, c'était
avec un mouvement de fureur, et le bruit de ces
armes faisait trembler. Jamais, il faut en convenir,
hommes n'ont été mis à une pareille épreuve et n'ont
souffert un tel supplice. Si dans ce moment ils eus-
sent été appelés à la vengeance, il aurait fallu les
1. Oéoéral conunandant Doaai à Dupont, 15 «Tril, et MaisoB à Dupont.
16 avril. Arch. de la guerre. Lettre de Montesqnioa à Blacas {Journal de
tEmpire du 16 avril 1815). Rapport de police, 25 avrJ. Arch. nat., F. 7,3773-
%. Correspondance générale du 9 au 37 avril. Arch. de la guerre. Rapports
Ae police, Arch. nat., F. 7, 3773, pastim. Cf. Lettre de Montesqaioa (Journal
de l'Empire du 16 avril 1815) : ■ La mutinerie de la tronps croit sensiblement.
Les soldats tiennent des propos eSroyables. La pins grande partie de l'armée est
•n iascrrection, l'antre est incertaine. c« <}ui veat dire qa'on est sans troupes. *
640 1814.
exterminer jusqu'au dernier ou ils auraient mangé la
Terre* ! >.
La douleur, les colères persistèrent longtemps dans
l'armée. Il y eut toute cette année des désertions en
massée Au mois de mai, les soldats brûlèrent le dra-
peau blanc à Lons-le-Saulnier, à Mayenne, à Poi-
tiers, à Moulins^ .Le 1" juin, un régiment d'infanterie
quitta Orléans en criant : « Vive l'empereur ! A bas
Louis XVIII ! » Les tambours cessèrent de battre
quand les cris commencèrent, afin qu'on les entendît
mieux*. A Neversle 10 juillet, àEpinalle23, à Falaise
le 26, escadrons et bataillons poussent les mêmes cris
dans les rues, en se rendant au champ de manœuvres^
Le 16 juillet, le duc d'Angouléme est salué à Rennes
par les « Vive l'empereur ! » de la garnison sous les
armes. Dans les revues que passe en octobre le duc de
Berry, à Landau et à Strasbourg, des soldats portent
au schako la cocarde tricolore®. Le 15 août, on fête
bruyamment la Saint-Napoléon dans les casernes de
Brest, de Metz, de Cherbourg, de Besançon, de
Landau, de Clermont, de Calais, de Montpellier; à
Rouen, le quartier du 7' chasseurs (régiment de
Berry) est illuminé'. A Paris, rue Saint-Martin, le
28 novembre, rue d'Astorg, le 7 décembre, des sol-
dats défilèrent, criant : « Vive l'empereur!' »
1. Mémoires d'outre-tombe, VI, 310-311.
2. Correspondance générale, d'avril à novembre. Arcb. de la guerre.
3. Beugnot à Dupont, La Rocbejaquelein à Dupont, Dupont à Montes-
quiou, 11, 16, 18, 19 mai. Arch. de la guerre.
4. Général Chassevant à Dupont, 1" juin. Arch. de la guerre.
5. Général Renaud à Dupont, 26 juin. Arch. de la guerre. Préfets à Mon-
tesquiou, aux dates. Arch. nat. F. 7,3738.
6. Rapports et lettres des préfets, 16 juillet, 12 et 24 [octobre. Arch.
nat. F. 8, 3738, 3739. Général de Verrières à Dupont, 6 octobre. Arch. de la
guerre.
7. Rapports et lettres des préfets, 18 au 23 août. Arch. nat. F. 7, 3738.
Jourdan à Dupont, 16 août. Rapport à Dupont, 23 août. Arch. de la guerre.
8. Rapport de poli»e, 29 novembre. Arch. nat. F. 7, 3739. Colonel du l" d«
ligne k Maison, 7 décembre. Arcit. de la guerre.
l'abdication. 6U
Dans la populaliou, le nouveau gouvernement fu^
accepté « sans déplaisir », comme l'avait prédii
Alexandre de Laborde à Nesselrode, mais non avec
la joie unanime décrite par les écrivains royalistes.
