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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1827"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1827revuebritann12saul 


REVUE 

BRITANNIQUE. 


assola 


CHOIX  D'ARTICLES 

TRADUITS  DES   MEILLEUUS    ECRITS    PERIODIQUES 


Cife^' 


SUR  LA  LITTERATURE,  LES  BEAUX- ARTS,  LES  ARTS  INDUSTRIELS , 
l'agriculture,  la  GÉOGRAPHIE ,  le  COMMERCE,  L'ÉCONOMIE  POLI- 
TIQUE,   LES   FINANCES,   LA    LEGISLATION,   ETC.,    ETC.; 

Par  MM.  Saulnier  Fils  ,  ancien  préfet,  de  la  Socie'té  Asiatique,  directeur 
de  la  Revue  Britannique  ;  Dondey-Dupré  Fils ,  de  la  Société  Asiatique; 
Charles  CoQUEREL  ;  Langrand;  L.  Am.  Sédillot;  West,  Docteur 
en  M.éd.tc'aic  {pour  les  articles  relatifs  aux  sciences  médicales)  ,  etc.,  etc. 


KDOWi€/    Uc) 


owzieuie'. 


P<iV\&, 


Au  BUREAU  DU  JOURNAL,  Rue  de  Grenelle-Sl-Honoré  ,  N"  ag; 
Chez  DONDEY-DUPRÉ  PÈRE  ET  FILS,  imp.-lib., 

Rue  Kichelieu  ,  \o  47  i"^  i  <"»  '"<"  Saint. -Louis  ,  No  46 ,  iu  Marais. 

1S27 


IMhUlMISir    Dl  DOVDIT-Dl'Pnli. 


MAI   1827. 


X'\.\%,\/\,\l\/\K\'\\\'X.\\%\K'\\X\V\'\\\'\\,\\\\'\\\'tK%\\X'\\\/\\.-\\\.\\'~\\\.'\'^\\\\'iy  \\\\.\\  V\\%V\V% 


REVUE 


^^ 


MACHIAVEL  ET  SON   SIECLE  (i). 

Il  serait  difficile  de  trouver,  dans  toute  l'histoire,  un  nom 
plus  généralement  odieux  que  celui  de  l'homme  dont  nous 
nous  proposons  aujourd'hui  d'examiner  les  écrits  et  le  ca- 
ractère. A  entendre  la  manière  dont  on  en  parle,  on  se- 
rait disposé  à  croire  qu'il  est  le  tentateur,  le  mauvais  prin- 
cipe, l'inventeur  du  parjure;  qu'avant  la  publication  de 
son  Prince ,  il  n'existait  ni  ambitieux,  ni  traître,  ni  tyran  ; 
et  que  jamais  il  n'y  avait  eu  de  vertus  feintes  ou  de  crimes 
froidement  combinés.  Un  écrivain  nous  assure  gravement 
que  c'est  dans  cet  exécrable  livre,  que  Maurice  de  Saxe 
avait  appris  le  secret  de  sa  politique  frauduleuse.  Un  autre 
observe  que,  depuis  qu'il  a  été  traduit  en  turc,  les  sultans 
ont  plus  souvent  étranglé  leurs  frères.  Lord  Lyttelton 
veut  faire  peser,  sur  le  publiciste  florentin ,  la  responsa- 
bilité des  massacres  de  la  St.-Barthélemi,  et  des  nom- 
breuses trahisons  de  la  maison  de  Guise.  Un  historien  pré- 
tend que  la  conspiration  des  Poudres  est  le  résultat  de  ses 
doctrines,  et  il  semble  croire  que  son  effigie  devrait  être 
substituée  à  celle  de  Guy  Faux ,  dans  ces  processions  par 

(1)  Nous  profitons  de  l'occasion  que  nous  l'ournit  cet  article,  l'un  des 
plus  beaux  qu'ait  encore  publie's  la  Revue  d'Edinbourg,  pour  rcconiinander 
réle'gante  et  fidèle  traduction  des  Œuvres  de  ^Machiavel,  publie'e,  en  douze 
volumes  in-8°,  par  ^I.  Pc'ricz.  Prix:  S-f  fr.  ;  cbez  Dondcy  -  Duiirr ,  rue 
Richelieu  ,  n°  4;  bis. 


6  MACHIAVEL   ET  SOJV   SIÈCLE. 

lesquelles  la  jeunesse  anglaise  célèbre ,  tous  les  ans ,  la  con- 
servation des  trois  royaumes.  Enfin ,  la  cour  de  Rome  elle- 
même  a  complété  cette  réprobation  universelle,  en  lançant 
Tanatheme  contre  ses  ouvrages. 

Il  n'est  guère  possible ,  en  effet ,  pour  celui  qui  ne  con- 
naît pas  à  fond  l'histoire  et  la  littérature  de  l'Italie ,  de  lire 
sans  effroi  et  sans  surprise,  le  traité  célèbre  qui  a  jeté  tant  ' 
de  défaveur  sur  le  nom  de  ^lachiavel.  Cette  scélératesse 
qui  ne  craint  pas  de  se  faire  voir  dans  toute  sa  nudité  ^  cette 
atrocité  froide,  judicieuse,  réduite  en  préceptes  et  appuyée 
par  des  exemples-,  semblent  plutôt  èlre  le  propre  d'un  dé- 
mon que  d  un  homme.  Des  principes,  que  le  méchant  le 
plus  endurci  oserait  à  peine  aujourd'hui  confier  à  un  com- 
plice ,  et  s'avouer  à  lui-même ,  sans  chercher  à  en  diminuer 
l'horreur  par  quelques  sophismes ,  sont  professés  dans  le 
Prince,  sans  embarras,  sans  détour,  et  présentés  comme 
les  bases  fondamentales  de  la  politique. 

On  conçoit,  d'après  cela,  que  des  lecteurs  ordinaires 
aient  considéré  l'auteur  d'un  pareil  livre  comme  le  plus 
audacieux  et  le  plus  dépraA'é  des  scélérats  5  mais  les  hommes 
sages  sont  toujours  disposés  à  concevoir  beaucoup  de 
doutes  sur  les  anges  et  les  démons  de  la  multitude.  D'ail- 
leurs ,  même  aux  yeux  d'observateurs  superficiels ,  plu- 
sieurs circonstances  paraissaient  devoir  faire  contester  la 
décision  du  vulgaire  sur  le  publiciste  de  Florence.  Il  est 
notoire  que  Machiavel  a  été  ,  dans  tout  le  cours  de  sa  vie, 
un  républicain  zélé.  Dans  l'année  où  il  composa  son  ma- 
nuel des  tyrans ,  il  fui  emprisonné  et  souffrit  la  torture 
pour  la  cause  de  la  liberté.  Comment  le  martyr  de  celte 
cause  sainte  a-t-ilpu  ensuite  devenir  l'apôtre  delà  tyrannie? 
Quelques  écrivains  ont  tâché  de  découvrir,  dans  ce  singu- 
lier livre,  des  intentions  cachées  plus  en  harmonie  que  le 
hul  apparenl,  avec  le  caractère  et  la  conduite  de  1  auteur. 

