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http://www.archive.org/details/1827revuebritann12saul
REVUE
BRITANNIQUE.
assola
CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS DES MEILLEUUS ECRITS PERIODIQUES
Cife^'
SUR LA LITTERATURE, LES BEAUX- ARTS, LES ARTS INDUSTRIELS ,
l'agriculture, la GÉOGRAPHIE , le COMMERCE, L'ÉCONOMIE POLI-
TIQUE, LES FINANCES, LA LEGISLATION, ETC., ETC.;
Par MM. Saulnier Fils , ancien préfet, de la Socie'té Asiatique, directeur
de la Revue Britannique ; Dondey-Dupré Fils , de la Société Asiatique;
Charles CoQUEREL ; Langrand; L. Am. Sédillot; West, Docteur
en M.éd.tc'aic {pour les articles relatifs aux sciences médicales) , etc., etc.
KDOWi€/ Uc)
owzieuie'.
P<iV\&,
Au BUREAU DU JOURNAL, Rue de Grenelle-Sl-Honoré , N" ag;
Chez DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, imp.-lib.,
Rue Kichelieu , \o 47 i"^ i <"» '"<" Saint. -Louis , No 46 , iu Marais.
1S27
IMhUlMISir Dl DOVDIT-Dl'Pnli.
MAI 1827.
X'\.\%,\/\,\l\/\K\'\\\'X.\\%\K'\\X\V\'\\\'\\,\\\\'\\\'tK%\\X'\\\/\\.-\\\.\\'~\\\.'\'^\\\\'iy \\\\.\\ V\\%V\V%
REVUE
^^
MACHIAVEL ET SON SIECLE (i).
Il serait difficile de trouver, dans toute l'histoire, un nom
plus généralement odieux que celui de l'homme dont nous
nous proposons aujourd'hui d'examiner les écrits et le ca-
ractère. A entendre la manière dont on en parle, on se-
rait disposé à croire qu'il est le tentateur, le mauvais prin-
cipe, l'inventeur du parjure; qu'avant la publication de
son Prince , il n'existait ni ambitieux, ni traître, ni tyran ;
et que jamais il n'y avait eu de vertus feintes ou de crimes
froidement combinés. Un écrivain nous assure gravement
que c'est dans cet exécrable livre, que Maurice de Saxe
avait appris le secret de sa politique frauduleuse. Un autre
observe que, depuis qu'il a été traduit en turc, les sultans
ont plus souvent étranglé leurs frères. Lord Lyttelton
veut faire peser, sur le publiciste florentin , la responsa-
bilité des massacres de la St.-Barthélemi, et des nom-
breuses trahisons de la maison de Guise. Un historien pré-
tend que la conspiration des Poudres est le résultat de ses
doctrines, et il semble croire que son effigie devrait être
substituée à celle de Guy Faux , dans ces processions par
(1) Nous profitons de l'occasion que nous l'ournit cet article, l'un des
plus beaux qu'ait encore publie's la Revue d'Edinbourg, pour rcconiinander
réle'gante et fidèle traduction des Œuvres de ^Machiavel, publie'e, en douze
volumes in-8°, par ^I. Pc'ricz. Prix: S-f fr. ; cbez Dondcy - Duiirr , rue
Richelieu , n° 4; bis.
6 MACHIAVEL ET SOJV SIÈCLE.
lesquelles la jeunesse anglaise célèbre , tous les ans , la con-
servation des trois royaumes. Enfin , la cour de Rome elle-
même a complété cette réprobation universelle, en lançant
Tanatheme contre ses ouvrages.
Il n'est guère possible , en effet , pour celui qui ne con-
naît pas à fond l'histoire et la littérature de l'Italie , de lire
sans effroi et sans surprise, le traité célèbre qui a jeté tant '
de défaveur sur le nom de ^lachiavel. Cette scélératesse
qui ne craint pas de se faire voir dans toute sa nudité ^ cette
atrocité froide, judicieuse, réduite en préceptes et appuyée
par des exemples-, semblent plutôt èlre le propre d'un dé-
mon que d un homme. Des principes, que le méchant le
plus endurci oserait à peine aujourd'hui confier à un com-
plice , et s'avouer à lui-même , sans chercher à en diminuer
l'horreur par quelques sophismes , sont professés dans le
Prince, sans embarras, sans détour, et présentés comme
les bases fondamentales de la politique.
On conçoit, d'après cela, que des lecteurs ordinaires
aient considéré l'auteur d'un pareil livre comme le plus
audacieux et le plus dépraA'é des scélérats 5 mais les hommes
sages sont toujours disposés à concevoir beaucoup de
doutes sur les anges et les démons de la multitude. D'ail-
leurs , même aux yeux d'observateurs superficiels , plu-
sieurs circonstances paraissaient devoir faire contester la
décision du vulgaire sur le publiciste de Florence. Il est
notoire que Machiavel a été , dans tout le cours de sa vie,
un républicain zélé. Dans l'année où il composa son ma-
nuel des tyrans , il fui emprisonné et souffrit la torture
pour la cause de la liberté. Comment le martyr de celte
cause sainte a-t-ilpu ensuite devenir l'apôtre delà tyrannie?
Quelques écrivains ont tâché de découvrir, dans ce singu-
lier livre, des intentions cachées plus en harmonie que le
hul apparenl, avec le caractère et la conduite de 1 auteur.
Suivant une hypothèse, Machiavel aurait employé, contre
MACHIAVEL ET SO>' SIÈCLE. ^
le jeune Médicis , le même artifice qui le fut plus tard
contre Jacques II , par son ministre Sunderland ; quand ce
dernier poussait ce malheureux prince à des mesures vio-
lentes, pour précipiter sa chute, et hâter la libération de
l'Angleterre. Suivant une autre supposition que Bacon est
disposé à admettre , le traité du Prince ne serait qu'une
grave ironie destinée à prémunir les peuples contre les
pièges des tyrans. Il serait facile de faire voir qu'aucune
de ces explications ne peut se concilier avec plusieurs pas-
sages de ce traité ; mais la réfutation la plus décisive est
fournie par les autres ouvrages de Machiavel. Dans tous
les écrits qu'il a publiés lui-même, ou qui Font été , après
sa mort, dans le cours de trois siècles 5 dans ses comédies
qu'il composa pour amuser la multitude ; dans ses com-
mentaires sur Tite-Live, qu'il avait faits pour les plus ar-
dens zélateurs de la liberté florentine ; dans son histoire
dédiée au plus aimable et au meilleur de tous les papes ;
dans ses dépêches publiques et dans sa correspondance
privée^ on retrouve, plus ou moins, ces mêmes doctrines
qui ont fait si généralement condamner le Prince. Enfin ,
il serait peut-être impossible de découvrir , dans la volu-
mineuse collection de ses œuvres , une seule expression
qui indiquât que la feinte et la trahison lui parussent ré-
préhensibles.
On nousaccusera sans doute d'avancer un paradoxe , si
nous disons maintenant qu'il existe peu d'écrits où il y ait
une aussi grande élévation de sentimens ^ un zèle si pur et
si vif pour le bien public, et une vue aussi juste des droits
et des devoirs des citovens, que dans ceux de Machiavel.
El cependant rien n'est plus certain ; même dans \e Prince ^
on pourrait trouver plusieurs passages qui confirmeraient
cette assertion. Dans un siècle et dans un pays tels que
ceux où nous vivons, une/ contradiction semblable parait
d'abord incompréhensible. Machiavel se présente à nos
8 MACHIAVEL ET 50?» SIÈCLE.
veux comme un assemblage monstrueux de qualités inco-
hérentes ; la générosité et Tégoïsme -, la cruauté et la bien-
veillance \ l'artifice et la candeur ^ une abjecte scéléra-
tesse et riicroisme d'un preux ou dun citoyen de la Grèce
antique. A côté d'une phrase qu'un homme vieilli dans
les ruses de la diplomatie oserait à peine écrire en chiffres
à son espion le plus confidentiel, vous en trouverez une
autre qu'on dirait échappée de la bouche de Léonidas. Un
acte d'une perfidie adroite et un dévouement patriotique
sont recommandés, tout-à-fait dans les mêmes termes, à
l'admiration publique. Deux caractères entièrement diffé-
lens sont confondus dans cet homme extraordinaire; et il
résulte , de leur combinaison , un éclat incertain et chan-
geant comme celui d'un tissu de soies mélangées. Cela
n'aurait rien qui dût surprendre, s'il eût eu l'esprit ou
l'ame faible ; mais il avait au contraire une tète puissante ,
un goût très-sûr et un sentiment très-vif du ridicule.
Ce qui est encore plus étrange , c'est que nous n'avons
aucune raison de supposer que ses écrits lui aient porté
préjudice dans l'esprit de ses compatriotes et de ses contem-
porains. Il paraît au contraire qa'il jouissait , de son vi-
vant, d'une haute estime. Clémente II prit sous son patro-
nage ces mêmes livres que le concile de Trente condamna
dans la génération suivante. Quelques membres du parti
démocratique blâmèrent, il est vrai , le secrétaire de la
république de Florence, d'avoir dédié son livre à un Mé-
dicis , mais sans en désapprouver les doctrines. Ce fut au-
delà des Alpes que s'éleva le premier cri contre le Prince,
et ce cri causa beaucoup de surprise en Italie. L'adversaire
qui se présenta d'abord, fut, à ce que nous croyons,
notre conq)ulriote le cardinal Polc. L'auteur de Yyinli-
Machiavel ('\^\\. un protestant français.
C'est donc dans l'élal des sentimens moraux des Italiens
de cctl(^ époque, <|nc nous devons chercher roxplicution
MACHIAVEL ET S0> SIECLE. f)
de ce qu il v a de mvslérieux dans la Aie et les tcrils du j)u-
bliciste florentin. Comme ce sujet peut suggérer à la fois
des considérations politiques et philosophiques Tort im-
portantes, nous avons cru devoir le traiter avec quelques
développemens.
Pendant les ténèbres qui suivirent la chute de l'empire
romain, l'Italie avait conservé plus de traces de l'ancienne
civilisation que les autres parties de TEurope occidentale.
La nuit qui s'était répandue sur la péninsule, peut être
comparée à celle d'un été polaire ; l'aurore se montrait
déjà à l'un des bouts de l'horizon , que les dernières clartés
du crépuscule n'avaient pas encore entièrement disparu à
l'autre extrémité. C'est à l'époque où les Mérovingiens ré-
gnaient en France et l'heptarchie saxonne en Angleterre ,
que la barbarie et l'ignorance étaient le plus profondes et
le plus générales-, mais, à cette époque, les provinces na-
politaines, qui reconnaissaient la suprématie des empereurs
de Constantinople , conservaient quelques restes des arts
de l'Orient. Rome, protégée par le caractère sacré de ses
pontifes, jouissait dun peu de repos et d'une sécurité rela-
tive ; et même dans cette partie de l'Italie où les féroces
Lombards avaient établi leur domination, il y avait in-
contestablement plus de richesses , de lumières , de bien-
être de tout genre , que dans la Gaule , la Grande-Bretagne
ou la Germanie.
Ce qui distinguait principalement l'Italie, des états voi-
sins, c'était l'importance que la population des villes y
avait acquise de bonne heure. Des villes fondées dans des
endroits écartés et sauvages , par des fugitifs échappés à la
rage des barbares, conservèrent leur indépendancepar leur
obscurité , jusqu'au moment où elles furent en état de la
protéger par leur puissance. D'autres, sous les conqué-
ransqui se succédaient sans cesse, sous Odoacre , Théo-
doric, iSarsès etAlboin, gardèrent les institutions munici-
10 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
pales qu'elles tenaient de la politique généreuse de la grande
république. Dans les provinces que le gouvernement cen-
tral était trop faible pour défendre ou pour opprimer, ces
institutions acquirent de la stabilité et de la vigueur. Les
citoyens, protégés par leurs murailles et gouvernés par
leurs lois et leurs propres magistrats, jouissaient d'une
portion considérable de liberté républicaine. C'est de cette
manière que naquit un esprit démocratique très-prononcé:
les princes Carlovingiens furent trop faibles pour le
dompter, et la politique magnanime d'Othon l'encouragea^
L'alliance de l'Empire et de l'Église l'aurait facilement
anéanti ; mais ses progrès furent favorisés par leurs dis-
sentions. Dans le douzième siècle, il avait acquis tout son
développement 5 et, après une lutte prolongée et dont le
succès fut long-tems incertain , il triompha de l'habileté
et du courage des princes de la maison de Souabe.
Les secours des papes avaient beaucoup contribué au:
succès des Guelfes. Les avantages de leur triomphe au-
raient sans doute été fort contestables , s'il n'avait eu d'au-
tre résultat que de substituer une servitude intellectuelle
à une servitude politique; et d'exalter le souverain pon-
tife aux dépens des Césars. Heureusement, l'indépendance
des esprits s'était rapidement développée sous l'influence
salutaire d'institutions libres. Les peuples de cette contrée
avaient observé, trop long-tems et de trop près, toute la
machine de l'église , ses saints , ses miracles , ses hautes
prétentions, ses pompeuses solennités, ses armes inoffen-
sives etsesvaines recompenses, pour qu'ils en fussent dupes.
Ils étaient dans les coulisses, tandis que les autres regar-
daient sur le théâtre avec une curiosité naive et une ter-
reur enfantine. Les Italiens voyaient le jeu des poulies et
la fabrication des foudres; ils connaissaient la physionomie
cl le son de voix naturel des acteurs. Les nations éloignées
considéraienl !<■ pape comme le mandataire du Tout-Puis-
MÀCHIAVËI, ET SOJV SIECLE. 1 ï
sant , l'oracle de ses volontés , l'arbitre suprême des dis-
cussions théologiques et des débats des rois. Les habitans
de la péninsule étaient instruits des désordres de sa jeu-
nesse, et des voies souvent criminelles qu'il avait suivies
pour arriver au pouvoir. Ils savaient combien de fois il
s'était servi des clés de St. -Pierre pour se délier lui-même
de ses engagemens les plus sacrés ; et comment il profitait
des biens de l'église , pour enrichir ses neveux ou ses maî-
tresses. Ils traitaient avec respect les dogmes et les rites de
la religion ^ mais , quoiqu'ils se regardassent toujours
comme catholiques , ils avaient cessé d'être papistes. Ces
armes spirituelles qui portaient la terreur dans les palais et
dans les camps des plus fiers monarques, n'excitaient que
leur mépris. Quand Alexandre ordonnait à Henri II de se
faire frapper de verges devapt la tombe d'un sujet rebelle ,
il était lui-même exilé. Les Romains craignant qu'il n'eût
conçu des desseins contre leur liberté , l'avaient chassé de
leur ville ^ et quoiqu'il eût promis de se renfermer à l'ave-
nir dans le cercle de ses fonctions spirituelles, ils refusaient
toujours de le recevoir.
Dans les autres contrées de l'Europe, une classe nom-
breuse et puissante foulait le peuple aux pieds et balan-
çait le pouvoir du gouvernement. En Italie , au contraire,
l'influence des nobles féodaux était comparativement in-
signifiante. Ils s'étaient placés, dans plusieurs endroits ,
sous la protection des républiques, contre lesquelles ils
ne pouvaient pas lutter, et ils avaient fini par se confondre
graduellement avec leurs bourgeois. Dans d'autres, ils
possédaient un plus grand pouvoir; mais ce pouvoir dif-
férait beaucoup de celui qui était exercé par les seigneurs
des royaumes transalpins. Ils n'étaient pas de petits sou-
verains, mais de grands citoyens. Au lieu de fortifier
leurs châteaux dans les mMitagnes, ils embellissaient leurs
palais sur la place publique. L'élat de la société, dans
la MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
le royaume de ISaples et dans plusieurs parties de l'état
ecclésiastique , se rapprochait davantage de ce qui exis-
tait dans les grandes monarchies de l'Europe. Mais la Lom-
hardie et la Toscane , à travers toutes leurs révolutions ,
avaient conservé un caractère différent. Un peuple, quand
il est concentré dans une ville, est bien plus dangereux
pour ses maîtres, que lorsqu'il est dispersé sur une vaste
«'tendue de territoire. Les plus arbitraires des Césars avaient
trouvé indispensable de nourrir et d'amuser, par les jeux
du cirque, les habitans de la métropole aux dépens du
reste de l'empire : les bourgeois de Madrid ont assiégé plus
d'une fois leur souverain, dans son propre palais , et ils en
ont obtenu d humiliantes concessions : les sultans , pour
calmer la rage des Turcs de Constantinople, sont souvent
forcés de leur jeter la tète d'un visir impopulaire ^ la même
cause avait toujours maintenu une certaine teinte de dé-
mocratie , dans les principautés et les aristocraties du nord
de la péninsule.
La liberté reparut encore une fois sur lo sol de l'Italie,
et, h sa suite, se présentèrent le commerce , les sciences,
les arts ; tout ce qui contribue aux commodités ou à l'a-
grément de la vie sociale. Les croisades, où les autres na-
tions ne gagnèrent que des blessures ou des reliques , pro-
curèrent, aux républiques naissantes de la mer Adriatique
et de celle de Tyrrhène, un immense accroissement de
richesses, de pouvoir et de lumières. Leur situation mo-
rale et géographique les mit à mémo de profiter également
de la civilisation de l'Orient, et de la barbarie des nations
occidentales. Leurs vaisseaux couvraient toutes les mers ;
leurs factoreries s'élevaient sur tous les rivages. Leurs chan-
geurs, leurs banquiers dressaient leurs tables dans chaque
ville. Les manufactures florissaient. Les opérations de la
machine commerciale: lurent facilitées par un grand nom-
bre fringénlcnses invrnlions. T/Anglelerre exccjilf'-e . peut-
MACHIAVEL ET SOK SIECLE.
être n'y a-t-il aucune contrée de l'Europe qui jouisse au-
jourd'hui du même degré de richesse et de civilisation, que
certaines parties de l'Italie, il y a quatre cents ans. Les his-
toriens descendent rarement dans ces particularités qui .
cependant, peuvent seules faire connaître le véritable état
d'un pavs. La postérité est trop souvent déçue par les
vagues hyperboles des rhéteurs et des poètes, qui prennent
la splendeur d'une cour pour le bonheur du peuple. Heu-
reusement Jean Villani nous a laissé un compte très-dé-
taillé de l'état de Florence, dans la première partie du
quatorzième siècle. Le revenu de la république montait à
trois cent mille florins , somme qui , si on considère la di-
minution de valeur des métaux précieux , était au moins
l'équivalent de six cent mille liv. st. ( 1 5, 000,000 fr.). C'est
beaucoup plus que le grand duc de Toscane ne tire main-
tenant d'un territoire plus considérable ; et , il y a deux
siècles , l'Angleterre et l'Irlande réunies n'en produisaient
pas autant à Elisabeth. Les manufactures de laine em-
ployaient à elles seules trente mille ouvriers. Le drap ,
vendu chaque année , produisait environ douze cent mille
florins ^ ce qui est à peu près l'équivalent de deux millions
et demi de notre monnaie (6-2,500,000 fr.). Quatre-vingts
banques conduisaient les opérations commerciales, non-
seulement de Florence , mais de l'Europe entière. Lestraji-
sactions de ces établissemens avaient souvent une éienduc
faite pour surprendre même les contemporains des Baring,
des Rothschild et des Lafitte. Deux maisons avancèrent à
Edouard III deux cent mille marcs, lorsque le marc conte-
nait plus d'argent que cinquante shellings (i) d'aujour-
d'hui , et que l'argent avait une valeur quadruple de sa
valeur actuelle. La population de la ville et de sa banlieue
s'élevait à cent-soixante-dix mille âmes. Dix mille enfms
(1) Le shelling vaut environ viugt-cinq sons de Fraiire.
l4 MACHIAVEL KT SOjN SIÈCLE.
apprenaient à lire dans les écoles; douze cents apprenaient
rarilhmétique ; et six cents recevaient une éducation
littéraire. Les progrès des beaux arts et de la littérature
suivaient ceux de la prospérité publique. Sous les tyrans
qui succédèrent à Auguste, tous les champs où s'exerçait
l'intelligence humaine étaient devenus stériles. On en
distinguait encore les limites ; mais ils ne produisaient plus
ni fleurs, ni fruits. Les barbares se répandirent en Eu-
rope comme un torrent ; et bientôt ces limites elles-mêmes
et toutes les traces de l'ancienne culture furent effacées.
Mais, tout en dévastant , ce torrent avait déposé des germes
féconds. Quand il se retira, le désert, comme le jardin
de Dieu, s'épanouit et sembla sourire, produisant à la
fois, avec une abondance spontanée, tout ce qui peut flatter
les yeux , l'odorat et le goût. Une nouvelle langue , que
distinguent sa douceur et sa simple énergie, avait atteint
toute sa perfection. Jamais aucune autre langue n'avait
fourni, à la poésie , des couleurs plus brillantes et plus
vives, et bientôt un poète se présenta pour les mettre en
œuvre. Ce fut dans la première partie du quatorzième siècle
que fut publiée la Diuina Commedia, sans contredit le plus
grand ouvrage d'imagination qui ait paru, depuis les poèmes
d'Homère. La génération suivante n'a point produit un
nouveau Dante , mais elle se distingua par son activité in-
tellectuelle. L'étude du latin n'avait jamais été entièrement
abandonnée en Italie ; Pétrarque fit naître le goût d'études
plus fortes, plus profondes, plus libérales; et il inspira à
ses compatriotes, son enthousiasme pour la littérature,
l'histoire et les antiquités de la grande république -, en-
thousiasme qui partageait son cœur avec son amour pour
une froide maltresse. Par la souplesse de son talent, par
l'influence qu'il exerça sur ses contemporains, par la mul-
tiplicité des rapports personnels ou épistolaircs qu'il en-
tretenait avec tous ceux que distinguait leur supériorité
MACHIWEL KT SON SIECLE. 1 J
intellecluellc ou sociale , Pétrarque a , en quelque sorte ,
été le Voltaire de son tems.
A partir de cette époque, lui culte idolâtre l'ut professé,
dans toute la péninsule, pour le génie et l'érudition. Des
rois, des républiques, des doges, des cardinaux, honoraient
à l'envi Pétrarque. Des ambassades lui furent envoyées par
des états rivaux, pour briguer l'honneur de recevoir ses ins-
tructions. Son couronnement n'agita pas moins la cour de
Naples et le peuple romain , que n'aurait pu le faire le plus
grand événement politique. Ce fut une mode universelle
parmi les hommes riches etpuissans, de réunir des livres et
des antiquités, de fonder des chaires, de protéger les sa vans.
Legoûtdes recherches scientifiquess'unit à celui des affaires
commerciales. Ces marchands de Florence qui s'alliaient
avec les rois, et qui marchaient leurs égaux, afin de se pro-
curer des manuscrits et des médailles, faisaient fouiller tous
les lieux où ils étendaient leurs gigantesques opérations, de-
puis les monastères de la Clyde, jusqu'aux rives du Tigre.
L'architecture, la peinture, la sculpture étaient encou-
î âgées avec magnificence. Il serait peut-être impossible,
pendant l'époque dont nous parlons, de citer un Italien
de quelque renom , qui , quel qu'ait été son caractère par-
ticulier, n'ait pas au moins affecté l'amour des lettres et
des arts.
Les lumières et la prospérité publique croissaient en-
semble. Elles acquirent leur plus grand développement
sous Laurent le Magnifique. Quand on lit le brillant ta-
bleau que le Thucidide toscan , Guicciardin , a présenté de
l'Italie à cette époque , on conçoit avec peine que c'est dans
le même tems que les annales del' Angleterre et de la France
n'offraient que des scènes de barbarie , d'ignorance et de
misère. C'est avec délices que l'on détourne ses regards de la
tyrannie de maîtres barbares et des souffrances de paysans
avilis , pour les reporter sur les opulentes républiques de
\G MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
l'Italie ; sur ses grandes et magnifiques cités, ses ports ,
ses arsenaux , ses villes , ses musées , ses marchés couverts
de tous les genres de produits , ses manufactures remplies
d'ou>Tiers, ses montagnes ombragées jusqu'à leur cîme des
plus riches récoltes, ses beaux fleuves qui transportaient
les moissons de la Lombardie dans les greniers de \enise,
et qui rapportaient, dans les palais de Milan, les soies du
Bengal et les fourrures de la Sibérie. Mais c'est surtout la
belle , la glorieuse , l'opulente Florence, qui intéresse les
esprits cultivés. Comment ne pas être ému en vovant ces
murs qui retentirent des accens de la gaîté de Pulci ^ cette
cellule où brillait jadis la lampe qui éclairait les nuits stu-
dieuses de Polilicn ; ces statues qui éveillèrent le génie
précoce de Michel-Ange enfant; ces jardins où Laurent de
Médicis méditait les chansons qui devaient accompagner les
chœurs des vierges étrusques? mais le tems s'approchait où
les sept fioles de V ylpocalypse devaient être répandues sur
ce beau pays: tems de misère, d'esclavage, d infamie et
de désespoir.
Dans les états de l'Italie , comme dans certains corps
humains , une décrépitude hâtive fut le résultat d'un»;
maturité trop précoce. Leur prompte grandeur et leur
prompt déclin doivent être , en grande partie , attribués
à la même cause; la prépondérance que les villes acquirent
dans le système politique.
Dans une société de chasseurs et de bergers, chaque
Ijomme devient facilement un soldat. Ses occupations or-
dinaires sont tout-à-fait compatibles avec les devoirs du
serviccmililairc.Quolqu'éloignéeque soit l'expédition dont
il doit faire partie, il Irouve sans peine le moyen de trans-
])orter les richesses pastorales qui lui procurent sa subsis-
lance. Le peuple entier est une armée; toute l'année est
une marche. Tel <''tait l'état social qui facilita les con-
«|uêles de Gengis et de Timonr.
MACHIAVEL ET SON SIECLE.
Mais un peuple qui subsiste par la culture de la terre ,
se trouve dans une situation très-diflerente. Le laboureur
est attaché au sol qu'il cultive : une longue campagne le
ruinerait -, cependant ses travaux sont de nature à commu-
niquer à sa constitution cette force active et passive, né-
cessaire à un soldat. D'ailleurs, dans l'enfance de l'agri-
culture, les occupations qu'elle impose ne sont pas de
nature à employer son tems, pendant toute l'année. Dans
certaines saisons, il est tout-à-fait oisif, et il peut, sans se
porter préjudice, entreprendre une courte expédition. C'est
ainsi que les légions romaines se recrutaient dans les pre-
miers tems. La saison pendant laquelle les fermes n'exi-
geaient pas la présence des cultivateurs , suffisait pour une
rapide excursion et une bataille. Ces opérations, trop fré-
quemment interrompues pour produire des résultats dé-
cisifs, servaient du moins à entretenir dans la population
un certain degré de discipline et de courage , qui , en même
tems quil assurait son indépendance et sa sécurité , la ren-
dait redoutable à ses voisins. Les archers du moven âge
qui , avec quarante jours de provision sur leur dos, quit-
taient les travaux agricoles pour ceux des camps, étaient
des troupes de la même espèce.
Mais quand le commerce et l'industrie commencèrent
à fleurir, un grand changement s'opéra. Les habitudes sé-
dentaires du bureau et de l'atelier rendirent les travaux
et les fatigues de la guerre insupportables. Les occupations
des marchands et des artisans exigent constamment leur
présence. Dans des sociétés semblables, on n'a jamais trop
de tems , mais on a , en général , une surabondance d'ar-
gent. Il en résulte qu'un certain nombre de leurs membres
consentent à se louer pour épargner aux autres une tâche
qui est incompatible avec leurs habitudes et les exigences
de leur profession.
L'histoire de la Grèce , à cet égard comme à tant d'au-
XII. 2
l8 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
1res, fournit le meilleur commentaire de l'histoire de l'Ita-
lie. Cinq cents ans avant l'ère chrétienne , les citoyens des
répuhliques qui environnaient la mer Egée, fournissaient
peut-être la plus helle milice qui ait jamais existé -, mais à
mesure que la richesse s'accrut , leur svstème militaire
suhit une altération graduelle. Les républiques ioniennes
avaient été les premières à faire le commerce et à cultiver
les arts -, et ce furent aussi les premières chez lesquelles
les liens de l'ancienne discipline se détendirent. Quatre-
vingts ans après la bataille de Platée, c'étaient des troupes
mercenaires qui livraient les batailles et qui soutenaient
les sièges. Du tems de Démosthènes, il était à peu près
impossible de persuader aux Athéniens de se battre. Les
lois de Lycurgue avaient interdit le commerce et les ma-
nufactures ; aussi les Spartiates conservaient encore une
armée nationale, quand les républiques voisines n'avaient
plus que des mercenaires. Mais lorsque leurs institutions
civiles furent détruites , leur esprit militaire s'éteignit en
même tems. Un siècle après, la Grèce n'avait plus qu'une
seule nation guerrière , c'étaient les sauvages montagnards
de l'Étolie , dont la civilisation était, au moins , de dix
siècles en arrière de celle de leurs compatriotes.
Les mêmes causes agirent d'une manière encore plus
active sur les Italiens modernes. La péninsule , au lieu
d'avoir dans son sein une puissance militaire , comme
Sparte, avait au contraire un état essentiellement paci-
fique, celui du pape. Partout où il y a de nombreux es-
claves, chaque homme libre est obligé, par les plus fortes
considérations, de se familiariser avec l'usage des armes.
Mais les républiques de l'Italie n'étaient point remplies ,
comme celles de la Grèce, de ces ennemis domestiques.
La manière dont la guerre se faisait, pendant les plus belles
♦'•pofjuos , élail, d'ailleurs, très-pou favorable à la forma-
lion d une bonne milice. Des iiommes couverts de fer de
MACHIAVEL ET SON SIECLE. If)
la tète aux pieds, armés d'énormes lances, et montés sur
des chevaux de la plus grande taille , étaient regardés
comme constituant toute la force de l'armée. L'infanterie
était considérée comme de peu de valeur, et elle l'était en
effet, par suite de la négligence avec laquelle on l'avait
traitée. Ces idées se maintinrent en Europe , pendant plu-
sieurs siècles. On croyait impossible que des fantassins
pussent résister à des hommes à cheval. Ce fut seulement
vers la fin du quinzième siècle , que les montagnards de la
Suisse firent évanouir le charme , et confondirent les gé-
néraux les plus expérimentés, en recelant, sans broncher,
avec les forêts de piques dont se hérissaient leurs batail-
lons , le choc de la cavalerie.
L'art de manier la lance grecque , l'épée romaine , ou
la baïonnette moderne , peut être acquis avec une facilité
relative : mais il ne fallait rien moins qu'un exercice jour-
nalier de plusieurs années, pour habituer un homme à
supporter, sans trop de peines, une lourde armure défensive,
et à faire usage d'armes offensives non moins pesantes.
Aussi , dans toute l'Europe , la guerre devint une profes-
sion séparée. Au-delà des Alpes, il est vrai, quoique ce
fût une profession, elle n'était pas un commerce. C'était
par leur habileté dans les armes , qu'un grand nombre de
gentilshommes conservaient leurs terres, et qu'ils amu-
saient leurs loisirs dans l'absence de tout plaisir intellec-
tuel. Mais, dans le nord de lltalie, comme nous l'avons
déjà observé, la puissance prépondérante des villes, par-
tout où elle n'avait pas détruit cette classe d'hommes, avait
du moins changé ses habitudes. C'est ainsi que l'usage
d'employer des mercenaires y devint général, quand il
était encore inconnu dans les autres contrées.
Quand la guerre devient l'industrie d'une classe sépa-
rée, ce que le gouvernement a de moins dangereux à faire,
c'est de convertir cette classe en une armée permanente.
20 MACHIAVEL ET SO^ SIECLE.
Il est bien difficile que des hommes passent leur vie au
service du même état, sans s'intéresser à sa grandeur. Ses
victoires sont leurs victoires-, ses revers leurs revers. Le
contrat perd quelque chose de son caractère mercantile.
Les services du soldat sont considérés comme le résultat
d'un dévouement patriotique -, sa solde comme le tribut de
la gratitude nationale. Trahir la puissance qui l emploie,
ou même mettre de la mollesse dans son service, sont, à ses
veux, le plus grand et le plus lâche des crimes.
Lorsque les princes et les républiques de l'Italie com-
mencèrent à employer des mercenaires, le mieux, pour
chacun des gouvernemens , eût été d'avoir un établisse-
ment militaire distinct. Malheureusement ce n'est point là
ce qui fut fait. Les mercenaires de la péninsule furent
considérés comme la propriété collective de toutes les puis-
sances italiennes. Les liens entre l'état et ses défenseurs
étaient réduits au plus simple des trafics. Le condottiere
se présentait sur le marché , avec son cheval et ses armes ,
et faisait valoir sa force et son expérience. Peu lui im-
portait de traiter avec le pape, le roi de Naples, le duc
de Milan ou la seigneurie de Florence. Tout ce qu'il dé-
sirait, c'était d'avoir les plus hauts gages ou le plus long
terme. Quand la campagne pour laquelle il avait contracté
était finie , il n'existait aucune loi, aucun point d'honneur
qui pût l'empêcher de tourner ses armes contre ses der-
niers maîtres -, car le condottiere n'était ni sujet, ni
citoyen.
Un pareil état de choses ne pouvait pas manquer d'avoir
des conséquences très-graves. La guerre dut nécessaire-
ment changer de caractère, quand elle se trouva faite par
des hommes qui n'avaient ni altachemcnt pour ceux qu ils
défendaient , ni haine pour ceux qu'ils s'étaient engagés à
combattre-, qui perdaient par la fin des hostilités, et qui
gagnaiiMil j>ar leur prolongation. Chaque homme arriva
MACHIAVEL ET SOK SIÈCLE. 2 1
sur le champ de bataille avec la pensée que , dans quelques
jours, il recevrait peut-être la solde du pouvoir contre
lequel il servait. Les sentimens les plus naturels et les
intérêts les plus positifs contribuaient aussi ci empêcher
qu'il Y eut de racharnement dans les hostilités d hommes
qui, jadis, avaient été frères d'armes, ou qui , d'un ins-
tant à l'autre, pouvaient le devenir. Leur commune pro-
fession était un lien qui ne devait pas être oublié, alors
même qu'ils servaient des gouvernemens ennemis. De là
une inutile série de marches et de contre-marches 5 des
sièges, des blocus, des combats où le sang ne coulait pas ,
et qui composent, pendant près de deux siècles, toute l'his-
toire militaire de l'Italie. De puissantes armées combattent
depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher-, on remporte
une grande victoire; des milliers de prisonniers sont pris,
et à peine y a-t-il un seul homme de mort. Une bataille
rangée était devenue moins dangereuse qu'une rixe po-
pulaire.
Le courage avait cessé d'être au nombre des vertus guer-
rières. Les hommes vieillissaient dans les camps, et ac-
quéraient de la réputation pour leurs faits d'armes, sans
avoir jamais été exposés à aucun péril véritable. Les con-
séquences de cette détestable organisation militaire furent
déplorables. La partie la plus riche et la plus éclairée de
l'Europe se trouva sans défense contre les barbares qui se
présentaient sans cesse pour l'envahir : contre l'insolence
des Français , la brutalité des Suisses et la farouche rapa-
cité des Aragonais. Les suites morales de cet état de choses
sont encore plus dignes d'être remarquées.
Chez les peuples grossiers qui habitaient au-delà des
Alpes, la valeur était indispensable. Sans elle, peu d'hommes
pouvaient acquérir de l'importance ou même assurer leur
repos. Chez les nations policées de l'Italie, enrichies par
le commerce, gouvernées par des lois régulière?, pleines
22 MACHIAVEL ET SOK SIECLE.
d'enthousiasme pour les arts et la littérature , tout se taisait
par la supériorité de l'intelligence. Leurs guerres , plus
pacifiques que la paix de leurs voisins, exigeaient plutôt
des qualités civiles que des qualités militaires. Aussi ,
tandis que chez les autres nations européennes le courage
('tait le point d'honneur, l'esprit était le point d'honneur
des Italiens, de même qu'il est celui des Chinois.
De là, deux systèmes de moralité tout-à-fait différens.
Dans la plus grande partie de l'Europe, les vices qui sont
le propre des caractères timides , et qui servent de protec-
tion à la faiblesse , la fraude et l'hypocrisie ont toujours
été les plus décriés. D'un autre côté, on y a toujours
traité, avec une sorte de respect, les excès d'un caractère
violent et hautain. Les Italiens, au contraire, traitaient
avec une indulgence égale, les crimes qui exigent l'habi-
tude de se posséder, de l'adresse, de la sagacité et une
connaissance approfondie du cœur humain.
Un prince tel que Henri V, était naturellement l'idole
du nord ; les folies de sa jeunesse , l'ambition de son âge
mûr, les lollards brûlés à petits feux , les prisonniers mas-
sacrés sur le champ de bataille , les tristes résultats d'une
guerre sans cause et sans utilité , tout disparaissait sous
l'éclat des lauriers d'Agincourt ! C'est dans François Sforza
qu'on peut trouver le type du héros italien. Il avait fiil
également servir à l'accomplissement de ses desseins , ses
amis et ses ennemis. D'abord il avait triomphé de ses en-
nemis par le moyen d'alliés sans foi ^ et ensuite il avait dirigé
coiilre ces derniers, les ressources que, par leur secours ,
il avait enlevées à ses adversaires. Par son incomparable
dextérité, il s'était élevé de la situation précaire et ind(''-
pendante d'un aventurier militaire , au plus beau trône de
l'Italie. En faveur de son habileté , les compatriotes de
Sfoiv.a lui pardonnaient sans peine des promesses violées,
(les amitiés méconnues, des inimitiés implacables. Telles
MACHIAVEL ET SOIN SIÈC1.E. 28
sont les erreurs opposées dans lesquelles tonibeni les
hommes, quand ils subordonnent leur morale à leurs con-
venances, et non pas aux grandes règles, principes éternels
de la justice.
Un exemple choisi dans une fiction poétique expliquera
encore mieux notre pensée. Othello tue sa femme -, il donne
des ordres pour la mort de son lieutenant ; et ensuite il se
tue lui-même. Cependant il ne perd pas un seul iiistant
l'estime et Taffection d'un auditoire du nord , car tout est
racheté par son arae ardente et son caractère intrépide. Sa
simplicité naïve en écoutant les conseils d'un traître 5 le
désordre qui s'empare de son ame à la seule pensée de la
honte -, la passion qui le possède quand il commet ses
crimes ; la manière fière et courageuse dont il en fait l'aveu,
excitent un intérêt extraordinaire chez des spectateurs an-
glais. Jago, au contraire, ne leur inspire que du dégoût.
Mais nous croyons qu'un auditoire italien, dans le quinzième
siècle, aurait été affecté d'une manière très- différente.
Othello n'eût fait naître que de la haine et du mépris. La
folie avec laquelle il se fie aux protestations amicales d'un
homme dont il a contrarié les projets ; la crédulité qu'il
montre en prenant de vaines assertions et des circonstances
indifférentes pour des preuves positives ; la manière dont
il repousse les explications, jusqu'au moment où elles ne
peuvent plus qu'aggraver son malheur, auraient provoqué
l'horreur générale. La conduite de Jago aurait sans doute
été condamnée ; mais un sentiment de respect et d'intérêt
se serait mêlé à leur désapprobation. La promptitude de
son esprit , la clarté de son jugement , l'art avec lenuel il
cache ses sentimens et pénètre ceux des autres , auraient,
jusqu'à un certain point, excité la sympathie des Italiens
de cette époque.
Deux siècles avant l'ère chrétienne , une différence sem-
blable existait entre les Grecs et les Romains leurs maîtres.
2/i MACHIAVEL ET SON SIECLE.
Les conquérans , braves et résolus , fidèles à leurs engage-
mens et fortement influencés par leurs sentimens religieux,
étaient en même tems ignorans, despotes et cruels. Le
peuple subjugué , était dépositaire des sciences , de la lit-
térature et de tous les arts du monde occidental. Les Grecs
étaient polis ; leur esprit vif et pénétrant ; ils étaient to-
lérans, affables, humains-, mais ils étaient presqu'entière-
ment dépourvus de courage et de sincérité. Les guerriers à
demi barbares qui les avaient vaincus , se consolaient de
leur infériorité intellectuelle, en observant que les con-
naissances dont s'enorgueillissait la Grèce , semblaient
rendre les hommes lâches, rampans et athées. Cette dif-
férence entre les deux peuples se prolongea encore long-
tems , et elle a fourni un sujet admirable à la verve sati-
rique de Juvénal.
Le Grec, du tems de ce grand poète et celui du tems
de Périclès, se trouvaient réunis dans l'Italien d'une répu-
blique du moyen âge. Comme le premier, il était souple,
timide, artificieux et sans scrupules. Comme le second,
il avait une patrie dont la prospérité et rindépcndance lui
étaient chères. Ses mauvaises qualités étaient compensées
par son esprit public, et une ambition honorable.
Un vice , autorisé par l'opinion générale , produit bien
moins de ravages sur l'ensemble du caractère , qu'un vice
qu'elle condamne. Le premier est une maladie purement
locale ; le second se répand comme une lèpre , et altère
successivement toute l'économie. Quand la réputation du
coupable est flétrie, presque toujours le désespoir lui fait
perdre ce qui lui reste de bonnes qualités. Le montagnard
écossais qui , il y a un siècle , subsistait en enlevant le bé-
tiiil de ses voisins de la plaine, commettait précisément le
même crime qui fit jxMulreWild, à Tyburii, aux acclama-
lions d'une foule immense •, et cependant il n'est pas tloii-
icux qu'il élait beaucoup moins dépravé que ne l'était ( c
MACHIAVEL ET SON SJECLE. 9.5
scélérat. Tel meurlrier subit la peine capitale pour un
crime moins grand que celui de ces Romains qui fai-
saient combattre , dans leurs cirques , deux cents gladia-
teurs , pour obtenir la faveur de la multitude. Toutefois,
il est vraisemblable que ces Romains n'étaient pas aussi
cruels que les misérables qui périssent , chaque année ,
par la main du bourreau. En Angleterre , une femme perd
son rang dans la société pour des faiblesses , qui , dans un
homme , sont considérées comme des distinctions hono-
rables, ou du moins comme des fautes très-légères. Qu'en
résulte-t-il ? que le caractère d'une femme est ordinaire-
ment plus altéré par une seule faute, que celui d'un homme
par vingt années d intrigues.
Appliquons maintenant ces principes au sujet qui nous
occupe. Sans contredit, c'est à juste titre que des habi-
tudes de dissimulation et de fausseté déconsidèrent entiè-
rement , dans l'opinion commune , un homme de notre
tems et de notre pays ; mais il ne s'ensuit pas qu'un Italien
du moyen âge doive être jugé de la même manière. Il ar-
rive souvent, au contraire, que nous trouvons ces vices
réunis à plusieurs vertus ^ avec la générosité , le patrio-
tisme, le désintéressement. Ce n'est pas malheureusement
sur des considérations de ce genre que la plupart des his-
toriens dirigent notre attention. Ils examinent longuement
de quelle manière Philippe disposa ses troupes à la bataille
de Chéronée ^ où Annibal traversa les Alpes ; si Marie
Stuart fit périr Darnley ^ ou si ce fut Siquier qui tua
Charles XII^ et mille autres choses du même genre, fort
peu importantes en elles-mêmes. Ces recherches peuvent
nous amuser, mais elles ne contribuent pas à nous rendre
plus sages. Celui-là seul lit l'histoire avec profit, qui ob-
serve combien les circonstances modifient puissamment les
sentimens et les opinions des hommes ; comment les vices
passent pour des vertus , et les paradoxes pour des axiomes.
26 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
C'est ainsi quon parvient à distinguer, dans la nature hu-
maine, ce qui est accidentel et transitoire, de ce qui est
permanent et incommutable.
Sous ce rapport , aucune histoire ne fait faire des ré-
flexions plus importantes que celle des républiques .tos-
canes et lombardes. Le caractère d'un homme d'état italien
du quatorze et du quinzième siècle paraît être un amas
de contradictions , un fantôme aussi monstrueux que
cette portière de l'enfer de Milton , demi-divinité et demi-
serpent, dont la partie supérieure était belle et majestueuse
tandis que l'autre extrémité, gonflée de poison, rampait sur
le sol. Nous voyons un homme dont les pensées et les pa-
roles ne sont point d'accord ; qui n'hésite pas à faire un
serment quand il en a besoin pour tromper, et qui ne
manque jamais de prétextes pour le rompre quand son in-
térêt l'y porte. Ses cruautés ne résultent pas de l'efferves-
cence de son sang ou de la violence de son caractère , mais
elles sont déterminées par de froides et profondes médita-
tions. Ses passions, comme des troupes bien exercées,
sont impétueuses avec méthode, et, au moment même
de l'explosion, elles ne méconnaissent pas la règle à la-
quelle elles sont soumises. Son esprit combine sans cesse
de vastes projets d'ambition ; et cependant le calme de ses
traits et de son langage annonce une modération philo-
sophique. La haine et la vengeance fermentent dans son
cœur ; mais son regard est cordial, son geste caressant , et
un sourire perpétuel joue sur ses lèvres. Jamais il n'excite
la défiance de son adversaire par de petites provocations -,
ses projets ne sont découverts que lorsqu'ils sont accom-
plis. Il endort la vigilance jusqu'au moment où il s'est
bien assuré de l'endroit où doivent porter ses coups. Alors
il frappe pour la première et dernière fois. Il ne possède
ni n'estime le courage militaire dont s'enorgueillissent
(galoment le vain et frivole français, le superbe et roma-
MACHIAVEL ET SON SliXLE. 9.']
nesquc Espagnol, et le lourd Allemand. Il évite le dan-
ger; non qu'il soit insensible à la honte, mais parce que,
dans la société au milieu de laquelle il vit , la timidité a
cessé d'être honteuse. Dans son opinion, faire ouverte-
ment une injure est aussi mal que de la faire en secret-, et,
de plus, beaucoup moins profitable. Selon lui, les moyens
les plus honorables sont les plus sûrs , les plus prompts et
les plus cachés. Il ne peut concevoir comment un homme
se fait scrupule de tromper celui qu'il ne se fait pas scru-
pule de perdre. Il trouverait de la folie à déclarer ouver-
tement sa haine contre celui qu'il peut poignarder dans un
emhrassement amical ou empoisonner avec une hostie
(consacrée.
Cependant cet homme , malgré tous les vices dont nous
venons de parler -, ce traître , cet hypocrite , ce lâche, cet
assassin, n'était point dépourvu des qualités qui annoncent
une certaine élévation de caractère. Ces guerriers bar-
bares qui lui étaient si supérieurs sur le champ de bataille,
étaient loin de posséder au même degré que lui le courage
civil, la présence d'esprit, la persévérance. Les dangers
qu'il évitait avec un soin pusillanime, ne mettaient jamais
le désordre dans sa raison , et ne pouvaient pas faire sortir
de sa bouche une parole indiscrète ou porter le trouble
sur son front impénétrable. Ennemi dangereux, complice
plus dangereux encore, il était un maître équitable et
bienveillant. Il ne se livrait point à des actes d'une inutile
cruauté ; et quand il ne se proposait aucun but politique ,
il était doux et humain. La susceptibilité de ses nerfs et
l'activité de son imagination le faisaient sympathiser faci-
lement avec les impressions des autres, et se complaire
dans les agrémens de la vie sociale. Sa dissimulation et ses
intrigues continuelles semblaient devoir le rendre inca-
pable d'auciine grande vue ; mais ses études philosophi-
ques avaient empêché son esprit de se rétrécir. Indifférent
28 MACHIAVEL ET SOJV SIÈCLE.
pour la vérité dans les aflaires ordinaires de la vie , il la
recherchait avec ardeur dans ses travaux spéculatifs, 11
avait une sensibilité exquise pour l'éloquence, la poésie et
toutes les productions de Tesprit-Les beaux arts trouvaient
en lui un juge éclairé et un protecteur généreux. Les por-
traits qui nous sont restés de quelques-uns des hommes
d'état italiens les plus distingués de cette époque, sont
parfaitement d'accord avec ce que nous venons de dire
des dispositions dominantes de leur caractère. Des fronts
amples et majestueux; des sourcils noirs et épais, mais qui
ne se fronçaient pas; des yeux dont le regard calme, en
même tems qu'il n'exprimait rien , semblait tout pénétrer ;
des joues dont la pâleur était le résultat d'habitudes séden-
taires et méditatives ; des lèvres dessinées avec une déli-
catesse féminine , mais dont le resserrement indique un
^ caractère décidé ; semblent annoncer des hommes à la fois
entreprenans et circonspects -, également habiles à sur-
prendre les secrets des autres et à cacher les leurs -, qui
devaient être des ennemis dangereux et des alliés peu sûrs -,
qui avaient cependant l'humeur douce et égale 5 et dont la
pénétration intellectuelle les rendait propres en même tems
aux travaux de la vie active et de la vie contemplative; à
gouverner comme à instruire l'espèce humaine.
Chaque âge et chaque nation a certains vices caracté-
ristiques qui prévalent presqu'universellement ; que pres-
que tout le monde avoue , et que le moraliste lui-même ne
<loit censurer qu'avec une certaine modération. Les géné-
rations suivantes changent leur morale, en même tems que
la forme de leurs vètemens; prennent quelque nouveau
vice sous leur protection, et s'étonnent de la corruption
de leurs pères. Mais elles procèdent , dans ces occasions,
comme les dictateurs romains après une révolte générale.
XoYiint que les couj)ables sont trop nombieux pour être
tous punis, la poslcrilc en choisit quclcpics-uns au hasard.
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 29
et leur fait supporter exclusivement la responsabilité d'un
sort dont ils ne sont pas plus coupables que ceux qu'elle
gracie. Nous ignorons si cette manière de procéder con-
vient à des exécutions militaires , mais nous protestons so-
lennellement contre son introduction dans la philosophie
de l'histoire.
Dans le cas particulier dont nous nous occupons , c'est
Machiavel que la postérité a pris pour victime, sans con-
sidérer que sa conduite politique avait été droite et hono-
rable \ que lorsque ses idées morales différaient de celles de
ses compatriotes, c'était presque toujours en bien ; et que
son unique tort était d'avoir adopté quelques-unes des
maximes alors généralement reçues , et de les avoir expo-
sées avec plus de force et dans un ordre plus lumineux que
les autres écrivains de son époque.
Maintenant que nous avons fait connaître le caractère
particulier de Machiavel , nous allons parler de ses ou-
vrages. Comme poète, il ne mérite pas d'être placé bien
haut. Les Decennali ne sont qu'une chronique rimée de
l'histoire de son tems. Le style est une imitation timide
de celui du Dante. Mais la manière du Dante , comme celle
de tous les poètes originaux , ne convenait qu'à son génie
et à son sujet. Son vers, rude et laborieux, donne à ses
images fantastiques quelque chose de plus fantastique
encore \ on dirait qu'il émane d'un homme qui s'efforce
d'exprimer ce qui est inexprimable et surnaturel. Mais
cette distinction singulière, quand elle est imitée, paraît
extravagante. Les poésies morales de Machiavel sont très-
supérieures aux Decennali. Son ylne dor n'a rien de
commun que le nom avec le roman d'Apulée -, livre qui en
dépit de son plan irrégulier et de son détestable style ^ est
une des productions les plus intéressantes de la littérature
latine , et dans lequel on trouve réunis à la fois les mérites
divers de Lesage, d'Anne Radcliffe et de Crébillon, Le
3n MACHIAVIEL ET SON SIECLE.
poème de \ Ane dor est encore une imitation du Dante.
L'auteur se perd dans une forêt ; il est effrayé par des
monstres, et secouru par une belle femme qui se présente
à lui. Sa protectrice le conduit dans une ménagerie d'ani-
maux allégoriques dont les propriétés sont expliquées très
au long. Il V a des vers entiers empruntés à la Divine
Comédie ; mais ils ne produisent pas leur effet accoutumé.
Virgile engage le cultivateur qui veut transporter une
plante , à l'orienter de la même manière qu'elle l'était
sur le sol où on l'a prise. Le même soin est nécessaire quand
on transplante des fleurs poétiques, sans quoi elles se flé-
trissent. Au surplus, XAne dor est loin d'être un ouvrage
sans mérite. L'allégorie est souvent ingénieuse et les des-
criptions ont de la vivacité et de l'éclat.
Les comédies de Machiavel méritent plus d'attention.
Lîv Mandragola , en particulier, est supérieure aux meil-
leures pièces de Goldoni, et seulement inférieure à celles
de Molière. C'est la production d'un homme qui, s'il eût
suivi cette carrière , aurait produit un effet permanent et
salutaire sur le goût national. Nous tirons cette consé-
quence moins du degré de talent qui s'y trouve, que de la
nature de ce talent. Il existe des ouvrages dramatiques qui
se lisent peut-être avec plus de plaisir, dont nous n'aurions
pas porté le même jugement. Le signe certain du déclin
d'un art est bien moins la multiplicité des fautes, que l em-
ploi de beautés déplacées. C'est ainsi que la tragédie se
corrompt quand elle imite la solennité de l'épopée; et que
la comédie se perd par le bel esprit.
L'objet réel du drame est la peinture du cœur humain.
Ce n'est point là une règle arbitraire comme celles qui
règlent le nombre des actes dans une pièce , ou celui des
svliabes dans une ligne -, mais la loi fondamentale à la-
(pielle tout doit être subordonné. L'action qui développe
le mieux les caractères est la meilleure \ et le meilleur
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 3l
Style est celui qui exprime les passions avec le plus d'éner-
gie. Ce principe, bien compris, laisse au poète toute sa
latitude. Il n'y a aucun style que la littérature dramatique
rejette d'une manière absolue, et qui ne puisse trouver sa
place dans une occasion ou dans une autre. C'est dans le
cboix de la place, du tems, de la personne, qu'échouent les
poètes d'un talent inférieur.
Personne n'a fait plus de tort à la comédie queCongrève,
Shéridan et Beaumarchais. C'étaient sans aucun doute des
hommes de beaucoup d'esprit 5 mais ils traçaient tous les
caractères d'après eux-mêmes. Leurs pièces sont à la co-
médie, ce qu'un transparent est à la peinture. Il n'y a
point de touches délicates , de dégradations de couleurs -,
toutes les parties paraissent briller d'un éclat uniforme. La
vivacité de la lumière a fait disparaître les nuances. Les
fleurs, les fruits se produisent en abondance^ mais, dans
cette abondance, il y a quelque chose de sauvage-, ce n'est
pas celle d'un jardin où l'on reconnaît partout les signes de
l'art du jardinier qui le cultive, mais plutôt celle d'une
forêt dont les richesses végétales sont accumulées sans soin
et sans goût. Dans les pièces de Shéridan et de Beaumar-
chais, les maîtres, les valets, les paysans, et même les
dupes qu'on berne , tout le monde a de l'esprit. Bartholo
n'en a guère moins que son barbier ; et il n'y a pas jus-
qu'aux niaiseries de Bridoison et de Gripe-Soleil qui ne
soient ingénieuses. Pour sentir l'absurdité de ce système ,
il suffit de comparer les personnages des poètes que nous
venons de nommer, avec le bâtard dans le Roi Jean ou la
nourrice dans Romeo et Juliette. Ce n'est point apparem-
ment faute d'esprit que Shakspeare a adopté une manière
si différente. Silady Snerwell en a beaucoup, dans V École
du Scandale , le Falstaff de Shakspeare en a encore bien
davantage. Mais ce grand poète connaissait mieux le but
de son art. u La nature , disait-il , dans son langage simple
32 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
et énergique , doit se réfléchir dans une pièce de théâtre ,
comme elle se réfléchit dans un miroir, m
Cette digression fera mieux comprendre ce que nous
voulions dire quand nous assurions que , dans la Mandra-
gola, Machiavel avait prouvé qu'il entendait parfaitement
la véritable nature de la comédie , et qu'il aurait pu y
exceller. Par l'exacte et vigoureuse peinture du cœur hu-
main , il produit de l'intérêt sans avoir une action habile-
ment tissue , et il provoque le rire , sans montrer la
moindre prétention à l'esprit. L'amant qui certes n'est ni
fort généreux , ni fort délicat , et son conseiller, le para-
site, sont peints avec verve. Le confesseur hvpocrite est
un portrait admirable -, si nous ne nous trompons pas, c'est
le modèle du père Dominique, le meilleur caractère du
théâtre de Drvden. Mais l'honneur de la pièce est, sans con-
tredit le rôle de Nicias. Il a juste le degré de sottise né-
cessaire pour être un objet de ridicule sans l'être de pitié.
Il ressemble un peu au pauvre Calandrino , dont les in-
fortunes, racontées par Boccace, divertissent l'Europe
depuis quatre siècles. Peut-être ressemble-t-il encore da-
vantage à Simon de Villa , à qui Bruno et Buffalmaco
avaient promis l'amour de la comtesse Civillari. Nicias
exerce, comme Simon, une profession savante ^ et la di-
gnité avec laquelle il porte la fourrure doctorale, rend ses
absurdités plus grotesques. La vieille langue toscane con-
venait éminemment à ce personnage 5 la simplicité qui le
distingue a du charme et de la grâce ^ cependant elle
communique aux raisonnemens les plus serrés et les plus
graves, quelque chose d'enfantin. Quant les héros et les
hommes d'état l'emploient, il semble qu'ils grasseyent.
Mais elle sied beaucoup à Nicias , et donne à ses sot-
tises une apparence encore plus sotte. Machiavel a fait
d'autres comédies , mais en voilà assez sur ce sujet , car il
est vraisemblable que ces productions sont trop peu con-
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 33
nues de la généralité de nos lecteurs, pour que leur exa-
men puisse beaucoup les inliresser.
Le petit roman , ou plutôt la nouvelle de Belphégor, est
bien conçue et agréablement narrée -, mais l'exagération de
la satire en affaiblit l'effet. Machiavel avaitété mal marié, et
le désir de venger sa cause et celle de ses compagnons d'in-
fortune l'a emporté au-delà de toutes les bornes.
La correspondance politique de Machiavel , publiée
pour la première fois en 1767, est très-authentique, et pré-
sente beaucoup d'intérêt ^ les circonstances malheureuses
dans lesquelles son pays avait été placé , durant la plus
grande partie de sa vie publique , étaient de nature à favo-
riser le développement des talens diplomatiques. A partir
du moment où Charles ^^II descendit des Alpes , tout le
système de la politique italienne fut changé. Les gouver-
nemens de la péninsule perdirent leur indépendance. Tirés
de leurs anciennes orbites par l'attraction des grands corps
qui s'approchaient d'eux , ils devinrent de simples satellites
de la France et de l'Espagne. C'était l'influence étrangère
qui terminait toutes leurs discussions intérieures ou exté-
rieures. Les contentions des partis opposés n'avaient pas
lieu, comme jadis, dans l'enceinte du sénat, ou sur la place
publique, mais dans le cabinet de Louis et de Ferdinand.
Dès-lors la prospérité des états italiens dépendait bien da-
vantage de l'habileté desagens qu'ils envoyaient au dehors,
que de la conduite de ceux qui conduisaient les affaires
du dedans. L'ambassadeur italien avait à remplir des fonc-
tions plus difficiles que de transmettre des ordres de che-
valerie, ou de présenter des voyageurs à la cour près de
laquelle il résidait. Il était l'avocat , le défenseur des pre-
miers intérêts de sa patrie ; un espion revêtu d'un carac-
tère inviolable. Au lieu de protéger la dignité de ceux
qu'il représentait, par des manières réservées et un langage
XII. 5
34 MACHIAVEL ET SON SIf.CLE.
équivoque, il s'empressait de se plonger dans toutes les in-
trigues qui agitaient les cours barbares près desquelles il
était accrédité. Il chercbait à découvrir, à flatter les fai-
blesses du prince qui gouvernait l'état, et des favoris qui
gouvernaient le prince. Il devait gagner la maîtresse, cor-
rompre le confesseur, supplier, menacer avec mesure , pro-
fiter de tous les caprices, endormir tous les soupçons^ tout
voir et tout supporter. Quelque loin qu'eût été poussé Tari
de la politique italienne, les circonstances d'alors exigeaient
l'emploi de toutes ses ressources.
Machiavel fut chargé, à plusieurs reprises, de cette
tache difficile. Il conclut des traités avec le roi des Ro-
mains et le duc de Valentinois. Il fut 'deux fois ambassa-
deur à la cour de Rome , et trois fois à celle de France. Il
s'acquitta, avec une grande dextérité , de ces différentes
missions, et de quelques autres d'une importance secon-
daire. Ses dépêches forment une collection très-amusante
et très-instructive. On n'y trouve pas ce jargon mystérieux
des pièces diplomatiques de nos jours, espèce d'argot con-
venu entre les voleurs et les filous politiques. Les narra-
tions sont claires et bien écrites^ les observations sur les
hommes et sur les choses, spirituelles. et judicieuses. Les
conversations v sont rapportées d'une manière animée et ca-
ractéristique. Nous nous trouvons en présence des hommes
qui, pendant vingt années fécondes enévénemens, réglèrent
les destinées de l'Europe. Nous entendons leurs conversa-
tions particulières ; nous voyons leurs gestes familiers; il
est curieux de reconnaître, dans des circonstances que la
dignité de l'histoire néglige, la violence mêlée de faiblesse
et la ruse impuissante dcLouisXII ; la passion malheureuse
qu'avait pour la gloire ce Maximilien , à la fois emporté
et timide, opiniâtre et inconstant, toujours pressé et tou-
jours en relard \ l'énergie hautaine qui donnait de la no-
MACHIAVEL Eï SON SIÈCLE. 35
blesse aux bizarreries de Jules II -, les manières pleines de
douceur et de grâce qui cachaient l'ambition insatiable et
les implacables inimitiés de Borgia.
Nous venons de mentionner Borgia ^ il est impossible de
ne pas nous arrêter un instant au nom de cet homme dans
lequel la moralité politique des Italiens de son tems se
trouve , en quelque sorte , personnifiée ; mais réunie à
quelques-uns des traits plus énergiques du caractère espa-
gnol. Dans deux occasions importantes , Machiavel fut ad-
mis dans son intimité ; d'abord , lorsqu'avec une habileté
vraiment infernale Borgia venait d'obtenir le plus grand de
ses succès, en prenant dans un même piège et en frappant du
même coup ses plus formidables rivaux ; et ensuite, quand
épuisé par la maladie, et accablé par des malheurs qu'au-
cune prudence humaine n'aurait pu prévenir, il se trou-
vait prisonnier du plus mortel ennemi de sa maison. Ces
entrevues entre l'homme d'état pratique, considéré comme
le plus habile de son siècle , et le plus grand homme d'état
spéculatif de la même époque , sont racontées très au long
dans la correspondance , et en forment la partie la plus
curieuse. D'après quelques passages du P/ince , et proba-
blement aussi d'après quelques vagues traditions, plusieurs
écrivains ont cru que ces deux hommes remarquables
avaient eu ensemble des rapports plus intimes que ceux
qui ont réellement existé. L'ambassadeur a été accusé d'a-
voir conseillé les crimes de ce tyran artificieux et sans
pitié 5 mais les documens officiels prouvent que leurs re-
lations, quoique en apparence amicales, étaient au fond
tout à fait hostiles. Il n'est pas douteux , cependant ,
que l'imagination de Machiavel et ses idées politiques
n'aient été fortement influencées par ses observations sur
le caractère et la destinée de cet homme extraordinaire
qui, malgré tant d'obstacles, avait fait une si haute for-
tune ; qui, lorsque les jouissances corporelles présentées
36 MACHIAVEL ET SOK SIÈCLE.
SOUS d'innombrables formes ^ ne pouvaient plus réveiller
ses sens flétris , trouva un stimulant plus durable et plus
énergique dans sa soif inextinguible pour le pouvoir et la
vengeance-, qui rejeta la pourpre romaine dont il était re-
vêtu, pour devenir le premier général de son tems; qui,
élevé dans une profession pacifique , composa une brave
armée de la lie d'une population sans courage; qui , après
avoir obtenu la souveraineté , en détruisant ses ennemis ,
obtint la popularité en brisant ses inslrumens -, qui avait
commencé à employer, de la manière la plus utile, ce pouvoir
qu'il s'était procuré par des voies infâmes , et ne tolérait
dans la sphère où s'exerçait son despotisme , d'autre spolia-
teur et d'autre tyran que lui-même ; qui , enfin , succomba
au milieu des malédictions et des regrets d'un peuple dont
son génie avait fait l'admiration et l'épouvante, et dont ,
peut-être, il aurait été le sauveur. Quelques-uns des crimes
de Borgia, qui nous paraissent les plus odieux par les rai-
sons que nous avons déjà dites , n'affectaient pas de même
un Italien du quinzième siècle. Des sentimens patriotiques
pouvaient aussi déterminer Machiavel à regretter la perte
du seul homme capable de défendre l'indépendance de
l'Italie contre les spoliateurs confédérés à Cambrai.
Le désir de l'expulsion des oppresseurs étrangers, et
de la restauration de cet âge d'or qui avait précédé l'in-
vasion de Charles VIII , agitait, à cette époque, le cœur
de tous les Italiens. Le génie étendu, mais déréglé, de
Jules II , s'en occupait sans cesse. Il partageait l'atten-
tion du frivole Léon X, avec son amour de la chasse et son
goût pour les plaisirs de la table , les manuscrits et les
tableaux. Ce furent ces projets (jui déterminèrent la gé-
néreuse trahison do Morone-, rendirent une énergie pas-
sagère à l'amo iaiblc du dernier des Sforza ; et entre-
tinrent, pendant quelque tcms , une ambition honorable
dans le cœur faux de Pescaire. La férocité et l'insolence ne
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 3^
faisaient pas le caractère dislinctif des Italiens. S'ils étaient
trop indulgens pour les barbaries commises dans un grantl
but sur des victimes désignées, c'était avec dégoût qu'ils
détournaient les yeux de barbaries gratuites. Les farouches
étrangers qui les commettaient, non contens de subjuguer,
voulaient aussi détruire -, ils trouvaient un plaisir diabo-
lique à raser des villes superbes , à égorger des ennemis
désarmés , à suffoquer, par milliers , une population sans
armes, dans les cavernes où elle s'était réfugiée. Telles
étaient les scènes qui venaient, chaque jour, exciter l'hor-
reur d'un peuple , parmi lequel jadis tout ce qu'un soldat
avait à craindre, dans une bataille rangée, c'était la perte
de son cheval ou les frais de sa rançon. L'intempérance
grossière des Suisses, la rapacité des Espagnols, la licence
des Français qui méconnaissaient toutes les lois de l'hospi-
talité , de la décence, et même de l'amour -, la cruauté sans
but, commune à tous ces barbares, les avaient rendus
l'objet de l'exécration générale dans la péninsule. Les
richesses accumulées pendant plusieurs siècles de pros-
périté et de repos , se détruisaient rapidement. La su-
périorité intellectuelle du peuple opprimé lui rendait plus
dure sa dégradation politique. Les arts , la littérature com-
mençaient à cacher leur décadence sous une prodigalité
d'ornemens sans goût. Le fer n'avait pas encore pénétré
jusqu'au cœur. Le tems n'était pas venu où la main du
peintre perdrait son adresse , et où la lyre du poète serait
suspendue aux roseaux des rives de l'Arno. Toutefois, un
œil pénétrant pouvait voir que le génie et la science ne
survivraient pas long-tems à l'état de choses qui leur avait
donné naissance , et que les grands hommes dont le (aient
répandait du lustre sur cette triste période, avaient été
formés dans des jours plus heureux, et ne laisseraient pas
d'héritiers. Machiavel sentait profondément les malheurs
de sa patrie, el la pénétration de son esprit lui en avait
38 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
indiqué la cause et le remède. C'était le système militaire
de la nation italienne qui avait détruit sa valeur et sa dis-
cipline , et qui en avait fait une proie facile pour les spo-
liateurs étrangers. Le secrétaire de la république de Flo-
rence conçut, en conséquence, un projet pour abolir
l'usage des troupes mercenaires , et pour y substituer une
milice nationale.
Les efforts qu'il tenta pour exécuter ce grand dessein de-
vraient seuls suffire pour faire honorer son nom. Quoique
sa place et ses habitudes fussent pacifiques, il étudia avec
persévérance la théorie de la guerre et ses détails les plus
minutieux. Le gouvernement florentin entra dans ses vues;
on créa un conseilde guerre et des levées furent ordonnées.
L'infatigable ministre allait de ville en ville, pour sur-
veiller l'exécution de son plan-, sous plusieurs rapports,
l'époque était favorable à ce projet. La tactique militaire
avait éprouvé une grande révolution -, la cavalerie n'était
plus considérée comme constituant seule la force d une
armée. Les heures que les occupations ordinaires d'un ci-
toyen n'absorbaient pas, quoiqu' insuffisantes pour en faire
un bon cavalier, pouvaient en faire un utile fantassin.
La crainte du joug étranger , du pillage , des massacres ,
pouvait aussi triompher de cette répugnance pour la vie
militaire, que l'industrie et les loisirs des grandes villes
avaient également concouru à produire. Pendant un cer-
lain tems, ce grand projet parut réussir. Les nouvelles
Iroupcs manœuvraient convenablement sur le terrain. Ma-
chiavel voyait le succès de son plan avec une satisfaction
paternelle , et il commençait à croire que les armes de ses
compatriotes pourraient un jour faire refluer les barbares
sur le Rhin et sur le Tage; mais le torrent Je la mauvaise
fortune se précipita de nouveau sur Florence , avant que
les barrières destim'es à le contenir eussent été suffisam-
ment préparées. Cette ville avait cependant joui , pendant
MACHIAVEL ET SOIS SIÈCLE. 3()
quelque Icms, d'un bonheur relatif. La famine, la peste
et le glaive avaient dévasté les fertiles plaines et les
belles cités du Pô. Toutes les malédictions, fulminées ja-
dis contre Tyr par les prophètes, semblaient être rctom--
bées sur Venise. Les marchands déploraient déjà la ruine
de leur grande cité ; le moment semblait s approcher où le
Rialto se couvrirait d'herbes marines , et où le pécheur sé-
cherait ses filets dans l'arsenal désert. A quatre reprises
diJGférentes , iVaples avait été conquise et reconquise par des
tyrans également indifférens à son bien-être, et également
avides. Florence n'avait eu qu'à se soumettre à des extor-
sions ; à acheter et à racheter sans cesse, à un prix énorme,
ce qui lui appartenait ; à remercier pour le mal qu'on lui
faisait-, et à s'excuser de ce qu'elle était dans son droit.
Mais elle fut enfin privée des douceurs de ce lâche repos.
Ses institutions politiques et militaires furent anéanties du
même coup. Les Médicis revinrent de leur long exil, à la
suite des conquérans étrangers. On abandonna les plans
de Machiavel , et ce grand citoyen fut récompensé des
services qu'il avait rendus à sa patrie, par la pauvreté , la
prison et la torture.
Mais l'homme d'état déchu n'avait pas renoncé à son
[)rojet , et il s'en occupait encore au milieu de ses infor-
tunes. xVfin de le défendre contre quelques objections , il
écrivit ses Sept livres sur l'art de la guerre. Cet excellent
ouvrage a la forme d'un dialogue; les opinions de l'auteur
sont mises dans la bouche de Fabrice Colonna, l'homme le
plus puissant des états de l'Eglise, et officier très-distingué
au service du roi d'Espagne. Il s arrête à Florence, en se
rendant de la Lombardic dans ses domaines. Il est invité ,
avec quelques amis, à un dîner chezCosme Ruccelaï, jeune
homme accompli , dont Machiavel déplore , d'une manière
touchante, la fin prématurée. Après un élégant festin,
les convives vont s abriter dans un bocage du jardin, contre
4o MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
les ardeurs du jour. L'attention de Fabrice est arrêtée
par la vue de quelques plantes rares. Son hôte lui dit
que , quoique ces plantes fussent devenues rares , elles
•jtaicnt communes autrefois ; que les auteurs classiques en
font souvent mention 5 et que son père, comme d'autres
Italiens , s'amusait à pratiquer les anciennes méthodes de
jardinage. Fabrice témoigne alors le regret que ceux qui ,
dans les derniers tems , affectaient les habitudes des anciens
Romains, ne les imitassent que dans des bagatelles. Cela
conduit à une conversation sur la décadence de la discipline
militaire , et sur le moyen de la restaurer. L'institution de
la milice florentine est habilement défendue , et plusieurs
moyens d'en améliorer les détails sont indiqués.
Les Suisses et les Espagnols étaient alors considérés
comme les meilleurs soldats de l'Europe. Le bataillon
suisse se composait depiquiers, et ressemblait beaucoup
à la phalange macédonienne. Les Espagnols, comme les
soldats romains, étaient armés d'épées et de boucliers. Les
victoires de Flaminius et de Paul Emile , sur les rois de
Macédoine, semblent prouver la supériorité des armes em-
plovées par les légions. La même expérience avait produit
le même résultat à la bataille de Ravenne. Dans ce terrible
conflit, les vieilles bandes d'Arragon, abandonnées par tous
leursalliés, s'étaient frayé un passage auplusépais des lances
impériales, et avaient eflcc tué leur retraite dans le plus grand
ordre, en présence de la formidable gendarmerie de Gaston
deFoix et de l'artillerie d'Esté. Fabrice ou plutôt Machiavel
propose de combiner les deux systèmes ; d'armer les pre-
miers rangs avec la pique, pour repousser la cavalerie, el
les autres avec l'épée , comme pouvant servir plus géné-
ralement dans toutes les occasions. Dans le cours de l'ou-
vrage, Machiavel professe la plus haute estime pour l'art
militaire des Romains , el le plus profond mépris pour 1rs
maximes qui avaient eu la vogue parmi les gc'-néraux ita-
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 4^
liens de la génération précédente. Il préfère linianleric à
la cavalerie, et les camps retranchés aux places fortes. 11
voudrait qu'on substituât des mouvemens rapides et des en-
gagemens décisifs aux opérations lentes et dilatoires de ses
compatriotes. Il attache peu d'importance à Tinvention de
la poudre. Il ne paraît même pas supposer qu elle dut pro-
duire quelque changement dans la manière d'armer et de
disposer les troupes. Cette erreur, comme le constate le
témoignage unanime des historiens , était unanime parmi
ses contemporains-, elle résultait de ce c[ue l'artillerie, alors
mal construite et mal servie , quoiqu'elle eût de l'utilité
dans les sièges , en avait fort peu sur le champ de bataille.
Nous ne nous expliquerons pas sur la tactique de Ma-
chiavel 5 mais le livre dans lequel il l'expose , est certaine-
ment très-curieux. C'est un excellent commentaire sur
l'histoire de son tems. La grâce, l'esprit, la clarté du
stvle , l'éloquence et la chaleur de certains passages , sont
faits pour plaire même aux lecteurs qui ne s'intéressent pas
au sujet.
he Prince et les Discours sur Tite-Live , furent composés
après la chute du gouvernement républicain. Le premier
est dédié au jeune Laurent de Médicis. Cette dédicace
semble avoir excité plus d'aversion contre Machiavel ,
parmi ses contemporains , que les doctrines qui rendirent
plus tard son nom si odieux. Elle fut considérée comme
une apostasie politique. Le fait est, cependant, que Ma-
chiavel désespérant de la liberté de Florence , était dis-
posé à soutenir tous les gouvernemens qui pouvaient
protéger son indépendance. L'intervalle qui séparait une
démocratie d'un despotisme , Soderini et Laurent de
Médicis , semblait s'évanouir quand il était comparé à la
différence qui existait entre l'ancien et le nouvel étal de
l'Italie ; entre la sécurité, l'opulence et le repos dont elle
avait joui sous ses précédons gouvernemens , cl la misère
/Ja MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
dans laquelle elle avait été plongée depuis Tannée fatale
où les lynius étrangers étaient descendus des Alpes. La
noble et pathétique exhortation qui termine le Prince ,
montre quels étaient, à cet égard, les sentimens de Ma-
chiavel.
Le Prince expose les progrès d'un peuple ambitieux ^
les Discours ceux d'un peuple ambitieux. A un homme
d'état moderne , la forme des Discours paraîtrait puérile.
Au fond , Tite-Live ne mérite point de confiance comme
historien , alors même qu'il peut disposer de nombreux
moyens de connaître la vérité. Sa première Z)ecarfe ;, à la-
quelle Machiavel a borné son commentaire , ne doit guère
inspirer plus de foi que la chronique des rois bretons an-
térieurs à la conquête des Romains -, mais le publicisle flo-
rentin n'a emprunté à Tite-Live que quelques textes qu'il
aurait aussi bien pu choisir dans la f^ulgate ou le Deca-
meron. Toutes les réflexions lui appartiennent 5 quant au
genre d'immoralité qui a rendu le Prince impopulaire , et
qu'on retrouve presqu'au même degré dans les Discours,
nous avons déjà fait voir qu'il fallait moins en accuser Ma-
chiavel que son siècle. Toutefois, nous ne pouvons nous
dissimuler que c'est une grande tache , et qu'elle diminue
beaucoup le plaisir qu'à d'autres égards , ses écrits doivent
prof urer à tout esprit éclairé.
Il est impossible de concevoir un esprit plus sain et plus
vigoureux que celui que ces ouvrages indiquent. Les qua-
lités de l'homme d'état actif et celles de l'homme d'état
spéculatif, s'y trouvent réunies et combinées d'une manière
vraiment admirable. Les connaissances positives de INIachia-
\el dans les atfaires n'avaient point diminué son aptitudi-
aux généralisations i elles n'avaient servi qu'à leur donner
( e caractère pratique qui les distingue si complètement des
vagues théories de la plupart des philosophes polilicjues.
Toul homme (jui connaîl lcni(»iulc saitqu'on!in;iii rmenl
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 4^
il n'y arien de plus inutile qu'une maxime générale. Presque
toutes sont ties lieux communs ^ et lorsqu'elles sont spiri-
tuelles et piquantes, comme celles de Larochefoucault ,
elles sont bonnes seulement à servir d'épigraphes à un livre.
Mais les préceptes de Machiavel sont dans une catégorie très-
dififérente ; et c'est , selon nous , en faire le plus grand éloge,
que de dire qu'ils peuvent être d'une utilité incontestable
dans beaucoup de circonstances de la vie réelle.
Sans contredit il y a des erreurs dans ses ouvrages ; mais
ce sont des erreurs qu'un écrivain placé dans la situation
de Machiavel pouvait difficilement éviter. Elles résultent
pour la plupart d'un seul défaut qui se reproduit dans tout
son système. Dans ses théories politiques, il avait considéré
beaucoup plus profondément les moyens que le but. Le
grand principe queles lois et les sociétés n'existent que pour
augmenter le bonheur individuel, n'avait pas été encore
suffisamment reconnu. La prospérité du corps politique ,
indépendamment de celle de ses membres , paraît être l'u-
nique objet dupubliciste florentin. De toutes les erreurs po-
litiques , c'est probablement celle qui a eu les conséquences
les plus funestes. L'état social, dans les petites républiques
de la Grèce, les rapports de dépendance mutuelle où se
trouvaient leurs citoyens , et la sévérité des lois de la guerre ,
tendaient à encourager une opinion qui , dans des circons-
tances semblables , pouvait à peine être considérée comme
une erreur. Les intérêts de chaque individu étaient étroi-»
tement unis à ceux de l'état^ une invasion détruisait les
vignobles et les champs ensemencés du citoyen ; une vic-
toire doublait le nombre de ses esclaves ^ une défaite pouvait
le rendre esclave lui-même.
Des causes semblables à celles qui avaient agi si puis-
samment sur les dispositions des Grecs, n'eurent pas moins
d'influence sur le caractère plus timide des Italiens. Ils
«■'taient cgalemcnl divisés en petites communauiés poli-
44 5IACHIAVEI- ET SON SIÈCLE.
tiques. Chaque individu était fortement intéressé au bien-
être de la république dont il étail membre ^ ilparticipait à
sa richesse, à sa pauvreté, à sa honte, à sa gloire. Cela
était vrai surtout du tems de Machiavel. De simples par-
ticuliers possédaient d'immenses fortunes mobilières. Les
conquérans du nord avaient mis la disette sur leur table ,
l'infamie dans leur lit , le feu sous leur toit et le couteau
sur leur gorge. Il était naturel qu'un homme qui vivait à
une époque telle que celle-là , s'exagérât l'importance des
mesures qui peuvent rendre une nation formidable ; et
qu'il s'occupât peu de celles qui en auraient augmenté la
prospérité intérieure.
Rien nest plus remarquable, dans les traités politiques
de Machiavel, que la sincérité qu'ils annoncent. Celte sincé-
rité n'est pas moins visible , quand il se trompe , que lors-
qu'il a raison. Jamais il n'avance une opinion fausse, parce
qu'elle est nouvelle , parce qu'il peut la revêtir d'une expres-
sion brillante , ou la soutenir par un sophisme ingénieux.
Ses erreurs s'expliquent toutes par les circonstances dans
lesquelles il se trouvait. Il ne les a pas cherchées -, elles
étaient, pour ainsi dire , sur sa route , et ne pouvaient guère
être évitées.
A cet égard , il est curieux de comparer le Prince et les
Discours avec VEspnt des Lois. Montesquieu jouit peut-
être de la plus grande renommée qu'ail encore acquise un
écrivain politique ; il en doit sans doute une partie à son
mérite, mais peut-être en doit-il davantage à son bonheur. Il
écrivit et fixa l'altention de la France , à une époque ovi elle
sortait du long engourdissement où l'avait plongée une
bigoterie politique et religieuse^ et, en conséquence, il en
devint le favori. Spécieux, maisvide ; recherchant les effets,
iiidifférenl pour la vérilé ^ prompt à bàlir un syslème, sans
donner aucun soin au choix de ses matériaux , il établit des
théories comme on conslruil un ehùlcjm de cin ics , et sans
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 4^
s^en soucier davantage. C'est cette abondance d'idées inco-
hérentes qui fait qu'il est cité indifféremment par tous les
partis, même les plus opposés. Machiavel se trompe, parce
que son expérience acquise dans un état particulier de
société, ne peut pas toujours s'appliquer à des institutions
différentes de celles au milieu desquelles il a vécu. Montes-
quieu se trompe, parce qu'il a une jolie chose à dire, et
qu'il faut qu'il la dise , vraie ou fausse. S'il n'a point de
fait qu'il puisse torturer, comme un nouveau Procuste.,
pour le mettre en harmonie avec le système qu'il improvise,
il citera quelque fable monstrueuse de Siam , de la Chine
ou du Japon, rapportée par des écrivains qui se croyaient
doublement autorisés à mentir, en qualité de voyageurs et
en qualité de jésuites. Aussi , c'est avec raison que l'homme
qui a peut-être eu le plus d'esprit , mais qui faisait le moins
ce qu'on appelle de l'esprit ^ c'est avec raison , disons-nous,
que Voltaire prétendait que le livre de Montesquieu n'était
pas l'esprit des lois , mais de l'esprit sur les lois.
La propriété des idées et celle des expressions se trouvent
ordinairement réunies. L'obscurité du style vient presque
toujours de la confusion des idées; et le désir de briller,
coûte qui coûte, qui produit de l'affectation dans la manière
de l'écrivain , le conduit nécessairement à des sophismes.
L'esprit judicieux et vrai de Machiavel se fait voir rien
que dans sa diction lucide, mâle et polie. Celle de Mon-
tesquieu , au contraire , annonce un esprit ingénieux ,
mais frivole. Chaque forme de style, depuis la concision
mystérieuse d'un oracle, jusqu'au persifflaged'un petit-maî-
tre, est employée à déguiser des idées paradoxales ou vul-
gaires. Des absurdités sont transformées en épigrammes ,
des lieux communs en énigmes. C'est avec peine que l'œil
peut soutenir l'éclat dont brillent certaines parties ; ou
pénétrer l'obscurité volontaire dans laquelle d'autres sont
enveloppées.
/^(3 MACHIAVEL ET SON SIÈCLE.
Les écrits politiques de Machiavel tirent un intérêt par-
ticulier du sentiment profond qu'il témoigne, chaque fois
qu'il touche à un sujet qui lui rappelle les infortunes de sa
patrie. Il est impossible de concevoir une situation plus
douloureuse que celle d'un grand homme obligé d'assister
à l'agonie d'un grand peuple -, d'être témoin de ces alter-
natives d'exaltation et d'accablement qui précèdent la
dissolution 5 de voir tous les signes de vitalité disparaître
un à un , et la mort s'emparer successivement de toutes les
parties du corps social. Telle fut la triste destinée de Ma-
chiaAel. Quoiqu'il ne fût pas resté étranger à l'immoralité
politique de son siècle et de son pays, il paraît qu'il était
plutôt impétueux et austère, que souple et artificieux.
Quand la dégradation de Florence fut complète , renonçant
aux formes méticuleuses de ses compatriotes , il ne fut plus
le maître de contenir son dépit 5 il l'exhalait dans tous les
écrits qu'il publiait. Afin de se consoler des malheurs de
l'Italie, il aimait à se rappeler son ancienne gloire. Le
souvenir des faisceaux de Brutus , de l'épée de Scipion , de
la gravité de la chaise curule , des pompes sanglantes des
sacrifices triomphaux , se reproduit sans cesse sous sa
plume. Il voudrait rétrograder dans le passé , et se retrou-
ver à cette époque mémorable où huit cent mille Italiens se
levèrent, comme un seul homme, au bruit d'une invasion
gauloise. On dirait qu'il respire l'amc de ces fiers patriciens
qui oublièrent les liens les plus chers de la nature, dans
l'accomplissement de leurs devoirs publics-, méprisèrent
également l'or et les éléphans de Pyrrhus-, et reçurent,
avec une physionomie impassible , la nouvelle des désastres
de Cannes.
Ces sentimens ne se faisaient pas seulement apercevoir
dans les écrits de Machiavel ; il les manifestait aussi dans ses
conversations. On raconte que, renonçant à toute bienséance
sociale, il se livrait aux accès d'une gaîté cynique et amèrc;
MACHIAVEL ET SON SIÈCLE. 4?
il trouvait un plaisir cruel à faire sentir leur avilissement
à ses concitoyens et à leur reprocher leur honte ^ il les
poursuivait partout de ses durs sarcasmes. Le vulgaire ne
pouvait comprendre quelles émotions profondes se cachaient
sous cette gaîté feinte et sous ces folies d'un sage.
Il nous reste à parler de ses compositions historiques. La
vie de Castruccio Castracani ne mérite pas d'être rangée
dans cette classe. Peu de livres auraient pu être plus inté-
ressans qu'un compte judicieux de la vie de cet illustre
souverain de Lucques, le plus éminent de ces princes
italiens qui, comme Pisistrate et Gélon, exerçaient un
poiiA'oirqu'on sentait plutôt qu'il n'était aperçu ; caril repo-
sait sur la faveur publique et sur les grandes qualités do
ceux qui en étaient dépositaires, et non sur les lois ou la pres-
cription. Un ouvrage semblable nous aurait fait connaître
la nature de cette espèce de souveraineté si singulière et si
mal comprise , que les Grecs nommaient tyrannie , et qui .
modifiée à quelques égards par le système féodal, reparut
dans les républiques de la Lombardie et de la Toscane.
Malheureusement l'ouvrage de Machiavel manque tout-à-
fait de fidélité : ce n'est qu une fiction, comme la nouvelle
de Belphégor, mais beaucoup moins divertissante.
Le dernier ouvrage de ce beau génie fut l'histoire de sa
ville natale-, elle avait été écrite par l'ordre du pape qui ,
comme chef de la maison de Médicis , était alors souverain
de Florence. Les caractères de Cosme, de Pierre et de
Laurent de Médicis , y sont tracés avec une impartialité et
une liberté également honorables pour l'écrivain et pour
son protecteur. Les misères et les humiliations , la dépen-
dance , ce pain de l'exil si dur et rempli de gravier, comme
dit le Dante, n'avaient pu dompter l'ame de Machiavel.
D'un autre côté, les séductions de la plus haute dignité
n'avaient point corrompu le cœur généreux de Clément VIL
Cette histoire ne paraît pas être le fruit de beaucoup de
48 MACHIAVEL ET SOIN SIÈCLE.
recherches ^ elle est très-certainement inexacte , mais elle
est élégante , vive , pittoresque , plus qu'aucune autre dans
la langue italienne. Au fond, elle appartient plutôt à la
littérature ancienne qu'à la littérature moderne 5 elle est
dans la manière d'Hérodote et de Tite-Live , et non dans
celle de Davila et de Clarendon. A tout prendre, cepen-
dant , elle donne une idée plus vraie et plus fidèle desmœurs
nationales que d'autres histoires plus exactes. Une exac-
titude minutieuse est souvent acquise aux dépens de qua-
lités plus essentielles , et les meilleurs portraits sont ceux où
il entre un peu de caricature. Les lignes indifîerentes sont
négligées; mais les traits caractéristiques sont reproduits
avec vigueur , et laissent une impression durable dans la
mémoire.
Machiavel vécut assez pour voir le dernier effort tenté
en faveur de la liberté florentine. Peu de tems après sa
mort , la monarchie fut définitivement établie; non cette
monarchie dont Cosme de Médicis avait profondément
établi les bases dans les mœurs de ses concitoyens , et que
Laurent avait environnée du prestige des arts; mais une
tyrannie à la fois arrogante et basse , faible et cruelle ,
bigote et lascive. Le patriotisme de Machiavel était odieux
aux nouveaux maîtres de l'Italie -, et cette portion de ses
écrits, qui était conforme à leur conduite journalière,
leur servit de prétexte pour noircir sa mémoire. Ses ou-
vrages furent mal interprétés par les savans, méconnus
des ignorans, censurés par l'Eglise et calomniés avec
toute l'aigreur d'un faux zèle par les complaisans d'un
honteux despotisme. On voua à l'infamie le nom d'un
homme dont le génie avait porté la lumière dans tant de
parties obscures du domaine de la politique, et qui avait été
au moment de briser les chaînes de ses concitoyens. Pen-
dant plus de deux siècles, ses restes confondus avec ceux du
vulgaire, ne reçurent ;uicvni honneur. A la fin, un pair de la
SITUATION UK LA GIlA>Dli-lJUETAG>E. ^q
Grancle-Brelagne rendit les derniers honneurs au premier
liomme d'état de Florence. Il lui éleva un monument dans
Téglise de Sanla-Croce 5 monument contemplé avec res-
pect par tous ceux qui reconn^lissent les vertus d'un grand
citoven, à travers la corruption d un siècle dégénéré, et qui
inspirera encore plus de vénération , quand le but auquel
Machiavel avait consacré toute sa vie sera atteint ^ quand
le joug étranger sera brisé ; quand un second Poccita ven-
gera les injures de Naples ^ quand un nouveau Rienzi ré-
tablira le bon état de Rome ^ et que les rues de Florence
et de Bologne retentiront encore de leur ancien cri de
guerre : Popolo , popolol muoia noi ûranni l « Peuple,
peuple ! mort aux tyrans ! »
( Edinbiirgh Review. )
écojSOMIe politique.
SITUATION
g^omma-ctafe , (^tttrtttctcre et ^^^^Ofdff
DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Les observations qu'on va lire forment \ Avertissement
et la Préface d'un livre très-remarquable, publié à Lon-
dres, en 18^5, sous le titre suivant : Docuniens statis-
tiques sur rétendue territoriale , la population , le com-
merce , les impôts , les consom.mations , la dette , le
paupérisme de l Empire Britannique , et sur les ciimes qui
s y commettent . Ces documens ont été réunis par les soins
d'une association volontaire d'hommes éclairés, qui ont
XII. 4
5o SITUATION COMMERCIALE , FIKAXCIERE ET MORALE
entrepris ce travail sans autre but que de se rendre utiles
à leurs concitoyens, et sans désirer aucune rémunération
personnelle. De pareilles associations méritent bien plus
d'intérêt nue ces sociétés fitléraires dans lesquelles on
s'occupe à la fois de belles-lettres, d'agriculture, d'indus-
trie, etc., et qui, dans leur vague généralité, ne sont
bonnes qu'à satisfaire quelques vanités subalternes. Les
Documens statistiques peuvent être considérés comme un
ouvrage périodique; car leurs éditeurs se proposent de don-
ner un volume cb.aque année. Ils se composent d'une série
de tableaux qui supposent de profondes recherebes. Les
auteurs ont gardé l'anonyme. L'avertissement expose l'ori-
gine et le but de l'ouvrage , et la préface en offre le ré-
sumé : l'un et l'autre sont d'un écrivain très-exercé.
u La misère, dit-il, que les classes laborieuses et pro-
ductives de la Grande-Bretagne ont soufferte, en 1816 et
1817, ne pouvait manquer d'exciter fortement la sollici-
tude de tous les bons Anglais ; après avoir pourvu , le mieux
que l'on put, aux nécessités du moment , on jeta les yeux
sur l'avenir : et, comme rien ne garantit l'efficacité du re-
mède si la cause du mal est inconnue , on cbercha les
moyens de remonter jusqu'à la source du désordre qui se
iiiisait alors remarquer dans le corps social, d'en connaître
l'étendue , de voir ce que la prévoyance aurait évité. Une
société, formée à Londres, se cluirgea de ce travail im-
portant et difficile, afin de préparer les voies à ceux qui
voudraient appliquer l'expérience de notre tems aux be-
soins futurs de la patrie.
» Cette société \\v. pouvait avoir d'autre mobile que les
intérêts de la vérité, et la satisfaction de les avoir servis.
FAcmpte de préjugés et de tout esprit de système, elle ne
reconnaissait que l'autoiilé des faits et de leurs consé-
quences nécessaires : ces dispositions étaient très-favorables
?.:=x rerbercbes qu'il s'agissait d'enîrojirendre ; les associé's
DE LA GRANDK-IînF.TAG>E. T I
s'y livrèrent avec ardeur, et soumirent à une analyse scru-
j)uleuse les documens officiels présentés aux chambres pen-
dant les quarante années précédentes. Ils choisirent dans
une centaine de volumes in-folio, les notices les plus ins-
tructives sur l étendue terriioriale , la population , la pro-
duction , les consommations , les manufactures , le com-
merce, les impôts, les finances , les cotisations de pa-
7'oisses , le paupéiisme , les délits, etc. ; et, après les avoir
comparées à tous les renseignemens qu'ils purent se pro-
curer sur les mêmes objets, ils les mirent en ordre, et
dressèrent les tables qui composent cet ouvrage. Ils les
présentent avec confiance aux hommes d'état , à ceux qui
chercheront des données pour la direction de leurs propres
affaires, ou qui cultivent les sciences économiques.