Les Bourbons eurent des ennemis, Napoléon con-
serva de ses partisans. Les fonds publics montèrent,
mais cette hausse rapide, énorme', était due entière-
ment à la conclusion de la paix; seuls les royalistes
de la veille pouvaient en faire un titre au roi. D'ail-
leurs, est-il besoin de le dire, plus des trois quarts
des Français, travailleurs de la glèbe et des ateliers,
ne se sentaient pas enrichis par la plus-value de la
rente, et, chez beaucoup de ceux qui possédaient des
valeurs, l'intérêt pécuniaire ne dominait point tous
les autres sentiments. A Paris, le peuple des faubourgs
resta hésitant, plutôt hostile, encore sous l'influence
du régime impérial. Les ouvriers excitaient les sol-
dats contre les Alliés, et les secondaient dans les
rixes qu'eux-mêmes avaient provoquées*. Ils s'amu-
saient à attacher des cocardes blanches à l'oreille des
chiens errants; puis à grands coups de fouet, ils les
chassaient ainsi décorés par les rues et les quais*
Parfois, le soir, des bandes de populaire parcouraient
les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-
Martin en chantant des chansons pour l'empereur ^
Jusque vers la fin d'octobre, on crut assez générale-
ment dans ces quartiers, comme dans bien des vil-
lages, au retour prochain de l'exilé*. Le 15 août, des
1. La rente 5 p. 100, qui avait atteint 87 francs aux beaux joara do
TEmpire et qui oscillait eatre 57 et 43 francs pendant la ampagne de France,
monta k 57 francs le 4 avril, à 67 francs le 15 jain.
t. Rapport général de police, 14 avril. Arch. nat. P. 7. Journal «fim prison
nier anglais, 84, 90.
3. Bulletin de police, 27 juillet. Arch. nat. F. 7, 3738.
4. Rapports de police, 19 juillet, 10 août, 30 août, et posstm. Arch. nat.
F. 7, 3738.
5. Rapports de police et lettres de préfets, de juin à octobre. Arch. oat.
F. 7, 3738 et F. 7, 3773.
41
642 18 14.
ouvriers et des soldats attablés dans les guinguettes
des boulevards extérieurs trinquèrent « à la santé du
grand Napoléon *» . Les j eunes gens dumonde e t les étu-
diants, qui avaient été les plus ardents à souhaiter « la
chute du tyran », se retournèrent contre Louis XVIII.
Ils disaient que la France avait été trahie, vendue,
livrée '. Au théâtre, le public cherchait des allusions
dans toute phrase qui pouvait s'appliquer à la situa-
tion du moment. On applaudit trois fois de suite ce
vers de VHamlet de Ducis :
L'Angleterre en forfaits trop souvent fut féconde.
Des bravos frénétiques interrompirent la tragédienne
après ce vers de Tancrède :
Un liéros qu'on opprime attendrit Lous les cœurs '.
Les acclamations, les vivats dont furent salués le
comte d'Artois et Louis XVIII à leur entrée à Paris,
le 12 avril et le 3 mai, les nouveaux gardes nationaux
achevai qui, à la tête des cortèges, agilaient fréné-
tiquement leurs sabres de parade et donnaient l'im-
pulsion aux cris, l'émotion de braves gens qui pleu-
raient de joie, n'abusèrent pas tout le monde sur la
part que prenait la masse des citoyens à ces ova-
tions et à cette allégresse. « Cela n'était point assez
général, rapporte un officier anglais, témoin non
suspect, pour nous rassurer sur les dispositions des
Français. » Le jour de l'entrée triomphale de Mon-
sieur, un Prussien dit à ce même officier : « Je ne
crois pas que les Bourbons puissent rester six mois
1. Bulletin de police, 15 aoiit et 16 août. Arch. nat. F. 7, 3738.
2. Rapports de police, 12 et 24 juillet. Arch. nat. F. 7, 3773. Mémoires de
Uarmont, y l^iOi. Journal d'un prisonnier anglais, 90.
3. Rapports de police, 12 août et passim. Arch. nat. F. 7, 3773. Journal d'uM
prisonnier anglais, 91 .