Suivant  une  hypothèse,  Machiavel  aurait  employé,  contre 


MACHIAVEL  ET  SO>'   SIÈCLE.  ^ 

le  jeune  Médicis  ,  le  même  artifice  qui  le  fut  plus  tard 
contre  Jacques  II ,  par  son  ministre  Sunderland  ;  quand  ce 
dernier  poussait  ce  malheureux  prince  à  des  mesures  vio- 
lentes, pour  précipiter  sa  chute,  et  hâter  la  libération  de 
l'Angleterre.  Suivant  une  autre  supposition  que  Bacon  est 
disposé  à  admettre ,  le  traité  du  Prince  ne  serait  qu'une 
grave  ironie  destinée  à  prémunir  les  peuples  contre  les 
pièges  des  tyrans.  Il  serait  facile  de  faire  voir  qu'aucune 
de  ces  explications  ne  peut  se  concilier  avec  plusieurs  pas- 
sages de  ce  traité  ;  mais  la  réfutation  la  plus  décisive  est 
fournie  par  les  autres  ouvrages  de  Machiavel.  Dans  tous 
les  écrits  qu'il  a  publiés  lui-même,  ou  qui  Font  été ,  après 
sa  mort,  dans  le  cours  de  trois  siècles 5  dans  ses  comédies 
qu'il  composa  pour  amuser  la  multitude  ;  dans  ses  com- 
mentaires sur  Tite-Live,  qu'il  avait  faits  pour  les  plus  ar- 
dens  zélateurs  de  la  liberté  florentine  ;  dans  son  histoire 
dédiée  au  plus  aimable  et  au  meilleur  de  tous  les  papes  ; 
dans  ses  dépêches  publiques  et  dans  sa  correspondance 
privée^  on  retrouve,  plus  ou  moins,  ces  mêmes  doctrines 
qui  ont  fait  si  généralement  condamner  le  Prince.  Enfin , 
il  serait  peut-être  impossible  de  découvrir ,  dans  la  volu- 
mineuse collection  de  ses  œuvres ,  une  seule  expression 
qui  indiquât  que  la  feinte  et  la  trahison  lui  parussent  ré- 
préhensibles. 

On  nousaccusera  sans  doute  d'avancer  un  paradoxe ,  si 
nous  disons  maintenant  qu'il  existe  peu  d'écrits  où  il  y  ait 
une  aussi  grande  élévation  de  sentimens  ^  un  zèle  si  pur  et 
si  vif  pour  le  bien  public,  et  une  vue  aussi  juste  des  droits 
et  des  devoirs  des  citovens,  que  dans  ceux  de  Machiavel. 
El  cependant  rien  n'est  plus  certain  ;  même  dans  \e Prince ^ 
on  pourrait  trouver  plusieurs  passages  qui  confirmeraient 
cette  assertion.  Dans  un  siècle  et  dans  un  pays  tels  que 
ceux  où  nous  vivons,  une/ contradiction  semblable  parait 
d'abord   incompréhensible.    Machiavel  se  présente  à  nos 


8  MACHIAVEL  ET  50?»    SIÈCLE. 

veux  comme  un  assemblage  monstrueux  de  qualités  inco- 
hérentes ;  la  générosité  et  Tégoïsme  -,  la  cruauté  et  la  bien- 
veillance \  l'artifice  et  la  candeur  ^  une  abjecte  scéléra- 
tesse et  riicroisme  d'un  preux  ou  dun  citoyen  de  la  Grèce 
antique.  A  côté  d'une  phrase  qu'un  homme  vieilli  dans 
les  ruses  de  la  diplomatie  oserait  à  peine  écrire  en  chiffres 
à  son  espion  le  plus  confidentiel,  vous  en  trouverez  une 
autre  qu'on  dirait  échappée  de  la  bouche  de  Léonidas.  Un 
acte  d'une  perfidie  adroite  et  un  dévouement  patriotique 
sont  recommandés,  tout-à-fait  dans  les  mêmes  termes,  à 
l'admiration  publique.  Deux  caractères  entièrement  diffé- 
lens  sont  confondus  dans  cet  homme  extraordinaire;  et  il 
résulte ,  de  leur  combinaison ,  un  éclat  incertain  et  chan- 
geant comme  celui  d'un  tissu  de  soies  mélangées.  Cela 
n'aurait  rien  qui  dût  surprendre,  s'il  eût  eu  l'esprit  ou 
l'ame  faible  ;  mais  il  avait  au  contraire  une  tète  puissante  , 
un  goût  très-sûr  et  un  sentiment  très-vif  du  ridicule. 

Ce  qui  est  encore  plus  étrange ,  c'est  que  nous  n'avons 
aucune  raison  de  supposer  que  ses  écrits  lui  aient  porté 
préjudice  dans  l'esprit  de  ses  compatriotes  et  de  ses  contem- 
porains. Il  paraît  au  contraire  qa'il  jouissait ,  de  son  vi- 
vant, d'une  haute  estime.  Clémente  II  prit  sous  son  patro- 
nage ces  mêmes  livres  que  le  concile  de  Trente  condamna 
dans  la  génération  suivante.  Quelques  membres  du  parti 
démocratique  blâmèrent,  il  est  vrai  ,  le  secrétaire  de  la 
république  de  Florence,  d'avoir  dédié  son  livre  à  un  Mé- 
dicis  ,  mais  sans  en  désapprouver  les  doctrines.  Ce  fut  au- 
delà  des  Alpes  que  s'éleva  le  premier  cri  contre  le  Prince, 
et  ce  cri  causa  beaucoup  de  surprise  en  Italie.  L'adversaire 
qui  se  présenta  d'abord,  fut,  à  ce  que  nous  croyons, 
notre  conq)ulriote  le  cardinal  Polc.  L'auteur  de  Yyinli- 
Machiavel  ('\^\\.  un  protestant  français. 

C'est  donc  dans  l'élal  des  sentimens  moraux  des  Italiens 
de  cctl(^  époque,  <|nc  nous  devons  chercher  roxplicution 


MACHIAVEL  ET  S0>   SIECLE.  f) 

de  ce  qu  il  v  a  de  mvslérieux  dans  la  Aie  et  les  tcrils  du  j)u- 
bliciste  florentin.  Comme  ce  sujet  peut  suggérer  à  la  fois 
des  considérations  politiques  et  philosophiques  Tort  im- 
portantes, nous  avons  cru  devoir  le  traiter  avec  quelques 
développemens. 

Pendant  les  ténèbres  qui  suivirent  la  chute  de  l'empire 
romain,  l'Italie  avait  conservé  plus  de  traces  de  l'ancienne 
civilisation  que  les  autres  parties  de  TEurope  occidentale. 
La  nuit  qui  s'était  répandue  sur  la  péninsule,  peut  être 
comparée  à  celle  d'un  été  polaire  ;  l'aurore  se  montrait 
déjà  à  l'un  des  bouts  de  l'horizon ,  que  les  dernières  clartés 
du  crépuscule  n'avaient  pas  encore  entièrement  disparu  à 
l'autre  extrémité.  C'est  à  l'époque  où  les  Mérovingiens  ré- 
gnaient en  France  et  l'heptarchie  saxonne  en  Angleterre  , 
que  la  barbarie  et  l'ignorance  étaient  le  plus  profondes  et 
le  plus  générales-,  mais,  à  cette  époque,  les  provinces  na- 
politaines, qui  reconnaissaient  la  suprématie  des  empereurs 
de  Constantinople ,  conservaient  quelques  restes  des  arts 
de  l'Orient.  Rome,  protégée  par  le  caractère  sacré  de  ses 
pontifes,  jouissait  dun  peu  de  repos  et  d'une  sécurité  rela- 
tive ;  et  même  dans  cette  partie  de  l'Italie  où  les  féroces 
Lombards  avaient  établi  leur  domination,  il  y  avait  in- 
contestablement plus  de  richesses ,  de  lumières ,  de  bien- 
être  de  tout  genre ,  que  dans  la  Gaule ,  la  Grande-Bretagne 
ou  la  Germanie. 

Ce  qui  distinguait  principalement  l'Italie,  des  états  voi- 
sins, c'était  l'importance  que  la  population  des  villes  y 
avait  acquise  de  bonne  heure.  Des  villes  fondées  dans  des 
endroits  écartés  et  sauvages ,  par  des  fugitifs  échappés  à  la 
rage  des  barbares,  conservèrent  leur  indépendancepar  leur 
obscurité  ,  jusqu'au  moment  où  elles  furent  en  état  de  la 
protéger  par  leur  puissance.  D'autres,  sous  les  conqué- 
ransqui  se  succédaient  sans  cesse,  sous  Odoacre ,  Théo- 
doric,  iSarsès  etAlboin,  gardèrent  les  institutions  munici- 


10  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

pales  qu'elles  tenaient  de  la  politique  généreuse  de  la  grande 
république.  Dans  les  provinces  que  le  gouvernement  cen- 
tral était  trop  faible  pour  défendre  ou  pour  opprimer,  ces 
institutions  acquirent  de  la  stabilité  et  de  la  vigueur.  Les 
citoyens,  protégés  par  leurs  murailles  et  gouvernés  par 
leurs  lois  et  leurs  propres  magistrats,  jouissaient  d'une 
portion  considérable  de  liberté  républicaine.  C'est  de  cette 
manière  que  naquit  un  esprit  démocratique  très-prononcé: 
les  princes  Carlovingiens  furent  trop  faibles  pour  le 
dompter,  et  la  politique  magnanime  d'Othon  l'encouragea^ 
L'alliance  de  l'Empire  et  de  l'Église  l'aurait  facilement 
anéanti  ;  mais  ses  progrès  furent  favorisés  par  leurs  dis- 
sentions. Dans  le  douzième  siècle,  il  avait  acquis  tout  son 
développement 5  et,  après  une  lutte  prolongée  et  dont  le 
succès  fut  long-tems  incertain ,  il  triompha  de  l'habileté 
et  du  courage  des  princes  de  la  maison  de  Souabe. 

