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Full text of "1814"

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1814 


ŒUVRES  DE  HENRY  HOUSSAYE 

,    LA   LIBRAIRIE   TERniN    KT    A    LA    LIBRAIRIE    CALMANN-LÉV. 


HISTOIRE       DK       LA      CHUTE      DU      PREMIER       EMPIRE 

d'après  les  documents  originaux  . 

1814.  34'  édition.  Un  vol 

1815.  LA     PREMIÈRE    RFSTAURATION.     -     LE    RETOUR 
DE  L'ILE  D-ELBE.  -  LES  CENT  iOURs:  3ie  édition .  Un  vol .        3   0( 

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1815.  WATERLOO.  30e  édition,  revue   d'après   dos 


ilocnmonis  n-uvcaux.  Un  vol 

1815  (dernière  partie)  :   la  seco.nde  abdication. 

\,„,.    tin  vnl  (^"  nr&pnratîon. 

—    LA    TERREUR    BLANCHE.    Un   VOl \        Il 

^  „  r.^  nvTAiiiF     Un  vol.  avec  dessin 

LA    CHARGE.    TABLEAU    DE    BATAILLE,     uu    »u  ^ 

d'Edouard  Détaille.  2«  édition 

HISTOIRE     D'ALCIBIADE    ET    DE     LA     RÉPUBLIQUE    ATHENIENNE 
DEPUIS   LA   MORT   DE    PÉRICLÈS   .USQU'a     l'aVENEMENT    DES 

TRENTE  TYRANS  iOuvraçs  cor^Tonné  poT l  ^^;f  "^^^^7'^;.  „.,, 
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MÉMOIRE    SUR     LE     NOMBRE     DES     CITOYENS      ^'^J^^lisT) 

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LA    LOI    AGRAIRE   A     SPARTE.    Un    Vol .     (Èpuisé.) 

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LES   HOMMES   ET   LES   IDEES.    2^    édition.    Un  Vol.   .     .     .     :     .  3 

L'ART   FRANÇAIS    DEPUIS   D...    ANS.   2^  édit.    Un  VOl 3 

LE  SALON  DE  1888.  Uovoi   avec  photogravures  .... 

DISCOURS   DE   RÉCEPTION    A   l'aCADÉMI.    FRANÇAISE.    Un    Vol.  1 


18  14 


HENRY     HOUSSAYE 

DE    l'académie   française 


TRENTE-QUATRIEME    EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACAOÉM IQUE    DIDIER 
PERRIN    ET    C",    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    Ql'AI    DES   GRANDS-AUGOSTINS,   35 

1900 
Tous  droits  réservés. 


PRÉFACE 


La  campagne  de  France,  où  l'intrépidité  des  soldats 
éi^ala  le  génie  du  capitaine,  eut  trois  époques  distinctes. 
La  première,  qui  s'étend  du  25  janvier  au  8  février,  est 
marquée  par  les  progrès  menaçants  des  Alliés.  En  vain 
Napoléon  a  vaincu  à  Brienne,  en  vain  il  s'est  maintenu 
douze  heures  à  la  Rothière  contre  des  forces  trois  fois 
supérieures,  il  bat  en  retraite.  La  situation  paraît  déses- 
pérée, le  résultat  de  la  guerre  proche  et  certain.  Napoléon 
se  sent  impuissant  à  arrêter  les  armées  de  Bohème  et  de 
Silésie  qui  ont  opéré  leur  jonction.  Il  ne  compte  plus  sur 
ses  troupes,  à  peine  s'il  compte  encore  sur  lui-même. 
Son  seul,  son  suprême  espoir  c'est  une  faute  de  l'ennemi. 

La  seconde  période,  signalée  par  tant  de  victoires,  pleine 
de  tant  d'espérances,  s'ouvre  le  9  février  et  se  ferme  le 
26  février.  Tout  change.  La  faute  stratégique  «ttendue 
par  Napoléon,  les  Alliés  l'ont  commise.  Au  lieu  de  mar- 
cher sur  Paris  concentriquement,  ils  ont  marché  excen- 
triquement.  Les  armées  alliées  sont  séparées.  L'empe- 


VI  PRÉFACK. 

rear  fond  sur  Bliicher,  le  bat  daas  quatre  rencontres 
successives,  puis  il  revient  contre  Schwarzenberg  qui, 
vaincu  à  son  tour,  rétrograde  vers  Ghaumont  et  Langres. 
Le  26  février,  la  situation  est  celle-ci  :  les  armées  de  la 
Coalition  sont  battues  et  désunies;  l'armée  de  Bohême 
est  en  retraite  vers  l'est,  l'armée  de  Silésie  est  compro- 
mise dans  une  marche  de  flanc  où  elle  risque  d'être 
exterminée.  Vainqueur  dans  dix  combats  depuis  vingt 
jours,  Napoléon  a  rétabli  l'équilibre.  Il  d  l'offensive, 
il  espère  la  victoire. 

La  troisième  période  commence  le  27  février  par  le 
combat  de  Bar-sur-Aube  et  se  termine  le  30  mars  par  la 
bataille  de  Paris.  Le  sort  journalier  des  armes  tourne 
contre  l'empereur.  Les  événements  le  trahissent.  Ses 
admirables  manœuvres^  les  sublimes  efforts  de  ses  soldats 
n'aboutissent  qu'à  des  victoires  «  blessées  à  mort  ».  Du- 
rant cette  troisième  phase  de  la  guerre,  cependant,  il  y 
a  encore  bien  des  alternatives,  il  reste  encore  bien  des 
espérances.  Trois  fois  le  génie  indomptable  de  Napoléon 
est  au  moment  de  rappeler  la  fortune.  Trois  fois  Ves 
Alliés  sont  menacés,  perdus  peut-être.  Mais  le  hasard 
se  fait  leur  complice;  il  les  sert  et  il  les  sauve. 

C'est  principalement  cette  dernière  époque  de  la  cam- 
pagne, la  moins  bien  connue  et  la  plus  dramatique,  que 
nous  avons  racontée,  en  prolongeant  le  récit  jusqu'à 
l'abdication  et  en  mêlant  aux  détails  de  l'histoire  mili- 
taire les  développements  de  l'histoire  générale.  Noui 
n'avons  point  d  ailleurs  négligé  de  montrer  les  commen- 
cements de  l'invasion.  Dans  les  premiers  chapitres,  on 
suivra  les  armées  alliées  depuis  le  Rhin  jusqu'à  l'Aube, 
Napoléon  en  ses  retraites  savantes  et  en  ses  foudroyants 
retours,  les  diplomates  de  Ghàtillon  au  milieu  de  leurs 


PBéPACE.  ▼" 

laborieuses  négociations.  On  verra  la  France  ruinée  et 
abattue,  travaillée  par  les  mécontents  etles  conspirateurs, 
saccagée  par  les  Cosaques  et  les  Prussiens,  d'abord 
surprise  et  patiente,  puis  révoltée  et  vengeresse. 

Pour  ce  livre,  nous  nous  sommes  servi  exclusive- 
ment des  documents  originaux.  A  dix  pages  près,  nous 
avons  réussi  à  faire  ce  récit  sans  recourir  au  texte  des 
historiens.  Nous  disons  :  «au  texte  >>  et  non  :  aux  œuvres, 
car,  si  nous  avons  trouvé  dans  les  différentes  archives  de 
la  France  et  de  l'étranger  des  documents  sans  nombre, 
les  historiens  allemands  et  russes  nous  ont  fourni  aussi 
beaucoup  de  pièces  originales.  LeKrieg  in  Frankreich  de 
Plotho,  par  exemple,  n'est  à  proprement  parler  qu'un 
recueil  de  dispositions  et  d'ordres  de  marche.  Au  reste,  il 
est  bon  de  le  faire  remarquer,  tous  les  documents  ori- 
ginaux, bien  qu'également  authentiques,  ne  méritent 
pas  la  même  crédibilité.  Entre  un  ordre  écrit  le  matin 
d'une  bataille,  alors  que  la  moindre  erreur  dans  l'in- 
dication de  l'heure  ou  du  lieu  pourrait  entraîner  les  plus 
terribles  désastres,  et  un  rapport  rédigé  le  lendemain  de 
l'action,  il  est  aisé  de  voir  oii  est  la  vérité  ;  de  même  entre 
la  correspondance  d'un  ministre  et  les  Mémoires  manus- 
crits ou  imprimés  de  ce  ministre;  de  même  entre  un 
rapport  de  police  et  un  article  de  gazette.  Il  est  égale- 
mcNî  manifeste  qu'un  témoignage  pour  ou  contre  l'em- 
pire a  plus  ou  moins  d'autorité  suivant  qu'il  se  trouve 
sous  la  plume  d'un  royaliste  comme  Gain  de  Montagnac, 
d'un  Russe  comme  Danilewsky,  d'un  républicain  comme 
Dardsnn*^  ou  d'un  bonapartiste  comme  Lavalette.  Ajou- 
tons que  si  dans  nos  références  nous  citons  généralement 
deux  ou  trois  documents,  quand  un  seul  paraîtrait  snfQre, 
cest  en  vertu  de  l'axiome  :  Testis  unus,  ustis  nullus. 


TIii  PREFACE. 

Nous  avons  consciencieusement  cherché  la  vérité.  An 
risque  de  froisser  toutes  les  opinions,  nous  avons  voulu 
ne  rien  omettre,  ne  rien  voiler,  ne  rien  atténuer.  Mais 
impartialité  n'est  point  indifférence.  Dans  ce  récit,  oùnous 
avons  vu  avant  tout  la  France,  la  grande  blessée,  nous 
n'avons  pu  ne  pas  tressaillir  de  pitié  et  de  colère.  Sans 
prendre  parti  pour  l'empire,  nous  nous  sommes  réjoui 
des  victoires  de  l'empereur  et  nous  avons  souffert  de  ses 
défaites.  En  1814,  Napoléon  n'est  plus  le  souverain.  Il 
est  le  général;  il  est  le  premier  des  soldats  français. 
Nous  nous  sommes  rallié  à  son  drapeau  en  disant 
comme  le  vieux  paysan  de  Godefroy  Gavaignac  :  «  Il  ne 
s'agit  plus  de  Bonaparte.  Le  sol  est  envahi.  Allons  nous 
battre.  » 


H.  H. 


Paris.  25  mars  1888- 


1814 


LIVRE    PREMIER 


LA  FRANCE  AU  COMMENCEMENT  DE  i8l4 

Après  toutes  les  gloires,  c'étaient  tous  les  désastres. 
La  France  de  Napoléon,  celte  France  qui  avait  compté 
cent  trente  départements,  dont  le  département  du 
Léman,  chef-lieu  Genève,  le  département  de  Rome, 
chef-lieu  Rome,  le  département  du  Zuiderzée,  chef-lieu 
Amsterdam,  le  département  des  Rouches-de-l'Elbe, 
chef-lieu  Hambourg,  et  qui  avait  eu  pour  tributaires 
l'Italie,  le  royaume  de  Naples,  l'Illyrie,  l'Espagne  et 
la  Confédération  du  Rhin,  c'est-à-dire  :  les  duchés  de 
Berg,  de  Hesse,  de  Bade,  le  Wurtemberg,  la  Bavière, 
la  Westphalie,  la  Saxe  et  la  moitié  de  la  Pologne,  la 
France,  son  vaste  empire  démembré  et  ses  armées  par- 
tout repoussées,  voyait  l'ennemi,  —  l'Europe  entière, 
—  à  l'est,  au  pied  des  Vosges  et  du  Jura,  au  sud,  en 
deçà  des  Pyrénées,  La  France  envahie,  épuisée  d'hom- 
mes et  épuisée  d'argent,  revivait  les  jours  sombres  de 
l'hiver  de  1709,  Sous  Louis  XIV,  elle  avait  connu  ces 
terribles  lendemains  de  victoires,  ces  retours  soudain» 
et  farouches  de  la  fortune  lassée. 


2  1814. 

Du  steppe  de  Mojaïsk  aux  hôpitaux  de  May ence,  des 
milliers  et  des  milliers  de  cadavres  marquaient  la  route 
suivie  par  la  Grande  Armée.  En  1812,  17S000  Fran- 
çais avaient  passé  le  Niémen;  en  1813,  400000  con- 
scrits avaient  passé  le  Rhin;  et,  dès  l'automuf^  de  cette 
année  1813,  de  nouveaux  décrets  appelaient  encore 
796  000  hommes  sous  les  armes*.  Le  blocus  conti- 
nental, les  champs  en  friche,  les  fabriques  fermées, 
l'arrêt  complet  des  affaires  et  des  travaux  publics,  la 
retenue  de  25  pour  100  sur  tous  les  traitements  et 
pensions  non  militaires',  l'énorme  augmentation  des 

1.  Sénatus-consulte  du  9  octobre  1813,  autorisant  la  levée  de  280  000  hommes  : 
120000  hommes  des  classes  do  1808  à  1814;  160000  hommes  de  la  conscription 
de  1815. 

Sénatus-consulte  du  15  novembre  1813,  autorisant  la  levée  de  300  000  hommes 
des  classes  de  l'an  XI,  à  l'an  XIV,  et  des  années  1806  et  suivantes,  jusques 
et  y  compris  1814. 

Décret  impérial  du  20  novembre  1813,  portant  à  160  000  hommes  la  levée 
des  120  000  conscrits,  autorisée  par  le  sénatus-consulte  du  9  octobre. 

Décret  impérial  du  17  décembre  1813,  ordonnant  la  formation  de  457  cohortes 
de  gardes  nationales  (évaluées  à  un  total  de  176  500  hommes)  destinées  à 
seconder  ou  à  remplacer  les  garnisons  de  l'intérieur  pour  la  garde  des 
places  fortes,  la  police  et  au  besoin  la  défense  des  villes  ouvertes. 

Deux  autres  décrets  dos  30  décembre  1813  et  6  janvier  1814  allaient  en- 
core ordonner  la  formation  de  légions  de  gardes  nationales  actives,  qui  se- 
raient levées  successivement  et  selon  les  besoins.  On  peut  évaluer  à  140  000 
au  moins  les  hommes  mis  à  la  disposition  de  la  défense  par  ces  deux  dé- 
crets. 

C'était  donc  en  tout  936000  hommes  qui  étaient  appelés,  ou,  à  mieux  dire, 
sur  le  point  d'être  appelés.  En  efiet,  s'il  y  a  l'éloquence  il  y  a  aussi  l'illusion 
des  chiffres.  Par  suite  des  ajournements  de  certaines  levées,  de  la  résistance 
que  présentèrent  certaines  autres,  du  manque  d'armes,  des  difficultés  de 
toute  sorte,  sur  ces  900000  soldats  et  miliciens,  un  tiers  à  peine  fut  organisé 
et  un  huitième  seulement  combattit  en  rase  campagne.  De  même,  les 
575000  hommes  des  armées  de  1812  et  1813  no  périrent  pas  tous  parles  balles, 
le  froid  et  le  typhus,  comme  l'affirmaient  les  pamphlets  des  premiers  jours 
de  la  Restauration.  Près  de  300000  étaient  prisonniers  ou  tenaient  les  villes 
fortes  d'Allemagne  (Hambourg,  où  il  y  avait  42000  hommes;  Dresde,  où  il  y 
avait  20000  hommes;  Magdebourg,  où  il  y  avait  18000  hommes;  Dantzig, 
Torgau,  Erlurth,  etc.),  et  plus  de  100000  défendaient  Strasbourg, Metz,  Maës- 
tricht,  Mayence,Anver3,etc.,  ou  tenaient  la  campagne  en  Alsace,  ep  Lorrain» 
et  dans  Ves  Pays-Bas. 

2.  Procès- verbaux  des  conseils  dos  ministres,  17  novembre  1813.  Arch.  nat., 
AF,  IV*,  ^.  Mémoires  de  Bausset,  IV,  253.  —  Non  seulement  les  traitements 
civils  se  tri^-aient  diminués;  la  solde  des  officiers  et  même  des  soldats  ét*it 
payée  en  retafrd,  par  acomptes,  et  avec  toutes  les  difficultés.  Rapport  de  Pius- 
quier,  10  f^v^er;  Napoléon  à  Berthier,  2  mars.  Arch.  nat.,  AF,  iv,  534  et 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  3 

impôts',  avaient  amené  la  gêne  chez  les  riches,  ia 
misère  chez  les  pauvres.  La  rente  était  tombée  de 
87  francs  à  50  fr.  50;  les  actions  de  la  Banque,  cotées 
jadis  1430  francs,  valaient  71S  francs;  le  change 
sur  les  billets  était  de  12  pour  1000  en  argent,  de  oO 
pour  1 000  jen  or.  Le  numéraire  était  si  rare  qu'on 
avait  dû  suspendre  jusqu'au  1*'  janvier  1815  la  loi 
qui  fixait  l'intérêt  à  5  et  6  pour  100;  chacun  pouvait 
prêter  au  taux  qu'il  voulait*.  A  Paris,  sauf  les  den- 
rées alimentaires,  et  quelques  bonbons  le  premier 
de  l'an,  rien  ne  se  vendait'.  En  province,  les  arma- 
teurs avaient  leurs  bâtiments  au  port,  les  manufactu- 
riers leurs  magasins  pleins,  les  vignerons  leurs  cel- 
liers remplis.  Ces  derniers  possédaient,  il  est  vrai,  des 
créances  sur  l'Allemagne  :  quand  seraient-ils  payés  ? 
En  attendant,  on  portait  au  Mont-de-Piété  son  argen- 
terie, ses  meubles,  son  linge.  Partout  les  faillites 
étaient  nombreuses.  Des  colonnes  mobiles  fouillaient 
les  bois  à  la  recherche  des  réfractaires,  les  garnisaires 
s'installaient  au  fover  de  la  mère  de  l'insoumis*; 

6  (lettre  non  citée  dans  la  Correspondance).  Mémoires  de  Ségur.  XI,  265.  — 
-  chai  Ney,  da  1"  janvier  au  15  mars,  n'avait  point  reçu  un  sou  da  sa 
- .  ;y  à  Benhier,  16  mars.  Arch.  de  la  guerre. 
^  .»,  ïes  un  rapport  de  Pasquier  du  14  janvier,  il  aurait  même  été  qnesUfm 
d'une  suspension  du  paiemcat  des  rentes  au-dessus  de  300  francs. 

1.  Décret  du  11  novembre  1813,  trappant  de  30  centimes  additionnels  !a 
contr.buiion  foncière,  les  portes  et  fenêtres,  les  patentes,  doublant  la  cota 
perîo:^aelle,  surimposant  le  sel  da  deux  décimes  par  kilogramme  et  augmen- 
tant dun  décime  les  droits  réunis  et  les  octrois.  —  Décret  du  9  janvier  18M, 
frappant  de  50  centimes  additionnels  la  contribution  foncière,  doublant  la 
cote  personnelle  et  les  portes  et  fenêtres.  Bulletin  des  Lois.  —  Ces  décreu 
d'ailleurs  restèrent  h  peu  près  sans  effet.  Malgré  les  surimpositions,  lea  con- 
tributions directes  de  1814  accusent,  comme  on  le  verra  plus  loin,  tin*  moins- 
vaine  de  plus  de  50  pour  100. 

2.  Bail. des  Lois,  18  janvier;  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  janTier,paui« 

3.  Rapports  de  Pasquier,  !••,  11,  18  et  19  janvier.  Cf.  note  de  police,  21  ja» 
Tier.  Arch.  nat.,AF,,  rv,  1534  et  F.  7,  6603. 

4.  Rapports  analytiques  du  comte  François  à  Rovigo,  janvier,  passim. 
analyses  de  pièces  de  la  police  générale,  janvier,  passim.  Rapports  de  Pas- 
quier, 7  janvier,  Ifi  ^vier,  4  février  et  passim.  Correspondance  des  prà- 
fets  relative  à  la  conscription  de  1813-1814.  Arch.  nat.,  F.  7,  4291,  K.  7,3771 
r.  7,  4290,  AF.,  rv,  1533,  F.  7,  3408»,  3408»  et  3416». 


4  1814. 

dans  certaines  contrées,  c'étaient  les  femmes  et  les 
enfants  qui  labouraient'.  D'ailleurs,  le  ministre  de 
l'intérieur  n'allait-il  pas  bientôt  mettre  à  l'ordre  du 
pays,  par  la  voie  des  journaux,  que  les  femmes  et  les 
enfanl-  pouvaient  utilement  remplacer  les  hommes 
dans  les  travaux  des  champs,  et  que  le  labour  à  la 
bêche  devait  suppléer  au  labour  à  la  charrue,  devenu 
impossible  à  cause  du  manque  de  chevaux^. 

Ainsi  ruinée  et  décimée,  la  population  française 
tout  entière  n'avait  qu'une  seule  pensée,  ne  vivait  que 
dans  une  seule  espérance,  ne  formait  qu'un  seul  vœu  : 
la  paix.  Des  villes,  des  campagnes,  des  états-majors 
mêmes,  cette  prière  unanime  arrivait,  résignée  et 
tremblante,  au  pied  du  trône  impérial.  Depuis  les 
campagnes  de  1808  et  de  4809,  et  surtout  depuis  la 
retraite  de  Russie,  la  France  était  lasse  de  la  guerre. 
Les  désastres  de  la  Bérézina  et  de  Leipzig,  la  marche 
de  l'ennemi  vers  les  frontières,  l'avaient  fait  revenir 
de  ses  rêves  de  gloire,  comme  quinze  ans  plus  tôt,  les 
hécatombes  de  la  Terreur  et  les  désordres  du  Direc- 


1.  Sous-préfet  de  Beaune  à  Montalivet,  17  janvier,  Arch.  nat.,  F.  7,4290. 
Cf.  Sous-préfet  de  Vervias  à  Malouet,  11  janvier  :  «  Il  ne  reste  plus  dans 
l'arrondissement  que  les  vieillards,  les  estropiés,  les  infirmes.  »Arch.  de  Laon. 
«  Dans  l'Aisne,  écrit  Pasquier  le  6  janvier,  on  n'a  laissé  aucun  homme  dans 
les  familles  pour  leur  soutien.»  «  Dans  l'Eure-et-Loir,  écrit-il  le  11,  il  n'y  a 
plus  que  les  infirmes  et  les  éclopés.  »  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1  534.  —  Il  faut  bien 
se  rendre  à  ces  témoignages  authentiques,  venus  de  tous  les  points  de  la 
France  et  se  confirmant  l'un  par  l'autre.  On  est  en  droit  néanmoins  de  les 
taxer  d'une  certaine  exagération.  Le  rappel  des  classes  an  XI  ei  suivantes,  la 
levée  de  1815,  l'appel  des  gardes  nationaux  mobiles,  ne  portaient  après  tout 
que  sur  les  hommes  de  dix-neuf  k  quarante  ans.  A  quarante  et  iin  ans,  on 
n'est  pas  un  vieillard. 

2.  Instruction  rédigée  par  ordre  du  ministre  de  l'intérieur,  publiée  dans  le 
Journal  de  l'Empire,  du  27  mars. 

3.  «  Si  l'empereur  pouvait  réunir  toute  la  France  autour  de  lui.  Sa  Majesté 
entendrait  crier  de  toutes  parts  :  «  Sire,  donnez-nous  la  paix.  »  Dejean  à 
Clarke,  Anvers,  13  décembre  1813.  Archives  de  la  guerre.  Cî.  Mémoires  de 
Marmont,  VI,  8-10;  Mémoires  de  Beliiard,  I,  125  sqq.  Quant  aux  témoigna- 
ges des  préfets,  commissaires  extraordinaires,  commissaires  généraux  de 
police,  sur  le  vœu  général  de  la  paix,  c'est  par  centaines  qu'il  faudrait 
les  citer.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534;  F.  7,  4391;  3772;  3043;  3737;  F.  ». 
4290. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  S 

toire  l'avaient  désabusée  de  ses  rêves  de  liberté.  Après 
vingt-cinq  années  de  révolutions  et  de  guerres,  la 
France  voulait  du  repos.  Mais  la  France,  et  nous  en- 
tendons par  là  l'immense  majorité  du  pays,  les  quatre 
cinquièmes  de  la  population,  ne  désirait  point  la  chute 
de  Napoléon.  Elle  n'y  pensait  môme  pas  l 

A  la  vérité,  l'ancienne  noblesse  et  une  partie  de  la 
bourgeoisie  voyaient  les  choses  d'une  autre  façon.  La 
noblesse,  encore  qu'une  infinité  de  ses  représentants 
se  fût  ralliée  à  l'empire,  n'avait  jamais  complètement 
désarmé.  Mais  en  province,  les  petits  conciliabules 
royalistes  s'ajournaient  à  une  date  indéfinie  si  le  nom 
du  commissaire  de  police  était  inopinément  prononcé 
par  l'un  des  conjurés.  Pour  le  faubourg  Saint-Ger- 
main, il  se  contentait  de  faire  la  petite  guerre,  avec 
des  épigrammes  comme  projectiles.  Les  beaux  esprits 
disaient,  en  jouant  sur  les  mots,  quand  les  journaux 
annonçaient  «  la  dernière  victoire  de  l'empereur  »  : 
«  Cuvons  à  la  dernière  victoire  de  l'empereur!  » 
l'était  inolTensif.  Les  libéraux  étaient  plus  dangereux, 
irce  qu'ils  étaient  en  nombre,  et  parce  que  beau- 
)up  d'entre  eux  étaient  dans  les  Chambres  et  l'ad- 
linistration.  Ces  derniers  avaient  rampé  dans  la  ser- 
ilude  lorsque  l'empereur  était  le  maître  du  monde, 
fuand  l'ère  des  défaites  fut  ouverte,  ils  commencèrent 
condamner  la  cruauté  de  son  ambition,  la  folie  de 
;s  rêves,  le  despotisme  de  son  gouvernement.  Ils  ac- 
tusèrent  ce  sénat  servile  dont  plusieurs  étaient  mem- 
ires,  cette  représentation  illusoire  dont  quelques-uns 
lisaient  partie,  celte  administration  tyrannique  oiî 
)lus  d'un  avait  brillé,  ce  ministre  de  la  police  dont  tous 
jerraienf  la  main,  et  qui,  vingt-cinq  ans  après  la  révo- 
lution française,  agissait  comme  M.  de  Sarlines,  expé- 
|diant  des  lettres  de  cachet,  faisant  mettre  des  livres  au 
)ilon,  reléguant,  bannissant  et  emprisonnant  arbitrai- 


f  1814. 

rement*.  Cette  irritation  des  libéraux,  qui  se  mani- 
festa avec  force  dans  le  rapport  de  Laine,  était  légi- 
time; la  protestation  n'en  était  pas  moins  tardive  et 
inopportune.  C'était  deux  ans  plus  tôt  que  les  députés 
auraient  dû  faire  entendre  leurs  censures  et  imposer 
leurs  vœux.  Alors,  ils  pouvaient  empêcher  l'agression; 
désormais  ils  paralysaient  la  défense. 

La  prorogation  du  corps  législatif  (31  décembre 
1813),  les  paroles  courroucées  de  l'empereur  aux  dé- 
putés dans  leur  audience  de  congé  (i*' janvier  1814) 
augmentèrent  le  mécontentement  de  la  classe  bour- 
geoise. Les  députés  restés  à  Paris  ne  cachèrent  pas  la 
cause  de  l'ajournement  de  la  Chambre;  ils  répétèrent, 
en  en  exagérant  les  termes  et  les  idées,  la  harangue 
de  l'empereur.  Ils  firent  de  même  en  province,  où 
nombre  d'entre  eux  retournèrent  dans  les  premiers 
jours  de  janvier.  A  Bordeaux,  à  Marseille,  dans  plu- 
sieurs villes.  Laine,  Raynouard,  d'autres  encore,  ré- 
pandirent des  copies  manuscrites  du  fameux  rapport. 
Les  commentaires  allaient  leur  train.  L'empereur 
pouvait  faire  la  paix  et  il  ne  le  voulait  pas;  on  accu- 
sait son  obstination,  son  orgueil,  sa  tyrannie*. 

Ces  sentiments  qui  commençaient  à  régner  dans  les 
villes,  depuis  les  salons  jusqu'aux  boutiques,  n'avaient 
gagné  ni  les  ateliers  ni  les  campagnes.  Là,  on  souffrait 
cruellement  de  l'état  des  choses,  on  voulait  la  paix, 
mais  on  n'incriminait  pas  l'empereur.  On  haïssait  la 

1.  On  s'est,  au  reste,  fort  exagéré  le  nombre  de  ces  exils  et  relégations 
arbitraires.  L'état  des  individus  exilés  ou  éloignés  de  la  capitale  depuis  1804 
jusqu'en  1814  inclus,  s'élève  en  tout  à  139,  et  les  deux  tiers  d'entre  eux, 
qualidés  «  anciens  révolutionnaires», furent  maintenus  en  exil  ou  en  reléga- 
tioa  par  ordonnance  de  Monsieur,  lieutenant  général  du  royaume,  en  date  du 
25  avril  1814.  Arch.  nat.,  P.  7,  6586.  —  D'ailleurs,  au  point  de  vue  absolu,  ]• 
nombre  ne  fait  rien  à  la  chose. 

2.  Rapports  de  Pasquier,  7  janvier.  Rapports  et  notes  de  police,  12  janvier, 
22  janvier,  20  janvier  et  passim.  Rapports  du  comte  François,  15  janvier  et 
passim.  Arcli.  nat.,  AF.,  iv,  1534;  F.  7,  3043;  F.  7,  6603;  F.  7,  3737;  F.  7, 
4291.  Cf.  Fain,  p.  23,  not^. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  7 

guerre,  et  l'auteur  de  tant  de  guerres  n'en  devenait 
point  impopulaire.  On  ne  pensait  pas  à  rapprocher  la 
cause  de  Teffetni  à  associer  ces  deux  termes  ;pourtant 
identique  :  la  guerre,  Napoléon.  Les  paysans  criaient 
en  même  temps  :  «  A  bas  les  droits  réunis  !  »  et  «  Vive 
l'empereur!  »  *  Le  peuple,  qui,  vu  la  faculté  du  rem- 
placement, avait  été  seul  à  payer  de  son  sang  la  gloire 
de  Napoléon,  le  peuple  avait  gardé  sa  foi  à  Napoléon. 
Dans  la  correspondance  des  préfets  et  les  rapports  de 
police  du  commencement  de  janvier  1814,  pièces  oh 
cependant  rien  n'est  omis  ni  dissimulé  de  la  misère 
et  de  la  prostration  régnantes,  des  placards  royalistes, 
des  désertions,  des  rébellions  contre  les  agents  du 
fisc,  des  propos  malveillants  de  la  bourgeoisie,  c'est 
en  vain  que  l'on  cherche,  parti  des  rangs  du  peuple, 
un  cri  de  haine  ou  une  menace  contre  l'empereur. 
Tout  au  contraire,  de  nombreux  témoignages  confir- 
ment le  mot  de  Mollien:  «  La  masse  de  la  population 
ne  connaissait  que  Tempereur  et  l'empire*.  »  Non 
seulement  l'empereur,  si  condamnable  qu'il  pût  être, 

1.  Fain,  ManuserU  de  1814;  Mémoire»  de  Ségvr,  VI,  256. 

S.  Mollien,  J/trmotrM  d'un  ministre  du  trésor  publie,  IV,  127.  — «OnditqaatooB 
les  moyens  de  succès  sont  du  côté  de  l'umpereur.  >  (Note  de  police.  Paria,  21  jan> 
vier.)  —  «  La  population  manifeste  une  grande  confiance  dans  l'empereur.» 
.Commissaire  général  de  police  de  la  Lozère  à  Rovigo,  25  janvier.)^  «  L'em 
pereor  peut  compter  sur  la  classe  ouvrière.  ■  (Note  de  police,  21  mars.)  — 
■  Grand  enthousiasme  au  Havre  pour  les  victoires  de  l'empereur.  »  (Rapport 
de  Pasquier,  13  février.)  —  «La  conâance  dans  le  génie  de  l'empereur  est 
sans  bornes.  «  (Id.,  5  mars.)  —  «  Le  peuple  est  pour  l'empereur.  *  (Note  de 
police,  22  janvier.)  Arch.  nat.,  F.  7,  6603;  F.  7,  3043;  AF.,  iv,  1534.  Cf.  Ana- 
lyses du  comte  François  sur  l'esprit  public  dana  les  départements,  passim, 
Aick.  nat.,  F.  7,  4  291.  —  «  Je  suis  forcé  de  dire  que  la  majeure  partie  des  ci- 
toyens et  surtout  les  négociants  tiennent  à  Bonaparte.  On  aura  peine  à  le 
croire  quand  on  pense  que  sous  lui  toutes  les  opérations  commerciales  ont 
été  anéanties...  mais  l'amour  de  l'égalité  l'emporie...  Ils  craignent  de  voir 
revenir  les  privilèges...  ■  Rollac,  la  Journée  du  iS  mort  à  Bordeaux.  Appen- 
dice, £(fâ.  —  «  De  remonter  aux  causes  de  cette  guerre,  d'en  maudire  l'auteur, 
c'est  ce  que  les  paysans  ne  pouvaient  faire.  »  Journal  de  Gain  de  Montagnae,  8. 
—  «  Les  derniers  cris  que  Napoléon  entendit  dans  les  provinces,  ravagées 
par  sa  faute,  furent  des  cris  de  dévouement.  »  Fabvier,  Joxtma  l  des  opérations  du 
«•  corps,  8.  Cf.  Mémoires  de  Ségw,  VI,  256  etpassim;  Fain,  69,134, 185  «tpassim; 
Mmoiru  tirés  des  papiers  (Cun  homme  d'État,  XII,  298  ;  Pougiat,  Koch,  etc.,  etc. 


«  1814. 

n'avait  point  perdu  l'affection  du  peuple;  si  vaincu 
qu'il  fût,  il  avait  gardé  le  prestige  du  capitaine  invin- 
cible. La  paix  que  l'on  implorait  timidement  de  lui,  on 
s'imaginait  qu'il  était  le  maître  de  la  faire,  que  c'est 
lui  qui  l'accorderait  aux  alliés.  S'il  ne  la  faisait  pas, 
cette  paix  tant  désirée,  c'est  qu'il  était  certain  de  la 
victoire.  On  pensait  comme  ces  soldats  de  la  garnison 
de  Dresde  qui,  retenus  prisonniers  au  mépris  de  la 
capitulation,  brisaient  leurs  armes  sur  les  glacis  en 
criant  :  «  L'empereur  n'est  pas  mort  !  » 

La  première  de  ces  immenses  levées  décrétées  dans 
l'automne  de  1813  s'opéra  facilement*.  L'empereur  de- 
mandait 160  000  hommes  des  classes  de  4808  à  1814. 
La  France,  épuisée,  lui  en  donna  184  000*.  La  seconde 
levée  (150000  hommes  de  la  conscription  de  1815)  ne 
rencontra  pas  non  plus  de  résistance,  sauf  dans  quel- 
ques départements  de  l'ouest  et  du  sud-ouest*.  Mais 


1.  Correspondance  des  préfets  relative  à  la  conscription  de  1813-1814. 
Arch.  nat,  F.  7,  3408*,  3408»  et  3416».  —  Dans  sa  lettre  du  15  octobre  1813, 1« 
préfet  du  Mans  dit  :  «  ...  Je  ne  saurais  taire  que  j'ai  trouré  une  répugnance 
extrême  pour  le  service  militaire  qui  s'est  manifestée  par  des  doléances  et 
des  infirmités  supposées.  Mais  la  douceur  et  la  résignation  égalent  l'apathie.» 
—  La  résignation,  le  mot  est  juste.  C'est  le  sentiment  qui  domine  dans  l'an- 
semble  des  départements. 

2.  État  des  levées  au  15  janvier  et  31  janvier  1814.  'Arch.  nat.,  AF.,  rv*, 
637  et  638.  —  De  fait,  l'excédent  était  un  déficit  de  9000  hommes,  puisque, 
en  y  comprenant  la  levée  de  30000  hommes  pour  l'armée  des  Pyrénées  et  les 
5000  conscrits  demandés  en  plus  sur  le  contingent  de  160000  hommes,  c'était 
en  réalité  195000  hommes  qui  étaient  appelés. 

3.  Correspondance  des  préfets  relative  à  la  conscription  de  1813-1814.  Arch. 
nat.,  F.  7,  3408',  3408'  et  3416*. —  D'après  cette  précieuse  correspondance, 
il  serait  facile  de  dresser  pour  l'ensemble  de  la  I<'rance  un  tableau  figuratif  de 
l'esprit  public  en  1814.  D'une  façon  générale,  on  peut  dire  que  le  patriotisme,  se 
traduisant  par  l'obéissance  aux  appels  sous  les  drapeaux,  la  fidélité  au  gouver- 
nement impérial  et,  plus  tard,  les  prises  d'armes  spontanées  contre  l'ennemi, 
animait  les  départements  qui  correspondent  aux  anciennes  provinces  :  Picar- 
die, Ile-de-France,  Bretagne  (moins  les  environs  de  Nantes),  Saintonge,  Auver- 
gne, Haut-Languedoc,  Dauphiné,  Lyonnais,  Bourgogne,  Barri,  Bourbonnais, 
Nivernais,  Touraine,  Orléanais,  Franche-Comté,  Champagne,  Alsace  et  Lor- 
raine. Dans  les  Flandres,  l'Artois, la  Normandie,  le  Maine,  l'Anjou,  la  Guyenne, 
la  Gascogne  (moins  le  département  des  Hautes-Pyrénées),  le  Bas-Languedor, 
la  Provence  (moins  Marseille  et  Toulon),  les  population»  étaient  indifiérenta» 
à  l'invasion  e*.  quelques-unes  hostiles  k  l'empire. 


LA     FRANCE    AU    COMMENCIMENT    DE    1814.  » 

cette  levée,  qui  ne  devait  fournir  que  des  hommes 
de  dix-neuf  ans,  en  moyenne,  ne  fut  pas,  pour  ce 
motif,  pressée  avec  activité.  L'administration,  les  bu- 
reaux de  recrutement,  les  magasins  d'habillement  et 
surtout  les  arsenaux  ne  pouvaient  suffire  à  tant  de 
levées  à  la  fois.  Or  l'empereur  préférait  les  con- 
scrits de  vingt-cinq  ans  à  ceux  de  dix-neuf.  Com- 
mencée postérieurement  à  ceUe  des  160000  hommes, 
la  levée  de  1815  était  loin  d'être  terminée  à  la  fin  de 
la  guerre*. 

Les  difficultés  surgirent  avec  l'appel  des  300000 
hommes.  Lever  encore  300  000  hommes  sur  les  clas- 
ses de  Tan  XI  à  1814,  c'était,  comme  eût  dit  Vauban, 
«  tirer  plusieurs  moutures  d'un  même  sac  ».  Les  hom- 
mes des  classes  de  Tan  XI  à  1807  allaient  satisfaire  à 
la  conscription  pour  la  seconde  fois  ;  ceux  des  classes 
1808, 1813  et  1814,  pour  la  troisième  fois;  ceux  des 
classes  de  1809  à  1812,  pour  la  quatrième  fois  !  Outre 
les  150000  hommes  de  la  levée  normale,  on  exigeait 
de  la  classe  de  1809  et  de  chacune  des  trois  suivantes 
le  quart  de  la  levée  extraordinaire  du  11  janvier  1813, 
soit  25000  hommes;  le  septième  de  la  levée  extraor- 
dinaire du  9  octobre  1813,  soit  38  000  hommes;  le  trei- 
zième de  la  levée  extraordinaire  du  1 5  novembre  1813, 
soit   24  000  hommes;   —  en   tout   :   237  000  hom- 


1.  L'Aisne  envoyait  soq  contingent  ou  partie  de  son  contingent  (595  hommes] 
le  20  janvier;  Seine-et-Marne  (2000  hommes  au  lieu  de  1533  demandés),  le 
5  février;  le  Var  (1 140  hommes  au  lieu  de  680),  le  25  février;  la  Charente- 
Inférieure  (12W  hommes  au  lieu  de  1472),  le  21  mars;  le  Tarn  (566  hommes 
an  lieu  de  980).  le  28  mars,  etc.  Correspondance  des  préfets.  Arch.  nat.,  F.  7, 
340S*,  3408»,  341G»,  et  Rapports  de  police,  F.  7,  3043 et  3737. 

Nous  n'avons  point  trouvé  aux  Archives  de  la  guerre  ni  aux  Archives  na- 
tionales  le  relevé  de  l'ensemble  des  contingents  fournis  par  la  levée  de  1R15. 
qui  tut  arrêtée  dès  le  !•'  avril  1814.  Mais  d'après  un  rapport  du  maréchal 
Uavout  (alors  ministre  de  la  gt?erre)  A  l'empereur,  en  date  du  15  mai  1815 
(Archives  nationales  AF.  IV,  1534),  nous  savons  que  cette  levée  ne  donna  en 
tout  que  48  000  hommes.  Ainsi,  d'une  façon  générale,  on  peut  dire  que,  sauf 
uue  vingtaine  de  mille  hommes  incorporés  dans  la  jeune  garda  en  février  et 
•n  mars,  la  levée  de  1815  ne  contribua  cas  à  la  défena*. 


tO  1814. 

mes.  C'était  l'entier  épuisement  d'une  génération*. 
Les  levées  précédentes  avaient  successivement  enlevé 
les  célibataires,  puis  les  veufs  sans  enfants;  pour  la 
levée  des  300  000  hommes,  on  dut  prendre  les  soutiens 
de  famille  et  même  un  certain  nombre  d'hommes  ma- 
riés. Les  opérations  marchèrent  lentement  et  mal. 
Les  listes  étaient  vicieuses.  On  y  portait  des  individus 
déjà  enrôlés  comme  conscrits  des  levées  antérieures, 
comme  remplaçants  ou  comme  chasseurs  et  grenadiers 
des  cohortes  de  w  garde  nationale.  Les  forêts  s'empli- 
rent de  réfractaires.  Dans  certains  chefs-lieux  de  can- 
ton, le  quart  seulement  des  appelés  se  présenta  aux 
mairies*.  Aussi,  tandis  que  la  levée  des  160000  hom- 
mes donnait  au  31  janvier  un  excédent  de  24  000  hom- 
mes, la  levée  des  300000  hommes  donnait  à  cette 
même  date  un  déficit  de  237  000  hommes.  Jusqu'alors, 
63000  conscrits  seulement  avaient  pu  être  mis  en 
route  '. 

Plus  impopulaire  et  plus  difficile  encore  fut  l'orga- 
nisation des  légions  de  gardes  départementales,  desti- 
nées à  former  des  armées  de  réserve. Cette  conscription 
déguisée,  car,  une  fois  embrigadées,  les  gardes  natio- 
nales n'étaient  plus  distinguées  de  l'armée  active*, 

1.  Dans  la  pratique,  et  autant  que  le  temps  et  les  circonstances  le  permi- 
rent, les  préfets  s'efforcèrent  d'équilibrer  les  charges  entre  les  différentes 
classes.  Ainsi,  on  ne  prit  les  veufs  sans  enfants  et  les  hommes  mariés  dans 
les  classes  1809  à  1812,  les  plus  éprouvées,  que  lorsqu'on  eut  pris  tous'  les 
célibataires  dans  les  classes  antérieures  et  postérieures.  Correspondance 
des  préfets.  Arch.  nat.,  F.  7,  3408*,  etc. 

2.  Correspondance  des  préfets  relative  à  la  conscription  de  1813-1814.  Àrch. 
nat.,  F.  7,  3  408',  3408^  et  3416*. 

3.  État  de  la  levée  des  300000  hommes  au  31  janvier.  Arch.  nat.,  AF.,  vr*, 
639.  —  Comme  pour  la  levée  de  1815,  d'ailleurs,  les  opérations  continuèrent 
les  deux  mois  suivants.  11  faut  remarquer  aussi  que,  de  même  que  la  levée 
des  160000  hommes  donnait  non  pas  un  excédent  de  24000,  mais  un  déficit 
de  9000  hommes,  puisque  de  fait  195000  hommes  étaient  appelés  au  lieu  de 
160000,  de  même  la  levée  des  300000  hommes  donnait  seulement  un  déficit- 
de  116000 hommes,  puisque,  en  réalité,  178000  hommes  étaient  immôdiatemeQt 
appelés  au  lieu  de  300  QOO. 

4.  Correspondance  de  Napoléon,  21 185. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  11 

portait  à  peu  près  exclusivement  sur  les  hommes  ma- 
riés ayant  échappé  aux  levées  précédentes  et  sur  les 
hommes  au-dessus  de  trente-trois  ans,  presque  tous 
mariés  aussi,  du  moins  dans  les  campagnes.  On  avait 
la  faculté  de  se  racheter,  mais  les  remplaçants  coû- 
taient cher  et  devenaient  rares.  La  plupart  des  ou- 
vriers sans  travail  des  grands  centres  industriels 
étaient  déjà  partis  en  cette  qualité'.  Dans  la  classe 
bourgeoise,  nombre  de  gens  quittèrent  le  département 
oii  ils  étaient  inscrits  comme  électeurs.  Ce  mouve- 
ment se  généralisa  au  point  de  forcer  l'administration 
à  refuser  des  passeports  jusqu'à  la  formation  défini- 
tive des  contingents.  Les  paysans  n'étaient  pas  plus 
empressés.  Ils  se  disaient  prêts  à  défendre  leurs  foyers, 
mais  ils  ne  voulaient  point  rejoindre  l'armée.  Sous 
l'influence  des  révoltes  et  des  larmes  de  leurs  femmes, 
ils  déclaraient  qu'ils  ne  partiraient  pas.  Il  y  eut  des 
attroupements,  des  rébellions.  C'est  à  peine  si  l'on 
put  réunir,  le  2o  janvier,  environ  20  000  miliciens 
dans  les  différents  camps  d'instruction*. 

Ces  divers  contingents  des  nouvelles  levées  qui,  au 
milieu  de  janvier,  ne  formaient  pas  un  effectif  total 


1.  On  acceptait  les  remplaçants  ju!>qu'à  38  ans  quand  ils  n'avaient  pa-s 
servi,  jusqu'à  42  quand  ils  étaient  anciens  militaires.  Circulaire  aux  préfets. 
Arch.  nat.,  F.  7,  3416*.  —  Le  haut  prix  des  remplacements  explique  pourquoi  il 
jr  eut  en  1814  si  peu  d'engagements  volontaires  :  291  dans  tout  Paris  pendant 
le  mois  de  janvier.  Les  hommes  dont  la  famille  était  dans  la  misère  aimaient 
mieux  remplacer  que  s'engager. 

2.  Correspondance  des  préfets  relative  à  la  conscription  de  1813-1814.  Arch. 
nat.,  F.  7,  3048»,  3018*  et  3416».  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  du  1"  au 
20  janvier.  AF.,  nr,  1534,  et  Rapports  de  police,  mêmes  dates,  F.  7,  3  043 
et  3  737.  Correspondance  de  Napoléon,  21056,  21057,  21113;  Clarke  à  Malouet. 
2  janvier.  Arch.  de  la  guerre. 

Les  gardes  nationales,  dites  actives,  furent  naturellement  portées  à  un 
plus  grand  nombre  dans  le  courant  de  la  campagne;  mais  en  y  comprenant 
les  gardes  nationales  réunies  à  Lyon,  on  ne  peut  guère  admettre  que  cea 
milices  aient  jamais  dépassé  l'effectif  total  de  40000  hommes  tenant  la  cam- 
pagne on  organisés  et  prêts  à  marcher.  No»»"  ne  comptons  pas  dans  ce  chiffre, 
cela  s'entend,  les  gardes  nationales  dites  urbaines  ou  sédentaires  de  Mets, 
Strasbourg,  Paris,  Reims,  Rouen,  etc. 


12  1814. 

déplus  de  475000  hommes  ayant  rejoint  les  armées 
du  Rhin,  du  Nord  et  des  Pyrénées,  ou  arrivés  dans 
les  dépôts  de  France,  depuis  Vannes  jusqu'à  Rome, 
n'étaient  point,  par  malheur,  immédiatement  utili- 
sables. Avant  de  mener  ces  recrues  à  l'ennemi,  il  fallait 
les  instruire,  les  vêtir,  les  armer.  Le  temps  manquait 
pour  l'instruction.  En  janvier  1814,  les  huit  dixièmes 
des  hommes  incorporés  en  étaient  encore  à  l'école  du 
soldat'.  Quanta  l'habillement  et  à  l'armement,  lesma- 
gasins  et  les  arsenaux  de  l'ancienne  France  n'y  suffi- 
saient pas.  Depuis  1811,  on  y  avait  puisé  sans  mesure 
pour  remplir  ceux  des  places-frontières  d'outre-Rhin, 
où  l'on  concentrait  tout  le  matériel,  et  la  campagne 
de  Saxe  avait  achevé  de  les  vider.  Il  y  avait  encore 
des  armes  à  Hambourg,  à  Stettin,  à  Mayence,  à 
Wezel,  à  Magdebourg  ;  il  n'y  en  avait  plus  à  Metz  ni 
à  Paris. 

Dans  les  dernières  années,  on  avait  fait  rentrer  les 
fusils  des  gardes  nationales  de  province.  Ces  fusils, 
la  plupart  en  mauvais  état,  constituaient  à  peu  près 
les  seules  ressources  de  la  dernière  armée  impériale. 
L'empereur,  dit-on,  répétait  sans  cesse  ;  «  Pourquoi 
m'a-t-on  caché  l'état  des  arsenaux?  »  Les  situations 
des  divisions  militaires  témoignent.  Au  mois  de  jan- 
vier 1814,  il  y  avait  nombre  de  bataillons  au  complet 
d'effets  et  d'armes.  Mais  dans  les  dépôts,  quelle  mi- 
sère! Combien  de  soldats  étaient  dans  l'état  décrit 
par  le  général  Préval,  commandant  le  grand  dépôt  de 
cavalerie  de  Versailles  :  «  Il  vient  de  m'arriver  une 
compagnie  de  chasseurs  à  cheval  à  laquelle  il  manque 

1.  Quelques  exemples  entre  tant  d'autres.  Le  1"  janvier,  les  dépôts  de  la 
!'•  division  militaire  comptent  1910  hommes  aux  écoles  de  peloton  et  de  ba- 
taillon, 7285  à  l'école  du  soldat;  le  15  janvier,  495  hommes  à  l'école  de  pelo« 
ton,  4  523  à  l'école  du  soldat;  le  1"  février,  150  hommes  à  l'école  de  peloton, 
4563  hommes  à  l'école  du  soldat.  Situation  des  divisions  militaires  du  !•' jan- 
rier  au  1"  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv*,  1050. 


LA    FRANCK    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  13 

tout,  moins  les  gilets  et  les  pantalons  d'écurie*.  » 
Deux  hommes  sur  trois,  en  moyenne,  étaient  ha- 
billés', et,  chose  tout  autrement  grave,  un  homme 
sur  deux  était  armé.  Les  dépôts  de  la  V"  division  mi- 
litaire (Paris),  le  1"  janvier,  comptaient  9 19o  hommes 
présents  et  6  530  fusils;  les  dépôts  de  la  16*  division, 
15  789  hommes  et  9470  fusils.  A  Rennes,  à  Tours,  à 
Perpignan,  dans  toutes  les  garnisons  de  l'ouest,  du 
centre  et  du  midi,  c'était  pire  encore.  Voici  le  5«  léger 
avec  545  hommes  et  150  fusils,  le  1153°  de  ligne  avec 
1  088  hommes  et  142  fusils,  le  142"  avec  324  hommes 
et  41  fusils,  le  115"  avec  2  344  hommes  et  289  fusils. 
Les  armes  blanches  mêmes  font  défaut.  Le  i"  régi- 
ment de  chevau-légers  a  202  sabres  pour  234  hommes, 
le  17"de  dragons  187  sabres  pour  349  hommes,  le  8"  de 
cuirassiers  92  sabres  pour  134  hommes.  —  Cent  dix, 
il  est  vrai,  possèdent  des  pistolets'!  — Les  chevaux 
manquent  à  proportion.  Au  grand  dépôt  de  Versailles, 
il  y  a  6  284  chevaux  pour  9786  cavaliers*. 

Les  cohortes  actives  de  la  garde  nationale,  dont 
l'habillement,  l'équipement  et,  en  raison  de  l'état  des 
arsenaux,  l'armement  même  incombaient  à  l'admi- 
nistration civile,  n'étaient  pas  mieux  pourvues.  Ces 
hommes  portaient  la  blouse,  beaucoup  le  chapeau 
rond;  presque  tous  marchaient  en  sabots.  Les  plus 
militaires  d'aspect  avaient  un  shako,  une  giberne  et 
unhavresac^.  Au  cours  de  la  campagne,  i'empereur 
donna  l'ordre  d'habiller  les  milices  avec  les  capotes 

1.  Prôval  à  Clarke,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

i.  Dépôts  de  Paris  an  I*' janvier  :  4 797  hommes  habillés  sur  9193;  an  ISjan- 
vier,  4523  habillés  sur  6241  ;  le  15ô*  de  ligne.  74  hommes  habillés  sar  330  hom- 
mes; le  8*  dragons,  75  hommes  habillés  sur  150,  etc.  Situations  des  divisions 
militaires  du  I"  janvier  au  1*'  février.  Arch.  nat.  AF.,  rv',  1050. 

3.  Situations  des  divisions  militaires  en  janvier.  Arch.  uat.,  AF.,  iv*,  1<£0. 

4.  Situation  du  dépôt  de  cavalerie  de  Versailles,  au  8  février.  Arch.  nat. 
AF.  IV,  1670.  —  Au  10  mars, 3615  chevaux  pour  7 119 cavaliers.  AF.rv,  1667. 

&  Correspondance  des  préfets,  Arch.  nat.,  F.  7,  3408*,  3408*.  Conrt^om- 
d»\et  d«  Napoléon,  21  343,  21 409. 


14  1814. 

et  les  shakos  des  prisonniers.  On  dut  y  renoncer  à 
cause  de  la  vermine  qui  infectait  ces  effets*.  Dans  la 
garde  nationale,  moitié  de  l'armement  se  composait 
de  mauvais  fusils  de  chasse,  obtenus  à  grand  peine  par 
les  réquisitions.  Certains  bataillons  arrivaient  abso- 
lument sans  armes  dans  les  camps  de  concentration. 
Le  16  février,  mille  gardes  nationaux  s'armèrent  sur 
le  champ  de  bataille  avec  les  fusils  de  l'ennemi  '. 

En  vain  l'empereur  multipliait  les  levées,  doublait 
les  impôts,  abandonnait  son  trésor  privé  aux  différents 
services  de  la  guerre  %  hâtait  la  fabrication  des  armes, 
les  travaux  des  forteresses,  la  confection  des  muni- 
tions, temps  et  argent  manquaient  pour  tout.  Le  grand 
malheur  fut  la  soudaineté  de  l'invasion.  L'entrée  pré- 
cipitée des  Alliés  sur  l'ancien  territoire,  dans  les  pre- 
miers jours  de  janvier,  surprit  la  France  en  pleine 
organisation  de  défense.  Ce  coup  d'audace  arrêta  le 
recrutement  et  la  perception  dans  le  tiers  des  départe- 
ments, jeta  par  tout  le  pays  le  trouble  et  l'épouvante, 
et  contraignit  Napoléon  à  jouer  sa  couronne  sur  une 
seule  bataille,  lui  qui  avait  gagné  cent  batailles  I 

L'invasion  terrifia  la  population,  mais  la  France 

1.  Correspondance  de  jyapoUon,  21  296  ;  Ciarke  à  Napoléon,  17  mars.  Arch. 
de  la  Guerre.  —  Sur  la  saleté  des  troupes  alliées,  voir  Journal  d'un  prison- 
nier anglais.  Revue  britannique,  V,  268. 

2.  Correspondance  des  préfets.  Arch.  nat.,  F.  7,  3408*,  3408»,  3416*.  Let- 
tres de  Flahaut  à  Malouet  et  de  Malouet  à  Flahaut,  19  au  23  janvier.  Arch. 
de  Laon.  Correspondance  de  Napoléon,  21113,  21284;  Correspondance  du  roi 
Joseph,  X,  135. 

3.  Le  trésor  privé  de  Tempereur,  produit  de  ses  économies  sur  la  liste 
civile  pendant  dix  ans,  se  montait  en  1813,  défalcation  faite  des  sommes  avan- 
cées aux  différents  services  et  établissements  de  crédit  (sommes  dont  l'empe- 
reur fit  abandon  par  l'article  XI  du  traité  de  Fontainebleau),  à  75  millions  en 
or  et  en  argent  déposés  dans  les  caves  des  Tuil«ries.  Or,  au  mois  d'avril  1814 
il  restait  d»  ces  75  millions,  10  millions  qui,  au  mépris  de  tout  droit,  furem 
saisis  à  Orléans  par  les  ordres  du  gouvernement  provisoire.  Cf.  Correspon- 
dance de  Napoléon,  20902,  21067,  21 14T,  ^1537  ;  Correspondance  du  roi  Joseoli 
X,j9a.wim;Fain,  2,274;  Meneval,  II,  25,96, 101.  —  Hauterive  écrivait  à  Cau- 
laincourt,  le  25  février  :  «  Le  trésor  de  l'empereur  fournit  aujourd'hui  à 
toutes  les  dépenses;  il  s'épuisera.  »  Arch.  des  atlairea  étrangères,  fond* 
France.  670.  Cf.  Arch.  nat.,  AF.,  iv.  1933. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    18H.  tS 

abattue  n'eut  pas  un  frémissement  de  révolte.  L'idée 
Tpétaphysique  de  la  Patrie  violée  qui  en  92  avait  eu, 
quoi  qu'on  en  puisse  dire,  tant  d'action  sur  un  peuple 
jeune  ou  rajeuni  ^jar  la  liberté,  cette  idée  ne  souleva 
pas  un  peuple  vieilli  dans  la  guerre,  las  de  sacrifices 
et  avide  de  repos.  Pour  réveiller  les  colères  et  les 
haines,  il  fallut  le  fait  brutal  et  matériel  de  l'occupa- 
tion étrangère  avec  son  cortège  de  maux  :  les  réqui- 
sitions, le  pillage,  le  viol,  le  meurtre  et  l'incendie. 
Loin  que  l'invasion,  dans  les  premiers  temps,  élevât 
les  cœurs  et  donnât  à  l'empereur  une  force  morale  sur 
laquelle  il  était  en  droit  de  compter  et  dont  il  avait 
tant  besoin,  l'esprit  public  s'affaissa  plus  encore.  Dans 
quelques  villes  à  Dôle,  à  Chalon-sur-Saône,  à  Bourg- 
en-Bresse,  les  gardes  nationales  urbaines  reçurent 
les^utrichiens  à  coups  de  fusil*.  Mais  presque  par- 
tout, il  suffit  aux  Alliés  d'apparaître.  Épinal  se  rendit 
à  .cinquante  Cosaques,  Mâcon  à  cinquante  hussards, 
Beims  à  un  peloton,  Nancy  aux  coureurs  de  Blûcher, 
Chaumontàun  seul  cavalier  wurtembergeois  !  Langres 
et  Dijon,  après  avoir  fièrement  fermé  leurs  portes,  capi- 
tulèrent, Langres  au  deuxième  coup  de  canon  et  Dijon 
au  deuxième  parlementaire*.  Dans  les  campagnes, 
au  cri  :  «  Les  Cosaques  !  »  nombre  d'habitants  se  sau- 
vaient vers  les  bois,  emportant  leurs  meubles  les  meil- 
leurs et  poussant  devant  eux  les  porcs  et  les  vaches. 
D'autres,  confiant  dans  les  procla,mations  des  Alliés, 
qui  promettaient  le  respect  des  propriétés  et  le  maiu- 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  21205;  Moniteur  et  Journal  de  l'Empire, 
16,  19,  21  janvier;  Proclamation  de  Babna  aux  habitants  de  l'Ain,  Bourg, 
14  janvier. 

2.  Mortiev  à  Berthier,  16  janvier;  Rapport  de  Gerband,  19  janvier.  Arch. 
de  la  guerre.  Caulaincourt  à  Napoléon,  Lnnéville,  8  janvier.  Arch.  de» 
affaires  étrangères.  Lettres  historique*  de  Dardenne  (professeur  à  Chaur.i  nt 
en  1814),  citées  par  Steenackers,  Tlnoasion  dans  la  Haute-Marne,  p.  49  :  -V-i- 
niteur,  20  février;  Journal  de  Fabmer,  19.  Plotho,  Der  Krieg  i»  Deutscklcrui 
ma  Frankreieh  m  de»  Jahren  1813  und  1814,  III,  38-40,  etc 


16  1814. 

tien  sévère  de  la  discipline,  ne  quittaient  pas  les  vil- 
lages. Ils  s'efforçaient  d'éviter  les  violences  par  leui 
empressement  à  satisfaire  aux  demandes  des  soldats 
et  aux  réquisitions  des  officiers*. 

Partout,  à  la  vérité,  les  petits  corps  français  se  re- 
pliaient devant  les  grandes  armées  alliées  ;  les  géné- 
raux commandant  les  levées  en  masse  dans  les  dépar- 
tements frontières  n'étaient  pas  arrivés  à  destination 
quand  déjà  s'avançait  l'ennemi*;  les  préfets  et  sous- 
préfets  quittaient  le  pays,  d'après  les  ordres  exprès 
de  l'empereur,  avec  les  dernières  troupes  françaises. 
Sans  chefs,  sans  organisation  et  la  plupart  sans  ar- 
mes, les  paysans  pouvaient-ils  s'opposer  à  la  marche 
de  250  000  soldats?  Toutefois,  ils  étaient  peu  disposés 
à  combattre.  La  misère  où  ils  se  trouvaient,  les  sacri- 
fices qu'ils  avaient  déjà  faits,  leurs  terres  en  friche  et 
leurs  enfants  tués  à  Leipzig  ou  morts  à  Mayence,  les 
avaient  brisés  à  toutes  lesTésignations.  «  La  soumis- 
sion des  habitants  encourage  les  Alliés»,  écrit  de  Châ- 
tillon,  le  31  janvier,  le  duc  de  Yicence.  «  Il  n'y  a  plus 
d'énergie  en  France  »,  écrit-il  encore  le  3  février. 
«  L'inertie  est  partout  la  même  »,  écrit  de  Chaumont 
le  maréchal  Mortier.  «  Dans  la  foule,  dit  le  sous-préfet 
de  Vervins,  il  n'y  a  que  mollesse  et  lâcheté.  Je  voif 
tous  les  habitants  sans  émulation  et  sans  énergie, 
insensibles  à  la  honte  d'une  invasion'.  » 

La  nouvelle  du  passage  du  Rhin  se  répandit  à  Parif 

1.  Caulaincourt  à  Napoléon,  Lunéville,  8  janvier;  Saint-Dizier,  18  janvier; 
Châtillon,  31  janvier,  Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  668.  L'em- 
pereur Alexandre  à  Bar-sur-Aube,  br.  in-8,  1816,  7;  Fleury,  le  Département 
de  l'Aisne  en  1814;  Steenackers,  l'Invasion  dans  la  Haute-Marne;  Pougiat, 
l'Invasion  dans  PAube,  passrm. 

2.  Le  décret  sur  les  levée»  en  masse  et  la  nomination  des  généraux  dési- 
gnés pour  les  commander  sont  du  4  janvier.  Correspondance  de  Nipoléon,  21  061. 

3.  Caulaincourt  à  Napoléon,  Châtillon,  31  janvier  et  3  février.  Arch.  des 
affaires  étrangères,  fonds  France,  668.  Rapports  de  Mortier  àBerthier,  10  et 

17  janvier.  Arch.  de  la  guerre.  Soiu-préfet  de  Vervina  à  préfet  de  l'Aisne, 
10  janvier.  Arch.  de  Làon. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  17 

et  dans  les  départements  limitrophes,  les  6  et  7  jan- 
vier. Déjà  quelques  exemplaires  de  la  procïumalion 
de  Schwarzenberg- y  étaient  parvenus*.  Ce  très  habile 
manifeste,  pour  lequel  le  prince  avait  pris  sa  plume  do 
diplomate,  n'eut  pas  seulement  comme  effet  de  désar- 
mer, en  les  rassurant,  les  populations  rurales.  Perfi- 
dement commenté,  il  excita  dans  la  plupart  dos  villes 
un  sentiment  nouveau  et  redoutable.  «  Les  proclama- 
tions des  Alliés,  écrivait  le  duc  de  Vicence  le  8  jan- 
vier, nous  font  encore  plus  de  mal  que  leurs  armes  '.» 
La  proclamation  de  Loërach,  conçue  d'ailleurs  dans  le 
même  esprit  que  la  déclaration  de  Francfort,  se  résu- 
mait en  ces  deux  termes  :  paix  à  la  France,  guerre  à 
Napoléon.  Les  mécontents  ne  tardèrent  pas  à  exploi- 
ter la  distinction  établie  par  les  Alliés  entre  le  pays 
et  le  souverain.  Ils  rapprochaient  celte  déclaration 
du  fait  de  l'ajournement  du  corps  législatif.  A  les  en- 
tendre, l'empereur  en  congédiant  les  représentants  de 
la  nation  avait  lui-même  prononcé  son  divorce  avec 
la  France? 

Dans  cette  ligue  tacite  entre  les  libéraux  et  les 
royalistes,  ceux-là,  encore  sans  dessein  arrêté,  ne 
mettaient  que  leurs  rancunes;  ceux-ci,  parfaitement 
fixés  sur  le  but  à  atteindre,  apportaient  leurs  espé- 
rances. Pour  eux,  les  Alliés  n'étaient  pas  des  ennemis, 

étaient  des  libérateurs.  «  Les  partisans  des  Bourbons, 
ilit  M°"  de  La  Rochejacquelein,  ne  voyaient  jamais 
Bonaparte  entreprendre  une  guerre  sans  espérer  la 
défaite.  »  Le  malheur,  c'est  que  les  Français  étaient 
toujours  vainqueurs.  Cette  fois  ils  étaient  battus  :  les 
royalistes  relevèrent  la  tête.  Peut-on,  d'ailleurs,  don- 
ner le  nom  de  conspiration  aux  conciliabules  et  aux 

1.  Elapport  de  Pasqnier,  7  janTier.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534. 
S.  Caaiainconrt  à  Napoléon,  LunAville,  8  janvier.  ArciL.  des  affaires  étra» 
gères,  fond»  France.  668. 


18  1814. 

manifestations  bourbonniennes  qui,  dans  les  derniers 
mois  de  1813  et  en  janvier  1814,  s'étendirent  à  peu 
près  partout  en  France,  sans  prendre  d'importance 
nulle  part.  L'organisation  faisait  défaut,  fes  moyens 
de  communiquer  étaient  difficiles,  et,  les  chefs  n'étant 
pas  désignés,  Ton  ne  savait  à  qui  s'adresser  avec  assu- 
rance*. A  Bordeaux  seulement,  il  y  avait  quelques  cen- 
taines d'hommes  obéissant  au  même  mot  d'ordre.  Les 
royalistes,  en  réalité,  étaient  fort  peu  nombreux,  mais 
à  son  insu  chacun  servait  leur  cause,  celui-ci  en  dé- 
plorant l'état  de  la  France,  celui-là  en  répétant  des 
nouvelles  alarmantes,  d'autres  en  écrivant  du  théâtre 
de  la  guerre  des  récits  trop  vrais  des  événements. 
Cette  conspiration,  qui  n'était  que  la  conspiration  de 
l'opinion,  des  fonctionnaires  eux-mêmes  s'en  fai- 
saient les  complices  par  leur  découragement  et  leur 
manque  d'énergie.  Ils  sentaient  la  terre  trembler,  et 
ils  pensaient  au  lendemain  :  leur  zèle  se  ralentissait. 
Fallait-il  se  compromettre  davantage  pour  une  cause 
perdue?  Dans  la  moitié  de  la  France,  les  préfets  ne 
montraient  que  faiblesse;  ici,  quittant  leurs  départe- 
ments, tandis  que  les  troupes  s'y  maintenaient  encore  ; 
là,  éludant  les  ordres  d'arrêter  les  conspirateurs, 
hésitant  à  appliquer  les  décrets  sur  la  conscription, 
en  retardant  le  plus  possible  l'exécution  et  y  pro- 
cédant sans  vigueur*.  «  Il  est  difficile  d'être  plus 

1,  Deux  faits  bien  caractéristiques,  entre  autres  .-Lynch  ayant  demandé  aux 
Polignac  de  'lui  désigner  quelques  royalistes  zélés  de  Bordeaux,  les  deux  frères 
Tadressèrent  ec  effet  h  des  royalistes  mais  non  pas  aux  chefs  de  la  conspi- 
ration. Ils  ne  les  connaissaient  pas,  et  Lynch  fut  rais,  par  hasard,  en  rapport 
avec  eux.  —  Gain  de  Montagnac  partit  le  21  mars  pour  informer  les  Alliés  de 
l'état  de  Paris  sans  savoir  que  VitroUes  était  parti  quinze  jours  auparavant 
avec  la  même  mission.  Correspondance  relative  aux  événements  de  Bordeaux 
(par  Lynch),  1."  l7.  Journal  de  Gain  de  Montagnac,  3,  4;  Mémoires  de  Vi- 
troUes. l,  70. 

2.  «  Les  préfets  ont  été  très  faibles  en  1814,  lit-on  dans  un  rapport  sur  l'or- 
ganisation de  la  garde  nationale,  en  date  du  5  avril  1815,  il  faut  les  remplacer 
par  des  généraux  disponibles.  ■  Arch.  nat.,  F.  7,  3165.  Cf.  Rapports  de  police, 
6, 10,  17,  20  et  26  janvier,  10  et  28  février  1814,  Arch.  nat..  F.  7,  3043,  4283, 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  19 

mécontent  que  je  le  suis  de  vos  préfets,  »  écrivait 
Napoléon  à  Montalivet*.  Des  maires  dressaiônt  à  des- 
sein des  listes  d'appel  incomplètes;  d'autres  aban- 
donnaient leurs  administrés  à  l'approche  de  l'en- 
nemi; d'autres  cachaient  les  fusils  et  refusaient  de 
les  délivrer  à  ceux  qui  voulaient  se  défendre  ;  d'au- 
tres, serviles  jusqu'à  la  trahison,  envoyaient  au 
nom  des  Alliés  des  ordres  de  réquisition  dans  les 
villages  voisins  non  encore  occupés ^  A  Lyon,  on 
chansonnait  sur  tous  lea  tons  le  préfet  —  M.  de 
Bondy,  —  le  maire  et  les  conseillers  municipaux 
pour  leur  inertie  et  leur  pusillanimité.  Du  sénateur 
Chaptal,  qui  ne  savait  rien  organiser  et  qui  avait  le 
tort  de  manifester  trop  haut  ses  inquiétudes,  on  di- 
sait :  «  Voilà  un  commissaire  extraordinaire,  fort 
extraordinaire  '.  » 

C'était  par  découragement,  par  désir  de  ne  se  point 
compromettre,  ou  encore,  comme  le  bon  Panurge,  par 
«  paour  naturelle  des  coups  »,  que  nombre  de  fonc- 
tionnaires montraient  si  peu  d'énergie.  Plusieurs  ce- 


'1.  Correspondance  de  Napoléon,  21340,  21341,  21358;  Jfémovet  dé  XotHg», 

Vt,  p.  335;  Clarke  à  Montalivet,  12  mars  et  28  mars.  Arch.  de  la  guerre, 
ilaiucourt  à  Napoléon,  Nancy,  6  et  7  janvier,  et  passim.  Arch.  des  affaire» 
...angères,  fonds  France,  668  :  «  Les  préfets  et  sous-préfeU  ont  désorganisé 
la  défense  en  Alsace  et  en  Lorraine.  » 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21340 Le  préfet  de  l'Aubft  s'est  coo- 

vert  de  boue.  » 

i.  Rapports  de  Pasquier,  17  et  21  février;  rapport!  do  police.  25 janvier  et 
I"  mars.  Napoléon  à  Cambacérès,  Reims,  16  mars  (non  publiée),  Arch.  nat., 
A.P.,  IV,  1 534,  F.  7,  3  737  ;  AK..  iv,  906.  Manuscrit  de  Périn.  Arch.  de  Soissons, 
Notes  de  Defrance,  contrôleur  des  contributions  en  1814.  Arch,  de  Laon.  Allix 
à  Clarke,  2  mars  et  9  mars  et  lettre  de  réquisition  du  maire  de  Tonnerre,  3  mars. 
A.rch.  de  la  guerre. 

Voici  comme  étaient  rédigées  les  réquisitions  :  «  Le  maire  de  Tonnerre  an 
maire  de. . .  Au  reçu  de  la  présente  et  sans  autre  délai,  vous  ferei  conduire  les 
quantités  de...  dans  les  magasins  établis  à  Tonnerrtv  Fauta  par  vous  d'obtem- 
pérer à  la  présente,  je  serai  forcé  de  noter  votre  coiomune  aux  commandanU 
comme  ayant  refasé  les  subsistances,  ce  gui  emporterait  {sic)  à  l'exécution  mi- 
litairt.  n 

-.  coinn..^,aire  central  de  poiic«  d«  Lyon  à  Rovigo.  M  féTriar.  Arch.  nav. 
F-',  429^.  V  -o  ■•,» 


se  1814. 

pendant  désiraient  la  chute  de  l'empire  * ,  comme  Lynch, 
maire  de  Bordeaux,  qui  conspirait  avec  La  Rochejac- 
quelein,  et  comme  Angles,  bras  droit  du  duc  de  Ro- 
vigo,  qui  participait  aux  intrigues  de  Dalberg'.  La  Tour 
du  Pin,  préfet  de  la  Somme,  arrêtait  le  départ  des 
conscrits,  choisissait  les  officiers  de  la  garde  nationale 
parmi  les  anciens  émigrés  et  nommait  chef  de  cohorte 
un  royaliste  notoirement  compromis,  astreint  à  la  sur- 
veillance de  la  haute  police  '.  Un  employé  supérieur  de 
la  préfecture  de  la  Seine  déblatérait  dans  un  café  contre 
l'empire,  en  ajoutant:  «Mon  opinion  est  indépendante 
de  ma  place.  »  Un  procureur  impérial  osait  dire  en 
plein  salon  :  «  Si  les  Alliés  voulaient  payer  la  tête  de 
Napoléon  un  ou  deux  millions,  on  la  leur  livrerait 
bientôt*.  » 

Pour  peu  nombreux  qu'ils  fussent,  les  royalistes 
n'en  étaient  pas  moins  fort  actifs.  Ils  s'employèrent 
d'abord  à  rappeler  aux  Français  le  nom  oublié  des 
Bourbons,  —  ces  «  revenants  »,  comme  disait  avec 
humeur  la  marquise  de  Coigny^  Chaque  jour,  dans 
quelque  ville,  à  Bordeaux  le  28  décembre,  à  Troyes 
le  29,  à  Rennes  le  4  janvier,  à  Abbeville  le  6,  à  Cam- 
brai le  8,  à  Agen  le  9,  à  Dax  et  à  Dieppe  le  10,  à 
Évreux  et  à  Toulon  le  11,  à  Marseille  le  12,  à  Amiens 
le  14,  à  Paris,  à  Quimper,  à  Douai,  à  Angers,  le  15,  à 

1.  «  Dans  co  département,  comme  dans  tous  les  autres,  écrivait  le  préfet 
de  la  Seine-Inférieure,  il  y  a,  même  parmi  les  fonctionnaires,  beaucoup  d'in- 
dividus attachés  à  l'ancien  ordre  des  choses ,  et  qui  nuisent,  par  leur 
influence  et  leurs  discours,  à  toutes  les  mesures  que  l'on  voudrait  prendre. 
Ils  ont  organisé  une  force  d'inertie  qui  tue  l'administration  et  paralyse  les 
ordres  de  l'autorité.  Pour  être  passive,  la  résistance  n'en  est  pas  moina 
réelle.  »  Lettre  à  Clarine,  29  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Correspondance  relative  aux  énéneme its  de  Bofdeaux  (par  Lynch),  9-18; 
Mémoires  de  Rovigo,   VI,  321-324. 

3.  Lettre  du  sous-préfet  d'Abbeville,  citée  dans  un  rapport  de  police  du 
17  février.  Arch.  nat.,  F.  7,  4289,  et  Clirke  à  Montalivet,  28  mars.  Arch.  de 
U  guerre. 

4.  Note  do  police,  21  mars.  Lettre  au  grand  juge,  «.  d.  An*.h.  nat.,  P.  7,  6605. 

5.  Mémoires  de  VitroUet,  I,  45. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  21 

Moulins  le  17,  à  Châteaurouxle  22,  à  Rouen  et  à  Laval 
le  28,  on  affichait  des  placards  ou  Toc  colportait  des 
proclamations  déclarant  que  les  Alliés  combattaient 
pour  les  Bourbons  et  respecteraient  les  maisons  des 
royalistes^  el  promettant,  avec  le  retour  du  roi  légi- 
time, la  paix,  la  suppression  des  droits  réunis  et  l'abo- 
lition de  la  conscription*.  «  Français,  lisait-on  dans 
une  proclamation  de  Louis  XVIII,  n'attendez  de  votre 
roi  aucun  reproche,  aucune  plainte,  aucun  souvenir  du 
passé.  Il  ne  veut  vous  entretenir  que  de  paix,  de  clé- 
mence et  de  pardon. . .  Tous  les  Français  ont  droit  aux 
honneurs  et  dignités;  le  roi  ne  peut  régner  qu'avec 
le  concours  de  la  nation  et  de  ses  députés...  Recevez 
en  amis  ces  généreux  Alliés,  ouvrez-leur  les  portes  de 
vos  villes,  prévenez  les  coups  qu'une  résistance  cri- 
minelle et  inutile  ne  manquerait  pas  d'attirer  sur  vous, 
et  que  leur  entrée  en  France  soit  accueillie  par  les 
accents  de  la  joie.  »  —  «  Français,  lisait-on  dans  une 
proclamation  du  prince  de  Condé,  Louis  XVIII,  votre 
légitime  souverain,  vient  d'être  reconnu  par  les  puis- 
sances de  l'Europe.  Leurs  armées  victorieuses  s'avan- 
cent vers  vos  frontières. . .  Vous  aurez  la  paix  et  le  par- 
don. L'inviolabilité  des  propriétés  sera  consacrée,  les 
impôts  seront  diminués,  vos  enfants  seront  rendus  à 
l'agriculture  et  remis  dans  vos  bras...'  »  La  paix,  la 

1 .  Dossier  Gnillon,  etc.  ;  dossier  Gibonlon  ;  rapports  joornaliers  de  Pasqaier 
et  rapports  de  police,  anx  dates.  Arcb.  nat.,  F.  7,  6603  et  6598;  AF.,  iv, 
1534;  F.  7,  3043,  3725,3772. 

2.  Proclamation  du  roi  aux  Fronçai*  (s.  1.  n.  d.).  — Louis-Tosepk  de  Bourbon, 
prince  de  Condé,  aux  Français  (s.  1.  n.  d.).  Bibliothèque  nationale,  L.  B,  44  594, 
—  Ce  sont  ces  proclamations  ou  des  paraphrases  de  ces  proclainations,  toutes 
deux  écrites  en  1813,  qui  furent  d'abord  affichées  et  colportées.  En  février  et 
en  mars,  on  répandit  la  nouvelle  proclamation  de  Louis  XVIII  (Hartvell, 
1**  janvier  1814),  la  proclamation  du  comte  d'Artois  (Vesoul,  27  février),  pni* 
celle  du  duc  d'Angoulême  (Bordeaux.  15  mars).  Quelques  passages  valent 
aussi  d'être  cités  d'après  les  Pièces  officielles  relatives  à  la  journée  du3\  mars 
(Paris,  1814,  in-8)  :  «  Les  places  seront  conservées  à  ceux  qui  en  sont  ponr- 
▼Q>,  dit  Louis  XVIII.  Le  Code  souillé  du  nom  de  Napoléon  restera  en 
vigueur.  L*  ■•««(  Mra  maintena...  Le  roi  prend  de  noaveaa  l'enKagemeat 


22  1814. 

suppression  des  impôts  et  l'abolition  de  la  conscrip- 
tion, les  partisans  des  Bourbons  ne  devaient  pas  se 
borner  à  faire  valoir  ces  arguments,  les  meilleurs  qu' 
fussent,  selon  l'esprit  de  la  population,  en  faveut  du 
droit  divin.  Bientôt,  comme  les  VitroUes,  les  d'Escars, 
les  Polignac,  ils  allaient  renseigner  les  états-majors 
alliés  sur  l'opinion  et  les  moyens  de  défense  de  Paris  ; 
comme  Lynch,  comte  de  l'empire,  ils  allaient  livrer 
Bordeaux  aux  Anglais  ;  comme  le  chevalier  de  Rouge- 
ville,  «  plein  de  zèle  pour  les  Alliés*  »,  et  comme  le 
chevalier  Brunel  «  prêt  à  mourir  pour  les  Cosaques*  », 
ils  allaient  guider  les  colonnes  ennemies  dans  leur 
marche  contre  l'armée  française. 

Les  Bourbons,  de  leur  côté,  ne  restaient  pas  inac- 
tifs. Encouragés  par  les  nouvelles  qui  leur  arrivaient 
de  France,  par  les  articles  des  journaux  anglais  et 
même  des  journaux  allemands  qui  préconisaient  une 


d'abolir  cette  conscription  funeste  qui  détruit  le  boniieur  des  familles  et 
l'espérance  de  la  patrie.  »  —  «  Plus  de  tyran,  plus  de  guerre!  dit  le  comte 
d'Artois  ;  plus  de  conscription,  ni  de  droits  réunis  !»  —  «  Les  puissances  al- 
liées, dit  le  duc  d'Angouléme,  convaincues  qu'il  n'y  a  de  repos  pour  la  France 
et  leurs  peuples  que  dans  une  monarchie  tempérée,  ouvrent  les  voies  du  trône 
au  fils  de  saint  Louis...  Je  proclame  au  nom  du  roi  qu'il  n'y  aura  plus  d» 
conscription  ni  d'impôts  odieux  !»  —  Il  est  inutile  de  dire  que  conscription  et 
droits  réunis  ne  firent  que  changer  de  noms,  mais  il  est  intéressant  de  rappe- 
ler que,  par  ordonnances  du  comte  d'Artois  et  de  Louis  XVIII,  de»  17  avril 
•t  9  mai,  furent  maintenues  pour  cette  année  1814  toutes  les  contritiutior> 
ordinaires  et  extraordinaires  que  Napoléon  avait  décrétées  dictatorialemeut. 

1.  Le  chevalier  de  Rougeville,  qu'Alexandre  Dumas  a  rendu  populaire 
sous  le  nom  de  Maison-Rouge,  fut  fusillé  à  Reims  le  7  mars,  comme  «  att  >at 
et  convaincu  d'espionnage  ».  Corbineau  à  Napoléon,  Reims,  8  mars.  Arch. 
nat.,  AF.,  IV,  1670.  —  Voici,  du  reste,  la  lettre  de  Rougeville  au  prince 
Wolkonsky  qui  motiva  la  sentence  de  la  cour  martiale  :  «  Mon  prince,  j'ai 
guidé  vos  reconnaissances  le  17  février  à  Épernay,  le  23  à  Villers-Cotterets. 
Je  suis  plein  de  zèle  pour  vo»  armées.  J'ai  guidé  volontairement  des  Co- 
saques comme  ancien  officier  de  cavalerie.  Si  Votre  Altesse  a  la  bonté  d'ap- 
précier le  aèle  et  l'ardeur  qui  me  guident  pour  ses  armes...  » 

2.  Jtécit  des  événements  de  Pont-sur-Yonne,  le  11  février  1814,  par  le  che- 
valier Brunel,  br.  in-8*,  1816.  «  ...  Alors,  séduit,  enthousiasmé  au  nom  des 
Bourbons,  je  répondis  au  prince  de  Wiggenstein  que  j'étais  prêt  à  mourir 
pour  les  Cosaque»  et  que  j'indiquerai  le  chemin  pour  tourner  Nogent.  »  — 
Les  habitants  de  Nogent,  qui  furent  si  abominablement  pillés,  durent  m 
féliciter  du  dévouement  aux  Bourbons  du  chevalier  Brunel. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  Î3 

restauration',  par  les  sympathies  avouées  du  prince 
régent  d'Angleterre  *  ;  par  raltiludc  ambiguë  des  autres 
-aiverains  alliés  qui,  sans  rien  promettre  de  certain, 

aient  loin  de  détruire  leurs  espérances,  ils  se  dispo- 
saient à  seconder  personnellement  les  efforts  des  roya- 
listes. Le  1"  janvier,  le  comte  de  Provence  écrivait, 
et  signait  comme  roi  de  France,  la  seconde  proclama- 
tion d'Hartwell.  Dans  le  courant  du  mois,  le  duc  de 
Berri  arrivait  à  Jersey,  oii  il  se  trouvait  à  proximité 
de  la  Bretagne,  et  le  comte  d'Artois  et  le  duc  d'Angou- 
lème  s'embarquaient,  le  premier  pour  gagner  la  Fran- 
che-Comté par  les  Pays-Bas  et  la  Suisse,  le  second 
pour  rejoindre  en  deçà  des  Pyrénées  le  quartier  géné- 
ral de  Wellington.  L'invasion  leur  ouvrait  la  France. 

Les  appels  àla  rébellion,  l'inertie  des  fonctionnaires, 
et  surtout  les  nouvelles  de  la  marche  de  l'ennemi,  qui 
gagnait  chaque  jour  du  terrain,  achevaient  de  perdre 
l'esprit  public,  créaient  partout  l'agitation  et  le  dé- 
sordre. Les  levées  de  conscrits  et]de  gardes  nationaux 
rencontraient  une  résistance  extrême.  Personne  ne 
voulait  plus  partir.  La  cohorte  active  de  Rouen  était 
composée  exclusivement  de  remplaçants;  on  n'avait 
même  pas  pu  trouver  d'officiers'.  C'était  à  qui  donne- 
rait l'exemple  de  l'insoumission.  Dans  le  Nord,  le  Pas- 
de-Calais,  le  Calvados,  l'Eure-et-Loir,  les  Landes,  la 
Haute-Garonne,  surtout  dans  la  Mayenne,  les  Deux- 
Sèvres,  leMaine-et-Loire  et  la  Loire-Inférieure,  chaque 
séance  de  tirage  au  sort  devenait  émeute.  Les  appelés 
murmuraient,  vociféraient,  menaçaient.  A  Touiouse, 


1 .  Evening  Staar,  Times,  Courier,  Observateur  allemand,  etc.,  8 janvisr,  1 1  jan- 
▼ier,  22  janvier,  etc.  «  ...  La  restauration  de  la  monarchie  s'impose...  11  n'y  a 
pas  à  négocier  avec  Bonaparte,  le  successeur  des  Robespierre,  des  Marat  et 
autres  bouchers.  ■ 

2.  Dépêche  secrète  du  comte  Liéven  à  Nesselrode,  Londres,  W  janvier 
citée  dans  la  Correspondanee  de  lord  Castlereagn,  V,  267-273. 

I.  Préfet  de  Rouen  à  Montalivet,  18  janvier.  Aich,  nat.,  P.  7,  3737. 


24  1814. 

ce  placard  fut  affiché  :  «  Le  premier  qui  se  présentera 
pour  tirer  au  sort  sera  pendu.  »  Le  20  janvier,  sur  la 
demande  du  préfet  de  Nantes,  qui  redoutait  un  soulè- 
vement, la  levée  de  1815  futajournée  de  qumze  jours. 
Le  préfet  de  Maine-et-Loire  écrivait  :  «  L'insurrec- 
tion do  tout  le  département  est  à  craindre,  w  Le  préfet 
du  Calvados  :  «  ACaen,  tout  est  prêt  pour  une  révolu- 
tion*. »  Malgré  les  gendarmes,  les  garnisaires,  les  co- 
lonnes mobiles,  déserteurs,  réfractaires,  insoumis  se 
multipliaient.  Un  détachement  de  conscrits  de  Seine- 
Inférieure,  comptant  177  présents  au  départ,  n'en  avait 
plus  que  3o  à  l'arrivée^.  Si  les  soldats  manquaient  d'ar- 
mes, les  réfractaires  savaient  en  trouver.  Des  bandes 
de  50,  de  200,  de  1 000  et  même  de  1  500  hommes  par- 
couraientl'Artois,  leMaineetl'Anjou,  comme  au  temps 
delachouannerie,fusillantavecles  troupes,  arrêtantles 
diligences,  envahissant  les  villages  pour  forcer  les  con- 
scrits aies  suivre  et  piller  les  caisses  des  percepteurs. 
D'autres  bandes,  de  10  à  20  réfractaires,  dévalisaient 
les  voitures  et  les  malles-postes  sur  les  routes  de  Lyon, 
de  Marseille,  de  Toulouse,  de  Montpellier  ^ 

Le  recouvrement  des  impôts  soulevait  les  mêmes 
résistances  que  l'appel  des  conscrits.  Grande  émotion 
dans  l'Orne,  où  le  bruit  se  répand,  le  12  janvier,  que 
le  gouvernement,  à  bout  de  ressources,  va  faire  en- 
lever chez  les  particuliers  l'argenterie,  les  bijoux, 
le  linge  et  le  drap.  Dans  le  Gers,  un  ancien  page  du 
comte  de  Provence  parcourt  les  villages  en  exhortant 
les  paysans  à  ne  point  payer  les  contributions  addi- 


1.  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  rapports  de  police  et  analyses  de  pièces 
renvoyées  à  la  police,  du  10  janvier  au  10  février.  Arch.  nat,,  AF.,  iv,  1534, 
F.  7,  3  737,  3043  et  4  291. 

2.  Rapport  do  Ilullin,  18  janvier.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534. 

3.  Rapport  de  police  et  analyse  de  pièces  renvoyées  à  la  préfecture,  du 
10  janvier  au  10  février.  Arch.  nat.,  F,  Z  3043.  Masséna  à  CUrke,  26  février. 
Arch.  de  la  guerr*. 


LA    FRANCE    AD    COMMENCEMENT    DE    1814.  25 

tionnelles.  AMarmande,  un  placard  affiché  poite  que 
'<  les  employés  des  droits  réunis  seront  pendus  en 
présence  des  Anglais  ».  Dans  le  Haut-Rhin,  dans  le 
Nord,  dans  la  Somme,  dans  la  Loire-Inférieure,  on 
paraît  tout  disposé  à  ne  pas  attendre  les  Anglais  pour 
procéder  à  celte  exécution  :  des  employés  des  droits 
réunis  sont  menacés,  maltraités,  mis  en  péril  de 
mort.  Le  préfet  d'Angers  écrit  :  «  La  perception  des 
impôts  ne  s'opère  dans  aucune  commune*.  »  C'est 
ainsi  que  les  contributions  directes,  bien  qu'elles 
eussent  été  presque  doublées,  donnèrent,  dans  le 
premier  trimestre  de  4814,  33  743  000  francs  au  lieu 
de  75  500  000  francs  perçus  dans  la  période  corres- 
pondante de  1810  ^ 

A  Paris,  Chateaubriand  commençait  d'écrire  sa 
brochure  :  Buonaparte  et  les  Bourboiis.  Le  méconten- 
tement allait  croissant,  et  dans  les  salons,  dans  les 
cafés,  à  la  Bourse,  au  foyer  déserté  des  théâtres,  on 
ne  craignait  pas  de  dire  ce  que  l'on  pensait.  On  répé- 
tait vingt  fois  par  jour  le  mot  attribué  à  Talleyrand  : 
«  C'est  le  commencement  de  la  fin  '.  »  On  discutait 
les  chances  des  Bourbons;  on  affirmait  que  l'intention 
des  Alliés  était  de  rétablir  l'ancienne  monarchie,  que 
le  roi  allait  être  couronné  à  Lyen,  qui  était  déjà  au 

1.  Rapports  de  Pasquier,  rapports  de  polie*  et  analyses  de  pièces,  13,  27 
•"t  28  janvier,  3  et  24  février,  et  passim.  Arch.  nat.,  AK.,  iv,  1534,  F.  7,  3043, 
3  737,  4  291. 

2.  Les  autres  recettes  étaient  à  l'avenant.  L'enregistrement  donnait  13  mil- 
lions au  lieu  de  45  millions;  les  postes,  17  OuO  francs  auiieo  de  2 750 000  francs. 
Dana  la  séance  du  conseil  des  ministres  du  25  février,  il  était  constaté  que 
•  l'administration  avait  reçu  dans  un  mois  367000  francs  au  lieu  de  10  mil- 
lions qu'elle  aurait  perçus  en  temps  ordinairo.  •  Procès-verbaux  des  conseil* 
des  ministres.  Arch.  nat.,  AF.,  iV,  99. 

3.  Journal  d'un  officier  anglais  pendant  le»  quatre  premiers  mois  de  1814. 
Retue  britannique,  1826,  t.  IV,  p.  91.  —  Cet  Anglais,  prisonnier  sur  parole 
depuis  1803,  était  devenu  un  vrai  Parisien,  non  point  de  cœur  mais  d'idées, 
connaissant  tout  le  monde  et  familier  avec  toutes  les  choses.  Son  journal,  fort 
curieux  et  presque  impartial,  a  paru  en  original  d'abord  dans  le  London 
Uagaxine,  puis  en  volume,  à  Londres,  en  1828,  oa  vol.  ia-S  (Bibliothèque  da 
Ifaaee  Carnavalet,  n*  11571). 


26  1814. 

pouvoir  de  l'ennemi  ^  Des  caricatures  circulaient  oi!i 
un  Cosaque  remettait  à  l'empereur  la  carte  de  visite 
du  czar.  Un  matin,  on  trouva  fixé  à  la  base  de  la  co- 
lonne de  la  Grande- Armée  un  papier  portant  ces  mots  : 
«  Passez  vite;  il  va  tomber^.  » 

Tandis  que  dans  le  peuple,  qui  pourtant  n'avait 
pas  grand'chose  à  perdre,  on  redoutait  le  sac  et  Tin- 
cendie,  dans  la  noblesse  on  attendait  avec  moins 
d'eiîroi  «  les  restaurateurs  du  trône  »  ;  et  dans  la 
bourgeoisie,  particulièrement  chez  les  femmes,  ou 
disait,  entre  deux  parties  de  bouillotte  :  «  Les  Cosa- 
ques ne  sont  méchants  que  dans  les  gazettes.  A  leur 
entrée  à  Màcon,  les  Alliés  ont  donné  des  fêtes  et 
dépensé  beaucoup  d'argent.  Ils  arriveront  fort  à 
propos  à  Paris,  où  il  n'y  a  plus  un  sou,  pour  rendre  à 
la  capitale  ses  plaisirs  et  ses  richesses  '.  »  Néanmoins 
on  enfouissait  Tor  et  l'argenterie  au  fond  des  caves  * 
et  nombre  de  gens  quittaient  Paris,  à  l'exemple  des 
deux  filles  du  duc  de  Rovigo,  que  celui-ci  avaient  en- 
voyées à  Toulouse  avec  le  beau  mobilier  de  son  hôtel 
de  la  rue  Cerrutti'.  —  C'était,  pour  un  ministre  de  la 
police,  une  singulière  façon  de  rassurer  l'esprit  public  ! 

Personne  ne  croyait  aux  récits  que  faisaient  les 
journaux  des  avantages  remportés  sur  l'ennemi  par 
les  garnisons  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  ni  aux  ta- 
bleaux qu'ils  traçaient  de  la  faiblesse  de  l'armée  alliée, 
de  l'enthousiasme  patriotique  des  campagnes,  des 
forces  innombrables  qui  se  réunissaient  à  Châlons. 

1.  Rapports  de  police,  21  janvier;  rapports  journaliers  de  Pasquier,  4,  15 
«t  21  janvier.  Dossier  Guillon,  Ferez,  etc.;  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534  et 
F.  7,  6603. 

2.  Journal  d'un  officier  anglais,  91. 

3.  Rapport  de  police,  21  janvier,  F.  7,  6603. 

A.  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  janvier,  pnssim.  Arch.  nat.,  AP.,  rr, 
1 534.  Mémoires  du  colonel  Combe,  274.  —  Le  père  du  colonel  Combe  enfouit 
dans  sa  cave,  au  commencement  de  1814,  800000  franc*  en  or,  par  sacs  d« 
40000  francs. 

5.  Journal  &  an  officier  anglais,  90  et  9C. 


LA    FRANCK    AD    COMMENCEMENT    DE    1814.  27 

En  revanche,  tout  le  monde  ajoutait  foi  aux  nouvelles 
répanducis  par  les  alarmistes,  par  les  Allemands  do- 
miciliés à  Paris,  que  la  préfecture  de  police  n'avait 
pas  pensé  à  expulser,  par  les  journaux  étrangers  qui 
pénétraient  dans  la  capitale,  malgré  les  mesures  prises 
ou  du  moins  ordonnées*.  Que  ne  disait-on  pas!  Mu- 
rat  avait  fait  défection;  un  million  d'hommes  avaient 
passé  le  Rhin  ;  les  Alliés  combattaient  pour  les  Bour- 
bons; l'impératrice  n'avait  pas  voulu  reconnaître  le 
roi  de  Rome,  et  c'était  la  cause  de  l'entrée  de  l'Au- 
triche dans  la  coalition;  Joseph  n'était  adjoint.au 
conseil  de  régence  qu'afin  de  surveiller  les  autres 
membres,  tous  d'intelligence  avec  Vienne;  si  l'em- 
pereur était  victorieux,  la  garde  nationale  saurait  lui 
imposer  ses  volontés".  D'autres  propos  étaient  plus 
sérieux.  Aux  gens  qui  prétendaient  qu'un  congrès 
était  sur  le  point  de  se  réunir,  où  le  duc  de  Vicence 
conclurait  la  paix,  ou  répondait,  et  en  vérité  l'on 
voyait  bien  juste  :  «  Aucune  des  puissances  ne  veut  la 
paix  ;  s'il  en  existait  une  seule  qui  y  inclinât,  lord  Cas- 
tlereagh,  qui  ne  se  rend  au  quartier  général  que  pour 
empêcher  tout  arrangement,  croiserait  ses  vues  '.  » 
On  disait  encore,  comme  si  on  lût  dans  le  livre  de 
l'avenir  :  «  Paris  est  le  point  de  mire  des  Alliés;  c'est  là 
;u'ilsvontdirigertousleursefTorts,parla  raison  qu'une 
fois  maîtres  de  Paris,  ils  le  seront  de  l'empire*.  » 

En  vain  les  journaux  multipliaient  les  appels  au 
patriotisme,  en  vain  les  orgues  de  Barbarie  jouaient, 
par  ordre,  la  Marseillaise*,  si  longtemps  proscrite,  ni 

1.  P  Apports  de  police,  17  et  30  janTier  et  10  février,  Arch.  nac,  F.  7,  6603. 
Abbé  de  ¥r&àx.  Mémoire  tur  la  Restauration,  40;  Mémoires  de  Bovigo,  VI,  351 

2.  Rapport  de  Pasqaier,  11  janvier;  rapport  de  police,  21  janvier.  Arch! 
nat.,  AF.,  rv,  1534  et  F.  7,  6603. 

3.  Rapport  de  police,  21  Janvier.  Arch.  nat.,  F.  7,  6  603. 

4.  Rapport  de  police,  21  janvier.  Arch.  nat.,  F.  7,6603. 

6.  Journal  d'un  officier  ^--tgUut,  91.  Cf.  Agenda  du  gênerai  Pelet,  carton 
■•naut.  Arch.  de  U  guen   \ 


28  1814. 

paroles  ni  musique  ne  trouvaient  d'écho.  Les  de- 
mandes de  dispense  pour  la  garde  nationale  de  Paris, 
demandes  apostillées  par  les  plus  grands  personnages 
de  l'empire,  s'amoncelaient  dans  les  mairies.  «  Les 
hommes  les  plus  valides  se  déclarent  malades,  »  écrit 
le  baron  Pasquier*.  Trois  compagnies  d'artillerie  de 
la  garde  nationale  devaient  être  composées  d'étu- 
diants en  droit  et  en  méde.cine.  Le  général  de  Lespi- 
nasse,  chargé  de  faire  l'appel,  ayant  été  accueilli  par 
des  huées,  on  dut  renoncer  à  l'organisation  de  ces 
compagnies  ^  L\/iiiée  elle-même,  disait -on  dans 
Paris,  ne  voulait  plus  se  battre,  et  l'on  citait  parmi 
les  jeunes  soldats  des  désertions,  des  suicides,  des 
mutilations  volontaire?.  On  assurait  qu'un  détache- 
ment d'infanterie,  traversant  le  pont  de  Bordeaux, 
avait  jeté  ses  armes  dans  la  Gironde.  D'après  un  autre 
récit,  comme  un  bataillon,  se  rendant  à  l'armée,  dé- 
filait dans  ^arue  Saint-Denis,  on  cria  aux  soldats  qu'ils 
allaient  à  la  boucherie.  Plusieurs  répondirent  :  — 
«Nousallons  chercher  un /oms;  au  premier  coup  defeu, 
nous  passerons  du  côté  de  l'ennemi  \  »  Le  fait  était-il 
vrai?  Le  rapport  de  police  qui  le  relate  paraît  le  mettre 
en  doute.  Ce  dont,  malheureusement,  on  ne  peut  dou- 
ter, c'est  de  la  situation  lamentable  des  recrues  à  leur 
arrivée  au  grand  dépôt  de  Courbevoie.  Non  seule- 
ment les  conscrits  ne  trouvaient  pas  toujours  de  pain, 
mais  beaucoup  d'entre  eux  ne  trouvaient  pas  de  gîte. 
Et  ils  étaient  mal  venus  à  réclamer  auprès  des  offi- 
ciers du  dépôt,  accablés  de  travail,  perdant  la  tête  au 
milieu  de  tant  de  conscrits  à  incorporer  et  à  pourvoir 


1.  Liasse  de  lettres  et  rapport  de  Pasquier,  9  février.  Arch.  n&t.,  F.  7, 
6605,  F.  9,  753,  AF.,  iv,  1534. 

2.  Doyen  de  la  Faculté  de  médecine  à  Clarke  et  Lespinasse  à'I.iarke,  7  et 
«  février.  Arch.  cat.,  F.  7,  6605. 

3.  Rapports  de  police,  18  décembre  1813  «t  17  «t  19  janvier  1814.  Arch. 
Ut ,  F.  7,  3737,  3043  et  6603, 


J 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  t9 

de  tout.  On  entendait  ces  réponses  :  «  —  F... -moi  le 
camp;  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'occuper  de  vous'.  » 

Or,  des  cinquante  mille  conscrits  qui,  en  trois  mois, 
passèrent  par  cette  caserne  de  Courbevoie,  1  pour  100 
seulement  déserta'.  Quel  témoignage  à  l'honneur  des 
soldats  ae  1814!  Ces  enfants,  ces  mariés  de  la  veille, 
qui,  le  cœur  si  gros,  avaient  quitté  la  chaumière  oh 
pleurait  la  mère  esseulée  et  la  femme  allaitant  le 
nouveau-né,  se  transformaient  vite  à  la  vue  du  dra- 
peau. Ils  apprenaient  des  vieux  cadres,  hommes  de 
bronze  qui  avaient  conquis  l'Europe  en  chantant,  ces 
grands  sentiments  d'abnégation  et  ces  heureux  sen- 
timents d'insouciance  dont  est  fait  l'esprit  militaire. 
Et  quand  un  jour  de  revue  ou  un  jour  de  combat, 
l'empereur  avait  passé  devant  eux,  ils  subissaient  sa 
fascination,  et  ils  en  arrivaient  à  se  battre,  non  plus 
soutenus  par  le  devoir,  non  plus  animés  par  le  patrio- 
tisme, mais  bien  véritablement  pour  Napoléon. 

On  les  appelait  les  Maries-Louises  ces  pauvres  pe- 
tits soldats  soudainement  arrachés  au  foyer  et  jetés; 
quinze  jours  après  l'incorporation,  dans  la  fournaise 
des  batailles.  Ce  nom  de  Maries-Louises,  ils  l'ont  in- 
scrit avec  leur  sang  sur  une  grande  page  de  l'histoire. 
C'étaient  des  Maries-Louises,  ces  cuirassiers  sachant 
à  peine  se  tenir  à  cheval,  qui,  à  Valjouan,  enfon- 
çaient cinq  escadrons  et  sabraient  avec  tant  de  fureur 


1.  Rapports  de  Pasqaier,  9  et  10  février.  Rapport  de  Hallin,  21  février. 
Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1 534.  •  Les  conscrits  de  Courbevoie  mearent  de  faim,  »  dit 
textuellement  Pasqaier.  —  Voici  pourquoi  beaucoup  de  recrues  ne  trouvaient 
pas  de  giie.  Le  triage  des  conscrits  pour  la  garde  se  faisait  k  la  caserne  de 
Courbevoie.  Ceux  qui  n'étaient  pas  choisis  étaient  renvoyés,  quelquefois 
très  tard  dans  la  soirée  et  individuellement,  à  Paris,  ou  ils  devaient  attendre 
jusqu'au  lendemain  matin  l'ouverture  des  casernes.  Cf.  Rapport  de  police  du 
16  janvier  '>ù  il  est  parlé  de  conscrits  maltraités  par  les  officiers,  F.  7,  6'î03, 

2.  Au  2  mars,  les  dépôts  de  la  garde  avaient  reçu  50472  conscrits;  43422 
avaient  été  incorporés  dans  la  garde  ;  6 168  avaient  été  renvoyés  dans  les 
dépôts  de  la  ligne  ;  672  avaient  déserté.  Not«  da  général  Omano,  2  mars. 
Situation*  de  1814.  Arch.  d«  la  guerre. 


30  1814. 

qu'ils  ne  voulaient  pas  faire  de  quartier.  C'étaient 
des  Maries-Louises,  ces  chasseurs  dont  le  général 
Delort  disait,  au  moment  d'aborder  l'ennemi  :  «  Je 
crois  qu'on  perd  la  tête  de  me  faire  char^-er  f  ,vec  de  la 
cavalerie  pareille!  »,  et  qui  traversaient  alontereau 
comme  une  trombe,  culbutant  les  bataillons  autri- 
chiens massés  dans  les  rues.  C'était  un  Marie-Louise, 
ce  tirailleur  qui,  indifférent  à  la  musique  des  balles 
comme  à  la  vue  des  hommes  frappés  autour  de  lui, 
restait  fixe  à  sa  place  sous  un  feu  meurtrier,  sans 
riposter  lui-même,  et  répondait  au  maréchal  Mar- 
mont  :  «  Je  tirerais  aussi  bien  qu'un  autre,  mais 
je  ne  sais  pas  charger  mon  fusil.  »  C'était  un  Marie- 
Louise,  ce  chasseur  qui  à  Champaubert  fit  prison- 
nier le  général  Olsufjew  et  ne  le  voulut  lâcher  que 
devant  l'empereur.  Des  Maries-Louises,  ces  con- 
scrits du  28"  de  ligne  qui,  au  combat  de  Bar-sur-Aube, 
défendirent  un  contre  quatre  les  bois  de  Lévigny,  en 
ne  se  servant  que  de  la  baïonnette!  Des  Maries- 
Louises  encore,  ces  voltigeurs  du  14'  régiment  de  la 
jeune  garde  qui,  à  la  bataille  de  Craonne,  se  main- 
tinrent trois  heures  sur  la  crête  du  plateau,  à  petite 
portée  des  batteries  ennemies,  dont  la  mitraille  faucha 
680  hommes  sur  920  *  !  Ils  étaient  sans  capote  par  huit 
degrés  de  froid,  ils  marchaient  dans  la  neige  avec  de 
mauvais  souliers,  ils  manquaient  parfois  de  pain^  ils 
savaient  à  peine  se  servir  de  leurs  armes,  et  ils  com- 

1.  Lettre  de  BordessouUe,  18  février,  citée  dans  les  documents  du  colonel 
Brahaut.  Arch.  de  la  guerre;  Mém.  de  Pajol,  III,  145;  Journal  de  FaJbvier, 
4,  6,  33, 35.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  51.  Minot  à  Macdonald,  10  février.  Arch. 
de  la  guerre.  Chassé  à  Oudinot,  3  mars.  Arch.  nat.,  AF.,  rv,  1667.  Mémoires 
de  Ségur,  VI,  320.  Journal  de  la  division  Boyer  de  Rebeval.  Arch.  de  la  guerre. 
--  «  Oh  !  s'écriait  Marmont,  qu'il  y  a  d'héroïsme  dans  le  sang  français  !  Des 
conscrits,  arrivés  de  la  veille,  se  conduisirent  pour  le  courage  comme  de 
vieux  soldats.  » 

2,  Général  Lucotte  à Berthier,  Nogent,  24  février.  Arch.  nat.,  AF.,  rv,  1668. 
Correspondant  de  Napoléon,  21214.  Duc  de  Padoue  K  Berthier,  La  Ferté-iotti- 
Jouarre,  4  mars.  Arch.  d*  la  guerre. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  il 

battaient  chaque  jour  dans  les  actions  les  plus  meur- 
trières! Et  pendant  toute  la  campagne,  pas  un  cri  ne 
sortit  de  leurs  rangs  qui  ne  fût  une  acclamation  pour 
l'empereur.  —  Salut,  ô  Maries-Louises  ! 

Chateaubriand  a  écrit,  dans  les  Mémoires  d'outre- 
tombe  :  «  J'avais  une  si  haute  idée  du  génie  de  Napo- 
léon et  de  la  vaillance  de  nos  soldats  qu'une  invasion 
de  l'étranger,  heureuse  jusque  dans  ses  derniers  ré- 
sultats, ne  me  pouvait  tomber  dans  la  tête.  Mais  je 
pensais  que  cette  invasion,  en  faisant  sentir  à  la 
France  le  danger  où  l'ambition  de  Napoléon  l'avait 
réduite,  amènerait  un  mouvement  intérieur  et  que 
l'affranchissement  des  Français  s'opérerait  de  leurs 
propres  mains.  »  Faux  jugements,  espérances  chi- 
mériques. La  paix  signée  à  Châtiilon,  à  quelques 
conditions  que  ce  fût,  l'empereur  n'aurait  rien  eu  à  re- 
douter de  la  France  délivrée  et  rendue  à  ses  foyers  et 
à  ses  travaux.  L'ennemi  rejeté  au  delà  du  Rhin, 
encore  moins  l'empereur  aurait  eu  à  craindre  de  la 
France  transportée  et  enorgueillie  par  ces  nouvelles 
victoires.  Malgré  les  appels  à  la  rébellion  et  les  belles 
promesses  des  placards  royalistes,  malgré  la  calamité 
des  événements  et  la  misère  des  temps,  il  s'en  fallait 
que  tous  les  Français  conspirassent  la  chute  de  l'em- 
pire et  tressaillissent  de  joie  au  seul  nom  des  Bour- 
bons. Ce  roi  inconnu,  comment  pouvait-il  devenir  po- 
pulaire? Ceux-là  mêmes  qui  prêchaient  son  retour  ne 
s'entendaient  pas  sur  sa  personne.  Ici  l'on  désignait 
le  comte  de  Provence,  mais  là  c'était  le  comte  d'Ar- 
tois, ailleurs  le  duc  d'Angoulême*.  Si  le  despotisme 
impérial  avait  fait  des  mécontenta,  ces  mécontents 
n'étaient  pas  disposés  pour  cela  à  se  mettre  sous  le 

} .  Placard  afnché  dans  l'Eure.  Propos  des  royaliistes  de  TouloQ  et  lettr* 
de  Bàle,  22  janvier.  Rapports  d«  Pasquier,  11  et  13  janvier.  Arch.  nat., 
AF.,  IV,  1534. 


32  1814. 

«  bon  plaisir  »  royal.  Si  l'on  voulait  la  liberté,  on 
désirait  aussi  conserver  Fég-alité.  On  n'aimait  guère 
les  centimes  additionnels  et  les  droits  réunis,  mais  on 
redoutait  fort  la  dîme,  la  tyrannie  locale  des  hobe- 
reaux, l'influence  du  clergé,  la  revendication  des 
biens  nationaux.  Dans  les  campagnes,  on  se  plaignait 
de  la  gur^re  et  des  impôts  ;  pour  cela,  on  ne  faisait  pas 
de  politique.  Que  la  Chambre  fût  muette,  le  sénat 
servile,  Rovigo  arbitraire,  que  le  livre  de  î Allemagne 
fût  mis  au  pilon,  que  «  la  dame  Récamier  »,  ou  la 
«  dame  de  Rohan  »,  ou  «  le  sieur  de  Sabran*  »,  fût 
expulsé  par  simple  mesure  administrative,  oh!  en  vé- 
rité, voilà  de  quoi  les  paysans  s'inquiétaient  bien 
peu  ! 

A  Paris  même,  l'empereur  avait  conservé  de  nom- 
breux partisans.  Le  peuple  entier  était  pour  lui* 
Trois  fois,  le  24  décembre,  le  26  décembre,  le  22  jan- 
vier, Napoléon  parcourut  à  pied  les  quartiers  popu- 
leux. Son  visage  calme  inspirait  à  la  foule  la  sécurité 
qu'il  semblait  exprimer.  Il  fut  acclamé.  Des  ouvriers 
s'approchèrent  de  lui,  offrant  leurs  bras  pour  com- 
battre. «  Seuls,  quelques  bourgeois,  dit  un  rapport  de 
police,  affectèrent,  par  bon  ton,  de  garder  un  silence 
improbateur^  »  Le  23  janvier,  l'empereur  reçut  en 
audience  solennelle  les  nouveaux  officiers  de  la  garde 
nationale  parisienne.  Tous  n'étaient  point  des  amis 
zélés  du  gouvernement.  Bourienne  ne  portait-il  pas  les 
épaulettes  de  capitaine?  Ces  officiers,  au  nombre  de 

1.  État  des  incfiridus  renvoyés  de  Paris  dans  les  Tilles  et  villages  de 
l'Empire.  Arch.  nat.,  F.  7,  6586. 

2.  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  en  janvier  et  février,  passim.  Rap- 
ports  de  police,  21  janvier,  22  janvier,  etc.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534  et  F.  7, 
6605  et  6603.  Mémoires  de  Mollien,  IV,  127.  Cf.  Rodriguez,  Relation  de  ce  qui 
s'est  passé  à  Paris  à  l'époque  de  la  déchéance  de  Buonaparte,  91-95,  qui  en  dépit 
de  ses  calomnies  et  de  ses  réticences  est  contraint  de  reconnaître  l'état  d'es- 
prit de  «  la  vile  populace  »,  comme  il  dit. 

3.  Rapport  de  Hullin,  23  janvier.  Rapport  de  police,  28  j»nvier.  Arch.  nat., 
AF.,  IT,  1534  et  F.  7,  6603.  Cf.  Bauttet,  IV,  p.  256. 


LÀ    FRANCK    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  33 

neuf  cents,  se  rangèrent  dans  la  salle  des  maréchaux. 
L'empereur  parut,  et,  bientôt  après,  entrèrent  l'impé- 
ratrice et  M""  do  Monlesquiou,  celle-ci  portant  le  roi 
de  Rome  dans  ses  bras.  L'empereur  dit  qu'il  allait  se 
placer  à  la  tèlo  de  l'armée,  et  qu'avec  i'aide  de  Dieu 
ot  la  vafeur  des  troupes,  il  espérait  repousser  l'en- 
ncmi  au  delà  des  frontières.  Prenant  alors  l'impéra- 
trice d'une  main  et  le  roi  de  Rome  de  l'autre,  il  ajouta: 
—  «  Je  confie  au  courage  de  la  garde  nationale  l'impé- 
ratrice et  le  roi  de  Rome.  »  —  «  Wa  femme  et  mon 
fils,  »  roprit-il  d'une  voix  émue.  A  ces  derniers  mots, 
un  grand  cri  de  :  Vive  l'empereur  !  —  «  un  cri  à  fendre 
les  voûtes  »  —  retentit  dans  la  salle.  Les  rangs  furent 
rompus.  Tous  les  officiers,  plusieurs  les  larmes  plein 
les  yeux,  s'approchèrent  du  groupe  auguste,  témoi- 
gnant de  leur  émotion  par  ce  mouvement  spontané*. 
Le  soir  même,  une  adresse  à  l'empereur  fut  signée 
dans  les  légions,  encore  que  le  général  Hullin,  com- 
mandant la  place,  eut  tenté  de  s'y  opposer  au  nom 
de  la  discipline.  Entre  autres  protestations  de  fidélité 
et  de  dévoùment,  l'adresse  contenait  cette   phrase 
caractéristique  :  «  En  vain  les  ennemis  ont  conçu  l'in- 
jurieux espoir  de  diviser  la  nation.  A  la  haine,  à  l'ani- 
mosité  que  leur  inspire  la  crainte  de  votre  génie,  vos 
fidèles  sujets  opposeront  leur  amour  et  la  confiance 
que  les  vicissitudes  de  la  fortune  n'ont  pas  détruits.  » 
Le  lendemain,  l'impression  des  paroles  de  l'empereur 
était  restée  si  profonde,  que  quelques  gens  d'esprit 
prirent  à  tâche  de  l'atténuer.  A  les  entendre,  la  scène 
grandiose  de  la  salle  des  maréchaux  n'était  qu'une 
comédie  dont  Talma  avait  réglé  les  répétitions  *. 

1.  Rapport  de  Pasquier.  ?4  janner.  Arch.  cat.,  AF.,  vr,  1  534.  Jour'al  d^wm 
prixonnier  anglais.  93.  Cf.  .Meaeval,  11.  30,  «i  le  pseudo-Bournenno  qui  avoue  qu« 
lai-méme  ■  fut  viyeineot  emu  •,  IX,  3l4-3lf>« 

2.  Kappori  de  Fasqaier,  24  jauvier;  Arch.  nat,  AF.,  !▼,  1534.  Giraa4. 
tamftag       da  Paris  «n  l»I4,  in.*!*,  1S14,  SI,  note. 


U  4  814. 

Le  départ  de  l'empereur  pour  l'armée,  le  25  jan- 
vier, à  quatre  heures  du  matin,  ranima  rcspérance. 
On  ne  pouvait  croire  que  le  capitaine  si  longtemps 
invincible  ne  retrouvât  pas  sa  fortune  sur  le  sol  en- 
vahi de  la  France.  On  disait  que  toutes  les  chances 
étaient  pour  l'empereur,  qu'il  avait  deux  cent  mille 
soldats  à  Châlons,  qu'un  traité  secrètement  conclu 
avec  Ferdinand  VII allait  lui  rendre  les  vieilles  troupes 
d'Aragon  et  de  Catalogne*,  que  les  alliés  effrayés  ne 
demandaient  qu'à  signer  la  paix*.  Aux  premières 
nouvelles  des  combats  de  Saint-Dizier  (27  janvier)  et 
de  Brienne  (29  janvier),  que  les  journaux  officieux, 
—  mais  ne  l'étaient-ils  pas  tous?  —  représentaient 
comme  de  grands  succès  ^  la  Bourse  monta  en  trois 
jours  de  plus  de  deux  francs*.  Le  1"  février,  à  l'Opéra, 
où  l'on  donnait  la  première  représentation  de  Y  Ori- 
flamme, le  public  nombreux  et  enthousiaste  s'atten- 
dait à  voir  l'impératrice,  le  roi  Joseph  et  même  le 
roi  de  Rome,  à  entendre  sur  la  scène  l'annonce  of- 
ficielle de  la  grande  victoire*. 

Fausse  joie,  espérances  d'un  jour.  Dès  le  lende- 
main, 2  février,  la  note  du  Moniteur,  qui  parle  du 
combat  de  Brienne  comme  d'une  simple  affaire  d'ar- 


1.  Le  public  était  bien  renseigné  sur  ce  point.  Par  les  négociations  enta- 
mées k,  Valençay,  dès  le  19  novembre,  l'empereur  s'était  engagé  à  rendre  la 
liberté  à.  Ferdinand  VII  et  à  reconnaître  l'intégrité  du  territoire  espagnol, 
sous  la  condition  qu'en  retour  l'Espagne  rentrerait  dans  la  neutralité  et  éloi- 
gnerait l'armée  anglaise.  Les  admirables  troupes  de  Soult  et  de  Sachet  se- 
raient ainsi  devenues  disponibles.  Malheureusement,  des  déSances  mutuelles, 
des  temporisations,  des  indiscrétions  équivalant  à  des  trahisons  arrêtèrent 
tout.  Feiilinand  ne  fut  acheminé  vers  l'Espagne  que  le  19  mars,  alors  que  la 
Junte  refusait  encore  de  ratifier  le  traité  conclu  le  11  décembre  entre  Napo- 
léon et  le  captif  de  Valençay. 

2.  Rapports  journaliers  de  Pasqnier,  26  janvier  a'-'  '/  février.  Rapports  da 
police  aux  mêlées  dates.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534;  F.  7,3737  et  6603.  Rodri- 
g^ez,  10,  U. 

3.  Journal  de  l'Kmpire,  Gazette  de  France,  Journal  de  Paris,  etc.,  dTi  29  jan- 
vier au  2  février. 

4.  R  nte  :  49  fr.,  le  26 janvier;  51  fr.  60,  le  l"  fevrii/. 

S    Rapport  de  Pas^uiar,  i  février.  Arch.  nat.,  AF..  iv,  153i, 


LA    FRANCE    AU    COMMElf  CEMENT    DE    1814.  35 

ri  ère-garde,  répand  l'inquiétude.  Le  4,  les  nouvelles 
de  la  défaite  de  la  Rothière  et  de  la  retraite  de  l'armée 
impériale  jettent  la  consternation.  La  rente  tombe  à 
47,75.  Le  change  monte  à  40  et  50  pour  1  000  sur  l'ar- 
gent, à  90  et  100  sur  l'or;  encore  beaucoup  de  chan- 
geurs ne  veulent-ils  donner  de  l'or  à  aucun  prix.  La 
foule  se  porte  à  la  Banque  pour  le  remboursement  des 
billets,  remboursement  qui,  par  arrêté  du  18  janvier, 
ne  peut  pas  excéder  500  000  francs  par  jour.  Au  mont- 
de-piété,  le  maximum  du  prêt  est  fixé  à  20  francs, 
quelle  que  soit  la  valeur  de  l'objet  engagé.  Les  em- 
ployés de  la  préfecture  de  police  ne  suffisent  pas  aux 
demandes  de  passeports  :  treize  cents  sont  délivrés  dans 
une  seule  journée.  Beaucoup  de  magasins  se  ferment; 
les  autres  restreignent  leur  étalage.  Les  maçons  re- 
trouvent de  l'ouvrage  :  on  les  emploie  à  pratiquer  des 
cachettes  dans  les  murailles.  De  crainte  que  les  routes 
ne  soient  coupées  par  les  partis  ennemis,  on  s'appro- 
visionne comme  pour  un  siège.  Le  décalitre  de  pommes 
de  terre  se  vend  2  francs  au  lieu  de  10  sous.  Le  riz, 
les  légumes  secs,  le  porc  salé,  doublent  de  prix.  Le  peu- 
ple, affamé  par  cette  hausse  subite,  murmure  :  «  Si  les 
riches  prennent  la  nourriture  des  pauvres,  on  ira  la 
chercher  chez  eux  *.  »  Au  gouvernement,  l'inquiétude 
est  extrême.  L'impératrice  ordonne  des  prières  de 
quarante  heures  à  Sainte-Geneviève.  Le  roi  Joseph 
multiplie  ses  lettres  à  l'empereur,  lui  demandant 
ses  instructions  pour  le  cas  où  l'ennemi  arriverait 
sous  Paris.  Le  directeur  des  musées  sollicite  dé- 
spérément  l'autorisation  d'emballer  les  tableaux 
au  Louvre.  Déjà  une  partie  du  trésor  impérial  ^st 
chargée  dans  des  fourgons  au  milieu  de  la  cour  des 


\\sqoier  et  do  Hullin  du  4  au  12  féTrier.  Note»  de  poKc* 
ch.  nat.,  AK..  n,  1534  et  F.  7,  3  737.  Jovmnl  «fm  pri. 
'3,  96.  CorreMptmaanee  dm  roi  Joseph,  X,  43,  aO,  M. 


36  1814. 

Tuileries  *.  Près  des  barrières,  on  entend  ces  cris  : 
«  Les  Cosaques  arrivent!  Fermez  les  boutiques!^  » 

La  panique  dura  huit  jours.  On  disait  l'armée  fran- 
çaise CD  déroule,  Troyes  en  flammes,  le  maréchal 
Mortier  tué,  le  prince  vice-connétable  grièvement 
blessé.  Six  cents  canons  étaient  tombés  au  pouvoir  de 
l'ennemi.  Les  jeunes  soldats  avaient  lâché  pied,  et 
l'empereur  les  avait  fait  sabrer  par  ses  grenadiers  à 
cheval.  Les  Alliés  exigeaient  que  Napoléon  prît  le 
titre  de  roi  et  cédât  la  Belgique,  l'Italie,  l'Alsace,  la 
Franche-Comté,  la  Lorraine  et  la  Bresse.  La  régence, 
ajoutait-on,  a  perdu  tout  espoir.  Le  roi  Joseph,  Tim- 
pératrice,  les  ministres  sont  au  moment  de  partir  pour 
Blois  ou  pour  Tours;  la  princesse  de  Neufchâtel,  les 
duchesses  de  Rovigo  et  de  Montebello  sont  parties.  Si 
quelqu'un  s'avisait  d'exprimer  ses  doutes  sur  l'entrée 
imminente  de  l'ennemi  dans  Paris,  on  le  soupçonnait 
d'être  payé  par  la  police.  Au  faubourg  Saint-Germain, 
on  précisait  le  jour  de  l'arrivée  des  Alliés.  Ce  devait 
être  le  11  février,  le  12  au  plus  tard'. 

Le  11  février,  ce  ne  fut  pas  l'armée  alliée  qui  arriva 
à  Paris,  ce  fut  le  bulletin  de  Champaubert.  Joseph 
reçut  le  courrier  du  quartier  impérial,  à  dix  heures 
du  matin,  comme  il  passait  en  revue  dans  la  cour  des 
Tuileries  les  six  mille  grenadiers  et  chasseurs  de  la 
garde  parisienne.  Les  vivats  et  les  acclamations  des 
miliciens  furent  répétés  par  la  foule  qui  assistait  à  la 
revue  sur  la  place  du  Carrousel.  Les  cris  redoublèrent 
quand  le  petit  roi  de  Rome,  en  uniforme  de  garde  na- 
tional, se  montra  à  l'une  des  fenêtres  du  palais.  La 


1.  Corretpondanee  du  roi  Joseph,  X,  44,  46,  47,  60.  69,  80;  Corretpondanee  d* 
Napoléon.  21226. 

2.  Rapport  de  police,  11  février.  Arch.  nat.,  F.  7,  6603, 

3.  Rapports  de  Pasquier  du  4  au  12  février,  et  Rapports  de  police  nux 
mêmes  dates.  Arch.  nat.,  AP.,  iv,  1534  et  F.  7,  3737  et  4290.  Ci.  Jouri^l  *-«* 
pritonnier  anglais,  95. 


LA     FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  37 

foule,  rompant  le  cordon  des  troupes,  se  rua  jusque 
dans  les  vestibules  des  Tuileries,  aux  cris  de  :  «  Vive 
l'empereur*  !  )^  A.  la  Bourse,  où  la  rente  monta  de  plus 
de  trois  francs,  trois  salves  d'applaudissements,  —  une 
salve  par  franc,  —  saluèrent  la  lecture  de  la  dépêche. 
Sur  les  boulevards,  dans  les  rues,  aux  Champs-Ely- 
sées, on  écoutait  tonner  le  canon  des  Invalides,  muet 
depuis  si  longtemps,  et  chacun  s'abordait  pour  parler 
de  la  bataille  et  prédire  de  nouvelles  victoires'.  «  Pas 
un  seul  étranger,  disait-on,  ne  repassera  le  Rhin'.  » 
Sur  la  terrasse  des  Tuileries,  la  police  arracha  des 
mains  de  la  foule  un  homme  qui  avait  eu  l'imprudence 
de  dire  «  que  les  affaires  se  seraient  terminées  bien  plus 
tôt  si  l'ennemi  était  entré  dans  la  capitale*  ».  Le  soir, 
dans  tous  les  théâtres,  un  acteur  fit  la  lecture  pu- 
blique du  bulletin,  qu'interrompaient  à  chaque  phrase, 
à  chaque  mot,  les  cris  et  les  applaudissements.  A 
l'Opéra,  aussitôt  la  lecture  achevée,  l'orchestre  en- 
tonna l'air  :  La  Victoire  est  à  noiis!  et  les  chanteurs  et 
les  choristes,  en  costume  de  chevaliers,  —  on  jouait 
Armide,  —  s'élancèrent  des  coulisses  sur  la  scène, 
reprenant  avec  l'orchestre  :  La  Victoire  est  à  Jious  *  ! 
Paris  était  transformé.  La  joie  qui  éclatait  dans  celte 
belle  journée  était  bien  naturelle  :  depuis  six  mois,  il 
n'y  avait  pas  eu  de  bataille  gagnée.  On  n'était  pas 
habitué  à  cela  sous  l'empire. 

Au  bulletin  de  Champaubert  succédèrent  ceux  de 
Montmirail,  de  Château-Thierry,  de  Vauchamps,  de 
Nangis,  de  Montereau,  de  Troyes.  Chaque  jour  une 


1.  Rapports  de  Pasquiar  et  d«  Hullin,  Il  «t  12  février.  Arch.  nat.,  AF.,  IT, 
1534.  Cfirretpondance  du  roi  Joseph,  X,  92. 

2.  R:<pport8de  Pasquier,  11  et  12  février.  Arcii.  naC,  AF.,  rv,  1534. 
i.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  96. 

«i  rtapoort  de  Pasquier,  lî  février.  Arch.  nat.,  AF.,  ir,  1534. 
S.  Rapport  de  Pasquier,  12  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1&34.  JowrmU  es 
Xa^jnrt,  11  {'«Trier. 


38  1814. 

nouvelle  victoire  venait  raviver  l'enthousiasme  qu'a- 
vait excité  la  précédente.  On  disait  que  la  paix  ne  te- 
nait plus  qu'à  la  médiatisation  d'Anvers,  et  si  grande, 
au  reste,  était  la  confiance  dans  les  succès  de  l'empe- 
reur, que  l'on  déplora  la  retraite  de  l'armée  autri- 
chienne sur  l'Aube,  parce  que,  affirmai t-on,  Schwar- 
zenberg  avait  échappé  par  là  à  une  défaite  complète*. 
Le  16  février,  une  première  colonne  de  5  000  pri- 
sonniers russes  et  prussiens,  escortée  par  des  grena- 
diers de  la  garde  nationale,  entra  dans  Paris  et  défila 
sur  les  boulevards.  La  population  entière,  que  les 
journaux  avaient  avertie,  se  porta  à  sa  rencontre  ;  la 
Bourse  elle-même  était  désertée.  Les  généraux  russes 
qui  marchaient  à  cheval  et  sans   épée  en  tête  des 
troupes,  furent  reçus  aux  cris  de  :  «  Vive  l'empereur  1 
Vive  Marie-Louise  !  A  bas  les  Cosaques  !  »  Bans  la 
rue  Napoléon  (rue  de  la  Paix),  et  sur  la  place  Ven- 
dôme, on  cria  :  «  Vivo  la  colonne  !  »  protestation 
patriotique  contre  le  projet  que  l'on  supposais  aux 
Alliés  de  détruire  ce  monument.  A  plusieurs  reprises, 
les  gendarmes  d'escorte  durent  faire  reculer  la  foule 
oti  quelques  individus  proféraient  des  insultes/ et  des 
menaces^  Ces  manifestations  cessèrent  au  passage  des 
soldats,  dont  la  misère  et  l'aspect  sordide  inspiraient 
la  pitié.  Vêtus  de  haillons  qui  n'avaient  plus  caractère 
d'uniforme,  presque  tous  la  tête  nue  ou  enveloppée 
de  lambeaux  de  linges  sales,  portant  de  grandes  mar- 
mites au  dos,  ils  évoquaient  plutôt  l'idée  d'une  troupe 
de  bohémiens  que  celle  d'un  convoi  de  prisonniers  de 
guerre'.  Ils  tendaient  les  mains  à  la  foule  et  mon- 


1.  Rapports  de  Pasquier,  17  et  19  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1  534. 

2.  Rapport  de  Pasquier,  16  février  et  Lettre  de  Mortenart  à  Napoléon. 
Paris,  U  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1  531  et  AF.,  iv,  1  669.  Journal  d'un  pri- 
tonnier  anglais,  99,  100.  Cf.  Moniteur  et  Journal  de  t Empire,  du  17  février. 

3.  Tel  est  du  moini  le  carac  ire  que  donnent  de  ces  piisonoi^ra  l«i  tr*' 
vwres  du  tempa  et  les  aquArelles  de  Carie  Vernet. 


LA    FRANCK    Atl    COMMENCEMENT    DE    1814.  39 

traient  leur  bouche  ouverte,  cherchant  par  ces  gestes 
désespérés  à  exprimer  qu'ils  avaient  faim' .  On  courut 
chez  les  marchands  des  boulevard»  et  des  rues  adja- 
centes. Bientôt  on  put  distribuer  à  ces  malheureux  du 
pain,  des  provisions,  do  l'argent,  des  vêtements,  qu'ils 
recevaient  avec  toutes  sortes  de  cris  barbares  et  en 
portant  la  main  sur  leur  cœur*.  Le  17  février,  le  18, 
chaque  jour  pendant  une  semaine,  de  nouvelles  co- 
lonnes de  prisonniers  défilèrent  par  Paris,  inspirant 
la  même  commisération,  provoquant  les  mêmes  cha- 
rités et  affermissant  la  confiance  dans  le  triomphe 
final  de  l'empereur'.  Cette  confiance  s'accroissait  de 
ce  fait,  que  les  prisonniers  russes  et  prussiens,  d'un 
côté,  et  les  prisonniers  autrichiens,  de  l'autre,  se  mon- 
traient une  mutuelle  animosité.  Les  premiers  disaient 
qu'ils  devaient  leurs  défaites  à  la  lenteur  des  Autri- 
chiens; les  seconds  ripostaient  que  c'était  la  folle  pré- 
<:omption  de  Bliicher  qui  avait  conduit  l'armée  de 
6ilésie  à  des  désastres  mérités.  Ils  se  traitaient  de 
«  cosaques  »  et  de  «  mangeurs  de  choucroute  »,  pas- 
saient des  injures  aux  menaces  et  des  menaces  aux 
coups.  Le  général  HuUin  donna  l'ordre  de  les  séparer 
dans  les  marches  et  les  cantonnements.  On  concluait 
de  ces  discordes  que  la  mésintelligence  régnait  aussi 
aux  armées  et  parmi  les  états-majors  —  ce  qui  était 

1.  On  n'allouait  aux  soldats  et  aux  ofnciers,  jusqu'au  grade  de  colonel,  qva 
six  sous  par  jour.  Cette  solde  misérable  fut  Tobjet  de  réclamations  du  comte 
de  Stadioo,  plénipotentiaire  à  Chàtillon.  Correspondanca  entre  Scadion,  Can- 
laiacourt  et  Clarke,  17  et  19  mars.  Arcb.  des  affaires  étrangères,  fonds 
France,  66ff. 

2.  Rapports  de  Pasquier,  16  et  JO  février.  Arcb.  sat.,  AF.,  r»,  15»4.  /oib^ 
nal  aim  offieier  anglais,  100- 101;  Moniteur,  Journal  de  t Empire,  Gazette  dt 
France,  ets.,  des  16  et  17  février.  Mémoires  de  L.   Véron.  I,  145. 

3.  Moncey  k  Rovi^o,  16  février;  Morieraart  à  Napoléon,  24  février.  Rap- 
ports de  Pasquier,  du  17  au  22  février.  Arch.  nat.,  F.  7,  42a0;  AF.,  !▼,  1669 
et  AF.,  rv,  1  534.  Journaux  de  Paris,  du  18  au  24  février.  —  Les  documenta 
dignes  de  foi  —  nous  ne  parlons  natoreliement  pas  des  journaux  —  por- 
tent i  saTiron  12000  les  prisoaniers  qui  traversèrent  Paris  du  16  au  23  f4- 
▼riet. 


40  1814. 

vrai  —  et  on  en  augurait  bien  pour  la  suite  des  évé 
nements'. 

Paris  avait  recouvré  la  sécurité.  On  commençait  à 
plaisanter  ceux  qui  avaient  envoyé  leur  mobilier  en 
province  ou  cacbé  leur  or  dans  les  caves.  On  dis- 
tribuait aux  blessés  et  aux  prisonniers  les  provisions 
amassées  pendant  les  jours  d'alarmes.  Les  plaisirs, 
sinon  les  aiïaires,  reprenaient.  Des  masques  cou- 
rurent les  boulevards  pendant  les  jours  gras.  Il  y  eut 
foule  aux  derniers  bals  de  l'Opéra,  qui  furent  très 
gais,  «  bien  que,  dit  assez  naïvement  le  préfet  de 
police,  la  société  fût  très  mal  composée  en  femmes». 
Le  Palais-Royal  reprit  son  diable  au  corps.  Ou  dan- 
sait au  Wauxhall,  au  bal  Taiïire,  au  Cirque  de  la 
rue  Saint-Honoré.  Dans  les  salons,  on  causait  de  la 
mort  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  do  celle  de  Geof- 
froy, le  célèbre  feuilletoniste  des  Débals,  et  du  Mé- 
moire du  jeune  Yillemain  :  Sur  les  avantages  et  les  in- 
convénients de  la  critique^  que  l' Académ  i  e  française  a  vait 
récemment  couronné.  MM.Aignan  etBaour-Lormian, 
candidats  en  présence,  faisaient  leurs  visites  comme  si 
de  rien  n'était.  M.  Denon,  qui  cumulait  les  directions 
du  musée  et  des  médailles,  ne  pensait  plus  à  sauver  les 
tableaux  du  Louvre.  Il  s'agissait  bien  de  cela!  on  gra- 
vait la  médaille  de  Champaubert.  Les  théâtres  retrou- 
vaient leur  public,  jticaucoup  de  gens  y  venaient, 
comme  à  la  Bourse  d'ailleurs,  en  uniforme  de  garde 
national.  —  C'était  la  mode  du  jour,  comme  c'était; 
pour  les  femmes,  la  mode  de  faire  de  la  charpie.  — 
On  applaudissait  les  couplets  et  les  tirades  patrioti- 
ques des  pièces  decirconslance  '.  L'Opéra  donnait  l'On* 

1.  Mortemart  à  Napoléon,  24  février,  et  Rapport  de  Pasqnier,  ?0  février. 
Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1669  et  AF.,  iv,  1534. 

2.  Rapports  de  Pasquier,  du  13  au  26  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  I53i. 
Journal  de  l'Empire,  Journal  de  Paru,  Gazette  de  France,  aux  ioêin«s  dMoc, 
Journal  d'un  prisonnier  anglais,  96,  99  et  passim-. 


LA    FRANCE    AU     COMMENCEMENT    DE     18l4.  41 

fbmme;  le  théâtre  de  l'Impératrice,  les  Héroïnes  de 
De/fort;  les  Variétés,  Jeanne  Dachelte;  l'Ambigu,  Phi- 
lippe-Augusle  ;  la  Gaîlé.  Charles-Martel  ;  le  Cirque 
français,  le  Maréchal  de  Villars;le  théâtre  Feydeau, 
Boyard  à  Mézières  : 

Entends  le  chevalier  sans  penr  ! 

Des  murs  de  Mézière  il  te  crie: 

Viens  de  ton  glaive  au  champ  d'honneur 

Faire  an  rempart  à  la  patrie  ! 

La  Comédie-Française  annonçait  la  ^a/içon  de  Dugues- 
clin,  avec  Talma  et  M"'  George*.  Le  Vaudeville  jouait 
VUonnête  Cosaque  de  Désaugiers,  satire  des  intentions 
prétendues  pacifiques  des  souverains  alliés  et  de  la 
prétendue  discipline  de  leurs  soldats.  Sur  toutes  les 
scènes  on  chantait  la  Ronde  de  la  garde  nationale, 
d'Emmanuel  Dupaty  : 

Gardons-le  bien,  l'enfant  dont  la  puissance. 
A  nos  esprits  doit  servir  de  soalieu! 
Repose  en  paix,  noble  espoir  de  la  France, 
El  nous  amis,  dans  l'ombre  et  le  silence. 
Gardous-le  bien! 

Le  jour,  c'étaient  d'autres  spectacles  :  les  revues, 
les  défilés  de  troupes,  enfin  le  dimanche  27  février 
la  présentation  à  l'impératrice  des  drapeaux  enne- 
mis pris  dans  les  combats  de  Champaubert,  de  Mont- 
mirail  et  de  Vauchamps.  Toute  la  garnison  de  Paris 
était  massée  sur  la  place  du  Carrousel  ;  le  cortège, 
composé  de  détachements  de  la  garde  nationale,  de  la 
garde  impériale  et  de  la  ligne,  avait  à  sa  tête  le  géné- 

1.  n  est  à  remarqoer  qoe  totis  ces  sujets  d«  pièces  éUieot  empniDtés  à 
l'histoire  de  l'ancieane  France.  Or,  puisque  le»  Joueurs  d'orgues  étaient 
autorisés  à  jouer  la  ifarteitlaise  dans  les  rues,  comment  ne  pensait-on  pas  à 
montrer  sur  les  théâtres  des  exemples  de  patriotisme  moins  anciens  :  la  dé- 
fense nationale  sous  la  République?  11  semble  que  tout  le  monde  s'eoteodlt 
pour  tairs  le  jeu  des  rojralistes. 


42  1814. 

rai  HuUin,  commandant  la  première  division  militaire. 
Dix  officiers  de  diiîérentes  armes  portaient  les  dix  dra- 
peaux :  un  autrichien,  cinq  russes  et  quatre  prussiens. 
Les  troupes  présentèrent  les  armes,  les  tambours  bat- 
tirent aux  champs.  L'impératrice,  entourée  des  grands 
dignitaires  et  des  ministres,  reçut  les  drapeaux  dans 
la  salle  du  trône.  Aux  paroles  emphatiques  de  Clarke, 
qui  se  crut  obligé  de  rappeler  Charles  Martel  et  les 
Sarrasins,  Marie -Louise  fit  cette  simple  et  belle  ré- 
ponse :  «  Je  vois  ces  trophées  avec  émotion.  Ils  sont  à 
mes  yeux  les  gages  du  salut  delà  patrie*...» 

Sans  doute,  nombre  de  gens  no  jugeaient  pas  ces 
victoires  décisives  et  s'attendaient  à  voir  tôt  ou  tard 
l'empereur  repoussé  sur  Paris ^.  Mais  devant  la  nou- 
velle attitude  de  la  population,  ils  n'osaient  plus  dire 
tout  haut  leur  pensée.  Les  alarmistes  faisaient  trêve'. 
Les  plus  sûrs  témoignages  marquent  le  relèvemeni 
de  l'esprit  public  à  l'écho  du  canon  do  Champaubert  et 
de  Yauchamps.  Le  baron  de  Mortemart  écrit  à  l'empe» 
reur  :  «  Paris  est  étonnamment  changé.  La  stupeuï 
dans  laquelle  je  l'avais  laissé  a  fait  place  à  la  joie  et  à 
l'enthousiasme.  On  est  dans  la  plus  grande  sécurité*,» 
Le  général  IluUin,  rebelle  à  toute  illusion,  dit  dans 
l'un  de  ses  rapports  :  «  L'esprit  public  est  bon  et  de- 
vient chaque  jour  meilleur*.  »  Le  préfet  Pasquier, 
moins  optimiste  encore  que  Hullin,  dit  de  son  côté  : 
«  Jamais  l'enthousiasme  n'a  été  ni  plus  vif  ni  plus  gé- 
néral ®.  »  Les  ennemis  eux-mêmes  constatent  la  mé- 

1.  Moniteur,  28  février.  Rapport  de  police,  28  février.  Arch.  nat.,  F.  7,  S737. 

2.  Rapport  de  police,  21  f^-vrier.  Arch.  nat.,  F.  7,  4  290.  Mi-moires  de  Mok 
lien,  IV,  125.  Cf.  Lettre»  inédites  de  Talleyrand,  Revue  d'histoire  diplomatique, 
l'*  année,  244,  245. 

3.  «  11  y  a  quinze  jours,  les  ennemis  du  gouvernement  n'osaient  rien 
dire...  »  Rapport  de  police,  21  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  6605. 

4.  Mortemart  à  Napoléon,  24  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1668. 

5.  Rapport  de  Hullin,  26  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1534.  Cf.  Hauterivt 
à  Caulaincourt,  12  février.  Arch.  des  affaire»  étrangères,  fonds  Frwi!'*,  »7u. 

•.  Rapport  de  Pasquier,  1<  février.  Arch.  nat.,  AF.,  nr,  1534. 


LA    FRANCE    AD    COMMENCEMENT    DE    1814.  43 

tamorphose  de  Paris.  «  Un  changement  subit  s'opéra 
dans  l'opinion,  dit  un  officier  anglais,  prisonnier  sur 
parole.  Du  plus  grand  abattement  on  passa  à  une  con- 
fiance «ans  mesure'.  »  «  Dès  ce  moment,  dit  l'Espa- 
gnol Kodriguez,  —  dans  un  livre  qui  n'est,  de  la  pre- 
mière page  à  la  dernière,  qu'une  abominable  diatribe 
contre  l'empereur,  —  dès  ce  moment,  la  joie  et  l'allé- 
gresse, dont  les  Parisiens  ne  peuvent  pas  se  passer 
bien  longtemps,  commencèrent  à  renaître  et  à  se  mon- 
trer dans  les  spectacles,  dans  les  sociétés  et  partout 
ailleurs^.  » 

D  existe  enfin  un  autre  témoignage  non  moins  dé- 
cisif, celui  de  la  Bourse,  de  la  Bourse  que  ne  guident 
ni  les  sentiments  généreux  ni  l'esprit  de  sacrifice.  La 
rente,  qui,  à  dater  du  8  janvier,  avait  osciUé  entre  les 
coun  de  48  et  de  oO  francs,  et  qui,  à  la  nouvelle  de  la 
défaite  de  la  Rothière,  le  4  février,  était  tombée  à 
47,73,  la  rente  monta,  le  11  février,  à  la  nouvelle  de 
la  victoire  de  Champaubert,  à  56, oO;  et,  jusqu'au 
3  mars,  les  cours  se  maintinrent  entre  57  et  54  '.  Une 
telle  hausse  prouve  que  l'on  avait  repris  confiance  dans 
la  Fortune  napoléonienne,  —  cette  divinité  à  laquelle 
les  anciens  eussent  élevé  des  autels.  Le  raisonnement, 
que  les  succès  de  l'empereur  ne  servaient  qu'à  ajour- 
ner sa  chute,  sans  l'empêcher,  ne  convainquait  per- 
sonne. Si  la  Bourse  eût  pensé  ainsi,  elle  eût  baissé  à 
la  nouvelle  des  victoires  françaises,  puisque  ces  vic- 
toires ne  faisaient  que  retarder  le  triomphe  définitif 


1.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  95. 

1.  Relation  historique  de  ee  qid  s'est  passé  à  Paris  à  la  mémorable  époqwe  é* 
la  déchéance  de  Buonaparte  (Paris,  181  i,  in-8),  p.  22. 

3.  Voir  le  Moniteur  de  jauvier  à  mars,  on  plutôt  les  rapports  de  Pasqaier 
et  les  bulletins  de  pc'.ice  de  ces  mêmes  mois  (Arch.  nat.,  AP.,  iv,  1534,  et 
F.  7,  3737),  où  sont  rapportées  en  détail  les  ditférentes  causes  attribuées  à  la 
Bourse  même  aux  moavemeots  de  hausse  :  espi^rances  de  pais,  victoires  d« 
Tempereur,  arrivée  ilu  duc  de  Vioence  à  Chàullon.  brait  d'armUtic»,  Blftcbav 
coupé  et  l'empereur  dirigeant  loi-m6me  les  opératiens,  etc. 


«4  1814. 

des  Alliés,  c'est-à-dire  la  paix.  Comme  la  France  en- 
tière, la  Bourse  voulait  la  paix  ;  mais  cette  paix,  comme 
tous  les  Français,  elle  l'espérait  glorieuse;  comme 
tous  les  Français,  elle  la  voyait  déjà  imposée  à  Fen- 
nemi  par  l'empereur  victorieux. 

Tandis  que  ces  batailles  gagnées  élevaient  les  cœurs 
et  ranimaient  les  esprits  à  Paris  et  en  province*,  dans 
les  départements  envahis,  les  forfaits  des  Cosaques  et 
des  Prussiens^  excitaient  les  colères  vengeresses.  En 
franchissantle  Rhin,  les  Alliésavaientlancélesplusras- 
surantes  proclamations,  et,  aux  premiers  jours  de  l'in- 
vasion, ils  avaient  en  eiïet maintenu  la  discipline.  Mais 
déjà  la  jactance  des  officiers,  leurs  propos  blessants, 
leurs  façons  de  dire  qu'ils  étaient  venus  pour  «  muse- 
ler »  la  France^,  offensaient  les  habitants,  exaspérés 
d'aiîio'irs  par  l'énormité  des  réquisitions. 

A  Langres,  outre  les  denrées  nécessaires  à  la  nour- 
riture des  troupes,  on  dut  livrer,  dans  le  délai  de 
deux  jours,  1  000  chemises,  4  000  paires  de  guêtres, 
800  manteaux  de  drap  blanc  pour  la  cavalerie, 
500  manteaux   de   drap   brun   pour  l'infanterie   et 

1.  Bien  que  moins  impressionnable  et  moins  mobile  dans  ses  sentiments 
que  Paris,  la  province  recouvra  le  calme  et  la  confiance  à  la  nouvelle  des 
victoires  de  l'empereur.  Le  bruit  courut  dans  plusieurs  provinces  que  l'ennemi 
se  disposait  à  évacuer  la  France.  Rapports  de  préfets,  commissaires  de  police 
et  auditeurs  en  mission,  et  rapports  du  comte  Krançois,  du  14  février  au 
6  mars.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1G68;  F.  7,  3043,  3  772,  4  290  et  4291.  Piéfet  de 
l'Aube  à  Clarke,  6  mars:  préfet  de  l'Yonne  à  Clarke,  2  mars;  général  Allix 
à  Clarke,  Noyers,  2  mars,  etc.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Selon  les  traditions  locales,  les  Prussiens  auraient  commis  plus  d'atro- 
cités encore  que  les  Cosaques  eux-mêmes.  Mais,  d'après  l'ensemijle  des  docu- 
ments authentiques,  ils  se  valaient.  Pour  le  pillage  et  les  violences,  les 
Pru  siens  et  les  Cosaques  doivent  avoir  le  premier  prix  {ex  xquo)  ;  les  Bava- 
rois et  les  Wunenibergeois,  le  second.  Les  Russes  réguliers  et  les  Autrichiens 
n'ont  droit  qu'à  un  accessit,  mais  bien  mérité. 

3.  Canlaincourt  à  Napoléon,  Lunéville,  8  et  24  janvier.  Arch.  des  affaires 
étran «-ères,  fonds  France,  668;  lettres  de  Dardeu ne ,  professeur  au  collège 
de  Chaumont,  citées  par  Steenackers,  192.  —  Les  habitants  ne  craignaient  pas 
de  riposter  à  ces  paroles.  A  Bourg-en- Bresse,  une  jeune  femme  chez  qui 
logeait  un  colonel  autrichien,  lui  dit  en  voyant  son  drapeau  :  «  Je  le  connais, 
j'en  ai  vu  beaucoup  de  pareils  aux  Invalides.  »  Rapport  de  poliee,  Lyon,  26  fé- 
vrier. Arch.  nat.,  F.  7,  4  290. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    l8i«.  4» 

5200  culottes,  dont  1  000  de  drap  bleu  de  ciel.  Trois 
semaines  après,  les  arrondissements  de  Langres,  de 
Chaumont  et  de  Vassy  étaient  de  nouveau  taxés  à 
26  000  aunes  de  drap  et  à  50  000  aunes  de  toile;  cela 
sans  préjudice  des  réquisitions  particulières  imposées 
aux  communes*.  Vicq,  qui  comptait  à  peine  1  000  âmes, 
fournit  en  huit  jours  aux  Russes  560  000  livres  de  pain, 
28  000  livret  de  viande,  360  pièces  de  vin  et  d'eau- 
de-vie,  40  000  livres  de  pommes  de  terre,  de  l'avoine 
et  du  fourraije  à  proportion,  enfin  650  cordes  de  bois 
sec  et  500  livres  de  chandelles  ^  Sur  tout  le  terri- 
toire occupé,  c'étaient  les  mêmes  réquisitions  :  dans 
la  Meurthe,  dans  la  Côte-d'Or,  dans  l'Yonne,  dans 
Seine-et-Marne,  dans  l'Aube,  où  Troyes  fut  taxée  par 
le  prince  de  Ilohenlohe  à  150  000  francs  argent,  et  à 
18  000  quintaux  de  farine,  12  000  pièces  de  vin, 
3  000  pièces  d'eau-de-vie,  1000  bœufs,  18  000  quin- 
taux de  foin,  344  000  rations  d'avoine;  dans  la  Marne, 
où  les  caves  furent  vidées;  dans  l'Aisne,  où  l'ennemi 
prit  6  000  chevaux,  7  000  bêtes  à  cornes  et  40  000  mou- 
tons'. Par  surcroît,  les  Alliés  prétendaient  faire  payer 
à  leur  profit  les  contributions  arriérées  de  1813  et  les 
contributions  échues  de  l'année  courante.  Les  percep- 
teurs, ainsi  du  reste  que  tous  les  fonctionnaires  pu- 
blics, étaient  tenus  de  servir  les  Alliés  comme  ils 
avaient  servi  le  gouvernement  français.  Nombre  d'a- 


1.  Docaments  des  archives  de  LaDgres,  citéspar  Steenackers,  285. 

2.  Tribune  littéraire  de  la  Haute-Marne,  n»  du  23  août  1855.  —  A  Chau- 
mont, le  fameux  RaJetzky,  alors  major  général,  avait  laissé  la  renommée 
d'uo  ogre.  11  lui  fallait  chaque  jour,  pour  sa  cable,  trente  livres  de  b<jeut,  un 
mouton,  un  demi-veau,  six  dindons,  oies  et  poulets,  dix  bouteilles  de  vin  de 
Champagne,  dix  de  vin  de  Bourgogne,  trois  de  liqueurs  hnes,  des  tourtes, 
pâtes,  etc. 

3.  Rapport  de  police,  It  marn.  Arch.  nat.,  F.  7,  4  590.  Dépositions  des 
maires  et  auditeurs  en  mission.  Moniteur  des  28  février,  5  mars;  lettre  du 
maire  de  Moret,  27  février.  Journal  de  l'Empire,  du  3  mars;  Annaairt  d» 
T Aisne  pour  1821,  p.  45;  Pougiat,  le  Département  de  tAuin  en  1814 ;  nt  Fleorj. 
U  Département  de  CXitne  en  1814,  ptunwu 


«6  1814. 

gents  d(^  l'administration  étant  en  fuite,  les  généraux 
nommaient  à  leur  place  d'autres  personnes  qui  de- 
jaient,  sous  peine  de  déportation  immédiate,  accepter 
les  fonctions  qu'on  leur  attribuait*. 

Les  réquisitions,  c'était  bien  pour  faire  vivre  et 
même  pour  habiller  Tarmée  à  peu  de  frais;  ce  n'était 
pas  assez  pour  contenter  les  soldats.  A  mesure  que 
les  coalisés  pénétrèrent  plus  avant  dans  le  pays  *  et  sur- 
tout à  leurs  premiers  revers,  ils  marchèrent  avec  le  pil- 
lage, le  viol  et  l'incendie.  —  «  Je  croyais,  dit  un  jour  le 
général  York  à  ses  divisionnaires  et  brigadiers,  avoir 
rhonneur  de  commander  un  corps  d'armée  prussien; 
je  ne  commande  qu'une  bande  de  brigands^.  »  Souvent, 
il  faut  le  reconnaître,  la  soldatesque  agissait  à  l'en- 


1.  Arrêtés  et  nominations  du  27  février  au  3  mars.  Arch.  de  Laon  ;  AUix  k 
Clarke,  Étivey,  3  mars  :  «  Les  percepteurs  de  l'arrondissement  de  Dijon  ont 
fui  en  emportant  les  rôles.  »  Arch.  de  la  guerre.  Caulaincourt  à  Napoléon. 
Châtillon,  16  février.  Arch.  des  affaires  étrangères. 

«  Dispositions  générales  concernant  l'administration  des  départements  con- 
quis ou  à  conquérir  par  le  feld-maréchal  Bliicher  :  Pour  préserver  les  dépar- 
tements de  l'anarchie,  anarchie  produite  par  l'éloignement  des  autorités,  or- 
donné par  l'empereur  Napoléon,  et  qui  pourrait  [devenir  dangereuse,  arrête  : 
Les  fonctionnaires  qui  auront  pris  la  fuite  seront  remplacés;  ceux  qui  res- 
teront administreront  avec  l'intendant  prussien.  »  Signé  Ribbentropp,  com- 
missaire général  des  guerres  des  armées  prussiennes.  Nancy,  17  janvier.  — 
Rileyew,  gouverneur  général  de  Laon,  ajoute  :  «  Tout  habitant  qui,  appelé  à 
remplir  une  place,  n'entrerait  pas  en  fonctions  dans  les  vingt-quatre  heures, 
serait  transporté  dans  une  forteresse  au  delà  de  la  Vistule  pour  y  expier  l'anar- 
chie dont  il  serait  considéré  comme  fauteur.  »  —  A  Troyes,  le  prince  de  Ho- 
henlohe  menaçait  les  récalcitrante  non  pas  de  «  la  déportation  au  delà  de  la 
Vistule»,  mais  tout  simplement  de  la  peine  de  mort.  —  Voici  le  serment  qui 
était  exigé  de  ces  fonctionnaires  malgré  eux  :  «  Je  promets  fidèlement  et  léga- 
lement de  ne  rien  faiie  publiquement,  ni  clandestinement,  ni  directement,  vL 
indirectement,  qui  soit  contraire  à  la  sûreté  des  puissances  alliées.  Je  pro- 
mets, de  même,  do  suivre  avec  zèle  et  activité  les  ordres  qui  me  parvien- 
dront du  quartier  général  sans  restriction  ni  réserves  quelconque  »,  Arch.  de 
Laon. 

2.  D'après  la  déposition  du  maire  de  Montereau  {Moniteur  du  28  février), 
les  Alliés  disaient  :  «  Nous  n'avons  commencé  le  pillage  qu'à  Chaumont, 
parce  que  c'est  là  que  nous  voulons  reculer  les  frontières  de  la  France.  ■ 
Cf.  Dardenne,  cité  par  Steenackers,  191-192.  —  Sur  ce  projet  ou  prétendu 
projet  des  Alliés,  en  décembre  1813,  d'annexer  à  l'Allemagne  une  partie  de 
l'ancien  territoire  français,  voir  général  Napier,  Guerre  de  la  péninsule,  XII| 
281  et  la  proclamation  de  Justus  Griidner,  Dusseldorf,  13  avril  1815. 

3.  Droysen.  Leben  des  FeldmarschalU  York,  III,  332. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  47 

contre  des  proclamations  et  des  ordres  du  jour  dea 
généraux,  et  malgré  les  efforts  des  officiers'.  Par  mal- 
heur, ces  belles  proclamations  et  ces  sévères  ordres 
du  jour  étaient  imprimés  en  français.  Les  Cosaques, 
les  Baskirs,  les  Kalmouks  n'entendaient  pas  cette  lan- 
gue, et  les  affiliés  du  Tu(/e7idbimd afîectaiient  de  l'avoir 
oubliée.  D'autre  part,  au  milieu  de  cette  foule  d'hom- 
mes de  différentes  nations  et  en  raison  des  divisions  qui 
régnaient  entre  eux,  les  sauvegardes  écrites  n'étaient 
point  respectées  et  l'autorité  des  officiers  était  presque 
nulle,  souvent  même  tout  à  fait  méconnue.  Le  soir 
de  Fère-Champenoise.  la  femme  d'un  colonel  français, 
tué  dans  l'action ,  tomba  aux  mains  des  Cosaques! 
Le  propre  aide  de  camp  de  sir  Charles  Stcwart  qui 
voulut  la  délivrer  fut  à  moitié  assommé  et  depuis  on 
n'entendit  jamais  plus  parler  de  la  malheureuse ^ 
Détail  moms  tragique,  un  maire  des  environs'de  Pont- 
sur- Yonne,  mandé  chez  un  général,  fut  dépouillé  de 
ses  souliers  par  le  factionnaire,  à  la  porte  même  du 
quartier  général,  et  dut  entrer  nu-pieds  dans  le  sa- 
lon». Le  prince  de  Metternich  affectait  de  s'apitoyer 
sur  les  misères  de  cette  campagne;  il  écrivait  à  Cau- 
laincourt  :  «  Les  Mesgrigny  ont  le  bonheur  de  me  pos- 
séder dans  leur  hôtel,  bonheur  véritable,  car  je  ne  les 
mange  pas.  C'est  une  vilaine  chose  que  la  guerre,  mon 
cher  duc,  et  surtout  quand  on  la  fait  avec  50  Ûûû  Cosa- 

1.  Proclamation  de  Schwaraenberg.  LoBrach,  21  décembre,  et  Troyes  4  mars 
proclamation  de  Blucher.  ,.  /.  „.  d.  (aa  bord  du  Rhin.  1«  et  2  janvierf  «  ^a^' 
13  mars;  proclamauon  d.  Bubna.  Bourg.  14  janvier;  proclamation  de  Bùlow; 

-  Sur  le,  efforts  des  officiers  et  notamment  des  Rus.e.  pour  empêcher  ou 

arrêter  le  p.l  âge,  voir  Pou.^.at,  Pleury.  et  Steenackers,  pa^sim.  I  Blucher. 

.  .s  sa  proclamation  du  IS  mars,  prétend  que  plusieurs  pillards  furent  passée 

les  armes.  Poug.at  d.t  aussi  que  quatre  soldats  furent  condamnés  à  mort. 

gracies  sur  la  demande  du  mair,  de  Troye..  11  «jonte  :  .  Si  Ion  eût  fu^ 

ro  ei  .      ^i^  ^'^''*  ***  S<=^'""''''"«  «il  l»issé  toute  son  armé. 

-.  Londondenry.  Guerre  de  fêlS-fSU.  Traduction  française,  II,  9(H>1 

I.  Déposiuon  du  maire  de  Pont-sur-Yonne,  Moniteur  du  6  mari. 


43  1814. 

<jne3  et  Baskirs*.  »  Les  officiers  d'une  armée  rejetaient 
tous  les  excès  et  toutes  les  violences  sur  les  troupes  des 
autres  armées,  et  ils  refusaient  d'intervenir  qnand  ce 
n'étaient  pas  leurs  propres  soldats  qui  étaient  en  cause. 
AMoret,  un  général  aulrichien  répondit  au  maire,  qui 
le  conjurait  d'arrêter  le  pillage  de  la  ville  par  les  Cosa- 
ques :  —  «  Ils  sont  Russes;  je  n'ai  aucun  droit  sur 
eux.  »  A  Chaumont,  le  grand-duc  Constantin,  ému 
par  les  larmes  d'un  malheureux  jardinier  dont  on  pil- 
lait la  maison,  l'accompagna  jusqu'à  sa  rue.  Il  recon- 
nut de  loin  l'uniforœe  autrichien  :  —  «  Ah!  dit-il  en 
éclatant  de  rire,  ce  sont  les  soldats  du  papa  beau-père! 
Je  n'ai  point  à  commander  ici  ^  » 

Que  de  fois,  au  reste,  c'était  par  ordre  exprès  des 
généraux  que  cités  et  villages  étaient  saccagés  !  On  por- 
tait à  la  connaissance  des  troupes  que  le  pillage  étuit 
autorisé  pour  deux  heures,  quatre  heures,  une  jour- 
née entière.  Les  soldats,  cela  se  conçoit,  en  prenaient 
toujours  plus  qu'on  ne  leur  en  accordait.  Troyes, 
Épernay,  Nogent,  Sens,  Soissons,  Château-Thierry, 
plus  de  deux  cents  villes  et  villages  furent  littéra- 
lement mis  à  sac^.  «  Les  généraux  alliés,  disent  des 
témoins  oculaires,  regardaient  le  pillage  comme  une 
dette  qu'ils  acquittaient  à  leurs  troupes*.  » 


1.  Metternich  à  Caulaincourt,  15  février.  Arch.  des  affaires  étrangères, 
fonds  France,  668. 

2.  Lettre  du  maire  de  Moret,  Journal  de  VEmpire,  du  3  mars.  Lettre  de 
Dardenne,  citée  par  Steenackers,  213. 

3.  Dépositions  des  conseils  municipaux,  rapports  des  auditeurs  eu  mission, 
lettres  de  maires,  Moniteur,  Journal  de  l'Empire,  Journal  de  Parit,  du  28  fé- 
vrier au  16  mars;  Historique  des  événements  de  Ponl-svr-Seine,  par  le  chevalier 
Brunel,  pp.  21-23;  Fougiat  et  Fleury,  passim.  »  La  ville  de  Tro^^es  a  été 
méthodiquement  livrée  au  pillage  pendant  trois  jours.  »  Préfet  de  l'Aube  à 
Mouialivet.  13  mars.  Aroh.  nat.,  F.  7,  4  290.  «  Pendant  trente  heures  environ 
l'ennemi  livra  Troyes  à  un  pillage  général  qu'il  restreignit  ensuite  au  quartier 
bas  où  il  le  prolongea  pendant  onze  jours.  >  Fougiat,  p.  2u8.  A  Soissons,  Win- 
zingerode  datgua  arrêter  le  pillage  au  bout  d'une  heure. 

4.  Déposition  des  maires  et  adjoints  de  Montereau  et  communes  avoisl- 
Bantes,  signée  de  kitit  personne*  dont  deux  députés.  Moniteur  du  28  févriar. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE     '814.  49 

Tantôt  les  soldats  se  ruaient  à  la  curée  avec  dos 
élan?  sauvages,  tantôt  ils  procédaient  de  sang-froid, 
calmement,  méthodiquement.  Parfois  ils  daig^iiaient 
rire.  Un  de  leurs  divertissements  favoris  consistait  à 
mettre  nus  hommes  et  femmes  et  à  les  chasser  à  coups 
de  fouet  dans  la  campagne  couverte  de  neige.  Ils 
ne  s'amusaient  pas  moins  quand  ils  faisaient  courir 
autour  d'une  table,  le  nez  pris  dans  des  pincettes,  les 
notables  du  village,  le  maire,  le  curé,  le  médecin,  ou 
encore  lorsque,  dans  la  cour  d'un  collège,  devant  les 
élùves  assemblés,  ils  donnaient  la  schlague  au  princi- 
pal, dépouillé  de  tous  ses  vêtements*. 

Simples  jeux  que  tout  cela,  bons  à  occuper  les  loi- 
sirs de  la  garnison.  Mais  quand  le  soir  d'une  bataille 
gagnée,  le  lendemain  d'une  défaite  ou  même  à  la  suite 
d'un  mouvement  quelconque.  Cosaques  ou  Prussiens 
pénétraient  dans  une  ville,  dans  un  village,  dans  une 
ferme,  dans  un  château,  toutes  les  épouvantes  y  en- 
traient avec  eux.  Ils  ne  cherchaient  pas  seulement  le 
butin;  ils  voulaient  faire  la  ruine,  le  deuil,  la  désola- 
tion. Ils  étaient  gorgés  de  vin  et  d'eau-de-vie,  leurs 
poches  étaient  pleines  de  bijoux,  —  on  trouva  cinq 
montres  sur  le  cadavre  d'un  Cosaque,  —  leurs  havre- 
sacs  et  leurs  fontes  étaient  bondés  d'objets  do  toute 
sorte,  les  chariots  qui  suivaient  leurs  colonnes  étaient 
chargés  de  meubles,  de  bronzes,  de  livres,  de  ta- 
bleaux^. Ce  n'était  pas  assez.  Comme  ils  ne  pouvaient 
cependant  tout  emportcn*,  il  fallait  que  la  destruction 
achevât  l'œuvre  du  pillatce.  Us  brisaient  les  portes, 

1.  Déposition  des  maires  de  Montereau,  Nogenl,  Provins,  Moniteur,  28  fé- 
vrier et  6  mars.  Rapport  de  RiquetU  de  Mirabeau,  auditeur,  et  lettre  d'un 
Itabitaot  de  Sens,  Journal  de  l'Empire,  3  mars  et  6  mars.  Rapport  de  Uesprez, 
auditeur,  Joumalde  l'Empire,  5  mars.  Dardenne,  cité  par  Sieenackers,  pp.  277, 
278.  Lettre  du  curé  de  Bucy-le-Long,  citée  par  Kleury,  p.  562.  Rapport  de 
Vinet,  13  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

S.  Lettre  de  Vaulay,  grefner  du  tribunal  de  Nogent,  Journal  de  fi  empiré, 
ao  février.  Cf.  Pougiat,  197,  279.  Migneret,  Histoire  de  Langrea,  U,  tS,'.- 

4 


50  1814. 

les  fenêtres,  les  glaces,  hachaient  les  boiseries,  dé- 
chiraient les  tentures,  incendiaient  les  granges  et  les 
meules,  brûlaient  les  charrues  et  en  dispersaient  les 
ferrements,  arrachaient  les  arbres  fruitiers  et  les  pieds 
de  vigne,  faisaient  des  feux  de  joie  avec  les  meubles, 
cassaient  les  outils  des  artisans,  jetaient  au  ruisseau 
les  fioles  et  les  bocaux  des  pharmaciens,  défonçaient 
les  barriques  de  vin  et  d'eau-de-vie  et  en  inondaient 
les  caves*. 

A  Soissons,  50  maisons  furent  entièrement  brûlées, 
à  Moulins  60,  à  Mesnil-Sellières  107,  à  Nogent  160, 
à  Busancy  75,  à  Château-Thierry,  à  Vailly,  à  Chavi- 
gnon,plusde  100,àAthies,  à  Mesbrecourt,  àCorbény, 
à  Clacy,  toutes  ^I  Fidèles  aux  leçons  de  Rostopchine, 
les  Cosaques  commençaient  par  briser  les  pompes.  La 
lueur  des  incendies  éclairait  des  scènes  atroces.  Les 
hommes  étaient  frappés  à  coups  de  sabre  et  de  baïon- 
nette. Dépouillés  nus  et  attachés  au  pied  du  lit,  ils 
devaient  assister  aux  violences  exercées  sur  leurs 
femmes  et  leurs  filles  ;  d'autres  étaient  torturés,  fus- 
tigés, chauffés  jusqu'à  ce  qu'ils  révélassent  le  secret 
des  cachettes.  Les  curés  de  Montlandon  et  de  Rolam- 
pont  (Haute-Marne)  furent  laissés  morts  sur  place.  A 
Bucy-le-Long,  les  Cosaques  grillèrent  les  jambes  d'un 
domestique  nommé  Leclerc,  laissé  à  la  garde  d'un 
château.  Celui-ci  persistant  à  se  taire,  ils  lui  emplirent 
la  bouche  de  foin  et  y  mirent  le  feu.  A  Nogent,  Hu- 
bert, marchand  de  drap,  tiré  aux  quatre  membres  par 
une  dizaine  de  Prussiens,  fut  quasi  écartelé;  une  balle 
bienfaisante  termina  ses  souffrances.  A  Provins,  on 
jeta  un  enfant  sur  des  tisons  pour  faire  parler  la  mère. 

1.  Déposition  des  maires  et  rapi-^rts  des  auditeurs  en  mission,  Moniteur  du 
28  février  au  16  mars,  et  Arch.  nat..,  AF.,rv,  1668. 

2.  Pougiat,  250,  276.  DocumenU  do  l'enquête  oidooaé*  !•  20  mai  1814,  citéf 
par  Fleurjr,  554  à  561. 


LA    FRANCE    AtJ    COMMENCEMENT    DE    i8i4.  51 

Ni  i'enfance  ni  la  vieillesse  ne  trouvaient  grâce  devant 
la  cupidité  et  la  luxure.  Une  femme  de  quatre-vingts 
ans  portait  un  diamant  au  doigt,  La  bague  était  étroite  : 
im  coup  de  sabre  trancha  le  doigt.  Des  septuagénai- 
res, des  filles  de  douze  ans  furent  violées.  Pour  le  seul 
canton  de  Vendeuvre,  on  évalue  à  cinq  cent  cinquante 
les  personnes  des  deux  sexes  mortes  des  suites  de  vio- 
lences et  de  coups.  Une  Lucrèce  rustique,  la  femme 
Ollivier,  prenant  en  horreur  son  corps  souillé  par 
les  Cosaques,  s'alla  noyer  dans  la  Barse*. 

A  Château-Thierry,  les  Russes  de  Sackcn  commen- 
cèrent le  pillage  pendant  la  journée  du  12  février;  les 
Prussiens  d'York  le  continuèrent  dans  la  nuit  et  la 
matinée  du  lendemain.  Tout  fut  saccagé.  Comme  à 
Moscou,  les  Russes  ouvrirent  les  prisons  à  la  tourbe 
des  malfaiteurs  pour  se  faire  aider  dans  leur  œuvre 
infernale  ils  envahirent  les  maisons,  les  hospices,  les 
collèges,  les  couvents,  les  églises,  pillant,  violant, 
massacrant,  dévalisant  les  boutiques,  forçant  les 
troncs  et  les  tabernacles,  volant  les  objets  sacrés, 
frappant  du  fer  des  lances  les  prêtres  et  les  religieuses. 
On  compta  dix-sept  morts.  Une  femme  âgée  fut  violée 
sur  le  cadavre  de  son  mari  ;  une  jeune  fille,  après  avoir 
subi  le  même  outrage,  reçut  un  coup  de  lance  dont  elle 
mourut  le  lendemain;  d'autres  furent  jetées  dans  les 
écluses.  Un  homme  contraint  de  servir  de  guide  à  un 
détachement  fut  mené  à  coups  de  fouet  et  la  corde  au 
cou.  A  l'arrivée,  on  lui  logea  une  balle  daus  la  tête.  — 
La  nuit,  des  Prussiens  pénètrent  dans  un  pensionnat 


1.  Rapport  d«  Desprez-Crassier,  auditeur  en  mission;  dépositions  des  con- 
Miller»  municipaux  de  Sens,  Nogent,  Provins;  lettre  de  Janson,  négociaat 
a  Provins.  Moniteur  des  28  février,  4  et  6  mars;  Journal  de  l'Empire  àm 
1"  mars;  Annuaire  du  département  de  l'Aisnepowr  1821,  p.  48;  IléeU  de  A/agtùem^ 
cité  par  Sieenackers,  280;  rapport  de  Ilarel,  auditeur  en  mission,  !•'  mara. 
Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1668.  —  C'est  Pougiat  qui  porte  à  550  lea  victimes  poo^ 
l«  canton  de  Vandeavre.  L«  chiffre  noua  parait  exagéré. 


52  1814. 

déjeunes  filles.  La  directrice,  les  sous-maîtresses,  les 
servantes  sont  violées. Puis, entendant  les  lamentations 
des  élèves  enfermées  au  dortoir,  les  soldais  en  brisent 
la  porte  Folles  de  terreur,  les  malheureuses,  presque 
nues,  se  réfugient  au  fond  de  la  salle  et  s'entassent  les 
unes  sur  les  autres  «  comme  un  troupeau  démontons 
qui  ont  peur  ».  Ce  spectacle  remue  au  cœur  des  Prus- 
siens le  peu  qui  y  reste  de  pitié  et  d'honneur;  ils  ont 
honte  d'eux-mômos  :  lentement,  un  à  un,  ils  se  reti- 
rent, non  sans  avoir  d'ailleurs  dévalisé  tout  le  couvent 
avec  la  plus  grande  conscience  '. 

A  Montmirail,  cinquante  Cosaques  arrivèrent  le  jour 
de  la  foire  :  «  Il  y  avait  beaucoup  do  monde  dans  les 
rues,  raconte  un  habitant,  mais  chacun  se  sauva.  Le 
chef  fit  donner  un  coup  de  caisse  et  expliqua  que  l'on 
pouvait  circuler  librement.  Les  Cosaques  partirent. 
Une  grande  heure  après,  ils  revinrent  au  nombre  de 
quatre  ou  cinq  cents,  chargèrent  la  foule,  frappant  de 
la  lance  et  du  sabre,  piétinant  ceux  qu'ils  renversaient; 
plusieurs  personnes  furent  grièvement  blessées.  Alors 
ils  descendirent  de  cheval  et  arrêtèrent  une  trentaine 
d'individus.  L'un  d'eux,  dépouillé  nu,  fut  attaché  sur 
une  chaise,  les  pieds  dans  un  baquet  de  neige  fondue, 
en  face  de  sa  maison,  dont  il  assista  au  pillage  et  au 
bris.  Les  Cosaques  piirent  aussi  quinze  des  notables, 
les  mirent  nus  et  leur  donnèrent  à  chacun  cinquante 
coups  de  knout.  Ils  déshabillèrent  les  hommes  et  les 
femmes.  Moi-même,  j'ai  été  volé  par  un  chef  à  qui  mes 
habits  et  mes  bottes  convenaient.  En  majeure  partie, 
les  filles  et  les  femmes  ont  été  violées,  même  dans  la 
rue.  11  y  en  a  eu  qui  se  sont  jetét^s  par  les  teiiètres  pour 
se  soustraire  aux  outrages.  Des  pères  eurent  les  mains 

1.  Déposition  des  conseillers  municipaux  de  Château-Thierry,  Moniteur  in 
18  février.  Lettre  de  Soulac,  maître  de  poste  à  Lavallette,  Journal  de  l'Em- 
pire, 28  fdvri«r.  Cf.  Flaury,  104-106. 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  53 

coupées  à  coups  de  sabre  en  voulant  retirer  leurs  filles 
des  mains  de  ces  brutaux  *.  »  A  Crézanc);  une  recon- 
naissance de  gardes  d'honneur  débouchant  à  l'impro- 
viste  dans  le  village  vit  ceci  :  le  maire  atlachô  par  le 
cou  à  une  colonne  du  lit;  à  ses  pieds,  sa  jeune  femme 
violée  et  évanouie;  sous  le  berceau  do  l'enfant,  un 
fagot  allumé.  Dans  le  verger  voisin,  des  Cosaques  ivres 
forçaient  de  malheureuses  paysannes  à  danser  avec 
eux,  au  son  du  violon  d'un  ménétrier  dont  les  épaules 
saignaient  sous  le  knout  ^, 

A  Sens,  le  pillage  dura  neuf  jours,  —  du  dl  au  20 
février.  «  Ces  furieux,  rapporte  l'adjoint,  parcourent  la 
ville  de  jour  et  de  nuit,  pénétrant  dans  toutes  les  mai- 
sons, enfonçant  les  armoires,  secrétaires,  commodes, 
s'emparant  de  l'argent,  des  bijoux,  du  linge,  brisan*. 
les  glaces-et  les  meubles.  Les  instruments  et  outils  de 
toutes  professions  sont  arrachés  à  leurs  propriétaires, 
cassés,  brûlés  et  dispersés.  Des  religieuses  sont  outra- 
gées, les  temples  profanés,  les  tabernacles  forcés,  les 
vases  sacrés  volés.  Des  femmes  et  des  filles,  à  peine 
nubiles,  sont  violées  sous  les  yeux  de  leurs  maris  et  de 
leurs  parents.. .  Ces  scènes  d'horreur  sont  répétées  tous 
les  jours  jusqu'à  Tévacualionde  la  ville'.  »  — Suprême 
ironie,  en  quittant  celte  ville  de  Sens  où  il  avait  pré- 
sidé au  pillage,  le  prince  héritier  do  Wurtemberg,  beau 
comme  un  jeune  dieu,  réquisitionnait  vingt-quatre 
paires  de  gants  blancs  *  I 

1.  Lettre  de  Vioet,  fabricant  d*  meolea  k  Montmirail,  13  man.  Arclt.  de 
la  guerre. 

2.  Mémoire*  de  Stfçitr.  VI.  384-38.5. 

3.  Déposition  deâ  atnseillers  luunicipaox  de  Sent,  Moniteur  da  6  mara 
et  Gazette  df  France  du  7  mars. 

4.  Lettres  de  Lvdiar,  élève  au  lycée  de  Sens.  Jmtmnl  de  TEmpire,  \"  mars.  — 
Sur  le  priuce  de  Wurtemberg  doui  Napoléon  écrivait  :  •  Le  prince  de  Wur- 
temberg s'est  convert  de  Ixiue;  il  a  vole  et  pillé  partout  où  il  a  passé  •  (Cot' 
respondanee,  7X^:29).  Danien^ie  (cité  par  Steenackers,  2:i7)  conte  cette  jolie  his- 
toriette :  •  Un  paysan  qui  avait  une  blouse  neuve  et  une  paire  de  beà&  soulier 
Mt  arrêté  par  duux  «uldats  qui  lui  preunent  «es  souliers.  Des  passauts  luicon- 


54  1814. 

En  exaspérant  la  population,  ces  exploits  de  Bachi- 
Bozouks  et  de  chauffeurs  ramenaient  à  Napoléon  les 
plus  hostiles  et  armaient  les  moins  belliqueux.  Un  pro- 
fesseur nommé  Dardeune,  ardent  républicain,  écrivait 
de  Chaumont  :  «  Admirez  la  versatilité  de  mes  opi- 
nions. Vous  savez  combien  peu  j'aimais  ce  guerrier 
farouche  à  qui,  jusqu'à  ce  jour,  ont  été  soumis  les 
destins  de  la  Franco...  Eh  bien  !  aujourd'hui,  je  prie 
les  dieux  pour  la  prospérité  de  ses  armes,  tant  la  honte 
de  voir  mon  pays  au  pouvoir  de  ces  odieux  Cosaques 
l'emporte  sur  tous  mes  autres  sentiments'.  »  Le  gé- 
néral AUix  écrivait  d'Auxerre  :  «  L'esprit  parmi  le  peu- 
ple va  toujours  en  s'exaspérant,  et  les  fauteurs  de  l'en- 
nemi n'osent  plus  élever  la  voix*.  »  Enfin,  le  préfet 
de  Seine-et-Marne  résumait  l'opinion  générale  par  ces 
mots  :  «  Les  habitants  se  consoleront  des  malheurs 
passés  et  sont  prêts  à  de  nouveaux  sacrifices,  pourvu 
qu'il  soit  fait  justice  des  Cosaques'.  » 

■eillent  d'aller  porter  plainte  au  prince  de  Wurtemberg  :  —  Dieu  m'en  préserve  ! 
dit-il,  le  prince  me  prendrait  ma  blouse.  » 

Le  prince  de  Wurtemberg  était,  comme  on  sait,  aillé  aux  Bonaparte  par  le 
mariage  de  sa  sœur,  la  belle  et  courageuse  princesse  Catherine,  avec  le  roi 
Jérôme.  Après  les  événements  de  1814,  le  roi  Frédéric  et  le  prince  usèrent  en 
vain  de  toutes  les  prières  et  de  toutes  les  menaces  pour  engager  celle-ci  à  se 
séparer  de  son  mari.  «  Si  j'étais  capable  d'un  pareil  procédé,  répondit-elle,  je 
ne  mériterais  pas  votre  estime.  Ma  résolution  m'est  inspirée  par  le  seatinient  et 
par  l'honneur.  Je  S'iivrai  mon  mari  là  où  le  sort  le  conduira,  n'importe  où.» 
Briefwechsel  der  Konigen  Katharina,  II,  108. 

1.  Quatorzième  lettre  de  Dardenne,  citée  par  Steenackers,  193. — Dans  une 
autre  lettre,  Dardenne  écrivait  :  ■  La  résistance  commence  donc  à  s'orga- 
niser. On  résiste  à  Dar,  on  résiste  dans  nos  environs.  Ah  1  puissions-nous 
bientôt  apprendre  que  Ton  résiste  partout.  » 

2.  AUix  k  Clarke,  5  mars.  Cf.  Allix  A  Clarke,  7  et  9  mars  :  «  La  population  est 
exaltée  malgré  l'opposition  de  quelques  bourgeois  [qui  font  mille  politesses  k 
l'ennemi.  •  Rœderer  à  Clarke,  2  mars  ;  capitaine  Sion  à  Clarke,  2  mara.  Arch.  de 
la  guerre. 

3.  Préfet  de  Seine-et-Marne  à  Montalivet,  9  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  4  290.  — 
Cf.  rapports  du  comte  François,  du  5  février  au  10  mars,  passim.  Arch.  nat-,  F.  7, 
4  291.  Lettre  du  préfet  des  Ardennes.  10  février,  et  rapport  du  commissaire  géné- 
ral de  police  dans  1*  Côte-d'Or  et  l'Yonna  :  •  ...  Le  département  de  l'Yonne  est 
un  de  ceux  qui  ont  le  plus  souffert.  En  déploi-ant  avec  ces  malheureux  habitants, 
les  maux  doat  ils  ont  été  accablés,  je  ne  pui»  cependant  m'empêcher  de  croire, 
^vec  tous  los  fonctionQaiteg  locaux,  ^ua  l'espr't  public  a  g&gaé  depuis  lors,  et 


LA    FRANCE    AU    COMMENCEMENT    DE    1814.  55 

Et  lorsque  les  paysans,  si  cruellement  désabusés 
sur  les  promesses  des  proclamations,  s'écriaient  qu'ils 
étaient  prêts  «  à  poursuivre  les  ennemis  comme  des 
botes  féroces*  »,  ce  n'étaient  point  de  vaines  mena- 
ces. Lorrains,  Comtois,  Bourguignons,  Champenois, 
Picards  saisissaient  les  fourches,  les  vieux  fusils  de 
chasse  échappés  aux  réquisitions  préfectorales  comme 
aux  perquisitions  des  Alliés,  ramassaient  sur  les 
champs  de  bataille  les  fusils  des  morts'  et  couraient 
sus  à  Tennemi,  s'il  ne  se  présentait  pas  en  trop  grande 
force  ou  s'il  battait  en  retraite.  A  Montereau,  à  Troyes, 
dans  la  dernière  heure  du  combat,  les  habitants  firent 
pleuvoir  des  tuiles,  des  meubles  sur  la  tête  des  Autri- 
chiens, les  fusillèrent  à  travers  les  volets  et  les  soupi- 
raux des  caves.  A  Château-Thierry,  des  ouvriers  ame- 
nèrent sous  les  balles  prussiennes  des  barques  aux 
soldats  de  la  garde.  Pendant  le  sac  de  Soissons,  une 
servante  blessa  deux  Prussiens  qui  lui  voulaient 
faire  violence  ;  et  un  boucher,  s'étant  posté,  armé  d'un 
coutelas,  au  bas  de  l'escalier  d'une  cave,  saignait  dans 
l'ombre  les  pillards.  Les  riverains  de  la  basse  Marne 
arrêtèrent  en  quatre  jours  deux  cent  cinquante  Russes 
et  Prussiens.  Le  lendemain  de  Champaubert,  un  en- 
fant de  treize  ans  amena  aux  avant-postes  du  6*  corps 
deux  grenadiers  russes.  «  —  Ces  gaillards-là  voulaient 
broncher,  disait-il,  en  brandissant  un  grand  couteau 


que  la  conduite  odieuse  des  ennemis,  en  produisant  Peffet  naturel  de  U$  faire  ab- 
horrer,  n'a  fait  que  mieux  sentir  à  tous  les  citoyens  le  besoin  de  se  serrer  étroi- 
tement autour  du  trône  de  Tempereur,  dont  le  génie  vient  de  les  délivrer  de  ces 
«retendus  libérateurs.  »  2  mars,  Arch.  nat.,  F.  7,  4  290.  Cf.  Caulaincourt  à  Na- 
poléon, Chàtillon,  24  février  :  «  ...  L'ennemi  ravage  les  campagnes  ;  aussi 
l'exaspération  des  paysan»  est-elle  fort  grande,  »  et  Bassano  à  Caulaincourt, 
Gaignes,  16  février  :  »  La  conduite  de  l'ennemi  rend  la  guerre  nationale.  L'exas- 
pération des  habitants  est  telle  qu'ils  ont  égorgé  un  grand  nombre  d'bommea 
isolés.  •  Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  668. 

2.  Sous-préfet  de  Thonon  à  Montalivet,  8  mars.  Arch.  nat..  F.  7,  6605. 

3.  Joseph  à  Montalivet:  Rovigo  à  Chabrol;  Chabrol  à  Froidfonda,  IS,  16  «i 
tO  février.  Arch.  nat.,  F    »,  753. 


66  1814. 

d'équarrisseur,  mais  je  les  ai  bien  fait  marcher.  »  Surla 
route  de  Chaumont  à  Langres,  un  parti  de  paysans  dé- 
livra quatre  cents  soldats  d'Oudinot  pris  à  la  bataille 
de  Bar-sur-Aube.  Entre  Montmédy  et  Sézanne,  sur  une 
étendue  de  plus  de  quarante  lieues  à  vol  d'oiseau, 
les  villages  étaient  complètement  désertés  par  leurs 
habitants,  qui  faisaient  dans  les  bois  la  guerre  d'em- 
buscade. En  Bourgogne,  en  Dauphiné,  dans  les  Ar- 
dennes  qui  étaient  en  pleine  insurrection,  dans  l'Ar- 
gonne  dont  deux  mille  partisans  gardaient  les  défilés, 
en  Nivernais,  en  Brie,  en  Champagne,  les  paysans, 
organisés  en  compagnies  franches  ou  accourant  ai*i 
son  du  tocsin,  combattaient  à  côté  des  troupes  régu- 
lières*. 

Le  curé  de  Pers,  près  Montargis,  se  fit  chef  de  par- 
tisans. A  la  tête  d'une  dizaine  d'hommes  armés  de  f«  • 
si] s  à  dbdx  coups,  il  défendait  son  village,  dressait  de.i 
embuscades  au  loin,  arrêtait  les  convois.  En  sa  qua- 
lité de  commandant,  il  marchait  à  cheval,  la  soutano 
retroussée,  le  sabre  au  côté  et  le  fusil  en  bandoulière: 
mais  à  la  moindre  alerte,  il  mettait  pied  à  terre  et,  pour 
encourager  ses  hommes,  il  tirait  toujours  le  premier 
coup  de  feu  ^  Dans  les  environs  de  Piney,  la  ferme  des 
Gérandots  fut  appelée  le  tombeau  des  Cosaques.  On 
leur  faisait  bon  accueil,  on  leur  servait  à  boire  à  dis- 
crétion, et  quand  ils  cuvaient  leur  eau-de-vie,  le  fer- 
mier, ses  fils  et  ses  valets  de  charrue  les  fusillaient  à 
travers  les  croisées.  Aucun  ne  sortit  des  Gérandots 
pour  raconter  ce  qui  s'y  passait^  Une  jeune  veuve 

1.  Âllix  k  Clarke,  5  mars;  SaintrVallier  à  Clarke,  21  février  et  10  mars;  com- 
mandant de  La  Ferté-sous-Jouarre,  à  Berthier,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre, 
Mortemart  à  Napoléon,  4  mars  ;  Lemoine  à  Rovigo,  5  mars.  Rapport  de  Drouet 
(8.  d.).  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1670  et  F.  7,  4  290.  Journal  de  Langeron,  Arcb. 
topogr.  de  Saint-Pétersbourg.  Richter,  Geschichte  des  deutzchen  Freiheitskri»- 
ges,  III.  253;  Journal  de  Fabvier,  35,  etc. 

2.  Rapport  du  commandant  de  Montargis.  Arch.  nat.,  AP.,  rv,  1670. 

3.  Mém.  de  Ségur,  VI,  416  ;  Pougiat,  143. 


LA    FRANCE    AD    COMMENCEMENT    DE    1814.  51 

qui  habitait,  non  loin  d'Essoyes,  une  grande  maison 
isolée  donna  à  coucher  à  soixante  Cosaques  après  les 
avoir  eni\Tés.  La  nuit  venue,  elle  réunit  ses  domes- 
tiques et  se  faisant  aider  par  eux,  elle  mit  le  ieu  à  sa 
propre  demeure  '.  Près  de  Bar-sur- Ornai n,  les  paysans 
massacrèrent  un  général  prussien  resté, en  arrière 
avec  une  petite  escorte  ^  Un  garde-chas.3e  de  Sau- 
vage, nommé  Louis  Aubriot,  avise  en  face  de  sa 
maison  quatre  dragons  prussiens  dont  deux  sont 
descendus  de  cheval.  Il  sort  armé,  abat  de  ses  deux 
coups  de  fusil  les  deux  cavaliers  et  tombe  à  coups 
de  crosse  sur  les  deux  autres  dragons,  qui  restent  à 
demi  assommés.  «  Les  quatre  chevaux  et  trois  pri- 
sonniers sont  près  de  moi,  écrit  le  général  Vattier; 
l'autre  dragon  est  mort'.  »  —  Un  contre  quatre! 
Horace  conquit  à  moins  sa  renommée.  —  L'Egor- 
geur  de  Vailly  (c'est  le  surnom  que  garda  un  ma- 
nouvrier  du  village,  ancien  soldat  d'une  force  hercu- 
léenne) ne  s'attaquait  qu'à  trois  homme?  à  la  fois. 
Il  s'offrait  pour  guide  aux  Alliés  égarés,  quand  ils 
n'excédaient  pas  ce  nombre,  et  il  les  tuait  chemin 
faisant.  Une  servante  de  Presles  éventra  avec  sa  four- 
che deux  Cosaques  endormis  dans  une  grange.  A 
Crandelain,  les  habitants  assaillirent  pendant  la  nuit 
un  poste  de  Cosaques  et  les  exterminèrent*.  Long- 

1.  Petiet,  Jottmal  du  5*  eorpt  dé  eacalerie,  47. 

î.  Rapport  à  B«rthier,  6  mars.  Arch.  naC,  AF.,  rr,  1667. 

3.  Vatiier  k  Napoléon,  Gandelop,  25  féTiier.  Arch.  nau.  AP.,  ir,  1668. 

4.  Flecry,  107, 316, 332, 323;  et  traditioos  locales.  —  Comme  on  ferait  ao  volama 
entier  avec  les  traiu  de  férocité  des  alliés,  on  en  ferait  an  antre  aTec  le»  actes 
de  représailles  des  paysans,  soaTent  non  moins  féroces.  Dans  la  nuit  du  7  aa 
8  mars  les  habitants  de  Pai«y,  d'Aill«-s  et  d'Ouiches,  hommes  et  femmes,  ache- 
Tèreot  les  blessés  rosses  sur  le  plateau  de  Craoane.  Il  faat  dire,  non  poor 
eicuser  ce  hideux  massacre,  mais  pour  expliquer  la  colère  T.»ngeresse  qui 
rïQspira,  qoe  l'aTant-TeilIe,  k  l'approche  des  Cosaqnes.  ces  mêmes  pajsans 
avaient  abandenné  leurs  villages  et  s'étaient  réfn^és  dans  1rs  carrièrss  de 
la  montage.  Les  Cosaques  les  enfumèrent  comme  renards  en  terrier.  OWLce 
à  on  paits  d'aératîoa,  les  adultes  purent  résister  à  Tasphyxie,  mais  plosiean 
•ofanu  Dérireat  étoofféa. 


58  1814. 

temps  dans  le  Laonnois,  les  paysans  ne  voulurent 
point  boire  l'eau  des  puits  oh  tant  de  cadavres  avaient 
été  cachés. 

Les  officiers  alliés  prisonniers  avouaient  que  leurs 
soldats  étaient  terrifiésparliprise  d'armes  despaysans, 
«  les  Prussiens  surtout  qui  avaient  l'expérience  de  ce 
que  peut  produire  l'exaspération  patriotique*  ».  Les 
détachements  ennemis  n'osaient  plus  cantonner  dans 
les  villages;  ils  se  faisaient  apporter  les  réquisitions 
au  bivouac.  Dans  la  peur  des  habitants,  des  soldats 
restés  en  arrière  vinrent  se  rendre  prisonniers  aux 
avant-postes  français^.  Les  bois,  les  lisières  des  forêts, 
les  bords  des  rivières  et  des  étangs,  les  chemins  en- 
caissés, devenaient  des  coupe-gorge.  Des  bandes  de 
dix,  de  vingt,  de  cinquante,  de  trois  cents  individus  ar- 
més de  fusils  de  chasse,  de  fourches,  de  haches,  se  te- 
naient en  embuscade,  prêts  à  se  jeter  sur  les  détache- 
ments, prompts  à  fuir  en  se  dispersant  si  passaient  des 
colonne<3.  «  Il  fallait,  dit  un  historien  allemand,  des 
escortes  considérables  aux  convois  et  cent  cavaliers 
pour  accompagner  un  courrier*.  »  Malheur  aux  traî- 
nards, aux  isolés,  aux  vedettes,  aux  patrouilles;  aux 
convoyeurs  !  La  chasse  était  ouverte. 

1.  Rapports  d'officiers  russes  prisonniers.  Corbény,  7  mars.  Arch.  nat.,  AF., 
rv,  1668.  Cf.  Rapport  de  Sioa  à  Clarke,  2  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Journal  de 
Langeron,  Arch.  de  Saint-Pétersbourg,  n'  29103. 

2.  Rapport  k  Clarke  du  capitaine  Sion  chargé  d'accompagner  les  courriers  an- 
glais. 2  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Bassano  à  Caulaincourt,  Guignes,  16  février. 
Arch.  des  affaires  étrangères,  668. 

3.  Richter,  Geschichte  des  deutschen  Freiheitskrieges,  III.  254.  —  Richter  a 
consacré  un  chapitre  à  ce  qu'il  appelle  la  guerre  des  Partisans.  Cf.  Journal 
de  Langeron.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg,  et  les  proclamations  de  Bliicher, 
L,aon,  13  mars;  de  Schwarzenberg,  Troyes,  10  mars  ;  de  Turpin  -^  transfuge 
français  nommé  par  les  Alliés  préfet  provisoire  de  la  Marne  —  Châlons, 
17  février,  Arch.  nat.,  AF".,  iv,  1663,  etc.,  etc.,  toutes  remplies  de  menaces 
contre  les  paysans  qui  prennent  les  armes. 


Il 


L'INVASION.  —  LES  PREMIÈRES  BATAILLES. 
POSITIONS  DES  ARMÉES  LE  26  FÉVRIER. 


La  marche  des  Alliés  en  France  ne  fut  d'abord  qu'une 
promenade  militaire.  Après  avoir  franchi  le  Rhin  en 
douze  ou  quinze  colonnes,  depuis  Bâle  jusqu'à  Co- 
bientz,  du  21  décembre  au  1"  janvier,  les  armées  coa- 
lisées refoulèrent  sans  peine  les  petits  corps  français 
espacés  sur  la  frontière.  Marmont,  Macdonald,  \ictor, 
le  prince  de  la  Moskowa,  comptaient  tout  au  plus 
46  000  combattants*.  Schwarzenberg  et  Bliicher  ame- 
naient en  première  ligne  près  de  250  000  soldats*.  De- 

1.  Marmont:  12726  hommes.  Macdonald  :  10  200.  Victor  :  6  300.  Ney  :  7240. 
Cavalerie  (!•',  *•  et  5«  corps)  :  9  750.  Total  :  46  216  hommes.  —  Situation  de 
lagraade  armée  au  1"  janvier  1814.  Arch.  nat.,  AF.,  iv*,  1347,  et  situations 
ie  1814.  Arch.  de  la  guerre.  —  Nous  ne  comptons  naturellement  ici  que  les 
corps  opposés,  en  rase  campagne,  à  Schwarzenberg  et  à  Blùcher,  dans  les 
|uinze  premiers  jours  de  leur  entrée  en  France. 

2.  Grande  armée  de  Bohême,  commandée  par  Schwarzenberg  :  1"  corps (Col- 
fcrédo)  :  15  708  hommes.  2«  corps  (prince  Aloys  Lichtenstein)  :  12  708.  3"  corps 
(Gjrulai)  :  14732.  4*  corps  (prince  royal  de  Wurtemberg)  :  UOOO.  5'  corps  (do 
Wrede)  :  34200.  6*  corps  (Wiggenstein  )  :  21  066.  Divisions  légères  (Bubna  et  Mo- 
nt* Lichtenstein)  :  11240.  6*  corps  d'Allemagne:  13  250.  Réserves  autrichienoes 
(prince  héritier  de  Ilesse-Hombourg)  :  18500.  Grandes  réserves  russes  et  prus- 
Hennes  Barclay  de  Tolly)  :  3i}696.  Cosaques  de  Platow  :  6000.  Total  :  20"^  100 

Armée  de  Silésie  commandée  par  Blùcher  :  Corps  prussien  (York)  :  19560. 
Corps  russe  (Sacken)  :  19400.  Corps  russe  dOlsuljew  :  5697  (détaché  d« 
eorps  de  longeron)  et  2000  cavaliers  de  Korff  (détachés  du  même  corps). 
Total  :  46657.  Total  général  pour  les  Alliés  entrés  en  France  daos  1« première 
quinzaine  de  janvier  246  757  homme». 

11  faut  ajouter  à  ce  chiffre  : 

!•  Pour  la  grande  armée  de  Bohème  :  la  division  Prohaska  :  9000;  U 
division  wurtembergeoise  de  Doring  :  10600;  le  8*  corps  d'Allemagne  (Hoch- 
bergt  :  10  330.  —  Ces  troupes  n'entrèrent  en  Fraoce  qu'au  mois  de  fé\Tier. 

P  Pour  l'armée  de  Silésie  :  le  corps  Rleist  :  20000.  l/^  cwvt  Langero»  • 


60  1814. 

vant  de  telles  masses,  qui  menaçaient  à  chaque  étape 
de  les  déborder,  les  maréchaux  ne  purent  que  se  re- 
plier, combattant  et  escarmouchant  le  plus  possible, 
mais  évitant  tout  engagement  sérieux  où  ils  se  fussent 
inutilement  compromis.  SaafDôle,  Chalon,  Tournus, 
Bourg,  les  villes  ouvertes  se  rendirent  à  la  première 
sommation.  Les  places  fortes,  les  généraux  alliés, 
instruits  à  l'école  de  Napoléon  —  plus  d'un  même 

19500  hommes  (déduction  faite  des  troupes  de  ce  corps  déjà  entrées  en  France 
et  de  celles  laissées  devant  Mayence).  —  Les  corps  Kleisi  et  I.angeron  pas- 
sèrent la  frontière,  le  premier,  à  la  fin  de  janvier,  le  second,  en  plusieurs 
détachements,  en  février  et  en  mars.  — 4*  corps  allemand  :  12U00.  5*  corps 
allemand  :  9320,  —  Ces  deux  corps  n'entrèrent  pas  en  France. 

3"  L'armée  du  nord,  commandée  par  Bernadette  :  Corps  de  Biilow  :  30000. 
Corps  de  Winzingerode  :  36000.  Corps  du  prince  de  Weyraar:  23000.  Corps  de 
Walm«den  :  15000.  Corps  suédois  :  23000.  Corps  du  duc  de  Brunswick  :  32000. 
—  Seuls  les  corps  Biilow  et  Winzingerode,  réduits  ensemble  à  42  800  hommes, 
entrèrent  en  France  au  mois  de  février. 

4*  Les  armées  de  seconde  ligne.  Russes  de  Beningsen  et  de  Rostowsky, 
Prussiens  de  Taueuzien,  landwehr,  réserves  autrichiennes,  etc.  Ces  diverses 
troupes,  évaluées  à  plus  de  300  000  hommes,  f.rent  le  siège  des  places  d'Alle- 
magne ou  restèrent  dans  les  garnisons.  Elles  ne  prirent  pas  part  à  l'invasion. 

5*  L'armée  d'Italie  (Bellcyarde)  :  74000,  opérant  contre  le  prince  Eugène. 

6*  Anglais,  Espagnols,  Portugais,  Napolitains  :  160000. 

Rapport  de  Barclay  de  Tolly,  25  décembre  1813;  tableau  de  la  composition 
des  armées  alliées  en  1814.  Arch.  topogr.  de  Saint-Péteraboorg,  b**  46692, 
22854  et  22860.  Cf.  Plotho,  III,  annexes,  pp.  1-15,  29-40. 

En  résumé.lesAustro-Prusso-Russes  envahirent  la  France  au  commencement 
de  janvier  avec  245000  hommes,  et  —  s'il  n'y  avait  eu  les  pertes  à  défal- 
quer —  les  nouvelles  troupes  qui  passèrent  la  frontière  de  la  fin  de  jan- 
vier aux  premiers  jours  de  mars  auraient  élevé  ce  chitJ're  à  420 000  hommes, 
y  compris  les  72000  Anglo-Kspagnols  de  Wellington.  Si  l'on  ajoute  à  ce  total 
les  troupes  de  seconde  ligne  et  de  réserve,  et  les  armées  des  Pays-Bas,  d'Es- 
pagne et  d'Italie,  l'on  doit  compter  plus  d'un  million  d'hoinmes. 

Les  forces  françaises,  d'après  les  états  de  situation,  s'élevaient  au  milieu 
de  février  a  650000  hommes,  y  compris,  naturellement,  les  armées  de  Cata- 
logne, des  Pyrénées,  d'Italie,  des  Pays-Bas,  lea  garnisons  des  places  fortes 
au  delà  et  en  deçà  du  Rhin  et  tous  les  déi-ôts,  mais  non  compris  les  gardes 
nationales.  (Situation  générale  au  15  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv*,  883;  situa- 
tions journalières  du  15  au  22  février,  et  état  sommaire  des  troupes  françaises 
en  avril.  Arch.  de  la  guerre.) 

Il  est  inutile,  sans  doute,  de  faire  remarqusr  que,  tant  du  côté  des  Alliés 
que  du  côté  des  Français,  il  y  a  de  la  fantasmagorie  dans  ces  chiffres.  Les 
«ffectifs  y  sont  établis  d'après  des  situations  journalières  parfois  astérieures 
de  deux  mois  aux  tableaux  récapitulatifs;  il  n'y  est  tenu  compte  ui  des  per- 
tes, ni  des  désertions,  ui  des  indisponibles.  On  peut  sans  crainte  réduire  cet 
chiffres  d'an  quart  et  peut-être  même  d'un  tiers.  En  portant  à  400000  hommes 
Dour  les  Français  et  à  750  000  hommes  pour  les  Alliés  le  nombre  des  soldats  pré- 
sents sous  les  armes  et  disponibles  par  toute  l'Europe,  oa  sera  dans  la  vérité. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  61 

avait  servi  sous  ses  ordres,  —  ne  s'avisèrent  pas  de 
s'arrèler  à  en  faire  le  siège.  Ils  les  tournèrent,  lais- 
santuevant  elles  quelques  troupes  d'investissement,  et 
ils  poussèrent  droit  au  cœur  de  la  France.  A  lexlrême 
gauche,  Bubna  s'empara  de  Genève  et  s'avança  sur 
Lyon  par  le  Jura  et  la  vallée  de  la  Saône.  Au  centre, 
les  diiïérentes  colonnes  de  Sch vvarzenberg.  passant  par 
Dôle  et  Auxonne,  par  Monlbéliard  et  Vesoul,  par  Re- 
miremont  et  Epinal,  par  Colmar  et  Sainl-Dié,  gagnè- 
rent Dijon,  Langres,  Bar-sur-Aubo.  A  la  droite,  les 
deux  corps  de  Bliicher,  descendant  les  routes  de  Lor- 
raine, débouchèrentsur  Vassy,  Saint-DizieretBiienne. 
Le  26  janvier,  presque  toutes  les  troupes  alliées  se 
trouvaient  entre  la  Marne  et  les  sources  de  la  Seine  : 
leur  concentration  était  pour  ainsi  dire  faite  *. 

L'empereur  partit  ce  jour-là  de  Châlons,  espérant 
prévenir  celte  concentration  et  attaquer  les  Prussiens 
avant  qu'ils  ne  se  fussent  réunis  aux  Auslro-llusses.  Il 
réussit  à  joindre  Bliicher  isolé  dans  Brienne  et  à  lui 
infliger  une  sanglante  défaite.  Mais  Brienne  n'est  pas 
loin  de  Bar-sur-Aube.  Le  feld-maréchal  se  replie  sur 
l'armée  de  Schwarzenberg.  Celle-ci  ébranle  ses  mas- 
ses, se  porte  en  avant,  et,  le  1"  février,  s'engage  la  ba- 
taille de  la  Rothicre,  où  les  Français  luttent  huit  heu- 
res, un  contre  trois,  sans  se  laisser  acculer  à  l'Aube, 
et  imposent  assez  à  l'ennemi  pour  opérer  le  lendemain 
leur  retraite  surTroyes  par  le  seul  pont  do  Lesmont\ 

La  joie  fut  immense  chez  les  Coalisés.  Cinquante 


1.  Cf.  Plotho,  Der  Krieg  in  DeuUcAland  und  Frankreich.  III,  14  à  90,  Bern- 
fcardi,  Itenkw&rdigkeiten  des  Grafen  von  Toll,  IV,  134  à  258  ;  Schulz,  Geachi- 
ehte  der  Knege  in  Europa,  XIH,  4,  23,  67;  Beitzke,  Geschichte  der  Deutichen 
FreiheiUUriege,  II,  193-203;  Bogdanowitsch,  Geschichte  des  Krieges  1314  (U». 
duit  du  rasse,  par  Baumgarten).  I,  49-83. 

2.  Correspondance  de  Napoléon.  21135,  21136,  21140,  21141,21150,21160, 
Moniteur,  3  et  6  février;  Fain,  Manuscrit  de  1814,  47,  67-87;  Mémoire»  dt 
Marmont.  VII,  29-39;  Ploiho,  III,  116-130;  Daiuleviky.',  Darftellun§  dm 
Feidsuges  m  FrmnkrmcK  I,  4»-#^ 


63  1814. 

cauons  et  deux  mille  prisonniers  étaient  restés  en  leurs 
mains;  quatre  mille  morts  ou  blessés  jonchaient  la 
plaine.  Mais  ce  n'étaient  pas  ces  trophées  et  ces  héca- 
tombes qui  exaltaient  les  Alliés.  Au  reste,  six  mille  des 
leups  n'avaient-ils  pas  été  fauchés  par  la  mitraille*? 
C'était  une  bataille  gagnée  sur  Napoléon  en  plein  ter- 
ritoire français.  Le  charme  rompu  à  Leipzig-  ne  s'était 
pas  reformé.  L'empereur  n'était  plus  invincible  :  donc, 
à  considérer  les  forces  énormes  dont  on  disposait  con- 
tre lui,  il  était  vaincu.  Alexandre  félicitait  Bliicher  en 
ces  termes  :  «  Cette  victoire  couronne  toutes  les  au- 
tres, »  et  Sacken  terminait  son  rapport  par  ces  mots  : 
«A  dater  de  ce  jour,  Napoléon  cesse  d'être  un  ennemi 
dangereux,  et  le  czar  peut  dire  :  Je  donne  la  paix  au 
monde*.  »  La  tête  montée  par  ce  facile  triomphe,  les 
Alliés  s'imaginèrent  que  nul  obstacle  désormais  ne 
pouvait  les  arrêter  et  qu'ils  n'avaient  plus  qu'à  aller 
dicter  la  paix  dans  Paris.  La  dernière  armée  française 
n'étail-elle  pas,  non  seulement  en  retraite,  mais  disper- 
sée, évanouie  ?  Les  officiers  alliés  se  donnaient  rendez- 
vous  à  huitaine  dans  le  jardin  du  Palais-RoyaP,  et  le 
czar  disait  au  général  Reynier  qui  rentrait  do  captivité 
en  vertu  d'un  échange  :  «  Nous  serons  à  Paris  avant 
vous*.  » 

Dans  un  conseil  de  guerre,  tenu  le  2  février  au  châ- 
teau de  Brienne,  on  résolut  de  marcher  incontinent 
sur  Paris,  et  afin  de  donner  à  Bliicher,  le  héros  de  la 
Rothière,  la  satisfaction  d'opérer  seul,  comme  aussi 
pour  faire  plus  facilement  vivre  ces  nombreuses  trou- 
pes, on  décida  que  l'on  marcherait  en  deux  colonnes. 
L'armée  de  Silésie,  après  s'être  complétée  du  côté  de 

1.  Plotho,  m,  126;  Bogdanovritsch,  I,  126.  Koch,  I,  186, 

2.  Journal  de  Nikitin.  Journal  de  Sacken  cité  par  Bogdanowitsch,  I,  126. 

3.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  Russie,  25. 
<i.  Hau\erive  à  Caulaincoort,  17  février.  Arcb.  des  affairea  étrangères, 

fonds  France,  670. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  63 

Cbâlons,  avec  les  corps  d'York,  de  Kleist  et  de  Kapzé- 
witsch,  qui  arrivaient  du  Rhin,  descendrait  le  long-  de 
la  Marne  ;  l'armée  de  Bohême  se  porterait  sur  Troyes 
d'où  elle  s'avancerait  vers  Paris  par  les  deux  rives  de  la 
Seine' .  Telle  était  la  confiance,  tel  était  l'aveuglement 
des  souverains  alliés  et  de  leurs  conseillers  que,  in- 
différents à  toute  considération  stratégique,  ils  ne  s'in- 
quiétaient plus  que  de  l'amour-propre  de  leurs  géné- 
raux et  de  la  commodité  de  leurs  gîtes  d'étape! 

Le  vieux  Blùcher,  qui  avait  toujours  dans  les  vei- 
nes du  sang  de  colonel  de  hussards,  se  mit  aussitôt  en 
mouvement.  Le  3  février  il  était  à  Braux,  le  4  à  Som- 
mepuis,  le  6  à  Goudron,  poussant  les  corps  d'York  et  de 
Sacken  sur  Château-Thierry,  et  suivi  à  deux  journées 
de  marche  par  les  corps  de  Kleist  et  de  Kapzéwitsch. 
Pendant  ce  temps,  Schwarzenberg,  l'éternel  tempori- 
sateur, marchait  processionnellement  sur  Troyes.  Au 
lieu  de  poursuivre  avec  vigueur  l'armée  française  et  de 
la  forcer  t^zas  cette  ville,  il  hésite,  multiplie  les  contre- 
ordres  et  les  contre-marches,  se  laisse  intimider  par  les 
reconnaissances  offensives  de  quelques  partis  de  cava- 
lerie, et  fait  si  bien  qu'il  permet  à  l'empereur  de  don- 
ner du  repos  à  ses  soldats,  de  concentrer  de  nouvelles 
troupes,  de  réorganiser  son  armée,  enfin  de  se  recon- 
naître dans  ce  grand  désarroi*.  L'empereur  évacua 
Troyes  seulement  le  6  février,  et  en  toute  tranquillité. 
Il  se  retira  sur  Nogent.  Avec  un  peu  d'audace,  en  at- 
taquant Troyes  à  l'est  par  Laubressel  et  au  sud  par  la 
route  de  Bar-sur- Aube ,  Schwarzenberg  pouvait  ter- 
miner la  guerre  d'un  seul  coup. 

L'empereur  était  dans  la  situation  la  plus  critique. 

1.  Plotho,  ni,  liO-141  ;  Vamhagen  von  Ense,  Biographiiche  DenkmaU,  lU, 
Blùcher),  300. 

2.  Ordres  de  marche  de  Blùcher  et  de  Schwarzenberg  des  3,  5  et  0  fé- 
vrier. ciUs  par  Plotho,  III,  133.  138,  163.  Corrupondanca  de  NapoUmt. 
«imà«ll92. 


Son  entrée  à  Troyes  avait  été  lamentable.  Pas  une  ac- 
clamation, pas  un  vivat;  le  plus  morne  silence,  per- 
sonne dans  les  rues,  chacun  renfermé  dans  sa  demeure. 
L'armée  se  trouvait  sans  vivres,  avec  des  magasins  vi- 
des et  au  milieu  d'une  population  qui  ne  donnait  aucun 
secoui'»,  gardant  tout  afin  de  satisfaire  aux  prochaines 
réquisitions  de  l'ennemi.  Les  habitants  ne  se  mettaient 
en  peine  que  pour  provoquer  à  la  désertion  ces  con- 
scrits abattus  par  la  fatigue,  la  faim  et  la  défaite.  Un 
grand  nombre  —  six  mille,  dit-on  —  quittèrent  les  ré- 
giments. L'entourage  de  l'empereur,  les  états-majors, 
les  troupes  étaient  dans  la  stupeur.  Les  vieux  soldats 
disaient  :  «  Où  nous  arrêterons-nous'?  »  Seul  de 
tous,  dans  l'armée  et  dans  le  pays,  l'empereur  ne  dé- 
sespérait paf^.  Sans  doute,  pendantces  quelques  jours, 
ses  lettres  trahissent  d'extrêmes  inquiétudes  et  un  dé- 
croissement  d'assurance.  11  donne  à  son  frère  Joseph 
des  instructions  pour  l'abandon  éventuel  de  Paris  ;  il 
fait  écrire  au  prince  Eugène  d'évacuer  la  haute  Italie, 
au  général  Miollis  d'évacuer  Rome,  au  maréchal  Su- 
chet  d'évacuer  Barcelone,  au  prince  Borghèse  d'éva- 
cuer le  Piémont;  il  autorise  le  duc  de  Yicence,  son 
plénipotentiaire  au  congrès  de  Châtillon,  à  accepter  les 
conditions  des  Alliés.  Mais  comme  il  met  des  restric- 
tions et  des  réticences  à  ces  ordres,  qui  dictés  par  les 
circonstances  présentes  doivent  rester  subordonnés 
aux  circonstances  à  venir!  combien  il  y  mêle  de  brèves 
exhortations  au  courage,  de  rappels  à  la  confiance  M  En 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  21208:  u  Ramassez  beaucoup  de  pain,  nous 
monronsdft  faim.  I)  (N'Zl  214, Daure, commissaire  ordonnateur  :)-  L'armée  meurt 
de  faim.  Tous  les  rapports  que  vous  faites  qu'elle  est  nourrie  sont  cont70U- 
vés.  Douze  hommes  sont  morts  de  faim,  quoiqu'on  ait  mis  tout  à  feu  et  à  sang 
sur  la  route  pour  en  tirer  des  subsistances.  Bellune  n'a  rien,  Gérard  n'a  rien, 
la  cavalerie  de  la  garde  meurt  de  faim.  »  <Jf.  Fain,  91,  93;  Mémoires  de  Sé- 
gur,  VI,  295-296;  Pougiat,  188-189. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21176,  SI  178,  21189,  21190,  21  212,  S121S 
21218.  21190.  21195,  21204. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  65 

même  temps,  l'empereur  réorganise  ses  divisions,  dé- 
termine leurs  emplacements,  médite  de  nouvelles  ma- 
nœuvres, donne  des  ordres  pour  les  armées  de  Lyon, 
des  Pyrénées,  des  Pays-Bas,  s'occupe  de  la  situation 
militaire  et  politique  de  Paris,  veille  à  tous  les  détails 
d'armement,d'habillement, d'approvisionnement, d'ad- 
ministration, pourvoit  aux  commandements  vacants, 
signe  des  décrets  sur  la  presse,  réprimande  ses  minis- 
tres, et  au  milieu  de  tant  de  graves  soucis,  il  pense 
à  écrire  au  roi  Joseph  :  «  Tenez  gaie  l'impératrice,  elle 
se  meurt  de  consomption  *.  »  On  jurerait,  au  calme 
extraordinaire  de  l'empereur,  que  la  France  n'est  pas 
envahie  et  qu'il  est  à  la  veille  d'entreprendre  quelque 
lointaine  expédition  avec  deux  cent  mille  soldats! 

Les  Alliés  regardaient  déjà  la  campagne  de  France 
comme  terminée  ;  pour  Napoléon,  elle  allait  seule- 
ment commencer.  Tandis  que  les  temporisations  de 
Schwarzenberg  laissent  à  l'empereur  la  liberté  de  ses 
mouvements,  Bliicher  s'engage  témérairement  dan» 
une  marche  latérale  où  il  échelonne  ses  quatre  corps 
d'armée  à  plus  d'une  étape  les  uns  des  autres'.  Il 
prête  le  flanc  à  Napoléon.  Dans  la  nuit  du  7  au  8  fé- 
vrier, lorsque  le  duc  de  Bassano  entre  chez  l'empe- 
reur afin  de  lui  faire  signer  des  dépêches  pour  Châ- 
tillon,  il  le  trouve  couché  à  terre  sur  ses  cartes  piquées 
d'épingles.  «  —  Ah!  vous  voilà,  lui  dit  Napoléon,  en 
détournant  à  peine  la  tête.  Il  s'agit  maintenant  de 
bien  d'autres  choses.  Je  suis  en  ce  moment  à  battre 
Blûcher  de  l'œil'.  »  Le  lendemain,  l'empereur  donne 
ses  ordres.  Le  maréchal  Victor,  ayant  le  maréchal 
Oudinot  en  seconde  ligne,  restera  à  Nogent  pour  dis- 

1.  Corretpondanee  de  Napoléon.  tWll  k  21218.  Registre  de   Bertfaier,  da 
ï  vi  8  février.  Arch.  de  la  guerre. 
J.  Ordre  de  marche  de  Blùcher,  6  février,  cité  par  Plotho,  III,  163. 
S.  Faut,  97. 

S 


66  1814. 

puter  aux  Austro-Russes  le  passage  de  la  Seine.  Le 
corps  de  Marmont,  qui  a  déjà  commencé  son  mou- 
vement, la  garde  et  la  cavalerie  de  Grouchy  remon- 
teront par  Sôzanne  pour  attaquer  l'armée  de  Silésia 
en  marche  sur  la  route  de  Châlons  à  Paris  *.  Au  reste, 
l'empereur  ne  précipite  rien.  Il  a  à  cœur  de  ne  pas 
faire  de  faux  mouvement.  Depuis  deux  ou  trois  jours 
déjà  il  médite  sa  belle  manœuvre,  mais  avant  de  com- 
mencer d'agir,  il  veut  que  Bliicher  soit  irrémédia- 
blement compromis.  C'est  le  9  février  seulement  que 
Napoléon  quitte  Nogent  de  sa  personne;  il  couche  à 
Sézanne,  cl  le  10,  ayant  rejoint  à  9  heures  du  malin 
le  corps  de  Marmont  devant  les  défilés  de  Saint-Gond, 
il  lance  ses  colonnes  àTaltaqucLe  corps  d'Olsufjew, 
repoussé  de  position  en  position  au  delà  de  Champau- 
bert,  est  presque  entièrement  anéanti .  Douze  ou  quinze 
cents  Russes  tombent  sur  le  champ  de  bataille;  plus 
de  deux  mille  prisonniers  dont  Olsufjew  et  deux  au- 
tres généraux,  quinze  bouches  à  feu,  des  équipages, 
des  drapeaux  restent  aux  mains  des  Français.  Qi^inze 
cents  hommes  à  peine  échappent  au  désastre.  —  Les 
soldats  enthousiastes  appellent  le  bois  de  Champau- 
bert:  le  Bois  enchanté*. 

Le  beau  mouvement  stratégique  de  Napoléon  a 
réussi.  La  colonne  allongée  de  l'armée  de  Silésie  est 
coupée  en  deux  tronçons.  L'empereur  s'interpose 
entre  Bliicher,  qui  arrive  de  Châlons,  et  Sacken  et 
York,  qui  refoulent  Macdonald  jusque  vers  Meaux. 
Ces  deux  généraux  viennent  d'être  instruits  de  la 
marche  de  l'armée  française:  ils  rebroussent  chemin 
et  se  replient  en  toute  hâte  sur  Monlmirail,  L'empe- 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21208,  21  221,  21232,  Registre  de  Berthier 
(ordres  des  8  et  9  février).  Arch.  de  la  grnerre. 

2.  Currespundance  de  Napol'nn,  2lVi'i\  Ka^n,  97-99;  Journal  de  Fabvier, 
33-35,  Plotbo,  177-178;  Bernhardi,  IV,  382-383;  Schu  ^  Xil,  112;Bogdat. 
iio\kritscb,  n,  180-184. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  CI 

reur  les  y  devance.  Comme  la  veille,  à  Champaiibert, 
la  victoire  est  complète.  Perdant  quatre  mille  hom- 
mes, Russes  et  Prussiens  se  retirent  ou  plutôt  s'en- 
fuient  parla  route  de  Château-Thierry,  Les  Français 
les  poursuivent  et,  le  lendemain,  12  février,  ils  leur 
infligent  une  nouvelle  défaite,  leur  tuant  ou  leur  pre- 
nant trois  mille  hommes,  les  forcent  dans  Château- 
Thierry  et  les  rejettent  en  désordre  derrière  l'Ourcq  *. 
Bliicher  cependant,  s'imaginant  que  ses  deux  lieu- 
tenants avaient  imposé  à  l'armée  impériale,  conti- 
nuait tranquillement  sa  marche.  Le  42  février,  il  était 
à  Bergères;  le  13,  il  poussa  jusqu'à  Champaubert, 
repliant  sans  peine  vers  Fiomentière  le  corps  de 
Marmont,  que  l'empereur  avait  chargé  d'observer  les 
mouvements  des  Prussiens*.  Averti  par  un  officier 
du  duc  de  Raguse,  l'empereur  quitte  Château-Thierry 
dans  la  nuit  du  13  au  14.  A  huit  heures  du  matin,  il 
arrive  à  Montmirail  et  ordonne  à  Marmont,  qui  a 
repris  son  mouvement  rétrograde,  de  faire  demi-tour 
et  d'attaquer  l'ennemi  quand  celui-ci  débouchcrarde 
Vauchamps.  Vigoureusement  chargée  et  d'ailleurs 
surprise,  lavant-garde  prussienne  rentre  en  confu- 
sion à  Vauchamps,  d'où  elle  sort  bientôt  dans  le 
même  état.  Derrière  les  troupes  de  Marmont,  Bliicher 
voit  s'avancer  toute  la  garde.  Le  cri  redouté  de  : 
«  Vive  l'empereur!  »  poussé  par  dix  mille  voix,  arrive 
jusqu'à  lui  comme  un  roulement  de  tonnerre.  11  se 
décide  à  la  retraite.  Pendant  deux  heures  ses  troupes 
formées  en  carrés,  par  échiquier,  se  retirent  en  bon 
ordre,  soutenant  calmement  le  feu  de  l'artillerie  de 
Drouot  et  les  assauts  furieux  de  la  cavalerie  de  la 

1.  Corrttpondance  de  Nitpr,lfrnt,  JI531.  tlt3»:  Uomiteur,  13,  U  «t  16  f*. 
mer;  Plolho.  III,  179-18^;  Bernbarai,  IV,  391-3a7;  Schali.  XU.  IJ7,  1«; 
Boglanowiuch,  II,  187-197. 

2,  Memniret  dt  Marmont,  VI,  55,  56;  Muming.  KrieûtgetekickU  dtr  Jmkrea 
1,  U,  U.  56. 


68  1814. 

garde.  Mais  par  un  magnifique  mouvement  tourr^nt, 
Grouchy,  avec  la  cavalerie  de  la  ligne,  a  devance  r  en- 
nemi en  Arrière  de  Fromentière.  Il  commande  la 
charge.  Ses  trois  mille  cinq  cents  cavaliers  enfoncent 
et  pénètrent  cette  masse  de  vingt  mille  Prussiens,  y 
jettent  le  désordre  et  la  panique.  Ils  sabrent  presque 
sans  résistance,  traçant  dans  les  carrés  de  sanglants 
sillons.  Culbutés  par  les  fuyards,  confondus  avec  eux, 
Bliicher,  le  prince  Auguste  de  Prusse,  les  généraux 
Kleist  et  Kapzéwitsch  faillirent  dix  fois  être  pris,  tués, 
foulés  aux  pieds  des  chevaux.  La  poursuite  dura  très 
avant  dans  la  nuit.  Bliicher  perdit  six  mille  hommes 
et,  comme  il  arrive  dans  les  déroutes,  l'action  ne  fut 
meurtrière  que  pour  les  vaincus.  L'armée  française 
eut  à  peine  six  cents  hommes  hors  de  combat*. 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21248,  21252,  21255.  Registre  de  Berthiei, 
13  février.  Arch.  de  la  guerre.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  56-60;  Moniteur, 
16  février;  Mùffling,  57-61;  Plotho,  III,  186-187;  Schulï,  XII,  132-133; 
Beitzke,  II,  265-268. 

Les  historiens  allemands  ont  cherché  à  diminuer  l'honneur  de  ces  belles 
victoires  «n  disant  que  les  Français  s'y  battaient  deux  contre  un.  Pour 
prouver  la  chose,  ils  diminuent  arbitrairement  les  effectifs  des  Alliés,  et 
ils  grossissent  ceux  de  l'empereur.  Or,  d'après  les  situations  des  archives  de 
la  guerre  et  d'après  les  chiffres  portés  pour  les  corps  alliés  au  passage  du 
Rhin  par  les  rapports  étrangers,  voici  le  tableau  des  troupes  combattantes 
dans  ces  différentes  rencontres.  Il  est  bien  entendu  que  nous  défalquons 
20  pour  100  de  pertes  pour  les  troupes  d'Olsufjew  et  de  Sacken  ayant  livré  . 
bataille  à  Brienne  et  à  la  Rothière,  et  10  pour  100  pour  celles  d'York,  de 
Kleist  et  de  Kapzéwitsch. 

A  Champaubert  :  corps  d'Olsufjevr  :  4700  hommes.  —  Divisions  Ricard  et 
Lagrange  :  3200;.1«'  corps  de  cavalerie  :  1500;  2  escadrons  de  garde  impé- 
riale :  150.  Total  :  4700  Russes  contre  4850  Français. 

A  Montmirail  :  corps  Sacken  :  15  700  ;  brigades  Pirch  et  Horn  (du  corps 
York),  16  bataillons  :  7  000.  —  Division  Ricard  :  1200.  Vieille  garde  (10  batail- 
lons) :4000.  Cavalerie  de  la  garde  :  4200;  gardes  d'honneur:  900.  Divisions 
de  Ney  :  2500.  Total  :  22  700  Russes  et  Prussiens  contre  12  800  Français. 

A  Vauchamps  :  corps  Kleist  (moins  la  division  Klux)  :  13500;  débris  du 
corps  Olsufje'w  :  1500;  Kapzéwitsch  :  6500.  —  Divisions  Ricard  et  Lagrange: 
3000;  1"  et  2»  corps  de  cavalerie  :  3  600;  cavalerie  de  la  garde  (moins  ia 
division  Colbert)  :  3300;  1  bauillon  de  vieille  garde  :  400.  Total  :  21500 
Prussiens  et  Russes  contre  10300  Français. 

Il  «st  bon  de  rappeler,  d'ailleurs,  aux  apologistes  de  Blùcher  que  c'était 
seulement  avec  24000  hommes.  —  l'élite  de  son  armée,  à  la  vérité  —  411e 
Napoléon  avait  entrepris  un  mouvement  contre  les  57  000  hommes  •{tsTancea 
de  Silésie. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  6» 

L'intention  de  l'empereur  était  de  poursuivre  Blû- 
cher  jusqu'à  Châlons,  d'en  finir  avec  les  débns  de  son 
armée  et  de  se  rabattre  alors  par  Yitry  sur  les  der- 
rières de  l'armée  de  Bohême*.  Mais  des  dépêches  lui 
apprennent  que  les  Austro-Russes  ont  prononcé  leur 
mouvement  offensif ,  replié  Victor  et  Oudinot;  avancé 
leurs  têtes  de  colonnes  sur  Provins,  Nangis,  Monte- 
reau  et  Fontainebleau  ^  Paris  est  menacé,  — plutôt 
Paris  semble  menacé,  car  la  nouvelle  des  défaites  de 
Blucher  a  déconcerté  singulièrement  le  grand  état- 
major  des  Coalisés.  Ils  deviennent  fort  hésitants.  Jo- 
mini  consulté  dit  qu'il  faut  marcher  droit  sur  Paris. 
Le  conseiller  ordinaire  du  roi  de  Prusse,  le  général 
Knesebeck,  dont  la  parole  fait  toujours  autorité,  se 
récrie  :  «  —  Paris  !  Paris  !  c'est  pour  avoir  voulu  y 
marcher  que  Blucher  s'est  fait  battre.  Qu'avons-nous 
besoin  de  voir  l'Opéra  de  Paris'  ?  »  La  marche  en  avant 
fut  suspendue.  Pour  les  journées  des  15, 16  et  17  fé- 
vrier, les  différents  corps  alliés  reçurent  l'ordre  de  res- 
ter dans  leurs  positions,  «  afin  d'attendre  le  dévelop- 
pement des  manœuvres  de  l'empereur  Napoléon*  ». 

Ces  manœuvres  ne  se  firent  pas  attendre.  Le  14  fé- 
vrier, sur  le  champ  de  bataille  même  de  Yauchamps, 
l'empereur  a  arrêté  son  plan.  Pour  couvrir  Paris,  il 
doit  abandonner  la  poursuite  de  Blucher,  son  premier 
objectif;  mais,  d'autre  part,  l'ordre  décousu  où  se 
trouve  l'armée  de  Bohême,  échelonnée  sur  une  ligne 
de  près  de  vingt  lieues,  expose  cette  armée  au  sort  de 
l'armée  de  Silésie.  Le  15  février,  l'empereur  atteint 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  n»  21  261. 

2.  Ordres  de  marches  de  Schwarzenberg,  11  et  13  février,  cités  par  Plotho, 
m,  pp.  146-155.  Correspondance  de  Napoléon,  21244,  21253,  21256. 

3.  Jomini,  Précis   politiqite  et  militaire  des    campagnes    de  1813    et    1814, 
publié  par  le  colonel  Lecomte  (1886),  II,  238-239. 

4.  Ordres  de  Schwanenberg  des  15  et  17  février,  cités  p«r  Totho,  III,  157- 
158,  207-211. 


70  1814. 

Meaux,  et  le  lendemain  Guignes,  par  une  marche 
forcée  qu'abrègent  pour  une  partie  de  l'infatiterie  des 
charrettes  mises  on  réquisition.  La  garde  fait  sa  jonc- 
tion avec  les  corps  de  Victor,  d'Oudinot  et  de  Macdo- 
nald.  Le  17,  ou  débouche  de  Guignes.  Le  corps  de 
Victor,  qui  forme  tête  de  colonne,  culbute  et  exter- 
mine à  Mormanl  les  huit  bataillons  et  les  vingt-quatre 
escadrons  du  comte  Pahlen.  Deux  heures  après,  Victor 
a  un  autre  engagement  heureux,  à  Valjouan,  avec  la 
division  Lamothe  qu'il  rejette  sur  Donnemarie.  Il  con- 
tinue sa  marche  vers  Montereau,  replie  sur  le  plateau 
de  Surville  les  avant-postes  du  prince  de  "Wurtem- 
berg et  s'arrête  à  Salins  avec  le  gros  do  ses  troupes*. 
En  même  temps,  Macdonald,  au  centre,  s'avance  sur 
Braye,  Oudinot,  à  la  gauche,  sur  Provins.  L'empereur 
fît  halte  à  Nangis,  avec  la  garde  *. 


1.  L'einperour  a  darement  reproché  au  duc  da  Bellune  do  ne  pas  avoir 
occupé  Montereau  ce  jour  même.  Corrrspondanee,  21  286,  21  297,  et  t.  XXVII, 
p.  192.  Si,  en  etfet,  Victor  ae  fût  e^np^ré  du  pont  de  Montereau,  le  17  février, 
rernpereur,  débouchant  le  lendemain,  coupait  la  retraite  an  corps  Blanchi, 
et  Tenait  prendre  à  revers  les  corps  de  Wigjrensteia  et  de  Wrède,  à  Bray 
et  à  Nugeiit.  I,a  grande  année  éprouvait  le  même  sort  que  l'armée  de 
Silésie.  Mais  Victor,  après  avoir  inarché  et  combattu  toute  une  journée, 
poilvait  il  enlpver,  dans  un  combat  do  nuit  {car  il  ne  fût  arrivé  devant  Mon- 
tereau qu'entre  6  et  7  heures  du  soir),  cette  position  à  UOOO  Wurtember- 
geoisT  La  chose  est  fort  douteuse,  d'autant  plus  douteuse  que  le  lendemain 
18,  il  fallut  6  heures  de  combat,  4  divisions  d'infanterie,  2  divisions  de  cava- 
lerie, et  un  grand  déploiement  d'artillerie  pour  déloger  le  prince  de  Wur- 
temberg. Ou  il  faut  conclure  de  l'irritation  de  l'empereur  qu'il  croyait  Monte- 
reau occupé  seulement  par  une  partie  du  corps  de  Wrède.  et  non  par  le  corps 
entier  du  prince  de  Wurtemberg,  ou  il  faut  penser,  comme  le  dit  Kaio,  que 
Napoléon  avait  d'autres  griefs  contre  Victor.  Ce  maréchal  avait  montré 
autant  de  mollesse  que  d  Imprévoyance  dans  la  défense  de  l'Alsace.  Voir 
Correspondance,  21006,  et  lettre  de  Caulaincourt,  Lnnéville,  7  janvier.  Arch. 
^88  atlaires  étrangères,  fonds  France,  668  :  «  Tout  le  monde  s'accorde  à 
dire  que  le  duc  de  Uollune  ne  fait  rien,  ne  sort  pas  de  chei  lui  et  ne  se  donne 
aucun  soin  pour  avoir  des  renseignements...  » 

Disons,  en  passant,  que  si  un  des  lieutenants  de  l'empereur  mérita  des 
reproche»  dans  ces  glorieuses  journées,  ce  fut  assurément  Macdonald.  En 
Be  portant  les  10  et  11  février,  comme  il  devait  le  faire  {Corr^spimilnnce, 
21228  et  21235).  de  la  Kerté-sous-Jouarre  à  Châieau-Thierry.  il  eiit  coupé  la 
retraite  vers  l'Oitrcq  aux  corps  en  léroute  de  Sacken  et  d"ï(>rk,  do'*t  paa  on 
■eul  homme  n'eût  échappé. 

t.  Foin,  110,  111;  Flotho.  lU,  211-213  ;  Schula,  XU,  166. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  ''i 

L'armée  austro-russe  était  partout  refoulée,  et  sa 
tête  qui  avait  poussé  jusqu'à  Fontainebleau  cl  jusqu'à 
Nemours  risquait  do  se  voir  couper  la  retraite.  Schwar- 
zenberg  prit  peur.  Il  s'empressa  d'envoyer  le  comte 
Paar  au  quartier  impérial;  ce  parlementaire  était  por- 
teur d'une  lettre  pour  Berthier  :  «  Ayant  reçu  la  nou- 
velle, écrivait  Schwarzenberg,  que  les  plénipoten- 
tiaires ont  dû  signer  hier  les  préliminaires  de  paix  à 
Châtillon,  aux  conditions  proposées  par  le  duc  de  Vi- 
cence  et  acceptées  par  les  souverains  alliés,  j'ai  arrêté 
les  mouvements  olFensifs  contre  l'armée  française.  Les 
vôtres  continuent.  Je  vous  propose  de  les  faire  égale- 
ment cesser'.  »  Dans  cette  lettre,  Schwarzenberg  men- 
tait à  miracle.  Il  savait  parfaitement  que  les  prélimi- 
naires n'avaient  pas  été  signés.  S'il  avait  arrêté  son 
offensive,  ce  n'était  nullement  à  cause  des  nouvelles 
de  Châtillon,  c'était  sous  Teffet  du  retour  menaçant  de 
Napoléon.  L'empereur  ne  s'y  trompa  point.  Il  lui  était 
trop  facile  de  voir  que  toutes  ces  fausses  assurances 
avaient  pour  unique  but  de  l'amener  à  conclure  un 
armistice,  à  la  faveur  duquel  les  Austro-Russes  pour- 
raient opérer  une  concentration  en  arrière.  «  Propo- 
sition absurde,  écrivit-il  à  Joseph,  puisque  c'est  me 
faire  perdre  tous  les  avantages  de  mes  manœuvres.  » 
L'empereur  laissa  éclater  son  indignation  dans  la  lettre 
à  son  frère,  mais  à  tout  hasard,  il  s'abstint  de  l'expri- 
mer au  prince  de  Schwarzenberg.  Il  différa  sa  réponse 
que  le  comte  Paar  dut  attendre  trois  jours  à  nos  avant- 
postes*. 

Pendant  ce  temps,  Napoléon  poursuivit  sa  marche 

1.  Scbvsrzeoberg  à  Berthier,  Braj,  17  féTrier  («oir).  Arcbivas  nationales, 
AF.,iT.  1669. 

2.  •  Le  prince  de  Sch'warzenberg  Tient  d'envoyer  nn  parlementaire.. .  11 
e«t  difucile  dètre  lâche  àce  point..  Ces  misérables,  an  premier  échec,  tombent 
à  genoux..  •  Corre$p»nianef,  2IÎ93.  Cf.  sur  la  mission  du  comte  Paar 
Berahardi,  IV,  p.  486-4M.  et  Bogdanowiuch,  I,  p.  238-240. 


72  1814. 

offensive.  Le  18  février,  Gérard  avec  le  2*  corps  passé, 
au  milieu  de  l'action,  sous  son  commar dément,  par 
suite  de  la  disgrâce  du  duc  de  Bellune  *,  et  Pajol  avec 
sa  cavalerie  délogërentlesWurtembergeois  du  plateau 
de  Surville,  franchirent  à  leur  suite  le  pont  de  Moii- 
tereau  et  les  rejetèrent  entre  la  Seine  et  l'Yonne.  Le 
même  jour,  Macdonald  repoussa  Wrède  sur  Bray,  Ou- 
dinot  chassa  vers  Nogent  les  avant-postes  de  Wiggen- 
stein  et  AUix  contraignit  Bianchi  à  évacuerNemours. 
Il  en  fallait  moins  pour  décider  Schwarzenberg  à  une 
prompte  retraite.  Du  coup,  il  envoie  les  bagages  à  Bar- 
sur-Aube  et  concentre  à  Troyes  toutes  les  troupes,  fort 
heureuses  d'en  être  quittes  pour  la  peur  et  pour  trois 
marches  forcées  ^.Retardée  par  de  faux  mouvements  de 
Macdonald  et  d'Oudinot  et  par  un  encombrement  aux 
passages  de  la  Seine  qui  en  fut  la  conséquence,  l'armée 
française  perdit  le  contact.  Ce  fut  seulement  le  22  fé- 
vrier, passé  midi,  que  ses  têtes  de  colonnes  débouchè- 
rent dans  la  plaine  de  Troyes,  tandis  qu'à  la  gauche,  la 
division  Boyer  débusquait  de  Méry  l'avant-garde  de 
Blûcher,  qui,  après  avoir  réuni  à  Châlons  ses  troupes 
dispersées,  s'était  le  19  mis  en  marche  vers  l'Aube, 
pour  opérer  sa  jonction  avec  Schwarzenberg  '. 

Devant  Troyes,  la  grande  armée  était  rangée  en 

1 .  Cette  disgrâce  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Quelques  heures  après  avoir 
été  relevé  de  son  commandement,  Victor  écrivit  à  l'empereur  : 

«  Bivac  près  Montereau,  18  février...  La  lettre  que  S.  A.  S.  le  prince 
Alexandre  m'a  écrite  cette  nuit  de  la  part  de  Votre  Majesté  m'a  blessé  dans 
mon  honneur...  Je  vais  donc  chez  moi  dans  nne  circonstance  où  je  désirais 
sacrifier  ma  vie  pour  le  service  de  Votre  Majesté.  J'y  regretterai  que  la 
calomnie  et  l'imposture  m'aient  privé  du  plaisir  de  faire  ce  sacrifice.  »  Arch. 
nat.,  AF.,  iv,  1669.  — Qui  se  ravisa?  L'empereur  ou  le  maréchal  7  Fain  dit 
que  ce  fut  Victor.  Le  duc  de  Bellune,  raconte-t-il,  monta  au  château  de 
Fréville  et  dit  à  l'empereur  :  «  Je  n'ai  pas  oublié  mon  ancien  métier.  Je 
vais  prendre  un  fusil.  Je  trouverai  une  place  dans  les  rangs  de  la  vieille 
garde.  »  Victor  reçut  aussitôt  le  commandement  des  deux  divisions  de  la 
jeune  garde,  nouvellement  formées,  et  comptant  12  000  baïonnettes. 

2.  Ordre  de  marche  de  Schwarïenberg,  Trainel,  18  févier,  cité  par  Plotho, 
III,  217. 

3.  Moniteur,  27  février;  Bogdanowitsch,  I,  S57;  Miifâing,  II,  68,69. 


LB3    PREMIÈRES    BATAILLES.  73 

ligne  de  bataille,  sa  droite  a  la  Seine,  sa  gauche  au 
village  de  Saint-Germain*.  Il  était  trop  tard  pour  que 
l'empereur  pût  engager  l'action,  d'autant  que  toutes 
ses  troupes  n'avaient  pas  rejoint.  Mais  la  journée  du 
lendemain  promettait  bien.  Le  mouvement  de  Napo- 
léon sur  la  Seine  n'avait  qu'à  demi  réussi,  puisque  des 
sept  corps  de  l'armée  de  Bohême,  cinq  s'étaient  dérobés 
à  son  épée.  Enfin,  Schwarzenberg  s'arrêtait!  L'em- 
pereur allait  en  finir  avec  lui  d'un  seul  coup,  dans  une 
sanglante  et  décisive  bataille.  Les  Français,  le  cœur 
retrempé  au  feu  des  victoires,  avaient  la  confiance  et 
l'ardeur.  Si  les  Austro-Russes  étaient,  sans  doute,  en 
forces  bien  supérieures,  la  mauvaise  position  qu'ils 
avaient  prise,  un  fleuve  à  dos,  balançait  l'avantage  du 
nombre,  et  quelle  était  leur  démoralisation!  Quant  à 
l'armée  de  Silésie  qui  menaçait  son  flanc  gauche,  l'em- 
pereui-ne  s'en  efi'rayait  pas.  Pour  franchir  la  Seine  à 
Méry  où  le  pont  était  détruit  et  où  la  rive  gauche  avait 
une  muraille  de  vieux  soldats  d'Espagne,  il  faudrait  à 
Blûcher  au  moins  vingt-quatre  heures.  Dans  vingt- 
quatre  heures,  l'empereur  aurait  battu  Schwarzen- 
berg,et  si  l'armée  de  Silésie  débouchait  alors, elle  cour- 
rait grand  risque  d'être  battue  à  son  tour  et  jetée  dans 
la  rivière. 

Schwarzenberg,  par  malheur,  pensait  comme  Napo- 
léon. Il  voyait  les  immenses  dangers  de  cette  bataille 
et  il  «  ne  se  souciait  pas,  par  crainte  de  l'opinion  publi- 
que, de  sacrifier  une  magnifique  armée  à  la  gloire  de  la 
France*  » .  Le  lendemain,  23  février,  dès  quatre  heures 

1 .  Ordre  d©  Schvars«aberg  pour  le  22,  Troyes,  21  février,  cité  p»p  Plotho. 

III,  223. 

2.  Leiu-e  de  Schwarzenberg,  Bar-sor-Aube,  26  février,  citée  par  Bemhardi, 

IV,  478-479  :  «  ...  Napoléon  ayant  concentré  tontes  «es  forces  ponr  nous  livrer 
bataille,  c'était  un  premier  motif  ponr  lui  refuser  cette  bataille,  mais  le 
motif  principal  était  qu'un  échec  suivi  d'une  retraita  jusqu'au  Rhin  aurait 
anéanti  toute  notre  armée...  Livrer  une  bataille  décisive  contre  une  armée 
qni  comb»t  avec  toute   la  confiance  qu'elle  a  gagnée  dans  de  pet^tst  na- 


74  1814. 

du  matin,  les  Austro-Russes  commençaient  leur  re- 
traite sur  l'Aube,  laissant  seulement  devant  Troyes  l'  a 
rideau  de  troupes,  et  vers  onze  heures,  le  prince  île 
Neutchâlel  recevait  une  nouvelle  proposition  d'ar- 
mistice. Cent  cinquante  mille  hommes  refusaient  le 
combat  à  soixante-dix  mille. 