M Mais cela ne suffisait pas encore : ce qui donne le
plus de crédit aux recherches statistiques, c'est le sceau
de lauthenticité, leur origine officielle prouvée par des
témoignages irrécusables. Or, comment imprimer ce ca-
ractère à des compilations où huit à dix registres com-
pulsés sur le même sujet n'avaient fourni qu'un petit nom-
bre de lignes^ où des évaluations numériques offraient le
résumé de vingt, de trente documens ? Il aurait fallu des
notes plus étendues et plus développées que le texte : et
peut-être l'accumulation des preuves n'aurait point triom-
phé , dans tous les cas, de l'incrédulité des lecteurs. x\uire
inconvénient encore plus grave : ces notes volumineuses
auraient absori)é l'attention : elles se seraient interposées
entre des faits qu'il eût fallu rapprocher et comparer-, elles
auraient causé une confusion que le raisonnement n'eût
dt'brouillée que par un travail pénible. On a donc renoncé
à l'appareil ordinaire des citations et des pièces juslinca-
iÏAes. La Société a pensé que la confiance des lecteurs s'é-
tablirait d'elle-même, après la vérification de quelques
faits pris au hasard, eî qu'elle se maintiendrait, quand
5'> SITUATION COMMERCIALE, FINANCIÈHE ET MORALE
même on remarquerait dans eel ouvrage quelques détails
né£;ligés , quelques incorrections inévitables dans une col-
lection de notes recueillies par un grand nombre de colla-
borateurs ; mais quoique les erreurs qui se sont glissées
sans être aperçues, ne puissent être que légères, la Société
invite ceux qui les remarqueront à les faire connaître à
M. Miller , son éditeur.
•» On n'a pu faire disparaître des tables certaines con-
tradictions apparentes. Les tems que la Société devait com-
prendre dans ses investigations , afin de rendre son travail
plus utile, remontaient plus haut que la réunion de l'Irlande
à l'empire britannique : avant cette époque, il était impos-
sible de saisir l'ensemble des deux états gouvernés séparé-
ment , quoique soumis au même monarque. La Société a
lutté long-tcms contre cet obstacle qui lui semblait insur-
montable : mais enfin , au moyen de quelques notes qui
désignent les documens affectés de celte cause d'incorrec-
tion , et de quelques tableaux pour y faire les cbangemcns
nécessaires, elle a donné à l'ensemble de son travail une
exactitude très-suffisante pour qu'il puisse servir à des re-
cherches ultérieures , et résoudre plusieurs questions d'é-
conomie publique.
)) L'histoire de la Grande-Bretagne offre, depuis vingt
siècles, une succession d'événemens bien dignes d'occuper
la pensée des observateurs. On ne trouve pas , il est vrai ,
dans notre île , des monumens des arts de l'antiquité, ni
des constructions gigantesques , comme celles de Thèbes ,
en f'gypte , ou d'Ellora , dans l'Inde -, mais à toutes les
époques de son existence, sa statistique ont nnc physio-
nomie originale, et l'état où nous la voyons aujourd bui
«loit être considéré comme le fait le plus extraordinaire
que l'économie sociale ait jamais présenté.
» Pour étudier (M décrire ce grand |)bénomène, il est
indispensable de la diviser. Tous les faits f|ui la composent
DE LA GKAISDE-BRETAGJfE. ^)i
soiil compris clans ce classement général : population , ad-
ministration , commerce , finances.
>) Il faul un dénombrement exact , poui- conuaîlre la
population : mais jusqu à présent cette opération n'a pas
été faite convenablement, en suivant des méthodes sur
lesquelles ont pût compter.
» Rappelons ici une observation fort ancienne, mais
qui ne cesse point d'étonner presque autant que si elle
était nouvelle , c'est que le nombre des naissances est pro-
portionnellementplus grand dans les classes les plus pauvres,
et diminue en raison de l'accroissement d'aisance des fa-
milles. Ainsi , à population égale , la pauvre Irlande est
plus féconde que l'opulente Angleterre. La singulière in-
fluence des privations sur la constitution physique de
I homme est aussi mystérieuse pour le physiologiste que
pour le philosophe occupé de recherches sur l'économie
sociale : mais le fait est constant -, et s il fallait l'appuyer
de nouvelles preuves , les tables de cet ouvrage les four-
niraient.
» Une autre observation moins générale que la précé-
dente , et qu'il faut peut-être restreindre à notre pays ,
donne aussi beaucoup à penser, et provoquera sans doute
de nouvelles recherches statistiques. On voit dans les ta-
bles, qu'en 1801 , la population de l'Angleterre et du pays
de Galles s'élevait à 8,8'-'î,98o, et qu'en 1821, on comp-
tait sur le même sol ii,99'y,663 habitans : c'est un ac-
(•roissement de 3, 124, 683 dans l'espace de vingt ans. Pour
la même mesure de tems, on compte 6, [33,q63 baptêmes,
et 3,968,547 décès : la différence n est que de 2,i65,4i6.
II reste donc à rendre raison de l'existence de 901,267
individus, dont les registres des baptêmes ne parlent point,
en supposant que ceux des funérailles sont exacts. On re-
connaît ici l imperfection des méthodes de dénombrement,
dans lesquelles on ne tient pas compte des échanges de po-
54 SITUATION COMMEUCIALE, FIAAACIÈRE ET MORALE
pulalioii entre des pays voisins. Ainsi , les Irlandais qui
affluent dans le pays de Galles et TAngleterre sont comptés
en Irlande, parce qu'ils y sont nés, et dans le pays où ils
se trouvent lors du recensement de la population. D'autres
erreurs, et de plus nombreuses encore, sont commises
dans le classement de la population par âges. Comme
plusieurs habitans du pays de Galles passent en Angleterre
le tems dé leur jeunesse et de leur maturité , et reviennent
terminer leur carrière dans leur pays natal, les tableaux
de la population à ces époques de la vie, sont trop chargés en
Angleterre , trop peu dans le pays de Galles , tandis que
le nombre des décès , comparé à celui de la population
totale, s'accroit dans les lieux qui avaient perdu une partie
de leurs jeunes gens, et qui ne les retrouvent que lorsque
la vieillesse les ramène dans leurs familles.
)) 11 faut interroger la faits pour apprendre jusqu'à quel
point Tordre d'administration actuellement établi est en
harmonie avec l'ordre social : et dans l'étude des sociétés
telles que nous les voyons , on se tromperait à chaque pas ,
si l'on ne parvenait point à distinguer ce qui est artificiel
de ce qui tient à la nature de 1 homme. C est dans ce qui
est étranger à celte nature qu on trouvera l'explication du
plus singulier phénomène qu'un peuple puisse offrir aux
observateurs : d'une part . toutes les facultés développées .
le travail et ses produits portés jusquà un point dont on
ne croyait pas qu'ils pussent jamais approcher , tous les
moyens de bien-être et de jouissances multipliés, accu-
mulés, prodigués; et de l'autre côté, à proportion de ce
prodigieux accroissement de prospérité , le paupérisme ,
les crimes et tous les fléaux qui marchent à leur suite. Un
état de choses aussi contraire à notre attente est pourtant
Teflet inévitable des mouvemens d'oscillation d'un im-
mense commerce \ ses spéculations ne peuvent être fondées
sur la base d'une équitable réciprocité j l'extension qu'il a
Dt: LA GRAISDE-BRETAGME.
reçue, depuis quaranle-cinq ans, ne fui rien moins que
reffet d'un mouvement régulier. Tantôt les prix furent
très-élevés, et tombèient ensuite beaucoup trop bas-, à des
éclairs d'espérances succédèrent des pertes accablantes :
les classes laborieuses éprouvaient le contre-coup des
désastres commerciaux^ elles manquaient de travail, et
elles étaient, par conséquent , réduites à la misère.
» Les tableaux insérés dans ce livre nous apprennent que
l'estimation officielle des exportations de la Grande-Bre-
tagne, en 1824, fut de 48,o3o,o4(3 livres sterling (en-
viron 1 1,253,000 francs) , somme qu'aucune des années
précédentes n'avait pu atteindre. Mais une autre colonne
du même tableau fait voir que les déclarations de homie foi
de la valeur des mêmes produits ne la portaient qu'à
3-,5^3,5i8 livres sterling. D'après un autre tableau, la
valeur moyenne officielle des exportations de 1798 à 1807
fut de 24,457,27 1 liv. sL , et la valeur réelle, 405707,491-
liv. st. \ dépréciation excessive de nos produits..
» A la fin de la guerre, lorsque les effets du gouvernement
cessèrent de circuler comme papier-monnaie , la crise com-
mença par la dépréciation subite des produits de nos fabri-
ques, et la diminution proportionnelle des ressources de
liois millions d'ouvriers anglais. Les pertes éprouvées par
notre commerce équivalurent à une banqueroute aanuelle
de trente à trente-cinq millions de livres sterling, pendant
les quatre ou cinq dernières années de la guerre. Ces perles
énormes frappèrent de paralysie presque toutes les transac-
tions commerciales , et causèrent un désordre universel
dans 1 économie intérieure de notre pays. Toutes les classes
alimentées par l'industrie souffrirent des maux dont aucune
société, dans aucun tems, ne présenta l'affligeant tableau.
La misère publique ne se manifestait pas sous un extérieur
hideux, comme les ravages de la guerre, de la peste, des
incendies ou des inondations^ mais elle était universelle,
56 SITUATION COMMERCIALE , FIftAiVCIÉRE ET MORALE
silencieuse , imposante par une forte expression de douleur
morale. jNous ne craignons point d affirmer que , de 1816
à 1822 , l'Irlande et l'Angleterre furent dans une situation
plus misérable , supportèrent une plus grande somme de
maux qu'aucun peuple des tems passés et modernes ^ car il
ne faut pas perdre de vue que le mal ne se faisait pas seu-
lement sentir dans quelques portions du territoire ou dans
quelques classes de la population ^ mais qu'il les attei-
gnait toutes, sans en excepter les plus opulentes,
)) On dira peut-être que ces observations viennent hors de
propos , et que le tems actuel est mal choisi pour les mettre
au jour. Les associés pour la rédaction de cet ouvrage ré-
pondront qu'il a fallu se laisser entraîner par le sentiment
d'une grande utilité, pour ne point jeter un voile sur de^
maux passés, pour renouveler les douleurs de la patrie, el
affaiblir ses espérances ^ qu'ils voient trop clairement qiw
le commerce extérieur poursuit sa carrière, précipite sa
course , et que , malgré que les circonstances aient changé,
le résultat définitif sera le même ; que la calaslrophe de
18 16 se renouvellera, mais plus désastreuse , en raison de
l'immense développement des causes qui l'auront préparée,
de l'extension que le commerce ne cesse de prendre , cl
qu'il tend à augmenter indéfiniment (i). Comme ces funestes
conséquences peuvent êlre évitées, les associés ont cru
devoir montrer le péril avant qu'il ne fut imminent, et
annoncer l'approche du mal , sans attendre qu'il fût arrive.
» Les mesures législatives adoptées en 1824 et 1825 pa-
raissent avoir produit leur effet ; le commerce augmente ,
ainsi que les revenus de l état . les progrès sont assez sen-
sibles , depuis un an nu dix-huil mois. Mais ces progrès
( i) Note l)u Tu. Ces obscivalions piojilii Iii]Ul;> t-laiciit ictligées avanl la
crise nui a ilcsolc le coniincnccinent ilc l'amicc 1825. Celle crise avail aussi
(■lé annoncée ilans le i'^' ailicle ilu l'i numéro île la Titxiie liritannii/ne ,
jMiblié en juin 1825.
. DE LA GKAM)E-BKF.TAGNE. 5^
sont-ils un bien pour le pays ? les associés ne se laissent
])as séduire par celte illusion. En jetant les yeux sur le
tableau des taxes et des consommations à l'époque de 1793,
et sur celui des progrès du commerce depuis 1798 , on
voit que, depuis cette année jusqu'en 18 16, les sources
du revenu public et de tout ce que l'on regarde comme
les signes de la prospérité d'une nation, coulèrent avec
une abondance inconnue jusqu alors. Mais à la honte
(l'expression est adoucie) de ceux qui dirigeaient alors
le gouvernement, ils se laissèrent éblouir par une appa-
rence de bonheur, tandis qu'ils en perdaient la réalité.
Dans le même tems , le malaise des classes laborieuses , le
paupérisme et les crimes augmentaient encore plus rapi-
dement que les revenus de l'état. Et même, à une époque
plus rapprochée , on voit qu'en 1822 le nombre des
condamnations pour crimes fut de 21,0^5 , et en 182^ ,
de 22,099. En général , l'accroissement du nombre des
crimes paraît être quatre fois aussi rapide que celui du
commerce. Ce fait, quoiqu'isolé , fait une impression pé-
nible à laquelle on voudrait opposer quelques idées con-
solantes : on croyait en trouver dans la diminution de la
taxe pour les pauvres , qui semble effectivement atteste!'
une diminution de misère, mais qui n'est, dans la réalité,
que le résultat d'une nouvelle distribution des fortunes.
Les placemens de fonds au dehors se multiplient -, le nom-
bre des riches absens augmente sans cesse ; le passage de
nos capitaux en pays étrangers produit le même effet que
la guerre contre la France , et prépare une crise de même
nature que celle de 18 16. On verra de nouveau la sus-
pension d'une grande partie des travaux ; le paupérisme
et tous les fléaux qui l'accompagnent menaceront encore
tout notre édifice social. Les fausses théories sur lesquelle>
repose notre système politique tendent directement à con-
centrer de plus en. plus les fortunes , à Tappauvrissement
58 SITLATIO^' tOM.MEKCIALE , IlIS AîiClÉRE ET MOHALE
de la masse du peuple et aux bouleversemens qui en se-
ront la suite : on en verra la preuve dans plusieurs tableaux
de ce livre. »
Parmi ces tableaux , on indique particulièrement celui
que nous joignons ici, n° II.
Le rédacteur avertit qu'il a fait usage d'évaluations hy-
pothétiques pour représenter les besoins et les ressources
respectives de ces classes : cette méthode n'est pas sans
inconvénient ; il arrive rarement que les nombres choisis
pour exprimer les valeurs inconnues leur soient propor-
tionnels , et par conséquent les rapports obtenus par leurs
combinaisons sont presque toujours altérés ; quelquefois
même ils conduisent à des absurdités évidentes. En géné-
ral , si les nombres n'ont point été fournis par une mesure
directe et précise , leurs applications sont au moins sus-
pectes, et souvent très-fautives : le hasard ne se plaît
point à favoriser les mauvais raisonnemens. On a tenté de
remédier par des évaluations numériques à ce que les dé-
cisions par jurv semblent avoir d'arbitraire ; le succès n'a
point répondu aux espérances que cette méthode avait fait
concevoir.
DE LA GKAJJDE-BRETAGNE.
59
TABLEAU (les valeur» ofriclelles et dtfclare'es de ciric^uantc sortes d'articles des
produits du sol cl des l'abriques de 1 Empire Lntaunique . exporle'es dans tout le
inonde (l'Irlande exceptée), en 1823 et 182'^, compare'es aux mêmes valeurs
en 181 { , afin de montrer d'un côté l'accroissement de la (/uanlitc Ae. l'exuortation ,
et de l'autre la dcprcciatiun des valeurs.
INDIC.VTIU.N
DE Ll NATCaE DES EXPORTATIONS.
Colons ouvrés
Dj en laine
t-'t.^lTcs Je laine
Toili-^delin
l.t.ftisdesoie
Kubaneries et modes. . .
Habillenieos
Ombrelles et parasoU . .
Chapeaux, cast., feutre?
Soie , etc
Fer et acier
Arlic. en cuivre et laiton.
Ktaîu en saunions
Articles en étain
Taillanderie et coutcU..
3Iacliines diverses
Armes et munitions. . . .
Plomb , balles , dragées .
T^ard et jambons
nœuf et porc salés
Bierre étale
Biscuit
Beurre et fromage
Blés et farines
Clievaux
Houblon et graines
Cuirs
Sellerie, hara.icherie.. . .
Poteries
Verreries
Meubles, tapis, etc
Papeterie
Ouvrages imprimés...,
Instrumensde musique.
— de malb.,d'opt., etc
Vaisselle, joaillerie , etc
Charbon
Sel
Alun
Harengs , poissons, ....
Huiles
Fanons de Baleine. . . .
Savons et chandelles. .
Couleurs
Corda^^es
.Salpêtre raCuc
Tabac.
.Sucre raQné.
.■articles omis
Total gcucral
pour l'Irlande . . . .
Produits des colonies el
des pays élrangei-s. . .
Autre» objets. . .
VALEURS OITICIKLLES.
1814. 1823. I 182^.
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20,376
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1,0-4,684
157,846
373,283
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88,2 3o
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130,916
121, 3o5
48,408
19,041
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100,594
182,296
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3-4,3io
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134,328
145,186
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34,601,12.
3,488,59
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68,362,890
48,1-8,087
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6,0 11,535
2,442,440]
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42,85. ,1
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1 1 ,296,
323,749;
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545,o8Ôl
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164,908
121,293
62,472
24,8351
201, 3l2
1 14,083
i53,538;
4, '9
1-0,36'
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35,760;
161,1120
1 34,083'
183,464
23,069
21,428
74S,3o5
I ,o5o,49i
37,573,9i!<
4,2tii,ii4
1 ,5o6,565
53,341,69.
A . B. Les arlicles martjués d'une * sont ceux dont la valeur oflicielle est é,;ale a la valeur déclarée. Les
I Iules laissés en blanc dans la colonne de i8i4 , sont compris dans les articles omis. Il n'y a point de décla-
.lU'Ui de valeurs de produits coloniaux et étrangers léexporté.-.. On peut estimer fjne les exportations de 1824
I l'iouvé une dépréciation dt 60 pour "/o , pat rapport à celles de l8i4, et de 90 pour "j,j , pai rapport aux
' innées de 1708 à 180- .
6o
SITUATION DE LA GHAWDE-BIIETAGJNE.
H.
TABLEAU (les revenus annuels des 2,g4i,383 familles qui composent la
population Je la Grande-Bretagne , suivant l'état pre'senté aux Chambres ,
en 1821. Les familles sont divisées en vingt- huit classes , par rapport àleui
revenu, et l'emploi du revenu est réparti entre les quatre objets suivans :
Produits du sol. — Produits fahrufués . — Contributions. — Superflu.
DISTRIBUTION UU REV£NU.
th
NOMBRE
as
■W
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des
ÏRODUITS
PRODCITS
"""
REVEM-.
des
COSTRIBLT.
sri-EEfLU.
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6.
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Tclaux.
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Les classcmca.s de hi poiiulalion et du ici cuu sont dcduit^ d» jiiodiul Hiiiloniil , do rc.-tim.ilion
loUK; de» fonds , d'aprèiilcs Inxi-s , et du noiidirc dc.i familles, la roloimc 6 ne jicul rire qu'liypn-
tlirli.Iiie , .linsi que i|ui'lrjuc> détail.- ■! ,0- 1' • .•,..l,i.ilion- , m.u. li-- iol.iu\ ni li- ont n ,^ , et .sont le
rcsumc de f. •'- n"-''ir«-
BEAUX ESPRITS CONTEMPORAINS.
N« VU.
WORDSW^ORTH, CRABBE, CAMPBELL.
Je me plais à réunir, dans un seul cadre, trois porlrails
qui n'ont entre eux aucune ressemblance ^ ceux de Camp-
bell (i), Crabbe (i) et Wordsworth (3), tous trois fils
de la muse, et couronnés par elle du laurier populaire;
tous trois doués d'une originalité spéciale et d'un caractère
qui les isole dans l'histoire poétique.
MM. Wordsworth et Crabbe appartiennent essentiel-
lement à l'école moderne. Crabbe , par la minutieuse
vulgarité de ses tableaux, Wordsworth, par le senti-
mentalisme exalté qui le caractérise , révèlent l'influence
que le nouvel esprit démocratique a exercée sur eux.
Campbell, poète élégant et pur, pouvait naître sous la
reine Anne , publier ses poèmes tels qu'ils existent , et
devenir célèbre. Du tems de Pope , ni Crabbe , ni Words-
worth n'auraient obtenu de vogue ; ou les sarcasmes eus-
(i) Note du Tr. Thomas Campbell, auteur d'un roman pathétique
en vers , intitule Gertrude de IVyoniing , a fourni au New Blonthly 3Ia-
ffazine une série d'articles remarquables sur les poètes dramatiques grecs.
(a) Note DU Tr. George Crabbe, ami de Sir Walter Scott, remplit en
Ecosse les modestes fonctions de ministre d'un hameau. Il a publié huit
volumes de poésies où les mœurs villageoises sont peintes avec exactitude , et
quelquefois calomniées.
(3) Note DU Tr. Wordsworth , l'un des poètes de V École des Lacs,
a fait paraître des ballades et des poèmes métaphysiques et descriptifs. Ou
trouve dans ses poésies des odes d'un ton fort grave , en dépit des sujets
qu'il semblait impossible de traiter sérieusement : V Idiot dans sa gloire ,
le Petit Nnn et son papa , VAnesse mourante , etc. , etc.
()2 WOUDSWORTH , CRABBE, CAMPBELL.
sent été le seul prix de leur génie , ou l'oubli le plus
profond et le plus injurieux mépris auraient glacé leurs
premiers efforts.
Wordsvvorth et Crabbe , malgré les différences essen-
tielles qui les séparent , ont tous deux choisi pour muse
une poésie domestique , bizarre , prosaïque pour ainsi
dire , née des mouvemens nouveaux de l'esprit mo-
derne. L'ingénieuse création de ficlions brillantes , la
pompe des tableaux , l'éclat des peintures , leur sont éga-
lement étrangers. Pour l'un comme pour l'autre , il n'y
a rien de plus sublime au monde que le cœur humain ;
rien de plus noblement poétique que la description exacte,
vulgaire même, de ses craintes, de ses angoisses, de ses
plaisirs. Wordsworth joint à ce penchant pour une simpli-
cité qui répugne à toutes les traditions classiques , une
mélancolie rêveuse et tendre, un ardent amour de la na-
ture ; Crabbe , une misanthropie amère et l'observation la
plus inflexible des travers de l'humanité.
Nihil humani a me alienum puto. « Tout ce qui tient à
l'homme a de l'intérêt pour moi. » C'est là la devise de
Wordsworth. La pourpre, l'hermine, les diamans , les
insignes des supériorités sociales , les marques de notre
inégalité, disparaissent à ses yeux. Un paysan, un en-
fant, un idiot, lui semblent dignes d'être chaulés. Tout
ce que la société a fait, il le méprise 5 tout ce qui est na-
turel, voilà son domaine. La marguerite des champs est
pour lui un sujet assez poétique : il traite l'homme et la
nature comme de pures abstractions. Le cœur rempli des
émotions dont il s'est nourri dès sa jeunesse , il laisse
s'exhaler lessentimens qui l'occupent et l'absorbent. Mal-
heureusement l'expression lui manque quelquefois , et le
langage se refuse à ses en'orls \ de là quelque chose d'in-
certain et de vague dans ses tableaux.
WOKDSWOnTH, CnABBE, CAMPBELL. 63
Le cercle de AVoixlsworth est très-limilé j son génie, né
fie son ame, en a tiré le meilleur parti possible. Il y a,
dans sa manière, quelque chose de révolutionnaire. Jean-
Jacques est le véritable père d'une école pratique , qui ,
dédaignant les beautés de cour, les grâces de salon, et
même l'élégance des mœurs, croit trouver, dans les qualités
et les vices inbérens à l'homme, un sujet assez profond et
assez vaste d'inspirations et de rêveries.
Ce partisan de l'égalité poétique méprise tout ce que
Shakspeare nommait les belles visions de l'esprit humain ;
la solennité des temples , la sublimité des palais à qui
les nuages servent de couronne, les pompes de l'art et
celles de la grandeur. Traditions savantes, superstitions
antiques, souvenirs du passé, il foule aux pieds, avec un»
mépris sans exemple , tout l'orgueil de la muse classique.
Il est simple, de propos délibéré; naïf, avec de grandes
prétentions 5 l'humilité de sa poésie cache la plus haute
ambition de profondeur et de forée 5 on ne peut être plus
orgueilleusement modeste.
Voyez aussi avec quelle ironie amère il triomphe de
l'ode et de l'épode ; de la strophe et de l'antistrophe d'Ho-
mère, de Pindare et d'Alcée. Une guirlande de fleurs est
l'objet le plus poétique pour lui : tout le reste lui semble
une draperie de théâtre; il ne voit, dans ce que le monde
respecte et adore , qu'une suite de costumes plus ou moins
brîllans, destinés à la grande pantomime de la vie sociale.
Ne lui parlez jamais de l'effet que peuvent produire , sur
l'imagination, les supériorités reconnues parmi les hommes -,
la chute des rois , les misères des grands , les avantages de
la naissance, la magnificence des autels : monarques et
chevaliers, hommes de la noblesse et du sacerdoce, sont
tous, à ses yeux, les auteurs passagers d'une scène frivole. Il
a rompu avec le passé; l'inégalité qui règne sur la terre est
un burlesque drame dont il se rit : la nature seule lui
64 WORDSWORTH, CRABBE, CAMPBELL.
plaît, dépouillée de ses ornemens d'emprunt et belle de sa
nudité.
Ce n'est pas dans les grandes scènes du monde physique
que Wordsworth va puiser ses inspirations. Il ne retrace
ni les horreurs de la tempête , ni les convulsions du globe.
Ces gigantesques accidens de la création, n'ont rien, si j'ose
le dire, d'assez plébéien pour lui. Wordsworth saisit avec
soin le plus simple thème que puisse lui offrir le paysage
le moins pittoresque : il aime à prêter un caractère de gran-
deur à des sujets communs , à embellir des trivialités. Il ne
veut trouver de ressources qu'en lui-même. La pelouse
verdovante, l'arc-en-ciel qui colore la nue, la brise qui
souffle dans les halliers, la fleur des champs courbant sa
tête sous la rosée, suffisent à ses pinceaux. Ce sont là ses
catastrophes, ses événemens, ses péripéties. Doué d'une
imagination profondément rêveuse , il empreint ses vers
d'un enthousiasme que partagent les hommes doués d'une
humeur semblable à la sienne. L'alouette au terne plumage,
s'élançant du sein des blés et offrant aux premiers rayons
du matin son hymne de joie , me semble le plus juste et le
plus simple emblème de cette poésie rustique , pleine de
naïveté , de grâce et d'élévation.
Les opinions politiques de Wordsworth , et les re-
grets de sa jeune ambition désappointée , ont beaucoup in-
flué sur la roule poétique qu'il a choisie. D'un caractère
indolent et opiniâtre; repoussé, par le dégoût que lui
inspiraient les lieux communs de la poésie moderne , du
sentier qui pouvait le conduire à l'illustration Hittéraire ;
il a résolu de ne chercher que dans la solitude les jouis-
sances de la pensée et les consolations du cœur. La muse
lui a souri dans le désert. Elle lui a montré la pauvre
chaumière du paysan montagnard , et la pâquerette de la
prairie. Il a trouvé des émotions dans ces simples objets,
et leur a consacré sa vie : il leur devra sa gloire.
WORDSWOHTH , CRABBE, CAMPBELL. 65
Toutes ses journées se sont écoulées au milieu des scènes
champêtres qu'il a décrites. Tous ses sentimens se sont as-
sociés par un lien secret et indissoluble à ces circonstances
légères en elles-mêmes , à ces accidens peu imporlans de
la nature , à ces événemens communs et champêtres qui
ne fixent pas un instant notre attention et qui ont absorbé
la sienne. Ce sont là ses amis, ses livres, ses conseillers,
ses favoris -, il leur a consacré son ame et sa muse , avec
le plus complet abandon, avec une force et, si j'ose le
dire, une intensité de sentiment et de passion incroyable.
La primevère s'épanouissant sur la montagne-, le chant du
coucou à la naissance du printems -, le nid de la fauvette
suspendu aux rameaux de l'orme ^ le vieux taillis dégarni
de feuillage et livré au souffle de l'hiver -, jusqu'aux
haillons du mendiant abandonnés par la pauvreté même
et que le vent agite sur les buissons -, font naître chez
lui des sensations vives , pénètrent son ame , se mêlent à
ses souvenirs et suffisent pour exaller cette imagination
bizarre et mélancolique.
Ce mélange d'idées abstraites et de peintures triviales
compose la poésie la plus singulière de l'époque. Ceux qui
ne voient la nature que dans les livres , ont beaucoup de
mépris pour Wordsworth ; ceux qui ne l'aiment que du
fond de leurs salons , connaissent à peine le nom de ce
poète , et ne le citent que par raillerie. Ses ouvrages ne
sont lus ni des grands , dont ils révoltent l'orgueil; ni du
vulgaire, qui ne pourrait les comprendre. L'ami de la na-
ture conserve et médite ses écrits avec une vénération reli-
gieuse-, les étudie avec délices; et ne pense point à lui sans
reconnaissance et sans amour.
Heureux, en eâfef, celui qui a su imprimer un carac-r
1ère de solennité simple et de grandeur naïve aux mouve-
mens primitifs du cœur humain ; celui dont la poésie pas-^
îorale n'est pas un vain ramage, mais un accent profontj
66 WORDSWORTH , CRABBE, CAMPBELL.
émané de l'ame ! Quoique Wordsworth ne décrive pas
dans ses vers les scènes sublimes des montagnes , il est fa-
cile, en le lisant, de voir que c'est au milieu de ces scènes
qu'il est né ^ simplicité , hauteur , voilà les caractères de
la nature dans les régions élevées , et ceux de la poésie
de Wordsworth. Préoccupé de pensées solennelles , ab-
sorbé dans de profondes rêveries , il cueille en passant la
branche de l'aubépine en fleurs ^ et tout en décrivant ce
rameau sauvage , il conserve cette majesté de pensée et
cette vigueur de coloris dont la scène qui l'environnait
lui avait donné l'instinct et le besoin.
« Il me suffit, disait le grand Milton , de peu de lec-
teurs, mais qu'ils soient dignes de m'entendre.)) M. Words-
worth a sans doute formé le même vœu. Il a son public ,
qui se compose d un petit nombre d'adorateurs enthou-
siastes ; les autres ne le comprennent pas , et se gardent
bien de le lire.
Cette indifférence si naturelle d'une partie de la grande
masse des lecteurs , pour un talent aussi remarquable que
mystérieux, Wordsworth n'a pu la souffrir sans impatience.
Il devait cependant s'y attendre. Le langage qu'il parle
s'adresse à un petit nombre d'adeptes ; aux yeux de ces
derniers il est sublime ; aux yeux du vulgaire , il n'est que
ridicule; et par malheur pour lui, le vulgaire compose
l'immense majorité des hommes.
En avançant en âge , il a donné à sa poésie un caractère'
plus solennel, plus orné, plus classique. Le poème inti-
tulé Laodamie , aurait dû le réconcilier avec les amis de
l'antiquité. C'est là que se trouve la beauté idéale du ca-
ractère antique, et ce calme dans la douleur, et celle
majesté suave d'expression, dont les modernes semblaient
avoir perdu le secret. Les couleurs de Laodamie , les
images dont se sert le poète , ont peu d'éclat et de force ;
mais le dessin est si juste, l'exécution si parfaile, que vous
WORDSWOUTH , CRABBE, CAMPBELL. 6'j
l'admirez comme un de ces beaux marbres antiques , où
le fini du travail enchante les yeux ; où tout est simple et
sublime .
La poésie philosophique de lord Byron est pleine de
tumulte et de véhémence : celle de Wordsworth est plus
grande et plus paisible. Le noble lord laisse apercevoir ses
hautes prétentions à l'éloquence et à reflet : Wordsworth ,
plus désintéressé , moins avide de frapper les esprits et de
donner une vaste idée de son génie , abaisse sur Tespèce
humaine un coup-d'œil plus pénétrant et plus calme.
Byron émeut les sens , terrifie Tesprit , agite l'imagina-
tion : quelques-uns des vers de Wordsworth s'adressent à
lame, y descendent, y germent et y laissent des traits que
rien ne peut effacer.
Les Ballades lyriques de Wordsworth , son meilleur
ouvrage , ont joui d'une réputation équivoque : leurs dé-
fauts et leur nouveauté , la hardiesse bizarre du genre ,
prêtaient au ridicule -, on prodigua l'ironie à leur auteur (i)-,
mais un petit nombre d'élus goûtèrent cette poésie origi-
nale , et la défendirent vivement contre les critiques. Le
second poème qu'il publia, l'Excursion, n'eut aucun
succès. Aux défauts inhérens à sa manière, se joignaient une
gaucherie d'exécution , une incohérence de plan et une
prolixité fastidieuse, qui eussent rebuté les plus courageux
lecteurs de rêveries en vers ou en prose. L'analyse métaphy-
sique des sentimens humains, que l'auteur avait tentée
dans cet ouvrage , manquait de netteté , de vérité , de co-
loris -, il prétendait fonder un système et se perdait lui-
même dans le labyrinthe de ses idées : des personnages de
basse extraction y tenaient un langage digne d'eux 5 des
sentimens vagues s'y reproduisaient avec une monotonie
(1) Note du Tr. Lord Byron invite Wordsworth, dans son Don Juan,
à ne plus monter le triste Pégase qu'il a été chercher à Bedlam. De nom—
ireux articles de la Revue d'Edinbourg o\\\ été dirigés contre WordsworlU .
(58 WORDSWORTU , CRABBE, CAMPBELL.
insupportable; et tant de défauts n'avaient pour compen-
sation que de rares passages, où l'inspiration méditative
de l'auteur avait triomphé de la stérilité du sujet, el chanté,
en vers dignes des plus grands génies , le néant de l'hu-
manité , et le désastre immense et perpétuel de nos espé-
rances et de nos désirs.
Quand Wordswortli se livre à ces inspirations , son ame
émue est féconde en mouvemens heureux et sublimas. Sa
poésie ressemble alors au murmure solennel du vent dans
les forets antiques , ou aux gémissemens prolongés de l'or-
gue dans les cathédrales du catholicisme. Son intelligence
est synthétique ; l'analyse lui est étrangère. Les émotions
qui ont long-tems fermenté dans son sein, se changent,
quand il veut , en vers pleins de charme et de graiîdeur.
Il augmente sa sensibilité parla méditation. Il ne la juge
ni ne l'analyse.
Il Y a dans l'extérieur de ce poète et dans ses manières
quelque chose de grave , de concentré , de hautain 5 sa fi-
gure a du caractère, sans aucune mobilité. Il porte dans le
monde une indolente taciturnité -, mais quand il lit ses vers,
sa voix s'élève, prend de la force, devient touchante et
tragicjue; son œil étincelle -, ses gestes s'animent -, quelque
chose de profond et de mvstérieux, une secrète influence,
semblent se mêler à l'harmonie de ses poésies : ce n'est
plus le même homme. De deux choses l'une , il faut le
croire inspiré ou le supposer fou.
Je me souviens de l'avoir entendu , dans quelques mo-
mens d'abandon , développer, avec autant de verve que de
force et de grâce, quelques-unes de ses opinions littéraires.
Je ne me flatterai point de l'avoir toujours compris -, mais ,
sous l'ambiguité mystique dont il s'enveloppait quelque-
fois, je ne pouvais m'empècher de deviner et de pressentir
je ne sais quelle veine secrète et profonde d'observation
origin;\lc cl de pensées dignes d'examen. Millon, auquel il
WOUDsWOUTH, CUAIilîi:, CAMrCKLI . G9
a l'orgueil t!e se comparer, est son idole. Dans quelques-
uns des sonnets de Wordsworlh, on rc^trouve en effet Tae-
cent prophétique et l'élévation de langage (jui distinguent
Tauteur du Paradis perdu. Dante et Michel-Ange , les gra-
vures de AVaterloo et le roman de Robinson Crusoë , sont
les thèmes les plus ordinaires de ses rares panégvrlques.
Ainsi, cet esprilbizarre et sauvage associe, dans une admi-
ration commune, les talens les plus divers ; les uns le sédui-
sent par leur grandeur, les autres par leur extrême sim-
plicité.
Critique sévère de Drvden , de Johnson et de Pope, il
se venge sur ces poètes de la sévérité avec laquelle on le
traite lui-même. L'esprit satirique de Wordsworlh est
piquant et inexorable ; il ne fait grâce qu aux hommes de
talens qui ont, avec son propre caractère, quelque analogie :
au hon Walton(i), dont le style naïf l'amuse ; à Paley (2) ,
philosophe sans prétention; au peintre Rembrandt ,-hahile,
comme l'est \^'ordsworlh , à embellir par le prestige du
clair-obscurles objets les plus simples ; au graveur Berwick,
qui a reproduit avec talent les scènes rustiques ; au vieux
(]haucer, observateur exact de la nature commune. Shaks-
peare lui-même et l'immense variété de ses tableaux ne
sont point compris de Wordsworth qui, exclusif dans ses
goûts , et doué d'une intelligence forte et sans souplesse ,
profonde mais sans étendue, porte dans ses jugemens tout
Tégoisme de ses sensations personnelles.
A peine avons-nous pu esquisser rapidement les singu-
larités les plus caractéristiques de ce poète , la plus étrange
anomalie qu'ait jamais offerte le monde littéraire. Acces-
sible à peu d'émotions, celles qu'il reçoit et qu'il commu-
nique sont profondes ; privé d'une multitude d'impressions
et de plaisirs, il se concentre dans une sphère étroite , où
(i) Auteur de liaitHS sur la prclii-, cstiiTirs «les connaisseurs.
(2) Auteur do la Pîii'/oso/'f/if /mli/i'/r/e.
ro WORDSWOUTH , CRABBE , CAMPBELL.
il goûte une volupté puissante et énergique dont il propage
la véhémence. Il y a du fanatisme dans son adoration de
la nature; injuste comme tous les fanatiques, comme eux
intolérant et morose, comme eux aussi il exerce une haute
influence sur les cœurs faits pour le comprendre.
Wordsworth a eu beaucoup à se plaindre de la critique.
Ses premiers essais ont été accueillis par une ironie im-
placable , et la dérision le poursuit encore. Irrité de ce
traitement , et dans la conscience de son génie , il a bravé
la critique, et, pour défier ses détracteurs, exagéré ses
propres défauts. Cette faiblesse d'un esprit distingué a
ainsi contribué à l'arrêter dans ses progrès. Crabbe , au
contraire , a trouvé des lecteurs curieux et des juges équi-
tables, dès son entrée dans la carrière. En dépit delà
faveur publique , il n'a cessé de se montrer morose , impa-
tient, mécontent du monde et des hommes, et sa misan-
thropie, moins douce et moins rêveuse, est encore plus
amère que celle de Wordsworth.
Comment placer Crabbe parmi les poètes ? Il n'y a rien
que de prosaïque dans ses vers. D'autres cherchent l'idéal
de la beauté : il aspire à l'idéal de la laideur ; sa muse a des
ailes de plomb et une lyre d'airain. Elle chante les misères
humaines sans les plaindre ; elle raconte les douleurs du
pauvre sans le consoler.
Shakspeare, dans une de ses comédies, introduit une
paysanne niaise à qui l'on parle de poésie. « Qu'est-ce
que la poésie ? demande-t-elle ; est-ce une chose ^véritable ?•»
Quiconque vient de lire Crabbe est tenté de répondre oui ,
à la question de la pauvre Audrey. Rien de plus réel
que sa poésie : c'est le détail le plus exact des calamités aux-
quelles notre malheureuse race est en proie -, un catalogue
de douleurs , un journal , non des grandes misères , mais
des triviales infortunes de l'humanité.
Comment l'ennui , la minutie , la triste fidélité des de-
WORDSWORTH , CUABBE , CAMPBELL. ^I
lails, onl-ils pu remplacer chez ce poète la grandeur et la
grâce de 1 inspiration ? A force de se rapprocher de la prose
des gazettes, comment sa poésie a-t-elle fini par intéresser ?
C'est qu'au fond , le cœur de l'homme a des émotions pour
tout ce qui se rapporte à l'homme, et rien ne le prouve
davantage que le succès de Crabbe. On le lit avec une
sorte de dégoût , et cette faculté répulsive , par un bizarre
mystère, a encore son attrait. Il est fatigant , mais il est
vrai ^ il conservera encore son empire , quand les poètes
d imagination fantasque et à sentimens factices auront à
jamais disparu.
Avez-vous vu , sur les ports des petites villes de province,
ces matrones, ou plutôt ces svbilles, dont la narration
éternelle , s'échappant de leurs lèvres ridées et d'une bou-
che privée de ses dents . ne fait grâce à l'auditeur d'aucune
particularité basse ou révoltante ; rapporte tout ce qui
arrive dans les maisons voisines , et se complaît surtout à
raconter les faits horribles et les circonstances où le mal-
heur joue un grand rôle.'^ Telle est la muse de Crabbe. Là,
rien pour 1 imagination ni même pour la pensée ; ce poète
se montre positif, jusqu'à exciter le dégoût. Les person-
nages dont il parle ont certainement existé , existent encore,
et se reproduiront après eux. Ce sont des maires de vil-
lage sans culture, des prêtres ignorans et fanatiques, de
pauvres veuves , de jeunes étourdis et des filles perdues.
La scène où jouent les acteurs est sombre , mystérieuse et
sans charme.
Il regarde le monde comme un lieu de peines et de
vices, sans espoir et sans compensation ; comme une vaste
infirmerie d'incurables dont il s'est constitué l'annaliste.
Un profond découragement s'empare de ceux qui l'ont lu :
on jette autour de soi un regard triste et désespéré ; la vie
a perdu son charme , le cœur ses illusions, l'espérance son
prestige. L ame semble privée un moment de cet instinct
"'J. WORDSWUKTH , CRABBE, CAMPBELI,.
qui la porte vers le beau et qui la console de tant demisère.
Un nuage de plomb pèse sur le monde ; Tamour, la gloire ,
le génie, tout s'est flétri sous la main du poète: et, par un
prodige presque incroyable, il a si bien saisi le mauvais côté
de la nature humaine , il est si repoussant et si vrai , il se
montresi profond dans la peinturedeslourmensdc l'homme
accablé par le sort et avili par l'indigence, que tout en
maudissant son art cruel , on le litet on l'admire.
Les premiers poèmes de Crabbe parurent vers Tannée
1^82. Johnson les loua hautement : rien nest plus bizarre
que l'approbation donnée par le superbe Johnson au plus
trivial des poètes. Jamais la simplicité n'avait plu au doc-
teur -, mais le nouveau poète, le Téniers ou le HobbLma(i)
du Parnasse , ne ressemblait à aucun de ses prédécesseurs ;
et avec un talent réel , il semblait avoir peu de préten-
tions. Johnson eût favorisé son succès, rien que pour hu-
milier ses rivaux.
D'ailleurs, le mouvement imprimé aux esprits par les
philosophes français , précurseurs de la révolution, avait
déjà changé l'ancien système poétique adopté par Pope et
illustré par lui : on commençait à quitter l'artifice des ri-
mes pour la vérité de l'imitation ; Carper avait le premier
ouvert celte route ; Crabbe le suivit. Protégé par le duc
de Rutland , auquel il dédiait ses poèmes , par Johnson et
le célèbre Joshna Reynolds , il devint bientôt populaire ;
les salons où brillaient l'or et la soie retentirent de ses ac-
cens de douleurs rustiques.
Crabbe n'est point un poète : c est un peintre hol-
landais; il se sert de mots comme Van Ostade et \an
Huysum emplovaicnt les couleurs. Ce que la nature offre
de repoussant , il le peint avec vigueur , fidélité, avec une
exactitude cruelle. Un canard s'agitant dans la fange, ri
(1) Prinlrc n.innan'l . y\v.i triviîil que 'i'rnieis.
WORDSWORTH , CRABUl". , CAMPBELJ.. ".^
quelques végétaux que la cuisinière a déposés sur sa table ,
suffiront pour exercerses pinceaux et développer son talent.
Goldsmith et Wordsworth ont aussi essavédes peintures
communes ou grotesques ; mais la poésie , ce besoin in-
time et profond de prêter à la nature une magie plus
enivrante, inspirait leurs vers et embellissait d'humbles dé-
tails. Essentiellement misanthrope, toujours grondeur ,
toujours mécontent, Crabbe a pris la nature et le monde à
tic. Jamais une espérance terrestre ou divine ne ranime d'un
seul rayon l'atmosphère sombre où il se complaît ; jamais
l imagination évoquée n'apparaît avec ses rians ou terri-
bles mensonges : le poète est épouvantable comme la réalité.
Il faut avouer que ce ton de mécontentement fatigue, et
qu'on se lasse d avoir affaire à un homme que le spleen
dévore. La campagne avait des illusions^ ses fleurs, ses
bocages, la naïveté même de ses habitans, nous laissaient
encore un lointain souvenir et une vague idée de la vie
simple et pure de 1 âge d'or. Crabbe, décidé à détruire
le charme , nous prouve que le pauvre est souvent aussi
méchant que misérable, et que le villageois a de grands
vices dans une petite cabane. O illusions détruites! ô désen-
chantement complet! De Théocrile à Wordsworlh, les
poètes qui ont célébré la beauté et le bonheur des champs,
nous ont raconté de vaines fables 5 et ces séducteurs ne
méritent plus d'ètrelus : le monde entier n'a rien qui mérite
la peine ni de s'attacher à la vie, ni d'aimer les hommes.
Et quand même cela serait, pourquoi ne pas le dire
en prose ? Quel besoin de chanter, sur une triste lyre , ces
vérités statistiques et morales , qui auraient si bien figuré
dans un rapport sur les hôpitaux, et dans les registres d'une
cour d'assises ? C'est profaner la muse que de la constituer
greffière des ennuis dont l'existence est semée.
Le poète tragique et le philosophe nous montrent les
^4 WORDSWORTH , CRABBE, CAMPBELL.
maux de l'humanité ; le sermonaire tonne du haut de sa
chaire ; rien de mieux : ils s'adressent à tous les hommes et
atteignent surtout par leur éloquence les heureux de ce
monde ; mais il est cruel à Crabbe de faire la satire du mal-
heureux , et d accabler de son ironie ces pauvres gens ,
Parias de Tordre social , qui nous valent bien après tout ,
et qui, s'ils ont des vices, nous les doivent.
Ainsi s'est égaré dans une fausse route un talent singu-
lièrement distingué. Condamné à passer ses jours dans la
triste solitude d'un presbytère rustique, Crabbe, dont la jeu-
nesse s'était écoulée au milieu de nobles amis et de plaisirs
élégans , semble avoir voulu se venger de la monotonie et
de la fatigue d'une situation si déplaisante , en communi-
quant à ses lecteurs l'ennui et l'amertume qui consu-
maient sa vie. La gloire même n'a pas adouci son humeur
farouche ; les faveurs du public n'ont pas égayé sa muse.
Chaque année , paraît un nouveau volume de Crabbe ,
plus morose que les précédens et dédié aux chefs de la
pairie anglaise. On dirait qu'il trouve piquant de présenter
à la fleur de notre chevalerie , à nos plus nobles seigneurs,
le tableau exact des tristes incidens de la vie , un catalogue
des objets les plus désagréables de la création.
Le Bourg est le meilleur ouvrage de l'auteur ; tout y
est vivant , animé , tout s'y meut : vous croyez respirer
l'air maritime de ces petites villes , à demi commerçantes
et à demi manufacturières, dontlescôtes de l'Angleterre sont
semées. La saleté des rues , l'odeur du goudron et de la
poix avec lesquels le matelot ou le pêcheur réparent leurs
esquifs, la physionomie native et le langage réel des ha-
bitans., rien ne manque au tableau. Les Contes du même
auteur ont plus d arlifiee et moins de vérité : tous les
acteurs de ces déplorables scènes sonl malheureux, sans
qu'on les plaigne \ ils fatiguent plus qu'ils n'intéressent.
WORDSWORTH , CRABBE, CAMPBELL. "jS
C'est une gloire peu digne d'envie , que d'avoir surpassé
tous les écrivains connus, dans l'inlime connaissance des
plus vils replis du cœur. Quoi qu'il en soit , elle appartient
à Crabbe ; ses vers sententieux , épigrammatiques , sont
écrits avec beaucoup de soin et rimes avec exactitude, mais
durs, sans harmonie et sans charme. Il n'a qu'un mérite,
l'observation de la nature humaine : en faveur de ce genre
de talent qu'il porte ;, il est vrai, au plus haut degré, on
lui a pardonné tout le reste.
Passer de l'analyse du talent de Wordsworth et de
Crabbe , à celle du génie poétique de Campbell , c'est mé-
priser toutes les transitions en usage , ou chercher l'effet
par la violence des contrastes. A la fois classique , par la pu-
reté de la poésie, et populaire par le sentiment profond
dont ses vers sont empreints, Campbell se place, dans la
liste des poètes anglais , immédiatement après lord Byron.
Il y a, dans son talent, un caractère de suavité énergique
et de délicatesse mêlée de profondeur que l'on ne peut
trop admirer.
Les exigences de la critique sont aujourd'hui nom-
breuses : il ne suffit pas de concevoir avec force ^ cha-
cune des pensées du poète doit aussi être exprimée avec
la plus parfaite élégance et présenter la plus irrépro-
chable harmonie entre le rhythme et les images , entre les
mots et les idées. Campbell a compris et redouté la sévé-
rité de cet âge où règne la critique ; doué d'un esprit riche
en créations fortes et pathétiques et d'une extrême déli-
catesse de goût , il a senti toute l'étendue de son ta-
lent, aspiré à la perfection ; et, s'il l'a fort souvent atteinte,
souvent aussi l'éclat de ses productions s'est affaibli sous
les coups répétés de la lime , trop attentive à les polir.
D'autres, comme Southey, se livrent en esclaves à l'im-
pétuosité d'une imagination dont l'extravagance effrénée
les entraîne ; ou , comme Byron , s'abandonnent à de som-
"G WORDSWORTH , CRABBE , CAMPBELL.
bres émotions exprimées en termes brùlans ; ou , comme
Ro^ers (i) , sacrifient l'énergie poétique aux recherches
du langage. Campbell essaie de soumettre à la règle la plus
sévère , une pensée féconde et une inspiration heureuse.
Il possède un coursier fougueux , mais il le dompte. La
plupart des poètes anglais se laissent dominer par leur
génie : Campbell a choisi la raison pour souveraine, et le
goût le plus sévère pour guide.
Une épithète équivoque Talarme-, une figure déplacée fait
son supplice. Cette religieuse horreur de tout ce qui peut
blesser l'oreille ou le bon sens est d autant plus louable
qu'elle est plus rare parmi nous. A force de chercher une
extrême perfection inaccessible à Ihomme , il a conquis le
laurier poétique, prix de tant d'efforts ; mais ajoutons que
ses efforts sont trop sensibles, et que la fraîcheur et la
grâce de l'inspiration première manquent quelquefois à des
vers , d'ailleurs irréprochables, et d'une concision pleine de
vigueur et de goût.
Campbell se fit dabord connaître par la publication d un
poème très-remarquable : les Plaisirs de V Espérance. \n-
(un plan, beaucoup de vers brillans de pensées fortes,
de tableaux vigoureux; tels sont les principaux caractères
de cet ouvrage. Gertnide de JT'jojning , autre poème ,
joignaitauxraêmesmérites un pathétique profond et simple,
et l'originalité brillante d'une conception neuve et atta-
chante. Campbell produit peu : ses ouviages se succèdent
à de longs intervalles -, c'est ainsi que la plus belle et la plus
rare des fleurs prépare, pendant une année entière, et dé-
veloppe lentement cette magnifique corolle, dont l'éclat em-
pourpré et la majesté éclatante semblent le plus juste em-
blème du beau talent auquel je Jie crains pas de la comparer.
Eminemment pittoresque et doué du talent d'émouvoir,
(i) Aulcur des Plaisirs lie la H/r'/noire, iioèmc rlc'gnnt, et i|iiclqiicioit
l.iiblc (le por'sie.
WOUDSWOKTH , CRABBE, CVMl'CELL. r-J
Campbell manque du talent de raconter. Il y a dans ses
HM-lls quelque chose de faux, de maladroit et d'invraisem-
blable , qui vient refroidir renlhousiasme et glacer le cœur.
Le moins habile romancier saurait mieux que lui disposer
un plan et en graduer l'intérêt : les détails, où il excelle ,
sont presque toujours mal amenés ; et , pour se faire par-
donner l'obscure et froide bizarrerie de ses narrations , il
a besoin de toute la magie de son pinceau.
Soit qu'on pénètre avec lui dans les forets désertes de
l'Amérique, ou que le simple et touchant tableau d'une
famille heureuse dans la solitude charme par sa vérité
idéale , ou qu'il consacre aux sentimens tendres des vers
d^une concision brillante , il approche du sublime. Words-
worth et Crabbe , l'un purement aérien , l'autre trivial et
vrai , s'étaient partagé le domaine des émotions humaines ;
Campbell, plus heureux et plus digne d'être admiré, a su
accomplir l'union ravissante de ce que la beauté idéale a de
plus profond et la nature de plus vrai.
L'épigramme, l antithèse , l'hyperbole , vieilles habitudes
d'une poésie artificielle , ont laissé quelques traces dans
le premier poèm.e de Campbell. Dans le second, tout est
simple ; une tendresse de cœur, aussi profonde qu'élevée ,
semble respirer dans ses vers. Ses CJiaiisons plus parfaites
encore, parce qu'elles sont plus courtes, ont été répétées
par toutes les bouches et sont dans tous les souvenirs. La
bataille ^ Holienlinden ^ le chef-d'œuvre de la poésie
lyiique anglaise , n'est pas moins connue des soldats
anglais que des dames de nos salons.
Ces trois poètes, Crabbe, Campbell et Wordsworth , ne
sont pas exempts du défaut que les peintres nomment
manière. Ils n'ont qu'un seul faire et qu'une seule touche.
L'un toujours aérien , vague et puéril , c'est Wordsworth ;
l'autre toujours commun dans le choix de ses sujets et
ng LES ABEILLES.
sèchement satirique dans son expression , c'est Crabbe; le
troisième toujours élégant et correct jusqu'à la recherche ,
concis jusqu'à Tobscurité , c'est Campbell. S'ils ont la vi-
gueur originale du talent , il leur manque cette souplesse
et cette étendue , cette variété immense du génie qui em-
prunte , pour ainsi dire , toutes les formes de la nature , et
semble, comme celui de Shakspeare, deMiltonetduDante,
doué d'une élasticité merveilleuse, qui se prête à toutes les
modifications des choses humaines et à toutes les nuances du
monde moral et physique.
(Neiu Monthly Magazine . )
HISTOIRE NATURELLE.
L'histoire naturelle des insectes est une étude pleine
d'attraits, même pour ceux qui n'ont pas le projet d'aller
bien loin dans cette carrière , et qui se contentent volon-
tiers des premières notions. Dans les autres divisions de la
science , ce n'est qu'après avoir beaucoup lu , observé , dis-
cuté, que l'on croit savoir quelque chose -, mais les premiers
chapitres de Thistoire des insectes mettent sous les yeux
un nouveau monde. Surpris de la grandeur du tableau, de
la multitude et de la variété des objets qu'un seul coup-
d'ceil a fait découvrir, on est content de soi et de la nature
dont on admire les ouvrages avec un certain orgueil de les
avoir compris. En effet , ces milliers de formes d'êtres
vivans \ ces modes singuliers d'existence dont on n'avait
lucune idée ; ces mécanismes, tantôt d'une complication
LES ABEILLES. 'jCf
extrême, et tantôt réduits à la plus grande simplicité^ ces
mœurs si diverses et si parfaitement d'accord avec les
moyens de mouvement et de subsistance ^ l'ordre inva-
riable qui règne au milieu de cette apparente confusion ;
tous ces objets si dignes de l'intelligence humaine , les in-
sectes les offrent réunis dans un petit espace. Pour que les
grandes espèces d'animaux présentent un semblable spec-
tacle , il faut parcourir le monde entier.
Sous un autre point de vue , l'étude des insectes dispose .
plus qu'aucune autre, l'esprit des observateurs à des com-
paraisons , à des réflexions morales qui , fort souvent, ne
sont pas à notre avantage. L'art social , ce chef-d'œuvre de
notre philosophie , création d'une longue suite de siècles ,
paraît beaucoup plus avancé par le seul instinct des abeilles.
Ce peuple ailé fut civilisé de tout tems , lorsque la race
humaine était encore dans la barbarie ; et aujourd'hui
même, quel état oserait se comparer à une ruche, tant
pour la sagesse de ses lois que pour leur scrupuleuse exécu-
tion ? L'étonnante république de ces insectes fut un sujet
d'étude , aussitôt que l'homme fut capable de réflexion :
des écrits plongés maintenant dans l'oubli furent consacrés
aux abeilles. Plus heureux que ses devanciers , Aristote a
transmis à une postérité , dans laquelle nous sommes com-
pris , tout ce que l'on savait de son tems et ce que son génie
put ajouter aux découvertes antérieures ^ il a parlé des
abeilles, mais sans exactitude et sans grâces. Ce dernier
reproche ne sera point adressé à \ irgile , dont les ouvrages
survivront à ceux d' Aristote ; mais quant à l'exactitude des
faits, le grand poète ne mérite pas plus de confiance que le
rhéteur-naturaliste. Les siècles qui se sont écoulés , entre
\ irgile et notre époque, ont été perdus en très-grande partie
pour tous les genres d'instruction 5 enfin , on vit reparaître
le tems des observations , des études fructueuses et des
bons ouvrages. Les abeilles eurent leurs historiens ; l'éco-
8o l-ts' ABEILLES.
iioniie rurale porta des regards plus atlenlifs sur leurs
travaux , et en cherchant à rendre leur industrie plus utile
à l'homme , l intérêt et la curiosité furent d'accord pour
solliciter de nouvelles recherches sur cette population si
bien réglée et si laborieuse. ^lais à mesure que les livres
se miiltipliaient, Télude des abeilles ne recevait pas autant
de secours qu'on aurait pu l'imaginer, à l'inspection de la
bibliothèque qui était mise à sa disposition. Il s'agissait de
mettre en ordre les notions éparses, et de leur donner la
forme la plus commode pour les lecteurs. Le docteur Bevan
a eu le courage d'entreprendre ce travail , et plus encore -,
il ajoute ses propres découvertes à ce qu'il a pris dans les
livres , et présente un ouvrage destiné à répandre des con-
naissances nouvelles, à signaler son apparition par les
progrès de l'une des plus agréables parties de l'histoire na-
turelle. Ajoutons que son petit ouvrage , sur un sujet très-
vaste, n'est pas moins recommandable par le mérite de la
rédaction que par Tinstruclion que l on v puise abondam-
ment, sans effort, et toujours avec un nouveau plaisir.
Essayons de communiquer à nos lecteurs une partie de la
satisfaction que le livre de M. Bevan nous a procurée.
L'auteur commence par décrire les abeilles en natura-
liste , et il n'omet rien de ce que Ton connaissait déjà sur
leur organisation. Ou sait qu'une ruche renferme trois
sortes d'habitans ; la reine-abeille , les ouvrières , et les
mâles ou bourdons. Ce sont les ouvrières qui exécutent
tous les travaux , pourvoient à tous les besoins, élèvent la
génération qui doit les remplacer , veillent à la défense
commune. La reine est le chef naturel de ce peuple qui lui
doit l existence, dont chaque individu est un de ses enfans;
ses droits à la souveraineté ne peuvent être contestés. La
fonction des mâles se réduit à la propagation. La reine se
l'cconnaît par la longueur de son corps, la petitesse de ses
ados et la ibïnio de son aiguillon. Ses couleurs ont que)-
LES ABEILLES. 8l
quefois plus d'éclat que celles des ouvrières et des mâles -,
ses pattes sont d'un beau jaune d'or. Elle pond tous les œufs
d'où sortira , par les soins des ouvrières et après un tems
assez court, une nouvelle colonie^ ou la génération qui
maintiendra la population de la ruche. Les ouvrières sont
des femelles dont les ovaires ne sont pas développés; on en
compte de 12,000 à 20,000, dans chaque ruche. Petites et
de couleur obscure , on serait tenté d en faire peu de cas ,
et de les regarder comme les membres les moins utiles de
la république. Si 1 on en jugeait ainsi , ce serait parce qu on
n'aurait pas remarqué la trompe flexible dont elles sont
pourvues, et la structure de leurs pattes, auxquelles sontatta-
chées des poches où l'insecte dépose les provisions que sa
trompe a recueillies jusqu'au fond du nectaire des fleurs.
Les bourdons qui ne font qu'une seule chose , et une seule
fois, sont au nombre de i,5oo à 2,000; on les voit paraître
au commencement d'avril, et, vers le milieu du mois d'août,
on en chercherait en vain ; ils sont d'un tiers plus grands
que les ouvrières, et dépourvus d'aiguillon. Leur vol est
bruvant, parce que leurs ailes sont courtes, et ne peuvent
les soutenir qu'autant qu'ils les font mouvoir avec une très-
grande vitesse.
A la honte du sexe masculin , les abeilles femelles sont
les seules qui fassent preuve d'activité, d'adresse, de dili-
gence , et même de courage , tandis que les mâles , voués au
repos , n'ont pas même été jugés dignes qu'on leur confiât
des armes ;
Immunisque sedens aliéna ad pabula fucus.
Virgile.
On a cru que les mâles se posent sur les œufs , et les
fécondent, à mesure que la reine les pond ; il est probable
que cette opinion n'est fondée que sur des observations
mal faites. M. Marris, d'Isleworth, assure qu'il a ^-u sou-
XII, 6
8^ LES ABEILLES.
vent les mâles s'introduire dans les alvéoles , où le caiwain
est déposé et prêt à éclore -, mais le docteur Bewan soup-
çonne que ces insectes ne cherchaient qu'un lieu de repos ,
et qu'ils se plaçaient dans les alvéoles vides , aussi bien que
dans ceux qui contenaient des œufs. Fabricius est du
même avis. L'habile observateur Deguer s'est assuré , dit
le docteur Bewan , que la femelle du perce-oreille ne quille
ses œufs que lorsqu'ils sont éclos , et s'acquitte d'une véri-
table incubation, suivie de l'éducation de cette nouvelle
famille. La punaise des bois prodigue les mêmes soins à sa
progéniture , au nombre de 3o à 4» petits^ la sollicitude de
cette mère pourrait servir de modèle à la poule la plus vigi-
lante, et, à plus forte raison, à d'autres mères placées beau-
coup plus haut dans l'échelle des facultés intellectuelles ,
et qui abandonnent leurs enfans à des soins mercenaires.
La principale fonction de la reine est de pondre des
œufs dans les alvéoles construits par les ouvrières , exprès
pour cette destination. On doit à M. Dunbar une descrip-
tion très-satisfaisante de celte opération, peu d'accord
avec les idées que nous nous sommes faites de la majesté
royale. M. Dunbar est ministre d'Applegath , et les soins
qu'exige l'exploitation d'une ruche conviennent très-bien
à la vie tranquille et au ministère de paix d'un pasteur. Ce
vénérable ecclésiastique a observé que lorsque la reine est
disposée à pondre , elle introduit sa tète dans chaque cel-
lule , comme pour s'assurer que tout v est bien préparé.
Cette inspection dure une ou deux secondes, et la reine,
après avoir retiré sa tête, se retourne et introduit les der-
niers anneaux de son corps. Celte manœuvre, un peu plus
longue que la première, a pour but de laisser un œuf au
fond de l'alvéole , et , dès que cette opération est terminée,
la reine passe à la case suivante, et parcourt ainsi tout
un rayon, avant d'entamer celui qui est immédiatement à
côté. Par ce moyen, les œufs, rapprochés les uns des autres,
LES ABEILLES. 83
sont plus facilement échauffés, et les métamorphoses que
ia nouvelle génération doit subir s'accomplissent plus
sûrement.
Il ne faut pas plus de quatre jours pour que l'œuf éclose,
et, au bout de cinq à six jours, la larve remplit toute la
capacité de sa loge. Les ouvrières qui l'avaient nourrie
copieusement jusqu'à cette époque, cessent de lui four-
nir des alimens : elles ferment la loge avec un mince cou-
vercle de matière brune. Cette clôture doit être flexible et
se prêter aux mouvemens de l'insecte, qui se dispose alors à
filer le cocon de soie blanche dont il s'enveloppera pour
se transformer en nymphe : cette opération dure six heures.
Enfin, le vingt-unième jour de son existence, à dater du
moment où l'œuf fut déposé dans l'alvéole , la jeune abeille
déchire son enveloppe et sort dans l'état d'insecte parfait,
avec ses ailes et tous ses organes.
Les métamorphoses successives de la reine sont plus ra-
pides ; son enfance ne se prolonge pas autant que celle de
ses futurs sujets : trois jours pour que l'œuf éclose -, cinq
jours dans l'état de larve -, dès que son habitation est close,
elle file son cocon en vingt-quatre heures, et alors, épuisée
par l'excès du travail , elle tombe dans un état d'immobi-
lité que l'on nomme repos, et qui se prolonge jusqu'au
douzième jour de son existence. Après avoir passé quatre
jours dans cet état, sa transformation est terminée, et sa
royauté commence. Les mâles procèdent avec plus de
lenteur j il leur faut vingt-quatre ou vingt-huit jours pour
arriver à l'état d'insectes parfaits.
C'est avec ses dents que la jeune abeille , quittant l'état
de nymphe, déchire son enveloppe et se met en liberté.
Une officieuse ouvrière s'empare de la nouvelle venue ,
fait sa toilette, développe et lisse ses ailes, et, dès que
cette opération est finie , l'institutrice et l'élève prennent
leur vol, et vont butiner dans la campagne. Maraldi assure
84 LES ABEILLES.
qu'il a vu de jeunes abeilles , le jour même de leur trans-
formation , sortir de la ruche et rentrer chargées de deux
grosses pelotes. Toutefois, leurs compagnes expérimentées
ne les laissent partir qu'après le repas-, elles ont soin de les
régaler de miel avant qu'elles ne commencent aucun tra-
vail. Les cases que les jeunes ouvrières viennent de quitter
sont appropriées soigneusement et mises en état de rece-
voir, soit de nouveaux œufs, soit du miel.
La sortie d'une reine abeille, au contraire, n'est pas
seulement l'œuvre de cette personne royale : dès que la
nymphe s'apprête à changer d'état, les ouvrières ac-
courent, déchirent le cocon , et à peine a-t-elle joui d'un
moment de liberté , que ses propres sujets la constituent
prisonnière. On craint apparemment que son premier
essor ne soit pas heureux, et ne compromette une existence
aussi précieuse. On veut aussi préserver les autres reines
qui ne sont pas encore écloses , des attaques de leur mor-
telle ennemie, c'est à dire de leur sœur aînée. Si on la
laissait seule, cette sœur massacrerait sans pitié toute rivale
qui lui porterait ombrage, toute la génération royale dont
elle redouterait la concurrence. M. Bevan entre, à ce sujet,
dans beaucoup de détails intéressans.
(( Les ouvrières secondent avec adresse la sortie de la
nouvelle reine. Elles commencent par amincir le cou-
vercle de l'alvéole , en enlevant une partie de la cire ,
et parviennent à le rendre transparent sans le déchirer.
Un obstacle aussi faible ne peut plus arrêter l'insecte prêt
à s'échapper ; lorsque la transformation est complète , on
achève de débarrasser la jeune reine de ses enveloppes , et
alors elle est fort disposée à prendre l'essor , comme font
tous les individus des deux autres classes ; mais elle doit
supporter encore une captivité de quelques jours durant
lesquels on pourvoit largement à sa subsistance, en faisant,
au couvercle de plusieurs cases remplies do miel . des ou-
LES ABEILLES. 85
vertures à travers lesquelles la prisonnière allonge sa
trompe, et puise à discrétion. Hors le moment où elle prend
sa nourriture , elle ne cesse point de faire entendre une
sorte de chant , qui varie de tems en tems. Huber dit avoir
entendu une jeune reine dont le son ou le bruit était un
claquement très-rapide, ou une suite d'intonations uni-
formes. Il suppose que les ouvrières se mêlaient à ce con-
cert et célébraient l'avènement de leur souveraine : il
pense aussi que les jeunes reines sont retenues pendant
quelques jours, afin qu'elles aient le tems de se fortifier
et de soutenir leur vol quand l'essaim tout entier quittera
la ruche native pour aller fonder un nouvel établissement.
» Tandis que des abeilles retardent, par un motif quel-
conque , le départ de leur souveraine , d'autres la solli-
citent au contraire de partir avec l'essaim sur lequel elle
doit régner, ou tout au moins de se mettre en liberté.
Celte opposition de conduite entre les habitantes d'une
même ruche a été considérée , par quelques observateurs ,
comme l'effet de l'impatience qu'éprouve la majorité d'une
population amie de l'ordre. Quand des mouvemens extraor-
dinaires viennent la déranger, elle cherche à éloigner la
cause de ces mouvemens, afin de rentrer le plus tôt possible
dans le cercle de ses habitudes. Si Huber n'est pas dans
l'erreur, ce sont les anciennes reines qui se chargent de la
direction des essaims. Lorsqu'elles sont excédées par des
sollicitations ou des attaques, elles savent rappeler aux
égards qui leur sont dus toute la foule qui les environne :
il leur suffit de faire entendre le cri que l'on a nommé la
'voix du pouvoir souverain. Cependant Bonnet affirme
qu'aucun des actes de l'abeille-mère , dans aucune circons-
tance , n'a rien d'analogue à des actes de souveraineté :
mais Huber a constaté, par plusieurs observations, le fait
qu'il rapporte -, il a vu d'étonnans effets du cri de la reine,
cl de limpression qu'il produit autour d'elle. Une jeune
86 LES ABEILLES.
reine avait trompé la vigilance de ses gardes, et elle était
hors de sa case -, elle approchait d'une nymphe royale , et
s'apprêtait à la détruire , lorsque des ouvrières accoururent
et Tobligèrent à prendre la fuite , en assez mauvais état.
Mais elle reprit bientôt courage et sut profiter de la supé-
riorité de son rang. Cramponnée sur un rayon de miel ,
agitant ses ailes avec une grande vitesse , elle fit entendre
le son redoutable, et les assaillantes furent comme frap-
pées de paralysie. La guerrière voulut alors reprendre l'of-
fensive et retourner à l'attaque des cases royales; mais
cette fois , comme le prestige du son avait cessé , elle fiit
reçue de manière à perdre l'envie de revenir. La voix du
pouvoir souverain diffère très-peu , ou point du tout , du
son ou du bruit que font entendre les jeunes reines en
sortant de leur alvéole. Le nom qu'on lui donne est bien
pompeux pour l'espèce de discours qu'il désigne, si toute-
fois le bruit dont il s'agit a réellement quelque significa-
tion. Quoiqu'il en soit, il ne manque jamais d'opérer son
effet sur les abeilles , et, pour le faire entendre , la reine
prend toujours l'attitude que nous avons décrite. «
On voit que l'existence d'une reijie est absolument né-
cessaire pour la conservation d'une ruche. Cependant un
accident peut terminer avant le tems une vie si précieuse
à tout un peuple. Ce malheur n'est pas irréparable : lors-
qu'il arrive, on choisit une larve ouvrière, et cette créa-
ture vulgaire est destinée au rang suprême : dès ce mo-
ment , son éducation est changée, l'abondance et même le
luxe l'environnent ; on a soin que toutes ses facultés puissen t
se développer et prendre une plus grande énergie. Trois
cellules contiguës sont converties en un spacieux appar-
tement \ malheur aux deux habitantes des deux cases en-
vahies ! elles sont sacrifiées au salut de l'état. Une nourri-
turc spéciale , réservée pour les royaux insectes créés
de celte manière, est prodiguée à la future souveraine ;
LES ABEILLES. O'J
des ouvrières 1 ont élaborée par des procédés qui ne sont
employés que dans celte occasion. Elle est stimulante, plus
active que le miel , aliment général des abeilles de toutes
les classes ; elle a une saveur plus relevée , et d'une acidité
très-sensible. On la fournit en telle abondance aux larves
royales, qu'elles ne peuvent tout consommer. Schirach ,
vicaire du petit Bautzen et secrétaire de la Société apiaire
de la Haute Lusace, paraît être le premier qui ait observé
ce fait singulier, ou du moins il Ta publié le premier, et les
observations ultérieures Tout confirmé. Plusieurs membres
de la société de Lusace ont voulu s'en convaincre par
leurs propres yeux, et Huber et Bonnet Font mis au
nombre des faits le mieux constatés.
Les maximes du despotisme oriental sont mises en pra-
tique dans les ruches. La souveraine qui prend possession
du trône n'a point à redouter Tambition d'aucun de ses
sujets, mais elle craint la rivalité de ses égales, de ses
propres sœurs , et pourvoit à sa sûreté par les précautions
les plus efficaces : son premier soin est de mettre à mort
tout ce qu'elle trouve dans les cases royales. Nous devons à
M. Dunbar une description curieuse des scènes tragiques
qui se passent alors dans l'intérieur dune ruche, et qui,
transportées sur un plus grand théâtre , ne seraient pas au-
dessous de la dignité de Melpomène.
« Au mois de juillet, époque où les ruches sont rem-
plies de rayons, d abeilles et de miel; où la reine, parve-
nue au plus haut degré de sa fécondité, pond une centaine
d'oeufs chaque jour; M. Dunbar ouvrit une ruche et s'em-
para traîtreusement de la royale pondeuse. Le travail con-
tinua pendant dix-huit heures, sans qu'aucun individu
de la ruche parût se douter de la perte qu'elle avait faite ;
mais , dès que ce malheur fut connu , l agitation fut
extrême. Toute la population assiégeait la porte, comme
lorsqu'un essaim se dispose à sortir. Dans la matinée du
88 LES ABEILLES.
jour suivant , l'observateur vit que cinq cases royales
avaient été construites suivant les dispositions d'usage en
pareilles circonstances 5 et l'après-midi, quatre autres
avaient été pratiquées dans un rayon qui n'était rempli
que d'œufs pondus depuis deux jours. Deux semaines
après la catastrophe qui avait privé la ruche de sa reine ,
une jeune remplaçante sortit et se dirigea sur-le-champ
vers les autres cases , dans des dispositions évidemment
hostiles. Repoussée avec violence par les ouvrières, elle
se dirigea sur un autre point ^ mais le hesoin de détruire
la tourmentait comme auparavant , elle renouvela ses at-
taques avec aussi peu de succès. Chaque fois qu'elle était
repoussée , elle manifestait une colère opiniâtre, en pous-
sant un cri imité à peu près par la syllabe pip , pip ; une
des nymphes royales J)rête à sortir du cocon , lui répondit ,
mais sur un ton moins distinct et comme si elle était en-
rouée. Celte observation fait connaître la cause des deux
sons différens qui se font entendre lorsqu'un second essaim
quitte une ruche. Le même jour , une seconde reine ac-
complit sa métamorphose et , sur-le-champ, elle se réfugia
dans un groupe d'ouvrières formées en peloton. C'était le
soir qu'elle avait vu le jour ^ le lendemain matin, M. Dun-
bar s'aperçut qu'elle était vivement poursuivie par son
aînée. L'observateur, appelé pour quelques affaires, dut
quitter son poste , et fut absent une demi-heure \ à son
retour, l'infortunée cadette gisait sur le plancher, im-
molée sans doute par son implacable ennemie. Huber dit
que les reines artificielles sont muettes : les observations
précédentes prouvent le contraire, puisque la faculté de
rendre des sons précède même le développement complet
de ces êtres singuliers. L'observateur anglais rectifie une
autre assertion de l'auteur suisse ; il a constaté qu'une
garde veille sans cesse autour des cases où l'on prépare des
reines. En effet, on a déjà dit que ces cases sont défen-
LES ABEILLES. 89
dues avec courage contre le seul ennemi qu elles aient à
redouter dans Tinlérieur de la ruche, c'est-à-dire, celle
des reines qui a eu la force ou la bonne fortune de se dé-
barrasser la première des liens de l'enfance. »
Il est reconnu actuellement que les ouvrières sont des
femelles : on n'en peut douter , puisque des larves de cette
espèce sont transformées en abeilles-mères , chargées d'en-
tretenir la population de la ruche , et de procréer les es-
saims qu'elle envoie au dehors. D'ailleurs, on sait que des
ouvrières pondent quelquefois des œufs , ce qui est main-
tenant facile à comprendre ^ les alvéoles où la nourriture
des larves rovales est déposée, en laissent quelquefois
échapper une partie, et quelques larves plébéiennes en
profitent ; elles participent donc plus ou moins aux facul-
tés de la royauté. Le voisinage de la cour exerce, dans
une ruche , une influence que les moralistes ne peuvent
condamner ^ il élève et perfectionne au lieu de dégrader
et de corrompre , comme on le lui reproche souvent dans
les sociétés humaines, et quelquefois avec justice. Il est
fort étrange que les femelles dont les organes sexuels ne
sont pas complètement développés , quoiqu'elles aient la
faculté de pondre, ne produisent que des œufs de mâles.
Le nom à' aheille-mèie devrait être substitué , comme
plus exact , à celui de reine , car les actes de royauté de
cette première fonctionnaire de la ruche se réduisent à
peu près à rien, au lieu que sa fécondité est prodigieuse.
On ne s'accorde pas tout à fait sur le nombre d'œufs qu'elle
peut pondre dans une saison , et , en effet , le climat , l'air,
la nourriture et peut-être d'autres circonstances locales mo-
difient plus ou moins les facultés de ces insectes, comme
celles de tous les animaux. Huber évalue à 12,000 œufs la
première ponte d'une reine-abeille , en avril et mai ; la se-
conde ponte , ordinairement moins abondante , commence
au mois d'août. Réaumur donne une bien plus haute idée
qo LES ABEILLES.
de cette production d'oeufs : une reine en pond, dit-il, jus-
qu'à deux cents par jour-, c'est le double de l'estimation
de Huber. M. Schirach assure que chaque reine dépose
de ^0,000 à 100,000 œufs dans une saison; ce nombre
parait excessif, et cependant, il est bien petit, en compa-
raison de l'étonnante propagation de quelques autres in-
sectes. Une femelle de fourmi blanche ne pond pas moins
de 60 œufs par minute , et par conséquent le produit d'une
heure serait de 3, 600, et celui d'un jour entier de 86,4oo
œufs; en réduisantàun seul mois, par an, la somme de tous
les tems de ponte, on aurait un produit de 2,69^,000
œufs, provenant d'une seule famille.
La fécondation des œufs est encore un mystère que l'es-
prit humain n'a pas su pénétrer ; car aucune des explica-
tions que l'on en donne n'est satisfaisante; mais il paraît
constant que la reine est fécondée par un mâle , pen-
dant une promenade en l'air. Dans le cours de ses expé-
riences, Huber n'ajamais vu que cette importante opération
fut effectuée dans l'intérieur de la ruche. Lorsque l'air est
assez chaud pour que les mâles se hasardent à sortir , la
reine prend aussi l'essor; car l'amour a seul le pouvoir de
lui faire entreprendre des courses lointaines. C'est à Lom-
bard que l'on doit le plus grand nombre des faits par les-
{juels il est prouvé que l'accouplement a lieu dans l'air et
vn volant , comme dans les autres espèces de mouches. On
peut étendre ces remarques à la reine-fourmi, ainsi que
Bonnet l'affirme dans la Contemplation de la nature^ cl
aux demoiselles, aux hannetons, etc. L'importance de la
promenade de la reine-abeille est telle que, si elle n avait
pas lieu , tout espoir de postérité serait perdu; mais l'effet
(ju'elle produit est si grand et si durable, que la production
des œufs et les heureux développemcns des larves et des
nymphes sont assurés pour deux années consécutives.
Lorsque la reine s est déterminée à sortir, à la suite des
LKS ABEILLES. Qï
mâles, elle commence par faire une reconnaissance en
dehors de la ruche ; elle s'essaie , prend son vol et revient -,
enfin, elle est partie. Elle décrit enTair de grands cercles,
jusqu'à ce qu'on la perde de vue. Une demi-heure après
son départ , on la voit revenir, et tout son extérieur annonce
que l'acte de la fécondation s'est accompli. Quelquefois
l'excursion dure moins long-tems ^ mais alors , elle est sans
résultat. « Il est singulier, dit Bonnet, qu'on ait remarqué
ces sorties de la reine, sans en soupçonner le but. )> lia vu de
jeunes reines procéder à ce grand acte deux ou trois jours
après avoir quitté leur enveloppe de nymphe. Ce fait capi-
tal est contredit par quelques auteurs : Huish regarde
comme un fait connu de tout le monde , que la reine-
abeille ne sort jamais de la ruche ^ mais il paraît que ses ob-
servations ont été trop limitées, et que les faits uniques, tels
que celui dont il s'agit , ont pu lui échapper. D'ailleurs ,
ce qu'il dit est vrai relativement aux premiers essaims ,
toujours conduits par les reines qui les ont produits , et qui
par conséquent sont déjà fécondées 5 rien ne les provoque
à sortir de la ruche , et c'est ainsi que l'opinion commune
s'est établie. Huber et Swammerdam ont observé les circons-
tances de la fécondation, telles qu'on vient de les rapporter,
et pensent que cette action de quelques minutes suffit pour
imprégner du principe de l'existence , non-seulement les
œufs actuellement formés, mais ceux que la femelle produira
jusqu'à la fin de sa vie. Cette opinion devait rencontrer des
incrédules : Huish fut de ce nombre 5 il refusa d'admettre
qu'il fût possible d'agir sur ce qui n'existe pas encore. Mais
l'araignée commune produit, pendant plusieurs années,
des œufs fécondés par un seul accouplement. Suivant Au-
debert, les pucerons manifestent un pouvoir de fécon-
dation bien plus surprenant, puisqu'un seul mâle distribue
la vie aux neuf ou dix générations qui doivent naître y
dans le cours de l'année, de la pucerone avec laquelle il
Ô2 LES ABEILLES.
s'est accouplé , el à celles qui seront procréées par les mil-
liers de pucerones issues de celle qui fut soumise à l'aceou-
plement. On ne peut douter qu'une vertu prolifique aussi
prodigieuse ne s'afîaiblisse par degrés , et ne disparaisse à
un terme que l'observation n'a pas fait connaître ^ mais le
fait est incontestable , et parce que nous ne savons point
l'expliquer, ainsi que beaucoup d'autres opérations de la
nature, ce n'est pas une raison pour le nier, ni pour refuser
de croire aux rapports d'observateurs habiles et véridiques.
Bonnet n'étend qu'à cinq générations l'action fécondante
du mâle puceron -, mais Lyonnet va beaucoup plus loin ,
ainsi que ISIM. Kirby et Spence , qui s'en rapportent avec
une entière confiance au témoignage d'un très-habile scru-
tateur de la nature , M. Wolnough , cultivateur à Hollesley ,
dans le comté de Suffolk ^ il s'est assuré qu'une pucerone
peut voir, dans le cours d'une année , sa vingtième géné-
ration. En se bornant à cinq , Réaumur a calculé que la
famille d'une seule pucerone peut être de 6,904,900,000
individus. On objectera peut-être que les pucerons sont
vivipares , et qu'on no peut comparer leur mode de propa-
gation et ses résultats aux faits qui ont lieu parmi les
insectes ovipares. Cette objection ne serait fondée que sur
des observations incomplètes -, car on sait aujourd'hui que
les pucerons ne sont pas toujours vivipares , qu'une espèce
de ce genre ne l'est jamais, et que les deux modes de pro-
pagation se succèdent ou sont réunis dans les autres espèces.
Au reste, dans tous les cas, l'influence prolifique du mâle
puceron est certainement encore plus incompréhensible
que tout ce qui résulte de la fécondation de la mère-abeille.
L'admirable opération de la nature qui transmet la vie
à de nombreuses générations, produit encore d'autres efifets
dont la cause immédiate nous est inconnue. Si la reine
abeille n'est fécondée que tiès-tard , vingt ou vingt-quatre
jours après son installation , il semble que ses facultés in-
LES ABEILLES. C)3
U'ilectuelles sont affaiblies. Toutes ses actions sont désor-
données^ elle dépose des œufs d'ouvrières dans les cases
construites pour les mâles, et des œufs de mâles sont placés
au milieu des ouvrières : quelquefois même , elle va loger
un de CCS œufs dans une case royale. Le docteur Bewan
décrit les singuliers effets de ces observations , et prend
encore M. Dunbar pour guide; il ne pouvait faire un meil-
leur cboix , ni donner à ses lecteurs une plus forte garantie
de l'exactitude de ses récits.
« Quelles que soient les causes qui ont retardé Y impré-
gnation delà reine, si cette opération est différée de vingt
ou vingt-un jours, le mal qui en résultera ne sera point
réparable. Au lieu de pondre d'abord des œufs d'ouvrières,
et ensuite des œufs de mâles , suivant l'ordre accoutumé , la
reine ne donnera que quarante-cinq heures à la première
production d'œufs, et tout le reste de la ponte ne peuplera
la ruche que de mâles ; les essaims suivans ne seront pas
mieux composés , et ainsi se terminera ce règne malencon-
treux. On peut essayer d'expliquer ce fait en disant que le
germe des œufs d'ouvrières s'est flétri pendant le retard
de la fécondation , au lieu que les germes d'œufs de mâles
peuvent attendre plus long-tems que le principe de la vie
leur soit infusé. Le règne végétal offre quelques faits analo-
gues , et qui paraissent appuyer cette explication: on sait
que les semences s'altèrent à la longue , quelque soin que
l'on prenne pour les conserver ; mais pour tirer de cette
observation des lumières encore plus applicables au fait dont
il s'agit , il faudrait que l'on eût fait des expériences sur les
végétaux dioiques , et recherché si leurs semences , à me-
sure qu'elles vieillissent , ne produisent plus des individus
de chaque sexe , dans la même proportion que lorsqu'elles
sont récentes.
» Ces reines-abeilles qui ont retardé l'opération qui doit
les rendre mères, éprouvent de profondes altérations dans
Q^ LES ABEILLES.
leur tempérament, et même dans leur forme. Huber a re-
marqué qu'elles sont raccourcies, que leurs extrémités
sont grêles , tandis que les deux premiers anneaux près du
thorax sont excessivement enflés. Le raccourcissement,
du corps est très-désavantageux dans l'acte de la ponte ;
comme la pondeuse ne peut atteindre le fond des alvéoles,
il lui arrive souvent de déposer ses œufs hors de leur place,
et, pour ainsi dire, au hasard. Les anneaux qui ont pris
un accroissement extraordinaire lui ôtent la possibilité
d'entrer dans les cases étroites. Comme les essaims produits
par ces mères mal organisées, sont principalement composés
de mâles , et par conséquent d'oisifs, le nombre des ou-
vrières ne suffit plus pour les travaux, la ruche est afiamée,
et les dissentions intestines achèvent sa ruine, encore plus
vite que le défaut d'alimens. La reine survit quelquefois à
son peuple, mais seulement de quelques instans, et suc-
combe la dernière. Mais souvent la classe ouvrière est
moins généreuse et moins dévouée -, lassée de nourrir tant
de bouches inutiles dont elle ne peut se défaire , elle se
met tout-à-fait en insurrection et immole sa reine , quitte
la ruche et va chercher un autre asile. Tout est désordre
dans une famille dont le chef ne sait plus remplir ses hautes
fonctions. Les mâles qui naissent en nombre excessif sont
en outre d'une plus grande taille que ceux des ruches or-
dinaires. Parasites avides, ils s'emparent des cases royales,
et les ouvrières croyant pourvoir à la subsistance d'un
membre de la famille souveraine, n'ont travaillé que pour
un courtisan oisif; mais l'intelligente abeille finit par dé-
couvrir la méprise , et la fait payer cher à l'individu qui
en avait profité : il est tué sans pitié.
1) Quelques auteurs ont dit que les ouvrières transpor-
tent les œufs d'une place à une autre : c'est en effet ce qui
peut arriver, lorsque la reine ne les avait pas mis en lieu
convenable. INIais dans une ruche bien ordonnée, les œufs
LES ABEILLES. 95
n'exigenl point d'autres soins que d'être disposés au fond
des cases qui sont exhaussées d'environ deux lignes au des-
sus des rayons ; ce fait suffit seul pour faire voir que les
œufs ne sont pas déplacés ; et ce qui le confirme de plus en
plus, c'est que les ouvrières, qui ne peuvent supporter au-
cun désordre, détruisent les œufs qu'elles trouvent hors de
place, même ceux qui auraient augmenté le nombre de
leurs compagnes ; mais il arrive , de tems en tems , qu'une
reine, quoique fécondée à propos, et jouissant de toutes
ses facultés , pond avec une telle abondance qu'elle n'a
pas le tems de placer ses œufs convenablement , et qu'elle
en laisse échapper quelques-uns hors des alvéoles. Ce sont
ces œufs épars que les premiers observateurs ont cru dé-
posés par les ouvrières à la place où ils les voyaient.
M. Dunbar a été témoin de la destruction de ces œufs
égarés -, ils étaient dévorés avec avidité par ces mêmes
abeilles qui les auraient conservés précieusement, si elles
les avaient trouvés dans une case qui leur fut destinée.
Ainsi , le placement des œufs est confié à la reine , qui s'en
acquitte en suivant son instinct naturel. Si l'on voit quel-
quefois des ouvrières transporter des œufs, ce n'est pas un
dépôt qu'elles vont faire, mais une proie qu'elles s'ap-
prêtent à dévorer. »
La pitié n'est pas une vertu commune parmi les ani-
maux^ les abeilles ne la connaissent point. Les mâles do
chaque ruche en font, chaque année, la cruelle expérience.
u Vers la fin de juillet, après la sortie des essaims, ou
sait que tous les mâles sont mis à mort. Comme la fécon-
dation est accomplie , le tems de leur service est passé ; ils
ne seraient désormais que des bouches inutiles, de même
que ces individus au nombre desquels Horace s'est placé :
Nos numerus sumus , et fruges consumere nali.
Les égards d'une tendre affection ont disparu, les menaces
q6 les abeilles.
de la haine les ont remplacés. Les malheureux proscrits
sentent le danger qui les environne -, l'inquiétude qui les
tourmente ne leur laisse aucun repos 5 on les voit se pré-
cipiter hors de la ruche, et s'y jeter de nouveau, avec la
même terreur. On croit que ce sont les ouvrières qui se
chargent d'en débarrasser la ruche , mais qu'elles se con-
tentent de les harceler et de les chasser, sans faire usage
de leur aiguillon, Hunter va plus loin -, il soutient qu'à
cette époque les mâles sont au terme de leur carrière, et
que leur mort est naturelle , et non hâtée par le traitement
qu'on leur fait éprouver. Bonnet adopte Vopinion de
Hunter, ou, tout au moins , il ne la contredit point. Huber
n'est pas de cet avis , et il dit positivement que les mâles
périssent sous les coups d'aiguillon des ouvrières. Il s'en
est assuré par des observations multipliées, au moyen de
ses ruches placées sur de grands carreaux de verre. Il
paraît que Réaumur le savait aussi , car il dit que malgré
la supériorité des mâles, quant à la taille, ils ne peuvent
éviter l'arme empoisonnée des ouvrières. Percés d'un seul
coup d'aiguillon, ils étendent leurs ailes et meurent. »
Dans toutes les autres espèces qui vivent en société, le
pouvoir est dévolu au sexe masculin. Chez les abeilles, qui
font une exception si remarquable, il semble que le mas-
sacre des mâles est un coup d'état médité et préparé
d'avance ^ on le diffère, lorsque la ruche manque de reine,
qu'il est indispensable d'en faire une nouvelle, et de la
féconder. Bonnet a observé cet acte de prudence, dans
une ruche qui faisait partie d'un rucher où Ton procédait
avec une sorte de fureur à l'extermination des mâles. On
était alors à l'entrée de l'automne , ce qui fit soupçonner
que les abeilles avaient voulu conserver une population
plus nombreuse dans cette ruche affaiblie , afin de mieux
échauffer l'intérieur pendant l'hiver. Cette prévoyance,
celle sorte de dénombrement et de calcul , paraissent un
T.KS ABEILLKS. t)J
peu subtiles pour des insectes. On sera plus disposé à pen-
ser, avec Huber, que les mâles épargnés sont réservés
pour une reine future. Ce qui donne encore plus de poids
à cette opinion , c'est qu'on a la même indulgence pour
les mâles dans les ruches où se trouvent des ouvrières fé-
condes, et point de reines, ainsi que dans celles où la fé-
condation de la reine a été retardée. Hors ce petit nombre
de cas, avant la fin de l'automne, toute la population
mâle a disparu. On ne fait pas même grâce à l'enfance; les
larves et les nymphes, s'il y en a, sont tirées des alvéoles,
et détruites , ou plutôt dévorées , car les exécutrices de ces
mesures d'extermination ne rejettent que les squelettes de
leurs victimes; leur estomac profite de tout ce qu'elles
ont pu enlever au moven de leur trompe et de leurs dents.
On remarque en ceci l'analogie de deux espèces voisines,
les guêpes et les abeilles ; mais les mœurs des premières
sont encore plus cruelles. Dans un guêpier où plusieurs
reines régnent à la fois sur une population beaucoup moins
nombreuse que celle d'une ruche , ce sont les despotes qui
massacrent leurs sujets, et se repaissent de leur substance:
les guêpes ouvrières ne sont pas plus épargnées que les
mâles; avant Ihiver, il n'en reste plus : les ravons sont
dévorés en entier, et les tyrans , gorgés de nourriture, vont
se blottir dans quelque trou, jusqu'au retour de la belle
saison. S'il était possible de les détruire avant cette époque,
on aurait beaucoup fait pour le repos et la sûreté des
abeilles.
Les précieux insectes qui nous fournissent le miel et la
cire méritent bien que l'on s'occupe de tous leurs besoins.
Après avoir fait connaître l'organisation et la manière de
vivre des abeilles, le docteur Bevan traite de l'emplace-
ment le plus convenable pour un rucher, de la forme et
de la matière des ruches , et. ce qui est encore plus essen-
tiel, de la subsistance qu'il faut leur procurer. On sait que
XII -7
gS LES ABEILLES.
le SUC mielleux est un produit de la végétation, que les
feuilles de presque toutes les plantes, ainsi que les liges
herbacées , le laissent transsuder, et en sont fréquemment
enduites, lorsque la fraîcheur de la nuit les condense,
après une journée un peu chaude. Les pucerons vont l'y
recueillir, et s'ils ne le trouvent pas tout préparé, ils en
puisent les élémens dans la plante même qu'ils sucent au
moyen de leur trompe , et leurs organes sont tellement bien
disposés pour la conversion de leurs alimens en matière
sucrée, que cette substance sort abondamment par des voies
propres à cette évacuation. L'intelligente fourmi, dont les
excursions s'étendent jusqu'aux lieux occupés par les pu-
cerons, profite habilement des facultés naturelles de cette
population qu'elle sait rendre tributaire; MM. Kirbv et
Spence ont développé ces mystères de la politique appli-
qués par des insectes. Nous allons extraire de leur excel-
lente Introduction à l'histoire naturelle des insectes , quel-
ques détails sur ce fait, sans contredit l'un des plus curieux
que nous aient révélés les observations récentes sur ces
petits animaux.