Les  secours  des  papes  avaient  beaucoup  contribué  au: 
succès  des  Guelfes.  Les  avantages  de  leur  triomphe  au- 
raient sans  doute  été  fort  contestables ,  s'il  n'avait  eu  d'au- 
tre résultat  que  de  substituer  une  servitude  intellectuelle 
à  une  servitude  politique;  et  d'exalter  le  souverain  pon- 
tife aux  dépens  des  Césars.  Heureusement,  l'indépendance 
des  esprits  s'était  rapidement  développée  sous  l'influence 
salutaire  d'institutions  libres.  Les  peuples  de  cette  contrée 
avaient  observé,  trop  long-tems  et  de  trop  près,  toute  la 
machine  de  l'église  ,  ses  saints ,  ses  miracles  ,  ses  hautes 
prétentions,  ses  pompeuses  solennités,  ses  armes  inoffen- 
sives etsesvaines  recompenses,  pour  qu'ils  en  fussent  dupes. 
Ils  étaient  dans  les  coulisses,  tandis  que  les  autres  regar- 
daient sur  le  théâtre  avec  une  curiosité  naive  et  une  ter- 
reur enfantine.  Les  Italiens  voyaient  le  jeu  des  poulies  et 
la  fabrication  des  foudres;  ils  connaissaient  la  physionomie 
cl  le  son  de  voix  naturel  des  acteurs.  Les  nations  éloignées 
considéraienl  !<■  pape  comme  le  mandataire  du  Tout-Puis- 


MÀCHIAVËI,  ET  SOJV   SIECLE.  1  ï 

sant ,  l'oracle  de  ses  volontés ,  l'arbitre  suprême  des  dis- 
cussions théologiques  et  des  débats  des  rois.  Les  habitans 
de  la  péninsule  étaient  instruits  des  désordres  de  sa  jeu- 
nesse, et  des  voies  souvent  criminelles  qu'il  avait  suivies 
pour  arriver  au  pouvoir.  Ils  savaient  combien  de  fois  il 
s'était  servi  des  clés  de  St. -Pierre  pour  se  délier  lui-même 
de  ses  engagemens  les  plus  sacrés  ;  et  comment  il  profitait 
des  biens  de  l'église ,  pour  enrichir  ses  neveux  ou  ses  maî- 
tresses. Ils  traitaient  avec  respect  les  dogmes  et  les  rites  de 
la    religion  ^   mais ,   quoiqu'ils   se  regardassent   toujours 
comme  catholiques ,  ils  avaient  cessé  d'être  papistes.  Ces 
armes  spirituelles  qui  portaient  la  terreur  dans  les  palais  et 
dans  les  camps  des  plus  fiers  monarques,  n'excitaient  que 
leur  mépris.  Quand  Alexandre  ordonnait  à  Henri  II  de  se 
faire  frapper  de  verges  devapt  la  tombe  d'un  sujet  rebelle , 
il  était  lui-même  exilé.  Les  Romains  craignant  qu'il  n'eût 
conçu  des  desseins  contre  leur  liberté ,  l'avaient  chassé  de 
leur  ville  ^  et  quoiqu'il  eût  promis  de  se  renfermer  à  l'ave- 
nir dans  le  cercle  de  ses  fonctions  spirituelles,  ils  refusaient 
toujours  de  le  recevoir. 

Dans  les  autres  contrées  de  l'Europe,  une  classe  nom- 
breuse et  puissante  foulait  le  peuple  aux  pieds  et  balan- 
çait le  pouvoir  du  gouvernement.  En  Italie  ,  au  contraire, 
l'influence  des  nobles  féodaux  était  comparativement  in- 
signifiante. Ils  s'étaient  placés,  dans  plusieurs  endroits  , 
sous  la  protection  des  républiques,  contre  lesquelles  ils 
ne  pouvaient  pas  lutter,  et  ils  avaient  fini  par  se  confondre 
graduellement  avec  leurs  bourgeois.  Dans  d'autres,  ils 
possédaient  un  plus  grand  pouvoir;  mais  ce  pouvoir  dif- 
férait beaucoup  de  celui  qui  était  exercé  par  les  seigneurs 
des  royaumes  transalpins.  Ils  n'étaient  pas  de  petits  sou- 
verains, mais  de  grands  citoyens.  Au  lieu  de  fortifier 
leurs  châteaux  dans  les  mMitagnes,  ils  embellissaient  leurs 
palais  sur  la  place  publique.  L'élat  de  la  société,  dans 


la  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

le  royaume  de  ISaples  et  dans  plusieurs  parties  de  l'état 
ecclésiastique  ,  se  rapprochait  davantage  de  ce  qui  exis- 
tait dans  les  grandes  monarchies  de  l'Europe.  Mais  la  Lom- 
hardie  et  la  Toscane  ,  à  travers  toutes  leurs  révolutions  , 
avaient  conservé  un  caractère  différent.  Un  peuple,  quand 
il  est  concentré  dans  une  ville,  est  bien  plus  dangereux 
pour  ses  maîtres,  que  lorsqu'il  est  dispersé  sur  une  vaste 
«'tendue  de  territoire.  Les  plus  arbitraires  des  Césars  avaient 
trouvé  indispensable  de  nourrir  et  d'amuser,  par  les  jeux 
du  cirque,  les  habitans  de  la  métropole  aux  dépens  du 
reste  de  l'empire  :  les  bourgeois  de  Madrid  ont  assiégé  plus 
d'une  fois  leur  souverain,  dans  son  propre  palais ,  et  ils  en 
ont  obtenu  d  humiliantes  concessions  :  les  sultans ,  pour 
calmer  la  rage  des  Turcs  de  Constantinople,  sont  souvent 
forcés  de  leur  jeter  la  tète  d'un  visir  impopulaire  ^  la  même 
cause  avait  toujours  maintenu  une  certaine  teinte  de  dé- 
mocratie ,  dans  les  principautés  et  les  aristocraties  du  nord 
de  la  péninsule. 

La  liberté  reparut  encore  une  fois  sur  lo  sol  de  l'Italie, 
et,  h  sa  suite,  se  présentèrent  le  commerce ,  les  sciences, 
les  arts  ;  tout  ce  qui  contribue  aux  commodités  ou  à  l'a- 
grément de  la  vie  sociale.  Les  croisades,  où  les  autres  na- 
tions ne  gagnèrent  que  des  blessures  ou  des  reliques ,  pro- 
curèrent, aux  républiques  naissantes  de  la  mer  Adriatique 
et  de  celle  de  Tyrrhène,  un  immense  accroissement  de 
richesses,  de  pouvoir  et  de  lumières.  Leur  situation  mo- 
rale et  géographique  les  mit  à  mémo  de  profiter  également 
de  la  civilisation  de  l'Orient,  et  de  la  barbarie  des  nations 
occidentales.  Leurs  vaisseaux  couvraient  toutes  les  mers  ; 
leurs  factoreries  s'élevaient  sur  tous  les  rivages.  Leurs  chan- 
geurs, leurs  banquiers  dressaient  leurs  tables  dans  chaque 
ville.  Les  manufactures  florissaient.  Les  opérations  de  la 
machine  commerciale:  lurent  facilitées  par  un  grand  nom- 
bre fringénlcnses  invrnlions.  T/Anglelerre  exccjilf'-e  .  peut- 


MACHIAVEL  ET  SOK    SIECLE. 