Le  czar,  l'^  roi  de  Prusse,  Knesebeck,  d'autres  en- 
core voulaient  qu'on  livrât  bataille  ;  Schwarzenberg, 
lordCasllereagh,  Nesselrode,  Toll,Wolkonsky,  étaient 
d'un  avis  contraire.  L'empereur  d'Autriche,  qui  avait 
peu  d'idées  à  lui,  pensait  comme  Schwarzenberg.  En 
attendant  qu'on  tombât  d'accord,  Schwarzenberg,  dans 
la  nuit  du  22  au  23  fé\Tier,  décida  la  retraite,  de  sa  pro- 
pre autorité*.  Et,  il  faut  rendre  justice  au  général  autri- 
chien, cotte  décision  —  d'une  si  excessive  prudence, 
qu'elle  paraisse  au  premier  abord  —  était  le  salut. 
L'armée  n'était  pas  moralement  en  situation  de  rece- 
voir la  bataille  ce  jour-là.  A  la  guerre,  comme  partout, 
il  faut  savoir  choisir  son  heure.  C'est  avec  raison  que 
Thielen  a  dit  :  «  Le  prince  de  Schwarzenberg  a  fait,  de 
lui  seul  et  contre  l'avis  de  tous,  deux  manœuvres  aux- 
quelles on  doit  le  succès  de  cette  campagne  :  la  pre- 
mière en  battant  on  retraite  à  Troyes,  la  seconde  en 
attaquant  les  Français  à  Arcis-sur-Aube*.  » 

Aumatin,lesordresderetraito, qui  d'ailleurs  avaient 

contres  et  qui  manœuvre  ïur  son  propre  territoire,  avec  des  vivres  et  dos 
munitions  à.  sa  portée,  et  Taide  des  paysans  révoltés,  c'est  une  entreprise 
à  laquelle  seules  les  plus  extrêmes  nécessités  pourraient  me  contraindre...  Il 
me  touche  peu  que  les  journalistes  disent  :  «  Ah  !  si  un  autre  se  fut  trouvé 
«  K  la  tête  de  cette  belle  armée,  les  choses  se  seraient  passées  autrement!* 
Cela  m'est  égal.  Je  ne  saurais  rester  en  paix  et  jouir  de  mes  biens  et  de 
nés  honneurs,  si  ma  conscience  me  reprochait  d'avoir  agi  par  crainte  de 
l'opinion  publique  et,  pour  cela,  d'avoir  sacrifié  une  majjnifique  armée  à  la 
gloire  de  la  France.  J'ai  beaucoup  souffert  en  prenant  le  parti  de  refuser  la 
bataille,  mais  je  suis  resté  inébranlable  et  personne  n'aurait  pt  me  faire 
changer  d'avis.  » 

1 .  Ordre  do  marche  de  Schwaraenberg,  Troyes,  23  mars  (1  heure  du  matin), 
cité  par  Plotho,  III,  226. 

t.  Thielen,  Feldsug  der  verbùndeten  Heere  Europa't  1Si4,  295. 


LES    PREUIÈRES    BATAILLES.  TS 

reçu  un  commencement  d'exécution,  furent  ratifiée  par 
un  conseil  do  guerre  tenu  à  huit  heures  chez  le  roi  de 
Prusse.  On  arrêta  en  outre  que  ra-f-mée  prendrait  po- 
silion  derrière  l'Aube'.  La  veille,  le  comte  Paar  était 
revenu  des  avant-postes  français,  porteur  d'une  lettre 
de  Napoléon  pour  l'empereur  d'Autriche  et  d'une  let- 
tre de  Berthier  pour  Schwarzenberg.  Ces  deux  lettres, 
bien  qu'écrites  sur  un  ton  quelque  peu  comminatoire, 
laissaient  néanmoins  percer  le  désir  et  la  possibilité 
d'un  arrangement'.  Le  conseil  décida  qu'un  nouveau 
parlementaire  serait  envoyé  au  quartier  impérial  pour 
y  réitérer  la  demande  d'une  suspension  d'armes'.  Affa- 
mées, perdues  de  froid,  fatiguées  par  les  marches  for- 
cées et  les  nuits  de  bivouac,  meurtrières  en  la  saison, 
démoralisées  par  les  défaites  et  par  cette  retraite  de 
plus  de  vingt-cinq  lieues  qui  menaçait,  disaient  tout 
haut  les  officiers,  de  ne  prendre  fin  qu'au  delà  du 
Rhin,  les  troupes  alliées  «  semblaient  non  point  opérer 
une  marche  rétrograde,  mais  être  en  pleine  déroute  à 
la  suite  d'une  bataille  perdue*  ».  En  ces  circonstances, 
un  armistice,  convention  purement  militaire  qui  n'en- 
gageait pas  les  diplomates  de  Châlillon,  présentait  de 
crrands  avantages  aux  Coalisés.  Il  y  avait  pour  eux 
écessité  pressante  de  rétablir  l'ordre  dans  leur  armée 
et  de  la  faire  reposer  quelques  jours  dans  de  bons 
quartiers. 

L'empereur  reçut,  à  Ch^itre,  dans  l'atelier  d'un  char- 
ron où  il  avait  passé  la  nuit,  l'envoyé  de  Schwarzen- 
berg. Le  prince  de  Lichtenstein  donna  les  plus  grands 
éloges  à  la  vaillance  des  troupes  françaises,  au  génie 

1.  Plotbo,  m,  «27, 

t.  Corrttpondanee  de  ffapoUnn,  îl  314,  et  lettre  de  Berthier  à  Schvarxen- 
ber^,  Nogent,  îî  février,  ciiée  eo  oote  an  torae  XXVIl  He  la  Correspondance- 
—  Il  sera  reparlé  de  la  lettre  de  Tempère  ir  au  chapitre  suivant 

3.  Schwarxeoberg  à  Berthier,  Troues.  Î3  février.  Arch.  uat.    AK  .  l»,  1«9. 

4.  Bot{daiiOwitsch,  I,  271.  Cf.  Jomini.  U.  241  et  Floiho,  UI,  231. 


78  1814. 

de  leur  chef,  et  ne  dissimula  rien  de  la  situation  em- 
barrassée où  se  trouvaient  les  Alliés.  Mis  par  ces  con- 
fidences en  humeur  de  causer,  l'empereur  demanda 
s'il  était  vrai  que  la  guerre  fût  devenue  dynastique  et 
que  les  souverains  eussent  Je  projet  de  rétablir  les 
Bourbons.  A  ces  questions,  et  à  de  légitimes  représen- 
tations sur  la  présence  des  princes  tolérée  en  France, 
Lichtenstein  répondit  que  tous  ces  bruits  étaient  faux, 
que  l'Autriche  ne  se  prêterait  pas  à  de  pareilles  com- 
binaisons et  que  d'ailleurs  les  souverains  ne  poursui- 
vaient qu'un  seul  but  :  la  paix.  Plus  ou  moins  confiant 
en  ces  assurances,  sincères  sans  doute,  mais  données 
par  un  homme  peu  clairvoyant,  l'empereur  congédia 
Lichtenstein  en  lui  promettant  d'envoyer  dès  le  len- 
demain un  officier  général  aux  avant-postes  pour  né- 
gocier l'armistice  1. 

Troyes,  où  l'empereur  comptait  le  jour  même  en- 
trer sans  coup  férir,  était  encore  occupée  par  une 
partie  du  corps  de  Wrède.  Au  moment  de  l'assaut,  ce 
général  envoya  un  billet  à  Napoléon,  portant  qu'il  éva- 
cuerait la  ville  le  lendemain  matin,  mais  que  si  l'at- 
taque n'était  point  suspendue  à  l'instant,  Troyes  se- 
rait incendiée.  L'empereur  n'hésita  pas  à  sacrifier  au 
salut  de  Troyes  la  destruction  des  Bavarois .  Il  fit  cesser 
le  feu  et  coucha  au  faubourg  des  Noues  ^  L'enthou- 
siasme qui  éclata  à  son  entrée  dans  la  ville,  le  ma- 
tin du  24  février,  fit  contraste  avec  l'accueil  glacé  et 
presque  méprisant  qu'il  avait  reçu  vingt  jours  aupara- 
vant. Les  forfaits  des  Alliés  et  ses  récentes  victoires 
avaient  changé  et  transporté  les  esprits.  Jamais 
aux  retours  triomphaux  d'Austerlitz  et  d'Iéna,  les 
acclamations  n'avaient   été  plus  nombreuses,   plus 

1.  Pam,    126-128.  Cf.  Bogdanowitsch,  I,  262  qui  se  plaint  que  Licbtensteis 
ait  par  ses  paroles  donné  trop  de  conflance  à  Napoléon. 

2.  Fain,  131  ;  Poa^at,  256,  399;  Bogdanovitsch,  I,  266. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  W 

sincères,  plus  ardentes.  L'empereur  put  à  peine  se 
frayer  passage.  «  C'était  à  qui  presserait  ses  bottes  et 
baiserait  ses  mains  *.  »  A  ces  cris  de  :  «  Vive  l'empe- 
reur I  »  se  mêlèrent  les  cris  :  «  A  bas  les  traîtres  !  » 
Pendant  le  séjour  des  souverains,  deux  ex-émigrés, 
le  marquis  de  Vidranges  et  le  chevalier  Gouault,  non 
contents  de  porter  la  cocarde  blanche  et  la  croix  de 
Saint-Louis,  et,  raconte-t-on,  de  fouler  aux  pieds  en 
pleine  rue,  sous  les  yeux  des  Prussiens,  un  drapeau 
tricolore,  avaient  fait  imprimer  à  mille  exemplaires 
la  proclamation  de  Louis  XVIII  et  l'avaient  distri- 
buée par  la  ville.  En  outre,  ils  avaient  présenté  au 
czar  une  adresse  ayant  pour  objet  le  rétablissement 
des  Bourbons.  Vidranges;  le  plus  compromis,  avait 
quitté  Troyes  afin  de  se  rendre  près  du  comte  d'Ar- 
tois. Son  complice,  Gouault,  paya  pour  tous  deux  et 
pour  bien  d'autres,  plus  coupables  encore.  Dénoncé 
par  la  clameur  publique,  il  fut  arrêté,  déféré  à  une 
commission  militaire  et  fusillé,  sur  la  place  du  mar- 
ché au  blé,  moins  d'une  heure  après  le  prononcé  de 
la  sentence.  Le  chevalier  Gouault  mourut  en  brave, 
la  croix  de  Saint-Louis  sur  la  poitrine,  criant  :  «  Vive 
le  roi  !  »  et  commandant  le  feu.  On  dit  que  son  exé- 
cution précipitée  empêcha  l'empereur  de  lui  faire 
grâce ^ 

Les  Alliés  n'avaient  demandé  un  armistice  qu'afin 
de  gagner  quelque  relâche  ;  ils  espéraient  que  les  hos- 

1.  Fain,  132  ;  Pougiat,  276. 

t.  Lettre  de  Napoléon  à  Aagerean,  Troyes,  26  février  (non  citée  dan»  la 
Correspondance).  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  906.  Journal  de  l'Empire  du  28  février; 
Journal  de*  Débats  du  16  avril  ;  Vidranges,  L'un  de*  dernier*  forfait*  de  Bo- 
naparte (br.  in-8»,  Paris,  1814),  pp.  1  à  9;  Fain,  pp.  133-139 ;  Montrol,  Ilistoire 
de  Champagne,  p.  421  ;  Pougiat,  pp.  278-287.  —  D'après  Koch,  T.  705,  qui 
n'est  pas  suspect  de  bonapartisme,  le  chevalier  Gouault  s'était  rallié  à 
l'empire  et  s'en  était  montre  très  chaud  partisan.  A  la  fia  de  décembre  1813, 
il  avait  brigué  et  obtenu  le  commandement  de  la  cohorte  de  gardes  nati»  • 
nales  de  Troyes.  Mais  ce  commandement  lai  ayant  «té  retiré,  il  rsvint  aus 
opinions  de  s»  jeuiiesse. 


78  1814. 

tililés  soraient  suspendues  par  le  fait  seul  de  la  réu- 
nion des  commissaires  à  Lusigny.  Napoléon,  on  le 
conçoit,  ne  l'entendait  pas  ainsi.  Il  avait  Tavantag-e,  il 
en  voulait  profiter.  Il  lui  fallait  pour  cela  rester  maître 
de  ses  mouvements.  Le  général  Flahaut,  arrivé  à  Lusi- 
gny  dans  l'après-midi  du  24  février,  déclara  que  les 
pourparlers  n'interrompraient  pas  les  opérations  mili- 
taires, lesquelles  ne  s'arrêteraient  qu'après  l'échange 
des  ratifications*.  En  effet,  ce  jour-là  même,  Gérard 
et  Ouùinot  poursuivirent  les  Bavarois  sur  la  route  de 
Bar-sur-Aube  jusqu'à  Montiéramey,  tandis  que  Mac- 
donald,  marchant  verjs  Bar-sur-Seine,  repliait  l'ar- 
rière-garde  autrichienne  jusqu'à  Saint-Pierre-aux- 
Vaudes*.  Les  coalisés  étaient  donc  vivement  menés, 
et  il  n'était  pas  douteux  qu'à  moins  de  se  résoudre 
à  une  bataille,  ils  devraient  abandonner  la  ligne  de 
l'Aube,  comme  ravant-veille  ils  avaient  abandonné 
celle  de  la  Seine.  A  la  vérité,  Bliicher,  qui  occupait 
Méry  et  Angiure,  sur  le  flanc  des  Français,  multipliait 
ses  messages, demandant  des  ordres  et  s'cfTrant  à  opé- 
rer une  diversion  pour  dégager  la  grande  armée.  Mais, 
d'un  autre  côté,  Bubna,  refoulé  sur  l'Ain  par  les  lieu- 
tenants d'Augereau  et  menacé  do  perdre  Genève,  ré- 
clamait instamment  des  renforts*. 

Le  2o  février,  h  huit  heures  du  malin,  les  trois  sou- 
verains tinrent  à  Bar-sur-Aube  un  nouveau  conseil  de 
guerre,  où  furent  convoqués  Schwarzenberg,  Metter- 
nich,  lord  Casllereagh,  Nesselrode,  Ilardenberg,  Ra- 
delzky,  Diebitsch,  Wolkonsky  et  Knesebeck.  Sur  la 
demande  du  roi  de  Prusse,  on  se  réunit  dansla  chambre 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  213ô9.  et  lettre  de  Flahaut  k  Napoléon, 
Lusigny,  24  et  25  février.  Arch.   nat.,  AK.,  iv,   1669. 

2.  uë^islre  de  Berthier  (lettre  à  Oudinoi,  Gérari},  Macdonald,  24  févritfï). 
Arch.  de  la  guerre.   Bogdanowitsch.  1,  268. 

3.  Viiriihagen,  ilioyraphische  Denkmale,  III,  334-335;  lettre  de  Schwarzen- 
berg  àJimcher,  citée  par  Bernhardi,  IV,  497;  Bogdanowitsch,  I,  26],  273. 


LES    PREMIÈRES    BATAILLES.  79 

même  de  ce  dernier,  soudain  tombé  malade.  «  —  Nous 
ne  pouvons  nous  passer,  disait  Guillaume,  des  conseils 
de  Knescbcck.  »  On  s'entendit  sans  peine  sur  la  né- 
cessité d'envoyer  des  renforts  à  Bubna.  Il  fut  résolu 
que  le  prince  de  Uesse  Hombourg,  réunissa  3t  sous  son 
commandement  le  1" corps  d'armée  et  le  fi"  corps  d'Al- 
lemagne, ainsi  que  la  1"  division  des  réserves  autri- 
chiennes, quitterait  incontinent  la  grande  armée  et  se 
porterait  sur  la  Saône  afin  d'arrêter  les  progrès  d'Au- 
gereau,  de  débloquer  Genève  et  d'assurer  cette  ligne 
de  communication.  La  question  de  la  défense  ou  de 
l'abandon  de  l'Aube  vint  ensuite  en  délibération.  La 
discussion  fut  animée,  presque  violente.  Schwarzen- 
bergprotestanl  que  l'armée,  déjà  trèsaiïaibliepar  le  feu 
et  les  marches,  allait  être  encore  diminuée  des  troupes 
envoyées  contre  Augereau  avec  le  prince  de  Uesse- 
Hombourg,  déclara  qu'il  n'y  avait  d'autre  parti  que 
la  retraite.  Le  czar,  qui  était  toujours  pour  l'action, 
et  que  les  récentes  lettres  de  Bliicher  avaient  pénétré 
de  leur  feu,  combattit  l'avis  de  Schwarzenberg.  11  in- 
sista longtemps  et  vivement  sur  les  avantages  d'une 
bataille  où  la  grande  armée,  en  position  derrière 
Vube,  contiendrait  Napoléon,  tandis  que  l'armée  de 
^iiésie  l'attaquerait  de  flanc.  Alexandre  dut  néanmoins 
céder  à  l'opinion  du  conseil.  Mais,  reprenant  aussitôt 
la  discussion,  il  demanda  que  l'ordre  de  retraite  ne 
s'étendît  pas  aux  troupes  de  Blucher,  et  que  le  feld- 
maréchal  fût  laissé  entièrement  libre  d'opérer  à  sa 
guise,  soit  pour  engager  une  action  contre  les  Fran- 
çais, soit  pour  marcher  sur  Paris.  Schwarzenberg  ne 
voyait  pas  sans  inquiétude  Blucher  se  commettre  en 
un  nouveau  mouvement  latéral  qui,  exécuté  dans  '«s 
mêmes  conditions  que  celui  des  premiers  jours  ;•  d  fé- 
viier,pouvail  amener  les  mêmes  désastres.  Il  eût  pré- 
féré que  Blucher  se  réunît  à  lui,  ou  du  moins  qu'il  sa 


M  1814. 

coDcentràt  sur  la  Marne  et  y  restât  dans  l'expectative  *. 

Le  czar  cependant  imposa  sa  volonté,  disant  que  si 
sur  ce  point  encore  le  conseil  décidait  contre  son  avis, 
il  quitterait  la  grande  armée  avec  tous  ses  Russes  et 
se  réunirait  à  l'armée  de  Silésie.  Le  roi  de  Prusse  qui, 
selon  la  remarque  d'un  habitant  de  Troyes,  avait  l'air 
du  premier  aide  de  camp  d'Alexandre*,  déclara  qu'il 
ferait  la  même  chose  avec  ses  Prussiens.  On  arrêta 
que  la  grande  armée  se  retirerait  sur  Langres,  oti  elle 
se  préparerait  soit  à  recevoir  une  bataille  si  l'empe- 
reur continuait  sa  marche  en  avant,  soit  à  reprendre 
l'offensive  si  l'armée  de  Silésie  attirait  sur  elle  l'effort 
des  Français.  Pour  Bliicher,  il  serait  laissé  maître  de 
ses  opérations  ;  mais  comme  son  armée  était  réduite  à 
quarante-huit  mille  hommes,  le  conseil,  sur  la  propo- 
sition du  czar,  décida  que  le  corps  de  Winzingerode, 
qui  était  aux  environs  de  Reims,  et  le  corps  de  Biilow, 
qui  arrivait  de  Belgique,  seraient  mis  sous  son  com- 
mandement. Lord  Castlereagh  se  chargea  d'écrire  à 
Bernadotte  pour  l'informer  que,  dans  l'intérêt  gé- 
néral, le  conseil  de  la  coalition  avait  dû  renforcer 
l'armée  de  Silésie  dos  corps  de  Bûlow  et  de  Winzin- 
gerode, jusque-là  appartenant  à  l'armée  du  Nord.  En 
dédommagement,  Bernadotte  recevrait  le  comman- 
dement supérieur  des  troupes  hanovriennes,  anglaises 
et  hollandaises  qui  opéraient  dans  les  Pays-Bas'. 

Le  lendemain,  26  février,  toute  l'armée  austro-russe 

1.  Lettre  de  Schwarzenberg  m  wincher,  23  février,  citée  par  Bernfaardi, 
IV,  497.    Cf.  Plotho,  III,  266-267. 

2.  Rapport  de  Proteau,  Troj-es,  24  février.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1669. 

3.  Protocole  de  la  délibération  du  25  février,  et  lettres  d'Alexandre  et  de 
Frédéric-Guillaume  à  Blucher,  citées  par  Bogdanowitsch,  I,  274,  487;  II,  314. 
Cf.  Mémoires  de  Mettemich,  II,  190-191;  Jomini,  II,  242;  Danilevrsky,  I,  166; 
Bernhardi,  IV,  519-521;  Plotho,  III,  231-232.  —  Selon  Plotho,  généralement 
si  exact,  et  plusieurs  historiens  français  et  étrangers,  le  conseil  aurait  été 
tenu  le  24  à  V«iideuvre.  C'est  une  erreur.  Les  documents  originaux,  protocole 
Je  la  séance  et  lettres  du  roi  de  Prusse  et  de  l'empereur  do  rtussie  à  Bliicher, 
portent:  Bat-sur-Aube,  25  février. 


POSITIONS    DES    ARMÉES    LE    26    FÉVRIER.  8i 

avait  repassé  l'Aube.  Barclay  de  Tolly  se  dirigeait  de 
ChaumoQt  sur  Langres;  Wurtemberg  marchait  sur 
Blessonville;  Gyulai,  sur  Arc-en-Barrois;  Wiggenstein 
occupait  Colombey.  Le  corps  de  Wrède,  qui  formait 
l'arrière-g-arde,  était  débusqué  dans  l'après-midi  du 
pont  de  Dolencourt  et  des  faubourgs  de  Bar  par  les 
troupes  d'Oudinot  et  de  Gérard,  tandis  que  Macdonald 
s'avançait  sur  la  Ferté-sur-Aube,  forçant  la  garnison 
autrichienne  à  évacuer  Châtillon  \  Pour  Blûcher,  dont 
l'armée  avait  franchi  TAube  à  Anglure,  la  veille  et 
l'avant- veille,  il  prononçait  son  mouvement  vers  Paris 
par  la  grande  route  de  Goulommiers  *. 

La  position  générale  des  armées,  le  26  février,  était 
celle-ci  :  Napoléon,  maître  de  Troyes,  avait  dans  sa 
main,  concentrés  entre  la  Seine  et  l'Aube,  74  000  hom- 
mes et  3o0  pièces  de  canon'.  Devant  lui,  la  grande 
armée  coalisée,  réduite  à  environ  130000  soldats*,  se 

1.  Ordre  de  Schwaraenberg  pour  la  joomée  du  26  (Bai^sur-Aube,  25  fé- 
vrier), cité  par  Plotho,  III,  233-235.  Oadinot  à  Berthier,  Ailleville,  26  fé- 
Trier.  Arch.  nat.,  AP.,  nr,  1669.  Registre  de  Berthier,  26  février.  Arch.  de  U 
guerre. 

2.  Corretpondanee  de  Napolion.  il  aBT,  21 380  ;  Mémoire»  de  Marmont,  VI, 
197-199;  Mùffling,  Kriegsgeschichte  de»  JoAres  1814,  U,  73-74. 

3.  7*  corps  (Oudinot)  :  17028  hommes.  U»  corps  (Macdonald)  :  8797.  2*  corps 
(Gérard):  6257.  Ir«et2"  divisions  de  jeune  garde  (Ney):  2244.  1"  et  2*  divisions 
provisoires  de  jeune  garde  (Victor)  :  12556.  1"  division  de  la  vieille  garde 
(Priant)  :  6600.  !'•  division  de  la  réserve  de  Paris  (duc  de  Padoue)  à  Nogent: 
3430.  Grand  parc  (Sorbier)  et  réserve  d'artillerie  de  la  garde  :  2000  hommes 
Total  pour  l'infanterie  et  l'artillerie  :  58912  hommes. 

Division  de  cavalerie  Roussel  :  (Brigades  Vattier,  Osmert,  Grouvel  et  Sparre) 
2  174,  2*  corps  de  cavalerie  (Saint-Germain):  2380.  5»  corps  de  cavalerie  (Mil 
hand)  :  3351.  6*  corps  de  cavalerie  (Kellermann,  comte  de  Valmy)  :  3819.  2*  et 
3«  divisions  de  cavalerie  do  la  garde  sons  Nansouty  (Exelmans,  La  Perrière)  : 
3168.  Total  pour  la  cavalerie  :  15042  hommes.  Total  général  :  73954  hommes. 

Situations  du  21  février  au  1"  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  (pour  Teffec- 
tif  des  corps  de  Nejr  et  de  Victor)  :  lettre  de  Ney  &  Berthier,  Arcis-sur-Aube, 
26  février,  et  rapport  de  Dronot  k  Napoléon,  Fismes,  4  mars,  Arch.  nat.,  AF., 
IV,  1669,  et  musée  des  Archives  —  (pour  la  composition  de  la  division  Rous- 
sel) :  Correspondante  de  Napolém.  21306,  et  registre  de  Berthier,  28  février. 
Arch.  de  la  guerre  ;  —  (pour  rartilierie)  :  lettres  de  Dulauloy  et  de  Sorbier  à 
Napoléon,  19  février,  Arch.  nat.,  AF.,  rv,  1669,  et  situations  des,  19  janvier, 
25  mars  et  1"  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Prendre  l'effectif  de  la  grande  armée  à  son  entrée  eo  France  («1814  »,  p.  IV\ 
•t  défalquer,  outre  le  corps  de  Bubnaet  d'Alojs  Lichteocteio,  les  tronpeb  «a- 


82  1814. 

repliait  surChaumont  etLangrcs.  A  la  g-auclie,  Blû- 
cher  avec  48  000  hommes'  entreprenait  une  marche 
de  flanc  des  plus  hasardeuses.  Le  feld-maréchal  ris- 
quait d'être  attaqué  sur  ses  derrières  par  Napoléon, 
tanciis  qu'il  serait  contenu  sur  son  front  par  les  corps 
do  Marmont  et  de  Mortier,  que  des  renforts  allaient 
porter  à  plus  de  16  000  combattants*.  A  la  droite  de 
l'empereur,  le  général  Allix,  l'un  des  officiers  les  plus 
énergiques  de  toute  l'armée,  défendait  la  ligne  de 
l'Yonne  avec  2  000  soldats,  ralliant  autour  de  lui  les 
paysans  de  la  levée  en  masse'.  De  Paris,  où  la  France 
envoyait  chaque  jour  des  cadres  et  des  recrues,  par- 
taient chaque  jour  pour  les  armées  des  bataillons, 
des  escadrons,  des  batteries*.  Enfin  les  gardes  natio- 
nales s'organisaient  dans  toutes  les  provinces  ;  3t, 
sur  le  théâtre  de  la  guerre,  les  paysans  prenant  les 
armes  dressaient  des  embuscades,  défendaient  les 
villages,  combattaient  les  partis  ennemis,  arrêtaient 

voyées  contre  Angersau  sons  le  commandement  du  prince  de  Hesse,  et  en- 
viron 15  pour  100  pour  lf>8  perte»,  les  malades  et  les  garnisons  laissées  sur 
les  derrif^res;  ajouter  en  revanche  les  renforts  reçus  :  la  division  Prohaska 
et  la  division  wurleinbergeoise  du  général  Uoring. 

1.  York  :  n -ÎSS.  Kieist  :  9  800.  Sacken:  13  700.  Rudzewitsch,  Kapzé-witsch  et 
Korff  (lieutenants  de  Langeroo)  :  10  ou  il  000  horauies.  Cf.  Journal  de  I.aiigeron. 
Arch.  topogr.  de  Saint-Pjt'^rsbonrg,  n*  29  103.  Hroysfïn,  Leben  des  Fphlmnr- 
schalls  Vork.Ul,  234;  et  Plotho.  IM,  261,  qui  porte  ces  forces  à  50000  hommes 
en  évaluant  trop  haut  les  divisions  de  Langeron. 

2.  Marmont:  6*  corps  et  1"  corps  de  cavalerie  :  6088  hommes.  Situation 
du  28  lévrier.  Arch.  de  la  guerre.  —  Mortier  :  gardes  d'honneur  de  Defrance  : 
913  hoinm'is.  V*  division  de  cavalerie  de  la  garde  (Colbert)  :  909.2*  division 
de  la  vieill«  garde  :  2  442  Situation  du  15  février.  Arch.de  la  gaerre,  Rapport 
de  brouot  à  Napoléon,  Kismes,  4  mars.  Musée  des  Archives.  —  Renforts 
envoyés  de  Paris  aux  deux  maréchaux  le  28  février  :  3*  division  provisoire 
déjeune  garde  {Porret  de  Morvan)  :  4879  hommes.  Division  provisoire  de 
cavalerie  (Boulnoir)  :  1  026.  1  compagnie  d'artillerie  :  150  hommes.  Ornano  à 
Berihier,  28  février.  Arch.  de  la  gaerre.  Situations.  —  Total  pour  les  deux  m»> 
réchaux  ;  16507  hommes. 

3.  Allix  k  Clarke,  2  et  3  mars,  et  situation  des  18  février  et  L2  mars.  Arch. 
de  la  guerre.  Correspondance  de  Napoléon,  21  23-2,  21348. 

4.  Rapports  journaliers  de  Ilullin  et  de  Pasquier,  février  et  mars.  Rapport 
de  Mortemart  à  Napoléon,  2  mars.  Arch.  nai.,  AF  ,  rv,  1534  et  1669.  Corres- 
pondance de  Clarke,  Fririon,  Ornano,  Préval,  février  M  mtira, pastim.  Arch.  de 
)a  i^uerr*. 


POSITIONS    DES     ARMÉES    LE    26    FÉVAIER.  83 

les  convois,  donnaient  la  chasse  aux  fuyards  et  aux 
isolés'. 

Au  sud,  Augcreau  qui  avait  28  000  hommes  à  l'armée 
de  Lyon  *  s'était  enfin  décidé  à  prendre  l'offensive  con- 
tre les  20  000  Autrichiens  de  Bubna  et  de  Lichtenstein. 
Il  avait  formé  deux  colonnes  de  ses  troupes.  Celle  de 
gauche,  commandée  par  Pannetier  et  Musnier,  avait 
rejeté  l'ennemi  au  delà  de  l'Ain,  tandis  que  celle 
de  droite,  commandée  par  Marchand,  se  portait  sur 
Genève  qu'elle  était,  le  26  février,  au  moment  d'in- 
vestir. Augereau  avait  l'ordre  exprès  de  reprendre 
cette  ville  et  d'aller  s'établir  sur  la  route  de  Bâle  à 
Langres,  afin  de  couper  la  ligne  de  communication 
de  l'armée  de  Schwarzenberg',  —  magnifique  mou- 
vement conçu  par  l'empereur  et  qu'il  ne  fallait  qu'un 
peu  de  résolulion  et  de  promptitude  pour  exécuter  à 
coup  sûr. 

En  Espagne,  le  maréchal  Suchct  avec  15 000  hom- 
mes concentrés  à  Figueraset  environ  23  000  hommes 
occupant  Barcelone,  Sagonte,  Tolède  et  autres  places, 
tenait  en  respect  les  ooOOO  Anglo-Espagnols  de  lord 
Bentinck  et  de  Copons.  Il  n'attendait  que  la  ratification 
du  traité  de  Valençay  par  les  Cortès  pour  ramener  en 
France  ces  troupes  d'élite,  bronzées  au  feu  de  cent 
combats*. 

De  ce  côté  des  Pyrénées,  les  45  000  soldats  de  Soult, 
massés  à  Bayonne  et  à  Orlhez,  contenaient  derrière 
l'Adour  et  les  deux  gaves  la  grande  armée  du  duc  de 

1.  Correspondanc»  des  préfets,  féTrier  et  mars.  Arch.  nat,  F.  7,  3408*  et 
1418».  —  Sur  la  guerre  des  pajrsana  voir  lea  documentA  cités,  pp.  54  à  S8 
<le  «  1814  *. 

î.  Situation  de  l'armée  de  Lyon  un  12  férrier.  Arch.  de  la  gtierre.  —  Sur  cM 
28000  hommes.  3728  gardas  nationaux  resifereot  à  Lyon. 

3.  Ciarke  k  Augerpau,  13,  18  et  22  février.  Arch.  de  guerre.  Corrttpondanee 
de  AapoUon,  21243.  Plotbo.  III.  25-V237,  «t  annexes,  71-73. 

4.  Corretpondanre  de  Napoléon,  21097,  21213.  Koch,  II,  309-315.  Situation» 
(tfmées  d'Espagne)  et  éut  sommaire  des  troupes  franc«isas  «a  «vrii  1814. 
Arch.  de  la  guesre. 


64  1814. 

Wellington,  forte  de  72  000  Anglais,  Espagnols  e\ 
Portugais'. 

Au  delà  des  Alpes,  le  prince  Eugène,  à  qui  Tem- 
pereur  venait  d'envoyer  l'ordre  de  se  maintenir  en 
Italie,  occupait  la  ligne  du  Mincio.  Avec  48  000  com- 
battants, il  contraignait  les  75  000  Autrichiens  du 
feld-maréchal  de  Bellegarde  à  garder  la  défensive  et 
les  Napolitains  de  Murât  à  battre  en  retraite*. 

Sur  les  anciennes  frontières  du  Nord,  le  général 
Maison  et  ses  15  000  hommes'  imposaient  aux 
30  000  Allemands  et  Prussiens  du  prince  de  Saxe 
Weymar  et  du  général  Borstell ,  par  une  habile 
guerre  de  chicane,  ne  livrant  que  des  combats  partiels, 
toujours  en  mouvement,  reculant  un  jour,  le  lende- 
main reprenant  l'offensive.  A  Maëstricht,  à  Berg-op- 
Zoom;  à  Anvers  que  défendait  Carnot,  dans  les  forts 
du  Niew-Diep  que  défendait  l'amiral  Verhuell,  on  ré- 
pondait à  coups  de  canon  aux  sommations  des  Anglais 
de  Graham,  des  Saxons  de  Yalmôden  et  des  Hollan- 
dais du  prince  d'Orange*. 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  24097,  21365,  21097.  Situations  {armées 
d'Espagne)  et  état  sommaire  des  troupes  françaises  en  avril  1814.  Arch.  de 
la  guerre. 

2.  Rapport  de  Tascher  de  la  Pagerie  reproduit  dans  la  Correspondance  de 
Napoléon,  XXVII,  192-193.  Koch,  II,  163,  197.  État  de  situation  des  armées, 
au  15  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv*,  883. 

A  la  fin  de  janvier  et  au  commencement  de   février,  Napoléon  avait  fait 
passer  à  plusieurs  reprises  au  prince  Eugène  l'ordre  d'évacuer  l'Italie,  mais-, 
après  la  victoire  de  Montereau,  il  lui  envoya  contre-ordre  par  une  lettre  que  ' 
porta  Tascher  de  la  Pagerie. 

3.  Dans  la  lettre  du  19  février  (Arch.  Nat.,  AF.,  rv,  1  669),  Maison  ne  porte 
son  effectif  qu'à  11617  hommes.  Mais  ce  général  oublie  de  dire  qu'il  est  au 
moment  de  recevoir  des  renforts  de  Lille  où  les  dépôts  comptaient  19  780  hom- 
mes. Situation  du  15  février.  Arch.  nat.,  AF.,  rv*,  883. 

4.  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,  21 089,  21 328.  Moniteur  du  24  février. 
Plotho,  III,  200-201.  Bogdanowitsch,  I,  222-225  et  423-425. 

Troupes  alliées  opérant  dans  les  Pays-Bas  :  Saxe-Weymar:  23350  hom- 
mes  (toutes    ces    troupes   d'ailleurs   n'étaient   pas    encore   en    ligne    à  la' 
fin  de   février).  Brigades  Borstell  et  Zeliensky   (du  corps  Biilow  entré   on 
France  avec  16  900  hommes  au  lieu  de  30000)  :  13  000.  Graham:  8000  hommes. 
Valmôdea  :  15000   hommes.   Prince    d'Orange  :  milices. 


POSITIONS    DES    ARMÉES    LE    26    FÉVRIER. 


85 


Les  places  fortes  d'au  delà  et  d'en  deçà  du  Rhin, 
Glogau,  Custrin,  Magdebourg,  Wursbourg,  Peters- 
berg,  Hambourg,  Wezel,  Mayence,  Luxembourg, 
Strasbourg,  JSeuf-Brisach,  Phalsbourg,  Landau,  Hu- 
ningue,  Belfort,  Metz,  Saadouis,  Thionville,  Longwy, 
bien  approvisionnées  et  pourvues  de  bonnes  garni- 
sons, défiaient  le  blocus  et  les  assauts. 

De  rOder  à  l'Aube,  du  Mincio  aux  Pyrénées,  par- 
tout les  armées  ennemies  étaient  ou  contenues  ou  eo 
retraite. 


m 

tfi   CONGRÈS   DE   C'.fATILLON 


Ce  changement  de  fortune,  plutôt  cette  revanche 
du  génie  sur  le  nombre,  paraissait  faciliter  la  paix. 
Napoléon  avait  remporté  dix  victoires,  mais  il  res- 
tait dans  une  situation  très  critique.  Les  souverains 
alliés  étaient  encore  au  cœur  de  la  France,  mais 
leurs  armées  vaincues  et  démoralisées  battaient  en 
retraite.  Des  deux  côtés,  il  semblait  que  l'on  dût  se 
montrer  accommodant.  Or,  moins  que  jamais,  un 
accord  était  possible.  La  gloire  de  Montmirail  et  de 
Yauchamps,  l'espérance  dépareilles  journées,  détour- 
naient l'empereur  de  souscrire  aux  humiliantes  con- 
ditions dictées  par  les  Coalisés.  Malgré  leurs  revers, 
malgré  leur  retraite,  les  Coalisés  étaient  décidés  à 
repousser  les  propositions  de  Napoléon. 

Il  est  douteux  que  les  Alliés  désirassent  la  paix  à 
Prague*.  Il  est  plus  douteux  encore  qu'ils  s'y  fussent 
résignés  à  Francfort  Ml  est  certain  qu'ilsne  la  voulaient 

1.  Cf.  Mémoire*  de  Afetiemieh,  I,  139  à  160,  11,  467 j  Dépêche»  de  Gentz.l,  19 
à  45.  —  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  prince  NHpuléon  paraît  avoir 
dit  le  dernier  mot  sur  la  question  :  Napoléon  et  te»  détracteur»,  pp.  71  à  90. 

2.  ■  ...  A  Francfort,  les  Alliés  déterminèrent  les  conditions  de  paix  à  offrir  à 
la  France.  Il  eui  agréable  au  czar  de  se  souvenir  jusqu'à  quel  point  il  était 
opposé  à  une  marche  rapide  des  négociations.  Il  rejeta  à  plusieurs  reprises 
Jes  propositions  de  hâter  l'entrée  en  conférence,  non  qu'il  ne  désirât  pas  la 
paix,  mais  parce  qu'il  croyait  qu'avec  le  temps  on  la  ferait  plus  avantageu- 
sement. ■  Opinion  de  la  cour  de  Russie  sur  les  réponses  de  lord  Castlereagh 
et  du  baron  de  Ilardeoberg  aux  questions  posées  par  le  cabinet  de  Vienne 
Troyes,  13  février,  citée  par  Bogdauuwitsch ,  Gesckickte  de»  Krieges  1814,  II, 
308-313.  d'après  les  Archives  du  ministère  des  affaires  étrangères  de  Saint- 
Péterstoorg.  Cf.  Mémoire»  de  Mettemich,  l,  144,  153,  174  et  passim. 


LE    CONGRÈS    DB    CUATILLON.  87 

pas  quand  ils  envoyèrent  leurs  ministres  à  Châlillon.  Si 
même  il  n'avait  dépendu  que  de  la  volonté  des  souve- 
rains étrangers,  la  comédie  qui  porte  dans  l'histoire  le 
nom  de  Congrès  de  Châtillon  n'aurait  pas  été  jouée. 
Dès  l'entrée  des  armées  en  France,  la  perte  de  Napo- 
léon était  tacitement  résolue  '.  Il  n'y  avait  divergences 
d'opinions  que  sur  la  forme  de  gouvernement  à 
donner  à  la  France.  L'Angleterre  voulait  les  Bour- 
bons. La  régence  de  Marie-Louise  pouvait  convenir  à 
l'empereur  François  comme  père  ;  il  la  repoussait 
comme  souverain,  subissant  l'influence  de  Mettcrnich 
et  de  Schwarzenberg.  Celui-ci  avait  dit  à  Bassano  dès 
le  commencement  de  1813  :  «  Napoléon  a  bien  fait  un 
divorce  dans  un  intérêt  politique;  pourquoi  Marie- 
Louise  ne  pourrait-elle  pas  en  faire  autant*?  »  Comme 
l'empereur  d'Autriche  et  le  gouvernement  anglais, 
le  roi  de  Prusse  était  disposé  à  prêter  la  main  à  une 
restauration,  pourvu  toutefois  qu'auparavant  son 
armée  ivre  de  vengeance  eût  mis  la  France  à  feu  et  à 
sang,  puisqu'on  ne  devait  pas  lui  prendre  de  terri- 
toire. Le  czar,  sans  être  en  principe  absolument  hos- 
tile aux  Bourbons,  jugeait  encore  leur  retour  impos- 
sible. La  France  les  réprouvait,  pensait-il .  Guidé  tantôt 
par  un  libéralisme  vague,  tantôt  par  des  amitiés  per- 


1.  •  n  s'a^gaait  de  porter  à  l'existence  de  Napoléon  (par  l'invasioD)  aa 
coup  qai  serait  décinif.  ««Lachute  de  Napoléon  était  decidéiueot  iuévitable... 
Toute  paix  qai  aarait  rejeté  Napoiéoa  daps  lei  ancifooes  limite»  d«  Ut 
France  n'aareiit  été  qu'un  armistice  ridicule...  Klle  n'aurait  pu  conduire  an 
bat  que  s'était  proposée  la  graude  alliance,  nn  état  de  paix  durable  foodé* 
aar  1  équilibre  outre  les  puissances.  ■  «  La  puissance  de  Napoléon  est  brisé^ 
elle  no  se  relèvera  plus.  •  •  La  chute  prochaine  de  l'eiupire  était  indu- 
bitable poor  tout  homme  politique  qui  ne  se  payait  pits  d'illusions.  »  Mé- 
moiret  de  àfellemick.  l.  172,  18.',  IHÔ  et  188.  Cf.  II,  p.  467  (Rapport  de  U«ir 
temich  à  François  II.  It  juillet  1813);  C'irrespondanee  J*  lord  Caatlereat/h, 
V,  107,  187,  267,  PI  passim  ;  Juiniui,  11,  230-231  ;  Hihnoire*  du  eotnle  de  Langeron. 
ArcL  des  affaires  étrangères,  fonds  Kussie,  25;  Dauiits,  Gesehichte  de» 
FetdxugeM  1814,  I,  4^i9-4ll. 

2.  Conversation  de  Bassano,  rapportée  dana  U  joanuU  da  général  Pel^fi 
Arcb.  de  la  guerre. 


88  1814. 

sonnelles,  l'empereur  n'avait  point  de  projet  arrêté. 
Son  esprit  flottait  entre  l'empire  donné  à  Bernadolte 
et  la  convocation  d'une  grande  assemblée  de  députés 
qui  eussent  eux-mêmes  décidé  des  destinées  de  la 
France.  La  République  dût-elle  être  proclamée,  il 
ne  s'en  effrayait  pas.  Le  czar  était  d'ailleurs  dominé 
par  une  idée  fixe  :  Napoléon  était  entré  à  Moscou, 
Alexandre  voulait  entrer  à  Paris*.  Et  il  y  voulait  en- 
trer à  cheval,  à  la  tête  de  sa  garde,  tambours  bat- 
tants et  drapeaux  déployés,  non  point  avec  les  pensées 
de  massacre  et  d'incendie  qui  hantaient  le  cerveau 
de  Blûcher  et  des  affiliés  du  Tugendbund,  mais  pour 
s'y  montrer  aux  Parisiens,  aux  Français,  au  monde 
entier,  dans  sa  gloire  et  sa  magnanimité. 

Ces  idées  régnant  au  quartier  général  de  Langres, 
on  y  était  peu  disposé  à  entamer  des  négociations 
qui,  si  elles  réussissaient,  feraient  avorter  les  projets 
des  diplomates  et  évanouir  les  espérances  des  sou- 
verains, Mais  depuis  trois  mois  les  ministres  de  la 
coalition  mettaient  en  avant  leurs  sentiments  pacifi- 
ques. Après  avoir  à  Francfort,  le  9  novembre,  proposé 
officieusement  de  traiter  de  la  paix  sur  les  bases  des 
frontières  naturelles  de  la  France^;  après  avoir  dé- 
claré officiellement,  le  2b  novembre,  que  l'on  «  était 
prêt  à  entrer  en  négociation'  »  ;  après  avoir  proclamé 
le  1"  décembre,  dans  la  Déclaration  de  Francfort,  que 
«  le  premier  usage  que  les  souverains  avaient  fait  de 
la  victoire  avsdt  été  d'offrir  la  paix  à  l'empereur  des 


1.  Cf.  Mémoires  de  Mettemich.  I,  172,  182-186,  188  ;  Correspondance  de  loro 
Castlereagh,  V,  213-214  et  passim.  Note  autographe  de  l'empereur  Alexandre, 
Troyes,  13  février,  citée  par  Bogdanowitsch,  II,  70-72.  Dépêches  de  Gentz,  I, 
61-62.  Caulaincourt  à  Napoléon,  Châtillon,  30  janvier.  «  ...  Le  czar  veut 
faire  voir  ses  gardes  aux  Parisiens  pour  venger  Moscou.  »  Cf.  Hauterive 
à  Caulaincourt,  17  février.  Arch.  des  aflf.  étrangères,  fonds  France,  668  et  670. 

2.  Note  de  Saint- Aignan ,  Francfort,  9  novembre.  Arch.  des  afai'îe» 
étrangères,  fonds  France,  668. 

%.  Mettemich  à  Bassano,  25  novembre.  Arch.  de«  affaires  étraugèrea,  i6&. 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON.  89 

Français  *  »  ;  pouvait-on  refuser  la  réunion  d'un  con- 
grès sans  exaspérer  toute  la  nation  française  et  sans 
choquer  même  l'opinion  de  l'Europe,  non  moins  dé- 
sireuse de  la  paix  que  la  France  elle-même  ?  Cédant 
aux  représentations  de  Castlereagh  et  de  Metternich,  le 
czar  consentit  enfin,  le  29  janvier,  à  laisser  ouvrir  des 
conférences,  mais  sur  des  bases  toutes  différentes  de 
celles  de  Francfort  :  la  France  rentrerait  dans  ses  li- 
mites de  1789.  Il  était  entendu  d'ailleurs  que  les 
pourparlers  n'arrêteraient  pas  les  opérations  mili- 
taires, et  Razumowsky,  le  plénipotentiaire  russe,  reçut 
du  czar  des  instructions  secrètes  afin  de  faire  traîner 
en  longueur  les  négociations.  Le  duc  de  Vicence  qui 
attendait  depuis  trois  semaines,  aux  avant-postes  en- 

1.  DécUration  des  Coalisés,  Francfort,  1**  décembre  1813.  —  Dana  cette 

pièce,  les  Alliés  disent  implicitement  que  leur  offre  a  été  repoussée.  Or,  le 
16  novembre,  Bassano  avait  écrit  à  Metternich  que  le  duc  de  Vicence 
était  prêt  à  se  rendre  pour  négocier  près  des  plénipotentiaires  alliés  «  ans- 
siiôt  que  Metternich  lui  aurait  fait  connaître  le  jour  fixé  pour  le  congrès  ». 
Bien  que  cette  lettre  contint  au  lieu  des  mots  :  <  S.  M.  adhère  aux  bases 
générales  et  sommaires  >  ces  mots  un  peu  ambigus  :  «  Une  paix  par  l'indé- 
pendance de  toutes  les  nations  a  été  Tobjet  constant  de  la  politique  de 
l'empereur,  ■  ce  n'était  cependant  pas  une  fin  de  non-recevoir.  Les  Alliés 
n'étaient  donc  nullement  fondés  à  prétendre  ^ue  leur  offre  avait  été  refusée. 
On  a  dit  que  si  l'empereur  «  avait  pris  la  balle  au  bond  »,  il  eiit  obtenu 
la  paix  à  Manheim  sur  la  base  des  frontières  naturelles.  Cela  paraît  plus  que 
douteux.  Si  les  Alliés  avaient  eu  sincèrement  l'intention  de  faire  la  paix,  ils 
auraient  attendu,  avant  de  lancer  la  déclaration  de  Francfort,  que  le  duc  de 
Bassano  eût  le  temps  d'envoyer  sa  réponse  à  Metternich  qui  lui  demandait 
le  25  novembre,  de  s'expliquer  catégoriquement  sur  •  les  bases  générales  et 
sommaires  «  ;  et  au  reçu  do  la  lettre  du  2  décembre,  de  Vicence  •  Ihomme 
de  la  paix  »,  où  le  nouveau  ministre  disait  expressément  :  «  J'annonce  k 
V.  E.,  avec  une  vire  satisfaction,  que  S.  M.  adhère  aux  bases  générales  et 
sommaires  »,  ils  atiraient  envoyé  leurs  plénipotentiaires  à  Manheim.  D'après 
les  Mémoires  de  Metternich  et  la  Correspondance  de  lord  Castlereagh.  les  pro- 
positions de  Francfort  n'étaient  qu'une  duperie  imaginée  pour  abuser  et 
l'Europe  et  la  France.  C'est  avec  raison  que  Caulaincourt  conseillait  à  Na- 
poléon de  publier  toutes  les  pièces  des  négociations  afin  de  montrer  «  le 
fond  du  sac  de  Francfort  »  et  de  prouver  «  sa  bonne  foi  et  sa  modération  ». 
•  n  faut,  écrivait-Il  encore,  «  proclamer  l'engagement  public  et  réciproque 
p»ur  les  Alliés  de  ne  pas  exiger  plus  et  pour  V.  M.  de  ne  pas  exiger 
■oins  ».  23  décembre.  Arch.  des  affaires  étrangères,  668.  Cf.  Dépêche*  de 
Gtntx,  I,  50,  58.  Gents  parle  des  «  dispositions  pacifiques  de  Napoléon  », 
et  reconnaît  que  «  les  bases  furent  pleinement  acceptées  par  la  lettre  mé- 
■orable  du  duc  de  Vicence,  du  2  décembre  *. 


90  1814. 

nemis  le  bon  plaisir  des  Alliés,  reçut  enfin  l'avis 
que  les  plénipotentiaires  allaient  se  réunir  à  Châ- 
tillon». 

Les  Coalisés  no  risquaient  guère  en  consentant  à 
entamer  des  négociations.  Ils  savaient  trop  bien  que 
Napoléon,  qui  deux  mois  auparavant  avait  hésité 
devant  la  proposition  de  réduire  son  empire  aux  fron- 
tières naturelles  de  la  France,  ne  voudrait  jamais 
céder  la  rive  gauche  du  Rhin,  «  le  pré  carré  fran- 
çais ».  Conséquemment,  ils  seraient  bientôt  dégagés 
dans  l'esprit  de3  partisans  de  la  paix*.  «  Les  négocia- 
tions devaient  êJre  illusoires,  dit  très  bien  le  comte 
de  Langeron.  Les  souverains  savaient  qu'il  fallait 
détruire  le  mal  dans  la  racine  et  anéantir  le  jacobi- 
nisme impérial'.  » 

Au  moins,  Napoléon  n'était  pas  dupe.  Comme  les 
Alliés,  il  négociait  à  Châtillon  afin  de  marquer  des 
dispositions  pacifiques;  mais,  comme  les  Alliés  aussi, 
il  ne  croyait  pas  qu'un  accord  fût  possible.  Le 
4  janvier,  il  écrivait  au  duc  de  Yicence  :  «  Je  pense 
qu'il  est  douteux  que  les  Alliés  soient  de  bonne  foi 
et  que  FAnglelerre  veuille  la  paix.  J'ai  accepté  les 
bases  de  Francfort,  mais  il  est  probable  que  les  Alliés 
ont  d'autres  idées;  leurs  propositions  n'ont  été  qu'un 
masque.  »  Un  mois  plus  tard,  le  4  février,  jour  de  la 

1.  Protocole  de  hi  conférence  de  Langres  d«  29  janvier,  cité  par  Rog^da- 
no'witsch,  II,  305;  Mémoire»  de  Aletlernich,  I,  189;  Correspondance  de  lord 
Castlereayh,  V,  215;  Lettre  do  Nesselro'Je  à  Razumowsky,  Bar-sur-Seino, 
6  février,  citée  par  Bogdanowitacii,  II,  61;  Dépêche»  de  Gentz,  I,  64:  Damits, 
I,  410,  411.  Moniteur  supprimé  du  20  janvier.  —  Le  duc  de  Yicence  avait 
reçu  ses  passeports  pcar  ChàtiUon  des  la  nuit  du  19  janvier.  Mais,  comme 
on  le  voit,  il  s'en  fallait  encore,  k  celte  date,  que  le  czar  fût  décidé  à 
laisser  entamer  les  négociations. 

2.  ...  «  Je  lisais  trop  bien  dans  la  pensée  de  Napoléon  pour  ne  pas  voir 
de  grands  avanias^ea  dans  tonte  lentalivo  d'arrangement,  tan»  risquer 
pour  cela  d'ajourner  te  retour  d'un  meilleur  ordre  de  cUose»  par  un  accommo- 
dement intempestif.  »  Mémoire»  de  Metternich,  I,  189, 

3.  xMëmoires  du  comte  de  Langeron,  lieutenant  général  an  ••rvic«  da  la 
Russie.  Axch.  des  alTaires  étrangères,  fonds  Russie,  25. 


LE    CONGRÈS    DB    CHATILLON.  »* 

première  séance  du  congrès,  il  écrivait  do  nouveau  : 
«  "Vous  me  demandez  toujours  des  instructions 
lorsqu'il  est  encore  douteux  si  les  Alliés  veulent  trai- 
ter'. »  «  Je  ne  tiens  pas  au  trône,  avait-il  dit  encore, 
alors  que  Caulaincourt  attendait  à  Lunéville  ses  pas- 
seports pour  Châtillon.  Je  n'avilirai  ni  la  nation  ni 
moi  en  souscrivant  à  des  conditions  honteuses*.  » 
Ces  conditions  honteuses,  c'était  les  limites  de  l'an- 
cienne France,  celait  ce  que  Napoléon,  dans  sa  con- 
naissance des  hommes  et  sa  prescience  dos  événe- 
ments, se  doutait  queles  diplomalesclrangers  allaient 
exiger.  En  réalité,  la  situation  à  Chûlillon  était  celle- 
ci  :  Napoléon  avait  offert  de  négocier  sur  des  bases 
qu'il  savait  ne  devoir  pas  être  acceptées  par  les  plé- 
nipotentiaires des  Alliés,  et  les  Coalisés  avaient  con- 
senti à  traiter  sur  des  bases  qu'ils  savaient  devoir  être 
repoussées  par  le  plénipotentiaire  français.  Comédie 
des  deux  côtés, uniquement  conçue  et  jouée  pour  abu- 
ser l'opinion. 

Le  congrès  s'ouvrit  le  4  février.  L'animosité  des 
souverains,  la  clairvoyance  de  Metlernich  et  de  Cas- 
tlereagh  avaient  bien  choisi  les  plénipotentiaires  :  sir 
Charles  Stewart',  frère  et  âme  damnée  du  ministre 
anglais;  le  baron  de  Humboldt,  aussi  gallophobe  que 
Blùchcr  lui-même;  le  comte  de  Stadion,  l'instigateur 
de  la  guerre  de  1809;  le  comte  Razumowsky,  un  des 
plus  ardents  ennemis  de  Napoléon.  Tous  les  retards 
importaient  aux  Alliés  et  surtout  au  czar  qui,  moins 
sagace  que  Metternich,  craignait  de  se  voir  priver  de 
l'entrée  triomphale  à  Paris  par  l'empressement  de  Cau- 

1.  Corretpondanee  de  Napoléon,  ?1  062  et  îl  178, 

I.  Corretpundanee.  21062.  Cf.  SI  063.  •  ...  C«  qni  serait  demandé  aa  delà 
dea  bases  de  Francfort  est  donc  repoussé  par  le  fait  métne  que  ces  bases 
ont  été  od'ertes  par  t<'>aa  les  cabinets  et  loénie  par  I  Angleterre...  > 

3.  L'Âotjleterre  était  représentée  en  outre  pur  lor^  Caibc«rt  et  lord  Aber- 
deflq. 


92  1814. 

laincourt  à  tout  accepter.  Dans  la  première  séance,  on 
se  contenta  de  s'ajourner  au  lendemain*.  Le  5  février, 
les  plénipotentiaires  alliés  exposèrent  qu'ils  étaient 
chargés  de  traiter  de  la  paix  au  nom  de  l'Europe  ne 
formant  qu'un  seul  tout;  qu'ils  ne  traiteraient  que 
conjointement;  enfin  que  le  code  maritime  n'entrerait 
pas  dans  la  discussion.  Caulaincourt  adhéra  à  ces 
préambules  et  demanda  que  le  fond  du  débat  fût  im- 
médiatement abordé.  Mais, soit  que  la  chose  fût  exacte, 
soit  plutôt  qu'il  voulût  gagner  du  temps,  Razumowsky 
objecta  que  ses  pouvoirs  n'étaient  pas  en  règle.  La 
conférence  fut  remise  au  lendemain,  mais  à  cause 
d'un  second  retard  dans  la  régularisation  des  pou- 
voirs de  Razumowsky,  le  congrès  ne  se  réunit  à  nou- 
veau que  le  surlendemain*.  Les  Alliés  déclarèrent 
que  la  France  devait  rentrer  dans  les  limites  qu'elle 
avait  avant  la  Révolution,  «  sauf  des  arrangements 
de  convenance  réciproque  sur  des  portions  de  ter- 
ritoire au  delà  des  limites  de  part  et  d'autre  »,"  et 
qu'elle  devait  abandonner  toute  influence  hors  de  ses 
frontières  futures.  Le  duc  de  Vicence  ayantfait  remar- 
quer combien  ces  conditions  difi'éraient  des  proposi- 
tions de  Francfort,  Razumowsky  et  Stadion  eurent 
l'audace  de  dire  qu'ils  ignoraient  que  les  cours  alliées 
eussent  jamais  fait  ces  propositions  à  l'empereur  des 
Français.  Invoqué  en  témoignage,  Aberdeen  éluda  la 
question*. 

On  a  dit  et  répété  que  ce  jour-là,  Caulaincourt, 
muni  de  pleins  pouvoirs,  tint  entre  ses  mains  la  guerre 
et  la  paix.  S'il  eût  accepté  dans  l'instant  les  proposi- 
tions des  Alliés,  tout  extraordinaires  qu'elles  devaient 

1.  Protocole  du  4  février.  Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  668. 

2.  Protocoles  des  5  et  7  février.  —  Dans  sa  lettre  à  Napoléon,  du  5  février, 
Caulaincourt  se  plaint  très  vivement  de   Razumowsky. 

3.  Caulaincourt  à  Napoléon,  8  février.  Arch.  des  affaires  étrangère»,  668; 
•t  orotocole  du  7  février. 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON.  W 

lui  paraître,  les  hostilités  eussent  été  arrêtées  '.  La 
vérité  est,  au  contraire,  que,  le  7  février,  le  duc  de  Vi- 
cence  ne  se  sentait  pas  investi  de  pouvoirs  assez  éten- 
dus pour  signer  un  pareil  traité,  et  cela  sans  discus- 
sion, en  quelque  sorte  les  yeux  fermés  '.  11  avait,  c'est 
vrai,  reçu  la  lettre  du  4  février  où  Napoléon  vaincu  à 
la  Rothière  lui  disait  :  «  Aussitôt  que  les  Alliés  vous 
auront  communiqué  leurs  conditions,  vous  êtes  libre 
de  les  accepter  ;  »  mais  où  il  ajoutait  :  «  ou  d'en  référer 
à  moi  dans  les  vingt-quatre  heures'  ».  il  avait  reçu  la 
célèbre  lettre  du  duc  de  Bassano,  du  5  février  :  «  Sa 
Majesté  me  charge  de  vous  dire  qu'elle  vous  donne 
carte  blanche  pour  conduire  les  négociations  à  bonne 
fin,  sauver  la  capitale  et  éviter  une  bataille  où  sont 
les  dernières  espérances  de  la  nation*.»  Mais  le  jour 
même  où  «  cette  carte  blanche  »  arrivait  à  Caulain- 
court,  il  lui  arrivait  aussi  une  nouvelle  lettre  de  l'em- 
pereur :  «  Vous  devez  accepter  les  bases  si  elles  sont 
acceptables,  écrivait  Napoléon,  et  dans  le  cas  con- 
traire, nous  courrons  les  chances  d'une  bataille  et 
même  de  la  perte  de  Paris  et  de  tout  ce  qui  s'en- 
suivra*. » 

Ces  ordres  contradictoires,  la  réception  simultanée 
de  la  carte  blanche  de  Bassano  et  de  la  lettre  de  Napo- 
léon où  il  était  question  de  «  conditions  acceptables  »; 
devaient  étrangement  embarrasser  le  duc  de  Vicence. 
Toutefois  ses  incertitudes  ne  pouvaient  longtemps  dii- 

1.  Note  da  dac  de  Bassano,  citée  par  Ernouf,  Maret.  due  de  Bastano,  62â-<26  ; 
PoM  de  rHéraaIt,  Congrès  de  ChàtiUon.  361-366. 

2.  Caulaincoart  à  Bassano,  Chàtillon,  6  février,  k  Napoléon,  8  février.  Arch. 
des  affaires  étrangères,  668. 

3.  Correspondance  de  Xapoléon,  21 178. 

4.  Correspondance,  t.  XXVU,  185,  note. 

5.  Correspondance.  21 179.—  Cette  lettre  est  datée  de  Trojrea,  5  férrier,  I  heure 
du  matin.  La  lettre  de  Bassano  précitée  porte,  Trojes,  S  février,  sans  in- 
dication d'heure.  D'après  la  Note  de  Bassano  (citée  par  Ernouf,  621),  ell« 
fut  expédiée  le  5  à  1*  pointe  da  jour.  Conséquemment.  Caolaincoort  4al 
recevoir  las  deux  lettros  dana  la  même  joamé* 


d4  1814. 

rer  devant  cette  considération  :  l'envoi  des  pleins  pou- 
voirs, bien  qu'éviJemment  autorisé  par  l'empereur, 
était  de  Bassano,  tandis  que  la  lettre  était  tout  entière 
de  la  main  de  Napoléon.  Pour  le  duc  de  Vicence,  il  de- 
venait certain  que  «  la  carte  blanche  »  était  la  carte 
forcée  —  blanc  seing  équivoque  arraché  à  Napoléon 
par  son  entourage  VCaulaincourt  devait  donc  se  référer 
seulement  à  la  dernière  lettre  de  l'empereur  :  «  Accep- 
tez les  conditions  si  elles  sont  acceptables.  »  Or,  dans 
sa  conscience  de  serviteur  dévoué  et  dans  son  honneur 
de  soldat  pouvait-il  juger  acceptables  ces  «  indécentes 
propositions  »  —  le  mot  est  de  Thiers  —  alors  même 
qu'il  eût  oublié  les  paroles  de  Napoléon  :  «  Les 
chances  les  plus  malheureuses  de  la  guerre  ne  sau- 
raient jamais  faire  consentir  l'empereur  à  ratifier  ce 
qu'il  regarderait  comme  un  déshonneur  et  la  France 
comme  un  opprobre^  ».  En  ces  circonstances,  tout  ce 
que  pouvait  faire  le  duc  de  Vicence,  et  il  le  fit,  c'était, 
sans  repousser  en  principe  ces  propositions  si  diffé- 
rentes qu'elles  fussent  de  celles  de  Francfort,  de  de- 
mander et  dans  les  termes  lesplus  modérés  et  avecles 
assurances  les  pluspacifiqucs,quelesplénipolentiaires 
voulussent  bien  «  s'expliquer  positivement  sur  tous 
les  points  ».  Caulaincourt  gagnait  ainsi  du  tem[S 
pour  écrire  encore  à  l'empereur.  Les  plénipotentiaires 
déclarèrent  qu'ils  prenaient  la  réponse  du  duc  de 
Vicence  ad  référendum  ^.  Inquiétés  par  la  modération 
de  son  langage  et  craignant  peut-être  qu'il  ne  s'em- 
pressât de  conclure,  eux  aussi  voulaient  demander  de 
nouvelles  instructions. 

Caulaincourt  ne  pouvait,  le  7  février,  adhérer  aux 

1.  Cf.  sur  les  efforts  de  B&ssano  et  de  Berthier  pour  faire  consentir  l'em- 
pereur à  l'envoi  de  la  carte  blanche  la  Note  de  Bassano,  citée  par  Ernouf^  ■. 
620-622,  et  Fain,  93,  951 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  81063.  Cf.  21062  et  21178. 

3.  Protocole  du  7  février. 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON.  9i 

hases  posées  par  les  Alliés,  sans  trahir  la  volonté  de 
l'empereur.  S'y  fût-il  résigné  d'ailleurs,  se  fûl-il  offert 
à  tout  Onir  séance  tenante,  que  les  plénipotentiaires 
n'y  eussent  pas  consenti.  Le  6  février  Razumowsky 
avait  reçu  celte  lettre  de  Nesselrode  :  «  Sa  Majesté 
approuve  complètement  la  marche  dilatoire  que  vous 
ave^  suivie  au  commencement  des  négociations.  Elle 
désire  que  vous  continuiez  dans  cette  façon.  Depuis 
la  victoire  de  la  Rolhière,  les  temporisations  devien- 
nent de  plus  en  plus  nécessaires.  »  Ainsi  avertis,  les 
diplomates  auraient  trouvé  quelque  échappatoire.  Les 
termes  mêmes  dont  ils  s'étaient  servis  '  :  «  sauf  des  ar- 
rangements de  conveyiance  réciproque  sur  des  portions 
de  territoire  au  delà  des  lifnites  de  part  et  d'autre  '  »  leur 
fournissaient  un  prétexte  à  des  discussions  sans  fin, 
au  cours  desquelles  il  leur  aurait  été  facile  d'émettre 
de  nouvelles  prétentions.  Caulaincourt  eût  été  amené 
à  présenter  des  contre-propositions,  et  ces  contre-pro- 
positions, les  Alliés  les  eussent  repoussées  ou  admises 
ad  référendum.  Dans  l'un  et  dans  l'autre  cas,  c'était 
l'ajournement.  Bassano,  tout  en  condamnant  Caulain- 
court pour  n'avoir  pas  fait  la  paix  le  7,  a  laissé  échap- 
per cette  phrase  :  «  En  supposant  que  les  Alliés  vou- 
lussent faire  la  paix  avec  Napoléon.  »  Or,  le  7  février, 
les  Alliés  ne  voulaient  pas  faire  la  paix  avec  Napoléon. 
A  Châtillon,  le  duc  do  Viccnce  se  trouvait  isolé,  sans 
conseils,  souvent  sans  autres  renseignements  que  de 
fausses  nouvelles  communiquées  par  les  Alliés,  qui  fai- 
saient intentionnellement  subir  mille  retards  aux  cour- 


1.  Note  de  Bassano,  citée  par  Ernonf,  624. 

t.  Nesselrode  à  Razumowsky,  Bar-snr-Seine,  5  février.  Le  7  février,  Nes- 
selrode écrivait  encore  :  ■  Ces  oouveaax  événements  (la  retraite  de  Napo- 
léon, ef;.)  vous  persuaderont  qu'en  présence  des  circonstances  nouvelles,  il 
f  a  moins  que  jamais  hâte  de  conclure.  »  Tro.ves,  7  février.  Lettres  citées 
par  Bogdanovitscb,  II,  63-64,  d'après  les  Arch.  du  ministère  das  affaire*  etnui- 
gères  de  Saint-Pétersbourg. 


96  1814. 

riers  diplomatiques \  Fort  inquiet  de  la  retraite  des 
armées  françaises  et  des  événements  qui  pouvaicni 
s'ensuivre,  il  s'avisa,  reprenant  une  idée  de  l'empe- 
reur, de  négocier  un  armistice  immédiat.  Il  s'en  ou- 
vrit d'abord  confidentiellement  à  Tun  des  plénipoten- 
tiaires; Celui-ci  lui  ayant  répondu  que,  «  quoi  qu'il 
proposât,  il  n'obtiendrait  pas  de  suspension  d'armes  »  , 
Caulaincourt  penaa  à  prendre  le  prince  de  Metternich 
comme  médiateur.  Il  lui  écrivit  le  9  février,  le  priant 
d'intervenir  afin  qu'un  armistice  immédiat  fût  con- 
senti par  les  plénipotentiaires.  «  A  ces  conditions, 
disait-il,  il  était  prêt  à  entrer  en  pourparlers  sur  les  ba- 
ses des  frontières  d'avant  89  et  à  remettre  comme  ga- 
ges une  partie  des  places  que  ce  sacrifice  devait  faire 
perdre  à  la  France  ^  »  Caulaincourt  s'avançait  beau- 
coup ;  mais  un  armistice  n'engageait  pas  expressément 
la  parole  de  Napoléon  sur  la  question  des  territoires  à 
céder.  La  remise  de  quelques  places  de  la  rive  gauche 
du  Rhin  eût  rendu  une  armée  d'élite  à  l'empereur;  et 
si,  lors  de  la  discussion  des  articles,  les  conditions  lui 
eussent  semblé  inacceptables,  il  fût  resté  maître,  l'ar- 
mistice dénoncé,  de  reprendre  les  hostilités  avec  de? 
troupes  plus  nombreuses  et  mieux  organisées.  D'autre 
part,  la  lettre  de  Caulaincourt  méritait  d'être  prise  er. 
considération  par  les  Alliés,  puisqu'il  s'offrait  formel- 
lement à  ouvrir  incontinent  des  pourparlers  sur  les  ba- 
ses posées  par  les  plénipotentiaires  eux-mêmes,  et 
s'obligeait  à  la  remise  déplaces  fortes  comme  gages'. 


1.  Des  courriers  mirent  six  jours  à  faire  le  trajet  du  quartier  impérial  à 
CiiâtilloQ  et  réciproquement.  Berthier  à  Schwarzenberg,  Nogent,  22  février. 
Correspondance  de  Napoléon,  XXVII,  253.  Cf.  Lettres  de  Metternich,  de  Cau- 
laincourt et  de  Bassano.  Arcli.  des  affaires  étrangères,  668,  669,670. 

2.  Caulaincourt  à  Napoléon,  5  et  8  février;  à  Metternich,  9  février.  Arch, 
des  affaires  étrangères,  668. 

3.  Bassano  (Note  citée  par  Ernouf,  625  et  626)  critique  vivement  la  démarche 
ae  Caulaincourt.  Cependant,  à  se  reporter  à  la  lettte  de  Caulaincourt  à  Napo- 
UoQ  du  5  février  (Ârcb.  des  affaires  étrangères,  668),  et  à  U  Correspondance  dt 


LE    CONGRÈS    DÉ    CHATILLON.  W 

Cette  lettre  arriva  le  10  fé\Tier  à  ïroyes.  Ce  jour- 
là  même,  le  duc  de  Vicence  reçut  des  plénipotentiaires 
une  communication  des  plus  inattendues.  Une  Note 
fort  sèche  l'informait  que  les  conférences  resteraient 
suspendues  jusqu'à  nouvel  ordre.  Le  prétexte  donné 
éta^  que  «  l'empereur  de  Russie  avait  à  se  concerter 
avec  les  souverains  sur  l'objet  des  conférences  ».  Datée 
du  9,  la  Note  était  écrite  depuis  plusieurs  jours,  mais 
les  plénipotentiaires  avaient  longtemps  balancé  à  la 
remettre.  Ils  ne  s'y  étaient  décidés  que  sur  les  instances 
de  Razumowsky  et  ses  menaces  de  quitter  le  congrès. 
Caulaincourt  protesta  par  une  Note  très  digne  et  rem- 
plie des  meilleurs  arguments*.  —  On  se  souciait  bien 
au  quartier  impérial  du  czar  des  protestations  de  M.  le 
duc  de  Vicence  !  L'armée  de  Silésie  et  la  grande  armée 
de  Bohême  étaient  en  pleine  marche  sur  Paris.  Le  czar 
voulait  rompre  le  congrès  de  peur  que  la  paix  ne  fût 
faite  avant  son  arrivée  sur  la  place  de  la  Concorde. 

Cependant  la  lettre  de  Caulaincourt  troubla  Metter- 
nich,  l'empereur  d'Autriche  et,  sauf  les  Russes,  tous  les 
ministres  de  la  coaUtion.  Pour  mal  disposés  qu'ils  fus- 
sent envers  Napoléon,  lord  Castlereagh,  Metternich 
et  Hardenberg  hésitèrent  à  pousser  les  choses  à  l'ex- 
trême. D'une  part,  l'attitude  conciliatrice  prise  par 
Caulaincourt  et  le  ton  un  peu  dolent  de  sa  missive 
semblaient  indiquer  qu'on  pourrait  traiter  sur  les  ba- 
ses proposées  par  les  Alliés  ;  d'autre  part,  Napoléon 
vaincu  et  en  retraite  n'avait  cependant  pas  encore  tiré 
son  dernier  coup  de  canon.  Son  génie  pouvait  rappeler 
à  lui  la  fortune  des  armes.  Par  un  traité  de  paix  ré- 
duisant la  France  à  ses  frontières  de  89,  le  but  avoué 

Napoléon,  21 293,  le  plénipotentiaire  agit  en  cela  d'après  les  instructions  mémea 
de  son  souverain. 

1.  Note  des  plénipotentiaires  alliés,  9  février,  Caulaincourt  à  Napoléon,  10  fé- 
vrier. Note  de  Caulaincourt,  10  février.  Arch.  des  affaires  étrangères,  668.  Ci. 
Bogdanowitsch,  II,  tê. 


98  1814. 

de  la  guerre  était  atteint  et  même  dépassé.  Restait,  il 
est  vrai,  le  but  secret.  Mais  fallait-il  risquerd'y  sacrifier 
les  immenses  avantages  qu'on  se  croyait  au  moment 
d'obtenir  à  Châtillon?  Détrôner  Napoléon,  quel  succès 
pourfes  diplomates  !  mais  repasser  le  Rhin,  quels  dé- 
sastres et  quelle  honte  pour  les  armées  M  Au  demeu- 
rant,"lcs  hésitations  des  ministres  fussent  tombées  de- 
vant la  volonté  formelle  du  czar  de  continuer  la  guerre, 
et  sans  les  défaites  de  Bliicher,  assurément,  on  n'eût 
pas  repris  les  conférences  à  ChâtilJon^ 

Lord  Castlereagh  se  chargea  de  persuader  le  czar  de 
la  nécessité  de  renouer  les  négociations.  Rebelle  à  tous 
les  arguments  du  premier  ministre,  Alexandre  dit  que 
la  seule  nécessité  était  de  continuer  la  guerre  et  de  la 
mener  plus  énergiquement  qu'on  ne  l'avait  fait  jus- 
qu'alors '.  N'ayant  point  réussi  à  convaincre  le  czar 
par  ses  paroles,  lord  Castlereagh  lui  écrivit.  Alexandre 
fit  répondre  par  Nesselrode  en  ces  termes  :  «  Sa  Ma- 
jesté regrette  que  lord  Castlereagh  incline  toujours  à 
l'avis  du  cabinet  autrichien  en  faisant  des  efforts  pour 
la  paix  et  en  préconisant  la  marche  lente  des  opéra- 
tions, tactique  désastreuse,  ainsi  que  vient  de  le  prou- 
ver le  malheur  do  l'armée  de  Bliicher*.  » 


1.  Ce  que  nous  disons  ici  n'infirme  nullement  ce  qae  nous  avons  dit  précédera- 
mont  (p.  95),  à  savoir  que  les  plénipotentiaires  alliés  n'eussent  pas  signé  la 
paix  le  7  à  ChàtiUon,  quelles  qu'eussent  été  les  concessions  de  Caulaincourt. 
Le  protocole  de  la  conférence  des  ministres  alliés  à  Troyes,  le  13  février,  et 
la  Correspondance  de  lord  Castlereagh  indiquent  qu'à  la  réception  de  la  lettre 
de  Caulaincourt,  le  10  février,  les  ministres  de  la  coalition  hésitèrent  s'ils  n« 
concluraient  pas  la  paix  et  y  furent  même  un  instant  disposés.  Mais,  le  7, 
leurs  plénipotentiaires  n'avaient  point  des  instructions  en  ce  sens.  Vraisem- 
blablement Razumo-wsky  avait  même  déjà  l'ordre  du  czar  de  suspendre  les  con- 
férences. 

2.  Le  cxar  coda,  il  ost  vrai,  aux  représentations  do  Castlereagh,  comme  on 
le  verra  plus  loin;  mais  les  victoires  de  Napoléon  donnaient  une  singulière 
autorité  à  ces  représentations  qui,  autrement,  n'eussent  point  eu  d'etfet. 

3.  Bernhardi,  IV,  419;  Bogdanowitsch,  II,  69.  Cf.  Correspondance  de  Cas- 
tlereagh,  V,  226.  Dépêcke*  de  Gentz,  I,  67,  et  Caulaincourt  à  Napoléon,  10  fé- 
vrier. Arch.  des  affaires  étrangères,  668. 

4.  Nesserolde  à  CMtlereagh,  lettre  cités  par  Bogdanovitsch,  II,  70. 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON  99 

En  attendant  qu'on  pût  décider  le  czar,  les  minis- 
tres sercunirculle  13  février,  à Tro vos,  pour  délibérer 
sur  une  sorte  de  questionnaire  qui  venait  de  leur  être 
soumis  par  le  cabinet  de  Vienne.  Les  principales 
questions  portaient  sur  la  réponse  à  donner  au  duc  de 
Vicence,  sur  le  parti  à  prendre  envers  les  Bourbons  et 
envers  Napoléon,  sur  la  conduite  à  tenir  si  l'on  entrait 
à  Paris*.  Le  czar  eut  communication  du  double  de 
cette  pièce.  Prenant  la  plume,  il  donna  aussitôt  les 
réponses  suivantes*  : 

«  1'  On  déclinera  la  proposition  do  l'armistice, 
ce  qui  fera  tomber  les  autres  propositions  d'elles- 
mêmes. 

«  ^°  On  continuera  à  sui\T0  la  marche  qu'on  a  adop- 
tée. En  conséquence,  les  puissances  ne  se  prononce- 
ront pas  en  faveur  des  Bourbons,  mais  laisseront  aux 
Français  l'initiative  sur  cette  question...  Elles  conser- 
veront un  rôle  passif.  Elles  n'empêcheront  point  les 
Bourbons  d'agir  hors  des  lignes  des  pays  occupés  pat 
leurs  troupes,  mais  elles  ne  les  encourageront  poini 
et  éviteront  jusqu'aux  apparences  d'avoir  pris  la  moin* 
drc  part  à  leurs  démarches*. 

1.  Questions  proposées  par  le  cabinet  de  Vienne  fl2  ou  13  février),  citées  par 
Bogdanowitsch,  II,  70,  71,  d'après  lesArch.  des  affaires  étrangères  de  Saint- 
Péiersbourg. 

2.  Nons  reprodaisons,  tout  en  i'abrégeant  un  peu,  ce  curieux  document 
(inédit,  pensons-nous,  pour  la  plupart  des  lecteurs  français),  non  seulement 
parce  qu'il  porte  la  plus  vive  lumière  sur  les  projets  et  la  conduite  politique 
et  diplomatique  des  Alliés,  mais  aussi  parce  qu'écrit  plus  de  deux  mois  avant 
l'abdication  de  Napoléon,  U  semble  l'avoir  été  après  les  événements  de  mars 
et  d'avril  1814.  L'empereur  Alexandre  fait  preuve  dans  celte  page  ou  de  la 
prescience  dun  illuminé  ou  de  la  sagacité  d'un  profond  politique.  Tout  ce  qui 
allait  advenir  est  consigné  Ut  :  Fabandon  des  négociations,  la  prise  de  Paris, 
la  convocation  du  Sénat,  l'armée  qui  reste  fidèle  à  Napoléon  après  l'occupa 
tion  de  la  capitale  et  avec  l'opinion  de  laquelle  il  faut  compter,  tout  enfin  jus- 
qu'aux hésitations  qui  prirent  le  caar  à  l'hôtel  Tallejrand  quand  Caulaincourt, 
Ney  et  Macdonald  vinrent  lui  parler  en  faveur  de  la  régence. 

3.  De  tous  les  coalisés,  on  le  sait,  Alexandre  était  le  moins  sympathique 
«X  Bourbons.  On  sait  aussi  que  ces  instructions  de  ne  point  encourager  le» 
royalistes  ne  furent  point  suivies  p»r  les  généraux  alliés  et  particulièrement 
par  les  généraux  rusaea. 


100  181 4. 

«  3°  Les  dispositions  de  la  capitale  guideront  les 
puissances  sur  la  conduite  à  tenir.  L'opinion  de  S.  M. 
l'empereur  serait  qu'elles  convoqueront  (sic)  les  mem- 
bres des  différents  corps  constitués,  en  y  réunissant 
les  persoîines  les  plus  marquantes  par  leurs  mérites 
et  le  rang  qu'elles  occupent,  et  que  cette  assemblée  fût 
invitée  à  émettre  librement  et  spontanément  ses  vœux 
et  son  opinion  sur  l'individu  qu'elle  croit  le  plus  pro- 
pre pour  être  à  la  tête  du  gouvernement*. 

«  D'ailleurs  on  sera  à  même  de  juger  des  moyens 
que  fournira  Paris  pour  soutenir  le  parti  qu'il  aura 
pris  et  de  l'effet  que  ce  parti  pourra  produire  sur  l'ar- 
mée qui  restera  à  Napoléon.  Si  Paris  ne  se  prononce 
pas  contre  lui,  le  meilleur  parti  àprendre  pour  les  puis- 
sances serait  de  faire  la  paix  avec  lui  ^. 

«  4"  On  cherchera  à  conserver  à  Paris  les  autorités 
locales  et  municipales. 

«  On  nommera  un  gouverneur  pour  avoir  sur  elles 
une  surveillance  générale.  S.  M.  l'empereur  désire  que 
ce  soit  un  gouverneur  russe,  la  Russie  étant  la  puis- 
sance qui  a  le  plus  longtemps  combattu  l'ennemi  com- 
mun'.  » 

Arissuedelaconférence,CastlereaghetHardenberg 
avaient  de  leur  côté  rédigé  un  rapport  dont  les  con- 
clusions, différant  entièrement  de  celles  du  czar,  por- 
taient qu'il  fallait  accepter  les  propositions  du  duc 
de  Vicence  et  conclure  la  paix  sur  les  bases  des  fron- 
tières de  89  *.  Cette  pièce  communiquée  à  Alexandre, 

1.  C'est  là  ce  que  Metternich  appelait  les  idées  romanesques  du  czar. 

2.  Ceci  est  bien  caractéristique.  Pour  Castlereagh  et  Metternich,  le  but 
de  la  guerre  est  de  détrôner  Napoléon.  Pour  le  czar,  c'est  d'entrer  à  Paris. 
Une  fois  le  colosse  terrassé,  Alexandre  admettait  la  possibilité  de  traiter 
avec  son  ennemi  vaincu. 

3.  Note  autographe  de  l'empereur  Alexandre  en  réponse  aux  questions  po- 
sées par  le  cabinet  de  Vienne,  citée  par  Bogdanowitsch,  II,  308-309,  d'après 
les  Arch.  des  affaires  étrangères  de  Saint-Pétersbourg. 

4.  Protocole  du  13  février,  cité  par  Bogdanowistch.II,  72-73  et  309,  d'après  1»> 
Arch.  du  ministère  des  affaires  étranKères  de  Saint-Pétersbourg. 


LE    CONGRÈS    DE   CHATILLON.  101 

celui-ci  y  répondit  par  une  très  longue  Note  où  il  ex- 
primait derechef  la  volonté  de  continuer  la  guerre. 
«  L'empereur,  écrivait-il,  est  persuadé  que  mainte- 
nant aiissi  bien  qu'autrefois  les  chances  du  succès  nous 
restent.  Une  bataille  perdue  n'anéantirait  pas  en  un 
jourle  fruit  de  toutes  nos  victoires.  Le  seul  danger,  c'est 
que  les  craintes  ressenties  par  quelques-uns  d'entre 
nousnepénètrent  les  troupes.  On  nepeutobtenirdesé- 
rieux  résultats  qu'en  continuant  la  guerre. . .  Le  czar  ne 
partage  pas  les  idées  des  Alliés  sur  ce  que  la  chute  de 
Napoléon  n'est  plus  nécessaire.  Il  pense  au  contraire 
que  jamais  la  situation  n'a  été  plus  favorable  pour 
donner  le  repos  à  l'Europe  et  à  la  France,  dont  la  si- 
tuation intérieure  ne  saurait  laisser  ses  voisins  in- 
différents pour  leur  propre  tranquillité.  La  chute  de 
Napoléon  sera  un  bienfait  et  le  plus  grand  bxemple 
de  justice  et  de  morale  que  l'on  puisse  donner  au 
monde  *.  » 

Devant  l'opposition  décidée  d'Alexandre,  le  comte 
Hardenberg  était  prêt  à  faire  le  sacrifice  de  ses  idées 
et  même  à  se  retirer  des  conseils  de  la  coalition, 
«  puisque,  disait-il,  sa  présence  semblait  devoir  com- 
promettre les  bonnes  relations  de  la  Russie  et  de  la 
Prusse  ».  Mais  lord  Castlereagh  avait  la  ténacité  de 
sa  race.  11  ne  se  tenait  pas  pour  battu.  Le  14  fé\Tier, 
il  alla  retrouver  le  czar  â  Pont-sur-Seine,  où  celui-ci 
s'était  rendu  autant  pour  échapper  à  de  nouvelles  dis- 
cussions que  pour  presser  la  marche  des  têtes  de  co- 
lonnes de  la  grande  armée.  Castlereagh  exposa  de 
nouveau  à  Alexandre  la  nécessité  de  reprendre  les  né- 
gociations de  Châtillon.  «  —  Il  faut  faire  la  paix,  dit- 
il.  avant  que  la  retraite  sur  le  Rhin  ne  devienne  né- 

1.  Opinion  de  la  conr  de  Russie  sar  les  réponses  de  lord  Castlereagh  et  da 
baron  d'Hardenberg  aux  questions  posées  par  le  cabinet  d«  Vienne.  TroyM, 
13  février,  document  cité  par  Bogdanowitsch,  II,  309-31X 


102  1814. 

ccssaire.  »  L'antocrato  irrité  lui  répondit  en  élevant 
la  voix  :  «  —  Mylord,  ce  no  sera  pas  la  paix.  Ce  sera 
seulement  un  armistice  qui  ne  nous  donnera  que 
quelques  jours  de  repos.  Sachez  une  fois  pour  toutes 
que  je  ne  serai  pas  toujours  disposé  à  faire  faire  quatre 
cents  lieues  à  mes  troupes  pour  venir  à  voire  secours. 
Je  ne  ferai  pas  la  paix  tant  que  Napoléon  restera  sur 
le  trône  *.  » 

Lord  Castlercagh  se  retira  sans  avoir  rien  Ojjtenu. 
Le  lendemain  cependant,  la  quatrième  défaite  subie 
par  Bliicher  aidant  au  changement  d'opinion,  Alexan- 
dre se  ravisa.  Les  ministres  furent  informés  que  la 
Russie  consentait  à  la  reprise  des  négociations.  En 
même  temps,  le  czar  envoyait  de  nouvelles  instruc- 
tions à  Razumowsky,  lui  enjoignant  de  continuer  à 
traîner  les  choses'.  «  Ce  n'est  pas  chose  facile  d'être  le 
ministre  de  la  coalition,  »  disait  Mettsrnich  à  Caulain- 
court,  dans  la  lettre  oiî  il  lui  annonçait  que  le  congrès 
allait  reprendre  ses  séances*. 

Les  plénipotentiaires  se  réunirent  de  nouveau  le 
17  février.  Les  événements  accomplis  depuis  dix  jours 
n'avaient  pas  préparé  l'accord.  Si,  à  la  vérité,  les  mi- 
nistres alliés,  profondément  troublés,  étaient  prêts 
cette  fois,  sauf  cependant  Razumowsky,  à  entrer  sincè- 
rement en  pourparler  sur  la  base  des  frontières  do  89, 
Caulaincourt,  do  son  côté,  avait  l'ordre  formel  de 
repousser  ces  conditions.  Dès  le  lendemain  de  la 
bataille  de  Moiitmirail,  Napoléon  avait  révoqué  sa 
très  équivoque  carte  blanche  par  ces  mots  dictés  au 
duc  de  Bassano  :  «...  Il  ne  peut  y  avoir  de  paix  rai- 
sonnable que  sur  les  bases  de  Francfort,  toute  autre 


1.  Récit  do  Toll,  cité  par  BagdaDO-witsch,  II,  74.  Cf.  PeTtx,Stein'$  Leben,  TU,  540.  \ 
2.Pertz,  ni,  541. 

3.  Metternich  à  Caulaincourt,  Troye»,  15  février,  Arch.  des  affjuref  étraB-| 
çères,  668. 


LE    CONGRÈS    DE    CnArtLLON.  lOS 

ne  serait  qu'une  trêve*.  »  Caulaincourt  néanmoins, 
demeurant  partisan  de  la  paix  et  s'abusant  peu  sur 
la  durée  des  succès  do  l'empereur,  commença  par 
écouler  les  Alliés  sans  rien  trahir  de  ses  nouvelles 
instructions.  Lesplénipotentiaireslcprireni  surunton 
très  haut,  particuIièrementRazumowskyetlIumboIdt. 
Après  avoir  décliné  la  proposition  d'armistice,  sous 
prétexte  que  «  un  traité  préliminaire  qui  aurait  pour 
suite  la  cessation  immédiate  des  hostilités  atteindrait 
mieux  et  plus  convenablement  qu'une  suspension  d'ar- 
mes au  but  généralement  désiré*  »,  ils  donnèrent  lec- 
ture d'un  projet  de  traité  conforme  aux  bases  posées 
en  principe  dans  la  séance  du  7  fé\Tier.  Le  duc  de 
Vicence  se  contenta  de  faire  quelques  observations  de 
détail  puis  il  déclara  «  que  la  pièce  dont  il  venait  de 
lui  être  donné  lecture  était  d'une  trop  haute  impor- 
tance pour  qu'il  pût  y  faire  dans  cette  séance  une  ré- 
ponse quelconque,  et  qu'il  se  réservait  de  proposer 
aux  plénipotentiaires  une  séance  ultérieure  dès  qu'il 
serait  dans  le  cas  d'entrer  en  discussion  '  ». 


I.  Bassano  à  Canlaînconrt,  la  Haate-Éphie,  It  février.  Ârch.  de8  Aff.  étran- 
gères. Cf.  Correrp.  de  Napoléon,  n*  28  785.  •  Je  vous  ai  donné  can»  blanche... 
inaiQteDant  mon  intention  est  que  vous  ne  signiez  rien  sans  mon  ordre.  »  — 
PoQs, 'lans  son  Congre*  de  Chdtillon,  prétend  que  Caulaincourt  était  encore 
libre  de  traiter  le  17  sans  en  référer  k  l'empereur  puisque  la  lettre  de  Na- 
poléon où  il  lui  ordonnait  de  ne  rien  signer  sans  son  ordre  est  datée  de 
Nantais,  17  février.  En  effet.  Caulaincourt  n'avait  pas  reçu  le  jour  de  la 
•éance  la  lettre  de  Nangis.  Mais  il  avait  ijeçu  la  lettre  de  la  Belle-Épine, 
12  février,  dont  Pons  ignorait  l'existence,  La  lettre  de  Caulaincourt  à  Bas- 
sano,  Cbâtillon,  14  février,  où  il  demande  avec  instance  •  «n  mot  •  de  l'em- 
pereur, prouve  qu'à  ce  moment  le  duc  de  Virence  estimait  qaa  la  carte 
blanche,  dont  il  avait  eu  scrupule  à  faire  usage,  lui  était  retirée. 

.  Protocole  de  la  séance  du  17  février.  —  Le  cïar,  dans  sa  lettre  à  Rani- 
«ovskj, avait  insisté  pour  qu'un  armistice  ne  fat  pas  conclu  (Pertj.  III.  541), 
p  irce  quil  jugeait  avec  raison  que  la  signature  dnn  armistice  présenterait 
bea:jcoup  moins  de  difficultés  que  celle  de  préliminaires  de  paix.  Le  plus 
curieux  de  l'affaire,  c'est  que  le  jour  même  où  les  plénipotentiaires  alliés  refn- 
•aieni  l'armistice  à  Cbâtillon.  Schwarxeuberg  écrirait  da  Bra/  à  Bertbier  oonr 
en  obtenir  un.  Voir  •  1814  »,  p.  71. 

3.  Protocole  de  la  séacoe  du  J7  février,  et  Caulaincourt  à  Napoléon,  17  f«« 
▼rier.  Arch.  des  affairea  étrangèrei.  fonds  France,  668. 


104  181 4. 

Le  duc  de  Yicence  se  montrait  dans  cette  réponse 
aussi  circonspect  qu'il  fallait.  Dupe  des  protestations 
amicales  de  Metternich,  il  croyait  que  la  paix  était 
possible  aux  conditions  exigées  par  les  Alliés  et  il  ne 
désespérait  pas  de  faire  accepter  ces  conditions  par 
l'empereur.  En  rappelant  aux  plénipotentiaires  que 
les  récentes  victoires  de  l'armée  française  leur  impo- 
saient de  modérer  leurs  prétentions,  il  aurait  risqué 
de  provoquer  une  nouvelle  rupture  des  pourparlers, 
si  laborieusement  repris.  Caulaincourt  ne  le  voulut 
pas.  Napoléon  eût  écouté  avec  moins  de  calme  la  lec- 
ture du  traité  préliminaire,  lui  qui  écrivait,  le  19  fé- 
vrier, au  duc  de  Yicence  :  «...  Je  suis  si  ému  de  l'in- 
fâme proposition  que  vous  m'envoyez  que  je  me 
crois  déshonoré  rien  que  de  m'être  mis  dans  le  cas 
qu'on  vous  l'ait  proposée...  Je  veux  faire  moi-même 
mon  ultimatum.,.  Aussitôt  que  je  serai  à/Troyes,  je 
vous  enverrai  le  contre-projet  que  vous  aurez  à 
donner...  *  » 

L'empereur  ne  se  pressa  point  d'envoyer  ce  contre- 
projet  qui,  dans  sa  pensée,  devait  être  conforme  aux 
propositions  de  Francfort.  Avant  de  le  mettre  en  dis- 
cussion devant  les  ministres  alliés  dont  l'hostilité  était 
manifeste,  il  avait  l'espoir  de  le  faire  agréer  en  prin- 
cipe par  l'empereur  d'Autriche.  La  grande  armée 
battue  et  le  prince  de  Schwarzenberg  demandant  un  ar- 
mistice, Napoléon  pensa  que  les  circonstances  étaient 
propices  pour  recourir  à  l'intervention  de  François  I". 
Il  lui  écrivit  le  21  février  une  lettre  pleine  de  caresses 
et  de  menaces,  le  conjurant  et  lui  intimant  à  la  fois  de 
faire  la  paix  sur  les  bases  de  Francfort.  Cette  lettre  où 
Napoléon  parlait  de  Y  ultimatum  de  la  France  et  pro- 
clamait hautement  son  opiniâtre  résolution  de  ne  rien 

1.  Corretpundcmce  de  Napoléotn,  21318 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON.  105 

céder*,  n'eut  pas,  au  moins  dans  le  premier  moment, 
le  mauvais  effet  que  certains  historiens  y  ont  attribué. 
Tout  au  contraire,  cette  démarche  faite  pour  intimider 
l'empereur  d'Autriche  et  pour  mettre  ainsi  ia  désu- 
nion parmi  les  souverains,  augnmenta  hi trouble  d'esprit 
où  se  trouvaient  alors  les  Coalisés  Mis  s'empressèrent 
de  réitérer  leur  demande  d'armistice.  Napoléon  ne 
pouvait  refuser  une  suspension  d'armes,  sous  peine 
de  démentir  les  assurances  pacifiques  de  sa  lettre. 
Le  24  février,  les  commissaires  se  réunirent  à  Lusigny. 
C'étaient  pour  l'armée  française  le  général  Flaliaut, 
pour  les  armées  alliées  les  généraux  Duca,  Schou- 
valow  et  Rauch*. 

Mieux  que  les  diplomates  des  soldats  pouvaient 
tomber  d'accord.  Malheureusement,  Napoléon  avait 
posé  deux  conditions  dont  l'une  enlevait  aux  Coalisés 
l'avantage  qu'ils  cherchaient  dans  l'armistice  et  dont 
l'autre  était  inadmissible  en  l'état  des  choses.  La 
première  condition  était  que  les  pourparlers  n'arrê- 
teraient pas  les  hostilités  ;  la  seconde,  qu'on  insérerait 
au  protocole  un  préambule  portant  «  que  les  plénipo- 
tentiaires étaient  réunis  à  Châtillon  pour  traiter  de  la 
paix  sur  les  bases  proposées  à  Francfort*.  »  Des  com- 
missaires mihtaires  n'avaient  point  quahté  pour 
admettre  ce  préambule  qui  eût  engagé  les  négocia- 
teurs de  Châtillon.  Ceux-ci,  on  l'a  vu,  n'avaient  cessé 
de  disconvenir  des  propositions   de    Francfort.  Le 

1.  •  ...  Je  propose  à  Votre  Majesté  de  signer  la  paix  sans  délai  sur  les  bases 
qu'elle-même  a  posées  à  Francfort,  et  que  moi  et  la  nation  française  nous 
avons  adoptées  comme  notre  ultimatum...  Jamais  je  ne  céderai  Anvers  et  la 
Belgique.  Une  paix  fondée  sur  les  bases  de  Francfort  peut  seule  être  sin- 
cère... Si  l'on  ne  veut  poser  les  armes  qu'aux  conditions  affreuses  proposées 
au  Congrès,  le  génie  de  la  France  et  la  Providence  seront  pour  nous...  » 
Corrttpondanee  de  Mavoléon,  21341. 

t.  Bembardi,  IV,  4«7-490. 

3.  Schwarienberg  à  Berthier,  Troyes,  Î3  février,  et  Flahaut  k  Napoléoa 
Luaigny,  U  et  25  février.  Arch.  nat.,  AF.,  rv,  1669. 

4.  Instructions  à  Flahaut,  Corretpondance  de  Napoléon,  21359. 


i06  1814. 

lendemain  d'ailleurs,  Flahaut  renonça  à  imposer  le 
préambule.  Mais  d'autres  difficultés  surgirent  dans  la 
discussion  des  points  à  occuper  par  les  armées.  Des 
deux  côtés,  les  prétentions  étaient  excessives.  Ni  l'un 
ni  l'autre  des  belligérants  ne  pouvaient  accepter  sans 
être  dupe  la  ligne  de  démarcation  proposée  par  la 
partie  adverse'.  Flahaut  et  Duca,  tous  deux  bien 
intentionnés  pour  la  paix,  déploraient  la  rigueur  de 
leurs  mutuelles  instructions.  Le  général  Duca  sup- 
pliait le  plénipotentiaire  français  d'obtenir  des  con- 
cessions de  Napoléon.  «  — Au  nom  de  Dieu,  s'écriait- 
il,  faites  que  les  hostilités  cessent.  Facilitez-nous  les 
moyens  de  faire  la  paix.  Je  vous  assure  que  l'empe- 
reur d'Autriche  et  l'Angleterre  la  veulent  honorable 
pour  la  Franco.  »  «  —  Mon  général,  disait-il  encore, 
nous  no  sommes  pas  des  diplomates.  Nous  sommes 
deux  militaires.  Je  vous  ai  prouvé  que  je  désire  que 
les  choses  s'arrangent.  Je  vous  assure  que  c'est  le  vœu 
de  mon  empereur.  Mais  nos  pouvoirs  ne  vont  pas  plus 
loin  que  je  ne  vous  l'ai  dit.  C'est  oui  ou  non  qu'il  fau( 
répondre.  Qu'est-ce  que  peut  faire  dans  un  armistice 
un  peu  de  terrain  de  plus  ou  de  moins?...  Que  votre 
empereuraide  un  peu  mieux  à  faire  cesser  la  guerre  '  !  » 
Sur  les  lettres  pressantes  de  Flahaut  où,  sans  se  per- 
mettre de  donner  aucun  conseil,  l'aide  de  camp  de 
l'empereur  laissait  néanmoins  voir  sa  pensée,  Napo- 
léon se  décida  à  des  concessions  fort  raisonnables'. 
Mais  ces  concessions  que  Flahaut  ne  fut  autorisé  à 
exposer  que  le  27  février,  ne  suffisaient  pas.  On  n'au- 
rait pu  obtenir  un  armistice,  et  encore  la  chose  est 


1.  La  ligne  de  démarcation  qne  demandaient  les  commissaires  alliés 
avait  été  indiquée  par  le  ciar  lui-même.  Bagdanowltsch  (II,  81)  reconnaît 
que  l'empereur  de  Russie  l'avait  faite  à  dessein  inacceptable. 

2.  Lettres  de  Flahaut  à  Napoléon  et  à  Berthier,  Lasigny,  25,  36^  t7 
et  28  février.  Arch.  nat.,  AF.,  !V,  1669. 

3.  Correspondance  de  jVapoléon,  21389. 


LE    CONGRÈS    DE    CHÀTILLON.  107 

douteuse,  qu'en  acceptant  les  inacceptables  conditions 
de  1  élat-major ennemi.  Le  28  février,  les  comraiss;iire9 
alliés  les  proposèrent  de  nouveau  àFlaliaut.  Cette  fois, 
c'était  sou?  la  forme  d'un  ultimatum.  L<îs  pourparlers 
fureut  rompus*.  Au  reste,  depuis  trois  grands  jours, 
Flahaut  et  Duca  perdaient  leur  peine  et  leurs  paroles. 
Dès  le  soir  du  2o  février,  le  roi  de  Prusse  avait  écrit  à 
Bliicher  :  «  La  suspension  d'armes  n'aura  pas  lieu'.  » 

Dans  le  conseil  de  guerre  tenu  à  Bar-sur-Aube  le 
2o  février,  chez  le  général  Knesebeck,  les  souverains 
n'avaient  pas  seulement  délibéré  sur  la  question  mili- 
taire. Après  avoir  décidé  la  retraite  sur  Langres  de  l'ar- 
mée de  Bohême,  la  marche  offensive  de  l'armée  de  Si- 
lésie  et  la  formation  d'une  armée  du  Sud*,  on  avait 
discuté  sur  le  parti  à  prendre  dans  les  négociations 
entamées.  Le  refus  de  Napoléon  de  suspendre  les 
hostilités, dès  la  réunion  des  commissaires  àLusigny, 
rendait  l'armistice  inutile  pour  la  grande  armée  ;  d'ail- 
leurs les  troupes  avaient  pu  éviter  une  Bataille  et 
effectuaient  leur  retraite  au  delà  de  l'Aube.  D'autre 
part,  un  revirement  subit  s'était  fait  dans  l'esprit  des 
Anglais  et  des  Autrichiens,  qui  pendant  quelques  jours 
s'étaient  montrés  disposés  à  traiter.  La  lettre  de  Na- 
poléon à  l'empereur  François  avait  d'abord  intimidé 
les  Alliés.  Soixante-doUze  heures  ayant  passé,  et  dans 
ces  soixante-douze  heures,  les  Austro-Russes  s'étant 
dérobés  au  combat,  on  avait  réfléchi.  Les  raisons  don- 
nées par  l'empereur  étaient  oubliées.  On  se  rappelait 
de  sa  lettre  seulement  les  al  tières  menaces  et  la  déclara- 
tion qu'il  ne  ferait  la  paix  que  sur  les  bases  do  Francfort. 

Uu  traité  do  paix  laissant  à  la  France  ses  frontières 


1.  FUhant  à  Napoléon,  Lnsigny,  28  février.  Arch.  nat.,  AP.,  ir,  1669. 

2.  Lettre  du  roi  de  Prosse  à  Bllchep,  Bar-sur-Aube.  23  férrier,  citée  par 
Boçdanowitsch,  I,  274. 

3.  Sur  le  conseil  de  guerre  de  Bar-sur-Aube,  Toir  ■  18U  »,  pp.  78  à  89. 


i08  181 4. 

naturelles,  il  s'en  fallait  que  ce  fût  là  l'intention  dos 
Coalisés,  même  des  plus  timorés,  partant  des  plus  con- 
ciliants. Si  Castlereagh  et  Metternich  avaient  lutté 
quatre  jours,  au  milieu  de  février,  contre  la  volonté 
du  czar  pour  faire  reprendre  les  négociations,  c'était 
dans  la  crainte  que  de  nouvelles  victoires  de  Napo- 
léon ne  rejetassent  les  armées  alliées  au  delà  du  Rhin. 
Ils  étaient  disposés  à  sacrifier  leurs  espérances  à  leur 
sûreté.  Mais  cette  paix  qu'il  leur  coûtait  tant  d'accorder 
à  celui  dont  ils  avaient  juré  la  perte,  ils  voulaient  du 
moins  qu'elle  consacrât  l'humiliation  de  Napoléon  et 
l'affaiblissement  de  la  France.  Il  fallait  à  l'Europe  tous 
les  territoires  que  les  armes  lui  avaient  pris  depuis 
la  Révolution.  S'ils  ne  les  obtenaient,  les  Alliés  con- 
tinueraient la  guerre  au  risque  des  pires  désastres. 
«  —  Dût-on  repasser  le  Rhin,  dit  lord  Castlereagh, 
il  ne  faut  faire  aucune  concession*.  »  Ces  paroles 
trouvèrent  de  l'écho.  L'empereur  Alexandre  cédait  au 
point  de  vue  mihtaire,  puisque  le  conseil  avait  décidé 
la  retraite  de  la  grande  armée,  mais  il  triomphait  au 
point  de  vue  diplomatique.  On  le  laissa  maître  d'in- 
diquer le  ligne  de  démarcation  pour  l'armistice,  ce 
qui  équivalait  à  la  rupture  des  pourparlers  ;  et  quant  au 
congrès  de  Châtillon,  il  fut  arrêté  que  les  plénipo- 
tentiaires alliés  presseraient  le  plénipotentiaire  fran- 
çais de  s'expliquer  catégoriquement  et  ne  lui  donne- 
raient qu'un  très  court  délai  pour  adhérer  aux  bases 
du  traité  préliminaire  à  lui  communiqué  le  17  février. 
A  l'expiration  du  terme  reconnu  suffisant,  la  négocia- 
tion serait  regardée  comme  rompue*. 

1.  Bernhardi,  IV,  520.  Cf.  Caulaincourt  à  Napoléon  :  «  ...  Les  Alliés  parlent 
d'une  campagne  d'été,  de  revers  possibles,  de  doubler  leurs  armements.  » 
Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  668. 

2.  Bernhardi,  IV,  520-523;  Bogdanowitsch,  I,  271-272.  Cf.  le  Protocole  de 
la  séance  du  28  février  du  congrès  de  Châtillon.  —  Les  résolutions  prises  au 
point  de  vue  diplomatique  ne  furent  pas  consignées  au  Protocole  du  conseil 
de  guerre  de  Bar-sur-Aube.  On  y  mentionna  seulement  les  décisions  militaires. 


LE    CONGRÈS    DE    CHATILLON.  109 

C'est  avec  ces  nouvelles  instructions  que  Razu- 
mowky,  Stadion,  Humboldt  et  les  autres  ouvrirent  à 
Chàtilion,  le  28  février,  la  quatrième  séance  du  con- 
grès. Ils  commencèrent  par  exprimer  leur  étonnement 
que  le  plénipotentiaire  français  tardât  tant  à  répondre 
à  leurs  propositions,  puisque  ces  propositions  étaient 
fondées  en  substance  sur  une  offre  faite  par  ce  pléni- 
potentiaire dans  sa  lettre  du  9  février  au  prince  de 
Metternich.  Ils  déclarèrent  ensuite  qu'ils  regarde- 
raient tout  retard  ultérieur  à  cette  réponse,  passé  un 
délai  à  débattre,  comme  un  refus  de  traiter  de  la  part 
du  gouvernement  impérial.  Us  ajoutèrent  «  qu'ils  ne 
sauraient  d'ailleurs  écouter  aucune  proposition  qui 
diflérât  essentiellement  du  sens  de  l'offre  déjà  faite 
par  le  plénipotentiaire  français.  »  Caulaincourt,  qui 
n'avait  pas  encore  le  contre-projet,  répondit  avec 
beaucoup  d'à-propos  :  premièrement,  que  les  Alliés 
étaient  mal  fondés  à  se  plaindre  des  retards,  puisque 
dès  l'ouverture  des  négociations,  ils  avaient  sans  motif 
suspendu  neuf  jours  les  séances;  deuxièmement, 
qu'ils  ne  pouvaient  se  prévaloir  de  l'offre  confiden- 
tielle faite  par  lui  au  prince  de  Metternich,  puisque 
cette  proposition  était  subordonnée  à  un  armistice  im- 
médiat qui  avait  été  refusé.  Les  plénipotentiaires 
affectèrent  de  ne  point  daigner  répondre  à  ces  argu- 
ments. Ils  insistèrent  de  nouveau  pour  que  le  duc  de 
Vicence  fixât  le  délai  dans  lequel  il  devrait  donner  sa 
réponse.  En  vain  Caulaincourt  objecta  qu'en  une  si 
grave  affaire,  on  ne  pouvait  ni  imposer  ni  prendre 
l'obligation  de  répondre  à  jour  fixe,  il  dut  accepter  la 
date  du  10  mars  comme  dernier  terme*.  Neuf  jours, 
c'était  bien  peu  pour  décider  Napoléon  à  de  tels  sacri- 
fices, Napoléon  qui  à  ces  paroles  de  Saint-Aignan  : 

1.  Protocole   de   la  séance  du  28   février,  et   Caalaincoort   à   Na^léta. 
l-  mars.  Arch.  de*  affaires  étrangères,  fond*  France,  668. 


110  1814. 

«  La  paix  sera  assez  bonne  si  elle  est  assez  prompte,  » 
avait  répondu  :  «  La  paix  arrivera  assez  tôt  si  elle  est 
honteuse  *.  » 

De  Bar-sur-Aubo,  tout  l'état-major  allié,  souverains, 
ministres  et  généraux,  moins  le  roi  de  Prusse  et  le 
prince  de  Schwarzenberg,  s'était  rendu  à  Chaumont. 
Lord  Castlercagh,  revenu  de  l'alarme  où  l'avait  mis  la 
lettre  de  Napoléon  à  l'empereur  d'Autriche,  mais  ap- 
préhendant qu'une  autre  démarche  du  même  ordre  ne 
vînt  traverser  ses  plans  en  détachant  l'Autriche  de  la 
coalition^,  voulut  resserrer  l'alliance  européenne  par 
un  nouveau  traité.  Les  clauses  portaient  que  les  puis- 
sances contractantes  seraient  liées  pour  vingt  années 
et  qu'aucune  d'elles  ne  pourrait  écouter  de  propositions 
particulières  ni  traiter  séparément.  Lord  Castlereagh 
prit  pour  prétexte  à  sa  proposition  le  règlement  de 
divers  arrangements  financiers  que  les  puissances  con- 
tinentales, toujours  à  court  d'argent,  sollicitaient  de- 
puis le  passage  du  Rhin.  Il  offrit  pour  toute  la  durée 
des  hostilités  un  subside  annuel  de  cent  cinquante 
millions  de  francs  à  partager  entre  la  Russie,  l'Au- 
triche et  la  Prusse.  Chacune  de  ces  puissances  s'obli- 
gerait de  son  côté  à  poursuivre  la  guerre  avec  un 
contingent  de  cent  cinquante  mille  hommes.  Signé 
à  Chaumont  le  1"  mars,  ce  traité  fut,  comme  on  sait, 
l'origine  de  la  Sainte  Alliance,  —  «  la  sainte  alliance 
barbaresque  »,  irrévérencieusement  chansonnée  par 
Béranger. 


1.  Fain,  130;  Mémoires  de  Ségur.  VI,  408. 

i,  Caulaincourt  à  Napoléon,  27  février.  «  ...  Votre  Majesté  a  compromi» 
par  celte  lettre  l'empereur  d'Autriche  vis-à-vis  des  alliés...  Stadion  me  dit 
que  l'Angleterre  en  est  inquiète...  etc.,  etc.  >  Arch.  des  affaires  étrangère*, 
fonds  France,  668. 


LIVRE    DEUXIÈME 


LE   COMBAT   DE    BAR-SDR-AUBE 


Napoléon  doutait  fort  de  la  conclusion  de  l'armi- 
stice*. Resté  à  Troycs  pendant  les  premiers  pourpar- 
lers de  Lusigny,  il  se  disposait  à  poursuivre  les  Austro- 
Russes  au  delà  de  l'Aube*.  Ses  ordres  étaient  donnés, 
lorsque  le  25  février,  dans  la  matinée,  il  apprit  par  une 
lettre  de  Marmont  que  l'armée  de  Bliicher  marchait 
sur  Sézanne.  «  Je  l'arrêterai  le  plus  que  je  pourrai  », 
écrivait  Marmont ^  L'empereur  suspendit  son  mou- 
vement. .Néanmoins  jusque  dans  la  nuit  du  26  au 
27  février,  il  hésita  à  croire  que  Bliicher  tentât  de 
nouveau  une  pointe  sur  Paris.  Il  était  en  effet  assez 
peu  présumable  qu'après  le  mauvais  succès  de  la 
marche  des  Prussiens  vers  Paris,  trois  semaines  au- 
paravant, Bliicher  se  commît  dans  une  même  aven- 
ture. Le  feld-maréchal  ne  cherchait-il  pas  seulement 
à  donner  des  jalousies  à  l'armée  française  pour  ses 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  21383. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21362,  21364;  Reg^istre  de  Berthi«r  (ordres 
et  lettres,  Troyes,  21  et  25  février).  Arcb.  de  la  guerre. 

3.  Marmont  à  Berthier,  Vindé,  24  ferrier  (au  soir).  Ar^h.  lUit.,  AF.,  ir, 
16«i9.  Correspondance  de  Napoléon,  21  367.  —  Fain  (p.  146'  commet  une  grave 
erreur  en  disant  que  Napoléon  reçut  la  lettre  de  Marr^out  aeulemeat  daa* 
U  nuit  da  M  aa  t1. 


112  181 4. 

flancs  ou  à  masquer  par  une  feinte  offensive  une  re- 
traite sur  Châlons*?A  tout  hasard,  cependant,  l'em- 
pereur prit  ses  mesures  pour  profiter  une  fois  encore 
de  la  témérité  de  Blûclier,  si  celui-ci  prononçait  son 
mouvement  dans  la  direction  de  Paris.  Ney,  Victor  et 
Arrighi  reçurent  l'ordre  de  se  porter  b  premier  à 
Arcis,  le  second  à  Méry,  le  troisième  à  Nog•ent^  Enfin 
le  lendemain  27  février,  à  sept  heures  du  matin,  l'em- 
pereur arrêta  son  plan.  Les  desseins  de  Bliicher  n'é- 
tant désormais  plus  douteux,  Napoléon  ne  risquait 
plus  de  se  laisser  entraîner  à  un  faux  mouvement  en 
marchant  sur  ses  traces  ^  Vers  midi,  l'empereur  quitta 
Troyes  avec  sa  garde  *.  Il  allait  renouveler  sa  belle 
manœuvre  du  milieu  de  février,  à  cette  différence 
qu'au  lieu  d'attaquer  l'armée  de  Silésie  sur  son  flanc 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21367  et  21387  :«  ...  Il  paraît  bien  évident 
que  lorsque  Bliicher  n'aura  plus  les  ponts  sur  l'Aube  et  qu'il  verra  des  corps 
entre  lui  et  Vitry,  il  renoncera  à  toutes  ses  opérations,  si  toutefois  il  en  a  eu 
d'autres  que  de  regagner  Chàlons,  27  février,  3  heures  et  demie  du  matin.  » 

—  Cf.  la  lettre  de  Berthier  à  Victor,  26  février...  «  Dans  peu  d'heures  l'em- 
pereur verra  plus  clair  dans  ses  aifaires  pour  vous  envoyer  de  nouveaux 
ordres...  »  Registre  de  Berthier.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21368,  21369,  21373;  Registre  de  Berthier, 
à  Ney,  Victor,  Arrighi,  Marmont,  25,  26  et  27  février.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Marmont  prétend  [Mémoires,  VI,  198-199  et  207)  que  Napoléon  eut  le 
tort  de  ne  pas  se  mettre  en  marche  aussitôt  qu'il  fut  instruit  du  mouvement 
de  Bliicher,  c'est-à-dire  le  25  février  dans  la  matinée.  Si,  en  effet,  l'empe- 
reur eût  dès  ce  jour-là  porté  toutes  ses  troupes  au  delà  de  l'Aube,  il  eût  gagné 
trente-six.  heures  ;  par  conséquent  il  eût  atteint  l'armée  de  ISilésie  le  1"  ou  le 
2  mars  entre  la  Marne  et  l'Ourcq  et  il  l'eût  certainement  détruite  (les  forces 
étaient  égales,  et  les  Prusso-Russes  étaient  pris  entre  deux  feus).  Mais 
Napoléon,  le  25,  n'était  point  suffisamment  renseigné  sur  les  desseins  de 
Bliicher  pour  risquer  un  faux  mouvement  en  opérant  contre  lui.  Si,  comme 
le  pensait  Napoléon,  Bliicher  cherchait  seulement  à  regagner  Châlous,  il  n'y 
avait  aucune  utilité  à  le  suivre  dans  cette  direction.  Tout  ce  que  pouvait 
faire  Napoléon,  et  il  le  fit,  c'était  de  prendre  ses  dispositions  pour  être  à 
même  de  se  porter  contre  Blùcher  dès  qu'il  serait  assuré  de  ses  intentions. 

—  C'est  une  erreur  de  Thiers  (XVII,  428-429)  de  dire  que  Napoléon  «  ne 
partit  que  le  27  de  Troyes,  de  sa  personne,  parce  qu'il  devait  donner  à  ses 
troupes  le  temps  de  marcher  ».  La  Correspondance  (21367,  21387,  21390, 
21391..  2 1392)  et  le  registre  de  Berthier  (ordres  du  25  au  27  février)  prouvent 
que  IVapoléon  hésita  deux  jours  à  suivre  Blûcher  et  qu'il  ne  s'y  décida  que 
le  27  à  7  heures  du  matin. 

4.  Registre  de  Berthier  (lettres  à  Priant,  Nansouty,  etc.,Troy«s,  9  beurea 
ia  matin,  27  févriec).  Corretpondance  de  Napoléon,  21395. 


LK    COMBAT    DE    BAR-SDR-AUBE.  liî 

il  l'attaquerait  sur  ses  derrières,  tandis  que  les  têtes 
do  colonnes  prussiennes  seraient  aux  prises  avec 
Marmont  et  Mortier,  qui  venaient  d'opérer  leur  jonc- 
lion.  Bliicher  semblait  condamné. 

Quant  à  l'armée  de  Bohème,  l'empereur  laissait 
quarante  mille  hommes  à  Macdonald  pour  la  contenir 
derrière  l'Aube'.  Au  reste,  cette  armée  était  démora- 
lisée et  en  pleine  retraite.  Il  n'y  avait  pas  apparence 
qu'elle  reprît  soudain  l'offensive,  à  moins  que  Schwar- 
zenberg  ne  connût  le  départ  de  Napoléon  *.  Mais  ce 
départ,  l'empereur  espérait  bien  le  lui  cacher.  Ordre 
fut  donné  à  Macdonald  et  à  Oudinot  défaire  croire  par 
tous  les  moyens  possibles  que  Napoléon  était  encore 
sur  la  ligne.  Son  logement  devait  être  préparé  osten- 
siblement en  arrière  de  Bar,  et  l'on  devait  répandre 
le  bruit  de  son  arrivée  pour  le  lendemain.  Tout  en 
ne  s'engageant  pas  au  delà  de  l'Aube,  les  maréchaux 
s'efforceraient  de  ne  point  montrer  à  l'ennemi  qu'ils 
étaient  sur  la  défensive.  En  cas  d'attaque,  enfin,  les 
soldats  crieraient  :  Vive  l'empereur'  !  Le  duc  de 
Vicence  lui-même  devait  être  de  complicité  avec  Napo- 
léon pour  abuser  les  Alliés.  «  Il  est  convenable,  lui 
écrivait  l'empereur,  que  vous  disiez  que  je  suis  à  Bar 
et  que  vous  dirigiez  là  tous  vos  courriers;  car  il  est 
de  la  plus  haute  importance  que  l'ennemi  ne  doute 
pas  que  je  ne  sois  entre  Bar  et  Vendeuvre  *.  » 


1.  Jasqa'aa  27  février,  les  f  corps  (Gérard),  T»  corps  (Oodinot)  et  ll*corp« 
(Macdonald),  relevant  tons  trois  du  commandement  direct  de  Fempereur, 
étaient  indéoendanu  les  uns  des  autres.  En  quittant  Troyes,  Napoléon  dé- 
fera le  commandement  en  chef  au  duc  de  Tarente  comme  plus  ancien  en  grade 
que  le  duc  de  Reggio.  Registre  de  Berthier  (lettre  à  Macdonald,  27  février). 
Arch.  de  la  guerre.  —  Pour  le  chiffre  de  40000  hommes,  voir  •  18U  »,  p.  81 
2*, 7* ei 11* corps  d'infanterie  (moins  la  brigade  Pierre Boyer)  :  30082  hommes, 
2*,  &•  et  6*  corps  de  cavalerie  :  9510  hommes. 

2.  «  . . .  Xespère  que  j'aurai  le  temps  de  faire  une  opération  avant  <m 
rennemi  s'en  aperçoive  et  marche  en  avant...  ■  Correspondance  21396. 

3.  Registre  de  Berthier  (lettres  à  Macdonald  et  à  Oudinot,  27  févriar). 
*.  Corrmpondmiue  d*  \<u>oUon.  21397. 


114  181 4. 

Vaines  précautions  !  Vingt-quatre  heures  avapt 
que  l'empereur  qtilLIût  Troycs  et  dix-huit  heures 
même  avant  qu'il  s'y  fût  résolu,  le  roi  de  Prusse  était 
informé  de  ce  départ  imminent.  Le  26  février^  vers 
midi,  Frédéric-Guillaume,  qui  se  trouvait  à  ce  moment 
avec  le  ptince  de  Schwarzenberg  à  Golomboy-les- 
deux-Égliscs,  reçut  une  dépêche  du  quartier  général 
de  l'armée  de  Silésie.  Cette  lettre  annonçait  que  Napo- 
léon, se  préparant  à  opérer  contre  Bliicher  avec  la 
majeure  partie  de  ses  troupes,  avait  seulement  détaché 
deux  ou  trois  corps  vers  l'Aube,  à  la  poursuite  de  la 
grande  armée'.  Les  Austro-Russes  n'avaient  donc 
devant  eux  qu'un  rideau.  C'était  là  sinon  une  fausse 
nouvelle  du  moins  une  nouvelle  prématurée.  L'opi- 
nion de  Bliicher  n'était  fondée  que  sur  des  présomp- 
tions, puisque  le  2o  février,  jour  oii  la  lettre  fut  ex- 
pédiée, pas  un  seul  Français  n'avait  encore  passé 
l'Aube.  Aussi  peut-on  voir  dans  l'envoi  de  cette  dé- 
pêche une  ruse  du  vieux  maréchal.  Opposé  en  prin- 
cipe à  la  retraite  de  la  grande  armée,  et  appréhendant 
pour  lui-même  une  attaque  de  Napoléon,  il  s'effor- 
çait d'amener  Sehwarzenberg  à  reprendre  FofFensive: 
le  mouvement  des  Austro-Russes  obligerait  l'em- 
pereur à  concentrer  toutes  ses  forces  entre  Troyes 
et  l'Aube,  et  le  commandant  en  chef  de  l'armée  de 
Silésie,  désormais  tranquille  pour  ses  derrières,  mar- 
cherait en  sécurité  sur  Paris. 

Au  conseil  de  guerre  tenu  à  Bar-sur-Aube,  il  avait 
été  résolu  que  la  grande  armée  reprendrait  l'offensive 
aussitôt  que  Napoléon  se  tournerait  contre  Blucher^ 
En  communiquant  à  Sehwarzenberg  la  dépêche  du 


J.  Danile'vrsïj,  Feldzug  tn  Frankreich,  I,  169. 

2.  Protocole  de  la  délibération  du  25  février,  cité  par  Bogdauoxritscli,  II, 
314.*  ...  La  continuation  de  là  retraite  dépendra  des  circonstances.  »  CL 
Dajiil3-:7sky,  I,  166 ;  Bernhardi,  IV,  519-520;  Plotho,  111,231. 


LE    COMBAT    DE    BAtl-SUR-ACBl.  liS 

quartier  général  prussien,  Frédéric-Guillaume  lai 
rappj'la  celte  décision.  Le  prince  dut  céder.  Au  reste, 
comme  tous  les  généraux  alliés,  il  redoutait  non  l'ar- 
tnée  françjiise  mais  son  chef,  et  l'audace  lui  revenait 
à  mesure  que  Napoléon  s'éloignait. — L'empereur  avait 
bien  le  droit  de  dire  :  «  J'ai  cinquante  mille  hommes 
et  moi,  cela  fait  cent  cinquante  mille  hommes*,  m  — 
Les  diiïérents  corps  de  la  grande  armée  firent  demi- 
tour.  L'attaque  générale  fut  fixée  au  lendemain  ma- 
tin. Dès  le  soir  même,  le  comte  de  Wrède  tenta  uno 
attaque  vigoureuse  sur  Bar  oii  étaient  entrées  depuis 
quelques  heures  les  deux  divisions  de  Gérard.  Les 
Bavarois  convenablement  reçus  se  retirèrent  en  dé- 
sordre, perdant  plus  de  deux  cents  hommes'. 

Selon  les  apparences,  celte  attaque  indiquait  pour 
le  lendemain  un  retour  offensif;  d'ailleurs  les  paysans 
signalaient  un  mouvement  général  des  Autrichiens 
dans  la  direction  do  l'Aubo  *.  Mais  abusé  par  les 
prisonniers  qui  disaient  tous  que  l'armée  continuait  sa 
retraite,  Oudînot  établit  ses  troupes  comme  s'il  fût  à 
vingt-cinq  lieues  do  l'ennemi.  Les  divisions  Levai  et 
Rothembourg  et  la  cavalerie  du  général  Saint-Germain 
bivouaquèrent  entre  Moutier  et  Ailleville,  à  cheval 
sur  la  route  et  le  front  tourné  vers  Bar,  qu'occupait  le 
corps  de  Gérard.  Dans  cette  étroite  vallée  de  la  rive 
droite  de  l'Aube,  les  troupes  d'Oudinot  avaient  à  leur 
droite  la  rivière,  à  leur  gauche  les  hauteurs  de  Ver- 
nonfays.  De  plus,  leurs  derrières  pouvaient  être 
menacés,  car  la  division  Pacthod  et  la  cavalerie  de 
Kellermann  que  le  duc  do  Reggio  aurait  dû  établir, 
telle-là  à  la  tête  du  pont  de  Dolancourt,  celle-ci  vers 


1.  ConTersation  aree  le  général  Poltaratiky,  citée  par  Uanilevsky,  I,  101. 
1.  RApport  d  Oudinot  k  Beribier,  Ailleville,  i6  février,  5  heures  da  aoir. 
Arch.  nai.,  AF.,  rv,  16^9.  Cf.  Plotho,  UI,  235- Î3:;  Dandewsk/,  1,  170. 
3.  Journal  d«  I&  division  Levai.  Arch.  dé  la  gaerre. 


il6  181 4. 

Arsônval,  étaient  restées  en  deçà  de  l'Aube*.  Puisque 
Oudinot,  dépassant  les  intentions  de  Napoléon  qui 
voulait  qu'on  défendît  la  ligne  de  l'Aube  et  non  qu'on 
franchît  cette  rivière^,  s'était  imprudemment  avancé 
sur  la  rivp  droite,  au  moins  aurait-il  dû  y  prendre 
une  position  moins  vicieuse.  Celle-ci  était  également 
mauvaise  pour  l'offensive  et  pour  la  défensive,  entre 
des  hauteurs  qu'il  faudrait  enlever  et  une  rivière  où 
l'on  risquerait  d'être  acculé.  Au  reste,  Oudinot  con- 
damna lui-même  la  position  qu'il  avait  choisie,  car 
dans  la  nuit  il  fit  repasser  l'Aube  à  toute  son  artillerie 
qui  alla  parquer  à  Magny-le-Fouchard  —  à  douze 
kilomètres  du  gros  des  troupes!  C'était  à  toute  son 
armée  que  le  maréchal  aurait  dû  faire  repasser  l'Aube. 
Autrement  il  lui  fallait  garder  son  artillerie,  ap- 
peler les  trois  mille  chevaux  de  Kellermann  et  por- 
ter incontinent  la  division  Levai  sur  les  hauteurs  de 
Vernonfays.  Un  des  brigadiers  du  7'  corps,  le  général 
Maulmont,  dit  sans  rire  que  le  maréchal  Oudinot  fit 
retirer  les  batteries  «  parce  qu'elles  auraient  été  un 
embarras  en  cas  d'attaque'.  »  Mais  livrer  bataille  sans 
canons,  n'est-ce  pas  le  pire  des  embarras  ? 

Le  matin  du  27  février,  l'armée  ne  prit  encore  aucune 
disposition  de  combat,  bien  que  les  avant-postes, 
d'accord  avec  les  paysans  revenus  derechef  avertir  le 
maréchal,  eussent  signalé  la  présence  de  l'ennemi. 
Pour  convaincre  le  maréchal  de  l'imminence  d'une 
attaque,  il  fallut  qu'une  reconnaissance  de  cavalerie 

1.  Rapports  d'Oudinot  à  Berthier,  Ailleville,  26  février,  et  Magny-le-Fou- 
chard, 27  février.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1 669.  Ordres  de  Gressot,  chef  d'état- 
major  d'Oudinot,  26  février.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  «  Prenez  une  bonne  position  ep  arrière  sur  l'Aube,  occupez  Bar-sur- 
Aube  par  une  bonne  arrière-garde  ;  soyez  prêt  à  faire  sauter  le  pont  de 
Dolancourt  »,  etc.  Registre  de  Berthier  (lettres  à  Macdonald  et  à  Oudinot, 
27  février).  Arch.  de  la  Guerre.  —  Ces  ordres  du  27  au  matin  ne  furent  pas 
connus  d'Oudinot  avant  le  combat  de  Bar.  C'est  pourquoi  nous  disons  qu'il 
dépassa  les  intentions  de  Napoléon  et  non  qu'il  enfreignit  ses  ordres. 

3.  Journal  de  la  diyision  Levjil.  Arch.  de  la  guerre. 


LE    COMBAT    DE    BAR-SDR-AUBK.  H7 

fût  ramenée  sur  la  gauche  par  les  Cosaques  du  comte 
Pahlen.  Il  était  plus  de  dix  heures  quand  cet  enga- 
gement eut  lieu.  Oudinot  se  décidant  enfin  à  donnei 
des  ordres,  la  division  Levai  se  mit  en  marche  pour 
Vernonfays,  position  dominante  qu'elle  aurait  dû  oc- 
cuper dès  la  veille.  Ces  beaux  régiments  gravissent  les 
premières  hauteurs  et  culbutent  les  têtes  de  colonnes 
russes  qui  déjà  s'avançaient  sur  le  plateau;  mais  l'in- 
fanterie ennemie,  dégagée  par  des  charges  de  cuiras- 
siers, se  reforme  en  arrière,  et  bientôt  quarante-huit 
pièces  de  canon  ouvrent  le  feu  contre  les  Français. 
Levai  n'a  pas  une  seule  pièce  pour  riposter  I  Trois 
fois  les  vétérans  d'Espagne  abordent  les  masses  russes 
et  les  font  reculer;  trois  fois,  fauchés  par  la  mitraille, 
ils  abandonnent  le  terrain  conquis*.  Le  roi  de  Prusse, 
impassible  au  milieu  du  feu  et  répondant  à  Schwar- 
zenberg  qui  le  conjurait  de  s'éloigner  :  «  Où  est  votre 
place,  mon  cher  maréchal,  là  est  aussi  la  mienne  », 
ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  les  élans  héroïques 
des  soldats  de  Levai.  «  —  Ces  charges,  disait-il,  sont 
parmi  les  plus  beaux  faits  d'armes  dont  j'aie  été  té- 
moin *.  » 

Oudinot  cependant  hésitait  entre  une  attaque  gé- 
nérale qui  eût  été  téméraire  et  une  retraite  qui  eût 
été  périlleuse.  Il  laissait  sans  ordres  les  troupes  aux 
prises  avec  l'ennemi,  et  n'osait  pas  les  faire  soutenir, 
de  peur  d'engager  tout  son  monde  inutilement  et  de 
compromettre  sa  retraite.  C'est  ainsi  que  la  division 
Rothembourg  demeura  l'arme  au  pied,  que  la  divi- 
sion Pacthod  resta  sur  la  rive  gauche  de  l'Aube  et 
que  la  cavalerie  de  Kellermann,  qui  avait  passé  la 


1.  Rapport  d'Oadinot  k  Berthier,  97  féTrier.  Arch.  n«t,  AF.,  ir,  1689; 

Journal  de  la  division  L«val.  Arch.  de  la  ^orre  ;  Plotho,  HI,  238-240. 

2.  Dépositioaa  d'ofûciers  prisonniers,  citées  dans  le  joamal  de  la  divisiou 
L«Tal.  Arch.  de  la  guerr».  Cf.  Bogdasowiuch,  I,  282. 


118  1814. 

rivière  sans  ordres,  marchant  au  canon,  et  qui  vint 
charger  trois  fois  les  batteries  russes  do  Vernonfays, 
ne  fut  pas  reafoxcée  par  les  deux  mille  cinq  cents 
chevaux  do  Saint-Germain,  iramobili&és  à  trois  kilo- 
mètres du  champ  de  bataille.  C'est  ainsi  enfin  que 
toute  l'artillerie  du  7'  corps  fut  laissée  à  Magny- 
le-Fouchard.  Oudinot  se  contenta  de  demander  du 
canon  à  Gérard.  Celui-ci,  qui  défendait  Bar  contre 
les  Bavarois  du  général  do  Wrède,  envoya  une 
batterie.  Mais  que  pouvaient  six  malheureuses  pièces 
contre  la  formidable  artillerie  russe?  Leur  feu  fut 
éteint  en  quelques  instants*. 

Vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  Oudinot  voyant 
son  centre  s'épuiser  contre  un  ennemi  à  qui  des  ren- 
forts arrivaient  sans  cesse,  sa  droite  vivement  pres- 
sée, sa  gauche  très  menacée  par  un  mouvement  tour- 
nant do  la  cavalerie  de  Pahlen,  se  décida  à  donner 
l'ordre  de  la  retraite.  Les  troupes  se  retirèrent  à  pe- 
tits pas,  de  position  en  position,  traversant  l'Aube  sur 
le  pont  de  Dolâncourt  et  sur  le  pont  de  Bar,  ville  que 
le  général  Gérard  évacua  dans  la  soirée.  Le  lende- 
main, les  deux  corps  se  concentrèrent  entre  Magny- 
le-Fouchard  et  Vendeuvre,  ayant  perdu  2  500  hommes 
des  meilleures  troupes  que,  sauf  la  division  de  vieille 
garde  de  Priant,  l'empereur  eût  alors  à  opposer  à 
l'ennemi.  Les  Alliés  eurent  à  peine  2000  tués  ou 
blessés^. 


1.  Rapport  d'Oudinot  à  Berthier,  27  février.  Arch.  nat,  AF.,  rv,  1669; 
Journal  de  la  division  Levai.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Rapport  d'Oudinot  à  Berihier,  27  fë%'rier.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1669. 
Journal  de  la  divJâioa  Levai  ;  Rapport  de  Macdouald  à  l'empereur,  Chaire, 
4  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Bogdanowitsch,  I,  285. 

Oudinot,  dans  son  rapport,  n"avoue  que  1200  hommes  hors  de  combat; 
mais  le  soir  d'une  action  on  n'est  pas  exactement  renseigné  sur  les  pertes 
et  l'on  cherche  souvent  à  les  atténuer.  La  général  Maulmont,  auteur  da 
Journal  de  la  division  Levai,  porte  les  tués,  blessés  et  disparus  à  3  500.  Ce 
chid're,  qui  parait  fort  exagéré,  ne  s'accorde  pas  avec  les  situations.  Eu  com- 
parant les  états  du  27  février  et  du  5  mars,  nous  ce  trouvons  pour  les  troia 


LE    COMBAT    DE    BAR-SUR-A'JBE.  119 

On  raconte  que,  pendant  la  bataille,  les  soldats 
français  se  voyant  engagés  sans  artillerie  crièrent  à 
la  trahison.  Celle  croyance  persista  môme  assez  long- 
temps parmi  les  paysans  do  l'Aube*.  Rica  n'est  si 
absurde!  Mais  il  faut  cependant  reconnaître  que  le 
duc  de  Rcggio  montra  dans  cette  affaire  d'abord  une 
imprévoyance,  ensuite  une  indécision  tout  à  fait 
condamnables.  Oudinot  pouvait  choisir  de  bonnes 
positions  :  il  prit  les  plus  mauvaises.  Il  pouvait  livrer 
bataille  presque  à  forces  égales*  :  il  arrangea  les 
choses  de  telle  sorte  que  les  trois  seules  brigades 
d'Espagne  et  la  seule  cavalerie  de  Kellermann  — 
en  tout  7  200  fusils  et  3  800  sabres  —  furent  opposés 
cinq  heures  durant  et  sans  aucune  artillerie  aux 
26  000  Russes  et  Autrichiens  du  prince  de  Wig- 
genstein  et  du  général  Wolkmann!  Les  Français 
auraient  en  vain  crié  :  Vive  l'empereur!  pour  tromper 
l'ennemi.  A  la  façon  dont  la  bataille  était  engagée  et 
conduite,  il  était  évident  que  Napoléon  ne  comman- 
dait pas. 

La  retraite  d'Oudinot   découvrait  complètement 

brigades  d'Espagns  et  la  cavalerie  de  Kellermann,  seales  tronpes  d'Oadinot 
eDgagées,  qa'ime  perte  de  ISOO  hommes.  Ea  admeitaot  qae  le  corps  de 
Gérird  ait  de  son  coté  perdu  700  hommes  (la  siiuacioo  da  5  mars  faisant 
défaut  pour  ce  corps,  uous  devons  nous  borner  à  donner  on  chiffre  approxi- 
Batif),  le  toul  serait  an  plus  de  3  500  hommes. 

1.  Poagiat.  r Invasion  dan*  VAube,  47,  48,  i9  :  «  En  passant  k  Troyes,  le 
cnriendemain  de  cette  affaire,  on  entendait  les  soldats  accuser  hautement  le 
maréchal  de  les  avoir  trahis  et  fait  massacrer...  Les  habitants  de  l'Aube 
conservent  encore,  en  se  rappelant  les  nombreuses  accusations  des  soldats 
qui  furent  les  victimes  de  cette  odieuse  défectioa,  la  même  indignation  contre 
û  maréchal  qu'à  i instant  de  la  bataille.  > 

î.  Russes  :  corps  Wiggenstein  :  ÎIOOO  hommes.  Cairassiers  de  Kretow  : 
1700.  Renforts  autrichiens  détachés  du  corps  de  Wrède  qui  attaquait  Baœ, 
défendu  par  Gérard  :  brigade  Wolkmann  (8  bataillons)  :  4  000  hommes. 
Total  :  36  700.  Tableau  de  la  composition  de  la  grande  armée  alliée.  Arcb. 
k^fîraphiques  de  Saint-Pétersbourg,  22 SM. 

Français  :  division  Levai:  5100  hommes.  Brigade  Chassé  (d'Espagne), 
1500.  Division  'iothenbonrg  :  2600.  Division  Pacthod  :  4  000.  Artillerie  : 
1100  iiommes  et  51  bouche»  à  feu.  Cavalerie  de  Kellermann  :  3800.  Cava- 
lerie de  Saint-Germain  :  2400.  Total:  215ÛC.  Situations  dea  SI,  »7  fémer 
•t  1*  mars.  Arcb.  de  la  guerre. 


120  181 4. 

Macdonald  qui,  le  27  février,  marchait  de  Fontette 
sur  la  Ferlé-sur-Aube.  Par  bonheur,  la  belle  conte- 
nance de  son  avant-garde  imposa  aux  têtes  de  colonnes 
du  prince  royal  de  Wurtemberg.  Conformément  aux 
ordres  de  Schwarzenberg  datés  de  la  veille,  et  lui  en- 
joignant de  reprendre  l'offensive,  ce  général  avait 
porté  au  delà  de  l'Aube  une  partie  de  ses  troupes.  Les 
Wurtembergeois  repassèrent  la  rivière  et  ajournèrent 
leur  attaque  au  lendemain.  Mais  le  lendemain,  les 
reconnaissances  envoyées  sur  la  gauche  par  Mac- 
donald afin  de  se  lier  avec  Oudinot,  ayant  rapporté 
qu'elles  avaient  rencontré  des  partis  ennemis,  le  duc 
de  Tarente  pressentit  que  les  7*  et  2'  corps  battaient 
en  retraite  sur  Vendeuvre  et  Troyes.  Comme  il  ne  lui 
convenait  pas  de  rester  en  l'air,  il  se  retira  également 
sur  Troyes  par  la  route  de  Bar-sur-Seine.  Dans  cette 
marche  son  arrière-garde  fut  souvent  engagée  avec 
l'ennemi  qui  talonna  les  Français  de  très  près.  Mac- 
donald arriva  dans  la  journée  du  3  mars  à  Troyes, 
où  il  opéra  sa  jonction  avec  les  corps  du  duc  de 
Reggio  et  du  général  Gérard,  désormais  placés  sous 
son  commandement  *. 

Napoléon  reçut  le  2  mars  la  nouvelle  de  la  défaite 
d'Oudinot^.  L'empereur  était  alors  à  la  Ferté-sous- 
Jouarre,  en  pleine  opération  contre  Bliicher  qui 
s'était  mis  en  retraite  à  son  approche  et  qu'il  se  flat- 
tait d'atteindre  le  lendemain  ou  le  surlendemain.  Le 
mauvais  succès  du  combat  de  Bar-sur-Aube  était  fait 
pour  irriter  et  pour  inquiéter  Napoléon,  mais  non 
pour  déranger  ses  plans.  Si  l'armée  française  avait 
abandonné  la  ligne  de  l'Aube,  elle  tenait  encore  celle 
de  la  Seine.  Or,  en  raison  de  la  prudence  et  de  la  len- 

1.  Rapports  de  Macdonald  à  Napoléon,  Bar-sur-Seine,  2  mars,  et  Châtr», 
4  mars.  Arch.  de  la  guerre  et  Arch.  nat.,  AF.,  ir,  1669. 
i.  Correspondance  de  Napoléon,  21  Ud 


%T    COMBAT    DE    BAR-SUR- AFBE.  ^21 

teur  coutumières  au  prince  de  Schwarzenberg",  il  était 
présumable  qu'il  faudrait  au  moins  huit  jours  aux 
Austro-Russes  pour  repousser  les  trois  corps  de  Mac- 
donald  jusque  dans  la  Brie.  D'ici  là,  Napoléon  ayant 
exterminé  Bliicher  —  c'est  son  expression,  —  se  ra- 
battrait sur  les  flancs  ou  sur  les  derrières  de  la  grande 
armée,  selon  que  Schwarzenberg  se  serait  plus  ou 
moins  avancé  vers  Paris.  Sans  donc  trop  s'émouvoir 
du  retour  offensif  des  Austro-Russes,  l'empereur 
envoya  l'ordre  à  ses  lieutenants  de  disputer  le  terrain 
pied  à  pied  *,  et  il  continua  sa  marche  à  la  poursuite 
de  l'armée  de  Silésie. 


l.  Registro  de  BeiUùer  (lettre  »  Oudiaot,  Jouarre,  2  mars).  Arcb.  de  lA 
(«erre. 


Il 


MARCHE   DE   BLUCHER    SUR   PARIS 
SITUATION  CRITIQUE  DE  L'ARMÉE  DE  SILÉSIE 


L'audacieuse  expédition  conçue  par  le  feld-maré- 
chal  Blûcher  avait  d'abord  très  bien  réussi.  Le  24  fé- 
vrier, avant  même  que  l'ordre  de  mouvement  qu'il 
sollicitait  depuis  deux  jours  du  grand  quartier  général 
lui  fût  parvenu,  il  avait  de  sa  propre  autorité  porté 
ses  troupes  au  delà  de  l'Aube,  à  Baudement,  à  Anglure 
et  à  Plancy  *.  Le  25,  il  reçut  deux  lettres  de  l'empe- 
reur de  Russie  et  du  roi  de  Prusse,  qui  non  seulement 
l'autorisaient  à  prendre  une  vigoureuse  offensive,  mais 
l'y  encourageaient  par  de  chaudes  paroles.  «  On  ne 
saurait  que  se  promettre  le  plus  heureux  résultat  de 
vos  opérations,  »  écrivait  le  czar.  a  L'issue  de  la  cam- 
pagne est  dans  vos  mains,  le  bonheur  des  peuples 
dépend  de  vos  succès ^  »  écrivait  de  son  côté  Frédéric- 
Guillaume.,  A  ces  vœux  était  joint,  —  ce  qui  valait 
mieux,  —  l'avis  que  le  corps  prussien  de  Biilow  comp- 
tant 16  900'  hommes  et  le  corps  russe  de  Winziuge- 
rode,  d'un  effectif  de  26  000*  hommes,  étaient  désor- 

1.  Ordre  de  Gnej«enan,  cité  par  Plotho,  Der  Krieg  in  Frankreich.UI,  266, 
Cf.  Droj'sen,  York'f  Lehen,  III,  324;  Mémoires  de  Marmont,  VI,  197. 

2.  Lettres  de  l'eiipereur  de  Russie  et  du  roi  de  Prusse  à  Blûcher,  Bar- 
■ur-Aube,  25  février,  citées  par  Bogdanowitsch,  I,  487-488  et  274. 

3.  Damitz,  Gesch    des  Feldzugsges  1814,  III,  478;  Schelz,  Die  operazion.  der 
vet  bûndeten  Beere  gegen  Paris,  I,  53. 

4.  Les  rapports  <ie  Winzingerode  et  de  son  lieutenant  Woronzoff.  Arch. 
topographiques  de  Saint-Pétersbourg,  n*'  46692,  307  et  47  453,  ne  concordent 


MARCHE    DE    BLUCHER    SUR    PARIS.  i23 

mais  placés  sous  le  commandement  de  Blucher.  La 
îetireduczar  contenait  sous  cachets  volants  les  ordres 
à  faire  tenir  çn  conséquence  à  ces  deux  généraux. 
Biilow  arrivait  alors  à  Laon  et  Winzingerode  occupait 
Reims.  Le  feld-maréchal  s'empressa  d'envoyer  ces 
ordres  à  ses  nouveaux  lieutenants  en  y  joignant  ses 
propres  instructions,  puis  il  se  mit  incontinent  en 
marche  *.  Il  se  voyait  déjà  à  Paris,  car  dans  sa  pensée 
le  petit  corps  de  Marmont  devait  être  seul  à  lui  barrer 
la  route.  Or  cette  poignée  de  Français  ne  saurait 
opposer  une  résistance  efficace  à  son  armée,  dont 
le  chiffre  s'élevait  à  quarante-huit  mille  soldats*.  A 
la  vérité ,  Bliicher  s'attendait  d'avoir  à  combattre 
sous  les  murs  de  Paris  des  forces  assez  considé- 
rables ;  mais,  avant  qu'il  fût  arrivé  là,  il  comptait 
être  rejoint  par  Winzingerode  et  Biilow.  D'autres  ren- 
forts encore  étaient  en  route.  Le  général  comte  de 
Langeron,  qui  avait  quitté  Mayence  le  2  février  sur 
les  ordres  pressants  de  Blucher,  était  le  24  à  Yitry- 
le-François,  et  son  lieutenant,  comme  lui  émigré  au 
service  de  la  Russie,  le  général  oomtedeSaint-Priest, 
entrait  alors  en  Lorraine  '.  Blucher  pensa  que  si  une 
partie  seulement  do  ces  troupes  le  rejoignait  à  temps, 
il  serait  en  forces  pour  attaquer  Paris;  les  renforts 
restés  en  route  serviraient  à  protéger  ses  derrières 
contre  un  retour  éventuel  de  Napoléon.  D'ailleurs 

pas  avec  le  chiffra  de  30000  hommes  donné  aa  corps  da  c«  général,  à  la  fin 
de  février,  par  tous  les  historiens  allemands  et  russes.  Avant  le  passage 
da  Rhin,  Winzingerode  avait  36000  hommes,  mais  tous  n'entrèrent  pa^  en 
France.  Le  24  février,  à  Reims,  Winzingerode  avait  19000  hommes  ;  du  îâ  au 
28  février,  il  reçut  6900  hommes  de  renfort  (brigades  d'infanterie  Poncet 
Krazowsky  et  Scholtucbin  et  cosaques  de  Tetteubom).  Total  :  15900  hommes 

1.  MiJffliDg.  Aut  meinrm  Leben,  123;  Kriegtgnek.  det  Jakre*  1814,  II,73-7^:- 
83;  AHffn  dn  Gêner.  J}<!ou)  (par  un  officier  prussien).  308  ;  Plolho,  111,  21C, 

2.  York  :  14238  hommes;  Kleist:  9800;Sacken:  13700;  Kapsévitscb.Rud- 
léwiisch  et  Korff  (divisionnaires  de  Langeron)  :  10  ou  11000.  Journal  des  opé- 
rations du  général  comte  de  Langeron.  Arch.  topographit]u<is  do  Saint- 
Pétersbourg,  n«  «9103;  Plotho,  lU,  262;  DamiU,  III,  47«;  Schels,  I,  53. 

3.  Journal  da  Langeron.  Arch.  topographiqaea  da  Saint-Pétersbourg., 


124  1814. 

pour  n'avoir  rien  à  redouter  de  l'empereur,  il  fit  ce 
jour  même  envoyer  une  lettre  au  roi  de  Prusse,  l'in- 
formant que  l'armée  impériale  se  disposait  à  marcher 
à  la  suite  de  l'armée  de  Silésie*.  Si,  comme  Bliicher  y 
comptait,  Schwarzenberg- reprenait  l'offensive  au  reçu 
de  cette  lettre,  il  était  présumable  que  le  mouvement 
des  Austro-Russes  obligerait  l'empereur  à  concentrer 
toutes  ses  forces  pour  leur  disputer  le  terrain. 

Le  25  février,  Bliicher  se  mit  donc  en  marche, 
ayant  pour  objectif  tactique  Marmont  et  pour  objectif 
stratégique  Paris.  Dans  l'après-midi,  les  tôtes  de 
colonnes  de  l'armée  de  Silésie  attaquèrent  le  petit 
corps  de  Marmont  sur  les  hauteurs  de  Vindé,  en 
arrière  de  Sézanne.  Les  Français  se  retirèrent  à  pas- 
comptés,  couverts  par  des  échelons  d'artillerie  qui 
arrêtèrent  les  charges  incessantes  de  la  cavalerie 
ennemie.  Le  26,  Marmont  atteignit  la  Ferté-sous- 
Jouarre,  suivi  de  près  par  les  Prussiens  de  Kleist  et 
d'York,  tandis  que  les  Russes  de  Sacken  et  de  Kapzé- 
witsch  marchaient  directement  sur  Meaux  par  la 
grande  route  de  Coulommiers*.  A  la  Ferté-sous- 
Jouarre,  Marmont  fut  rejoint  par  le  maréchal  Mortier 
qui  sur  son  appel  arrivait  de  Soissons^.  Les  deux 
maréchaux  se  trouvaient  désormais  à  la  tête  d'une 
dizaine  de  mille  hommes*.  Le  27  février,  ils  s'éta- 


1.  Danilewsky,  Feldzug  in  Frankreich  1814,  I,  169.  —  Nons  avons  déjà 
dit  (p.  114)  qu'il  y  avait  là  une  ruse  de  Bliicher  puisque,  le  25,  aucun  Fran- 
çais n'avait  passé  l'Aube. 

2.  Rapport  de  Marmont  à  Berthier,  Meaux,  28  février.  Arch.  nat.,AF.,iv, 
1669.  Cf.  Plotho,  111,  269-270. 

3.  Mortier  à  Clarke,  25  février.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Marmont  :  6»  corps  :  divisions  d'infanterie  Ricard  et  Lagrange  :  3685 
hommes;  1"  corps  de  cavalerie  (sous  Bordessoulle)  :  2403  hommes. 

Mortier  :  2«  division  de  vieille  garde  (Christiani)  :  2385;  gardes  d'honneur 
de  Defrance  :  913  hommes;  1"  division  de  la  cavalerie  de  la  garde  (Colbert)  : 
909  hommes;  artillerie  :  157  hommes.  Total  général  :  10  502  hommes. 

Situations  du  28  février  (pour  le  corps  de  Marmont)  et  du  15  février  (pour 
le  corps  de  Mortier  qui  ne  fut  pas  engagé  du  14  au  26  février).  Arch.  de  1« 
gvcrre,  carton  des  situation». 


MARCHE    DE    BLÙCHER    SUR    PARIS.  125 

blirent  à  Meaux,  résolus  d'y  défendre  à  tout  prix  la  rive 
droite  de  la  Marne.  Après  une  première  attaque,  les 
Russes  se  retirèrent.  Bliicher,  renonçant  à  forcer  le 
passage  de  la  Marne  sous  le  feu  des  deuy  maréchaux, 
rallia  ses  troupes  dans  la  nuit  du  27  au  25  février  à  la 
Ferté-sous-Jouarre,  où  il  leur  fit  traverser  la  rivière. 
Il  les  porta  de  là  dans  la  direction  de  l'Ourcq  de  façon 
à  prendre  à  revers  les  Français  postés  devant  Meaux*. 

La  brusque  retraite  des  Russes  et  l'examen  de  la 
carte  révélèrent  à  Marmont  le  plan  de  Bliicher.  Dans 
la  matinée  du  28  février,  il  quitta  sa  position  et  marcha 
avec  Mortier  surLizy-sur-Ourcq.  Le  corps  de  Kleist, 
tête  de  colonne  de  l'armée  de  Silésie,  avait  déjà  franchi 
rOurcq  et  s'était  solidement  établi  à  Gué-à-Tresme, 
derrière  la  Thérouanne.  Les  deux  maréchaux  atta- 
quèrent. Après  une  heure  d'un  furieux  combat,  les 
Prussiens  pliant  de  tous  côtés,  se  retirèrent  à  plus 
de  huit  kilomètres  en  arrière,  par  la  route  de  la  Ferté- 
Milon.  La  nuit  était  venue.  Mortier  proposa  de  s'ar- 
rêter jusqu'au  lendemain  sur  la  position  conquise. 
Marmont,  stratégiste  plus  sagace,  représenta  au  duc 
de  Trévise  que  leur  succès  serait  sans  effet  s'ils  n'oc- 
cupaient point  avant  le  jour  la  rive  droite  de  l'Ourcq. 
Mortier  se  porta  à  Lizy-sur-Ourcq  ;  Marmont  s'avança 
un  peu  plus  loin,  au-dessus  du  village  de  Mav,  que 
Kleist,  restant  toujours  sur  la  rive  droite  de  l'Ourcq, 
avait  dépassé  dans  sa  rapide  retraite  *. 

Le  lendemain,  1"  mars,  Blucher,  dont  toute  l'ar- 
mée était  arrivée  au  bord  de  l'Ourcq,  prit  ses  disposi- 
tions pour  passer  cette  rivière  qui  lui  barrait  la  route 
de  Paris.  Ardent  comme  l'était  le  feld-maréchal,  son 

1.  Ordres  de  marche  de  Blûcber,  27  et  28  février,  cités  par  Plotho,  in,  271, 
tn.  Rapport  d'un  agent  de  la  guerre  k  Clarke,  27  février.  Rapport  de  Mai>- 
■lont  à  Berihier,  28  février.  Arch.  de  la  guerre, 

2.  Rapporta  de  Marmont  à  Berthi,er  et  à.  Clarke,  May,  l"  mars;  lettre  d« 
Mortier  à  Clarke,  LÛ7-sar-Oarca,  l**'mars.  Arch.  de  la  guerre.  Plotbo,  m,  27». 


126  1814. 

esprit  ne  pouvait  concevoir,  sa  vanité  ire  pouvait  souf- 
frir qu'une  poignée  de  Français  s'avisât  do  di-sputer 
le  pasâige  d'un  méchant  ruisseau  à  une  armée  de 
cinquante  mille  hommes  commandée  pa»'  lui  en 
personne.  L'ennemi  exécuta  trois  attaques  simulta- 
nées. Sacken  fit  une  énergique  démonstration  sur 
Lizy  que  défendait  Mortier,  tandis  que  Kleist,  par 
la  rive  droite  de  l'Ourcq,  et  Kapzéwitsch,  par  la  rive 
gauche,  tentaient  d'enlever  les  positions  do  Marmont 
à  May  et  à  Crouy*.  Prussiens  et  Russes  furent  éga- 
lement bien  reçus,  d'autant  mieux  reçus  que,  pen- 
dant la  nuit,  il  était  arrivé  de  Paris  aux  deux  maré- 
chaux six  mille  hommes  de  troupes  fraîches  *. 

Bliicher  voulait  renouveler  l'attaque  le  lendemain', 
mais  dans  la  nuit  du  1"  au  2  mars,  il  apprit  par  les 
coureurs  du  général  Tettenborn*  des  nouvelles  qui  le 
forcèrent  à  changer  complètement  ses  dispositions  stra- 
tégiques. Il  devait  renoncer  à  l'offensive  et  battre  en 
retraite  au  plus  vite.  Napoléon  marchait  sur  lui  à 
grandes  journées.  Parti  de  Troyes  le  27  février,  l'em- 
pereur arriva  le  28  à  Sézanne;  le  1"  mars  il  était  à 
Jouarre,  avec  son  avant-garde  à  la  Ferlé-sous-Jouarre, 

1.  Marmont  à  Clarke,  May,  1"  mars,  3  heures  du  soir.  Arch.  de  la  guerre  ; 
Marmont  à  Napoléon,  Neufchelles,  3  mars.  Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1670.  Jour- 
nal de  Langeron.  Plolho,  IH,  274-275;  —  Langeron  avoue  406  tués  ou  bles- 
sés pour  le  seul  corps  de  Kapzé-witsch. 

2.  Division  provisoire  de  jeune  garde  (Porret  de  Morvan)  :  4879  hommes; 
division  provisoire  de  cavalerie  de  la  garde  (Boulnoir)  :  1  026  hommes;  une 
compagnie  d'artillerie  :  150  hommes.  Clarke  à  Napoléon,  à  Marmont,  à  Mor- 
tier, 2S  février;  Ornano  à  Berthier,  28  février;  et  Fabvier  à  Marmont,  27  fé- 
vrier. Arch .  de  la  guerre. 

3.  Ordre  de  marche  de  Bliicher  pour  le  2  mars,  Fulaines,  1"  mars  (soir), 
cité  par  Plolho,  III,  275.  Cf.  Clausewitz,  Feldzug  in  Frankreich,  436. 

4.  Tettenborn  battait  l'estrade  entre  l'Aube  et  la  Marne.  Attaqué  le  28  fé- 
vrier au  matin  près  de  la  Fère-Charapenoise  par  les  dragons  da  Roussel,  il 
se  retira  sur  Vertus  et  Épernay  (Journal  de  Langeron.  Arch.  de  Saint-Pé- 
tersbourg et  Journal  de  Roussel.  Arch.  de  la  guerre).  A  Vertus,  il  envoya, 
le  1"  mars,  à  Bliicher  plusieurs  courriers  pour  l'informer  que  Napoléon 
marchait  sur  les  derrières  de  l'armée  do  Silésie  (lluflliug,  Kriegsgesch.  de» 
Jahrei  1814,  II,  84).  Une  de  ces  dépêches,  prise  pAr  nos  coureurii,  s* 
trouve  aux  Archives  nationales,  AF.,iv,  1663. 


MARCHE    DK    BLUCDER    SUR    PARIS.  127 

et  le  2  au  malin,  il  so  portait  de  sa  personne  au  bord 
de  la  Marne*.  L'arméo  impériale  comptait  environ 
trente-cinq  mille  combattants.  L'empereur  avait  avec 
lui  Victor  et  les  divisions  de  jeune  garde  Charpen. 
lier  et  Boyer  de  Rebeval;  Ney  et  les  divisions  de 
jeune  ^arde  Meunier  et  Curial  et  la  brigade  d'Espagne 
Pierre  Boyer;  Priant  et  la  vieille  garde;  Dulauloy  et 
la  réserve  d'artillerie;  la  division  du  duc  de  Padoue; 
enfin  six  mille  cavaliers  de  la  garde  et  des  dragons 
d'Espagne  sous  Belliard  et  Grouchy*.  Si  Bliicher 
n'avait  eu  la  prévoyance  de  faire  détruire  le  pont  de 
la  Ferté,  Napoléon,  dans  la  journée  du  2  mars,  fût 
tombé  sur  l'armée  de  Silésie  en  pleine  retraite.  «  Si 
j'avais  eu  un  équipage  de  ponts,  écrivait-il  ce  jour-là 
au  duc  de  Feltre,  l'armée  de  Bliicher  était  perdue'.  » 
En  effet,  lorsqu'il  apprit  la  marche  de  Napoléon,  le 
feld-maréchal  n'eut  plus  qu'une  idée,  celle  de  se  dé- 
rober au  plus  vite  à  l'étreinte  menaçante  de  l'armée 
impériale.  Il  s'en  explique  sans  réticences  dans  l'ordre 
général  daté  de  Fulaines,  le  2  mars  :  «...  Comme 
l'empereur  Napoléon j  venant  d'Arcis,  a  passé  le  28  fé- 
vrier à  Sézanne  et  qu'on  ignore  s'il  traversera  la  Marne 
à  Meaux,  à  la  Ferté-sous-Jouarre  ou  à  Chûteau- 
Thierry;  comme,  en  ces  circonstances,  notre  jonction 
avec  les  généraux  de  Biilow  et  Winzingerode  devient 
de  la  plus  haute  importance;  marcheront  :  le  corps 

1.  Registre  de  Bsrthier,  ordres  du  27  février  au  2  mars.  Arch.  delà  guerre. 

2.  Divisions  Charpentier  et  Boyer  de  Rebeval  ;  12  555  hommes:  divisions 
Meanier  et  Curial  :  2244;  brigade  Pierre  Boyer:  1912;  division  Priant:  6  600; 
division  du  duc  de  Padoue  :  4  000;  réserve  d'artillerie  :  1000.  Total  pour 
l'infanterie  et  l'artillerie  :  28  291. 

,"avalerie  de  Groucbj  :  division  des  dragons  de  Roussel:  tl74;  2»et3*di- 
.^  ons  de  cavalerie  de  la  garde  :  3168.  Ayant  rejoint  Tarmèe  le  3  mars  : 

600  lanciets  polonais,  fotal  pour  la  cavaleria  :  5942  hommes.  Total  général  : 

34233  hommes. 
Rapport  de  Drouot  k  Napoléon,  Fismes,  4  mars.  Musée  des  archives  natio» 

nales;  situation  de  la  division  de  Arrighi  an  16  février;  situation  de  lacara» 

lerie  'signée  Belliard),  2  mars,  et  Correspondance  de  Napoléon,  21431. 

3.  Corretpondanee  de  Napoléon,  21421. 


128  1  8 1  4L 

d'York,  par  ia  Ferté-Milon  et  Ancienville  sur  Oulchy, 
où  il  prendra  position  derrière  l'Ourcq,  son  front  vers 
Château-Thierry  ;  le  corps  de  Sacken,  sur  Ancienville  ; 
le  corps  de  Langeron  (Kapzéwitsch),  sur  la  Ferté- 
Milon-,  le  corps  de  Kleist,  sur  Bournonville  et  Ma- 
rolles;les  bagages,  sur  Billy-sur-Ourcq...  *  »  Ainsi 
Bliicher  battait  en  retraite,  et,  ne  sachant  pas  si  les 
têtes  de  colonnes  de  l'armée  impériale  ne  le  join- 
draient point  dès  le  lendemain  matin,  il  marquait  à 
ses  troupes  des  lieux  d'étapes  qui  pussent,  le  cas 
échéant,  devenir  des  positions  de  combat.  Quand  il 
écrit,  en  effet,  que  York  établira  son  front  face  à 
Château-Thierry  et  que  les  autres  troupes,  après  avoir 
passé  rOurcq,  bivouaqueront  derrière  cette  rivière,  il 
indique  qu'il  acceptera  la  bataille  si  Napoléon  le  me- 
nace trop  vite  et  de  trop  près,  ou  si  des  renforts  arri- 
vent à  l'armée  de  Silésie. 

Des  renforts,  c'était  là  l'espoir  de  Bliicher.  Le 
25  février,  le  feld-maréchal  avait  expédié  l'ordre  à 
Biilow  et  à  Winzingerode  de  marcher  immédiatement 
sur  Paris  :  le  premier,  par  Villers-Cotterets  et  Dam- 
martin;  le  second,  par  Fismes,  Oulchy  et  Meaux;  et 
le  28  février,  il  avait  reçu  de  Winzingerode  une  lettre 
l'informant  que  ses  instructions  seraient  exécutées  ^ 
D'après  les  calculs  de  Bliicher,  Winzingerode  devait 
arriver  à  Oulchy  le  1"  ou  le  2  mars,  et  Biilow  devait 
se  trouver  à  cette  date  sur  la  rive  gauche  de  l'Aisne. 
Si  donc  l'armée  de  Silésie  pouvait  opérer  sa  jonction 
à  Oulchy  avec  les  corps  de  Winzingerode  et  de  Biilow 
Bliicher  s'arrêtait,    faisait  front  et  livrait  bataille 
ayant  tous  les  avantages  du  nombre  et  de  la  position' 
Mais  cette  espérance  s'évanouissait  d'heure  en  heuis 

1,  Ordre  général  de  Blûcher,  2  mars,  cité  par  Plotho,  III,  278. 

i.  Muffling,  Ausmeinem  Leben,  123-124;  Kriegsgesch.  des  Jahres  1814,11,  M. 

3.  Mufâing,  123-124.  Cf.  Bogdanowitsch.  I.  300;  Plotho,  III,  283. 


SITUATION    CRITIQUE    DE    BLÙCHEB.  1» 

dans  l'esprit  de  Blùcher  et  de  ses  conseillers  habituels, 
Gueisenau  et  Muffling.  Comment  admettre,  en  eiïet, 
que  si  les  renforts  attendus  étaient  à  une  journée  de 
marche  à  peine  de  l'armée  de  Silésie,  on  n'en  eût 
aucune  connaissance?  Pourquoi  les  lieutenants  de 
Bliicher  ne  l'avertissaient-ils  pas  de  leur  arrivée? 
Pourquoi  ne  lui  rendaient-ils  pas  compte  de  leurs 
opérations  ?  Depuis  trois  jours  le  grand  quartier 
général  était  sans  nouvelles.  Plusieurs  officiers 
d'état-major,  envoyés  à  la  découverte,  n'avaient  point 
donné  signe  de  vie.  L'un  d'eux,  le  major  Brunecki, 
aide  de  camp  de  Kleist,  avait  bien  adressé  de  Draine, 
le  1"  mars,  deux  dépêches  annonçant  que  les  corps 
de  Winzingerode  et  de  Biilow  étaient  à  proximité,  mais 
ces  dépêches  n'étaient  pas  arrivées.  Le  Cosaque  qui 
les  portait  s'était  égaré  et  avait  été  fait  prisonnier 
dans  la  forêt  de  Villers-Cotterets*. 

Les  mouvements  prescrits  par  Bliicher  s'opérèrent 
dans  la  journée  du  2  mars,  mais  non  sans  difficultés. 
Pour  masquer  la  retraite  de  l'armée,  Kleist  poussa 
une  forte  reconnaissance  offensive  sur  May.  Marmont 
ne  se  laissa  pas  prendre  au  stratagème.  Il  avertit 
Mortier  de  la  marche  en  retraite  des  Alliés  et  l'invita 
à  le  rejoindre  immédiatement.  Les  deux  corps  réunis 
reçurent  vigoureusement  les  Prussiens  de  Kleist  et 

1.  Ces  deux  lettres  sont  classées  aux  nroriives  delà  guerre.  I^  première 
•dressée  à  Kleist,  anDOuce  que  Bûlow  et  Wiuzingerode  doivent,  le  2  mars, 
attaqaer  Soissons.  La  seconde,  écrite  à  BlQcher,  est  intéressante  à  citer. 
«  Ayant  appris  à  Villers-Cotterets  que  Soissons  était  encore  occupé  par 
les  Français,  je  me  suis  diri^'é,  par  Chaudun,  sur  Laon.  J'ai  rencontré  ici 
(à  Braine)  l'avant-garde  de  Winzingerode,  qui  s'est  mise  en  mouvement  de 
Reims  sur  Soissons.  J'ai  appris  par  le  colonel  russe  Barnilo'w  que  Soissons 
devait  être  attaqué  demaiu  par  les  deux  riv(!s  de  l'Âisue  :  sur  la  rive  droite, 
par  le  corps  de  BiUuw,  et,  sur  la  rive  gauche,  par  celui  de  Winzingerode, 
qui  doit  arriver  aajourl'hui  à  Sui:3sons.  /"eupère  apprendre  à  Vailly,  qui  est 
occupé  par  le  corps  de  Bttlow,  et  ou  j'ariiverai  cette  nuit,  que  Soissons  est 
pris.  Comme  j'ai  appris  l'issue  de  l'affrtire  de  Lisy,  qui  a  eu  lieu  hier,  ainsi 
que  la  direction  que  Votre  Excellence  a  prise  en  se  retirant,  je  ne  manquerai 
pas  d'en  instruire  B&low,  notre  position  pourtant  se  trourer  changée  par  /à.  a 


t30  1814. 

les  poursuivirent  la  baïonnette  dans  les  reins.  A 
minuit,  les  tôles  de  colonnes  de  Marmont  arrivèrent 
à  la  Ferlé-Milon,  que  Blucher  venait  à  peine  d'éva- 
cuer. Le  lendemain  malin,  3  mars,  il  restait  encore 
une  grande  masse  de  troupes  sur  la  rive  droite,  à 
Neuilly-Sainl-Front.  Marmont  y  courut  et  les  attaqua 
avec  vigueur.  Pour  arrêter  l'élan  des  Français,  l'en- 
nemi mit  en  batterie  vingt-quatre  pièces  de  canon. 
Grâce  à  ce  feu  terrible,  l'arrière-garde  put  achever  de 
passer  l'Ourcq.  Marmont  eut  là  son  cheval  tué  sous 
lui,  traversé  d'outre  en  outre  par  un  boulet  *. 

Bien  que  le  3  mars  au  matin,  les  Alliés  se  trou- 
vassent presque  tous  concentrés  derrière  l'Ourcq,  la 
situation  de  Blucher  ne  s'était  guère  améliorée,  car 
s'il  avait  passé  l'Ourcq,  Napoléon  avait  de  son  côté 
passé  la  Mai"ne  à  la  Ferté-sous-Jouarre,  et  il  mar- 
chait sur  l'armée  do  Silésie.  L'avant-garde  impériale 
s'avança  ce  jour-là  jusqu'à  Rocourt  et  à  la  Croix,  se 
liant  par  sa  gauche  avec  la  cavalerie  de  Marmont  '. 
«L'ennemi  est  en  présence,  écrivait  Berihier  aux  com- 
mandants de  corps;  nous  nous  battrons  demain*.  » 

Blucher,  on  le  sait,  espérait  trouver  à  Oulchy,  oii 
il  arriva  dans  la  nuit  du  2  au  3  mars,  le  corps  de  Win- 
zingerode  ;  mais  il  n'y  trouva  pas  même  la  moindre 
nouvelle  do  ce  général.  Dans  ces  circonstances,  il  y 
avait  pour  le  feld-maréchal  quatre  partis  à  prendre.  Le 
premier  consistait  à  s'arrêter  derrière  l'Ourcq  et  à 
attendra  dans  cette  position  l'attaque  do  Napoléon. 

1.  Rapports  de  Mortier  et  de  Marmont,  Neuilly,  3  mars,  8  heures  du  soir, 
Arch.  nat.,  AF.,  iv,  1  670.  Cf.  Além.  de  Marmont.  VI,  201-205,  et  Mùffling,  II,  86. 

2.  «  je  suis  ea  liaisba  avec  la  cavalerie  du  duc  de  Kaguse...  »  Grouchy  à 
Napoléon,  la  Croix,  3  mars.  Arch.  nat.,  AF.,  iv.l  670.  —  De  la  Croix  à  Neuilly 
où  était  Marmont,  il  n'y  a  pas  à  vol  d'oiseau  plus  de  6  kilomètres;  de  la 
Croix  à  l'Ourcq,  il  y  a  3  kilomètres.  —  Marmont,  de  son  côté,  écrivait  à  Grou- 
cby  dans  la  soirée  du  3  mars:  «  Ainsi,  mon  cher  général,  je  compte  que  vous 
allez  uous  appuyer...  Demain,  au  jour,  je  serai  en  marche  pour  poursuivre 
iennerai  et  en  avoir  tout  ce  que  je  pourrai.  ■»  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Ilegistre  de  Benhier  (ordres  du  3  mars).  Arch.  de  la  guerro. 


SITUATION    CRITIQUE    DE    BLÙCHEK.  131 

C'était  l'idée  que  Bliicher  avait  la  veille*.  Mais  la 
veille,  il  comptait  sur  des  renforts,  et  ces  renforts  fai- 
saient défaut.  Le  second  parti  était  d'accélérer  la  re- 
traite, d'atteindre  l'Aisne  par  le  chemin  lo  plus  direct 
et  de  passeï  cette  rivière  soit  à  Soissons,  soit  sur  un 
pont  de  bateaux.  Mais  Bliicher  n'ignorait  pas  que 
Soissons  était  aux  Français,  et  il  ne  pouvait  songer 
à  emporter  cette  place  en  une  journée.  Il  ne  pouvait 
pas  davantage,  en  une  journée,  établir  un  pont  et  y 
faire  défiler  son  armée.  Or  une  journée,  c'était  toute 
l'avance  qu'il  eût  sur  Napoléon;  si  l'armée  de  Silé- 
sie  perdait  vingt-quatre  heures  devant  l'Aisne,  elle 
ne  pourrait  éviter  la  bataille.  Le  troisième  parti  coH" 
sistait  à  gagner  Laon  par  Villers-Cotterets  et  Vic- 
sur-Aisne,  mais  ce  mouvement  était  excentrique.  Le 
quatrième  parti,  enfin,  était  de  se  dérober  aux  Fran- 
çais par  la  route  du  nord-est.  Bliicher  remonterait 
l'Aisne  jusqu'à  Berry-au-Bac,  oh  il  traverserait  la 
rivière  sur  le  grand  pont  de  pierre  nouvellement 
construit.  Mais  là  encore,  Blucher  risquait  de  se 
heurter  à  Napoléon,  qui  manœuvrait  de  façon  à  débor- 
der la  gauche  de  l'armée  de  Silésie  si  elle  restait  en 
position  derrière  l'Ourcq  et  à  lui  couperla  retraite  par 
Berry-au-Bac  ou  Reims  si  elle  filait  do  ce  côté'. 

L'armée  de  Blucher  était  dans  le  pire  état  de  fatigue 
et  de  misère.  Depuis  soixante-douze  heures ,  les 
troupes  avaient  livré  tnis  combats  et  fait  trois  mar- 
ches de  nuit.  Depuis  u  le  semaine,  elles  n'avaient 
reçu  aucune  distribution.  Depuis  le  22  février,  plu- 
sieurs régiments  de  cavalerie,  nommémentles  dragons 
de  Lithuanie,  n'avaient  point  dessellé;  beaucoup  de 
chevaux  étaient  fourbus,  presque  tous  étaient  blessés 

1.  MQffling,  Au$  meinem  Leben,  123-184;  Bogdano-witsch,  I,  300. 
ï.  Registre  de  Berthier  (ordres  de»  3  et  4  mars,  à  Grouchy,  Drouot,  Ney, 
Victor,  etc.),  et  Grouchy  à  Marmont,  Fismes,  4  man.  Arch.  de  la  guerre. 


ISS  1814. 

au  garrot.  Des  trains  d'artillerie  s'embourbaient  dans 
les  chemins  défoncés;  les  conducteurs  en  étaient 
réduits,  pour  continuer  leur  marche,  à  abandonner 
des  caissons  de  munitions  qu'ils  faisaient  sauter.  Les 
fantassins  allaient  pieds  nus  et  en  guenilles,  portant 
des  armes  rouillées.  Exténués  et  affamés,  ces  soldats 
marchaient  sans  ordre,  murmurant  contre  leurs  chefs 
et  vivant  à  la  fortune  du  pillage  \ 

Avec  une  pareille  armée ,  et  les  renforts  attendus 
faisant  défaut,  Bliicher  ne  pouvait  s'arrêter  à  Oulchy 
pour  y  livrer  bataille.  D'autre  part,  Soissons  était 
fermé.  Restait  donc  la  retraite  par  Berry-au-Bac. 
Mais  bien  que  Bliicher  ne  pût  être  informé  encore  du 
mouvement  de  Napoléon  sur  Fismes,  il  hésitait  à  en- 
treprendre avec  toute  son  armée  une  marche  de  flanc 
toujours  périlleuse.  Après  bien  des  hésitations,  il 
s'arrêta  à  un  moyen  terme,  qui  consistait,  si  la  chose 
était  possible,  à  passer  l'Aisne  sur  plusieurs  points  : 
les  bagages,  l'artillerie  et  une  partie  de  l'infanterie 
passeraient  à  Berry-au-Bac;  les  autres  troupes  sur 
un  pont  de  bateaux  qu'on  établirait  entre  Soissons  et 
Yailly*.  En  conséquence,  le  3  mars,  à  six  heures  du 
matin,  il  fut  prescrit  aux  commandants  de  corps 
d'armée  de  diriger  leurs  bagages  sur  Fismes  et  leurs 
troupes  sur  Buzancy.  A  Buzancy,  ils  attendraient  des 
ordres.  Le  mouvement  devait  commencer  à  midi 
pour  les  bagages,  de  trois  à  quatre  heures  seulement 
pour  l'infanterie.  Ce  retardfment  s'explique  par  la 
nécessité  oii  se  trouvait  Bliicb  er  de  laisser  à  ses  soldats 

1.  Droysen,  Lehen  des  Feldmarschalls  York,  III,  332.  Grouchy  à  Napoléon, 
X"  mars.  Arch.  de  la  f^nerre.  Cf.  manuscrit  de  Brayer.  Arch.  de  Soissons. 
.  La  veille  au  soir,  2  mars,  Bliicher  avait  déjà  envoyé  à  Bûlow  (à  tout 
hasard,  car  il  ne  savait  pas  l'endroit  précis  où  celui-ci  se  trouvait)  une  lettre 
où,  en  même  temps  qu'il  lui  ordonnait  d"arrêier  son  mouvement  sur  Paris  et 
de  se  joindre  à  lui,  il  lui  demandait  où  l'on  pourrait  jeter  un  pont  sur 
l'Aisne  vers  Buzancy.  Lettre  de  Blûcher  à  Bûlow.  citée  par  Varnhageu, 
Leben  des  Gênerais  Bûlow,  359. 


SITUATION    CRITIQUE    DE    BLUCHEL.  133 

une  demi-journée  de  repos.  En  même  temps  qu'il 
dictait  ces  ordres  à  Gneisenau,  le  feld-maréchal  en- 
voyait ua  aide  de  camp  avec  mission  de  voir  où  Ton 
pourrait  jeter  un  pont  sur  l'Aisne.  Bliicher  en  per- 
sonne devait  se  rendre  de  bonne  heure  à  Busancy, 
décider  du  lieu  où  le  pont  serait  établi  et  faire  tenir 
aux  colonnes  des  ordres  définitifs  pour  le  passage*. 

A  peine  cette  disposition,  qui  trahit  assez  l'embar- 
ras où  se  trouvait  Blûcher,  était-elle  communiquée 
aux  chefs  de  corps,  que  le  feld-maréchal  reçut  enfin 
des  nouvelles  de  ses  deux  lieutenants.  Une  estafette, 
venue  à  franc  étrier,  lui  remit  vers  sept  heures  du  ma- 
tin cette  lettre  de  Winzingerode,  datée  du  bivouac  de- 
vant Soissons,  3  mars,  cinq  heures  du  matin  :  «J'ap- 
prends que  Votre  Excellence  se  retire  par  Oulchy. 
Soissons  étant  occupé  par  l'ennemi  et  une  tentative 
de  prendre  cette  place  ayant  échoué  hier,  je  ne  puis 
croire  autre  chose,  sinon  que  Votre  Excellence  se 
dirigera  sur  Reims  par  Fismes.  Dans  ces  circon- 
stances, je  crois  bien  agir  en  faisant  traverser  par  la 
plus  grande  partie  de  mon  infanterie  l'Aisne  à  Vailly, 
où  Biiiow  a  jeté  un  pont  Pour  moi,  j'attendrai  le 
point  du  jour  devant  Soissons  avec  une  division  d'in- 
fanterie et  toute  ma  cavalerie,  et  s'il  n'est  rien  sur- 
venu de  nouveau  d'ici  là,  je  me  mettrai  en  route  au 
lever  du  jour  pour  Fismes*.  » 

Ces  nouvelles  n'étaient  pas,  il  s'en  faut,  celles 
qu'attendait  Bliicher.  Ses  ordres  si  précis  du  25  fé- 
vrier, relatifs  à  la  marche  sur  Paris  par  Fismes  et 

1.  Ordra  de  marche  du  3  mars,  cité  par  Plotho,  III,  281.  Cf.  Milffling,  124. 
Les  commandants  de  corps  devaient  attendre  des  ordres  à  Buzancy,  Blûcher 

■'ayant  pas  encore  résolu  l'endroit  où  il  jetterait  an  pont,  s'il  en  jetterait  un. 
^on,  21436.  Cf.  Bogdanowitsch,  I,  311  et  315.  —  Le  prmoe  uagaiiuc,  surpris  à 
Reims  dans  la  nuit  du  4  au  5  par  Corbinean,  battait  en  retraite  snr  Laoo, 
par  Berry-au-Bac,  avec  quelques  troupes.  11  arriva  au  pont  de  Berry  juste 
a'i  moment  de  l'attaque  de  Nansouty. 

2.  Registre  de  Berthier  (ordres  des  5,  6  et  7  mars).  Arch.  de  U  guerr*. 


134  181 4. 

Oulchy,  n'avaient  pas  été  exécutés.  Winzingerode 
ayant  appris,  le  27  lévrier,  le  mouvement  offensif  de 
Napoléon,  avait  jugé  que  dans  ces  circonstances  il 
importait  à  Blûcher  d'avoir  sa  retraite  par  l'Aisne 
assurée.  Or,  le  meilleur  passage  do  l'Aisne  pour  l'ar- 
mée de  Silésio,  c'était  le  pont  de  Soissons.  Il  avait 
donc  écrit  à  Bulow,  l'engageant  à  se  porter  de  Laon 
sur  Soissons,  tandis  que  lui-même  s'y  porterait  de 
Reims  :  la  place,  attaquée  par  la  rive  droite  et  par  la 
rive  gauche,  serait  enlevée  en  vingt-quatre  heures, 
et  les  deux  généraux  marcheraient  alors,  s'il  y  avait 
lieu,  au  secours  de  Bliicher.  Biilow  avait  acquiescé 
au  plan  de  Winzingerode\  Le  1"  mars,  les  deux 
corps  s'étaient  mis  en  marche;  le  2,  ils  avaient  in- 
vesti Soissons;  mais  le  3,  comme  on  l'a  vu  par  la 
lettre  de  Winzingerode  à  Bliicher,  cette  ville,  qui 
semblait  faire  bonne  résistance,  nes'étaitpas  rendue, 
et,  comme  on  l'a  vu  par  la  même  lettre,  le  comman- 
dant de  l'armée  russe,  désespérant  d'enlever  la  place 
en  temps  opportun,  se  disposait  à  lever  le  siège*. 

Certes,  il  y  avait  là  de  quoi  surprendre  et  irriter 
Bliicher  (sa  colère  fut  vive,  à  entendre  Miiffling).  Non 
seulement  Winzingerode  n'avait  pas  suivi  ses  in- 
structions et  avait  ainsi  empêché  la  concentration  à 
Oulchy,  qui  était  l'objectif  indiqué  ;  non  seulement 
il  n'avait  pas  pris  Soissons,  ce  qui  eût  justifié  en  une 
certaine  mesure  l'inexécution  des  ordres  reçus;  mais 
encore,  sachant  la  situation  périlleuse  où  se  trouvait 
l'armée  de  Silésie,  au  lieu  de  réunir  toutes  les  troupes 


1.  Lettres  de  Winzingerode  à  Bûlow,  et  de  Baio^  à  Winzingerode,  28  fé- 
Trier  1814,  citées  par  Bogdanowiisch,  I,  305. 

2.  Lettre  précitée  de  Winzingerode  à  Blûcher.  «  J'attendrai  le  point  da 
jour  devant  Soissons,  et,  s'il  n'est  rien  survenu  d'ici  là,  je  me  mettrai  en 
route...  »  —  On  ne  saurait  exprimer  plus  nettement  l'idée  de  lever  le  siège. 
Mùffling  dit  aussi  que  Blûcher  était  d'avis  de  lever  Itt  siège  si  la  place  ne 
s*  rendait  pa«  dans  la  jouméo. 


SITUATION    CRITIQUE    DE    BLUCHER.  135 

pour  marcher  rapidement  à  son  secours,  il  les  divisait 
et  les  portait  dans  des  directions  opposées.  Tout  cela 
n'était  pas  fait  pour  modifier  le  plan  de  retraite.  Le 
feld-  maréchal  maintintsesordres,  et,  versonze  heures, 
il  se  rendit  à  Buzancyponr  décider  du  point  oti  devait 
être  jeté  le  pont  de  bateaux. 

Le  siège  de  Soissons  au  moment  d'être  levé,  le 
corps  de  Biilow  établi  de  l'autre  côté  de  l'Aisne,  les 
troupes  de  Winzingerode  prêtes  à  se  disperser  sur  la 
rive  droite  et  sur  la  rive  gauche  de  cette  rivière,  l'ar- 
mée de  Silésie  battant  en  retraite,  serrée  do  près  par 
Marmont  et  menacée  sur  son  flanc  par  Napoléon, 
Biiicher  ne  pouvait  se  dissimuler  l'extrême  péril  où  il 
se  trouvait,  lorsqu'il  reçut  à  Buzancy,  à  midi  ',  une 
lettre  de  Biilow  lui  annonçant  que  Soissons  était  pris 
et  que  la  ligne  de  retraite  était  conséquemment  assu- 
rée :  «...  Je  ne  doute  pas,  terminait  Biilow,  faisant 
allusion  à  la  sortie  des  troupes  françaises  avec  armes 
et  bagages,  je  ne  doute  pas  que  Votre  Excellence  ne 
préfère  la  possession  rapide  de  ce  point  actuellement 
si  important  à  la  capture  incertaine  de  la  garnison,  et 
je  me  flatte  que  cet  événement  vous  sera  agréable.  Il 
me  semble  d'autant  plus  important  qu'on  entend  au 
loin  une  vive  canonnade'.  »  L'événement,  en  effet, 
était  important.  La  reddition  de  la  petite  ville  de 
Soissons  changeait  la  face  des  choses. 


1.  Mùffling,  125;  Droyseo,  III.  331. 

t.  Lettre  de  SiXlov  citée  p^  Datpitx,  II,  ^0^, 


ni 

LA  CAPITULATION  DE  SOISSONS 


Soissons  qui  commandait  la  grande  route  de  Paris 
à  Mons  était  considéré  comme  un  point  stratégique 
important.  La  place  bien  fortifiée  et  o.ccupée  par  une 
bonne  garnison  eût  fourni  une  longue  défense,  car 
au  commencement  de  ce  siècle,  les  bouches  à  feu  ayant 
peu  de  portée  efficace,  on  ne  pouvait  battre  les  rem- 
parts des  hauteurs  qui  les  dominent  presque  de  tous 
côtés'  et  qui  en  1870  ont  fait  de  cette  ville  un  nid  à 
obus.  Malheureusement,  les  vieilles  fortifications  de 
Soissons  étaient  dans  un  état  d'absolue  dég-radation. 
Tous  les  ouvrages  extérieurs  avaient  été  détruits,  et 
la  ville,  qui  avait  à  sa  charge  l'entretien  des  remparts, 
ne  s'en  inquiétait  qu'au  point  de  vue  des  intérêts  de 
l'octroi.  On  se  contentait  de  fermer  les  petites  brèches 
par  lesquelles  les  fraudeurs  pouvaient  se  glisser  nui- 
tamment. Les  courtines  manquaient  de  banquettes  ;  la 
contrescarpe,  dépourvue  de  revêtement,  s'était,  en 
maint  endroit,  éboulée  dans  le  fossé,  qui  se  trouvait 
en  partie  comblé  et  où  l'on  cultivait  des  plantes  pota- 
gères. Enfin,  des  auberges  construites  dans  la  zone 
militaire,  près  des  portes  de  ville,  s'élevaient  à  quel* 
ques  mètres  des  remparts;  des  combles  de  ces  mai- 
sons on  dominait  le  terre-plein  de  renccinte*. 

1.  La  distance  des  remparts  aux  crêtes  varie  entre  1600  et  2  500  mètres. 

2,  Rapport  du  général  Danloup- Verdun,  Soissons,  22  janvier,  Archives  d« 
la  guerre.  Manuscrit  de  firayer.  Archive*  de  Soihsons. 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS  137 

Ce  fut  seulement  au  milieu  de  janvier  1814  qu'on 
s'occupa,  au  ministère  de  la  guerre,  de  la  place  de 
Soissons.  Les  généraux  Rusca,  Danloup-Verdun  et 
Berruyer,  et  le  colonel  du  génie  Prost,  envoyés  de 
Paris,  firent  commencer  les  travaux  les  plus  urgents. 
On  ferma  les  brèches,  on  établit  des  banquettes,  on 
pratiqua  des  embrasures,  le  talus  de  contrescarpe  fut 
relevé,  on  brûla  quelques-unes  des  maisons  bâties 
dans  la  zone  militaire  et  deux  cavaliers  furent  élevés 
devant  la  porte  de  Reims.  Quatre  mille  conscrits 
et  gardes  nationaux  mobilisés,  avec  huit  pièces  de 
campagne,  vinrent  occuper  Soissons  *.  Ces  travaux 
et  cette  garnison,  suffisante  comme  nombre  mais  non 
comme  solidité,  n'empêchèrent  pas  les  Russes  de 
Winzingerode  de  s'emparer  une  première  fois  de 
Soissons,  le  14  février.  Le  général  Rusca  fut  tué  raide 
d'un  biscaïen  dans  la  tête.  11  y  eut  une  panique  parmi 
les  troupes  qui  s'échappèrent  par  la  route  de  Com- 
piègne.  Winzingerode  prit  possession  de  la  ville.  Il 
ne  devait  pas  y  rester  longtemps.  Le  16  février,  à  la 
nouvelle  des  défaites  de  l'armée  de  Blucher,  il  évacua 
la  place  et  se  retira  sur  Reims.  Soissons  fut  réoccupé 
le  19  février  par  le  maréchal  Mortier  *. 

Napoléon,  que  le  coup  de  main  des  Russes  sur 
Soissons  avait  à  la  fois  surpris  et  irrité,  donna  des 
ordres  pour  que  la  ville  fût  solidement  défendue  ^ 
Le  ministre  de  la  guerre  dépêcha  à  Soissons  un  de 
ses  aides  de  camp,  le  colonel  Millier,  avec  mission 
d'examiner  la  place.  Son  rapport  conclut  que  Sois- 

1.  Rapports  et  lettres  de  Rnsca,  Danloap-Verdun  et  Berruyer,  du  22  jan- 
Tier  au  18  février.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Rapport  de  Danloup- Verd  un,  18  février  ;  manuscrit  de  Bray  er  et  de  Ficquet 
Archives  de  Soissons.  Cf.  Bogdanowitsch,  1,  216-217.  —  Les  Russes  péné- 
trèrent d'abord  dans  Soissons  par  une  ancienne  brèche  du  rempart  du  front 
Est  qu'on  avait  oublie  de  fermer  et  qui  n'était  pas  défendue.  Delà,  1*  panique. 
En  fait,  Soissons  fut  pris  par  un  coup  de  main. 

3.  Corretpond.  de  Napoléon,  21  290,  21 309.  Correspond,  du  roi  Joseph,  X,  15». 


138  1814. 

sons  était  tombé  au  pouvoir  de  l'ennemi  faute  de  me- 
sures de  défense  qu'il  eût  été  aisé  de  prendre,  que  la 
place  pouvait  être  mise  en  quelques  heures  en  état 
de  résister,  et  que,  tout  d'abord,  il  fallait  envoyer  à 
Soissons  «  un  commandant  instruit  et  ferme  *».  Le 
choix  du  ministre  se  porta  sur  un  officier  qui  —  rien 
du  moins  ne  le  fit  supposer  —  n'était  pas  particuliè- 
rement instruit  et  qui,  en  tous  cas,  manquait  de 
toute  fermeté.  C'était  un  général  de  brigade,  nommé 
Moreau.  Le  11  février,  il  avait  défendu,  ou  plutôt  il 
s'était  préparé  à  défendre  Auxerre  contre  les  Autri- 
chiens, et  Clarke,  abusé  par  cette  prétendue  résis- 
tance, croyait  Moreau  un  foudre  de  gue^^e^  Ce  géné- 
ral partit  pour  Soissons,  oti  déjà  était  rassemblée 
une  nouvelle  garnison,  peu  nombreuse,  à  la  vérité, 
mais  composée  de  soldats  éprouvés  :  un  bataillon  du 
régiment  de  laVistule,  comptfint  700  hommes;  140 ar- 
tilleurs de  la  vieille  garde  et  canonniers  gardes-côtes; 
80  cavaliers  des  éclaireurs  de  la  garde.  La  place  était 
armée  de  vingt  canons  (dix-huit  pièces  de  4  et  de  8 
et  deux  obusiers)'.  Trois  cents  hommes  de  garde 
urbaine  étaient  prêts  à  concourir  à  la  défense*.  Enfin 

1.  Rapport  du  colonel  Mailer,  23  février.  Archives  de  la  guerre. 

2.  «  J'ai  lieu  d'être  persuadé  que  vous  saurez  défendre  cette  ville  (Sois- 
sons) avec  la  vigueur  et  l'énergie  que  vous  avez  montrées  pour  la  défense 
de  la  ville  d'Auxerre.  »    Clarke  à   Moreau,  27  février.  Arch.  de  la  guerre. 

La  vigueur  et  l'énergie  de  Moreau  s'étaient  réduites  à  ceci  :  le  10  février, 
Moreau,  sommé  de  capituler  par  trente  dragons  autrichiens,  avait  répond», 
qu'il  «  défendrait  la  ville  jusqu'à  la  mort  »,  et  le  II,  2  000  Autrichiens  étant 
en  vue,  il  avait  quitté  Auxerre  sans  raôme  attendre  l'arrivée  du  parlemen- 
taire, qui  fut  reçu  par  les  autorités  municipales.  Pas  un  coup  de  feu  ne  fut 
>iré.  (Manuscrit  de  Leblanc,  Archives  départementales  de  l'Yonne,  cité  par  Ed. 
Fleurj,  le  Département  de  l'Aisne  en  1814.) —  Il  est  juste  de  dire  que  Moreau 
avait  à  Auxerre  fort  peu  de  troupes  avec  lui  et  que,  d'ailleurs,  IcS  habitants  ne 
voulaient  pas  se  défendre.  Si  la  conduite  de  Moreau,  dans  cette  circonstance, 
ne  méritait  peut-être  pas  de  blâme,  encore  moins  méritait-elle  des  éloges. 

3.  Rapport  de  Moreau  sur  la  capitulation  de  Soissons,  4  mars.  Cf.  Moreau 
a  Clarke,  24  mars,  et  Clarke  à  Napoléon,  24  février.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Manuscrit  de  Piquet,  Archives  de  Soissons.  La  garde  urbaine  sa  con- 
duisit bien,  an  point  que  les  soldats  dirent  aux  gardes  :  «  Nous  avons  été 
mutuellement  contenta  les  uns  des  autres.  » 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  139 

une  brigade  de  garde  nationale,  forte  de  2  5o0  hommes 
ayant  déjà  vu  le  feu,  devait,  sous  peu  de  jours,  venir 
compléter  la  garnison.  Mais,  par  suite  do  retards  et 
de  confusion  dans  les  ordres,  ces  troupes,  qui  étaient 
à  Orléans,  ne  furent  mises  en  route  que  le  28  février 
et  n'arrivèrent  pas  à  Soissons  *. 

Pour  le  seconder  dans  le  commandement,  Moreau 
avait  le  colonel  d'artillerie  Strols,  le  chef  de  bataillon 
du  génie  de  Saint-Ilillier,  l'adjudant-commandant 
Bouchard  ',  qui  remplissait  les  fonctions  de  comman- 
dant de  place,  enfin  le  colonel  Kozynski  du  régiment 
de  la  Vistule,  Une  commission  municipale,  siégeant 
en  permanence,  remplaçait  le  maire  qui  avait  fui,  le 
premier  adjoint  qui  avait  également  fui  et  le  deuxième 
adjoint  qui  avait  fui  do  même  ^  Toute  la  population 
aisée  avait  d'ailleurs  quitté  la  ville.  Moreau  et  Saint- 
Hillier  se  hâtèrent  de  compléter  la  mise  en  état  de 
défense.  On  jeta  bas  les  maisons  qui  dominaient  le 
terre-plein  du  côté  de  la  porte  de  Laon,  et  les  maté- 
riaux servirent  à  garnir  le  rempart  d'un  parapet;  on 
ferma  les  nouvelles  brèches,  on  excava  le  pied  de  l'es- 
carpe, on  plaça  des  chevaux  de  frise  et  des  palanques 
en  avant  de  la  contrescarpe  du  front  Est,  qui  formait 
un  grand  saillant;  une  forte  palissade  fut  élevée  sur 
le  pont  de  l'Aisne.  Il  semble  cependant  que,  soit 
manque  de  temps  ou  de  bras,  soit  faute  d'initiative, 
soit  négligence,  Moreau  ne  se  conforma  pas  autant 
qu'il  l'eût  pu  aux  instructions  si  précises  de  la  lettre 
de  Clarke.  Un  certain  nombre  de  maisons  des  fau- 
bourgs qui  pouvaient  servir  à  abriter  les  tirailleurs 

1.  Arch.  do  la  guerre,  23,  24,  26,  27,  28  février,  2  mars,  qainze  pièces  rela- 
tives k  l'envoi  de  la  brigade  Chabert  k  Soissons,  qaiânit  par  rester  i  Paria, 
le  i  mars,  à  la  disposition  de  l'empereur. 

t.  Bouchard  n'arriva  à  Soissons  que  le  t  mars  dans  la  matinée.  Rapport 
de  Moreau,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Manuscrit  de  Brajrer.  Arch.  de  Soissons. 


140  181 4. 

ennemis,  ne  furent  ni  démolies  ni  brûlées.  Le  ministre 
avait  expressément  recommandé  de  placer  une  fou- 
gasse sous  le  pont  de  l'Aisne.  Moreau  se  contenta 
d'écrire  lettre  sur  lettre  pour  demander  400  livres  de 
poudre  afin  défaire  fabriquer  cette  fougasse,  et  comme 
la  poudre  n'arrivait  pas,  il  ne  s'avisa  point  que  l'explo- 
sion de  quelques  fourneaux  de  mine  établis  sous  les 
piles  suffirait  à  disloquer  le  pont  et  à  couper  le  pas- 
sage*. 

Comme  tant  d'autres,  Moreau  croyait  avoir  du 
temps  devant  lui,  et  déjà  Soissons  était  entouré 
d'ennemis.  Le  1"  mars,  Moreau  écrivait  au  ministre 
de  la  guerre  pour  avoir  400  livres  de  poudre  de 
mine;  le  2  mars,  il  écrivait  encore  pour  demander 
des  renforts.  Mais  ces  dépêches  ne  témoignent  pas 
que  Moreau  se  préoccupe  le  moins  du  monde  de  la 
proximité  de  l'ennemi.  Il  y  parle  même,  comme  de 
faits  sans  aucune  importance,  d'un  parti  de  hussards 
prussiens  enlevé  par  une  reconnaissance  de  cavalerie 
et  de  l'arrivée  dans  l'Aisne  du  général  Biilow,  «  qui 
est,  dit-on,  du  côté  de  Laon^  ».  Moins  d'une  heure 
après  avoir  écrit  cette  lettre,  Moreau  allait  savoir  autre- 
ment que  par  des  on-dit  oii  était  le  général  Biilow. 

Ce  jour-là,  2  mars,  à  neuf  heures  du  matin,  les 
grand'gardes  signalèrent  en  môme  temps  l'approche 
de  deux  colonnes  ennemies.  Sur  la  route  de  Reims, 
c'étaient  les  Russes  de  Winzingerode;  sur  la  route 
de  Laon,  c'étaient  les  Prussiens  de  Biilow.  On  sait 
que  ces  deux  généraux  avaient  concerté  cette  marche 
sur  Soissons;  ils  arrivaient  sous  les  murs  de  la  ville 
au  jour  fixé  et  à  l'heure  dite,  avec  une  exactitude 

1.  Clarke  k  Mor2an,  27  février.  Moreau  à  Clarke,  28  février  et  2  mars. 
Le  chef  de  la  7"  divisioQ  du  ministère  de  la  guerre  à  Saint-Hillier,  2  mars. 
Cf.  Rapport  de  Moreau  sur  la  capitulation  de  Soissons,  4  mars,  et  rapport 
du  conseil  d'enquête,  24  mars.  Aroh.  de  la  guerre. 

2.  Moreau  à  Clarke,  1"  et  2  mars.  Arch.  de  la  guerre. 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  I4l 

vraiment  remarquable.  Moreau,  aussitôt  prévenu,  fit 
prendre  les  ^rmes.  Les  canonniers  coururent  aux 
bastions.  Les  Polonais  du  bataillon  de  la  Vistule 
furent  divisés  en  trois  détachements  :  l'un  vint  occu- 
per les  remparts  du  front  Sud;  l'autre  les  remparts 
du  front  Est;  le  troisième,  comptant  seulement  une 
centaine  d'hommes,  forma  avec  les  quatre-vingts 
(  avaliers  de  la  garde  et  la  garde  nationale  une  réserve 
qui  se  tint  au  centre  de  la  ville,  prête  à  se  porter  sur  le 
point  le  plus  menacé.  Pendant  que  la  petite  garnison 
gagnait  ses  emplacements  de  combat,  l'ennemi,  fai- 
sant à  dessein  montre  de  ses  forces,  se  déployait  dans 
la  plaine.  Le  corps  de  Winzingerode  s'étabit  à  cheval 
sur  la  route  de  Reims,  sa  droite  à  l'Aisne;  Biilow 
massa  ses  troupes  dans  la  plaine  de  Crouy,  entre 
Saint-Médard  et  la  route  de  Laon\ 

Le  premier  coup  de  canon  fut  tiré  par  la  place.  A 
dix  heures  et  demie,  un  boulet  vint  disperser  un 
groupe  de  cavaliers  russes  qui  caracolaient  à  trois 
cents  mètres  de  la  porte  de  Reims.  Winzingerode  en- 
voya un  parlementaire.  Cet  officier  n'ayant  point  été 
reçu,  les  batteries  ennemies  ouvrirent  le  feu.  Les 
défenseurs  ripostèrent  vigoureusement.  Il  y  avait 
parmi  les  artilleurs  de  la  garde  un  Soissonnais  nommé 
François  Leroux,  si  habile  pointeur  qu'il  démonta 
successivement  trois  pièces  de  l'ennemi.  Mais  quelles 
que  fussent  l'adresse  et  l'intrépidité  des  canonniers 
français,  ce  duel  d'artillerie  n'était  point  égal.  Qua- 
rante pièces  de  12  battaient  les  remparts  et  la  défense 
n'avait  que  vingt  canons,  dont  dix  de  4.  A  midi,  plu- 
sieurs pièces  des  bastions  étaient  déjà  démontées  et 
un  certain  nombre  d'artilleurs  mis  hors  de  combat. 


1.  Rapport  de  Moreau  snr  la  capitalation  de  SoUsods,  Compiègoe,  4  mars. 
Manascrit  de  Brayer.  Rapport  de  Bùlow  au  roi  de  Prusse  sur  la  capitula- 
tioD  de  S«issons,  Laon,  10  mars.  Bns'laaowitsch,  I,  304  ;  Plotho,  III,  SSS. 


U2  181 4. 

Le  feu  dura  de  part  et  d'autre  jusque  vers  trois  heures 
A  ce  moment,  une  forte  colonne  russe  franchit  la 
petite  rivière  ie  la  Crise  et  s'élance  à  l'attaque  des 
remparts.  Quelques  volées  de  mitraille  et  une  furieuse 
mousqueterie  arrêtent  les  assaillants.  Kozynski,  avec 
trois  cents  Polonais,  sort  de  la  ville,  charge  l'ennemi 
et  le  repousse  la  baïonnette  dans  les  reins  jusqu'au 
faubourg  de  Reims.  Les  Russes  font  tête,  leurs  tirail- 
leurs postés  dans  les  maisons.  Une  dernière  charge 
les  débusque  de  la  position  et  les  rejette  loin  dans  la 
plaine.  Quelques  instants  plus  tard,  l'ennemi  tenta 
une  seconde  c^taque  qui  n'eut  pas  plus  de  succès.  Le 
bombardement  reprit  et  ne  s'arrêta  qu'à  dix  heures  du 
soir.  La  journée,  oh  artilleurs  et  fantassins  s'étaient 
vaillamment  comportés,  coûtait  à  la  petite  garnison 
de  Soissons  23  morts  et  120  blessés.  Parmi  ceux-ci, 
on  comptait  plusieurs  ofliciers,  entre  autres  le  colonel 
Kozynski,  atteint  d'uneballe  en  conduisant  ses  hommes 
à  l'attaque  du  faubourg*.  L'ennemi  avait  aussi  perdu 
beaucoup  de  monde,  mais  à  raison  du  grand  nombre 
de  ses  troupes,  ces  pertes  ne  l'affaiblissaient  pas  sé- 
rieusement. 

Winzingerode  et  Riilow,  qui  avaient  entendu  le 
canon  dans  la  direction  de  l'Ourcq,  ne  laissaient  pas 
néanmoins  d'être  inquiets.  Les  choses  ne  marchaient 
point  de  la  façon  qu'ils  auraient  voulu.  La  garnison 
faisait  trop  bonne  contenance  pour  qu'on  pût  espérer 
emporter  la  place  par  un  coup  de  main,  comme  cela 
s'était  passé  le  14  février;  d'autre  part,  après  douze 
heures  continues  de  bombardement,  on  n'avait  pas 
fait  brèche.  La  muraille  était  à  peine  entamée,  et 
quand  cela  eût  été,  une  forte  gelée,  soudain  survenue, 

1.  Manuscrit  de  Brayer.  Arch.  de  Soissons.  Cf.  le  rapport  de  Moreaa 
du  4  mars  et  sa  lettre  justificative,  8  mars.  Arch.  de  la  guerre,  ^osaiar  da 
Moreau).  ' 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  Wi 

rendait  la  terre  de  la  masse  couvrante  dure  et  résis- 
tante comme  de  la  pierre.  Il  faudrait  ballre  Je  rem- 
part douze  heures  encore,  trenle-six  peut-être,  pour 
faire  une  brèche  praticable'.  Au  plus  tôt,  pourrait-on 
donner  l'assaut  le  surlendemain  4  mars,  et  réassirait- 
il?  Or,  dans  les  conditions  particulières  chi  se  trou- 
vaient les  assiégeants,  pressés  d'avoir  le  passage  du 
pont  de  la  ville,  il  ne  s'agissait  pas  de  prendre  Sois- 
sons  avec  plus  ou  moins  de  gloire  un  jour  indéter- 
miné :  il  fallait  l'occuper  dans  l'instant.  Les  deux 
généraux  pensèrent  que  des  négociations  pouiTaient 
peut-être  leur  livrer  la  place.  Biilow  le  premier  en- 
voya un  parlementaire. 

Le  capitaine  Mertens  se  présenta  à  la  porte  de 
Crouy  et  demanda  à  être  conduit  auprès  du  gouver- 
neur, ce  qui  lui  fut  accordé  sans  difficulté.  Moreau  le 
reçut  dans  son  appartement  particulier.  Aux  premières 
ouvertures  de  Mertens,  le  général  rompit  l'entretien. 
Mais  au  lieu  de  congédier  l'aide  de  camp  de  Bùlow 
de  façon  à  bien  marquer  sa  résolution  de  se  défendre, 
il  lui  dit:  «  —  Je  ne  puis  répondre  à  des  propositions 
verbales  faites  par  un  officier  n'ayant  aucune  pièce 
qui  établisse  son  pouvoir  de  traiter*.  »  N'était-ce  pas 
inviter  le  parlementaire  à  revenir  muni  de  pleins 
pouvoirs? 

Mertens  le  comprit  ainsi.  Avant  qu'il  se  fût  passé 
une  heure,  il  rentra  dans  la  ville,  apportant  cette 
lettre  de  Biilow,  destinée  à  lever  les  scrupules  de  forme 
du  commandant  de  Soissons  :  «  Votre  Excellence  a 
désiré  que  je  lui  écrive  au  sujet  de  la  proposition  que 
j'avais  chargé  un  de  nies  aides  de  camp  do  lui  faire 
de  bouche,  et  après  avoir  attendu  plus  longtemps  que 

>.  Pavport  da   conseil  d'enquête  sur  la  capitulation  de  Soissotu,  il  mam. 
AlKa.  d«  la  guerr».  (Dossier  de  Moreau.) 
i.  Rapport  de  Moreau,  4  mars.  Arch.  de  1»  guerre. 


144  181 4. 

je  m'en  étais  flatté.  Je  veux  bien  me  prêter  à  une  se- 
condb  complaisance,  pour  prouver  à  Votre  Excel- 
.'ence  combien  je  désirerais  épargner  le  sang  inuti- 
lement versé  et  le  sort  malheureux  d'une  ville  prise 
d'assaut.  Je  propose  à  Votre  Excellence,  de  concert 
avec  le  commandant  en  chef  de  l'armée  russe,  de  con- 
clure ime  capitulation  telle  que  les  circonstances 
nous  permettent  de  vous  l'accorder  et  de  l'obtenir. 
Je  compte  sur  une  réponse  avant  la  pointe  du  jour*.  » 
Un  officier  énergique  et  bien  résolu  à  se  défendre 
n'eût  point  reçu  une  seconde  fois  le  parlementaire. 
Gomme  on  Fa  vu,  le  commandant  de  Soissons  n'avait 
pas  à  compter  encore  avec  une  situation  désespérée. 
Ses  remparts  étaient  à  peu  près  intacts;  ses  troupes, 
que  douze  heures  de  bombardement  et  une  sortie 
meurtrière  n'avaient  diminuées  que  d'un  dixième, 
avaient  montré  la  plus  rare  intrépidité;  ses  munitions 
étaient  en  abondance;  la  nuit  allait  permettre  de  ré- 
parer les  embrasures,  les  abris  et  de  replacer  en  bat- 
terie les  pièces  démontées.  De  plus,  pendant  la  soirée, 
on  avait  entendu  le  canon  dans  la  direction  de  TOurcq  *, 
Moreau  ne  l'ignorait  pas,  et  ce  fait,  d'une  si  haute 
importance  pour  des  assiégés,  devait  lui  faire  re- 
pousser l'idée  d'une  prompte  reddition.  En  tout  cas, 
il  pouvait  sans  péril  diiïércr  les  pourparlers  jus- 
qu'au lendemain.  C'était  toujours  huit  heures  de 
gagnées,  —  huit  heures  de  nuit,  pendant  lesquelles 
l'ennemi  n'était  point  à  redouter,  si  les  grand'gardes 
ne  se  laissaient  pas  surprendre.  Au  cas  où  il  paraîtrait 
impossible,  le  lendemain  matin,  do  continuer  la  dé- 
Tense,  il  serait  temps  de  hisser  le  drapeau  parlemen- 


1.  Lettre  de  Bûlow  à  Moreau,  2  mars  dans  la  nuit.  Arch.  de  la  guerre, 
■p^ossier  de  Moreau.) 

2.  Rapport  du  conseil  d'enquête  sur  la  capitulation  de  Soissons,  24  KM*, 
^h.  de  la  guerre.  (Dossier  de  Moreau^ 


LA.    CAPITULATIOîl    DE    SOISSONS.  U» 

taire.  Moreau  se  montra  donc  inconsidéré,  sinon  déjà 
coupable,  en  recevant  une  seconde  fois  l'envoyé  de 
l'ennemi  et  en  l'écoutant  complaisamment  pendant 
plus  d  une  demi-heure. 

C'était  un  fin  diplomate  et  un  habile  parleur  nue  le 
capitaine  Mertens,  aide  de  camp  du  général  Biilow.  Il 
commença  par  exalter  la  vaillance  des  défenseurs  de 
la  place  et  de  celui  qui  les  commandait.  Puis,  rappelant 
à  Moreau  le  petit  nombre  de  ses  troupes,  la  faiblesse 
de  son  artillerie,  l'insuffisance  d'une  telle  garnison 
pour  défendre  un  pareil  périmètre,  le  mauvais  état 
des  fortifications,  il  fît  en  même  temps  un  tablera, 
qu'hélas  !  il  n'avait  point  besoin  d'exagérer,  de  toutes 
les  forces  alliées,  Mertens  dit  pour  terminer  que 
l'honneur  était  sauf  et  que  le  commandant  de  la  place 
encourrait  les  plus  graves  responsabilités  en  s'obsti- 
nant  à  une  résistance  désormais  inutile,  et  e^  exposant 
ainsi  la  ville,  qui  serait  immanquablement  enlevée 
d'assaut,  au  pillage  et  à  l'incendie.  Le  parlemen- 
taire agissait  tour  à  tour  par  la  flatterie  et  par  l'inti- 
midation*, Moreau,  qui  ne  pouvait  pas  moins  faire, 
répondit  d'abord,  selon  la  formule  obligée  «  qu'il  s'en- 
terrerait sous  les  ruines  de  ses  remparts  »,  Mais  le 
Prussien  ne  fut  pas  déconcerté  par  ces  grands  mots 
que  démentaient  l'attitude  irrésolue  et  les  hésitations 
trop  visibles  de  Moreau,  Il  reprit  la  parole,  et  donnant 
de  nouveaux  éloges  au  courage  des  troupes  de  Soissons, 
il  eut  l'habileté  de  laisser  entendre  qu'une  capitulation 
avec  tous  les  honneurs  de  la  guerre  serait  accordée  à 
cette  valeureuse  garnison,  qui  se  retirerait  en  armes 
et  serait  libre  de  rejoindre  l'armée  impériale  où  elle 
pourrait  combattre  dans  une  lutte  moins  inégale*. 

1.  Rapports  de  Moreau  et  de  Bôlov  iur  la  capitnlatâon  à»  Soissons;  Mflf- 
•ing,  Aiu  mehum  Leben,  123  ;  manuscrit  de  Brayer. 
t.  Rappott  de  Moreau  et  lettre  jnstificatiTe  du  même.  Ar«h.  de  la  gaeiv. 

10 


146  181 4. 

Mertens  tendait  ainsi  un  piège  à  l'esprit  de  devoir 
du  ^;énéral.  Il  est  probable  que  si  les  clauses  de  la 
capitulation  proposée  eussent  été  trop  dures,  si  elles 
eussent  porté,  par  exemple,  que  la  garnison  resterait 
prisonnière  de  guerre  ou  tout  au  moins  déposerait 
les  armes,  Moreau  eût  résisté  jusqu'à  la  dernière  ex- 
trémité. Mais  la  proposition  du  parlementaire  était 
faite  pour  porter  le  trouble  dans  l'esprit  de  Moreau, 
en  lui  permettant  de  peser,  au  point  de  vue  de  l'inté- 
rêt de  la  France,  les  avantages  fort  douteux  d'une 
défense  sans  espoir  et  les  avantages  certains  d'une 
prompte  capitulation.  Sous  deux  jours,  sous  trois 
jours  au  plus,  Soissons  allait  fatalement  être  enlevé 
d'assaut;  ceux  des  défenseurs  qui  n'auraient  pas  suc- 
combé seraient  prisonniers.  N'était-il  pas  préférable 
d'abandonner  cette  place,  perdue  d'avance,  et  de 
conserver  à  l'empereur  mille  hommes  d'excellentes 
troupes  qui  lui  seraient  si* utiles?  La  conscience  du 
commandant  de  Soissons  commençait  à  fléchir  devant 
cette  idée,  qui  n'était  que  le  plus  vain  des  sophismes. 
Dans  une  place  assiégée,  le  devoir  pour  le  gouverneur 
comme  pour  le  dernier  soldat  se  réduit  à  ce  seul 
mot  :  la  consigne.  Moreau  avait  été  envoyé  à  Sois- 
sons pour  garder  la  ville,  point  stratégique,  et  non 
pour  conserver  aux  armées  d'opération  une  poignée 
de  soldats.  Sa  consigne  était  de  défendre  Soissons,  il 
n'avait  pas  à  la  discuter;  il  avait  à  l'exécuter  rigou- 
reusement, dans  les  termes  mêmes  des  règlements, 
c'est-à-dire  «  en  épuisant  tous  les  moyens  de  défense, 
en  re«»tant  sourd  aux  nouvelles  communiquées  par 
l'ennemi  et  en  résistant  à  ses  insinuations  comme 
à  ses  attaques  ».  Le  canon  entendu  au  loin,  dans  Iz. 
journée,  devait  inspirer  au  gouverneur  de  Soissons 
les  plus  énergiques  résolutions.  Il  semblait  vraiment 
que  l'écho  de  cette  canonnade  fut  venu  juste  à  point 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSOiNS.  1*T 

pour  rappeler  au  général  ces  paroles,  prophétiques 
en  la  circonstance,  de  l'Ordonnance  sur  le  service 
des  places  de  guerre  :  «  Le  gouverneur  d'une  place  de 
guerre  doit  se  souvenir  qu'il  défend  l'un  de^  boule- 
vards de  notre  royaume,  l'un  des  points  d'appui  de  nos 
armées,  et  que  sa  reddition  avancée  ou  retardée  d'un 
seul  jour  peut  être  de  la  plus  grande  conséquence 
pour  la  défense  de  l'Etat  et  le  salut  de  l'armée  *.  » 

Quand  un  soldat  commence  à  se  demander  où  est 
son  devoir,  il  est  bien  près  de  n'écouter  plus  que  son 
intérêt.  Moreau  était  brave  sans  doute,  —  sous  l'em- 
pire on  ne  parvenait  point  aux  grades  élevés  sans 
avoir  maintes  fois  payé  de  sa  personne,  —  mais 
il  n'était  pas  héroïque,  et  il  concevait  avec  peine 
l'idée  de  se  sacrifier  inutilement  pour  une  cause, 
qu'avec  beaucoup  de  généraux  d'alors,  il  regardait 
comme  perdue.  Une  capitulation  si  honorable,  qui 
sauvait  la  ville  des  horreurs  d'un  sac  et  qui  conservait 
à  l'empereur  une  troupe  valeureuse,  convenait  à  son 
intérêt  personnel  sans  porter  atteinte,  pensait-il,  à  son 
honneur  de  soldat. 

Moreau  demanda  au  capitaine  Mertens  un  délai  de 
quelques  heures  pour  réunir  le  conseil  de  défense. 
Le  parlementaire  prussien  consentit  sans  difficulté  à 
ce  retardement  et  il  se  relira,  Moreau  eut  alors  l'idée 
de  monter  au  clocher  de  la  cathédrale,  afin,  dit-il, 
«  de  s'assurer  de  la  vérité  des  rapports  qui  lui  avaient 
été  faits  sur  la  force  de  l'ennemi  ».  A  se  rappeler  l'at- 
titude de  Moreau  avec  le  pai'lementaire  et  à  bien 
pénétrer  son  caractère,  il  semble  que,  en  s' astreignant 
à  cette  ascension  de  trois  cent  cinquante-quatre 
marches  pour  observer  une  dernière  fois  les  positions 
de  l'ennemi,  le  commandant  de  Soissons  cherchait 

4.  Décret  impérial  da  24  décembrs  1811,  portant  ordonaAnc*  sur  1«  servie* 
4m  places  de  guerre,  dup.  it,  art.  110. 


148  1814. 

moins  à  voir  si  la  défense  était  encore  possible  qu'à 
se  confirmer  dans  l'idée  de  la  nécossiLé  d'une  prompte 
reddition.  Son  imagination  prévenue  montra  à  Mo- 
reau  bien  des  choses  qui  n'existaient  pas.  ^<  A  ce 
moment,  écrit-il,  je  vis  des  obus  mettre  le  feu  sur 
plusieurs  points  de  la  ville,  et  je  distinguai  des  pro- 
longes remplies  d'échelles  pour  l'assaut'.  »  Or,  en 
vertu  de  la  trêve  implicitement  convenue  entre  le  gé- 
néral et  le  parlementaire,  il  est  peu  probable  que  le 
feu  eût  repris  à  ce  moment,  et  il  est  prouvé  d'autre 
part  que  les  assiégeants  n'en  étaient  point  encore  à 
préparer  une  escalade*.  De  plus,  Moreau  prétend 
être  monté  au  clochera  «  la  naissance  du  jour».  Dans 
les  premiers  jours  de  mars,  le  jour  n'apparaît  que 
passé  cinq  heures  du  matin,  et  dès  trois  heures  Mo- 
reau, de  retour  de  la  cathédrale,  présidait  le  conseil 
de  défense'.  Ainsi,  en  pleine  nuit,  qu'avait  pu  aper- 
cevoir de  son  observatoire  le  commandant  de  Sois- 
sons,  sinon  quelques  feux  de  bivouac? 

Après  être  revenu  de  la  cathédrale,  Moreau  réunit 
chez  lui  en  conseil  de  défense  l'adjudant-comman- 
dant  Bouchard,  commandant  de  place,  le  chef  de 
bataillon  Saint-Hillier,  commandant  le  génie,  le  colo- 
nel Strols,  commandant  l'artillerie,  et  le  colonel 
Kozynski,  blessé  la  veille,  commandant  l'infanterie*. 
Le  général  Moreau  exposa  la  situation  telle  que 
Mertens  la  lui  avait  fait  voir  et  il  communiqua  aux 
membres  du   conseil   la    lettre   de  Biilow.   Chacun 


1.  Rapport  de  Moreau,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Cf.  le  rapport  du  conseil  d'enquête  sur  la  capitulation  de  Soissous  et  1« 
lettre  de  Winzingerode  à  Blùcher  devant  Soissons,  3  mars,  5  heures  du  matin 
(cit.  par  Damitz,  II,  589),  lettre  qui  témoigne  qu'à  5  heures  du  matin,  le  3  mars, 
les  Alliés,  loin  de  penser  à  donner  un  assaut,  étaient  sur  le  point  de  lever  k 
siège. 

3.  Rapport  du  conseil  d'enquête,  24  mars.  Arch.  de  la  guerre  (dcssier  dt 
Moreau). 

4.  RftnDort  de  Moreau,  et  rapport  du  conseil  d'enqaét«. 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  149 

des  officiers  fut  invité  à  donner  son  avis.  Le  chef  de 
bataillon  de  Saiut-IIillier  prit  le  premier  la  parole, 
comme  le  moins  élevé  en  grade.  II  interrogea  d'abord 
le  colonel  Strols  sur  ses  ressources  en  munitions. 
Celui-ci  ayant  répondu  qu'il  avait  3000  gargousses  et 
200  000  cartouches*,  Saint-IIiliier  dit  que  s'il  en 
était  ainsi,  on  pouvait  et  on  devait  tenir  encore.  D'une 
part,  l'ennemi  n'avait  pas  fait  brèche  au  corps  de 
place,  et  deux  jours  peut-être  se  passeraient  avant 
que  le  canon  entamât  sérieusement  les  remparts  ;  si 
la  garnison  avait  subi  des  perles,  elle  comptait  néan- 
moins un  nombre  d'hommes  suffisant  pour  la  défense 
et  ils  étaient  animés  du  plus  grand  courage.  D'autre 
part,  on  avait  dans  la  soirée  entendu  le  canon  au  loin, 
ce  qui  indiquait  l'approche  d'une  armée  de  secours. 
Le  plus  strict  devoir  commandait  donc  de  prolonger  la 
défense  au  moins  pendant  vingt-quatre  heures,  ce  qui, 
àson avis,  étailpossible'.Saint-Ilillier, paraît-il, cédant 
à  quelque  sentiment  de  timidité  dont  il  fut  plus  tard 
blâmé  par  le  conseil  d'enquête,  n'osa  pas  découvrir 
toute  sa  pensée,  qui  était-celle-ci  :  N'y  avait-il  pas 
corrélation  entre  la  canonnade  entendue  dans  la  soi- 
rée et  l'insistance  des  Alliés  à  proposer  une  capitu- 
lation, insistance  tout  à  fait  extraordinaire  puisque 
l'ennemi  était  certain  de  s'emparer  de  la  place  sous 
deux  jours?  Dans  la  conjoncture,  la  reddition  de 
Soissons  ne  pouvait-elle  pas  être  de  la  plus  grave 
conséquence  pour  la  marche  générale  des  opéra- 
tions '  ? 

Le  colonel  Kozynski,  appuyant  énergiquement  la 

1.  Saint-HilUer  à  Clarke,  prison  da  rAubave,  7  mars.  Arch.  d«  la  guerre 
(carton  des  capitulations).  Rapport  du  conseil' denquêt*. 

2.  Rapport  du  conseQ  denquète,  et  Saini-Hillier  k  Clarke,  7  mars.  —  Mo- 
reau  dans  son  rapport  ne  parle  naturellement  pas  de  la  motion  de  Saint» 

riiihor. 

a.  iCappori  du  conseil  d'enquête,  24  mars.  Arch.  do  la  gaem. 


150  181 4. 

motion  de  Saint-Hillier,  dit  qu'il  fallait  tenir  jusqu'à 
la  deruièro  oxlrémité.  «  —  Mes  soldats  sont  braves, 
ajouta-t-il,  j'en  réponds  un  contre  quatre.  »  Le  colonei 
Strols,  qui  parla  ensuite,  opina  ég-alement  pour  la  ré- 
sistance, mais  sans  chaleur  et  sans  conviction.  Seul 
i'adjudanl-commandant  Bouchard  se  prononça  nette- 
ment pour  la  reddition.  Le  général  Morcau  était  un' 
irrésolu.  Il  se  sentait  raffermi  paries  avis  énergiques 
de  la  majorité  de  son  conseil  comme  une  heure  aupa- 
ravant il  avait  été  gagné  par  les  insidieuses  paroles 
de  Mertens.  Saint-Ilillier  reprit  la  parole  et  dit  que 
«  soit  en  négociant,  soit  en  combattant,  il  fallait  tenir 
encore  au  moins  vingt -quatre  heures  m.  Le  conseil 
et  Moreau  lui-même  l'approuvèrent.  Il  fut  décidé  que 
l'on  demanderait  un  délai.  Uouchard  rédigea  dans  ce 
sens  une  réponse  à  Biilow  et  l'on  se  disposa  à  se 
séparer*. 

Saint-nillier  quitta  le  premier  la  salle  des  délibé- 
rations. A  peine  était-il  sorti  qu'un  nouveau  parle- 
mentaire se  présenta  chez  Moreau.  C'était  le  colonel 
russe  Lowenstern,  qui  avait  eu  mille  difficultés  à  pas- 
ser les  grand'gardes  do  la  porto  de  Reims,  moins  ac- 
cessibles, paraît-il,  que  celles  de  la  porte  de  Grouy. 
D'ailleurs,  Lowenstern  n'avait  quitté  les  cantonne- 
ments russes  qu'à  une  heure  du  malin^  Sauf  Saint- 
Ililiior,  tous  les  membres  du  conseil  étaient  encore 
présents  Moreau  rouvrit  la  séance  et  fit  introduire  le 
parlementaire*.   Lowenstern  était  porteur  de  cette 


1.  Saint-TTillier  k  Clarke,  7  mars.  Arch.  de  la  guerre  (carton  des  capitula 
tions).  et.  Rapport  du  conseil  d'enquête  (dossier  de  Moreau). 
9.  Mémoires  manuscrits  de  Lowenstern,  cit.  par  Beruhardi,  IV,  413  sqq. 

—  Lowenstern  conte  avec  beaucoup  de  détails  tous  les  subterfuges  qu'il  dut 
employer  pour  entrer  dans  Soissous. 

3.  Manuscrit  de  Lowensiern.  Cf.  lettre  de  Saint-IIillier  à  Clarke,  7  mars, 

—  Beaucoup  de  détails  donnés  par  Saint-Hillier  sont  confirmés  par  un  rapport 
d'un  ingénieur  des  Ponts  et  Chaussés  qui  se  trouvait  k  Soissons,  les  2  et  3  mars. 
Arch.  nat., F.  7,4290. 


LA    CAPITCLATION    DE    SOISSOIfS.  151 

lettre  de  Winzingerode  :  «  Avant  de  donner  l'assaut  et 
pour  sauver  Soissoas  des  horreurs  du  pillage  et  du 
massacre,  je  propose  à  M.  le  commandant  de  Soissons 
de  rendre  la  ville  à  l'armée  combinée  du  nord  de  l'Al- 
lemagne. L'honneur  militaire  no  commande  pas  une 
résistance  contre  une  force  aussi  disproportionnée  et 
dont  les  suites  immanquables  resteront  toujours  à  la 
responsabilité  du  commandant*.  » 

Cette  sommation  où  se  succédaient  les  mots  d'as- 
saut immédiat,  de  pillage  et  de  massacre,  intimida  de 
nouveau  le  général  Moreau  et  jeta  le  trouble  dans 
l'esprit  de  Strols.  Quant  à  Bouchard,  il  s'était  déjà  pro- 
noncé pour  la  capitulation.  Saint-Uillier  absent,  Ko- 
zynski  se  trouvait  seul  à  conseiller  la  résistance,  et, 
en  sa  qualité  d'étranger,  il  n'avait  pas  voix  délibéra- 
tive.  Lowenstern  voyant  l'effet  produit  par  le  ton  de 
la  lettre  de  son  général  s'empressa  de  dire  :  «  —  Dans 
deux  heures,  nous  serons  dans  la  ville,  dussions-nous 
nous  frayer  un  passage  sur  les  ruines  et  les  cadavres. 
Réfléchissez,  messieurs,  que  dans  une  bataille  on  re- 
çoit les  vaincus  à  composition,  mais  qu'après  l'assaut 
tout  tombe  sous  le  sabre,  Soissons  et  ses  habitants 
seront  la  proie  de  nos  soldats  *.  »  Moreau  prit  alors  Lo- 
wenstern à  part  et  lui  annonça  qu'il  était  disposé  à  capi- 
tuler mais  sous  certaines  conditions.  La  ville  n'aurait 
à  payer  aucune  contribution  et  serait  préservée  du 
pillage;  la  garnison  se  retirerait  avec  armes  et  baga- 
ges*. Lowenstern  ne  demandait  qu'à  tout  accorder 
pourvu  que  la  ville  fût  évacuée.  Il  se  rendit  à  l'instant 
au  quartier  général  russe  et  en  revint  presque  aussi- 
tôt apportant  à  Moreau  cette  nouvelle  lettre  de  Win- 

1.  Winzingerode  h  Horean.  deTUit  Soissons,  18  fATirier,  S  mars.  Archires  d« 
lA  gnerre  (dossier  de  Moreso). 

2.  Maanscrit  de  Lowensteri.  Cf.  Rapport  de  Itoreaa  et  rapport  dn  ooasei 
d' enquête. 

3.  Maanscrit  d«  L>owenst«nL,  Cf.  Rapport  de  Mores  . 


152  1814. 

zingerode  :  «  Mon  général,  je  consens  aux  propositions 
que  vous  m'avez  faites,  à  condition  que  nos  troupes 
occuperont  sur-le-champ  la  porte  de  Reims  et  la  porte 
de  Laon.  Vous  quitterez  la  ville  comme  vous  le  dési- 
rez, et  deux  pièces  de  canon,  leurs  amunitions  {sic)  et 
les  équipages  qui  peuvent  appartenir  aux  troupes; 
mais  vous  vous  mettrez  en  marche  pas  plus  tard  que 
quatre  heures  après-midi,  et  vous  vous  dirigerez  sur 
le  chemin  de  Compiègne^  » 

Moreau  communiqua  la  réponse  de  Winzingerode 
au  conseil  de  défense  qui  déclara  que,  «  vu  la  faiblesse 
de  la  garnison  et  des  moyens  de  la  place  et  la  force 
des  assiégeants,  il  y  avait  impossibilité  évidente  de 
résister,  et  qu'en  conséquence  on  devait  écouter  les 
propositions  de  l'ennemi  '.  »  L'avis  du  conseil  ne  dé- 
gageait en  aucune  façon  la  responsabilité  de  Moreau. 
Un  conseil  de  défense  est  purement  consultatif.  Le 
règlement  est  formel  sur  ce  point  :  «  Le  gouverneur, 
le  conseil  entendu,  prononcera  seul  et  sous  sa  res- 
ponsabilité, sans  avoir  à  se  conformer  aux  avis  de  la 
majorité...  Il  suivra  le  conseil  le  plus  ferme  et  le  plus 
courageux,  s'il  n'est  absolument  impraticable  ^.  »  Loin 
de  «  suivre  le  conseil  le  plus  ferme  et  le  plus  coura- 
geux »,  —  celui  que  Saint-Hillier,  qui  ne  prit  pas  part 
à  cette  dernière  délibération,  avait  donné  deux  heures 
auparavant  —  Moreau  s'empressa  d'informer  Lowens- 
tern  et  le  capitaine  Mertens,  revenu  à  Soissons  sur  ces 
entrefaites,  qu'il  était  prêt  à  signer  la  capitulation*. 

1.  Winzingerode  à  Moreau,  3  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Rapport  de  Moreau  et  lettre  justificative  du  même.  Arch.  de  Ut  guerre. 

3.  Décret  impérial  du  24  décembre  1811  sur  le  service  des  places  de  guerre, 
chap.  IV,  art.  112. 

4.  Manuscrit  de  Lowenstern  ;  rapport  de  Moreau. 

La  capitulation  de  Soissons  est  reconnue  par  les  Prussiens  et  les  Russes 
comme  un  fait  d'une  si  haute  importance  —  quoi  qu'en  disent  Muffling  et 
Clausowitz  —  que  les  historiens  allemands  et  russes  ont  discuté  longtemps, 
•ans  tomber  d'accord  jusqu'à  présent,  sur  la  question  de  savoir  qui  de  Lowens- 
ern  ou  de  Mertens  persuada  Moreau  de  rendre  la  ville.  Biilov  dans   son 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  !53 

Cependant  le  jour  était  venu.  Le  passage  continuel 
des  parlementaires,  la  cessation  du  feu,  ce  terrible  si- 
lence qui,  pareil  à  celui  des  chambres  mortuaires, 
s'étend  à  l'heure  de  la  capitulation  sur  les  villes  assié- 
gées, commençaient  à  inquiéter  les  troupes.  Allait-on 
donc  se  rendre  quand  la  veille  on  s'était  si  bien  dé- 
fendu? Et  les  soupçons  augmentant,  les  murmures 
croissaient,  non  seulement  chez  les  soldats  mais  parmi 
la  population  elle-même,  déterminée  aux  suprêmes 
sacrifices.  «  J'entends  encore,  dit  un  témoin,  la  rumeur 
qui  s'éleva  dans  la  foule  au  mot  de  capitulation.  On 
traitait  Moreau  de  traître  et  de  lâche.  »  Il  était  environ 
neuf  heures.  Soudain  une  canonnade  furieuse  éclate 
dans  la  direction  de  l'Ourcq.  A  ce  bruit,  tout  le  monde 
tressaille.  C'est  une  explosion  de  cris  d'espoir  et 
d'exclamations  de  colère  :  «  C'est  le  canon  de  l'empe- 
reur!... c'est  l'empereur  qui  arrive!...  Il  faut  nous 
défendre!...  Il  faut  rompre  les  pourparlers!...  Si  la 
capitulation  est  signée,  il  faut  la  déchirer  I...  L'empe- 
reur arrive*  !  » 

A  ce  moment,  la  capitulation  venait  à  peine  d'être 
signée.  Des  difficultés  s'étaient  élevées  au  sujet  des 
canons.  Moreau  avait  demandé  à  en  emporter  six,  et 
les  négociateurs,  se  référant  à  la  lettre  de  Winzinge- 
rode,  où  il  était  écrit  que  les  Français  quitteraient  la 
ville  avec  deux  canons,  ne  voulaient  pas  céder.  De 
son  côté,  Moreau  s'obstinait  à  réclamer  ses  six  pièces. 
La  discussion  devenant  très  vive,  les  pourparlers  me- 


npport  attribue  la  capitulation  à  réloqaenc«  de  Mertens.  Lowenstem  qui 
B«  vit  arriver  Mertens  que  lorsque  tout  lui  semblait  arrangé  accuse  le  capi- 
taine prussien  d'avoir  été  à  l'honneur  sans  avoir  é:é  à  la  peine.  Les  rapports 
d«s  Moreau  et  particulièrement  la  lettre  si  précise  de  Saint-Hillier,  documenta 
inconnus  aux  Allemands,  permettent  d'établir  exactement  les  faits.  La  vérité 
c'est  qoa  Moreau  fut  ébranlé  par  Mertens  et  déterminé  par  Lowenstern. 
Quand  Lo-venstem  pénétra  dans  Soissons,  à  qoatre  ou  cinq  heures  da  matin, 
Mertens  avait  déjà  eu  deux  entrevues  avec  Moreau. 
1.  Manoscnts  de  Brayer  et  de  Périn.  Àrch.  de  Soissons. 


154  1814. 

naçaient  d'être  rompus  quand  Lowenstern  prit  sur  lui 
d'accorder  les  canons*.  A  peine  eut-on  signé*  que 
Ton  entendit  distinctement  les  décharges  d'artillerie. 
Morcau  pâlit  et  saisissant  le  bras  de  Lowenstern  :  «  —  Je 
suis  perdu,  vous  m'avez  trompé.  Le  feu  se  rapproche. 
L'armée  de  Bliicher  est  en  pleine  retraite.  L'empe- 
reur aurait  jeté  Bliicher  dans  l'Aisne  sans  ma  capitu- 
lation. Il  me  fera  fusiller.  Ah!  Je  le  sens,  je  suis  un 
homme  perdu.  «Lowenstern  avoue  qu'il  était  ému  de 
la  douleur  du  général.  «  Je  ne  pouvais  cependant  pas 
le  justifier,  ajoute-t-il.  Il  aurait  eu  une  belle  page  dans 
l'histoire  s'il  se  fût  défendu.  Mais  il  no  songeait  qu'à 
sauver  ses  troupes  ^  » 

Quand  Lowenstern  revint  au  quartier  général  russe 
avec  la  capitulation  signée,  Winzingerode  l'embrassa. 
Lowenstern  s'excusant  d'avoir  outrepassé  ses  pouvoirs 
en  cédant  les  six  pièces,  le  général  Woronzoiî,  qui  assis- 
tait à  l'entretien  et  qui,  lui  aussi,  entendait  la  canon- 
nade de  rOurcq,  s'écria  :  «  — Ahl  qu'ils  prennent 
leur  artillerie  et  la  mienne  avec  s'ils  la  veulent,  mais 
qu'ils  partent,  qu'ils  partent*!» 


1.  Manuscrit  de  Lowenstern,  cité  par  Bernhardi,  IV,  413  sqq. 

2.  Voici  le  texte  de  cette  trop  fameuse  capitulation  : 

«  Aujourd'hui  3  mars,  les  portes  de  Reims  et  de  Laon  seront  remises  et 
occupées,  la  première  par  un  bataillon  russe,  la  seconde  par  un  bataillon 
prussien,  et  MM.  les  généraux  des  deux  nations  prennent  rengagement  de 
ne  pas  laisser  répandre  dans  la  Tille  les  militaires  de  cea  bataillons,  que  ia 
garnison  française  n'ait  évacué  la  place,  ce  qui  aura  lieu  à  quatre  heures  de 
l'après-midi. 

«  M.  le  général  Moreau  emmènera  avec  lui  six  pièces  d'artillerie  &  goiJ 
choix  et  tout  ce  qui  appartient  k  la  garnison.  » 

(Signé  :)  Le  baron  de  Lowenstern,  colonel  au  service  de  S.  M.  l'empereur 
de  Russie  pour  le  général  en  chef,  baron  de  Winzingerode  ; 

Le  baron  Mertens,  .capitaine  de  cavalerie  au  service  de  S.  M.  le  roi  d« 
Prusse,  pour  le  général  en  chef,  baron  de  Bùlow.  ', 

Le  général  de  brigade,  baron  Moreau.  l 

Arcb.   de  la  guerre,   au  verso  de  la  8*  lettre  de  Winzingerode  (à  la  data    \ 
du  3  mars). 

3.  Manuscrit  de  Lowenstern. 
•4.  Manuscrit  de  Lowenstern.  —  Marmont  dans  ses  Mémoires  (VI,  207)  rap- 

ffon»  même  le  propos  et  dit  qu'il  le  ti^nt  du  général  Woronzoff  lui-méoiç. 


LA    CAPITULATION     DE    S0ISS0N8.  155 

En  exécution  des  clauses  do  la  capilnlalion,  les  Po- 
lonais durent  céder  immédiatement  la  garde  des  por- 
tes de  Reims  et  de  Laon.  Les  troupes  de  la  garnison 
étaient  si  exaspérées  qu'un  instant  une  collisioii  faillit 
se  produire.  «Les  Polonais,  dit  un  témoin,  mordaient 
leurs  fusils  de  rage'.  »  Vers  trois  heures,  Winzinge- 
rodOj  impatient  de  prendre  possession  de  la  place,  en- 
tra dans  Soissons  à  la  tôle  de  deux  bataillons.  En 
débouchant  de  la  rue  des  Cordeliers,  il  se  trouva  face 
à  face  avec  les  Polonais  de  Kozynski.  «  —  C'est  en- 
core vous  I  »  dit-il  au  colonel,  qui  portait  le  bras  en 
écharpe.  «  —  Nous  ne  devons  partir  qu'à  quatre  heu- 
res, répondit  Kozynski,  et  nous  ferons  feu  sur  vous  si 
vous  ne  vous  relirez  pas  immédiatement.  »  Winzinge- 
rode,  regardant  sa  montre,  dit  :  «  C'est  juste,  »  —  et 
s'adressant  à  ses  officiers  :  «  —  Messieurs,  en  arrière  *.  » 
A  quatre  heures  cependant,  il  fallut  évacuer  la  ville. 
Les  troupes,  avec  leur  artillerie  et  leurs  équipages, 
défilèrent  l'arme  au  bras  et  tambours  battant  devant 
l'état-major  ennemi  qui  les  salua.  Winzingerode, 
voyant  le  petit  nombre  des  Français,  demanda  à  Mo- 
reau  pourquoi  il  ne  faisait  pas  partir  sa  division  en 
même  temps  que  son  avant-garde.  «  —  Mais,  répondit 
Moreau,  c'est  là  tout  ce  que  j'ai  de  troupes'.  »  Les 
paroles  de  Winzingerode  étaient  un  hommage  incon- 
sciemment rendu  à  la  belle  conduite  de  la  petite  gar- 
nison do  Soissons. 

Les  Alliés  n'attendirent  pas  le  départ  des  Français 
pour  profiler  des  avantages  que  leur  donnait  la  cani  lu- 
lalion.  Dès  midi,  Bûlow  fit  établir  un  deuxième  pont 
sous  le  canon  de  la  place,  vis-à-vis  du  faubourg  de 
Reims.  Ce  pont,  commencé  avec  des  bois  pris  dans 

i.  Manoacrit  d«  Ficqnet.  Arch.  de  Soisson*. 
t.  Minascrit  de  Férin.  Arch.  de  Soissons. 
3.  Uanuacrit  de  Leuillé.  Arch.  de  Soissont. 


156  181 4. 

un  chantier,  fut  achevé  dans  la  nuit  au  moyen  du 
matériel  amené  en  toute  hâte  de  la  Fëre*.  Averti  à 
midi  que  Soissons  avait  capitulé,  Bliicher,  de  son 
côté,  modifkt  ses  ordres.  11  renonça  à  jeter  un  pont  sur 
l'Aisne  et,  selon  l'avis  de  Miifflinj^,  il  arrêta  la  marche 
de  ses  hagages  qui  se  dirigeaient  vers  Berry-au-Bac 
par  Braisne  et  Fismes  et  les  fit  rétrograder  dans  la 
direction  de  Soissons  ^.  Les  commandants  de  corps 
d'armée  reçurent  l'ordre  de  marcher  directement  sur 
cette  ville  ^  Bliicher  s'y  rendit  de  sa  personne,  avec 
l'avant-garde  de  Sacken,  entre  quatre  et  cinq  heures 
du  soir. 

Winzingerode  et  Biilow  se  portèrent  à  la  rencontre 
du  général  en  chef,  s'attendant  à  recevoir  des  félicita- 
tions sur  le  succès  inespéré  qu'ils  venaient  d'obtenir. 
Or  Bliicher  était  irrité  de  l'inexécution  de  ses  ordres 
et  un  peu  piqué  que  les  événements  qui,  d'ailleurs, 
tournaient  bien,  eussent  donné  raison  contre  lui  à  ses 
lieutenants*.  Le  feld-maréchal  se  trouvait  sauvé,  pour 
ainsi  dire  contre  son  gré,  du  plus  mauvais  pas.  Il  se 
l'avouait  à  lui-même,  mais  féliciter  Winzingerode  et 
Bûlow  de  leur  opération,  c'eût  été  reconnaître  qu'il 

1.  Lettre  de  Bûlovr  à  Blûcher,  citée  par  Damitz,  H,  593,  et  manuscrit  de 
Périn.  Arch.  de  Soissons.  —  Selon  les  documents  des  archives  de  Soissoas,  un 
troisième  pont  aurait  été  jeté  en  outre,  le  4  mars,  dans  la  matinée,  à  l'entrée  du 
Mail,  au  moyen  de  chalands  et  de  barques  amarrés  aux  rives  de  l'Aisne.  Ainsi, 
l'armée  alliée  eut  quatre  ponts  en  tout  pour  passer  la  rivière  :  1"  le  grand  pont 
de  pierre  ;  i'  le  pont  établi  le  2  dans  la  matinée  par  Bùlovr  à  Vailly  ;  3»  le 
pont  que  Bûlow  donna  l'ordre  de  commencer  vers  midi,  le  3,  en  face  du  fau- 
bourg de  Reims;  4»  le  pont  de  bateaux  du  Mail  commencé  le  4  au  matin. 

2.  Miiffling,  Aus  meinem  Leben,  124;  Kriegsgesch.  des  Jahres  1814,  II,  87, 
Journal  de  Langeron.  Archives  de  Pétersbourg.  Marmont  à  Berthier,  Har- 
tennes,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  En  même  temps  que  Bliicher  indiquait  une  nouvelle  direction  à  ses 
troupes,  vraisemblablement  aussi,  il  avançait  l'heure  de  leur  départ.  Ainsi, 
d'après  l'ordre  de  marche,  donné  le  matin  par  Gneisenau.  les  corps  de  l'armée  de 
Silésiene  devaient  se  mettre  en  mouvement  qu'entre  trois  et  quatre  heuresde 
l'après-midi;  or  l'avant-garde  arriva  aux  portes  de  Soissons  entre  quatre  et 
cinq  heures.  Elle  n'aurait  pu  faire  20  kilomètre.s  en  une  heure.  Elle  dut  lever 
le  camp  à  une  heure  au  plus  tard. 

4.  Mùfiling,  A  us  meinem  Leben,  !125.  Varnhagcn,  Leben  des  Gênerais  Bûlow,  360. 


LA    CAPITULATIO!»    DE    SOISSONS. 


157 


leur  devait  trop.  Il  reçut  très  froidement  les  deux  gé- 
néraux, sans  daigner  leur  parler  de  la  prise  de  Sois- 
sons,  pourtant  si  opportune.  Biilow  se  vengea  de  cet 
accueil  en  disant  tout  haut,  et  avec  le  plus  grand  sé- 
rieux, à  la  vue  des  troupes  brisées  de  fatigues  qui  sui- 
vaient Bliicher  :  «  —  Un  peu  de  repos  fera  du  bien  à  ces 
hommes-là.  Den  Leiiten  wirdeinige  Riihe  woJil  thun  * .  » 
Bien  que  le  jour  tombât,  le  passage  de  l'Aisne  com- 
mença immédiatement  sur  le  grand  pont  de  Soissons 
et  continua  pendant  toute  la  journée  et  toute  la  nuit 
du  lendemain  sur  ce  même  point  et  sur  les  trois  ponts 
jetés  sous  la  ville  et  aux  environs.  Les  troupes  de 
W  inzingerode,  qui  étaient  déjà  massées,  passèrent  les 
premières,  puis  défilèrent  les  corps  de  Sacken  et  de 
York,  puis  les  troupes  de  Kapzéwitsch  (dont  Lange- 
ron,  arrivé  par  Reims  et  Fismes,  dans  la  nuit  avec 
1  000  hommes  seulement,  reprit  le  commandement), 
puis  le  corps  de  Kleist;  enfin,  l'arrière-garde  d'artil- 
lerie légère  et  de  cavalerie*.  Le  o  mars  au  matin,  il 
restait  encore  sur  la  rive  gauche  de  l'Aisne,  échelon- 
nées de  Soissons  à  Berry-au-Bac,  deux  régiments 
d'infanterie  et  six  régiments  de  Cosaques.  Le  plus 
-;rand  nombre  des  Cosaques  se  rallièrent  au  pont  de 
Berry  ;  les  autres,  ainsi  que  les  fantassins,  traversèrent 
la  rivière  avec  des  difficultés  infinies  sur  le  pont  de 
Vailly'. 