(( On parle, depuis long-tems, des relations d'amitié qui
paraissent établies entre les pucerons et les fourmis-, cha-
cun peut les observer, pendant la belle saison , sur les
plantes chargées des premiers de ces insectes, et où les
seconds semblent très- occupés. En les examinant avec
soin, on verra que les fourmis n'ont d'autre but, dans
tous leurs mouvemens, que de recevoir cette matière su-
crée que les pucerons laissent couler, et que l'on a nommée,
avec assez de justesse, le lait de ces insectes. C'est un
liquide presque aussi doux que le miel, dont les gaul tes
limpides sortent de l'abdomen des pucerons, non seule-
ment par la voie ordinaire, mais par deux petits tuyaux
placés au-dessus de l'anus: comme l'animal suce conti-
nuellement avec sa trompe la plante sur laquelle il est
l.E> A BEI IJ. ES. C)t)
établi, le suc qu il eu tire pusse contiiiuollement paries
organes de la digesliou , en sorte que les sécrétions qui
doivent en résulter ne sont jamais interrompues. Si des
i'ourmis ne sont pas là pour en profiler, l'insecte a la
faculté de lancer sa liqueur à une certaine distance, par
des secousses qu'il donne à son corps, à des intervalles
réglés. S'il ne pouvait éloigner de lui ces fréquentes et
copieuses évacuations , il y serait bientôt plongé , et ce
liquide visqueux venant à se coaguler, tous les pucerons
qui couvrent une feuille, une tige, une plante tout en-
tière, qui sont issus, la plupart du teras, d'une mère com-
mune , collés les uns contre les autres , ne feraient plus
qu'une masse incapable de mouvement, et tous périraient
à la fois : la prévovante nature les a sauvés de ce danger.
Mais les fourmis viennent encore à propos, et remédient
complètement à ce que l'organisation du puceron peut
avoir d'incommode pour cet insecte. Attentives au mo-
ment où l'émission de liqueur va s'effectuer, elles n'en
laissent rien perdre : mais elles font plus encore ; elles ont
l'art d'obliger les pucerons à laisser couler cette liqueur,
de les traire , pour ainsi dire. On voit, dit Linné, les
fourmis monter sur les arbres chargés de pucerons, non
pour faire la guerre à ces insectes, mais bien parce qu'elles
s'en servent comme d'un troupeau de vaches dont le lait
leur sert d'aliment, Huber nous apprend que le puceron
cède volontiers aux sollicitations de la fourmi qui le presse
doucement, le flatte avec ses antennes, lui prodigue des
caresses aussi affectueuses que celles que sa tendresse ma-
ternelle réserve à ses petits -, et la liqueur coule au gré de
l'habile parasite. Il a remarqué aussi l'éjaculation de la
liqueur des pucerons, lorsque l'animal n'en est pas débar-
rassé par les fourmis, et se sent tourmenté par l'abondance
des sécrétions. Ce mode d'évacuation paraît nécessaire à
l'insecte aussi long-tems qu'il est privé d'ailes, et forcé de
lOO LES ABEILLES.
se tenir attaché aux plantes qai le nourrissent. Un seul
nnceron fournit une abondante subsistance à plusieurs
fourmis. Quelquefois, celles-ci forment des établissemens
spéciaux pour leurs insectes nourriciers -, ce sont des cons-
tructions à portée de leur fourmilière, en lieu sûr et bien
fermées; elles V transportent leurs insectes, placent des
gardiennes pour les surveiller; en un mot, c'est une laite-
rie qui s'est formée à la porte d'une ville, pour la commo-
dité des citadins. »
A la fin de l'automne , une bonne ruche pèse de vingt-
cinq à trente livres, et contient au moins un demi-boisseau
d'abeilles. Mais le poids d'une ruche n'est pas toujours une
mesure exacte de sa valeur \ il y reste quelquefois de vieux
matériaux qui ne sont qu'un poids inutile , et ne peuvent
servir à aucun usage. On a beaucoup écrit sur la forme et
la grandeur dos ruches, sans être arrivé, par des expé-
riences comparatives, à des résultats qui méritent une
entière confiance. ]M. Bcvan fait ses ruches cubiques-, et,
pour la commodité des observateurs , il y met des fenêtres :
mais ce moven d'observation ne suffit pas toujours -, les
naturalistes et les curieux emploient de préférence des
cloches de verre, comme celles des jardiniers, que l'on
enveloppe d'une ruche en paille^ en enlevant celle-ci, on
découvre ce qui se passe dans l'intérieur, sans troubler les
travailleuses, ni interrompre leurs opérations. C'est par
cet artifice que l'on parvient, mais non sans peine, à être
témoin des principaux actes de la reine; actes mystérieux
que Réaumur lui-même, inventeur des ruches de verre,
ne put voir qu'après quelques années d'infructueux essais.
Lorsque la souveraine de la ruche daigne paraître en pu-
blic, elle est toujours euvironnéc d'une douzaine de gardes
qui , à l'exemple des courtisans , ont sans cesse les yeux
fixés sur leur maîtresse, ce qui peut rehausser la majesté
rovale, miii'; ne convient nnllemonf à l'obsorvaleur. Voilà,
LES ABEILLES. 101
du moins, ce queRéaumiir dit avoir observé. M. Dunbar
prétend avoir vu toute autre chose, et beaucoup mieux
que ces honneurs de cour; ce sont des hommages popu-
laires. Suivant cet observateur, la reine s'avance seule ,
sans cortège ni gardes ; son passage est libre , les ouvrières
se tiennent à une distance respectueuse , et quelques-unes
s'approchant, caressent avec leurs antennes leur mère
chérie, sans paraître nullement s'occuper de la souve-
raine. Le travail, suspendu quelques instans, est continué;
les cérémonies publiques n'imposent point l'obligation et
n'inspirent point le désir de ne rien faire. Ce qui prouve
que ces hommages sont adressés à la maternité, et non à la
souveraine , c'est que les reines stériles ou encore vierges
ne les obtiennent point. Ces habitudes, dans lesquelles on
est tenté de reconnaître un but moral, se manifestent d'une
manière encore plus étonnante lorsque la reine procède à
la ponte et dépose un œuf dans chaque case destinée pour
la génération future. Environnée de tout ce qui peut l'ap-
procher aussi près que le permettent les mouvemens
qu'elle doit exécuter, et l'espace qu'elle va parcourir, les
spectatrices serrées les unes contre les autres l'enveloppent
de cette manière d'une espèce de voile et la dérobent aux
regards indiscrets. Sans les ruches de MM. Huber et Dun-
bar, on n'aurait, sur cette opération importante, d'autres
notions que celles qu'on a pu recueillir dans des circons-
tances extraordinaires, lorsque la reine pond des œufs
hors des rayons. La ruche de verre n'avait pu rien ap-
prendre à Réaumur, sinon l'adresse avec laquelle les
abeilles ouvrières entrelacent leurs pattes, composent par
leur assemblage une sorte de tissu qui se prête à toutes les
formes, et s'arrondit ou se développe au besoin. Le même
artifice leur donne aussi le moyen de former des guirlandes
suspendues avec élégance; d'imiter, en quelqii(> sorte,
les lustres qui décorent les appartemens et les grappes
102 lES ABEILLES.
attachées au cep. Swammerdam a observé que chacun des
individus de ces groupes conserve la faculté de le quitter
sans rien déranger, et sans laisser une apparence de vide
à la place qu il occupait. On voit des abeilles se détacher,
prendre leur vol, revenir se poser sur le groupe, le traver-
ser même, soit pour en sortir, soit pour y rentrer. Ces
agglomérations et ces suspensions auxquelles les abeilles
paraissent se complaire ne les fatiguent nullement; le très-
petit nombre de celles qui sont attachées immédiatement
au point d'appui , et qui portent le poids de toutes les
autres, prolongent cet effort, pendant plusieurs heures, et
n'en sont pas moins actives lorsqu'elles retournent à leurs
travaux.
Si la perte d'un objet aimé n'était point suivie de regrets,
la nature serait en contradiction avec ses propres lois, ce
qui ne lui arrive jamais, et ne peut être en son pouvoir.
Les hommages rendus par les abeilles aux restes ina-
nimés de leurs reines, sont quelquefois très-touchans. Sui-
vant Huber, il arrive assez souvent qu'une reine très-fé-
conde est délaissée par toute la population d'une ruche
qui se presse autour du cndavre desséché de sa devancière,
morte depuis long-tems. Le docteur Evans rapporte un
exemple de douleur publicpic encore plus remarquable.
La reine d'une ruche déjà di'peuplée était gisante sur un
rayon de miel, avec toutes tes apparences d'une mort pro-
chaine : six abeilles l'entouraient, la tète tournée vers
l'agonisante, et agitant leui^ ailes : un plus grand nombre
formaient un cercle autour d'elle, l;i lète en dehors et
l'aiguillon en avant, comme si elles s'apprêtaient à repous-
ser une allacjue. On présenta du miel aux abeilles; celles
(jui n étaiiul pas en fonction autour de la reine prirent sur-
k'-champ h- repas (ju'oii leur offrait . mais les gardes le
refusèrent; Iroj) de soins les absorbaient. Le jour suivant ,
Ih leine perdit la vie ; sa garde n'en lut pas moins assidue ;
LES ABEILLES.
io3
on eut beau pourvoir celte ruche de plus de miel que sa
population n'en pouvait consommer^ elle s'affaiblit de plus
en plus, et le quatrième jour elle était vide: toutes les
abeilles avaient péri.
Ces vives affections ne sont pas les seules qualités inté-
ressantes des abeilles ; elles paraissent aussi susceptibles
d'une certaine éducation. Après de longues épreuves et
une rare persévérance , A\ ildman était parvenu à gouvei*-
ner une ruche à son gré, à faire exécuter ses ordres par
ies abeilles, avec une ponctualité qui tenait du prodige. Il
prenait sa ruche, la retournait, frappait de petits coups
sur le fond et sur le côté, et la reine paraissait. L'habile
opérateur la reconnaissait sur-le-champ, et s'en emparait
avec précaution, prenant soin de ne lui faire aucun mal.
Quand elle était sa captive, elle n'essayait ni de fuir ni de
le piquer 5 il la faisait passer d'une main dans l'autre, re-
mettait en place la ruche où tout se trouvait alors dans la
plus étrange confusion , toutes les abeilles se mettant à voler
sans but ni direction régulière. Dans cet état, elles étaient
au pouvoir du maître de leur reine : quelque part qu'il la
posât, dès qu'elle était aperçue de quelques abeilles, la
nouvelle de cette découverte se répandait en un instant,
et toutes accouraient. Il la plaçait sur sa tète, et la popu-
lation entière de la ruche venait lui composer une sorte
de bonnet-, en la fixant sur son menton, il avait en quel-
ques moraens une barbe épaisse et pendante sur sa poitrine.
Lorsqu il avait des spectateurs, il les priait de désigner le
lieu où ils désiraient que la troupe volante se rassemblât.
Imitant d'abord les magiciens, il prononçait des mots ca-
balistiques , et finissait par expliquer le mvstère de sa haute
puissance sur ces êtres qui semblent si peu faits pour com-
prendre la pensée de l'homme, et pour s'y conformer. En
décrivant ses longues et hardies expériences sur la doci-
lité des abeilles , il avertit ses lecteurs qu'ils ne doivent
Io4 LES ABEILLES.
point s'exposer trop tôt, ni sans de grandes précautions, à
se procurer à eux-mêmes et aux autres , cette sorte de di-
vertissement. Il rappelle le bref et très-sensé plaidoyer de
Furius^ Cresinus, fermier aussi laborieux qu'intelligent,
accusé de sortilège devant le peuple romain , à cause que
ses moissons réussissaient mieux que celles de ses voisins.
Use présenta devant les juges avec sa charrue, deux bœufs
d'une belle encolure et bien entretenus, sa fille, paysanne
robuste et de la santé la plus florissante : <c Romains, dit-
il, voilà mes sortilèges ; il ne dépend pas de moi de vous
montrer aussi mes longs travaux , mes veilles , mes soins .
mes sueurs. » « Anglais, dit M. Wildman, voilà mes ins-
trumens; c'est en cela que consistent mes secrets magiques.
Ajoutez-y ce que je ne puis vous montrer, mes essais, mes re-
cherches souventinfructueuses etdes années d'expériences. »
Mais le trop modeste AVildman ne dit pas assez que , pour
faire avec succès des expériences telles que les siennes, il
faut plus que du courage et de la persévérance ; si Ton n'a
pas reçu en partage une sagacité peu commune , beaucoup
d'adresse et un esprit d'observation que l'expérience même
ne peut donner, on aura perdu son lems et ses^peines : cl
même les dons naturels, les heureuses dispositions de l'ob-
servateur ne suffiraient peut-être point , si d'heureuses cir-
constances ne l'aidaient de leurs puissans secours et de
leur influence pour écarter les obstacles, et préparer les
moyens de réussir. A celte occasion , le docteur Bevan raj)-
porle une anecdote qu'il ne sera pas hors de propos dr
transcrire ici.
(1 On pense communément que les abeilles épaigncni
ceux qui les abordent sans crainte ; j'ai appris à mes dé-
pens que cette opinion n'est qu'une ancienne erreur, el ji'
puis fortifier mon témoignage par (clui de JM. de Hofci-,
conseiller d élal du grand duc de Bade. Ce genlilhomme,
propriétaire d un beau rucher , el grand admirateur des
I.KS ABKILl.KS. lo5
mœurs el de riiidusUic des abeilles , voulut devenir le
rival de Wildmau , el obtenir aussi le pouvoir de faire des
reines prisonnières au milieu de leurs sujets. Il réussit
d'abord aussi bien qu'il eût pu le désirer ; une reine se
laissa prendre , et le peuple ailé se comporta précisément
comme notre compatriote l'avait vu, montré et décrit.
Malheureusement M. de Hofer, attaqué d'une fièvre vio-
lente, fut retenu quelque tems dans son appartement. Dès
que ses forces lui permirent de sortir, il s'empressa de
visiter ses abeilles, prit une ruche , et la retournant avec
une entière sécurité, il fit le signal qui devait faire sortir
la reine -, elle ne parut point , et l'imprudent visiteur fut
reçu à coups d'aiguillons. Depuis ce tems , il ne lui fut plus
possible d'approcher impunément du rucher. Un chan-
gement aussi extraordinaire ne peut être l'effet d'un ca-
price, d'une fantaisie, puisqu'il fut durable. »
A ces preuves de l'extrême délicatesse des sens de l'abeille,
joignons un exemple remarquable de leur sagacité : c'est
M. Huber qui va nous le fournir. Il avait enfermé sous
une cloche de verre posée sur une table, une douzaine
d'abeilles, de l'espèce sur laquelle il faisait alors des expé-
riences , et il leur livra une dixaine de leurs cocons soyeux
renfermés dans une portion de rayon. Pendant quelques
jours , il ne leur donna pour nourriture que du pollen ,
exempt de tout mélange de cire , autant qu il lui fut pos-
sible d'en faire la séparation. Les alvéoles qui renfermaient
les chrvsalides étaient fort inégaux, et ne constituaient
point un édifice assez solide au gré des abeilles qui parais-
saient fort inquiètes. Il s'agissait aussi de réchauffer les
larves par incubation, de s'établir sur le ravon , et d'y
rester aussi long-tems que l'exigerait la transformation
qu'on voulait opérer : l état du rayon ne permettait
point cet arrangement , à moins qu'il ne fut étayé ; mais
comment faire , puisqu on manquait de matériaux ? voici
Io6 LES ABEILLES.
l'ingénieux expédient qui fut mis en usage. Deux ou trois
abeilles se suspendirent au ravon par leurs pattes de der-
rière, la tète en bas, se glissèrent par dessous dans cette
attitude , et le soulevèrent avec leur plus longue paire de
pattes servant ainsi de piliers à 1 édifice, tandis que d'autres
abeilles prenaient soin d'v distribuer la chaleur. Comme
la posture de celles qui remplissaient les fonctions de caria-
tides était incommode et fatigante , elles étaient relevées
de tems en tems ; la reine surveillait tout, et maintenait
le bon ordre. Après avoir fait voir à plusieurs personnes
ce fait si digne d'être médité par les philosophes, M. Huber
offrit à ses abeilles des rayons de miel avec leur cire : aus-
sitôt des piliers furent mis en construction et promptement
achevés. Mais cette cire , trop sèche, ne pouvait faire une
maçonnerie assez solide; les fragiles étais s écroulèrent , et
les pauvres et courageux insectes reprirent leur premier
expédient. Enfin l'observateur, touché de leur persévé-
rance , se chargea de fixer lui-même le rayon sur la table.
Nos plus habiles constructeurs ne seraient peut-être pas
sortis, aussi bien que ces abeilles, dembarras aussi grands,
et avec aussi peu de moyens.
C'est à regret que l'on quitte le livre de M. Bevan ; nous
ne résisterons point au désir de lui faire encore un em-
prunt-, ce sera la description de la récolte du pollen, que
les ouvrières vont chercher au loin sur les plantes, pour la
nourriture des larves.
« Chacun a pu remarquer les mouvemens lestes et l'air
empressé d une abeille occupée sur une flear à faire sa pro-
vision de pollen , dont elle forme deux pelotes attachées
à ses pattes, de manière qu'aucun de ses mouvemens ne
soit gêné. Si la saison est très-sèche, les particules de
cette substance ne peuvent adhérer les unes aux autres, et
l'insecte ne peut les réunir en les pétrissant \ il prend le
parti d'en rouvrir tout son corps, et revient ainsi à la ru-
LES ABEILLES. IO7
che, enfariné, méconnaissable,- on le prendrait pour une
abeille d une autre espèce. Arrivée dans la ruche, la dili-
gente ouvrière secoue celte précieuse poussière, ou bien
ses compagnes lui rendent le service de l'en débarrasser.
Réaumur et quelques autres observateurs disent que les
abeilles préfèrent la matinée pour faire leur récolle, appa-
remment à cause quel humidité que le pollen a contractée,
pendant la nuit, donne alors à Tinsecte la facilité de faire
ses pelotes, et de transporter plus aisément son bulin.
« Elles devancent quelquefois l'aurore, dit Réaumur^ je
les ai vues à l'ouvrage, quoique la nuit fût encore assez
sombre pour que je ne pusse les reconnaître que diffi-
cilement: elles continuent ordinairement leur récolte jus-
qu'à dix heures, pendant les chaleurs de l'été; mais en
avril et en mai , ou lorsqu'un essaim vient de former son
établissement, la journée tout entière est consacrée au
travail. Afin de la rendre plus profitable et moins pénible ,
les abeilles choisissent les lieux humides ou ombragés, et
vont quelquefois les chercher assez loin.
» Dès qu'une pourvoveuse revient à la ruche avec une
ample récolle, les abeilles nourrices s'emparent d'une par-
tie de ce qu'elle apporte , et paraissent le manger avec avi-
dité; c'est une préparation qu'elles lui font subir, afin
qu'elle puisse être digérée par les larves, auxquelles cet
aliment sera distribué ; le reste de la provision est mis en
magasin pour les besoins futurs : voici comment on procède
à cette œuvre d'économie publique. L'abeille qui apporte
sa charge , se met en quèle d'un alvéole convenable pour
l'y déposer; dès qu'elle a fait son choix, elle agile ses ailes
pour avertir ses compagnes qui comprennent le signal, et
arrivent sans retard. Alors l'abeille chargée pose ses deux
pattes du milieu et celles de derrière sur le bord de l'al-
véole, délache ses pelotes avec les pattes de devant elles
lait tomber dans la case deslinée à les recevoir ^ elle prend
I08 LES ABEILLES.
ensuite son vol et va recueillir une nouvelle charge. La
pétrisseuse entre dans la case , humecte avec un peu de
miel la matière déposée , la met en place , et termine son
travail par lapplication d vuie très-mince couche de
vernis. »
Les poètes qui prennent trop rarement la peine d'étudier
la nature et de la peindre telle qu'elle est , et qui lui font
souvent perdre plus de charmes qu'ils n'ont le pouvoir de
lui en donner, font voltiger de fleurs en fleurs l'abeille
qu'ils accusent à' inconstance : accusation calomnieuse -, car
on s'est assuré que les abeilles ne font leurs récoltes que
sur des fleurs de même espèce aussi long-tems qu'elles en
trouvent en assez grande abondance. Il paraît qu'il leur
serait difficile de mêler convenablement des pollens de na-
ture différente-, ce sont peut-être des obstacles analogues
qui empêchent la multiplication indéfinie des plantes
hébrides.
Le livre de M. Bevan est , sans contredit, l'un des plus
agréables et des plus instructifs qui aient paru depuis long-
tems. Cependant il peut exposer ses lecteurs à quelques
chagrins non prévus \, il fait naître un vif désir d'avoir des
ruches et de les observer : ce qui n'est guère praticable dans
le Slrand, ni dans Oxford Street.
( London Magazine . )
VOYAGES.— STATISTIQUE.
c^iîr
^^(mimc ^Lettre sm T^^ttent (t)
EXCURSION DANS LA TERRE-SAINTE.
Après ma visite chez lesDruses, je revins à Caipha en
côtoyant les bords de la mer , au pied du Mont-Carmel ;
c'est là qvie, s'il faut en croire la tradition ,
F.lie aux élémens parlait en souverain.
Le lendemain , je passai plusieurs heures à parcourir dans
tous les sens le plateau de la montagne -, c'est la plus éten-
due et la plus belle de la Palestine : en plusieurs endroits,
elle est couverte de bois et de fleurs. Au débouché d'un
bosquet de palmiers , nous découvrîmes à nos pieds la fa-
meuse plaine d'Esdraelon que le Kichon baigne de ses
eaux. En face, s'élèvent le Thabor et l'Hermon; et sur la
gauche, l'horizon est borné par les coteaux de Samarie.
Ce tableau, malgré sa tristesse, ne répond pas à l'idée
qu'on se fait de la désolante stérilité de la Palestine 5 on
peut juger à la richesse de la végétation , que si cette terre
était cultivée avec soin , elle serait, comme jadis, le jardin
du Seigneur.
A la descente, nous rencontrâmes des jongleurs arabes
qui venaient de dresser leurs tentes^ ils nous offrirent
l'hospitalité pour la nuit, mais leur aspect misérable nous
repoussa. Ils étaient accompagnés de jeunes femmes dont
les lèvres, peintes en bleu, n'avaient rien de séduisant.
(i) Voyez les lettres pre'cédcntes dans les numéros y,^, lo, i3, i^,
18 et 20.
I lO NEUVIÈME LETTRE
Obligés de iaiie un long détour pour pouvoir traverser
à gué le Kichon , que les pluies venaient de grossir, nous
n'arrivâmes à Nazareth que le lendemain, après avoir
passé la nuit dans un méchant village.
jNazareth est située dans une position romantique , au
pied d'un amphithéâtre de montagnes -, du côté où nous
arrivâmes , on ne l'aperçoit que du haut du plateau qui la
domine. Elle possède douze cents habitans presque tous
chrétiens. Les voyageurs sont hébergés dans un monastère
espagnol vaste et bien tenu, quoique le nombre des moines
Y soit réduit de plus de moitié , faute de secours de la part
de la chrétienté. L'église est riche et possède un bel
orgue ; sous le pavé du sanctuaire règne un caveau décoré
d'un autel magnifique -, on y montre la place où l'cfiïge Ga-
briel apparut à la Sainle-^ ierge. A son apparition , une
colonne de granit qui soutenait la salle se rompit en
deux paris; l'inférieure a disparu, mais la partie supé-
rieure est restée suspendue à la voûte. Les desservans de
la chapelle assurent très- gravement qu'elle n'y est point
cimentée , et qu'elle n'y tient que par un miracle per-
pétuel.
A quelque distance de l'église , on montre une partie de
l'atelier de saint Joseph , et, tout auprès , l'école où N. S.
venait avec les enfans de son âge humilier sa divine sagesse.
Plus loin est exposé à la vénération des fidèles un bloc de
pierre de quatre pieds de haut et de cinq ou six de long,
qu'on dit avoir servi de table à Jésus, pendant un dîner
qu'il faisait avec ses disciples. A un mille et demi de Na-
zareth, dans le vallon , on montre un rocher à pic très-
élevé , du haut duquel Jésus fut enlevé par le peuple pour
Pire jeté dans le précipice. On fait remarquer à quelques
loises au-dessous, la place ou il s'arrêta et disparut, ainsi
que l'empreinte de ses mains et d'une parlie de son corps.
Ces exhibitions procurent quelques profits à ces bons
St'R L ORIKNT.
pères. Mais, ce que JNazareth offre de plusintéressanl, c est
le paysage sévère et majestueux qui l environne. Une
vallée profonde et silencieuse, qu une végétation sauvage
couvre d'une sombre verdure , fermée à tout regard pro-
fane par une enceinte de roches suspendues sur ses bords
sinueux, voilà bien l'asile où le sauveur des bommes devait
se plaire à venir, dans un saint recueillement, méditer
sur sa céleste mission ; on ne saurait contempler ces lieux
sans y reconnaître, dans une pieuse émotion, l'empreinte
de ses pas , et sans les sentir embaumés du céleste parfum
de ses prières.
Le jour suivant , nous yisitàmes le Tbabor situé à six
milles de Nazareth. C'est une belle colline isolée, dont l'in-
clinaison est uniforme-, un bois épais en couronne le som-
met. Le plateau est fort étroit, et l'on v jouit d'une vue
magnifique : à ses pieds, au milieu d'un bouquet d'arbres,
la tradition place la maison où naquit le prophète Debo-
rah. Une victoire éclatante de Napoléon a encore ajouté à
r illustration de ce lieu consacré.
Du Thabor, nous nous rendîmes à Cana, à travers un
défilé fort étroit ; ce village, peuplé de deux ou trois cents
habitans , est situé dans le vallon, sur une petite éminence;
on V montre l'enceinte où s'accomplit le miracle de Teau
changée en vin. Les urnes de pierre, dont parle l'Évangile,
sont encore en usage dans ce bourg ^ nous vîmes plusieurs
femmes qui en portaient sur la tète, en revenant du puits.
Au reste, il paraît que la beauté des jeunes Cananéennes
s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Au retour de notre excursion , nous rentrâmes au mo-
nastère de Nazareth , et 1 on nous servit à dîner un excel-
lent poisson du lac de Tibériade , qui a la Ibrme et la cou-
leur du mulet. Je passai ensuite quelques heures dans la
cellule du supérieur ; ce vieillard se plaignit amèrement
de la corruption du siècle, du déclin de la foi, et il en
112 ^EUVIÈME LETTRE
chercha la preuve dans la révolution d'Espagne et dans la
diminution des revenus du couvent. « La puissance et l'ac-
» livité du démon, ajouta-t-il, passent aujourd'hui toute
» crovance. w Ce qui chagrine le plus ces moines, c'est que
leur position ne fait qu'empirer, leur vin surtout est dé-
testable, etc Je parvins à consoler un de ces religieux,
en lui achetant, au prix qu'il proposa , un petit reliquaire
contenant un fragment presque imperceptible du corps de
saint François.
De Nazareth , nous revînmes au pied du Mont-Carmel,
et nous suivîmes ensuite les bords de la mer du côté de
Césarée. Le second soir, il fallut nous arrêter de bonne
heure dans un khan isolé , faute de trouver dans le voisi-
nage un bourg où nous pussions passer la nuit. Il faisait
très-chaud, et le soleil pénétrant la toiture délabrée de
notre misérable gîte, dardait ses rayons sur nos têtes.
D'ailleurs, le rivage ne nous offrait pas même l'abri d'un
rocher. Force nous fut d'attendre que notre incommode
visiteur eût amorti ses feux dans le sein de Thétis. Le soir,
d'autres vovagevirs, des marchands, des soldats vinrent nous
joindre-, on alluma des feux, on fit cercle tout autour, et
le khan prit un aspect plus gai. Je n'oublierai pas la poli-
tesse d'un de nos convives , placé à vingt pas de moi , qui ,
désirant me témoigner son respect à sa manière, prit une
pièce de viande, et me la lança à la tête, en me demandant
pardon de la liberté grande. A la fin du souper, nous im-
provisâmes l'amitié la plus intime, entre le café et le chi-
bouque.
Le lendemain, de très-bonne heure, nous continuâmes à
suivre la côte : la route , en cet endroit , est fort dange-
reuse, à cause des brigands qui infestent ce canton; au
reste, le pays est aride et d'un aspect monotone. Le soir,
nous trouvâmes le camp où nous nous proposions de faire
iiallo, occupé par des scheiks et leur suite, ce qui nous
SViR 1. OUIE^ T. I I .>
força de cherclier un asile dans une misérable chaumière
qui se trouvail à une demi-lieue plus loin. iNous regret-
tâmes beaucoup , pendant cet ennuyeux trajet , que la
guerre dont le territoire de Naplouse était le théâtre, ne
nous permît pas de nous rendre par cette ville à Jérusa-
lem ^ la route eut été bien plus agréable. Enfin , nous arri-
vâmes à Jaffa dans la matinée du jour suivant , à travers
une suite de jardins et de vergers délicieux où mûrissent
en abondance la poire, le melon et l'orange. Cette ville
s'élève en amphithéâtre sur le rivage.
Nous reçûmes un bon accueil du consul, le signor
Damiani , chrétien zélé et rigide observateur du carême ,
dont il outra les prescriptions en nous privant de vin à
souper -, un derviche n'eût pas été plus sévère sur cet ar-
ticle. Il nous parla beaucoup de Napoléon, qu'il avait reçu
lors de la prise de Jaffa , et à qui il avait servi de guide.
Bien que cette excursion de l'armée française l'eût presque
ruiné, il portait aux nues son général, et montrait avec
orgueil le sopha sur lequel il s'était reposé. Quelque dé-
chu de sa splendeur que soit aujourd'hui ce meuble glo-
rieux, il faut avouer que les étrangers qui ne peuvent
trouver d'asile supportable que chez le consul , seraient fort
à plaindre s'ils ne l'avaient pas à leur disposition. M. Da-
miani porte le costume turc, et lorsqu'il est dans l'exer-
cice de ses fonctions consulaires , il se borne à appliquer la
cocarde anglaise sur son turban. Dans une dépendance de
son hôtel , on montre l'habitation de Simon Pierre le
tanneur-, c'est une chambre obscure, dont le plafond est
soutenu par deux piliers qu'on prétend doués d'une vertu
miraculeuse.
Le lendemain , nous arrivâmes de bonne heure à Rama
( l'ancienne Arimathie), village situé dans une plaine
assez vaste , et entouré d'un bois d'oliviers. Il y a un mo-
nastère catholique qu'un moine espagnol occupe à lui seul.
XII. 8
II/Î NEUVIÈME LETÏUE
Cet homme nous accueillit si mal que nous primes le parti
de demander asile à un indigène. Dans la soirée , nous
reçûmes l'invitation de nous rendre à un couvent armé-
nien du voisinage. Le supérieur était absent. Nous trou-
vâmes une jolie habitation occupée par cinq ou six frères,
d'humeur fort enjouée ; ils nous offrirent la collation et
causèrent familièrement avec nous. J'ai eu souvent l'occa-
sion d'observer que les moines arméniens sont plus dis-
tingués par leurs manières, et se donnent plus de libertés
que les religieux des autres rites.
Le lendemain , avant l'aurore , nous étions sur la route
de la Cité sainte. En sortant de Rama, on suit, pendant
trois heures, une plaine hérissée de tertres rocailleux, après
quoi l'on s'engage dans les montagnes de la Judée. Les sen-
tiers en étaient si étroits , si raboteux , et tellement lavés
])ar les pluies , que nos chevaux pouvaient à peine s'y sou-
tenir. Enfin, après neuf heures de fatigues, nous attei-
gnîmes le sommet de la, montagne la plus élevée, d'où nous
aperçûmes Jérusalem , à une petite distance ^ son aspect
laisse dans lame une impression indéfinissable de tristesse
et de terreur.
Nous entrâmes par la porte de Bethléem , où on nous
laissa passer sans difficulté, et nous prîmes un logement
chez un Arabe , non loin des remparts et près do la tour de
David ( dite des Pisans ) ^ estimant qu'il valait mieux vivre
en liberté , à l orientale, que renfermés dans un cloître et
forcés de nousconformer aux règles d'un couvent. Mais on ne
peut éviter son sort. Après avoir passé une soirée agréable ,
je reçus le lendemain une dépèche du supérieur du mo-
nastère, (jui m'offrait l'hospitalité-, et, sur mon refus, il
vint lui-même renouveler son invitation , insistant sur le
danger qu'il y aurait pour moi à n'être pas sous la sauve-
garde des Pères de la Terre-Sainte, dans un lems où la
Judée était en proie aux horreurs de la guerre. Ce bon père.
SLIl L ORIENT. I I .J
prévenu de mon voyage par les moines de Const.mtinople,
ne voulait pas perdre le tribul qu'il avait droit d'exiger
des voyageurs qui viennent visiter le Saint-Sépulcre. Je
me rendis. Il me traita en vrai pèlerin : une cellule très-
froide , tapissée de gra^'ures sur bois représentant des saints
ou martyrs, une table , une chaise , un mauvais matelas;
tel fut mon partage. Par bonheur, je rencontrai un gent-
leman irlandais que son compagnon de vovage venait de
quitter pour retourner en Europe.
Je visitai d'abord les environs de la Cité sainte du côté
du sud. En sortant par la porte de Bethléem , et en traver-
sant une partie du ravin qui s'étend au-dessous , on arrive
à la montagne du Jugement ou de Sion. Combien son as-
pect est majestueux du fond de la vallée sauvage de THin-
nom , bordée dune chaîne de rochers qui lui servent de
rempart ! Rien ne trouble le silence de cette solitude. Sur
la droite , la montagne des Oliviers distrait agréablement
la vue. A ses pieds, s'étend la vallée de Josaphat, où Ton
distingue à travers les arbres le tombeau de Zacharie , le
dernier des prophètes mis à mort par les Juifs. Le seul ruis-
seau que Ton aperçoive de ce côté vient de la fontaine de
Siloam, au revers opposé de Sion. La Cité fidèle a disparu,
et avec elle les monumens sacrés qui couvraient son en-
ceinte; et il faut être doué d'une foi bien ardente, pour
reconnaître aujourd hui leur identité. Mais 1 aspect de cette
contrée si fertile en miracles est resté le même. Les rochers,
les lacs, les vallées, les montagnes de la Terre-Sainte sont
toujours là ; seulement la solitude et la désolation y ont
remplacé le mouvement et la vie. Leur gloire est absente ;
mais leur beauté subsiste encore, triste, sévère et silencieuse.
L'étranger éprouve un charme mélancolique à les parcou-
rir. A chaque pas , son imagination ranime la nature ex-
pirante sur ces monts arides , dans ces plaines qui ont perdu
l'empreinte des pieds de l homme, dans ces vallées sans
It6 NEUVIÈME LETTRE
écho; et elle lui montre la vie et l'immortalité s'élevant
radieuses du sein des misères humaines.
Le poids de la chaleur m'arracha à ces pieuses rêveries ,
et me força de rentrer de bonne heure. L'approche des
fêtes de Pâques, durant lesquelles les pèlerins abondent à
Jérusalem , ajoutait à l'intérêt de mon séjour dans cette
ville. Cette époque est impatiemment attendue dans tous
lescouvens, surtout dans ceux des Pères Latins et des
Arméniens. Celui-ci, situé près de la porte de Sion, est très-
vaste, et possède un grand jardin ; on peut y loger près de
800 pèlerins; les plus pauvres sont casés dans les dépen-
dances du monastère , et dans les bâtimens qui bordent les
cours ; mais les riches trouvent, dans le couvent même , des
appartemens meublés à l'orientale , et tout c€ qu'ils peuvent
raisonnablement désirer. Ces derniers ne partent jamais
sans faire aux religieux des dons considérables, qui peuvent
s'élever à plusieurs centaines de liv. st. Si un pèlerin y
meurt, tout ce qu'il laisse appartient à l'ordre. L'église du
couvent est très-richement ornée ; le pavé est couvert de j
beaux tapis , comme dans tous les temples consacrés à ce
rite. Le quartier des Arméniens est le seul agréable; les
rues de la ville sont d'ailleurs fort étroites et mal pavées ,
les maisons de chêtivo apparence, et le Bazar lui-même
n'a rien de remarquable. On ne rencontre presque personne
dans les rues ; les couvens qu'on y voit , de loin en loin, res-
semblent à des forteresses , à cause de la hauteur et de
l'épaisseur des murs qui leur servent d'enceinte. On dirait
que les moines, en les construisant , ont veillé principa-
lement à leur défense personnelle. Les Juifs elles Chrétiens
ne se montrent que sous les dehors de la pauvreté, pour
ne pas exciter la jalouse cupidité des Turcs. Le quartier
exclusivement réservé aux Juifs est situé vers l'est, dans la
partie inférieure de la ville; c'est le plus sale de tous. On
V trouve cependant des habitansfort riches, et qui tiennent ;
SVK L OKI EST. 1 I7
un état en harmonie avec leur fortune. Les Juifs des deux
sexesy ont, en général, un extérieur plus agréable que dans
les autres parties du monde, quoique leur figure garde tou-
jours l'empreinte indélébile du caractère hébraïque.
La population de Jérusalem est d'environ 20,000 âmes;
savoir 10,000 Juifs, 5, 000 Chrétiens et 5, 000 Turcs ou
Arabes. Elle a environ trois milles de tour.
La ville, bordée à l'est par la vallée de Josaphat, à l'o-
rient et au sud par celle de l'Hinnom , forme un vaste carré
sur le plateau de la montagne de Sion qu'elle couvre en
entier. Au nord règne la plaine de Jérémie , semée de bou-
quets d'oliviers. L'enceinte de l'ancienne cité ne devait
pas être plus considérable , à moins qu'elle ne s'étendît au
nord dans la plaine; la montagne de Sion est de moitié
moins élevée que celle des Oliviers , la moins haute de celles
qui dominent Jérusalem. La ville entourée de remparts
formidables a six portes, savoir : la porte d'or et celles de
Damas, de Sion, de St. -Etienne et de Bethléem.
Le voyageur chercherait vainement le Calvaire hors
de ses murs; il est compris dans son enceinte, et , sous
ce rapport , sa circonvallation est plus régulière qu elle
ne l'était jadis. C'est un monticule dont la hauteur n'a pu
varier , et au sommet duquel se trouve l'église de ce nom.
D'ailleurs la tradition en fixe la position d'une manière si
précise que 1 incrédulité serait ici sans excuse.
La mosquée d'Omar, inaccessible aux Chrétiens , est l'é-
difice le plus magnifique de l'empire turc ; elle a été bâtie
à l'endroit où s'élevait jadis le temple de Salomon. Tout
autour règne une vaste place ombragée de treilles qui en
font la seule promenade agréable de la ville. La mosquée est
presque au niveau des rues adjacentes , quoique le temple
de Salomon dominât bien davantage le reste de la cité.
Aujourd'hui la partie la plus élevée se trouve à l'ouest,
entre les portes de Bethléem et de Sion. Le penchant de
Il8 NEUVIÈME LETTRE
la montagne de ce nom , ombragé d'oliviers et couvert
de jardins, offre un coup d'oeil assez agréable ^ à l'extré-
mité sud de la ville , à quelques pas des remparts, on voit
la mosquée de David, où les Turcs assurent que reposent
les restes de ce monarque et de son fils Salomon . Elle touche
à un petit bâtiment construit sur les ruines d'une ancienne
chapelle. C'est là que Jésus-Christ fit la dernière pàque
avec ses disciples.
Les pères du couvent catholique , où je logeais, sont de
pauvres franciscains dont la tenue annonce la misère. Leur
vin, vanté à tort par M. de Chateaubriand, est exécrable.
Chacun d'eux fait lui-même son lit et sa chambre. Le frère
Joseph , le cicérone de l'ordre , est un moine d'humeur
assez joviale, et plus disposé, quand il rentre après de fati-
gantes excursions, à prendre de bons restaurans, qu'à in-
voquer les saints qui tapissent sa cellule. Il nous conduisit,
dans la soirée, visiter le Saint-Sépulcre , monument placé
sous la garde des Turcs, qui n'y laissent entrer aucun pè-
lerin sans payer le tribut. Au centre de la première en-
ceinte de l'église , on voit une table de marbre entourée
d'un balustre de fer, au-dessus de laquelle est suspendue
une lampe qui brûle continuellement. Elle marque la place
où le corps de J.-C. fut embaumé avant d'être enseveli.
En tournant à gauche , vous entrez dans une rotonde ter-
minée en coupole. Au centre est placé le Saint-Sépulcre.
C'est un cabinet pratiqué dans une roche vive, à la pointe
du ciseau. Il faut se déchausser pour y pénétrer. On entre
d'abord dans un espace pavé et muré en marbre ; au centre
est un marbre à peu près cubique, qui indique l'endroit
où l'ange s'assit sur la pierre qui fermait le tombeau, après
l'avoir déplacée. Vous vous baissez ensuite pour pénétrer
dans l'étroite enceinte du sépulcre. Il est de marbre blanc
et brun , de six pieds de long sur trois de large. Entre le
sépulcre et le mur opposé, l'espace est si étroit, que
SI U L ()KIE.\T. 1 I()
quatre ou cinq personnes peuvent à peine s'y lenir à la
fois. Cette pièce a sept pieds carrés environ, et huit pieds
un pouce depuis le bas jusqu à la voûte. A la voûte sont
suspendues vingt-sept grandes lampes d'argent, d'un fort
beau travail, qui brûlent sans cesse. La piété de la cour
de Rome , ainsi que des souverains et ordres religieux de
l'Europe, en a décoré ce monument. A leur éblouissante
clarté on distingue deux tableaux suspendus aux parois du
sépulcre^ l'un, donné par l'église romaine, représentant
l'ascension de notre Sauveur; et l'autre, donné par 1 église
grecque, l'apparition de Jésus à Marie dans le jardin. Un
prêtre grec ou romain se lient constamment dans l'inté-
rieur, l'encensoir à la main, pour accueillir les pèlerins.
Désirant assister aux dévotions de ces hommes vraiment
religieux, qui, surmontant tous les obstacles, étaient venus
des quatre parties du monde se presser à la porte de l en-
ceinte sacrée , j'y restai quelque tems. Je vis des Armé-
niens, des Grecs, des catholiques des deux sexes. Saisis
d'une profonde vénération, ils tombaient tous à genoux :
les uns fondaient en larmes, d'autres pressaient avec fer-
veur leur tète sur la pierre sacrée, et l'embrassaient dans
leurs pieux transports ; ils s'enivraient , avec délices,
des flots d'encens dont l'air était obscurci. Jamais actes
d'adoration et signes de repentir ne me parurent plus sin-
cères. J'en vis plusieurs qui , animés de sentimens moins
purs , et profitant de la permission de placer des croix et
des chapelets sur le sépulcre , en faisaient bénir une
grande quantité à la fois, dans le but d'en trafiquer avan-
tageusement à leur retour.
A quelques pas du tombeau , Aers le nord, on reiicontre
une grande pierre de mai bre gris, qui marque la place où
le Christ apparut à Marie. Tout près de là commence la
montée du Calvaire ; elle se compose de dix-huit degrés de
pierres qui conduisent à une chapelle haute , revêtue de
120 NEUVIÈME LETTRE
marbre et décorée de quatre colonnes de même matière.
A droite et à gauche s'élèvent deux petits autels ; l'un ap-
partient aux catholiques, l'autre aux chrétiens grecs. Le
premier est surmonté d'un tableau représentant le cruci-
fiement , le second d'une descente de croix. Au-dessus sont
suspendues une grande quantité de lampes d'argent.
La montée du Calvaire n'a que vingt pieds de hauteur
perpendiculaire. Cependant , si l'on songe que, pour bâtir
l'église du St. -Sépulcre , il a fallu déblayer le sommet de
la montagne, on jugera que le Golgolha était un tertre
assez élevé. La place où fut plantée la croix est dans la
partie de la chapelle qui fait face au midi. On voit encore
le trou creusé dans le roc. Il est éclairé d'une lampe d'ar-
gent. Chaque pèlerin , après avoir visité le tombeau de
J.-C. , vient s'y prosterner.
Désirant passer la nuit dans l'église, nous prîmes pos-
session , pour quelques heures, d'une cellule donnant sur
la galerie, d'où nous vîmes s'écouler la foule des pèlerins^
vers minuit , nous montâmes de nouveau au Calvaire. Rien
ne troublait le silence solennel de ces lieux-, seulement
nous entendions la triste mélodie de l'orgue qui, dans la
nef occupée par les catholiques, se mêlait aux chanis
des prêtres psalmodiant les versets de l'Ecriture sur les
souffrances et la mort du Rédempteur. Les sons lu-
gubres qui se perdaient sous ses voûtes interrompaient
de tems en tems le profond silence du sanctuaire. Cette
heure avancée , ce calme imposant , celte douce clarté ,
cette sainte mélodie , et surtout la certitude de se trouver
aux lieux mêmes où celui qui nous aima , consomma le sa-
crifice en priant pour ses bourreaux , tout cela affecte h;
cœur et l'imaginalion à un point qu'on ne saurait exprimer.
Une heure après, nous descendîmes à la chapelle du sé-
pulcre. La solitude y régnait-, le prêtre même avait quill*'
l'encensoir \ les torrens de lumière rpii inondaient le loni-
StR L OKIENT. 12t
beau sacrë me rappelèrent ces paroles du prophète : ubi
est, moTS , Victoria tua? ubi est, mors , slimulus tuus ?
Dès la pointe du jour, les pèlerins rentrèrent pour con-
tinuer leurs dévotions jusqu'à la nuit. Les pères latins se
plaignent beaucoup de la révolution grecque, et surtout
de la guerre entre les deux pachas d'Acre et de Damas , qui
empêchent les fidèles de se rendre dans la Terre Sainte en
aussi grand nombre que les années précédentes. Les divers
couvons comptent tous les ans sur une affluence de trois ou
quatre mille pèlerins -, mais leur bénéfice est absorbé en
grande partie par les tributs énormes qu'ils sont obligés de
payer aux Turcs. Ces plaintes contre la rapacité ottomane
me furent répétées par le patriarche arménien , vieillard
vénérable qui tient le premier rang après le grand pa-
triarche résidant en Perse, et que j'aurais vu plus souvent
s'il n'avait pas eu besoin d'interprète pour s'expliquer, et
qu'il m'eût paru moins taciturne.
Un soir, j'assistai dans l'église du Saint-Sépulcre, à
une procession solennelle des trois communions , ar-
ménienne , grecque et catholique. Il était curieux de
remarquer la jalouse vanité déployée à cette occasion. Les
prêtres arméniens marchaient en tête, vêtus d'ornemens
magnifiques ; la robe et la tiare du patriarche étaient
chargées de pierreries ^ ils portaient des bannières de soie
de diverses couleurs représentant des scènes tirées de
l'histoire sainte. On voyait, à l'assurance de leur démarche,
qu'ils étaient fiers d'attirer tous les regards, mais leur
chant nazillard ne répondait pas à l'éclat de leur costume.
Venait ensuite le clergé grec ^ si ses ornemens étaient plus
modestes, son chant était aussi plus agréable. Nous fiimes
surtout frappés de l'air noble et de la physionomie spiri-
tuelle des prélats; ils portaient à la main des bouquets de
fleurs bénies dont les pauvres pèlerins se disputèrent le
partage après la cérémonie, afin de les emporter à leur
122 NEUVIEME LETTRE
retour dans leur pays. Les pères franciscains fermaient la
marche, et la touchante simplicité de leur chant contras-
tait singulièrement avec Thumilité de leur tonsure , et 1h
grossièreté de leurs vètemens.
Un autre jour, je fus invité à suivre la procession par-
ticulière des franciscains , dans 1 intérieur de l'église du
Saint-Sépulcre. Us étaient cette fois en aube , et portaient
un cierge à la main ; on m'en avait fait donner un ,
ainsi qu'à tous les pèlerins qui formaient le pieux cortège.
La cérémonie était très-imposante ^ on s'arrêta quelques
instans à chacune des places consacrées par la tradition ^
de là on se rendit à la chapelle où sainte Hélène fut enle-
vée ; puis on descendit dans la partie de l'église creusée
sous le Calvaire, à l'endroit où cette impératrice retrouva
la sainte Croix.
L'église du Saint-Sépulcre est très-vaste-, elle s'étend
de la vallée du Calvaire, au sommet de ce monticule mar-
qué par un dôme d'un aspect très-sombre qui domine toute
la cité. L'enceinte de ce monument contient, outre une
partie des saints lieux , diverses chapelles pour les fran-
ciscains, les Grecs et les Arméniens. Les premiers voient
pâlir leur étoile devant l'ambition et l'esprit d'intrigue des
moines qui appartiennent aux deux autres rites. La cha-
pelle grecque est très riche , mais trop chargée d'ornemens.
Je fus témoin , le vendredi-saint , dans l'une des chapelles
catholiques, d'une cérémonie qui imitait trop exactement
l'une des circonstances de la Passion , pour n'être pas qua-
lifiée d'impie. Je vis s'avancer un jeune homme assez mal
vêtu, d'une complexion frêle; il se traînait sur ses genoux
chargé d'une énorme croix et suivi d'une foule de personnes;
il semblait plier sous le faix , et les assistans paraissaient gé-
mir et sangloter. A chaque station, ils se tenaient à genoux,
tandis qu'ils icpclaicnt en (hœur les antiennes que le prè-
lr<' récilail sni im Ion uniforme.
SLR L'oRIE^■T. 1 2ci
Un jour, dans une de ses excursions dans la \ille.
M. C , mon camarade de voyage, aperçut à la porte de
Bethléem, M. W..., le missionnaire juii" qui avait par-
couru 1 F'gvpte avec nous; il fut enchanté de nous retrou-
ver. (( Jusqu'à cette bienheureuse rencontre, j'étais navré
de douleur, nous disait-il, de me voir assis sur les ruines
de ma patrie et entouré d'étrangers. En vous quittant, jai
parcouru les côtes de Syrie, jusqu'au couvent de Antoura
au Liban , où je me suis arrêté pendant un mois , pour me
perfectionner dans la connaissance de la langue arabe. Il a
fallu me soumettre au régime sévère de ce couvent ; mais,
par bonheur, je suis arrivé à Jérusalem , muni d'une excel-
lente recommandation pour le supérieur du couvent ar-
ménien , où je ne manque de rien , et où j'ai joui de ^
société de quelques moines assez éclairés. » 11 ajouta qu'il
avait été reçu par le gouverneur turc de Jérusalem à qui il
fit hommage d un exemplaire du Nouveau Testament en
langue persane. A ce sujet, je dois faire observer que
généralementles Turcs sont, en pratique comme en théorie,
plus tolérans qu'on ne croit. J'ai entendu dire à plusieurs,
que le paradis sera le partage des honnêtes gens de toutes
les religions. Dans la plupart des villes placées sous leur
domination , on voit des églises et des monastères où les
diverses communions chrétiennes jouissent d'une entière
liberté religieuse, et obtiennent, pour l'exercice de leur
culte, toute la protection désirable. ^lalheureusement la
conduite des Chrétiens de Jérusalem, et la haine jalouse
qui divise les diverses communions , ne sont pas propres à
donner aux musulmans une haute idée du christianisme.
Il y a cinq ans, par exemple, qu'une discussion très-ora-
geuse s'éleva dans la chapelle même du Saint-Sépulcre.
Les prêtres grecs et catholiques en font tour-à-tour le
service; un de ces derniers ayant fini son tems, le moine
grec se présenta pour occuper sa place: celui-ci refuse.
124 IVEtJVIEME LETTRE
l'on s'échauffe de part et d'autre, et le caloyer reçoit un
coup d'encensoir à la tète. A ses cris, la mêlée devient
générale, et ne cesse que par l'intervention du père gar-
dien. Sans excuser la brutalité des Turcs préposés à la per-
ception du tribut, lors de la visite du Saint-Sépulcre, on
peut affirmer qu'ils ne l'exercent le plus souvent que lors-
que les pèlerins se pressent en tumulte à la porte. JNous en
avons vu un grand nombre qui regardaient tranquillement
la procession circuler dans l'église.
M. W... était fort lié avec le patriarche arménien, et
surtout avec son interprète, le frère Paolo Titiungi. Ce
moine ayant essayé de deux autres cultes, s'était décidé
pour l'église arménienne. Il joignait à beaucoup d'instruc-
tion, un esprit fort délié. Il écoutait d'un air de componc-
tion les homélies de M. AV..., gémissait même sur les
erreurs de sa vie passée, si bien que notre missionnaire
ne le jugeait pas indigne de figurer dans quelque coin de
l'Italie à la tête d'une église arménienne qu'on pourrait
établir à l'aide de secours tirés de l'Angleterre. Pour
mettre sa ferveur à l'épreuve, et pour désabuser M. W...
de l'opinion qu'il avait conçue de la rigidité avec laquelle
les prêtres arméniens observent le carême, je les invitai
tous deux à dîner. Le père Tiliungi avait, à la rigueur,
de quoi faire maigre, et il refusa d'abord les viandes qu'on
lui offrit^ mais insensiblement il se fit une douce violence,
se mit en rapport avec tous les plats , ne ménagea pas notre
vin, et le soir, tandis que nous prenions le frais sur la
terrasse, il s'émancipa jusqu'à entonner le petit couplet
grivois.
Le 25 mars, je me rendis à Bethléem accompagné d'un
guide catholi(jUC , jusqu'au monastère de St.-Elic. On suit
une plaine aride , et bientôt on aperçoit Bethléem sur une
colline ombragée d'oliviers. A droite, à un mille du village,
on montre le tombeau de Rachol ^ il ressemble à ceux que
SUK LOUIEKT. IsS
la piété des Turcs érige à leurs Sanlons. Après avoir pris
un repas frugal au couvent des franciscains , je visitai
l'église bâtie par les ordres de l'impératrice Hélène. Elle
n'a d'autres ornemens intérieurs qu'une colonnade de mar-
bre ; en descendant trente marches au-dessous de l'église ,
on voit une chapelle construite, dit-on, sur les ruines de
lé table où naquit Jésus. Cette position n'a rien d'invrai-
semblable; car aujourd'hui encore on voit en Orient des
étables souterraines. La chapelle de la nativité, pavée en
marbre, est une vaste grotte creusée dans le roc. Les parois
latérales revêtues de marbre sont masquées des deux côtés
par des rideaux de soie -, mais le rocher se montre au-dessus
dans toute sa nudité. Un autel, formé d'une table de mar-
bre, adossé au rocher, et constamment éclairé par trois
superbes lampes, s'élève au-dessus de l'endroit où le
Messie reçut le jour. Cette place est marquée sur le sol
par un soleil d'argent, autour d'un marbre blanc incrusté
de jaspe. Le tout est couronné de cette inscription en
latin : « C'est ici que Jésus-Christ est né de la Vierge Ma-
rie. » Du côté opposé, dans un enfoncement, on voit la
place de la crèche ; sur le devant, à l'endroit où Marie offrit
le nouveau-né à l'adoration des Mages, s'élève un autel que
décore un beau tableau représentant cet événement. Un
tableau non moins remarquable orne celui de la nativité.
Un passage étroit conduit de la grotte de la nativité, à l'ora-
toire habité par saint Jérôme ; et tout auprès , on voit le
sépulcre de ce père de l'Eglise, celui de saint Eusèbe, et le
tombeau de sainte Paule et de sainte Eustochie. En remon-
tant, on arrive aux églises des Grecs et des Arméniens;
elles n'offrent rien de curieux. A un mille dans le vallon ,
vers le désert, est le champ où les bergers gardaient leurs
troupeaux, quand les anges vinrent leur annoncer la nais-
sance du Sauveur. On voit, au centre, deux arbres qui
paraissent extrêmement vieux; et l'intervalle qui les sépare
laG NEUVIÈME LETTRE
est émaillé de fleurs; ce site est si romantique, si bien
adapté à celle scène solennelle, qu il serait pénible d-avoir
à douter de son identité.
On fait à Betbléem un commerce assez étendu de co-
quilles de nacre qu'on apporte de la Mer Rouge. Les habi-
tans y dessinent les diverses scènes de la passion, ou les
façonnent en forme de croix , et les vendent aux pèlerins.
Le village a une population de sept cents âmes; c'est le
moins misérable de ceux que j'ai rencontrés dans la
Palestine.
A quelque distance de Bethléem , sur le revers d'une
montagne aride, on aperçoit trois citernes, l'une au-dessus
de l'autre , qu'on dit avoir été creusées par Salomon , pour
fournir de l'eau à Jérusalem. La plus basse reçoit l'eau des
deux supérieures, et la transmet le long de la vallée à un
aqueduc, d'où elle pénètre dans la ville par un canal
souterrain. Ces citernes s'appuientsur d'énormes arcs-bou-
lans; la plus grande a six cents pieds de long : elles appar-
tiennent évidemment à une très-haute antiquité. La source
qui les alimente est tout proche, et jaillit à quelques pieds
au-dessous du sol. De cet endroit, on va en sept heures à
Hébron. C'est un bourg considérable; on y a bâti une mos-
quée au-dessus des sépulcres d'Abraham et d'Isaac. Je
regrette de ne pas avoir fait une excursion vers cette cité ,
la plus ancienne de la terre promise.
Nous retournâmes à Jérusalem dans la soirée. Le len-
demain, je demandai au gouverneur une escorte pour
m'accompagner à la Mer Morte ; mais il me refusa fort
poliment celte faveur. Il me fit observer que les troupes du
pacha d'Acre assiégeaient Naplouse, située à neuf heures de
marche de Jérusalem ; que les roules étaient infestées de
traînards, et qu'il ne pouvait répondre de notre sûreté;
(ju'il fallait ajourner ce voyage jusqu à des tems plus
calmes. En attendant, je continuai à observer les lieux
SLK 1. OKIENT. ] 1",
sainls ([ui s'offraient en foule à mes regards , surtout dans
lintérieur do la ville.
Au-dessous de la porte de Bethléem , on remarque l'en-
droit où Bethsabée se baignait , au moment où David, du
haut de son palais, remarqua sa beauté ravissante. C'est en
effet sur l'emplacement de ce monument qu'on a bâti la
tour actuelle de David, vieille forteresse dont la construc-
tion remonte au tems des Croisades. A peu de distance de
la porte St. -Etienne, qui touche au Jardin des Olives, est
la piscine de Bethesda -, le bassin assez profond est à sec ,
l'herbe couvre le fond et le pourtour, et quelques arbres y
ont pris racine. Une rue presque déserte conduit de là au
palais du gouverneur. C'est un vieux bâtiment d'archi-
tecture romaine -, on y a ménagé un appartement com-
mode , dont la vue s'étend sur la mosquée d'Omar ^ on assure
que c'est dans ce palais qu'est la salle où Jésus fut enfermé
avant son jugement. Tout auprès, l'on voit une enceinte
ruinée qu'on dit être le prétoire de Pilate. Un peu plus
loin est l'arceau sous lequel le gouverneur prononça : Ecce
homo. De là, vous suivez la voie douloureuse que Jésus
parcourut chargé de sa croix. Trois petites colonnes indi-
quent les trois endroits où il succomba sous ce fardeau. On
montre aussi de ce côté remplacement du palais du mauvais
riche, et du portique sous lequel Lazare implora sa pitié. Il
l'aut une foi bien robuste pour croire à toutes les indications
du cicérone qui vous accompagne, lorsqu'on sait que Jéru-
salem fut rasée de fond en comble par Titus.
A mi-côte de la montagne de Sion , on remarque la belle
fontaine de Siloam , taillée en arceau dans le rocher. Elle
forme , en s'échappant , une petite cascade dont l'eau va
serpenter ensuite dans la vallée. Ce ruisseau, bordé de jolis
arbustes, sert de lavoir aux femmes de la ville. Un Turc v
a établi un petit café estaminet, où les passans viennent se
délasser. Cette romantique vallée était ma promenade favo-
l-îH >Ei:VlkME LETTUE SUR l'oR1E>T.
rite. Aprèsavoir parcouru celles de Hinnomet de Josapliat ,
ce ruisseau court entre deux chaînes de montagnes arides, et
va se perdre dans le désert de St.-Saba. Un soir, j'y rencon-
trai deuxpauAres Musulmans; l'heure de la prière les ayant
surpris sur ses bords , ils se prosternèrent aussitôt, et restè-
rent quelque tems absorbés dans leurs pieuses méditations.
Au nord , et à quelques pas des remparts , les voyageurs
admirent la superbe caverne de Jérémie. C'est là, dit-on ,
que ce prophète se retira pour exhaler ses touchantes la-
mentations. Son étendue et sa lugubre obscurité la rendent
digne du nom qu'elle porte ; aucun lieu ne paraît plus pro-
pre à retentir des inspirations de la douleur.
La foi du pèlerin peut ne pas chanceler lorsqu'on lui fait
suivre, sur le sol ruiné de Jérusalem , les traces de la pas-
sion 5 mais n'est-ce pas abuser de sa crédulité que de lui
montrer la place où l'on trouva la tète d'Adam , celle où le
prophète Isaie fut scie en deux, la pierre qui cassa la tète
à saint Etienne, la place du figuier blanc, quelques gouttes
du lait de la \ierge Marie , et jusqu'aux larmes de repentir
( cristallisées apparemment) que versa saint Pierre, après
avoir trois fois renié son divin maître.^ J'ai vu un Servien
qui était venu avec sa femme , des bords du Danube , visi-
ter les lieux saints , si ravi de les avoir contemplés , qu'il
fit présent au couvent de ^o liv. sterl. , qui composaient
presque tout son avoir. Un riche Arménien mourut, il y a
quelques jours, dans le couvent de sa nation-, les moines,
selon leur usage, s'emparèrent de son or et de ses effets, et
chassèrent impitoyablement son domestique , sans lui payer
les gages qui lui étaient dus par son maîtie.
{New MontJiIy Magazine. )
LA CRIMEE.
EXTRAIT DU JOURNAL D UN OFFICIER RUSSE.
Sevastopol, la ville la plus remarquable de la Crimée,
n'existait pas , avant la conquête de ce pays par les Russes,
en 1^83. On voyait, à cette époque, sur la plage qu'elle
occupe, un petit village entouré d'une épaisse foret. Cette
ville, peuplée aujourd'hui de 30,000 habitans, presque
tous soldats ou matelots, s'élève en amphithéâtre sur le
penchant d'une montagne qui forme un promontoire en-
tre deux baies. Les maisons proprement bâties, couvertes
en tuiles, et entourées d'arbres fruitiers, n'ont qu'un étage,
excepté dans la rue principale où elles en ont deux. Cette
rue borde le pied de la montagne.
Aucun port de mer n'offre autant d'avantages que celui
de Sevastopol-, on y aborde par un golfe d'une verste et
demie de large , de sept verstes de longueur et de sept à dix
brasses de profondeur. L'ancrage y est excellent, et les
vaisseaux n'y sont exposés qu'au vent d'ouest. Du côté du
sud, le port renferme quatre grands bassins 5 celui de
l'artillerie, celui destiné aux vaisseaux, et celui des carè-
nes ; le second et le troisième sont si sûrs qu'un navire
peut y entrer toutes voiles dehors-, dans ce dernier, des
vaisseaux de cent canons peuvent rester en panne l'un
près de l'autre. Chacun d'eux a un magasin taillé dans le
roc où sont déposés ses agrès et ses munitions, sauf l'ar-
tillerie qui reste toujours à bord. Le bassin de l'amirauté,
au sud-ouest, est séparé de la ville par une haute muraille.
Un des plus grands avantages de Sevastopol, comme
port militaire, c'est que régulièrement le vent d'est y souf-
fle jusqu'à midi , et le vent d'ouest le reste de la journée.
XII. 9
I 3o LA CRIMÉE.
L'entrée du port , de ce côté , n'a pas plus de 4oo brasses
de largeur, et ses fortifications, garnies de près de 600
pièces de canon, suffiraient , avec deux ou trois vaisseaux,
pour se mettre à l'abri de toute attaque. Défendue par
une armée de 2,000 hommes , cette place serait impre-
nable*, malheureusement le port manque de bassins (docks)
commodes pour construire et radouber les navires , et dans
ces parages, la mer fourmille d'artifons ^ aussi, les vais-
seaux qui viennent de Cherson y arrivent presque toujours
en mauvais état.
Quoique Sevastopol n'ait pas de fontaines, et que les bois
d'alentour aient été abattus pour le service de la marine ,
l'avantage de sa position et la fertilité des provinces qui
l'entourent , en feront un jour la capitale de la Russie. On
remarque , hors de la ville , un lieu appelé la balka (vallée)
d'Ushakow, couvert de maisons de plaisance.
A l'extrémité de la rade , on voit l'emplacement de l'an-
cienne ville d'Ingerman ; il n'en reste d'autres vestiges
que quelques cavernes situées sur une montagne voisine,
et dont une a servi d'église. On trouve dans la Crimée
plusieurs grottes semblables, qui paraissent avoir été des
lieux de refuge. Sur le sommet de la montagne , se dessi-
nent les débris de l'ancienne forteresse de Dori.
Des ruines de l'ancienne CJwrsonesus , d'où la religion
chrétienne s'introduisit en Russie, il ne reste maintenant
qu'une tour délabrée , des vestiges d'aqueducs et des fon-
dations de maisons : les pierres de cette ci lé ont servi à
bâtir Sevastopol. Quoique ces ruines ne soient qu'à la dis-
tance de deux verstes de la ville, l'ancien port , continuel-
lement exposé aux vents du nord, ne saurait être comparé
au nouveau. On trouve encore dans les décombres d'In-
german des médailles de la Grèce, de Rome, du Bosphore
et de la Chersonèse. Un phare de /\2. brasses de hauteur
domine maintenant le cap de Cherson.
LA cniMKK. i3'r
A dix versles de Sevastopol, comnuMice la côte méri-
dionale de la Crimée. Sur la hauteur, on découvre les
ruines d'un temple de Diane, dont les pierres amoncelées
servent aux habitans de matériaux de construction. Après
avoir gravi un rocher escarpé, sur le bord de la mer, le
voyageur aperçoit un petit édifice adossé à la montagne^
c'est le couvent deGeorgierwski.Les moines qu'il renferme
ne voient, de leur cellule, que le ciel et la mer. Une étroite
galerie pratiquée dans le roc , conduit à leur église , tail-
lée également dans le roc. Cette église, la plus ancienne de
ces contrées , existe depuis dix siècles ^ elle est sous
l'invocation de Saint-George. Une statue en bois, de ce
saint, à laquelle on attribue des miracles, y attire tous
les ans, le ^3 avril, une foule de pèlerins dont les présens
suffisent à l'entretien du couvent. Une nouvelle église, plus
élégante, s'y élève maintenant par souscription -, l'ancienne
est dénuée d'ornemens et de tableaux, mais sa situation
est la plus solitaire qu'on puisse imaginer. La galerie dont
nous venons de parler est placée perpendiculairement au-
dessus de la mer , vers laquelle on peut descendre par un
escalier taillé dans le roc.
Balakawa est une ville nouvellement bâtie par des Al-
banais réfugiés de l'île de Chypre. Sa situation est singu-
lière : figurez-vous une baie étroite formée par deux ro-
chers escarpés qui s'élèvent jusqu'aux nues ; à l'un d eux est
adossé un rang de maisons construites en pierre, et du côté
opposé règne une ligne de maisons très-basses et très-sim-
ples-, voilà toute la ville. Chaque famille a assez de terrain
pour cultiver les grains et les légumes nécessaires à sa nour-
riture -, quelques-unes font un commerce assez lucratif de
poissons que des caboteurs transportent à Sevastopol, Kos-
low et Odessa. Les hommes forment un bataillon qui con-
court avec les Cosaques à la défense des côtes de la pé-
ninsule et qui sert quelquefois sur la flotte. Ils sont armés
l'j2 LA CRIMÉE.
à la grecque , d'un long fusil, d'une épée , d'un yatagan ou
poignard , et d'une paire de pistolets : cet équipement est à
leur charge, ils ne reçoivent de paie que pendant leur
service actif. Excellens tireurs , ils se sont souvent distin-
gués contre les Turcs et les Tartares.
Balakawa est bâtie sur l'assiette même de l'antique
Symbolan ; on distingue encore l'enceinte carrée de l'an-
cienne forteresse , et deux de ses tours sont si bien con-
servées que l'une d'elles sert aujourd'hui de phare. Située
sur un rocher très-escarpé, à l'une des extrémités du
golfe , elle a dû être imprenable avant la découverte de la
poudre à canon. Nous trouvâmes aux environs une grande
quantité de coquillages pétrifiés ^ les montagnes des côtes
ae la Crimée sont entièrement formées de couches obliques
de ces fossiles. Du haut du phare, le coup-d'œil est ad-
mirable ^ il rappela à mon esprit les sites terribles décrits
par Ossian.
En quittant cette ville, nous parcourûmes vingt-cinq
verstes, sur une route construite par Catherine II, quand
elle visita Baydary. Cette route tombe en ruines, et nos
chevaux ne pouvaient y marcher qu'un à un. Après avoir
traversé plusieurs montagnes s'élevant en amphithéâtre
les unes sur les autres, et couvertes de forets semées de
groseillers , nous débouchâmes enfin dans la vallée de Bay-
dary, qu'on pourrait comparer au poétique vallon de
Tempe. On n'y voit pas de vignes, mais elle produit du
blé en abondance, et une grande variété de fruits et de
légumes. Elle appartient presque en entier à l'amiral
Mordwinow; le reste dépend de quelques villages tartares
qui paient la dîme. Dans l'un de ces villages, le chef nous
reçut avec la plus franche hospitalité; le site en est déli-
cieux, et sa mosquée s'élève au milieu d'un bois de peu-
pliers. Les maisons tartares sont basses, grossièrement bâ-
ties en pierre, et couvertes d'une plate-forme : en entrant.
LA CRIMLE. l33
VOUS trouvez une chambre à cheminée, spacieuse et pro-
pre ; le fover sert à chauffer et à éclairer l'appartement ^
les fenêtres n'ont pas de vitrage et ne sont fermées que par
un treillis de hois; un tapis étendu le long des murs, en
forme de divan, compose tout l'ameublement.
Un mollah nous avait donné quelques truites. En cher-
chant la cuisine pour les faire apprêter, j'entrai par mé-
garde dans le harem. Il était peuplé de jeunes et jolies
femmes qui , à ma vue, poussèrent des cris de frayeur,
laissèrent tomber leur ouvrage, se jetèrent sur le plancher,
et s'empressèrent de cacher leurs bras nus, leur figure et
leur cou. Je reculai d'un pas -, le bruit cessa , et je m'arrêtai.
Charmées de lire sur mes traits l'expression d'une agréable
surprise , elles relevèrent la tête en souriant ; leur frayeur
avait cessé. Je mis à terre le poisson, et, par mes signes,
je les priai de le préparer. L'une d'elles éclata de rire , une
autre s'avança enveloppée de son schall j enfin , après quel-
ques chuchotemens, elles se rassemblèrent autour de moi.
L'une examinait ma décoration , l'autre les boutons de
mon habit, une troisième jouait avec mes breloques, pre-
nait ma montre , la portait à son oreille et la montrait à
ses compagnes. Enhardi par ces familiarités, je manifestai
la même admiration pour leur ceinture , leurs colliers ,
leurs bracelets et pour un joli pied... ; je ne sais où elle se
serait arrêtée, car nous étions parfaitement d accord , si
tout-à-coup on n'avait ouvert la porte. \oilà mes houris
qui se remettent à crier et à se coucher sur le plancher. A
l'aspect d'une vieille femme échevelée, je m'esquivai ; et,
dans mon trouble, j'oubliai de reprendre mes truites. Le
général *** , mon compagnon de voyage , instruit de cette
aventure , blâma sévèrement mon imprudence.
Nous quittâmes ce village , et au bout d'une heure . nous
sortîmi s de la vallée pour gravir le mont Aii , derrière le-
quel le point culminant de ces contrées, le Tchatur-Dag ,
l34 ^^ CRIMÉE.
s'élève au sein des nuages. Je m'assis sur une saillie de ro-
cher couverte de mousse. Une longue chaîne de montagnes,
s'étendant comme une muraille de l'est à l'ouest , protège
la côte sud contre les vents glacés du nord ; mes pieds tou-
chaient la cime des arbres qui formaient la voûte sur leurs
flancs déchirés. Au-dessous d'eux, je découvrais des ro-
chers énormes ; un peu plus bas les habitations des hommes;
et, au pied de cet amphithéâtre, la ^ler Noire, dont les
ondes tranquilles baignaient une immense étendue, et les
vaisseaux qui , tels que des taches noirâtres, semblaient
glisser sur sa surface. Le vaste silence de ces lieux n'était
troublé que par le vent du nord.
Après quelques inslans de repos , nous remontâmes à
cheval ; mais en voyant notre guide descendre la pente
rapide de la montagne , et en découvrant les précipices qui
s'ouvraient sous nos pas, je sentis mon sang se glacer. Nous
suivions un sentier étroit et pierreux, qui serpentait sur
les flancs des rochers bordés de fondrières. Mauvais cava-
lier, je voulus mettre pied à terre ; mais on m'assura que
c'était le parti le plus dangereux. En effet, je fus étonné
de la sagacité merveilleuse de nos chevaux; ils étaient obli-
gés tantôt de s'accroupir, tantôt de se dresser entièremeni,
et ils appuyaient contre l'escarpement des rochers à droite
ou à gauche, afin d'éviter les précipices. A mesure que
nous avancions , le sentier devenait plus difficile ; quelque-
fois la trace s'en efiaçait complètement, et je me sentais
alors comme suspendu sur l'ouverture du Tartare. Mon
cheval, sans égard pour les branches {larbres qui me dé-
chiraient le visage, s'élançait au galop pour éviter luie
chute ; et, afin de ne pas être désarçonné, je lâchais la bride
et me tenais étroitement serré contre le cou de l'animal.
Nous fîmes halte à moitié chemin. Je n'ai jamais vu de site
plus sauvage et plus («Ifravanl. De tous côtés, autour de
ii'Mis , des blocs ('nonnes de roches noiràlres, des d('bris
LA CRiMi:n. I 35
d'arbres détachés du sommet de la montagne, des rocs sus-
pendus au-dessus de nos tètes, et sous nos pas des abîmes
sans fond. D'ailleurs , aucune trace de vie, pas un arbre ,
pas un brin d herbe , partout 1 image de la mort et du chaos.
Le soleil allait disparaître , et le silence de cet affreux désert
n'était troublé que par le bruit lointain des vagues qui ve-
naient mourir à notre oreille.
Telle est la seule communication qui existe exitre la
vallée de Bavdary et la côte méridionale de la Crimée.
Nous couchâmes à vingt verstes de Baydarv, au petit
village de iMichalatka habité par des Tartares. jNous en
vîmes quelques-uns qui , assis sur des terrasses au-devant
de leurs cabanes, fumaient tranquillement leurs pipes sans
prendre garde à nous. La campagne des environs est triste
et déserte ^ et,ce village , entouré de jardins et de vergers ,
paraît au milieu d'elle comme un délicieux oasis.
Nous avançâmes vers Rutshuk-Koi par un sentier encore
plus dangereux que le premier. A quatre verstes environ ,
on nous montra la place où ce village existait anciennement,
et d'où il a disparu en 1-86. On ne voit maintenant que
des rochers , des crevasses et des précipices , là où si récem-
fment encore on apercevait des maisons et des jardins. Le
sol se compose d'une espèce d'ardoise alumineuse que la
pluie entraîne souvent par monceaux jusqu à la mer. Cette
montagne est ainsi minée de jour en jour, et le sentier qu'on
y a pratiqué se rétrécit constamment; il est maintenant si
étroit qu'un cheval a de la peine à y passer. Quand nous
arrivâmes au pas le plus dangereux , et qui a près d une
verste d étendue, notre guide eut la précaution d'examiner
les selles et de serrer les sangles; ensuite nous nous remîmes
en route, un à un, le long d'un précipice de deux cents
brasses de profondeur. L adresse et l agilité de nos mon-
tures tenaient du prodige , et je ne puis encore concevoir
comment elles pouvaient se tenir sur leurs pieds. Mon
l36 LA CKIMÉE.
épaule heurta contre une saillie de rocher, ce qui me fit
perdre l'équilibre : c'en était fait de moi, si une légère se-
cousse de mon cheval ne l'eût à l'instant rétabli. En tems
de pluie , on ne pouvait se risquer dans ce défilé sans se
rompre le cou.
Ce sentier nous conduisit à une masse de terre argileuse,
qui s'élevant comme une colonne du fond d'un précipice,
était adossée au rocher. En la côtoyant, nos chevaux eurent
à franchir un ravin de cinq pieds de large. Plusieurs voya-
geurs ont été renversés par un grand vent du haut de cette
effrayante position. Autour de moi, je n'apercevais que
des crevasses pleines d'eau, des roches détachées et d'af-
freux ébouleraens. Heureusement le sentier tourne tout-à-
coup à gauche , et se dirige en serpentant au bas de la
montagne. On nous dit que tout danger était^assé. Cepen-
dant , au-dessous de nous, des blocs de terre roulaient ,
comme des avalanches, et avec fracas, au fond des abîmes.
Après une montée assez rude, l'aspect de quelques bou-
quets d'arbres vint récréer nos yeux. Plus loin , au village
de Kikneiss, la nature nous sourit de nouveau dans toute
sa beauté. On y voit un noyer qui est regardé comme le plus
grand de toute la Crimée; dans les bonnes années, il donne,
dit-on, de 80 à 120,000 noix, estimées de 4*^0 k 'jio
roubles.
jNous nous arrêtâmes ensuite à Alupka , village tartare,
qui possède quarante maisons et une mosquée. Le site en
est pittoresque et délicieux; il forme un amphithéâtre en
face de la mer. On y Yoit de petites constructions dissé-
minées entre d'énormes débris de rochers qui se sont déta-
chés des montagnes voisines. Le figuier, l'olivier , le gre-
nadier, le pécher et le cyprès, forment autour d elles une
enceinte de verdure émaillée de roses, de jasmins, de lilas.
Les montagnes qui les dominent sont couronnées de forêts
de lauriers. Des ruisseaux d'une eau transparente serpentent
1.A CRIMliE. l'i'J
dans toutes les directions, fertilisent les champs et les jai-
dins, et se réunissent ensuite en une rivière qui borde le
village, et tombe dans la mer en cascade écumeuse. Ce
charmant séjour appelé avec xAi'ionX ornement delà Crimée
est d'une extrême fertilité -, à couvert des vents du nord ,
exposé de toutes parts aux brises fécondes du sud, les ri-
gueurs de riiiver y sont inconnues.
Les habitans de ce village sont d'origine grecque : étant
restés dans ce pays après la conquête des Tartares, et ayant
adopté la religion et les mœurs de leurs maîtres , ils ont
perdu le souvenir de leurs aieux ; mais la régularité de leurs
traits et la beauté de leurs formes attestent qu'ils n'ont pas
dégénéré, du moins sous les rapports physiques.
Les montagnes voisines d'Yalta se dessinent en amphi-
théâtre au bord de la mer. A leur sommet s'étend unplateau
vaste et fertile , où les Tartares font paître leurs troupeaux
pendant l'été. A leur pied, la nature a fait tous les frais
d'un parc admirable : là des vignes sauvages , des lierres
et d'autres plantes rampantes , enlacées aux arbres de la
forêt, la rendaient impénétrable 5 ici des chênes majestueux
formaient sur nos têtes des arceaux de verdure. Ce passage
sévère était animé par un heureux mélange de sources lim-
pides et de fontaines construites parla piété des Musulmans.
Les hameaux d'Autkay, de Mussekho , de Kureiss et de
Gaspra, sont situés au milieu des bois et des prairies de
cette riante contrée. Yalta, qui n'est aujourd'hui qu'un vil-
lage, était jadis , sous le nom d'Yalita, une ville célèbre
par l'étendue de son commerce. Les ruines d'un fort détruit
])ar un tremblement de terre dans le i5"^ siècle, sont
les seuls débris de cette cité -, cependant le village d'Yalta
est encore aujourd'hui l'entrepôt du commerce du pays,
bien que le port en soit peu sûr. Les dangers qu'offre la
navigation de la côte méridionale de la Crimée , y rendent
impossible la profession de négociant. Néanmoins , de lems
l38 LA CRIMÉE.
à autre , les habitans de ces parages frètent une barque de
menu bois, de groseilles sauvages, d'oignons, d'aulx et d'ex-
cellent lin qu'ils envoient à Théodosie , d'où ils exportent
en échange de la soie turque, du sel et d'autres objets d'é-
conomie domestique. Aucun bateau n'y aborde sans avoir
fait quarantaine, mesure que le fatalisme de nos sujets ma-
hométans peut rendre nécessaire, mais qui ne saurait nuire
au commerce de ces contrées.
Du haut du cap Kikeneiss, nous vîmes la belle cataracte
appelée par les Tartares Akar Woo (eau blanche) , formée
de la jonction de plusieurs sources qui surgissent près du
sommet du promontoire ; elle a dix brasses de hauteur.
Durant l'été , on pourrait sans danger la traverser sur quel-
ques points 5 mais dans la saison des pluies elle offre l'as-
pect d'une colonne de neige. La fraise sauvage croit dans
l'aspérité des montagnes voisines.
A trente verstes d'Yalta , nous arrivâmes au jardin im-
périal de Nilikin ; c'est une pépinière créée dans un désert
sous les auspices du duc de Richelieu , sur le rapport du-
quel l'empereur a accordé 10,000 roubles par an pour son
entretien. Ce jardin possède 80, 000 plants qu'on peut livrer
à un prix fort modique ^ mais les Tartares semblent peu
disposés à en acheter.
La route qui conduit à Gurssuf est très-difficile. En
quelques endroits nous fûmes obligés de faire passer nos
chevaux sur des langues de terre baignées par la vague dont
l'écume rejaillissait sur nous. Le village de Gurssuf, ap-
pelé, sous la domination des Grecs , Eristhcna (ou le puis^
sanl ) , se compose de cabanes éparses dans un vallon fort
étroit , coupé par un ruisseau \ ce vallon est , ainsi que les
montagnes (pii le bordent, couvert d'arbres fruitiers. Le
duc de Richelieu y a fait construire un château. L'une de
ces montagnes, woxwTcvéa ^iidag, étend sa base jusqu'à la
mer. Sur ses flancs, on remarque les ruines d'un fort et
LA CRIMÉE. 13^
(l'une église, au milieu desquelles on a découvert des co-
lonnes qui, s'il faut en croire quelques antiquaires, ont
appartenu au Parthénon d'Athènes. Quelques fragmens de
murs garnis de meurtrières sont encore debout sur ces ro-
chers escarpés , doù le tyran de la Tauride faisait précipiter
dans la mer tout étranger tombé en son pouvoir.
Sur le versant opposé de l'Aiidag est le délicieux village
de Parlhenit, qui conserve encore son nom grec. Il touche
d'un côté à un promontoire de forme ionique , qui se com-
pose d'une lave dure appelée péperino , et susceptible d'être
polie \ de l'autre, s'étend un vaste guéret. JNous étions au
mois de juin , et Ton se disposait a faire la première mois-
son; la seconde n'a lieu qu'en septembre ; mais il est rare
que les indolens Tartares ensemencent leurs champs plus
d'une fois.
La campagne est belle autour de Kutchuk-Lambat ; elle
s'y élève en amphithéâtre au-dessus de la mer. Les plus
hautes montagnes sont à leur sommet hérissées de sapins et
de genévriers 5 plus bas régnent des coteaux couronnés de
vergers 5 les vallées sont couvertes de prairies et de champs
de blé ; enfin tout ce paysage est semé de villages tartares et
de châteaux auxquels la blancheur de leurs murs et leur toi-
ture en tuiles donnent l'aspect le plus riant.
Au sortir de Lambat, cette chaîne de montagnes s'abaisse
insensiblement jusqu'à la plaine , du sein de laquelle le
Tchatur-Dag, le colosse de la Crimée, élève sa tète soli-
taire à i,a5o brasses au-dessus du niveau de la mer. Sa
base a dans tous les sens vingt verstes environ d'étendue. Le
Tchatur-Dag, ainsi nommé parce qu'il offre à son sommet
l'aspectd'une tente ouverte , sert de point de reconnaissance
aux vaisseaux qui cinglent vers la péninsule ; il repose sur
le centre de la Crimée, et toutes les grandes rivières du
pays coulent de sa base vers l'orient. Il est plus escarpé à
l'est et au couchant qu'au nord et au midi ; vers la mer ses
140 LA CRIMÉE.
flancs sont couverts de forets; tout le reste est aride, à
l'exception de quelques endroits où un sol fertile produit
toutes les plantes des Alpes. Quelques-uns de ses redans,
inaccessibles aux rayons du soleil , sont hérissés de glaces
éternelles. Ses pâturages, où prospèrent les mérinos, ont
toujours été la propriété commune des habitans des envi-
rons ; ils V laissent paître leurs troupeaux pendant Tété , et
ils ne prennent d'autre soin que de les marquer d un signe
particulier , qui sert à les faire reconnaître , lorsqu'au re-
tour de l'hiver ils rentrent à l'étable.
Au-delà du Tchatur-Dag la route devient difficile et
dangereuse. Nous essayâmes de traverser le mont Kostel,
que la mer engloutit peu à peu; mais la terre y était trop
molle pour nos chevaux , et nous fûmes forcés de côtoyer la
mer au pied de la montagne, au risque d'être ensevelis sous
les éboulemens.
Toute la côte méridionale est, pendant l'hiver, exposée
à des inondations subites causées par les torrens formés par
les eaux pluviales. Les pauvres habitans , après avoir perdu
toutes leurs propriétés , sont souvent retenus dans leurs
demeures pendant quinze jours, et toute communication
avec les voisins leur est interdite.
Après avoir tourné le mont Kostel, nous arrivâmes à
Aluscha. Ce village communique avec 1 intérieur au moyen
de chariots appelés arabas. Derrière lui s'élève un rideau
de montagnes arides dont l'aspect est triste et sévère.
Le village de Kutchut-usen , quoique situé au fond de
ces montagnes, est entouré de jardins, de vignobles et de
plantations de mûriers. Le vin y est assez bon \ le mûrier
y croît très-vite , et sa culture exige peu de soins. L'hôte
chez lequel nous descendîmes se livrait avec succès à
l'éducation des vers à soie.
Sur le versant opposé <le celle chaîne de monts stériles
011 l'on ne trouve pas un arbie, un charmant oasis vient
L\ CRIMÉE. l4l
égayer la vue : c est le village de Tuwan entouré de ver-
gers. Une colonie d Allemands s'y est établie , et il présente
l'image d'une vallée suisse.
Ces montagnes sont presque aussi hautes que le Tchatur-
Dag; mais ce qui leur donne une physionomie particulière,
c'est que leur sommet offre à l'œil des masses d'argile qui
se détachent en pyramides et en colonnes, comme si la
main des hommes les eût élevées. Dans ces déserts sau-
vages, au milieu des rochers à pic et d'effrayans précipices,
deux de mes compagnons et moi perdîmes la trace de
notre guide et du reste delà caravane. Nous n'apercevions
d'autres créatures vivantes que des aigles montagnards qui
planaient sans effroi sur nos tètes. Heureusement nous
rencontrâmes un chévrier tartare. Il nous indiqua un
sentier qui descendait vers la mer. Après avoir doublé
un cap fort avancé, nous découvrîmes, à travers un rideau
de peupliers , le village d' Yusskut où nos compagnons de
voyage s'étaient rendus après s'être égarés comme nous.
Nous avions fait ce jour-là au moins quatre-vingt-dix
vers tes.
Le village d'Yusskut , le plus riche et le plus peuplé
de la cote méridionale , se dessine en amphithéâtre sur le
penchant d'un coteau parfaitement cultivé, et offre un
mélange curieux de chaumières tartares et de maisons à
deux étages. Sa mosquée possède un très-beau minaret
surmonté d'un croissant d'argent; et, tout auprès, un
cimetière, décoré de cippesde marbre de forme irrégulière,
inspire un religieux recueillement. Ses habitans entre-
tiennent des relations commerciales avec Constantinople ;
civilisés par l'industrie , ils sont très-polis envers les étran-
gers, et ne renferment pas leurs femmes. Mon hôte, à qui
j'avais demandé du tabac pour garnir ma pipe , m'en donna
un petit sac d'excellente qualité avec trois pipes appelées
siambulkù. Comme je lui offrais de le paver, le Tartare
lA-î LA. CRIMÉE.
plaça la main sur son cœur et me répondit avec un sourire
très-expressif: « Nous exerçons l'hospitalité gratis j '^e vous
« prie d'accepter cette bagatelle comme un cadeau. » Ces
peuples sont très-attachés au gouvernement russe , qui les
fait jouir non-seulement de la protection des lois, mais
encore des privilèges de la classe noble , en les dispensant
de tout service personnel envers la couronne. Ils se rendent
digues de cette faveur. Dans la mémorable année de 1812,
ils ont équipé 4-(Ooo cavaliers à leurs frais, et ont mis
tous leurs jeunes gens à la disposition du gouvernement.
L'empereur leur a officiellement rendu grâce de ce géné-
reux sacrifice et n'a accepté que le quart du contingent
qu'ils s'étaient imposé.
Le chemin qui conduit à Karass-Basar , traverse une
vallée dont Tcntrée est remarquable par deux rochers co-
niques très-élevés qui dominent les deux côtés. Cette route
est montueuse et peu boisée-, cependant, tous les villages
que nous traversâmes étaient ombragés par des massifs de
verdure. Il est curieux de voir avec quelle habileté les
Tartares profitent des plus petites sources pour améliorer
leur sol. Leurs moulins ne sont pas moins dignes d'atten-
tion : ils se composent d'une meule adaptée à une roue,
qu'un filet d'eau peut mettre en mouvement -, cette meule
tourne sur un plan immobile soutenu par des poteaux. Ces
moulins sont à l'abri des inondations, car, au moindre dan-
ger, on peut enlever les pièces qui les constituent.
A dix verstes environ d'Yusskut, on voit sur une hau-
teur les ruines d'une forteresse appelée , par les Tartares ,
Tchaban-Kab (forteresse des pâtres), parce que les pâtres
s'y réfugient pendant les orages. A vingt verstes plus loin,
la nature reprend un aspect riche et pittoresque. La route
y est assez large pour des chariots de toute espèce ; elle est
bordée d'arbres fruitiers.
Le villaso do Tsudak est situé dans une vallée de dix
LA CniMI^.K. t43
versies du nord au sud, parsemée de jolies chaumières
et ombragée par de longs berceaux de vigne. I^e vin que
Ton fait dans cette vallée n'est pas bon- cela tient à la
mauvaise habitude qu'on a dans la Crimée d'arroser les vi-
gnes plusieurs fois par an, jusqu'à ce que le sol ressemble
à une mare, et de mêler dans les vendanges les grappes
mûres avec celles qui ne le sont pas. Bien cultivé , ce ter-
roir produirait d'excellent vin , et nous en fîmes l'expé-
rience chez le directeur des jardins impériaux.
Tsudak , peuplé en entier de Grecs dont l'avidité con-
traste avec la franche hospitalité des Tartares, était jadis,
sous la domination des Génois, une cité florissante par
son commerce-, on le nommait Soldaja. L'enceinte de l'an-
cienne ville est aujourd'hui couverte de vignobles, et les
seuls vestiges qui en restent sont les ruines d'une forteresse
située sur une roche qui s'élève perpendiculairement à
i5o brasses au-dessus du niveau de la mer, et qui n'est
accessible que d'un seul côté, par un escalier taillé dans le
roc. A quelque distance, on voit un rocher semblable,
mais beaucoup plus haut, dont le sommet est couronné de
colonnes d'argile.
Le port de Tsudak serait assez sûr s'il n'était exposé aux
vents du sud-, cependant, les habitans, au lieu d'embar-
quer leur vin pour Cherson , ont la maladresse de le faire
transporter par terre, avec des frais énormes, à Charkow.
Sa population n'excède pas mille hommes, presque tous
soldats; mais au prinlems et en automne, deux mille
paysans du voisinage y sont occupés aux travaux de la
vigne. (^ A siatic Journal.)
MELANGES.
LES SOCIETES DE LONDRES.
Il peut se faire qu'une société soit organisée de manière
que, quoiqu'elle renferme beaucoup de personnes d'un
esprit agréable et brillant, on y jouisse fort peu des avan-
tages de leurs qualités supérieures. Il n'existe pas, dans
le monde, de capitale où il y ait un aussi grand nombre
d'hommes remarquables parla variété et l'étendue de leurs
connaissances et les grâces de leur conversation , qu'à Lon-
dres-, et nulle pari, cependant, la société n'est plus dé-
pourvue de charmes, car, nulle part, elle n'a moins d'aisance
et d'intimité. « Aimer beaucoup un petit nombre de per-
sonnes, disait la duchesse Malborough, et voir souvent
ceux que j'aime, c'est le plus grand bonheur dont je puisse
jouir sur la terre. » Or, c'est précisément ce qui est im-
possible à Londres. On y a tant de conaaissances et d'invi-
tations, que la ville ressemble au Yauxhall, dont les meil-
leurs amis peuvent faire le tour, toute la nuit, sans se
rencontrer jamais. Si vous vous trouvez à dîner près d'une
personne dont les manières et l'entretien vous plaisent, il
n'est guère probable que vous parveniez à la connaître plus
intimement; car, à moins que les dés ne soient tout-à-fait
pour vous, peut-être n'aurez-vous pas, dans tout le cours
d'un hiver, une occasion de parler avec elle. Non que je
prétende que vous ne reverrez pas ses traits; il sera possi-
ble sans doute que vous l'aperceviez dans sa voiture de
l'autre côté d'une rue à la mode , ou à l'autre bout d'un sa-
lon encombré de monde, sans pouvoir vous en approcher.
Les vagues se suivent et se pressent tellement que tous les
vides sont remplis, et qu'on n'a pas mèmeletemsdeles aper-
i.r.à SOCIÉTÉS DE j.oxnnES. if\î>
revoir. Aussi, ceux qui vivent dans Londres sont totale-
ment indifTorens les uns aux autres. D'un autre côté,
la politesse moderne a introduit l'habiludc dune eordialité
hanale qui fait que Ion presse la main d'une connaissance
de la veille, aussi chaudement que celle dun ancien ami.
Souvent je me suis amusé à prêter Toreille aux paroles
qui s'échangent dans nos salons. Il n'est pas rare d'en enten-
dre de semblables à celles-ci : « Comment cela va-t-il ? je
suis charmé de vous voir. Mrs. M... a-t-elle un nouvel en-
fant ? — Comment , un nouvel enfiint ! je suis marié de-
puis trois mois; vous voulez sans doute parler de ma pre-
mière femme, qui est morte il y a deux ans. » Ou bien
encore : « Eh! bonjour, mon ami, il y a long-tems qu'on
ne vous a vu en ville; est-ce que vous êtes allé dans le
Norfolk? — jvon, je reviens de l'Inde, où j'ai passé
trois ans. »
Dépourvues de tous les charmes de l'amitié et dune af-
iéclion véritable, les liaisons de Londres ne s'entretiennent
que par l'échange de froides civilités, ou de cartes de visite.
Que si vous voulez renoncer à ce genre de vie, et ne cul-
tiver que vos parens et vos meilleurs amis, n'allez pas
croire que voire situation s'améliore. Quand vous vous pré-
sentez chez eux à une heure, ils ne sont pas encore visi-
bles : à deux , le salon est rempli d'indifférens qui parlent
de la soirée de la veille , et qui, par conséquent , sont écou-
tés avec plus d'intérêt que vous; à trois heures, on est allé
faire des emplettes-, à quatre, on va au parc ; à sept heures,
on s'habille; à huit , on dîne avec une douzaine d'amis; à
onze , on s'habille de nouveau pour le bal ; vous vous cou-
chez à minuit, sans avoir vu personne. Las d'une aussi triste
existence , vous rentrez dans ce monde que vous avez
délaissé; voyons jusqu'à quel point cela vous réussit.