être  n'y  a-t-il  aucune  contrée  de  l'Europe  qui  jouisse  au- 
jourd'hui du  même  degré  de  richesse  et  de  civilisation,  que 
certaines  parties  de  l'Italie,  il  y  a  quatre  cents  ans.  Les  his- 
toriens descendent  rarement  dans  ces  particularités  qui . 
cependant,  peuvent  seules  faire  connaître  le  véritable  état 
d'un  pavs.   La  postérité  est    trop   souvent  déçue  par  les 
vagues  hyperboles  des  rhéteurs  et  des  poètes,  qui  prennent 
la  splendeur  d'une  cour  pour  le  bonheur  du  peuple.  Heu- 
reusement Jean  Villani  nous  a  laissé  un  compte  très-dé- 
taillé  de  l'état  de  Florence,   dans  la  première  partie  du 
quatorzième  siècle.  Le  revenu  de  la  république  montait  à 
trois  cent  mille  florins ,  somme  qui ,  si  on  considère  la  di- 
minution de  valeur  des  métaux  précieux ,  était  au  moins 
l'équivalent  de  six  cent  mille  liv.  st.  (  1 5, 000,000  fr.).  C'est 
beaucoup  plus  que  le  grand  duc  de  Toscane  ne  tire  main- 
tenant d'un  territoire  plus  considérable  ;  et ,  il  y  a  deux 
siècles  ,  l'Angleterre  et  l'Irlande  réunies  n'en  produisaient 
pas  autant  à  Elisabeth.  Les  manufactures  de  laine  em- 
ployaient à  elles  seules  trente  mille  ouvriers.  Le  drap  , 
vendu  chaque  année ,  produisait  environ  douze  cent  mille 
florins  ^  ce  qui  est  à  peu  près  l'équivalent  de  deux  millions 
et  demi  de  notre  monnaie  (6-2,500,000  fr.).  Quatre-vingts 
banques  conduisaient  les  opérations  commerciales,    non- 
seulement  de  Florence ,  mais  de  l'Europe  entière.  Lestraji- 
sactions  de  ces  établissemens  avaient  souvent  une  éienduc 
faite  pour  surprendre  même  les  contemporains  des  Baring, 
des  Rothschild  et  des  Lafitte.  Deux  maisons  avancèrent  à 
Edouard  III  deux  cent  mille  marcs,  lorsque  le  marc  conte- 
nait plus  d'argent  que  cinquante  shellings  (i)  d'aujour- 
d'hui ,  et  que  l'argent  avait  une  valeur  quadruple  de  sa 
valeur  actuelle.  La  population  de  la  ville  et  de  sa  banlieue 
s'élevait  à  cent-soixante-dix  mille  âmes.  Dix  mille  enfms 

(1)  Le  shelling  vaut  environ  viugt-cinq  sons  de  Fraiire. 


l4  MACHIAVEL  KT  SOjN   SIÈCLE. 

apprenaient  à  lire  dans  les  écoles;  douze  cents  apprenaient 
rarilhmétique  ;  et  six  cents  recevaient  une  éducation 
littéraire.  Les  progrès  des  beaux  arts  et  de  la  littérature 
suivaient  ceux  de  la  prospérité  publique.  Sous  les  tyrans 
qui  succédèrent  à  Auguste,  tous  les  champs  où  s'exerçait 
l'intelligence  humaine  étaient  devenus  stériles.  On  en 
distinguait  encore  les  limites  ;  mais  ils  ne  produisaient  plus 
ni  fleurs,  ni  fruits.  Les  barbares  se  répandirent  en  Eu- 
rope comme  un  torrent  ;  et  bientôt  ces  limites  elles-mêmes 
et  toutes  les  traces  de  l'ancienne  culture  furent  effacées. 
Mais,  tout  en  dévastant ,  ce  torrent  avait  déposé  des  germes 
féconds.  Quand  il  se  retira,  le  désert,  comme  le  jardin 
de  Dieu,  s'épanouit  et  sembla  sourire,  produisant  à  la 
fois,  avec  une  abondance  spontanée,  tout  ce  qui  peut  flatter 
les  yeux ,  l'odorat  et  le  goût.  Une  nouvelle  langue ,  que 
distinguent  sa  douceur  et  sa  simple  énergie,  avait  atteint 
toute  sa  perfection.  Jamais  aucune  autre  langue  n'avait 
fourni,  à  la  poésie ,  des  couleurs  plus  brillantes  et  plus 
vives,  et  bientôt  un  poète  se  présenta  pour  les  mettre  en 
œuvre.  Ce  fut  dans  la  première  partie  du  quatorzième  siècle 
que  fut  publiée  la  Diuina  Commedia,  sans  contredit  le  plus 
grand  ouvrage  d'imagination  qui  ait  paru,  depuis  les  poèmes 
d'Homère.  La  génération  suivante  n'a  point  produit  un 
nouveau  Dante ,  mais  elle  se  distingua  par  son  activité  in- 
tellectuelle. L'étude  du  latin  n'avait  jamais  été  entièrement 
abandonnée  en  Italie  ;  Pétrarque  fit  naître  le  goût  d'études 
plus  fortes,  plus  profondes,  plus  libérales;  et  il  inspira  à 
ses  compatriotes,  son  enthousiasme  pour  la  littérature, 
l'histoire  et  les  antiquités  de  la  grande  république  -,  en- 
thousiasme qui  partageait  son  cœur  avec  son  amour  pour 
une  froide  maltresse.  Par  la  souplesse  de  son  talent,  par 
l'influence  qu'il  exerça  sur  ses  contemporains,  par  la  mul- 
tiplicité des  rapports  personnels  ou  épistolaircs  qu'il  en- 
tretenait avec  tous  ceux  que  distinguait  leur  supériorité 


MACHIWEL  KT  SON  SIECLE.  1  J 

intellecluellc  ou  sociale ,  Pétrarque  a ,  en  quelque  sorte  , 
été  le  Voltaire  de  son  tems. 

A  partir  de  cette  époque,  lui  culte  idolâtre  l'ut  professé, 
dans  toute  la  péninsule,  pour  le  génie  et  l'érudition.  Des 
rois,  des  républiques,  des  doges,  des  cardinaux,  honoraient 
à  l'envi  Pétrarque.  Des  ambassades  lui  furent  envoyées  par 
des  états  rivaux,  pour  briguer  l'honneur  de  recevoir  ses  ins- 
tructions. Son  couronnement  n'agita  pas  moins  la  cour  de 
Naples  et  le  peuple  romain ,  que  n'aurait  pu  le  faire  le  plus 
grand  événement  politique.  Ce  fut  une  mode  universelle 
parmi  les  hommes  riches  etpuissans,  de  réunir  des  livres  et 
des  antiquités,  de  fonder  des  chaires,  de  protéger  les  sa  vans. 
Legoûtdes recherches scientifiquess'unit  à  celui  des  affaires 
commerciales.  Ces  marchands  de  Florence  qui   s'alliaient 
avec  les  rois,  et  qui  marchaient  leurs  égaux,  afin  de  se  pro- 
curer des  manuscrits  et  des  médailles,  faisaient  fouiller  tous 
les  lieux  où  ils  étendaient  leurs  gigantesques  opérations,  de- 
puis les  monastères  de  la  Clyde,  jusqu'aux  rives  du  Tigre. 
L'architecture,  la  peinture,   la  sculpture  étaient  encou- 
î âgées  avec  magnificence.  Il  serait  peut-être  impossible, 
pendant  l'époque  dont  nous  parlons,   de  citer  un  Italien 
de  quelque  renom ,  qui ,  quel  qu'ait  été  son  caractère  par- 
ticulier, n'ait  pas  au  moins  affecté  l'amour  des  lettres  et 
des  arts. 