1.  Mùffling,  Atu  meinem  Leben,  126.  —  Ce  mot  confirme  tout  ce  que 
nous  disent  Droysen  et  Bogdanowitsch  de  Tétat  de  fatigue  et  de  quasi  disso- 
lution où  se  trouvait  l'armée  de  Silésie.  Divers  documents  des  archives  de 
Soissons  témoignent  aussi  que  les  troupes  russo-prussiennes  qui  traversèrent 
la  ville  du  3  au  5  mars  «  étaient  exténuées  et  marchaient  dans  le  plus  épou- 
vantable désordre,  avec  Taspect  de  soldats  battus  ».  Ceite  même  expression  ; 
«  aspect  de  troupes  battues,  ■»  se  trouve  dans  Droysen,  York'»  Leben,  III,  338. 

2.  Journal  de  Langeron.  Journal  des  opérations  du  général  Sacken.  Arch. 
de  Saint-Pétersbourg.  Manuscrits  de  Brayer  et  de  Ficquet.  Arch.  d« 
Soissons. 

3.  Lettre  de  Caemischew  à  Winzingerode,  Vailly,  8  mars.  cit.  par  Bog- 
danoviuch,  I,  310.  Roussel  à  Grouchy,  Braiine,  S  mars.  Arch.  nat.,  Alt 
!▼,  1670. 


158  1814. 

Cependant  Napoléon  et  Marmont,  ignorant  l'un  et 
l'autre  la  reddition  de  Soissons,  avaient  continué  leur 
marche  aux  trousses  de  l'armée  de  Silésie.  Le 
4  mars,  l'empereur  arrivait  à  Fismes  avec  la  vieille 
garde,  le  corps  de  Ney,  et  la  cavalerie  de  la  garde,  bar- 
rant à  Bliicher  la  route  de  Berry-au-Bac\  Corbineau 
avec  une  brigade  de  cavalerie  s'avançait  vers  Reims 
dont  il  allait  chasser  l'ennemi  dans  la  nuit^.  Sur  la 
gauche,  Marmont  et  Mortier  passaient  l'Ourcq  à  six 
heures  et  demie  du  malin,  et  leur  cavalerie  poursui- 
vait l 'arrière-garde  russe  jusqu'au  delà  de  Busancy 
(7  kilomètres  de  Soissons)  ^  Les  deux  maréchaux 
ayant  appris  à  Hartennes  la  nouvelle  de  la  capitulation, 
Marmont  arrêta  la  poursuite.  «  Ce  grave  événement, 
écrivit-il  aussitôt  à  BerLhier,  qui  nous  enlève  les  beaux 
résultats  que  nous  étions  au  moment  d'atteindre, 
changera  nécessairement  les  opérations  de  l'empe- 
reur. En  conséquence,  il  m'a  paru  qu'il  n'était  plus 
nécessaire  de  porter  toutes  mes  forces  sur  Soissons. 
J'attendrai  ici  de  nouveaux  ordres  de  l'empereur*.  » 

Ce  fut  vraisemblablement  par  cette  lettre  que  Na- 
poléon apprit  à  Fismes,  dans  la  nuit  du  4  au  5  mars, 
la  capitulation  de  Soissons*.  Grande  fut  la  colère  de 
l'empereur.  Le  lendemain  il  écrivit  au  ministre  de  la 
guerre  :  «  ...L'ennemi  était  dans  le  plus  grand  em- 
barras, et  nous  espérions  aujourd'hui  recueillir  le 
fruit  de  quelques  jours  de  fatigue,  lorsque  la  trahison 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21427,  21429,  24430,  21433;  registre  de 
Berthier  (ordres  des  3  et  4  mars);  journal  de  la  division  Roussel.  Arch.  de 
la  guerre.  Journal  de  Langeron.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg. 

2.  Corbineau  à  Napoléon,  Muizon,  4  mars,  10  h.  du  soir,  et  Reims,  5  mars, 
8  h.  du  matin.  Arch.  nat.,  AK.  iv,  1670. 

3.  Ordre  de  marche  de  Marmont.  Neuilly,  5  mars,  6  h.  du  matin;  Marmont 
k  Berthier,  Hartennes,  4  mars,  11  h.  du  matin.  Arch.  de  la  guerre.  Mortier  k 
Napoléon,  Hartennes,  2  h.  de  l'après-midi.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

4.  Marmont  à  Berthier.  Hartennes,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

5.  Corbineau  l'en  instruisit  aussi  par  sa  lettre  de  Muizon,  près  Reims, 
4  mars,  10  h.  du  soir.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670. 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  i53 

OU  la  bêtise  du  commandant  de  Soissons  lui  a  livré 
cette  place...  Faites  arrêter  ce  misérable,  ainsi  que 
les  membres  du  conseil  de  défense;  faites-les  traduire 
par-devant  une  commission  militairr  composée  de 
généraux;  et,  pour  Dieu!  faites  en  sorte  qu'ils  soient 
fusillés  dans  les  vingt-quatre  heures  sur  la  place  de 
Grève.  Il  est  temps  de  faire  des  exemples.  Que  la 
sentence  soit  bien  motivée,  imprimée,  affichée  et 
envoyée  partout  *.  » 

La  colère  de  l'empereur  était  légitime,  car  s'il  est 
excessif,  peut-être,  de  dire  avec  Napoléon  que  sans 
la  capitulation  de  Soissons  «  l'armée  de  Blûcher  était 
perdue  *  »  ;  avec  le  maréchal  Marmont  que  «  la  for- 
tune de  la  France,  le  sort  de  la  campagne  ont  tenu  à 
une  défense  de  Soissons  de  trente-six  heures*  »  ;  avec 
Thiers  que  «  la  capitulation  de  Soissons  est,  après  la 

1.  Napoléon  à  Clarke.  Fismes,  5  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

En  exécution  des  ordres  de  l'empereur,  le  général  Moreau  et  les  membres 
du  conseil  de  défense  furent  écroués  à  l'Abbaje  dès  leur  retour  à  Paris. 
Bouchard,  Kozjnski  et  les  autres  ofâciers  furent  bientôt  relaxés.  Seul  Mo- 
reau comparut  devant  an  conseil  d'enquête  où  siégeaient  les  généraux  de 
division  Gassendi,  Compans  et  Chastel.  Après  avoir  pris  connaissance  des 
faits,  entendu  les  témoins  et  interrogé  Moreau,  le  conseil  décida  que  l'ancien 
commandant  de  Soissons  devait  être  traduit  en  conseil,  de  guerre  pour 
n'avoir  pas  défendu  la  place  •  autant  qu'il  le  pouvait  et  le  devait  ».  Heureu- 
sement pour  Moreau,  qui  encourait  la  peine  capitale,  le  conseil  d'enquête 
ne  rendit  son  avis  que  le  24  mars,  cinq  jours  avant  l'arrivée  des  Coalisés 
sous  Paris.  Au  milieu  des  inquiétudes,  du  trouble,  de  la  démoralisation  qui 
régnaient,  personne  ne  pensait  à  faire  du  zèle.  Ou  les  procédures  ne  furent 
pas  commencées,  ou  elles  furent  menées  sans  vigueur  et  bientôt  abandonnées. 
Moreau,  mis  en  liberté  par  le  gouvernement  provisoire,  au  commencement 
d'avril,  fut  un  des  premiers  à  se  rallier  aux  Bourbons.  II  fut  fait  chevalier  de 
Saint-Louis  et  reçut  comme  maréchal  de  camp  le  commandement  du  dépar- 
tement de  l'Indre.  11  monrut  en  retraite,  à  U  Tronche  (près  Grenoble),  le  9  dé- 
cembre 1828. 

Le  28  avril  1811,  le  ministre  de  la  guerre  Ini  avait  écrit  à  propos  de  la  ca- 
pitulation de  Soissons  :  «...  Le  gouvernement  provisoire  en  ordonnant  votre 
mise  en  liberté  a  fait  asses  connaître  qu'il  appr  mvait  votre  conduite  (ne) 
pour  que  vous  n'ayez  pas  besoin  de  la  justifier  a'une  autre  manière.  »  — 
Moreau  était  absous  par  Dupont,  le  signataire  de  la  capitulation  de  Soissons 
par  celai  de  la  capitulation  de  Baylen  ! 

Arch.  de  la  guerre  :  rapport  du  consei'.  d'enquâts,  3)  mars,  carton  des 
capitulations  ;  et  dossier  de  Moreau. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21438. 
a.  Mémoire*  de  Marmont,  VI,  310. 


iW  1814. 

bataille  de  Waterloo ,  le  plus  funeste  événement 
de  notre  histoire*  »,  on  est  en  droit  de  conclure 
que  la  reddition  de  cette  ville  sauva  Clûcher  des  plus 
grands  périls  ^ 

Cette  conclusion  qui  ressort  de  l'ensemble  des 
documents  français  est  confirmée  par  la  plupart  des 
documents  de  sources  russes  et  allemandes.  Pièces 
officielles,  lettres,  ordres  du  jour,  journaux  de  mar- 
che, autant  de  témoignages  delà  situation  dangereuse 
où  se  trouvait  Blûcher  dans  les  journées  dos  1",  2 
et  3  mars  ' . 

1.  Thiers,  XVII,  444.  —  Cf.  Fain,  156;  Journal  de  FaOvier,  47;  Mémoires  de 
Ségur,  VI;  Vaudoncourt,  II,  18,  19;  et  Koch  I,  381  :  «...  Si  la  reddition  de 
Soissons  ne  l'eût  tiré  de  ce  mauvais  pas,  Biiicher  se  serait  trouvé  dans  la  même 
situation  où  il  se  vit  près  de  Lubeck  en  1806.  >>  Serré  par  les  troupes  de  Ber- 
nadette, Blùcher  capitula  en  rase  campagne. 

2.  A  lire  certaines  lettres  de  Napoléon  {Correspondance,  21 246,  21 247, 
21439)  et  la  lettre  de  Berthier  à  Marmont,  Fère-en-Tardenois,  4  mars, 
une  heure  après  midi  (Registre  de  Berthier),  le  doute  vient  si  le  4,  dans 
l'après-midi,  l'empereur  n'avait  pas  abandonné  l'espoir  de  joindre  Blûcher  en 
deçà  de  l'Aisne.  11  est  possible  que,  voyant  l'armée  de  Silésie  se  retirer  sans 
défendre  l'Ourcq,  Napoléon  pensait  qu'elle  aurait  le  temps  de  lui  échapper 
en  passant  l'Aisne  sur  des  ponts  de  bateaux  et  qu'il  manœuvrât  dès  lors 
pour  la  devancer  à  Laon.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  question,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit  (la  Capitulation  de  Soissons  :  Bévue  des  Deux  Mondes,  du  l"  août 
1885),  importe  peu  quant  à  ce  qui  regarde  les  graves  conséquences  de  la 
reddition  du  3  mars.  Voici  pourquoi.  11  est  manifeste  que  Napoléon  voulait 
livrer  bataille  soit  en  deçà  soit  au  delà  de  l'Aisne.  Or  si  le  2  mars  Soissons 
n'avait  pas  capitulé,  Blùcher  eût  battu  en  retraite  sur  Berry-au-Bac,  et  for- 
cément ainsi  se  fût  heurté  dans  l'après-midi  du  4,  vers  Fismes,  à  l'avant- 
garde  impériale.  Il  serait  donc  insensé  de  croire  que  dans  ces  circonstances 
imprévues  si  l'on  veut,  mais  à  coup  sûr  singulièrement  propices.  Napoléon 
se  fût  refusé  à  engager  une  action  qui  était  son  objectif  depuis  huit  jours. 
La  fortune  livrait  l'armée  de  Silésie  à  Napoléon  ailleurs,  plus  tôt  et  dans  des 
conditions  plus  favorables  qu'il  ne  s'attendait  à  la  combattre.  L'empereur, 
qui  disait  :  «  Je  vois  et  je  pense  plus  vite  que  les  autres,  »  n'était  pas 
homme  à  ne  point  profiter  de  ce  coup  du  sort.  Si,  dans  une  autre  hypothèse, 
Blùcher  jetait  un  pont  à  Venizel,  il  eût  été  attaqué  le  4  dans  l'après-midi 
par  Marmont.  Napoléon,  averti  et  par  la  canonnade  et  par  sa  cavalerie  qui 
était  en  liaison  avec  celle  de  Marmont,  eût  pressé  sa  marche  et  fût  tombé 
dans  la  soirée  du  4  sur  l'armée  de  Silésie  prise  une  rivière  à  dos  et  en  fla- 
grant délit  de  passage.  Il  faut  bien  remarquer  que  le  passag.^  commencé 
le  3  mars  à  cina- heures  du  soir  sur  quatre  ponts,  grâce  à  la  capitulation,  et 
terminé  le  5  au  .natin,  n'aurait  commencé,  sans  la  capitulation,  que  le  4  au 
matin  et  sur  deux  ponts.  Conséquemment,  le  4  mars  dans  la  soirée,  les  deux 
tiers  de  l'armée  de  Silésie  eussent  encore  été  sur  la  rive  gauche  de  l'Aisne, 
dans  la  position  la  plus  périlleuse. 

3.  «  J'eay^re  'apprendre   cette  nuit  oue    Soissons    est    pris.    Notre  posi- 


LA    CAPITULATION    DE    SOISSONS.  IM 

A  la  vérité,  Bliicher  ne  voulut  jamais  coaveiiir 
qu'il  eût  couru  si  grand  péril.  C'eût  été  reconnaître 
que  sa  marche  sur  Paris  avait  été  au  moins  impru- 
dente et  avouer  qu'il  avait  été  sauvé  par  ses  lieute- 
nants, dont  l'un  était  Russe.  En  qualité  de  général  en 
chef  et  plus  encore  de  Prussien,  car  pour  alliés  qu'ils 
fussent,  les  Prussiens  et  les  Russes  n'étaient  guère 
camarades,  Bliicher  était  peu  disposé  à  confesser  la 
chose.  Comme  on  l'a  vu,  le  feld-marcchal  avait  très 
froidement  accueilli  Biilow  lors  de  leur  première  en- 
trevue. Plus  tard,  il  témoigna  au  roi  de  Prusse  son 
mécontentement  des  termes  du  rapport  sur  la  reddi- 
tion de  Soissons  et  il  se  plaignit  vivement  de  Winzin- 
gerode,  répétant  à  mainte  reprise  que  ce  général 
n'avait  pas  exécuté  ses  ordres;  qu'au  lieu  de  s'at- 

lion  poavant   se   trouver    changée    par  là.  *  Lettre  précitée    de  Braneckj. 

•  Je  De  doute  pas  que  l'occupation  de  Soissons,  ce  point  actuellemeat  ai 
important...  >  Lettre  précitée  de  Bûlov  à  Blûcber. 

■  La  possession  de  Soissons  était  d'ana  nécessité  argsnta.  >  Rapport  pré- 
dté  de  Bûlov  au  roi  de  Prasse. 

•  Les  troupes  de  Blûcber  eussent  été  perdues  si  elles  avaient  été  forcées 
de  combattre  dans  la  position  où  elles  étaient.  ■  Paroles  de  WoroazodT  à 
MarmoDt.  Mémoires  de  Marmont.  VI,  209.  Cf.  Relation  de  Lowenstem. 

>  Dans  les  circonstances  où  Ton  se   trouvait,  jamais  succès  ne  fut  obten-: 

.^  à  temps...  La  prise  de  Soissons  rendit  un  service  bien  essentiel  à  la 
cause  commune.  ■  Journal  de  Langeron.  Arch.  topographiques  de  Saint- 
Pétersbourg,  29  103. 

«  Blûcber  s'était  mis  dans  une  position  si  dangereuse  que  sans  la  prise 
inespérée  de  Soissons  il  était  perdu.  ■  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des 
affaires  étrangères,  fonds  Russie,  25. 

Après  le  témoignage  des  officiers  qui  furent  acteurs  dans  ces  événements, 
voici  les  jugements  des  historiens  militaires  prussiens  et  rus&es  : 

«  La  possession  de  Soissons  était  de  la  plus  grande  importance  pour 
Farmée  de  Silésie  qui  n'aurait  pa  passer  l'Aisne  qu'en  faisant  de  grands  dé- 
tours et  avec  d'infinies  difficultés.  ■  Plotho,  III,  284. 

<  La  prise  de  Soissons  fut  Tévénement  le  plus  heureux  poor  les  Alliés  et 
1  lus  funeste  pour  Napoléon.  »  Ricbter,  III,  186. 

•  La  Providence  avait  réservé  k  BAlcv  de  sauver  les  années  prussiennes 
de  la  catastrophe.  •  Lében  de*  gênerais  Bàlow  (par  un  olficier  prussien), 
313. 

•  Sans  la  prise  de  Soissons,  Napoléo'^  eût  atteint  l'armée  de  Silésie  en 
pleine  dissolution.  »  Bogdanowitsch,  I.  307. 

Wagner,  Orojsen  et  Schuls  ne  se  prononcent  pas  ;  mais  du  Ableaa  qu'ils 
présentent  des  positions  des  armées  le  3  mars,  il  ressort  clairement  qu'il* 
jugent  BliJclier  en  danger.  t 

11 


162  181 4. 

tarder  devant  Soissons,  «  misérable  bicoque,  étendes 
Nest  »,  dont  la  position  n'avait  aucune  importance, 
il  aurait  dû  le  joindre  à  Oulchy.  Bliicher  ajoutait  que 
d'ailleurs,  bien  qu'il  fût  séparé  do  Bùlow  par  l'Aisne, 
de  Winzingerode  par  une  distance  de  quinze  à  vingt 
kilomètres,  il  ne  se  trouvait  pas  dans  une  'situation 
périlleuse.  S'il  était  pressé  en  queue  par  Marmont  et 
Mortier,  s'il  était  menacé  sur  son  flanc  par  Napoléon, 
les  ducs  de  Raguse  et  de  Trévise  n'étaient  pas  en 
forcespourl'attaquer  à  fond  etilavaitunjourd'avance 
sur  l'empereur.  Il  pouvait  donc  échapper  aux  Fran- 
çais, soit  par  un  pont  de  bateaux,  soit  par  le  pont  de 
Berry-au-Bac*.  Telle  est  l'argumentation  reprise  par 
Mijfiling  et  les  apologistes  de  Bliicher. 

Il  est  exact  que  Bliicher  avait  non  point  un  jour, 
mais  tout  au  plus  douze  heures  d'avance  sur  Napo- 
léon*. Mais  ce  qui  est  faux,  c'est  que  cette  avance  eût 


1.  Mûffling.  Aus  meinem  Lehen,  124;  Kriegngesch.  des  Jahres  1814,  H,  88  sq. , 
Clausewitz,  Der  Feldzug  von  1814,  438  ;  Damitz,  Geschischte  des  Feldzugs 
1814,  111,  337, 

2.  Le  3  dans  raprëa-midi,  le  gros  de  l'année  de  Silésie  était  à  Oiilchy,  son 
arrière-garde  au  bord  de  i'Ourcq,  et  le  gros  de  l'armée  impériale  était  à 
Château-Thierry,  son  avant-garde  à  Recourt.  Do  Château-Thierry  à  Oulchy, 
il  y  a  23  kilomètres  par  la  grand'route  ;  de  Rocourt  à  I'Ourcq,  il  y  a  4  kilo- 
mètres. A  ne  regarder  qu'à  la  distance,  Bliicher  avait  donc  à  peine  huit 
heures  d'avance  sur  les  Français.  Et  comme  il  lui  fallait  faire  un  long  cro- 
chet pour  gagner  Berry-au-Bac  par  Fismes,  il  allait  même  perdre  cette 
avance  de  huit  heures,  car  Napoléon  à  Château-Thierry  n'était  pas  plus 
loin  de  Fismes  que  Biùcher  n'en  était  d'Oulchy.  Si  l'on  réfléchit  cependant 
que  le  3,  à  quatre  heures,  l'armée  prussienne  ayant  bivaqué  depuis  la  nuit 
allait  se  remettre  en  marche,  tandis  que  l'armée  française  ayant  dans  la 
matinée  accompli  une  longue  étape  allait  s'arrêter  à  Bézn-Saint-Germain 
(7  kilomètres  de  Château-Thierry),  il  semble,  en  effet,  que  Bliicher  avait  un 
jour  d'avance.  Mais  ce  jour  d'avance  est  illusoire,  puisque  le  lendemain  4, 
l'armée  de  Blucher,  portée  par  une  étape  de  nuit,  de  plus  de  30  kilomètres, 
à  Braisne,  allait  nécessairement  y  bivaquer,  tandis  qu'au  contraire,  l'armée 
française,  ayant  passé  la  nuit  à  Bézu-Saint-Germain,  allait  •»"  mettre  en 
marche  vers  Fismes  «  à  la  petite  pointe  du  jour  »  et,  conséquemment,  y  ar- 
river en  même  temps  que  l'armée  prussienii»  qui,  à  en  juger  par  l'ordre  de 
marche  de  la  veille,  ne  se  serait  probablement  mise  en  route  de  Braisne 
que  vers  quatre  heures  du  soif.  Ainsi  dans  l'hypothèse  qui  nous  occupe  :  la 
marche  des  Prussiens  sur  Berry-au-Bac,  Biùcher  était  loin  d'à  voir  vingt- 
quatre  heures  d'avance  aur  Napoléon. 


LA    CAPITULATION     DE     SOISSONS.  163 

permis  à  l'armée  de  Silcsio  d'opérer  son  passade  avaut 
l'arrivée  de  Napoléon.  En  se  servant  de  quatre  ponts, 
dont  le  ^rand  pont  de  pierre  de  Soissons,  les  Alliés 
mirent  plus  de  trente  heures  à  traverser  l'Aisne  '.  Si 
Soissons  s'était  défendu,  le  passage  ne  se  fù'  natu- 
rellement pas  opéré  dans  les  mêmes  conditions  et  eût 
exigé  tout  autrement  de  temps.  L'ennemi  n'ayant 
plus  le  grand  pont  de  pierre  et  liiiîow  n'ayant  pu  le  3, 
dès  midi,  commencer  l'établissement  des  autres  ponts 
sous  le  canon  de  la  place,  le  pont  de  Vailly,  imprati- 
cable à  l'artillerie*,  et  un  autre  pont  que  Bliiclier  eût 
fait  jeter  au  nord  de  Buzancy  eussent  seuls  servi  à 
déboucher  sur  la  rive  droite  de  l'Aisne.  De  plus,  ce 
dernier  pont  n'aurait  été  commencé  que  le  3  à 
quatreheuresfle  l'après-midi.  11  est  probable  que,  opé- 
rant en  pleine  nuit,  les  pontonniers  n'auraient  pas  pu 
achever  leur  travail  avant  la  matinée  du  lendemain, 
4  mars.  A  cet  endroit,  la  largeur  de  l'Aisne  est  d'en- 
viron soixante  mètres  en  temps  ordinaire;  et, à  la  fin 
de  l'hiver,  quand  l'année  est  pluvieuse,  —  c'était  le 
cas,  —  la  rivière  qui  n'est  pas  encaissée  immerge  les 
j>rairies  et  atteint  parfois  au  triple  de  cette  largeur. 
Selon  MufUing  qui,  en  qualité  de  quartier-maître 
général  de  l'ai'mée  de  Silésie,  était  bien  informé,  Blii- 
cher  eût  renoncé  à  faire  jeter  un  pont,  et  l'artillerie  et 
toutes  les  troupes  eussent  suivi  les  bagages  et  passé 
à  Berry-au-Bac  :  «  Toute  l'armée  de  Silésie,  dit-il 
textuellement,  aurait  effectué  son  passage  àBerry-au- 
r»ac  dans  la  journée  du  4  mars'.  » 
C'est  à  croire,  en  vérité,  que  Miiffling  n'a  pas  re- 

1.  Joarnal  dea  opérations  de  Saeken,  joamal  des  opérations  de  Langeroa. 
Archives  lopographiques  de  Saint-Pétersboarg.  ManoscriU  de  Braver  et  de 
l'ic^et.  Arch.  de  Soissoas.  Marmont  à  Berthier,  nartenaes,  5  mars.  Arck. 
ie  la  guerre. 

3.  lettre  de  Czeraiachew  à  Winiingerod»,  yailljrt  6  Ban,  dC  par  Bogd«> 
loiriisch,  I,  310. 

3.  Màffling,  Kriegtfteh.  du  iahrt*  1814,  II,  88. 


!64  ldl4. 

gardé  la  cartp,  ou  qu'il  n'a  jamais  guidé  une  colonne 
avec  de  l'arlillerie  et  des  bagages.  D'Oulchy,  où  se 
trouvaient  concentrées  les  troupes  prussiennes  dans 
Taprès-midi  du  3,  à  Berry-au-Bac,  il  y  a  soixante  kilo- 
mètres, car,  faute  de  route  directe,  il  fallait  passer  par 
Braisne  et  Fismes.  Et  Ton  devait  faire  la  moitié  de  ce 
irajet  par  des  chemins  de  traverse,  et  même  en  pleins 
champs.  C'eut  été  miracle  pour  une  armée  de  franchir 
soixante  kilomètres  et  de  passer  une  rivière  sur  un 
seul  pont  en  trente  heures.  Fatiguées  comme  elles 
l'étaient,  il  eût  fallu  certainement  deux  étapes  aux 
troupes  de  Bliicher  pour  atteindre  le  pont  de  Berry. 
Or,  comme  le  mouvement  ne  devait  commencer  qu'à 
quatre  heures,  le  3*,  les  têtes  de  colonnes  seraient 
arrivées  au  plus  tôt  à  Berry-au-Bac  dans  la  nuit  du 
4  au  5  mars.  Et  quand  fussent  arrivés  le  gros  et  la 
queue?  Kapzéwitsch  et  Korlî  étaient  encore  au  bord 
de  rOurcq,  à  soixante-dix  kilomètres  de  Berry-au-Bac; 
le  -4,  à  cinq  heures  du  matin  ^.  Si  l'on  remarque  main- 
tenant que,  pour  aller  d'Oulchy  à  Berry-au-Bac,  il  faut 
passer  à  Braisne  et  à  Fismes  ;  que  l'avant-garde  de 
l'empereur  était  près  de  Braisne  le  4  mars  dans  la 
journée  ^  ;  q  ue  Napoléon  était  à  Fismes  dans  la  soirée  *; 
enfin,  fait  absolument  décisif,  qu'une  colonne  de  baga- 
ges, partie  le  3,  à  midi,  d'Oulchy  pour  Berry-au-Bac 
et  n'ayant  pas  reçu  contre-ordre  la  rappelant  vers  Sois- 
sons,  fut  attaquée  le  4,  dans  l'après-midi,  entre  Fismes 
et  Braisne,  par  la  cavalerie  du  général  Roussel  *,  il 

1.  Ordre  de    marche  de  Gneisenau   pour  la  journée   du  3  mars.   Oulchy, 

3  mars,  6  heures  du  matin,  cit.  par  Plotho,  HI. 

2.  Journal  do  Langeron.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg. 

3.  Journal  de  la  division  Roussel.  Roussel  à  Grouchy  et  Grouchy  à  Roussel, 

4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Correspondance  de  Napoléon,  SI  427,  21 430.  Registre  de  Berthier  (ordret 
du  i.  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

5.  Journal  de  Langeron.  Archives  topographiques  de  Saint-Pétersbourg. 
Journal  de  la  division  Roussel.  R«ussel  à  Grouchy,  et  Grouchy  k  Roussel, 
4  mars  et  5  mars.  Archives  de  la  guerre. 


LA     CAPITULATION     DE     SOISSONS.  165 

est  manifeste  que  Miiffling  est  mal  fondé  à  dire  que 
l'armco  de  Silésie  eût  passé  l'Aisne  à  Bcrry-au-Bac 
sans  rencontrer  les  Français*. 

Le  général  Moreau  ne  mérite  pas  le  nom  de 
traître,  mais  l'insigne  faiblesse  qu'il  montra  dans 
son  commandement  eut  les  consé(jiicnces  d'une  tra- 
hison. «  En  épuisant  tous  les  moyens  de  défense,  » 

inmele  lui  prescrivaient  les  règlements,  Moreau  eût 
pu  tenir  un  jour  de  plus.  Saint-llillier,  commandant 
le  génie  de  la  place,  l'avait  dit  au  conseil  de  défense, 
et  la  commission  d'enquête  en  jugea  de  même*.  La 
résistance  prolongée  de  vingt-quatre  heures,  une  ren- 
contre entre  Blûcher  et  Napoléon  devenait  inévitable. 
Il  est  prouvé,  en  eiïet,  par  la  lettre  do  Winzingerode 
à  Blùcher,  datée  du  3  mars,  5  heures  du  matin,  que  si 
la  place  no  capitulait  pas  ce  jour-là,  on  levait  le  siège 
aussitôt*.  En  admettant  même  que  Biilow  et  Winzin- 

1.  Mûffling,  il  est  vrai,  n'est  pas  si  sûr  de  son  affirmation  qu'il  ne  s'empressa 
de  répondre  par  avance  à  ceux  qui  la  mettraient  en  doute.  «  Au  cas,  dit-il, 
où  BIQcher  n'aurait  pu  éviter  le  combat,  il  aurait  en  le  temps  de  preudre  une 
formation  de  combat  sur  le  plateau  de  Fismes.  derrière  la  Vesle,  position  à 
peu  près  inabordable  de  front.  >  C'est  là  en  etTet  le  plus  sage  parti  auquel 
aurait  pu  s'arrêter  Blûcber.  Mais  d'une  part  Miâffling  s'abuse  en  considérant 
le  plateau  de  Fisraes,  qui  a  40  kilomètres  d'étendue,  comme  déliant  les  atta- 
ques de  front.  D'autre  part  Napoléon,  dont  les  têtes  de  colounes  étaient  arri- 
vées le  4  sur  ce  plateau,  dans  l'après-midi,  c'est-à-dire  au  moment  même  où 
j  fût  arrivée  l'avant-garde  de  l'armée  de  Silésie,  n'eût  pas  eu,  par  conséquent, 
à  aborder  cette  position.  Il  se  fût  trouvé  maître  sans  combat  de  la  partie  orien- 
tale du  plateau,  comme  Blùcher  était  maitre  de  la  partie  occidentale.  Le  4  mars, 
▼raisemblahlement,  les  têtes  de  colonnes  seules  auraient  été  engagées.  C'est 
le  lendemain  5  mars  que  l'on  aurait  livré  la  bataille. 

Blùcher,  attaqué  de  front  par  Napoléon  et  à  revers  par  Marmont  et  Mortier 
qui  talonnaient  l'arrière-garde  ennemie,  eût  combattu  contre  50000  Français 
avec  60000  Russes  et  Prussiens,  en  admettant  que  Winsingerode  eût  fait  pas- 
ser l'Aisne  à  son  infanterie,  comme  il  en  await  l'intention  ^Winzingerode  à 
Blùcher,  devant  Soissons,  3  mars,  5  heures  du  matin,  cit.  par  Damits,  II,  593), 
le  matin  du  3.  Si  donc  l'on  considère  la  supériorité  numérique,  mais  aussi  la  coq. 
fusion,  le  decourajcement,  l'extrême  fatigue  de  l'armée  de  Blùcher  et  si  l'on 
tient  compte  du  g^_ie  tactique  de  l'empereur,  de  l'élan  et  de  la  téuaciié  de  ses 
troupes,  tout  porte  j  penser  que  cette  bataille  eût  eu  pour  issue  non  point 
certaine  mais  probable  la  victoire  de  Napoléon. 

î.  Rapport  du  conseil  d'enquête.  24  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Lettre  de  Winzingerode  à  Blùcher,  3  mars,  cit.  par  Damits,  H,  aa- 
■•xes,  593.  Cf.  Mufaiug,  Au*  meinem  Leben,  125. 


166  1814. 

gerode,  se  ravisant,  fussent  restés  devant  Soissons  et 
qu'un  assaut  donné  le  4  dans  la  matinée  les  en  eût  ren- 
dus maîtres,  l'armée  de  Silésie  aurait  dû  néanmoms 
livrer  bataille.  Bûlow  n'aurait  pu  écrire  le  3  à  Bliicher 
que  le  pont  de  Soissons  était  libre.  Conséquemment, 
Bliicher  se  serait  mis  en  marche  sur  Fismes  et  Berry- 
au-Bac,  et  c'est  le  4,  entre  Braisne  et  Fismes  qu'il  au- 
rait reçu  la  nouvelle  de  la  prise  de  Soissons.  Il  est  peu 
probable  que  Bliicher,  déjà  averti  par  ses  éclaireurs  de 
l'approche  de  Napoléon,  eût  alors  fait  rebrousser  che- 
min à  toute  son  armée,  contremarche  qui  ne  se  fût 
pas  opérée  sans  confusion  et  sans  grande  perte  de 
temps  et  qui  eût  présenté  de  graves  périls  en  raison 
d'une  attaque  imminente  des  Français.  Bien  plutôt, 
Bliicher  eût  refoulé  l'avant-garde  impériale  sur  le  pla- 
teau de  Fismes  et  en  eût  au  plus  vite  occupé  la  partie 
occidentale.  Ainsi,  une  action  terrible  et  décisive  se 
fût  engagée  le  5  mars  sur  le  plateau  de  Fismes,  et, 
selon  les  probabilités,  c'est  Napoléon  qui  eût  gagné 
cette  bataille. 

Le  bailli  de  Sufîren  disait  qu'il  faut  toujours  tirer 
son  dernier  coup  de  canon,  car  celui-là  peut  tuer  l'en- 
nemi. Le  dernier  coup  de  canon  de  Moreau,  tiré  le 
4  mars  au  matin,  des  remparts  croulants  de  Soissons. 
aurait  peut-être  «  tué  l'ennemi  ». 


LIVRE    TROISIÈME 


LA  BATAILLE  DE  CRAONNE 

Depuis  la  campagne  de  Russie,  Napoléon  était  habi- 
tué aux  trahisons  de  la  fortune.  Il  les  subissait  sans 
abattement,  gardanA  toute  sa  fermeté  et  trouvant  tou- 
jours, en  son  inépuisable  génie  stratégique,  de  nou- 
velles combinaisons  pour  remplacer  celles  que  le  sort 
faisait  échouer.  La  reddition  de  Soissons  était  un  grand 
malheur.  L'empereur  no  jugea  pas  que  ce  malheur  fût 
irréparable.  Il  n'avait  pu  combattre  Bliicher  en  deçà 
de  l'Aisne  :  il  l'atteindrait  au  delà  de  cette  rivière.  Na- 
poléon savait  que  le  corps  do  Winzingerode  était  venu 
augmenter  les  forces  du  feld-maréchal,  mais  il  éva- 
luait ce  corps  à  l'elTectif  qu'il  avait  lors  de  la  pre- 
mière prise  do  Soissons,  c'est-à-dire  à  une  quinzaine  de 
mille  hommes*.  Quant  au  corps  do  Biilow,  l'empereur 
le  croyait  encore  aux  environs  d'Avosnes*.  Avant  qu'il 

1.  Rapport  de  \yirizin^erode  au  czar,  14  f«yri«r,  cit.  par  Bogdanovitsch, 
Gttehiehtf.  d*t  Kriegt»  1SI4,  I,  217.  Winzingerode  avait  IdOOU  hommes,  maia 
toii3  n'éiaieoc  pas  à  Sois>:oas  le  14  février. 

2.  Registre  de  B<!rihier  (à  Marinunt.  4  raars).  Arcb.  de  la  guerre. 

Dans  sa  lettre  à  Joseph  du  5  mars  (Correnpondance,  21  438)  Napoli^on  écrit  : 
>  L'armée  ennemie  de  Sackea,  Biûchor,  York,  Winsingerode  et  Bûlow  était 
en  retraite...  >  On  devrait  inférer  d«  là  que  Napoléon  savait  l'arrivée  de 
BQlow,  si  d'une  part  il  n'y  avait  le  témoignage  contraire  de  Berihier  et  ai 
d'autre  part  la  phrase  de  l'empereur  n'était  destinée  à  la  publicité,  (i/oniieiir 
du  7  mars.)  Dans  les  lettrus  écrites  pour  être  pabLéea,  l'empereur  pjir  principe 


168  181 4. 

eût  rallié  l'armée  de  Silésie,  on  aurait  donné  la  ba- 
taille. La  crainte  de  l'empereur,  c'était  que  Bliicher, 
maître  de  la  rive  droite,  ne  défendît  opiniâtrement  le 
passage  de  l'Aisne.  Il  donna  l'ordre  de  jeter  plusieurs 
ponts  de  chevalets  afin  de  n'avoir  point  à  déboucher 
sous  le  feu  de  l'ennemi  par  le  seul  pont  de  Berry-au- 
Bac'. 

Bliicher  avait  bien  l'intention  de  disputer  le  passage 
de  TAisne  *,  mais  croyant  à  une  attaque  de  Napoléon 
vers  Vénisel  ou  Micy,  il  n'avait  pas  cru  nécessaire  de 
faire  occuper  Berry-au-Bac  en  forces  et  il  avait  établi 
ses  troupes  face  à  la  rivière,  sa  droite  à  Fontcnay 
et  sa  gauche  à  Vailly,  avec  des  postes  de  cavalerie 
jusqu'à  Berry,  oii  quelques  régiments  de  Cosaques  et 
un  peu  d'infanterie  avec  deux  canons  gardaient  le 
pont  '.  Napoléon  fut  averti  à  onze  heures  du  matin 
par  un  oflicier  de  dragons,  envoyé  en  reconnaissance, 
que  l'on  pourrait  s'en  emparer  sans  difficultés.  11 
modifia  aussitôt  son  plan.  Les  commandants  de 
corps  reçurent  l'ordre  d'arrêter  la  construction  des 
ponts  et  de  se  porter  immédiatement  à  Berry-au-Bac 
oii  toute  l'armée  passerait  l'Aisne*.  Nansouty,  avec 
les  lanciers  polonais  et  la  2'  division  de  cavalerie  de 
la  garde  (chevau-légers  et  dragons),  fut  désigné  pour 
enlever  la  position.  Les  vedettes  cosaques  postées  sur 
la  rive  gauche  se  retirèrent  au  grand  galop  par  le 


exagérait  toujours  ses  avantages.  «  Les  journaux,  écrivait-il,  ne  sont  pas  de 
l'histoire,  pas  plus  que  les  bulletins  ne  sont  de  l'histoire.  »  Napoléon  qui  dans  ce- 
moment  devait  penser  à  BiXlow,  dont  la  marche  d'Âvesnes  sur  Laon  était  de 
nature  à  l'inquiéter,  écrivait  :  Bùlow,  afin  de  faire  croire  que  tous  les  corps  prus- 
siens étaient  en  retraite. 

1.  Registre  de  Berthier  (ordres  de  Fismes,  5  mars,  8  et  9  heures  du  mrtin) 
Archives  de  la  guerre.  Correspondance  de  Napoléon,  21432. 

2.  Cf.  Clausewitz,  439  ;  Damitz,  III,  20  ;  Plotho,  III,  288. 

3.  Ordre  de  Blùcher,  Chavignon,  4  mars.  cit.  par  Plotho,  III,  285.  Cf.  Bog- 
danowitsch,  I,  311. 

4.  Registre  de  Berthier  (ordres  de  Fismes,  5  mars,  11   heures  du  matin), 
Arch.  de  la  guerre. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  *«• 

pont,  Jièlées  avec  les  Polonais  qui  le  franchirent 
en  m6me  temps  qu'elles.  L'attaque  fut  si  soudaine 
et  si  vive  que  l'ennemi  n'eut  pas  le  temps  de  se 
mettre  en  défense.  Cavaliers  et  fantassins  s'enfuirent 
par  les  rues  du  village,  jusqu'au  delà  de  Corbény. 
Us  laissaient  aux  mains  des  Français  leurs  deux 
canons  et  deux  cents  prisonniers.  Parmi  ceux-ci  se 
trouvait  lo  prince  Gagarino,  qu'avait  poursuivi  un 
vieux  brigadier  de  dragons,  vétéran  d'Egypte  et  d'Ita- 
lie et  comptant  vingt-trois  ans  de  service.  Ce  brave 
fut  décoré  le  lendemain*.  Le  chemin  était  ouvert.  La 
division  Meunier  et  la  brigade  Boyer  du  coros  de  Ney 
et  la  vieille  garde  de  Priant,  qui  marchaient  en  tête 
de  colonne,  passèrent  l'Aisne  et  vinrent  s'établir 
entre  Berry-au-Bac  et  Corbény,  éclairées  par  la  cava- 
lerie de  Nansouly,  Les  autres  troupes  débouchèrent 
successivement.  Le  passage  dura  jusqu'au  surlende- 
main '. 

Bliicher  apprit  seulement  dans  la  soirée  du  5  mars 
que  les  Français,  maîtres  du  pont  de  Berry-au-Bac,  ma- 
nœuvraient de  façon  à  le  devancer  à  Laon.  Il  conçut  le 
plan  de  surprendre  Napoléon  en  marche,  par  une  vi- 
goureuse attaque  sur  son  flanc  gauche.  Divers  che- 
mins, entre  autres  la  route  des  Dames,  permettaient 
au  feld-maréchal  de  porter  par  plusieurs  voies  le  gros 
de  ses  troupes  au  sommet  du  plateau  de  Craonne,  d'où 
elles  redescendraient  dans  la  plaine,  entre  Berry-au- 
Bac  et  Corbény.  Toute  l'armée  ayant  fait  demi-tour 
pivotasursonexlrêmegauche.devenue  extrême  droite. 
Les  corps  de  Winzingerode,  de  Sacken,  de  Kleist  et  de 

N&asouty  à  Napoléon,  Corbény,  7  heures  et  demie  da  'soir,  et  Drouot  à 
-Napoléon.  Berry,  6  mars.  Arch.  nat.,  AF.  nr,  1670.  Corrapondanee  de  Napo- 
quels  oorps  passeraient  l'Aisne  snr  le  pont,  qnels  autres  suivraient  les  bagages 
•  ;r  Kisines.  D  après  MûfBing,  tontes  les  troupes  auraient  saivi  les  bagages 

Fismes  et  auraient  passé  l'Aisoe  à  Berry-au-Bac. 

Lettre  de  Winzicgerode  à  Blùcher,  3  mars,  5  heorea  du  matin,  citée  par 

ifx,  Geich.  de»  Feîdx.  1814,  U,  Annexe»,  580. 


170  181 4. 

York,  et  la  cavalerie  de  Langeron,  se  dirigèrent  vers 
Craonne.  Biilow  se  porta  en  réserve  à  Laon  Rudze- 
witsch,  avec  toute  l'infanterie  de  Langeron,  ûdmeura 
dans  Soissons  '.  Le  6  mars,  Bliicher  qnilta  Cliavignou 
do  sa  personne  et  se  mit  en  route  pour  Craonne.  Mais 
sans  pousser  jusque-là,  il  vit  que  l'opération  projetée 
n'était  plus  possible.  Winzingerode,  n'ayant  pas  mis 
assez  de  diligencedansTexéculion  des  ordres,  n'avaitpu 
occuper  ni  la  forêt  de  Corbény,  ni  même,  du  moins  en 
forces  suffisantes,  le  villag-e  de  Craonne  construit  sur 
la  crête  orientale  du  plateau^  D'autre  part,  Napoléon, 
averti  vers  midi  que  des  troupes  ennemies  étaient  en 
mouvement  sur  ce  plateau,  avait  envoyé  en  reconnais- 
sance deux  bataillons  de  la  jeune  garde  qui  avaient  pu 
enlever  ce  village.  A  la  droite,  Ney  avec  la  division 
Meunier  avait  délogé  de  l'abbaye  de  Vauclère,  dans 
la  vallée  de  l'Ailette,  deux  régiments  d'infanterie  russe 
et  les  refoulait  sur  le  plateau  '. 

L'offensive  prise  par  Napoléon  déconcertait  Blii- 
cher, mais  le  mouvement  de  Bliicher  sur  Craonne 
déconcertait  Napoléon.  Le  feld-maréchal  devait  re- 
noncer à  son  plan  qui  était  d'attaquer  les  Français  en 
flagrant  délit  de  marche,  dans  une  plaine  oui  il  aurait 
pu  déployer  toutes  ses  forces  *.  L'empereur  devait 
également  abandonner  son  projet  qui  était  de  se  por- 
ter droit  sur  Laon,  par  la  grande  route  de  Reims,  pour 


1.  Ordres  de  Blùcher  des  5  ot  6  mars,  cit.  par  Plotho,  in,286,  288.  Cf.  Clau- 
sewitz,  439;  Damitz,  III,  20  ;  Journal  de  Laogeron.  Archives  topographiques  de 
Saint-Pétersbourg. 

2.  Lettre  de  Woronzoff  à  Winzingerode,  cit.  par  DamiU,  III,  annexes  453. 
Cf.  Plotho,  III,  288;  Bernhardi,  III,  [182;  Clausewiiz,  439.  —  Lowcostern  dans 
son  manubcrit  (cit.  par  Bernhardi)  dit  qu'à  cette  occasion  Blùcher  réprimanda 
vivement  Winzingerode. 

3.  Ney  à  Berthier,  château  de  la  Bove,  6  mars,  7  heures  t  demie  du  soir. 
Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Fain,  164  ;  Schulz,  XII,  2*  part.,  115;  Bogdanowiisch,  I, 
318,  et  Moniteur  du  12  mars. 

4.  Multiing,  Kriegsgeschichte  de*  Jahres  1814,  II,  97-98;  Bernhardi,  III,  183; 
ClausewiU,  439;  Plotho,  III,  288-289;  Damit^,  III,  2i. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE  171 

V  devancer  les  Alliés'.  Marcher  vers  Laon  alors  que 
l'eniienii  occupait  le  plateau  do  Craonne  eût  été  s'ex- 
poser à  une  attaque  de  flanc.  Les  deux  advcrsafres 
prirent  presque  à  la  même  heure  un  nouveau  parti. 
Bliicher  se  décida  à  recevoir  la  bataille  sur  le  plateau 
au  lieu  de  la  donner  dans  la  plaine,  Napoléon  à  re- 
fouler l'armée  coalisée  vers  Laon  au  lieu  d'aller 
l'allendre  sous  les  murs  de  cette  ville.  Mais  la  for- 
lune  favorisait  Biiicher  en  lui  donnant  une  magni- 
fique position  défensive  dont  il  ne  connut  toute  la 
force  qu'après  s'être  résolu  à  s'y  établir. 

Entre  l'Aisne  et  l'Ailette  s'élèvo  parallèlement  au 
cours  de  ces  deux  rivières  un  long  plateau  qui  tantôt 
vaste  comme  une  plaine,  tantôt  resserré  comme  un 
défilé,  s'étend  des  environs  de  Corbény  à  l'est  jusque 
passé  Soissons  à  l'ouest.  A  son  extrémité  orientale. 
ce  plateau  projette  au  milieu  de  la  campagne,  ainsi 
qu'un  fort  avancé,  un  promontoire  d'un^  altitude  de 
centcinquante  mètres  au-dessus  du  niveau  de  l'Aisne. 
Ce  promontoire  qui  s'appelle  «  le  petit  plateau  de 
Craonne  »  se  relie  au  grand  plateau  par  une  sorte 
d'isthme,  qui  dans  sa  partie  la  plus  étroite,  où  s'élève 
la  ferme  d'Ilurtebise,  a  cent  trente  mètres  de  largeur. 
Soit  qu'on  suive  la  route  de  Corbény  qui  traverse  le 
petit  plateau,  soit  qu'on  gravisse  la  route  des  Dames 
qui  après  avoir  côtoyé  la  montagne  vient  se  confondre 
avec  la  route  de  Corbény  devant  la  porte  de  la  ferme 
et  se  dirige  alors  vers  Ghavignon',  il  faut  pour  atterrir 


1.  Corretpondanee  de  NapoUxm,  SI  447,  21 448.  Registre  de  Bartluer  (ordrM 
M  lettres  des  5  et  6  mars).  Arch.  de  \x  guerre. 

t.  La  route  des  Dames  fiic  C4»siruiie  rera  1770  poor  Mesdames  de 
France,  qai  allaient  eo  villégiature  au  cbâteaa  de  la  Bove  chez  M.  de  Nar- 
boone.  Cette  route,  partaiit  de  la  Bove,  traversait  l'Ailette,  côtoyait  le  versant 
nord  de  la  niontaj^De  de  Crauuoe  et  atteignait  le  baot  du  plateau  devant  la 
ferme  d'Ilurtebise.  I^  elle  tournait  brusquement  à  l'ouest  et  traver&ait  le 
grand  plateaa  presque  dans  toute  sa  longueur,  jusqu'à  l'Ange-Gardien  o« 
•lie  re  oignait  la  route  rojale  de  Paris  à  Laon  par  So.ssoaa, 

X 


172  4  81 4. 

sur  le  grand  plateau  passer  l'isthme  d'IIurtebise, 
dont  le  terrain  est  légèrement  en  contre-bas  des  deux 
sommités.  La  position  n'a  pas  d'autre  accès.  En 
arrière  de  l'étranglement  d'IIurtebise,  les  flancs  do 
la  montagne  tombent  presque  à  pic,  au  nord  dans  la 
marécageuse  vallée  de  l'Ailette,  où  se  creuse  un  ra- 
vin qui  porto  le  nom  de  Trou  de  la  Demoiselle,  au 
sud  dans  la  vallée  Foulon,  oh  le  précipice  plus  roide 
et  plus  profond  encore  s'appelle  le  Trou  d'Enfer. 

Bliicher,  voyant  que  l'occupation  du  plateau  se 
réduisait  à  peu  près  à  la  défense  d'un  défilé,  jugea 
qu'il  n'était  point  nécessaire  d'y  immobiliser  toute  son 
armée.  Une  trentaine  de  mille  hommes,  appuyés  par 
une  forte  artillerie,  suffiraient  pour  arrêter  les  assail- 
lants. Les  autres  troupes,  opérant  un  grand  mouve- 
ment tournant,  viendraient  prendre  les  Français  à 
revers  pendant  leur  assaut.  Le  comte  Woronzofî, 
lieutenant  de  Winzingerode,  fut  chargé  [de  la  dé- 
fense du  plateau  avec  46  300  fantassins,  2  200  cava- 
liers et  96  canons.  Ce  premier  corps  de  bataille  avait 
comme  réserve  les  trois  divisions  deSacken,  comptant 
13500  hommes.  Winzingerode  reçut  l'ordre  de  réunir 
toute  sa  cavalerie,  moins  celle  laissée  à  Woronzolï, 
toute  celle  de  Langeron  et  toute  celle  d'York.  Avec 
celte  masse  de  plus  de  dix  raille  chevaux,  que  renfor- 
çaient soixante  pièces  d'artillerie  légère  et  que  suivait 
le  corps  de  Kleist,  infanterie  et  cavalerie,  Winzinge- 
rode devait  passer  l'Ailette  entre  Chevregny  et  Filain, 
et  se  rabattre  le  lendemain,  par  Festieux  et  la  route 
de  Reims,  sur  les  derrières  de  Napoléon'. 

Pendant  que  Bliicher  prenait  ces  nouvelles  dispo- 


1.  Copie  de  la  disposition  de  BlOcher,  Arch.  nat.,  AP.  iv,  1668.  Ordre  do 
Bliicher,  6  mars,  6  heures  du  soir,  cité  par  Plotho,  111,  289.  Cf.  Jouraal  de 
Langeron  et  rapport  de  Woronzoff.  Arch.  topographiquos  de  Saiat-l'Oiurs- 
bourg.  Clansewitz,  Der  Feldzug  in  Frankreich,  4-10. 


LA     BATAILLE     DE     CRAON'NE.  173 

sitions,  lo  combat  se  poursuivait  au  sommet  du  petit 
plateau,  entre  les  premières  troupes  qui  y  étaient 
arrivées.  Après  que  les  deux  bataillons  de  la  garde 
avaieni  délogé  Tennemi  du  village  de  Craonne,  l'un 
d'eux  s'était  avancé  sur  ce  plateau;  mais,  chargé 
sur  ce  terrain  découvert  par  les  hussards  Paulowgrad, 
il  s'était  retiré  dans  le  village  où  cos  cavaliers  l'avaient 
laissé  fort  tranquille.  La  petite  division  Meunier,  con- 
duite à  l'assaut  par  le  maréchal  Ney,  s'était  emparée 
de  l'abbaye  de  Vauclerc,  dans  la  vallée  de  l'Ailette, 
puis,  gravissant  la  côte  à  la  suite  des  deu.x  régi- 
ments russes,  elle  les  avait  refoulés  dans  la  ferme 
dHurtebise.  Trois  fois  cette  position  fut  prise  et  re- 
prise. Enfin  vers  sept  heures,  à  la  nuit  noire,  Ney 
évacua  la  ferme.  Il  établit  les  bivouacs  de  la  division 
à  mi -côte,  entre  Ilurtcbise  et  Vauclerc;  lui-même  vint 
coucher  au  château  de  la  Bove,  de  l'autre  côté  de 
TAilelte,  non  loin  de  la  brigade  Pierre  Boyer  qui 
occujjaitBouconville*.  La  cavalerie  do  la  garde  (divi- 
sions Colbert  et  Exelmans),  les  dragons  de  Roussel, 
la  vieille  garde  de  Priant,  les  divisions  Boyer  de 
Rebeval  et  Curial  bivouaquaient  entre  Berry-au-Bac 
et  Corbény,  où  se  trouvait  le  quartier  impérial.  De 
forts  avant-postes  gardaient  la  route  do  Laon  et  les 
crêtes  du  petit  plateau,  à  Craonne  et  à  CraonneUe. 
Une  partie  de  l'artillerie,  la  division  Charpentier,  la 
division  Arrighi,  la  3'  division  de  la  cavalerie  de  la 
garde  n'avaient  point  encore  passé  le  pont*.  Quant 
aux  ducs  de  Trévise  et  de  Raguse,  ils  étaient  fort  en 
aiTière,  le  premier  à  Coi*micy,  le  second  à  Braisne,  car 
l'ordre  de  rejoindre  l'empereur  ne  leur  était  parvenu 


1.  Ney  à  Berthier,  La  Bove,  7  heures  et  demie  du  soir,  6  mars.  Àrch.  à« 
1*  pierre.  Cf.  Bogdanowitsch,  I,  317-318. 

2.  Registre  de  Berthier  (ordres  du  6  mars,  Corbény)  ;  Journal  de  la  divi- 
sion Roussel;  Journal  de  la  diTisioa  Boyer  d«  Rebeval.  Arch.  d«  U  gnerr*. 


m  1814. 

devant  Soissons  que  le  5  mars  dans  l'après-midi,  alors 
qu'ils  vcuaieul  do  tenter  sur  les  faubourgs  de  cette 
ville  un  coup  do  main  aussi  honorable  qu'inutile,  oii 
ils  avaient  perdu  huit  cents  de  leurs  soldats  et  tué  un 
millier  d'hommes  à  l'ennemi  '. 

Dans  la  soirée,  Napoléon  prit  ses  dispositions 
d'attaque  pour  le  lendemain.  Il  avait  ses  cartes,  mais 
il  ne  négligeait  point  de  s'informer  auprès  des  gens 
du  pays.  Le  maître  de  postes  de  Berry-au-Bac  dit  que 
M.  de  Bussy,  maire  de  Boaurieux,  qui  avait  servi 
jadis  comme  officier,  renseignerait  très  bien  l'empe- 
reur. Napoléon,  chez  qui  la  mémoire  des  noms  n'était 
pas,  comme  on  l'a  dit,  une  simple  prétention,  se  rap- 
pela avoir  eu  comme  camarade  au  régiment  d'artillerie 
de  la  Fèro,  un  officier  du  nom  de  Bussy.  Une  escorte 
de  cavalerie  fut  envoyée  au  maire  de  Beaurieux;  il 
arriva  au  milieu  de  la  nuit.  Après  quelques  paroles 
d'amitié,  l'empereur  le  mit  en  peu  de  mots  au  courant 
de  son  plan  d'attaque.  Napoléon  comptait  canonner 
l'isthme  d'ïïurtebiso  afin  de  faire  croire  aux  Russes 
qu'il  préparait  une  attaque  de  front.  Pendant  le  feu, 
les  troupes  de  Ney  escaladant  la  montagne  en  arrière 
d'IIurtebise  viendraient  déboucher  sur  le  flanc  gauche 
de  l'ennemi  par  la  route  des  Dames;  en  même  temps, 
la  cavalerie  de  Nansouty,  avec  quelques  batteries 
d'artillerie  légère,  gravirait  le  plateau  vers  Vassoigne 
et  ferait  une  vigoureuse  démonstration  sur  le  flanc 
droit.  Les  Russes,  selon  lui,  seraient  ainsi  débordés 
sur  leurs  deux  ailes.  Bussy  objecta  que,  en  débou- 
chant de  la  route  des  Dames,  la  colonne  do  Ney  serait 
foudroyée  par  l'artillerie  française  établie  sur  le  petit 


1.  Rapport  de  Marmont  à  Barthier,  Villeneuve,  2  heures  du  matin,  et 
lettre  au  même,  Braisne,  5  heures  du  soir,  6  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Jour- 
nal de  Langeron.  Arch.  topographiques  de  Saint-Pétersbourg.  Cf.  Registre  d« 
Berthier  (Â  Marmont  et  à  Mortier,  4,  5  et  6  mars]. 


LA     BATAILLE    DE     CRAONNE.  1Î5 

platoau.  C'était  plus  avant  dans  la  vallée  de  l'Ailette, 
vers  le  village  d'Ailles,  que  Ton  devait  aborder  la  posi- 
tion ennemie.  L'empereur  se  rendit  à  ces  raisons,  et 
envoya  de  nouveaux  ordres  à  Ney.  Buss,',  réintégré 
incontinent  dans  les  cadres  de  l'armée  avec  le  grade 
de  colonel  d'artillerie,  —  avancement  singulièrement 
rapide,  —  fut  chargé  de  guider  la  cavalerie  de  la  garde 
à  travers  le  vallon  d'Oulches*.  Au  reste,  Napoléon 
abusé  par  des  rapports  de  la  nuit,  assurant  que  le  gros 
des  troupes  russes  opéraient  une  marche  rétrograde, 
pensait  n'avoir  à  attaquer  qu'une  arrière-garde  dont 
il  aurait  bon  marché*. 

Le  lendemain,  7  mars,  vers  huit  heures  du  matin, 
l'empereur,  voulant  inspecter  les  positions  de  l'en- 
nemi, se  rendit  sur  le  petit  plateau  qui  n'était  encore 
occupé  que  par  deux  bataillons  de  la  garde.  Sur  le 
gi'and  plateau,  les  Russes  avaient  déjà  pris  leur  forma- 
tion de  combat.  Ils  présentaient  trois  lignes  succes- 
sives de  colonnes  de  bataillon.  La  première  ligne, 
forte  de  quatorae  bataillons,  s'étendait  à  cheval  sur  la 
route  des  Dames,  face  au  débouché  d'IIurtebise,  à 
douze  cents  mètres  environ  de  la  ferme,  la  gauche  à  la 
crête  de  la  montagne,  la  droite  débordant  la  sortie  du 
défilé  et  regardant  le  ravin  de  la  vallée  Foulon.  La 
seconde  ligne,  de  sept  bataillons,  et  la  troisième,  de 
neuf  bataillons,  toutes  deux  également  à  cheval  sur 
la  route  des  Dames,  étaient,  celle-là  à  cinq  cents  mètres 
et  celle-ci  à  mille  mètres  en  arrière  du  premier  corps 
de  bataille.  Iluit  cents  chasseurs  occupaient  comme 

1.  Fain,  Manutcrit  de  18U,  161-165;  Waldbourg-Truchsess, //ine'nur*  de 
Napoléon  à  l'île  d'Elbe  appendice  à  la  3*  édition,  pp.  61-63.  Cf.  Meury,  U 
Département  de  l'Aisne  en  1814,  292-295 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21453.  flegistre  de  Berthier  (à  Ney,  Cor- 
bény,  7  mars,  4  heures  du  matia).  Arch.  de  la  guerre.  —  D'après  l'opinion  de 
''empereur,  l'ennemi  en  se  portant  sur  Craonne  n'avait  eu  d'autre  but  que 
ne  gagner  Laon  par  la  route  de  Corbény.  Ce  débouché  étant  occupé  par 
les  Francau,  U  s  était  mis  «n  retraite  par  Clukrignoo. 


(76  1814. 

poste  avancé  la  ferme  d'IIurteliise,  ayant  deux  esca- 
drons pour  soutien.  A  la  droite  de  la  première  ligne, 
le  régiment  Paulowgrad  et  quatre  régiments  do  Cosa- 
ques se  tenaient  prêts  à  charger  les  assaillants  qui 
tenteraient  l'escalade  du  plateau  par  les  sentiers  de 
Vassoigne  ;  et,  à  deux  kilomètres  en  arrière  de  la 
troisième  ligne  étaient  massés  les  4  200  chevaux  du 
corps  de  Sacken  dont  Tinfanterio  servait  d'extr4me 
réserve.  Trente-six  pièces  do  canon,  dont  douze  de 
gros  calibre,  établies  devant  le  front  du  premier  corps 
de  bataille,  commandaient  le  défilé.  Douze  pièces 
placées  obliquement  au-dessus  du  Trou  d'Enfer  croi- 
saient leurs  feux  avec  ceux  des  batteries  du  centre. 
A  l'aile  gauche,  dix-huit  canons  de  position,  douze 
dominant  le  Trou  de  la  Demoiselle  et  six  braqués  sur 
Ailles,  battaient  la  vallée  de  l'Ailette.  Enfin  une  ré- 
serve d'artillerie  de  trente  bouches  à  feu  se  trouvait 
entre  la  deuxième  et  la  troisième  ligne  de  bataille*. 

Dans  la  nuit  il  avait  gelé  très  fort  et  il  était  tombé  un 
peu  de  verglas.  Les  chevaux  d'artillerie  glissaient  en 
montant.  Les  premières  batteries  françaises  arrivèrent 
seulement  entre  neuf  et  dix  heures  sur  le  petit  plateau. 
Impatient  d'occuper  l'ennemi  sur  son  front,  de  façon 
à  détourner  son  attention  de  son  flanc  gauche,  où  il 
allait  être  attaqué,  l'empereur  donna  Tordre  d'ouvrir 
le  feu.  Les  batteries  russes  ripostèrent.  On  se  fit  peu 
de  mal".  On  canonnait  à  près  de  2  500  mettes,  dis- 
tance qui,  à  cette  époque,  excédait  de  moitié  non  point 
la  portée  mais  la  portée  efficace  des  bouches  à  feu. 

Venu  de  Braye,  où  il  avait  couché,  Blùcher  était 
alors  sur  le  terrain,  prêt  à  prendre  l'offensive  dès  que 


1.  Rapport   de  Woronzofi  sur   la   bataille   de    Craonne.    Arch.  topogra- 
phiques de  Saint-Péiersbourg,  n*  47535. 

2.  Journal  de  Boyer  de  Rebeval.  Arch.  delà  guerre.  Cf.  Bogdanowitsch, 
I,  321-322. 


LA     BATAILLE     DS     CRAONNE.  t77 

le  canon  de  Winzingerode  sur  les  derrières  de  l'année 
française  l'aurait  averti  de  l'exéculion  du  mouvement 
tournant.  A  dix  heures,  une  estafette  apprit  hu  feld- 
maréclial  que  la  grande  colonne  de  cavalerie,  qui  selon 
tous  les  calculs  aurait  dû  se  trouver  déjà  à  la  hauteur 
de  Feslieux,  était  encore  dans  la  vallée  de  l'Ailette, 
près  de  Chevregny.  Aussitôt  Bliicher,  laissant  le  com- 
mandement en  chef  à  Sacken,  partit  pour  Chevregny 
afin  d'activer  la  marche  de  Winzingerode  *. 

A  l'heure  même  où  Bliicher  quittait  le  plateau, 
Ney,  marchant  au  canon,  prononçait  son  mouvement. 
La  brigade  Pierre  Boyor  se  porta  sur  Ailles,  la  divi- 
sion Meunier,  bientôt  soutenue  par  la  division  Curiai, 
se  glissa  à  travers  bois  jusqu'au  pied  du  Trou  de  la 
Demoiselle  et  commença  la  difficile  escalade  des 
rampes '.Les  Français  ne  tardèrent  pas  à  être  signalés 
par  les  tirailleurs  qui  garnissaient  les  crêtes  du  pla- 

1.  Mûffling,  Kriegtgeteh,  de*  Jakre$  1814,  II,  101-102;  Yamhagen,  Biogrm- 
phisch  Denkmale.  III,  345-349. 

2.  Ordre  de  Nej,  La  Bore,  7  mars,  10  heures  da  matin.  Arch.  de  la  guerre. 
Rapport  de  Vv'oroDzotf.  Arch.  topographiques  de  Saiot-Fétersbourg. 

Il  y  a  de  la  bacailld  de  Craonne  quatre  récits  originaux  :  1*  aux  archives 
ie  Saint-Pétersbourg  (n«  47  535),  le  rapport  du  général  Woronxoff;  2*  aux 
Archives  de  la  guerre,  one  relation  du  général  Beiliard,  une  assez  longue 
Dote  du  général  Colbert,  et  le  Journal  de  marche  de  la  division  Boyer  de 
Relevai.  (Il  ne  faut  citer  que  pour  mémoire  le  Journal  de  marche  de  la 
iivision  Roussel,  où  il  j  a  seulement  deux  lignes  sur  la  baiail'e.)  Or,  de  ces 
quatre  récits,  trois  :  celui  de  Woronzoff,  celui  de  Colbert  et  celui  de  Boyer  de 
Rebeval,  concordent  parfaitement  et  présentent  les  faits  sous  le  même 
joar.  Celui  de  Beiliard  est  tont  opposé  et  raconte  les  choses  d'ane  façon 
absolument  diâerenie,  du  moins  pour  les  deux  premiers  •  moments  •  de  la 
bataille.  Non  seulement  la  concordance  parfaite  entre  les  ra|>ports  de  trois 
témoins,  dont  aucun  n'a  nécessairement  pu  cuonaître  les  rapports  des  deux 
autres,  milite  eu  faveur  de  leur  véracité;  non  seulement  lexanien  du  ter- 
rain appuie  leur  témoignage  ;  mais,  de  plus,  la  relation  de  Beiliard  est  for- 
mellement contredite  sur  plusieurs  poinls  par  le<  lettres  et  le*  ordres  de 
N<"y  du  6  et  du  7  mars.  Or,  entre  une  relation  élaborée  le  lendemain  de  la 
bataille  et  des  ordres  écrits  au  moment  de  l'attaque,  alurs  que  la  moindre 
eireur  aans  l'indication  des  lieux  peut  amener  les  plus  graves  conséquence», 
I  hésitation  n'est  pas  permise.  C'est  ponr'juoi  nous  avons  suivi,  pour  tous  les 
points  où  il  y  a  désaccord,  les  récit-t  identiques  de  Woroniort,  d  Co'bert 
et  de  Boyer  de  K'.-beval,  de  préférence  au  réeii,  souvent  inexact.de  Belliurd, 
qu'ont  adopte  les  auteurs  de  Victoire*  et  Conquête*  et  l'hisiurien  du  ComuitU 
«<  ete  l'Empire, 

a 


178  181 4. 

teau.  Les  bataillons  de  Vaile  gaucho  ouvrirent  un  feu 
nourri  contre  la  lèle  de  la  colonne  d'attaque,  tandis 
que  la  batterie  du  Trou  de  la  Demoiselle  tirait  à  mi- 
traille sur  les  troupes  qui  n'étaient  pas  encore  dans 
l'angle  mort  du  ravin.  Les  soldats  de  Ney  parvinrent 
cependant  à  prendre  pied  sur  le  plateau,  mais  pour  un 
instant.  Criblés  de  balles  et  de  biscaïens,  partout  re- 
foulés, ils  se  reformèrent  à  mi-côte,  se  préparant  à  un 
nouvel  assaut.  Aux  débouchés  d'Aillés,  la  brigade 
Pierre  Boyer  rencontrait  la  même  résistance.  A  l'ex- 
trême droite  de  la  ligne  ennemie,  les  l"et  2*  divisions 
de  la  cavalerie  de  la  garde  (éclaireurs,  lanciers  et 
dragons)  gravissaient  au-dessus  de  Vassoigne  des 
sentiers  escarpés  où  il  fallait  passer  homme  par  homme 
et  où  l'on  resta  longtemps  sans  avancer'. 

L'empereur  n'avait  encore  sous  la  main  que  la 
division  Priant,  et  le  moment  n'était  pas  venu  de 
faire  donner  les  grognards.  Napoléon  les  ménageait 
plus  qu'il  ne  se  ménageait  lui-même.  Le  maréchal 
Victor  arriva  avec  sa  première  division  de  jeune 
garde,  commandée  par  Boyer  de  Rebeval.  L'empereur 
lui  ordonna  de  côtoyer  le  ravin  de  Vauclerc  jusqu'à  la 
route  des  Dames,  par  où  il  déboucherait  en  arrière 
de  la  ferme  d'Uurtebise  afin  de  prolonger  la  gau- 
che de  Ney,  qui  avait  tenté  un  second  assaut.  Les 
Russes  postés  dans  la  ferme  risquaient  d'être  coupés. 
Woronzoff  leur  envoya  l'ordre  de  l'évacuer.  Ils  se 
replièrent  et  entrèrent  dans  le  premier  corps  de  ba- 
taille après  avoir  incendié  les  bâtiments.  Grâce  à 
l'épaisse  fumée  qui  s'éleva  des  granges,  la  division 
Boyer  do  Rebeval,  ployée  en  colonne  serrée,  put  dé- 
boucher sous  les  feux  croisés  de  quarante-huit  canonsi 
sans  être  trop  maltraitée.  Pour  reprendre  haleine, i 

I.  Rapport  de  Woronxoff.  Arcb.  de  Saini-Pétersbourg.  Belation  deColbcrt 
Ascb.  de  la  guerre. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  179 

elle  s'abrita  derrière  un  grand  tertre  factice,  d'ori- 
gine gauloise,  nommé  la  Mutte  au  VentK  Le  défilé 
étant  devenu  libre,  l'empereur  y  fit  passer  quatre 
batteries  qui  vinrent  s'établir  à  la  gauche  de  la  diT»- 
sion  Boyer  de  Rebeval,  leur  droile  abritée  par  le  rem- 
blai de  la  route  des  Dames.  L'artillerie  ouvrit  le  feu, 
mais  les  canonniers  novices  chargeaient  lentement  et 
pointaient  mal.  En  vain  Drouot  se  multipliant,  cou- 
rant d'une  batterie  à  une  autre,  maniant  l'écouvillon 
et  la  planchette  de  hausse,  montrait  leur  métier  à  ces 
jeunes  gens  «  avec  autant  de  douceur  que  do  sang- 
froid  »,  ils  recevaient  six  boulets  pour  un  et  plu- 
sieurs des  pièces  furent  démontées  avant  d'avoir  pu 
tirer*. 

L'ennemi  ébranlé  cependant  par  les  attaques  réi- 
térées du  prince  de  la  Moskowa,  qui  n'abandonnait 
les  crêtes  du  plateau  que  pour  y  revenir  aussitôt 
à  la  charge,  infléchit  son  aile  gauche,  prenant  une 
ligne  légèrement  oblique.  Victor,  profilant  de  ce  mou- 
vement, porta  d'un  bond  sa  division  à  près  de  mille 
mètres  en  avant,  sur  la  lisière  d'un  petit  taillis  appelé 
le  bois  Marion.  Dans  la  marche,  le  duc  de  Bellune 
reçut  une  balle  qui  lui  traversa  la  cuisse  de  part  en 
part.  Il  remit  le  commandement  à  lioyer  de  Rebeval  \ 
Celui-ci,  accueilli  par  un  feu  d'enfer  et  se  voyant,  en 
terrain  découvert,  seul  avec  sa  division  à  soutenir 
l'ellort  do  l'armée  russe,  n'osait  ni  avancer  ni  reculer. 
Avancer,  c'était  se  briser  sans  utilité  contre  une  mu- 

1.  Le  rédacteur  da  Journal  de  la  division  Boyer  de  Rebeval,  qui  n'était 
pas  archéologue,  appelle  ce  moaticule  (très  vraisemblablemeut  poste  télégra- 
phique gaulois)  ■  uue  vieille  redoute  *.  —  Oo  voit  que  daos  ce  déâlé  tout 
rappelle  la  violence  de  l'Aquilon  :  llurtebise  (Heurte-bise)  et  la  Mutte  (Butt^) 
au  vent. 

2.  Journal  de  la  division  Boyer  de  Rebeval;  Rapport  de  "Woronzoff. 

3.  Joiirual  de  la  «livison    Boyer    de    Rebeval  ;  Kapport  de   Woropxofi, 
Larrey  eciivait  le  9  mars  a  Uerihier  :  *  La  blessure  du  duc  de  Bellune  ek, 
très  grave.  Dans  tous  les  cas.  il  oe   pourra  élre  guéri   avant  rrois  mois.  • 
Registre  de  correspondance  de  Larrey  (communiqué  par  M.  le  baron  Lamy). 


180  181 4. 

raille  de  baïonnettes  et  de  canons  ;  reculer  pour  s'abri- 
ter dans  le  bois,  c'était  s'exposer  à  un  sauve-qui-peul. 
Les  conscrits  déjà  fort  émus  se  débanderaient  dès 
qu'ils  ne  seraient  plus  coude  à  coude  et  sous  l'œil  des 
serre-files.  Dans  cette  crainte,  le  général  ne  voulut 
même  pas  faire  déployer  sa  division.  Il  la  maintint 
en  bataillons  en  masse  sous  la  mitraille  de  l'artille-  \ 
rie  russe,  qui  tirait  à  petite  portée.  «  Nos  jeunes  sol-  * 
dats,  écrit  l'aide  de  camp  de  Boyer,  firent  plus 
qu'on  n'aurait  pu  espérer.  Pendant  une  heure  nous 
nous  massacrâmes  d'une  manière  épouvantable.  »  Le 
14*  de  voltigeurs  perdit  trente  officiers  sur  trente- 
trois;  le  régiment  fut  fauché  comme  un  champ  de 
blé'. 

Enfin  un  premier  renfort  franchit  le  défilé  d'Hurte- 
bise  :  la  brigade   Sparre   des    dragons    d'Espagne. 
Grouchy  n'ayant  pu  réunir  que  ce  millier  d'hommes 
était  parti  avec  eux  sans  attendre  la  seconde  brigade. 
Les  dragons,  débouchant  au  grand  trot  de  l'angle  du 
bois  Marion,  chargèrent  la  batterie  établie  à  l'aile 
gauche  :  les  artilleurs  furent  sabrés,  les  douze  canons 
pris.  Pendant  que  Grouchy  enlevait  cette  batterie, 
Nansouty  parvenu  à  se  former  sur  les  crêtes  du  pla- 
teau, à  l'autre  extrémité  du  champ  de  bataille,  lança  ses 
escadrons  contre  la  droite  de  l'ennemi.  Après  avoir 
dispersé  les  Cosaques  et  rompu  les  hussards  Paulow-   | 
grad,  les  cavaliers  de  la  garde  chargèrent  en  ligne    \ 
deux  bataillons  russes  qu'ils  refoulèrent  jusque  près   ; 
de  Paissy.  Hommes  et  chevaux,   confondus  en  un   j 
affreux  désordre,  allaient  être  infailliblement  préci-   ^ 
pités  dans  ce  ravin  à  pic,  lorsqu'une  des  batteries  de   | 
réserve,  soudain  démasquée,  arrêta  l'élan  de  la  ca-   « 

1.  Journal  de  la  division  Boyer  de  Rebeval.  —  L'officier  qui  rédigea  ce  | 
journal  dit  :  «  peadant  trois  heures  ».  C'est  une  exagération,  mais  on  coucoit  S 
que  le  temps  lui  ait  paru  long. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  181 

Valérie  française  et  permit  aux  Russes  de  se  rallier*. 
Woronzoïr  était  encore  intact  à  son  centre,  mais  il 
avait  abandonné  le  poste  avancé  dllurtcbise,  sa  droite 
était  entamée  et  sa  gauche  fléchissait  sous  les  charges 
des    dragons    de    Grouchy   qu'appuyait   l'infanterie 
de  Ney  et  de  Boyer   de  Rebeval.  Woronzoff  avait 
l'ordre  de  se  maintenir  jusqu'à  la  dernière  extrémité 
afin  de  donner  le  temps  à  Winzingerode  d'opérer  son 
grand  mouvement  tournant.  Une  contre-attaque  deve- 
nait nécessaire.  A  la  droite,  les  bataillons  et  les  esca- 
drons russes,  dégagés  par  le  feu  de  la  batterie  de 
réserve,  se  reportèrent  en  avant,  ramenant  Nansouty 
jusqu'aux  crêtes  de  Vassoigne.  A  la  gauche,  deux  ré- 
giments d'infanterie   fondirent  baïonnettes  croisées 
sur  les  dragons  de  Grouchy.  Acculés  à  la  batterie  dont 
ils  venaient  de  s'emparer,  ceux-ci  voulant  reprendre  du 
champ  pour  fournir  une  nouvelle  charge  abandon- 
nèrent les  pièces.  Comme  ils  se  ralliaiem  devant  le  front 
de  la  division  Boyer,  Grouchy  et  Sparre  furent  blessés 
presque  au  même  instant.  Grouchy  reçut  un  biscaïen 
au  genou  droit,  Sparre  une  balle  dans  la  jambe.  Sans 
chef  et  sans  ordres,  les  dragons  restèrent  indécis,  im- 
mobiles sous  la  mitraille.  Woronzofi"  voyant  leur  hési- 
tation fit  avancer  du  troisième  corps  de  bataille  une 
brigade  fraîche  qui  marcha  à  la  baïonnette  contre  ces 
escadrons.  Ils  tournèrent  bride  et  vinrent  jeter  le  dé- 
sordre dans  les  régiments  de  Boyer  de  Rebeval  qui 
lâchèrent  pied.  La  panique  gagna  les  jeunes  soldats 
de  Ney  établis  à  leur  droite;  ils  s'enfuirent  à  leur 
tour,  malgré  les  exhortations,  les  cris  et  les  coups 
de  plat  d'épée  du  maréchal.  Fantassins  et  cavaliers 
se  précipitèrent  au  fond  des  ravins  de  l'Ailette    Le 
grand  plateau  était  presque  complètement  nettoyé. 

1.  Rapport  de  'Woronsoff.  Cf.  la  relation  de  Colbert.  la  relation  de  Bailiard 
M  le  Journal  de  la  division  Roussel.  Arcb.  de  la  (^erre. 


182  1814. 

Pour  la  cinqiiiëme  ou  la  sixième  fois,  les  Français 
abaDclonnaient  ces  crêtes  dont  la  courte  possession 
leurt.vait  coûté  tant  de  sang'. 

Depuis  longtemps  déjà,  l'empereur  recevait  de  Ney 
et  de  Boyer  de  Rebeval  d'incessantes  demandes  de 
renforts.  «  Nous  allons  être  culbutés,  disait  Boyer, 
les  p/èces  démontées  affaiblissant  le  feu  de  notre  ar- 
tillerie et  le  feu  de  notre  infanterie  devenant  presque 
nul  par  suite  du  grand  nombre  do  blessés  qui  quittent 
les  rangs*.  »  Le  malheur  était  que  Ney,  prenant  la 
préparation  de  l'attaque  pour  le  début  de  l'attaque  et 
marchant  au  canon,  se  fût  engagé  trop  vite,  avant  que 
l'empereur  n'eût  concentré  des  troupes  suffisantes. 
Napoléon  ne  pouvait  envoyer  des  renforts  qu'à  mesure 
que  ses  divisions  étaient  prêtes  à  entrer  en  ligne.  A 
une  heure  enfin,  les  chasseurs  et  les  grenadiers  à  che- 
val de  La  Perrière  (3*  division  de  la  garde),  l'infanterie 
de  Charpentier,  la  réserve  d'artillerie  atteignent  le  pe- 
tit plateau.  C'est  le  moment  décisif. 

Les  cavaliers  de  La  Perrière  franchissent  au  galop 
l'isthme  d'IIurtebise  et  viennent  charger  le  centre  de  la 
ligne  ennemie.  Ils  reculent  bientôt,  mais  leur  furieuse 
attaque  a  permis  à  la  division  Charpentier,  qui  a  suivi 
le  mouvement,  de  s'établir  à  cheval  sur  la  route  des 
Dames,  prolongeant  la  gaucho  de  Boyer  de  Ilebeval 
dont  les  bataillons  décimés  se  reforment  devant  le 
bois  Marion.  En  même  temps,  les  troupes  de  Ney 
revenues  de  leur  panique  couronnent  de  nouveau  les 
crêtes  de  droite  tandis  qu'au  sud  du  plateau,  entre 
Vassoigne  et  la  ferme  des  Roches,  les  quatre  mille 
cinq  cents  cavaliers  de  la  garde  se  déploient  en  ligne, 


1.  Rapport  de  Woronzoff.  Cf.  Journal  de  la  divisioa  Boyer  de  Rebeval; 
R«latioD  de  Belliard;  Reljtion  de  Colbert;  Lettre  de  Grouchj  i  Berthier, 
Craonne.  7  mars,  Arch.  de  la  guerre  et  Registre  de  Larrey. 

S.  Journal  de  la  division  Boyer  de  Rebeval. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  183 

sabre  au  clair.  Enfin,  saluées  par  les  acclamations  do 
toute  rarmée,  soixanle-douze  pièces  de  la  garde  et  de 
la  réserve  d'arlillerie  débouchent  du  délilé  d'Hurlcbiso 
5t  passent  au  grand  trot  dans  les  intorvallos  des  bri- 
gades, roulant  sur  la  terre  durcie  avec  le  bruit  du 
tonnerre.  En  un  instant,  les  batteries  sont  établies  de- 
vant le  front  des  troupes,  les  avant- trains  détachés, 
les  canonniers  à  leurs  pièces.  Les  soixanle-douze 
bouches  à  feu  foudroyent  les  Russes.  L'empereur 
arrive  sur  la  hgno  de  bataille  *. 

Il  était  temps  pour  l'ennemi  que  s'opérât  la  diver- 
sion de  Winzingerode.  Encore  la  cavalerie  russe  eût- 
elle  été  signalée  par  les  lanciers  polonais  du  comte 
Pacz  qui  éclairaient  la  route  de  Laon,  arrêtée  quelques 
moments  par  la  deuxième  brigade  de  Roussel  qui  oc- 
cupait Cori^ény,  combattue  enfin  par  la  division  Ar- 
righi  et  les  corps  des  maréchaux  Mortier  etMarmout, 
qui  étaient  échelonnés  à  cette  heure-là  entre  Craonne 
et  Berry-au-Rac  '.  Il  est  donc  fort  probable  que 
«  l'admirable  manœuvre  »  conçue  par  Rliicher  n'eût 
pas  amené  les  résultats  qu'il  en  espérait,  c'est-à-dire 
«  donné  le  coup  de  grâce  à  l'armée  française'  ». 
Au  demeurant,  la  diversion  ne  devait  pas  avoir  lieu. 
Le  manque  de  temps  et  le  mauvais  état  des  chemins, 
rendaient  presque  impossible  ce  raid  de  cavalerie;  de 
plus  Winzingerode  n'avait  pas  mis  dans  sa  marche 
toute  la  diligence  qu'il  fallait*.  Bliicher  averti  dans  la 

1.  Relation  de  Colbert;  Relation  de  BeUiard;  /enraal  de  la  dirision  Bojer 
de  Rebeval.  Cf.  Rapport  de  Woronzotf.  —  C'est  Colbert  qui  dit  que  rempe- 
rear  vint  lui-mSuie  diriger  le  feu  de  l'artillerie. 

2.  Nejf  à  Pacz,  La  Rore,  7  mars;  M.irnioot  k  Berthier,  Berrr-au-Bac, 
9  raara,  midi;  Guvot  commaodaDt  la  (ilace  de  lierry-au-liac  à  Henhier,  R  mara. 
■  Les  ducs  de  Belluue  et  de  TréTise  août  partis  d'ici  hier  matin  (7  mars).  ■ 
Arch.  'le  la  guerre. 

3.  Uaniiag.  Au*  metnem  Lében,  131-132;  Richter,  UI,  196.  Cf.  Damits.nL 
Vti,  et  Varuhagen,  III,  586. 

•4.  WiDiiugerode  avait  reçu  l'ordre  de  former  sa  colonne  de  cavalerie  et 
4'artilleria  le  6  mara  à  6  heures  da  soir.  U  «'était  aussitôt  mis  en  route,  pois 


184  181 4. 

matinée  que  Winzingcrode  se  trouvait  encore  à  en- 
viron vingt  kilomèlrcs  du  point  oii  le  fclJ-maréchal 
le  croyait  arrivé,  était,  ou  l'a  vu,  parti  immédiate- 
ment pour  Clievrcgny  afin  de  presser  la  marche  de  la 
colonne.  Mais  où  Winzingerodc  —  le  premier  sabreur 
deFEurope,  comme  l'appelait  Bliicher  '  — n'était  point 
parvenu  à  défiler,  le  feld-maréchal  n'y  réussit  pas 
mieux.  Les  chemins  embourbés  de  la  vallée  de  l'Ai- 
lette, où  la  gelée  n'avait  eu  que  peu  d'effet,  et  les 
pentes  glissantes  des  hauteurs  qui  l'entouraient  étaient 
difficiles  pour  la  cavalerie,  impraticables  à  l'artillerie. 
En  outre  l'infanterie  de  Kleist  qui,  elle  aussi,  selon 
les  ordres  de  la  veille,  avait  commencé  son  mouve- 
ment d'Anizy  sur  Chevregny,  venait  encombrer  le 
vallon.  Toutes  ces  troupes  piétinaient  sur  place  en 
une  affreuse  confusion*. — Quelle  belle  canonnade  on 
eût  fait  là  dedans!  —  Après  s'être  épuisé  eu  efforts, 
Bliicher  qui  entendait  depuis  longtemps  tonner  le 
canon  sur  les  hauteurs  de  Graonne  vit  que  la  diver- 
sion de  Winzingcrode  serait  en  tout  cas  trop  tardive, 
[l  se  décida  à  concentrer  son  armée  sous  Laon,  et 
expédia  à  Sackcn  l'ordre  de  se  mettre  en  retraite  ^ 
Cet  ordre  parvint  vers  une  heure  et  demie  à  Sacken 


arrivé  à  la  nnit  tombante  dam  la  vallée  de  TAilette,  an  milieu  de  marais  et  de 
bois,  il  n'avait  pas  voulu  y  engager  ses  troupes  sans  avoir  coairae  éclai-'eurs 
les  Cosaques  de  CzerQischeff.  Ceus-ci,  qui  avaient  escarmouche  toute  la 
journée  dans  la  plaine  vers  Corbéiiy,  avaient  leurs  chevaux  harassés:  ils 
durent  les  faire  manger  et  reposer.  Wioziugerode  passa  la  nuit  à  Filain, 
remettant  son  départ  au  lendemain,  6  heures  du  matin.  C'était  là  une  faute 
dont  Rlilcher  le  biàma  (Manufcrit  de  Lowenstem,  cite  par  Bernhardi,  III,  18t: 
\  arnhagen,  III,  386).  —  Au  reste,  il  y  avait  aussi  de  )a  faute  de  bliicher  qui 
a*ait  indiqué  un  mauvais  itinéraire.  Si,  au  lieu  de  passer  par  Chevregny, 
Fresles,  Feslieux  et  Aubiguy  (ordre  de  Ulficher.  du  6  mars).  Wmzingerode  eût 
i.".arcbé  directement  sur  Aubigny,  par  Chauiouille  et  Arrancy,  en  suivant  la 
vtiilée  de  la  Uieres,  il  eût  abrégé  sa  route  d'un  bon  tiers.  Les  chemins 
étaient  mauvais,  mais  ils  ne  l'étaient  guère  moins  dans  l'aufe  direction. 

1.  Muffling,  Atts  meinem  Leben,  125. 

2.  Lettre  de  Winzingcrode  a.  Alexandre,  8  mars,  citée  par  Bogdanowtisob, 
i,  319.    Cf.  Varnbagen,  111,  349. 

%.  Miiftiing,  132;  Bogdanowiuch,  I,  319,  323. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  185 

qui  le  fit  aussitôt  communiquer  à  WoronzofF  snr  le 
champ  de  bataille.  Woroazoff  commença  par  répondre 
que  puisqu'il  avait  déjà  tenu  cinq  heures,  il  pourrai'; 
bien  tenir  jusqu'à  la  nuit»,  celte  prolongation  dft 
résistance  devant  lui  coûter  moins  de  monde  qu'une 
retraite  sans  cavalerie,  en  terrain  découvert.  Sacken 
renouvela  impérativement  à  Woronzofî  l'ordre  de  se 
replier,  ajou tantqu'il  mettait  en  mouvement  les  quatre 
mille  deux  cents  chevaux  de  son  corps  d'armée  pour 
soutenir  la  retraite  de  l'infanterie*. 

Les  Français,  maîtres  des  crêtes  orientales  et  s'éten- 
dant  en  travers  du  plateau,  s'étaient  formés  en  ligne 
parallèlement  à  l'ennemi.  Les  Russes  commen- 
çaient à  lâcher  pied,  ébranlés  de  front  par  le  feu  de 
l'artillerie,  débordés  sur  leur  droite  par  la  cavalerie 
de  la  garde,  dont  l'empereur  venait  de  confier  le  com- 
mandement à  Taide-major  général  Dclliard,  inquiétés 
sur  leur  gauche  par  les  vétérans  d'Espagne  de  la  bri- 
gade Pierre  Boyer  qui  attaquaient  vigoureusement  le 
village  et  les  hauteurs  d'Aillés.  Que  WoronzofT  le 
voulût  ou  non,  il  lui  fallait  battre  en  retraite.  Dans 
les  premiers  moments  cette  retraite  fut  admirable.  Les 
Russes,  enlevant  leurs  pièces  démontées  et  un  certain 
nombre  de  leurs  blessés,  se  retirèrent  pas  à  pas,  avec 
un  calme  imposant,  par  bataillons  carrés  en  échiquier'. 
Les  régiments  Navaginsk  et  Tula  ne  cédèrent  le  ter- 
rain que  sur  des  ordres  réitérés.  Le  général-major 
Ponset,  qui  commandait  cette  brigade,  n'étiiit  point 
encore  guéri  d'une  blessure  reçue  à  Leipzig;  il  se  te- 
nait la  béquille  à  la  main  devant  ses  troupes  el  allait 

1.  C'était  là  une  prétention  fort  dîscntable.  Kn  ontre,  WoroazodT  n'avait 
pas  encore  tenu  cinq  heures  puisque  i'aitaquo  de  l'iiilanteri««  de  Nej,  lapro- 
Biere  engagée,  avait  commencé  à  10  heures  et  demie  seulement. 

2.  Rapport  de  Worouzoff.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg,  n*  47  535. 

3.  Rapport  de  Woronzotf  ;  Relation  de  Coibert;  Relation  de  Belliard  ;  JoanuU 
*•  Boyer  de  Rebeval.  Ardu  de  U  guerre. 


186  181 4. 

grommelant  :  «  —  Je  mourrai  ici,  mais  je  ne  re- 
culerai point  d'un  pas.  »  Le  {général  Wuilzch,  com- 
mandant le  premier  corps  de  bataille,  vil  que  l'ordre 
qu'il  avait  donné  tardait  à  s'exécMlcr;  il  galopa 
vers  Ponset  qui  répéta  :  «  —  Je  mourrai  ici,  mais 
je  ne  reculerai  point.  »  Wuitzch  piqué  répondit  avec 
le  plus  grand  sa^ng-froid  :  «  —  Si  Votre  Excellence 
veut  mourir  ici,  je  n'ai  rien  à  y  voir;  mais  quant  à  la 
brigade  je  lui  ordonne  do  se  mettre  en  retraite  *.  »  Sur 
un  autre  point  de  la  ligne,  le  régiment  Schirwan  se 
tenait  immobile  sous  le  feu  d'une  des  batteries  de 
Drouot.  Les  deux  frères  Sellenick,  tous  deux  capi- 
taines au  régiment,  demandèrent  au  général  Laptew 
l'autorisation  de  charger  cette  batterie.  «  —  Avec 
l'aide  de  Dieu!  »  répond  Laptew,  et  lui-même  marche 
en  tête.  Atteint  d'un  biscaïen,  il  roule  à  bas  de  cheval; 
le  colonel  tombe  aussi  ;  les  deux  Sellenick  sont  tués  à 
cinquante  mètres  des  pièces.  Los  soldats  hésitent,  s'ar- 
rêtent, reculent.  Mais  leur  contre-attaque  le»  a  mis  en 
Tair.  Ils  sont  chargés,  entourés  par  plusieurs  esca- 
drons, et  les  cartouches  leur  manquent.  Ces  braves  se 
frayent  passage  à  la  baïonnette  et  emportant  leurs 
blessés  et  les  cadavres  des  deux  frères,  ils  parviennent 
à  rejoindre  le  gros  des  troupes  russes*. 

A  mesure  que  s'accentuait  la  retraite  de  l'ennemi, 
à  mesure  les  attaques  des  Français  devenaient  plus 
vives  et  plus  menaçantes.  Pour  no  pas  être  débordé 
par  la  cavalerie,  Woronzoiï  dut  précipiter  son  mou- 
vement de  façon  à  atteindre  une  émincnce  située 
devant  Cerny,  à  deux  kilomètres  et  demi  de  son 
premier  front  de  défense.  Là,  il  prit  une  nouvelle 
position,  remît  vingt-quatre  pièces  en  batterie  et 
arrêta  quelque  temps  la  marche  de  l'année  impé- 

1.  Journal  du  colonel  Majewskj,  cité  par  Bogdanowitsch,  I,  3tS. 
t.  Journal  du  colonel  Majewskjr. 


M     BATAILLE     DE     CRAONNE.  iM 

vTiale  *.  Bien  qu'à  cet  endroit  le  plateau  se  resserre,  les 
Russf  s  prêtaient  néanmoins  le  Ûanc  «Iroit  à  la  cavalerie 
de  la  garde  que  ne  pouvaient  contenir  les  faibles  esca- 
drons de  beckendoriï,  hussards  Paulowgrad  et  Cosa- 
ques réguliers.  WasililschikofT,  avec  les  quatre  mille 
chevaux  du  corps  de  Sacken,  déboucha  fort  à  propos 
pourdégagerl'aile  droite  de  Woronzoff  par  ses  charges 
multipliées  —  certains  régiments  chargèrent  jusqu'à 
huit  fois  de  suite.  Grâce  à  cotte  diversion,  l'infanterie 
russe  put  reprendre  sa  marche  rétrograde  sans  être  en- 
tamée. Mais  elle  tenta  en  vain  de  faire  une  nouvelle 
halte  à  la  hauteur  de  Cerny.  Belliard  refoula  sur  ses 
carrésles  cavaliers  doWasilitschikoff.  Sacken  empêcha 
la  déroute  en  faisant  établir  une  batterie  de  trente-six 
pièces  à  quinze  cents  mètres  de  Cerny,  au  lieu  dit  le 
Grand  Tilliolet.  Les  troupes  de  Woronzolf  défilèrent  à 
droite  et  à  gauche  de  la  batterie  qui  ouvrit  le  feu  dès 
qu'elles  curent  passé.  La  cavalerie  de  la  garde  s'arrêta  ; 
mais  en  moins  d'une  demi-heure  les  pièces  russes 
contre-battues  par  la  formidable  artillerie  de  Drouot 
cessèrent  de  tirer.  L'armée  française  se  reporta  en 
avant.  Tandis  que  le  gros  des  troupes  de  WoronzolT 
continuait  sa  retraite  par  la  route  des  Dames,  quel- 
ques bataillons  s'étaient  retirés  par  un  chemin  creux 
qui  descend  dans  la  vallée  de  l'Ailetlo.  Le  général 
Charpentier  fit  braquer  sur  ce  point  quatre  canons 
dont  les  boulets  décimèrent  les  Russes,  les  prenant 
d'écharpe  dans  cet  entonnoir.  En  même  temps,  une 
division  de  Ney,  descendue  dans  la  vallée,  cherchait 
à  les  tourner.  Ils  furent  sauvés  grâce  au  général  Lan- 
geron  qui  posté  à  Trucy  protégea  leur  passage  par 

1.  Pendamt  cette  halte,  un  bataillon  rendit  les  honneurs  fnnèbres  aa  fils  dti 
générai  Sirogonow,  tué  à  dix-sept  ans  d'un  boulet  de  caooa.  Il  fut  enterré 
sur  le  champ  de  bataille.  Peu  de  mois  après  le  père  mourat  de  chagrin. 
Rapport  de  Woronxoff  «t  Mémoires  de  Langeron. 


188  181 4. 

une  forte  canonnade.  Sur  le  plateau,  les  Français  me- 
nèrent l'ennemi  battant  jusqu'à  la  grande  route  de 
Paris  à  Laon\  La  nuit  interrompit  cette  poursuite  de 
quinze  kilomètres. 

Ainsi  finit  la  bataille  de  Craonne,  si  acharnée  et  si 
meurtrière,  où  certaines  positions  ne  furent  con- 
quises qu'après  six  assauts,  où  l'on  ne  prit  ni  un  ca- 
non ni  un  homme  et  où  le  quart  des  combattants  resta 
sur  le  carreau.  Cinq  mille  soldats  tombèrent  du  côté 
des  Russes  %  cinq  mille  quatre  cents  du  côté  des  Fran- 
çais '.  L'armée  française  eut  neuf  officiers  généraux 
blessés  :  Victor,  Grouchy,  Boyer  de  Rebeval,  La  Fer- 
ricre,  Sparre,  Rosier,  Gambronne,  Bigarré  et  Le  Ca- 
pitaine*. 

1.  Relation  de  Colbort;  Relation  de  Belliard;  Journal  de  Boyer  de 
Rebeval.  Arch.  de  la  guerre.  Rapport  de  WoronzoïT.  Arch.  topographiques 
de  Saint-Pétersbourg,  47â;>5.  Ney  à  Berthier,  Froidmont,  9  heures  du  soir. 
Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670.  Cf.  Registre  de  Berthier  (lettres  et  ordres  des 
7  et  8  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

La  nuit,  l'arrière-garde  russe  :  hussards  Paulowgrad,  Cosaques,  et  13«  et 
14*  chasseurs  à  pied,  s'établit  antre  l'Ange-Gardien  et  Chavignon,  à  portée 
de  carabine  de.»  avant-postes  français.  La  cavalerie  de  la  garde  prit  posi- 
tion en  première  ligne  entre  Jouy  et  Chavignon;  l'infanterie  en  seconde 
ligne;  la  vieille  garde  en  troisième  ligne,  à  Brave,  où  coucha  l'empereur. 

2.  1500  tués  et  plus  de  3000  blessés.  Rapport  de  WoronzotT. 

3.  Suivant  la  relation  de  Belliard  (Arrh.  de  la  guerre),  qui  a  été  suivie  par 
presque  tous  les  historiens,  nos  pertes  se  seraient  élevées  à  prps  de  8000  hom- 
mes. 11  y  a  là  une  exagération  d'un  tiers.  D'après  les  états  de  situadons 
des  8  et  9  mars  (Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670),  la  division  Boyer  de  Rebeval, 
qui  fut  la  plus  exposée,  perdit  16t5  hommes,  et  une  des  divisions  de 
la  cavalerie  de  la  garde  perdit  70  hommes.  Si  l'on  compte  que  le  corps  de 
Ney  (brigade  Pierre  Bnyer  et  divisions  Meunier  et  Curial)  qui  présentait  un 
efifectif  à  peu  près  égal  à  celui  de  la  division  Rebeval  et  qui  fut  comme  elle 
très  longtemps  et  très  vivement  ongagé,  eut  le  môme  nombre  d'hommes 
hors  de  combat,  si  l'on  compte  également  1600  tués  ou  blessés  pour  la  divi- 
sion Charpentier.  70  po.ir  chacune  des  autres  divisions  de  cavalerie  et  pour 
la  brigade  des  dragons  de  Sparre,  200  pour  l'artillerie  et  pour  la  première 
brigade  (Pelet),  de  la  vieille  garde,  laquelle  resta  en  réserve,  on  aura  un 
total  approximatif  de  5  400.  Larrey,  dans  son  Registre  de  correspondance 
k  la  date  du  9  mars  n'accuse  que  1000  à  1200  blessés  entrés  aux  ambu- 
lances. Il  dut  être  imparfaitement  renseigné,  et  d'ail'eurs.  nous  dit  Boyer  de 
Rwl-'Cvai,  nombre  de  blessés  furent  emportés  chez  des  paysans  qui  venaient 
les  ramasser  sous  le  feu  de  l'enuenii. 

4.  Ces  deux  derniers  furent  légèrement  atteints;  tous  les  antres  durent 
quitter  leur  commandement.  La  Ferrière  et  Rosier  furent  amputés  sur  1« 
champ  de  bataille.  Registre  de  J>4rrey  et  Journal  de  Boyer  de  Rebev&L 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  189 

A  lire  la  Correspondance  de  Napoléon  et  le  Moni- 
teur, la  bataille  de  Craonne  fut  une  victoire  presque 
iécisive,  où  les  Français  batMrenl  toute  l'armée  russe, 
Qrent  deux  mille  prisonnijrs,  prirent  des  canons  et 
infligèrent  des  pertes  énormes  à  l'ennemi,  tout  en 
n'ayant  eux-mêmes  que  sept  à  huit  cents  hommes  hors 
de  combat*.  La  plupart  des  historiens  français,  Thiers 
entre  autres,  nous  montrent  aussi  Napoléon  enlevant 
lavec  trente  mille  hommes  une  position  formidable 
jaux  cinquante  mille  soldats  de  Woronzoff",  de  Sacken 
let  de  Langeron.  Si  nous  écoutons  les  historiens  russes 
et  allemands,  tout  change.  La  bataille  n'est  plus  qu'une 
affaire  d'arrière-garde  oii  WoronzofT,  luttant  avec 
quinze  mille  hommes  seulement  contre  le  double  de 
Français,  n'abandonna  sa  position  que  sur  l'ordre 
exprès  de  Bliicher;  autrement,  jamais  Napoléon  ne 
se  fût  emparé  du  plateau.  La  journée  du  7  mars  1814 
est  des  plus  glorieuses  pour  les  armes  russes.  «  Ce 
combat  est  un  éclatant  triomphe  '.  » 

Ce  motd'éclatanl  triomphe,  uglanzendenTmimph»^ 
fait  sourire.  La  défense  tenace  d'un  défilé,  suivie  d'une 
belle  retraite,  peut  être  considérée  comme  très  hono- 
rable ;  mais  céder  une  position  formidable  à  un  adver- 
saire égal  en  nombre,  et  se  faire  ensuite  mener  bat- 
tant pendant  plus  de  trois  lieues;  cela,  cependant,  ne 
s'appelle  pas  triompher!  Les  défenseurs  de  Craonne; 
disent  encore  les  Russes,  n'étaient  aue  quinze  mille, 
et  les  assaillants  étaient  trente  mille.  Etrange  faconde 
compter  !  La  vérité,  c'est  que  Napoléon  engagea  vingt- 
deux  mille  quatre  cents  hommes  contre  les  vingt-deux 
mille  cinq  cents  soldats  de  Woronzoff  et  de  Sacken'. 

1.  Correspondance  de  NapoUon,  21454,  314S5,  31456.  Moniteur  ^*a  10  et 
12  mars. 

2.  Bojrdanowitsch,  L  329.  Cf.  3?3;  et  danse vitz,  410. 

3.  Wurouzo.i"  avait  S'^ns  ses  ordres  iinmeiliau  16300  fantJU>sins  et  2000  c»- 
r&.iers  (Rapport  de  WoroDSoif.  Cf.  Tableau  de  la  compowioa  de  l'armo* 


190  181 4. 

Ainsi  on  combattit  à  forces  égales,  et  non  point,  comme 
on  le  croit  en  France,  deux  Français  contre  trois 
Russes,  ni  comme  on  l'a  écrit  en  Russie,  un  Russe 
contre  deux  Français. 

Quand  Woronzoiï  reçut  l'ordre  do  battre  cl  retraite, 
il  n'avait  encore  cédé  que  peu  de  terrain.  Par  cela 
môme,  le  général  russe  se  crut  autorisé  à  dire  qu'il 
se  retirait  parce  que  ses  instructions  l'y  obligeaient  et 
non  point  parce  que  les  Français  l'y  contraignaient*. 
Or,  à  se  rappeler  les  différentes  péripéties  de  la  ba- 

du  Nord.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg,  n»  22854).  A  ces  18300  hommes,  il  con- 
vient d'ajouter  les  4  200  chevaux  du  corps  de  Sacken  qui,  ainsi  quon  l'a  vu, 
prirent  une  part  bien  nécessaire  à  l'action.  Total  :  22  500  Russes.  Pour  les 
9000  fantassins  de  Sacken  qui  restèrent  en  extrême  réserve,  il  n'j'  a  pas  à 
les  compter,  pas  plus  d'ailleurs  que  nous  ne  comptons  les  troupes  françaises 
qui  demeurèrent  loin  du  champ  de  bataille. 

Voici  maintenant  le  tableau  des  troupes  françaises  engagées  :  corps  de 
Nej' (divisions  Meunier  et  Cariai,  et  brigade  P.  Boyer)  :  4000  hommes;  corps 
de  Victor  (divisions  Boyer  de  Rebeval  et  Charpentier),  réduit  de  plus  d'un 
quart  par  suite  des  détachements  laissés  en  arrière,  des  fatigues  et  des  ma- 
ladies :  8 SOU;  cavalerie  de  la  garde  (y  compris  500  Polonais  de  Pacz)  :  4  6u0  ; 
la  brigade  de  dragons  de  Sparre  :  1000;  la  première  brigade  de  la  vieille 
garde:  3000;  artillerie  de  réserve  :  1000.  Total  :  22400  hommes. 

Rapport  de  Drouot  à  Napoléon,  Fismes,  5  mars;  Musée  des  Archives; 
Situations  et  notes  des  8  et  9  mars;  Ney  à  Berthier,  7  mars-  7  heures  du 
soir.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670;  Situation  de  la  cavalerie  au  2  mars  et  Jour- 
nal de  la  division  Bo3er  de  Rebeval.  Arch.  de  la  guerre.  —  Encore  comptons- 
nous  largement,  car  la  brigade  Pelet  (chasseurs  de  la  vieille  garde)  formant 
la  première  réserve  fut  à  peine  engagée.  Quant  k  la  1"  brigade  de  la  vieille 
garde  et  aux  trois  divisions  de  Mortier,  c'est  à  peine  si  elles  avaient  dépassé 
Hurtebise  quand  déjà  l'ennemi  était  refoulé  au  delà  de  Cerny.  Pour  la 
deuxième  brigade  de  dragons  de  Roussel,  elle  observait  la  route  de  Laon  en 
avant  de  Corbeny. 

1.  Selon  les  Russes,  leur  retraite  se  serait  changée,  comme  à  Kunersdorf, 
en  une  magnifique  victoire.  C'est  aisé  à  dire.  La  situation  était  loin  d'être 
la  même.  Quand  le  12  aoiit  1759,  vers  5  heures  du  soir,  Frédéric  envoya  à 
Berlin  des  courriers  annonçant  sa  victoire,  il  n'avait  même  plus  deux  batail- 
lons en  réserve,  toutes  ses  troupes  avaient  donné  et  étaient  exténuées  de 
fatigue.  S'il  avait  culbuté  l'aile  gauche  de  l'ennemi  et  fait  fléchir  son  centre, 
la  droite  des  Russes  était  intacte,  protégée  par  l'Oder  et  des  marais  infran- 
chissables. 

A  Craonne,  l'armée  française  n'avait,  il  est  vrai,  forcé  ni  la  gauche,  ni  le 
centre,  mais  elle  avait  fait  le  plus  difficile  en  s'établissant  sur  le  plateau 
face  à  l'ennemi.  Celui-ci  ne  pouvait  plus  trouver  de  position  avec  obstacles 
naturels.  Il  devait  accepter  la  bataille  en  terrain  plat.  De  plus,  nos  troupes 
qu'appuyait  une  puissante  réserve  n'étaient  point  fatiguées.  Ce  n'est  pas  le 
fait  de  troupes  épuisées  que  de  poursuivre  l'ennemi  pendant  quatre  lieuea 
et  de  ne  s'arrêter  de  combattre  qu'à  la  nuit. 


LA     BATAILLE     DE     CRAONNE.  ISi 

le,  il  n'est  pas  douteux  que  si  la  retraite  n'avait  pas 
proscrite,  elle  aurait  été  imposée.  Entre  deux 
:res  et  deux  heures  et  demie,  Woronzoiï,  iiésitant 
btempérer  aux  ordres  de  Sacken,  n'avai*  encore 
marqué  à  ses  troupes  aucun  mouvement  de  retraite, 
que  déjà  ;elles-ci  commençaient  à  fléchir.  L'attaque 
des  Français,  jusque-là  précipitée  et  décousue,  prenait 
de  l'ensemhle.  L'empereur  lançait  contre  Tennemi  dix 
mille  hommes  de  troupes  fraîches  et  le  mitraillait 
avec  soixante-douze  canons.  Les  fantassins  de  Ney, 
de  Boyer  de  Rebeval,  de  Charpentier,  les  cavaliers  de 
Nansouty,  de  Colbert,  de  La  Perrière,  ayant  franchi 
le  défilé  ou  escaladé  les  rampes,  se  déployaient  face 
aux  Russes.  La  vieille  garde  approchait,  prête  à  don- 
ner. Woronzoiï  disait  que,  puisqu'il  avait  déjà  tenu 
cinq  heures,  il  pourrait  bien  tenir  jusqu'à  la  nuit.  Wo- 
ronzoiïoubliait  qu'il  avait  résisté  avec  tout  son  monde 
contre  six  mille,  puis  contre  dix  mille  assaillants,  que 
dix  mille  hommes  de  renforts  étaient  arrivés  aux 
Français,  qu'ils  occupaient  le  plateau  et  qu'à  la  dé- 
fense d'une  position  presque  inaccessible  allait  suc- 
céder une  bataille  rangée  en  terrain  découvert.  Que 
la  résistance  des  Russes  eût  été  des  plus  tenaces  s'ils 
n'avaient  pas  reçu  l'ordre  do  se  retirer,  cela  est  cer- 
tain ;  que  leur  retraite  eût  été  retardée  de  deux  heures, 
cela  est  possible.  Mais  au  moment  où  l'armée  fran- 
çaise se  forma  en  ligne  sur  le  plateau,  elle  avait  vir- 
tuellement gagné  la  bataille. 


H 


LA   PREMIÈRE   JOURNÉE 
DE    LA    BATAILLE    DE    LAON 


A  la  fin  de  l'empire,  on  disait  souvent  :  lîienteur 
comme  un  bulletin  de  bataille.  On  n'aurait  pas  accusé 
la  vanité  de  Napoléon  si  l'on  avait  pu  pénétrer  sa 
pensée.  Après  les  glorieuses  journées  de  Montmirail 
et  de  "Vauchamps,  il  écrivait  au  duc  de  Rovigo  :  «  Il 
faut,  en  vérité,  que  vous  ayez  perdu  la  tête  à  Paris 
pour  dire  que  nous  étions  un  contre  trois,  lorsque, 
moi,  je  dis  partout  que  j'ai  trois  cent  mille  hommes, 
lorsque  l'ennemi  le  croit  et  qu'il  faut  le  dire  jus- 
qu'à satiété.  Voilà  comme,  à  coups  de  plume,  vous 
détruisez  tout  le  bien  qui  résulte  de  la  victoire.  Vous 
devriez  savoir  qu'il  n'est  pas  question  ici  d'une  vaine 
gloriole  etqu'un  des  premiers  principes  de  la  guerre  est 
d'exagérer  ses  forces.  Mais  comment  faire  comprendre 
cela  à  des  poètes  qui  ne  cherchent  qu'à  me  flatter  et  à 
flatter  l'amour-propre  national  '  ?  »  Aussi,  quand  le  len- 
demain de  la  bataille  de  Craonne,  Napoléon  ordonnait 
de  faire  imprimer  et  afficher  partout  qu'il  avait  battu 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21  316  (château  de  Surville,  19  février).  —  Le 
24  février,  l'empereur  écrivait  aussi  au  roi  Joseph  [Correspondance,  21360)  : 
«  Il  y  a  peu  de  jours,  les  alliés  croyaient  que  je  u'avaib  pas  d'armée;  aujour- 
d'hui il  n'est  rien  où  tt^ur  iinaginatioa  s'arréie.  Trois  ou  quatre  ceut  mille 
hommes  ne  leur  sufdseut  pas.  Ils  disent  que  l'armée  française  est  meilleure 
que  jamais...  Il  est  aécessaiie  que  les  journaux  de  Paris  soient  dans  le  sens 
de  leurs  craintes.  Les  journaux  ne  sont  pas  l'histoire,  pas  plus  que  les  bil- 
letius  ne  «ont  l'histoire...  « 


PREMIÈRE   JOURNÉE   DE    LÀ    BATAILLE    DE    LAON.    193 

•<  ce  qui  restait  de  l'arméo  russe'  »,  ce  n'était  pas  pour 
s'enorgueillir;  c'était  pour  relever  l'opinion,  c'était 
pour  imposer  à  Schwarzenberg,  qui  se  trouvait  sans 
communications  avec  Bliicher.  Mais  Napoléon  ne  s'a- 
busait pas.  Son  coup  d'œil  militaire  lui  avait  montré 
qu'une  seule  fraction  do  l'armée  coalisée  avait  com- 
battu à  Craonne.  Il  était  donc  porté  à  croire,  et  il  crut 
en  effet,  que  la  tenace  défense  de  cette  position  dissi- 
mulait ou  une  retraite  de  Bliicher  sur  Avesnes  ou  un 
nouveau  mouvement  du  feld-maréchal  vers  Paris  par 
Laon,  La  Fère  et  la  rive  droite  de  l'Oise*.  Déjà  l'aban- 
don sans  combat  de  la  ligne  de  l'Aisne  avait  fait 
penser  à  l'empereur  que  Bliicher  cherchait  à  se  dé- 
rober *.  Dans  ces  deux  h}^othèses  :  la  retraite  vers  le 
nord  et  le  mouvement  sur  Paris,  Laon  indiqué  aux 
différents  corps  d'armée  comme  point  de  concentra- 
tion plutôt  que  comme  position  de  défense  ne  serait 
vraisemblablement  occupé  que  par  une  arrière-garde. 
On  pourrait  s'emparer  de  la  ville  peut-être  par  un  hur- 
rah,  en  tout  cas  par  un  assaut  ^. 

1.  Corretpondance,  21455.    Cf.  21454.  21456,  ei  Moniteur  du  12  mars. 

2.  ■  Napoléon  devait  inférer  du  petit  nombre  des  troupes  engagées  à  CraonnA 
que  l'ennemi  était  engagé  dans  un  mouvement  décousu.  >  Koch,  I,  403.  Vau- 
dincourt  (II,  61)  dit  aussi  :  «  Il  se  présentait  trois  partis  à  BlQcher  :  1*  ma- 
nœuvrer sur  la  ligne  d'opérations  du  nord  ;  2*  prodter  de  la  position  de  La 
Kère  pour  s'approcher  de  Paris  dans  La  direction  de  l'Oise  ;  3*  combattre  à 
Laon.  Il  ne  parait  pas  que  Napoléon  ait  admis  cette  troisième  hypothèse.  » 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  21453,  et  Registre  de  Berthier  (à  Macdo- 
oald,  6  mars  ;  à  Ney,  7  mars).  Arcb.  de  la  guerre. 

4.  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,  21457,  et  les  lettres  bien  significatives 
de  Berthier  à  Marmont,  Chavignon,  9  mars,  7  heures  du  matin  et  midi.  Re- 
gistre de  Berthier.  Arch.  de  la  guerre. 

Marmont  n'a  nullement  tenu  compte  dans  ses  Mémoire*  des  considérations 
qui  engagèrent  l'empereur  à  se  porter  sur  Laon.  Il  juge  le  mouvement  par 
•es  seuls  résultats  et  dit  (VI,  208-210)  :  .  ...  Une  pareille  opération  est  dif. 
ficile  à  comprendre.  Elle  peut  être  l'objet  de  la  critique  la  plus  fondée... 
Attaquer  Blûcher  dans  ces  conditions  était  folie...  Napoléon  était  entrain* 
par  une  passion  aveugle  et  s'abandoowait  à  des  mouvements  irréfléchis.  ■ 
—  On  sait  de  reste  que,  selon  le  duc  de  Raguse,  les  belles  manœuvres  dé 
la  campagne  de  France  sont  dues  à  Marmont  et  les  faux  mouvements,  let 
retards,  les  desastres  sont  imputables  à  JiiApoléon.  Napoléon  ne  faisait  plua 
que  des  aottlses. 

13 


194  1814. 

L'empereur  n'espérait  plus,  comme  huit  jours  au- 
paravant, «  exterminer  l'armée  de  Silésie  ».  Les  perles 
énormes  qu'avait  coûtées  aux  Français  la  journée  de 
Craonne,  oii  ils  avaient  combattu  seulement  contre 
une  partie  des  troupes  alliées,  témoignaient  trop  que 
l'on  u'aurait  pas  si  bon  marché  de  l'armée  entière, 
reposée  et  renforcée.  Si  l'empereur  réussissait  k 
s'emparer  de  Laon,  à  infliger  une  nouvelle  défaite 
à  Tarrière-garde  ennemie  et  à  rejeter  Blûcher  sur 
ses  lignes  de  communications,  ce  serait  déjà  un 
résultat  satisfaisant,  car  on  aurait  dégagé  Paris, 
mis  les  Prussiens  en  retraite,  terrorisé  les  Coalisés. 
Napoléon,  alors,  manœuvrerait  de  façon  à  rallier  à  lui 
les  garnisons  des  places  du  nord-est  pour  se  rabattre 
sur  le  tlanc  droit  de  la  grande  armée,  tandis  qu'Auge- 
reau  l'attaquerait  sur  le  flanc  gauche  par  Bourg  et 
Vesoul*. 

Deux  routes  s'ofi'raient  à  l'empereur  pour  se  porter 
sur  Laon  :  la  route  de  Soissons  qui  passe  à  Chavi- 
gnon  et  débouche  au  sud-ouest  de  Laon;  la  route  de 
Reims  qui  passe  à  Corbény  et  débouche  au  nord-est. 
Le  soir  de  la  bataille  de  Craonne,  l'empereur  se  trou- 
vait engagé  sur  la  première  route  avec  la  plus  grande 
partie  de  son  armée;  le  corps  de  Alarment  se  trouvait 
sur  la  seconde.  Rappeler  ce  corps  et  suivre  avec  toutes 
ses  forces  la  route  de  Soissons,  c'était  laisser  l'ar- 
rièrc-garde  russe  libre  de  se  retirer  sans  combat  vers 
Avesnes.  L'empereur  se  décida  à  défiler  en  deux  co- 


1,  Cf.  Correspondance   de    Napoléon.  21448,  21449,    21450,    21452.   21457, 
21458.  Registre  de  Berihier  (à  Macdonald,  6  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

Dès  le  1"  mars  le  ministre  de  la  guerre,  suivant  les  instructions  de  l'em- 
pereur, avait  envoyé  par  duplicata  et  triplicata  aux  généraux  Maison  (entra 
Lille  et  Bruxelles),  Morand  (h  Mayence),  Broussier  {à  Strasbourg),  Durutte 
(à  Metz),  Janssens  (à  Mèzières),  Merle  (à  Maestricht),  etc.,  et  jusqu'à  Davoust 
(à  Hambourg)  et  à  Lemarois  (k  Magdebourg)  l'ordre  de  distraire  des  troupe» 
des  garnisons  pour  tomber  sur  les  derrières  do  reonemi.  Correspondance 
CUrke,  du  1"  au  15  mcirs.  Arch.  de  la  guerra. 


PREMIÈRE   JOURNÉK   DE    LA  BATAILLE   DE   LAON.    195 

oimes  par  les  deux  routes.  La  manœuvre  était  pé- 
rilleuse, car  elle  manquait  à  ce  principe  do  stratégie 
que  Ton  ne  doit  pas  tenter  une  concentration  sur  un 
inl  où  Ton  peut  être  devancé  par  l'ennemi.  Mais 
marche  en  deux  colonnes  avait  l'avantage  d'être 
us  commode  et  plus  rapide.  D'ailleurs  Napoléon 
ne  croyait  pas  que  Bliicher  l'attendît  en  forces  à 
Laon. 

Les  ordres  furent  donnés  le  8  mars  dans  la  matinée. 
Marmont  encore  à  Berry-au-Bac,  où  il  était  arrivé  de 
Boissons  par  Braisne,  dans  la  matinée  du  7,  eut  le 
commandement  de  la  colonne  de  droite,  composée 
du  6''  corps,  du  1"  corps  de  cavalerie  et  de  la  divi- 
sion Arriglîi',  et  présentant  un  effectif  de  neuf  mille 
cinq  cents  hommes  à  peu  près*.  Les  dragons  de 
Roussel  et  toute  la  garde,  qu'avait  ralliée  Mortier 
avec  ses  trois  divisions,  formèrent  la  colonne  de 
gauche  commandée  par  l'empereur.  Ces  troupes  s'é- 
levaient à  vingt-sept  mille  hommes  environ'.  La 
cavalerie  de  Colbert  qui  marchait  en  tête  chassa  l'ar- 
rière-garde  ennemie  jusqu'à  Etouvelles,  dont  le  défilé 
était  occupé  par  Czernischeff  avec  quatre  régiments 
d'infanterie  et  une  batterie  de  douze  pièces.  Une  pre- 
mière volée  de  mitraille  arrêta  les  éclaireurs  et  les  che- 


1.  Registre  de  Bcrtbier  (à  Marraont,  8  mars,  Braye,  10  heures  et  II  heures 
du  matin).  Arch.  de  la  guerre.  Marraont  k  Berthier,  Berry-au-Bac,  8  mars, 
7  heures  du  soir.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

2.  D'après  la  situation  du  6*  corps  d'armée,  du  28  février  les  troupes  da 
Marmont  se  montaient  à  6088  hommes,  plus  541  artilleurs.  Il  perdit  un  mil- 
lier d'hommes  dans  les  combats  des  1",  2  et  5  mars.  Reste  5500  hommes, 
plus  la  division  Arrighi  complétée  à  4000  fusils,  depuis  son  départ  de  Paris 
{Mémoiret  de  Marmont,  VI,  208,  et  Situation  de  la  division  au  19  février. 
Arch.  de  la  guerre),  soit  9  500  hommes  environ. 

3.  Défalquer  des  23400  combattants  de  Craonne  les  5500  tués  et  blessés, 
ajontet  la  2*  brigade  de  la  division  Priant:  3400  hommes;  la  2»  brigado 
des  dragons  de  Roussel:  1000  hommes;  et  le  corps  Mortier  (infanterie  da 
Christiaiii  et  de  Porret  du  Morvan  et  cavalerie  de  Buulnoir)  qui,  de  plus  de 
8000  hommes  le  !•'  mars,  avait  été  réduit  par  les  combat»  et  I««  marches  for< 
c^«s  k  moins  de  «OCO. 


196  1814. 

vau-légers  français  Engagés  sur  une  étroite  chaussée, 
que  bordaient  à  droite  et  à  gauche  des  terrains  maré- 
cageux où  il  était  impossible  de  prendre  pied,  ils  se 
retirèrent,  laissant  la  place  à  la  première  division  de 
Ney.  Mais  le  défilé  était  également  redoutable  pour 
î*:':'?interie.  Ney  se  replia  à  Urcel,  attendant  de  nou- 
veaux ordres'.  Selon  sa  coutume,  l'empereur  con- 
sulta les  gens  du  pays.  L'un  d'eux  indiqua  un  chemin 
qui  aboutissait  sur  la  droite  et  au  milieu  du  défilé. 
Gourgaud,  alors  chef  d'escadrons  et  officier  d'ordon- 
nance de  l'empereur,  fut  chargé  de  tourner  la  position 
avec  deux  bataillons  de  la  vieille  garde  et  trois  cents 
cavaliers,  tandis  que  l'infanterie  de  Ney  l'aborderait 
de  front.  Dès  qu'on  serait  maître  du  défilé,  les  dragons 
de  Roussel  et  tcjs  les  chevaux  de  la  garde  débouche- 
raient au  grand  trot  sur  Laon  pour  y  tenter  un  hurrah*. 
L'attaque  fixée  à  une  heure  du  malin  réussit  le  mieux 
du  monde.  Les  Russes,  leurs  grand'gardes  surprises 
et  égorgées,  furent  éveillés  et  réendormis  à  coups  de 
baïonnettes.  Un  régiment  seul  eut  le  temps  de  se 
former  et  parvint  à  se  retirer  sur  Laon.  Soit  que  les 
nombreux  escadrons  do  Relliard  se  fussent  concen- 
trés trop  tard,  soit  qu'un  encombrement  se  pro- 
duisît sur  celte  route  étroite,  la  cavalerie  ne  put  com- 
mencer son  mouvement  à  la  poursuite  des  Russes 
que  vers  cinq  heures.  Elle  arriva  avant  le  jour 
devant  Laon,  mais  l'ennemi  était  sur  ses  gardes. 
Les   dragons  furent  reçus  au  bas  de  la  montagne 

1.  Ney  à  Berthier,  Urcel,  8  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670.  Cf.  Jounal  de 
Majewsky,  cité  parBogdanowitsch.  I,  333.  — Selon  Bogdanowitsch(i6id.),la  re- 
ti'aite  de  rarniee  russe  s'opéra  diffîcileiaeat  dans  la  niiit  du  7  au  8  mars,  et 
si  les  Français  avaient  alurs  cuutinué  la  poursuite  ils  lui  auraient  fait  g^and 
niai.  Mais  les  troupes  françaises  avaient  coml>attu  tout  le  jour  et  fait  les 
unes  6  lieues,  les  autres  7  et  8  lieues.  Hommes  et  bétes  avaient  besoin  d'une 
nuit  de  repos. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21457;  Registre  de  Berthier  (ordres  du 
8  mars,  10  heures  du  soir)  ;  Ordre  de  Ney,  Chivy,  sans  date  (8  mar«).  claasé 
par  erreur  au  9  mars.  Arch.  de  la  guerre. 


PREMIÈBE    JOURNÉE    DE    LA  BATAILLE    DE    LAON.     197 

jiar  une  salve  de  douze  canons  chargés  à  mitraille. 
Ils  se  replièrent  hors  de  portée  de  rartillerie  '. 

Laon  n'était  pas  à  la  merci  d'un  hurrah.  Fatigué 
de  toujours  reculer,  Bliicher  avait  pris  ses  disposi- 
tions pour  5'y  défendre.  Quoi  qu'en  dît  WoronzofT, 
à  qui  son  Intrépide  résistance  avait  fait  illusion,  le 
feld-maréchal  considérait  avec  raison  la  journée  de 
Craonne  comme  un  échec.  Il  voulait  prendre  une 
revanche  à  Laon  dont  la  position,  formidable  par 
elle-même,  se  prêtait  en  outre  au  déploiement  de 
l'immense  armée  qu'il  commandait.  D'une  altitude 
de  cent  mètres  au-dessus  de  la  rivière  d'Ardon,  qui 
coule  à  ses  pieds,  la  montagne  do  Laon  s'élève  au 
milieu  d'une  grande  plaine,  boisée  et  légèrement  on- 
dulée de  l'est  à  l'ouest,  absolument  plate  et  décou- 
verte au  nord  où  les  vastes  champs  de  blé  s'étendent 
à  perte  de  vue.  De  loin,  la  montagne  d'un  aspect 
plus  imposant  que  pittoresque  se  profile  sur  l'ho- 
rizon comme  une  immense  redoute,  plane  à  son  som- 
met el  inclinant  ses  peutes  à  45  degrés.  Mais  ce 
massif  affecte  en  réalité  la  forme  la  plus  irrégu- 
lière. En  plan,  les  crêtes  extrêmes  donnent  la  ligure 
d'un  cheval  auquel  manqueraient  la  tête  et  les 
jambes  de  derrière.  Il  résulte  de  cette  configuration 
que  la  montagne  présente  sur  plusieurs  points  une 
suite  de  bastious  naturels  qui  flanquent  leurs  feux. 
La  cuve  Saint-Vincent,  par  exemple,  est  un  enton- 
noir à  boulets  où  les  assaillants  seraient  atteints 
de  front  et  sur  leurs  deux  flancs.  Partout  se  creu- 
sent des  ravins  à  pic.  Les  pentes  accessibles  ne 
laissent  pas  d'être  fort  roides  et  sont  plantées  de 
petits  bois,  de  vignes,  de  jardins,  dont  les  murs 
de   clôture    ajoutent   à   la   difficulté   de   l'escalade. 

i>  Joamal  de  la  division  RonsseU  Registre  de  Berthisr  (à  Marmont,  9  mars  i 
7  heares  du  matin).  Jouroal  du  colonel  Maiewskjr. 


198  1814. 

Cinq  routes*  qui  aboutissent  au  pied  de  la  monta- 
gne s'y  subdivisent  pour  monter  à  la  ville  en  une 
douzaine  de  sentiers  étroits  et  escarpés.  Mais  avant 
de  s'y  engager,  il  faut  avoir  emporté  les  faubourgs 
d'où  ils  parlent  et  qui  forment  pour  ainsi  dire  des 
omTages  avancés  à  la  place  :  Semilly  et  Ardon  au 
sud,  Vaux,  Saint-Marcel  et  La  Neuville  au  nord.  En 
1814,  à  la  vérité,  les  remparts  de  la  vieille  capitale  de 
Louis  d'Outremer  se  trouvaient  dans  le  plus  mau- 
vais état.  L'enceinte  continue,  qui  suivait  les  crêtes 
de  la  montagne,  avait  partout  des  brèches,  et  ce 
qui  restait  des  murailles  n'eût  point  résisté  à  quel- 
ques coups  de  pic*.  La  ville  n'était  donc  pas  précisé- 
ment une  place  forte,  mais  la  montagne  constituait 
une  formidable  position  de  bataille,  un  point  d'appui 
sans  pareil  pour  une  armée  '. 

Biilow,  chargé  avec  ses  dix-sept  mille  hommes  de 
la  défense  du  plateau,  de  ses  abords  et  de  ses  débou- 
chés, fractionna  son  infanterie  en  bataillons,  et  même 
en  compagnies,  et  les  établit  sur  tous  les  points  des 
versants  sud  et  ouest  qui  présentaient  quelque  retran- 
chement naturel.  Reliés  entre  eux  par  des  chaînes 
de  tirailleurs,  ces  postes  pouvaient  mutuellement  se 
prêter  aide  et  généralement  croiser  leurs  feux.  Une 
forte  réserve  occupait  la  ville,  et  deux  détachements, 
chacun  do  deux  bataillons,  gardaient  les  faubourgs 
d'Ardon  et  de  Semilly.  Une  partie  de  la  cavalerie 
éclairait  les  routes  principales  ;  l'autre  était  massée 


1.  Les  routes  de  La  Fèro,  d'AveSnes,  de  Reims  et  de  Soissona  et  le  ch»    ' 
min  de  Bruyères.    ■ 

2.  Rapport  de  l'adjudant-commandant  Bouchard  à  Clarke,  14  février,  i 
Arch.  de  la  guerre.  —  Bouchard,  qui  commandait  à  Laon,  l'évacua  le  11  fé-  \ 
Trier.  Il  n'a\ait  que  4  canoas  et  500  hommes  dont  300  gardes  nationaux  j 
armés  de  mauvais  fusils.  On  ne  pouvait  songer  avec  ces  faibles  troupes  à 
tenir  dans  celte  place  qui  avait  tant  d'approches  à  défendre  et  dont  let  s 
remparts  présentaient  un  développement  de  plus  de  cinq  kilomètres.  ; 

3.  Clausewitz,  Ber  Feldsug  von  1814,  441.  il 


PREMIÈRE   JOURNÉE    DK    LA    BAIAILLE    DE    LAON.    199 

on  réserve  au  nord  de  la  montagne,  devant  le  fau- 
bourf^  de  Vaux.  Cinquante  canons  en  batterie  sur  les 
1  omparts  et  à  mi-côte  commandaient  les  débouchés 
d'Ardon  et  de  Semilly'. 

A  l'ouest  de  Laon,  centre  de  la  lig-ne  de  bataille, 
le  corps  de  Winzingerode  formait  l'aile  droite  :  l'in- 
lanterie  ployée  en  colonnes  de  régiment,  le  front  à 
Clacy;  l'artillerie  devant  l'infanterie;  la  cavalerie  en 
;.roisième  ligne,  sa  gauche  appuyée  à  la  ferme  d'Avin, 
Ba  droite  vers  Molinchart.  A  l'est,  les  corps  de  Kleist 
jt  d'York  formaient  l'aile  gauche  ;  leurs  troupes,  pla- 
cées un  peu  obliquement  par  rapport  au  front  de  ba- 
taille, regardaient  le  chemin  d'Alhies  et  la  route  de 
Reims.  L'infanterie  d'York,  sa  gauche  abritée  der- 
rière le  monticule  de  la  ferme  des  Manoises,  se  dé- 
ployait face  à  Athies  oii  il  y  avait  un  poste  avancé  de 
deux  bataillons.  L'infanterie  do  Kleist  tenait  la  droite, 
à  cheval  sur  la  roule  de  Reims.  L'artillerie  était  éta- 
blie en  avant  de  la  ferme  des  Manoises,  sur  la  butte 
du  Chauffour,  avec  une  batterie  détachée  à  droite  de 
ia  route.  La  cavalerie  de  ces  deux  corps  d'armée  était 
massée  à  gauche  et  un  peu  en  arrière  do  l'infanterie. 
Deux  régiments  de  hussards  barraient  la  route  de 
Reims,  à  quatre  kilomètres  du  front  des  troupes, 
entre  la  forêt  de  Lavergny  et  le  village  d'Èppes,  et 
à  quatre  kilomètres  de  cet  endroit,  cinq  escadrons  du 
colonel  Bliicher,  le  fils  du  vieux  maréchal,  occupaient 
Festicux  en  grand'garde.  Les  Russes  de  Sacken  et  de 
Langeron, qu'allaient  seulement  rejoindre  à  dixhéures 
du  matin,  par  Coucy  et  La  Fère,  les  troupes  de  la  gar- 
nison de  Soissons,  étaient  en  réserve  au  nord  de  la 
ville,  entre  les  faubourgs  de  Vaux  et  de  La  Neuville". 

1.  Ordres  de  Blflcher,  Laon,  8  mars,  cit.  par  Plotho,  III,  292.  Ct.  Wagner, 
III,  79-83. 
i.  Ordres  de  Blùcher  et  d'York,  Laon.S  mars,  cités  par  Plotho,  III.  292- 


200  1814. 

Non  seulement  cette  réserve  se  trouvait  complëte- 
ment  dérobée  par  la  montagne  aux  vues  des  assail- 
lants, mais  la  montagne  cachait  de  même  l'aile  gauche 
de  l'ennemi  au  corps  français  qui  allait  déboucher 
de  la  route  de  Soissons  et  son  aile  droitt  au  corps 
français  qui  allait  déboucher  de  la  route  de  Reims. 
L'ensemble  des  forces  de  Bliicher  s'élevait  à  quatre- 
vingt-quatre  mille  hommes  '. 

D'après  les  traditions  locales,  on  croyait  à  Laon  à  la 
continuation  de  la  retraite  de  l'ennemi.  Quoi  qu'ils 
fussent  sans  nouvelles  bien  précises  de  la  bataille  li- 
vrée le  7  mars,  les  habitants  en  voyant  les  masses 
russes  et  prussiennes  refluer  dans  la  plaine  jugeaient 
que  les  Alliés  n'avaient  pas  été  victorieux.  L'armée 
de  Blûcher,  à  la  vérité,  paraissait  innombrable,  mais 


293  ;  MQffling,  Aiu  meinem  Leben.  135  ;  Journal  de  Langeron.  Arch.  de  Saint- 
Pétersbourg.  Cf.  Wagner,  III,  79-83,  et  Bogdanowitsch,   I,  338-339. 

1.  Les  historieDS  allemands  et  russes  disent  97  000,  110  000  et  même 
120000  hommes,  (il  est  vrai  qu'ils  donnent  60000  hommes  à  Napoléon  qui  en 
avait  à  peine  35000,  y  compris  les  corps  de  M.irmont  et  de  Mortier  I)  Mais 
les  effectifs  qu'indiquent  ces  historiens  aux  jours  de  bataille  sont  générale- 
ment inexacts,  car  pour  les  établir  ils  se  reportent  à  des  rapports  antérieurs 
d'une  semaine,  d'un  mois,  parfois  de  deux  mois,  et  ils  ne  tiennent  aucun 
compte  ni  des  troupes  laissées  en  arrière  devant  les  places,  ni  des  déchets 
causés  par  les  maladies,  le  feu,  les  marches,  etc.  Dans  leur  dénombrement 
des  troupes  massées  sous  Laon  le  9  mars,  ils  ne  défalquent  pas  du  corps  de 
Win»ingerode  les  pertes  de  Craonne  ;  des  corps  Sacken,  York,  Kleist,  les  pertes 
des  combats  sur  l'Ourcq.  Ils  portent  le  corps  de  Langeron  à  24000  hommes 
alors  que  dans  le  Journal  de  ce  général  (Arch.  topographiques  de  Saint- 
Pétersbourg),  il  est  dit  qu'il  n'avait  avec  lui  que  la  cavalerie  de  Korff  et  de 
Pahlen,  1800  hommes  du  9»  corps  d'infanterie,  le  10*  corps  (moins  2  régi- 
ments) et  2  régiments  du  8*  corps,  soit  en  tout  13500  hommes,  d'après  le 
tableau  de  l'armée  de  Silésie.  Arctt.  de  Saint-Pétersbourg,  u*  22860. 

Le  calcul  des  troupes  alliées  lous  Laon  est  cependant  des  plus  simples.  Bltt- 
cher  avait,  le  24  février,  au  commencement  de  sa  deuxième  marche  sur  Paria, 
48000  hommes.  II  reçut  comme  renforts  les  26900  hommes  de  Winslnge- 
rode,  les  16900  hommes  de  Billov,  1000  hommes  qu'amena  Langeron  en  re- 
joignant son  corps  d'armée,  et  un  détachement  de20C0  hommes  commandés 
par  Lowenthal.  'Total  :  93800  hommes,  dont  il  faut  défalquer  :  1*  3000  hommes 
environ  tués,  blessés  et  disparus  dans  les  combats  de  Yindé,  Meaux,  Lizy, 
Gué-à-Tresmes,  Neuilly,  etc.  ;  2*  1  000  hommes  pris  ou  tués  à  Reims,  Braisne, 
Berry-au-Bac,  Craonnelle,  les  5  et  6  mars  ;  3°  1 000  hommes  tués  ou  blessés  à 
Soissons,  le  S  mars;  4*  5000  tués  ou  blessés  à  Craonne.  En  tout  :  lOOUO.  11 
restait  denc  à  BlûcV.ir  environ  84000  combatunts. 


PREMIÈRE    JOURÎtÉE    DE   LA  BATAILLE    DE    f.AOS.    Ml 

on  entendait  les  soldats  prononcer  le  nom  redouté  de 
Xapouléounn  et  des  officiers  dire  que  Laon  serait  leur 
Leipzig.  £nfin,  comme  la  majeure  partie  des  troupes 
et  tous  les  bagages  étaient  échelonnés  au  bas  de  la 
montagne,  aux  abords  de  la  routo  d'Avesnes,  jn  infé- 
rait de  celte  disposition  que  Biiicher  se  préparait  à  une 
retraite.  La  terreur  régnait,  car  on  venait  de  proclamer 
l'état  de  siège  et  l'on  s'attendait  à  un  bombardement. 
Cependant  on  gardait  l'espoir,  tant  le  génie  de  Na- 
poléon inspirait  encore  de  confiance*.  Sans  doute, 
les  Français  s'abusaient  sur  les  desseins  du  feld-maré- 
chal.  Biiicher  toutefois,  si  résolu  qu'il  fût  de  tenir  à 
outrance  dans  Laon,  ne  laissait  pas  de  prévoir  l'éven- 
tualité d'une  retraite.  Des  Cosaques  avaient  capturé 
près  de  Craonne  un  Hanovrien  nommé  Palm,  attaché 
comme  secrétaire  à  l'état-major  de  l'empereur.  Amené 
au  quartier  général  de  Biiicher,  cet  homme  dit  que 
Napoléon  s'avançait  sur  Laon  à  la  tête  de  soixante 
ou  soixante-dix  mille  hommes,  et  qu'il  était  suivi  par 
deux  de  ses  maréchaux  avec  plus  de  vingt  mille  sol- 
dats. Miiffling  croyait  peu  à  ce  rapport,  mais  le  chef 
d'état-major  Gneisenau,  toujours  enclin  à  s'exagérer 
les  forces  de  Napoléon,  en  prit  une  certaine  inquié- 
tude qui  gagna  le  vieux  maréchal  *.  On  conçoit  de 
reste  que  la  perspective  de  voir  Napoléon  se  pré- 
senter devant  Laon  avec  quatre-vingt-dix  mille  baïon- 
Dettes  dût  troubler  Biiicher. 
La  neige  n'avait  pas  cessé  de  tomber  pendant  la 

^  I.  Fleary,  Le  département  de  rAisne  en  18U,  333.335.  —  Tttot  petit  enfaiit. 
/»i  et*  b^rcé  par  ces  souvenirs.  Magrand'mère  qui  Técut  et  moarut  à  Brojère* 
m'a  soavent  conté,  avec  les  forfaits  des  Cosaques  et  des  Prussiens  et  les  alarmes 
et  les  r^Tolies  des  paysans,  l'enthousiasme  et  les  espérances  de  victoire  qae 
provoqua  la  nouvelle  de  l'approche  de  Napoléon.  J'ai  vu  reinf)ereur  le  matin 
de  la  bataille,  disait-elle  avec  fierté.  On  trouvera  des  réminiscences  de  ces 
récits  dans  de  belles  pages  des  Confessions  d'Arsène  Houssaye,  1.  71,  134-139. 
2.  HûfBiog,  Aus  meinem  Leken,  13i.  Cf.  Mémoires  de  LangeroB.  Arch. 
4a«  Affaires  étrangères,  fonds  Russie.  2S. 


202  181 4. 

nuit,  comme  pour  préparer  un  linceul  aux  soldats. 
A  six  heures  elle  s'arrêta;  mais  avec  le  jour  s'éleva 
un  de  ces  épais  brouillards  qui  ne  sont  point  rares 
dans  cette  vallée  de  Laon,  boisée,  coupée  de  petits 
cours  d'eau  et  par  endroits  marécageuse.  Tandis  que 
Belliard  faisait  occuper  Leuilly  à  la  droite  et  jetait  à 
gauche,  vers  Clacy,  un  poste  de  cavalerie,  le  corps  de 
Ney  déboucha  de  la  route  de  Soissons,  bientôt  suivi 
par  celui  de  Mortier.  Les  troupes  se  déployèrent  aus- 
sitôt face  à  la  ville,  des  deux  côtés  de  la  route,  l'infan- 
terie de  Mortier  appuyant  sa  droite  au  village  de 
Leuilly,  l'infanterie  de  Ney  appuyant  sa  gauche  à  un 
mamelon  qui  s'élève  en  avant  do  Clacy.  Pendant  le 
déploiement,  les  deux  maréchaux,  voulant  profiter  du 
brouillard  pour  surprendre  l'ennemi  lancèrent  sur 
Ardon  la  division  Porret  du  Morvan  et  sur  Semilly 
la  brigade  Pierre  Boyer.  Boyer  aborda  le  faubourg 
à  la  baïonnette,  subissant  une  première  décharge 
presque  à  bout  portant.  Les  Prussiens  furent  refoulés 
sur  les  rampes  inférieures  do  la  montagne.  Clau- 
sewitz  demanda  du  renfort  et  fit  une  contre-attaque 
qui  réussit.  Débusqués  de  Semilly,  les  Français  se 
reformèrent  sous  le  feu,  marchèrent  de  nouveau  à 
l'assaut  et  enlevèrent  encore  la  position,  sans  pou- 
voir cependant  s'y  maintenir  plus  longtemps  que  la 
première  fois.  Jusqu'à  onze  heures,  Semilly  fut  tour  à 
tour  pris  et  repris.  A  Ardon,  Porret  de  Morvan  ob- 
tint un  succès  plus  marqué.  Sa  division  repoussa  les 
Prussiens  au  pied  de  la  montagne,  distante  du  fau- 
bourg de  plus  de  mille  mètres.  Grâce  au  brouillard, 
une  compagnie  de  jeune  garde  gravit  en  file  indienne 
le  sentier  escarpé  du  Bousson  et  atteignit  fa  crête  du 
plateau,  près  de  l'ancienne  abbaye  de  Saint-Vincent. 
A  cette  altitude,  le  brouillard  était  presque  nul.  Si- 
gnalés par  les  coups  de  feu  des  sentinelles  et  fusillés 


PREMIÈRE    JOURNÉE    DE    LA    BATAILLE    DE   LAON.     203 

bientôt  par  tout  un  bataillon  prussien,  ces  aventureux 
soldats  redescendirent  le  sentier  plus  vite  assurément 
qu'ils  ne  l'avaient  monté.  La  division  Porret  de  Mor- 
van  se  replia  dans  Ardon  où  elle  se  maintint*. 

L'empereur  cependant,  abusé  par  ses  présomp- 
tions, croyait  la  ville  au  pouvoir  de  l'avant-garde  fran- 
çaise '.  Le  jour  do  Craonne,  Napoléon  devançant  ses 
troupes  sur  le  terrain  inspectait  les  positions  enne- 
mies dès  huit  heures.  Le  jour  de  Laon,  il  était  encore 
à  midi  à  Chavignon,  éloigné  de  neuf  kilomètres  du 
champ  de  bataille.  Ce  fut  seulement  à  cette  heure-là, 
qu'instruit  de  la  résistance  que  rencontraient  ses  deux 
maréchaux,  l'empereur  se  porta  en  avant  avec  le 
reste  de  ses  troupes'. 


1.  Bogdanovitsch,  I,  341;  Wagner,  III,  86,  88;  Fleury,  355-356. 

2.  Berihier  à  MarmoDt,  Chavig-non,  9  mars,  7  heures  du  matin  :  «  L'empe- 
rear  a  fait  cette  nuit  culbuter  l'ennemi  à  Chivy.  Nous  croyons  que  dans  ce 
moment  notre  avant-garde  est  à  Laon.  Si  d'après  la  situation  des  choses  sur 
la  route  que  tous  tenea  et  d'après  les  renseignements  que  vous  vous  seres 
procurés,  vous  ne  juge*  pas  vos  forces  utiles  sur  Laon,  l'empereur  désire  que 
TOUS  vous  arrêtiei  à  l'endroit  où  vous  recevres  cette  lettre,  l'intention  de 
Sa  Majesté  étant  de  vous  envoyer  l'ordre  de  vous  porter  rapide-nent  sur 
Reims,  du  moment  qu'elle  sera  assurée  que  nous  sommes  entrés  à  Laon.  » 

Berthier  à  Marraont,  Chavignon,  9  mars  (de  11  heures  à  midi)  :  ■  Je  vous 
ai  écrit  ce  matin  pour  vous  faire  connaître  qu'il  était  à  présumer  que  notre 
avant-garde  était  en  possession  de  Laon,  qu'en  conséquence  vous  pourriez 
arrêter  votre  mouvement...  Mais  on  s'y  bat  encore.  Vous  deve»  donc  couti- 
noer  &  marcher  sur  cette  ville.  •  Registre  de  Berthier.  Arch.  de  la  guerre. 

Vraisemblablement  ces  deux  dépêches  furent  interceptées  par  les  Cosaques. 
car  si  Marmont  les  avait  reçues,  il  n'eût  pas  manqué  de  les  alléguer  comme 
excuses  du  retard  de  sa  marche. 

*.  Registre  de  Berihier  (ordres  du  9  mars,  Chavignon,  midi).  Arch.  de  la 
guerre.  —  Napoléon  dut  recevoir,  dès  neuf  ou  dix  heures,  des  nouvelles  des 
maréchaux,  mais  à  cause  du  brouillard  qui  leur  cachait  le  déploiement  des 
troupes  ennemies,  ceux-ci  na  pouvaient  savoir  si  la  résistance  de  Blûcher 
était  sérieuse  ou  si  elle  était  destinée  seulement  à  couvrir  sa  retraits. 

La  plupart  des  ►•«toriens,  se  méprenant  absolament  sur  la  bataille  de  Laon 
qu'ils  représente!  ••  comme  une  grande  action  décidée  d'avance  et  tompre- 
nant  l'enlavement  avec  35000  hommes  d'une  position  formidable  occupée 
par  90000  hommes,  et  qu'ils  sont  en  droit  ainsi  de  qualifier  d'«  opération  in- 
sensée »,  font  arriver  Napoléon  sur  le  terrain  dés  huit  heures  du  matin.  Le 
registre  de  Berthier  iuiirme  leur  assertion  et  répond  par  avance  à  leur  cri- 
tique en  démontrant  que  Napoléon  n'arriva  devant  Laon  qu'entre  midi  et 
une  heure  et  qu'il  y  avait  porté  ses  troupes  non  pour  livrer  bataille  à  BIQ- 
ehar  mais  pour  le  poursuivre  dans  la  marche  an  retraite  qu'il  lui  attribuait. 


204  181 4. 

Bliicher  comptait  prendre  une  vigoureuse  offen- 
sive dès  que  Napoléon  aurait  dessiné  son  attaque. 
Jusqu'à  ce  moment,  les  commandants  de  corps  d'ar- 
mée devaient  rester  dans  leurs  positions  en  se  conten- 
tant de  bien  garder  leur  front*.  L'état-major  prussien 
posté  sur  le  rempart,  au  pied  d'une  vieille  tour  nom- 
mée Madame  Eve,  d'oii  il  dominait  la  plaine,  attendait 
impatiemment  que  se  dissipât  le  brouillard  qui  lui  ca- 
chait l'armée  française.  Vers  onze  heures,  Blùcher 
put  distinguer  les  faibles  bataillons  de  Ney  et  de  Mor- 
tier déployés  devant  la  montagne.  La  vue  do  cette 
poignée  d'hommes  l'inquiéta  en  raison  même  de  leur 
petit  nombre^.  Était-il  présumable  qu'avec  si  peu  de 
monde,  Napoléon  se  risquât  à  combattre  une  armée 
appuyée  à  la  formlJanJe  position  de  Laon?  Ce  ne 
pouvait  être  là  qu'une  partie  des  troupes  françaises, 
et  ce  mouvement  était  une  simple  démonstration 
destinée  à  tromper  les  Alliés  qui  allaient  être  attaqués 
sur  un  autre  point.  Et  de  quel  côté  viendrait  l'at- 
taque? quelles  seraient  les  forces  des  assaillants? 
De  la  part  d'un  Napoléon,  il  fallait  s'attendre  aux 
manœuvres  les  plus  hardies  et  les  plus  imprévues. 
Quant  à  des  hommes,  l'empereur  en  faisait  sortir 
de  terre.  Si  le  prisonnier  Palm  avait  dit  vrai,  si  Napo- 
léon allait  cerner,  escalader,  forcer  Laon  avec  quatre- 
vingt-dix  mille  soldats?  Dominé  par  cette  appréhen- 
sion, Bliicher  hésitait  à  donner  le  signal  de  l'attaque. 
Vers  midi,  un  message  de  son  fils,  le  colonel  Bliicher, 
vint  ajouter  à  son  trouble  et  augmenter  son  indéci- 
sion :  une  forte  colonne  ennemie  se  dirigeant  sur 
Laon  était  signalée  à  Festieux^. 

1.  Ordre  du  Bliicher  du  9  mars,  cité  par  Plotho,  III,  293. 

i.  Itlùffling,  136, 138.  —  Il  n'y  avait  pas  alors  15000  hommes  dans  la  plaine, 
car  ni  la  vieille  garde,  ni  l'ancien  corps  de  Victor  (divisions  Charpentier  et 
Boyer  de  Rebeval),  ni  la  réserve  d'artillerie  n'avaient  encore  débouché. 

3.  Miiffling,  129,  134.  136.  Cf.  Ménaoires  de  LaoKeron.  Arcb.  des  ÂtTatrea 


PREMIÈRE    JOURNÉE    DE   LA    BATAILLE    DE    LA05.    205 

Miiffling  alors,  —  dit  Mufflingqui  s'attribue  volon- 
tiers les  bons  conseils,  -^  suggéra  à  Bliicher  de  faire  dé- 
border l'aile  gauche  du  corps  français  déployé  devant 
Semilly.  Par  ce  mouvement,  on  contraindrait  l'ennemi 
à  marquer  son  objectif.  S'il  se  dérobait,  c'est  qu'il 
aurait  le  dessein  de  tirer  à  droite  afin  de  se  réunir  à  l'ar- 
mée arrivant  de  Festieux.  S'il  disputait  énergique- 
ment  le  terrain,  c'est  que  cette  armée  devait  manœu- 
vrer de  façon  à  prolonger  sa  droite'. 

Bliicher  ayant  approuvé  l'idée  de  Mûffling  dépê- 
cha à  Winzingerode  l'ordre  déporter  surle  flanc  gauche 
des  Français  toute  sa  cavalerie,  toute  son  artillerie  lé- 
gère et  une  division  d'infanterie.  Pendant  que  s'exécu- 
laitcemouvem3nt.rétal-majortenaitses  longues-vues 
braquées  sur  le  champ  de  bataille,  anxieux  de  savoir 
quel  parti  prendraient  les  Français.  A  l'approche 
des  troupes  de  Winzingerode,  la  brigade  Boyer,  qui 
depuis  le  matin  ne  cessait  pas  de  combattre  dans  Se- 
milly contre  les  Prussiens  de  Clausewitz,  se  replia, 
car  elle  se  voyait  menacée  dans  sa  ligne  de  retraite. 
Déjà  une  colonne  d'infanterie  russe  avançait  près  de 
la  route,  lorsque  Ney  réunissant  quelques  escadrons  la 
chargea  et  la  refoula  sur  Clacy.  En  même  temps  la 
brigade  de  cavalerie  du  général  Grouvelle  chassait 
vers  Laniscourt  les  Cosaques  qui  tentaient  de  tourner 
lagauchedes  Françaispar  le  chemin  deMons-en-Laon- 
noye.  L'empereur  arriva  de  Ghavignou  à  ce  moment 
du  combat'. 

Pour  Bliicher  comme  pour  Miiffling,  l'intention  du 
corps  français  qui  était  en  vue  devenait  évidente  :  il 

étrangères.  —  Un  rapport  de  Troyes,  24  février  (Arch.  nat.,  AF.  iv,  1669), 
ifiontr»  bien  quelle  surprise  et  quel  effroi  causaient  di  Tennemi  les  force»  nou- 
velles qne  Nap-iléon  lui  opposait.  «  L'empereur  n'avait  pas  ?0000  hommes 
il  7  a  qoioia  jours,  disaient  les  Alliés,  et  le  voici  avec  300000  hommes.  * 

1.  MùfOing,  Aus  meintm  Leben.  136. 

t.  Mûiiaing.  136-137;  Bogdaaovitsch,  L  342;  Registre  de  Berthier  (ordre  •* 
lettres  de  Cbavignon,  9  mars,  midi''.  Arrh.  de  la  guerre 


206  181 4. 

voulait  conserver  sa  position  dans  le  triangle  formé  par 
la  rivière  d'Ardon  et  le  ruisseau  de  la  Buse;  son  objec- 
tif était  bien  l'assaut  du  versant  sud  de  la  montagne. 
Il  importait  donc  maintenant  de  reprendre  Ardon  et 
de  rejeter  les  Français  sur  Leuilly,  afin  de  couper 
leurs  communications  avec  la  colonne  qui  arrivait  de 
Festieux,  laquelle  comprenait  vraisemblablement  la 
plus  grande  partie  de  Tarméo  et  était  manifestement 
destinée  à  l'attaque  principale'.  Sur  l'ordre  de  Blû- 
cher,  Bûlow  fit  quitter  à  la  brigade  Kralft,  forte  de 
neuf  bataillons  et  de  quatre  escadrons,  les  positions 
défensives  qu'elle  occupait  au  pied  de  la  montagne 
et  la  lança  sur  Ardon.  Après  un  combat  assez  vif, 
les  Prussiens  délogèrent  la  division  Porret  de  Morvan 
qui  se  replia  vers  Leuilly.  Soutenu  par  la  cavalerie  de 
réserve  du  général  Oppen,  KrafTt  y  marchait  lorsqu'un 
contre-ordre  du  feld-maréchal  l'arrêta  en  chemin.  Un 
nouveau  doute  avait  surgi  dans  l'esprit  de  Bliicher. 
Était-il  admissible  que  Napol-'^^on  voulût  attaquer  avec 
deux  ailes  aussi  éloignées  sans  qu'elles  fussent  reliées 
par  un  centre?  Bien  plutôt  une  troisième  colonne 
française  n'allait-elle  pas  déboucher  de  Bruyères  et 
venir  se  déployer  entre  les  troupes  qui  avaient  pris 
position  devant  Leuilly  et  celles  qui  arrivaient  de  Fes- 
tieux? Dans  cette  incertitude,  Bliicher  retarda  son 
offensive  générale,  attendant  pour  agir  un  rapport 
précis  de  Miiffling  qui  fut  dépêché  dans  la  plaine  afin 
de  reconnaître  le  chemin  de  Bruyères  et  déjuger  des 
projets  et  de  la  force  de  la  colonne  signalée  sur  la 
route  de  Reims*. 

Cette  colonne  était  celle  de  Marmont.  Le  duc  de 
Raguse  arrivait  sur  le  champ  de  bataille  en  retard  de 
six  heures.  Il  ne  s'était  pas  m^.s  en  marche  dès  la 

I.  Uùmng.AusmeinemLebe»,  137-139. 
S.  M&fâing,  136-138. 


PREMIÈRE    JOURNÉE    DE   LA.    BATAILLE   DE   LAON.    2fr. 

veille,  bien  qu'il  en  eût  reçu,  à  deux  reprises,  l'ordre 
précis'.  11  s'était  contenté  de  faire  occuper  dans  la 
soirée  le  village  d'Aubigny  et  n'était  pai-ti  de  Berry- 
au-Bac,  avec  le  gros  des  troupes,  que  le  matin^  Arrivé 
passé  dix  heures  à  Festieux,  qu'évacua  à  son  approche 
la  cavalerie  du  colonel  Bliicher,  il  s'y  arrêta  jusqu'à 
midi.  «  Le  brouillard,  dit-il,  était  extrêmement  épais. 
Je  ne  pouvais  m'engager  avec  cette  obscurité  dans  les 
vastes  et  immenses  plaines  de  Marie  dans  lesquelles 
on  entre  immédiatement*.  »  Les  historiens  locaux 
ont  dit  que  si  Marmont  craignait  tant  «  les  vastes 
et  immenses  plaines  »,  il  aurait  pu,  regardant  la 
carte  ou  se  renseignant  auprès  des  paysans,  obli- 
quer à  gauche  et  gagner  par  le  plateau  l'ancienne 
voie  romaine  qui  descendait  directement  à  Laon  par 
Cherêt  et  Bruyères.  L'escalade  de  ce  plateau  escarpé, 
d'une  altitude  de  quatre-vingt-dix  mètres,  eût  pris 
bien  du  temps.  Plutôt  que  de  passer  par  le  plateau  de 
Montchâlons,  Marmont  devait  déboucher  de  Festieux, 
tourner  à  gauche  et  en  rangeant  les  flancs  de  la  mon- 
tagne gagner  par  Veslud  et  Parfondru  la  route  de 
Bruyères  à  Laon.  De  cette  façon,  il  ne  risquait  pas 
d'aller  donner  par  le  brouillard  au  milieu  des  masses 
de  cavalerie  *.  Mais  la  grande  faute  de  Marmont  était 

1.  Cea  ordres  sont  :  le  premier  de  10  heares  da  matin  ;  le  second  de  1 1  heures. 
Registre  de  Benhier,  8  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Us  durent  arriver  à 
Marmont  entre  midi  et  2  heures  de  l'aprês-midi.  S'il  se  fut  mis  en  mouvement 
aussitôt,  il  pouvait  facilement  venir  coucher,  le  8,  à  Festieux  et  être  devant 
Laon  le  9  à  8  heures  du  matin. 

i.  ■  }o  ne  puis  exécuter  le  mouvement  c«  soir...  Je  serai  en  marche  avant 
le  jour...  >  Marmont  à  Berthier,  Berry-au-Bac,  8  mars,  7  heures  du  soir. 
Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

3.  Marmont,  J/émotre«,  VI,  211.  —  Dans  ses  Ifemoires.  Marmont  dit  qu'il  ar- 
h%-a  à  Festieux  à  8  heures,  mais  dans  son  rapport  à  l'eroperenr.  du  10  mars 
lArch.  flai.,  AF.  iv,  1  670),  il  n'indique  que  l'heure  de  son  départ  :  midi.  Le  fait 
que  Blùcher  ne  reçut  qu'à  midi  la  dépêche  lui  annonçant  l'arrivée  de  Marmont  à 
Festiea»  «••onveque  lemarécheU  n'y  arriva  pas  à  8  heures  du  matin.  D' ailleurs 
les  troupes  avaient  eu  k  faire  18  kilomètres  pour  venir  de  Berry-au-Bac. 

4.  Les  ordres  du  major  général,  fort  peu  détaillés,  prescrivaient  seulement  à 
ManDont  de  marcher  de  Corbény  sur  Laon,  par  Aobignj,  en  veilijuiit  bien  à  •• 


208  181 4. 

d'avoir  ajourné  son  départ  de  Berry-au-Bac.  Depuis  la 
prise  de  Boissons,  le  duc  de  Raguse,  cela  est  trop  vi- 
sible d&ns  ses,  Mémoires,  n'avait  plus  aucune  espérance. 
Il  ne  cherchait  plus  qu'à  obéir  à  peu  près  aux  ordres 
qu'il  recevait,  sans  mettre  de  zèle  à  les  exécuter*.  Que 
d'ailleurs  si  Marmont  fût  arrivé  devant  Laon  à  huit 
heures  du  matin  au  lieu  d'y  arriver  passé  deux  heures 
de  l'après-midi,  Napoléon  eût  remporté  la  victoire, 
ce  n'est  point  cela  qu'il  faut  dire. 

Le  brouillard  dissipé,  les  troupes  se  mirent  en 
marche.  Les  cinq  escadrons  du  colonel  Bliicher,  restés 
à  mille  mètres  en  arrière  de  Festieux,  se  replièrent 
sans  combattre  sur  la  brigade  Katzler  qui  se  dé- 
ployait entre  Eppes  et  la  forêt  de  Lavergny,  et  qui, 
elle-même,  tourna  bride  aux  premiers  coups  de 
canon.  Marmont  avança  ses  têtes  de  colonnes  à 
environ  douze  cents  mètres  du  front  ennemi,  face  à 
Vaux  et  face  à  Athies,  et  établit  deux  batteries  sur  la 
butte  des  Vignes  et  sur  un  autre  tertre  qui  s'élève 
à  gauche  de  ce  monticule.  La  première  batterie,  de 
vingt-quatre  pièces,  canonnait  Athies;  la  seconde 
contre-battait  l'artillerie  prussienne  en  position  à  la 
butte  du  GhaufTour'.  Dans  Athies,  l'infanterie  d'York 
écrasée  de  feux  et  menacée  d'une  attaque  sur  la  gau- 
che par  une  brigade  de  la  division  Arrighi,  qui  mar- 
chait résolument   à  l'assaut,  reçut  l'ordre   d'aban- 


lier  à  l'armée  impériale  (ce  que  Marmont  d'ailleurs  ne  chercha  pas  k  faire). 
Marmont  avait  donc  toute  liberté  de  prendre  après  Aubigny  et  a  fortiori 
après  Festieux,  la  route  qui  lui  paraissait  la  plus  convenable.  Il  importait 
peu  quil  débouchât  dans  la  plaine  de  Laon  un  peu  plus  à  l'est  ou  un  pea 
plus  au  sud.  Ce  qui  importait  c'était  de  marcher  le  plus  vite  possible  au 
canon  de  l'empereur,  que  Marmont  reconnaît  avoir  entendu  dès  Festieux 
{Mémoires.  VI,  211). 

1.  «Mon  but  unique  était  de  me  conformer  à  an  ordre  positif  qu'il  eftt 
été  criminel  de  ne  pas  exécuter.  »  Mémoires,  VI,  212.  Cf.  206-209  et  passim. 

2.  Droysen,  York's  Leben,  III,  348-3«.  Bogdanowitsch,  I,  344.  Cf.  rapport  de 
Marmont,  Corbény,  9  mars,  2  henrea  4a  matin  (c'est-à-dire  10  mars).  ArM. 
n«t.,  AF.  IT,  1670. 


PREMIÈRE    JOURNÉE    DE  LA    BATAILLE    DE    LAON.     209 

donner  ce  poste.  Mais  soit  qu'on  voulût  retarder  par 
là  l'occupation  du  village,  soit,  comme  l'a  dit  Blii- 
cher,  que  des  habilauls  eussent  tiré  sur  les  soldats', 
soit  par  simple  sauvagerie,  les  Prussiens  incen- 
dièrent Athii's  avaut  de  l'évacuer.  Ils  procédèrent 
méthodiquement;  pénétrant  dans  chaque  maison,  ils 
enlevèrent  quelques  malades  et  quelques  infirmes  qui 
n'avaient  pas  pu  se  sauver  et  les  déposèrent  dans  les 
jardins.  Cela  fait,  ils  mirent  le  feu  partout.  Cent  qua- 
rante maisons  sur  cent  quarante-quatre  furent  tota- 
lement détruites'. 

Pendant  l'incendie,  qui  ne  s'éteignit  faute  d'aliment 
que  de  cinq  à  six  heures  du  soir,  les  jeunes  soldats 
d'Arrighi  tournèrent  le  village  en  flammes  et  pour- 
suivirent les  Prussiens.  Ils  durent  bientôt  se  replier 
sous  la  mitraille.  De  môme  sur  la  route  de  Laon,  les 
pièces  de  la  batterie  du  Chauiïour  ripostaient  vigou- 
reusement à  l'artillerio  française.  Désormais  l'ennemi 
dou*  Marmont  voyait  les  masses  profondes  ne  sem- 
blait plus  vouloir  céder  de  terrain*.  Ou  a  cru  que  le 
général  York  n'avait  fait  d'abord  une  aussi  faible  dé- 
fense que  pour  attirer  Marmont  et  le  prendre  au  filet. 
Sans  doute  York  était  satisfait  de  voir  Marmont  s'en- 
gager en  l'air  avec  si  peu  do  monde.  Mais  il  faut 
se  rappeler  que  d'après  les  ordres  do  Bliicher,  qui 
voulait  ne  rien  risquer,  les  commandants  de  corps 
devaient  se  contenter  de  garder  leur  front  jusqu'au 
moment  de  l'attaque  générale*.  Or  le  front  d'York 

1.  «  ...  Quelques  paysans,  égarés  parles  proclamations  de  l'emp«renr  Napo« 
léon.onc  pris  les  armes  contre  les  Allies  et  ont  tiré  sur  eux.  Lincendia  du  villag* 
d'Aihies.  dont  Napoléon  a  été  le  témoin,  aurait  dix  lui  ouvrir  les  yeux  sur  le  ler- 
rible  cbitiiuent  auquel  il  expose  les  Français  par  cette  mesure  à  laquelle  il 
les  anime.  »  Proclamation  de  Bliicher,  Laon,  10  mars.  Arch.  de  Laon. 

2.  Rapport  de  Marmont,  Corbéuy,  10  mars,  2  heures  du  matin.  Arch.nat., 
AF.  IV,   167Ct  Cf.  Fleury,  Le  département  de  l'Aisne  en  1814,  361. 

3.  Rapport  de  Miirmont  à  Napoléon,  Corbény,  14  mars.  Arch.  nat.,  AF. 
r».  :*70.  Cf.  Mémoires  de  ilamiont,  VI,  233.  Jo'umal  de  Faboier.  iS-49. 

4.  Ordr*  de  Blucher,  Laon,  9  mars,  citajutr  Plotho,  UI,    293. 

ié 


210  1814. 

et  de  Kleist  était  la  ligne  de  Chambry  au  Chaufîour. 
Eppes,  la  butte  des  Vignes,  Athies,  n'étaient  que 
leurs  positions  avancées.  C'est  pourquoi  il  les  avait 
si  facilement  abandonnées. 

De  son  observatoire  de  la  montagne  de  Laon, 
Bliicher  voyait  le  combat,  mais  comme  un  vent  très 
violent  soufflait  de  l'ouest,  il  entendait  à  peine  la 
canonnade  *.  A  plus  forte  raison  l'empereur,  posté 
face  à  l'autre  versant,  ne  pouvait-il  distinguer  le 
grondement  lointain  de  cette  canonnade  au  milieu  du 
fracas  de  sa  propre  artillerie  et  des  batteries  ennemies 
qui  y  répondaient.  Encore  moins  pouvait-il  voir  les 
manœuvres  de  la  plaine  d'Athies.  Du  débouché  de 
Chivy  à  la  butte  des  Yignes,  il  n'y  a  à  vol  d'oiseau 
que  neuf  kilomètres,  mais  les  maisons  d'Ardon  et  le» 
bois  de  la  région  du  Sauvoir  limitent  la  vue  à  quatre 
mille  mètres ^  De  jilus,  le  vent  chassait  dans  cette 
direction  la  fumée  des  combats  de  Semilly  et  d'Ardon. 
Ainsi,  tandis  que  Marmont  attaquait  Athies,  Napoléon 
ne  savait  rien  des  mouvements  de  ce  maréchal  qui 
avait  négligé,  encore  qu'il  eût  à  cet  égard  des  ordres 
formels,  de  lui  envoyer  aucun  courrier  ^  En  vain  l'em- 
pereur dépêchait  des  cavaliers  aux  nouvelles,  ils  tom- 

1.  Mûfiling,  Aus  meinem  Leben.  138. 

2.  Napoléon  devait  être  vraisemblablement  au  débouché  de  Chivy,  à  l'ein- 
branchement  du  chemin  de  Leuilly  (point  coté  68  sur  la  carte  d'état-ma- 
jor), à  deux  kilomètres  du  faubourg  de  Semilly.  C'est  l'endroit  précis  où  la 
▼ue  a  le  plus  d'étendue.  Si  l'on  appuie  un  peu  plus  à  gauche,  le  massif  de 
Laon  l'arrête  complètement;  un  peu  plus  à  droite,  on  a  devant  soi,  outre  lea 
bois  de  Leuilly,  la  butte  de  la  Moncelle,  à  quatre  kilomètres.  —  Bien  que  de- 
puis 1830  on  ait  beaucoup  déboisé  dans  cette  région,  du  point  indiqué,  où 
nous  nous  sommes  placé,  la  vue  ne  porte  pas  encore  au  delà  d'Ardon. 

3.  «...  Avant  tout,  maintenez  bien  nos  communications.  »  «...  Vous  dpve» 
TOUS  mettre  en  communications  avec  le  duc  de  Trévise.  »  Berthier  A  Mar- 
mont. Braye,  8  mars,  lo  heures  du  matin  et  11  heures  du  matin.  Registre. 
Or  Marmont  avoue  dans  ses  M'''moires  (VI,  212)  qu'il  n'envoya  jusqu'à  la 
fiij  de  la  journée  du  9  aucun  courrier  à  l'empereur.  «  Je  n'avais  reçu,  dit- il, 
«uï-une  nouvelle  de  l'empereur,  les  communications  étaient  interceptées 
entre  nous.  »  Marmont  oublie  que  ces  communications,  c'était  à  lui  de  les 


PREMIÈRE    JOURNÉE    DE   LA  BATAILLE   DE   LAON.    2lt 

baient  dans  les  patrouilles  de  Cosaques  qui  battaient 
l'estrade  entre  Ardon  et  Bruyères.  Jusqu'au  moment 
cependant  oii  il  saurait  Marmont  arrivé  à  sa  hauteur, 
Napoléon  ne  pouvait  s'engagera  fond;  et  s'il  arrêtait 
son  offensive,  il  risquait  de  trop  indiquer  à  l'ennemi 
l'approche  d'une  autre  colonne.  Pour  attirer  l'at- 
tention de  Blùcher,  l'empereur  ordonna  de  nou- 
velles attaques  sur  les  faubourgs  du  sud.  Pierre  Bc}  or 
aborda  une  fois  encore  Semilly  et  une  fois  encore 
il  débusqua  les  bataillons  de  Clausewitz.  Une  charge 
des  dragons  de  Roussel  sur  l'infanterie  prussienne, 
massée  en  avant  d'Ardon,  facilita  à  Porret  de  Morvan 
la  reprise  de  ce  village.  Enfin,  vers  quatre  heures,  les 
deux  divisions  de  "Victor,  désormais  placées  sous  le 
commandement  de  Charpentier,  ayant  débouché  de  la 
route  de  Soissons,  l'empereur  les  lança  contre  le  vil- 
lage de  Ciacy  qu'étaient  venus  occuper  avec  du  canon 
plusieurs  bataillons  russes.  Situé  au  milieu  d'un  mi- 
rais, Clacy  n'était  accessible  que  par  l'étroite  chaussée 
de  Mons-en-Laonnoye.  Des  tirailleurs  s'avançant  sur 
la  droite,  au  bord  du  marais,  réussirent  à  occuper 
l'ennemi  par  un  feu  très  vif.  Pendant  cette  fusillade, 
la  brigade  Montmarie,  ployée  en  colonne  d'attaque, 
aborda  la  position  de  front.  L'attaque  fut  si  soudaine 
et  si  rapide  que  les  Russes  surpris  et  coupés  laissèrent 
aux  mains  des  soldats  de  la  jeune  garde  deux  cent 
cinquante  prisonniers.  Encouragé  par  le  succès  de 
Charpentier,  Ney  voulut  pousser  l'ennemi  vers  la 
Neuville  en  contournant  le  marais.  Il  dut  bientôt  se 
replier,  canonné  de  front  et  d'écharpe  par  les  batteries 
russes.  De  leur  côté,  la  brigade  Pierre  Boyer  et  la 
division  Porret  de  Morvan,  après  s'être  maintenues 
quelque  temps  dans  Semilly  et  Ardon,  durent  aussi 
évacuer  ces  faubourgs.  A  Ardon,  particulièrement, 
îfi  combat  fut  acharné.  Le  colonel  Leclerc  y  trouva 


212  1814. 

la  mort  et  le  général  Porret  do  Morvan  y  fut  très 
grièvement  blessé'. 

Il  était  plus  de  cinq  heures.  Les  attaques  des  fau- 
bourgs étaient  repoussées  et  la  nuit  allait  venir. 
Décidé  à  remettre  la  bataille  au  lendemain  où  il 
comptait  sur  la  coopération  de  Marmont*,  l'empereur 
fit  cesser  le  feu.  Les  troupes  s'établirent  au  bivouac 
entre  Ciacy  et  Leuilly,  sauf  la  vieille  garde  de  Priant 
et  une  partie  de  la  cavalerie  qui  furent  échelonnées 
entre  Chivy  et  Chavignon,  oti  s'établit  le  quartier  im- 
périal. De  fortes  grand'gardes  de  cavalerie  étaient 
postées  à  plus  de  cinq  kilomètres  sur  les  deux  flancs 
de  l'armée  *. 

Du  côté  d'Athies,  le  feu  cessa  de  même  entre  cinq 
et  six  heures.  Après  s'être  emparé  de  ce  village, 
Marmont  avait  arrêté  son  offensive.  Il  jugeait,  dit-il, 
que  l'attaque  de  Napoléon  «  n'était  que  du  bruit  sans 
résultat  »,  et  il  voyait  devant  lui  les  corps  entiers  de 
Kleist  et  d'York;  plus  loin,  en  réserve,  les  Russes  de 
Sacken  et  de  Langeron;  à  sa  droite,  les  nombreux  es- 
cadrons de  Ziéthen*.  Le  duc  de  Raguse  agit  bien  en  ne 
s'engageant  pas  plus  à  fond  contre  de  pareilles  masses  ; 
mais  placé  ainsi  en  l'air,  au  milieu  d'une  plaine,  ayant 

1.  Lettre  de  BIAcher  à  Schwarzenberg,  Laon,  10  mars,  citée  par  Bogda- 
nowitsch,  I,  343,  509.  Wagner,  III,  8'J.  Cf.  Registre  de  Berthier  et  Journal  de 
la  division  Roussel.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Comrne  nous  l'avons  dit,  le  vent  qui  soufflait  de  l'ouest  empêchait  Napo- 
léon d'entendre  le  canon  de  Marmont  et  la  conâguration  du  terrain  lui  cachait 
ses  mouvements.  D'autre  part  le  duc  de  Raguse  n'envoya  aucun  oftlcier  à 
rem|>ereur  jusqu'à  6  heures  du  soir  où  il  dépécha  Pabvier  qui  s'arrêta  en 
route.  MAmoirei  df.  Marmont,  VI,  212.  Rapport  de  Marmont  à  Napoléon, 
Corbény,  9  mars.  Arch.  nat.,  AK.  iv,  1670.  Fabvier,  Journal  du  6'  corp». 
L'empereur  «avait  saus  doute  que  Marmont  était  à  proximité,  mais  il  igno- 
rait le  point  où  il  se  trouvait. 

3.  Positions  de  l'armée,  le  9  mars  au  soir.  Arch.  nat.,  AP.  nr,  1  66b. 

4.  AUmoires  de  Mannont,  VI,  212.  Fabvier,  Journal  du  S*  corps.  —  Sur 
l'ordre  de  Bliicher,  Sacken  et  Langeron  s'étaient  portés  en  soutiens  d'York  et 
de  Kleist.  La  cavalerie  de  Ziéthen  s'était  de  même  vers  quatre  heures  massée 

la  gauche  de  la  forêt  de  Samuussy  a&a  d'arrêter  un  mouvement  touruant 
/entuel  de«  lanciers  at  descuiraasieraiU  BordettouUe.  Bogdanovitsch,  1, 344 


PREMIÈRE  JOURNÉE  DE  LA  BATAILLE  DE  LAON.  213 

en  face  de  lui  des  forces  quatre  fois  supérieures  et  à 
sa  droite  un  gros  de  cavalerie,  il  eût  mieux  agi  encore 
s'il  eût  fait  rétrograder  son  armée  jusqu'à  l'entrée  du 
défilé  db  Festieux.  Il  n'y  songea  pas,  apparemment'. 
Ses  troupes  bivouaquèrent  sur  leurs  positions  de 
combat  :  l'infanterie  et  l'artillerie  entre  \lhies,  où 
restèrent  deux  bataillons,  la  butte  des  Vignes  et  la 
route  de  Reims;  la  cavalerie  en  arrière  et  à  droite, 
près  de  la  ferme  de  là  Mouillée,  le  front  au  ruisseau 
de  Chambry.  Les  jeunes  soldats  du  duc  de  Padoue,  qui 
précisément  se  trouvaient  le  plus  près  de  l'ennemi, 
avaient  ce  jour-là  vu  le  feu  pour  la  première  fois  Ils 
s'étaient  bien  comportés,  mais  sans  aucune  habitude 
de  la  guerre,  ils  ne  savaient  point  se  garder.  Les  ca- 
nonniers  de  la  marine,  matelots  pour  la  plupart, 
étaient  bons  pointeurs  et  fort  braves  mais  ils  ne  con- 
naissaient rien  du  service  en  campagne.  Au  lieu  de 
mettre  leurs  pièces  sur  les  avant-trains  en  les  rassem- 
blant au  parc,  ils  les  laissèrent  à  la  prolonge.  Mar- 
mont  convient  qu'il  avait  remarqué  l'inexpérience 
complète  de  ses  troupes.  Néanmoins,  il  ne  crut  pas 
devoir  y  suppléer  en  veillant  par  lui-même  aux  dis- 
positions de  sûreté.  Il  alla  prendre  gîte  au  château 
d'Eppes,  à  quatre  kilomètres  d'Athies,  s'en  remettant 
à  la  Providence  du  soin  de  garder  son  armée*. 


1.  Dans  sea  Mémoire»  (VI,  217)  M'armont  dit  «  qu'il  comptait  bien  la  nnit 
renae  regagner  le  défilé  de  Pestieux  ».  Pourquoi  ne  le  lit-il  pas  tont  de 
suite?  Mais  dans  son  rapport  de  Corbény  (Arch.  nat.,  AF.  iv,  1  67C),  il  dit 
seatement  ■  qu'il  se  disposait  à  prendre  une  position  de  nnit  *.  Pourquoi  d* 
la  prenaii-il  pas  tout  de  suite  ?  Ce  sont  là  de  mauraises  excases  couto- 
mières  au  duc  de  Raguse. 

2.  Mémoire*  de  Marmont.  VI,  212-213.  Cf.  Bogdanowitscb,  I,  345-  rix>jMa, 
349;  Fleurj,  366.  Fabvier,  Journal  du  ff*  eorpt,  «3-50. 


III 

LE   HURRAH   D'ATHIES 


Bliicher  était  resté  tout  le  jour  sur  la  défensive  dans 
la  crainte  de  voir  surgir  vers  Bruyères  un  centre  à 
Tarmée  française.  Quand  au  milieu  de  l'après-midi, 
les  troupes  de  Marmont  s'étaient  avancées  en  canon- 
nant  contre  les  positions  prussiennes, le  feld-maréchal, 
afin  d'être  complètement  renseigné  sur  la  force  et  les 
mouvements  de  ce  corps  d'armée,  avait  envoyé  Miif- 
fling  dans  la  plaine.  Arrivé  près  de  la  butte  du  Chauf- 
four  au  moment  de  l'incendie  d'Athies,  Miiffling  vit 
tout  de  suite  le  petit  nombre  des  assaillants  et  il  jugea, 
d'après  l'heure  avancée,  que  la  venue  d'une  troisième 
colonne  française  n'était  plus  à  redouter.  Il  retourna 
à  Laon  pour  rapporter  au  feld-maréchal  qu'on  pou- 
vait sans  risque  s'engager  à  fond  contre  le  corps  de 
Marmont  «  et  le  prendre  au  filet  *  ». 

Le  quartier-maître  général  de  l'armée  de  Silésie 
n'était  pas  seul  à  penser  ainsi.  Comme  il  quittait  le 
champ  de  bataille,  le  général  York  envoyait  deman- 
der à  Ziéthen,  commandant  la  cavalerie,  s'il  croyait 
pouvoir  mener  à  bien  une  attaque  sur  la  droite  des 
Français.  «  —  J'y  tâcherai,  »  répondit  Ziéthen.  Kleist 
consulté  à  son  tour  se  montra  également  disposé  à 
prendre  l'oiïensive.  Un  des  aides  de  camp  d'York,  le 
comte  de  Brandeburg,  fut  aussitôt  envoyé  à  Bliicher 

1.  Muffling,  Au»  mttnem  Leben,  138.  Ct  135-137. 


LE     HURRAH    D'ATHIES.  «5 

afiQ  (l'obtenir  l'autorisation  de  marcher  en  avant*. 
York  ni  Miiffling  ne  devaient  avoir  l'honneur  de  cette 
idée.  Du  sommet  de  la  montagne,  Bliicher  avait  jugé 
la  situation  aussi  bien  que  Tenaient  fait  son  lieute- 
nant et  son  sous-chef  d'état-major.  En  même  temps 
qu'il  e.xpédiait  l'ordre  à  Sacken  et  à  Langeron  de 
se  porter  en  soutiens  d'York  et  de  Kleist,  il  dépê- 
chait un  aide  de  camp,  le  comte  de  Goltz,  au  général 
York,  lui  enjoignant  d'attaquer  dans  l'instant.  Goltz 
croisa  sur  la  route  Miiffling,  puis  B^andeburg^ 

Au  reçu  de  l'ordre,  York  réunit  les  généraux  de 
division  et  leur  donna  ses  instructions.  Il  fallut 
quelque  temps  pour  former  les  colonnes  d'attaque. 
Au  reste,  on  ne  se  pressa  pas.  Il  était  préférable 
d'attendre  la  nuit.  Grâce  à  l'obscurité  le  combat 
deviendrait  hurrah. 

Les  meilleurs  soldats  de  Marmont,  ceux  que  n  a- 
vaient  pas  abattus  huit  heures  de  marche  et  quatre 
heures  de  bataille,  étaient  dispersés,  cherchant  des 
vivres  dans  les  fermes  environnantes.  Les  autres,  et 
c'était  le  plus  grand  nombre,  vaincus  par  la  fatigue, 
engourdis  parle  froid,  affaiblis  par  la  faim,  dormaient, 
serrés  comme  des  moutons  au  parc,  autour  des  feux 
de  bivouac.  A  sept  heures,  les  Prussiens  formés  en 
quatre  colonnes  se  glissent  lentement  dans  la  plaine, 
gardant  le  plus  grand  ordre  et  observant  le  plus  pro- 
fond silence.  La  division  du  prince  Guillaume  pénètre 
dans  Alhies  baïonnettes  croisées,  sans  tirer  un  coup 
de  fusil.  Surpris  dans  leur  premier  sommeil,  lents  à 
sauter  sur  leurs  armes,  incapables  de  se  rallier  rapi- 
dement, les  jeunes  soldats  du  duc  de  Padoue  font  à 
peiae  résistance.  Les  uns  sont  é. entrés  ou  se  rendent, 


1.  Droysen,  Tork'a  Lihen,  III,  349. 

2.  Droysen,  III,  349;   Muffling.  Au*  meinem  Lebem,  138;  Journal  d«  JLaa- 
gcron.  Arch.  de  Saint-Peter«bourg,  29103. 


216  1814. 

les  autres,  suivis  de  prbs  parles  Pnissiens,  détalent  à 
toute  vitesse  dans  la  direction  de  la  butte  des  Vignes 
qu'occupe  le  gros  des  troupes.  Mais  avant  qu'ils  aient 
eu  le  temps  de  donner  l'alarme  à  leurs  camarades  de 
la  réserve  de  Paris  et  aux  vétérans  du  6'  corps,  la 
colonne  de  Kleist  qui  a  marché  et  marché  très  vite  à 
travers  champs,  entre  Athies  et  la  route  de  Reims, 
assaille  la  butte  des  Vignes,  criant  :  «  Flurrah  !  hur- 
rah!  »  et  la  colonne  de  Ilorn,  qui  a  suivi  la  grand'- 
route,  arrive  devant  le  parc  d'artillerie  établi  en  face 
du  Chauiïour.  «  —  Ordonnez-vous  de  prendre  les  ca- 
nons? »  demande  Ilorn.  —  «  Avec  l'aide  de  Dieu,  »  ré- 
pond York.  Les  Prussiens  se  jettent  en  masse  sur  les 
batteries;  les  canonniers  se  défendent  comme  ils  peu- 
vent, frappant  de  la  crosse  et  du  sabre,  lâchant  à  bout 
portant  leurs  coups  de  carabine;  d'autres  tentent  de 
mettre  quelques  canons  en  batterie,  mais  de  si  près 
et  dans  l'obscurité  le  tir  reste  presque  sans  résultat. 
Les  artilleurs  sont  tués  sur  leurs  pièces,  les  Prussiens 
s'emparent  de  canons  encore  chargés.  Des  conduc- 
teurs n'ayant  point  le  temps  de  ramener  les  pièces  sur 
leurs  avant-trains,  les  traînent  à  la  prolonge  ;  dès  les 
jtremiers  pas,  les  canons  culbutent  dans  les  terres 
et  versent  dans  les  fossés*. 

Tandis  que  les  Français  sont  si  vigoureusement 
attaqués  de  front  et  sur  la  gauche,  à  la  droite  la 
cavalerie  entière  d'York  et  de  Kleist  :  plus  de  sept 
mille  chevaux,  cuirassiers  de  Brandebourg  et  de  Si- 
lésie,  hussards  de  Poméranie,  hulans  de  Posen  et  de 
la  Prusse  orientale,  dragons  de  Ilohenzollern,  de 
Lilhuanie,  de  la  Nouvelle-Marche,  landwers  de 
Borg,  de  la  Marche-Électorale,  de  Mccklembourg- 

1.  Rapport  d'York,  12  mars,  cit.  par  Bogdanowitsch,  I,  347-510;  Droyseo, 
York's  Lehenin,  350;  Rapport  de  Marmont,  Corbénj,  11  mar».  Arch,  aat., 
A.F.  IV,  1670.  Mem.  de  Mannont.  VI,  213. 


LE     HURRAH     d'aTHIES.  217 

Strélitz,  — toutes  les  provinces  de  la  Prusse  se  ruant 
à  la  curée,  —  franchit  le  ruisseau  de  Chambry  et 
aborde  le  bivouac  des  deux  mille  cavaliers  de  Bordes- 
soullo.  Ceux-ci,  chargés  an  moment  où  ils  sautent 
en  selle,  sont  rompus  avant  d'être  formés.  Ils  s'en- 
fuient au  grand  galop,  mêlés  aux  Prussiens  et  sa- 
brant avec  eux,  dans  la  direction  de  la  route  de 
Reims.  Quelques  bataillons  du  6'  corps  qui  com- 
mencent à  se  rallier  accueillent  cette  nuée  de  cava- 
liers, amis  et  ennemis,  par  un  feu  effroyable.  Eper- 
dus, les  cuirassiers  et  les  lanciers  de  Bordessoulle 
refluent  dans  les  escadrons  prussiens,  et  les  deux 
cavaleries  ne  formant  plus  qu'une  seule  masse  tour- 
noient sur  elles-mêmes  en  combattant.  C'est  partout 
la  confusion.  On  bat  la  charge  sur  place  sans  avan- 
cer. Dans  les  ténèbres,  les  Prussiens  tirent  sur  les 
Prussiens,  les  Français  tirent  sur  les  Français.  On 
cherche  mutuellement  à  se  tromper,  les  soldats  d'York 
criant  :  Vive  l'empereur  !  les  soldats  de  Marmont  pous- 
sant des  hurrahs  !  On  ne  se  reconnaît  qu'à  l'éclair  fu- 
gitif des  coups  de  feu  *. 

Le  duc  de  Raguse  accourt  du  château  d'Eppes, 
évitant  d'être  pris  dans  les  remous  de  la  mêlée  de  ca- 
valerie et  se  frayant  passage  à  travers  les  bandes  de 
fuyards.  Arrivé  au  milieu  de  ses  troupes,  il  est  im- 
puissant à  les  reformer.  Il  ne  sait  plus  où  sont  les 
emplacements  des  régiments,  à  qui  donner  des  ordres, 
comment  les  faire  transmettre.  Par  bonheur,  à  ce  ter- 
rible moment  arrive  un  secours  inespéré.  Le  colonel 
Fabvier,  qui  vers  six  heures  du  soir  a  été  détaché  avec 
un  minier  4e  fantassins  et  deux  pièces  de  canon  pour 
rétablir  les  communications  avec  l'armée  impériale, 
entend  le  bruit  du  hurrah.  Aussitôt  il  rev'ent  sur  ses 

1.  Rapport  d'York,10  mars.  Fabvier.  Journal  de*  opération*  du  «»  eorpi,  tO-SL. 
Cf.  Rapport  de  Marmont,  Corbeojr,  10  mars. 


218  1814. 

pas,  voit  le  désordre,  comprend  la  situation,  et  quoi- 
qu'il ne  soit  pas  en  forces,  il  attaque  résolument  la 
droite  du  général  Kleist  qui  déborde  la  route  de 
Reims  Les  Prussiens  surpris  reculent  et  dégagent  la 
route.  Fabvier  s'y  établit,  s'y  défend,  s'y  maintient, 
avec  tout  ce  qu'il  peut  rallier  de  fuyards.  Marmont 
profite  de  cette  diversion  pour  remettre  un  peu  d'ordre 
parmi  ses  troupes  et  les  faire  filer  vers  Festieux  en 
deux  colonnes  :  la  cavalerie  parallèlement  à  la  route, 
l'infanterie  sur  la  chaussée*. 

Grâce  à  la  contre-attaque  du  colonel  Fabvier,  la 
déroute  se  changea  en  retraite.  Mais  quelle  retraite  I 
Pendant  trois  heures,  les  têtes  de  colonnes,  durent 
se  frayer  passage,  à  coups  de  baïonnette  et  à  coups 
de  fusil  à  brûle-poitrail,  à  travers  les  flots  de  cava- 
lerie qui  barraient  la  route  et  harcelaient  les  deux 
flancs,  tandis  que  l'infanterie  prussienne  qui  suivait 
de  près  Tarrière-garde  tirait  des  salves  à  intervalles 
réguliers.  «  Je  n'oublierai  jamais,  dit  Marmont,  la 
musique  qui  accompagnait  notre  marche.  Des  cornets 
d'infanterie  légère  se  faisaient  entendre;  l'ennemi 
s'arrêtait  et  un  feu  de  quelques  minutes  était  dirigé 
sur  nous.  Un  silence  succédait  jusqu'à  ce  qu'une 
nouvelle  musique,  annonçant  un  nouveau  feu,  se  fît 
entendre*.  » 

Pendant  cette  marche  lente  et  meurtrière,  un  parti 
de  cavalerie  ennemie  avait  été  détaché  en  avant,  avec 
du  canon,  afin  de  couper  la  retraite  aux  troupes  fran- 
çaises en  prenant  position  à  la  tête  du  défilé  de  Fes- 
tieux. Si  ce  mouvement  avait  réussi,  il  eût  vraisem- 
blablement amené  la  destruction  totale  du  corps  de 

1.  Rapport  de  Marmont,  Corbény,  9  mars  ;  Fabvier,  Journal  du  6*  corpt. 
Cf.  Rapport  d'York  et  ilémoiret  de  Marmont,  VI,  212-213.  —  Marmont,  cela 
va  de  soi,  ne  dit  pas  un  mot  ni  dans  son  rapport  ai  dana  ses  M^m<tire*,  im 
l'heureuse  diversion  de  Fabvier. 

t.  Mémoire*  de  Marmont,  VI,  21S-213.  Cf.  Droyaea,|IlI,  354. 


LE     HURRAH     D  ATHIES.  219 

Marmont.  Le  péril  fut  conjuré  par  la  présence  d'ejprit  et 
la  résolution  d'une  poignée  de  soldats.  Un  détachement 
de  cent  vingt-cinq  chasseurs  à  pied  de  la  vieille  garde, 
qui  arrivait  de  Paris  avec  un  convoi  d'habillements, 
cantonnait  à  Festieux  dans  cette  nuit  du  9  au  10  mars. 
Informés  delà  retraite  du  maréchal,  sans  ioute  par  les 
premiers  fuyards  échappés  du  champ  de  bataille,  ces 
vieux  soldats  eurent  un  pressentiment  de  Fimmense 
danger  que  courait  l'armée.  Ils  prirent  spontanément 
les  armes  et,  s'embusquant  à  l'entrée  du  défilé,  ils  en 
défendirent  l'approche  contre  les  escadrons  prussiens 
jusqu'au  moment  où  s'y  engagea  la  colonne  du  duc 
de  Raguse*. 

A  Festieux  on  était  sauvé.  Une  arrière-garde  fut 
laissée  là  pour  contenir  l'ennemi  et  les  troupes  bi- 
vouaquèrent entre  Corbény  et  Berry-au-Bac.  Quant 
aux  Prussiens,  leur  cavalerie  et  un  fort  détachement 
d'infanterie  s'établirent  à  quelque  distance  de  Fes- 
tieux, et  le  gros  de  l'armée  prit  position  entre  Eppes 
et  Athies  *.  Le  lendemain,  le  corps  de  Marmont 
se  concentra  à  Berry-au-Bac.  Plus  de  trois  mille 
hommes  sur  neuf  mille  manquaient  à  l'appel  :  sept 
cents  tués  ou  blessés  et  deux  mille  cinq  cents  pri- 
sonniers'. Presque  toute  l'artillerie,  quarante-cinq 
bouches  à  feu  et  cent  vingt  caissons  et  voitures,  était 
tombée  aux  mains  de  l'ennemi.  «  Je  viens  d'acquérir 
la  triste  conviction,  écrivit  de  Corbény  Marmont  à 

1.  Cf.  Journal  de  Fabvier,  51.  Rapport  da  oommandant  d«  Berry-kn-Bac, 
10  mars.  Arcb.    de   la  guerre. 

2.  Rapport  de  Marmont,  Corbény,  10  mars,  2  heures  dn  matin.  Arch.  nat.. 
AF.  r»,  1670.  Rapport  du  commandant  de  Berrv-au-Bac.  Arch.  de  la  Guerre. 
Rapport  d'York,  10  mars,  cité  par  Bog'lano'v'itscb,  Getckichte  des  Knege» 
von  18U,  I.  347;  Droysen,  Tork'ê  Leben.  Ul,  355. 

3.  Marmont,  dans  ses  Mémoire*.  VI,  213,  n'avoue  qae  7  à  800  homme*  pris 
on  tués;  les  historiens  alleman.is  et  russes  :  Plotho.  Schu'.s,  Mùifling.  Bo^a- 
nowitsch,  Bemhardi,  parlent  de  4  000  et  même  de  5  000  hommes.  D'après  la 
comparaison  des  aitaations  du  6*  corps  des  8  et  10  mars,  on  trouve  le  chifli* 
00  3200  hommes  «aTiron. 


220  «814. 

l'empereur,  qu'il  ne  me  reste  que  huit  pièces.  Ainsi 
presque  tout  a  été  pris  *.  » 

Cependant,  Bliicher  après  avoir  donné  ses  ordres 
d'attaque  s'était  retiré  chez  lui,  «  aussi  assuré  du 
succès,  dit  Miiflling,  que  chef  d'armée  pût  jamais 
l'être  ».  Vers  neuf  heures  du  soir,  comme  le  feld- 
maréchal  achevait  de  souper,  un  premier  aide  de 
camp,  Brandeburg,  lui  annonça  que  la  surprise  avait 
réussi  et  que  les  troupes  de  Marmont  étaient  repous- 
sées dans  le  plus  grand  désordre  jusqu'à  la  butte  des 
Vignes.  A  dix  heures,  il  se  mettait  au  lit  lorsqu'un 
second  aide  de  camp,  Rôder,  vint  lui  rapporter  que 
l'ennemi  n'ayant  pu  se  reformer  le  succès  était  cer- 
tain. Bliicher  transporté  de  joie  s'écria  :  «  —  Ah  !  ce 
vieux  York  !  quel  brave  homme  !  Si  l'on  ne  pouvait 
plus  compter  sur  lui,  le  ciel  s'écroulerait.  »  Enfin  à 
onze  heures,  arrive  un  troisième  aide  de  camp,  Liitzow. 
L'ennemi,  dit-il,  est  mis  en  pleine  déroute  et  poursuivi 
énergiquement  sur  la  chaussée  de  Festieux  *.  Bliicher 
exulte  ;  il  mande  auprès  de  lui  Gneisenau  et  Miiffling, 
afin  de  concerter  pour  le  lendemain  des  dispositions 
«  destinées  à  achever  ce  qui  a  été  si  bien  com- 
mencé '  » 


1-  Rapport  de  Marmont  à  Napoléon,  Corbenj,  10  mars,  2  heures  du  matin. 
Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670.  —  Dans  ses  Mihnoires.  Marmont  dit  21  pièces,  et 
au  commencement  de  son  rapport  à  l'empereur,  il  ne  dit  même  que  12  ou  14. 
C'est  dans  le  post-scriptura  qu'il  écrit  la  phrase  que  nous  citons.  Muffling 
I Aus  meinem  Leben,  139),  Schulz,  Wagner,  Bogdano\trit3Ch  et  autres  hi:storiens 
étrangers  semblent  donc  bien  fondés  à  parler  de  40  ou  50  canons. 

2.  Droysen,  York's  Ze6e/t,.III,355,  356;  Bogdanowitsch,  tfe«cAicA.  des  Kriegei 
1814.  I,  318.  Cf.  Miiffling,  Aus  meinem  Leben,  140. 

3.  Lettre  de  Bliicher  à  York,  quartier  général  de  Laon,  9  mars,  minuit, 
'.iiee  par  Droysen,  III,  355.  «  ...  Votre  Excellence  a  de  nouveau  donné  la 
preuve  de  ce  que  peuvent  faire  la  prudence  et  la  résolution.  Je  vous  félicite 
de  votre  brillant  succès  et  je  vous  envoie  la  disposition  suivante,  destiné« 
à  achever  ce  que  vous  avex  si  bien  commencé.  * 

Miifdiug  prétend  que,  couché  et  craignant  un  refroidissement,  il  ne  se 
rendit  pas  k  l'appel  du  feld-maréchal,  mais  qu'après  s'être  fait  renseigner 
sur  les  opérations  d'York,  il  envoya  à  Gneisenau  un  aide  de  camp,  Gerlach, 
avec  un  projet  de  disposition.  Le  plan  de  Miiffling  reçut  l'agrément  du  chef 


LE     HLRRAH     d'aTUIES.  221 

Des  officiers  dépêchés  dans  la  nuit  aux  comman- 
dants de  corps  d'armée  leur  apportent  les  ordres  pour 
la  journée  du  10  mars  :  York  et  Kleist  poursuivront 
Marmont  à  Berry-au-Bac ;  Winzingcrode  etBûlow  re- 
pousseront l'armée  impériale  dans  la  direction  de  Sois- 
sons;  Langeron  et  Sacken,  marchant  parallèlement  à 
l'empereur  par  Bruyères,  Chamouille  et  le  plateau  de 
Craonne,  manœuvreront  de  façon  à  venir  lui  coupei 
la  retraite  à  l'Ange-Gardien  * 


ëYUt-major  et  fut  adopté  par  Bl&cher.  Bien  qne  MQ^ing  donne  des  détaOft 
des  plus  précis,  il  est  permis  de  croire  qoe  c«  plan  vint  tont  natareUement  à 
la  pensée  de  BIQcber. 

1.  Ordre  de  BlQcher,  Laon,  10  mars,  minuit,  cité  par  Plotho,  III,  298. 
—  Ce  plan  dont  les  généraux  alliés  attendaient  les  plus  beaux  résultats 
était  sans  doute  bien  combine.  Toutefois,  pour  devancer  l'empereur  à  r.\nge- 
Gardieu,  il  fallait  que  les  corps  de  Sacken  et  de  Langeron  fissent  vingt  kilo- 
mètres en  terrain  accidenté  pendant  1«  temps  que  l'armé*  française  «n  fermit 
Viinze  sur  on*  bouua  routs. 


IV 


LA   DEUXIÈME   JOURNÉE   DE   LA    BATAILLE 
DE   LAON 

Les  grand' gardes  françaises  qui  couvraient  le  front 
de  l'armée,  entre  Cïacy  et  Leuilly,  n'entendirent  rien 
du  combat  d'Athies.  Le  vent  contmuait  à  souffler  de 
l'ouest  et  Ton  tiraillait  sans  cesse  sur  toute  la  ligne 
des  avant-postes.  L'empereur  qui  s'était  retiré  à  Cha- 
vignon  resta  ainsi  toute  la  nuit  du  9  au  10  mars  dans 
la  plus  complète  ignorance  du  désastre  de  Marmont. 
A  l'heure  même  où  le  6°  corps,  en  pleine  déroute,  cher- 
chait à  atteindre  le  défilé  de  Fcstieux,  Napoléon  1  ui  as- 
signait son  rôle  dans  la  grande  attaque  qu'il  projetait 
pour  le  lendemain  au  lever  du  jour.  D'après  la  disposi- 
tion, les  divisions  Charpentier  et  Boyer  de  Rebeval, 
soutenues  par  le  corps  du  prince  de  la  Moskowa,  la 
vieille  garde  de  Priant,  les  trois  divisions  de  cavalerie 
de  la  garde  et  la  réserve  d'artillerie,  devaient  débou- 
cher de  Clacy  et  pousser  les  Alliés  vers  la  Neuville.  Le 
duc  deTrévise,  avec  les  divisions  Porret  de  Morvan  et 
Christiani,  les  dragons  de  Roussel  et  les  Polonais  de 
Pacz,  formerait  le  centre  de  l'armée  et  se  tiendrait  prêt 
à  appuyer  l'attaque.  A  la  droite,  le  duc  de  Raguse  con- 
tinuerait à  manœuvrer,'  de  l'endroit  où  il  se  trouverait, 
pour  menacer  la  route  de  Laon  à  Avesnes*. 

1.  Ordre  du  9  mars,  cité  par  Koch,  I,  418-419.  Cf.  Fain,  171-172,  et  Corres- 
pondance de  Napoléon,  21  460. 

Ca  plan  d'attaque  a  été  fort  critiqué  par  les  historiens  militaires  et  nom- 


DEUXIÈME    JOUR>'ÉE    DE   LA    BATAILLE   DE    LAON.    223 

Le  10  mars,  entre  quatre  et  cinq  heures  du  matin, 
Napoléon  mettait  ses  bottes  et  demandait  ses  chevaux, 
lorsque  deux  dragons  démontés,  qui  s'étaient  échap- 
pés du  champ  de  bataille  d'Athies  et  qui  avaient  erré 

BÀinent  par  Koch  qui  le  déclare  ■  extraordinaire  >.  En  la  circonstance,  ces 
dispositions  étaient- elles  si  condamnables!  Dans  l'esprit  de  l'empereur,  les 
choses  ne  s'étaient  que  peu  modifiées  depuis  le  matin,  et  s'il  avait  eo  alors 
des  raisons  pour  attaquer  l'ennemi,  —  il  pensait  que  Blilcher,  déterminé  à  la 
retraite,  ne  défendrait  pas  Laon  sérieusement,  —  ces  mêmes  raisons  existaient 
encore.  Blùcher,  en  effet,  n'avait  engagé  qu'une  très  faible  partie  de  son 
armée,  à  peine  la  moitié  du  corps  de  Bùlow  et  le  tiers  du  corps  de  Winzin- 
gerode;  et  par  les  positions  assignées  à  ses  troupes,  il  avait  dissimulé  à  la 
▼ne  de  Napoléon  quatre  de  ses  corps  d'armée  sur  six.  Si,  d'autre  part,  les 
Prussiens  avaient  fait  nne  vigoureuse  résistance,  s'ils  avaient  repris  Ardon. 
ils  s'étaient  cependant  laissé  débusquer  de  Clacj  et  des  premières  mai- 
sons de  Semillj.  La  situation  se  trouvait  donc  telle  qu'elle  était  le  matin, 
sopposé,  bien  entendu,  —  hypothèse  confirmée  par  les  faits,  —  que  l'empe- 
reur ignorât  le  désastre  d'Aihies.  A  envisager  les  choses  de  cette  façon, 
il  semble  que  Napoléon  n'eût  pas  montré  sa  ténacité  accoutumée  si  après 
cette  journée  passée  en  combats  partiels  et  en  tâtonnements  il  eût  aban- 
donné la  partie.  Ajoutez  à  cela  que  les  nouvelles  de  Châtillon  et  de  Troyes 
reçues  l'avant-veille  l'engageaient  à  tenter  un  coup  de  désespoir,  que  s'il 
refoulait  Bllicher,  ce  succès  pouvait  entraîner  la  retraite  de  toutes  les  armées 
coalisées;  qu'au  contraire,  s'il  se  retirait  sans  combattre,  il  allait  lui-même 
•e  trouver  dans  la  position  la  plus  critique,  entre  Blùcher  invaincu  et  Schvar- 
lenberg  ranimé.  Si  donc,  nous  qui  jugeons  après  coup,  en  connaissant 
et  les  effectifs  de  l'armée  de  Blùcher  et  l'intention  arrêtée  du  feld-maréchal  de 
défendre  Laon  à  tout  prix,  nous  ne  pouvons  dire  avec  Thiers  (p.  478)  *  que 
la  journée  du  9  promettait  de  bons  résultats  pour  le  lendemain  «,  .bous 
devons  admettre  cependant  que  Napoléon,  qui  ne  connaissait  ni  les  desseins 
de  l'ennemi  ni  les  forces  dont  il  disposait,  était  en  droit  de  penser  ainsi. 

■Vaudoncourt  (IL  53-M...)  ne  se  contente  pas  de  critiquer  cette  disposition, 
il  la  considère  comme  apocryphe  ou  tout  au  moins  comme  devant  s'appliquera 
la  journée  du  9  mars.  Sur  ce  dernier  point,  Vaudoncourt  avance  une  gro^e 
erreur.  S'il  s'agissait  de  la  journée  du  9,  Napoléon  ne  dirait  pas  que  Char- 
pentier devra  ïa  matin  déboucher  de  Clacy,  puisque  le  9,  Charpentier  était  à 
la  queue  de  la  colonne  et  que,  d'ailleurs,  les  Russes  occupaient  Clacy.  Quant 
k  f  authenticité  même  de  Tordre,  nous  devons  avouer  qu'il  n'y  a  point  trace 
de  cette  disposition  dans  le  registre  de  Berthier,  ce  qui  est  tout  à  fait  extraor- 
dinaire. Néanmoins  l'assertion  très  vague  du  colonel  Fabvier  {Journal  du 
6"  eorp$,  p.  52),  qui  rapporte  avoir  entendu  dire  que  •  Napoléon  voulait  faire  un 
mouvement  par  le  flanc  droit  et  attaquer  du  côté  d'Atbies  «  ne  saurait  être  ad- 
mise. Napoléon  a  toujours  condamné  les  marches  de  flanc  devant  l'ennemi,  et 
d'ailleurs  il  n'est  pas  plus  question  dans  le  registre  '  e  Berthier  de  cette  préten- 
due disposition  que  de  «eile  citée  par  Koch.  Les  paroles  de  Fain  :  •  Tout  est 
prêt  pour  l'attaque,  les  ordres  partent  et  le  lendemain  dès  la  pointe  du  jour  l'af- 
faire doit  recommencer  •  ;  la  lettre  de  Napoléon  (21  460)  :  •  ...  J'avais  pris  mes 
d.spositions  pour  attaquer  vigoureusement  l'ennemi  •;  enfin  /es  opérations 
a.e.'nc:s  de  la  journée  du  10,  concordont  parfaitement  avec  le  dispositit  que  noua 
a  conservé  Koch.  il  est  vraisemblable  que  cet  officier  en  tenait  la  copie  du  dac 
4a  Trevise  qui  lai  avait  commiuiiqBé  une  partie  de  sa  correspondance  militair*. 


224  181 4. 

toute  la  nuit,  sont  introduits  près  de  lui  par  rofîic'er 
de  service.  Ils  racontent  le  hiirrah,  disent  que  les 
troupes  sont  en  pleine  déroule,  que  le  maréchal  doit 
être  pris  ou  tué.  L'empereur  doute  d'abord.  Il  fait 
monter  à  cheval  tous  ses  officiers  pour  courir  aux 
nouvelles.  Mais  bientôt  des  rapports  de  reconnais- 
sances viennent  confirmer  le  récit  des  deux  dragons. 
La  défaite  du  corpsdeMarmonlest  trop  certaine.  Néan- 
moins le  duc  de  Raguse  n'est  pas  tué,  il  rallie  ses 
troupes  aux  environs  de  Corbény'. 

L'événement  était  de  nature  à  faire  hésiter  l'empe- 
reur. Sans  la  coopération  de  Marmont,  le  succès  pa- 
raissait bien  chanceux.  Et,  cependant,  pour  s'engager 
avec  le  6'  corps,  l'ennemi  n'avait-il  pas  dégarni 
Laon  et  ne  pourrait-on  pas  s'en  rendre  maître  par 
une  attaque  vigoureuse?  En  tout  cas,  en  n'abandon- 
nant point  le  champ  de  bataille,  on  obligerait  les  Al- 
liés à  se  concentrer  et  à  arrêter  la  poursuite  du  maré- 
chal. L'empereur  se  décida  à  rester  devant  Laon 
pendant  la  journée,  résolu  à  se  laisser  guider  par  les 
circonstances  pour  garder  la  défensive  ou  prendre 
l'offensive.  Au  reste,  malgré  la  résistance  de  la  veille, 
malgré  le  hurrah  de  la  nuit,  l'empereur  et  ses  lieu- 
tenants avaient  toujours  l'arrière-pensée  que  Biiicher 
était  prêt  à  évacuer  Laon*. 
Conformément  aux  ordres  envoyés  à  minuit  du 


1.  Fain,  172.  Rapport  da  post«  de  Noavion,  10  mars,  2  heures  et  demie  d« 
matin.  Arch.   de  la  guerre. 

2.  «  ...  Il  est  probable  que  l'ennemi  auiait  évacué  Laon  sans  l'échauffourèe 
da  duc  de  Raguse  qui  s'est  comporté  comme  un  sous-lieutenant.  »  Chavi- 
gnon,  Il  mars.  Correspondance  de  Xapolénn,  21  461.  —  Le  10,  à  9  heures  du 
matin,  Ney  écrivait  à  Benhier,  de  la  Tuilerie  de  Semilly  :  «  ...  Le  mouvement 
de  l'ennemi  semble  se  prononcer  sur  Vervius...  »  Arch.  de  la  guerre.  Enfin, 
le  10,  à  6  heures  du  soir,  quand  vraiment  il  n'était  plus  douteux  que  Blûcher 
voulût  se  maintenir  dans  Laon,  Berihier  écrivait  encore:»  Le  prince  de  la 
Moskowa  maiatieudra  ses  feux  toute  la  uuit  et  partira  une  heure  avant  1« 
jour.  //  s'assurera,  avant  de  partir,  que  l'ennemi  n'ait  point  évacué  la  ville...  * 
Registre  de  BerChier    Arch.  de  la  guerre. 


DEUXIÈME   JOURNÉE    DE    LA    BATAILLE    DE    LAON.    2i» 

anarlier  général  prussien,  quatre  corps  alliés  s'étaient 
mis  en  marche  à  la  pointe  du  jour.  York  et  Kleîst, 
partis  à  la  poursuite  de  Marmonl,  avaient  dépassé 
Festieux,  et  Langeron  et  Sacken,  manœuvrant  pour 
couper  la  retraite  à  l'empereur,  avaient  leurs  tètes 
de  colonnes  à  Bruyères,  lorsque  chacun  de  ces  gé- 
néraux reçut  soudain  un  contre-ordre  le  rappelant 
sous  Laon'.  Dans  les  dernières  heures  do  la  nuit, 
Bliicher,  déjà  souflrant  la  veille  et  dont  une  jour- 
née entière  passée  sur  un  rempart,  battu  de  tous  les 
vents,  n'avait  point  rétabli  la  santé,  avait  été  saisi 
d'un  très  violent  accès  de  fièvre.  Le  matin,  il  ne  put 
se  lever.  Affaibli  de  corps  et  d'esprit  et  se  sentant 
incapable  de  diriger  les  opérations,  il  délégua  le  com- 
mandement pour  la  journée  à  son  chef  d'état-major 
Gneisenau.  Celui-ci  n'accepta  qu'à  contre-cœur  celte 
responsabilité,  et  quand  arrivèrent  les  rapports  des 
grand'gardes,  annonçant  que  loin  que  l'armée  fran- 
çaise dessinât  sa  retraite,  elleoccupaitles  positions  de  la 
veille  et  semblait  se  préparer  à  une  attaque,  il  fut  véri- 
tablement pris  de  peur.  «  —  Il  faut  que  la  disposition 
de  cette  nuit  soit  tout  de  suite  changée,  dit-il  à  Muflling. 
Le  plan  projeté  est  trop  hardi  et  peut  nous  perdre 
Les  quatre  corps  doivent  être  rappelés  sur-lc-cliamp. 
Ceux  de  Biilow  et  de  Winzingerode  ne  suffiraient 
pas  pour  résister  à  Napoléon.  »  Muflling  consterné 
•enta  vainement  de  combattre  les  raisons  de  GneisC' 
nau,  le  contre-ordre  fut  expédié*.  Gneisenau  renon- 
çait à  une  manœuvre  stratégique,  qui  pouvait  amener 
la  destruction  totale  de  l'armée  franç'xise,  pour  se 
hmiter  à  une  simple  opération  lactique  où  en  raison 
de  la  forte  assiette  de  sa  position  et  de  l'écrasante 

V  Ordre  de  Blûcber.  Laon,  10  mars,  cité  pjur  Plotho,  III,  300;  MûCUaff- 
Ah*  meinem  Leben.  U2,  144;  Schels,  I,  181-182. 
S.  Vlùffliog,  142;  BogdJUK  iriucb,  L  3U. 

IS 


226  1814. 

supériorité  numérique  de  ses  troupes,  il  était  certain 
d'un  petit  succès.  Si  la  prudence  est  la  principale 
vertu  militaire,  le  général  Gneisenau  était  un  grand 
homme  de  guerre 

Winzingerode,  qui  cou\Tait  le  village  de  la  Neu- 
ville, reçut  vers  neuf  heures  du  matin  l'ordre  de  dé- 
busquer les  Français  de  Clacy.  Woronzoff,  chargé  de 
l'attaque,  fit  d'abord  canonner  les  maisons,  puis,  à  dix 
heures  la  division  Chowansky  marcha  sur  le  village, 
qu'occupait  le  général  Charpentier  avec  une  division 
et  qu'il  avait  fortifié  pendant  la  nuit.  Deux  des  divi- 
sions de  Ney  vinrent  s'établir,  par  un  changement 
de  front,  parallèlement  au  chemin  de  Mons  à  Laon,  à 
droite  et  en  arrière  du  marais  de  Clacy,  tandis  que 
la  brigade  Pierre  Boyer  se  maintenait  toujours  dans 
les  premières  maisons  de  Semilly.  Le  reste  do  l'arméô 
française  se  déployait  des  deux  côtés  do  la  route  de 
Laon,  sa  droite  à  Leuilly'. 

Charpentier  laissa,  sans  tirer  un  coup  do  feu,  les 
Russes  s'engager  en  colonnes  serrées  sur  l'étroite 
chausséedeClacy;  quand  ils  furentàdeux  ccntsmètrcs 
du  village,  il  les  arrêta  par  une  volée  do  mitraille  aussi- 
tôt suivie  d'une  fusillade  bien  nourrie.  Une  seconde 
attaque  de  Chowansky,  soutenue  par  une  brigade 
fraîche  et  appuyée  par  une  vaine  charge  de  cavalerie 
à  travers  le  marais  à  demi  gelé,  ne  réussit  pas  davan- 
tage. Cinq  fois  encore,  de  midi  à  deux  heures,  l'infan- 
terie de  Cliowansky,  renforcée  des  divisions Laptcw  et 
IVuitzch  revint  à  l'assaut,  cinq  fois  elle  fut  repoussée, 
tlne  batterie  établie  par  Ney  au  sommet  do  la  butte 
de  la  Paillasse,  sur  le  chemin  de  Mons,  écharpait  les 
colonnes  rucses.  Malheureusement  le  feu  de  ces  ca- 
nons causa  quelques  pertes  aux  troupes  de  Charpen- 

X.  Ney  à  Bertbier,  tuilerie  de  Semilly     9  Beores  dn  natin.  Arch.  d«  1* 
guerre.  Baéa  A?3   Scheis   I   183. 


DEUXIÈME   JOURNÉE   DE    LA   BATAILLE   DE   LAON.   227 

lier,  postées  à  l'avancée  du  village.  L'empereur  était 
venu  à  Clacy  où,  du  clocher  de  l'église,  il  obsen'ait 
la  montagne  de  Laon  et  le  champ  de  bataille.  On  dit 
qu'il  envoya  un  aide  de  camp  au  maréchal  Ney  afin 
que  fût  rectifié  le  tir  de  sa  batterie  *. 

Gneisenau  voyant  les  attaques  des  Russes  faiblir 
pensa  à  les  faire  soutenir  par  quelques  régiments 
de  Biilow,  immobiles  sur  les  crêtes  et  les  versants  de 
la  montagne.  Les  mouvements  des  troupes  prus- 
siennes n'échappèrent  pas  à  la  longue-vue  de  l'empe- 
reur, et  il  en  conclut  que  les  Alliés  se  décidaient  enfin 
à  évacuer  Laon.  Pour  presser  leur  retraite,  il  ordonna 
à  Charpentier  de  faire  une  sortie  et  de  pousser  les 
Russes  vers  la  Neuville,  à  Ney  d'aborder  Semilly,  à 
Mortier  de  lancer  une  colonne  sur  Ardon.  Ces  trois 
points  étaient  fortement  occupés.  Les  Français  furent 
repoussés.  A  l'ouest  do  Semilly,  néanmoins,  un  ba- 
taillon de  Curial  réussit  à  atieindro  les  premières 
rampes  de  la  montagne.  Les  soldats  criaient  :  victoire  ! 
quand  le  feu  d'une  batterie,  soudain  démasquée,  les 
contraignit  à  se  replier  sous  uno  trombe  de  mitraille. 
Cette  attaque  générale  ne  fut  point  d'ailleurs  tout  à 
fait  sans  résultat.  Les  Alliés  intimidés  demeurèrent 
sur  la  défensive  jusqu'à  la  fin  de  la  journée*. 

Tant  d'attaques  repoussées  depuis  la  veille  et  tant 
de  cadavres  amoncelés  devant  les  positions  ennemies 
témoignaient  do  l'impossibilité  de  la  victoire.  Napo- 
léon cependant  ne  pouvait  se  résoudre  à  abandonner 
cette  plaine  de  Laon.  Peut-être  sa  ténacité  accoutu- 
mée était-elle  augmentée  par  la  vision  que  cette  partie 
perdue  serait  sans  revanche.  Drouot,  puis  Belliard, 
J' 

1.  Cf.  Fam/l73:  Corrttwfndanet  de  Napoléon.  21461  :  Koch,  I9(M21  ;  ScbeU, 
I,  183;  Wagner,  III.  98,  99;  Bogdanowitsch,  l,  300-351  ;  Fleury,  384. 

2.  Lettre  de   Blûcher  k  Scbwarzenberg,  Laon,  10  mars,  cilM  par  Bogd*- 
■ovUcli,  \,  351,  510;  Wagner,  lU,  W-M;  Fain,  173. 


2?»  181 4. 

furent,  dit-on,  envoyés  tour  à  tour,  à  Ta  tête,  du  bois 
de  Clacy,  pour  voir  jusqu'oii  s'étendait  la  droite  des 
Russes  et  si  Ton  ne  pourrait  point  les  déborder.  Les 
deux  généraux  ayant  répondu  négativement,  l'empe- 
reur se  résigna  à  se  retirer  sur  Soissons,  qu'une 
petite  garnison  française  avait  réoccupé  le  9  mars. 
Pour  imposer  à  l'ennemi  on  continua  à  canonner.  A 
la  tombée  du  jour,  l'armée  se  mit  en  marche  vers 
Soissons  :  Charpentier  et  la  cavalerie  par  Mons,  Anisy 
et  Laiïaux  ;  Mortier  et  Friant  par  la  grande  route. 
Ney,  général  d'avant-garde  le  mutin  des  victoires  et 
général  d'arrièrc-gardo  le  soir  des  défaites,  reçut 
l'ordre  do  rester  sur  ses  positions  jusqu'au  lende- 
main avec  son  corps,  les  dragons  de  Roussel  et  deux 
bataillons  do  Charpentier'.  Il  écrivait  à  Berthier  : 
«  Ce  n'est  pas  avec  une  poignée  de  monde  qu'il  est 
possible  de  bien  faire  une  retraite  devant  une  armée. 
Ce  serait  à  la  vieille  garde  même  de  faire  la  retraite*.  » 
D'ailleurs  la  nuit  fut  tranquille.  Le  11  mars  seule- 
ment, les  Russes  se  décidèrent  à  inquiéter  la  retraite. 
Un  parti  de  cavalerie  attaqua  Charpentier  près  dePinon 
et  lui  lit  quelques  prisonniers.  Sur  la  grande  route, 
les  Cosaques  de  Czernischeff,  soutenus  par  quinze 
cents  hommes  d'infanterie  et  du  canon,  se  mirent  à  la 
poursuite  du  corps  de  Ney.  Deux  bataillons,  sous  les 
ordres  de  l'adjudant-commandant  Sémery,  formaient 
l'extrême  arrière-garde.  Ennuyé  par  les  Cosaques 
qui  le  harcelaient  sans  cesse,  Sémery  leur  prépara 
une  petite  surprise.  A  la  montée  de  Mailly,  il  fit  em- 
busquer son  second  échelon  dans  le  bois  qui  borde  la 
route,  puis,  dépassant  ce  point  avec  son  premier 
échelon,  il  laissa  les  Cosaques  le  dépasser  à  leur  tour. 

1.  Registre  de  Berthier  (ordres  du  10  mars,  bivouac  devant  Laon,  6  heure» 
du  soir,  et  Chavignon,  8  heures  et  9  heures).  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Ney  à  Berthier,  Urcel,  11  mars.  5  heures  du  matin.  Arch.  de  la  gi>erra. 


OKCX.ÈME   JOURNÉE   DE   LA    BiTA.LLE   DE   LAO:..    ^ 

Tomme  ils  précipilaicnt  TalUire  pour  charger  le  ba- 
^XTaesIeryUacmi^ure^^^^^^^^^^^^^ 

,'^  la  ^Ufince  fort  respectueuse  de  trois  kilomeires 
Tarm^e  opéra   a'concLtrati      à  SoissonB,  sans  être 
LtrrenTn.uiétée,  dans  l'apr.s-midi  et  la  soirée  du 

'VrFrançals  avaient  perdu  devant  Laon  Pjus^de 
six  m/le  hommes,  tués,  blessés  ou  prisonniers  Mais 
deuTiours  durant,  l'empereur,  avec  une  poignée  de 
.nmbiuants   avait  imposé  à  l'ennemi,  et  le  troisième 

Se  un  champ  de  manœuvres.  La  présence  de  Na- 
^oiéon  produisait  toujoursl' effet  de  la  tête  de  Méduse . 

.  ordre,  de  Ney,  10  «a..  Rapport  de  1^^^^^" n'r^â^TX'l't. 
nérâl   Rousseau  k  Ney.  LetU-6  de  Ney  a  Berihier, 

T'^gistre  de  Bertbier  (ordr..  du  U  mar..  Soi».on..  4  et  5  heures  du 

■oir).  Arch-  de  la  guerre.  „„„»,;.„„.  dans  la  journée  du  U  aux  bords 

Des  parus  de  -»-»l«"%*^^™^"^r.url"ue    sL  riea  entrepreudr»  de 

éelAisae.  entre  Berry-au-Bac  ?' J'^^'"  *  „„,*emeDt  de  quelques  chanois 

.érieux  contre  nos  troupes   Ils  »  «"'^"^"'^'"."Jîrun  convoi  de  prisonniers 

de  blessés  sur  les  flanc»  de  l  armée  «»  *'*"'','*„7  ".J'i-il^^ce  des  polies  de 

Î^sses.  La  veille,  un  pulk  '^-f-^'^'^^XZ^Zll  àutS^^l-^^  a^i'  t«»« 

cavalerie  du  général  Orouvelle  qu.  »^'«"^'*'';*. '"".^êté  un  petit  convoi  où 

an  harrah  sur  Soissons.  Eu  -> '«"-"^^J^'^.^lîlfc    Je  l"  isoe.^t  à  cheval  l. 

se  trouvaient,  en  voiture,  le  ^'«'•"°.^"'^"i   '  P[;„  *  „U»  pour  rejoindre  Na- 

général  Nansouty  et  quelques  ««^"«"X^^  vlu^t  ^^ii  été  fait  prison- 

poléoa  à   Laon.  L'escorte  dispersée,  '«  •'=^°.^^°""*  les  bonis  de  TAisn. 

nier  et  Nansouty  sabrant  les  <=o«1«««  "•'^,  f*!^t.r  son  cheval,  lorsque 

avec  ses  officiers.  Vivement  poursuivi,  il  allait  ?  '^**;  ^        ,.  chuie. 

ranimai  atteint  dune  balle  s'abattit,  enuralnant    on  cavalier  dan^  ^^  . 

Les  officiers  étaient  déjà  de  l'autre  coté  de  la  ^^^^-^-[J^,^^  d,  niùcUer. 
l'eau  tout  botté  et  traversa  l  Aisne  a  '*"?«■  R„^j3„owii»ch.  I.  453. 
Laon.  Il  mars.  Arch.  de  Laon.  Heury.  *^-*-*°  '  f  "'^.^"^J.ies  de  Marmont  à 
3.  Dans  ce  chiffre,  sont  naturellement  «^^l""'": '^'^.E^t'rcel.  M  mars. 
Athies(voirp.2l9de  .1814.).  ^^- '*^T\  .^H  L  bT^t^'''^^  réduites  en 
ou  il  dit  que  sa  première   division  et   la  or'gane  °  '  .  ^Vagner.  Ul.  101  ; 

tout  k  1000  f-sils.  Arch.  de  la  guerre.  ^1»^°' "J' ^!,^4,  »^i;nt  perdu 
Schels.  1.  186.  -   D'après  le.  rapports  étrangers,  le.  AU.es  a 


seulement  3  SOC  hommes. 


230  1814. 

elle  paralysait  les  Alliés  en  les  terrorisant.  Quel  désas- 
tre menaçait  la  petite  armée  impériale  si  Bliicher  eût 
résolument  lancé  contre  elle  les  masses  énormes  dont 
il  disposait! 

Les  commandants  de  corps  d'armée,  au  reste,  fu- 
rent singulièrement  irrités  du  contre-ordre  donné 
dans  la  matinée  da  10  mars,  et  no  dissimulèrent  pas 
leur  mécontentement  au  quartier  général.  Woronzoff 
etGroImann,  chef  d'état-major  de  Kloist,  déclarèrent 
que  c'était  un  grand  malheur.  Sacken,  hors  de  lui, 
dit  à  Mùffling  :  «  —  Ecoutez,  monsieur  le  général, 
jusqu'ici  j'ai  toujours  respecté  les  décisions  du  feld- 
maréchal,  mais  depuis  quatre  jours  il  a  perdu  la  tête. 
Pourquoi  avoir  changé  cette  disposition  qui  nous 
aurait  amenés  à  donner  le  coup  de  grâce  à  Napoléon?  » 
Ce  n'était  pas  seulement  cette  occasion  perdue  qui 
exaspérait  les  généraux  russes.  Les  défiances  et  la 
jalousie  étaient  grandes  entre  les  Alliés.  Les  Russes 
prétendirent  que  Gneisenau  avait  renoncé  à  l'attaque 
atin  de  ménager  les  troupes  prussiennes  qui  étaient 
placées  en  première  ligne.  C'étaient  les  Russes  seuls 
qui  avaient  combattu  à  Craonno.  Bliicher,  frappé 
des  grandes  pertes  qu'ils  avaient  subies,  avait  dé- 
claré qu'à  la  première  affaire  les  corps  russes  res- 
teraient en  réserve.  Or,  G  ncisenau  arrêtait  l'opération 
projetée  tout  justement  quand  c'était  aux  Prussiens 
de  marcher.  York  pensait  avoir  un  autre  motif  de 
plainte.  11  était  en  mésintelligence  avec  Gneisenau  et 
il  s'iniaginaii  que  le  chef  d'état-major  l'avai*  rappelé 
sous  Laon  afin  de  lui  enlever  l'honneur  d'achever  la 
défaite  de  Marmont.  Trop  fier  pour  récriminer,  York 
se  contenta  de  ne  point  paraître  chez  Biiiche..  Revenu 
s'établir  entre  Vaux  et  Alliies  lo  10  vers  midi,  il  passa 
celtb  journée  au  milieu  do  ses  troupes,  veillant  aux 
mesures  d'ordre  et  do  discipline  et  faisant  distribuer 


DEUXIÈME    JOURNÉE   DE    LA    BATAILLE    DE    LAON.    231 

du  pain  aux  malheureux  habitants  d'Alhics  que  ses 
soldats  avaient,  la  veille,  pillés  et  incendiés.  Dans  une 
ronde  de  nuit,  il  aperçut  une  femme  agenouillée.  11 
s'approcha  avec  son  aide  de  camp  pour  chasser  cette 
rôdeuse,  sans  doute  occupée  à  détrousser  les  morts. 
Mais  celle-ci,  une  cantinière  française  du  6*  corps,  se 
dressant  toute  droite  comme  une  Euménide,  dit  : 
«  J'ai  bien  le  droit  d'enlerrcr  mon  mari  1  '  » 

Le  lendemain,  de  nouveaux  ordres  de  Gnoisenau 
en  vertu  desquels  York  devait  prendre  ses  quartiers 
dans  les  environs  de  Corbény,  qui  étaient  la  contrée 
la  plus  ravagée  du  pays,  achevèrent  d'irriter  le  vieux 
général.  Il  donna  ses  instructions  à  ses  lieutenants 
pour  la  marche  et  les  cantonnements;  cela  fait,  sans 
prévenir  personne  sauf  son  aide  de  camp,  le  comte 
de  Brandcburg,  il  partit  en  voiture  pour  Bruxelles. 
Ce  départ  causa  une   grande  émotion   au  quartier 
général  et  dans  toute  l'armée.  Les  officiers  de  Bliicher 
voulaient  qu'on  déférât  York  à  un  conseil  de  guevre, 
mais  ils  n'osaient  proposer  une  pareille  mesure  au 
feld-marôchal.  On  lui  suggéra  d'abord  l'idée  d'une 
lettre  où,  feignant  de  croire  à  une  indisposition  su- 
bito du  général  York,  il  lui  exprimerait  le  vœu  de  son 
prochain  rétablissement  et  de  son  prompt  retour.  Les 
amis  d'York  savaient  que  cette  lettre  ne  ferait  point 
fléchir   sa  résolution.   Ils   persuadèrent  à    Bliicher 
d'écrire  à  York  en  no  prenant  conseil  que  de  son 
propre  cœur.  Atteint  d'une  sorte  d'ophtalmie,  le  ma- 
réchal y  voyait  à  peine;  il  traça  en  grosses  lettres  ces 
trois  lignes  :  «  Mon  vieux  camarade,  l'histoire  ne  sau- 
rait raconter  une  chose  pareille  sur  nous  doux.  Ainsi 
soyez  raisonnable  et  revenez*.  »  De  son  côté,  le  prince 
Guillaume  do  Prusse  envoyait  à  York  une  lettre  nou 

1.  Maffling,  144.  14«;  Droysea.  ni,  355,  36Î:  Boçdanoviuch.  I.  352,  3Si. 
t.  Dro/seo,  Ui,  356.  Cf.  Mùfdiog,  I4A,  «t  Boe(UnowiUcb,I,  3&^ 


232  181 4. 

moins  honorable  pour  celui  qui  en  était  l'auteur  que 
pour  le  général  à  qui  elle  était  adressée  :  «  Le  départ 
de  Votre  Excellence  nous  met,  nous  tous  qui  avious  le 
bonhcui-  d'être  sous  vos  ordres,  dans  la  plus  profonde 
aftliction.  Nous  connaissons  votre  caractère  généreux 
et  nous  espérons  que  vous  ne  nous  abandonnerez 
pas.  Jamais  la  Prusse  n'a  eu  besoin  plus  que  main- 
tenant, pour  restaurer  sa  vieille  gloire,  de  généraux 
tels  que  celui  qui  a  donné  le  signal  d'abattre  la 
domiualion  étrangère.  Comme  votre  concitoyen  et 
votre  lieutenant,  comme  potit-fils,  fils  et  frère  de  vos 
rois,  je  vous  supplie  de  revenir  parmi  nous'.  » 

Si  la  discorde  régnait  à  l'armée  de  Bohème,  s'il  y 
avait  bien  des  jalousies,  bien  des  défiances  et  bien  des 
différends  entre  les  Russes  et  les  Autrichiens,  les 
mêmes  dissentiments  se  retrouvaient  à  l'armée  do  Si- 
lésie  entre  Russes  et  Prussiens  et  même  entre  Prus- 
siens et  Prussiens.  C'est  pourquoi  Langeron  voyant 
Blùcher  malade,  presque  aveugle,  sans  forces  et  sans 
volonté,  et  craignant,  comme  le  plus  ancien  des  géné- 
raux, d'avoir  à  assumer  la  responsabilité  du  comman- 
dement en  chef,  s'écriait  au  sortir  de  la  chambre  du 
feld-maréchal  :  «  Pour  Dieu  !  quoi  qu'il  arrive,  empor- 
tons ce  cadavre  avec  nous  !  ^  » 


1.  Lettre  citée  par  Dnysen,  III,  368.  —  A  la  suite  de  la  lettre  de  Blùcher 
•t  de  Celle  du  prince  Guillaume,  York  vint  reprendre  bon  commandeuKsut. 

2.  Mût'fiing,  Ans  meinert  Lel/en,  148. 


LIVRE    QUATRIÈME 


RETRAITE  DES  ARMÉES  FRANÇAISES 

LA  RÉVOLUTION  DE  BORDEAUX 

LES  ESPRITS  A  PARIS  —  LA  CLNQUIÈME  SÉANCE 

DU  CONGRÈS  DE  CRATILLON 


Depuis  le  27  février  oh  confiant  dans  la  fortune,  de 
nouveau  maîtrisée  par  son  génie,  Napoléon  avait 
quitté  Troyes  pour  exterminer  l'armée  de  Bliicher, 
pas  un  jour  no  s'était  achevé  sans  un  malheur  ou  un 
mécompte.  Cette  pointe  entre  la  Marne  et  l'Aisne  qui 
promettait  de  si  beaux  résultats  avait  abouti  à  la 
retraite  de  la  petite  année  française,  diminuée  de 
plus  d'un  tiers  par  les  maladies,  les  marches  forcées, 
les  sanglantes  batailles  de  Craonne  et  de  Laon. 
L'empereur  disait  :  «  La  jeune  garde  fond  comme  la 
neige*.  » 

En  Champagne,  Macdonald  repoussé  do  la  ligne  de 
l'Aube  avait  dû  abandonner  aussi  la  première  boucle 
de  la  Seine.  Après  les  combats  des  27  et  28  février,  à 
Bar-sur-Aube  et  à  la  Feité-sur-Aube,  le  duc  de  Ta- 
rento  comptait  tenir  à  Troyes,  d'après  les  ordres  de 

L  Corrttpondanee  de  NapoUon,  tl  461. 


234  1814. 

l'empereur.  Mais  Oudinot  avait  déjà  compromis  la 
défense  par  des  dispositions  vicieuses.  Il  avait  posté, 
en  première  ligne,  le  corps  de  Gérard  au  pont  de  la 
Guillolièro  et  la  division  Rothembourf  sur  le  pla- 
teau de  Laubressel;  en  seconde  ligne,  la  cavalerie 
de  Saint-Germain  à  Saint-Parre-aux-Tertres  et  la 
forte  division  Levai  et  la  cavalerie  de  Kellermann  à 
Pont-Saint-IIubert.  Les  divisions  Amey  et  Pactiiod 
étaient  en  réserve  à  Troyes'.  Or,  le  front  de  l'armée 
ne  présentant  pas  assez  d'étendue  permettait  à  l'en- 
nemi d'occuper  Bouranton  et  de  tourner  par  là  les 
positions  de  Rotliembourg-  et  de  Gérard.  C'est  ce 
qui  advint.  De  même  qu'au  combat  de  Bar-sur-Aube, 
Oudinot  laissa  ses  réserves  immobiles.  Sa  cavalerie 
qui  n'avait  que  sept  kilomètres  à  franchir  pour  se 
porter  entre  Bouranton  et  Laubressel  ne  bougea 
pas.  Vigoureusement  attaqués  de  front  et  menacés 
d'être  pris  à  revers,  Gérard  et  Rolhembourg  rétro- 
gradèrent sur  Troyes*. 

Quand  Macdonald,  souffrant  d'un  rhumatisme  gout- 
teux et  pouvant  avec  peine  monter  à  cheval  et  même 
écrire,  prit  le  commandement,  dans  la  nuit  du  3  au 
4  mars,  toutes  les  troupes  battaient  en  retraite. 
Troyes  que  l'ennemi  menaçait  d'attaquer  sur  trois 
points  à  la  fois,  par  la  rive  droite  de  la  Barse  et  par 
les  deux  rives  de  la  Seine,  n'était  plus  guère  louable. 
Gérard  néanmoins  reçut  l'ordre  do  s'y  défendre  toute 
la  journée  du  4,  moins  pour  tenter  de  conserver  cette 
position  que  pour  protéger  la  retraite  de  l'armée.  A 
huit  heures,  les  Alliés  se  présentèrent  devant  Troyes. 
Gérard  résista  jusque  dans  l'après-midi.  Pour  éviter 
rinccndio  des  faubourgs,  il  demanda  un  armistice, 

1.  Ordres  d'Oudinot,  Troyes,  2   mars;    Rapport  de  Macdonald,  Châtres, 
4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  îjébasiiani  à  Benhier,  Troyes,  3  mars,  6  heures  du  soir;  Oudinot  à  Ber- 
tiiier,  Troyes,  4  mars  (au  matin).  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  PioUiO,  lU  219^251. 


RETRAITE    DES    ARMÉES    FRANÇAISES.  235 

à  Ja  faveur  duquel  il  évacua  la  ville  qu'occupèrent 
aussitôt  les  Bavarois  et  les  Wurlembergeois.  Le  len- 
demain 5  mars,  presque  toutes  les  troupes  alliées 
se  conceniraient  sous  Troyes,  et  les  trois  corps  de 
Macdouald  se  ralliaient  autour  de  Nogeut'.  Le  6  mars, 
le  duc  de  Tarente  jugeant  sa  position,  à  cheval  sur  les 
deux  rives  de  la  Seine,  inutile  à  conserver  et  dange- 
reuse à  défendre,  évacua  Nogent,  en  fil  sauter  le  pont 
et  établit  ses  troupes  sur  la  rive  droite.  Le  7,  le  quar- 
tier général  fut  porté  à  Provins*.  Ainsi,  en  une 
semaine,  Oudinot  et  Macdonald  avaient  perdu  six 
mille  hommes  et  cédé  à  l'ennemi  vingt-cinq  lieues 
de  terrain 

Sur  les  frontières  de  la  Suisse,  Augcreau  n'avait 
pas  été  plus  heureux;  il  avait  été  plus  coupable.  Si 
Macdonald,  ou  plutôt  Oudinot,  s'était  mal  gardé  et 
s'il  avait  pris  de  mauvaises  dispositions  tactiques,  du 
moins  la  lâche  qui  incombait  aux  ducs  de  Tarento 
et  de  Reggio,  la  défense  de  l'Aube  et  de  la  Seine 
contre  des  forces  trois  fois  supérieures,  était-elle 
singulièrement  difficile.  Augereau,  au  contraire,  n'a- 
vait qu'à  marcher  droit  devant  lui  et  à  culbuter  avec 
28000  hommes  les  19000  Autrichiens  qui  lui  étaient 
opposés  en  trois  détachements ',  Sa  lenteur,  sa  mol- 
lesse, on  peut  dire  sa  désobéissance,  firent  seules 
échouer  ta  grande  opération  stratégique  à  laquelle 
l'empereur  l'avait  destiné. 

Les  ordres  de  Napoléon  et  de  Clarko  étaient  précis 
et  formels.  Le  duc  do  Castiglione  devait  se  porter 
devant  Genève,  reprendre  cette  ville,  y  laisser  une 

1.  Oniodler  à  Bertbier,  Châtres,  3  mars,  et  M&ctloaalJ  à  Napoléon,  Châtres, 

4  mars.  Ar.b.  de  la  (ruerre. 

8.  Rapfiort  et  ordroâ  de  Macdonald  et  d'Oudinot.  Chitres,  4  mars,  N'ogeat, 

5  mars,  ei  M-^rioi,  6  et  7  mars,  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Pioiho,  IJi,  133,  J^;  et 
Beruhardi,  IV,  5ôÇ-5s7. 

3    Uubiia:  63fjO   humnnes  k  Bonrg-eD-Bresse;  prince    .\loj:s  Llchteioateia, 
12  700  boaunes  occupas  aux  sièges  de  Besançoa  e«  4'Aaxoaa^ 


236  181 4. 

bonne  garnison,  puis  marcher  rapidement  sur  Vesoul 
(route  de  Bâle  à  Langres),  de  façon  à  couper  la  ligne 
de  communications  delà  grande  armée'.  Augereau 
se  reti-anchant  derrière  mille  prétextes,  valables  en 
temps  ordinaires  mais  inadmissibles  dans  les  cir- 
constancee  pîiisonles,  s'obstinait  à  rester  à  Lyon  ^. 
En  vain  les  ordres  lui  étaient  réitérés,  expédiés  par 
duplicata  et  triplicata.  En  vain  le  ministre  lui  écri- 
vait :  «  L'empereur  vous  somme  d'oublier  vos  cin- 
quante-six ans  et  de  ne  vous  souvenir  que  des  beaux 
jours  de  Castiglione  '!  »  En  vain  Napoléon  lui  adres- 
sait cette  lettre  dont  la  brûlante  éloquence  eût  ré- 
veillé les  plus  apathiques,  enflammé  les  plus  froids  : 
«  Mon  cousin,  quoi!  six  heures  après  avoir  reçu 
les  premières  troupes  venant  d'Espagne,  vous  n'é- 
tiez pas  déjà  en  campagne  !  six  heures  de  repos 
leur  suffisaient.  J'ai  remporté  le  combat'de  Nangis 
avec  une  brigade  de  dragons  qui  de  Bayonne  n'avait 
pas  encore  débridé...  Je  vous  ordonne  de  partir  douze 
heures  après  la  réception  de  la  présente  lettre  et  do 
vous  mettre  en  campagne.  Si  vous  êtes  toujours  l'Au- 
gereau  de  Castiglione,  gardez  le  commandement  ;  si 
vos  soixante  ans  pèsent  sur  vous,  quittez-le  et  remet- 
tez-le au  plus  ancien  de  vos  officiers  généraux.  La  pa- 
trie est  menacée  et  en  danger;  elle  ne  peut  être  sau- 
vée que  par  l'audace  et  la  bonne  volonté  et  non  par  do 
vaines  temporisations.  Soyez  le  premier  aux  balles.  Il 
n'est  plus  question  d'agir  comme  dans  les  derniers 
temps.  Il  faut  reprendre  ses  bottes  et  sa  résolution 
de  93  *  !  » 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21086,  îl  272,  21343,  21356,  etc..  Napoléon 
à  Augereau,  Troyes,  26  février  (lettre  oon  citée  à  la  Correspondance).  Arch, 
nat.,  AF.  IV,  9()6.  Clarke  à  Augereau,  13  janvier,  13,  18,  22  février,  etc. 
Arch.  de  la  guerre. 

2.  Augereau  à  Clarke,  Lyon,  16  février.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Clarke  à  Augereau,  18  février.  Arcb .  de  la  guerre. 
i.  Correspondance  de  Napoléon,  21 343. 


RETRAITE    DES    ARMÉES    FRANÇAISES.  237 

Le  28  février  seulement,  Augercau  se  décida  à 
quitter  Lyon  pour  se  porter  sur  Genève,  où  les  géné- 
raux DessaixetMarchandavaient  replié  les  Autrichiens 
de  Bubna.  Le  3  mars,  i'ariiiée  se  trouvait  échelonnée 
entre  Lons-le-Saulnier  et  Morey,  à  une  journée  de  mar- 
che de  Genève,  lorsque  le  duc  de  Castiglione,  agissant 
comme  s'il  fût  déjà  maître  de  cette  ville,  arrêta  son 
mouvement  et  se  mit  en  marche  pour  Vesoul  '. 
Mais  Augereau  avait  perdu  quinze  jours  à  Lyon.  La 
nouvelle  armée  du  prince  de  Ilessc-llombourg  arri- 
vait à  grandes  journées  pour  lui  barrer  la  route  ". 
Le  4  mars,  les  Français  furent  attaqués  à  Poligny 
par  le  général  Wimfenn.  Où  Augercau,  une  se- 
maine plus  tôt,  n'eût  trouvé  devant  lui  que  trois 
divisions  séparées  les  unes  dos  autres,  il  se  heurtait 
contre  une  armée  entière.  Si  le  duc  de  l'Empire  avait 
repris  «  ces  bottes  de  93  »  dont  parlait  Napoléon,  il  eût 
pu  refouler  au  delà  du  Doubs  les  Autrichiens  dont  les 
colonnes  n'étaient  pas  encore  toutes  à  hauteur;  mais 
la  chaussure  des  géants  n'allait  plus  à  son  pied.  Le 
maréchal  fut  effrayé  pour  Lyon  que  semblait  menacer 


1.  Comte  de  Saint- Vallier  k  Clarke,  8  mars  ;  Rapport  d'Angerean  à  Clarke 
9  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Cette  armée  avait  été  formée  le  35  février,  en  rerto  d'une  déciiiion  da 
conseil  de  guerre  de  Trojes,  pour  arrêter  la  marche  da  duc  de  Casti}rlione. 
Elle  se  composait  du  l*'  corps  autrichien  (Biaocbi),  15 700  hommes:  do  6*  corps 
d'Alleroagoe,  13250  hommes,  et  d'uue  division  des  réserves  autrichiennes, 
6000  hommes,  total  :  SiUôO  hommes.  Le  prince  de  llesse-llombourg  devait 
«D  outre  réunir  sous  son  commandement  la  division  légère  de  Bubna  : 
6300  hommes,  et  le  2*  corps  autrichien  (prince  Alojs  Lichtenstein)  :  12  700  hom- 
mes; ce  qui  donnait  à  l'armée  du  sud  un  effectii' de  53950  hommes  :  soit 
46000  hommes,  défalcation  faite  des  pertes.  Cf.  le  protocole  de  la  séance  du 
conseil  de  guerre  du  25  février;  Ploiho,  UI,  231;  Bernhardi,  IV.  529,  et  le 
tableau  de  la  composition  de  la  grande  armée  alliée  en  1814,  Arch.  topogra- 
pbiques  de  Saint-Pétersbourg.  22854. —  Schels,  qui  majore  toujours  les  effec- 
tifs, porta  farmée  du  sud  à  76000  hommes  (I,  IW).  Nous  donnerons,  entre 
autres,  un  exempla  de  la  façon  dont  procède  cet  historien  dans  ses  dénombre- 
menu.  Il  chiffre  la  division  Bubna,  qui  en  effet  fut  renforcée  de  9  bataillons 
du  2*  corps  autrichien,  à  1270U  hommes  au  lieu  de  6300  hommes,  mais  il 
omet  de  défalquer  ces  9  bataill03s  de  l'effectif  total  du  V  corps.  Ainsi,  il 
eoicpto  deux  foi^  les  mêmes  troupes. 