Le premier inconvénient de la vie de Londres est l'heure
avancée à laquelle on dîne. Passer tout le jour inipransus ,
XII. lO
1^6 lî:s sociétés de loivdres.
et s'asseoir ensuîte à un grand dîner, à huit heures du soir,
est tout-à-fait contraire au sens commun et aux communs
estomacs. Des personnes érudites croient justifier cet usage,
en citant le souper des Romains -, mais ce souper avait lieu
à trois heures de Taprès-midi . heure qui serait tournée
en dérision par tous les nobles habitans de Grosvenor-
Square. Il est vrai que les dames anglaises ne sont pas
aussi déraisonnables que les hommes , et qu'en général
elles goûtent vers quatre heures. Si cet usage était adopté
par les hommes, on ne serait pas obligé de leur servir, à
huit heures, des mets d'une digestion laborieuse , et la so-
ciété n'en serait que mieux-, car il ne faut pas se dissimuler
que la conversation souffre beaucoup de la manière dont
se passent nos diners. D'abord 1 hôte , l'hôtesse et les mal-
heureux amis qu'ils ont pris pour auxiliaires, sont occupés,
pendant les trois quarts du repas , à faire l'office de do-
mestiques, cest-à-dire à servir du poisson, à découper de
grosses viandes ; ce qui empêche l'hôte de prendre aucune
part aux entretiens de ses convives, et ce qui altère beau-
coup le joli visage de l'hôtesse. En second lieu, beaucoup
de tems est perdu par la peine que chacun est obligé de
prendre pour reconnaître , à travers les ApoUons et les
Amours qui encombrent les plateaux , les plats qui se
trouvent de l'autre côté delà table. Cependant le bon sens
indique que le meilleur moyen de jouir de la société à
dîner, c'est de laisser faire, par les domestiques, tout ce
qu'ils peuvent faire -, de manière que vous n'ayez d'autre
peine que celle d'accepter les mets ou les vins qu'on vous
présente. Dans un dîner anglais, au contraire, on semble
n'avoir calculé que sur le silence et la stupidité des con-
vives , et n'avoir ménagé que quelques légères interrup-
tions, comme ces secousses que le chapelain donne, de tems
en tems, à l'archevêque, pour l'empêcher de dormir pen-
dant le sermon.
LES SOOIÉT|!:S PF. LONDHES. ï47
Inimëdialement après le dîner, il faut aller à un bal ou
à uu roui; mais cela n'est pas aussilùl l'ait quarrélé, el
souvent il faut plus de tems pour sç rendre de St. -James-
Square à Cleveland-Row, que de Londres à Hounslow. Il est
impossible de parler de tous les désappointemons qu'on
éprouve, en arrivant au milieu de la brillante cobue qui
remplit la salle du bal. Quelquefois, par exemple, vous
verrez un ami intime étouffé , comme vous, à l'autre extré-
mité de la pièce , avec lequel vous ne pouvez communiquer
que par signes -, et , comme tous les mouvemens de la so-
ciété sont déterminés par une pression purement méca-
nique , il est possible que le torrent vous entraîne contre
un ennemi secret ou déclaré. Pressé par la foule, étouffé
par la cbaleur, ébloui par les lumières, toutes les res-
sources de rintelligence sont anéanties -, l'esprit perd sa
vivacité , et devient incapable de faire aucune observation.
Ouest dans une situation analogue à celle où se trouvait le
dr. Clarke, dans les plaines de la Syrie. « On me blâmera
peut-être , dit-il , de n'avoir fait aucune remarque sur l'état
du pavs, mais l'intensité de la chaleur m'avait privé en-
tièrement de la faculté de penser, m
Aussi c'est avec raison que M"*" de Staël disait à un
Anglais : « Dans vos routs , le corps fait plus de frais que
l'esprit. » Alors même qu'il y a des gens assez robustes
pour conserver la faculté de parler, ils se décident facile-
ment à le faire , attendu qu'il y a vingt tètes contenues dans
l'espace d'un pied carré. Lorsqu'à votre grande satisfaction
vous voyez des personnes auxquelles vous avez quelque
chose d'important à dire, et qu'à l'aide de vos genoux , de
vos bras, de vos épaules, vous parvejiez à vous faire jour
jusqu'à elles, souvent elles se contenteront de vous secouer
la main , en vous disant : « Mon cher un tel , comment
cela va-t-il ? )> et elles continueront leur entretien avec
d'autres qui seront plus rapprochés de leur oreille de trois
1/^8 VIE d'un savait no>CT?ois a rAni?.
à quatre pouces. Aune heure, cependant, la foule diminue,
et, si vous n'êtes pas trop fatigué par les cinq ou six heures
qui viennent de se passer, vous pouvez être un peu plus à
l'aise le reste de la soirée. ( FIo%vors of Literature. )
^.«..f m.....U n ^.
^ic b'un @g)(tt)rtnt ^^on^rois a ^^^ris
Le récit d'un voyageur anglais nous fournit le portrait
suivant de Tun des personnages les plus extraordinaires
dont l'histoire littéraire fasse mention. Son nom est italien ;
mais il est né en Hongrie. « Je le connus par hasard,
dit ce vovageur. Ce que les anciens ont raconté de plu-
sieurs philosophes n'est rien, si on le compare à la vie de
M. Menlelli , qui demeure depuis plusieurs années à Paris.
» Un de mes amis, officier de marine , avait profilé de la
paix qui règne entre l'Angleterre et la France, pour aller
dans cette ville se livrer à l'étude des mathématiques trans-
cendantes. Paris est le centre des sciences : ses bibliothè-
ques magnifiques s'ouvrent à l'étranger qui les visite-, les
professeurs, la plupart excellens , y sont d'un accès facile;
les connaissances que l'on achète ailleurs , à prix d'or et à
force de travaux, s'y offrent d'elles-mêmes à l'homme avide
d'apprendre. Mon ami profitait depuis quelques mois de ces
avantages, lorsque des considérations et des affaires d'un
autre ordre m'appelèrent dans la même capitale. A peine
arrivé, je me fis conduire chez lui , rue Pignle. Un géo-
mètre célèbre lui avait loué une partie de sa maison. Quand
ma visite fut terminée, et qu'il me reconduisit dans la
cour : (c \ ous voyez , me dit-il, ce petit pavillon délabré,
» situé au milieu du jardin : c'est là que demeure l'un des
)) plus singuliers hommes du monde; voici deux ans qu'il
VIK U l> S.\VA.>T HOACiUOlS .V l'AUlS. 1 49
» habite cet angle. Voulez-vous le voir? » Je répondis
affirmativement. Il me fit traverser le jardin, et nous arri-
vâmes au pavillon construit en bois et adossé au mur d'une
maison , et dont le diamètre était d'environ sept pieds. Le
propriétaire du jardin avait concédé gratis à M. Menlelli
la jouissance de ce modeste réduit. ]Mon ami frappe, nous
entrons 5 à peine un si étroit espace pouvait-il nous con-
tenir tous trois.
» A droite, se trouvait une boîte de bois blanc , placée
en travers de la chambre, dont elle occupait presque toute
la largeur. Le savant, assis sur une planche, avait ses pieds
dans la boîte, où se trouvait une vieille couvertu'1^ de laine;
son dos était appuyé contre la muraille d'une maison voi-
sine à laquelle était adossé le pavillon-, une espèce de
petite table posée sur la boîte était placée devant lui et
supportait une ardoise sur laquelle il traçait au crayon ses
théorèmes et ses solutions. Les injures du tems avaient
brisé les vitres et endommagé les trois cloisons de bois du
pavillon. Le savant, pour réparer ces dommages, avait
bouché les trous avec du papier, dont la transparence nous
laissait lice distinctement des caractères grecs et arabes d'une
extrême finesse, et remarquables par l'élégance et la netteté
de l'écriture. A gauche de la boîte se trouvait un vieux fau-
teuil à bras encombré, comme tout le reste de l'apparte-
ment, de volumes de toutes les dimensions, depuis l'in-
folio gigantesque jusqu'au petit in-i8 sorti des presses de
Blaeù ; ce fauteuil avait été jadis donné à jMenlelli par le
cardinal Fesch. Un morceau d'étain grossièrement recourbé
de manière à former une espèce de vase, et suspendu par
un fil d'archal au-dessus de la table, servait de lampe. Je
découvris dans un coin obscur de la chambre un pot de
fer-blanc, une cruche d'eau et un morceau de pain bis.
« M. Mentelli , me dit mon ami , après m'avoir présenté
)) à hii, parle anglais au!?si bien que vous el moi, quoi-
l5o VIE d'un savant hongrois \ PATIIS.
» qu'il n'ait jamais vu d'autres Anglais que nous deux. «
Cela était vrai. Il'jn'adressa la parole avec aisance, en
termes choisis, sans aucun mélange d'idiotismes français,
et, ce qui ra'étonna davantage, sans accent étranger. Cet
homme extraordinaire parlait également bien le latin ,
l'allemand, le grec ancien et moderne, le slavon, l'arabe?
le sanscrit, le persan , l'italien , le hongrois, le français-,
il comprenait la plupart des autres langues connues; il
avait étudié le chinois, dont toute la langue est dans le
dictionnaire, et dont il entendait environ trois mille carac-
tères. Très-profond dans les sciences exactes et la statisti-
que, il avfu sacrifié tous les agrémens de la vie au besoin
de connaître»^ Il donnait, par semaine, une leçon de ma-
thématiques qui lui rapportait trois francs 5 avec ce revenu,
il achetait tous les huit jours sa provision de la semaine,
qui consistait en quelques pommes de terre et deux pains
de munition; s'il eût acheté son pain chaque jour, il en
eût fait une consommation plus considérable, car le pain
rassis, qui se digère moins aisément, était celui qu'il préfé-
rait. Une ou deux fois par semaine , il faisait cuire , à la
fumée de sa lampe , deux ou trois pommes ^Herre dans
son pot de fer-blanc ; c'était le seul luxe qu'il se permît.
Une robe de grosse flanelle lui servait de vêtement. L'hiver,
il s'étendait dans sa boite pour y dormir. L'été, son fau-
teuil à bras lui servait de l»l^ et ni celte vie, si extraordinai-
rement frugale , ni ses veilles continuelles, n'avaient altéré
sa santé. Son visage était riant, son teint frais, sa physio-
nomie ouverte ^ il avait assez d'embonpoint. Ses longs che-
veux flottaient sur ses éj)aules , cl sa belle barbe brune
achevait de donner à sa figure la majesté du caractère an-
tique-, elle avait plusieurs fois servi de modèle dans les
ateliers de Cii (>det , et c'était encore une petite ressource
poiu- lui. .le lui floniandai si un Ici genre d existence^
ik; le iatigiiiiil pii> ; il me ré|)(>ii(lil qnc non . << qu il
VIE D IN SAVANT IIONGHOIS A PARIS. Ui
» y avait près de vingt ans qu'il vivait ainsi ; que sans
» doute les agrémens de la vie étaient fort désirables, mais
» que, pour les obtenir, il aurait été forcé de consacrer un
M tems si précieux à l'ennui de donner des leçons : qu'il
» préférait continuer ses études; qu'il n'avait pas encore
» assez d'heures et de minutes à leur vouer, bien qu'il
)) leur donnât ses jours et la moitié de ses nuils; qu'en
)) définitive, il ne se croyait point malheureux. »
» Ainsi l'affectation de la singularité n'entre pour rien
dans le choix qu'il fait de cette existence austère. U en-
tassait ses trésors de science, et passait son tems à grossir
leur richesse , comme un avare sacrifie son repos et sa vie
à cet or qui absorbe toutes ses affections.
)) J'appris de lui qu'il avait traversé, à pied, tous les pays
d'Europe, l'Angleterre exceptée; que plusieurs des mem-
bres de l'Institut de France étaient ses intimes amis, et
que, malgré la triste apparence de ses habits, et la vieil-
lesse de sa redingote, ils ne dédaignaient pas de le pren~
dre par le bras, de se promener avec lui et de l'inviter à
leurs réunions-, exemple qui devrait être utile aux mem-
bres de nos universités aristocratiques , et à ces professeurs
dandys si communs en Angleterre ! Chez nous , l'habit est
nécessaire pour parer la science. En Angleterre, Dieu
sait quel mépris inspirerait le talent mal vêtu ! Le bon
Mentelli me raconta une petite histoire à ce sujet, et je la
rapporte pour l'édification de nos lettrés.
« Quelques-uns de nos amis m'envoyèrent un jour, me
» ditMenlelli, une grande quantité d'habits de toutes les
» espèces. Je les portai une ou deux fois : mais bientôt mon
» amour pour les livres l'emporta sur le plaisir que j'é-
» prouvais à me montrer ainsi paré. Je ne pus résister à la
)) tentation de vendre toute cette garde -robe , pour me
)) procurer quelques ouvrages dont je désirais ardemment
w la possession. Je revêts donc mon ancienne redingote, et
lOa VIE D LjN SA\AM' H()P>GK0IS a PARIS.
■» je porte mes habits neufs ehez le fripier, qui, comparant
» le mauvais élat de mes vètemens avec rexcellente con-
■» scrvalion et le prix de ceux que je lui présente, me prend
» pour un voleur et me dénonce à lautorité. On me saisit,
» et l'on me met en prison dans la salle commune , des-
» linée aux vagabonds que la police arrête. Je n'osais plus
» m'adresser à mes amis, et, tout honteux de mon esca-
» pade, je restai une semaine entière sous la clé. Enfin
« je m'aperçus que je peidais mon tems-, je me dé-
)) cidai à prendre la plume, et mes amis me tirèrent de
» ce mauvais pas. Si l'on m'eût donné une prison parlicu-
» lièrc et la liberté d'y continuer mes études, je n'aurais
» pas quitté si tôt ce séjour : je le trouvais fort commode ;
«j'y vivais sans qu'il m'en coûtât rien, et, par consé-
« quenl, je pouvais donner plus de tems à mes études. »
» Mon ami, l'officierde marine, invitait quelquefois Men-
telli à dîner chez lui : mais ces repas extraordinaires trou-
blaient ses habitudes d'une manière dangereuse pour sa
santé : un verre de vin lui donnait la fièvre. Il désirait
beaucoup voir l'Angleterre, et, comme il savait que tout
est fort cher dans ce pays, il espérait, disait-il, la visiter
dans toutes ses parties et en être quitte pour cent cinquante
francs. Je ne pus m'empêcher de sourire , en l'assurant
que cela était absolument impossible. « J'ai dépensé trois
» fois moins, toute proportion gardée, répliqua- 1 -il ,
1) dans mes voyages à travers le continent. Je fais entrer
» dans mon calcul la cherté de vos denrées. 11 me suffira
» de manger du pain, de boire de l'eau, et de me coucher,
•» la nuit, à l'ombre de quelque taillis dans la campagne ,
» ou sous le porche de quelque église dans les villes et les
» villages. — ÏJélas ! mon cher Monsieur, le plus grand
» crime, en Angleterre, est d'avoir peu d'argent. Klre
)) pauvre , c'est être coupable, et nos lois, qui protègent le
^' citoyen, ne savent défendre que sapropiiélé, jamais sf»
VIE d\j< savait H0^GK01S A PARIS. l5v^
» pauvreté. Si vous dormez à l'ombre d'un arbre, on vous
» réveillera pour vous mettre en prison. Le juge-de-paix
^) du lieu vous traitera comme vagabond ou comme bracon-
» nier. Si vous vous donnez pour ce que vous êtes , il vous
» montrera votre vieil habit et vous prouvera , par ce té-
» moin irrécusable, que vous en avez menti. Qui sait si
M une punition honteuse ne vous ferait pas regretter amè-
» rement votre imprudence ? Je connais plus d'un maî;is-
» trat de province capable de vous envoyer au pilori
» ( stock ) , sans autre forme de procès , pour le seul
» crime de ne pas porter un surtout de dix ou douze
» guinces. Si vous venez en Angleterre , apportez-y une
M garde-robe bien montée, et résignez-vous à payer tout ce
)) dont vous aurez besoin pendant le cours du voyage , cinq
)) ou six fois la valeur des objets que vous consom-
» merez. »
» Cette pathétique exhortation fit sur le bon Mentelli
tout l'elTet que j'en avais espéré ^ il renonça définitivement
à son projet de visiter l'Angleterre , avec cent cinquante
francs dans sa poche. Je le vis souvent pendant mon séjour
à Paris. Il me pria de lui faire parvenir un ouvrage sans-
krit , que j'eus le chagrin de ne pouvoir me procurer à
Londres. Habile dialecticien , il se plaisait à soutenir quel-
quefois des opinions insoutenables 5 c'était un jeu de son
esprit. Ses manières avaient de la douceur et de la séduc-
tion^ sa longue barbe et sa physionomie spirituelle et
grave rappelaient à l'imagination ces beaux portraits où
le Titien a représenté quelques-uns de ses contemporains.
Ami des hommes et de la société , il avait sacrifié sa vie cl
ses plaisirs à l'amour, ou plutôt à la passion de l'étiide :
personne enfin n'a jamais voué à la science un enthousiasme
plus désintéressé, un dévouement plus complet ni plus
dénué d'égoisme et de vanité. »
A la honte de l'administration Irariçaise , à laquelle la
l54 ORIGINE DES JOURNAUX EN ANGLETERRE.
munificence des chambres accorde des sommes si considé-
rables pour l'encouragement des sciences et des lettres,
M. Mentelli n'en a jamais reçu aucun secours. C'est ce-
pendant un homme prodigieux ; un dépôt immense de
savoir de tout genre. Géomètre , naturaliste, philologue,
il a tout lu et tout retenu. Demandez-lui ce que les écri-
vains anciens et modernes ont pensé sur telle ou telle ma-
tière, et, sur-le-champ, il va vous réciter de mémoire, dans
leur propre langue et dans leurs propres termes, tout ce
que les prosateurs et les poètes des différentes nations ont
pu écrire à ce sujet. Aussi , c'est avec plus de raison que
Pic de la Mirandole , que M. Mentelli dirait qu'il peut
parler r/e omni re scibili. Ce qui ajoute encore à la surprise
que causent l'étendue et l'immense variété de son savoir,
c'est qu'il n'a reçu aucune éducation et qu'il a tout appris
par lui-même. Une pension de cinq à six cents francs suf-
firait à ses besoins, et on ne la lui a pas donnée !
{New Monthiy Magazine.)
{n^'im bes ^outuAUJC eu ^^n^UUrti.
Ce fut pendant les guerres civiles que les journaux,
proprement dits, parurent pour la première fois en An-
gleterre. Le Mercure anglais , publié par l'ordre d'Elisa-
beth , ne peut pas être placé dans celle catégorie , puis-
qu'il n'y avait pas de périodicité dans sa publication. Il
avait été établi par cette grande princesse, à une époque très-
difficile de son règne, pour répandre les nouvelles qu'elle
avait intérêt à faire connaître , et démentir les bruils que
ses ennemis faisaient circuler.
11 existe trois numéios de cette collection au Musée Bri-
ORIGINE DES JOCKKALX KN ANGLETEHRE, i55
lannique. Le premier porte le numéro 5o ; il est daté de
juillet i588. Son titre est : « Mercure anglais , publié avec
autorisation pour démentir les fausses nouvelles. » A la fin
il y a : a Imprimé par Christophe Barker , imprimeur de
Son Altesse. » 11 paraît qu'à cette époque, Elisabeth n'avait
pas encore pris le titre de Majesté. Le Meixure anglais
n'était pas publié à des époques régulières; mais seulement
lorsque les circonstances l exigeaient, et qu'il s'était passé
des événemens importans. Par exemple , la publication du
numéro 5o avait eu lieu le ^3 juillet ; celle du numéro 5 1 ,
le 26 ; tandis que le numéro suivant ne parut que plus
d'un mois après.
Le premier article du numéro 5o, daté de Whitehall ,
le ^3 juillet i588 , contient une communication de Sir
François ^\ alsingham , portant que, le 20, on avait aperçu
la Grande Armada , s'approchant du canal avec un vent
favorable. On donne ensuite le détail de la flotte de Sa
Majesté , qui se composait de quatre-vingts voiles , divisées
en quatre escadres , commandées par le lord grand-amiral
Sir Francis Drake , et les amiraux Hawkins et Forbisher.
Le Mercure anglais ajoute que l'ennemi ne paraissait pas
avoir moins de cent cinquante navires : mais , qu'aussitôt
qu'ils avaient été reconnus , du haut du grand mût de la
flotte anglaise , les matelots , au lieu de témoigner de la
crainte, les avaient accueillis par de vives acclamations
de joie. On trouve ensuite le récit de la victoire remportée
sur la Grande Armada, le 21 juillet. L'article finit ainsi :
« Grâce à Dieu, il n'y a aucun doute que cette injuste
et audacieuse entreprise tournera à la confusion et à la
honte éternelle du roi d'Espagne 5 car toutes les classes de
la nation, sans distinction de rang et de religion, sont
résolues à défendre la personne sacrée de leur souveraine ,
et les lois et la liberté du pays , contre les envahisseurs
étrangers. »
l56 OIUGIKE DES JOLRAAVX £::« AINGLETEURE.
Une lellre de Madrid, datée du i6 juillet, donne des
détails sur les espérances conçues par le roi d'Espagne.
Le numéro 54 ne parut qu'après un intervalle de quatre
mois, il est daté du 0.4 novembre. Il contient le récit des
solennités religieuses qui eurent lieu à l'occasion des suc-
cès obtenus sur la flotte espagnole. S. M. se rendit en
grande pompe à St. -Paul ; elle dîna au chapitre et revint
à Whitehall , à la lumière des torches.
Lorsque ce mode de transmettre les nouvelles politi-
ques fut abandonné , il ne fut remplacé par aucun autre ,
pendant plusieurs années. Sous le règne de Jacques I", on
publiait de tems à autre de petits in-quartos sous le titre de
Nouvelles de V Italie, de l'Allemagne, de laliongrie, etc.
Ces brochures étaient données, en général, comme des
traductions du hollandais.
Aucune discussion ne pouvait exister, et il ne pouvait
y avoir d'autres communications que celles qui plaisaient
au gouvernement , quand la chambre éloilée exerçait une
autorité sans contrôle sur les libertés des auteurs, et que
le premier des Stuarls anglais faisait promulguer de fré-
quentes proclamations qui défendaient à ses sujets de s'en-
tretenir de matières politiques. D'ailleurs, à cette époque,
le public qui lisait n'était pas très-nombreux, et les trans-
missions par la poste n'étaient pas encore bien établies.
Pendant la guerre civile, les journaux se multiplièrent
beaucoup. Des volées de Mejcures , car c'était le titre
favori, étaient répandues toutes les semaines, avec des
nouvelles rovalcs ou parlementaires. Dans le cours d'une
année, il en parut une vingtaine : voici quels étaient les
titres de quelques-uns : « Ei'énemens mèmorahles de
r Angleterre ; Journal de certaines transactions du par-
lement; Mercurius aulicus; Mercurius civicus ; Mercurius
rusiicus, ou plaintes de la campagne contre les vols, les
exactions cl les autres excès commis par les rebelles sur les
ORIGIINE DES JOl l'.NAUX l-.N AKGLliTElUlK. 1 J-
fîdèles sujets de Sa Majesté; le Mercure britannique, papier
parlementaire, etc., etc. Le Mercure de la Cour iul
d'abord publié à Oxlord, en janvier i643, pour démentir
les nouvelles répar.duesparles télés rondes on les partisans
du parlement. Ce projet est exposé dans une espèce d'in-
troduction.
A la restauration , les ailes de la renommée furent re-
plovées, et les 3frrcures disparurent. Sous Guillaume et la
reine Anne, quoique la presse fût libre à quelques égards, et
qu'on établit plusieurs journaux littéraires , il n'existait
d'autre mode régulier de transmettre les nouvelles que la
Gazette de Londres qui avait paru, pour la première fois,
en 1642. Sous le règne des deux premiers rois de la maison
d'Hanovre, plus d'une demi-douzaine de journaux, presque
exclusivement consacrés à la publication des nouvelles ,
furent établis à Londres. Mais la rédaction de ces jour-
naux était fort imparfaite à l'avènement du feu roi, et dans
les années postérieures , la Chronique de Londres , celle de
Saint-James, ï Avertisseur quotidien , etc. , ne contenaient
aucune discussion politique, aucun compte des débats du
parlement ou des cours de justice. Les débats du parle-
ment, à celte époque , semblent avoir été aussi inconnus à
la généralité du public, que les délibérations du conseil
privé. Le commencement et la fin de la session étaient
quelquefois mentionnés dans un seul paragraphe ; et
quand un membre voulait faire connaître à ses constituans
la ligne particulière de conduite qu'il avait suivie, il était
forcé de communiquer avec eux par une correspondance
journalière.
Il est inutile de parler de l'extension qu'ont prise main-
tenant les journaux. Un rapport officiel de l'administration
du timbre portait que le nombre de feuilles publiées cha-
que semaine à Londres s'élevait à 3oo,ooo, et dans les
l58 ORIGINE DES JOL'RNALX EZ» ANGLETERRE.
comtés à 65o,ooo ; ce qui fait à peu près un million par
semaine, et cinquante millions par an.
Il serait impossible, sans donner beaucoup trop de
développement à cet article , de rendre un compte même
très-succinct de l'origine , du nombre et du caractère des
journaux étrangers. C'est Venise et la Hollande qui ont
précédé, à cet égard, les autres états de l'Europe. Il n'existe
pas aujourd'hui de capitale et bien peu de villes consi-
dérables , qui n'aient pas une ou plusieurs gazettes. C'est
dans les pavs les plus libres que les journaux ont le plus
prospéré. L'Amérique du Nord semble, avec la Grande-Bre-
tagne , être la terre classique de la liberté. On calcule que
le nombre de journaux publiés chaque année, en Améri-
que , dépasse vingt-cinq millions. La proportion entre le
nombre des journaux et celui des feuilles qu'ils vendent,
est beaucoup plus forte aux Etats-Unis qu'en Angleterre.
Peu de journaux quotidiens en Amérique ont plus de i,3oo
abonnés . et il n'v en a que trois qui en aient 4?5oo.
Comme les journaux américains ne sont pas timbrés, ils
n'ont pas besoin d un aussi grand nombre d'abonnés pour
se soutenir. Voici l'état que donne le National Intelli-
gencer des journaux publiés en 1810. Depuis, le nombre
des journaux s'esl accru dans la proportion de Sa pour 0/0.
OHIGIKE DKS JOtRNAlX EN A> r.l.EïEllUE.
'^9
Nc^v Hampshire... .
Massachusetts
Rliode Island
Conneclicut
Vermont
INew-York ..
New Jersey
Pcnsyl vaine
Delaware
!\!arylaiÉ(l
Dictrict (Je Colombie
V irgiiue
Caroline du Nord.. .
Caroline du Sud.. ,
Ge'orgic
Kentiifky
Tennesii
Ohio
Indiann
Alississi|(i
Nouvelle-Orle'ans .
Louisiane . . .
27
3S
->3
6
1 1
i4
5o
8
58
^79
32
71
.109
624,000
2,8-3,000
332, Soo
657,800
582,4')o
4»i3g,2oo
332,800
4,542,200
166.400
i,go3,îoo
686,400
1,289,600
4 16,000
842,40c
707,200
618,800
171,600
473,200
1 5,600
80,200
748,800
i5,ioo
22,222,200
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA. LITTÉRATURE, DES BEArX-ARTS , DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS , DE l'agRICULTURE , ETC.
Moyejis d'embellir les paysages. — Notre siècle, dont
certains déclamateurs se plaisent à dire tant de mal , aura
pourtant quelque droit à l'estime des générations futures.
Moins prévenue, ouplus indulgente, la postérité prendra la
peine d'examiner si les fautes qu'on nous reproche aujour-
d'hui ne furent pas le résultat d'erreurs inévitables : elle
mettra dans la halance , contre ces torts dont on parle trop,
des vertus sur lesquelles on se tait 5 de généreux efforts ;
des services rendus à la race humaine , au prix de sacri-
fices pénibles'' et continués avec une persévérance peu
commune. Cette génération, tant décriée par ses contem-
porains, pourra citer avec orgueil les intrépides voyageurs
qui se disposent à franchir les glaces éternelles du pôle ;
ceux qui escaladent les cimes de l'Himalava; qui bravent
le soleil de l'Afrique, et les animaux et les hommes de cette
contrée, non moins redoutables que son climat; elle
rappellera des travaux moins périlleux, mais recomman-
dables par une grande utilité ; de nouvelles conquêtes sur
la nature *, des races d'animaux , jusqu'alors iudépendans ,
soumises à la domination de l'homme, et réduites à un es-
clavage dont on ne nous fera point un crime. Elle dira que
ces expéditions lointaines ont multiplié les ressources de
l'agriculture et des arts industriels, varié les productions
de nos jardins, orné de nouvelles espèces de fleurs les
parterres, les fcn(krcs du citadin, l'intérieur des apparte-
mens. Des moralistes rigides blâmeront peut-èlre cet
emploi de l'activité et du trms de nos voyageurs; ils de-
KOUVELLES DES SCIENCES, ETC. jGl
manderont si des objets plus importans que des fleurs ne
réclamaient point leur attention, et n'eussent pas mieux
atteint le but raisonnable de leurs travaux et de leurs
pénibles recherches ? La réponse à cette question serait
peut-être en faveur de ceux qui se sont occupés de nos
plaisirs, en réunissant autour de nous les plus belles
plantes qui font la parure de la terre , et que notre climat
ne repousse point. On ne peut nier qu'une ame saine et
dont les organes ne sont point altérés est ramenée sans
cesse, par un penchant irré^stible, vers les beautés cham-
pêtres-, qu'elle est tourmentée du besoin de les contempler,
et de se livrer aux impressions qu'elle en reçoit. Secondons
de tout notre pouvoir ces heureuses dispositions -, multi-
plions autour de nous les causes de ces émotions douces et
salutaires qui délassent l'ame des fatigues de la pensée , et
lui procurent le seul repos qu'elle puisse goûter avec dé-
lices. C est au sein de ces jouissances paisibles que son
essence se purifie, et qu'elle revient par degrés à son état
primitif : qui ne l'a point éprouvé , remarqué plus d'une
fois, avec une satisfaction toujours croissante ?
Loin de blâmer les ornemens que lart du jardinier
prend dans la nature même pour embellir les paysages ,
essayons de lui créer de nouvelles ressources, de lui in-
diquer les movens de perfectionner encore son aimable
industrie. En quoi consistent les beautés de cette nature
champêtre que nous imitons de notre mieux dans nos
jardins, dont nous réunissons les traits épars, pour en
composer des ensembles encore plus parfaits que les créa-
tions spontanées , de même qu'aucune femme vivante ne
pouvait égaler la Ténus de Phidias ? Nos jardiniers, dont
les chefs-d'œuvre sont admirés de toute 1 Europe, ont déjà
deviné le secret des charmes de cette nature, quant au
choix et aux combinaisons des végétaux^ il n'est peut-être
plus possible de rien ajouter à l'art de grouper les arbres
XII. l I
162 NOUVELLES DES SCIENCES,
et les plantes, de les approprier au sol et à la figure du
terrain. On fera sans doute encore des acquisitions pré-
cieuses : l'Amérique , l'Océanie et même l'ancien conti-
nent nous feront de nouveaux présens ^ mais la place de
ces nouveaux venus sera marquée dès qu'ils se présen-
teront. L'ordonnance de nos jardins est réglée d'après des
préceptes tellement conformes à la raison , qu'ils ne peu-
vent pécher contre le bon goût, et peuvent être regardés
comme invariables.
Mais il reste encore à donner un charme de plus à cette
nature déjà si belle : qu'on lui communique une vie plus
active, en peuplant les bosquets d'babitans qui ne les
endommagent point; dont les mœurs, les mouvemens, le
bruit même renouvellent sans cesse nos impressions ; dont
les formes gracieuses plaisent aux yeux; dont la vivacité
nous égayé. Qu'ils y soient nos hôtes, et non pas nos cap-
tifs ; offrons-leur ce qui suffit à leurs besoins, sécurité et
subsistance; réalisons et complétons la volière de Julie
d'Étanges. Lorsque les bosquets et les parcs éprouveront
les inconvéniens d'un excès de population, ils feront des
colonies dans les forêts : faisons en sorte que ces établisse-
mens prospèrent, car ils sont le but de tous les soins que
nous aurons pris pour fixer au milieu de nous ces espèces
étrangères. Nous les recommanderons spécialement aux
chasseurs qui trouveront assez d'occupations à la poursuite
des animaux malfaisans ou incommodes, et ne refuseront
pas leur protection aux espèces inoffensives, et, à plus forte
raison, à celles dont nous avons besoin. Buffon a déjà
plaidé la cause de l'écureuil ; serait-il nécessaire de prendre
la défense du rossignol, de la fauvette, de l hirondelle,
de tous les oiseaux qui préserveraient les vergers des ra-
vages que les insectes y causent trop souvent, si notre
imprévoyance ne laissait pas continuer la destruction de
ces coopérateurs qu'il faudrait nous procurer, si nous ne
Dl' COMMi:ilCr. , DE LlKniSTIUK, ETC. 1 (j!^
les avions point? Comme nous conservons plus soigneuse-
ment les choses dont Taequisilion nous a coûté plus cher,
les nouvelles espèces d'animaux que nous tenterions de
naturaliser ne seraient pas abandonnées à la destruction,
comme les indigènes, et la protection qu'elles recevraient
s'étendrait sur celles que nous traitons aujourd'hui avec
tant d'injustice et d'ingratitude.
Cherchons donc, sur toute la surface de la terre, ces
nouveaux compagnons qu'il serait possible de donner aux
habitans actuels de nos forêts et de nos campagnes. Ne
perdons point de vue qu'il s'agit seulement de leur faire
accepter l'hospitalité , et nullement de changer leurs ha-
bitudes , encore moins de leur faire porter le joug de la
domesticité. On ne leur demandera que de rendre nos pay-
sages encore plus agréables , plus animés , de se livrer avec
une entière confiance à leurs inclinations, de sauter, cou-
rir, jouer comme s'ils étaient seuls , et très-loin de nous.
Nous choisirons les espèces sédentaires ; car ce serait vai-
nement que nous essaierions de fixer les bandes vaga-
bondes pour lesquelles il semble que le monde entier n'est
pas assez vaste. Nos vues, comme on le voit, sont tout-à-
fait différentes de celles de la Société du musée zoolo-
gique (i) , dont l'objet est d'amener à l'état de domesticité
de nouvelles espèces , ou des variétés d'animaux qui four-
nissent aux arts des matières qui leur manquent^ à l'homme,
un supplément de secours pour ses travaux 5 aux Apicius,
de nouveaux mets. Nous continuons les recherches que le
Dr. Mac-Culloch a commencées avec une rare sagacité (2);
recherches si attrayantes, et qui ne séduisent pas moins par
la variété des objets qu'elles font passer en revue , que par
les avantages qu'elles promettent. M. Mac-Culloch s'est
(1) Voyez, dans le N» 3 (septembre 1825, pag. 175) , le prospectus de
cette Société.
(2) Voyez la Revue Britannique , N" 4 (octobre iSaS, pag. 197.)
l64 NOUVELLES DES SCIENCES ,
chargé de l'utile ^ nous nous bornerons à l'agréable. Sa
tâche est la plus importante : la nôtre sera peut-être la
plus longue. Il exploite les eaux, la terre et l'air; nous
procéderons dans le même ordre , non pour lui disputer
aucune des conquêtes qu'il médite , mais parce que cet
ordre est commode , et conforme aux méthodes des
sciences.
L'art d'embellir la nature champêtre ne fera pas de lon-
gues recherches parmi les habilans des eaux : il ne dépend
pas de nous de leur préparer des demeures convenables ,
011 ils ne regrettent point les lieux de leur naissance. Si
nous avions le pouvoir de créer des ruisseaux d'eaux lim-
pides, ils seraient, par eux-mêmes, un assez bel ornement
des paysages; et, dussions -nous ne les peupler que de
truites aux taches brillantes, aux mouvemens brusques et
rapides, nous pourrions nous contenter de ce luxe, nous
aurions beaucoup fait pour l'agrément des promenades un
peu solitaires. Quelques espèces de cjprîus paraissent se
plaire dans de petits bassins , et ne redoutent point l'ap-
proche des spectateurs ; c'est de la Chine que nous avons
reçu la plus belle, et ce pays, où nos cultivateurs pour-
raient apprendre encore beaucoup de choses , n'est pas
épuisé pour nous , même en fait de poissons à'ornemejit.
Si l'on parvient quelque jour à familiariser les habitans
des mers avec les eaux douces , et les demeures étroites
qu'on peut leur offrir, nos choix auront une bien plus
grande latitude , quant à la beauté des couleurs et à la va-
riété des formes. Mais le désir d'orner la campagne , en
multipliant les pièces d'eau, doit être restreint entre des
limites assez étroites : si ces eaux stagnantes sont ren-
fermées dans des bassins en maçonnerie, ils ne peuvent
offrir qu'à un petit nombre de poissons des alimens peu
variés, insuffisans; l'espèce y dégénère promptement. Si
l'on fait de petits étangs dont 1rs bords se couvrent de
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. l65
plantes aquatiques-, où les vis , les méniantes dévelop-
pent leur belle végétation ; dont la surface se couvre
des larges feuilles et des belles fleurs du nymphéa blanc 5
Toeil sera satisfait de cette création de l'art, d'autant plus
que les oiseaux aquatiques seront attirés, et qu'on pourra
même y voir la poule d'eau conduire sa petite couvée , la
bécassine exécuter ses zigzags, et beaucoup d'autres objets
que ces lieux peuvent seuls réunir. Mais c'est un marais
que l'on aura formé : une culture bien entendue les con-
damne et tend à les détruire partout -, ses conseils sont des
ordres pour Ibomme raisonnable ; il ne leur préfère point
un amusement qu'il peut remplacer par un autre égale-
ment de son goût, et sans inconvéniens.
Parmi les animaux terrestres dont il est à désirer que
nos forets soient peuplées, parlons d'abord de ceux qui ne
les ont pas encore abandonnées, quoiqu'ils n'y trouvent
plus qu'une retraite peu sûre et une existence agitée par la
peur, et presque toujours terminée par les armes du chas-
seur. On devrait y laisser au moins le joli chevreuil, es-
sayer même de le rapprocher de nous sans le charger de
liens, en lui laissant son heureuse liberté. Plusieurs es-
pèces, même parmi celles que nous avons tout-à-fait domp-
tées, s'accommodent très-bien d'une vie moitié sauvage et
moitié domestique , vont dans les bois et reviennent à
l'homme : les femelles, surtout, contractent volontiers ces
habitudes -, les chevrettes n'y auraient peut-être point de
répugnance. Si elles devenaient dociles à la voix d'une
bergère , ne serait-ce pas un spectacle plein de charmes
que ce troupeau vif et léger, bondissant autour d'une jeune
fille , image si naturelle de l'innocence et de la candeur !
Le lait des rennes est , dit-on, beaucoup plus agréable que
celui de la vache et de la chèvre : cette supériorité de sa-
veur appartient peut-être au lait des femelles de toutes les
espèces du genre cerf, cl , par conséquent , à celui de la
l66 NOUVELLES DES SCIENCES,
chevrette. Dans ce cas, l'aimable petite nourrice, aux formes
élégantes, serait pour nous bien plus que l'un des orne-
mens des forets et des parcs : un intérêt plus affectueux la
rapprocherait de nous ; elle deviendrait un objet spécial de
soins attentifs, et Ion obtiendrait, tôt ou tard, des variétés
encore mieux appropriées à nos goûts que l'espèce primi-
tive, telle que nous l'avons trouvée dans les bois.
L'écureuil noir est plus beau que le roux. Tout en con-
servant l'espèce commune , il serait facile de propager la
variété. Il suffirait de multiplier, dans les forets, les arbres
conifères que les besoins des constructions réclament de-
puis long-tems, et dont les semences sont la principale
nourriture des écureuils noirs. Nous reviendrons sur ces
agréables et innocens animaux , en parlant des écureuils
étrangers : les nouveaux amis ne nous feront pas oublier
les plus anciens.
Le but spécial que nous avons en vue , et dont nous ne
voulons point nous détourner, nous éloigne des animaux
dont la forme ni les habitudes n'ont rien de gracieux : nous
ne recommanderons point le blaireau, nous abandonnerons
le loir à son sommeil et à ses destinées. Quant aux animaux
carnassiers, il y en aura toujours assez pour arrêter l'exces-
sive multiplication des petites espèces de rongeurs, et trop
pour la sûreté des petits oiseaux et de leur progéniture.
Passons maintenant aux quadrupèdes étrangers qui pour-
raient contribuer à donner encore plus de charme à la na-
ture, sous les climats tempérés. Nous accorderons sans
hésiter le premier rang au kangurou, dont la forme et la
démarche contrastent avec tout ce que nous offrent les es-
pèces indigènes. Puisque tous les animaux de ce genre ont
été confinés dans une grande île totalement privée de fruits
succulens , ils seraient mieux Irailés ici que sur le sol
natal; la question se réduirait à leur faire supporter nos hi-
vers, à les acclimalfM- par dcgn'S, jusqu'à ce qu'ils pussent
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE , ETC. l6'j
souflVir les plus grands froids de notre pays, ce qui ne
paraît nullement impossible. Accoutumés aux variations
subites et excessives de la température de la Nouvelle-
Hollande , ils se trouveraient très-bien pendant la belle
saison , sous un ciel qui est assurément beaucoup moins
capricieux.
Le spectacle, tout-à-fait nouveau, que nous offriraient
les kangurous serait encore plus extraordinaire, si l'on
parvenait à réunir toutes les espèces, depuis la plus petite
qui n'excède pas la grosseur d'un lapin , jusqu'au kangu-
rou géant , qui atteint la hauteur d'un homme lorsqu'il
repose sur ses jambes de derrière, étayé par sa longue et
forte queue, et que, tenant son corps perpendiculaire , il
observe ce qui se passe autour de lui.
L'agouti de la Guiane ressemble peut-être trop au lapin
par sa taille, sa forme et ses habitudes; on confondrait
souvent ces àe\\.\ espèces, et autant vaut s'en tenir pour
les campagnes à celle que nous avons. Mais cet ancien
habitant d'une contrée équatoriale , déjà presque natura-
lisé dans notre pays, est un exemple et une preuve de la
facilité avec laquelle les animaux changent de climat et de
température.
Débiis fossiles d'un animal non encore deciit. — tin
journal de l'Ohio, aux Etats-Unis, annonce qu'un bâtiment
est arrivé à Steubenville avec les membres d'un animal
non encore décrit. Un de ces membres avait 20 pieds de
long, 8 de large, et pesait plus de 1200 livres. L'épine
dorsale avait 16 pouces de diamètre, et les côtes 9 pieds
de long. On a calculé, d'après la dimension des membres,
que cet animal, quand il vivait, devait avoir 5o pieds de
long, 20 à 26 de large, et environ 20 pieds de haut, et
qu'il pesait au moins 20 ton. Ces membres ont été trou-
vés près du Mississipi , dans la Louisiane. C'est une des
l68 NOUVELLES DES SCIENCES ,
plus grandes curiosités naturelles qu'on ait encore vues.
Cet animal , dit le journal américain , devait autant dépas-
ser le colossal mammouth que le mammouth dépassait le
chien.
Chèvre ou gazelle à duvet des montagnes rocheuses.
(Rockv mountain goat.) — Si l'Amérique veut s'approprier
rindustrie du cachemire, elle n'aura pas hesoin d'aller
chercher la matière première en Asie ; elle trouvera dans
ses montagnes l'équivalent de ce qu'elle aurait tiré du
Népaul ou duBoutan. Il paraît que les naturalistes s'ac-
cordent à ranger parmi les gazelles ( antilope ) l'animal
qui porte ce précieux duvet, et dans le volume des tran-
sactions de la société linnéennede 1822, Smith le nomme
antilope lanigerat Ses cornes courtes , lisses, légèrement
annelées dans les individus âgés , et pointues, ne sont pas
des caractères assez distincts pour assigner la place que
cette espèce doit occuper dans la nomenclature, d'autant
plus que la forme du sabot , celle de la queue , du museau ,
les formes robustes des membres et le duvet sous un long
poil, rapprochent évidemment les indigènes des montagnes
rocheuses de leurs congénères, ou, tout au moins, de leurs
analogues asiatiques. Mais quelque nom que l'animai
d'Amérique doive porter définitivement , on n'hésitera
point à le mettre au nombre de ceux que l'industrie agri-
cole et manufacturière doive essayer d'amener à la do-
mesticité. M. le major Long a recueilli, sur cette espèce
encore peu connue, des notions assez importantes. Dans
le cours de son expédition aux sources de la rivière de Sain l-
Pierre, il rencontra M. Donald Mac-Kinzie, de la famille
de Sir Alexandre Mac-Kinzie auquel la géographie du nord
de l'Amérique a de si grandes obligations. M. Donahl tlail
chef des factoreries de la compagnie anglaise formée j)our
l'exploitation de celle partie de l'Amérique ; il c()nnai>Nail
DU COMMERCE, DE l'iNDL'STUIE , ETC. I 69
très-bien la chèvre des montagnes ; voici ce qu'il en dit au
major Long.
« Ces animaux se plaisent surtout dans les régions mon-
tagneuses. On les rencontre en grandes troupes vers les
sources de la Colombia , et dans les contrées adjacentes ^ ils
occupent un grand espace en latitude , depuis 60° jusqu'à
48° : on assure même qu'ils vont jusque dans le bassin du
INIississipi. En été, ils gagnent les hauteurs; en hiver, ils
descendent dans les vallons. Les indigènes leur font une
chasse très-fructueuse, et qui les nourrit pendant une
grande partie de l'année. Leur duvet et les longs poils
soyeux qui le dépassent, et semblent destinés à le garantir
contre tout ce qui pourrait l'arracher ou le salir, les font
paraître plus gros qu'ils ne sont réellement. Jusqu'à présent
leur fourrure n'est point recherchée , on ne s'en sert que
pour se couvrir les pieds durant Ihiver \ mais de bons juges
qui ont fait l'essai de leur duvet assurent qu'il est aussi fin,
aussi long, aussi propre à tous les tissus, que celui des
chèvres de l'Asie. Sa blancheur est un mérite de plus-, elle
est éclatante, et contraste singulièrement avec le noir
d'ébène des cornes et des sabots. La peau est très-épaisse,
spongieuse et très-souple,
)) Soit inexpérience, soit peut-être en raison de leur
nombre qui les rassure , ces animaux ne paraissent point
timides , et se laissent approcher d'assez près : mais les
chasseurs ne les attaquent que lorsque la faim les y con-
traint, et peut leur faire paraître supportable un aliment
insipide, et d'une odeur de musc, suivant les Européens;
les indigènes ne sont pas aussi difficiles, w
Décomposition de V hydrogène carburé, dans les lampes
à gaz portative s. — M. David Gardon, ingénieur de la com-
pagnie qui a fait, à Londres, l'entreprise de ces lampes àgaz,
fut averti par son fils que l'hydrogène déposait une grande
ino KOUVELLES DES SCIENCES,
quantité de charbon , lorsqu'il s'échappait sans brûler. Il
n'était pas difficile de découvrir la véritable excuse de cette
décomposition ^ M. Gardon vit sur-le-champ que le gaz .
condensé à quarante atmosphères dans l'appareil , s'était sa-
turé de charbon , en raison de sa densité, et que par consé-
quent il devait en perdre , en se dilatant, pour se mettre en
équilibre avec la pression ordinaire dune seule atmo-
sphère. Cette observation n est pas en faveur des lampes
nouvelles, si agréables et si commodes à plusieurs égards :
il est à craindre qu'elles n'aient l'inconvénient de répan-
dre une poussière noire, extrêmement subtile etpénétrante,
qui se dépose sur les meubles, et même dans l'intérieur
des armoires. On ne l'empêchera qu'en perfectionnant les
moyens de combustion, afin que rien n'échappe à l'action
de l'oxigène de l'air. L'hydrogène brûle le premier, à une
température moins élevée 5 le charbon précipité en plus
grande abondance ne pourrait être entièrement brûlé , si
l'appareil n'était point disposé pour conserver la tempé-
rature et prolonger la combustion.
Phénomène obsejvé sur les monts Nilghuenis. — La
raréfaction de l'atmosphère est très-sensible sur les INil-
ghuerris ou Montagnes Bleues de Counbetour, et le son de
la voix se fait entendre à une distance considérable. Déjà
le capitaine Pan^ , dans son voyage de découvertes aux ré-
gions polaires entrepris en 18 19, avait remarqué qu'au
milieu du plus grand froid, on percevait les sons éloignés
beaucoup plus dislinctement que de coutume ; mais ce
phénomène n'avait pas encore été bien constaté , et nous
apprenons qu'on peut l'observer, en tous tems, sur les INil-
ghuerris. Les naturels du pays se parlent souvent du haut
d'une montagne à l'autre, et sans qu'aucun effort soit né-
cessaire , surtout le malin et le soir , lorsque l'atmo-
sphère est calme ^ ils n'élèvent point la voix comme font
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 1^1
les étrangers qui cherchent à se faire entendre dans l'ë-
loignement, et prononcent chaque syllabe aussi clairement
que s'ils étaient près l'un de l'autre. En les voyant con-
verser ainsi entr'eux, on pense à ces passages de la Bible ,
où Jonatham s'adresse aux habitans de Sichem du sommet
de la montagne de Garizini , où David appela les gens de
Saûl et Abner d'une éminence fort éloignée du camp.
Si, au milieu de l'atmosphère épaisse de l'Angleterre, ou
même de 1 air plus pur des plaines de l'Indostan, on ne
saurait imaginer que des paroles puissent être entendues à
une aussi grande distance , les observations que l'on peut
faire sur les JNilghuerris n'en confirment pas moins ce que
nous lisons dans l'histoire sainte. Il est aussi digne de re-
marque, comme signe de l'extrême raréfaction de l'atmo-
sphère sur ces montagnes, que les corps célestes parais-
sent briller d'un éclat beaucoup plus vif que si on les
regardait de la plaine. Tous les étrangers l'ont reconnu ,
et en effet nous pouvons , par exemple , affirmer que la pla-
nète de \ énus répand autant de clarté que la lune dans ses
quartiers.
Influence salutaire de V exercice sur les daines an-
glaises — Un journal de New-York compare les passe-
tems des dames de cette ville à la manière de vivre des
Anglaises qui y séjournent. On jugera si Paris présente le
même contraste entre nos Françaises et les voyageuses
de la Grande-Bretagne qui conservent sans doute ici les
habitudes de Londres.
« D'où vient que, dans la foule qui se presse dans les
allées de Broad-T'Faj , on distingue sur-le-champ une
Américaine d'une Anglaise? L'éclat du teint, rincarnat
des joues , une démarche ferme, mais sans grâce, décèlent
l'élrangère ; une taille svelte, élégante, des mouvcmens
])leins de grâce et d'indolence ne laissent p-oinl douter que
1 aulre dame ne ^oit une de nos ronciloyenncs. Suivons,
1^2 NOUVELLES DES SCIENCES,
durant toute une journée, ces personnes si différentes au
premier coup d'oeil. L'Anglaise vêtue chaudement, et qui
ne s'emprisonne pas dans ses habits , trouve chez elle
d'utiles occupations : sort-elle pour se promener Pelle monte
à cheval , prend un exercice réel et prolongé , rentre fa-
tiguée -, mais elle a fait provision de santé et donné de
nouvelles forces à sa vigoureuse constitution. Suivant les
opinions de ses compatriotes , elle regarde l'exercice comme
le préservatif le plus sûr contre la plupart des maladies et
des infirmités auxquelles nous sommes exposés. Nos belles
Américaines prennent aussi de l'exercice : elles se le per-
suadent, au moins, lorsqu'elles ont parcouru nonchalam-
ment la longueur du Broad-Way. Sitôt après le déjeuner,
nos dames sortent dans un élégant négligé , et vont faire
leurs emplettes. Avec une ombrelle à la main, et quelque
peu de monnaie dans une jolie bourse, elles vont lentement
de magasin en magasin , font déployer les étoffes, exa-
minent chez l'un des cachemires du plus grand prix, ad-
mirent chez l'autre de magnifiques diamans , et finissent
par acheter un éventail en plumes, ou une paire de gants.
Rentrées chez elles à deux ou trois heures, elles se jettent
sur un lit, jusqu'à ce qu'il soit tems de faire leur toilette
pour dîner. En sortant de table , même désœuvrement ,
même inaction. Et ces dames croient avoir fait de V exer-
cice l au lieu d'aller respirer l'air balsamique de la cam-
pagne, elles n'ont fait que se mouvoir dans l'atmosphère
grossière de nos rues, et, de là, cette pâleur et ces joues dé-
colorées. Le tems qu'elles ne passent point dans les rues et
les boutiques, à table ou à leur toilette, est la partie de
leur vie qu'elles laissent s'écouler, couchées mollement sur
un lit : cette attitude a tant d'attraits pour elles ! le lit ob-
tient même une partie de leur journée. C'est ainsi que leur
faiblesse ne lail (jn augmenter, et que l'espèce do lassilude
causée par un trop long repos se fait sentir dans touis leurs
mouvcmcns.
DU COMMEnCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. l'j'5
» Il y a donc , entre nos dames et celles de la Grande-
Bretagne, des différences qui ne sont pas toutes à notre
avantage. L'Anglaise est raisonnable dans le choix et la
forme de son habillement ; elle ne sacrifie point à la mode ,
mais quelquefois aussi elle néglige trop les grâces : l'Amé-
ricaine bravera toutes les saisons, dans l'espoir de paraître
à son plus grand avantage. La première ne craint pas le
contact de la flanelle , s'enveloppe d'un bon manteau, et
sait échapper aux rhumatismes : les étoffes légères qui
parent la seconde , dont les plis ondoyans ont tant de
grâce , qui secondent si bien une taille élégante et souple ,
toutes ces armes de la beauté n ont aucun pouvoir sur les
fluxions, les fièvres de consomption... Mais gardons-nous
de mettre le pied dans les domaines de la faculté : elle est
jalouse de ses droits et sait se venger. »
)cmc($ ^^(^mU$.
Restauration du nez détruit. — Le 1 6 avril dernier,
M. Liston, chirurgien d'Edinbourg, fit une opération
très-singulière sur la figure d'un jeune homme dont le nez
avait été presqu'entièrement détruit par un grand coup.
Son visage était devenu hideux, et ressemblait plutôt à celui
d'une tête de mort que d'un être vivant. On appelle cette
opération taliacotian , du nom du chirurgien qui l'a faite
le premier. C'est la première fois qu'elle avait eu lieu à
Edinbourg. Il serait difficile de dire ce qui était le plus
digne d'admiration , de la dextérité de l'opérateur ou du
courage du patient. L'habile chirurgien commença d'abord
par couper une petite portion du peu qui restait du nez
primitif, afin de former une surface à laquelle le nouveau
nez pût être attaché et adhérer complètement par l'union
vitale des parties. Il fit descendre ensuite du sommet du
I-r/j ROVVELLES DES SCIENCES,
front des muscles et une portion de peau assez considé-
rables pour que, après avoir été étayée, elle pût présenter
l'aspect de Torgane détruit. On pratique, dans cette peau,
des ouvertures pour figurer celles des narines. Le tout est
ensuite solidement attaché au visage par des coutures
d'aiguille. Généralement les chairs ne tardent pas à adhé-
rer fortement les unes aux autres et à se dessécher. Il est
vrai qu'une plaie d'une vilaine apparence reste sur le
front ^ mais bientôt les chairs se rapprochent , et il n'y a
plus qu'une cicatrice ; ce qui est une difformité bien légère
k côté de Tabsence presque totale du nez. L'opération de
M. Liston ne dura guère qu'une demi-heure; mais le tems
pendant lequel le bistouri fut activement employé ne fut
que de trois minutes. C'est seulement pendant celte partie
de l'opération que la douleur est très-intense.
République Bolivia ou du Haut-Pérou. — Le Haut-
Pérou, qui compose la nouvelle république de ce nom,
contient plus d'un million d'habitans. Cette population
possède des qualités qui paraissent devoir l'appeler à
des destinées aussi prospères que celles des autres états du
continent américain. Elle est, généralement parlant, la-
borieuse et intelligente ; les hommes sont courageux ,
sobres, ])atiens, et capables de supporter de grandes
fatigues; ils se plient facilement à la subordination mili-
taire , et s'attachent avec une vive reconnaissance à leurs
chefs. On calcule qu'il sera possible d'organiser et d'entre-
tenir, dans ce pays, une force militaire toujours disponible
d'environ 12,000 hommes-, ce qui donnerait une grande
consistance à cet état naissant. Malheureusement Bolivia
ne possède qu un seul port de mer, si même on peut np-
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 1^5
peler ainsi Bobija , petit havre situé sur la Pacifique, dans
la province d'Alicama. L'eau y est rare, et il n'y existe
encore sur la côte que quelques cabanes de pêcheurs. Un
désert sablonneux sépare Bobija de la ville d' Alicama , qui
est elle-même éloignée d'environ i3o lieues de celle de Po-
tosi. Le Libérateur a l'espérance d'obtenir de la république
du Pérou le port d'Arica qui est situé dans la province
d'Arequipa. Il négocie avec le gouvernement de cette
république un arrangement dont l'objet, pourBolivia,
serait de se faire céder ce port avec toute la portion de la
province d'Arequipa, qui est limitrophe du Haut-Pérou,
Arica serait à la distance de i6o lieues de Potosi. Le projet
du Libérateur paraît être de transférer le siège du gouver-
nement à Cochabamba, ville située au milieu d'un terri-
toire fertile et bien arrosé , et qui deviendrait , dans ce cas,
capitale de la république. Les richesses de Bolivia ne
consistent pas uniquement dans ses mines , mais aussi
dans ses productions agricoles. Les deux départemens de
Cochabamba et de Santa- Cruz jouissent d'une tempé-
rature très-doQce , et contiennent des terres tellement
fertiles , qu'elles alimenteraient facilement plusieurs mil-
lions d'habitans. Ges terres sont arrosées par des affluens
du Eio de la Plata, qu'on pourrait unir par des canaux, et
qu'on rendrait sans peine navigables pour des bàtimens à
vapeur. La ville de Potosi contenait autrefois, dit-on,
i3o,ooo habitans, et on y frappait annuellement , terme
moyen , cinq millions de piastres 5 mais pendant les der-
nières révolutions, la population s'est réduite à 90,000, et
le nombre des piastres monnayées à environ un million
par an. Cependant, pendant les cinq mois que le pays fut
gouverné par le général Millar, comme chef civil et mili-
taire , la population de Potosi s'accrut considérablement
et le monnayage qui s'y fit s'éleva à près d'un million. Les
Indiens qui, depuis plusieurs années, ne s'occupaient près-
1-6 NOUVELLES DES SCIENCES,
que plus de recueillir les métaux précieux , afÛuèrent à la
capitale et apportèrent à la Monnaie des quantités consi-
dérables d'argent, et, durant cette courte période, tous les
produits augmentèrent dans la même proportion. Tel est
Tefifet de la confiance dans un système de gouvernement
doux et équitable. Dans d'autres tems, les Indiens, à
la vue de troupes en marche, fuyaient avec leurs fa-
milles et leurs effets précieux, comme pour échapper à
l'invasion dune force ennemie; mais aujourd'hui on les
voit se mêler indifféremment avec les soldats et avec les
colons, et montrer au milieu d'eux un calme et une sé-
curité qui naissent de la certitude qu'ils ont d'être pro-
tégés. Il ne manque à ces grandes et superbes contrées
qu'un demi-siècle de repos pour arriver à un degré de pros-
périté dont l'histoire du monde n'offre pas d'exemple ,
mais qui sera encore surpassé par les prodiges de l'a-
venir.
Après Bolivar , le général Sucre , grand maréchal
d'Avacucho, est l'homme qui fixe le plus l'attention dans le
Haut-Pérou , et même dans toute cette partie de l'Amé-
rique du Sud. Son caractère ferme et doux le fait res-
pecter et chérir par les peuples qu'il régit dans l'absence
de Bolivar. Heureusement que la grande ame de Bolivar
le préserve de tout sentiment de jalousie envers l'ami qui
le remplace dans le Haut-Pérou, et que, d'un autre côté ,
le dévouement du général Sucre, pour son protecteur,
ne lui permet pas d'envier la gloire et la faveur uni-
verselle dont il jouit. Le général Sucre est né à Cumana,
en Colombie ; il est jeune , car il n'a encore que trente-
deux ans -, sa taille est au-dessous de la moyenne , mais son
air est noble et sa phvsionomie heureuse. Chargé de veiller
aux intérêts de la nouvelle république, et de consolider
ses institutions naissantes, il s'occnpe de ce soin impor-
tant avec ardeur et succès.
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 1^^
De la population et des manufactures de Cincinnati.
— Voici encore un nouvel exemple des prodigieux progrès
des Etats-Unis dans les voies de la prospérité. La petite
ville de Cincinnati est située sur le bord septentrional de
rOhio, dans le Kentucky, quelques Anglais y formèrent un
premier établissement en 1788, et jusqu'en i8o5 elle ne
présenta que l'aspect d'un grand village. Mais, à cette
époque, des émigrations assez considérables, de Baltimore et
des autres places orientales, vinrent augmenter le nombre
de ses habitans , et dès-lors sa prospérité prit un dévelop-
pement très-remarquable.
En 1818 , on y comptait 2,820 habitans^ en 181 3,
4,000 ; en 1819, 10,288; en 1824, 12,016; et, en 1826,
16,280. Ainsi , de 1810 à 1818, l'accroissement fut de
56o individus par an ou de 24 p. 0/0 -, de 181 8 à 1819 ,
de 1,048 ou 26 p. 0/0 -, de 1824 à 1826, de 2,107 ou ^7
p. 0/0.
Voici la population relative de quelques villes qui ont
fait des progrès presque aussi rapides que Cincinnati :
ProT
dence.
Alba
ny.
p.
ttsburg.
En 1800
7,6,4
179»
6,021
I8IO
4,768
1810
10,071
1810
9,356
1820
7,248
1820
11,767
1820
i2,55o
1825
i6,ooo
1825
i5,5oo
1826
1 1,223
Ricbmnnt.
L
ouisv
111e.
\ei
-Orléans.
En 1800
5,537
1820
4,012
1802
10,OOU
1810
9,755
1826
7,200
1810
17,242
i8îo
la, 046
1820
27,176
Les habitans de Cincinnati se font tous remarquer par
leur esprit actif et entreprenant , et la prospérité générale
commence à attirer l'attention des capitalistes. En effet
la situation de cette ville favorise beaucoup les spécula-
tions commerciales : des bateaux à vapeur voguent déjà
XII. 12
1^8 NOUTELLES DES SCIENCES ,
sur toutes les rivières navigables et facilitent les débouchés.
Les produits industriels de Cincinnati sont répandus dans
le Rentucky , à la Louisiane , cbez les Illinois , au Mis-
sissipi , où ils sont recherchés et admirés autant pour leur
beauté que pour leurs qualités substantielles.
Au mois de décembre 1826, on comptait dans la ville
7,990 hommes, 7,55o femmes et 690 noirs ^ il y avait
28 ecclésiastiques, 34 avocats et attornies (procureurs ),
et 35 médecins. Huit cents personnes s'adonnaient aux en-
treprises commercial3s , 5oo à la navigation 5 environ
3,000 étaient employées dans les manufactures , dont le
nombre s'est beaucoup augmenté, surtout depuis deux ans.
En 1826, la valeur des articles fabriqués, ou, en
d'autres termes , les produits de l'industrie des artisans et
des mécaniciens de Cincinnati , se sont élevés jusqu'à
i,85o,ooo dollars ( 9,990,000 francs ).
On distingue , parmi les établissemens les plus considé-
rables , ceux de MM. Tatem et uls , où l'on emploie an-
nuellement 1^5 tonnes de saumons de fer à la confection
des machines à vapeur, et ceux de MM. Alvin Washburn,
Goodloe et Harkness. Dans la manufacture de ces derniers,
on compte 336 métiers, qui produisent, par semaine,
600 livres de coton filé , ou 3 1,000 livres par an.
Il y a dans la ville un laboratoire de chimie , une dis-
tillerie , un fort grand nombre de fonderies , deux pape-
teries , une rafinerie de sucre ^ l'on y fabrique 45 1,000
livres de savon , 332, 000 livres de chandelles, 10,000,000
de briques , etc. , de la valeur d'environ 76,500 dollars ,
ou 45i3i,ooo francs. On peut supposer, d'après cela ,
qu'un jour viendra où les produits industriels des Etats-
Unis ne seront pa> moins importans que leurs produits
agricoles. Mais c'est surtout des produits intellectuels que
la population de ces états est avide , et le nombre des im-
primeries s'v accroît d'une manière prodigieuse. Il v en a
nV COMMERCE, DE L INDlJSïRIE , ETC. l'jC)
neuf à Cincinnati. Voici le relevé des ouvrages sortis de
leurs presses en 1826 : 61,000 Almanachs; 5 5, 000 Spel-
lîrig bools ( alphabets ) ; 3o,ooo Primers ; 3, 000 Bibles ;
3,000 American Preceptors ,• 3, 000 American readers ;
3,000 Introduction to theenglish reader; 5 00 Ilanunond' a
Ohio reports ; 5 00 Sjmne's Theorj ,• 3, 000 Kirkhanis
Granimar ; 1,000 T^ine dressers' Guide; i \^ooo Bro-
chures; 5,000 Tables (withmétiques ; 2,000 Murray's
Grammar; i ^^00 Familj phjsician; i4,200 Testaments,
hymnes et livres de musique. On ne pourrait citer aucune
ville de France d'une population égale à celle de Cincin-
nati , ou même d'une population très-supérieure , où l'im-
primerie ait pris d'aussi grands accroissemens.
Forçats à Lord des hulfcs ou pontons. — Un rapport
qui vient d'être présenté à la Chambre des communes par
le surintendant-général des dépôts des condamnés à bord
des pontons, fait connaître qu'il existe maintenant en
Angleterre dix pontons de ce genic , qui sont stationnés
aux différens ports suivans : Plymouth , Portsmouth ,
Shurness, Chatham, Wolwich et Deptfort , et qu'on en
compte deux de ce même genre établis aux îles Bermudes.
D'après ce même rapport, le nombre total des condamnés
à bord des pontons en Angleterre , aurait été , pendant les
derniers six mois de l'année 1826, d'environ 3, '700; les
frais d'entretien de ces dépôts se seraient montés, pour
cette même période, à la somme de 44?328 liv. st., et le
produit du travail des forçats qui y sont confinés, serait
estimé à celle de 32,55 1 liv. st. 5 d'où il résulterait que la
dépense de ces établissemens à la charge de l'Etat aurait
été d'un peu plus de 3 liv. st. (-jD fr. ) pour chaque con-
damné. Les deux pontons stationnés aux îles Bermudes
contiennent 700 condamnés, et les frais d'entretien de ces
dépôts, à la charge du public ( déduction rnilo du produit
i8o NOUVELLES DES SCIENCES,
du travail des condamnés ) sont à peu près dans la même
proportion que ceux qu'on vient de faire connaître pour
ce même genre d'établissement en x^ngleterre.
Les condamnés sont employés à la construction des vais-
seaux , dans les chantiers du roi et à divers autres genres
de travaux publics. Ceux d'entre eux qui sont trop jeunes
ou trop débiles pour pouvoir exécuter des travaux pénibles,
sont employés à confectionner des vétemens ou autres
objets à l'usage des autres condamnés. On remarque que
les très-jeunes forçats, dans ces dépôts, sont plus réfrac-
taires que les hommes faits, et ont besoin d'être soumis à
une discipline plus sévère. Ils sont tenus à bord d'un pon-
ton à part.
Manuscrit curieux du teins de Henri J' III. — A l'une
des dernières réunions de la société des Antiquaires de
Londres , il a été rendu compte , par l'un de ses membres ,
d'un manuscrit fort curieux qui appartient au tems du roi
d'Angleterre Henri Mil, et qui est la propriété d'un par-
ticulier, nommé Pickering, habitant Chancery Lane, à
Londres. Ce manuscrit est un état de la dépense particu-
lière de ce prince, état qui s'étend depuis l'année iSag
jusqu'à celle de i533. Il paraît, d'après les détails contenus
dans ce document, que Henri Mil vivait, à cette époque,
avecbeaucoup de magnificence, qu'il entretenait à la fois
douze palais -, qu'il perdait considérablement d'argent au
jeu et qu'il en donnait beaucoup en aumônes. Entre autres
articles assez singuliers de dépense , se trouve : « Pour les
salades de S. M. , un flacon d'huile apporté de Calais, par
un courrier expédié par ordre du roi à cet effet; » puis
((une gratification au cuisinier chargé spécialement de
faire les poudings du roi. » Tous les comptes que comprend
cet état sont signés par le roi, comme examinés et ap-
prouvés par lui. Ce manuscrit, dont il sera publié quel-
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 101
ques extraits, contient une foule de détails intéressans sur
les mœurs, les occupations et les plaisirs des princes an-
glais, à celte époque.
^dccroissement singulier de la valeur des terrains dans
quelques circonstances particulières. — La vente qui vient
de se faire à Chellenham , d'une pièce de terrain , très-
favorablement située pour construire dans cette ville une
résidence à la mode, offre un exemple remarquable du
très- grand accroissement qu'a reçu, dans ces derniers
tems, la valeur des terrains. Ce terrain qui a été acheté,
il y a quelques années, au prix de 3o liv. st. ( 8io fr. ),
s'estvendu dernièrement à celui de 1,700 liv. (42,000 fr.).
Dans le cours de la dernière guerre , il s'est présenté en
Angleterre plusieurs exemples du même genre, malgré
lu détresse générale qui régnait. Ainsi , dans le comté
de Lancastre, une petite terre, après avoir été vivement
contestée à l'encan, s'est vendue pour deux cent vingt-cinq
fois le montant de son revenu annuel.
Ecoles de V Hindostan. — Nous avons déjà parlé des
nombreuses écoles établies dans l'Hindoslan , et les espé-
rances que ces utiles institutions avaient fait concevoir, se
réalisent chaque jour. Par l'excellent système que l'on a
généralement adopté , les connaissances solides se pro-
pagent avec rapidité, et déjà, dans le collège Hindou, la
plupart des élèves connaissent les élémens de la gram-
maire et de la littérature anglaise , et tous , l'arithmétique
et les principes de la philosophie naturelle. Les bienfaits de
l'éducation que l'on s'efforce ainsi de répandre ne peuvent
manquer d'amener les plus importans résultats, et surtout
d'introduire une amélioration sensible dans l'état de la
société.
La compagnie de dames pour l'instruction des jeunes fille:»
182 >Ot,VELLES DES SCIEKCES ,
flu Bengal, a déjà organisé trente écoles à Calcutta , où
j)lus de six cents enfans apprennent à lire et à écrire; et
un assez grand nombre à travailler à 1 aiguille. Celte der-
nière branche de l'éducation des femmes , qui n'est pas
la moins utile , ne deviendra plus générale que lorsque
les jeunes filles auront été réunies dans l'école centrale que
l'on construit en ce moment à Svmlia, et dont on est re-
devable à la libéralité du Rajah Baidynath Rai , qui a fait
don de 20,000 roupies à la société.
On a faussement avancé que , daprès le svstème des
Hindous , les femmes étaient retenues dans un véritable
état de dégradation. Peut-être , à l'exemple des nations de
l'antiquité classique , se trouvent-elles astreintes à des ha-
bitudes plus simples, à un genre de vie plus retiré que nos
dames de l'Europe moderne , qui rejetteraient bien loin
l'idée de s'v soumettre; mais on ne leur interdit jamais l'é-
tude et la culture des lettres , et elles inspirent partout le
respect. ISon seulement la plupart savent lire et écrire ;
mais un fort grand nombre cherchent à acquérir des ta-
lens divers , connaissent la musique , le dessin , et com-
posent des vers , surpassant à beaucoup d'égards nos jeunes
dames les plus accomplies.
On pourrait citer des femmes moralistes et philosophes
qui ont brillé dans les écoles de Bénarès et d'Ongein. avant
que l'université de Padoue nous en ait offert un exem-
ple en Europe. En un mot, rien dans Ihistoire passée
des Hindous ni dans leur système social ne saurait faire
supposer qu'ils aient interdit à leurs femmes l'exercice de
leurs facultés intellectuelles.
Les jeunes personnes européennes ou d'origine euro-
péenne , lorsqu'elles ont quelques talens et des agrémens
personnels, continuent à faire de riches mariages au Bengal
et dans les autres établissrmens anglais. Chaque année, les
écoles particulières établies dans ce but spécial à Londres,
DU COMMERCE, DE l'iNDTJSTRIE , ETC. l83
en expédient des pacotilles à Calcutta. Les amateurs vont les
attendre au débarquement , et le mariage est hienlùt con-
clu avec celles qui leur plaisent. Pondichéry , ce centre
jadis si florissant des établissemens français dans l'Inde ,
trouve quelque ressource, au milieu de sa décadence, dans
la beauté et les grâces de ses filles. Elles soutiennent avec
honneur la concurrence des jeunes Anglaises , et en fai-
sant de riches établissemens à Calcutta, à Madras, etc.,
elles se trouvent souvent dans le cas de secourir la détresse
de leurs familles.
Etat des faillites qui ont eu lieu chaque mois en Angle-
ten'e , dans le cours de i année 1826.
Janvier 20^
Février 3oo
Mars a53
Avril 293
Mai 271
Juin aSî
Juillet 124
Août 121
Septembre 124^
Octobre 12 1
Novembre 222
De'cembre ,,.,.. 21 1
2,567
Consommation du thé en ^éngleteri'e. — D'après un
relevé fait sur des états officiels, il paraît que, dans le cours
des dernières vingt années, la quantité entière de thé
consommé dans le Royaume Uni, est de 43o,3o8, i^olivres
pesant-, ce qui, année commune, ferait 2i,5i5,4o8 livres
par an ^ 4^3,758 par semaine, et 58, 947 par jour.
l8/| IVOUVELLES DES SCIENCES,
Pont suspendu construit par les Anglais sur le Gin.
— Le pont suspendu , que Ton vient de construire dans
l'Inde sur le Giri, est d'un prix inestimable pour les iia-
lurels du pays dont il favorise les communications et les
relations commerciales. Cette rivière sort du sommet du
Whartn, dans la chaîne des monts Himalaya, qui donnent
aussi naissance à la Jumna ou Jummah où elle va se jeter.
Le Giri forme, de distances en distances, d'immenses
cascades, et, dans les endroits guéables, se trouve obstrué
par des rochers sur lesquels on fixe avec peine des ponts
de planches, légers et mal assurés, qui sont fréquemment
emportés par les eaux à l'époque de la fonte des neiges et
qui exposent ainsi la vie de ceux qui les traversent. Le
nouveau pont suspendu a loo pieds dans oeuvre, et est
élevé de 80 à 100 pieds au-dessus du lit du torrent. U a G
pieds de largeur, et ses bords sont protégés par des para-
pets qui empêchent de voir le courant , afin que la pro-
fondeur et le bruissement des eaux ne puissent étourdir.
Le talent de l'ingénieur chargé de sa construction a sur-
monté tous les obstacles, avec l'aide des chefs des mon-
tagnes qui sentaient combien ce pont serait avantageux
pour leur pays. Il est dans le voisinage de Synde , dans la
partie la moins élevée de l'Himalaya, à quarante milles
au-delà de Sabathu où le Giri traverse la nouvelle route
qui conduit à Rampore, capitale du Bisahir. Chose singu-
lière , que l'une des contrées les plus sauvages de l'Inde ait
vu s'élever ce magnifique produit d'une industrie toute
moderne, tandis qu'au centre de la civilisation française,
on n'a pas encore pu en construire un , et que les débris
de celui qui avait été tenté à Paris, devant les Invalides ,
languissent sans honneur ^ur le rivage !
1)1; COMMEIVCE, DE l.'lKDUSTRlE, ETC. l85
Influence des engrais sur les qualités et la saveur de
certaines plantes alimentaires. — Cette question, qui in-
téresse à la fois la physiologie végétale , l'art du jardinier
et réconomie domestique, a été traitée par M. Mitchill,
de New-York , dans un discours que ce célèbre naturaliste
prononça l'année dernière, à la séance annuelle de la
société d'Horticulture de cette ville. Après avoir exposé la
puissante action des engrais animaux, sur la végétation,
leur efficacité pour fertiliser un sol stérile, rétablir et
conserver la fécondité des terres dont on tire les produits
les plus abondans ; il a traité spécialement des balayures
des grandes villes et des débris de leurs consommations,
employés comme engrais par quelques jardiniers des en-
virons. Si le jardinier les mêle avec la terre , avant que
leur décomposition soit achevée, ils nuiront de deux
manières , car ils pourront attaquer les organes des plantes,
les altérer en y introduisant des matières qui ne peuvent
être élaborées convenablement-, ou si le végétal peut digé-
rer ces alimens mal préparés, il conservera quelque chose
de leurs mauvaises qualités. Les racines s'en ressentent
d'abord : celles que l'on mange prennent une saveur désa-
gréable -, les raves et les navets sont principalement exposés
à cette sorte d'altération. Les chous s'en ressentent aussi,
mais c'est plutôt en perdant leur saveur qu'en en prenant
une nouvelle. On a remarqué que de toutes les racines
alimentaires, les pommes de terre sont celles qui parti-
cipent le plus complètement aux mauvaises qualités du
sol, en sorte que le plus sûr est de donner la préférence à
celles qui ont été cultivées' loin des grandes villes. Les
ognons viennent après les pommes de terre, quant à la
disposition à s'assimiler au sol qui les a nourris. Le fro-
l86 NOUVELLES DES SCIENCES,
ment n'échappe non plus à cette cause d'altération , sui-
vant Miller ; la farine de celui que l'on cultive autour de
Londres exhale quelquefois une odeur désagréahle. Le
tabac redoute le fumier de vache , et les asperges les eaux
de fumier quel qu il soit -, tous ces faits prouvent suffisam-
ment que les végétaux peuvent absorber une portion de
la matière des engrais qu'ils n'assimilent point à leur
propre substance , et qui leur communique ses qualités
désagréables ou malfaisantes. En ceci , l'organisation
végétale peut être comparée à celle des animaux. Tous les
corps vivans sont nécessairement soumis à quelques lois
communes. On sait que les débris des cuisines communi-
quent à la chair des domestiques une odeur désagréable
qui se fait sentir d'assez loin, et impose le dégoût des con-
vives. La chair du porc est plus ou moins bonne, suivant
la nature des alimens dont il fut nourri ; lorsque les perdrix
ne se nourrissent plus que de bourgeons d arbres , elles
deviennent amères ; dans les forêts de pins, durant l'hiver,
les tétras réduits à se nourrir des bourgeons de ces arbres
contractent une odeur et une saveur résineuses. Dans les
oiseaux aquatiques, dont le poisson est presque le seul ali-
ment, la peau est tellement pénétrée d'huile rance que sa
saveur est repoussante. Ces observations doivent diriger le
jardinier, le cuisinier et le gastronome -, il s'agit de leurs
plus grands intérêts, puisque, si le premier les négligeait,
sa culture serait décréditce par les mauvais légumes qu'il
mettrait en vente; si le second ne s'y conformait point, il
s'exposerait à manquer les plus beaux services d'un repas
d'appareil -, quant au troisième , sa prudence serait en dé-
faut, s'il allail, faute d'instruction , s'exposer à deux périls
au lieu d'un , c"esl-à-dire au malheur d'éprouver une in-
commodité plus ou moins grave , à la suite d'un mauvais
repas.
ÎDU COMMERCE, DE l'xNDUSTKIE , ETC. 1 S'y
BOURSE DE LONDRES.
Prix des actions dans les différens canaux , docks , trai'aux hf'
druidiques, compagnies des mines, etc. ^ etc., pendant le
mois de mai 1827.
Ashtou
Birmlnsliam
Coventry
Eleàoiere et Chester.. . .
Grande Jonctiou
HuddersCeld
Kenn»t et Avon
Lancaslre
Leeds et Liverpool. . . .
Oxford
Récent
Roclidale
StafFord et Worcesler. .
Trent et Mcrsey
Warwicket Birminghar
Worce^te^ et idetn. . . .
DOCKS.
('omniercial
Iodes orientales.. .
Londres
Ste.-Catlierine. . .
Indes occidentales.
fRAVAUX HYDRAULIQUES.
Londres (orientale)
Grande Jonction
Kent
Londres (méridionale).
Middlesex occidental...
COMPAGNIES DU GAZ.
Cité de Londres
Nonvelle cité de Londres.
Phénix
Impériale
Générale unie
Westminster
Albion
Alliance
Id. maritime.
Atlas ,
Globe
Gardian
Hope.
Impériale. . . .
id. sur la vi(
l,aw life
Londres
Protecteur. . . .
Rocli
Echange royal.
Pnit
primitif
des
Actions.
COMPAGNIES D'ASSURANCE.
des Ac-
ticnnaire?
i33
100
40
85
i4o
100
100
5o
100
100
5
5o
5
100
10
5o
S
5 00
5o
Mai
182'
2ÇP
1200
ICO
3o5
18
25 1
3f>
3r)3
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35
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Suo
1800
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46
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83
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9
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8 10
i5o
9-^
•y 10
20
1 5
2 i5
2-'.r,
i88
NOUVELLES DES SCIENCES ,
COMPAGNIES DES 31L\ES.
Ângln-Mexicaine
/(/. Chilienne
Bolaoos
Bré.silieane
Colombienne
Mexicaine
Real del monte
31exicaine- Unie. ..•
SOCIÉTÉS DIVERSES.
Compagnie d'Agriculture Australienne.
Exploitation du foi- anglais
Compagnie dWgriciilture du Canada. .
/(f. de la Colombie
Navigation par la -vapeur
Banque provinciale irlandaise
Compagnie de Rio de la Plata
Id. de la terre de Van Diemen. . .
Reversionary interest society
Compagnie au passage sous la Tamise.. .
Pnnt de Waterloo
Pont de Vauxball
Pbiï
primitif
des
Actions.
400
100
100
loo
400
40
MONTAST
des
versemens
des Ac-
tionnaires
4oo
3o
Mai
182-.
365
'9
36o
16
i3
0 10
3 10
20 10
Cours des fonds publics anglais et étrangei's, depuis
e 24 avril 1827 jusqu'au 1^ mai 1827.
FONDS ANGLAIS. Plus haut. Pl-is ba,. dern. cour..
Eank Stock, 8 p. 0/0 ao3 3/4- . . 202 2o3 3/4
3 pour 0/0 consolidés . . 83 5/8. . . 81 3/4-. . b3 1/1
3 p. 0/0 réduit 827/8... 81 82 3/4
3 i/a p. 0/0 réduit 89 i/a . . . 871/4.. Sç) 1/ j
Nouvcaai 4 p- 0/0 1001/8... 98 3/8 . . 1 00 . . . .
I-ongues annuités expirant en 1860 19 1/8,.. 18 i3/i6 19 1/8
Fonds de l'Inde, 101/2 p. 0/0 247 24^ '/^* • ^4^ • • • •
Obligations de l'Inde, 4 ['• o/'J 80s. p. m. 67 s. p. m. 8o^.p.lu.
Juillets de l'Echiquier, 2 d. |iar jour 53s. p. m. 4'^P''^- 5js.p.m.
DU COMMERCE , DE l' INDUSTRIE, ETC. I 89
FONDS ETRANGERS.
Plus bas. Jeni. cuur*.
Obligations autrichiennes, 5 p. 0/0 91 i/a.. go 1/2.. gi 1/2
Id.da Brésil id 63 5/8.. 57 i/a.. 58 »
/</. de Buenos- Ayrcs.. . . 6 p. 0/0 60 58 1/2.. 5g »
/rf. du Chili id 36.. .. Soi/a.. 3i »
i<f. de Colombie , 1822. . id. 33 3/8.. 261/2.. 27 1/2
Id. id., 1824.. id 373/8.. 3oi/2.. 3i 1/2
Id. du Daneinarck 3 p. 0/0 61 3/4.. 60 3/4 . . 61 i/4
Rentes françaises........ 5 p. 0/0 100 160 10 1 »
Id 3 p, 0/0 71 1/4 . . 69 1/4 . . 70 1/2
Obligations grecques.... 5 p. 0/0 16 3/4.. i5 3/4.. 16 1/4
Id. Mexicaines 5 p. 0/0 Sg 1/4. • . 55 57 »
Id. Id 6p. 0/0 718/8.. 663/4.. 68^4
Id. Péruviennes 6 d. 0/0 33 28 28 »
Id. Portugaises 5 p. o,'o 783/4.. 77 77 i/4
irf. Prussiennes, 1818.... id. 971/4.. g6 3/4.- g7 i/4
Id. id. 1822 id 98 1/2 . . g8 98 1/2
Id. Russes. id gi 8g 5/8. . 90 1/2
/</. Espagnoles id i3 12 3/8.. 125/8
CORRESPONDANCE.
LETTRE DE M. DE FRÉDIAIVI AU DIRECTEUR DE LA REVUE
BRITANNIQUE.
^ous nous empressons d'inse'rer la lettre suivante, qui nous a e'te' adressée
par M. de Frédiani. Nous nous contenterons d'observer que c'est à tort qu'il
suppose que nous nous rendons garans des faits recueillis dans l'article
dont il se plaint. Par la nature même de notre plan, nous ne pouvons
prendre sur notre responsabilité personnelle que les notes que nous joignons
quelquefois aux articles dont nous reproduisons les testes en français.
Paris , /f 2 g mai 1827.
Monsieur,
Le hasard a fait tomber entre mes mains , il y a quelques jours , le nu-
méro n du tome VI de la Re^-iic Britannique , dans lequel il est question
de la famille Frédiani, à l'occasion du Journal d'Antoine Viterbi, rédigé
par lui-même , tandis quil se laissait volontairement mourir de faim
dans les prisons de lias fia , en 1821.
Je n'ai pu, ^lonsieur, me défendre d'un mouvement de surprise, ea
IQO CORRESPONDANCE.
voyant un recueil aussi ge'néraleraent estime' que le vôtre , se constituer 1«
parie'gvrlste d'un homme qui, pendant toute sa vie, n'a fait qu'intriguer,
cabaler , prote'ger les malfaiteurs , effrayer les tribunaux , et se de'barrasser
de ses ennemis par la voie la plus courte , c'est-à-dire par l'assassinat.
INIa surprise a redouble' lorsqu'il m'a été démontré que vous avanciez des
faits contre l'honneur de la famille Frédiani, sous la simple garantie de
l'Anglais Benson , qui n'est resté que sis semaines en Corse, et qui, dans
l'empressement où il était de raconter les particularités de son voyage, n'a
pas craint de revêtir de pures fables des couleurs de la vérité.
Je dois donc vous apprendre , Monsieur, que Viterbi n'est pas mort de
faim dans les prisons de Bastia ; en effet, il résulte d'un rapport deM.Pieran-
geli, médecin du gouvernement , et d'un procès-verbal rédigé par cinq offi-
ciers de santé, qu'il s'est empoisonné avec soixante-douze grains d'arsenic.
Des poursuites ont même été dirigées contre un maréchal-des-logis de
gendarmerie , prévenu de lui avoir procuré la substance avec laquelle il a
abrégé ses jours.
Cela posé, vous sentez qu'il est assez inutile de rechercher si un individu
quelconque peut non-seuleinent vivre dis-neuf jours sans manger , mais
encore enregistrer minutieusement sur un journal ses sentimens, ses souf-
frances, les variétés de son pouls, ses heures de veille et de repos, et s'ex-
primer jusqu'au dernier instant avec une pureté de langage digne du plus
savant grammairien. Les gens perdus de réputation, sous la dictée desquels
Viterbi a écrit son prétendu journal, ou qui l'ont eux-mêmes compose et
donné à IVI. Benson, me sauront gré sans doute de ne point traiter cette
question qui, pour être résolue, ne parait exiger que les simples lumières du
bon sens.
Je dois vous apprendre en outre que jamais les Frédiani n'ont brûlé les
maisons de Viterbi ; jamais ils n'ont dévasté ses propriétés ; jamais on n'a
même songé à les accuser de l'assassinat de son père.
A la vérité, pendant que Donat de Frédiani, mon frère , et le colonel
Charles de Frédiani , mon oncle , étaient poursuivis pour cause d" opinions
politiques ; que le premier vivait loin de sa patrie , le second errait dans les
nirikis de la Corse , il a plu à Viterbi de rendre plainte contre eux pour l'in-
cendie de ses maisons. Sur cette plainte , le tribunal criminel du département
duLiamone les a condamnés par contumace, le 5 nivôse an VI , à neufans
de fers ; mais d'abord un acte de décès écrit de la propre main de mon-
seigneur Sébastiani , simple curé de canton, aujourd'hui évèque d' Ajaccio ,
constate que Charles Frédiani était mort dès le - vendémiaire an VI j c'est-
à-dire près de trois mois avant la prononciation du jugement, circonstance
que Viterbi ne pouvait ignorer, puisqu'il s'était transporté à l'église isolée
où Charles Frédiani avait été inhumé, et là il avait fait enfoncer la bière ,
et , poussant la vengeance au-delà de ce que l'imagination peut concevoir,
il s'était donné le barbare plaisir de frapper le cadavre de plusieurs coups
de poignard. Or , comme il est de principe en matière criminelle que
l'action publique pour rapplic,?''.'>n de la peine s'éleinl par la mort du
prévenu , il est évident qu'a l'ég,i:(i du colonel Frédiani le jugement du
5 nivôse an VI est entaché d'une nuliiié radicale ; ensuite et (juaiit à Donat
de Frédiani , à peine rentré en Corse, il s'est présenté devant le tribunal du
Golo et du Liamoiic , pour être jugé contradictoirement , et le 16 vendé-
miaire an X il a été honorablement acipiitté comme l'eût été le colonel de
l'^rédlani lui-même si la mort ne l'eût empêché de purger sa contumace.
Ainsi , ^lonsiciir , c'est à tort que vous avcx pris sur vous de publier que
h- tribunal acnit procédé contre la plainte printilii-c ( celle en réparation de
riiicendie )soit comme accusés de l^assassinat de Simon P^iterbi , et que
Its principaujr membres de cette famille muaient été condamnés en même
tcms aux indemnités réclamées par les J^iterbi et au.r galères pour dijr
«05 ; puisque d'une part l'assassinat de Simon \ iterbi ne nous a jamais été
imputé, el de l'iiiilre la r()ndamnati<>ii par rontiiinare était nulle relative-
CORRESPONDANCE. I91
ment au colonel Frédiani , et d'une injustice patente en ce qui concerne
mon frère.
Au surplus, les calomnies de M-Benson ont cté apprccices par le tribunal
correctionnel Je la Seine , qui, sur la plaidoirie de M. l'avocat Portalis, a ,
le 12 décembre dernier, condamné ]M. Paulin Paris à l'amende, pour s'être
rendu coupable de diffamation en traduisant l'opuscule de ÏNI. Benson, de
l'anglais en français. M. Paulin Paris ayant exécute' volontairement cette
condamnation, a, par cela même, rendu hommage à l'cquité des juges qui
se sont prononces contre lui.
J'aurais, Monsieur, beaucoup d'autres observations à vous faire sur les
erreurs graves , très-graves , que votre article renferme ; et, par exemple,
vous faites de Viterbi un he'ros etc'e'tait un monstre couvert de sang. Vous
le repre'sentez comme un ennemi juré de ISapole'on, et les pièces saisies
chez lui , en 1821, lors du procès criminel qu'il a subi pour avoir assassine'
mon frère , ont prouve' qu'il correspondait avec IS'apole'on à l'île d'Elbe, et
qu'il offrait en Titèmc tems ses services à M. le chevalier Bruslart , com-
mandant en Corse pour S. IM. Louis XVIII, se réservant de tromper l'un
ou l'autre au gré des événemens et de son intérêt particulier. Vous dites qu'il
était irréprochable comme père, et ses funestes conseils ont perdu son fils
qui deux fois a été condamné par conlutnace à la peine capitale pour
assassinat. Vous assurez qu'il croyait à l'cxisience de Dieu , et, au nombre
des pièces saisies chez lui, il s'en est trouvé une écrite de sa main, et sou-
tenant avec une série de réflexions irréligieuses les propres mots : Tout im-
posteur qui a voulu devenir le tyran des esprits et maîtriser la multitude ,
a du la mener par les lisières de l'espérance et de la terreur , le paradis
etl'enjer. Qu'il me suffise de vous attester qu'il n'y a peut-être pas, dans
votre récit apologétique, une seule ligne en faveur de Viterbi qui ne soit
manifestement controuvée.
Il me reste , Monsieur, en terminant cette lettre , à appeler votre atten-
tion sur les quatre faits suivans : \° Viterbi a été condamné au supplice des
assassins par magistrats depuis long-tems environnés de l'estime publique ,
et sur les conclusions d'un homme qui passe pour n'avoir jamais écouté
d'autres inspirations que celles de sa conscience.
2° La Cour de Cassation a confirmé la décision de la Cour criminelle de
Bastia. '
3" Le recours en grâce de Viterbi a e'te rejeté par le gouvernement.
4° Viterbi ne s est détermine a prendre du poison qu après avoir eu con-
naissance du malheureux succès des réclamations qu'il avait adressées soit
à la Cour de Cassation , soit à INL de Serre , alors garde-des-sceaux.
Je me flatte que vous voudrez bien insérer la présente dans le plus pro-
chain numéro de la Revue Britannique , et qu'ainsi vous m'éviterez de
vous citer en justice par application de l'article 1 1 de la loi du 25 mars 182a.
J'ai l'honneur d'être avec une parfaite considération, Monsieur, votre
Irès-humble et tiès-obéissant serviteur ,
De Frédiani,
Capitaine au oo<= répriment de ligne.
ERRATA DU 22' ET DU iZ' NUMÉRO.
Il s'est glissé , dans un certain nombre d'exemplaires de l'alphabet égyptien
qui fait partie du 32^ numéro, une faute très-grave. En tête du 2^ cartouche ,
z-aVicnàHArsinoè, il faut lire Bérénice.
Dans le 23« numéro , pag. 3o , ligne 16 , au lieu de : Mandrogola ; User :
Mandragore.
Pag. Sa , lignes 4 et 5 , même correction.
Page 49 > ligne 8 , au lieu de : Poccita; lisez : Procida.
Même page, ligne 10, le bon état devrait être imprimé en italique.
Mêïne page , ligne 12 , au lieu de : Muoia noi iiranni; lisez : lHuoiano
i tiranni.
JUIN 1827.
«V»**».VV\VWV»V1».\\\X»V\1\'«»W»\»»VV»V\\'V%VWV\-»VV\W»»\»«.V».«.V»VV»V*'\»%\V\^«.V»M
SCIENCES ÉCONOMIQUES.
j^istoirc ei prinripcs î>rs vlssurancrs sur la l1tc.
L'usage des assurances sur la vie n'a guère, jusqu à ce
jour, prévalu qu'en Angleterre ^ non que les peuples du
continent en ignorent les principes , mais par suite de la
pauvreté de quelques-uns, de la légèreté du caractère
de plusieurs autres et de Finstabilité comparative de leurs
institutions, et, par conséquent, du manque de cette sé-
curité qui est la base indispensable de ces sortes d'opéra-
tions. Ces causes, isolées ou réunies, ont beaucoup res-
treint le cercle de ces opérations chez toutes les nations
continentales, et chez plusieurs elles en ont entièrement
empêché l'introduction.