Les  lumières  et  la  prospérité  publique  croissaient  en- 
semble. Elles  acquirent  leur  plus  grand  développement 
sous  Laurent  le  Magnifique.  Quand  on  lit  le  brillant  ta- 
bleau que  le  Thucidide  toscan ,  Guicciardin ,  a  présenté  de 
l'Italie  à  cette  époque ,  on  conçoit  avec  peine  que  c'est  dans 
le  même  tems  que  les  annales  del' Angleterre  et  de  la  France 
n'offraient  que  des  scènes  de  barbarie ,  d'ignorance  et  de 
misère.  C'est  avec  délices  que  l'on  détourne  ses  regards  de  la 
tyrannie  de  maîtres  barbares  et  des  souffrances  de  paysans 
avilis ,  pour  les  reporter  sur  les  opulentes  républiques  de 


\G  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

l'Italie  ;  sur  ses  grandes  et  magnifiques  cités,  ses  ports  , 
ses  arsenaux  ,  ses  villes ,  ses  musées ,  ses  marchés  couverts 
de  tous  les  genres  de  produits  ,  ses  manufactures  remplies 
d'ou>Tiers,  ses  montagnes  ombragées  jusqu'à  leur  cîme  des 
plus  riches  récoltes,  ses  beaux  fleuves  qui  transportaient 
les  moissons  de  la  Lombardie  dans  les  greniers  de  \enise, 
et  qui  rapportaient,  dans  les  palais  de  Milan,  les  soies  du 
Bengal  et  les  fourrures  de  la  Sibérie.  Mais  c'est  surtout  la 
belle  ,  la  glorieuse  ,  l'opulente  Florence,  qui  intéresse  les 
esprits  cultivés.  Comment  ne  pas  être  ému  en  vovant  ces 
murs  qui  retentirent  des  accens  de  la  gaîté  de  Pulci  ^  cette 
cellule  où  brillait  jadis  la  lampe  qui  éclairait  les  nuits  stu- 
dieuses de  Polilicn  ;  ces  statues  qui  éveillèrent  le  génie 
précoce  de  Michel-Ange  enfant;  ces  jardins  où  Laurent  de 
Médicis  méditait  les  chansons  qui  devaient  accompagner  les 
chœurs  des  vierges  étrusques?  mais  le  tems  s'approchait  où 
les  sept  fioles  de  V ylpocalypse  devaient  être  répandues  sur 
ce  beau  pays:  tems  de  misère,  d'esclavage,  d  infamie  et 
de  désespoir. 

Dans  les  états  de  l'Italie  ,  comme  dans  certains  corps 
humains ,  une  décrépitude  hâtive  fut  le  résultat  d'un»; 
maturité  trop  précoce.  Leur  prompte  grandeur  et  leur 
prompt  déclin  doivent  être  ,  en  grande  partie ,  attribués 
à  la  même  cause;  la  prépondérance  que  les  villes  acquirent 
dans  le  système  politique. 

Dans  une  société  de  chasseurs  et  de  bergers,  chaque 
Ijomme  devient  facilement  un  soldat.  Ses  occupations  or- 
dinaires sont  tout-à-fait  compatibles  avec  les  devoirs  du 
serviccmililairc.Quolqu'éloignéeque  soit  l'expédition  dont 
il  doit  faire  partie,  il  Irouve  sans  peine  le  moyen  de  trans- 
])orter  les  richesses  pastorales  qui  lui  procurent  sa  subsis- 
lance.  Le  peuple  entier  est  une  armée;  toute  l'année  est 
une  marche.  Tel  <''tait  l'état  social  qui  facilita  les  con- 
«|uêles  de  Gengis  et  de  Timonr. 


MACHIAVEL  ET  SON  SIECLE. 


Mais  un  peuple  qui  subsiste  par  la  culture  de  la  terre , 
se  trouve  dans  une  situation  très-diflerente.  Le  laboureur 
est  attaché  au  sol  qu'il  cultive  :  une  longue  campagne  le 
ruinerait  -,  cependant  ses  travaux  sont  de  nature  à  commu- 
niquer à  sa  constitution  cette  force  active  et  passive,  né- 
cessaire à  un  soldat.  D'ailleurs,  dans  l'enfance  de  l'agri- 
culture, les  occupations  qu'elle  impose  ne  sont  pas  de 
nature  à  employer  son  tems,  pendant  toute  l'année.  Dans 
certaines  saisons,  il  est  tout-à-fait  oisif,  et  il  peut,  sans  se 
porter  préjudice,  entreprendre  une  courte  expédition.  C'est 
ainsi  que  les  légions  romaines  se  recrutaient  dans  les  pre- 
miers tems.  La  saison  pendant  laquelle  les  fermes  n'exi- 
geaient pas  la  présence  des  cultivateurs ,  suffisait  pour  une 
rapide  excursion  et  une  bataille.  Ces  opérations,  trop  fré- 
quemment interrompues  pour  produire  des  résultats  dé- 
cisifs, servaient  du  moins  à  entretenir  dans  la  population 
un  certain  degré  de  discipline  et  de  courage ,  qui ,  en  même 
tems  quil  assurait  son  indépendance  et  sa  sécurité ,  la  ren- 
dait redoutable  à  ses  voisins.  Les  archers  du  moven  âge 
qui ,  avec  quarante  jours  de  provision  sur  leur  dos,  quit- 
taient les  travaux  agricoles  pour  ceux  des  camps,  étaient 
des  troupes  de  la  même  espèce. 

Mais  quand  le  commerce  et  l'industrie  commencèrent 
à  fleurir,  un  grand  changement  s'opéra.  Les  habitudes  sé- 
dentaires du  bureau  et  de  l'atelier  rendirent  les  travaux 
et  les  fatigues  de  la  guerre  insupportables.  Les  occupations 
des  marchands  et  des  artisans  exigent  constamment  leur 
présence.  Dans  des  sociétés  semblables,  on  n'a  jamais  trop 
de  tems ,  mais  on  a ,  en  général ,  une  surabondance  d'ar- 
gent. Il  en  résulte  qu'un  certain  nombre  de  leurs  membres 
consentent  à  se  louer  pour  épargner  aux  autres  une  tâche 
qui  est  incompatible  avec  leurs  habitudes  et  les  exigences 
de  leur  profession. 

L'histoire  de  la  Grèce ,  à  cet  égard  comme  à  tant  d'au- 

XII.  2 


l8  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

1res,  fournit  le  meilleur  commentaire  de  l'histoire  de  l'Ita- 
lie. Cinq  cents  ans  avant  l'ère  chrétienne ,  les  citoyens  des 
répuhliques  qui  environnaient  la  mer  Egée,  fournissaient 
peut-être  la  plus  helle  milice  qui  ait  jamais  existé  -,  mais  à 
mesure  que  la  richesse  s'accrut ,  leur  svstème  militaire 
suhit  une  altération  graduelle.  Les  républiques  ioniennes 
avaient  été  les  premières  à  faire  le  commerce  et  à  cultiver 
les  arts  -,  et  ce  furent  aussi  les  premières  chez  lesquelles 
les  liens  de  l'ancienne  discipline  se  détendirent.  Quatre- 
vingts  ans  après  la  bataille  de  Platée,  c'étaient  des  troupes 
mercenaires  qui  livraient  les  batailles  et  qui  soutenaient 
les  sièges.  Du  tems  de  Démosthènes,  il  était  à  peu  près 
impossible  de  persuader  aux  Athéniens  de  se  battre.  Les 
lois  de  Lycurgue  avaient  interdit  le  commerce  et  les  ma- 
nufactures ;  aussi  les  Spartiates  conservaient  encore  une 
armée  nationale,  quand  les  républiques  voisines  n'avaient 
plus  que  des  mercenaires.  Mais  lorsque  leurs  institutions 
civiles  furent  détruites  ,  leur  esprit  militaire  s'éteignit  en 
même  tems.  Un  siècle  après,  la  Grèce  n'avait  plus  qu'une 
seule  nation  guerrière ,  c'étaient  les  sauvages  montagnards 
de  l'Étolie  ,  dont  la  civilisation  était,  au  moins  ,  de  dix 
siècles  en  arrière  de  celle  de  leurs  compatriotes. 