238  181 4. 

la  droite  de  l'armée  du  sud  et  qu'il  avait  négligé  de 
mettre  en  état  de  défense,  n'y  élevant  aucun  ouvrage 
et  oubliant  môme  d'y  faire  amener  les  quatre-vingts  ca- 
nons, destinés  à  l'armement  de  celte  place,  qui  étaient 
parques  à  Avignon.  A  l'exception  des  divisions  Mar- 
chand et  Dessaix  qui  restèrent  devant  Genève,  assez 
fortes  pour  y  contenir  l'ennemi  mais  trop  faibles  pour 
l'en  déloger,  Augcreau  ramena  toutes  ses  troupes  sous 
Lyon  où  il  arriva  le  9  mars,  de  sa  personne  *.  Ainsi 
par  les  temporisations,  la  négligence,  le  manque 
d'énergie  du  duc  de  Castiglione,  tout  échouait.  La 
diversion  conçue  et  ordonnée  par  Napoléon,  magni- 
fique manœuvre  qui  eût  donné  tant  de  jalousies  à 
l'ennemi  et  apporté  un  si  grand  secours  aux  armées 
impériales,  était  manquée  irrémédiablement  *.  Sup- 
posé que  le  duc  de  Castiglione  réussît  à  défendre 
Lyon,  il  y  resterait  désormais  immobilisé. 

Des  frontières  du  nord  et  des  frontières  des  Pyré- 
nées, les  nouvelles  n'étaient  pas  meilleures.  Toujours 
combattant,  le  général  Maison  s'était  replié  de  Tour- 
nay  sur  Courtray,  puis  do  Courtray  sur  Lille  *.  Le 
maréchal  Suchet  continuait  à  attendre  en  Catalogne 
la  ratification  du  traité  de  Valençay,  prisonnier  de 
fait  au  pied  dos  monts  et  ne  pouvant  prendre  part 
aux  grandes  opérations  de  la  campagne.  Le  maré- 
chal Soult  perdait  du  terrain.  Jusqu'à  la  mi-fé- 
vrier, son  armée  concentrée  derrière  l'Adour,  la 
Bidouse  et  les  gaves,  et  appuyée  sur  le  camp  retran- 
ché do  Bayonue,  avait  imposé  aux  Anglo-Espagnols 
de  lord  Wellington.  Malheureusement,  le  22  février, 

1.  Rapport  d'Augereaii  à  Clarke,  Lyon,  9  mars;  Saint- Vallier  à  Napoléoi^ 
harabéry,   8  mars   et  10    mars;  Rapport   de    Dessaix.    Cariouge,  9   marr, 

Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Correspondance  de  Napolron,  21111,  et  la  curieuaa 
dénouciation  contre  Augereau,  Lyon,  16  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Il  Augereau,  dit  Kain  (p.  179),  a  manqué  l'occasion  de  sauver  la  France.» 
C'est  beaucoup  dire,  mais  Augereau  fut  du  moins  très  coupable  de  n'y  pa* 
•ssayer. 


LA    RÉVOLUTION    DE    BORDEAUX.  239 

Soult  crut  devoir  abandonner  celte  belle  position, 
clef  des  hautes  Pyrénées.  Il  se  laissait  prendre  aux 
habiles  manœuvres  de  Wellington  qui  avait  pour  ob- 
jectif d'amener  l'armée  française  à  combattre  sé- 
parée de  son  point  d'appui.  Le  27  février  une  bataille 
s'engagea  à  Orlhez.  Après  une  défense  opiniâtre,  les 
Français  ayant  perdu  deux  mille  cinq  cents  hommes 
et  en  ayant  tué  un  même  nombre  à  l'ennemi,  se  mirent 
en  retraite  dans  la  direction  de  Mont-de-Marsan.  Deux 
joursplus  tard,  Soult  arrêta  la  marche  de  ses  colonnes 
et  les  porta  sur  Tarbes  *.  C'était  découvrir  Bordeaux, 
mais  le  duc  de  Dalmatie estimait  que  l'armée  anglaise 
n'oserait  pas  s'engager  dans  les  Landes,  sachant  les 
Français  sur  ses  derrières.  Ses  calculs  étaient  justes, 
puisque,  en  effet,  Wellington  le  suivit  vers  Tarbes 
et  Toulouse  avec  lo  gros  de  ses  troupes.  Mais  le  ma- 
réchal Soult  comptait  sans  la  trahison. 

Les  Bourbons  avaient  toujours  eu  à  Bordeaux  des 
partisans  nombreux  et  actifs.  Dès  1796,  les  royalistes 
fonJèront  une  société  secrète  sous  le  nom  d'Institut 
philanthropique.  En  1799,  ils  prirent  les  armes  et 
furent  dispersés  par  la  troupe;  en  1806,  ils  tentèrent 
de  délivrer  Ferdinand  \TI;  en  1807,  la  police  im- 
périale arrêta  l'exécution  d'un  autre  complot'.  De 
Londres  et  de  Darlhwell,  on  correspondait  avec  Bor- 
deaux sous  la  raison  sociale  :  «  Henri  et  C".  »  Dans 
ces  lettres,  indigo  signifiait  :  Bourbon,  et  cargaison 
de  coton:  troupes  do  débarquement*.  Les  désastres 


1.  Maison  k  Clarke,  6  mars,  10  mars  et  1-1  mars.  Arch.  de  1*  guerre.  Cf. 
Plolho.  111,468  471. 

2.  Ordres,  lettres  et  rapports  de  Soik,  Erlon,  Reille,  Claasel,  «te.  février  et 
Bars.  Arcb.  de  la  guerre  vAnnées  »  "Espagne). 

3.  RoUac,  Erpot*  litiU  det  fait»  qui  ont  précédé  et  amené  la  fournée  du 
18  mart.  24-26,  4S-55  ;  le  RoyaliMmt^  prouvé  par  le$  faits.  21-27;  Mailhoi.  Mé- 
moire»  tur  plusieurs  faitt  qui  ont  pr'cédé  et  tuim  la  journée  du  12  mon,  9-ltf 
Ucmotret  de  M"  de  La  Hoehejaequeletn,  U3-4M 

^  aoUac,  70-77. 


240  1814. 

des  campagnes  de  Russie  et  do  Saxe  affermirent  les 
espérances  et  exaltèrent  le  zèle  des  royalistes  borde- 
lais. Dans  l'automne  de  1813,  on  acheva  l'organisa- 
tion de  huit  compagnies  de  garde  royale  à  pied  et  à 
cheval,  ayant  colonel,  lieutenant-colonel,  majors, 
capitaines,  lieutenants,  cornettes,  porte-ctendards,  et, 
chose  extraordinaire,  ayant  même  autant  de  soldats 
que  d'officiers*.  Aux  premiers  jours  de  1814,  les 
royalistes  firent  une  nouvelle  recrue  qui  valait  à  elle 
seule  ces  huit  compagnies  de  garde  royale.  C'était 
Lynch,  —  un  grand  coquin. 

Nommé  maire  de  Bordeaux,  puis  comte  de  l'empire, 
puis  chevalier,  puis  officier  de  la  Légion  d'honneur 
(le  8  janvier  181 't!),  Lynch,  comme  il  le  reconnaissait 
lui-môme,  «  avait  toujours  été  bien  traité  par  Buo- 
naparte'  ».  D'ailleurs,  il  ne  s'était  jamais  lassé  de 
manifester  son  dévouement  à  l'empereur  dans  ses 
discours  et  ses  adresses.  Si  comme  maire  de  Bor- 
deaux, il  n'allait  pas  jusqu'à  dire  à  ses  administrés, 
dans  les  termes  mêmes  du  Catéchisme  de  1807,  que 
l'on  «  devait  à  l'empereur  l'amour,  les  impôts  et  le 
service  militaire  sous  peine  de  damnation  éternelle,  » 
du  moins  il  no  manquait  aucune  occasion  pour  leur 
rappeler  «  la  gloire  et  les  bienfaits  de  Napoléon  le 
Grand  ».  Vers  la  fin  de  1813,  il  se  ravisa.  L'empire 
était  menacé  :  c'était  le  moment  d'abandonner  l'em- 
pereur. Toutefois  Lynch  n'eut  garde  d'affecter  moins 
de  zèle.  «  J'avais  besoin,  avoue-t-il,  de  conserver 
la  considération  du  gouvernement.  »  —  On  verra 
pourquoi.  —  A  Paris,  où  il  était  venu  en  novem- 

1.  Dossier  Giboulon.  Arch.  nat.,  F.  7,  6598.  Cf.  Rapport  de  Roger,  colonel 
de  cette  garde,  cité  par  Rollac,  173,  sqq. 

2.  (Lynch),  Correspondance  relative  aux  événements  de  Bordeaux,  Bordeaux, 
1S14.  in-S»,  p.  14.  —  I)ans  cette  brochure  fort  rare,  comme  sont  fort  rares  d'aii- 
leurs  les  brochures  précitées,  Lynch  a  fait  ta  confession  croyant  faire  SM 
apologie. 


LA    RÉVOLUTION    DE    BORDEAUX.  241 

■> 

bre  1813  afin  de  donner  do  nouveaux  gag^cs  de  fidé- 
liie,  il  terminait  en  ces  termes  sa  harangue  à  l'em- 
poreur  *  «  Napoléon  a  tout  fait  pour  les  Français; 
les  Français  feront  tout  pour  lui.  »  Peu  de  temps 
après,  il  demandait  aux  Polignac  do  l'aboucher  avec 
les  chefs  du  parti  royaliste  dans  le  Médoc.  A  Bor- 
deaux, où  il  était  do  retour  le  20  janvier,  il  disait 
à  la  garde  nationale  assemblée,  en  lui  remettant  le 
drapeau  :  «  Si  l'ennemi  approche  de  Bordeaux,  je 
serai  le  premier  à  donner  l'exemple  du  dévouement.  » 
Quelques  jours  avant,  il  avait  dit  à  La  Rochejacque- 
lein  :  «  C'est  moi,  maire  de  Bordeaux,  qui  aspire  à 
l'honneur  de  proclamer  le  premier  Louis  XVIII  *.  » 

La  révolution  monarchique  était  plus  facile  à  dé- 
sirer qu'à  accomplir.  Il  y  avait  à  Bordeaux  un  com- 
missaire extraordinaire,  un  préfet,  un  général  de 
division.  Aucun  d'eux  ne  paraissait  disposé  à  se 
prêter  aux  desseins  de  Lynch  et  do  ses  complices.  La 
petite  garnison*  eût  balayé  sans  peine  les  compagnies 
de  la  garde  royale,  si  celte  «  troupe  sacrée  »,  comme 
l'appelle  Lynch,  se  fût  avisée  do  sortir  en  armes. 
Quant  à  la  population  et  à  la  garde  nationale,  les 
royalistes  loin  de  pouvoir  compter  sur  elles  devaient 
compter  avec  elles.  Bien  que  ruinés  par  le  blocus 
continental,  les  Bordelais  étaient  en  grande  majo- 
rité restés  attachés  au  régime  de  l'empire*.  Pour 
proclamer  Louis  XVIII,  il  fallait  l'aide  des  habits 
rouges  de  Wellington.  Lynch  le  comprit.  «  Je  dési- 
rais, raconte-t-il,  quo  trois  mille  Anglais  vinssent  à 

1.  Lynch,  13,  15,  17;  Mailhoz,  37;  Mémoires  de  M"  de  La  RoehejaequeUin, 
4fô.  Cf.  Moniteur,  28  novembre  1813  et  6  mars  1814. 

2.  350  rantassios,  100  chasseura  à  cheval,  152  gendarmes,  180  douaniers, 
200  gardes  naitonauz  mobilises,  1  lis  gariàs  Dationauz  sédeuuûrcs.  Cor> 
nudet  à  Clarke,  IJboume,  h  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Rapport  anonyme  (peul-éira  de  L^nch),  cité  par  Rollac,  20J,  sqq.  Cf. 
t.  XUI  de  la  traduction  de  la  Guerre  de  la  Péninsuie,  du  général  anglau  Nir 
pier,  pp.  7  et  123-I2i. 


842  181 4. 

Bordeaux.  Ce  nombre  était  nécessaire  soit  pour  mettre 
en  arrestation  les  agents  du  gouvernement,  soit  pour 
comprimer  ceux  qui  auraient  voulu  s'opposer  à  nos 
projets'.  » 

La  nouvelle  do  l'arrivée  du  duc  d'Angoulême  au 
quartier  général  de  Wellington  s'étant  répandue  chez 
les  complices  de  Lynch,  le  marquis  de  La  Rochojac- 
quelein  s'embarqua  secrètement  pour  Saiut-Jean-de- 
Luz.  Il  vit  le  prince,  puis  Wellington,  et  leur  exposa 
les  projets  des  royalistes  de  Bordeaux.  Le  maréchal 
refusa  nettement  d'y  prêter  la  main.  La  route  était 
libre,  car  déjà  Soult  avait  marqué  sa  retraite  derrière 
les  gaves,  et  Wellington  n'ignorait  rien  dos  avantages 
qui  pouvaient  résulter  pour  les  Alliés  des  intrigues 
bourboniennes.  Mais  lorsque  les  souverains  con- 
sentaient ou  «  semblaient  consentir  »  encore  à  traiter 
avec  Napoléon,  il  ne  pouvait,  disait-il,  secondci'  ou- 
vertement ceux  qui  conspiraient  sa  cbute.  II  je  com- 
promettrait et,  au  cas  où  l'on  ferait  la  paix,  il  les  com- 
promettrait avec ]ui^ 

Le  6  mars,  un  nouvel  émissaire,  Bontemps  du  Barry, 
fut  dépêché  à  Saint-Se  ver  où  le  grand  quartier  général 
s'était  porté  après  labataillo  d'Orlhez.  Introduitauprès 
de  Wellington,  Bontemps  l'informa  que  la  garnison 
avait  évacué  Bordeaux  avec  toutes  les  autorités^  et 


1.  Lynch,  18.  Cf.  Journal  de  Bordeaux,,  14  mars  1814. 

2.  Rollac,    116-117;  Napier,  XIII,    7;  La  Rochejacquelein,  468-469.  —  La 
proclacnatioa  royaliste  de  Wellington,  datée  de  Tolosa,  est  apocryphe. 

3.  Bordeaux  avait  été  évacué  le  4  et  le  5  par  les  ordres  du  sénateur  Cor- 
nudet,  commissaire  extraordinaire.  (Cornudet  à  Clarke,  Libourne,  5  mars. 
Arch.  de  la  guerre.)  Le  général  Lhuillier,  ôit  Lvnch,  voulait  résister,  mais  il 
fut  effrayé  du  petit  nombre  de  ses  troupes.  —  On  remarquera  que  si  cepen- 
dant ce  général  était  resté  dans  Bordeaux,  très  vraisemblablement  la  révo- 
lution du  1?  mars  n'aurait  pas  eu  lieu  et  que  peut-être  la  ville  n'aurait  pas 
étb  prise.  Wellington  ne  se  décida  à  envoyer  une  colonne  que  sur  l'avis 
formel  du  départ  de  la  garnison,  et  Heresford,  qui  avait  près  de  15000  hommes, 
ne  s'avauça  le  12  mars  contre  Bordeaux  qu'avec  son  avant-garde.  En  recon- 
nï.'£sant  que  Bordeaux  était  occupé,  peut-être  eiit-il  abandonné  son  expé- 
dition. Dans  tous  les  cas,  le  complot  royaliste  risquait  d'avorter. 


LA    RÉVOLUTION    DE    BORDEAUX.  243 

qu'il  suffirait  de  douze  cents  Anglais  pour  occuper 
la  Ville.  Wellington  balança  encore.  11  conservait 
les  mêmes  scrupules  diplomatiques  et  il  craignait 
d'aiïaiblir  son  armée  en  la  divisant.  De  plus,  bien 
qu'il  s'exagérât,  dit  l'historien  anglais  de  la  guerre 
d'Espngne,  le  nombre  des  royalistes  dans  le  Midi, 
il  doutait  du  succès.  Enfin,  après  bien  des  hésita- 
tions, pressé  par  Bontemps,  pressé  par  La  Roche- 
jacquelein,  le  duc  accéda  à  leur  demande.  Seule- 
ment, au  lieu  d'affecter  douze  cents  hommes  à  cette 
expédition  qu'il  jugeait  aventureuse  et  qu'il  entre- 
prenait presque  malgré  lui,  il  donna  l'ordre  au  maré- 
chal Beresford  do  marcher  sur  Bordeaux  avec  trois 
divisions,  du  canon  et  une  brigade  de  cavalerie  ^ 
Les  premiers  refus  de  Wellington,  ses  nouvelles 
hésitations,  ses  doutes  sur  la  réussite  do  l'opéra- 
tion confirment  les  paroles  d'un  des  chefs  du  com- 
plot, Taffard  de  Saint-Germain  :  «  Sans  nos  démar- 
ches et  nos  efforts,  les  Anglais  no  fussent  pas  venus 
à  Bordeaux  de  plus  d'un  mois  *.  » 

Cependant  Bontemps,  puis  La  Rochejacquelcin,  re- 
tournent au  triple  galop  à  Bordeaux,  porteurs  de  la 
bonne  nouvelle  :  les  Anglais  arrivent!  Le  départ  du 
ptéïai  et  du  général  a  laissé  Lynch  maître  de  la  cité. 
11  prépare  tout,  assigne  à  chacun  son  rôle.  Afin  d'in- 
timider la  population,  les  royalistes  annoncent  l'ap- 
proche de  toute  une  armée  anglaise;  mais  ils  se 
gardent  bien  de  dire  que  le  duc  d'AngouIême  la  suit 
à  deux  heures  de  marche.  Les  gardes  nationaux 
reçoivent  l'ordre  de  se  rendre  à  leurs  postes  ordi- 
naires sans  cartouches  dans  les  gibernes;  les  gardes 
royaux  ont  au  coutruire  pour  instruction  de  sortir 

1.  EoUac,  m;  Lt  lïoyalitme  vrouvé  par  Ut  /ai/*,  43-44;  L*  Rochejacqae- 
>in,  470-471  ;  Kapier,  XIII,  120. 

2.  Lettre  â«  Ta^ard  de  Saint-Geriaaia  à  Bell&c,  citée  par  Rollac  16A 


244  1814. 

tous  avec  des  armes  cachées  et  de  se  mnnir  de  co- 
cardes blanches  qu'ils  conserveront  dans  leur  poche 
jusqu'à  un  signal  convenu.  A  ce  même  signal,  douze 
volontaires  royaux  cachés  dans  la  tour  Saint-Michel 
doivent  arborer  au  sommet  le  drapeau  fleurdelisé'. 

Le  malin  du  12  mars  se  présente  un  parlementaire 
anglais.  Lynch  l'informe  qu'il  va  se  rendre  en  per- 
sonne au-devant  du  maréchal  Beresford.  Déjà  les 
carrosses  sont  attelés,  et  les  gardes  royaux  s'éche- 
lonnent par  petits  groupes  sur  la  route  de  Bayonne. 
Rien  encore  n'a  transpiré  du  complot  dans  la  popula- 
tion, les  royalistes  sont  en  armes,  les  Anglais  tiennent 
Bordeaux  sous  le  canon,  et  cependant  Lynch  n'est 
pas  sans  crainte.  Un  homme  suffit  à  tout  faire 
échouer  :  le  premier  adjoint,  bonapartiste  déterminé, 
très  aimé  du  populaire.  A  la  vue  du  drapeau  blanc,  il 
peut  assembler  la  garde  nationale,  requérir  la  police, 
les  douaniers,  soulever  le  peuple.  Sans  doute  Bordeaux 
n'en  restera  pas  moins  aux  Anglais.  Mais  devant 
l'opposition  d'un  magistrat  fidèle  ayant  l'appui  de  la 
population,  le  maréchal  Beresford  voudra-t-il  consom- 
mer par  la  force  une  révolution  monarchique?  et 
d'ailleurs,  que  deviendra  ce  «  vœu  unanime  de  Bor- 
deaux »,  que  l'on  se  propose  de  donner  en  exemple 
à  la  France  ? 

Lynch  a  une  inrpiration  :  il  emmène  l'adjoint 
avec  lui,  prétextant  les  intérêts  de  la  cité.  Sans 
aucun  soupçon,  celui-ci  monte  à  côté  du  maire  ;  le 
cortège  part  au  grand  trot,  escorté  de  loin  par  les 
gardes  royaux  à  cheval.  C'est  seulement  quand  on  a 
passé  les  vedettes  anglaises  que  Lynch  se  décide  à 
prévenir  son  prisonnier  sans  le  savoir  :  «  —  Vous 
pensez   bien,  lui   dit-il  brusquement,  que   jp  vais 

].  \jTncb,   12;    Rapport  d«  Roger,  cité    par    Rollac,    178;    Lt  RoyaltttM 
frouvc  par  les  faits,  46. 


LA    RÉVOLUTION    DE    BORDEAUX.  245 

proclamer  le  roi  .»  L'adjoint  reste  d'abord  «  comme 
frappé  d'un  coup  de  foudre  »,  puis,  re[irenanl  ses  es- 
prits, il  s'indigne,  crie  à  la  trahison  et  somme  Lynch 
de  faire  arrêter  la  voilure,  qui  roule  de  yilus  belle. 
Les  chevaux  s'arrêtent  enfin,  à  quelque  dislance  de 
la  jonction  des  routes  de  Bayonno  et  de  Toulouse. 
L'adjoint  saute  à  terre,  mais  il  se  trouve  à  cinquante 
mètres  de  l'élat-major  anglais,  au  milieu  des  gardes 
royaux  qui  se  sont  rapprochés;  il  voit  flotter  le  dra- 
peau Ijlanc  sur  la  tour  Saint-Michel.  Lynch  abandonne 
le  malheureux,  qui  est  désormais  réduit  à  l'impuis- 
sance, et  il  s'avance  vers  le  maréchal  Beresford. 
«f  —  Mylord,  dit-il,  c'est  dans  une  ville  amie  oh  vous 
entrez,  c'est  dans  une  cité  de  notre  roi  légitime,  allié 
du  vôtre,  que  nous  recevons  Votre  Excellence.  Vive 
le  roi  !  »  Et  en  même  temps,  il  arrache  son  écharpe 
tricolore  qui,  en  tombant  dans  la  boue,  découvre  l'é- 
charpe  blanche.  Les  gardes  royaux  mettent  leurs  co- 
cardes aux  cris  variés  de  :  Vive  le  roi  !  Vivent  les 
Bourbons  !  Vivent  les  Anglais  '  ! 

Anglais  et  royalistes  entrent  dans  Bordeaux,  devan- 
çant de  deux  heures  à  peine  le  duc  d'Angoulcme.  Les 
femmes  et  les  quelques  milliers  d'ennemis  déclarés 
de  l'empire  que  renferme  la  ville  poussent  des  accla- 
mations. On  pique  des  cocardes  de  papier  aux  bonnets 
et  aux  chapeaux;  draps  et  servielles  pendent  des  bal- 
cons. Surprise  par  la  soudaineté  de  cette  révolution, 
iulimidée  par  la  présence  des  Anglais,  la  masse  de 
la  population  reste  d'abord  muette  et  hésitante.  Puis, 
bientôt,  subissant  l'entraînement  de  l'exemple,  l'ac- 
tion du  fait  accompli,  obéissant  à  ce  besoin  de  crier 
qui  est  d'instinct  dans  les  foules,  les  indiiférents 
commencent  à  mêler  leurs  acclamations  à  celles  des 

i.  l^aca,  S3-2S.  CL  Rapport  d*  Roger  ;  Roluc  ;  La  Rocbajacqaelein,  •!« 


S46  i814. 

royalistes.  Le  duc  d'Angoulêmo  est  quasi  porté  en 
triomphe  à  la  cathôJralo,  où  retentit  le  Te  Deum,  à 
riiôlei  de  ville,  où  Lynch  proclame  solennellement 
Louis  XVIII,  au  Palais  royal  où  le  Prince  se  repose 
enfin  do  cette  longue  o?  ration  *. 

Dès  le  lendemain,  cet  enthousiasme  de  surprise 
était  tombé.  La  plupart  des  employés  de  la  munici- 
pahté,  des  douanes,  des  contributions,  de  la  police, 
quittèrent  leurs  fonctions.  Dans  les  rues,  on  annonçait 
en  s'en  félicitant  l'arrivée  prochaine  d'un  corps  fran- 
çais qui  chasserait  Anglais  et  royalistes;  on  criait  :  A 
bas  la  cocarde  blanche!  Dans  des  réunions  secrètes, 
on  se  concertait  pour  une  contre-révolution.  A  l'hôtel 
de  ville,  Lynch,  sans  police,  sans  employés,  sans 
argent,  avec  la  garnison  anglaise  réduite  des  deux 
tiers  par  suite  du  départ  de  lord  Beresford,  trem- 
blait à  l'idée  d'un  mouvement  révolutionnaire  ou 
d'un  assassinat  du  duc  d' Angoulême  '.  Mais  la  royauté 
n'en  avait  pas  moins  été  proclamée  à  Bordeaux,  et 
cette  journée  du  12  mars  devait  produire  un  grand 
eflet  en  France  et  au  quartier  général  des  souve- 
rains alliés.  De  loin,  on  jugeait  sur  les  apparences. 
On  voyait  une  restauration  appelée  et  accomplie  par 
toute  une  population  dans  un  simple  coup  de  main 
conçu  et  exécuté  par  un  petit  nombre  de  conspi- 
rateurs. 

Les  graves  événements  de  Bordeaux  ne  furent 
connus  à  Paris  que  le  16  mars',  mais  on  y  avait 
depuis  une  quinzaine  de  jours  d'autres  sujets  d'alarme. 

1.  Journal  de  Bordeaux  du  14  mars;  Lynch,  26-27 ;  Rapport  de  Roger;  Rol- 
lac;  La  Rochejacquelein  ;  Mailhoa. 

2.  Rapport  de  police,  14  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,4289;  Lynch,  30,  31,36,39; 
Napier,  XIII,  123-121. 

3.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  200.  Cf.  Fain,  183.  —  Dès  le  11  mars, 
la  retraite  de  Soult  et  l'agitation  des  royalistes  à  Bordeaux  avaient  fait 
pressentir  cet  événement  d&na  Paris.  Rapport  de  Pasquier,  11  mars.  Arch. 
Bat.,  AF.  IT,  1534. 


LES    ESPRITS    ▲    PARIS.  ÎH 

Jusqu'au  2  mars,  l'espérance  d'une  victoire  (décisive 
remporlcc  en  Champagne  ou  d'une  paix  honoiable 
sip^née  à  Cliâlillon  soutint  l'opinion,  Paris  gardait  le 
calme  et  ^a  confiance  qu'il  avait  recouvrés  par  les 
défaites  de  Bliicher.  Il  semblait  que  le  théâtre  de  la 
guerre  fût  déjà  reculé  jusqu'aux  frontières.  La  vie 
reprenait  son  train  ordinaire.  La  rente  se  mainte- 
nait entre  5o  et  56  francs,  le  change  des  billets  de 
banque  était  tombé  de  100  à  20  pour  1  000  sur  l'or  et 
de  80  à  2  sur  l'argent*.  Le  3  mars  et  les  jours  sui- 
vants, la  défaite  de  Bar-sur-Aube,  la  retraite  de 
Macdonald  et  de  Soult,  la  rupture  des  conférences 
de  Lusigny,  enfin  et  surtout  le  manque  absolu  de 
nouvelles  des  mouvements  de  l'empereur,  dont  on 
avait  attendu  de  si  grands  résultats,  firent  renaître 
les  inquiétudes*.  La  rente  descendit  au  cours  de 
53,  puis  de  51  francs;  les  alarmistes  reprirent  cou- 
rage; on  parla  de  nouveau  des  chances  de  l'ennemi. 
Ce  n'était  pas  la  panique  qui  avait  saisi  Paris  au 
lendemain  de  la  Rothière,  mais  on  était  lo'm  de  l'en- 
thousiasme qui  l'avait  transporté  après  Cbampaubert 
et  Vauchamps.  C'était  une  attente  douloureuse  où, 
selon  l'expression  du  préfet  de  police  Pasquier,  on 
était  partagé  entre  la  crainte  et  l'espérance.  «  A  toutes 
les  heures,  écrivait  de  son  côté  Talleyrand  dans  une 
lettre  confidentielle,  il  y  a  un  motif  de  crainte  ou  un 
motif  de  tranquillité'.  » 

L'inquiétude  qui  régnait  dans  la  population  était 
tout  autrement  vive  parmi  les  membres  du  gouver- 
nement, mieux  renseignés  sur  les  progrès  de  l'en- 

1.  Rapports  journaliers  de  Pasqnier,  da  11  féTrier  au  i  mars,  et  Rapports 
4e  police,  aux  mêmes  dates.  Arch.  nat.,  AF.  it,  1331  et  F.  7,  3737. 

ï.  Hapports  journaliers  de  Pa.^quier  du  3  au  9  mars,  et  Rapporw  de  police 
aux  mêmes  dates.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1531,  et  F.  7,3737;  Corretfiondanee  d» 
roi  Joseph.  X.  173.  183,  18t.  188.  189. 

3.  Lettres  inédites  de  1  alleyraud  à  la  duchesse  da  CourUnde  (>  bults).  pa- 
hliées  dana  U   £evue  <ehUloir«  iLplommtiqytt.  I.  tU, 


»8  1814. 

ncmi  et  les  faibles  ressources  de  l'empereur.  Dans 
Paris  on  croyailencoroquc  !e  vainqueur  d'Auslerlitz  et 
d'Iéna  pouvait  imposer  la  paix  par  une  bataille  gagnée  *  ; 
au  Luxembourg  on  pensait  que  le  vaincu  de  Leipzig 
devait  acheter  la  paix  au  prix  de  toutes  les  humilia- 
tions Le  roi  Joseph  n'en  était  plus  à  écrire  à  l'em- 
pereur, comme  le  2i  février  :  «  Tout  le  monde  désire 
la  paix  avec  les  limites  naturelles.  Personne  aujour- 
d'hui ne  voudrait  des  anciennes  limites  ^  »  D  multi- 
pliait les  prières,  les  conseils,  les  adjurations,  pres- 
sant Napoléon  d'abandonner  les  frontières  naturelles. 
«  Bonne  ou  mauvaise,  disait-il,  il  faut  la  paix;  dans 
l'état  actuel  ce  sera  toujours  un  bienfait.  »  «  La 
paix,  disait-il  encore,  n'aura  rien  de  déshonorant^ 
pour  la  France  puisqu'elle  n'aura  rien  perdu  de  son 
ancien  territoire.  Quant  à  vous,  Sire,  vous  deviendrez 
le  père  du  peuple  si,  reuonçant  à  un  caractère  factice, 
vous  consentez  enfin  à  faire  succéder  le  grand  roi  à 
l'homme  extraordinaire.  »  Et  il  écrivait  un  autre 
jour  :  «  ...  Il  n'y  a  plus  d'autre  remède  que  la  paix, 
et  la  paix  la  plus  prochaine...  Si  la  paix  est  mau- 
vaise, ce  ne  sera  pas  d(!  votre  faute  puisqu'elle  sera 
dictée  par  toutes  les  classes  de  la  société  *.  » 

Le  2  mars,  l'empereur  envoya  l'ordre  à  son  frère  de 
réunir  le  conseil  de  régence  pour  lui  communiquer 
les  principales  pièces  relatives  aux  négociations*.  Le 
conseil  conclut  à  l'imanimilé  qu'il  fallait  accepter  les 
propositions  des  Alliés.  «  Cette  unanimité,  remarque 
Âlollien,  sij^nifiait  que  cette  acceptation  était  la  seule 

l.ILjpportsde  Pasquier,  4  et  5.  mars,  Arch.  nat.,  Af.  iv,  1  534.  —Quoique 
Tardent  désir  de  la  paix  dominât  tous  les  esprits,  que  ce  cri  sortît  de  toutes 
les  bouches,  l'opinion,  toujours  conriante  dans  le  génie  de  Napoléon,  ne  dés- 
espérait pas  du  succès  par  les  armes.  »  La  confiance  dans  le  génie  de  l'em- 
pereur est  sans  bornes,  •>  dirait  Pasquier. 

2.  Correspondance  du  roi  Joseph.  X,  151. 

3.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  180,  189, 19â. 

4.  Correspondance  de  Napoléon,  21 408. 


LES   ESPRITS    A    PARIS.  8« 

chance  de  conserver  le  pouvoir  *.  »  Le  procès-verbal 
de  la  séance,  rédigé  par  le  duc  de  Cadore,  fut  transmis 
à  l'empereur.  Joseph  lui  écrivil  de  son  côté  :  «  Sire,  tous 
les  membres  du  conseil  ont  paru  mus  par  les  mêmes 
sentiments.  On  a  trouvé  les  propositions  de  l'ennemi 
fort  injustes,  et  on  a  montré  une  absolut  confiance 
dans  ce  que  Votre  Majesté  ordonnerait  à  son  pléni- 
potentiaire pour  que  la  France  pût  jouir  sur-le-champ 
des  immenses  sacrifices  que  l'on  exige  d'elle,  et  que 
l'on  sait  bien  que  Votre  Majesté  ne  fera  qu'à  la  der- 
nière extrémité.  Mais  on  s'est  assez  généralement 
réuni  à  penser  que  la  nécessité  de  voir  la  France  ré- 
duite au  territoire  qu'elle  avait  en  4792  devait  être 
acceptée  plutôt  que  d'exposer  la  capitale.  On  regarde 
l'occupation  de  la  capitale  comme  la  fin  de  l'ordre  ac- 
tuel et  le  commencement  de  grands  malheurs...  La 
paix  prochaine, quelle  qu'elle  soit,  est  indispensable... 
Vous  resterez  à  la  France,  la  Frunce  vous  restera  la 
même  que  quand  elle  a  étonné  l'Europe.  Et  vous  qui 
l'avez  sauvée  une  fois,  vous  la  sauverez  une  seconde 
en  signant  la  paix  aujourd'hui  et  en  vous  sauvant 
avec  elle...  Que  Votre  Majesté  ait  remporté  aujour- 
d'hui une  victoire  ou  non,  il  faut  également  qu'elle 
pense  à  la  paix,  voici  le  résultat  de  ce  que  tout  le 
monde  pense  et  dit  ici  *.  »  Napoléon  répondit  à  son 
frère  par  le  bulletin  de  la  victoire  de  Craonne  et  par 
l'envoi  d'instructions  relatives  aux  aiïaircs  militaires*. 
De  la  paix,  il  n'était  pas  question.  Au  reste,  la  lettre 
de  l'empereur  où  il  avait  ordonné  de  convoquer  le  con- 
seil do  régence  portait  ces  mots  :  «  Je  no  demande 
pas  un  avis  en  forme,  mais  je  suis  bien  aise  de  con- 
naître los  dilFércntes   sensations  des  individus  *.  » 

l.  Mémoiret  d^un  ministre  du  trésor  publie,  IV.  127. 
S.  Cormpondance  du  roi  Joseph,  X,  179-183  (4  mars). 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  21  449  «t  21451  (6  inar»  «t  8  man). 

4.  Correspondance  de  Napoléon,  21408. 


250  1814. 

C'était  assez  dire  qu'il  ne  tiendrait  aucun  compte  de 
Tavis  exprimé,  si  ses  ministres  ne  pensaient  pas  comme 
lui  sur  la  question. 

Quelques-uns  d'entre  eux  n'en  furent  pas  moins 
très  irrités  que  leurs  conseils  fussent  de  si  peu  de 
poids  auprès  de  Napoléon  dans  une  pareille  circon- 
stance, quand  était  en  cause  le  salut  de  l'État  et  con- 
séquemment  leur  propre  salut.  Ils  ne  dissimulèrent  pas 
leur  mécontentement  et  en  divulguèrent  les  motifs, 
accusant  l'obstination,  l'aveuglement  de  Napoléon. 
Joseph,  sans  doute,  ne  fut  pas  le  dernier  à  parler, 
dans  son  entourage  franco-espagnol,  de  la  nécessité 
de  la  paix  et  de  la  détermination  de  l'empereur  à  ne 
la  point  faire.  L'opinion  se  forma  au  sénat,  au  Con- 
seil d'État,  chez  les  familiers  du  Luxembourg,  que 
cette  paix  indispensable  était  impossible  avec  l'empe- 
reur. Affolés  par  la  peur,  plusieurs  membres  du  sénat 
complotèrent  d'interdire  Napoléon  comme  convaincu 
de  démence.  Ils  n'auraient  rien  risqué  à  s'ouvrir  de 
ce  dessein  à  Talleyrand  ;  ils  eurent  l'audace  de  s'en 
ouvrir  à  Joseph,  lui  disant  que  seul,  avec  l'impératrice, 
il  pouvait  obtenir  la  paix  et  l'assurant  de  la  lieute- 
nance  générale  de  l'empire  pendant  la  longue  minorité 
de  Napoléon  II.  Faible  et  avantageux  comme  il  était, 
l'ex-roi  d'Espagne  écouta  vraisemblablement  sans  dé- 
plaisir ces  insinuations  flatteuses  et  ses  protestations 
de  dévouement  ;  mais  la  loyauté  et  le  bon  sens  repri- 
rent vite  leurs  droits  dans  son  esprit.  S'il  avait  laissé 
parler  les  conspirateurs,  il  leur  témoigna  qu'il  ne  les 
laisserait  pas  agir*.  Troublé  cependant  par  la  fermen- 
tation qui  régnait  dans  les  grands  corps  de  l'Etat,  Jo- 
seph conçut  l'idée  de  la  mettre  à  profit  pour  le  bien  de 
l'empereur  et  de  la  France.  De  concert  —  peut-être 

1.  Menevai,  Souvenirs  historiqwfs  sur  Napoléon  et  Marie-Louise,  II,  38-39; 
Mémoire»  de  Rovigo,  VI,  336-337.  Cf.  1m  lettres  de  Nupoléoa  citées  plus  loiA. 


LES   ESPRITS    A    PARIS.  251 

devrait-on  dire  de  complicité  —  avec  Cambaiérès,  il 
s'avisa  d'un  projet  d'adresse  à  Napoléon  en  faveur  de 
la  paix,  adresse  que  signeraient  les  membres  du  con- 
seil de  régence,  les  ministres,  le  sénat,  le  Conseil 
d'État.  Joseph  espérait  ainsi  forcer  la  volonté  de  l'em- 
pereur, en  sauvegardant  son  légitime  orgueil  et  en 
dégageant  sa  responsabilité  :  le  grand  capitaine  ne 
céderait  pas  au  sort  des  armes;  le  souverain  déférerait 
au  vœu  de  la  nation. Mais  Napoléon  n'avait-il  pas  trop 
de  rectitude  dans  l'esprit  pour  se  payer  d'un  pareil  so- 
phisme, n'avait-il  pas  trop  le  sentiment  de  l'autorité 
pour  admettre  cette  substitution  de  volonté?  Joseph 
connaissait  son  frère.  D  comprit  que  celte  adresse  ris- 
quait d'être  tout  à  fait  mal  reçue.  Il  hésita  à  la  provo- 
quer avant  d'en  avoir  informé  l'empereur,  et  il  recula 
même  à  l'idée  de  le  pressentir  lui-même.  Sur  sa  de- 
mande, appuyée  par  Cambacérès,  le  baron  Meneval, 
secrétaire  intime  de  l'empereur,  laissé  auprès  de  la 
régente  «  comme  l'homme,  dit  Rovigo,  dans  lequel 
Napoléon  avait  le  plus  de  confiance  »,  se  chargea  de 
celte  mission  délicate.  Il  écrivit  à  l'empereur,  ne  lui 
cachant  rien  des  circonstances,  en  fidèle  serviteur  qulil 
était,  mais  les  lui  exposant  avec  d'infinis  ménage- 
ments'. 

Comme  le  craignait  Joseph,  ei  comme  n'en  doutait 
point  Meneval,  l'empereur  fut  plus  que  surpris.  Cette 
adresse  projetée  était,  en  fait,  de  même  nature  que 
le  trop  fameux  rapport  de  Laîné  ;  elle  était  pire  peut- 
être.  Napoléon  qui  n'avait  pas  souifert  de  remontrances 
de  la  part  d'un  corps  électif,  quand  l'ennemi  était  sur 
le  Rhin,  Napoléon  pouvait  encore  moins  admettre  des 
sommations  déguisées  de  la  part  de  corps  nommés 
par  lui,  alors  que  l'armée  alliéo  était  sur  la  Seine. 

1.  MeaaTal,  n,  39^. 


252  181 4. 

Joseph  croyait,  par  celle  adresse,  sauver  Napoléon; 
il  reùt  complètement  désarmé  pour  traiter  comme 
pour  combattre.  Quelle  force  eût  donnée  à  la  coali- 
tion ce  manifeste  accusant  l'empereur  de  vouloir  seul 
continuer  la  guerre,  dénonçant  Napoléon  comme  en- 
nemi public!  L'empereur  répondit  à  Meneval  :  «...  La 
première  adresse  qui  me  serait  présentée  pour  me  de- 
mander la  paix,  je  la  regarderais  comme  une  rébel- 
lion '.  »  Il  ne  s'en  tint  pas  là.  11  écrivit  coup  sur  coup 
une  lettre  au  ministre  de  la  guerre  et  une  lettre  au 
minisire  de  la  police.  «  Je  n'approuve  pas,  disait-il  à 
Clarkc,  qu'il  y  ait  autour  du  roi  Joseph  aucun  indi- 
vidu militaire  ou  civil.  Ces  gens- là  ont  un  esprit  par- 
ticulier. Cela  sent  la  faction.  Mon  intention  est  que 
la  plupart  des  aides  do  camp  qui  ont  été  en  Es- 
pagne soient  employés  à  l'armée  et  qu'il  on  prenne 
d'autres*.  »  La  lettre  do  l'empereur  à  Rovigo  était 
sur  un  ton  diiFérent  et  en  disait  davantage  :  «  Vous 
ne  m'apprenez  rien  de  ce  qui  se  fait  à  Paris.  Il  y  est 
question  d'adresse,  de  régence,  et  de  mille  intrigues 
aussi  plates  qu'absurdes,  et  qui  peuvent  tout  au  plus 
être  conçues  par  un  imbécile  comme  Miot.  Tous  ces 
gens-là  ne  savent  point  que  je  tranche  le  nœud  gor- 
dien à  la  manière  d'Alexandre.  Qu'ils  sachent  bien 
que  je  suis  aujourd'hui  le  même  homme  que  j'étais  à 
Wagram  et  à  Austerlitz;  que  je  ne  veux  dans  l'Etat 
aucune  intrigue;  qu'il  n'y  a  point  d'autre  autorité  que 
la  mienne,  et  qu'en  cas  d'événements  pressés  c'est  la 
régente  qui  a  Cixclusivement  ma  confiance.  Le  roi 
Joseph  est  faible,  il  se  laisse  aller  à  des  intrigues  qui 
pourraient  être  funestes  à  l'Etat,  et  surtout  à  lui  et  à 
ses  conseils,  s'il  ne  rentre  pas  promplemeut  dans  le 

1.  Lettre  de  Napoléon  à  Meneval,  Soissons,  12  mars,  citée  par  Meneval, 
U,  39. 

2.  Napoléon  au  duc  de  Feltre,  Reims,  14  mara.  Arch.  nat.,  AF.  ir,  MflL 
|[,eure  non  citée  daua  la  Correspondance,) 


LA    crMQUIÈME    SÉANCE    DU    CONGRÈS.  »3 

droit  chemin.  Je  sais  méconlcnt  d'apprendre  tout 
cela  oar  un  autre  canal  que  par  le  vôtre.  On  vous 
êles  bien  maladroit  ou  vous  ne  me  servez  plus.  Sa- 
chez que  si  l'on  avait  fait  faire  une  adresse  contraire 
à  l'autorité,  j'aurais  fait  arrêter  le  roi,  mes  ministres 
et  ceux  qui  l'auraient  signée...  Je  ne  veux  point  de 
tribun  du  peuple;  qu'on  n'oublie  pas  que  c'est  moi 
qui  suis  le  grand  tribun*.  » 

Si  la  situation  avait  empiré  au  point  do  vue  mili- 
taire et  politique,  elle  ne  s'était  pas  moins  aggravée  au 
point  de  vue  diplomatique.  Le  congrès  de  Châtillon 
en  était  à  sa  cinquième  séance,  et,  un  nouveau  traité 
d'alliance  signé  à  Chaumont,  les  négociations  pour  un 
armistice  rompues  à  Lusigny,  la  grande  armée  austro- 
russe  ayant  repris  l'oiïensive,  moins  que  jamais  le  duc 
de  Vicence  pouvait  espérer  de  faire  céder  de  leurs  pré- 
tentions les  plénipotentiaires  alliés.  Il  continuait  ce- 
pendant à  croire  la  paix  possible,  à  la  cond  ition  que  la 
France  fît  tous  les  sacrifices,  et  il  multipliait  les  let- 
tres à  l'empereur  pour  le  presser  respectueusement  et 
désespérément  de  lui  envoyer  un  contre-projet  et  de 
le  lui  envoyer  portant  des  stipulations  acceptables.  «  La 
peur,  écrivait-il,  a  uni  tous  les  souverains...  Il  faut 
dos  sacrifices.  Il  faut  les  faire  à  temps.  Il  faut  céder 
à  l'Europe  réunie.  »  «  IMus  je  considère  ce  qui  se  passe, 
plus  je  suis  convaincu  que  si  nous  ne  remettons  pas 
le  contre-projet  demandé  et  qu'il  ne  contienne  pas 
des  modifications  aux  bases  de  Francfort,  tout  est 
fini.  On  ne  veut  qu'un  prétexte  pour  rompre*.  »  A 
entendre  Fain,  cette  dernière  dépêche  qui,  datée  du 
6  mars,  arriva  à  l'empereur  à  Braye,  le  soir  de  la  ba- 
taille de  Craonne,  fit  plus  d'impression  sur  son  esprit 

1.  Napoléon  aa  dac  de  Rovi^ro.  Reims,  14  man.  Arch.  nat.,  AF.  tv,  906. 
(Lettre  non  citée  dans  la  CormpomlanLe.) 

2.  Caul-aiacourt  à  Na|iolèoa,  Cbàtilloa,  1»  mars,  S  mars,  3  man,  Smarsi  M 
C  mars.  Arcb.  des  Affair«s  étrangères,  fonds  France.  SCf. 


254  181 4. 

que  l'avis  du  conseil  de  régence.  Cela  est  possible, 
mais  il  n'y  parut  guère.  L'empereur  no  donna  pas 
le  contre-projet  ot  se  contenta  de  répondre  au  cour- 
rier du  duc  de  Yicence,  M.  de  Runiig^ny,  «  qii'il  ne 
voulait  pas  ajouter  à  ses  humiliations  cellb  de  les 
provoquer  par  un  acte  émané  de  lui-même  ».  «  —  S'il 
faut  recevoir  les  étrivières,  ajouta-t-il,  ce  n'est  pas  à 
moi  do  m'y  prcler,  et  c'est  bien  le  moins  qu'on  me 
fasse  violence*.  »  Ce  n'était  pas  là  une  réponse.  Après 
avoir  promis  un  contre-projet  à  son  plénipotentiaire, 
Napoléon  ne  voulait  point  le  lui  donner  sous  prétexte 
qu'il  n'avait  pas  à  provoquer  sa  propre  humiliation. 
«  Qu'on  me  fasse  violence  »,  disait-il.  Mais  Caulain- 
court  ne  pouvait  point  faire  violence  à  l'empereur, 
puisqu'il  lui  était  formellement  interdit  do  rien  con- 
clure sans  en  référer  au  quartier  impérial.  A  cette 
étrange  réponse  verbale  de  Napoléon,  Bassano  ajouta 
une  longue  lettre  qui  l'expliquait  sans  la  justifier. 
«  Sa  Majesté,  écrivait-il,  ne  peut  pas  faire  la  paix  à 
des  conditions  plus  onéreuses  que  celles  auxquelles 
les  Alliés  seraient  véritablement  disposés  à  consentir... 
Leur  premier  projet  ne  saurait  èlre  leur  ultimatum... 
S'ils  le  déclaraient,  la  négociation  serait  nécessaire- 
ment rompue,  car  l'empereur  ne  peut  faire  la  paix  à 
de  telles  conditions.  Mais  il  n'est  nullement  probable 
que  leur  premier  projet  soit  leur  ultimatum...  11 
faut  arriver  à  avoir  un  ultimatum  positif...*  »  L'ulti- 
matum des  Alliés,  qui  l'ignorait  ?  c'était  la  France  dans 
ses  frontières  de  4789.  L'empereur  voyait  trop  clair 
et  raisonnait  trop  juste  pour  se  faire  la  moindre  illu- 
sion sur  ce  point.  Le  seul  doute  qu'il  pût  avoir,  c'était 
si  les  Coalisés  consentiraient  à  faire  la  paix  avec  lui, 
même  à  ces  conditions. 

1.  Fain,  167-168. 

3.  bassan*  k  Caulaincourt,  8  mars.  Arch.  des  Affaires  étrangères,  668. 


LA    CINQUIÈME    SÉANCE    DU    CONGRÈS.  9f% 

Les  Alliés  n'y  étaient  certes  point  disposés  à  leur  en- 
trée eu  France, mais  les  défaites  successives  de  Bliicher 
et  de  Schvvar/enberg  au  milieu  de  février  les  avaient 
fortement  ébranlés.  On  a  nié  l'importance  de  ces  ba- 
tailles au  point  de  vue  d'un  succès  final.  Or  le  revire- 
ment soudain  qui  s'opéra  chez  les  ministres  de  la 
coalition  et  la  reprise  des  pourparlers  le  17  février  té- 
moignent que  les  Alliés  ne  se  croyaient  point  si  as- 
surés de  la  victoire.  Au  commencement  de  mars, leurs 
inquiétudes  sinon  leurs  craintes  persistaient.  Peut- 
être  eussent-ils  alors  consenti  à  accorder  la  paix?  Lord 
Liverpool  l'a  déclaré  en  plein  ParlemenlJKît  Metternich 
et  le  prince  Esterhazzi  l'ont  mainte  fois  écrit  et  dit 
au  duc  de  Vicence*.  Tout  cola  ne  prouve  rien  :  Liver- 
pool plaidait  une  cause  politique,  Metternich  dupait 
Caulaincourt,  Esterhazzi  était  dupe  de  soi  souve- 
rain. Mais  ce  qui  prouve  cependant  quelquv>  chose, 
c'est  l'attente  patiente  des  ])lénipolentiaires  à  Châtil- 
lon.  S'ils  eussent  renoncé  à  toute  idée  conciliatrice,  ils 
eussent  rompu  le  congrès  dès  le  10  mars.  Les  tempo- 
risations de  Caulaincourt  suffisaient  comme  prétexte.- 
Mais  les  Alliés  étaient  aussi  injustes  qu'ils  étaient 
patients.  Eux  dont  les  prétentions  avaient  grandi  à 
mesure  de  leurs  victoires,  ils  déniaient  le  môme  droit 
à  Napoléon.  Tout  co  que  le  grand  soldat  avait  gagné 
aux  glorieuses  journées  de  février,  c'était  la  possibilité 
d'une  paix  humiliante.  L'empereur  n'était  pointpressé 
de  profiter  de  cet  avantage.  Le  8  mars,  il  venait  de  ga- 
gner la  bataille  do  Craonne  et  il  s'abusait,  comme 
on  l'a  vu,  sur  la  retraite  de  Bliichor.  Contrairement  à 
l'opinion  du  roi  Joseph,  il  ne  jugeait  pas  «  la  partie 
perdue  ». 

1.  Discours  de  lord  Liverpool  k  U  Chambre  des  Lords,  séance  d« 
n  mai  lâl5. 

?.  Caulaincourt  à  Napoléon,  3  mars,  18  mars,  et  Metternich  ..  Caulalncoirt, 
W  iuars,  iH  mars.  Arch.  des  Aifaires  étrangères,  fonds  France,  66S. 


25«  1814. 

Ihmiig-ny  repartit  sans  le  contre -projet,  et  le 
10  mars,  le  duc  de  Viccnco  dut  se  présenter  au  con- 
grès ^l'ayant  à  faire  aucune  proposition  nouvelle. 
Pour  remplir  la  séance,  il  donna  lecture  d'un  long 
Mémoire  sur  la  question.  Il  y  établissait  que  le  projet 
des  Alliés  était  contraire  à  la  lettre  et  à  l'esprit  des 
bases  do  Francfort:  à  la  lettre,  puisqu'on  prétendait 
enlever  à  la  France  des  territoires  qu'on  était  convenu 
de  lui  laisser  ;  à  l'esprit,  puisque,  après  avoir  invoqué 
l'équilibre  européen,  on  voulait  le  détruire  en  plaçant 
la  France  dans  un  état  d'infériorité  vis-à-vis  des 
autres  puissances.  «  L'Europe,  disait  Caulaincourt, 
ne  ressemble  plus  à  ce  qu  elle  était  il  y  *  vingt  ans.  » 
Et  il  rappelait  que  le  dernier  partage  ûe  la  Pologne, 
la  chute  de  la  république  de  Venise,  les  traités  de 
Tilsitt,  de  Vienne  et  d'Abo  avaient  donné  à  la  Russie, 
à  la  Prusse  et  à  l'Autriche  l'équivalent  des  territoires 
que  les  conquêtes  avaient  donnés  à  la  France  et  qu'on 
prétendait,  néanmoins,  lui  arracher.  Pour  l'Angle- 
terre, l'empire  de  l'Inde  avait  doublé  sa  richesse,  par- 
tant sa  puissance*.  Caulaincourt  alléguait  les  meil- 
leures raisons  du  monde,  mais  il  ne  s'agissait  pas  de 
convaincre  les  Alliés,  dont  «  le  siège  était  fait».  La 
déclaration  du  duc  de  Vicence  était  un  mémorandum 
pour  la  postérité  ;  ce  n'était  pas  «  la  réponse  distincte 
et  explicite  »  qu'avaient  demandée  les  plénipoten- 
tiaires. Ils  le  firent  très  aigrement  entendre,  disant 
qu'on  se  moquait  d'eux,  que  l'empereur  n'avait  aucune 
raison,  après  un  délai  de  dix  jours,  pour  ne  point  faire 
réponse  à  leurspropositions^  Ils  se  disposaient  à  lever 
la  séance  lorsque  Caulaincourt,  craignant  do  voir 

1.  Protocole  de  la  séance  du  10  mars.  — Cette  déclaration  ayait  été  rédigée 
d'après  les  idées  dofiuées  par  l'empereur  daas  une  Note  de  Jouarre,  2  mars. 
lyorr^spondance,  21  117. 

2.  Caulaincourt  à  Napoléon,  Cbâtillon,  11  mars.  Arch.  des  AiTaireb  étrfto* 
(ères,  fonds  France,  668. 


LA    CINQUIÈME    SÉANCE    DU    CONGRÊri.  257 

rompre  les  négociations,  déclara  que  l'empereuiî  des 
Français  était  prêt  à  renoncer  à  tout  protectorat  sur 
les  pays  situés  hors  de  France  et  à  reconnaître  l'inJé- 
pendance  de  rEspao:ne,  d?  Tltalic,  de  h  Suisso,  de 
l'Allemagne,  de  la  Hollande.  A  vrai  dire,  ce  n'étaient 
point  là  des  concessions,  car  bien  que  le  duc  de  Vi- 
cence  ne  les  eût  point  encore  formulées,  personne  ne 
doutait  parmi  les  plénipotentiaires  qu'il  ne  fût  tout 
disposé  à  les  faire.  Cependant,  on  était  assez  inquiet 
chez  les  Alliés.  L'état -major  était  sans  nouvelles  de 
Bliicher  et,  après  avoir  rejeté Macdonald  au  delà  delà 
Seine,  Schwarzenberg  n'osait  plus  avancer  *.  Les  plé- 
nipotentiaires, jugeant  que  ce  n'était  pas  l'heure  de 
brusquer  les  choses,  reprireilt  leur  calme  et  décidèrent 
qu'une  autre  séance  aurait  lieu  le  13  mars.  Mais  il 
semblait  que  ce  dût  être  la  dernière*. 


Lettre  de  Schv.irsenberg,  12  nutn,  citée  par  Thielen,  Fetdzvg  der  ^er' 
i.'etea  He^re  Europas  18M,  243. 

2.  Caulaiocourt  k  Napoléoa,  Chàtillon,  II  mars.  Cf.  Protocole  de  laséanc* 
i3  10  mars.  Arch.  des  Aifauea  Atrai^rtr— .  foadt  Fraaca,  âôS. 


II 


LA    VICTOIRE    DE    REIMS 

INQUIÉTUDES  DES  ALLIÉS  ET  RALENTISSEMENT 

DE  LEURS  OPÉRATIONS 

L'armée  impériale  en  retraite  sur  Soissons,  l'armée 
de  Macdonald  en  retraite  sur  Provins,  l'armée  d'Au- 
gereau  en  retraite  sur  Lyon,  l'armée  de  Soult  en  re- 
traite sur  Toulouse,  les  conspirateurs  de  Bordeaux  à 
la  veille  de  proclamer  Louis  XVIII,  Paris  dans  les 
angoisses,  la  régence  dans  le  trouble,  les  plénipoten- 
tiaires de  Châtillon  prêts  à  rompre  les  négociations, 
il  fallait  être  Napoléon  pour  ne  pas  se  sentir  accablé. 
Mais  l'empereur  ne  connaissait  point  ces  vains  retours 
vers  les  événements  oii  l'esprit  se  consume  en  som- 
bres et  énervantes  réflexions,  et  y  eût-il  été  acces- 
sible, que  ses  multiples  et  pressants  devoirs  de  géné- 
ral en  chef  l'en  eussent  sauvé.  Il  trouvait  dans  l'action 
le  souverain  remède  au  découragement.  Le  11  mars  à 
trois  heures  et  demie  de  l'après-midi,  l'empereur  ren- 
trait à  cheval  dans  Soissons  ';  à  quatre  heures,  il  écri- 
vait des  ordres  pour  l'emplacement  de  troupes  *,  et  à 
cinq  heures,  il  était  sur  les  remparts,  inspectant  les 
travaux  avec  le  jeune  chef  de  bataillon  Gérard,  le 
nouveau  gouverneur  '. 

1.  Manuscrit  de  Périn.  Arch.  de  Soissons. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21462;   Registre  de   Berthier  (ordres    de 
Soissons,  11  mars,  4,  5  et  6  heures  du  soir).  Ârch.  de  la  guerre. 

3.  Manuscrit  de  Périn.  Arch.  de  Soissons. 

1/0  6  nutr».  l'empereur  pressentant  l'évacuation  produùo*  de  Soissons  par 


LA    VICTOIRE    DE    REIMS.  259 

La  journée  du  12  mars  fut  employée  à  une  réorgani- 
sation de  l'armée.  Quelques  renforts  étaient  arrivés  : 
deux  mille  quatre  cents  cavaliers  des  dépôts  de  Ver- 
sailles, un  millier  de  fantassins  du  122"  de  ligne, 
des  détachements  d'artillerie,  enfin  le  régiment  de 
la  Vislule  à  qui  l'empereur  venait  de  donner  trente 
croix  de  la  Légion  d'honneur  pour  sa  vaillante  con- 
duite dans  la  défense  de  Soissons'.  Les  corps  de 
jeune  garde  de  Ney  et  de  Victor  furent  dissous.  Les 
quatre  divisions  qui  les  composaient  :  Boyer  de  Re- 
beval.  Charpentier,  Meunier  et  Curial,  ainsi  que  la 
division  Porret  de  Morvan  du  corps  de  Mortier,  for- 
mèrent deux  nouvelles  divisions  de  jeune  garde,  la 
première  commandée  par  Charpentier,  la  seconde  par 
Curial.  Toutes  deux  passèrent  sous  les  ordres  du  duc 
de  Trévise  qui,  conservant  la  division  de  vieille  garde 
de  Christiani,  se  trouva  avec  trois  belles  divisions 
d'infanterie.  Le  commandement  de  Ney  fut  réduit 
à  la  brigade  Pierre  Boyer,  augmentée  du  régiment 
de  la  Vistule  et  d'un  bataillon  du  122'  de  ligne.  Des 

valiers  des  dépôts,  oa  forma  une  division  d'une 
urigade  de  grosse  cavalerie  (général  Mouriez)  et 
d'une  brigade  de  cavalerie  légère  (général  Curély). 
Le  général  Berckheim  fut  mis  à  la  tête  de  cette  di vi- 
les Russes  avait  écrit  de  Berry-au-Bac  an  ministre  de  la  guerre  pour  que  U 
garnison  qui  occupait  celte  ville  au  moment  de  la  capitulation  se  liut  prête 
à  y  rentrer  au  premier  ordre.  L'empereur  ajoutait  :  •  Eovoyei-y  pour  com- 
maudaut  non  une  ganache  et  un  homme  tué  comme  Moreau,  mais  un  jeune 
homme,  chef  de  bataillon  ou  colonel,  qui  ait  $a  fortune  militaire  à  faire  •  (Cor- 
retpon.Lince,  i\  450).  Cette  foi»  Clarke  eut  la  ra:iin  heureuse.  Le  coiumandant 
Gérard  allait  léleudre  avec  la  plus  rare  énergie  la  place  de  Soissous.  et  n'en 
ouvrir  les  portes,  sur  les  ordres  du  gouvernement  français,  que  le  15  avril,  n<»uf 
jours  aprcs  labdicauon.  Rapports  de  Gérard.  Arch.  de  la  guerre,  et  manus- 
crits de  Hériii  et  de  Brayer.  Arch.  de  Soiiisons. 

11  est  curieux  Je  rappeler  que  le  commandant  Gérard  fut  bien  w^ond* 
par  le  sous-prefet,  ua  jeune  auditeur  nommé  llarel,  celui-là  inême  qui.  après 
avoir  assiste,  en  payant  de  sa  personne,  aux  assauts  de  Soissous,  devait 
plus  tard,  comme  directeur  de  la  Porte-Saim-Vartin.  remporter  les  graudas 
▼iCioires  romaoïiques  de  la  Tour  de  Setle  et  de  Marie  Tador. 

1.  Moniteur  du.  14  mars.  Voir>  10X4*,  pp.  142,  lîA,  155. 


2G0  1814, 

sion,  appelée  la  division  des  escadrons  réunis,  qui 
forma  avec  les  2  000  dragons  de  Roussel  "le  comman- 
dement du  général  BelJiard.  La  vieille  ^aràe  de 
Priant,  la  réserve  d'artillerie  et  les  trois  divisions  de 
la  cavalerie  de  la  garde  :  Colbert,  Exelmans  et  Letort 
(ce  dernier  remplaçait  La  Perrière  amputé  à  Craonne) 
restèrent  comme  auparavant  sous  les  ordi'es  immé- 
diats de  l'empereur  *. 

En  réorganisant  son  armée,  Napoléon  ne  savait 
encore  où  il  allait  la  conduire^.  Il  était  manifeste- 
ment fort  indécis,  lorsqu'il  apprit  un  événement  qui 
pour  tout  autre  eût  été  un  coup  de  foudre  mais  qui 
pour  lui  fut  un  trait  de  lumière.  Reims,  qu'une  petite 
garnison  sous  les  ordres  du  général  Corhincau  occu- 
pait depuis  le  5  mars,  venait  d'être  repris  par  le  comte 
de  Saint-Pricst,  lieutenant  de  Langeron. 

Arrivé  le  27  février  à  Saint-Dizier  avec  une  partie 
du  8"  corps  russe,  Saint-Priest  y  avait  séjourné  d'après 
les  ordres  de  Bliicher,  afin  de  rassembler  les  autres 
troupes  venant  du  Rhin  et  de  maintenir  les  commu- 
nications entre  la  grande  armée  ol  l'armée  de  Silésie. 
Ayant  appris  le  4  mars  que  Blrcher  était  serré  de 
près  par  Napoléon  et  que  Reijis  était  menacé,  il 

1.  Registre  de  Berthier  (ordres  et  lettres  du  12  au  15  mars).  Correspon- 
dance de  Napolron,  21475,  21-176.  Registre  de  Belliard  (12-15  mars).  Situa- 
tions des  12  et  15  mars.  Arch.  de  la  guerre  et  Arch.  nat.,  AK.  iv,  1670. 

Le  geuéral  Sébastiarii  reçut  le  coininandement  supérieur  Jes  trois  divi 
sious  de  cavalerie  de  la  garde.  —  La  division  des  escadrons  réunis  n'étai 
le  12  mars  que  la  brigade  des  escadrons  réunis.  Ce  fut  seulement  le  15  mars 
que,  de  nouveaux  renforts  étant  arri\és,  on  put  former  une  division  de  240( 
clievaux.  Kegistre  de  Belliard  (à  Curély,  15  mars).  Arch.  de  la  guerre.  Mé- 
moires de  Curély,  395. 

2.  D'après  Fain  (p.  174),  Napoléon  allait,  dans  la  nuit  du  13  au  13  mars,  »  se 
mettre  en  marche  pour  revenir  sur  la  Seine  par  la  route  de  Soissons  à  Châ- 
teau-Thierry ».  Il  n'y  a  pas  trace  d'ordres  relatifs  à  ce  mouvement  ni  dans 
la  Correspondance  de  Napoléon,  ni  dans  le  registre  de  Berthier,  ni  dans  1» 
corres^pondaiice  militaire  des  Archives  de  la  guerre.  Tout  au  contraire,  Na- 
poléon écrivait  le  10  mars  à  Joseph  :  «  ...  Je  vais  m^î  rapprocher  de  Soissons, 
niais  jusqu'à  ce  que  j'aie  pu  engager  cette  armée  (l'année  de  Bliicher)  dan» 
une  affaire  qui  la  cuinpromette  de  nouveau,  il  est  difâcile  que  je  me  porte 
ailieurv.  «  Correspondance,  21460. 


LA    VICTOIRE    DE    REIMS.  ««1 

avait  marché  dans  cette  direction.  Mais  déjà  la  ville 
fait  au  pouvoir  des  Français.  Le  général  russe  s'ar- 
rêta à  Siilery,  ajournant  l'attaque  de  Reims  jusqu'à 
l'arrivée  des  autres  échelons  du  corps  d'armée  :  la 
division  Fantschulidsew  et  cinq  mille  hommes  de 
landwehr  prussienne  commandés  par  le  général  Ja- 
gow.  En  attendant,  quelques  partis  de  Cosaques  vin- 
rent caracoler  aux  portes  des  faubourgs,  et  un  parle- 
mentaire remit  à  la  municipalité  une  sommation  de 
rendre  la  ville  sous  menace  d'incendie  '.  Bien  qu'il 
n'eût  avec  lui  que  cent  cavaliers,  cinquante  gendarmes 
et  unmillier  de  gardes  nationaux  placés  dans  les  cadres 
de  trois  bataillons  de  la  garde,  Corbineau  ne  se  laissa 
pas  intimider.  Les  Russes  se  tinrent  tranquilles  jus- 
qu'au 11  mars.  Jagow  et  Fantschulidsew  ayant  alors 
rejoint  Saint-Priest,  celui-ci  exécuta  dans  la  nuit  un 
coup  de  main  sur  Reims.  La  petite  garnison,  surprise 
et  assaillie  sur  trois  points  à  la  fois  et  d'ailleurs  man- 
quant de  cartouches,  céda  les  portes  de  la  ville.  Les 
gardes  nationaux  se  réfugièrent  chez  eux.  Les  cava- 
liers ctles  cadres,  se  frayant  passage  àl'arme  blanche, 
ignèrent  Châlons-sur-Vesles  oii  les  Cosaques  qui  les 
poursuivirent  furent  sabrés  par  les  gardes  d'honneur 
du  général  Defrance  *. 

L'occupation  de  Reims  par  les  Russes  rétablissait 
les  communications  entre  la  grande  armée  et  l'armée 
de  Silésie.  C'était  en  cela  un  grave  événement.  Mais 
Napoléon,  comme  Rossuet  l'a  dit  de  Coudé,  «  savait 
proliter  des  infidélités  de  la  fortune  ».  A  peino  oul-il 
reçu  cette  nouvelle  qu'il  donna  SCS  ordres.  Le  12  mars, 

1.  Lettres  rfe  Saint-Priest  k  WolVonsky  et  aa  oar,  2  mars  etTvt&rs,  citéet 

par  Bogdanowitsch.  I,  3j<<  360,  512-513.  Sommation  signée  :  Saini-Pr4<sst,9  mars, 

11  heures  du  matin.  Arch.  uat.,  AK.  iv,  1  670. 

-.  Cf.  Corbineau  à  Napoléon,  Reims,  5  mars.  Arch.  nat.,  .\F.  tv,  1670.  Rap- 

■t  du  major  des  voltigeurs  do  la  garde,  Châlons-sur-Vesles,  12  mars;  Rap- 

-:  de  Defrp.nce,  Châions-sur-Vesles,  12  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Lettr* 

xe  Sa:Qt-l>riest  au  caar.  Reiras,  12  mars,  citée  par  Boçdanowilsch,  1,  3G0. 


262  181 4. 

des  six  heures  du  soir,  Berthier  écrivit  à  Marmont, 
qui  après  la  surprise  d'Alhies  s'était  replié  à  Berry- 
au-Bac,  puis  à  Roncy,  puis  à  Fismes',  lui  enjoignant 
de  partir  le  lendemain  au  petit  jour  pour  se  porter 
sur  Reims.  «  Vous  formerez  l'avant-garde.  ajoutait 
Berthier;  l'empereur  vous  suivra  avec  une  partie  de 
ses  troupes.  »  Le  petit  corps  de  Ney,  la  division 
Priant,  la  cavalerie  de  la  garde  et  la  réserve  d'artillerie, 
qui  pour  gagner  Reims  avaient  à  faire  plus  de  soixante 
kilomètres,  commencèrent  leur  mouvement  dans  la 
soirée  et  dans  la  nuit.  L'empereur  quitta  Soissons  de 
sa  personne  le  13  mars  au  lever  du  jour  *. 

Le  général  de  Saint-Priest,  à  qui  les  dépêches  de 
Blucher,  quelque  peu  exagérées,  avaient  annoncé  «  la 
défaite  totale  des  Français  à  Laon,  oii  l'empereur  avait 
sacrifié  les  restes  de  son  armée'  »,  était  sans  aucune 
inquiétude.  Voulant  donner  deux  ou  trois  jours  de 
repos  à  ses  troupes,  il  les  avait  commodément  mais 
imprudemment  cantonnées  de  Beaumont  à  Rosnay, 
sur  une  longueur  de  vingt-six  kilomètres*.  Mais  qu'a- 
vait-il à  redouter?  Blucher  n'affirmait-il  pas  que  l'ar- 
mée française  était  «  en  pleine  dissolution  »  ? 

Le  13  mars,  dans  la  matinée,  la  cavalerie  de  Bor- 
desoulle  qui,  réunie  aux  gardes  d'honneur  du  général 
Dofrance,  formait  l'avant-garde  de  Marmont,  rencon- 
tra à  un  quart  de  lieue  de  Rosnay  une  patrouille  de 
cavaliers  ennemis;  ils  tournèrent  bride  sans  tirer  un 
coup  de  carabine.  Les  lanciers  français,  les  poursui- 
vant, entrèrent  au  grand  trot  dans  Rosnay  où  deux 

1.  Clarlîe  à  Marmont,  10  mars,  et  Marmont  &  Clarke,  11  mars  et  12  mars. 
Arch.  de  la  guerre.  —  Le  II,  Marmont  avait  commis  le  faute  grave  d'aban- 
donner Berry-aû-Uac  malgré  l'ordre  formel  du  ministre  de  la  guerre  et  con- 
trairsment  aux  intentions  de  Napoléon. 

2.  Registre  de  Herthier  (à  Marmont,  Ney,  Drouot,  Sébastiani;  Soissons, 
12  mars.  6  et  8  heures  du  «oir).  Cf.  Correspondance  de  NapoUon.  21475,  21477, 

3.  Proclamation  de  Blucher,  Laon,  W.  mars.  Arch.  de  Laon. 

4.  Plotho,  m,  352;  Bogdauowiuch,    ,  362,  364. 


LA    VICTOIRE    DK    REIMS.  2»! 

bataillons  de  landwehr  prenaient  trancjuillement  leur 
repas.  Nombre  de  Prussiens  furent  sabrés  avant  de 
pouvoir  saisir  leurs  armes  ;  les  autres  formés  en 
carrés  gagnèrent  Orme,  où  ils  se  retranchèrent  derrière 
les  murailles  du  cimetière.  Dans  cette  position,  ils 
défiaient  les  charges  des  cavaliers,  mais  ayant  bientôt 
vu  déboucher  l'infanterie  de  Ricard,  ils  se  rendirent 
à  discrétion.  La  résistance  ne  fut  pas  plus  sérieuse, 
dans  les  autres  villages,  à  Gueux  où  le  général  Jagow 
s'échappa  sur  un  cheval  non  sellé,  à  Tillois  où  des 
fantassins,  surpris  au  lit,  combattirent  nu-pieds  et  en 
chemise,  raconte  Bogdanowitsch.  Les  têtes  de  colonnes 
françaises  purent  ainsi  s'avancer  presque  sans  coup 
férir  jusqu'à  trois  kilomètres  de  Reims.  Là,  Mar- 
mont  fit  faire  halte,  conformément  aux  instructions 
de  l'empereur*. 

Les  fuyards  annoncent  à  Saint-Priest  l'approche  de 
l'armée  française.  11  reste  incrédule.  C'est  une  fausse 
alerte,  un  hurrah  de  partisans.  Sa  sécurité  est  com- 
plète, et  il  ne  donne  aucun  ordre  pour  une  concentra- 
tion. Entre  une  heure  et  deux  heures  de  raprès-midi, 
le  général  daigne  sortir  de  Reims,  et  distinguant  des 
canons  sur  le  front  des  Français,  il  se  décide  à  faire 
prendre  position  à  ses  troupes  en  avant  de  la  ville. 
Immobilisé  par  l'attente  de  l'empereur,  Marmont 
laissa  les  Russes  et  les  Prussiens  couronner  les  hau- 
teurs de  Sai  nte-Gene  viève  et  s'y  former  sur  deux  lignes, 
la  droite  appuyée  à  la  Vesle  et  à  Tinqueux,  la  gauche 
s'étendant  vers  la  Basse-Muire,  la  cavalerie  couvrant 
les  deux  ailes.  Si  le  comte  de  Saint-Priest  eût  cru  à 
une  attaque  de  Napoléon,  il  se  fût  dérobé,  car  il  avait 
tout  le  temps  pour  se  replier  sur  Berry-au-Bac  ou 

1.  Sébftstiani  à  Barthier,  Oaacheri»,  13  mars,  I  h*ar«  et  quart.  Arch.  d« 
la  gTieiT«.  J/vmotrw  de  Marmont,  VI,  tl6;  Mémoiret  de  Ségur,  VII,  13,  14; 
Bogdanowitsch,  I,  364.  Registre  de  Berthier  (à  Maroiont,  SoisaoBi,  It  B4rs, 
•  heure*  da  aoir).  Arch.  de  la  gtterre. 


264  181 4. 

sur  Châlons;  mais  abusé  par  l'inaction  de  Marmont, 
ils'imag-inaque  les  Français  ne  comptaient  que  quel- 
ques ûiilliers  d'hommes.  Lui  en  avait  quicze  mille  : 
ou  l'ordre  qu'il  adoptait  imposerait  à  cette  poignée  de 
soldats,  ou  ils  se  commettraient  à  une  action  et  ils  y  se- 
raient écrasés, Un  deslieutenanls  de  Saint-Priest, moins 
aveuglé  que  son  général  en  chef,  lui  ayant  demandé  par 
oh  l'on  se  replierait  au  cas  où  l'on  aurait  affaire  à 
Napoléon,  il  répondit  avec  un  à-propos  tout  français  : 
« —  Eh!  Monsieur,  pourquoi  songer  à  nous  retirer 
puisque  nous  pourrons  nous  faire  tuer*  !  » 

L'empereur  arriva  sur  le  terrain  vers  quatre  heures. 
Il  comptait  tourner  la  position;  mais  voyant  que  la 
droite  de  l'ennemi  s'appuyait  à  la  Vesle,  dont  les  ponts 
étaient  coupés,  et  que  sa  gauche  s'étendait  fort  au 
loin,  il  se  décida  à  une  attaque  de  front.  Les  masses 
russes  et  prussiennes  ébranlées  par  une  violente  ca- 
nonnade, l'infanterie  de  Marmont  s'avança  en  deux 
colonnes  des  deux  côtés  de  la  chaussée.  Les  lanciers 
et  les  cuirassiers  de  Merlin  et  de  Bordesouile,  les 
chevau-légers  et  les  gardes  d'honneur  de  Colbert  et 
de  Defrance  marchaient  sur  les  ailes.  Ney,  Priant  et 
Exelmans  demeurèrent  en  réserve ^  Au  nombre  des 
assaillants,  et  plus  encore  à  la  vigueur  de  l'attaque, 
le  comte  de  Saint-Priest  jugea  que  Napoléon  était 
présent.  Il  commençait  à  donner  des  ordres  pour  la 
retraite,  lorsqu'il  fut  atteint  mortellement  par  un 
éclat  de  grenade  qui  lui  brisa  l'épaule.  Russes  et 
Prussiens,  restés  sans  chef  et  serrés  de  près,  lâchent 

1.  Bogdanowitsch,  Geschichte  des  Feldzugs  1814,  I,  365-366. 

2.  Mém.  de  Marmont,  Vl,  217;  Mcm.  de  Si'gur,  VII,  IG;  Moniteur,  16  mars. 

3.  D'après  Bogdanowitsch(l,  317),  le  général  Pantschulidsew.le  plus  ancien 
en  grade,  s'était  blessé  le  matin,  et  le  géuéral  Emmanuel  était  ailé  lui-même 
au  fort  du  combat  le  chercher  dans  Reims,  — singulière  façon  d'agir,  assu- 
rément! Ainsi  Jago-w  restait  seul  à  la  gauche,  ne  recevant  plus  d'ordres  et 
hésitant  à  en  donner.  —  Selon  les  rpppons  russes,  Saint-Priest  mourut  k 
LaoQ  ou  il  av-'ùt  été  transporté. 


LA    VICTOIRE    DE    REIMS.  265 

pied  en  désordre  et  se  replient  sur  le  faubourg  de 
Vesles.  Le  3®  régiment  de  gardes  d'honneur,  le  gé- 
néral Philippe  de  Ségur  à  sa  tète,  les  y  pousse  et 
les  y  devance.  Les  gardes  enlèvent  une  batterie,  pas- 
sent sur  le  ventre  à  un  carré,  et  refoulent  huit  cents 
cavaliers,  précipitant  les  uns  dans  les  fossés  de  Reims, 
écrasant  les  autres  contre  la  porte  de  ville.  Eux- 
mêmes  sont  arrêtés  par  l'obstacle.  Ils  ne  peuvent  ni 
avancer  ni  reculer,  pris  entre  le  feu  des  tirailleurs 
postés  sur  les  remparts  et  celui  des  masses  russes  qui 
battent  en  retraite,  et  qu'ils  ont  coupées  et  dépassées 
dans  cette  charge  magnifique  et  folle.  Le  général  de 
Ségur  se  voit  avec  soixante  hommes,  —  car  il  a  été 
suivi  par  un  seul  escadron',  que  le  plomb  a  réduit  de 
moitié,  —  au  milieu  de  trois  mille  ennemis.  Les  gardes 
d'honneur  se  défendent  désespérément.  Atteint  d'une 
balle  à  bout  portant  et  de  deux  coups  de  baïonnette, 
^L'gur  parvient  à  se  réfugier  dans  une  masure  en  rui- 
nes; il  évite  ainsi  de  rendre  aux  Russes  son  épée  en- 
sanglantée'. 

La  nuit  était  venue.  L'infanterie  de  Marmont  en- 
leva le  faubourg,  mais  ni  la  sape  ni  le  canon  ne  pu- 
rent avoir  raison  de  la  maudite  porte,  une  grille  ap- 
puyée à  un  épaulement  et  couverte  par  un  tambour 
de  terre.  On  se  battit  là  jusque  passé  onze  heures. 
Pendant  ces  assauts,  que  soutenaient  cinq  régimontj 
russes,  le  reste  des  troupes  ennemies  évacua  la  ville 

1.  Les  antres  escadrons  da  3*  régiment  n'avaient  pa  percer  à  la  suite  du 

premier  les  masses  russes  qui  s'eiaiaat  aussitôt  reformées.  Ségur  accuse 
Burdesoalle  d  être  r«>sie  immobile  au  lien  d'appuyer  avec  ses  IdUO  s  bres  la 
charge  des  gardes  d'houiienr. 

2.  Mémoires  de  Séqur.SVL,  18-27.  Cf.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  215;.tfoni- 
teurda  16  mars.  —  O'après  Marmont,  le  gênerai  de  Ségur  aurait  été  fait  pri- 
sonnier et  échangé  le  lendemain.  Bien  que  Ségur,  toujours  éloquent,  ne  soit 
pas  toujours  exact,  son  témoignage  doit  primer  dans  cette  circonstance  celui 
du  dac  de  Raguse,  d'autant  que  le  brave  général  donne  des  dt^tails  sur  le 
bivouac  de  l'empereur  dans  la  nuit,  détails  couùrmés  par  Coignet,  et  qu« 
naturellement  Ségur  n'aurait  pu  voir  s'il  eût  été  prisonnier. 


260  1814. 

par  les  routes  de  Neufchâtel  et  de  Berry-au-Bac,  où 
elles  eurent  à  repousser  les  charges  de  la  cavalerie 
française*.  Enfiévré  par  l'impatience,  l'empereur  se 
promenait  autour  d'un  feu  de  bivouac,  à  quelques  pas 
du  faubourg.  Il  avait  voulu  prendre  au  filet  dans 
Reims  toutes  les  troupes  de  Saint-Priest,  et  il  com- 
prenait que  la  plupart  s'échappaient*.  Vers  minuit, 
on  pénétra  enfin  dans  la  ville  où  le  combat  continua 
jusqu'à  deux  heures  du  matin.  L'empereur  entra 
après  les  premières  troupes  d'infanterie,  au  milieu 
des  cuirassiers  de  BordesouUe,  qui  passaient  au  grand 
trot  pour  sabrer  les  Russes  en  retraite  dans  les  rues. 
Soudain,  dominant  les  détonations  de  la  fusillade  et 
le  bruit  des  chevaux  sur  les  pavés,  éclatent  mille  cris 
de  :  Vive  l'empereur!  Toutes  les  fenêtres  s'éclai- 
rent. Ce  sont  les  habitants  do  Reims  qui  illuminent 
pour  la  victoire  de  Napoléon  pendant  qu'elle  s'achève. 
«  Ce  n'étaient  que  lumières,  dit  le  capitaine  Coignet; 
on  aurait  pu  ramasser  une  aiguille.  »  La  foule  s'a- 
masse autour  do  l'empereur  et  le  conduit  en  triomphe 
à  l'hôtel  de  ville,  où  parmi  les  notables  il  reconnaît  le 
général  Corbineau,  resté  déguisé  dans  la  ville  après 
l'entrée  des  Russes  '. 

Le  lendemain  matin,  l'empereur  fit  appeler  Mar- 
mont  qu'il  n'avait  point  revu  depuis  le  désastre 
d'Alhies.  Dans  son  rapport,  le  maréchal  avait  tenté 
de  se  disculper;  mais  les  faits  étaient  là  qui  le  con- 
damnaient. Dès  que  Napoléon  l'aperçut,  il  s'emporta 
en  reproches  qui,  dit  Fain,  «  n'entrèrent  peut-être 
que  trop  avant  dans  le  cœur  du  maréchal  ».  Bientôt 
les  sentiments  que  l'empereur  avait  toujours  portés 
à  son  ancien  aide  de  camp  reprirent  le  dessus,  et  il  lui 

1.  Mémoire»  de  Marmont,  VI,  218;  Rapports  du  général  Pantschalidsew  à 
Wolkousky.  15  mars,  cités  par  Bogdanowitsch,  I,  366,  368;  Plotho,  IIl,  335, 

2.  Mémoires  de  Ségur,  VII,  28-29  ;  Cahiers  du  capitaine  Coignet,  376-377. 

3.  Coignet,  378  ;  K.och,  I,  Ul  ;  Fain,  17&-176  ;  Bogdanowitsch.  1, 36& 


LA    VICTOIRE   DE    REIMS.  267 

^arla  «  comme  un  maître  dans  l'art  de  la  guerre  qui 
relève  les  fautes  d'un  de  ses  élèves  de  prédilection  ». 
li  finit  pai  le  retenir  à  sa  table'.  Au  reste,  la  con- 
duite de  Marmont  dans  le  combat  de  Reims,  où  ses 
troupes  seules  et  la  cavalerie  de  Colbert  et  de  Defrance 
avaient  été  engagées,  méritait  qu'on  oubliât,  pour  ce 
jour-là  du  moins,  sa  coupable  négligence  à  Athies. 
C'était  une  victoire  complète;  quatre  mille  fantassins 
et  quatre  mille  cavaliers  avaient  culbuté  quinze  mille 
ennemis  et  leur  avaient  pris  une  ville,  enlevé  douze 
canons,  fait  plus  de  trois  mille  prisonniers,  tué  ou 
blessé  plus  de  trois  mille  hommes.  Les  Français  n'a- 
vaient perdu  que  sept  cents  combattants'. 

La  prise  de  Reims,  qui  était  d'ailleurs  d'une  haute 
importance  stratégique  puisqu'en  occupant  cette  ville 
l'empereurs'établissaitsur  la  ligne  de  communication 
des  deux  armées  ennemies,  eut  un  très  grand  effet 
moral.  Non  seulement  la  victoire  du  13  mars  raffer- 
mit les  courages  et  fit  renaître  les  espérances  paiini 
les  troupes  françaises,  mais  les  Coalisés  en  furent  dé- 
concertés et  terrifiés.  Cette  armée  de  Napoléon,  que 
Rliicher  disait  avoir  anéantie,  venait  avec  la  rapidité 
de  la  foudre  écraser  le  corps  de  Saint-Priest  et  mena-- 

1.  Fain,  176.  Cf.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  218. —  Marmont  ne  parle  nata- 
relleitient  pas  des  reproches  de  Napoléon.  Il  dit  seulement  qn'il  vit  l'empe- 
reur le  U  dans  la  matinée  et  qu'ils  causèrent  de  dispositions  générales  pour 
la  suite  de  la  campagne.  D'après  une  tradition,  Marmont  se  serait  jeté  aux 
genoux  de  l'empereur.  Le  récit  de  Fain  est  le  plus  vraisemblable. 

2.  Cf.  Rapport  de  Lallemend  à  Berthier,  Keims,  Il  mars.  Arch.  de  la  guerre. 
Registre  de  Larrey;  Bogdanowilsch,  I,  369;  Schels,  XII,  2*  partie,  I49;  Plotho, 
111,356;  Correspondance  de  XapoUon,  21478;  Moniteur  da  16  mars.  —  D'après 
le  Moniteur,  on  aurait  pris  22  canons  et  fait  5  000  prisonniers  en  ne  perdant 
pas  100  hommes.  Les  auteurs  russes  et  allemands  avouent  plus  d«  23C0  tute 
ou  blessés,  et  quatre  bataillons  entièrement  prisonniers  dès  le  début  de  l'ac- 
tion,  sans  cotiiptr^r  les  prisonniers  faits  pendant  la  bataille  et  la  retraite. 

L'empereur  atfecia  d'être  particulièrement  frappé  de  la  mort  du  trana- 
tuge  Saiot-Hriest,  tombé,  comme  Moreau  à  Dresde,  sous  un  boulet  français. 
•  Le  gênera'  Saint-Priest,  écrivit-il  le  14  mars  au  roi  Joseph,  a  été  blessé 
mortellement:  on  l'a  amputé  d'une  ctiisse.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est 
^ue  Salut- l'riest  a  été  ble&sé  par  le  même  pointear  qui  a  tué  le  général 
Moreau.  Cest  le  cas  de  dire  :  O  Providence  !  A  Providence  !  >  Le  Moniteur 


k 


268  181  4. 

ce-r  de  ses  coups  le  flanc  des  Austro-Russes.  La  Franco 
enfantait-elle  donc  sans  cesse  de  nouveaux  bataillons, 
ou  ces  grenadiers  et  ces  dragons  s'élaient-ils  par  mi- 
racle relevés  du  champ  de  carnage? 

Bliicher  fut  le  premier  à  s'elfrayer.  Après  avoir 
perdu  les  deux  jours  qui  avaient  suivi  la  bataille  de 
Laon,  il  s'était  enfin  décidé  à  profiter  de  sa  peu  glo- 
rieuse victoire.  Le  13  mars,  toutes  les  troupes  reprirent 
l'offensive.  Sacken  s'avança  sur  Soissons,  York  sur 
Berry-au-Bac,KleistsurPontavaire,BulowsurNoyoa 
et  Compiègne.  Un  engagement  assez  vif  eut  lieu  à 
Crouy  entre  les  Russes  et  une  division  de  Mortier,  qui 
couvrait  Soissons'.  Mais  le  lendemain,  14  mars,  Blii- 
cher à  la  nouvelle  de  la  reprise  de  Reims  rappela  ces 
différents  corps,  qui  se  concentrèrent  entre  Laon  et 
Corbény^  L'ordre  de  retraite  ne  parvint  pas  à  temps 
à  l'avant-garde  de  Biilow^  qui  arriva  sous  les  murs  de 
Compiègne.  Au  reste,  elle  ne  tarda  pas  non  plus  à 
regagner  Laon.  Sommé  de  se  rendre,  le  major  Ote- 
nin,  commandant  de  Compiègne,  avait  fait  au  parle- 
mentaire cette  courte  réponse  oii  l'ironie  française 
s'allie  à  la  fermeté  Spartiate  :  «  Je  rendrai  la  place 
quand  Sa  Majesté  l'empereur  Napoléon  m'en  aura 
donné  l'ordre^  » 

A  demiavauglé  par  l'ophtalmie,  brûlé  et  affaibli  pcir 
une  fièvre  ardente,  le  feld-maréchal  Bliicher  craignait 

du  16  mars  mentionna  ce  fait  prétendu  providentiel.  Seulement,  le  comité  in- 
gtitué  pour  la  surveillance  et  la  rédaction  des  journaux,  jugeant  sans  doute 
que  «  le  même  pointeur  »  était  trop  dire,  fit  mettre  :  «  la  même  batterie  ». 

1.  Ordre  de  Bliicher,  Laon,  12  mars,  cité  par  Plotho,  III,  351  ;  Muftling,  Aui 
meinem  Leben.  146;  C.  de  W.,  II,  120;  Rejïistre  de  Belliard  (U  mars); 
Mortier  à  Berthier,  Soissons,  14  mars.  Arch.  de  la  gut-rre. 

2.  Ordre  de  Bliicher,  Laon,  14  mars,  cité  parPloiho,  111,355:  Bogdanowitsch, 
n,  101  ;  Schels,  I,  220.  Registre  de  Belliard  (16  mars)  ;  Mortier  à  Berthier, 
Soissons,  16  mars.  Arch.  de  la  guerre.  —  «  L'ennemi,  écrit  Mortier,  mo  paraît 
en  pleine  retraite  et  se  retire  sur  Laon.  » 

?..  Rapports  d'Otenin,  Compiègne,  13  et  16  mars.  Arch.  de  la  guerre,  et  Arch. 
liât.,  Al<\  IV,  1670.  ■  -  Ce  brave  officier  fut  tué  sous  Compiègne,  le  l"  »vriU 
dans  une  sortie. 


LES    INQUIÉTUDES    DES    ALLIÉS.  269 

tout.  Il  crai£:nait  —  et  Gneiscnau,  Biilow,  Langeron. 
craignaient  comme  lui  — ,  so't  une  reprise  d'attaque 
de  Napoléon  par  Berry-au-Bac,  soit  un  mouvement 
sur  ses  derrières  par  Kelhel  et  Mo>itcornet,  car  le 
bruit  courait  chez  les  Alliés  que  les  garnisons  des 
places  fortes  étaient  en  route  pour  rejoindre  l'armée 
impériale  *.  «  Ce  terrible  Napoléon,  dit  Langeron,  on 
croyait  le  voir  partout.  Il  nous  avait  tous  battus,  les  uns 
après  les  autres;  nous  craignions  toujours  l'audace  de 
ses  entreprises,  la  rapidité  de  ses  marches  et  ses  com- 
binaisons savantes.  A  peine  avait-on  conçu  un  plan 
qu'il  était  déjoué  par  lui  *.  » 

Bliicher  redoutait  aussi  une  levée  en  masse  des 
paysans,  appelés  aux  armes  par  les  décrets  de  Fismes*. 
En  vain,  il  avait  répondu  à  ces  décrets  par  des 
pillages  en  règle,  par  l'incendie  du  village  d'Athies, 

1.  MQfHinfr,  Ans  meinem  Lehen,  147. 

2.  Mémoires  de  Langeron.  A rch.  des  Aff.  étrangères,  Russie,  25. 

3.  Mûftliug,  147.  Mémoires  de  Langeron. 

Ces  décrets  célèbres  furent  publiés  dans  le  Moniteur  du  7  mars.  Le  pfeniier 
porte  :  «Art.  l".  ...  Tous  les  citoyens  sont  requis  de  courir  aux  armes,  de 
sonner  le  tocsin  quand  ils  entendent  approcher  le  canon  de  nos  troupes,  de 
se  réunir,  de  parcourir  les  bois,  de  rompre  les  ponts,  d'attaquer  les  flancs  et 
les  derrières  de  l'ennemi.  »  «  Art.  2.  Chaque  citoyen  français  prisonnier  de 
guerre  qui  serait  exécuté  sera  imniédiatein>^nt  veugé,  par  représailles,  par 
la  mort  d'un  prisonnier  ennemi.  »  Le  second  décret  est  ainsi  conçu  :  •  Tous 
les  maires,  fonctionnaires  publics  et  habitants  qui,  au  lieu  d'exciter  l'élan 
patriotique  du  peuple,  le  refroidissent  ou  dissuadent  les  citoyens  d'une  légi- 
time déiense  seront  considérés  comme  traîtres  et  jugés  comme  tels.  » 

Napoléon,  à  qui  répugnaient  les  exécutions  militaires  et  qui  ne  pensait  pas 
que  l'on  pût  décréter  des  élans  de  patriotisme,  avait  voulu  par  ces  deux  dé- 
crets moins  se  procurer  une  ressource  militaire  qu'épouvanter  Tennemi  (Fain, 
p.  162).  Les  proclamations  et  les  ordres  du  jour  de  Blùcher  et  de  Schvar- 
cenberg  témoignent  que  pour  ce  dernier  point  les  décrets  de  Fismes  attei- 
gnirent bien  leur  but.  Quant  à  leur  effet  réel  sur  les  populations  rurales,  il 
ne  parait  pas  qu'il  fût  aussi  nul  que  le  prétend  Kain.  Sans  doute  les  paysans 
qui  étaient  décidés  à  se  défendre  n'avaient  point  atteudu  la  publication  des 
décrets  d«  Fismes  pour  prendre  le  fusil  et  la  fourche.  On  a  vu  au  chapitre  I" 
de  •  \S'm\  ifiie  dès  les  premiers  jours  de  février  les  campagnes  étaient 
sorties  de  leur  torpeur.  Mais  à  dater  des  décrets  les  documents  signalent 
une  recrudescence  de  patriotisme  actif  en  Champagne,  an  Bourgogne  et  en 
Lorraiue.  Cf.  Allix  à  Clarke,  9,  11,  16.  23  mars;  Viviot  à  Commandant  de 
Chàlons,  15  mars;  Rapports  imprimés,  10  et  13  mars,  etc.  Arch.  de  ia  guerre-, 
Otenin  à  Clarke,  16  mars-  Henrion  à  Drouot,  26  mars;  Rapport  4e  Droua», 
«.  d,  (vei-s  le  21  mars),  ev.,  etc.  Arch.  nat.,  AF.iv,  1370. 


270  1814. 

par  une  proclamation  portant  que  tout  attroupement 
dans  une  commune  entraînerait  la  destruction  du  vil- 
lage et  que  tout  paysan  pris  les  armes  à  la  main  se- 
rait puni  de  mort',  ces  exécutions  militaires  et  ces 
menaces  ne  le  rassuraient  point,  pas  plus  qu'elles  ne 
semblaient  intimider  les  campagnards.  Les  embus- 
cades, les  attaques  de  convois,  les  meurtres  dans  les 
fermes  isolées  continuaient,  tout  comme  si  Blûcher 
n'eût  point  parlé.  Le  lendemain  de  sa  proclamation, 
les  paysans  de  l'Oise  avaient  fait  la  conduite  à  coups 
de  fusil  aux  soldats  deBiilow  qui  regagnaient  Laon*. 
Le  vieux  maréchal  avait  encore  une  autre  appré- 
hension. Depuis  le  commencement  de  mars,  Berna- 
dette était  à  Liège  et  il  y  restait  avec  vingt-trois  mille 
Suédois  sans  faire  un  pas  en  avant.  Bliicher  s'ima- 
ginait que  le  prince  de  Suède  n'attendait  qu'un  signe 
de  Napoléon  pour  tomber  sur  les  derrières  de  l'armée 
de  Silésie*.  Sans  doute,  Bcrnadolte  avait  reçu  un 
émissaire  du  roi  Joseph  \  et,  bien  que  rien  n'eût  été 
arrêté  dans  ces  pourparlers,  la  fidélité  de  leur  nouvel 
allié  était  devenu  suspecte  aux  Coalisés'.  Sans  doute 
le  prince  de  Suède,  dépité  qu'on  lui  eût  retiré  le  com- 

1.  Arrêté  de  Blucher,  Laon,  13  mars.  Proclamation  de  Bliicher  aax  F"ran- 
çais,  Laon,  13  mars.  Placard  signé  du  préfet  provisoire  de  Laon,  Laon, 
14  mars.  Arch.  de  Laon. 

Le  10  mars,  Schwarzenberg  rendait  une  ordonnance  analogae,  en  vertu  de 
laquelle  chaque  habitant  ayant  agi  offensivement  devait  être  fusillé  dans  les 
vingt-quatre  heures  et  chaque  village  ou  ou  aurait  sonné  le  tocsin,  pille  d'abord 
et  brillé  ensuite.  Chose  vraiment,  digue  de  mémoire,  Schwarzenberg  coiiiinen- 
çait  sa  proclamation  par  ces  mots  ;  «  Français,  on  vous  excite  à  la  rébellion.  » 

2.  Rapport  d'Otenin,  Compiègne,  16  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

3-  Mût'fling,  147.  Cf.  Mémoires  de  l.angeron.  Arch.  des  Atf.  étrangères. 

4.  Correspondance  de  Napoléon, '2\2Q1  :  Correspondance  du  roi  Josfp/c'X.,  164. 

5.  Les  Mémoires  de  Laugeron  et  la  lettre  du  baron  Sbrusemarck  adressée 
de  Liège  le  20  mai  a  l'état-major  des  souveraius  et  saisie  par  les  coureurs 
français  (Arch.  nat.,  AF.  tv,  1668)  sont, entre  autres  documents,  de  sûrs  témoi- 
gnage des  suspicioDs  qui  régnaient  chez  les  Alliés  contis  Bernadette.  — 
Langeron  va  même  jusqu'à  dire  que  Bernadotie  était  en  correspondance  avec 
le  général  Maison,  son  ancien  camarade,  qui  lui  proposait  de  se  joindre  à 
lui  pour  tomber  sur  les  derrières  des  Alliés.  Et  Langeron  ajoute  :  «  Certai- 
nement Bernadotte  l'eût  fait  si  nous  eussions  essuyé  quelque  écbeo.  » 


LES    INQUIÉTUDES    DES    ALLIÉS.  '71 

mandement  des  corps  deBiilow  et  de  Winzin^ffcrode, 
et  peu  jaloux  d'entrer  l'épée  à  la  main  dans  son  an- 
cienne patrie,  v.ù  il  gardait  le  secret  eSj>oir  d'être  ap- 
pelé comme  souverain,  s'était  décidé  à  ne  point  fran- 
chir la  frontière.  Par  une  distinction  un  peu  subtile, 
il  estimait  que  les  Français  oublieraient  qiio  le  prince 
de  Suède  les  avait  combattus  sur  les  bords  de  l'Elster, 
si  Bernadolte  s'abstenait  de  les  combattre  sur  les 
bords  de  la  Seine.  Toutefois  les  craintes  de  I31ucher 
étaient  'chimériques.  Il  était  déraisonnable  de  comp- 
ter sur  la  coopération  des  Suédois,  puisque  Berna- 
dotte  avait  écrit  aux  Alliés  :  «  Je  suis  dans  l'impossi- 
bilité défaire  aucun  mouvement  actif  et  ne  me  trouve 
point  en  position  d'aller  relever  personne'.  »  Mais  de 
là  à  redouter  une  attaque,  il  y  avait  bien  loin.  Trop 
habile  pour  se  compromettre  en  agissant  offensive- 
ment  soit  pour  la  Coalition,  soit  pour  la  France,  Ber- 
nadette ne  cherchait  qu'à  se  réserver  en  attendant  que 
les  armes  eussent  décidé.  Si  la  victoire  se  déclarait 
pour  les  Alliés,  il  resterait  prétendant  au  trône  de 
France,  alléguant  auprès  dos  souverains,  comme  ex- 
cuse à  son  inaction,  ses  scrupules  à  envahir  le  pays 
où  il  était  né  et  où  il  aspirait  à  régner.  Si  au  contraire 
la  France  était  victorieuse,  il  se  ferait  mérite  de  sa 
neutralité  pour  obtenir  quelques  compensations  en 
Finlande.  Quoi  qu'il  en  fût,  la  conduite  de  Bernadette 
inquiétait  fort  Blucher,  et  se  regardant  avec  raison 
comme  invincible  dans  sa  forte  position  de  Laon,  il 
ue  pouvait  se  résoudre  à  la  quitter*. 

Si  la  nouvelle  de  la  prise  de  Reims  arrêtait  net  l'au 
dacieux  Blucher,  à  plus  forte  raison  ce  coup  de  mai» 
de  Napoléon  devait-il  immobiliser  le  très  circonspect 

1.  Lettre  de  Bernadotte  à  Blûcher,  citée  par  1)011)112,  HI  (Annexes),  474. 
Cette  lettre  est  du  13  mars,  mais  il  y  est  fait  allusion  à  une  lettre  anleriau- 
rement  écrite  dans  ce  sens  aux  souverains  alliés. 

I.  Miiùling,  147  ;  Mémoire»  de  L&ngeron.  Arcb.  dea  Affaires  étraDgèraa. 


272  1814. 

Schwarzenberg.  Déjà  du  5  au  11  mars  il  avait  orAvé 
avec  sa  lenteur  accoutumée.  Maître  de  Troyes  dès 
l'aprcs-midi  du  4  mars,  il  s'était  borné  les  jours  sui- 
vants à  porter  ses  troupes  à  Romilly,  à  Trainel  et  à 
Monligny,  poussant  ses  avant-gardes  sur  Nogen t.  Bray 
et  Sens,  mais  laissant  ses  réserves  à  Cliaumont'.  Sans 
égard  pour  les  impatiences,  les  conseils,  les  objurga- 
tions du  czar  qui,  dès  le  lendemain  du  combat  de  Bar- 
sur-Aube  (28  février),  avait  voulu  que  l'on  marchât 
incontinent  sur  les  derrières  de  Napoléon,  et  sans 
souci  des  railleries  et  des  critiques  des  états-majors 
russes  et  prussiens,  le  prince  de  Schwarzenberg 
agissait  comme  s'il  eût  devant  lui  une  armée  double 
de  la  sienne.  Deux  plans  s'offraient  à  lui  :  ou  culbuter 
avec  ses  cent  mille  hommes  les  trente  mille  soldats 
de  Macdonald  et  pousser  droit  sur  Paris;  ou  laisser 
quelques  divisions  pour  contenir  ce  maréchal  et 
marcher  dans  le  dos  de  Napoléon,  de  façon  à  l'écraser 
entre  les  masses  de  l'armée  de  Bohème  et  celles  de 
l'armée  de  Silésie.  Que  Schwarzenberg  prît  l'un  ou 
l'autre  parti,  il  devait  dans  les  deux  cas  terminer  la 
campagne  rapidement  et  glorieusement.  Mais  sans 
parler  de  prétendues  raisons  d'ordre  politique  *,  des 

1.  Ordres  de  Schwarzenberg  des  4  au  9  mars,  cités  par  Plotho,  IIl,  252- 
256.  Cf.  Schels,  II,  110-124;  Bogdanowitsch.II,  9-13.—  Nogent  avait  été  éva- 
cué le  6  mars  par  Tarrière-garde  de  Macdoaald,  qui  s'était  retirée  sur  la  riv« 
droite  de  la  Seine,  en  face  de  cette  ville. 

2.  Bernhardi  (IV,  419-420)  et  d'autres  historiens  ont  attribué  les  perpétuellaa 
temporisations  de  Schwarzenberg  à  sa  déférence  pour  d-s  secrètes  instruc- 
lions  de  son  souverain.  L'empereur  d'Autriche,  prétendent-ils,  ne  voulait  pas 
détrôner  son  geudre.  Or,  si  Schwarzenberg  eût  pris  Paris  ou  écrasé  Napo- 
léon, la  déchéance  était  inévitable.  Une  victoire  décisive  des  Autrichiens 
eût  donc  été,  en  réalité,  à  l'eucontre  des  vues  de  1  empereur  François.  Ce 
qu'il  fallait,  c'était  que  la  grande  armée  ne  se  compromit  pas  et  s'affaiblît  le 
moins  poss"ile.  afin  que  l'Autriche  restât  l'arbitre  de  la  paix.  Nous  ne  nions 
pas  que  ces  jrioses  aient  été  dites,  en  février  et  en  mars  1814,  dans  les 
états-majors  russes  et  prussiens,  mais  il  ne  faut  accorder  que  bien  peu  de 
créance  à  ces  propos  par  lesquels  les  officiers  de  Bliicher  et  d'Alexandre 
Chercbainnt  à  expliquer  les  lenteurs  de  Schwarzenberg.  tSi  •  les  intention» 
BQcrr'ios  »  de  l'empereur  François  étaient  de  laisser  Napoléon  régner  sur  la 
Kraiic«,  ces  iuteutions  étaient  bien  secrètes  «a  ellet,  puisque  ce  bouveraia 


LES    INQUIÉTUDES    DES    ALLIÉS,  273 

• 

considérations  militaires  empêchaient  Scliwarzenbcrg 
de  prendre  une  olîensive  aussi  marquée.  Il  était  sans 
nouvelles  de  Bliicher  \  Or  si  le  feld-maréchal  avait 
été  battu,  c'était  aller  au-devant  d'une  défaite  que 
s'avancer  contre  Napoléon  vainqueur  de  l'armée  de 
Silésie.  «  Je  n'ai  point  de  nouvelles,  écrivait  Scliwar- 
zenberg,  et  j'avoue  que  je  tremble.  Si  Bliicher  essuie 
une  défaite  pourrai-je  livrer  bataille  moi-môme,  car 
si  je  suis  vaincu,  quel  triomphe  pour  Napoléon  et 
quelle  humiliation  pour  les  souverains  de  repasser  le 
Rhin  àla  tète  d'une  armée  battue*!  »  Quant  à  marcher 

ne  fit  rien  pour  les  marquer  et  encore  moins  pour  les  faire  prévaloir.  Sans 
doute  la  majorité  des  officiers   autrichienii  ne  tenaient  pa.<i  à  continuer  la 
guerre  et  manifestaient  même  des  sympathies  pour  Napoléon.  (lettres  de 
Flahaut  à  Napoléon,  25,  26,  28  février.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1669.  Rapporta 
d'oinciers    fraui;ai:>    chargés   d'escorter    les  courriers    anglai.s,    ?   mars    et 
5  mars.  Arch.  de  la  guerre;  etc.)   Mais  remp»;reur  d'Autriche  qui  disait  si 
ViPTi  :  "  l/'>Kp.>rience  des  siècles   a  prouvé  cuiabien  cbes  les  puissances  1er 
rapporta  de  famille  soat  subordonnes  aux  intérêts  dea  Kiata,  »  était  sor  tuu^ 
•s  points  en  parfaita  communaatA  avec  Mettermcn  et  avec  »cbw.trzenDerg. 
Or  les   Mémoires  de  JJettemich   prouvent  que   non  seulement  dey   Lanj,'res, 
aon  seulement  dès   Francfort,  mais  dès  Prague,  ce  min:.«tre  poursuivait  le 
'.ut  de  détrôner  l'empereur.  Pour  Schwarxenberg,  est-il  admissible  qu'il  vou- 
ât ménager  Napoléon,  celui  qui,  au  commencement  de  1813.  parlait  du  divoro! 
ie  Marie-Louise  qui,  le  13  février,  alors  que  le  congrès  de  Chàtiilon  n'eu  était 
encore  qu'à  sa  deuxième  séance,  poussait  les  avant-gardea  autrichiennes  ju» 
qu'à  Fontainebleau,  qui  le  S7  février  ne  faisait  rien  pour  lacouclusiouderarmi- 
stire  que  lui-même  avait  mendié  et  qui  enfin,  le  29  mars,  écrivait  !&,  fameuse 
proclamation  bourbonienne?  11  faut  bien  remarquer  que  si  Schwarzenberg  avait 
le  10  février  des  instructions  de  son  souverain  de  ne  point  passer  la  Seine, 
il  ne  s'y  tenait  pas.   puisqu'il  prescrivait  le   13   février  à  Wrède  et  à  Wig- 
t;enstein  de  se   porter  sur  Provins  et   Nangia.  C'était   bien    là   passer  la 
Seine.  —  Au  reste  les  deux  lettres  que  Bons  citons  plus  bas  (nota  8.  suf- 
lisent  à  témoigne'  que  la  cause  des  temporisatiu:is  da  achwarzonber;^  e:ait 
purement  et  simplement  la  peur  d'être  battu. 

1.  Les  Cosaqu-ss  de  Platon  et  Kaizarcv  avaient  bien  été  envoyés  le 
Î7  février  dans  la  direction  de  Sézanne  et  de  Chàlons  afin  d'assurer  les 
communications  entre  les  deux  armées;  mais  ils  n'y  avaient  point  réussi  et 
n'avaient  pu  obtenir  aucun  renseignement.  Le  10  mars  seulement,  Kaizarov 
écrivit  à  Schwanenberg  que  l'armée  de  Napoléon  occupait  le  terrain  entra 
.  Aisne  et  la  Vesle,  de  Reims  à  Soissons,  et  que  toute  communication  avec 
Blùcher  étai»  ùiterrompue.  (Rapport  de  Kaizarow,  10  mars,  cité  par  Bogda- 
nowitscn.  m",  2yï.j  -*  C'étaient  là  des  nouvelles  p-îU  précises  et  peu  rassurantes. 

2.  Lettre  de  Schvarzenberg,  12  mars,  cite  par  Thielen,  243.  '-  Cf.  la  lettr» 
de  lord  Burghesh  à  lord  Oastlereagh.  «  ...  Schwamenberg  a  une  terreur  de  so 
battre,  il  veut  se  replier,  il  dit  que  seules  les  victoires  de  l'arince  de  Silé.iia 
peuvent  le  sauver.  »  Corretpondane*  d»  CtutUreagh,  V,  368. 


274  1814. 

sur  Paris,  Schwarzenberg  estimait  que  c'était  aussi 
se  compromettre,  tant  qu'on  n'aurait  pas  reçu  de  ren- 
seignements sur  les  opérations  engagées  entre  ia 
Marne  et  l'Aisne,  car  on  s'exposerait  à  une  attaque  de 
flanc  de  Napoléon.  De  plus,  les  vivres  commençaient 
à  devenir  rares.  Dans  un  mouvement  sui  Paris  qui, 
en  allongeant  la  ligne-manœuvre,  en  rendrait  la 
garde  plus  difficile  contre  les  attaques  des  partisans 
et  des  paysans  français,  on  risquerait  que  les  vivres 
manquassent  tout  à  fait*.  Ces  considérations  n'eus- 
sent sans  doute  pas  arrêté  un  soldat  résolu  et  entre- 
prenant, mais  Schvvarzenberg  n'était  guère  résolu  et 
moins  encore  il  était  entreprenant. 

Aussi  heureux  que  surpris  de  celte  trêve  accordée 
par  l'ennemi, Macdonald  en  profitait  pour  réorganiser 
et  reposer  ses  troupes,  dont  plusieurs  chefs  étaient  fort 
découragés.  «  Je  ferai  tous  mes  efforts,  écrivait-il  à 
Clarke,  pour  remplir  l'attente  de  l'empereur.  Mon 
zèle  n'a  pas  besoin  de  stimulant.  Je  voudrais  pouvoir 
en  soufflera  tant  d'autres  qui  n'en  ont  pas.  »  Chaque 
soir,  le  duc  de  Tarente  s'attendait  à  une  attaque  pour 
le  lendemain,  et  la  journée  qui  s'annonçait  mena- 
çante se  passait  tranquille  ^ 

Le  11  mars  seulement,  Schwarzenberg  se  décida  à 
débusquer  Macdonald  de  la  rive  droite  de  la  Seine.  Le 
12  et  le  13  furent  employés  à  des  mouvements  prépa- 
ratoires. Enfin  le  14,  tandis  que  Wrède  bombardait 
Bray,  que  Gyulai  cl  le  prince  héritier  de  Wurtemberg 
occupaient  en  forces  Sens  et  Nogent,  l'infanterie  de 
Rajewsky,  ayant  traversé  la  Seine  à  Pont,  s'avança 
sur  Vilienoxe,  menaçant  la  gauche  des  Français.  Les 
gardes  et  réserves  vinrent  à  Lesmont'.  Le  soir  du  14 

1.  Cf.  Sehels,  I,  112-113;  Bogdanowitsch,  IT,  10. 

2.  Macdonald  à  Clarke,  6,  7,  8,  9  et  10  mars.  Arch.  de  la  gTierre. 

3.  Ordres  de  Schwurzeuberg,  10,  11  et  13  mars,  cités  par  Plotho,  III,  23«, 
302-305. 


LES    INQUIÉTUDES    DES    ALLIÉS.  27$ 

Schwarzenbergreçut  une  dépêche  du  général  de  Saint- 
Priest,  datée  de  Sillery,  il  mars,  annonçant  la  vic- 
toire do  Bliicherà  Laon  et  la  retraite  de  Napoléon  sur 
Soissons'.  La  nouvelle  était  de  nature  à*encourager 
les  Austro-Russes.  Aussi  le  1  o  et  le  1 6  mc.rs  prirent-ils 
une  vigoureuse  olîensive.  Mais  les  Français  tinrent 
bon  et  gardèrent  presque  toutes  leurs  positions.  Mac- 
donald,  voyant  cependant  sa  gauche  débordée,  jugea 
qu'il  y  aurait  imprudence  à  continuer  de  défendre  le 
passage  de  la  Seine.  Il  ordonna  à  Amey  d'évacuer 
Bray  et  à  Gérard  de  se  replier  sur  Provins.  Le  16  mars, 
Macdonald  se  regardant  même  comme  très  menacé 
autour  de  celte  ville,  fit  exécuter  un  nouveau  mou- 
vement rétrograde  à  toutes  les  troupes  et  vint  pren- 
dre position  en  arrière  de  Provins.  La  droite  de  son 
intanterie  occupa  Donnemarie,  la  gauche  Cucharmois, 
couvrantNangis  et  la  route  de  Paris;  toute  sa  cavalerie 
se  massa  à  llouilly,  de  façon  à  barrer  la  route  de  la 
Ferté-Gaucher.  Il  écrivit  au  ministre  de  la  Guerre  : 
«  Je  suis  débordé  par  ma  gauche  et  obligé  d'éva- 
cuer Provins  pour  couvrir  Nangis.  Je  défendrai  le 
terrain  pied  à  pied,  mais  j'ai  un  pressant  besoin  de 
secours  *.  » 

Le  duc  de  Tarcnte  n'avait  plus  rien  à  redouter  de 
l'ennemi.  Le  16  mars  au  soir,  à  l'heure  même  où  il  fai- 
sait rétrograder  ses  troupes,  le  prince  de  Schwarzen- 
bcrg,  qui  avait  appris  le  combat  de  Reims  et  que 
d'autres  rapports  informaient  de  la  présence  d'un 
parti  français  près  de  Châlons,  donnait  à  ses  corps 
d'armée  l'ordre  d'arrêter  leur  mouvement  offensif*. 
Cette  lettre   d'un   aide  de  camp  du  czar,  nommé 

1.  Dépêche  de  Saint-Pnest.  Sillery,  11  mars,  cité  par  Schels,  II,  16J-Î6S. 

2.  Onires  et  lettres  de  Macdonald   et   de   Grundler,    Sordun.   Provins    et 
Vullaines.  15,  16  et  17  mars.  Arch.  de  la  ^erre  et  Arch.  nat..  Ai-',  iv.  l«7a 

3.  Ordre  da  Schwarzenoerg  du   16  mars,  cite  par  Schei»,  U,  285-286.  CC 
Bemhardi,  IV,  2*  partie,  23$-240. 


276  1814. 

Bock,  attaché  à  Tétat-major  de  Rajewsky,  témoigne 
de  l'irritation  que  causa  aux  Russes  ce  brusque  arrêt: 
<{  Si  la  bêlise  autrichienne  n'est  pas  raisonnée  (ce  que 
je  crains),  les  leçons  terribles  et  ridicules  à  lafcisque 
nous  forçons  l'ennemi  de  nous  donner  feront  enfin 
ouvrir  les  yeux  à  cette  malheureuse  verdure  ou  plu- 
tôt ordure  viennoise.  Je  suis  enragé  de  ce  que  nous 
faisons  et  surtout  de  ce  que  nous  ne  faisons  pas  *.  »  Le 
fougueux  Bock  aurait  sans  doute  été  moins  «  en- 
ragé de  ce  que  l'on  faisait  et  surtout  de  ce  que  l'on  ne 
faisait  pas  »  s'il  eût  su  que  Napoléon  arrivait  à  mar- 
ches forcées  pour  prendre  en  flanc  la  grande  armée 
dont  les  différents  corps  se  trouvaient  échelonnés  sur 
une  ligne  déplus  do  vingt  lieues. 

1.  Lettre  de  ï>«ck  à  ToU,  Saint-Martin-da-Cheuesuoa,  17  mars,  cite*  p»' 
Barahardi,  IV,  2*  partie  (Aimexe^  422. 


LIVRE  CINQUIÈME 


RETOUR  OFFENSIF  DE  NAPOLEON  SUR  L'AUBE 


Quand  Napoléon  s'était  mis  en  marche,  le  27  fé- 
vrier, à  la  suite  de  Blùcher,  le  plan  de  toute  la  cam- 
pagne était  arrêté  dans  son  esprit.  Il  écrasait  l'armée 
de  Silésie  et  en  dispersait  les  débris  au  delà  des  sources 
de  rOise,  puis  se  portant  vers  les  places  fortes  du  Nord- 
Est,  dont  il  ralliait  les  garnisons,  il  se  rabattait  avec 
dix  mille  sabres  et  quarante  mille  baïonnettes  sur  les 
derrières  de  la  grande  armée,  engagée  de  front  contre 
Macdonald  et  inquiétée  sur  son  flanc  gauche  par  Au- 
gereau  '.  Ce  plan  d'une  si  belle  conception  stratégique 
n'était  pas  impossible  à  exécuter  pourvu  qu'on  eût 
un  peu  de  bonheur.  Mais  tout  avait  tourné  contre 
Napoléon.  La  capitulation  de  Soissons  avait  sauvé 
Blucher,  et  la  tenace  résistance  de  l'armée  de  Silésie 
à  Craonno  et  à  Laon,  comme  la  retraite  de  Macdonald 
sur  Provins  et  la  retraite  d'Augereau  sur  Lyon,  ren- 
daient désormais  ce  hardi  mouvement  plus  que  hasar- 


1.  Correxpondanee  de  Napoléon,  21420,  11426,  21427,  21448.  21449,  21450, 
21457,  21458;  Registre  de  Bertbier  (à  Macdonald  et  k  Oudinot,  6  mars); 
Clarke  à  Augereau,  13.  18,  22  février  Arch.  de  la  guerre. 

L'empereur  avait  comliiné  ce  plan  dès  le  15  février,  après  la  victoire  d» 
Vauchauips.  mais  la  mar-jhe  niRtiaçante  de  Schwarzenberg  ▼••ra  Paris  lai 
en  avMt  lait  ajourner  l'exécution.  {Corrtipondance  d*  Nm>oUon,  SI  281 J 


278  181 4. 

deux.  Avant  que  l'empereur  ne  fût  arrivé  près  de 
ses  places  fortes  et  qu'il  n'eût  rallié  des  renforts,  la 
grande  armée  refoulant  le  corps  de  Macdonald  et 
l'armée  rie  Silésie  refoulant  le  corps  de  Mortier 
n'auraient-elles  pas  marché  de  concert  sur  Paris,  et 
quand  il  eût  commencé  son  mouvement  offensif  dans 
le  dos  des  Austro-Russes,  déjà  Paris  ne  serait-il  pas 
au  pouvoir  des  Coalisés?  Napoléon  connaissait  la 
prudence  de  Schwarzenberg  ;  il  était  certain  que  ce 
timide  guerrier  n'oserait  point,  Bliicher  battu,  s'aven- 
turer seul  sur  la  route  de  Paris*.  Mais  Blûcher  sinon 
vainqueur  du  moins  invaincu,  les  choses  en  iraient 
différemment.  Schwarzenberg,  sachant  Napoléon  au 
delà  de  laMeuse,  pouvait  combiner  un  mouvementavec 
Bliicher  et  marcher  rapidement  sur  Paris,  au  risque 
même  de  livrer  sa  ligne  de  communication.  L'empe- 
reur se  vit  donc  dans  la  nécessité  d'abandonner  tem- 
porairement son  plan.  Il  importait  qu'il  restât  derrière 
l'Aisne,  position  où  il  contenait  Bliicher,  oii  il  impo- 
sait à  Schwarzenberg  et  où  il  n'était  éloigné  de  Paris 
que  de  deux  fortes  étapes.  Le  40  mars,  il  écrivait  au 
roi  Joseph  :  «  ...  Jusqu'à  ce  que  j'aie  pu  engager  l'ar- 
mée de  Silésie  dans  une  affaire  qui  la  compromette, 
il  est  difficile  que  je  me  porte  ailleurs'.» 

La  reprise  de  Reims  qui  dans  la  pensée  de  l'empe- 
reur —  et  l'on  sait  combien  ses  prévisions  furent 
justifiées  —  devait  intimider  et  Bliicher  et  Schwar- 
zenberg^, modifia  ses  idées  et  le  fit  penser  de  nou- 
veau à  son  projet  primitif.  Ce  plan  redevenait  prati- 
cable à  condition  de  le  modifier  un  peu.  La  grande 

1.  «  Schwarzenberg  paraît  craindre  de  se  compromettre  en  passant  la 
Seine.  »  Correspondance  de  Napoléon,  21460. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21460. 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  21507,  21508.  On  a  vu  («  1814  »,  268-276)  que 
tes  Heu<i  cr'néea  «'étaient  subitemeni  arrêtées  à  la  nouvelle  de  la  reprise  de 
Reims 


RETOUR  OFFENSIF  DE  NAPOLEON  SUR  l'auBE.   21^ 

armée  menaçait  Paris  de  trop  près,  les  dépêches  de 
MacdonalJ  en  avertissaient  l'empereur,  pour  qu'il  n'y 
eût  point  péril  à  laisser  les  ducs  de  Tarenle  et  de 
Rcffgio  aux  prises  avec  ces  masses  jusqu'au  jour  où 
l'on  aurait  rallié  les  garnisons  des  places  fortes.  Mais 
ne  pouvait-on  pas  surprendre  Schwarzenberg  dans 
ses  opérations,  battre  séparément  un  ou  deux  de  ses 
corps  d'armée,  et,  les  Austro-Russes  en  retraite,  se 
porter  alors  sur  la  Lorraine  '?  Dès  la  matinée  du 
14  mars,  c'est-à-dire  moins  de  huit  heures  après  son 
entrée  à  Reims,  l'empereur  s'arrêta  à  l'idée  d'un 
louvemenl  contre  Schwarzenberg;  mais  jusqu'au  17, 
il  resta  indécis  sur  le  point  où  il  l'attaquerait.  Mar- 
cherait-il vers  Provins  ou  vers  Meaux,  de  façon  à  se 
réunir  au  corps  de  Macdonald  et  à  combattre  l'ennemi 
de  front;  ou  se  dirigerait-il  par  Fëre-Cliampenoise  et 
Arcis-sur-Aube,  sur  Méry  ou  sur  Troyes,  afin  de 
prendre  les  Austro-Russes  de  liane  ou  à  revers?  Dans 

1.  Corretpondanee  de  ffap^Uitn,  tISAA;  Fain,  \%\-\n ;  Mfmnir«$   de   iîar- 
ml,  VI,  319-3iO.  —  Afln  d'ouvrir  la  route  à  Tarmée  et  de  la  couvrir  sur  son 
me  gauche,   Colbert   fat  envoyé    à  Epernaj  et  Ney  à   Chàlons.  En  ntëina  ' 
nps    l'empereur   réitéra'  aux    gouverceiirs    des    places   fortes  l'ordre  de 
-eadre   la  campagne  et  de    manoeuvrer   Je  façon  à  le   rejoindre.  Dans    la 
atiuée  du  15,  Napoléon    exposa  son    plan    au  duc  de  Ravise.  Registre  de 
Tthier  (ordres  à  Ney,  à  Colbert,  à  Durutte,  à  Morand,  à  Merle,  etc.,  14  et 
'  mars).  Arch.  de  la  guerre  et  M-'-moire»  de  Jlirmonl,  VI,  319-320  :  «  L'em- 
->rear  me  dit  qu'il   voulait    après   avoir  combattu  l'armée  autrichienne  se 
tar  sur  les   places,  prendre    presque  toutes  les  garnisons  avec  lui  et  ma- 
euvrer  «ur    les    derrières   de  l'ennemi.  Pendant  ce  temps,  il  me  laisserait 
1   avant   de  Paris   et   me   cbarj^eraic  de  défendre  la  capitale.  Je  lui  repré- 
'ntai  que   le    rôle   contraire    me  paraissait  plus  convenable.  La  défense  de 
aris  exigeait   le   concours  de   pouvoirs    civils   dont  lui  seul  pouvait  faira 
-âge.  Sa  présence   à    Paris    et   son  action   immédiate  valaient  ane  armée, 
'  indis  que  moi  Je  n'y  comptaia  que  par  le  nombre  de  mes  soldats.  Il  devait 
donc  prendre  pour  lui  le  rôle  défensif  et  me  laisser  le  rôle  offeosif.  >  Excel- 
lents au    point   de    vue  politique,  les   arguments  du  duc  de  Ra^^use  étaient 
'  Tt  d-scntables  au  point  de  vue  militaire.  Un  mouvement  sur  les  derrières 
■    l'enuemi    ne    pouvait   avoir   d'action  décisive  que  s'il  étaii  exécuté  par 
Napoléon  en  personne.  Tout  habile  man>;Buvrier  qu'était  Marmont,  il  n'avait- 
ni   la   hardiesse    nécessaire    à  une  pareille  opération  ni  surtout  l^^re-iti^e 
qu'il    fallaii'^pour   la    faire  réussir  en  terrillant  l'ennemi.  Saca  doute  la  pré- 
■^ence  de  Napoléon  eût  été  fort  utile  à  Paris;   mais  comme  l'empereur  ne 
pouvait  se  dédoubler,  tlavaità  ae  porter  sur  le  point  oà  il  était  indispensable. 


280  181 4. 

Topinion  de  l'empereur,  le  premier  projet  était  «  le 
plus  sûr».  Napoléon  choisit  le  second,  comme  étant 
«  le  plus  hardi*  ». 

Le  maréchal  Ney  qui,  le  15  mars,  était  entré  pres- 
que sans  coup  férir  à  Châlons,  où  il  avait  trouvé  des 
magasins  ennemis   considérables  ^  reçut  l'ordre  de 

1 .  Correspondance  de  Napoléon,  21  506.  —  Cette  très  curieuse  note,  dictée 
au  colonel  Atthalin  le  17  mars  à  Reiras,  témoigne  de  l'hésitation  de  l'em- 
pereur et  indique  que  du  14  au  matin,  jour  où  il  se  décida  à  attaquer  les 
Kui'ro-Russes,  jusqu'au  17,  jour  où  il  se  mit  en  marche,  il  balançait  sur 
le  parti  à  prendre.  Certe  note  a  échappé  aux  historiens.  Ils  ne  paraissent 
pas  se  douter  que  Napoléon  a  eu  l'idée  d'une  marche  sur  Meaux,  mouve- 
ment qui  dans  l'hypothèse  probable  d'une  victoire  de  Schwarzenberg  eût 
rejeté  l'empereur  sur  Paris  le  24  ou  le  25  mars  et  eût  par  conséquent  com- 
plètement, et  peut-être  heureusement,  modifié  la  dernière  phase  de  la  cam- 
pagne de  France.  Napoléon  dit  expressément  que  le  projet  de  se  porter  sur 
Meaux  «  est  le  plus  sûr  »  parce  qu'il  «  mène  à  tire-d'aile  sur  Paris  ». 

Fain  (p.  177)  dit,  et  les  historiens  répètent  d'après  lui,  que  la  halte  de  trois 
jours  à  Reims  était  nécessitée  par  le  repos  qu'il  fallait  donner  aux  troupes. 
Les  troupes,  il  est  vrai,  avaient  besoin  de  repos.  Cela  n'empêcha  pas  que  Ney, 
Marinont,  Colbert  et  Defrance  se  mirent  en  marche  dès  l'après-midi  du  14.  Ce 
qui  explique  la  halte  à  Reiras,  ce  sont  les  hésitations  bien  naturelles  de 
l'empereur.  S'il  eût  pris  une  décision  le  J4,  il  eût  assurément  commencé  le 
mouvement  le  15,  et  il  n'est  pas  douteux  que  les  choses  en  fussent  mieux 
allées.  Comme  on  le  verra  plus  loin,  si  Napoléon  fût  arrivé  sur  l'Aube  deux 
jours  plus  tôt,  c'est-à-dire  le  18  en  place  du  20,  jl  fût  tombé  sur  l'armée 
de  Bohême  en  pleine  dislocation  au  lieu  de  se  heurter  à  ses  masses  réunies. 

2.  Ney  à  Berthier,  Châlons,  11  mars,  8  heures  du  soir.  Arch.  de  la  guerre. 
État  des  denrées  trouvées  à  Châlons,  18  mars.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670.  — 
80000  rations  de  biscuit,  14C0O  rations  de  pain,  687  quintaux  de  farine, 
3000  livres  de  viande  sur  pied,  80000  bouteilles  de  vin,  27  000  bottes  de 
foin,  etc.,  etc. 

C'est  pendant  son  court  séjour  à  Châlons,  où  il  fut  reçu  avec  enthousiasme, 
aux  cris  de:  Vive  l'empereur!  et  à  la  clarté  des  illuminations,  que  Ney,  sollicita 
par  Beribier,  de  la  part  de  Napoléon,  de  faire  une  proclamation  aux  Alsaciens 
et  aux  Lorraius  pour  leur  annoncer  la  prochaine  arrivée  de  l'empereur,  ré- 
pondit cette  lettre  au  major  général  :  «  Votre  Altesse  avant  de  me  transmettre 
cet  ordre  aurait  pu  faire  observer  à  Sa  Majesté  qu'une  proclamation  de  cette 
importance  et  de  laquelle  elle  attend  les  plus  grands  résultats  ne  doit  être 
faite  que  par  l'empereur  lui-même.  En  effet,  quelque  élevé  que  soit  le  rang  que 
j'occupe  (Jaus  l'armée,  que  pourrait-on  espérer  d'un  appel  fait  par  moi  à  des 
peuples  accoutumés  depuis  longtemps  à  ne  répondre  qu'^  la  voix  de  leur 
souverain?  Si  j'avais  sous  mes  ordres  un  corps  assez  considérable  pour  que 
l'empereur  jugeât  convenable  de  me  laisser  seul  etlibre  de  mes  actions, l'éloi- 
gneiiieu!  ou  j,  serais  de  Sa  Majesté  me  forcerait  peut-être  à  employer  ce 
moyen  pour  prévenir  do  mon  arrivée  prochaine  les  habitants  que  je  serais 
en  mesure  de  délivrer  de  la  présence  de  l'ennemi.  Mais  ce  cas  excepté,  il  me 
senililo  qu'il  n'appariient  qu'à  l'empereur  de  prévenir  de  ses  intentions  les 
provinces  qu'il  veut  secourir.  »  16  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Registre  de 
lieitiiier  (à  Ney,  16  mars). —  Cette  lettre,  qui  est  d'ailleurs  pleine  de  sens  et 


RETOUR    OFFENSIF   DE    NAPOLÉON    SUR    L'aUBE.       281 

marchersurArcis.il  fut  prescrit  au  général  Berckheim, 
qui  était  à  Fismes  avec  la  division  des  escadrons  réu- 
nis, de  rallier  l'armée  à  Fère-Champenoise.  Enfin  de 
nouvelles  instructions  furent  envoyées  à  Marmont  et  à 
Mortier.  Ils  devaient,  s'appuyant  sur  Reims  et  sur 
Soissons,  faire  tous  leurs  efforts  pour  contenir  Blû- 
cher  derrière  l'Aisne  ;  s'ils  n'y  réussissaient  point,  ils 
se  replieraient  vers  Paris  en  disputant  le  chemin  de 
position  en  position.  Les  maréchaux  avaient,  à  eux 
deux,  plus  de  vingt  mille  hommes  y  compris  les  gar- 
nisons de  Soissons  et  de  Reims.  Comme  le  plus  an- 
cien en  grade,  Mortier  fut  investi  du  commandement 
des  deux  corps  d'armée,  mais  Berthier  écrivit  cor- 
fidontiellement  à  Marmont  :  «...  L'empereur  a  con- 
fiance dans  vos  talents;  dirigez  les  mouvements,  mais 
ayez  l'air  de  vous  concerter  avec  le  duc  de  Trévise 
plutôt  que  d'avoir  la  direction  supérieure.  C'est  un 
objet  de  tact  qui  ne  vous  échappera  point'.» 

Rassuré,  au  moins  pour  quelques  jours,  sur  les 
entreprises  de  Blucher,  l'empereur  quitta  Reims  le 
17  mars  avec  sa  vieille  garde  —  citadelle  mouvante 
toujours  attachée  à  ses  pas,  —  les  deux  divisions  de 

d'élévation,  démontre  que  jamais  Napoléon  n'a  eu  Tintention  d'envoyer  Nev 
en  partisan  en  Lorraine;  c'est  Ney,  au  contraire,  qui  proposait  très  vague- 
ment qu'on  lui  donnât  ce  rôle.  Mais  an  quartier  impérial,  il  n'était  question 
".e  de  lui  faire  écrire  une  proclamation. 

1.  Registre  de   Berthier  (à  Marmont  et  à  Mortier,  Reims    et  Épernay, 
'  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

Effectifs.  Marmont  :  Divisions  Ricard,  Lagrange  et  Arrighi  :  4  000  hommes; 

i Valérie  de  Bordesoulle  :  1800  —  Mortier  :  divisions  Christiani,  Charpen- 

r  et  Cariai  (ces  deux  dernières  divisions  formées  des  débris  des  divisions 

arpentier,  Boyer  de  Rebeval,  Curial  et  Meunier)  :  8500;  dragons  de  Rous- 

1  ;  1880;  cavalerie  légère  de  Grouvel  :  600.  —  Garnison  de  Soissons,  2800, 

-nison  de  Reims,    1500.   Total:    21080   hommes,    portés     le    17    mars   » 

15  10  hommes  par  l'arrivée  à  Soissons  du  7*  de  marche  de  cavalerie,  qui  M 

^  rejoindre  la  division  des  escadrons  reunis  et  resta  avec  Belliard.  Cf.  Situ». 

ns  des  15  et  20  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Situation  de   Belliard,  14  er 

mars.    Arch.    nat.,  A  F.    iv,    1667.    Correipondance    de   Napo!con.    21475 

•gistie  de  Berthier  (à  Mortier.  Soissons,  12  mars),  (lénéral  Bongard  kClarke, 

mars:   Mortier   k  Berthier,   17  mars.  Rapport  du  commaiidaat  Uérard  k 

c.arke,  Soi&itoas,  20  mors.  Arch.  de  la  guerre. 


282  1814. 

cavalerie  de  la  garde  de  Letort  et  d'Exelmans  et  la 
réserve  d'artillerie.  Celte  poignée  d'hommes  allait 
d'ailleurs  se  grossir  dans  la  route.  L'empereur  devait 
rallier  A  Epernay  les  lanciers  et  les  chevau-lé;^crs  de 
Colhert  et  à  Fère-Champonoise  los  escadrons  rr unis 
de  Berckheim.  Ney  marchait  de  Châlons  vers  l'Aube 
parallèlement  à  la  garde,  avec  la  brigade  Rousseau, 
le  régiment  de  la  Vislule,  la  division  de  troupes  fraî- 
ches de  Janssens  arrivée  de  Mézières  et  les  gardes 
d'honneur  de  Defrance.  Enfin  le  général  Lcfebvre- 
Desnoëttes  amenait  de  Paris  une  assez  forte  colonne 
d'infanterie,  de  cavalerie  et  d'artillerie  *.  Si  ces  difle- 
renls  détachements  rejoignaient  à  point,  les  forces 
de  l'empereur  seraient  portées  à  quinze  mille  baïon- 
nettes et  à  huit  mille  sabres  ^  C'était  avec  vingt  trois 
mille  combattants  que  Napoléon  allait  manc^uvrer 
contre  les  cent  mille  soldats  du  prince  do  Schwarzen- 
berg.  Il  faut  remarquer  cependant,  car  hardiesse 
n'est  pas  témérité,  que  les  Austro-Russes  étaient  en 
ce  moment  aux  prises   avec  les  trente  mille  hom- 

1.  Registi'e  de  Berthier  (à  Colbert,  à  Ney,  14  mars,  à  Janssens,  15  mars,  à 
Berckheim,  à  Ney,  etc.,  17  mars).  Correspondance  de  Napoléon,  2\  301,21523, 
21482;  Ney  à  Berthier,  15  mars  et  à  Béchet,  17  mars.  Janssens  à  Berthier, 
Vitry,  14  mars;  Clarke  à  Macdonald,  16  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

«.  Vieille  garde  de  Kriant  et  réserve  d'artillerie  de  la  garde  6800  hommes; 
cavalerie  de  la  garde  de  Sébastian!  (divisions  Colbert,  Kxelmaus  et  Letort), 
4200;  cavalerie  de  Berckheim  (brigade  de  cavalerie  légère  de  Curely  et  bri- 
gade de  cuirassiers  de  Mouriez)  :  1800;  Ney  :  brigade  Rousseau  (ancienne 
brigade  Pierre  Boyer,  réduite  à  un  millier  de  fusils  et  augmentée  d'un  ba- 
taillon du  122*  et  du  régiment  de  la  Vistule)  :  2  250  hommes;  divisions  Jans* 
sens:  2900  hommes;  gardes  d'honneur  et  10*  hussards  :  800.  Lefebvre- 
Desnoêttes  :  4500  hommes  (dont  1500  cavaliers).  Total  :  23  250  hommes. 
Situations  des  15  et  16  mars.  Arch.  de  la  guerre  et  .A.rch.  nat._  AK.  iv,  1670; 
Registre  de  Berthier(k  Ney  et  à  Minier,  Soissurrs,  12  mar8).Cur.^ly  à  Berthier, 
Fismes,  If  mars;  Janssens  à  Berthier,  Rethel,  10  mars  et  Châlons.  10  mars. 
Arch.de  la  guerre.  Situations  de  Bel iiard,  14  et  13  mars. Arch.  nat.,  AK.  iv.  1667. 

Il  faut  toujours  pour  les  etfectit's  prendre  l'évaluaiioa  la  plus  basse.  Ainsi 
nous  ne  portons  qu'à  1  000  chevaux  la  brigade  Curely  (d'après  sa  lettre  à 
Berthier,  Kismes,  15  mars),  tandis  que  dans  ses  Mémoires  ce  général  la 
porte  à  1  600.  Nous  ne  donnons  à  Janssens  que  2900  hommes  (d'après  la  lettre 
de  Viitry,  14  mars),  tandis  qu'il  dit  :  3  250  hommes  dans  sa  lettre  de  Châlons, 
16  mars,  et  que  Napoléon  {Correspondance,  21483)  dit  :  4000  hommes,  etc. 


RBTOUR   OFFENSIF   DK   NAPOLÉON    SUR    l'aDBE.       283 

mes  de  Macdonald  *,  qui  avait  l'ordre  de  disputer  le 
terrain  pied  à  pied  et  qui,  averti  du  mouvement  de 
l'empereur,  se  disposait  à  reprendre  l'ofTensive  *. 

Le  17  mars,  l'empereur  coucha  à  hpernay.  Les 
braves  habitants  de  celle  pclito  ville  reçurent  Napo- 
léon comme  ils  l'eussent  fait  aux  beaux  jours  de  1807 . 
Leur  enthousiasme  ne  se  borna  pas  à  des  acclama- 
tions. Ils  ouvrirent  toutes  grandes  leurs  caves,  trésor 
que  leur  vaillance  avait  jusque-là  sauvé  du  pillage  *, 
et,  raconte  le  baron  Fain,  «  pendant  quelques  heures 
le  vin  de  Champagne  fit  oublier  aux  soldats  leurs  fa- 
ligues  et  aux  généraux  leurs  inquiétudes  ». 

Le  18  mars,  la  garde  se  mit  en  marche  au  petit  jour 
dans  la  direction  de  Fère-Champenoise,  tandis  que  le 
corps  du  maréchal  Ney,  formant  la  colonne  de  gauche, 
s'avançait  de  Châlons  sur  iMailly.  Dans  l'après-midi  la 
cavalerie  de  Sébastiani  repoussa  jusqu'au  delà  d'IIer- 
bisse  les  Cosaques  do  Kaizarow,  qui  couvraient  le  flanc 

1.  Lm  l»  corp«,  7»  corps  et  11»  corps,  at  les  t«,  5*  et  6*  corps  d«  caTaleris 
•vai»!ntle  23  févrieruD  effectif  de  43  600bon)naes(Toir  ■  1814  •.  p.81).  Le  départ 
de  la  brigade  Pierre  Boyer,  les  pertes  subies  à  Bar-sur-Aube,  la  Ferié-sur- 
Aube,  Laubresseil,  Troyes,  etc.,  les  maladies  et  les  désertions  avaient  réduit 
cette  armée  le  10  mars  k  32  250  hommes  dont  le  total  se  décomposait  aiasi  : 
«•corps  (Gérard),  4900:7»  corps  (Oudinot),  11200;  M*  corps  (Mclilor),  7  700; 
f  corps  de  cavalerie  Saint-Germain),  20O0;  5*  corps  (Milhaud,  3  250  ;  6*  corps 
(Valmy),  3200.  (Situations  des  5,  7,  10  et  12  mars.  Arch.  de  la  gnerre.)  —  En 
admettant  2000  hommes  de  pertes  du  10  au  17  mars,  on  troave  encore  environ 
I  90000  hommes. 

]  l.  Correspondance  de  Napoléon.  21507,  21508;  Clarke  à  Macdonald,  16  et 
!  17  mars;  Berthier  à  Tareote,  Reims,  17  mars.  Ordres  et  lettres  de  Macdo- 
'  aald,  17  et  18  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Le  11  février  la  garde  nationale  avait  repoussé   un  parti  de  Cosaques; 
;  les  Russes  étaient  revenus  plus  nombreux  le  lendemain,  sommant  les  habi- 
ta-ts   de   se    rendre.    Ceux-ci   dirent  qu'ils    étaient  en    forces  et   qu'ils    se 
draient  à  outrance.  Les  Alliés,  intimidés,  conclurent  une  sorte  de  con- 
tn,  eu  vertu  de  laquelle  ils  n'entreraient  point  en  ville  pourvu  que  les 
;int8  satisâssent  aux  réquisitions.  Cette  convention  avait  été  obs»^vée 
rt  et  d'autre  jusqu'à  Tarrivée  du  général  Colbert,  le   15   mars.   Beau- 
ps.    Campagne    de     1814,    U.   108-109.     Quelques    jours     plus    tard,    le 
irs,  les  citoyens  d'Épernay,  Moôt,  le  maire,  à  leur  tét«»,  devaient  encore 
imment  seconder  le  général  Vincent  dans  U  défense  de  la  ville.  Beau- 
coup combattirent  avec  des  faux  et  des  foorcbea.  Vincent  à  Berthier,  £p«r« 
I  B*^,  SI  mju^s.  Arch.  de  Ut  guerre. 


284  1814. 

de  l'armée  de  Bohême,  et  les  gardes  d'honneur  de  De- 
france  chassèrent  vers  Arcis  les  uhlans  du  général 
Frimont.  Le  soir,  la  vieille  garde  et  la  division  Berc- 
kheim  cantonnèrent  à  Fère-Champenoise,  la  cavale- 
rie de  la  garde  occupa  Semoine,  Gourganson  et  Her- 
bisse,  le  corps  de  Ney  s'établit  autour  de  Mailly  *. 

A  Fère,  l'empereur  apprit  que  le  congrès  de  Châ- 
tillon  était  au  moment  de  se  rompre  ^  A  l'heure  où 
Rumigny  lui  remit  la  lettre  de  Caulaincourt,  les  négo- 
ciations devaient  même  être  regardées  comme  défini- 
tivement rompues.  Le  13  mars,  une  nouvelle  confé- 
rence avait  eu  lieu.  Les  ministres  alliés  se  montrant 
de  moins  en  moins  accommodants,  car  ils  savaient  la 
victoire  de  Blûcher,  exigeaient  impérieusement  une 
réponse  catégorique.  Quelques-uns  même  deman- 
daient que  le  congrès  fût  clos  sur-le-champ,  puisque 
la  réponse  du  duc  de  Vicence  n'était  point  satisfai- 
sante ^  Caulaincourt  obtint  un  délai  de  trente-six 
heures,  mais  il  ne  se  dissimula  pas  que  c'étaient  des 
heures  de  grâce.  Il  rendit  compte  à  l'empereur  des 
deux  séances  de  la  journée  et  termina  sa  lettre  par 
ces  mots  :  «  On  m'affirme  que  les  ordres  des  cours 
alliées  sont  précis,  que  la  déclaration  pour  rompre  est 
toute  prête  et  qu'elle  me  sera  remise  si  je  ne  me  dé- 
cide pas  à  répondre...  Je  donnerai  un  contre-projet, 
mais  ce  sera  toujours  les  bases  de  Francfort  sous  une 
autre  forme...  Si  nous  ne  cédons  pas,  il  faut  renoncer 
à  négocier  *.  »  Le  délai  si  difficilement  accordé  étant 

1.  Ordres  oe  Ney.  Châlons,  17  mars,  et  Ney  à  Berthier,  Mailly,  18  mars 
7  heures  du  soir.  Arcli.  de  la  guerre. 

2.  Fain,  185.  —  Rumigny  était  porteur  soit  de  la  lettre  de  Caulaincourt 
du  13  mars,  soit  de  celle  du  17,  toutes  deux  d'ailleurs  analogues.  (Arch.  des 
affaires  étranp-ères,  fonds  France,  668.)  A  en  juger  par  la  distance  à  par- 
courir de  Chàtillon  à  Fère,  il  semble  que  Rumigny  dût  remettre  la  dépèche 
du  17,  mais  ou  ne  sait  quels  détours  il  eut  à  faire,  quels  recards  il  sul>it. 

3.  Caulainco'.irt  à  Napoléon.  Châtillnn,  13  mars.  7  heures  du  soir;  et  proto- 
cole de  la  séance  du  13.  Arch.  des  aiîaires  étraugsres,  fonds  France,  668, 

A.  Caulaincourt  à  Napoléon,  13  mars,  11  heures  du  soir. 


RETOUR    OFFENSIF   DE    NAPOLÉON    SUR    l'aUBE.       285 

expiré,  el  Caulamcourt  n'ayant  rien  reçu  du  quartier 
impérial,  sinon  une  dépêche  de  Bassano  qa:  le  trom- 
pait sur  la  gravité  de  la  bataille  de  Laon',  le  plénipo- 
tentiaire français  dut,  le  15  mars,  présenter  un  conlre- 
jiojet  rédigé  dans  l'esprit  dune  Note  de  l'empereur 
i!ii  2  mars,  c'est-à-dire  s'écartant  fort  peu  des  bases 
de  Francfort  '.  Les  Alliés  écoutèrent  celte  lecture  avec 
un  silence  glacial.  Sans  consentir  à  aucune  discussion, 
ils  déclarèrent  qu'ils  ne  pouvaient,  dans  cette  séance, 
faire  une  réponse  quelconque  à  la  pièce  qui  venait  de 
leur  être  lue,  et  qu'ils  se  réservaient  de  proposer  au 
plénipotentiaire  français  une  conférence  ultérieure  '. 
A  l'attitude  des  ministres  de  la  Coalition,  Caulaincourt 
jugea  qu'ils  n'entreraient  pas  plus  en  discussion  dans 
la  prochaine  séance  que  dans  celle-ci,  et  qu'ils  pren- 
draient prétexte  de  son  contre-projet  pour  déclarer 
les  négociations  terminées  et  leurs  pouvoirs  éteints. 
Le  seul  moyen  d'empêcher  la  rupture,  pensait  Cau- 
laincourt, serait  d'accéder,  pour  ainsi  dire  les  yeux 
fermés,  à  toutes  les  conditions  des  Alliés*. 

Le  17  mars.  Napoléon,  un  peu  ébranlé  cependant 
par  les  adjurations  de  son  plénipotentiaire,  avait 
ccrit  de  Reims  qu'il  l'autorisait  à  faire  les  conces- 
sions indispensables  pour  éviter  la  rupture  des  pour- 
parlers. Ce  court  billet  était  accompagné  d'une  lettre 
plus  détaillée  de  Bassano,  où  il  était   question  de 

1.  Bassano  à  Caulaincourt,  Soissons,  11  mars.  Arch.  des  aflaires  étran- 
gères. —  Bassano  parie  de  la  bataille  comme  d'une  artaire  sans  importance. 
«  D'ailleurs,  ajonte-t-U,  il  n'entrait  pas  dans  les  projets  de  Sa  Majesté  de 
porter  plus  loin  son  armée.  «  En  edet,  il  n'entrait  pas  dans  les  projets  de 
l'empereur  de  dépasser  Laon,  mais  il  n'j  entrait  pas  non  plus  de  ae  faire  re- 
fouler sur  Soissous. 

2.  CorrespondoMce  de  Napoléon,  24  407.  —  Le  contre-projet  promis  par 
i'Liupereur  ne  ftft  jamais  fait.  Le  8  mars  Bassano  avait  écrit  à  Caulaincourt: 
•  La  Note  de  l'empereur,  du  2  mars,  renferme  les  matériaux  du  contre- 
projet.  •  Caulaincourt  s'inspira  en  effet  de  cette  Note  tout  à  fait  insuffisante, 
comjiie  contre-projet,  pour  rédiger  la  pièce  lue  dans  la  séance  du  15  mars. 

3.  Protocole  de  la  séance  du  15  mars.  Caulaincourt  à  Napoléon,  15  mira. 

4.  Caolaincourt  à  Napoléon,  15  et  17  mars.  Arch.  dei  aff.  étraagèret. 


286  1814. 

céder  Anvers',  Le  porteur  de  ces  deux  dépêches, 
l'auditeur  Frochot,  se  vit  refuser  le  passage  à  Nogent, 
malgré  son  caractère  diplomatique.  Allant  de  route 
en  roule,  promené  d'avant-postes  en  avant-postes,  il 
ne  rejoignit  le  duc  de  Vicence  que  le  21  mars,  quand 
celui-ci  quiltait  Châlillon  où  depuis  deux  jours  tout 
était  terminé^  Ce  courrier  fût-il  arrivé  plutôt,  que 
sans  doute  les  choses  en  eussent  été  de  même.  Les 
Alliés,  il  est  vrai,  étaient  redovenus  fort  inquiets  au 
point  de  vue  militaire.  Néanmoins  ils  n'auraient  cer- 
tainement pas  consenti  à  modifier  leur  ultimatum. 
Caulaincourt  eût-il  pris  sur  lui  de  l'accepter?  c'est 
douteux.  Ce  n'était  pas  une  carte  blanche^  cette  lettre 
qui  portait  :  «  Si  le  projet  des  Alliés  est  leur  ultima- 
tum, nous  ne  pourrons  pas  traiter^.  » 

Au  res*^^<j,  Caulaincourt  ne  reçut  point  le  courrier  en 
temps  opportun,  et  le  18  mars  il  dut  se  présenter  à  la 
séance  sans  être  armé  de  nouvelles  instructions. 
Comme  il  le  craig-nait,  les  ministres  alliés  ne  dai- 
gnèrent pas  entrer  en  discussion  sur  le  contre-projet. 
Ils  donnèrent  lecture  d'une  longue  Déclaration  dans 
laquelle  ils  proclamaient  leur  sincérité  et  leur  ardent 
désir  de  la  paix  et  où  ils  imputaient  à  Napoléon  le  ré- 
sultat négatif  des  conférences.  «  Les  puissances  alliées, 
concluaient-ils,  regardent  les  négociations  entamées 
à  Chàtillon  comme  terminées  par  le  gouvernement 
français*  ».  Sur  le  désir  de  Caulaincourt,  qui  jugeait 

1.  Correspondance  de  Napol>'on,  21503.  Bassano  à  Caulaincourt,  Reims 
17  mars.  Arch.  des  aff.  étrangères,  668. 

2.  Caulaincourt  à  Metternich,  Joignj-,  21  mars.  Arch.  des  aff.  étrangèreg 
Note  de  Ijassario,  citée  par  Ei-nouf,  Maret,  duc  de  Bassano,  632-633. 

3.  Letire  précitée  de  Bassano,  Reims,  17  mars. 

4.  Protocule  de  la  séance  du  17  mars. —  Les  ministres  alliés  ne  devaient  point 
se  buruer  à  cette  déclaration  perfide  et  mensongère.  Ils  allaient  publier,  sous 
le  titre  de  Déclaration  des  puissances  coalisées,  un  manifeste  qui  était  un  appel 
à  la  révolte  :  «  La  France  ne  peut  s'en  prendre  qu'à  son  gouvernement  des 
maux  qu'elle  souffre.  Par  où  les  souverains  pourront-ils  juger  que  la  France 
▼eut  la  paix   aussi  long-temps  qu'ils  verront  que  la    même    ambition  (li  a 


RETOUR    OFFENSIF    DE    NAPOLÉON    SUR    l'aUBE.       287 

Le  sa  dignité  de  réfuter  ces  allégations,  la  séance 
îut  suspendue  jusqu'à  neuf  heures  du  soir  pour  la 
signature  du  protocole,  puis  ajournée  au  lende- 
main 19,  à  une  heure  de  l'après-midi.  Le  duc  de 
Yiccnce  lut  sa  réponse,  une  assez  longue  discussion 
s'engagea  sur  le  protocole,  et  on  se  sépara  définiti- 
vement. La  comédie  était  jouée,  le  congrès  de  Châ- 
tillon  avait  pris  fin'. 

La  dernière  lettre  du  duc  de  Vicence  à  l'empereur 
lui  faisait  pressentir  l'événement'. Napoléon  reçut  cet 
avis  sans  s'émouvoir*;  de  môme,  la  veille,  il  avait 
appris  avec  calme  la  nouvelle  de  la  proclamation  de 
Louis  XVIII  à  Bordeaux*.  Pour  l'empereur,  tout  per- 
dait de  son  importance  devant  la  belle  manœuvre  dont 
il  attendait  de  si  grands  résultats*.  Qu'étaient  les  con- 
spiratix)ns  des  royalistes  et  les  ultimatums  des  diplo- 
mates, quand  il  allait  enfoncer  son  épée  dans  le  ilanc 
de  la  grande  armée? Des  abandons,  des  perfidies,  des 

répandu  tantde  maax  sur  rRtiropaest  encore  le  seul  mobile  do  gouvernement? 
Sou3  de  lois  rapports,  oa  serait  la  garantie  de  l'aeenir  si  un  nysteue  aussi  des- 
tructeur ne  trouvait  pas  ttn  termt  ditns  la  oolont»  gMérale  de  la  nation  ?  »  Chà- 
tillon,  18  mara.  Arch.  des  art",  étrangères,  fonds  France,  668. 

1.  Canlaincourt  à  Napoléon  et  à  ilauterive,  18  mara.  Protocole  de  la 
«éanc«  des  18  et  19  mars.  Arch.  des  atf.  étrangères,  668  et  670. 

2.  Caulainconrt  k  .Napoléon,  15  mars  ou  17  mars.  Voir  la  note  2  de  la 
page  284  du  présent  chapitre. 

3.  Fam.  185186.—  Remarquons  d'ailleurs  que  Napoléon  devait  croire  alors 
que  la  dépêche  confiée  k  Frochot  était  au  moment  d  arriver  à  Chàtillou  et 
qu'elle  empêcherait  sans  doute  la  rupture  du  congrès.  On  a  dit  aussi  que 
Bassano  écrivit  ou  voulut  écrire  le  lendemain  19  mars  une  nouvelle  lettre  au 
dnc  de  Vicance,  renouvelant  les  instruction»  du  17  mars.  Mais  il  n'existe  aux 
Archives  des  affaires  étrangères  aucune  minute  ou  copie  ou  projet  de  cette 
îeure.ni  aucune  pièce  qui  y  fasse  allusion.  On  ne  trouve  à  la  date  du  19  mars 
que  la  copie  de  la  fameuse  lettre  apocryphe  de  Bassano  qui  fut  produite  au 
Parlement  d  Angleterre  comme  preuve  de  la  duplicité  de  Napoléon  {Parlia- 

tary  debates.  XXX.  978).  Cette  depAcbe  porte:  %  Quaud  même  l'empereur 

-rait  la  cession  des  places  de  guerre,  son  mte.  lion  n'est  cependant  pai 

■'i  livrer.  •  Bassano  a  toujours  nié  énergiiiuement  avoir  écrit  cette  lettre 

{Moniteur.n  et  24  mai  1815}  qui  d'ailleurs  se  réfute  d'elle-même.  Elle  coniiem 

des  expressions  étrangères;  le  protocole  final  y  manque;  enlin  elle  est  datA* 

de  Paris,  19  mars,  et  le  19  mars  le  duc  de  Bassaao  était  à  Fère-Champenoi*». 

4.  Fam,  183-181.  Cf.  Correspondance  de  A'apoléon.  Î1504. 

5.  Corretpondane*  d»  NapoUon,tlX8;  et.  ti509,tïiii,     « 


288  1814. 

duplicités,  des  trahisons,  de  toutes  les  haineuses  ro- 
vauchcs  des  oubliés  et  des  vaincus,  il  eu  appelait  à  la 
Victoire.  Comme  à  Nogent,  le  9  février.  Napoléon  se 
croyait  «  en  train  de  battre  l'eunemi  de  l'œil  ». 

^tle  grand  capitaine  ne  s'abusait  pas.  De  nouveaux 
£Oups  de  foudre,  de  nouveaux  miracles  lui  étaient  en- 
core possibles.  Sa  marche  vers  l'Aube  avait  porté  la 
panique  chez  les  AUiés.  A  Troyes,  où  se  trouvait  le 
quartier  général  des  souverains,  tout  était  en  désarroi, 
tout  annonçait  une  retraite.  Officiers  et  soldats  di- 
saient qu'ils  étaient  cernés,  obliges  de  faire  une  trouée 
pour  regagner  le  Rhin,  que  dans  les  Vosges  les  paysans 
se  levaient  en  masse,  que  les  Suisses  faisant  cause 
commune  avec  la  France  s'avançaient  sous  le  com- 
mandement de  généraux  de  Napoléon.  Les  habitants 
de  Troyes  croyaient  à  une  rapide  délivrance*.  Le  czar 
lui-môme,  si  confiant  dans  le  succès  final,  si  arrogant 
dans  ses  paroles,  si  inflexible  dans  ses  instructions  à 
ses  plénipotentiaires,  si  acharné  à  la  perte  du  viola- 
teur du  Kremlin,  fut  littéralement  bouleversé*.  Il  de- 
vait aller  à  Arcis  pour  suivre  le  mouvement  de  l'armée 
sur  Villenoxe  et  Provins;  en  apprenant  l'occupation 
de  Châlons  par  les  Français,  il  ne  voulut  pas  quitter 
Troyes.  Le  prince  Wolkonsky  écrivit  au  général 
Toll  :  «  Nous  restons  à  Troyes  pour  ne  pas  être 
obligés  d'y  retourner  de  nouveau  si  Napoléon  marche 
sur  Arcis.  Sa  Majesté  est  d'avis  qu'il  vaut  bien  mieux 

1.  Lettrfe  écrite  de  Troyes,  19  mars  au  matin.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Ber- 
nhardi,  Denkwûrdig.  des  Grafen  von  Toll,  IV,  2*  partie,  238-240. 

2.  Bernhardi.IV,  240-241. —  Wilson  {De  la  Hiisnie,  90)  prétend  même  que  le 
czar  envoya  une  dépêche  à  Sehwarzenberg  portant  qu'on  devait  faire  partir 
immédiatement  un  courrier  pour  Obàtillon.  Il  fallait,  disait  Alexandre,  signer 
sans  différer  le  traité  de  paix  aux  conditions  demandées  par  le  duc  de  Vi- 
cence.  Cela  est  une  légende  qui  a  sa  source  dans  la  panique  d'Ales.andre, 
mais  ce  n'est  qu'une  légende. Tout  effrayé  qu'il  était,  le  czar  pensait  à  la  re- 
traite, non  pas  àla  paix.  D'ailleurs,  s'il  avait  eu  Tidée  de  voir  immédiatement 
le  traité  conclu,  ce  n'est  pas  k  Pont-sur-Seiiie,  où  était  Sehwarzenberg,  que 
de  Troyes, où  il  était  lui-même,  il  eût  envoyé  un  courrier;  c'est  àChâtilioa. 


RETOUR    OFFENSIF    DE   NAPOLÉON    SUR    l'aUBE.      289 

alier  directement  de  Troyes  à  Bar-sur-Aube  que  d'aller 
d'abord  à  Arcis  pour  retourner  ensuite  à  Bar.  En  un 
mot,  nous  ne  savons  ce  que  nous  avons  à  faire  ni  où 
nous  devons  aller.  Je  suis  ici  comme  aux  galères.  Au 
nom  du  ciel,  rassurez-nous*.  » 

Schwarzenberg-  n'était  pas  en  état  de  rassurer  le 
czar.  Les  ordres  et  contre-ordres  du  feld-maréchal 
dans  les  journées  des  16,  17,  18  et  19  mars  témoi- 
gnent du  désarroi  oii  il  se  trouvait  lui-même.  Le  16 
dans  la  soirée,  comme  on  l'a  vu,  Schwarzenberg  avait 
suspendu  son  mouvement  offensif  contre  Macdonald, 
puis  il  avait  donné  pour  le  lendemain  17  la  disposi- 
tion suivante  :  «  Le  V*  corps  (Wrède)  se  concentrera 
à  Arcis;  le  VI'  corps  (Rajewsky)  se  repliera  sur 
Méry;  le  IV"  corps  (prince  de  Wurtemberg)  se 
tiendra  entre  Nogent  et  Pont-sur-Seine;  le  III"  corps 
(Gyulai)  occupera  Troyes;  les  gardes  et  réserves 
(Barclay  de  Tolly)  resteront  à  Brienne  '.  »  C'étaiJt  là 
une  retraite  bien  marquée.  Le  17  mars,  nouvel  ordre 
pour  le  18  :  «  Le  V'  corps  s'avancera  de  TAube  vers 
la  Marne  et  formera  son  front  entre  Ramerupt  et  Alli- 
baudière  ;  le  Vï'  corps  marchera  sur  Charny  ;  le  IV*  et 
le  III"  corps  s'échelonneront  entre  Pont-sur-Seine  et 
Joigny;  les  gardes  et  réserves  occuperont  Pougy,  Les- 
moiit,  Donnemont  et  Dommarlin.  Le  quartier  général 
sera  à  Arcis  '.  »  Ce  n'était  plus  là  une  concentration, 
c'était  une  véritable  dislocation.  Schwarzenberg  vou- 
lait contenir  Macdonald  derrière  la  Seine  par  Joigny, 
PontetVillenoxe,  où  était  encore  la  cavalerie  de  Pah- 
ien  *,  et  oflrir  en  même  temps  le  combat  à  Napoléon 


1.  Wolkonsky  à  ToU,  Troyes,  18  mars  au  matin,  cité  par  3ogdanovitsch, 
.1.  21. 

2.  Orlre  de  Sch^rarrenberg,  Pont-snr-Seine,  16  mars,  cité  par  Schels,  Opé- 
rât, der  verbùnd.  Ueere  geyen  Paris,  I,  285-2ô6. 

S    Ordre  de  Schwarzenberg,  Arcis,  17  mars,  cité  par  Plotho,  UI,  316. 

4.  Wolkonsky  à  Rajewsky,  Troyes,  18  mars,  cité  par  BogdanowitscO,  M  tl. 

19 


?<HJ  1814. 

en  avant  de  l'Aube,  d'Allibaudière  à  Donnemtmt.  Il 
disposait  ses  troupes  en  un  immense  demi-cercle  dont 
le  développement  atteignait  à  vol  d'oiseau  cent  trente 
kilomètres! 

Occuper  un  front  d'une  pareille  étendue,  c'était 
donoer  l'occasion  à  Napoléon  de  renouveler  les  vic- 
toires de  Champaubert,  de  Montmirail  et  de  Vau- 
champs,  en  perçant  la  ligne  ennemie  et  en  frappant 
tour  à  tour  plusieurs  corps  de  la  grande  armée. 
L'empereur  ne  pouvait  espérer  que  les  Alliés  pren- 
draient une  formation  si  favorable  au  succès  de  sa 
manœuvre  et  au  triomphe  de  son  génie  stratégique. 
Malheareusementleczar,  qui  était  déjà  très  inquiet  de 
l'approche  de  Napoléon,  le  devint  bien  davantage 
çuand  il  connut  les  singulières  dispositions  prises  par 
ie  généralissime  autrichien.  Depuis  le  commence- 
ment de  la  campagne,  Alexandre  n'avait  pas  cessé  do 
s'irriter  contre  la  lenteur  de  Schwarzenberg  à  marcher 
en  avant.  Il  lui  était  réservé  de  trembler  à  cause  de 
sa  lenteur  à  rétrograder.  Temporisateur  et  irrésolu 
plutôt  que  timide,  Schwarzenberg  montrait  la  même 
hésitation,  qu'il  s'agît  de  battre  en  retraite  ou  de 
prendre  l'oiïensive.  Le  pire,  c'est  que  son  excessif 
déploiement  était  vicieux.  Le  17  mars,  au  moment 
011  Ton  croyait  encore  Napoléon  à  Reims  et  où  consé- 
quemment  son  attaque  n'était  point  à  redouter  sur 
l'heure,  le  czar  voyait  avec  crainte  que  la  gauche 
de  Schwarzenberg  s'étendait  au  delà  de  Sens,  alors 
que  sa  droite  débordait  l'Aube*.  Le  18  mars,  le  péril 
devenait  imminent.  Conseillé  par  la  peur  sinon  parla 
science  stratégique  Alexandre  dépêcha  un  courrier 
à  Sciuvarzenberg,  l'invitant  à  venir  lui  parler  dans  la 
journée.  Le  feld-maréchal  fort  souffrant  était  alitû. 

L  Wolkouskf  À  Rajewsky,  TroT*<^  17  mars,  cité  par  Bogdanowitsch,  II,  SO, 


RETOUR    OFFENSIF    DE    NAPOLÉON    SUR   l'aUBE.       291 

(Dans  cette  terrible  campagne  d'hiver,  tous  les  chefs 
tombèrent  malades,  sauf  Napoléon.)  Il  envoya  au 
czar  un  de  ses  aides  de  camp,  le  général  Ilaake.  Peu 
satisfait,  Alexandre  partit  en  calèche  pour  Arcis.  A 
six  heures  du  soir,  il  descendit  au  quartier  général. 
Rencontrant  dans  l'antichambre  le  général  Toll,  le 
czar  l'interpella  d'un  ton  irrité.  «  —  Que  se  passe-t-il? 
Voulez- vous  donc  perdre  l'armée?  »  Toll  répondit  : 
((  —  Voire  Majesté  jugera  elle-même  de  l'indécision 
des  généraux.  J'ai  tout  fait  pour  leur  montrer  le 
danger  de  notre  position.  C'est  un  grand  bonheur 
que  Votre  Majesté  ait  daigné  venir  en  personne.  Elle 
pourra  réparer  toutes  nos  fautes.  »  En  discourant, 
l'empereur  et  son  aide  de  camp  général  étaient  en- 
trés dans  une  autre  pièce  où  se  tenaient  Radetzky, 
Langenau  et  les  principaux  officiers  de  l'état-major 
de  Schwarzenberg.  «  —  Eh  bien,  messieurs,  dit 
Alexandre,  que  comptez-vous  faire  dans  cette  situa- 
tion critique?  »  Comme  les  médecins  qui  attendent 
pour  donner  leur  diagnostic  que  le  malade  soit  perdu, 
les  généraux  répondirent  qu'il  fallait  d'abord  avoir 
les  nouvelles  des  avant-gardes  qui  dans  le  moment 
:ième  étaient  engagés  contre  les  Français.  Jugeant 
:  bon  droit  la  réponse  insuffisante,  Toll  s'écria  : 
—  Chaque  minute  est  précieuse.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
moyen  d'échapper  à  un  désastre  que  de  concentrer 
toutes  les  troupes  entre  Troyes  et  Pougy,  et  de  faire 
repasser  l'Aube  au  corps  du  comte  de  Wrède  qui  dé- 
pendra le  pont  d'Arcis.  »  Le  mouvement  suggéré 
ir  Toll  n'était  pas  seulement  une  concentration  en 
rrière,  devant  amener  une  bataille  dans  une  nou- 
îlle  position;  c'était  bel  et  bien  un  commencement 
le  retraite.  Si  le  général  Toll  demandait  que  le  corps 
[e  Wrède  disputât  le  passage  à  Arcis,  c'était  pour 
srmettre  aux  colonnes  qui  se  replieraient  de  Nogent, 


292  1814. 

de  Pont  et  de  Méry  sur  Troyes  de  n'être  point  prises 
de  flanc  par  les  Français.  Le  czar  approuva  les  paroies 
de  son  aide  de  camp,  qui  répondaient  à  son  désir  d'une 
prompte  retraite;  puis,  fort  d'un  plan  à  proposer  à 
Schwarzenberg-,  il  passa  dans  la  chambre  oii  celui- 
ci  était  au  lit.  Alexandre  démontra  au  feld-maréchal 
les  dangers  de  sa  formation  étendue.  Les  deux  inter- 
locuteurs tombèrent  d'accord  sur  la  pressante  néces- 
sité d'une  concentration*.  La  peur  est  quelquefois 
bonne  conseillère. 

Des  ordres  verbaux  furent  aussitôt  envoyés  aux 
commandants  de  corps  d'armée,  et  dès  huit  heures 
du  soir,  Schwarzenberg  dicta  cette  disposition  pour  le 
lendemain  et  le  surlendemain  :  «  Le  49  mars,  les  YI% 
IV  et  IIP  corps  marcheront  sur  Troyes;  le  V"  corps 
se  repliera  sur  la  rive  gauche  de  l'Aube  ;  les  gardes  et 
réserves  se  masseront  derrière  la  Voire;  le  quartier 
généial  restera  à  Pougy.  —  Le  20  mars,  les  VP,  IV° 
et  IIP  corps  marcheront  sur  Vandeuvre;  le  V'  corps 
marchera  sur  Brienne  ;  les  réserves  se  concentre- 
ront à  Trannes;  le  quartier  général  sera  à  Bar-sur- 
Aube  ^.  »  Le  prudent  Toll  n'en  avait  pas  tant  demandé . 
Il  avait  indiqué  Troyes  comme  premier  point  de  con- 
centration. Schwarzenberg  marquait  du  coup  sa 
retraite  sur  Bar.  En  un  instant,  Schwarzenberg  était 
passé  de  la  plus  belle  assurance  à  la  dernière  pusilla- 
nimité. A  six  heures  encore,  il  prétendait  contenir 
Macdonald  derrière  la  Seine  et  livrer  bataille  à  Na- 
poléon entre  la  Marne  et  l'Aube;  à  huit  heures,  il  ne 
pensait  plus  qu'à  céder  le  terrain  à  ses  deux  adver- 
saires et  à  reculer  de  dix  lieues  avec  cent  mille  Alle- 
mands et  Russes  devant  ciriquante  mille  Français. 

1.  Danilewsky,  II,  63-65  (Danilewsky  tenait  ce  récit  de  Toll).  Cf.  Bernhardi, 
IV,  2'  partie,  272-273.  Bogdanowitsch,  II.  27. 

2.  Ordre  de  Schwarzenberg,  Arcis-sur-Aube,   18  mars,  8  heures  d-  Mil, 
cité  par  ScheU,  I,  317. 


RETOrn    OFFENSIF    DE    NAPOLÉON    SUR    l'aUBE.       29Î 

Napoléon  s'attendait  bien  que  la  nouvelle  de  son 
mouvement  troublerait  Schwarzenberg  et  inûuerait 
sur  les  opérations  de  l'ennemi';  il  ne  pouvait  ce- 
pendant admettre  l'hypothèse  d'une  retraite  si  préci- 
pitée. Le  17  mars  et  toute  la  journée  du  18,  l'empe- 
reur croyait  la  grande  armée  presque  tout  entière 
sur  la  rive  droite  de  la  Seine  et  aux  prises  avec 
Macdonald  entre  Villcnoxe,  Nogent  et  Provins*.  Il 
comptait  en  conséquence  passer  l'Aube  à  Arcis  et 
se  porter  do  là  sur  les  derrières  do  Schwarzenberg'. 
En  arrivant  à  quatre  h<5ures  à  Fère-Champenoise,  il 
apprit  que  l'ennemi,  averti  de  son  approche,  commen- 
çait à  rétrograder  et  massait  une  partie  de  ses  forces 
à  Arcis  et  à  Plancy  *.  Attaquer  à  Arcis,  c'eût  été  perdre 
une  journée  et  risquer  de  n'emporter  point  le  passage. 
L'empereur  se  décida  à  tourner  au  plus  court,  de 
façon  à  franchir  l'Aube  àBoulages  et  la  Seine  àMéry. 
Par  ce  mouvement,  il  espérait,  traversant  les  deux 
rivières  sans  coup  férir,  arriver  assez  à  temps  sur  la 
rive  gauche  de  la  Seine  pour  atteindre  dans  sa  retraite 
vers  Troyes  l'arrière-garde  ennemie  que  formait  le 
corps  du  prince  de  Wurtemberg.  Au  pis  aller,  c'est-à- 
dire  si  tout  ce  terrain  était  déjà  abandonné  ,  il  opére- 
rait sa  jonction  avec  Macdonald  '. 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21507,  21508. 

2.  CorrM/).,  21  512,  21513.  Registre  de  Berthier  (à  Trévise,  17  mars).  Cf.  Mac- 
donald à  Berihier,  Provius,  16  raars,  7  heures  du  soir.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Correspondance,  21512,  21513.  Registre  de  Berihier  (à  Ney,  à  Marinont, 
à  Mortier,  17  mars  ;  à  Macdonald,  19  mars).  Cf.  Clarke  k  Macdonald,  19  mars , 
îl  heures  du  matin.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Ney  à  Berthier,  18  mars,  note  non  signée  (18  mars).  Registre  de  Ber- 
thier  (à  Macdonald,  à  Mortier,  15  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

5.  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,2l  518, 21  519,  21  520.  Registre  de  Berthier 
(ordres  du  18  au  soir  et  du  19  au  matin,  et  lettres  à  Mortier  et  à  Macdonald). 
Arch.  de  la  guerre. 

Nous  nous  excusons  de  donner  tant  de  détails,  mais  les  mouvements  pré- 
paratoires  de  la  bataille  d'Arcis-sur-Aube  —  bataille  capitale  s'il  eu  tut  —  et. 
la  bataille  elle-même  ont  été  rapportés  jusqu'ici  d'une  façon  si  étrange  par 
les  historiens  allemands,  qui  ignoraient  les  documeuts  français,  et  parles  his- 
toriens trançais,  qui  ignoraient  les  documents  allemands...  et  les  documeat» 


294  1814. 

Dans  la  matinée  du  19  mars,  l'empereur  se  mit  en 
marche  sur  Boulages,  précédé  par  la  cavalerie  de  la 
garde  et  les  escadrons  réunis  et  suivi  par  la  vieille 
garde  et  Tartillerie.  D'après  les  ordres  de  lanuit,  Ney, 
faisant  tète  de  colonne  à  droite,  se  porta  de  Maiily  sur 
Plancy  par  Villers  et  Champfleury.  Macdonald  leva 
ses  bivouacs  de  VuUaines  —  un  peu  tardivement  car 
il  aurait  dû.  prendre  l'offensive  dès  la  veille  —  et  il 
dirigea  ses  troupes  sur  Léchelle,  Sordun  et  Bray'. 

La  cavalerie  de  Sébastiani  ne  tarda  point  à  rencon- 
trer les  Cosaques  de  Kaizarow  et  les  chassa  devant 
elle  jusqu'à  l'Aube,  Les  Cosaques  avaient  établi  leur 
artillerie  légère  sur  la  rive  gauche;  ils  tentèrent  de 
disputer  le  passage  en  canonnant.  Pendant  que  les 
sapeurs  du  génie,  protégés  par  le  feu  d'un  bataillon  de 
la  vieille  garde  et  aidés  par  les  habitants,  rétablissaient 
le  pont  de  Plancy,  lanciers  et  dragons  passèrent  à  gué 
sous  la  mitraille,  abordèrent  les  Costiques  qui  tour- 
nèrent bride,  et  les  menèrent  battant  jusqu'au  village 
de  Pouan.  De  son  côté  l'empereur,  arrivé  à  Plancy  vers 
trois  heures,  se  porta  au  grand  trot  sur  Méry  avec 
la  troisième  division  de  cavalerie  de  la  garde  et 
les  escadrons  réunis.  L'arrière-garde  de  Wurtem- 
berg, qui  marchait  de  Nogent  sur  Troyes,  prit  ses 
dispositions  pour  défendre  le  passage  de  Méry,  mais 

français,  que  l'on  croirait  Napoléon  devenu  alors  aveugle.  Or  jamais  son 
coup  d'oeil  n'avait  été  plus  puissant,  sa  lucidité  plus  inerve  lieuse.  Il  lisait 
comme  à  livre  ouvert  dans  le  registre  d'ordres  du  général  ennemi.  Le 
malheur,  c'est  qu'au  dernier  moment  Schwarzenberg  changea  complètement 
ses  dispositions,  à  la  grande  surprise  de  toute  son  armée. 

Le  véridique  Fain  lui-même  commet  une  grave  erreur  en  disant  (p.  ISB)  : 
«  Les  renseigneraeuts  que  Napoléon  reçoit  (le  18  au  soir)  sur  rennemi  sont 
de  nature  à  le  faire  persister  dans  sa  marche  sur  Mi^ry.  »  C'est  «  à  lui  faire 
adopter  une  marche  sur  Méry  »  que  Kain  aurait  dû  dire.  La  Correspondance 
et  le  Registre  de  Berthier  témoigiient  que  le  18  au  matin  Tempereur  voulait 
marcher  sur  Arcis,  et  que  c'est  le  18  au  soir  qu'il  se  décida  à  marcher  sur 
Méry. 

1  Registre  de  Berthier  (ordres  du  18  et  19  mars  au  matin).  Ordres  d.;  Xey, 
Maiily,  19  mars.  Ordres  de  Macdonald,  VuUaines,  18  mars,  il  heures  ei  démis 
du  soir.  Arcb.  de  1&  guerre. 


RETOUR  OFFENSIF  DE    NAPOLEON  «uK  u-Li>..   -  5 

il  en  fut  là  comme  à  Plancy  ;  les  cavaliers  de  Lotort 
et  de  Curély  passèrent  la  Seine  à  gué  et  vinrent  sabrer 
les  Wurlembergeois.  Poursuivis  à  outrance  sur  la 
.   route  de  Troyes,  ceux-ci  abandonnèrent  nombre  de 
i  prisonniers  et  un  équipage  de  ponts^  A  sept  heures 
I   du  soir,  les  différents  corps  de  la  grande  armée 
I   battaient  en  retraite  sur  tous  les  pomts.  A  la  reserxe 
1    des  Cosaques  de  Kaizarow  et  de  l'arnère-garde  bava- 
I    roise  du  comte  de  Wrède,  qui  occupaient  encore  la 
I   rive  droite  de  la  Barbuisse  et  Arcis-sur-Aube,  le  pays 
"    était  nettoyé.  L'empereur  revint  coucher  au  village 
de   Plancy    autour   duquel   s'étabhrent    toutes   ses 
troupes,  sauf  les  divisions  Berckheim  et  Lelort,  qui 
restèrentàMéry'.Macdonald  poussajusqu  a  \illenoxe 
d'où  il  écrivit  an  major  général  :  «  La  retraite  de 
rennemi  a  été  si  précipitée  que  nous  n  avons  pu 
atteindre  son  arrière-garde'.» La  retraite  des  AuUi- 
cbiens  avait  été  en  effet  bien   précipitée,   mais   la 
marche  de  Macdonald  avait  été  bien  tardive! 

La  faible  défense  de  l'ennemi  à  Plancy  et  a  Mery, 
la  direction  qu'il  avait  prise  en  se  retirant  les  rapports 
des  commandants  de  corps  et  des  chefs  de  reconnais- 
sance, les  renseignements  des  paysans,  tout  indique, 
tout  confirme  à  l'empereur  que  la  grande  armée  ré- 
trograde à  marches  forcées  par  Troyes  sur  Brienne 
ou  sur  Bar-sur-Aube*.La  retraite  des  Austro-Russes 

1.  Sébastianià  Berthier.Bessy. 9 heures da«.ir^l9  -^.f  J-^STnTÏc"' 
«518  et  21519,  21521.  Registre  de  Berthier  (ordres  da  18  PO-^^^^)"^^,, 
de  la  guerre.  Colonel  des  chasseurs  à  Berthier^hâtres,  19  mars  laa 
wirée)   Cf.  Bogdanowitsch.  U,  30.  3l.  ScheU.  I.  3^;  19  ^^^^ 

2.  Letort  à  Berthier.  Méry.  19  ««*«  ^.««y  à  Berth.er.  Pj^c.v^    « 
Sébastiarù  à  Berthier.  Bessy.  19  mars,  Arch.  de  >%?«.« "^^'"f^'^i^'l^  de  la 

3.  Macdonald  à  Berthier,  Vilienoie.  19  mars,  5   heures  du  soir.  Arcn. 

TSb.,tiani  à  Berthier.  Bessy.7  heur«  du  ^oir.^XLtleTZZ 
au  même.  Châtres.  7  heures  du  soir.  Macdonal.  au  ---'^j'^^^.^";;,;*!,^ 
du  s.nr.  Utort  au  même.  Mery  (au  so.r).  L«"'fr;^j!^  ^  IfapoUim, 
(au   matin),  etc..  etc.  Arck.    de  U  guerre.  Cf.   C«rr«*poarf«««  Oe  X^^ouim, 

ilïai,  21922,  21524. 


29«  181 4. 

a  été  plus  prompte  que  son  attaque.  Leur  abandon 
subit  de  la  ligne  de  la  Seine  a  fait  échouer  en  partie 
le  premier  mouvement  de  sa  grande  opération.  Alais 
l'opération  même,  en  ce  qu'elle  a  de  capital,  est  loin 
d'être  compromise.  Si  la  marche  vers  l'Aube,  qui 
n'était  qu'une  manœuvre  préparatoire,  n'a  pas  été  assez 
secrète  ou  assez  rapide  pour  aboutir  à  une  attaque  à 
revers  ou  de  flanc,  par  cette  marche  du  moins,  Napo- 
léjn  a  dégagé  Paris,  rejoint  Macdonald,  éloigné 
Schwarzenberg,  imposé  à  Bliicher.  Le  temps  qui  lui 
manquait,  huit  jours  auparavant,  pour  se  porter  vers 
ses  places  et  se  rabattre  sur  les  derrières  de  la  grande 
armée,  tout  semble  indiquer  qu'il  l'a  désormais.  Les 
alarmes  de  Schwarzenberg  mêmes,  encore  qu'elles 
aient  sauvé  son  armée  d'une  défaite  partielle,  sont  de 
bon  augure  Si  le  généralissime  s'émeut  de  telle  façon 
à  l'approche  d'une  poignée  d'hommes  manœuvrant 
sur  son  flanc,  quelle  sera  son  épouvante  quand  Na- 
poléon, renforcé  par  les  garnisons  des  places  fortes, 
rallié  par  Macdonald  et  par  Oudinot,  par  Marmont  et 
par  Mortier,  se  jettera  sur  ses  derrières  avec  quatre- 
vingt-dix  mille  soldats*  et  la  Lorraine,  l'Argonne,  la 
Bourgogne  insurgées? 

La  pensée  de  poursuivre  l'ennemi  sur  Troyes  vint 
sans  doute  à  Napoléon,  car  aucune  combinaison 
n'échappait  à  son  puissant  génie;  mais  il  ne  s'y  arrêta 
pointa  Les  Austro-Russes  avaient  achevé  leur  con- 

1.  Le  20  mars  dans  la  matinée  ordre  fut  envoyé  k  Marmont  et  à  Mortier, 
ainsi  qu'à  Macdonald  et  k  Oudinot  de  rejoindre  l'empereur  {Correspondance, 
21522,  21524,  21525,  21528;  Reg.  de  Berthier  (ordres  du  20  mars.  Arch.  de 
la  guerre).  Si  l'on  additionne  les  effectifs  de  ces  divers  corps  d'armée  et  ceux 
de  la  garde,  de  Ney,  de  Lefebvre-Desnoettes.  et  qu'on  y  ajoute  seulement 
ÎOOOO  hommes  des  garnisons  des  places,  on  arrive  au  total  de  90  000  hommes. 

2.  Dans  les  lettres  de  Napoléon  du  19  et  du  20  mars,  il  n'est  point  question 
une  seule  fois  d'un  mouvement  sur  Troyes;  Tempereur  dit  au  contraire  :  «  Je 
négligerai  Troyes.  »  {Correspondance,  21526.)  Mais  l'empereur  paraît  avoir 
pensé  à  une  marche  sur  Brienne  (Correspondance,  21523,  2;  5->6),  sans  dôme 
afin  de  frapper,  avant  de  gagner  les  places,  un  dernier  coup  sur  la  droit^  de 


RETOUR   OFFENSIF   DE   NAPOLÉON    SUR    l'aUBE.       297 

eentration.  ils  avaient  en  ligne  des  forces  doubles  des 
siennes.  L'heure  de  les  attaquer  était  passée  et  n'était 
pas  encore  revenue.  L'empereur  résolut  de  se  porter 
sur  ces  places  par  Vitry.  De  Plancy,  on  pouvait  aller 
à  Vitry  soit  par  Salon,  Fère-Champenoise  et  Somme- 
sous,  soitpar  les  deux  rives  de  l'Aube,  Arcis-sur-Aube, 
Mailly  et  Sommepuis.  Dans  la  circonstance,  chacun 
de  ces  itinéraires,  qui  étaient  tous  deux  de  même 
longueur,  présentait  son  avantage  et  son  inconvé- 
nient. Le  premier  était  le  plus  sûr,  puisqu'on  prenant 
par  Salon,  on  s'éloignerait  do  l'ennemi  dès  le  début  de 
la  marche  ;  mais  la  manœuvre,  qui  aurait  l'apparence 
d'une  retraite,  pourrait  rendre  confiance  à  Schwar- 
zenberg  et  l'amener  de  nouveau  sur  la  route  de  Paris. 
Au  contraire,  en  srjvant  jusqu'à  Arcis  les  deux  rives 
de  l'Aube,  on  risquerait  peut-être  un  combat  avec 
l'arrière-garde  ennemie,  mais  bien  plus  vraisembla- 
blement on  imposerait  à  Schwarzenborg  qui,  se 
croyant  menacé  à  Troyes,  s'y  concentrerait  et  y  reste- 
rait plusieurs  jours  immobile.  Il  est  presque  inutile 
de  dire,  puisqu'il  s'agit  de  Napoléon,  que  ce  straté- 
giste  peu  timide  adopta  le  second  itinéraire.  Dail- 
leurs  la  cavalerie  de  Sébastiani  était  déjà  devant 
Pouan,  à  mi-route  d'Arcis  par  la  rive  gauche  de 
l'Aube,  en  présence  des  Cosaques';  si  la  garde  à  che- 
val rétrogradait  sur  Plancy,  pour  y  passer  la  rivière, 
l'état-major  autrichien  en  serait  bientôt  instruit,  car 
avec  ces  «  canailles  de  Cosaques  »,  selon  l'expression 
du  prince  de  Wagram  et  de  Neuchâtel,  on  ne  pouvait 
tenir  secret  aucun  mouvement.  Les  ordres  de  marche 
furent  donnés  dans  la  matinée  du  20  mars  :  ordres  à 
Ney,  à  Sébastiani  et  à  Letort  de  se  rendre  à  Arcis  par 

.'ennemi.  Vraisemblablement  les  immenses  dangers  de  cette  marche  de  flanc, 
le  long  d'une  rivièr?.   j  tireat  renoncer  Napoléon,  qui  se  décida  à  gaguw 
directement  V.try. 
l.  CoJ>ert  à  Napoléon,  Besaj.  20  mars.  Arch.  nat.,  AF.  vr,  1670. 


298  1814. 

la  rive  gauche  de  l'Aube  et  de  prendre  position  devant 
cette  ville;  ordres  à  Defrance,  à  Priant,  à  DrouoL  et 
à  Dalauloy  de  se  porter  vis-à-vis  Arcis  par  la  rive 
droite  de  TAube  et  de  s'y  tenir  prêts  à  marcher  sur 
Vitry  dans  l'après-midi  et  dans  la  nuit;  ordres  à 
Macdonald  de  diriger  ses  trois  corps  d'armée  sur 
Arcis,  par  la  rive  droite,  «  sans  trop  fatiguer  ses 
troupes  »;  enfin,  ordres  à  Marmont  et  à  Mortier  de 
rejoindre  l'empereur  par  Châlons'. 

Napoléon  écrivit  le  20  mars,  dans  la  matinée  au 
ministre  de  la  Guerre  :  «  Mon  mouvement  a  parfaite- 
ment réussi...  Je  négligerai  Troyes  et  je  me  porterai 
en  toute  hâte  sur  mes  places»;  et  au  moment  de  mon- 
ter à  cheval,  il  lui  écrivit  encore  :  «  Je  pars  pour  me 
rendre  sur  Vitry ^.  »  Très  détaillés,  très  clairs,  très 
précis,  les  ordres  du  major  général  confirmo.ntla  lettre 
de  l'empereur.  Aucun  doute  ne  saurait  subsister.  Il 
est  manifeste  que  Napoléon  veut  marcber  sur  Vitry 
et  qu'il  ne  songe  nullement  à  poursuivre  l'ennemie 
Son  mouvement,  dit-il,  ou  plutôt  la  première  partie 
de  son  mouvement  «  a  parfaitement  réussi  ».  11  sa- 
crifie tout  pour  en  assurer  le  succès  complet.  C'est 
ainsi  qu'il  ordonne  à  Marmont  de  découvrir  la  route 
de  Paris.  Certes  Napoléon  prévoyait  que  dans  les 
circonstances,  Blùcher  n'oserait  pas  s'y  aventurer 

1.  Registre  de  Berthior  (lettres  et  ordres  de  Plancy,  20  mars).  Cf.  Cor- 
respondance de  Napoléon,  2].bî2,  21523,  21525.  Macdonald  à  Berthier.Anglure, 
20  mars,  7  heures  du  soir.  Ordre  de  Ney,  Arcis,  20  mars  (9  ou  10  heures  du 
malin).  Arch.  de  la  guerre. 

8.  Correspondance  de.  Napoléon,  21526,  21528. 

3.  Trompés  par  la  marche  sur  Vitry  par  Arcis,  Beauchamps,  Koch,  Vau- 
doncourt,  d'autres  historiens  encore  à  qui  les  documents  originaux  faisaient 
défaut  ou  qui  les  lisaient  mal,  ont  avancé  que  Napoléon  se  portait  à  la 
poursuite  de  l'ennemi  dans  l'intention  de  lui  livrer  bataille  ce  jour-là  même 
ou  le  lendemain.  C'est  commettre  une  très  grave  erreur,  c'est  attribuer  à 
Napoléon  un  mouvement  inexplicable  et  de  la  plus  folle  témérité.  Mais  la 
Correspondance  et  le  Registre  de  Berthier  ne  laissent  aucun  doute  à  cet 
égard.  Il  est  indiscutable  que  l'empereur,  le  20  mars,  mit  ses  troupes  en  marche 
vers  Vitry  sans  auciu'e  idée  de  livrer  bataille  sur  la  rive  gauche  de  l'Aube. 


RETOUR    OFFE!«SIF   DB   NAPOLÉON   SUR    L^AUBE.       29$ 

seul, — et  sa  sagacité  habituelle  n'était  pas  en  défaut', 
—  mais  quelque  parti  que  ])rît  Blucher,  les  résolutions 
de  l'empereur  n'en  seraient  point  modifiées.  Après 
être  resté  insensible  à  la  nouvelle  de  le  prise  de  Bor- 
deaux, Napoléon  envisageait  froidement  l'éventualité 
de  la  prise  de  Paris,  oii  tout  était  réglé  pour  le  départ 
du  gouvernement*.  Il  ne  considérait  plus  ce  malheur 
que  comme  un  accident  de  guerre  dont  les  consé- 
quences seraient  de  peu  de  poids  auprès  de  îa  des- 
truction totale  de  la  grande  armée  ennemie.  Que 
Paris  suive  ses  destinées.  La  capitale  de  l'empire  est 
désormais  le  quartier  impérial. 


1.  Dans  la  matinée  dn  20,  Tamperenr  fait  écrir*  k  Mannont  «  de  le  rejoindre 
si  Blûcher  reprend  lotTensive  »;  mais  il  ajoute  :  «  Il  n'est  pas  possible  que 
Blùcher  lasse  aucun  mouvement  otfensif.  Il  faudrait  que  Blûcher  fût  fou 
pour  tenter  aucun  mouvement  sérieux.  •  {Correapondance,  21  522  et  Registre 
de  Berihier,  20  mars.)  Vers  11  heures  du  matin  ayant  appris  par  une  lettre 
du  duc  de  Trévise  (Mortier  à  Berthier,  19  mars,  5  heures  du  matin.  Arch.  de 
la  guerre),  que  Blûcher  a  passé  l'Aisne,  Napoléon  fait  récrire  de  nouveau  à 
Marmont  •  qu'il  ait  sur-le-champ  à  se  retirer  par  Châlons  afin  que  nous 
soyons  tous  groupés  ».  (Correspondance.  21  524  et  Registre  de  Berthier.)  Cette 
fois  l'ordre  n'est  plus  conditionnel.  Marmont  doit  livrer  la  route  de  Paris. 
Mais  Napoléon  montre  dans  cette  lettre  ses  pressentiments  que  Blûcher  ne 
manœuvrera  pas  contre  Paris,  que  tous  ses  efforts  tendront  à  se  réunir  à 
Schwarîenber^.  Et  en  effet,  comme  on  le  verra  plus  loin,  tel  était  le  but  de 
la  manœuvre  du  général  prussien,  que  ses  défaites  de  Montmirail  et  Van- 
champs  et  le  péril  couru  devant  Soissons  avaient  guéri  des  marches  aven- 
tureuses. 

2.  C(.  Corretpondanee  de  Napoléon,  21210,  21497;  et  Fain,  185  et  203: 
■  ...  Depuis  l'ouverture  de  la  campagne  on  n'a  cessé  de  prévoir  cette  extré- 
mité (l'occupation  de  Paris);  Napol*>on  a,  fait  tous  les  efforts  pour  se  lami- 
li.-iriser  avec  les  résolutions  qu'elle  comporie.  Ses  plans  sont  faits  en  cous«- 
'luance...  • 


II 


LA  PREMIERE  JOURNEE 
DE  LA  BATAILLE  D'ARGIS-SUR-AUBE 


Le  prince  de  Schwarzenberg-  n'était  point  avare 
d'ordres  et  de  contre-ordres.  Il  donnait  parfois  trois 
dispositions  différentes  dans  la  même  journée,  et  en- 
core changeait-il  la  troisième  le  lendemain,  croyant 
toujours  que  le  meilleur  parti  à  prendre  était  celui 
qu'il  n'avait  point  pris.  C'eût  donc  été  miracle  que  ce 
maréchal  se  tînt  vingt-quatre  heures  à  ses  instructions 
delà  soirée  du  18  mars,  en  vertu  desquelles  les  Austro- 
Russes  devaient  se  replier  sur  Troycs  puis  sur  Tranne? 
et  Bar-sur-Aube.  Informé  le  19  au  matin  que  l'ar- 
ricre-garde  du  comte  de  Wrède  avait  repassé  l'Aube 
à  Arcis  sans  être  inquiétée  par  les  Français,  qui  ce- 
pendant marchaient  la  veille  dans  celte  direction,  il 
conclut  de  cela  que  Napoléon  se  portait  sur  Brienne 
et  il  pensa  à  l'arrêter  devant  la  petite  rivière  de  la 
Voire.  Les  troupes  reçurent  l'ordre  de  se  concentrer 
entre  Lesmont  et  Braux,  le  front  vers  Dommartiu  et 
Donnemont*.  Mais  dans  l'après-midi  arriva  au  quartier 
général  un  rapport  de  Kaizarow  sur  le  combat  de 
Plancy.  Loin  de  se  porter  sur  Brienne,  comme  se 
l'imaginait  Schwarzenberg-,  Napoléon  avait  passé 
l'Aube  en  aval  d'Arcis,  vraisemblablement  pour  mar- 
ie Ordre  g<^n<^ral  de  Schwarzenberg  pour  le  20  mars.  l'oue;j,  19  mar», 
9  heures  du  inaiiii,  cité  par  Plotho,  Der  Krieg  in  Frankreich  tSI4,  III,  320. 


LA    PREMIÈRE    JOURNÉE    d'ARCIS-SUR-AUBE.  301 

cher  sui  Troyes.  Délivré  de  ses  inquiétudes  pour  son 
flanc,  et  jugeant  périlleuse  la  position  de  l'empereur, 
qui  avait  à  dos  une  riv>3re  et  un  marais,  Schwarzen- 
beri?  fut  pris  soudain  d'un  accès  d'éne»*gie.  Non  seu- 
lement il  arrêterait  sa  retraite,  non  seulement  il 
n'éviterait  pas  le  combat;  il  le  provoquerait.  A  neuf 
heures  du  soir,  il  envoya  aux  commandants  de  corps 
d'armée  Tordre  de  masser  leurs  troupes  entre  Troyes 
et  Chaudrey  et  de  marcher  de  concert,  le  lendemain  à 
onze  heures  du  matin,  sur  Plancy  et  Méry,  à  la  ren- 
contre de  Napoléon  *. 

Cette  disposition  qui  n'avait  rien  d'audacieux,  puis- 
que, en  réalité,  il  s'agissait  d'attaquer  avec  cent  mille 
hommes  vingt  mille  soldats  adossés  à  une  rivière, 
marquait  néanmoins  une  certaine  résolution.  Or  on 
était  si  peu  accoutumé  chez  les  Alliés  au  moindre  acte 
d'énergie  de  la  part  du  général  en  chef,  que  cet  ordre 
inattendu  frappa  toute  l'armée  d'étonnement.  On  alla 
mémejusquà  ^«surer  que  Schwarzenberg  ne  pouvait 
en  avoir  eu  l'idée  lui-même,  qu'il  avait  obéi  aux  con- 
seils ou  à  la  volonté  d'autrui;etron  nommait  leczar, 
le  général  Radelzky,  le  général  Toll,  le  comte  de 
Wrède,  le  prince  de  Wurtemberg*.  La  vérité,  c'est  que 
l'empereur  Alexandre  n'apprit  la  disposition  que  dans 
la  nuit  ou  dans  la  matinée  du  lendemain,  et  qu'il  fut 
fort  mécontent  et  fort  effrayé  quand  il  la  connut;  c'est 
que  ni  Toll,  ni  Wurtemberg,  ni  Radctzky,  ni  aucun 
autre  n'influencèrent  Schwarzenberg.  Schwarzenberg 
prit  cette  résolution  de  lui  seul;  à  lui  seul  on  en  doit 
rapporter  l'honneur.  Comme  le  constatent  la  plupart 
des  historiens   allemands   et  russes,  le  prince    de 

1.  Ordre  général  de  Schwarzenberg  pour  le  20,  Pongy,  19  mars,  9  heure* 
énsoir,  cité  par  Schels,  Die  Opemzionen  der  verbûndeten  Utert  qege»  Paris 
l.  3.r^  333.  Cf.  Clausewiu,  Ler  Feldzug  von  I8N.U6. 

2.  Cf.  Ricbter,  Gesehichte  des  deutzchen  Freiheitskriegeê,  III,  SS7  ;  Bo^dan»- 
«luch,  Gtsckichte  des  Krieges  4SI*.  U.  30. 


302  181 4. 

Schwarzenberg  rendit  ce  jour-,  à  un  éclatant  service 
aux  Alliés.  La  retraite  sur  Trannes  eût  gravement 
compromis  la  grande  armée,  si  peut-être  elle  ne  l'eût 
conduite  à  tous  les  désastres  d'une  déroute  jusqu'au 
Rhin^ 

D'après  des  instructions  complémentaires  du  prince 
de  Schwarzenberg,  toutes  les  troupes  devaient  être 
arrivées  à  hauteur,  à  sept  heures  du  matin.  Vers  onze 
heures,  trois  coups  de  canon  et  un  grand  feu  allumé 
sur  les  hauteurs  de  Ménil,  où  se  tiendrait  l'état- 
major  général,  donneraient  le  signal  de  la  marche 
en  avant.  Mais  les  premiers  ordres  de  concentration 
étant  parvenus  à  une  heure  avancée  de  la  nuit,  les 
différents  corps  d'armée  ne  se  mirent  en  mouvement 
qu'assez  tard  dans  la  matinée.  A  peine  si  à  neuf  heures 
débouchèrent  de  Troycs  les  colonnes  de  Wurtemberg, 
de  Gyulai  et  de  Rajewsky.  Seul,  le  comte  de  Wrède 
occupait  de  bon  matin  Chaudrey,  position  qui  lui 
était  assignée  à  l'extrême  droite  de  la  ligne,  et  il  avait 
poussé  à  Arcis  et  jusqu'au  bord  de  la  Barbuisse 
quelques  escadrons  de  Frimont^ 

Le  général  Sébastiani,  dont  les  deux  mille  six  cents 
chevaux  (divisions  Colbert  et  Exelmans)  formaient 
l'avant-garde  de  l'armée  impériale,  leva  ses  bivouacs 
de  Bessy  entre  neuf  et  dix  heures  du  matin.  Les  lan- 
ciers de  Colbert  débusquèrent  sans  peine  de  la  rive 
droite  de  la  Barbuisse  les  Cosaques  de  Kaizarow  et 
hs  Bavarois  de  Frimont,  qui  se  retirèrent  au  galop, 
les  premiers  sur  la  route  de  ïroye^,  les  seconds  dans 

1.  Cf.  Claiisewitz,  446-447  ;  Danilewsky,  II,  65  ;  Damitz.  III,  1"  part.,  359.Thie- 
len,  295;  Schùlz,  XIII,  1"  part.,  31-34;  Bernhardi,  IV,  2»  part.,  279.  Relation 
de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  k  la  date  du  24  mars.  —  Les  plus  dignes  de 
foi  parmi  les  auteurs  de  Mémoires  et  les  plus  sérieux  parmi  les  historiens 
s'accordent,  on  le  voit,  pour  attribuer  la  dispositioa  à  Schwarzenberg  seul, 
et  p  wr  constater  l'opportunité  de  cette  résolution. 

2.  Ordre  général  de  Schwarzenberg  pour  le  20  mars,  Pougy,"  20  mari, 
»  heures  du  matin,  cité  par  Schels,  I,  315-346.  Cf.  Plotho,  III,  325-326. 


LA    PREMIÈRE    JOURNÉK    d'aRCIS-SUR-AUBE.      303 

la  direction  d'Arcis.  Sébastiani  continua  sa  marche 
vers  cette  ville,  évacuée  à  son  approche  par  la  cava- 
lerie bavaroise;  il  y  entra  à  onze  heures.  Pou  d'ins- 
tants après,  /e  maréchal  Ney  arriva  à  Arcis  par  la  rive 
-  ciuche  de  l'Aube,  avec  les  divisions  Janssens  et  Rous- 
eau,  tandis  que  les  gardes  d'honneur  de  Defrance 
et  les  cuirassiers  de  Mouriez  (1"  brigade  des  esca- 
drons réunis)  y  arrivaient  par  la  rive  droite*.  Les 
mouvements  de  la  cavalerie  de  Frimont,  qui  bien 
plutôt  indiquaient  une  retraite  de  la  grande  armée 
que  des  préparatifs  d'attaque,  ne  pouvaient  inquiéter 
Ijs  généraux  français.  Ils  prirent  position  à  Arcis 


1.  Sébastiani  àBerthier,  Arcis,  20  mars.  11  heures  du  matin.  Ordre  de  Ney, 
rcis,  20   mars  (11  h.  et  demie  du  matin).   Cl.  Correspondance  de  I^aDoUon, 
.  523,  et  Registre  de  Berthier  (à  Mouriez  et  k  Defrance,  20  mars,  9  heures 
.  i  matin).  Arcb.  de  la  guerre. 
Presque  tous  les  historiens  prétendent  que  dès  leur  arrivée  à  Arcis,  Sébaa- 
ani  et  Ney   presseaUreut  une    attaque  imminente   et  qu'ils  en  prévinrent 
>âpoléon  à  Flaucy.  Or  la  lettre  précitée  de  Sébastiani  à  Berthier  ne  trahit 
icune  inquiétude  :  «  Trois  à  quatre  mille  chevaux  ennemis,    écrit-il,    sont 
•vani  moi,   et  te   retirent  par    la   route   de    Brienne.  Tous  les  Cosaques 
■  !!s  hier  se  sont  retirés  sur  la  route  de  Troyes.  Je  vais  faire  suivre  Ten- 
;aii  dans  ces  deux  directions.  •   L'ordre  de  Ney  témoigne  plus  encore  de 
■■■  sécurité  où  se  croyaient  les  deux  généraux  :  «  Aussitôt  que  la  tète  de  co- 
jnne  sera  arrivée,  on  fera  passer  sur  la  rive  droite  de  l'Aube.   L'artillerie 
j.-quera  près  de   la  ferme  des  Vasseurs   (direction   de  Mailly).  Le  a*  lé- 
■T  restera  de  garde  devant  le  château  de  l'empereur.  Dès  que  le  batail- 
la de  service  sera  arrivé,  le  2*  léger  passera  sur  la  rive  droite  de  l'Aube.  » 
.  est  bien  évident  que,  si   Ney  eût   appréhendé   quelque  attaque,   il   n'eût 
;jas  fait  pas^^er  ses  troupes   sur  la  rive  droite,  ni    fait   parquer  son    artil- 
lerie. Ce  fut  seulement  peu  après  l'arrivée  de  sa  tête  de  colonne,    probable- 
uieat  vers   midi,  que,   inquiète  par  les  rapports  des  paysans,  il  révoqua  ses 
ordres  et  disposa  ses  troupes  en  bataille,  entre  Arcis  et  Torcy.  Ce  qui  prouve 
encore  que  Napoléon  ne  fut  point  prévenu  à  Plancy  d'un  retour  offensif  de 
l'ennemi,  c'est  que,  passé  midi,  il  prit  par  la  rive  gauche  pour  se  rendre  à 
Arcis.  S'il  n'eût  pas  continué  à  croire  à  la  retraite  des  Austro-Russes,  il  fut 
certainement  passé  par  la  rive  droite,  aân  de  ne  point  risquer  da  ae  faire 
enlever  par  les  Cosaques. 

Les  historiens  commettent  une  erreur  plus  grave  encore  en  disant  que  Nay 
irriva  par  la  rive  droite  et  passa  ensuite  sur  la  rive  gauche,  car  ce  mouve- 
ent  eût  indiqué  alors  le  de&sein  de  Napoléon  de  poursuivre  les  Au!,tro- 
iiusses.  Mais  la  Correspnmlance,  le  Registre  de  Berthier  et  l'ordre  de  Ney 
marquent  expres^iémeat,  au  contraire,  que  le  prince  de  la  Moskowa  arriva 
par  la  rive  gauche  pour  passer  sur  la  rive  droits.  Ainsi  tombe  l'accusation 
>  de  présoibption  et  de  folle  témérité  •  portée  contre  Napoléon  par  ia  plu- 
part des  écrivains  miUiairea. 


304  181  4. 

et  en  firent  réparer  le  pont.  La  cavalerie  de  la  g-ardf» 
poussa  deux  reconnaissances  sur  le^  routes  de  Troyes 
et  de  Brienne,  les  gardes  d'honneur  et  les  cuirassiers 
éclairèrent  les  routes  de  Châlons  et  de  Vitry  et  la 
rive  droite  de  l'Aube. 

Vers  une  heure,  Napoléon  devançant  la  vieille 
garde,  arriva  à  Arcis,  par  la  rive  gauche  de  la 
rivière,  avec  un  seul  escadron  de  service.  Déjà  le 
prince  de  la  Moskowa  et  le  général  Sébastiani  étaient 
sur  le  qui-vive.  Les  reconnaissances  n'avaient  rien 
signalé  de  menaçant,  mais  d'après  des  rapports  do 
paysans,  des  masses  ennemies  approchaient.  A  toute 
éventualité,  Ney  et  Sébastiani  prirent  des  disposi- 
tions pour  tenir  la  rive  gauche  de  l'Aube,  jusqu'à  la 
venue  de  l'empereur.  Sébastiani  déploya  sa  cavalerie 
en  avant  d'Arcis.  Ney  établit  ses  troupes  à  deux  kilo- 
mètres à  l'est  de  cette  ville,  à  Torcy-le-Grand,  oii  une 
attaque  de  ûanc  était  à  redouter.  La  division  Jans- 
sens  se  plaça  en  première  ligne,  en  avant  du  village; 
la  brigade  Rousseau  en  réserve,  entre  Torcy  et  Arcis. 

Napoléon  persistant  à  croire  à  la  retraite  de  l'ennemi 
commen>^a  par  traiter  de  chimères  les  rapports  des 
paysans.  Néanmoins  il  envoya  en  reconnaissance  sur 
la  route  de  Troyes  un  de  ses  officiers  d'ordonnance 
avec  un  escadron.  S'il  était  vrai  que  Schwarzenberg- 
se  disposât  à  attaquer,  la  cavalerie  de  Sébastiani  et 
l'infanterie  de  Ney  auraient  le  temps  de  repasser 
l'Aube,  et  le  pont  détruit,  on  défierait  derrière  cette 
rivière  tous  les  efforts  de  Tennemi,  d'autant  qu'on 
attendait  sous  peu  d'heures  la  vieille  garde,  la  ré- 
serve d'artillerie,  le  corps  de  Lefebvre-Desnoëttes  et 
les  2*^  et  3*  corps  do  cavalerie  en  marche  vers  Arcis 
par  la  rive  droite.  Malheureusement  le  jeune  capi- 
taine chargé  de  la  reconnaissance  n'alla  pas  assez 
loin  sur  le  petit  plateau  qui  s'élève  en  pente  douce 


LA     PREMIÈRE    JOURNÉE    DARCIS-S  II  K-A 'J  DE.       30! 

devant  Arcis  et  dont  le  terrain,  très  ondulé  au  £oni- 
mcl,  peut  dérober  à  la  vue  des  divisions  entières.  II 
revint  bientôt  rendre  compte  à  l'empereur  que  quel' 
ques  partis  de  Cosaques  étaient  seuls  en  présence.  C« 
rapport  concordait  trop  bien  avec  l'idée  de  Napoléon 
pour  qu'il  n'y  ajoutât  pas  foi;  il  donna  l'ordre  à 
Sébasliani  de  ne  point  bouger  et  il  se  porta  de  sa 
personne  à  Torcy  pou^  inspecter  les  positions  du 
marécbal  Ney '. 

Moins  rassuré  que  l'empereur  par  cette  reconnais- 
sance, trop  rapidement  opérée  à  son  gré,  le  général 
Sébastiani  voulut  voir  de  ses  yeux  ce  qui  en  était. 
Il  s'élança  au  galop  sur  la  route  de  Troyes,  suivi 
de  deux  escadrons  et  bien  résolu  à  percer,  s'il  le  fal- 
lait, le  rideau  des  Cosaques.  Mais  à  peine  eut-il  atteint 
les  premières  sommités  du  plateau  qu'il  aperçut  à 
portée  de  canon  de  grandes  masses  de  cavalerie.  C'é- 
taient tout  le  corps  des  Cosaques  de  Kaizarow  et  les 
cinquante-six  escadrons  de  Frimont  qui,  après  avoir 
attendu  trois  heures  le  signal  de  l'attaque,  commen- 
çaient à  s'ébranler  '. 

L'occupation  d'Arcis  par  les  Français  était  la  cause 
de  ce  long  retard.  Ce  mouvement,  qui  obligeait  le 
comte  de  Wrède  à  reculer  sa  droite  et  toute  l'armée 
à  étendre  son  front,  avait  déconcerté  Schwarzenberg, 
Retombé  dans  son  irrésolution  coutumière,  il  hésitait 
à  livrer  bataille.  Au  reste,  l'air  soucieux  et  réprobateur 
du  czar  ne  semblait  point  fait  pour  l'y  encourager. 
Alexandre  était  à  la  fois  fort  étonné  et  fort  mécontent 
qu'au  lieu  de  battre  en  retraite  selon  le  plan  arrêté 
dans  la  soirée  du  1 8  mars,  le  général  en  chef  eût  mar- 
ché contre  Napoléon.  En  arrivant  avec  le  roi  de  Prusse 
Bur  le  plateau  de  Ménil,  le  czar  affecta  de   ne  poloi 

t.  v.'f.  Hlotfao,  m,  326;  Koch,  II,  65-66;  Bogdanovitsch,  II,  33. 
S.  Cf.  Bogdaaowitsch,  H.  36-37  ;  iScLeU,  I,  ni  ;  Kodi,  II,  66. 

20 


S06  1814. 

S'approcher  du  prince  de  Schwarzenberg.  Il  le  salua 
dv  ioiu,  puis  mettant  pied  à  terre  il  dit  d'un  ton 
irrité  aux  généraux  Toll  et  Barclay  de  Tolly  :  «  —  Je 
voudrais  bien  savoir  pourquoi  le  maréchal  a  changé 
encore  une  fois  toutes  les  dispositions  ?  Comment 
l'armée  n'a-t-elle  point  continué  la  retraite  sur  Tran- 
nes  ?  »  ToU  répondit  :  «  —  Si  Napoléon  avait  débordé 
notre  droite,  hier  matin,  par  Arcis,  au  lieu  de  se 
porter  sur  Plancy,  l'armée  aurait  continué  sa  retraite 
vers  Trannes.  Mais  comme  il  a  perdu  au  moins  vingt- 
quatre  heures  par  sa  marche  sur  Plancy,  il  nous  a 
donné  le  temps  de  concentrer  nos  troupes  entre  Troyes 
et  Pougy  et  la  possibilité  de  frapper  un  grand  coup. 
Nous  avons  l'avantage  du  terrain,  car  nous  pouvons 
manœuvrer  à  notre  guise  au  lieu  que  l'ennemi  est 
acculé  à  une  rivière  bordée  de  terrains  marécageux.  » 
Peu  convaincu  par  ces  arguments,  Alexandre  répli- 
qua :  «  —  Napoléon  va  nous  amuser  ici  au  moyen  de 
feinies  démonstrations  tandis  qu'il  nous  tournera  par 
Brienne  avec  le  gros  de  son  armée  !  »  Puis  jugeant 
que  le  seul  corps  de  Wrède  ne  suffirait  pas  à  tenir  la 
droite,  il  ordonna  à  Barclay  de  Tolly  de  hâter  la 
marche  des  réserves  russes  *. 

La  journée  s'avançait.  Non  moins  inquiet  peut- 
être  que  le  czar,  mais  ne  voulant  point  laisser  voir 
ses  craintes,  et  estimant  d'ailleurs  qu'il  était  trop  tard 
pour  reculer,  Schwarzenberg  se  décida  vers  deux 
heures  à  donner  l'ordre  d'attaque.  C'est  au  moment 
où  les  Austro-Russes  se  mettaient  en  mouvement  que 
la  reconnaissance  de  Sébastiani  atteignit  le  plateau. 
Le  o'énéral  revint  bride  abattue  à  Arcis,  rassembla  ses 
deux  divisions,  et  sachant  bien  que  surtout  pour  la 
cavalerie  la  meilleure  défense  est  l'attaque,  il  les  lança 

1.  Bornhardi,  IV,  2'  part.   279-280.  Cf.  Bogdanowitsch,  II,  17. 


LA    PREMIÈRE    JOURNÉE   d'ARCIS-SUR-AUBE.       307 

H  la  rencontre  de  l'ennemi.  La  division  Colbert,  qui 
m-irchaitcn  première  ligne,  fut  accueillie  par  la  mi- 
aillc  des  batlcries  légères  placées  sur  le   front  des 
scadrons  de  Frimont.  En  même  temps  les  Cosaques 
lie  Kaizarow,  soutenus  par  un  régimeni,  de  hussards 
autrichiens,  poussèrent  une  charge  à  fond  sur  le  flanc 
'l'oit  des  chevau-légers  de  la  garde.  L'odieux  cri  de  : 
uve  qui  peut!  éclate  dans  les  rangs.  Saisis  de  pa- 
nique, les  cavaliers  de  Colbert  prennent  la  fuite  et 
viennent  donner  dans  la  division  E,\e!mans  placée  en 
seconde  ligne.  Les  lanciers  et  les  dragons  plient  sous 
■  choc,  puis  rompus  et  désunis,  ils  tournent  bride  à 
iir  tour  et  s'enfuient  ventre  à  terre  vers  Arcis,  pour- 
suivis par  les  Cosaques  *, 

De  Torcy,  Napoléon  entend  la  canonnade.  Il  met 
•n  cheval  au  galop  et  suivi  seulement  par  quelques 
officiers  et  im  peloton  d'escorte,  il  court  à  Arcis.  Au 
moment  d'y  arriver,  l'empereur  est  submergé  par  les 
flots  des  cavaleries  française  et  ennemie  presque  con- 
fondues. U  met  Tépéoà  la  main,  se  dégage  et  se  réfugie 
dans  le  carré  du  bataillon  de  la  Vistule.  Les  solides 
baïonnettes  des  Polonais  arrêtent  hussards  et  cosa- 
ques ;  leurs  feux  de  trois  rangs  les  font  reculer,  A  peine 
le  terrain  est  libre  que  l'empereur  abandonne  le  carré. 
Il  s'élance,  il  vole  dans  Arcis  où  déjà  ses  cavaliers 
crdus  encombrent  les  rues  qui  aboutissent  à  l'Aube, 
-lapoléon  passe  au  milieu  deix  comme  un  boulet, 
les  devance  à  la  tête  du  pont  et  là,  se  retournant  sou- 
lin  et  leur  faisant  face,  il  crie  d'une  voix  tonnante  : 
—  Qui  de  vous  le  passera  avant  moi!  ))A  ce  mot, 
Lvalanche  des  fuyards  s'arrête.  L'empereur  les  rallie, 
les  reforme  et  les  ramène  contre  les  escadrons  enne- 
mis, qui  reculent  nais  qui  reviennent  aussitôt  à  la 

1.  Journal  des  opérations  de  Barclay  do  ToUy.  Arcb.  topog^aphiques  d* 
Saintr-Peierabourg,  a»  29188.  Schela,  I,  351-352. 


308  18  14. 

charge'.  Napoléon  n'a  que  deux  mille  six  cents  sabre;» 
pour  résister  à  plus  de  six  mille,  et  les  cavaliers  de  Fri- 
mont  et  de  Kaizarow  sont  appuyés  par  une  artillerie 
formidabh  et  ils  ont  derrière  eux  une  armée  entière. 
L'empereur  risque  d'être  refoulé  dans  Arcis,  pris  ou 
jeté  à  la  rivière. 

L'infanterie  de  Ney  ne  peut  lui  venir  en  aide,  car 
elle-même  est  aux  prises  à  Torcy-Ie-Grand,  avec  tout 
le  corps  du  comte  de  Wrède.  Soixante-douze  canons 
écrasent  les  Français  sur  leur  front,  tandis  qu'à  leur 
gauche  les  colonnes  d'attaque  se  succèdent  à  l'assaut. 
Les  Austro-Bavarois  ont  débusqué  de  Torcy  la  divi- 
sion Janssens.  Le  maréchal  Ney  ne  se  laisse  pas  ainsi 
enlever  une  position.  Il  entraîne  la  brigade  Rousseau, 
aborde  le  village  à  la  baïonnette,  culbute  les  Autri- 
chiens dans  les  rues  et  les  rejette  par  une  poursuite  à 
outrance  jusqu'en  arrière  de  Torcy-le-Petit.  Mais  les 
forces  de  l'ennemi  croissent  de  quart  d'heure  en 
quart  d'heure,  et  son  artillerie  fait  dans  les  rangs  fran- 
çais des  vides  que  l'on  ne  peut  combler*.  Le  péril  est 
extrême.  La  vieille  garde  dont  on  signale  au  loin  la 
tête  de  colonne  arrivera-t-elle  à  temps? 

Les  bonnets  à  poil  apparaissent  enfin  de  l'autre  côté 
de  l'Aube.  Chasseurs,,  grenadiers  et  gendarmes  d'Es- 
pagne franchissent  le  pont  au  pas  de  charge  et  dé- 
bouchent par  la  grande  rue  d'Arcis.  Napoléon  envois 
comme  renforts  au  prince  de  la  Moskowa  deux  batail- 
lons de  gendarmes  et  un  de  grenadiers,  puis  guidant 
lui-même  la  garde  sur  le  terrain  labouré  de  boulets, 
il  la  range  en  bataille  face  à  la  route  de  Troyes.  Pen- 
dant qu'il  indique  les  emplacements,  un  obus  tombe 
juste  devant  le  front  d'une  compagnie  ;  quelques  sol- 

1.  Cf.  Fain,  191.  Lettre  du  raameluck  Roustan,  Gaxette  de  France  da 
*9  avril  1814.  Pougiat,  le  Département  de  l'Aube  en  1814,401-402  ;  Koch,  II,  68; 
Bogdanowitsch,  li,  37-38. 

X.  Schels,  I,  353-355  ;  Bogdaaowitscb,  II,  37-38. 


LA    PREMIÈRE    JOURNÉE    d'aRCIS-SUR-AUBE.       309 

dais  font  un  mouvement  en  arrière,  aussitôt  réprimé. 
Alors  Napoléon,  moins  sans  doute  pour  chercher  la 
mort,  comme  on  l'a  dit,  que  pour  donner  une  leçon  à 
SCS  g-rognards,  pousse  son  cheval  droit  sur  l'obus  et 
]o  maintient  immobile  à  un  pas  du  projecùle  fumant. 
L'obus  éclate,  le  cheval  évenlré  s'abat  en  entraînant 
son  cavalier,  l'empereur  disparaît  dans  la  poussière 
et  la  fumée.  Il  se  relève  sans  une  blessure  et  mon- 
tant sur  un  nouveau  cheval,  il  va  marquer  leurs  posi- 
tions aux  autres  bataillons'. 

Pendant  que  la  lutte  continuait,  ardente  et  meur- 
trière, devant  Torcy  où  les  assauts  des  Austro-Bava- 
rois se  succédaient  sans  relâche,  et  devant  Arcis  où 
tourbillonnaient  les  escadrons  de  Frimont  et  de  Kai- 
zarow,  tantôt  refoulés  par  les  lanciers  de  Colbert  et 
les  dragons  d'Exelmans,  tantôt  ramenant  les  cava- 
liers français  et  venant  se  briser  sur  les  carrés  de 
la  vieille  garde,  comme  les  vagues  sur  des  digues 
de  granit,  .^es  IIP,  IV  et  VI'  corps  alliés  s'achemi- 
naient vers  Méry  et  Plancy.  Prescrit  la  veille  par 
Schwarzenberg  dans  l'hypothèse  d'une  concentration 
de  l'armée  impériale'  entre  l'Aube  et  la  Seine,  ce  mou- 
vement n'avait  plus  d'objet  puisque  Napoléon  s'était 
porté  à  Arcis.  Si  au  lieu  de  marcher  vers  Méry,  les 
corps  de  Gyulai,  de  Rajewsky  et  de  Wurtemberg  s'é- 
taient rabattus  sur  Arcis  par  les  deux  rives  de  la  Bar- 
buisse,  les  treize  mille  soldats  de  Napoléon,  enga- 
gés déjà  contre  le  corps  de  Wrède  que  soutenaient 
les  puissantes  réserves  de  Barclay  de  Tolly,  eussent 

1.  Fain,  191;  Mémoires  de  Conttant,  VI,  21;  Mémoires  de  Vitrolles,  I,  159 
Schels,  I,  355.  —  Les  ordres  de  NapoJéoQ,  dans  la  nuit  du  20  au  21  latin,  et 
«es  dispositions  dans  la  matinée  du  21  téinoij^ent  que,  le  20  mars,  au  plus 
fort  de  la  bataille,  il  croyait  k  une  attaque  d'un  seul  corps  ennemi,  destiné 
À  le  tromper  sur  la  retraite  du  gros  de  rarmée  alliée.  Ai.isi  l'empereur 
ne  jugeait  pas  alors  sa  situation  désespérée  et  n'avait  point  à  chercher  la 
mort.  Le  20  mars,  il  semble  que  Napoléon  avait  encore  foi  dans  son  étoile. 

i.  Ordre  général  de  Schwarzenberg  pour  1«  20  mars,  Pougy,  19  mars, 
*  heures  du  soir,  cité  par  ScheU,  ï,  332-333. 


310  1814. 

été  écrasés  dans  Arcis.  Mais  bien  qu'il  fût  manifeste 
pour  Schwarzenberg  qu'il  devaitfaire  converger  toutes 
SCS  forces  sur  la  position  occupée  par  l'empereur,  il 
n'eut  pas  la  décision  de  rappeler  à  lui  les  troupes  en 
mouvement  au  delà  de  la  Barbuisse,  et  bien  que  le 
prince  royal  de  Wurtemberg,  chargé  ce  jour-là  du 
commandement  supérieur  des  trois  corps  d'armée, 
entendît  à  sa  droite  le  bruit  du  combat,  il  n'eut  pas 
l'idée  de  marcher  au  canon. 

Son  avant-garde  arrivait  à  la  hauteur  de  Premier- 
Fait,  lorsque  les  éclaireurs  aperçurent  une  colonne 
de  cavalerie  française  qui  défilait  au  pas  sur  la  grande 
route.  C'était  la  troisième  division  de  la  garde  à  che- 
val (chasseurs  et  grenadiers).  Celte  troupe  qui  occu- 
pait Méry  depuis  la  veille,  avec  la  brigade  Curély, 
ne  s'était  mise  en  chemin  que  fort  avant  dans  la  jour- 
née pour  rejoindre  le  gros  de  l'armée  à  Arcis.  Les 
généraux  Nostitz,  Pahlen  et  Bismarck,  qui  comman- 
daient la  cavalerie  alliée,  lancèrent  leurs  nombreux 
escadrons  contre  les  Français.  Trois  régiments  russes 
(hussards  cl  Cosaques  réguliers)  les  chargèrent  en  tôle 
tandis  qu'une  division  de  cuirassiers  autrichiens  et 
deux  régiments  de  dragons  v^^urlembergeois,  appuyés 
par  deux  batleries  légères,  les  débordèrent  sur  leurs 
flancs.  Les  chasseurs  et  les  grenadiers  de  la  garde 
étaient  seize  cents  contre  près  de  quatre  mi  Ile*,  et,  pour 
comble,  ils  menaient  avec  eux  l'équipage  de  ponls  pris 
la  veille.  Mais  ces  braves  ne  s'arrêtaient  pas  à  compter 
le  nombre  des  ennemis.  Ils  opposèrent  les  charges 

1.  Hnssards  Olviopol  et  Grodno  (9  escadrons);  1005  hommes;  uhians  Tschu- 
pnjew  ^8  escadrons),  1072;  2*  divisioa  des  cuirassiers  de  Nostitz  (16  esca- 
drons, en  iTioyenue  k  100  hommes),  1  600  hommes  :  dragons  et  chasseurs 
■wur'embergeois  (8  escadrons)  :  800  hommes;  total  :  4  477  hommes.  Corapo- 
gitioa  de  la  grande  armée  alliée,  en  1814.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg, 
n°  Cl  854.  —  II  n'y  a  à  défalquer  de  ce  total  qu'un  sixième  pour  les  pênes 
de  i-c;:  corps,  dont  la  plupart  n'avaient  pas  même  été  eagagé.4  :  soit,  «s 
chiifres  ronds,  3700  hommes. 


LA    PREMIÈRE   JOURNÉE   d'ARCIS-SUR-AUBE.       311 

aux  charges,  et  donnèrent  le  temps  à  Curély  d'ac- 
urir  de  Méry  à  leur  secours,  avec  sa  brigade  de  cava- 
lerie légère  et  sa  batterie  à  cheval.  Malgré  '*e  renfort, 
la  partie  n'était  point  égale,  d'autant  que  des  masses 
d'infanterie  s'avançaient  à  trois  portées  de  canon.  La 
-"-rde  rétrograda  vers  Méry,  oii  ejle  passa  la  Seine; 
irély  couvrit  la  retraite.  Quelques  escadrons  russes 
suivirent  jusqu'à  Méry  et  tentèrent  même  de  l'y 
.ii^uiéler,  mais  ils  se  laissèrent  imposer  par  cinquante 
chasseurs  descendus  de  cheval  et  postés  en  tirailleurs 
rrière  des  fossés.  L'ennemi  crut  Méry  occupé  par 
.0  l'infanterie  et  se  replia  vers  Premier-Fait*. 

Cependant,  au  bord  de  l'Aube,  la  nuit  n'arrêtait 
pas  le  combat.  A  Arcis,  la  cavalerie  de  Frimont  et  de 
Kaizarow,  contenue  par  les  batteries  de  réserve  qui 
ient  arrivées  peu  de  temps  après  la  division  Priant 
ri  que  l'empereur  avait  établies  face  aux  positions 
ennemies,  laissait  quelque  relâche  à  la  garde  à  cheval 
et  à  la  vieille  garde,  et  la  mêlée  tournait  au  duel  d'ar- 
tillerie*. Mais  à  Torcy-le-Grand,  les  Austro-Bavarois 
redoublaient  leurs  attaques;  deux  fois  encore  ils  s'em- 
paraient des  premières  maisons  et  deux  fois  aussi  ils 
en  étaient  délogés.  Trois  mille  tués  ou  blessés  for- 
maient autour  du  village  en  flammes  une  ceinture 
sanglante.  Le  général  bavarois  Habermann  était  au 
nombre  des  morts;  le  divisionnaire  de  ISey,  le  géné- 
rai Jansscns,  très  grièvement  blessé,  avait  été  porté 
aux  ambulances'.  A  huit  heures  du  soir,  Schwarzen- 

1.  Schels,  I,  357-359.  Bogdanowitsch.  M,  40;  if émoireM  de  Curély,  397-398.  Cf. 
ire  de  Oerihier  à  Letort  ei  Berckheim,  Piancy,  21  mars,  midi;  et  lettre  da 
i.-eiiéral  Letori  à  Berthier,  21  mars.  Arch.  de  la  guerre.  —  l)  après  les  histo- 
riens allemands,  les  perles  se  seraient  élevées  à  3oo  hommes  et  à  3  pontons 
pour  les  Français.  Les  rapports  français  disent  120  hommes. 

?.  Schels,  1.  atS3.  Cf.  361.  Bogdanowitsch,  II.  i\. 

3.  Le  général  Janssens  fut  aussitôt  remplacé  par  le  général  de  division 
Lefol,  qui  suivait  sans  emploi  l'état-major  impérial.  —  Les  historiens  portent 
le  gênerai  Janssens  comité  tué.  Mais  un  rapport  de  police  du  24  mars  mes- 
tionne  son  arrivée  à  Paris  k  cette  date.  Arch.  nat.,  P.  7,  3737. 


312  181 4. 

berg  voulant  par  un  dernier  efFort  s'assurer  la  posses- 
sion de  Torcy,  fit  avancer  une  partie  des  réserves 
russes.  La  première  division  de  grenadiers  (4400 
hommes),  la  6*  brigade  de  cuirassieiû  (oOO  hommes) 
et  deux  bat'eries  de  position  entrèrent  en  ligne  et  joi- 
gnirent leurs  baïonnettes,  leurs  sabres  et  leurs  boulets 
à  ceux  des  Allemands.  Décimés  et  épuisés  par  six 
heures  de  lutte  acharnée,  mais  toujours  serrant  les 
rangs  sous  la  mitraille,  les  intrépides  soldats  de  Ney 
repoussèrent  ces  nouveaux  assauts.  Ils  se  maintinrent 
inébranlablement  dans  Torcy,  oîi  jusque  passé  minuit 
on  se  fusilla  et  l'on  s'égorgea  à  la  lueur  de  l'incendie 
allumé  par  les  obus*. 

Devant  Arcis,  qui  brûlait  de  même,  le  combat  se 
termina  comme  il  avait  commencé,  par  un  furieux  en- 
gagement de  cavalerie.  Entre  sept  et  huit  he/ires,  le 
général  Lefebvre-Desnoëttes,  laissant  en  arrière  son 
infanterie  fatiguée,  était  arrivé  avec  ses  escadrons  de 
marche.  On  laissa  souffler  les  chevaux,  puis  vers  dix 
heures  Sébastiani,  irrité  de  son  échec  du  matin  et  ja- 
loux de  le  venger,  réunit  à  ses  deux  divisions  les  quinze 
cents  sabres  de  Lefebvre-Desnoëttes  et  s'élança  à  leur 
tête  contre  la  cavalerie  ennemie  qui  s'était  postée  entre 
Barbuisse  et  la  route  de  Troyes,  formant  l'aile  gauche 
des  corps  de  Wrède  et  de  Barclay  de  Tolly.  Les  Fran- 
çais culbutèrent  les  Cosaques  et  les  hussards  placés 
à  l'extrême  gauche,  et  se  rabattirent  par  un  quart  de 
conversion  sur  le  gros  des  régiments  de  Frimont. 
Pris  de  flanc,  ceux-ci  plièrent  sous  le  choc  et  s'enfui- 
rent en  désordre.  La  situation  devenait  des  plus  pé- 
rilleuses pour  rinfanterie  alliée  dont  la  gauche  était 
découverte,  lorsque  les  feux  bien  dirigés  d'un  régiment 

1.  Journal  des  opérations  de  Barclay  de  Tolly.  Arch.  top.  de  Saint-Péter<»- 
bourg,  n»  29188.  Danilewski,  II,  7o-.'l.  Schels,  I,  362-364.  Plotho,  III,  328. 
Pougiat,  le  Départemtnt  de  iAube  en  1814,  402. 


LA    PREMIÈHf    JOURNÉE    d'aRCIS-SDR-AUBE.       3lS 

(le  grenadiers  russes  et  la  mitraille  d'une  batterie 
bavaroise  arrêtèrent  un  instant  les  cavaliers  de  Sé- 
bastian!. Les  cuirassiers  russes,  la  garde  à  cheval 
prussienne,  bientôt  suivie  par  toute  la  cavalerie  aus- 
tro-bavaroise, rapidement  ralliée,  chargèrent  alors  les 
Français  qui  se  replièrent  derrière  Nozay.  Les  deux 
cavaleries  passèrent  la  nuit  à  portée  de  carabine, 
séparées  par  ce  village.  De  crainte  d'une  nouvelle 
alerte,  les  hommes  sommeillaient  debout,  le  bras 
passé  dans  la  bride'. 

A  l'étonnement  et  à  l'admiration  de  l'histoire,  cette 
journée  qui  devait  voir  la  destruction  totale  de  la  petite 
armée  impériale,  suprême  espoir  et  dernière  res- 
source de  Napoléon,  s'était  terminée  grâce  à  la  sublime 
ténacité  de  linfauterie  française  sans  aucun  avantage 
pour  les  Alliés.  Ils  avaient  tué  ou  blessé  dix-huit  cents 
hommes,  mais  ils  avaientperduplus  de  deux  mille  cinq 
cents  des  leurs^.  Huit  heures  durant,  les  Français 
avaient  combattu  sous  le  feu  d'une  artillerie  formi- 
dable, dans  une  position  dominée  et  ayant  un  fleuve 
à  dos:  d'abord  7  oOO  contre  44  000,  ensuite  13  000 
contre  120  000,  enfin  16000  contra  25  500';  et  ils  n'a- 

1.  Schels.  I,  364;  Bogdanovitscb,  II,  41,  42.  Plotho,  m,  329.  Cf.  Mémoires  dt 
Mtrolle»,  I,  160. 

2.  L'état  des  pertes  de  la  divisioa  L«fol  (ancienna  division  Janssena,  com- 
prenant, outre  les  troupes  amenées  par  Jaassens.  la  brigade  Rousseau  ei  le 
régiment  de  la  Vistule)  porte  à  1 086  hommes  le  nombre  des  tués  et  blessés 
pour  la  journée  du  20  mars.  Arch.  de  la  guerre  (situations).  Ne  sont  natu- 
r  llemeut  pas  comprises  là  les  pertes  de  la  cavalerie  de  la  garde,  de  la  vieille 

.rde  qui  défendit  Arcis  et  des  trois  bataillons  qui  furent  détaches  à  Torcy. 

n  les  peut  évaluer  à  environ  700  ou  800  hommes. 

Les  Austro-Bavarois  perdirent  2224  hommes,  d'après  Plotho,  III,  329,  et 
.on  ne  connaît  point,  dit  Bogdanowitsch  (II,  42)  les  pertes  des  Russes  qui 
durent  dépasaer  ^00  hommes. 

3.  Français  en  L^e  pendant  la  première  période  de  Faction  :  corps  Ncy 
(Jauisens.  Rousseau,  régiment  de  la  Vistule)  :  5150  hommes.  !'•  et  2*  divi- 
sions de  cavalerie  de  la  garde,  2600  hommes.  Total.  7  750  hommes.  Renforts 
arrivés  successivement  :  division  Priant  et  réserve  d'artillerie  :  6800  hom- 
mes •  cavalerie  de  Lefebvre-Desnoëues  :  1500  hommes.  Total  général  : 
16  050  hommes.  La  brigade  Defrance  et  la  brigade  Mouriez,  occupées  sur 
U  rive  droite  de  l'Aube  à  surveiller  lea  abords  d'Arcis  et   à  escarmoucbar 


314  1814. 

vaient  pas  cédé  un  pouce  de  terrain.  Ce  furent,  au 
contraire,  les  Alliés  qui  prirent  leurs  positions  de  nuit 
en  arrière  du  champ  de  bataille*. 

avec  les  escadrons  de  cavalerie  de  la  garde  russe  ayant  passé  la  rivière  à 
Ramerupt  ne  prirent  pas  part  à  la  bataille  proprement  dite. 

Allies  en  lijrne  pendant  la  première  période  de  l'action  :  cavalerie  de  Kai- 
zarow  et  de  Frimont  :  6000  hommes  ;  infanterie  de  Wrède  (divisions  Hardegg 
et  Spleng)  ;  8000  hommes.  Total  :  14000.  Renforts  successifs  :  brigades  Charles 
de  Bavière  et  Habermann  :  ô  .soo  hommes;  g  enadiers  russes  :  4  400  hommes; 
0"  5*  brigade  de  cuirassiers  russes  :  1000  hommes;  4  escadrons  ae  la  garda 
achevai  prussienne  :  500  hommes.  Total  général  :  25400  hommes, 

1.  L'infanterie  do  Wrède  se  retira  à  Chaudrey  avec  ses  avaut-po»tes  entre 
Petit-Torcy  et  Vanpoisson  ;  les  gardes  et  réserves  bivouaquèrent  sur  les  hau- 
teurs do  Ménil,  la  cavalerie  derrière  Nozay  et  vers  Ktieune-sous-BarbuiiJS* 
Scoels,  l,  367  ;  Bogdauo-witscb,  II,  44 


III 

LA  DEUXIÈME   JOURNÉE 
DE  LA  BATAILLE  D'ARCIS-SUR-AUBE 


Dans  la  journée  du  20  mars,  le  prince  de  Schwar- 
zenberg  ayant  donné  une  trop  ^ande  extension  à  son 
front  de  bataille  n'avait  pu,  par  suite,  engager  que  le 
tiers  de  ses  forces.  Il  avait  ainsi  laissé  échapper  la  vic- 
toire, mais  celle  faute  trompa  Napoléon.  L'empereur 
crut  qu'il  n'avait  eu  affaire  qu'à  un  corps  détaché  sur 
les  derrières  do  la  grande  armée,  et  il  se  persuada 
que  ces  troupes  ayant  échoué  dans  leur  attaque  se 
disposaient  à  battre  en  retraite;  le  lendemain,  on  en 
auraitbonmarché*.  Aulieu  donc  de  profiter  de  la  nuit 
pour  faire  repasser  l'Aube  à  ses  troupes,  opération 
qui  l'eût  mis  à  même  d'attendre  à  couvert  tous  ses  ren- 
forts et  de  marcher  ensuite  soit  sur  Vitry  pour  gagner 
les  places  fortes*,  soit  sur  Brienne  pour  tourner  la 


1.  Cf.  BogdanoMTitsch,  H,  43;  Koch,  II,  73;  Vandoncoort,  II,  22&-226.  — 
Selon  Thiers  (XVII,  532),  l'emperear  ne  croyait  pas  à  une  retraite  des  Âostro- 
Russes,  mais  étonné  lui-même  de  la  valeur  de  ses  soldats  dans  cette  journée, 
il  les  considérait  comme  invincibles  et  pensait  qu'avec  cette  poignée  de  héros 
il  pourrait  battre  l'armée  entière  de  Schwarzenberg.  C'est  taxer  Napoléon 
de  folie.  La  preuve  qu'il  croyait,  dans  la  nuit  du  20  au  21,  à  la  retraite  de 
l'ennemi,  c'est  que  le  21  mars  dans  la  journée,  quand  il  vit  de  ses  yeux  toute 
l'armée  de  Bohême  en  position  devant  Arcis,  il  ne  balança  pas  à  repasser 
l'Aube. 

2.  Une  marche  sur  Vitry  était,  comme  on  l'a  va,  arrêtée  dans  l'esprit  de 
l'empereur  le  20  jusqu'à  midi  («  1814  »,  pp.  296-298).  La  bataille  d'Arcis-aor- 
Aube,  comme  on  l'a  vu  ausai,  avait  été  toute  fortuit*. 


316  181 4. 

droite  ennemie*,  l'empereur  résolut  de  livrer  bataille 
le  21  à  ceux  des  Austro-Russes  qu'une  retraite  trop 
lente  aunait  laissés  à  portée  de  ses  coups.  La  garde  et 
la  division  du  maréchal  Ney  demeurèrent  dans  leurs 
positions  sur  la  rive  gaiicb?  de  l'Aube,  et  dos  ordres 
hâtèrent  l'arrivée  de  l'infinterie  de  Lefebvre-Des 
noëttes  qui  était  à  Plancy,  de  la  cavalerie  de  Letort 
et  de  Curély  qui  était  à  Méry,  enfin  de?  corps  d'Ou- 
dinot,  de  Gérard  et  de  Macdonald  qui  se  trouvaient 
échelonnés  entre  Boulages  et  Anglure  '. 

Si  l'attaque  vigoureusement  exécutée  mais  mal  com- 
binée d'Arcis  avait  abusé  Napoléon,  la  défense  opi- 
niâtre de  cette  position  et  l'ollensive  prise  par  la  cava- 
lerie de  la  garde  à  dix  heures  du  soir  trompa  son 
adversaire.  Le  prince  de  Schwarzenberg  évalua  au 
double  de  ce  qu'elles  étaient  réellement  les  forces  de 
l'armée  française, et,  averti  par  ses  grand'gardes  qu'on 
apercevait  de  nombreux  feux  de  bivouacs  sur  la  rive 
droite  de  l'Aube  au  delà  de  Plancy,  il  jugea  plus  pru- 
dent de  se  laisser  attaquer  le  lendemain  que  d'attaquer 
lui-même.  De  cette  façon,  si  les  choses  tournaient 
bien,  si  les  Français  s'épuisaient  en  vain  contre  des 
positions  formidablement  défendues,  il  lancerait  ses 
masses  sur  leurs  bataillons  décimés  et  les  écraserait 
dans  Arcis.  Si,  au  contraire,  la  situation  devenait 
menaçante,  toutes  ses  troupes  étant  bien  concentrées 
dans  sa  main,  il  aurait  toujours  la  ressource  de  battre 

1.  Ce  mouvement  a  été  préconisé  après  coup  par  Vaudoncourt  (U,  241-242) 
etpar  Bogilauowitsch  (II,  51).  En  effet,  des  craintes  exprimées  par  le  czar  la 
20  mars(Beriihardi,  IV,  2*  part., 280),  de  rindécision  de  Schwarzenberg  dans 
l'après-midi  du  21  (Bogdanowitsch,  11,37)  et  de  son  appréhension  d'être  débordé 
par  sa  droite  (Plotho.  III,  332), il  semble  que  l'on  puisse  conclure  quesiNapo- 
iéon  eût  incontinent  marché  sur  Brienne,  Schwaizenberg  se  fût  aussitôt  mis 
en  retraite  vers  Bar-sur-Aube. 

3.  Registre  de  Berihier  (onlres  et  lettres,  Arcis,  20  mars,  9  heures  et  demie 
du  soir,  et  21  mars,  4  heures  du  matin).  Ordres  et  lettres  de  Macdonald,  20  mars, 
Anglure,  7  heures  du  soir,  et  ordres  d'Oudinot,  Boulages,  minuit.  Arch.  de  la 
guerre. 


LA    DEUXIÈME    JOURNÉE    D  ARCIS-SUR-AUBE.       317 

en  retraite  sans  s'être  compromis  par  aucun  mouve 
ment  intempestif*.  Résolu  à  garder  la  défersive,  du 
moins  pendant  la  première  partie  de  la  journée,  le  gé- 
néral en  chef  donna  des  ordres  en  conséquence.  Les 
111%  IV*  et  VI'  corps  durent  repasser  la  Barbuisse  et  se 
déployerentre  ce  ruisseau  à  gauche  et  lespentes  orien- 
tales de  Ménil  à  droite.  Le  V  corps  (de  Wrède)  for- 
mant l'aile  droite  s'appuya  à  l'Aube,  le  front  vers 
Torcv.  Les  srardes  et  réserves  s'établirent  en  seconde 
ligne,  sur  les  hauteurs  de  Ménil.  A  sept  heures  du 
malin,  les  troupes  occupaient  ces  nouveaux  emplace- 
ments*. 