C'est un fait curieux , cependant , que ce sujet ait éveillé
1 attention des savans du continent, à une époque plus
ancienne qu'en Angleterre. Déjà , en 167 1 , le fameux Jean
de Witt publia un ouvrage en hollandais intitulé : De
vardje van de lifrenten, etc. ; son compatriote Van Hud-
den l'avait précédé dans la carrière. Ces écrivains trai-
tèrent ce sujet environ vingt ans avant qu'on eût rien
publié de semblable parmi nous. M. Struyck s'en occupa ,
en 174*^? 3^'6c beaucoup de succès ; et, en 1748, IM. Kir-
seboon publia des recherches fort intéressantes.
XII. i5
1^4 HISTOIRE ET PRIKCIPES
En France, les deux Parcieux, St.-Cyian etDuvillard,
se livrèrent à ces recherches, depuis l'année 1748 jus-
qu'en 1787 ^ en Allemagne, Euler, Sussmilch etWargen-
tin, s'en occupèrent également. Mais comme les données
sur lesquelles ces écrivains t'availlaient étaient fort im-
parfaites , leurs conclusions durent être fort peu satisfai-
santes, et par conséquent peu susceptibles de recevoir
des applications pratiques. Ces investigations scientifiques
ne produisant pas les résultats qu'on en attendait, les
hommes de la science ne tardèrent pas à cesser de s'en
occuper.
Les seuls pays de l'Europe continentale , chez lesquels
on ait tenté, jusqu'à présent, d'introduire l'usage des as-
surances sur la vie, sont la France, les Pays-Bas , le Dane-
marck et l'Allemagne.
Il existe, en France, deux compagnies qui ont cet objet
en vue : la Compagnie d' assurances sur la vie et la Com-
pagnie royale d'assurances. Les efforts de cessociétéspour
répandre la connaissance des principes de ces opérations ,
et des avantages qui résulteraient de leur application gé-
nérale, ont été très-actifs, très-persévérans et très-malheu-
reux. Elles ont distribué avec profusion des prospectus ,
des rapports , des exposés ; mais le tout inutilement. Elles
se sont .vues dans la nécessité de retirer leurs agens de
plusieurs grandes villes, par suite du manque total de suc-
cès, el, à Paris même, une grande indifférence à ce sujet
continue à prévaloir. Cela est d'autant plus extraordinaire
que les hommes placés à la tête de ces associations sont
très-honorables et très-considérés -, que les conditions des
assurances ont été fixées avec modération , puisqu'elles
sont à peu près les mêmes qu'en Angleterre, quoique, ce-
pendant , il soit douteux que la durée de la vie soit aussi
grande en France que parmi nous.
Les compagnies françaises ont fait des effoils pour in-
DES ASSURANCES SUR LA VIE. tqS
troduire , en Italie, les assurances sur la vie. On peut
croire que le caractère des Italiens, flétri, comme il Ta été,
par une longue oppression , ne les dispose guère à sacrifier
une portion quelconque de leurs jouissances personnelles ,
pour assurer le bien-être à venir des autres. Nous croyons
que cet essai a tout-à-fait échoué -, un effort semblable ,
tenté en Suisse , n'a pas eu plus de succès. Il est vraisem-
blable que les Suisses, qui n'ont jamais été cités pour leur
richesse , ne sont pas encore aujourd'hui encombrés de
capitaux superflus. Cependant on assure que les annuités ,
connues sous le nom de vitaligio , sont d'un usage général
à Milan ; mais leur origine est fort antérieure aux efforts
tentés par les compagnies françaises.
Trois compagnies d'assurances sur la vie ont été établies
récemment dans les Pays-Bas , et le gouvernement a jugé
ces institutions si utiles, qu'il a rendu une ordonnance
pour empêcher la concurrence des compagnies étrangères.
Cependant leurs affaires se font sur une si petite échelle ,
qu'on ne peut pas faire assurer une somme de plus de
^5,000 fr. sur une seule tête , en s'adressant à toutes les
trois en même tems. Leurs primes sont un peu plus fortes
que celles des compagnies françaises. Quoiqu'elles aient
encore peu réussi , il est probable que le frugal Hol-
landais et l'industrieux Flamand sont beaucoup plus dis-
posés à adopter un usage, qui ne convient pas au même
degré au caractère vif et léger de leurs voisins.
Une petite société , établie à Elberfeld , dans le duché
de Berg , est la seule institution de ce genre que l'on trouve
en Allemagne , y compris l'Autriche et la Prusse. Les af-
faires qu'elle fait sont encore très-peu étendues 5 mais il
existe évidemment, parmi les états de la confédération ger-
manique , une disposition plus prononcée à adopter cet
usage, que dans les autres contrées de l'Europe conti-
nentale. Le plus grand obstacle à l'extension de ce sys-
ig6 HISTOIUE ET PRINCIPES
tème en Allemagne , semble résulter de Tabsence d'une
société constituée sur une échelle assez étendue et sur une
base assez solide pour attirer l'attention et la confiance des
différens états. Faute d'une institution semblable , on a
souvent recours , dans la confédération germanique , à la
société anglaise nommée l\Alliance , qui a des agens dans la
plupart des grandes villes de l'Allemagne , et qui a obtenu
beaucoup de crédit, par suite de la haute considération
mercantile des hommes qui dirigent ses affaires.
Plusieurs petites sociétés d'assurances sur la vie existent
en Danemarck; mais elles y prospèrent très -peu, et le
gouvernement danois , comme celui des Pays-Bas , em-
pêche les sociétés étrangères d'entrer en concurrence avec
elles et de jouir des privilèges qu'elles n'exercent pas -,
faute que ces deux gouvernemens , également animés de
sentimens patriotiques, feront bien de cesser de commettre
le plus tôt possible.
A tout prendre , il est fort problématique que l'Europe
soit destinée, à l'époque actuelle de son histoire, à pren-
dre part , dans une proportion un peu forte, aux avantages
que présentent les assurances sur la vie. 11 faudra plusieurs
générations pour faire cesser l'apathie des Français à cet
égard : le caractère allemand est plus disposé à accueillir
des institutions de ce genre \ mais il faut calculer qu'une
guerre générale pourrait essentiellement arrêter leurs pro-
grès , et peut-être même les anéantir entièrement au mi-
lieu de ses convulsions J?"-
Les Etats-Unis présentent , sans contredit , un état de
choses plus favorable à l'établissement de ces compagnies.
Cependant , dans un pavs nouveau et florissant où il est
plus facile de trouver de l'emploi à ses capitaux et de pro-
curer des occupations lucratives à une nombreuse famille,
(jue dans les contrées très -peuplées de l'ancien monde ,
il doit nécessairement exister moins de dispositions à faire
DES ASSURANCES SVV. LA VIE. Igf7
assurer sa vie. Aussi, quoique les compagnies d'assurances
aient été introduites aux Etats-Unis, elles n'y prospèrent
pas beaucoup. A notre connaissance, il n'en existe encore
que dans l'état de New- York. Leurs primes ne sont pas
exorbitantes, si on considère les ravages qu'exerce la fièvre
jaune.
Il y a une cause, dans le gouvernement des États-
Unis , qui doit nuire essentiellement à l'établissement de
ces institutions et de toutes celles du même genre. Il paraît
que le gouvernement central et même le congrès n'ont
point le pouvoir nécessaire pour les constituer, et que par
conséquent elles ne peuvent recevoir leurs chartes que des
gouvernemens locaux. Elles ne sont donc protégées que
par Tinfluence et les capitaux d'un état particulier, d'où il
résulte qu'elles n'ont de crédit que dans ses limites, et
qu'elles n'atteignent jamais le degré d'importance néces-
saire pour obtenir la confiance , ni même pour exciter l'at-
tention de toute l'Union.
Après cette rapide esquisse des assurances sur la vie au
dehors, nous entretiendrons nos lecteurs, aussi succincte-
ment que possible , de leur origine et de leurs progrès en
Angleterre, seul pays où elles aient encore fait sentir leurs
avantages.
Les promoteurs des assurances sur la vie avaient à lutter
contre deux difficultés d'une nature formidable. La pre-
mière , quoiqu'elle ait été écartée partiellement , existe
encore et ne pourra jamais être entièrement détruite. La
difficulté dont nous parlons résulte de l'embarras de dé-
terminer, d'une manière exacte, les probabilités de la vie
humaine. Il est évident que, tant qu'on n'aura pas obtenu
ce résultat, les calculs faits avec le plus grand soin auront
toujours quelque chose d'incertain, par suite de ce qu'il
y aura de vague dans les points de départ. La grande dif-
ficulté d'établir les bases de ce système , en théorie comme
tgS HISTOIRE ET PRINCIPES
en pratique , peut être seulement appréciée par ceux dont
ce sujet a fait l'objet d'une attention spéciale ; et ce n'est
que par les travaux successifs de plusieurs personnes qu'on
est arrivé à l'exactitude approximative que nous avons
obtenue.
L'autre difficulté peut aujourd'hui être considérée
comme entièrement détruite. Il s'agissait de déduire , de la
durée présumée de la vie humaine , les règles d'après les-
quelles les assurances sur la vie devaient être établies ,
dans toutes leurs variétés , sans léser les assurés et sans
compromettre les intérêts des assureurs. Le travail qui a
été entrepris pour établir ces tables est immense , et la sa-
gacité dont on a fait preuve dans l'examen de ces questions
si compliquées est au-dessus de tout éloge. Il nous est
impossible , dans les limites où nous sommes obligés de
nous renfermer, d'indiquer tous ceux qui ont concouru à
l'exécution de ces tables ; mais nous pourrons du moins
citer les plus célèbres.
Le dr. Halley , dans un mémoire qui parut dans les
Transactions philosophiques de 1693 , fit usage, pour la
première fois, de la véritable manière de calculer ces an-
nuités , d'après les tables de mortalité , telles qu'elles
avaient été dressées à Breslau, pendant cinq années suc-
cessives.
De Moivre , qui , comme on le sait , avait été choisi par
la Société Royale de Londres, pour décider la question si
c'était Newton ou Leibnitz qui était le véritable inventeur
des fluxions, fit faire de grands pas à l'ouvrage si heu-
reusement commencé par Halley. Quand la science fit de
nouveaux progrès, on découvrit que l'hypothèse qui lui
servait de base, savoir, que les morts ont lieu, dans la même
proportion , dans les différens âges, est loul-à-fait erronée.
Cependant ses recherches furent très-utiles et les formules
qu'il donna pour la solution des questions relatives aux
DES ASSURANCES SLR LA VIE. 199
annuités, aux reversions et aux survivances, sont du plus
haut prix. La première édition des Annuités sur la vie
parut en i"]^^. M. Th. Simpson entra dans la carrière
en 174^, et il eut pour successeur M. Samel Dodson .
dont les travaux ont également droit à des éloges.
Le dr. Price , qui écrivit pour la première fois sur ce
sujet, en 1769, a peut-être plus contribué à l'avancement
de la science qu aucun autre. Il se procura et publia des
registres de Northampson , Norwich et Chester, et d'autres
du royaume de Suède , et , sur ces larges bases , il forma
des tables d'annuités sur des vies isolées ou réunies , qui ,
aujourd'hui , sont encore très-estimées ; quoique , comme
nous le verrons tout à l'heure , elles aient , dans une cir-
constance , égaré le gouvernement.
Price a été suivi par Morgan , Baily et Miln , dont les
utiles travaux méritent aussi d'être mentionnés avec
honneur.
L'accueil que les travaux des savans, sur les assurances,
reçurent de bonne heure dans ce pays, est une manifesta-
tion frappante du caractère national. En 1706, sous la
reine Anne , quand les principes de la science étaient
très-peu compris, mais que l'absence d'institutions de ce
genre se faisait déjà sentir, une compagnie fut établie en
vertu dune charte de la couronne, et cette compagnie ,
qui reçut le titre de Société Amie, existe encore aujour-
d'hui. C'est par des assurances mutuelles qu'elle procède.
On conçoit sans peine que ses opérations n'étaient pas
d'abord réglées d'après des principes fort exacts, et, ce qui
le prouve, c'est que chaque membre , entre douze et qua-
rante ans, était admis moyennant la même prime do cinq
liv. par cent, et que les recettes annuelles, à l'exception
d'une certaine somme réservée, étaient également divisées
entre les héritiers de ceux qui mouraient dans Tannée.
Quand la science fit des progrès, on sentit io liesoin de
200 HISTOIRE ET PRINCIPES
diriger ses opérations par des principes plus raisonnables.
Cette société , qui a la première introduit parmi nous les
avantages des assurances , étendra sans doute ses bienfaits
sur une postérité très-reculé e.
Les compagnies du Change Royal et de Y Assurance
de Londres reçurent leurs chartes en 1^20. Ce sont des
compagnies propriétaires , qui divisent tous leurs profits
entre les porteurs d'actions.
Il n'y avait encore que ces trois compagnies , quand la
Société Equitable fut fondée en i^ao. MM. Simpson et
Dodson, dont nous avons déjà mentionné les travaux,
eurent l'honneur d'être les promoteurs de cette importante
institution, qui est une compagnie d'assurances mutuelles.
Elle commença ses opérations d'après une table dressée
par ces messieurs , conformément à la mortalité supposée
de la ville de Londres. Après quinze années d'épreuves ,
on se convainquit que les évaluations étaient trop fortes,
et une autre, établie suivant les évaluations de Northamp-
ton, avec une addition de i5 pour cent, lui fut substituée.
Une nouvelle expérience détermina les directeurs à retran-
cher les i5 pour cent additionnels; en 1786, les tables
de Northampton furent adoptées définitivement, et au-
jourd'hui la société les suit encore. On sait que les profits
de cette compagnie ont été si considérables que, tandis
que les sommes assurées ont été fort augmentées par des
distributions décennales, il y a eu un fonds accumulé de
douze millions st. (3oo,ooo,ooo fr.) Cette énorme et inutile
accumulation prouve que les directeurs se laissent guider
par une prudence beaucoup trop timide.
Rien cependant n'est plus injuste que les plaintes élevées
récemment par quelques-uns des membres les plus nou-
veaux de la société, à cause de leur exclusion d'um- par-
ticipation immédiate dans les profils de ce fonds accumulé,
et en même tems de l'exclusion d'une participation dans
DES ASSURANCES SUR LA VIE. 20I
les bénéfices jusqu'après un événement déterminé. Cette
décision fut rendue en 1816, et portait également qu'au-
cune police d'assurance, délivrée postérieurement au 3i
décembre de la même année , ne recevrait d'addition à sa
valeur, sur les profits de la société, qu'après que les po-
lices, délivrées antérieurement , seraient réduites par morts
ou autrement à 5, 000. Cette disposition peut ne pas être
bonne en elle-même; mais comment peut-on contester
à la société le pouvoir qu'elle avait de la prendre? Le jour
où elle fut adoptée , les propriétaires auraient pu dissoudre
la société et se partager le capital -, ils auraient pu égale-
ment établir que le nombre des intéressés ne recevrait plus
aucun accroissement. Ils préférèrent prendre le parti
que nous venons de dire. Comment un membre, qui est
entré dans l'association avec ce règlement sous les yeux ,
peut-il accuser les directeurs et les menacer de poursuites
légales ?
De 1^62 jusqu'en 1792 , aucune compagnie d'assu-
rances, actuellement existante, ne paraît avoir été établie.
Depuis cette dernière époque jusqu'en 1807, on en a établi
une douzaine qui, à l'exception du Roc et de la Pré-
vojante^ qui ont un caractère mixte, sont simplement
des compagnies propriétaires. Le Roc et la Prévojante
ont un certain nombre d'actionnaires qui souscrivent pour
un capital déterminé , et acceptent les pertes de l'entre-
prise ; mais au lieu de se réserver tous les profits , ils en
remettent une portion considérable aux assurés : cette com-
binaison est devenue très-populaire , et nous en ferons tout
à l'heure l'objet d'un examen particulier.
La rage qui a existé dernièrement pour les sociétés ano-
nymes, a fait naître un grand nombre de nouvelles compa-
gnies. Le nombre total de ces associations s'élève mainte-
nant à quarante-quatre ; il y en a eu jusqu'à quarante-neuf,
mais cinq ont été détruites.
202 HISTOIRE ET PRINCIPES
Notre intention n'est pas d'examiner d'une manière
spéciale chacune de ces sociétés. Leur grand nombre ne
nous permet pas d'indiquer leurs tarifs respectifs-, au sur-
})lus, toute personne qui voudra se faire assurer pourra
se les procurer sans beaucoup de peine.
Nous observerons , en ce qui concerne les compagnies
d'une nature mixte, que les deux tiers forment la pro-
portion ordinaire des profits remis aux assurés , et nous
croyons cet arrangement fort équitable -, car quoiqu'une
proportion plus considérable paraîtrait plus avantageuse
aux assurés, si elle était augmentée de manière à laisser
peu ou point de profits aux propriétaires, on pourrait à
juste titre concevoir des doutes sur la solidité de la com-
pagnie.
Nous pensons que , tant à l'égard des sociétés mixtes
que des sociétés mutuelles, il est préférable sous tous
les rapports que le partage des profits ait lieu tous les sept
ans au lieu de dix, et tous les cinq ans au lieu de sept.
D'un autre côté des dividendes, qui auraient lieu à des
époques encore plus rapprochées, pourraient compro-
mettre les intérêts des associés en compromettant la soli-
dité de la compagnie.
A l'égard du mode à suivre pour donner aux assurés les
profits qui leur reviennent, nous croyons qu'il con-
vient de leur laisser la faculté, soit de les appliquer à
l'augmentation de la somme assurée , soit à la diminution
des paiemens à faire postérieurement sur les polices.
Nous allons maintenant examiner deux questions dont
la solution est d'une haute importance pour le public. La
première, si la diminution du taux des primes peut se
concilier actuellement avec la sûreté des sociétés et des
assurés-, et la seconde, quelles sont les sociétés qui présen-
tent le plus de garanties et d'avantages. L'examen de ces
questions suffira pour épuiser le sujet que nous traitons
CES ASSUBANCES SUR I.A VIE. 2o3
dans cet article. Elles sont l'une et l'autre de la plus haute
importance, et, pour ainsi dire, d'une importance vitale.
Sur la première question, s'il est de l'intérêt du public ,
en encourageant le violent esprit de concurrence qui existe
actuellement, de faire opérer une réduction dans le tarif
des primes, M. Babbage, qui vient de publier un ouvrage
intéressant sur ces matières, paraît être de l'avis de l'af-
jfirmative, et il se félicite que déjà plusieurs compagnies
aient consenti à ces réductions. Nous ne pouvons à cet
égard tomber d'accord avec lui, car nous avons une ma-
nière de voir entièrement différente.
On conçoit sans peine la vivacité de la concurrence qui
existe entre les différentes compagnies , quand on consi-
dère qu'il s'en est formé vingt nouvelles dans les trois der-
nières années^ ce qui fait à peu près la moitié de celles
qui existaient antérieurement. Les absurdes avertissemens
de ces sociétés, dont chacune s'efforce de faire valoir ses
avantages particuliers dans les journaux et les magasins
du royaume, prouvent suffisamment à quel point elles
sont dépourvues des alimens nécessaires pour les sustenter.
Quatre déjà ont péri de la famine, et deux ont réuni
leurs corps en un seul , dans l'espoir que , sous cette forme
réduite, elles pourraient se soutenir.
Mais on met en avant deux argumens que l'on croit
décisifs, pour prouver que les réductions qui résulteront
d'une imprudente rivalité seront sans danger -, et d'abord
on s'appuie de l'expérience de la Société Equitable. On
sait que cette société, qui a existé soixante-cinq ans^ a non-
seulement acquitté la totalité de ses engagemens, mais
que, comme nous l'avons vu plus haut, elle a fait une
réserve de près de douze millions st. (3oo, 000,000 fr.) On
demande, après un fait tel que celui-là, quel inconvénient
peut résulter d'une diminution dans les primes.'^ Si, ajoute-
2o4 HISTOIRE ET PRINCIPES
t-on, la concurrence est le moyen le plus prompt d'ob-
tenir ces réductions , pourquoi ne pas l'encourager le plus
possible ?
Nous observerons , en premier lieu , que cette somme
ne peut pas être considérée entièrement comme un capi-
tal , attendu que si la société terminait ses opérations et
liquidait entièrement ses comptes, elle serait considérable-
ment réduite avant que les réclamations de tous les por-
teurs de police fussent satisfaites. M, Morgan dit , en
second lieu, qu'il est convaincu que, pendant les pre-
miers vingt-cinq ans, il n'y a pas eu la moitié des assu-
rances contractées pour la vie qui aient été continuées
jusqu'à ce qu'elles pussent fonder un titre. On voit quelle
immense source de profits a dû résulter de cet état de cho-
ses ! Un fonds considérable constitué , il y a plus d'un demi-
siècle , s'accroissant par l'intérêt composé jusqu'à celte
époque, et recevant des accroissemens additionnels, d'an-
née en année , de la source primitive , a dû nécessairement
faire une somme énorme bien propre à tourner la tète
et à stimuler l'avidité des enthousiastes des assurances.
Cette source de profits, comme le dit M. Babbage, a
beaucoup diminué dans les dernières années. Dans l'état
actuel des relations mercantiles , la valeur des assurances
sur la vie est facilement appréciée, et elles se vendent,
tous les jours, en vente publique, avec la même facilité que
les produits de nos manufactures ou de notre commerce.
Ces observations suffiront sans doute pour écarter les
fausses impressions produites par rexislence du (onAs Equi-
table. Le second argument, qui repose également sur l'his-
toire de cette même compagnie , étant plus tangible et plus
spécial, "est susceptible d'une réfutation encore plus con-
cluentc. On prétend que rcxpérience de la Société Equi-
table fait voir que les tables de Norllnmplon sont calculées
DES ASSURANCES SUK LA VIE. 2o5
sur une trop haute échelle, et partant que les compagnies
d'assurance pourraient adopter sans inconvénient un tarif
de primes moins élevé.
M. Babbage a construit une table conforme à l'expé-
rience de la Société Equitable, en ce qui concerne la
durée de la vie humaine , d'après des données qui , si elles
ne sont pas aussi détaillées et aussi étendues qu'elles pour-
raient l'être, sont cependant fort satisfaisantes. Dans cette
table, l'intérêt de l'argent est calculé à 3 pour centr
Il a également dressé une autre table, afin de faire
voir le taux comparatif des profits des difierentes compa-
gnies-, mais nous croyons que les données qui lui ont servi
pour dresser cette table, sont non-seulement peu satisfai-
santes, mais erronées. C'est, par malheur, le seul travail
de ce genre que nous ayons à notre portée, et, au surplus,
il est assez exact po«r l'objet particulier que nous avons
actuellement en vue.
Il résulte de cette table que le taux des profits , cal-
culé d'après l'expérience de la Société Equitable, est de
23,94 pour Yo- Mais convient-il de prendre l'expérience
de cette société pour estimer les bénéfices des autres com-
pagnies? Nous avons déjà indiqué une circonstance spé-
ciale et très-remarquable dans l'histoire de l'Équitable ,
et nous allons voir que, sous d'autres rapports, ses des-
tinées n'ont pas été moins particulières , et principalement
en ce qui concerne la durée des vies des assurés.
La concurrence a non-seulement produit une variation
considérable dans le taux des primes, mais elle a égale-
ment introduit une facilité beaucoup trop grande dans l'ac-
ceptation des vies. Tandis que l'Équitable n'est jamais
tentée d'accepter une vie douteuse, les compagnies moins
bien achalandées , qui avaient beaucoup de peine à se pro-
curer des affaires, acceptaient avec empressement toutes
les vies qu'elles pouvaient prendre avec quelque décence.
2ô6 HISTOIRE ET PRINCIPES
Ainsi le principe qu'on doit seulement assurer la vie de
ceux qui paraissent jouir d'une santé parfaite , a été mé-
connu , et on y a substitué celui-ci , que toutes les vies
doivent être acceptées, quand il n'y a pas de maladie évi-
dente. Nous connaissons personnellement un médecin dis-
tingué qui est le conseil de plusieurs compagnies , et qui
convient ouvertement que c'est d'après ce principe qu'il
donne son avis sur l'acceptation ou le rejet des assurances.
On sent quelle influence doit avoir un pareil état de choses
sur la question que nous examinons dans ce moment.
Mais ce n'est pas tout -, par suite de la concurrence , on
dispense aussi l'assuré de paraître devant les directeurs ou
leur agent , et on se contente de certificats de médecins et
de chirurgiens , que l'on obtient trop souvent par des voies
peu honorables pour ceux qui les délivrent et pour ceux
qui les obtiennent. Une compagnie a annoncé qu'elle avait
baissé ses primes sur la vie des femmes de tous les âges ;
d'autres assurent la vie de celles qui sont enceintes. Sui-
vant ce qu'on nous a dit, toutes consentent maintenant à
ce que l'assuré réside sans augmentation de prime dans
les différentes parties de l'Europe, sans en excepter la
Turquie. Qui le croirait? plusieurs ne réclament pas de
primes additionnelles pour un voyage dans la baie de Bis-
cave et sur la mer d'Allemagne , même dans les saisons les
plus orageuses. On conçoit quelles conséquences doit avoir
lensemble de ces déviations des anciens usages.
Les assurances frauduleuses sont devenues très -com-
munes et tendent à le devenir tous les jours davantage.
M. Babbage ne parle que d'une seule espèce de fraude ;
celle qu'on commet quand on a une maladie cachée , et
qu'on assure sa vie au profit de ses héritiers. Mais il y en a
une autre bien plus dangereuse encore . c'est celle qui se
fait quand on assure la vie d'un autre dont on connaît la
mauvaise santé. Voici comment cela s'opère : l'assureur
DES ASSURANCES SUR LA VIE. 207
réel ayant fixé son choix sur quelqu'un qui paraît convenir
à son projet , lui dit que, s'il veut assurer sa vie , non-seu-
lement il lui remettra le montant de la prime, mais en-
core une certaine somme plus ou moins considérable.
Comme c'est un bénéfice tout clair pour celui auquel on
s'adresse, on trouve sans peine des hommes disposés à
consentir à cette honteuse transaction. Ces misérables se
procurent les certificats dont ils ont besoin, et ils se pré-
sentent pour assurer leur propre vie , ce qui endort le
soupçon. Une compagnie refuse-t-elle l'assurance, ils en
trouvent une autre qui l'accepte. Presque toujours la mort
ne larde pas à faire remettre, à l'assureur véritable, le
produit de sa coupable ruse.
C'est surtout en Irlande que les fraudes de ce genre ont
pris une extension alarmante 5 mais, avant qu'il soit peu,
elles ne seront pas moins communes parmi nous : il est
impossible d'en douter , quand on examine la grande
échelle sur laquelle s'opèrent actuellement les assurances
frauduleuses contre l'incendie. Les capitaux anglais ne
donnent pas moins de facilité pour les assurances sur la
vie.
On peut conclure de ces observations que la durée des
vies acceptées par les compagnies actuelles d'assurances,
sera , terme moven , beaucoup plus courte que la durée
de la vie humaine, telle qu elle est indiquée par l'expé-
rience antécédente de la Société' Equitable, et par consé-
quent que les profits des compagnies existantes ne pour-
ront pas s'élever à 23,94 p". "/o- Les profits de ces sociétés
paraîtront encore devoir être moins considérables, si on
prend en considération la différence qui existe entre leurs
dépenses et celles de la Société Equitable.
La principale différence est celle de la commission de
5 p\ Yo qui est allouée aux agens que les diverses compa-
gnies ont dans les comtés. Il faut observer en outre que
2o8 HISTOIRE ET PRINCIPES
l'établissement et 1 entretien de ces agences occasionent
encore d'autres frais que ceux de cette commission.
La même commission est donnée généralement aux per-
sonnes qui procurent des afiaires^ d'où il résulte qu'une,
portion considérable de celles que font la plupart des com-
pagnies est soumise à ces réductions additionnelles. L'ar-
deur de la concurrence a même déterminé quelques com-
pagnies à donner, à ceux qui procurent des affaires à leurs
agens dans les comtés, des commissions extraordinaires, de
manière que la plupart des primes qui se paient hors de
Londres sont singulièrement réduites.
Il faut ajouter que , dans une petite administration ,
la proportion, entre les dépenses et les recettes, est bien
plus grande que dans une compagnie telle que X Equitable,
dont les opérations ont, d'ailleurs, été toujours réglées avec
l'économie la plus sévère.
Il Y a aussi d'autres déviations des usages suivis par la
Société Equitable , qui doivent également influer , dans
une proportion plus ou moins forte, sur le taux des profits
des nouvelles compagnies. Nous citerons, entre autres, la
remise du droit d'entrée que ces compagnies font générale-
ment. Si l'argent qui résultait de ce droit ne servait pas
à accroître les bénéfices, il contribuait du moins à l'ac-
quittement des dépenses. Quelques compagnies ont aussi
annoncé qu'elles recevraient leurs primes par trimestres.
Quand leurs affaires sont considérables , la perte d'intérêt
qui résulte de ce mode de paiement, n'est pas indifférente.
On peut conclure de tout ce que nous venons de dire ,
que le profit net des compagnies actuelles d'assurances est,
sans aucun doute , fort au dessous du taux indiqué par
M. Babbage, dont les évaluations sont, sous ce rapport,
très-exagérées.
Qui ne voit pas qu'une sécurité parfaite est la condition
nécessaire de ces sortes d'opérations? Les contrats que l'on
IJES ASSUUAJNCliS SDK l.\ VIK. 'AOg
jvasse avec les eompaguies d'assurances ne se l'ont pas seu-
Icmenl pour un an ou pour une époque déterminée, mais
pour un lems indéfini. Plusieurs de ces cngagemens con-
tractés avec les économies d'une longue vie , ne sont ac-
quittés qu'au bout d'un demi-siècle et au profit d'une autre
génération. Il est évident, d'après cela, que, sans les garan-
ties les plus positives, ce genre de transactions, au lieu
d'être dicté par la sagesse, ne serait plus qu'un acte d'im-
prévoyance et de folie.
Rien donc n'est plus imprudent que de chercher à ex-
citer la concurrence qui existe déjà entre les compagnies
d'assurance, et qui, en se prolongeant pendant quelque
lems, les conduirait inévitablement à leur ruine et à celle
de tous ceux qui s'y seraient confiés. On avance, il est vrai,
d'un air de triomphe, que, depuis un siècle un quart que
ces sociétés existent , il n'y en a pas une seule qui ait fait
banqueroute. Quand bien même ce fait serait exact, nos
observations, fondées sur une concurrence récente, et
sur les innovations qui en ont été la suite , n'en seraient
nullement ébranlées 5 mais cette assertion est tout à fait
fausse , et elle prouve seulement avec quelle facilité les
hommes absorbés par les affaires du moment sont disposés
à ne tenir aucun compte de l'expérience , et à oublier les
faits qui se sont passés antérieurement.
La vérité est qu'immédiatement après la formation de
la Société Equitable , plusieurs sociétés s'établirent, dififé-
rant, à ce qu'il paraît, de la première, en ce que c'était
plus particulièrement des annuités qu'elles s'occupaient.
La Société de Londres , la Société de Pi'éi'ojance, la So-
ciété Rationelle et beaucoup d'autres, dont il est inutile
de rappeler ici les noms, furent créées presque en même
tems , et séduisirent le public par la modération des con-
ditions auxquelles elles étaient disposées à traiter. Leurs
plans ne réussirent que trop bien pour le malheur de ceux
XII. 16
oio HISTOIRE ET PPa^'CIPES
qui leur confièrent leurs fonds. Le dr. Priée, qui ht aper-
cevoir au public le précipice au bord duquel il s'avançait,
réussit à déterminer la plupart de ces sociétés à se
dissoudre. Quelques-unes cependant persévérèrent, et,
pour nous servir des propres expressions du dr. Price,
elles n'ont donné que trop de preuves de leur folie et de
la sagesse des avertissemens qu'on leur avait inutilement
prodigués.
Nous ne prétendons pas que toutes les compagnies d'as-
surance, actuellement existantes, soient fondées sur des
idées aussi erronées que ces malheureuses institutions ,
et nous reconnaissons avec plaisir que les principes des
assurances sur la vie et sur les rentes viagères, sont beau-
coup mieux compris qu'ils ne l'étaient , il y a cinquante
ans. Cependant, il y a encore assez d'ignorance, et préci-
sément là où on s'attendrait le moins à en trouver, pour que
nous concevions des craintes sur le sort de ces associa-
tions, et pour que nous ne soyons pas tentés de croire que
plusieurs d'entr'cllcs arriveront plus lentement , mais avec
une certitude égale et une plus grande accumulation de
misères, à un résultat aussi déplorable.
Dans notre opinion , il doit y avoir une différence de
20 à 3o p"^ "/o dans les profits réalisés par ces différentes
compagnies. Cela ne paraîtra pas improbable, si on exa-
mine ce qui se passe dans les institutions analogues éta-
blies pour les assurances contre le feu.
Les primes pour les assurances contre le feu ont été
déterminées comme celles sur la vie , par l'expérience.
L'affaire présente encore plus de simplicité; et, de même
qu'à Londres on dépose, dans les bureaux de poste, en-
viron le même nombre de lettres , on peut calculer que ,
dans tout le royaume , il v a h peu près le même nombre
ilincendies à une époque déterminée que dans Tépoque
correspondante. A part quelques grands acoidons, les
DES ASSVUANCHS S VU l.\ VIK. ''I t
variations r.c sont guère sensibles que pour les eonipa-
i;nies qui ont peu d'affaires. Les trois eompagnies les
plus importantes sont le Soleil, le Phœnix et le Chaji^e
Rojal. Ce sont, toutes les trois, d'anciennes institu-
tions et qui aujourd'hui assurent encore près du tiers
de la propriété assurée de tout le royaume. La concur-
rence a été, dans ces derniers tems, aussi grande pour
les assurances contre le feu que pour celles sur la vie.
Comme les garanties offertes par les sociétés qui se sont
formées récemment, étaient aussi bonnes que possible,
et qu'elles offraient aux assurés une participation à leurs
bénéfices, ce que les autres ne voulaient ou ne pouvaient
pas faire , celles-ci virent décroître , dans une proportion
fort alarmante, le mouvement de leurs affaires. Afin de
porter remède à ce mal, et pour écarter de la concurrence
toutes les petites compagnies, elles se décidèrent à une
réduction de leurs primes, fondée sur l'examen préalable
qu'elles avaient fait de leurs affaires : le résultat de cet exa-
men fut très-curieux. Il faut observer que , jusque dans les
derniers tems , les assurances s'étaient faites sur des bases
parfaitement uniformes. On devait croire que l'expérience
de ces compagnies, agissant toutes les trois sur une échelle
fort étendue, et avec les mêmes tarifs, donnerait des résul-
tats uniformes; mais il arriva, au contraire, que le montant
de leurs profits se trouva dans la proportion suivante :
12 pr. 7°
21 Id.
27 Id.
Ce n'est pas le moment de rechercher les causes de ces
étonnantes variations. Nous nous contenterons d'observer
que ce n'était pas la compagnie qui faisait le plus d'affaires,
dont les profits avaient atteint le taux le plus élevé.
Après une expérience aussi remarquable, nous ne
9^2 HISTOIRE ET l'RI>ClPES
pouvons nous empêcher de penser que nous n'avons pas
exagéré la diversité du taux des profits réalisés par les
différentes compagnies d'assurance sur la vie ; car il est
impossible de ne pas reconnaître d'abord l'énorme diffé-
rence qui existe dans les garanties offertes par les divers
établissemens. Leurs principes dans l'acceptation des ris-
ques, les dépenses de leurs administrations intérieures, les
frais de commission, le taux de leurs primes, etc., ne diffè-
rent pas moins complètement. D'après cela, comment peut-
on se laisser éblouir par l'exemple isolé d'une compagnie
qui jouit, à juste titre, du plus haut crédit, et qui, d'ail-
leurs, pendant une période considérable de son histoire,
s'est trouvé placée dans une situation bien plus favorable
qu'elle ne l'est aujourd'hui , et qu'aucune autre compa-
gnie ne pourra jamais l'être.'^ Après tout, cependant, les bé-
néfices de celle compagnie ne s'élèvent pas à plus de 29
pour "/oî alors même qu'on ne calcule pas ses dépenses. Si
on prenait en considération celles des autres compagnies ,
on verrait combien leurs profils sont peu de chose.
Nous allons maintenant exposer à nos lecteurs deux
autres considérations qui viennent à l'appui de ce que nous
avons avancé.
La première est l'absence totale de science qu'il est
impossible de ne pas reconnaître dans la plupart des gé-
rans des sociétés actuelles. Cette ignorance se fait surtout
apercevoir dans l'échelle des primes , pour lesquelles les
diverses compagnies donnent des annuités. Dans les tran-
sactions de cette espèce, la compagnie, au lieu de recevoir
une prime, en échange de robllgation qu'elle prend de
payer une certaine somme à la mort de l'assuré, ce qui
est le propre do l'assurance sur la vie, reçoit au contraire
le principal, et s'engage à payer une rente viagère. Ce
genre de transaction est, par conséquent, tout à fait l'in-
verse de l'assurance sur la vie, et si elle se faisait d'après
DES a.ssx;rances sur la vif.
les mêmes données , la perte serait pour la compagnie et le
gain pour le pensionnaire ; mais Tignorance sur ces ma-
tières est encore si profonde, que, lorsque le gouvernement
dressa les tables d'annuités, ces principes si simples fu-
rent totalement méconnus, et il fut obligé de supporter
des pertes énormes. Il paraît que déjà ces pertes s'élèvent
à trois millions st. (j5, 000,000 fr.). On pouvait croire
qu'une erreur aussi palpable serait aperçue et évitée par
les compagnies ; mais point. La plupart ont supposé qu'elles
ne pouvaient pas mieux faire que de suivre la marche
d'un guide qui leur paraissait aussi sûr que le gouverne-
ment, et quelques-unes ont même fait des conditions en-
core plus avantageuses. C'est ainsi que ces compagnies
s'alimentent^ pour ainsi dire, de leur propre substance,
et qu'elles finiront par tomber dans une consomption dont
les stimulans les plus énergiques ne pourront pas les
faire sortir.
L'autre considération à laquelle nous avons fait allusion,
se trouve , à quelques égards, renfermée dans la première ;
nous voulons parler du caractère insidieux, qu'on nous
passe cette expression, de l'affaire en elle-même. Une
compagnie peut agir d'après des principes qui la condui-
sent inévitablement à sa ruine , et cependant présenter
toutes les apparences d'une grande prospérité.
On peut conclure de ces observations que la concur-
rence qui, dans un degré modéré, est si utile dans les af-
faires ordinaires de la vie , et qui méme^ lorsqu'elle est
poussée trop loin, ne leur est que bien rarement préjudi-
ciable, ne peut guère exercer qu'une influence malfaisante
dans les opérations des compagnies d'assurance sur la vie.
Quand bien même les maux que nous avons spécifiés ne
résulteraient pas de l'action prolongée de ce dangereux
principe, si le taux des profits était fort diminué, un
autre mal qui aurait à peu près le même caractère et les
2l4 HISTdIP.E KT PP.IKC.IPES
mêmes effets, ne pourrait pas manquer d'avoir lieu. Il est
("vident que les capitalistes les plus respectables et les
plus riches refuseraient bientôt de prendre part à des
affaires dont les avantages seraient légers ou problémati-
ques. Ils les abandonneraient à ceux qui ont des moyens
plus bornés , et ils dirigeraient leurs vues vers des opé-
rations où , avec de grands capitaux et un caractère ho-
norablement connu dans le monde commercial, on est
presque toujours sur de réussir. Il est inutile de dire
combien les garanties de ces sociétés diminueraient en
tombant dans les mains d'hommes moins honorablement
connus dans le monde. Il est malheureusement trop cer-
tain que les directeurs des sociétés récemment formées
sont pour la plupart sans aucune notoriété , et que c'est
sous le patronage de ces hommes inconnus que le tarif
des prix a été baissé. ^
En soutenant l'opinion que nous venons d'examiner,
nous ne prétendons pas dire qu'aucune réduction ne pour-
rait avoir lieu sans danger dans les tarifs de la Cvmpa-
gnie Equitable : nous sommes plutôt disposés à croire
tout le contraire. Mais les intérêts en jeu sont si ma-
jeurs, que ces réductions ne sauraient être faites avec
Irop de précaution, et il faut se mettre bien en garde
contre la funeste influence de la concurrence. Ce n'est
point en cédant à des influences extérieures que les So-
cùkés Équitable et Amie doivent réduire leurs tarifs. Les
seules personnes , employées par les compagnies d'assu-
rance , qui soient honorablement connues dans le monde
savant, sont M. Morgan de \ Equitable , M. Milne du
Soleil, et M. Gompertz de Y A lliance . Si de pareils
hommes assuraient que les primes peuvent encore être
diminuées sans in<'onvcnient, nous n'hésiterions pas à les
croire, mais c est en vain (pi'on chercherait leurs pareils
(I;iMs le vaste (•h;iinj> on la concurrence s'agite, cl nous
«ES AfiSLRAKCEs SLR LA VIK. "3 I J
en coiul lions que leurs vues sont tout à lait d'accord
avec les nôtres.
Nous allons maintenant examiner rapidement quelle est
la classe de compagnies qui mérite le plus de confiance.
Parmi celles qui se réservent la totalité des bénéfices
réalisés , il y en a plusieurs qui méritent beaucoup de
considération, telles que le Globe, le Soleil, etc. Ces
sociétés, dans notre opinion, présentent d'incontestables
garanties, et par cette raison nous aimerions mieux faire
des affaires avec elles qu'avec d'autres que nous pour-
rions nommer , dont les avantages semblent d'abord plus
séduisans. Au reste, le public paraît être de notre avis,
en s'adressant de préférence à ces sociétés , malgré les
séductions qui semblent devoir l'entraîner chez leurs ri-
vales. IMais la sûreté occupe si exclusivement l'attention de
certains hommes, qu'ils donnent trop peu d'attention à
d'autres considérations également très-importantes.
Sous le rapport des garanties, nous ne voyons rien qui
doive engager à donner la préférence aux compagnies pro-
priétaires sur les autres sociétés. Dans le cas, au surplus,
où les sociétés mutuelles n inspireraient pas le même degré
de confiance , on aurait toujours la ressource de s'adresser
aux sociétés mixtes qui distribuent aux assurés une portion
considérable de leurs bénéfices. Le public commence à
s'éclairer sur ces matières; et, plus ou moins promptement,
les compagnies purement propriétaires, même celles qui
présentent le plus de sûreté, seront forcées de modifier
leur constitution , ou de fermer leurs portes , faute d'af-
faires.
Le système des sociétés mutuelles est tout-à-fait l'op-
posé de celui des compagnies purement propriétaires. Elles
s'engagent à partager, entre leurs membres , la totalité des
profits réalisés. Les sociétés de cette espèce les plus con-
nues en Angleterre sont l'Équitable et t amiable. Il est
2l6 HISTOmK ET PRINCIPES
difficile de déterminer quelles sont, des sociétés de ce genre
et des sociétés mixtes , celles auxquelles il conviendrait de
donner la préférence.
Les sociétés mixtes, comme nous l'avons déjà dit , sont
celles qui , interposant un capital et un corps de proprié-
taires entre les assurés et la perte, remettent en même
tems aux derniers une portion des bénéfices. Cette por-
tion se compose ordinairement des deux tiers.
L'avantage particulier des sociétés mutuelles , c'est le
partage de la totalité des profits parmi les assurés. On sup-
pose que celui qui distingue les sociétés mixtes , c'est un
degré supérieur de garanties , réuni à une participation
dans les bénéfices. Les premiers avantages sont si palpables
et si évidens, qu'il est inutile d'insister à cet égard. Cepen-
dant il y a des considérations qui , dans l'opinion de cer-
taines personnes, juges compétens dans ces matières, doi-
vent faire placer les sociétés mixtes sur le même niveau.
Nous allons en indiquer quelques-unes.
On observe , en premier lieu , que l'expérience de /'£*-
quitahle fait voir que, dans plusieurs cas, les avantages
des sociétés de ce genre peuvent être entièrement dé-
truits. Ainsi, actuellement, par suite du règlement de 1816,
un assureur ne pourrait pas raisonnablement attendre de
la Société Equitable^ la même proportion de profits que
de plusieurs sociétés mixtes.
On dit, en second lieu, qu'une gestion intègre et judi-
cieuse des affaires des sociétés mutuelles , quoiqu'indis-
pcnsable à leur prospérité , n'en est pas toujours une
garantie certaine; et que, lorsqu il y «"^ des fautes de com-
mises , rien ne protège plus les intéressés contre la misère
et la ruine. On croit généralement que les affaires de la
Société Equitable ont été conduites avec un degré exagéré
de précaution qui a eu beaucoup d'inconvéniens, et qui l'a
môme placée dans une situation assez périlleuse. On cal-
PES ASSL•UA^'CES SI K LA VIF!. 2ir
cule que, dans d'autres tems , cette compagnie et celles
qui sont constituées surles méraeshases, pourraient tomber
dans l'extrémité opposée , et que les assureurs voulant
réaliser ce qu'ils considéreraient comme des profits, se par-
tageraient peut-être les accumulations dans une propor-
tion telle , que la société ne serait pas en mesure de satis-
faire plus tard aux demandes légitimes qui lui seraient
faites. Si une chose semblable avait lieu, on conçoit que,
quoique parmi ceux qui seraient atteints, il y en aurait un
certain nombre qui auraient pris part au partage , il pour-
rait aussi s'en trouver qui n'auraient point cette consola-
tion pour diminuer l'amertume de leur désappointement.
Le trouble qui suivrait un pareil événement serait épou-
vantable , et les efforts que feraient les intéressés pour se
rejeter le mal les uns sur les autres, en augmenteraient
probablement la violence et l'étendue.
Pour se convaincre qu'une pareille supposition n'est
point impossible , il suffit de se rappeler la faute com-
mise par le gouvernement à l'occasion des pensions via-
gères. Une faute semblable eût anéanti les associations
particulières les plus solidement établies. On en conclut
que ces sociétés offrent un danger éventuel qui doit inti-
mider les hommes prévoyans , et que partant elles ne pré-
sentent pas les mêmes garanties que les sociétés mixtes.
On ajoute que si une catastrophe semblable à celle que
nous venons de supposer, arrivait à une société ayant un
capital souscrit et un corps de propriétaires , la totalité de
la propriété des membres de l'association deviendrait une
sûreté pour les assurés, et les indemniserait, au moins en
partie, de leur perte. On observe également que cette res-
ponsabilité des propriétaires est aussi une garantie contre
leur mauvaise gestion et contre les fautes qui pourraient
amener une catastrophe de la nature de celle dont nous
avons parlé 5 que', d'un côté, tandis que les directeurs.
ai8 HISTOIRE ET PRINCIPES DES ASSl T.AJNCES SUR LA VIE.
afin de soutenir l'honneur de la compagnie, seraient
disposés à partager tous les profits qui devraient l'être , de
l'autre , la crainte de compromettre la fortune particulière
des propriétaires les empêcherait de faire des dividendes
exagérés ; et que , de cette manière , les chances d'événe-
mens fâcheux seraient beaucoup réduites , et bien moins
grandes que dans les sociétés d'assurance mutuelle.
Maintenant que nous avons fait connaître les avantages
particuliers des sociétés mixtes , nous laissons au lecteur à
décider quelles sont celles auxquelles il doit donner la pré-
férence , et nous nous bornerons à citer quelques-unes do
ces compagnies qui paraissent mériter le plus de confiance.
Z'^//m/ice peut , à juste titre, réclamer la première
place. Le capital souscrit est d'un million st. Ses présidens
et ses directeurs ont été choisis parmi les hommes qui
jouissent de la plus haute considération commerciale. Son
conseil est un mathématicien de première ligne ^ ainsi elle
réunit tous les droits à la confiance générale.
La société qui vient après elle est le Roc. Le capital de
cette société, souscrit dans le principe , n'était que de
200,000 liv. st. , mais il a été fort augmenté depuis. Les
directeurs sont tous des hommes honorables ; leurs affaires
sont conduites d'une manière judicieuse et habile , propre
à inspirer beaucoup de confiance.
Le Tuteur est la seule société du même genre qui ail
un capital aussi considérable que le Roc. Cette compagnie
mérite une haute estime, tant à cause du caractère de ses
directeurs, qu'à cause de la manière dont ses affaires sont
dirigées. H est à regretter que l'on trouve dans ses polices
la clause suivante : « Que la responsabilité des membres
sera bornée à leurs parts respectives. » Cette clause peul
être bonne en droit , et forl convenable aux intérêts des
actionnaires, mais il est évident qu'elle doit nécessaire-
ment limiter lA confiance du public.
VIGKON'J AMÉlilC.VlNS. 'llC)
Il existe encore d'autres sociétés également respectables,
mais que nous ne pourrions mentionner sans donner trop
d'extension à cet article.
Nous croyons avoir exposé ce sujet d'une manière plus
claire qu'il ne l'avait été précédemment -, et nous ne dou-
tons pas que le bon sens du public , discernant entre la
paille et le froment, mettra enfin un terme à la concur-
rence extravagante qui existe aujourd'hui. C'est alors seu-
lement que les transactions de ce genre, conduites avec
plus de prudence et de sagesse, se multiplieront davantage,
et feront sentir leur salutaire et utile influence dans toutes
les classes de la société. (Edinburgh Review. )
HISTOIRE NATURELLE.
^^t()con$ ^^mcncatii5.
Les habitudes remarquables de cette espèce de pigeons
n'ont pas encore été décrites avec les particularités et les
détails que réclame la curiosité, dont les intérêts ne doivent
pas être négligés quand il s'agit d'histoire naturelle. La
science même aura besoin de recueillir ces faits de détail ,
lorsqu'elle essaiera de dévoiler les mystères les plus secrets
de la nature vivante , d'étendre ses investigations jusqu'à
cette physiologie invisible^ qui, suivant un philosophe
français , est la continuation de ce que nos observations,
secondées par nos instrumens , peuvent nous apprendre sur
la structure , les phénomènes et 4es lois des corps organisés.
Les esprits justes ne se contentent point de notions con-
fuses, comme celle de l instinct : les hommes sages n'ont
220 PIGEONS AMÉ1UCAI2VS,
pas la prétention d'avoir pénétré les desseins de l'Être Su-
prême 5 ils ne parlent point de causes Jinales , et se con-
tentent, en toutes choses, de rechercher le comment, afin
de s'élever , s'il est possible , jusqu'au pourquoi. Buffon ,
qui traça cette route aux naturalistes, eut quelquefois l'im-
prudence de s en écarter, et chacune de ses déviations le
fit descendre au-dessous de son génie. Mais la postérité ne
se souvient des faiblesses d'un esprit aussi supérieur, que
pour en tirer de salutaires avertissemens , et préserver les
savans des périls auxquels ils s'exposent, dès qu'ils cessent
d'observer, et qu'ils s'abandonnent à leur imagination. Si
Buffon avait pu consacrer plus de tems à l'étude des mœurs
des animaux, voir par lui-même au lieu de s'en rapporter
à des narrations dont l'exactitude n'était pas toujours assez
bien garantie , il aurait appliqué sa haute philosophie à ces
objets si dignes de l'occuper-, il aurait peut-être écrit l'his-
toire des pigeons de l'Amérique avec cette éloquence de
la raison qui caractérise une si grande partie de ses ou-
vrages, et surtout son Histoire du Castor. Mais l'orni-
thologie fut la dernière division de l'histoire naturelle à
laquelle il consacra son admirable talent ^ il ne put la ter-
miner ni mettre lui-même en œuvre ce que l'on savait de
son tems sur l'histoire naturelle des oiseaux ^ de grandes
découvertes restaient à faire : l'ornithologie américaine
n'avait point encore profité des travaux de Wilson.
En décrivant les oiseaux de l'Amérique du Nord , Wil-
son parle souvent d'après ses propres observations, et
toujours après avoir comparé les documens qu'il recueillait
lui-même sur les lieux. Mais ses courses ne pouvaient être
assez prolongées pour qu'elles le missent en état de saisir
les circonstances les plus favorables , de répéter et de varier
ses recherches , d'acquérir la conviction qu'il n'avait point
été induit en erreur sur les faits qu'il est le plus difficile de
bien connaître : il devait laisser encore beaucoup à désirer
PIGEONS AMERICAINS, 29.1
sur les tribus errantes que les migrations irrégulières dé-
robent aux investigations des naturalistes, cl, à plus forte
raison, à la curiosité peu attentive des habilans des lieux
qu'elles ne visitent que rarement , et sans y prolonger leur
séjour. On n'est pas encore parvenu , en Europe , à suivre
jusqu'au terme de leur voyage les bandes de jaseurs de
Bohême , qui semblent avoir adopté pour patrie toute la
zone tempérée de l'ancien continent, depuis le Kamts-
chatka jusqu'à l'Océan atlantique. Il n'est donc pas éton-
nant que l'Amérique ne nous ait pas envoyé plus tôt les
documens relatifs à ses pigeons de passage. Heureusement
M. Audubon habite le pays où ces oiseaux séjournent le
plus souvent -, c'est à cet habile naturaliste que nous em-
prunterons les faits curieux contenus dans un mémoire
adressé à la Société Royale d'Edinbourg dont il est membre.
Commençons par donner, d'après Wilson, une courte
description du pigeon de passage ( columba migratoria).
Cette espèce habite le nord de l'Amérique , depuis la
baie d'Hudson jusqu'au golfe du Mexique. Quelques-unes
de ses bandes passent l'hiver jusqu'au 60"" degré de lati-
tude , et subsistent de baies de genièvre qu'elles y trouvent
en assez grande abondance. Le mâle est plus grand et plus
beau que la femelle : celle-ci n'a point de couleurs bril-
lantes, quoique des teintes diverses y soient distribuées
comme sur le plumage du mâle \ un cendré sans éclat rem-
place le beau clair de l'autre sexe ; point de couleurs chan-
geantes, mêlées d'or et de pourpre ; la couleur de feu des
yeux est moins animée \ les pieds même ne sont pas d un
aussi beau rouge. La longueur totale du mâle est de deux
pieds anglais ( 22 pouces 6 lignes du pied de France) ,
depuis le bec jusqu'à l'extrémité de la queue. La tète est
d'un bleu d'ardoise, la poitrine d'une couleur de noisette
rougeâtre. Le cou est orné des plus belles couleurs ; l'or,
le vert, le pourpre et un écarlato magnifique s'y montrent
■.i22 PIGEONS AMÉRICAINS.
dans tout leur éclat , avec leurs nuances mobiles. La cou-
leur dominante du plumage est le bleu d'ardoise , parsemé
de tacbes noires et brunes. Le ventre est d'un beau blanc ;
la queue est très-longue pour un pigeon cunéiforme, et
traversée, au milieu, par une large bande d'un beau noir.
En somme, cette espèce attirerait l'attention , et mériterait
les soins de l'bomme , si son humeur vagabonde lui per-
mettait de se fixer dans les colombiers. Ecoutons mainte-
nant M. Audubon.
« Ce que nos pigeons voyageurs offrent de plus remar-
quable, ce sont leurs associations et leurs courses lointaines;
aucune espèce connue ne peut, à cet égard, exciteraussi
fortement la curiosité et l'attention de tous ceux qui sont
à portée d'observer ces oiseaux lorsqu'ils traversent tout le
îerritoire des Etats-Unis, du nord au sud et de l'est à
l'ouest, ou dans le sens opposé. Leurs migrations, solli-
citées par le besoin de pourvoir à leur subsistance, et non
par le désir de chercher un climat plus doux , lorsque l'hi-
ver commence à faire sentir ses rigueurs , ne sont point
n'glées par le cours des saisons : elles ne dépendent que de
Tabondance ou de la disette des fruits dont les pigeons se
nourrissent. Ils ne changent de place que lorsqu'ils ont
épuisé toutes les ressources du canton où ils se trouvent.
,T ai constaté , par des informations expresses et recueillies
avec soin, qu'après avoir passé plusieurs années consé-
cutives dans quelques parties du Rentucky, les habitans les
virent un jour disparaître tous à la fois, parce que la
glandée avait manqué. Ils ne revinrent dans les mêmes
cantons qu'après une très-longue absence. Le même fait a
été reconnu et vérifié dans plusieurs autres états de l'Amé-
rique du nord.
» Nos pigeons voyageurs ont une puissance de vol beau-
coup plus surprenante que celle de leurs congénères em-
ployés, dit-on, comme messagers dans quelques expériences
rir.roNS ami^uicains. 22.^
tiiiles en Europe. On a pu mesurer, avec assez de précision,
la prodigieuse vitesse dont les nôtres auraient fait preuve
en pareille occasion : on sait , par exemple , que des indi-
vidus de cette espèce , tués aux environs de New-York ,
avaient le gézier encore rempli de grains de riz, dont ils
n'avaient pu faire provision que dans la Caroline et la
Géorgie ; et , comme on s'est assuré, d'ailleurs, que les ali-
mens les plus difficiles à digérer ne peuvent résister plus
de douze heures à l'activité de leur suc gastrique, on a
concluavec certitude qu'ils avaient parcouru, en six heures
au plus , un espace de trois à quatre cents milles , ou à peu
près un m^lle par minute (25 lieues de poste en une heure).
En deux jours ils pourraient traverser l'Océan , et, en effet,
un individu de cette espèce fut tué sur les côtes de l'Ecosse,
au mois de janvier 1 826 , fait consigné dans le Journal des
Sciences d'Édinbourg.
» Mais cette grande puissance de vol n'est pas la seule
faculté que nos oiseaux possèdent à un degré très-remar-
quable : leur vue est excellente, et, sans ralentir leui
course, ils découvrent, du haut des airs, les fruits et les
graines qui peuvent leur servir d'aliniens. Dès qu'ils les
aperçoivent, le voyage est fini. J'ai eu de fréquentes occa-
sions d'observer leurs manœuvres 5 lorsqu'ils passent au-
dessus d'un terrain dépourvu de ce qu'ils cherchent , ils
s'élèvent alors très- haut, étendent leur front afin de
pouvoir explorer d'un coup d'œil plusieurs centaines d'a-
cres. Ont-ils fait une bonne découverte ? ils descendent
en bel ordre , vont reconnaître les lieux qui leur pro-
mettent une pâture abondante, et ne s'y posent qu'avec
beaucoup de précaution.
» La structure des ailes et de la queue de nos pigeons ,
ainsi que l'ovale alongé de leur cocps , font reconnaître
sur-le-champ que ces oiseaux sont organisés pour un vol
rapide et soutenu. Si l'on découvre un individu de celle
2^4 PIGEOJNS AMÉRICAINS.
espèce au milieu d'un bois , se glissant entre les arbres ,
qu'on ne perde point son tems à le chercher pour le voir
plus à loisir^ plus prompt que la pensée, il est bientôt
hors de la portée de la meilleure vue ; ni le chasseur, ni
le curieux ne pourront l'atteindre.
)) Ces oiseaux sont en si grand nombre dans nos bois,
qu'après avoir eu sous mes yeux, pendant plusieurs années,
le spectacle de leurs bandes immenses , après les avoir ob-
servées en différens climats , dans des positions et des cir-
constances très-diverses, j'hésite encore lorsqu'il s'agit de
rapporter des faits dont je n'ai pas été le seul témoin. Plu-
sieurs centaines de personnes peuvent attester l'exactitude
de mes récits; elles partageaient ma surprise, et, aujour-
d'hui même , malgré la certitude d'avoir bien vu , elles ad-
mirent encore ces prodiges auxquels il leur est impossible
(le ne pas ajouter foi. \oici donc les faits extraordinaires
que je donne comme certains, et que je recommande à
l'allenlion de tous les observateurs de la nature.
» Dans l'automne de i8i3 , je partis de mon habitation
sur les bords de l'Ohio, à Henderson , dans l'état de Ken-
tucky , pour me rendre à Louisville. Chemin faisant, je
rencontrai des pigeons qui dirigeaient leur vol du nord-
est au sud-ouest : j'étais alors dans les plaines stériles qui
s'étendent en avant de llardons-Burgh. Les bandes qui vo-
laient au-dessus de ma tète étaient plus nombreuses queje
ne les avais vues jusqu'alors ; je m'arrêtai pour compter
celles que j'apercevrais dans l'espace d'une heure. Ayant
gagné une petite éminence d'où je pouvais découvrir
tout autour de moi, je fis mes dispositions, et, muni de
papier et de mon crayon , je commençai mes notes ;
mais je ne pus continuer mon registre aussi long-lcms
que je l'aurais désiré ; les bandes se multiplièrent bientôt
avec une si grande rapidité, qu'il me fut impossible de
les apercevoir toutes, etassezà tenispourcn tenirnote.Mes
«^
PIGEONS AMÉRICAINS. "îl^
observations avaienlduré vingt et une minutes ^ je comptai
les coups de crayon , et je trouvai que , dans ce court es-
pace detcms, i63 bandes de pigeons avaient passé à la
portée de ma vue. A la fin , les bandes se touchèrent : un
nuage de pigeons me dérobait la lumière du soleil ; la fiente
de ces animaux, tombant du haut des airs , formait comme
une neige d'une espèce nouvelle, et le mouvement de leurs
ailes produisait un sifflement monotone qui provoquait au
sommeil.
» Tandis qu'on préparait mon dîner à l'auberge d'Young,
près de l'embouchure de la Rivière Salée (Sait Rwer), dans
rObio , j'eus le tems de contempler à l'aise les immenses
troupes volantes qui arrivaient en ce moment. L'Ohio se
présentait à l'ouest, et je découvrais, à l'est, de vastes forêts
de hêtres. Les oiseaux passèrent sans s'arrêter et sans laisser
en arrière aucun traineur. En effet , rien ne pouvait les
fixer dans le canton où je me trouvais alors ; les noix et les
glands y avaient manqué totalement cette année. Aussi
toutes ces troupes , quelque nombreuses qu'elles fussent ,
se tenaient à une hauteur fort au-dessus de la portée de la
meilleure carabine. Un faucon noir venait-il menacer leur
arrière-garde ? en un clin d'oeil , les rangs étaient serrés ,
une masse compacte se formait , exécutait les plus belles
évolutions aériennes , se précipitait vers la terre avec l'im-
pétuosité d'un torrent et le bruit de la foudre , et lorsque
ses zigzags multipliés avaient lassé la persévérance de
l'ennemi , elle rasait le sol avec une vitesse inconcevable
et, s'élevant de nouveau comme une colonne majestueuse,
elle reprenait ses ondulations, imitant dans l'air, mais sur
une échelle d'une grandeur démesurée, la marche sinueuse
d'un serpent sur la terre ou dans l'eau.
» J'arrivai à Louisville avant le coucher du soleil.
Cette ville est à 55 milles (aS lieues de poste) de Hardens-
burgh, où les pigeons exécutaient leur passage, qui dura
XII. 17
226 Î'IGEOJNS AMÉRICAINS.
trois jours entiers. Pendant tout ce tems^ la population ne
quitta point les armes ; hommes , enfans , tous étaient à la
chasse. Les bords de l'Ohio étaientsurtout'garnis de tireurs,
parce que les pigeons ont l habitude de voler plus bas, en
traversant une large rivière, ce qui donne le moyen de les
atteindre et d'en tuer une prodigieuse quantité. Pendant
toute une semaine , et même plus long-tems , on ne parla
que de pigeons, on ne mangea point d'autre viande que
celle de ces oiseaux ; Tair était rempli de leurs émanations
dont Todeur est assez forte, quand ils sont réunis en aussi
grand nombre.
1} Les troupes qui se succèdent d'assez près , dans la
même direction, exécutent régulièrement les mêmes évo-
lutions à la même place. Cette uniformité de mouvemens
est un fait des plus curieux et des plus difficiles à expli-
quer. Si une troupe a été dérangée par l'attaque impré-
vue d'un faucon ou de quelqu'autre ennemi, les autres
n'en suivent pas moins la ligne tracée, sans changer ni
supprimer aucune sinuosité : et, dès que le danger est
passé , la troupe , effrayée pendant quelques momens , re-
prend à la fois la confiance et la marche de toute la bande
dont elle fait partie.
)) Essavons de calculer , au moins par approximation ,
le nombre d'individus qui composent ces bandes extraor-
dinaires , et la masse d'alimens qu'ils consomment chaque
jour. Ces estimations, quoique très-imparfaites , serviront
au moins à donner une idée de la puissance et de la bonté
du Créateur, qui fait subsister, sur le continent américain,
plus de créatures vivantes que les hommes ne pourraient
en compter, quand même ils consacreraient à ces recher-
ches tous leurs travaux et tout leur tcms.
n Prenons jmur exemple une colonne d'un mille de
largeur, ce qui est fort au-dessous de la mesure commune,
et supposons qu'elle effectue son passage en trois heures :
l'IGEOKS AMl':UlCAI>S. 22-
' /
comme sa vitesse est d'un mille par minute , sa longueur
est de i8o milles, composés chacun de 1^60 yards. Si l'on
suppose de plus que chaque yard carré est occupé par
deux pigeons, on trouvera que le nombre de ces oiseaux
est de 1,1 1 5,1 36, 000 ( un billion, cent quinze millions,
cent trente six mille ) : et comme chaque individu ne
consomme pas moins, par jour, d'une demi-pinte de fruits
ou de graines, la nourriture journalière d'un seule bande
n'exige pas moins de 8,^12,000 ( huit raillions sept cent
douze mille ) boisseaux.
» Dès que ces oiseaux aperçoivent de loin une quantité
suffisante de nourriture , sur les arbres ou dans les campa-
gnes, ils se disposent pour une halte. On les voit alors
voler en tournant, pour explorer tous les environs, et ces
mouvemens circulaires, dans des plans diversement incli-
nés, font briller tour-à-tour les belles couleurs de leur plu-
mage. Dans une position, toute la bande se revêt d'une teinte
de bleu clair, qui bientôt après est remplacée par un
pourpre foncé. Enfin, ces oiseaux prennent assez de con-
fiance pour oser se glisser dans les bois, et, en un moment ,
tous ont disparu sous le feuillage. Ils ne tardent point
à se montrer de nouveau. Encore plus hardis, ils vont se
poser à terre j mais une terreur panique les rejette dans la
forêt avec une telle rapidité, que le bruit de leur fuite suf-
firait pour épouvanter leurs plus intrépides ennemis, si
l'homme n'était pas compris dans ce nombre. Le plus im-
périeux des besoins les arrache de leur retraite , et triom-
phe de toutes les appréhensions^ ils cherchent, sous les
feuilles desséchées et déjà décomposées, les fruits et les
graines de l'année précédente : leurs mouvemens sont alors
si lestes, et, en apparence, si tumultueux ; ils vont, vien-
nent, montent, redescendent, se croisent dans tous les
sens, avec une si grande célérité, que le spectateur ébloui
s'attend à les voir s'envoler tous à la fois. Le terrain qu'ils
228 PIGEONS AMÉRICAINS.
•
ont moissonné est tellement dépouillé , que les glaneurs y
perdraient leur temset leurs peines. Ces momens sont très-
favorables pour les chasseurs ^ ils peuvent tuer des pigeons
dans une quantité au-delà de toute croyance , sans que les
bandes de ces oiseaux paraissent diminuées. Vers midi, les
oiseaux largement repus vont se reposer et faire la diges-
tion sur les arbres voisins : mais lorsque le soleil dis-
paraît sous l'horizon , tous s'envolent en même tems , en
masse, vers le juchoir commun, éloigné quelquefois de
plus de cent milles , comme l'assurent plusieurs personnes
qui ont observé avec la plus grande attention les lieux et
les tems de départ et d'arrivée de ces troupes de voya-
geurs. Les juchoirs méritent aussi d'exciter l'attention de
nos lecteurs -, voyons ce qui s'y passe.
M J'ai visité plusieurs fois l'un de ces lieux de repos et
de sommeil , peu éloigné de la Rivière \ erte (Green River)
dans l'état de Kentucky. C'était, comme on l'a remarqué
dans tous les lieux de même destination , une des plus belles
parties de la forêt , où les arbres s'élevaient à une hauteur
prodigieuse sur des troncs droits, isolés, sans broussailles
et sans bois qui gênassent le mouvement. Je le parcourus
sur une longueur d'environ quarante milles, et une lar-
geur moyenne de trois milles ; mou projet était alors d'y
revenir quinze jours après que les oiseaux en auraient pris
possession, à Tépoque ordinaire. Je m'y rendis effective-
ment, deux heures avant le coucher du soleil. Je n'y
trouvai que peu de pigeons, mais force chasseurs avec
leurs chevaux, et des chariots chargés de fusils et de mu-
nitions. Des campemens étaient formés autour du rendez-
voXis général où les pigeons étaient attendus. Deux fer-
miers des environs de Russelsville , lieu éloigné de plus
de loo milles, avaient amené 3oo cochons pour les nour-
rir de pigeons , et les engraisser en peu de tems et presque
sans frais , avec des alimens aussi substantiels. Ici , des
PIGEONS AMÉRICAINS. 22C)
oiseaux, en las énormes, étaient préparés pour être salés;
plus loin , on les couvrait de sel. Tout cela me donnait
une idée de l'immense rassemblement qui fotirnissait cha-
que jour les moyens de continuer une chasse aussi dévas-
tatrice. Mais ce qui me surprit le plus , ce fut d'appren-
dre que ces victimes venaient tous les soirs de Tétat
d'Indiana , où ils trouvaient alors une nourriture abon-
dante, chercher dans le Kentucky un lieu de repos, sous
le plomb meurtrier du chasseur : partis des environs de
JefFersonville , ils avaient parcouru chaque soir plus de
i5o milles ( cent lieues) , et retournaient dès Taube du
jour au lieu d'où ils étaient venus. Une couche de fiente
( colombine , en termes d'horticulture) couvrait le sol dans
toute l'étendue du juchoir , sur une épaisseur de quelques
pouces : à l'aspect de ce terrain blanchi , des arbres cassés
près de terre , des branches arrachées ou rompues , on eût dit
qu'une trombe avait ravagé cette partie de la foret , et que
les rigueurs de l'hiver avaient succédé sans intervalle à la
violence de la tempête. Le tems s'écoulait : tous les chas-
seurs firent leurs apprêts , chacun suivant ses fonctions.
Les uns portaient du soufre dans des pots de fer, les au-
tres étaient mvinis de perches, ou d'une provision de tor-
ches fabriquées avec des lattes de pin très-résineux et très-
sec. Les principaux acteurs avaient des fusils avec une
double ou triple charge. Le soleil était couché ; aucun
oiseau ne paraissait encore : tout -à -coup , j'entends une
exclamation générale : les 'voilà l Le bruit qu'ils firent en
approchant me parut analogue à celui d'une forte brise
soufflant à travers les agrès d'un vaisseau dont tous les ris
sont pris. Lorsque la colonne de pigeons passa sur ma tète,
je sentis un courant d'air auquel je ne m'attendais pas.
Plusieurs milliers d'oiseaux furent abattus à coups de per-
ches : la colonne augmentait sans cesse , les feux allumés
de toutes parts éclairèrent le plus magnifique et le plus ter-
u3u" PIGEONS AMÉRICAINS.
rible spectacle que j'eusse vu jusqu'alors. Les pigeons ar-
rivaient par millions, se précipitaient les uns sur les autres,
pressés comme les abeilles dans un essaim suspendu aux
branches d'un arbre. Celles des arbres du juchoir rom-
paient sous le poids des pigeons , et tombaient à terre avec
leur charge ; et , dans leur chute , elles entraînaient les
branches inférieures , écrasant sur leur passage tous les
oiseaux qu'elles rencontraient. Au milieu de ces scènes de
tumulte et de confusion, on eût tenté vainement de se
faire entendre de ses voisins -, les cris mêmes se perdaient
dans le bruit général. On ne distinguait, par-ci par-là,
que des coups de fusil , et encore ne voyait - on , la plu-
part du tems , que les chasseurs avaient tiré , que parce
qu'ils rechargeaient leurs armes.
)) On se tient prudemment hors de ces lieux de dévasta-
tion et de carnage; personne n'oserait y pénétrer. Les co-
chons sont retenus dans les parcs, jusqu'à ce qu'on puisse
les faire sortir sans danger : on altend la matinée du jour
suivant pour s'occuper du soin de recueillir les morts el
les blessés. Les pigeons ne cessaient point d'arriver à ce
fatal rendez-vous , et ce ne fut que vers minuit que l'af-
fluence des survenans me parut diminuer. Le massacre
continua jusqu'au jour. Je fus curieux de savoir jusqu'à
quelle distance on pouvait entendre le bruit épouvantable
de cette chasse^ je chargeai de cette épreuve un homme
très-exercé aux courses dans les bois ; il revint au bout de
deux heures, et me dit qu'il n'avait cessé de nous entendre
jusqu'à ce qu'il fût éloigné de plus de trois milles (une
lieue). Au point du jour un bruit différent vint frapper
nos oreilles; c'était celui de toutes les bandes de pigeons
s'envolant à la fois , pour aller chercher leur nourriture ;
tous avaient quitté le juchoir lorsque le soleil parut sur
l horizon. En ce moment la scène fut changée; nous en-
tendîmes lo hurlement des loups: les rcMinnU. les Ivnx,
PIGEOKS AMÉRICAINS. -^il
les cougouards, les ours et toutes les espèces voraces d'un
ordre inférieur, sortirent de leurs retraites pour venir pren-
dre leur part de la curée, tandis que les aigles, les fau-
cons, et, à leur suite, des troupes insatiables de buses et
de corbeaux, s'apprêtaient aussi à profiter de celte nuit de
destruction.
» En même teras que toutes ces bandes rapaces, les
chasseurs vinrent faire leur récolte : chacun fil usage de
tous ses moyens de transports , et les simples curieux , tels
que moi, ne pouvaient détacher leurs regards de cette
terre couverte de morts et de blessés. Ce que les chasseurs
ne pureiil emporter fui abandonné aux cochons et aux
chiens ; chaque espèce , sauvage ou domestique , fut abon-
damment nourrie aux dépens des malheureux pigeons.
» Au premier coup-d'œil , on croirait qu'une race si
cruellement poursuivie par une foule d'ennemis, qui ne
lui laissent pas même le repos de la nuit, ne peut sub-
sister long-tems : l'observation prouve le contraire , et je
suis convaincu que le nombre de ces pigeons sera tou-
jours en raison de l'étendue de nos forêts. En i8o5, je
vis aborder près du quai de J\ew-York une goélette char-
gée de pigeons |iris sur la rivière dHudson^ et que l'on
vendait un cent la pièce (loo cent font un dollar, et valent
io4 sous de la monnaie de France). J'ai connu un habi-
tant de Pensylvanie qui en prit dans un seul jour cinq
cents douzaines dans une sorte de fiiet, et vingt dou-
zaines à une autre chasse usitée dans ce pays. J'ai vu ,
aux salines de Shawanee-Town , des nègres excédés de
fatigue 5 ils avaient passé toute la journée à tuer les pi-
geons qui venaient profiter du suintement des eaux sa-
lées ; et, en 1826, après trente ans de résidence aux Etats-
Unis , je rencontrai dans la Louisiane des bandes de
pigeons aussi nombreuses et aussi multipliées qu'elles
l'étaient lorsque j'arrivai daus ce pays.
282 PIGEONS AMÉRICAINS.
)) J'ai consacré beaucoup de travaux et de soins à 1 é-
tude des mœurs et des habitudes de toutes les espèces
emplumées qui vivent sur le territoire des États-Unis.
J'avais formé le projet de publier une ornithologie com-
plète, et pour l'exécuter il fallait recueillir des matériaux -,
les recherches ornithologiques absorbaient presque tout
mon tems Mais revenons à notre sujet.
» La saison de la ponte et de la couvée impose à nos
pigeons la nécessité de former un nouAel établissement.
Celui-ci n'offrira point, comme ceux dont j'ai parlé,
des scènes de confusion et de mort : Tordre, les affec-
tions douces, tous les charmes de la vie domestique et
sociale vont s'v réunir. Un seul arbre est chargé de cin-
quante à cent nids , construits avec des bûchettes entre-
lacées , et peu profonds. La femelle y dépose deux œufs
blancs et les couve avec assiduité : le mâle veille à sa
sûreté , pourvoit à ses besoins , ne la laisse manquer ni de
vivres, ni de caresses.
» Ces tendres soins ne sont pas toujours infructueux;
les petits ont quelquefois le bonheur de pouvoir quitter
le nid avant que l'homme ait découvert ces habitations
paisibles. Mais si des chasseurs ou des iMjpberons passent
dans le voisinage de ces nids , il est bien difficile qu'ils
ne les remarquent point-, alors, des massacres, encore plus
cruels que ceux que j'ai décrits, répandent la terreur et
la désolation dans ces ménages si fortunés; les arbres sont
abattus, les pigeonneaux tombent et sont écrasés en pure
perte , ou mangés sous les yeux de pères et mères , que
cet horrible spectacle ne peut arracher de ces lieux, et
dont les cris ne touchent point l'impitoyable destructeur de
leurs plus chères espérances. »
Ces faits merveilleux, attestés par un témoin auquel on
ne peut refuser une entière confiance, seront, en Europe,
le sujet de méditations imporlaiiles. On craindra (juc
Vf. GODWIN. ^^-^
M. Audubon ne §e soil trompé, que les pigeons voyageurs,
dont l'espèce lui paraît si bien pourvue de moyens de con-
servation, n'éprouvent le sort que subit en ce moment la
race entière des castors, dans les deux continens. Les pi-
geons américains, ainsi que les castors, ne supportent
point l'isolement ; mais à mesure que l'homme s'empare
de la terre , il y règne en tyran et suit les maximes du
despotisme^ il détruit les associations des animaux. Il est
donc probable que les pigeons de passage, forcés de
changer d habitudes lorsque tout le territoire de l'Amé-
rique du Nord sera, proportionnellement, aussi peuplé
que l'Europe, ne pourront plus subsister nulle part, et
finiront par disparaître en totalité.
(Edinbourg Philosophical Journal.)
BEAUX ESPRITS COISTEMPORAINS.
W. GODW^IN.
Il y a vingt-cinq ans, on ne parlait que de M. Godwin.
Son nom semblait mêlé, par une sorte d'association intime
et indissoluble , aux désirs ardens que les hommes géné-
reux formaient pour la justice, la liberté, la vérité. Sa
popularité si brillante s'est changée en oubli et en aban-
don. Jamais le caprice de notre siècle n'a exercé, avec une
inconstance plus bizarre, sa puissance et son injustice. A
une vogue irréfléchie , à une renommée trop subite et
trop éclatante, ont succédé le silence et lindifTérence. Rien
ne caractérise mieux une époque amoureuse de paradoxes
et de nouveauté, fantasque dans ses goûts, infidèle à ses
systèmes et esclave de la mode.
^■^\ W. GODWIJV.
L'espèce de gloire qui environne Godwin ressemble à
cette douce lumière du crépuscule, qui caresse, pour ainsi
dire, la nature, quand le soleil s'est abaissé sous l'horizon.
L'ardeur et la violence du parti fanatique de Godwin se
sont affaiblies graduellement-, sa personne est ignorée^ ses
ouvrages sont lus et admirés comme ceux d'un écrivain
de l'autre siècle ^ c'est comme une renommée posthume
dont il jouit de son vivant.
Après tout, il n'a point à se plaindre : les triomphes,
les désastres, les insultes, les critiques, les éloges, toute
l'agitation à laquelle expose la gloire, ont été son partage.
Les vagues de l'océan révolutionnaire ont ballotté son es-
quif. On l'a vu tantôt porté jusqu'aux nues par l'exalta-
tion de ses disciples, tantôt englouti sous le poids et la
fureur des plus amères satvres ; un long orage l'a tour-
menté sans le briser. Maintenant , le courant qui l'entraîne
est calme, et l'onde apaisée le porte vers les rives d'une
postérité équitable et impassible qui le classera parmi les
plus fortes tètes et les hommes les plus remarquables que
l'Angleterre ait produits.
Que M. Godwin ne s'afflige donc pas de l'indifférence
avec laquelle on le traite : c'est l'indice d'une immortalité
commencée. On ne le regarde plus comme un contempo-
rain. S'il n'a pas, comme nos éditeurs de journaux, sa
petite cour et ses flatteurs ; s'il ne dirige aucune coterie -, s'il
est étranger aux cabales, et oublié du monde; s'il vit dans
une solitude que ni l'admiration ni les sarcasmes ne vien-
nent troubler; s'il est étranger à nos intrigues, à nos folies
et à nos erreurs-, l'auteur de Caleb Tf illiams (i) et de la
Justice politique (-2) ne peut jamais mourir; ses produc-
(i) Roman i>liil()sc)j)hiquc ; M. l.;iYa , ilo l'Arailrmic Fran«;ai.so , v a puLsr
le .siijetclu drame <lc F'al/iland ^ joué à la Comédie Française.
('-•) Inqttiry concemiiif; (he nature oj polit ical justice, (j'i'sl it- premier
ouvrage de God>vin.
\V. r.ODWIN. "ijS
tioiis ont manjué leur passage dans la carrière de Tintel-
ligence ; rien n'effacera la trace lumineuse qu'elles ont
laissée.
La publication des Recherclws sur la Justice politique
ébranla jusque dans leurs foudemens nos théories philo-
sophiques. Paine (i), Palev (i) et Burke, célèbres jus-
qu'alors, se virent éclipsés. Les oracles du premier tom-
bèrent en discrédit; le babil du second fut relégué dans
les écoles, où régnent le lieu commun et le pédanlisme ^
l'éloquence de Burke ne put défendre les brillans sophis-
mes qu'elle ornait. Un seul homme avait enfin découvert
le grand arcane et trouvé la pierre philosophale des
sciences politiques et morales : c'était Godwin.
Un jeune ami de Wordsworth (3) étudiait au Temple (4).
« Abandonnez, lui dit le poète, vos Codes et vos Digestes,
» et ces grands mots qui ne sont plus que termes de chi-
» mie. Lisez Godwin , étudiez Godwin : seul il est im-
» mortel. « On pensait ainsi en 1793 -, tout a changé en
i8i4 : triste nécessité! révolution déplorable et inévi-
table des idées humaines! L'audacieuse intelligence de
Godwin avait poussé jusqu'à leurs dernières limites les
opinions extrêmes dont on s'enivrait alors. La carrière
qu il ouvrit ne tarda pas à séduire tout ce qui était ardent,
jeune et téméraire. Avocats, médecins, ecclésiastiques
s'y précipitèrent en foule. Les bancs de la théologie dé-
sertés par ses disciples^ les écoles de jurisprudence veuves
de leurs sujets les plus éminens ; les salles d'anatomie et
les cours de médecine abandonnés par une enthousiaste
(i) Thomas Paine, auteur da Bon sens , etc.
(2) Paley , auteur de la Philosophie politiques, ouvrage que l'on cstimail
encore il y a vingt ans.
(3) \'\ . Wordsworth, poète de l'école des Lacs. Voy., dans K- u" 23
•le la Revue Eriinnriif/ue , l'article ùes Beni/x- Esprits conUiiiporains.
(4) Temj)le-Bnr, l'Ixole de Droit de Londres.
236 W. GODW'IN.
jeunesse, attestèrent la puissance de ce nouvel apôtre qui
venait de fonder, comme on le disait alors , la philosophie
moderne. On vit Soulhev s'atlacher à ce nouveau culte,
et Coleridge (i) lui consacrer ses vers. Godwin, enfin ,
entouré de son petit sénat, lui dictait des lois écoutées
avec vénération et soigneusement recueillies. Vous eussiez
cru que le globe allait changer, que le monde social at-
tendait son rajeunissement de cette main puissante, que le
mouvement des intelligences et les ressorts politiques
étaient prêts à se renouveler à sa voix.
Au nom de l'humanité et du bon sens , que sont deve-
nues ces espérances ? A quoi ont abouti ces promesses .''
Comment les mêmes théories qui nous semblaient renfer-
mer la vérité toute entière , sont-elles devenues des objets
d'anathème ? Par quelle rapide décadence , leur fraîcheur
et leur jeunesse, en moins d'un quart de siècle, ont-elles
rencontré la décrépitude, semblables à ce personnage de
Spencer (2), jeune le matin et barbon le soir ? Que d'illu-
sions trompées ! Quel portique magnifiqiie semblait nous
annoncer un palais, et nous conduit au plus ignoble des
réduits! Les opinions adoptées et vénérées, il y a vingt-
cinq ans, par tous les penseurs, aujourd'hui flétries, ou-
bliées, ruinées, étaient-elles fausses, exagérées ou dange-
reuses? Etait-ce pour parvenir au triste résultat dont nous
sommes témoins, que les intelligences les plus brillantes
et les plus fortes de l'époque renoncèrent à leurs espéran-
ces, à leurs prétentions, à leurs ambitions?
Que de questions insolubles se pressent à ce suje.t ! Ou
nous fûmes en délire lorsque la morale élevée de M. God-
(1) SoullicyclTh. Coleridge, poètes vivans. Voy. VatÙcIc des Beaux- Es-
prits cunlemporaiiis , dans le uuiiicro 19 de la Revue Bn'lanni//iie.
(2) 11 y a dans la Fairy Qiiecn ( lleinc dts l'ees ) de Spencer, un pei
sorinagc magique ( Ducssa ) , (|ui pasaîl tour-à-lour, dans la même journc'e,
sous la (orme d'une jeniic lilic el d'une (cinn)c déirrpile.
W. GODWIN. l6'J
Avin nous séduisit , ou nous ne sommes aujourd'hui que de
{I istes apostats arrachés, par Tintérét personnel , à la cause
sainte de la vérité. Dans la difficulté de résoudre ce pro-
hlème, je serais plus tenté de croire à la solidité et à la vé-
rité de ces idées généreuses qui émanent d'un vif senti-
ment du beau moral, que d'adopter, comme raisonnables
et loyales , les opinions empruntées que nous devons à l'ex-
périence de la vie, à l'intérêt personnel et aux habitudes
de l'égoisme. En fait de vertu, j'ai plus de foi au désinté-
ressement de la jeunesse , qu'à l'avare prévovance et à la
prudence entachée de personnalité qui caractérisent le der-
nier âge.
La philosophie de Godwin, comme celle de Bentham (i),
est trop peu humaine ^ c'est là son grand défaut. Elle est
abstraite, ambitieuse, surnaturelle 5 l'orgueil qui perdit
les anges y domine et y imprime un caractère dft force
et de hauteur qui n'est point fait pour nous. Elle place
les vertus morales au-dessus et au-delà de notre portée.
Son trône et son domaine occupent des escarpemens im-
menses, stériles, impraticables, que notre faiblesse ne
peut atteindre et qui effraient nos regards même.
L'auteur de la Justice politique a choisi pour muse la
raison abstraite , il a pour but le bien abstrait de l'huma-
nité. Les liens de famille, ceux des coutumes, ceux des sens,
sont sacrifiés à des devoirs plus vastes. Une bienveillance
universelle, un culte de philantropie, sont les obligations
imposées à chacun de nous. Placés sur une sommité qui
commande une immense perspective, nous voyons d'un
coup-d'œil les résultats que chacune de nos actions doil
exercer sur le monde, et la conscience individuelle s'ab-
sorbe, si j'ose parler ainsi , dans cette conscience du genre
humain, devenue la seule règle de nos devoirs.
(1) Voyez un article sui- Bcntnam , dans le nume'ro 17 de la Rciiie Bri-
tannique.
238 W. GODWIN.
Le devoir, voilà le dieu de Godwin , la base de son sys-
tème. Le devoir, dans son acception la plus stricte, la plus
haute, la plus rigide , nous ordonne , par sa voix , d'immo-
ler à 1 utilité publique tout Tégoïsme de nos affections,
tout ce que la gratitude, Tamitié , l'amour, la foi même
des sermens, nous ont fait regarder comme indispensable
et obligatoire. D'autres moralistes avaient admis, comme
exceptions de vertu surhumaine, ces actions nées de la
sublimité du dévouement ; c'est le dévouement qui sert de
centre et de principe à toute la théorie de Godwin ; chez
lui , le dévouement est la loi commune , le maître de notre
vie, le régulateur de toutes nos actions; rigide comme la
destinée , inexorable comme les Stoiques , il change l'exis-
tence entière en holocauste, et ordonne à l'homme de se
sacrifier aux hommes.
C'était trop demander à l'espèce humaine et trop atten-
dre d'elle. La nouvelle philosophie eut ses adeptes, mais
trouva peu d'hommes disposés à mettre ses axiomes en pra-
tique. On lui reprocha la chimérique et impraticable du-
reté de ses maximes ; on prouva que la majorité des ha-
bitans du globe n'était ni digne d'en subir la loi , ni
capable d'en accomplir les préceptes ; on alla jusqu'à ac-
cuser l'auteur d'inhumanité, d'insulte et d'outrage en-
vers nos sentimens et nos affections les plus naturelles.
Ceux qui adressaient ces derniers reproches à M. Godwin
se montraient à la fois injustes et peu faits pour le com-
prendre. 11 s'était élancé vers des régions que la faible hu-
manité ne peut atteindre; c'était là tout son crime : incapa-
bles de le suivre , n'imitons pas ces lâches courtisans qui,
ne se sentant pas le courage de braver avec Colomb les ora-
ges d'une mer inconnue, relardaient son d«'part, raillaionl
son audace cl s efforçaient de le peindre comme un homme
dangereux et insensé.
Il y a , dans les doctrines de Godwin , un nudange df
w. Gonvvi>. '-i39
christianisme et de stoïcisme, A bien examiner Touvrage
dont il est question, ce n'est qu'un commentaire théolo-
gique et métaplivsique sur quelques-uns des textes les
plus remarquables de l'Ecriture-Sainte. Par une erreur
étrange autant qu'inique , \?l philosophie moderne, qu'a
voulu fonder l'auteur des Recherches sur la justice po-
litique ^ a été représentée comme un produit monstrueux
de notre époque, comme un phénomène immoral et dan-
gereux; mais les mêmes accusations dont elle est l'objet
pourraient être adressées à la doctrine sublime préchée
parle fondateur du christianisme. Shafstburv(i) en a fait le
point principal de ses attaques. Leland, Foster et plus de
cent autres théologiens ont répondu au moraliste, que
l'intention de Jésus-Christ avait été d'établir le règne
d'une charité universelle entre les hommes, et non de
resserrer ces liens d'affection individuelle, d'amitié exclu-
sive et de parenté , qui souvent ne sont qu'un égoïsme dé-
guisé. Ce sublime et doux précepte : « Aimer son prochain
comme soi-même , » n'est qu'une expression synonyme de
l'axiome sur lequel repose la doctrine de Godwin : « Choi-
sir parmi les hommes celui auquel nous pouvons faire
le plus de bien. »
Eteindre les passions et les soumettre à la raison uni-
verselle -, être utile à ses semblables par tous les moyens
possibles, et en dépit de tous les obstacles que peuvent
nous opposer nos habitudes et nos intérêts ; oublier et notre
pays et notre famille et nos prédilections et nos haines ;
nous vouer à la justice, nous consacrer à l'utilité univer-
selle , abstraction faite de toute autre pensée et de tout au-
tre penchant : ce système admirable, qui conviendrait à une
société d'anges gouvernée par la pure raison , est commun
(i) Lord Shafstbury , penseur et moraliste du dix-huitième siècle, qui
reproduisit quelques-unes des théories de Platon ; c'est un des écrivains qui
ont prêté le plus de grâce à la langue anglaise.
I^O W. GODWIN.
à Godwin et au législateur divin qui fit régner l'évangile.
Mais une plus douce charité respire dans le Nouveau
Testament : il frappe au cœur de l'homme. Godwin ne
s'adresse qu'à l'intelligence. Toutes ces excusables fai-
blesses que la morale de Jésus se contente de réprimer
sans les étouffer , Godwin les réprouve et substitue à leur
place la raison , souveraine unique. Dans l'ardeur et la
rigidité de la réforme qu'il tente, il n'épargne rien, ni
préjugés, ni penchans, ni coutumes. Pour conserver long-
tems son influence , il immolait trop de victimes qui nous
sont chères , trop d'idoles que nous protégeons.
Les calculs théoriques ont beaucoup d'éclat sur le pa-
pier. L'homme, abslractivement considéré, soumis à des
combinaisons ingénieuses, exécute, pour le plus grand
bien de l'humanité et avec toute la régularité d'une
horloge, les mouvemens qu'il plaît au philosophe de lui
imprimer. On le voit, dans les chapitres que trace l'écri-
vain , remplir ses fonctions mécaniques , ponctuellement ,
rapidement, comme chacun des numéros de la machine
arithmétique, inventée par le grand Pascal, s'acquitte de
son office , paraît en son lieu et place , et accomplit les
volontés du géomètre qui la créa. Cela est admirable,
mais dans un livre parfait , mais en théorie. Il est fâcheux
que la pratique de la vie humaine dérange ordinairement
les calculs de l'idéologue. Les héros qu'il a voulu former
se changent en vagabonds, en chevaliers d'industrie ou en
rêveurs oisifs-, la Corinne du roman n'est plus dans le
monde qu'une actrice de province \ Grandisson et Lovelacc
dégénèrent en niais et en libertins de bas étage. Godwin
veut que les hommes soient tous des Catons , des Brutus et
des Arislides. C'est au nom de la raison loute-puissanle
qu'il l'ordonne. Hélas! cet héroïsme de bonne volonté,
que notre propre choix nous impose , est de fragile durée.
C'est ainsi que les amans se jurent un éternel amour, plus
délieat que les nœuds du mariage, plus exailé, surtout plus
solide, et ces vœux d'immortelle constance disparaissent
trop souvent avec le souffle de la voix qui les prononce.
Nous devons, dit le philosophe, nous sacrifier à nos
semblables^ la conscience nous le dit j mais la conscience
individuelle est trompeuse. Craignez que chacun de nous ,
s'érigeant en juge souverain de ses droits, ne les réduise
bientôt à fort peu de chose. Et les brigands n'ont-ils pas
aussi leur code ? Qui vous répond que chacun , se faisant
des vertus à sa guise, ne s'érigera pas une petite idole à sa
convenance, et n'adorera pas ses vices dont il transfor-
mera les penchans on théories.-* Une sensualité grossière,
un égoïsme profond, une indifférence svstémalique , ne
peuvent-ils pas remplacer les affections naturelles et les
sentimens innés que vous prétendez détruire ? ^ ous prê-
chez l'utilité générale : pour la plupart des hommes, Tu-
tilité générale, unique, universelle, c'est leur utilité
privée. Leurs défauts et leurs désirs ont une logique
captieuse , qui absorbe l'intérêt de l'univers dans leurs
intérêts propres, et qui les fait centre de toutes choses.
Que l'un de ces héros de la vertu idéale ait besoin de
mille livres sterling : il les emprunte sur sa parole; mais
l'homme qui lui prête est le plus riche des deux-, et,
lorsqu'il s'agit de rembourser, la raison démontre à l'em-
prunteur que son utilité individuelle est de garder la
somme, et que les lois de l'universelle justice le déchar-
gent de sa dette.