L ABDICATION. 643
en France après le départ des Alliés. » Le lendemain
de l'entrée solennelle du roi, on vendait clandestine-
ment deux cwcatures. L'une représentant un trou-
peau d'oies grasses montant gravement les marches
des Tuileries, tandis que s'envolait un aigle; dans
l'autre, on voyait près d'un village incendié le vieux
roi Louis XVIII en croupe derrière un cosaque,
dont le cheval galopait sur des cadavres de soldats
français \
Dans les provinces, les municipalités multipliaient
les adresses, les royalistes illuminaient leurs maisons,
mais le peuple plus las qu'enthousiaste montrait
moins d'entraînement que de surprise*. Il y avait
bien des défiances à l'égard du nouveau roi et de
l'ancien régime. Comme ces soldats qui conservaient
dans le havresac la cocarde tricolore, combien d'ou-
vriers et de paysans conservaient au fond du cœur
le souvenir de Napoléon! Le 10 avril, un royaliste di-
sait à l'abbé de Montesquieu que de Moulins à Paris,
il n'avait vu quelques cocardes blanches qu'àNevers^
En avril et en mai, les préfets de la Manche, ilu
Loiret, du Jura, de l'Isère, de la Corrèze, de la
Vendée, des Charentes, de l'Ain, de Saône-et-Loire,
signalent l'esprit d'opposition. On arrache les co-
cardes, on enlève les drapeaux blancs, on lacère les
affiches officielles, on placarde des manifestes sédi-
tieux *. Le 1" mai, le préfet de Strasbourg écrit à
Dupont : «L'opinion bonapartiste résiste. » Le 6, c'est
le général Boudin qui lui écrit : « Les campagnes et
une grande partie des villes de l'Yonne sont en oppo-
1. Journal d'un prisonnier anglais, 81, 82, 89. (Jf. Rodrigaex, 201-203.
2. Moniteur, do 15 avril aa 30 ouû. Rapport de police générale, aox méaus
dates. Arch. nat. P. 7, 3773.
3. Lettres de Montesqaioa. Journal de l'empire, 15 avril (1815;.
4. Lettres des préfets, avril-mai. Arcb. nat. P. 7; 3738 et P. 7, 3773. Coi»
respondance générale, aTril-znai. Arch- ue la guérie.
644 1814.
sition avec les amis du roi*. » Aux portes du théâtre
de Bordeaux, des ouvriers crient : A bas les traîtres*!
A Chaumont, le 12 juin, il y eut un commencement
d'émeute. Un individu dit hautement : Moi, j'aime
l'empereur. « On a dû ne pas sévir contre le cou-
pable, écrivit le préfet, car si on avait voulu l'arrêter,
mille personnes auraient pris son parti'. »
A Nemours, à Montargis, à Nevers, dans toutes les
villes et dans tous les villages jusqu'à Moulins, Napo-
léon en route pour l'île d'Elbe fut acclamé, les com-
missaires des Alliés furent insultés. « On jurait après
nous, dit le commissaire prussien Waldbourg-
Truchsess, on nous adressait mille invectives, tandis
qu'au contraire on ne se lassait pas de crier : Vive
l'empereur. » A Lyon, la population était restée dé-
vouée à Napoléon ; une grande masse de peuple l'at-
tendit toute la journée du 23 avril. Il n'arriva qu'à
onze heures du soir. Quelques groupes de fidèles,
que cette longue attente n'avait pas découragés, le
saluèrent d'un dernier cri*. Dans le Comtat et en
Provence, l'accueil fut tout différent, mais les insultes
et les violences du « peuple d'Orgon » n'effacent pas
l'ovation de la « canaille de Nevers ». Elles témoi-
gnent seulement des ardentes passions qui commen-
çaient à diviser la France.
Dans l'Ouest, il y avait aussi des royalistes exaltés ;
mais les ouvriers des villes étaient hostiles aux Bour-
bons, et dans nombre de villages, nommément à An-
douillet (près Laval), où les habitants, le 20 avril,
forcèrent des gendarmes à jeter leurs nouvelles co-
1. Correspondance générale, aux dates. Arch. de la guerre.
2. Rapports de police, 21 avril et 6 juillet. Arch. nat. F. 7, 3773 et 373&.
3. Préfet de la Haute-Marne à Dupont, 13 juin. Arch. de la guerre.
4. Waldbourg-Truchsess, Itinéraire de Napoléon à Vile d'Elbe, 15, 18, 20
Cf. Fabry, Itinéraire de Buonaparle, 22-23, 2$-27. Voyage de Napoléon à l'ile
d'Elbe. (Jievue britamiiçue, VII, 53-54.)