A  peu  près  à  la  même  heure  arrivaient  une  partie 
des  renforts  attendus  par  Napoléon  :  les  trois  mille 
soldats  des  dépôts  de  la  garde  composant  la  brigade 
Henrion,  les  cinq  mille  chevaux  des  2'  et  o'  corps  de 
cavalerie,  enfin  les  six  mille  hommes  de  la  division 
Levai.  LcL  huit  cents  cuirassiers  de  Mouriez  avaient 
rejoint  dans  la  nuit.  Défalcation  faite  des  pertes 
subies  la  veille,  les  forces  de  N.ipoléon  se  trouvaient 
portées  à  dix-huit  mille  cinq  cents  baïonnettes  et  à 
neuf  mille  cinq  cents  sabres^ 

Comme  pour  confirmer  les  hasardeuses  prévisions 


1.  Bogdaaovitscb,  Getekiehte  de$  Krieget  1814,  D,  43.  Cf.  46  et  Glaaseviu. 
Der  Feldzug  non  f8l4.  447. 

S.  Ordre  général  de  Schw&nenberg,  Poiigj,  21  mars,  1  heure  da  matin, 
cité  par  ScheU.  I,  370,  371.  Cf.  Plotho,  111.  331-332. 

3.  Registre  de  Berthier  (ordre  et  lettres,  Arcis,  ?0  mars,  9  h.  et  demie  da 
soir  et  21  mars,  1  h.  trois  qaarcs  aprè^midi).  Journal  de  la  division  Levai. 
Miu^louald  à  Berthier,  Anglure,  30  mars,  11  heures  du  soir.  Ordres  d'Oadi- 
not,  Boolages,  21  mars,  3  heures  du  matin.  Situations  des  10,  12,  16  et  20 
mars.  Arch.  de  la  guerre  et  Arch.  nat.,  AF.,  iv  1670. 

Les  gardes  d'honneur  de  Defrance  restèrent  en  observation  sar  la  rive 
droite  de  l'Aube.  La  3*  division  de  cavalerie  de  la  garde,  la  brigade  Carélj,  le 
6*  corps  de  cavalerie  (Trelliard),  la  division  Rothembonrg  (corps  d'Oadinot)  et 
les  corps  de  Gérard  et  deMacdonald  n'arrivèrent  à  hauteur  d' Arcis  que  vers 
la  fin  de  l'après-midi  du  21,  et  dans  la  nuit  et  la  matinée  du  22.  Ces  troupes 
ne  traversèrent  pas  l'Aube.  Registre  de  Berthier  (ordres  du  21  mars).  Mac- 
donald  à  Berthier,  Ormes,  22  mars,  9  heures  du  matin.  Irch.  de  1a  )pierre> 
MimoirM  dt  Cvily,  401-402. 


3lS  4  814. 

do  l'empereur,  l'eïmemi  ne  se  montrait  point.  Les 
grand' gardes  ne  signalaient  sur  les  premières  som- 
mités du  plateau  qu'une  ligne  de  vedettes  cosaques. 
L'empereur  poussa  lui-mêmp  une  reconnaissance  avec 
un  escadron  sur  la  route  de  Lesmont  ;  il  aperçut  seu- 
lement quelques  piquets  de  cavalerie  qui  se  replièrent 
à  son  approche.  De  plus  en  plus  convaincu  que  le 
corps  ennemi  qui  l'avait  assailli  la  veille  commen- 
çait sa  retraite,  il  résolut  de  le  surprendre  en  plein 
mouvement  par  une  attaque  soudaine  et  puissante. 
Gardant  comme  réserve  la  division  Levai  et  la  vieille 
garde,  il  ordonna  à  Sébastiani  et  à  Ney  de  s'avancer 
sur  le  plateau,  avec  toute  la  cavalerie  de  l'armée  et 
l'infanterie  de  Lefol,  de  Rousseau  et  do  Ilenrion*. 
A  dix  heures,  la  cavalerie  s'ébranla.  En  voyant  cette 
magnifique  marche  en  bataille  de  neuf  mille  cinq 
cents  chevaux,  l'empereur  pouvait  croire  la  victoire 
assurée.  Mais  quel  spectacle  plus  imposant  et  plus 
formidable  encore  allait  frapper  les  yeux  des  Fran- 
çais quand  ils  auraient  atteint  les  crêtes!  Toute  l'ar- 
mée alliée,  près  de  cent  mille  combattants,  s'étendait 
en  demi-cercle,  face  à  Arcis,  depuis  l'Aube  à  l'est 
jusque  par  delà  le  ruisseau  de  la  Barbuisse  à  l'ouest. 
Devant  le  front  des  troupes,  trois  cent  soixante-dix 
bouches  à  feu,  dont  soixante-dix  pièces  de  position, 
étaient  en  batterie.  L'infanterie  formait  trois  lignes 
de  colonnes  de  bataillon;  la  cavalerie,  disposée  en 
trois  échelons,  flanquait  les  ailes  et  remplissait  les 
intervalles  entre  les  corps  d'armée*.  Aussi  loin  que 
portait  la  vue  brillaient  les  sabres  et  les  baïonnettes. 
Sans  se  laisser  troubler  par  l'aspect  de  ces  masses, 

1.  Cf.  Journal  de  la  division  Levai,  Arch.  de  la  guerre.  Registre  de  Der 
thier  (ordres  du  21  mars).  Koch,  U,  74-75  ;  Vaudoucourt,  II,  226  ;  Sckels 
I,  378  378. 

2.  Cf.  l'ordre  précité  de  Schwarzenberg,  Pougy,  21  mars;  et  Plotho,  III, 
831-?32;  Schels,  I,  377;  Bogdanowitsch,  II,  45. 


LA     DEUXIÈME    JOUR-NÉE     D  ARCIS-SUR-AUBE.       319 

les  canonniers  à  cheval  ouvrirent  le  feu  auquel  ré- 
pondit bientôt  l'écrasante  artillerie  des  Austro-Russes, 
et  les  escadrons  de  droite  chargèrent  résolument  la 
cavalerie  du  comte  Pahlen  qui  était  sortie  de  son  cré- 
neau et  qui  y  fut  rejetée'.  Pendant  cet  engagement, 
NeyetSébastiani  conférèrent  sur  la  situation.  Jugeant 
que  l'ennemi  était  en  forces  pour  les  contenir  sur  son 
front  et  pourles  déborder  par  leur  gauche,  ils  résolurent 
de  ne  point  s'engager  à  fond  jusqu'à  ua  nouvel  ordre 
de  l'empereur.  Informé  que  toule  la  grande  armée 
était  en  présence,  Napoléon  ne  s'obslina  point  à  livrer 
une  bataille  qui  ne  pouvait  aboutir  qu'à  un  désastre. 
Malgré  qu'il  en  eût,  il  se  résigna  à  battre  en  retraite. 
Le  mouvement  commença  aussitôt.  L'artillerie  de  ré- 
serve et  la  vieille  garde  défilèrent  par  le  pont  d'Arcis 
tandis  que  le  général  Léry  faisait  au  plus  vite  jeter 
un  pont  volant  en  aval  de  la  ville.  A  une  heure  et  de- 
mie, les  pontonniers  ayant  achevé  leur  travail  et  le 
pont  d'Arcis  étant  devenu  libre,  l'empereur  envoya 
au  prince  de  la  Moskowa  et  aux  généraux  Saint-Ger- 
main et  Milhaud  l'ordre  de  rétrograder  vers  l'Aube  et 
de  passer  sur  la  rive  droite.  Il  fut  prescrit  à  Sébas- 
tiani  de  se  maintenir  sur  le  plateau,  avec  la  cavalerie 
de  la  garde,  «  jusqu'à  la  nuit  close  »  afin  de  cachera 
l'ennemi  les  mouvements  de  retraite  de  l'armée  fran- 
çaise *. 

Si  Sébastian!  ne  conserva  pas  sa  position  «  jusqu'à 
la  nuit  close  »,  il  réussit  néanmoins,  par  les  feintes 
démonstrations  d'attaque  de  ses  escadrons,  qu'il  fai- 
sait sans  cesse  évoluer  hors  de  portée  de  l'artillerie,  à 
imposer  aux  Alliés  plus  longtemps  qu'on  ne  pouvait 


1.  Schels,  I,  378;  Bogdanovitsch,  n,  45. 

2.  Rej^istre  de  Berthier  (ordres  à  Drouoi,  Ney,  Sébastiani,  Ssint-GermAin, 
MThaud,  Arcis.  21  uiars,  I  heure  trois  quarts  de  l'après-midi}.  C^  Journat  de 
la  division  L«y»L  Arch.  de  la  gaerr«. 


320  18  1 4. 

raisonnablement  Tespérer.  Bien  que  l'arrêt  subit  de 
la  marche  des  Français  dût  éclairer  Schwarzenberg  et 
l'engager  à  porter  ses  troupes  en  avant,  les  Austro- 
Russes  restaient  sur  la  défensive.  Comme  toujours, 
l'indécision  régnaitàl'état-riajor  allié  et  une  excessive 
prudence  présidait  à  ses  conseils.  Des  rapports  signa- 
laient l'approche  d'une  colonne  française  vers  Sainte- 
Thuise  et  l'occupation  de  Méry  par  le  corps  entier  de 
Macdonald.  De  l'avis  général,  il  était  périlleux  d'en- 
gager la  bataille  dans  de  pareilles  conditions,  la 
grande  armée  risquant  d'être  débordée  sur  ses  deux 
ailes.  Selon  un  écrivain  militaire  russe,  le  manque 
d'initiative  était  tel  chez  les  Coalisés,  que  Napoléon 
aurait  pu  se  maintenir  dans  ses  positions  jusqu'à  la 
fin  du  jour,  sans  essuyer  aucune  attaque.  Sa  retraite 
se  serait  opérée  de  nuit,  en  toute  sécurité  \ 

Ce  fut  seulement  quand  on  aperçut  des  hauteurs 
de  Ménil  les  têtes  de  colonnes  de  la  garde  débou- 
chant sur  la  rive  droite  de  l'Aube,  dans  la  direction 
de  Vitry,  que  l'on  commença  à  croire  à  la  retraite  des 
Française  II  ne  fallait  que  marcher  en  masse  sur 
Arcis  pour  y  écraser  l'armée  impériale  en  flagrant 
délit  de  passage  de  rivière.  Mais  au  lieu  de  donner  sans 
retard  l'ordre  d'attaquer,  Schwarzenberg  manda  à 
Ménil  les  commandants  de  corps  d'armée,  afin  d'avoir 
avec  eux  «  une  courte  conversation  »  sur  les  dispo- 
sitions à  prendre.  Cette  courte  conversation,  «  kurze 
Besprechimg  » ,  dura  si  longtemps  que  quand  les  Austro- 
Russes  s'ébranlèrent,  déjà  les  deux  tiers  de  l'armée 
française  avaient  atteint  la  rive  droite  de  l'Aube*. 
A  l'approche  des  nuées  de  cavaliers  qui  précédaient 

1  Bogdanowitsch,  H,  46.  Cf.  Plotho,  III,  332.  Schels,  I,  378. 

2.  Relation  de  Diebitsch,  Arch.  de  la  guerre,  à  la  date  du  24  mars. 

a.  Schels,  Opéra::,  der  verbûnd.  Ueere  gegen  Paris,  I.  J78.  Cf.  la  première 
vei-siun  daus  la  Œster.  milit.  Zeitachrift,  V,  173;  et  le  Journal  de  la  divisioa 
Levai,  Arcb.  de  la  guerre. 


LA     DEi:XIÈME    JOURNÉE    l'E     R  AR-SUR  -  AUBE.       32î 

les  IIP,  IV"  et  VP  corps,  Sébastiani,  resté  sur  le  plateau 
avec  le?  divisions  Colbert,  Exelmans  et  Lefebvre- 
Desnoëttes  se  mit  en  retraite  en  échiquier,  retardant 
par  des  charges  partielles  et  le  feu  de  son  artillerie 
légère  la  marche  de  l'ennemi.  Grâce  à  sa  belle  con- 
tenance, la  cavalerie  de  la  garde  réussit  à  regagner 
Arcis  sans  subir  de  grandes  pertes  ;  une  seule  brigade 
fut  entamée  et  laissa  quelques  prisonniers  entre  les 
mains  des  hussards  Olviopol  '. 

Pendant  que  les  escadrons  de  Sébastiani  repassent 
la  rivière,  sous  la  protection  de  la  division  Levai, 
seule  infanterie  laissée  sur  la  rive  gauche  pour  cou- 
vrir la  retraite,  l'armée  ennemie  s'avance.  De  tous  les 
points,  ses  profondes  colonnes  convergent  sur  Arcis: 
par  Torcy  le  corps  de  Wrède,  par  la  route  de  Troyes 
les  corps  de  Gyulai  et  de  Wurtemberg,  par  la  route 
de  Méry  le  corps  de  Rajewsky.  Le  pont  de  chevalets 
menacé,  est  détruit  par  les  sapeurs  du  génie;  les  ca- 
valiers de  Sébastiani  refluent  vers  le  pont  d'Arcis,  le 
seul  débouché  qui  leur  reste.  Bientôt  obus  et  boulets 
éclatent  et  ricochent  dans  les  rues,  puir^  Russes, 
Autrichiens,  Bavarois,  Wurtembergeois  se  ruent  h 
l'assaut.  Mais  toutes  les  maisons  sont  crénelées,  toutes 
les  issues  sont  barricadées  et  armées  de  canons,  et 
derrière  ces  murailles  et  ces  barricades,  il  y  a  six  mille 
vieux  soldats  d'Espagne.  Les  plus  furieuses  attaques 
échouent.  Des  deux  côtés  on  combat  avec  un  égal 
acharnement.  Sans  cesse  repoussées,  sans  cesse  les 
colonnes  ennemies  reviennent  à  la  charge.  L'ardeur 
des  assaillants  augmente  à  proporlion  de  Taccroisse- 
menl  do  leur  nombre.  lis  fourmillent  autour  d'Arcis; 
ils  sont  cinquante  mille!  Levai,  voyant  presque  toute 
son  artillerie  hors  de  service,  ses  fantassins  saus  car- 

l.  Cf.  Tordte  de   Schvarwnberg,  Méail,  21  mars,  cité  par    Plotho,  m» 
103,  et  ScbeU,  [.  385 

2« 


322  1814. 

touche,  le  sixième  de  son  monde  couché  par  terre  ', 
donne  l'ordre  de  la  retraite.  Profitant  du  mouvement 
rétrograde  des  Français,  trois  colonnes  russes,  autri- 
chiennes et  wurtember^ebises  forcent  les  barricades 
surtrois points  différents;  elles  débouchentsurlaplace 
du  marché,  acculent  au  pont,  encombré  par  Tartillerie 
de  Levai  et  l'arrière-garde  de  Sébastiaui,  une  partie 
de  l'infanterie  française  et  coupent  au  reste  sa  ligne 
de  retraite.  C'est  une  terrible  confusion,  on  se  bat 
corps  à  corps.  Levai  est  blessé;  le  général  Maul- 
mont  a  son  cheval  tué  sous  lui.  Cernés  et  fusillés 
de  tous  côtés,  voyant  l'ennemi  partout,  les  soldats 
s'affolent  et  courent  dans  les  rues  sans  ordre  et 
sans  but.  Alors  le  général  Chassé  prend  la  caisse 
d'un  tambour  tué  et  bat  la  charge.  Il  rallie  uns  cen- 
taine de  vieux  soldats  du  28«  de  ligne  et  du  16*  léger, 
qui  fondent  ^  la  baïonnette  sur  les  masses  ennemies, 
les  traversent  et  nettoient  les  abords  du  pont.  Les 
Français  se  reforment,  contiennent  les  assaillants, 
puis  les  repoussent.  Le  passage  de  la  rivière  s'opère 
en  bon  ordre.  Vers  sept  heures  du  soir,  les  sapeurs 
commencèrent  à  détruire  le  grand  pont  d'Arcis,  pro- 
tégés par  les  tirailleurs  de  la  deuxième  division  d'Ou- 
dinot  (général  Rothembourg)  qui  venait  de  prendre 
position  sur  la  rive  droite  de  l'Aube^. 

1.  Les  trois  brigades  de  Levai  et  la  l"  brigade  de  Rothembourg,  laquelle  fut 
àpeine  engagée,  perdirent  1 276  hommes.  État  des  pertes  du  7*  corps,  le  21  mars. 
Arch.  delà  guerre.  Il  faut  ajoutera  ce  chiffre  300  hommes  environ,  tués,  blessés 
ou  prisonniers  pour  la  cavalerie  de  Sébastiani;  total  :  1576  hommes.  —  Selon 
les  historiens  étrangers  (Plotho,  III,  335;  Sporschill,  II,  85;  Schels,  11,390,  etc.), 
qui  portent  les  pertes  des  Français  à  2  500  et  même  à  3  000  hommes,  celles 
des  Alliés  ne  se  seraient  élevées  qu'à  500  ou  600  hommes.  Si  l'on  réfléchit 
qu'à,  la  vérité  les  Alliés  avaient  la  supériorité  de  l'artillerie,  mais  que 
d'autre  part  ils  donnèrent  l'assaut  à  une  ville  barricadée  et  bien  défendue, 
il  semble  certain  qu'ils  durent  laisser  sur  le  carreau  au  moins  autant  de 
combattants  qu'en  perdirent  les  F"rançais. 

2.  Journal  de  la  division  Levai,  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Registre  de  Ber- 
thier  (ordres  du  21  mars,  Arcis,  I  heure  trois  quarts  après  midi).  Koch,  II, 
79-80;  Schels,  I,  388-389;  Danileswky,  II,  74-75;  Bernbardi,  IV,  2*  part.,  283- 
284 


LA    DEUXIÈME   JOURNÉE   d'aRCIS-SUR-AUBE.       323 

Trente  mille  hommes  étaient  restés  une  journée 
entière  en  contact  avec  cent  mille,  et  ils  avaient  im- 
posé à  l'ennemi  au  point  que  seule  leur  retraite  avait 
déterminé  son  attaque.  Le  20  mars,  le  prince  de 
Schwarzenber^  n'avait  pas  su  écraser  l'armée  fran- 
çaise; le  21,  il  l'avait  laissée  franchir  la  rivière  devant 
ses  soldats  immobiles  et  à  portée  de  ses  canons  muets. 
Deux  fois  en  trente  heures,  par  ses  plans  vicieux  et 
son  irrésolution,  le  général  en  chef  avait  manqué  à 
remporter  une  victoire  décisive.  Avec  un  tel  adver- 
saire, si  grandes  que  fussent  ses  forces,  la  partie 
serait-elle  jamais  perdue  sans  espoir  pour  Napoléon? 


ly 


OPÉRATIONS   DE   BLnCIIEK  ET  DE   MARMONT 
ENTRÉE   DE  L'ARMÉE  DU  SUD  A  LYON 


Pendant  que  Napoléon  manœuvrait  contre  Schwar- 
zcnberg-,  Bliicher  sortait  enfin  de  son  inaction.  Le 
47  mars,  l'empereur  avait  quitté  Reims;  ce  jour-là 
même,  le  fol d- maréchal,  quoique  toujours  malade, 
leva  ses  cantonnements  de  Laon.  11  suffisait  que  Napo- 
léon ne  fût  plus  en  présence  pour  que  l'ennemi  reprît 
aussitôt  l'oirensive.  Les  Coalisés  ne  craignaient  ni 
Marmont,  ni  Augereau,  ni  Macdonald,  ni  Oudinot, 
aucun  des  lieutenants  de  l'empereur,  ils  ne  craignaient 
même  pas  ses  héroïques  soldats;  ils  redoutaient  Na- 
poléon. «  Pourquoi,  écrivait  Belliard,  pourquoi  l'em- 
pereur ne  peut-il  pas  être  partout'!  » 

Le  corps  de  Biilow  se  porta  sur  Soissons,  les  cinq 
autres  corps  de  l'armée  de  Silésie  se  concentrèrent  à 
Corbény.  Dans  la  matinée  du  18  mars,  les  Alliés 
marchèrent  vers  l'Aisne  en  trois  colonnes.  Czernis- 
chevi'  avec  un  fort  parti  de  cavalerie  et  quelques  ba- 
taillons passa  la  rivière  au-dessus  deBerry-au-Bac,à 
Neufchâlel  ;  Kleislet  York  commencèrent  à  établir  un 
pont  en  aval,  à  Ponlavaire;  le  gros  de  l'armée  se 
dirigea  droit  sur  Berry-au-Bac.  On  pensait  que  Mar- 
mont, qui  occupait  ce  point,  ne  tarderait  pas  à  l'abau- 

1.  Belliard  à  Bertbier,  19  mars.  Arcb.  de  la  guerr» 


OPÉRATIONS    DE    BLUCHEB.  325 

donner  sous  la  menace  d'y  être  tourné.  La  chose  arriva, 
mais  non  point  précisément  comme  l'espérait  Blii- 
cher.  Le  pont  était  miné,  le  duc  de  Raguse  fit  rentrer 
ses  avant-postes  et  quand  les  têtes  de  colonnes  russes 
s'avancèrent  vers  le  pont,  il  donna  l'ordre  de  faire 
jouer  la  mine.  «  Ce  fut,  dit-il,  un  magnifique  specta- 
cle. »  De  Berry-au-Bac,  Marmont  se  replia  sur  Pon- 
tavaire  ;  puis,  serré  de  près  par  la  cavalerie  ennemie, 
il  gagna  Fismes,  où  il  prit  position  derrière  la  Vesle. 
Dans  la  soirée,  il  écrivit  au  maréchal  Mortier,  qui  occu- 
pait Reims,  de  le  venir  rejoindre  incontinent  *.  Tou- 
jours docile  aux  volontés  de  son  collègue,  le  duc  de 
Trévise  évacua  Reims  dès  le  lendemain  matin  ;  mais 
soit  que  Marmont  se  fût  ravisé  de  lui-même,  soit  que 
Mortier,  qui  précéda  à  Fismes  sa  tête  de  colonne,  eût 
convaincu  le  duo  de  Raguse  des  dangers  de  l'aban- 
don de  Reims,  ordre  fut  envoyé  à  la  division  Rous- 
sel, formant  arrière-garde,  de  réoccuper  cette  ville. 
Déjà  un  fort  détachement  de  Cosaques  en  tenait  les 
abords.  Les  dragons  chassèrent  l'ennemi  et  rentrèrent 
dans  Reims  qu'entouraient  cinq  à  six  mille  Russes. 
Le  général  Roussel  fit  mettre  pied  à  terre  à  deux  esca- 
drons qui  se  portèrent  aux  portes  et  aux  murailles, 
et  il  se  maintint  dans  la  ville  jusqu'à  sept  heures 
du  soir,  malgré  les  sommations  et  les  attaques  de 
l'ennemi.  Un  nouvel  ordre  do  retraite  survint.  Les 
dragons  se  replièrent  sur  Fismes  sans  être  inquiétés, 

1.  Marmont  à  Berthier,  Cormicy,  17  «t  18  mars,  et  à  Mortier,  Fismes, 
18  mars.  Arch.  de  la  guerre.  01.  Mémoire*  de  Marmont.  VI.  222  224;  C.  de 
W.  (Mùtiahig).  Kriegignch.  de*  Jahre*  1814,  II  122;  Plolho,  £rieg.  in  Frank- 
reich.  111,362;  Droysen,  York'*  Lehen.  III,  374-375. 

Toujours  la  véracité  des  Mémoire*  du  due  de  /{açiui?.  Racontant  sa  retraita 
sur  Fismes,  Marmont  dit  dans  sua  livre  :  «  La  mouvement  exécuté  par  ma 
c.ivaler  le  fui  remarquable  par  sa  lenteur  et  son  ordre.  Je  vommandai  aux 
chiisseurs  de  faire  des  feux  par  escadrons  avec  leurs  carabines.  Cette  nou- 
veauté (7)  imposa  à  l'ennemi,  et  tout  le  mouvement  s'exécuta  au  pas  jusqu'à 
la  tin.  «  Or,  dans  sa  lettre  à  Mortier.  U  écrivait  1«  18  ipar*  «a  soir  :  •  M4 
c&valerie  a  été  culbutés.  • 


326  1814. 

suivis  seulement  à  deux  portées  de  canop  par  quel- 
ques sotnias  de  Cosaques'. 

L'empereur  a  blâmé  Marmont  d'avoir  pr-s  Fismes 
au  lieu  de  Reims  pour  ligne  de  retraite^  C'était  en  effet 
une  faute  qui  allait  amener  un  désastre.  Cette  faute, 
Marmom  est  néanmoins  assez  excusable  de  l'avoir 
commise.  Le  18  mars,  il  avait  reçu  l'ordre  de  couvrir 
la  route  de  Paris,  et  pour  couvrir  Paris,  c'était  bien  sur 
Fismes  et  non  sur  Reims  qu'il  devait  se  replier.  Mais 
Marmont  avait  également  l'ordre  «  de  disputer  le  ter- 
rain à  l'ennemi^  ».  Or,  pour  lui  disputer  le  terrain,  il 
fallait  pénétrer  ses  desseins  de  façon  à  connaître  sa 
vraie  direction.  Si  le  duc  de  Raguse  n'avait  pas  cette 
clairvoyance,  au  moins  devait-il  attendre,  pour  faire 
évacuer  Reims,  que  les  Alliés  eussent  plus  visiblement 
dessiné  leur  mouvement \  Corrigé  du  goût  des  aven- 
tures et  parles  défaites  qu'il  avait  subies  au  milieu  de 
février  et  par  les  périls  auxquels,  quinze  jours  plus 
tard,  l'avait  fait  échapper  la  capitulation  de  Soissons, 
Blûcher  cherchait  à  opérer  sa  jonction  avec  Schwar- 

1.  Journal  de  Ij:  division  Roussel;  Registre  de  Belliard  (ordre  à  Roussel, 
19  mars  au  matin).  Rapport  de  Belliard  à  Mortier,  19  mars  au  soir).  Arch.  de 
la  guerre.  —  Marmont  ne  parle  naturellement  pas,  dans  ses  Mémoires,  de 
ce  beau  fait  d'armes,  à  la  suite  duquel  Belliard  demanda  pour  le  général 
Roussel  d'Hurbal  le  grade  de  commandant  dans  la  Légion  d'honneur. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21 524.  Registre  de  Berthier  (à  Marmont, 
Plancy,  20  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  21 512.  Registre  de  Berthier  (à  Marmont, 
Épernay,  17  mars).  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Marmont  semble  le  reconnaître,  non  pas  dans  ses  Mémoires,  naturellement, 
mais  dans  cette  lettre  à  Berthier  (Château-Thierry,  21  mars.  Arch.  de  la 
guerre).  •  Je  regrette  de  n'avoir  pas  manœuvré  sur  Reims,  Épernay  et  Chà- 
lons  puisque  ces  mouvements  concordaient  avec  ceux  de  l'empereur.  Mais  je 
n'ai  pu  me  retirer  d'abord  sur  Reims  par  suite  de  la  nature  des  événements. 
(Voilà  qui  est  faux.  Marmont,  le  18  mars,  pouvait  également  se  retirer  sur 
Reims  et  sur  Fismes,  puisque  la  route  de  Reims  resta  libre  jusque  dans  la 
nuit  du  19  au  20  mars.  Voirie  Journal  de  la  division  Roussel.)  Du  reste  j'avais 
l'intention  4e  me  rapprocher  de  Reims,  mais  j'y  ai  renoncé  au  moment  où 
l'ennemi  »  débouché  sur  la  route  de  Fisraes.  (Marmont  avait  pris  le  temps  de 
la  réflexion,  car  l'ennemi  ne  déboucha  sur  la  route  de  Fisraes  que  le  20  dans 
la  matinée.)  D'ailleurs  mes  instructions  portaient  textuellement  que  je  devais 
couvrir  la  route  de  Paris,  etc.,  etc.  »  Cette  dernière  raison  est  la  seule  bonne, 
Karmont  eût  été  bien  avisé  de  a'en  point  iavoc^u«r  d'autre^. 


OPÉRATIONS    UE    BLUCHER.  327 

zenberg  et  nullement  à  tenter  une  nouvelle  pointe  sur 
Paris.  Le  20  mars,  tandis  que  Marmont  et  Mortier,  en 
position  sur  les  hauteurs  de  Saint-Martin  et  couverts 
parla  Vesle,  comptaient,  dit  le  duc  de  Raguse, attirer 
l'armée  de  Silésie  «  dans  de  faux  mouvements  et  la 
combattre  en  offensive  »,  ils  n'avaiert  devant  eux 
que  les  seuls  corps  de  Kleist  et  d'York,  et  l'avant- 
garde  de  Winzingerode  filait  de  Reims  sur  Châlons'. 
Il  fallut  qu'une  lettre  de  Napoléon,  qui  avec  son  ad- 
mirable génie  jugeait  les  choses  de  loin  mieux  que 
Marmont  ne  savait  les  juger  de  près,  vint  dessiller  les 
yeux  du  duc  de  Raguse:«  Bliicher  va  se  réunira  Schwar- 
zenberg,  écrivit  l'empereur  le  20  mars,  et  tout  cela 
tombera  sur  vous',  »  Le  21  mars,  JUarmont. enfin  éclairé 
par  ce  message,  leva  ses  cantonnements  pour  se  porter 
sur  Châlons.  Mais  l'ennemi  tenait  la  route  de  Reims,  et 
celle  4'Epernay  était  impraticable  à  l'artillerie.  On  dut 
prendre  par  Oulchy  et  Château-Thierry  et  gagner  en- 
suite Étoges,  à  la  nouvelle  que  les  Russes  occupaient 
déjà  Épernay',  C'était  un  bien  grand  détour.  Suivis 
par  les  Prussiens,  flanqués  et  devancés  à  gauche  par 
la  marche  parallèle  des  Russes,  menacés  à  droite 
par  une  manœuvre  éventuelle  des  Autrichiens,  les 
deux  maréchaux  pourraient-ils,  gagnant  de  vitesse 
toutes  les  colonnes  des  Alliés,  échapper  à  un  enve- 
loppement? 

Tandis  que  par  ses  faux  mouvements,  le  duc  de  Ra- 
guse  compromettait  son  armée,  le  duc  de  Castiglione, 
par  ses  temporisations,  sa  négligence  et  son  incapa- 
cité, perdait  la  seconde  ville  de  l'empire.  Après  avoir 

1.  G.  de  W.,  n,  123;  Plotho,  367-370. 

2.  Cette  lettre  est  écrite  par  Berthier  (Registre  de  Berthier,  Plancj,  Mman); 
mais  !e  major  général  reproduit  mot  pour  mot  les  instructions  de  Napoléon, 
Cf.  Corrtspondanee  de  Napoléon,  21  524. 

3.  Marmont  à  Berthier,  Château-Thierry,  21  mars.  Cf.  Registre  de  Bel- 
Uard  (ordres  du  21  mars,  Saint-Martin  et  Château-Thierry),  Arcb.  de  1^ 
Çuerre. 


328  181 4. 

quiclé  Lyon  quinze  jours  trop  tard,  manquant  ainsi 
l'occasion  de  couper  les  communications  de  l'ennemi, 
Augereau  y  était  rentré  quinze  iours  trop  tôt*.  Si  le  \ 
4  mars,  à  l'approche  de  l'armée  du  prince  de  Hesse.  ' 
le  maréchal,  inquiet  pour  Lyon,  croyait  devoir  se  re-  i 
tirer  sur  la  basse  Saône,  c'était  à  Mâcon  qu'il  lui  t'ailait 
incontinent  porter  toutes  ses  forces.  Arrêtant  dans 
cette  position  le  corps  de  Bianchi  et  imposant  par  son 
mouvement  aux  autres  corps  de  l'armée  du  Sud,  il 
eût  donné  le  temps  d'arriver  aux  nombreux  renforts 
qui  étaient  en  route,  il  eût  permis  à  Lyon  de  préparer 
sa  défense.  Mais  au  lieu  d'aller  à  Mâcon,  il  revint 
directement  à  Lyon  où  il  cantonna  le  9  mars.  Puis 
il  se  ravisa  et  marcha  lentement  vers  Mâcon,  éche- 
lonnant ses  troupes  sur  une  ligne  de  plus  de  cin- 
quante kilomètres.  D'ailleurs  les  Autrichiens  s'étaient 
déjà  concentrés.  La  division  Musnier,  opposée  seule 
aux  masses  ennemies,  échoua  dans  son  attaque  ; 
c'était  aisé  à  prévoir.  Refoulée  sur  Saint-Georges, 
puis,  après  un  nouveau  combat  le  18  mars,  sur  Lyon, 
l'armée  française  s'établit  en  avant  de  cette  ville,  à 
Limonest.  Presque  inattaquable  de  front,  celte  posi- 
tion était  facile  à  déborder.  La  bataille  s'engagea  le 
20  mars.  Les  Français  se  maintenaient  sur  tous  les 
points,  lorsque  vers  midi  Augereau,  prenant  bien 
mal  son  heure,  retourna  à  Lyon  pour  conférer  avec 
les  autorités  civiles.  L'absence  du  général  en  chef,  qui 
avait  poussé  la  négligence  jusqu'à  ne  point  délé- 
guer le  commandement  à  l'un  de  ses  lieutenants,  jeta 
la  confusion.  La  défense  n'eut  plus  d'ensemble , 
une  contre-attaque  du  général  Beurmann  échoua, 
faute  d'être  appuyée.  Quand  Augereau  revint  à  cinq 
heures  du  soir  sur  le  champ  de  bataille,  toutes  les 

},  Voir  >  18U  »,  233-23S. 


ENTRÉE    DE    L'ARMÉE    DD    SUD    A    LYON.  329 

troupes  étaient  en  retraite.  On  rentra  dans  Lyon*. 

Le  héros  affaibli  de  Castiglione  et  de  Lodi  réunit 
une  seconde  fois  à  l'hôtel  de  ville  le  sénateur  Chaptal, 
commissaire  extraordinaire,  le  préfet,  le  maire,  les 
conseillers  municipaux,  les  commissaires  de  police. 
11  leur  demanda  ingénument  s'il  fallait  se  défendre. 
Poser  une  pareille  question  à  une  assemblée  civile 
quand  on  est  maréchal  d'Empire,  c'est  lui  dicter  sa 
réponse.  Ce  smgulier  conseil  de  défense,  à  mieux 
dire  ce  conseil  de  reddition,  ne  faillit  pas  à  déclarer 
que  «  l'on  devait  épargner  aux  Lyonnais  les  calamités 
d'une  résistance  inutile  ».  Augereau  qui  pensait 
comme  la  municipalité,  —  il  ne  s'en  cache  point  dans 
son  rapport  à  Clarke,  —  donna  incontinent  l'ordre 
d'évacuer  Lyon^  Le  lendemain,  21  mars,  à  onze 
heures  du  matin,  le  prince  de  Hesse  passait  ses 
troupes  en  revue  sur  la  place  Bellecour.  Tou'  glo- 
rieux de  cette  facile  occupation  de  Lyon,  les  Autri- 
chiens firent  fondre  en  or  les  clés  de  la  cité  et  les 
envoyèrent  à  l'empereur  François'. 

«  La  défection  du  duc  de  Castiglione,  a  dit  Napo- 
léon dans  sa  proclamation  du  golfe  Jouan,  livra 
Lyon  sans  défense  à  l'ennemi.  »  Augereau  ne  fit  pas 
défection  au  sens  absolu  du  mot,  mais  s'il  ne  trahit 
pas  l'empereur  et  la  patrie,  il  trahit  tous  ses  devoirs  de 
soldat.  Après  avoir  commis  tant  de  fautes  en  rase  cam- 
pagne, ie  maréchal  devait  les  racheter  par  une  éner- 
gique défense  de  Lyon.  La  disproportion  des  forces 

1.  Rapports  d'Augereaa  à  Clarka  et  ordres,  Lyon,  9  mars;  Villefrancbe. 
18  mars;  Vienne,  21  mars.  Arch.  de  la  gaerre  et  Arch.  nat.,  AF.  iv.  1670, 
Rapi>ort de  Clarke  à  N.ipoléon.20  mars.Arch.de  la  guerre.  Cf.  Ploiho,  III.  458-4fi0. 

2.  Rapport  d  Augereau  à  Clarke.  Vienne,  31  raar»:  et  rapport  de  Clarke  à 
Napoléon,  27  mar-.  Arch.  de  la  guerre.  —  Dans  son  rapport.  Clarke  s'étoooe 
avec  raison,  que,  ■  dans  ces  circonstances,  le  duc  de  Ca:>i!glione  n'ait  ra 
d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  consulter  les  autorités  civilea  pour  savoir 
ce  qu'il  devait  faire  •. 

3.  Général  Vialanes  à  Clarke,  Moulins,  37  mars.  Arch,  de  la  guerre  Jiog. 
'Miovitscb,  U,  26â. 


330  181 4. 

n'était  point  telle  que  la  résistance  fût  impossible.  Les 
Autrichiens  étaient  réduits  à  32  000  combattants  par  les 
pertes  et  les  détachements'.  Les  Français  comptaient 
encore  21  500  hommes  ^  De  plus,  6  800  fantassins  de 
l'armée  de  Catalogne,  conduits  en  poste  de  Perpignan, 
et  7  000  soldats  des  armées  de  Toscane  et  de  Pié- 
mont, concentrés  à  Chambéry,  allaient  arriver  à  Lyon, 
les  premiers  le  22  ou  le  23  mars,  les  seconds  le  25  ou 
le  27  '.  Avant  la  fin  du  mois,  la  garnison  eût  présenté 
un  effectif  de  trente-six  mille  hommes.  La  population 
lyonnaise  animée  de  patriotisme  était  malheureuse- 
ment impuissante  à  combattre,  car  on  manquait  d'ar- 
mes, mais  elle  eût  accepté  d'un  cœur  ferme  toutes  les 
épreuves   d'un  siège  et  d'un  bombardement*.  A  la 


1.  Nous  avons  donné,  page  237,  le  dénombrement  de  l'armée  du  Sud,  qui 
montait,  le  9  mars,  à  46000  hommes  environ.  Si  de  ces  46000  hommes  on  dé- 
falque les  12  700  hommes  de  Bubna,  manœuvrant  autour  de  Genève,  quel- 
ques  petits  détachements  du  prince  Aloys  Lichtenstein  et  3500  hommes  tués, 
blessés  ou  prisonniers  dans  les  combats  de  Poligny,  Mâcon,  Saint-George, 
Limonest,  etc.  (Plotho,  HT,  461),  c'est  bien  à  peine  32000  hommes  qu'il  restait 
à  l'ennemi  devant  Lyon. 

2.  Divisions  Musnier  :  5  740  hommes;  Pannetier  :  4855  hommes;  Digeon  : 
1644  hommes;  Bardet  :  4249  hommes;  gardes  nationales  :  4154  hommes; 
artillerie  :  883  hommes.  Total  :  21535  hommes.  (Situation  de  l'armée  de 
Lyon  au  10  mars.  Arch.  de  la  guerre.)  A  défalquer,  pour  les  pertes 
du  10  au  20  mars,  1  661  hommes  (cf.  Koch,  II,  251-263)  et  à  ajouter  1 650  hom- 
mes, tête  de  colonne  de  la  division  Beurmaan  qui  arriva  à  Lyon  le  19  (Rap- 
port d'Augereau,  Vienne,  21  mars).  Total  :  21524  hommes. 

3.  Situations  de  l'armée  de  Lyon  au  20  mars;  composition  de  la  colonne  de 
l'armée  d'Aragon.  Perpignan,  16  mars;  Rapport  de  Clarke  à  Napoléon, 
26  mars.  —  Dans  son  rapport,  Clarke  dit  très  justement  :  «  La  disproportion 
des  forces  n'était  assurément  pas  de  nature  à  justifier  ce  qui  s'est  passé.  » 

D'après  une  lettre  de  Napoléon  du  16  mars  {Correspondance,  21  499)  et  une 
autre  du  21  février  (citée  par  Du  Casse,  les  Rois  frères  de  Napoléon.  479), 
l'empereur  avait  eu  un  instant  l'intention  de  remplacer  Augereau  par  Sa- 
chet, qui  était  inutile  à  la  tète  d'une  armée  immobilisée  au  pied  des  Pyré- 
nées, ou  par  le  roi  Jérôme,  qui  se  trouvait  sans  emploi  à  Paris.  Le  choix 
du  duc  d'Albuféra  eût  été  excellent,  et,  à  défaut  de  Suchet.  Jérôme  eût  été 
bien  placé  à  l'armée  de  Lyon.  L'ardeur  et  la  ténacité  qu'il  montra  en  1815 
aux  Quatre-Bras  et  k  Ilougoumont,  témoignent  qu'il  eût  fait  à  Lyon  tout  ce 
qu'on  pouvait  attendre  d'un  général  vaillant,  dévoué  et  résolu. 

4.  Sur  l'esprit  patriotique  des  Lyonnais,  voir  les  notes  du  commissaire  gé- 
néral de  police  des  21,  25,  26  février  et  23  mars,  et  la  note  du  commissaire 
général  de  Marseille,  du  5  avril;  la  lettre  du  sous-préfet  de  Thonon,  8  mars,  etc. 
Axcb.  nat.,  F.  7,  4290;  F.  7,  4289  et  F.  7,  6605. 


ENTRÉE    DE    l'aRMÉE    DU    SUD    A    LYON.  331 

vérité  les  fortifications  de  la  place  tombaient  en 
ruines  et  l'armement  en  était  presque  nul.  Mais  cette 
ville  sans  retranchements  et  sans  canons,  c'était  la 
condamnation  d'Augereau.  Depuis  deux  mois  qu'il 
était  à  Lyon,  il  avait  négligé  de  faire  venir  d'Avignon 
le  parc  de  quatre-vingts  bouches  à  feu  destiné  à  la 
défense  de  la  place  et  il  n'avait  ni  élevé  une  re- 
doute, ni  construit  un  tambour.  Pour  remuer  la 
terre,  pour  garnir  d'ouvrages  les  collines  de  Four- 
vières  et  de  Saint-Just,  pour  établir  des  batteries  au 
cimetière  de  Cuire,  à  la  Croix-Rousse,  aux  ponts  Mo- 
rand et  de  la  Guillotière,  il  eût  trouvé  cent  mille  bras 
dans  le  peuple  de  Lyon.  Il  n'y  pensa  pas. 

Au  '^ours  de  cette  campagne,  oh  il  laissa  sa  gloire, 
Augereau  ne  sut  se  servir  ni  des  hommes  ni  des  cho- 
ses. Dans  son  armée  honteuse  et  irritée  d'être  menée 
de  défaite  en  défaite  et  de  retraite  en  retraite,  ce  n'é- 
taient que  murmures  et  clameurs.  «  Avec  Suchet, 
disaient  les  soldats, nous  vaudrions  mille  fois  plus'.  » 
Et  ces  vétérans  des  guerres  d'Espagne  ne  se  vantaient 
pas;  ils  savaient  ce  dont  ils  étaient  capables.  A  Casti- 
glione  Augereau  culbuta  avec  une  seule  division 
vingt-cinq  mille  Autrichiens.  Les  troupes  qu'il  com- 
mandait en  1814  valaient  celles  de  1796,  mais  elles 
n'avaient  à  leur  tète  que  l'ombre  du  héros  d'Italie. 


1.  Rapport  da  commissaire  général  de  police,  Lyon,  22  mars.  Arch.  nat. 
F.  7,  4290;  et  lettre  de  l'armée  de  Ljon,  classée  à  la  date  du  24  mars.  Arch. 
de  la  guerre.  —  Cette  très  curieuse  lettre,  véritable  acte  d'accusation  contre 
Augereau,  porte  en  marge,  de  la  main  de  Vieusseux,  chef  de  division  à  la 
Guerre  en  1814  :  «  D'autres  reoseignemeata  soat  entiéremeat  d'accord  ave* 
cette  lettre.  > 


LIVRE  SIXIÈME 


hârcde  de  napoléon 
sdr  les  communications  de  l'ennemi 


A  un  capitaine  moins  audacieux  et  moins  résolu 
que  Napoléon,  la  bataille  fortuite  d'Arcis-sur-Aube 
eût  fait  arrcler,  sans  doute,  son  grand  mouvement 
sur  les  derrières  de  l'ennemi.  Bien  que  ces  deux  jour- 
nées de  combat  se  fussent  terminées  sans  désastre 
pour  les  Français  et  leur  eussent  coûté  seulement 
3400  hommes,  la  situation  des  belligérants  se  trou- 
vait singulièrement  modifiée  sous  le  rapport  stra- 
tégique. Au  lieu  d'être  contenus  en  tête  pur  Macdo- 
nald  et  menacés  de  flanc  par  Napoléon,  comme  les 
d  6.  47  et  18  mars,  au  lieu  de  battre  en  retraite  comme 
le  19  mars,  les  Austro-Russes,  le  21  mars  au  soir, 
étaient  en  pleine  otlensivc,  le  front  à  l'Aube,  contre 
les  divers  corps  français  qui  avaient,  il  est  vrai,  com- 
mencé d'opérer  leur  jonction  mais  qui,  par  cela  même, 
découvrait- nt  Paris.  Dansées  conditions,  le  mouvemeul 
conçu  par  '.'empereur  devenait  fort  hasardeux,  car 
les  routes  ouvertes  à  Sehwai-zenberg  et  à  Biiicher, 
<îes  deux  maréchaux  pouvaient  se  porter  rapidement 
sur  Paris  par  une  marche  concentrique,  laissant  Na* 


334  181 4. 

poléon  manœuvrer,  sans  danger  sinon  sans  inconvé- 
nients pour  eux,  sur  la  ligne  de  communications  de 
l'armée  de  Bohême. 

Toutes  j.es  raisons  d'ordre  politique  imposaient  à 
l'empereur  de  rentrer  dans  Paris,  et  plus  d'une  con- 
sidération stratégique  l'engageait  à  y  replier  son  ar- 
mée. Mais  battre  en  retraite  et  venir  prendre  position 
en  avant  de  Paris  ou  sous  Paris  même,  c'était  re- 
mettre la  campagne  au  point  oii  elle  en  était  le  3  fé- 
vrier, après  l'affaire  de  ta  Rothière.  Or  les  Alliés, 
guéris  des  marches  excentriques  et  des  mouvements 
séparés,  ne  donneraient  sans  doute  plus  à  Napoléon 
des  occasions  de  victoire  comme  à  Champaubert,  à 
Vauchamps  et  à  Montereau.  C'est  en  deux  colonnes 
parallèles,  chacune  de  près  cent  mille  hommes,  qu'ils 
s'avanceraient  sur  Paris.  Pour  cela,  il  fallait  peu  de 
science  et  moins  encore  de  génie.  Schwarzenberg  et 
Bliicher  n'auraient  qu'à  pousser  droit  devant  eux. 
Leur  objectif  stratégique,  qui  était  Paris,  ne  se  déro- 
beraitpas,  etleur  objectif  tactique,  qui  était  Napoléon, 
viendrait  forcément  se  confondre  avec  celui-là.  Ainsi 
le  sort  de  la  guerre  tiendrait  à  une  inévitable  bataille 
en  avant  de  Paris,  bataille  oii  l'ennemi  serait  deux 
contre  un.  Au  contraire,  en  se  portant  sur  les  lignes  de 
communications  des  Alliés,  Napoléon  donnait  à  la  cam- 
pagne une  face  nouvelle.  Le  «  général  Imprévu  »  se 
mettait  de  la  partie.  S'il  était  facile  pour  l'ennemi 
de  suivre  l'armée  française  en  retraite  sur  Paris, 
suivre  Napoléon  marchant  dans  une  direction  incon- 
nue, manœuvrant  entre  ses  forteresses,  tantôt  se 
dérobant,  tantôt  reprenant  l'offensive,  alliant  aux 
ressources  de  la  guerre  de  chicanes  les  coups  de 
maître  de  la  grande  guerre,  cela  semblait  dépasser 
la  stratégie  des  généraux  en  chef  de  la  Coalition.  Pour- 
raient-ils dans  de  pareilles  opérations  et  avec  un  tel 


NAPOLÉON   SDR   LES    COMMUNICATIONS    DE    l' ENNEMI.      335 

adver^îaire  éviter  les  faux  mouvements  et  se  garder 
des  iiîanœuNTes  compromettantes'?  L'hypothèse  que 
les  Alliés  auraient  la  hardiesse  de  marcher  sur  Paris 
quand  il  menacerait  leurs  lignes  de  communications 
se  présentait  sans  doute  à  l'esprit  de  l'empereur,  mais 
il  repoussait  cette  crainte  comme  chimérique.  Il  se 
croyait  assuré  d'entraîner  l'ennemi  à  sa  suite.  Et, 
de  fait,  intimidé  par  le  mouvement  de  l'armée  fran- 
çaise, le  prince  de  Schwarzenberg  allait  prendre  toutes 
ses  dispositions  pour  suivre  Napoléon  *. 

Bien  résolu  à  continuer  son  mouvement  vers  ses 
places,  l'empereur  vint  le  21  mars  coucher  à  Somme- 
puis,  oh  se  concentrèrent  la  vieille  garde,  le  corps  de 
Ney  et  la  cavalerie  de  Letort,  de  Berckheim,  de  Saint- 
Germain  et  de  Milhaud.  Sébastian!  avec  les  divisions 
Golbert,  Exelmans  et  Lefebvre-Desnoëttes  bivoua- 
qua àDosnon.  Les  trois  corps  de  Macdonald  et  la  ca- 
valerie de  Trelliard  restèrent  échelonnés  sui  la  rive 
droite  de  l'Aube,  la  tête  à  Chêne,  la  queue  au  delà  de 
Plancy'.  Le  22  mars,  au  point  du  jour,  Ney  ayant  passé 
la  Marne  au  gué  de  Frignicourt  avec  son  infanterie, 
les  dragons  de  Milhand  et  les  gardes  d'honneur  de 
Defrance,  se  porta  sur  Vitry.  Cette  ville  avait  pour 
armement  quarante  et  un  canons  et  pour  garnison 
cinq  mille  trois  cents  Prussiens  et  Russes,  commandés 

1.  Oaase\riu  {Der  Feldxug  von  1814,  467)  déclare  qu«  la  manœuvre  de 
Napoléoa  n'était  qu'une  simple  démonstration  qui  ne  pouvait  pas  amener  de 
résultats  sérieux;  mais  le  marne  Clausewiti  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  a  dit 
précédemment  (p.  448)  que  si  les  Alliés  avaient  suivi  Napoléon  en  Lorraine 
ils  «  auraient  été  réduits  à.  repasser  le  Rhin  • .  Langeron  dit  aussi  :  <  Il  eût 
été  difticUe  en  Lorraine  de  vaincre  Napoléon  au  milieu  de  ses  places,  s'ii 
eiït  voulu  éviter  un  engagement  général.»  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des 
affaires  étrangères,  Russie,  2ô. 

2.  Ordres  de  Schwarzenberg  du  21  mars,  6  heures  du  soir  au  24  mars. 
4  heures  du  matin,  et  lettres  du  même  à  l'empereur  d'Autriche,  cités  par 
Schel»,  I,  394  k  430,  et  H,  18. 

3.  Registre  de  Berthier  (ordres  du  21  mars,  Arcis,  1  heure  et  demie  de 
l'après-midi  et  Sommepuis,  22  mars,  1  heure  du  matin).  Journal  de  T^val.  Mac- 
donald à  Berthier,  Ormes,  22  mars,  7  heures  du  matin.  Arch.  de  la  guerre. 


336  181  4. 

par  le  colonel  Schurchow.  Après  avoir  aéployé  ses 
troupes  comme  pour  une  attaque,  le  prince  do  la  Mos- 
kovva  fit  sommer  la  place,  proposant  au  gouverneur 
de  se  retirer  avec  armes  et  bagages.  Sans  communi- 
cation avec  le  quartier  général  des  Alliés,  entouré  par 
toute  une  armée  et  disposant  de  faibles  moyens  de 
défense,  le  commandant  de  Vitry  se  trouvait  à  peu 
près  dans  la  situation  où  était,  le  3  mars,  le  comman- 
dant de  Soissons.  Mais  Scburchow  n'était  pas  un  Mo- 
reau.  Il  écrivit  très  dignement  et  très  sensément  au 
maréchal  Ney  :  «  Permettez  à  un  officier  d'aller  au 
quartier  général  du  prince  do  Schwarzenberg  pour 
être  sûr  de  la  place  où  se  trouve  Son  Excellence.  Dès 
que  je  le  saurai  rétrogradé  derrière  la  ligne,  je  me 
résoudrai  pour  épargner  le  sang  à  entrer  en  pourpar- 
lers*. »  Cette  proposition  n'était  point  acceptable  dans 
la  circonstance.  Le  maréchal  y  répondit  à  coups  de 
canon.  Schurchow  ne  se  laissa  intimider  ni  par  le  feu 
ni  par  les  démonstrations  d'attaque;  il  demeura  iné- 
branlable dans  la  résolution  que  lui  avait  dictée  le 
devoir  militaire. 

Au  reste,  si  lapossessiondeVitry  eût  donné  un  point 
d'appui  à  l'armée  française,  l'occupation  de  cette  place 
ne  lui  était  pas  indispensable  pour  franchir  la  Marne. 
L'empereur  qui  prévoyait  une  sérieuse  défense  de  la 
garnison  prussienne  avait  donné  l'ordre,  étant  à 
Sommopuis,  de  jeter  deux  ponts  en  aval  de  Frigni- 
court.  Ce  fut  sur  ces  deux  ponts  et  par  le  gué  même, 
où  l'eau  n'atteignait  pas  deux  pieds,  que  dans  la 
journée  du  22  mars  passèrent  la  garde  à  pied  et  à 
cheval,  l'artillerie  de  réserve  et  les  2*  et  5*  corps  de 

1.  Schurchow    à  Ney,  Vitry  (22  mars).  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

Une  lettre  de  Barclay  de  Tolly,  du  22  mars,  eninig'riait  au  colonel  Schur- 
chow de  se  défendre  à  la  derui^re  extrémité  a'ii  était  assiéj^é.  Mais  cette 
lettre  fut  prise  par  tes  courears  français.  Elle  ««  '^xouve  aux  Archives  nauo- 
n&les,  AF.  IV,  J  66». 


NAPOLÉON    SUR   LES    COMMUNICATIONS    DE   L'eNNEMT.        337 

cavalerie  '.  De  Frignicourt,  les  troupes  se  dirigèrent  sur 
Saiut  Dizier.  Les  quatre  cents  hussards  et  chasseurs 
du  général  Pire,  marchant  à  l'avant-garde,  arrivèrent 
dans  celte  ville  le  22  mars  vers  cinq  heures  du  soir,  à 
temps  pour  sabrer  deux  bataillons  prussiens  qui  se  reti- 
raient par  la  route  de  Joinville,  Les  Prussiens  escor- 
taient un  énorme  convoi  et  un  équipage  de  quatre- 
vingts  pontons. Ils  se  mirent  en  défense. formés  en  deux 
carrés.  L'un,  enfoncé  à  la  première  charge,  mit  bas  les 
armes  ;  l'autre  résistaassezlongtemps,  et  unepartiedes 
hommes  parvint  à  s'échapper  après  avoir  brûlé  l'équi- 
page de  ponts.  Il  n'en  resta  pas  moins  aux  mains  des 
hussards  quatre  cents  voitures  de  vivres  et  de  muni- 
tions, huit  cents  prisonniers  et,  dit  Pire,  «  quatre  à 
cina  cents  superbes  chevaux  prêts  à  entrer  dans  nos 
rangs  pour  y  remplacer  ceux  hors  de  service  *  ». 

A  Saint-Dizier,  où  l'élat-major  impérial  entra  le 
23  mars  dans  l'après-midi',  Napoléon  se  trouvait 
placé  entre  les  deux  principales  lignes  d'opérations 
des  Alliés  :  la  route  de  Strasbourg  qu'avait  suivie  l'ar- 
mée de  Silésie,  la  route  de  Bàle  qu'avait  suivie  l'ar- 
mée de  Bohême.  L'empereur  ne  doutait  pas  que 
Schwarzenberg,  voyant  ses  communications  avec  le 

1.  Correspondance  de  XapoUon,  21529,  21530.  Registre  de  Berthier  (ordres 
da  22  mars.  Sommepuis,  1  heure  du  matin,  et  Frigoicourt,  1  heure  et  5  heures 
du  soir,  Arch.  de  la  guerre.  —  La  lettre  21  5i9  a  été  datée  par  les  éditeurs  de 
la  Correspondance  :  Sézanne,  22  mars.  Le  22  mars.  Napoléon  était  à  80  kilo- 
mètres de  Sézanne. 

2.  Pire  à  Berthier,  Saint-Dizier,  22  mars,  6  heures  du  soir  et  11  heures  da 
soir.  Rapport  sur  la  prise  d'un  convoi  par  le  maire  de  Saint-Dizier,  Saint- 
Dizier,  22  mars  (dans  la  nuit).  État  des  denrées  trouvées  à  Saint-Dizier  par 
la  cavalerie  légère  du  5*  corps  de  cavalerie,  le  22  mars  :  20  pièces 
d>au-de-vie,  50  sacs  de  farine,  100  sacs  d'avoine,  etc.,  etc.).  Arch.  de  la 
guerre.  —  Napoléon,  fidèle  à  son  principe  d'exagérer  et  ses  forces  et  se» 
«uccès,  dit  :  «  2000  prisonniers,  400  voitures  et  80  pontons.  »  Coirespundanee, 
215:13.  Dans  sa  lettre  de  11  heures  du  soir.  Pire  qui  se  plaint  de  manquer 
d'ordre  précis  iit  que  s'il  avait  eu  on  peu  plus  de  mionde,  le  deuxième  ba- 
taillon prossieii  aurait  été  entièrement  pris  et  n'aurait  pas  eu  le  temps  de 
brûler  les  pontons. 

j.  L'empereur  aval»  passé  la  nuit  au  château  du  Plessis  entre  Frigoicoarl 
m,  Saint-Dizier.  Registre  de  Berthier  (ordres  du»  •(  23  mars).  • 

22 


338  181 4. 

Rhin  menacées,  ne  manœuvrât  pour  livrer  bataille  à 
l'armée  française.  Mais  il  ignorait  quelle  direction 
prendraif  le  général  autrichien.  Les  Austro-Russes 
marcheraient-ils  à  sa  suite  par  Sommepuis  et  Yitry 
ou  se  porteraient-ils  à  sa  rencontre  pai  Brienne  et 
Vassy?  Rapports  de  chefs  de  reconnaissances,  rensei- 
gnements d'espions,  propos  de  paysans  ne  s'accor- 
daient nullement  :  «  L'ennemi  se  concentre  à  Brienne. 
—  11  rétrograde  vers  Lan  grès  —  Le  czar  a  couché  à 
Montiérender  —  Macdonald  est  serré  de  près  dans  sa 
retraite  sur  Vitry  par  toute  Tarmée alliée*.  »  Le  moyen 
de  découvrir  la  vérité  au  milieu  de  tant  de  nouvelles 
contradictoires!  Quant  à  marcher  directement  sur 
les  places  fortes  sans  s'inquiéter  des  manœuvres  de 
l'ennemi,  Napoléon  ne  le  pouvait  guère  avant  que  les 
trois  corpa  de  Macdonald  eussent  au  moins  passé  la 
Marne.  Le  23  à  midi,  la  cavalerie  de  Pire  occupait 
Joinville  et  l'arrière-garde  du  duc  de  Tarente  avait  à 
peine  dépassé  Dosnon*.  Ainsi  l'armée  française  s  éten- 
dait sur  une  ligne  courbe  de  près  de  vingt  lieues. 
La  pointe  hardie,  poussée  si  rapidement  sur  les  der- 
rières de  l'ennemi,  avec  la  garde  et  une  partie  de  la 
cavalerie,  était  bonne  pour  jeter  le  trouble  chez  les 
Alliés;  mais  continuer  plus  longtemps  cette  marche 
avec  une  colonne  d'un  tel  allongement,  c'était  s'expo- 
ser à  un  désastre.  Jusqu'à  ce  que  ses  troupes  fussent 
concentrées  sur  la  rive  droite  de  la  Marne,  l'empereur 
se trouvaitdans l'impossibilité  de  rien  entreprendre  de 
sérieux  ^.Ilpouvait  seulement  faire  rayonner  sa  cavale- 
rie autour  de  Saint-Dizier  pour  battre  l'estrade,  avoir 


1.  Notes  et  rapports  d'espions  et  de  chefs  de  reconnaissance,  22etS3  mars. 
4rch.  nat.,  -»F.  iv,  1668.  Cf.  Correspondance,  21  531. 

2.  Pire  à  Berthier,  Joinville,  23  mars,  2  heures  de  raprè8-nii4i.  Rapport  4e 
Macdonald,  Villotte,  24  mars,  4  heures  du  matin.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Cf.  Napoléon  à  Clarke,   Saint-Dizier,  23  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  906 
(non  citée  dans  la  Correspondance).  Correspondance,  21534,  21536.  Fain,  19à. 


NAPOLÉON    SUR    LES    COMMUNICATIONS    DE   L  ENNEMI.       339 

des  nouvelles,  ouvrir  les  communications,  occuper  les 
roules,  s'assurer  les  débouchés,  arrêter  les  courriers, 
niUer  les  convois,  surprendre  les  postes,  enlever  les 
détachements.LeshussardsdePirépiquèrentsurJom- 

ville  e.  Chaumont,  les  cuirassiers  de  Saint-Germam 
sur  Monliérender,  les  gardes  d'honneur  de  Defrance 
8ur  Void,  les  chasseurs  et  les  lanciers  de  Maurin  sur 
Bar-sur-Ornainet  Saint-Mihiel,les  dragons  de  Milhaud 
sur  Châlons* .  En  même  temps  des  émissaires,  paysans 
et  gendarmes  déguisés,  partirent  chargés  de  dépêches 
pour  les  commandants  des  places  de  1  Est  et  pour  les 
maires  des  principales  communes  des  départements  de 
laMeurthe  et  delà  Moselle.  D'après  ces  ordres,  les  gou- 
verneurs devaient  sortir  avec  leur  garmson  et  tenir  la 
campagne  en  s'avançant  à  la  rencontre  de  1  empereur 
11  était  enjoint  aux  maires  d'assembler  au  son  dutocsm 
les  -ardes  nationaux  de  la  levée  en  masse  pour  courir 
parU)ut  sus  àl'ennemiV  Encore  incertain  des  disposi- 
tions que  prendrait  Schwarzenberg,^apoleon  se  tenai 
prêt  aux  diverses  éventualités.  11  préparait  tout  soit 
pour  tomber  sur  les  Austro- Russes,  soit  pour  rece- 
voir leur  attaque,  soit  pour  les  entraîner  a  sa  suite 
vers  les  places  de  l'Est.  Irait-il  à  Metz,  tournerrut-il 
la  droite  de  l'ennemi,  l'attendrait-il  dans  une  position 
défensive?  Cela  dépendrait  des  circonstances.  Lempe- 
reurne  se  pressait  point  de  prendre  un  parti.  «  Vingt- 
quatre  heures,  disait-il,  apportent  bien  du  change- 
ment dans  une  situation  militaire'.  » 

,.  Heg».tr«  de  Berthier  (ordre,  du  ». ^^'^.^^f^.SZ^Mf^. 
du  maiia.  et  Saint-Dizier.  1  heure  apres-raxdi.  a  Pire,  &»int-Uerma  n. 
Milhaud  à  Berihier.  23  et  24  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

,.  Regi.u«  de  Berthier  (ordre,  du  23  n.ars.  ^  ^--^^«^  «''^^J.  irS 
après-midi).  Nfj  au  maire  de  Bar-sur-Omain,  Krigaicouri,  w 
la  guerre.  Corr^pond^r^^e^  ^cfV^\\^   «1538;  Fain.  195-196,  M  Napo- 

3.  Correspondance,  21  532.  Cf.  21  534,  Il  s.»,  ii  »•     •  '    906     t  II  «rt  dif- 

léon  k  Clarke,  Saint-Di.ier.  23  mars.  Arch.  naU.  AF.  tT.»06.   .  U  •«  au 
fkile  de  savoir  positivement  ce  qui  va  ••  passer.  ■ 


II 

LE  CONSEIL  DE  GUERRE  DE  POUGY 


Si  après  la  bataille  d'Arcis-sur-Aube,  Napoléon  n'é- 
tait point  exactement  fixé  sur  la  direction  qu'allait 
prendre  Schwarzenberg,  Schwarzenberg  de  son  côté 
—  et  la  chose  est  moins  explicable  —  ne  savait 
rien  de  la  direction  qu'avait  prise  Napoléon.  Le  soir 
du  21  mars,  tandis  que  Ton  combattait  encore  dans 
Arcis,  le  généralissime  autrichien  pensant  que  l'ar- 
mée française  se  repliait  vers  Vilry  avait  ordonné  pour 
le  22  un  mouvement  de  concentration  sur  la  rive 
droite  de  l'Aube,  entre  Bonnement  et  Dampierre.  Oans 
la  nuit,  il  écrivit  de  Pougy  à  l'empereur  d'Autriche 
afin  de  lui  annoncer  le  succès  de  la  journée  et  de  l'in- 
former des  dispositions  arrêtées  pour  le  lendemain  \ 
Mais,  dans  cette  même  nuit,  Schwarzenberg  reçut  un 
billet  du  prince  de  Wurtemberg,  portant  que  d'après 
des  renseignements  certains  Napoléon  se  retirait  sur 
Châlons^.  Les  ordres  furent  modifiés.  Au  lieu  de  s'é- 
chelonner entre  Bonnement  et  Bampierre,  de  façon 
à  marcher  sur  Vitry,  les  troupes  durent  se  déployer 
entre  Corbeil  et  Herbisse,  de  façon  à  marcher  sur 
Châlons  ^  Le  passage  de  l'Aube  souffrit  de  grands 


1.  Disposition  de  Schwarzenberg  pour  le  22  mars,  Ménil,  21  mars,  6  heure* 
du  soir,  cité  par  Scheh.  ZJ/e  Operaz.  der  verbund.  Beere  gegen  Paris,  I,  J94. 

2.  Lettre  de  Wurtemberg  à  Schwarzenberg  (devant  Arcis,  nuit  du  21  au 
22  mars),  citée  par  6chels,  I,  393. 

3.  Disposition  de   Schwarzenberg,  Pou£jr.  22  mars,  10  heur  es  da  matin, 
«itée  par  Schels,  I,  399-400. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    POUGY.  S4l 

.•etards.  Les  trois  corps  de  Macdonald,  postés  sur  la 
rive  droite  depuis  Chêne  jusqu'au  delà  d'Ormes,  dé- 
fcndaie."^l  tous  les  abords,  canonuant  et  fusillant  les 
Austro-Russes  dès  qu'ils  se  montraient  à  portée. 
Embusqués  dans  les  maisons  du  faubourg  d'Arcis, 
les  tirailleurs  de  la  brigade  Maulmont  empêchaient 
par  un  feu  nourri  et  bien  dirigé  les  travailleurs  enne- 
mis de  rétablir  le  pont.  Le  prince  de  Wurtemberg 
voyant  qu'il  ne  pouvait  franchir  l'Aube  à  Arcis,  — 
«  passage  très  périlleux  et  très  difficile  »,  écrivait-il, 
—  se  résolut  à  traverser  la  rivière  à  trois  lieues  en 
amont,  par  le  pont  de  Ram-^^rupl.  Ce  mouvement 
achevé  dans  l'après-midi  du  22  mars,  il  prit  position 
avec  les  IV  et  VI*  corps  entre  Ram^rupt  et  Dampierre, 
l'avant-garde  à  Lhuitre.  Le  V'  corps  (Wrède)  occupa 
Corbeil  et  Rrébant,  l'avant-garde  à  Métiercelin  Les 
gardes  et  réserves  s'établirent  entre  Bonnement  et 
V'aucogne  ;  seul  le  IIP  corps  (Gyulai)  resta  sur  la  rive 
gauche  de  l'Aube,  en  observation  devant  Arcis'. 

Quand  on  regarde  sur  la  carte  les  positions  occu- 
pées par  les  Alliés  et  que  Ton  compare  les  effectifs  des 
troupes  en  présence,  on  admire  que  la  petite  armée  de 
Macdonald  ait  échappé  à  la  destruction.  Le  22  mars, 
celte  armée  réduite  à  vingt  mille  combattants  ^  qui 
étaient  échelonnés  entre  Chêne,  Ormes  et  Mailly,  se 

1.  Macdonald  à  Berthicr,  Ormes,  22  mars,  et  Villotte,  24  mars.  Journal  de 
la  division  Levai  Arch.  de  îa  guerre.  Lettre  de  Wurtemberg  à  Schwarzen- 
berg  (devant  Arcis),  22  mars  au  matin)  citée  par  Schels,  I,  401.  Barclajr  de 
Tol.j  à  commandant  de    Vitry,  22  mars.  Arcb.  nat.,  AF.  iv,   1668. 

2.  On  a  vu  (>  1814  >.  283)  que  le  17  mars  les  trois  corps  de  Macdonald 
comptaient  environ  30U00  hommes.  Mais  le  22  mars  la  division  Levai  avait 
perdn  1 100  hommes  dans  le  combat  de  la  veille  ;  les  2*  et  5*  corps  de  cava- 
lerie, ensemble  5000  hommes,  étaient  avec  l'empereur  au  delà  de  la  Marne: 
enfin,  ,ar  suite  de  retards  dans  la  marche,  les  divisions  Pacthod  et  Amey 
•t  le  grand  parc  n'avaient  point  rejoint  le  gros  de  l'armée.  Macdonald 
n'avait  donc  plus  que  18000  hommes,  an  maximum,  auxquels  il  faut  ajouter 
les  l"  et  ?•  divisions  de  la  ?arde  à  cheval  sous  Sébastiani  (réduites  à  moins 
de  2-iQo  sabres)  que  Napoléon  avait  laissées  au  duc  de  Tareuie  pour  cou- 
Trir  sa  retrait». 


342  181 4. 

trouvait  menacée  sur  son  front  par  le  corps  de  Gyulai 
et  débordée  de  plus  de  quatre  lieues  sur  son  flanc 
gauche  par  le  gros  des  Austro-Russes,  soit  pa  ••  quatre- 
vingt  mim  hommes.  Dans  la  nuit,  les  hussards  et  les 
uhlans  du  comte  Pahlen  traversèrent  même  la  ligne 
de  retraite  des  Français  en  se  portant,  par  Poivre,  de 
Lhuitre  sur  Sommesous*.  Comment  avec  leur  innom- 
brable cavalerie  légère,  les  généraux  alliés  ne  furent- 
ils  pas  informés  de  la  route  suivie  par  l'empereur  et 
de  la  situation  critique  où  se  trouvait  Macdonald, 
obligé  à  une  marche  de  flanc  devant  leurs  têtes  de 
colonnes?  Et  avaient-ils  môme  besoin  des  renseigne- 
ments de  leurs  reconnaissances?  Ne  voyaient-ils  pas 
la  position  de  l'arrière-garde  française?  N'étaienl-ils 
pas  en  contact  avec  elle?  Pourquoi  ne  tentèrent-ils 
pas  quelque  attaque  vigoureuse  où  leur  écrasante 
supériorité  numérique  leur  eût  assuré  le  succès? 
Mais  d'après  les  dispositions  de  Schwarzenberg,  trop 
bien  obéi  par  ses  lieutenants,  il  semblait  que  pour 
agir  on  dût  se  régler  sur  la  marche  de  Macdonald. 
C'était  laisser  le  maréchal  libre  de  ses  mouvements, 
quand  au  contraire  il  fallait  les  paralyser. 

On  restait  sans  nouvelles  certaines  de  la  direction 
prise  par  Napoléon.  Ls  22  dans  la  soirée,  Schwar- 
zenberg reçut  une  lettre  du  général  Oscharowsky, 
portant  :  «  L'empereur  marche  sur  Vitry...  »  et  une 
lettre  du  général  de  Wrède,  disant  :  «  11  est  impos- 
sible que  Napoléon  se  retire  sur  Vitry.  »  Selon  d'au- 
tres rapports,  les  Français  se  repliaient  sur  Châlons, 
sur  Sézanne,  sur  Montmirail^  Plus  irrésolu  que 
jamais,  le  prince  de  Schwarzenberg  écrivit  ce  soir-là 
à  l'empereur  d'Autriche  :  «  Jusqu'à  présent  les  rap- 

'.  Schels,  I,  411.  Cf.  426  et  Bogdanovitsch,  II,  109. 

2.  Lettres  de  Wrède  et  d'Oscharowsky,  22  mars,  citées  par  Schels,  I,  p.  409; 
Relation  do  Diebitsch,  Mohilew,  9  mars  18.V7.  Arch.  de  la  guerre  (à  la  data 
du  24  mars  1814). 


LE    CONSEIL    D£    GUERRE    DE    POCGY.  343 

ports  précis  me  manquent  sur  la  \Taie  direction  de 
l'ennemi.  Je  les  attends  à  chaque  instant.  Dès  que  je 
les  aurai,  je  me  mettrai  en  marche  sur-le-champ'.» 
Schwarzenberg  venait  déjà  d'écrire  à  Bliicher  ;  «  D'a- 
près toutes  les  nouvelles,  l'empereur  doit  se  diriger 
sur  Chàlons,  mais  j'en  doute  encore.  Sitôt  que  j'aurai 
des  nouvelles  exactes,  je  suivrai  l'ennemi  avec  toute 
l'armée.  »  Le  meilleur  moyen  d'avoir  des  nouvelles, 
c'était  de  presser  vivement  les  Français  dans  leur  re- 
traite. Mais  Schwarzenberg,  apparemment,  ne  s'en 
a\isa  point.  Afin  d'occuper  les  loisirs  que  lui  faisait  son 
incertitude,  il  passa  la  soirée  du  22  mars  à  rédiger  trois 
dispositions  différentes  pour  le  lendemain,  suivant 
les  trois  éventualités  qui  pouvaient  se  présenter  :  la 
marche  de  Napoléon  sur  Chàlons,  sur  Vitry  ou  sut* 
Montmirail.  Dans  les  trois  cas  d'ailleurs,  on  aurait  à 
suivre  l'armée  française  ;  les  ordres  variaient  seule- 
ment dans  les  détails  itinéraires*. 

Pendant  que  Schwarzenberg  écrivait,  Macdonald 
agissait.  Au  mépris  de  tous  les  dangers,  il  avait  exé- 
cuté l'ordre  de  l'empereur  lui  enjoignant  de  se  main- 
tenir derrière  l'Aube  durant  la  journée  entière*.  La 
nuit  venue,  il  prit  ses  dispositions  de  retraite.  A  onze 
heures  du  soir,  les  troupes  se  concentrèrent  entre 
Chêne  et  Dosnon,et  le  23  mars  à  la  pointe  du  jour 
l'armée  se  mit  en  marche  vers  Vitry,  par  Trouan  et 

1.  Lettm  de  Schwarzenberg  à  l'emperear  d'Aatriche,  Poogj,  tt  mnit, 
9  heores  da  soir;  à  Blùcher,  Poogj,  22  mars  (dans  l'après-midi},  àtées  par 
Schels,  I,  401.  —  Barclaj  de  ToUy  écrivait  de  son  côté  (22  mars)  an  com- 
mandant de  Vitry  :  ■  Quoiqu'il  ne  soit  pas  vraisemblable  que  l'ennemi  se  retire 
ia  o6té  de  Vitry,  j'exige  que  dans  le  cas  où  il  se  présenterait,  vons  voas 
défendies  à  la  dernière  des  extrémités.  Les  armées  alliées  snirent  l'ennemi 
pas  à  pas...  >  Cette  lettre  prise  par  nos  coorears  se  troare  aux  Archives 
nationales,  AF.  iv,  1668. 

i.  Dispositions  de  Schwarzenberg  pour  le  23  mars,  Poagy,  22  mars,  10  henret 
du  soir,  citées  par  Ploiho,  111,  337-339.  Cf.  Lettre  de  Schwarzenberg  à  WrMa, 
Poogy,  22  mars  (dans  la  nuit),  citée  par  Schels,  I,  i(&. 

3.  Registre  de  Berthier  (à  Macdonald.  chfctwan  du  Pleaùs,2S  mars,  1  heu* 
éa  matin).  Arch.  de  la  guerre. 


344  181 4. 

Sommepuis'.  Avertis  par  les  grand'g-ardes  du  mou- 
vement de  Macdonald,  le  prince  de  Wurtemberg^  lit 
aussitôt  avancer  les  IV"  et  VP  corps  dans  la  direc- 
tion de  Grand-Trouan;  il  continuait  d'ailleurs  à  croire 
que  les  Français  se  repliaient  sur  Cliâlons.  De  son 
côté,  le  comte  de  Wrëde  fut  informé  à  sept  heures  du 
matin,  par  un  rapport  d'Oscharowsky,  que  décidé- 
ment Napoléon  avait  pris  Vitry  pour  point  de  retraite. 
A  ces  nouvelles,  Wrède  se  conformant  aux  instruc- 
tions de  Schwarzenberg-  choisit  la  disposition  n"  2  et 
dirigea  le  Y'  corps  sur  Vitry  par  les  hauteurs  de 
Perlhes*. 

De  Grand-Trouan,  où  son  arriëre-garde  fut  atteinte 
par  la  cavalerie  du  prince  de  Wurtemberg,  à  Courde- 
manges,  où  le  corps  de  Wrède  tenta  de  lui  couper  la 
retraite,  Macdonald  marcha  sans  cesse  parallèlement 
à  l'ennemi  et  trop  souvent  en  contact  avec  lui.  Il  eut 
à  soutenir  plusieurs  attaque»,  y  perdant  de  ses  ba- 
gages etde  son  artillerie.  «J'ai  été  pour  ainsi  dire  en- 
veloppé tout  le  jour,  écrivit-il  le  24  mars,  à  Berthier, 
et  forcé  de  combattre  jusqu'à  onze  heures  du  soir.  Votre 
Altesse  peut  comprendre  le  désordre  de  mes  troupes, 
harassées  de  fatigues,  marchant  dans  une  plaine  aride, 
par  une  nuit  obscure.  »  Enfin,  grâce  au  concours  de 
Ney  qui  avait  fait  occuper  par  la  division  Lefol  les 
hauteurs  de  Courdemanges,  de  façon  à  protéger  les 
gués,  les  trois  corps  du  duc  de  Tarente  purent  fran- 
chir la  Marne  «  pour  ainsi  dire  pêle-mêle  »,  dit  Mac- 
donald, et  s'établir  sur  la  rive  droite  ^ 

1.  Ordres  de  Gressot,  Dosnon,  22  mars,  Il  heures  du  Boir.  Rapport  de 
Macdonald,  Villotte,  24  iijars.  Journal  de  Levai.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Lettre  de  Wurteraberg  à  Schwarzenberg,  Dampierre,  23  mars,  citée  par 
Schels,  I,  4U.  Bogdanowitsch,  H,  105-106;  Schels,  I,  409,  110,  419,  in.  — 
Oscharowsky  avait  eu  dans  la  soirée  du  22  un  engagement  prèf  ie  Frigni- 
coupt  avec  un  parti  de  troupes  françaises. 

S.  Macdonald  à  Borthi.T,  Villotte,  24  mars,  4  heures  du  matin.  Journal  de 
a  division  Levai,  Avch.  de  la  guerre.  Cf.  Schels,  II,  422-423.  —  Le  passag» 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE     POUGT.  145 

Les  combats  avaient  même  commencé  plus  tôt  que 
ne  le  croyait  Macdonald.  Entre  huit  et  neuf  heures  du 
matin,  comme  Gérard,  dont  le  corps  tenait  la  tête  de  la 
colonne,  avait  déjà  dépassé  de  sa  personne  1?  ferme 
du  Fénu  (route  de  Grand-Trouan  à  Sommepuis),  il  en- 
tendit une  furieuse  canonnade  daus  la  direction  de  ce 
dernier  village  et  s'y  porta  aussitôt.  Le  grand  parc  de 
l'armée  était  aux  prises  avec  la  cavalerie  d'Oscha- 
rowsky.  D'après  les  instructions  de  Macdonald,  qui 
craignait  que  pièces  et  voitures  ne  pussent  traverser 
les  marais  de  Saint-Saturnin,  le  parc  était  remonté  j  us- 
qu'à  Pleurs  d'où  il  avait  gagné  Salon  et  Sommepuis. 
Malheureusement,  par  suite  d'ordres  mal  interprétés, 
la  division  Amey,  qui  devait  escorter  le  convoi,  avait 
rebroussé  chemin  vers  Sézanne.  Ainsi  le  parc  était 
bien  arrivé  le  23  au  matm,  près  de  Sommepuis,  mais 
il  y  était  arrivé  seul,  ayant  pour  toute  escorte  dix 
gendarmes  à  cheval  ralliés  sur  la  route*.  C'était  une 
riche  proie  et  une  proie  facile  pour  les  dix-sept  cents 
dragons,  hussards  et  lanciers  de  la  garde  du  général 
Oscharowsky*.  Sans  trop  s'intimider,  le  commandant 

de  la  Marne,  qui  avait  commence  pour  tes  troapes  de  Macdonald  le  23  à  5 
heures  du  soir,  ne  fut  complètement  achevé  que  le  24  à  6  heures  do  matin. 
Nejr  à  Berihier,  Prigoicourt.  23  mars,  4  heures  et  demie  du  soir,  et  Saint- 
Dizier.  21  mars,  1   heure  après-midi.  Arch.  de  la  guerre. 

1.  Rapports  de  Macdonald  à  Berthier,  Villotte,  24  mars,  quatre  heures  du 
matin  et  Valcourt,  28  mars,  1  heure  et  demie  après-midi.  Arch.  de  la 
guerre.  Rapport  de  Logeret.  maréchal  des  logis  de  gendarmerie,  Doulevent, 
25  mars,  Arch.  nat.,  AP.  iv,  1  667.  —  Macdonald  explique  ainsi  la  fatale 
erreur  du  général  Amey.  «...  Amey,  qui  le  21  au  soir  était  à  Saint-Saturnin, 
avait  l'ordre  d'escorter  les  parcs  (ce  dont  j'ai  l'accusé  de  réception).  Il  devait 
se  duriger  directement  sur  Cauroj,  Gourganson  ou  Semoine,  selon  que  les 
parcs  seraient  '  cette  hauteur.  Mes  derrières  se  trouvant  fort  compromis, 
j'envoyai  dan  la  nuit  plusieurs  officiers  d'état-major  sur  Nogent  et  Ville- 
noxe,  afin  que  tout  ce  qui  n'aurait  pas  passé  les  gués  rétrogradât  vers  Sé- 
zanne. Cet  ordre  ne  concernait  nullement  le  général  Amey,  puisqu'il  était 
de  ce  côté  des  gués,  mais  l'un  de  mes  officiers  ayant  passé  par  Saint-Saturnin, 
Amey  voulut  voir  l'ordre  général,  qui  ne  le  concernait  pas,  et  le  prenant  néan- 
moins pour  lui,  il  se  dirigea  sur  Sézanne...  » 

2.  18  escadrons  formant  un  effectif  total  de  1776  sabres  et  lances  «t  une 
demi-batterie  d'artillerie  lég-ère.  Tableau  de  la  composition  de  la  grand* 
armée  alliée  en  1814.  Arch.  tos.  de  Saint-PétersboorK,  22854. 


S46  181 4. 

du  convoi  disposa  son  parc  en  carré,  les  caissons  et 
les  voilures  au  centre,  et  avec  les  quatre  ou  cinq  cents 
conducteurs,  sapeurs  et  canonniers  qu'il  avaiu  sous 
ses  ordres,  il  s'efforça  de  repousser  à  coups  de  mi- 
traille les  charges  des  escadrons  ennemis.  On  y 
réussit  d'abord,  et  les  gendarmes,  renforcés  d'une 
quinzaine  de  sous-officiers  et  de  canonniers  à  cheval, 
sortirent  même  du  carré  et  sabrèrent  avec  les  Russes. 
Mais  Oscharowsky  ayant  fait  ouvrir  le  feu  à  son  ar- 
tillerie légère,  des  obus  tombèrent  sur  les  caissons. 
Quelques-uns  sautèrent;  le  désordre  se  mit  dans  le 
carré  où  pénétra  la  cavalerie  ennemie.  A  ce  moment, 
les  têtes  de  colonnes  de  Gérard  arrivèrent  sur  le  champ 
de  bataille.  L'infanterie  dégagea  le  parc  et  repoussa 
les  Russes  jusque  près  d'Humbauville.  On  ne  put 
néanmoins  leur  reprendre  deux  au  trois  cents  prison- 
niers et  quatorze  canons,  trophées  de  ce  combat.  Un 
plus  grand  nombre  de  pièces  avaient  été  enclouées'. 
Pendant  l'affaire,  un  courrier,  porteur  d'une  lettre 
de  Herthier  à  Macdonald,  tomba  entre  les  mains  de 
l'ennemi.  Cette  lettre,  datée  du  château  du  Plessis, 
3  heures  du  matin,  enjoignait  au  duc  de  Tarente  de 
presser  sa  marche  pour  passer  la  Marne  et  l'informait 
que  l'empereur  se  trouvait  entre  Vitry  et  Saint-Dizier, 
sur  les  derrières  de  la  grande  armée,  et  que  déjà  la 
cavalerie  s'approchait  de  Joinville  après  avoir  fait 
beaucoup  de  prises ^  Oscharowsky  envoya  aussitôt 

1.  Cf.  Macdonald  à  Berthier,  24  mars, et  28  mars.  Arch.  delà  guerre.  Rap- 
port de  Logeret,  Doulevent,  25  mars.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670.  Rapport 
d'Oscharowsky,  Métiercelin,  23  mars,  cité  par  Bogdanowitsch,  II,  106. 

2.  Relation  de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  à  la  date  du  24  mars.  Lettre 
de  Sch-warïenberg  à  l'empereur  d'Autriche,  Pougy,  23  mars,  5  heures  du  soir 
cité  par  Schels,  I,  429.  Cf.  Danilewsky,  11.78. 

La  copie  de  cette  lettre,  ou  plutôt  de  ces  deux  lettres,  car  DiebitscH  dit:  «Deux 
lettres  »  ne  figura  pas  dans  le  registre  de  Berthier.  Mais  il  ne  s'ensuit  pas 
de  cela  qu'elles  n'aient  pas  été  écrites.  D'une  part,  nombre  de  lettres  da 
major  général  dont  nous  avons  vu  les  originaux  aux  Archives  nationales  et 
aux  Archivea  de  la  guerre  ne  sont  pas  transcrites  dans  le  registre.  D'autre 


Ll    CONSEIL    DE    GUERRE    DB    POUGT.  34t 

cette  dépêche  si  importante  à  son  chef  hiérarchique, 
Barclay  de  ToUy.  Celui-ci,  jugeant  que  ces  nouvelles 
obligeaient  \  prendre  un  parti  sur  l'heure,  dépêcha 
Diebitsch,  son  quartier-maître  général,  au  prince  de 
Schwarzenberg.  Le  prince  avait  quitté  Pougy  pour 
iller  inspecter  les  positions;  Diebitsch  le  rejoignit  à 
Dommartin.  Il  lui  annonça  devant  tout  Tétat-major 
le  succès  remporté  le  matin  par  la  cavalerie  légère  de 
la  garde,  puis  il  le  pria  d'entrer  dans  une  maison 
avec  le  chef  d'état-major  général  Radetzky,  pour 
une  communication  secrète.  Diebitsch  remit  alors  la 
lettre  saisie,  et  s'efforça  de  faire  sentir  au  généralis- 
sime la  gravité  des  circonstances  et  la  nécessité  d'une 
résolution  énergique.  La  conférence  dura  .une  demi- 
heure;  après  quoi  Schwarzenberg,  sans  avoir  encore 
rien  décidé,  revint  au  galop  à  Pougy  pour  réunir  en 
conseil  de  guerre  le  czar,  le  roi  de  Prusse  et  les  prin- 
cipaux généraux  del'état-major  allié*. 

part,  si  rorigÎDal  et  la  copie  de  cette  lettre  manquent,  noas  en  retronrons  lèé 
traces.  En  effet,  nons  lisons  dans  la  Corretpnndanee  de  Napoléon  (21533)  • 
«  Château  du  Plessis,  23  mars  (3  heures  du  matia).  Mon  cousin,  écrivez  an 
duc  de  Tarente  pour  lui  faire  connaître  que  nous  avons  pris  un  équipage  de 
pont,  etc.,  etc.,  entre  Saint-Dizier  et  Joinvilie...  »  Or,  comment  Berthier.  qui 
ne  manquait  jamais  de  transmettre  sur  Theore  les  ordres  et  les  informations 
données  par  Tempereur,  l'eût-il  omis  cette  fois  en  si  grave  occurrence  î 
Mais  il  n'y  manqua  pas.  Nous  en  avons  la  preuve  dans  sa  lettre  k  Macdo- 
nald  du  2-i  mars,  3  heures  et  demie  du  matin  :  <  ...  Je  n'ai  pas  de  vos  noQ> 
velles.  Je  vous  ai  envoyé  des  ordres  par  triplicata.  »  Or  ces  ordres  envoyés  pai 
triplicata  ne  sont  point  évidemment  ceux  contenus  dans  la  lettre  de  la  veille, 
23  mars,  11  heures  et  demie  du  soir.  Ce  sont  bien  ceux  qui  faisaient  l'objet 
de  la  lettre  (interceptée)  23  mars,  3  heures  du  matin.  Voici  sans  doute  la  raison 
pourquoi  cette  lettre  ne  fut  pas  transcrite  sur  le  registre.  Les  lettres  sont 
toujours  copiées  entièrement  satif  celles  qui  reproduisent  le  même  texte,  k 
quelques  variantes  irès.  Dans  ce  cas,  le  copiste  met  entre  deux  barres  : 
•  Même  lettre  kN...,  même  lettre  àN...,etc.a  Or  la  lettre  annonçant  la  march* 
sur  Saint-Dizier  fut  écrite  par  Berthier,  non  seulement  à  Macdonald,  mais  i 
Marmont,  à  Mortier  et  à  Sêbastiani.  nous  le  voyons  sur  le  registre.  Le  copiste 
a  transcrit  entièrement  la  lettre  à  Marmont,  puis,  pour  celles  à  Sébastian!  «t 
à  Mortier,  U  «est  contenté  de  mettre:  <  Même  lettre  au  général  Sébastiani.méma 
lettre  au  duc  de  Trévise.»  Enfin,  an  lieu  de  porter  :  «  Même  lettre  andscde 
Tarente  «.comme  les  mots  «même  lettre  au  duc  de  Trévise  •  tombaient  en  bas 
de  page  reeto,'il  a  omis  d^nscrire  cette  mention  en  commençant  la  page  verto. 
1.  Eelation  de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  k  la  date  du  24  mars.  Lettré 


348  181  4. 

Do  nouveaux  renseignements  étaient  parvenus  au 
quarticrgénéral.  L'armée  (le  SiJésie  s'avançait  de  Reims 
sur  Châlotis,  et  déjà  sa  cavalerie  légère  battait  l'estrade 
au  sud  de  celte  ville,  donnant  la  main  aux  coureurs 
du  comte  Pahlen  qui  rayonnaient  autour  de  Poivre. 
Enfin  des  Cosaques  de  Tettenborn  avaient  pris  dans 
la  nuit  sur  un  courrier  une  lettre  de  Napoléon  à  l'im- 
pératrice Marie-Louise.  Dans  ce  billet,  dont  Bliicher 
envoyait  la  copie  à  Schwarzenberg,  l'empereur  écri- 
vait qu'il  avait  passé  la  Marne  afin  d'attirer  l'ennemi 
loin  de  Paris  et  de  se  rapprocher  de  ses  places  *. 

do  Schwarzenberg  k  Uempereur  d'Autriche,  Pougy,  23  mars,  5  heures  après- 
midi,  cité  par  Schels,  I,  429-130. 

Selon  Diebitsch  qui  veut  s'attribuer  Thonneur  d'avoir  seul  décidé  Schwar- 
zenberg à  abandonner  sa  ligne  d'opérations,  cette  résolution  fut  prise  k 
Doramartin  même  par  Schwarzenb"rg  et  Radetzky  d'après  les  conseils  de 
Diebitsch.  Mais  outre  que  la  lettre  de  Schwarzenberg  à  l'empereur  d'Autriche, 
et  tou&  les  historiens  étrangers  (Plotho,  III,  343-344,  Schels,  I,  427-428, 
Bogdanowitscb,  II,  109-110,  etc.,  etc.)  témoignent  que  la  décision  de  marcher 
à  la  rencontre  de  Bliicher  fut  prise,  et  non  sans  discussions,  dans  le  conseil 
de  guexre  tenu  &  Pougy  le  23  mars  à  3  heures  de  l'après-inidi,  il  est  bien 
évident  que,  eu  raison  de  son  caractère  hésitant,  Schwarzenberg  n'était 
pas  homme  à  prendre  une  pareille  résolution  sans  en  référer  au  czar. 
Que  Diebitsch  ait,  à  Dommartin,  préparé  par  ses  arguments  le  généralis- 
sime à  adopter  ce  parti,  cela  est  possible  ;  mais  rien  ne  fut  définitivement 
arrêté  qu'en  conseil  de  guerre. 

1 .  Schwarzenberg  à  l'empereur  d'Autriche  (Vitry,  24  mars,  cité  par  Schels,  II, 
^2;  Miiffling,  II,  124.  Mémoires  de  Langeron,  Arch.  des  Aff.  étrangères.  Cf. 
Schels,  I,  412.  426;  Mémoires  de  Ruvigo,  VI,  368-369;  Meneval,  II,  37-38; 
Clarke  à  Napoléon,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

L'original  de  cette  lettre  fut,  comme  ou  verra  plus  loin,  remis  par  les 
soins  de  BlQcher  aux  avant-postes  français  de  Meaux  pour  être  donné  à 
l'impératrice.  Les  historiens  français  ne  citent  pas  cette  lettre,  sauf  Vau- 
doncourt,  qui  la  déclare  apocryphe,  et  elle  ne  figure  pas  dans  la  Corres- 
pondance.Qae  le  texte  même  de  ce  billet,  que  nous  ne  connaissons  d'ailieuri 
■[ue  dans  la  traduction  allemande,  ne  soit  pas  exact,  cela  est  possible,  mais 
ce  qui  est  hors  de  doute  c'est  qu'une  lettre  de  Napoléon  à  Marie-Louise, 
celle-ci  ou  une  autre  analogue,  fut  saisie  par  les  coureurs  de  Bliicher,  le 
22  mars  dans  la  soirée  et  envoyée  à  Schwarzenberg  le  23  dans  l'après-midi. 
A  titre  de  curiosité,  nous  donnons  cette  lettre  qui  eut  une  si  grande  in- 
fluence sur  les  événements  :  «  Mon  amie,  j'ai  été  tous  ces  jours-ci  à  cheval. 
Le  20  j'ai  pri>,  Arcis-sur-Aube.  L'ennemi  m'y  a  attaqué  à  huit  heures  du 
soir.  Je  l'a»  battu,  lui  ai  tué  4  000  hommes  et  pris  4  pièces  de  c~non.  Le  21, 
l'ennemi  s'est  mis  en  bataille  pour  protéger  la  marche  de  ses  colonnes  sur 
Brienne  et  Bar-sur-Aube.  J'ai  résolu  de  me  porter  sur  la  Marne  afin  d'éloi- 
gner l'ennemi  de  Paris  et  de  me  rapprocher  de  mes  places.  Je  serai  ce  soir  à 
Saint-Dizier.  Adieu,  mon  amie,  embrasse  mon  fils.  »  —  D'après  Rov/gu  les 
derniers  mots  auraient  été  :  «  Ce  mouvement  me  sauve  ou  me  perd.  • 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    PODGT.  349 

Celte  lettre  venait  confirmer  celle  de  Berthier  à 
MacdC*ijald,  saisie  dans  la  matinée.  Il  était  désormais 
certain  que  l'empereur  manœuvrait  pour  se  jeter  sur 
la  li^e  d'opérations  des  Alliés.  Sans  doute  Schwar- 
zenberg  n'était  pas  surpris  du  mouvement  de  Na- 
poléon sur  Vitry,  puisque  dès  le  21  au  soir  il  avait 
pensé  que  l'empereur  marcherait  vers  cette  ville  et 
puisqu'au  milieu  des  incertitudes  où  il  était  resté 
toute  la  journée  du  22,  il  avait  néanmoins  donné  des 
ordres  dans  cette  prévision'.  Malgré  cela,  le  généra- 
lissime n'en  était  pas  moins  elFrayé  de  la  rapidité  de 
la  marche  de  Napoléon,  qui  se  trouvait  déjà  à  Saint- 
Dizier,  menaçait  Chaumont  et  pouvait  tomber  par 
Brienne  sur  le  flanc  droit  de  la  grande  armée. 

Le  conseil  de  guerre  se  réunit  à  trois  heures  sous 
l'émotion  de  ces  graves  nouvelles.  A  en  juger  par  la 
proposition  qui  fut  émise  la  première,  plusieu»'°  géné- 
raux avaient  perdu  l'esprit.  «  Napoléon  dirent-ils, 
su  trouve  déjà  sur  notre  ligne  d'opérations;  il  a  sur 
nous  deux  jours  d'avance,  il  menace  Chaumont.  Con- 
séquemment,  il  nous  faut  recouvrer  nos  communica- 
tions avec  la  Suisse  au  moyen  d'une  marche  parallèle, 
à  grandes  journées,  par  Vandeuvre,  Bar-sur-Seine  et 
Chàtillon.  De  là,  nous  nous  porterons  soit  sur  Lan- 
gres,  soit  sur  Dijon  et  Vesoul  *.  »  Ce  mouvement 
n'était  rien  moins  qu'une  retraite,  et  c'était  la  retrake 
la  plus  funeste  au  point  de  vue  moral  comme  la  plus 
dangereuse  au  point  de  vue  militaire.  De  l'aveu  de 
tous  les  historiens  allemands,  anglais,  russes,  quelles 
conséquences  eût  entraînées  une  pareille  manœuvre! 


1.  Dispoaitioos  de  SchwarMnberg  des  21  et  22  mars,  cité«s  par  ScheU,L 
394-395. 

2.  Pioiho.  UT.  34.'Î-314:  Schels,  I,  427.  Cf.  ClausewiU.  448  et  la  relation  d« 
Diebiucb.  Arch.  de  la  guerre  :  «  ...Il  y  eut  à  se  féliciter  qa'après  aoe  delibe 

atioa  d'uoe  demi-heure,  ou  ne  dunuAt  iias  Tordre  de  coorir  sur  C^umont  oV 
de  louTojrer  sur  Dijou.  > 


350  1814. 

La  retraite  jusqu'au  Rhin —  et  même  au  delà,  comme 
dit  Diebitsch  —  les  résultats  de  dix  batailles,  de  deux 
mois  de  campagne  sacrifiés,  perdus,  la  démoralisation 
gagnant  l'armée  de  Bohême,  l'effroi  paralysant  l'ar- 
mée de  Silésie  laissée  seule  sur  le  territoire  ennemi, 
l'enthousiasme  relevant  la  France,  les  convois  et  les 
magasins  pillés,  les  parcs  enlevés,  les  troupes  pour- 
suivies et  coupées  par  les  soldats  de  Napoléon,  har- 
celées par  les  paysans  en  armes,  la  débandade,  la 
déroute,  tous  les  désastres  !  Ah  !  le  mouvement  génial 
de  Napoléon  sur  Saint-Dizier,  admirable  dans  la  con- 
ception, est  justifié  dans  la  pratique  par  cela  seul  qu'il 
a  inspiré  un  instant  aux  Alliés  l'idée  d'une  retraite 
immédiate  vers  le  Rhin. 

Malheureusement,  les  extrêmes  dangers  de  cette 
retraite,  qui  nous  frappent  si  \dvement  à  un  demi-siè- 
cle de  distance,  frappèrent  de  même  la  majorité  du 
conseil.  Un  autre  plan  de  campagne  que  suggérait 
l'approche  de  l'armée  de  Silésie  par  Châlons  fur  mis 
en  délibération.  Il  s'agissait  d'abandonner  résolument 
les  lignes  de  communications  avec  la  Suisse  et  de  s'en 
ouvrir  de  nouvelles  avec  les  Pays-Bas  par  Châlons, 
Reims  et  Mons.  Il  ne  fallait  pour  cela  que  se  réunir  à 
l'armée  de  Bliicher.  Cette  jonction  opérée  et  la  nou- 
velle ligne  ainsi  ouverte,  les  deux  armées  marcheraient 
de  concert  contre  Napoléon  pour  lui  livrer  bataille 
entre  Vitry  et  Metz\  Après  une  courte  discussion,  le 
conseil  décida  ce  mouvement.  Mais  il  semble  que 
Schwarzenberg  ne  s'y  résolut  qu'avec  peine,  sous  la 
pression  des  circonstances.  Il  s'en  excusa  presque  au- 
près de  l'empereur  d'Autriche  :  «  Ce  que  cette  manœu- 
vre, lui  écrivit-il,  va  m'enlever  en  ressources,  j'espère 

J.  Lettre  de  Schwarzenberg  à  lempereur  d'Autriche,  Pougy,  23  mars 
i  heures  après-midi,  citée  par  Schels,  I,  129-430.  Cf.  Relation  de  Diebitsch, 
▲rch.  de  la  guerre  (24  mars);  Plotho,  lU,  343-344. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE     DE    POUGY.  351 

le  regagner  par  la  supériorité  des  forces.  L'empereur 
de  Russie  elle  roi  de  Prusse  sont  tout  à  fait  d'accord 
avec  moi  3t  ne  considèrent  aucun  autre  mouvement 
comme  possible.  Dans  cette  décision  importante  et 
har'iie,  leur  avis  conforme  me  donne  une  véritable 
satisiuCtion  *.  » 

Le  prince  de  Schwarzenberg  qualifia  la  marche  sur 
Chàlons  de  hardie.  L'épithète  est  impropre.  A  la  vérité, 
celle  opération  était  bien  combinée,  mais  elle  mar- 
quait do  la  part  des  Alliés  moins  de  hardiesse  que  de 
prudence.  Les  Austro-Russes  avaient  refoulé  la  petite 
armée  impériale  au  delà  de  l'Aube;  cette  armée  éche- 
lonnée sur  une  étendue  de  quinze  lieues  exécutait 
à  cette  heure  même  une  marche  de  flanc  devant  les 
tètes  de  colonnes  du  prince  de  Wurtemberg  et  du 
comte  de  Wrède;  elle  était  harassée  de  fatigues.  Et 
au  lier  de  porter  incontinent  leurs  masses  sur  Saint- 
Dizier,  les  Alliés  perdaient  deux  jours  dans  un  mou- 
vement sur  Chàlons,  abandonnant  sans  résistance  leurs 
lignes  do  communications,  livrant  à  la  cavalerie  fran- 
çaise leurs  postes,  leurs  détachements,  leurs  convois, 
leurs  magasins.  Avant  d'oser  attaquer  l'empereur, 
qui  n'avait  plus  que  quarante-quatre  mille  hommes, 
il  leur  fallait,  à  eux  qui  étaient  près  de  cent  mille,  se 
réunir  aux  quatre-vingt  mille  soldats  de  Blûcher.  Pour 
combattre,  il  ne  suffisait  pas  à  l'ennemi  d'être  deux 
contre  un,  il  voulait  être  quatre  contre  un.  En  vérité, 
quelle  terreur  superstitieuse  inspirait  encore  Napo- 
léon! 

Al'issue  du  conseil,  l'ordre  fut  expédié  aux  colonnes 
en  marche  sur  Yitry  d'arrêter  leur  mouvement  pour 
prendre  la  direction  de  Chàlons.  Les  immenses  con- 
vois de  vivres  et  de  munitions  massés  à  Brienne  durent 

L  Lettre  précitée  de  Schwarsenberg  à  Teoiperear  d'Autriche. 


352  181 4. 

doubler  l'étape  pour  rejoiodre  l'armée  parBrébant,  Il 
fut  prescrit  au  prince  Moritz  Lichtenslein  d'évacuer 
Troyes  et  de  se  replier  sur  Dijon,  aux  commandants 
des  garnisons,  postes,  dépôts  et  magasins  de  Chau- 
mont  et  des  environs  de  rétrograder  sur  Langres  et 
au  besoin  sur  Yesoul'. 

L'empereur  d'Autriche,  resté  sur  les  derrières  de 
l'armée,  se  trouvait  alors  à  Bar-sur-Aube,  où  il  s'était 
arrêté  quelques  jours  auparavant,  en  venant  de  Chau- 
mont.  Jl  se  croyait  à  Bar  en  pleine  sécurité,  tan- 
dis que  la  marche  du  gros  des  Austro-Russes  vers 
Châlons  et  la  retraite  de  leurs  arrière -gardes  sur 
Langres  et  Dijon  allaient  le  mettre  à  la  merci  d'un 
hurrah  de  cavalerie  française.  Par  malheur,  le  prince 
de  Schwarzenberg  s'avisa  des  dangers  qui  mena- 
çaient son  souverain.  Il  lui  fit  tenir  le  respectueux 
mais  pressant  avis  de  quitter  au  plus  tôt  Bar  où  il 
co^rciit  risque  d'être  enlevé.  «  Je  ne  crois  pas,  ajou- 
tait Schwarzenberg,  que  Votre  Majesté  puisse  gagner 
Arcis  assez  tôt  pour  prendre  part  à  notre  marche. 
Mon  opinion  serait  donc  que  Votre  Majesté  se  rendît 
par  la  route  la  plus  sûre  à  son  armée  de  Lyon,  par 
Châtillon,  Dijon,  etc.  De  cette  manière  Votre  Majesté 
restera,  en  tout  cas,  en  communication  avec  ses  États 
par  la  Suisse ^  »  Ce  «  en  tout  cas  »  —  auf  jeden  Fait 
—  indique  que  Schwarzenberg  n'était  point  assuré 
du  succès  du  mouvement  sur  Châlons. 

C'était  cependant  s'exagérer  les  périls  que  de  con- 
seiller à  l'empereur  d'Autriche  d'aller  d'une  seule 
traite  jusqu'à  Lyon.  En  dissuadant  son  souverain  de 
rejoindre  l'armée  par  Arcis,  Schwarzenberg  ne  se  fit-il 
pas  le  complice  du  czar  et  des  partisans  de  la  guerre 

1.  Dispositions  de  Schwarzenberg.  Pougy,  23  mars,  4  *»eures  après-midi, 
citées  pa"  Plotho,  II,  346-347.  Journal  des  opérations  de  Barclay  do  Tolly. 
Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  29 188. 

S.  {'«ttre  précitée  de   Schwarzenberg  à  Tempereur  d'Autriche,  23  mua. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    POUGY.  3551 

à  outrance?  La  rupture  du  congrès  de  Châtillon 
et  la  r\éclaration  manifestement  antidynastique  par 
quoi  les  plénipotentiaires  alliés  l'avaient  clôturé,  de- 
vaient rassurer  les  états-majors  russes  et  prussiens 
contre  toute  tentative  d'accommodement.  D'ailleurs 
la  conduite  de  François  I"  n'avait,  en  réalité,  prêté 
à  aucune  équivoque  depuis  la  conclusion  de  la  qua- 
druple alliance.  Néanmoins,  dans  l'entourage  du  czar, 
on  ne  laissait  pas  d'appréhender  quelque  appel  in  ex- 
tremis de  Napoléon  à  l'empereur  d'Autriche,  et  on  était 
fort  satisfait  de  voir  ce  souverain  loin  de  l'armée.  La 
marche  sur  Châlons  était  une  occasion  favorable  pour 
éloigner  définitivement  François  I".  Volontairement 
^u  inconsciemment,  Sch  warzenberg  servit  les  desseins 
ues  deux  souverains  du  Nord  en  conseillant  à  l'empe- 
reur d'Autriche  de  gagner  Lyon.  Au  reste,  le  prince 
fut  bien  inspiré  de  pousser  l'empereur  à  quitter  Bar, 
et  celui-ci  fut  bien  inspiré  de  suivre  incontinent  cet 
avis  (il  partit  le  24  mars  à  six  heures  du  matin'),  car 
s'il  eût  tardé  d'un  jour,  il  fût  tombé  entre  les  mains 
des  cuirassiers  du  général  Saint-Germain  '.  Le  beau- 
père  prisonnier  du  gendre,  quelle  revanche  de  Prague 
pour  Napoléon,  quelle  ridicule  aventure  pour  la  Coa- 
lition, quel  dénouement  de  comédie  à  cette  épopée 
tragique  ! 


1.  Pire  à  Berthier,  Donlevent,  24  mars,  10  heures  da  matio,  et  Daillnn- 
court.  7  heur.'s  du  soir.  Arch.  de  la  guerre.  Ct.  Mémoire*  de  Mettemich,  1, 103. 

2.  Registre  ie  Berthier  (ordres  à  Saiut-Germain,  Doulevent,  25  mars, 
2  heures  et  demie  du  matin).  Arch.  de  la  guerre.  Lanezan,  officier  d'orrJon- 
Bance,  à  Napoléon,  Bar-sur-Aube,  2&  mars,  8  heorea  «t  demie  du  matio.  Arck. 
■au,  AF.  iT,  1670. 


23 


III 

LE  CONSEIL  DE  GUERRE  DE  SOMMEPUIS 


C'étaient  des  dépêches  saisies  qui  avaient  déter- 
miné les  Alliés  à  se  porter  sur  Châlons;  la  prise  de 
nouvelles  dépêches  allait  bientôt  les  décider  à  un 
mouvement  tout  autrement  important.  Le  soir  du 
23  mars,  à  huit  heures,  le  czar,  le  roi  de  Prusse  et  le 
prince  de  Schwarzenberg-  quittèrent  Pougy  pour  re- 
joindre le  gros  de  l'armée  en  marche  vers  Châlons.  Ils 
traversèrent  l'Aube  sur  un  pont  de  bateaux  et  attei- 
gnirent Dampierre  où  ils  s'arrêtèrent  quelques  heu- 
res'. Pendant  cette  halte,  on  reçut  au  grand  quartier 
général  un  paquet  de  dépêches  que  les  Cosaques  de 
Czernischew  et  de  Tettenborn  venaient  de  prendre 
à  un  courrier  envoyé  de  Paris  à  Napoléon.  C'étaient 
des  lettres  confidentielles  de  hauts  fonctionnaires  de 
l'empire,  toutes  également  découragées  et  découra- 
geantes. On  y  parlait  de  l'épuisement  du  Trésor,  des 
arsenaux  et  des  magasins,  de  la  ruine  publique,  des 
extrêmes  inquiétudes  et  du  mécontentement  crois- 
sant de  la  population.  Une  de  ces  lettres,  signée, 
dit-on,  du  duc  de  Rovigo,  portait  qu'il  se  trouvait 
à  Paris  nombre  de  personnages  influents,  ouverte- 
ment hostiles  à  l'empereur,  et  dont  il  y  aurait  tout  à 
craindre  si  l'ennemi  s'approchait  de  fa  capitale  ^. 

1.  Schels,  Die  Operazionen  der  verbûndeten  Beere  gegen  Paris,  \,  431;Bog- 
danowitsch,  Geschichte  des  Krieges  1814,  H,  112. 

2.  Mémoires  de  Langeron,  Arch.  des  afiFairea  étrangères,  Russie,  25.  Scfcels, 
II,  17.  Danil«wsky,  Feldsug  in  Frankreich,  II,    88;   Bogdanowitsch,  II,  118.^ 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    SOMMEPUIS.         355 

Bien  que  Schwarzenberg  se  crût  homme  politique 
au  moias  autant  qu'homme  de  guerre,  il  ne  fit  pas 
autrement  attention  à  ces  lettres.  Le  ezar,  au  con- 
traire, en  liit  très  frappé,  mais  il  ne  dit  rien,  tout 
d'abord,  du  grand  dessein  qu'elles  lui  suggéraient.  A 
minuit,  on  partit  de  Dampierre,  pour  Sommepuis  où 
l'on  arriva  vers  trois  heures  du  matin.  Dès  qu'il  eut 
mis  pied  à  terre,  Schwarzenberg  apprit  par  de  nou- 
veaux rapports  que  l'armée  de  Silésie  était  au  moment 
d'achever  son  mouvement  vers  la  Marne.  Bliicher 
marchait  de  Reims  sur  Epernay  avec  Langeron  et 
Sacken;  York  et  Kleist  occupaient  Château-Thierry; 
Winzingerode  avait  son  infanterie  à  Châlens,  le  gros 
de  sa  cavalerie  à  Vatry  et  ses  avant-postes  à  Somme- 
sous  et  à  Soudé-Sainte-Croix.  Comme  le  VP  corps 
avait  poussé  jusqu'à  Poivre,  la  jonction  de  la  grande 
armée  avec  l'armée  de  Silésie,  opération  à  quoi  ten- 
dait Schwarzenberg  depuis  la  veille,  pouvait  être 
tenue  pour  faite*.  Son  premier  objectif  ainsi  atteint, 
le  généralissime  ne  voulut  point  perdre  un  instant 
pour  atteindre  le  second,  qui  était,  comme  on  sait, 
la  poursuite  vigoureuse  de  l'armée  française.  A 
quatre  heures  du  matin,  il  dicta  une  nouvelle  disposi- 
tion, arrêtant  la  marche  sur  Châlons,  rendue  désor- 
maisinutile  parle  rétablissement  des  communications 
avec  Bliicher,  et  prescrivant  pour  le  jour  môme  le  pas- 
sage de  la  Marne  aux  environs  de  Vitry.  Conformé- 
ment à  ces  ordres,  les  troupes  se  mirent  en  route  le 
24  mars  au  point  du  jour  dans  la  direction  de  la 
Marne.  A  dix  heures  du  matin,  le  roi  de  Prusse  et 
'^' hwarzenberg  quittèrent  Sommepuis  et  prirent  le 

—  Pour  nno  fois  qae  Rovigo,  qui  d'ordinaire  renseignait  Temperear  si  rare- 
ment et  si  mal.  faisait  son  devoir,  il  jouait  vraiment  de  malbear!  Au  reste, 
Rovigo  ne  parle  point  de  cette  lettre  dans  ses  Mémoires,  et  Schela  la  men- 
tionne sans  dire  qu'elle  était  du  ministre  de  la  police. 
1.  Schels,  U,  13,  17-18  ;  Bogdanovitsch,  II.  212. 


356  1814. 

chemin  de  Vitry  au  milieu  des  colonnes  en  marche*. 

Ainsi  les  désirs  comme  les  prévisions  de  Napoléon 
étaien'  près  de  se  réaliser.  Les  Alliés  se  laissaient 
prendre  à  sa  belle  manœuvre.  Ils  le  suivaient  en  Lor- 
raine, sous  le  canon  des  places  fortes.  Comme  dans 
tant  de  campagnes  qu'avaient  terminées  de  si  grandes 
victoires,  c'était  l'empereur  qui  dirigeait  la  guerre; 
imposarUt  sa  volonté  à  ses  adversaires  et  dictant  pour 
ainsi  dire  leurs  propres  mouvements  aux  armées 
ennemies. 

L'empereur  de  Russie  cependant  n'avait  point  en- 
core quitté  Sommepuis.il  avait  médité  toute  la  nuit 
les  lettres  de  Paris  saisies  la  veille  par  les  Cosaques. 
Les  renseignements  qu'elles  contenaient  n'étaient 
point  sans  doute  une  révélation  pour  lui.  Huit  jours 
auparavant,  le  baron  de  Vitro  lies,  reçu,  grâce  à  Nessel- 
roae,  en  audience  particulière,  lui  avait  fait  le  même 
tableau  de  l'état  de  Paris.  «  On  est  las  de  la  guerre 
et  de  Napoiéon,  avait  dit  Vitrolles...  Faites  la  guerre 
politique  au  lieu  de  la  faire  stratégique,  marchez  droit 
à  Paris  où  l'on  n'attend  que  l'arrivée  des  Alliés  pour 
manifester  son  opinion  ^.  »  Ce  langage,  bien  qu'un 
peu  trop  bourbonien  au  gré  du  czar,  qui  l'était  peu, 
avait  flatté  ses  plus  chers  désirs  :  il  se  voyait  déjà  en- 
trant à  cheval  dans  Paris.  Mais  quelle  crédibilité  méri- 
tait Vitrolies?Déjà  des  émissaires  royalistes  n'avaient- 
ils  pas  dit  aux  Alliés  que  les  Français  les  recevraient 
«  à  bras  ouverts^  »?  Or  partout  autour  d'eux  les 
Coalisés  voyaient  se  lever  les  faux  et  les  fourches. 
Au  lieu  de  trouver  à  Paris  les  portes  ouvertes  et  les 
acclamations,  les  armées  alliées  n'y   trouveraient- 

1.  Ordre  de  marche  de  Schwarzenberg,  Sommepuis,  24  mars,  4  heures  du 
matin,  cité  par  Scbels,  II,  14-15.  Cf.  18,  et  Berabardi,  Denkwurdigk.  du  Grafen 
von  Toit,  m,  311. 

2.  Mémoires  de  Vitrolles,  I,  116-125, 
a.  Souvenirs  de  Jamini.,  II.  233. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    SOMMEPDIS.        357 

elles  pas  les  barricarles  et  les  coups  de  fusil?  Mais 
aprèsavoir  lu  ces  lettres  de  hauts  personna,2:es,  adres- 
sées à  Napoléon  lui-même,  le  czar  ne  pouvait  plus 
douter  de  la  véracité  de  VitroHes.  Des  témoignages 
dignes  de  foi  venaient  confirmer  ses  assertions. 
L'agent  du  duc  de  Dalberg  avait  dit  vrai. 

Il  semble  que  dès  cette  matinée  du  24  mars  le  parti 
du  czar  était  pris.  Néanmoins,  avant  d'imposer  son  opi- 
nion, il  voulut  soumettre  la  question  aux  officiers  en 
qui  il  avait  le  plus  de  confiance.  Quand  Schwarzen- 
berg  et  le  roi  de  Prusse  furent  sur  la  route  de  Vitry.  il 
manda  dans  la  petite  maison,  où  il  avait  passé  la  nuit, 
son  chef  d'état-major  le  prince  Wolkonsky,  le  com- 
mandant des  gardes  et  réserves  Barclay  deîolly  et  les 
lieutenants  généraux  ToU  et  Diebilsch.  Ces  officiers 
étant  arrivés,  le  czar  leur  montra  sur  une  carte  les 
positions  des  différents  corps  d'armée;  puis  il  dit  : 
«  —  Maintenant  que  nos  communications  sont  ré- 
tablies avec  Blùcher,  devons-nous  suivre  Napoléon 
pour  l'attaquer  avec  des  forces  supérieures  ou  devons- 
nous  marcher  directement  sur  Paris?  Quel  est  votre 
avis?'  »  Les  généraux  tardèrent  à  répondre,  la  ques- 
tion étant  grave  et  chacun  hésitant  surtout  à  donner 
le  premier  son  opinion.  Impatient,  le  czar  se  tourna 
vers  Barclay,  le  plus  élevé  en  grade,  l'interrogeant 
d'un  signe  de  tête.  Celui-ci,  ayant  jeté  de  nouveau  un 
rapide  coup  d'oeil  sur  la  carte,  répondit  :  «  —  Il  faut 
réunir  toutes  nos  forces,  suivre  l'empereur  Napoléon 
et  l'attaquer  résolument  dès  que  nous  l'aurons  re- 
joint. »  Bien  évidemment  ces  paroles  allaient  à  ren- 
contre de  la  pensée  d'Alexandre.  Il  n'en  laissa  rien 
voir  et  dit  simplement  à  Diebitsch  :  «  —  Et  vous?  » 

I.  Relation  da  général  ToU.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbonrg,  47.  353. 
Cf.  R^latioa  de  Diebitsch  (lettre  à  Jomioi,  Mohilew,  9  mars  1U17),  rUHTw 
ai  X  Arch.  da  U  guerre  à  U  date  du  24  mars  1814, 


358  181 4. 

Partagé  sans  doute  entre  sa  propre  opinion,  qui  était 
de  marcher  sur  Paris,  et  la  crainte  de  contredire  ouver- 
tement Barclay  de  Tolly,  Diebitsch  proposa  un  moyen 
terme.  On  devait  fractionner  les  armées  en  deux 
fortes  colonnes,  dont  l'une  se  dirigerait  sur  Paris 
tandis  que  l'autre  passerait  la  Marne  à  la  poursuite 
de  Napoléon*. 

A  l'exposé  de  cet  étrange  plan  de  campagne,  qui 
eût  pu  amener  un  double  succès,  mais  qui,  plus  vrai- 
semblablement, eût  abouti  pour  l'une  des  armées 
à  un  échec  sous  Paris  et  pour  l'autre  à  une  destruction 
en  détail  au  delà  de  la  Marne,  le  général  Toll  ne  se 
contint  pas.  A  peine  Diebitsch  eût-il  fini  de  parler, 
qu'il  s'écria  sans  attendre  que  le  czar  l'eût  interrogé  : 
«  —  Bans  les  circonstances  où  nous  sommes,  il  n'y  a 
qu'un  seul  parti  à  prendre.  Il  faut  nous  avancer  sur  Pa- 
ris, à  marches  forcées,  avec  la  totalité  de  notre  armée, 
en  détachant  seulement  dix  mille  cavaliers  contre 
l'empereur  Napoléon,  afin  de  lui  masquer  notre  mou- 
vement. »  Le  czar  qui  avait  écouté  jusque-là  sans  dire 
un  mot  ne  put  s'empêcher  de  manifester  le  contente- 
ment que  lui  causaient  les  paroles  de  Toll.  Il  les  ap- 
prouva hautement  et  loua  le  général  dans  les  termes 
les  plus  chaleureux.  Diebitsch  alors  reprit  :  «  —  Si 
Votre  Majesté  veut  rétablir  les  Bourbons,  le  mieux,  en 

1.  Cinq  personnes  seulement  prirent  part  à  cette  délibération  :  le  czar, 
Barclay,  Wolkonsky,  Toll  et  Diebitsch.  Sur  ces  cinq  personnes  deux,  Toll 
et  Diebitsch,  en  ont  écrit  une  relation.  Il  ne  serait  point  dans  l'ordre  des 
choses  que  ces  deux  relations  fussent  conformes,  et  en  effet  si  elles  diffè- 
rent peu  pour  le  fond  elles  varient  infiniment  pour  les  détails.  H  faut  cher- 
cher où  est  la  vérité.  Le  récit  de  Diebitsch,  rédigé  trois  ans  après  les  événe- 
ments, a  un  caractère  apologétique  très  marqué.  Diebitsch  veut  s'attribuer  à 
lui  seul  tout  le  mérite  d'avoir  déterminé  la  marche  sur  Paris.  Lui  seul  est 
interrogé,  lui  seul  parlé,  lui  seul  décide.  Les  autres  interlocuteurs  ne  sont  que 
des  comparses  faits  pour  lui  don»  ,er  la  réplique.  Et  cependant,  à  certaines 
réticences  sur  le  fractionnement  de  Farmée  en  deux  échelons,  réticences 
qui  semblent  parer  à  un  démenti  éventuel  de  Toll,  on  reconnaît  que,  comme 
!e  dit  Toll  dans  sa  relation,  D'^ebitsch  commença  par  proposer  la  séparation 
de  IL  cmée.  Mais  le  czar  s'étant  prononcé  pour  la  marche  sur  Paris,  Diebitsch 
se  ravisa  et  donna  les  meilleures  raisons  à  Tappui  de  ce  projet. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE    DE    SOMMEPUIS.        339 

efTot,  est  de  marcher  sur  Paris  avec  toutes  nos  trou- 
pes. »  Alexandre  répliqua  aussitôt,  avec  une  certaine 
brusquerie  :  «  — Eh!  il  n'est  point  question  des  Bour- 
bons !  il  s'agit  de  renverser  Napoléon*.  » 

Barclay  pourtant  n'était  point  convaincu.  Il  sou- 
leva plusieurs  objections.  «  —  Napoléon,  dit-il,  ne 
se  laissera  pas  imposer  par  de  la  cavalerie  ;  il  revien- 
dra sur  ses  pas  pour  attaquer  à  revers  les  troupes 
en  marche  vers  Paris.  D'autre  part,  la  garnison 
et  le  peuple  peuvent  faire  une  défense  désespérée, 
une  guerre  de  rues  et  de  barricades.  Enfin  si  mêmiî 
on  s'empare  de  la  capitale  de  la  France,  quel  résul- 
[D.t  en  obtiendra-t-on  ?  L'occupation  de  Paris  ne  sera- 
l-elle  pas  la  perte  de  l'armée?  N'y  a-t-il  point 
l'exemple  de  Moscou?  »  ToU  et  Diebilsch  —  ce  der- 
nier pensait  comme  ToU  depuis  que  le  czar  avait 
donné  raison  à  son  aide  de  camp  —  combattirent  tour 
à  tour  les  arguments  de  Barclay.  ToU  démontra  que 
l'armée  alliée  et  l'armée  française  allant  marcher  en 
sens  inverse,  chaque  étape  éloignerait  de  deux  étapes 
celle-ci  de  celle-là.  Si  donc  Napoléon  s'aperce  vaut  de 
leur  mouvement  ramenait  l'épée  dans  les  reins  le  gros 
de  cavalerie  envoyé  à  sa  suite,  les  AlHés  auraient  le 
temps  d'arriver  sous  Paris  et  de  s'en  emparer  avant 
d'être  attaqués  sur  leurs  derrières.  Une  fois  maîtres  de 
Paris,  ils  combattraient  l'armée  impériale  couverts 
par  la  Seine  et  la  Marne.  Diebitsch  ajouta  que  la  dé- 
fense de  Paris  n'était  pas  à  redouter.  « — Il  n'y  a  que 
des  milices,  dit-il,  et  quel  effet  produira  sur  la  popu- 
lation, grisée  par  les  buUetins  des  victoires  de  Napo- 
léon, l'arrivée  de  nos  armées  soi-disant  détruites! 
D'autre  part,  nous  tirerons  les  plus  grands  avantages 
de  l'occupation  de  Paris,  qui  est  le  siège  du  gou- 

1.  Rel&tioa  de  ToU.  —  Selon  U  version  de  Diebitsch,  le  csar  aorait  réponda  : 
«  Sur  ce  point  larésolition  de»  souverainB  est  arrêtée.  • 


360  18  1 4. 

vernement  et  le  grand  centre  d'approvisionnement 
pour  l'armée  française.  Enfin,  quel  coup  porté  à  l'opi- 
nion, si  puissante  à  la  guerre!  Quelle  impression  sur 
nos  troupes;) ux yeux  desquelles  nos  hésitationsà  mar- 
cher sur  Paris  ont  encore  maintenu  à  Napoléon  l'appa- 
rence de  l'invincibilité!  Quant  à  rappeler  l'exemple 
de  Moscou,  c'est  un  vain  épouvantait.  L3  climat, 
les  distances,  la  richesse  du  pays,  l'esprit  des  habi- 
tants, ne  sont  point  comparables  en  France  et  en 
Russie.  Si  l'occupation  de  la  Ville  Sainte  a  été  un  dé 
sastre  pour  les  Français,  l'occupation  de  Paris  ne 
saurait  être  un  danger  pour  les  Alliés  *.  » 

Barclay  s'étant  enfin  rallié  à  l'opinion  de  1&  majo- 
rité, le  czar  monta  aussitôt  à  cheval  pour  rejoindre 
Schwarzenberg.  Il  l'atteignit  au  bout  d'un*^.  heure, 
à  mi-chemin  entre  Somn*epuis  et  Vilry.  Les  deux 
états-majors  mirent  pied  à  terre.  Les  souverains, 
Schwarzenberg  et  les  généraux  s'assemblèrent  en 
conseil  de  guerre  sur  un  tertre  situé  à  droite  de  la 
route.  Alexandre  ordonna  au  général  Toll  de  déplier 
la  carte,  et  lui-même,  alors,  indiquant  les  positions 
des  armées,  exposa  le  plan  d'une  marche  sur  Paris. 
Le  roi  de  Prusse  approuva  ardemment  le  projet, 
mais  il  y  eut  une  opposition  très  marquée  chez  les 
généraux  du  grand  état-major  autrichien  et  tout  au 
moins  des  hésitations  de  la  part  de  Schwarzenberg. 
Après  le  czar,  Toll,  Diebitsch,  Wolkonsky  (Barclay 
de  Tolly  était  retourné  à  son  corps  d'armée),  durent 
tour  à  tour  prendre  la  parole  pour  démontrer  les  avan- 
tages, la  nécessité  de  ce  mouvement.  Schwarzenberg 
finit  par  se  rendre,  et  encore  que  les  répugnances  des 
généraux  autrichiens  fussent  loin  d'être  vaincues,  il 

1,  Relation  de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre.  Relation  de  Toi!.  Arch. 
topogr.  de  Saint-Pétersbourg.  Cf.  Mémoires  de  Langcroa,  Arch.  des  Âdaires 
étrangères. 


LE    CONSEIL    DE    GUERRE     DE    SOMMEPUIS.         361 

acquiesça  au  nouveau  plan  de  campagne.  On  décida 
iiicoiilineut  que  la  grande  armée  et  l'armée  do  Silésie 
commenceraient  le  lendemain,  23  mars,  leur  mouve- 
ment vers  Paris,  et  que  le  général  Winziugerode  avec 
sa  cavalerie,  son  artillerie  légère  et  un  peu  d'infan- 
terie suivrait  l'empereur  Napoléon  dans  la  direction  de 
Saint-Dizier,  en  s'elTorçant  de  lui  faire  croire  par  tous 
les  moyens  possibles  que  l'armée  entière  des  Coalisés 
marchait  à  sa  poursuite  ' 

Il  était  passé  midi.  Les  têtes  de  colonnes  avaient 
atteint  le  bord  de  la  Marnée  On  arrêta  les  troupes 
sur  la  rive  gauche  où  elles  s'établirent  au  bivouac 
entre  Pringy,  Vitry  et  Courdemanges,  tandis  que 
l'avant-garde  de  Winzingerode  traversait  la  rivière,  se 
dirigeant  vers  Saint-Dizier  à  la  suite  de  l'armée  fran- 
çaise. Le  quartier  général  fut  porté  à  Vitry.  Dans  la 
soirée,  Schwarzenberg  dicta  l'ordre  de  marche  pour 
le  lendemain,  et  informa  Bliicher,  par  une  longue  let- 
tre, de  la  décision  qui  venait  d'être  prise.  Il  lui  indiquait 
l'itinéraire  de  la  grande  armée  et  le  pressait  de  mettre 
lui-même  ses  troupes  en  mouvement  par  la  route  la 
plus  directe,  afin  que  les  deux  armées  pussent  opérer 
leur  jonction  le  28  mars  devant  Meaux  '.  Le  feld-maré- 
chal  reçut  cette  lettre  à  Châlons.  On  dit  qu'après  l'a- 
voir lue,  il  s'écria  tout  joyeux  :  «  —  Je  savais  bien  que 
mon  brave  Schwarzenberg  se  réunirait  à  moi.  Nous 
allons  finir  cette  guerre,  puisque  maintenant  ce  n'est 
plus  seulement  ici,  c'est  partout  qu'on  dit  :  Vorwârtz! 

1.  Relation  de  ToU.  Ârch.  topogr.  de  Saiat-Pétersboarg,  47333;  relation 
de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  24  mars.  Lord  Burgbesh,  Memory,  II,  223- 
225  ;  cf.  Bernhardi,  IV,  2*  partie,  314  ;  Plotho,  III,  371  ;  Schel»,  II,  18. 

t.  Les  troupes  devaient  être  en  position  à  midi  poar  forcer  le  pa'^sage  d« 
la  Marne,  au  cas  où  les  Français  le  défendraient.  Ordre  de  Sch\rarxenberg, 
Sommepuis,  24  mars,  4  heures  du  matin,  cité  par  Schels,  II,  14-l^ 

3.  Ordre  de  marche  de  Schwarzenberg,  Vitry,  24  mars,  cité  par  Plotho,  IIL 
575.  Lettre  de  Schwarzenberg  à  BlQcher,  24  mars,  citée  par  Schels,  II,  27- 
i&.  «...  La  grande  armée  sera  le  25  à  Fère-Ch&mfenoiM,  1«  26  à  Treffaox, 
le  27  à  Coolanuoiera  et  le  28  à  Meaux.  a 


362  1814. 

(en  avant!)  *.  »  C'était  bien  parler,  mais  par  son  inac- 
tion de  dix  jours  après  la  bataille  de  Laon,  le  vieux 
Bliicher  n'avait-il  pas  démérité  de  son  glorieux  sur- 
nom de  général  Vorwàrtz? 

La  nouvelle  de  la  marche  sur  Paris,  qui  se  répandit 
bientôt  dans  l'armée,  y  excita  un  grand  enthousiasme*. 
C'en  était  donc  fini  de  ces  continuels  mouvements  sur 
place,  de  ces  défaites  partielles  qui  entraînaient  des 
retraites  de  cent  mille  hommes  et  de  ces  prétendues 
victoires,  si  chèrement  achetées,  à  la  suite  desquelles 
on  n'avançait  point.  Sans  entrer  dans  des  considé- 
rations politiques,  les  soldats  comprenaient  que  la 
prise  de  Paris  était  le  but  de  la  guerre  et  en  serai*  la 
fin.  Il  y  avait  de  plus  chez  les  uns  l'espérancj  du 
pillage,  chez  les  autres  l'orgueil  d'entrer  en  vain- 
queurs dans  cette  ville  fameuse.  Mais  n'y  avait-il  pas 
aussi  cette  arrière-pensée  qu'en  s'approchant  de 
Paris,  on  s'éloignait  d'autant  de  Napoléon,  dont  le 
génie  stratégique  imposait  encore  aux  états-majors 
et  dont  le  seul  nom  terrifiait  toujours  les  troupes? 

1.  Vamhagen,  Biographische  Denkmale,  III  (vie  de  Bliicher),  375. 
3.  Bogdanowitsch,  II,  114.  Cf.  Relation  de  Diebitsch  à  Jomini.  Arch.  de  la 
guerre,  à  la  date  du  24  mars. 


IV 


LES   DEUX  COMBATS  DE   FÊRE-CHAMPENOISK 
MARCHE  DES  ALLIÉS  SUR  PARIS 


Le  25  mars  avant  le  jour,  la  grande  armée  austro- 
russe  leva  ses  bivouacs  des  bords  de  la  Marne  et  se 
mit  en  marche  sur  deux  colonnes.  La  colonne  princi- 
pale, formée  des  VI',  IV*,  V'  et  IIP  corps,  s'engagea 
sur  la  roule  de  Vitry  à  Fère-Champenoise,  l'artillerie 
tenant  la  chaussée,  l'infanterie  s'avançant  à  droite  et 
à  gauche.  La  seconde  colonne,  formée  des  gardes  et 
réserves,  prit  à  travers  champs,  par  Courdemanges, 
Sommepuis  et  Montepreux,  de  façon  à  rejoindre  le 
gros  des  troupes  à  la  hauteur  de  Fère-Champenoise  '. 
De  son  côté,  l'armée  de  Silésie  quitta  Chàlons  à  six 
heures  du  matin,  se  dirigeant  sur  Bergères*.  Jusqu'à 
Meaux,  où  devait  s'opérer  leur  concentration,  les  deux 
armées  allaientmarcher  parallèlement  sur  deux  routes, 
distantes  en  moyenne  de  quinze  à  vingt  kilomètres  : 
les  troupes  de  Schwarzenberg  passant  par  Fère-Cham- 
penoise, TretTaux  et  Coulommiers,  les  troupes  de  Blii- 

1.  Ordrto  de  Schvanenberg  pour  le  »  mars,  Vitry,  24  marm,  dtè  par  Plo- 
tho,  III.  375.  Cf.  Danaewsky.  Felizug  in  Frankreich,  U,  108. 

2.  Ordre  de  Blâcher,  Chàlons,  25  mars,  cité  par  Schels,  U,  35. 

Une  partie  seulement  de  l'armée  de  Siiesie  entra  dans  la  colonne  :  les 
corps  de  Langeron  et  de  Sacken  et  l'infanterie  de  Winxingerode.  Les  corps 
de  Kleist  et  d'York  occupaient  Château-Thierry  où  ils  avaient  passé  ta 
Marne  dans  la  soirée  du  24,  poussant  leur  avant-garde  sur  Montmirail.  La 
cavalerie  de  Winxingerode  galopait,  comme  on  sait,  sur  la  route  de  Saint- 
Dizier,  à  la  suite  de  Napoléon,  et  le  corps  de  Bûlo'v  cominoacait  on  nou- 
veau siège  de  Soinon», 


36*  181 4. 

cher  passant  par  Bergères,  Montmirail  et  la  Ferté- 
sous-Jonarre*. 

Vers  hnil  heures dumatin,  comme  les  cavaleries  du 
comte  Pahlon  et  du  prince  Adam  de  Wurtemberg,  qui 
formaient  l'avanl-gardede  la  grande  armée,  venaient 
de  dépasser  Cosles,  leurs  éclaireurs  signalèrent  quel- 
ques milliers  d'hommes  rangés  en  bataille  sur  les 
hauteurs  de  Soudé-Sainte-Croix  ^  C'était  le  petit  corps 
de  Marmont.  On  a  vu  que  ce  maréchal  et  le  duc  de 
Trévise,  s'étant  tardivement  mis  en  marche  des  envi 
rons  de  Fismes  pour  rallier  l'empereur  dans  la  di- 
rection de  Châlons,  s'étaient  laissé  couper  les  roules 
de  Reims  et  d'Épernay  et  avaient  dû  prendre  le  che- 
min le  plus  long.  Le  24  mars,  Mortier  arriva  à  Va- 
try  et  Marmont  à  Soudé-Sainte-Croix,  oii  le  duc  de 
Trévise  devait  le  rejoindre  le  lendemain  au  point  du 
jour,  afin  de  se  porter  ensemble  vers  Yitry.  De  tant 
d'événements  accomplis  depuis  quatre  jours,  les  ma- 
réchaux savaient  seulement  qu'on  s'était  battu  à 
Sommepuis  et  qu'on  avait  tiré  le  canon  au  bord  de 
la  Marne.  Ils  supposaient  l'empereur  établi  près  de 
cette  rivière,  en  deçà  ou  au  delà. 

Dans  cette  nuit  du  24  au  25  mars,  Marmont,  voyant 
de  Soudé-Sainte-Croix  d'innombrables  feux  briller  à 
l'horizon,  fut  d'abord  incertain  s'ils  appartenaient  aux 
Français  ou  aux  Alliés.  Ses  reconnaissances  lui  rap- 
portèrent que  ces  bivouacs  étaient  ceux  de  l'ennemi. 
11  ne  douta  plus  d'être  attaqué  le  lendemain,  soit  par 
un  corps  détaché  de  la  grande  armée  si  les  Alliés 
marchaient  sur  Vitry,  soit  par  l'armée  entière  s'ils 
marchaient  sur  Paris  ^  Il  eût  sans  doute  été  plus  sage, 

1.  Rapport    de    Marmont  k  Berthier,    Âllemant,  28  mars.    Ârch.   de  la 
guerre.  Cf.  Mémoires  de  Marmont,  II,  224-225,  229-231,  Journal  de  Fabvier,  60. 

2.  Danilewsky,  Jl,  108,  109;  Schels,  II,  42,  43. 

3.  Rapport  de  Marmont  à  Berthier.  Allemant,  26  mars,  1  heure  da  matin. 
Arch  de  la  guerre.Cf.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  230-232;  Journal  de  Fabvier,  59. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRE-CHAMPEXOISE.       365 

VU  le  peu  de  troupes  des  deux  maréchaux  —  Mar- 
mont  avait  3800  hommes  et  Mortier  10700  —  de  se 
mettre  aussitôt  en  retraite.  Le  duc  de  Ra^se  n'en 
jugea  pas  ainsi,  abusé  par  cette  singulière  illusion 
«  qu'il  serait,  en  tous  cas,  bien  placé  pour  évacuer 
sans  pertes  les  grandes  plaines  qu'on  aurait  à  traver- 
ser jusqu'à  Sézanne  ».  11  se  contenta  de  dépêcher  à 
Mortier  un  aide  de  camp,  chargé  de  lui  dire  d'accé- 
lérer sa  marche  sur  Soudé  de  façon  à  s'y  trouver 
avant  le  point  du  jour.  L'aide  de  camp  s'égara.  Vers 
cinq  heures  du  matin,  Mortier  arriva,  mais  il  arriva 
sans  ses  troupes  qu'il  avait  arrêtées  à  Vatry.  Les  deux 
maréchaux  concertèrent  d'effectuer  à  Sommesous,  à 
huit  kilomètres  en  arrière  de  Soudé,  la  jonction  qu'on 
ne  pouvait  plus  opérer  près  de  ce  village.  Mortiei 
retourna  a  Vatry  et  Marmont  disposa  ses  troupes  en 
ordre  de  bataille,  moins   pour    disputer  le  terrain 
que  pour  imposer  à  Tennemi  et  donner  le  temps  au 
corps  du  duc  de   Trévise  d'atteindre  Sommesous. 
Marmont  ne  resta  en  position  que  jusqu'à  l'approche 
de  la  cavalerie  des  Alhés.  Il  la  salua  de   quelques 
salves,  puis  il  commença  son  mouvement  rétrograde, 
qui  étant  prévu  et  bien  préparé  s'exécuta  avec  ordre*. 
Quand  Mannont  atteignit  Sommesous,  Mortier  ne 
s'y  trouvait  pas  encore.  Abandonner  la  position  sans 
attendre  les  troupes  du  duc  de  Trévise,  c'était  les  h- 
vrer  aux  Alliés.  «  Il  valait  mieux  périr  avec  elles  que 
se  sauver  sans  elles,  «dit  très  justement  Marmont.  Le 
maréchal  s'établit  en  avant  de  Sommesous,  à  l'inter- 
section des  routes  de  Chàlons  à  Arcis  et  de  Vitry  à 
Fère-Champenoise.  Ses  trente  pièces  de  canon  ouvri- 
rent un  feu  violent,  tenant  à  distance  les  escadrons 
de  Pahlen  et  de  Wurtemberg.  Le  maréchal  Mortier 

L  Rapport  d«  Marmont,  Allemaat,  M  mara.  Ardi.  d«  U  gaem. 


366  1814. 

arriva  enfin  avec  son  infantene  et  la  cavalerie  de 
Belliard,  qui  prirent  position  à  la  gauche  du  corps  de 
Marmont  et  dans  le  même  ordre  :  l'artillerie  en  pre- 
mière ligne,  la  cavalerie,  formant  deux  échelons,  en 
deuxième  ligne,  l'infanterie  en  troisième  ligne.  L'en- 
nemi hésita  à  charger.  Il  commença  à  contre-battre 
avec  trente-six  bouches  à  feu  les  soixante  pièces  des 
deux  maréchaux.  On  canonna  deux  heures  sans 
résultat^  Cependant  le  gros  des  Alliés  approchait. 
Les  Français  qui  comptaient  douze  mille  cinq  cents 
fantassins  et  quatre  mille  cavaliers' n'avaient  encore 
devant  eux  que  six  à  sept  mille  chevaux',  mais  ils 
voyaient  s'avancer  dans  la  plaine  des  masses  énormes 
de  combattants,  véritable  marée  humaine  prête  à  les 
engloutir.  La  venue  d'un  premier  renfort,  une  divi- 
sion de  deux  mille  trois  cents  cuirassiers  autrichiens 
décida  Marmont  à  opérer  sa  retraite.  Le  désordre  se 
mit  dans  l'artillerie  de  Mortier,  attelée  avec  des  che- 
vaux entiers.  L'ennemi  s'enhardit.  Les  hussards 
russes  chargèrent  les  cuirassiers  de  Bordesoulle,  qui 
protégeaient  la  retraite  de  l'artillerie,  et  les  culbutè- 
rent. Belliard  lança  en  avant  la  division  Roussel,  de 
façon  à  prendre  en  flanc  les  hussards.  Mais  les  dra- 
gons, se  voyant  menacés  eux-mêmes  d'être  pris  de 
liane  par  la  seconde  ligne  de  Pahlen  qui  les  débordait, 

1.  Cf.  Rapport  de  Marmont,  Allemant,  26  mars.  Arch.  do  la  guerre.  Bog- 
danowitsch,  II,  118;  Schels,  II,  44. 

2.  Marmont  :  Divisions  Lagrange,  Ricard  et  Arrighi,  4000;  cavalerie  de. 
BordesouUe  :  1  800.  Mortier  :  divisions  Christiani,  Charpentier  et  Curial  :  8500. 
Cavalerie  de  Boulnoir,  de  Roussel,  et  7"  de  marche  de  cavalerie,  sous  Bel- 
liard :  2280.  Total  général  :  16580.  Voir  «   1814  »,  p.  284  note. 

3.  Division  Pahlen  :  hussards,  uhlans  et  Cosaques  d'ilovaisky  :  4 830  hommes; 
division  du  prince  Adam  :  dragons  et  chasseurs  :  1  500  hommes.  Régiment  de 
chasseurs  Archiduc  Ferdinand,  attaché  à  la  division  du  prince  Adam  au  moment 
de  la  formation  de  l'armée  du  Sud  :  550  hommes.  Division  de  cuirassiers  de 
Kretow,  des  réserves  russes,  placée  provisoirement  sous  les  ordres  de 
Pahlen  :  1600  hommes.  Total  :  8  480  hommes,  dont  il  faut  défalquer  au  moins 
le  cinquième  pour  les  pertes  subies  depuis  l'entrée  en  France.  Tableau  de  la 
grande  armée  alliée  en  1814.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  22854.  Cf^ 
Plotho,  m  (Annexes),  1-15;  Bogdanowitsch,  II,  327-328;  Schels.  Il,  42-43. 


LES    DEUX    COMBATS    DK    FÈRE-CHAMPENOISE.      367 

furent  saisis  d'une  panique  et  tournèrent  bride  sans 
avoir  fourni  la  charge.  Heureusement  l'infanterie 
faisait  bonne  contenance,  se  repliant  à  pas  comptés, 
on  carrés  par  échiquier  *. 

Les  maréchaux  espéraient  encore  éviter  un  dé- 
sastre. Us  comptaient  sans  les  giboulées  de  mars.  Le 
vent  qui  venait  de  l'est  fraîchit  soudain,  puis  souffla 
en  tempête  ;  de  gros  nuages  noirs  envahirent  le  ciel 
où  toute  la  matinée  avait  brillé  le  soleil  ;  la  pluie  et 
la  grêle  tombèrent  comme  un  torrent.  Les  grêlons 
chassés  diagonalement  par  la  rafale  cinglaient  au 
visage  et  aux  mains  les  Français,  les  aveuglant  et 
mouillant  la  poudre  des  amorces.  L'ouragan  se  faisait 
l'auxiliaire  de  l'ennemi.  Les  cavaliers  russes  qui 
avaient  le  vent  à  dos  continuaient  à  sabrer,  tandis 
que  nos  fantassins  ne  pouvaient  plus  ni  charger  ni 
tirer.  D  fallait  se  défendre  à  l'arme  blanche.  Les  assail- 
lants, que  venaient  de  renforcer  plus  de  trois  Aiille 
cuirassiers  et  dragons  de  la  garde  russe,  envoyés  de 
Montepreux  par  Barclay  de  Tolly,  redoublèrent  d'ef- 
forts, poussant  en  même  temps  des  charges  sur  le 
front  et  sur  les  flancs  de  l'infanterie  et  pénétrant 
dans  les  intervalles  des  carrés.  Marmont,  réfugié  dans 
un  carré  et  voulant  passer  dans  un  autre,  dut  trois  fois 
de  suite,  afin  de  n'être  point  enlevé,  rentrer  précipi- 
tamment sous  la  protection  des  mêmes  baïonnettes  ^ 
C'est  dans  celte  tempête  et  dans  cette  mêlée  que  les 
Français  atteignirent  le  ravin  de  Connantray.  La 
confusion  se  mit  dans  quelques  carrés  au  moment  où 
ils  se  formaient  en  colonnes  pour  passer  le  défilé.  La 

1.  Cf.  Rapport  de  Marmont,  AUeraant,  26  mars.  Arch.de  la  gnorre.  Journal 
de  Fa6rier,  60;  Bogdanowitsch,  II,  118. 

2.  Journal  des  opérations  de  Barclay  de  Tolly.  Arch.  top.  de  Saint- 
Pétersbourg,  29188.  Rapport  de  Marmont,  Allemant,  26  mars.  Arch.  de  la 
guerre.  Mémoire*  de  Marmont.  VI,  234;  Bogdaaowit«ch,  U,  119;  Danilewsky 
110. 


368  1814. 

brigade  Jamin  fut  rompue  et  faite  entièrement  pri- 
sonnière. D'autres  troupes  abandonnèrent  leur  artil- 
lerie. Grâce  à  la  tenace  défense  de  la  division  Ricard 
et  de  la  ?®  division  de  la  vieille  garde  du  général  Ghris- 
tiani,  postées  aux  deux  ailes,  Tarmée  réussit  cepen- 
dant à  franchir  le  passage.  On  se  reforma  de  l'autre 
côté  de  Connantray,  l'infanterie  à  la  gauche  en  co- 
lonnes de  bataillon,  la  cavalerie  à  la  droite,  un  éche- 
lon en  ligne,  l'autre  en  colonnes  de  régiment*. 

Une  nouvelle  panique  saisit  bientôt  toute  cette 
cavalerie  en  apercevant  les  mille  ou  douze  cents 
Cosaques  de  Seslavine  qui,  envoyés  la  veille  battre 
l'estrade  vers  Pleurs  S  accouraient  au  bruit  du  combat 
et  débouchaient  par  Œuvy  sur  le  flanc  des  Français, 
Les  cavaliers  se  débandent,  lâchent  la  bride  à  leurs 
chevaux  et  s'enfuient  au  triple  galop  sur  la  route  de 
Fère-Champenoise  ^  L'infanterie,  qui  se  voit  décou- 
verte, s'épouvante  à  son  tour,  crie  :  Sauve-qui-peut  ! 
quitte  ses  rangs  et  prend  le  pas  de  course  à  la  suite 
de  la  cavalerie.  On  abandonne  les  canons  et  les  équi- 
pages, on  jette  sacs  et  fusils  pour  courir  plus  vite*. 
Tout  ce  monde  traverse  comme  un  ouragan  Fère- 
Champenoise. — Deux  milliers  de  ces  fuyards  firent 
d'une  seule  traite  plus  de  vingt-cinq  lieues;  on  les 

1.  Rapport  de  Marmont,  Allemant,  26  mars.  Ârch.  de  la  gaerre.  Jovrtml  dt 
Fabvier,  62  ;  Bogdanowitsch,  II,  120. 

2.  Ordre  de  Schwarzenberg,  Vitry,  24  mars,  cité  par  Plotho,  III,  375. 

3.  «  Une  terreur  panique  fit  prendre  la  fuite  à  la  cavalerie...  On  ne  peut 
rien  comprendre  à  la  conduite  de  la  cavalerie  qui,  si  elle  eut  fait  l'ombre  de 
contenance,  eût  empêché  tout  accident.  Deux  fois  la  même  scène  s'est  renou- 
velée dans  la  journée...  »  Rapport  de  Marmont,  Allemant,  26  mars.  Arch. 
de  la  guerre. 

4.  Les  Français  perdirent  presque  toute  leur  artillerie  (50  pièces  sur  60), 
60  voitures  de  munitions,  des  sacs  et  des  fusils,  enfin  5000  hommes,  tant  tués 
et  blessés  que  prisonniers.  Cf.  Journal  des  opérations  de  Barclay  de  Tolly. 
Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  29188.  Rapport  de  Marmont,  Allemant, 
26  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Journal  de  Fabmer.  62.  Schels,  II,  52;  Koch, 
II,  386-387;  Bogdanowitsch,  II,  120,  121.  —  Les  pertes  furent  surtout  grandes 
pour  l'infanterie  de  Mortier.  Le  corps  du  duc  de  Trévise  se  trouva  réduit 
de  près  de  moitié. 


LES    DEUX    COMBATS    DK    FÈRE-CHAMPENOIS E.      369 

vit  passer  à  Sézanne,  à  la  Ferté-Gaucher.  à  Cou- 
lommiers,  enfin  à  Meaux,  où  ils  entrèrent,  toujours 
courant,  )e  lendemain  à  quatre  heures  de  l'après- 
midi'!  —  Entraînés  dans  la  fuite  de  leurs  soldats, 
qui  ne  les  écoutent  plus,  les  maréchaux  désespèrent 
de  rallier  même  une  seule  brigade,  lorsque  le  9*  de 
marche  de  grosse  cavalerie,  qui  arrive  de  Sézanne, 
guidé  par  le  canon,  débouche  au  grand  trot  dans  Fère. 
Sans  se  laisser  rompre  par  les  troupes  en  déroute, 
ces  escadrons  sortent  du  village  dans  un  ordre  par- 
fait et  viennent  se  former  en  ligne,  face  à  l'ennemi  : 
cinq  cent  trente  hommes  contre  six  mille.  Les  Cosa- 
ques de  Seslavine  s'avancent;  les  cuirassiers  leur 
épargnent  la  moitié  du  chemin  et  les  ramènent  sabre 
aux  reins.  La  charge  vigoureuse  et  plus  encore  la 
magnifique  attitude  de  ce  régiment  imposent  à  la 
cavalerie  alliée  qui  suspend  un  instant  sa  marche. 
Les  deux  maréchaux  profitent  de  cette  hésitation 
pour  remettre  un  peu  d'ordre  dans  leurs  troupes  et 
les  établir  sur  les  hauteurs  de  Linthes,à  mi-route  de 
Sézanne*. 

Il  était  environ  cinq  heures  du  soir.  Soudain  on 
entend  le  canon  entre  Bannes  et  Fère-Champenoise. 
Un  tressaillement  court  dans  les  rangs,  tous  les 
cœurs  battent.  «  —  C'est  l'empereur  qui  attaque! 
C'est  le  canon  de  l'empereur!  »  Les  cris  de  joie,  les 
acclamations  retentissent;  et  ces  mêmes  hommes  qui 
une  heure  auparavant  ne  fuyaient  pas  assez  vite  au 

1.  Ledra  Deseas^rts  k  Clarke,  Meanx,  36  mars.  Viacent  à  Berthier,  Meaux, 
16  mars.  Journal  de  Viacent.  Arch.  de  la  guerre.  —  Le  fait  paraît  incroyable, 
surtout  si  l'on  songe  que,  avant  de  prendre  la  fuite,  ces  troupes  avaient  déjJi 
faii  six  lieues  en  combattant,  mais  il  ne  peut,  comme  on  voit,  être  mis  en 
doute. 

2.  Rapport  de  Marmont,  Allem»' t,  26  mars.  Schels.  H,  53;  Bogdanowitsch, 
11,120.  Pour  l'effeciif  du  9»  de  «narche,  cf.  Clarke  à  Berthier,  21  mars.  Arch. 
de  la  guerre.  ^-  Il  est  à  remarquer  que  ni  dans  ses  rap,jorts,  ni  dans  »et 
i/émoiV»'»,  Marmont.  qui  m-întionna  cependant  l'arrivée  à  Fère  du  9*  d«  marcbi» 
»•  dit  pas  tn  mot  du  secours  que  lui  prAtA  c«  régiment. 

24 


370  1814. 

gré  de  leur  peur,  demandent  à  marcher  de  nouveau 
contre  l'ennemie  Les  deux  maréchaux,  sachant  trop 
bien  d'où  provenait  la  canonnade^,  arrêtèrent  cet  élan, 
de  peur  de  sacrifier  inutilement  les  débris  de  leur 
petite  armée.  Les  cuirassiers  de  BordesouUe  ne  vou- 
lurent rien  entendre.  Jaloux  d'effacer  leur  triste 
conduite,  ils  mirent  sabre  au  clair  et  s'élancèrent. 
Ecrasés  par  la  mitraille,  ils  durent  bientôt  se  replier 
sur  le  gros  des  troupes.  La  retraite  continua  vers 
Allemant  où  les  Français,  suivis  seulement  par  les 
Cosaques  de  Seslavine  et  la  cavalerie  du  prince  Adam, 
prirent  position  entre  six  et  sept  heures  du  soir*. 

Le  canon,  dont  les  échos  avaient  fait  tressaillir  les 
soldats  de  Marmont,  n'était  malheureusement  pas  ce- 
lui de  Napoléon  victorieux.  Cette  canonnade  était  le 
coup  de  gr*ce  donné  par  l'ennemi  aux  héroïques 
gardes  nationales  des  généraux  Pacthod  et  Amey- 

Ces  deux  divisions,  qui  faisaient  partie  du  11«  oorps 
et  qui  n'avaient  pu  rejoindre  l'armée  de  Macdonald 
dans  sa  marche  vers  l'Aube  et  la  Marne,  s'étaient 
portées  sur  Sézanne  où  elles  avaient  cantonné  le 
23  mars  *.  Un  immense  convoi  de  cent  fourgons  d'ar- 
tillerie et  de  quatre-vingts  voitures,  chargées  d'effets 
militaires  et  de  200000  rations  de  pain  et  d'eau-de- 
vie,  venait  aussi  d'arriver  dans  cette  viUe,  sous  l'es- 

1.  Koch,  II,  388;  Danilewsky,  II,  112;  Schels,  II,  59;  Bogdanowitsch.II,  121. 

2.  Nous  entendîmes  une  épouvantable  canonnade.. .  Le  duc  de  Trévise  me  dit 
que  c'était  probablement  le  général  Pacthod. . .  Mémoires  de  Marmont,  VI,  235. 

3.  Rapport  de  Marmont,  Allemant,  26  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Schels, 
II,  59-60;  Danilewsky,  11,112;  Bogdanowitsch,  11,  121.  —  Presque  toute  la 
cavalerie  de  Kretow,  Pahlen,  Dépréradowitch  et  les  cuirassiers  autrichiens 
avaient  été  rappelés  vers  Fère-Champenois©  pour  combattre  la  colonne  de 
Pacthod. 

4.  On  a  vu  («  1814  »,  p.  345)  qae  par  suite  d'ordres  mal  interprétés  la 
division  Amey  qui  devait  le  22  mars  escorter  le  grand  parc  de  l'armée,  de 
Saint-Saturnin  à  Sommepuis,  avait  laissé  ce  parc  continuer  seul  la  route 
et  s'était  replié  sur  Sézanne.  Quant  à  la  division  Pacthod,  c'était,  d'après  les 
instructions  mêmes  de  Macdonald,  qui  craignait  que  son  lieutenant  ne  pHt  1» 
rejoindre  entre  Arcis  et  Frignicourt,  qu'elle  s'était  dirigée  de  Nogent  a-ur 
S^zanue.Rapport  de  Macdonald àBertbier,Valcourt,38  mars.  Arch.  delaguerr«. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRL-CHAMPENOISE.      371 

corte  de  quatre  bataillons  et  du  8"  de  marche  de 
cavalerie  commandés  par  l'adjudant-commandant 
Noiset*.  Dans  la  nuit  du  23  au  24,  les  deux  généraux 
apprirent  qu'un  corps  français  se  trouvait  entre  Mout- 
mirail  et  Éloges,  en  marche  vers  Sommepuis.  Pacthod 
et  Amey  résolurent  de  rallier  cette  colonne,  afin  de 
rejoindre  avec  elle  la  grande  armée  impériale.  Les 
vivres  et  les  munitions  amenées  de  Paris  semblaient 
être  d'une  nécessité  pressante  pour  l'armée;  Pacthod 
s  offrit  à  les  convoyer.  II  avait  seize  canons,  et  sa 
division  et  celle  d'Amey  présentaient  un  effectif  total 
de  4300  hommes,  tous,  à  l'exception  d'un  faible 
bataillon  du  54'  de  ligne,  gardes  nationaux  et  cons- 
crits à  peine  exercés*.  Malgré  la  mauvaise  qualité  de 
ces  troupes  —  il  était  du  moins  permis  d'en  juger 
ainsi —  l'escorte  parut  suffisante.  Les  1600  cavaliers 
et  fantassins  de  Noiset  restèrent  à  Sézanne  où,  sui- 
vant des  ordres  récents  de  l'empereur,  tous  les  déta- 
chements isolés  devaient  se  concentrer  sous  le  com- 
mandement du  général  Compans*. 

1.  Registre  de  Berthier,  20  mars.  Relation  da  général  D«Iort.  Arch.  de  la 
guerre,  à  la  date  du  25  mars.  —  Il  y  avait  deux  généraux  du  nom  de  Delort 
à  l'armée  impériale  en  1814  :  l'un,  commandant  la  2*  division  du  2*  corps  de 
cavalerie  ;  l'autre,  brigadier  de  Pacthod. 

2.  Les  rapports  russes  et  les  historiens  français  (Koch,  Vandonconrt,  Tbiers) 
portent  les  deux  divisions  k5800  on  6000  fusils.  D'après  la  Relation  manus- 
crite du  général  Delort,  brigadier  de  Pacthod,  ce  petit  corps  n'aurait  pas 
dépassé  le  chiffre  de  3  300  hommes:  800  ponr  les  conscrits  d'Amey;  2500 
pour  les  gardes  nationales  de  Pacthod  et  le  bataillon  du  54*.  A  comparer  les 
situations  des  Archives  de  la  guerre,  il  semble  que  Delort  ait  mis  an  2  pour 
on  3  en  donnant  l'effectif  de  la  division  Pacthod.  La  situation  du  1"  mars 
porte  3955  hommes;  celle  du  5  mars,  4007,  celle  du  10  (la  dernière  qui  se 
trouve  aux  Archives),  4027.  Pacthod  ne  combattit  point  du  10  au  25  mars. 
Qu'il  ait  perdu  pendant  ces  quinze  joars  500  hommes  par  les  maladies  et  la 
désertion,  c'est  bien  là  tout  ce  qu'on  peut  admettre.  On  arrive  ainsi  au  chitfre 
minimum  ie  3500  hommes.  Pour  la  division  Amey,  que  Koch  évalue  à 
1800  hommes,  la  relation  du  général  Delort  qui  la  porte  seulement  à  800  hommes 
est  conforme  aux  situations  du  11*  corps  :  793  hommes. 

3.  CorrespoTulance  de  Napoléon,  21529.  Clarke  à  Compans  et  à  Michal, 
29  mars.  Relation  du  général  Delort,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre.  —  La 
24  mars  arriva  aussi  à  Sezanne  la  9*  de  marche  da  grosse  cavalerie  qui  allait, 
comme  on  l'a  vu,  s«  porter  le  25  au  secoure  de  Marmonc 


372  18  1  4. 

Le  24  mars  au  malin,  la  colonne  se  mit  en  route  pour 
Etoges.  Les  habitants  dirent  que  le  maréchal  Mortier 
y  avait  séjourné  la  veille  et  en  était  parti  au  point  du 
jour  se  dirigeant  vers  Vassy.  Les  troupes  prirent  à 
droite  et  poussèrent  jusqu'à  Bergères  oii  elles  s'arrê- 
tèrent, brisées  de  fatigue.  Pacthod  dépêcha  un  officier 
à  Vatry  pour  demander  des  instructions  au  duc  de  Tré- 
vise.  Déjà  fort  embarrassé,  dans  ces  graves  circon- 
stances, de  donner  des  ordres  à  son  propre  corps  d'ar- 
mée, Mortier  répondit  que  le  général  n'avait  qu'à 
rester  à  Bergères.  Le  conseil  était  mauvais,  car  dans 
cette  position,  Pacthod  se  fût  de  toute  façon  trouvé 
en  l'air  *.  D'ailleurs  l'officier  s'égara  au  retour  et 
ne  revint  à  Bergères  que  dans  la  matinée  du  25  mars, 
après  le  départ  des  troupes.  Il  les  rejoignit  à  mi- 
chemin  de  Vatry,  près  de  Villeseneux,  à  dix  heures 
et  demie'.  Pacthod  arrêta  la  colonne,  mais  avant  de 
rétrograder  sur  Bergères,  il  fit  faire  la  grand'haltc. 
Les  faisceaux  étaient  formés  depuis  un  quart  d'heure 
et  les  hommes  commençaient  à  manger,  lorsque  le 
général  Delort  aperçut  un  gros  de  cavalerie  qui  se 
dirigeait  perpendiculairement  à  la  routée  C'était 
l'avant-garde  de  l'armée  de  Silésie,  en  marche  de 
Châlons  sur  Bergères.  Prévenu  par  Gneisenau,  qui 
avait  poussé  en  personne  une  reconnaissance  sur  la 
gauche,  qu'un  convoi  considérable  s'avançait  vers 
Vatry,  Korff  avec  ses  4000  dragons  et  chasseurs,  les 
loOO  Cosaques  de  Karpow  et  une  batterie  légère, 
avait  quitté  la  route  à  Thibie  et  passé  la  Somme-Soude 

1.  Si  Mortier  comptait  marcher  en  avant,  il  devait  faire  venir  Pacthod  à 
Vatry  pour  prendre  la  queue  de  la  colonne  ;  si  au  contraire  il  croyait  avoir  à 
rétrograder,  c'était  Fère-Champenoise  et  non  Bergères  qu'il  devait  marquer 
à  ce  giénéral  comme  point  de  retraite.  —  D'ailleurs,  à  en  juger  par  sa  lettre 
de  Vatry,  24  mars  (citée  dans  les  Mémoires  de  alarmant,  VI,  331-332),  le 
àac  de  Trévise  croyait  cette  nuit-là  l'ennemi  en  pleine  retraite  sur  Vitry. 

2.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  235,  236;  Kocb.II,  389. 

3.  Relation  du  général  Delort.  Arch.  de  la  guerre. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRE-CHAMPENOISE.       373 

près  de  Germinon.  Pendant  ce  temps,  les  troupes  de 
Bliicher,  précédées  parla  cavalerie  de  Wassiltchikoff. 
continuaient  leur  marche  sur  Bergères*. 

Pacthod  croyaut  n'avoir  aiïaire  qu'à  un  fort  parti 
de  fourrageurs  prit  ses  dispositions  de  combat.  Sa 
division,  ployée  en  colonnes  de  bataillon  et  ayant  ses 
trois  batteries  sur  son  front,  appuya  sa  droite  à  Vil- 
leseneux.  La  division  Amey,  formée  en  un  grand 
carré,  occupa  la  gauche  de  la  ligne  de  bataille.  Les 
voitures  et  les  fourgons  se  massèrent  en  arrière.  A 
l'approche  des  escadrons  ennemis,  les  gardes  natio- 
naux et  les  Maries-Louises  firent  bonne  contenance. 
Plusieurs  charges  simultanées  furent  repoussées. 
Pacthod  se  maintint  en  position  jusqu'à  midi;  mais 
voyant  croître  les  forces  de  l'ennemi  et  craignant 
d'être  tourné,  il  se  décida  à  se  replier  surFère-Cham- 
penoise,  en  remontant  la  petite  rivière  de  la  Somme- 
Soude.  On  se  mit  en  mouvement,  l'infanterie  formée 
en  six  carrés,  les  voitures  rangées  par  quatre  de  front 
au  centre  des  carrés.  La  marche  était  des  plus  lentes, 
le  désordre  se  mettant  à  tout  instant  dans  le  convoi 
et  les  bataillons  s'arrêtant  sans  cesse  pour  repousser 
les  charges  multipliées  de  la  cavalerie  de  Korlî.  L'ar- 
tillerie russe  à  cheval,  rapide  manœuvrière,  venait 
s'établir  à  trois  cents  mètres  des  Français  et  leur  en- 
voyait une  volée  de  projectiles,  puis  les  cavaliers  se 
ruaient  sur  les  carrés  mitraillés*. 

La  colonne  fit  ainsfune  lieue  et  demi  avec  une 
peine  infinie  mais  sans  se  laisser  entamer.  L'énorme 
quantité  de  voitures  que  l'on  convoyait  augmentait  les 
difficultés  et  les  périls  de  cette  retraite.  Arrivé  à  la 
hauteur  de  Clamauges,  le  général  Pacthod  s*=>  résigna 

1.  Rapport  de  KorfT,  Vieux-Maisons,  26  mars,  cité  par  Bogdanowitscb,  II, 
122.  Danilewsky,  II,  11,115;  Schels,  II,  57,  58  et  60  (note). 
t.  Kelatioa  du  géoéral  Delort.  Arcb.  de  la  guerre.  Cf.  Rapport  de  Korff. 


374  181 4. 

à  abandonner  son  convoi  pour  sauver  son  corps  d'ar- 
mée. Il  fit  faire  halte  et  ordonna  de  dételer  les  che- 
vaux des  voitures;  ils  serviraient  du  moins  à  doubler 
les  attelages  de  Tartillerie.  Le  major  Caille  avec  deux 
bataillons  se  posta  dans  Clamanges,  et  sa  droite  ainsi 
appuyée,  Pacthod  réussit  à  contenir  l'ennemi  assez  de 
tempb  2>our  que  pût  s'achever  l'opération.  La  colonne 
un  peu  allégée  reprit  sa  marche  vers  Fère-Champe- 
noise,  toujours  cheminant  sous  la  mitraille  des  canons 
de  Korfî  et  au  milieu  des  charges  incessantes  de  la 
cavalerie*. 

Vers  quatre  heures,  comme  on  approchait  d'Ecury- 
le-Repos,  une  section  d'artillerie,  soutenue  par  deux 
régiments  de  dragons  russes,  gagna  la  tête  de  la  colonne 
et  l'arrêta  par  son  feu.  En  même  temps  la  cavalerie 
de  \Va«îsilitchikoff  —  2  500  dragons  et  hussards  et 
deux  batteries  d'artillerie  à  cheval  *  —  qui  s'est  déta- 
chée à  son  tour  de  l'armée  de  Silésie,  débouche  par 
Pierre-Morains  sur  le  flanc  droit  des  Français.  De 
son  côté,  Korff  redouble  ses  attaques.  Les  deux  divi- 
sions sont  cernées  de  toute  part,  enserrées  dans  un 
cercle  effroyable  de  sabres  et  de  mitraille.  Il  ne  s'agit 
plus  seulement  de  repousser  les  charges  de  l'ennemi 
et  de  subir  sa  canonnade,  il  faut  se  faire  jour  à  travers 
ses  masses.  Le  général  Delort  forme  son  carré  en  co- 
lonne d'attaque  et  fond  à  la  baïonnette  sur  les  dragons 
et  les  canonniers  qui  barrent  le  chemin  de  Fère-Cham- 
penoise.  Ceux-ci  reculent.  Les  Français  se  remettent 
en  mouvement,  mais  à  un  kilomètre  plus  loin,  ils 
sont  arrêtés  de  nouveau  par  les  mêmes  troupes  qui 


1.  Relation  du  général  Delort.  Rapport  de  Korff. 

2.  Schel8(II,  60,  porte  à  3903  sabres  les  deux  divisions  de  Wassilitchikoff. 
Mais,  d'après  le  tableau  de  la  composition  de  l'armée  de  Silésie  (Arch.  top. 
de  Saint- Pétersboarg,  n*  22860),  elles  ne  montaient  à  leur  entrée  en  France 
qu'à  3200  hommes,  et  le  25  mars,  ayant  alors  éprouvé  de  grandes  pertes,  leur 
«ffectif  s'était  réduit  d'un  quart. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRE-CHAMPENOISE.      375 

ont  repris  position  et  dont  rartillerie  multiplie  ses 
coups.  Des  renforts  arrivent  encore  à  Tennemi  :  les 
1  600  cuirassiers  de  Kretow  qui,  inquiets  d'entendre 
le  canon  sur  leur  droite,  ont  abandonné  la  poursuite 
de  Marmont  Cependant  les  six  carrés,  disposés  en 
ordre  oblique,  de  façon  à  croiser  leurs  feux  par  les 
quatre  faces,  résistent  à  tous  les  assauts  et  continuent 
leur  retraite  au  milieu  des  tourbillons  de  cavalerie 
qui  remplissent  les  vides  de  l'échiquier*. 

Depuis  plus  de  quatre  heures,  on  marchait  ainsi 
sous  la  mitraille  et  chargé  tous  les  quarts  d'heure 
par  les  escadrons  ennemis.  Pas  un  carré  n'avait  été 
entamé,  pas  un  homme  n'avait  faibli.  Les  généraux 
fra-nçais,  plus  surpris  que  les  Russes  eux-mêmes,  de 
l'intrépidité  de  ces  soldats  en  sabots  et  en  chapeaux 
ronds,  espéraient  encore  atteindre Fère-Champenoise. 
Arrivés  en  vue  des  hauteurs  qui  dominent  cette  ville, 
ils  reconnurent  que  de  nombreuses  troupes  les  occu- 
paient. «Nous  crûmes  d'abord,  dit  le  général  Delort, 
que  c'étaient  les  corps  des  maréchaux  Mortier  et  Mar- 
mont, et  nous  nous  réjouissions  d'avoir  opéré  une 
jonction  qui  n'était  pas  sans  gloire.  Mais  l'illusion  fut 
de  courte  durée  ;  la  décharge  d'une  artillerie  formi- 
dable nous  annonça  en  éclaircissant  nos  rangs  quo 
nous  étions  en  présence  d'un  nouvel  ennemi  '.  » 

C'étaient  les  gardes  russes  et  prussiennes,  com- 
mandées par  les  souverains  en  personne.  Partis  de 
Vitry  à  dix  heures  du  matin,  Alexandre  et  Frédéric- 
Guillaume  avaient  fait  la  route  continuellemeni 
salués  par  le  bruit  du  canon  qui  allant  sans  cesse 
s'éloignant  leur  annonçait  ie  succès  de  leur  armée. 
Ils  avaient  dépassé  Fère-Cbampenoise  pour  se  porter 

1.  Relation  du  général  Delort.   Arch.   da  Ia  guerre.  Bogâanovitsch,  II, 
123-124;  Koch.  11,391;  Schels,  U,  57. 
%.  Relation  du  général  Delort.  Cf.  Dazùleirskj,  U,  US. 


376  181  4. 

à  la  suite  de  la  cavalerie  dans  la  direction  de  Perthes, 
lorsqu'ils  se  croisèrent  avec  un  officier  du  général 
Kretow  porteur  d'une  dépêche  pour  Je  comte 
Pahlen.  Le  prince  Wolkonsky  ayant  ouvert  la  lettre 
dit  au  czar  et  à  Schwarzenberg  que  Kretow  signalait 
la  marche  d'une  colonne  française  sur  le  flanc  droit 
de  l'armée.  Schwarzenberg  traita  cette  nouvelle  de 
chimère,  et  Alexandre  dit  en  riant  à  Wolkonsky  : 
«  —  Tu  vois  toujours  double  quand  il  s'agit  de  l'en- 
nemi *.  »  Mais  la  canonnade  se  faisant  entendre  dans 
l'instant  même  au  nord  de  Fère-Champenoise,  les 
souverains  revinrent  sur  leurs  pas  et  ne  tardèrent  pas 
à  apercevoir  les  troupes  de  Pacthod,  chargées  en 
queue  et  sur  les  flancs  par  les  escadrons  russes.  Les 
gardes  nationales,  prenant  de  loin  l'état-major  des 
Alliés  pour  celui  du  maréchal  Marmont,  poussèrent 
d'une  seule  voix  le  cri  de  guerre  des  armées  fran- 
çaises :  «  Vive  l'empereur!  »  Cette  grande  acclama- 
tion dominant  le  grondement  du  canon  arriva  jusqu'au 
czar  comme  un  sublime  défi^ 

Des  officiers  furent  envoyés  dans  les  différentes 
directions  afin  de  rallier  toute  la  cavalerie  et  toute 
l'artillerie  qui  se  trouvaient  aux  environs.  La  23"  bat- 
terie à  cheval,  arrivée  la  première  sur  le  terrain,  ou- 
vrit le  feu  contre  les  Français  qui,  pleins  de  confiance, 
marchaient  droit  devant  eux.  Les  cavaliers  serraient 
de  si  près  les  carrés  que  plusieurs  décharges,  passant 
par-dessus  la  tête  des  fantassins,  vinrent  frapper  les 
rangs  des  hussards  de  Wassilitchikofî.  Ce  général 
croyant  être  en  présence  d'un  nouveau  corps  français, 
comme  les  gardes  nationales  l'avaient  elles-mêmes  cru 
d'abord,  fit  braquer  ses  pièces  sut  les  canons  russes; 
quelques  biscaïens  tombèrent  devant  le  caur  qui  &o 

1.  Bogdanowitsch,  II,  124. 

t.  PanUevskjr,  U,  U6.  Cf.  Pradt,  6», 


LES    DEDX    COMBATS    DE    FËRE-CHAMPENOISE.      377 

tenait  à  cheial  près  de  la  batterie.  Un  aide  de  camp 
d'Alexandre  courut  pour  mettre  fin  à  la  confusion,  et 
toute?  les  batteries,  rectifiant  leur  tir,  foudroyèrent 
de  concert  les  deux  petites  divisions  françaises  ■. 

La  retraite  sur  Fère  devenait  impossible.  Pacthod 
prit  le  parti  de  dégager  sa  droite  par  un  effort  vigou- 
reux et  de  gagner  les  marais  de  Saint- Gond.  S'il  pou- 
vait les  atteindre,  il  défierait  toutes  les  attaques  de 
la  cavalerie.  Les  Français  ayant  perdu  plus  d'un  tiers 
de  leur  effectif  et  ne  formant  plus  que  quatre  carrés 
—  trois  des  six  carrés  réduits  à  un  trop  petit  nombre 
de  baïonnettes  s'étaient  fondus  en  un  seul  —  se 
mirent  stoïquement  en  marche  dans  la  nouvelle  di- 
rection. Encore  une  fois  ils  percèrent  la  masse  des 
chevaux*.  A  chaque  pas  qu'ils  faisaient,  cette  masse 
grossissait  autour  d'eux.  Aux  4  000  cavaliers  de  KorfT 
et  aux  4  500  Cosaques  de  Karpow  s'étaient  joints 
successivement  les  2  500  hussards  et  dragons  de  Was- 
silitchikofî,  et  les  1  600  cuirassiers  de  Kretow.  Arri- 
vaient maintenant  à  la  rescousse  les  trois  régiments 
de  cavalerie  légère  de  la  garde  russe,  la  division  de 
hussards  de  Pahlen,  la  division  de  cuirassiers  de  la 
garde  russe  de  Depréradowitsch,  la  brigade  de  cava- 
lerie de  la  garde  prussienne,  les  huit  régiments  de 
cuirassiers  autrichiens  de  Nostitz,  enfin  les  cheva- 
liers-gardes avec  le  grand-duc  Constantin.  Il  y  avait 
là  vingt  mille  cavaliers  '.  Les  Français  n'étaient  plus 
même  trois  mille.  «Nos  troupes,  dit  le  général Delort, 

1.  Cf.  Journal  des  opérations  de  Barclay  de  Tolly.  Arch.  top.  de  Saint 
Pétersbourg,  n*  2918A.  Lettre  de  Steewart,  Kêre-Champenoise,  ?6  mars  {Cor 
respondanee  tU  lord  CastUreagh,  V,  397).  Danilewsky,  11,116;  Schels,  II,  56; 
Bogdanowiisch.  II,  125. 

2.  Relation  du  (général  Delort.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  B^'^daaowitscli, 
11,125;  Koch,  II,  391.392. 

3.  A  leur  entrée  en  France,  ces  différents  corps  de  caTalerie  présentaient 
na  effectif  toUl  de  21597  hommes,  tableaux  de  la  composition  de  la  grande 
armée  et  de  Tannée  49  SUéai».  Arch.  top.  de  Saint-Péwrsboorg,  s.-  SjTiH  «t 


318  181 4. 

n'en  marchaient  que  plus  serrées  et  plus  fièrement, 
comme  si  leur  énergie  s'accrût  à  proportion  des  pé- 
rils*. » 

On  fit  encore  six  kilomètres  dans  cette  tempête  de 
chevaux.  L'ennemi  n'arrêtait  ses  charges  que  pour 
permettre  aux  batteries  de  mitrailler  ces  intrépides 
bataillons.  Après  chaque  bordée,  les  fantassins  ser- 
raient les  rangs  et  recevaient  les  cavaliers  russes 
sur  leurs  baïonnettes  tordues  par  tant  de  coups.  La 
charge  repoussée,  ils  reprenaient  leur  marche.  Un 
seul  carré,  démoli  par  les  boulets,  fut  enfoncé.  Les 
hommes  continuèrent  à  se  défendre  ;  ils  furent  pres- 
que tous  sabrés.  Les  trois  autres  carrés  allaient  at- 
teindre les  marais,  lorsque  le  général  Déprérado- 
vitsch,  qui  les  avait  facilement  devancés  vers  Bannes, 
avec  un  régiment  de  cuirassiers  et  une  partie  des 
batteries  de  réserve,  les  arrêta  net  par  le  feu  de  qua- 
rante-huit pièces  de  canon*.  Le  czar  et  le  roi  de 
Prusse  se  hâtèrent  d'envoyer  des  officiers  de  leur 
état-major  pour  sommer  les  Français  de  se  rendre, 
pour  les  en  conjurer  serait-il  plus  juste  de  dire,  car 
cette  héroïque  défense  avait  ému  les  souverains.  Mais 
les  soldats  étaient  exaspérés  par  cette  retraite  de 
dix  heures  sous  la  mitraille  et  sous  les  charges  où,  à 
chaque  minute,  ils  avaient  vu  s'éclaircir  leurs  rangs 
et  s'accroître  les  masses  ennemies.  Ivres  de  poudfe, 
de  bruit  et  de  sang,  acceptant  magnanimement  leur 
destinée  tout  en  ayant  la  rage  au  cœur,  ils  ne  pen- 
saient plus  qu'à  tuer  et  à  mourir.  Ils  ne  voulaient  ni 
recevoir  ni  donner  quartier.  Le  colonel  Rapatel,  of- 

1.  Relation  du  général  Delort.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Journal  de  Barclay  de  ToUy.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg.  Relatioii 
du  général  Delort.  Arch.de  la  guerre;  Danilewsky,  II,  117;  Schels,  II,  58; 
Bogdanowitsch,  II,  125.  —  Selon  Bogdanowitsch,  l'état-major  russe  désespé- 
rant de  venir  à  bout,  avec  vingt  mille  cavaliers,  de  cette  poignée  d'hommes, 
avait  déjà  envoyé  l'ordre  à  Raj«wsky  d'avancer  avec  tout  soa  corps  d'in- 
fanterie. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRK-CHAMPENOISE.     379 

ficier  d'ordonnance  du  czar  et  ex-aide  de  camp  de 
Moreau,  fut  abattu  d'un  coup  de  fusil  comme  il  s'avan- 
çait agitant  un  mouchoir  blanc  *. 

La  lutte  reprit,  sauvage  et  désespérée.  Les  soldats 
ne  voulaient  point  se  rendre,  mais  Pacthod  pensa 
qu'après  une  résistance  si  longue  et  si  valeureuse, 
son  devoir  de  commandant  en  chef  lui  imposait  d'é- 
pargner ce  qui  restait  de  ses  hommes.  Il  sortit  de  son 
carré  et  s'avança  fièrement,  le  bras  droit,  brisé  par 
une  balle,  tombant  inerte  et  ensanglanté  le  long  du 
corps,  au-devant  d'un  nouveau  parlementaire,  le 
colonel  de  Thiele  «  —  Rendez-vous,  mon  général, 
lui  cria  Thiele  :  je  vous  en  supplie.  Vous  êtes  cerné 
de  tous  côtés.  »  « —  Je  ne  parlemente  pas  sous  le  feu 
des  batteries,  répondit  froidement  Pacthod.  Faites 
cesser  votre  feu,  je  ferai  cesser  le  mien.  »  L'artillerie 
russe  s'étant,  sur  ce  point,  arrêtée  de  tirer,  Pacthod 
rendit  son  épée*.  Peu  après,  le  carré  du  général  Delort, 
battu  à  mitraille  sur  ses  quatre  faces,  ayant  épuisé 
toutes  ses  cartouches  et  ayant  repoussé  plusieurs 
charges  à  la  baïonnette  sans  tirer  un  seul  coup  de 
feu,  mit  bas  les  armes  '.  Le  dernier  carré  résistait 
encore.  Une  nouvelle  volée  de  boulets  ouvrit  une 
brèche  énorme  dans  ces  murailles  vivantes  ;  la  cava- 
lerie y  entra,  sabrant  les  soldats  désunis  qui  se  défen- 
daient corps  à  corps  et  tâchaient  de  se  frayer  passage 
jusqu'aux  marais  de  Saint-Gond.  Cinq  cents  environ 
purent  s'échapper.  L'empereur  Alexandre,  transporté 
d'admiration,  poussa  son  cheval  à  la  suite  des  che- 
valiers-gardes pour  arrêter  le  carnage.  En  vain  ses 
officiers  s'efforçaient  de  retenir  le  czar,  lui  représen- 

1.  Itémoires  d«  Langeron.  Arch.  deg  affaires  étrangères.  Bogdanovitsch,  II, 
126.  —  On  dit  qae  dans  ce  carré  se  troavait  un  capitaine  d'artillerie,  propr* 
frère  dn  transfuge. 

2.  Danilewsky,  n,  118.  Bogdano\rit8ch,  II,  126. 

3.  Relation  du  général  Delort.  Arch.  de  la  guerr*. 


380  181 4. 

tant  les  dangers  qu'il  aHait  courir  dans  t3ette  atroce 
mêlée  :  «  —  Je  veux  sauver  ces  braves,  »  dit-il  *. 

Iprès  le  combat,  les  souverains  se  firc^nt  présenter 
les  généraux  prisonniers  :  Amey,  Delort,  Bonté,  Janin, 
Thévenet  et  Pacthod  ;  ces  deux  derniers  étaient  bles- 
sés. Le  czar  loua  chaleureusement  les  généraux  de 
leur  héroïque  défense,  et  ordonna  qu'on  leur  rendît 
leur  épée  et  leurs  chevaux.  Tous  les  prisonniers 
furent  traités  avec  la  plus  grande  humanité^  De  ces 
quatre  mille  trois  cents  hommes  qui  avaient  fait  sept 
lieues  en  combattant  contre  cinq  mille,  puis  contre 
dix  mille,  puis  contre  vingt  mille  cavaliers,  qu'ap- 
puyait une  artillerie  formidable,  cinq  cents  avaient 
pu  gagner  les  marais,  quinze  cents,  un  grand  nombre 
blessés,  s'étaient  rendus  après  une  résistance  déses- 
pérée, plus  de  deux  mille  étaient  tombés  sur  le 
champ  de  bataille'.  «  Il  n'est  personne,  dit  le  général 
Delort,  qui  n'ait  fait  au  delà  de  ce  que  prescrit  l'hon- 
neur, mais  je  ne  saurais  trouver  d'expression  pour 
rendre  témoignage  aux  gardes  nationales.  L'épithète 
de  braves  et  d'héroïque  est  sans  force  et  sans  énergie 
pour  donner  l'idée  précise  de  leur  conduite.  C'est  la 
valeur  la  plus  impassible  en  même  temps  qu'elle  est 
la  plus  énergiquement  active,  selon  qu'il  faut  rece- 
voir la  mort  sans  chercher  à  l'éviter  ou  conserver  la 
vie  pour  prouver  qu'on  sait  la  défendre*.  »  Et  c'étaient 

1.  Journal  de  Barclay  de  Tolly.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg.  Mémoires  de 
Langerun.  Arch.  des  affaires  étrangères.  Bogdanowitsch,  II,  126;  Schels, 
II,  5ft:  Danilewsky.  II,  118. 

2.  Bogdanowitsch,  II,  126.  Danilewsky,  II,  118.  —  Danilewsky  présenta 
lui-même  le  général  Pacihod  au  czar. 

3.  La  brigade  Delort,  forte  de  1200  nommes,  en  avait  perdu  700  dans 
l'action.  Relation  du  général  Delort.  Arch.  de  la  guerre.  A  défaut  d'autres 
renseignements,  il  est  supposable  que  les  pertes  des  brigades  Thévenet, 
Janin  et  Bonté,  qui  avaient  subi  les  mêmes  attaques  et  combattu  avec 
le  même  courage,  furent  dans  les  mêmes  proportions. 

4.  Relation  du  général  Delort  Arch.  de  la  guerre.  —  La  division  Pacthod 
était  formée  de  gardes  nationales  des  départements  de  Seine-et-Marne,  de 
SeuL9-»t-0t8e,  de  la  Sartbe,  4o  Maine-et-Loire,  de  Loir-et-Cher,  d'(ndre-e(- 


LES    DEUX    COMBATS    DB    FÈRE-CHAMPENOISE.      381 

ces  mêmes  hommes  que,  un  mois  auparavant,  le 
maréchal  Oudinot  n'avait  pas  voulu,  dit-on,  mettre 
en  ligne  a  Bar-sur-Aube,  de  peur  qu'ils  ne  jetassent 
le  désordre  dans  l'armée  ! 

On  a  imputé  à  Mai  mont  tons  les  malheurs  de  la 
journée  de  Fère-Champenoise.  S'il  avait  marché  plus 
vite  en  quittant  Fismes,  a-t-on  dit,  il  aurait  pu  opérer 
sa  jonction  avec  l'empereur,  et  puisqu'il  avait  perdu 
tant  de  temps,  du  moins  aurait-il  dû  se  porter  sur 
Sézanne  au  lieu  de  s'aventurer  vers  Soudé.  A  Sézanne, 
il  se  fût  renforcé  des  six  ou  sept  mille  hommes  des 
généraux  Pacthod,  Amey  et  Compans,  et  il  eût  très 
vraisemblablement  évité  un  combat  avec  les  armées 
alliées.  Ces  reproches  sont  peu  fondés.  Marmont  ne 
pouvait  savoir  qu'il  y  eût  trois  divisions  françaises  à 
Sézanne,  et  d'autre  part  ses  troupes  firent  plus  de 
trente  lieues  du  21  au  24  mars.  Ce  n'est  pomt  de  la 
lenteur  de  sa  marche  qu'il  faut  accuser  le  duc  de  Ra- 
guse,  c'est  de  sa  mauvaise  direction.  Là  est  l'immense 
faute,  à  mieux  dire  l'erreur  fatale  de  Marmont.  Si 
au  lieu  de  se  guider  sur  un  ordre,  d'ailleurs  sujet  à 
interprétation,  du  major  général,  Marmont  eût  réglé 
ses  mouvements  d'après  ceux  de  l'ennemi,  il  se  fût 
porté  le  18  mars  à  Reims,  en  place  de  se  porter  à 
Fismes.  Les  avant-gardes  de  l'armée  de  Silésie,  arrê- 
tées ainsi  devant  Reims  jusqu'au  21 ,  et  contenues  en- 
suite dans  leur  marche  par  Maimont  et  Mortier,  qui 
se  fussent  repliés  sur  Châlons,  n'auraient  pu  arri- 
ver que  le  soir  du  23  vers  les  sources  de  la  Somme- 
Soude'.  Quelles  conséquences!  Le  23  mars,  le  con- 

Loire  et  da  Calvados.  Cf.  Relation  ds  Delort  et  Correspondane»  de  NapoUcn, 
21113,21133,  etc. 

1.  Les  coarenrs  de  Winzingerode,  partis  de  Reims  le  20,  n'arrivèrent  entre 
la  Marne  et  l'Aube  que  le  22  dans  la  soirée.  Voir  ■  1814  »,  p.  348;  et  pour 
les  mouvements  de  Marmont  et  la  ooaition  d«a  troupes  de  Biacher  les  IS. 
19  et  20  mars,  pp  334-327. 


382  181 4. 

seil  de  guerre  des  Alliés,  ignorant  l'approche  des 
troupes  de  Bliicher,  n'aurait  pas  pris  le  parti  de  diriger 
l'armée  sur  Châlons.  On  se  fût  donc  résolu  soit  à 
suivre  l'empereur  au  delà  de  la  Marne,  manœuvre  à 
laquelle  Napoléon  voulait  amener  l'ennemi,  soit  à  se 
retirer  sans  combat  sur  Langres,  retraite  qui  selon 
les  historiens  russes  et  allemands  ne  se  fût  arrêtée 
qu'au  Rhin*.  En  tout  cas,  les  Coalisés  n'auraient  pas 
entrepris  si  tôt  leur  marche  sur  Paris.  Il  y  a  rarement, 
sans  doute,  de  petites  causes  à  de  grands  effets,  mais 
à  la  guerre  ce  n  est  pas  une  petite  cause  qu'un  faux 
mouvement. 

Le  soit  des  combats  de  Fère-Champenoise,  Mar- 
mont  et  Mortier  ne  pouvaient  plus  douter  de  la  marche 
des  Alliés  sur  Paris.  Les  deux  maréchaux  étaient  trop 
faibles  pour  leur  en  disputer  la  route  ;  il  leur  impor- 
tait du  moins  de  les  y  devancer.  Pacthod;  en  attirant 
sur  lui  par  son  admirable  résistance  tout  l'effort  de  l'en- 
nemi, avait  dégagé  la  petite  armée  des  ducs  de  Raguse 
et  de  Trévise,  qui  se  trouva  à  même  de  continuer  sa 
retraite  sans  être  sérieusement  inquiétée.  Marmont, 
malheureusement,  ne  sut  pas  profiter  de  ce  répit  pour 
gagner  de  l'avance  sur  les  Coalisés.  Au  lieu  de  se  di- 
riger droit  sur  Sézanne,  où  passe  la  route  de  Paris  et 
qu'occupait  encore  le  général  Compans  avec  environ 
1  500  hommes,  il  fit  un  mouvement  excentrique  sur 
AUemant^  Arrivé  là,  le  duc  de  Raguse  se  ravisa, 
mais  il  était  bien  difficile  de  remettre  en  marche  in- 
continent ses  troupes  brisées  de  fatigue  :  elles  avaient 

1.  «  1814  «,  333-335  et  349-350. 

2.  Rapport  de  Marmont,  Allemant  2tj  mars,  Arch.  de  la  guerre.  —  Mar- 
mont prétend  dans  ses  Mémoires  (VI,  235)  qu'il  voulait  d'abord  se  retirer  sur 
Sézanne,  mais  que  le  colonel  du  9'  de  marche  lui  dit  en  passant  à  Fère- 
Champenoise  que  l'ennemi  occupait  cette  ville.  Il  est  impossibl»»  à'adm>*ttr9 
que  cet  officier,  qui  arrivait  tout  droit  de  Sézanne,  ait  fait  ua  faux  rapport 
dans  d'aussi  graves  circonstances.  C'est  là  une  spécieuse  excuse,  coinip» 
Marmont  sait  toujours  en  trouver  quand  il  se  juge  en  fauta. 


LES    DEUX    COMBATS    DE    FÈRE-CHAMPENOISE.      383 

f;îit,  toujours  combattant,  plus  de  quarante-cinq  kilo- 
mètres. Ces  quelques  heures  de  repos  que  les  hommes 
auraient  pris  à  Sézanne^en  toute  sécurité,  il  fallait  les 
leur  donner  à  Allemant.  Marmont,  se  résignant  à  pas- 
ser la  nuit  où  il  était,  dépêcha  un  aide  de  camp  au  gé- 
néral Compans  pour  l'inviter  à  tenir  dans  Sézanne 
jusqu'au  lendemain  matin.  Intimidé  par  la  foule 
de  fuyards  qui  avaient  traversé  la  ville  dans  la  soirée 
et  inquiet  de  la  présence  d'un  parti  de  cavalerie  prus- 
sienne sur  la  route  de  Montmirail,  ayant  d'ailleurs 
l'ordre  exprès  de  se  replier  s'il  était  menacé,  Compans 
avait  déjà  commencé  d'évacuer  Sézanne.  Il  refusa  d'ar- 
rêter son  mouvement  et  répondit  à  l'envoyé  des  maré- 
chaux que  toutce  qu'il  pouvait  faire  était  de  laisser  une 
arrière-garde  dans  la  ville  jusqu'à  deux  heures  du  ma- 
tin*. Marmont  néanmoins  ne  mit  ses  troupes  enmarche 
d'Allemant  que  passé  cette  heure-là.  Quand  aux  pre- 
mières lueurs  du  jour,  sa  tête  de  colonne  déboucha 
sous  Sézanne,  un  parti  ennemi  l'occupait.  Il  fallut  plu- 
sieurs heures  pour  débusquer  les  Prussiens.  On  passa, 
mais  à  Esternay  on  dut  faire  la  grande  halte*. 

Cette  halte,  l'attaque  de  Sézanne,  le  séjour  trop 
prolongé  à  Allemant,  et  d'abord  la  malencontreuse 
marche  sur  cette  position,  tous  ces  retards  et  tous 
ces  faux  mouvements,  donnèrent  le  temps  aux  Prus- 
siens d'York,  qui  s'avançaient  de  Montmirail,  d'oc- 
cuper la  Ferté-Gaucher,  et  à  la  cavalerie  de  la  grande 
armée  d'atteindre  l'arrière-garde  de  Marmont'.  Les 

1.  Cf.  Compans   à   Clarke,  Sézanne,  25  matrs,  6  heures  du  soir.  Clarke  à 
Napoléon,  26  mars.  Arch.de  la  guerre.  Correspondance  de  Napoléon.  21529. 

2.  Rapport  de  Marmont  &  Clarke,  Provins,  27  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Cf.  Rapport  de  Marmont  à  Clarke,  Provins,  27  mars.  Arch.  de  la  guerre. 
ilèmoiret  de  Marmont,  VI,  136,  137;  C.  de  W.  (Mùfding),  Kriegsgesch.  18U,  II, 
130;  Scbels,  II,  7d-77.  —  Les  troupes  qui  occupaient  la  Ferté-Gaucher 
étaient  la  division  du  prince  Guillaume  de  Prusse  (corps  d'York),  arrivant 
de  Montmirail.  La  cavalerie  qui  poursuivait  l'arrière-garde  de  Marmoat. 
était  le  corps  de  Pahlen  reaforcé  du  régiment  du  colonel  BlOcher,  lequel, 
arrivant  égalemenr  de  Montmirail,  avait  joint  les  Russes  à  Esternay. 


384  181 4. 

Français  se  trouvaient  arrêtés  en  tête,  menacés  en 
queue.  Il  fut  décidé  entre  les  deux  maréchaux  que 
Marmont  contiendrait  la  cavalerie  de  Paiilen  tandis 
que  Mortier  refoulerait  les  Prussiens  sur  la  rive  droite 
du  Grand  Morin,  de  façon  à  regagner  la  route  de  Cou- 
lommiers  par  les  hauteurs  qui  dominent  la  Ferté- 
Gaucher  au  sud.  Après  un  vif  comhat,  Marmont  réus- 
sit à  arrêter  pour  quelque  temps  la  poursuite  de 
l'ennemi.  Il  se  disposait  à  rejoindre  son  collègue  sur 
la  route  de  Coulommiers,  par  les  plateaux  de  Léche- 
roUes  et  de  Laval,  lorsqu'il  reçut  du  duc  de  Trévise 
la  plus  déconcertante  nouvelle.  Au  lieu  de  se  horner 
à  occuper  les  hauteurs,  Mortier  s'était  épuisé  en  vains 
efforts  contre  la  ville  même,  et  finalement  renonçant 
à  l'attaque  il  s'était  mis  en  retraite  sur  Provins'.  Ce 
mouvement  incompréhensible  *  couronnait  toutes  les 
erreur^  et  toutes  les  fautes  commises  depuis  dix  jours 
par  les  deux  lieutenants  de  l'empereur.  Rétrograder 
sur  Provins  c'était  perdre  trois  marches,  c'était  re- 
noncer à  joindre  Compans  à  Meaux  et  à  défendre 
dans  cette  bonne  position  les  approches  de  Paris. 
C'était,  par  cela  même,  enlever  à  la  capitale  le  temps 
de  préparer  sa  défense,  à  Napoléon  la  possibilité  de 
tomber  sur  les  derrières  de  la  grande  armée. 

Le  corps  du  duc  de  Trévise  était  engagé  sur  la  route 
de  Provins  ;  Marmont  dut  l'y  suivre,  quel  qu'en  fût 
son  mécontentement  ^  Après  avoir  marché  toute  la 

1.  Rapport  de  Marmont  à  Clarke,  Provins,  27  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Le  mouvement  était  incompréhensible,  car  en  admettant  que  le  duc  de 
Trévise  crût  ne  point  pouvoir  regagner  la  route  de  Coulommiers  c'était  sur 
Rozoy  et  non  sur  Provins  qu'il  aurait  dii  se  diriger. 

3.  Dans  ses  Mémoires  qui  diffèrent  toujours  si  étrangement  de  ses  rap- 
ports, Marmont  expose  (VI,  239)  que  le  mouvement  sur  Provins  avait  été 
concerté  entrt^  lui  et  Mortier  dès  4  heures  de  l'après-midi.  Voici  ce  qu'".  dit 
dans  son  rapport  du  27  mars  :  «  Nous  décidâmes  qu'il  fallait  s'emparer  d'un  • 
plateaa  qui  donnait  les  moyens  de  tourner  la  Ferté  Gaucher  et  d'aller 
prendre  plus  loin  la  route  de  Coulommiers...  ■  et  il  reprend,  plus  loin  :  «  Tout 
à  coup  le  duc  de  Trévise  m'informa  au'au  lieu  de  se  porter  sur  lia  route 


MARCHE    DES    ALLIÉS    SUR    PARIS.  385 

nuit,  les  troupes  atteignirent  Provins  le  27  mars  d^ns 
la  matinée.  Le  28,  on  se  remit  en  mouvement  sur 
Nangis,  où  Mortier  prit  la  route  de  Guignes  et  de  Brie- 
Comle  Robert,  Marmont,  celle  de  Melun  et  de  Yille- 
neuve-Saint-Georges.  Les  deux  corps  d'armée,  un 
instant  séparés,  firent  leur  jonction  dans  raprcs-midi 
du  29  mars,  au  pont  de  Charcnton*. 

Pour  le  général  Compans  qui,  ayant  neuf  heures 
d'avance  sur  les  deux  maréchaux*,  avait  pu  passer 
librement  à  la  Ferté-Gaucher  le  2G  mars,  il  se  dirigea 
vers  Meaux  par  la  grande  route  de  Coulommiers.  Cette 
ville  était  occupée  par  le  général  Vincent,  qui  s'y  était 
replié  de  Montmirail  à  la  pointe  du  jour  avec  deux 
cents  fantassins  et  cent  dragons  et  gardes  d'hon- 
neur, et  avait  rallié,  à  force  de  menaces  et  de  prières, 
cinq  ou  six  cents  fuyards  de  Marmont'.  La  cavalerie 
prussienne  était  en  vue.  Après  une  courte  halte, 
Compans  et  Vincent  se  remirent  en  marche  vers 
^1  aux  où  ils  arrivèrent  le  27  mars  dans  la  matinée*. 

(^  ijiomraiers  il  prenait  celle  de  Provins.  Ce  mouvement  me  contraria  beau- 
coup. «  Dans  une  nouvelle  lettre  (Melun,  28  mars,  Arch.  de  la  guerre),  Mar- 
mctut  reparle  encore  de  ce  mouvement  sur  Provins  :  ■  Je  voudrais  être  à 
Meaux,  et  cela  serait  tan»  la  marche  ridieuU  et  absurde  que  nous  aooru  faite 
sur  Provins.  ■  Le  plus  fort,  c'est  ced  :  à  propos  d'une  lettre  de  Clarke  où  U 
est  dit  :  «Le  mouvement  sur  Provins  a  tout  compromis.  »  Mannont  ait  en 
note  :  c  Le  mouvement  sur  Provins  a  été  le  salut  de  deux  corps  d'armée  » 
(p.  311).  Ainsi,  selon  que  Marmont  rédige  ses  rapporta  ou  compose  ses  Mé- 
vioire»,  le  même  mouvement  est  tour  à  tour  i  aoo  marche  absurde  ■  et  <  le 
salut  de  deux  corps  d'armée  »! 

1.  Marmont  à  (Jlarke,  Provins,  27  man,  et  Melon,  28  mars.  Ordre  de  mar- 
che pour  le  6*  corps,  Melun,  28  mars,  10  heures  du  soir.  Mortier  à.  Clarke, 
Guignes,  28  mars,  10  heures  du  soir,  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Compans  était  parti  de  Sézanne  le  25  à  minait  tandia  qoa  les  denx 
maréchaux  n'en  étaient  partis  qu'à  9  heures  du  matin,  le  26. 

3.  Journal  de  Vincent,  et  Vincent  à  Berthier,  Meaux  (?7  mars).  Arch.  de  la 
guerre.  —  Il  y  avait,  dit  Vinceut,  1 200  cavaliers  et  un  millier  de  fantassins. 
Je  parvins  à  rallier600oa  700  cavaliers  et  quelques  fantassins,  le<i  autres  1,9 
voulant  rien  entendre  continuèrent  leur  route  vers  .Meaux.»  Ledru  Desessarts, 
commandant  de  Meaux,  signole  à  bon  tour  le  passage  de  cette  colonne  de  l'u» 
gitifs  dans  sa  lettre  à  Clarke  du  26  mars,  8  heures  du  soir  :  •  li  il  ôOO  hommes 
en  désordre  ont  passé  par  la  porte  du  Comillon  sans  que  j'aie  pu  les  arrêter.» 

4.  Journal  de  Vincent.  Ledru  Desessarts  à  Clarke,  27  mars,  i  heures  «pré», 
•idi.  Arch.  de  la  guerre. 

25 


386  181 4. 

L'importance  de  la  position  de  Meaux  était  recon- 
nue depuis  longtemps.  On  y  avait  accumulé  les  muni- 
tions de  guerre  :  vingt-sept  mille  gargousses,  trois 
millions  de  cartouches.  Mais  depuis  Ja  veille  seule- 
ment, on  avait  commencé  quelques  travaux  de  dé- 
fense. L'armement  consistait  en  sept  pièces  de  8; 
la  garnison  se  composait  de  3440  hommes*.  C'étaient 
presque  tous  des  conscrits  et  des  gardes  nationaux, 
et  ils  ne  valaient  pas  ceux  de  Paclhod.  Leur  chef, 
le  général  Ledru  Desessarts,  les  dépeignait  ainsi  : 
«  Les  gardes  nationaux  font  pitié,  mal  tenus,  mal 
commandés  et  ne  sachant  pas  tenir  leurs  fusils  qui 
sont  d'une  malpropreté  dégoûtante  ».  Deux  jours 
plus  tard,  le  brave  Compans  devait  dire  à  son  tour  : 
«  J'ai  la  douleur  de  constater  qu'on  ne  peut  pas 
avoir  de  plus  mauvaises  troupes*.  »  Cependant  des 
lettres  pressantes  du  ministre  de  la  guerre,  annon- 
çant des  renforts,  enjoignaient  à  Ledru  Desessarts  de 
tenir  désespérément  dans  Meaux.  «  C'est  le  salut  de 
Paris,  »  écrivait  Clarke^  L'arrivée  de  Compans  et  de 
Vincent,  qui  amenaient  avec  huit  bouches  à  feu  un 
millier  de  fantassins  et  environ  1300  cavaliers  des 
8^  et  lO"  de  marche  et  des  fuyards  de  Marmont*, 
élevaient  la  garnison  à  près  de  6  000  hommes,  nombre 
encore  bien  insuffisant  vu  l'étendue  de  la  position  à 
défendre.  Les  trois  généraux  se  résolurent  néanmoins 
à  disputer  le  passage  de  la  Marne.  Compans  s'établit' 
dans  Meaux  et  dans  le  faubourg  du  Cornillon,  Ledru 
Desessarts  prit  position  à  Trilport,  Vincent  posta  sa 
cavalerie  sur  la  rive  gauche,  à  Saint- Jean-les-Deux-Ju- 

1.  Ledru  Desessarts  à  Clarke,  24  et  26  mars.  Situation  de  la  subdivision 
de  Seine-et-Marne  (garuison  de  Meaux)  au  26  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Ledru  Desessarts  à  Clarke,  Meaux,  23  mars;  et  Compans  à  Clarke,  Meaux, 
27  mars.  Ar^à.  de  la  guerre. 

3.  Clarke  à  Ledru  Desessarts,  26  et  27  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Ledru  Desessarts  à  Clarke,  26  mars.  Cf. Registre  de  Berthier  (ordres  du 
SO  mars)  et  Registre  de  Beliiard  (lettre  à  Mortier,  24  mars). 


MARCHE   DES    ALLIÉS   SUR    PARIS.  387 

meaux.où  quelques  centaines  de  gardes  nationaux  des 
environs  vinrent  volontairementse  joindre  àla  troupe*. 

Vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  les  têtes  de  co- 
lonnes de  l'armée  de  Silésie  débouchèrent  par  la  route 
de  la  Ferté-sous-Jouarre.  Vincent  s'engagea  résolu- 
ment contre  la  cavalerie  du  général  Emmanuel,  mais 
craignant  bientôt  d'être  enveloppé  par  la  division 
Horn,  qui  dessinait  un  mouvement  vers  Montceau, 
il  se  replia  sur  Trilport  où  il  passa  la  rivière.  L'en- 
nemi le  suivit  de  près.  Les  gardes  nationaux  de  Ledru 
Desessarts,  qui  occupaient  Trilport,  s'enfuirent  aux 
premiers  coups  de  feu,  sans  même  essayer  de  couler 
le  bac.  En  peu  de  temps  les  assaillants  eurent  pied  sur 
la  rive  droite.  Vincent  tenta  une  charge.  La  moitié  de 
ses  cavaliers,  —  c'étaient  les  fuyards  de  Marmont,  — 
tournèrent  bride  au  commandement  de  :  «  En  avant  !  » 
Ni  paroles  ni  coups  de  plats  d'épée  ne  purent  arrêter 
la  panique.  Toutes  les  troupes  se  précipitèrent  en 
désordre  dans  Meaux.  Le  jour  tombait.  La  cavalerie 
du  général  Emmanuel  et  un  parti  d'infanterie  prus- 
sienne prirent  position  entre  les  routes  de  la  Ferté- 
sous-Jouarre  et  de  Soissons,  tandis  qu'une  autre 
colonne  prussienne  venait  s'établir  devant  le  faubourg 
du  Cornillon.  Meaux  ne  paraissait  plus  tenable;  les 

néraux  se  résignèrent  à  évacuer  la  ville  dans  îa 

idit.  A  dix  heures,  les  troupes  se  mirent  en  marche 

vers  Claye.  L'arrière-garde  lit  sauter  le  magasin  à 

poudre  dont  l'explosion  détruisit  un  grand  nombre 

de  maisons  du  faubourg  de  Paris*. 

1.  Joarnal  de  Vincent  ;  Vincent  à  Berthier  et  Ledru  Desessarts  et  Compant 

à Clarke,  27  mars.  Arch.  de  la  guerre.  —  Vincent  donne  ce  détail  curieux  :  •<  Je 

remarque  le  mauvais  aspect  de   la  gendarmerie,  tulle  n'est  d'aucucs  utilité 

s  le  rapport  de  la  police  civile  ou  militaire.  Les  officiera  que  j'ai  appelée 

isent  tous  de  se  prêter  au  bien  du  service.  » 

■:.  Journal  de  Vincent.  Ledru  Desessarts  et  Compaas  à  Clarke.  20  et  28  mars. 

Mémoires  de   Langeron.  Arch.  des  \1.  étraugèrei.  Cf.   Schels,  Opéras,  de*- 

*erbûndeten  Heei\  gegen  Pari».  IL  10',  110. 


388  1814. 

Le  lendemain,  28  mars,  nouveau  combat,  nouvelle 
retraite.  Dans  la  matinée,  les  Prussiens  attaquèrent 
vigoureusement  Claye.  Au  moment  où  Ton  aban- 
donnait ce  village,  arrivèrent  des  renforis  de  Paris  : 
3000  fantassins  des  dépôts  de  la  garde,  troi?  esca- 
drons de  lanciers  polonais  et  400  cuirassiers  formant 
le  12*  de  marche  de  cavalerie*.  Compans  prit  posi- 
tion en  arrière  de  Claye,  et  laissant  déboucher  dans 
la  plaine  l'infanterie  prussienne,  il  la  fit  soudain 
charger  par  tous  ses  cavaliers.  Trois  cents  hommes 
tombèrent  sous  le  sabre,  cinq  cents  se  rendirent  pri 
sonniers;lc  reste  de  la  colonne  se  rejeta  précipitam- 
ment dans  Claye.  L'ennemi  revint  en  forces.  Compans 
continua  sa  retraite  de  position  en  position  jusqu'à 
Yille-Parisis,  qu'il  dut  évacuer  après  un  nouveau 
combat.  Le  soir,  il  établit  ses  bivouacs  à  Vert- 
GalauJ,  à  quatre  lieues  de  Paris^. 

1.  Clarke  à  Napoléon,  28  mars,  à  Joseph,  27  mars.  Journal  de  Vmcsnt.  Arch. 
de  la  guerre. 

2.  Coiiipaiis  à  Clarke,  Vert-Galant,  29  mars,  8  heures  du  matin.  Junrnal  de 
Vincent.  Arch.  delà  guerre.  Cf.  Schels,  II,  124,  125;  Eogdanowusch,  U,  13ii. 
L-es  hîRtorieus  étrangers  portent  seulement  à  200  le  chifj'fft  <Lu  jprisouuiers 
fiita  à  Ciaye. 


NAPOLÉON   A   SAINT-DIZIEh 

LA  DERNIÈRE  VICTOIRE 

RETOUR  DE  L'ARMÉE  VERS  PARIS 


Le  23  mars,  à  l'heure  même  où  les  souverains  et  les 
généraux  alliés,  fort  troublés  parle  hardi  mouvement 
de  Napoléon  sur  leur  ligne  de  communications  et  bien 
loin  de  penser  alors  éprendre  la  route  de  Paris,  discu- 
taient à  Pougy  s'ils  battraient  en  retraite  vers  Langres 
ou  s'ils  suivraient  les  Français  au  delà  de  la  Marne, 
l'empereur,  à  Saint-Dizier,  méditait  les  divers  plans 
stratégiques  qui  se  combattaientdans  sonesprit.  Quand 
JSapoléon  balançait  entre  plusieurs  projets,  il  lui  arri- 
vait souvent  de  les  préciser  par  écrit,  fixant  ainsi  les 
pensées  fugitives,  les  voyant  plusclairementetles  ju- 
geant mieux.  Il  dicta  une  note  au  ducde  Bassano  d'après 
laquelle  il  y  avait  quatre  partis  à  prendre  :  1°  marcher 
sur  Vitry  dans  la  nuit  et  y  attaquer  l'ennemi  le  lende- 
main matin;  2°  se  porter  sur  Saint-Mihiel  et  Pont-à- 
Mousson,  rallier  les  garnisons  des  places  et  donner  une 
bataille  avec  Metz  pour  ligne  d'opération  ;  3°  marcher 
sur  Join\ille  et  Chaumont  ;  4°  marcher  sur  Brienne. 
«  Le  plus  raisonnable  de  ces  projets,  concluait  l'em- 
pereur, paraît  être  celui  qui  s'appuie  à  Metz  et  à  mes 
places  fortes  et  qui  approche  la  guerre  des  frontières  *.» 

1.  Corretpondance  de  Napoléon,  21ô3S.Cf.  Registre  de  Berthier  (ordres  du 
23  mars;  1  heure  et  demie  et  4  hcureâ  de  l'après-midi).  Arch.  de  la  guerre. 
Lettre  de  Napoléon  à  Ciarlte,  Saint-Diziw,  23  mars.  Arch.  »at.,  AF.  iv  We, 
(Non  ciUâ  iaâs  U  Corretpondance.) 


390  181 4. 

Ce  projet  qui  paraissait  le  plus  raisonnable  dans 
l'après-midi,  et  C'ii  d'ailleurs  était  conforme  au  plan 
antérieur  de  Napoléon,  l'empereur  y  renonça  dans  la 
soirée,  ou  du  moins  le  différa.  De  nombreux  rensei- 
gnements parvenus  au  quartier  impérial,  „  résultait 
que  loin  de  chercher  à  défendre  leut*  ligne  d'opéra- 
tion (ce  que  les  Alliés  auraient  pu  faire  en  se  portant 
sur  la  route  de  Brienne  contre  l'armée  française),  ils 
l'abandonnaient  et,  évacuant  Troyes,  Bar,  Brienne, 
dégarnissant  Chaumont  et  Langres,  ils  s'avançaient  en 
masse  vers  Yitry  '.  Napoléon,  alors,  combine  un  nou- 
veau mouvement.  Il  laissera  les  Austro-Russes  s'en- 
gager à  sa  poursuite  dans  la  direction  de  Metz  et,  par 
un  brusque  changement  de  front,  il  se  rabattra  vers 
l'Aube  et  prendra  sa  ligne  d'opération  sur  Bar  et 
Troyes.  Il  ira,  comme  on  dit,  coucher  dans  le  lit  de 
l'ennemi.  Ainsi  placé  sur  les  communications  de  la 
grande  armée  et  ayant  rétabli  les  siennes  avec  Paris, 
il  pourra,  selon  les  circonstances,  se  porter  contre  les 
Alliés  ou  attendre  en  bonne  position,  couvert  par 
l'Aube,  leur  retour  offensif  ^ 

A  onze  heures  et  demie  du  soir,  Berthier  envoya 

1.  Pire  à  Berthier,  Joinville,  23  mars,  2  heures  et  7  heures  et  demie  du  soir. 
Ney  au  même,  Frignicourt,  4  heures  et  demie  du  soir.  Sébastian!  au  même. 
Huiron,8  heures  du  soir.  Arch.de  la  guerre.  Cf.  Registre  de  Berthier.  —  Ces 
renseignementsétaientparfaiteraentexactsce  jour-là.  On  avu«  1814  •,  350-352, 
que  le  23  mars,  il  fu;  décidé  dans  le  conseil  de  guerre  de  Pougy  que  l'arméo 
alliée,  qui  marchait  alors  sur  Vitry,  se  porterait  vers  Châlons  pour  revenir 
:?i!isuite  sur  Vitry  à  la  poursuite  de  Napoléon,  et  que  Brienne>  Bar,  Troyes, 
Chaumont,  seraient  évacués. 

J.  Berthier  à  Macdonald,  Saint-Dizier,  23  mars,  11  heures  et  demie  du  soir  et 
aNey,  Saint-Dizier, 24  mars, 7  heures  du  matin.  (Registre  de  Berthier.  Arch. 
de  guerre.)  —  Ces  deuxlettres  sont  précieuses, car  c'est  là  seulement  que  sont 
exposés  les  motifs  et  le  but  de  la  marche  de  Napoléon  sur  Bar-sur- Aube.  Les 
historiens  n'ont  pas  consulté  ou  ont  mal  lu  le  Registre.  Aussi  parlent-ils  de 
ce  mouvement,  qui  eiit  puétre  si  important,  sans  l'expliquer  d'aucune  façon. 
Disons  d'ailleurs,  une  fois  pour  toutes,  que  jusqu'ici  les  opérations  de  Napo- 
léon du  22  an  28  mars  ont  été  racontées  très  succinctement  et  avec  la  plus 
extrême  confusion.  C'est  pourquoi  nous  avons  donné  un  certain  développe- 
ment à  l'exposé  de  ces  opérations,  chapitre  de  l'histoire  do  la  campagne  dç 
France  toujours  sacrifié  par  les  historiens. 


NAPOLÉON     A     SAINT-DIZIER.  â»l 

l'ordre  à  toutes  les  brigades  de  cavalerie  qui  mar- 
chaient vers  Bar-sur-Ornam  et  Vaucouleurs,  de  ral- 
lier le  lendemain  l'empereur  sur  la  route  de  Saint- 
Dizier  à  Vassy.  Le  même  ordre  fut  envoyé  au  prince 
de  la  Moskowa,  à  Frignicourt,  et  au  duc  de  Tarente. 
à  Villolte.  «  Nous  marchons  sur  Bar-sur-Aube,  écri- 
vit le  major  général,  mais  faites  courir  le  bruit  parmi 
vos  soldats,  à  cause  des  prisonniers,  que  nous  mar- 
chons sur  Melz.  »  Cette  recommandation  ne  fut  pas 
oubliée  :  les  blessés  français  tombés  entre  les  mains 
de  l'ennemi  près  de  Frignicourt  dirent  que  l'empe- 
reur se  portait  de  Saint-Dizier  sur  Metz  *. 

Dans  cette  soirée  du  23  mars,  Caulaincourl  arriva 
à  Saint-Dizier  *.  Abusé  par  les  lettres  de  Metternich  ', 
le  duc  de  Vicence  croyait  encore  à  la  possibilité  de  la 
paix  et  espérait  reprendre  au  quartier  général  des 
Alliés,  avec  les  ministres,  les  négociations  rompues 
à  Châlillon  avec  les  plénipotentiaires  *.  Après  la  clô- 
ture du  congrès,  il  avait  voulu  rejoindre  incontinent 
l'empereur  afin  d'obtenir  de  lui  les  sacrifices  néces- 
saires. Mais  il  avait  été  retenu  jusqu'au  21  à  Châtillon 
par  les  formalités  de  la  remise  des  passeports  et  ar- 
rêté ensuite,  dans  sa  route,  par  le  mauvais  vouloir  ma- 

1.  Registre  de  Berthier  (à  Pire,  Maurio,  Defrance,  Saint-Germain,  Ney, 
Macdonald,  etc.,  Saint-Dizier,  23  mars,  11  heures  et  demie  da  soir).  Arch. 
de  la  gaerre.  Cf.  Scbels,  H,  423. 

2.  Ney  à  Napoléon,  Frignicoart,  23  mars,  5  hearea  da  aoir  :  «  Le  dac  de 
Vicence  arrive  à  l'instant.  »  AF.  iv,  1607. 

3.  «  ...  Peut-être  sommes-nous  plus  près  de  la  paix  à  la  saite  de  la  mptare 
d'anssi  stériles  négociations?...  Le  jour  où  on  sera  tout  à  fait  disposé  pour 
la  paix  avec  les  sacriâces  indispensables,  venex  pour  la  faire...  ■  etc.  Met- 
ternicb  à  Caulaincourt,  Troyes,  18  mars.  Arch.  des  AS.  étrangères,  fonda 
France.  668.  —  Par  an  miracle  de  duplicité,  tant  qu'il  resta  l'ombre  d'une 
chance  de  victoire  pour  l'empereur,  Metternich  se  posa  auprès  de  Caulain- 
courl comme  an  médiateur,  lui  qai  dès  Prague  avait  juré  la  perte  de  Napo- 
léon. Or,  le  18  mars,  on  l'a  va,  les  Alliés  se  croyaient  dans  la  plus  périlleuse 
situation.  Les  Russes,  les  Prussiens  et  même  les  Anglais,  m'oins  prudents 
que  Metternich,  allaient  néanmoins  rompre  les  négociatioiu  le  19,  mais  Metter- 
nich s«  r^Sfrfvait  une  porte  de  rentrée. 

4.  Cauiaincourt  à  Metternich,  Cbàtillon,  20  mars,  et  Joignj,  21  nsars;  é 
Qaaterive,  Ch&tilloa,  18  m«rs.  t:xix.  4m  AiL  étrangères,  668, 670. 


392  181 4. 

nifeste  des  commandants  des  avant-postes  ennemis , 
Introduit  auprès  de  l'empereur  dès  son  arrivée,  Cau 
laincourt  fit  le  récit  détaillé  des  dernières  séances  du 
congrès,  et  s'appuyant  sur  les  trompeuses  promesses 
de  Metlernich,  il  tenta  de  faire  partager  à  Napoléon  ses 
espérances  de  renouer  les  négociations  et  de  les  me 
ner  à  bonne  fin.  L'empereur,  qui  lisait  mieux  que  son 
plénipotentiaire  dans  la  pensée  des  Alliés,  ne  se  payait 
point  de  ces  illusions.  Plus  quejamais,  il  jugeait  la  paix 
impossible.  D'autre  part,  les  derniers  renseignements 
le  faisaient  bien  augurer  de  son  audacieuse  manœu- 
vre. Les  armes  seules  lui  laissaient  des  chances  de 
salut.  Les  représentatious  et  les  prières  du  duc  de 
Vicence  restèrent  vaines  *. 

Le  24  mars,  la  vieille  garde,  l'artillerie  de  réserve 
et  les  divisions  Letort  et  Lefebvre-Dosnoëttes  se 
mirent  en  marche  dès  quatre  heures  du  matin  sur  la 
route  de  Vassy.  Le  corps  de  Ney  et  la  cavalerie 
avaient  l'ordre  de  suivre  le  mouvement.  En  raison  de 
sa  position,  Macdonald  devait  faire  l'arrière-garde.  Il 
en  était  fort  troublé,  s'imaginant  qu'il  allait  être  atta- 
qué par  toute  l'armée  alliée.  Pour  mal  fondées  qu'elles 
fussent,  car  déjà  il  avait  été  prescrit  aux  Austro- 
Russes  de  se  porter  sur  Châlons*,  les  craintes   du 

1.  si  Ton  s'en  rapportait  aux  deux  lettres  de  Vicence  à  Metternich,  datées 
de  Doulevent,  2à  mars  (Ârcb.  des  aff.  étrangères],  dont  il  sera  parlé  plus 
loin.  Napoléon  aurait  consenti  tout  de  suite  à  une  démarche  in  extremis  au- 
près du  ministre  autrichien.  «  Arrivé  cette  nuit  feulement  près  de  l'empereur, 
écrivit  Caulaincourt,  Sa  Majesté  m'a  sur-le-champ  donné  ses  derniers  ordres 
pour  la  conclusion  de  la  paix.  »  Mais  Caulaincourt,  afin  de  prouver  à  Met- 
ternich les  intentions  paciâques  de  l'empereur,  post-datait  de  24  henres  son 
arrivée  au  quartier  impérial.  Ce  n'était  pas  à  Doulevent  dans  la  nuitdu  24  au 
25  mars  qu'il  l'avait  rejoint,  c'était  à  Saint-Dizier  dans  la  nuit  du  23  au  24, 
comme  l'a  dit  Fain,  assertion  confirmée  par  la  lettre  précitée  du  maréchal 
Ney.  Ainsi  Thiers,  quoiqu'on  l'ait  discuté  sur  ce  point,  a  eu  raison  de  dir» 
que  les  propositions  de  Caulaincourt  ont  été  le  23  repoussées  par  l'empereur 
Mais  il  a  eu  tort  de  passer  sous  silence  les  lettres  de  Caulaincourt  écrites  à 
Metternich  le  25  mars. 

2.  Le  corps  du  comte  de  Wrède,  le  seul  qui  eût  suivi  Macdonald  jusqu'aux 
bords  de  la  Marne,  s'arrêta  vers  minuit  en  arrière  de  Courdemanges  et  ré- 


NAPOLÉON    A    SAINT-DIZIE».  393 

marecnal  n'eu  étaieut  pas  moins  vives.  «  Si  l'ennemi 
me  poursuit,  écrivait  le  duc  de  Tarente,  il  arrivera 
malheur  infailliblement.  Je  ne  puis,  dans  l'état  des 
choses,  espérer  des  résultats  favorables...  Nous  per- 
dons toutsi  l'ennemi  fait  un  elîort.  Il  peutm'éoraser,  car 

\  rien  ne  peut  aller  en  hommes  ni  en  chevaux  *.  »  Enfin 
à  sept  heures  du  matin,  comme  l'empereur  allait  de 
sa  personne  quitter  Saint-Dizier,  un  aide  de  camp  de 
Ney  arriva  au  quartier  impérial.  Le  prince  de  la  Mos- 
kowa,  ému  des  «supplications  »  de  Macdonaldetinquiet 
de  ses  inquiétudes  —  la  crainte  est  contagieuse — sol- 
licitait l'autorisation  de  rester  sur  la  Marne  pour  sou- 
tenir ce  maréchal  et  demandait  à  être  soutenu  lui- 
même  par  l'empereur.  Le  parti  de  Napoléon  était  pris, 
etd'ailleurs  ilétaitaccoutumédepuislesdébutsde  cette 
fatale  campagne  aux  doléances  de  ses  heutenants.  Il 
se  refusa  à  suspendre  son  mouvement.  «L'empereur, 
répondit  Berthier  au  maréchal  Ney,  serait  parti  pour 
vous  rejoindre  sur-le-champ  s'il  n'était  indispensable 

;    que  Sa  Majesté  se  trouvât  avec  l'avant-garde  dans  la 

;    marche  qu'elle  fait  sur  Colombey-les-Deux-Eglises.. . 

'    L'empereur  ne  peut  pas  ordonner  d'ici  le  mouvement. 

^  Il  le  dirigera  lui-même  suivant  les  renseignements 
qu'il  recevra  en  route,  afin  de  pouvoir  prendre  une 
autre  direction  s'il  le  fallait*.  » 

Le  mouvement  s'opéra  comme  le  voulait  l'empe- 
reur. Le  soir,  la  garde  cantonna  à  Doulevent  et  aux 
environs,  les  cuirassiers  de  Saint-Germain  occupè- 
rent Nully  sur  la  route  de  Brienne,  et  l'infatigable 
cavalerie  légère  de  Pire  poussa  jusqu'à  Daillancourt 

trograda  le  24  da  bon  matin  sar  Cb&]ons,  selon  les  ordres  de  Schvarzenberg 
dn  *23  mars.  3  heures  de  l'après-midi.  Schela,  U,  13:  Bogdanowiucb,!!,  111. 
—  Ainsi,  dans  la  nuit  du  23  au  24  mars,  Macdonald  n'était  nullement  en  péril. 

1.  Macdonald  à  Berthier,  Villotte,  24  mars,  4  heures,  6  heures  et  demie,  et 
7  heures  du  matin.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Registre  de  Berthier  (à  Ney,  Saint-Dizier,  24  mars,  7  beorea  on  quart 
au  matin).  Arch.  de  la  guerre. 


394  181 4. 

et  à  Colombey-îes-DeHx-Églises.  L'infanterie  de  Ney, 
les  divisions  Colbert  et  Exelmans  sous  Sébastiani,  et 
les  divisions  Maurin  et  Defrance  s'échelonnèrent 
entre  Saint-Dizier  et  Vassy,  les  trois  corps  de  Mac- 
donald  et  la  cavalerie  de  Trelliard  et  de  Milhaud, 
entre  Perthes  et  Saint-Dizier*.  Contrairement  à  ses 
appréhensions,  le  duc  de  Tarente  n'avait  été  suivi 
que  par  quelques  escadrons  ennemis.  Voyant  néan- 
moins que  Ney  ne  le  couvrait  plus,  il  avait  retenu 
Sébastiani  jusqu'à  onze  heures  du  matin,  en  invo- 
quant de  prétendus  ordres  de  l'empereur  —  «  moyen 
peu  digne  d'un  chef,  »  dit  Sébastiani*. 

Le  25  mars,  tandis  que  la  cavalerie  jetait  des 
partis  sur  Brienne ,  Bar-sur-Aube  et  Chaumont  ^, 
l'empereur  séjourna  à  Doulevent.  Avant  de  pour- 
suivie de  sa  personne  sa  marche  sur  Bar  et  Troyes, 
il  voulait  avoir  de  nouveaux  renseignements.  Les 
reconnaissances  lui  confirmaient  que  les  Austro- 
Russes  abandonnaient  le  terrain  jusques  à  Langres, 
qu'ils  évacuaient  Troyes,  que  l'empereur  d'Autriche 
se  sauvait  vers  Dijon,  que  tout  était  en  désarroi  sur 
la  ligne  d'opération  des  Alliés*.  Mais,  d'autre  part, 
Schwarzenberg,  qui  la  veille  avait  accusé  son  mou- 
vementsur  Vitry,  semblait  l'arrêter  ou  tout  au  moins  le 

1.  Registre  de  Berthier  (ordres  du  24  mars,  Doulevent,  5  heures  du  soir). 
Saint-Gerraain  à  Berthier,  NuUy,  10  heures  du  soir.  Pire  à  Berthier,  Daillen- 
court,  7  heures  du  soir.  Ordre  de  Macdonald,  Berthier,  24  mars,  6  heures  du 
soir.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Macdonald  k  Berthier,  Saint-Dizier,  25  mars,  5  heures  du  matin.  Sébas- 
tiani à  Berthier,  Vassy,  24  mars,  9  heures  du  soir.  Arch.  de  la  guerre.  — 
Berthier  au  contraire  avait  écrit  le  matin  :  «  Sa  Majesté  désire  que  Sébas- 
tiani vienne  la  rejoindre,  vu  qu'elle  n'a  pas  assez  de  cavalerie  sans  ces 
deux  divisions  pour  déboucher  sur  Bar-sur-Aube.  » 

3.  Registre  de  Berthier  (ordres  de  Doulevent,  25  mars,  3  heures  et  demie 
et  8  heure»  du  matin).  Pire  à  Berthier,  Cbauraont,  3  heures  et  demie  du 
soir.  Arch.  de  la  guerre.  Lanezaa  à  Napoléon,  Bar-sur-Aube,  25  mars, 
8  heures  et  demie  du  matin.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

4.  Registre  de  Berthier  (à  Ney  et  à  Macdonald,  Doulevent,  Ï5  mars, 
3  heures  et  demie  du  matin].  Correspondance  de  Napoléon,  21541,  et  lettre^ 
pi  «citée»  de  Pire,  Saiut-Crermain,  Mauria,  Defrance. 


1 


5AP0LtU>    A    8AINT-D1ZÎER.  395 

ralentir.  Macdonald  n'avait  pas  été  inquié.é  dans  sa 
retraite,  Ney  écrivait  que  tout  était  tranquille  du  côté 
de  Vitry  et  que  les  Coalisés  paraissaient  se  diriger  vers 
Brienn?'  Quels  étaient  donc  les  desseins  de  l'ennemi 
qui,  en  même  temps  qu'il  s'éloignait  de  Vitry,  évacuait 
iroyes  et  se  disposait  à  évacuer  Langres  ?  Ces  des- 
seins, on  les  sait  bien,  mais  Napoléon  ne  pouvait  alors 
que  les  soupçonner,  et,  connaissant  la  stratégie  pru- 
dente du  généralissime  autrichien,  il  lui  était  impos- 
sible d'y  croire.  Néanmoins  l'empereur  s'arrêta,  hési- 
tant, et  dépêcha  l'ordre  aux  commandants  de  corps 
d'armée  de  faire  halte  dans  la  journée  aux  points  où  ils 
se  trouvaient,  échelonnés  entre  Vassy  «t  Doulevent. 
«(  Ce  n'est  que  dans  quatre  ou  cinq  heures  d'ici,  écri- 
vit-il, que  j'aurai  des  idées  claires  sur  ce  que  fait  l'en- 
nemi. Il  est  donc  nécessaire  que  personne  ne  bouge'.» 
Daus  l'après-midi  et  dans  la  soirée,  de  nouvelles 
Jépêches  arrivèrent  au  quartier  impérial.  Mscdonald 
écrivait  qu'il  entendait  le  canon  à  l'arrière-garde,  Ney 
que  dix  mille  chevaux  s'avançaient  sur  la  route  de 
Vitry  à  Saint-Dizier,  qu'ils  entraient  dans  cette  ville, 
qu'ils  franchissaient  la  Marne  '.  (C'était  la  cavalerie  de 
Winzingerode,)  Ainsi,  au  lieu  de  défendre  leur  ligne 
'«^'  communications  par  Brienne,  comme  l'empereur 
y  était  attendu,  ou  de  suivre  l'armée  française  sur 
la  fausse  piste  de  Metz,  comme  il  l'avait  un  instant 
espéré,  les  Austro-Russes  marchaient  vers  Saint- 
Dizier.  Les  dix  mille  chevaux  signalés  étaient-ils  d'ail- 
leurs un  corps  détaché  ou  une  forte  avant-garde? 
L'empereur  l'ignorait.  Mais  quelles  qu'elles  fussent, 

1.  Ney  h  Berthier,  Vassy,  24  mars,  1  heure  après-midi  et   8   heures  dn 
Mir.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Correspondance  de  Napoléon.  21541.  Ordres  de   Ney  et  de    Macdonald, 
Vassy  et  Marthey,  Î3  mars,  midi.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Macdonald  et  Ney  à  Berthier,  Vassy  et  Marthey,  25  mars  midi,  5  heorof 
9 1  demie,  et  6  heures  du  soir.  Arch.  de  U  guerre. 


396  181 4. 

ces  troupes  avaient  la  Marne  à  dos;  c'était  une  bonne 
occasion  pour  les  combattre.  Macdonald  lui-même, 
peu  porté  à  l'optimisme,  et  bien  que  se  plaignant  du 
manque  total  de  distributions,  déclarait  la  position 
très  tenable.  A  neuf  heures  du  soir,  les  ordres  furent 
expédiés.  «  L'intention  de  l'empereur,  écrivit  ^er- 
thier  à  Ney  et  à  Macdonald,  est  d'attaquer  l'ennemi 
demain  matin  et  de  l'acculer  à  la  Marne.  L'ennemi 
est  disséminé.  Tout  porte  à  croire  que  nous  aurons 
demain  une  bonne  journée...^  » 

Malgré  la  bonne  journée  que  se  promettait  Ber- 
thier,  l'empereur  ne  laissait  pas  d'être  fort  inquiet  des 
incompréhensibles  mouvements  de  l'ennemi.  Sa  con- 
fiance de  l'avant-veille  l'abandonnait.  De  plus,  l'arri- 
vée du  duc  de  Vicence,  preuve  vivante  delà  rupture 
du  congrès,  avait  provoqué  une  émotion  malheu- 
reuse au  quartier  impérial.  Tandis  que  les  soldats  et 
les  officiers  de  troupe  combattaient  encore  pour  la 
vengeance  et  pour  la  victoire,  les  états-majors  ne  com- 
battaient plus  que  pour  la  paix.  La  clôture  des  pour- 
parlers détruisait  cette  espérance,  le  mécontentement 
éclatait  en  murmures.  Une  simple  porte  pouvait  em- 
pêcher Napoléon  d'entendre  ces  mots  :«  —  Où  va-t-on? 
—  Que  deviendrons-nous?  —  S'il  tombe,  tomberons- 
nous  avec  lui?^  »  L'empereur  feignait  d'ignorer  ces 
propos,  mais  le  découragement  de  son  entourage  le 
gagnait  lui-même.  A  la  suite  d'un  nouvel  entretien 
avec  Caulaincourt,  il  l'autorisa  à  écrire  au  prince  do 
Metternichpour  renouer  les  négociations.  Devant  les 
trahisons  de  la  fortune,  le  souverain  était  resté  iné- 
branlable ;  devant  la  désaffection  de  ses  compagnons 
d'armes,  le  soldat  faiblissait.  Il  se  résignait  à  céder  la 

1.  Registre    de    Berthier    (à  Ney,    à    Macdonald,   à  Drouot.    Dooleveat, 
15  mars,  9  heures  du  soir).  Arch,  de  la  guerre. 

2.  Fain,  lW-195. 


LA    DERNIÈRE    VICTOIRE. 


397 


rive  gauche  du  Rhin.  Les  lettres  du  duc  de  Vicence 
partirent  dans  la  nuit  même  \ 

En  attendant  la  très  douteuse  reprise  de  l'action 
diplomatique,  il  fallait  combattre,  toujours  combattre. 
Le  lendemain  26  mars,  l'empereur,  parti  à  deux  heu- 
res et  demie  du  matin  de  Doulevent,  arriva  à  Vassy  au 
point  du  jour*.  Il  apprit  de  Macdonald  que  l'ennemi, 
qui  la  veille  pressait  vivement  l'arrière-garde  de  Gé- 
rard, .«'était  arrêté  et  n'avait  plus  en  présence  que 
quelques  sotnias  de  Cosaques.  Tettenborn  qui  formait 
la  tête  de  colonne  de  Winzingerode  avait  habilement 
agi.  Tant  que  les  Français  battaient  en  retraite,  son 
rôle  était  de  les  serrer  de  près  afin  de  leur  faire  croire 
qu'ils  étaient  suivis  par  une  armée,  mais  s'ils  pa- 
raissaient revenir  sur  leurs  pas,  il  fallait  se  dérober, 
de  peur  qu'un  engagement  sérieux  ne  révélât  à  l'em- 
pereur qu'il  n'avait  devant  lui  qu'un  rideau.  Tetten- 
born s'arrêta  donc  à  Eclaron,  jetant  seulement  quel- 
ques partis  à  Humbécourt.  Malgré  cette  tactique,  il 
ne  put  éviter  le  combat.  La  cavalerie  française  refoula 
les  Cosaques  jusqu'à  la  Marne  qu'ils  passèrent  en  dé- 
sordre. Du  sommet  du  plateau  de  Valcour,  l'empereur 
vit  sur  la  rive  droite  de  la  rivière  une  masse  de  che- 
vau.x  soutenue  par  de  l'infanterie  et  du  canon.  Les 
escadrons  formés  sur  deux  lignes,  en  avant  et  en 

1.  CanlaiDCoart  à  Metternich,  Doulevent,  25  mars.  Arch.  des  affaires  étran- 
gères, 668.  —  La  tenear  de  ces  deux  lettres  oe  laisse  aucun  doute  sur  l'éten- 
due des  sacrifices  que  l'empereur  s'était  résigné  à  faire.  Nous  citerons  entre 
autres  cette  phrase  :  ■  Votre  tâche,  mon  prince,  est  glorieuse,  la  mienne 
sera  bien  pénible.  >  Le  28  mars,  Caulaincourt  écrivait  d'ailleurs  au  coin» 
d'IIaaierive  :  «  Sa  Majesté  parait  décidée  à  faire  les  sacrifices  nécessaires. 
Quelques  jours  plus  tôt,  on  sauvait  tout  >.  Arch.  des  aâ.  étr.,  670.  — D'aprét 
nne  Nut«  du  colonel  Galbois,  citée  par  Pons  (Congrès  de  Chàtitlon,  491-42) 
l'empereur  aurait  écrit  lui-même  une  dépêche  à  l'empereur  d'Autriche. 

2.  Registre  de  Berlhier  (ordres  du  25  mjurs,  10  heures  du  soir,  et  du  26 
?  heures  et  demie  du  matin).  Arch.  de  la  guerre.  Sohels,  II,  89-94;  Bogdana 
•*itsch,  II,  134.  —  D'après  le  rapport  de  Winzingerode,  les  Russes,  au  com- 
bat de  Saint-Dizier,  comptaient  seulement  8  140  hommes,  car  les  3000  Cosaquaf,. 
Kalmouks  et  Baskirs  de  Czernischew  ayant  poussé  jusqu'à  Montiérender  r> 
prirent  pas  part  k  l'action.  » 


398  1814. 

arrière  de  la  route  de  Vitry,  appuyaient  leur  gauche 
au  faubourg  de  Saint-DIzier,  que  défendait  un  millier 
de  fantassins,  et  s'étendaient  à  droite  vers  la  garenne 
de  Perthes,  dont  un  bataillon  occupait  lalisière.  Douze 
canons  étaient  en  batterie  sur  le  front,  trente  étaient 
en  réserve.  Quelques  escouades  de  tirailleurs  se 
tenaient  espacées  sur  le  bord  de  la  rivière. 

L'empereur  ordonna  de  marcher  en  masse  à  l'en- 
nemi, de  façon  à  le  terrifier  parla  rapidité  de  l'attaque 
et  le  grand  déploiement  des  forces.  Oudinot  avec  le 
7"  corps  se  dirigea  sur  Saint-Dizier  par  la  forêt  du  Yal, 
et  toute  la  cavalerie,  Sébastiani  en  tête,  franchit  la 
Marne  au  gué  de  la  Neuville,  se  formant  par  pelotons 
en  ligne  à  mesure  qu'elle  atterrissait.  Les  troupes  de 
Macdonald  et  de  Gérard  et  la  vieille  garde  s'élancè- 
rent à  sa  suite,  mais  elles  n'eurent  point  à  donner.  La 
cavalerie  qui,  chargée  au  débouché  par  les  Cosaques 
de  Tettenborn,  les  repoussa  et  s'engagea  par  échelons 
aussitôt  sa  formation  achevée,  suffit  à  rompre  l'-en- 
nemi.  Comme  il  srrive  généralement,  les  troupes, 
sans  recevoir  le  choc  total  de  forces  si  sunérieures,  en 
subirent  néanmoins  FelTrayante  impression.  A  la  vue 
de  la  foule  d'hommes  et  de  chevaux  qui  s'avançaient 
contre  elles,  elles  furent  intimidées,  ébranlées,  vain- 
cues d'avance.  Cet  effet  moral, inspiré  ou  subi,  double 
ou  diminue,  dans  les  batailles,  l'action  des  combat- 
tants. L'avant-garde  d'une  grande  armée  a  une  ir- 
résistible puissance  parce  que  les  hommes  qui  la 
composent,  fussent-ils  inférieurs  en  nombre  à  leurs 
adversaires,  sentent  derrière  eux  des  masses  prêtes 
à  les  soutenir,  masses  qui  effectivement  agissent  sur 
l'ennemi  parleur  seul  déploiement.  C'est  pourquoi  un 
général  est  mal  fondé  à  dire  :  «  Nous  avons  combattu 
à  forces  égales,  car  je  n'ai  engagé  que  la  moitié  de  mon 
monde.  »  Le  ^ilus  souvent  c'est  cette  autre  moitié, 


LA    DERNïftRE    VICTOIRE.  399 

celle  qui  n'a  pas  combattu,  qui  a  décidé  de  la  victoire. 
Il  en  fut  ainsi  à  Saint-Dizier.  Avant  d'avoir  pris 
contact,  la  ^^avalerie  de  Winzing-erode  était  ébranlée; 
aux  premières  charges,  elle  se  prépara  à  céder  le 
terrain.  Winzingerode  donna  l'ordre  à  Tettenborn  de 
se  replier  sur  Vitry,  tandis  que  lui-même  battrait  en 
retraite  sur  Bar-sur-Ornain  en  tâchant  de  rallier  son 
infanterie  à  Saint-Dizier. Le  général  Sébastiani,  voyant 
les  Russes  se  former  en  colonnes,  lança  sur  ces  cava- 
liers, pendant  qu'ils  présentaient  le  flanc,  les  dragons 
de  la  garde  et  les  grenadiers  à  cheval.  Les  deux  mille 
dragons  d'Espagne  du  comte  Trelliard  appuyèrent  le 
mouvement.  Bientôt  rompue,  la  cavalerie  de  Winzin- 
gerode  s'enfuit,  partie  dans  la  forêt  des  Trois-Fon- 
taines,  partie  sur  la  route  de  Bar-sur-Ornain.  Pendant 
ce  temps,  l'infanterie  de  Levai  entrait  tambour  battant 
dans  Saint-Dizier  dont  les  défenseurs  firent  à  peine 
résistance.  Les  deux  bataillons  russes  se  mirent  en 
retraite  sur  la  route  de  Bar,  où  bientôt  rejoints  par 
les  dragons  de  Trelliard,  ils  furent  sabrés  et  pour- 
suivis jusqu'à  cinq  kilomètres  au  delà  de  Saudrupt. 
A  la  gauche,  la  division  Lhéritier  rejeta  vers  Perthes 
les  Cosaques  de  Tettenborn  et  les  tirailleurs  ennemis. 
Lefebvre-Desnoëttes,  qui  soutenait  Lhéritier,  n'eut  à 
engager  qu'un  peloton  de  mameluks,  auxquels  le  fa- 
meux Roustan  s'était  joint  en  volontaire.  «  Lesma- 
melucks,  dit  le  rapport  de  Lefebvre-Desnoëttes,  ont 
sabré  à  l'ordinaire.  »  En  deux  heures,  la  plaine  fut 
nettoyée.  L'ennemi  laissa  sur  le  champ  de  bataille 
500  tués  ou  blessés,  2  000  prisonniers  et  18  ciinons'. 

1.  Rapport  Lefebvre-Desnoëttes.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670.  foornid  de  U 
division  Levai.  Registre  de  Berthier  (à  Pire,  27  mars).  Arch.  de  la  guerre.  Cf. 
Schels,\»,  V5-101  ;  Bogdanowitscli,  II,  134-135.  Les  rapports  étrangers  avouent 
natarellement  des  pertes  beaucoup  moindres.  Il  est  possible  que  Berthier  exa- 
gère un  peu  en  parlant  de  2000  prisonniers  et  de  18  canons;  cependant  le 
Journal  de  Levai  dit  plus  encor*  :  ■  3000  prisonniers  et  presque  toute  l'artil- 
krie.  ■ 


400  181 4, 

L'ardeur  des  Français  dans  l'attaque  avait  été  magni» 
fique,  égale  à  la  ténacité  dans  la  défense  qu'ils  avaient 
montrée  àArcis-sur-Aube.  La  victoire,  facile  à  rempor- 
ter, était  peu  de  chose,  mais  le  grand  élan  des  trou- 
pes, que  tant  de  souffrances  et  de  fatigue.j  n'avaient 
point  découragées,  était  significatif.  Avec  une  pareille 
armée  dans  la  main,  Napoléon  étai  t  encore  redoutable. 
Les  plus  graves  inquiétudes  vinrent  troubler  la  sa- 
tisfaction que  cette  brillante  affaire  donnait  à  l'empe- 
reur. Il  avait  cru  combattre  un  corps  de  l'armée  de 
Schwarzenberg,  et  il  a  combattu  un  corps  de  l'armée 
de  Bliicher.  Comment  Blûcher,  qui,  il  y  a  quelques 
jours,  menaçait  Soissons,  est-il  maintenant  sur  les 
confins  de  la  Lorraine?  Et  comment  Schwarzenberg, 
qui  marchait  vers  Vitry,  a-t-il  soudain  disparu?  Oii  est 
la  grande  armée  austro-russe?  Faut-il  donc  ajouter  foi 
aux  propos  de  quelques  prisonniers  qui  disent  que  les 
Allies  s'avancent  sur  la  route  de  Paris.  L'empereur 
doute  encore  et  surtout  veut  encore  douter.  Pour  ac- 
quérir une  certitude,  il  pousse  le  corps  d'Oudinot  sur 
Bar  ;  lui-même  avec  l'armée  se  porte  sur  Vitry.  En  re- 
prenant l'offensive,  en  pressant  vigoureusement  les 
colonnes  éparses  de  l'ennemi,  il  saura  enfin  où  se 
concentrent  ses  masses*. 