Comment le monde ne se serait-il pas défié d'un tel sys-
tème ? Les scrupules de l'honnêteté y avaient tout à perdre ,
et l'impudence et l'intrigue y devaient tout gagner. Les gens
qui ne regardent pas leur parole comme obligatoire ac-
ceptent volontiers toutes les conditions qu'on leur impose. Ils
vous promettent raervedles, sous la réserve tacite de ne rien
XII. 18
•i^-i W. GODWIN.
tenir de ce qu'ils ont promis. Dans toutes les affaires t^e la
vie, où l'homme crédule et l'homme sans principes se trou-
vent en contact, j'ai vu le dernier affecter le dévouement,
prodiguerles grands mots, jeter au hasard les belles paroles ,
les sermens de loyauté , donner pour garantie son hon-
neur inaltérable , et en définitive tout arranger au profit
de son égoïsme et aux dépens d'autrui. Quel est l'étu-
diant de Cambridge et d'Oxford, qui, partageant avec
un de ses condisciples une chambre commune, et après
avoir fait la convention expresse de vivre sous le même
toit dans une parfaite égalité , n'a pas éprouvé que cette
égalité est impossible , que le caractère humain ne tarde
pas à reparaître, et que cette petite utopie en miniature
a bientôt son tyran et son esclave ?
Le contraste éternel entre les spéculations et la triste
réalité des choses humaines a fini par jeter la philosophie
dans le plus complet discrédit ; rien déplus injuste. Si les
choses dont on abuse devaient être repoussées et stigma-
tisées, la liberté, la religion , la vertu , la justice , bannies
de la terre , nous laisseraient dans le plus affreux de tous
les déserts, sans consolation et sans espoir. La raison, h la-
quelle Godwin a voulu ériger un temple, n'est pas le seul
mobile qui suffise à diriger le monde. Une nature angélique
pourrait seule adopter la raison pure pour son guide ex-
clusif. Etre profondément, abstractivement et toujours
raisonnable , cet état est trop sublime pour l'homme ^ mais
s'il n'était jamais raisonnable, s'il répudiait son intelli-
gence, dégradé au niveau des brutes, il perdrait toute la
dignité dont sa nature est douée.
Résumons-nous. La raison individuelle élève chacun de
nous au-dessus de ses instincts grossiers et matériels 5 la
raison publique civilise les peuples, et , les arrachant par
degrés à la barbarie, leur donne la culture de l'esprit, la
grâce des mœurs, les ressources de l'industrie. La raison
ctst la chaîne immortelle qui descend, comme dit Platon,
du trône de Jupiter et embrasse le monde moral. Reine
des sociétés, rien ne peut Tarrèter dans ses progrès.
Les romans de Sir "VValter Scott sont fort bons à lire ;
mais c'est en vain qu'il espère que ses travaux , ses re-
cherches et ses créations ingénieuses nous feront préférer,
au tems où nous sommes, les tems barbares dont il nous
retrace l'image.
Non, jamais la raison, qui n'est que la civilisation sous
un autre titre, ne perdra ses droits inaliénables. En vain les
frénétiques de la révolution française l'ont profanée ; en
vain d'autres enthousiastes, non moins dangereux, l'ont
appelée en témoignage de leurs sophismes meurtriers -, la
raison, fille du ciel, ne sera pas plus privée de son in-
fluence par les exagérations de ceux qui abusent de son
nom, que la religion n'a été étouffée par l'horreur ridicule
que l'hypocrisie, le fanatisme , les querelles théologiques ,
auraient pu jeter sur elle. Il n'est pas au pouvoir de la sot-
tise humaine de nous enlever nos plus beaux privilèges
et d'effacer de l'esprit humain ses pensées les plus nobles,
ses lois les plus sublimes.
Si nous savons aujourd'hui, à ne pouvoir nous v trom-
per, quels sont les côtés faibles de la société et de la rai-
son humaines, ce service est du à M. Godwin. Sans doute
il a dépassé les limites qu'il devait atteindre-, mais , en les
dépassant, il les a montrées. On ne confondra point. désor-
mais l'utopie avec la réalité , ni ce que l'imagination peut
concevoir avec ce que la débile humanité peut admettre.
On saura jusqu'à quel point l'homme est susceptible d'être
héros et martyr^ jusqu'à quel degré d'abnégation le dévoue-
ment doit nous conduire -, jusqu'où s'étend dans le fait la
puissance de la volonté ; jusques à quelle hauteur l'orgueil
de nos vertus peut s'élever et la souveraineté de notre rai-
son s'étendre.
Pour moi , je ne saurais pas moins de gré au navigateur
qui me prouverait Timpossibilité d'un passage à travers le
pôle arctique, qu'à celui qui en découvrirait la possibilité.
L'audace de Godwin s'est élancée dans ces régions désertes
et glacées où les affections du cœur s'éteignent, où la froide
raison domine seule. Sa pensée active et puissante s'est
vainement agitée au milieu de cette atmosphère stérile ; il a
poursuivi, jusqu'à leurs dernières limites, des théories re-
connues jusqu'alors comme certaines, et prouvé que tous
ses prédécesseurs s'étaient trompés , en donnant pour base
à la vertu' ces spéculations abstraites. Il a osé s'engager
dans ces contrées inconnues et dangereuses que l'on avait
indiquées dans léloignement, mais que nul n'avait abor-
dées; comme Descartes, il a favorisé les progrès de la
science, par la fausseté même de ses hypothèses ; il n'était
donné qu'à un homme de génie de se tromper comme lui.
Si la morale et la philosophie doivent beaucoup à God-
win, la fiction et le roman ne lui doivent pas moins. Ca-
leb Tf^illiams et Saint-Léon , créations originales et frap-
pantes, œuvres dun esprit vigoureux et fécond, portent
à la fois l'empreinte d'une raison profonde et d'une sagacité
d'observation qu'on était loin d'attendre d'un métaphvsicien
et d'un jurisconsulte. L'invention et l'exécution de Caleb
Williams sont parfaites; rien de plus dramatique et de plus
philosophique en même tems : ces deux mérites se trou-
vent rarement unis. Le caractère de Falkland est la réali-
sation la plus énergique et la plus heureuse de ce principe
d'honneur chevaleresque auquel les sociétés modernes ont
dû tant de vertus et de folies. Le peintre Fuseli (i) , qui
avouait le mcrite supérieur de cet ouvrage, prétendait
que Falkland représentait , non comme l'a voulu (jodwin ,
{x) f^iirss/i , iioniiiir p?.r les Anglais /•«Jf// , otall un pcintrr snis.t^e . forl
r^ti1np' à Londres , où il u passe sa vie.
W. G0DW1>. ^4^
Vorgueil chevaleresque, mais la vaiiilc , attentive à satis-
faire toutes les convenances sociales. Critique plus in-
génieuse que juste ; car l'un de ces deux sentimens
n'est, après tout , qu'une nuance et une dégénération de
l'autre.
Caleb Williams sert à rehausser le principal caractère,
avec lequel il contraste d'une manière admirable. Caleb
Williams est le démon de la curiosité. Jamais, excepté dans
Timmortelle satyre de Cervantes, la philosophie, la raison,
l'observation, l'ironie, ne se sont combinées avec un art
plus merveilleux. On plaint ce Falkland qui tombe au
pouvoir d'un être secondaire^ on suit Caleb Williams dans
les recherches infatigables de son inquiète et ardente cu-
riosité 5 l'intérêt s'accroît lorsqu'il est devenu maître du
secret fatal 5 quand il fait subir à son maître comme le
supplice d'une seconde conscience. Il est impossible de
commencer la lecture de Caleb Williams . sans la termi-
ner^ impossible de penser à cet ouvrage, ou d'en parler,
sans que l'émotion dont sa lecture vous a pénétré , ne se
mêle à vos pensées ou à vos paroles.
Saint-Léon intéresse moins vivement le cœur; le style
en est plus riche, plus impétueux, plus magnifique : c'est
là que Godwin a déployé cette pompeuse éloquence, cet
éclat de coloris qui semble , par sa vérité et son charme,
identifier le lecteur avec l'écrivain; aussi, le romancier
a-t-il commencé par s'identifier lui-même avec les scènes
et les acteurs qu'il décrit. On les voit, on les connaît,
on partage les sensations des êtres que l'auteur introduit
dans ses ouvrages. Il est aisé de voir que ce sont là des
créations, non des imitations. Jamais Godwin ne se montre
le spectateur indifférent, le chroniqueur minutieux et froid
des événemens qu'il raconte ; toute son amo est émue , et
toute son émotion se propage.
Montaigne disait : « Mon li^'ie^ c est nioi-nieme. w Ce
246 W- GOUWIN.
mot serait ridicule dans la bouche de Sir Waller Scott.
Au talent qui lui appartient, il a joint tout l'intérêt des
vieilles chroniques , tout ce qu'il y a d'antique et de naïf
dans les ballades , les traditions , les catalogues de manus-
crits gothiques etles légendes monacales^ il est difficile de lui
assigner exactement ce qui lui appartient sous le rapport du
mérite et de l'invention. Godwin, au contraire, compte sur
les seules ressources de son esprit ^ ce qu'il a pensé, ce qu'il
a senti, ses émotions, ses méditations, ses hypothèses :
voilà de quels matériaux il se sert. On pénètre dans les
derniers replis de son intelligence -, on peut apprécier son
mérite; on peut juger ses créations: elles sont originales,
naïves, fortes-, rien ne leur ressemble. Dans d'autres ou-
vrages estimés, admirables même, le reflet des anciens
tems, la magie des souvenirs, viennent se jouer, pour ainsi
dire , et prêter du charme aux couleurs, de la transparence
à l'ensemble. C'est ainsi que les rayons du soleil font étin-
celer des vitraux dont l'éclat nous éblouit , sans nous lais-
ser distinguer le mérite réel du peintre , du prestige qui
charme nos yeux.
Eminemment original , M. Godwin a tous les défauts de
cette qualité -, il est surtout monotone. Comme il n'em-
prunte à personne , comme il tire de son propre fends toutes
ses richesses , elles ont, malgré leur abondance et leur
variété même , un certain air de parenté . Féconder une idée
générale, agrandir une conception , donner à un caractère
une expression de force grandiose , suppléer à la flexibilité
du talent par l'énergie et la profondeur, telssontses mérites
spéciaux. En cela il ressemble à Jean-Jacques et à Byron;
non à Richardson ou à Walter Scott. Les meilleurs ou-
vrages de Godwin ne sont pas exempts de monotonie 5
Fleetwood et Mandes^ille {i) sont plus exposés à ce re-
(i) Deux romans tjui oui <'lr traduits en français.
W. GODW13V. 247
proche que les autres productions du même écrivain. Dans
le premier de ces deux romans , règne une misanthropie
trop farouche ; dans le second une sensibilité trop maladive.
Moraliste profond, historien exact et consciencieux,
Godwin s'est livré à tous les travaux qu'une intelli-
gence pénétrante et active peut entreprendre et accom-
plir. Deux tragédies anti-dramatiques se sont échappées de
sa plume : la paix soit avec elles ! ne troublons point les
mânes de Ferdinand et ai Antonio (i) • jNous étonne-
rons peut-être M. Godwin lui-même en rappelant à sa mé-
moire un volume de sermons et une Vie de Chatam ,
péchés de sa jeunesse, que tant d'ouvrages du premier ordre
doivent lui faire pardonner. Ses Remarques sur le Dis-
cours tenu par le juge Eyre , aux membres du Jurj (2} ,
sont mieux qu'un bon ouvrage \ c'est une bonne action.
Cette courte brochure, où l'auteur a déplové toute la saga-
cité et toute l'érudition d'un jurisconsulte consommé, a
sauvé d'innocentes victimes , sur lesquelles pesait une ac-
cusation aussi terrible qu'injuste , aussi adroitement com-
binée que perfidement ourdie. Horne Tooke, l'un des
douze accusés, témoigna en public sa reconnaissance à
M. Godwin , d'une manière qui n'a pas dû s'effacer de sa
mémoire. Après un repas splendide, auquel assistaient quel-
ques-uns des hommes les plus remarquables de l'époque ,
on pressa M. Godwin, qui avait gardé jusqu'alors l'ano-
nyme, de s'avouer l'auteur des Remarques sur le Discours
du juge Ejre. Il en convint 5 Horne Tooke se lève, plie le
genou devant Godwin , baise sa main, et dit : « C'est bien
» le moins que je puisse faire , pour cette main qui m'a
» sauvé la vie ! »
La conversation de cet écrivain si distingué n'a aucun
(1) Deux Iragédies imprimées et non rcjiri'senlées.
(2) En ijgjf , dans l'affaire de haute tirthison , où le célèbre Horne Tooke
était impliqué.
^43 \v. GODwi:x.
éclat : s'il niivait donné plus d'une preuve de génie, on
serait tenté de lui refuser de l'esprit. La facilité de l'élo-
cution, l'originalité des observations, lui manquent dans
le commerce ordinaire de la vie. Son talent a besoin d'être
éveillé par la méditation , aiguillonné par le désir de la
gloire. C'est un athlète dont les muscles se tendent, dont
la vigueur se déploie dans la palestre : ailleurs, il est sans
force. Ses amis le mènent comme un enfant^ et, plus
d'une fois , les mvstifications les plus plaisantes ont égayé
la société qu'il fréquentait. Par une singularité de son hu-
meur, il aime ceux qui le jouent : on est certain d'être
bien accueilli de lui , quand on le traite cavalièrement.
Malthus, le docteur Parr, Sir James Mackintosh, qui l'ont
attaqué sans ménagement, ont été les objets de ses louanges.
Les hostilités dirigées contre ses opinions le flattent 5 Içs
adulations dont il est l'objet le rebutent. Il honore se»
ennemis et se rit de ses disciples.
M. Godwin est un philosophe de l ancienne roche : can-
dide, naïf, véritable homme de cabinet; dans le monde ,
ou il s'endort, ou il endort les autres. L'expression de sa
physionomie a de la douceur, de la gravité ; elle atteste la
méditation et la sagacité : d ailleurs M. Godwin ressemble
beaucoup à Locke. Quant à sa démarche et à ses gestes ,
également privés de grâce et de vie, ils ont de la bonhomie
et de l'abandon. Une de ses hypothèses favorites, c'est que
la vertu et l' intelligence sont synopymes ; lui-même serait
un exemple et une preuve de la vérité de ce paradoxe.
ÇJVew 3Io7ithly Magazine . '.
Jottv^ntrs b^ r^taHe.
.N" I.
HEVEIL A RUMli. — LES A>;TIQUAIR£S. — LE FRERE MINEUR.
LE PALAIS d'eSPAG^E.
J'étais à Rome -, mon réveil fut digne du lieu de délices
et de gloire dont la séduction m'avait attiré des dernières
limites de Thulé, Vultima Jliule , comme le savent tous
ceux qui ont lu Horace. Le son d une détestable guitare,
à laquelle une main légère et habile arrachait quelques ar-
pèges brillans , accompagnait une voix fortement timbrée ,
qui chantait avec aisance et avec goût le dernier air à la
mode, tiré d'un opéra de Paccini. J'ouvre ma fenêtre, et sous
les haillons qui couvrent le guitariste et le chanteur , je re-
connais un de ces Orphées ambulans , dont l'Italie abonde»
Que les philosophes m'expliquent ce fait comme ils vou-
dront -, il est certain que ce mendiant avait plus de noblesse
dans la démarche que nos brillans cavaliers du salon d'Al-
mack (i), plus de goût et de grâce dans la manière de chan-
ter que nos plus languissantes ladys.
Je m'étais levé à la hâte, et déjà, grâce à la diligence
de mon domestique, je trouvai la table de mon cabinet
couverte de camées , de mosaïques , de bas-reliefs , de gra-
vures : mauvaises copies, médailles fausses, ex-voto de Pa-
lestine , d'une laideur variée et achevée \ lacrvmatoires
d'Ostia, curiosités, antiquités et raretés de toutes les es-
(i) NoTF. uu Tr. La haute aristocratie de Loiidres loue annuelleuient Je
niagnl&qaes salons , nommés Salons d'Alnuick ; elle y donne des bals et
(les concerts, d'où la roture et même la noblesse de second ordre sont sé\i>-
v^ineut exclues.
aSo souvEjviKS DE l'italie.
pèces et pour tous les goûts , étaient entassés devant moi ,
et offraient à l'imprudence de mes désirs et à ma profonde
ignorance en archéologie un désordre et un luxe pleins
de séduction et de danger. L'atmosphère voluptueuse que
je respirais, et le plaisir de me trouver à Rome, m'inspi-
raient une indulgence sans égale-, jamais on n'eut de meil-
leures dispositions pour être dupe.
J'ouvre ma porte et j'appelle mon cicérone; le cicérone
fait partie intégrante du cortège ohligé d'un voyageur en
Italie. J'aperçois ce grand personnage, entouré d'un cercle
nombreux, une tabatière de lave à la main, et dissertant
avec une comique emphase et une profonde conscience de
sa propre importance , sur le galbe , le torse , la patine ,
Visconti, Winckelman , l'art statuaire et la mosaïque. Son
auditoire était aussi attentif que ses oracles étaient solen-
nels 5 les signori qui, pour débiter leur marchandise anti-
que et moderne , ont soin de s'informer exactement de l'ar-
rivée des Anglais , n'avaient pas manqué de se rendre chez
moi de très-bonne heure ^ et mon cicérone , devenu mon
premier ministre , les avait reçus avec la noble politesse
convenable en telle circonstance. Moins de courtisans as-
sistent au lever d'un prince; ma vaste antichambre était
pleine. Il fallait entendre cette conversation savante, en-
tremêlée d'une discussion non moins profonde sur le mé-
rite, le goût et surtout la fortune des voyageurs nouvelle-
ment arrivés à Rome-, je parais : tout change-, mon cicérone
n'est plus que le second personnage. Un doux sourire se
joue sur tous les visages -, une heureuse et insinuante élo-
quence m'assiège de tous côtés ; beaucoup de gestes , des
attitudes dramatiques, des supplications naïves, verbeu-
ses, pathétiques; mais rien qui sente la violence, la gros-
sièreté ou la maladresse -, leur importunité même semble
mêlée de je ne sais quelle patience docile et de bon ton.
Je reconnais , dans tous leurs discours , l'urbanité native
SOUVENIRS DE L ITALIE. 20 1
et caractéristique de la cité fameuse. A Florence, raccent
est plus énergique ; il rappelle l'éloquence et les combats
de la vieille république du Dante et de Machiavel^ c'est un
langage vigoureusement rhilbmé , un accento vibrato. A
Naples, le langage a une aisance vulgaire et triviale, une
mélopée de lazzaroni qui fatigue. A Rome, au contraire,
l'élégance et la noblesse des discours appartiennent à toutes
les classes du peuple ; c'est le dialecte ionien dans sa ri-
chesse et sa douceur.
Après avoir donné audience à ces antiquaires assez ai-
mables pour venir solliciter , de si grand matin , la protec-
tion délia mia signoria^ et avoir acheté, pour quelques
scudi, ce que je savais bien ne pas valoir quelques baio-
ques ; après avoir ainsi payé mon droit d'entrée, j'allais
sortir, lorsqu'un moine, pénétrant dans ma chambre, en
dépit des efforts de mon cicérone^ plaça sur ma table un
panier rempli de fruits et de fleurs. Lé frère mineur qui
avait rompu la consigne de mon guide , n'avait pas ,
comme le moine de Sterne, la physionomie mélancolique et
vénérable : il avait au contraire l'œil vif, le teint frais,
la bouche vermeille , le sourire sur les lèvres et uii étonnant
embonpoint. J'admirai sa longue barbe noire et ce grand
manteau blanc qui le drapait avec une majestueuse élégance ^
sans révoquer en doute , dans ma pensée ., la pureté de ses
vertus ascétiques , je ne pus m' empêcher de comparer avec
sa profession errante et pieuse ces formes athlétiques,
cette robuste santé , cet œil étincelant de tous les feux du
midi. Je m'étonnai que l'ame d'un anachorète eût été se
loger dans le corps d'un gladiateur-, et toujours résistant
aux admonitions de mon premier ministre, je payai les
fleurs et les fruits que le frère Vincent vendait fort bon
marché-, jamais remerciemens nefurentplus aimables et ne
parurent mieux sentis que ceux qu'il accompagna d'un
profond salut , en se retirant , à reculons , de la chambre
aSa souvEKiRS de l'italik.
où il laissait sa corbeille. Je me félicitai d'avoir fait un
heureux, et je jetai de nouveau un regard de complaisance
sur les acquisitions dont ma table restait chargée. Ces ca-
mées étaient médiocres, ces estampes enfumées, ces vases
antiques avaient été moulés la semaine dernière ; mais dans
les plus mauvais de ces chefs-d'œuvre, je reconnaissais en-
core le goût de terroir, l'instinct du beau , une vague imi-
tation de l'antique. Je ne regrettais point mon argent -,
les vendeurs avaient fait, pour placer leurs curiosités, de
si beaux frais d'éloquence ! ils avaient épuisé, pour me con-
vaincre , le dictionnaire de la politesse et celui des arts. Il
me sembla que ce léger sacrifice que je venais de faire était
une dette de bonne arrivée , un cadeau pour me rendre
propice le génie du lieu. Je déjeunai en contemplant toutes
mes médailles , dont pas une n'avait de valeur, et je sortis
fort content de moi-même, de la vie des antiquaires et des
voyages.
Je m'acheminai vers la place d'Espagne, Piazza di
Spagna, qui aujourd'hui se montre dans tout l'éclat d'un
nouveau badigeonnage , grâce aux soins de propreté que
les voyageurs anglais recommandent sans cesse dans leurs
voyages à travers l'Espagne. La purification de la place
d'Espagne, jadis encombrée de toutes les immondices de
Rome , est un des exploits modernes dont la Grande-Bre-
tagne peut le plus justement revendiquer la gloire : cette
révolution dans l'intérieur des édifices commence à in-
quiéter les bons patriotes, attachés sincèrement à l'ancien
état des choses. Où s'arrêtera ce besoin d'éclaircir, de né-
toyer et de restaurer? Le Palais-Papal , que Lulher, dans sa
fougue hérétique, nommait grossièrement les étables d'Au-
gias, ne sera-l-il pas un jour victime d'une restauration
pareille ? et quels longs soupirs vont s'échapper du sein
des partisans de M. de M , si l«>s Anglais continuent
leur grande œuvre de purification , commencée au phy-
SOUVENIRS DE l. ITALIE. a53
isiqué , et qui peut se propager sur des objets plus impor-
taus et plus moraux !
Au surplus, la propreté nouvelle de ce Square italien,
fait tache, si j'ose parler ainsi, au milieu de l'irrégularité
primitive et de l'antique malpropreté de la ville qui l'en-
vironne. Si les cheminées romaines, qui faisaient jadis
une burlesque figure, ont éprouvé, sous le cardinal Gon-
salvi, des réductions et des modifications notables, rien n'a
changé d'ailleurs. De tous côtés, une confusion de palais,
d'échoppes, de maisons de toutes dimensions, frappe les
regards des voyageurs : ici les rues s'élargissent-, là elles
se rétrécissent avec une subite et prodigieuse brusquerie.
Les boutiques et les portes-cochères se disputent le rez-
de-chaussée; chaque édifice, couvert des livrées pittores-
ques d'une malpropreté immémoriale , est construit dans
un style d'architecture différente; et si l'on contemple à
la fois ces couvens, ces forges, ces auberges, ces colon-
nades, ces églises, ces écuries même , jetés pêle-mêle pour
composer une ville , on avouera que Rome , sans rivale
pour la magie des souvenirs, l'est également pour l'anar-
chie de sa structure et l'arlequinade bizarre de ses édifices.
Le palais de l'ambassade espagnole, qui passerait pour
un bel édifice partout ailleurs qu'à Rome, se trouve au
centre de la place d'Espagne. En se dirigeant vers la rue
Fraltina , on arrive au célèbre palais de la Propagande,
dont les bàtimens occupent tout le coté de la place qui
fait face à la rue de TAnge-Gardien. C'est sur ce mo-
dèfe que se sont formées , pour subir ensuite plus d'un
changement et adopter les nuances de plusieurs croyances
diverses, toutes les missions, congrégations, sociétés reli-
gieuses, qui ont essavé de convertir le monde au protestan-
tisme et au méthodisme. Que de pensées réveille cette
nouvelle puissance de Rome moderne , succédant à la
puissance de Rome conquérante-, et, sans légions, sans
a54 SOLVEIVIRS DE l'iTALIE.
armées, sans vaisseaux de guerre, cherchant à soumettre
l'univers, non plus à son sénat de rois, mais à sa foi et
aux volontés de ses pontifes !
Il est vrai que TEurope s'est soustraite à l'influence de
la Propagande 5 mais l'Asie lui est encore ouverte. C'est de
rOrient surtout qu'elle s'occupe; là, tout est passion; le
besoin dune foi ardente s'y fait sentir comme une des
premières nécessités de l'existence. C'est au Japon et en
Chine, que les missionnaires ont fait le plus de con-
quêtes ; l'Asie est couverte du sang des martyrs apostoli-
ques; en Grèce , en Svrie, chez les Maronites, la Propa-
gande a ses colonies. Ajoutons, en leur honneur, que les
missionnaires qui connaissent leur pouvoir, se contentent
de l'étendre sans en abuser.
J'entrai dans 1 édifice qui n'a rien de remarquable. Les
habitans de ce séjour me semblaient devoir offrir à mes
remarques une matière plus neuve et plus piquante ; à la
faveur d'une lettre adressée à l'un des supérieurs, j'espé-
rai me frayer un passage au sein de celte retraite. Je re-
mets ma missive dans les mains d'un gardien , qui la remet
à un second, qui, lui-même, la remet à un troisième. On
me laisse errer dans les longs corridors pendant le voyage
de ma lettre, et je profite de cette occasion pour com-
mencer à exercer, à la dérobée, mon métier d'observateur
des mœurs humaines.
La porte de l'une de ces grandes salles était restée en-
tr'ouverte ; je m'appuie contre un pilastre, et dans une at-
titude assez gênante , je trouve moyen de plonger au loin
dans les galeries sombres où les fils de l'Orient, attirés par
Rome, viennent étudier les mystères et les doctrines de la
foi chrétienne. Mon imagination , exaltée par ses propres
pensées et le singulier spectacle dont la nouveauté Téton-
nait, prétait du charme à tous les objets qui se succédaient
à mes veux. Un prélat grec, àe^n-dr»?;, ou évèque, sortit
SOUVENIRS DE l'itALIE. ^55
accompagné d'un jeune étudiant, en costume oriental, qui
baisa le bas de sa robe noire et flottante ; l'évèque lui
donna sa bénédiction et prononça d'une voix douce et ma-
jestueuse V adieu accoutumé : Kalri Vn^cpa , ct«;. Un rayon de
lumière, perçant le vitrage, se joua, quelque tems, sur le
front vénérable du vieillard. Il n'avait rien de ce caractère
sauvage et guerrier, de ces formes musculeuses et de cette
audace violente qui distinguent les prêtres grecs des con-
trées montagneuses, souvent exposés aux dangers d'une
vie turbulente et précaire. Sa barbe était longue et grison-
nante ; son front cbauve et serein ^ le profil de son visage
ressemblait à ces beaux camées qui représentent , sous les
traits les plus doux, la figure de l'élève de Socrate. Une
expression de candeur et d'aménité animait cette belle phy-
sionomie. Je croyais voir saint Basile ou Chrysostôme.
Dans la galerie , à quelques pas de moi , deux moines
maronites, vêtus du costume primitif des Arabes bédouins ,
le front caché sous le cuculle, et la robe retenue par une
ceinture de cuir, s'entretenaient à voix basse j quelques-
uns de ces accens gutturaux , si fréquens dans les dialectes
asiatiques, frappèrent mon oreille. Je crus entendre un écho
lointain de l'Orient, dont j'avais admiré, dans ma jeunesse,
les mœurs ardentes et la grandeur sauvage.
Cependant, je ne recevais aucune réponse à ma lettre,
et cette longue attente commençait à me lasser; je sors
pour examiner à loisir la façade de l'édifice : non, jamais
l'extravagance architecturale n'a plus bizarrement con-
tourné la pierre : la Sapienza, l'église de Saint-Charles et
les quatre fontaines , modèles de ridicule en architec-
ture, ne sont rien auprès de cette façade incroyable, et
dont toutes les ressources du langage ne parviendraient
pas à rendre l'effet bizarre et la laideur fantasque. Le
fronton est simple ; mais du côté du palais d'Espagne , l'ar-
chitecte a entassé sans pitié tout ce qui peut choquer le
:iBG l>'SURRECTIO]?f DE l'eSPAGXK
goût et blesser la vue. On chercherait vainement une ligne
qui eut de la simplicité, un contour naturel, une fenêtre
à sa place , une corniche posée en son lieu , une forme ré-
gulière , dans cette confusion de tous les ordres et de tous
les styles. Borromini, sur le point de se suicider , donna ,
dit-on , le plan de ce chef-d'œuvre ; en effet , on trouve
dans une telle production un commencement de folie; et
l'on conçoit la douleur de l'artiste qui aura voulu se punir
lui-même d'une si atroce offense contre le génie des arts.
Ajoutons, pour dernière bizarrerie , que cet édifice fut bâti
au milieu de Rome et de ses monumens admirables , sous le
pontificat d'un pape éclairé.
(New Monthly Magazine.)
HISTOIRE.
^ttstttr^cfton ^^cttéfrtfe be T'^^^^^p^ne
NAPOLEON BONAPARTE, EN 1808 (i).
La prise des forteresses et la marche des Français
avaient éveillé le patriotisme des Espagnols : plein d'es-
poir dans l'avenir, par la chute de Godoy et l'élévation
de Ferdinand , le peuple , en apprenant les massacres de
Madrid et les événemens de Rayonne, manifesta sponta-
(i) Note du Tr. Nous empruntons ce tableau de l'insurrection de l'Es-
pagne à V Histoire de la fpierre de la Péninsule de Robert Southéy , dont
nous avons de jà donné un fragment. On verra , dans ce re'cit, que le patrio-
tisme trop exclusif de ses compatriotes n'a pas éteint cependant les senti—
mens d'bum.tnité cl de pitié dans le cœur do l'lii«fnrien anglais.
CONTTXE NArOLÉON, ELN 1808. 25^
nément, et d'un bout du rovaumc à Tautre, rintention
bien prononcée de résister à l'usurpation . Cependant il
était privé de la famille royale et abandonné par les grands
et les hommes d'état sur les talens et le patriotisme desquels
on avait compté jusqu'alors -, le gouvernement même tra-
hissait la cause de la patrie et de l'honneur. Les autorités
civiles objet jusqu'à ce moment de respect et d'obéissance,
commandaient la soumission à un pouvoir étranger^ les
places fortes et l'entrée des frontières étaient au pouvoir de
l'ennemi , l'élite des troupes nationales hors du rovaumc ,
et une armée française nombreuse , et dès long-tems ac-
coutumée à vaincre, occupait la capitale et le cœur du
royaume. Ce fut au milieu de ces circonstances décou-
rageantes qu'on vit se former une insurrection générale
et simultanée contre le pouvoir militaire le plus impo-
sant qui eût jamais existé jusqu'à cette époque, pouvoir
moins terrible encore par sa force matérielle, que par
le parfait ensemble de son organisation et l'habileté qui
présidait à tous ses mouvemens. Le patriotisme que firent
éclater les Espagnols, répondit aux espérances de ceux
qui savaient apprécier le caractère de cette nation brave
et généreuse, qui avaient entendu les pavsans citer avec
un noble orgueil les héros de la vieille monarchie espa-
gnole, qui les avaient vus, frémissant d'indignation à l'idée
de leur abaissement actuel, le comparer à ces jours de
gloire éclipsée dont le souvenir faisait toute leur con-
solation. Ceux-là savaient que les sentimens d'indépen-
dance et de gloire n'attendaient , chez les Espagnols ,
qu'une occasion pour développer toute leur magnanimité.
Rien n'avait pu faire prévoir l'outrage dont la nation était
l'objet, rien n'avait été préparé pour s'y opposer, et Ton
eût cherché vainement, par des moyens concertés, à ex-
citer le mouvement qui s'opéra de lui-même et instanla^
nément dans toute la Péninsule.
XII. 19
2 58 INSrURECTIOlV DE l'eSPAGNE
On avait entendu à Mostolcs, petit village à environ
trois lieues au sud de Madrid, la fusillade et les dé-
charges d'artillerie du i mai. L'alcade, connaissant la
situation de la capitale , envoya dans le midi un bulletin
ne contenant que ces mots : « La patrie est en danger.
Madrid succombe sous la perfidie des Français : tous les
Espagnols s'avancent pour le délivrer. » Cette simple
démarche de la part d'un fonctionnaire obscur, et qui
n'était point autorisé par le gouvernement, suffit pour
enflammer les provinces méridionales. Au reste, toute in-
vitation, tout ordre eussent été superflus. Le même esprit
se manifestait instantanément partout où arrivait la nou-
velle des événemens de Madrid et de l'outrage fait à la
nation. Napoléon, méconnaissant entièrement le caractère
espagnol, avait poursuivi l'exécution de ses plans de la
manière la plus propre à provoquer la résistance. Précédé
par l'idée de grandeur et de magnanimité attachée à sa
personne, s'il eût commencé par déclarer la guerre à l'Es-
pagne , il l'eût sans peine soumise à ses lois. Le peuple
porté à admirer tout ce qui est extraordinaire et merveil-
leux , et disposé , par les fréquens exemples du même
genre que lui présente l'histoire de son pays, à passer
sur l'injustice et l'inhumanité des guerres terminées par
de brillantes conquêtes, eût été ébloui par rélonnantc
destinée du guerrier , et se fût peut-être soumis sans mur-
murer.
Les Asluries furent la première province où Tinsurrec-
tion prit une forme régulière. Les rcprésentans formèrent
une junte qui s'assembla à Oviédo et déclara que l'entière
souveraineté reposait en ses mains. Le commandant en
chef de la province, qui tenta de réprimer ces mouvemens,
fut en danger de perdre la vie, et le comte del Pinar, ainsi
que le poète Juan Melendes Valdes, envoyés de Madrid
par Mural poiii- cdnicr le p(Mq)le , durent s'estimer heu-
COKTRE NAl'OLÉON , EN 1808. -ibi)
reux d'échapper à l'indignation que firent naître leurs ten-
tatives. Le premier acte de la junte fut d'envoyer deux
nobles solliciter des secours en Angleterre. Ils s'embar-
quèrent à Gijon, sur un bateau non ponté, et se rendi-
rent à bord d'un corsaire anglais qui croisait devant ce
port. On envoya aussi des agens à Léon et à la Corogne,
pour inviter les habitans de ces deux provinces à se réu
nir, contre l'ennemi commun , à ceux des Asturies.
A la Corogne , le député des Asturies reçut ordre d'un
magistrat de quitter la ville immédiatement, et de ne
communiquer sa mission à qui que ce fût, sous peine
d'être arrêté et poursuivi comme criminel. Il s'arrêta, en
s'en retournant, à Mondonedo , où il apprit que les Léo-
nais étaient en pleine insurrection, et où il trouva un
envoyé de cette province, parcourant les environs pour
exciter le peuple à la guerre. Les habitans de Mondonedo
embrassèrent avec arileur la cause de la patrie. Un étu-
diant du séminaire s'offrit à aller à la Corogne, malgré
les risques que l'Aslurien avait courus. Il se présenta sous
le prétexte de demander au gouvernement provincial ce
qu'avaient à faire les autoiités de Mondonedo, d'après ce
qui se passait à Léon et dans les Asturies. La Corogne était ,
quand il arriva , dans le plus grand état d'agitation. La
populace y accueillait sans examen les nouvelles qui se suc-
cédaient d'un moment à l'autre, et dont la plupart étaient
sans fondement. On prétendait que la vente des biens de
l'église, suspendue par Ferdinand, allait être reprise;
que Napoléon faisait partir pour le nord de l'Europe toutes
les troupes espagnoles, et qu'il arrivait des charrettes char-
gées de fers pour enchaîner les soldats qui refuseraient de
partir. D. Antonio Filangieri , capitaine - général de la
Galice et gouverneur de la Corogne , pensa que la seule
conduite qu il eût à suivre, dans des circonstances aussi
pénibles, était de maintenir l'ordre autant que possible;
260 i>"St:krectio3V t>e l'espag>e
mais la mesure même qu'il crut devoir prendre pour pré-
venir Finsurrection , en devint le signal. La fête de Fer-
dinand, depuis Tépoque où il avait été reconnu prince
des Asturies, s'était toujours célébrée le 3o mai, jour
consacré à St. -Ferdinand, roi d'Espagne. Le pavillon na-
tional, pendant cette solennité, était arboré sur toutes
les places fortes et salué par une décharge d'artillerie.
Filangieri défendit cette cérémonie, craignant quelle ne
donnât lieu à quelque mouvement populaire, et cette ré-
serve produisit tout le contraire de ce qu'il en attendait.
C'était en effet donner un assentiment tacite, mais non
équivoque, à tout ce qui s'était passé à Rayonne. Le peuple,
n'en jugeant pas autrement, se rassembla devant la mai-
son du gouverneur, et exigea que le pavillon fût arboré.
Filangieri était un Napolitain qui eût pu, sans manquer
à ses devoirs , passer du service des Bourbons à celui de
- Napoléon : fidèle cependant au pays qui l'avait adopté , il
se rendit aux demandes du peuple, et fit arborer le pavil-
lon. On exigea ensuite qu'un régiment , qui avait été en-
vové au Fcrrol , fût rappelé; que les armes de l'arsenal
fussent distribuées aux habitans ; que Ferdinand fût pro-
clamé , et que la guerre contre la France fût immédiate-
ment déclarée. Le gouverneur refusa de souscrire à cette
dernière demande. On enfonça la porte de sa maison, on
s'empara de ses papiers, et il eût probablement perdu la
vie s'il n'eût pas trouvé, en s'écbappant par une porte de
derrière , un refuge dans un couvent.
Le peuple se porta ensuite h l'arsenal et s'empara de
toutes les armes. Les soldats ne firent aucune résistance
et se déclarèrent ])our la cause de leur pays. Quelques
officiers, qui parurent vouloir calmer le mouvement,
furent mallrailés; quelques maisons furent attaquées, et
Ton pilla une boutique où l'on prétendait qu'étaient dé-
posés les fers destinés à enchaîner les soldats. Le consul
COINTUE JNAPOLÉOJN , LN 1808. 2tJl
français eût été indubitablemenl massacré, si Ton ne
l'eût fait passer à tems dans le fort St. -Antoine, sur une
île voisine. On promena clans les rues un portrait de Fer-
dinand , que la foule saluait de bruyantes acclamations
auxquelles se mêlaient les cris de Mort aux Français et
aux traitjes. L'ordre ne tarda pas cependant à se rétablir,
et fut en partie le résultat des efforts du clergé, qui pos-
sédait alors la double influence et de son caractère et du
patriotisme qu'il déploya. Les chefs de chaque monastère
et les curés se réunirent aux autorités de la ville, au régent
de l'audience royale et au gouverneur qui avait repris
son pouvoir. Ils se constituèrent ensemble en junte per-
manente, et envoyèrent des officiers traiter avec l'escadre
anglaise devant le Ferrol. On expédia en même tems des
courriers à Santiago, Tuy, Oreuse , Lugo, Mondonedo
et Betanzos , pour que chacune de ces villes nommât un
député à la junte , et informât sa banlieue de ce qui se
passait. En moins de trois jours , toute la Galice était en
insurrection , et les communications étaient ouvertes avec
l'Angleterre.
A Badajoz et à Séville, les mouvemens populaires furent
d'abord réprimés par les autorités locales , mais ils ne lar-
dèrent pas à se renouveler avec plus de violence. Le comte
de la Torre del Fresno était gouverneur de Badajoz. Le
peuple se rassembla devant son hôtel, demandant à être
enrégimenté et armé. Le comte essaya de nouveau de cal-
mer un enthousiasme qui ne reconnaissait plus de frein 5
la multitude irritée considérait l'inaction comme un acte
de fidélité au roi qu'on voulait lui imposer, et toute ten-
tative pour modérer son ardeur, comme inspirée par la
trahison. Elle arracha le gouverneur de son hôtel et le
massacra impitoyablement. Une faut pas se dissimuler que,
dans cette dissolution instantanée du gouvernement , les
passions les plus condamnables prirent place plus d'une fois
262 iNSmiRECTION DE l' ESPAGNE
à côté du plus noble patriotisme. Trop souvent poussé par
un zèle aveugle ou excité par des hommes qui cherchaient
à assouvir des vengeance? particulières, le peuple commit
des excès faits pour déshonorer la cause qu'il servait. De
simples soupçons firent souvent sacrifier, comme agens
des Français, des hommes dont l'innocence fut reconnue
postérieurement. Valladolid, Carthagène, Grenade, Jaen,
St.-Lucar, Ciudad Rodrigo et plusieurs autres villes, fu-
rent témoins de ces cruelles et irréparables erreurs ^ mais
l'anarchie qui y donnait lieu fut de courte durée. Le
peuple ne cherchait point à se soustraire au frein des lois
et à l'habitude de la subordination -, il ne demandait qu'à
venger le massacre de ses concitoyens et à délivrer la
patrie de l'usurpation , prêt à obéir aux autorités disposées
à guider ses efforts. Comme Ferdinand avait laissé, en
partant pour Bayonne, une junte à Madrid, le nom de
celte assemblée était devenu familier à la multitude, et
des réunions semblables, formées dans toutes les villes,
se composèrent des personnes que les habitans étaient ac-
fcoutumés à respecter.
Quoique les gouVérnemens provisoires , organisés spon-
tanément j fussent réellement indépendans les uns des au-
tres, par uti consentement général, on laissa prendre une
espèce d'ascendant à la junte de Séville. A cause de sa
grandeur et de son importance, les Espagnols considéraient
celle place comme leur capitale, pendant que Madrid était
au pouvoir de l'ennemi. Les magistrats parvinrent à com-
primer les premières tentatives du peuple, mais un mou-
vement trop général et trop prononcé pour qu'on pût son-
ger à l'arrêter, fut excité par un homme du peuple appelé
Nicolas Tap y Nunes. Il vint à Séville pour y prêcher l'in-
surrection , et obtint sur le peuple , par son ardeur et sou
intrépidité, une influence dont il ne sut pas abuser. Les
autorités, reconnaissant l'impossibilité de ramenerlecalmc,
cowïKi: ^Al'<»l.Éow , ein 1808. uGJ
proposèrent la formalion <ruiio junte ; le peuple pensait
si peu à exercer un droit d'élection , qu'il demanda d'en
faire nommer les membres par une assemblée de curés et
des chefs de chaque monastère. Ils s'assemblèrent en effet,
acceptant avec répugnance un pouvoir déféré par les accla-
mations de la foule , et ayant à redouter également et l'ani-
madversion des Français , et les ordres des autorités de Ma-
drid, et le courroux d'une multitude à laquelle on savait
qu'il était dangereux de résister. Quelques membres ne tar-
dèrent pas à quitter rassemblée ] les autres s'estimèrent heu-
reux de se soustraire à toute responsabilité ultérieure, en
consentant aux nominations qui furent proposées. On
nomma, entre autres, D. Francisco Saavedra, ancien mi-
nistre des finances , et P. Gil de Sévilla ^ l'un et l'autre
avaient été victimes de l'administration de Godoy, et c'était,
sans contredit, le titre le plus propre à attirer le respect et
l'obéissance de la multitude. La fureur du peuple , quoi-
qu'il eût obtenu ce qu'il demandait , ne s'apaisa point en-
core -, elle fut excitée par quelque ressentiment particulier,
à ce qu'on croit, contre le comte del Aguila , l'un des
personnages les plus distingués de Séville, et dont la
riche collection de tableaux, de livres et de manuscrits,
était considérée, à juste titre, comme un trésor pour la
ville. La populace , dans une exaspération que rien ne mo-
tivait, l'attaqua avec fureur, l'arracha de son carrosse, le
mit à mort, et exposa son corps sur une des portes de Sé-
ville, Lorsque le calme fut rétabli, les magistrats n'osèrent
pas rechercher les auteurs ou les promoteurs de cet as-
sassinat.
Tap de Nunes, qui était, ce jour-là, maître de Séville ,
assistait à la formation de la junte : ne pouvant, comme
étranger , connaître les litres de ceux qui étaient proposés,
il consentait à toutes les nominations; ayant appris cepen-
dant que deux membres choLsis étaient plutôt faits pour
264 INStRUECïlOK DE l'eSPAGNE
nuire à la cause du peuple que pour la servir, il exigea et
obtint leur radiation. Il était impossible de songer à obte-
nir aucune subordination en laissant à un pareil démago-
gue, quelle que fût la droiture de ses intentions, la faculté de
créer ou de renvoyer à son gré les membres du gouverne-
ment. La junte le fit arrêter et détenir à Cadix. Cet acte
de vigueur était sans doute nécessaire, mais on devait
quelque indulgence à un homme qui n'avait montré au-
cune disposition à faire un mauvais usage de son influence,
lorsque cela lui eût été si facile. Il put reconnaître que les
formes de la justice étaient aussi peu observées sous le nou-
veau gouvernement provisoire , que sous l'ancien despo-
tisme. Jeté en prison , il y fut laissé sans qu'on songeât à
le juger, et jusqu'à ce que la nécessité de faire place à un
autre criminel le fît élargir.
La conduite ultérieure de la junte ne démentit pas cet
acte d'autorité. Elle établit dans toutes les villes de sa ju-
ridiction, qui avaient deux mille propriétaires, des juntes
correspondantes , avec ordre de former des corps de tous
les liabitans de l'âge de seize à quarante-cinq ans. Elle se
disposa à lever des fonds en taxant les corporations et les
riches particuliers, niais surtout par des dons volontaires.
Elle déclara, au nom de Ferdinand et de la nation, la
■guerre à Napoléon et à la France , protestant qu'elle ne dé-
poserait les armes que lorsque l'empereur aurait rendu la
liberté à la famille royale , cl reconnu les droits et l'indé-
pendance de la Péninsule. La même déclaration annonçait
qu'un armistice avait été conclu avec l'Angleterre, et que
l'on se disposait à traiter de la paix.
Solano , rappelé du Portugal , était alors sur la frontière
avec son corps d'armée. Si, dans ces tems de troubles,
(]uclqu'un eût pu compter, pour sa propre sûreté, sur la
force de son caractère , sa popularité et une vie irréprocha-
ble, c'était, sans contredit, ce général. Il n'avait usé du
COJNTUE NAPOLÉON, EN 1808. "265
pouvoir illimité dont il avait été investi à Cadix , que pour
ajouter au bien-être des habitans et aux embellissemens de
la ville. Les officiers de terre et de mer lui portaient un
égal respect -, les personnages du plus haut rang étaient ses
amis particuliers; et le peuple avait la plus haute idée de
ses qualités et de sa justice. Personne n'était plus profon-
dément affecté que lui de l'avilissement de l'Espagne -, mais,
désespérant des movens que sa patrie avait d'en sortir, il
en eût accepté volontiers la régénération, amenée par un
pouvoir étranger et un souverain usurpateur. 11 se rendit à
Séville , dès les premiers mouvemens de l'insurrection . Saa-
vedra, P. Gil , le comte de Tilly et quelques autres lui com-
muniquèrent leurs projets et leurs espérances ; mais Solano
croyait, comme tant d'autres, qu'il était impossible de ré-
sister à la France. Les hommes d'état qui partageaient sa
manière de voir sur les réformes à introduire en Espagne,
s'étaient déjà soumis à Pvapoléon , et faisaient tout leur pos-
sible, à Madrid, pour ramener le peuple à l'obéissance.
Il savait que des troupes étaient prêtes à marcher sur Sé-
ville, pour y réprimer l'insurrection, comme on l'avait
fait à Madrid. Il n'était pas certain que toute la Péninsule
partageât les sentimens qui s'étaient manifestés à Séville et
dans la capitale. Craignant d'ailleurs que le peuple n'abusât
de son pouvoir, et déterminé à soutenir ce qui lui paraissait
être la cause du bon ordre et des lois, il reçut froidement
les communications qu'on lui fit-, et, demandant du tems
pour réfléchir, il se hâta d'aller reprendre son comman-
dement à Cadix.
Il dit, en arrivant dans cette ville , qu'il allait prendre
des mesures contre un bombardement auquel les Anglais
se disposaient. Cela lui fournit le prétexte d'enlever les ca-
nor.s du côté de la terre, pour renforcer les batteries du
rivage. On assure aussi qu'il fit disparaître les munitions
de guerre, prétendant que les casemates serviraient de re-
aGG 1>"SVRRECT10N DE LESPAGKE
fuge aux habitans , et qu il écrivit au général Dupont, qui
se rendait en Andalousie , de hâter sa marche. Il est im-
possible de déterminer à quel point ces accusations sont
fondées. Quelqu'un qui connaissait parfaitement Solano,
et qui lui était très-attaché , a assuré depuis , que si ce gé-
néral eût assez vécu pour voir les efforts tentés par l'Espa-
gne , la cause du peuple n'eût pas eu de défenseur plus
ardent. Quoi qu'il en soit, l'amiral Purvis, qui comman-
dait l'escadre anglaise devant Cadix , lui envoya un par-
lementaire, avec l'offre de coopérer avec lui contre les
Français qui avaient en rade une escadre de cinq vais-
seaux et une frégate aux ordres du vice-amiral Rosily : il
reçut des offres semblables de la part du gouverneur de
Gibraltar , Sir Hugh Dalrymple , qui était déjà en commu-
nication avec le général Castanos , commandant les forces
espagnoles du camp de Saint-Roch. Solano répondit que
ces ouvertures devaient être adressées au gouvernement, à
Madrid -, ce qui était réellement donner son adhésion à la
souveraineté de Joseph.
Aussitôt que la cause du peuple leut emporté à Sé-
ville, lajunte avait envoyé quatre officiers d'artillerie, avec
des dépêches aux commandans de Cadix, de Badajoz, de
Grenade et de Saint-Roch , pour leur annoncer que la
guerre avait été déclarée contre la France, et la paix con-
venue avec l'Angleterre. Le comte de Tcba, Cyprifen Pa-
lafox , dont le frère avait pris une part très-aclive à l'insur-
rection , était celui qui avait été destiné pour Cadix -, il
s'était chargé de cette mission , non-seulement pour ce
qu'elle avait d'honorable, mais encore parce qu'il lui
était plus facile qu'à tout autre de donner verbalement à
Solano, sur la situation de Séville, des explications qu'on
n'avait pas ou le tems d'écrire. Plein de zèle pour une
cause qu'il devait abandonner dans la suite, il entra à Ca-
dix, à cheval, et communiqua au peuple qui se pressait
CONTRE NAPOLÉON, EN 180B. 26"^
autour de lui, les nouvelles qu'il apportait, et qui, d'ail
leurs , furent bientôt répandues par des courriers particu
liers que les habilans de Séville envoyèrent à leurs cor-
respondans. Solano était intimement lié avec le comte de
Teba ^ après avoir entendu son rapport , il ne crut pas de-
voir reconnaître l'autorité de là junte de Séville, formée, à
ce qu'il lui paraissait, par une insurrection populaire;
mais, convaincu, d'un autre côté, parle danger d'un refus
formel , il convoqua un conseil composé des officiers gé-
néraux de terre et de mer, qui se trouvaient dans la ville
au nombre de onze , et qui furent d'avis de faire une pro-
clamation au peuple.
Le conseil s'appliquait à faire voir dans cette pièce les
dangers d'une déclaration de guerre, attendu les forces de
la France, l'absence des troupes espagnoles et le besoin
d'exercer les levées qu'on pourrait faire . « Le droit de dé ter
miner quels étaient les ennemis de l'État, appartenait ex-
clusiA'ement au roi. Ferdinand avait assuré, à différentes
reprises, que les Français étaient ses alliés : c'était en
cette qualité qu'ils avaient été reçus en Espagne -, le roi
n'ayant témoigné aucun changement d'opinion à leur égard,
ne paraissait pas demander les sacrifices que le peuple était
prêt à faire. Si cependant on se déterminait à la guerre , il
fallait en calculer toutes les conséquences; les nouveaux sol-
dats devaient s'attendre à quitter leurs maisons pour long-
tems, peut-être pour toujours; les autres auraient à re-
prendre leur manière ordinaire de vivre, attendu que c'est
aux soldats seuls à faire la guerre. Si le peuple y prenait
part, l'ennemi ne manquerait pas de livrer le pays à la
dévastation et au pillage , et les Anglais, profitant de ces
circonstances, s'empareraient du port et de la ville, et fe-
raient de Cadix un second Gibraltar. Le conseil se faisait
un devoir, dans cette proclamation, d'entrer dans ces dé-
tails pour que le peuple n'oùt à accuser personne, s'il était
ti68 1]V(SCRRECT10> DE L ESPAGSE
victime des maux qu'on lui annonçait. Mais dans le cas où
il persisterait à vouloir déclarer la guerre, les généraux
qui composaient le conseil étaient prêts à commencer les
hostilités, pour qu'on ne pût soupçonner leurs représen-
tations d'être dictées par aucun motif indigne de l'honneur
espagnol. »
Le contenu de cette proclamation prouvait que ceux qui
l'avaient rédigée étaient peu sensibles à l'affront fait à leur
patrie, et la manière dont on la publia ne témoignait point
en faveur de la prudence du gouverneur. Au lieu d'at-
tendre le jour , on accrut les alarmes et l'agitation du
peuple qu'on éveilla par le bruit du tambour et de la mu-
sique militaire, pour lui faire entendre, à la lueur des
torches, la lecture de cette adresse. Les esprits entreprenans
qui dirigeaient la multitude ne manquèrent pas d'aper-
cevoir tous les avantages que leur donnait cette pièce ,
en reconnaissant au peuple le droit de diriger la conduite
du gouverneur. Il n'y eût pas de repos dans la ville pen-
dant le reste de la nuit. On rédigea une réponse au général,
et le peuple , en tumulte, la porta à la lueur des flambeanx
sous les fenêtres de Solano, qui fut contraint de paraître
au balcoa. Un jeune homme, montant sur les épaules d'un
de ses camarades , lut un écrit par lequel le peuple déclarait
qu'il avait décidé la guerre et qu'il venait réfuter. Tune
après l'autre, toutes les objections de la proclamation. 11
lut alors effectivement une réponse qui réfutait, article
par article, l'adresse du conseil. La foule applaudit et de-
manda que l'escadre française fut sommée de se rendre.
Solano assura que, dès le lendemain, les généraux s'as-
sembleraient pour prendre les mesures nécessaires à cet
effet. S'il eùl partagé l'enthousiasme public et donné d'abord
l'assenlimcut qu'il ne pouvait plus refuser, il eût pu con-
server, sinon le calme, du moins la subordination -, mais
le peuple avail jiris le dessus, et, dans de pareilles corn-
CONTRE AAroi.ÉOlV, EN 1808. iGg
motions, ce ne sont pas toujours des hommes bien inten-
tionnés qui parviennent à le guider.
Une partie de la foule se porta à Tarsenal pour prendre
des armes et n'en fut point empêchée par les soldats qui
partageaient tous les sentimens du peuple. D'autres enfon-
cèrent les prisons pour délivrer ceux qui y étaient enfermés.
On pénétra dans la maison du consul français, avec l'in-
tention de l'égorger. Il s'était réfugié dans le couvent de
St.-Augustin , d'où il se rendit sur l'escadre fançaise. On
entendit la multitude accuser Solano d'être le partisan des
Français. Le comte de Teba l'engagea à remettre le com-
mandement àD. Thomas de Morla, un des généraux qui
avaient fait partie du conseil , et de se rendre avec lui à
Séville , sous le prétexte de prendre des instructions sur la
manière dont il devait agir dans des circonstances aussi
difficiles. Solano sentait combien il eût été prudent de se
rendre à ce conseil, mais le point d'honneur et la crainte
d'être soupçonné d'un manque de courage lui firent braver
le danger. Il donna une autre raison que l'attachement
aux Français pouvait seule suggérer; il craignait, disait-
il , que les Anglais ne profitassent de la confusion pour
chercher à se rendre maîtres de Cadix.
Le lendemain, les officiers généraux se réunirent pour
la seconde fois, et, vers midi, ils se présentèrent au bal-
con, pour écouter le peuple qui demandait à connaître
leur détermination. Solano et Morla l'assurèrent que tout
ce qu'il avait demandé allait être exécuté , et qu'en con-
séquence il pouvait se disperser et se tenir tranquille. Un
homme cria qu'on ne voulait pas voir flotter le pavillon
français. « Où le voit-on? demanda Solano. — Sur les
vaisseaux français, « répondit-il. Alors le général dit que
des officiers de marine et dugénie avaient déjà reçu l'ordre
d'aviser aux moyens de s'emparer de celte escadre. Le
peuple , satisfait de celte réponse , se retira , et Solano se
ano INSXJTIRECTION DE L ESPAGNE
mit à table pour dîner. Il n'en était pas encore sorti qu'un
nouveau rassemblement arriva devant son hôtel , conduit
par un homme qui avait été chartreux et qui avait quitté cet
ordre pour entrer dans un autre moins rigide où il faisait
alors son noviciat. Il demanda à parler au gouverneur. On
répondit qu'il avait besoin de prendre du repos, et que,
d'ailleurs, il avait promis au peuple qu'on ferait tout ce qu'il
demandait. L'ex-chartreux insista , voulut entrer et poussa
le factionnaire , qui tira un coup de fusil en l'air et ferma
la porte. Alors la populace, toujours conduite par le même
homme, traîna du canon devant l'hôtel, brisa les portes,
et se précipita dans l'intérieur. On voulait la mort de So-
lano -, il s'évada par le toit , et se réfugia dans la maison
d'un négociant anglais, dont la femme le cacha dans un
cabinet. On prétend que ses jours auraient été sauvés, si
l'ouvrier même qui avait construit cette pièce ne se fût
trouvé dans la foule et n'eût découvert la retraite du mal-
heureux général. La maîtresse de la maison, M""^Strange,
se jeta au milieu de la multitude irritée , employa vaine-
ment les plus vives supplications ^ elle fut blessée au bras ,
etSolano, arraché de son asile, prit congé d'elle pour ne
plus la revoir. Quelques individus voulaient le traîner à
l'échafaud pour lui faire subir une mort ignominieuse ; im-
patiens de voir couler son sang, d'autres le massacrèrent
sur-le-champ. Il se soumit à son destin avec le calme et la
dignité d'un vieux militaire. On assure que le coup mortel
lui fut donné par un de ses propres soldats, qui, pour lui
épargner des souffrances et le supplice des criminels , lui
passa son sabre au travers du corps.
Il y a de fortes raisons pour croire que la fureur du
peuple, qui ne se porta que surSolano, fut dirigée par
quelque haine* particulière. Los autres généraux qui con-
coururent à rc'digcr la ])roclaniali()n , ne furent exposés à
iiucun danger, elMorla, (jui commandait en second, fui,
CONTRE NAPOLÉON, EN 1H08. ' .tni
le lendemain , nommé par le peuple gouverneur de
Cadix et capitaine gt^iéral de la province. Il accepta le
commandement , à condition que le peuple se tiendrait
dans le bon ordre. La junte de Séville confirma sa nomi-
nation , et envoya un de ses membres pour se concerter
avec lui. Le nouveau gouverneur adressa au peuple une
proclamation où il lui disait que, sous le masque du pa-
triotisme, quelques malfaiteurs ne cherchaient que le
pillage et la dévastation ; que le seul désir des autorités
était de mourir pour la cause de Ferdinand 5 et que, sous
vingt-quatre heures, on verrait les résultats des mesures
qui avaient été prises contre les vaisseaux français.
Cependant cette escadre s'était mise sur la défensive,
et était embossée dans une passe hors de la portée des bat-
teries. Le vice-amiral Rosily, s'atlendant à être secouru,
et certain que les forces qu'on enverrait contre Cadix
triompheraient aisément de la résistance des Espagnols ,
ne cherchait qu'à gagner du tems. Il fit proposer au gou-
verneur de sortir de la baie , si l'on pouvait s'entendre à
cet égard avec l'escadre anglaise. C'était, disait-il, pour
calmer le peuple à qui la présence des vaisseaux fran-
çais paraissait avoir fait commettre des désordres. Dans
le cas où l'escadre ne consentirait pas à le laisser sortir
sans l'attaquer, il proposait de débarquer son artillerie ,
de conserver ses équipages à bord, et de ne pas garder le
pavillon arboré. Si cet arrangement devait avoir lieu, il
demandait qu'on se remît mutuellement des otages, et que
le gouvernement espagnol le protégeât contre les ennemis
extérieurs. Morla répondit que ces propositions n'étaient
compatibles ni avec son honneur , ni avec les ordres po-
sitifs qu il avait reçus , et qu'il ne pouvait accepter autre
chose qu'une reddition pure et simple. Lord Collingwood,
qui venait d'arriver de devant Toulon pour prendre le
2nO INSURRECTION DE L ESPAGNE
mit à table pour dîner. Il n'en était pas encore sorti qu'un
nouveau rassemblement arriva devant son hôtel , conduit
par un homme qui avait été chartreux et qui avait quitté cet
ordre pour entrer dans un autre moins rigide où il faisait
alors son noviciat. Il demanda à parler au gouverneur. On
répondit qu'il avait besoin de prendre du repos, et que,
d'ailleurs, il avait promis au peuple qu'on ferait tout ce qu'il
demandait. L'ex-chartreux insista , voulut entrer et poussa
le factionnaire , qui tira un coup de fusil en l'air et ferma
la porte. Alors la populace, toujours conduite par le même
homme, traîna du canon devant l'hôtel, brisa les portes,
et se précipita dans l'intérieur. On voulait la mort de So-
lano ; il s'évada par le toit , et se réfugia dans la maison
d'un négociant anglais , dont la femme le cacha dans un
cabinet. On prétend que ses jours auraient été sauvés, si
l'ouvrier même qui avait construit cette pièce ne se fût
trouvé dans la foule et n'eût découvert la retraite du mal-
heureux général. La maîtresse de la maison, M'^'^Strange,
se jeta au milieu de la multitude irritée , employa vaine-
ment les plus vives supplications 5 elle fut blessée au bras ,
etSolano, arraché de son asile, prit congé d'elle pour ne
plus la revoir. Quelques individus voulaient le traîner à
l'échafaud pour lui faire subir une mort ignominieuse ^ im-
patiens de voir couler son sang, d'autres le massacrèrent
sur-le-champ. Il se soumit à son destin avec le calme et la
dignité d'un vieux militaire. On assure que le coup mortel
lui fut donné par un de ses propres soldats, qui, pour lui
épargner des souffrances et le supplice des criminels , lui
passa son sabre au travers du corps.
Il y a de fortes raisons pour croire que la fureur thi
peuple , qui ne se porta que sur Solano , fut dirigée par
quelque haine particulière. Les autres généraux qui con-
«oururentà rédiger la proclamation, ne furent exposés à
;iucun danger, etMorla, (jui commandait en second , fut.
CONTRE NAPOLÉON, EN 1H08. " '>ni
lo lendemain , nommé par le peuple gouverneur de
Cadix et capitaine général de la province. Il accepta le
commandement , à condition que le peuple se tiendrait
dans le bon ordre. La junte de Séville confirma sa nomi-
nation , et envoya un de ses membres pour se concerter
avec lui. Le nouveau gouverneur adressa au peuple une
proclamation où il lui disait que, sous le masque du pa-
triotisme, quelques malfaiteurs ne cherchaient que le
pillage et la dévastation ^ que le seul désir des autorités
était de mourir pour la cause de Ferdinand ; et que, sous
vingt-quatre heures, on verrait les résultats des mesures
qui avaient été prises contre les vaisseaux français.
Cependant cette escadre s'était mise sur la défensive ,
et était embossée dans une passe hors de la portée des bat-
teries. Le vice-amiral Rosily, s' attendant à être secouru,
et certain que les forces qu'on enverrait contre Cadix
triompheraient aisément de la résistance des Espagnols ,
ne cherchait qu'à gagner du tems. Il fit proposer au gou-
verneur de sortir de la baie , si l'on pouvait s'entendre à
cet égard avec l'escadre anglaise. C'était, disait-il, pour
calmer le peuple à qui la présence des vaisseaux fran-
çais paraissait avoir fait commettre des désordres. Dans
le cas oij l'escadre ne consentirait pas à le laisser sortir
sans l'attaquer, il proposait de débarquer son artillerie ,
de conserver ses équipages à bord, et de ne pas garder le
pavillon arboré. Si cet arrangement devait avoir lieu, il
demandait qu'on se remît mutuellement des otages, et que
le gouvernement espagnol le protégeât contre les ennemis
extérieurs. Morla répondit que ces propositions n'étaient
compatibles ni avec son honneur , ni avec les ordres po-
sitifs qu'il avait reçus , et qu'il ne pouvait accepter autre
chose qu'une reddition pure et simple. Lord Collingwood,
qui venait d'arriver de devant Toulon pour prendre le
2^2 iKsrnr.FCTiO' de l espacée
commandement de l'escadre anglaise de Cadix, offrit de
coopérer avec les vaisseaux espagnols ; mais les autorités
du pays, comptant sur leurs forces et sur un succès certain,
refusèrent ce secours. Si le général français eut eu moins
de confiance dans la célérité des opérations de l'armée, et
dans le bonheur de Napoléon , il se fût sans doute rendu
aux Anglais, dont il espérait être traité plus favorable-
ment ; il y eût été déterminé aussi par l'espoir d'exciter
quelque mésintelligence entre les deux nations ; quoi qu'il
en soit , les Espagnols établirent, sur l'Ile Léon et près du
fort Louis , des batteries qui commencèrent l'attaque simul-
tanément avec des chaloupes canonnières. Les marins an-:-
glais , impatiens témoins d'une action qui se passait sous
leurs veux sans qu'ils pussent y prendre part l'ia virent se
prolonger du 9 au i4 juin, époque à laquelle le vice-amiral
Rosily, après avoir vainement tenté de capituler, se rendit
sans conditions. Morla, dans une adresse au peuple , fit va-
loir le mode d'attaque dont on s'était servi, et qui, d'abord,
avait été blâmé comme trop lent et inefficace. Cette victoire
n'avait coûté aux Espagnols que quatre hommes, et les
vaisseaux dont ils venaient de s'emparer n'avaient presque
pas souffert. Morla dit, dans son adresse, que les prison-
niers seraient échangés contre des troupes espagnoles. Il
exhortait le peuple à reprendre ses habitudes paisibles.
« La convulsion que l'Espagne vient d'éprouver, disait-il,
nous a fait sortir de notre léthargie. Il fallait une étincelle
électrique pour nous en tirer ; il fallait une tempête pour
dégager l'horizon des bi^ouillards qui le couvraient. Mais le
remède peut devenir un poison , si l'on en use après que la
guérison s'est opérée. On doit maintenant rentrer dans
Tordre et s'en rapporter à la sagesse des autorités. Les
liommes capables de faire la guerre seront armés cl disci-
plinés ; ceux qui ne sont pas propres au service militaire
COKTRE NAPOLÉON, ETf 1808. 2^3
seront employés dinercmmenl. Les femmes et les enfans
qui chercheraient à exciter du tumulte, seront sévèrement
punis. ))
L'homme qui tenait ce langage avait déjà fait tous ses
efforts pour entraver la marche de ceux qu'avaient éveillés
les dangers de la patrie. Il avait retardé, autant que pos-
sible, l'attaque contre les Français , espérant qu'un corps
d'armée arriverait à tems pour s'emparer de Cadix, ou le
conservera Joseph. Dans toute cette partie de l'Espagne,
l'intention de résister à ÎNapoléon et de demander du se-
cours à l'Angleterre s'était manifestée aussitôt qu'on avait
appris le projet d'usurpation. Le commandant espagnol à
Algésiras, et le gouverneur anglais de Gibraltar, avaient
toujours réciproquement observé ces égards et ces me-
sures d humanité , qui, autorisés par les lois de la guerre,
en adoucissent les maux. Les Espagnols reconnurent les
avantages que ces dispositions respectives leur offraient
pour la délivrance de leur pays. Si Ferdinand, au lieu de
chercher à renverser Godoy, eût pensé à émigrcr, il lui
eût été facile de se rendre à Gibraltar et de s'y embarquer
pour les colonies , en s'en rapportant à la générosité bri-
tannique. Dès le commencement d'avril, le général Cas-
tanos avait eu , avec Sir Hew Dalrymple , des conférences
sur la situation des affaires et les mesures à adopter. On
s'était flatté de l'espoir, après le départ de la famille royale,
de sauver D. Francisco, le plus jeune des infans, et de le
transporter en Amérique. Mais, dans le cas où tous les
Bourbons seraient ravis à l'Espagne, on regardait l'archi-
duc Charles comme la personne à qui l'on pouvait le plus
convenablement offrir la couronne, et l'on demanda à Sir
Hew la faculté de tenir une frégate prèle à partir pour
Trieste, à l'effet d'aller chercher le prince. Sir Hew Dal-
rymple , appréciant toute l'importance des événemens , en
assuma la responsabilité, en engageant le général espagnol
XII. 20
2^4 INSURRECTION DE l'eSPAGNE
à avoir la plus grande confiance dans la franchise et la
bonne foi des Anglais. Vers la fin de mai, deux officiers
français, dont l'un était aide-de-camp de Murât, se ren-
dirent à Algésiras. Castanos, pensant qu'ils avaient mission
de l'arrêter, était décidé à les tuer et à se réfugier à Gi-
braltar. Ils se bornèrent à lui parler de la vice-royauté du
Mexique qui lui avait été promise par l'ancien gouverne-
ment , et dont on cherchait à le leurrer maintenant , ainsi
que le général Civesta. L'aide-de-camp l'assura que, depuis
plus de trois ans, l'expulsion des Bourbons d'Espagne avait
été le principal but de la politique de Napoléon; qu'ayant
obtenu ce résultat, l'empereur allait s'occuper de détrôner
la maison d'Autriche , ce qui ne demandait pas plus de
quatre mois. C'est ainsi que les généraux de Napoléon
jugeaient que rien n'était impossible aux volontés de leur
maître. Mais Castanos ne se laissa ni éblouir, ni intimider;
il continua ses communications avec Gibraltar, et se dé-
termina à saisir l'escadre française. Morla parvint à l'en
empêcher alors , mais le retard de celte prise ne produisit
aucun résultat funeste. Du reste, Castanos, d'après l'in-
vitation de la junte , se disposa à résister aux Français
quand ils entreraient en Andalousie.
Tandis que cette province, ainsi que la Galice et les
Asturies, prenait les armes pour repousser l'usurpation ,
la ville de Valence , où le même esprit et les mêmes dispo-
sitions s'étaient manifestés, devint le théâtre d'une scène
dont l'horreur surpasse tout ce qui a eu lieu dans la Pénin-
sule à celte terrible époque. Dès les premiers mouvemens
d'insurroclion , le gouverneur, D. Miguel de Saavedra ,
avait péri victime de la fureur du peuple. Amené de Ro-
quena, où il s'était réfugié, il avait été massacré près du
palais du comte de Cervallon , qui , malgré qu'il eût hau-
tement embrassé la cause nationale, fit d'inutiles efforts
pour le sauver. wSa lêle fut promenée au bout d'une pique
CONTRE ÎJÂPOLÉON , EN 1808. 9.^5
Jans les rues de la ville, et ensuite exposée sur un pilier
de la place St. -Dominique. On nomma une junte, dont les
soins auraient probablement ramené Tordre dans la ville,
s'il n'y fût arrivé à cette époque, de Madrid, un de ces êtres
dont on aime, pour l'honneur de l'humanité , à attribuer
les crimes à l'inspiration de quelque génie infernal. P. Bal-
thasard Calvo était chanoine de l'église de St. -Isidore, à
Madrid : on a dit, par la suite, que Murât l'avait envoyé
pour traiter secrètement avec la junte , et que , n'espérant
pas pouvoir y réussir, il avait cherché à se rendre maître
de la ville par la terreur 5 mais on ne peut croire qu'il con-
servât, en agissant comme il le faisait , la moindre idée de
livrer par la suite \alence aux Français. Probablement il
n'avait d'autre but que celui d'assouvir sa férocité natu-
relle, qui contrastait avec le caractère religieux dont il
était revêtu, et la conduite de beaucoup d'ecclésiastiques
espagnols, à cette époque.
Il y avait à Valence un grand nombre de Français que
la conduite de leur gouvernement avait rendus , chez les
Espagnols, un objet général de haine et d'outrage, et
qui , dès le commencement des troubles , avaient impru-
demment cherché un refuge dans la citadelle. Calvo les
accusa auprès du peuple d'être en correspondance avec
Murât et les troupes françaises , et d'avoir formé le des-
sein de leur livrer la ville. La junte n'avait pas de corps
militaires à sa disposition, et se trouvait dans un état de
confusion et d'embarras trop grand pour exercer la force
morale que les circonstances auraient exigée. Le consul
anglais, M. Tupper, en faisait partie; il se rendit à la
citadelle, exposa aux Français le danger qu'ils couraient
en se tenant ainsi réunis , et en s'exposant à être égorgés
en masse. Il les engagea à se réfugier, soit dans les cou-
vens, soit chez les habitans avec qui ils étaient liés d'a-
mitié. Mais se croyant plus en sûreté à la citadelle, ils
a-jG îNSLHUECTlOlS DE L ESPAGKE
refusèrent de suivre ce conseil. Pendant ce tems Calvo
avait rassemblé les instrumens du terrible projet qu'il
méditait , et pour en grossir le nombre , il avait fait sortir
des prisons tous ceux que des crimes quelconques y avaient
fait retenir. Le 5 juin , à l'entrée de la nuit , il se rendit à la
citadelle avec sa horde, et se faisant accompagner par quel-
ques moines. La garde fit peu de résistance : les Français,
conduits l'un après l'autre dans une chambre, y furent
confessés par les moines , et de là livrés à la populace fré-
nétique qui , se ruant sur eux , les immolait à coups de
couteaux. Lorsque la junte apprit cet horrible massacre,
elle rassembla les moines et les frères des différens cou-
vens, et les envoya en procession , précédés du Saint-Sa-
crement, les cierges allumés et chantant les litanies des
agonisans, sur le lieu de carnage. A l'aspecl du lugubre
cortège , la horde sanglante suspendit ses exécutions et
s'agenouilla au milieu des cadavres de ses victimes 5 mais
Calvo , élevant la voix , menaça les ecclésiastiques de les
considérer, s'ils ne se retiraient, comme complices des
Français, et de leur faire subir le même sort. Litimidés
par cette menace et épouvantés par le spectacle qu'ils
avaient sous les yeux , ils se hâtèrent d'abandonner la ci-
tadelle.
Le massacre se prolongea pendant toute la nuit. Cent
soixante et onze personnes furent égorgées. Au jour on
s'aperçut que dix ou douze respiraient encore. L'efTet que
cette vue produisit sur les meurtriers est un sûr garant
de la facilité qu'auraient eue les religieux à arrêter le cours
de ces horreurs, s'il eussent été doués de plus de fermeté.
Frappés de compassion et sans faire connaître leurs inten-
tions au féroce chanoine, les assassins tirèrent ces malheu-
reux du milieu des cadavres, les portèrent à Thôpilal et
pansèrent eux-mêmes les blessures qu'ils avaient faites. Il
restaitencoreàla citadelle environ cent cinquante Français.
CONTKE NAPOLÉOIf , EN 1808. l'j'J
La multitude, plus accessible à la pitié, déclara vouloir
leur faire grâce , et s'écria qu'il fallait les enfermer dans
un lieu où l'on put être à même de veiller sur eux. Calvo
consentit à ces dispositions qu'il eût été dangereux de con-
tredire 5 mais la soif du sang qui le dévorait n'était point
rassasiée encore. Il fit confesser les Français avant de quit-
ter la citadelle 5 ensuite, les ayant fait attacher deux à
deux avec des cordes, il les dirigea vers le lieu désigné.
Avant d'y arriver il fit arrêter le peuple pour lui montrer
un papier qu'il dit avoir trouvé dans la poche d'un Fran-
çais, portant l'engagement de livrer la ville à ses compa-
triotes. Près d'une multitude ignorante et prévenue, les
assertions les plus hasardées passent toujours pour des
preuves : les malheureux qu'on avait résolu d'épargner fu-
rent massacrés sur-le-champ. Calvo, suivi de ses satellites,
parcourut ensuite les maisons pour chercher les Français
qui ne s'étaient pas rendus à la citadelle avec les autres.
Tous ceux qu'on trouva furent confessés et rais à mort.
Un seul fait, pendant les évènemens de cette journée, re-
pose un instant l'imagination fatiguée par tant d'horreurs.
M. Pierre Bergier s'était fait également remarquer à Va-
lence, et par son immense fortune, et par le noble usage
auquel il l'employait; ce n'était point assez pour lui de faire
remettre aux malades , aux pauvres et aux prisonniers d'a-
bondantes aumônes , il allait les voir , les consoler et les
secourir lui-même. Tant de vertus et de bienfaisance n'a-
vaient pu le soustraire cependant à la proscription géné-
rale. Il fut livré comme les autres à la horde impitoyable.
Un des meurtriers se précipite sur lui pour l'immoler ;
mais, au moment de frapper, il reconnait Bergier, qui,
plus d'une fois, avait secouru sa misère, et le couteau me-
naçant s'arrête sur le sein de l'homme de bien. L'assassin
cependant se reproche sa pitié ; il se rappelle que Bergier
est Français, et lève le bras de nouveau : la reconnaissance
2t8 insurrection de l'espagke
l'emporte une seconde fois sur la haine. Le féroce Valen-
çais s écrie : « Je ne sais si tu es un démon ou un saint,
mais je ne puis porter la main sur toi. » Il le saisit, le
pousse au milieu de la foule , et le met hors de danger.
La junte, frappée de terreur pendant ces affreuses exé-
cutions, ne fit aucun effort pour exercer une autorité dont
le besoin ne fut jamais aussi pressant. Calvo ne pouvait se
contenterde cette espèce d'assentiment timide -, il voulut en-
velopper les autorités dans la responsabilité de ces massacres ,
ou leur faire encourir, par quelque acte d'opposition, la
défaveur de la multitude qu'il guidait. A cet effet, il fit
conduire cinq Français à la porte de la salle où la junte
tenait ses séances, et envova demander un ordre par écrit
pour les mettre à mort. Son intention n'était pas difficile
à pénétrer, mais on ne pouvait agir encore d'une manière
décisive contre ce démagogue forcené. Le comte de Cer-
vallon répondit : « Vous avez égorgé assez de Français
sans demander des ordres, vous pouvez vous en passer
maintenant. » M. Tupper vint se présenter aux assassins,
et leur parla en faveur des prisonniers. Il fut frappé d'un
coup de couteau par un homme qui le traita de Français ;
mais plusieurs voix prirent sa défense , et un individu s'é-
cria qu'il tuerait quiconque oserait insulter le consul d'An-
gleterre. Il intercéda de nouveau, mais vainement, pour les
malheureux Français ; on les égorgea , et leurs cadavres
furent laissés sur les degrés de la salle. Il y en avait en-
core dans la ville quelques-uns auxquels était réservé le
même sort qu'à leurs compatriotes. M. Tupper, pour les
sauver, proposa à la multitude de les lui livrer comme pri-
.sonniers, piomettant de remettre en échange des armes
et des munitions ([u'il ferait venir de Gibraltar. Cet homme
généreux parvint par ce moyen à conserver la vie des der-
niers.
C.:\\\n éUiit ;d(.i-> dan> celle espèce de dcmcnce qut
CONTRE NAPOLÉON, EN 1808. 7.']C)
donne quelquefois un pouvoir illimité et inattendu. 11 se
déclara le seul représentant du roi Ferdinand , et se dis-
posa à déposséder de son rang le capitaine-général, le comte
de Cervallon , à dissoudre la junte et à faire égorger l'ar-
chevêque. Les autorités apprécièrent enfin le danger qui
les menaçait. La junte invita Calvo à assister à ses séances;
il s'y rendit suivi par une foule dont les flots inondaient la
salle : il montra beaucoup d'insolence et menaça la junte.
Enfin, P. Rico, l'un des plus ardens patriotes, se leva,
dénonça Calvo comme traître , et demanda qu'il fût ar-
rêté sur-le-champ. Celui-ci, d'abord étourdi de l'accusa-
tion , se remit bientôt et demanda à se retirer pour que
la junte examinât sa conduite. On comprit son dessein, et
l'on se décida à le faire enchaîner et à l'envoyer à Mayor-
que. Avant que la foule, qui, sur son ordre, n'aurait pas
manqué d'égorger la junte, eût appris que Calvo était en
accusation , il était aux fers à bord d'un bâtiment qui le
portait au lieu désigné. La junte, sans perdre de teras,
montra autant de vigueur que de sévérité ; deux cents as-
sassins, saisis par ses ordres, furent étranglés en prison,
et leurs cadavres furent exposés sur les échafauds. Calvo ,
ramené de Mayorque, subit le même sort.
VOYAGES.— STATISTIQUE.
^^ditcs $nx- V^^inhsUn,
Le plus grand obstacle aux progrès du christianisme, dans
ITnde, résulte de la division de la population hindoue en
castes , et des préjugés qui les tiennent dans un isolement
perpétuel. Cependant cet obstacle n'est pas insurm&n table;
il existait dans les trois premiers siècles de l'ère chré-
tienne , ce qui n'a pas empêché l'arianisme de pénétrer le
long des côtes du Malabar. Le christianisme n'a pas besoin
d'être persécuteur pour se propager; comme la vérité dont
il est la consécration, il a tout à attendre du tems , et doit
accomplir son œuvre en paix; c'est lui qui a aboli l'escla-
vage chez les peuples soumis à l'Evangile ;, sans que l'on ait
su précisément , ni à quelle époque , ni par quels moyens
cette heureuse révolution s'opéra. Les classes asservies n'ont
pas conquis leur liberté par les armes, elles ne l'ont pas ob-
tenue d'une émancipation générale ou parlielle proclamée
par le législateur ; elles la doivent à la seule action des lois
éternelles que la Providence a assignées aux progrès de la
sociabilité. Le christianisme triomphera de même des pré-
jugés de THindostan, mais ses progrès dépendront surtout
du choix des évéques destinés à diriger l'instruction reli-
gieuse de ces contrées : sous ce rapport , notre église dé-
plorera long-tcms la mort prématurée de rév(''que Héber.
Ce vénérable propagateur de l'Évangile dans l'Inde nous
a laissé , sur sa mission , des lettres précieuses dont nous
donnerons des extraits à nos lecteurs , après avoir retracé les
circonstances les plus remarquables de sa vie.
Rcginald llébcr, appartenant à une famille recomman-
LETTRES SrR l' H INDOSTAS. 281
dable du Yorkshire , naquit le.ii avril 1783. à Malpas ,
dans le comté de Chester.
Dans son enfance , il se distingua par la prodigieuse fa-
cilité de sa mémoire , par son goût pour la lecture de la
Bible, et parle talent avec lequel il en commentait le texte.
Peu de personnes ont possédé une connaissance aussi pro-
fonde de l'histoire sacrée, et ont jeté plus de lumières sur
les usages et la condition civile, politique et morale, du
peuple juif ^ il se proposait de publier des observations
critiques sur les œuvres de Don Calmet , et nul doute que
bon séjour dans l Orient ne lui eût fourni des notes pré-
cieuses pour ce grand ouvrage, si le ciel lui eût permis
d'en faire le délassement de sa vieillesse.
M. Héber reçut sa première éducation dans une mo-
deste école de village, et fut envoyé ensuite à Tinstitution
du docteur Bristow, à quelques milles de Londres. Entré
à Oxford, en 1800, il v obtint, deux ans après, les prix de
vers latins, de discours anglais, et il y vit couronner son
poèmede la Palestine , ouvrage remarquable par un charme
de stvle, une profondeur d'instruction et une pureté de
goût qu'on ne devait pas attendre d'un poète de dix- neuf
ans. Il est peu de poèmes couronnés à Oxford ou à Cam-
bridge, dont la gloire ait retenti, après la distribution des
prix , hors de l'enceinte de ces universités. Celui de M. Hé-
ber est peut-être le seul qui soit encore aujourd bai consi-
déré comme une propriété nationale.
Il publia, en 18 12, un volume de Mélmiges poétiques
dont aucune pièce , si ce n'est peut-être le Passage de la
Me7' Rouge , ne peut être comparée au poème de la Pales-
tine ; ce recueil contient la traduction de plusieurs odes
de Pindare, où le poète grec est quelquefois travesti en
barde écossais , mais où l'on remarque souvent du naturel,
de l'élégance et des passages où M. Héber reproduit, avec
un rare bonheur^, les sublimes écarts du poète thébain.
282 LETTRES SUR l'hxUDSOTAK.
Avant la publication de ses Mélanges , M. Héber fit un
voyage dans les parties de l'Europe qui restaient ouvertes
aux Anglais, et ses observations sur la Russie et la Crimée
sont de vrais bijoux , que le dr. Clarke a enchâssés dans
son Journal de /'^ojag^e^. Il était difficile , en effet, de ré-
duire à une plus simple expression , des notions plus va-
riées et plus utiles. Burckhardt est peut-être le seul qui pos-
sède ce mérite au même degré.
En 1812, M. Héber fit ses adieux à la poésie pour se
vouer tout entier aux fonctions ecclésiastiques j nommé
recteur à Hodnet , il épousa la sœur du docteur Shipley,
doyen de St.-Asaph , et il trouva auprès d'elle tout le bon-
heur qu'il méritait. Jamais peut-être son caractère ne parut
plus admirable que lorsque, dans son presbytère, il donnait
à ses paroissiens l'exemple de ses vertus domestiques. Loin
de se montrer fier de ses talens , il avait la timidité d'un
enfant ; il songeait plus à faire ressortir l'instruction des
autres qu'à déployer la sienne , raisonnant sans dogmatiser,
portant la conviction dans les esprits sans exalter ce
triomphe , également disposé à discuter avec sagesse , ou
à prendre part à l'innocente gaîté du coin du feu. Les
égards qu'on lui prodiguait auraient pu Tenorgueillir ;
mais ce qu'il écoutait le moins, c'étaient ses penchans. Un
des traits les plus saillans de sou caractère, c'est que l'oubli
le plus complet du moi humain ne lui coûtait aucun effort.
Son amour pour les lettres aurait pu en faire un ministre
négligent ; mais on le voyait tous les jours parmi ses pa-
roissiens , réglant à l'amiable leurs différens , les secou-
rant dans leur détresse , prosterné au pied de leurs lits
de souffrance , au risque de les suivre au tombeau (il faillit
mourir un jour d'une fièvre épidémique dont il avait puisé
le germe auprès de ses malades ) , et dispensant toujours à
propos les encouragemens ou les reproches, le tout sans
ostentation comme sans efforts. Le devoir était pour lui
LETTRES SUR l'hINDOSTAN. 283
un plaisir et la piété un instinct. Le Mcn qu'il faisait en
secret ne fut connu que lorsqu'il eut quille suii presbytère.
C'est alors qu'on découvrit des traits de bienfaisance qu'on
n'eût jamais soupçonnés et les procédés les plus délicats
envers des hommes que l'humilité de leur condition dé-
robe ordinairement aux sollicitudes de ce genre. Il dut quel-
quefois être désappointé dans son estime pour les hommes ;
mais il eut cela de commun avec beaucoup de personnages
célèbres par leurs vertus et leur génie. La prudence du ser-
pent est peut-être la seule qualité que le ciel lui refusa.
Les sermons qu'il prononça à Hodnet , sont très-remar-
quables. Sans que son style cesse d'être élégant , l'onction
de son langage est toujours à la portée de ses auditeurs 5 il
abonde en métaphores hardies, en expressions pittoresques
puisées dans l'anglais, toujours si pur, de notre Bible -, on
sent que le prédicateur, sans négliger le dogme, s'attache
de préférence à graver, dans le cœur de ses paroissiens , la
morale de l'Evangile , et qu'il trouve dans son ame , plutôt
que dans d'arides commentaires, l'interprétation des livres
saints.
Dans sa retraite d'Hodnet, M. Héber composa un ou-
vrage de théologie intitulé Bamptoiis lectures ^ qu'il pu-
blia en 18 16, et dont on critiqua quelques points de doc-
trine, en rendant justice à sa profonde érudition et à l'im-
mensité de ses recherches.
Il se délassait en composant quelques hymnes dont il
espérait former un recueil complet pour toutes les fêtes
de l'année 5 le sujet en avait été pris dans l'évangile du
jour. Voici la plus courte : a Dieu , créateur de la terre et
» du ciel , de la lumière et des ténèbres , ô toi qui nous as
» donné le jour pour le travail , et la nuit pour le repos ^
)' puissent les anges nous défendre 5 un doux sommeil nous
» signaler ta miséricorde, et des songes, sanctifiés par des
284 LETTRES StJ'R LHIKDOSTAN.
» visions célestes, bercer nos âmes durant la longue nuit
)) de la vie. »
En 1822 , peu de tems après la publication de la J^^ie de
Jéiéniie Tajloj\, M. Héber fut nommé chapelain au col-
lège de Lincoln. Cette distinction honorable l'avait placé
dans une position plus conforme encore à ses goûts que sa
place de recteur. Résidant à quelques milles de la capitale,
il s'y rendait souvent pour y jouir de la société des savans
les plus célèbres dont il était recherché , et il habitait à la
campagne une retraite délicieuse , construite par lui dans
un site charmant et dans le voisinage de ses amis les plus
intimes. C'est en 1828 qu'il fut élu directeur des établisse-
mens ecclésiastiques dans l'Inde, avec le titre d'évéque 5 il
hésita long-tems à accepter des fonctions dont l'importance
effrayait sa modestie -, il redoutait d'ailleurs le climat de
l'Inde, non pour lui , mais pour sa femme et ses enfans. Il
refusa d'abord , mais à regret -, et bientôt après il rétracta
son refus et disposa tout pour son départ , dans la convic-
tion d'avoir accompli son devoir en obéissant aux décrets
de la Providence.
Le 16 juin 1828 le dr. Héber fit à l'Angleterre, un
éternel adieu , et s'embarqua à Gravesende avec sa famille.
Il profita de la traversée pour étudier à fond le persan et
l'hindoustani. « Ces deux langues, dit-il dans une de ses
lettres, offrent, indépendamment de leur utilité immédiate,
un haut degré d'intérêt; car plus on les étudie, plus on
aperçoit combien elles ont de rapports avec celles du nord
de l'Europe, et combien elles difl'èrcnt de Thébreu et des
autres langues sémitiques ( des enfans de Sem). Les savans
qui pensent que les Perses et les Indiens sont issus d'Elam,
fils de Sem , et non de l'un des trois enfans de Japhet,
n'ont pas assez comparé les langues persane , russe et Scan-
dinave. J'ai toujours penché pour la dernière opinion , el
LETTRES Sta 1. H INDOSTA^. 285
je suis charmé que l'étude à laquelle je me livre en ce
moment fortifie mes conjectures : si, dans un ou deux ans,
je ne possède pas le persan et riiindouslani , aussi parfai-
tement que le français et l'allemand , la faute n'en sera pas
à mon zèle. »
Au mois d'octobre, M. Héber débarqua à Calcutta, et à
peine eut-il sondé le terrain, qu'il vit s'ouvrir devant lui
une carrière qui exigeait l'ardeur et la constance d'un
apôtre. Son premier soin fut d apaiser les dissensions re-
ligieuses qui existaient entre les presbytériens, les anabap-
tistes, les méthodistes, les indépendans et les anglicans,
sans faire aucune concession indigne de la pureté de sa foi,
mais en prêchant par son exemple 1 humilité et la charité
chrétiennes , sans lesquelles les doctrines ne sont rien. JN^ul
n'était plus capable d'accomplir une tâche si importante,
s'il est vrai , comme l'expérience nous l'apprend , que le
plus sur moven dagir sur les esprits est de captiver les cœurs.
Pour ramener peu à peu les dissidens au giron de 1 église
anglicane , il insinua à la Société pour la propagation de
l'Evangile, qu'il était convenable d envoyer , dans les di-
verses parties de nos possessions , des missionnaires épis-
copaux, afin d'effacer l'impression fâcheuse produite sur
les indigènes par des convertisseurs qui ne s'accordaient
pas eux-mêmes sur les bases de leurs croyances. Il pres-
crivit à cet effet une nouvelle ordination à un certain
nombre de ministres protestans. Il protégea de tout son
pouvoir les écoles hindoues , et intéressa en leur faveur,
tant à Calculla qu'en Angleterre, les personnes dont le
patronage pouvait leur être le plus utile. Enfin il semblait
se multiplier sur tous les points de son immense diocèse ,
à raison de ses besoins spirituels et du petit nombre de ses
pasteurs, et il distribuait la parole divine bien. plus sou-
vent qu'en Angleterre.
11 porta dabord ses pas dans les districts plus au nord
^g6 1,ETTKK> SUR l'hINDOsTAN.
de Calcutta que son prédécesseur, l'évèque Middleton ,
n'avait pu visiter, et se rendit à Merut et à Bombay. Voici
comment il rend compte de cette excursion dans une de
ses lettres.
« Avant d'arriver dans ce navs, je connaissais fort peu
la manière d'y voyager ^ et je suis resté long-tems à m'a-
percevoir quel immense attirail il faut traîner après soi
pour le parcourir commodément et avec quelque sécurité.
En remontant le Gange jusqu'à Cawnpore , nous avons eu
une navigation fort agréable , par un bon vent du sud, et
dans un paquebot fort commode. ( Le fleuve a une largeur
de 6 à 9 milles de Calcutta à Patra, et, de là jusqu'à Cawn-
pore, il est aussi large que la Mersey en face de Liverpool.)