l'abdication. 6*5
(les, les Bleus remportaient sur les Blancs'. « On
int la guerre civile, » écrit Dupont le 8 mai*. En
n, l'irritation des paysans du Jura était telle que
royalistes n'avaient pas encore porté publique-
nt la cocarde blanche'. Le 4 juillet, à Lons-le-Saul-
r, le 3 août à Bourg, le 8 à Caen, le 30 à Langon,
23 octobre à Bar-sur-Omain, le populaire parcou-
, les places et les rues en criant : Vive l'empereur*!
indis que le 15 août on célébrait, comme à l'ordi-
ire, la Saint-Napoléon dans plusieurs villages des
tsges, par des jeux, des danses, des feux de joie, et
'à Chalon-sur-Saône des maisons étaient illumi-
3s, on promenait à Auxerre, le jour de la Saint-
uis, un mannequin représentant Louis XVIII,
ublé d'une jupe de femme, et, à Touruus, on brisait
susson fleurdelysé du balcon de Thôlcl de ville*.
17 novembre, à Passavant (Ilaute-Saônc), des ou-
ers enlevèrent le drapeau du clocher et le mireul
lambeaux. Le 24 novembre, à Moissac, ce placard
- affiché : « Yive l'empereur! Il a été et il sera*. »
En parlant des cinq représentations à'Esther à
int-Cyr, Saint-Simon a écrit : « Toute la France y
3sa. » C'était par une hyperbole analogue que l'abbé
Pradt avait dit au czar : « Toute la France veut lei
urbons. » La France entière désirait ardemment
paix, mais sauf mille ou cent mille personnes —
n'importe — les Français ne pensaient pas aux
•urbons, aussi étrangers au pays, disait Wellington,
e s'ils n'y eussent jamais régné et aussi inconnus
Rapports da polic«, 77 ayrll. Arch. n*t. F. 7, 3773.
Dupont à Raty, 8 mai. Arcb. d« la guerre.
Lettre du préfet du Jura. 3 juin. Arch. nat. K. 7, 3T73.
Général Meunier à Dapoat, 8 août. Arch. de la guerre. Lettrus ùes pré-
, aux dates. Arch. nat. F. 7, 3773.
Lettres des préfets et rapports de police, 16, 17, XI, 20^ 30 UKX. Arch.
. F. 7, 3738 et 3773.
Lettres des préfets, 17 et ?5 novembre. Arch. nat. F. 7, 3773.
646 1814.
de la génération nouvelle, disait Chateaubriand, que
les enfants de l'empereur de la Chine. Ruinée et sai-
gnée par tant de guerres, la France accepta sans l'avoir
appelé un gouvernement qui lui apportait la paix et lui
promettait l'abolition d'impôts détestés L'ancienne
dynastie ne pouvait cependant redevenir subitement
populaire. Les circonstances de son retour étaient
trop odieuses à la fierté française. Sans doute, l'au
teur de l'invasion était Napoléon et non Louis XVIII
Mais dans sa dernière campagne, Napoléon avait
mené une guerre nationale, et, vaincu après la plus
admirable des résistances, il partait pour l'exil. Les
Bourbons avaient souhaité le succès de l'ennemi ; ils
étaient entrés à sa suite sur le territoire français;
maintenant, ils profitaient de ses victoires. On iden
tifiait l'avènement des Bourbons avec le triomphe de
la Coalition, et les manifestes d'HartwelI, do Vesou
et de Bordeaux n'avaient point été écrits, il faut
l'avouer, pour empêcher cette confusion.
Les Alliés ne se trompèrent pas sur les vrais sen-
timents de la France. Quand Alexandre combattait le
31 mars les raisons de Talleyrand, c'est qu'il recon-
naissait que l'agitation royaliste était toute superfi-
cielle. Quand Metternich disait, le 10 avril, « qu'avant
deux ans la guerre reprendrait», c'est qu'il savait
que l'opinion publique était loin d'être encore fixée.