1.  Fain,  197-198.  —  Koch  (II,  553)  et  Vaudoncourt  (II,  318)  prétendent  que  dès 
le  26  au  soir  l'empereur  savait,  par  les  rapports  des  prisonniers,  la  marche 
des  Alliés  sur  Paris.  Ils  blâment  en  conséquence  le  mouvement  sur  Vitry  et 
sur  Bar,  qui  devait  faire  perdre  deux  jours.  Ces  deux  écrivains  se  trompent. 
Que  dès  la  soirée  du  26,  Napoléon  eût  des  rapports  de  prisonniers  annon- 
çant la  marche  des  Alliés  sur  Paris,  cela  paraît  assuré  ;  qu'il  fût  inquiet  de 
ces  nouvelles  et  qu'il  y  crût  dans  une  certaine  mesure,  cela  paraît  probable. 
Mais  qu'il  fût  certain  du  fait,  voilà  qui  est  plus  que  douteux,  et  ce  fut  préci- 
sément pour  acquérir  une  certitude  qu'il  se  résolut  à  presser  .  ennemi  sur 
Vitry  et  sur  Bar.  Fain  le  dit  expressément,  p.  197,  et  le  registre  de  Berthier 
confirme  cette  assertion.  Dans  ses  lettres  du  soir  du  26  et  de  la  matinée  du 
27,  le  major  général  ne  parle  nullement  aux  divers  généraux  de  la  marche 
des  Alliés  sur  Paris.  C'est  seulement  dans  ses  lettres  de  la  nuit  du  27  au  28 
qu'il  fait  mention  de  nouveaux  renseignements  annonçant  cb  mouvement. 
Voir  uussi  la  lettre  de  Napoléon,  Saint-Dizier,  27  mars  8  heures  du  niatia 
où  l'empereur  ordonne  d'envoyer  des  recoanaissuucea  pour  avoir  des  nouvelles. 


NAPOLÉON    A    SAINT-DIZIER.  401 

Dans  l'après-midi  du  27  mars,  on  était  devant  Vitry. 
L'empereur  et  les  maréchaux  tenaient  conseil  sur  la 
possibilité  d'enlever  la  place  de  vive  force,  lorsque  de 
nouveaux  renseignements  arrivèrent  de  toutes  parts*. 
Dépêches  interceptées',  bulletins  imprimés  de  l'en- 
nemi', rapports  de  paysans,  récits  de  prisonniers 
français  évadés,  tout  s'accorde,  tout  malheureusement 
se  confirme  :  les  Alliés  marchent  sur  Paiis.  — Il  s'acrit 
bien  maintenant  de  Vitry!  L'empereur  remonte  ache- 
vai et  pique  vers  Saint-Dizier.  D  s'enferme,  étudie  ses 
cartes,  ses  rapports.  Il  hésite  sur  le  parti  à  prendre. 
Il  s'abîme  dans  ses  pensées*.  Depuis  son  entrée  sur 
la  scène  du  monde,  jamais  les  événements  n'ont  placé 
Napoléon  dans  une  aussi  redoutable  alternative.  Le 
sceptre  et  l'épée  tremblent  dans  sa  main  ;  il  les  tient 
encore,  mais  le  moindre  faux  mouvement  les  fera  lui 
échapper. 

Faut-il  donc  revenir  à  marches  forcées  vers  Paris  ? 
Mais  arrivera-t-on  à  temps?  Les  Alliés  ont  une  avance 
de  trois  jours  sur  l'armée  impériale.  Ne  les  Irou- 

1.  Fain,  197.  Cf.  Schels,  H,  112-113;  B«gdaBovitsch,  U,  136. 

t.  Barclay  de  ToUy  au  commandant-générid  Estel,  à  Bar-sar-Aabe  :  ■  Ordra 
de  faire  suivre  les  parcs  et  magasins  qui  sa  trouvent  à  Chaumont  par 
Brienne  et  Fère-Champenoise.  Ceux  qui  ne  sont  pas  encore  à  Chaiimont  ré- 
trograderont sur  Laagres.  L'armée  sera  dans  la  jouruée  de  demain  k  Fère 
Champenoise.  Les  troupes  légères  du  général  Winzingerode  tonneront  notre 
arrière-garde.  >  Arch.  nat.,  ÂP.  iv,  1568.  —  Cette  dépêche,  d'une  si  haute  im- 
portance, n'a  aucune  indication  de  date  ni  de  lieu.  Elle  tu:  certainement 
écrite  le  24  dans  la  soirée,  à  Brébant  ou  à  Sommepuis.  Vraisemblablement. 
le  Cosaque  ne  trouva  plus  le  général  Estel  à  Bar-sur-Aube,  il  l'alla  chercher 
entre  Chaumont  et  Langres,  et  tut  arrêté  le  26,  sur  cette  route,  par  lea 
coureurs  on  lea  paysans  français.  Berthier  fait  mention  de  cette  dépêche  do 
Barclay,  dans  une  lettre  à  Macdonald,  du  28  mars,  4  heures  du  matin.  Re- 
gistre. Arch.  de  la  guerre. 

3.  A  propos  de  ce  bulletin  de  la  victoire  de  Père-Champenoise,  Boarrienne, 
qui  est  cependant  pea  véridique,  conte  (IX,  377)  que  Napoléon  le  déclara 
d'abord  faux,  sous  prétexte  qu'il  portait  la  date  du  29  mars  et  qu'on  était 
*o  27.  Drouot  ât  alors  remarquer  que  le  9  devait  être  un  6  renversé.  Ce  bul- 
letin, imprimé  à  Vitry,  existe  aux  Arch.  nat.  (AP.  iv,  1 568),  «t  il  porte,  en 
effet,  par  suite  d'un  chiffre  retourné,  la  date  du  29  mars. 

4.  Fain,  198,  203.    Berthier  à  Oudinot.  Saint-Dizier,  27  mars,  11  heure» 
MÏr.  Arch.  de  la  guerre. 

26 


402  1814. 

vera-t-on  pas  déjà  maîtres  de  la  capitale  de  la  France? 
Les  quelques  troupes  des  dépôts  et  les  gardes  natio- 
nales qui  en  forment  la  garnison  auront-elles  pu  ré- 
sister soixante  heures?  Faut-il,  au  contraire,  ne  pas 
plus  s'inquiéter  de  Paris  que  le  czar  ne  s'est  inquiété 
de  Moscou,  et  persister  dans  le  mouvement  com- 
mencé? De  l'Yonne  à  la  Marne,  de  la  Seine  à  la 
Meurthe,  les  Alliés  ont  abandonné  tout  le  terrain. 
Pendant  quinze  jours,  on  manœuvrera  librement.  On 
peut  rallier  les  garnisons  des  places,  proclamer  la 
levée  en  masse  en  Lorraine,  en  Alsace,  en  Cham- 
pagne, en  Bourgogne,  détruire  les  colonnes  en  re- 
traite, saisir  les  convois,  reprendre  les  villes  occupées  : 
Châions,  Vitry,  Dijon,  Yesoul,  Langres,  Nancy.  Déjà 
Troyes,  Bar-sur-Aube,  Bar-sur-Ornain,  Chaumont 
sont  au  pouvoir  de  nos  troupes,  reçues  partout  au  cri 
de  :  Vive  l'empereur  M  Le  général  Durutte  est  sorti  de 
Metz  avec  4  000  hommes,  il  a  forcé  le  blocus  de  Thion- 
ville,  emmené  la  moitié  de  la  garnison,  repoussé  le 
corps  du  prince  électeur  de  liesse;  il  s'avance  le  long 
de  la  Moselle^  Le  général  Broussier  est  au  moment 
de  quitter  Strasbourg  à  la  tète  de  4  000  fantassins  et^ 
de  1  000  cavaliers.  Les  garnisons  de  Schlestadt,  de^ 
Neuf-Brisach,  de  Phalsbourg  sont  averties  et  se  prépa- 
rent à  rallier  Broussier  dès  son  entrée  en  campagne  ^ 
Le  général  Duvigneau  marche  sur  Châions  avec 
2  000  hommes  de  la  garnison  de  Verdun*.  Devant 
Longwy,  Montmédy,  Luxembourg,  Sarrelouis,  Lan- 
dau, il  n'y  a  que  des  cordons  de  troupes  qui  se  rom- 

1.  Oddinot  èi  Berthier,  Bar-sur-Ornain,  27  mars.  Pire  à  Berthier,  Chau- 
mont, 26  mars.  Ilenrion  à  Drouot,  Bar-sur-Aube,  26  mars.  Arch.  de  la 
guerre  et  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 

2.  Dépêches  «fe  D  irutte,  25,  28  mars  et  3  avril.  Arck.  de  la  guerre. 

3.  Correspondance  de  Broussier  et  de  Roederer,  27,  28,  29,  30  mars.  Arch. 
de  la  guerre. 

'  Duvigneau  àgénéral  commandant  à  Châions,  ITmars.  Arch.  de  li^guerrs. 
Rapport  de  Drouet  (vers  le  25  mars).  Arch.  nat,  AF.  iv,  1670. 


NAPOLÉON    A    SAINT-DIZIER.  403 

pront  à  la  première  alerte  '.  Souham  est  à  Nogent 
avec  sa  division.  A  Auxerre,  2  000  hommes  résolus 
sont  concentrés  sous  les  ordres  d'Allix  «  qui  vaut  une 
ai'mée  '  *. 

A  côté  des  soldats,  il  y  a  les  paysans.  Le  mouve- 
ment patriotique  qui,  au  mois  de  février,  a  remué  la 
Champagne,  la  Brie,  la  Bourgogne,  gagne  la  Lor- 
raine, l'Alsace,  la  Franche-Comté.  Surprises  par  l'in- 
vasion, que  les  populations  rurales  ne  pouvaient  pré- 
voir,—  car  elles  croyaient  Napoléon  invincible,  et  les 
bulletins  mensongers  de  1813  les  avaient  maintenues 
dans  leur  foi,  — les  provinces  frontières  n'ont  d'abord 
opposé  aucune  résistance.  Mais  le  poids  odieux  de 
l'occupation  étrangère,  les  réquisitions,  le  pillage, 
les  mauvais  traitements,  n'ont  pas  tardé  à  exaspérer 
villes  et  campagnes.  A  l'abattement  a  succédé  la  colère, 
à  la  soumission  la  révolte.  Un  grand  cri  de  vengeance 

tenlit  de  l'Yonne  aux  Vosges.  Partout  les  paysans 
-Ai  trouvent  prêts  à  seconder  l'armée.  Où  la  prise 
d'armes  n'est  pas  faite,  elle  est  imminente.  «  Dans 
l'état  d'exaspération  où  est  le  peuple,  écrit  Napo- 
léon, on  ferait  marcher  jusqu'aux  femmes'.  »  Les  Ar- 
dennes  sont  en  pleine  insurrection*.  Dans  l'Argonne, 
dont  750  partisans,  tous  déterminés  et  bons  tireurs, 
occupent  les  défilés,  6  000  paysans  ont  répondu  à 
l'appel  du  tocsin*.  Dix-huit  compagnies  de  gardes 
nationales,  organisées  militairement  par  le  colonel 
Viriot,  battent  l'estrade  dans  la  Meurthe  et  dans  la 
Meuse.wQuinzemillemontagnards,  écrit  cet  officier,  se 
lèveront  quand  nous  paraîtrons.  Mon  mol  déraillement 

1.  Kapportde  Urouet.  Arch.  nat,  AF.  iv,  1671. 

S.  Souham  k  Clarke,  Nogent,  26  mars;  Allix  à  Clarke,  AaxC7r«,  96  mara 
^rch.  de  la  r-nerr». 

3.  Napoléon  À  Clarke,  Saint-Dizier,  23  mars.  Arch.  nat,  AF.  IV,906.(L«tU« 
■on  citée  dans  la  Correspondance.) 

4.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères,  Russie,  S& 
».  Rapport  de  Drouet,  25  mara.  Arch.  nat.,  AF.  nr,  1670. 


404  181 4. 

est  Patrie  et  Napoléon,  tous  deux  chers  à  mon  cœur.  Je 
verserai  la  dernière  goutte  de  mon  sang  pour  le  grand 
Napoléon*.  »  Dans  le  Loiret,  dans  l'Yonne,  en  Saône- 
et-Loire ,  les  levées  en  masse  s'organisent.  Dans 
l'Oise,  dans  la  Somme,  sur  les  confins  de  FAisne  et 
du  Pas-de-Calais,  dans  le  Puy-de-Dôme,  la  Loire,  le 
Rhône,  l'Ain,  l'Isère,  jusque  dans  la  Gironde  et  le 
Gers,  ce  sont  aussi  des  prises  d'armes^.  Les  paysans 
des  Landes  massacrent  les  détachements  anglais  et 
brûlent  les  maisons  des  royalistes;  le  peuple  de  Bor- 
daux  prépare  une  contre-révolution*.  A  Nancy,  où  est 
le  grand  dépôt  d'approvisionnement  de  l'armée  de  Silé- 
sie,  à  Langrcs,  où  sont  les  principaux  magasins  de  l'ar- 
mée de  Bohême,  les  habitants  n'attendent  que  la  venue 
d'un  escadron  français  «pour  assommer  la  garnison*  » 
et  déjà  les  gouverneurs  de  ces  deux  places  prennent 
en  tremblant  leurs  dispositions  de  retraite'.  De  Toul  à 
Chaumont,  de  Saint-MihielàBar-sur-Aube,  des  bandes 
de  paysans  armés  de  fusils  de  chasse,  de  fourches,  de 
faux,  de  bâtons,  parcourent  toutes  les  routes,  tous  les 
chemins.  En  trois  jours,  du  25  au  28  mars,  ils  amè- 
nent aux  quartiers  généraux  un  millier  de  prison- 

1.  Colonel  Viriot  à  commandant  de  Châlons,  17  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Procès-verbal  du  major  commandant  Montargis,  21  mars.  Âllixà  Clarke, 
Auxerre,  24  et  25  mars.  Rovigo  à  Montalivet,  25  mars.  Avice  à  HuUin, 
Beauvais,  25  mars.  Merlin  k  d'Aigremont,  Montdidier,  25  mars.  Préfet  du 
Puy-de-Dôme  à  Clarke,  26  mars.  Montholon  à  Clarke,  26  mars.  Clarke  k 
Hullin,  28  mars.  Saint- Vallier  à  Clarke,  15,  19,  21  mars,  etc.,  etc.  Arch.  de 
la  guerre.  Cf.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères.  —  Le 
directeur  d'une  usine  écrit  à  Clarke,  le  24  mars:  «  1500  k  2000  paysans  s'é- 
taient réunis  kClermont  (Oise),  pour  marcher  k  l'ennemi  qui  était  à  trois  lieues. 
On  les  a  renvoyés.  Partout  on  demande  des  munitions.  Le  moment  n'est  donc 
pas  encore  venu  où  on  sonnera  le  tocsin  dans  toute  la  B''rance  et  où  30  rail- 
lions de  Français  écraseront  200000  barbares  !  » 

3.  Général  Napier,  Swf.  de  la  Guerre  de  la  Péninsule,  XIII,  123-124.  Cf. 
lettres  de  Lynch,  30-36,  39. 

4.  Defranc»  a  Bertbier,  Saint-Dizier,  24  mars.  Pire  k  Berthier,  Chaumont, 
?6  et  27  "nk^.  Arch.  de  la  guerre. 

5.  Pire  k  Berthier,  Chaumont,  23  mars.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des 
affaires  étrangères,  Russie,  25.  —  La  garnison  de  Nancy  se  préparait  à 
•e  retirer  sur  Deux-Ponts,  celle  de  Langres  sur  Vesoul. 


NAPOLÉON    A    SAINT-DIZIER.  *"=- 

niers,  des  prolonges  de  munitions,  des  bestiaux,  des 
canons'.  A  vingt-quatre  heures  de  date  et  de  deux 
endroits  différents,  le  maréchal  Oudinot  et  le  général 
Pire  adressent  ces  lettres  à  Berthier  :  «...  Il  est  in- 
compréhensible, écrit  Oudinot,  qu'on  ne  profite  pas 
de  l'élan  des  paysans  de  la  Lorraine  et  du  Barrois.  Il 
ne  faut  point  laisser  refroidir  la  chaleur  de  ce  peuple 
qui  ne  respire  que  vengeance*.  »  «  Je  suis  assailli, 
dit  Pire,  par  des  paysans  qui  me  demandent  des  armes 
et  de  la  poudre  pour  marcher  à  l'ennemi.  Le  sang 
français  se  fait  sentir  dans  toutes  les  veines  et  je  crois 
le  moment  arrivé  où  l'empereur  peut  se  servir  de  la 
nation  et  n'employer  Tannée  que  pour  lui  servir  de 
guide  et  d'auxiliaire.  Rien  ne  serait  si  facile  que  d'é- 
tablir dans  trois  jours  l'insurrection  dans  tout  le 
Bassigny.  Le  feu  se  communiquerait  rapidement  à  la 
Lorraine,  à  l'Alsace,  à  la  Franche-Comté,  à  la  Bom*- 
2^ogne.  Toutes  les  têtes  sont  montées.  On  a  vu  passer 
des  colonnes  immenses  de  voitures  emmenant  le 
résultat  des  pillages.  Les  paysans  veulent  reprendre 
leurs  bestiaux,  leurs  effets,  ils  veulent  se  venger  des 
coups  qu'ils  ont  reçus,  des  outrages  faits  à  leurs 
femmes  et  à  leurs  filles...  Je  propose  à  l'empereur 
de  faire  sonner  le  tocsin  à  une  heure  et  à  un  jour 
fixés  dans  toutes  les  communes  de  la  Eaute-Marne. 
Nous  marcherons  sur  Langres  et  sur  Vesoul.  Les 
paysans  savent  qu'ils  trouveront  là  beaucoup  de  butin 
et  peu  de  résistance.  Le  mouvement  une  fois  donné 
se  communiquera  à  tous  les  cantons  pillés  par  les 
Cosaques...  Nous  avons  peu  d'armes,  mais  nous  en 


1.  Maire  d«  Joinville  à  Berthier,  24  mars.  Commandant  de  Bar-sar- 
Anbe  à  Berthier,  26  et  28  mars.  Pire  k  Berthier,  Chaumont,  26  mars. 
Arch.  de  la  guerre.  Proteau  à  Berthier,  Vassy,  26  mars.  Henrion  à  Ber- 
thier, 26  et  28  mars.  Arch.  nat,  AK.  iv,  1670.  Cf.  Mémoires  de  VUroliu^l, 
155-258. 

t.  Oadinot  à  Berthier.  Saint-Dizier,  28  mars.  Arch.  de  la  gaerra. 


406  1814. 

prendrons  à  l'ennemi.  Tout  ce  que  je  demande,  ce 
sont  des  ordres  et  des  cartouches*.  » 

Ainsi,  tout  était  prêt  pour  cette  «  Vendée  impé- 
riale »  —  à  mieux  dire  pour  cette  Vendée  nationale 
—  qui  était  la  suprême  terreur  des  Alliés^. 

Depuis  le  début  de  la  campagne,  deux  idées  oppo- 
sées prédominaient  tour  à  tour,  selon  l'heure  et  la 
circonstance,  dans  l'esprit  de  l'empereur:  défendre  ou 
abandonner  Paris.  Il  avait  dit  :  «  Si  l'ennemi  arrive 
sous  Paris,  il  n'y  a  plus  d'empire.  »  Il  avait  écrit  * 
«  Jamais  Paris  le  sera  occupé  de  mon  vivant.  »  Il 
avait  écrit  encoft^  :  «  Il  ne  faut  point  abandonner 
Paris,  il  faut  s'ensevelir  plutôt  sous  ses  ruines  '.  »  Mais 
il  avait  aussi,  à  plusieurs  reprises,  donné  des  ordres 
précis  pour  le  départ  de  l'impératrice  et  du  gouver- 
nement*, et  quand  le  21  mars,  il  avait  continué  sa 
marche  vers  la  Marne,  il  savait  que  ce  mouvement 
qui  pouvait  sauver  Paris  risquait  aussi  de  le  livrer. 
Enfin,  selon  un  témoin  véridique,  Napoléon  n'avait 
pas  cessé  «  de  prévoir  cette  éventualité  et  il  s'était 
familiarisé avecles  résolutions  qu'elle  comporterait'.» 


1 .  Pire  à  Berthior,  Chaamont,  27  mars,  Arch.  de  la  guerre.  —  Dans  cette 
lettre,  Pire  demande  des  commissions  en  blanc  pour  les  officiers  retraités 
qui  commanderaient  les  levéos  en  masse.  C'était  aussi  l'avis  de  Rovigo  et  do 
Clarke.  Le  duc  de  Feltre  écrivait  le  26  à  l'empereur  :  «  Je  ne  pourrai  pas 
encadrer  les  levées  en  masse  dans  les  cadres  de  la  ligne.  Il  faut  pour  les 
commander  d'anciens  militaires  du  pays.  On  obtiendra  des  résultats  beau- 
coup plus  considérables  des  bonnes  dispositions  que  montre  presque  partout 
.la  population  en  ne  la  contrariant  pas  dans  la  direction  qu'elle  veut  suivre.  • 
Arch.  de  la  guerre. 

Dans  une  autre  lettre  du  28,  Pire  répète  sa  proposition  et  demande  une 
proclamation  de  l'empereur  «  qui  ferait  un  bien  grand  effet  ».  Cf.  aussi  sur  les    ^^ 
dispositions  belliqueuses  des  campagnes  la  lettre  du  général  Defrance,  Saint-    ] 
Dizier,  24  mars;  le  Journal  de  Fabvier,  p.  7;  le  Journal  du  5*  corps  de  cava 
lerie,  69,  73,  etc. 

2.  Relation  de  Diebitsch,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Journal  de  Lange- 
ron.  Arch.  des  atTaires  étrangères,  Russie,  25. 

3.  Mémoires  de  MolUen,  IV.  Correspcndance  de  Napoléon,  21089,  21210. 

4.  Correspondance  de  Napoléon,  21210,  21497.  Correspondance  du  roi  Jo- 
teph,  X,  44,  45,  47,  77. 

5.  Fain,  203... 


NAPOLÉON    A    SAINT-DIZIER.  *0T 

n  semble,  en  efîet,  que  le  capitaine  l'emportait  déci- 
dément sur  le  souverain.  Napoléon,  du  moins  depuis 
le  lo  mars,  s'était  résigné  à  sacrifier  Paris.  Il  conser- 
vait néann^oins  l'espoir  de  n'avoir  point  à  faire  un  si 
dangereux  sacrifice.  L'heure  en  avait  inopinément 
sonné,  et  il  se  reprenait  à  hésiter.  Tout  porte  à  croire 
cependant  que  si  Napoléon  n'eût  pris  alors  conseil 
que  de  lui-même,  il  eût  persisté  dans  sa  résolution. 
Mais  il  y  a  son  entourage!  il  y  a  son  état-major 
dont  le  mécontentement  et  le  découragement,  qui 
se  sont  déjà  manifestés  à  la  nouvelle  de  la  rupture  du 
congrès,  vont  s'accroître  à  Tannonce  de  ce  parti  dé- 
sespéré. Il  y  a  les  ducs  de  Vicence  et  de  Bassano  qui 
jugent  la  question  au  point  de  vue  politique.  Il  y  a 
Berihier,  il  y  a  Ney,  il  y  a  Lefebvre,  il  y  a  vingt  géné- 
raux qui  ont  leur  famille,  leur  hôtel  dans  Paris  me- 
nacé, qui  sont  las  de  combattre  et  qui  comprennent 
que  manœuvrer  en  Lorraine  c'est  éterniser  la  gaerre. 
T/cmpereur  cède  *.  A  onze  heures  du  soir,  le  major 
-cnéral  expédie  les  ordres.  Il  est  décidé  que  les 
troupes  se  mettront  en  marche  le  lendemain  vers 
Paris  par  Bar-sur-Aube,  Troyes  et  Fontainebleau*. 
Cette  route,  un  peu  plus  longue  que  celle  de  Sézanne, 
donne  aux  troupes  le  double  avantage  de  n'avoir  pas 
à  forcer  le  passage  de  la  Marne  àMeauxetde  cheminer 
constamment  le  flanc  droit  couvert  parla  Seine. 

Dans  la  matinée  du  28  mars,  le  mouvement  com- 
mença. A  dix  heures,  l'empereur  prêta  quitter  Saint- 

1.  Fain,  303.  Cf.  Koch  (II,  554-5^),  contemporain  des  événements  et  dont 
la  récit  supplée  aux  discrètes  réticences  du  secrétaire  de  l'empereur. 

Oadinot  qui  était  à  Bar-sur-Omain,  Macdonald  qui  était  à  Perihes  ne  furent 
point  consultés.  D'après  la  lettre  précitée  du  duc  de  Reggio,  il  semble  qu'il 
eîit  conseillé  de  rester  en  Lorraine.  Quant  au  duc  de  Tareate,  sa  lettre  da 
30  mars  témoigne  pour  lui.  Il  déclare  à  Berthier  qu'il  est  trop  tard  pour  sauver 
Paris  et  qu'il  faut,  ou  se  concentrer  à  Sens  ou  tenir  la  campagne  en  Alsac*- 
Lorraine.  (Arch.  de  la  guerre.) 

2.  Registre  de  Berthier  (ordres  et  lettres  du  17  mars,  11  heures  du  soir), 
Arch.  de  la  gaerre. 


408 


1814. 


Dizier  se  mettait  à  table,  lorsque  des  paysans  de  Samt- 
Thiébauf  amcnoront  sur  des  charrettes,  au  quartier 
impérial,  des  prisonniers  d'importance  qu'ils  avaient 
faits  sur  la  route  de  Nancy  à  Langres.  Il  y  avait  parmi 
ces  prisonniers  le  comte  de  Weissenberg,  ambas- 
sadeur d'Autriche  à  Londres.  Le  baron  de  Vitrolles 
voyageait  avec  lui,  mais  bien  que  très  glorieux  d'avoir 
été  reçu  à  Châtiilon  parle  comte  de  Stadion,  à  Troyes 
par  le  czar  et  le  prince  de  Metternich,  et  à  Nancy  par 
le  comte  d'Artois,  il  s'était  abstenu  de  décliner  ses 
noms  et  qualités.  Il  avait  de  l'esprit,  il  comprenait  que 
la  mission  de  traître  et  d'espion  qu'il  venait  de  remplir 
ne  serait  point  trop  payée  par  douze  balles  dans  la 
tête.  Ce  personnage  endossa  la  livrée  d'un  domestique 
de  l'ambassadeur  autrichien  et  parvint  à  s'évader*. 

L'empereur  qui  croyait  à  la  Destinée  vit  peut-être 
sa  main  dans  l'arrestation  de  Weissenberg.  Il  fit  déjeu- 
ner l'ambassadeur  avec  lui,  et  à  la  suite  d'un  long 
entretien,  il  le  chargea  d'une  mission  confidentielle 
pour  l'empereur  d'Autriche,  s'engageant  de  nouveau, 
sans  doute,  à  accéder  aux  conditions  des  Alliés  ^.  Le 
duc  de|Vicence  remit  à  Weissenberg,  qui  partit  incon- 
tinent dans  une  voiture  donnée  par  l'empereur,  une 
lettre  adressée  au  prince  de  Metternich^.  Cette  lettre 
et  ces  paroles,  comme  d'ailleurs  les  lettres  du  25  mars, 
devaient  rester  sans  réponse.  Metternich,  qui  conspi- 
rait depuis  Prague  la  chute  de  Napoléon,  avait  désor- 
mais tout  à  fait  levé  le  masque. 

1.  Fain,  205.  Mémoires  de  Vitrolles,  l,  256,266.  —  Pire,  dans  sa  lettre  du  iC 
mars  (Chaumont),  disait  qu'il  envoyait  un  peloton  de  chasseurs  à  la  poursuite 
de  personnages  de  considération.  Les  paysa2»  avaient  devancé  nos  cavaliers, 
et  iaformés  que  des  relais  avaient  été  commandés  sur  cette  route  pour  le 
Comte  d'Artois,  ils  avaient  cru  prendre  le  prince  et  avaient  voulu  amener 
eux-mêmes  à  l'empereur  cette  précieuse  capture. 

2.  Cf.  Caulaincourt  à  Metternich,  25  mars,  et  à  Hauterive,  28  mars.  Arch. 
des  affaires  étrangères,  fonds  France,  668  et  670. 

3.  Fain,  200;  Caulaincourt  à  Metternich,  29  mars,  et  à  Hauterive,  28  mars. 
Arch.  des  affaires  étrangères,  668  et  670. 


RETOUR    DE    L'ARMÉE    VERS    PARIS.  409 

Entre  cinq  et  six  heures  du  soir,  l'empereur  arriva  à 
Doulevent*  v^ù  il  fut  rejoint  par  un  émissaire  de  La 
Yalc^t'C,  son  ancien  aide  de  camp  d'Egypte,  alors  direc- 
teur général  des  Postes.  Cet  homme  était  porteur  d'un 
billet  chiffré.  La  dépêche,  —  le  seul  écrit  que  l'on  eût 
reçu  de  Paris,  depuis  six  longs  jours',  -  dévoilait  les 
menées  «  des  partisans  de  l'étranger  »  et  finissait  par 
ces  mots  :  «  La  présence  de  l'empereur  est  nécessaire, 
sil  veut  empêcher  que  sa  capitale  soit  livrée  à  l'en- 
nemi. Il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre  '.  »  Il  n'y 
avait  pas  un  moment  à  perdre.  Napoléon  le  pensait 
autant  que  La  Valette;  mais  force  lui  était  de  continuer 
à  marcher  militairement,  car  peut-être  des  partis  en- 
nemis se  trouvaient-ils  encore  entre  la  Seine  et  l'Aube. 
L'empereur  des  Français  ne  pouvait  pas  risquer  de  se 
faire  enlever  par  les  Cosaques  !  Il  dut  donc  passer  la 
nuit  à  Doulevent.  Le  lendemain,  l'empereur  se  mit 
en  marche  de  bon  matin  avec  sa  garde*.  A  la  grande 
halte,  au  pont  de  Dolleocourt,  on  rencontre  toute  une 
troupe  de  courriers.  Les  communications  étant  cou- 
pées, plusieurs  de  ces  courriers  ont  été  contraints  de 
s'arrêter  trois  jours  à  Nogent  et  à  Montereau.  Ils 
apportent  une  liasse  de  lettres  du  roi  Joseph,  du  mi- 
nistre de  la  guerre,  de  Montalivet.  Il  y  a  des  projets, 
des  nouvelles  des  départements,  des  demandes  d'ar- 
gent ;  il  y  a  des  rapports  sur  la  bataille  de  Limonest. 

1.  Registre  da  Berthier  (ordres  de  Conrcelles  —  6  kilomètres  en  deçà  d*> 
Donlevent  —  28  mars,  4  heures  et  demie  da  soir.)  Arch.  de  la  guerre. 

*•  ^»ia  dit  :  t  depuis  dix  jours  »  ;  cela  semble  une  exagération.  L«8  eom- 
■innications  entre  l'armée  et  Paris  furent  Ubres  jusqu'au  22  mars  par 
Suzanne  et  Sommepuis.  La  dernière  lettre  da  l'empereur  reçue  par  Clarke 
est  du  22  (Clarke  à  Napoléon,  21  mars.  Arch.  do  la  guerre).  Donc  récipro- 
quement les  dépêches  da  Paris  dorent  parvenir  à  l'empereur  jusqu'au  2? 
mars,  peut-être  même  jusqu'au  23.  Le«  communications  redevinrent  libres 
par  Nogent,  Trojes  et  Bar  à  dater  du  25.  Mais  les  courriers  ne  sachant 
^  que  cette  contrée  fût  évacuée  par  rennemi  attendirent  à  Montereau  M  k 
ftogent  jusqu'au  27  et  au  28  mars. 

3.  Fain,  207.  Cf.  Mémoires  de  La  Valette,  U,  90. 

4.  Registre  de  Berthier  (.ordres  du  29  macs,  8  Sauies  du  matin). 


410  181 4. 

sur  l'occupation  de  Lyon,  sur  les  combats  de  Fère- 
Champenoise,  sur  l'évacuation  de  Sézanne  et  de 
Coulommiers  *.  Mais  tout  cela,  c'est  déjà  de  l'histoire 
ancienne.  C'est  sur  les  lettres  datées  de  lu  veille  que 
se  jettent  fiévreusement  les  yeux  de  l'empereur. 

Il  apprend  que  Meaux  est  au  pouvoir  de  l'ennemi, 
que  l'on  combat  à  Claye,  que  Marmont  et  Mortier  se 
dirigent  sur  Paris  ^  Il  y  a  de  moins  en  moins  de 
temps  à  perdre.  Le  général  Dejean,  aide  de  camp  do 
l'empereur,  quelques  heures  plus  tard  le  général  de 
Girardin,  aide  de  camp  du  major-général,  partent  à 
franc  étrier  pour  aller  annoncer  au  roi  Joseph  le  re- 
tour rapide  de  Napoléon^.  On  presse  la  marche  des 
troupes;  on  double  l'étape.  Dans  la  nuit  on  atteint 
Troyes.  La  garde  a  fait  plus  de  dix-sept  lieues  depuis 
le  lever  du  soleil.  L'armée  rallie  aussi  vite  qu'elle 
peut.  Ney  s'arrête  à  Dollencourt,  Macdonald  à  Nully; 
Oudinot  qui  fait  l'arri ère-garde  bivouaque  près  de 
Doulevent  *. 

A  Troyes,  l'empereur  prend  à  peine  le  temps  de 
dormir.  A  l'aube  du  30  mars,  le  commandement  de 

1.  Joseph  k  Napoléon,  22,  23  mars,  26  et  27  mars  (Correspondance,  X,  20, 
à  212).  Clarke  à  Napoléon,  23,  24,  25,  26  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Mortier  reçut  à  Nangis  le  28  mars  une  lettre  désespérée  de  Clarke, 
datée  du  même  jour,  10  heures  du  matin,  annonçant  la  prise  de  Meauz  et  la 
marche  des  Alliés  sur  Claye  «  où  il  n'ose  espérer  qu'on  tienne  » .  Le  duc  de  Tré- 
vise  fit  faire  douze  copies  de  cette  lettre  et  les  envo3-a  par  douze  cavaliers 
à  l'empereur  (Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670).  Napoléon  reçut  au  moins  une  de  ces 
copies  au  pont  de  Dollencourt.  Cf.  Registre  de  Berthier  (à  Macdonald,  pont 
de  Dollencourt,  29  mars,  3  heures  après-midi).  Berthier  exagère  quelque  peu 
en  disant  :  «  Les  ducs  de  Raguse  et  de  Trévise  qui  n'ont  pas  souffert  {sic)  et 
ce  qu'on  a  pu  ramasser  à  Paris  sont  en  bataille  avec  une  nombreuse  artil< 
lerie  sur  les  hauteurs  de  Claye.  L'opinion  de  la  ville  est  bonne.  » 

3.  Fain,  208  ;  Relation  de  Gourgaud  dans  Bourrienne  et  ses  erreurs,  II,  327. 

4.  Fain,  208  ;  Registre  de  Berthier  (ordres  et  lettres  du  29  et  du  30  mars). 
Macdonald  à  Berthier,  NuUy,  30  mars,  4  heures  du  matin.  Ordres  de  Gressot 
Saint-Dizier,  29  mars,  8  heures  du  matin.  Ney  à  Berthier,  Troyes,  30  mars, 
4  heures  et  demie  après-midi.  Arch.  de  la  guerre.  —  Dans  sa  lettre  Macdonald, 
se  plaint  de  cette  marche  forcée  :  «  Les  villages  sur  nos  flancs  et  sur  no» 
derrières  sont  remplis  de  traînards.  Si  nous  ne  marchons  avec  un  peu 
d'ordre,  nous  formerons  «ne  longue  queue  et  l'apparition  de  quelques  Cosa- 
ques suffira  pour  notre  dissolution.  » 


RETOUR    DE    l'ARMÉE    VERS    PARIS.  4U 

l'armée  remis  à  Berthier  qui  la  doit  conduire  à  Fon- 
tainebleau, Napoléon  part  à  cheva^  escorté  seule- 
ment par  les  escadrons  de  service  *.  Il  compte  ocucher 
à  Villeneuve-sur- Vanne  *.  Mais  l'impatience  le  dévore. 
Il  se  reposera  plus  tard.  En  poste,  si  l'on  brûle  le 
pavé,  on  peut  être  à  Paris  dans  la  nuit  même.  L'em- 
pereur abandonne  son  escorte  et  se  jette  avecCaulain- 
court  dans  un  cabriolet  d'osier.  Drouot,  Flahaut  et 
an  autre  aide  de  camp  montent  dans  une  deuxième 
carriole  ;  dans  une  troisième  prennent  place  l'officier 
d'ordonnance  Gourgaud  et  le  maréchal  Lefebvre,  qui 
doit  organiser  la  défense  des  faubourgs  avec  la  popu- 
lation ouvrière.  Les  chevaux  courent  au  triple  galop 
sur  la  route  de  Paris  '. 


1.  Kain,  208;  Relation  de  Goargaud,  328;  Registre  de  Berthier  (ordres  et 
lettres  da  30  mars).  Tous  les  historiens  font  partir  Berthier  avec  Napoléon. 
C'est  ane  erreur  que  réfutent  le  récit  de  Gourgaud  et  les  ordres  mêmes  da 
Berthier. 

2.  Registre  de  Berthier  (k  Macdonald  et  à  Godinot,  Troyes,  30  mars, 
10  heures  du  matin  :  ■  L'empereur  couche  ce  soir  à  Villeneuve-sor-Vanne,  se 
dirigeant  sur  Fontainebleau.  ■ 

3.  Fain,  208;  Relation  de  Gourgaud  dans  Bourrienne  et  tes  errettri,  II,  328. 
Pendant  la  route,  le  vieux  duc  de  Dantzig,  enthousiaste  de  la  mission  que 
Tenait  de  lui  conrier  l'empereur  et  dont  il  se  sentait  tout  rajeuni,  rappela 
à  Gourgaud  qu'il  était  resté  très  populaire  dans  le  peuple  comme  ancien 
•ergent  aux  gardes  françaises. 


LIVRE    SEPTIÈME 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS. 


Depuis  le  départ  de  Napoléon  pour  Tarmée,  le  gou- 
vernement appartenait  nominalement  àrimpératrice, 
investie  de  la  régence  par  lettres  patentes  du  23  jan- 
vier, effectivement  au  roi  Joseph,  nommé  lieutenant 
général  de  l'empereur,  à  l'archi-chancelier,  conseil 
de  Marie-Louise,  et  aux  ministres  de  l'Intérieur,  de  la 
Guerre  et  de  la  Police.  A  la  vérité,  si  occupé  et  si 
absorbé  qu'il  fût  par  ses  pressants  devoirs  de  général 
en  chef,  l'empereur  laissait  rarement  passer  un  jour 
sans  écrire  à  Joseph,  à  Clarke,  à  Montalivet,  à  Rovigo 
sur  toutes  sortes  de  questions  militaires,  administra- 
tives et  politiques'.  Mais  loin  de  Paris,  imparfaite- 
ment renseigné  par  des  rapports  quelquefois  trop 
optimistes,  plus  souvent  trop  alarmants,  il  ne  pouvait 
donner  que  des  avis,  des  conseils,  des  instructions  et 
non  des  ordres  précis  et  formels.  Il  en  résultait  que 
sauf  pour  ce  qui  regardait  les  renfortset  les  munitions 
à  envoyer  à  l'armée  impériale,  les  messages  à  faire 
passer  aux  commandants  des  autres  armées  et  aux 
gouverneurs  des  places  fortes,  Napoléon   était  ï»aj 

t  Corretpowiajice  dt  Ifapoléo*,  XXVII,  patsm- 


414  181 4. 

obéi,  à  peine  écouté.  On  discutait,  on  différait,  on  élu- 
dait ses  ordres.  «  Je  ne  suis  plus  obéi,  écrivait  Fem- 
pereur,  le  26  février,  à  Montalivet.  Vous  avez  tous  plus 
d'esprit  que  moi,  et  sans  cesse  on  m'oppose  de  la  ré- 
sistance en  m'objectant  des  mais,  des  si,  des  car^...  » 
De  fait,  beaucoup  des  mesures  prescrites  par  Napo- 
léon présentaient  de  grandes  difficultés  ;  mais  ces  dif- 
ficultés, les  ministres  ne  tentaient  rien  pour  les  aplanir 
ou  les  tourner.  Ils  estimaient  plus  commode  de  les  si- 
gnaler au  quartier  impérial  que  de  chercher  les  moyens 
d'y  parer.  Si  Joseph  et  les  ministres  repoussaient 
comme  impossibles  à  exécuter  la  plupart  des  projets  'de 
l'empereur,  au  moins  auraient-ils  dû  en  concevoir  de 
plus  praticables,  eux  qui  présents  à  Paris  connaissaient 
l'opinion,  les  besoins,  les  ressources  de  la  capitale. 
C'était  ce  que  voulait  l'empereur.  Il  écrivait  :  «  Vous 
me  faites  des  rapports!  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut 
agir,  c'était  bon  quand  j'étais  à  Paris.  »  Il  écrivait  : 
«  ...  On  dirait  que  vous  dormez  à  Paris.  »  11  écrivait  : 
«  Ne  me  parlez  que  des  choses  indispensables.  Faites 
prendre  tous  les  décrets  par  la  régence  ^  »  Malheu- 
reusement, Napoléon,  en  imposant  ses  idées  à  ses 
conseils  et  en  asservissant  toutes  les  volontés  à  la 
sienne,  avait  détruit  l'esprit  d'initiative.  Il  avait  trop 
gouverné,  selon  le  mot  de  Talleyrand.  Dans  les  années 
de  gloire,  on  se  reposait  sur  le  génie  ou  sur  la  for- 
tune de  l'empereur,  et  l'on  exécutait  aveuglément  ses 
ordres.  Les  revers  avaient  affaibli  la  confiance.  On 
n'obéissait  plus,  et  comme  on  était  déshabitué  de  pen- 
ser et  d'agir  par  soi-même,  on  ne  savait  que  ne  rien 
faire. 
Marie-Louise,  qui  était  une  femme  et  qui  avait: 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21375. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21  236,  21 415,  et  lettre  à  Clarke,  Saint-  j 
Dizier,  23  mars.  Arch.  nat.,  AP.  iv,906.  (Non  citée  dans  la  Correspondance^ 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  415 

vini5t-troisans;Cambacérès,  grand  juriste  et  politique 
sag-ace,  mais  philosophe  toujours  préparé  à  accepter 
le  fait  accompli;  Joseph,  dévoué  à  son  frère,  animé 
des  plus  louables  sinon  des  meilleures  mtenlions, 
mais  génie  sans  ressort  et  dont  toutes  les  velléités 
d'ailleurs  avaient  été  brisées  par  Napoléon;  Talley- 
rantl,  mal  en  cour,  antipathique  au  peuple,  suspect  à 
tous;  Montalivet,  administrateur  habile  et  intègre, 
mais  esprit  modéré,  ennemi  de  toute  mesure  extra- 
légale  ;  Rovigo,  ayant  perdu  au  ministère  de  la  police 
son  énergie  de  soldat;  Clarke,  eniin,  commis  scrupu- 
leux, scribe  infatigable,  sorte  de  Berthier  inférieur, 
plus  apte  à  transcrire  des  ordres  qu'à  en  donner;  ces 
divers  personnages  ne  pouvaient  constituer  le  comité 
de  Salut  public  que  les  circonstances  imposaient.  Au 
reste,  organiser  la  défense  de  Paris  était  une  tâche 
presque  impossible,  qui  consistait  à  faire  tout  avec 
rien.  A  une  pareille  mission,  le  zèle,  l'intelligence, 
l'activité  no  suffisaient  pas.  Il  fallait  la  foi  et  le  génie. 
Paris,  où  depuis  la  fin  de  décembre  ISIS,  refluaient 
toutes  les  recrues,  tous  les  cadros,  toutes  les  armes, 
toutes  les  munitions,  tous  les  approvisionnements*, 
avait  l'aspect  d'une  ville  de  guerre  :  partout  des  uni- 
formes; sans  cesse  des  défilés,  des  exercices,  des  re- 
vues; les  rues  pleines  de  soldats,  l'air  rempli  de 
batteries  de  tambours,  d'appels  de  trompettes  et  du 
grondement  continu  des  canons  roulant  sur  le  pavé. 
Malgré  ce  tumulte,  Paris  était  moins  une  place  forte 
qu'un  immense  dépôt  de  troupes  se  vidant  à  mesure 
qu'il  se  remplissait.  Chaque  jour,  do  nombreux  déta- 
chements arrivaient  des  provinces  du  Nord,  de  l'Ouest 
et  du  Centre  ;  chaque  jour  partaient  des  colonnes 

l.  Corretpondanee  de  Napclém.  XXVH,  21056,  21068,  210fti,  et  pawim. 
Correspondance  de  Clarke  de  décembre  1813  k  mars  1814.  Arch.  de  U  guerr». 
Corretpondanee  de  Joseph.  X,  pastim. 


416  1814. 

pour  rejoindre  l'armée*.  Toutes  les  après-midi,  la 
foule  s'installait  sîir  les  chaises  des  grands  boulevards, 
dans  l'attente  de  ces  défilés  quotidiens.  C'était  un  tel 
mouvement  de  troupes,  que  les  beaux  esprits  di- 
saient qu'on  faisait  continuellement  passer  et  repasser 
les  mêmes  soldats,  comme  des  figurants  de  théâtre, 
afin  de  donner  confiance  aux  Parisiens  ^ 

11  aurait  mieux  valu  pour  la  sécurité  de  Paris  que 
les  mêmes  troupes  eussent  passé  et  repassé,  sortant 
par  la  barrière  de  Fontarabie  et  rentrant  par  la  barrière 
du  Roule,  car  dans  ce  renouvellement  continu,  ce  qui 
partait  était  bon  ou  passable,  et  ce  qui  restait  ne 
valait  rien.  A  peine  les  conscrits  étaient-ils  armés  et 
habillés,  à  peine  savaient-ils  charger  leur  fusil  et  faire 
par  le  flanc,  que  suivant  les  ordres  pressants  de  l'em- 
pereur, qui  ne  cessait  de  demander  des  renforts,  ou 
les  dirigeait  sur  l'armée*.  Ces  départs  journaliers 
des  hommes  à  peu  près  en  état  de  marcher  et  de 
combattre  expliquent  comment  les  situations  du 
général  Hullin,  commandant  la  1"  division  mili- 
taire, dénoncent  un  si  grand  nombre  d'indisponibles. 
En  moyenne,  il  y  avait  dans  l'infanterie  de  ligne  un 

1 .  Voici  sur  le  mouvement  des  troupes  quelques  chiffres  pris  daos  les  rap- 
ports journaliers  du  général  Hullin.  Arch.  naU,  AF.  ir,  1534. 

ARRIVÉS  X  PAIUS  PARTIS  DE  PARIS 

Le  30  janvier 47S  hommes.  1  434  hommes. 

Le  8V      —        1  450  —  3 150  — 

Le  31      —       1 640  —  350  — 

Le    3  février 1  600  —  4  4B0  — 

Le    7      —        2  400  —  3  600  — 

Le  11      —        2  630  —  1  iôS  — 

Le  16      —        2  SOO  —  1  330  — 

Le  33      —        600  —  2  250  — 

Le  28      —        . , 1 790  —  2  630  — 

Le    4    mars 1  040  —  2  300  — 

Le    9      —        880  —  3  350  — 

Le  11      —         868  —  460  — 

2.  Rodriguez,  Relation  de  ce  qui  t'ett  passé  à  Paris,  8.  Véron,  Mémoires  (f'un 
bourgeois  de  Paris,  I,  145  et  passim. 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  XXVU,  passim.  Correspondance  de  Joaeph, 
%.,  passim.  Clarke  à  Hullin  et  k  Préval,  février  et  mars.  Arch.  de  la  guerre. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS.    417 

homme  disponible  sur  trois'.  Dans  les  dépôts  de  la 
jeune  garde,  la  proportion  des  hommes  prêts  à  mar- 
cher était  plus  faible  encore  La  situation  du  6  mars 
accuse  7  861  indisponibles  sur  un  effectit  de  10721 
hommes-.  Au  grand  dépôt  de  remonte  de  Versailles 
c'était  pire,  car  là  il  fallait  compter  non  seulement 
avec  les  maladies,  l'instruction,  l'armement  et  l'ha- 
billement, mais  aussi  avec  le  harnachement  et  les 
chevaux.  Le  10  mars,  l'effectif  était  de  18577  officiers 
et  soldats,  dont  il  y  avait  à  défalquer  en  malades  et 
enhommes  non  armés  ou  non  instruits  11 4o8  hommes. 
Mais,  pour  monter  les  7119  disponibles,  on  avait  seu- 
lement 3615  chevaux*.  Il  n'y  avait  donc  en  fait  que 
3615  hommes  disponibles  sur  18577  figurant  à  l'ef- 
fectif, c'est-à-dire  un  sur  six. 

Au  demeurant,  le  nombre  des  indisponibles  qui  était 
d  une  telle  gravité  pour  les  armées  d'opération  im- 
portait peu  à  la  défense  de  Paris,  puisque  les  troupes 

1.  Sinuitiaiu  joarnalièrei  de  Hallia.  Aieh.  aat.,  AF.  iv,  1534. 

■frUOTlFa  DUPOXULU 

L«  l*r  jmaTier 11  7»  hommas.  4  M>*  bomioes. 

Lei       —      U»8S  —  7  780  — 

Le»       —      7  7U  —  ttU  — 

L«    i  féTrier StU  —  S 131  — 

La    t        —      10S70  —  S  (78  — 

Le  11        —      • IS  7S9  —  4  Cr?  — 

l*U       —      1»  m  —  1 821  — 

v»n  —  ic  ca  .  7  KO  — 

Le  83  —  Util  —  sro  — 

LeM  —  ttitt  —  4««S  — 

Le  l«r  mare 17  781  —  «408  — 

Le    t  —  M714  —  8(48  — 

Let  —  SSI»  —  SitO  — 

Le  13  —  »SV3  _  4  248  — 

Le  14  —  189M  —  3898  — 

Noas  ne  donoons  les  chidres  qae  pour  rinfanterie.  Dans  les  troupes  de  ca- 
▼alerie  et  d'artillerie  qui,  noQ  compris  les  cavaliers  du  grand  depdt  de  Ver- 
sailles, se  montaient  jusque  vers  le  milieu  de  mars,  à  8  000  hommes  environ 
pour  toute  la  l'*  division  miliiaire,  Piuis,  Versailles,  Soissons,  Couplègne, 
Beanrais,  Orléans,  etc.,  la  proportion  des  indisponibles  n'était  que  de  I  sur  3. 

î.  Situation  des  dépôts  de  la  garde  au  6  mars.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670. 

3.  Situation  du  grand  dépôt  de  cavalerie  de  Versailles,  au  10  mars.  Arçii, 
na:.,  AF.  vr  1867. 

SI 


418  1814. 

des  dépôts  ne  faisaient  point,  à  proprement  parler, 
partie  de  ia  garnison.  Dès  que  les  hommes  étaient 
armés  et  encadrés,  on  les  envoyait,  par  détachements, 
rejoindre  sur  l'Aisne  ou  sur  l'Aube  les  divisions  dites 
divisions  de  réserve  de  Paris,  lesquelles  devenaient,  à 
peine  au  complet,  divisions  de  première  ligne.  Les 
dépôts  pouvaient  ainsi  se  trouver  presque  absolument 
dépourvus  d'hommes  prêts  à  combattre  le  jour  oii 
l'ennemi  viendrait  insulter  les  barrières.  Pour  sa 
défense,  Paris  devait  compter  seulement  sur  les 
1 200  fantassins  et  cavaliers  de  la  vieille  garde,  commis 
spécialement  par  l'empereur  à  la  garde  de  l'impéra- 
trice et  du  roi  de  Rome*,  sur  les  800  gendarmes  à 
cheval  do  la  Ville,  sur  les  compagnies  de  vétérans,  les 
Invalides,  les  sapeurs  pompiers,  enfin  sur  la  garde 
nationale. 

La  garde  nationale  de  Paris  eût  constitué  une  force 
réelle  si  on  l'eût  organisée  plus  tôt  et  si  le  recrutement 
en  eût  été  moins  exclusif.  Cette  garde  ne  fut  appelée 
à  l'activité  que  par  décret  du  8  janvier — la  dernière  de 
toutes  celles  de  la  France ^  Un  tel  retard  dénonce  les. 
préventions  que  l'empereur  et  surtout  ses  ministres 
avaient  contre  la  milice  parisienne,  les  défiances  et 
les  craintes  qu'elle  inspirait  à  ceux  qui  avaient  ^vu 
le  20  juin,  le  10  août  et  le  13  vendémiaire.  Néan- 
moins, dans  l'idée  primitive  de  l'empereur,  la  garde 
nationale  de  Paris  devait  se  recruter,  comme  celles 
des  provinces,  comme  l'armée  elle-même,  dans  toutes 
les  classes  de  la  population,  sans  distinction  de 
pauvres  et  de  censitaires  ^  Il  disait,  prétend-on  : 
«  Dans  la  position  où  je  suis,  il  n'y  a  pour  moi  de 
noblesse  que  dans  la  canaille  et  de  canaille  que  dans 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21134;  Menoval,  II,  57. 

2.  Moniteur  du  9  janvier. 

3.  Rovigo,  VI,  293,  396.  Cf.  fiourrii-^e,  IX,  311-313,  et  Corresp.  de  NupO' 
léon,  21 4U).  c 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  419 

la  noblesse  que  j'ai  faite*.  »  —  Paroles  prophétiques, 
si  l'on  songe  à  la  conduite  qu'allaient  tenir  envers  lui 
beaucoup  des  membres  de  celte  jeune  noblesse  !  — 
Mais  l'empereur  hésita  à  prendre  sur  lui  d'armer  le 
peuple  des  révolutions.  Il  réunit  en  conseil  privé  les 
princes  de  sa  famille,  les  trois  dignitaires,  les  minis- 
tres, les  présidents  du  Sénat  et  du  Conseil  d'État, 
l'inspecteur  général  de  la  gendarmerie,  et  leur  soumit 
la  question.  La  réponse  ne  pouvait  pas  être  douteuse. 
On  rappela  le  rôle  de  la  garde  nationale  pendant  la 
période  révolutionnaire.  L'empereur  se  laissa  con- 
vaincre. Il  fut  arrêté  que  la  milice  ne  se  recruterait 
que  parmi  les  hommes  dont  la  situation  présenterait 
toutes  les  garanties  d'ordre  et  «  qui  seraient  dispo- 
sés à  la  fois  à  défendre  les  murailles  et  à  faire  res- 
pecter leur  domicile'  ». 

Cette  mesure,  malheureuse  comme  toutes  celles 
qui  sont  dictées  par  la  peur,  avait  un  double  inconvé- 
nient :  d'une  part,  la  garde  nationale  allait  être  com- 
posée des  gens  les  moins  capables  de  faire  le  métier 
de  soldat  et  en  même  temps  les  plus  hostiles  au  gou- 
vernement :  propriétaires  et  boutiquiers  ruinés  par  la 
guerre';  d'autre  part,  le  recrutement  étant  limité  à  la 

1.  Bourrienne,  IX.  310. 

t.  Rovigo,  VI,  393-396.  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,  21375  :  «  ...  La 
Pnuice  serait  tont  entière  soas  les  armes  dans  la  pasillanimité  des  minis- 
tres. »  21356  :  «  ...  Si  j'avais  écoaié  mes  ministres,  je  n'aurais  pas  formé  de 
garde  nationale  et  je  me  serais  défié  de  Paris.  »  Rapport  de  police,  22  janvier 
•t  lettre  de  Pasquier  à  Uontalivet,  16  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  6603  et 
F.  9,  753.  —  C'est  Traisemblablement  pour  maintenir  à  la  garde  nationale 
■>n  recrutement  homogène  et  afin  qn'aacone  brebis  galease  ne  paisse  se 
pisser  dans  le  troopeaa,  que  le  décret  du  8  janvier  porta  :  «  Nul  ne  pourra 
M  faire  remplacer  daoB  le  service  de  la  garde  nationale  si  ce  n'est  le  père 
par  le  fils,  la  beau-père  par  le  gendre,  l'onde  par  le  neveu,  le  frère  par 
■on  frère.  »  Cette  exception  est  spéciale  à  Paris;  dans  toutes  les  autres 
Tilles  de  l'Empire,  on  pouvait  se  faire  remplacer  par  qui  on  Toolait  ou, 
à  mieux  dire,  par  qui  voulait. 

3.  «  La  classe  marchande  qui  va  en  partie  composer  la  garde  nationale  est 
eelle  oà  il  7  a  le  plus  de  mécontents.  »  Rapport  de  police,  22  janvier.  Arch. 
Mt.,  F.  T,  6603.  CL  Rovigo,  VI,  294;  et  lettre  de  Pasquier  à  Montalivet, 
!S  mars.  Arch.  n«t.,  F.  9,  7d3. 


420  181 4. 

classe  la  moins  nombreuse  de  la  population,  la  mi- 
lice allait  se  trouver  réduite  au  tiers  de  ce  qu'elle 
aurait  pu  être.  En  un  pareil  moment,  c'était  une 
faute  capitale  que  de  dédaigner  quarante  mille  bras 
d'ouvriers  dont  beaucoup  avaient  porté  le  fusil*.  D'a- 
près les  calculs,  la  garde  nationale  censitaire,  formée 
à  douze  légions,  devait  donner  un  effectif  minimum 
de  24000  baïonnettes.  Déjà  ce  n'était  point  assez  pour 
défendre  Paris,  mais  il  s'en  fallut  de  la  moitié  que 
ce  chiffre  fût  atteint.  Le  11  février,  la  garde  natio- 
nale comptait  6000  hommes,  le  27  février  8  000  et  le 
16  mars  11  500  dont  3  000  armés  de  piques  ^  D'ail- 
leurs, si  multipliées  qu'eussent  été  les  demandes 
d'exemption,  si  ingénieux  les  moyens  employés  parles 
mécontents  du  faubourg  Saint-Germain  pour  se  déro- 
ber «  au  ridicule  de  monter  la  garde  '  » ,  ce  n'étaient  pas 
tant  les  hommes  qui  manquaient  que  les  armes  et  les 
effets  d'habillement  qui  faisaient  défaut*.  Les  gardes 
des  compagnies  d'élite,  chasseurs  et  grenadiers,étaient 
tenus  de  s'armer  et  de  s'habiller  à  leurs  frais.  Ils  se 
présentèrent  avec  des  fusils  de  chasse,  des  carabines 
et  des  mousquetons  de  divers  calibres.  C'était  un  petit 

1.  Rovigo,  VI,  294.  —  Comme  on  le  verra  plus  loin,  les  fasils  manquaient 
pour  armer  ces  quarante  mille  bras.  Il  semble  donc  qu'on  soit  fondé  à  dire 
qu'il  n'y  avait  pas  faute  à  ne  pas  s'en  servir  puisqu'il  y  avait  impossibilité. 
Mais  au  conseil  tenu  dans  les  premiers  jours  de  janvier,  on  ne  parla  point 
des  difficultés  de  l'armement.  La  question  de  principe  fut  seule  posée,  et  de 
l'avis  de  Rovigo  et  du  nôtre,  elle  fut  mal  résolue. 

2.  Corresp.  de  Joseph,  X,  92,  164,  201  (lettres  à  Napoléon,  11  février,  27  fé- 
vrier et  16  mars).  Cf.  Joseph  à  Montalivet,  15  février.  Arch.  nat-, F.  9,  753. 

3.  Lettres  diverses  à  Montalivet,  Clarke,  Pasquier,  etc.,  du  1"  février  au 
5  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  6  605,  et  F.  9,  753;  et  Montalivet  à  Rovigo,  25  mars. 
Arch.  nat.,  F.  7,  4290. 

4.  «  Tout  le  monde  montre  du  zèle,  mais  les  armes  sont  rares.  »  «  Votre 
Majesté  sait  que  ce  qui  manque  malheureusement  aux  troupes  ce  sont  des 
fusils.  La  garde  nationale  éprouve  le  même  besoin.  »«  Je  harcèle  sans  cesse 
Clarke  pour  les  fusils.  Les  fusils  manquent  et  même  les  fusil»  de  chasse.  » 
u  L'invincible  difficulté  du  manque  d'armes  existe  toujours.  »  Joseph  à  Napo- 
léon, 2  février,  7  février,  8  février,  22  février,  3  mars  {Corresp.  de  Joseph,  X, 
43,  61,  ^5,  152,  175).  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,  21134  :  u  La  grande  dif- 
ficulté pour  la  garde  nationale  est  le  manque  d'armes.  »  24  janvier. 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    PE    PABIS.  421 

noyau  de  combattants*.  Mais  comment  habiller, équi- 
per, armer  les  fusiliers  des  compagnies  du  centre? 
La  Ville  ni  l'Intérieur  n'avaient  de  budget  pour  cela, 
et  d'ailleurs  l'argent  manquait  au  Trésor  comme  dans 
la  caisse  municipale.  Plusieurs  crédits,  dont  l'un  de 
60  000  francs,  furent  ouverts  successivement  en  jan- 
\ier  et  en  février^.  Ces  sommes  étaient  insuffisantes, 
dérisoires  môme,  si  l'on  songe  que  seuls  l'habillement 
et  l'équipement  d'un  garde  était  évalué  à  157  fr.  22  et 
l'armement  à  100  francs^. 

Les  arsenaux  étaient  vides.  On  a  vu  que  dans  la 
plupart  des  dépôts  on  comptait  un  fusil  pour  trois 
hommes*.  A  Paris,  au  commencement  de  février,  il 
y  avait  11  000  fusils  en  état.  Clarke  les  conservait 
pour  la  ligne  et  la  jeune  garde.  Il  y  avait  en  outre 
30  000  fusils  au  fort  de  Vincennes,  mais  tous  étaient 
hors  de  service.  Des  ouvriers  de  la  manufacture  de 
Charleville  arrivèrent  pour  les  réparer,  escortant  huit 
cents  voitures  chargées  de  pièces  de  monture.  A  me- 
sure que  ces  fusils  sortaient  des  ateliers,  le  ministre 
de  la  guerre  les  distribuait  dans  les  dépôts'.  Il  était 
plus  naturel,  en  effet,  de  donner  des  fusils  aux  troupes 
de  ligne,  qui  atlendaient^d'être  armées  pour  aller  com- 
battre, que  de  les  réserver  pour  la  garde  nationale, 
destinée,  tout  le  monde  l'espérait  et  elle  surtout,  à  un 
service  pacifique. 

1.  Moniteur,  9  janvier. Billets  de  service.  Arc*,  nat.,  P.  7, 6605.  Rapport  de 
Peyre  k  HuUin,  Paris,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

;.  Procès-verbaux  du  conseil  des  ministres.  Arch.  nat.,  AF.'rv,  99.  Bapportt 
et  projets  de  décret*  relatif*  aux  paiement*  des  dépenses  de  la  garde  nationale, 
br.  in-8*,  1814.  —  D'après  les  diverses  pièces  reproduites  dans  cette  brochure, 
les  dépenses  du  premier  établissement  de  la  garde  nationale  ne  paraissent  pas 
•'être  élevées  à  500000  francs,  crédits  qu'on  voulut  dépasser  en  mars  et 
qu'on  essaya  de  couvrir  par  la  taxe  extraordinaire  de  750000  francs,  votée 
par  le  conseil  municipal  le  8  mars,  mais  non  perçue. 

3.  Montalivet  à  Mal:uet,  8  janvier.  Arch.  de  Laon.  Corretp.  de  Joseph,  X,  187 

4.  .  1814  .,  12-44. 

5.  Corresp.  de  Joseph,  1^  66,  67,  Rapport  de  Pasqoier,  3  tévrier.  Arch.  naC, 
AF.  nr,  1  S34. 


122  181 4. 

Cette  question  de  l'armement  de  la  milice  était  la 
constante  préoccupation  du  roi  Josepii,  de  Montalivet, 
de  Chabrol,  de  Rovigo,  du  maréchal  Moncey.  On  mit 
tout  en  œuvre,  on  eut  recours  à  tous  les  expédients 
pour  se  procurer  des  fusils.  On  commença  par  retirer 
des  lycées  les  fusils  d'exercice.  Puis  on  voulut  pren- 
dre ceux  des  élèves  de  l'École  polytechnique,  sous 
prétexte  que  ces  jeunes  gens,  servant  dans  l'artillerie, 
n'avaient  pas  besoin  d'être  armés.  Le  commandant 
de  l'école  réclama;  les  polytechniciens  gardèrent  leurs 
fusils*.  Informé  qu'il  y  avait  des  fusils  dans  les  ma- 
gasins du  commerce  de  Nantes  et  du  Havre,  Rovigo 
pensa  aies  faire  acheter;  mais  c'étaient  des  fusils  de 
traite  qui  risquaient  d'éclater  à  chaque  coup^.LelSfé- 
vrier,  l'empereur  écrivit  à  Joseph  que  les  paysans  ayant 
ramassé  sur  les  champs  de  bataille  40  000  fusils  aban- 
donnés par  l'ennemi,  il  fallait  envoyer  des  commis- 
saires pour  les  leur  reprendre.  Le  lendemain,  Chabrol 
sur  l'ordre  du  roi  dépêcha  à  cet  effet  en  Champagne 
un  premier  commissaire,  M.  de  Froidefonds,  auditeur 
au  conseil  d'Etat'.  Mais  quelques  jours  après,  on  ditaux 
Tuileries  que  cette  recherche  des  fusils  aurait  l'air  d'un 
désarmement,  qu'on  paralyserait  la  défense  en  enle- 
vant aux  paysans  les  moyens  de  résister  aux  Cosaques. 
Onarrêtale  départ  des  autres  commissaires;  M.  Froide- 
fonds,  seul  envoyé,  revint  le  6  mars,  rapportant  480  fu- 
sils ;  encore  ces  armes  ne  furent-elles  point  distribuées 
à  la  garde  nationale,  Clarke  les  retint  pour  l'armée*. 

1.  Lettre  de  Fontanes,  Chabrol,  Cessac,  du  2  au  10  février.  Arch.  nat.,  F.  9 
734.  Rovigo  à  Clarke,  10  février.  Arch.  nat.,  F.  7,  4  291. 

2.  Clarke  à  Rovigo,  17  février.  Arch.  nat.,  F.  7,6603. 

3.  Correspondance  dé  Napoléon,  21256.  Joseph  à  Montalivet,  16  février  et 
Chabrol  à  Froidefonds,  16  février.  Arch.  nat.,  F.  9,  753. —  Napoléon  exagérait, 
comme  de  coutume.  Si  les  Alliés  avaient  abandonné  5  ou  6000  fusils,  c'était 
le  maximum.  De  ces  5  ou  6000  fusils,  1000  avaient  servi  à  l'armement,  sur 
le  terrain  même,  de  deux  bataillons  de  gardes  nationales  mobilisées. 

^.  Rovigo  à  Chabrol,  20  février  et  à  Maïuice  Mathieu,  6  mars.  Arch.  nat., 
F.  »,  753. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSK  LE  PARIS.    423 

A  'défaut  de  fusils,  Joseph  lit  fabriquer  6000  piques. 
La  plupart  des  miliciens  refusèrent  ou  n'acceptèrent 
qu'avec  répugnance  ces  armes  d'un  autre  âge,  bien 
qu'on  les  eût  décorées  de  flammes  tricolores  du  meil- 
leur effet,  et  que  pour  relever  le  prestige  des  porteurs 
de  piques,  on  parlât  de  créer  une  garde  d'honneur  du 
roi  de  Rome  sous  le  nom  pompeux  de  lanciers  de  la 
garde  nationale*. 

Le  manque  d'armes  arrêta  l'exécution  du  projet  de 
Napoléon,  qui  consistait  à  faire  une  nouvelle  levée  de 
gardes  nationales  dans  la  population  parisienne,  et 
spécialement  parmi  les  ouvriers  sans  travail.  L'empe- 
reur voulait  d'abord  appeler  30  000  hommes,  mais  il 
V  renonça  sur  les  observations  du  roi  Joseph  qu'  «il 

erait  impossible  de  doubler  la  garde  nationale  sans 
la  dénaturer  et  que  d'ailleurs  il  y  avait  l'invincible 
difficulté  du  manque  d'armes*.  »  Plus  tard,  le  10  mars 

iiisfe  14  mars  et  le  23  mars  encore,  il  revint  à  cette 
idée,  tout  en  réduisant  sa  demande  de  30  000  à 
à  12  000  hommes*.  On  consulta  le  préfet  de  police, 
dont  la  juste  vision  des  choses  était,  à  ce  qu'il  semble, 
étrangement  troublée  par  la  panique  qui  régnait 
depuis  quelques  jours.  Le  baron  Pasquier  répondit 
que  ce  qui  existait  de  garde  nationale  n'était  en  état 
de  porter  les  armes  d'aucune  façon  ;  qu'à  la  moindre 
alarme,  les  gardes  refuseraient  tout  service,  qu'ils 
étaient  disposés  à  la  rébellion  ;  et  que  par  conséquent 
il  fallait  se  garder  d'augmenter  cette  milice,  déjà 
fort  mauvaise,  au  moyen  d'éléments  plus  mauvais 
encore.  «  Par-dessus  tout,  ajoutait  Pasquier,  il  faut 

1.  Chabrol  k  Montalivet,  Il  et  15  mars,  et  Rapport  aa  roi  Joseph,  18  mars. 
Arch.  nat.,  F.  9,  754  et  F.  9,  755. 

2.  Corretp.  de  Joseph,  X,  156  ;  Corretpondanee  de  Napoléon.  21  360. 

3.  Corretpondanee  de  iVapo/«on,  21 460,  21487,  et  Napoléon  à  Clarke.  Reims, 
15  mars,  et  Saint-Duier,  23  mars.  Arch.  nat.,  AF.  it,  906  (lettras  non  citées 
dans  la  Corrt^ondancé). 


424  181  4. 

craindre  d'émouvoir  la  population  de  Paris.  On  ne 
sait  oij  on  la  pourrait  conduire.  Une  fois  agitée  elle 
serait  facilement  entraînée  par  toutes  les  factions. 
Elle  est  très  malheureuse.  Il  serait  extrêmement  aisé 
de  la  pousser  aux  mesures  de  désespoir  contre  ceux 
qui  la  gouvernent,  et  il  ne  manquerait  pas  de  gens  ai- 
dant à  mettre  ces  dispositions  à  profit.  La  plus  vile 
populace  même,  qu'on  peut  peut-être  émouvoir  pen- 
dant deux  fois  vingt-quatre  heures  dans  le  sens  du 
gouvernement,  au  troisième  jour  marcherait  peut- 
être  dans  un  sens  tout  à  fait  contraire.  La  licence  à  la- 
quelle il  faudrait  ouvrir  la  porte  faciliterait  extrême- 
ment ce  changement  de  scène  ^  »  Pasquier  eût  dû  se 
borner  à  dire  que  puisque  déjà  les  fusih  faisaient 
défaut  aux  g^ardes  nationales  appelées  à  l'activité,  il 
était  inutile  de  lever  un  nouveau  contingent  qu'on 
serait  dans  l'impossibilité  absolue  d'armer.  C'était  là 
le  meilleur,  le  seul  argument  à  opposer  au  projet  de 
l'empereur.  Les  autres  raisons  invoquées  par  le  préfet 
de  police  témoignent  plutôt  de  sa  pusillanimité  que 
de  son  jugement.  «  Ce  n'était  pas  la  population,  a  dit 
justement  Odilon  Barrot  dans  un  discours  célèbre, 
qui  manquait  à  son  gouvernement,  c'était  le  gouver- 
nement qui  manquait  à  la  population^  »  Il  n'était  pas 
vrai  que  la  garde  nationale  «  ne  fût  en  état  de  porter 
les  armes  d'aucune  sorte» ,  ni  qu'elle  dût  «  refuser  tout 
service  à  la  moindre  alarme  ».  Bien  que  son  recrute- 
ment, établi  sur  le  cens,  fût  très  vicieux,  la  garde  na- 
tionale de  Paris  était  animée  d^in  assez  bon  esprit. 
Si  elle  était  peu  disposée,  sans  doute,  à  s'élancer  hors 
des  murailles  contre  l'ennemi,  elle  était  déterminée 
à  les  bien  défendre'.  Quant  à  «  la  vile  popu/ç-^e  », 

1.  Rapport  de  Pasquier  à  Montalivet,  16  mars.  Arch.  nat.,  F.  9.  753. 

2.  Discours  sur  les  fortifications  de  Paris.  Moniteur  du  29  janvier  1841. 

3.  Cf.  Corresp.  de  Joseph,  X,  43,  131,  153  et  passim;  Rapports  de  Pasquier 
et  de  HuUin,  24  janvier,  4  février,  20  février  »t  passim,  Arch.  nat.,  AF,  iv, 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE     PARIS.  425 

cohime  dit  avec  un  dédain  tout  aristocratique  le  futur 
duc  de  Louis-Philippe,  il  n'était  pas  vrai  non  plus 
qu'elle  tût  prête  à  seconder  l'invasion  par  une  révo- 
lution. Les  rapports  secrets  de  police,  que  cependant 
devait  bien  connaître  Pasquier,  et  les  rapports  jour- 
naliers de  Pasquier  lui-même,  pendant  les  mois  de 
janvier,  février  et  mars  1814,  témoignentque  la  popu- 
lation ouvrière  était,  malgré  tout,  restée  bonapartiste, 
et  que  les  conspirateurs  et  les  «  ennemis  du  dedans  » 
ne  se  cachaient  pas  dans  les  faubourgs.  Presque  cha- 
que jour,  pendant  cette  période,  on  signale  des  propos, 
des  placards,  des  complots  royalistes,  et  c'est  à  peine 
si  trois  ou  quatre  fois*  les  agents  mentionnent  quelque 
parole  qui  puisse  faire  appréhender  un  mouvement 
jacobin,  comme  on  disait  alors.  Les  événements  d'avril 
allaient  prouver,  de  reste,  que  les  révolutions  ne  se 
font  pas  toujours  par  le  peuple.  Napoléon  jugeait  bien, 
qui  écrivait  au  roi  Joseph  :  «  Le  peuple  a  de  l'énergie 
et  de  l'honneur.  Je  crains  que  ce  ne  soient  certains 
chefs  qui  ne  veulent  pas  se  battre*.  » 

S'il  y  avait  des  hommes  et  pas  de  fusils  pour  l'in- 
fanterie, pour  l'artillerie  il  y  avait  des  canons  mais 
point  d'hommes.  Vincennes  renfermait  700  bouches 
à  feu  de  tout  calibre,  la  plupart  pièces  de  siège  et  de 
place.  Quant  aux  pièces  de  campagne,  beaucoup  man- 
quaient d'avant-trains'.  On  fit  entrer  à  Paris  342  ca- 

1534.  —On  verr*  pius  loin  que  la  garde  nationale  tint,  et  au  delà,  les  espé- 
rances, d'ailleurs  fort  modérées,  que  l'on  fondait  gor  elle.  Le  30  mars,  bien 
que  découragée  par  le  départ  de  l'impératrice  et  du  roi  de  Rome,  travaillée 
par  les  meneors,  laissée  sans  ordres  et  sans  direction,  pour  ainsi  dire  aban- 
donnée à  elle-même,  elle  se  conduisit  honorablement.  On  trouva  même 
S  à  4000  volontaires  sur  12000  hommes  pour  sortir  de  l'enceinte. 

1.  Rapports  de  police.  6  février,  8  février.  Rapport  de  Paaqaier,  10  février. 
Arcb.  nat.,  F.  7,  6603,  5737  et  AF.  rv,  1534. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21477.  Cf.  21336.  >  L«s  ministres  ont  «■ 
généra  peu  de  tête.  >  21423,  21415  :  «  On  dirait  que  vous  dormes  à  Paris.  • 
21 363  et  poMtm. 

3.  Corretp.  de  Joteph,  X,  67,  80.  Corretp.  de  Napoléon,  îll^A;  Cf. l^xxn  ds 
Daumesnil  an  goavemement  provisoire,  8  avril.  Arcb.  de  U  guerre. 


426  1814. 

nons*.  Mais  dès  que  l'on  avait  pu  organiser  une  bat- 
terie, on  l'envoyait  à  l'armée  :  vingt-huit  batteries, 
soit  186  pièces,  partirent  ainsi';  186  bouches  à  feu 
restèrent  dans  Paris.  C'était  plus  qu'on  n'en  pouvait 
utiliser,  car  les  ouvrages  extérieurs  n'existaient  en- 
core qu'à  l'état  de  projet  et  les  canonniers  étaient 
en  très  petit  nombre.  On  avait  compté  sur  plus  de 
vingt  compagnies  d'artillerie  :  canonniers  gardes- 
côtes,  canonniers  do  la  marine,  canonniers  hollan- 
dais, invalides,  enfin  élèves  des  écoles  polytechnique, 
de  droit  et  de  médecine'.  Mais  les  deux  compagnies 
hollandaises  avaient  été  affectées  à  la  garnison  de 
Vincennes,  les  quatre  compagnies  de  la  marine  étaient 
entrées  dans  les  divisions  du  duc  de  Padoue  et  du 
général  Souham*;  enfin,  devant  l'attitude  honteuse 
d'un  certain  nombre  d'élèves  des  écoles  de  droit  et 
de  médecine,  qui  avaient  accueilli  avec  des  huées 
le  général  de  Lespinasse,  chargé  de  les  commander, 
on  avait  renoncé  à  l'organisation  de  ces  compagnies*. 
Réduite  aux  gardes-côtes,  aux  invalides,  aux  polytech- 
niciens et  à  quelques  volontaires  de  la  garde  natio- 
nale, l'artillerie  parisienne  atteignait  à  peine  l'effectii 
d'un  millier  d'hommes.  Parmi  les  12  000  gardes 
nationaux  non  armés,  on  aurait  pu  sans  doute  former 
des  artilleurs,  mais  comme  il  est  beaucoup  plus  diffi- 

1.  Clarke  à  HuUin,  25  et  29  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Rapport  de  Lespi 
nasse  à  Montalivet,  26  mars.  Arch.  nat.,  F.  9,  751.  Rapport  de  Peyre  sur  les 
barrières  de  Paris,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Clarke  à  HuUin,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Correspondance  de 
Napoléon,  21 194,  21  224,  21  294  et  passim. 

3.  Correspondance  de  Napoléon.  21  134,  21198,  21294.  Décret  du  24  janvier 
sur  l'orgaDisation  de  l'artillerie  de  la  garde  nationale.  Arch.  nat.,  F.  9,  754. 
Daumesnil  au  gouvernement  provisoire,  8  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Clarke  à  HuUin,  29  mars,  et  Dauraesnil  au  gouvernement  provisoire, 
8  avril.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Corresp.  de  Napoléon,  21281.  Mémoires  de 
Marmont,  YI,  208,  213.  Rapport  à  Clarke,  8  mars.  Arch.  de  la  guerre.  — 
C'étaient  ces  canonniers  de  la  marine  qui,  ayant  laissé  leurs  pièces  à  la 
prolonge  le  soir  du  9  mars,  les  perdirent  dans  le  hurrah  d'Athies. 

5.  Le  doyen  de  la  Faculté  de  médecine  à  Clarke,  et  Lespinasse  k  Clarke, 
7  lévr««r.  Arch.  nat.,  F.  7, -,6  605. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS:    «7 

cile  d'improviser  des  canonniers  que  des  fantassins, 
on  ne  voulut  même  pas  y  essayer.  Sur  les  186  pièces, 
§4  furent  placées  aux  barrières  ;  les  132  autres  canons 
furent  parqués  au  Champ  de  Mars*,  en  attendant  qu'on 
élevât  des  ouvrages  destinés  à  les  recevoir  et  qu'il 
iombât  du  ciel  des  artilleurs  pour  les  servir. 

Au  mois  de  janvier  1814,  les  fortifications  de  Paris, 
si  l'on  peut  ainsi  dire,  consistaient  dans  le  mur  d'oc- 
troi, qui  n'était  pas  même  achevé  sur  tout  son  péri- 
mètre. L'empereur,  revenant  à  l'idée  qu'il  avait  eue 
dès  l'ouverture  de  la  campagne  de  1805,  voulut  faire 
de  Paris  une  véritable  place  forte.  Le  comité  du  génie 
présenta  un  projet.  Des  redoutes  seraient  établies  sur 
les  sommités  qui  commandent  Paris  ;  d'autres  seraient 
élevées  à  la  tête  des  faubourgs,  qui  seraient  barricadés, 
crénelés  et  reliés  par  des  tranchées.  De  tels  travaux 
auraient  nécessité  beaucoup  de  temps  et  beaucoup 
d'argent.  L'empereur,  en  outre,  appréhendait  d'alar- 
mer la  population  parisienne  par  la  perspective  d'un 
siège  à  soutenir.  Il  ne  voulait  pas  qu'on  pût  croire 
que  le  vainqueur  de  l'Europe  en  fût  déjà  réduit  à  crain- 
dre pour  la  capitale  de  son  empire.  Napoléon  rejeta  le 
projet  du  comité  du  génie,  et  le  14  janvier  il  posa  les 
bases  d'un  dispositif  plus  simple.  On  se  bornerait  à 
barricader  les  faubourgs  extérieurs,  à  fermer  par  des 
palissades  les  parties  du  mur  d'octroi  non  encore  ter- 
minées, et  à  établir  aux  portes  des  tambours  en  palan- 
ques  avec  créneaux  et  embrasures  prenant  des  flancs 
sur  l'enceinte.  Ces  faibles  retranchements  suffiraient 
à  mettre  Paris  à  l'abri  d'un  hurrah  de  cavalerie,  et 
l'empereur,  au  milieu  de  janvier,  ne  redoutait  pas 

1.  Clarke  à  Montalivet  et  à  Hullin,  H  février,  25  et  29  mars.  Rapport  de 
Peyre  sur  les  barrières  de  Paris,  4  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Lespinasse  à 
lIoDtalivet,  26  mars.  Arch.  nat.,  F.  9,  754.  —  Toutes  ces  pièces  n'étaient  pas 
'"ailleurs  destinées  à  Paris.  Clarke  devait  continuer  à  envoyer  dea  batteries 
alarmée,  au  fur  et  à  mesure  des  demandes  de  l'empereur. 


(28  181 4. 

autre  chose  ou  du  moins  voulait  qu'on  crût  qu'il  ne 
redoutait  pas  davantage*.  Dès  le  3  février,  le  génie  de 
la  garde  nationale,  auquel  on  avait  adjoint  un  certain 
nombre  d'ouvriers  civils,  avait  élevé  les  tambours  et 
les  palissades.  Mais  le  comité  de  défense  ayant  clos 
ses  séances  après  le  départ  de  l'empereur  poui-  l'ar- 
mée, on  ne  s'occupa  point  de  fortifier  les  faubourgs^. 
Ce  fut  seulement  dans  les  premiers  jours  de  mars 
qu'au  cours  d'une  inspection  des  barrières  de  Paris 
faite  par  le  roi  Joseph,  ses  officiers  lui  démontrèrent 
l'insuffisance  de  ce  semblant  de  fortifications.  Allent, 
qui  fut  consulté,  rappela —  bien  tardivement  !  —  qu'un 
plan  plus  sérieux  avait  été  soumis  à  l'empereur^ 
Joseph  n'osa  pas  ordonner  l'exécution  de  ces  travaux 
sans  en  référer  à  son  frère.  Il  lui  écrivit  le  8  mars,  le 
priant  d'autoriser  la  levée  d'une  nouvelle  taxe  de 
500000  francs,  destinée  aux  fortifications.  «  Pour  ne 
pas  perdre  un  moment,  ajoutait  Joseph,  je  propose  à 
Votre  Majesté  d'autoriser  M.  de  La  Bouillerie  à  en  faire 
l'avance.  »  Le  11  mars,  l'empereur  répondit  :  «  Il  faut 
donner  vos  ordres  pour  qu'on  commence  des  redoutes 
à  Montmartre.  »  Mais  la  lettre  était  muette  sur  la  taxe 
des  500000  francs  et  sur  l'avance  à  en  faire  par  La 
Bouillerie.  Le  12  mars,  Joseph  adressa  une  dépêche  à 
l'empereur  pour  lui  rappeler  que  le  comité  de  défense 
avait  présenté  un  projet  «  dont  l'exécution  n'avait 
été  retardée  que  par  le  manque  do  fonds  ».  «  Le  plan 

1.  Correspondance  (le  N'apoléon.  21  084,  21  089-90.  Procès-verbal  dn  conseQ^ 
des  ministres,  22  décembre  1813,  Arch.  nat.,  AF.*  iv,  99.  Relation  d'Allent 
dans  la  Suite  au  Mémorial  de  Sainte-Hélène,  II,  52,  57,  61-62.  Mémoires 
La  Valette,  II,  78. 

2.  État  des  travaux,  de  fortifications  et  lettres  diver.<es.  Arch.  nat.,  29  jaO'J 
vier  au  3  février.  Arch.  nat.,  F.  9,  753  et  F.  9,  754.  Cf.  Relation  d'Allent. 

3.  Relations  d'Allent,  105-106.  —  Selon  Allent,  cette  inspection  n'aurait  eol 
lieu  que  le  14  mars.  Il  confond  les  dates  de  cette  tournée  et  de  la  réunioul 
du  comité  du  génie,  qui  s'assembla  en  effet  le  14  mars.  Dès  le  8  mars,  Joseph! 
avait  écrit  à  l'empereur  au  sujet  des  fortifications  de  Paris,  sur  l'insufâsancfl 
desquelles  ses  officiers  venaient  d'appeler  son  attention. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS     429 

est  bien  compliqué,  »  répondit  Napoléon,  le  13  ma»*s. 
sans  parler  d'instructions  à  La  Bouillerie  relatives  à 
l'ouverture  du  crédit*.  Le  14  mars,  le  comité  du  génie 
se  réunit  de  nouveau  et  présenta  un  second  projet 
qui  ne  différait  du  premier  que  par  quelques  simpli- 
fications. Au  lieu  de  redoutes,  on  élabliraii  des  bat- 
teries fermées  à  la  gorge  ;  au  lieu  de  tranchées  con- 
tinues, on  pratiquerait  quelques  coupures  et  on  ferait 
quelques  levées  de  terre.  Le  15  mars,  Joseph  expé- 
dia ce  projet  à  l'empereur  et  répéta  dans  sa  lettre 
d'envoi  :  «  Pour  que  ces  travaux  puissent  se  com- 
mencer sur-le-champ,  il  faut  :  1*"  que  le  plan  reçoive 
l'approbation  de  Votre  Majesté;  2°  qu'elle  autorise 
une  avance  de  100  000  francs,  remboursable  au 
trésor  de  la  couronne  sur  le  produit  de  la  nouvelle 
contribution  que  le  conseil  d'Etat  discute  aujour- 
d'hui*. M  L'empereur  ne  répondit  pas  à  cette  lettre 
si  précise  et  si  pressante.  L'heureux  combat  de  Reims 
venait  de  lui  rendre  l'espoir  d'attirer  sur  lui,  bien 
loin  de  Paris,  tout  l'effort  des  armées  alliées.  Le 
■2-2  mars,  Joseph  écrivit  encore  :  «  Le  général  Dejean 
président  du  comité  du  génie)  attend  impatiemment 
l'approbation  de  Votre  Majesté'.  »  Cette  dernière 
lettre,  si  elle  ne  tomba  pas  entre  les  mains  des  cou- 
reurs ennemis,  ne  parvint  à  Napoléon  que  la  veille 
de  la  bataille  de  Paris. 

La  conduite  des  habitants  de  Saint-Denis  eût  dû 
servir  d'exemple  au  roi  Joseph.  Complètement  aban- 
donnés dès  les  premiers  jours  de  février,  laissés  dans 
une  ville  dépourvue  de  toute  clôture,  sans  aucune 
garnison  (on  rappela  dans  Paris  les  troupes  qui  la 

l.  CorretpTM.  de  Jotepk,  X,  188,  193-196.  Corresp.  de  NapoUtm,  21 4«1, 81 47T. 

?.  C.orrap.de  Joseph,  X.  200.  Cf.  208  et  Relation  d'Alleot,  106-110.  La  taxe 
de  50ÛOOO  fianrs  fot  réduite  à  120000  francs  par  ]»  coiueil  d'£Uf  et  n<t  fw 
poin;  perçue. 

^  eurretpoHdamee  du  roi  Jtseph.  X,  208 


430  181 4. 

composaient)  et  sans  garde  nationale  organisée,  les 
habitants  de  Saint-Denis  prirent  spontanément  des 
mesures  pour  se  mettre  p  l'abri  d'un  hurrah  de 
Cosaques.  On  forma  une  garde  nationale,  dont  les 
hommes  s'armèrent  et  s'équipèrent  à  leurs  frais, 
fondant  des  balles  et  confectionnant  des  cartouches 
avec  la  poudre  oubliée  dans  les  magasins  de  la 
caserne.  Des  officiers  de  la  milice  et  des  architectes, 
constitués  en  comité  de  défense,  décidèrent  les  tra- 
vaux à  exécuter.  On  ferma  la  ville  par  des  portes  et 
des  tambours,  et  on  l'entoura  de  tranchées,  de  palis- 
sades et  de  chevaux  de  frise.  Les  vieux  ormes  de 
l'avenue  Saint-Remi  fournirent  le  bois;  les  souscrip- 
tions, le  fer;  les  habitants  donnèrent  volontairement 
et  gratuitement  leurs  bras*. 

Etait-ce  demander  trop  au  conseil  de  régence  de 
l'empire  d'avoir  autant  d'initiative  qu'une  municipa- 
lité de  banlieue?  Joseph  ne  devait-il  pas  penser  dès 
le  mois  de  février  à  l'insuffisance  des  fortifications?Ne 
devait-il  pas  convoquer  dès  cette  époque  le  comité 
du  génie  et  le  presser  d'étudier  un  nouveau  plan?  Le 
plan  arrêté,  ne  devait-il  pas  en  ordonner  l'exécution 
dans  ses  parties  essentielles,  passant  outre,  vu  la 
gravité  des  circonstances,  aux  funestes  hésitations  de 
l'empereur  et  à  ses  ordres  malheureusement  contra- 
dictoires^? Le  roi  devait-il  attendre  l'approche  des 
colonnes  ennemies  pour  faire  commencer  les  re- 
doutes de  Montmartre  et  de  Romainville,  les  barri- 
cades, les  palanques,  les  tambours  de  Pré-Saint-Ger- 
vais,  de  Pantin,  de  Charonne,  d'Aubervilliers,  les 
lignes  de  tranchées  du  nord  de  Paris,  où  déjà  le  canal 
projeté  de  Saint-Denis  formait  une  tranchée  natu- 

1.  La  Défense  de  Saint-Denis  en  1814,  par  Dezobry,  ancien  commandant  dt 
la  garde  nationale,  pp.  10  à  14.  Cf.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  188. 
i.  Cf.  Correspondance  de  Napoléon,  21 461  et  21 477. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS.    *iii 

relie  qu'on  ne  songea  pas  à  rendre  tout  à  fait  infran- 
chissable*? Joseph  avait  écrit  à  l'empereur  «  qu'il 
était  arrêté  par  le  manque  de  fonds».  L'argent  cepen- 
dant n'était  pas  indispensable  pour  bien  des  travaux! 
Lgs  arbres  ne  manquaient  ni  au  bois  de  Boulogne  ni 
au  bois  de  Vincennes.  Quant  aux  travailleurs,  on  les 
eût  trouvés  facilement  au  moyen  de  corvées  com- 
mandées dans  la  garde  nationale  ^.  Pendant  six  se- 
maines, les  gardes  auraient  été  plus  utiles  à  la  dé- 
fense en  remuant  la  terre  qu'en  faisant  faction  aux 
barrières  sans  armes  où  avec  des  fusils  qui  au  point 
de  vue  balistique  équivalaient  à  des  manches  à  balai'. 
Les  miliciens  qui  auraient  jugé  trop  pénibles  les  tra- 
vaux de  terrassement  auraient  d'ailleurs  été  auto- 
risés, exceptionnellement  pour  ce  service,  à  fournir 
des  remplaçants.  Il  s'en  fût  trouvé  dix  pour  un  dans 
la  population  des  faubourgs.  Par  cette  mesure,  ou 
eût  atteint  le  double  but  de  fortifier  Paris  et  d'occu- 
per un  certain  nombre  d'ouvriers  sans  travail.  Il 
semble  enfin  que  si  l'on  avait  proposé  Saint-Denis 
comme  exemple  aux  communes  suburbaines,  on  au- 
rait obtenu  de  leurs  habitants,  qui  ne  furent  appelés 
à  faire  partie  de  la  garde  nationale  qu'au  milieu  de 
mars*,  des  corvées  volontaires  qu'eussent  comman- 
dées des  officiers  et  des  sous-officiers  du  génie. 

1.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères,  Russie,  25.  — 
Langeron  rapporte  que  le  jour  de  la  bataille  de  Paris,  son  artillerie  n'aurait 
pu  franchir  le  canal  s'il  n'avait  trouvé  un  passage  laissé  pour  les  voitures. 
Ainsi  on  n'avait  pas  même  pensé  à  détruire  ce  passage  et  à  le  remplacer 
par  un  pont  volant  que  les  dernières  troupes  en  se  retirant  auraient  coupé 
ou  enlevé! 

2.  Les  «  corvées  du  génie  >  sont  d'un  usage  constant  dans  les  troupes  de 
ligne.  En  1870,  la  garde  nationale  fut  employée  aussi  à  ces  travaux. 

3.  Rapport  à  Clarkc  sur  l'état  des  barrières  de  Paris,  4  mars.  Arch.  de  la 
guerre  :  «Barrière  de  la  Râpée,  80  gardes  nationaux  avec  40  fusils  dont  tes 
cartouches  ne  sont  pas  de  calibre.  —  Barrière  du  Trône,  20  gardes  nationaux 
avec  fusils  hors  de  service,  plusieurs  sans  chien,  ■  etc.,  etc.  Cf.  Dupoof  â 
DesïoUes,  20  mai  1814.  Arch.  nat.,  F.  9,  763. 

4  Cf.  Correspondance  du  roi  Joieph,  X,  188.  Chabrol  k  Montalivet,  7  mars. 
Décret  impérial,  IS  mars.  Arch.  nat.,  P.  9,  751. 


I?2  1814. 

Avec  un  peu  d'initiative,  il  aurait  donc  été  facile  à 
la.  régence  de  pourvoir  aux  fortifications  de  Paris. 
Lui  eût-il  de  même  été«possible,  en  multipliant  les 
taxes  de  guerre,  de  pourvoir  à  l'armement  complet 
des  gardes  nationales  parisiennes  et  à  celui  des  douze 
mille  hommes  de  la  levée  en  masse  que  demandait 
l'empereur?  La  question  est  plus  douteuse.  Com- 
ment trouver  tout  l'argent  qu'il  fallait  dans  cette  po- 
pulation si  terriblement  appauvrie,  et  qui  déjà  avait 
tant  de  peine  à  payer  les  contributions  ordinaires  et 
les  énormes  contributions  additionnelles.  A  Paris, 
c'était  alors  la  misère  pour  le  grand  nombre,  la  gène 
pour  les  plus  favorisés.  Les  commandes  manquaient 
aux  fabricants ,  le  travail  aux  ouvriers  ;  dans  les 
boutiques,  on  vendait  à  perte  quand  par  hasard  se 
présentait  quelque  acheteur.  Les  propriétaires  ne 
louchaient  ni  loyers  ni  fermages.  Depuis  le  17  no- 
vembre 1813,  les  pensions  et  les  traitements  civils 
subissaient  une  retenue  de  25  p.  100;  encore  étaient- 
ils  payés  en  retard  et  par  acomptes*  Pour  lever 
dans  Paris  de  gros  impôts  de  guerre,  il  eût  fallu, 
en  tous  cas,  s'y  prendre  dès  le  commencement  de 
janvier.  Dans  ce  mois  et  dans  celui  de  février,  les 
contributions  directes  donnèrent  à  Paris  70000  francs 
par  jour.  Au  mois  de  mars,  la  gêne  et  la  misère 
croissant,  le  rendement  journalier  tomba  à  moins 
de  1000  francs ^  Quand  à  bout  de  ressources,  la  ré- 

1.  Délibération  du  conseil  des  ministres,  du  19  novembre  1813.  Rapports 
journaliers  de  Pasquier,  14  janvier,  11  février,9  mars  et  pa«si"m;  Arch.  nat.,AF. 
IV*,  99  et  AF.  iv,  1534.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  286.  Hauterive  à  Cau- 
laincourt,  7  février.  Arch.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  670.  —  Il  était 
naturel  que  les  traitements  civils  fussent  irrégulièrement  payés,  puisqu'on  no 
suffisait  pas  à  pourvoir  à  la  solde  de  la  troupe  et  des  officiers.  Voir  Rapport 
de  Pasquier,  »0  février,  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534;  Napoléon  à  Berthier 
2  mars,  Arch.  nat.,  AF.  iv,  906  (lettre  non  citée  dans  la  Corretpondance). 
Ney  à  Berthier,  16  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

■  Cf.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  285.  Corretpondance  du  roi  Joseph,  X. 
ioo.  300  et  pasiim;  voir  enfin  dans  le  Dictionnaire  des  finance»  (554-5^}  i«« 


LA  RÉGENCE  ET  LÀ  DÉFENSE  DE  PARIS.    433 

gence  se  résolut  à  lever  des  taxes  spéciales  pour  la 
défense  de  Paris,  il  était  trop  tard.  La  contribution  de 
un  million  discutée  le  22  février,  en  vue  de  fournir 
2000  chevaux  d'artillerie  à  l'armée,  fut  perçue  daus 
le  délai  de  cinq  jours'.  Mais  l'impôt  extraordinaire 
de  730000  francs  voté  le  8  mars  par  le  conseil  mu- 
nicipal pour  les  dépenses  de  la  garde  nationale  (som- 
mes sur  laquelle  d'ailleurs  les  deux  tiers  avaient  été 
avancés  par  la  caisse  de  la  Ville)  ne  donna  rien  ou 
presque  rien," et  la  taxe  de  défense  de  120000  francs, 
discutée  au  conseil  d'Etat  le  16  mars,  ne  fut  point 
perçue*.  On  dut  ainsi  renoncer  à  l'acquisition  de 
3000  fusils  de  chasse  en  magasin  chez  les  armuriers, 
à  l'établissement  d'une  manufacture  qui  devait  four- 
nir de  500  à  1000  fusils  par  jour,  enfin  a  la  créa- 
tion d'ateliers  de  charité  destinés  à  travailler  aux 
fortifications'.  Ce  dernier  projet  avait  été  délibéré 
eu  consei  des  ministres  dès  le  22  décembre  1813; 
il  avait  été  ajourné  à  cause  de  l'épuisement  du  tré- 
sor, et  l'empereur  en  avait  de  nouveau  prescrit 
l'exécution  le  11  mars*.  Mais  loin  que  l'on  pût  for- 
mer des  ateliers  de  charité,  on  laissait,  faute  de 
commandes  ou  plutôt  faute  d'argent  pour  solder  les 
commandes,  des  ïournisseurs  militaires  renvoyer  des 


recettes  des  contributioDS  directes  du  premier  trimestre  de  1814  qui,  bien 
qu'elles  dussent  donner,  en  raison  des  énormes  augmentations  décrétées 
en  novembre  1813  et  en  janvier  1814,  un  excédent  de  plus  de  50  p.  100  sur 
le  premier  trimestre  de  1810,  accusent  an  contraire  un  déficit  de  plus  d* 
moitié. 

1.  Décret  impérial  (signé  Marie-Louise)  du  22  février  1814.  Arch.  nat.,  F. 
9,  754;  Corresp.  de  Napoléon,  21194;  Corresp.  du  roi  Joseph,  X,  150. 

2.  Délibération  du  conseil  municipal  du  8  mars.  Chabrol  à  Cambacérës, 
12  mars,  à  Montalivet.  26  mars.  Arch.  nat.,  F.  9,  753  «%  754.  Corresp.  du  rm 
Joseph,  X,  187,  188.  200.  Rapports  et  projets  de  décrets  tm  le*  dépenses  de  la 
garde  nationale  de  Paris,  in-8  (1814). 

3.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  187,  195,  200.  Corrttpondanee  de  Nm- 
poléon.  2146".  Chabrol  à  Rovigo  (s.  d.).  Arch.  nat.,  F.  9,  753. 

4.  Délibération  du  conseil  des  ministres  du  22  décembre  1813;  Arch.  naV 
AF.  rr*,  99.  Correspondance  de  Napoléon,  21 461. 

28 


434  1814. 

ouvr/ers  par  trois  cents  à  la  fois*.  L'argent  manquait 
totalement.  Si  le  Trésor  avait  plus  de  quatre  cents 
millions  en  obligations,  bons,  traites,  mscriptions% 
c'était  du  papier;  il  fallait  de  l'or.  «  Rien,  écrivait  le  roi 
Joseph,  ne  peut  plus  se  faire  par  le  crédit'.  » 

Seul  l'empereur,  grâce  aux  économies  de  sa  liste 
civile,  avait  encore  de  l'argent  comptant.  Mais  ce 
famer.x  trésor  des  caves  des  Tuileries,  «  cette  poire 
pour  la  soif  »  comme  l'appelait  Napoléon,  n'était  pas 
inépuisable.  Ces  millions  avaient  bien  diminué  depuis 
trois  mois  que  le  domaine  extraordinaire  subvenait  à 
toutes  les  dépenses  de  la  garde  et  du  grand  dépôt  de 
remonte  et  à  une  petite  partie  de  celles  de  l'Admi- 
nistration de  la  Guerre.  Sur  les  soixante-quinze  mil- 
lions renfermés  dans  les  caves  des  Tuileries,  à  peine  s'il 
en  restait  vingt-quatre  au  commencement  de  mars* 
Cette  dernière  ressource,  Napoléon  qui  s  attendait 
à  la  longue  durée  des  hostilités,  la  ménageait  jalou- 
sement. Le  baron  de  La  Bouillerie,  trésorier  de  la 
couronne ,  n'avançait  aucune  somme  que  sur  l'ordre 
exprès  de  l'empereur,  et  souvent  l'ordre  se  faisait 
attendre.   C'est  ainsi  que   maintes  fois  le  général 

1.  Rapport  de  Pasquier,  7  février.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1534. 

2.  MoUien,  Mémoires  d'un  ministre  du  trésor  public,  t.  IV,  annexe  I.  Cf. 
Dictionnaire  des  finances,  art.  Budget  général  de  l'État. 

3.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  187 

4.  L'empereur  avait  donné ,  de  la  fin  de  novembre  à  la  fin  de  février, 
trente  millions  à  la  guerre,  14  millions  à  la  garde,  2  millions  au  grand  dépôt 
de  cavalerie  (Correspondance  de  Napoléon,  20902,  21067,  21147.  Correspon- 
dance ■iu  roi  Joseph,  X,  66,  128,  132,  133  et  passim.  Fain,  2  274.  Meneval, 
II,  25.  D'Hauterive  à  Caulaincourt,  25  février.  Arch.  des  affaiies  étrangères) 
sans  compter  les  sommes  avancées  à  l'armée  d'opération,  pour  des  acomptes 
sur  la  solde  des  officiers  et  de  la  troupe.  (Napoléon  à  Berthier,  Jouarre, 
3  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,906,  non  citée  à  la  Correspondance.)  Il  restait  au 
8  mars  24  millions.  Sur  ce  reliquat,  l'empereur  donna  encore  au  moins  4  rail- 
lions à  la  .^arde  et  1500  000  trancs  au  dépôt  de  cavalerie.  (Correspondance 
de  Napoléon,  21537.  Correspondance  de  Joseph,  193,  195.)  Quand  La  fJouillorie 
quitta  Paris  avec  l'impératrice,  le  29  mars,  le  trésor  ne  compta»*  plus  qur 
18  millions,  sur  lesquels  10  furent,  comme  on  sait,  arbitrairement  confisqués. 
pour  ne  pas  dire  volés,  à  Blois,  par  les  agents  du  gouvernement  provisf»' re. 
—  États  du  Trésor.  Arch.  nat.,  AP.  iv,  1933. 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  435 

Ornano,  commandant  les  dépôts  de  la  garde,  et  le 
général  Préval,  commandant  le  dépôt  do  cavalerie 
de  Versailles,  durent  arrêter,  faute  de  fonds,  la  mise 
sur  le  pied  de  guerre  des  bataillons  et  des  escadrons. 
Il  y  a  pour  témoigner  les  lettres  du  roi  Joseph'  et 
celles  du  général  Préval,  qui  en  moins  d'un  mois 
avait  monté,  équipé,  habillé,  armé  douze  régiments 
de  marche  :  «  Malgré  la  cessation  de  paiement,  écri- 
vait-il à  Clarke,  je  suis  parvenu  à  obtenir  un  certain 
nombre  de  livraisons.  J'ai  encore  arraché  aujour- 
d'hui 127  chevaux;  en  sorte  que  je  dois  en  ce  mo- 
ment plus  de  800  chevaux,  et  à  la  pluralité  des  four- 
nisseurs plus  de  500000  francs.  Je  suis  fondé  à  croire 
que  sans  la  cessation  des  paiements,  je  serais  parvenu 
à  fournir  non  6000  chevaux  comme  je  m'y  étais  en- 
gagé, mais  9000  ou  10000  environ.  Et  j'en  donne  une 
forte  preuve  puisque,  malgré  tous  les  obstacles,  j'aurai 
fourni  dans  le  courant  de  mars  de  7  à  8  000  chevaux. ..  » 
Quelques  jours  plus  tard,  il  écrivait  encore  :  «  Je  n'ai 
plus  d'hommes  à  envoyer,  car  je  n'ai  pas  d'argent... 
Encore  faut-il  aux  hommes  des  bottes  et  surtout  des 
chevaux  Selon  le  vieux  mot  du  maréchal  de  Trivulce, 
je  vous  répète  :  De  l'argent,  de  l'argent,  de  l'argent  !  '» 
Si  Napoléon  ménageait  ses  derniers  millions  même 
quand  il  s'agissait  de  l'armée  qui  était  tout  son  espoir, 
à  plus  forte  raison  était-il  peu  disposé  à  épuiser  le  tré- 
sor des  Tuileries  au  profit  de  la  garde  nationale  et  de 
ces  fortifications  de  Paris  dont  il  ne  voyait  malheureu- 
sement l'utilité  qu'avec  intermittence.  LaGuerre,  bien 
qu'elle  fût  aidée  par  les  fonds  des  autres  ministères  ' 

1.  Correspondance  duroi  Joseph,  X,  133,  175,  186,  203,  204,  207. 

t.  Préval  à  Clarke,  6  mars,  18  mars,  23  mars,  28  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  D'après  une  lettre  de  Napoléon  k  MoUien  (Troyes,  26  février.  Arch. 
Bat.  AK.  IV,  906,  non  citée  dans  la  Corretpondance),  le  ministre  de  la  polie* 
Mttl'ordre  de  tenir  un  million  à  la  disposition  de  l'Administration  delà  guerpe. 
n  ea  fut  niât  vraisemblablement  pour  les  autres  ministères. 


4^6  181  4. 

et  les  versements  du  domaine  extraordinaire,  ne  pou- 
vait déjà  pas  subvenir  aux  énormes  dépenses  de  l'ar- 
mement, de  l'habillement,  des  munitions,  des  vivres 
et  de  la.^olde.  Encore  moins  pouvait-elle  payer  les 
fusils  de  la  garde  nationale  et  les  ateliers  de  charité. 
Paris  devait  donc  suffire  seul  à  sa  défense.  Or,  au  mois 
de  mars,  Paris  n'avait  plus  rien. 

Quelques  jours  avant  son  départ  pour  l'armée,  l'em- 
pereur avait  dit  tout  haut,  à  une  séance  du  conseil 
des  ministres,  en  regardant  fixement  le  prince  de 
Bénévent:« — Jesaisbienquejelaisse  à  Paris  d'autres 
ennemis  que  ceux  que  je  vais  combattre.  »  EtTalley- 
rand,  cet  homme  dont  Murât  disait  «  qu'il  recevrait 
soudain  un  coup  de  pied  au  derrière  sans  que  son 
visage  en  laissât  rien  paraître  »,  Talleyrand  était  resté 
impassible ^  La  régence, qui  ne  fit  pas  tout  ce  qu'elle 
put  dans  les  préparatifs  de  défense  contre  l'étranger, 
fit-elle  du  moins  tout  ce  qu'elle  dut  pour  paralyser 
ces  ennemis  de  Tintérieur  que  dénonçait  Napoléon  ? 
Assurément  non.  Quand  l'initiative  et  l'énergie  man- 
quent pour  une  chose,  elles  manquent  pour  toutes. 
Le  préfet  de  police  Pasquier,  le  préfet  de  la  Seine 
Chabrol,  le  ministre  de  l'intérieur  Montalivet,  l'archi- 
chancelier  Cambacérès,  conseiller  de  la  régente,  le 
roi  Joseph,  lieutenant  général  de  l'empereur,  eurent 
leur  part  de  responsabilité  dans  l'anarchie  morale 
qui  régna  à  Paris  sous  la  régence.  Mais  le  grand  cou- 
pable fut  le  duc  de  Rovigo.  Ministre  de  la  police, 
Savary  devait  tout  connaître  ;  il  ne  le  sut  ou  ne  le 
voulut  point.  Il  entretint  l'empereur  de  méchants  com- 
mérages de  femmes  et  de  misérables  différends  avec 
ses  collègues  du  ministère,  au  lieu  de  le  renseigner 
sur  les  mille  complots  qui  s'ourdissaient^  Sceptique, 

1.  Mollien,  IV,  118.   Cf.  Mémoires  de  Bovigo,  VI,  298-299. 

t.  Napoléon  à  Rovigo,  Jouarre,  2  mars,  Heims,  14  mars;  k  Cambacérit 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  437 

temporisateur,  indilTérent  à  tout  ou  reculant  devant 
tout,  tremblant  à  Tidée  d'un  acte  dont  il  eût  à  ré- 
pondre, il  ne  prit  aucune  mesure  pour  parer  aux  évé- 
nements qu'il  se  vantait  de  prévoie.  Doué  d'ailleurs 
à  un  haut  degré  d'un  esprit  souple,  vif  et  délié,  mais 
ayant  aussi  trop  de  suffisance,  il  s'amusa  à  jouer  au 
plus  fin  avec  plus  fin  que  lui  et,  en  résumé, il  fut  dupe 
de  tout  le  monde. 

Pendant  que  l'empereur  combattait  sur  l'Aube  et 
sur  l'Aisne,  Paris  était  devenu  un  foyer  d'intrigues. 
«  Il  y  avait,  dijt  l'abbé  de  Pradt,  je  ne  sais  quelle 
odeur  de  conspiration  répandue  sur  toute  la  ville.  On 
disait  :  Cela  ne  durerapas;  il  n'y  en  a  pas  pour  long- 
temps, la  corde  est  trop  tendue...  On  s'entendait  rien 
qu'en  se  regardante  »Si  l'on  s'entendait  rien  qu'en  se 
regardant,  on  s'entendrait  mieux  encore  en  causant  et 
en  tenant  des  conciliabules.  C'est  à  quoi  ne  man- 
quaient ni  les  royalistes  non  ralliés  comme  Mathieu 
et  Adrien  de  Montmorency,  Alexis  de  Noailles,  Etienne 
de  Durfort,  le  duc  de  Fitz-James,  l'abbé  de  Montes- 
quiou.  Gain  de  Montagnac,  Guillaume  de  Nieuwer- 
kerke,  ni  les  intrigants  comme  Morin,  Roux-Laborie 
familier  de  Cambacérès,  et  le  concussionnaire  Bour- 
rienne,  ni  le  prince  de  Bénévent,  vice-grand  élecleur 
de  l'empire,  ni  Pradt,  archevêque  de  Malines,  ni  l'ex- 
abbé  Louis,  conseiller  d'État  et  baron  de  l'empire,  ni 
Vitrolles,  inspecteur  des  bergeries  impériales  et  ami 
de  La  Valette  et  de  Pasquier,  ni  Royer-Collard,  doyen 
de  la  Faculté  des  lettres,  ni  les  sénateurs  comme 
Lambrecht,  Grégoire,  Garât,  le  général  de  Beurnon- 
ville,  ni  Angles,  haut  fonctionnaire  de  la  préfecture 
de  police,  ni  Bellart,  conseiller  municipal,  ni  enfin 

Reims,  16  jaars.  Arch.  nat  AF.  IT,  906  (lettres  non  citées  dans  la  Corret 
pondance). 

1 .  Pradt.  Récit  det  événements  qui  ont  amené  la  restauration  de  la  royauté, 


438  181 4. 

Dalberg-,  créé  duc  et  doté  par  l'empereur,  et  Jaucourt, 
chambellan  du  roi  Joseph*.  Ce  dernier,  qui  faisait 
très  exactement  son  service  au  Luxembourg,  profitait 
de  sa  situation  pour  apprendre  le  premier  les  nou- 
velles certaines  des  opérations  militaires  et  pour  être 
le  premier  à  les  rapporter  à  Talleyrand  et  à  ses  com- 
plices. Ce  misérable  espion  —  je  parle  de  M.  de 
Jaucourt  —  affectait  de  prendre  le  plus  patriotique 
intérêt  à  la  marche  dts  armées  françaises,  et  dès 
qu'il  savait  l'arrivée  d'un  courrier,  il  s'adressait  au 
comte  Miot,  écuyer  du  roi  Joseph,  qui,  plein  de  con- 
fiance, s'empressait  de  le  bnn  renseigner^  De  son 
côté,  le  conseiller  d'Etat  La  Be&nardière  qui,  premier 
commis  aux  Affaires  étrangères,  se  trouvait  à  Châtillon 
auprès  de  Caulaincourt,  informait  1res  exactement  le 
prince  de  Bénévent  de  l'état  des  né^^ociations^  Par- 
tout la  trahison. 

L'hôtel  de  la  rue  Saint-Florentin  éttit  le  principal 
foyer  de  cette  conspiration  expectante.Bès  le  mois 
de  novembre  1813,  les  mécontents,  qui  étaient  nom- 
breux, et  les  royalistes,  qui  étaient  encore  raies,  avaient 
tourné  les  yeux  vers  le  prince  de  Bénévent  c(mme  vers 
un  chef  désigné*.  Trop  prudent  pour  acceptir  ouver- 
tement ce  rôle  et  trop  avisé  pour  ne  pas  percer  à  en 
profiter  au  cas  échéant,  Talleyrand  se  le  laissa  don- 
ner sans  paraître  consentir  à  le  prendre.  Au  leste,  si 
cet  habile  homme  était  depuis  quelque  tempi  déjà  à 
la  tête  des  mécontents,  il  n'était  pas  encore  axec  les 
royalistes.  Une  haine  commune  contre  Napoléon 
l'unissait  à  eux;  mais  s'il  avait  le  même  moïile,  il 

1.  Pradt,  32,  35;yitrolles,I,  33,  38,  39  et  passim;  Miot  de  N.elito,ili,  342, 
343;  Rovigo,  VI,  304,  314,317,  320  à  334,  et  poisim  ;  Bourrienne,  IX  344,  345 
et  passim;  Gain  de  Montagnac,  2,  3,  116;  Bévélations  de  Morin,  21-;3.  Beau- 
champ,  II,  248-255;  Mémoires  tirés  des  papiers  d'un  homme  d'^fat,  XI,  369. 

2.  Mémoires  de  Miot  de  Melito,  III,  344. 

3.  Mémoires  de  Rovigo,  VI,  342-343. 

4.  VitroUes,  I,  33;  Rovigo,  VI,  297,  344  ett  passim.  Pradt,  35. 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.         439 

n'avaitpaslemêmebutL'ex-évêqued'Autunn'étaitpas 
bien  assuré  de  l'accueil  que  feraient  les  princes  à  celui 
qui  avait  célébré  la  messe  du  i  4  juillet*  ;  puis  l'idée  de 
devenirpremier  ministre  sous  un  roi  ne  satisfaisait  pas 
l'ambition  du  prince  vice-grand  électeur  de  l'Empire. 
Ses  visées  étaientplus  hau  tes.  Le  roi  de  Rome  avait  alors 
trois  ans.  Pendant  quinze  ans,  Talleyrand  pouvait  gou- 
verner la  France  comme  président  du  conseil  de  ré- 
gence. Pour  cela,  ilne  fallait  qu'un  événement:  lamort 
de  l'empereur.  Talleyrand  l'espérait.  Il  eût  appelé  pro- 
videntiel le  boulet  qui  eût  frappé  Napoléon,  mais  le 
prince  de  Bénévent  ne  croyait  guère  à  la  Providence.  H 
souhaitait  charitablement  au  grand  capitaine  la  mort 
de  Charles  XII;  à  défaut  de  celle-ci,  il  eût  sans  répu- 
gnance accepté  pour  l'empereur  la  mort  de  Paul  I"'. 
Talleyrand  se  complut  dans  ce  rêve  d'une  régence  du- 
ra nt  toute  la  campagne  de  1814.  La  nouvelle  de  la  pro- 
clamation du  roi  à  Bordeaux,  qui  exalta  les  royalistes 

1.  Sfémoirtt  de  YitroUet,  I,  50. 

2.  «  Si  remperear  éuiit  tué,  écrivait  Talleyrand,  le  17  ou  le  18  mars,  à  la 
dachesse  de  Coarlande,  nous  aorions  alors  le  roi  de  Rome  et  la  régence  de  sa 
mëre.  Les  frères  de  l'empereur  seraient  bien  des  obstacles  à  cet  arrange- 
ment par  l'inûuence  qu'ils  auraient  la  prétention  d'exercer,  mais  cet  obstacle 
serait  facile  à  lever.  On  les  forcerait  k  sortir  de  France,  où  ils  n'ont  de  parti 
ai  les  uns  ni  les  autres...  Brilles  cette  lettre,  je  toos  prie.  >  Le  20  mars  il 
écrivait  encore  :  «  ...  On  parlait  aujourd'hui  d'une  conspiration  contre  l'era- 
pereur  et  l'on  twmmait  des  généraux  parmi  les  conjurés,  tout  cela  vaguement. 
Si  l'empereur  était  tué,  sa  mort  assurerait  les  droits  de  son  rils  aujourd'hui 
aussi  compromis  que  les  siens...  Tant  qull  vit  tout  reste  incertain...  L'empe- 
reur fHort,  la  régence  satisferait  tout  le  monde, parce  qu'on  nommerait  un  conseil 
fiù  plairait  à  toutes  les  opinions  et  que  l'on  prendrait  des  mesures  pour  qa« 
les  frères  de  l'erapereor  n'eussent  aucune  induence  sur  les  affaires  du  pays... 
Brûles  cette  lettre.  »  Lettres  inédites  de  Talleyrand,  publiées  d'après  les 
originaux  conservés  à  l'Académie  royale  de  Bruxelles,  dans  la  Reoue  if  his- 
toire diplomatique,  18S7,  n»  2.  Cf.  Chateaubriand,  J/emoiret  (roufr#-/om&«.  VI, 
813,  ÎU;  Mémoires  de  Vitrolles.l,  M  (note);  Afihnoiret  tirés  des  papiers  d'un 
komme  (CÉtat,  Xll,  373.  393,  394;  Mémoire»  de  Rooigo.  VI,  304,  343;  VU.  4.  53, 
110.  D'après  Rovigo  (YI,  332),  Fouché  qui  se  trouvait  alors  dans  le  midi  de 
la  France  disait  à  la  princesse  Elisa,  propre  sœur  de  Napoléon,  ce  que  Tal- 
leyrand se  contentait  de  penser  :  «  Madame,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  nous 
sauver,  c'est  de  tuer  l'empereur  sur-le-champ.  »  —  C'était  dans  l'arrière- 
pensée  de  la  régence  que  Talleyrand  t'opposait  dès  la  mois  de  février  au 
projet  de  faire  partir  l'impératrice.  Voir  Correspondanet  \jie  Napoliim,  21  tlft. 
L  empereur  pressentait  lA  une  trahison. 


440  1814. 

de  Paris,  le  surprit  sans  le  troubler'.  Ce  fut  seulement 
le  jour  du  départ  de  l'impératrice  pour  Blois  qu'il  se 
retourna  vers  les  Bourbons.  Jusque-là,  néanmoins,  le 
prince  de  Bénévent,  tout  en  ne  désirant  pas  une  restau- 
ration, se  garda  de  décourager  autour  de  lui  ceux  qui  la 
désiraient  si  ardemment.  Comme  aux  souverains  alliés, 
tous  les  moyens  lui  semblaient  bons  pour  ébranler  le 
colosse.  Si  d'ailleurs  la  régence  échouait,  la  royauté  se- 
rait encore  un  pis  aller  sortable.  L'important  était  que 
l'empereur  tombât.  Les  royalistes  étaient  donc  bien  ac- 
cueillis par  Talleyrand;  il  leur  donnait  des  renseigne- 
ments, parfois  un  conseil  ;  il  se  défendait  de  leur  prêter 
son  appui  ^.  Fidèle  à  la  méthode  qui  lui  avait  toujours 
réussi,  le  prince  de  Bénévent  évitait  de  se  compromettre 
avant  «  le  lendemain  des  événements  »,  selon  le  mot  de 
Chateaubriand.  Il  commentait  avec  perfidie  les  nou- 
velles du  congrès  et  des  armées  et  il  émettait  d'un  ton 
chagrin  les  plus  sombrespronostics.  Une  lui  convenait 
pas  de  paraître,  même  aux  yeux  de  ses  complices,  pous- 
serplus  loin  le  rôle  de  conspirateur.  «  — Vous  ne  connais- 
sez pas  ce  singe,  disait  le  duc  de  Dalbergà  Vitrolles.  Il  ne 

1.  «  Si  la  paix  se  fait,  Bordeaux  perd  de  son  importance.  Il  la  perdrait  de 
même  si  l'empereur  était  tué.  «  Lettre  de  Talleyrand  à  la  duchesse  de  Cour- 
lande,  17  ou  18  mars.  Revue  d'histoire  diplomatique,  1887,  n»  2. 

2.  Mémoires  de  Vitrolles,  I,  61,  62,  67,  68  et  passim. 

Moins  pour  servir  les  royalistes  que  pour  précipiter  la  chute  de  Napoléon, 
Talleyrand  au  commencement  de  mars  suggéra  l'envoi  d'un  émissaire  aux  sou- 
verains alliés,  afin,  dit  Vitrolles,  «  de  les  éclairer  et  de  leur  donner  courage  en 
relevant  leurs  espérances  ».  Mais  quand  il  s'agit  de  donner  à  cet  émissaire,  qui 
était  Vitrolles,  un  mot  ou  un  signe  quelconque  d'introduction,  le  prince  de 
Bénévent  s'y  refusa  ou  du  moins  voulut  paraître  s'y  refuser.  D'après  Vitrolles 
(I,  68,  cf.  92),  Dalberg  écrivit  devaut  lui,  Vitrolles,  avec  de  l'encre  sympa- 
thique, un  billet  pour  Nesseirode.  D'après  le  témoignage  du  feu  comte  Nes- 
selrode,  qui  nous  a  été  transrais  par  son  fils,  le  comte  Nesseirode  actuel,  en 
même  tewps  qu'il  nous  remettait  la  copie  de  ce  billet  dont  il  possède  l'original. 
Ces  lignes  lurent  bien  écrites  en  effet  par  Dalberg,  mais  elles  furent  écrites 
sous  la  dictée  même  de  Talleyrand  et  en  l'absence  de  Vitrolles,  qui  en  ignora 
toujours  le  véritable  auteur. 

Nous  donnons  pour  la  première  fois  le  texte  de  ce^eélèbre  billet  : 
«  L'homme  qui  vous  remettra  ceci  mérite  toute  confiance.  Ëi«outez-le  et  recon- 
naissez-moi. Il  est.temps  d'être  clair  :  Vous  marchez  sur  des  béquilles  ;  servef* 
vous  donc  de  vos  jambes  et  voulez  {pour  :  veuillez)  ce  que  vous  pouves.  » 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS.    *41 

risquerait  pas  de  brûler  le  bout  de  sa  patte,  lors  même 
que  les  marrons  seraient  pour  lui  tout  seul  *.  » 

Tandio  que  les  libéraux  du  Sénat,  de  la  Chambre  et 
des  ministères  restaient,  comme  Talleyrand,  dans 
l'expectative,  ne  faisant  rien  qui  pût  les  compromettre 
gravement,  mais  avivant  les  haines  et  abattant  les 
courages,  se  comptant,  s'entendant  à  demi-mot,  se 
tenant  prêts  à  constituer  un  gouvernement  si  l'occasion 
s'en  présentait,  les  royalistes  étaient  moins  réservés  et 
plus  actifs.  Le  secrétaire  particulier  du  duc  de  Dalberg, 
Hedelhofer,  le  comte  Gain  de  Montagnac,  Adrien  de 
Montmorency,  les  deux  Polignac,  le  baron  de  Vitrolles, 
un  certain  Thurot,  condamné  en  1809  pour  détour- 
nement à  l'Administration  de  la  guerre  et  recueilli 
plus  tard  par  Angles,  chef  du  4'  arrondissement  de 
la  police  —  Angles  avait  eu,  comme  on  voit,  la  main 
heureuse  —  partirent  successivement  pour  les  états- 
majors  des  souverains  alliés  ou  la  résidence  des 
princes*.  Pradt,  qui  recevait  assez  régulièrement  les 
journaux  anglais  par  l'entremise  d'une  dame  de 
Bruxelles,  les  colportait  de  réunions  en  réunions  :  «  ce 
qui,  dit-il  avec  satisfaction,  dissipait  les  illusions  où 
les  journaux  français  entretenaient  le  public.  '  »  — 
Illusions,  sans  doute,  mais  illusions  nécessaires  à  la 
défense  de  la  patrie.  —  D'autres  royalistes  faisaient 
circuler  les  plus  violents  pamphlets  venus  d'Angleterre 
et  des  pro\inces  occupées  par  l'ennemi  *  ;  d'autres 
imprimaient  clandestinement  et  semaient  la  nuit  par 
les  rues  des  placards  royalistes  qui  promettaient  avec 

1.  Mémoires  de  Vitrolles,  I,  68. 

2.  Somenirt  inédits  de  Jomini,  II,  332,  333  ;  Mémoire*  de  Vitrolles^  I  ; 
Gain  de  Montagnac,  Journal  d'un  Français,  3,  4,  81  ;  Mémoire*  de  Bovigo,  VI, 
311,  316.  324  et  passhn. 

3.  Pradt,  45. 

4.  Katre  antres,  nne  brochure  do  marquis  de  la  Maisonfort,  publiée  à  Lon- 
dres, et  !e  Fragment  d'un  ouvrage  sur  la  conscription,  imprimé  Tr«iaeiBUabt«> 
•ent  à  Nancy  et  portant  la  date  du  2  mars  1814. 


1814. 


**•-  •   .on  des  droits  acquis,  un 

roubU  dupasse  et  le,nj.mt- de»  ,,. 

OU  du  moins  il  preien      f  ^.^^^  ^^  auiaii  pi 

MaUet,LaHorie  et  Guidai  av  importait  peu,  au 

provoquer  Viosurrectioa  >1  ^«^='^\.^„,es  fort  peu  éqm- 

^^"'''ft  nez  pas  celaogage;  je  -^^  P»;^„\™,oir  sou- 
;^\  paroles  que  TaUeyraud,qm  le  ^u       ^^^  ^^^^ 

A  «s  parois  i  ^^^^^  .  „  La^'".         tances 

vent,  lui  rep<"»»'t  Que  faire  eu  ■!«  Z.^'","     onde 

e  encoutéreaceavecPradt^yP^^  ^^^p  ^,    „adre 

dits  et  muets ,  f^dt,  m  ^  décompose.  «      K 

rard.  laissa  voir  un  Msa„  ,.  ,„„eUn.4» 

.    ,.  „i-e..êm.,  mille  e.empl^.^jl»]»pj,i„,  d«  .Ju 
2.  3f<»moire»  c»;  »  r 


3.  p)id:  321-  ,     »« 

\.  Ibid..  347.  Prait'  3». 


LA    RÉGE.NCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  443 

cette  fois,  s'écria  Rovij^o,  je  vous  prends  à  conspirer!  » 
Talleyrand  et  Pradt  se  mirent  à  rire,  et  Rovigo,  en 
bon  compère,  finit  par  rire  avec  eux  *. 

Rovigo  convient  qu'en  mainte  circonstance  il  aurait 
pu  faire  arrêter  le  prince  de  Bénévent.  Mais,  dit-il,  il 
n'y  avait  après  tout  contre  lui  que  des  préventions. 
L'empereur,  si  plein  d'irritation  et  de  défiance  qu'il  fût 
à  son  égard  et  bien  que  sollicité  par  un  grand  per- 
sonnage, avait  refusé  de  le  faire  emprisonner  avant 
de  quitter  Paris.  Talleyrand  était  vice-grand  élec- 
teur, il  fallait  pour  l'arrêter  l'autorisation  du  roi 
Joseph.  Et  quel  effet  sur  l'opinion!  Prendre  une  pa- 
reille mesure,  c'était  risquer  une  révolution.  Talley- 
rand d'ailleurs  ne  conspirait  que  contre  l'empereur 
et  non  contre  la  dynastie.  Il  rendait  service  au  chef 
de  Ici  police  en  l'informant  de  ce  que  faisait  le  comte 
d'Artois.  Il  contenait  le  faubourg  Saint-Germain.  Au 
reste,  s'il  avait  fallu  arrêter  tous  les  conspirateurs, 
les  prisons  n'y  eussent  pas  suffi*.  Pauvres  raisons, 
vaines  excuses  !  La  vérité,  c'est  que  bien  loin  d'avoir  ja- 
mais pensé  à  provoquer  quelque  mesure  contre  Talley- 
rand, Rovigo,  dupe  du  maître  diplomate,  éluda  l'ordre 
de  l'arrêter  qui  lui  fut  envoyé  par  l'empereur'.  Certes 
le  dévouement  de  Savary  pour  Napoléon  est  hors  de 
doute,  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  capacités  du 

1.  Sfémoire*  de  Rovigo,  VI,  34.  Pradt,  47.  La  Valette,  II,  83.  —  Selon  Pradt 
(48),Eorigo  lai  aiurait  dit  le  27  mars  :  t  II  est  impossible  que  Napoléon  coa- 
tinue  à  régner  :  il  fant  qu'il  abdique  en  faveur  de  son  fils.  ■  Gain  de  Mon- 
tagnac  (116)  dit  aussi  que  Rovigo  voulait  la  régence. 

2.  Mémoire*  de  Rovigo,  VI,  297,  304,  321  et  pasiim;  VII,  51,  52,  63.  Cf. 
Pradt,  37. 

3.  Mémoires  de  La  Valette,  II,  84-85  :  •  Xétais  dans  le  cabinet  Oe  Rovigo 
qtîand  ù  reçut  l'ordre  d'arrêter  Talieyrard...  ■  Cf.  Pradt,  37-38.  i  Je  ne  puis 

•r  qu'il  n'ait  plusieurs  fois  retenu  le  bras  de  Napoléon  levé  sur  Talley- 

II  fut  vivement  gourmande  à  Blcis,  m'a-t-il  dit,  pour  ne  nous    avoir 

^it  arrêter.  »    Viel-Castel  {ffistoire  de  la  Restauration,  I,  161)   dit  aussi  : 

•      après  la  bataille  de  Moatereau,   Napoléoa  avait  ordonné  formelle- 

r  s   e   Rovigo  d  éloigner   Tallejrand  de  la  capitale,  mai*  Rovigo  ne  cru» 

meai  t^^j,  exécut»  ce(  ordr^.  • 


444  1814. 

ministre  de  la  police,  qui  se  rendit  haïssable  aux  jours 
de  calme  sans  savoir  se  rendre  utile  à  la  veille  d'une 
révolution. 

Le  duc  de  Bassano  a  marqué  Savary  d'un  mot  in- 
délébile :  «  Ce  fut  une  grande  dupe.  Il  a  toujours  cru 
aux  mystifications  qu'on  lui  faisait.  On  l'a  joué  tou- 
jours'. »  Il  y  avait  du  Jocrisse  dans  cet  homme  d'es- 
prit. Rovigo  ne  sut  rien  prévoir  ni  rien  voir,  rien 
prévenir  ni  rien  arrêter.  C'est  à  son  insu  qu'en  no- 
vembre 1843  le  secrétaire  du  duc  de  Dalberg  était 
parti  pour  Francfort  portant  ces  mots  aux  souverains 
alliés  :  «  On  vous  attend  à  Paris  à  bras  ouverts^.  » 
C'est  à  son  insu  qu'en  février  et  en  mars  Vilrolles  et 
dix  autres  émissaires  du  parti  royaliste  se  rendirent 
près  des  princes  et  aux  états-majors  des  Coalisés. 
C'est  à  son  insu  que  les  9  et  17  mars  Eugène  de 
Chabannes  et  le  comte  de  Sémallé  arrivèrent  de  Ve- 
soul  à  Paris,  le  premier  comme  envoyé  de  Monsieur, 
le  second  comme  «  commissaire  du  roi  »  ^.  C'est  à  son 
insu  que  les  royalistes  recevaient  des  journaux  étran- 
gers, par  l'entremise  même  d'un  agent  du  ministère 
de  la  police*.  Rovigo  ferma  les  yeux  sur  les  intrigues 
du  Luxembourg  comme  sur  celles  de  l'hôtel  Saint- 
Florentin.  Il  ignora  que  Guillaume  et  Charles  de 
Nieuwerkerke  composaient  et  tiraient  eux-mêmes, 
sur  une  presse  à  bras,  les  proclamations  des  Bourbons, 
que  Morin  s'occupait  de  propagande  royaliste  dans 
la  classe  bourgeoise,  que  Chateaubriand  faisait  im- 
primer en  plein  Paris  le  plus  violent  réquisitoire 

1.  Papiers  da  général  Pelet.  Arch.  de  la  guerre  (carton  du  colonel  Bra- 
haut). 

2.  Souvenirs  inédits  de  Jomini,  II,  332,  333.  —  On  a  dit  que  ce  message 
avait  déterminé  les  souverains  à  brusquer  les  choses  et  à  entrer  immédiate- 
ment en  France.  II  est  permis  de  croire,  en  tout  cas,  que  ces  paroles  n'étaient 
pas  de  nature  à  arrêter  leurs  projets  d'invasion. 

3.  Révélations  de  Morin,  21-23  ;  Gain  de  Montagnac,  3. 

4.  Rovigo,  VI,  351.  —  Savary  apprit  ce  fait  après  la  chute  de  l'empir*. 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  445 

qu'on  pût  écrire  contre  Napoléon*.  Il  ne  sut  pas 
expulser  les  sujets  allemands  qui  semaient  l'alarme 
dans  les  lieux  publics*.  Il  ne  sut  pas  arrêter  l'affi- 
chage et  la  distribution  de?  placards  royalistes.  Il 
ne  sut  pas  empêcher  l'évasion  des  deux  Polignac, 
qu'il  laissait  quasi  prisonniers  sur  parole  dans  une 
maison  de  santé  de  Vincennes  et  qu'il  recevait  sou- 
vent chez  lui,  comme  parents  de  sa  femme,  à  leurs 
jours  de  sortie  dans  Paris'.  Il  ne  fit  pas  même  refi"ort 
de  destituer  Angles.  Enfin,  malgré  des  ordres  formels, 
il  éluda  l'arrestation  de  Talleyrand  et  celle  du  mar- 
quis de  Rivière,  qui  se  livrait  dans  le  Berry  à  la  plus 
ardente  propagande  royaliste.  Il  est  vrai  que  M.  de 
Rivière  avait  dit  jadis  à  Rovigo  :  «  Je  me  regarde 
comme  tellement  obligé  avec  l'empereur  que  si  M-  le 
comte  d'Artois  lui-même  arrivait  dans  la  pbine  ae 
Grenelle  avec  cent  mille  hommes,  je  n'irais  pas  le 
rejoindre*.  »  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  ras- 
surer ce  ministre  de  la  police!  —  ?Tapoléon  était 
bien  fondC  à  écrire,  le  14  mars,  au  duc  de  Rovigo  : 
«  Ou  vous  êtes  bien  maladroit,  ou  vous  ne  me  servez 
plus*.  » 
Pendant  que  dans  le  monde  politique  les  intri- 
ues  se  multipliaient,  dans  la  population  les  inquié- 
udes  allaient  croissant.  Jusqu'aiLX  premiers  jours  de 
mars,  la  confiance  que  les  batailles  de  Champaubert 
et  de  Montmirail  avaient  rendue  à  Paris  et  à  la  France 
avait  à  peine  décliné.  Ceux  qui  ne  croyaient  plus  à 
ia  victoire  croyaient  encore  à  la  paix.  Mais  le  manque 
de  nouvelles  certaines,  puis  bientôt  après  les  mau- 

1.  Révélations  de  Morin,  23.  Chateaubriand,  Mémoires  cToutre-tnmbe,   VI, 
Î07-M8. 
■-'.  Notes  de  police,  30  janvier,  6  février  et  passim.  Arch.  Dat.,F.  7,  6603. 

3.  Rapport  de  police  du  4  février.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534. 

4.  Mémoires  de  Rovigo,  VI,  334-335,  345. 

5.  Lettre  de  Napoléon  à  Rovigo,  Reims,  14  mars.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  906. 
Non  citée  dkns  la  Correspondance.) 


446  181 4. 

vaises  nouvelles,  la  bataille  de  Laon,  l'abandon  des 
négociations  de  Lusigny,  la  retraite  de  Napoléon  sur 
Soissons  et  de  Macdonald  sur  Provins,  les  événements 
de  Bordeaux,  enfin  la  rupture  du  congrès  de  Châtil- 
lon  et  la  prise  de  Lyon  portèrent  de  nouveau  dans 
tous  les  esprits  l'effroi  et  l'abattement*.  Rédigés  en 
vertu  du  décret  de  Troyes*,  les  journaux  annonçaient 
seulement  ce  que  le  gouvernement  consentait  à  faire 
connaître,  c'est-à-dire  rien  ou  à  peu  près  rien.  Ils  ne 
parlaient  point  des  événements  ou  les  exposaient 
de  façon  à  en  dissimuler  la  gravité.  Mais  on  ne  se 
laissait  pas  abuser.  Bien  que  les  nouveaux  bulletins 
publiés  fussent  presque  analogues  aux  précédents,  et 
que  parfois  on  tirât  encore  le  canon  aux  Invalides', 
le  public  distinguait  entre  les  victoires  comme  Vau- 
champs  et  les  batailles  comme  Craonne*.  Pour  rensei- 
gner Paris,  il  y  avait,  à  côté  des  journaux,  les  lettres 
de  Tarmée,  les  indiscrétions  fortuites  ou  voulues  (des 
familiers  des  Tuileries  et  du  Luxembourg,  enfin  1%- 

1.  Rapports  journaliers  de  Pasquier,  du  3  au  12  mars.  Notes  et  rapports  d« 
police  et  lettres  de  préfets,  du  3  au  30  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534;  F.  t< 
3737;  F.  7,  3772;  F.  7,  4289  et  4290.  Les  préfets  et  les  commissaires  géné^^ 
raux  de  police  mentionnent  spécialement  l'effet  désastreux  produit  dans 
presque  tous  les  départements  par  la  révolution  de  Bordeaux  et  surtout  par 
la  prise  de  Lyon. 

2.  Ce  décret  rendu  à.  Troyes  le  4  février  et  non  inséré  au  Bulletin  des  lois 
portait  formation  d'un  comité  pour  la  surveillance  et  la  rédaction  des  jour- 
naux. Le  comte  Boulay  (de  laMeurthe)  en  était  président;  les  cinq  membres 
étaient  :  Desrenaudes,  conseiller  de  l'Université;  Pellenc,  censeur;  Etienne, 
Tissot  et  Gay,  rédacteurs  en  chef  du  Journal  de  l'empire,  de  la  Gazette  de 
France  et  du  Journal  de  Paris.  L'article  III  était  ainsi  conçu  :  «  Tous  les 
articles  des  journaux  relatifs  aux  mouvements  des  armées,  à  l'esprit  public  et 
à  la  politique  extérieure  seront  rédigés  par  ce  comité  ou  lui  seront  fournis. 
Aucun  article  sur  lesdits  objets  ne  pourra  être  imprimé  sans  être  revêtu  en 
minute  de  l'approbation  dudit  comité.  »  Arch.  nat.,  F.  7,  4379. 

3.  Rapport  de  police, '9  mars,  Arch.  nat.,  F.  7, 3  737  ;  Corresp.  de  Joseph,  X,  200. 

4.  La  bataille  de  Craonne,  connue  le  9  mars,  ne  fit  monter  la  rente  que  de 
25  centimes,  de  51  à  51,25;  et  le  lendemain,  10  mars,  le  Moniteur  ayant  an- 
noncé cette  affaire  comme  «une  bataille  très  glorieuse»,  mais  non  décisive, 
la  rente  tomba  i  49,50.  —  La  prise  de  Reims,  connue  le  15  mars,  laissa  les 
cours  à  49,25.  —  Le  mouvement  de  l'empereur  vers  l'Aube,  signalé  dans  'le 
Atoniteur  du  22  mars  comme  présentant  déjà  de  grands  succès,  ne  trouv"  "'*» 
conûance  à  la  Bourse,  La  rente  descendit  de  49  à  48,75. 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.         447 

gence  de  mauvaises  nouvelles  de  l'hôtel  Talleyrand. 
Il  y  avait  aussi  les  gazettes  étrangères,  dont  Pradt  et 
ses  amis  colportaient  à  l'envi  les  mensonges.  Selon 
les  rédacteurs  du  Times,  du  Globe,  du  Courrier,  du 
Morning  Chronicle,  l'abandon  du  plateau  de  Craonne 
par  les  Russes  n'avait  été  qu'une  habile  manœuvre 
destinée  à  attirer  l'empereur  dans  la  plaine  de  Laon. 
A  Laon,  les  Français  complètement  battus  avaient 
perdu  90000  hommes,  70  canons,  nombre  de  géné- 
raux, parmi  lesquels  Macdonald  et  Sébastiani.  L'em- 
pereur se  repliait  sur  Rouen,  avec  une  armée  réduite 
à  30000  soldats;  Bliicher,  vainqueur  de  Napoléon, 
et  Schwarzenberg,  vainqueur  d'Oudinot,  marchaient 
concentriquement  sur  Paris  par  la  route  de  Soissons 
et  par  la  route  de  Provins*.  Déjà  en  février  les  alar- 
mistes avaient  répandu  de  pareilles  nouvelles.  Mais  il 
y  avait  alors,  pour  les  démentir,  les  lettres  particu- 
lières des  officiers,  les  bulletins  précis  du  quartier 
impérial,  l^s  présentations  de  drapeaux  pris  sur  l'en- 
nemi, les  colonnes  de  prisonniers  défilant  chaque  jour 
sur  les  boulevards.  Au  milieu  de  mars,  on  ne  voyait 
plus  passer  que  des  blessés  français,  amenés  en  char- 
rettes aux  barrières,  en  bateaux  sur  la  Seine.  D'au- 
tres rentraient  à  pied  dans  Paris,  isolément  ou  par 
petits  groupes  :  fantassins  qui  s'appuyaient  sur  leur 
fusil  en  guise  de  béquille;  cavaliers  qui,  la  tête  cou- 
verte, sous  le  casque,  de  linges  ensanglantés,  et  le 
bras  passé  dans  la  bride,  cheminaient  lentement  à 
côté  de  leurs  chevaux  blessés  comme  eux.  Refusés 
dans  les  hôpitaux  qui  regorgeaient,  dans  les  casernes 
où  le  règlement  défendait  de  les  recevoir,  ils  erraient 
par  les  rues,  demandant  du  pain*. 

1.  Le  Times,  le  Globe,  le  Morning  Chronicle,i' Ambigu,  lo  Courrier,  le  Jourf/ti 
de  Stiittgarl,  des  8,  12,  14,  15,  16,  17  mars.  Le  Morning  Chronicle  disait  même 
7ne  Schwarzenberg  avait  remporté  une  victoire  à  CharentOQ  ! 
~  S.  Rapports  de  police,  •  «t  11  février  et  passim.  Arch.  nat ,  AF.  rv,  1  bAi, 


é4«  181 4. 

Pendant  les  douze  années  du  consulat  et  de  rem- 
pire,  Paris  n'avait  connu  de  la  guerre  que  les  vic- 
toires; de  la  guerre,  il  n'avait  «ntendu  que  les  salvet 
et  les  Te  Deum,  il  n'avait  vu  que  les  retours  triom- 
phaux, les  éblouissants  défilés  de  soldats,  vainqueurs 
et  superbes,  les  milliers  de  canons  ennemis  traînés 
dans  les  arsenaux,  les  brassées  d'étendards  portés 
aux  Invalides.  Maintenant  la  guerre  approchait.  C'é- 
tait le  vrai  canon  qui  tonnait  à  dix  lieues  de  Paris. 
Les  convois  de  blessés  levaient  un  coin  du  voile  des 
rendez-vous  de  carnage  et  donnaient  à  tous  l'horrible 
vision  des  champs  de  bataille  au  lendemain  des  com- 
bats. 

Le  gouvernement  ne  se  dissimulait  pas  l'effet  dé- 
sastreux que  la  vue  des  blessés  produisait  sur  la  po- 
pulation. Dès  le  11  février,  le  ministre  de  l'Intérieur 
avait  écrit  à  Clarke  pour  que  les  convois  fussent  ar- 
rêtés aui  barrières  et  dirigés  sur  la  Normandie  et 
l'Orléanais.  Daru  avait  proposé  de  créer  des  hôpitaux 
hors  des  murs,  de  façon  que  les  blessés  et  éclopés 
n'eussent  plus  à  traverser  Paris.  Le  roi  Joseph  voulait 
transformer  en  une  vaste  ambulance  soit  l'hôtel  des 
Invalides,  soit  la  caserne  de  Gourbevoie.  Napoléon, 
qui  avait  le  don  de  penser  à  tout,  prescrivit  de  répartii 
les  malades  et  les  blessés  entre  Versailles,  Saint- 
Germain,  Rouen,  Evreux  et  Chartres*.  Le  désarroi 
régnait  dans  les  services.  On  ne  donna  pas  suite  à 
ces  projets,  comme  à  tant  d'autres  d'ailleurs.  Les 
blessés  continuèrent  à  affluer  dans  Paris  où  les  hôpi- 
taux  encombrés   de  malades,   qui   gisaient   sur   la 

Daru  à  Clarke,  9  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X, 
142.  Rodriguez,  25;  —  Chateaubriand,  dans  son  fameux  pamphlet:  .Suo^ajoarie 
et  les  Bourbons,  fait  de  rentrée  des  blessés  à  Paris  ce  tableau  romantique  : 
«  ...  de»  chars  que  l'on  suivait  à  la  trace  du  sang,  remplis  de  conscrits  sans 
bras  et  sans  jambes,  jetant  des  cris  et  priant  les  passants  de  les  achever,  « 
i.  Montalivet  à  Clarke,  11  février.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534.  Dani  à  Clarke, 
î  mars.  Arch.  de  la  guerre.  Correspondanc*  du  roi  Joseph,  X,  142-144. 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE  PARIS.    ii9 

paille  dans  les  corridors,  les  chapelles,  les  salles  de 
bains,  les  appartements  des  directeurs,  ne  pouvaient 
tous  les  recevoir. Du  lo  janvier  au  10  mars,  le  nombre 
des  soldats  malades  s'était  élevé  de  1  683  à  8373.  On 
craignait  le  typhus'. 

Comme  s'il  n'y  eût  point  dans  Paris  assez  d'inquié- 
tudes réelles,  le  «  bureau  de  l'esprit  public»,  comme  on 
disait  alors,  semblait  prendre  à  tâche  de  provoquer 
des  terreurs  chimériques  sous  le  vain  prétexte  de 
pousser  à  la  défense.  Chaque  jour,  les  gazettes  et  les 
émissaires  de  la  police  répétaient  que  le  sort  de 
Moscou  était  réservé  à  Paris;  que  les  Alliés  y  entre- 
raient la  torche  à  la  main^  Les  généraux  et  les  soldats 
ennemis  et  les  journaux  étrangers  proféraient,  il  est 
vrai,  ces  odieuses  menaces.  Les  Prussiens  et  les 
Cosaques  parlaient  du  pillage  de  Paris,  comme  d'une 
chose  qui  leur  était  due  et  promise.  Le  général  autri- 
chien Colloredo  disait  :  «  La  destruction  de  Paris 
serait  un  bienfait  pour  la  France'.  »  On  lisait  dans  le 
Times  :  «  Si  Blijcher  et  les  Cosaques  entrent  à  Paris, 
quelle  merci  lui  feront-ils?  et  pourquoi  lui  en  feraient- 
ils  aucune?  Epargneront-ils  les  précieux  monuments 
des  arts  ?  Oh  !  non  !  non  !  Ces  guerriers  indignés  s'écrie- 

1.  Rapporta  de  Pasqoier,  9  férrier  et  1"  mars,  et  rapports  de  Hallin, 
16  janvier  et  10  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534. 

2.  Journal  de  l'Empire,  Gazette  de  France,  Journal  de  Paria,  du  15  février 
au  28  mars.  Ct.  d'Hauterive  k  Caalaincourt,  28  février,  et  Caulaiocourt  à 
d'Hauterive,  2  mars.  Arcii.  des  affaires  étrangères,  fonds  France,  670.  Ro- 
drigue!, 27,  28. 

3.  Cf.  Rapports  d'auditeurs  en  mission  et  de  préfets,  dépositions  de  pri* 
sonniers,  etc.  Arcb.  iiat.,  AF.  iv,  1668.  F.  7,  3772.  F.  7,  4290  et  F.  7,  4291, 

«  Paris  sera  anéanti  si  l'ennemi  y  entre.  C'est  une  chose  que  les  géné- 
raux ennemis  ont  promise  à  leurs  soldats  qui  frémissent  de  joie  en  parlant 
de  Paris.  Aucune  puissance  humaine  narréterait  le  pillage  et  l'incendie.  Je 
suis  dxé  Ik-dessu?  par  tous  les  détails  que  j'ai  recueillis  des  conve'saiions 
des  généraux  ennemis  et  des  propos  des  soldats.  »  Rapport  à  Roy»jro  d'un 
comraissair,  général  de  police  envoyé  en  mission.  La  Ferte-sous-Jonarre, 
8  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  4290.  Un  autre  rapport  parle  de  «  petits  barils  ds 
niè''hes  incendiaires  apportés  de  Russie  par  les  Cosaques  »  !  A  force  de  ▼oa- 
loir  inspirer  la  terreur  oa  était  soi-même  terrorisé. 

2y 


450  1814. 

ront  que  c'est  le  jour  de  la  vengeance  et  de  la  destruc- 
tion... En  frappant  Paris,  ils  frapperont  au  cœur  la 
nation  française.  Peut-être  au  moment  où  nous 
écrivons,  cette  cité  fameuse  est-elle  déjà  rédiÀle  en 
cendres*.  » 

Mais  si  les  haineuses  gazettes  anglaises  prêchaient 
l'incendie  de  Paris,  si  les  généraux  alliés  mon- 
traient comme  une  proie  cette  ville  à  leurs  troupes, 
si  les  soldats  s'y  promettaient  le  viol  et  le  butin, 
était-ce  une  raison  pour  reproduire  ces  articles  dans 
les  journaux  français,  pour  colporter  ces  propos 
dans  tous  les  lieux  publics?  Ne  servait-on  pas  l'en- 
nemi en  répandant  la  terreur?  Comme  l'écrivait  le 
comte  d'ilaulerive  à  Caulaincourt,  «  au  lieu  de  don- 
ner du  courage  tout  cela  en  fait  perdre^  ».  Sans 
doute  on  espérait  ranimer  le  patriotisme  défaillant 
et  pousser  les  Parisiens  à  la  résistance;  mais  puisque 
cependant  on  n'avait  point  d'armes ,  ces  appels 
devaient  de  toute  façon  rester  vains.  A  qui  s'adres- 
saient-ils? au  peuple?  Le  gouvernement  de  la  régence 
qui  méprisait  et  redoutait  injustement  la  population 
ouvrière  ne  lui  demandait  que  de  rester  tranquille. 
Les  fusils  manquaient,  et  eussent-ils  abondé  que 
Joseph,  Rovigo,  Pasquier  et  autres  pusillanimes  per- 
sonnages eussent  hésité  à  les  remettre  aux  ou- 
vriers. C'était  donc  la  bourgeoisie  qu'on  voulait 
exalter.  On  ne  réussissait  qu'à  la  terroriser,  La  bour- 
geoisie ne  pouvait  prêter  les  mains  à  une  guerre 
d'extermination  ni  consentir  à  faire  de  Paris  un  autre 
Sarragosse.  Les  belles  phrases  des  journaux  :  «  La 
terre  sacrée  que  l'ennemi  a  envahie  sera  pour  lui 

1.  Times,  n  mars.  —  Les  journaux  anglais  et  allemands  de  février  et  de 
mars  et  te  Jour?^ai  de  Bruxelles  sont  remplis  de  pareils  articles. 

2.  Hanterive  à  Caulaincourt  28  février.  Arch.  des  afiaires  étrangères, 
fonds  France,  670.  —  Cauiaincourt,  répondait  le  2  mars  :  «  Vous  avez  raison 
sur  les  journaux  qui  n«  servent  qu'k  consterner  la  France...  « 


LA     RÉÙE^'CE    £T     LA     DÉFENSE     D£     PARIS.  ^51 

one  terre  de  feu  qui  le  dévorera...  L'ennemi  trou- 
vera sa  tombe  dans  les  rues  de  Paris...  Il  faut  s'en- 
sevelir sous  les  ruines  de  Paris...  »  étaient  fort  mal 
accueillies,  et  la  malignité  publique  les  rapprochait 
avec  à-propos  de  certain  article  du  Moniteur  du 
21  mai  1809,  oh'û  était  démontré  que  la  défense  d'une 
capitale  comme  Vienne  est  odieuse*.  —  C'était  vrai- 
semblablement celui-là  même  qui  avait  jadis  rédigé 
cet  article  qui  le  rappelait  dans  ces  jours  de  trahi- 
son :  qui  autre  que  l'auteur  aurait  pu  s'en  souvenir? 
—  La  garde  nationale  comptait  nombre  d'hommes 
résolus  à  se  battre  aux  barrières.  A  ceux-là,  qui 
avaient  l'honneur  comme  seul  mobile,  il  était  pué- 
ril de  parler  d'incendie.  Quant  aux  couards  et  aux 
traîtres,  ils  s'étaient  inébranlablement  marqué  leur 
conduite.  Ils  pensaient  qu'en  somme  on  ne  brûle- 
rait pas  tout  Paris,  et  que  ceux  qui  recevraient  le 
plus  de  coups  seraient  ceux  qui  s'exposeraient  à  en 
recevoir. 

Vers  le  milieu  de  la  deuxième  quinzaine  de  mars, 
Paris  retomba  dans  son  abattement  et  ses  angoisses 
des  premiers  jours  de  février.  La  situation  était  pire 
encore,  car  toute  espérance  de  paix  avait  disparu,  et 
l'on  soupçonnait  que  l'empereur  était  trop  loin  de  la 
capitale  pour  y  devancer  l'ennemi*.  Si  l'on  avait  su 
Napoléon  à  proximité,  les  alarmes  eussent  été  moins 
grandes.  On  n'avaitplusaucune  confiance  dans  ses  lieu- 
tenants, mais  on  croyait  encore  qu'il  pouvait  faire  un 

1.  Pasqoier  à  Rovigo,  16  mars.  Arch.  nat.,  F.  9,  753. 

2.  Les  nouvelles  se  répandaient  grâce  aux  indiscrétions  perfides  desDalberg, 
4es  Jaucourt,  des  Pradt,  des  Bourrienne,  des  Angles,  car  les  journaux  gar- 
daient le  silence  sur  la  dissolution  du  congres  de  Châtiilon  comme  sur  l'in- 
terruption des  communications  avec  l'empereur.  Le  22  mars,  le  itfmiteur  par- 
lait des  affaires  du  19  à  Plancy  et  à  Châtres  et  de  la  retraite  des  Alliés  sur 
Bar-sup-Aube;  les  jours  suivants,  il  ne  donnait  aucune  nouvelle.  Le  28,  Q 
disait  :  «  L'armée  occupe  Doulevent,  Chaumont,  Brienne.  Elle  «st  en  commo- 
nication  avec  Troyes,  et  les  patrouilles  vont  jusqu'à  Langres.  »  Maia  il  ne 
disait  pas  que  les  Alliés  m  trouvaient  entre  l'armée  et  Paria. 


452  181 4. 

miracle*.  L'émigration  reprit,  les  affaires  s'arrêtèrent, 
les  théâtres  furent  désertés,  on  ferma  les  boutiques, 
on  enfouit  son  or,  le  change  des  billets  de  banque 
remonta  à  60  et  70  pour  1  000,  la  rente  descendit  à 
48,  à  47,  à  46,  à  45.  Des  attroupements  se  formaient 
sur  les  boulevards,  sur  les  quais,  sur  les  places,  at- 
tendant anxieusement  les  nouvelles  du  jour,  discu- 
tant avec  passion  les  nouvelles  de  la  veille.  Les  pro- 
clamations des  Bourbons  se  multipliaient.  On  en 
jetait  la  nuit  sous  les  portes.  D'autres  placards,  d'un 
caractère  différent  mais  non  moins  grave,  engageaient 
les  citoyens  à  s'assembler  dans  leurs  sections  pour 
inviter  collectivement  les  députés  à  traiter  de  la  paix 
au  nom  du  pays.  Des  réunions  dans  ce  sens  eurent 
lieu  chez  des  sénateurs  ^. 

Les  27  et  28  mars,  l'arrivée  en  masse  aux  barrières 
de  paysan  j  des  environs,  fuyant  avec  leurs  bestiaux 
et  leurs  meubles  chargés  sur  des  charrettes,  révéla 
l'approche  de  ^ennemi^  Était-ce  un  parti,  une  colonne 
isolée?  était-ce  un  corps  d'armée? La  population  était 
dans  le  doute.  Le  gouvernement  ne  pouvait  plus  igno- 
rer que  ce  fût  toute  l'armée  coalisée.  Depuis  le 
22  mars,  le  roi  Joseph  était  instruit  du  mouvement 
des  maréchaux  Mortier  et  Marmont  sur  Châlons,  qui 
découvrait  la  route  de  Soissons,  et  du  mouvement  de 
l'armée  impériale  sur  Vitry,  qui  découvrait  la  route 
de  Coulommiers*.  Du  23  au  28  mars  on  ne  reçut 

1.  Rapport  de  Pasquier,  11  mars.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1534.  «  On  remarque 
que  l'œil  se  porte  partout  là  où  se  trouve  l'empereur  et  que  l'on  n'a  confiance 
que  dans  le  succès  de  ses  a.-mes.  »  Cf.  Lettre  à  Rovigo,  F.  7,  4290  ;  «  ...  On 
ne  peut  espérer  qu'à  l'armée  où  commande  l'empereur  et  l'on  est  fondé  d'at- 
tendre des  revers  là  où  il  ne  commande  pas.   » 

2.  Rapports  de  police,  17,  21,  23,  25,  26,  27,  28  mars.  Arch.  nat., F.  7,  6605et 
F.  7,  3737.  Journal  d'un  prisonnier  anglais.  (Bévue  britannique,  1826,  IV,  284- 
287).  Rodriguez,  34,  35,  40.  Cf.  Gain  de  Montagnac,  116. 

3.  Rapports  de  police,  27  et  28  mars.  Arch.  nat.,  F.  7,  3737. 

4.  Berthier  à  Joseph,  Arcis-sur-Aube,  21  mars  et  Joseph  à  Napoléon,  22  mars 
{Correspondance  du  roi  Joseph,  Xt  207,  208).  Cf.  Joseph  à  Hullin,  23  mars. 
Arcb.  de  la  guerre. 


LA     RÉGENCE    ET    LÀ    DÉFENSE    DE    PARIS.  453 

directement  ni  à  la  Guerre  ni  aux  Tuileries  ni  au 
Luxembourg  aucune  nouvelle  de  l'empereur'.  Mais 
le  24  mars,  Bliicher,  dans  le  dessein  évident  d'inti- 
mider la  régence,  fil  remettre  aux  avant-postes,  près 
de  la  Fcrté-Milon,  la  fameuse  lettre  de  JNapoléon  à 
l'impératrice  saisie  par  les  Cosaques  dans  la  nuit  du 
22  au  23  *.  Cette  lettre  exposait  sommairement  les 
projets  de  l'empereur  et  sa  marche  sur  Saint-Dizier. 
De  la  position  des  armées  et  du  fait  même  que  le  cour- 
rier qui  portait  la  dépêche  du  quartier  impérial  avait 
été  arrêté,  il  était  difficile  de  ne  pas  inférer  que  l'en- 
nemi se  trouvât  placé  désormais  entre  Napoléon  et 
Paris.  Le  26  mars,  la  nouvelle  de  la  défaite  de  Mar- 
mont  à  Fère-Champenoise  «  par  des  forces  extrême- 
ment considérables  »  et  de  la  retraite  du  général 
Compans  vers  la  Ferlé-Gaucher',  vint  confirme/ celte 
supposition. 

Il  n'y  a  plus  à  compter  sur  des  ordres  de  Napoléon; 
il  faut  agir  par  soi-même.  Joseph  s'inquiète,  s'agite, 
multiplie  les  ordres,  mais  il  ajourne  encore  la  con- 
struction des  redoutes,  «  jusqu'à  ce  que  l'empereur 
approuve  le  plan  qui  lui  a  été  soumis*  ».  En  atten- 
dant, on  fera  seulement  des  clôtures  aux  faubourgs 
extérieurs  et  des  coupures  aux  chemins.  Pour  ces 

L  Joseph  à  Napoléon,  26  et  28  mars  [Correspondance  du  roi  Joseph.  X,  211 
et  214).  —  La  lettre  à  Clarke  datée  de  Soiuraepuis,  22  mars  (Correspondance  de 
Napoléon,  21  529)  éta  t  parvenue  aa  ministère  dans  la  nuit  du  22  au  23  Clarke 
à  Michal,  23  mars.  Arch.  de  la  guerre.)  Le  26ou  le  27,  une  lettre  do  Fain  du 
25  était  arrivée  à  La  Valette  (Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  214),  mais 
c'était  tout.  Le  courrier  porteur  de  la  longue  et  si  intéressante  lettre  de 
Napoléon  k  Clarke,  datée  de  Saint-Dizier,  23  mars  (Arch.  nat.,  AF.  iv,  906), 
trouvant  les  routes  directes  coupées,  chercha  un  autre  chemin  et  n'arriva  à 
Paris  que  le  28  ou  le  29  mars,  quand  les  communications  eurent  «^té  rétablies 
par  Troyes. 

2.  Clarke  à  Napoléon,  25  mars,  1  heure  du  matin.  Arch.  delà  guerre.  Cf. 
Mémoires  de  Rovigo,  VI,  356-359;  Souvenirs  d'  Meneval,  II,  37-38.  Oa  a  vn 
(«  1814   »,  348)  comment  cette  lettre  était  tombée  aux  mains  de  l'ennemi. 

3.  Compans  k  Clarke,  Séianne,  25  mars,  10  heures  du  soir.  Arch.  de  la 
pierre. 

i.  Joseph  à  Hollin,  23  mars.  Arch.  de  la  gaerre. 


k. 


454  181 4. 

travaux,  le  ministre  de  l'intérieur  ouvrira  d'urgence 
un  premier  ;rédit  de  15  000  francs  sur  la  taxe  de  dé- 
fense volée  le  15  mars  mais  non  perçue.  Le  roi 
ordonne  au  directeur  de  l'arlillerie  de  s'entendre  avec 
le  général  Hullin  pour  établir  un  certain  nombre  de 
batteries  en  position  sur  les  hauteurs.  Il  décide  que 
la  garde  nationale  sera  entièrement  chargée  de  la 
garde  des  barrières,  de  façon  à  laisser  les  troupes  dis- 
ponibles pour  combattre  aux  avancées.  Il  s'occupe 
aussi  de  faire  dresser  l'état  exact  des  hommes  sans 
armes  et  celui  des  fusils  restant  dans  les  arsenaux. 
Enfm  il  enjoint  à  Clarke  et  à  La  Valette  de  multiplier 
les  courriers  «  pour  porter  à  l'empereur  les  nouvelles 
de  ce  qui  se  passe  et  le  rappeler  dans  la  capitale  *.  » 
De  l'avis  de  tous,  et  surtout  de  l'avis  du  roi  Joseph, 
n'est-cb  pas  ce  qui  importe  surtout? 

Clarke,  lui,  agit  comme  s'il  doutait  encore  de  la 
réalité.  Il  semble  se  refuser  à  comprendre  que  tout 
désormais  doit  être  sacrilié  à  la  défense  de  Paris.  Il 
hésite  à  laisser  établir  l'artillerie  en  position,  car,  dit- 
il,  «  il  n'aura  plus  de  batteries  organisées  à  envoyer  à 
l'empereur^  ».  En  même  temps  qu'il  presse  le  retour 
des  corps  de  Marmont  et  de  Mortier  dans  Paris,  il 
affaiblit  la  garnison  de  la  ville  en  dirigeant  sur  l'Oise 
une  colonne  d'infanterie  et  le  11®  de  marche  de  cava- 
lerie ^  Clarke,  d'ailleurs,  plus  disposé  à  charger  les 
autres  des  rôles  héroïques  que  jaloux  de  les  prendre 
lui-même,  envoie  de  nombreux  renforts  à  Meaux  et 
adresse  au  général  Ledru  Desessarts,  qui  y  com- 
mande, cette  adjuration  désespérée  :  «  Au  nom  du 
ciel,  général,  qu'on  n'évacue  pas  Meaux  qui  défend  les 

1.  Josph  &  Hullin,  23  mars.  Le  sons-directeur  des  parcs  à  Hullin,  24  niars. 
Rapport  du  premier  inspecteur  du  génie,  25  mars,  Arch.  de  la  guerre.  Cof* 
respondance  du  roi  Jospph,  X,  210  213.  Belation  d'Allent,  110-134. 

2.  Clarke  à  Hullin,  25  mars.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Clarke  à  Joseph,  27  mars.  Arch.  de  la  guerre. 


La   Régence  et  là   défense  de   paris.       455 

approches  de  Paris.  Qu'on  y  tienne  de  la  manière  la 
plus  opiniâtre,  qu'on  y  tienne  comme  les  Espagnols 
ont  tenu  à  Sarragosse.  C'est  ainsi  qu'on  sauvera  Pa- 
ris *.  »  C'était  le  27  mars  que  Clarke  écrivait  cette 
lettre  ;  le  28  on  apprit  que  Ledru  Desessarts  et  Com- 
pans,  forcés  dans  Meaux,  se  repliaient  sur  Ville-Pari- 
sis  -.  Les  illusions  n'étaient  pi  us  possibles.  Sous  deux 
jours  l'ennemi  serait  devant  Paris. 

Avantmêmede  s'occuper  des  dernières  dispositions 
de  défense,  Joseph,  lieutenant  général  de  l'empereur 
et  frère  de  Napoléon,  avait  à  prendre  la  plus  grave 
des  déterminations.  Dans  ces  circonstances  terribles, 
l'impératrice  et  le  roi  de  Rome  devaient-ils  rester  à 
Paris?  Joseph  avait  des  ordres  précis  de  Napoléon, 
mais  ces  ordres  étaient  tels  qu'il  ne  voulut  pas 
assumer  la  responsabilité  de  les  exécuter  sans  sou- 
mettre la  question  au  conseil  de  régence.  Les  trois 
firands  dignitaires,  Cambacérès,  Lebrun  et  Talley- 
rand,  le  président  du  Sénat  Lacépède,  le  grand  juge 
Mole,  et  tous  les  ministres'  à  l'exception  des  ducs 
de  Bassano  et  de  Vicence,  absents  de  Paris,  se  réu- 
nirent aux  Tuileries  le  28  mars,  à  huit  heures  et 
demie  du  soir,  sous  la  présidence  de  l'impératrice  *. 
Joseph  fit  connaître  au  conseil  le  motif  de  la  convoca- 
tion, puis  il  donna  la  parole  au  ministre  de  la  guerre. 

1.  clarke  à  Ledrn  Desessaru,  27  mars.  Arch.  de  la  ^erre. 
i.  Ledru  Desessarta  à  Clarke,  Meaux,  27  mars,  9  heures  du  soir.  Cf.  Clarke 
à  Mortier,  28  mars,  10  heures  du  soir.  Arch.  nat.,  AF.  rv,  1670.  —  En  même 
temps  que  la  lettre  de  Ledru  Desessarts,  Clarke  recevait  le  rapport  de  Mar- 
mout,  daté  de  Provins,  27  mars,  7  heures  du  soir,  où  se  trouvaient  ces  mots  : 
<  Le  mouvement  de  l'ennemi  sur  Paris  n'est  pas  douteux.  * 

!.  Ministres  avec  portefeuille  :  Montalivet  (intérieur),  Clarke  (guerre),  Daro 
.ministration  de  la  guerre),  Decrèa  (marine),  duc  de  Gaete  (finances),  Mol- 
1  (trésor  public),  Ro«<^o  (police),  Bigot  de  Preameneu  (cultes),  Sussy  (Com- 
i-ce).  Mioistres  ::  Etat  :  ducs  de  Ca'Iore  et  de  Massa.  Regnault  de  Saint» 
an-d'Angely  <5oulay  de  la  Meurthe,  Merlin  de  Douai,  Muraire,  comte  d« 
Cossac,  Feriïiont. 

4.  RovifTO,  VL  '"13-364;  MoUien,  FV,  1J9;  Meneval.H,  48;  lettres  inédi'es  da 
Tallevrand,  28  et  29  mars  (Beove  d'histoire  diplomatique).  Regnault  d«  Siùa^ 
Jean-d'Angély  à  Moucey,28  mars.  Arch.  de  la  guerre. 


456  1814. 

Clarke  exposa  la  situation  telle  qu'elle  était,  sans  cher- 
cher à  en  voiler  les  périls.  Il  rappela  que  l'empereur 
était  au  delà  de  la  Marne,  coupé  de  Paris  par  l'ar- 
mée ennemie  qui  avait  sur  lui  plusieurs  marches 
d'ava\tce.  11  montra  les  fortifications  à  peine  ébau- 
chées, la  garde  nationale  composée  ie  12000  hommes 
dont  6  000  armés  de  piques  ou  de  mauvais  fusils,  la 
garnison  se  montant  à  20  000  hommes,  y  compris  les 
troupes  de  Compans  et  de  Ledru  Desessarts  qui,  la 
veille,  s'étaient  si  mal  conduites  à  Mcaux.  Quant  aux 
corps  de  Marmont  et  de  Mortier,  qui  étaient  réduits 
d'un  tiers  et  qui,  au  moment  oii  le  ministre  parlait, 
étaient  encore  sur  la  route  de  Provins,  arriveraient- 
ils  à  Paris  avant  l'ennemi?  En  mettant  les  choses 
au  mieux,  on  aurait  43  000  soldats  et  miliciens  à 
opposer  aux  armées  alliées*.  «  Si  Clarke,  dit  Rovigo, 
n'ajouta  rien  qui  pût  augmenter  les  inquiétudes,  il 
ne  dit  ren  non  plus  de  propre  à  les  calmer*,   y 

1.  Mémoires  de  Rovigo,  VI,  364-366;  Meneval.  II,  130.—  Rovigo  ne  dit  pas 
le  chiffre  des  troupes  que  donna  Clarke.  Si  le  ministre  était  renseigné  comme 
il  le  devait  être  et  s'il  fut  exact  dans  sa  déposition,  il  dut  énumérer  les  effec- 
tifs suivants  : 

Paris  :  disponibles  des  dépôts  de  la  ligne,  3000;  disponibles  des  dépôts  da 
la  garde:  5  500;  cavalerie  et  infanterie  de  la  vieille  ganle,  affectée  à  la  garde 
du  roi  de  Rome  :  1200;  12'  de  marche  de  cavalerie  :  400;  gendarmes  d'élite  : 
800;  vétérans  :  500  ;  canonniers  de  la  marine,  de  la  garde,  de  la  ligne,  canon- 
niers  hollan>iais  à  Vincennes  :  1000;  artillerie  de  la  garde  nationale  (volon- 
taires, invalides  et  élèves  de  l'École  polytechnique)  :  800  ;  sapeurs  pompiers  et 
élèves  de  l'École  d'Alt'ort,  et  de  Saint-Cyr,  gardes  nationales  de  la  banlieue  : 
1  200;  gardes  nationales  :  12000.  Total  :  26  400  hommes. 

Corps  de  Meaux  :  infanterie  de  Ledru  Desessarts  :  3  400  ;  infanterie  de  Com- 
pans :  1200;  cavalerie  de  Vincent  (isolés  et  8*  et  10*  de  marche)  :  IVX>. 
Total  :  5600  hommes. 

Corps  de  Marmont  et  de  Mortier  :  11200  hommes.  (Clarke  n'avait  point  ce 
dernier  chiffre.  P  devait  évaluer  ces  deux  corps  d'armée  entre  10  et  15001 
hommes.)  Total  général  :  43200  hommes. 

Cf.  Ornano  à  Jlarke,  24  mars.  Clarke  à  HuUin,  29  mars.  Ledru  Deses- 
sarts à  Clarke,  26  mars.  Situation  des  6'  corps  d'armée  et  des  divisions  de  U 
garde  sous  Mortier,  29  mars.  Situation  de  la  subdivision  de  Seine-et-Marne, 
26  mars.  Journal  de  Vincent.  Arch.  de  la  guerre.  Correspondance  de  Napo- 
léon. 21 134,  etc.,  etc. 

2.  Rovigo,  très  irrité  contre  Clarke  depuis  l'affaire  du  général  Mallet, 
charge  extrèmemeut  le  ministre  de  la  guerre.  Il  dit  que  Clarke  cacha  qu'il 


LA  RÉGENCE  ET  LA  DÉFENSE  DE-  PARIS.    «57 

Clarke  devait  parler  ainsi.  Il  no  faisait  pas  une  procla- 
mation au  peuple  ou  à  l'armée,  il  faisait  un  rapport 
au  conseil  des  ministres.  Sans  doute  il  aurait  pu 
ajouter,  tn  sou  nom  personnel,  qu'avec  'quarante 
mille  hommes  une  résistance  de  deux  ou  trois  jours 
dans  Paris,  même  contre  des  forces  triples,  n'était 
pas  impossible.  Mais  comme  ministre  de  la  guerre,  il 
avait  le  devoir  absolu  de  donner  exactement  le  chiffre 
des  effectifs,  d'exposer  sans  rien  en  cacher  l'état  des 
fortifications  et  de  l'armement. 

Les  paroles  de  Clarke  n'ébranlèrent  pas  le  conseil. 
Plusieurs  des  membres  parlèrent  tour  à  tour,  assurant 
que  le  départ  de  l'impératrice  désintéresserait  les 
citoyens  de  la  défense  de  Paris  en  leur  prouvant  que 
tout  espoir  était  perdu.  Ils  insistèrent  sur  les  dangers 
qu'il  y  aurait  à  laisser  la  capitale,  si  l'ennemi  y  entrait, 
en  proie  à  toutes  les  intrigues.  La  population,  le 
gouvernement,  la  police,  tout  le  monde  pensait,  tout 
le  monde  disait,  tout  le  monde  répétait,  que  Paris 
pris,  il  n'y  aurait  plus  d'empire.  Plusieurs  fois  N  apo- 
léon  lui-même  l'avait  dit.  Rovigo,  revenu  un  peu  tard 
de  ses  préventions,  assura  qu'on  pouvait  compter 
d'une  façon  absolue  sur  le  dévouement  et  le  concours 
efficace  des  ouvriers,  Talleyrand,  qui  conservait  encore 

avait  54000  fasils  dans  les  arsenaux.  Or  od  a  tu  qne  dans  les  premiers 
joars  de  février  il  y  avait  à  Paris  lU'OO  fusils  ea  état  et  à  Vincennes  30000 
fasils  k  réparer.  Si  l'on  songe  qu'en  février  et  en  mars  on  arma  les  divi- 
sions Charpentier,  Boyer  de  Kebeval,  Porret  de  Morvan,  Arrigbi,  Souham, 
Lefebvre-Desnoettes,  Compans,  Ledru  Desessarts,  etc.,  on  reconnaît  qu'en 
admettant  que  les  300UO  fusils  aient  été  tous  réparés,  il  devait  en  rester  à 
peine  2  ou  3  000  non  employés.  Ce  furent  ces  2  on  3  000  fusils  qui  furent  distribués 
le  8oirdu29marset  le  30  au  matin  à  la  garde  nationale.  Pour  accuser  Clarke 
sur  ce  point,  il  faudrait  accuser  avec  lui  Joseph  et  le  général  Daumesnil.  Il 
faudrait  accuser  Rovigo  lui-même,  qui  eiit  été  bien  avisé  de  ne  pa^  attendre 
la  publication  de  ses  Mémoires  pour  révéler  Texistenca  de  ces  54  000  fusils 
'gnorés.  Rovigo  reproche  aussi  à  Clarke  d'avoir  enlevé  d'autorité  k  la  pré- 
fecture le  la  Seine  les  chevaux  de  trait  qu'on  était  parvenu  à  j  réunir.  Mais 
ces  chevaux,  le  ministre  de  la  guerre  ne  les  prenait  pas  pour  ses  carrosses 
apparemment.  C'était  pour  le  ser\-ic«  des  batteries  de  campagne  que  l'emp»* 
reor  ne  cessait  pas  de  demander. 


k 


458  181 4. 

Tarrière-pensée  de  gouverner  pendant  la  minorité  de 
Napoléon  II,  fut  de  l'avis  général;  .1  déclara  que 
seule  la  présence  de  l'impératrice  à  Paris  pouvait 
arrêter  une  révolution*.  L'énergique  Boulay  de  la 
Meurthe  proposa  de  conduire  l'impératrice  et  le  roi  de 
Rome  dans  les  faubourgs,  à  l'IIôtel  de  Ville  et  d'ap- 
peler Paris  aux  armes.  A  condition  que  l'on  eût  des 
fusils  à  donner,  l'idée  était  bonne.  Marie-Louise 
n'avait  pas  l'âme  de  son  aïeule  Marie-Thérèse,  mais 
elle  aurait  su  en  simuler  le  rôle  dans  la  partie  déco- 
rative. On  pouvait  tout  faire  avec  cette  poupée,  même 
une  grande  chose.  Le  spectacle  de  cette  femme  jeune 
et  belle,  bravant  les  boulets  et  l'incendie,  portant 
dans  ses  bras  le  fils  de  Napoléon  et  appelant  son 
peuple  à  la  défense  de  Paris,  eût  exalté  la  population. 
On  demanda  à  voter.  L'archichancelier  recueillit 
les  voix.  Fous  les  membres  du  conseil,  à  l'exception 
de  Clarke,  qui  opina  pour  la  retraite,  et  de  Joseph  qui 
s'abstint,  —  comme  il  s'était  défendu  de  parler  afin 
de  n'influencer  personne,  —  votèrent  contre  le  départ 
de  l'impératrice*.  Clarke,  qui  était  au  courant  de  la 
lettre  de  l'empereur,  que  Joseph  allait  bientôt  pro- 
duire ',  reprit  la  parole  et  dit  qu'il  ne  fallait  pas  expo- 
ser l'impératrice  et  le  roi  de  Rome  à  tomber  entre  les 
mains  de  l'ennemi,  qu'on  s'exagérait  les  dangers  d'un 
départ  de  Paris,  que  le  pouvoir  de  l'empereur  le  sui- 


1.  Rovigo,  VI,  366-371  ;  MoUien,  IV,  130.  Lettres  inédites  de  Talleyrand, 
29  mars  {Bévue  ^histoire  diplomatique).  Mais  quel  poids  pouvait  avoir  aux 
yeux  de  Josepii  l'opinion  de  Talleyrand,  s'il  se  rappelait  ces  mots  écrits  par 
Napoléon  le  8  février:  «  Si  Talleyrand  est  pour  quelque  chose  dans  l'opinion 
de  laisser  l'impératrice  à  Paris,  c'est  une  trahison  qu'il  doit  comploter.  Jo 
vous  le  répèle,  méliez-vous  de  cet  homme...  »  Correspondance,  81210. 

2.  Rovigo,  VI,  368.  Cf.  Meneval,  II,  48. 

3.  Celle  lettre,  datée  du  16  mars,  avait  été  communiquée  le  18  par  Joseph 
k  l'impératri.  g.  à  Cambacérès  et  au.x  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine. 
Joseph  à  Napoléon,  18  mars  (Correspondance  du  roi  Joseph,  204).  Clarke  se 
souvenait  si  bien  de  la  lettre  que  dïJis  son  discours  il  en  reprodui?'^H  lai 
termes  mêmes  :  «  Le  ûls  d'Hector  livre  aux  Grecs...  ■ 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  459 

vrait  partout  et  que  tant  qu'il  resterait  un  village  où 
lui  ou  son  fils  serait  reconnu,  c'est  là  que  serait  la 
capitale,  là  que  se  rallieraient  tous  les  bons  Français. 
La  discussion  s'engagea  de  nouveau.  Un  second  vote 
eut  lieu  qui  donna  le  même  résultat  que  le  premier. 
«  Il  n'y  eut  pas,  dit  Rovigo,  une  seule  voix  de  moins 
que  dans  le  précédent  *.  » 

Le  roi  Joseph,  alors,  exhiba  une  lettre  de  l'empe- 
reur, du  1 6  mars,  portant  Tordre  formel  de  faire  quitter 
Paris  à  l'impératrice  et  au  roi  de  Rome  si  Paris  était 
menacé.  «  Rappelez-vous,  écrivait  Napoléon,  que  je 
préférerais  savoir  mon  fils  dans  la  Seine  que  dans  les 
mîw'ns  des  ennemis  de  la  France.  Le  sort  d'Astyanax, 
prisonnier  des  Grecs,  m'a  toujours  paru  le  sort  le  plus 
malheureux  de  l'histoire  ^  »  Joseph  ne  lut  que  cette 
seule  lettre.  Il  aurait  pu  en  lire  plusieurs  autres,  toutes 
exprimant  la  même  volonté'.  Celle-là  suffisait.  Les 
membres  du  conseil  demeurèrent  atterrés.  Ils  maintin- 
rent cependant  leur  opinion,  disant  avec  raison  que 
si  le  conseil  avait  pleins  pouvoirs  pour  décider,  l'im- 
pératrice resterait  à  Paris,  mais  que  puisqu'il  existait 
des  ordres  de  l'empereur,  il  fallait  y  obéir.  Ils  ajou- 
tèrent que  ces  ordres  ne  soulfrant  pas  la  discussion, 
il  avait  été  inutile  de  les  appeler  à  en  déhbérer.  On  pro- 
céda, pour  la  forme,  à  un  troisième  vote,  et  l'archi- 
chanceUer,  après  avoir  recueilli  les  suffrages,  déclara 

1.  Ruvigo.  VI,  388-369. 

t.  Correspondance  de  Napoléon,  21 497. 

3.  ■  L'intérêt  da  pays  est  que  l'impératrice  etle  roi  de  Rome  ne  restentpas 
kParis...  Je  préférerais  qu'on  égorgeât  mon  dis  plutôt  que  de  le  voir  jamais  élevé 
à  Vienne  comme  prince  autrichien.»  Corresp.,  21210  ^Nogenl,  8  février).  — 
Dan«  sa  lettre  k  Napoléon  du  5  février  (Corresp.  de  Joteph,  X,  44-4Ô),  Joseph 
fait  allusion  à  un  ordre  analogue  ou  à  de4  instructions  verbales  de  l'empereur 
prescrivant  le  départ  de  l'impératrice.  De  même  dans  les  lettres  dn  6  février, 
du  d  février,  du  9  février. —  Les  mois  de  la  lettre  de  l'empereur  du  7  février. 
«  leoez  ferme  aui  barrières  de  l^aris  •  [Corresp.,  21  196j  qu'on  a  teuté  d'oppo- 
ser à  ces  Aistructions  n'j  sont  nullement  contradictoires.  D'abord  il  s'agissait 
a  de  repousser  an  parti  ennemi  et  non  one  armée;  enstiite  dans  l'idi^e  de 

empereur  on  pouvait  défendre  Paris  sans  y  laisser  pour  cela  Marie-Louise. 


460  181 4. 

que  l'impératrice  partirait  le  lendemain  à  huit  heures 
du  matin  pour  Rambouillet.  Lui-même  accompagne- 
rait la  souveraine,  que  suivrait  aussi  La  Bouillerie 
avec  le  Trésor.  Pour  les  ministres  et  les  dignitaires, 
ils  resteraient  à  Paris  avec  le  roi  Joseph,  jusqu'au 
moment  où  le  lieutenant  général  de  l'empereur  leur 
ferait  signifier  l'ordre  de  départ.  La  séance  fut  levée 
à  deux  heures  dans  la  nuit*. 

A  l'issue  du  conseil,  presque  tous  les  ministres 
s'arrêtèrent  dans  le  salon  d'attente  pour  parler 
librement.  Chacun  à  l'envi  déplorait  la  résolution  à 
laquelle  il  avait  été  contraint  de  souscrire.  «  —  Si 
j'étais  ministre  de  la  police,  dit  quelqu'un  à  Rovigo, 
demain  matin  Paris  serait  insurgé  et  l'impératrice 
ne  partirait  pas.  »  Rovigo  répliqua  qu'en  efl'et  il 
n'ignorait  pas  les  dispositions  de  Paris,  qu'il  serait 
très  facile  de  mettre  le  peuple  en  mouvement;  mais 
qu'il  ne  lui  convenait  pas  d'assumer  une  pareille 
responsabilité,  alors  que  tous  les  ministres  réunis 
n'avaient  point  voulu  prendre  celle  de  faire  rester 
l'impératrice  dans  la  capitale.  «  —  Je  déplore  comme 
tout  le  monde,  dit-il,  la  funeste  résolution  qui  vient 
d'être  arrêtée,  mais  je  ne  veux  point  me  charger  seul 
de  ce  que  vous  n'avez  pas  su  faire  tous  ensemble".  » 
C'était  chez  tous  le  même  manque  d'initiative,  la 
même  terreur  des  responsabilités. 

On  se  sépara,  et  il  n'y  eut,  dit  un  témoin,  aucun 
membre  du  conseil  qui  en  sortant  des  Tuileries  ne 
dit  un  sincère  adieu  à  son  collègue,  tant  on  était  per- 
suadé que  c'était  le  dernier  acte  du  gouvernement 

1.  Clarke  &  Joseph,  29  niars,  3  heures  du  matin.  Arch.  de  la  guerre.  Lettre 
précitée  de  Talle^rand,  29  mars.  Rovigo,  VI,  370-372;  Meneval,  11.48-49; 
Moilien,  IV,  131  ;  Supplément  aitx  Mémoves  de  Gaudin,  164. 

2.  Mémoires  de  Rovigo,  VI,  372-373.  —  D'après  l'auteur  des  Mémoires  du  roi 
Jérôme,  Jérôme  n'assistait  pas  au  conseil  de  régence,  et  il  eut  après  la 
séance  une  très  vive  altercation  avec  Clarke.  Jérôme  voulait  que  le  gouTer» 
nement  restât  à  Paris. 


I 


LA    RÉGENCE    ET    LA    DÉFENSE    DE    PARIS.  461 

auquel  on  avait  été  associé.  « — Voyez,  conclut  Talley- 
rand  en  quittant  le  duc  de  Rovigo,  quelle  chute  dans 
rhisloire!  Donner  son  nom  à  des  aventures  au  lieu  de 
le  donner  à  son  siècle!...  Mais  il  ne  convient  pas  à 
tout  le  monde  de  se  laisse.'  engloutir  sous  les  ruines 
de  cet  édifice'.  »  Depuis  une  beure,  iempire  sem- 
blait perdu;  depuis  une  heure,  le  prince  de  Bénévent 
avait  pris  son  parti  de  la  royauté. 

1.  Jt^mtnm  de  Ibivtgo,  Yl,  STS-STi, 


II 


LES  ALLIÉS  DEVANT  PARIS 


A  peine  le  départ  de  l'impératrice  était-il  résolu  que 
le  roi  Joseph  retomba  dans  ses  perplexités.  Le  Con- 
seil n'avait  voté  cette  mesure  qu'en  la  condamnant, 
et  jamais  les  dangers  de  l'abandon  de  Paris  n'étaient 
apparus  aussi  clairement  au  frère  de  Napoléon.  Le 
plus  douloureux  combat  se  livrait  dans  son  esprit, 
dans  sa  conscience.  Rester  à  Paris,  c'était  trahir  la 
volonté  de  l'empereur;  quitter  Paris,  c'était  trahir  ses 
intérêts  suprêmes.  Ne  sentant  pas  sa  responsabilité 
suffisamment  couverte  par  les  ordres  de  Napo]%,on, 
et  encore  moins  par  le  vote  illusoire  du  Conseil, 
Joseph  tenta  une  dernière  démarche  auprès  de  l'im- 
pératrice. A  l'issue  de  la  séance,  lui  et  Cambacérès 
suivirent  Marie-Louise  dans  ses  appartements  parti- 
culiers. Ils  firent  valoir  les  arguments  qu'eux-mêmes, 
un  instant  auparavant,  avaient  annulés  en  produisant 
la  lettre  de  l'empereur,  ils  montrèrent  de  nouveau 
les  terribles  conséquences  que  pouvait  entraîner 
l'abandon  de  Paris,  ils  dirent  enfin  que  seule  l'im- 
pératrice avait  autorité  pour  décider  le  parti  à  pren- 
dre*.  Marie-Louise   s'alarmait   de   quitter  les   Tui- 

1.  Souvenirs  de  Meneval,  II,  49-50.  —  On  a  publié  dans  la  Corresp.  de  Joseph 
(X,  U-17)  un  autre  récit  de  cet  entretien,  auquel  assistait  Meneval,  d'après  une 
Note  manu-vcrite  dudit  Meneval.  Quoi  qu'en  dise  Rapetti,  ces  deu*  '•ecits  ne 
dureront  (\je  par  la  rédaction  ;  le  fonds,  les  détails  sont  les  mêmes.  On.  lit 
rtaas  les  Souvenirs  :  «  Joseph  dit  à  l'impératrice  que  seule  elle  pouvait  pres- 
crire le  parti  à  prendre  »,  et  dans  la  Note  :  •  Joseph  proposa  à  l'impératrice 
de  souscrire  à   l'ordre  qu'elle  donnerait  en   qualité  de  régente.  »  C'est  on* 


LES    ALLIÉS    ûEN^r>i    PARIS.  *63 

leries'.  Mais  c'était  ^Taiment  trop  demander  à  cette  en- 
fant couronnée  qu'un  pareil  acte  de  volonté.  Elle  ré- 
pondit au  roi  que  «  lui  et  Tarchichancelier  étaient  ses 
conseillers  obligés,  et  qu'elle  ne  prendrait  pas  sur  elle 
de  donner  un  ordre  contraire  aux  instructions  de  Tem- 
pereur  et  au  vote  du  Conseil  privé,  sans  avoir  leur  avis 
conforme  et  signé  ».  Cette  proposition  n'était  pas  du 
goût  de  Joseph,  L'entretien  en  resta  là,  et  il  fut  con- 
venu que  le  départ  aurait  lieu  à  l'heure  fixée.  Le  roi, 
cependant,  dit  qu'il  irait,  au  point  du  jour,  hors  de  Pa- 
ris, afin  d'inspecter  les  positions  et  de  chercher  des 
nouvelles  des  maréchaux  Mortier  et  Marmont.  Il  de- 
manda que  l'impératrice  ne  se  mît  en  route  que  quand 
il  serait  de  retour  aux  Tuileries.  Après  quelques  heures 
de  sommeil,  Joseph  se  rendit  en  effet  aux  avant-postes, 
mais  soit  qu'il  se  fût  laissé  retarder  dans  sa  tournée, 
soit  qu'il  n'eût  rien  de  nouveau  à  dire  à  l'impératrice, 
il  ne  revint  pas  au  palais  et  n'y  envoya  aucun  message  *. 
On  employa  le  reste  de  la  nuit  aux  préparatifs  de 
départ.  Dès  sept  heures  du  matin,  l'impératrice  en 
costume  de  voyage  —  une  espèce  d'amazone  de  cou- 
leur brune  —  se  tenait  dans  son  appartement  avec  le 
roi  de  Rome,  M°*  de  Montesquiou,  la  duchesse  de 
^lontebello  et  M""  de  Luçay,  de  Castiglione  et  Mon- 
talivet.  Dans  les  salons  contigus  attendaient  les  per- 
sonnes désignées  pour  accompagner  la  souveraine  :  le 
comte  de  Beauharnais,  chevalier  d'honneur,  les  cham- 

distinctioa  an  pea  subtile  que  cherche  là  à  établir  Rap«tti.  Pour  justifier  le  roi 
Joseph,  qui  d'ailleurs  n'a  pas  besoin  de  l'être  sur  ce  point,  puisqu'il  avait  des 
ordres  précis  et  réitérés  de  l'empereur,  Rapetti  s'efforce  d'insioaer  qoe  la 
responsabilité  du  départ  de  Paris  incombe  k  Marie-Louise.  L'allégation  est 
puérile.  Il  tombe  sous  le  sens  que  si  quelqu'un  pouvait  prendra  une  résolation 
éBe>vi()ue,  c'était  Joseph  et  non  point  cette  très  jeune  femme. 

1.  >ieneval.  U.  52.  Cf.  Miot  de  Melito.  III,  US.  Lettre  de  Marie-Louise  k 
Joseph,  Rambouillet,  29  mars  {Correspondance  ds  Joseph.  X,  iH)...  «  Je  suis 
bien  triste...Je  désire  bien  que  tous  puissies  m  écrire  de  revenir  à  Paris;  ce 
serait  tine  des  nouvelles  qui  me  causeraient  le  plus  de  joie.  >  • 

t.  Meneval,  IL  49  &L  CL  Clarke  k  Marmont,  29  man.  Aich.  de  la  f^stru 


464  1814. 

belîr*ns  de  Gontaut  etd'Eraussonville,Beausset,  préfei 
du  palais,  le  prince  Aldobrandini,  premier  écuyer, 
Menevai,  secrétaire  des  commandemenls,  Goryisart  et 
Auvity  Chacun  gardait  un  silence  oppressé.  Le 
moindro  bruit,  l'ouverture  d'une  porte  troublait  tout 
le  monde.  On  s'attendait  à  chaque  minute  à  voir 
paraître  le  roi  Joseph.  Vers  huit  heures,  les  officiers  de 
la  garde  nationale  de  service  au  palais  demandèrent  à 
être  admis  en  présence  de  l'impératrice.  Ils  supplièrent 
la  souveraine  de  ne  pas  abandonner  Paris,  promettant 
de  ladéfendrejusqu'àlamort.  «  Marie-Louise  touchée 
jusqu'aux  larmes  de  leur  dévouement  allégua  la  vo- 
lonté de  l'empereur.  Pourtant  elle  retardait  d'heure 
en  heure  son  départ  et  cherchait  à  gagner  du  temps. 
Elle  espérait,  sans  oser  se  l'avouer,  qu'un  événement 
fortuit  la  forcerait  à  rester  à  Paris.  »  Un  peu  avant 
neuf  heures  un  officier  donna  ordre  de  rentrer  aux 
écuries  aux  nombreuses  voitures  qui  stationnaient 
devant  le  pavillon  de  Flore.  Quelques  minutes  après, 
Cambpcérès  étant  arrivé,  un  domestique  courut  porter 
contre-ordre.  Pressée  par  les  uns  de  hâter  son  départ, 
par  les  autres  de  le  différer,  l'impératrice  attendait 
toujours  le  retour  du  roi  Joseph.  «Elle  rentra  un 
moment  dans  sa  chambre  à  coucher,  jeta  avec  hu- 
meur son  chapeau  sur  le  lit  et  se  laissa  tomber  dans 
une  bergère.  Là,  appuyant  la  tête  sur  ses  deux  mains, 
elle  se  prit  à  pleurer.  On  l'entendait  répéter  au  mi- 
Heu  de  ses  sanglots  :  — Mon  Dieu!  qu'ils  se  déci- 
dent donc,  qu'ils  mettent  un  terme  à  cette  agonie.  » 
Joseph  ne  paraissait  pas,  et  déjà  Clarke  avait  envoyé 
u;i  aide  de  camp  pour  inviter  l'impératrice  à  se 
mettre  en  route.  A  dix  heures  et  demie,  un  second 
aide  de  camp  se  présenta,  disant  qu'il  n'y  avait  plus 
un  instant  à  perdre,  que  si  l'on  tardait  encore  on 
a'exposerait  à  tomber  dans  des  partis  de  Cosaques. 


LES    ALLIÉa    DEVANT    PARIS.  465 

L'impératrice  s'abandonnant  à  sa  destinée  quitta 
les  Tuileries.  Il  fallut  en  arracher  le  petic  roi  de 
Rome.  «  —  N'allez  pas  à  Rambouillet,  disait-il  en 
pleurant  à  sa  mère.  C'est  un  vilain  château.  Restons 
ici.  »  L'enfant  se  débattait  dans  les  bras  de  M.  de  Ca- 
nisy;  il  se  cramponnait  aux  portes,  à  la  rampe  de 
l'escalier,  criant  de  toute  la  force  de  sa  petite  voix  : 
«  —  Je  ne  veux  pas  quitter  ma  maison  !  je  ne  veux  pas 
m'en  aller!  Puisque  papa  n'est  pas  là,  c'est  moi  qui 
suis  le  maître'.  » 

Les  voitures  défilèrent  lentement,  comme  si  Ton 
espérait  encore  un  contre-ordre.  En  tête  s'avan- 
çaient dix  lourdes  berlines  vertes  aux  armes  impé- 
riales, puis  venait  la  voiture  du  sacre,  couverte  de 
toiles,  puis  la  colonne  interminable  des  fourgons. 
Douze  cents  cavaliers  et  fantassins  de  la  vieille  garde 
formaient  l'escorte.  Quoiqu'il  fût  déjà  tard  dans  la 
matinée,  une  centaine  de  curieux  seulement  station- 
naient devant  le  guichet  du  Pont-Royal.  Ils  gardèrent 
le  plus  profond  silence,  comme  au  passage  d'un  convoi 
funèbre.  Pas  un  mot,  pas  un  cri,  pas  un  geste  pour 
saluer,  maudire  ou  retenir  les  fugitifs.  Chez  ceux  qui 
partaient  et  chez  ceux  qui  restaient,  c'était  le  même 
abattement.  Le  cortège  suivit  les  quais  en  longeant 
le  mur  du  jardin.  Aux  Champs-Elysées,  l'impératrice 
se  pencha  hors  de  la  voiture  pour  regarder  ce  grand 
Paris,  où  elle  était  entrée  avec  crainte,  où  elle  avait 
trouvé  quatre  années  de  bonheur,  qu'elle  quittait  le 
cœur  déchiré  et  les  yeux  pleins  de  larmes,  et  qu'elle 
devait  si  vite  oubliera 

Quand  Joseph  rentra  dans  Paris,  le  départ  de  l'im^ 


L  Sowsenir»  de  Menexial.  Il,  51-&3;  Cf.  56-57.  Cf.  la  Nota  de  MeDeval  entra 
dans  la  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  16-17.  Mémoires  de  la  g'w^rale  DvrandL, 
165.  Journal  îun  prisonnier  anglau  (Reotie  britannique,  1826,  IV,  290-291). 

2.  Souvenirs  de  ifmecal,  II,  53->4.  Journal  d'un  prisonnier  anglais.  291.  —  La 
Corretpandanee  intime  à»  Marie- Louise,  publiée  cette  aimée  à  Vienne,  ne  laissa 

30 


466  1814. 

pératrice  était  un  fait  accompli.  Le  roi  se  trouvait 
délivré  des  angoisses  de  Findécision,  et  sa  con- 
science ne  l'accusait  point.  S'il  n'avait  pas  fait  au 
delà  de  ce  qu'il  devait  en  substituant,  avec  le 
magnanime  courage  des  responsabilités,  sa  volonté 
à  celle  de  Napoléon,  il  avait  du  moins  rempli  son 
devoir  en  obéissant  à  des  ordres  formels  et  réi- 
térés. Sur  un  point,  cependant,  Joseph  ne  s'était 
pas  conformé  aux  instructions  de  l'empereur.  Dans 
l'idée  de  Napoléon,  le  départ  de  Timpératrice  était 
inséparable  de  la  translation  immédiate  du  gou- 
vernement au  delà  de  la  Loire.  Les  ordres^,  à  ce 
sujet,  n'étaient  pas  moins  précis  que  ceùy  qui  con- 
cernaient l'impératrice  :  «  Si  l'ennemi  s'avançait 
en  force  sur  Paris,  écrivait  Napoléon  le  16  mars, 
faites  partir  dans  la  direction  de  la  Loire  la  ré- 
gente, mon  fils,  les  grands  dignitaires,  les  ministres, 
les  officiers  du  sénat,  les  grands  officiers  de  la  cou- 
ronne... »  Le  8  février,  il  avait  déjà  écrit  :  «  Faites 
partir  l'impératrice  et  le  roi  de  Rome  pour  Ram- 
bouillet. Ordonnez  au  sénat,  au  conseil  d'Etat  de 
se  réunir  sur  la  Loire.  Laissez  à  Paris  ou  le  préfet, 
ou  une  commission  spéciale,  ou  un  maire  ^  »  Or,  le 
28  mars,  quand  à  l'issue  du  conseil  les  ministres  et 
les  grands  dignitaires  demandèrent  s'ils  devaient 
quitter  Paris,  il  fut  résolu  que  seuls  Cambacérès  et 
La  Bouillerie,  avec  le  Trésor,  accompagneraient  l'im- 
pératrice ;  les  autres  personnages  auraient  à  attendre 
que  l'ordre  de  départ  leur  fût  transmis  par  le  grand 
juge.  Miot  de  Mélito  raconte  que  très  surpris  de  cette 

aucun  doute  siir  les  sentiments  d'extrême  affection  que  la  jeune  souveraine 
portait  à  l'empereur.  D'après  ces  lettres,  la  fille  de  François  T",  en  épousant 
Napoléon,  avait  cru  se  sacrifier  aux  intérêts  de  la  politique;  elle  se  considé- 
rait comme  une  victime.  Mais  elle  n'avait  pas  tardé  à  être  parfaitement 
i»eureuse. 

1.  Correspondance  de  Napoléon,  21497,  21210.  Cf.  21189  et  Correspondane* 
iu  roi  Joteph,  X,  4i,  46  et  pastim 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  467 

décision,  il  en  manifesta  dans  la  nuit  même  son  éton- 
nement  au  roi  Joseph,  qui  ne  sut  lui  donner  que  de 
vagues  explications'. 

L'ordre  de  l'empereur  était  là,  clair  et  formel, 
et  comme  dicté  dans  une  vision  de  l'avenir.  Tous, 
Joseph  même,  devaient  quitter  Paris*.  Que  le  roi  prît 
sur  lui  d'y  rester,  puisqu'il  portait  l'uniforme  des 
grenadiers  de  la  garde  et  qu'on  allait  se  battre,  cela 
se  conçoit.  Qu'il  ne  désignât  point  un  commissaire 
impérial,  cela  se  comprend  encore,  car  il  lui  était  bien 
diflicile  de  faire  un  choix,  alors  que  l'empereur  lui- 
même  n'avait  pu  s'y  résoudre,  refusant  nettement  le 
duc  de  Rovigo  et  renonçant  au  roi  Louis,  qu'il  avait 
semblé  disposé  à  accepter  d'abord'.  Mais  que  Joseph 
ajournât  le  départ  du  gouvernement,  voilà  qui  s'ex- 
plique avec  peine.  Ne  devait-il  pas  penser  que  dans 
le  désarroi  et  la  confusion  d'un  assaut,  les  ordres  du 
grand  juge  parviendraient  difficilement,  et  qu'en  tout 
cas,  il  serait  fort  aisé  de  s'y  dérober?  Le  roi  croyait 
peut-être  que  le  danger  n'était  pas  si  pressant,  qu'il  y 
avait  chance  de  repousser  l'ennemi.  Mais  on  avait 
bien  dérangé  l'impératrice,  le  roi  de  Rome,  Camba- 
cérès;  on  pouvait  bien  déranger  les  ministres  et  M.  de 
Talleyrand,  quitte  à  les  faire  revenir  à  Paris  trois 
jours  plus  tard,  comme  il  semble  que  la  chose  avait 
été  arrêtée  avec  Marie-Louise*.  Faut-il  conclure  de 
cet  étrange  ajournement  que  Joseph  voulait  rester  à 
Paris  dans  le  dessein  de  traiter  avec  les  Alliés  au  nom 
de  la  France,  afin  de  rendre  définitif,  sous  Marie- 
Louise  régente,  son  titre  provisoire  de  lieutenant 
général  de  l'empire?  Pour  cela,  la  présence  des 
ministres,  surtout  celle   du  sénat,  était  nécessaire. 

1.  Mémoire»  de  Miot  de  ifelito.  III,  349-350. 

2.  Cnrrespnndance  de  Napoléon,  21 4S7.  «  Ne  quitte»  pJU  mon  fà*.  » 
S.  Ibid.,  21 IM,  t\  190,  SI  210. 

X.  Correspondance  d*  roi  Joseph,  X,  214  (lettre  de  Marie-Looise). 


4G8  1814. 

Onsaitqu'au  commencement  de  mars,  des  personnes 
de  l'entourage  de  Joseph  et  même  des  sénateurs  lui 
avaient  fait  des  ouvertures  dans  ce  sens.  Le  jour  du 
départ  de  l'impératrice,  ils  les  renouvelèrent.  Mais 
ceux-là  mêmes  qui  ont  dévoilé  ces  intrigues  portent' 
témoignage  que  le  frère  de  l'empereur  n'y  voulut 
point  tremper*  ;  et  pendant  les  vingt-quatre  heures 
que  Joseph  resta  seul  à  Paris,  chef  du  gouvernement 
et  de  l'armée,  non  seulement  il  ne  tenta  rien  pour 
entrer  en  pourparlers  avec  les  Alliés,  mais  tous  les 
parlementaires  furent  refusés  aux  grand'gardes  -. 
Dans  le  conseil  du  28  mars,  le  roi  pécha  seulement 
par  imprévoyance.  Il  n'en  commit  pas  moins  une 
grande  faute.  En  remettant  au  lendemain  ce  qu'il 
était  si  simple  d'ordonner  pour  le  jour  même,  Joseph 
se  fit  le  complice  involontaire  des  événements  qui 
suivirent. 

La  nouvelle  du  départ  de  l'impératrice  qui  se  ré- 
pandit dans  Paris,  déjà  si  alarmé,  y  jeta  la  consterna<^ 
tion.  Quk,l  espoir  conserver  puisque  le  gouvernement 
lui-même  désespérait?  Pourquoi  prendre  les  armes 
puisqu'il  était  le  premier  à  donner  l'exeniple  de  la 
désertion?  Ainsi  pensaient  tous  ceux  qui,  en  obéissant 
aux  illusions  du  patriotisme,  avaient  jusqu'au  dernier 
jour  cru  impossible  cette  chose  monstrueuse  :  les 
Cosaques  à  Paris.  Dans  la  masse  de  la  population, 
beaucoup  souffraient  d'avoir  à  subir  cette  honte  ; 
mais  chez  le  plus  grand  nombre,  la  terreur  l'empor- 
liit  sur  l'humiliation.  La  fille  de  celui  qui  était  re- 
gardé comme  le  plus  puissant  monarque  de  la  Coali- 
tion abandonnant  Paris,  il  semblait  que  disparût 
avec  ell«  la  sauvegarde  de  la  capiê^e.  Lii  fuite  de 
Marie-Louise  livrait  Paris  au  pillage,  à  l'incendie,  à 

1.  Rovi,a:o,  VII,  4-5.  Cf.  «  1814  »,  250. 

t~  Récit  de  Po^re,  citô  par  Pobs  de  l'Hérault  Appendice,  496. 


LES    ALLIÉS     DEVANT     PARIS.  ♦û3 

toutes  les  violences,  à  tous  les  désastres  :  Paris  était 
voué  au  sort  de  Moscou  '  ! 

Le  canon  que  l'on  entendait  gronder  vers  Bondy, 
les  habitants  de  Romainville,  de  Pantin.  d'Auber- 
villiers,  qui  passaient  éperdus  les  barrières,  l'appel 
aux  armes  distribué  dans  les  rues  et  commençant 
par  ces  mots  :  «  Nous  laisserons-nous  piller,  nous 
laisserons-nous  brûler?  »  n'étaient  point  faits  pour 
calmer  les  frayeurs.  Nombre  de  g:ens  quittèrent 
Paris.  Les  routes  de  Rouen,  de  Chartres,  de  Dreux, 
étaient  encom})rées  de  voilures  de  toute  espèce  :  ber- 
lines, cabriolets,  chars  à  bancs,  remplis  de  femmes 
et  d'enfants,  fourgons  remplis  de  meubles.  A  la 
Bourse,  sur  les  boulevards,  dans  les  faubourgs,  la 
foule  s'amassait,  exprimant  son  indignation  du  dé- 
part de  la  régente.  «  Ce  fut  la  première  fois,  rap- 
porte un  témoin,  que  j'entendis  le  peuple  accuser 
l'empereur.  »  Vers  quatre  heures  on  afficha  cette  pro- 
clamation du  roi  Joseph  :  «  Citoyens  de  Paris,  une 
colonne  ennemie  s'avance  sur  la  route  d'Allemagne; 
l'empereur  la  suit  de  près  à  la  tète  d'une  armée  vic- 
torieuse. Le  conseil  de  régence  a  pourvu  à  la  sûreté 
de  l'impératrice  et  du  roi  de  Rome.  Je  reste  avec 
vous.  Armons-nous  pour  défendre  cette  ville...  L'em- 
pereur marche  à  notre  secours.  Secondez-le  par  une 
courte  et  vive  résistance,  et  conservons  l'honneur 
français.  »  La  proclamation  n'était  pas  mal  conçue, 
car  c'était  rassurer  la  population  de  dire  qu'on  n'au- 
rait aiïaire  qii'à  une  colonne  et  que  l'empereur  arri- 
vait à  marches  forcées.  Malheureusemeut  le  départ 
de  l'impératrice  démentait  ce»  affirmations.  De  plus, 
Joseph  n'était  point  populaire.  On  accueillit  mal  sa 

I. /oHmal  <fiin  prisonnier  anglais,  292-293.  Pon»,  151.  Rodrignes,  56-41. 
RévMations  de  Morin,  21.  Cf.  Mannont  à  Napoléon,  Paris,  31  mars,  4  h«are« 
iu  matio.  Arcti.  uvt.,  AF.  ir,  1970. 


470  1814. 

proclamation,  et  ceux  qui  avaient  encore  le  cœur  de 
plaisanter  colportèrent  aussitôt  ce  méchant  quatrain'  : 

Le  roi  Joseph  pâle  et  blême 
Pour  nous  sauver  reste  avec  nous. 
Croyez,  s'il  ne  nous  sauve  tous, 
Qu'il  se  sauvera  bien  lui-même. 

Les  sentiments  de  la  foule  sont  multiples.  Dans  ces 
groupes  irrités  ou  abattus,  quelques  patriotes, —  d'au- 
tres disent  des  émissaires  de  la  police,  et  il  y  avait 
certainement  des  uns  et  des  autres  —  cherchaient  à 
relever  les  courages  et  parvenaient  à  se  faire  écouter. 
Ils  montraient  des  régiments  et  des  batteries  qui  dé- 
filaient dans  la  direction  des  barrières  du  Nord.  Ainsi, 
disaient-ils,  on  a  l'intention  da  combattre,  et  le  dé- 
part de  l'impératrice  n'implique  pas  le  dessein  de 
livrer  Paris.  Quand  les  Russes  ont  abandonné  Moscou, 
ils  n'avaient  préalablement  pris  aufiiine  mesure  de 
défense.  Si  donc  on  s'occupe  de  défendre  Paris,  c'était 
qu'on  ne  veut  pas  l'abandonner,  et  si  l'on  se  prépare 
à  la  résistance,  c'est  que  la  résistance  paraît  possible. 
Les  forces  de  l'ennemi  sont  peu  nombreuses,  des 
renforts  sont  en  marche  pour  secourir  Paris,  l'empe- 
reur lui-même,  qui  ne  voudra  pas  laisser  prendre  sa 
capitale,  va  arriver  avec  la  garde.  La  conclusion  de 
toutes  ces  paroles,  conclusion  qui  trouvait  nombre 
d'approbateurs  parmi  les  ouvriers,  c'était  que  la  po- 
pulation courût  aux  armes  et  secondât  énergique- 
ment  l'armée  et  la  garde  nationale.  Mais  les  alar- 
mistes ripostaient  :  Napoléon  est  en  déroute,  Joseph 
est  un  lâche,  Clarke  un  traître.  La  défense  ne 
servira  qu'à  exaspérer  les  Alliés,  qui  sont  plutôt  des 

1.  Giraud,  81.  Journal  (fun  pritotmier  anglais,  1293.  Rovigo,  VII.  5,  6.  — 
Il  y  eut  dana  les  premiers  jours  d'avril  des  caricatures  sur  Joseph.  On  le 
montrait  détalaot  au  grand  galop  en  criant  :  «  Courage!  Je  vais  cherche» 
des  renforts.  ■  Bibliotb.  nat.,  Cabinet  des  Estampes,  £.  B.  138. 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  471 

libérateurs  que  des  ennemis.  On  a  tout  à  gagner 
à  la  chute  du  tyran.  Ce  sera  une  délivrance.  Il  n'y 
aura  plus  ni  guerre,  ni  conscription,  ni  impôts.  Et 
l'on  rappelait  les  proclamations  royalistes  affichées 
et  jetées  sous  les  portes  durant  les  dernières  nuits. 
Toutes  les  opinions  se  manifestaient.  Chez  les  uns,  il 
y  avait  de  l'éuergie  et  encore  de  l'espoir,  chez  d'au- 
tres régnait  l'épouvante; mais  le  sentiment  qui  domi- 
nait était  la  stupeur.  Au  reste,  bien  que  l'on  sût  l'en- 
nemi presque  sous  Paris,  on  ne  croyait  pas  à  une 
bataille  pour  le  lendemain.  Les  théâtres  ouvrirent.  A 
Feydeau,  il  n'y  avait  que  vingt  personnes  dans  la 
salle,  mais  aux  Français,  où  l'on  jouait  Gabrielle  de 
Vergy,  on  fit  encore  une  recette  de  380  francs*. 

luformés  cependant  de  l'approche  des  Alliés,  et 
par  les  lettres  de  Compans  et  par  les  dépêches  qu'en- 
voie dheure  en  heure  l'officier  du  génie  en  observa- 
tion sur  la  tour  de  Montmartre*,  le  roi  Joseçh  et  le 
ministre  de  la  guerre  arrêtent  les  dernières  mesures. 
Joseph  qui  a  reconnu  le  terrain  dans  la  matinée  donne 
la  disposition  pour  le  lendemain  '.  Clarko  veille  à  tous 
les  détails.  Il  écrit  soixante  lettres.  Il  exhorte  Com- 
pans à  disputer  le  terrain  pied  à  pied,  «  ...  le  salut  de 
l'Etat  dépendant  peut-être  de  pouvoir  contenir  l'en- 
nemi deux  ou  trois  jours  ».  11  presse  le  retour  des 
maréchaux  Marmont  et  Mortier,  puis  il  leur  transmet 
les  instructions  du  roi  Joseph.  Il  rappelle  la  colonne 
d'infanterie  en  marche  vers  Beauvais.  Il  ordonne  à 
HuUin  de  former  sur-le-champ  six  bataillons  de  guerre 
dans  les  dépôts  de  la  ligne,  d'armer  un  bataillon  d'of- 

1.  Rapports  de  police,  28  mars  et  t9  mare.  Arcb.  nat.,  F.  7.  3737.  Béranger, 

ila  Bioyraptuf.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  ?98,  301,  Rodriguei.  45.  note  L 
Arch.  de  la  Comedie-Française.  La  moyenne  des  recettea  en  1812  était  de 
3000  fr.,  et   1814  (pendant  linvamon)  de  1  200  fr. 

2.  Compans  et  Fauquet  à  Clarke.  29  mars.  Ar-Ji.  de  la  guerre. 

3.  Juseph  à  Clarke,  et  Clarke  à  Uarmaatr^  Uftrv'er»  à  Compans,  29mara. 
Arci>    de  la  giterre. 


472  1814. 

ficiers  sans  emploi,  d'interroger  les  prisonniers  ame- 
nés de  Ville-Parisis,  d'envoyer  une  garnison  à  Saint- 
Denis,  de  l'infanterie  au  fort  de  Vincennes,  les  élèves 
d'Alfort  au  pont  de  Charenton.il  mande  àOrnano  d'en- 
divisiomier  tous  les  hommes  des  dépôts  de  la  garde  et 
de  les  poster  en  avant  des  faubourgs,  à  Fririon  de  faire 
occuper  par  les  élèves  de  Saint-Cyr  les  ponts  de  Sèvres, 
de  Saint-Cloud  et  de  Neuilly,  à  Préval  de  diriger  sur 
Paris  ce  qu'il  a  de  disponible  :  «  ...  il  importe  peu  que 
les  cavaliers  soient  équipés  pourvu  qu'ils  soient  mon- 
tés et  armés.  »  Il  nomme  auxcommandements  vacants. 
Il  invite  Chabrol  à  hâter  la  levée  des  mobilisés  de  la 
Seine.  Il  avise  Daru  que  des  troupes  vont  se  concentre 
sous  Paris,  auxquelles  il  faut  assurer  des  vivres,  et  iï 
l'informe  qu'il  manque  des  capotes  aux  élèves  dd 
l'école  polytechnique,  qui  bivouaquent  depuis  I 
veille.  Il  ordonne  au  général  d'Aboville  d'établir 
quatre-vingt-quatre  pièces  de  position  sur  les  hau- 
teurs de  Montmartre  et  de  Belleville  et  à  la  tête  des 
faubourgs,  et  d'organiser  huit  batteries  de  réserve  *^ 
Le  duc  de  Feltre,par  malheur,  portait  trop  tard  son 
activité  sur  la  défense  de  Paris.  On  aurait  pu  y  tenir 
deux  ou  trois  jours,  même  avec  le  petit  nombre  de 
soldats  dont  on  disposait  ;  mais,  pour  cela,  ce  n'était 
pas  le  29  mars,  presque  sous  le  canon  de  l'ennemi, 
qu'il  eût  fallu  préparer  la  résistance.  C'était  au  mois 
de  février  qu'on  aurait  dû  tout  commencer,  c'était  ] 
dans  la  dernière  semaine  de  mars,  alors  que  le  manque 
de  nouvelles  de  l'empereur  provoquait  tant  d'inquié 
tudes,  qu'on  aurait  dû  tout  finir.  Le  29  mars  seule- 
ment on  s'occupait  sérieusement  de  défendre  Paris! 
Pouvait-on  en  douze  heures,  non  seulement  établir  des 
ouvrages,  mais  pouvait-on  même,  vu  le  manque  d 

\.  Correspondant  d«  Qarke.  39  mars.  Àrcb.  de  la  guerre. 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS  473 

chevaux,  transporter  quatre-vingt-quatre  bouches  à 
feu  sur  les  hauteurs  de  Belleville  et  Montmartre? 
Pouvait-on,  vu  le  manque  de  cadres  et  de  canonniers, 
orj^aniser  huit  batteries  légères?  Pouvait-on  lever  et 
incorporer  deux  mille  mobilisés,  monter  trois  mille 
cavaliers,  armer  douze  mille  fantassins  et  gardes  na- 
tionaux, faire  rejoindre  tous  les  disponibles  des  dé- 
pôts du  Havre,  de  Rouen,  de  Tours,  d'Orléans? 

Tandis  que  Clarke  donnait  ces  ordres  tardifs,  dont 
un  grand  nombre,  soit  manque  de  temps,  soit  con- 
fusion, soit  négligence,  ne  furent  pas  exécutés',  les 
colonnes  ennemies  s'approchaient  de  Paris.  Certains 
retards  s'étaient'cependant  produits  dans  la  concen- 
tration desdiiïérents  corps  alliés.  ApVès  le  double  com- 
bat de  Fère-Champenoise,  le  \ieux  Blùcher  ayant  re- 
trouvé l'ardeur,  bien  que  n'ayant  pas  recouvré  la  santé, 
avait  pressé  la  marche  de  ses  troupes.  L'armée  de  Bo- 
hême, au  contraire,  avait  cheminé  avec  une  extrême 
lenteur  le  26  mars  et  surtout  le  27,  Schwarzenberg 
voulant  que  l'on  défilât  sur  la  route  de  Paris  comme  à 
une  revue  du  Prater^  Le  28  mars  seulement,  les  Aus- 
tro-Russes atteignirent  les  bords  de  la  Marne,  et  le 
grand  quartier  général  s'établit  à  Quincy,où  le  prince 
de  Schwarzenberg  donna  les  ordres  pour  la  journée  du 
lendemain.  Les  Coalisés  avaient  résolu  d'attaquer 
Paris  par  le  Nord.  On  conçoit  leurs  raisons.  De  ce 
côté,  ils  étaient  protégés  par  la  Marne  contre  un 
mouvement  de  Napoléon  dans  leur  dos,  et,  en  cas 

1 .  Entre  antres,  Tordre  d'assurer  des  vtvres  aax  troupes  de  Marmont  et  da 
Mortier.  Kabvier  (Journal  det  opération*  du  6*  corp*  «Tamtée)  rapporte  •  qa'ea 
arrivaDtà  Cbarenton,  tes  troupes  ne  trouvèrent  pas  aoe  s^ule  ration  •.Data 
une  note  de  Brucjr,  citée  par  Pons  (p.  4681,  il  est  dit  que  la  direction  générais 
des  Tivres  n*était  pas  instniite  de  l'arrivée  de  ces  deux  corps  d'armée.  Data 
ce  cas,  la  faute  incomba  à  Daru,  car  il  avait  été  avisé  par  Clarke. 

?.  Relation  de  Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  à  la  date  du  24  mars.  —  La 
grand  quartier  général  s'établit  le  25  mars  à  Fère-Cbampenoise.  le  26  à 
Tretfaux,  le  27  à  Coulommiers.  Ordre»  4«  Schwarzenberg,  cit.  par  Schela,  II, 
&i.  85,  118, 


474  181 4. 

d'échec,  ils  avaient  une  ligne  de  retraite  assurée  sur 
les  Pays-Bas.  Aux  yeux  des  généraux  alliés,  il  n'y 
avait  point  une  heure  à  perdre  si  l'on  voulait  s'em- 
parer de  Paris  avant  le  retour  de  l'empereur.  Aussi, 
négligeant  toute  reconnaissance  préalable,  ils  arrêtè- 
rent que  les  troupes  marcheraient  au  plus  vite,  en 
trois  fortes  colonnes,  de  façon  à  tout  balayer  "sur 
leur  passage.  La  colonne  de  droite  composée  du  gros 
de  l'armée  de  Silésie  (corps  York,  Kleist,  Langeron 
et  infanterie  de  Woronzoff),  qui  ayant  déjà  traversé 
la  Marne  avait  repoussé  les  divisions  Compans  et 
Ledru  Desessarts  au  delà  de  Claye,  prendrait  par 
Mory  et  Le  Mesnil  et  viendrait  s'établir,  à  la  hauteur 
de  Saint-Denis,  à  cheval  sur  la  route  de  Lille.  La 
colonne  du  centre,  formée  des  corps  Rajewsky  et  des 
gardes  et  réserves  de  Barclay  de  Tolly,  passerait  la 
Marne  à  Meaux  et  se  dirigerait  sur  Bondy  par  Claye. 
La  colonne  de  gauche,  enfin,  comprenant  les  corps 
de  Gyulai  et  du  prince  de  Wurtemberg,  passerait 
également  la  Marne  à  Meaux  et  longerait  la  rivière 
jusqu'à  Neuilly.  Afin  de  parer  à  une  attaque  éven- 
tuelle de  Napoléon,  les  corps  de  Sacken  et  du  comte 
de  Wrède  resteraient  à  Meaux  et  à  Trilport,  jetant 
des  avant-postes  vers  la  Ferté-sous-Jouarre,  Rebais 
et  Coulommiers'. 

Suivant  ces  ordres,  le  29  mars  à  la  pointe  du  jour 
les  Russes  de  Rajewsky  et  de  Barclay,  ayant  avec  eux 
le  czar  et  le  roi  de  Prusse, passèrent  la  Marne  et  rejoi- 
gnirent à  Claye  les  Prussiens  de  Kleist  et  d'York. 
Ceux-ci,  dont  les  avant-postes  occupaient  Ville-Parisis, 
tiraillant  avec  les  grand'gardes  de  Compans  qui  te- 
nait toujours   à   Vert-Galant,  cédèrent  la  route  de 

1.  Ordres  de  Scbwarzenberg  et  de  Blûcher  pour  la  journée  du  29  mars, 
Quincy  et  Meaux,  28  mars,  cités  par  Plotho,  III,  396-397.  Cf.  Relation  do 
Diebitsch.  Arch.  de  la  guerre,  et  journal  de  Laugeroa.  Arch.  top.  d*  Saint» 
Pétersbojirg,  29103. 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  475 

Bondy  aux  nouveaux  arrivants  et  marchèrent  par  leur 
droite  surMory.  (Déjà  Langeronet  WoronzofT  étaient 
engagés  sur  le  chemin  du  Tremblay.)  Pendant  que 
Ton  procédait  à  ces  mouvements,  un  parlem^u taire 
qui  n'était  autre  que  le  colonel  Bliicher  en  personne, 
se  présenta  aux  avant-postes  français.  Reçu  par  le 
général  Vincent,  Bliicher  fit  connaître  l'objet  de  sa 
mission.  Il  était,  dit-il,  chargé  par  le  czar  de  porter  à 
Paris  des  propositions  de  paix  et  de  traiter  de  l'occu- 
pation de  la  capitale.  Le  général  en  ayant  référé  à 
Compans,  celui-ci  ordonna  de  renvoyer  le  parlemen- 
taire. Bliicher  alors  remit  deux  pièces  à  Vincent  :  une 
lettre  cachetée  paur  le  ministre  de  la  guerre,  et  une 
proclamation  de  Schwarzenberg  au  peuple  de  Paris'. 
Cette  proclamation  n'était  rien  moins  qu'un  appel  à 
la  révolte  contre  le  gouvernement  de  l'empereur.  Mal- 
gré leur  nombre,  malgré  leurs  succès,  malgré  leurs 
conquêtes,  malgré  leur  approche  de  Paris,  dépourvu 
de  défenseurs,  et  malgré  l'éloignement  de  Napoléon, 
les  Alliés  ne  se  sentaient  pas  encore  assez  forts  pour 
triompher  1  II  leur  fallait  l'aide  des  Français  eux- 
mêmes,  la  trahison,  la  rébellion,  la  guerre  civile  : 
«  C'est  à  la  ville  de  Paris,  disait  Schwarzenberg,  qu'il 
appartient,  dans  les  circonstances  actuelles,  d'accélé- 
rer la  paix  du  monde.  Son  vœu  est  attendu  avec  l'in- 
térêt que  doit  inspirer  un  si  immense  résultat;  qu'elle 
se  prononce  et  dès  ce  moment  l'armée  qui  est  devant 
ses  murs  devient  le  soutien  de  ses  décisions...  Pari- 
siens, vous  connaissez  la  conduite  de  Bordeaux.  Vous 
trouverez  dans  cet  exemple  le  terme  de  la  guerre 


\..» 


l.  Compans  à  Clarke,  Vert-Galant,  29  mars,  it  heures  do  matin.  Jour- 
nal de  Vincent,  Areh.  de  la  guerre. 

3.  Àrcb.  oau,  F.  7,  4292.  —  Cette  trop  fameuse  proclamation  est  datée  da 
château  de  Bondy,  29  mars.  Elle  fut  conséqueuimeni  posi-datée  par  Schwar- 
zenberg puisque  la  lettre  de  Compans  témoigne  qu'une  copie  lui  en  fvt  remis* 
à  Vert-Galant  le  29  à  8  heures  du  matin. 


476  181 4. 

Compans  indigrié  rendit  avec  mépris  la  proclama- 
tion au  colonel  Bliicher.  Pour  la  lellre  adressée  à 
Clarke,  il  ne  crut  pas  devoir  la  refuser  et  i!  la  transmit] 
incontinent*.  On nfc  sait  d'ailleurs  quels  en  étaient  les' 
termes  uï  qui  l'avait  signée  ;  et  si  l'on  a  pris  prétexte | 
de  ce  commencement  de  correspondance  pour  accuser  i 
Clarke  d'intelligence  avec  l'ennemi,  le  soupçon  paraît  ' 
peu  fondé.    Vraisemblablement  celte   lettre   n'était 
qu'une  simple  sommation  de  rendre  Paris.  Il  est  sans 
doute  difficile  de  s'expliquer  pourquoi  la  leltre  fut 
écrite  au  ministre  de  la  guerre  au  lieu  d'être  adressée 
au  lieutenant  général  de  l'empereur.  Mais  quand  bien 
même  cette  mystérieuse  missive  eût  contenu  une  in- 
vitation à  trahir,  le  fait  seul  de  l'avoir  reçue  ne  con- 
stitue pas  une  trahison.  Or  il  n'y  a  aucun  témoignage 
que  Clarke  y  ait  répondu. 

Durant  les  pourparlers  entre  le  colonel  Bliicher  et  les 
généraux  français,  un  second  parlementaire  se  pré- 
senta, demandant  un  armistice  de  quatre  heures.  Com- 
pans, qui  ne  cherchait  qu'à  gagner  du  temps  ^,  y  con- 
sentit très  volontiers  mais  sous  la  condition  ordinaire 
que  pendant  la  suspension  d'armes  les  troupes  con- 
serveraient de  part  et  d'autre  leurs  positions  sans 
faire  aucun  mouvement*. 

Tout  était  perfidie  dans  les  démarches  des  Alliés. 
S'ils  proposaient  d'envoyer  à  Paris  un  parlementaire, 
ce  n'était  pas,  comme  ils  le  prétendaient,  pour  y  por- 
ter des  paroles  de  paix  auxquelles  ils  savaient  trop 
bien  que  faute  de  pouvoirs  la  régence  ne  saurait  ré- 
pondre; c'était  pour  intimider  les  défenseurs  par  le 
dénombrement  des  troupes  prêtes  à  donner  l'assaut. 

1 .  Compans  à  Clarke,  39  mars.  Ârch.  de  la  guerre.  Cf.  Schels,  H,  136. 

2.  «  Gagner  du  temps,  c'est  ce  dont  nous  avons  le  plus  besoin  pour  donner 
celui  à  l'empereur  d'arriver  au  secours  de  la  capitale.  »  Clarke  à  Compansi 
29  mars,  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Compaos  k  Clftrk»,  99  mar«.  Joontal  4»  Vincent.  Arcb.  de  1«  gaerr*. 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  477 

S'ils  demandaient  un  armistice,  ce  n'était  pas  pour 
faciliter  les  négociations;  c'était  pour  gagner  du  ter- 
rain sans  avoir  à  le  conquérir.  A  peine  le  feu  avait-il 
cessé  aux  ivant-poslcs,  en  vertu  de  la  suspension 
d'armes,  que  les  vedettes  de  Vincent  lui  signalèrent 
sur  sa  droite  la  marche  d'un  corps  d'infanterie  venant 
de  Lagny,  et  sur  sa  gauche  la  présence  d'un  gros  de 
cavalerie  se  dirigeant  vers  Gonesse.  A  ces  nouvelles, 
les  Français  craignant  d'être  enveloppés  se  mirent  en 
retraite.  Les  troupes  alliées  qu'ils  avaient  devant  eux 
s'ébranlèrent  pour  les  attaquer  dès  qu'elles  s'aperçu- 
rent du  mouvement.  L'infanterie  de  Compans  se  replia 
sur  Paris,  par  la  forêt  de  Bondy  et  la  route  de  Metz, 
combattant  sans  relâche  et  disputant  le  lorrain  pied  à 
pied.  La  cavalerie  de  Vincent  se  porta  au  grand  trot 
en  avant  de  la  Villette  où  elle  arrêta  et  refoula  les 
trois  mille  chevaux  du  général  Emmanuel  qui  prépa- 
raient un  hurrah  sur  ce  faubourg  *. 

Vers  cinq  heures  du  soir,  le  czar  et  Frédéric-Guil- 
laume atteignirent  avec  le  gros  des  troupes  russes  les 
hauteurs  de  Clichy  en  l'Aulnoy.  Le  vent  soufflait  du 
Nord,  le  temps  était  clair,  il  n'y  avait  pas  un  nuage 
au  ciel.  Paris  apparut  au  loin  dans  un  embrasement 
de  soleil  couchant  A  ce  spectacle  une  grande  accla- 
mation :  Paris!  Paris!  jaillit  de  toutes  les  poitrines. 
Les  rangs  furent  rompus,  les  soldats  s'avancèrent 
en  foule  pour  apercevoir  cette  ville  si  fameuse,  but 
glorieux  et  terme  présumé  de  la  campagne,  cette 
capitale  de  la  France  qui  depuis  quatre  siècles  n'avait 
pas  été  approchée  par  les  armées  ennemies.  «  Toutes 
nos  misères,  rapporte  un  officier  de  l'élat-major  du 
czar,  fatigues,  blessures,  privations,  nuits  glacées  aux 
bivouacs,  marches  du  Dnieper  à  la  Seine,  parents  et 

i.  Journal  da  Vincent.  Arch.  de  la  guerre.  CL  Journal  de  Lanfbron.  Arco. 
top.  de  Saiat-F  éteraboarg,  n*  29 103. 


4?8  1814. 

compagnons  d'armes  tombés  sous  la  mitraille,  hu- 
miliations de  tant  de  défaites,  tout  était  oublié.  Nous 
étions  dans  un  enthousiasme  qui  ne  devait  jamais 
s'évanouir  et  dont  le  souvenir  est  impérissable... 
Si  officiers  et  soldats  avaient  ces  transports  d'orgueil 
et  de  joie,  que  devaient  ressentir  les  deux  souve- 
rains :  Frédéric-Guillaume  qui  avait  subi  six  ans  le 
joug  de  fer  de  l'insatiable  conquérant,  et  notre  grand 
Alexandre  qui  porte  encore  saignante  au  cœur  la 
blessure  reçue  dans  les  allées  de  Kamennoy-Ostrow, 
en  apprenant  la  prise  de  Moscou  *  1  » 

Dans  la  soirée,  Langeron  s'établit  au  Bourget,Kleist 
et  York  prirent  position  à  Aulnay,  avec  des  grand'- 
gardes  àDrancy;  l'infanterie  de  WorouzofF  occupa 
Villepinte,  que  Bliicher  choisit  pour  son  quartier  gé- 
néral. Le  corps  de  Rajewsky  s'avança  jusqu'à  Noisy- 
le-Sec,  et  les  gardes  et  réserves  s'échelonnèrent  entre 
Ville-Parisis  et  Bondy.  Seules  les  troupes  du  prince 
de  Wurtemberg  et  de  Gyulai,  ayant  dû  attendre,  pour 
déboucher  parle  pont  deMeaux,  le  passage  des  autres 
corps  d'armée,  restèrent  en  arrière.  Au  lieu  ie  venir 
occuper  Neuilly-sur-Marne,  elles  bivouaquèrent  à 
Aunet  et  à  Nanteuil  ^.  Les  deux  souverains  et  le  prince 
de  Schwarzenberg  logèrent  au  château  de  Bondy, 
d'oii  furent  expédiés  pendant  la  première  partie  de  la 
nuit  les  ordres  pour  le  lendemain.  Dès  cinq  heures 
du  matin,  toutes  les  troupes  devaient  commencer  leur 
mouvement.  La  colonne  de  droite  aurait  à  attaquer  la 
butte  Montmartre,  la  colonne  du  centre  à  s'emparer 
du  plateau  de  Romainville  et  des  sommités  de  Belle- 

1.  Danilewsky,  II,  139-140.  —  Sous  quelque  drapeau  qu'ils  marchent,  les  sol- 
dats ont  la  même  àrae  et  les  mêmes  seatiments.  C'est  dans  des  termes  pres- 
que identiques  que  Segur  (II,  33,  35)  rapporte  l'impression  de  la  Grande 
Armée  en  découvrant  Moscou  :  «  Dangers,  souffrance,  tout  fut  oublié...    » 

2.  Journal  des  opérations  de  Barclay  de  Tolly,  et  Journal  de  Langeron, 
Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  n"  29 188  et  29 103.  Schel»,  11,  Ul;  Piotho, 
m,  399. 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  47S 

ville,  et  la  colonne  de  gauche,  qu'on  supposait  arrivée 
à  hauteur,  s'avancerait  entre  Charenton  et  Vincennes, 
prenant  les  ponts,  cernant  le  château  et  venant  me- 
nacer la  barrière  du  Trône  '. 

Au  grand  quartier  général,  on  ne  se  dissimulait  pas 
que  la  journée  serait  meurtrière,  mais  on  espérait 
qu'elle  serait  courte.  Autant  par  humanité  que  par 
crainte  de  la  guerre  des  rues,  Alexandre  voulait  éviter 
à  tout  prix,  s'il  était  possible,  une  entrée  de  vive  force 
dans  Paris.  Il  comptait  pour  cela  sur  un  assaut 
impétueux  donné  à  Montmartre  et  à  Belleville.  L'oc- 
cupation de  ces  positions  dominantes,  où  l'on  tiendrait 
la  ville  sous  le  canon,  amènerait  sans  doute  les  dé- 
fenseurs à  capituler*. 

La  Coalition  avait  Bordeaux,  Lyon,  Reims,  la  moi- 
tié de  la  France.  Napoléon  trompé  par  une  audacieuse 
manœuvre  errait  en  Champagne  avec  des  débris  d'ar- 
mées. Le  czar  était  à  Bondy.  Des  fenêtres  du  château, 
il  voyait  s'éteindre  les  dernières  lumières  de  Paris  et 
s'allumer,  innonibrables,  les  feux  des  bivouacs  russes. 
Il  était  à  la  veille  de  terminer  cette  terrible  guerre, 
à  la  veille  d'effacer  la  honte  de  l'occupation  de  Mos- 
cou. Mais  ce  jour  tant  désiré  et  si  longtemps  at- 
tendu, maintenant  qu'il  était  tout  proche,  l'empe- 
reur de  Russie  ne  l'envisageait  pas  sans  un  trouble 
profond  et  une  poignante  inquiétude.  Qui,  mieux 
qu'Alexandre  P',  savait  qu'une  grande  capitale  peut 
devenir  le  tombeau  d'une  grande  armée?  Si  bien  re- 
tranchées, si  bien  armées,  si  tenacement  défendues 
qu'il  supposât  les  hauteurs  de  Montmartre  et  de  Bel- 

1.  Ordres  de  Schvarzenberg,  cités  par  Scbels,  II.  175;  lettres  de  Wolkenskj 
à  Raje'v&ky  t  à  Blài^her.  cités  par  BogdaDovritsch.  II,  337-338;  Journal 
d«  L^angeron,  Arch.  de  Saint-Pétersbourg.  Schûla.  XIII,  vol.  I,  177. 

z.  i«ttre  de  Wolkonsky  à  BHcber,  Bondy,  29  mars.  11  heures  du  aotr. 
.«urnai  aes  pièces  envojeea,  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  n*  29  190.  C£ 
Danilevskj,  n,  422. 


480  181 4. 

levi/le,  il  ne  doutait  pas  que  ces  positions  ne  fussent 
emportées  dans  la  journée.  Dûl-on  y  laisser  vingt  mille 
cadavres,  on  resterait  maître  du  terrain.  Mais  le  peuple 
de  Paris  allait-il  se  défendre?  Là  était  Tinconnu  et  là 
était  le  péril.   Qnel  imprévu  redoutable  dans  une 
guerre  de  rues!  L'avantage  du  nombre  est  en  partie 
supprimé  par  l'impossibilité  des  déploiements,  un  seul 
canon  commande  un  débouché,  l'assaillant  ignore  les 
points   où  la   défense   a  concentré   ses   forces,  les 
colonnes  éparses  marchent  comme  à  l'aventure,  hors 
de  la  main  et  de  la  vue  des  commandants  en  chef,  les 
courages  qui  s'exaltent  devant  les  premières  barri- 
cades, s'énervent,  se  lassent,  faiblissent  devant  les 
secondes  et  les  troisièmes,  quand  les  pavés  et  les  meu- 
bles pleuvent  des  fenêtres  et  que  les  balles  jaillissent 
des  soupiraux.  Le  czar  savait  qu'il  ne  fallait  espérer, 
en  tout  cas,  emporter  les  approches  de  Paris  et  Paris 
lui-même  dans  une  seule  journée.  Pour  se  rendre 
maître  de  la  ville,  si  l'on  était  contraint  d'y  entrer  de 
vive  force,  deux  jours  au  moins,  trois  jours  peut-être 
seraient  nécessaires.  Or,  trois  jours,  deux  jours  même, 
perdus    devant   les    barrières    pouvaient    entraîner 
un  désastre.  Sans  vivres  et  sans  munitions,  que  fe- 
rait cette  immense  armée,  coupée  de  sa  ligne  ma- 
nœuvre? De  la  Seineà  l'Aisne,  tout  le  pays  était  ruiné, 
ravagé,  affamé.  En  admettant  qu'on  trouvât  à  se  ravi- 
tailler du  côté  de  l'Oise  *,  où  trouver  cartouches  et  gar- 
gousses  pour  remplir  les  gibernes  et  les  caissons  vidés 
par  soixante  heures  de  combat?  Si,  enfin,  Paris  tenait 
deux  jours  seulement,  sa  résistance  permettrait  aux 
troupes  disséminées  dans  les  dépôts  voisins  de  se 
joindre  à  la  garnison,  et,  chose  tout  autrement  re- 

1.  Danilewsky  (lli  422)  rapporte  que  jusqu'au  6  avril,  bien  que  l'arir»** 
alliée  eût  toutes  les  resaoorces  de  Paris,  elle  eut  beaucoup  de  difûcuites  > 
rapprovisionaer 


LES    ALLIÉS    DEVANT    PARIS.  481 

doîitable,  cette  résistance  donnerait  le  temps  à  Napo- 
léon de  venir  en  personne  défendre  sa  capitale.  Où 
était-il  le  géant  des  batailles?  Depuis  l'avant-veille, 
on  était  sans  nouvelles  de  lui  à  l'état-major  des 
Coalisés,  ou  du  moins  les  nouvelles  que  l'on  recevait 
étaient  si  contradictoires  qu'on  n'y  pouvait  rien  dis- 
cerner. Mais  on  ne  doutait  pas  qu'il  ne  marchât  à 
grandes  journées  vers  Paris  '. 

En  proie  à  tant  d'inquiétudes,  le  czar  veilla  fort 
tard.  Tandis  que  tout  dormait  au  château  de  Bondy  et 
dans  les  bivouacs,  il  s'entretenait  avec  Ncsselrode  et  le 
prince  Woliconsky,  et  prenait  toutes  les  mesures  pour 
parer  aux  dangers  qu'il  appréhendait.  Nesselrode  re- 
çut l'ordre  de  profiter  du  moindre  arrêt  dans  le  combat 
pour  entrer  en  pourparlers  sur  la  capitulation.  «  —  Il 
faut,  dit  Alexandre,  que  Paris  se  rende  demain*.  » 
D'après  les  instructions  du  czar,  et  presque  sous  sa 
dictée,  Wolkonsky  écrivit  dix  lettres.  Sa  dépêche 
adressée  à  Blucher  portait  :  «  Il  est  de  la  plus  haute 
importance  d'assurer  nos  lignes  de  communications 
avec  les  Pays-Bas  ;  ce  qui  ne  peut  se  faire  qu'en  oc- 
cupant Compiègne  et  la  Fère.  Vous  voyez  donc  la 
nécessité  de  s'emparer  au  plus  tôt  de  Compiègne.  ■ 
Les  mêmes  recommandations  étaient  faites  au  prince 
de  Saxe-Weimar  :  «  Nous  sommes  devant  Paris  et 
nous  espérons  nous  en  emparer  demain.  Mais  il  est 
malgré  tout  de  la  plus  haute  importance,  pour  assurer 
nos  communications,  de  tenir  libre  la  route  de  Com- 
piègne. Le  général  Biilow  en  est  chargé,  mais  il  est 
trop  faible  en  hommes.  Sa  Majesté  désire  que  vous 

1.  Sur  les  craintes  âa  czar  et  sur  la  situation  critique  où  se  fussent  trou- 
vées les  années  alliées,  si  Paris  eût  tenu  quelques  jours,  voir  les  lettres  do 
Wolkonsky,  Bondy,  29  mars  (citées  plus  loin)  Relation  de  Diebitsch,  Arch. 
de  la  guerre  (à  la  date  du  21  mars).  Danilewsky,  II,  142-1*3.  Plotho,  lll 
402.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  aifa  res  étrangères,  Russie,  85;  et 
le  discours  du  maréchal  Soult.  Moniteur  du  U  janvier  1841. 

%.  Daailewsky,  Feldtug  in  Frankreick.  II.  142. 

31 


482  181 4. 

lui  envoyiez  immédiatement  des  renforts.  ))Wolkonsky 
mandait  à  Sacken  de  ne  laisser  qu'un  seul  pont  sur  la 
Marne  «  et  de  bien  garder  la  rive  gauche  en^ envoyant 
des  détachements  au  loin  ».  A  Gzernischew,  à  Jlo- 
waisky,  à  Seslavine,  à  Kaizarow,  à  tous  les  chefs  de 
corps  volants  entre  la  Marne  et  la  Seine,  il  adressa 
des  instructions  analogues.  Ils  devaient  redoubler 
d'activité  et  de  vigilance,  faire  des  exemples  sévères 
pour  arrêter  le  soulèvement  des  paysans,  multiphcr 
les  patrouilles  et  les  reconnaissances  afin  de  ne  poiut 
se  laisser  surprendre  par  une  marche  de  Napoléon 
sur  Paris.  «  Voilà,  écrivait  le  chef  d'état-major  du 
czar,  voilà  ce  qu'il  faut  empêcher  avant  tout'.  » 

Ainsi,  dans  cette  nuit  du  29  mars,  Alexandre  pen- 
sait moins  aux  triomphes  qu'aux  périls  du  lendemain. 
Ce  n'était  point  sur  Paris  qu'il  tenait  les  yeux  fixés, 
c'était  sur  la  route  de  Troyes  où  s'avançait  Napoléon 
et  sur  la  route  de  la  Fère  qui  pouvait  devenir  l'unique 
ligne  de  retraite  des  armées  alliées. 

1.  Lettres  de  "Wolkonsky  à  Blûcher  et  &  Saxe-Veiraar,  Bondy,  ?9  mars, 
11  heures  du  soir  et  30  mars,  1  heure  du  mutin  (Journal  des  p'èces  envoyées. 
Arch.  top.  de  Saiat-Pétersbourg),et  lettres  du  même  à  Uowaiskj  otc..  citées 
par  D*nilewsky,  II,  U3-141. 