Les  mêmes  causes  agirent  d'une  manière  encore  plus 
active  sur  les  Italiens  modernes.  La  péninsule ,  au  lieu 
d'avoir  dans  son  sein  une  puissance  militaire  ,  comme 
Sparte,  avait  au  contraire  un  état  essentiellement  paci- 
fique, celui  du  pape.  Partout  où  il  y  a  de  nombreux  es- 
claves, chaque  homme  libre  est  obligé,  par  les  plus  fortes 
considérations,  de  se  familiariser  avec  l'usage  des  armes. 
Mais  les  républiques  de  l'Italie  n'étaient  point  remplies  , 
comme  celles  de  la  Grèce,  de  ces  ennemis  domestiques. 
La  manière  dont  la  guerre  se  faisait,  pendant  les  plus  belles 
♦'•pofjuos  ,  élail,  d'ailleurs,  très-pou  favorable  à  la  forma- 
lion  d  une  bonne  milice.   Des  iiommes  couverts  de  fer  de 


MACHIAVEL  ET  SON  SIECLE.  If) 

la  tète  aux  pieds,  armés  d'énormes  lances,  et  montés  sur 
des  chevaux  de  la  plus  grande  taille ,  étaient  regardés 
comme  constituant  toute  la  force  de  l'armée.  L'infanterie 
était  considérée  comme  de  peu  de  valeur,  et  elle  l'était  en 
effet,  par  suite  de  la  négligence  avec  laquelle  on  l'avait 
traitée.  Ces  idées  se  maintinrent  en  Europe ,  pendant  plu- 
sieurs siècles.  On  croyait  impossible  que  des  fantassins 
pussent  résister  à  des  hommes  à  cheval.  Ce  fut  seulement 
vers  la  fin  du  quinzième  siècle ,  que  les  montagnards  de  la 
Suisse  firent  évanouir  le  charme ,  et  confondirent  les  gé- 
néraux les  plus  expérimentés,  en  recelant,  sans  broncher, 
avec  les  forêts  de  piques  dont  se  hérissaient  leurs  batail- 
lons ,  le  choc  de  la  cavalerie. 

L'art  de  manier  la  lance  grecque  ,  l'épée  romaine  ,  ou 
la  baïonnette  moderne ,  peut  être  acquis  avec  une  facilité 
relative  :  mais  il  ne  fallait  rien  moins  qu'un  exercice  jour- 
nalier de  plusieurs  années,  pour  habituer  un  homme  à 
supporter,  sans  trop  de  peines,  une  lourde  armure  défensive, 
et  à  faire  usage  d'armes  offensives  non  moins  pesantes. 
Aussi ,  dans  toute  l'Europe ,  la  guerre  devint  une  profes- 
sion séparée.  Au-delà  des  Alpes,  il  est  vrai,  quoique  ce 
fût  une  profession,  elle  n'était  pas  un  commerce.  C'était 
par  leur  habileté  dans  les  armes ,  qu'un  grand  nombre  de 
gentilshommes  conservaient  leurs  terres,  et  qu'ils  amu- 
saient leurs  loisirs  dans  l'absence  de  tout  plaisir  intellec- 
tuel. Mais,  dans  le  nord  de  lltalie,  comme  nous  l'avons 
déjà  observé,  la  puissance  prépondérante  des  villes,  par- 
tout où  elle  n'avait  pas  détruit  cette  classe  d'hommes,  avait 
du  moins  changé  ses  habitudes.  C'est  ainsi  que  l'usage 
d'employer  des  mercenaires  y  devint  général,  quand  il 
était  encore  inconnu  dans  les  autres  contrées. 

Quand  la  guerre  devient  l'industrie  d'une  classe  sépa- 
rée, ce  que  le  gouvernement  a  de  moins  dangereux  à  faire, 
c'est  de  convertir  cette  classe  en  une  armée  permanente. 


20  MACHIAVEL    ET    SO^     SIECLE. 

Il  est  bien  difficile  que  des  hommes  passent  leur  vie  au 
service  du  même  état,  sans  s'intéresser  à  sa  grandeur.  Ses 
victoires  sont  leurs  victoires-,  ses  revers  leurs  revers.  Le 
contrat  perd  quelque  chose  de  son  caractère  mercantile. 
Les  services  du  soldat  sont  considérés  comme  le  résultat 
d'un  dévouement  patriotique  -,  sa  solde  comme  le  tribut  de 
la  gratitude  nationale.  Trahir  la  puissance  qui  l  emploie, 
ou  même  mettre  de  la  mollesse  dans  son  service,  sont,  à  ses 
veux,  le  plus  grand  et  le  plus  lâche  des  crimes. 

Lorsque  les  princes  et  les  républiques  de  l'Italie  com- 
mencèrent à  employer  des  mercenaires,  le  mieux,  pour 
chacun  des  gouvernemens ,  eût  été  d'avoir  un  établisse- 
ment militaire  distinct.  Malheureusement  ce  n'est  point  là 
ce  qui  fut  fait.  Les  mercenaires  de  la  péninsule  furent 
considérés  comme  la  propriété  collective  de  toutes  les  puis- 
sances italiennes.  Les  liens  entre  l'état  et  ses  défenseurs 
étaient  réduits  au  plus  simple  des  trafics.  Le  condottiere 
se  présentait  sur  le  marché ,  avec  son  cheval  et  ses  armes  , 
et  faisait  valoir  sa  force  et  son  expérience.  Peu  lui  im- 
portait de  traiter  avec  le  pape,  le  roi  de  Naples,  le  duc 
de  Milan  ou  la  seigneurie  de  Florence.  Tout  ce  qu'il  dé- 
sirait, c'était  d'avoir  les  plus  hauts  gages  ou  le  plus  long 
terme.  Quand  la  campagne  pour  laquelle  il  avait  contracté 
était  finie  ,  il  n'existait  aucune  loi,  aucun  point  d'honneur 
qui  pût  l'empêcher  de  tourner  ses  armes  contre  ses  der- 
niers maîtres  -,  car  le  condottiere  n'était  ni  sujet,  ni 
citoyen. 

Un  pareil  état  de  choses  ne  pouvait  pas  manquer  d'avoir 
des  conséquences  très-graves.  La  guerre  dut  nécessaire- 
ment changer  de  caractère,  quand  elle  se  trouva  faite  par 
des  hommes  qui  n'avaient  ni  altachemcnt  pour  ceux  qu  ils 
défendaient ,  ni  haine  pour  ceux  qu'ils  s'étaient  engagés  à 
combattre-,  qui  perdaient  par  la  fin  des  hostilités,  et  qui 
gagnaiiMil  j>ar  leur  prolongation.   Chaque  homme  arriva 


MACHIAVEL    ET    SOK    SIÈCLE.  2  1 

sur  le  champ  de  bataille  avec  la  pensée  que ,  dans  quelques 
jours,  il  recevrait  peut-être  la  solde  du  pouvoir  contre 
lequel  il  servait.  Les  sentimens  les  plus  naturels  et  les 
intérêts  les  plus  positifs  contribuaient  aussi  ci  empêcher 
qu'il  Y  eut  de  racharnement  dans  les  hostilités  d  hommes 
qui,  jadis,  avaient  été  frères  d'armes,  ou  qui ,  d'un  ins- 
tant à  l'autre,  pouvaient  le  devenir.  Leur  commune  pro- 
fession était  un  lien  qui  ne  devait  pas  être  oublié,  alors 
même  qu'ils  servaient  des  gouvernemens  ennemis.  De  là 
une  inutile  série  de  marches  et  de  contre-marches  5  des 
sièges,  des  blocus,  des  combats  où  le  sang  ne  coulait  pas  , 
et  qui  composent,  pendant  près  de  deux  siècles,  toute  l'his- 
toire militaire  de  l'Italie.  De  puissantes  armées  combattent 
depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher-,  on  remporte 
une  grande  victoire;  des  milliers  de  prisonniers  sont  pris, 
et  à  peine  y  a-t-il  un  seul  homme  de  mort.  Une  bataille 
rangée  était  devenue  moins  dangereuse  qu'une  rixe  po- 
pulaire. 