Mais les Alliés se laissèrent facilement abuser, trop
heureux de paraître écouter les vœux des Français
en prêtant la main à une restauration qu'imposai
l'intérêt de l'Europe. Alexandre avait écrit qu'aprèi
la victoire, on traiterait avec Napoléon, si la natio
ne se déclarait pas contre lui, ou que Ton convoque-
rait une grande assemblée, qui serait appelée à dési-
gner librement le gouvernement de la France. Après
la victoire, Alexandre se borna à consulter Talley
l'addication. en
rand, Pradt et Louis, et Ruffisamment renseigné à
son gré, il proclama que les souverains « ne trai-
teraient plus avec Napoléon ni avec sa famille », et
" reconnaîtraient l'intégrité de l'ancienne France
telle qu'elle était sous ses rois légitimes » C'était
d'avance frapper de nullité tout vote, toute manifes-
tation qui serait contraire à ces rois légitimes. Dans
la nuit du 4 avril, le czar ébranlé par les paroles
de Macdonald et emporté par le sentiment du droit
des nations, fut peut-être au moment de consentir
■d la régence. La nouvelle de la défection du 6* corps
vint à point l'arrêter dans ce mouvement généreux
qui eût terriblement déçu ses alliés. Napoléon II
avait trois ans. Napoléon I" n'en avait que qua-
rante-cinq. La régence n'aurait été qu'un interrègne.
Or, comme les maréchaux de l'empire, l'Europe
était lasse de combattre; comme la France, elle vou-
lait du repos. Les Bourbons étaient une nécessité
pour la Coalition. Si la restauration de l'ancienne
monarchie n'avait pas été le but de la guerre, la res-
tauration n'en devait pas moins être la conséquence
de la victoire, puisque Napoléon vaincu mais non
proscrit, cette victoire n'eût rien terminé. Il fallait à.
PEurope la longue paix qu'elle était assurée d'avoir
avec la royauté. L'empire ne lui aurait donné qu'une
trêve menaçante, grosse de périls et de revanches.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Page».
Prefacb 1
LIVRE PREMIER
I. — La France bn 1814 1
II. — L'Invasion. — Les Premières Batailles.
— Position des armées le 26 février. . 59
III. — Le Congrès de Chatillon 86
LIVRE DEUXIEME
I. — Le Combat de Bar-sur-âdbe 111
II. — Marche de Blucher sur Paris. — Situa-
tion CRITIQUE DE l'aRMÉE DB SiLÉSIB. . . 122
III. — La Capitulation db Soissons 136
LIVRE TROISIÈME
I. — La Bataille db Craonnb 167
II. — La Première Journbb de la bataille de
Laon 19S
650 TABLE DES MATIÈRES.
Pas»
IIT, — Le Hurrah d'Athibs 214
lA'^. — La Deuxième Journée de la. bataille de
Laon 222
LIVRE QUATRIEME
l. — Retraite des armées françaises. — La Ré-
volution DE Bordeaux. — Les Esprits
A Paris. — La Cinquième Séance du con-
grès de Cdatillon 233
IL — La Victoire de Reims — Inquiétudes des
Alliés et ralentissement de leurs opé-
rations 258
LIVRE CINQUIÈME
L — Retour offensif de Napoléon sur l'Aube. 27?
IL — La Première Journée de la bataille d'Ar-
cis-sur-Aube 300
III. — La Deuxième Journée de la bataille d'Ar-
cis-sur-Aube 315
IV. — Opérations de Blucher et de Marmont. —
Entrée de l'armée du Sud a Lyon 324
LIVRE SIXIÈME
I. — Marche de Napoléon sur les communica-
tions DE l'ennemi 333
IL — Le Conseil de guerre de Pouoy 340
III. — Le Conseil de guerre de Sommkpuis. . . . 354
IV. — Les deux Combats de Fère-Cuampenoise. —
Marche des Alliés sur Paris 363
V. — Napoléon a S aint-Dizier. — La dernière
Victoire. — Retour de l'armée vers
Paris 389
TABLE DES MATIÈltES. «1
LIVRE SEPTIÈME
L — La Réoencb bt la Dbfbnsb de Pab.is. 413
II. — Les Allies devant Paris. 462
IIL — La Bataille de Paris 483
IV. — La Capitulation de Paris 62i
V. — La Cour-de-Francb 534
LIVRE HUITIÈME
I. — L'Entrée des Allies a Paris 543
IL — Le Godvernbmbnt provisoire a Paris. —
La Rbobnce a Blois. — Napoléon a Fon-
tainebleau 566
IH. — La Défection de Marmont 586
IV. — L'Abdication 626
PIN DE LA table DBS MATIÉRBS
&VII.E COLIN — IMPRIMERIE DE LAONT
y
TITCE
r
rm