Après avoir pris terre, on est forcé de voyager avec tout
l'attirail d'une armée en campagne. Quant à moi , dédai-
gnant une pompe vaine , je n'ai pris que les bagages et les
gens absolument indispensables dans ma position. Les
simples collecteurs des districts ont un cortège bien plus
nombreux. Je n'ai point demandé d'escorte militaire , je
me suis borné à accepter celle que les commandans de dis-
tricts m'ont offerte. Voici de quoi se composent mes équi-
pages et ma suite : trois éléphans, vingt cbameaux , cinq
chevaux, six porte-faix, quinze hommes chargés de planter
ou reployer nos tentes, treize conducteurs de chameaux
ou d'éléphans. Depuis que nous avons quitté le territoire
de la compagnie pour entrer dans le Rajahpotam, notre
suite s'est accrue de seize cavaliers et de quarante-cinq
cipayes à pied, avec leurs officiers. Ce n'est pas tout, une
foule de petits marchands et autres voyageurs, suivant
la même route , nous ont demandé la permission de camper
avec nous et de marcher sous notre protection ; si bien
qu'avant-hier, quand j'ai fait distribuer la ration de farine
à notre troupe . la difficulté des subsistances dans ce pays
m'ayant forcé de comprendre ces pauvres gens dans la dis-
LETTRES SUR l'hINDOSTAN. '>8y
tributioii, on a compté dans le camp i65 personnes. Mal-
gré une suite si nombreuse, ne croyez pas que le luxe règne
clans ma tente. Le docteur Smith et moi , nous vivons
comme deux bons fermiers -, et si nous avons parfois des
provisions surabondantes , c'est que nous sommes forcés ,
à raison du climat, de faire cuire le lendemain les moutons
ou les chevreaux que nous avons tués la veille. D'ailleurs
jugez combien il faut de bêtes de somme à des voyageurs
forcés de traîner à leur suite leur tente , leur lit , leur mobi-
lier, leur vin, leur bière et des provisions pour six mois, et
quelles précautions il faut prendre pour sa sûreté dans un
pavs où tout le monde est armé , où naguère encore le tiers
de la population se composait de brigands qui, malgré la
domination anglaise, infestent les forêts, les chaînes de
montagnes et une foule de petites souverainetés. Ce n'est
ni par ostentation , ni par lâcheté , que votre ami marche
entouré de sabres et de baïonnettes. ( Guzarate , le i4
mars iSaS. ) »
■NI. Héber marqua par de nombreuses prédications le
cours de son voyage de Calcutta à Bombay. Il s'assura de
l'état et des besoins des églises de ces contrées, et dans
quatre villes importantes , à Bénarès , Chunar , Mérut et
Agra , il eut la satisfaction de voir célébrer le service di-
vin en hindoustani, suivant la liturgie anglicane. Il ob-
serva dans les montagnes de Piajemael , province deBahar,
une tribu composée d'hommes plus robustes que ceux du
Bengal , vivant sous un chef, sans division de castes, et
indifférens aux pratiques idolâtres des habitans de la plaine.
Cette tribu, de race primitive, avait été protégée jusqu'ici
par la solitude où elle vit au sein des rochers et des bois
contre les populations armées qui ont successivement fait
irruption dans la péninsule. M. Héber, pour faciliter sa
conversion à la foi chrétienne , commença par fonder, à
Boglipore , à l'entrée de ces montagnes , une mission et
288 LETTRES SUR L HIKDOSTAN.
une école dont le succès lui parut d'autant plus probable
qu'il existe des rapports frappans de mœurs et de caractère
entre cette tribu et les goam et autres peuplades de l'Inde
centrale.
Dans une lettre écrite à un de ses amis , au mois de
mars 1 825 , M. Héber déclare n'avoir pas fait un pas , dans
ce voyage , pour le seul plaisir de satisfaire sa curiosité , et
n'avoir observé le pays que dans ses rapports avec les fonc-
tions qu'il y exerçait. Sans doute, son devoir était d'étu-
dierprincipalement les mœurs des Hindous, mais un homme
d'une érudition aussi profonde ne pouvait traverser ces
vastes contrées sans arrêter son attention sur une foule
d'objets indépendans de sa profession. Aussi, la lettre dont
nous Acnons de parler , et dont nous allons transcrire les
pages les plus importantes , offre-t-elle un grand nombre
de documens curieux qui ne sont pas seulement relatifs à
l'état moral et religieux des habitans.
« La plus grande partie des provinces gouvernées par
la compagnie ne se distingue point par la variété et l'a-
grément des sites; c'est presque partout une plaine uni-
forme, assez mal cultivée; mais le caractère et les mœurs
des habitans offrent plus d'intérêt. D'ailleurs , dans les su-
perbes vestiges des pompes de Lucknow , dans les restes de
la magnificence orientale de Delhi, et dans le Taj-Mahal
(l'Agra, sans contredit la plus belle construction du monde,
il y aurait encore des motifs suffisans pour déterminer un
homme à traverser l'Atlantique et l'Océan indien.
» Depuis, j'ai été dans des contrées plus sauvages, ra-
rement visitées par les Européens , qui même ont échappé,
pendant long-tems, au joug musulman , et qui conservent,
par conséquent, l'antique simplicité des mœurs hindoues,
car elles sont restées étrangères h. cette solennité uniforme
que les héritiers do Timour ont fait prévaloii- partout où
ils ont maintenu leur domination. Les habitans qui sont
I
LETTRES SUR l'hINDOSTAÏV. iiii)
admirablement peints parMalcolm, peut-être cependant
sous des couleurs trop favorables, sont, sans aucun doute,
une race spirituelle, vive et guerrière, quoique, en partie
à cause de leur misérable gouvernement , et en partie
par suite de leur religion plus misérable encore , ils aient
à peu près tous les vices des esclaves et des voleurs. Un pa-
reil état de société est au moins fort curieux, et ressemble
beaucoup au tableau que Bruce nous a fait de l'Abyssinie.
Quoique la nature ne s'y présente pas avec ces traits im-
posans qui la caractérisent dans THimmalaya , on y ren-
contre des sites qui ne le cèdent guère à ceux du pavs de
Galles. On y trouve aussi des ruines, moins grandioses, il
est vrai , que les ruines musulmanes de FHindostan pro-
prement dit, mais peut-être plus curieuses pour un Euro-
péen , car elles diffèrent davantage de tout ce que ses yeux
sont habitués de voir.
» Pendant la durée de mon voyage, une chose m'a sur-
tout frappé : c'est le peu d'exactitude des notions que
Ton a sur le caractère et les habitudes des indigènes de
ces vastes contrées. A cet égard , les Anglais qui ont
seulement visité Calcutta ne sont guère mieux instruits
que ceux qui sont restés en Europe. Par exemple, lors-
que j'arrivai dans rinde, j'avais toujours entendu dire,
qu'aux yeux des bramines, c'était un grand crime que de
manger la chair et de répandre le sang dés animaux ; et
cependant j'ai vu des bramines offrir à Dourga des têtes
de chèvres qu'ils avaient tranchées. Je sais aussi, par leur
propre témoignage, que des hécatombes sont souvent of-
fertes de la même manière et que cela est considéré comme
une œuvre très-méritoire. Il y a vingt-cinq ans qu'un ra-
jah sacrifia six mille bestiaux dans une seule quinzaine ;
tout le monde , même les bramines, mangent avec empres-
sement de la viande des animaux offerts à leurs divinités, et
presque toutes les autres castes mangent indifféremment du
XII. 21
LETTRES SUR L HTNDOSTAN.
290
mouton , tlu porc , du poisson, du gibier; il n'y a d'excep-
tion que pour les poules et le bœuf.
M Toute ma vie, j'avais entendu parler de la douceur
et de la timidité des Hindous, supportant avec patience les
injures, serviles envers leurs supérieurs. Cela est vrai, jus-
qu'à un certain point, des Bengalis qui, par parenthèse,
ne sont jamais placés au nombre des nations de l'Hindostan -,
mais, même au Bengal, dans les districts peu éloignés de
Calcutta, le meurtre, le pillage, l'incendie, sont tout aussi
communs que dans plusieurs cantons de l'Irlande , et s'o-
pèrent d'une manière non moins systématique. En entrant
dans THindostan proprement dit, qui, dans l'opinion
des indigènes , s'étend depuis les hauteurs de Rajamahal
iusqu'à Agra , et depuis les montagnes de Kumaoun , jus-
qu'à Beudelamd, je fus frappé et surpris de trouver un
peuple égal en stature et en force aux nations européen-
nes. Méprisant le riz et ceux qui en mangent , ne se nour-
rissant que d'orge et de froment , montrant dans leur con-
tenance , leur conversation et toutes les habitudes de leur
vie , un caractère grave , fier , martial *, dès l'enfance , ils
sont accoutumés à l'usage des armes et des jeux gymnasti-
ques , et ils préfèrent la guerre à tout autre moyen d'exis-
tence. Cette disposition de leur caractère, mais sous une
forme plus rude et plus sauvage , se retrouve chez les Nyé-
panthes et chez les habitans de Malwah , qui sont en géné-
ral moins forts et de moins bonne mine. Au milieu des
montagnes qu'ils habitent , se trouve une race d'hommes
qui est à peine au-dessus des indigènes de la Nouvelle-
Hollande et de la Nouvelle-Zélande. Ces hommes ne diffè-
rent pas moins de ceux du Decan , et des présidences de
Bombay et de INIadras , que les Français ne diffèrent des
Russes. Rien donc n'est plus absurde que d'attribuer un
caractère uniforme à tous les habitans d'une contrée si
étendue , et coupée par de hautes montagnes presque im-
LETTRES Sun L HINDOSTAN. 29 1
praticables et d'immenses ibrèls -, il iTy •-" '<^ qu'un bien
petit nombre , parmi eux, qui mérite cette réputation de
douceur qu on fait à tous.
» Je lisais dernièrement un discours d'un des membres
de l'assemblée générale d'Ecosse , dans lequel il disait que
les vérités du christianisme ne pouvaient pas être comprises
par des hommes placés dans un état de société aussi rude
que la généralité des Hindous, et qu'avant de les leur en-
seigner, il fallait d'abord leur faire connaître les aisances
et les habitudes de la vie sociale. Cependant, quoiqu'il soit
très-exact que les classes inférieures des Hindous soient très-
pauvres, et qu'il y ait des districts très-é tendus où les lois sont
peu obéies , et où le vol et le meurtre sont très-communs ,
je ne connais aucune partie de la population , excepté les
tribus des montagnes dont je parlais tout-à-l'heure , qui
puisse être considérée comme non civilisée. Cela vient
surtout de ce que la population est trop forte pour les
moyens de subsistance ^ non qu'elle soit indifférente à un
meilleur régime alimentaire ou au désir d'obtenir des vè-
temens plus somptueux, à cet égard même elle n'a pas
moins d'ambition que les nations de l'Europe ; mais parce
qu'une absurde superstition engage les pères à accoupler
des enfans de douze à quatorze ans. La seconde cause de
misère résulte des convulsions et des guerres intestines de
l'Hindostan, qui sont encore trop récentes, pour que l'agita-
tion qu'elles ont excitée soit entièrement calmée. Personne,
parmi les Européens qui ont habité la péninsule , ne peut
prétendre que les Musulmans et les Hindous qui y vivent
sont étrangers aux usages de la vie sociale. Leurs formes
ne sont ni moins agréables, ni moins polies que celles des
classes correspondantes de la société parmi les Européens.
Leurs maisons sont plus vastes, et, si on considère la diffé-
rence du climat, sont aussi commodes que les nôtres ; leur
architecture est peut-être plus élégante, et quoique le bon
2Q9! LETTIIES SUK L HINDOSTATV.
théologien écossais, que nous avons cité, pourrait désirer
que les paysans fussent vêtus de prunelle , et que le com-
merce et la noblesse portassent de la poudre et des bas de
soie , comme l'honorable M.. . et les autres marguilliers de
la paroisse , je ne crois pas qu'ils y gagnassent beaucoup
sous le rapport de la propreté, de l'élégance et de la commo-
dité , en troquant leur robe blanche contre le costume que
nous venons d'indiquer.
» Il n'est pas vrai non plus qu'ils soient inférieurs, dans
les arts mécaniques , à la généralité des peuples de l'Eu-
rope. En admettant qu'ils soient au-dessous des Anglais,
dans l'exploitation agricole et dans les métiers les plus or-
dinaires, j'ai lieu de croire qu'ils sont au moins les égaux
des habitans de l'Italie et de quelques contrées du midi de la
France. Leurs orfèvres et leurs tisserands sont de niveau
avec les ouvriers anglais-, et loin, comme on le prétend, d'a-
voir un goût opiniâtre pour leurs anciens modèles, ils imitent
avec empressement les nôtres, et les imitent avec beaucoup
de succès. Les navires construits par les constructeurs de
Bombay sont aussi bons que ceux qui sortent des chan-
tiers de Liverpool et de Londres-, les voitures à l'euro-
péenne, qu'on fait à Calcutta, n'ont pas moins bonne mine
et sont aussi solides que celles de Longacre. Dans la petite
ville de Monghyr , à trois cents milles de Calcutta , j'ai vu
des pistolets et des fusils à deux coups dont il eût été im-
possible de soupçonner l'origine hindoue. A Delhi , dans
la boutique d'un riche joaillier indigène , je trouvai des
épingles , des pendans d'oreilles et des tabatières dans le
goût le plus nouveau, ornés d'emblèmes et de devises
françaises.
M Le fait est qu'il existe des relations si actives entre
cette contrée cl l'Europe, et que les Hindous sont si bien
informes de ce qui se passe dans cette partie du monde,
que si on considère combien peu d'entre eux lisent on
LETTRES SUK l'hiKDOSTAK. 7-93
parlent l'anglais , on supposera naturellement qu'il y a
d'autres moyens de communications; mais je n'ai rien pu
apprendre , à cet égard, de très-posilif.
)) Au nombre des présens que le petit état de Ladels, dans
la Tartarie chinoise, a envoyés au gouverneur général de
l'Inde , on remarque plusieurs bandes de cuir doré , por-
tant l'empreinte de l'aigle russe. Un voyageur se disant
Transylvain, mais qu'on soupçonnait d'être un espion russe,
fut arrêté, pendant mon séjour à Rumaoun, par le com-
mandant de l'un des trois forts que nous possédons au
pied de l'Himmalava. Enfin, malgré toute la peine qu'on
s'est donnée pour exclure les étrangers du service des
princes hindous, on a découvert, il y a deux mois, deux
chevaliers de la Légion-d' Honneur employés, l'un, dans
l'artillerie comme pointeur-, l'autre, comme officier ins-
tructeur auprès d'un rajah nommé Hunji-Singh. \oici un
autre fait qui est peut-être ignoré en Angleterre, et que
bien certainement vous n'auriez pas deviné ; c'est que
depuis long-tems de nombreuses caravanes d'Hindous fré-
quentent un bourg situé à quelques milles de Moscou. Il y
a dix mois que le secrétaire de la Société Biblique de Cal-
cutta reçut , des bords de la mer Caspienne , une lettre
écrite en anglais assez correct , par laquelle des prêtres ar-
méniens sollicitaient l'expédition de plusieurs caisses de
Bibles. Vous serez moins surpris d'apprendre que les grands
événemens de nos dernières guerres, et surtout les vic-
toires de Napoléon, étaient connus à Calcutta, du moins
par la rumeur publique, avant que le gouvernement en
eût reçu la nouvelle officielle ; et que le suicide d'un mi-
nistre anglais ( nommé par erreur lord Liverpool , au lieu
de lord Londonderry) était un sujet de conversation au
Burra-Bazard (marché des Hindous), lorsque cet évé-
nement n'était pas encore connu par la voie ordinaire.
» Puisqu'on ne peut se faire illusion sur Tinstinct de eu-
^9^ LETTRES SUR l'hINDOSTAN.
pour les femmes, qui se multiplient depuis quelque tems,
et dont nos ressources pécuniaires permettent encore d'aug-
menter le nombre , sont les plus utiles auxiliaires de nos
missions. Je compte surtout sur les avantages de notre reli-
gion , pour un sexe dont elle doit rehausser la dignité , et
sur le profit que tous les élèves doivent retirer des maximes
de morale évangéîique, qui servent de texte à leurs leçons.
Ces écoles ne reçoivent aucuns secours du gouvernement^
ce dernier s est montré cependant fort libéral envers la
Société pour l'éducation nationale-, il a fondé et il soutient
deux collèges pour les Hindous adultes , l'un à Bénarès,
l'autre à Calcutta; mais je ne crois pas que ces institu-
tions soient dirigées vers un but utile. La Société d'édu-
cation , dans la fausse crainte d'effaroucher les Hindous, a
défendu qu'on fît usage de la Bible dans les écoles qu'elle
a établies ; c'est comme si elle y eût interdit toute instruc-
tion morale ; lar , si les livres sacrés de l'Inde renferment
quelques sages maximes , ils sont dérobés aux regards ,
d "abord, parce qu'ils sont écrits dans une langue morte , et
ensuite , parce qu'on les considère comme trop saints pour
les communiquer au vulgaire. En effet, la littérature des
Hindous et celle des Musulmans sont aussi arriérées que le
serait pour nous celle qui précéda , en Europe , le siècle de
Galilée, de Copernic et de Bacon. Ta logique des Musul-
mans n'est autre que celle d'Aristote , subtilisée au creuset
de tous ses commentateurs-, leur métaphysique est renou-
velée de Platon. Les Hindous ont des systèmes scientifiques
à peu près analogues , quoique plus compliqués -, mais ils
font leur principale étude du sanscrit et des innombrables
subtilités de sa grammaire , de sa prosodie et de sa poésie.
Les sciences lialurelles sont les mêmes chez les deux peu-
ples : c'est la zoologie et la botanique d'Aristote , c'est l'as-
tronomie de Plolémée ^ celle-ci a remplacé leurs fables des
sept mers , des six terres et de l'univers posé à plat sur le
LETTRES SUR L HINDOSTAN. ^Q']
dos d'une tortue. Leurs notions astronomiques leur per-
mettent aujourd'hui de prévoir une éclipse , de composer
un almanach , et même de s'élever jusqu'à Tastrologie ju-
diciaire et d'en faire métier. Ils sont assez avancés en mé-
decine et en chimie pour raisonner sur le chaud , le froid ,
le sec et l'humide^ pour défendre aux malades de se faire
saigner ou médicamenter le mardi , ou sous telle conjonc-
tion des astres; et pour se livrer avec ardeur à la recherche
de la pierre philosophale ou de l'élixir d'immortalité.
» L'instruction scientifique des jeunes Hindous n'est pas
aussi facile qu'on pourrait le croire d'abord. Au collège
hindou de Calcutta , on a fait la dépense d'un cabinet de
physique dans l'espoir qu'on l'enseignerait aux élèves ,
mais les directeurs de l'établissement ont assigné le moins
de tems possible à l'étude des sciences naturelles, et ils ont
employé tous les instans des élèves à débrouiller pénible-
ment le sanscrit et la littérature plus que frivole de leurs
ancêtres. On s'est plaint, avec raison, de ce qu'au collège
d'Oxford on pétrit exclusivement de grec et de latin l'es-
prit des écoliers ; mais si à Oxford on nous a peut-être trop
nourris de la métaphysique et de la logique d'Aristote , on
nous a du moins fait grâce de sa physique. A Bénarès ,
dans le collège du gouvernement , j'ai vu un professeur
enseigner Tastronomie d'après le système de Ptolémée et
d'Albumazar, et exercer l'un de ses plus forts élèves à tirer
mon horoscope , tandis que le reste de l'école pâlissait sur
la grammaire sanscrite. J'ai visité dans cette ville, un autre
collège fondé par un riche banquier hindou qui en a con-
fié la direction à la Société des missions ; on y enseigne
l'hindoustani , le persan et l'arabe. Les élèves les plus
avancés apprennent l'anglais, et on leur donne à traduire
\ Histoire d'Angleterre , par Hume , les Dialogues sur les
sciences , par Joyce ; on leur enseigne la géographie et l'as-
tronomie d'après les nouveaux svstèmes et la sphère ù
298 LETTRES SUR l'hiNDOSTAN.
la main ; on nourrit surtout leur esprit des préceptes de
rÉA'angile : j'y ai vu des élèves qui écrivaient fort bien le
persan et l'anglais , et qui calculaient avec une facilité et
une justesse remarquables. L'officier anglais chargé de
diriger le premier de ces collèges est un jeune homme
plein d'esprit et de droiture -, j'espère qu'il y fera d'utiles
réformes. Dès l'année dernière , un savant hindou nommé
Ram-Mohu-Roy (i) m'avait adressé, pour lord Amherst,
un mémoire écrit en fort bon anglais et plein de sens, dans
lequel il signalait tous les vices du système d'enseignement
adopté dans le collège du gouvernement, àBénarès. Cette
pièce est un monument précieux des progrès de la civilisa-
tion dans l'Hindostan, »
Dans un autre passage de la même lettre , M. Héber
s'explique sur la prétendue antiquité des monumens in-
diens, que les frères Shlegel reprochent amèrement aux
Anglais de ne pas savoir apprécier.
En Europe et à Calcutta, où aucun monument de cette
espèce n'existe, on croit qu'ils appartiennent à une très-
haute antiquité , et on en donne pour preuve l'incapa-
cité des populations dégénérées qui végètent dans l'Inde.
(( Quant à moi, dit M. Héber, j'en ai vu assez pour être
convaincu que les maçons et architectes indiens n'auraient
besoin aujourd'hui que de recevoir les ordres de gens
riches et jaloux de faire exécuter les mêmes constructions
que leurs aïeux ; et qu'il y a très peu d'édifices réguliers
qu'on puisse allri])uer à une époque aussi reculée que
celle qui a vu s'élever la plupart de nos cathédrales. Dans
le haut Hindoslan, et surloutàRajahpootam etàMalwah,
(1) Note du T!\. C'est un esprit-lorl hindou. Il a jiublié des brochures
rontre l'usage des fcminos de son pays de se brûler sur le corps de leurs
maris , et contre quelr|ues autres pratiques superstitieuses. 11 a aussi réclamé,
dans un mémoire publié en anglais , l'exercice de la liberté de la presse
dans l'Inde.
LETTRES SUR L HINDOSTAN. 'MJC)
j'ai souvent rencontré des citernes, des petites pagodes
inachevées, mais d'une structure aussi élégante que les
plus jolies parmi les anciens ouvrages de ce genre. Plu-
sieurs causes concourent à donner avant le tcms une phy-
sionomie antique à plusieurs monumens. C'est d'abord
leur conformation bizarre et la dislance immense qui les
sépare de notre pays. Multipliant cette distance par celle
des tems , nous avons peine à nous persuader que ces édi-
fices sont de notre siècle. D'ailleurs, dans ce climat, la
maçonnerie la plus solide résiste difficilement à l'action
dissolvante de trois mois de pluies continuelles et d'un ciel
d'airain le reste de l'année. Si le figuier sauvage, que l'In-
dien ne peut, sous peine de mort, arracher ni émonder,
est planté tout auprès, ses graines pénètrent dans les cre-
vasses des arceaux , l'arbre y prend racine , et , comme il
vient très vite , il ébranle peu à peu l'édifice , et contribue
à en faire une antiquité, avant d'en faire une ruine. Enfin
personne, dans ce pays, ne cherche à achever ou à res-
taurer un ouvrage entrepris par son père. On préfère en
coinmencer un , auquel on puisse attacher son nom. Ainsi
j'ai vu à Dacca de belles ruines que j'ai cru être d'une
haute antiquité. Dacca est pourtant une ville moderne ,
fondée par le shah Gehanghise, en 1608, et ces ruines
étaient de jolies maisons construites par des architectes eu-
ropéens au service de ce prince. Le grand temple de Bé-
narès a un aspect si vénérable, qu'on pourrait supposer
qu'il date de Trela Yug , et que Mena et Capila y ont fait
leurs dévotions 5 mais il est constaté par des documens po-
sitifs que tous les temples indiens à Bénarès ont été bâtis
par Aureng-Zeb, qui vivait du tems de notre Charles IL
» J'ai entendu vanter non-seulement comiBe des objets
curieux , mais comme des monumens de /'«/t ancien chez
les Hindous , les observatoires de Bénarès, Delhi et Jage-
3oO LETTRES SUR LHIIVDOSTAN.
pore. Eh bien! il est prouvé qu'ils sont tous les trois l'ou-
vrage du rajah Jye Singh , qui est mort en l'j^'i.
n On pourrait, à plus juste titre, reconnaître l'antiquité
de quelques idoles en pierre noire , et de colonnes élé-
gantes de même matière, qu'on a découvertes sur quelques
points des districts de Rotas , Bulnem 5 ces idoles appar-
tiennent au culte de Bouddha , dont il ne reste plus d'autres
traces dans ces contrées. J'en ai vu de tout pareils dans des
temples modernes élevés par la secte de Bouddhistes qu'on
nomme Jaïens , et qui est puissante et nombreuse à Guza-
rate, à Rajapootam et à Malwah : dans un pays où l'on n'a
pas d'histoire , il est impossible d'assigner l'époque où le
bouddisme a disparu à Rotas, Bulnem, etc.
» Dans les déserts que je viens de traverser, j'ai vu de
fort beaux temples , sur l'ancienneté desquels il m'a été
impossible de me fixer. Leurs gardiens l'ignoraient eux-
mêmes , car l'un me disait qu'ils étaient bâtis depuis mille
ans, l'autre depuis cinq siècles, le troisième depuis un
siècle et demi.
)) Les seuls objets qui puissent réellement passer p8ur
des antiquités sont quelques fragmens de marbre chargés
d'inscriptions faciles à déchiffrer, et deux colonnes en
bronze, trouvées près de Delhi, couvertes d'inscriptions
illisibles. L'histoire parle de ces deux monumens, et en
fixe l'érection autems où les Musulmans conquirent Delhi,
c'est-à-dire en l'an 1000. Mais qu'est cette date à côté de
celle du Parthenon ? que sont deux chétives colonnes com-
parées aux masses colossales de Thèbes et de Memphis ?
» Je n'ai pas encore vu les temples d'^/Zora eiÈléphanta;
je crois tout ce qu'on dit de leurs vastes dimensions et de
leur magnificence; mais on n'y lit pas d'inscriptions , et il
n'en est question dans aucun manuscrit sanscrit. On y voit
les mêmes idoles que dans le reste de l'Inde ; ce sont des
LETTRES SUR i/hINDOSTAN. 3oi
Statues colossales en pierres , grossièrement sculptées aux
frais de personnages opulens qui ont voulu se rendre
agréables à Bramah. Au reste ces pagodes sont plus petites
que nos églises. Il est probable que la grande pagode d'Élé-
phanta a été construite avant l'arrivée desPortugais àBom-
bay^ et que celle d'Ellora, dans le Decan, l'a été avant la
conquête du Candçir et du Decan par les Afghans, ou bien
après que ces provinces eurent recouvré leur indépen-
dance. Quelque vagues que soient ces conjectures , je pense
avec M. Mill , que les Hindovis, quoique d'une civilisation
fort ancienne, n'ont pas fait de grands progrès dans les arts
et qu'ils n ont cherché leurs modèles que dans l'architec-
ture de leurs conquérans mahométans. »
M. Héber termine sa lettre du i4 mars 18^5 par quel-
ques observations sur la guerre des Birmans.
« Nous voici engagés dans une guerre longue et rui-
neuse , dans un pays où les Musulmans n'ont jamais pu
pénétrer. Les dégoûts et les revers partiels éprouvés par
nos armées ont semé chez les Indiens une foule de bruits
fâcheux, et chez les Anglais le mécontentement et les mur-
mures. Dans tout cela, je ne vois personne à blâmer.
D'abord nos compatriotes appelaient à grands cris la guerre,
comme nécessaire à l'honneur du gouvernement , et ils
accusaient la lenteur des préparatifs militaires de lord Am-
herst. Sans notions sur le pays qu'elles avaient à parcou-
rir, nos armées n'avaient presque à lutter qu'avec les diffi-
culté? imprévues d'un sol à-peu-près impraticable. Il est
déplorable qu'après un an et demi de guerre, nous ne
soyons pas plus avancés qu'au commencement, excepté
sur les points où nous avons acheté fort cher notre expé-
rience. Il est à craindre qu'un désastre chez les Birmans
ne produise un contrie-coup funeste à notre puissance sur
nos frontières du nord et du nord-ouest. Heureusement si
nous ne pouvons leur faire beaucoup de mal, ils sont hors
3o2 LETTRES SUR l'hiNDOSTAN.
d'état de nous nuire sur les champs de bataille et autre-
ment que par leurs perfidies. Aussi les habitans de Cal-
cutta, qui, Tannée dernière, songeaient à mettre leurs tré-
sors en sûreté dans la citadelle , et à renvoyer leurs femmes
et leurs enfans de Tautre côté du fleuve , peuvent se
rassurer. »
Durant le séjour de M. Héber à Bombay, un prélat ar-
riva d'Antioche pour inspecter une colonie de chrétiens,
détachée de l'ancienne église de Syrie , qui , bien que ca-
tholique, ne reconnaît pas la suprématie du pape, et est
établie dans le Malabar depuis long-tems. Faute de com-
munication avec leur métropole, ils avaient emprunté les
secours spirituels de notre église. M. Mill, trouva à Cot-
tayam, en 1822, leur collège et leurs écoles de paroisse,
sous la direction de trois ministres anglais, qui présidaient
même aux études théologiques, sans chercher à convertir les
élèves au rite anglican. Une chose non moins remarqua-
ble, c'est que le prélat d'Antioche entendit à Bombay une
messe célébrée suivant notre liturgie , et reçut la commu-
nion des mains de M. Héber. Celui-ci , pour répondre à
cet acte de confiance, lui avança quelque argent, afin de
l'aider à continuer son voyage dans le Malabar, et le char-
gea de remettre , aux pauvres étudians en théologie du
collège de Cottayam, une partie des fonds que lui avait
confiés la Société pour la propagation du christianisme.
Yoici quelques passages remarquables d une autre lettre
que M. Héber écrivit de Bombay , à son digne correspon-
dant, le 10 mai 1826 :
M L Inde entière a en ce moment les yeux fixés sur le
siège de Bhurtpore dans le Rajapootana -, la gloire de nos
armées et la puissance britannique, en Asie, sont attachées
au succès de cette entreprise plus encore qu'à l'heureuse
issue de la guerre contre les Birmans. Les Jàts (les habi-
tans de Bhurtpore) sont cités par leur courage et leur at-
LETTRES SUR l'hINDOSTAN. 3o3
lUude martiale , et leur pays est un des plus fertiles et des
mieux cultivés de l'Hindostaii. Depuis la victoire qu'ils ont
remportée sur lord Lake, ils se regardent comme invinci-
bles. Ils jouissent, chez les Mahraltes, les Rajapootes, etc.,
d'un tel degré d'estime, que ces peuples les signalent
comme des modèles d'intrépidité dans la résistance de
leur ennemi commun. Lors de mon passage à Malwah, j'ai
vu, dans les rues de cette ville et dans les foires du voi-
sinage, des lanternes magiques représentant, entre autres
scènes populaires , la grande bataille gagnée par les Jâts
sur les habits rouges. Les forteresses défendues par cette
belliqueuse tribu sont toutes situées dans une position
excellente , bordées de fossés larges et profonds , hérissées
d'artillerie et possédant une nombreuse garnison , tandis
que le général anglais Ochterlony n'a pour les combattre
que des forces insuffisantes. Bien qu'on ait réuni , pour
cette expédition, toutes les troupes disponibles, on est forcé
de lutter contre l'insalubrité du climat et de la saison 5
mais tous ces obstacles ne rebutent pas nos officiers. Ils se
réjouissent au contraire de trouver l'occasion deffacer la
honte imprimée sur nos armes par la défaite de lord Lake -,
ils avouent cependant que si nous succombions encore,
cet événement contribuerait beaucoup à justifier les cla-
meurs que la multitude fit entendre , il y a quelques mois,
dans les rues de Delhi : « La domination de la compagnie
des Indes touche à sa fin. » Quant à moi, quoique je fasse
des vœux sincères pour le succès d'une cause que je crois
juste, je plaindrais de bon cœur les désastres auxquels
les Jàts se sont exposés -, car, lors de mon séjour au
milieu d'eux, j'ai été charmé de leur caractère indépen-
dant et de l'accueil hospitalier et affectueux que j'en ai
reçu. Au reste cette lutte est une preuve, entre mille, de
l'impossibilité qu'il y a à administrer, de Calcutta, ces pro-
3o4 Lettres sur l'hindostan.
vinces éloignées, et de l'avantage que l'empire britanni-
que retirerait de la divison du gouvernement général de
l'Inde en deux présidences, dont l'une, embrassant dans
son ressort le centre et lé nord de l'Hindostan , aurait sa
métropole à Agra, Mierut ou Sangore. »
Après son excursion dans le nord de l'Hindostan, M. Hé-
ber visita l'île de Ceylan, et il la représente comme un pa-
radis terrestre. Un terrain onduleux, comme celui de nos
plus jolis parcs, est couvert de poiriers et de canneliers.
Des rivières profondes et limpides, des bois de cocaotiers,
semés çà et là dans la plaine, et marquant à l'borizon la
place des hameaux qu'ils ombragent -, des chaînes de mon-
tagnes dont les dentelures affectent des formes fantasti-
ques 5 mille plantes diverses dont les fleurs admirablement
nuancées sont les trésors de nos serres ^ des pierres pré-
cieuses de toute espèce, moins peut-être l'émeraude : voilà
le beau côté de Ceylan ; mais la médaille a aussi son revers.
Sur les bords de quelques-uns de ces fleuves romantiques
règne souvent un air pestilentiel, tandis que , sur d'autres
points et surtout dans la ville de Kandy , le voisinage
même des étangs ne nuit pas à la salubrité du climat. Les
serpens et les autres reptiles dont l'Ile abonde sont si
agiles, et ont un venin si meurtrier, qu ils l'ont presque dé-
peuplée de ses oiseaux. Le ramage de ces hôtes des bois y
est remplacé par le gloussement des singes. Dans quelques
cantons l'infanticide est très-commun chez les femmes:
doit-on s'en étonner? la polygamie leur est permise, et
souvent une seule d'entr'elles a pour maris tous les frères
d'une même famille. Enfin , les Ceylandais oCfrent, la nuit,
des sacrifices aux génies infernaux , au bruit du tambour
et à la lueur des bûchers.
Cependant 1 état politique et moral deCevlan paraît de-
voir s'améliorer. Les efforts de M. Alexandre Johnston ,
LETTRES SVn l'h I>' DOSTA]X . 3oj
pour y introduire le jugement par jury, ont été couronnés
du succès le plus encourageant (i). Les préjugés de castes
y ont moins d'empire que sur le continent. Les Hollandais
y avaient établi des prêches et des écoles de paroisses ;
ces institutions ont été quelque tems abandonnées , mais
M. Héber espérait , à Taide des secours du gouvernement,
leur rendre leur prospérité et les rattacher à l'église na-
tionale. A cet effet, il obtint de la Société pour la propa-
gation du christianisme , qu'on établirait à Cevlan une
école normale où Ton élèverait un certain nombre de chré-
tiens, destinés , après un stage au collège de Calcutta , à
répandre, dans leur pavs, le bienfait de rinstruction élé-
mentaire.
Avant de quitter Ceylan , M, Héber passa quelques jours
à Kandv. On sait que les Anglais v éprouvèrent , il v a
quehjues années , un échec effrovable. Heureusement nos
troupes s'étaient de nouveau emparées de cette ville. En
visitant le champ de bataille où un si grand nombre de leurs
camarades avait succombé, nos soldats paraissaient agités
des mêmes sentimens que ceux de Germanicns , à l'aspect
des champs de carnage couverts des ossemens blanchis des
légions de \ arus. Aurait-on pu croire en effet, il y a douze
ans, qu'une capitale courbée sous le joug du tyran le plus
sauvage et le plus sanguinaire qui ait déshonoré un trône ,
image vivante du génie infernal, fût si tôt destinée à de-
venir l'asile paisible d'un ministre chrétien , et à donner
l'hospitalité au modèle de nos évéques.
Après une absence de quinze mois, Tsl. Héber revint à
Calcutta en octobre i8o5-, il y resta assez long-tems, et
consacra tous les instans dont il pouvait disposer, à rédiger
ses rapports pour l'Angleterre , à présider les assemblées
(i) Note du Tr. Voyez danî noire i3" nume'ro, dans l'article sur
Mrs. Damer et le roi de Tanjore , le compte de ce qu'a fait ce magistrat
pbilantrope pour introduire , dans l'île de Cevlan , le jugement par jury.
Mr. 22
3o6 LETTRES SLR LHINDOSTAN.
OÙ sa présence était utile, à faire des ordinations, et à
surveiller, dans le nouveau faubourg des Hindous, la cons-
truction d'une église où le service divin sera célébré alter-
nativement en bengali et en hindoustani. Cette mesure
doit produire le plus beureux effet sur un peuple qui sent
très-bien tout ce que les cérémonies du culte chrétien
ont de vénérable et de touchant j on espère qu'elle conser-
vera aux jeunes Hindous les idées salutaires qu'ils puisent
tous les jours dans nos écoles ou dans les livres saints, et
empêchera que ces bonnes dispositions ne soient effacées
par le tableau des pratiques idolâtres dont ils sont con-
damnés à être les témoins.
A la fin de mars 1826, M. Héber partit de Calcutta
pour visiter la province de Madras, où la providence avait
marqué le terme de sa mission. Le vendredi saint, il prêcha
la Passion à Combacoum-, et le jour de Pâques il prêcha
àTanjore sur la résurrection. Le lendemain, il v donna la
confirmation , et , le soir, il harangua une assemblée de
missionnaires, sur la tombe du dr. Schwartz, un de leurs
anciens collègues, dont il avait toujours admiré les vertus
évangéliques. Il arriva à Trichinopolis le i" avril i8a6,
et, le soir même, il écrivit une lettre dont nous allons ex-
traire quelques fragmens.
« Je viens de passer quatre jours près du Rajah de
Tanjore (i) , prince hindou qui connaît aussi bien les
œuvres de Fourcroy, deLavoisier, de Linnée et de Buflbn.
que celles de Lady Morgan. 11 a porté , sur le talent poé-
tique de Shakspeare , un jugement plus exact que celui
que lord Byron a exprimé en termes si heureux \ il ma
montré des vers anglais de sa façon , très-supérieurs à Tépi-
taphe de Rousseau, par Shenstone. Je dois ajouter que les
officiers anglais qui résident dans le voisinage, ont beau-
(i) Voyez sur ce prince l'article fort curieux que nous avons cilé plus
haut.
io'j
LETTRES SUR L HINDOSTAJN.
coup de considération pour son adresse et sou intrépidité
à la chasse du tigre. C'est, en tout point, un homme
extraordinaire. Élevé par le célèbre missionnaire Schwartz,
il a constamment Iravaillé, à travers mille difficultés, à sa-
tisfaire son goût pour les sciences et la littérature euro-
péenne, sans négliger aucun des exercices militaires qui
pouvaient signaler en lui un descendant des anciens con-
quérans malirattes, flatteries préjugés de son peuple, et cap-
tiver son affection. S'il eût été le contemporain du fameux
Hyder Alikan , qui tint si long-tems en échec les forces an-
glaises dans l'Inde , il aurait été pour nous un allié ou un
ennemi redoutable , car il a la réputation d'être à la fois
brave, populaire, et d'un caractère insinuant. Quoique
aujourd'hui il ait moins de pouvoir qu'un de nos Nababs, sa
fierté n'est pas abattue, et il paraît content de son sort. Il a,
dans son cabinet de travail, le portrait de Napoléon en regard
de celui de lord Hastings, l'ancien gouverneur général de
rinde. Pour achever de vous peindre le Rajah de Tanjore,
je,vous dirai que c'est un homme de moyen âge , fort bien
fait; il a un œil d||igle, le nez aquilin et de grandes mous-
taches qui commencent à grisonner. Il porte ordinaire-
ment un costume riche , mais qui n'a rien d'efféminé-, je
pourrais comparer, avec quelque justesse, l'ensemble de
sa personne à celle d'un officier général français. Son fils,
le Rajah Pewaju ( ainsi appelé du nom d'un de ses an-
cêtres), est un jeune homme de dix-sept uns, d'un teint
pâle et d'une complexion frêle; il parle imparfaitement
l'anglais, et, à ce sujet, son père se plaignait à moi, avec
raison , de l'impossibilité où l'on est à Tanjore de donner
une bonne éducation aux enfans. Touché de ses plaintes,
je lui offris d'emmener son fils, de le garder quelque tems
à Calcutta, de le loger chez moi, de le produire dans la
meilleure société, de diriger ses études , et de lui procurer
les meilleurs professeurs. Ma proposition parut d'abord
3o8 LETTRES SUR l'hIIsDOSTAK.
sourire au Rajah et à son fils ; mais, après s'cUî'e consuUés,
ils me lémoignèrent leurs doutes sur le consen emenl de
la mère; et, le lendemain , je reçus une lettre dans laquelle
le Rajah me disait que sa femme avait perdu deux de ses
enfans ; que celui qui lui restait était d'une santé fort dé-
licate ; qu'elle était siire que son fils succomberait aux fa-
tigues du voyage -, et que l'en séparer c'était prononcer
l'arrêt de sa mort 5 que, du reste, sa famille partageait ses
sentimens de reconnaissance, etc. , etc.
» Ainsi le pauvre Pewaju continuera à mâcher du bé-
tel , à se promener en palanquin , à se livrer aux amuse-
mens ordinaires des princes hindous, jusqu'à ce qu'il
plaise à Dieu de lui donner les formes héroïques et l'atti-
tude guerrière de ses ancêtres, que j'ai vus représentés le
sabre à la main, dans une des galeries du palais de son père.
Ce dernier ne doit point, à de tels exercices, la gloire im-
mortelle de son nom , et ce n'est pas sans raison , qu'après
avoir fîiit faire, par Flaxman, sa statue colossale en marbre
qui décore sa salle d'audience , il a ftiit élever par le mcoie
sculpteur, dans l'église des missions, un monument en
l'honneur du vénérable Schwartz, son précepteur, dans
lequel il est représenté donnant la main à ce vieillard qui
expire et qui lui donne sa bénédiction.
» Vous connaissez les cinquante années des travaux
apostoliques du dr. Schwartz parmi les gentils-, vous savez
quelles étaient son influence et sa popularité auprès des Mu-
sulmans, des Hindous, et des gouvernemens européens dont
il fut si long-tems l'arbitre dans ces contrées. Je ne vous
en dirai rien , mais je puis vous affirmer que depuis mon
excursion dans l'Inde méridionale , j'ai conçu une meil-
leure idée de son caractère. J'avais d'abord soupçonné qu'à
ses qualités admirables se mêlait un grand esprit d'intri-
gue-, qu'il visait trop à jouer le prophète politique; et que
la vénération dont aujourd'hui encore les gentils lui of-
LETTRES SUR l'hINDOSTAN. 3of)
frent le tribut, en venant déposer des couronnes et des
lampes funèbres au pied de son mausolée, était le prix
d'indignes transactions avec leurs préjugés. J'étais dans
l'erreur : si M. Schwartz a été le plus heureux, il a été aussi
l'un des plus zélés et des plus intrépides missionnaires qui
aient paru depuis les apôtres. Je ne lui ferai pas un mérite
de son extrême désintéressement ; mais le pouvoir était
sans attraits pour lui, et il faisait pénitence de sa renom-
mée par un surcroît d'humilité chrélienne. Ses goûts
étaient simples, son abord ouvert et riant. Il ne recher-
cha pas les négociations politiques , il les accepta. 11 ne
prétendit pas au rôle d'arbitre, mais il remplit avec pru-
dence et avec succès celui d'agent déclaré* d'un prince or-
phelin qui lui avait confié la défense de ses droits, et dont
il s'abstint par délicatesse d'entreprendre la conversion.
Au reste, ses travaux apostoliques étaient assez hrillans,
car à lui seul il a converti de six à sept mille Hindous. Le
nombre des chrétiens de l'Hindoslan s'accroît tous les jours,
et l'on compte aujourd'hui, dansles seulesprovincesdu sud,
deux cents congrégations protestantes, dont l'ensemble a
été évalué à quarante mille afties environ : je doute qu'il
y en- ait réellement plus de quinze mille ; mais c'est déjà
beaucoup. Les Hindous catholiques romains sont plus-
nombreux (i); ils appartiennent pour la plupart aux der-
nières castes, dont ils conservent quelques préjugés 5 aussi
leur instruction et leur moralité laissenl-ellcs beaucoup à
désirer.
» Le nombre des Bramines est moins grand dans les pro-
vinces du sud qu'on ne serait tenté de le croire. C'est pour-
tant la terre de prédilection de Bramah, et ses temples y
(i) Note du Tr. M. Pétrin, aaciea missionnaire îles Indes, et clui-
noine de la mctropole de Bourges, qui a publié , en 1807, uu Voyage dans
l'Hindoslan , porte à 1 ,ioo,ooo âmes le nombre total des catboiiques dn.is.
cetle partie de l'Asie; mais il ne garantit pas l'exTctitude de ce cliifTre.
3lO LETTRES SUR l'hindOSTAN.
sont plus vastes et plus beaux que ceux que j'ai rencontrés
(iaiis l Inde septentrionale^ ils sont aussi plus anciens^
mais je doute qu'ils le soient autant qu'on le suppose.»
Cette lettre est la dernière qu'ait écrite le vénérable
prélat dont nous venons de retracer les vertus. Le lende-
main, 2 avril, il prononça un sermon et donna la con6r-
mation (c'était un dimanche) : le surlendemain il administra
le même sacrement dans l'église du Fort. Au retour, il
voulut prendre un bain froid avant de déjeuner, comme
il lavait fait les jours prccédens. Son domestique s'aper-
cevant qu'il y restait plus qu'à l'ordinaire entra dans la
salle du bain : quelle ne fut pas sa douleur, lorsqu'il le vil
asphyxié au fond de sa baignoire, la tète renversée ! On le
retira de l'eau ; les saignées , les frictions . l' insufflation des
poumons , tous les secours de l'art furent à l'instant essayés
sans succès : il avait cessé de vivre. Son autopsie prouva
qu'une des artères du cerveau s'était rompue , par suite de
son immersion subite dans l'eau froide , dans un moment
où il était épuisé de fatigue et de chaleur. Ses restes furent
déposés au milieu des témoignages de la douleur et de la
vénération publiques , à côté du grand autel de Téglise do
St. -Jean, à Trichinopolis. Lord Combermere se chargea de
communiquer, avec toutes les précautions nécessaires ,
cette funeste nouvelle à sa veuve infortunée qui était restée
à Calcutta avec ses enfans -, elle eut besoin , pour ne pas
succomber à son désespoir, de celte force d'ame et de celle
réslgnalion absolue aux décrets de la Providence, qu'elle
avait puisées dans les leçons et les exemples de son ver-
tueux époux.
Il n est que trop vrai qu'une attaque d'apoplexie occa-
siona la mort subite de notre évèque , mais il est très-pro-
bable aussi que sa constitution avait été singulièrement
affaiblie par les travaux auxquels il se livrait sans re-
lâche, sous le ciel brûlant de rilindoslan. pour échap-
I
LETTRES SUR L HINDOSTAN. 3i I
per à la mollesse du climat, el surtout pour remplir
dignement ^^a mission. Tant que 1 immense portion de notre
empire, qui s'étend de l'ilc Sainte-Hélène à la INouvelle-
Hollande, restera confiée à la direction spirituelle d'un
seul homme, et que cet homme, dans son ardeur pour le
bien, ne tiendra aucun compte des obstacles physiques
dont il sera entouré , il est à craindre que ces plages
lointaines ne deviennent le tombeau d'une foule de saints
personnages. Quel Européen , de l'âge de M. Héber ,
arrivant dans l'Inde pour lui succéder, pourrait conser-
ver sa santé au milieu des inquiétudes et des embarras
d'une institution à peine ébauchée à quelques mille lieues
de la métropole, et dont les résultats décourageraient in-
cessamment ses efforts ? Comment ne succomberait-il pas
sous le poids de travaux qui, dans une saison meurtrière ,
absorbent les heures les plus dangereuses ? (Nous appre-
nons en ce moment que le gouvernement de l'Inde va être
divisé en plusieurs diocèses.)
C'est sous le poids de fatigues semblables, que M. Héber,
à quarante-trois ans, dans la troisième année de son épis-
copat, mourut sur la brèche où il luttait pour le triomphe
de la religion. Nous doutons que ses vertus reçoivent
l'hommage qu'elles méritent. N'appartenant à aucun parti
dans l'Église ou dans l'État, l'esprit de faction ne ïui pro-
diguera point son encens 5 d'ailleurs il connaissait peu ce
qu'on nomme la science de l'entregent. Toutefois, lare-
connaissance des Hindous se manifesta après sa mort par
un deuil universel. A Madras, son éloge funèbre fut pro-
noncé par le respectable docteur Munro, en présence
d'une population consternée. On ouvrit une souscription
générale pour lui élever un mausolée dans l'église de Saint-
Georges, et bien que l'offrande de chaque souscripteur
eût été fixée au taux le plus bas, pour la mettre à la por-
tée de tous les Hindous, elle produisit, en quelques jours,
.H 13 LETTRES SUR L'HI^DOSTAJV.
des sommes coDsidérables, et l'on y vit figurer toutes les
classes de la société. A Bombay, on fonda, dans le but
d'honorer sa mémoire, un collège qui porte son nom. Des
exemples si touchans n ont pas été perdus pour la capitale
du Bengal.
Mais, pour bien juger toute l'étendue de la perte que
viennent de faire la religion et l'humanité , il faut visiter
les lieux où s'écoula sou enfance, ceux où , dans une sphère
plus humble , il se fit connaître comme fils, comme époux,
comme père, et surtout comme pasteur de son modeste
troupeau. A la nouvelle de sa mort, chacun crut avoir
perdu l'ami le plus tendre ; malgré une longue absence ,
la douleur de ces bons villageois fut aussi vive que s il eut
rendu la veille le dernier soupir sous le toit qui , dans la
détresse et l'infortune, leur servit si souvent d'asile. D'au-
tres vanteront les cliarmes de ses entretiens, la richesse
de son imagination, la délicatesse de son goiît, sa vaste
mémoire et sa facilité admirable à justifier chacune de ses
propositions par l'autorité des précédens , ou par le texte
des auteurs les plus recommandables sur chaque matière \
ils parleront surtout de celle puissance de conception , su-
périeure à toutes les autres qualités de son esprit : quant à
noiis , ce sont les trésors de son cœur que nous avons ex-
plorés dans cet article. Nous avons cherché à fournir à ceux
(jui désespéreraient d'atteindre à la hauteur de son génie
ou à l'apogée de sa brillante carrière , un modèle de ces
vertus modestes, de cette charité, de cette humilité chré-
tiennes, de cet oubli dvi moi humain , de cette piété active .
qui l'ont conslamment guidé dans le cours d'une vie sans
tache. ( Quarlerly Review. )
^ixlmc ^(Uu $\xt V^^tmt
DAMAS.
Après avoir passé trois semaines à Jérusalem et fait une
excursion sur les bords de la Mer Morte et du Jourdain ,
je quittai la cité sainte pour me rendre à Damas par Jafili et
St. -Jean d'Acre. Cette dernière ville, revêtue de nouvelles
fortifications, m'offrit les hideux trophées de la guerre du
pacha qui la gouverne contre celui de Damas-, un seul
jour ne se passait pas sans qu'on n'y apportât un tribut
des têtes humaines , enlevées aux ennemis ou , à leur dé-
faut, aux pauvres paysans surpris sans défense dans la cam-
pagne. Le pacha d'Acre balançait les succès de celui de
Damas , à l'aide des troupes auxiliaires que le prince des
Druses lui avait envoyées du Liban. Pour rendre cette
ville inabordable, il avait résolu d'en faire une'ile, en ou-
vrant un large canal aux deux extrémités du port, et, à
notre arrivée, toute la population était employée du matin
au soir à ce grand ouvrage. On voyait dans les rues une
soldatesque brutale pousser devant elle à coups de plat de
sabre tous ceux qu'elle rencontrait , et les diriger vers la
tranchée. Là nous trouvâmes les habitans les plus riches,
les marchands, les négocians, confondus avec la populace,
maniant la pelle et traînant la brouette, tandis que les
plus robustes procédaient aux fouilles, la pioche à la main.
A midi on les nourrissait au pain et à l'eau, et au coucher
du soleil on les ramenait à la ville. Les classes supérieures
ouvraient la marche. Dans la foule on remarquait des
malheureux dont le pacha avait fait couper le nez et les
(i) Voyez les lettres pvccedciitcs daiii les iiume'roj 7,8, 10, i3, ^/^,
18, 20, 22 et 23 de notre recueil.
3l4 DIXIÈME LETTRE
oreilles, pour crime de paresse , et on dislinguait à leurs
chants grotesques les habitans de la montagne , forcés de
prendre part aux travaux.
Le pacha qui gouverne actuellement la province de St.-
Jean d'Acre se nomme Selim -, il a succédé au sanguinaire
Djezzar , Tun des monstres les plus barbares qui aient ou-
tragé l'humanité. Bien que ce farouche Osmanli fut dominé
par le goût de la destruction, il a fait construire une su-
perbe mosquée et une fort jolie maison de bains. Musul-
man rigide , il ne manquait jamais de se rendre à la mos-
quée deux fois par jour. Il est mort tranquillement dans
son lit à quatre-vingts ans. On l'appelait le bouche?', tant
à cause de sa cruauté que parce qu'il portait à sa ceinture
une hache dont il essayait la trempe sur les accusés, en se
constituant à la fois leur juge et leur bourreau, ou avec
laquelle il s'amusait à trancher la tète du premier venu.
Un jour , pendant qu'il escortait dans le désert une cara-
vane de la Mecque, son neveu Soliman entra dans son ha-
rem^ le pacha, instruit à son retour de cet attentat, im-
mola de sa propre main un grand nombre de ses femmes.
Souvent le sultan envoya des capidgi-bachi pour lui noti-
fier sa destitution , ou pour se défaire de sa personne ^
mais il ne permettait à aucun d'eux de l'aborder. En vain
usaient-ils d'artifice en se bornant à lui demander , par
l'organe de ses officiers, des nouvelles de sa santé et du
bon état de ses provinces , il leur transmettait les réponses
les plus affectueuses, mais il chargeait en même tems un
de ses affidés de les empoisonner.
Ce monstre s'avisa un jour d'un moyen affreusement bi-
zarre de retenir à son service , comme premier ministre ,
un Juif fort éclairé et trés-versé dans la connaissance du
pays -, ce fut do lui couper le nez et les oreilles. L histoire de
ce personnage et sa fin tragique nous furent racontées pai
un marchand juif, nommé Amolac. « Mon ami le ministre.
SUK LOIUEM". 3l5
nous dit-il, était nécessaire à tous nos pachas. Soliman,
qui succéda immédiatement à Djezzar , mais qui ne resta
que deux ans dans ce pachalic , ne faisait rien sans le con-
sulter, et lorsque Selim pacha nous fut envoyé , il lui ac-
corda d'abord toute sa confianée. A cette époque un Turc
n'aurait pas osé faire la moindre insulte à un Juif dans les
rues d'Acre 5 mais, hélas! les tems sont bien changés !...
Ses ennemis , jaloux d'une fortune qu'il ne devait qu'à
ses talens et à son intégrité , profitèrent pour le perdre de
l'ignorance et de la faiblesse du jeune pacha. Ils persuadè-
rent à ce dernier que ce ministre, à raison de ses relations
avec la Porte et de son esprit d'intrigue, pourrait bien,
dans une correspondance secrète, révéler les exactions
de son maître. La première fois qu'il parut devant le pa-
cha, après ces perfides insinuations, ce dernier lui intima
Tordre de ne point se présenter devant lui jusqu'à nouvel
avis. Il obéit en tremblant et se renferma dans sa famille
où il vécut dans la retraite la plus profonde. Mais celle vie
oisive n'était pas faite pour un esprit aussi actif que le
sien ; le désir de reparaître à la cour l'aveugla sur les dan-
gers de cette démarche. Il vint se jeter aux pieds du pacha
et le supplia de lui faire connaître quelle offense lui avait
fait encourir sa disgrâce : Selim irrité le chassa de sa pré-
sence. Ses ennemis profitèrent à l'instant de l'avantage
qu'il venait de leur donner. Le lendemain il était à souper
avec sa famille, lorsqu'un de ses esclaves lui annonça une
dépêche du palais. Aussitôt il se leva sans faire paraître
la moindre émotion , passa dans une autre salle , et après
une courte prière, tendit le cou aux mucls, qui l'étran-
glèrent et jetèrent son corps à la mer. Deux jours après ,
revenant de Sidon, j'aperçus un cadavre que les flols
avaient rejeté sur la grève-, c'était celui de mon malheu-
reux ami, dont j'ignorais le funeste sort. »
Accompagnés d'un excellent guide, nous quillàmes St.-
3x6 DIXIÈME LETTRE
Jean d'Acre pour suivre la route détournée qui devait nous
conduire à Damas avec moins de périls. Le soir nous fîmes
halte à Ebilené, village situé à l'extrémité d'une vaste
plaine, sur un joli coteau couvert de troupeaux. Un hhan
nous servit d'asile pour la iiuit. Après le pillau de fonda-
tion, nous fîmes un grand feu et nous vîmes entrer une
foule de paysans et de jeunes filles qui vinrent sans façon
s'installer dans la salle, et qui se mirent à danser pendant
deux heures au son de deux fifres et d'une flùle. Quand
ils furent partis , nous cherchâmes vainement un sommeil
dont nous avions grand besoin. Une coalition de puces et de
rats nous livra tant d'assauts qu'il nous fallut déguerpir au
])lus vite et nous remettre en route.
jNous arrivâmes à Tibériade , dans l'après-midi, par une
jolie vallée qui va s'élargissant jusqu'au lac du même nom.
A trois milles de la ville, la montagne où Jésus-Christ prê-
cha à la foule innombrable de ses disciples la céleste doc-
trine des béatitudes, vint affecter nos cœurs d'une pieuse
émotion. Du haut de cet amphithéâtre admirable élevé par
la nature, le coup d'œil du lac ainsi que des montagnes de
Gilhoe et de Béthulie est ravissant. Plus loin, notre guide
nous montra les champs où s'accomplit le miracle de la
multiplication des pains.
Lebourg de Tibériade u'offie aucune ruine intéressante^
on Y "voit une ancienne chapelle, sous l'invocation deSt.-
Pierre, et il n"y a d'autre auberge que la maison du scheick.
A quelque distance de ce bourg, du côté du sud, on re-
marque une source d'eaux thermales fort estimée et dont
on fait un grand usage. Sur les bords du lac, au nord-
est , on montre les ruines du village de Capharnaùm.
Tibériade n'est peuplée que de Turcs et de Juifs 5 muni
d'une lettre de recommandation pour l'un de ces derniers,
j'en reçus un très-bon accueil. C'était un vieillard fort
riche, né à Alcp, on il avail long-iems fuit le commercr-
SVR L ORIE^'T.
el 011 ses (nifans vivaient dans l'opulence. Il avait quille
celte ville pour passer ses derniers jours sur les bords du
lac. Il possédait dans sa maison une synagogue, où un rab-
bin venait exercer son ministère deux fois par jour. On ne
saurait croire à quel point les enfans d'Israël sont allachés
à la patrie de leurs aïeux. En nous promenant le long du ri-
vage, nous rencontrions souvent de vieux Juifs polonais
qui avaient quitté leur pavs pour venir chercher un tom-
beau à Tibéi'iade (i).
Le soir de notre arrivée, nous passâmes une heure sur
la terrasse, au clair de la lune : le lac et ses rives offraient
un coup d'oeil admirable. Absorbé dans un religieux re-
cueillement, je me représentai ses vagues mugissantes s'a-
planissant sous les pas de notre divin maître; la nature
s'offre , en ces lieux , majestueuse et belle comme au jour
où il daigna y verser la rosée de ses célestes bienfaits.
Le lac a quatorze milles de long et six de large : le pois-
son en est délicieux \ les bateaux qu'on v voit sont très-
exposés aux bourrasques 5 mais, ordinairement, l'eau en est
pure et limpide. A l'extrémité, du côté du nord, le
Jourdain y verse le tribut de ses ondes, sans les confondre
avec celles du lac. A Tesl , le lac est bordé de hautes monta-
gnes rocailleuses , dont les anfractuosités sont semées de
frêles arbustes -, du côté opposé , le bourg de Tibériade
se dessine aux pieds d'une chaîne de coteaux , séparés
par des vallées verdoyantes , mais très-peu «boisées; au
sud, le Jourdain dégage ses eaux de celles du lac, et court
dans un vallon désert entre deux lignes de hautes monta-
gnes. Les ruines d'un pont ajoutent beaucoup à l'effet ro-
mantique de ce tableau, ^ous nous baignâmes sous l'une
des arches : le fleuve a, en cet endroit, environ cinquante
(1) ^OTE DU Tr. Voyez , sur cette affection des Juifs de l'empire rosse
pour la Palestine, l'article sui" le^ Sectes religieuses de la Russie, inse'ré
dans notre 21^ niiméro.
3l8 DIXIÈME LETTRE
pieds de large ^ au-delà, son lit se resserre et son cours
devient plus rapide jusqu'à Jéricho. Ce vallon où la végé-
tation est encore assez riche, quoiqu'il n'ofifre aucune
trace de culture, a dû être jadis très-peuplé. Malgré la fraî-
cheur des eaux et l'agrément des sites, il fait, en été, une
chaleur accablante sur les bords du lac ainsi que dans la
vallée. C'est cependant le canton de la Palestine dont le sé-
jour serait le plus agréable, pourvu qu'on s'élablît sur
le sommet des coteaux, où l'air est plus vif et plus pur.
Nous prîmes congé de notre vieux Juif, après une sta-
tion de deux jours à Tibériade. Les bords du lac que nous
côtoyâmes en allant vers le nord-est nous offraient une
foule de sites délicieux-, en les quittant, nous rencontrâmes
une jolie plaine de deux ou trois milles d'étendue où nous
passâmes la nuit en plein air. Le lendemain , nous arri-
vâmes vers midi à la montagne de Bélhulie, au haut de la-
quelle le bourg moderne de Saphet , dominé par le châ-
teau du gouverneur , forme un amphithéâtre romantique ,
flanqué de platanes et de palmiers. Les rues sont formées
par les plates-formes des maisons inférieures. Celte posi-
tion formidable est exactement celle de la patrie de Judith
telle qu'elle est décrite par lapocriphe. Nous cherchâmes
un abri contre la chaleur, et nous fîmes un déjeuner cham-
pêtre au pied d'une fontaine, ombragée d'un énorme pla-
tane , et située au centre du bourg. C'était un jour de
marché : de la place où nous étions, nous pouvions aisé-
ment distinguer tous les mouvemens des populations voi-
sines qui s'y étaient donné rendez-vous , et suivre de l'œil
la vaste étendue du lac de Tibériade dont le soleil dorait la
surface.
Après avoir fait , non sans peine, notre provision de vin
dans le bourg, nous continuâmes notre route , et, en quel-
ques heures, nous arrivâmes aux limites qui séparent la
Palestine de la Syrie. A la nuit, nous demandâmes l'hos-
SUR l'ouient. 3 19
pilallté à un vieillard qui habitait avec son fils une misé-
rable chaumière , isolée au bord d'un ruisseau. Nos offres
les plus s(>duisantes ne purent les décider à nous recevoir;
il nous fallut donc encore passer la nuit en plein champ.
Le lendemain , nous nous trouvions dans un cruel em-
barras, faute de provisions , lorsque nous aperçûmes dans
le lointain quelques tentes dressées aux pieds des mon-
tagnes ; c'était un camp arabe, établi le long du ruisseau,
au milieu de gras pâturages. Nous mîmes pied à terre de-
vant la tente du scheick , qui nous admit à sa table et nous
offrit du riz et des gâteaux au beurre. Ces Arabes sont plus
riches et plus policés que les Bédouins du désert. Ce sont
des pasteurs nomades , qui , tels que les patriarches, après
après avoir épuisé les pacages d'un canton, passent dans
un autre avec leurs troupeaux. Pendant que nous étions
dans leur camp , un émissaire du prince desDruses, sous
la domination duquel ils résident, vint leur demander leur
contingent de cavalerie. La proposition parut leur dé-
plaire, car, après avoir délibéré pendant que cet officier
prenait quelques rafraîchissemens , ils lui firent une ré-
ponse qui le décida à partir sur-le-champ. Nous en fîmes
autant de notre côté , mais ^ns leur offrir d'argent -, ils
auraient regardé cette offre comme une insulte.
Le reste du jour, nous parcourûmes un vallon solitaire
où nous n'entendions que les pipeaux rustiques des pâtres
dispersés sur les montagnes. Vers le soir, nous traversâmes
le Jourdain^ à peu de distance de sa source. Cette rivière ,
qui traverse deux lacs avant de se jeter dans la Mer Morte,
ne formait en cet endroit qu'un petit ruisseau.
Je ne parlerai pas du bourg d' Asbeia , qui n'a de remar-
quable que sa position sur le penchant d'une haute mon-
tagne -, nous y passâmes une nuit très-orageuse. Le lende-
main, le pays nous présentait l'image de tous les ravages que
la guerre entraîne , surtout chez des peuples barbares. I^e
3aO DIXIKME LF.TTKK
joli village de Rasclieia, où s'était livré le dernier com-
bat qui n'avait coûté la vie qu'à cinq hommes, était pres-
qu'entièrement détruit. Quelques jours après notre pas-
sage, la plaine qui sépare la Syrie de la Palestine fut le
théâtre d'une bataille rangée, où dix mille hommes com-
battirent des deux côtés. Les troupes du pacha de Damas
n'éprouvèrent qu'une perte de quarante hommes et prirent
la fuite. Si le pacha de St.-Jean-d'Acre, aidé des Druses
du Liban, avait su profiter de la victoire, il lui eût été
très-facile de s'emparer de la capitale de la Syrie.
A la nuit, nous nous arrêtâmes dans un bourg à moitié
ruiné ; j'ai remarqué qu'en Syrie les habitans étaient plus
hospitaliers qu'en Egypte et dans la Palestine. A peine un
vovageur a-t-il mis les pieds dans une chaumière, qu'on
s'empresse autour de lui , on allume du feu, on met à sa
disposition du lait , des œufs, de la volaille , et l'on reçoit
avec reconnaissance la rémunération la plus légère.
Après avoir passé un jour au milieu de montagnes cou-
vertes de neige , parmi lesquelles on distingue le Gible-
Scheick, nous aperçûmes le surlendemain à nos pieds la
belle plaine de Damas. Je ne sais si le contraste du pays
que nous. venions de parcourir doublait pour nous le
charme de ce coup d'œil ] mais nous fîmes halte pour en
jouir à notre aise. Les dômes et les minarets de cette cité
s'élèvent resplendissans du sein de bois et de vergers, qui
ont douze milles de circonférence. Quatre ou cinq petites
rivières baignent la ville et ses jardins, et, du pied des
montagnes, de superbes avenues y conduisent. En arri-
vant, nous descendîmes provisoirement dans un monas-
tère espagnol, et, trois jours après, nous vînmes loger
chez un marchand syrien, grec de religion, \oici la des-
cription de sa maison : une cour donnant sur la rue, or-
née d'orangers disposés autour d'une jolie fontaine ^ à
droite, sous \in nrccMU pratiqué' dans le mur, un divan
SIR l/oi\IE]NT. 3a I
pour fumer ou prendre le café ; sur la cour, une grande
salle pavée en marbre et décorée d'une fontaine, et, au
premier élage, deux chambres garnies de tapis et de cous-
sins. Notre hôte avait une jolie femme dont je remarquai
plus d'une fois l'empressement à nous servir à table, mal-
gré les remontrances de son mari.
Damas a sept milles de tour et deux milles de long^ ses
remparts sont très-bas et ne renferment que les deux tiers
de la ville. La rue habitée autrefois par St. -Paul s'ouvre
sur la route de Jérusalem -, on vous montre sur cette roule ,
à peu de distance des remparts , la place où l'apôtre se
convertit , frappé de la lumière céleste.
Tout chrétien est forcé de prendre à Damas le costume
turc 5 mais si les Ottomans sont ici plus fanatiques qu'ail-
leurs, ils sont moins rigides dans leurs habitudes so-
ciales-, les femmes y jouissent d'une grande liberté, et
on les rencontre tous les jours à la promenade auprès des
remparts , ou prenant le frais au bord des rivières. Daîis
les hautes classes, elles font des parties de campagne,
sous la surveillance de leurs gardiens , et on les voit sou-
vent , à demi couchées à l'ombre d'un groupe de pal-
miers, prêter l'oreille aux chants de leurs esclaves. Elles
portent, pour la plupart, un voile blanc qu'elles relèvent
de tems en tems , pour donner à 1 étranger une idée de
leurs attraits ; il en est qui , sans voile et dans un cos-
tume élégant, forment de bruv.iiites cavalcades, sous l'es-
corte de leurs domestiques.
Les comestibles sont ici à bon marché 5 le pain , le
meilleur que l'on mange en Orient, vaut même celui de
Paris. Tous les matins on vend dans les rues de la crème
et du miel délicieux^ ajoutez-y de l'excellent moka, et
vous aurez notre déjeuner quotidien.
La plaine de Damas abonde en fruits excellens , parmi
lesquels on remarque l'orange, le citron et l'abricot^ on
XII. 23
322 DIXIÈME LETTRE
en fait des conserves exquises. On y fait aussi des pâtés et
des tartes de rose. A trois milles de la ville règne un pla-
teau entièrement couvert de rosiers cultivés avec le plus
grand soin, et dont la fleur compose l'essence précieuse
qui porte son nom.
Aux environs de Damas, les vergers et les bois offrent
des promenades charmantes ^ la campagne est semée de
jolies maisons de plaisance qu'on peut louer pour un jour.
Quand on est fatigué de l'ombre et de la fraîcheur dont
on y jouit, on n'a qu'à faire une excursion aux montagnes
arides et romantiques qui les dominent , et l'on y rentre
bientôt avec de nouvelles sensations de plaisir.
On voit aux portes de la ville plusieurs cimetières ; les
femmes s'v rendent le matin pour déplorer la mort de leurs
proches. Rien n'est plus attendrissant que ce spectacle :
ici, c'est une veuve accompagnée de son enfant, qui, à
genoux sur la tombe de son mari , verse des torrens de
pleurs ; là, ce sont les cris affectés d'une douleur de com-
mande; plus loin, à ses sanglots étouffés , on reconnaît le
cœur brisé d'une mère. Nous avons remarqué des tombes
couvertes de fleurs et de gâteaux , devant lesquelles des
parens se tenaient en silence plongés dans leurs tristes
réflexions.
Le bazar destiné à recevoir les caravanes est une vaste
rotonde à colonnes, surmontée d'une élégante coupole.
Une belle fontaine y rafraîchit l'air -, tout autour ré-
gnent des boutiques , et , au-dessus, les chambres des mar-
chands donnent sur une galerie circulaire. Les autres ba-
zars où sont exposés les plus riches tapis de l'Orient , des
sabres, les baumes de la Mecque, les produits variés de
la Perse et de l'Inde, sont situés dans la position la plus
avantageuse sous le rapport de l'agrément et de la salubrité.
Je ne parlerai de la grande mosquée que pour signaler
la beauté de son dôme et de ses minarets , et les vastes pro-
suK l'ouient. 323
portions de l'édifice. L'intérieur, comme on le sait, n'en
est ouvert qu'aux Musulmans.
La façade des maisons ne répond pas à leur élégance
intérieure; mais, à défaut de cet avantage, la ville en pos-
sède un qui est du plus grand prix à raison du climat; ce
sont trois petites rivières bordées d'arbres, et sur lesquelles
on a jeté plusieurs ponts garnis de sièges et de coussins
pour le délassement des passans. Il ne manquerait rien
aux attraits physiques de la vie chez les habitans de Da-
mas, si on pouvait y trouver de bon vin : les moines espa-
gnols en ont d'excellent, mais ils n'en fontpas le commerce.
Au reste, les sorbets que l'on vend dans les cafés, et jusque
dans les rues , sont une ressource précieuse en été ; on les
prépare en plein air. Le marchand a constamment devant
lui deux ou trois sorbetières entourées de glaces -, à mesure
que le chaland se présente il verse le sorbet dans un vase,
y jette un morceau de glace et le sert en cet état. Ici la
glace est très-commune. La haute montagne de Gibel-
Scheick, dont le sommet est toujours couvert de neige,
en fournit toute l'année aux habitans.
A peu de dislance de Damas, les rivières qui l'arrosent se
réunissent et forment une cataracte dont le bruit rompt le
silence monotone qui règne dans les villes d'Orient : cet
endroit était notre promenade favorite. On a établi un café
sous les groupes d'arbres qui l'ombragent. Souvent aussi
nous allions au joli village de Salehiéh, au pied de la
montagne de ce nom. Là, un ruisseau limpide serpente au
milieu des jardins et des vergers : chaque maison a le sien.
Au-dessous de cette masse de verdure , et en face des ro-
chers arides, se détachent le dôme et le minaret de sa mos-
quée. A droite, par l'inclinaison de la montagne, vous
pouvez entrer dans un kiosque élégant d'où l'œil s'étend à
la fois sur la ville , sur ses bois, sur les montagnes qui for-
.io,4 DIXIEME LETTUE
ment un demi-cercle autour d'elle, et sur une plaine à
perle de vue.
Le lieu appelé la jonction des eaux est à cinq milles au
nord de la ville. La rivière de Barrad} ., l'ancienne Aha-
na, déjà grossie par un fort ruisseau, se divise en plusieurs
courans qui s'égarent dans la plaine. Leur séparation , ou-
vrage de l'art, a lieu dans un site pittoresque au pied
de quelques rochers. Ces courans, au nombre de six ou
sept, après avoir traversé la ville sur plusieurs points,
forment la cataracte que j'ai décrite.
Les rues de Damas, à l'exception de celle de St.-Paul ,
sont toutes étroites ; elles sont pavées, ainsi que la route de
Saleliiéh. Celle-ci forme une belle avenue bordée de deux
petits ruisseaux, avec deux contre-allées pour les piétons.
Des bancs y sont établis de distance en distance , et on y
voit circuler à toute heure des cafetiers ambulans. Les
maisons sont bâties en pierres jusqu'au premier étage \
le reste est en briques.
La tenue de habitans est plus soignée que dans aucune
autre ville turque \ leurs vèlemens sont plus chauds ,
car l'hiver y est assez rigoureux, et un sol imbibé d'eau
rend dans toutes les saisons le climat fort humide, et nuit
à sa salubrité. Aussi un médecin français, M. Chaboissant,
qui y est établi depuis quarante ans (il en a en ce moment
quatre-vingts), y a-t-il fait sa fortune; il tient un grand
état, possède une nombreuse clienlelle , et jouit de l'es-
lime générale.
Damas renferme 10,000 chrétiens; la plupart appar-
tiennent à la religion grecque; le reste est catholique ou
arménien. Je ne me suis pas aperçu qu'aucun d'eux fût
gêné dans son culte ou dans sa manière de vivre; je crois
les Turcs plus inlolérans par leurs maximes, qu'ils ne le
sont en réalité. Dans mes rapports avec eux , je les ai tou-
jours trouvés polis, généreux, hospilalicrs , et jamais, sur
leur territoire, je n'ai craint pour ma sûreté personnelle.
Je ne pense pas que leur caractère soit essentiellement as-
tucieux et vindicatif.
Les Juifs de Damas vivent dans une silnation foil b.eu-
reuse, grâce à la protection d'un de leurs co-religionnaires,
ministre du pacha. Tous les soirs, je les voyais se divertir
aux portes de la ville, sans causer aux Turcs le moindre
ombrage.
A notre arrivée, noire intention était de louer toute une
maison^ à cet effet, nous nous adressâmes à un Turc qui
en avait une vacante. C'était un de ces vieux barbiers
émériles tels qu'on les dépeint dans les NuiisyJrahes -, nous
le vîmes plusieurs fois mollement assis sur son divan , la
pipe à la bouche, devisant avec ses amis. Il fallait l'enten-
dre , dans cette noble attitude , nous vanter les agrémens
de sa maison, la vue magnifique de sa terrasse, le luxe de
ses tapis, la blancheur éblouissante de ses coussins, etc. ;
mais sa femme attachait bien plus de prix encore à cette
précieuse propriété -, car, dans une altercation fort vive
qu'elle eut avec son mari , elle s'écria que des chiens d' In-
fidèles ne souilleraient jamais la pureté et la beauté de son
divan : c'est ce que le barbier nous déclara tristement le
lendemain, en nous donnant congé par anticipation. Ce
jour-là , il daigna causer avec nous -, il nous parla même
de sa campagne contre Napoléon. Lorsque l'armée fran-
çaise fit son excursion en Syrie, les habitans de Damas
coururent aux armes en l'honneur du prophèle , et se
mirent en campagne contre les Giaours. k Pleins de zèle ,
dil-il, uous abordâmes l'ennemi ; mais nous avions affaire
à des lions-, nous fûmes battus, et je reçus, pour ma part,
une blessure dont je me souviendrai long-tems. Tandis
qu'on mVnlraînait à demi mort hors du rbnmp d<^ l)alail!ci
3^6 DIXIÈME LETTRE
je m'écriai : Qu'ai-je été faire avec ces maudits Giaours ?
qu'ils aillent au diable! — Et me voilà. »
Damas se distingue surtout par le luxe de ses cafés ; il y
en a qui sont bâtis sur pilotis , dans la rivière ^ leur plate-
forme n'est qu'à un pied au-dessus des eaux, et ils forment
un grand kiosque dont l'intérieur et les entre-colonnes sont
garnis de sièges et de coussins pour le consommateur. A
vos pieds , vous voyez une eau limpide se précipiter avec
un doux murmure sous la charpente qui soutient le café.
Un art ingénieux, exhaussant le lit delà rivière, à quelques
toises en amont , a fait les frais d'une petite cascade dont
l'albâtre se marie au vert foncé des arbustes plantés sur la
digue , et des bois qui bordent le rivage. Le bruit de la cata-
racte, la fraîcheur qu'elle répand, procurent, pendant la
chaleur du jour, des sensations délicieuses. La nuit , lors-
que le kiosque est illuminé ; que les Turcs de tous les
rangs , dans toutes les variétés de leurs riches costumes, en
couvrent le plateau ; que le reflet de la lune se joue sur les
eaux avec celui des girandoles ^ et que la musique achève
d'animer la scène, on croit voir se réaliser un des enchan-
temens des 3Iille et une Nuits.
11 y a sur la rivière deux ou trois autres cafés dont la
construction diffère de celle que je viens de décrire 5 le
plateau est séparé de la rivière par une vaste galerie : au
centre une fontaine artificielle verse ses eaux dans un bas-
sin de marbre. La galerie est couverte de sophas et de cous-
sins où l'on apporte aux consommateurs des pipes, du café,
des sorbets ou des fruits, et l'intérieur est occupé par les
danses et la musique. Auprès de ces derniers cafés, un
petit îlot, couvert de gazon et de fleurs, offre à l'amateur
une promenade charmante.
Ces établissemens sont frécpientés par des conteurs ara-
bes^ (piclqucs-uns chantenl inie espèce de récitalif avec
SLR l'oRIEKT. Ssy
accompagnement de guitare. On voit aux portes de la
ville des cafés moins vastes, mais d'un luxe plus recher-
ché , où les Turcs de distinction se rendent en partie fine,
et qu'ils louent pour toute la journée.
Le pacha de Damas jouit d'une grande réputation de
générosité , et le peuple paraît très-heureux sous son gou-
vernement ; mais comme la Porte-Ottomane change ces
officiers tous les trois ans, la meilleure administration ne
laisse après elle aucune trace durable.
On ne voit ici ni spectacles ni autres divcrtissemens pu-
blics : l'esprit des Turcs n'a pas besoin de ces stimulans.
Le pèlerinage de la ^Mecque, quils doivent accomplir, au
moins une fois dans leur vie, fait tant d'impression sur
eux, qu'il leur fournit, pour le reste de leurs jours, un
aliment perpétuel de conversation. Il faut que leur respect
pour le Koran soit bien profond, pour qu'au milieu de leur
apathie et de leurs dévotions , si longues et si minutieuses,
ils n'aient, pendant douze siècles, manifesté aucun pen-
chant à l'idolâtrie, ni dénaturé leur culte par des pratiques
immorales, tandis que les Hébreux, jadis dépositaires de
la vraie foi , se sont prosternés devant le veau d'or î Si
les Turcs ne connaissent ni la comédie ni l'opéra, il en est
un grand nombre qui consacrent leur fortune à des éta-
blissemens de charité. Damas en possède plusieurs où l'on
distribue des provisions aux pauvres , et des médicamens
aux malades. L'un d'eux est très-vaste , et d une construc-
tion magnifique.
Les Turcs se livrent ici, avec passion, à l'exercice du
cheval : il est curieux de les voir lancer leurs coursiers
arabes dans l'immensité de la plaine , tandis que les mo-
destes piétons se pressent aux portes de la Aille vers ses
riantes avenues. Ce goût est moins vif au Caire, où la
campagne est trop aride, et à Conslantinople où elle n'est
pas à la portée des promeneurs. Au nord-ouest la jolie
328 "DIXIÈME I.ETTKE
colline d'Asloun touche à la route de Palmyre. J'étais tenté
de faire une excursion vers ses ruines, mais des obstacles
m'en ont empêché. Au reste jai partagé mon tems entre
les cafés de Damas et les villages qui l'environnent; l'at-
trait de ses bosquets de cyprès et de palmiers m'a conduit
deux fois à celui de Salehiéh. La seconde fois, j'ai passé
quelques heures chez un riche Musulman , dont la maison
est ouverte à tous les étrangers. Au rez-de-chaussée, son
superbe salon donne sur un jardin où serpente une eau vive
et limpide, et, au premier, on jouit du coup dœil de la plaine
et de la cité. Il est peu de maisons à la ville et à la cam-
pagne , dont les jardins ne soient décorés d'une fontaine
ou d'un jet d'eau. Un étranger peut en louer une très-
jolie à bon marchi'' ; c'est le genre d'habitation le plus
agréable et le plus indépendant. Malheureusement on y
manque de société. Ce désagrément , inévitable en Orient,
est insensible lorsqu'on ne réside dans une ville que
quelques semaines -, mais si un étranger doit l'habiter
plusieurs mois, il est forcé de se plier aux mœurs orien-
tales , sous peine de périr d'ennui ; et cependant lorsqu'on
quitte ce beau climat pour ne plus le revoir , on ne
peut, en le saluant d'un dernier regard , se défendre d'une
impression de tristesse. Les liaisons qu'on y improvise
contribuent aussi à ranimer les souvenirs touchans et dra-
matiques qu'un voyage dans le Levant rappelle nécessai-
rement. Le brusque passage d'un jardin dans une aride soli-
tude ; du repos de la ivnic , dans les sables brûlans de la
plaine ; la fontaine et le palmier du désert ; l'hospitalité
de l'Arabe -, la prière du Musulman au lever et au coucher
du soleil ; voilà des tableaux qui laissent dans l'imagina-
tion une trace indélébile.
Nous rencontrâmes un jour le cortège des scheicks arabes
qui venaient du désert offrir leurs hommages au pacha:
Ils étaient très-bien montés cl se faisaient remarfpicr par
SVR L ORIEAT. d2(J
leur ( omplexion grèie , leur figure expressive , leur re-
gard perçant, le manteau de coton à carreaux, flottant sur
leurs épaules, et leur turban jaune ; on eût dit qu'au lieu
de rendre une visite de cérémonie ils venaient mettre la
ville à contribution.
Ici les femmes fréquentent les bazars. On les voit cou-
vertes d une mantille blancbe qui forme capuchon. Comme
les hommes, elles portent des pantoufles dans leurs sou-
liers, et, lorsqu'elles entrent dans un appartement, elles lais-
sent cette dernière chaussure à la porte. Dans les rues , elles
ont des bottines jaunes et un costume plus attrayant qu'au
Caire ou à Constanlinople -, leur tunique, ou soubreveste,
est parfois richement brodée. Le pantalon, qu'elles gardent
en toute saison, est en soie, orné de broderies et de pail-
lettes d'or ou d'argent, et lié par une ceinture à un petit
gilet^ Elles portent sur leur pantalon une robe courte ,
mais jamais de corset. Elles ont, en général, l'œil noir et
vif, les mains petites et blanches 5 les bagues et les bra-
celets dont elles aiment à se parer, en rehaussent encore la
beauté. Leur costume , embelli par la régularité de leurs
traits, donne à leur physionomie je ne sais quoi d'impo-
sant , dont l'eflet est plus remarquable encore sous leur
turban de cachemire. Je doute que nos dames, même avec le
secours des aigrettes et des oiseaux de Paradis, connaissent
aussi bien que celles de Damas l'art de placer cette coif-
fure, et de s'en faire un talisman.
Après quinze jours délicieusement écoulés dans la capi-
tale de la Syrie , nous prîmes congé de notre hôte et de son
aimable famille , et nous mimes en route pour les ruines
de Balbec , avec un guide et des chevaux.
( New Monthly Magazine. )
MELANGES.
'^(s ^^f<tt5tr5 ^c ^jn()ljtott (i).
Je suis attaqué de la maladie des voyages , et , pour sa-
tisfaire ce besoin de locomotion dont m'a doué la bienfai-
sante nature, j'ai , depuis ma quinzième année, promené
mon oisiveté à travers l'Europe. J'ai fond« un ducat dans le
cratère du Vésuve-, navigué pendant quinze jours dans les
gondoles de Venise^ dormi dans le couvent de Sle.-Magde-
leine, ausommetdesAlpes^ etsuiviles processions du jubilé
dans la capitale du monde chrélien.Unprocès à soutenir m'a
rappelé à Londres; mais, bêlas! les avocats et les juges n'éco-
nomisent ni le tems , ni l'argent des plaideurs. Obligé de
demeurer dans mon île, je cberche vainement à tromper
ici l'ennui qui me ronge : opéra , dandys , débats politi-
ques, rien ne m'amuse. Je maigris -, une toux sècbe semble
me menacer d'une consomption , que je pourrai attribuer
non au mal du pajs , mais au 77/a/ des 'vo-) âges.
Le premier symptôme de ma maladie a été la soif de
lecture la plus bizarre; un goût exclusif pour la poésie des-
criptive. Notre littérature actuelle m'a servi à souhait.
Sans parler deFalconer, Gvaj, Collins ,\g àé\o\d\TFords-
woith, Coleridge, Keets , Lindsaj, JP'alier Scott , Shel-
ley. Un jour que j'avais entre les mains le plus descriptif de
tous, Wordsworlb (2) , et que ses grands vers sans rime et
(i) NOTK duTr. Brighton est la résidence actuelle du roi d'Angleterre.
C'est, sans doute, à titre de souverain de l'Hindostan , qu'il y a fait élever
un palais dans le style des constructions mongoles, (ju'on trouve dans celte
partie de l'Asie. I^a haute société de Londres afflue dans cette ville , pen-
dant l'été , pour y prendre des bains de mer.
{■1) Voyez, dans noire précédent Numéro, un arliclc sur ce poêle.
LES PLAISIRS DK BUIGHTOZV. 33 I
sans repos semblaient reproduire à mon imagination le
paysage des montagnes Alpines, je levai les yeux, et quel
spectacle , grand Dieu ! vint rompre le charme dont m'a-
vait environné le poète ! Les cheminées de Drury-Lane
m'offraient au loin leur stérile et vaste perspective. Le
ciel , imprégné de suie et de vapeurs infectes ^ cette terre
natale, où mes pères m'avaient construit une grande pri-
son de briques noircies , ne furent plus, pour moi, que des
objets d'horreur. Je le jure, m'écriai-je, trois jours n'au-
ront pas accompli leur révolution accoutumée , et j'aurai
quitté Londres , son dôme de fumée et ses amphithéâtres
de brique.
Je n'avais pas fixé le lieu vers lequel devaient m'en-
traîner mes pas errans. Uranus, vénérable Cybèle ! aous
aviez entendu mon serment 5 je devais le tenir. Peu m'im-
portait la région éloignée ou prochaine qui devait me con-
soler des ennuis de Londres et de ceux du repos : j'allais
changer de place -, mon cœur anglais bondissait de joie.
Cependant, une vieille et respectable tante me conseilla
de me diriger vers Brighton ; Brighlon, demeure rovale,
séjour de plaisance , aujourd'hui plus à la mode que Bath,
et célèbre par le voisinage de la mer et la beauté de ses
palais orientaux. En effet, je me décide pour ce lieu de
féeries 5 à six heures, la diligence m'entraîne, ainsi que
seize autres malheureux humains, juchés, perchés , en-
tassés, courbés, étendus, suspendus dans la voiture, sur
la voiture , derrière la voiture ; elle m'entraîne , dis-je ,
vers les plaines ravissantes , les bosquets verdovans , les
heureux rivages dont l'illusion va me rendre les jours de
mon bonheur en Italie et en Suisse.
\ingt paragraphes de journaux, où la magnificence et le
prestige de Brighton étaient dépeints avec un luxe de stvle
digne des Mille et inie Nuits, se présentèrent à ma fidèle
mémoire. Je pensai au lac Léman et à ses flots d'azur, aux
33?. LES PLAlSir.S DE EFaGHTO>.
îles ronianliqucs du lac de Corne , au céleste aspect de la
baie napolitaine et du château de l'OEuf. Les ombrages
antiques et pittoresques de Windsor, les rives charmantes
du Devon, assiégeaient ma pensée. Je me composai de tous
ces souvenirs un paysage plus élégant , plus sauvage, plus
riche, plus beau, plus magnifique : Brighton, Tasile de la
noblesse anglaise, le favori de la mode , le paradis des gens
de cour , devait réunir toutes les beautés éparses dans les
divers paysages. Je me préparais d'avance à écrire un gros
volume in-quarto , sous ce titre: Plaisirs de Brighioji, ou
Beautés de Bnghtoji.
Ainsi mon imagination charmait la roule. Cependant
nous approchons de la ville sacrée dont les bourgeois de
Londres ne parlent qu'avec respect : d'arides mamelons
l'environnent; je n'aperçois à droite et à gauche quune
terre stérile, et, devant, la mer immense dans toute la mo-
notonie de sa grandeur. O beautés pittoresques , qu'étcs-
vous devenues.'^ La nature a-t-elle perdu sa fraîcheur? une
grande catastrophe aurait-elle détruit tout ce qui faisait le
charme dune ville si célèbre depuis dix ans ?
C'est là Brighton ! Point de gazons , de pelouses, de bo-
cages! Partout des sables stériles, triste image du déses-
poir où me plonge un désappointement si cruel! Je m'a-
chemine lentement vers les bords de la mer, où j'espère
du moins trouver quelque consolation à ma misère et quel-
ques points de vue qui me rappellent les beaux rivages de
l'Adriatique. Hélas ! ces collines crayeuses achèvent de me
désoler. Rentrons dans la ville ; celte plaine humide , dont
aucun accident n'interrompt la monotonie, est aussi fati-
gante pour mes yeux et pour ma pensée que cet océan
sablonneux dont j'étais environné tout à 1 heure.
Au détour d'un roc, je lis avec élonnement ces mots
tracés en grosses lettres rouges sur un poteau barbouillé
de blanc : Route du Parc. Un parc à Brighton I la nou-
LES PLAISIRS DE BRIGHTO». 333
velle me sembla miraculeuse. Où peut-il êUe, où se cache-
t-il, dans quelles profondeurs ensevelit-il sa verdure, ce
parc mystérieux ? Rien ne m'avait encore révélé sa pré-
sence , et cependant mon regard curieux avait déjà plané
sur la cité entière et sur ses environs. Autour de la ville
et dans la ville je n'ai pu découvrir que des pierres et du
sable ; une aridité dans le sol , une tristesse dans le ciel ,
qu'il est plus facile de sentir et de déplorer que de décrire.
Allons au parc, en quelqu'endroit qu'il se trouve! Je dis,
et je suis la rue d'Egremont dans la direction que le po-
teau merveilleux m'a indiquée. Une porte en bois frappe
mes regards j un Suisse solitaire me demande deux pen-
nys pour droit d'entrée : j'ai payé; je suis dans le parc.
Imaginez une espèce de fossé oblong, environné de ces
collines de craie dont je viens de parler-, là une douzaine
d'arbrisseaux mort-nés élèvent du sein de cette terre dé-
solée leurs rameaux jaunâtres-, un gazon pelé tapisse quel-
ques toises du sol! Je me demande avec douleur si ce sont
là des plantes, si ce sont là des arbres. Ah! si ces parias
du règne végétal, condamnés à languir dans le prétendu
parc de Brighton, pouvaient parler, quelles tristes plaintes
n'exhaleraient -ils pas.-' Quelle lamentation universelle
s'échapperait de ces fleurs fanées sur leurs tiges , de ces
arbustes frappés de consomption , de ce gazon dévoré d'é-
tésics, que les Brightoniens prennent pour des végétaux!
Dans le fait , un citoyen de Brighton ignore aussi com-
plètement ce que c'est qu'un arbre, qu'un bon gentilhomme
qui n'est pas sorti des lagunes de Venise ignore la forme
et l'utilité d'un cheval. Oui, si j'étais peintre ou poète,
et que je dusse personnifier sous une image vivante la cité
dont je parle, je la représenterais sous la figure d'une
nymphe décrépite, sans cheveux, sans fraîcheur, couverte
de rides ; sibylle antique et vermoulue que la renommée a
334 LES PLAISIRS DE BUIGHTON.
trop iusolemment choisie pour l'objet de ses panégyriques
menteurs.
Cependant je fis le tour de la ville et j'y cherchai dans la
beauté des édifices quelques compensations à l'incompara-
ble laideur de la nature. Toutes les pompes et tous les agré-
mens de l'architecture ont été prodigués pour orner cette
solitude. On trouve partout des frises, des chapiteaux, des
colonnes , des portiques , des architraves, mais point d'ha-
bitans. Le plus profond silence n'est interrompu que par
le sourd mugissement des flots de la mer. Vous apercevez
des palais magnifiques dont les fenêtres sont dégarnies de
leurs vitrages. Sur une enseigne immense vous lisez ces
mots : Café de l'univers; la porte et les jalousies du Café
de l'univers sont fermées, et il est évident que l'ingrat uni-
vers a fait banqueroute à son hôte. L'auberge de l'Europe
est ouverte à tous les voyageurs ; un garçon en tablier blanc
se tient à la porte ; à l'indolence de sa contenance , à l'apa-
thie de son regard, il est aisé de voir combien il s'ennuie
de sa sinécure.
C'est donc là ce Brighton si vanté ! C'est pour obtenir ce
résultat que toute la noblesse anglaise , prodiguant le fer ,
le bois, le marbre , l'acier et l'or-, imitant son noble maître,
et commandant des constructions magnifiques dans le style
grec, romain, oriental, égyptien, arabe, a fait naître du
sein de ce territoire désenchanté une ville de féerie !
Le Pavillon (tel est le nom que porte le palais de S. M.
George IV) n'a qu'un seul défaut, c'est d'être bàli à Brigh-
ton. Rien de plus original , rien de plus pittoresque que
ces groupes de dômes , de minarets , de lanternes , de cou-
poles , de girandoles , dont l'élégance bizarre semble créée
par l'imagination d'un conteur des Mille et une Nuits -,
mais pourquoi ce choix malheureux P Le séjour de déso-
lation, l'asile de stérilité qui environne ces édifices, leur
LES PLATSIRS DE BRIGHTO>. 33')
fait perdre une partie de leur prix. Une petite chaumière
au milieu d'un joli paysage, dans le fond d'une vallée
riante, flatte davantage nos veux.
Lorsque j eus reconnu combien il ctait inutile de de-
mander, à cette cité sans pavsage, rien qui ressemblât aux
])laisirs de la campagne , je voulus essayer des agrémens
de la ville. J'entrai chez Tupper qui tient à la fois, comme
on sait, cabinet littéraire, salle de billard , salles de jeu et
salons de conversation. A la voix monotone du tailleur et
(lu croupier se joignaient les sons confus et secs du plus
triste clavecin que des touches blanches et noires , des pé-
dales et un tambourin aient fait décorer du nom de piano.
Un signor , qui écorchait avec une vigueur impitoyable les
douces inflexions de la langue italienne , nous chanta deux
airs de bravoure; je n'eus pas celle de résister à la seconde
mia. Je partis.