Le  courage  avait  cessé  d'être  au  nombre  des  vertus  guer- 
rières. Les  hommes  vieillissaient  dans  les  camps,  et  ac- 
quéraient de  la  réputation  pour  leurs  faits  d'armes,  sans 
avoir  jamais  été  exposés  à  aucun  péril  véritable.  Les  con- 
séquences de  cette  détestable  organisation  militaire  furent 
déplorables.  La  partie  la  plus  riche  et  la  plus  éclairée  de 
l'Europe  se  trouva  sans  défense  contre  les  barbares  qui  se 
présentaient  sans  cesse  pour  l'envahir  :  contre  l'insolence 
des  Français ,  la  brutalité  des  Suisses  et  la  farouche  rapa- 
cité des  Aragonais.  Les  suites  morales  de  cet  état  de  choses 
sont  encore  plus  dignes  d'être  remarquées. 

Chez  les  peuples  grossiers  qui  habitaient  au-delà  des 
Alpes,  la  valeur  était  indispensable.  Sans  elle,  peu  d'hommes 
pouvaient  acquérir  de  l'importance  ou  même  assurer  leur 
repos.  Chez  les  nations  policées  de  l'Italie,  enrichies  par 
le  commerce,  gouvernées  par  des  lois  régulière?,  pleines 


22  MACHIAVEL    ET    SOK     SIECLE. 

d'enthousiasme  pour  les  arts  et  la  littérature ,  tout  se  taisait 
par  la  supériorité  de  l'intelligence.  Leurs  guerres ,  plus 
pacifiques  que  la  paix  de  leurs  voisins,  exigeaient  plutôt 
des  qualités  civiles  que  des  qualités  militaires.  Aussi  , 
tandis  que  chez  les  autres  nations  européennes  le  courage 
('tait  le  point  d'honneur,  l'esprit  était  le  point  d'honneur 
des  Italiens,  de  même  qu'il  est  celui  des  Chinois. 

De  là,  deux  systèmes  de  moralité  tout-à-fait  différens. 
Dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe,  les  vices  qui  sont 
le  propre  des  caractères  timides  ,  et  qui  servent  de  protec- 
tion à  la  faiblesse ,  la  fraude  et  l'hypocrisie  ont  toujours 
été  les  plus  décriés.  D'un  autre  côté,  on  y  a  toujours 
traité,  avec  une  sorte  de  respect,  les  excès  d'un  caractère 
violent  et  hautain.  Les  Italiens,  au  contraire,  traitaient 
avec  une  indulgence  égale,  les  crimes  qui  exigent  l'habi- 
tude de  se  posséder,  de  l'adresse,  de  la  sagacité  et  une 
connaissance  approfondie  du  cœur  humain. 

Un  prince  tel  que  Henri  V,  était  naturellement  l'idole 
du  nord  ;  les  folies  de  sa  jeunesse  ,  l'ambition  de  son  âge 
mûr,  les  lollards  brûlés  à  petits  feux ,  les  prisonniers  mas- 
sacrés sur  le  champ  de  bataille  ,  les  tristes  résultats  d'une 
guerre  sans  cause  et  sans  utilité  ,  tout  disparaissait  sous 
l'éclat  des  lauriers  d'Agincourt  !  C'est  dans  François  Sforza 
qu'on  peut  trouver  le  type  du  héros  italien.  Il  avait  fiil 
également  servir  à  l'accomplissement  de  ses  desseins  ,  ses 
amis  et  ses  ennemis.  D'abord  il  avait  triomphé  de  ses  en- 
nemis par  le  moyen  d'alliés  sans  foi  ^  et  ensuite  il  avait  dirigé 
coiilre  ces  derniers,  les  ressources  que,  par  leur  secours  , 
il  avait  enlevées  à  ses  adversaires.  Par  son  incomparable 
dextérité,  il  s'était  élevé  de  la  situation  précaire  et  ind(''- 
pendante  d'un  aventurier  militaire ,  au  plus  beau  trône  de 
l'Italie.  En  faveur  de  son  habileté ,  les  compatriotes  de 
Sfoiv.a  lui  pardonnaient  sans  peine  des  promesses  violées, 
(les  amitiés  méconnues,  des  inimitiés  implacables.  Telles 


MACHIAVEL    ET    SOIN    SIÈC1.E.  28 

sont  les  erreurs  opposées  dans  lesquelles  tonibeni  les 
hommes,  quand  ils  subordonnent  leur  morale  à  leurs  con- 
venances, et  non  pas  aux  grandes  règles,  principes  éternels 
de  la  justice. 

Un  exemple  choisi  dans  une  fiction  poétique  expliquera 
encore  mieux  notre  pensée.  Othello  tue  sa  femme  -,  il  donne 
des  ordres  pour  la  mort  de  son  lieutenant  ;  et  ensuite  il  se 
tue  lui-même.  Cependant  il  ne  perd  pas  un  seul  iiistant 
l'estime  et  Taffection  d'un  auditoire  du  nord ,  car  tout  est 
racheté  par  son  arae  ardente  et  son  caractère  intrépide.  Sa 
simplicité  naïve  en  écoutant  les  conseils  d'un  traître  5  le 
désordre  qui  s'empare  de  son  ame  à  la  seule  pensée  de  la 
honte  -,  la  passion  qui  le  possède  quand  il  commet  ses 
crimes  ;  la  manière  fière  et  courageuse  dont  il  en  fait  l'aveu, 
excitent  un  intérêt  extraordinaire  chez  des  spectateurs  an- 
glais. Jago,  au  contraire,  ne  leur  inspire  que  du  dégoût. 
Mais  nous  croyons  qu'un  auditoire  italien,  dans  le  quinzième 
siècle,  aurait  été  affecté  d'une  manière  très- différente. 
Othello  n'eût  fait  naître  que  de  la  haine  et  du  mépris.  La 
folie  avec  laquelle  il  se  fie  aux  protestations  amicales  d'un 
homme  dont  il  a  contrarié  les  projets  ;  la  crédulité  qu'il 
montre  en  prenant  de  vaines  assertions  et  des  circonstances 
indifférentes  pour  des  preuves  positives  ;  la  manière  dont 
il  repousse  les  explications,  jusqu'au  moment  où  elles  ne 
peuvent  plus  qu'aggraver  son  malheur,  auraient  provoqué 
l'horreur  générale.  La  conduite  de  Jago  aurait  sans  doute 
été  condamnée  ;  mais  un  sentiment  de  respect  et  d'intérêt 
se  serait  mêlé  à  leur  désapprobation.  La  promptitude  de 
son  esprit ,  la  clarté  de  son  jugement ,  l'art  avec  lenuel  il 
cache  ses  sentimens  et  pénètre  ceux  des  autres ,  auraient, 
jusqu'à  un  certain  point,  excité  la  sympathie  des  Italiens 
de  cette  époque. 

Deux  siècles  avant  l'ère  chrétienne ,  une  différence  sem- 
blable existait  entre  les  Grecs  et  les  Romains  leurs  maîtres. 


2/i  MACHIAVEL    ET    SON    SIECLE. 

Les  conquérans ,  braves  et  résolus  ,  fidèles  à  leurs  engage- 
mens  et  fortement  influencés  par  leurs  sentimens  religieux, 
étaient  en  même  tems  ignorans,  despotes  et  cruels.  Le 
peuple  subjugué ,  était  dépositaire  des  sciences ,  de  la  lit- 
térature et  de  tous  les  arts  du  monde  occidental.  Les  Grecs 
étaient  polis  ;  leur  esprit  vif  et  pénétrant  ;  ils  étaient  to- 
lérans,  affables,  humains-,  mais  ils  étaient  presqu'entière- 
ment  dépourvus  de  courage  et  de  sincérité.  Les  guerriers  à 
demi  barbares  qui  les  avaient  vaincus ,  se  consolaient  de 
leur  infériorité  intellectuelle,  en  observant  que  les  con- 
naissances dont  s'enorgueillissait  la  Grèce  ,  semblaient 
rendre  les  hommes  lâches,  rampans  et  athées.  Cette  dif- 
férence entre  les  deux  peuples  se  prolongea  encore  long- 
tems ,  et  elle  a  fourni  un  sujet  admirable  à  la  verve  sati- 
rique de  Juvénal. 