LA  BATAILLE  DE  PARIS 


Le  30  mars,  à  quatre  heures  du  matin,  Paris  fut 
réveillé  par  les  roulements  du  tambour;  sur  tous  les 
points,  on  battait  la  générale.  En  peu  d'instants,  une 
partie  de  la  population  se  trouva  sur  pied,  dans  la 
rue,  en  quête  de  nouvelles.  On  annonçait  l'attaque  de 
l'ennemi.  Le  jour  qui  allait  se  lever  verrait-il  la  des- 
truction de  Paris?  Des* groupes  nombreux  d'ouvriers, 
auxquels  se  mêlaient  des  miliciens  qui  n'avaient  pu 
encore  obtenir  des  fusils,  se  portèrent  devant  l'hôtel  du 
général  lluUin,  aux  cris  :  «  Des  armes!  des  armes  1  » 
Pendant  que  la  foule  grossissait  place  Vendôme,  les 
gardes  nationaux,  des  pains  et  de  grosses  brioches 
fichés  au  bout  des  baïonnettes,  se  rendaient  dans  les 
lieux  de  rassemblement  qui  leur  avaient  été  assi- 
gnés pour  les  alertes.  Us  allaient  ensuite;  par  frac- 
tions constituées,  doubler  les  postes  des  différentes 
barrières.  La  garde  du  mur  d'octroi  était  le  seul  ser- 
vice que  l'on  eût  cru  devoir  ou  pouvoir  exiger  des 
miliciens.  Ceux  qui  sortirent  hors  des  barrières  pour 
seconder  l'armée  étaient  des  volontaires.  Il  y  en  eut 
plusieurs  milliers,  et  parmi  eux  un  certain  nombre 
de  jeunes  élégants  qui,  le  matin,  avaient  tenu  con- 
seil chez  Tortoni  pour  décider  «  s'il  ne  serait  pas 
ridicule  de  se  battre  ».  On  vit  aussi  des  gens  du 
peuple  s'a'vancer  sans  armes  sur  le  champ  de  ba- 


484  181 4. 

taille,  ramasser  les  fusils  des  morts  et  faire  le  coup 
de  feu*. 

Toutes  les  troupes  étaient  en  avant  de  Parij,  ;  les 
unes  déjà  établies  sur  les  positions,  les  autres  en 
marche  pour  les  venir  occuper.  A  la  gauche,  la  cava- 
lerie du  général  Ornano  el  celle  du  général  Vincent, 
déployées  entre  Saint-Ouenet  la  Chapelle,  couvraient  j 
la  butte  Montmartre,  où  des  chevaux  de  fiacre  réquisi-i| 
tionnés  hissaient  des  canons  et  qui  avait  seulement 
pour  défenseurs  un  détachement  de  sapeurs  pompiers 
et  quelques  compagnies  de  garde  nationale.  Au  centre, 
les  deux  divisions  Michel  et  Boyer  de  Rebeval,  formées 
la  veille  avec  les  dépôts  de  la  garde,  tenaient  le  terrain 
depuis  la  Villette  jusqu'aux  pentes  nord  deBelleville, 
ayant  de  forts  avant-postes  devant  Aubervilliers  et  de- 
vant Pantin,  dont  les  batteries  de  position  du  Rouvroy 
et  de  la  butte  Chaumont  commandaient  le  débouché. 
La  division  Compans  et  la  division  Ledru  Desessarts 
étaient  massées  sur  la  butte  Beauregard.  A  la  droite,  la 
cavalerie  de  Bordesoulle  et  de  Merlin  protégeait  les 
abords  de  Charonne  et  des  buttes  du  cimetière  Mont- 
Louis  et  de  Fontarabie,  dont  vingt-quatre  pièces  de 
canon  garnissaient  les  crêtes .  Le  château  de  Vincennes 
avaitune garnison  peu  nombreuse  mais  suffisante.  Des 
détachements  mixtes  de  gardes  nationaux,  de  vété- 
rans, d'élèves  d'Alfort  et  de  cadres  de  la  ligne  occu- 
paient Saint-Maur  et  Gharenton.  Six  campagnies  de 
grenadiers  de  la  garde  nationale  et  les  élèves  de  l'école 
polytechnique,  avec  vingt-huit  canons,  défendaient  la 
barrière  du  Trône.  Le  corps  de  Marmont  marchait  ra- 
pidement de  Saint-Mandé  sur  Romain  ville,  afin  derem- 

1.  Journal  d'un  officier  anglais  prisonnier  sur  parole  {Revue  Britanniqy<.e,  V,: 
85,87).  Relation  anonyme  dans  la  Suite  aw  Mémorial,  11,285-286.  Rodriguea,  48-i 
54;  Giraud,  83,  83;  Bêraoger,  Ma  Biographie,  141;  La  Valette,  II,  89;  Rovigo, 
VII,  10-11;  dispositif  en  cas  d'alerte.  Cf.  Ordonnance  de  Louis  XVIII  reJi 
live  a  la  garde  nationale,  5  août  1814.  Ârch.  nat.,  F.  9,  754.  F.  9,  761. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  *85 

plir  au  plus  vite,  en  s'établissant  sur  le  plateau,  le 
vide  qui  existait  dans  la  ligne  de  bataille,  et  le  corps 
de  Mortier  levait  ses  cantonnements  de  Picpus  pour 
veni'-  prendre  position,  en  seconde  ligne,  de  Mont- 
martre au  caaal  de  TOurcq*. —  En  comprenant  dans  ce 
total  les  gardes  nationaux,  les  vétérans,  les  canonniers 
invalides,  les  élèves  des  écoles  polytechnique  et  d"Al- 
fort.  Paris  avait  quarante -deux  mille  hommes*  en- 


1.  Ordres  de  Clarka,  29  mars;  Journal  de  la  division  Royer  de  Rebeval; 
Joamal  de  Vincent:  Arch.  de  la  guerre.  JUémoires  de  Marmont,  VI,  2-40-24Î 
Journal  d'un  officier  anglais,  93-94,  99. 

2.  1*  Garnison  de  Paris  proprement  dite  :  Omano  (disponibles  des  dépôts 
de  la  garde),  division  Michel  :  3600  hommea  (dont  3000  envoyés  le  28  mars  à 
Claye  rentrèrent  le  29  dans  la  soirée  sous  le  commandement  d'Ornano)  ;  division 
Boyer  de  Rebeval  :  1  8U0  hommes.  Cavalerie  de  Dautencourt  :  800  hommes 
(y  compris  les  escadrons  polonais  envoyés  le  27  à  Claye).  —  HuUin  :  dispo- 
nibles des  dépôts  de  la  ligne  (qui  d'après  les  ordres  de  Clarke  durent  renfor- 
cer les  troupes  de  Compans  et  de  Ledru  Desessarts)  :  3000  ;  garde  nationale 
parisienne  :  12  000  (presque  tous  entin  complètement  armés,  car  on  avait  dis- 
tribué le  matin  même  deux  ou  trois  mille  fusils);  artillerie  de  la  garde  pari- 
sienne (volontaires,  polytechniciens  et  invalides)  :  800.  Canonniers  de  la  ma- 
rine, de  la  garde,  de  la  ligne,  canonniers  hollandais  :  1000.  Gendarmerie 
d'élite  :  800.  Vétérans  :  500.  Total  :  23200  hommes. 

2*  Garnisons  de  Saint-Denis,  Vincennes,  postes  des  ponts  de  Charenton, 
Saint-Maur,  Neuilly,  etc.  (vétérans,  cadres  de  la  ligne,  détachements  de 
jeune  garde,  élevés  d'Alfort  et  de  Saint-Cyr,  gardes  nationales  de  la  ban- 
lieue] :2500  hommes  environ  dont  moitié  sont  déjà  comptes  ci-dessus  dims 
la  (garnison  de  Paris  :  soit  1  200  hommes. 

3*  Corps  de  Compans  arrivé  de  Meaux  :  division  Compans,  IMO;  division 
Ledru  Desessarts.  3400.  Cavalerie  de  Vincent,  Cosaques  polonais  et  12*  de  mar- 
che de  grosse  cavalerie  :  1400.  Total  :6000  hommes,  dont  il  y  a  à  réduire  an 
moins  16  pour  100  pour  les  pertes  des  27,  28  et  29  mars.  Reste  :  5 100  hommes. 
4*  Corps  de  Marmont:  divisions  Lagrange,  Ricard  et  Arrighi  :  3300.  Cavale- 
rie de  Merlin  et  de  Bordesoulle  :  1400  hommes.  Total  :4700. 

5*  Corps  de  Mortier  :  divisions  Cbristiani,  Curial  et  CharpenUer  :  4600. 
Cavalerie  de  Belliard  (division  Roussel  et  7*  et  9*  de  marche)  :  1 900.  Total  : 
6500  hommes.  —  Total  général  :  41800  hommes. 

Situations  dn  29  mars.  Correspondance  de  Clarke,  27,  28  et  29  mars.  Ledru 
Desessarts  à  Clarke,  26  mars.  Ornano  à  Clarke,  24  mars.  Journal  de  Vin- 
cent. Journal  de  Boyer  de  Rebeval,  etc.  .\rch.  de  la  guerre.  Cf.  le  utbleau 
annexé  au  tom6  VII  des  Mémoires  de  Marmont,  lequel  tableau  est  du  reste 
•ur  nne  infinité  de  points  contredit  par  les  documents  des  archives.  —  Si  l'on 
■e  rapporte  à  la  page  456  de  t814,  on  verra  que  le  total  des  forces  françaises 
le  28  mars  s'élevait  à  43200  hommes.  Cette  diâ'érence  en  moins  s'explique  par 
le  départ  des  troupes  formant  l'escorte  de  l'impératrice  et  par  les  perte*-  subies 
par  Compans  à  Meaux,  Ville-Parisis  et  Vert -Galant.  Les  dépôts  de  la  garde 
donnèrent  d'ailleurs  plus  de  disponibles  qu 'Ornano  n'en  promettait.  On  comp- 
tait ,ur  5500  pour  le  28  mars,  et  il  ;  en  eut  62UO  le  30  mars. 


486  1814. 

viron  pour  sa  défense  extérieure  et  intérieure.  Les 
Alliés  étaient  cent  dix  mille*. 

Bien  que  le  roi  Joseph  eût  lui-même  reconnu  le 
terrain  et  qu'il  eût  cru  devoir  conserver,  comme  lieu- 
tenant de  l'empereur,  un  commandement  en  chef  qui 
sans  doute  l'embarrassait  fort,  il  avait  laissé  toute 
initiative  aux  ducs  de  Raguse  et  de  Trévise  quant  au 
choix  des  positions.  Ses  ordres,  transmis  par  Clarke, 
indiquaient  d'une  façon  générale  le  front  à  défendre, 
de  la  Marne  à  la  Seine.  Mais  des  principaux  points  à 
occuper,  il  n'était  pas  question.  Le  roi  et  le  ministre 
s'en  remettaient  à  l'expérience  des  deux  maréchaux'. 
Marmont  connaissant  l'importance  stratégique  de 
Romainville  y  envoya  pendant  la  nuit  une  reconnais- 
sance, et  sur  le  rapport  de  l'officier  que  les  Russes 
ne  s'y  étaient  pas  établis,  il  mit  incontinent  ses  troupes 
en  marche  dans  la  direction  du  plateau.  On  prit  par 
Chai'onne  et  Bagnolet.  Au  petit  jour,  comme  la  tête 
de  colonne  arrivait  à  la  hauteur  du  château  de  Romain- 
ville,  une  vive  fusillade  partit  soudain  des  bois  envi- 
ronnants. Barclay  de  Tolly,  —  le  czar,  dit-on,   — 


1.  Grande  année  :  gardes  et  réserves  :  26000  hommes;  Rajewsky, 
12  800;  Wurtemberg:  15000;  Gynlai  :  10500. Total  :  64  300  hommes.  (Le  corps  de 
AVrède  (20  000)  était  resté  à  Meaux  et  environ  6 OuO  Cosaques  battaient  l'estrade 
entre  la  Marne  et  la  Seine, 

Armée  de  Silésie:  York:  10  000;  Kleist:  8000;  Langeron  :  17000;  Woronzoff: 
12000.  Total:  47000  hommes.  La  cavalerie  de  Winzingerode  (iO  000  hommes) 
avait  été  détachée  à  la  suite  de  Napoléon,  le  corps  de  Sacken  réduit  à 
8  000  hommes  était  à  Meaux  avec  les  Bavarois  ;  le  corps  de  Biilow  —  porté  à 
une  vingtaine  de  mille  hommes  —  occupait  Laou,  La  Fère  et  était  employé 
aux  sièges  de  Soissons  et  de  Compiègne. 

Les  forces  des  Alliés  devant  Paris  s'élevaient  donc  à  111  300  fusils  et  sabres. 
Cf.  Bogdano-witsch,  II,  159-160;  Schels,  II,  169-171;  Plotho,  III.  (Annexes). 
Schiilz,  XIII,  180-183;  Danilewsky,  II,  150,  etc.  —  Ce  chiffre  de  111  000  com- 
battants est  un  chiiFre  maximum.  Plusieurs  des  historiens  précités  ne  por- 
tent qu'à  100 OC  ■  hommes  les  deux  armées  alliées  en  ligne  devant  Pans.  On 
voit  par  là  quelles  pertes  avaient  subies  les  Alliés  pendant  ces  deux  mois 
de  campagne.  Sauf  les  gardes  et  réserves,  tous  les  corps  d'armée  étaient 
réduits  de  près  de  moitié. 

2.  Clarke  à  Marmont  et  à  Mortier,  29  mars,  4  heures  du  Boir  et  II  heurea 
du  soir.  Arch.  de  la  guerre. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  4S7 

avait  eu  la  même  idée  que  Marmont  :  devancer  Ten- 
nemiàRomainville.  Acinqheures  du  matin,  la  l"  bri- 
gade de  la  division  llclfreicli  s'était  postée  dans  ce 
village,  tandis  que  la  2'  brigade  s'établissait  à  Pantin*. 
Marmont  n'abandonna  pas  son  dessein  d'occupef 
Romainville,  qui  était  une  des  clés  du  plateau.  Sans 
hésiter,  il  ordonna  l'attaque,  passant  de  la  défensive 
qu'il  avait  cru  d'abord  devoir  garder  à  une  vigou- 
reuse offensive.  Au  centre,  la  division  Lagrange, 
déployée  des  deux  côtés  de  la  route  et  ayant  pour 
réserve,  dans  le  parc  de  Brière,  la  division  Ricard, 
s'avança  contre  Romainville.  A  la  droite,  Arriglii 
établit  ses  troupes  au  Moulin  de  Malassise  et  jeta 
deux  bataillons  dans  Monlreuil.  A  la  gauche,  Com- 
pans  et  Ledru  Desessarts  gagnèrent  par  les  crêtes  nord 
du  plateau  le  bois  de  Romainville,  tandis  que  la  divi- 
sion Boyer  de  Rebeval  marchait  sur  Pantin*.  Il  «itait 
entre  six  heures  et  demie  et  sept  heures  du  matin, 
quand  le  combat  s'engagea  à  la  fois  sur  le  plateau  et 
dans  le  vallon.  Les  Russes  surpris,  et  encore  en  petit 
nombre,  cédèrent  partout  le  terrain,  abandonnant  les 
premières  maisons  de  Pantin,  le  bois  de  Romainville 
et  les  abords  du  village.  On  se  croit  maître  des  posi- 
tions. Mais  les  premiers  renforts  arrivent  à  l'ennemi. 
La  division  Menzenzow,  qui  débouche  de  Romainville, 
contientLagrange.  Le  prince  Eugène  de  Wurtemberg 
avec  deux  divisions  pénètre  dans  Pantin,  et  en  débus- 
que les  tirailleurs  de  Boyer  de  Rebeval  qui  se  replient 

1.  Fabvier,  Journal  du  s*  corpt;  Mémoires  de  Marmont,  Yl,  24l-i^2;  Schels, 
II.  1S6,  188;  Danilewsky,  M,  143.  —  Marmont,  qui  accuse  tout  le  nioade,  dit 
dans  ses  MHnoirei  qu'il  fut  trompé  par  l'officier  chargé  de  la  reconnaissance, 
•  lequel  ne  se  reudit  pas  à  Romainville  et  fit  son  rapport  comme  y  a^aut 
éi«'  •.  •  C'est  un  véritable  crime,  »  ajoute  Marmont.  Voici  qui  e«t  bien  dit, 
mais  la  Térité  c'est  que  l'ofiicieraila  parfaitement  à  RomainviUe  et  fil  un  rap- 
port exact.  Il  ne  pouvait  cependant  préroir  que  celte  position  non  occupée 
à  minuit  le  serait  à  5  heures  'lu  matin. 

2.  Journal  de  Boyer  de  Rebeval,  Arch.  de  la  guerre.  Mànoire*  de  Marmont^ 
VI,  142.  Jwi^-nal  de  Faboier,  6&-S7. 


488  181 4. 

les  uns  vers  Pré-Saint-Gervais,  où  s'est  massé  le  gros 
de  la  division,  les  autres  vers  Maisonnettes  qu'occupe 
une  des  brigades  du  général  Michel.  Les  succès  des 
Russes  s'arrêtent  là.  Sur  les  hauteurs,  les  tantassins 
de  Compans  et  de  Ledru,  fortement  établis  dans  le 
bois,  menacent  la  gauche  de  Romainville,que  les  sol- 
dats de  Marmont  s'apprêtent  de  nouveau  à  attaquer 
de  front.  Dans  le  vallon,  le  prince  Eugène  n'ose  avan- 
cer ses  colonnes  hors  de  Pantin,  sous  le  feu  croisé  des 
batteries  du  Rouvroy,  de  Pré-Saint-Gervais  et  de  la 
butte  Beauregard.  Dans  la  pensée  que  toute  tentative 
de  ce  côté  restera  inutile  tant  que  le  premier  mame- 
lon n'appartiendra  pas  aux  Russes,  il  laisse  pour 
tenir  Pantin  la  seule  brigade  Helfreich  et  la  division 
de  cuirassiers  de  Kretow  et  porte  ses  deux  divisions  à 
l'appui  des  défenseurs  de  Romainville.  L'une  entre 
dans  le  village  parle  chemin  de  Noisy-le-Sec;  l'autre, 
ayant  le  prince  à  sa  tête,  escalade  le  versant  nord  du 
plateau  afm  de  prendre  de  flanc  les  Français  qui  oc- 
cupent le  bois.  Ceux-ci  résistent  vigoureusement  et 
par  trois  fois  rejettent  les  assaillants  sur  les  pentes 
et  jusque  sous  les  murs  du  parc  de  Romainville  *. 

Pendant  cette  première  phase  du  combat,  le  maré- 
chal Mortier,  qui  avait  dû  laisser  défiler  les  colonnes 
de  Marmont  pour  se  mettre  lui-même  en  marche,  pre- 
nait ses  positions.  D'après  les  ordres  du  roi  Joseph, 
le  duc  de  Trévise  devait  occuper  le  secteur  compris 
entre  la  Yillette  et  Montmartre,  mais  jugeant  à  l'in- 
tensité du  feu  que  l'ennemi  portait  tout  son  effort  sur 
Romainville,  il  résolut  de  soutenir  la  gauche  de  Mar- 
mont. La  division  Curial  vint  renforcer  aux  Maison- 
nettes la  brigade  Sécrétant,  et  la  division  Charpen- 

1.  Journal  de  Barclay  de  Tolly,  Arch.  topogr.de  Saint-Pétersbourg,  29188. 
Jonrual  de  Boyer  de  Reljeval,  Arch.  de  la  guerre.  Mémoires  du  prince  Eurjéne 
de  Wurtemberg.  111,  281.  Cf.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  242-243,  <»*  >'oumui  d$ 
Fabvier,  67. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  489 

tier  se  massa  en  réserve  au  pied  de  la  butte  Chaumont. 
Aitisi,  il  ne  restait  à  Mortier  pour  défendre  le  nord  de 
Paris  que  la  seule  division  Christian],  qui  s'établit 
à  la  Villette  et  à  la  Chapelle,  appuyant  la  brigade 
Robert  postée  à  Aubervilliers,  et  la  cavalerie  de  Bel- 
liard  qni  se  déploya  dans  la  plaine  de  Saint-Denis, 
prolongeant  la  droite  des  escadrons  d'Ornano*. 

Il  était  déjà  dix  heures*,  et  loin  que  la  situation  fut 
désespérée  ou  même  compromise,  le  succès,  selon 
l'expression  d'un  combattant,  «  paraissait  incertain'.» 
Marmont  et  Compans  se  maintenaient  avec  un  avan- 
tage marqué  aux  abords  de  Romainville.  Dans  la 
vallée  de  i'Ourcq,  les  jeunes  soldats  de  Boyer,  soute- 
nus par  la  brigade  Sécrétant,  occupaient  de  nouveau 
Pantin.  En  vain  quatre  régiments  de  cuirassiers 
russes  avaient  débouché  du  village,  croyant  faire 
miracle.  Embarrassés  par  les  fossés  et  les  clôtures  et 
mitraillés  par  les  batteries  du  Rouvroy,  les  côtes- 
de-fer  de  Kretow  n'avaient  pu  fournir  la  charge  et 
étaient  rentrés  au  galop  dans  Pantin,  les  Alaries- 
Louises  à  leurs  trousses*.  Au  nord  de  Paris,  l'alTaire 
ne  se  dessinait  pas  mieux  pour  les  Coalisés.  Soucieux 
et  impatient  d'en  finir  avec  la  capitale,  dernier  bou- 
levard de  la  France  et  de  l'Empire,  l'état-major  allié 
avait  donné  des  ordres  pour  une  attaque  générale, 

1.  Journal  d«  Boyep  de  Rebevtf.  ArcB.  de  n  ^erre.  Mémoires  de  Marmont, 
VI,  248.  Schels,  II,  189. 

S.  Pour  le  récit  de  cette  bataille,  les  indications  horaires  ont  irne  grande 
impnrtaace.  Celles  que  nous  donnons  et  que  nous  n'avons  adoptées  qu'aprè. 
une  très  attentive  confrontation  des  relations  et  des  rapports  authentiques, 
tant  étrangers  que  français,  et  en  tenant  compte  du  temps  nécessaire  aux 
mouvements  des  troupes,  sont,  croyons-nous,  exactes,  à  an  quart  d'heure  près. 
Dans  la  plupart  des  ouvrages  français,  les  opérations  préparatoires  et,  par 
suite,  le?  diverses  phases  de  l'action  sont  avancées  d'une  heure,  quelque- 
fois de  deux.  Les  ouvrages  allemands  et  russes  sont  sur  ce  point,  comme  sur 
d'autres,  beaucoup  plus  véridiques. 

3.  Jourual  de  Boyer  de  Rebeval. 

4.  Journal  du  Barclay  de  ToUjr.  Journal  d«  Bojer  d«  RebevaL  Bogda* 
nowitscb,  U,  169. 


490  1814. 

sans  s'inquiéter  de  savoir  si  la  concentration  des  diffé- 
rents corps  s'était  opérée.  En  outre,  des  relards  vrai- 
ment extraordinaires  s'étaient  produits  dans  la  trans- 
mission des  ordres.  L'ordre  de  marcher  sur  Mont- 
martre à  cinq  heures  du  malin,  expédié  la  veille  de 
Bondy  dès  onze  heures  du  soir,  ne  parvint  au  maré- 
chal Bliicher  que  passé  sept  heures*.  Alfaibli  par  la 
fièvre,  Bliicher  avait  perdu  toute  initiative.  D'ailleurs, 
sauf  le  corps  de  Langeron  qui  occupait  le  Bourget, 
ses  troupes  se  trouvaient  encore  assez  loin  de  Paris  : 
York  et  Kleist  cantonnaient  à  Aulnay-lès-Bondy, 
Woronzoffà  Villepiute.  Langeron  entendant  le  canon 
à  sa  gauche  prit  sur  lui  de  s'avancer  vers  Pantin  sans 
attendre  des  instructions.  Durant  cette  marche,  il 
fut  rejoint  par  un  aide  de  camp  de  Bliicher  qui  lui 
communiqua  l'ordre  de  se  porter  sur  Aubervilliers  (le 
feld-maréchal  avait  enfin  reçu  la  dépèche  du  czar} 
Lan^ron  fit  aussitôt  faire  demi-tour  à  la  colonne; 
mais  grâce  à  tous  ces  retards,  son  avant-garde  n'ar- 
riva que  vers  dix  heures  devant  Aubervilliers,  où 
elle  fut  accueillie  par  un  feu  meurtrier ^  Pour  la 
colonne  de  gauche,  elle  était  encore,  à  cette  heure-là, 
entre  Chelles  et  Nëuilly-sur-Marne'.  Jamais  grande 
attaque  ne  fut  ordonnée  avec  tant  de  précipitation, 
exécutée  avec  si  peu  d'ensemble. 
-  Le  roi  Joseph,  Clarke,  Hullin  et  leurs  états-majors 
étaient  depuis  six  heures  du  matin  au  Pavillon  rouge, 
sur  la  butte  des  Cinq-Moulins  à  Montmartre.  Ils  en- 
tendaient à  leur  droite  le  canon  et  les  feux  de  pe- 
lotons et  voyaient  s'élever  des  nuages  de  fumée  au- 
dessus  du  canal  de  l'Ourcq.  Devant  eux,  tout  était 

1.  Mémoires  de  Langeron,  Arch.   des   Aff.  étrang.  Cf.  l'ordre  de  Blûcher, 
Villepinte,  30  mars,  8  heures  du  malin,  cit.  par  Schels,  U,  203. 

2.  Mémoires  de   Langeron,  Arch.   des  Aff.  étrang.  Journal  do  Langeron, 
Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg. 

3.  Schels,  II,  307.208. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  49t 

tranquille.  «  Ma  chère  amie,  écrivait  à  huit  heures 
Joseph  à  la  reine,  on  se  tiraille  depuis  le  malin;  il 
n'y  a  encore  rien  de  sérieux,  mais  nous  sommes  au 
commencement  de  la  journée.  »  D'ailleurs,  quoiqu'il 
n'y  eût  encore  «  rien  de  sérieux  »,  le  commandant  en 
chef  des  armées  de  Paris  conseillait  vivement  à  sa 
femme  de  partir  sans  délai  pour  rejoindre  l'impéra- 
trice*. Peu  après  l'envoi  de  ce  billet.  Joseph  commença 
à  distinguer  une  colonne  russe  débouchant  du  Bour- 
get.  De  dix  à  onze  heures,  on  vit  cette  colonne,  qui 
était  celle  de  Langeron,  aborder  Aubervilliers,  et 
d'autres  masses  ennemies  s'avancer  de  Blancmesnil 
et  d'Aulnay-lès-Bondy.  C'est  alors  qu'arriva  à  Mont- 
martre le  sieur  Peyre,  architecte,  ingénieur  de  la 
Ville,  capitaine  de  sapeurs-pompiers  et  futur  che- 
valier de  Saint- Wladimir.  —  Un  brave  homme,  au 
demeurant,  mais  bien  malheureusement  mêlé  à  ces 
grands  événements. 

Dîins  la  soirée  de  la  veille,  Peyre  avait  rencontré  à 
la  barrière  de  Pantin  le  général  Ilullin  en  tournée 
d'inspection.  Celui-ci  venait  d'apprendre,  avec  un 
mécontentement  qu'il  ne  dissimulait  pas,  que  le  com- 
mandant de  la  grand'garde  avait  par  deux  fois  refusé 
de  recevoir  un  parlementaire  russe.  Il  chargea  Peyre 
d'interroger  cet  officier  sur  les  motifs  de  son  refus 
et,  s'il  était  possible,  de  rejoindre  le  parlementaire  et 
de  le  ramener  aux  avant-postes.  Hullin,  il  semble, 
aurait  pu  choisir  pour  cette  mission,  déjà  singulière 
en  elle-même,  —  on  n'a  pas  coutume  de  courir  la 
nuit  après  un  parlementaire,  —  un  officier  de  son 
état-major  ou  du  moins  un  officier  de  l'armée.  Peyre 

1.  Corretpondanee  du  roi  /oteph.X,  Î15.  Cf.  Mémoires  de  Mîot  de  Melito,  III, 
J53-253.  La  reine,  dit  Miot,  s'obâtin&it  à  db  point  partir.  —  Les  femmes  oni 
parfois  de  ces  résolutions.  —  Il  fallai,  poar  l'y  décider,  an  ordre  formel  ap- 
porté vers  10  heures  par  le  général  £Ixpert.  A  midi,  la  Luxembourg  était 
iésart. 


492  181 4. 

partit  avec  un  seul  gendarme,  et  n'ayant  pu  obtenir  de 
renseignements  à  la  grand'garde  qu'on  venait  préci- 
sément de  relever —  il  paraît  qu'en  4814  les  grand'- 
gardes  étaient  relevées  au  milieu  de  la  nuit!  —  l'aven- 
tureux  architecte  n'hésita  pas  à  sortir  des   lignes 
françaises  et  à  se  diriger  vers  les  avant-postes  de  l'en- 
nemi*. Il  advint  ce  qui  était  présumable.  Peyre  tomba 
au  milieu  d'une  patrouille  de  Cosaques  dont  le  chef  le 
voyant  sans  trompette  et  sans  ordre  écrit  refusa  de  le 
reconnaître  comme  parlementaire  et  le  fit  purement 
et  simplement  prisonnier.  On  le  conduisit  d'abord  à, 
Noisy,  puis  sur  ses  protestations,  il  fut  mené  vers  six 
heures  du  matin  à  Bondy,  oii  Danilewsky,  après  avoir 
causé  quelques  instants  avec  lui,  l'informa  qu'il  allait 
prendre  les  ordres  du  czar.  Alexandre  qui  ne  désirait 
rien    tant  qu'entrer  en  communication  avec  Paris 
reçut  lui-même  le  capitaine  Peyre  dans  la  grande  ga- 
lerie du  château.  Aux  questions  du  souverain,  Peyre 
répondit  que  l'impératrice  avait  en  effet  quitté  Paris 
et  que  l'on  y  était  disposé  à  se  défendre.  Interrogé 
sur  les  forces  de  la  garnison,  il  garda  le  silence.  Le 
czar,  alors,  le  chargea  de  dire  au  commandant  en  chef 
que  c'étaient  non  point  trente  mille  hommes  mais  les 
deux  grandes  armées  alliées  qui  étaient  en  ligne, 
(c  —  Nous  serons  toujours  prêts  à  traiter,  ajouta-t-il,| 
même  si  l'on  se  bat  dans  les  faubourgs;  mais  si  l'oi 
nous  oblige  à  forcer  l'enceinte,  nous  ne  serons  plus 
maîtres  d'arrêter  nos  troupes  et  d'empêcher  le  pillage,  i 
En  manière  de  conclusion,  le  czar  remit  à  l'envoya 
de  Hullin  une  vingtaine  de  copies  de  la  proclamatioi 

1.  Tout  ce  récit  est  pris  presque  textuellement  (fans  la  lettre  (justificative)] 
de  Peyre,  Paris,  2  avril  1814  et  dans  le  cenificat  (également  justificatif)'^ 
délivré  à  Peyre  par  Hullin,  Paris,  31  mars,  2  heures  du  matin  (pièces  citées  par 
Pons,  492  sq.).  —  Le  soin  que  prit  Peyre  d'aller  relancer  Uullin  dans  la  nuit 
même  du  30  an  31  pour  obtenir  ce  certificat,  témoigne,  de  reste,  qu'il  jugeait 
lui-même  sa  conduite  comme  pouvant  prêter  aux  plus  fâcheuses  interpré» 
tations.  Il  fut  décoré  par  le  csar  la  1"  avril. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  49S 

royaliste  de  Schwarzenberg.  Peyre  ne  voulant  les 
accepter  que  sous  pli  cacheté,  on  en  fit  un  paquet'. 

Alexandre  appela  le  comte  Orlovv  et  lui  donna 
l'ordre  d'accompagner  l'officier  français  et  de  pénétrer 
avec  lui  comme  parlementaire  jusqu'au  roi  Joseph 
pour  hâter  la  reddition  de  Paris.  «  —  Partez,  mon- 
sieur, dit-il  à  Peyre,  le  sort  de  votre  ville  est  dans 
vos  mains.  »  Puis  se  tournant  vers  Orlow  et  prenant 
soudain  un  air  inspiré,  il  prononça  avec  solennité  ces 
émouvantes  paroles  :  «  —  Allez,  je  vous  autorise  à 
faire  cesser  le  feu  quand  vous  le  jugerez  convenable 
et  sans  aucune  responsabilité.  Yous  pourrez  arrêter 
les  attaques  les  plus  décisives,  même  la  victoire, 
pour  sauver  Paris.  Quand  Dieu  m'a  donné  la  puissance 
et  a  fait  le  succès  de  mes  armes,  il  a  voulu  que 
j'assure  la  paix  du  monde.  Si  nous  pouvons  arriver  à 
ce  but  sans  répandre  plus  de  sang,  nous  nous  en  fé- 
liciterons ;  autrement,  nous  poursuivrons  la  lutte 
jusqu'au  bout...  Dans  les  palais  ou  sur  les  ruines, 
l'Europe  couchera  ce  soir  à  Paris  *.  » 

Peyre,  suivi  de  son  gendarme  d'ordonnance,  et 
Orlow, avec  un  autre  officier  et  deux  trompettes,  arri- 
vèrent à  Pantin  entre  neuf  et  dix  heures  du  matin,  en 
plein  combat.  A  la  vue  des  parlementaires,  le  feu  cessa 
un  instant;  mais  comme  les  cavaliers  se  trouvaient 
encore  entre  les  deux  lignes,  il  reprit  du  côté  des  Fran- 
çais. Peyre  et  son  gendarme  piquèrent  vers  Paris,  tan- 
dis que  les  Russes,  un  moment  hésitants  et  tout  aus- 
sitôt chargés  par  un  peloton  de  chasseurs  à  cheval, 
regagnèrent  Pantin  au  triple  galop'.  Peyre  se  rendit 
d'abord  place  Vendôme,  et  ne  trouvant  pas  Hullin  à 
l'état-major,  il  le  rejoignit  sur  la  butte  Montmartre. 

1.  Lettre  de  Peyre  précitée;  Danilewsky,  II,  151-132. 

i.  Fragment   des  Mémoires  de  Michel  Orlov,  Arcb.  top.  de  Saint-Péters- 
bourg. 47  346.  Lettre  de  Peyre  précitée. 
"i.  Fragment  des  Mémoires  d'Orlow.  Lettre  de  Peyre. 


494  1814. 

Conduit  par  le  général  en  présence  du  roi  Josepîi,  'à 
qui  il  remit  les  proclamations  de  Schwarzenberg-,  il 
rapporta  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu,  dénombrant  les 
forces  des  Alliés  et  répétant  les  paroles  à  la  fois  si 
conciliantes  et  si  terriblement  menaçantes  de  l'empe- 
reur de  Russie.  Comme  pour  confirmer  le  dire  de 
Peyre,  la  plaine,  au  loin,  devenait  noire  de  Prussiens  *. 

Alors  Joseph  sentit  passer  en  lui  le  frisson  de  la  peur. 
Il  ne  craignait  sans  doute  ni  les  balles  ni  la  mort  du 
soldat  qu'il  avait  plusieurs  fois  résolument  affron- 
tées; mais  son  âme  débile  défaillait  devant  le  mâle 
et  terrible  devoir  de  la  responsabilité.  Il  n'eut  point 
cette  héroïque  vision  :  Paris  résistant  quand  même; 
les  soldats  se  repliant  des  hauteurs  sur  les  faubourgs, 
des  faubourgs  derrière  les  barrières,  des  barrières 
dansjes  rues;  les  gardes  nationaux  les  plus  rebelles 
entraînés  à  combattre  par  l'exemple  el  la  nécessité; 
Je  peup'e  exaspéré,  faisant  arme  de  tout,  élevant  des 
barricades,  transformant  chaque  maison  en  forteresse, 
opposant  la  masse  au  nombre  et  la  flamme  à  la  flamme  ; 
puis  la  nuit  suspendant  la  lutte,  et  Napoléon  arrivant 
avec  la  vieille  garde,  exaltant  les  courages,  impo- 
sant à  l'ennemi,  le  chassant  peut-être,  au  moins 
traitant  de  la  paix  sur  les  ruines  encore  menaçantes 
de  la  grande  cité.  Il  vit  les  barrières  forcées  après 
une  vaine  résistance,  faite  seulement  pour  irriter 
l'ennemi  ;  il  vit  les  troupes  en  déroute,  la  milice  jetant 
ses  armes,  la  population  terrorisée  et  éperdue,  fuyant 
en  troupeaux,  les  Alliés  ivres  de  fureur  se  ruant  au 
pillage,  au  massacre  et  à  l'incendie;  et  lui,  Joseph, 
maudit  dans  l'histoire  pour  avoir,  par  intérêt  dynas- 
tique, voué  d'un  cœur  léger  Paris  à  la  destruction  ! 

Le  roi  assembla  aussitôt  le  conseil  de  défense, 

L  Lettres  de  Peyre  et  de  Uallia. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  499 

moins  sans  doute  pour  y  chercher  des  a\âs  énergiques 
que  des  encouragements  à  la  reddition.  Il  y  avait  là 
Clarkc,  îlullin,  les  ministres  de  la  marine  et  de  l'ad- 
ministiatioQ  de  la  guerre,  le  premier  inspecteur  du 
génie,  Maurice  Mathieu,  Allent,  d'autres  encore. 
Depuis  un  mois,  tous  ou  presque  tous  désespéraient, 
et  l'exlrême  péril  ne  ranima  pas  leur  courage.  D'un 
avis  unanime,  dit-on,  le  Conseil  reconnut  la  néces- 
sité de  la  capitulation*.  Joseph  chargea  deux  de  ses 
aides  de  camp  —  l'un  était  le  général  Strolz —  de  por- 
ter ce  billet,  écrit  en  double  original,  aux  maréchaux 
Marmont  et  Mortier'  :  «  Si  M.  le  duc  de  Raguse  et 
M.  le  duc  de  Trévise  ne  peuvent  plus  tenir  leurs  posi- 
tions, ils  sont  autorisés  à  entrer  en  pourparlers  avec 
le  prince  de  Schwarzenberg  et  l'empereur  de  Russie 
qui  sont  devant  eux.  Ils  se  retireront  sur  la  Loire  '.  » 

I.  D'après  le  récit  de  Peyre  et  de  Hall  in.  le  roi  n'anrait  pas  assemblé  le 
conseil  et  se  serait  décidé  de  lai  seul.  L'anteur  des  Mémoires  du  roi  Joseph 
(X,  23)  afrirme  qu'il  j  eut  coase:!,  et  la  cbose  parait  %-raiseinblable. 

t.  Ni  Pejre  ni  Hollin  ne  parlent  du  billet  adressé  il  Mortier.  Peyre  parle 
sealeuent  da  billet  poar  Marmont  auprès  duquel  il  accompagna  l'aide  de 
camp  da  roi  sur  l'invitation  de  celai-ci.  Joseph  désirait  qae  Pejre  répétlt 
au  duc  de  Ra^se  ce  qu'il  lai  arait  dit  à  lui-même.  II  parait  certain  d'ailleurs 
qu'un  billet  fut  également  envoyé  k  M''>rtier;  mais  tandis  que  le  duc  de  Ra- 
guse reçut  cet  ordre  vers  1  heure  de  lapres-midi,  le  duc  de  Trévise,  cependant 
beancoap  plos  rapproché  de  Montmartre, ne  le  reçut  qu'après  5  heures  du  soir. 

3.  Dans  les  Mémoires  d'  Marmont  et  dans  les  Mémoires  d'un  homme  d'Etat 
(t.  XIIj  ce  trop  fameux  billet  porte  :  ■  Montmartre,  10  heures  du  malin.  «  De 
mAme  Fabvier  dit  dans  son  Journal  qne  Marmont  reçut  le  billet  à  11  heures  et 
demie.  Dans  les  Événements  de  1814  par  im  aide  de  camp  du  roi  Joseph  et  dans 
les  Mémoires  du  roi  Joseph,  ce  billet  est  daté  :  ■  Montmartre,  midi  un  quart.  » 
Cette  heure  de  midi  un  quart  a  prévalu  dans  l'opinion  de  presque  tous  les  his- 
toriens (Tbiers  cependant  évite  de  prononcer).  Nous  pensons  en  effet  que  la  date 
de  midi  un  quart  doit  être  adoptée  de  préférence  à  celle  de  10  heures,  et  cela 
pour  cette  raison  que  Peyre  qui  avait  quitté  le  czar  k  8  heures  et  demie  (Peyre 
dit  9  heures  et  demie,  mais  il  est  contredit  sur  ce  point  parOrlo  v  et  Danile  vsky) 
ne  put  aller  de  Bondy  k  Pantin,  de  Pantin  k  la  place  Vendôme  et  de  la  place 
Venddme  au  sommet  de  Montmartre,  en  moins  d'une  heure  et  demie.  Il  faut 
aiKsi  compter  le  le.'nps  que  prirent  nécessatreinent  le  rapport  verbal  de  Peyre, 
les  hésitations  de  Joseph.  la  séance  du  conseil,  si  courte  qu'elle  pût  être.  Ainsi, 
de  l'instant  ou  Peyre  quitta  le  caar  k  bondy  k  celui  où  Joseph  le  chargea 
d'accoiapa^er  le  général  Strolz,  il  dut  s'écouler  au  moins  trois  heares.  Con- 
séquemment,  ce  ae  put  être  avant  11  heures  trois  quarts  ou  midi  que  le  roi 
écrivit. 

Au  reste  la  foestioB  horaire,  sur  laquelle  on  •  longuement  discuté  poor 


496  181  4. 

Quelques  instants  plus  tard,  le  lieutenant  général  de 
Tenapereur,  abandonnant  Montmartre,  prenait  le  pre- 
mier le  chemin  de  la  Loire*. 

Tant  de  raisons  qu'eût  Joseph  pour  se  persuader 
que  la  résistance  était  impossible,  il  se  résigna  cepen- 
dant bien  vite  à  ne  la  point  prolonger.  Avant  d'envoyer 
à  Marmont  cet  ordre  démoralisant,  au  moins  devait- 
il  attendre  que  l'investissement  du  nord  de  Paris,  qui 
commençait  à  peine,  fût  achevé,  et  que  le  plateau  de 
Romainville,  oùles  défenseurs  se  maintenaient  encore 
avec  avantage,  fût  au  pouvoir  de  l'ennemie  Surtout 

condamner  ou  excuser  Joseph,  importe  beaucoup  moins  qu'il  ne  le  semble. 
Entre  11  heures  et  raidi,  Marmont  n'était  pas  plus  compromis  qu'à  10  heures. 
Le  duc  de  Raguse  occupait  encore  sa  première  position,  sa  droite  à  Malassise, 
sa  gauche  au  bois  de  Êomainville  et  il  n'avait  encore  en  présence,  lui  dont 
les  troupes  s'élevaient  (y  compris  les  divisions  Boyer,  Michel,  Ledru,  Com- 
pans  et  Vincent)  à  13000  hommes,  que  les  12500  hommes  de  Rajewsky  et  les 
1500  cuirassiers  de  Kretow. 

1.  Marmont  (lettre  à  Napoléon,  31  mars,  4  heures  et  demie  du  matin.  Arch. 
nat.,  AF.  rv,  1670;  dit  que  Joseph  quitta  Montmartre  à  midi.  Peyre  dit  impli- 
citement à  midi  et  demi.  II  semble  que  le  roi  ne  se  mit  en  route  qu'entre 
1  heure  et  1  heure  et  demie.  A  deux  heures,  en  tout  cas,  il  n'y  avait  plus 
persou'ie  sur  la  butte  des  Cinq-Moulins.  Joseph  se  retira  parles  boulevards 
extérieurs,  la  barrière  du  Roule  et  le  bois  de  Boulogne  d'où  il  se  dirigea  sur 
Versailles  et  Rambouillet.  Cf.  Miot  de  Melito,  111,  356  et  Uovigo,  VU,  20-22. 

2.  D'après  de  Nombreux  témoignages  {Événements  de  1814  par  un  aide  de 
camp  du  roi  Josfph,  1&7  ;  Biographie  de  Joxeph-Bonaparte,  69;Rovigo,  VII,  12; 
BourrienDe,X,  15,  etc..  Journal  d'un  officier  anglais.  96),  témoig/'  «ges  qui  ont 
imposé  à  trop  d'historiens  français,  plusieurs  officiers  de  l'état-major  de 
Joseph  auraient  rapporté  au  roi  les  nouvelles  les  plus  alarmantes  du  duc  de 
Raguse;  AUeut,  qui  suivait  avec  la  longue-vue  les  opérations  du  plateau 
de  Romainville,  aurait  déclaré  que  la  situation  était  désespérée;  enfin  Mar- 
mont lui-même  aurait  envoyé  un  billet,  tracé  au  crayon,  portant  qu'il  était 
impossible  de  prolonger  la  résistance  et  demandant  l'autorisation  d'entrer  en 
pourparlers. 

Sans  doute,  le  roi  dut  dépêcher  des  officiers  afin  de  savoir  ce  qui  se  passait 
à  l'est  de  Paris.  Mais  ces  officiers  ne  purent  rapporter  à  midi  que  ce  qu'ils 
avaient  vu  vers  11  heures,  c'est-à-dire  Marmont  n'ayant  pas  perdu  un  pouc« 
de  terrain,  contenant  et  attaquant  niénie  l'ennemi  qui  se  trouvait  encore  eu 
forces  égales  aux  siennes.  Quant  à  la  légende  du  commandant  Âllent,  suivacl 
de  Montmartre,  avec  une  longue-vue,  les  mouvements  des  troupes  sur  le  pi» 
teau  de  Romainville,  il  suffit  pour  en  faire  justice  de  comparer  les  deux  alti 
tudes.  Do  même,  qui  pouvait  voir  vers  11  heures,  de  la  Viarrière  du  Trône, 
les  têtes  de  colonnes  du  prince  de  Wurtemberg,  lesquelles  à  cette  heure-U 
débouchaient  à  peine  de  Neuilly-sur-Marne? 

Enfin  Marmont  ne  reconnaît  nullement  avoir  fait  dire  au  roi  que  la  situa- 
tion était  critique  Loin  de  là,  il  prétend  {Mémoires,  VI,  247),  et  Fabvier  {Jour- 
nal du  6*  corps)  «u    témoigne,  qu'au  reçu  du  billet  de  Joseph,  bien  qu'il  eiît 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  W7 

quand  la  bataille  est  la  fin  du  duel,  la  suprême  et  der- 
nière rencontre  oùsedécidentirrévocablemept  Icsdes- 
tins  de  la  patrie,  ce  n'est  pas  au  «  deuxième  moment  » 
de  l'action,  pour  employer  le  mot  technique,  et  quand 
pas  un  pouce  de  terrain  n'a  env^ore  été  cédé,  que  l'on 
donne  l'ordre  de  parlementer  au  cas  où  les  positions 
ne  seraient  plus  tenables.  Puisque  la  veille  on  s'élait 
résolu  à  défendre  Paris,  il  fallait  que  la  défense  ne  se 
réduisît  pas  à  un  glorieux  et  meurtrier  simulacre;  il 
fallait  qu'elle  fût  sérieuse  et  pût  devenir  efficace.  U 
suffisait  pour  cela  de  résister  vingt-quatre  heures  *, 
c'est-à-dire  sept  heures,  car  il  était  midi,  et,  vraisem- 
blablement, la  nuit  interromprait  la  lutte.  Joseph  eut 
peut-être  raisonde  croire  que  l'on  ne  pourrait  pas  tenir 
ces  sept  heures  en  dehors  de  l'enceinte,  mais  il  eut 
tort  de  se  laisser  intimider  par  les  menaces  du  czar 
que  Peyre  lui  rapporta  :  «  Si  l'on  nous  oblige  à  forcer 
l'enceinte,  avait  dit  Alexandre,  nous  ne  serons  plus 

perda  la  position  qu'il  occupait  à  Vheure  où  écrivait  le  roi.  il  envoya  Fabvier 
à  Montmartre  pour  dire  ceci  :  ■  Si  le  reste  de  U  ligne  n'est  pas  en  plus  mau- 
vais état  que  notre  côté,  rien  ne  presse  encore  de  prendre  ce  fatal  parti.  Nous 
avons  l'espoir  d'atteindre  la  nuit  qui  pourra  apporter  quelque  changement 
important  à  nos  affaires.  >•  Mais,  ajouta  Fabvier,  >  le  roi  n'était  plus  à  Mont- 
martre. >  Le  témoignage  de  Fabvier  nous  paraît  difficile  à  récuser,  d'autant 
que  ces  paroles  sont  conârmées  par  les  faits  :  l*à  1  heure,  la  situation,  biea 
que  plus  compromise  qu'à  U  heures,  n'était  point  désespérée;  2*  Marmont  qui 
reçut  le  billet  de  Joseph  vers  1  heure  ne  se  décida  à  parlementer  qu'à  4  heures. 
S'U  eiit  sollicité  dès  10  heures  l'autorisaucn  de  capituler,  il  n'eût  pas  attendu 
•i  longtemps  pour  s'en  servir. 

1.  •  Si  l'on  eût  été  fermement  décidé  à  défendre  la  ville  à  toute  extrémité, 
on  eiît  pu  arrêter  les  armées  alliées  un  ou  peut-être  deux  jours,  et  permettra 
a  NarirtlAon  d'arriver.  »  Plotho,  Der  Kriei/  in  Frankreieh,  III,  40î.  —  ■  Si  nous 
eussions  perdu  un  seul  jour  et  que  Napoléon  n'en  eftt  pas  perdu  deux,  il  au- 
rait eu  le  temps  d'entrer  dans  Paris,  ija  présence  et  la  terreur  qu'il  inspirtàt 
mcore  eussent  sans  doute  doublé  les  forces  de  la  défense.  La  bataille  eût 
kté  plus  balancée,  plus  meurtrière,  Paris  eiït  pu  éprouver  un  sort  funeste. 
Peut-être  aussi  aurions-nous  été  repoussés  ou  tout  au  moins  retardés  as'es 
pour  que  l'armée  de  Fontainebleau  fût  arrivée  à  Paris.  i4/or.t  -otre  position 
eût  été  fort  incertaine.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères, 
Russie,  25. —  «  Si  Pari"  eût  tenu,  les  armées  ennemies  prises  en  queue  par 
r»"mée  impériale,  auraient  été  oblijjfées  de  se  retirer  avec  perle.  •  Lettr* 
du  murf'chal  Soult,  citée  dans  le  Àloniieitr  da  Î3  janvier  1811,  —  Cf.  Daai« 
lewaky,  II,  142,  143. 

32 


498  1814. 

maîtres  d'arrêter  les  troupes.  »  Soit  calcul,  soit  em- 
portement, les  paroles  du  czar  avaient  dép.issé  sa 
pensée.  Jies  ordres  les  plus  précis  et  les  plus  formels 
étaient  donnés  aux  commandants  de  corps  d'armée  de 
ne  point  chercher  à  forcer  les  barrières.  L'empereur 
de  Russie  les  rendait  responsables  «  si  un  seul  de 
leurs  soldats  pénétrait  dans  Paris'  ». 

Pendant  que  Joseph  sonnait  à  Montmartre  le  glas 
de  l'empire,  les  vaillants  dont  il  décidait  le  sort  conti- 
nuaient intrépidement  la  lutte.  A  midi  —  à  midi  seu- 
lement—  les  premières  réserves  russes  et  prussiennes 
de  Barclay  de  ïoUy  entrèrent  en  ligne*.  Jusque-là, 
Marmont  n'avait  eu  devant  lui  que  les  13  000  hommes 
du  corps  de  Rajewsky*.  Barclay  porta  à  Romainville 
et  à  Montreuil  les  9000  grenadiers  russes  des  géné- 
raux Tzokolow  et  Paskéwitsch  et  dirigea  sur  Pantin 
la  garde  royale  prussienne.  Cette  magnifique  troupe, 
présentant  un  effectif  de  4000  fusils  et  n'ay«nt  pas 
été  engagée  depuis  le  passage  du  Rhin,  brûlait  de 
combattre;  elle  entra  dans  Pantin  au  pas  de  charge 
et  en  débusqua  vivement  les  soldats  de  Boyer  et  de 
Sécrétant.  Le  village  nettoyé,  le  général  Aloberstern 
voulut  mener  plus  loin  son  succès.  En  vain  le  prince 
Eugène  lui  représenta  les  dangers  qu'il  y  avait  à 
s'aventurer  dans  le  vallon,  il  forma  ses  troupes  en 
trois  colonnes  qui  débouchèrent  simultanément  de 
Pantin.  Aucune  n'alla  loin.  Fusillés  de  front  par  les 
feux  de  bataillons  de  Sécrétant  et  mitraillés  d'écharpe 
par   les   batteries    du   Rouvroy    et   de   Pré-Saint- 

1,  Mémoires  de  Langeron,  Arch.  des  atfaires  étrangères,  Russie,  25,  Cf. 
Danilewsiiy,  II,  142;  Bogdanowitsch,  II,  190. 

2,  Journal  de  Barclay  de  Tolly.  Cf.  Schels,  II,  193. 

3,  Uivisions  Helfreich  et  Meazenzow,  moins  une  brigade  à  Pantin  (sous  1« 
prince  Gortschakow) ,  4  000  hommes  ;  divisions  Schachowskoî  et  Pischnisky 
(sous  le  prince  Eugène  de  Wurtemberg),  7  200  hommes.  La  cavalerie  df  Pahlea, 
1400  hommes,  obsarvaii  la  gauche.  Les  cuirassiers  de  Kretow,  1500k.ouuaari 
étaient  à  Pantin  avec  une  brigade  de  la  division  Helfreich. 


Là    bataille    de    paris.  499 

Gervais,  les  Prussiens  s'arrêtèrent  net  so\is  cette 
nappe  de  fer  et  de  plomb,  qui  abattit  sept  cents 
hommes.  Les  projectiles  passaient  si  drus  que  tous  les 
arbres  de  la  route  furent  coupés  et  qu'il  n'en  resta  pas 
un  tronc  où  Ton  ne  put  compter  huit  ou  dix  traces  de 
balles.  Rentrés  dans  le  village,  les  Prussiens  tentèrent 
une  seconde  attaque  ;  mais  salués  de  la  même  façon, 
ils  se  replièrent  de  nouveau,  après  avoir  perdu  plu- 
sieurs centaines  d'hommes*. 

Sur  le  plateau,  entre  midi  et  une  heure,  les  attaques 
de  l'ennemi  avaient  plus  de  succès.  Renforcées  par 
les  4500  grenadiers  de  Tzokolow,  les  deux  divi- 
sions que  Rajewsky  avait  sous  son  commandement 
immédiat  reprirent  l'offensive  et  refoulèrent  les  sol- 
dats de  Lagrange  au  sommet  du  plateau*,  tandis  que 
le  prince  Eugène,  atterrissant  enfin  sur  les  premières 
crêtes  avec  les  deux  autres  divisions,  délogeait  du  bois 
de  Romainviile  les  fantassinsde  Compans  et  deLedru 
Desessarts.  En  même  temps,  la  colonne  de  Paské- 
witsch  (4  500  grenadiers)  filait  par  le  chemin  de 
Montreuil,  chassait  de  ce  village  les  deux  bataillons 
de  grand'garde  et  venait  menacer,  à  Malassise,  puis 
à  Bagnolet,  où  elle  s'était  retirée,  la  division  du 
duc  de  Padoue.  Au  sud  de  Charonne,  la  cavalerie 
du  comte  Pahlen  débordait  la  ligne  des  escadrons 
de  Bordesoulle  et  du  général  Vincent,  rappelé  sur 
ce  point  dès  huit  heures  du  matin  par  ordre  de  Mar- 
mont,  et  allait  les  charger  de  flanc  lorsque  le  feu  de 
la  batterie,  établie  à  la  butte  de  Fontarabie,  l'arrêta 
dans  sa  manœuvre.  Vivement  pressé  sur  son  front 
et  fortement  menacé  sur  sa  droite,  Marmont  rrai- 

1 .  Mèawiret  tbi  prince  Eugène  de  Wurtemberg,  ni ,  283-284  ;  Journal  dm  prison- 
nierangtais,  93.  Cf.  Schels,  II,  196-197.  —  Dans  cette  joarnéo,  la  garda  royale 
prussienue  perdit  1  353  hommes,  doot  plus  de  50  officiers. 

2.  U  après  les  rapports,  il  semble  que  la  di»isioQ  Lagranga  te  trouvait 
alors  reioulée  au  poiot  coté  117  sur  la  carw  do  l'État-Major, 


500  181 4. 

gnait  de  voir  sa  retraite  compromise.  Il  replia  ses 
troupes  pour  leur  faire  prendre  une  position  en  ar- 
rière. Le  duc  de  Padoue  se  porta  au  parc  Saint-Far- 
ge.au  et  à  la  tète  de  î\Iénilmontanl;Lagrange  et  Ledru, 
dépassant  dans  leur  marche  rétrograde  la  réserve 
de  Ricard,  toujours  postée  dans  le  parc  de  Brière, 
reformèrent  leurs  troupes  sur  la  butte  Beauregard  ;  la 
division  Compans  s'établit  au  sommet  de  Pré-Saint- 
Gervais,  dont  les  deux  brigades  de  Boyer  occupaient 
toujours  les  rampes  '. 

Le  mouvement  do  retraite  des  Français  qui,  la 
plupart  déployés  en  tirailleurs,  se  replient  par  petits 
groupes,  enhardit  l'ennemi  à  une  poursuite  vigou- 
reuse. La  division  Pischnisky  et  les  cuirassiers  de 
Kretow,  rappelés  de  Pantin,  ofl  ils  ont  fait  si  piteuse 
besogne,  s'élancent  en  même  temps  à  la  charge. 
Pour  permettre  à  ses  troupes  désunies  de  se  rallier, 
Marmont  se  porte  en  avant  à  la  tête  d'une  des  bri- 
gades de  Ricard.  Une  batterie  établie  près  du  bois  de 
Romainville  ouvre  le  feu  à  petite  portée.  La  mitraille 
brise  la  faible  colonne.  Tous  les  Français  se  retirent 
en  désordre  —  en  pleine  déroute,  disent  les  rapports 
russes  —  mêlés  aux  cuirassiers  qui  sabrent  et  aux 
fantassins  de  Pischnisky  qui  jouent  de  la  baïonnette. 
Arrighi,  duc  de  Padoue,  est  blessé,  le  général  Clavier 
est  faif  prisonnier.  Marmont  lui-même  court  risque 
d'être  cerné,  lorsque  le  colonel  Ghensener,  ralliant 
deux  cents  hommes,  débouche  du  parc  de  Brière. 
que  fuyards  et  vainqueurs  ont  dépassé,  et  tombe  à 
l'arme  blanche  sur  les  Russes.  Pris  à  dos,  ceux-ci  se 
troublent  et  battent  en  retraite  à  leur  tour.  Ainsi 

1.  Journal  de  Barclay  de  ToUy.  Arch.  de  Saint-Pétersbourg.  Journal  de 
Bovar  de  Rebeval.  Journal  de  Vincent.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Mémoires  de 
Marmont,  VI,  243;  Journal  de  Faboier,  68.  Comme  nous  l'avons  déjà  dit 
(noie  i  de  la  page  4î<9),  Marmont  «t  Fabviar  «atidatent  d'une  heure  le  mou« 
Tflmeat  offensit  des  Russes. 


LA    BATAILLE    DE     PARIS.  »0l 

dégagés  par  la  résolution  d'un  seul  homme  et  la  vail- 
lance de  deux  cents,  les  cinq  divisions  françaises 
s'établissent,  sans  être  inquiétées,  dans  les  nouvelles 
positions'. 

C'est  à  cet  instant,  vers  une  heure  un  quart,  que 
Marmont  reçut  le  biJlet  de  Joseph,  l'autorisant  à 
entrer  en  pourparlers.  Bien  qu'ayant  déjà  perdu  beau- 
coup de  terrain  depuis  que  le  roi  avait  écrit,  Marmont 
enivré  par  le  combat  ne  désespérait  point.  Il  croyait, 
dit-il,  pouvoir  prolonger  la  résistance  jusqu'à  la  nuit. 
Il  dépêcha  au  roi  un  aide  de  camp  qui  n'arriva  à 
Montmartre  qu'après  le  départ  de  celui-ci,  et  il  se 
prépara  à  repousser  d'autres  attaques  *. 

Barclay  de  ToUy  lui  donna  un  peu  de  répit.  Le 

1.  Journal  de  Barclay  de  Tolly.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  243-244.  Jour- 
nal de  Fabvier,  68-71.  Cf.  Schels,  U,  195-196. 

2.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  244-245.  Journal  de  Fabvier,  69. 

Seloa  MarmoDt,  d'accord  avec  Fabvier,  le  billet  daté  de  10  heures  fut 
reçu  entre  11  heures  et  demie  et  midi.  Mais,  d'une  part,  tout  semble  indi- 
quer que  ce  billet  fut  écrit  à  midi  (voir  «  1814  »,  p.  495,  note  3).  et,  d'autre 
pnrt,  d'après  le  tableau  des  positions  des  troupes,  tracé  par  Marmont  et 
Fabvier,  à  rinstant  où,  disent-ils,  arriva  l'aide  de  camp  du  roi,  il  est  mani- 
feste qu'on  en  était  à  la  fin  du  troisième  moment  de  l'action,  c'est-à-dire 
entre  une  heure  et  une  heure  et  demie. 

Le  Journal  de  Barclay  de  Tolly  et  les  historiens  allemands,  particuliére- 
meut  Wagner,  permettent  de  bien  préciser  les  divers  moments  de  la  bataille 
de  Romainville-Btilleville-Pantin. 

1**  moment  (de  6  heures  et  demie  à  8  heures).  Arrivée  des  Français 
sur  le  plateau,  manœuvres  préparatoires.  Les  Français  avancent  vers  Ro- 
mainville  et  se  logent  dans  Pantin. 

2*  moment  (de  8  heures  à  11  heures  et  demie).  Entrée  en  ligne  de  tout 
le  corps  Rajewsky.  Pantin  repris  par  les  Rusises,  puis  repris  par  les  Fran- 
çais. Sur  le  plateau  et  dans  le  bois  de  Romainville,  combat  acharné  et  in- 
décis oii  les  Français  se  maintiennent  dans  leurs  positions  avancées.  — 
C'est  pendant  cette  période  de  l'action  que  Joseph  se  décide,  sans  aucun 
motif  sérieux,  car  l'ennemi  n'a  pas  encore  Favantage,  k  autoriser  la  capi- 
tulation. 

3*  moment  (de  midi  à  1  heure  on  quart).  Arrivée  des  gardes  et  réserves. 
Les  Prusfiens  réoccupent  Pantin.  Débandade  sur  le  plateau.  Marmont  prend 
une  nouvelle  position  aux  parcs  de  Briére  et  Saint-Fargeau  et  à  Pré-Saint- 
Gervais.  --  C'est  alors  qu'il  reçoit  le  billet  de  Joseph. 

4*  moment  fde  2  heures  à  4  heures).  Après  nne  sorte  de  trive  tacits  de 
trois  quarts  d'heure,  l'ennemi  fait  une  attaque  générale  et  s'empare  de 
toutes  les  positions  sur  les  flancs  de  Marmont.  Le  maréchal,  débordé,  se 
replie  dans  Belle  ville,  sa  première  ligne  à  la  hauteur  de  la  rue  ^ui  mto«  à 
Ménilmontant.  —  U  s«  décide  à  envaser  des  pwlementsir«9. 


502  181 4. 

commandant  en  chef,  jug-eant  que  la  nouvelle  posi- 
tion de  Marmont,  à  la  fois  dominante  et  resserrée,  ne 
pourrait  être  enlevée  de  front  qu'avec  de  grandes 
pertes,  décida  d'en  remettre  l'attaque  au  moment  oîi 
d'autres  troupes  seraient  disponibles  pour  l'aborder 
sur  les  deux  flancs.  11  s'ensuivit  une  sorte  de  trêve. 
De  une  heure  jusque  près  de  deux  heures,  le  combat 
se  borna  de  ce  côté  à  un  duel  d'artillerie*,  auquel 
prirent  part  inopinément,  mais  sans  efi'et,  les  batte- 
ries de  l'école  polytechnique. 

Ces  vingt-huit  pièces,  qui  étaient  au  parc  sur  la 
place  du  Trône,  formaient  une  réserve  destinée  à  se 
porter  au  premier  ordre  sur  les  points  les  plus  mena- 
cés \  Depuis  le  matin,  le  commandant  Evain  entendait 
la  canonnade  à  sa  gauche,  et  le  bruit  qui  se  rappro- 
chait graduellement  témoignait  que  l'ennemi  ga- 
gnait du  terrain.  La  journée  s'avançait,  Evain  ne 
recevait  pas  d'ordres.  Dans  la  confusion  régnante, 
personne  ne  pensait  à  lui  en  donner,  ni  Marmont, 
par  la  bonne  raison  qu'il  ignorait  l'existence  de  cette 
réserve  d'artillerie,  ni  Joseph  qui  se  préparait  à  quitter 
Montmartre,  ni  Ilullin  ni  Moncey  qui  se  trouvaient  à 
l'autre  extrémité  de  Paris.  Evain,  estimant  à  juste  titre 
que  ces  vingt-huit  pièces  laissées  sans  emploi  pour- 
raient servir  efficacement  à  la  défense,  les  porta  en 
avant.  Comme  la  tête  de  colonne  arrivait  à  la  croisée 
de  la  route  de  Vincennes  et  du  chemin  de  Charonne, 
l'artillerie  parisienne  fut  aperçue  par  ie  comte  Pahlen 
qui,  après  son  infructueuse  tentative  sur  la  droite  de 
Bordesoulle,  avait  replié  ses  escadrons  entre  le  village 
de  Vincennes  et  les  rampes  de  Montreuil.  Cette  énorme 
batterie  avait  pour  tout  soutien  un  peloton  de  gen- 

1.  Jonrnal  de  Barclay  de  Tolly.  Cf.  Bogdanowitsch,  11,  173,  175;  ScheU, 
II.  199-201. 
3.  Clarke  k  HuUia,  27  mars  ;  à  Daru,  29  mars.  Arrh.  de  la  guerr«. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  503 

darmes  achevai  ;  Pahlen  la  jugea  de  prise  facile.  Evain 
crut  de  soucôlé  imposer  à  l'ennemi  par  le  teu.  Il  com- 
mença à  canonner  avec  une  dizaine  de  pièces.  Une 
batterie  légère  de  Pahlen,  aussitôt  démasquée,  ren- 
vova  boulet  pour  boulet,  tandis  qu'un  régiment  de 
uhlans  prit  le  grand  trot  afin  de  venir  aborder  de  flanc 
les  polytechniciens,  par  un  quart  de  conversion.  Le 
major  Evain  avait  déjà  plusieurs  pièces  démontées; 
il  vit  le  mouvement  menaçant  des  uhlans,  il  ordonna 
la  retraite.  Mais  si  les  canonniers  étaient  valeureux, 
les  conducteurs,  tous  charretiers  ou  cochers  de  voi- 
tures publiques,  étaient  absolument  malhabiles  aux 
manœuvres.  Des  attelages  versèrent,  le  désordre 
entraîna  des  retards;  les  uhlans  tombèrent  lance  en 
arrêt  sur  le  convoi.  Ils  allaient  emmener  canons  et 
prisonniers  lorsque  les  chevau-légers  de  Vincent  et  les 
dragons  d;  colonel  Ordener  débouchèrent  au  galop  de 
charge  du  pied  de  Mont-Louis,  sautant  les  fossés  et 
franchissant  les  clôtures  des  jardins.  Les  Russes  sa- 
brés duBent  lâcher  prise.  Ils  gardèrent  cependant  neuf 
canons,  six  caissons  et  quelques  prisonniers.  L'un  des 
polytechniciens,  conduit  à  l'état-major  du  czar,  de- 
manda à  Lowenstern  des  lettres  de  recommandation 
pour  la  Sibérie  afin  d'y  donner  des  leçons  de  mathé- 
matiques. Après  cette  échauffourée,  les  batteries  du 
major  Evain  regagnèrent  la  place  du  Trône'. 

A  peu  près  au  même  moment,  la  colonne  de  gauche 
des  Alliés  (II"  et  IV*  corps  de  la  grande  armée)  ar- 
riva enfin  sous  Paris,  avec  plus  de  six  heures  de  re- 
tard. Les  exploits  du  prince  de  Wurtemberg  se  bor- 
nèrent, dans  cette  journée,  à  débusquer  de  Nogent, 
de  Sain»-Maur  et  de  Charenton,  quelques  faibles  dé- 

Jonrnal  q<j   Barclay  de  ToUy.  Joumiil  de  Vincent.  Arch.  de  la  guerre 
.  >iresde  Lowensiero.cilés  parBogdaoowitsch.II,  l^;  Journal  d'un  prison- 
nier anglais.  99-luo.  —  Une  treataine  d«  poljrtedinicient  forent  atteints  de 
coups  de  lance,  pas  on  ne  saccomb^. 


504  1814. 

tachements  qui  occupaient  ces  villages,  et  à  cerner 
—  à  distance  respectueuse  —  la  citadelle  de  Yrv 
cennes.  Les  Austro-Wurtembergeois  se  déployèrent 
entre  Bercy  et  Montreuil,  couvrant  la  gauche  des 
Russes*. 

Si  le  prince  de  Wurtemberg  avait  mis  fort  peu  de 
célérité  dans  sa  marche,  les  manœuvres  de  Bliicher, 
dont  Barclay  de  Tolly  attendait  le  développement 
avec  tant  d'impatience  pour  donner  l'assaut  décisif, 
n'avaient  guère  été  plus  rapides.  Aux  retards  causés 
par  le  manque  total  d'instructions  dans  la  matinée, 
aux  lenteurs  inhérentes  à  un  déploiement  de  trente 
mille  hommes  débouchant  par  une  seule  route,  s'était 
jointe  la  confusion  des  contre-ordres  et  des  contre- 
marches. Selon  un  officier  russe,  «  on  piétinait  sur 
place,  on  marchait  à  pas  de  tortue^».  Yers  onze 
heures  du  matin,  comme  Langeron  était  aux  prises 
devant  Aubervilliers  avec  la  brigade  Robert,  il  reçut 
directement  l'ordre  du  czar  de  marcher  sans  délai 
sur  Saint-Denis  et  Montmartre.  Langeron  répondit 
qu'il  était  engagé  et  qu'il  attendait,  pour  quitter  la 
position  qu'un  autre  corps  de  l'armée  de  Silésie 
vînt  l'y  ^'élever.  York  n'arriva  guère  que  passé  midi 
et  demie,  au  moment  où.  Langeron  s'emparait  d'Au- 
bervilliers,  après  trois  heures  de  combat.  Langeron, 
cédant  aussitôt  aux  Prussiens  le  terrain  conquis,  se 
dirigea  sur  Montmartre.  York,  qui  voyait  les  forces 
alliées  croître  autour  de  lui,  car  Kleist  se  déployait 
à  sa  droite  et  Woronzoff  se  formait  en  seconde  ligne, 
prit  ses  dispositions  pour  attaquer  la  Yillette  et  la 
Chapelle.  Mais  ce  mouvement  subit  encore  un  retard, 
par  t'uite  d'un  nouvel  ordre  de  Bliicher  qui  enjoignit 
à  York  de  faire  passer  ses  troupes  sur  l'autre  rive  du 

1.  Schels,  n,  208-213;  Bogdanowitsch,  II,  173-178. 

i.  Journal  de  Cbrftpowitsky,  cit6par  Bogdanowitach   II,  X72. 


LA     BATAILLE    DE    PARIS.  505 

canal  de  l'Ourcq,  afin  de  prolonger  la  droite  de  la 
grande  armée.  Les  deux  divisions  de  Katzler  et  du 
prince  Guillaume  firent  par  le  flanc  et  franchissant  le 
canal  près  dePantin,  marchèrent  sur  la  fermo  du  Rou- 
\Toy,  dont  elles  réussirent  à  déioger  la  grand'garde. 
Les  Prussiens  ne  purent  toutefois  s'avancer  au  delà, 
contenus  parla  batterie  en  position  près  decelte  ferme  *. 

Deux  heures  approchaient.  Les  différents  corps 
d'armée,  désormais  à  hauteur,  avaient  pris  leur  for- 
mation de  combat.  Barclay  de  ToUy  ordonne  l'assaut 
général.  Sur  tous  les  points  l'attaque  d'ensemble 
commence  ardente  et  furieuse.  Les  deux  divisions 
du  prince  Eugène,  soutenues  par  huit  bataillons  de 
grenadiers  russes,  s'élancent  du  plateau  de  Romain- 
ville  et  abordent  de  front  Pré-Saint-Gervais,  le  parc 
de  Brière  et  'e  parc  Saint-Fargeau.  Le  terrain  assez 
découvert  et  en  pente  vers  les  assaillants  —  for- 
mant glacis  —  favorise  le  tir  de  la  défense.  Tous  les 
coups  portent.  Les  Russes  tombent  sous  la  mitraille 
comme  les  blés  sous  la  faux.  Il  y  en  a  toiyours.  Ils 
avancent  baïonnettes  croisées.  Six  fois  ils  entrent 
dans  les  parcs,  six  fois  ils  en  sont  chassés.  «  Pour  rai- 
liernos  soldats,  dit  Fabvier,  il  nous  suffit  de  leur  mon- 
trer Paris  d'une  main  et  de  l'autre  l'ennemi  *.  » 

Cette  terrible  attaque  de  front,  qui  menace  d'échouer, 
est  malheureusement  trop  bien  secondée  par  les  at- 
taques de  flanc.  A  gauche,  la  colonne  des  deux  di- 
visions russes  Menzenzow  et  Paskéwilsch  descend 
de  Bagnolet,  se  glisse  déms  la  gorge  de  Charonne, 
subit  sans  se  rompre  ni  s'arrêter  les  charges  de  la 
cavalerie  de  Bord«soulle  et  les  meurtriers  feux  d'en- 

1.  Mémoires  de  Lxngeron,  Arch.  daa  afT&ires  étrangèras,  et  Joamal  d«  Lan- 
geron,  Arch.  de  Saint-Péiersboarg.  Ordre  de  Blûcher,  midi,  cité  parSchels 
II.  »H:  Plotho,  m.  412-413. 

2.  Journal  de  Barclay  d«  ToUj.  Arch.  de  Saiot-PétersWare,  29188.  Jov 
mai  4*  Fabner,  6& 


506  181 4. 

filade  de  la  batterie  du  Père-Lachaise,  gradt  les 
pentes  de  Ménilmontant,  repousse  les  artilleurs  et  les 
tirailleurs  de  la  garde  nationale,  prend  les  canons  et 
s'établit  solidement  sur  la  bufte.  A  droite,  tandis  que 
s'avancent  le  long  du  canal  les  divisions  de  Katzler  et 
du  prince  Guillaume,  débouchent  de  Pantin  sur  les 
Maisonnettes  la  garde  royale  prussienne  et  les  deux 
divisions  de  la  garde  impériale  russe  de  Jermolow 
—  neuf  mille  hommes  qui  sont  l'élite  et  la  suprême 
réserve  de  l'armée  du  czar  :  les  régiments  Empereur 
Paul,  Semenow,  Ismaïlow,  Grenadier,  Preobrajensky. 
Les  deux  batteries  de  position  du  Rouvroy  et  de 
Pré-Saint-Gervais,  qui  depuis  le  matin  n'ont  pas  cessé 
de  tirer,  se  trouvent  sans  munitions,  ou  à  mieux 
dire  les  boulets  dont  on  les  a  ravitaillées  ne  sont  point 
de  calibre.  Le  tir  devient  incertain.  Les  masses  en- 
nemies s'emparent  de  la  batterie  du  Rouvroy  et  défi- 
lant Rous  le  feu,  désormais  peu  efficace,  de  celle  de 
Pré-Saint-Gervais,  assaillent  les  Maisonnettes.  Le 
général  Michel,  sorti  la  veille  de  son  lit  oiî  le  retenait 
une  blessure  reçue  à  Montmirail,  est  blessé  de  nou- 
veau. D'une  brigade,  ses  troupes  sont  réduites  par 
le  feu  à  un  bataillon.  Par  surcroît,  Mortier  vivement 
pressé  à  la  Villette  vient  d'y  rappeler  les  divisions 
Gurial  et  Charpentier  jusque-là  restées  en  réserve 
au  pied  de  la  Rutte  Chaumont.  Après  une  courte  mais 
valeureuse  défense,  les  conscrits  de  la  garde  aban- 
donnent les  Maisonnettes  et  se  replient  sur  la  barrière 
de  Pantin.  Maîtres  du  terrain,  les  Prussiens  descen- 
dent le  canal  pour  aller  prendre  Mortier  de  flanc  à  la 
Villette,  les  Russes  s'engtigent  entre  la  butte  Chau- 
mont et  la  butte  Reauregard,  où  ils  se  divisent  en 
deux  colonnes.  L'uneescahitle  laRutteChaumont, sur- 
git à  l'improviste  sur  la  droite  de  la  batterie  du  colo- 
nel Paixhanset  s'empare  des  pièces.  L'autre  gravit  le» 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  507 

pentes  de  Beauregard  et  vient  attaquer  à  revers  dans 
Pré-Saiiit-Gervais  les  dissions  Compans  et  Boyer  de 
Rebeval.  Ces  troupes  se  trouvent  entre  deux  feux. 
Elles  se  frayent  passag^e  à  la  baïonnette  et  regagnent 
Belleville,  abandonnant  dix-sept  canons  qu'elles  ne 
peuvent  emmener  à  travers  les  murs  et  les  clôtures 
des  jardins  *. 

Marmont  se  voit  ainsi  débordé  sur  sa  droite  par 
Ménilmontant,  sur  sa  gauche  par  Beauregard  et  Chau- 
mont.  Déjà  les  canons  russes,  et  les  canons  français, 
tombés  au  pouvoir  de  l'ennemi,  sont  braqués  sur 
sa  position,  des  colonnes  s'avancent  pour  l'y  forcer. 
La  résistance,  outre  qu'elle  ne  pourrait  être  Cjue  de 
courte  durée,  contreviendrait  désormais  aux  '.astruc- 
tions  de  Joseph  en  exposant  Paris  aux  horreurs  d'un 
sac.  Il  est  quatre  heures.  Le  duc  de  Raguse  se  dé 
cide  à  user  de  l'autorisation  qu'il  a  reçue  depui.i  plus 
de  deux  heures,  et  dont  il  n'a  parlé  à  personne  pour 
ne  point  abattre  les  courages.  Trois  parlementaires 
sont  envoyés  sur  la  ligne  des  tirailleurs  *.  En  même 
temps,  le  maréchal  marque  aux  troupes  la  retraite 
dans  Belleville.  La  position  actuelle  n'est  plus  tenable. 
En  s'obstinant  à  la  vouloir  conserver,  on  risquerait 
d'y  être  cerné  et  forcé  et  l'on  n'aurait  plus  qu'à  se 

1.  Journal  de  Barclay  de  Tolly,  Arch.  do  Saint-Pétersboarg.  Journal  de 
Boyer  de  Rebeval,  Arch.  de  la  guerre;  Scbels,  II,  213-221.  —  La  division 
Boyer,  qui  comptait  1800  homme*  le  matin  da  30  mars,  n'avait  pins  que 
1  12?  futi's  le  2  avril.  La  brigade  Sécrétant  (ploa  tard  Pinguern),  qui  défen- 
dait MaisoBSsttee,  sons  les  ordres  de  Michel,  était  r^-duite,  de  plus  de 
;  "^  hommes,  %  331.  Situations,  Arch.  de  la  guerre  et  .\rch.  nat.,  AF.  ir, 
1870. 

2.  Marmont  à  Napoléon.  Paris,  31  mars,  4  heures  et  demie  da  matin. 
Arch.  nat.,  AP.  iv.  1670.  Ct.  JJ-^m.  de  Marmont,  VI,  îib-UG.  Journal  de  Fabcier, 
Tl-72.  I.,es  rapports  russes  disent  :  4  heures.  —  Dans  sa  lettre  à  l'empe- 
reur, Marmont  dit  qu'il  ne  se  décida  k  capituler  qu'après  s'être  concerté 
avpc  Mortier.  Lp  fait  paraît  peu  probable,  vu  l'éloignement  des  d>-ux  ma- 
réchaux et  l'extrême  d;fticulté  d>*s  communications.  Marmont,  vraisembla- 
blemoDt,  se  contenta  de  dépécher  un  aide  de  camp  au  duc  de  Trévise  pour 
le  préven.r  qu'il  jugeait  le  moment  venu  d'user  de  l'autorisation  de  Joseph, 
et  il  etvoya  les  parlemeot^irec  sitns  attendre  1»  réponse  de  son  collègue. 


508  181 4. 

rendre  à  discrétion.  Marmont  veille  à  la  rentrée  de 
ses  bataillons  décimés,  quand  on  vient  l'avertir  que  les 
Russes  arrivant  de  la  butte  BeauregarJ  débouchent 
dans  la  grande  rue  de  Belleville  qui  mène  a  Ménil- 
moutant.  La  moindre  hésitation,  le  moindre  retard, 
et  la  retraite  est  coupée.  Marmont  rallie  une  soixan- 
taine d'hommes  —  «  la  faiblesse  de  cette  troupe,  dit- 
il,  ne  pouvait  être  aperçue  de  l'ennemi  dans  un  pareil 
défilé  »  —  et  il  charge  à  leur  tête  les  grenadiers  de 
Jermolow.  Le  maréchal  a  son  cheval  blessé,  son  uni- 
forme déchiré  par  les  balles.  A  ses  côtés  le  général 
Ricard  est  gravement  contusionné,  le  général  Pelle- 
port  reçoit  un  coup  de  feu  à  bout  portant,  vingt  hom- 
mes tombent  sous  les  balles  et  les  baïonnettes;  mais 
les  Russes  font  demi-tour,  laissant  les  soldats  ùe  Mar- 
mont s'établir  en  arrière  de  Belleville,  leur  première 
ligne  è  la  hauteur  de  l'église.  Là,  les  Français  peuvent 
encore  soutenir  la  lutte  jusqu'au  retour  des  parle- 
mentaires *. 

Sur  les  autres  points  du  champ  de  bataille,  les  suc- 
cès des  alliés  n'étaient  pas  moins  décisifs.  AlaVillelte 
et  à  la  Chapelle,  Mortier  avait  été  attaqué  vers  deux 
heures  par  les  corps  deKleist,  d'York  et  de  WoronzolF. 
D'abord  l'artillerie  de  la  garde,  en  position  à  la  tête 
des  villages  et  sur  les  restes  des  anciennes  redoutes 
de  92,  arrêta  l'ennemi.  Mais  à  la  suite  d'une  charge 
malheureuse  des  dragons  français  qui,  ramenés  sur 
les  batteries  par  les  hussards  de  Brandebourg,  y  je- 
tèrent la  confusion  et  la  panique,  les  Prussiens  pri- 
rent les  pièces.  A  leur  tour,  ils  firent  jouer  trois 
batteries  de  42,  dont  le  feu  intense  prépara  l'assaut. 
Les  boulets,  enfilant  les  rues  où  se  trouvaient  massés 

1.  Marmont  à  Napoléon,  31  mars,  4  heures  et  demie  du  matin.  Arch.  nat.,  ■ 
AF.  IV,  1670.  Journal  de  Fabvier,  70-71.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  246-217.  ^ 
Mémoires  de  Pdlevort,  II,  115-116.  Cf.  Journal  d©  Barclay  de  Tolly.  Arcb.  d* 
Saint-Pétersbourg. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  509 

les  fantassins  et  ricochant  contre  les  murailles,  fai- 
saient des  trouées  sanglantes  dans  les  rangs.  La  ca- 
nonnade cessa  :  les  colonnes  s'élancèrent.  Kleist  diri- 
geait l'attaque  de  la  Chapelle  ;  York,  ayant  Worouzoff 
en  deuxième  ligne,  celle  de  la  Villette.  Mortier  qui 
commandait  en  personne  dans  ce  faubourg  s'y  défendis 
avec  acharnement.  Il  semblait  qu'il  y  fût  inforçable, 
lorsque,  malgré  leur  héroïque  résistance,  les  cent  cin- 
quante chasseurs  vétérans,  qui  gardaient  le  premier 
point  du  canal  de  l'Ourcq,  furent  culbutés  par  la  garde 
royale  prussienne,  débouchant  des  Maisonnettes.  Mor- 
tier allait  être  pris  douane  et  même  à  revers.  11  donna 
l'ordre  de  battre  en  retraite  sur  la  barrière  de  la  Vil- 
lette. Le  maréchal  se  retira  comme  un  lion,  lentement 
et  toujours  menaçant.  Les  Prussiens  ayant  voulu  le 
serrer  de  trop  près,  un  bataillon  de  Christiani  les  char- 
gea à  la  baïonnette  et  leur  prit  quatre  canons.  Pen- 
dant cecombat,  York  eut  un  mot  superbp  '^igiiedeNey 
ou  de  Bonaparte.  Un  de  ses  soldats  tomba  frappé  par 
une  balle  presque  contre  son  cheval  :  «  —  Pourquoi, 
dit  York,  s'approchait-il  si  près  de  moi?  »  A  la  Cha- 
pelle, Charpentier  et  Robert  résistèrent  avec  la  même 
ténacité,  jonchant  de  leurs  morts  et  de  ceux  de  l'en- 
nemi toutes  les  rues  du  village.  Ils  n'évacuèrent  leur 
position  que  sur  l'ordre  de  Mortier,  déjà  en  retraite 
lui-même.  Charpentier  fo^ma  ses  troupes  en  arnnt  de 
la  barrière  de  Saint-Denis  '. 

A  la  même  heure,  l'infanterie  flu comte  de  Langeron 
attaquait  Montmartre.  Après  avoir  pris  Aubervilliers, 
Langeron  s'était  dirigé  sur  Saint-Ouen  et  Clichy-la-Ga- 
renne,  de  façon  à  aborder  Montmartre  par  le  seul  point 
où  il  jugeait  cette  position  accessible  ',  c'est-à-dire 

V.  Plotho,  m.  412-414;  Droysen.   Tork't  Leàen,  III,  386. 
*.  Mémoires  de  Lnugeron.   Arcb.    des  affaires  étrangères,  Russie,  25;  «1 
Journal  de  Langeron.  Ardt.  de  Saiat-Pétersbourg,  S9i03. 


510  181 4. 

par  les  pentes  ouest.  Chemin  faisant,  il  réfléchit  qu'il 
devrait  aussi  s'emparer  de  Saint-Denis.  Kapzewitsch 
fut  chargé  de  cette  opération,  qui  semblait  facile 
mais  qui  allait  donner  des  mécomptes  au  comman- 
dant du  VHP  corps.  Seule  entre  toutes  les  communes 
suburbaines,  la  ville  de  Saint-Denis  avait,  de  son 
propre  mouvement,  pourvu  à  sa  défense  dès  la  mi- 
février.  On  avait  élevé  quelques  retranchements  ;  la 
garde  nationale  formée  de  volontaires  comptait  cinq 
cents  hommes;  enfin,  le  matin  même  du 30  mars,  sur 
les  instances  réitérées  d'un  député  de  la  municipalité, 
le  général  Hullin  s'était  décidé  à  envoyer  une  demi- 
compagnie  d'artillerie  avec  quatre  pièces  de  4  et 
douze  mille  cartouches,  et  quatre  cents  voltigeurs  de 
la  jeune  garde  sous  les  ordres  du  commandant  Sava- 
rin. Kapzewitsch  avait  six  mille  hommes  6t  trente-six 
canons.  Son  parlementaire  n'ayant  pas  été  reçu,  ses 
canons  firent  brèche  à  la  muraille  du  parc  de  la  Légion 
d'honneur,  et  il  donna  l'assaut.  Deux  fois  les  colonnes 
russes  furentrepoussées.  Le  général  envoya  un  second 
parlementaire,  qui,  pas  plus  que  le  premier,  ne  réussit 
à  être  introduit  dans  la  place.  Savarin,  bien  qu'ayant 
épuisé  presque  toutes  ses  munitions, n'étaitpointd'hu- 
meur  à  capituler.  Comme  un  membre  de  la  munici- 
palité lui  conseillait  d'entrer  en  pourparlers  puisqu'il 
n'avait  plus  de  cartouches  :  «  —  Et  nos  baïonnettes  ! 
dit  Savarin.  Je  ne  me  rendrai  qu'après  qu'elles  seront 
toutes  émoussées.»  Kapzewitsch  voyant  qu'il  n'aurait 
pas  raison  de  cet  entêté  laissa  un  régiment  en  obser- 
vation devant  Saint-Denis  et  se  hâta  de  se  porter  sur 
Montmartre  pour  seconder  l'attaque  de  Langeron  *. 

l. Défense  de  5atnNZ)eni»enl8l4.parG.Dezobry,  ex-coraraandant  de  la  garde 
nationale,  pp.  8-26  ;  Mémoires  et  Journal  de  Langeron.  —  Le  commandant  Sava- 
rin ne  se  rendit  que  le  lendemain,  31  mars,  quand  ij  apprit  officiellement  la  ca- 
pitulation de  Paris.  «  Je  le  reçus,  dit  Langeron,  avec  la  considération  qua 
méritaient  sa  bravoure  et  sa  fermeté.  » 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  511 

Fn  pareil  déploiement  de  forces  n'était  point  né- 
cessalic.  Celle  position  qui,  bien  armée  et  occupée  en 
nombre,  eût  défié  tant  d'attaques,  n'était  qu'un  épou- 
vantail.  Le  départ  du  roi  Joseph  avait  entraîné  la  re- 
traite des  quelques  compagnies  de  garde  nationale  qui 
se  tenaient  sur  les  buttes.  Il  n'y  restait  pius  qu'une 
soixantaine  de  canonniers,  fort  insuffisants  pour  le  ser- 
vice de  30  bouches  à  feu,  et  environ  250  sapeurs-pom- 
piers de  la  garde  impériale.  Langeron,  ayant  refoulé 
par  ses  masses  la  cavalerie  des  généraux  Belliard  et 
Dautencourt,  en  bataille  devant  les  buttes,  et  éteint 
par  le  feu  de  ses  80  canons  celui  de  leur  batterie 
légère,  lance  ses  colonnes  à  l'assaut  entre  Clignan- 
courl  et  la  Ilutte  au  garde.  Les  Russes  reçoivent 
deux  salves,  dont  les  coups  portent  trop  haut,  attei- 
gnent les  crêtes,  presque  sans  pertes,  et  tuent  les  ca- 
nonniers sur  leurs  pièces.  «  — Ils  sont  trop!  »  dit  l'un 
d'eux  en  mourant.  Pendant  ce  ^emps,  la  cavalerie 
d'Emmanuel  et  l'infanterie  de  Rudzewitsch  rejettent 
sur  les  hairières  de  Batignolles.  de  Monceaux  et  de 
Neuilly,  les  tirailleurs  de  la  garde  nationale  dispersés 
dans  la  plaine  '. 

Moncey  voit  l'ennemi  menacer  l'enceinte  de  Paris. 
Lui  vivant,  il  n'y  entrera  pas  sans  combat.  Le  maré- 
chal organise  la  défense,  il  fait  rassembler  les  hommes, 
avancer  les  canons,  il  distribue  les  postes,  harangue 
les  officiers  et  les  gardes  dont  le  départ  du  roi  Joseph, 
déjà  connu,  et  les  progrès  trop  visibles  de  l'armée  al- 
liée ont  ébranlé  les  courages.  «  —  Il  faut  nous  dé- 
fendre, dit  le  vieux  soldat.  Même  si  nous  sommes 
réduits  à  céder,  à  la  fin,  aux  forces  énormes  de  l'en- 
nemi, du  moins  devons-nous  lui  imposer  par  une 
énergique  résistance  pour  obtenir  une  capitulation 

l.  Joaroal  et  Mémoires  de  Langeroa.  Rcl&tioa  aaonjm»  dans  la  Suite  M 
Mémorial,  II,  285-287.  Schela.  II,  228-229. 


M2  181 4. 

honorable.»  Les  chaleureuses  paroles  de  Moncey,V©tev 
accent  de  sincérité,  raniment  les  miliciens.  Les  volon- 
taires se  présentent  en  foule  pour  aller  prendre  posi- 
tion à  la  tète  de  Batignolles.  Telle  est  leur  exaltation 
qu'ils  refusent  de  s'embusquer  dans  les  maisons,  selon 
les  ordres  de  Moncey.  «Nous n'avons  pas  peur,  disent- 
ils, nous  ne  voulons  pas  nous  cacher.»  Paroles  d'hom- 
mes qui  n'ont  jamais  fait  la  guerre,  mais  qui  sont  ca- 
pables|de  la  bien  faire. — «Croyez-vous,  s'écrie  Allent, 
que  le  doyen  des  maréchaux  puisse  vous  conseiller 
une  lâcheté!  »  Alors  ils  se  mettent  à  l'abri  des  balles  *. 
La  barrière  de  Clichy  semblait  le  point  le  plus  me- 
nacé.Moncey  s'y  établit.  Aux  autres  barrières,  ses  aides 
de  camp  coururent  par  son  ordre  exhorter  les  n>il:ciens 
à  combattre.  Partout  les  officiers  du  maréchal  trouvè- 
rent les  hommes  bien  disposés.  Aux  Ternes,  à  Bati- 
gnoUes.auRoulejàl'Etoile,  des  volontaires  tiraillaient 
à  cinq  cents  mètres  au  delà  de  l'enceinte  avec  les  fourra- 
geurs  ennemis.  Un  détachement  de  la  4*  légion  qui  oc- 
cupait la  barrière  de  Monceaux  était  moins  déterminé. 
L'aide  de  camp  de  Moncey,  voyant  dans  la  plaine  deux 
escadrons  français  serré  de  près  par  les  Russes,  invita 
les  gardes  nationaux  à  se  porter  au  secours  de  cette  ca- 
valerie. La  moindre  démonstration  eût  suffi  pour  la  dé- 
gager. Les  gardes  hésitèrent.  Enfin,  émus  par  les  re- 
proches indignéset  les  ardents  appels  de  l'officier,  ils  se 
mettaienten  marche,  lorsque  le  duc  deFit7-James  sortit 
des  rangs.  « — Le  service  demandé,  dit-ii,  en  se  tour- 
nant vers  le  front  de  la  compagnie,  est  contraire  à  l'in- 
stitution de  la  garde  nationale*.  »  L'argument  du  duc 

1.  Koch,  II,  499;  Beauchamp,  II,  223-224;  Journal  d'un  prisonnier  anglaii, 
90-91;  Relation  anonyme  dans  la  Suite  au  Mémorial,  II,  285. 

2.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  100-102;  Beauchamp,  II,  221  :  Relation  ano- 
nyme précitée,  285;  Koch,  11,502-503.  — C'est  Beauchamp  qui  cite  les  paroles 
du  duc  de  Fitz-James,  tout  en  l'en  glorifiant.  Celui-ci  n'ayant  point  réclamé 
contre  les  louanges,  bien  comproraeUaiites  à  notre  sens,  de  l'historien  rcyv 
liste,  oa  «st  eu  droit  de  regarder  la  cboae  comme  Tâhdiqae. 


LA    BATAILLE    DE    PARt5.  ^13 

de  Fitz-James  leur  paraissant  sans  réplique,  les  mili- 
ciens fonncreat  les  faisceaux.  — Un  autre  Filz-James 
qui  n'é/iil  pas  duc  (il  était  ventriloque,  de  son  état) 
se  fit  tuer  ce  jour-là,  en  enfant  perdu,  du  côté  de 
Saint-Ouen. 

Cependant  les  premiers  bataillons  de  Langeron  dé- 
logent du  faubourg  de  Balignolles  les  chasseurs  et 
grenadiers  de  la  garde  nationale,  qui  se  replient  en 
deçà  de  la  barrière  de  Clichy.  Là, tout  le  monde  prend 
son  poste,  sous  l'œil  vigilant  du  maréchal  Moncey. 
Les  invalides  avancent  les  canons  dans  les  embrasures 
du  tambour;  les  meilleurs  tireurs  se  placent  aux  cré- 
neaux, d'autres  s'embusquent  aux  fenêtres  et  sur  la 
plate- forme  du  grand  bâtiment  du  rond-point;  la 
masse  des  gardes  se  range  des  deux  côtés  de  la  rue 
de  Clichy.  Moncey  craignant  qu'avec  quelques  boulets 
les  Russes  n'aient  facilement  raison  du  tambour  en 
charpente  ordonne  de  construire  un  second  retran- 
chement en  arrière  du  premier.  Charrettes,  madriers, 
p<:vés  s'amoncellent;  des  hommes  venus  en  curieux, 
des  femmes  mêmes  et  des  enfants  aident  ardemment 
au  travail  sous  les  balles  qui  commenceul  à  siffler. 
—  Un  peu  plus  bas,  des  ouvriers  et  quelques  sapeurs- 
pompiers  de  garde  à  la  caserne  du  Mont-Blanc  ébau- 
chent sans  ordres  une  autre  barricade.  —  Un  feu 
nourri  et  sûr  accueille  la  tête  de  colonne  ennemie.  La 
défense  s'annonce  de  façon  à  contenter  le  vieux  sol- 
dat de  Marengo  et  de  Saragosse  «  qui  n'attend  pas 
tant  des  gardes  nationaux  ».  Mais  les  généraux  russes 
n'ont  pas  l'ordre  de  donner  l'assaut;  ils  ont  au  con- 
traire l'ordre  formel  du  czar  do  ne  point  abcrdor  les 
barrières.  Rddzcwitsch  et  Langeron  lui-même  s'élan- 
cent sous  la  nappe  de  plomb  au-devant  de  leurs 
hommes;  ils  les  an*êtent.  Les  Russes  se  postent 
dons  les  maisons  du  faubourg  et  sur  les  premières 

33 


514  1814. 

pentes  d'où  ils  continuent  à  tirailler  avec  les  mili- 
ciens*. 

L'insulte  de  la  barrière  de  Clichy  termina  cette 
bataille  qui  ne  fut  qu'une  suite  de  combats  engagés 
sans  ensemble  par  les  assaillants  et  soutenus  sans 
direction  par  les  défenseurs.  La  bataille  de  Paris, 
dont  les  conséquences  politiques  ont  été  si  grandes,  a 
donc  marqué  à  peine  dans  l'histoire  militaire.  Il  faut 
rappeler  cependant  que  par  le  nombre  dos  troupes 
en  ligne  et  les  perles  subies  des  deux  côtés  —  neuf 
mille  hommes  tués  ou  blessés  chez  les  Alliés,  neuf 
mille  chez  les  Français^  —  la  balaillo  de  Paris  fui  la 
plus  imporlante  et  la  plus  meurlrière  de  toutes  celles 
de  la  campagne  de  France.  Malheureusement,  Napo- 
léon n'y  commandait  pas. 

L'appréhension  du  danger  cause  plus  de  trouble  et 
d'efFroi  que  le  danger  même.  La  population  pari- 
sienne qui  s'épouvantait  dès  les  premiers  jours  de 
février  au  seul  nom  des  Cosaques,  et  qui  tremblait 
les  27, 28  et  29  mars  à  l'idée  du  pillage  et  de  l'incendie,, 
recouvra  son  sang-froid  quand  elle  entendit  le  canon.; 
Pendanl  la  bataille^  les  grands  boulevards  avaient  leur 
aspect  accoutumé,  à  cette  différence  que  la  plupart- 
des  bouKques  étaient  fermées  et  qu'il  passait  peu  de 
voitures.  Mais  la  foule  était  plus  nombreuse,  plus 
animée,  plus   remuante  aue  d'ordinaire.  C'était  \q 

1.  Mémoires  de  Langeron.  Arch.  des  affaires  étrangères.  Journal  d'un  pri^ 
$onnier  anglais,  90.  92,  101,  103.  Ululation  d'Allent  (Suite  an  Mémorial,  II,  l(j2);. 

2.  Les  documents  étrangers  portent  les  pertes  des  Russes  à  7  000  hommeç 
et  celles  des  Prussiens  à  2000,  dont  80  officiers.  Journal  de  Barclay  de  ToUyi,'; 
Mémoires  du  prince  Eughie  de  Wurtemberg,  III,  291;  Plotho,  III,  411-416} 
Bogdanowitsch,  II,  192  :  Schels,  II,  237-2.38. 

Par  la  comparaison  entre  les  .situations  du  29  et  30  mars  et  celles  du  !•» 
et2  avril,  on  arrive  au  total  de  8800  h  mmes  tués,  blessés  ou  'lispnrus,  chel 
les  Kiaiii;ais,  sans  compter  les  pertes  de  la  garH«  nuti.male  qu'on  évalue  à. 
300  ou  50î)  biiinm-îs  (Situations.  Arch.  de  la  guerre,  et  Arch.  nat.,  AP.  ivr 
1667  «t  1670).  Il  e.st  jiisle  de  remaripier  que  parmi  ce.s  manquants  il  y  avait 
un  assez  grand  uomlire  de  traînards  qui  n.'juignireut  les  corps  los  i  «t 
4  avril,  ainsi  que  l'iudiq^ueut  les  situations  du  5  avril. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  515 

boulevard  aux  jours  de  fête  et  de  changement  de 
gouvernement  :  un  ûux  et  un  reflux  de  promeneurs, 
de  groupfj^  stationnant  et  discutant,  toutes  les  chaises 
occupées,  tous  les  cafés  remplis.  Le  temps  était  cou- 
vert et  doi'S.  A  Tortoni,  les  élégants  dégustaient  des 
glaces  et  buvaient  du  punch  en  regardant  trottiner 
les  grisettes  et  défiler,  sur  la  chaussée,  quelques  pri- 
sonniers qu'escortaient  des  gendarmes,  et  d'innom- 
brables blessés,  transportés  sur  des  civières  et  des 
prolonges  et  dans  des  fiacres  mis  en  réquisition. 
La  foule  ne  paraissait  nullement  consternée.  Ch^ 
quelques-uns  il  y  avait  de  l'inquiétude,  chez  d'autres 
de  la  curiosité  ;  chez  la  plupart  la  tranquillité  et  même 
lindiftérence  dominaient.  L'amour- propre  national 
aidant,  —  à  mieux  dire  peut-être  la  vanité  parisienne, 
—  ;)n  regardait  le  combat  livré  à  Romainville  comme 
une  affaire  sans  importance  et  dont  l'issue  d'ailleurs 
n'était  point  douteuse.  Si  l'on  faisait  remarquer  que  le 
bruit  du  canon  se  rapprochait,  ce  qui  semblait  indi- 
quer les  progrès  de  l'ennemi,  il  ne  manquait  pas  de 
gens  pour  répliquer  d'un  air  entendu  :  «  C'est  une 
manœuvre;  les  Russes  jouissent  de  leur  reste.  »  La 
quiétude  générale  fut  cependant  troublée  entre  deux 
et  trois  heures.  Un  lancier  ivre  descendit  au  grand 
galop  le  faubourg  Saint-AIartin  en  criant  :  «  Sauve- 
qui-peut!  »  Une  panique  se  produisit.  Chacun  s'enfuit 
en  courant.  Les  ondulations  de  la  foule  s'étendirent 
Jusqu'au  Pont-Neuf  et  aux  Champs-Elysées.  Mais  cette 
fausse  terreur  fut  passagère,  les  boulevards  se  rem- 
plirent de  nouveau  *. 

Dan?  les  quartiers  du  Nord  et  de  l'Est,  on  croyait 
aussi  à  la  défaite  de  l'ennemi,  mais  l'agitation  et  le 
trouble    étaient  extrêmes.  Les  rues   des  faubourgs 

1.  Journal  d'un  prisonnier  anglais  iRnue  britannique,  V,  86,  89,  91,  105).  Ro- 
dri«;aea,  49.  53>  54,  66.  Relauon  aaonjrme  (Suite  au  Mémorial,  Ui  285-2S6). 


SM  1814. 

Montmartre,  Poissonnière,  Saint-Denîs,  Saint-Mar- 
lin,  Saint-Antoine  fourmillaient  de  monde,  bien  que 
les  gardes  'v-alionaux  eussent  l'ordre  de  laisser  circu- 
ler seulement  les  citoyens  en  uniforme.  Pas  ^ilus  que 
la  consig-nc,  les  boulets  qui  commencèrent  à  siffler  de 
ce  côté  de  Paris  à  partir  de  quatre  heures  de  l'après- 
midi  n'arrêtaient  les  curieux.  Il  se  produisait  un  re- 
mous dans  la  foule  quand  tombait  un  projectile,  puis 
on  continuait  sa  marche  ou  l'on  reprenait  sa  place; 
les  enfants  jouaient  avec  les  boulets  qu'ils  poussaient 
du  pied.  Aux  abords  des  barrières,  toutes  les  bou- 
tiques étaient  fermées;  de  pauvres  meubles  que  les 
habitants  pns  de  peur  avaient  précipitamment  des- 
cendus, sans  savoir  où  et  comment  ils  les  transjior- 
teraient,  s'amoncelaient  sur  les  trottoirs.  Des  femmes 
étourdies  par  les  détonations  incessantes,  épouvantées 
à  l'idée  des  violences  qui  les  menaçaient,  couraient 
sans  but  dans  tous  les  sens,  éperdues,  presque  folles, 
s'uppelant  les  unes  les  autres  et  poussant  de  grands 
gémissements.  Leur  sensibilité  exacerbée  s'épanchait 
eu  soins  aux  blessés  qui  arrivaient  du  champ  de  ba- 
taille. Chaque  entrée  de  porte  devenait  ambulance. 
Les  femmes  déchiraient  à  l'euvi  mouchoirs,  fichus, 
tabliers  pour  l'aire  des  bandes  et  des  compresses*. 
Avec  une  ferme  confiance  dans  la  résistance  de  Paris, 
le  sentiment  qui  dominait  cbez  la  masse  de  la  popu- 
lation ouvrière  était  une  sombre  colère  de  n'y  pouvoir 
prendre  part.  Le  peuple  avait  attendu  des  fusils  sur 
Il  place  Yeuflôme,  devant  l'hôtel  du  général  Hullin, 
depuis  six  heuresjusqu'à  onze  heures  du  malin;  il  était 
rentré  furieux  dans  les  faubourgs,  proférant  le  cri  de  : 
Trahison!  L'irritation  se  lisait  sur  les  visages,  la  foule 
était  agitée  et  menaçante.  «  Le  faubourg  Saint-An- 

1.  Kodnguez,  54-56.  Jourmal  tCun  prisonnier  anglais,  86,  92.  Mém.  du  générât 
Pelkjpott,  II,  liS-117. 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  517 

toine,  dît  Rovigo,  était  prêt  à  tout,  sauf  à  se  rendre  *.  » 
Bien  qu'on  fût  aux  barrières  à  proximité  des  com- 
battants, on  n'était  pas  là  mieux  renseigné  que  sur 
les  boulevards.  Nul  ne  savait  rien  et  loat  le  monde 
donnais  des  nouvelles.  On  disait  tantôt  ^ae  le  roi 
Joseph  était  en  fuite,  tantôt,  au  contraire,  qu'il  avait 
refusé  de  recevoir  les  parlementaires  de  l'ennemi. 
A  entendre  les  uns,  toute  l'armée  alliée,  deux  cent 
mille  hommes,  prenait  part  à  la  bataille;  à  écouler 
les  autres,  les  Fran(,'ais  n'avaient  devant  eux  qu'une 
faible  colonne,  qui  déjà  rétrogradait  mais  qui  avait  sa 
retraite  coupée  par  l'empiTeur.  Si  l'on  voyait  revenir 
des  Français  blessés,  on  voyait  aussi  entrer  des  pri- 
sonniers et  sortir  de  nouvelles  troupes  qui  montraient 
beaucoup  d'ardeur.  Un  escadron  de  carabiniers  croisa 
dans  le  faubourg  Poissonnière  une  petite  colonne  do 
prisonniers;  les  cavaliers  dirent  tout  haut  à  la  foule  : 
«  — Attendez,  nous  allons  vous  en  envoyer  bien  d'au- 
tres! M  Deux  fois  dans  la  journée,  à  onze  heures  et  à 
trois  heures,  le  bruit  courut  que  le  roi  de  Prusse  était 
prisonnieret  qu'on  allait  le  faire  passer  sur  les  boule- 
vards pour  le  montreraux  Parisiens.  Deux  fois  aussi, 
on  dit  que  l'empereur  venait  d'entrer  dans  Paris.  La 
po[)ulation  l'attendait  depuis  le  malin  et  ne  doutait  pas 
de  son  arrivée.  Apercevait-on  dans  la  plaine  quelque 
général  monté  sur  un  cheval  blanc  et  suivi  d'un 
groupe  d'officiers,  chacun  criait  :  «  Le  voilà  !  le  voilà  !  » 
Il  n'était  pas  besoin  de  prononcer  de  nom,  tout  le 
monde  savait  de  qui  l'on  parlait.  Le  cri  volait  de 
bouche  en  bouche,  et  «  on  se  préparait  au  spectacle 
d'une  victoire'  ». 

1.  Âtémotres  de  Rovign,\n.  19.20;  Mémoires  de  Im  Valette,  IL  89;  Ciraad, 
S4-86;  Béranger,  Ma  Biographie,  141.  Cf.  les  discours  à  la  Chambre  d -s  dé- 
putés sur  les  fonitications  de  Paris,  Moniteur  du  2V  au  30  janvier  lau. 

2.  Béranger,  JTa  Biographie,  141;  Rodrigues,  49-&1;  Journal  d'un  prùomMr 
miglait,  92,  102,  105. 


518  1814. 

Cette  nouvelle  du  soudain  retour  de  Napoléon 
n'était  pas  sans  quelque  fondement.  Vers  une  heure, 
le  générai  Dejean  arriva  de  Troyes,  à  franc  étrier, 
avec  mission  d'avertir  les  chefs  de  la  défense  que 
l'empereur  le  suivait  à  moins  d'une  demi-marche. 
Dejean  descendit  dabord  au  Luxembourg,  puis  il  alla 
à  Montmartre*.  Mais  déjà  la  capitulation  était  réso- 
lue, et  Joseph  avait  gagné  le  Bois  de  Boulogne.  Les 
grands  dignitaires,  les  ministres,  les  sénateurs,  toutes 
les  autorités  avaient  reçu  l'ordre  de  quitter  Paris  in- 
continent. Cet  ordre,  donné  par  Joseph  vers  midi, 
fut  transmis  aux  intéressés  entre  une  et  deux  heures 
par  le  grand  juge  et  l'architrésorier^  Les  ministres, 
quelques  conseillers  d'Etat  et  quelques  sénateurs, 
prirent  le  chemin  de  Chartres.  Mais  d'autres  person- 
nages, qui  croyaient  avoiravantage  à  rester  dans  Paris, 
éludèrent  ces  ordres  qu'il  eût  fallu  donner  dèsl'avant- 
veille. 

Moins  disposé  à  partir  que  quiconque,  Talleyrand 
n'osait  cependant  ne  point  obéir.  Il  était  le  plus  en 
vue  des  membres  du  gouvernement,  il  se  savait  très 
soupçonné.  Un  manque  d'obéissance,  qui  chez  tout 
autre  paraîtrait  indolence,  serait  chez  lui  regardé 
comme  une  trahison.  Sans  doute  il  risquaitpeu,  puis- 
que l'empereur  et  l'empire  semblaient  condamnés. 
Toutefois  Napoléon  n'était  pas  désarmé,  et  les  souve- 
rains n'avaient  pas  prononcé  en  dernier  ressort.  Si  par 
miracle  l'empereur  restait  sur  le  trône,  le  prince  de 
Bénévent  se  trouverait  plus  que  compromis.  Il  était 
dans  sa  nature  de  se  prémunir  contre  toutes  les  éven- 
tualités, même  les  plus  improbables.  Il  voulait  tou- 
jours être  en  règle.  Pour  sortir  d'embarras,  Talley- 
rand alla  trouver  sa  dupe  ordinaire,  le  duc  ae  Rovigo. 

1.  Miot  de  Mélito,  III,  354^55;  Rorigo,  VII,  20-22. 

t.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  216;  Miot  de  Mélito,  HI,  353-:tH 


LA    BATAILLE    DE    PARIS.  5i» 

Après  lui  avoir  représenté  que  les  véritables  intérêts 
de  TempHrcur,  de  la  dynastie,  du  pays  exigeaient 
qu'il  reslàt  à  Paris,  il  termina  en  demandant  au  mi- 
nistre de  la  police  l'autorisation  de  ne  poini  rejoindre 
l'impératrice.  Savary,  cette  fois,  fit  montre  d'énergie. 
D  répondit  à  Talleyrand  que,  loin  de  l'autoriser  à  res- 
ter, il  lui  intimait  l'ordre  de  partir  sur-le-champ,  et 
que,  de  plus,  il  allait  surveiller  son  départ'.  C'était 
bien  parler,  mieux  eût  valu  agir.  Le  prince  feignit  de 
se  rendre  à  l'invitation  sans  réplique  de  Rovigo.  U 
rentra  rue  Saint-Florentin,  prit  quelques  mesures 
pressées;  puis,  à  cinq  heures,  il  se  mit  en  route  pour 
Chartres.  Dans  Paris,  le  carrosse  du  \'ice-grand  élec- 
teur, que  précédait  un  écuyer,  alla  fort  lentement 
Il  importail  d'assurer  à  ce  départ  la  notoriété  publique, 
et  il  importait  plus  encore  de  donner  à  i^crtains  émis- 
saires le  temps  d'arriver  au  poste  de  la  barrière 
d'Enfer.  Ils  avaient  fait  diligence.  Quand  la  voiture 
de  Talleyrand  approcha  de  la  grille,  le  chef  de  poste 
s'avança  à  la  portière  et  eut  l'audace  de  demander 
ses  passeports  au  prince  de  Bénévent.  Sur  la  ré- 
ponse de  celui-ci  qu'il  n'en  avait  point  —  Talleyrand 
n'eut  garde  d'exhiber  l'ordre  du  grand  juge  qui  va- 
lait tous  les  passeports  du  monde  —  l'officier  déclara, 
en  s'excusanl,  que  la  consigne  lui  défendait  de  le 
laisser  passer.  En  vain  quelques  gardes  nationaux, 
qui  n'étaient  pas  dans  le  secret,  se  récrièrent  et  dirent 
que  la  consigne  n'était  pas  faile  pour  le  prince  vice- 
électeur,  Talleyrand  ne  voulut  point  profiler  de  ces 
bonnes  dispositions,  il  revint  au  plus  vite  rue  Saint- 
Florentin,  bien  heureux  de  la  réussite  du  stratagème*. 
Eucore  une  fois,  il  avait  atteint  son  but  sans  se  com- 


1.  JUimnires  de  liooigo.  VU,  21-23,  55-57. 

2.  Meneval.  U,  58.5tf  ;  22-23,  66-67;  Viirolle»,  1,311,  RoTigo,  VU.  CtLettw» 
Inédites  d«  Talleyrand  (Reou»  (fhistoirt  dipUtmcUiqiUf  248). 


520  181 4. 

promet  <;re.  Il  s'était  mis  en  route,  et  s'il  avait  dû 
arrêter  son  voyage,  c'était  forcé  et  contraint.  La  faute 
retombait  sur  un  chef  de  poste  malavisé. 

Il  y  avaitdes  coupablesplus  haut  placés  :  le  roi  Joseph 
qui,  au  mépris  des  instructions  de  son  frère,  avait 
différé  jusqu'à  la  dernière  heure  d'ordonner  le  départ 
des  membres  du  gouvernement;  le  duc  de  Rovigo 
qui,  au  lieu  de  sommer  Talleyrand  d'obéir,  aurait  dû 
le  faire  mettre  en  voilure  et  conduire  à  Chartres  sous 
bonne  escorte.  C'est  grâce  à  l'imprévoyance  de  Joseph 
et  à  la  faiblesse  de  Savary  que  l'homme  qui  était 
devenu  le  plus  dangereux  ennemi  de  l'empereur  put 
rester  dans  Paris  abandonné.  Comme  l'a  dit  énergi- 
quement  Pons  de  l'IIérault,  la  régence  ne  sut  rien 
organiser,  pas  même  la  fuite. 


IV 

LA  CAPITULATION  DE  PARIS 


Quand  le  duc  de  Raguse  s'était  résigné,  vers 
quatre  heures  de  l'après-midi,  à  entrer  en  pourpar- 
lers, balles  et  boulets  sifflaient  autour  de  Belleville. 
Des  trois  parlementaires  qu'il  envoya,  le  premier  fut 
grièvement  blessé;  le  second,  le  colonel  La  Bédoyère, 
eut  son  cheval  et  son  trompette  tués;  seul  l'aide  de 
camp  du  général  Lagrange  parvint  à  franchir  la  ligne 
ennemie*.  Il  fut  aussitôt  conduit  devant  le  czar  qui, 
descendu  de  cheval,  veillait  à  l'établissement  d'une 
nou^'^elle  batterie.  Le  parlementaire  demanda  un  armi- 
stice; ses  pouvoirs  n'allaient  pas  au  delà.  Alexandre 
ne  voulait  ni  ne  pouvait  accepter  une  pareille  propo- 
sition; en  y  consentant,  il  eût  abandonné  les  avan- 
tages, si  chèrement  achetés,  de  cette  terrible  journée. 
Il  n'avait  pas  sacrifié  neuf  mille  de  ses  soldats  pour 
conclure  une  suspension  d'armes  qui  permît  aux 
Français  de  se  retirer  en  deçà  de  l'enceinte  et  d'y 
attendre  vingt-qualre  heures,  sans  être  inquiétés, 
le  retour  de  Napoléon.  Cependant  le  czar  n'était  pas 
moins  pressé  d'occuper  Paris  que  Marmont  d'obtenir 
un  armistice.  L'occasion  de  négocier,  occasion  atten- 
due depuis  la  veille  avec  tant  d'impatience,  se  pré- 
sentait; Alexandre  n'eut  garde  de  la  repousser.  Il 

1.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  245;  Journal  de  Fabvier,  78;  fmtmal  d'un 
prisonnier  anglait  (Reoue  Britannique,  V,  97).  —  Selon  rofûcier  anglais,  on 
«nvo>a  quatre  parlementaires,  et  ce  fut  M.  de  Quélen,  aide  de  camp  da 
Ifénéral  Compans  et  firère  de  l'archerèqae  de  Paris  qui  parla  an  czar 


522  181 4. 

donna  l'ordre  à  son  aide  de  camp  favori,  le  comte 
Orlow,  d'accompagner  le  parlementaire  auprès  du 
maréchal  Marmont. 

Comme  ces  deux  officie' s  arrivaient  sous  une  pluie 
de  balles  à  cinquante  m^jtres  de  la  première  ligne 
française,  Orlow*  remarqua  un  général  qui  se  tenait 
au  milieu  des  tirailleurs  et  qui  en  apercevant  les 
parlementaires  fit  cesser  le  feu.  C'était  Marmont. 
«  —  Je  suis  le  duc  de  Raguse,  »  dit-il  en  s'avançant 
à  la  rencontre  d'Orlow. —  «  Et  moi,  le  colonel  Orlow, 
aide  de  camp  de  l'empereur  de  Russie.  »  L'entretien 
fut  de  courte  durée,  les  deux  interlocuteurs  ayant 
également  hâle  d'arrêter  le  combat.  « —  Le  désir 
de  Sa  Majesté,  dit  Orlow,  est  de  conserver  Paris  à 
la  France  et  au  monde.  »  —  «  C'est  là  aussi  notre 
espoir.  Quelles  sont  vos  conditions?»  —  «Le  feu 
cessera  immédiatement.  Les  troupes  françaises  se 
retireront  en  deçà  de  l'enceinte.  Une  commission 
militaire  se  réunira  le  plus  tôt  possible  pour  arrêter 
les  bases  de  la  capitulation.  »  —  «  J'y  consens.  Le 
duc  de  Trévise  et  moi  nous  vous  attendrons  à  la 
barrière  de  Paulin.  Nous  allons  donner  des  ordres 
pour  faire  cesser  le  feu  sur  toute  la  ligne...  Au  re- 
voir. »  Orlow  remonta  à  cheval  et  partit  au  galop; 
puis  revenant  sur  ses  pas,  il  dit  au  maréchal  :  «  —  Les 
hauteurs  de  Montmartre  sont-elles  au  nombre  des 
points  que  vos  troupes  doivent  évacuer?»  (Les  Alliés 
redoutaient  toujours  Montmartre  qu'ils  regardaient 
comme  l'Acropole  de  Paris.)  Marmont  rétléchit  un 
instant  :  «  —  Sans  doute,  répondit-il,  puisque  Mont- 
martre est  en  dehors  de  l'enceinte*.  »  Ni  le  duc  de 
Raguse  ni  Orlow  ne  savaient  alors  que  Langeron 

1.  Relation  d'Orlow.  Archiv.topographiqnes  de  Saint-Pétersbourg,  d«  47346. 
8.  Relation  d'Orlow,  Arch.  top.   de  Saint-Pétersbourg.   Cf.  le»  JUémoirtt 
4$  Marmont,  où  le  récit  ett  beaucoup  plus  sommaire. 


LA    CAPITULATION    DE    PARIS.  523 

était  au  moment  de  s'emparer  de  cette  position,  pres- 
que sans  coup  férir. 

Pendant  ces  premiers  pourparlers,  un  autre  parle- 
mentaire, le  général  Lapointe,  chef-d'état-major  de 
Mortier,  franchit  la  ligne  ennemie.  Un  peu  avant 
quatre  heures,  le  général  Dcjean  qui  avait  perdu  une 
partie  de  l'après-midi  à  chercher  le  roi  Joseph  à 
Montmartre  et  dans  le  bois  de  Boulogne  ',  avait  re- 
joint le  duc  de  Trévise  en  avant  de  la  barrière  de 
la  Villelle.  Aux  paroles  de  Dejean,  que  l'empereur 
arrivait,  qu'il  fallait  à  tout  prix  contenir  l'ennemi 
jusqu'au  lendemain,  le  maréchal  avait  répondu  en 
montrant  ses  troupes  décimées  et  rejetées  sur  les  bar- 
rières. Puis,  bien  que  par  un  retard  inexplicable  il 
n'eût  point  encore  reçu  l'ordre  de  Joseph,  il  avait  pris 
sur  lui  de  demander  au  prince  de  Schwarz^nberg  un 
armistice  m  statu  quo.  Pour  obtenir  la  suspension 
d'armes.  Mortier  s'appuyait  sur  ce  fait,  dont  venait  de 
l'instruire  Dejean,  que  Napoléon  avait  fait  directe- 
ment à  l'empereur  d'Autriche  des  ouvertures  de  paix 
qui  ne  pouvaient  manquer  d'être  acceptées.  Le  géné- 
ral Lapointe  remit  le  billet,  que  Mortier  avait  écrit  sur 
un  tambour,  à  un  aide  de  camp  de  Schwarzenberg. 
Le  prince  jugeant  avec  raison  que  les  Alliés  seraient 
dupes  s'ils  accordaient  une  suspension  d'armes  qui 
ne  fût  pas  aussitôt  suivie  de  la  reddition  de  la  ville, 
répondit  à  Mortier  par  cette  lettre  assez  impertinente  : 
«...  L'union  intime  et  indissoluble,  qui  règne  entre 
les  souverains  alliés  m'est  un  sûr  garant  que  les 
négociations  que  vous  supposez  avoir  été  entamées 

1.  Cf.  Miot  de  Mélito,  III.  356.  RoTÏgo,  VU,  13  H.  —  Rovigo  assnre  qm 
Dejeao  rejoicrnit  le  roi  Joseph  an  bois  de  Boulogne  et  le  conjura  de 
revenir  à  Pari»  et  de  révoquer  ses  ordres.  Joseph  »y  refasa.  disant  qu'il 
était  trop  tard,  et  qne  d'ailleurs  Dejean  n'avait  qu'à  s'adresser  aux  maré- 
chaox.  —  Malheureusement  pour  la  mémoire  de  Joseph,  le  fait  a  été  aOrmé 
par  une  lettre  publique  du  général  Dejean,  du  4  juillet  1822. 


524  4  81 4. 

isolément,  n'ont  pas  eu  lieu...  La  Déclaration  des 
Puissances  alliées  que  j'ai  l'honneur  de  vous  envoyer 
ci-joinle,  en  est  une  preuve  incontestable*.  »  Ainsi 
éconduit,  le  général  Lapointe  regagna  la  barrière  de 
la  Villette,  tandis  que  les  commissaires  nommés  par 
le  czar  allaient,  de  leur  côté,  à  la  barrière  de  Pantin 
pour  arrêter  les  bases  de  la  capitulation.  C'étaient  le 
comte  Nesselrodo,  le  colonel  Orlow  et  le  comte  do 
Paar,  aide  de  camp  dd  Schwarzenberg. 

Ils  trouvèrent  Marmont  seul.  Mortier,  bien  que  pré- 
venu par  un  officier  du  duc  de  Raguso,  n'était  pas 
encore  au  rendez-vous.  Après  quelques  instants  d'at- 
tente, les  commissaires  sur  la  proposition  de  Mar- 
mont se  rendirent  à  la  barrière  de  la  Villctle,  puis 
dans  le  faubourg  de  la  Chapelle  oti  enfin  ils  joigni- 
rent le  duc  de  Trévise.  On  entra  dans  un  cabaret  situé 
près  de  la  barrière  de  Saint-Denis  et  portant  nour 
enseigne  :  Au  petit  Jardinet^.  Nesselrode  exigea  que 
la  ville  fût  livrée  aux  Alliés  et  que  toutes  les  troupes 
françaises  missent  bas  les  armes.  Indignés  de  ces  in- 
sultantes prétentions,  Marmont  et  Mortier  déclarèrent 
d'une  seule  voix  que  plutôt  que  d'y  souscrire,  ils  s'en- 
seveliraient sous  les  ruines  de  Paris.  En  vain  Nessel- 
rode démontra  que  si  le  czar  voulait  garder  prison- 
niers leurs  vaillants  soldats,  c'était  afin  de  contraindre 
Napoléon  à  faire  la  paix,  l'argument  toucha  peu  les 
deux  maréchaux.  On  en  était  là  de  la  discussion, 
lorsque  soudain,  au  milieu  du  grand  silence  qui  de- 
puis la  cessation  du  feu  avait  succédé  au  fracas  de  la 

1.  Lettres  de  Mortier  et  de  Schwarzenberg,  30  mars,  cit.  par  Rovi^o,  ^^I, 
14-16.  Lettre  de  Steewart  à  Casilereagh.  Des  hauteurs  do  Belleville,  30  mwrs 
(au  soir).  Correxoondancede  Ciisllereayh,  V,  41i.  —  La  jnèce  dii>ioin:iiii|iie  -juo 
Schwarzeuberg  joiguit  à  sa  lettre  était  la  Déclaration  de  Cbâtillou   20  mars. 

2.  Journal  ^un  prisonnier  anglais,  97-98.  —  Le  mois  suivant,  l'avisé  caliare- 
tier  fit  peindre  cette  inscription  :  «  Au  Petit  Jardinet,  l'an  1814,  ici  leSO  mars 
(jour  à  jamais  prospère  pour  le  bonheur  de  notre  nation)  la  plus  sage  capittilo' 
tion  aux  Franco»  rendit  un  père,  Thouront,  marchand  de  vint  traiteur.  » 


LA    CAPITULATION    DE    PARIS.  525 

bataflle,  gronda  une  terrible  canonnade.  Les  commis- 
sniri's  alliés  se  regarilèreul  un  instant  avec  stupeur. 
Ils  «  raignaient  que  ce  ne  fût  le  canon  de  reui)K'reur. 
Celait  la  prise  de  Moutmartre,  un  officier  vint  bientôt 
les  en  avertir.  L'ordre  d'arrêter  le  feu  n'était  pas 
encore  parvenu  à  l'émigré  Langeron  qui  continuait 
ses  faciles  exploits*. 

Les  commissaires  alliés  cherchèrent  à  se  prévaloir 
de  la  possession  de  ces  hauteurs  pour  faire  accepter 
leurs  conditions.  Mais  Marmont  objecta  qu'il  avait  con- 
senti dès  quatre  heures  à  l'abandon  de  Montmartre. 
Que  celte  position  eût  été  cédée  en  vertu  de  Tarmi- 
slice  ou  eulevée  d'assaut,  il  importail  peu  à  ses  yeux. 
Pour  les  maréchaux,  d'ailleurs,  la  reddition  de  Paris 
était  un  fait  acquis;  ils  ne  disputaient  plus  que  pour 
sauver  leurs  soldats,  et  sur  ce  point,  ils  demeuraient 
inlraiUSIcs.  Nesselrode  et  ses  collègues  se  rendirent 
à  Bellcviile  pour  tenter  de  fléchir  la  volonté  du  czar. 
A  sept  heures  ils  étaient  de  retour,  apportant  de  nou- 
velles propositions  qui,  bien  que  moins  humiliantes, 
n'étaient  guère  plus  acceptables  :  les  troupes  évacue- 
raient Paris  avecarmes  et  bagages,  mais  elles  devraient 
se  iHlirer  par  la  roule  de  Rennes.  Celait  un  désar- 
momcnl  déguisé,  car  de  ce  côté  les  corps  des  deux  maré- 
chaux ue  pouvaient  être  d'aucun  secours  à  Napoléon. 
Les  ducs  de  Ragusc  et  de  Trévise  s'élevèrent  contre 
la  prétention  de  leur  imposer  un  itinéraire.  «  —  Pa- 
ris, dit  Marmont,  n'est  pas  bloqué  el  il  ne  saurait 
l'être.  Quand  même  vous  m'allaqucriez  colle  nuit, 
je  défendrais  Paris  rue  j)ar  rue,  el  je  ne  pourrais  jamais 
être  repoussé  que  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  où 
je  reslorai  maîlre  de  prendre  la  route  de  Fonlaine- 
blcau.  Pourquoi  donc  vouloir  obtenir  par  un  armistice, 

1.  Relation  d'Orlov.  Cf.  Mémairm  d*  Marmont,  VI,  14&.    Mémoires  d* 
Laiigereo. 


52C  1814. 

dont  les  conditions  blessent  l'honneur  de  doux  vieux 
soldats,  ce  que  vous  ne  pourriez  obtenir  par  la  force?» 
Et  après  un  silence,  le  maréchal  reprit  d'une  voix 
visiblomenf  émue  :  «  —  Messieurs,  le  sort  vous  favo- 
rise, le  succès  de  celte  journée  est  grand  pour  vos 
armes,  les  suites  en  seront  incalculables.  Soyez  mo- 
dérés et  ne  nous  poussez  pas,  le  duc  de  Trévise  et 
moi,  aux  dernières  résolutions*.  » 

Les  commissaires  alliés,  Orlow  surtout,  reconnais- 
saient la  justesse  de  ces  paroles,  mais  liés  par 
leurs  instructions,  ils  croyaient  ne  devoir  rien  céder. 
Si  alors  les  maréchaux  eussent  pris  prétexte  de  cette 
résistance  pour  rompre  la  négociation,  peut-être 
eussent-ils  été  bien  inspirés.  Ils  connaissaient  le  mes- 
sage du  général  Dejean,  ils  savaient  l'empereur  à 
quelques  lieues  de  Paris,  enfin,  la  nuit  étant  venue, 
ils  devaient  comprendre  —  Orlow  allait  l'avouer  lui- 
même  —  que  l'assaut  serait  dilféré  jusqu'au  lende- 
main. On  risquait,  il  est  vrai,  un  bombardement.  Cent 
pièces  de  canon  étaient  braquées  sur  la  ville,  et  l'ai- 
mable Miiffling,  dévoré  d'impatience,  faisait  déjà 
demander  au  czar  s'il  fallait  «  allumer  Paris  ». 
Alexandre  répondit  négativement,  disant  qu'il  ne 
voulait  qu'intimider  les  Parisiens*.  Mais  au  cas  où; 
après  avoir  profité  de  trois  heures  d'armistice,  Mar- 
mont  se  fût  dérobé  à  l'obligation  qu'il  avait  morale- 
ment prise  de  rendre  Paris,  la  colère  n'eût-elle  pas 
emporté  l'empereur  de  Russie? 

La  discussion  durait  depuis  plus  d'une  heure, 
lorsque  Mortier  se  retira.  «  —  Je  laisse  le  duc  de  l\a- 
guse  continuer  leà  pourparlers,  dit-il,  et  chois'v  le  jjurti 
qu'il  jugera  convenable.  Quant  à  moi,  je  suis  ol'ligé 

1.  Relation  d'Orlow.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  Cf.  Marmont,  VI,  248, 

2,  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  255.  Mémoires  de  Lanj^eron,  Arcti.  des 
Aflf.  étrang.  —  L'officier  anglais  prétend  tenir  le  propos  du  général  MiitÛing^ 
lui-même  avec  qui  il  entra  en  relation  durant  l'occupation  de  Paris, 


LA    CAPITULATION    DE    PARIS.  527 

de  prondre  des  mesures  pour  la  défense  de  Paris.  » 
Le  brave  Mortiir  devenait  diplomate  à  Soo  tour.  Il 
disait  :  ïh-  léfense  de  Paris,  quand  il  pensait  :  l'éva- 
cuation de  Paris\  Devenu  très  inquiet.  Orlow  repré- 
senta à  Nesselrode  que  les  troupes  alliées  ne  pouvant 
attaquer  la  ville  en  pleine  nuit,  les  Français  auraient 
toute  liberté  pour  se  retirer  par  la  route  qui  leur  con- 
viendrait. Il  conclut  qu'il  fallait  ou  souscrire  sur 
l'heure  à  la  demande  des  maréchaux  ou  suspendre  les 
pourparlers  pendant  qu'une  nouvelle  démarche  serait 
faite  auprès  du  czar.  Mais  craignant  que  Marmont, 
irrité  de  tant  de  retards  et  de  difficultés,  ne  revint  à 
ridée  de  défendre  Paris,  Orlow  déclara  qu'il  resterait 
son  otage  jusqu'à  la  ratification  de  l'armistice.  Nessel- 
rode quitta  le  maréchal  en  l'assurant  que  le  feu  ne 
reprendrai  l  pas  avant  que  le  colonel  Orlow  n'eût  re- 
gaj^né  les  avant-postes  russes*. 

Les  choses  ainsi  arrêtées,  Marmont  emmena  le  comte 
Orlow  dans  son  hôtel  de  la  rue  Paradis.  Celte  nuit-là, 
Ihôteldu  ducdeRnguseavaitunair  do  fête.  On  nepeut 
dire  qu'il  y  eut  soirée,  ni  réception;  mais  une  foule 
de  personnages  remplissaient  les  salons.  Tandis  que 
la  masse  de  la  population  parisienne  était  resiée  tout 
le  jour  et  s'était  même  endormie  dans  l'ignorance  des 
résultats  de  la  bataille,  les  ordres  de  départ  transmis 
par  le  grand  juge  à  plus  de  trois  cents  personnes,  le 
rapport  de  Peyre  au  conseil  municipal,  les  dernières 
instructions  des  ministres  à  leurs  chefs  de  service, 


1.  L'évacuation  de  Paris,  do  moins  par  les  troapes  de  Mortier,  commença 
bien  avant  la  ratidcatioo  de  la  capitulation.  Les  si^oaiures  ne  fnri'itt  échan- 
gées qu'a  2  heures  du  matin,  et  dès  11  heures  du  soir  la  cavalerie  de  Belliard, 
»vaDi-garde  du  corps  de  Mortier,  avait  déjà  atiHini  la  Cour  de  France.  Cf. 
Marinuut  à  Napoléon,  31  mars,  3  heures  et  demie  du  matm.  Arch.  de  Ut 
guerre;  Mémoires  de  BttUiard,  II,  172;  Fain,  209;  Relauua  de  Guargaud, 
dans  ISourrienne  et  tes  erreurt.  H,  329. 

2.  KelauoQ  d'Orlow.  Cf.  Lettre  de  Nesselrode  à  Orlov,  Boadj,  30  mat» 
(1  heore  iu  matin),  citée  par  Bogdanovitscb,  U,  197. 


S28  4  814. 

avaient  renseigné  le  monde  de  la  politique*.  On  savait 
le  dépar'  du  roi  Joseph  ot  des  membres  du  gouver- 
nement ^  on  savait  la  victoire  des  Alliés,  on  savait  que 
le  duc  de  Raguse,  investi  de  pleins  pouvoirs,  traitait 
aux  avant-postes  de  la  capitulation  de  Paris.  Ce  qu'on 
ne  connaissait  pas,  et  ce  qu'on  était  pourtant  bien 
anxieux  de  connaître,  c'étaient  les  clauses  de  cette  ca- 
pitulation. Aussi  tous  les  gens  qui  par  leur  situation 
ou  leurs  relations  personnelles  avec  le  maréchal  Mar- 
mont  et  avec  la  famille  de  son  beau-frère  Perregaux, 
croyaient  avoir  leurs  entrées  dans  l'hôtel  de  la  rue 
Paradis,  y  étaient  venus  comme  au  foyer  des  nou- 
velles. Il  y  avait  là  Chabrol,  préfet  de  la  Seine,  Pas- 
quier,  préfet  de  police,  La  Valette,  directeur  général 
des  Postes,  le  général  de  Girardin,  aide  de  oamp  de 
Berthier,  arrivé  de  Troyes  à  huit  heures  du  soir,  Bour- 
rienne,  le  baron  Louis,  LafOtte,  des  sénateurs,  des  dé- 
putés, des  membres  du  conseil  municipal,  des  chefs 
de  légion  de  la  garde  nationale^ 

Quand  Marmont  entra,  l'uniforme  déchiré,  les  bottes 
maculées  de  boue  et  de  sang,  les  mains  et  le  visage 
noirs  de  poudre,  on  crut  voir  apparaître  la  Bataille  per- 
sonnifiée. L'admiration  pour  l'intrépide  soldat  émut 
tous  les  cœurs  et  courba  tous  les  fronts.  Chacun  s'ap- 
procha du  maréchal,  lui  prodiguant  les  félicitations  et 
les  éloges,  l'exaltant  et  l'encensant  à  l'envi.  Jamais 


1.  Journal  d'un  pmtonnter  anglais,  92.  Cf.  Mémoiret  de  Marmont,  VI,  21-29. 
—  A[)rès  avoir  accompagne  le  général  Strolz  auprès  de  Marmont,  Peyra 
s'était  rendu  à  l'IIôtel  de  Ville,  où  l'appelait  son  service  et  où  1p  conseil  mu- 
nicipal était  assemblé.  Selon  Pons  de  rilèrault  (190  191),  ot  la  chose  est  vrai- 
semblalile,  Peyre  rapporta  les  détails  de  sa  mission  aux  magistrats  munici- 
paux, et.  le  récit  de  Heyre  et  Beuuchamp,  II,  233. 

2.  R'IatiwD  d'Orlow.  Arch.  top.  de  Saint-Pétersbourg,  47  346.  Mémoires  de 
La  Valette,  f[,  92;  Bourrienne,  X,  17-18;  Mémoires  de  Marmont,  \1,  249. 
*Oa  a  vu  {f8l4,  410)  que  le  29  mars,  peu  après  le  départ,  du  pont  de  Dollen- 
court,  d  un  premier  envoyé,  qui  était  le  géuéral  Dejean,  le  général  de  Gi- 
rardin avait  été  dépéché  par  Berthier,  pour  auDonoer  au  roi  Joseph  1«  retour 
fapiJe  de  l'empereur. 


LA    CAPITULATION    DK    PARIS.  529 

vainqueur  peut-être  n'avait  reçu  pareille  ovation. 
Mais  le  vaincu  de  la  journée  ce  n'était  pas  Waimont, 
c'était  Bonaparte.  —  On  conamençait  à  no  plus  dire 
Najoléon. 

INon  seulement  on  admirait  Marmont,  on  le  bénis- 
sait presque.  II  avait  résisté  assez  tard  pour  sauver 
l'honneur  de  Paris  et  il  avait  capitulé  assez  tôt  pour 
épargner  à  la  ville  les  horreurs  du  sac.  En  réalité, 
c'était  au  roi  Joseph  qu'en  devait  la  reddition  de  Paris  ; 
mais  qui  pensait  à  lui,  sinon  pour  accuser  sa  couar- 
dise? Dans  un  égarement  passionné,  on  faisait  honle 
à  Joseph  de  l'acte  dont  on  faisait  honneur  à  Marmont. 
Sauf  le  comte  de  La  Valette  et  le  général  de  Giiardin 
qui  s'élevaient  contre  la  capitulation  et  défendaient 
encore  la  cause  de  l'empire,  on  parlait  avec  abandon 
de  la  chute  inévitable  de  Napoléon  et  du  prochain  re- 
tour des  Bourbons.  Laffitte  se  montrait  un  de  leurs 
plus  chauds  partisans.  Comme  Marmont,  évidem- 
ment troublé,  lui  objectait  les  dangers  d'une  restau- 
ration pour  les  chefs  de  l'armée,  dont  la  gloire  serait 
prise  à  crime  par  les  émigrés,  le  banquier  répli<|ua  : 
«  —  Eh!  monsieur  le  maréchal,  avec  des  garanties 
écrites,  avec  un  ordre  politique  qui  fondera  nos  droits, 
qu'y  a-t-il  à  redouter'?  »  Déjà  un  mois  auparavant, 
le  beau-frère  de  Marmont,  le  jeune  Perregaui,  qui 
par  parenthèse  était  chambellan  de  l'empereur,  avait 
répondu  par  ces  mots  aux  mêmes  objections  :  «  — 
Dans  tous  les  cas  Macdonald  et  toi,  vous  serez  cer- 
tainement dans  l'exception*.  » 

La  conversation  en  était  là,  lorsque  le  duc  de  Ra^ 
guse  quitta  brusquement  le  salon.  Un  très  grand 
peisonnage  demandait  à  lui  parler  en  particulier. 
C'était  Talleyrand.  Marmont  le  reçut  dans  la  salle  à 

1.  Marmont,  VI,  349-250;  La  Valette,  II,  93-03:  Boorrienne,  X,  17-31. 
t.  Mémoérea  Jt  Marmont.  VI,  203. 

34 


830  1814. 

manger,  où  il  avait  soupe  avec  Orlow.  Talleyrand 
aborda  le  maréchal  sous  un  prétexte.  Il  venait  s'in- 
former si  les  communicalions  avec  Blois  étaient 
encore  libres.  Après  celle  entrée  en  matière,  il  com- 
mença à  parler  des  malheurs  publics,  des  difficultés 
de  la  situation.  «  J'en  convins  avec  lui,  rapporte 
Marmont,  mais  sans  dire  un  mot  sur  le  remède  à 
employer.  Le  prince  cherchait  l'occasion  do  me  faire 
une  ouverture,  mais  quoique  je  pressentisse  d'étran- 
ges événements,  il  no  pouvait  pas  me  convenir  d'y 
concourir,  et  dès  lors  uu  secret  m'eût  été  à  charge.  » 
Ces  ouvertures  furent-elles  faites?  Ce  secret  ful-il 
échangé?  Entre  gens  d'esprit,  on  s'entend  à  demi- 
mot.  «  Le  prince  dé  Talleyrand,  dit  M.irinont,  se 
relira,  ayant  échoué  dans  sa  tentative  *.  »  Marmont 
le  croyait  peut-être;  il  se  trompait.  A  la  lin  de  cet 
entretien,  s'il  n'était  pas  tout  à  fait  gagné  aux  Bour- 
bons, du  moins  sa  fidélité  à  Napoléon  était  ébranlée. 
L'ovation  dont  il  avait  été  l'objet  et  la  démarche  de 
Talleyrand,  il  n'en  fallait  pas  tant  pour  troubler  la 
raison  du  maréchal  sous  une  montée  d'orgueil.  Cet 
homme  fait  de  vanité  et  d'envie,  cet  ambitieux  que 
ni  grades,  ni  titres,  ni  dotations  n'avaient  rassasié, 
parce  qu'il  voyait  toujours  sur  le  même  rang  que 
lui  ses  compagnons  d'armes,  les  Ney,  les  Davout,  les 
Mortier,  les  Victor,  les  Suchct,  et  au-dessus  de  lui, 
Napoléon,  arrivait  enliu  au  premier  rôle.  Il  devenait 
l'arbitre  de  la  France;  il  était  le  maître  de  son  maître, 
car  Talleyrand  le  lui  avait  fait  enleudre  s'il  ne  le  lui 
avait  jjas  dit,  il  tenait  dans  sa  main  les  destinées  de 
l'empereur.  Ce  jour  de  défaite,  —  Marmout  se  l'a- 
vouait-il?  —  fut  le  plus  heureux  de  sa  vie. 

1.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  250;  Cf.  Relation  d'Orlow  et  Mémoires  dé 
La  Valette,  M,  93.  «  Tout  fut  dit  pour  moi,  raconta  La  Valette,  Talieyraod 
Tenait  pour  enoelopper  le  marédiaL  » 


I 


LA    CAPITULATION    DE    PARIS.  531 

En  se  retirant,  Talleyrand  passa  par  le  salon.  Il 
croyait  utile  d'adresser  quelques  paroles  à  un  per- 
sonnage qu'il  savait  y  trouver.  A  la  vue^  du  prince 
de  Bénéveiit,  que  l'on  croyait  sur  la  route  de  Char- 
tres, il  se  fit  un  mouvement  parmi  les  assistants;  on 
se  porta  à  sa  rencontre,  dans  l'espérance  d  appren- 
dre ce  qu'il  pensait  de  la  situation.  Orlow,  qui  par 
discrétion  n'avait  pas  voulu  s'approcher,  se  trouvait 
seul  à  l'autre  extrémité  du  salon.  Sans  daigner  ré- 
pondre aux  muettes  interrogations  do  la  foule  em[»res- 
sée,  Talleyrand  s'avança  eu  claudicanl  vers  rolficier 
russe;  puis  ayant  repris  son  grand  air,  compromis 
par  la  marche,  il  lui  dit  d'un  ton  presque  solennel  : 
«  —  Monsieur,  veuillez  bien  vous  charger  de  porter 
aux  pieds  de  Sa  Majesté  l'empereur  de  Russie  1  ex- 
pression du  profond  respect  du  prince  de  iJéné- 
vent.  »  «  —  Prince,  répondit  Oilow,  qui  ne  se  montra 
pas  dans  la  circonstance  moins  diplomate  que  Tal- 
leyrand, je  porterai,  soyez-en  sûr,  ce  blanc  seing,  à 
la  connaissance  do  Sa  Majesté.  »  Un  imperceptible 
sourire  efUeura  les  lèvres  de  Talleyrand  qui  salua  et 
sortit  '. 

A  deux  heures  du  matin,  le  comte  Paar  apporta 
une  lettre  de  Nesselrode,  autorisant  Orlow  à  sous- 
crire aux  conditions  exigées  par  les  maréchaux.  La 
capitulation,  dont  les  clauses  avaient  été  arrêtées  en 
principe  au  cabaret  du  Petit  Jardinet,  fut  rédigée, 
sans  discussion,  dans  le  cabinet  de  Marmont.  Le  ma- 
réchal rentra  au  salon,  où  presque  tout  le  monde  était 
resté,  et  dans  un  émouvant  silence  il  donna  à  haute 
voix  lecture  de  la  pièce.  A  la  demande  du  duc  de 
Raguse,  ses  deux  aides  de  camp,  les  colonels  Fabvier 
et  Benys  (Danrémoill),  signèrent  eu  son  nom;  Orlow 

1.  Rdatioa  d'Oilov.  Arch.  top.  ds  S«int-FiUnboarg,  47S4B. 


S33  1814. 

et  Paar  signèrent  au  nom  du  czar  et  du  prince  de 
Schwarzenberg-*. 

Les  clauses  de  la  capitulation  portaient  seulement 
sur  l'évacuation  de  la  ville,  les  conditions  du  dé- 
part des  troupes  et  la  durée  de  l'armistice.  Les  maré- 
chaux, sans  doute,  s'étaient  inquiétés  du  sort  réservé 
à  Paris.  Mais,  sur  l'avis  d'Orlow  qui  dans  ces  pourpar- 
lers s'était  montré  un  sincère  ami  de  la  France,  ils 
s'étaient  contentés  pour  la  sauvegarde  de  Paris  d'un 
article  ainsi  rédigé  par  le  colonel  russe  :  «  La  ville 
de  Paris  est  recommandée  à  la  générosité  des  hautes 
puissances  alliées.  »  Non  seulement  il  n'y  aurait 
ni  pillage,  ni  violences;  mais  le  czar, avait  dit  Orlow, 
voulait  même  épargner  aux  Parisiens  «  l'humiliation 
de  voir  un  jour  les  clés  de  leur  ville  dans  quelque 
musée  d'Europe^  ».  Les  détails  de  l'entrée  des  souve- 
rains, du  logement  et  de  la  nourriture  de  leurs  troupes, 
de  la  police  de  la  ville,  restaient  cependant  à  régler. 
Ces  soins  incombaient  aux  magistrats  municipaux, 
seules  autorités  demeurées  dans  Paris  depuis  la  re- 
traite du  gouvernement.  Le  préfet  de  la  Seine  et  plu- 
sieurs conseillers  municipaux  convinrent  d'aller  en 

1.  Relation  d'Orlow.  "X  lettre  de  Nesselrode  à  Orlow,  Bondy,  30  mars,  citée 
par  Bogdaoowitsch,  11,  197. 

Voici  le  texte  de  la  capitulation  de  Paris  : 

«  Ariicle  premii'r.  —  Les  corps  des  maréchaux  dm  s  de  Tréviseet  de  Raguse 
évaciierout  la  ville  de  Paris,  le  31  mars,  à  7  heures  du  matin.  —Art.  3.  Us 
«mmèneront  avec  eux  l'attirail  (sic)  de  leurs  ««••ns  H'armAe.  —  A  rr..  3.  I  «s  hos-ti 
iites  ne  pourront  recommencer  que  2  heures  après  1  évacuation  de  la  ville, 
c'est-à-dire  le  31  mars,  à  9  heures  du  matin.  —  Art.  4.  Tous  les  arsenaux, 
ateliers,  établissements  et  magasins  miliiaires  seront  laissés  dans  le  même 
état  où  ils  se  trouvaient  avant  qu'il  fût  question  de  la  présente  capitulation. 
—  Art.  5.  La  garde  nationale  ou  urbaine  est  totalement  séparée  des  troupes  de 
'igné;  elle  sera  conservée,  désarmée  ou  licenciée,  selon  les  lispositions  des 
^issances  alliées.  —Art.  6.  Le  corps  de  la  gendarmerie  municipale  partagera 
entièrement  le  sort  de  lagarde  nationale.  —  Art. 7.  Lesblesséset  maraudeurs 
restés  après"  heures  à  Paris  seront  prisonniers  de  guerre. —  Art.  8.  La  ville 
de  Paris  est*recommandée  k  la  générosité  des  hautes  puissances  alHées. 

ï  Fait  à  Paris,  le  31  mars  181-1.  à  2  heures  uj  matin.  »  (Suiven'  les  si- 
gnatures.) 

t.  Relation  d'Orlow,  Arch.  topogr.  de  Saint-Pétersbours   4'  J4S. 


LA    CAPITULATION    DE    PARIS.  533 

députation  auprès  du  czar.  Orlow,  avec  son  inalté- 
rable bonne  grâce,  s'olTrit  à  leur  servir  de  guide.  Au 
point  du  jour,  les  préfets  de  la  Seine  et  de  police,  plu- 
sieurs membres  du  conseil  municipal,  le  chef  d'état- 
major  Allent  et  deux  adjudants-commandants  de  la 
garde  nationale,  Tourton  et  Alexandre  de  Laborde, 
partirent  pour  Bondy'.  Orlow  introduisit  la  députa- 
tion dans  la  grande  galerie  du  château,  où  Nesselrode 
la  vint  recevoir,  et  il  monta  à  la  chambre  du  czar. 

Le  souverain  était  couché  :  —  «  Quelles  nouvelles 
m'apportez-vous?  »  —  «  Sire,  c'est  la  capitulation  de 
Paris.  »  Le  czar  saisit  l'écrit  que  lui  tendait  Orlow  et 
le  lut  plusieurs  fois.  «  — Je  vous  félicite,  reprit-il; 
votre  nom  est  attaché  à  un  grand  événement.  »  Il 
se  fit  ensuite  donner  des  détails  sur  la  mission  que 
l'aide  de  camp  avait  si  bien  remplie,  puis  il  lui  de- 
manda s'il  avait  vu  le  prince  de  Bénévent.  Orlow 
ayant  rapporté  les  paroles  échangées  avec  Talleyrand 
dans  le  salon  de  Marmont,  le  czar  dit  :  —  «  Ce  n'est 
encore  qu'une  anecdote,  mais  cela  peut  devenir  de 
l'histoire.  »  Alexandre  glissa  alors  sous  son  oreiller 
la  capitulation  de  Paris  et  s'endonnit  d'un  profond 
sommeil*. 


1.  Relation  d'Orlov.  Cf.  M*m.  de  Marmont.  VI,  SSO;  Schels,  H,  246-247.  — 
D'après  Pons,  296,  rabbé  de  Pradt  avait  demandé  k  faire  pau-tie  de  la  dépa» 
tation,  disant  qa'  «  il  et  <it  es^ientiel  qu'un  prêtre  fût  adjoint  à  la  représen- 
tation qui  allait  saluer  le  vainqueur.  ■   Pasquier  le  renvojra  k  sa  messe. 
S.  R«iation  d'Orlow.  Arch.  topog.  d«  SaiaV-Pdier»boarg,  47346. 
A  cette  henr«-là  même,  le  glorieux  bûcher  que  Sémrier  avait  fait. élever, 
jurant  la  nuit,  dans  la  cour  de  l'Hôtel  des  Invalides,  achevait  de  consumer 
seize  cents  drapeaux  pris  à  l'ennemi  par  les  soldats  de  la  république  et  de 
Fempire. 


LA  COUR-DE-FRANCE 


Dans  cette  nuit  du  30  mars,  à  l'heure  où  le  maréchal 
Marmonl,  l'âme  gonflée  d'orgueil,  recevait  de  l'élite 
du  moude  parisien  des  hommages  et  des  félicitations 
comparables  aux  honneurs  du  triomphe,  un  homme 
descendait  d'un  méchant  cabriolet  devantla  station  de 
poste  delà  Cour-de-France,  et  pendant  qu'on  relayait, 
il  trompait  son  impatience  en  marchant  à  grands  pas 
sur  la  route  de  Paris.  Cet  homme  brûlant  de  fièvre, 
dévoré  d'inquiétudes,  souffrant  toutes  les  angoisses, 
voulant  à  la  fois  supprimer  l'espace  et  arrêter  le 
temps,  c'était  Napoléon. 

Depuis  Villeneuve-sur- Vannes,  où  l'empereur  a 
quitté  ses  chevaux  et  son  escorte  pour  prendre  une 
carriole  de  poste,  les  mauvaises  nouvelles  se  sont 
succédé  de  relai  en  relai.  A  Sens,  on  a  appris  que 
l'ennemi  approche  de  Paris  ;  à  Fontainebleau,  que 
l'impératrice  est  partie  pour  la  Loire  ;  à  Essonnes,  que 
la  bataille  est  engagée*.  Une  troupe  de  cavaliers  ar- 
riveautrotdevantlaCour-de-France.  L'empereur  crie: 
Halte  I  Son  chef,  Belliard,  qui  vient  d'après  les  ordres 

1.  Fain,  203;  Relation  de  Gourgaud  dans  Bourrienne  et  tes  erreurs.  11,  329. 
Itinéraire  du  général  Plahaut  (communiqué  par  M.  Frédéric  Masson).  — 
D'après  Fain,  l'empereul-  arriva  à  la  Cour-de-France  à  10  heures.  Gourgaud 
dit  :  à  11  heures,  et  c'est  plus  vraisemblable.  L'ordre  donné  à  Canlaincourt 
est  daté  du  31  mars,  c'est-à-dire  du  30  après  minuit.  Correspondante  de 
Napoléon,  21546. 

La  Cour-de-France  était  le  nom  de  la  station  de  poste  de  Fromentean,  «i« 
tuée  k  2  postes  un  quart  de  Paris  (soit  quatre  lieues  et  demie). 


LA    COUR-DE-FRANCi.  »M 

de  Mortier  préparer  les  cantonnements,  reconnaît  cette 
voix  si  counue.  Il  saute  à  bas  de  cheval.  L'empereur 
l'enlrahie  seul  sur  la  route,  dans  une  marche  rapide. 
Nombreuses,  brèves,  pressées,  saccadées,  les  ques- 
tions se  précipitent.  « — Commentêtes-vousici?...Oi!i 
est  l'ennemi?...  Où  est  l'armée?...  Qui  garde  Paris?... 
Où  est  l'impératrice,  le  roi  de  Rome?...  Joseph? 
Clarke?...  Mais  Montmartre I...  Mais  mes  soldats  !... 
Mais  mes  canons  !  »  Belliard,  à  qui  de  nouvelles  ques- 
tions coupent  sans  cesse  la  parole,  fait  le  récit  succinct 
de  la  journée.  Il  dit  l'intrépide  défense  des  troupes, 
la  conduite  honorable  de  la  garde  nationale,  les  forces 
écrasantes  de  lennemi,  enfin  l'évacuation  de  la  ville 
en  vertu  d'une  convention  qui  est  au  moment  d'être 
ratifiée.  Mais  il  parle  aussi  de  Montmartre  dépourvu 
d'ouvrages  et  d'artillerie,  du  manque  de  munitions, 
du  roi  Joseph  absent  du  champ  de  bataille.  Alors 
Napoléon  laisse  éclater  sa  colère  :  «  —  Tout  le  monde 
a  donc  perdu  la  tête  !  Voilà  ce  que  c'est  que  d'em- 
ployer des  hommes  qui  n'ont  ni  sens  commun  m 
énergie...  Ce  cochon  de  Joseph  qui  s'imagine  être  en 
état  de  conduire  une  armée  aussi  bien  que  moi  !...  Et 
ce  J...  F...  de  Clarke  qui  n'est  capable  de  rien,  si  on 
le  sort  de  la  routine  des  bureaux  !  »  Toujours  parlant 
et  toujours  marchant,  l'empereur  a  fait  plus  d'une 
demi-lieue.  11  s'arrête  et  s'adressant  à  Caulaincourt 
et  aux  autres  olliciers  qui  l'ont  suivi  à  quelque  dis- 
tance :  «  —  Vous  entendez,  messieurs,  ce  que  vient  de 
dire  Belliard!  .\llons,  il  faut  aller  à  Paris,  l'artoul  où 
je  ne  suis  pas,  on  ne  fait  que  des  sottises...  Caulain- 
court, faites  avanccrma  voiture.»  Belliard  objecte  res- 
pectueusement à  l'empereur  qu'il  est  trop  lard,  qu'à 
cette  heure  la  capitulation  doit  être  signée  et  Paris 
évacué,  que  les  troupes  ne  pcuveut  rentrer  dans  la 
ville  puisqu'elles  Tout  quittée  en  vertu  d'une  conven- 


536  181 4. 

tion.  Caulciincourt  appuie  les  raisons  du  gf^néral.  Na- 
poléon ne  veut  rien  eutondrc.  Il  se  gris^  'le  ses  pa- 
roles Il  ira  à  l*aris,  il  fera  sonner  les  cloches,  illumi- 
ner la  ville,  tout  le  monde  ])rondra  les  arme».  El  il 
continue  à  marcher  vers  Paris,  réitérant  Tordre  de 
faire  avancer  ses  voitures'. 

On  était  arrivé  près  d'Athis,  à  trois  kilomètres  de 
la  Cour-de-France,  quand,  au  loin,  sur  la  route, 
qu'éclairait  par  intervalles  la  lueur  vacillante  des 
feux  des  bivouacs  ennemis  placés  sur  la  rive  gauche 
de  la  Seine,  on  aperçut  une  colonne  d'infanterie. 
C'était  Tavant-garde  de  Mortier,  commandée  par  le 
général  Curial.  Napoléon  se  sent  ébranlé.  Néanmoins 
il  n'abandonne  pas  tout  espoir  d'aller  à  Paris.  Il  sait 
que  Marmont  occupe  encore  la  ville,  que  la  garde 
nationale  est  sous  les  armes.  Peut-être  la  capitulation 
n'est-elle  pas  signée.  Dans  ce  cas,  le  duc  de  Raguse 
devra  rompre  les  pourparlers  et  continuer  k  défense. 
Le  général  Flahaut,  muni  de  ces  instructions  pour 
Marmont,  part  bride  abattue  sur  un  cheval  de  troupe. 
Si  d'ailleurs  il  est  trop  tard  pour  combattre,  sans 
doute  il  n'est  pas  trop  tard  pour  traiter  !  De  retour  à 
la  maison  de  poste,  l'empereur  envoie  le  duc  de  Vi- 
cence  auprès  des  souverains  alliés,  l'investissant  de 
«  tout  pouvoir  pour  négocier  et  conclure  la  paix  ». 
Puis,  renfermé  dans  une  chambre  de  l'auberge,  il 
attend  impatiemment  des  nouvelles,  les  yeux  fixés 
sur  ses  cartes  2. 

1.  Mémoires  de  BelUard,  II,  17Ç-179.  Of.  Fain,  209;  Relation  do  Gourgaud. 
Cf.  Journal  des  Di'hnU,  du  6  a\Til  1814. 

2.  Fain,  212-213;  Correspondance  de  Napoléon,  21 546.  Relation  de  Gourgaud. 
Note  de  Flahaut,  citée  dans  la  très  rare  brochure  de  Frédéric  Masson  :  Le 
général  comte  Flahaut,  17-18. 

D'après  les  Mémoires  de  Ségur,  livre  éloquent,  mais  où  les  choses  sont 
trop  souvent  relatées  par  ouï-dire,  l'empereur  avait  envoyé  Caulaincourt 
aux  Alliés  non  pas  pour  traiter,  mais  pour  gagner  du  temps  en  feintes  négo- 
ciations, et  permettre  ainsi  à  l'armée  de  se  concentrer  à  Fontainebleau.  Ce 
s'est  Ik  qu'une  hypothèse  et  une  hypothèse  mal  fondée.  Il  noua  parait  hors 


LA    COUR-DE-FRANCK.  537 

Au  point  du  jour  arrive  un  courrier  du  duc  de  Vi- 
cence.  11  annonce  que  la  capitulation  a  été  signée  à 
deux  heure*  et  que  les  Alliés  entreront  à  Paris  dans 
la  maiinée'.  Peu  après  revient  le  général  Flahaut, 
avec  celle  lettre  de  Marmont  :  «  Sire,  le  général  Fla- 
haut m'annonce  la  présence  de  Votre  Majesté  à  Ville- 
juif.  Il  m'a  demandé  si  je  croyais  que  les  Parisiens 
fussent  disposés  à  se  défendre.  Je  dois  dire  à  Votre 
Majesté  la  vérité  tout  entière.  Non  seulement  il  n'y  a 
pas  de  disposition  à  se  défendre,  mais  il  y  a  une  réso- 
lution bien  formelle  de  ne  point  le  faire.  Il  paraît  que 
l'esprit  a  changé  du  tout  au  tout  depuis  le  départ  de 
l'impéralrice;  et  le  départ  du  roi  Joseph  à  midi  et  de 
tous  les  membres  du  gouvernement  a  mis  le  comble 
au  mécontentement.  Je  ne  puis  plus  douter  que, 
quelque  efTort  que  l'on  fît,  on  ne  pourrait  tirer  aucun 
parti  de  la  garde  nationale  pour  combattre...  A  cinq 
heures,  je  mets  mes  troupes  ea  mouvement,  afin 
qu'elles  n'aient  pas  sur  les  bras,  après  neuf  heures, 
la  cavalerie  qui  aurait  pu  passer  au  pont  de  Sèvres 
pour  nous  inquiéter  dans  notre  marche*.  » 

Le  maréchal  Marmont  exagérait  en  mal  l'état 
des  esprits.  Il  y  avait  toutefois  dans  ses  paroles  beau- 
coup de  vérité.  La  veille,  le  matin  encore,  dans 
l'après-midi  même,  l'arrivée  soudaine  de  Napoléon 

de  donte  que  dans  la  nuit  dn  30  au  31  mars,  remperear  était  tout  prêt  à 
traiter,  comme  d'uilleurs  il  était  déjà  prêt  à  traiter  dans  la  journée  du  25  mars 
ainsi  qu'en  téinoigueni  du  reste  les  leiirea  de  Caulaincourt  à  Metiernich 
et  la  lettre  de  l'empereur  remise  à  Weissemberg.  Au  sujet  de  la  sincérité  d« 
la  mission  de  Caula  ocourt  auprès  du  czar,  voir  Marmont.  VI,  252.  la  lettre 
-e  Si«€wart  à  lord  Batborsi,  Paris,  1"  arril,  danit  la  Carretpondtmce  de 
Castlereagh,  V,  417. 

1.  Fain,  213. 

S.  Marmont  à  Napoléon.  Paris,  31  mars,  4  henres  et  demie  du  matin.  Arch. 
nat.,  AF.  IV,  1670 

Ces  mots  de  la  lettre  :  «  Flahaat  m'annonce  la  présence  de  Votre  Ma- 
jesté i  Villejuif  »  semblent  témoigner  que  l'aide  de  camp  de  l'empereur 
croyait  et  avait  dit  k  Marmont  que  Napoléon  n'avait  pas  arrêté  ta  march* 
vers  Paris.  Villejuif  n'est  qa'à  une  lieue  des  barrières. 


538  1814. 

eût  transformé  en  soldats  ces  gardes  nationaux 
auxquels,  mieux  que  Marmont,  Belliard  avait  su 
rendre  justice.  La  présence  de  l'empereur  eût  rendu 
la  confiance  à  tous,  animé  les  braves,  entraîné  les 
hésitants.  Mais  le  31  mars,  à  quatre  heures  du  mutin, 
alors  que  la  capitulation  était  connue  dans  la  plupart 
des  légions  et  que  la  garde  nationale  avait  pris  son 
parti  de  cette  nécessité,  c'eût  été  trop  demander  aux 
miliciens  de  reprendre  ces  armes  qu'ils  venaient  de 
déposer,  un  grand  nombre  avec  douleur,  un  plus 
grand  nombre  encore  avec  soulagement. 

Aux  troupes,  inlassable  chair  à  canon,  sublime 
limon  de  France,  pétri  et  animé  par  Napoléon,  on 
pouvait  encore  tout  demander.  Les  hommes  auraient 
voulu  revenir  au  feu.  Après  leur  tenace  défense  de 
dix  heures  aux  abords  de  Paris,  contre  des  forces 
quadruples,  ils  espéraient  une  revanche  dans  un  com- 
bat de  rues  où  disparaîtrait  l'avantage  du  nombre.  On 
leur  avait  donné  Tordre  d'évacuer  Paris.  Ils  défilaient, 
sombres  et  farouches,  avec  des  murmures  dans  les 
rangs.  Les  soldats  accusaient  les  chefs,  l'armée  accu- 
sait la  garde  nationale'.  L'exaltation  était  telle  chez 
quelques-uns,  qu'un  colonel  se  présenta  vers  neuf 
heures  du  soir  au  magasin  à  poudre  de  Grenelle  et, 
prétextant  un  ordre  supérieur,  enjoignit  impérati- 
vement au  major  d'artillerie,  Maillart  de  Lescourt, 
de  faire  sauter  le  bâtiment  *.  Le  magasin  contenait 
243  000  kilogrammes  de  poudre,  28  000  gargousses 
et  cinq  millions  de  cartouches.  Le  tiers  de  Paris  eût 

1.  Cf.  Journal  d'un  pritonnier  anglais,  102',  Rodrignex,  73;  Giraud,  9H;Potu 
de  rUérault,  262-263. 

2.  Lettre  de  Maillart  de  Lescourt  an  directeur  du  Journal  det  Débats, 
7  avril.  —  Le  Journal  des  Débats  du  5  avril  avait  mis  en  circulation  cette 
calomnie  que  c'était  le  général  de  Girardin  qui,  d'aprè»  les  instructions  de 
l'empereur  lui-même,  avait  donné  l'ordre  de  faire  sauter  la  poudrière  de 
Grenelle.  Girardin  nia  éoergiquement  c«  fait,  et  d'ailleurs,  dans  sa  lettre  du 
7  avril,  Maillart  de  Lescourt  n'accuse  ai  ce  général  ai  l'empereur. 


LA-CODR-DE-FRANCB.  539 

pu  être  réduit  en  poussière.  Maillart  de  Lesconrt  fei- 
gnit de  voul'^ir  bien  exécuter  cet  ordre.  Le  colonel  se 
relira.  Panni  *es  soldais  et  les  officiers  de  troupe, 
plus  d'un  eût  élé  prêt,  comme  ce  colonel,  à  faire  sauter 
Paris  pour  ensevelir  l'ennemi  sous  ses  ruines.  Mais, 
dans  sa  lettre  à  l'empereur,  Marmont  se  gardait  de 
parler  de  l'armée,  qui  d'ailleurs  était  tenue  d'éva- 
cuer la  ville  en  vertu  de  la  capitulation;  il  ne  parlait 
que  de  la  garde  nationale. 

Napoléon,  accablé,  rebroussa  chemin  vers  Fontai- 
nebleau, où  il  arriva  à  six  heures  du  matin.  Il  s'établit 
dans  les  petits  appartements  du  premier  étage  du 
château,  le  long  de  la  galerie  de  François  P". 

La  colère  qui  avait  saisi  l'empereur  au  récit  du 
général  Belliard  n'était  pas  feinte,  comme  le  jour  où 
il  disait  à  Bourrienne,  en  se  touchant  le  menton  : 
«  Je  n'avais  de  colJ^re  que  jusque-là.  »  Mais  son  em- 
portement le  rendait  trop  injuste  envers  Joseph  et 
envers  Clarke.  Si  le  roi  et  le  ministre  avaient  eu  peu 
d'énergie  et  moins  encore  d'initiative,  ils  n'étaient  pas, 
pour  cela,  seuls  responsables  de  la  prise  de  Paris.  Na- 
poléon devait  aussi  s'accuser  de  ce  suprême  désastre. 

Pendant  tout  le  mois  de  janvier,  l'empereur  était 
resté  hésitant  entre  le  désir  de  fortifler  la  ville  et  la 
crainte  d'alarmer  la  population.  Circonvenu  par  les 
ministres  qui  appréhendaient  d'armer  les  ouvriers, 
il  avait  donné  à  la  garde  nationale  parisienne  le  plus 
vicieux  recrutement.  En  parlant  pour  l'armée,  le 
2o  janvier,  il  avait  laissé  Paris  sans  aucune  défense. 
Depuis  deux  mois,  qu'il  tenait  la  campagne,  il  avait 
appris  par  des  lettres,  des  dépèches,  des  rapports 
journaliers,  que  les  choses  étaient  à  peu  près  dans  le 
même  état,  que  la  garde  nationale  nalteigi^ait  pas  la 

1.  Pain,  213217;  R«Ution  d«  Goorgaad,  U,  33>i  Jowmai  da»  D4bmU  4« 
«  avril  1814. 


540  181 4. 

moilfé  de  l'efTcctif  demandé,  que  les  fusils  manquaient 
pour  les  hommes,  les  arlilleurs  pour  les  canons,  les 
plans,  les  ordres  et  l'argent  pour  rétablissement  des 
ouvrages.  Le  13  mars  encore,  l'empereur  dvaiT  écrit 
au  roi  Joseph  :  «  Avant  de  commencer  les  fortifica- 
tions de  Paris  il  faut  connaître  le  plan  »  ;  et  à  la  lettre 
de  Joseph  du  15  mars,  oii  celui-ci  lui  demandait  de 
donner  son  approbation  au  plan,  il  n'avait  pas  ré- 
pondu *.  Il  savait,  car  tout  le  monde,  depuis  Joseph 
jusqu'au  dernier  des  agents  de  police,  l'avait  mainte 
fois  répété,  que  l'occupation  de  Paris  serait  la  fin  de 
l'empire.  Lui-même  avait  dit  :  «  Si  l'ennemi  arrive 
aux  portes  de  Paris,  il  n'y  a  plus  d'empire.  »  Lui- 
même  avait  écrit  :  «  Il  ne  faut  pas  abandonner  Paris, 
il  faut  plutôt  s'ensevelir  sous  ses  ruines*.  »  Or,  mal- 
gré tout.  Napoléon  avait  3.bandonné  sa  capitale  à  la 
routme  de  Clarke  et  à  la  faillesse  de  Joseph.  U 
avait  successivement  retiré  de  Paris,  pour  les  besoins 
de  ses  opérations,  tout  ce  que  la  place  renfermait  de 
disponible  en  troupes,  en  chevaux,  en  batteries  orga- 
nisées. Comme  résigné  même  à  l'idée  de  la  prise  de 
Paris,  il  avait  envoyé  les  ordres  les  plus  précis  pour 
le  départ  de  l'impératrice  et  du  roi  de  Rome,  —  déser- 
tion qui  porta  le  dernier  coup  à  l'opinion  et  enleva 
toute  ardeur  à  la  garde  nationale  en  lui  enlevant 
toute  confiance.  Le  20  mars,  enfin.  Napoléon  avait  rap- 
pelé à  lui  les  corps  de  Marmont  et  de  Mortier,  jus- 
que-là chargés  de  couvrir  Paris,  pour  les  entraîner 
avec  toute  son  armée  dans  une  manœuvre  d'une 
sublime  audace  qui  pouvait  réussir  —  on  a  vu  qu'il 
s'en  fallut  de  peu  —  mais  qui  si  elle  échouait  le  per- 
dait sans  retour. 


1.  Correspondance  de  Napoléon,  Î1477;  Correspondance  du  roi  Joseph,  X, 
200. 

2.  JUémoiret  de  Mollien,  Vf,  118.  Corresp.  de  Napoléon,  21210;  cf.  21089. 


LA     COUR-DE-FRANCE.  541 

La  bataille  d'Arcis-sur-Aube  avait  montré  à  l'em- 
pereur que  Schwarzenberg  ne  redoutait  plus  de 
l'attaquer,  qu'il  n'était  plus  disposé,  comme  à  la  mi- 
février,  a  reculer  au  moindre  mouvement  de  l'armée 
impériale.  Dans  ces  conditions,  les  chances  de  suc- 
cès de  la  marche  en  Lorraine  diminuaient.  Si  le  soir 
de  la  seconde  journée  d'Arcis  Napoléon  se  fût  mis 
en  retraite  sur  Paris  avec  toutes  ses  troupes,  qui 
avaient  pour  défiler  les  deux  grandes  routes  de  Cou- 
lommiers  et  de  Provins,  il  y  fût  arrivé  quatre  jours 
avant  les  Alliés  ',  et  il  y  eût  concentré  cent  mille 
hommes  *.  Quatre  jours,  c'était  un  siècle  pour  Napo- 
léon. L'ennemi  n'eût  pas  trouvé  les  fauhourgs  sans 
barricades,  les  roules  sans  abatis  et  sans  coupures, 
les  hauteurs  sans  épaulements  et  sans  canons.  Cent 
mille  hommes,  c'était  ce  que  le  28  juin  1815  l'em- 

1.  Peut-être  les  arrière-gardes  françaises  qui  fussent  restées  -vraisembla- 
blement en  position  derrière  l'Aube  jusq'ie  dans  la  soirée  du  2?  mars  eussent- 
elles  été  inquiétées  par  la  cavalerie  légère  dès  la  journée  du  i3,  mais 
Sch-vrarzeubt^rg  n'eût  pas  prononcé  son  mouvement  sur  Paris  avant  de  con- 
naître la  position  de  Bliicher.  Or  il  ne  reçut  des  nouvelles  de  l'armée  de  Si- 
lésie  que  le  23  vers  midi.  On  se  serait  mis  en  route  le  24.  et  comme  les 
Alliés  eussent  été  sans  cesse  dominés  pendant  leur  marche  par  l'Idée  d'une 
rencontre  fortuite  avec  Napoléon,  ils  se  fus!>ent  avancés  avec  une  grande 
circonspection,  c'est-à-dire  beaucoup  plus  lentement  qu'ils  ne  le  firent  du  25 
au  29  mars,  alors  qu'ils  savaient  l'armée  impériale  sur  leurs  derrières. 

2.  Le  soir  du  21  man,  «es  trouiies,  sons  les  or<lres  directs  de  Napoléon,  y 
compris  la  division  Levai  (ac  «-orps  iia4i»*t),  arrivée  à  2  heures,  comptaient 
encorr  24500  hommes,  défalcation  tait^des  pertes  de  la  journée  etde  la  veiUe. 
En  se  repliant  sur  Paris,  l'empereur  eut  rallié  dans  sa  route  :  1*  les  corps 
Oudinot,  Macdonald  et  Gérard,  soit  21000  hommes  (défalcation  faite  de  la 
division  Levai  citée  plus  haut);  2*  les  1300  fantassins  de  Cumpans,  qui  occu- 
paient Sésanne;  3*  les  7*.  8»  et  9*  et  10*  de  marche  de  cavalerie  qui  venait^nt 
de  Paris;  4*  les3500  hommes  de  Ledru  Desessarta,  à  Meaux;  V  les  corps  de 
liarmont  et  de  Mortier  dont  l'effectit  était  encore  de  16500  hommes  avant 
la  fatale  journée  de  Fère-Champenoise.  Dans  le  cas  d'une  retraite  de  Tem- 
perenr  sur  Paris,  ce  double  combat,  qui  coiita  plus  de  5000  hommes  aux  deux 
maréchaux  et  deux  divisions  entières  à  Macdonald.  n'aurait  pas  eu  lieu. 

L'empereur  eiit  donc  ramené  dans  Paris  715(X)  hommes.  Si  l'-^n  ajouta  à 
ces  TlhOO  homme»  les  troupes,  les  dépôts  et  la  garde  nationale  lormnnt  la 
garnison  de  Paris,  soit  26300  hommes,  on  atteint  au  total  de  98  'Hj  hommes. 
En  rappelant  de  Moniereau  la  division  Souham  (3780  fusils)  et  a>,  6ea%  la  di- 
vision Allix  (2418),  l'empereur  eût  eu  104  000  hommes.  Voir,  pour  les  détail* 
des  affectifs  et  les  références.  «  1814  >.  281-283  «s  45*. 


841  1814. 

pereur  domandait  pour  écraser  sous  Paris  les  armées 
de  Bliieher  et  de  Wellington.  Clausewitz  prétend 
qu'en  1814  Napoléon  ne  voulut  pas  s'exposer  à  subir 
devant  les  Parisiens  une  seconde  défaite  de  Leip- 
zig*. Si  l'on  songe  que  le  30  mars,  trente-cint^  mille 
hommes,  la  plupart  arrivés  la  veille  après  huit  jours 
de  marche  et  d'actions  meurtrières,  combattant  sous 
des  chefs  découragés,  sans  plan  arrêté,  sans  direction 
générale,  chaque  corps  pour  son  compte,  résistèrent 
dix  heures  à  cent  dix  mille  Russes  et  Prussiens,  il 
est  permis  de  croire  que  cette  même  bataille  de 
Paris,  livrée  contre  cent  cinquante  mille  ennemis,  par 
cent  mille  Français  bien  reposés,  établis  dans  de 
bonnes  positions,  ayant  une  artillerie  formidable,  se 
secondant  mutuellement,  manœuvrant  sous  le  com- 
mc.t.demrnt  de  Napoléon  et  pénétrés  do  son  feu, 
n'eût  pas  été  un  Leipzig. 


l.  Clausewita  Der  Feldzug  von  1814,  TT,  411.  Cf.  Mémoires  de  Langeron, 
Ârcb  des  atf  lires  étra>jgë/'^s.  Uii<^s  e,  25  ;  at  rapports  da  prisonaiers  rusaea, 
Corbai;;,  7  bulm.  Arch.  aat.,  AF.  vi,  16C^ 


LIVRE    HUITIÈME 


L'ENTRÉE  DES  ALLIÉS  A  PARIS 


Le  31  mars  l'empereur  de  Russie  donna  audience, 
à  son  réveil,  à  la  députalion  parisienne.  Arrivés  à 
liondy  au  point  du  jour,  et  aussitôt  reçus  par  Nes- 
selrodo,  qui  leur  fit  servir  du  thé,  les  représentants  de 
la  municiiialilô  et  les  officiers  de  la  garde  nationale 
avaient  eu  déjà  avec  ce  ministre  une  long-ue  confé- 
rence, à  la  suite  de  laquelle  les  adjudants-comman- 
dants Tourlon  et  Labordo  étaient  repartis  pour  Paris. 
Tourton  y  rcntiait  avec  le  prince  Apraxioe  afin  de 
régler  les  détails  do  la  remise  des  barrières  i)nr  la 
garde  nationale  aux  troupes  alliées.  La  mission  d'A- 
lexandre de  Laborde  était  d'un  ordre  difîérenl.  Pris  à 
part  et  interrogé  par  Nesselrode  sur  l'ojiinion  poli- 
tique de  Paris,  il  avait  répondu  :  «  —  Les  hommes  les 
plus  intelligents  penchent  pour  la  régence:  l'an- 
cienne noblesse  désire  les  Bourbons  sous  conditions, 
et  le  reste  île  la  nation  les  acceptora  sans  dé|)laisir, 
avec  nn  gouvernement  limité.  Mai  >  d'ailleurî»  M.  do 
Talleyrand  est  l'homme  le  mieux  au  courant  de  ''état 
des  esprits,  c'est  lui  qu'il  faut  consulter.  »  A  ces  der- 
niers mots,  Nesserolde  avait  demandé  si  le  prince  de 
Bénéveut  était  à  Paiis,  et  sur  la  réponse  qu'il  s'y  trou- 


544  1814. 

vait  encore  dans  la  nuit,  bien  qu'il  fût  question  de  son 
drpai-t  pour  Blois,  le  ministre  russe  avait  chargé  La- 
borde  d'aller  prier  ce  précieux  persounage  de  ne  pas 
quitter  la  capitale.  «  Au  besoin,  avait  ajouté  Nessel- 
rode,  il  faudrait  employer  la  force  pour  le  retenir'.  » 
On  sait  fort  bien  qu'il  n'était  pas  besoin  d'un  fac- 
tionnaire à  la  porte  de  l'hôtel  de  la  rue  Saint-Flo- 
rentin pour  contraindre  M.  de  Talleyrand  à  rester 
dans  Paris. 

Le  czar  accueillit  la  députation  avec  une  extrême 
bienveillance.  « — Napoléon,  dit-il,  a  envahi  mes  Etats 
sans  aucun  motif,  et  ce  n'est  que  par  un  juste  arrêt 
de  la  Providence  que  je  me  trouve  sous  les  murs  de 
Paris.  J'espère  n'avoir  pas  d'ennemis  dans  celte  ville; 
et  dans  le  reste  de  la  France,  je  n'en  ai  qu'un  seul.  » 
Le  baron  Thibou  léclama  une  sauvegarde  pour  la 
Banque  de  France.  «  —  Cela  n'est  pas  nécessaire,  re- 
prit Alexandre,  avec  une  certaine  solennité,  puisaue 
je  prends  la  ville  entière  sous  ma  protection.  »  Les  dé- 
putés obtinrent  tout  ce  qu'ils  demandaient,  la  t-onser- 
vation  des  musées  et  des  monuments  publics,  le  res- 
pect des  citoyens  et  des  habitations  particulières,  le 
maintien  de  la  garde  nationale  et  de  la  gendarmerie. 
Sur  plus  d'un  point  même,  le  czar  alla  au-devant  de 
désirs  qu'on  n'aurait  pas  osé  formuler.  [1  assura  que 
les  soldats  ne  logeraient  pas  chez  l'habitant  et  que 
la  ville  de  Paris  aurait  seulement  à  pourvoir  à  l'ap- 
provisionnement des  troupes  ^. 

Le  duc  de  Vicence  dut  attendre  le  départ  de  la  dé- 
putation pour  être  introduit  près  du  czar.  Parti  de  Fro 

1.  Journal  cfun  prisonnier  anglais  (Revue  Brttanntque,  V,  270-271).  Relation 
d'Orlow,  Arch.  topogp.  de  Saint-Pétersbourg,  47346.  Schels,  Die  O/jeras. 
der  wrbûnileitn^Heer"  gegen  Paris,  II,  246-247.  —  L'oflicier  anglais  assure 
tenir  ce  récit  de  Laborde  lui-même. 

2.  Journal  d'un  prisonnier  oitalais,  26&-270:  Schels,  U,  247;  Mémoires  de  Rsh 
vigo,  VII,  74-75. 


l'entrée     des     alliés     a     paris.  545 

menteau  entre  une  heure  et  deux  heures  du  matin, 
au  plus  tard,  Caulaincourt  n'était  arrivé  au  château 
de  Bondy  que  passé  sept  heures.  Ou  peut  s'étonner 
qu'il  eût  fait  si  peu  de  diligence.  N'était-ce  pas  à  lui, 
car  ses  pouvoirs  de  commissaire  de  l'empereur  étaient 
en  forme  ',  de  se  présenter  au  quartier  général  des  Al- 
liés avant  ou  tout  au  moins  avec  la  municipalité  pari- 
sienne? Les  choses  auraient  peut-être  tourné  d'une 
autre  façon,  si  le  czar  n'avait  pas  eu  comme  première 
impression  Paris  abandonné  par  tout  gouvernement, 
et  les  magistrats  municipaux  affectant  de  ne  pas  se 
souvenir  que  Napoléon  fût  encore  le  souverain  de  la 
France?  Caulaincourt  n'arriva-t-il  à  l'Hôtel  de  Ville 
qu'après  le  départ  de  la  députation,  ou  les  membres 
de  cette  députation  refusèrent-ils  de  reconnaître  les 
pouvoirs  dont  l'avait  investi  l'empereur?  C'est  là  un 
point  qui  reste  obscur^  Quoi  qu'il  en  soit,  le  dnc  de 
Vicence  ne  fut  reçu  par  le  czar  que  quand  étaient 
réglés  tous  les  détails  de  l'occupation  de  Paris. 
Pendant  sa  mission  en  Russie,  Caulaincourt  avait 
gagné  l'amitié  de  l'empereur.  Alexandre  l'accueillit 
cordialement,  mais  il  ne  voulut  point  écouter  ses 
ouvertures.  Sans  lui  enlever  cependant  tout  espoir,  il 
lui  déclara  que  lui  et  ses  Alliés  étaient  désormais  peu 
disposés  à  faire  la  paix  avec  Napoléon.  Au  reste,  l'en- 
tretien  fut  de  courte  durée.  Bien  qu'il  ne  dût  entrer 
dans  Paris  qu'à  onze  heures  et  qu'il  en  fût  neuf  à 
peine,  l'empereur  était  impatient  de  se  mettre  en 
route.  Il  congédia  Caulaincourt  en  l'inVitant  à  revenir 

1.  Coirespondance  de  TVapoWon,  81 547  :  «...Ordonnons  à  toate  aatorité  de 
reconnaître  le  duc  de  Vicence  en  qaalité  de  commissaire  et  d'administratenrde 
notre  bonne  ville  de  Paris,  et  de  le  seconder  en  toat  ce  qa'il  fera...  > 

2.  D'après  les  Soueenirs  du  due  de  Vieenee,  livr»  rédigé  par  &!■•  de  Sort, 
Caulaincourt  arrêté  aux  avant-postes  russes  ue  pat  voir  le  czar  que  dans  la 
F  it  da  31  mars  au  1"  avril,  à  l'hôtel  Talle_\  rand.  C'est  une  des  nombreuses 
(•rreu  de  cet  apocryphe,  où  l'on  trouve  cependant  quelques  détails  coi^ 
Innés  pAr  des  documents  mains  aussecta. 

3S 


846  1814. 

causer  avec  lui  à  Paris*.  Au  moment  oh,  le  cœur 
brisé  comme  général  français  et  comme  dévoué  ser- 
viteur do  Napoléon,  Caulaincourt  quitta  Boudy,  il 
put  voir  dans  la  cour  du  château  le  cheval  destiné 
au  triomphateur.  Le  duc  de  Vicence  reconnut-il  le 
magnifique  cheval  gris-clair  qu'il  avait  jadis  offert  au 
czar^  alors  qu'ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg,  il 
représentait  la  France  victorieuse  et  le  maître  du 
monde? 

A  Paris,  cependant,  durant  la  première  partie  de  la 
matinée,  la  plupart  des  gens  ignoraient  encore  les 
succès  de  l'ennemi  et  la  capitulation  ^  La  veille,  la 
canonnade  avait  cessé  à  quatre  heures  du  côté  de 
Belleville,  à  cinq  heures  du  côté  de  Montmartre,  mais 
du  côté  des  barrières  du  Roule  et  de  l'Etoile,  la  mous- 
queterie  s'était  continuée  jusque  passé  neuf  heures  *. 
On  attribuait  à  la  tombée  du  jour  plutôt  qu'à  un  armi- 
stice la  cessation  graduelle  du  feu.  Seuls  les  habitants 
des  quartiers  du  nord  étaient  à  peu  près  reuseignés; 
ils  avaient  vu  les  troupes  défiler  tristement  sur  les 
boulevards  extérieurs,  les  Alliés  établir  des  postes 
à  quelques  pas  des  barrières  et  les  soldats  russes 
valser  dans  les  cabarets  des  faubourgs  avec  de 
malheureuses  femmes,  tandis  que  jouait  la  musique 


1.  Cf.  Steewart  à  lord  Bathnrst,  Paris,  1"  avril  (Correspondance  de  lord 
CasIli^Mi/h,  V,  417).  Mémoires  de  Rooigo,  VII,  77;  Journal  d'un  prisonnier 
anglais,  270. 

D'après  Uovigo  et  l'officier  anglais,  le  czar  aurait  déclaré  à  Caulaincourt 
qu'il  était  absolument  résolu  à  ne  pas  traiter  avec  Napoléon.  Il  semble  peu 
vrais'emlilahle  qu'Alexaudre  ait  parlé  aussi  catégoriquement.  L'iuvitation 
qu'il  ftt  à  Caula;ucouit  lie  venir  l«  revoir  à  Paris  dans  la  soirée,  el  surtout  la 
discussion  qii  ii  soulirft  quelques  heures  plus  lard  contre  Talleyraiid  ^t  les 
partisans  des  Bourbons  téinoigneni  qu'il  hésitait  encore.  Dans  sa  lettre, 
Steewart  dit  simplement  que  le  czar  no  voulut  pas  donner  de  réponse  k  Cau- 
laincourt, et  c'est  la  la  vérité. 

2.  Bogdanowiisch.  II,  205. 

3.  Rodriguez,  Ti;  Journal  d! un  priionrner  tmglais,\Q6'\Q6.  Cf.  Béranger,  ili 
Biographie.  1 15. 

^.  Meiocjres  de  Langeron.  Ârch.  des  Aff.  étrangères,  Russie,  SS. 


L^KNTRÉB     DES    ALLIÉS     ▲    PARIS.  Ml 

des  réjîîmonts  do  la  garde  *.  Mnis  sur  les  autres 
points  de  l'aris,  on  était  dans  la  plus  complète  igno- 
rau('e  et  on  s'attendait  non  sans  inquiétude  à  voir  la 
lutte  reprendre  le  lendemain.  Dès  dix  heures  du  soir, 
la  ville,  où  théâtres,  boutiques,  cafés  avaient  portes 
et  devantures  closes,  était  silencieuse,  endormie, 
comme  morte.  «  Pendant  cette  nuit,  dit  un  contem- 
porain, le  repos  ressemblait  au  silence  des  tom- 
beaux*. »  Au  point  du  jour,  on  fut  étonné  de  n'en- 
tendre point  le  canon.  Les  rues  s'emplirent  de  monde, 
chacun  allait  aux  nouvelles.  Vers  neuf  heures,  le 
bruit  commença  à  se  répandre  que  la  capitulation  ét.iit 
signée  et  que  la  municipalité,  très  bien  accueillie, 
par  l'empereur  de  Russie  avait  obtenu  de  lui  toutes 
les  sauvegardes  pour  les  personnes  et  les  propriétés. 
Le  czar,  disait-on,  a  déclaré  qu'il  prend  Paris  sous  sa 
protection  '. 

Au  milieu  des  exagérations  passionnées  des  Mé- 
moires contemporains,  il  est  aisé  do  pénétrer  les 
vrais  sentiments  do  la  majorité  des  Parisiens  quand 
ils  apprirent  ces  nouvelles.  Ce  ne  fut  ni  la  joie  iiidé- 
cento  que  laissèrentéclater  les  royalistes,  ni  la  sourde 
colère  qui  mordit  lo  cœur  de  quelques  patriotes.  Ce 
fut  une  grande  détente  des  esprits  et  des  nerfs.  Sans 
admettre,  avec  les  rajiporls  des  gens  de  police  qui,  à 
force  de  le  répéter,  en  étaient  arrivés  à  lo  croire,  que 
tous  les  Parisiens  redoutaient  un  incendie  métho- 
dique, pareil  àceluide  Moscou, il  par aîtce pendant  hors 
de  doute  que  la  population  avait  de  terribles  craintes. 
Non  seulement  les  journaux  français,  mais  tes 
gazettes  anglaises  dont  on  reproduisait  les  abomi- 

1.  Mémoires  dn  T.angsroD.  B«r«nger,  i/a  Biographie,  14t-U3;  Relation  aiw- 
nyme.  Suite  au  àitmonal,  U,  291. 

2.  Relation  d«  Qrille,  Suite  au  Mémorial,  II,  177.  Cf.  Journal  tm»  priâommÊr 
anglais.  93. 

S.  Rodrigaex,  73-74.  Cf.  Bénui(er  Ma  BiograpAit,  143. 


548  1814. 

nables  menaces,  prophétisaient  l'incendie  de  Paris; 
non  seuloment  les  articles  des  Débats,  du  Journal  de 
Paris,  de  la  Gazette  de  France,  mais  les  dépositions 
des  conseils  municipaux  de  plus  de  vingt  villes,  rela- 
taient les  atrocités  des  Cosaques  et  des  Prussiens.  De- 
vant ces  irrécusables  témoignages,  la  popu/ation  pou- 
vait-elle ne  pas  craindre  que,  à  la  suite  d'un  assaut, 
les  soldats  ennemis  ne  se  ruassent  à  la  curée  de  Paris? 
Depuis  deux  mois,  le  pillage,  le  viol,  le  massacre, 
l'incendie,  tous  les  forfaits,  toutes  les  épouvantes 
hantaient  et  troublaient  les  esprits.  Soudain,  en  une 
minute,  celle  longue  angoisse  s'arrêtait.  En  même 
temps  aussi  s'évanouissait  l'espoir  incertain  de  la  vic- 
toire. Mais  le  retour  à  la  sécurité  compensait  bien  des 
espérances  déçues,  bien  des  amertumes,  bien  des  hu- 
miliations. Au  reste,  on  ne  raisonnait  pas.  On  res- 
pirait. 

Les  royali.stes  exultaient.  Ils  préparaient  à  l'ennemi 
vainqueur  une  entrée  triomphale  qui  allait  de  ce  jour 
de  deuil  faire  un  jour  de  honte.  A  l'approche  des 
Alliés,  les  conciliabules  s'étaient  multipliés  parmi  les 
fidèles  de  la  royauté.  Pendant  le  combat,  ils  avaient 
attendu  avec  anxiété  la  défaite  des  Français.  Dans  la 
soirée,  ils  avaient  été  des  premiers  à  connaître  l'armi- 
stice et  à  savoir  que  les  maréchaux  discutaient  les 
clauses  de  la  capitulation.  Le  comte  de  Douhet,  dé- 
pêché par  Semallé,  commissaire  de  Monsieur,  puil 
sortir  de  l'enceinte,  traverser  la  ligne  ennemie  et  gai 
gner  les  cantonnements  de  Langeron.  Après  avoir  vi 
ce  général,  il  revint  avec  cette  réponse  qu'un  mouvez 
ment  royaliste  était  nécessaire  pour  fixer  le  détermi-j 
nation  des  souverains.  Aussitôt  les  meneurs  du  part 
décidèrent  une  manifestation  publique  pour  le  lende- 
main. «  11  importait  de  convaincre  le  czar  et  ses  Alliés 
que  le  vœu  des  Français,  comprimé  trop  longtemps^ 


l'entrée     des     alliés     a     paris.  549 

n'avait  jamais  cessé  d'être  favorable  à  la  cause  du 
roi.  »  Dans  la  nuit,  M.M.  de  Bois^elin,  d'Avariy,  de 
Juigné  et  autres  portèrent  le  mot  d'ordre  à  '"eux  des 
royalistes  que  l'on  savait  les  plus  zélés  et  les  plus 
résolus*. 

Vers  dix  heures  du  maim,  un  premier  groupe  d'une 
vingtaine  de  jeunes  gens,  ayant  cocardes  et  écharpes 
blanches,  se  forma  sur  la  place  de  la  Concorde.  Les 
passants  étonnés  s'attroupèrent.  Alors  M.  Gaston 
de  V.  tirant  de  sa  poche  la  proclamation  de  Schwarzen- 
berg  —  Nesselrode  en  avait  distribué  nombre  d'exem- 
plaires aux  membres  de  la  députation  parisienne  —  la 
lut  à  haute  voix.  Il  termina  cette  lecture  en  criant  : 
«  Vive  le  roi  !  »  acclamation  qui  fut  aussitôt  répétée  par 
ses  compagnons.  La  foule  resta  muette,  paraissant 
ne  point  comprendre  ce  que  tout  cela  siguifiait. 
Le  duc  de  Choiseul-Praslin,  qui  passait  en  grande 
tenue  de  colonel  de  la  garde  nationale,  s'arrêta  pour 
adresser  quelques  remontrances  aux  manifestants. 
Ils  n'en  tinrent  pas  compte,  mais  ils  ne  laissaient  pas 
néanmoins  d'être  embarrassés.  La  froideur  de  la 
foule  les  pénétrait  eux-mêmes,  et  ils  paraissaient  ne 
soutenir  qu'avec  peine  le  rôle  qu'ils  s'étaient  imposé. 
Il  fallut  un  renfort  de  royalistes  pour  les  ranimer  : 
Thibaut  de  Montmorency,  Sosthène  de  la  Rochefou- 
cauld, Charles  de  Crisenoy,  Léon  de  Lévis,  le  duc  dô 
Fitz-James  en  uniforme  de  garde  national,  Louis  de 
Chateaubriand  —  le  neveu  de  léciivain  —  le  comte 
de  Morfontaine,  le  marquis  de  Pimodan.  Une  dizaine 
élaiert  à  cheval,  entre  autres  le  banquier  Finguerlin, 
Archambaut  de  Périgord,  frère  de  Talleyrand,  et  le 
marquis  de  Maubreuil,  qui  avait  attaché  à  la  queue  de 

1.  Ré>élaHont  de  Morin,  2b;  Beauchamp,  H,  ?54,  257-258,  ?6S-26i>;  Ginwd, 
101  ;  Lettre  d  une  Française  le  31  mar»  lâl4.  Véron,  Mémoires  «fm  bottrteoit 
4e  Paru,  1, 146. 


550  181 4. 

son  cheval  une  croix  de  la  Légion  d'honneur.  La  foule 
s'élant  peu  à  peu  dissipée,  les  royalistes  pensèrent  à 
donner  ailleurs  la  même  représentation.  Après  s'être 
divisés  en  plusieurs  groupes,  ils  se  mirent  en  marche 
vers  les  boulevards,  la  place  Vendôme,  le  faubourg 
Saint-Ilonoré.  Us  allaient,  portant  des  mouchoirs  au 
bout  do  leurs  cannes,  criant  à  tue-tête  .  «  Vive  le 
roi  !  Vivent  les  Bourbons  !  A  bas  le  tyran  !  »  et  offrant 
à  tous  ceux  qu'ils  voyaient  cocardes  et  brassards. 
Quel(]ucs  personnes  les  acceptaient,  s'en  paraient  et 
se  m(jl;iient  aux  manifestants.  D'autres,  en  plus  grand 
nombre,  refusaient  ces  insignes  ou  ne  les  prenaient 
que  [)our  les  jeter.  «  Otez  ces  cocardes,  disaient-il'^ 
N'avons-nous  pas  un  gouvernement?  Pourquoi  en 
changer?  »  Et  les  clameurs  étouffaient  les  accla- 
mations *. 

Dcins  les  quartiers  avoisinant  les  boulevards  jusqu'à 
la  rue  fUcJielieu,  les  opinions  ne  se  traduisaient  que 
par  des  paroles,  des  protestations  et  des  cris.  Dans 
les  autres  quartiers,  les  menaces  et  les  coups  répon- 
daient aux  provocations  des  royalistes.  Devant  la  Porte 
Saiul-Mailin,  M.  de  Douhot  et  ses  deux  compagnons 
sont  renversés  de  cheval,  battus,  foulés  aux  pieds. 
C'en  est  fait  d'eux  -sans  l'arrivée  d'une  patrouille  de 
garde  nationale.  Rue  Montmartre,  Holbach,  Morin 
et  Lemercicr  veulent  distribuer  des  insignes  et  des 
proclamations.  On  crie  :«  A  bas  les  traîtres!  A  bas  les 
royalistes!  »  On  les  entoure,  on  leur  arrache  leurs  co- 
cardes, on  les  entraîne  sous  les  coups  à  la  mairie 
du  IIP  arrondissement,  où  les  gardes  nationaux  les 
maintiennent  en  arrestation.  A  la  place  de  Grève,  le 
colonel  Thomasow,  envoyé  à  l'ilôtel  de  Ville  comme 

1.  Journal  d'un  priwnnier  anglais,  235-257  ;  Prndt,  Festauration  de  la  Royauté, 
57-58;  Beranger,  Ma  Biographie;  14a-U7,  Beauchamp,  II,  264-270,877-278; 
Révélations  de  Morin,  26-29. 


l'entrée    des    alliés   a   paris.  S51 

fourrier  du  czar,  avec  un  piquet  de  Cosaques,  se  trouve 
en  présence  d'un  rassemblement  considérable.  Le 
comte  de  Forbin  qui  s'est  oiTerl  comme  guide  à  l'ofii- 
cier  russe  porte  la  cocarde  blanche.  «  —  A  Teau 
l'émigré!  Vive  l'empereur I  Mor!  aux  Cosaques!  » 
Deux  officiers  d'un  corps  de  partisans  s'élancent  fe 
sabre  nu.  L'un  provoque  Forbin  :  «  —  Si  tu  es  bon 
Français,  défends-toi.  »  L'autre  court  sus  aux  Cosa- 
ques, criant  d'une  voix  tonnante  :  « —  A  moi,  Fran- 
çais! l'empereur  est  arrivé!  Main  basse  sur  les  en- 
nemis! »  La  foule  l'enlend  et  se  rue  en  avant,  les 
cavaliers  sont  jetés  à  bas  de  leurs  montures,  noyés 
dans  le  flot.  On  va  les  massacrer,  déjà  un  Cosaque  a 
reçu  trois  blessures,  lorsque  les  gardes  nationaux  du 
poste  de  lïlôtel  de  Ville  accourent,  baïonnettes  croi- 
sées, écartent  la  foule  et  délivrent  les  Russes  et  leur 
guide  mal  inspiré.  Celui-ci  est  conduit  au  poste  à 
grands  coups  de  crosse.  Il  veut  réclamer.  Les  mili- 
ciens le  font  taire  :  «  —  Nous  avons  des  ordres,  le  duc 
de  Vicence  est  ici.  L'empereur  va  arriver.  On  verra 
dans  deux  heures  s'il  fait  bon  dans  Paris.  »  Aux 
faubourgs  Saint-Antoine,  Suint-Marcel  et  Saint- 
Jacques,  d'où  commencent  à  descendre  d'épaisses 
colonnes  de  populaire,  les  esprits  sont  agités,  les 
visages  sombres  et  menaçants'. 

Le  gouvernement  sur  la  route  de  Blois,  l'armée 
sur  la  roule  de  Fontainebleau,  les  préfets  de  la  Seine 
et  de  police  occupés  uniquement  de  l'entrée  des  sou- 
verains, des  vivres  à  fournir  aux  troupes,  des  billets 
de  logement  à  donner  aux  officiers  généraux,  la 
gendarmerie  et  la  police  désarmés  par  le  manque 
d'ordres,  les  gardes  nationaux  divisés  d'opinions,  les 
uns  arborant  la  cocarde  blanche  aux  cris  de  :  u  Vive 

l.  Rétélatiom  de  Morir.,  27-28;  Beaachamp,  U.  Î61-362.  Cf.  Rodrijîaez,  74. 
•-  MoriA  donne  dans  les  annexes  le  procÀt-verbal  de  son  arre^utuon. 


652  181 4. 

le  roi  1  »  les  autres  menaçant  de  faire  feu  sur  les 
cavalcades  royalistes,  Paris  était  dans  une  absolue 
anarchie.  Les  gens  prudents  craignaient  l'elFusion  du 
sang  et  les  plus  terri Wes  désordres;  il  leur  tardait 
que  les  baïonnettes  de  l'ennemi  vinssent  remplacer 
l'autorité  disparue  *. 

A  onze  heures,  les  Cosaques  rouges  de  la  garde , 
rangés  pur  quinze  hommes  de  front  et  précédés  d'un 
corps  nombreux  de  trompettes,  franchirent  la  bar- 
rière de  Pantin.  Après  eux  chevauchaient  les  cuiras- 
siers, les  hussards  et  les  escadrons  de  volontaires  de 
la  garde  royale  prussienne,  les  dragons  et  les  hus- 
sards de  la  garde  impériale  russe.  Le  czar  s'avançait, 
ayant  à  sa  droite  le  prince  de  Schwarzenberg,  repré- 
sentant l'empereur  d'Autriche,  à  sa  gauche  le  roi  de 
Prusse,  à  sa  suite  un  état-major  de  plus  de  mille 
officiers  de  toute  nation  et  de  toute  arme.  Derrière 
l'état-major,  les  troupes  d'infanterie  défilaient  avec 
les  batteries  divisionnaires  :  d'abord  deux  régiments 
de  grenadiers  autrichiens,  puis  le  corps  entier  des 
grenadiers  russes  et  la  garde  royale  prussienne,  enfin 
les  deux  divisions  de  la  garde  impériale  russe.  Les 
chevaliers-gardes  et  quarante-sept  escadrons  de  cui- 
rassiers russes  fermaient  la  marche^Bienque  presque 
tous  ces  hommes  eussent  combattu  la  veille,  ils  sem- 
blaient avec  leurs  uniformes  propres  et  leurs  armes 
brillantes  sortir  des  casernes  de  Berlin  et  de  Saint- 
Pétersbourg.  La  plupart  étaient  de  haute  stature  et 
respiraient  la  vigueur  et  la  santé ^  Quel  contraste 
avec  les  pauvres  Maries-Louises  qui,  payant  plus  de 
bravoure  que  de  mine,  avaient  si  souvent  provoqué 

1.  Rodrijçue»   74;  Beauchamp,  270,  273-274.  Cf.  Journal  d'un  prisonnier  an- 
fiais,  257-258 

2.  Danile wsky,  II,  183-184  :  Scbels,  II,  251-252.  Cf.  Journal  d'un  prisonnier,  258. 

3.  Lettre  de  Steewart,   I*'   avril  (Correspondance   de  Castlereagh,  V,  419); 
Journal  d'itn  prisonnier  anglais,  259  ;  Rodriguez,  77-78. 


L'eSTRÉE     des     alliés     a     paris.  553 

la  pitié  par  leur  misère  et  leurs  visages  pâlis!  Sans 
doute  les  troupes  de  ligne  russes  et  prussiennes,  qui 
entrèrent  moins  pompeusement  dans  Paris  par  diffé- 
rentes barrières  et  allèrent  s'établir  sur  les  routes 
d'Orléans  et  de  Fontainebleau' ,  n'avaient  point  l'as- 
pect triomphant  des  régiments  d'élite  qu'Alexandre 
avait  voulu  montrer  seuls  aux  Parisiens.  Mais  à  voir 
ces  colosses  de  la  garde  russe  et  à  se  rappeler  les 
Maries-Louises,  on  pensaità  une  guerre  d'ogres  contre 
des  enfants. 

Attendus  dans  Paris  depuis  si  longtemps  et  avec 
tant  d'impatience  par  les  royalistes,  les  Alliés  leur  ré- 
servaient la  meilleure  des  surprises.  Tous  portaient  le 
brassard  blanc.  D'un  seul  coup,  cent  mille  brassards 
blancs  venaient  s'ajouter  aux  cinq  ou  six  cents  co- 
cardes blanches  de  la  première  heure.  — Le  matin  de  la 
bataille  de  la  Rolhière,  le  1"  février,  un  officier  anglais 
ayant,  dit-on,  été  blessé  par  un  Cosaque,  on  avait  or- 
donné à  tous  les  officiers  et  soldats  des  armées  îdliées 
de  porter  un  brassard  blanc  afin  d'éviter  une  confusion 
entre  tant  d'uniformes  différents'.  Qui  avait  suggéré 
cette  idée?  Il  ne  semble  pas  que  ce  fût  un  ennemi 
des  Bourbons.  On  peut  s'étonner  que  les  Alliés  aient 
attendu  d'être  en  France  pour  adopter  un  signe  de 
reconnaissance,  dont  ils  n'avaient  pas  senti  la  néces- 
sité à  Dresde  et  à  Leipzig,  où  pourtant  des  troupes 
allemandes  combattaient  à  côté  des  Français.  On  peut 
s'étonner  aussi  que  le  czar  quile28  janvier,àLangres, 
avait  invité  les  émigrés  à  ne  point  arborer  leurs  cou- 
leurs dans  les  lignes  alliées*  ait,  trois  jours  après,  fait 

1.  Ordrt^s  de  Schwarzenberg  etd*  Blftcber,  pour  la  joaraM  du  31  aura,  cités 
par  Schels.  n,  44&-«46. 

2.  baailevrsky,  I,  61.  Mémoires  de  Langeron,  Arch.  des  AS.  étrangères, 
Russie,  25. 

3.  Co^Kijxmdanee  de  Urd  CattUreagk  (à  lord  Lirerpool,  Langres,  30  jai^ 
Tier),  V,  213-2U. 


584  1814. 

prendre  ces  couleurs  à  toute  son  armée.  Jomini,  qui 
connaissait  l'hostililé  du  czar  à  une  restauration,  lui 
fil  remarquer  que  la  popiilation  française  prendrait 
ce  signe  de  ralliomenl  pour  un  emblème  royaliste. 
«  —  Qu'est-ce  que  cela  me  fait!  »  répondit  l'auto- 
crate*. Quoi  qu'il  en  soit,  les  Alliés  et  en  particulier 
les  Russes'  gardèrent  le  brassard  blanc  pendant  toute 
la  campagne.  Ils  le  portaient  à  leur  entrée  dans  Paris. 

Ce  bout  de  linge  eut  son  influence.  Quand  la  foule, 
que  la  curiosité  avait  portée  sur  les  boulevards,  vit 
déboucher  les  premiers  soldats  alliés  avec  cet  insigne 
au  bras,  l'opposition  aux  cocardes  blanches,  si  mar- 
quée le  matin,  faiblit  soudain.  Beaucoup  de  gens  qui 
avaient  d'abord  repoussé  les  emblèmes  royalistes  s'en 
parèrent  spontanément,  les  uns  les  prenant  comme 
une  sauvegarde  contrôles  brutalités  des  ('osaques,  les 
autres  les  portant  en  signe  de  paix.  Un  historien 
russe  remarque  que,  quoique  le  brassard  blanc  des 
troupes  n'eût  aucune  signilication  politique,  il  profita 
néanmoins  au  parti  dos  princes  parce  qu'il  créa  une 
double  confusion.  En  voyant  ces  insignes,  les  Pari- 
siens furent  persuadés  que  l'Europe  s'étaitarmée  pour 
les  Bourbons  ;  et  en  arborant,  par  crainte  ou  pur  esprit 
de  conciliation,  des  couleurs  qu'ils  réprouvaient  au 
fond  du  cœur,  ils  persuadèrent  aux  Alliés  que  les 
royalistes  étaient  nombreux'.  Méprise  des  deux  côtés, 
qui  amena  une  nouvelle  journée  des  dupes. 

Dans  la  rue  du  faubourg  Saint-Martin,  où  la  grande 

1.  Danilewsky,  I,  61. 

2.  «  A  Troyes,  la  plupart  des  officiera  et  soldats  russes  portaient  l'écbarpe 
blanche.  Le  czar  la  portait  ainsi  que  tout  son  état-major.  Un  officier  russe 
disait  que  c'est  pour  annoncer  Louis  XVII.  Les  i^russiens  ni  les  Autrichiens 
ne  portaient  pas  l'écharpe.  »  Ra  port  de  Harel,  Troyes,  1"  mars.  Arch. nat., 
AF.  IV,  1668.    —  Celte  affaire  du  brassard  lilanc  reste  fort  obscure. 

Z.  Bo^ilauowitsch,  II,  2()8.  Cf.  Pradt,  69;  Journal  d'un  prisonnier  anglais.  259. 
—  Gain  de  Montagnao  (16)  rapporte  que  les  Cosaques  laissaient  circuler 
librement  aux  eaviroas  4»  P^is  toutes  le»  personnes  <(ui  portaient  «m  bcM- 


L'ENTRÉl!,    DES     ALLIÉS     A     PARAS.  559 

colonne  des  Alliés  s'engagea  d'abord,  i'  y  avait  peu 
de  monde  sur  les  troUoirs  et  aux  fenê'.res.  Les  rares 
ipectaleiirs  gardaient  le  silence.  Leur  physionomie 
était  plutôt  hostile.  Un  même  silence  accueilli/  les 
Russes  quand  ils  débouchèrent  sur  les  boulevards.  La 
foule,  qui  était  considérable,  ne  manifestait  d'autre 
sentiment  que  celui  que  révélait  sa  présence  :  la 
curiosité  '.  Passé  la  Porte  Saint-Denis,  quelques  cris, 
encore  timides,  de  :  «  Vive  l'empereur  Alexandre  !  Vi- 
vent les  Alliés  !  »  commencèrent  à  se  faire  entendre.  A 
ces  premières  acclamations,  le  czar  salua  et  dit  très 
haut  :  « —  Je  ne  vienspas  en  ennemi.  Je  viens  vous  ap- 
porter la  paix.  »  On  applaudit;  li  /ouïe  cria:  «  "Vive  la 
paix  !  »  et  derechef:  «  Vive  Alexandre  1  Vivent  les  Al- 
liés!» Les  royalistes  mêlèrent  à  ces  vivais  les  cris  ré- 
pétés a cj  :  «  \  ivent  les  Bourbons  I  A  bas  le  tyran  !  »  Ils 
se  multipliaient  de  la  voix  et  du  gesle,  animaient  leurs 
voisins,  se  pâmaient  devant  les  grenadiers  russes, 
suivaient  l'clat-major,  se  démenaieut  de  toute  façon 
et  faisaient,  chacun,  du  bruit  comme  quatre.  A  mesure 
que  les  souverains  s'avançaient  vers  les  quartiers  élé- 
gants,à  mesure  leshoulevardsprenaient  l'aspect  d'une 
voie  triomphale.  Les  acclamations  croissaient  en 
nombre  cl  en  force.  Aux  balcons,  d'où  pendaient  des 
bannières  blanches,  improvisées  avec  des  draps  de  lit 
et  des  serviettes  de  table,  aux  fenêtres,  bondées  de 
monde,  les  femmes  criaient  en  agitant  leurs  mou- 
choirs. Aux  premiers  rangs  des  curieux  apparaissaient 
les  cocardes  et  les  écharpes  blanches.  Ou  admirait  la 
belle  lenue  et  la  précision  des  mouvements  de  l'infan- 
terie, lescheviiux  superbes  des  cuirassiers  et  dos  Co- 
saques de  la  garde.  On  entendait  ces  mots  :  « — lis  n'ont 
pas  l'air  méchant!  »  «  —  Et  voilà  pourtant  ces  di-bris 

l,^A;noiros  de  LangAron,    Arch.  des  Aff.  étrang.    DaaiJ«vsk'\  U, 
Cf.  Pradi,  59.  Réoélation*  de  JUorin.  27-29. 


556  1814. 

d'armée  dont  nous  parlaient  les  bulletits  de  Bonao 
parte  !  Ces  Russes  sont  donc  des  revenants  !»  «  — 
Que  l'empereur  Alexandre  est  beau  !»  «  —  Comme  il 
salue  gracieusement!  »  —  «Il  faut  qu'il  reste  à  Paris, 
ou  qu'il  nous  donne  un  souverain  qui  lui  ressemble.  » 
«  —  Il  nous  rend  les  Bourbons.  »  Les  officiers  sou- 
riaient à  la  foule.  «  — Vous  voyez  que  nous  ne  man- 
geons pas  les  gens,  »  disaient-ils.  Et  toujours  augmen- 
taient les  cris  :  Vivent  les  Alliés!  Vive  Alexandre! 
Vive  Guillaume!  Vivent  les  Bourbons!* 

Sans  doute  un  grand  nombre  de  gens  ne  voyaient 
pas  sans  douleur  et  sans  humiliation  ce  triomphal  dé- 
filé des  troupes  ennemies.  Les  uns  pensaient  à  une 
revanche  prochaine  de  Napoléon;  les  autres  s'animaient 
contre  lui,  rejetant  sur  son  insatiable  ambition  cette 
honte  que  son  génie  avait  été  impuissant  à  empêcher  *. 
Les  patriotes  ne  protestaient  que  par  eur  silence. 
Paris  était  au  pouvoir  des  Alliés  ;  ce  n'était  pas  l'heure 
pour  les  vaincus  de  se  venger  par  de  vaines  clameurs.  Si 
le  cri  de  :  «  Vive  Alexandre!  »  était  inconvenant, celui 
de  :  «  A  bas  Alexandre  !  »  eût  été  puéril.  Le  mieux  était 
de  se  taire,  et  le  mieux  surtout  eût  été  de  rester  chez 
soi,  afin  de  ne  point  grossir  la  foule  dont  l'aftluenco 
ajoutait  au  triomphe  de  l'ennemi.  Mais  en  1814,  on 
ne  comprit  point  la  dignité  des  rues  désertes  et  des 
fenêtres  closes.  La  curiosité  l'emporta.  A  entendre 
les  historiens  royalistes  et  les  rapports  étrangers, 

1.  Steewart  à  Castlereagh,  1"  avril  (Correêpondanre  de  Castlereagh.  V,  419). 
Mémoires  de  Langeroo.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  259-261  ;  Danilewsky, 
11,88;   Rodriguez,   75;  Beaucbamp,   II,    284-287.   Lettre   d'une   Française,  2; 
Gazette  de  France,  7  avril.  Véron,  Mémoires  tf  un  borfrgeois  de  Paris,  I,  146-li8 
Béranger,  Ma  Biographie,  144-145. 

2.  Beranger  (Ma  Biographie,  144-145)  et  Chateaubriand  (3femo«>e*  doutrc' 
tombe,  VI,  226)  se  rencontrent  dans  cette  même  révolte  de  patriotisme. 
o  J'étais  stupéfait  et  anéanti  au  dedans  de  moi-même  comme  si  l'on  m'arra- 
chait mon  nom  de  Français  pour  y  substituer  le  num'ro  sous  lequel  je  devais 
désormais  être  connu  dans  les  mines  de  Sibérie.  »  De  qui  sont  ces  belle* 
paroles?  de  Béranger  sans  doute?  Elles  sont  de  C'bAteaubriand. 


l'entrée     des     alliés     a     paris.  557 

Paris  tout  entier  était  dans  l'enthousiasme.  L'enthou- 
siasme fut  très  grand,  en  effet;  il  ne  fut  pas  général. 
Quelques  milliers  d'hommes  qui  crient  au  milieu  d'une 
foule  muette  suffisent  pour  abuser  sur  les  sentiments 
de  cette  foule.  Non.  tous  les  Parisiens  ne  pouvaient 
oublier  que  ces  soldats,  si  brillants  sotis  le?  armes, 
avaient  du  sang  français  à  leurs  baïonnettes  et  que 
les  cadavres  des  Maries-Louises  et  des  gardes  natio- 
naux tués  la  veille  n'étaient  pas  encore  enterrés.  Ils 
ne  pouvaient  ne  pas  sentir  que  dans  Paris  occupé  par 
l'ennemi,  l'air  même  n'appartient  plus  aux  citoyens. 

Arrivés  aux  Champs-Elysées,  où  la  revue  d'hon- 
neur devait  avoir  lieu,  les  deux  souverains  et  le  prince 
de  Schwarzenberg  se  placèrent  du  côté  droit  de 
l'avenue,  à  la  hauteur  de  l'Elysée.  Les  troupes  défi- 
lèrent devant  eux,  tandis  que  la  foule  qui  avait  reflué 
des  boulevards  continuait  ses  vivats  et  ses  acclama- 
tions. Pour  mieux  voir  le  défilé,  des  femmes  prièrent 
des  officiers  de  l'état-major  de  leur  céder  un  instant 
leurs  chevaux;  d'autres  montèrent  en  croupe  derrière 
des  Cosaques  de  la  garde.  On  a  nommé  parmi  ces 
éhontées  la  belle  comtesse  Edmond  de  Périgoid, 
plus  tard  duchesse  de  Dino.  Le  czar  se  pencha  vers 
Schwarzenberg  et  lui  dit  en  riant  :  «  —  Pourvu  qu'on 
n'enlève  pas  ces  Sabines!  »  Tous  les  regards  cher- 
chaient Alexandre.  Les  officiers  à  qui  les  spectateurs 
demandaient  de  le  leur  désigner  ne  cessaient  de  ré- 
pondre :  «  —  Cheval  blanc,  panache  blanc  * .  »  Ce 
jour-là,  la  mode  était  toute  au  blanc. 

Après  la  revue,  l'empereur  de  Russie  descendit  à 
l'hôtel  Talleyrand.  Dès  sept  heures  du  matin,  Nessel- 
rode  avait  envoyé  un  officier  au  prince  de  Bénévent. 
• 

1-  Lettre  de  Steewart  à  lord  Bathurst,  Paris,  1»  »TTfl  {CorrapondoHce  dt 
lord  Castlereagh,  V,  419)  ;  Danilevrsky,  II,  188  ;  Journal  d'un  priummitr  coUti», 
S61-362,  2'5i  Rodrigues,  76,  81;  Bo»danowiUcbi  II,  207. 


858  1814. 

pour  l'avertir  de  l'honneur  que  le  czar  comptait  lui 
faire  en  prenant  comme  résidence  rhôlei  de  la  rue 
Saint-Florentin.  Pendant  le  délilé  des  troupes,  le 
ministre  russe  vint  causer  avec  Talleyrand  dtîs  détails 
du  logement  et  de  beaucoup  d'aulres  choses  plus  im- 
portantes'. Nesselrode,  partisan  décidé  d'une  restau- 
ration, n'eut  pas  de  peine  à  convaincre  un  homme 
déjà  convaincu.  Pendant  toute  la  campagne,  Tal- 
leyrand avait  rêvé  une  régence  de  Marie-Louise  où 
il  eût  eu  le  premier  rôle  comme  président  du  Conseil. 
Mais  peu  à  peu  ces  secrètes  espérances  étaient  tom- 
bées :  d'abord,  l'empereur  qui  était  le  principal  obsta- 
cle n'avait  pas  été  tué;  puis  l'impératrice  en  aban- 
donnant Paris  avait  pour  ainsi  dire  abdiqué;  enfin,  la 
veille,  pendant  et  après  la  bataille  de  Paris,  Talley- 
rand avait  vu  l'opinion  royaliste  gagner  du  terrain 
dans  le  monde  de  la  politique  et  de  la  finance.  La  pro- 
clamation de  Schwarzcnbcrg  et  la  conversation  que 
Nesselrode  avait  eue  le  matin  avec  Alexandre  de  La- 
D^rdo,  entretien  rapporté  par  celui-ci,  avaient  con- 
firmé le  prince  de  Bénévent  dans  l'opinion  que  les 
Alliés  voulaient  les  Bourbons,  Il  n'en  fallait  pas  tant 
pour  décider  ce  fidèle  serviteur  des  évétiements. 
Quand  le  czar  arriva  rue  Saint-Florenlin,  il  semble 
que  les  graves  questions  qu'on  allait  débattre  étaient 
réglées  d'avance  entre  Nesselrode  et  Talleyrand  * 

On  se  réunit  dans  le  grand  salon  du  premier  étag^e, 
OTJ  devait  un  jour  mourir  Talleyrand.  Le  roi  de 
Prusse  et  le  prince  de  Schwarzenberg  s'assirent  ayant 
à  leur  droite  Dalberg,  Nesselrode,  Pozzo  di  Borgo 
et  Lichtenslcin,  à  leur  gauche  le  prince  de  Bénévent. 
Le  czar  marchait  do  long  en  largo.  11  s'arrêta  et  dit 

1.  Pradt,  6"j;  Journal  d'un  prisonnier  anglais.  271. 

2.  Hra<Ji,  63.  M'tn.  de  Rovigo,  VII,  8> .  Cf.  le  récit  d'Aleuuidre  de  Labord* 
daaa  le  Journal  d' un  prisonnier  anglail, 


l'entrée   des   alliés   a   paris.  m» 

qa'îî  y  avait  trois  partis  à  prendre:  faire  la  paix  avec 
Napoléon  en  prenant  loules  sûretés  contre  lui  ;  établir 
la  régence  de  l'impénitrice  Marie-Louise;  rappeler 
les  Bourbons.  On  a  piéleudu  qu'Alexandre  avait  aussi 
proposé  Bernadotle  ou  la  République.  La  chose  n'est 
pas  improbable*.  Talleyrand  redoutait  par-dessus  tout 
le  maintien  de  l'empereur.  La  régence  qui  eût  comblé 
ses  espérances.  Napoléon  mort,  lui  semblait  précaire 
et  défavorable  à  ses  intérêts, Napoléo  i  encore  vivant. 
Il  prit  la  parole  et  persuada  sans  peine  l'assistance 
prévenue  que  la  paix  avec  Napoléon  n'offrirait  aucune 
garantie.  «  La  régence,  dit-il,  ne  serait  guère  moins 
dangereuse  pour  le  repos  de  l'Europe  puisque  l'em- 
pereur régnerait  sous  le  nom  de  Marie-Louise.  »  Tal- 
leyrand  conclut  que  tout  serait  expédient  hormis  les 
Bourbons  qui  représentaient  un  principe.  Ce  mot  heu- 
reux  ne  pouvait  que  faire  impression  sur  le  czar,  qui 
lui  aujsi  représentait  un  principe.  Alexandre  objecta 
néanmoins  qu'il  ne  voulait  pas  violenter  la  France, 
dont  l'opinion  ne  lui  paraissait  pas  en  faveur  des 
Bourbons.  11  rappela  que  sauf  chez  quelques  anciens 
émigrés,  ilavait  vu  partout  en  province  de  l'hostilité  à 
une  restauration.  La  révolution  do  Bordeaux,  les  co- 
cardes blanches  du  boulevard  des  Italiens,  les  suppli- 
ques que  lui  avaient  remises  les  belles  Parisiennes 
sur  la  place  de  la  Concorde,  tout  s'eiïaçail  dans  l'esprit 
du  czar  au  souvenir  des  gardes  nationaux  do  Fère- 
Champenoise  tombés  sous  la  mitraille  en  criant:  Vive 
l'empereur!  Cette  scène  héroïque  l'avait  profondé- 
m(Mit  impressionné.  Il  la  retraça  devant  le  conseil. 
Talleyrand  (il  venir  du  renfort.  Pradl  et  le  baron  Louis 
entrèrent  dans  le  salon,  et  interrogés  par  le  czar,  ils 
déclarèrent  que  la  Franco  était  royaliste,  mais  que 

I    C(.  la  Réponse  da  cxar  »ax  qaeatioaa  posées  par  le  cAbiaet  de  Tiens», 
«it.  p.  99-100  de  iii4. 


560  1814. 

l'incertitude  des  événements  avait  jusqu'alors  empê- 
ché les  populations  de  se  déclarer.  «  Paris  a  déjà  com- 
mencé, ajoutèrent-ils,  et  son  exemple  sera  décisif  et 
répété  partout.  »  Le  czar  se  laissa  convaincre'. 

Le  coup  d'État  était  décidé.  Il  restait  à  trouver  les 
moyens  de  l'exécuter.  Talleyrand  y  avait  pourvu.  Il 
exposa  aux  souverains  que  le  Sénat,  oii  son  influence 
était  grande  et  oti  les  mécontents  étaient  nombreux, 
prononcerait  la  déchéance  de  Napoléon,  à  condition 
toutefois  qu'il  fût  assuré  aux  sénateurs  que  jamais 
l'empereur  ne  remonterait  sur  le  trône.  Talleyrand 
connaissait  le  courage  du  Sénat  :  il  savait  que  sans 
garanties  écrites  la  Chambre  hauv<î  ne  se  compro- 
mettrait point.  «  —  Puisqu'il  en  est  ainsi,  dit  Alexan- 
dre, je  déclare  que  je  ne  traiterai  plus  avec  Napo- 
léon. »  Talleyrand  ou  l'abbé  de  Pradt  représenta  au 
czar  que  cet  engagement  était  insuffisant,  car  le  Sé- 
nat ne  serait  point  gara/iti  par  là  contreJ'<venlualité 
de  la  régence  de  Marie-Louise.  « — Eh  bien!  reprit  le 
czar,  après  avoir  interrogé  du  regard  Schwarzenberg, 
qui  acquiesça  d'un  signe  de  tête, eh  bien!  j'ajouterai  : 
ni  avec  aucun  membre  de  la  famille  ^.  » 

On  rédigea  aussitôt  une  déclaration  portant  que  les 
souverains  alliés  ne  traiteraient  plus  avec  Napoléon 
et  invitant  le  Sénat  à  désigner  un  gouvernement  pro- 
visoire qui  pût  préparer  une  nouvelle  constitution.  Il 
semble  que  le  sens  et  même  les  termes  de  ce  mani- 
feste, qui  fut  imprimé  et  publié  dans  la  soirée,  avaient 
été  arrêtés  deux  heures  auparavant  par  Talleyrand 
et  Nesselrode.  On  n'improvise  pas  un  pareil  chef- 
d'œuvre.  Non  seulement  la  déclaration  affranchissait  le 
Sénat  de  toute  crainte,  mais  elle  lui  dictait  sa  coiduite. 

1.  Pradt,  64;  Lettre  de  Steewart  à  lord  Bathurst.  Paris,  !•'  avril  {Corresp.  de 
Castlereagh,'V,il6).Joumald'unprisonnieranglais,2H:Af /^moires  de  Vitrolles,l,3li. 

2.  Pradt,  62-71;  Mém.  de.  VitroUes,  I,  312-313.  Lettre  précitée  de  Steewart 
k  l«rd  Bathurst.  JourruU  <P un  prisonnier  anglait,  273-274. 


l'entrée     des     alliés     à     paris.  561 

C'étaitunesauvegarde.eiimèmetempsc  était  un  ordre 
Celte  assurance  que  les  conditions  de  la  paix  seraient 
favorables  si  la  France  avait  «  un  gouvernement  sage  » 

—  euphémisme  pour  :  les  Bourbons  —  engageait  les 
citoyens,  même  les  plus  hostiles  à  «  ce  gouvernement 
sage»,  à  l'accepter  par  abnégation  patriotique,  comme 
rançon  de  la  France.  Ce  mensonge  :  «  Les  souverains 
accueillent  le  vœu  de  la  nation  «  ménaj:çeail  l'amour- 
propre  français.  Cette  promesse  :  «  Les  souverains 
garantiront  la  constitution  que  la  nation  française  se 
donnera,  '  »  rassurait  les  libéraux  contre  les  empiéte- 
ments de  l'ancien  régime. 

Tandis  que  le  czar  ou,  à  dire  vrai,  Talleyrand  réglait 
avec  quelques  traits  de  plume  le  destin  de  la  France, 
les  troupes  all'iées  prenaient  leurs  bivouacs  dans  Paris, 

—  la  cavalerie  aux  Champs-Elysées,  l'infanterie  le  long 
des  quais,  —  et  les  officiers  accouraient  sur  les  boule- 
vards, aux  Tuileries,  au  Palais-Royal  *.  Pour  termi- 
ner dignement  ce  jour  de  fête,  le  vicomte  Soslhène 
de  la  Rochefoucauld,  le  marquis  de  Maubreuil  et  quel- 
ques gentilshommes  pensèrent  à  jeter  bas  aux  pieds 
de  l'ennemi  vainqueur  la  statue  du  grand  soldat 
d'Austerlitz.  Les  verres  de  vin  et  les  pièces  de  cent 
sous  suffirent  à  recruter  des  travailleurs  de  bonne 
volonté  qui  forcèrent  la  porte  du  piédestal  malgré 
l'opposition  de  quelques  individus.  Au  faîte  du  mo- 
nument, on  frappait  à  coups  de  masse  les  tenons  de 
la  statue;  sur  la  place,  on  tirait  les  cordes  passées  au- 
tour du  cou  et  du  torse.  La  figure  pencha  légèrement 
en  avant  ;  la  statuette  de  la  Victoire  tomba  de  sa  main. 
Nouvelles  rasades,  nouveaux  elîorts.  Napoléon  resta 
debout.  Alors  im  misérable  se  hissa  sur  les  épaules 

• 

1.  Déclaration  de  l'emperear  Alexandre,  Paris,  31  mars,  3  beores  aprê» 
midi.  Moniteur  da  1*'  avril. 
S.  Jowrnmlda  Débats,  I"  arril:  Rodri^uu.  S1.82. 


562  181 4. 

de  la  statue  et  souffleta  deux  fois  la  face  de  bronze  *. 

11  fallut  que  les  Russes  vinssent  rappeler  Paris  à  la 
pudeur.  Un  bataillon  du  régiment  Semenow,  envoyé 
par  le  czar,  lit  évacuer  la  place  Vendôme  ets  y  établit*. 
Le  surlendemain,  d'après  les  ordres  du  gouvernement 
provisoire,  la  statue  fut  voilée  avec  des  toiles  d'em- 
ballage. Le  8  avril,  des  ouvriers  enlevèrent  la  figure 
de  son  baut  piédestal.  On  parlait  de  la  remplacer  par 
une  statue  de  la  Paix  sous  les  traits  de  l'empereur 
Alexandre  M 

Dans  cette  soirée  du  31  mars,  Paris  resta  morne. 
C'est  un  témoignage  que  les  saturnales  des  roya- 
listes, au  défilé  de  Tarmee  alliée,  furent  passagères  et 
toutes  loralcs.  On  était  encore  inquiet,  déliant  et  peu 
d'humeur  à  sortir  de  chez  soi,  une  fois  le  jour  tombé. 
Les  théâtres  et  les  boutiques  restèrent  fermés.  Les 
officiers  étrangers  à  qui  l'on  avait  représenté  le  Palais- 
Royal  comme  un  enfer  de  plaisirs  sans  pareil  au 
inonde,  se  croyaient  mystifiés  dans  ces  galeries  oii 
manquaient  les  lumières  et  l'éclat  des  étalages,  le 
bruit  des  maisons  de  jeu  et  des  cafés  à  orchestre,  le 
va-et-vient  des  filles  cheveux  au  vent  et  gorge  nue. 
—  Le  31  mars,  ce  furent  les  prostituées  qui  donnèrent 
aux  femmes  de  la  noblesse  l'exemple  de  la  décence 
publique.  —  Seuls  les  restaurants  et  les  cafés  étaient 
ouverts,  à  Texceplion  du  fameux  café  Lemblin,  le  café 
des  officiers  de  la  garde  *. 

1.  Journal  d'un  prisù  jiier  cuiglais,  261,  263,  ?76;  Rodrigoes,  87,  88;  Journal 
des  D'abats,  1"  avril;  Béranger,  Ma.  Biographie,  146- 147. 

2.  Kôpster,  BefreiwiQikriege  1813-1815,  1015.  Journal  d'un  prisonnier  anglais, 
261.  —  Déjà  La  Rochefoucauld  avait  demandé  au  graud-duc  Constantin  des 
soldats  russes  pour  jeter  bas  la  statue,  et  le  prince  avait  accueilli  plus 
que  froidement  sa  requête.  Les  soldats  russes  arrivèrent,  mais  non  point 
pour  faire  ce  que  souhaitait  le  jeune  La  Rochefoucauld.  Ce  personnage  en 
voulait  aux  statues.  Ce  fut  lai,  comme  on  sait,  qui  fit  plus  tard  mettre  des 
feuilles  de  vigue  en  papier  aux  marbres  du  Louvre. 

3.  Journal  des  Débats,  9  avril.  Journal  de  Gain  de  Afontag.MC,  166. 

4.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  266-267.  Cf.  Rodrigues,  89, 100;  GazetU  4â 
France,  A  avrlL 


l'entrée     des    alliés     a     paris.  563 

Le  lendemain,  i"  avril,  l'ennemi  trouva  meilleur 
accueil.  La  nuit  s'était  passée  tranquille,  sans  trou- 
bles et  sans  molestalious.  A  peine  si  les  patrouilles 
mixies,  où  un  oITuMer  de  la  garde  nationale  comman- 
dait un  sons-oflicicr  et  un  piquet  de  grenadiers  de  la 
garde  nationale  et  un  sous-officier  et  un  ])iquet  des  trou- 
pes alliées,  avaient  eu  à  arrêter  quelques  ivrognes  et 
quelques  pillards  et  à  intervenir  dans  quelques  rixes. 
Les  journaux  du  matin  étaient  remplis  des  déclara- 
tions les  plus  rassurantes  :  la  proclamation  de  Schwar- 
zenberg  :  «  La  tranquillité  de  la  ville  sera  l'objet  des 
soins  des  Alliés...  »  la  Déclaration  du  czar  :  «  Il  faut 
que  la  France  soit  grande  et  forte...  »  la  proclamation 
des  préfets  de  la  Seine  et  de  police  :  «  La  sûreté  des 
personnes  et  des  propriétés  est  garantie  par  Sa  Ma- 
jesté l'empereur  Alexandre.  »  Sur  les  murailles  on 
lisait  les  mêmes  proclamations.  On  se  sentait  en  com- 
plète sécurité.  Dans  les  quartiers  ouvriers,  le  peuple 
restait  sombre  et  farouche  ;  mais  le  Paris  où  l'on  s'a- 
muse reprit  son  train  ordinaire,  les  spectacles  furent 
affichés,  tous  les  magasins  ouvrirent.  L'or  si  rare  de- 
puis quelques  mois  coulait  à  flots  des  mains  des  offi- 
ciers alliés,  au  grand  contentement  des  boutiquiers 
qui,  sans  doute  par  patriotisme,  majoraient  tous  les 
prix.  Les  magasins  ne  désemplissaient  pas.  Dans  les 
cafés  et  les  reslaurants,  on  a  vait  peine  à  suffire  au  ser- 
vice. Le  soir,  la  queue  se  forma  devant  les  théâtres 
deux  heures  avant  le  commenceme...t  du  spec- 
tacle '. 

A  l'Opéra,  il  y  eut  représentation  de  gala  en  l'hon- 
neur des  souverains.  L'affiche  portait  :  Par  ordre  : 
Le  Triomphe  de  Ira] an.  Le  czar  refusa  l'encens  un 

1.  Journal  d'un  prisonnier  anglait,  277-279;  Rodrignez,  90,  168;  Moniteur^ 
Journal  de  Paris,  Journal  des  Débats,  \"  avril;  Gatette  de  France,  4  avril.  — 
Voir  dans  les  journaux  du  6  avril  le  curieux  Aois  de  la  préfecture  de  policé, 
««joignant  aiix  marchands  de  ne  point  abuser  de  Tignorance  dea  Alliés. 


564  181 4. 

peu  usé  de  cette  pièce  célèbre.  On  donna  la  Vestale. 
Le  théâtre  fit  9  085  francs  de  recette,  et  il  refusa  du 
inonde.  Depuis  trois  mois  la  moyenne  des  recettes  ne 
dépassait  pas  2500  francs*.  Le  spectacle  était  dans  la 
salle.  Que  de  toilettes,  que  d'épaules  nues,  que  de  dia- 
mants! Ah!  les  beaux  officiers  et  les  beaux  unifor- 
mes! Les  royalistes  en  frac,  quelques-uns  en  tenue 
de  garde  national,  avaient  la  cocarde  blanche  au 
chapeau.  Des  loges,  les  femmes  faisaient  pleuvoir  sur 
le  parterre  des  nœuds  de  rubans  blancs,  en  criant  : 
«Yivele  roi!  »  On  répondait:  «Vivent  les  Bourbons!  » 
A  l'entrée  du  czar  et  du  roi  de  Prusse,  qui  prirent 
place  dans  une  loge  d'amphithéâtre,  l'orchestre  en- 
tama l'air  de  Vive  Henri  IV !  Tout  le  monde  se  leva. 
Les  acclamations  éclatèrent,  retentissantes,  una- 
nimes, prolongées.  «  — A  bas  l'aigle!  cria  quelqu'un 
qui  remarqua  l'emblème  impérial  au-dessus  de  la 
loge  de  Napoléon.  Otez  l'oiseau!  »  Mille  voix  répé- 
tèrent :  «  A  bas  l'aigle!  »  Un  machiniste  le  couvrit 
d'une  étoffe  blanche.  La  représentation  commença. 
Pendant  chaque  entr'acte,  l'orchestre  reprenait  l'air 
de  Vive  Henri  IV !  La  salle  réclama  les  paroles.  L'ac- 
teur Laïs  parut  à  l'avant-scène,  mais  au  lieu  de  chan- 
ter le  refrain  populaire,  il  prostitua  l'air  du  grand 
Henri  en  l'adaptant  à  cet  abject  impromptu  *: 

Vive  Alexandre, 
Vive  ce  roi  des  rois  ! 

Sans  rien  prt^tendre, 
Sans  nous  dicter  ses  lois, 

Ce  prince  augusle 
A  ce  triple  renom 

De  héros,  de  juste. 
De  nous  rendre  au  Bourbon. 

1.  Archives  de  l'Opéra. 

2.  Journal  des  DëbatM,  3  avril;  Journal  d'un  prisonnier  anglais,   t7»-280; 
Rodriguez,  133-134 


l'entrée     des     alliés     a     paris.  565 

La  salle  trépignait  d'enthousiasme.  Le  chanteur 
reprit  : 

Vivent  Gaillaame 
Et  ses  guerriers  vaillants  ! 

De  ce  royaonie 
Il  sauve  les  enfants. 

Par  sa  victoire 
U  nons  donne  la  paix, 

Et  compt'  sa  gloire 
Par  ses  nombreux  bienfaits. 

Ecoutez,  paysans  de  France  errants  autour  de  vos 
villages  en  ruines;  écoulez,  femmes  ^^olées  par  les 
Prussienset  les  Cosaques;  écoulez,  veuves,  orphelines, 
mères  vêtues  de  deuil;  écoutez,  vétérans,  Maries- 
Louises,  gardes  nationaux,  écoutez,  soldats  mutilés, 
écoutées  soldats  vaincus!  Et  vous,  cadavres  de  la  Ro- 
thière,  de  Craonne,  d'Arcis-sur-Aube,de  Fère-Cham- 
penoise,  entendez,  sous  la  terre  Irempée  de  sang  où 
vous  a  couchés  la  mitraille,  entendez  le  chant  triom- 
phai de  l'Opéra  de  Paris  : 

Vivent  Guillaume 
Et  fttis  guernei-s  vaillant*  f m. 


II 


LE  GOUVERNEMENT  PROVISOIRE  A  PARIS 

LA  RÉGENCE  A  BLOIS 

NAPOLÉON  A  FONTAINEBLEAU 


«  Bien  taillé,  maînlenant  il  faut  coudre,  »  disait 
Catherine  de  Médicis.  En  dictant  au  czar  la  déclaration 
que  les  Alliés  ne  trailcraient  plus  avec  Napoléon,  le 
prince  de  Bénévent  avait  «  bien  taillé»,  mais  il  s'agis- 
sait de  mener  à  bonne  fin  l'ouvrage  commencé.  Tal- 
leyrand  n'y  perdit  pas  de  temps.  Dans  la  soirée  du 
31  mars,  il  vit  chez  lui  ou  fit  voir  chez  eux  les  membres 
les  plus  intluenls  du  sénat.  Avant  de  convoquer  of- 
ficiellement, en  sa  qualité  de  vice-grand  électeur  et  de 
■vice-président  du  sénat,  la  haute  assemblée  pour  le 
lendemain,  il  tenait  à  s'assurer  de  son  entière  sou- 
mission. Il  importait  qu'il  n'y  eût  en  séance  ni  hési- 
tation ni  discussion,  que  l'on  s'entendît  pour  ainsi 
dire  sans  parler,  et  que  tout  fût  réglé  d'avance.  Dans 
la  même  soirée,  Talleyrand  choisit  les  membres  du 
gouvernement  provisoire  qu'il  se  proposait  de  faire 
nommer  avec  lui  par  le  sénat.  C'étaient  le  duc  de 
Dalberg  et  le  marquis  de  Jaucourt,  les  deux  grands 
amis  du  prince  de  Bénévent,  qui  l'avaient  fidèle- 
ment suivi  dans  son  zèle  et  dans  sa  haine  pour  Napo- 
léon; l'abbé  de  Montcsquiou,  royaliste  déterminé, 
homme  d'intrigues,  naguère  surnommé  par  Mirabeau 
«  le  petit  serpent  »  ;  le  général  Beurnouville,  comte 


LE    GOUVERNEMENT     PROVISOIRE    A     PARIS.      567 

de  l'empire  et  sénateur,  mais  gardant  depuis  di'ç  ?.ns 
rancune  à  l'emperour  de  ne  lui  avoir  poial  donné  le 
bâton. 

Tandis  que  Talleyrand,  protagoniste  du  drame, 
s'occupait  d'accomplir  la  révolution,  les  comparses, 
Pradt,  Roux-Laborie,  le  marquis  de  La  Grange,  y 
préparaient  l'opinion.  Le  31  mars  au  soir,  ils  firent 
afficher  la  Déclaration  du  czar  et  le  manifeste  de 
Schwarzenberg,  et  d'accord  avec  Sacken,  le  nouveau 
gouverneur  de  Paris,  ils  remplacèrent  par  dos  gens  à 
eux  les  rédacteurs  de  journaux  qu'avait  nommes  l'em- 
pereur. Michaud  fut  installé  au  Moniteur,  Salgucs  et 
Berryer  succédèrent,  à  la  Gazette  de  France  et  au 
Joiirjial  de  Paris,  à  Tissot  et  à  Jay.  Bertin  rentra  en 
possession  du  Journal  de  l'Empire,  qui  reparut  le 
1''  avril  sous  son  ancien  litre  de  Journal  des  Débats. 
Morin  fut  nommé  directeur  de  la  presse;  il  s'était 
rendu  digne  de  cette  position  par  les  coups  qu'il  avait 
reçus  dans  la  journée  en  distribuant  des  manifestes 
royalistes.  Il  donna  l'ordre  que  les  journaux  du  len- 
demain rendissent  compte  des  événements,  de  façon 
à  faire  prévoir  la  chute  de  l'empire  et  le  rappel  des 
Bourbons  par  le  vœu  de  la  population.  On  obéit  mili- 
tairement. Le  1"  avril,  les  gazettes  reproduisirent 
les  proclamations  des  Alliés,  rappelèrent  les  cris 
enthousiastes  qui  avaient  salué  les  souverains  et 
contèrent  à  l'envi  les  manifestations  royalistes  des 
boulevards  et  de  la  place  de  la  Concorde*.  En  asser- 
vissant  la  pre<^se,  Napoléon  l'avait  préparée  à  toutes  les 
besognes.  C'était  une  digne  fin  pour  le  journalisme  de 
l'empire,  que  la  honteuse  apologie  de  l'ennemi  en- 
trant en  triomphe  dans  Paris. 

A  trois  heures  et  demie,  le  sénat  se  réunit.  La 

1.  Révélations  de  Morin,  35;  Pradt,  62,  72;  MemoirM  d«  YitroUu,  I,  314» 
2X2,  326  ;  Jounuiux  de  Paru  des  l*,  X  et  3  anil. 