^ ous voilà donc, voluptés de Brighton ! Et j'ai quitté
pour vous Londres, la foule des dandys qui encombrent
Bond-street, la gracieuse madame \ estris, \ eluti, Curioni,
de Begnis le roi des bouffes, et madame Pasta ! Rendez-
moi, rendez-moi la fumée de la grande ville, et mes délices
accoutumées ! Ah ! je le sens, je suis guéri de la manie des
vovages.
Mais j'aperçus trois ou quatre voitures dont la caisse
peinte en noir et imitant le corsage de la mouche , porte
le nom de cet insecte : je bénis donc la Mouche ,• sur ses
ailes je vais prendre ma volée loin de cette scène de tris-
tesse et d'abandon. Rien de mieux inventé que ces véhi-
cules si bien nommés ; en un quart d'heure vous perdez
de vue Brighton. La verdure, les fleurs, les vallées fraîches
et odorantes raniment vos regards 5 vous oubliez ce désert.
qui ne possède rien d'aussi agréable et d'aussi utile que les
mouches au moyen desquelles je me hâte de le fuir.
( London Magazine . )
336 FIGURE, CAr.ACÏhaE ET USAGES DES BIRMANS.
Le portrait d'un peuple conquis , tracé par l'un des con-
quérans, peut être inexact par des motifs qu'on ne saurait
blâmer. Un officier anglais, employé dans l'armée qui a
soumis Birmah à la domination anglaise, M. Alexander,
paraît cependant avoir rendu justice aux habitans de ce
pays : voici ce qu'il en dit.
« Ces peuples ont un courage très-bien secondé par leur
constitution vigoureuse. Les hommes sont d'une taille
moyenne, de 5 pieds 3 à 4 pouces ( i" ja-j ). Les femmes
sont un peu plus petites, à proportion, mais bien faites ;
et. quant à leur figure, on ne peut leur reprocber que d'a-
voir le nez plat. Le teint des deux sexes est d'une couleur
cuivrée.
» Les Birmans sont vifs, curieux ; ils ont presque tou-
jours un cigare à la bouche, surtout lorsqu'ils lisent ou qu'ils
écrivent. Ils ont peu de préjugés nationaux ou religieux,
et, de tous les peuples de l'Inde, aucun n'est mieux disposé
pour la civilisation européenne. Les femmes n'y sont point
emprisonnées dans les maisons, comme celles des Hin-
dous-, elles sont chargées de tous les soins du ménage, j
lissent et confectionnent leurs vêtemens, ainsi que ceux j
de leurs époux. L'habillement du beau sexe a beaucoup de
ressemblance avec l ancien costume des montagnards écos-
sais. Les deux sexes attachent du prix à la longueur de la
chevelure, mais ils s'épilenl sur toutes les autres parties
du corps. Les hommes ne portent point de moustaches.
Leur tête est couverte d'un mouchoir entortillé avec les
cheveux et attaché par un nœud. Leur chaussure est une
spuiolle de ruii- rplenue par des courroies qui vont se réu-
FIGURE, CARACTERE ET USAGES DES BIRMANS. 33^
iiîr et s'attacher à l'orteil. Le vêtement des femmes n'est
pas selon toutes les règles de la décence -, elles ne peuvent
faire un pas sans qu'une de leurs jambes soit entièrement
découverte. Leurs cheveux sont séparés sur le front, et re-
jetés en arrière où ils forment un nœud dans lequel on
entrelace ordinairement quelques fleurs. Le mariage des
Birmans ne devance point la puberté, comme celui des
Hindous. Les riches brûlent les morts, et les pauvres les
enterrent , après leur avoir fait faire trois fois le tour de la
fosse. Les pouaghies , ou prêtres d'un ordre inférieur, ne
sont point ensevelis avec plus de cérémonie , si ce n'est
qu'on enlasse des pierres sur leur fosse : j'ai vu plusieurs
de ces tombeaux aux environs de Rangoun.
)) Les hommes et les femmes ont les oreilles percées de
grands trous dans lesquels ils mettent leurs cigares ; ils se
teignent les dents et le tour des yeux ; cette dernière re-
chercha de parure est un tatouage , dont les hommes sont
encore plus curieux que les femmes. Un homme comme il
faut ne peut se dispenser d'être tatoué depuis les reins jus-
qu'aux genoux ^ les femmes n'appliquent cet ornement
qu'à leur visage -, j'en ai vu une dont le blanc des jeux
était tatoué.
M Les Birmans sont persuadés qu'il est indispensable
de laisser aux enfans le lait maternel, aussi long-tems qu'ils
peuvent s'en nourrir, et ils étendent cette maxime jusqu'aux
pratiques de l'économie rurale. Ils ne traient point leurs
vaches , et ils laissent téter leurs enfans aussi long-tems
qu'ils le veulent. J'ai vu un de ces marmots quitter le sein
de sa mère pour allumer un cigare et fumer, avec une
gravité fort plaisante, et l'air d'une très-grande satisfaction.
» La plus grande marque de civilité que vous puissiez
donner à un Birman, c'est de tirer de votre bouche un
cigare allumé et de le lui offrir. Il le prend, le met contre
sa joue, et vous fait le chiko, salut, avec les deux mains.
XII. 24
338 FIGtRE., CARACTt'RE ET TJ5A.GES DES BIRMANS.
Ils ne croient point contracter d'impureté en partageant
ies repas des Européens ^ ils se régalent volontiers avec
nous de thé et d'eau-de-vie. Leurs querelles sont moins
bruyantes , mais plus orageuses que celles des Hindous -, les
hommes les terminent ordinairement à coups de poings et
les femmes à coups de pantoufles. Ils parlent avec un
extrême dédain de leurs timides voisins , qui se bornent à
crier bien haut sans jamais en venir aux prises.
» Les étoffes anglaises excitent, au plus haut degré , la
curiosité de ces peuples : ils s'approchent avec respect
d'un uniforme , le tàtent et le flairent partout , ne se fiant
pas apparemment au témoignage d'un seul sens. Un vieil
habit rouge , ou une pièce de nos larges draps , sont du
plus grand prix aux yeux d'un Birman -, il se ruinera pour
en faire l'acquisition , et vous cédera même sa femme pour
une saison. L'humeur accommodante de ces maris conve-
nait fort à nos officiers ; presque tous avaient ainsi , à peu
de frais, deux femmes birmanes, excellentes domestiques
et d'une scrupuleuse fidélité. On voit, d'après cela, com-
bien l'introduction du christianisme chez les Birmans pour*
rait y améliorer les mœurs.
» Le docteur Buchanan fait mention d'un singulier
usage des médecins de ce pays : lorsqu'une jeune femme
est dangereusement malade , ils entreprennent de la guérir
a. condition que, si la santé lui est rendue , elle sera la pro-
priété de son médecin ; et que, si elle meurt , il paiera aux
parens un prix convenu, auquel on évalue la femme qu'on
lui confie. »
M. Alexander donne beaucoup d'autres détails sur ce
peuple encore peu connu , mais ceux que nous avons rap-
portés sont les pins remarcjuables et les plus caractéristiques.
(London Magazine,)
VIE DES AKGLAIS A I.\ CAMPAGNE^ 33c)
L'étranger qui veut se former une idée exacte du ca-
ractère des Anglais, ne doit pas seulement les observer
dans la métropole : il faut qu'il aille dans la campagne ;
qu'il séjourne dans les hameaux et les villages; qu'il visite
les châteaux, les fermes, les chaumières; qu'il erre au
milieu des parcs et des jardins, des verts sentiers et des
haies qui les hordent; qu'il visite l'église champêtre ; qu il
assiste aux foires et aux autres divertissemens de la cam-
pagne ; qu il sympathise avec les habitudes et 1 humeur
des gens de toutes les conditions.
Dans certains pays , les familles éclairées et opulentes
vont toutes se concentrer dans les grandes villes , et la
campagne n'esthabitée que pardegrossiers paysans. Dans la
Grande-Bretagne , au contraire , la métropole n'est qu'un
simple lieu de rendez-vous , où les classes supérieures con-
sacrent une petite portion de l'année à une vie dissipée
et bruyante. Après cette espèce de carnaval , elles re-
prennent les habitudes de la vie des champs qui paraissent
leur convenir davantage. Les divers ordres de la société
sont répandus sur toute la surface du royaume, et , dans
les lieux les plus retirés , on trouve des personnes de toutes
les classes.
Les Anglais semblent faits pour ce genre de vie : ils en
aiment également les travaux et les plaisirs , et ils ont uno
vive sensibilité pour les beautés de la nature ; cette pas-
sion est innée chez eux. Leshabitans des villes eux-mêmes,
élevés au milieu de leurs murs de briques et du tumulte de
leurs rues, s'accoutument sans peine à l'existence paisible
de la campagne. Le négociant se choisit une retraite dans
34© VIE DES ANGLAIS A LA CAMPAGNE.
le voisinage de la métropole , et il est aussi fier des fleurs
de son parterre ou des fruits de son verger, que du succès
de ses opérations commerciales. Il n'y a pas jusqu'à ceux
dont l'existence doit s'écouler dans d'obscures boutiques
et dans les occupations subalternes du commerce inférieur,
qui ne cherchent à se rappeler le riant aspect de la nature.
Dans les quartiers les plus sombres et les plus bruyans de la
cité , la fenêtre du salon offre l'apparence d'un parterre.
Chaque endroit où se trouve un peu de terre végétale , se
couvre de gazon et de fleurs, et les ombrages distribués
avec goût sur les places publiques leur communiquent
quelque chose de l'aspect d'un parc.
• Ceux qui ne voient l'Anglais qu'à la ville sont disposés
à se former une opinion peu favorable de son caractère
social. Il est ou absorbé par les affaires, ou distrait par les
mille engagemens qui dissipent le tems et qui divisent l'at-
tention dans cette grande capitale. Aussi, il a presque tou-
jours un air de presse et d'agitation ; partout où il se
trouve , il est sur le point de se rendre ailleurs -, au mo-
n*ent où il parle d'un sujet , son esprit s'occupe d'un autre.
Quand il va voir un ami , il calcule comment il économi-
sera son tems, afin de faire dix ou douze visites à des in-
differens. Une immense ville, comme Londres, est faite
pour rendre les hommes intéressés et personnels. Dans
leurs courtes entrevues, ils ne peuvent parler que de lieux
communs : ils ne présentent que les superficies de leur
caractère -, la froide atmosphère dans laquelle ils vivent
resserre leur cœur et n'en laisse pas épanouir les meilleures
qualités.
C'est à la campagne que l'Anglais se livre à ses senti-
mens naturels. Il s'affranchit des froides formalités et des
civilités négatives de la ville 5 il renonce à ses habitudes
réservées, et devient gai et cordial. Il rassemble autour
de lui toutes les aisances de la vie élégante des villes ,
Vie des anglais a la campagne. 34 i
mais il en bannit la contrainte. Sa maison des champs
réunit à la fois tout ce qui convient à une retraite studieuse
ou aux exercices de la campagne. On y trouve également
des livres, des tableaux, de la musique, des chevaux, des
chiens et des équipages de chasse de toute espèce. Il nim-
pose pas plus de gène à ses hôtes qu'à lui-même ; mais, dans
le véritable esprit de l hospitalité , il rassemble tout ce qui
peut leur rendre sa maison agréable, et laisse chacun se
livrer aux inspirations de son goût.
Aucun peuple n'égale les Anglais dans l'art des jardins
pittoresques. Ils ont profondément étudié la nature , et ils
ont un sentiment exquis de ses belles formes et de ses
combinaisons harmonieuses. Ces charmes , qu'elle ne fait
voir ailleurs que dans des solitudes sauvages, sont ras-
semblés, en Angleterre, autour des modestes asiles de la
vie domestique. Les Anglais semblent avoir surpris ses
grâces les plus furtives et les plus cachées , pour les ré-
pandre , d'une manière magique , autour de leurs habita-
tions champêtres.
Rien n'est plus imposant que le tableau qu'un parc an-
glais présente. De grandes prairies y étendent leurs beaux
tapis de verdure , qu'ombragent çà et là des bouquets
d'arbres gigantesques , dont les rameaux projettent dans
Pair leurs magnifiques ombrages. La pompe solennelle des
bosquets et des bois s'harmonise parfaitement avec les
troupeaux de daims qui les parcourent en silence , le lièvre
qui bondit sous la feuillée, et l'oiseau sauvage qui fend l'air
comme un trait. Tantôt le ruisseau qui les divise forme,
en murmurant , ses méandres naturels , et tantôt il s'épand
comme un lac. Plus loin, dans quelqu'endroit retiré, vous
trouverez un étang que la truite anime par ses rapides évo-
lutions, et qui reproduit dans ses eaux limpides toutes les
oscillations des arbres qui les environnent , tandis qu'un
temple rustique ou quelque statue champêtre, que l'âge et
34^ VIE DES AKGLAIS A LA CAMPAGKE.
l'humidité ont couverts de mousse , donnent à celte re-
traite une sorte de majesté classique.
Mais ce qui me charme encore davantage , c'est le
talent créateur qui décore les simples habitations des classes
moyennes. La portion de terrain située le moins favora-
blement, et la plus stérile, devient bientôt un petit paradis,
sous la main d'un Anglais: D'un oeil prompt et pénétrant,
il saisit tout le parti qu'on peut en tirer, et compose, dans
sa tète, le futur paysage. Il ne tarde pas à commencer
l'exécution de ses projets, et ses procédés sont aussi simples
qu'ingénieux. Des arbres dont il cherche à étendre l'om-
brage , d'autres qu'il émonde avec prudence 5 des fleurs,
des plantes dont il mêle avec adresse les nuances délicates^
l'introduction d'un tapis de verdure, une ouverture qu'il
dirige vers un cours d'eau , ou les teintes bleuâtres d'un
endroit écarté : voilà tous ses artifices. Il exécute tous ses
travaux avec une application persévérante et paisible ,
comme un peintre qui termine avec amour un tableau de
prédilection.
Le séjour des gens riches à la campagne a répandu,
dans l'économie rurale , un certain degré de goût et d'élé-
gance auquel les dernières classes ne sont pas restées
étrangères. Le prolétaire lui-même s'applique à embellir
sa chaumière et la petite portion de terrain qui l'envi-
ronne. La haie touffue qui sert d'enceinte à son petit do-
maine ^ le banc de gazon placé devant la porte-, les plates-
bandes qu'entoure le buis; le chèvrefeuille qui tapisse le
mur-, le pot de fleurs qui décore la fenêtre ; le houx planté
près de la maison et dont le feuillage éternel égaiera l'ari-
dité de l'hiver; tout annonce une influence qui découle
des plus hautes sources pour se répandre ensuite sur les
niveaux les moins élevés. Si l'amour, comme le prétendent
les poètes, se plaît dans les chaumières, c'est sans doute
dans celles des ])avsans anglais.
VIE DES ANGLAIS A LA CAMPAGJXE. ô,\7}
Le goùl de la vie champèlre dans les hautes classes a
exercé, dans la Grande-Bretagne, une influence puissante el
salutaire sur le caractère national. Je ne connais pas une plus
belle race d'hommes que celle des gentilshommes anglais.
Au lieu de celte apparence molle, efféminée, qui distingue
les hommes des classes supérieures dans la plupart des
autres pays, ils ont un heureux mélange d'élégance et de
force , de fraîcheur de teint et de vigueur de constitution ,
que j'attribue principalement à ce qu'ils vivent beaucoup
en plein air, et à l'ardeur avec laquelle ils se livrent aux
exercices de la campagne. Ces rudes exercices donnent
également du ton et de l'énergie à lame, et quelque chose
de mâle et de simple aux manières que les folies et les
dissipations de la ville ne changent pas sans peine et
qu'elles ne détruisent jamais en totalité. Dans la campagne
aussi, les dififérens ordres de société semblent disposés à
se rapprocher davantage, et à réagir favorablement les uns
sur les autres. Les distinctions ne sont pas aussi marquées
ni aussi difficiles à franchir que dans les villes. La ma-
nière dont la propriété a été distribuée en petits domaines
a établi une gradation régulière , depuis le noble pair
jusqu'au simple cultivateur-, et, en réunissant les deux
extrêmes de la société , elle a, en quelque sorte, infusé
dans chaque rang intermédiaire un esprit d'indépendance.
A la vérité cet état de choses a éprouvé , en dernier lieu ,
quelques changemens. Pendant les années de détresse, les
grandes propriétés ont absorbé les autres , et , dans cer-
tains districts, presqu'anéanti l'honorable classe des petits
fermiers ; mais ce n'est qu'une modification accidentelle
au système général dont je viens de parler.
Les travaux champêtres n'ont rien qui rabaisse et qui dé-
grade l'humanité : ils nous placent constamment au milieu
de scènes imposantes et d'une majesté naive. Un cultivateur
peut être simple et rude, mais il ne saurait être vulgaire.
344 VIE UES ANGLAIS A LA CAMPAGNE.
Aussi l'homme le plus distingué par rélégance de ses ma-
nières n'est point sans cesse révolté dans ses rapports avec
les paysans, comme dans ceux qu'il est quelquefois forcé
d'avoir avec les ouvriers des villes. Il met décote ses formes
réservées , et oubliant les distinctions du rang, il s'associe
avec plaisir aux joies simples et cordiales de la vie com-
mune. Les plaisirs de la campagne tendent à rapprocher
tous les hommes , et il semble que le son des cors et les
cris des chiens harmonisent tous les sentimens. C'est par
celte raison sans doute que les classes aristocratiques sont
plus populaires dans la Grande-Bretagne que dans quelques
autres pays , et que les autres classes ont supporté des
charges excessives sans trop se plaindre de l'inégale dis-
tribution des fortunes.
C'est ce mélange des dififérentes conditions qui a donné
un caractère particulier à la littérature anglaise. De là le
fréquent usage de comparaisons empruntées à la vie cham-
pêtre, et ces incomparables descriptions de la nature qui
abondent dans les poètes britanniques , depuis la fleur et
la feuille de Chancer, et qui ont, en quelque sorte , in-
troduit dans nos cabinets la fraîcheur et le parfum de nos
paysages. Les écrivains bucoliques des autres pays sem-
blent n'avoir rendu que des visites occasionnelles à la na-
ture et ne connaître que ses charmes généraux, mais les
poètes anglais ont vécu intimement avec elle ^ ils l'ont sui-
vie dans ses retraites les plus mystérieuses, ils ont observé
ses plus légers caprices. Que le vent fasse frémir le peu-
plier-, qu'une feuille, détachée de l'arbre, voltige sur le
sol; qu'une goutte d'eau étincelle dans la source ; que la
violette répande dans l'air son doux parfum 5 que la mar-
guerite épanouisse au soleil ses pétales cramoisis; leur at-
tention sera éveillée sur-le-champ, et ils en tireront quel-
que moralité touchante !
Ce goût des esprits les plus distingués pour la campagne
VIE DES ANGLAIS A LA CAMPAGNE. 34^
à produit une influence extraordinaire sur Taspect du
pays. Une grande partie de l'île est de niveau , et paraîtrait
monotone sans les charmes de la culture ; mais elle est ,
en quelque sorte , émaillée de châteaux et de palais ; et,
qu'on me permette cette expression, les parcs et les jar-
dins y forment une espèce de broderie. Elle n'abonde pas
en aspects imposans et sublimes , mais en petites scènes de
iîonheur et de tranquillité champêtres. Chaque vieille
ferme, chaque cabane couverte de mousse, a un caractère
pittoresque. Comme les routes serpentent sans cesse à tra-
vers des haies et des bocages, l'œil est perpétuellement
captivé par des petits paysages pleins de repos, de charme
et de grâce.
Mais le principal attrait des campagnes de l'Angleterre,
c'est le sentiment moral qu'elles font prévaloir. Elles rap-
pellent des idées d'ordre , de sécurité , de principes an-
ciennement établis, d'usages antiques, de coutumes ré-
vérées. Tout y paraît être le produit d'une longue série de
siècles d'une existence paisible et régulière. La vieille
église,, avec son portail massif, sa tour gothique-, les vi-
traux peints de ses fenêtres , conservés avec un soin scru-
puleux ; les monumens des chefs et des guerriers d'un
autre âge , ancêtres des maîtres actuels du sol 5 les pierres
sépulcrales de plusieurs générations successives d'hono-
rables cultivateurs, dont la postérité laboure encore les
mêmes champs et s'agenouille au même autel ; l'habitation:
du pasteur, avec ses constructions irrégulières, en partie
modernes et en partie gothiques, selon les goûts des diffé-
rentes époques et de ses différens maîtres \ le sentier qui
conduit au cimetière à travers des campagnes riantes et
des haies d'aubépine 5 le village voisin avec ses vénérables
chaumières et ses vieux arbres qui prêtaient déjà leur om-
brage aux jeux des aïeux de la génération existante; l'an-
tique manoir seigneurial , isolé dans la plaine ou sur le
34(3 DE LINTROnUCTION
haut de quelque colline , et qui semble protéger la scène
environnante ; tous ces caractères habituels d'un paysage
anglais annoncent une tranquillité antique , une trans-
mission héréditaire d'attachemens locaux et de vertus, qui
semblent être le produit du sol, et qui donnent une forte
garantie et une idée intéressante du caractère moral de la
nation.
C'est un spectacle agréable, le dimanche, quand le
timbre argentin de la cloche du village commence à se
faire entendre dans le silence de la campagne, de voir les
paysans se diriger vers l'église , à travers des prairies ver-
doyantes , avec une joie modeste, et parés de leurs plus
beaux habits. Ce n'est pas avec moins d'intérêt que je les
voyais le soir réunis à la porte de leur chaumière , consi-
dérer avec satisfaction les petites commodités et les em-
bellissemens qu'ils avaient eux-mêmes ajoutés à leurs de-
meures.
C'est ce goût pour les jouissances intérieures , ce sont
ces paisibles joies de famille , dont les frivoles distractions
du monde ne sauraient offrir l'équivalent, qui constituent
le bonheur et qui font la gloire de l'heureuse Angleterre.
De r3ntroï>iu-tion et tfc rUsacjf îni Zabac m :^nglftfrrc.
Le tabac, appelé successivement et en divers ipays, pëtuni,
yoli , cozobba , gioia , uppin'uc , diinhol , nicotiana , her-
bu sanctœ crucis , herba reginœ , herbe à l'ambassadeur .
herbe au grand prieur, herba me die a , herbe sainte, etc. .
est, comme l'on sait, une plante transportée d'Amérique
en Europe, après la découverte du Nouveau -Monde.
Hernandez de Tolède, en ayant découvert à Tabaco dans
!;i province de rVucatan, lui doiui;i le nom de Teudroit
ET DE l'iSAGE du TABAC E-\ A^GLETERKE. 34;
OÙ il le recueillit, et en envoya le premier en Espagne et
en Portugal. Jean Nicot , ambassadeur de François II à lu
cour du roi Sébastien , en offrit, à son retour en France,
au grand prieur, qui le montra vers l'année i56o , à la
reine Catherine de Médicis : quelque tems après, Thevet
en apporta lui-même de nouvelles graines ^ mais , à cette
époque, l'Angleterre ne connaissait encore cette plante que
de nom , et la colonie formée par Sir Walter Raleigh dans
la Virginie en envoya pour la première fois dans ce pays
vers Tannée i585, d'après l'assertion de Stowe et Camden.
Le tabac ne tarda pas à devenir fort recherché et mis à
un taux Irès-élevé. Bientôt tout le monde voulut fumer ^
les pipes eurent la vogue, et, aujourd'hui, les manufac-
tures anglaises excellent dans leur fabrication.
Sir Walter Raleigh , limmortel protecteur du tabac ,
avait pris Ihabitude de se retirer tous les jours dans son
cabinet pour y fumer à son aise et à l'insu de sa famille.
Un jour, un domestique l'ayant surpris , en lui apportant
un pot d'ale , et apercevant la fumée qui Sortait de sa
bouche, lui jeta toute l'aie sur la figure, et, se précipitant
dans l'escalier, sonna l'alarme en s'écriant que son maître
était en feu et qu'il serait réduit en cendres avant qu'on
ait pu lui porter secours. Sir Raleigh fut dès-lors obligé
de ne plus fumer en secret , et l'exemple donné par un
personnage aussi célèbre fut bientôt suivi par ses con-
temporains : si la reine Elisabeth ne fit point elle-même
usage du tabac , du moins il obtint une si grande vogue à
la cour, que les dam.es aussi bien que les gentlemen ne se
firent aucun scrupule de porter une pipé. On fuma dans
les théâtres et jusque dans les églises-, et l'excès devint
tel, que le pape Urbain VIII, en 1624, lança une bulle
qui est encore aujourd'hui en vigueur, portant excommu-
nication contre les personnes qui seraient surprises pre-
nant du tabac dans tes lieux saints. Innocent XII en dé-
348 t)E l'iutroductiom
fendit aussi l'usage à St. -Pierre de Rome ; mais Benoît XlV
le permit en 1724, et se montra partisan zélé de cette
herbe, que Burton appelle or potable et souverain remède
pour tous les maux.
L'usage du tabac se répandit sur tout le globe avec une
rapidité surprenante. Il s'introduisit dans l'Inde au com-
mencement du dix^eptième siècle , aussi bien que dans
l'empire turc , malgré l'opposition des monarques absolus
de ces vastes pays. Il semble qu'une coalition se soit élevée
à cette époque contre V herbe sainte: tandis que Jacques 1"
lançait contre elle des proclamations écrites de sa royale
main, Gehanghir, le grand mogol, en défendait l'usage
dans ses états ; Amurat IV l'interdisait en Turquie, sous
les peines les plus sévères, et déclarait que le Turc qui
serait surpris fumant serait promené dans les rues de sa ca-
pitale, avec une pipe attachée dans le nez 5 le czar de Mos-
covie menaçait des effets de son courroux tout marchand
étranger qui essaierait d'en introduire en Russie, et, jus-
(ju'à la fin du dix-septième siècle, ce fut un crime d'y
fumer 5 le sophi de Perse, Shah Abbas, faisait connaître
à son armée , par une proclamation , toute l'horreur que le
tabac lui inspirait, déclarant que, si jamais on en trouvait
chez un soldat, on brûlerait ensemble le soldat et la plante.
Les gouvernemens suisses montrèrent la même rigueur ;
les réglemens de la police de Berne, en 1661 , étaient di-
visés conformément aux dix commandemens et sous la ru-
brique : « Adultère point ne seras )> était une défense de
fumer. Cette défense fut renouvelée en 1675 , et la Cham-
bre du tabac , tribunal institué pour veiller à ce qu'elle
fût partout observée, subsista jusqu'au milieu du siècle
dernier.
Avant l'année i6o4, le droit établi sur le tabac en An-
gleterre était de deux pences par livre, mais, par un dé-
cret daté du 17 octobre i6oj, Jacques I" l'augmenta de
ET DE l'uSA.GE DU TABAC EN ANGLETERRE. 349
6 schellings et 8 pences ( 8 fr. 3o cent. ), espérant que les
entraves multipliées qu'il apporterait à ce nouveau com-
merce , l'auraient bientôt anéanti ou le réduiraient du
moins considérablement. Mais cette persécution ne lui
parut pas suffisante, et, peu satisfait d'avoir fait monter
sur l'échafaud le grand protecteur du tabac , il guerrova
sourdement contre cette malheureuse plante. 11 dit dans
ses Apophtegmes , pour témoigner le mépris et l'horreur
qu'elle lui inspire : « Si je recevais le Diable à dîner, je
» lui ferais servir ces trois mets : i" un cochon 5 1° un
» étang de moutarde et de morue sèche ; 3° une pipe de
» tabac. » Mais ce prince développa ses argumens avec un
soin tout particulier dans son célèbre ouvrage intitulé :
A Countej'blaMe to tohacco , qui fut publié sous l'ano-
nyme et réimprimé par l'évèque de Winchester avec les
autres écrits de ce monarque.
Quelques hommes courageux osèrent toutefois s'élever
en faveur du tabac , même pendant la vie de Jacques P"",
et Robert Harcourt, de Stanton, dans la relation de son
vovage dans la Guiane , en 1608, qu'il dédia au prince
Charles , après avoir rapporté que non-seulement l'Angle-
terre , mais l'Irlande , l'Allemagne et toutes les contrées
orientales, et enfin la Turquie , faisaient le plus grand cas
de cette plante , ajouta qu'en 161 o , la côte d'Afrique en
avait consommé elle seule plus de 60,000 livres, et que ce
commerce offrait à la vérité d'immenses avantages aux
marchands , mais surtout aux souverains qui en permet-
taient l'importation \ néanmoins Charles \" qui avait hé-
rité de l'antipathie de son père pour le tabac , à son re-
tour d'Ecosse , en i633 , bien loin de croire aux assertions
de Robert Harcourt , qui se faisait fort de prouver que les
plus belles mines d'argent des Espagnols dans toutes leurs
Indes, étaient une source de richesses beaucoup moins con-
sidérable que le commerce d'une herbe que tout le monde
35o BE L INTRODrCTIOiV
recherchait, ne permit d'en vendre en détail qu'à ceux
qui y seraient formellement autorisés.
Une circonstance assez curieuse, c'est que le douzième
article de l'accusation dirigée contre le comte de Strafibrt
énonçait que ce ministre, après avoir fait prohiber Tim-
portation du tabac pour les autres, s'en était attribué le
monopole, et qu après l'avoir acheté à un prix modique
et au-dessous de sa valeur aux malheureux qui ne pou-
vaient plus le débiter , il le revendait à un taux excessive-
ment élevé et qu'il en avait retiré près de cent mille livres
sterling.
La quantité de tabac que Ton consommait annuellement
en Irlande était de cinq cents tonneaux au moins , c'est-à-
dire d'un million cent vingt mille livres pesant, et le droit,
qui auparavant était de trois pences par livre, ayant été
porté à dix-huit, elle se vendit jusqu'à deux à trois schel-
lings au lieu de six pences.
Avant que le tabac fut connu en Europe et bien anté-
rieurement à l'année 1 56o , des voyageurs , en Amérique ,
étaient déjà instruits des propriétés médicinales que les na-
turels du pays lui attribuaient. Romanus Pane , moine
espagnol , que Colomb laissa en Amérique à son spcoad
départ du Nouveau-Monde, en recueillit à St.-Domingue,
et publia en i49^ un rapport sur cette plante qu'il appcr
lait cohobba ou cozobba et î^ioia. Le père d'Acosta, jésuite
espagnol, dans sa compilation indigeste m\\\.\x[ée. Histoiia
raturai y moral de las Indias , parle du petum ou tabac,
comme étant d'un usage fréquent en médecine , et Jean
I^érius , qui se trouvait au Brésil avec M. Villagagnon en
1557, raconte que les Caraïbes exposaient toujours leurs
enfans à la lumée du tabac en leur disant : « Recevez l'esprit
de force qui vous fera vaincre tous vos ennemis, u
Il est très-probable que les Indiens connaissaient à cette
plante bien des propriétés que nous n'avons pas encore dé-
ET DE l\"SAGE Dt TABAC EN ANaLETERPiE. 35 (
couvertes. C'était chez eux un remède certain pour la plus
grande partie des maladies , et M. Boyle cite comme auto^
rite Gulillmus Piso pour affirmer qu'ils guérissaient même
les blessures regardées par les chirugiens européens comme
désespérées, avec du jus de tabac : Oculatus iddem testis
suîïi in nosocomiis relicta ulcei'n et gangrenas ah illis ,
'vel solo succo tabacci , curât a.
La culture du tabac devint commune avec le tems en
Angleterre et fut la principale source des richesses de quel-
ques villes et surtout de Gloucester ; mais elles furent rui-
nées par une loi que Charles II rendit dans la douzième
année de son règne, et qui défendait de semer ou de plan-
ter du tabac dans la Grande-Bretagne ; déclarant de plus
que « celui qui viendrait après le i" janvier 1660 serait
arraché, brûlé, mis en pièces et entièrement détruit. »
Il V eut d'abord une grande divergence d opinions,
parmi ceux qui écrivirent sur le tabac. Bacon , Burton ,
Boyle, en se constituant ses avocats, contribuèrent à la
vogue qu'il obtint. On opposa à ses détracteurs des faits ir^
récusables. Sir Olivier Leagh ayant envové quelques se-
cours à son frère, établi dans l'Amérique du Sud , en i6o5,
l'expédition dans son voyage par terre , surprise par la fa-
mine et la maladie, ne trouva de remède que dans le tabac,
et cinq personnes périrent pour avoir refusé d en prendre.
Mais nous ne voulons pas nous engager dans un labv-
rinthe de discussions , ni rechercher les opinions diverses
émises pour ou contre le tabac. L'usage de cette herbe,
devenu presque universel, est son meilleur défenseur. En
Espagne , en France , en Allemagne , en Hollande , en
Suède , en Danemarck et en Russie , l'on voit fumer le
riche et le pauvre, l'homme réfléchi et l'insouciant. Cette
mode est portée à un tel excès dans les Etats-Unis que les
enfans même ont la pipe ou le cigare à la bouche pen-
dant la plus grande partie du jour, et il n'est pas rare de
352 NOUVELLES DES SCIENCES ,
voir des jeunes gens périr pour n'y avoir pas mis assez de
modération. Dans les Indes -Orientales, non -seulement
toutes les classes de la société , mais les femmes elles-mê-
mes fument presque continuellement , et la seule distinc-
tion consiste dans la forme de la pipe et dans Tespèce plus
ou moins recherchée du tabac. En Turquie et en Chine
l'usage en est aussi général. Un voyageur moderne qui a vi-
sité ce dernier pays, M. Barrow, raconte que les Chinoises,
dès l'âge de huit ou neuf ans , portent à leur ceinture ,
comme partie indispensable de leur habillement, une pe-
tite bourse de soie contenant du tabac et une pipe dont elles
savent déjà se servir à un âge encore si tendre. Les Chi-
nois prétendent , il est vrai , qu'ils connaissaient le tabac
bien avant nous (i).
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DES
ARTS INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
^ct^n«5 Wrafttrnks,
Production et formation des perles. — M. Éverard Home
a fait, sur cette partie curieuse de la conchyologie , des
recherches qu'il a exposées dans un Mémoire inséré dans
les Transactions Philosophiques de 1826. Il paraît que Fau-
teur a réellement deviné ou surpris le secret de la nature .
Comme sa manière d'examiner, de comparer, à' interroger
les faits, est simple, directe et par conséquent très-claire,
elle mérite d'être connue comme un modèle de recherches
(i) Voyci Barow , PallaSjCtc.
DU COMMENCE, DE l/lADUSTIlIE , ETC. 35i^
Cl âe méthode, indépeiKlamnient des découA'ertes qui en
ont été le résultat.
« En examinant, dit-ll, les organes de la génération des
grandes moules d'eau douce, c'est dans l'ovaire que j'ai
trouvé ce que l'on appelle des semences de perles , ou bien
elles étaient attachées à la coquille qui contient l'ovaire.
Après avoir bien constaté ce fait, un hasard heureux me
fit voir que les perles orientales ont, dans l'intérieur, une
petite cavité brillante, préciséraejnt de la grandeur d'un
ceuf. Cette cavité disparaît lorsque les perles sont percées,
parce que le trou, toujours dirigé vers le centre, passe par
ce petit vide dont il agrandit le diamètre. De plus , lies
œufs de moules sont sur des pédicules, comme les jaunes
des œufs de poules, et lorsqu'ils sont complètement formés,
ils doivent sortir en vertu d'une organisation analogue à
«elle qui donne aux ovipares la faculté de pondre. La
structure des organes destinés à cette opération ne paraît
pas susceptible de varier essentiellement, même dans l'in-
lervalle immense qui sépare les mollusques, des oiseaux.
» J'ai donc été porté à penser que des œufs altérés de
quelque manière , et qui n'ont pu sortir par la voie ordi-
naire , ont servi de moule aux perles ; que ces œufs , de-
meurant attachés à leur pédicule, ont reçu, comme les
autres , une couche nacrée qui sert de coquille à ceux qui
doivent sortir, et qui, dans ceux-ci, s'ajoute chaque an-
née aux couches précédentes, et compose enfin une enve-
loppe solide, sphérique, si elle ne s'est moulée qu'autour
de l'œuf ^ allongée en poire, si elle s'est étendue plus ou
moins le long du pédicule.
» En effet , les perles sont composées de couches con-
centriques extrêmement minces ^ il a donc fallu beaucoup
de tems pour les faire grossir jusqu'au volume que quel-
ques-unes ont acquis; aussi remarque-t-on que les perles
de grandes dimensions sont toujours tirées de coquilles
y II- 25
354 NOrVELLES DES SCIENCES,
très-grosses et qui portent des signes reconnaissables du
séjour séculaire qu'elles ont fait dans les eaux. »
Après avoir consulté la nature, M. Home interroge les
écrivans qui ont traité le même sujet, et il se trouve d'ac-
cord avec le danois Henry Arnoldi , qui observa soigneu-
sement la formation des perles dans les moules, en Nor-
wége. « Les perles, dit ce naturaliste , sont , en Norwége,
une production des grandes moules d'eau douce. L'animal
renfermé dans ces coquillages pond un grand nombre
d'oeufs , comme ceux des écrevisses , les uns blancs , les
autres noirs, mais qui deviennent blancs lorsqu'on enlève
la pellicule noire, extrêmement fine, dont ils sont cou-
verts 5 il arrive quelquefois qu'un ou deux de ces œufs sont
retenus dans l'ovaire et ne sortent point avec les autres ,
au moment de la ponte ^ cet accident n'empêche point que
l'animal ne continue ses pontes , au moins pendant quelque
tems. Les œufs altérés reçoivent de nouvelles matières qui
s'y déposent, grossissent avec le tems et prennent un vo-
lume et une consistance tels que la coquille et l'animal
même sont forcés à lui faire place et à se mouler sur sa
forme arrondie. »
M. Brewster s'est aussi occupé de l'organisation des per-
les, mais sous un autre point de vue 5 il a donné l'explication
des belles couleurs qu'elles réfléchissent : son Mémoire est
inséré dans les Transnclions Philosophiques^ année 181 5.
Iles flottantes. — On ne peut refuser toute croyance
aux anciennes traditions , sur des îles de cette espèce ,
quoique la mythologie les ait décréditées par le mélange
de ses fictions. Pour ajouter foi à l'origine merveilleuse de
Délos, il faut adopter, être convaincu de l'exislcnce et du
pouvoir divin de Jupiter -, mais les deux Pline ont raconté
ce qu'ils avaient vn sur le lac nommé aujourd'hui Lago dï
Basianello : une île flottante, couverte de gazon, allait
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC. 3j5
d'un bord à l'autre ; et Pline le jeune raconte que cette île
se trouvant en contact avec le rivage dont elle semblait
faire partie , des moulons y vinrent en broutant ; mais le
vent s'éleva, le pâturage et le troupeau furent poussés jus-
qu'au rivage opposé , à la grande surprise du berger. Les
îles flottantes du lac Lomond, en Ecosse, ont donné lieu
à des récits encore plus extraordinaires^ quelques-unes,
dit-on , servent de pâturage, non pas k des moutons, mais
à de gros bétail. M. Amos Pettingal, de Newburyport, en
a décrit une qui présente une anUe singularité; ce sont les
grands arbres dont elle est cbargée. On la voit sur une
flaque d'eau, à un mille de dislance de Zsewburvport, vers
le sud. Son étendue est à peu près d'un demi-acre, et elle
porte six arbres dont deux n'ont pas moins de trois pieds
de circonférence, outre plusieurs buissons de saules peu
élevés. Sa surface est liante de plus d'un pied au-dessus de
l'eau -, elle ne change presque point de place , dans le sens
horizontal , mais elle s'élève ou s'abaisse suivant les varia-
tions de l'eau qui la supporte. La profondeur ordinaire ou
moyenne de la flaque est de huit pieds; après les pluies,
elle est quelquefois de plus de douze pieds -, mais dans les
tems de grande sécheresse , les eaux baissent au point que
rîle repose sur le fond ; quand elle est soulevée de nouveau,
les grands arbres qu'elle porte s'inclinent sensiblement. 11
paraît que leurs racines , extrêmement longues vers Tinté-
rieur, ne sont pas entièrement renfermées dans le sol mo-
bile et flottant; qu'elles atteignent le fond; qu'elles y ont
pénétré; qu'elles y sont comme autant d'amarres qui retien-
nent Vile, et ne lui permettent de se mouvoir horizontale-
ment que de quelques yards autour du point d'appui. C'est
ainsi que les feuilles du nymphœa flottent à la surface des
étangs, retenues par un long pétiole attaché au fond de Teau.
Recherches relatives aux variations de température ,
356 >-OUVELLES DES SCIE>CES ,
il différentes hauteurs dans V atmosphère . — Les physi-
ciens ont laissé la science un peu en arrière , sur ce point si
important pour la météorologie. La loi de l'accroissement
de densité des couches d'air, à mesure qu'elles s'appro-
chent de la terre , est parfaitement connue , et donne un
moyen très-prompt et très-exact de mesurer les hauteurs
des montagnes; mais l'ahaissement de la température dans
les couches atmosphériques, en raison de leur distance à
la terre , est un phénomène plus complexe , dont la loi ne
peut être déduite, comme celle de la densité, d'une théo-
rie fondée sur d'autres faits, bien étahlie et généralement
adoptée.
On estime qu'un abaissement d'un degré de léchelle
de Réaumur indique une élévation de 192 mètres; mais
cette mesure n'est pas rigoureuse et ne peut donner qu'une
approximation , en attendant une mesure effective. On ne
peut se dispenser de tenir compte des circonstfjnces locales,
du point de départ et de la ligne que l'on suit en s'élevant
dans l'atmosphère. Si l'on monte dans un aérostat, libre
ou non , la terre ne modifie que la couche inférieure qu'elle
touche, et , par son moven , les couches supérieures-, mais
en suivant les flancs d'une montagne ;, la terre sur laquelle
on marche est en contact avec des couches d'air super-
posées les unes aux autres, et il faut reconnaître deux
causes qui établissent simultanément la température de
chacune de ces couches. Quant au point de départ, si c'est
le fond d'une vallée ou une grande ville, on sait aussi que
des causes particulières de chaleur sont propres à ces lieux,
et cessent d'agir dès qu'on s'en éloigne.
Le capitaine Parry, et le révérend M. Georges Fisher
ont fait quelques expériences sur la température des cou-
ches supérieures , dans les régions polaires, mais leurs
moyens d'épreuve étaient fort limités -, ils n'avaient qu'un
cerf-volant pour porter un thermomètre à index, à la hau-
DU COMMERCE, DE l'iKDISTRIE , ETC. SS^
leur que l on peut alleiuclre par ce moyen. Leur thermo-
mètre (Hait retenu dnns la position horizontale, il eût
mieux valu le laisser pendre librement, et le préserver,
autant qu'on l'aurait pu, de tout contact avec le cerf-vo-
lant. On ne put le tenir en station qu'un quart-d'heure;
ce n'était pas assez. Le cerf-volant parvint à une hauteur
d'environ 1 1 6 mètres, et les observateurs supposent que ses
oscillations le portèrent, de tems en lems, de y à 8 mètres
plus haut. Dans l'observation qui réussit le mieux, l'abais-
sement de la température fut sensible , mais très-peu con-
sidérable 5 il ne surpassait pas un quart de degré de Fah-
renheit, ou à peu près douze centième? d'un degré de
Réaumur. L'air était alors très-froid au bord de la mer -,
le thermomètre indiquait — 24" de Fahrenheit , et par
conséqvient — 26", 6' de Réaumur. Quoiqu'on ne puisse
tirer aucune conséquence définitive d'une seule observa-
tion qu'il n'a pas été possible de répéter, ni de varier,
celle de IN'IM. Parry et Fisher servira tout au moins à pré-
venir les physiciens, à leur faire sentir la nécessité de réu-
nir des faits observés à différentes latitudes et à des hau-
teurs considérables , en faisant varier les circonstances lo-
cales, autant qu'on le pourra. On ne manque plus de
moyens de se livrer à ces recherches, au nord de l'Europe ;
les observatoires météorologiques se multiplient partout ,
et les mesures des hauteurs par le baromètre sont prati-
quées dans les deux mondes. On peut donc espérer que la
loi de la distribution de la chaleur dans les différentes cou-
ches de l'atmosphère sera bientôt découverte, et préparera,
pour la météorologie, d'autres progrès non moins impor-
tans.
Mine de fer nnlif. — L'existence du fer dans l'état mé
tallique, en filons bien caractérisés, ne peut plus élre ré-
voquée en doute : les minéralogistes du Nouveau-Monde
358 NOUVELLES DES SCIENCES,
ont terminé, sur ce point, tous les débats. Cette mine de
fer, qui deviendra célèbre dans les annales de la science ,
est dans l'état de Connecticut -, M, le major Burall l'a
trouvée dans la montagne de Canaan , à un mille et demi
du bourg de même nom. La roche micacée qui la contient
paraît avoir été rompue, et refoulée par les roches laté-
rales à une certaine dislance ; l'aiguille magnétique est
sensiblement affectée; de grands arbres présentent les
traces de la foudre qui les a frappés -, tout dénote que la
masse ferrugineuse , quoique cachée dans l'intérieur de
la terre, agit sur le fluide électrique avec autant d'éner-
gie que le fer métallique. D'ailleurs, la couleur du mi-
nerai est celle du fer ; il est malléable , mais non pas
autant que le fer météorique , ce qui vient de ce qu il con-
tient de la plombagine ( fer carburé ). Une couche de la
même substance l'enveloppe partout , ce qui a dû contri-
buer à le garantir contre l'action de l'oxigène. Il paraît
cristallisé , et peut être divisé facilement en pyramides ,
et, enfin, en tétraèdres irréguliers : mais cette propriété
appartient à la plombagine interposée en lames infiniment
minces dans toute la masse ferrugineuse, sans que l'on
puisse l'attribuer à la masse même. Sa pesanteur spéci-
fique est moindre que celle du fer, et même que celle de
l'acier trempé ; elle n'excède pas 6,72.
Dans quelques parties de ce minerai , on trouve de l'acier
naturel cristallisé , très-dur , rayant le verre ; le micros-
cope n'y fait apercevoir aucune parcelle de plombagine.
L'action d'un acide y fait découviir la présence du car-
bone, et prouve que c'est véritablement do Tacier. L'ana-
lyse complète du minerai a été fiite dans le laboratoire du
collège d'Yale , par M. Shcpard, auquel la minéralogie des
États-Unis doit beaucoup de découvertes et d'observations
précieuses. Cet habile chimiste a constaté que le fer natif
du Connecticut ne contient point de nikel , et que, par
ut COMMEUCE, DE L'l^ULSTIUE, ETC. 35^
conséquent, on ne peut lui assigner la même origine qu'au
fer météorique, toujours allié avec une plus ou moins
grande portion de nikel : il ne contient point non plus de
cuivre , ce qui le distingue aussi des échantillons trouvés
en Saxe. Une analyse exacte, répétée plusieurs fois, a
donné les résultats suivans : loo parties de minerai con-
tiennent 7 parties de plombagine , et 90,24 de fer pur. La
perte de 2,'j6 est principalement du carbone.
Température des côtes Jiord-ouest de l\4inérujue. —
Dans les régions du nord de l'ancien et du nouveau conti-
nent, les hivers sont beaucoup plus froids à l'est qu'à
l'ouest. La Norwége est tempérée pendant cette saison, en
comparaison duKamtschatka; la différence est encore plus
grande entre le Nouvel-Hanovre et le Labrador , quoique
la distance entre ces deux pavs ne soit pas la moitié de l'in-
tervalle immense entre les côtes occidentales du nord de
l'Europe, et les côtes orientales du nord de l'Asie. Le mer-
cure gèle quelquefois à Québec ^ dans la Colombia , les
indigènes sont presque nus durant les plus grands froids
de leur pays. Un observateur qui avait hiverné au fort
George , sur la Colombia , par 46" 1 8' de latitude , trouva
que , pendant son séjour, la température moyenne du mois
le plus froid avait été de 1° 5' au-dessus de zéro. Aussi rien
n'est plus rare que de voir de la neige dans cette contrée.
On attribue au vent d'ouest , qui souffle ordinairement eu
hiver, la faculté de réchauffer l'air, parce qu'il a traversé
l'Océan Pacifique , et que les eaux de la mer conservent
toujours assez de chaleur pour en communiquer à l'air
glacial qui les toucherait : cest à la même cause que l'on
attribue l'excessive humidité de la côte occidentale de
l'Amérique, et de l'intérieur de ce continent jusqu'à une
assez grande distance de la mer ; le vent, dit -on , arrive
36o AOrVELLES DES SCIENCES ,
saturé d'eau ; en passant sur la terre , il ne peut en absorber
de nouvelle, et , par conséquent, il ne sèche ni la terre , ni
rien de ce qu'il rencontre, mais il forme au contraire des
nuages ou des brouillards qui se résolvent en pluies. Quoi-
que cette explication ne soit pas dépourvue de vraisem-
blance , on ne la trouvera pas encore satisfaisante. On ob-
jectera que les vents d'ouest qui soufflent sur les côtes de
l'Europe , quoique généralement humides et pluvieux, ne
sont pourtant pas trop incommodes et ne réchauffent pas
l'atmosphère au point que la neige et les glaces sont pres-
que inconnues aux embouchures de la Seine, de la Loire
et même delà Garonne. Il faut donc chercher encore une
ailtre cause de la douceur et de l'humidité des hivers
sur la côte occidentale de l'Amérique ; les vents d'ouest
l'expliquent d'autant moins qu'ils tiennent en général ,
plus du nord que du sud, et que c'est le vent nord- ouest
qui domine dans ces parages.
Expéiiertces sur la compression de Veau et de quelques
autres liquides , par M. PerMns. — On admettait généra-
lement en phvsique, que les liquides ne sont point com-
pressibles, ou qu'ils ne peuvent être comprimés que d'une
quantité inappréciable , et le prouvait par une célèbre expé-
riencedesacadémiciensdeFlorence, à l'époque delà renais-
sance, ou plutôt de la naissance de la physique en Europe.
Mais lorsque cette expérience fui faite , les physiciens n'a-
A'aicnt pas à leur disposition la pression énergique d'une
machine à vapeur; ils ne pouvaient, sansl'emploi de moyens
trop cmharrassans pour être introduits dans un cabinet de
physique , charger iin pouce carré d'un poids de plus de
3o,oooliv. La machine de M. Perkins peut atteindre jus-
qu'à ce prodigieux effet, et même le dépasser. L'eau sou-
mise à cette puissante action s'est montrée compressible ^
DU COMMERCE, DE l'iKDCSTRIE , ETC. 3G I
même lorsqu'elle n'était chargée que de lo atmosphères ,
et lorsqu elle supportait un poids de 2,000 atmosphères,
son volume était réduit d\m douzième.
L'acide acétique concentré fut essayé sous une pression
de 1,100; il cristallisa presqu'en entier. La partie qui resta
liquide n'excéda pas le dixième du tout, et ne conservait
qu'une faihle acidité.
Une pression de 5oo atmosphères suffit pour que l'eau
se combine avec un volume d'air égal au sien -, mais cet
air se dégage à mesure que le liquide est moins comprimé.
M. Perkins a remarqué qu'avant de disparaître entière-
ment , l'air paraissait prendre l'état liquide. Mais le chan-
gement le plus remarquable opéré par la compression d'un
fluide élastique , est celui qu éprouve l'hydrogène car-
boné : le poids de 4o atmosphères détermine un commen-
cement de liquéfaction , et par l'action de 1,200 atmo-
sphères toute la masse du fluide élastique est convertie en
liquide^
^ÇifofoçlK.
Dijjicultés de l'étude des langues orientales . - — Cette
question, résolue en partie par quelques-uns des hommes
qu'elle intéresse le plus ( les missionnaires ) , a besoin
de nouveaux éclaircissemens ^ de recherches plus ap-
profondies , où l histoire vienne au secours de la gram-
maire philosophique. On a dit, avec raison, que les langues
de^ peuples de l'Europe ont entr'elles de nombreuses ana-
logies qui décèlent une origine commune , plus ou moins
éloignée -, que leur grammaire est à peu près la même, les
tournures de phrases peu différentes ; que les peuples qui
les parlent étant unis par une religion commune, quoique
divisée en plusieurs seites, ont nécessairement introduit
dans leurs langues beaucoup de mots presque identiques^
36^ NOtJVELLES DES SCIENCES,
pour exprimer les idées et les mystères de cette religion ;
quayant reçu les uns des autres des arts, des sciences,
diverses instructions , ils ont pris en même tems , avec de
légères modifications , la partie du dictionnaire relative à
ces connaissances. On en conclut avec raison que l'étude
des idiomes européens n'impose pas de longs et pénibles
• travaux à ceux qui possèdent bien la grammaire générale
de tous ces langages , et l'idiome de leur pays. Ajoutons
encore que , pour toutes ces langues , le système d'écri-
ture est le même , et que le plus grand nombre emploie
le même alphabet. Mais, dès qu'il s'agit des Hindous et des
peuples de l'Asie orientale , nous sommes , à tous égards ,
en pays étranger^ nous n'y reconnaissons plus rien. Ce
n'est pas seulement le dictionnaire qui a changé , mais le
système entier du langage, et il faut que les pensées s'y con-
forment. Les peuples qui parlent ces langues ne disposant
pas leur idées dans le même ordre que nous , il faut bien
qu'il y ait aussi quelque différence entr'eux et nous, quant
à la formation des idées, car on ne peut douter que le lan-
gage et la pensée n'exercent l'un sur l'autre , à l'aide du
tems, une action mutuelle. Autre difficulté, et celle-ci
est une des plus grandes : nos langues sont essentiellement
analytiques , et , à cet égard , celles de l'Orient sont beau-
coup moins parfaites , moins propres au raisonnement. Le
style figuré des Orientaux n'est qu'une preuve de l'im-
puissance du langage , et non pas l'expression d'une ima-
gination vive et forte qui domine le raisonnement. Ces
peuples n'ayant pas , pour la communication et la propa-
gation de la pensée , un instrument susceptible d'une assez
grande précision, n'ont pu créer d'autres sciences que
celles qui font leur dictionnaire à mesure qu'elles ont be-
soin de mots pour exprimer les connaissances dont elles
s'enrichissent. Les Hindous ont fait d'assez grands progrès
en mathématiques et en astronomie, et presque point dans
DU COMMERCE, DE l'iKDUSTRIE , ETC. 363
les sciences morales et politiques qui ont besoin d'une
analyse plus délicate , plus dilficile, où 1 inconvénient d'un
langage incorrect est beaucoup plus grave. Les Chinois,
quoique plus heureux par les circonstances politiques qui
leur ont donné un gouvernement stable , n'ont créé ni
mathématiques, ni astronomie, ni science d'aucune sorte ;
et, à la fin de leurs longues études, les lettrés chinois se-
raient à peine en état de suivre les cours de nos univer-
sités. C'est parce qu'elles sont peu analvtiques, que les
langues de 1 Orient sont si difficiles à apprendre : elles ne
laissent pas assez de prise au raisonnement; les signes des
idées sont moins exacts , quoique très-nombreux ; la gram-
maire ne prête à la mémoire qu'un secours insuffisant , et
la forme des signes n'indique pas non plus assez clairement
la place qu'ils doivent occuper dans le discours. Les diffé-
rences entre les méthodes du langage ont beaucoup plus
d'importance que celles des mots ; les historiens n'en tien-
nent cependant presqu'aucun compte dans leurs recherches
sur l'origine , les migrations et les communications des
peuples.
Suicides dans l'Inde. — On ne voit encore que trop
fréquemment dans l'Inde , et surtout au Bengal , des
femmes qui s'immolent sur le tombeau de leurs maris.
Quelques efforts qu'aient faits , depuis des siècles, les
musulmans et les chrétiens, quelques moyens de persua-
sion et d'autorité qu'ils aient employés, ils n'ont pu par-
venir à déraciner cet antique usage que réprouve l'hu-
manité , et que le lems seul semble avoir consacré ,
puisqu'il ne fait point partie du système religieux des
Hindous, et que bien plus, à ce que l'on assure, leYedantft
le défend d'une manière positive.
364 NOUVELLES DES SCIEKCES ,
La crainte de heurter les préjugés du peuple et de le
porter à quelque acte de rébellion a jusqu'ici empêché
les Anglais de détruire cette pratique barbare, et la sédi-
tion de Vellore leur a déjà fait sentir combien ils y trovi-
veraient d'obstacles; cependant ils n'ont point abandonné
tout espoir de réussite , et la motion que Ton vient de faire
à la cour des directeurs de la Compagnie des Indes orien-
tales, la pétition que le lord-maire d'Yorck doit présenter
aux deux chambres du parlement, amèneront sans doute
quelque changement favorable.
Les suicides sont aussi fort communs parmi les hommes,
et bien que le gouvernement du Bengal ait décrété, en
1823 à Allahabad, que quiconque serait convaincu d'en
avoir été témoin, sans avoir tenté de l'empêcher, serait
considéré comme coupable de meurtre et puni comme tel,
les exemples n'en sont pas moins fréquens; et les circons-
tances singulières qui les accompagnent assez ordinai-
rement contribuent beaucoup à entretenir les idées su-
perstitieuses du peuple. Voici ce qu'on lit dans un des
derniers numéros du Timara Nasaha ^ journal hindou (i).
(( Nous apprenons, par une lettre datée de Sowlde,
qu'un habitant de ce village , nommé Loharam , regardé
jusque-là comme imbécille, vient de montrer un merveil-
leux exemple du pressentiment de la mort. Lé 50 asharh
dernier, il entra dans la maison du babou Kasigati Mus-
tavi, du même endroit , en récitant à haute voix les noms
de la divinité , et lui dit qu'étant sur le point de mourir,
il s'était rendu chez lui, afin d'y être bien traité. iNIuslavi
commença par se moquer de ses discours, lui donna en-
suite ce qu'il demandait, cl , après qu'ils eurent mangé ,
consentit, sur sa prière, à l'accompagner sur le bord du
(i)lSous avons donné, dans un numéro prccéilent, une notirc sur les
journaux «jue les ln{li{i;piies ont établis dans l'Inde, dans leurs difTércns
dialectes, à l'instar de ceux (jui s'y publient en anglais.
nu coMJiEncE, pe l'industuie, etc. iCiC)
fleuve, persuadé que ce nVlait qu'un jeu. Loharam, ar-
rivé près du Gange, se coucha sur le visage, de manière
qu'une parlie de son corps fût dans l'eau, et couvrant
l'autre d'une pièce de drap qu'il avait emportée, il se mit
à invoquer, pendant quelque tems , le nom de Govinda.
Muslavi , fatigué de cette scène qui se prolongeait trop ,
leva le drap et trouva l'homme réellement mort. Les opi-
nions sont partagées sur cette circonstance 5 les uns disent
que c'est un fourbe , les autres que c'est un saint, mais le
fait n'en est pas moins fort exact. »
Agriculture de Buénos-yJyres. — Un émigranl désap-
pointé, attiré avec sa famille sur les bords de la Plata
par les spéculations d'une société qui ne tint pas ses enga-
gemens, malade et hors d'état de retourner immédiate-
ment en Europe , prit le parti de louer une quinta ou
ferme, espérant que l'air salubre de cette partie du]Nou-
veau-Monde rétablirait promptement sa santé. Il trouva
fort à propos ce qu'il cherchait et fit son établissement 5
c'était une ferme à quatre milles et demi de la capitale ,
dans une situation parfaitement saine. Ce cultivateur était
intelligent, instruit comme le sont en général les fermiers
en Angleterre 5 il pouvait se plaire dans tous les lieux où
il trouverait la paix , des lois protectrices , un beau ciel
et un sol fertile. Une de ses lettres, adressée à un ami
qu'il avait laissé dans la Grande-Bretagne, contient beau-
coup de détails sur l'agriculture et l'état des cultivateurs
dansldi République Argentine. Les extraits suivans en don-
neront une idée.
(( Ma ferme ne me laisse rien à désirer. Quant à la sa-
lubrité de l'air, dès que j'y eus passé quelques semaines,
ma santé redevint aussi vigoureuse qu'elle eût jamais été
dans mon pays natal. Mon appétit devint si exigeant que
je mangeais depuis le m.atin jusqu'au soir. Ma situation
366 NOUVELLES DES SCIENCES ,
me parut bientôt assez tolérable , et je finis par m'y plaire ,
quoique je fusse souvent contrarié par le peu de secours
que je pouvais tirer des ouvriers du pavs. La terre de ma
ferme est excellente , comme le sont presque toutes celles
du voisinage, bien supérieures aux meilleurs fonds de l'An-
gleterre. Le sol que je cultive est parfaitement uni , sus-
ceptible d'être labouré dans tous les sens. La charrue du
pays ressemble beaucoup à Yaraùe de l'Europe méridio-
nale ^ le fer qui tient lieu de contre n'a que trois pouces de
largeur. Comme le laboureur trace les sillons à un ou deux
pieds de distance l'un de l'autre, il n'y a tout au plus que
la moitié du sol qui paisse être ameublie. Cependant on se
contente de ce labour imparfait , et on fait passer sur les
champs la seule herse que l'on connaisse ici ^ c'est un buis-
son dont quelques coups de serpe ont aiguisé les branches.
Au reste la terre n'exige peut-être pas, dans ce pays, une
culture qui arrache et enfouisse les mauvaises herbes ,
comme vous le faites en Angleterre. Les plantes qui cou-
vrent les champs dans le bassin de la Plata ne peuvent
être traitées de la même manière : ce sont des chardons
d'une grandeur démesurée , des bardanes , des plantins ,
des moutardes , une espèce de folle - avoine , qui s'é-
lève à une hauteur surprenante dans les lieux décou-
verts. Cette terre est si féconde, qu'on peut en tirer
pendant un grand nombre d'années consécutives les ré-
coltes qui l'épuisent le plus , sans qu'elle paraisse fatiguée,
quoique l'on n'y ait mis aucun engrais. Ce que vous con-
cevrez difficilement , et refuserez peut-être de croire , il
faut bien se garder d'y prodiguer la semence : j'en ai fait
l'épreuve sur une pièce d'orge que j'avais ensemencée à
raison de trois boisseaux par acre : au bout de six semaines
je m'aperçus qu'elle ne réussissait pas bien , et je me dé-
cidai à la faucher avant la sécheresse
)) Les progrès de l'agriculture éprouvent ici beaucoup
DU COMMEUCE, DE l'iNDTJSTKIE , ETC. 36^
d'obstacles , dont quelques-uns peuvent cesser bientôt ,
mais dont le plus grand nombre tient à d'anciennes
habitudes, et ne cédera pas facilement aux efforts de l'in-
dustrie , de l'instruction et du gouvernement. D'abord ,
les manœuvres sont très-rares , à cause du blocus , et les sa-
laires sont très-élevés. En second lieu, ces manœuvres , payés
si cher, ne se donnent pas la peine de travailler beaucoup ;
c'est tout au plus s'ils font la moitié d'une journée de l'ou-
vrier employé par un fermier anglais. Nous avons ici quel-
ques hommes de notre pavs , outre des Flamands , des Alle-
mands , des Français et des Espagnols ; ils se ressemblent
tous en un seul point : c est 1 indolence dans le travail.
» Il y a pourtant quelques différences dans les habi-
tudes de ces hommes rassemblés ici par les caprices de la
fortune. Le manœuvre espagnol (peon en langue du pays)
vient , monté sur son cheval , vous demander de l'ouvrage
pour lui et pour sa monture ^ il faut prendre l'un et l'autre
à la fois, et souvent, lorsque vos travaux seront le plus
pressés, vous verrez votre homme occupé à faire caracoler
son cheval. J'ai eu chez moi, pendant quelques mois,
deux de ces prétendus ouvriers , et j'ai hébergé leurs mon-
tures pendant tout ce tems sans pouvoir en tirer aucun
service pour moi. On ne tire pas un meilleur parti des An-
glais , parce qu'ils sont en trop petit nombre, et qu'ils ont
la certitude de ne pas manquer d'emploi , de quelque ma-
nière qu'ils remplissent leur tâche. Cependant on les paie
bien plus cher que les Espagnols : j'ai chez moi un vieil-
lard déjà très-affaibli , auquel je donne vingt dollars par
mois, outre la table et le logement.
» Que diriez-vous si vous voyiez votre peon quittei-,
dix fois par jour, sa charrue et ses bœufs , aller tranquil-
lement à la maison pour allumer 3on cigare ? Le renvover
et prendre un autre homme du pays , ce serait perdre son
tems ; et n'allez pas le presser, ni lui reprocher sa lenteur,
368 NOUVELLES DES SCIENCES ,
il VOUS quitterait lui-même au moment où il vous serait le
plus nécessaire. D'un autre coté , un Anglais ne daignerait
pas conduire un attelage de bœufs.
« Quoique le terrain soit tout-à-fait pl^ , comme il ab-
sorbe l'eau, il n'est pas nécessaire d'y pratiquer des rigoles
d'écoulement. La culture serait très-facile, si nous savions
la langue du pays-, mais cette ignorance nous cause des
embarras très-pénibles. Vous ne pourriez vous empèclier
de rire si vous étiez témoin de ce qui se passe chez nous,
lorsqu'un étranger vient nous voir. Nous réunissons toutes
les forces, toute Tintelligence et tout le savoir de la fa-
mille, pour comprendre et pour être compris ; ma femme
et mes enfans viennent à mon secours , et très à propos ;
nous finissons par savoir ce qu'on nous demande , et nos
réponses sont encore plus facilement entendues. Chez moi ,
mes deux charretiers sont créoles d'Amérique , et ne
savent que l'espagnol : à Buénos-Ayres , où j'envoie chaque
jour une charretée à'alfafi ( luzerne ) , je vais souvent
chercher les ouvriers dont j'ai besoin , et je ne les trouve
que parmi les émigrans européens. Les Allemands y abon^
dent 5 j'en ai deux chez moi , en même tems qu'un Fla-
mand, un Français et un Irlandais.
» Ma ferme contient environ cent cinquante acres, et
le fermage est de 60 dollars. Ce qui donne le plus de
valeur à mon exploitation , c'est un bois de pêchers de 3o
à 4o acres d'étendue et qui peut être coupé tous les trois
ans, comme quelques taillis en Angleterre. Le bois repousse
dès la première année , eV , à la seconde , il est chargé de
fruits. Le bois de pêcher «est le chauffage du citadin j dans
notre campagne, nous brûlons des plantes épineuses qui
s'élèvent à la hauteur d'u.n homme, et qui font un feu très-
vif et propre à tous les 'besoins du ménage.
)) Je ne sais quelle impression produirait sur vous l'as-
pect de ce pays, si nous e^iciterions le rire ou la compassion :
nv COMMERCE, DE I. INDUSTRIE , ETC. 66g
quoi qu'il en soit , voici quelques traits de caractère ;
ils pourront vous donner une idée de ce que je ne vous
aurai pas décrit. Si vous allez dans une cabane du pays
demander un peu d'eau pour vous désaltérer, on vous l'of-
frira très-civilement dans un vase peu usité dans votre pays ;
c'est une corne de vache. Plusieurs habitations n'ont point
d'autre porte qu'un cuir qui bouche à peu près exacte-
ment la seule entrée de celte demeure. On fait des bottes
sans couture et d'un bon service , en enlevant la peau de
la jambe de derrière d'un cheval , et la préparant sans la
fendre dans sa longueur. Cette sorte de chaussure sur-
prend beaucoup les voyageurs qui apportent ici les opi-
nions de l'Europe : le jarret de l'animal forme le talon de
la botte -, le pied est pris entre le jarret et le sabot , et la
tige est la peau de la jambe jusqu'à la cuisse. Elles ne sont
cousues qu'au bout du pied et pour v attacher des semelles.
Les peons n'ont point d'autres sièges dans leurs cabanes
que des tètes de cheval , ou des tètes de bœuf avec les
cornes^ et, moi-même, j'ai une demi-douzaine de ces beaux
meubles autour du foyer de ma cuisine , ce qui amuse
beaucoup mes enfans. Dans ce pays, les cuisines sont un
petit bâtiment isolé. Le feu est au milieu , et la fumée s'é-
chappe par une ouverture ménagée dans le toit. L'usage
des cheminées n'est encore introduit que dans les villes.
Presque partout on ne fait du feu que dans les cuisines.
Le cuir est la matière première d'une grande partie de
l'ameublement d'une habitation espagnole \ on en fait des
seaux , des paniers , des vases pour les liquides , des caisses
pour serrer les provisions. C'est encore avec du cuir que
l'on fait cette arme dangereuse que les habilaiis nomment
lasso ( lac ) , que des brigands adroits jettent quelquefois
au voyageur qu'ils enlacent et entraînent pour le dépouil-
ler, et avec laquelle les chasseurs parviennent à s'emparer
des chevaux et des bœufs sauvages que 1 on dompte sans
XII. 2G
SnO NOUVELLES DES SCIENCES,
peine, et qui sont d'un très-bon service. Le cuir tient lieu
de sangles au fond des lits ; on eu fait des ridelles aux
charrettes et aux chariots^ aucune matière n est employée
à des usages aussi multipliés, et, par conséquent, aucune
n'y est aussi abondante. »
Un sol aussi fertile , un heureux climat, un fleuve im-
mense qui transporte des vaisseaux à plusieurs centaines de
lieues dans l'intérieur du continent ; voilà ce que la na-
ture a préparé pour l'homme dans cette partie du Nou-
veau-Monde : espérons qu'un gouvernement bien affermi,
des institutions sages, et des lois appropriées aux lieux et
aux circonstances, permettront enfin de jouir de tous ces
biens, de les accroître par l'industrie, de les embellir par
la culture des lettres et des sciences; on ne peut plus sou-
tenir aujourd'hui que l'ignorance soit, pour l'homme, le
meilleur et le plus sûr moyen d^être heureiix.
Fonds publics anglais. — Les fluctuations que les fonds
publics ont, à diverses époques, subies en Angleterre,
sont sans doute un objet de méditation fort curieux. Voici
un tableau où sont e>:prim:^es ces fluctuations pendant un
assez long cours d'années.
Efat du cours des fonds fmhlics , à 3 p* °i, , an premier jeu -ii des
mois de feorierj mai, août et novembre , dans (haque année
consécutii>e , depuis ijbo jusqu'à 1826 inclusivement.
^NNCF.'^.
FÉVRtF.R.
•M\r.
AOUT.
KOVEMBRK.
1760
79 7/8
82 i i
83 7/8
81 l/i
I761
7:i -/H
86 r/8
6q 3/8
79 ^/4
71 3/Ô
1 i7'^2
62 1/4
-5
85 1/2
1 1765
90
venrl. o'i 3/8)
8q 5/8
83 1/4
'7';4
H
(saine. 86 i/4)
84 7/8
88 1/8
84 ./4
17(15
8.1 5/8
87 3/4
9. m
1766
87 «/4
. 89 '/4
88 5/3
•^9 '/4
.767
89 '/+
8S 5/8
87 5/8
•'9
1768
9. ./8
93 1/2
9'
8S 5/^
17G9
88 5/8
88 3/4
88 3/8
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE , ETC.
NO\ KMBRE.
1773
»774
1770
1776
1777
■-778
»779
1-80
1783
1784
1-85
1786
1787
1790
»79»
»79^
1793
1794
1795
179&
1797
1798
1799
1800
1801
1802
i8o3
i8o4
i8o5
1806
1807
1808
180Q
.810
<8ii
1812
i8i3
,814 I
i8i5
1816
18.7
1818
1819
i82d
1821
1822
1823
1824
1825
1826
84 ./8
84 1/4
87 3/8
87 lA
86 1/8
87 1/8
86 3/4
80 5/8
71 >A
61 5/8
61
58 1/8
55 5/ S
68 1/8
55 5,6
56
69 o;i
73 5/8
75 7/3
72 1/8
78 3,4
81
93 3/4
73 3/4
67 1/4
63
67 7/8
54 3/4
47 7/8
53
60 3/4
56 3/8
68 3/4
55 7/8
59
61 7/8
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87 1/2
8. 3/4
Sna JVOTJVEI.LES DES SCIENCES,
L'auteur de ce tableau y joint quelques observations sur
le taux de l'intérêt auquel les emprunts publics ont été
négociés, depuis Tépoque où ces opérations ont commencé.
« Le taux moyen de Tintérèt , dit-il , auquel les em-
prunts publics ont été négociés durant la guerre d'Amé-
rique , c'est-à-dire , depuis le commencement de l'année
i^^6, jusqu'à la fin de l'année 1784, a été de 5 liv. st.
; sh. I d. p. %.
» Le taux moyen de l'intérêt auquel se sont négociés les
emprunts publics, durant la guerre contre la république
française, c'est-à-dire, depuis le commencement de l'an-
Jiée 1793, jusqu'à la fin de 1801 , a été de 5 liv. st. 4 sh.
7d.p.y„.
» Le taux moven de l'intérêt auquel se sont négociés les
emprunts, durant la guerre contre l'empire français , c'est-
à-dire, depuis le commencement de i8o3, jusqu'à la fin
de 1814, a été de 4 liv. st. 19 sh. 4 d. p. "/„.
» D'où il résulte qu'à mesure que la dette publique s'est
accrue , il est devenu plus facile de négocier des emprunts
et que ces opérations ont pu se faire à un taux d'intérêt
moins élevé.
» Le cours moyen des fonds à 3 p. "/o, durant la guerre
d'Amérique, c'est-à-dire, depuis le commencement de
1776, jusqu'à la fin de 1784, a été de 65 i/4 p. "/oi ce
qui, sur un capital de 100 liv. st. , égale un taux d'intérêt
de 4 liv. st. 1 1 sh. 1 1 d. , et le taux moyen de l'intérêt au-
quel les emprunts se sont négociés durant cette même pé-
riode , ayant été de 5 liv. st. 7 sh. i d. p. "/o, il s'ensuit
qu'il y avait un bénéfice moyen de i5 sh. 9. d. p. "/„ sur
l'intérêt de ces mêmes emprunts, ce qui est l'équivalent
d'un capital de ^5 liv. st. 5 sb. 7 d. , dans les fonds publics
à 3 p. y„.
» Le cours moven des 3 p. "/o, depuis le commencement
de 178/). jusqu'à la fin de 1792, a été de 76 7/8 p. "/, ; ce
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 3^3
qui représente un intérêt de 3 liv, st. 19 sh. sur un capi-
tal de 100 liv. si.
» Le cours moyen des 3 p. "/„, durant la guerre contre la
la république française, c'est-à-dire, depuis le commence-
ment de Tannée 1793, jusqu'à la fin de Tannée 1 801 , a
été de 61 7/8 p. Yo, égal à un intérêt de 4 liv. st. 17 sh. ,
sur un capital de 100 liv. st. 5 et le taux moyen de Tintérét
auquel les emprunts ont été négociés durant cette même
période ayant été de 5 liv. st. 4 sli. 7 d. p. "/o , il y a eu,
par conséquent, un bénéfice moyen de 7 sh. 7 d. p. "/^ sur
Tintérét de ces mêmes emprunts, ce qui est Téquivalent
d'un capital de i:î liv. st. 12 sh. 9 d. dans les 3 p. "f^.
» Le cours moyen des 3 p. "/o, pendant Tannée 1802 , a
été de 71 3/16 p. Yo, ce qui représente un intérêt de
4 liv. st. 4 sh. 3 d., sur un capital de 100 liv. st.
)» Le cours moyen des 3 p. y^, durant la guerre contre
Tempire français, c'est-à-dire, depuis le commencement
de i8o3, jusqu'à la fin de i8i4, a été de 62 1/8 p. "/„ ,
égal à un intérêt de 4 liv. st. i5 sh. 5 d. , sur un capital de
100 liv. st. ; et le taux moyen de l'intérêt auquel les em-
prunts ont été négociés, durant cette même période , ayant
été de 4 liv. st. 19 sh. 4 d. p. "/o-, il en résulterait un béné-
fice moyen de 3 liv. st. 1 1 sh. p. °/„ sur l'intérêt de ces
mêmes emprunts, équivalent d'un capital de 6 liv. st.
10 sh. "j d. dans les 3 p. y,,.
» Le cours moyen des 3 p. y^, depuis le commence-
ment de i8i5, jusqu'à la fin de 182;, a été de 70 3/i(>
p. "/o-, ce qui représente un intérêt de 4 liv. st. 5 sh. (S d.
sur un capital de 100 liv. st. »
De la carie sèche dans les bois de construction el dans
les bdtimens. — Dans un des derniers numéros de la col-
3^4 NOUVELLES DES SCIENCES,
lection intitulée (i) Mémoires sur V architecture navale ,
on lit quelques observations curieuses sur une maladie à
laquelle les bois sont exposés, et qu'on appelle carie ou
pourriture sècbe. On annonça, ily a quelques années, qu elle
s'était introduite dans nos constructions navales, et mena-
çait de détruire insensiblement notre marine. Cette nou-
velle répandit les plus vives alarmes dans toute la nation ,
et le parlement s'en occupa dans une de ses dernières ses-
sions.
Voici le l'ésumé des observations insérées dans le nou-
veau recueil que nous venons de citer.
La carie sèche, que l'on suppose plus dangereuse qu'elle
ne l'est réellement pour nos constructions nautiques, et sur
laquelle on n"a acquis que depuis peu des notions exactes,
se manifeste par le développement d'excroissances végétales
à la surface des bois de charpente; excroissances qu'au-
jourd hui l'on sait être de la nature des champignons. Ce
terme de carie sèche, qu'on ne rencontre dans aucun do-
cument officiel, antérieurement à l'année 1808, est nou-
veau; mais la maladie qu'il désigne est fort ancienne, elles
annales des tems les plus reculés en font mention. Dans
l Ecriture Sainte il en est question sous le nom de plaie
ou lèpre des maisons (2). Pépys, secrétaire de la marine
en 1784, rapporte que cette année on lança trente vais-
seaux de ligne qui furent en peu de tems attaqués de celte
maladie, elqu on eiileva de leurs cales des vesses-de-loups
grosses comme le poing. Le Foudroyant , vaisseau de qua-
tre-vingts canons, lancé en 1798, fut trouvé quatre ans
après (en 1802) dans un état de dépérissement complet
produit par la même cause. En 181 1, la reine Charlotte ,
vaisseau de cent canons, mis à l'eau seulement depuis qua-
(1) Pnperson n.^al, nnliiteciure uiid o(hei sitf>/ects cunntctetl nit/- noi-ai
science.
^■1) I.e\:tiquc , chai). l {.
DU COMMERCE, DE l'iKDTJSTUIE , ETC. 3^5
torze mois, subit un sort pareil. Dès ce momenl on com-
mença à s'occuper sérieusement de cette plaie, et on la dé-
signa pour la première fois sous le nom de carie sèche,
nom qu'elle a toujours conservé depuis. Toutefois ce terme
a été employé trop indistinctement; mal appliqué, il a ré-
pandu dans le public des idées fausses, des craintes exa-
gérées. Borné à son véritable sens, ce mot doit s'entendre
de la décomposition du bois, accompagnée dechampignons,
ou produite par le développement de ce végétal.
L'auteur de cet article expose ensuite les causes de la
carie sèche, et fait connaître les diverses précautions prises
dans les chantiers de la marine anglaise pour en préserver
les bois et les navires , et pour la guérir quand elle existe.
Il n'a pu traiter cette matière sans rendre justice au mérite
d'un ouvrage publié à ce sujet par M. Knowles , employé
au ministère de la marine , et intitulé Examen des moyens
employés pour la conservation des bois et des vaisseaux
dans la manne britannique (i). Il y rend compte des di-
vers essais qui ont été faits, tant pour prévenir que pour
guérir la carie sèche , ainsi que du résultat qu'ont produit
ces expériences. Voici à cet égard comment s'exprime l'ar-
ticle que nous analvsons :
« Les moyens qu'on emploie aujourd'hui dans nos chan-
tiers de construction, pour la conservation des bois, consis-
tent principalement à les dessécher sous des hangars , à
les tenir plongés dans l'eau salée, à en détacher le bois
vert qui peut s'y trouver, à enduire de goudron minéral
et à peindre leur surface, et enfin à injecter le fond des
bâtimens d'un mélange de goudron et de blanc de plomb.
1) Le séjour des bois sous des hangars, enles garantissant
(i) Note DvTr. llaéle traJuit depuis | eu en français j-ar ordre de S. E.
je liiinistrc de la in«riiie.
3^6 NOUVELLES DES SCIENCES ,
des effets du soleil et de la pluie, est un excellent moyen
pour les dessécher, pourvu qu'on ne les entasse pas et qu'on
favorise la libre circulation de l'air autour de leur surface.
» L'immersion dans l'eau a pour effet d'expulser promp-
tement du bois les autres substances liquides , et pour cela
l'eau salée, en raison de ses propriétés alcaliques, est pré-
férable à l'eau douce-, son action, il est vrai, est beaucoup
moindre sur les substances végétales que sur les substances
animales , mais elle suffit pour arrêter le dépérissement des
bois de construction. On les préserve encore en ôtant l'é-
corce susceptible d'une putréfaction rapide , et en empê-
chant que, par son contact, la putrescence ne se communi-
que à l'aubier. L'enduit de goudron et la teinture appliqués
sur les bois les garantissent des gersures et empêchent que
le champignon ne germe à leur surface , et exemptent les
bois d'essences différentes, qui se trouvent en contact, de la
fermentation qui pourrait résulter de la diversité des prin-
cipes végétaux qu'ils contiennent. L'injection du mélange
de goudron et de blanc de plomb dans les pièces qui doivent
composer le fond des bâtimens a, entr'autres avantages
qu'il serait trop long d'énumérer , celui de préserver éga-
lement le bois d'une manière efficace , et d'y étouffer le
germe du champignon, en bouchant tous ses pores,
» Outre ces moyens employés pour la préparation des
bois de construction, il en est un autre non moins impor-
tant et généralement en usage aujourd'hui pour la conser-
vation des bâtimens : il consiste à les mettre à l'abri de la
pluie pendant qu'on travaille à les construire ou à les ra-
douber. Inutile de démontrer qu'en s'introduisant dans les
fentes du bois et dans les interstices des ais , la pluie con-
tribue pour beaucoup au dépérissement des navires. Poiu-
ne négliger aucune précaution conservatoire, on place sou-
vent au-dessus d'eux une toiture temporaire , et on leur
DU COMMERCE, DE l'iINUUSTIUE , ETC. S'j'J .
donne des ventilateurs en enlevant une portion de la cloi-
son qui divise la cale, et en laissant des ouvertures entre
les sabords ou dans le pont.
» Il est à remarquer cependant qu'une circulation d'air
qui ne serait pas habilement ménagée aurait aussi ses in-
convéniens. Elle tend à faire contracter le bois, à désunir
les ais ^ il importerait donc de procurer au bâtiment un
courant d'air qui pût suffire pour le maintenir dans l'état
sain, sans trop faire jouer le bois. Nul doute que l'ob-
servation aidée de l'expérience ne parvienne à trouver le
juste milieu auquel il est important de s'arrêter, quant à
l'état hygrométrique des constructions navales. »
Ohseivalions sur la chute du pont suspendu des Inva-
lides, à Paris, par M. Robison , de la société royale
d'Edinbourg. — « Gomme je n'ai point vu les lieux, im-
médiatement après l'événement, le compte que je puis
en rendre ne sera pas complet. En visitant les travaux,
quelques jours auparavant , je commençai à craindre que
l'on n'eût pas assez fait pour la solidité. On ne devine point,
à Tinspection du projet de construction , tel qu'il a été pu-
blié, pourquoi l'on n'a pas opposé une résistance directe
à la résultante des deux directions de la chaîne, vers le
point d'attache, résultante qui partage en deux parties
égales l'angle formé par ces directions. Les pilots et la
maçonnerie qu'ils supportent ne sont point dans le sens de
la poussée, dont il s'agissait de contrebalancer l'effort; el
même , la forme de cette maçonnerie semble peu assortie
à sa destination. Dans la construction, telle qu'elle a été
faite, rien ne pouvait empêcher un mouvement de rotation
dont les effets accumulés seraient devenus sensibles avec
le tems, et auraient infailliblement entraîné la chute du
pont. Tôt ou tard , on aurait été dans la nécessité de pren-
dre le parti auquel on s'est résigné avant la fin des tra-
3^8 NOUVELLES DES SCIENCES,
vaux 5 on aurait démonté les chaînes et enlevé le tablier
du pont.
)) Pendant la courte visite que je pus faire sur les lieux,
je vis une fissure dans la masse à laquelle les chaînes sont
attachées; vers le haut, l'ouverture était de près d'un
pouce : c'était un avertissement salutaire , il a été compris.
» On aurait dû remarquer aussi quelques inconvéniens
inséparables de la multiplicité des chaînes et de leur rap-
prochement. La température ne pouvait être répartie
également dans cet assemblage : une des chaînes , plus
fortement échauffée , se serait dilatée plus que les au-
tres, et n'aurait plus supporté convenablement sa part de
la charge.
» Quant à l'exécution, soit de l'ensemble, soit des dé-
tails de ce grand ouvrage , je ne puis qu'en faire l'éloge \
s'il eût réussi , il aurait été l'un des plus beaux ornemens
de la capitale de la France, et de la magnifique situation
où il était placé. »
« Construction d' une chaumière pour trente shellings. »
— Tel est le litre d'un brochure publiée à Glasgow , par
M. Miller, et qui a reçu du public un accueil favorable.
Sans examiner jusqu'à quel point elle peut introduire une
économie réelle dans nos constructions rurales, elle nous
mettra dans le cas de faire un reproche assez grave à nos
voyageurs agronomes , et notamment au célèbre Arthur
Young. M. Miller prend la peine d'inventer, à Glasgow,
l'un des procédés du pisé ^ art pratiqué dans quelques pro-
vinces de France, et qui remonte peut-être jusqu'au tems
des Druides , et encore , ce procédé , réinventé en Ecosse,
n'est-il pas lo meilleur , ni le plus commode dans l'appli-
cation. Le pisé a ('té le ^ujet de dissertations très-longues
et très-multipliées dont les agronomes français ont rempli
leurs ouvrages, (^.oinlerean voulut l'introduire partout ,
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 3^9
même dans rarchitecture ornée. Si nous voulons nous ap-
proprier cet art , au lieu de le créer lentement chez nous,
et par une suite d'essais , ne vaudrait-il pas mieux le pren-
dre tout fait chez nos voisins, et profiler de leur expé-
rience? Mais nos agronomes nous ont laissé, à cet égard,
dans une complète ignorance-, ils lisent peu les ouvrages
français , et quand ils voyagent en France , ils vont trop
vite et ne voient pas assez de choses, ni assez bien. Les
voyages d'Arthur Young , trop superficiels même pour le
tems où ils furent écrits, ne sont plus instructifs; c'est
un ouvrage à refaire^ en y consacrant, non pas quelques
mois, mais des années; en séjournant, et non pas en cou-
rant d'une province à une autre, sans avoir le tems, ni les
moyens d'en connaître une seule.
Navigation par la vapeur au Bengal. ■ — Nous em-
pruntons à la Goveniuient Gazette de Calcutta les détiails
suivans sur l'état de la navigation au moven de la vapeur
danà le Bengal.
« Des bateaux à vapeur ont été lancés sur le Hongly ou
Bharagutti et ils sont aiijourd hui en pleine activité. On
en sent chaque jour tous les avantages; ils facilitentiles
moyens de transport , et les communications entre Calcfitta
et les villes voisines sont devenues beaucoup plus rapides.
La Cornet et le Firejly se rendent régulièrement à Chiu-
surah et on commence à en établir sur la plupart des fleu-
ves de l'Hindostan. On s'occupe, en ce moment, de la
construction de deux nouveaux bàtimens que l'on destine,
d'après l'autorisation de la cour des directeurs, à la navi-
gation exclusive du Gange. Les mines de charbon du
Silhet, celles que l'on a récemment découvertes à Assam,
sont très-favorables aux spéculateurs, et sans doute le
Barampouter et les rivières de nos frontières orientales ne
tarderont pas à se rouvrir de bateaux à vapeur. «
38o
NOUVELLES DES SCIENCES
BOURSE DE LONDRES.
Priv des cet ions dans les dijfcrcns canaux , docks , tt^wanx hj -
druidiques , compagnies des mines , etc. , etc. , pendant le
mois de juin 1827.
CANAUX.
A>liton
Rirmlngliam...
C^v^^t'T- ••;
Ele^mere et Chester
('..an.ie Jcmctiim
Huddeisliel.1
Kennït et Avon
I.ancastre
Lceds et Liverpool
Osfoid
Ké^ent
Rnclidale
Stafford et Woiccstei-. . . .
Trent et Mersey
Warwick et Birmiii^liaïu.
Worcester et iilein- ......
(commercial
[ndes orientales. .
L.uidres
Sle.-Catlicriae, . .
Indes occideotales
TRAVAUX HYDRAULIQUES.
Lotul.es (oriental.-)
(iranile Jonction
Kent
Lona.es (méridio.iale).
Middlesex occidental.'..
COMPAGNIES DU GAZ.
Cité de Loadies. . .
Nouvelle cité de Lo
Phénix
Impériale
Générale unie
Westminster
CO.>IPAGNIES D'ASSURANCE.
Albion
Alliance. . . . .
Iil. maritime.
AiL-is .
Gritisli coiuinerc
Gl.)l)e
Gardian
""P<;-.-,
I m pénale. . . .
iV/. sur l:i vil
Law lifc
Lond.es
Protecteur. . . .
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47
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8 10
4 .■;
4 «: li
Echanj:
DU COMMERCE, DE L INDUSTRIE, ETC.
38
COMPAGNIES DES MINES.
Anglo-Mexicaine. . . .
IJ. Chilienne.
Bolanos
Brésilienne
Colombienne
Mexicaine
Real del monte. . . .
Mexicaine- Unie. . . .
Compagnii
Exploitatii
Compa
Id.
SOCIÉTÉS DIVERSES.
ic d'Agricullnre Australienne.
ion du fer anglais
ie d^A^riculture du Canada. .
de la Colombie
Navigation par la vapeur
Banque provinciale irlandaise
Compagnie de Rio delà Plata
Id. de la terre de Van Diemea. . .
Rever^ionarv interest Society
Compagnie du passagesous la Tamise.. .
Pont de Waterloo
Pont de Vauxhall
des
Actions.
100
100
400
100
100
100
400
40
Mont
de^
85
3" 5
400
8
3' 10
Juin
182'.
42
205
3 i5
21 10
2 10
3
55
5
Cours des fonds publics anglais et étranger'S , depuis
le 1^ mai iSt.'j jusqu'au ij^ juin 182^.
FONDS ANGLAIS. ■ Plus haut. Plus bas. dern.cou...
Bank Stock, 8 p. 0/0 206 1/2 .. , 2o3 1/4 . . 206 . . , .
3 pour 0/0 consolidés — — — ....
3 p. 0/0 réduit 86 82 3/8. . 85 i/j
3 i/'2 p. 0/0 réduit ■ — — — ....
Nouveau 4 p- 0/0 — — — ....
Longues annuités expirant en i8Go ic) i3/i6. ig i/8.. 19 ^/i
Fonds de l'Inde; , 10 1/2 p. 0/0 — ' — — ....
Obligations de l'Inde , 4 p- 0/0 86s. p. n». 70s. p. m. SGs.p.m.
Billets de l'Echiquier, 2 d. par jour 53 s. p. m. 4i^P-i'^- 53s. p.m.
j8'i -NOUVELLES DES SCIENCES, ETC.
FONDS Él.HASGFIlS. Fin. ilaul l'iu- i :,> Jtril. cour,,
Obligalu»us aulrichieantis, 5 p..i>yo.> . . . . ^92. 91 172.. yi >•
iJ. du iirésil td 09 3/8.. 56 3/4-. 69 »
/<y. de Buenoi-Ayrcs. . . . fa p. 0/0 Go3/4-. 071/2.. 60 i/a
Id. du Cliill. id. 29 1/2 . . 27 l'i \/i
irf. de-Colombie , 1622.. id. 281/2 . 23 26 1/2
Id. id., 1624.. id 821/2.. 27 3o 1/2
Id. du Daneinarck o p. 0/0 èi5l6.. 61 62 1/2
Rentes françaises 5 p. 0/0 101 3/4- • loo 10 1 3/4
Id 3 p. 0/0 721/2.. 70 72 1/2
Obligations grecques.... 5 p. 0/0 18 i/4<. iS 16 1/2
/rf. Mexicaines 5 p. 0/0 567/8.. 54 1/8.. 56 1/4
Id. Id 6 p. 0/0 707/8.. 681/8.. 701/4
/«^.Péruviennes Go. 0.0. 27 23 26 »
Id. Portugaises 5 p. 0,0 7b 74 1/4 • ■ 7^ 3/4
iJ. Prussiennes, i3i8 id 991/8.. 971/4.- 9^3/4
Id. id. 1822 id 100 3/8.. 981/2.. 100 »
Id. Russes . .. id 98 1/8 . - 911/2.. 93 »
Id. lispaL^.^oles id 12 3/4 . . 11 3/4 . . 12 >■
Kl\ ni' DOU/.iF.AII-: VOLl'.Mf-.
TABLE
U E s ai A T 1 F. R E S DU DOUZIEME \' O L U ftl E .
Pag.
Machiavel et son siècle. {Edinburgh Rc^'iew. ) 5
Sciences ÉcoNOiMiQUES. — i. Sllualion commerciale, fi-
nancière et mora!e de rAngJeterre. i^Statistical Illus-
tration. ) 49
2. Hisloire < l principes d( s Assurances sur la vie. [Edin-
burgh Revicw. ) igS
Histoire naturelle. — i. Les Ab illes. ( London Ma-
gazine. ) 78
9.. Pigeons Américains. ( Philo sophicid Journal. ) 21g
Beaux esprits contemporains. — i . ' Wordsworih ,
Crabbe et Canipbell. {^New Hlonthly M(igazi7ie.) . 6i
2. Godwin ( ,ld. ) 9.53
Souvenirs de rilalle [ I^-) ^9
Histoire. — Insurrection générale de l'Espagne, contre
INapoléon Bonaparte, en 1808 256
"Voyages. — Statistique.— i. TNeuvième Ie:tre sur
l'Orient. La Terre-Sainte. ( New Monthly JJag. ), . 109
a. La Crimée. ( A.tiafic Journal. ) lag
5. Lettres sur THindostan. ( Quarterl) Rcview . ). . . . 9,80
4. Dixième ieUre sur l'Orient. Damas [^Netv Monthly
Magazine. ) 5i5
MÉLANGES. — I . Les Soc étés de Londres. , Flowers of
Literatus e. ) 1 44
2. Vie d'un savant Hongrois à Paris. ( New Monthly
Magazine. ) , i48
3. Origine des journaux en Angleterre i 54
4 . Les plaisirs de Brighton 55o
5. Figure, caraclcre et usages des Birmans. {^London
Magazine. ) , 556
384 TABLE DES MATIÈRES.
6. We des Anglais à la campagne 55ç)
7. De rinlroiUiction et de l'usage du tabac eu A.ngle-
terre 5^6
Nouvelles des sciences , de la litteratrue , du
COMMERCE, des ARTS INDUSTRIELS, DE L'aGRICUL-
TURE , ETC. , ETC 160 et 552
FJN DE LA TABLE DU DOUZIEME VOLUME.
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