568  ^  1814. 

haute  assemblée  comptait  cent  quarante  membres, 
dont  quatre-vingt-dix  environ  se  trouvaient  à  Paris. 
Soixante- quatre,  parmi  lesquels  deux  maréchaux 
d'empire,  Sérurier  et  le  duc  de  Valmy,  se  rendirent 
k  la  convocation  illégale  du  prince  de  Bénévent.  Tal- 
leyrand  prononça  ou  plutôt  récita  une  courte  haran- 
gue, miracle  d'amphigouri  et  de  platitude,  qu'avait, 
dit-on,  composée  l'abbé  de  Pradt.  Il  était  question 
là  de  «  liberté  de  vote  »  ;  de  «  généreux  essor  laissé 
aux  sentiments  »  ;  de  «  patriotisme  éclairé  »  ;  d'une 
«  délibération  fermant  la  porte  à  tout  retard  »  et  «  du 
rétablissement  de  l'action  de  l'administration,  le  pre- 
mier de  tous  les  besoins  ».  L'objet  même  de  la  délibé- 
ration était  à  peine  indiqué,  mais  il  n'était  besoin  ni 
d'explications  pour  renseigner  les  sénateurs  ni  d'élo- 
quence pour  les  persuader.  Ils  étaient  instruits  et  ré- 
solus d'avance.  Le  sénat  décida  sans  discussion  qu'il 
serait  établi  un  gouvernement  provisoire  chargé  de 
pourvoir  à  l'administration  et  d'élaborer  un  projet  de 
constitution.  On  nomma  Talleyrand  et  les  quatre  mem- 
bres qu'il  avait  désignés.  Cela  fait,  le  séna\,  s'ajourna 
au  même  jour  à  neuf  heures  du  soir  pour  la  signature 
du  procès- verbal'.  Le  nouveau  gouvernements'occupa 
sans  tarder  de  mettre  ses  amis  dans  les  différents 
ministères  avec  le  litre  de  commissaires  délégués. 
Henrion  de  Pensey  eut  les  cultes  ;  Laforest,  les  afTaires 
étrangères;  Beugnot,  qui  ne  s'attendait  pas  à  cet 
honneur,  l'intérieur;  le  général  Dupont  —  Dupont- 
Baylen,  comme  on  l'appelait  —  la  guerre;  Malouet, 
la  marine;  le  baron  Louis,  les  finances;  Angles,  la 
police  générale.  Bourrienne prit  les  postes.  On  nomma 
le  général  Dessolles,  l'ancien  chef  d'état-major  de 
Moreau,  commandant  de  la  garde  nationale,  et  le  gé- 

1.  Actes  du  Sénat  eonservatettr,  lU  ^Bibliothèque  du  Sénat}.  Pntdt,  7t. 


LE     GOUVERNEMENT     PROVISOIRE     A     PARIS.       569 

néral  Ricard,  ex-divisionnaire  de  Marmont,  blessé 
légèrement  à  la  bataille  de  Paris,  commandant  de 
place.  Chabrol  et  Pasquier  furent  maintenus  à  la  pré- 
fecture de  la  Seine  et  à  la  préfecture  de  police.  Quand 
on  eut  nanti  tout  le  mor.de,  on  s'aperçut  qu'il  ne  res- 
tait rien  à  donner  à  l'abbé  de  Pradt.  On  le  fit  grand 
chancelier  de  la  Légion  d'honneur.  La  première  fois 
que  l'archevêque  de  Malines  entra  à  la  chancellerie, 
l'huissier  de  service  l'appela  :  «  Mon  général!*  » 

Pendant  la  séance  du  sénat,  le  conseil  général  et 
le  conseil  municipal  réunis  délibérèrent  à  l'Hôtel  de 
Ville  sur  une  proposition  de  l'avocat  Bellart,  qui  le 
jour  de  la  bataille  de  Paris  s'était  engagé  solennel- 
lement, en  présence  de  sa  famille,  à  délivrer  laFrance 
du  joug  de  Napoléon.  Bellart  soumit  à  ses  collègues 
une  proclamation  débutant  par  un  véhément  réquisi- 
toire contre  l'empereur,  où  il  était  traité  de  criminel  et 
d'ennemi  public,  et  se  terminant  en  ces  termes  :  «  Les 
deux  conseils  déclarent  renoncer  formellement  à  toute 
obéissance  envers  Napoléon  Bonaparte  et  ils  expri- 
ment le  vœu  le  plus  ardent  pour  que  le  gouverne- 
ment monarchique  soit  rétabli  dans  la  personne  de 
Louis  XVI II.  »  Le  conseil,  qui  sur  vingt-quatre  mem- 
bres en  comptait  quatorze  présents,  hésita  à  assumer 
la  responsabiUté  d'une  pareille  publication.  Comme 
les  sénateurs,  les  membres  du  conseil  municipal 
étaient  garantis  contre  le  juste  ressentiment  de  l'em- 
pereur par  la  déclaration  du  czar,  que  les  Alliés  ne 
traiteraient  plus  avec  lui.  Mais  la  parole  du  czar  n'é- 
tait elle-même  garantie  que  par  cent  mille  baïon- 
nettes, et  l'épée  de  Napoléon  pouvait  encore  faire  un 
miracle  L'éloquence  emportée  de  Bellart  raffermit 
les  courages.  La  proclamation  fut  signée  par  tr'»ize 

1.  Pnidt,  7t-76;  VCroi    150;  Bensnot.  U.  77  ;  RéoéUiioHS  de  Marin,  35-M, 


5Î0  1814. 

membres  sur  quatorze.  Le  baron  Thibou,  sous-g^ou- 
vcrncur  de  la  Banque,  s'abstint,  disant  qu'il  désirait 
le  succôs  de  cette  démarche,  mais  qu'attendu  ses  obli- 
gations personnelles  envers  l'empereur,  il  ne  pouvait 
s'y  associer.  Le  préfet  de  la  Seine,  Chabrol,  dit  de 
même  que  sa  reconwaissance  pour  l'empereur  lui  dé- 
fendait de  contresigner  la  proclamation,  qu'il  approu- 
vait d'ailleurs  et  dont  il  autorisait  l'impression  et 
l'affichage*. 

Avant  la  philippique  de  Chateaubriand  :  Biionapa?'te 
et  lés  Bourbons,  qui  ne  parut  que  le  5  avril  et  où  le 
grand  écrivain  allait  dire  entre  autres  vérités  que  Na- 
poléon «  avait  fait  rétrograder  la  guerre  jusqu'à  l'en- 
fance del'art^  »,  le  virulent  manifeste  de  Bellart  donna 
le  ton  aux  journalistes  et  aux  pamphlétaires.  Des  ga- 
zettes, des  brochures,  des  chansons,  des  affiches  à  la 
main,  des  placards  imprimés,  jaillit  un  vomissement 
d'insultes.  Bonaparte  était  un  lâche,  un  infâme,  un 
assassin,  un  charlatan,  un  funambule,  le  plus  inepte 
des  hommes,  le  pire  des  tyrans,  le  dévorateur  de  fhu- 
manité.  C'était  Robespierre,  c'était  Cromwell,  c'était 
Attila,  c'était  un  ogre,  un  chef  de  brigands  —  l'assi- 
milation n'avait  rien  de  flatteur  pour  les  Français,  — 
un  tigre  à  face  humaine  sorti  des  antres  de  la  Corse, 

1.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  67,  68;  Journal  des  Débat»,  t  aTril. 

t.  Grâce  au  graad  nom  de  Chateaubriand,  cet  écrit  qui  éj^ale  en  violence 
tous  les  pamphlets  de  1814  eut  un  immense  retentissement  et,  dans  une 
certaine  mesure,  influença  l'opinion.  «  Louis  XVIII  déclara,  dit  Chateaubriand 
dans  les  Mémoires  d'outre-tombe  (VI,  239),  que  ma  brochure  lui  avait  plus 
protité  qu'une  armée  de  'ent  mille  hommes.  11  aurait  pu  ajouter  qu'elle  tut 
pour  Itii  un  certificat  de  vie.  J'appris  à  la  Frîince  ce  que  c'était  que  l'im- 
mense famille  royale.  C'est  comme  si  j'avais  fait  le  dénombrement  des  en- 
fants de  l'empereur  de  la  Chine,  tant  la  république  et  Fempire  avaient  re- 
légué les  Bourbons  dans  le  passé.  » 

Après  avoii  parcouru  Buonaparte  et  les  Bowbons,  où  Napoléon  est  traité  de 
criminel,  de  !wu,  de  bourreau,  d'incapable,  etc.,  etc.,  il  est  curieux  de  reiire 
ces  deux  lignes  de  la  préface  de  la  première  édition  d'Atnla  :  «...  On  sait 
ce  qu'est  devenue  la  France  Jnsqa'an  moment  où  la  Providence  a  fait  na 
raitre  un  de  ces  hommes  qu'elle  envoie  ea  signe  de  réconciliation.  lorsqu'eU« 
ut  lassée  de  punir.  > 


tB    GOUVERNEMENT     PROVISOIRE    ▲    PARIS.      571 

un  monsfre  gorgé  de  sang  portant  d'une  main  la  torche 
d'IIérostraleelderaulre  le  sabre  de  Genséric.  Onchan- 
sonnait  la  mère  de  l'empereur  :  «  Madame  Lajoie,  la 
femme  aux  dix  amants.  »  Des  caricatures  montraient 
le  Sabot  corse  en  pleine  déroute  :  une  toupie  portant  la 
tête  de  l'empereur  et  fouettée  à  tour  de  bras  par  les 
souverains  étrangers;  Autant  en  emporte  le  vent  : 
l'aquilon  (le  vent  du  nord)  dispersant  de  son  souffle 
les  décrets,  les  proclamations,  les  bulletins  de  vic- 
toire; la  Cravate  à  Papa  :  le  petit  roi  de  Rome  pas- 
sant une  corde  au  cou  du  buste  de  Napoléon.  Le 
Jovmal  des  Débats  écrivait  que  Napoléon  était,  non 
point  un  nom  de  chrétien,  mais  un  nom  de  démon  et 
il  citait  doctement  un  texte  des  A  c  ta  Sanctoritm.  D'au- 
tres gazettes  affirmaient  que  l'usurpateur  avait  usurpé 
jusqu'à  son  nom.  Il  ne  s'appelait  pas  Napoléon,  il 
s'appelait  Nicolas.  El  l'on  s'amusait  fort  de  Nicolas, 
le  général  Nicolas,  le  gros  Nicolas  :  «  ...  La  France, 
tu  ne  l'auras  pas,  Nicolas  1  »  On  trouvait  dans  Bona- 
parte l'anagi-amme  :  Nabot  paré;  on  composait  des 
distiques  de  cet  ordre  : 

EaRnl  grâce  à  Napoléon, 
On  ne  parle  plus  de  Néron  t. 

Jamais  à  Paris  on  n'avait  eu  tant  d'esprit  I 

En  instituant  un  gouvernement  provisoire,  le  sénat 
avait  par  cela  même  déclaré  qu'il  y  avait  interrègne. 
Mais  l'acte  du  sénat  n'impliquait  pas  absolument  que 
la  France  ne  put  point  rentrer  sous  le  régime  impé- 

l.  Placards  des  l-  et  4  aTril,  cités  par  Rodrigue»,  110,  113.  1Î4,  IM. 
Jovmal  d'un  prisonnier  anglais,  74.  7b.  Journal  det  Di-batt,  Journal  de  Pari*.  Ga- 
zette de  France,  du  3  au  8  avril.  Caricatures  du  Cabinet  des  Kstainpes,  Q.  B. 
13X-l^,  Napoléon  ou  le  Corse  dévoilé,  7;  la  Lanterne  magique,  51  ;  la  Voix  du 
terir,  t.  Vision  de  Bonaparte,  10;  les  Sépulcres  de  la  Grande  Armée;  la  Vie 
d*  .Mcolas,  1;  etc.,  etc.  Ces  pampbleta  étaient  en  si  grand  nombre  qu'on 
dit  que  l'empereur  en  passant  à  Lyon,  le  23  «rril,  en  fit  acheter  pour  1* 
somme  de  1  100  fr.  Fabry,  Itinéraire  d»  Bonaparte  à  Hle  d'Elite.  2& 


572  181 4. 

rial  avec  une  régence  de  Marie-Louise  et  une  consti- 
tution nouvelle.  Cette  équivoque  laissait  des  espé- 
rances aux  bonapartistes  et  leur  permettait  d'agir  sur 
la  population  très  hésitanleetauprèsd' Alexandre,  dont 
ia  subite  conversion  à  la  légitimité  était  sujette  à  un 
retour.  Pour  entraîner  Paris  et  la  province,  le  peuple 
et  —  on  s'en  flattait  —  l'armée,  pour  déterminer  les 
irrésolus,  pour  désarmer  les  opposants,  enfin  pour 
consommer  la  révolution,  il  fallait  que  la  déchéance 
de  Napoléon  et  de  sa  famille  fût  solennellement  dé- 
clarée. Le  sénat  fut  convoqué  à  cet  effet  par  le  gou- 
vernement provisoire  dans  la  soirée  du  2  avril.  Bar- 
thélémy présidait.  Dès  l'ouverture  de  la  séance, 
Lambrecht  émit  une  proposition  de  déchéance.  Plu- 
sieurs sénateurs  appuyèrent  la  motion,  qui  aussitôt 
mise  aux  voix  fut  adoptée  sans  discussion.  On  de- 
nic'inda  seulement  que  l'acte  de  déchéance  fût  pré- 
cédé de  considérants.  L'assemblée  chargea  Lambrecht 
de  les  rédiger  et  s'ajourna  au  lendemain  midi  pour 
la  lecture.  C'était  aller  trop  lentement  au  gré  d'un 
sénateur  qui  exposa  que,  vu  l'importance  de  la  mesure 
prise,  le  président  devait,  dès  le  soir  même,  inviter 
le  gouvernement  provisoire  à  faire  connaître  au  public 
la  déchéance  de  Bonaparte.  Barthélémy  rédigea  un 
message  qui  fut  envoyé  aux  journaux  et  imprimé  dans 
la  nuit'. 

Le  lendemain,  3  avril,  Lambrecht  donna  lecture  des 
considérants.  C'était  un  acte  d'accusation  :  Napoléon 
avait  violé  son  serment  et  attenté  aux  droits  du  peu- 
ple en  levant  des  hommes  et  des  impôts  contrairement 
aux  constitutions,  en  détruisant  l'indépendance  des 
corps  judiciaires,  en  supprimant  la  liberté  de  la 
presse,  en  ajournant  arbitrairement  le  corps  légis- 

1.  Actes  du  Sénat  conservateur,  lU  (Bibliothèque  du  Sénat)  ;  Moniteur,  Jovr- 
nal  des  Débats,  Gazette  de  France,  du  3  avril. 


LE     GOUVERNEMENT     PROVISOIRE     A     PARIS.       57S 

lalif,  en  rendant  les  décrets  de  Fismes  «  qui  tendaient 
à  faire  considérer  comme  nationale  une  guerre  pure- 
ment dynastique  »,  enfin  en  abusant  sans  cesse  du  pou- 
voir et  en  mettant  le  comble  aux  malheurs  de  la  patrie. 
Ajtrès  une  courte  délibération,  le  décret  de  déchéance 
fut  voté  à  l'unanimité.  Dans  ce  sénat  qui  pendant 
dix  ans  s'était,  selon  l'énergique  expression  de  Taine, 
«  prostitué  dans  l'obéissance  avec  une  servilité  byzan- 
tine *  »,  dans  cette  assemblée  qui,  à  la  veille  de  la 
campagne  de  Russie,  avait  entendu  sans  protestation 
ces  paroles  de  Lacépède  :  «  La  conscription  n'enlève 
que  le  luxe  de  la  population*  »,  pas  un  homme  de 
bon  sens  ne  songea  à  faire  remarquer  que  si  le  rap- 
port était  la  condamnation  de  Napoléon,  c'était  aussi 
la  condamnation  du  sénat.  Ces  abus  de  pouvoir,  ces 
attenuits  aux  droits  du  peuple,  ces  >iolations  de  la 
constitution,  n'en  était-il  pas  le  complice,  ce  sénat 
qufe  Napoléon  allait  marquer  d'un  mot  indélébile  : 
«  Un  signe  était  un  ordre  pour  le  sénat  qui  toujeurs 
faisait  plus  qu'on  ne  désirait  de  lui  *.  » 

Les  contemporains  jugeaient  le  sénat  de  l'empire 
comme  l'a  jugé  la  postérité.  Talleyrand  n'ignorait  pas 
combien  celte  assemblée  était  décriée  et  méprisée. 
Pour  donner  plus  d'autorité  à  la  déchéance,  il  s'avisa 
de  la  faire  prononcer  aussi  par  le  corps  législatif,  à 
qui  ses  tardives  velléités  d'indépendance,  en  décem- 
bre 1813,  avaient  concilié  l'estime  de  la  classe  bour- 
geoise. Une  centaine  de  députés  se  trouvaient  à  Paris. 
Soixanle-dix-neuf  se  réunirent  le  3  avril  sur  l'invita- 
tion du  gouvernement  provisoire.  Le  corps  législatif 
montra  plus  de  dignité  que  le  sénat.  Il  lui  était  loi- 
sible de  rappeler,  dans  son  arrêté,  les  fautes  et  les 

1.  Taiaa,  Napotéon  Bonaparte  {Bévue  des  Deux  Mondes,  1887,  II,  19). 

t.  Moniteur  da  16  mars  1812. 

3.  Proclamation  à  l'année,  5  avril;  Corretaondtatee  de  NapoUom,  fiSHt. 


574  181 4. 

abus  de  pouvoir  de  l'empereur.  Il  se  contenta  de  pro- 
noncer la  déchéance  avec  le  seul  considérant  que 
Napoléon  avait  violé  le  pacte  constilntionnel.  Encore 
le  vice-président,  Henri  de  Moiitesquiou,  s'abstint  de 
signer  ie  i^rocès-verbal,  il  avait  refusé  de  prendre  le 
fauteuil  en  l'absence  du  duc  de  Massa,  président,  quï 
s'était  rendu  à  Bloîs  avec  l'impératrice.  Le  second 
vice-président,  Félix  Faulcon,  dirigea  les  débats  '. 

Malgré  les  décrets,  malgré  les  manifestes,  malgré 
les  journaux,  Paris  tardait  à  se  prononcer  pour  les 
Bourbons  ^  La  cocarde  blanche  ne  multipliait  point. 
Ilors  du  périmètre  du  café  Tortoni,  du  Palais-Royal 
et  de  l'église  Saint-Thomas-d'x\quin,  les  persormes 
qui  portaient  des  emblèmes  royalistes  étaient  insultées 
et  maltraitées  '.  Nesselrode  avait  demandé  que  la 
garde  nationale  prît  la  cocarde  blanche.  Au  ra{>port, 
le  chef  d'état-major  Allent  consulta  les  chefs  de  lé- 
gion. Six  dirent  qu'à  peu  d'exceptions  près,  les  gardes 
obéiraient.  Les  six  autres  chefs  déclarèrent  qu'il  y 
aurait  péril  à  exiger  l'abandon  de  la  cocarde  natio- 
nale. On  ajourna  la  mesure  *.  Dans  la  soirée  du 
1"  avril,  un  groupe  de  douze  royalistes,  armés  et  por- 
tant des  torches,  avaient  lu  publiquement,  dans  divers 
endroits  de  Paris,  depuis  la  place  Vendôme  jusqu'à 
la  place  Royale,  la  proclamation  de  Louis  XVIIL 
Cette  lecture  avait  été  accueillie  par  quelques  cris  de  : 
«  Vive  le  roi  !  »  et  par  des  cris  plus  nombreux  de  : 

1.  Monitnar,  Journal  des  DébaU,  etc.,  du  4  avrU  ;  Journal  d'un  prisonnier  an- 
glais, 69-70. 

2.  Rapport  général  de  police  sur  les  événements  antérieurs  au  14  avril. 
Arch.  nat.,  F.  7,  3  773. 

Z.  Journal  d'un  prisonniir  aiiglais,  VI,  67:  «A  quatre  heures  de  l'après-midi  le 
2  avril,  je  ne  rencontrai  pas,  du  boulevard  du  Tf^niple  au  boulevard  des  Ita- 
liens, vingt  personnes  qui  eussent  des  cocardes  blanches.  » 

Cf.  l'avis  du  genénil  Sackea,  gouverneur  de  Pans  (journaux  du  2  avril) 
portant  »  défense  expresse  que  personne  puisse  être  offensé  et  raolesté  pour 
faits  d'opinion  politique  et  pour  les  signes  extérieurs  qu'il  pourrait  porter  »- 

4.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  IV,  261  ;  Koch,  H,  537. 


LE     GOUVERNEMENT     PROVISOIRE     A     PARIS.       ^iS 

m.  Vive  l'empereur  !  *  »  Au  sénat,  dans  le  gouverne- 
mcpt,  raccord  faisait  défaut.  On  s'était  entendu  sans 
peine  pour  renverser,  on  s'entendait  plus  difticile- 
ment  pour  édilier.  Les  libémux  se  montraient  dis- 
posés à  accepter  les  Bourbons  mais  avec  des  garanties 
constitutionnelles.  Les  royalistes  n'admettaient  pas 
«  ces  capitulations  imposées  à  la  royauté  ».  Ils  trou- 
vaient qu'on  lardait  bien  à  rappeler  Louis  XVIII  dans 
sa  bonne  ville  de  Paris.  Talleyrand  avait  grand'peine 
à  concilier  tout  le  monde,  calmant  les  déliances  des 
uns  et  modérant  les  impatiences  des  autres.  Dans  la 
crainte  que  le  langage  exalté  de  la  presse  en  faveur 
des  Bourbons  ne  provoquât  une  réaction,  ordre  fut 
donné  aux  journaux  de  modérer  leur  zèle  royaliste*. 
Siloccupalionde  Paris  par  les  Alliés  enrichissait  les 
restauralears,  les  directeurs  de  théâtres  et  les  bouti- 
quiers du  Palais-Royal,  pour  cela  les  travaux  n'avaient 
point  repris,  et  les  ouvriers  demeuraient  mécontents 
et  menaçants  '.  On  continuait  à  faire  de  la  politique 
sur  h;s  trottoirs,  selon  l'habitude  qu'avait  prise  pen- 
dant les  trois  derniers  mois  la  population  désœuvrée. 
Ici  1  on  vantait  les  Bourbons  et  Ion  décriait  Bona- 
parte. Là,  on  se  déchaînait  contre  le  gouvernement 
provisoire,  contre  Talleyrand,  contre  le  sénat,  contre 
Marmont  qui  avait  livré  J'aris,  contre  la  garde  natio- 
nale qui  n'avait  point  secondé  l'armée,  contre  Clarke 
qui  avait  laissé  le  peuple  sans  armes,  l'artillerie  sans 

1.  Rapport  sar  l'état  de  Paris,  transmis  par  la  préfet  de  Seioe-et-Mame, 
le  3  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Lettre  de  rab>>e  de  Moatesqaioa  trouvée  aax  Tuileries  dans  le  cabinet 
du  duc  de  Blaca^i  (Journal  de  CEmpirt  du  16-avril  iS.'â).  Révélationt  de  Mo- 
rin,  47;  Uém..  de  VitroUet.  I,  312,  314.  319  et  ptusim. 

3.  Rapport  gênerai  de  pulice  sur  les  evéDements  de  Paris  antérieurs  an 
14  avril.  Arch.  nai-,  V.  7,  3773.  Cl.  Beraoger,  Ala  Biographie,  146-146.  Le 
l**  avril,  un  convoi  de  prisonniers  passaui  sous  l'escorie  de  sot  iata  alle- 
Bauds  provoqua  des  clameurs  et  des  menaces  dans  la  foule.  Le  chef  du 
dÀtacbement  craignant  pour  sa  sûreté  fit  presser  le  pas  à  la  colonne.  Dans 
1m  fauboui-gs,  lea  soldats  étrangers  ne  venaient  qu'en  nombre. 


576  181 4. 

munitions,  les  soldats  avec  des  cartouches  remplies 
de  son.,  La  France  avait  été  vendue  aux  étrangers. 
L'empereur  avait  été  trahi*.  «  Si  tout  le  monde  avait 
fait  comm/*  le  général  Daumesnil,  disait-on,  nous 
n'en  serions  pas  là.  »  Et  l'on  citait  la  belle  réponse  de 
Daumesnil  —  qui  tenait  toujours  à  Vincennes  —  au 
parlementaire  de  Barclay  de  ToUy  :  «  Je  ne  rendrai  la 
place  que  sur  l'ordre  de  Sa  Majesté  l'Empereur.  Les 
Russes  m'ont  enlevé  une  jambe.  Il  faut  qu'ils  me  la 
rapportent  ou  qu'ils  viennent  me  prendre  l'autre  ^  » 
D'autres  orateurs  en  plein  vent  disaient  que  tout 
n'était  pas  fini,  que  Paris  serait  le  tombeau  des  Alliés, 
qu'il  y  avait  plusieurs  centaines  de  soldats  de  la 
vieille  garde  cachés  dans  les  faubourgs  pour  sou- 
lever le  peuple  dès  que  tonnerait  le  canon  de 
Napoléon.  On  n'écoutait  pas  ces  prophéties  sans 
terreur,  car  les  gens  paisibles  en  étaient  arrivés  à 
redouter  l'approche  de  l'armée  impériale  autant 
qu'ils  avaient  redouté,  le  mois  précédent,  l'approche 
des  Cosaques.  Déjà  le  bruit  courait  que  les  Alliés 
avaient  subi  une  défaite  à  quelques  lieues  de  Paris. 
Le  patriotisme  et  la  politique  faisaient  des  exaltés 
dans  les  deux  partis,  mais  la  masse  de  la  population 
ne  pensait  qu'à  la  paix  et,  elle  était  prête  à  se  donner 
ou  à  se  rendre  à  celui  qui  signerait  le  traité.  Tous  ceux 
qui  jugeaient  sans  passion  regrettaient  que  les  Alliés 
ne  voulussent  pas  traiter  avec  Napoléon,  puisque  leur 
refus  semblait  retarder  la  conclusion  de  la  paix  et 
exposer  Paris  à  de  nouveaux  périls^. 

1.  Rodriguez,  92-93,  95.  —  On  vendit  dans  les  premiers  jours  d'avril  une 
caricature  oîi  Marraont,  représenté  sous  la  figure  d'un  général  -'anus,  disait 
à  la  fois  :  »  J'ai  proinisde  défendre  Paris,  >  et  :  «  J'ai  promis  de  livrer  Paris.» 
Biblvoth.  nat.  Cabinet  des  Estampes.  Q.  B.  138. 

2.  Rapport  sur  l'état  de  Paris,  3  avril.  Arch.  de  la  guerre.  —  La  réponse 
de  Daumesnil,  qui  paraît  ainsi  parfaitement  authentique,  est  deTenae  comme 
on  sait  :  «  Rendez-moi  ma  jambe,  je  vous  rendrai  la  place.  » 

3.  Rapport  général  de  police  sur  les  événements  antérieurs  an  14  avril. 


LA     RÉGENCE    À    BLOIS.  177 

De  fait,  à  s'en  rapporter  aux  apparences,  lalJey- 
rand,  avec  toute  son  habileté,  n'avait  encore  réussi 
qu'à  retarder  la  fin  de  la  crise,  en  compliquant  une 
lutte  nationale  par  une  révolution.  II  y  avait  désor- 
mais deux  pouvoirs  en  France,  sans  compter,  hélas! 
un  troisième  pouvoir  :  celui  de  l'étranger.  A  Paris, 
c'était  le  gouvernement  provisoire,  maître  de  la  ville, 
en  possession  de  toute  l'administration,  soutenu  par 
le  sénat,  la  chambre,  le  conseil  municipal,  mais  issu 
d'un  coup  d'Etat  parlementaire  accompli  à  la  somma- 
tion de  l'ennemi,  discuté  par  plus  de  la  moitié  de  la 
population  parisienne,  sans  relation  avec  la  province, 
et  jouissant  d'une  autorité  toute  locale  qui  s'arrêtait 
aux  fossés  de  la  citadelle  de  Yincennes.  A  Blois% 
c'était  la  régence  en  fuite,  logée  par  billets  de  loge- 
ment, éperdue,  consternée,  mais  jouant  l'assurance, 
lançant  des  proclamations,  réorganisant  les  différents 
services  comme  si  elle  eût  l'avenir  à  elle,  et  tenant 
encore  la  France  partout  où  n'était  pas  l'ennemi. 

Les  frères  de  l'empereur,  les  ministres,  l'archichan- 
celier  Cambacérès,  qui  passait  dans  les  rues  de  Blois, 
encombrées  de  chevaux  au  piquet,  de  voitures  et  de 
fourgons,  en  grand  uniforme  avec  le  cordon  de  la 
Légion  d'honneur,  avaient  perdu  presque  tout  espoir  *. 


Arch.  nat.,  F.  7  3773.  Lettre  de  Steewart  à  lord  Lirerpool,  4  aTril  {fiorret' 
pond,  de  Cattlereagh,  Y,  436).  Rodrignez,  101-102  etpattim  ;  Journal  iTvn  priton' 
nier  etnglai*,  63,  75  et  patsim.  Cf.  la  Dote  officiease  publiée  dans  le  Journal  des 
Débatt  An  5  aTril  :  «  On  invite  les  Parisiens  à  se  déSer  des  espions  de  Baona- 
parte  ;  ils  les  reconnaltroat  aux  regrets  qa'ils  donnent  à  la  chute  de  la 
tjranoie  et  aux  alarmes  qu'ils  cherchent  à  répandre  sur  son  retour.  *  Cette 
note  témoi^e  qu'on  s'inquiétait  des  voix  qui  s'élevaient  en  favear  de  Napo- 
léon, n  est  inutile  de  dire  que  pour  le  Journal  des  Débats  et  pour  les  parti- 
sans des  Bourbons  tous  ceux  qui  parlaient  en  faveur  de  l'empire  étaient  des 
espions. 

!•  Le  gouvernement  avait  primitivement  été  transféré  à  Tonrs,  mais  sur 
an  ordre  de  Tempereur  du  31  mars  la  régente  et  ses  ministres  vinrent  a'éta- 
blirà  Blois.  Correspondance  du  roi  Joseph,  H,  216-217;  Méneval,  U,  59. 

2.  Correspondance  du  roi  Joseph,  X,  217-221  ;  Méaeval,  II,  67  ;  Rovigo,  VII 
MB-166    Uiot  de  Mélito.  IlL  365. 

37 


S78  1814. 

Onneîaissaitpas,pourcela,deprendredesmesuresqai 
pussent  aider  aux  derniers  efforts  de  Napoléon.  Rovigo 
lui-même  semblait  avoir  retrouvé  le  zèle  et  l'énergie. 
Par  ses  soins,  tous  les  journaux  de 'Paris,  toutes  les 
dépêches,  tous  les  manifestes  du  gouvernement  pro- 
visoire étaient  interceptés,  les  émissaires  de  Talley- 
rand,  les  envoyés  des  souverains  alliés  étaient  arrêtés. 
C'est  ainsi  que  l'existence  du  gouvernementprovisoire 
resta  ignorée  à  Rouen  jusqu'au  3  avril  dans  la  soirée, 
à  Valenciennes jusqu'au  4,  au  Mans  jusqu'au?,  à  Gre- 
noble et  à  Bordeaux  jusqu'au  11,  à  Toulouse  jus- 
qu'au 13,  à  Nîmes,  à  Avignon,  à  Brest  jusqu'au  15  *. 
Monlalivet  mandait  aux  préfets  de  presser  la  levée 
de  1815  ;  il  rédigeait,  contre-signait  et  expédiait  une 
proclamation  de  l'impératrice-régente  aux  Français, 
proclamation  où  tout  en  taisant  le  sénatus-consulte, 
Marie-Louise  annonçait  l'occupation  de  la  capitale 
par  l'ennemi  et  le  retour  de  l'empereur  sous  Paris.  Le 
manifeste  se  terminait  ainsi:  «C'est  de  la  résidence  que 
j'ai  choisie  qu'émaneront  les  seuls  ordres  que  vous 
puissiez  reconnaître.  Toute  ville  au  pouvoir  de  l'en- 
nemi cesse  d'être  libre  ;  toute  direction  qui  en  émane 
est  le  langage  de  l'étranger...  Vous  serez  fidèles  à  vos 
serments.  Vous  écouterez  la  voix  d'une  princesse  qui 
fut  remise  à  votre  foi  et  qui  fait  toute  sa  gloire  d'être 
Française.  Mon  fils  était  moins  sûr  de  vos  cœurs  au 
temps  de  nos  prospérités ^  »  Clarke  avait  retrouvé  sa 
plume  infatigable.  Nombreux  et  répétés,  ses  ordres 
partaient  de  Blois  comme  ils  étaient  partis  de  Paris  : 
ordres  aux  commandants  des  divisions  militaires  de 
diriger  les  conscrits  et  les  isolés  sur  Orléans  ;  ordres 
au  général  Fririon,  commandant  les  dépôts,  de  former 

1.  Mémoires  de  Rovigo,  VII,  165.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  VII,  266, 
268.  Lfttires  des  préfets  à  Rovigo,  6  au  15  avril.  Arch.  aat.,  F.  7,4289. 
Joi  rdan  à  Clarke,  5  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

t.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  267. 


NAPOLÉOIf    A    FONTAINEBLEAU.  ST* 

autant  de  bataillons  de  marche  qu'il  aurait  de  fois 
huit  cents  disponibles;  ordres  aux  préfets  du  Loiret, 
de  Loir-et-Cher,  d'Indre-et-Loire,  d'assurer  les  subsis- 
tances militaires;  ordres  au  général  Prévalqui  s'était 
replié  de  Versailles  à  Mantes,  avec  les  quinze  mille 
hommes  du  grand  dépôt  de  cavalerie,  de  reprendre 
à  Caen  ou  à  Saumur  les  opérations  de  la  remonte; 
ordres  au  général  Chasseriau  d'élever  des  ouvrages 
de  campagne  à  Orléans,  à  Gien  et  à  Montargis,  et  de 
défendre  jusqu'à  la  dernière  extrémité  cette  ligne  qui 
protégeait  les  communications  entre  le  gouverne- 
ment de  la  régence  et  le  quartier  impérial*. 

Revenu  à  Fontainebleau  dans  la  matinée  du  31  mars, 
l'empereur,  de  son  côté,  avait  pris  des  dispositions  de 
défense  en  attendant  que  la  concentration  de  ses  troupes 
lui  permît,  s'il  le  fallait,  d'aller  attaquer  l'ennemi  de- 
vant Paris.  Napoléon  ne  désespérait  point  que  Cau- 
laincourt  ne  réussît  dans  la  mission  dont  il  l'avait 
chargé  auprès  du  czar,  mais  il  agissait  comme  si  cette 
négociation  dût  échouer*.  D'ailleurs  pour  l'obtention 
même  d'un  traité,  il  importait  que  l'empereurne  parût 
point  désarmé.  C'était  en  imposant  encore  aux  Alliés 
par  une  armée  concentrée  et  réorganisée,  établie  sur 
un  terrain  favorable  et  résolue  à  un  suprême  effort 
qu'il  y  avait  chance  pour  lui  de  signer  la  paix  et  de 
garderie  trône.  Les  officiers  de  son  intimité,  Drouot, 
FlahautetGourgaud,  conseillèrent  à  l'empereur  de  se 
replier  sur  la  Lorraine.  Il  ne  le  voulut  point,  disant 
que  «  sa  présence  près  de  Paris  contiendrait  les  intri- 
gants^ ^>.  A  Fontainebleau  la  posilion  était  bonne. 
L'armée  se  trouvait  couverte  sur  la  droite  et  sur  ses 

1.  Correspondance  de  Clarke,  2,  3,  4  et  5  avril.  Ârch.  de  la  guerre. 

S.  Alémuirtt  de  Marmont,  VI,  252.  Cf.  Fain,  213,  231.  Mémoires  de  YitroUet, 
I,  311-312. 

3.  Relation  de  Gonrgaud,  dans  Bourrienne  et  ses  erreurs,  II,  331.  Cf.  Hegistr* 
de  Berthier  (à  Marmoat,  l"  avril,  6  hearea  da  matin).  Arch.  de  la  guerre. 


580  181  4. 

derrières  par  la  Seine  et  l'Yonne,  sur  son  front  par 
l'Essonne,  dont  le  cours  lui  permettait  de  refuser  sa 
gauche.  A  Essonnes,  il  y  avait  une  poudrerie,  à  Corbeil 
un  magasin  de  farine. 

Les  premières  troupes  arrivées,  celles  de  Paris  et 
de  Versailles,  s'établirent  le  31  mars  derrière  l'Es- 
sonne :  Marmont,  en  première  ligne,  à  Corbeil  et  à 
Essonnes;  Mortier  etBelliard  en  seconde  ligne,  entre 
Essonnes  et  Fontainebleau;  le  colonel  Vertillac,  avec 
2  250  hommes  des  dépôtsde  Seine-et-Oise,  àMilly.  La 
garnison  de  Fontainebleau  se  composait  de  deux  ba- 
taillons de  vétérans  et  de  quelques  détachements  de 
gendarmes,  de  douaniers  et  de  fantassins.  Le  lende- 
main, une  partie  de  la  cavalerie  de  l'armée  impériale 
atteignitFontainebleau.  Les  trois  divisionsde  la  ga?^e, 
sous  Sébastiani,  prirent  position  autour  de  Moret,  le 
corps  de  Saint-Germain  se  porta  à  Melun  et  à  Fossart, 
les  gardes  d'honneur  de  Defrance  vinrent  à  Saint- 
Germain-sur-Ecolle.  Mais  il  fallait  encore  trois  jours 
pour  que  la  concentration  s'achevât.  Le  reste  de  l'ar- 
mée, qui  s'avançait  de  Troyes  à  marches  forcées,  était 
échelonné  sur  une  ligne  de  vingt  lieues,  entre  Saint- 
Liébault  et  Yillencuve-la-Guyard  '. 

Dans  l'après-midi  du  1*'  avril,  l'empereur  vint  in- 
specter les  positions  du  duc  de  Raguse,  à  qui  Berthier 
avait  donné  l'ordre,  le  matin,  d'élever  quelques  re- 
doutes. L'empereur  s'entretenait  avec  Marmont,  et 
louant  la  belle  défense  de  ses  troupes  à  Belleville, 
il  l'invitait  à  préparer  un  travail  de  récompenses  pour 
le  corps  d'armée,  lorsque  Fabvier  et  Danrémont, 
les  deux  signataires  de  la  capitulation,  arrivèrent  de 
Paris.  Ils  apprirent  à  l'empereur,  avide  de  nouvelles, 

1.  Ney,  Macdonald,  Dulanloy,  Vertillac,  Defrance,  à  Berthier,  31  mars  et 
1"  avril;  Registre  do  Berthier  (ordres  du  1"  avril).  Arch.  de  la  guerr*-  En», 
placements  de    armé*  am  1"  avril.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1667. 


WAPOLÉON    A    FONTAINEBLEAU.  5Sl 

l'entrée  triomphale  des  Alliés,  les  manifestations 
royaliHes,  enfin  la  déclaration  du  czar  de  n*?  plus  dé- 
sormais traiter  avec  l'empereur.  Ce  récit  troubla  Napo- 
léon. Il  déclara  à  Marmont,  non  sans  amertume,  que 
puisque  la  paix  devenait  impossible  pour  lui,  il  lui  fal- 
laitcontinuerla  guerre  atout  prix.  «  —  C'est,  dit-il,  une 
nécessité  de  ma  position.  »  Rentré  à  Fontainebleau,  il 
donna  des  ordres  pour  presser  la  concentration  et  la 
réorganisation  de  l'armée  et  la  répartition  des  bouches 
à  feu  du  grand  parc  entre  les  corps  qui  n'étaient 
plus  au  complet  de  canons  *. 

Dans  l'entourage  de  l'empereur,  on  remarquait  son 
air  assombri,  sa  profonde  tristesse,  son  abattement. 
Il  ne  se  ranimait  qu'en  voyant  ses  soldats.  Le  2  avril 
il  assista,  dans  la  cour  du  Cheval-Blanc,  à  la  parade 
de  la  garde  montante.  Les  deux  bataillons  le  saluèrent 
d'une  longue  acclamation.  Son  visage  s'illumina. 
«  Tel,  dit  un  témoin,  nous  avions  vu  Napoléon  *iux 
jours  de  gloire  et  de  prospérité,  aux  Tuileries,  à  Schœn- 
brunn,  à  Postdam,  tel  il  nous  apparut  encore  à  Fon- 
tainebleau *.  » 

Ce  jour-là,  le  duc  de  Vicence  revint  de  Paris.  Après 
sa  courte  entrevue  avec  le  czar  au  château  de  Bondy, 
il  avait  eu  deux  autres  audiences  à  l'hôtel  Tal- 
leyrand,  malgré  les  efforts  des  membres  du  gouver- 
nement provisoire  '.  Caulaincourt  s'était  de  nouveau 
offert  à  signer  sur-le-champ  un  traité  de  paix  aux 
conditions  exigées  à  Châtillon  par  les  Alliés  et  accep- 
tées en  principe 'le  2o  mars  par  Napoléon.  Il  avait 
plaidé  avec  chaleur  et  émotion  la  cause  de  l'empe- 

1.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  252-253.  Relation  de  Gourgaud,  dans  Bourri^nHe 
et  te*  errewt.  II,  332.  Correspondance  de  Napoléon,  21  &49.  Registre  de  Ber* 
thier  (ordres  du  2  avril).  Arch.  de  la  guerre. 

?.  Koch,  II.  568.  Mémoires  de  Constata.  VI,  71-73. 

3.  Pradt,  63.  Cf.  la  note  ofliciease  des  joamaox  d«  Paris  4«  S  «Tril  (J/oné» 
ttw.  Journal  des  Pébaft,  etc.). 


582  1814. 

reur  et  opposé  ses  droits  etles  droits  de  la  France,  peu- 
ple et  armée,  aux  prétentions  des  quelques  milliers 
de  partisans  que  comptaient  les  Bourbons.  Le  czar 
avait  répondu  par  son  argument  accoutumé  :  «  La  paix 
avec  Napoléon  ne  serait  qu'une  trêve,  »  et  Caulaincourt 
désespérant  de  fléchir  sa  résolution,  ayant  parlé  de 
Napoléonll,  Alexandre  avait  repris:  « — Mais  que  faire 
de  l'empereur?  Le  père  est  un  obstacle  invincible  à  la 
reconnaissance  du  fils.  »  L'autocrate  cependant  se 
sentait  ébranlé.  Si  peut-être  il  ne  regrettait  point  sa 
déclaration  du  31  mars,  du  moins  il  s'avouait  à  lui- 
même  qu'il  s'était  engagé  trop  vite.  Au  reste,  il  se 
savait  tout-puissant.  Il  pouvait  défaire  ce  qu'il  avait 
fait.  Sans  rien  promettre  de  certain  à  Caulaincourt,  il 
Tavaitcongédié  en  lui  disant  de  rapporter  l'abdication  do 
Napoléon  et  qu'ensuite  «on  verrait  pour  la  régence  ». 
Le  duc  de  Yicence  répéta  ces  paroles  à  l'empereur 
et  ïui  fit  entendre  que  l'abdication  était  la  seule 
ressource.  Napoléon  écouta  d'abord  avec  calme  cette 
proposition,  à  laquelle  vraisemblablement  il  ne 
s'attendait  que  trop  depuis  la  veille.  Mais  il  ne  put 
contenir  son  indignation  jusqu'à  la  fin  de  l'entretien. 
Il  repoussa  durement  les  instances  de  Caulaincourt 
qui  se  retira.  Napoléon  avait  pris  son  parti.  Il  allait 
livrer  sa  dernière  bataille*. 

Le  3  avril,  à  dix  heures  et  demie,  la  division  de  la 
vieille  garde  de  Priant  et  la  division  de  jeune  garde 
de  Henrion,  arrivées  la  veille  à  Fontainebleau,  se 
massèrentdans  la  cour  du  Cheval-Blanc  pour  une  revue 
de  l'empereur.  Formée  en  colonnes  par  bataillons,  la 
vieille  garde  (la  brigade  de  chasseurs  de  Pelet  en  pre- 

1.  Cf.  Stee-wart  à  lord  Bathurst,  1"  avril  (Correspondance  de  lord  Castlereagh, 
V,  416).  Fain,  231-232.  Registre  de  Berthier  (à  Macdonald,  3  avril  au  matin). 
Arch.  de  la  guerre.  Mémoires  de  Vitrolles.  I,  317  :  «  Rien  n'était  arrêté  dans 
la  pensée  du  czar  »  (3  avril).  Consulter  aussi  les  Souvenirs  du  duc  de  Vieenee, 
U,  }-3l,  mais  avee  toute  la  réserve  que  comporte  un  ouvrage  apocryph». 


NAPOLÉON    A    FONTAINEBLEAU.  SS3 

mière  ligne,  la  brigade  de  grenadiers  de  Cambronne  et 
les  gendarmes  à  pied  en  deuxième  ligne)  occupait  la 
moitié  de  la  cour,  la  droite  au  perron.  En  face,  la  jeune 
garde  de  Henrion  était  rangée  dans  le  même  ordre.  Lea 
troupes  attendirent  plus  dune  heure  sous  les  armes; 
les  officiers  qui  voyaient  passer  les  personnages  de 
l'entourage  de  l'empereur  remarquaient  «  leur  mine 
allongée,  surtout  celle  du  duc  de  Vicencc*  ».  A  midi 
l'empereur  parut  sur  le  perron  avec  le  prince  vice- 
connétable,  l'aide-major  général  Drouot,  les  maré- 
chaux Ney  et  Moncey,  les  généraux  Flahaut,  Petit, 
Kellermann,  Belliard  et  une  foule  d'aides  de  camp  et 
d'officiers  d'ordonnance.  Les  troupes  présentèrent  les 
armes,  les  tambours  battirent  aux  champs.  Napoléon  les 
fit  taire  d'un  geste  et  descendit  les  degrés,  l'air  agité, 
le  visage  monté  en  couleur,  les  yeux  battus,  le  chapeau 
posé  légèrement  de  travers.  Il  commença  la  revue  ou 
plutôt  l'inspection  par  le  l"régiment  de  chasseurs  qui 
tenait  la  droite.  Il  faisait  ouvrir  les  rangs,  s'arrêtait 
devant  chaque  homme,  lui  parlait  familièrement,  le 
questionnait  sur  son  âge,  ses  services,  semblait  inter- 
roger sa  force  et  sa  bonne  volonté —  «  qui  n'étaient 
pourtant  pas  douteuses  »,  dit  un  témoin,  —  provoquait 
par  ses  paroles  des  demandes  de  récompenses  et 
donnait  la  croix  à  presque  tous  ceux  qui  la  réclamaient. 
Du  l''  de  chasseurs,  il  passa  au  2%  puis  au  1"  de  gre- 
nadiers, et  ainsi  jusqu'à  la  gauche.  Pendant  cette  in- 
spection, qui  fut  très  longue,  l'empereur  n'était  suivi 
que  par  Berthier  et  Drouot  et  deux  officiers  d'ordon- 
nance. Les  maréchaux  et  l'état-major  se  tenaient 
groupés  au  bas  du  grand  perron  ^ 
La  revue  terminée,  l'empereur  se  plaça  au  milieu 

1.  Agenda  oa  général  Pelet,  Arch.  de  la  guerre. 

S.  Agenda  du  général  Pelet.  Arch.  de  la  guerre.  Cf.  Lettre  de  Drouot  à 
I^apoléon,  3  avril  Arch.  nat.,  AF.  ir,    1670. 


584  181  4. 

de  la  cour  et  fit  appeler  les  officiers  et  les  sous-offi- 
ciers de  la  division.  Lorsqu'ils  eurent  formé  le  cercle, 
il  dit  d'une  voix  haute  et  vibrante:  «  —  Officiers,  sous- 
officiers  et  soldats  de  ma  vieille  garde,  l'ennemi  nous 
a  dérobé  trois  marches.  Il  est  entré  dans  Paris.  J'ai 
fait  offrir  à  l'empereur  Alexandre  une  paix  achetée 
par  de  grands  sacrifices  :  la  France  avec  ses  anciennes 
limites,  en  renonçant  à  nos  conquêtes,  en  perdant 
tout  ce  que  nous  avons  gagné  depuis  la  Révolution. 
Non  seulement  il  a  refusé;  il  a  fait  plus  encore  :  par 
les  suggestions  perfides  de  ces  émigrés  auxquels  j'ai 
accordé  la  vie,  et  que  j'ai  comblés  de  bienfaits,  il  les 
autorise  à  porter  la  cocarde  blanche,  et  bientôt  il  vou- 
dra la  substituer  à  notre  cocarde  nationale.  Dans  peu 
de  jours,  j'irai  l'attaquer  à  Paris.  Je  compte  sur 
vous...  » 

L'empereur,  s'attendant  à  un  cri  de  ses  grognards, 
s'arrêta  un  instant.  Il  se  fit  dans  la  vaste  cour  un 
grand  et  terrible  silence.  Étonné,  ému,  interdit, 
Napoléon  trouva  cependant  la  force  de  reprendre  : 
«  —  Ai-je  raison?  »  A  ce  mot  s'éleva  une  immense 
acclamation,  pleine  d'enthousiasme  et  grosse  de  me- 
naces :  Vive  l'empereur!  A  Paris!  A  Paris!  —  «  On 
s'était  tu,  dit  avec  une  sublime  simplicité  le  général 
Pelet,  parce  que  l'on  croyait  inutile  de  répondre.  »  — 
L'empereur  ranimé  poursuivit  :  «  Nous  irons  leur 
prouver  que  la  nation  française  sait  être  maîtresse 
chez  elle,  que  si  nous  l'avons  été  longtemps  chez  les 
autres,  nous  le  serons  toujours  chez  nous,  et  qu'en- 
fin nous  sommes  capables  de  défendre  notre  cocarde, 
notre  indépendance  et  l'intégrité  de  notre  territoire  ! 
Commf^.niquez  ces  sentiments  à  vos  soldats  *.  » 

Une  nouvelle  acclamation,  plus  forte  encore  que  la 

1.  Agenda  du  général  Pelst.  — Cette  allocution  est  reproduite  d' après  l'a- 
f  euda  d«  Pelet,  daus  la  Correspondance  de  Napoléon,  21 550. 


NAPOLÉON    A    FONTAINEBLEAU.  385 

précédente,  accueillit  ces  derniers  mots.  Les  officiers 
retournèrent  vers  les  troupes,  firent  former  le  cercle 
dans  chaque  compagnie,  et  répétèrent  la  harangue 
qu'ils  venaient  d'entendre.  Les  vivats  retentissants, 
les  furieux  cris  de  vengeance  se  succédaient  comme 
des  coups  de  tonnerre,  à  mesure  que  chaque  cercle 
était  rompu.  Les  soldats  électrisés  juraient  d'aller 
s'ensevelir  sous  les  ruines  de  Paris*. 

On  reforma  les  rangs.  La  vieille  garde  défila  aux 
cris  vingt  fois  répétés  par  chaque  bouche  :  «  Yive  l'em- 
pereur !  Vive  l'empereur  !  A  Paris  !  A  Paris  !  »  Pendant 
le  défilé,  la  musique  des  grenadiers  jouait  le  Chant 
du  Départ  et  la.  Marseillaise^ j  les  airs  victorieux  que 
la  plupart  de  ces  vieux  soldats,  débris  de  tant  d'ar- 
mées, avaient  entendus  l'autre  siècle  à  Zurich,  à 
Marengo  et  à  Hohenlinden. 


1.  Açenda  da  général  Pelet.  Arch.  de  U  ((Qerre.  —  Koch  (II,  570)  pdrle  aussi 
de  la  résolution  des  soldats  de  i  terminer  leur  carrière  soua  les  décombrea 
de  la  capitale  «. 

t.  Agenda  du  genér»!  Pelet.  Arch.  da  U  guerre. 


ni 

LA  DÉFECTION  DE  MARMONl 


Napoléon  était  vaincu  et  déchu.  Il  n'était  pas  dé- 
sarmé. Il  avait  encore  soixante  mille  baïonnettes* 
pour  déchirer  les  décrets  du  sénat,  <st  les  Alliés, 
malgré  leur  énorme  supériorité  ^  numérique,  ne  pa- 

1.  Marmont  (débris  du  6*  corps;  division  Arrighi  (sous  Lccotte)  ;  débris 
des  divisions  Ledni  Desessarts  et  Compans  ;  division  Soubam  ;  1*'  corps  de 
cavalerie  sous  Bordesoulle)  :  1 2465.  —  Mortier  (débris  des  divisions  Chris- 
tiani,  Curial,  Charpentier,  Michel;  division  Boyer  de  Rebeval;  division  de 
dragons  de  Roussel)  :  5979.  —  Macdonald  (débris  du  11*  corps)  :  2714.  —  Gadi- 
not  (7*  corps,  réduit  des  deux  tiers)  :  5529.  —  Gérard  (2"  corps,  réduit  de 
moitié)  :  3000.  —  Ney  (division  Lefol,  formée  avec  la  division  Janssens  et 
la  brigade  Pierre  Boyer)  :  2270.  Drouot  (vieille  garde  de  Priant,  renforcée 
de  2  bataillons  de  gendarmes,  division  Henrion  (vieille  et  jeune  garde),  réserve 
d'artïi'irie  de  la  garde)  :  9  176.  —  Ornano,  remplaçant  Sébastiani  (ca\  *lerie 
de  la  garde)  :  4600.  — 2*  corps  de  cavalerie  :  1560.  —  5'  corps  de  cavalerie  : 
2645.  —  6«  corps  de  cavalerie  :  3 195.  —  Gardes  d'honneur  de  Defrance  :  540.  — 
Corps  d'infanterie  polonaise  sous  le  général  Krasinsky  (formé  du  régiment 
de  la  Vistule,  enlevé  à  Ney,  et  d'autres  détachements)  :  1  650.  —  Vertillac 
dépôts  de  la  ligne,  2  250.  —  Garnison  de  Fontainebleau  (gendarmes,  dépôts, 
douaniers),  garnison  de  Melun,  corps  francs  du  colonel  Simon,  de  De  Bruynes, 
etc.,  etc.,  1500.  Total  :  59073.  Ne  sont  naturellement  pas  comprises  dans  ce 
chiffre  :  la  division  Allix,  à  Sens,  2  418  hommes;  les  garnisons  de  Tours,  890; 
de  Blois,  1200  hommes  de  la  garde;  d'Orléans,  de  Gien,  de  Montargis  et  les 
troupes  massées  en  avant  de  Rouen,  3  800,  et  enfin  tous  les  dépôts  de  France, 
les  garnisons  des  places  fortes  et  les  armées  de  Soult,  de  Suchet,  d'Auge- 
rean,  de  Maison,  etc. 

Situations  du  1"  au  5  avril.  Arch.  de  la  guerre.  Registre  de,  Berthier 
(ordres  des  31  mars  et  l"  avril).  Jourdan  à  Clarke,  4  mars;  Vertillac  à  Ber- 
thier, l"  avril  ;  Clarke  à  Chasseriau,  4  avril.  Arch.  de  la  guerre.  Emplace- 
ment des  troupes,  !•  1"  et  le  4  avril.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1667.  Cf.,  aux 
Arch.  de  la  guerre,  l'état  sommaire  des  troupes  françaises  en  1814  et  le 
rapport  k  Di^uont  de  Vieusseux,  l'un  des  chefs  de  division  du  ministre  de  la 
guerre,  Paris,  11  avril  :  «  On  peut  évaluer  k  60000  hommes  les  différents 
corps  sous  les  ordres  immédiates  de  l'empereur.  » 

2.  En  défalquant  des  110000  bommes  présents  à  la  bataille  de  Paris,  les 
9000  tués  ou  blessés  dans  cette  bataille,  et  en  ajoutant  les  corps  de  Wrède, 
^QOO  homn^es,  de  S^cken,  9  500  hommes,  rappelés  de  Mei^ux  et  une  parti* 


LA     DÉFECTION    DE     MARMONT.  587 

raissaient  point  pressés  d'aller  forcer  le  lion  dans 
son  antre.  Au  lieu  de  marcher  droit  sur  Fontai- 
nebleau dès  le  1"  avril,  pour  y  écrémer  la  poignée 
de  soldats  qui  gardaient  alors  Napoléon,  ils  s'étaient 
bornés  à  prendre  des  positions  défensives  derrière 
l'Orge,  entre  Juvisy  et  Palaiseau*,  laissant  ainsi  à 
l'empereur  le  temps  de  se  reconnaître,  à  son  armée 
le  temps  de  se  concentrer.  Devenu  le  souverain  ar- 
bitre de  la  politique  et  de  la  guerre,  Alexandre  était 
résolu  à  combaltre  si  Napoléon  l'attaquait,  mais  il 
n'était  point  disposé  à  provoquer  une  batviille  qui, 
heureuse  pour  les  Français,  rejetterait  son  armée 
sous  le  canon  de  Vincennes  et  dans  les  rues  insurgées 
de  Paris*,  et  qui,  favorable  aux  Alliés,  ne  terminerait 
cependant  pas  la  guerre,  puisque  Napoléon  aurait 
toujours  la  possibilité  de  la  continuer  derrière  la 
Loire  ou  en  Lorraine.  Le  czar  était  dans  la  joie  du 
triomphe.  Il  avait  atteint  son  but,  puisqu'il  était  entré 

des  corps  da  Biilo'w,  10000  hommes  environ,  appelés  de  Soissons  et  de  Com- 
pîègne,  on  troave  poar  les  armées  alliées  le  total  de  140  000  hommes,  sans 
compter  5  à  6000  Cosaqaes  tenant  la  campagne  entre  la  Seine  et  la  Marne. 

1.  Ordres  de  Schwarsenberg,  1"  avril;  ordres  de  Barclay  de  To  11  j  (rempla- 
çant Blùcher),  2  avril,  cités  par  Plotho,  m,  423-428. 

2.  La  garde  nationale  de  Paris,  assurément,  ne  demandait  pas  à  se  battre. 
Mais  la  population  ouvrière  était  toujours  fort  irritée.  11  y  avait  dans  la  ca- 
pitale un  grand  nombre  de  soldats  et  d'orSciars  cachés.  Qoi  peut  assorer 
qu'à  la  vue  des  soldats  étrangers  repoussés  en  désordre  dans  Paris,  le  senti- 
ment national  n'eût  pas  repris  ses  droits?  Les  Alliés,  en  tout  cas,  le  crai- 
gnaient (voir  la  lettre  de  sir  Charles  Steewart  à  lord  Liverpool,  4  avrU, 
Correspondance  de  Castlereagh,  V,  440).  Déjà  Mftffling  avait  fait  commencer 
des  ponts  à  Bercy  pour  éviter  aux  troupes  de  traverser  Paris  (Journal  (Tun 
prisonnier  anglais,  YI,  75).  A  en  croire  même  Roch  (II.  573)  et  Pons  de  l'Hé- 
rault (72),  «  les  souverains  effrayés  des  suites  que  pocrrait  avoir  une  bataille 
BOUS  Paris,  résolurent  de  l'évacuer  par  prudence  et  d'aiier  prendre  position  à 
Meaux.  >  Mais  il  n'y  a  aucune  trace  d'une  pareille  détermination  dans  les 
savrages  allemands  et  rosses.  L'établissement  de  ponts  à  Bercy  et  le  rappel 
sous  Paris  des  corps  de  Wrèda  et  da  Sacken,  qui  étaient  tout  jnstement  à 
Meaux,  prouvent  au  contraire  que  les  Alliés  étaient  décidés  à  accepter  la 
bataille  sous  Paris.  A  la  vérité,  dans  le  Moniteur  du  5  avril,  des  lettres  de 
créances  du  czar  à  Pozzo  di  Borgo  commencent  en  ces  termes  :  <  En  m' éloi- 
gnant de  Paris...  «.  Mais  si  le  czar  la  4  avril  prenait  à  toute  éventualité 
ses  dispositions  pour  quitter  Paris,  c'était  dans  rintention  d'aller  ■•  mettra 
4  la  tête  de  ses  troupes,  en  avant  de  cette  vill^ 


588  181 4. 

à  Paris  à  la  tête  de  sa  garde.  Il  avait  glorieusement 
terminé  la  guerre  nationale.  Il  hésitait,  si  même  il  n'y 
répugnait,  à  sacrifier  ses  soldats  dans  une  guerre 
purement  politique,  et  pour  une  cause  qui  jusque-là 
lui  avait  été  indifférente.  Il  temporisait,  espérant  que 
les  choses  s'arrangeraient  désormais  sans  effusion  de 
sang.  Telle  avait  été  la  raison  de  son  langage  à  Cau- 
laincourl. 

Talleyrand  ne  pouvait  s'abuser.  Le  tronçon  d'épée 
resté  dans  la  main  de  Napoléon  faisait  obstacle  à  une 
royauté  avec  le  prince  de  Bénévent  comme  premier 
ministre,  de  même  que  durant  ces  deux  derniers 
mois,  l'existence  même  de  Napoléon  avait  fait  obstacle 
à  une  régence  avec  le  prince  de  Bénévent  pour  chef 
Au  mois  de  mars,  Talleyrand  avait  pensé,  et  même 
écrit,  que  la  mort  de  l'empereur  comblerait  ses  espé- 
rances*; au  mois  d'avril,  il  ne  put  s'empêcher  de 
penser  encore  que,  malgré  ce  qui  s'était  passé,  cet 
événement  n'en  serait  pas  moins  bien  opportun.  Tal- 
leyrand, qui  savait  cacher  sa  pensée  tout  en  parlant, 
avait  le  talent  plus  rare  de  la  révéler  tout  en  se  tai- 
sant. Il  est  possible  qu'il  ne  dit  rien  au  secrétaire  du 
gouvernement  provisoire,  Roux-Laborie  ;  il  est  certain 
que  Roux-Laborie  le  comprit. 

Le  jour  de  l'entrée  des  Alliés  dans  Paris,  le  marquis 
d'Orsvaultde  Maubreuil  s'était  signalé  entre  tous  les 
royalistes  par  son  exaltation.  Il  avait  attaché  la  croix 
de  la  Légion  d'honneur  à  la  queue  de  son  cheval, 
et,  avec  Sosthène  de  La  Rochefoucauld,  il  avait  re- 
cruté une  bande  de  misérables  pour  renverser  la  statue 
de  l'empereur.  Ce  Maubreuil  était  un  vaillant,  mais 
c'était  un  déclassé.  Après  avoir  bravement  gagné  la 
croix  en  Espagne,  comme  capitaine  de  cavalerie,  dans 

1.  Lettres  de  Talleyrand  à  la  duchesse  d*  Courlande,  18  (?)  et  20  mars, 
Jievue  d'histoire  diplomatique,  l,  247. 


LA    DÉFECTION     DE     MARMONT.  589 

une  charge  commandée  par  Lassalle,  il  était  devenu 
écuyer  du  roi  Jérôme  et  s'était  fait  à  peu  près  chas- 
ser de  sa  cour.  De  retour  à  Paris,  ce  fils  de  preux 
—  vingt-deux  de  ses  ancêtres  étaient  tombés  sur  les 
champs  de  bataille  —  avait  achevé  de  se  ruiner  d'ar- 
gent et  d'honneur  par  des  spéculations  malheureuses 
sur  la  fourniture  des  armées  et  par  une  vie  de  désordre 
et  de  débauches*.  Tombé  au  dernier  rang,  perdu  de 
dettes  et  «  prêt,  comme  il  s'en  vantail,  à  risquer  dix 
fois  sa  vie  pour  reprendre  la  place  qu'il  était  destiné  à 
occuper  dans  le  monde  avant  la  révolution  »,  Mau- 
breuil  était  de  ces  hommes  à  qui  l'on  peut  tout  pro- 
poser. Roux-Laborie,  qui  était  en  relations  suivies 
avec  lui,  le  connaissait  bien.  Dans  la  journée  du 
2  avril,  il  lui  écrivit  cinq  billets  de  suite,  le  pressant 
de  venir  à  l'hôtel  Talleyrand,  siège  du  gouvernement 
provisoire.  A  huit  heures  du  soir,  Maubreuil  arriva  rue 
Saiut-Florentin.  Roux-Laborie  lui  dit  sans  ambages 
ce  que  l'on  attendait  «  de  son  grand  caractère,  de  son 
grand  courage  et  de  sa  grande  ambition  ».  La  récom- 
pense serait  proportionnée  au  service:  deux  cent  mille 
francs  de  rente,  le  grade  de  lieutenant  général,  le  titre 
de  duc  et  le  gouvernement  d'une  prgvince.  Maubreuil 
hésita  quelques  minutes,  le  temps  qu'il  fallait  pour 
donner  un  peu  de  valeur  à  son  acceptation  *.  Il  demanda 
en  outre  de  l'argent  et  un  avancement  de  deux  grades 

1.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  VII,  58^9;  Notice  historique  sur  Mau- 
breuil, in-8, 1827,  2  à  8,  Mémoires  du  roi  Jérôme,  VI,  400-401. 

2.  D'après  las  dépositiona  de  Maubreuil,  (Arch.  Querre)  Roux  lui  «jant  pro- 
posé de  loi  faire  répéter  par  Talleyrand  ce  qall  venait  de  lui  dire,  U  aurait 
répondu  :  ■  C'est  in  itUe,  je  m'en  rapporte  parfaitement  à  vous.  >  D'après 
les  Mémoires  de  Vitrolles  (II,  77-80;,  ïfaubreail,  ne  se  fiant  pas  à  Laborie, 
voulut  avoir  un  ordre  de  'Talleyrand.  ■  —  Asseyex-voas  dans  le  alon,  lui  dit 
Laborie;  le  prince  en  passant  vous  fera  un  signe  de  tête  qui  vous  assurera 
qu'il  est  d'intelligence  avec  vous.  »  Et  en  effet,  Talleyrand  •  risqua  le  salut 
du  geste  et  le  sourire  ».  Vitrolles  reconnaît  ainsi  l'absolue  complicité  de  Tal- 
le^'rand.  Son  témoignage  diffère  de  la  déposition  de  Maubreuil  eu  ceci  seule- 
ment qu'il  croit  que  Maubreuil  eut  l'initiative  do  projet  et  qu'il  en  parla  à 
Laborie  qui,  du  conseatement  de  Tallejrrand,  accepta  sa  proposition. 


SdO  1814. 

pour  les  complices  qu'il  se  flattait  de  trouver  dans 
l'année.  Laborie  promit  tout.  On  se  donna  rendez- 
vous  au  lendemain.  Maubreuil  passa  la  nuit  à  cher- 
cher des  hommes  de  bonne  volonté,  mais  quand  le 
3  avril  dans  la  matinée,  il  revient  à  l'hôtel  Talley- 
rand,  il  n'avait  encore  recruté  qu'un  nommé  Dasies. 
Le  secrétaire  du  gouvernement  lui  donna  un  dernier 
rendez-vous  pour  neuf  heures  du  soir.  Maubreuil 
n'y  manqua  pas  plus  qu'au  précédent.  «  —  Nous 
avons,  mon  cher,  de  grandes  nouvelles,  lui  dit  alors 
Laborie...  Votre  expédition  doit  être  différée,  et  si  en 
définitive  elle  n'a  pas  lieu,  on  ne  vous  en  saura  pas 
moins  bon  gré'.  »  L'assassinat  n'était  plus  néces- 
saire. La  trahison  suffisait. 

Dans  la  nuit  du  30  mars,  Talleyrand  avait  eu,  ou  l'a 
vu,  un  entretien  plus  que  suspect  avec  le  duc  de  Ra- 
guse,  et  la  démarche  avait  assez  bien  réussi  pour  que 
l'on  y  donnât  suite.  Dès  la  soirée  du  3*1  mars,  le  prince 
de  Bénévent  et  ses  amis,  Pradt,  le  baron  Louis,  Pas- 
quier,  Dessolles,  Beurnonville,  s'occupèrent  d'ache- 
ver la  conversion  de  Marmont  à  leur  cause  et  de 


1.  Dépositions  de  Maubreuil  et  autres.  Dossier  de  Maubreuil,  Archives  de 
la  guerre.  Mémoires  de  MtroUet,  H,  75-80. 

L'expédition  de  Maubreuil  n'était  que  différée.  Le  18  arril,  il  quitta  Pari» 
avec  uoe  bande  de  cavaliers,  muni  de  sauf-conduits  et  d'ordres  de  réquisition 
signés  Sacken,  général  Dupont,  Bourrienne  et  Angles.  Le  but  avoué  de 
cette  mission  secrète  était  «  la  reprise  des  diamants  de  la  couronne  ou  des 
fonds  appartenant  à  l'État,  que  pouvaient  emporter  à  l'étranger  les  mem- 
bres de  l'ancien  gouvernement  »  ;  le  but  réel  était  l'assassinat  de  Napo- 
léon sur  la  route  de  l'He  d'Elbe.  Dépositions  de  Maubreuil  et  autres,  (Arch.  de 
la  guerre  à  la  date  du  3  décembre  1814,  et  dossier  de  Maubreuil.  Mémoires 
de  VUroiles,  II,  78-80).  Le  18  avril.  Napoléon,  contraint  &  l'abdication  par  la 
trahison,  n'était  plus,  comme  le  4  avril,  un  obstacle  k  la  nouvelle  fortune  da 
TaUeyrand  et  à  la  restauration  royaliste.  Mais  il  était  encore  une  menace  pouï 
l'avenir.  La  présence  des  Bourbons  à  Paris  démontrait  k  Talleyrand  que  l'on 
revient  de  l'exil  —  Il  est  permis  de  croire  que  les  souverains  alliés  igno- 
raient le  vé);table  but  de  la  mission  de  Maubreuil.  Il  n'est  pas  permis  de  l'as- 
surer si  l'on  «c  rappelle  que  le  czar  disait  qu'il  avait  trouvé  ses  "neilleurs 
•erviteurs  parmi  les  assassins  de  son  père  Paul  I"  et  que  l'empereur  d'Au- 
triche écrivait  le  12  avril  à  Metternich  :  «  Plût  à  Dieu  qu'on  envoyât  Napo- 
léon bien  Iw'n  !  A  l'Ile  d'Elbe,  il  reste  trop  près  de  la  France  et  de  l'Europe.  • 


LA    DÉFECTION    DE    MARMONT.  5ÔI 

gagner  avec  lui  les  principaux  chefs  de  l'armée  *. 
Des  émissaires  furent  dépêchés,  porteurs  de  la  pro- 
clamation de  Schwarzenberg  et  de  la  déclaration 
d'Alexandre.  Le  2  avril,  on  fit  passer  aux  avant-postes 
quelques  journaux  et  nombre  d'exemplaires  de 
l'Adresse  du  gouvernement  provisoire  à  l'armée  : 
«  Soldats,  la  France  vient  de  briser  le  joug  sous 
lequel  elle  gémit  depuis  tant  d'années.  Vous  n'avez 
jamais  combattu  que  pour  la  patrie;  vous  ne  pouvez 
plus  combattre  que  contre  elle  sous  les  drapeaux  de 
l'homme  qui  vous  conduit...  Vous  n'êtes  plus  les  sol- 
dats de  Napoléon,  le  sénat  et  la  France  entière  vous 
dégagent  de  vos  serments  '.  »  Beaucoup  d'officiers 
reçurent  ces  proclamations  comme  elles  le  méritaient. 
L'un  d'eux,  le  major  Lecler-Dutat,  de  qui  le  parle- 
mentaire exigeait  un  reçu,  le  rédigea  en  ces  termes  : 
«  Reçu  trois  imprimés  destinés  à  soulever  b  peuple 
et  les  soldats  contre  l'obéissance  qu'ils  doivent  à  leur 
bien-aimé  souverain  Napoléon  le  Grand  '.  »  Aîlix  ré- 
pondit à  Tettenborn,  qui  lui  demandait  un  entretien 
pour  lui  donner  des  explications  sur  les  proclamations 
du  gouvernement  provisoire  :  «  Le  général  de  division 
commandant  à  Sens  ne  croit  pas  que  les  pamphlets 
qui  ont  été  remis  à  ses  avant-postes  soient  suscep- 
tibles d'aucune  explication*.  » 

Malheureusement  pour  l'honneur  de  l'état-major 
général,  tous  les  chefs  de  l'armée  ne  répondirent  pas 
de  la  même  façon.  Le  2  avril,  le  duc  de  Raguse  reçut 

1.  Steewart  k  Liverpool,  Paris,  i  avril  {Correxpondanee  de  Castlereagh,  Y, 
43?V  Pradt,  73.  Cf.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  254,  et  corresptfhdances  entre 
Sacken,  Dupont  et  Pasquier  pour  sauf-conduits  à  donner  à  des  émissaires. 
Arch.  de  la  guerre,  du  1"  au  4  avril. 

2.  Adresse  du  gouvernement  provisoire.  Arch.  de  la  guerre,  2  avril.  Sur  la 
même  feuille  se  trouve  une  adresse  au  peuple  français,  conçue  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes. 

3.  Copie  du  reçu  du  major  Dotât,  Pont-sur- Yonne,  4  avril.  Arch.  d«  la 
guerre. 

4.  Allix  à  Napoléon,  Sens,  5  avril.  Arch.  da  la  gnart*.  * 


592  181  A. 

]a  proclamation  de  Schwarzenberg  et  peu  après  un 
numéro  de  la  Gazette  de  France.  Il  fit  passer  ces  deux 
écrits  à  Berthier  sans  trouver  dans  sa  lettre  d'envoi  un 
mot  pour  s'indigner*.  Il  paraissait  considérer  les  évé- 
nements de  Paris  comme  les  choses  les  plus  naturelles 
du  monde.  Le  lendemain,  3  avril,  l'ancien  aide  de 
camp  de  Marmont  en  Egypte,  Charles  de  Montes- 
suy,  se  présenta  au  quartier  général  d'Essonnes.  Il 
apportait  au  duc  deRaguse  l'acte  de  déchéance  et  des 
lettres  du  prince  de  Schwarzenberg,  du  général  Des- 
solles,  du  baron  Pasquier,  et  de  plusieurs  autres  per 
sonnages  qui  l'invitaient  «  à  se  ranger  sous  les  dra 
peaux  de  la  bonne  cause  française  *  » .  Dans  ces  lettres, 
on  ne  faisait  appel  qu'au  patriotisme  du  maréchal; 
maisMontessuy,  devenu  soudain  royaliste  ardent,  était 
chargé  de  les  commenter  en  parlant  à  sa  vanité  et  à 
son  ambition.  Sauver  la  France,  rétablir  une  dynastie 
huit  fois  S(?,culaire,  quelle  gloire,  quel  magnifique  cou- 
ronnement de  carrière!  Si  l'on  s'était  adressé  à  lui, 
c'est  que  de  tous  les  maréchaux  il  était  le  seul  qui 
avec  son  intelligence  supérieure  pût  discerner  où  était 
le  vrai  devoir  et  sacrifier  ses  affections  à  l'intérêt  pu- 
blic. En  rendant  la  paix  à  la  France,  il  s'assurerait 
l'infinie  reconnaissance  du  pays,  en  donnant  le  trône 
aux  Bourbons,  il  aurait  toutes  les  récompenses  et 
tous  les  honneurs  que  peuvent  envier  un  grand  capi- 
taine et  un  grand  citoyen  réunis  dans  un  seul  homme. 
Marmont  était  encore  sous  l'impression  de  l'accueil 
triomphal  que  i  'élite  de  Paris  rassemblée  dans  son  hô  tel 
de  la  rue  Paradis  lui  avait  fait  le  soir  de  la  bataille. 
Il  entendait  encore  les  murmures  d'admiration  qui 
avaient  salué  son  entrée.  Il  se  voyait  encore  recevant 

l.  Marmont  à  Berthier,  Essonnes,  2  mars.  Arch.  de  la  guerre. 
i.  Schwarzenbmtt  à.  JAiœmoat,  Moniteur, 7  »,vriL  Mémoires  de  Marmont,\l, 
l5i-25«. 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONT,  593 

Talleyrand,  venu  pour  traiter  avec  lui  de  puissance  à 
puissance.  Les  paroles  de  Montessuy,  les  lettres  de 
tant  de  personnages,  ces  prières,  ces  promesses,  ces 
adjurations,  qui  lui  témoignaient  qu'il  était  Uairbitre 
des  événements,  achevèrent  d'exalter  son  orgueil.  Il 
se  crut  un  nouveau  Monck.  Dans  le  moment,  il  était 
un  être  providentiel.  Dans  peu  de  jours,  il  serait  le  pre- 
mier en  France  après  le  roi  qui  lui  devrait  son  trône. 
Dans  la  postérité,  il  serait  un  grand  homme.  Marmont 
dit  qu'il  a  accepté  les  propositions  de  Schwarzenberg 
pour  sauver  la  France  ;  ses  ennemis  prétendent  que 
ce  fut  pour  conserver  la  dotation  du  duché  deRaguse. 
Marmont  trahit  —  car  livrer  à  l'ennemi  une  position 
et  un  corps  d'armée  s'appelle  trahir  —  uniquement 
par  vanité,  par  la  vanité  de  jouer  un  grand  rôle  qu'il 
s'imagina  être  un  rôle  glorieux. 

Montessuy  quitta  Essonnes  dans  la  journée  avec 
la  promesse  verbale  de  Marmont*.  Le  soir  même,  ou 
le  lendemain  de  très  bon  matin,  le  duc  de  Raguse 
écrivit  cette  lettre  au  prince  de  Schwarzenberg.  «  J'ai 
reçu  la  lettre  que  Votre  Altesse  m'a  fait  l'honneur  de 
m'écrire  ainsi  que  tous  les  papiers  qu'elle  renfermait. 
L'opinion  publique  a  toujours  été  la  règle  de  ma  con- 
duite. L'armée  et  le  peuple  se  trouvent  déliés  du  ser- 
ment de  fidélité  envers  l'empereur  Napoléon  par  le  dé- 
cret du  sénat.  Je  suis  disposé  à  concourir  à  un  rappro- 
chement entre  le  peuple  et  l'armée,  qui  doit  prévenir 
toute  chance  de  guerre  civile  et  arrêter  l'effusion  du 
sang  français.  En  conséquence,  je  suis  prêt  à  quitter 
avec  mes  troupes  l'armée  de  l'empereur  Napoléon,  aux 
conditions  suivantes  dont  je  vous  demande  la  garan- 
tie par  écrit.  »  Les  conditions  que  Marmont  réclamait 

1.  Steewart  k  Liverpool,  4  t^vril  {Correspondance  de  CaxtUreagh,  V,  441).  Cf. 
Mémoires  de  LaDgeron,  Arch.  des  Aff.  étrangères,  Rassie,  25,  et  Bogoa* 
Dowiuch  (II,  333]  qui  meationna  un«  lettre  de  Montessuy  à  Schvarxeaberg 
éw  3  avril,  reiatiTe  à  l'acceptatioa  de  Marmont. 

38 


594  181 4. 

étaient  :  la  première,  que  ]es  troupes  se  retireraient 
librement  en  Normandie  avec  armes,  bagages  et  mu- 
nitions; la  seconde,  «  que  si  par  suite  de  ce  mouve- 
ment, Napoléon  tombait  entre  les  mains  des  Alliés, 
la  vie  et  /a  liberté  lui  seraient  garanties  dans  un  es- 
pace de  terrain  et  dans  un  pays  circonscrit  au  choix 
des  puissances  alliées  et  du  gouvernement  français  \  » 
—  Ainsi  non  seulement  le  duc  de  Raguse  offrait  d'a- 
bandonner son  poste;  il  ne  reculait  même  pas  à 
l'idée  de  livrer  l'empereur  à  ses  pires  ennemis  pourvu 
que  la  liberté  lui  fût  garantie  «  dans  un  espace  de 
terrain  circonscrit  ».  Peut-on  croire  qu'il  n'y  eût  pas 
quelque  ironie  dans  celte  réponse  de  Schwarzenberg: 
«...  J'apprécie  la  délicatesse  de  l'article  que  vous  me 
demandez  relativement  à  la  personne  de  Napoléon. 
Rien  ne  caractérise  mieux  celte  belle  générosité  na- 
turellement française  et  qui  distingue  particulière- 
ment V^otre  Excellence  ^  » 

A  Fontainebleau,  cependant,  on  ne  savait  rien  de 
ces  négociations.  Le  4  avril,  dans  la  matinée,  Macdo- 
nald  arriva  avec  la  tête  de  colonne  de  ses  trois  corps 
d'armée.  Le  corps  de  Marmont  occupait  Essonnes  et 
Corbeil;  le  corps  de  Mortier,  Menecy;  la  division  Le- 
fol,  Billy;  la  vieille  garde,  avec  la  division  Henrion 
et  la  réserve  d'artilJ'fjrie,  Tilly;  la  cavalerie  de  la  garde, 
Auvernaux  et  Nainville;  la  division  Defrance ,  Fon- 
tenay-le-Vicomte  ;  la  cavalerie  légère  du  2*  corps, 
Melun,  et  la  grosse  cavalerie,  Saint- Germain- su r- 
Écolle.  Molitor  allait  prendre  position  à  Chailly,  Gé- 
rard à  Pringy,  Oudinot  à  Fontainebleau,  la  cavalerie 
de  Kellermann  et  de.  Milhaud  le  long  de  la  rivière 
d'Ecolle*.  L'empereur  avait  toutes  ses  troupes  concen- 

1.  Marmont  à  Schwarzenberg  (3  avril  au  soir  ou  4  avril  au  matin),  MonU 
teur.  6  avril. 

2.  Schwarzenberg  à  Marmont,  4  avril.  Moniteur,  7  avril. 

3.  Ordres  de  M«cdonald,  Fontainebleau,  4  avril,  midi;   orûras  de   Nej, 


LA     DEi-tCTION     DE     MARMÙ.NT.  595 

trées.  On  était  à  la  veille  de  la  bataille.  Déjà  les  ordres 
étaient  donnés  pour  transférer  le  quartier  impérial 
au  château  de  Tilly*.  A  midi,  l'empereur  assista,  se- 
lon St.  coutume,  à  la  parade  de  la  g^arde  montante.  Le 
bataillon  défila  en  criant  :  Yive  l'empereur*! 

Dans  l'armée,  les  soldats,  les  officiers  de  troupe, 
les  jeunes  brigadiers  étaient  ardents  et  indomptables, 
exaltés  par  les  revers  comme  ils  l'eussent  été  par  les 
victoires.  Il  n'en  allait  pas  de  même  chez  les  maré- 
chaux et  les  divisionnaires,  ducs  et  comtes  de  l'em- 
pire, las  de  la  guerre  et  ayant  épuisé  toutes  les  ré- 
compenses. Ceux-ci  n'avaient  plus  rien  à  espérer  des 
hasards  des  combats  et,  se  sentant  vieillir,  ils  vou- 
laient jouir  en  repos  des  grades,  des  honneurs,  def 
dotations  dont  ils  avaient  si  peu  profité  jusqu'alors, 
toujours  en  campagne  ou  en  missions  lointaines. 
Combien  qui,  comme  Marmont,  n'avaient  point,  en 
dix  années,  passé  trois  mois  à  Paris!  A  Prague,  en 
1813,  Belliard,  interrogé  par  l'empereur  sur  les  senti- 
ments de  l'armée,  avait  eu  la  hardie  franchise  de  ré- 
pondre :« — Vos  généraux  désirent  le  repos  pour  jouir 
des  bienfaits  de  Votre  Majesté.  Jusqu'à  présent,  vous 
ne  leur  en  avez  pas  laissé  le  temps.  »  La  guerre,  qu'ils 
avaient  tant  aimée,  les  grands  commandements  devant 
l'ennemi  qu'ils  avaient  été  si  jaloux  d'obtenir,  ne  leur 
donnaient  plus  les  satisfactions  de  jadis.  Cette  guerre 
sans  Fortune  et  sans  solde  ne  leur  apportait  que  fati- 
gues et  dangers.  Ces  grands  commandements  se  rédui- 
saient à  rien,  par  suite  de  la  diminution  des  effectifs. 
Ney,  pendant  toute  la  campagne,  avait  eu  le  com- 
mandement d'un  brigadier,  et  avec  ces  jeunes  troupes, 
braves,  mais  dépourvues  de  toute  instruction,  il  avait 

Foauùnebleaa,4  avril.  Arch.  delà  guerre.  Emplacements  de  l'armée  aa4aTriL 
Aich.  nat.,  AF.  nr,  1667. 

1.  Registre  de  Berthier  (ordres  da  3  avril).  Arch.  de  la  giMCX** 

1.  Faù.  232  233.  Cf.  Koch,  U,  S69. 


596  181 4. 

dû  faire  le  métier  d'un  caporal  Puis,  l'expérience 
des  généraux  leur  montrait  l'inutilité  d'une  lutte 
plus  longue,  ou  plutôt  ils  prenaient  pour  les  conseils 
de  leur  expérience  les  suggestions  de  leur  esprit  dé- 
couragé. Et  d'ailleurs  ils  étaient  aussi  effrayés  à  la 
pensée  de  la  victoire  qu'à  celle  de  la  défaite.  A  quel 
prix  serait-on  vainqueui  ?  La  veille,  ils  n'avaient  pas 
entendu  sans  épouvante  les  soldats  vociférer  :  «  A  Pa- 
ris! A  Paris!  »  Ils  voyaient  le  carnage  dans  les  rues, 
l'incendie  allumé  par  les  boulets  français,  les  habita- 
tions pillées  par  l'ennemi  en  déroute,  Paris  saccagé 
et  en  ruines  —  Paris  où  ils  avaient  leurs  hôtels,  leurs 
femmes,  leurs  enfants!  Et  après  cette  cruelle  victoire, 
011  s'arrêteraient-ils  :  au  Rhin  ou  seulement  au  Nié- 
men? Juifs  errants  de  la  guerre,  étaient-ils  donc  des- 
tinés à  combattre  toujours*? 

Maispour  découragés,  inquiets  et  mécontents  qu'ils 
fussent,  les  officiers  généraux  n'étaient  cependant 
pas  disposés  à  passer  à  l'ennemi  comme  s'y  préparait 
le  duc  de  Raguse.  S'ils  ne  prévoyaient  pas  sans  ter- 
reur une  bataille  dans  Pans,  ils  n'envisageaient  pas 
sans  crainte  la  restauration  des  Rourbons.  Ils  redou- 
taient la  non-activité,  la  réforme,  l'exil  peut-être.  A 
un  changement  de  dynastie,  ils  préféraient  un  chan- 
gement de  règne.  Le  bruit  de  l'abdication  de  Napo- 
léon en  faveur  du  roi  de  Rome,  idée  préconisée  par 

1.  Cf.  Agenda  du  général  Pelet,  et  Ney  à  Bertbier,  15  mars.  Arcb.  de  la 
guerre.  Relation  de  Gourgaud,  dans  Bourrienne  et  ses  erreurs,  II,  232.  Fain, 
232,  23i,iAi;  Mémoires  de  Ségur.Yll,  151-152  et  passim.  Mémoires  de  Marmont. 
VI,  272-273,  284-285.  Mémoires  de  Belliard,  I,  128. 

Nous  parlons,  cela  s'entend,  d'une  façon  générale.  Certes,  il  y  avait  des 
divisionnaires  et  des  brigadiers  qui  gardaient  leur  ardeur ,  nommément  : 
Gérard^  Levai,  Ornano,  Allix,  Pelet,  Curély,  Petit,  Lucotte,  etc.  (Agenda 
de  Pelet,  Relation  de  Gourgaud,  etc.),  et  sans  doute  Mortier,'  Belliard, 
Dulaulo.y,  Drouot;  et  il  y  avait,  en  revanche,  des  troupes  où  1«  découra- 
gement et  la  lassitude  produisaient  des  désertions,  par  exemple  dans  lo 
l*'  corps  de  cavalerie  (BordesouUe)  et  le  11'  corps  d'infanterie  (Molitor). 
Registre  de  Belliard  (lettres  du  Set  4  avril) et  Macdonald  à  Bertbier,  30  mars. 
4rcb.  de  la  guerre. 


LA     DÉFECTION    DE     MARMONT.  597 

le  duc  de  Vicence  et  dont  Napoléon  avait  eu  l'im- 
prudence depuis  la  veille  de  s'entretenir  avec  son 
entourage,  s'était  répandu  dans  les  états-majors.  On 
parlait  ouvertement  de  l'abdication  sur  les  degrés  de 
l'escalier  en  fer  à  cheval,  jusque  dans  la  galerie 
contiguë  à  l'appartement  de  Napoléon.  Ce  parti  con- 
venait à  tout  le  monde,  car  la  régence  c'était  la 
paix,  c'était  aussi  le  maintien  du  même  régime,  des 
mêmes  institutions,  la  conservation  des  grades,  des 
honneurs,  des  dotations.  Mais  il  fallait  compter  avec 
la  volonté  de  Napoléon,  et  ces  ordres,  ces  revues,  ces 
préparatifs  de  combat  témoignaient  trop  qu'il  se  refu- 
sait à  abdiquer.  L'inquiétude  fit  place  à  l'irritation. 
Pendant  la  parade,  un  groupe  de  maréchaux  et  de 
généraux  discutaient  très  vivement  à  quelques  pas  de 
Napoléon.  Tandis  que  les  soldats  criaient  :  «  Vive 
l'empereur!  »  le  maréchal  Ney  dit  tout  haut,  de  cette 
voix  qui  dans  les  batailles  dominait  le  canon  :  «  —  Il 
n'y  a  que  l'abdication  qui  puisse  nous  tirer  de  làM  » 
Napoléon  n'entend  pas,  ou  il  feint  de  ne  point 
entendre,  et  il  remonte  dans  ses  appartements.  Mais 
les  maréchaux  s'encouragent  et  s'excitent  mutuel- 
lement, ils  se  grisent  de  leurs  propres  paroles.  Ney, 
Lefebvre,  Moncey,  Oudinot,  suivent  l'empereur 
et  font  irruption  dans  son  cabinet,  où  il  vient 
de  rentrer  avec  Berthier,  Bassano,  Caulaincourt  et 
Bertrand.  Sous  le  regard  de  l'empereur,  le  prince  de 
la  Moskowa  perd  un  peu  de  son  assurance.  Mais  il  se 
sent  soutenu  par  les  trois  maréchaux  qui  l'accompa- 
gnent, engagé  envers  la  foule  des  généraux  qui  sont 
restés  dans  la  cour  du  palais,  et  auxquels  il  a  promis 
d'enlever  l'abdication  comme  on  enlève  une  redoute. 
n  se  bat  la  charge  à  lui-même.  Il  s'approche  de  Na^ 

L  Jmmud  da  DébaU,  9  avril  ;  Fain,  233.   Cf.  AeUtion  d«  Gourgaud,    tt» 


S98  1814. 

poléon  et  lui  demande  s'il  a  des  nouvelles  de  Paris. 
Sur  la  réponse  négative  de  l'empereur,  qui  cependant 
est  aussi  bien  informé  que  Ney*,  le  rparéchal  re- 
prend qu'il  a,  lui,  des  nouvelles,  et  qu'elles  sont  bien 
mauvaises,  que  le  sénat  a  prononcé  la  déchéance. 
Napoléon  ne  s'émeut  pas  encore.  Pendant  cette  cam- 
pagne, les  maréchaux  n'ont-ils  pas  déjà  tenté  de  lui 
faire  la  loi"? Il  réplique  que  le  sénat  n'a  point  de  pou- 
voirs pour  cela,  que  la  nation  seule  en  aurait.  « — Quant 
aux  Alliés,  ajoute-t-il,  je  vais  les  écraser  sous  Paris.  » 
A  ces  mots,  Ney,  puis  Lefebvre  se  récrient  :  «  La  situa- 
tion est  désormais  désespérée;  c'est  un  malheur  de 
n'avoir  pas  conclu  la  paix  plus  tôt;  il  n'y  a  plus  que 
l'abdication.  »  L'empereurgardant  son  sang-froid  s'ef- 
force de  convaincre  ses  maréchaux.  Il  fait  le  dénom- 
brement des  troupes  qu'il  a  entre  l'Essonne  et  l'Yonne, 
des  dépôts  qui  vont  rejoindre,  des  armées  du  Nord, 
de  Lyon,  des  Pyrénées,  il  démontre  le  vice  de  la  po- 
sition des  Alliés,  il  expose  son  plan  d'attaque,  il  dit 
que  dans  les  circonstances  le  moindre  succès  sous 
Paris  changera  la  face  des  choses.  Il  parle  à  des  sta- 
tues. £d  vain  cherche-t-il  autour  de  lui  un  encoura- 
gement, un  signe  d'approbation,  un  mot  de  cœur.  Un 
silence  glacé  répond  seul  à  ses  paroles  et  à  ses  regards. 
Ney,  Lefebvre,  Moncey,  Oudinot  se  sont  trop  avancés 
pour  reculer.  Ils  ne  sauraient  désormais  faiblir  de- 
vant aucune  considération.  Le  plus  que  Berthier, 
vieilli  et  usé,  las  de  la  guerre,  sans  la  moindre  espé- 


1.  Marmont,  comme  s'il  voulait  par  là  excuser  la  trahison  qu'il  méditait, 
avait  pris  soin  de  faire  parvenir  à  l'empereur,  dans  la  nuit,  le  sénatus-consulte 
du  3  avril  avec  ses  considérants.  Fain,  233. 

2.  A  Nogent,  le  21  février,  Ney  et  Oudinot,  poussés  par  Eellermann,  s'étaient 
mis  en  tête  de  forcer  Napoléon  à  conclure  la  paix.  Mai.»  l'entretien  s'était 
terminé  par  un»  semonce  de  l'empereur  et  un  déjeuner  à  sa  table.  A  Saint- 
Dizier,  le  26  .aars,  les  murmures  et  les  récriminations  de  son  état-major 
avaient  certainement  contribué  à  décider  l'empereur  à  revenir  sous  Paria. 
iiémoires  dt  Ségw,  VI,  402-404.  Fain.  203. 


La    défection    de    MARMONT.  59& 

rance,  puisse  faire  pour  Napoléon,  c'est  de  ne  se  point 
mêler  à  celte  démarche,  qu'il  ne  laisse  pas  d'approuver 
en  secret.  Bassano  sait  que  la  voix  de  celui  qu'on  a 
appelé  «  l'homme  de  la  guerre  »,  et  qui  n'a  jamais 
combattu,  ne  saurait  qu'irriter  les  porteurs  d'épée. 
Gaulaincourt  qui  le  premier  a  parlé  de  l'abdication  à 
l'empereur  et  qui  la  lui  a  représentée  comme  le  seul 
moyen  de  sauver  la  dynastie,  ne  peut  donner  raison  à 
son  maître,  sous  peine  de  se  démentir.  Combien  ce 
terrible  silence,  plus  effrayant  que  toutes  les  récrimi- 
nations, que  toutes  les  menaces  mêmes,  dut  étreindre 
le  cœur  de  Napoléon  !  Quelle  douleur  et  quelle  humi- 
liaton!  Dans  \ Expiation,  Hugo  a  montré  la  Bérézina 
et  Waterloo,  il  a  oublié  Fontainebleau. 

On  en  était  là,  lorsqu'un  officier  d'ordonnance  in- 
troduisit le  maréchal  Macdonald  qui  arrivait  à  l'ins- 
tant de  Villeneuve-la-Guyard.  L'empereur  espérant 
trouver  un  appui  en  lui  accourt  à  sa  rencontre.  Mais 
Macdonald,  qui  quatre  jours  auparavant,  encoie  dé- 
terminé à  se  sacrifier,  lui  et  son  armée,  dans  uae 
dernière  bataille,  a  écrit  à  Berthierune  lettre  conseil- 
lant le  plan  même  que  Napoléon  vient  d'exposer*, 
Macdonald,  a  été  gagné  par  un  message  de  Beumon- 
villc".  Sa  visite  à  l'empereur  n'a  d'autre  but  que  de  le 
sommer  de  faire  la  paix.  Il  est  d'accord  avec  les  au- 
tres maréchaux.  «  Je  vous  déclare,  dit-il,  que  nous 
ne  voulons  pas  exposer   Paris  au  sort  de  Moscou. 

1 .  «  Je  serais  d'avis  qae  rempereur  march&t  par  Sens  et  {appelât  à  lai  tooa 
les  corps  et  détacheraeuts  par  Mclun  et  Fontainebleau.  Si  Paris  succombe, 
nous  marcheroDs  à  l'ennemi  ou  nous  nous  rabattrons  sur  le  duc  de  CasU- 
glione.  Nous  livrerons  une  bataille  iiécisive  sur  un  terrain  Atroit  après  avoir 
reposé  nos  troupes,  et  si  la  Providence  a  marcjué  notre  dernière  heure,  nous 
succomberons  honorablement...  Si  mon  opinion  no  prévaut  pas,  il  serait  plus 
sage  de  nous  jeter  avec  nos  débris  en  Alsace  et  en  Lorraine.  ■  Macdonald  à 
Berthier.  Nuuj,  30  mars.  Arch.  de  la  guerre.  —  L'opinion  de  Macdonald  avait 
donc  prévalu-  à  celte  réserve  qu'au  lien  de  concentrer  ses  troupes  à  Sens, 
Napoléon  les  avaient  concentrées  à  Fontainebleau. 

3.  Sowottwrt  de  Macdonald,  264,  Mémoires  d»  MmrnotU,  VI,  Ca. 


600  181 4. 

Notre  parti  est  pris  ;  nous  sommes  résolus  à  en  finir.» 
L'empereur,  cependant,  affectant  une  assurance  qui 
n'est  plus  en  lui,  reprend  la  parole,  expose  encore 
une  fois*ses  projets  et  déclare  que  malgré  l'opinion 
des  maréchaux  il  attaquera  l'ennemi.  A  ces  mots  qui 
prennent  dans  la  circonstance  un  caractère,  de  défi, 
Ney  perd  toute  retenue  et  s'écrie  que  l'armée  ne 
marchera  pas  sur  Paris.  «  —  L'armée  m'obéira,  »  dit 
Napoléon,  en  élevant  la  voix.  «  —  Sire,  répond  Ney 
sur  le  même  ton,  l'armée  obéit  à  ses  généraux.  *  » 

Un  autre  que  Napoléon  eût  pensé  au  Palatin  et  au 
palais  Michaïloff.  Mais  Napoléon  n'était  ni  un  Galba 
ni  un  Paul  P'.  Il  imposait  encore  assez  aux  maré- 
chaux, si  emportés  qu'ils  fussent,  pour  n'avoir  pas 
de  violences  àredouter,  et  ils  connaissaientses  soldats 
Leurs  acclamations  de  la  veille  et  du  jour,  qui  réson- 
naient encore  à  ses  oreilles,  lui  témoignait  que  leur 
esprit  n'avait  pas  changé.  Il  savait  qu'ils  obéiraient  à 
leur  vrai  chef,  à  celui  qu'ils  appelaient  non  pas  :  «  sire  » 
mais  :  mon  empereur.  »  Il  savait  qu'il  lui  suffisait  d'un 
ordre  à  l'officier  de  garde  pour  faire  arrêter  sur-le- 
champ  les  maréchaux  qui  avaient  osé  le  menacer.  Il  sa- 
vait qu'il  trouverait  des  généraux  non  seulement,  ainsi 
qu'il  le  disait,  «  sous  des  épaule ttes  de  laine  »,  mais 
dans  la  foule  des  jeunes  colonels  comme  LaBédoyère 
et  des  jeunes  chefs  de  bataillon  comme  Gérard.  Mais 
l'énergie  a  des  limites.  Pour  continuer  la  guerre,  Na- 
poléon a  dû  lutter  depuis  trois  mois  contre  ses  mi- 
nistres et  contre  ses  généraux.  La  lassitude  l'envahit  à 
son  tour.  Au  moment  de  marcher  sur  Paris,  il  hésite 
à  sacrifier  les  restes  de  son  armée  dans  une  bataille 

1.  Cf.  Journal  des  Débats,  9  avriJ  ;  Fain,  234  ;  et  les  récits  jfort  contradictoires 
de  Ségur  (Mémnires  VII,  150-157)  qui  ne  connut  la  scène  que  par  ouï  dire  et 
de  Macdonald  (Souvenirs,  262-267),  dont  le  témoignage  n'est  pas  toujours  très 
■ùr  et  qui  dans  ses  Souvenirs,  écrits  dix  ans  après  les  éyénements,  pêcb» 
par  coul'usioa  et  par  omissioa. 


LA     DÉFECTION     DE    MARMONT.  «01 

qui  ne  sera  peut-être  qu'un  suprême  désastre.  La 
veille,  le  quartier  impérial  a  été  marqué  au  château 
de  Tilly',  et  l'empereur  est  resté  à  Fontainebleau.  Il 
penche  néanmoins  vers  l'action,  et  pour  l'y  déter- 
miner, il  ne  faudrait  qu'une  parole  chaleureuse  de 
ses  vieux  compagnons  d'armes,  un  mot  qui  prouvât 
qu'ils  ont  encore  la  foi.  Cette  parole  ne  vient  pas.  Au 
contraire  ils  le  découragent,  ils  se  mutinent.  Toujours 
faible  envers  eux,  Napoléon  répugne  à  un  acte  de 
rigueur  qui  les  déshonorerait.  Puis,  changer  d'un 
coup,  en  présence  de  l'ennemi,  tous  les  commandants 
de  corps  d'armée  et  la  plupart  des  divisionnaires,  est 
une  bien  grave  mesure.  D'un  autre  côté,  Caulain- 
court,  le  plus  dévoué  de  ses  serviteurs,  n'a  pas  perdu 
toutf>  sa  peine  en  lui  parlant  d'une  abdication  en  fa- 
veur du  roi  de  Rome.  L'idée  d'une  régence  de  l'im- 
pératrice, parti  qui  permet  peut-être  à  Napoléon  de 
ressaisir  un  jour  le  pouvoir  et  qui,  en  tout  cas,  sauve 
son  œuvre  :  l'empire  français,  n'est  plus  si  éloignée 
de  sa  pensée  qu'il  ne  puisse  s'y  résigner.  Napoléon 
prend  soudain  sa  résolution.  Sans  daigner  répondre 
aux  outrageantes  paroles  de  Ney,  il  congédie  sèche- 
ment les  maréchaux,  qui  se  retirent  quelque  peu 
étonnés  eux-mêmes  de  leur  audace,  et  il  reste  seul 
avec  Caulaincourt.  Après  une  courte  conférence,  l'em- 
pereur écrit  un  acte  d'abdication  réservant  les  droits 
de  Napoléon  II  et  de  la  régence  de  l'impératrice  *. 

Leduc  de  Vicence,  ministre  des  Affaires  étrangères, 
ex-plénipotentiaire  de  l'empereur  à  Châtillon  et  per- 

1.  Registre  de  Berthier  (&  Macdonald),  3  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  ■  Les  puissances  alliées  ayant  proclamé  qae  l'empereur  Napoléon  était 
1«  seul  obstacle  au  rétablissement  de  la  paix  en  Europe,  l'empereur  Napo- 
léon fidèle  à  son  serment,  déclare  qu'il  est  prêt  à  descendre  du  trône,  k  quitter 
la  France  et  même  la  vie,  pour  le  bien  de  la  patrie,  inséparable  des  droits 
de  son  fils,  de  ceux  de  la  régence  de  l'impératrice,  et  des  lois  de  l'empire.  ■ 
Correspondane*  dt  Napoléon.  21  555.  Cf.  Fain,  234.  Journal  de$  Débat*  4a 
V  arrÛ.         « 


e02  181 4. 

sona  grata  auprès  du  czar,  était  naturellement  mar- 
qué pour  porter  à  Paris  l'acte  d'abdication;  mais  Na- 
poléon voulut  lui  adjoindre  deux  maréchaux.  Comme 
l'armée  était  alors  le  principal  appui  de  l'empire,  il  im- 
portait que  deux  de  ses  chefs  allassent  témoigner  de 
son  inébranlable  fidélité.  L'empereur  —  on  voit  par 
là  combien  son  âme  était  inaccessible  à  la  rancune  — 
désigna  d'abord  le  maréchal  Ney,  celui-là  même  qui 
lui  avait  tenu  un  si  rude  langage  quelques  instants 
auparavant.  Il  pensa  ensuite  à  Marmont,  le  plus 
cher  de  ses  compagnons  d'armes,  son  aide  de  camp 
d'Egypte.  Les  pouvoirs  du  duc  de  Raguse  allaient  être 
dressés,  lorsqu'on  fit  remarquer  à  l'empereur  qu'il 
vaudrait  mieux  employer  dans  cette  mission  le  ma- 
réchal Macdonald,  qui  aurait  d'autant  plus  d'influence 
qu'il  était  connu  pour  avoir  vécu  moins  près  de  sa  per- 
sonne. Napoléon  décida  que  le  duc  de  Tarente  serait 
son  troisième  plénipotentiaire;  mais  il  voulut  qu'en 
traversant  Essonnes,  Gaulaincourt  et  les  maréchaux 
rapportassent  à  Marmont  ce  qui  s'était  passé.  Le  duc 
de  Raguse  resterait  libre  de  rester  à  la  tête  de  son 
corps  d'armée  ou  de  remplir  la  mission  à  laquelle 
l'inaltérable  affection  de  l'empereur  l'avait  primitive- 
ment destiné.  S'il  préférait  aller  à  Paris,  on  lui  enver- 
rait à  l'instant  ses  pouvoirs.  Après  avoir  reçu  ces  der- 
nières instructions,  Gaulaincourt,  Ney  et  Macdonald 
partirent  en  voiture,  accompagnés  de  Rayneval  et  de 
Rumigny  comme  secrétaires  •. 

A  Essonnes,  il  se  préparait  d'autres  événements. 
Marmont  ayant  reçu  dans  la  matinée  l'acte  de  garan- 
tie du  prince  de  Schwarzenberg  avait  décidé  son  mou- 
veinent  pour  le  soir^.  R  voulait  profiter  de  l'obscurité 

1.  Fain,  235-236.  ^omcairs  de  Macdonald,  269. 

2.  La  lettre  de  garantie  est  datée  du  4  avril  {Moniteur,  7  avril).  Dans'  ses 
Mémoires,  Marmont  prétend  qu'il  n'était  pas  engagé  le  4  avril  et  que  cette 
pièce  (ainsi,  sans  doute,  que  sa  première  lettre  i  Schwarzenberg  e.'  la  ré- 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONT.  80J 

'our  tromper  les  troupes  sur  le  but  de  leur  marche. 
Juant  aux  généraux,  qui  ne  pouvaient  être  dupes,  il 
fallait  les  rendre  complices.  Marmont  les  avertit  de 
son  projet,  non  point  ensemble,  comme  il  le  prétend, 
mais  un  à  un.  pressentant  chacun  avant  de  se  livrer 
soi-même  et  lui  faisant  donner  sa  parole  d'honneur  de 
ne  rien  révéler  quoi  qu'il  pensât.  Fabvier,  mis  le  pre- 
mier au  courant  de  la  proposition  des  membres  du 
gouvernement  provisoire  et  interrogé  sur  la  ré- 
ponse qu'il  convenait  de  faire  à  leur  émissaire,  répon- 
dit, en  montrant  la  grosse  branche  d'un  arbre  du  jar- 
din :  «  —  Mais  il  me  semble  que  la  réponse  devrait  être 
là*.  »  Marmont  changea  de  conversation.  Chez  son 
chef  d'état-major  Meynadier  et  chez  les  généraux 
Digeon,  Souham,  Merlin  et  Ledru  Desessarts,  le  duc 
de  Raguse  trouva  sans  doute  quelque  étonnement,  mais 
il  ne  semble  pas  qu'il  ait  eu  trop  de  peine  à  les  con- 
vaincre. Il  ne  parla  pas  à  Lucotte  dont  il  redoutait  la 
probité  militaire.  BordesouUe  fut  d'abord  rebelle. 

ponse  d«  celai-ci  !!.')  fat  faite  «t  antidatés  sur  sa  demande,  ■  afin  de  cacher  la 
confusion  qai  avait  existé  et  de  donner  une  apparence  de  régularité  à  ce 
Qu'avait  produit  la  peur.  »  Tous  les  documents  démentent  cette  assertion. 

1*  Les  ordres  de  Schwarzenberg  et  de  Barclay  du  4  avril,  cites  par  Plotho, 
III,  431-433  (ces  ordres-là  n'ont  pas  été  antidatés,  apparemment),  portant  : 
>  Le  maréchal  français  Marmont,  ayant  promis  de  passer  de  notre  côté...... 

les  troupes  (alliées)  se  tiendront  prêtes  à  l'entrée  de  la  miit ■ 

2*  La  lettre  da  sir  Charles  Steewart  i  lord  Liverpool,  du  4  avril  {Corretpon- 
dance  de  Cattlereagk.  V,  436),  où  la  défection  de  Marmont  est  annoncée 
comme  certaine  et  où  il  est  même  fait  mention  de  la  lettre  de  garantie,  qui 
ne  fut  écrite,  prétend  Marmont,  que  le  6  avril. 

3*  Les  Mémoires  de  Langeron  (Ârch.  des  affaires  étrangères),  on  il  est  dit  que 
dès  le  3  avril  au  soir  Barclay  ât  prévenir  Langeron  de  la  défection  de  Marmont. 

4*  La  déposition  de  Maubrenil,  où  il  est  dit  que  le  3  au  soir  la  noarelle  de 
l'acceptation  de  Marmont  arrêta  l'expédition  projetée. 

5*  I.a lettre  de  Montessuy  du  3  avril,  mentionnée  par  Bogdanovitsch(II,  33S), 
annonçant  à  Schwarzenberg  l'adhésion  de  Marmont. 

>  Les  deux  lettres  de  Bordesoolle  :  l'une  citée  par  Dn  Casse,  où  on  lit  qaa 
Marmont  dit  le  4  an  matin  à  ce  général  qu'il  était  résolu  k  effectuer  son 
mouvement  dès  le  soir;  l'autre,  citée  par  Marmont  (à  sa  décharge,  croit-il!). 
oii  on  lit  :  «...  Le  mouvement  que  nous  étions  convenus  de  suspendre  jus- 
qu'à votre  retour...  ■  Or  oa  ne  convient  de  suspendre  on  mouvement  qp« 
quand  ce  mouvement  a  été  résolu. 

1-  Itémoiret  de  Ségur,  VU,  165, 


604  1  S  1  4. 

Après  lui  avoir  fait  donner  sa  parole  d'honneur  qu'il 
garderait  le  secret,  Marmont  dit  qu'un  gouvernemeiit 
étant  établi  à  Paris  et  que  le  sénat  ayant  prononcé  la 
déchéance,  il  avait  fait  une  convention  avec  le  prince 
de  Schwarzenberg-  pour  traverser  ses  lignes  avec  le 
corps  d'armée  et  le  conduire  en  Normandie,  mais  que 
les  soldats  n'auraient  là  aucun  rapport  avec  les  Alliés 
et  qu'ils  ne  recevraient  d'ordres  que  du  gouvernement 
provisoire.  BordesouUe  ne  put  se  contenir  :  «  —  Quoi  ! 
monsieur  le  maréchal,  vous  avez  fait  un  pareil  traité  !  » 
Marmont  rappela  au  général  qu'il  avait  sa  parole. 
«  —  Je  la  tiendrai,  mais  ne  comptez  pas  sur  ma  cava- 
lerie. —  Vous  ferez  ce  que  vous  voudrez,  mais  je  suis 
décidé  à  prendre  les  armes  à  six  heures  sous  prétexte 
d'une  revue,  et  je  passerai.  »  BordesouUe  se  récria 
de  nouveau  :  «  —  Comment!  mais  vous  ouvrez  la 
route  de  Fontainebleau,  vous  mettez  l'empereur  à  la 
merci  de  l'ennemi!...  Et  que  deviendra  le  corps  de 
M.  le  duc  de  Trévise  que  vous  allez  découvrir?  »  Mar- 
mont, peu  ému  de  ces  questions,  répondit  qu'il  avait 
stipulé  la  sûreté  de  Napoléon  et  donna  mensongère- 
ment  à  entendre  que  le  maréchal  Mortier  était  informé 
du  mouvement.  «  —  Réfléchissez,  conclut-il,  et  venez 
à  quatre  heures  me  dire  votre  résolution.  »  Comme 
BordesouUe  se  retirait,  le  duc  de  Raguse  qui  n'était 
pas  sans  inquiétudes  du  côté  de  Fontainebleau,  le  rap- 
pela. «  —  Répondriez- vous  de  moi,  si  deux  cents 
chevaux  venaient  pour  m'enlever?  »  Marmont,  selon 
le  mot  de  Belliard,  pensait  aux  gendarmes  d'élite. 
«  —  Monsieur  le  maréchal,  dit  BordesouUe,  vous 
ne  m'avez  pas  consulté  sur  ce  que  vous  avez  fait,  vous 
ne  devez  donc  pas  vous  adresser  à  moi  si  vous  avez 
quelque  chose  à  craindre.  »  Et  il  sortit  *. 

1.  Lettre  da  Bordesoolle  écrite  en  1830  à  Mortier,  comme  membre  de  I»  com- 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONT.  605 

Vers  quatre  heures  du  soir,  les  plénipotentiaires  de 
l'empereur  arrivèrent  à  Essonnes.  Ils  rapportèrent 
au  df  ic  de  Raguse  ce  qui  s'était  passé  à  Fontainebleau, 
dirent  l'objet  dé  leur  mission  et  répétèrent  les  paroles 
si  amicales  et  si  flatteuses  dont  Napoléon  les  avait 
chargés pourlui* .  Marmontfut  profondément  troublé. 
Si  endurci  qu'il  fût  à  l'égard  de  Napoléon,  il  ne  pou- 
vait se  défendre  d'être  ému  à  la  pensée  qu'au  moment 
même  où  il  trahissait  son  souverain,  son  chef  et  son 
vieux  compagnon  d'armes,  celui-ci  oubliant  et  les 
Arapiles  et  Athies  et  Fère-Champenoise,  lui  donnait 
un  suprême  témoignage  d'affection  et  de  confiance. 
Puis  les  arguments  spécieux  dont  Marmont  couvrait 
sa  défection,  la  crainte  de  la  guerre  civile,  le  bien  de 
la  patrie,  le  salut  de  la  France,  tombaient  devant  ce 
fait  que  Napoléon  abdiquait.  Le  maréchal  se  trouvait 
dans  le  pire  embarras.  Exécuter  le  mouvement  pro- 
jeté devenait  odieux  puisque  ce  mouvement,  désormais 
sans  motif,  serait  sans  excuse.  C'était  trahir  pour  le 
plaisir  de  trahir.  C'était  aussi  se  compromettre  irré- 
médiablement et  sans  profit,  car  si  le  czar  adhérait 
aux  propositions  de  Napoléon,  quelle  situation  aurait 
le  maréchal  sous  la  régence  de  Marie-Louise?  Se 
soustraire  aux  engagements  en  restant  à  Essonnes 
avec  son  corps  d'armée,  était  également  dangereux  : 
d'un  moment  à  l'autre  l'empereur  pouvait  être  instruit 
des  négociations  et  faire  arrêter  son  lieutenant.  Aller 
à  Paris  comme  plénipotentiaire?  Aux  yeux  du  czar, 
qui  sans  nul  doute  connaissait  les  pourparlers,  quel 

misaioB  des  maréch&ox,  et  citée  par  Du  Casse,  le  Maréchal  Marmont  devant 
rhittoire  (94-100).  —  L'aatheaticité  de  cette  lettre,  destinée  à  renseigner  la 
commission  des  maréchaux,  ne  paraît  pas  douteuse.  Elle  contient  des  recom- 
mandations part^olières  et  des  détails  indifférents  aux  faits  i  ftme  qa'ell* 
relate,  qui  repoussent  tout  soupçon  de  pièce  fabriquée. 

1.  Mémoires  de  if armont.'VÎ,  261.  Lettre  de  Bordesoulls  à  Mortier,  pré- 
citée. Cf.  Fain,  236,  «t  récit  d«  Macdonald  daoa  les  Mémoires  de  BeUÙtrd, 
I.  IM. 


606  1814. 

rôle  jouerait  Marmont  en  venant  défendre  une  cause 
qu'il  s'était  engagé  à  abandonner? 

Interdit  et  perplexe,  ne  sachant  quel  parti  prendre, 
Marmont  hésitait  à  répondre  aux  commissaires  de 
l'empereur.  Enfin,  soit  qu'un  mot  imprudent  de  Bor- 
desouUe,  qui  assistait  à  l'entrevue,  lui  fît  craindre 
que  le  général  ne  révélât  son  projet*,  soit  qu'un 
reste  d'honneur  le  contraig-nît  de  parler,  soit  encore 
que  troublé  au  point  de  ne  pouvoir  prendre  seul  une 
résolution,  il  eût  besoin  de  conseils,  il  se  décida  à 
avouer  ses  négociations  avec  Schwarzeil.berg.  Caulain- 
court  et  ses  deux  compagnons  se  récrièrent,  disant 
que  la  moindre  division  de  l'armée  serait*  sa  perte 
et  celle  de  la  France.  Mais  Marmont  ayant  "-.aussitôt 
repris  qu'il  «  n'était  nullement  engagé,  qu'il  coZT^ptait 
rompre  à  l'instant  toute  négociation  personnel!©  et 
ne  se  point  séparer  d'eux^,  »,  ils  reprirent  leur  caji^ae. 
Ils  demandèrent  de  nouveau  au  duc  de  Raguse  .s'il 
voulait  les  accompagner  à  Paris.  Marmont  y  consentit 
avec  empressement,  non  point  assurément,  commue 
il  le  prétend,  «  parce  que  sa  parole  pouvait  être  d'ui^ 
grand  poids  auprès  des  Alliés  »,  mais  parce  qu'il  avait 
hâte  de  mettre  entre  lui  et  la  prévôté  du  quartier  im- 
périal les  cent  mille  hommes  de  l'armée  ennemie. 
La  preuve,  c'est  qu'il  ne  fit  pas  demander  à  Fontai- 
nebleau les  pouvoirs  qui  étaient  préparés  pour  lui  et 
qu'à  Paris,  il  ne  se  mêla  pas  aux  négociations.  Cau- 
laincourt  et  les  maréchaux  comprenant  la  difficulté 
du  rôle  de  Marmont  comme  plénipotentiaire,  après 
ses  pourparlers   avec   Schwarzenberg ,  n'insistèrent 


1.  Lettre  précitée  de  BordesouUe  à  Mortier.  —  Bordessoulle  était  revenu 
ehez  le  maréchal  afin  de  lui  donner  réponse  au  sujet  de  sa  coopération.  £a 
apprenant  Tabdication,  il  aurait  dit  à  Marmont  :  «  Voilà  qui  tous  tire  de 
peine.  »  < 

2.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  261.  Lettre  de  BordesouUe.  Récit  de  Macdo* 
B&ld. 


LA     DÉPECTIOI»     DE     MARMONT.  6^ 

pas  pour  que  le  duc  de  Raguse  demandât  ses  pou- 
voirs. D'un  autre  côté,  ils  le  pressèrent  de  les  accom- 
pagner à  Paris,  parce  que  sa  conduite  passée  leur 
paraissant  plus  que  suspecte,  ils  voulaient  en  l'em- 
menant le  mettre  dans  l'impossibilité  de  poursuivre 
l'exécution  de  son  projet'. 

Avant  de  quitter  Essonnes,  Marmont  remit  le  com- 
mandement au  général  Souham,  le  plus  ancien  divi- 
sionnaire. Il  lui  dit  le  motif  de  son  départ  et  lui 
prescrivit  de  ne  faire  aucun  mouvement  jusqu'à  son 
retour  '.  Mais  en  même  temps  que  le  duc  de  Raguse 

1.  D'après  Rapetti  {Défection  dEstormes,  150-151), les  commissaires  del'em- 
pereor  n'auraient  aa  contraire  emmené  Marmont  que  pour  desarmer  Napo- 
léon, c'est-à-dire  pour  l'empêcher  d'attaquer  l'ennemi  pendant  les  pourpar- 
lers, n  nous  parait  impossible  d'admettre  cette  expIiLation.  L'emperenr  ne 
pouvait  vouloir  tomber  sur  les  Alliés  alors  que  les  plénipotentiaires  trai- 
taient de  la  paix.  On  verra  plus  loin  que  la  4  avril  lemperear  envoya  à 
l'impératrice  one  lettre  l'invitant  k  écrire  à  son  père  pour  que  celui-ci  s'iater. 
posât.  C'est  la  preuve  de  la  sincérité  de  l'empereur  Napoléon.  Thicrs» s' ap- 
puyant siir  aes  documents  qui  vraisemblablement  resteront  toujours  incon- 
nus, pr»<<!nd  aussi  que  l'abdication  était  une  feinta.  Mais  ca  n'est  pas  une 
raison  pour  croira  l'biers.  Que  Tabdication  ait  été  une  feinta  en  ce  sens 
que  Napoléon  croyait  qu'elle  serait  repoussée  et  que  les  maréchaux,  exas- 
pérés, reviendraient  k  lui,  cela  est  possible  et  même  probable.  Mais  qu'il 
ait  engagé  ces  négociations  pour  endormir  l'ennemi  et  l'attaquer  pendant 
in  armistice  implicite,  la  chose  est  contredite  par  les  documents. 

t.  Mémoire*  de  Marmont,  VI,  261-262.  Cf.  Lettre  de  Bordesoalle,  Versailles, 
5  avril,  citée  dans  les  Mémoires  de  Marmont  (VI,  31H-3491. 

Marmont  dit  qu'il  donna  cet  ordre  en  présence  des  plénipotentiaires.  Cas* 
peu  probable,  car  c'eût  été  leur  indiquer  que  les  négociations  étaient  beaucoup 
plas  avancées  qu'il  ne  Favait  avoué.  En  effet,  si  le  mouvement  n'était  pas 
ordonné,  il  n'y  avait  point  de  raison  pour  donner  contre-ordre. 

Vaudoncourt(III,  46-48), sa  londantsur  le  fait  mémede  la  défection, et Rapeti 
(147-149  et  230  à  243),  s'appuyant  sur  l'interprétation  de  plusieurs  documents, 
affirment  que  Marmont  ne  donna  pas  da  contre-ordre,  et  que  ce  fut  en  exé- 
cution de  ses  ordres  du  4  avril  dans  la  journée  que  dans  la  nuit  du  4  au  5 
le  6'  corps  passa  à  l'ennemi.  L'opinion  da  Vaudonconrt  et  l'argumentation  de 
Rapetti  ne  sauraient  prévaloir.  Rapetti  donna  ces  trois  arguments  : 

l*  C'est  dans  sa  réponse  à  la  proclamation  du  golfe  Jonan  que  Marmont 
a  dit  pour  la  première  fois  qu'il  avait  donné  conti  i-ordre  et  que  le  mouve- 
ment devait  être  imputé  aux  généraux.  ■  Si  les  généraux  n'ont  pas  réclamé 
contre  mon  témoignage,  dit  pins  tard  Marmont,  c'est  que  j'avais  dit  la  vé- 
rité. ■  —  Rapetti  répond  à  cela  que  le  silence  des  généraux  incriminés  n'est 
point  une  preuve  de  la  véracité  de  Marmont,  puisque,  comme  la  reconnai 
Marmont  lui-même  (VII,  111),  l'écrit  du  duc  de  Raguse,  arrêté  par  la  police 
des  Cent  Jours,  fut  peu  répandu  en  France. 

Noos  objecterons  à  Rapetti  que  le  contre-ordre  du  4  avril  était  de  aot*- 


608  1814. 

renirait  ainsi  dans  le  devoir,  il  en  sortait  en  donnant 
à  son  chef  d'état-major  l'ordre,  absolument  inexpli- 
cable, de  faire  assembler  sur  l'heure  les  troupes  pour 
leur  apprendre  l'abdication  de    l'empereur  *.  Cette 

riété  publique  avant  la  publication  de  la  brochure  de  Marmont,  puisqu'il  en 
est  fait  mention  dans  l'Histoire  de  la  campagne  de  1814,  de  Beauchamp,  qui 
parut  à  la  fin  de  décembre  1814  et  qoi  suscita  tant  de  polémiques  et  de  ré- 
clamations. Si  Souham,  Bordesoulle  et  les  autres  généraux  se  turent,  c'est 
qu'ils  n'avaient  point  à  réclamer. 

2°  D'après  la  lettre  de  Bordesoulle  à  Mortier,  en  1830,  Marmont  avait  dit 
k  Bordesoulle,  en  apprenant  l'abdication  le  4  avril  :  «  Je  n'en  opère  pas 
moins  mon  mouvement  ce  soir.  » 

La  lettre  de  Bordesoulle  porte  en  effet  cela  ;  mais  Rapetti  omet  de  dir«> 
que  ces  mots  furent  prononcés  sur  l'avis  de  l'abdication  apporté  par  Fabvier 
et  avant  l'arrivée  des  commissaires,  et]  que,  toujours  d'après  Bordesoulle, 
ce  fut  quand  Marmont  eut  reçu  la  Tisite  de  ces  commissaires  et  qu'il  eut 
ainsi  trouvé  un  moyen  honorable  de  se  mettre  à  l'abri  des  gendarmes  d'é- 
lite, qu'il  donna  contre-ordre. 

3*  Rapetti  suspecte  l'authenticité  de  la  lettre  de  Bordesoulle  à  Marmont  du 
5  avril,  lettre  qui  contient  des  assertions  à  peu  près  conformes  au  récit  des 
Mémoires  de  Marmont,  sous  prétexte  qu'onytrouve  des  inexactitudes  de  détail. 

En  effet,  cette  lettre  contient  quelques  inexactitudes;  mais,  d'une  part, 
ces  inexactitudes  même  prouveraient  qu'elle  n'a  pas  été  écrite  après  coup, 
pour  les  besoins  de  la  cause  ;  —  dans  ce  cas,  elle  eiit  été  tout  à  fait  con- 
iorme  aux  Mémoires  de  Marmont;  —  d'autre  part,  le  fait  même  —  le  seul 
important  —  avancé  dans  cette  lettre,  du  mouvement  suspendu  par  l'ordre  de 
Marmont  et  repris  par  l'ordre  des  généraux,  paraît  confirmé  —  sans  parler 
de  la  lettre  de  Bordesoulle  à  Mortier  —  par  d'autres  documents  qui,  ceux-là, 
sont  d'une  incontestable  authenticité  :  c'est  la  lettre  de  Napoléon  à  Berthier 
(4  aTril)  ordonnant  de  mander  Marmont  à  Fontainebleau];  c'est  la  lettre  de 
Berthier  à  Marmont  lui  transmettant  cet  ordre;  c'est  le  témoignage  de  Fain, 
de  Gourgaud  et  de  Fabvier,  qui  attestent  tous  trois  l'existence  de  cet  ordre. 
Nous  sommes  certains  de  la  cause  attribuée  à  l'effet  ;  il  y  a  toutes  les  pré- 
somptions pour  croire  à  l'effet. 

En  résumé,  deux  faits  paraissent  hors  de  doute:  le  premier,  c'est  que 
Marmont  était  absolument  engagé  avec  Schwarzenberg  dans  la  journée  du 
4  avril,  et  que,  sans  la  visite  des  plénipotentiaires,  il  eiît  traversé  les  lignes 
ennemies  dans  la  soirée.  Le  second,  c'est  qu'après  son  entretien  avec  les 
commissaires  de  l'empereur  il  ordonna  à  ses  généraux  de  suspendre  le  mou- 
Tement  convenu.  Au  reste,  la  mémoire  de  Marmont  n'en  est  pas  absoute. 
Pour  avoir  préparé  la  trahison  et  pour  l'avoir  ratifiée  par  son  ordre  du 
jour  du  5  avril,  il  en  porte  le  crime  devant  l'histoire. 

1.  Lettre  précitée  de  Bordesoulle  à  Mortier.  Cf.  Lettre  de  Lucotte  à  Na- 
poléon, Corbeil,  4  avril.  Arch.  nat.,  AF.  rv.  Relation  de  Gourgaud,  II,  332. 

D'après  Bordesoulle,  c'est  lui-même  qui  aurait  suggéré  à  Marmont  de  don- 
ner cet  ordre,  «  afin  de  calmer  les  esprits  et  d'arrêter  les  désertions  ».  — 
Singulier  moyen!  Tous  les  documents  témoignent  que  jamais  les  esprits  ne 
furent  plus' agités  et  les  désertions  plus  nombreuses  qu'après  l'abdication.  — 
Quoi  qu'il  en  soit  des  allégations  de  Bordesoulle,  Marmont  eut  tort  d'écouter 
eet  officier.  Son  expérience  des  choses  eût  diï  le  mettre  en  garde  contre 
une  proposition  échappée,  peut-être  sans  mauvais  vouloir,  à  un  général. 


LÀ     DÉFECTION     DE     MARMONT.  649 

abdication  étant  conditionnelle  et  devant  rester  se- 
crète tant  que  les  clauses  n'en  auraient  pas  é*é 
acceptées,  c'était  une  véritable  trahison  que  de  la 
rendre  publique.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour 
démoraliser  l'armée.  Ou  Marmont  avait  décidément 
l'esprit  bien  léger,  ou  plutôt  ses  remords  n'étaient 
point  sincères.  Il  n'avait  que  suspendu  son  mouve- 
ment; il  n'y  avait  point  renoncé.  Il  le  préparait  en- 
lore  à  toute  éventualité.  Si  l'empereur  retirait  son 
abdication,  la  fidélité  des  troupes  n'en  aurait  pas 
moins  été  ébranlée  et  elles  seraient  disposées  à  faire 
défection.  Marmont  voulait  que,  quoi  qu'il  advint. 
Napoléon  ne  pût  plus  compter  sur  le  6*  corps. 

Cet  ordre  vraiment  extraordinaire  fut  aussitôt 
transmis  aux  généraux  et  communiqué  par  eux  à  tous 
les  régiments*.  Seul,  le  général  Lucotte,  commaa- 
dant  la  division  du  duc  de  Padoue  en  l'aJbsence  de 
son  chef  blessé  sous  Paris,  ne  voulut  point,  écr/' vit-il 
à  Napoléon,  «  se  soumettre  à  cette  humiliation  ».  Il 
assembla  ses  troupes  à  la  tête  de  leurs  bivouacs  et  dit 
seulement  :  «  Soldats,  l'empereur  consent  à  tous  les 
sacrifices  pour  donner  la  paix  à  la  France.  Vous  lui 
obéirez  en  tout  ce  qu'il  exigera  de  vous.  »  Les  soldats 
crièrent  :  «  Vive  l'empereur  !  *  » 

Les  plénipotentiaires  qui  avaient  quitté  Essonnes 
vers  six  heures  s'arrêtèrent  à  Petit-Bourg,  près  Che- 
villy,  au  quartier  général  de  Schwarzenberg.  Caulain- 
court,Ney  et  Macdonald  avaient  à  informer  le  prince 
de  l'objet  de  leur  mission  et  à  lui  demander  de  les 
autoriser  à  passer  ses  lignes.  Le  ùuc  de  Raguse  avait 
une  chose  plus  difficile  à  obtenir  qu'uu   saul-con- 

1.  L«ttr«  précitée  de  BordesoaUe  à  Mortrér. 

9.  Lucotte  à  Napoléon,  Corbeil,  4  avril  (au  soir).  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670. 
—  Lucotte  ajoute  dans  sa  lettre  :  «  Sire,  je  ne  sais  plus  à  qui  m'adresser. 
La  division  que  je  commande  me  suivra.  Daignez  m'indiquer  mon  cbemia. 
Je  «uivrai  toujours  celai  d«  l'honneur  et  de  U  fidélit*.  • 

3« 


«10  181 4. 

duit.  C'était  le  retrait  de  ses  engagements  écrits.  Il 
vit  Schwarzenberg  en  particulier.  Marmont  prétend 
«  qu'il  se  dégagea  sans  peine  des  négociations  com- 
mencées et  que  le  prince,  appréciant  les  motifs  qui 
le  faisaient  changer  de  conduite,  donna  l'assentiment 
le  plus  complet  à  la  résolution*».  Les  choses  allèrent- 
elles  aussi  facilement?  Sans  doute,  ScKwarzenberg  ne 
pouvait  faire  reconduire  Marmont  àEssonnes  par  qua- 
tre uhlans  pour  le  forcer  à  amener  son  corps  d'armée 
à  Yersailles.  Mais  vraisemblablement  le  généralis- 
sime autrichien  ne  manqua  pas  de  rappeler  au  duc  de 
Raguso  qu'il  avait  sa  parole  et  sa  signature  et  qu'il 
l'en  ferait  souvenir  si  les  négociations  échouaient. 
Non  seulement  Schwarzenberg  laissa  Marmont  sous 
le  coup  de  cette  menace,  mais  en  une  certaine  mesure 
il  la  mit  aussitôt  à  exécution.  Par  le  même  exprès 
qu'il  dépêcha  au  czar  pour  lui  annoncer  l'arrivée  des 
plénipotentiaires,  il  envoya  une  note,  destinée  aux 
journaux  du  lendemain  matin,  qui  présentait  comme 
un  fait  accompli  la  défection  du  duc  de  Raguse  *. 

1.  Mémoires  de  Marinant,  VI,  262.  Questionnaire  de  Gourgaud  à  Fabvier, 
cité  par  Rapetti  (349-350).  Récit  de  Macdonald  dans  les  Mémoires  de  Belliard, 
I,  188.  —  Selon  Macdonald,  Marmont  affecta  d'abord  de  n'avoir  pas  &  parler 
à  Scbwarsenberg,  prétendant  toujours  qu'il  n'était  pas  engagé.  Il  resta  dans 
la  voiture  tandis  que  les  commissaires  montaient  auprès  du  prince.  Mac- 
donald ayant  ensuite  été  rendre  visite  au  prince  héritier  de  Wurtemberg, 
qui  lui  assura  sur  sa  parole  que  tout  était  arrêté  avec  Marmont,  il  revint  à 
sa  voilure  et  fut  fort  étonné  de  trouver  le  duc  de  Raguse  et  Schwarzenberg 
causant  ensemble.  En  route,  Macdonald  en  fit  la  remarque  à  Marmont. 
Celui-ci  répondit  :  «  —  Le  prince  a  appris  que  j'étais  dans  la  voiture  et  il 
est  venu  me  prendre  lai-mème  pour  me  faire  descendre.  » 

2.  C'est  ainsi  qu'on  put  lire  le  5  avril  en  tête  du  Journal  des  Débats  cette 
grosse  nouvelle  :  «  M.  le  maréchal  Marmont,  duc  de  Raguse,  a  abandonné 
le  drapeau  de  Bonaparte  pour  embrasser  la  cause  de  la  France  et  de  l'huma- 
nité. Il  est  arrivé  à  Paris,  il  y  sera  immédiatement  suivi  da  corps  d'armée 
qu'il  commande,  et  que  l'on  porte  à  douze  mille  hommes.  » 

Fut-ce  Schwarzenberg  qui  eût  cette  idée,  ou  Talleyrand,  ou  Roux-Laborie 
ou  Morin?  Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que  l'avis  vint  de  Schwarzenberg 
et  arriva  à  Paris  avant  les  plénipotentiaires.  Non  seulement  la  note  des  Dé- 
bats compron><)ttait  Marmont,  mais  elle  montrait  un  maréchal  de  France  et 
un  des  principaux  lieutenants  de  l'empire  passant  du  côté  du  gouvernement 
provisoire.  C'était  une  adhésion  qui  n'était  pas  sans  valeur,  dans  1«  cas  même 
où  /ds  troupes  me  suivraient  pas  leur  chef. 


LA    DÉFECTION     DE    MARMONT.  611 

Talleyrand  apprit  vers  neuf  heures  du  soir  la  pro- 
chaine arrivée  des  commissaires  de  l'empereur.  Il 
causait  avec  Vitrolles  et  tenait  à  la  main  jne  lettre 
pour  le  comte  d'Artois.  Il  la  remit  dans  sa  poche  en 
disant  :  «  —  Ceci  est  un  incident.  Mai?  il  faut  voir 
comment  cela  se  dénouera...  Vous  ne  sauriez  partir 
en  ce  moment.  L'empereur  Alexandre  a  de  l'inat- 
tendu*. »  Le  prince  de  Bénévent  manda  aussitôt  à 
l'hôtel  Saint-Florentin  les  membres  du  gouvernement 
provisoire,  les  ministres  et  le  général  Dessolles, 
commandant  de  la  garde  nationale.  Ils  arrivèrent  les 
uns  après  les  autres,  déjà  un  peu  effarés  de  cet  appel 
nocturne.  Quand  ils  furent  instruits  du  motif  de  la 
convocation,  quand  ils  surent  que  les  maréchaux 
étaient  sur  la  route  de  Paris,  munis  de  pleins  pouvoirs 
pour  conclure  la  paix  et  porteurs  d'une  abdication  en 
faveur  du  roi  de  Rome,  ils  passèrent  du  trouble  à  l'ef- 
froi et  ùe  l'effroi  à  la  consternation.  «  Leurs  visages, 
dit  un  témoin,  étaient  réellement  décomposés  *.  » 
Admis  en  présence  du  czar,  ils  lui  représentèrent  que 
la  France  voulait  les  Bourbons,  que  la  paix  avec 
Napoléon  ne  serait  qu'une  trêve  et  que  la  régence  ne 
serait  que  l'empire  déguisé  :  «  —  La  régence  n'est 
qu'un  mot,  dit  Dessolles,  le  tigre  est  derrière.  »  Ils 
ajoutèrent  que  le  czar  ne  pouvait  revenir  sur  sa  décla- 
ration du  31  mars,  car  ils  s'étaient  fiés  à  ses  paroles, 
et  ils  se  trouveraient  en  grand  péril  si  la  régence  était 
proclamée.  Plusieurs  d'entre  eux  commençaient  à  re- 
gretter de  s'être  compromis,  et  ils  plaidaient  alors 
beaucoup  moins  pour  les  Bourbons  que  pour  eux- 

1.  Mémoires  de  Vitrollet,  1,  347. 

2.  «  La  terrear  de  la  nuit  durait  encore  le  matin.  ■  Lettre  de  l'abbé  de 
MoQtesquiou.  trouvée  aux  Tuileries  dans  le  cabinet  du  duc  de  Blacaa  (Moni- 
teur du  16  avril  1815).  —  «Le  gouvernement  provisoire  fut  sur  le  point  de  sa 
dissoudre...  Aagles  fit  charger  sa  voilure  de  vojrâge.,»  Rovigo,  VU,  lOB,  111. 
—  Cf.  Boorneane,  X,  96-97  «t  VitroUes,  1,  348. 


613  181 4. 

mêmes.  Le  général  DessoUes,  particulièrement  ému, 
insista  si  fort  sur  les  engagements  du  czar  vis-à-vis 
de  ceux  qui  s'étaient  déclarés  contre  Napoléon,  que 
l'autocrate  blessé  répondit  avec  une  certaine  hauteur  : 
«  — Quoi  qu'il  arrive,  nul  n'aura  à  se  repentir  de  s'être 
fié  à  moi  *.  » 

On  annonça  les  commissaires  de  l'empereur.  Alexan- 
dre congédia  Talleyrand  et  ses  amis.  Le  duc  de  Yi- 
cence  et  les  maréchaux  Ney  et  Macdonald  furent  intro- 
duits ;  quant  à  Marmont,  il  s'était  rendu  directement 
à  l'hôtel  du  prince  de  la  Moskowa  pour  y  attendre 
le  résultat  de  la  conférence  ^.  Les  plénipotentiaires 
donnèrent  lecture  de  l'acte  d'abdication,  puis  ils  plai- 
dèrent tour  à  tour,  avec  conviction  et  ardeur,  1^  cause 
de  la  dynastie  impériale.  Ney  et  Macdonald  mirent 
en  avant  la  volonté  de  l'armée,  toujours  dévouée  à 
son  chef  et  prête  à  tenter  les  dernières  chances  de  la 
guerre.  Ils  firent  valoir  les  avantages  de  la  régence 
qui,  tout  en  assurant  la  paix,  sauvegarderait  les  inté- 
rêts de  chacun  et  concilierait  les  opinions  de  la  maj  orité 
de  la  population  française.  Caulaincourt  rappela  au 
czar  qu'il  avait  proclamé,  tant  en  son  nom  qu'au  nom 
de  ses  Alliés,  que  la  France  serait  libre  de  choisir  son 
gouvernement.  Macdonald,  qui  se  montra  surtout  ar- 
dent dans  cette  discussion  et  dont  la  parole  avait  d'au- 
tant plus  d'autorité  qu'il  était  connu  pour  avoir  reçu 

1.  Cf.  Rovigo,  VII,  108-115;  Bourrienne,  X,  97;  Koch,  II,  589-590;  Beau- 
champ;  Viel-Castel,  I,'258,  etc.  —  Ces  témoignages  sont  assez  contradic- 
toires. Il  se  pourrait  que  l'entrevue  entre  le  czar  et  les  membrss  du  gouver- 
nement provisoire  ait  eu  lieu  pendant  l'audience  même  des  maréchaux.  Le 
czar  aurait  interrompu  l'entretien  et  serait  entré  dans  un  autre  saloo  pour 
communiquer  les  propositions  de  l'empereur  à  Talleyrand  et  à  ses  amis.  Cf. 
Pasquier,  .1/ew.  II,  304-309  et  Macdonald,  Souv.  274-278,  qui  sont  eu  désaccord. 

2.  Marmont  prétend  qu'il  assista  à  l'entretien  avec  le  czar  comme  plénipo- 
tentiaire. Cette  assertion  mensongèrb  est  démentie  par  tous  les  témoignages. 
Seuls  Caulaincourt,  Ney  et  Macdonal  J  se  présentèrent  chez  A.lexaudre.  Cf. 
Lettres  de  Ney,  Fontainebleau,  5  avril.  Il  heures  et  demie  du  soir.  (3/ont- 
reur  du 7  avril.) Steewart  àCastlereagh,5avril  ^Correspondanc*  deCastlereag't, 
V.  441 K  Mémoire*  de  YitrolUs,  l,  34S,  etc.,  etc. 


LA     DÉFECTION     DE    MARMONT.  813 

moins  de  faveurs  de  Napoléon  que  les  autres  maré- 
chaux, invoqua  encore  les  sentiments  de  l'armée  : 
'<  —  L'armée,  dit-il,  ne  peut  voir  qu'avec  effroi  le  re- 
tour de  la  royauté  qui  est  étrangère  à  ses  services  et 
étrangère  à  sa  gloire'.  » 

Selon  presque  tous  les  témoignages,  Alexandre  fut 
ébranlé*.  Il  est  en  effet  permis  de  le  croire,  si  l'on 
réfléchit  à  la  situation  où  se  trouvait  le  czar  et  si  l'on 
comprend  bien  son  esprit  et  son  caractère.  Le  4  a\Til, 
à  Paris,  Alexandre  était  plus  disposé  à  traiter  avec 
Napoléon  qu'il  ne  l'était  le  10  février  à  Châtillon.  Si 
l'Angleterre  dans  sa  haine,  encore  inassouvie  contre 
Bonaparte,  si  l'Autriche,  esclave  des  traditions  monar- 
chiques, si  la  Prusse,  vindicative  même  après  la  vic- 
toire, n'étaient  point  satisfaites,  Alexandre  qui  réunis- 
sait en  lui  le  grand  souverain,  Tilluminé  et  le  héros 
de  poème  épique,  avait  atteint  son  but  :  il  était  entré 
dans  Paris  à  la  tête  de  sa  garde,  il  avait  effacé  l'ou- 
trage de  Moscou.  Le  czar  ayant  renoncé  à  introniser 
Bemadotte  n'avait  guère  plus  de  préférences  pour  les 
Bourbons  que  pour  Marie-Louise.  Durant  toute  la 
campagne,  il  s'était  montré  fort  réservé  à  l'égard 
des  partisans  des  princes;  le  31  mars  il  avait  élevé 
de  graves  objections  contre  le  rétablissement  de  la 
monarchie,  et  s'il  avait  signé  sa  déclaration,  c'était 
circonvenu  et  entraîné  par  Talleyrand,  Pradt  et  Louis. 
Depuis  cinq  jours,  les  promesses  du  prince  de  Béné- 
vent,  les  assurances  des  royahstes  que  la  France  en- 

1.  Récit  de  Macdonald  (dans  les  Mémoires  de  Belliard,  1, 189-190).  Vitrolles, 
I,  349;  Rovigo,  Vil,  125.  Souvenirs  de  JUacdonald,  2'â-Z77. 

2,  «...  L'empereur  de  Russie  était  fort  ébranlé.  »  Lettre  de  l'abbé  Montcs- 
quiou  trouvée  aax  Tuileries  dans  les  papiers  du  duc  de  Blacas.  {Journal  de 
l'Empire,  du  16  avril  1815.)  —  On  ne  saurait  s'étonner  que  le  csar  se  soit 
trouvé  un  momont  ébranlé.  •  (Vitrolles,  I,  349.)  —  «  Alexandre  parais-isi* 
ébranlé.  «  (Beaucfaamp,  II,  363.)  —  «  L'empereur  de  Russie,  frappé  de  touies 
ces  raisons,  fut  ébranlé.  »  Souvenirs  de  Macdonald.  276.  —  Ce  même  mot 
■  ébranlé  >  se  trouve  partout.  Cf.  Journal  d'un  pT^sonnier  anglais  {Revtte  bri- 
Unnique,  VI.  76)  et  Bemhardi,  IV,  2.  part.,  283, 


614  1814. 

tièrr  désirait  les  Bourbons  et  qu'on  n'attendait  qu'une 
déclaration  des  Alliés  pour  se  prononcer  ouverte- 
ment, ne  s'étaient  pas  réalisées.  La  cause  de  l'an- 
cienne dynastie  avait  fait  peu  de  progrès.  La  garde 
n.itionale  refusait  de  prendre  la  cocarde  blanche,  la 
population  hésitait,  les  proclamations  à  l'armée  res- 
taient sans  effet  —  puisque  Marmont  lui-même  sem- 
blait repr/cndre  sa  parole  —  le  sénat  et  les  royalistes 
n'étaient  point  d'accord.  Vitrolles  accusait  les  tempo- 
risations de  Talleyrand  et  Talleyrand  s'irritait  des 
impatiences  de  Vitrolles.  Enfin,  derrière  l'Essonne,  il 
y  avait  soixante  mille  soldats  dont  le  dévouement  à 
Tempereur  compliquait  infiniment  la  situation.  La 
régence  de  Marie-Louise  qui  eût  mis  fin  à  tous  ces 
embarras  pouvait  convenir  à  la  raison  comme  au  ca- 
ractère chevaleresque  d'Alexandre.  D'ailleurs  n'avait- 
il  pas  promis  d'écouter  le  vœu  de  la  France?  Or 
Macdonald  qu'il  honorait,  Ney  qu'il  admirait,  Caulain- 
court  qu'il  aimait  d'une  ancienne  et  profonde  amitié, 
lui  assuraient  que  la  France  voulait  la  régence.  Le 
témoignage  de  ces  trois  hommes  ne  valait-il  pas  celui 
de  Talleyrand,  de  Pradt  et  de  l'ex-abbé  Louis,  qu'après 
tant  de  palinodies  le  czar  no  pouvait  plus  estimer? 
Malgré  tout,  le  czar  était  bien  éloigné  encore  de  se 
rendre  au  vœu  des  mandataires  de  Napoléon.  Si  peut- 
être  personnellement  il  penchait  pour  la  régence, 
ses  engagements  avec  les  royalistes,  le  souvenir  de  sa 
déclaration  et  surtout  les  intention?  bien  manifestes 
de  ses  alliés  combattaient  ses  propres  sentiments. 
Assurément  Alexandre  n'était  point  résolu  à  aban- 
donner les  Bourbons,  mais  il  hésitait.  C'était  déjà 
beaucoup  pour  la  cause  impériale. 

L'entretien  qui  avait  commencé  vers  minuit  durait 
depuis  prèsde  deux  heures, et  les  maréchaux, augurant 
trop  bien  des  hésitations  d' Alexandre,croyaient  déjàau 


LA     DÉFECTION     DE    MARMONT.  615 

succès  de  leur  mission*.  «  Messieurs,  dit  enfin  le  czar, 
je  vais  faire  connaître  à  mes  alliés  vos  propositions  et 
je  les  appuierai.  Il  me  tarde  d'en  finir  car  il  y  a  des 
soulèvements  en  Lorraine.  Une  colonne  de  mes  troupes 
y  a  perdu  trois  mille  hommes  et  sans  avoir  vu  un  seul 
soldat  français.  Revenez  à  neuf  heures.  Nous  termine- 
rons*. » 

Les  membres  du  g-ouvernement  provisoire  et  les  mi- 
nistres attendaient  avec  anxiété  dans  un  salon  contigu 
la  fin  de  la  conférence.  Quand  les  envoyés  de  Napoléon 
sortirent,  ils  s'avancèrent  pour  leur  parler.  Ils  furent 
plus  que  froidement  reçus.  Caulaincourt  faillit  se  porter 
à  des  voies  de  fait  envers  l'abbé  de  Pradt  qui  plaisantait 
avec  autant  d'esprit  que  de  bon  goût  sur  la  situation 
de  l'empereur.  Le  grand  chancelier  de  la  Légion  d  hon- 
neur se  déroba  par  un  escalier  de  service.  Macdonald 
dit  à  Dupont  :  «  L'empereur  vous  a  traité  avec  sévé- 
rité, mais  vous  avez  bien  mal  ciioisi  votre  moment 
pour  vous  venger  ».  Le  général  de  Beurnon ville  lui 
tendit  la  main.  Il  la  refusa.  «  —  Votre  conduite,  dit- 
il,  me  fait  oublier  une  amitié  de  trente  ans'.  » 

Pendant  ce  bruyant  colloque,  un  aide  de  camp  de 
Schwarzenberg  sortit  de  clioz  le  czar  en  lui  parlant  à 
voix  basse.  Macdonald  entendit  ces  mots  :  lotum  corpus. 
L'aide  de  camp  venait  d'apporter  à  Alexandre  la  nou- 
velle que  le  corps  de  Marmont  tout  entier  passait  dans 
les  lignes  autrichiennes*. 


1.  iLes  négociations  semblaient  promettre  les  plus  heureux  résultats...* 
Ney  à  Talkyrand,  PoniaineLieau,  5  avril,  11  h.  et  demie  du  soir.  (J/ani- 
teur,  7  avril)  et  récit  de  Macdonald  (J/em.  de  Betliard,  I,  189). 

S.  Mac<ionald,  Sonvenin.  277-278. 

3.  Macdonald,  Souvenirs.  27S.  Segur,  VIT.  179.  Bourrienne,  X,  lOO-fOl. 

4.  Macdonald,  Souvenirs,  279.  C«'.  Vitrolles,  I,  350.  — C'est  l'i  événement 
imprévu  >  auquel  Ne/  fait  allusion  dans  sa  lettre  du  5  avr<l  {ilouiteur  da 
7  avril)  :  ......un  événement  :r\prévu  ayant  tout  i  coup  arréU    le»  négo» 


616  181 4. 

Un  incident  fortuit  avait  amené  cet  événement. 
Entre  six  et  sept  heures  du  soir,  comme  la  nouvelle 
de  l'abdication  venait  d'être  communiquée  aux  troupes, 
qui  l'avaient  accueillie  avec  une  grande  agitation', 
un  ordre  de  Berthierà  Marmont,  l'invitant  à  se  rendre 
sur-le-champ  chez  l'empereur,  était  arrivé  à  Es- 
sonnes  *.  En  l'absence  du  duc  de  Raguse,  le  chef  d'état- 
major  Moynadier  transmit  le  message  au  général 
Souham.  Cet  ordre,  qui  n'avait  rien  de  personnel  à 
Marmont,  puisque  les  mêmes  instructions  étaient 
adressées  à  tous  les  commandants  de  corps  d'armée 
et  de  divisions  indépendantes',  commença  d'inquiéter 
Souham.  Son  inquiétude  se  changea  en  effroi,  quand 
il  apprit  qu'un  officier  d'ordonnance  de  l'empereur,  le 
chef  d'escadrons  Gourgaud,  demandait  à  lui  parler. 
Dans  son  trouble,  Souham  oubliait  que  c'était  l'usage 
au  quartier  impérial  d'envoyer  les  ordres  en  double 
expédition  :  par  écrit,  puis  verbalement.  Souham  re- 
fusa de  recevoir  Gourgaud.  Le  général  portait  un 
secret  trop  dangereux  pour  se  sentir  en  sûreté.  H 
s'imagina  que  tout  le  monde,  et  l'empereur  le  pre- 
mier, connaissait  la  culpabilité  de  Marmont  et  de 
ses  lieutenants,  et  que  Napoléon  le  mandait  à  Fontai- 
nebleau, à  défaut  du  duc  de  Raguse  absent,  pour  le 

faire  arrêter.  «  —  lime  ferait  fusiller,  le  b I  »  dit-il 

aux  généraux  qu'il  réunit  aussitôt.  Meynadier,  Di- 
geon,  Ledru  Desessarts,Bordesoulle, Merlin,  Joubert, 

1.  «  ...  Je  remarquai  un  redoublement  d'inquiétudes.  »  Lettre  précitée  de 
Bordesoulle  à  Mortier.  —  «  Les  têtes  sont  désorganisées.  »  Lettre  précitée 
de  Lucolte  à  Napoléon. 

2.  «  L'intention  de  l'empereur  est  que  vous  tous  rendiez  ce  soir  au  palais 
de  Fontainebleau  à  10  heures,  4  avril.  »  Registre  de  Berthier.  Cf.  Correspon- 
dance de  Napoléon,  21553  ;  Relation  de  Gourgaud  et  Questionnaire  de  Gour- 
gaud à  Fabvier. 

3.  Correspondance  de  Napoléon,  21553;  Registre  de  Berthier  (à  Marmont, 
Mortier,  Oadinot,  Belliard,  Gérard,  Corbier,  Dulauloy,  Priant,  Sébastiani, 
Trelliard,  Ornano,  etc.).  —  Comme  on  le  verra  au  chapitre  suivant,  il  s'agis- 
Mit  de  consulter  les  chefs  de  corps  sur  les  sentiments  des  troupes. 


LA     DÉFECTION     DE    MARMONT.  617 

—  Lucotte  ne  fut  pas  averti,  et  d'ailleurs  il  fût  resté 
à  son  poste'  —  se  sentaient  complices  au  même 
degré  que  Souham.  Ils  partagèrent  sa  terreur.  « —  Le 
maréchal,  dit-  Souham,  s'est  mis  en  sûreté  à  Paris.  Je 
suis  plus  grand  que  lui,  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  me 
faire  raccourcir.  »  On  décida  qu'à  l'exemple  de  Mar- 
mont,  il  fallait  se  mettre  en  sûreté.  Les  généraux  pou- 
vaient fuir.  A  la  désertion  ils  préférèrent  la  défection. 
Ordre  fut  donné  à  toutes  les  troupes,  infanterie,  cava- 
lerie, artillerie,  équipages,  de  prendre  les  armes. 
Souham  dépêcha  un  officier  au  prince  de  Schwarzen- 
berg  pour  l'avertir  de  l'exécution  du  mouvement  pro- 
jeté. Comme  on  pense,  le  général  en  chef  des  armées 
alliées  s'y  prêta  de  bonne  grâce*. 

Fabvier  connaissait  les  desseins  qu'avait  conçus  son 
chef  et  auxquels  il  avait  semblé  renoncer.  Réveillé 
par  le  bruit  de  la  prise  d'armes,  il  ne  douta  pas  que 
Ton  ne  se  disposât  à  passer  outre  au  contre-ordre  du 
maréchal.  Il  rejoignit  Souham  et  l'interpella  très  vive- 
ment, ainsi  que  les  autres  généraux,  les  conjurant  de 
rester  à  Essonnes  jusqu'au  retour  du  duc  de  Raguse, 
ou  du  moins  jusqu'à  la  réception  d'un  nouvel  ordre 
qu'il  s'offrait  d'aller  chercher.  Mal  reçu  par  ses  supé- 
rieurs, qui  lui  imposèrent  silence,  Fabvier  sauta  en 
selle  et  partit  au  triple  galop  pour  Paris  afin  de  pré- 
venir le  maréchal*.  Il  traversa  sans  peine  les  lignes  en- 
nemies. Déjà  Marmont  y  était  trop  bien  connu  pour 
que  le  titre  d'aide  de  camp  du  duc  de  Raguse  ne  fût 
pas  le  meilleur  des  sauf-conduits. 

1.  Ordre  dn  jour  de  Lucotte,  Corbeil,  5  avril  {Moniteur  da  Tavril):  ■  ...  Le» 
braves  ne  désertent  jamais,  ils  doivent  mourir  k  leur  poste.  » 

2.  Relation  précitée  deGourgaud;  lettres  de  Bordesoulle  k  Marmont, 5  avril, 
et  à  Mortier  (en  1831);  Questionnaire  de  Gourgaud  à  Fabvier.  Mémoires  de 
Marmont,  VI,  263.  Récits  de  Magnien  (Mémoire»  de  Belliard.  I,  182-186),  et 
du  colonel  Combes  (cité  par  Rapetti,  348)  ;  Thielen,  466. 

3.  Questionnaire  de  Gourgaud  à  Fubvier.  Cf.  Mémoires  de  Marmont.  VL 
S63. 


618  181 4. 

Les  troupes  se  mirent  en  mouvement  avant  minuit*. 
Ellesmarchèrentd'abord  sans  aucunedéfiance,  croyant 
aller  occuperdc  nouvelles  positions.  Ordre  ét.aitdonné 
aux  ofliciers  de  se  tenir  exactement  à  leurs  places  ré- 
glementaires et  de  faire  garder  le  plus  strict  silence 
dans  les  rangs.  Cette  précaution  empêchait  chacun 
de  se  communiquer  ses  inquiétudes.  D'ailleurs  les 
vedettes  et  les  avant-postes  ennemis  se  repliaient  des 
deux  côtés  de  la  route  à  l'approche  des  Français.  Le 
capitaine  Magnien,  adjoint  à  l'état-major,  Combes, 
alors  lieutenant-adjudant-major,  et  quelques  officiers 
eurent  cependant  des  soupçons.  Ils  quittèrent  la  co- 
lonne et  repassèrent  l'Essonne.  A  rarrière-garde,  un 
escadron  de  lanciers  polonais  tourna  bride.  Arrivés 
près  de  Juvisy,  les  soldats  commencèrent  à  s'éton- 
ner du  bruit  d'armes  et  de  chevaux  qu'ils  entendaient 
à  leur  droite  et  à  leur  gauche.  Ils  pensèrent  que  c'était 
de  la  cavalerie  française.  Au  lever  du  jour,  quelle  sur- 
prise! On  était  dans  les  lignes  ennemies.  Des  cuiras- 
siers russes  chevauchaient  sur  les  deux  flancs  de  la 
colonne,  les  Autrichiens  et  les  Bavarois  prenaient  les 
armes  à  la  tête  des  bivouacs  et  rendaient  aux  Français 
les  honneurs  militaires.  Des  murmures,  des  cris  de 
trahison  éclatèrent  dans  les  rangs;  des  huées  accueil- 
lirent les  généraux  qui  tentèrent  de  calmer  l'elferves- 

1.  Marmont  et  presque  tous  les  historiens  disent  :  4  heures  du  matin.  C'est 
une  erreur  qui  a  donné  lieu  à  cette  autre  erreur  que  le  czar  n'apprit  la  nou- 
velle que  dans  la  matinée  du  5  avril.  D'une  part,  d'après  le  questionnaire  de 
Gourgaud  à  Fabvier,  Fabvier  arriva  à  1  heure  du  matin  à  Paris,  ayant  quitté 
Essonnes  quand  déjà  le  corps  d'armée  se  préparai,  à  se  mettre  en  marche,  ou 
même,  selon  Marmont,  était  en  marche.  Or  il  y  a  30  kilomètres  d'Essonnes  à 
Paris.  A  grande  allure  —  car  on  conçoit  que  Fabvier  ne  ménagea  pas  son  cheval 
—  Il  faut  au  moins  une  heure  et  demie  pour  ce  traj«t.  D'au're  part,  Bor- 
descuUe  dit  qu'à  11  heures  un  quart  les  troupes  étaient  en  mtiivement. 
Magnien,  dombes,  Thielen,  parlent  «  de  la  nuit  noire  ».  Lucolte  dans  s<>n 
ordre  du  jour  dit  :  «  Cette  nuit,  l'armée  a  quitté  Essonnes.  s  Enrîn,  la  lettre 
de  Berthier  à  Ikiortier  datée  de  3  heures  du  matin,  témoigne  qu'à  cette  heure- 
là  Napoléon  était  averti  de  la  défection  du  6«  corps.  Or  il  y  a  30  kilomëtres 
d'Essonnes  à  Fontainebleau. 


1 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONV.  M 

cence.  Mais  les  troupes  étaient  en  colonne  et  entourées 
d'ennemis,  elles  ne  pouvaient  se  concerter  sur  le 
parti  à  prendre.  Chaque  section  était  isolée.  Puis,  le 
soldat  est  crédule  comme  l'enfant.  On  s'imagina  qu'on 
allait  s'unir  aux  Autrichiens  pour  maintenir  l'empe- 
reur sur  le  trône.  Les  malheureux  soldats  continuèrent 
leur  marche  dans  la  direction  de  Versailles  ^ 

La  cause  des  Bourbons  était  gagnée.  La  défection 
du  6*  corps  désarmait  Napoléon,  physiquement  et 
moralement.  Il  lui  devenait  impossible  de  li\Ter  une 
dernière  bataille  sous  Paris,  et  ses  mandataires  n'é- 
taient plus  fondés  à  invoquer  la  volonté  de  l'armée. 
Qu'étaient  des  paroles  devant  le  fait  d'un  corps  entier 
qui  désertait?  Toutes  les  hésitations  du  czar  tombèrent. 
« — Vouslevoyez,dit-il  d'un  ton  inspiré  àPozzodiBorgo, 
c'est  la  Providence  qui  le  veut.  Elle  se  manifeste,  elle  se 
déclare.  PlLsdedoule,plusdh6sitation^.  «Pour  Alexan- 
dre, l'empire  avait  désormais  accompli  ses  destinées. 

Ce  même  jour,  5  avril,  vers  neuf  heures  du  matin, 
Caulaincourt,  Ney  et  Macdonald  furent  de  nouveau 
reçus  par  le  Czar.  Le  roi  de  Prusse  était  avec  lui.  Fré- 
déric-Guillaume, en  sa  bonne  grâce  tudesque,  com- 
mença par  apostropher  les  maréchaux,  disant  que  les 
Français  avaient  faitlemalheur  deTEurope.  Alexandre 
l'arrêta  :  «  —  Mon  frère,  dit-il,  ce  n'est  pas  le  moment 
de  reycnir  sur  le  passé.  »  Puis  abordant  le  sujet  môme 
de  la  conférence,  il  déclara  nettement  que  lui  et  ses 


1.  Récits  précités  de  Magnien  et  de  Combes  :  Koch,  IT,  582  ;  Tbielea, 
Feldsuy  der  otrbandetenBeere,k6ô.  Cf  Cidres  du  jour  deSchwarxenbergetd* 
Barclaj-,  4  avril,  cit.  parPlotho.  lU,  431-432.— C'est Thielen, qui, officier  dor. 
iunnance  ae  Schwari^nberg  et  char);r«  parcelui-cid'8coompai.'nerle6«  corps 
s  Versailles,  rapporta  que  les  Kraoçais  croyaient  s'unir  aux  Autrichiens, 
i.  Mémoires  du  ehancelier  Pasquier,  II,  311.  Cf.  Lellre  de  Ney.  5  a-ril 
Moniteur  du  7  avril).  Mémoires  de  Rovigo,  V  [I,  1?7.  Kain,  243.  Sout^nirs  de 
MacJonali,iS3.  Selon  ViiruUes,  la  défection  du  6»  corps  n'aurait  eu  :iacuB* 
influence  sur  la  décision  du  czar.  Cest  nier  la  logique  des  événemeats. 


620  181  4. 

alliés  ne  pouvaient  admettre  l'abdication  de  Napoléon 
en  faveur  de  son  fils.  Ils  exigeaient  une  abdication  pure 
et  simple.  Quant  à  l'empereur  Napoléon,  il  conserverait 
a  le  titre  sous  lequel  il  était  généralement  connu  »  et 
aurait  la  souveraineté  de  Fîle  d'Elbe*.  Caulaincourt  et 
les  deux  maréchaux  ne  s'attendaient  que  trop  à  la 
revirade  du  Czar,  car  eux  aussi  connaissaientl'abandon 
d'Essonnes  par  le  6^  corps.  Ils  l'avaient  appris  du  duc 
de  Raguse  lui-même  comme  ils  achevaient  de  déjeuner. 
Son  air  égaré,  ses  paroles  haletantes  trahissaient  sa 
confusion.  Ils  ne  ménagèrent  pas  les  reproches  au  duc 
de  Raguse.  On  dit  qu'à  ces  mots  de  Marmont  :  «  —  Je 
donnerais  un  bras  pour  que  cela  ne  fût  pas  arrivé  », 
Macdonald  répliqua  durement  :  «  —  Un  bras?  Mon- 
sieur !  dites  la  tête,  ce  ne  serait  pas  trop^,  » 

Peut-être  Marmont  avait-il  alors  quelques  remords. 
Mais  ses  velléités  de  conscience  tombèrent  vite  devant 
les  féhcitations  des  membres  du  gouvernement  pro- 
visoire. Si  le  duc  de  Raguse  eût  senti  la  honte  dont 
allait  le  couvrir  à  jamais  la  défection  d'Essonnes,  il 
n'eût  pas  perdu  une  heure  pour  rejoindre  son  corps 
d'armée  et  le  ramener  dans  les  lignes  françaises  par 
la  route  de  Rambouillet,  qui  était  encore  libre.  S'il 


1.  Souvenirs  de  Macdonald,  280-282.  Cf.  Mém.  de  Pasquier,  II,  310-311. 
Rovigo,  VII,  129-130.  Mém.  de  Vitrolles,  350-351, 

2.  Souv.  de  Macdoiald,  297.  Cf.  Mém.  de  Marmont,  VI,  263.  Mém.  de  Rovigo, 
VII,  158.  Mém.  de  Ségur,  Vil,  176. 

Mat  mont  avait  été  averti  dans  la  nuit,  chez  le  maréchal  Ney,  par  le  colonel 
Fabvier,  et  aussitôt  il  était  allé  avec  Fabvier  à  l'hôtel  Talleyrand  pour  y 
coramuniquer  cette  grave  nouvelle  aux  plénipotentiaires  de  l'erupereur  (Ques- 
tionnaire de  Gourgaud  à  Fabvier,  cité  par  Rapetti,  Défection  de  Marmont, 
350-352).  Mais,  ou  il  ne  les  avait  plus  trouvés  ou,  se  ravisant,  il  ne  leur 
avait  rien  dit.  Marmont  prétend  toutefois  {Mém.  VI.  263)  qu'il  ne  vit  Fabvier 
que  le  5  avril,  vers  huit  heures  du  matin.  Mais  d'une  part,  il  est  impossible 
d'admettre  que  Fabvier  parti  à  minuit  d'Essonnes  ne  soit  arrivé  à  Paris 
qu'à  huitheures.  D'autre  part  le  témoignage  de  Fabvier  est  précis  et  formel  : 
1°  Il  arriva  à  Paris  vers  une  heure  ;  2»  Il  trouva  Marmont  seul  chez  la 
maréchal  Ney,  alors  que  les  plénipotentiaires  étaient  chez  le  Gcar  ;  3*Mar- 
moat  et  lui  allèrent  aussitôt  à  l'hôtel  Talleyrand. 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONT.  tSl 

craignait  d'exposer  ses  soldats  à  un  combat  avec  les 
masses  de  cavalerie  ennemie  qu'on  aurait  envoyées 
à  leur  poursuite,  il  devait  courir  à  Fontainebleau,  se 
jeter  aux  pieds  de  l'empereur  et  lui  «  apporter  sa 
tête»,  comme  il  se  l'était  promis  la  veille*.  Napo- 
léon, sans  doute,  eût  pardonné  à  son  repentir,  et 
sinon  Napoléon,  la  postérité.  Mais  le  duc  de  Ragu«e 
avait  trop  d'orgueil  pour  s'humilier.  Ce  qu'il  avait 
fait  était  bien  fait.  Il  avait  sauvé  la  France,  son  crime 
était  une  action  d'éclat.  Il  provoqua  l'insertion  au 
Moniteur  de  sa  correspondance  avec  Schwarzen- 
berg',  et  il  mit  celte  proclamation  à  l'ordre  de  son 
corps  d'armée  :  «  C'est  l'opinion  publique  que  vous 
devez  suivre,  et  c'est  elle  qui  m'a  ordonné  de  vous 
arracher  à  des  dangers  désormais  inutiles'.  » 

Après  avoir  envoyé  cette  proclamation,  le  maréchal 
quitta  Paris  pour  aller  passer  ses  troupes  en  revue. 
Celles-ci  étaient  arrivées  à  Versailles,  fort  inquiètes 
et  fort  irritées,  et  la  vue  des  cocardes  blanches  que 
portaient  quelques  habitants  avait  allumé  les  co- 
lères. Des  officiers,  en  défilant,  jetaient  bas  d'un  revers 
d  epée  les  chapeaux  des  royalistes*.  Les  hommes,  ce- 
pendant, ayant  à  peine  dormi  deux  heures  dans  la  nuit 
et  ayant  fait  plus  de  dix  lieues,  tombaient  de  fatigue. 
Ils  se  laissèrent  conduire  à  leurs  cantonnements. 
Mais  il  y  eut  des  conciliabules  entre  les  officiers  et 
entre  les  soldats.  On  se  désabusait  et  on  s'excitait 
mutuellement.  Il  n'était  plus  douteux  que  les  généraux 


1.  c  Je  rédigeai  nae  lettre  à l'emperenr  dans  laquelle  je  loi  annonçais  qu'a- 
près avoir  rempli  les  devoirs  que  m'imposait  le  salut  de  la  patrie,  j'irais 
lui  apporter  ma  tête.  »  itémoire*  de  Marmont,  VI,  260.  —  Cette  lettre  ne  fut 
naturellement  pas  envoyée  à  l'empereur.  On  pourrait  même  douter  qu'elle 
eût  jamais  été  écrite  si  Ségrir  n'en  donnait  le  texte  dans  ses  Mémoire»,  VII, 
168-169. 

S.  Moniteur  du  7  avril.  Cf.  Mémoires  de  Marmont.  VI,  266. 

3.  Ordre  du  jour  au  6*  corps  d'armée,  Paris,  5  avril.  Moniteur  du  7  avril. 

4.  Tbielen,  Feidsug  der  verbûndeten  Heere  gegen  Pari*,  465. 


622  1814. 

n'eussent  livré  le  corps  d'armée  à  l'ennemi.  Soudain 
ordre  fut  donné  aux  troupes  de  se  préparer  pour  une 
revue.  Les  soldats,  qui  savaient  que  Versailles  était 
occupé  par  la  cavalerie  russe,  crurent  qu'on  allait  les 
désarmer.  Ils  s'assemblèrent  tumultueusement  sur  la 
place  d'Armes,  criant  à  la  trahison  et  proférant  des 
menaces  contre  les  généraux.  Des  officiers  se  croyant 
déshonorés  par  cette  trahison,  dont  leurs  chefs  les 
avaient  faits  les  complices  inconscients,  arrachaient 
leurs  épaulettes;  des  soldats  brisaient  leurs  fusils. 
Souham,  BordesouUe  et  plusieurs  généraux  s'ap- 
prochèrent pour  calmer  les  troupes  ;  leur  présence 
les  exaspéra.  D'abord  ce  furent  des  huées  et  des  voci- 
férations; puis  comme  les  généraux  ne  se  retiraient 
pas  assez  vite,  on  les  salua  d'une  centaine  de  coups 
de  fusils  et  de  pistolets.  Ils  s'enfuirent  jusqu'à  la  porte 
de  VersailiesTAlors  les  soldats  rompirent  les  rangs  et 
coururent  par  bandes  furieuses  dans  les  rues  désertes 
de  laville.  Les  habitants  terrorisés  sebarricadaient  dans 
leurs  demeures,  et  les  cuirassiers  russes  se  gardaient 
de  sortir  du  quartier  de  cavalerie.  Les  officiers  par- 
vinrent à  rallier  les  soldats  sur  la  place  d'Armes.  Une 
proposition  de  rejoindre  l'armée  impériale  fut  ac- 
clamée, on  déféra  le  commandement  au  colonel  Or- 
dener,  du  30*  régiment  de  dragons,  et  la  colonne  se  mit 
en  marche  sur  la  route  de  Rambouillet  aux  cris  de  : 
Vive  l'empereur  !  A  bas  les  traîtres  *  ! 

Souham  avait  envoyé  plusieurs  messages  à  Mar- 
mont  pour  l'informer  de  la  sédition.  Le  maréchal  les 
reçut  sur  la  route.  «  A  chaque  quart  de  lieue,  dit-il, 
les  nouvelles  se  succédaient  de  plus  en  plus  alar- 
mantes. »  Les  généraux,   dans  un  grand  désarroi, 

1.  Lattre  précitée  de  BordesouUe  à  Mortier.  Thielen,  465.  Cf.  Mémoires  de 
Mar^nont,  VI,  266-267.  Rovigo,  VU,  138  ;  Bourrienne,  X,  106-107  ;  Koch,  II. 
605,  etc.  —  D'aprèa  BordesouUe,  la  sédiiioa  aurait  eu  lieu  seulemant  la 
6  Avril,  le  lendemaia  do  l'arrivée  à  Versailles. 


LA     DÉFECTION     DE     MARMONT.  623 

étaient  réunis  à  la  porte  de  Versailles.  Marmont  leur 
dit  qu'il  fallait  rejoindre  les  troupes.  «  —  Gardcz- 
vous-en  bien,  monsieur  le  maréchal,  s'écria  un  géné- 
ral, les  soldats  vous  tireront  des  coups  de  fusil.  »  Le 
duc  de  Rag^use  ne  craignait  pas  les  coups  de  fusil,  et 
dans  sa  conscience  oblitérée,  il  ne  craignait  même 
pas  de  se  montrer  aux  soldats  qu'il  avait  livrés  à  len- 
nemi.  «  —  Libre  à  vous,  répondit-il,  de  rester  ici  ; 
quant  à  moi,  mon  parti  est  pris  :  dans  une  heure  ou  je 
n'existerai  plus  ou  j'aurai  fait  reconnaître  mon  auto- 
rité.» Et  il  piqua  des  deux  pour  rejoindre  la  colonne. 
Toutefois,  pendant  quelque  temps,  il  se  contenta  de  la 
suivre  à  distance,  non  par  crainte  pour  sa  vie,  mais 
jugeant  que  dans  l'exaspération  où  se  trouvaient  les 
troupes,  ses  paroles  ne  seraient  pas  écoutées.  «  Il  y 
avait,  dit-il,  beaucoup  de  soldats  ivres,  il  fallait  leur 
donner  le  temps  de  recouvrer  la  raison.  »  —  Ivres  ! 
De  quelle  ivresse  étaient  ivres  ces  braves  qui  en  mar- 
chant sur  Fontainebleau  dictaient  son  devoir  au  ma- 
réchal Marmont?  —  Après  avoir  cheminé  au  pas 
pendant  une  demi-lieue,  le  duc  de  Raguse  envoya  en 
avant  un  aide  de  camp  qui  rapporta  que  les  troupes 
paraissaient  plus  calmes.  Marmont  laissa  encore  s'é- 
couler quelques  instants;  puis  ayant  dépêché  deux 
nouveaux  aides  de  camp,  le  premier  pour  annoncer 
sa  prochaine  arrivée,  le  second  pour  donner  l'ordre 
aux  officiers  de  faire  faire  halte  et  de  se  réunir  par 
brigade  à  la  gauche  de  leurs  troupes  il  rejoignit  la 
queue  de  la  colonne  et  mit  pied  à  terre  devant  le  pre- 
mier groupe  d'officiers.  Vraisemblablement  le  maré- 
chal fut  d'abord  mal  accueilli,  mais  il  savait  comme 
il  faut  parler  aux  soldats.  Il  montra  son  bras  en 
écharpe,  il  rappela  les  combats  qu'ils  avaient  livrés 
ensemble,  les  périls  partagés,  les  efforts  communs. 
—  Depuis  quand,  osa-t-il  dire,  êtes-vous  autorisés 


124  181 4. 

à  vous  défier  de  moi?  »  Les  officiers  déjà  ébranlés  ne 
pensèrent  pas  à  lui  répondre  que  c'élait  depuis  le 
jour  où  il  avait  trahi  le  devoir  militaire.  Marmont  con- 
tinua en  assurant  que  les  troupes  n'avaient  jamais  dû 
être  désarmées,  qu'elles  étaient  l'honneur  et  la  sau- 
vegarde du  pays,  et  que  Napoléon  ayant  abdiqué,  elles 
devaient  obéir  au  gouvernement  de  la  France.  «  Votre 
honneur,  s'écrià-t-il,  m'est  aussi  cher  que  le  mien 
propre.  »  Hélas  !  quelle  idée  de  l'honneur  se  faisait 
le  duc  de  Raguse  !  Sans  se  laisser  intimider  par  les 
murmures  menaçants  qui  partaient  des  rangs,  le  ma- 
réchal recommença  la  même  parade  de  beaux  senti- 
ments devant  les  différents  cercles  d'officiers.  Les 
chefs  se  laissèrent  convaincre,  ils  calmèrent  leurs 
soldats  Les  troupes  résignées  se  mirent  silencieu- 
sement en  marche  pour  aller  prendre  de  nouveaux 
cantonnements*. 

Tout  fier  d'avoir  consommé  sa  trahison,  —  «  Je 
peux  difficilement  exprimer  ma  satisfaction,  dit-il, 
de  ce  succès  aussi  complet,  prix  d'un  ascendant, 
mérité  d'avance,  sur  mes  troupes,  »  —  le  maréchal 
Marmont  revint  au  galop  annoncer  la  bonne  nou- 
velle à  l'hôtel  Talleyrand.  Les  inquiétudes  y  étaient 
extrêmes.  La  révolte  des  troupes  menaçait  de  tout 
remettre  en  question.  Quel  effet  eût  produit  chez  les 
souverains  et  chez  les  diplomates  alliés,  à  l'armée  de 
Fontainebleau,  dans  Paris,  dans  la  France  entière, 
un  pareil  exemple  de  fidélité  à  Napoléon*  !  Marmont 
fut  reçu  en  triomphateur.  «  Il  me  semble  encore,  dit 
Bourrienne,  voir  arriver  le  maréchal  chez  M.  de  Talley- 
rand, au  moment  ovi  tout  le  monde  avait  fini  de  dîner. 
Je  le  vois  seul,  à  table,  devant  un  petit  guéridon  sur  lo 

1.  Mémoires  de  Marmont,  VI;  266-268.  Cf.  Lettre  précitée  de  Bordesoalle  a 
Mortier;  Bourrienne,  X,  106-108;  Thielen,  465. 

2.  Mémoires  de  Marmont,  VI,  269.  Bourrienne,  X,  108-109.   Cf.  Viel-CastW 
(I,  208),  dont  1m  conclusions  n«  sauraient,  lar  ce  point,  être  suspecté»». 


LA    DÉFECTION     DK     MARMONT.  «28 

quel  on  l'avait  servi  au  milieu  du  salon  ;  chacun  de  nous 
allait  le  complimenter.  Il  fut  le  héros  de  la  journée.  » 
Le  triomphe  fut  d'un  jour.  L'expiation  dura  plus  de 
trente  années.  Comme  Marmont  lui-même  le  dit  à 
une  heure  de  douloureux  eoQportement,  il  garda  «  du 
1814  sur  son  uniforme  ».  Dans  le  peuple,  dans  l'ar- 
mée, à  la  cour,  aucune  injure,  aucun  outrage  ne  fut 
épargné  au  duc  de  Raguse.  Sous  la  première  Restau- 
ration, on  disait  ragusade  pour  trahison, et  l'on  appe- 
lait la  compagnie  de  gardes  du  corps  que  commandait 
Marmont  :  la  compagnie  de  Judas.  En  1815,  Napo- 
léon flétrit  comme  traître  son  ancien  compagnon 
d'armes  et  le  radia  de  la  liste  des  maréchaux.  En 
1830,  le  duc  d'Angoulême  dit  du  commandant  mal- 
.heureux  de  l'armée  de  Paris  :  «  Il  nous  a  trahi  comme 
il  a  trahi  l'autre!  »  La  clameur  de  la  conscience  pu- 
blique poursuivit  Marmont  jusque  dans  l'exil.  A  Ve- 
nise, quand  le  vieux  maréchal,  songeant  à  la  France 
où  il  aurait  voulu  aller  mourir,  passait  tristement 
sur  la  riva  dei  Schiavoni,  les  enfants  du  peuple  le 
montraient  au  doigt  et  criaient  :  «  Ecco  colù  ga  tradi 
Napoléon  !  Voici  celui  qui  a  trahi  Napoléon  l  i» 


40 


IV 

L'ABDICATION 


C'était  contraint  par  ses  maréchaux  que  Napoléon 
avait  abdiqué  en  faveur  du  roi  de  Rome;  mais  le  sa- 
crifice accompli,  il  s'était  sincèrement  résigné.  Aus- 
sitôt après  le  départ  des  plénipotentiaires,  il  écrivit 
une  lettre  à  l'impératrice,  l'autorisant  à  prier  son 
père,  l'empereur  d'Autriche,  d'intervenir  dans  les 
négociations  entamées  avec  le  czar*.  Tout  en  s'effor- 
çant  par  cette  démarche  de  faciliter  la  mission  de 
ses  envoyés,  l'empereur  doutait  du  succès.  Il  ne 
comptait  pas  pour  cela  en  être  réduit  à  la  discré- 
tion de  l'ennemi.  Peut-être  même  en  signant  l'abdi- 
cation, l'empereur  avait-il  eu  cette  arrière-pensée 
que  si  ses  conditions  n'étaient  pas  admises  par  les 
Alliés,  les  chefs  de  l'armée  reviendraient  à  lui.  Les 
maréchaux  lui  avaient  imposé  son  abdication.  En 
les  chargeant  de  la  porter,   Napoléon  les  forçait  à 

1.  Lettre  du  duc  de  Cadore  à  Marie-Louise,  Joigny,  i  avriL  Arch.  nat.,  A  F. 
IV,  1670.  Fain,  236.  Cf.  Meneval,  H,  66.  —  Le  duc  de  Cadore  avait  été  dési- 
gné pour  cette  mission  par  Napoléon  à  Marie-Louise  comme  ancien  ambas- 
sadeur à  Vienne  où  il  avait  été  fort  bien  traité  par  l'empereur  François.  Il 
partit  le  6  avril.  Le  7,  Marie-Louise  envoya  encore  le  comte  Regnault  de 
Saint-Jean-d'Angély  et  le  8  Saint-Aulaire  et  Bausset. 

Ces  démarches  auprès  de  l'empereur  d'.\u triche,  conseillées  par  Xapolécn 
aussitôt  après  le  départ  des  plénipotentiaires,  répondent  nettement,  il  nous 
semble,  à  l'assertion  de  Thiers  (7U-715)  que  Napoléon  n  avait  conçu  cette 
prétendue  abdication  que  pour  se  débarrasser  de  Ney  et  de  Macdonald  et 
pour  tombei  sur  les  Alliés  pendant  qu'ils  seraient  occupés  des  négociations. 
Si  Napoléon  avait  pensé  ainsi,  il  n'eût  point  écrit  à  l'impératrice.  Là  il  na 
■'agissait  pas  «  d'amuser  »  François  I"  qui  était  fort  tranquille  à  Dijon  ;  U 
■  agissait  de  l'anifliier  à  peser  sur  l'opinion  de  ses  alliés. 


J 


L  ABDICATION.  «S27 

faire  leur  cause  de  la  sienne.  Il  les  savait  désireux  de 
la  régence  autant  qu'hostiles  à  la  royauté.  L'abdica- 
tion refusée,  ils  ne  pourraient  plus  que  combattre. 

Dans  l'hypothèse  du  rejet  de  ses  propositions, 
l'empereur,  vers  la  fin  de  le  journée  du  4  a\Til,  dépê- 
cha aux  commandants  de  corps  d'armée  et  de  divi- 
sions indépendantes  l'ordre  de  se  rendre  au  palais  à 
dix  heures  du  soir',  ordre  fatal  qui,  comme  on  l'a  vu, 
allait  précipiter  le  mouvement  du  6'  corps.  Sûr  du 
dévouement  des  troupes  qui,  à  Fontainebleau,  n'a- 
vaient pas  cessé  de  l'acclamer,  Napoléon  l'était  moins 
de  celui  des  généraux.  Il  voulait  provoquer  dans  l'ar- 
mée une  adresse,  une  sorte  de  plébiscite  qui  affermît 
tous  les  esprits  et  engageât  toutes  les  consciences.  A 
l'heure  indiquée,  les  officiers  généraux,  à  l'excep- 
tion de  Marmont,  furent  reçus  par  l'empereur.  Il 
leur  apprit  l'état  des  choses  et  leur  demanda  s'ils 
voulaient  abandonner  la  cocarde  tricolore  et  servir 
les  Bourbons.  Sans  doute,  tous  l'assurèrent  de  leur 
fidélité.  On  arrêta  qu'une  adresse  serait  signée  dans 
les  différents  corps  d'armée*. 

1.  Corrnpondance  de  Napoléon,  21553.  Re^istr*  de  Bertbier  (ordres  à  Mar- 
moDt,  Mortier,  OudiDot,MoDcej,Belliard,  Gérard,  Sébaatiani,  etc.,  etc.,  Fontai- 
nebleau, <  avril).  Arch.  de  la  ^erre. 

2.  Rien  n'a  transpiré  jusqu'ici  de  cette  rénnion  de  généraux  cbes  rempe- 
reur  dan«  la  soirée  du  4  avril.  Aucun  auteur  de  Mémoires,  pas  même  Fain 
ai  Courtaud,  aucun  historien  n'en  a  parlé.  Tout  ce  que  Ton  sait,  et  par  la 
Corrttpondance  et  par  le  Registre  de  Bertbier,  c'est  qu'il  j  eut  convocation. 
Un  document  que  noua  ne  prétendons  pas  avoir  découvert  (il  est  c:té  par 
Rapetti,  370),  mais  dont  nous  révélons  du  moins  l'importance  (Rapetti  ne 
voit  dans  cette  lettre  à  laquelle  il  n'attache  pas  d'iuiérét  «  qu'une  intem- 
pérance de  zélé  privé*)  permet  de  connaître  le  but  et  le  résultat  de  cette 
réunion.  C'est  cette  lettre  de  Gérard,  commandant  le  f  corps  d'armée,  à  rua 
de  ses  divisionnaires,  le  général  Dubesme  : 

«  Fontainebleau,  5  avril.  —  Des  malveillants  ont  profité  de  la  présence 
de  l'ennemi  ii  Paris  pour  manifester  le  désir  de  voir  retenir  sur  le  trône  la 
dynastie  des  Bourbons...  L'empereur  voulant  connaître  le  voeu  de  l'armée  à 
cet  égard,  je  vous  prie  de  réunir  lea  officiers  de  tout  grade  de  votre  division 
et  de  leur  demander  leur  sentiment.  Si,  comme  je  le  pense,  ils  ne  veulent  pas 
sacrifier  \  Jngt  années  de  gloire  et  de  travaux,  il  sera  fait  une  adresse  dans 
le  corps  d'armée  qui  sera  signée  de  tous  et  qui  exprimera  écergiquemeat 
qu'ils  n'admettront  jamais  on  Bourbon...  ••  tous  prie  de  me  faire  connaiin 


628  181 4. 

Une  lettre  du  général  Lucotte,  portant  que,  selon  les 
instructions  de  Marmont  l'abdication  venait  d'être 
mise  à  l'ordre  et  que  la  plus  grande  agitation  r,:!.gnait 
chez  les  troupes,  puis  le  rapport  verbal  de  Gourgaud 
sur  le  départ  du  duc  de  Raguse  pour  Paris  et  sur 
l'absence  du  général  Souham  de  son  quartier  général, 
avaient  commencé  à  inquiéter  l'empereur.  Mais  il  ne 
s'alarma  pas  cependant  de  ces  étranges  nouvelles  ^  II 
attribua  ce  qui  se  passait  au  camp  d'Essonnes  à  des 
malentendus.  Comment  Napoléon  eût-il  pu  penser 
qu'un  maréchal  d'empire  et  onze  mille  soldats  fran- 
çais allaient  déserter  leur  poste  et  passer  à  l'ennemi! 

Entre  une  et  deux  heures  du  matin  arrivèrent  suc- 
cessivement à  Fontainebleau  le  lieutenant  Combes,  le 
capitaine  Magnien  et  plusieurs  officiers  polonais,  qui  A 
avaient  quitté  la  colonne  de  Souham.  Reçus  par  l'aide 
de  camp  Je  service,  ils  furent  vite  introduits  chez 
l'empereur.  Napoléon,  les  mains  derrière  le  dos,  tan- 
tôt marchant,  tantôt  s'arrêlant,  les  interrogeait  avec 
un  calme  incroyable.  Il  ne  pouvait  croire  à  la  défec- 
tion du  duc  de  Raguse.  Enfin,  lorsque  devant  tant  de 
témoignages  il  ne  lui  fut  plus  possible  de  douter,  il 

1«   résultat  de   cette   convocation   qui  flevra  avoir  lieu  au  point   du  jour. 

Ainsi  la  lettre  de  Gérard  à  Duhesme  s'accorde  avec  la  lettre  de  la  Cor- 
respondance (21553),  et  l'explique.  Gérard  est  mandé  le  4  avril  à  10  heures  du 
•oir  au  palais  avec  les  autres  commandants  de  corps  d'armée.  L'empereur 
exprime  aux  généraux  son  désir  de  connaître  le  vœu  de  l'armée.  Aussitôt 
après  l'entretien,  entre  minuit  et  une  heure  (c'est  pourquoi  Gérard  date  sa 
lettre  du  5  avril),  le  commandant  du  2*  corps  écrit  à  ses  divisionnaires,  et  il 
ordonne  que  la  convocation  ait  lieu  au  point  du  jour  (c'est-à-dire  le  5).  Cette 
lettre  n'est  donc  point,  comme  le  croit  Rapetti,  «  une  manifestation  indivi- 
duelle. »  C'est  au  contraire  la  conséquence  d'une  décision  prise  en  commun 
d'après  le  désir  de  l'empereur,  décision  qui  dément  absolument  l'hypothèse  de 
plusieurs  historiens  d'une  attaque  pour  le  lendemain  5  avril. 

Cette  adresse  lut-elle  signée?  C'est  plus  que  douteux.  D'une  part  tout 
les  généraux  ne  furent  sans  doute  'pas  aussi  empressés  que  Gérard  à  com- 
muniquer le  désir  de  l'empereur  à  leurs  sous-ordres.  D'autre  part,  la  défection 
de  Marmont.  connue  dès  le  lendemain  matin,  paralysa  les  dernières  bonnet 
▼olontés. 

1.  Lucotte  à  Napoléon,  Corbeil,  4  avril.  Arch.  nat.,  AF.  iv,  1670.  Relation 
4»  Uoorgaud,  dans  Bourrienne  et  tes  erreurt,  II,  334.  h 


LABDICATION.  6» 

s'assit,  muet  et  le  regard  fixe.  Puis,  après  un  long 
silence  il  dit,  comme  achevant  une  phrase  commen- 
cée tout  bas  :  «  L'ingrat!  D  sera  plus  malheureux  que 
moi*.  » 

La  ligne  de  l'Essonne  était  découverte,  on  risquait 
d'être  attaqua.  Le  plus  pressé  n'était  pas  de  récrimi- 
ner. L'empereur  envoya  Belliard  aux  avant-postes 
avec  ce  qu'il  put  ramasser  de  cavalerie.  Ordre  fut 
dépêché  au  duc  de  Trévise  de  porter  son  quartier 
général  à  Essonnes'.  Bientôt  une  lettre  du  général 
Krazinski  vint  témoigner  à  l'empereur  qu'il  n'était 
cependant  pas  abandonné  par  toute  l'armée.  «  Sire, 
écrivait  ce  général,  des  maréchaux  vous  trahissent. 
Les  Polonais  ne  vous  trahiront  jamais.  Tout  peut 
changer,  mais  non  leur  attachement.  Notre  vie  est 
nécessaire  à  votre  sûreté.  Je  quitte  mon  cantonne- 
ment sans  ordre  pour  me  rallier  près  de  vous  et  vous 
former  des  bataillons  impénétrables'.  » 

Le  lendemain,  5  avril,  ou  peut-être  dans  cette  nuit 
même,  Napoléon  écrivit  le  bel  ordre  du  jour  à  l'armée 
où  perce  tant  d'amertume  et  de  découragement,  et 
qui  semble  moins  une  proclamation  faite  pour  enflam- 
mer des  troupes  qu'un  appel  à  la  postérité*.  A  midi, 
il  passa  en  revue  dans  la  cour  du  Cheval-Blanc  les 
débris  du  7*  corps.  Les  vieux  soldats  d'Espagne  l'ac- 
clamèrent, comme  la  veille  et  l'avant-veille  l'avaient 


1.  Gourgaad,  325;  Fain,  237;  Récit  da  Combes  (cit«  par  Rap«tti,  349), 
Récit  de  Magnien  dans  les  Mémoire*  de  Belliard,  I,  182-186. 

2.  Afémoires  de  Belliard,  I,  186.  Registre  de  Berthier  (à  Mortier,  5  aTril, 
3  heures  da  matin).  Arcb.  de  la  guerre. 

3.  Kraainski  à  Napoléon,  Chevannes,  5  avril.  Arcfa.  nat.,  aP.  iv,  \670.  — 
Le  brave  général  arriva  en  effet  k  Fontainebleau  vers  midi. 

4.  Faio,  236.  Correspondance  de  Napoléon,  21  557.  —  En  comparant  cette  pro- 
clamation avec  l'allocution  du  3  avril,  il  est  facile  de  voir  que  bien  des  évé- 
nements se  sont  accomplis  et  que  bien  des  espérances  sont  tombées. 
Koch(II,  601-602)  assure  que  cet  ordre  dn  jour  ne  fat  lu  aux  troupes  que  le 
6  avril,  c'est-à-4ire  aprèi  l'abdicatioa  4étiniUT«.  La  chose  parait  vraiseai» 


63ê  1814. 

acclamé  les  bataillons  de  la  garde.  Mais  la  défection 
du  duc  do  Rag-uso  lui  enlevait  onze  mille  hommes. 
Avec  sa  petite  armée  ainsi  réduite,  il  ne  pouvait  plus 
combattre  sous  Paris  si  ses  propositions  étaient  reje- 
tées. Il  se  prépara  à  se  retirer  derrière  la  Loire.  A 
trois  heures,  la  vieille  garde  bivouaquée  autour  de 
Tilly,  et  sous  les  armes  depuis  midi,  reçut  l'ordre  de 
'rentrer  à  Fontainebleau  et  d'aller  s'établir  sur  la 
route  d'Orléans  ^  Ce  n'était  que  le  commencement 
d'un  mouvement  général.  Napoléon  avait  conçu  son 
plan  de  retraite;  il  attendait  pour  l'exécuter  des  nou- 
velles do  Paris.  Vers  la  fm  de  la  journée,  soit  qu'il 
eût  reçu  un  courrier  de  ses  plénipotentiaires,  soit 
qu'il  ne  pût  plus  lutter  contre  le  pressentiment  que 
la  trahison  de  Marmont  entraînerait  la  rupture  des  né- 
gociations, il  donna  ses  ordres.  La  garde,  formant  la 
tête  do  colonne  avec  le  corps  de  Gérard,  se  mettrait 
en  route  pour  Malesherbcs,  le  6  avril,  au  point  du 
jour.  Los  autres  troupes  suivraient  le  mouvement 
dans  la  matinée.  Le  corps  do  Mortier,  faisant  l'arrière- 
garde,  marcherait  de  Mcnecy  sur  Fontainebleau  où  il 
cantonnerait  pendant  la  nuit.  Le  7  avril,  la  tête  de 
l'armée  serait  à  Pithiviers  et  l'arrière-garde  entre 
Fontainebleau  et  Maleshcrbes*. 

Dans  la  soirée,  entre  neuf  et  dix  heures,  les  trois 
commissaires  de  l'empereur  revinrent  à  Fontaine- 

1.  Agenda  du  général  Pelet.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Correspondance  de  Napoléon,  21  556.  Registre  de  Berthier  (ordres  à  Drouot, 
Gérard,  Lefol,  Oudicot,  Molitor,  Mortier,  Pire,  etc.,  Fontainebleau,  5  avril, 
11  heures  du  soir). 

Il  y  a  généralement  concordance  horaire,  à  une  derai-heure  près,  entre  lea 
ordres  de  la  Correspondance  et  les  mêmes  ordres  transcrits  dans  le  rea-istre 
de  Berthier.  Jamais  il  n'y  a  plus  de  deux  heures  de  différence.  Ainsi  l"ordr& 
de  l'empereur  dut  être  donné  au  plus  tôt  à  9  heures  du  soir.  Il  fut  écrit,  en 
tous  cas,  avant  l'arrivée  des  maréchaux. 

On  lit  avec  étonnement  dans  une  note  de  la  Correspondance  :  •  Ce  mouve- 
ment ne  fat  pas  exécuté  par  suite  de  la  défection  du  6*  corps.  »  Or  ce  fut 
au  contraire  par  suite  de  la  défection  du  6*  corps  que  ce  mouvement  fut  or- 
donné, et  ce  fut  par  suite  de  Tabdication  qu'il  ne  tut  pas  exécuté. 


L  ABDICATIOIf.  631 

bleau.  Us  dirent  le  résultat  do  leur  mission.  La  défec- 
tion du  6"  corps  avait  paralysé  la  bonne  volonté 
d'Alexandre.  11  n'acceptait  pas  l'abdication  en  faveur 
du  roi  de  Rome,  et  le  sénat  allait  proclamer  le  comte 
de  Provence  sous  le  nom  de  Louis  XVIIL  Le  czar  ga- 
rantissait à  Napoléon  la  souveraineté  de  l'île  d'Elbe*. 
—  On  offrait  à  César  l'empire  de  Sancho  Pança! 

Surtout  depuis  l'événement  d'Essonnes,  l'empereur 
est  préparé  au  refus  du  czar.  Il  déclare  qu'il  en  ap- 
pellera aux  armes.  «  La  guerre,  dit-il,  n'offre  rien 
désormais  de  pire  que  la  paix.  »  Puis,  avec  un  grand 
calme,  il  expose  son  plan  de  retraite  derrière  la  Loire, 
montr^int  ses  cartes  et  faisant  le  dénombrement  des 
forces  qui  restent  pour  la  résistance.  11  y  a  encore  les 
quarante-cinq  mille  hommes  de  l'armée  impériale; 
il  y  a  l'armée  d'Augercau,  il  y  a  celles  do  Soult,  de 
Suchet,  de  Maison,  du  prince  Eugène  ;  il  y  a  les  dépôts, 
les  forteresses,  les  populations  prêtes  à  s'insurger. 
«  On  peut  peut-être  encore  tout  sauver*.  »  L'empereur 
espérait  que  les  maréchaux,  désabusés  sur  les  inten- 
tions des  Alliés  et  hostiles  aux  Bourbons  par  senti- 
ment et  par  intérêt,  reprendraient  ardemment  l'épée. 
Illusions!  Après  avoir  tenté  de  faire  substituer  la  ré- 
gence à  l'empire,  les  maréchaux  avaient  pris  leur 
parti  de  la  royauté.  Il  ne  leur  avait  fallu  pour  cela 
qu'une  journée  passée  à  Paris  et  deux  entretiens 
avec  le  czar.  Les  plénipotentiaires  de  Napoléon  étaient 
si  convaincus  que  son  pouvoir  n'existait  plus,  qu'à 

1.  L'offre  de  l'ile  d'Elbe  avait  il6  faite  par  le  czar  dans  la  secoade  confé- 
rence, le  5  avril  vers  midi.  D'aprèi  la  lettre  de  Ney  [Moniteur  du  7  avril),  il 
serait  revenu  seul  auprès  de  l'einperear  le  soir  du  5  avril.  —  D'après  le  récit 
de  MacdoDald,  ce  serait  lui  qui  serait  revenu  seul,  et  d'après  les  A/^moiret 
d*  due  de  Yicence  (connrmes  sur  ce  point  par  Pain,  243),  ce  serait  au  con- 
traire Caulaincourt  qui  aurait  rapporté  la  réponse  du  czar.  Nous  pensons 
que  partis  ensemble,  les  plénipotentiaires  revinrent  ensemble,  ainsi  que 
rétablit  le  récit,  très  succinct  d'ailleurs,  du  Journal  det  Débat*,  du  9  avril. 

3.  Fain,  242-244.  Cf.  Rovigo  VU,  156;  BourrieiUM,  X,  15»,  et  Jourrud  det 
Qékstz.  du  9  «rrU. 


632  181 4. 

leur  retour,  en  passant  à  dhevilly,  ils  avaient  de  leur 
propre  autorité  conclu  un  armistice  avec  Schwarzen- 
berg*.  Ney,  peu  accoutumé  à  ménager  ses  paroles, 
déclara  à  l'empereur,  avec  une  netteté  brutale,  qu'il 
ne  lui  restait  qu'à  abdiquer  sans  conditions.  Mac- 
donald,  plus  modéré  dans  les  termes,  ne  paraissait 
pas  moins  résolu  à  exiger  l'abdication.  Caulain- 
court  approuvait  par  un  douloureux  silence  la  som- 
mation des  maréchaux.  Las  de  donner  des  raisons  à 
des  gens  qui  étaient  déterminés  à  n'en  point  écouter. 
Napoléon  se  résigna  ou  parut  se  résigner.  Il  congédia 
les  plénipotentiaires  en  ajournant  au  lendemain  la 
remise  de  son  acte  d'abdication*. 

Cet  engagement  était-il  sincère?  Napoléon  qui  de- 
puis le  matin  prévoyait  le  rejet  de  ses  propositions  et 
qui  avait  pris  des  mesures  en  conséquence,  se  ren- 
dit-il si  facilement  aux  volontés  de  ses  maréchaux? 
Renonça-t-il  si  \ite  au  mouvement  sur  Pithiviers, 
dont  à  cette  heure  même  le  major-général  trans- 
mettait les  ordres?  Perdant  soudain  tout  espoir  et 
toute  énergie,  révoqua-t-il  incontinent  ces  ordres  de 
marche?  Ou,  toujours  résolu,  les  maintint-il  et  ne 
furent-ils  pas  obéis?  Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que 
les  ordres  furent  transmis,  qu'il  n'y  fut  pas  donné 
contre-ordre  par  écrit  et  que  le  mouvement,  qui  de- 
vait s'opérer  à  la  pointe  du  jour,  ne  fut  point  com- 
mencé*. 


1.  Cet  armistice  fut  mis  à  l'ordre  de  l'armée  le  6  avril  à  10  heures  du 
matin.  Agenda  de  Pelet.  Ârch.  de  la  guerre. 

2.  Ney  àTalleyrand,  Fontainebleau,  5  avril,  11  heures  eti^emie  du  soir  (^07i(- 
teur  du  7  avril)  :  «  L'empereur  convaincu  de  la  position  critique  où  il  a  mis  la 
France  et  do  l'impossibilité  où  il  se  trouve  de  la  sauver  lui-même  a  paru  se 
résigner  et  consentir  à  l'abdication  entière  et  sans  aucune  restrictiot.  Cest 
demain  matin  que  j'espère  qu'il  m'en  remettra  lui-mômo  1  acn>  formel  et 
authentique.  »  Cf.  le  récit  du  Journal  des  Débats  du  9  avril. 

3.  D'après  l'agenda  de  Pelet  (Arch.  de  la  guerre).  Tordre  parvint  à  la 
1"  division  de  la  vieille  garde  (général  Friant) .  Il  est  présumable  qu'il  par- 
vint aussi  à  d'autres  divisioM  et  corps  d'armée.  Dans  le  registre  de  Bertbier, 


L  ABDICATION.  633 

Le  trouble  était  dans  tous  les  esprits.  La  défection 
duo'  corps  avait  indigné  l'armée.  On  parlait  de  «  l'in- 
fâme Marmont  »,  on  l'appelait  «  traître  »  et  «  déser- 
teur ».  Mais  tout  en  condamnant  son  action,  les  gé- 
néraux discutaient  les  mobiles  qui  l'avaient  guidé. 
La  résistance  ne  paraissait  plus  possible.  Le  duc  de 
Raguse  ne  voulait-il  pas  sauver  l'armée  de  la  des- 
truction et  la  France  de  la  guerre  civile?  L'enthou- 
siasme qu'avait  provoqué  chez  les  troupes' l'allocution 
de  l'empereur  le  3  avril,  n'avait  point  pénétré  les  états- 
majors,  et,  depuis  cette  revue,  les  nouvelles  de  Paris 
étaient  venues  augmentei  l'abattement.  On  n'ignorait 
pas  que  les  maréchaux  avaient  arraché  son  abdication 
à  l'empereur.  Cet  acte  de  violence  n'était  point  fait 
pour  raffermir  la  discipline,  d'autant  que  ceux  qui 
l'avaient  commis  étaient  la  gloire  de  l'armée  :  Ney,  le 
brave  des  braves,  le  sévère  Macdonald,  Oudinot,  l'an- 
cien commandant  du  corps  des  grenadiers,  qui  comp- 
tait plus  de  blessures  que  d'années  de  ser\ice.  Puis 
l'abdication,  toute  conditionnelle  qu'elle  était,  reli- 
raki  à  l'empereur  de  son  autorité.  Il  n'était  plus  empe- 
reur que  conditionnellement.  Jusqu'à  quel  point  pou- 
vait-il encore  commander?  Lucotte  lui-même,  dans 
l'énergique  ordre  du  jour  où  il  flétrissait  la  conduite 
de  Marmont,  semblait,  tout  en  affirmant  sa  volonté 
de  rester  à  son  poste,  se  dégager  du  serment  d'obéis- 
sance à  l'empereur  :  «  Les  premiers  corps  de  l'État 
représentent  aujourd'hui  la  France,  écrivait-il...  Nous 
servirons  la  patrie  sous  tout  gouvernement  que  la 
majorité  de  la  nation  adoptera*.  » 

ou  il  n'y  a  pas  d«  transcription  de  contre-ordre  au  mouTement,  les  ordres 
susdits  sont  biffés  à  l'encre  ronge,  comme  réroqués.  Mais  le  major  général 
a  pu,  pour  couvrir  la  non-exécution  de  ces  ordres,  les  marquer  comme  révo- 
qués «quoiqu'ils  ne  l'aient  pas  été. 

1.  Ordre  du  jour  de  Lucotte,  Corbeil,  5  avril  {Moniteur  du  7  avril).  Cf.  sur 
l'eut  des  esprits  :  Agenda  de  Pelet,  Arch.  de  la  guerre.  Kocb,  II,  594-595; 
Fftin,  UA,  247  et  pcutim.  Corèlj,  40&-407. 


6S4  1814. 

Dans  la  soirée  du  5  avril,  les  généraux  tinrent  une 
assemblée  secrète.  Plusieurs  d'entre  eux,  nommément 
le  général  Pelet  considérant  la  convocation  comme  il- 
légale, refusèrent  de  s'yrendre.  Quelles  résolutions  fu- 
rent arrêtées  dans  la  réunion?  On  le  p^ut  soupçonner  : 
A  deux  heures  du  matin  le  général  Priant — le  général 
Priant  commandant  la  1"  division  de  la  vieille  garde  I 
— avertitPelet  que  les  commandants  de  corps  d'armée 
étaient  résolus  à  ne  faire  aucun  mouvement  et  qu'on 
n'avait  plus  à  attendre  d'ordres  de  l'empereur.  «  Il 
semblait,  dit  Pelet,  que  Sa  Majesté  fût  déjà  enterrée^» 

Le  6  avril,  l'empereur  réunit  une  dernière  fois 
ses  maréchaux.  Il  fit  un  suprême  appel  à  leur  cœur, 
parlant  encore  de  continuer  la  lutte  derrière  la  Loire. 
Les  maréchaux  n'écoutaient  plus  que  leur  raison. 
La  scène  de  la  veille,  qui  elle-même  avait  été  la  répé- 
tition de  celle  de  l'avant-veille,  se  renouvela.  Ney, 
Oudinot,  Macdonald,  Lefebvre  mettaient  moins  de  feu 
dans  la  discussion  —  il  n'en  était  plus  besoin  !  —  mais 
ils  n'y  apportaient  pas  moins  de  résolution.  Ils  expo- 
sèrent froidement  à  Napoléon  qu'il  n'avait  plus  que 
des  débris  d'armées,  qu'il  était  cerné  et  que  réussît-il 
à  atteindre  la  rive  droite  de  la  Loire,  ses  derniers  efforts 
n'aboutiraient  qu'à  la  guerre  civile.  Les  maréchaux 
étaient  bien  déterminés  à  obtenir  l'abdicatiou.  Les 
grands  officiers  de  l'empire  avaient  condamné'l'empire. 

Depuis  cinq  jours,  Napoléon  n'a  vu  autour  de  lui  que 
découragement  et  menaces,  abandon  et  trahison.  Ses 
appels  ne  sont  pas  écoutés,  ses  ordres  ne  sont  pas  obéis. 
Non  seulement  il  a  perdu  ses  conquêtes,  non  seulement 
il  va  perdre  son  *^mpire,  mais  ceux  qui  lui  arrachent 

1.  Agenda  du  général  Pelet,  commandant  la  brigade  de  chasseurs  à  pied  ds 
la  vieille  garde.  Arch.  de  la  guerre.  —  Ce  fait,  inconnu  jusqu'ici  et  rapporté  par 
le  général  Pelet,  ne  saurait  être  rais  en  doute.  N'est-il  pas  d'ailleurs  en  quel- 
que sorte  conâ.mé  par  ces  paroles  de  Fain  (244)  :  «  On  s'unit  pour  rejeter 
tpute  détermination  qui  aurait  poi;r  résultat  de  prolonger  la  guerre.  > 


L  ABDICATION.  635 

l'épée  ce  sont  ses  compagnons  do  guerre,  ses  frères 
d'armes,  jaloux  de  ne  point  attendre  un  jour  pour  sa- 
luer uu  nouveau  maître.  Aux  plus  terribles  retours 
de  la  fortune  se  joignent  les  plus  cruelles  blessures 
de  l'amitié  violée.  L'empereur  a  souffert  toutes  les 
humiliations,  toutes  les  amertumes,  toutes  les  dou- 
leurs. Qu'est  désormais  le  dernier  sacrifice  î  « — Vous 
voulez  du  repos?  dit  Napoléon  à  ces  capitaines.  Eh 
bien!  ayez-en  donc!  »  Et  il  écrivit  l'acte  d'abdication  : 
«  Les  puissances  alliées  ayant  proclamé  que  l'em- 
pereur Napoléon  était  le  seul  obstacle  au  rétablisse- 
ment de  la  paix  en  Europe,  l'empereur  Napoléon, 
fidèle  à  ses  serments,  déclare  qu'il  renonce  pour  lui 
et  ses  héritiers  aux  trônes  de  France  et  d'Italie, 
parce  qu'il  n'est  aucun  sacrifice  personnel,  même 
celui  de  la  vie,  qu'il  ne  soit  prêt  à  faire  à  l'intérêt  de 
la  France*.» 

La  grande  nouvelle  connue  dans  les  quartiers  géné- 
raux, la  désertion  commença.  Chacun  trouvait  un  pré- 
texte pour  aller  à  Paris  :  celui-ci  dans  l'intérêt  de  ses 
troupes,  celui-là  pour  chercher  de  l'argent,  cet  autre 
pour  voir  safemme  malade.  Lepalaisde  Fontainebleau, 
hier  encore  plein  d'officiers,  se  vide  peu  à  peu.  Le  duc 
de  Bassano,  quelques  aides  de  camp,  quelques  géné- 
raux semblent  seuls  savoir  que  Napoléon  est  encore 
vivant*.  Le  6  avril,  au  moment  même  où  le  maréchal 
Ney  rapportait  tout  triomphant  à  Paris  l'abdication  de 
l'empereur,  le  sénat  proclamait  Louis  XVIII.  Ce  fut 
le  signal  de  la  course  à  l'adhésion.  Entre  les  généraux 
s'établit  une  joute  de  vitesse  où  chacun  s'efforçait 
de  devancer  les  autres  pour  donner  son  approbation 

1.  Faia,  247-SO.  Cf.  Récit  da  Jatanct  des  DfbaU.9  avril.  HoTigo,  Vil,  156; 
Bonrrienne,  159.  —  Dans  le  texte  original  de  l'abdicatio-j,  il  7  a  deux  ratures. 
L'empereur  avait  voulu  écrire  d'abord  :  «  ...  qu'il  ne  soit  prêt  à  faire  an  bien 
de  la  nation.  « 

9.  Amenda  du  ^énér»!  Pelet.  Arch.  de  la  guerre.  Fain,  345,  2S9.  261-389. 


636  18  1 4. 

publique  aux  actes  du  gouvernement  provisoire  et 
pour  protester  de  son  dévouement  au  roi.  Le  Moniteur 
ne  suffit  point  à  insérer  les  proclamations  de  Jourdan, 
d'Augereau,  de  Maison,  les  lettres  de  Lagrange.  de 
Nansouty,  d'Oudinot,  de  Kellermann,  de  Lefebvre, 
de  Hullin,  dv  Milhaud,  de  Latour-Maubourg,  de  Sé- 
gur,  de  Berthier,  de  combien  d'autres  encore  '  !  Le 
ministre  de  la  guerre  Dupont  avait  adressé  le  7  avril 
une  circulaire  à  tous  les  officiers  généraux,  les  invi- 
tant «  à  faire  connaître  le  plus  promptement  possible 
leur  adhésion  personnelle'».  Belliard,  n'ayant  point 
reçu  cet  avis  par  suite  de  quelque  erreur,  s'inquiéta  et 
s'émut.  Pourquoi  l'avait-t-on  oublié  quand  on  avait 
pensé  à  tous  ses  camarades?  Il  ne  perdit  pas  une  heure 
pour  écrire  au  ministre  :  «  Votre  Excellence  a  adressé 
aujourd'hui  une  lettre  à  tous  les  généraux  de  division 
de  l'armée  pour  leur  demander  leur  adhésion  au  nou- 
vel ordre  de  choses.  Je  n'ai  pas  reçu  de  lettre.  Te 
pense  que  c'est  une  erreur.  Je  m'empresse  donc,  mon- 
sieur le  comte,  de  vous  envoyer  mon  adhésion  au  nou- 
veau gouvernement'.  »  C'est  par  cette  lettre  que  se 
termine  le  registre  de  correspondance  de  l'aide-major 
général  Belliard. 

Les  soldats  se  montrèrent  moins  pressés  d'oublier 
leur  empereur,  moins  ardents  à  abandonner  le  dra- 
peau de  Valmy  et  d'Austerlitz.  La  mise  à  l'ordre  de 
î'abd'cation  provoqua  dans  l'armée  l'étonnement  et 
la  colère.  Le  7  avril,  les  troupes  sortirent  la  nuit  des 
quartiers  de  Fontainebleau,  en  armes  et  portant  des 
torches;  ils  parcoururent  les  rues  de  la  ville  et  les 
abords  du  château,  aux  cris  de  :  «  Vive  l'empereur  !  A 

1.  Moniteur  du  7  au  14  avril. 

2.  Lettre  circulaire  de  Dupont,  8  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

3.  Registre  de  Belliard,  10  avril.  Arch.  delà  guerre.  —  Belliard,  d'ailleur» 
resta  à  Fontainebleau,  le  dernier  des  grands  divisionnaires  de  l'empire.  U 
était  présent  aux  adieux  de  Napoléon  À  sa  sard4, 


l'abdication.  637 

bas  les  traîtres!  A  Paris  1*  »  Le  jour  des  adieux,  ces 
mêmes  hommes  ne  criaient  plus  :  Vive  l'empereur  I 
mais  leurs  yeux  où  roulaient  les  larmes,  leur  sombre  si- 
lence,rompu  par  des  sanglots  quandNapoléon  embrassa 
l'aigle  vaincue,  disaient  leur  amour  et  leur  douleur. 
Le  8  avril,  à  Orléans,  les  soldats  envahirent  la  ville, 
proférant  des  menaces,  poussant  des  acclamations  et 
forçant  les  habitants  terrorisés  à  répéter  leurs  vivats. 
Le  9  avril,  à  l'entrée  de  l'impératrice  qui  arrivait  de 
Blois,  le  13  avril  encore,  les  mêmes  scènes  se  renou- 
velèrent. Le  9  avril,  le  maire  de  Clermont-Ferrand 
ayant  proclamé  lesBourbons  et  faitpar  la  villeune  mar- 
che avec  le  drapeau  blanc,  la  garnison  sortit  des  ca- 
sernes, dispersa  le  cortège  et  brûla  le  drapeau  sur  la 
grande  place. Le  surlendemain, on  chantaitun7(e/)ez/m, 
le  drapeau  blanc  placé  sur  l'autel.  Des  chasseurs  en- 
trent à  cheval  pendant  l'office,  enlèvent  le  drapeau, 
le  traînent  par  les  rues*.  ABriare,  une  division  d'in- 
fanterie répandit  la  terreur  dans  toute  la  contrée  par 
ses  menaces  contre  les  partisans  du  nouveau  régime. 
Dans  la  19"  division  militaire  (Lyon),  les  troupes 
méconnaissaient  l'autorité  des  chefs.  Chaque  jour 
c'étaient  avec  les  soldats  alliés,  dont  les  cantonne- 
ments étaient  proches,  des  rixes  particulières  qui  me- 
naçaient de  devenir  générales'.  Le  corps  du  maréchal 
Augereau  était  disposé  à  se  mutiner;  on  craignait 
que  le  passage  de  l'empereur  ne  déterminât  la  sédi- 
tion. Tous  les  régiments  furent  cantonnés  dans  des 
villes  et  des  villages  éloignés  de  la  grande  route*.  A 
Rennes,  à  Laval,  à  Cherbourg,  à  Orléans,  à  Tours,  à 


1.  Agenda  de  Pelet.  Arch.  de  la  gaerre. 

î.  Rapports  de  police,  11,  13,  14  et  17  avril.  Arch.  nat.,  F   7,  3  773. 

3.  Rapport  de  police,  23  avril.  Arch.  nat.,  F.  7,  3773.  Général  Delaroche  à 
Dupont,  Lyon,  16  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Général  Marchand  à  Dupont,  Grenoble,  17  avrîL  Cf.  Itinéraire  de  DouUm 
•eut  À  nu  cTElbe.  par  Fabry  («crit  rojali*t«>.  S8-S8. 


638  1814. 

Chartres,  à  Nevers,  les  troupes  refusèrent  de  prêter 
serment  au  roi  et  de  prendre  la  cocarde  blanche  '.  A 
Paris,  les  soldais  passaient  leur  colère  sur  les  étran- 
gers. Ils  arrachaient  les  brindilles  vertes  dont  les  Au- 
trichiens ornaient  leurs  shakos,  les  médailles  de 
campagne  que  les  Russes  portaient  sur  la  poitrine. 
Chaque  jour  c'étaient  des  querelles  et  des  rixes.  Le 
29  avril,  il  y  eut  un  vrai  combat  dans  le  jardin  du 
Palais-Royal;  quelques  personnes  furent  grièvement 
blessées.  Le  8  mai,  des  grenadiers  assaillirent  à  coups 
de  briquets  des  soldats  alliés  qui  dansaient  dans  un 
cabaret  et  en  tuèrent  plusieurs  ;  deux  femmes  furent 
sabrées*.  A  Rouen,  la  population,  les  autorités  civiles 
et  militaires  étaient  effrayées  par  l'attitude  et  les 
menaces  des  soldats  et  des  officiers  subalternes  '. 

A  Anvers,  il  y  eut  un  quasi  soulèvement;  de  même 
à  Metz  et  à  Mayence*.  A  Lille,  les  troupes  furent 
trois  jours  en  pleine  révolte.  Durant  la  nuit  du 
13  avril, on  commença  à  crier:  Vive  l'empereur! dans 
les  casernes.  Le  14,  les  hommes  s'assemblèrent  tu- 
multuairement  sur  la  place  d'Armes.  Les  chefs  vou- 
lurent les  calmer.  On  fit  feu  sur  eux;  un  officier  reçut 
un  coup  de  baïonnette.  Livrées  à  elles-mêmes,  les 
troupes  forcèrent  les  portes  de  la  ville,  criant  qu'elles 
«allaient  rejoindre  leur  empereur».  Le  16,  seule- 
ment, l'ordre  se  rétablit*.  Douai  et  Thionville  virent 
de  pareilles  séditions.  A  Landau,  les  soldats  faillirent 
écharper  le  général  Schramm  et  les  délégués  civils 


1.  Rapports  de  police  an  17  au  27  avril.  Arch.  nat.,  F.  7,  3773. 

2.  Ordre  du  jour  de  Desselles.  Moniteur  du  20  mai.  Journal  d'un  prisonnier 
anglais  {Revue  britannique,  VI,  85,  86,  89). 

3.  Jourdan  à  Dupont,  22  avril;  à  Warniont,  23  avril.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Carnet  à  Dupont,  Anvers,  16  avril.  Ordre  du  jour  de  Camot,  16  avril. 
Ordre  du  jour  de  Morand,  15  avril.  Rapports  de  police,  23  et  27  avril.  Arch.  nat., 
F.  7,  3  773. 

&.  Maison  à  Dupont,  14  et  16  avril.  Ordrs  du  jour  de  Maison,  15  avril.  Âr^ 
d    /a  f  "«rre. 


L'ABDICATIOlf.  W* 

qnî  venaient  annoncer  la  déchéance  de  Napoléon  *. 

Dari'i  les  villes  comme  dans  les  places  fortes,  dans 
les  garnisons  comme  dans  les  camps,  presque  tous 
les  soldats  montrèrent  les  mêmes  colères,  criant  : 
«  Vive  l'empereur!  »  se  mutinant,  arrachant  aux  pas- 
sants les  emblèmes  royalistes,  disant  :  «  Nous  ne  nous 
battrons  jamais  que  pour  notre  empereur»,  etrefusant 
de  prendre  la  cocarde  blanche*. 

Ils  la  portaient  le  3  mai,  quand  ils  faisaient  la  haie 
sur  le  passage  de  Louis  XVIII,  mais  avec  quelles  ré- 
voltes au  cœur!  «  Je  ne  crois  pas,  dit  Chateaubriand, 
que  figures  humaines  aient  jamais  exprimé  quelque 
chose  d'aussi  menaçant  et  d'aussi  terrible.  Ces  grena- 
diers couverts  de  blessures,  vainqueurs  de  l'Europe, 
étaient  forcés  de  saluer  un  vieux  roi,  invalide  du 
temps,  non  de  la  guerre,  surveillés  qu'ils  étaient  par 
une  armée  de  Russes,  d'Autrichiens  et  de  Prussiens, 
dans  la  capitale  envahie  de  Napoléon.  Les  uns,  agitant 
la  peau  de  leur  front,  faisaient  descendre  leur  large 
bonnet  à  poils  sur  leurs  yeux  comme  pour  ne  pas 
voir;  les  autres  abaissaient  les  deux  coins  de  leur 
bouche  dans  le  mépris  de  la  rage;  les  autres,  à  travers 
leurs  moustaches,  laissaient  voir  leurs  dents  comme 
des  tigres.  Quand  ils  présentaient  les  armes,  c'était 
avec  un  mouvement  de  fureur,  et  le  bruit  de  ces 
armes  faisait  trembler.  Jamais,  il  faut  en  convenir, 
hommes  n'ont  été  mis  à  une  pareille  épreuve  et  n'ont 
souffert  un  tel  supplice.  Si  dans  ce  moment  ils  eus- 
sent été  appelés  à  la  vengeance,  il  aurait  fallu  les 

1.  Oéoéral  conunandant  Doaai  à  Dupont,  15  «Tril,  et  MaisoB  à  Dupont. 
16  avril.  Arch.  de  la  guerre.  Lettre  de  Montesqnioa  à  Blacas  {Journal  de 
tEmpire  du  16  avril  1815).  Rapport  de  police,  25  avrJ.  Arch.  nat.,  F.  7,3773- 

%.  Correspondance  générale  du  9  au  37  avril.  Arch.  de  la  guerre.  Rapports 
Ae  police,  Arch.  nat.,  F.  7,  3773,  pastim.  Cf.  Lettre  de  Montesqaioa  (Journal 
de  l'Empire  du  16  avril  1815)  :  ■  La  mutinerie  de  la  tronps  croit  sensiblement. 
Les  soldats  tiennent  des  propos  eSroyables.  La  pins  grande  partie  de  l'armée  est 
•n  iascrrection,  l'antre  est  incertaine.  c«  <}ui  veat  dire  qa'on  est  sans  troupes.  * 


640  1814. 

exterminer  jusqu'au  dernier  ou  ils  auraient  mangé  la 
Terre*  !  >. 

La  douleur,  les  colères  persistèrent  longtemps  dans 
l'armée.  Il  y  eut  toute  cette  année  des  désertions  en 
massée  Au  mois  de  mai,  les  soldats  brûlèrent  le  dra- 
peau blanc  à  Lons-le-Saulnier,  à  Mayenne,  à  Poi- 
tiers, à  Moulins^  .Le  1"  juin,  un  régiment  d'infanterie 
quitta  Orléans  en  criant  :  «  Vive  l'empereur  !  A  bas 
Louis  XVIII  !  »  Les  tambours  cessèrent  de  battre 
quand  les  cris  commencèrent,  afin  qu'on  les  entendît 
mieux*.  A  Neversle  10  juillet,  àEpinalle23,  à  Falaise 
le  26,  escadrons  et  bataillons  poussent  les  mêmes  cris 
dans  les  rues,  en  se  rendant  au  champ  de  manœuvres^ 
Le  16  juillet,  le  duc  d'Angouléme  est  salué  à  Rennes 
par  les  «  Vive  l'empereur  !  »  de  la  garnison  sous  les 
armes.  Dans  les  revues  que  passe  en  octobre  le  duc  de 
Berry,  à  Landau  et  à  Strasbourg,  des  soldats  portent 
au  schako  la  cocarde  tricolore®.  Le  15  août,  on  fête 
bruyamment  la  Saint-Napoléon  dans  les  casernes  de 
Brest,  de  Metz,  de  Cherbourg,  de  Besançon,  de 
Landau,  de  Clermont,  de  Calais,  de  Montpellier;  à 
Rouen,  le  quartier  du  7'  chasseurs  (régiment  de 
Berry)  est  illuminé'.  A  Paris,  rue  Saint-Martin,  le 
28  novembre,  rue  d'Astorg,  le  7  décembre,  des  sol- 
dats défilèrent,  criant  :  «  Vive  l'empereur!'  » 

1.  Mémoires  d'outre-tombe,  VI,  310-311. 

2.  Correspondance  générale,  d'avril  à  novembre.  Arcb.  de  la  guerre. 

3.  Beugnot  à  Dupont,  La  Rocbejaquelein  à  Dupont,  Dupont  à  Montes- 
quiou,  11,  16,  18,  19  mai.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Général  Chassevant  à  Dupont,  1"  juin.  Arch.  de  la  guerre. 

5.  Général  Renaud  à  Dupont,  26  juin.  Arch.  de  la  guerre.  Préfets  à  Mon- 
tesquiou,  aux  dates.  Arch.  nat.  F.  7,3738. 

6.  Rapports  et  lettres  des  préfets,  16  juillet,  12  et  24  [octobre.  Arch. 
nat.  F.  8,  3738,  3739.  Général  de  Verrières  à  Dupont,  6  octobre.  Arch.  de  la 
guerre. 

7.  Rapports  et  lettres  des  préfets,  18  au  23  août.  Arch.  nat.  F.  7,  3738. 
Jourdan  à  Dupont,  16  août.  Rapport  à  Dupont,  23  août.  Arch.  de  la  guerre. 

8.  Rapport  de  poli»e,  29  novembre.  Arch.  nat.  F.  7,  3739.  Colonel  du  l"  d« 
ligne  k  Maison,  7  décembre.  Arcit.  de  la  guerre. 


l'abdication.  6U 

Dans  la  populaliou,  le  nouveau  gouvernement  fu^ 
accepté  «  sans  déplaisir  »,  comme  l'avait  prédii 
Alexandre  de  Laborde  à  Nesselrode,  mais  non  avec 
la  joie  unanime  décrite  par  les  écrivains  royalistes. 
Les  Bourbons  eurent  des  ennemis,  Napoléon  con- 
serva de  ses  partisans.  Les  fonds  publics  montèrent, 
mais  cette  hausse  rapide,  énorme',  était  due  entière- 
ment à  la  conclusion  de  la  paix;  seuls  les  royalistes 
de  la  veille  pouvaient  en  faire  un  titre  au  roi.  D'ail- 
leurs, est-il  besoin  de  le  dire,  plus  des  trois  quarts 
des  Français,  travailleurs  de  la  glèbe  et  des  ateliers, 
ne  se  sentaient  pas  enrichis  par  la  plus-value  de  la 
rente,  et,  chez  beaucoup  de  ceux  qui  possédaient  des 
valeurs,  l'intérêt  pécuniaire  ne  dominait  point  tous 
les  autres  sentiments.  A  Paris,  le  peuple  des  faubourgs 
resta  hésitant,  plutôt  hostile,  encore  sous  l'influence 
du  régime  impérial.  Les  ouvriers  excitaient  les  sol- 
dats contre  les  Alliés,  et  les  secondaient  dans  les 
rixes  qu'eux-mêmes  avaient  provoquées*.  Ils  s'amu- 
saient à  attacher  des  cocardes  blanches  à  l'oreille  des 
chiens  errants;  puis  à  grands  coups  de  fouet,  ils  les 
chassaient  ainsi  décorés  par  les  rues  et  les  quais* 
Parfois,  le  soir,  des  bandes  de  populaire  parcouraient 
les  faubourgs  Saint-Antoine,  Saint-Marceau,  Saint- 
Martin  en  chantant  des  chansons  pour  l'empereur  ^ 
Jusque  vers  la  fin  d'octobre,  on  crut  assez  générale- 
ment dans  ces  quartiers,  comme  dans  bien  des  vil- 
lages, au  retour  prochain  de  l'exilé*.  Le  15  août,  des 

1.  La  rente  5  p.  100,  qui  avait  atteint  87  francs  aux  beaux  joara  do 
TEmpire  et  qui  oscillait  eatre  57  et  43  francs  pendant  la  ampagne  de  France, 
monta  k  57  francs  le  4  avril,  à  67  francs  le  15  jain. 

t.  Rapport  général  de  police,  14  avril.  Arch.  nat.  P.  7.  Journal  «fim  prison 
nier  anglais,  84,  90. 

3.  Bulletin  de  police,  27  juillet.  Arch.  nat.  F.  7,  3738. 

4.  Rapports  de  police,  19  juillet,  10  août,  30  août,  et  posstm.  Arch.  nat. 
F.  7,  3738. 

5.  Rapports  de  police  et  lettres  de  préfets,  de  juin  à  octobre.  Arch.  oat. 
F.  7,  3738  et  F.  7,  3773. 

41 


642  18  14. 

ouvriers  et  des  soldats  attablés  dans  les  guinguettes 
des  boulevards  extérieurs  trinquèrent  «  à  la  santé  du 
grand  Napoléon  *» .  Les  j eunes  gens  dumonde  e  t  les  étu- 
diants, qui  avaient  été  les  plus  ardents  à  souhaiter  «  la 
chute  du  tyran  »,  se  retournèrent  contre  Louis XVIII. 
Ils  disaient  que  la  France  avait  été  trahie,  vendue, 
livrée '.  Au  théâtre,  le  public  cherchait  des  allusions 
dans  toute  phrase  qui  pouvait  s'appliquer  à  la  situa- 
tion du  moment.  On  applaudit  trois  fois  de  suite  ce 
vers  de  VHamlet  de  Ducis  : 

L'Angleterre  en  forfaits  trop  souvent  fut  féconde. 

Des  bravos  frénétiques  interrompirent  la  tragédienne 
après  ce  vers  de  Tancrède  : 

Un  liéros  qu'on  opprime  attendrit  Lous  les  cœurs  '. 

Les  acclamations,  les  vivats  dont  furent  salués  le 
comte  d'Artois  et  Louis  XVIII  à  leur  entrée  à  Paris, 
le  12  avril  et  le  3  mai,  les  nouveaux  gardes  nationaux 
achevai  qui,  à  la  tête  des  cortèges,  agilaient  fréné- 
tiquement leurs  sabres  de  parade  et  donnaient  l'im- 
pulsion aux  cris,  l'émotion  de  braves  gens  qui  pleu- 
raient de  joie,  n'abusèrent  pas  tout  le  monde  sur  la 
part  que  prenait  la  masse  des  citoyens  à  ces  ova- 
tions et  à  cette  allégresse.  «  Cela  n'était  point  assez 
général,  rapporte  un  officier  anglais,  témoin  non 
suspect,  pour  nous  rassurer  sur  les  dispositions  des 
Français.  »  Le  jour  de  l'entrée  triomphale  de  Mon- 
sieur, un  Prussien  dit  à  ce  même  officier  :  «  Je  ne 
crois  pas  que  les  Bourbons  puissent  rester  six  mois 

1.  Bulletin  de  police,  15  aoiit  et  16  août.  Arch.  nat.  F.  7,  3738. 

2.  Rapports  de  police,  12  et  24  juillet.  Arch.  nat.  F.  7,  3773.  Mémoires  de 
Uarmont,  y  l^iOi.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  90. 

3.  Rapports  de  police,  12  août  et  passim.  Arch.  nat.  F.  7,  3773.  Journal  d'uM 
prisonnier  anglais,  91 . 


L  ABDICATION.  643 

en  France  après  le  départ  des  Alliés.  »  Le  lendemain 
de  l'entrée  solennelle  du  roi,  on  vendait  clandestine- 
ment deux  cwcatures.  L'une  représentant  un  trou- 
peau d'oies  grasses  montant  gravement  les  marches 
des  Tuileries,  tandis  que  s'envolait  un  aigle;  dans 
l'autre,  on  voyait  près  d'un  village  incendié  le  vieux 
roi  Louis  XVIII  en  croupe  derrière  un  cosaque, 
dont  le  cheval  galopait  sur  des  cadavres  de  soldats 
français  \ 

Dans  les  provinces,  les  municipalités  multipliaient 
les  adresses,  les  royalistes  illuminaient  leurs  maisons, 
mais  le  peuple  plus  las  qu'enthousiaste  montrait 
moins  d'entraînement  que  de  surprise*.  Il  y  avait 
bien  des  défiances  à  l'égard  du  nouveau  roi  et  de 
l'ancien  régime.  Comme  ces  soldats  qui  conservaient 
dans  le  havresac  la  cocarde  tricolore,  combien  d'ou- 
vriers et  de  paysans  conservaient  au  fond  du  cœur 
le  souvenir  de  Napoléon!  Le  10  avril,  un  royaliste  di- 
sait à  l'abbé  de  Montesquieu  que  de  Moulins  à  Paris, 
il  n'avait  vu  quelques  cocardes  blanches  qu'àNevers^ 
En  avril  et  en  mai,  les  préfets  de  la  Manche,  ilu 
Loiret,  du  Jura,  de  l'Isère,  de  la  Corrèze,  de  la 
Vendée,  des  Charentes,  de  l'Ain,  de  Saône-et-Loire, 
signalent  l'esprit  d'opposition.  On  arrache  les  co- 
cardes, on  enlève  les  drapeaux  blancs,  on  lacère  les 
affiches  officielles,  on  placarde  des  manifestes  sédi- 
tieux *.  Le  1"  mai,  le  préfet  de  Strasbourg  écrit  à 
Dupont  :  «L'opinion  bonapartiste  résiste.  »  Le  6,  c'est 
le  général  Boudin  qui  lui  écrit  :  «  Les  campagnes  et 
une  grande  partie  des  villes  de  l'Yonne  sont  en  oppo- 


1.  Journal  d'un  prisonnier  anglais,  81,  82,  89.  (Jf.  Rodrigaex,  201-203. 

2.  Moniteur,  do  15  avril  aa  30  ouû.  Rapport  de  police  générale,  aox  méaus 
dates.  Arch.  nat.  P.  7,  3773. 

3.  Lettres  de  Montesqaioa.  Journal  de  l'empire,  15  avril  (1815;. 

4.  Lettres  des  préfets,  avril-mai.  Arcb.  nat.  P.  7;  3738  et  P.  7,  3773.  Coi» 
respondance  générale,  aTril-znai.  Arch-  ue  la  guérie. 


644  1814. 

sition  avec  les  amis  du  roi*.  »  Aux  portes  du  théâtre 
de  Bordeaux,  des  ouvriers  crient  :  A  bas  les  traîtres*! 
A  Chaumont,  le  12  juin,  il  y  eut  un  commencement 
d'émeute.  Un  individu  dit  hautement  :  Moi,  j'aime 
l'empereur.  «  On  a  dû  ne  pas  sévir  contre  le  cou- 
pable, écrivit  le  préfet,  car  si  on  avait  voulu  l'arrêter, 
mille  personnes  auraient  pris  son  parti'.  » 

A  Nemours,  à  Montargis,  à  Nevers,  dans  toutes  les 
villes  et  dans  tous  les  villages  jusqu'à  Moulins,  Napo- 
léon en  route  pour  l'île  d'Elbe  fut  acclamé,  les  com- 
missaires des  Alliés  furent  insultés.  «  On  jurait  après 
nous,  dit  le  commissaire  prussien  Waldbourg- 
Truchsess,  on  nous  adressait  mille  invectives,  tandis 
qu'au  contraire  on  ne  se  lassait  pas  de  crier  :  Vive 
l'empereur.  »  A  Lyon,  la  population  était  restée  dé- 
vouée à  Napoléon  ;  une  grande  masse  de  peuple  l'at- 
tendit toute  la  journée  du  23  avril.  Il  n'arriva  qu'à 
onze  heures  du  soir.  Quelques  groupes  de  fidèles, 
que  cette  longue  attente  n'avait  pas  découragés,  le 
saluèrent  d'un  dernier  cri*.  Dans  le  Comtat  et  en 
Provence,  l'accueil  fut  tout  différent,  mais  les  insultes 
et  les  violences  du  «  peuple  d'Orgon  »  n'effacent  pas 
l'ovation  de  la  «  canaille  de  Nevers  ».  Elles  témoi- 
gnent seulement  des  ardentes  passions  qui  commen- 
çaient à  diviser  la  France. 

Dans  l'Ouest,  il  y  avait  aussi  des  royalistes  exaltés  ; 
mais  les  ouvriers  des  villes  étaient  hostiles  aux  Bour- 
bons, et  dans  nombre  de  villages,  nommément  à  An- 
douillet  (près  Laval),  où  les  habitants,  le  20  avril, 
forcèrent  des  gendarmes  à  jeter  leurs  nouvelles  co- 

1.  Correspondance  générale,  aux  dates.  Arch.  de  la  guerre. 

2.  Rapports  de  police,  21  avril  et  6  juillet.  Arch.  nat.  F.  7,  3773  et  373&. 

3.  Préfet  de  la  Haute-Marne  à  Dupont,  13  juin.  Arch.  de  la  guerre. 

4.  Waldbourg-Truchsess,  Itinéraire  de  Napoléon  à  Vile  d'Elbe,  15,  18,  20 
Cf.  Fabry,  Itinéraire  de  Buonaparle,  22-23,  2$-27.  Voyage  de  Napoléon  à  l'ile 
d'Elbe.  (Jievue  britamiiçue,  VII,  53-54.) 


l'abdication.  6*5 

(les,  les  Bleus  remportaient  sur  les  Blancs'.  «  On 
int  la  guerre  civile,  »  écrit  Dupont  le  8  mai*.  En 
n,  l'irritation  des  paysans  du  Jura  était  telle  que 
royalistes  n'avaient  pas  encore  porté  publique- 
nt  la  cocarde  blanche'.  Le  4  juillet,  à  Lons-le-Saul- 
r,  le  3  août  à  Bourg,  le  8  à  Caen,  le  30  à  Langon, 
23  octobre  à  Bar-sur-Omain,  le  populaire  parcou- 
,  les  places  et  les  rues  en  criant  :  Vive  l'empereur*! 
indis  que  le  15  août  on  célébrait,  comme  à  l'ordi- 
ire,  la  Saint-Napoléon  dans  plusieurs  villages  des 
tsges,  par  des  jeux,  des  danses,  des  feux  de  joie,  et 
'à  Chalon-sur-Saône  des  maisons  étaient  illumi- 
3s,  on  promenait  à  Auxerre,  le  jour  de  la  Saint- 
uis,  un  mannequin  représentant  Louis  XVIII, 
ublé  d'une  jupe  de  femme,  et,  à  Touruus,  on  brisait 
susson  fleurdelysé  du  balcon  de  Thôlcl  de  ville*. 
17  novembre,  à  Passavant  (Ilaute-Saônc),  des  ou- 
ers  enlevèrent  le  drapeau  du  clocher  et  le  mireul 
lambeaux.  Le  24  novembre,  à  Moissac,  ce  placard 
-  affiché  :  «  Yive  l'empereur!  Il  a  été  et  il  sera*.  » 
En  parlant  des  cinq  représentations  à'Esther  à 
int-Cyr,  Saint-Simon  a  écrit  :  «  Toute  la  France  y 
3sa.  »  C'était  par  une  hyperbole  analogue  que  l'abbé 
Pradt  avait  dit  au  czar  :  «  Toute  la  France  veut  lei 
urbons.  »  La  France  entière  désirait  ardemment 
paix,  mais  sauf  mille  ou  cent  mille  personnes  — 
n'importe  —  les  Français  ne  pensaient  pas  aux 
•urbons,  aussi  étrangers  au  pays,  disait  Wellington, 
e  s'ils  n'y  eussent  jamais  régné  et  aussi  inconnus 

Rapports  da  polic«,  77  ayrll.  Arch.  n*t.  F.  7,  3773. 

Dupont  à  Raty,  8  mai.  Arcb.  d«  la  guerre. 

Lettre  du  préfet  du  Jura.  3  juin.  Arch.  nat.  K.  7,  3T73. 

Général  Meunier  à  Dapoat,  8  août.  Arch.  de  la  guerre.  Lettrus  ùes  pré- 
,  aux  dates.  Arch.  nat.  F.  7,  3773. 

Lettres  des  préfets  et  rapports  de  police,  16, 17,  XI,  20^  30  UKX.  Arch. 
.  F.  7,  3738  et  3773. 

Lettres  des  préfets,  17  et  ?5  novembre.  Arch.  nat.  F.  7,  3773. 


646  1814. 

de  la  génération  nouvelle,  disait  Chateaubriand,  que 
les  enfants  de  l'empereur  de  la  Chine.  Ruinée  et  sai- 
gnée par  tant  de  guerres,  la  France  accepta  sans  l'avoir 
appelé  un  gouvernement  qui  lui  apportait  la  paix  et  lui 
promettait  l'abolition  d'impôts  détestés   L'ancienne 
dynastie  ne  pouvait  cependant  redevenir  subitement 
populaire.  Les  circonstances  de  son  retour  étaient 
trop  odieuses  à  la  fierté  française.  Sans  doute,  l'au 
teur  de  l'invasion  était  Napoléon  et  non  Louis  XVIII 
Mais  dans  sa  dernière  campagne,  Napoléon   avait 
mené  une  guerre  nationale,  et,  vaincu  après  la  plus 
admirable  des  résistances,  il  partait  pour  l'exil.  Les 
Bourbons  avaient  souhaité  le  succès  de  l'ennemi  ;  ils 
étaient  entrés  à  sa  suite  sur  le  territoire  français; 
maintenant,  ils  profitaient  de  ses  victoires.  On  iden 
tifiait  l'avènement  des  Bourbons  avec  le  triomphe  de 
la  Coalition,  et  les  manifestes  d'HartwelI,  do  Vesou 
et   de    Bordeaux  n'avaient  point   été  écrits,  il    faut 
l'avouer,  pour  empêcher  cette  confusion. 

Les  Alliés  ne  se  trompèrent  pas  sur  les  vrais  sen- 
timents de  la  France.  Quand  Alexandre  combattait  le 
31  mars  les  raisons  de  Talleyrand,  c'est  qu'il  recon- 
naissait que  l'agitation  royaliste  était  toute  superfi- 
cielle. Quand  Metternich  disait,  le  10  avril,  «  qu'avant 
deux  ans  la  guerre  reprendrait»,  c'est  qu'il  savait 
que  l'opinion  publique  était  loin  d'être  encore  fixée. 
Mais  les  Alliés  se  laissèrent  facilement  abuser,  trop 
heureux  de  paraître  écouter  les  vœux  des  Français 
en  prêtant  la  main  à  une  restauration  qu'imposai 
l'intérêt  de  l'Europe.  Alexandre  avait  écrit  qu'aprèi 
la  victoire,  on  traiterait  avec  Napoléon,  si  la  natio 
ne  se  déclarait  pas  contre  lui,  ou  que  Ton  convoque- 
rait une  grande  assemblée,  qui  serait  appelée  à  dési- 
gner librement  le  gouvernement  de  la  France.  Après 
la  victoire,  Alexandre  se  borna  à  consulter  Talley 


l'addication.  en 

rand,  Pradt  et  Louis,  et  Ruffisamment  renseigné  à 
son  gré,  il  proclama  que  les  souverains  «  ne  trai- 
teraient plus  avec  Napoléon  ni  avec  sa  famille  »,  et 
"  reconnaîtraient  l'intégrité  de  l'ancienne  France 
telle  qu'elle  était  sous  ses  rois  légitimes  »  C'était 
d'avance  frapper  de  nullité  tout  vote,  toute  manifes- 
tation qui  serait  contraire  à  ces  rois  légitimes.  Dans 
la  nuit  du  4  avril,  le  czar  ébranlé  par  les  paroles 
de  Macdonald  et  emporté  par  le  sentiment  du  droit 
des  nations,  fut  peut-être  au  moment  de  consentir 
■d  la  régence.  La  nouvelle  de  la  défection  du  6*  corps 
vint  à  point  l'arrêter  dans  ce  mouvement  généreux 
qui  eût  terriblement  déçu  ses  alliés.  Napoléon  II 
avait  trois  ans.  Napoléon  I"  n'en  avait  que  qua- 
rante-cinq. La  régence  n'aurait  été  qu'un  interrègne. 
Or,  comme  les  maréchaux  de  l'empire,  l'Europe 
était  lasse  de  combattre;  comme  la  France,  elle  vou- 
lait du  repos.  Les  Bourbons  étaient  une  nécessité 
pour  la  Coalition.  Si  la  restauration  de  l'ancienne 
monarchie  n'avait  pas  été  le  but  de  la  guerre,  la  res- 
tauration n'en  devait  pas  moins  être  la  conséquence 
de  la  victoire,  puisque  Napoléon  vaincu  mais  non 
proscrit,  cette  victoire  n'eût  rien  terminé.  Il  fallait  à. 
PEurope  la  longue  paix  qu'elle  était  assurée  d'avoir 
avec  la  royauté.  L'empire  ne  lui  aurait  donné  qu'une 
trêve  menaçante,  grosse  de  périls  et  de  revanches. 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Page». 

Prefacb 1 


LIVRE  PREMIER 

I.  —  La   France  bn    1814 1 

II.  —    L'Invasion.    —    Les    Premières    Batailles. 

—   Position  des  armées  le  26  février.    .       59 

III.  —   Le  Congrès  de  Chatillon 86 


LIVRE   DEUXIEME 


I.  —    Le  Combat  de  Bar-sur-âdbe 111 

II.  —   Marche    de  Blucher    sur   Paris.    —    Situa- 

tion  CRITIQUE    DE    l'aRMÉE    DB    SiLÉSIB.    .     .  122 

III.  —   La   Capitulation   db  Soissons 136 


LIVRE   TROISIÈME 

I.  —   La  Bataille  db  Craonnb 167 

II.  —   La   Première   Journbb   de    la    bataille    de 

Laon 19S 


650  TABLE     DES     MATIÈRES. 

Pas» 

IIT,   —   Le   Hurrah   d'Athibs 214 

lA'^.    —   La    Deuxième    Journée    de    la.    bataille    de 

Laon 222 


LIVRE   QUATRIEME 

l.  —  Retraite  des  armées  françaises.  —  La  Ré- 
volution DE  Bordeaux.  —  Les  Esprits 
A  Paris.  —  La  Cinquième  Séance  du  con- 
grès  de   Cdatillon 233 

IL  —  La  Victoire  de  Reims  —  Inquiétudes  des 
Alliés  et  ralentissement  de  leurs  opé- 
rations  258 


LIVRE   CINQUIÈME 


L       —   Retour  offensif  de   Napoléon   sur   l'Aube.     27? 

IL     —    La  Première  Journée  de  la   bataille  d'Ar- 

cis-sur-Aube 300 

III.  —    La  Deuxième  Journée  de  la  bataille  d'Ar- 

cis-sur-Aube 315 

IV.  —  Opérations    de    Blucher    et   de   Marmont.  — 

Entrée    de    l'armée    du    Sud    a    Lyon 324 

LIVRE    SIXIÈME 

I.       —   Marche   de    Napoléon    sur   les    communica- 
tions  DE   l'ennemi 333 

IL      —    Le   Conseil  de  guerre  de  Pouoy 340 

III.  —   Le   Conseil  de  guerre  de  Sommkpuis.  .    .    .     354 

IV.  —   Les  deux  Combats  de  Fère-Cuampenoise.  — 

Marche  des  Alliés   sur   Paris 363 

V.  —   Napoléon    a  S aint-Dizier.    —  La  dernière 

Victoire.    —    Retour    de    l'armée    vers 
Paris 389 


TABLE     DES     MATIÈltES.  «1 

LIVRE    SEPTIÈME 

L       —  La   Réoencb  bt  la   Dbfbnsb  de  Pab.is.  413 

II.     —  Les  Allies   devant   Paris.       462 

IIL   —   La  Bataille  de  Paris 483 

IV.  —   La   Capitulation   de  Paris 62i 

V.  —  La   Cour-de-Francb 534 

LIVRE   HUITIÈME 

I.        —  L'Entrée  des  Allies  a  Paris 543 

IL  —  Le  Godvernbmbnt  provisoire  a  Paris.  — 
La  Rbobnce  a  Blois.  —  Napoléon  a  Fon- 
tainebleau   566 

IH.   —   La  Défection  de  Marmont 586 

IV.    —   L'Abdication 626 


PIN     DE     LA     table     DBS     MATIÉRBS 


&VII.E    COLIN    —    IMPRIMERIE    DE    LAONT 


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TITCE 


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