Le  Grec,  du  tems  de  ce  grand  poète  et  celui  du  tems 
de  Périclès,  se  trouvaient  réunis  dans  l'Italien  d'une  répu- 
blique du  moyen  âge.  Comme  le  premier,  il  était  souple, 
timide,  artificieux  et  sans  scrupules.  Comme  le  second, 
il  avait  une  patrie  dont  la  prospérité  et  rindépcndance  lui 
étaient  chères.  Ses  mauvaises  qualités  étaient  compensées 
par  son  esprit  public,  et  une  ambition  honorable. 

Un  vice ,  autorisé  par  l'opinion  générale ,  produit  bien 
moins  de  ravages  sur  l'ensemble  du  caractère ,  qu'un  vice 
qu'elle  condamne.  Le  premier  est  une  maladie  purement 
locale  ;  le  second  se  répand  comme  une  lèpre  ,  et  altère 
successivement  toute  l'économie.  Quand  la  réputation  du 
coupable  est  flétrie,  presque  toujours  le  désespoir  lui  fait 
perdre  ce  qui  lui  reste  de  bonnes  qualités.  Le  montagnard 
écossais  qui ,  il  y  a  un  siècle  ,  subsistait  en  enlevant  le  bé- 
tiiil  de  ses  voisins  de  la  plaine,  commettait  précisément  le 
même  crime  qui  fit  jxMulreWild,  à  Tyburii,  aux  acclama- 
lions  d'une  foule  immense  •,  et  cependant  il  n'est  pas  tloii- 
icux  qu'il  élait  beaucoup  moins  dépravé  que  ne  l'était  ( c 


MACHIAVEL    ET    SON     SJECLE.  9.5 

scélérat.  Tel  meurlrier  subit  la  peine  capitale  pour  un 
crime  moins  grand  que  celui  de  ces  Romains  qui  fai- 
saient combattre ,  dans  leurs  cirques  ,  deux  cents  gladia- 
teurs ,  pour  obtenir  la  faveur  de  la  multitude.  Toutefois, 
il  est  vraisemblable  que  ces  Romains  n'étaient  pas  aussi 
cruels  que  les  misérables  qui  périssent ,  chaque  année  , 
par  la  main  du  bourreau.  En  Angleterre ,  une  femme  perd 
son  rang  dans  la  société  pour  des  faiblesses ,  qui ,  dans  un 
homme  ,  sont  considérées  comme  des  distinctions  hono- 
rables, ou  du  moins  comme  des  fautes  très-légères.  Qu'en 
résulte-t-il  ?  que  le  caractère  d'une  femme  est  ordinaire- 
ment plus  altéré  par  une  seule  faute,  que  celui  d'un  homme 
par  vingt  années  d  intrigues. 

Appliquons  maintenant  ces  principes  au  sujet  qui  nous 
occupe.  Sans  contredit,  c'est  à  juste  titre  que  des  habi- 
tudes de  dissimulation  et  de  fausseté  déconsidèrent  entiè- 
rement ,  dans  l'opinion  commune  ,  un  homme  de  notre 
tems  et  de  notre  pays  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'un  Italien 
du  moyen  âge  doive  être  jugé  de  la  même  manière.  Il  ar- 
rive souvent,  au  contraire,  que  nous  trouvons  ces  vices 
réunis  à  plusieurs  vertus  ^  avec  la  générosité ,  le  patrio- 
tisme, le  désintéressement.  Ce  n'est  pas  malheureusement 
sur  des  considérations  de  ce  genre  que  la  plupart  des  his- 
toriens dirigent  notre  attention.  Ils  examinent  longuement 
de  quelle  manière  Philippe  disposa  ses  troupes  à  la  bataille 
de  Chéronée  ^  où  Annibal  traversa  les  Alpes  ;  si  Marie 
Stuart  fit  périr  Darnley  ^  ou  si  ce  fut  Siquier  qui  tua 
Charles  XII^  et  mille  autres  choses  du  même  genre,  fort 
peu  importantes  en  elles-mêmes.  Ces  recherches  peuvent 
nous  amuser,  mais  elles  ne  contribuent  pas  à  nous  rendre 
plus  sages.  Celui-là  seul  lit  l'histoire  avec  profit,  qui  ob- 
serve combien  les  circonstances  modifient  puissamment  les 
sentimens  et  les  opinions  des  hommes  ;  comment  les  vices 
passent  pour  des  vertus  ,  et  les  paradoxes  pour  des  axiomes. 


26  MACHIAVEL    ET    SON    SIÈCLE. 

C'est  ainsi  quon  parvient  à  distinguer,  dans  la  nature  hu- 
maine, ce  qui  est  accidentel  et  transitoire,  de  ce  qui  est 
permanent  et  incommutable. 

Sous  ce  rapport ,  aucune  histoire  ne  fait  faire  des  ré- 
flexions plus  importantes  que  celle  des  républiques  .tos- 
canes et  lombardes.  Le  caractère  d'un  homme  d'état  italien 
du  quatorze  et  du  quinzième  siècle  paraît  être  un  amas 
de  contradictions  ,  un  fantôme  aussi  monstrueux  que 
cette  portière  de  l'enfer  de  Milton  ,  demi-divinité  et  demi- 
serpent,  dont  la  partie  supérieure  était  belle  et  majestueuse 
tandis  que  l'autre  extrémité,  gonflée  de  poison,  rampait  sur 
le  sol.  Nous  voyons  un  homme  dont  les  pensées  et  les  pa- 
roles ne  sont  point  d'accord  ;  qui  n'hésite  pas  à  faire  un 
serment  quand  il  en  a  besoin  pour  tromper,  et  qui  ne 
manque  jamais  de  prétextes  pour  le  rompre  quand  son  in- 
térêt l'y  porte.  Ses  cruautés  ne  résultent  pas  de  l'efferves- 
cence de  son  sang  ou  de  la  violence  de  son  caractère  ,  mais 
elles  sont  déterminées  par  de  froides  et  profondes  médita- 
tions. Ses  passions,  comme  des  troupes  bien  exercées, 
sont  impétueuses  avec  méthode,  et,  au  moment  même 
de  l'explosion,  elles  ne  méconnaissent  pas  la  règle  à  la- 
quelle elles  sont  soumises.  Son  esprit  combine  sans  cesse 
de  vastes  projets  d'ambition  ;  et  cependant  le  calme  de  ses 
traits  et  de  son  langage  annonce  une  modération  philo- 
sophique. La  haine  et  la  vengeance  fermentent  dans  son 
cœur  ;  mais  son  regard  est  cordial,  son  geste  caressant ,  et 
un  sourire  perpétuel  joue  sur  ses  lèvres.  Jamais  il  n'excite 
la  défiance  de  son  adversaire  par  de  petites  provocations  -, 
ses  projets  ne  sont  découverts  que  lorsqu'ils  sont  accom- 
plis. Il  endort  la  vigilance  jusqu'au  moment  où  il  s'est 
bien  assuré  de  l'endroit  où  doivent  porter  ses  coups.  Alors 
il  frappe  pour  la  première  et  dernière  fois.  Il  ne  possède 
ni  n'estime  le  courage  militaire  dont  s'enorgueillissent 
(galoment  le  vain  et  frivole  français,  le  superbe  et  roma- 


MACHIAVEL    ET    SON    SliXLE.  9.'] 

nesquc  Espagnol,  et  le  lourd  Allemand.  Il  évite  le  dan- 
ger; non  qu'il  soit  insensible  à  la  honte,  mais  parce  que, 
dans  la  société  au  milieu  de  laquelle  il  vit ,  la  timidité  a 
cessé  d'être  honteuse.  Dans  son  opinion,  faire  ouverte- 
ment une  injure  est  aussi  mal  que  de  la  faire  en  secret-,  et, 
de  plus,  beaucoup  moins  profitable.  Selon  lui,  les  moyens 
les  plus  honorables  sont  les  plus  sûrs ,  les  plus  prompts  et 
les  plus  cachés.  Il  ne  peut  concevoir  comment  un  homme 
se  fait  scrupule  de  tromper  celui  qu'il  ne  se  fait  pas  scru- 
pule de  perdre.  Il  trouverait  de  la  folie  à  déclarer  ouver- 
tement sa  haine  contre  celui  qu'il  peut  poignarder  dans  un 
emhrassement  amical  ou  empoisonner  avec  une  hostie 
(consacrée. 

Cependant  cet  homme ,  malgré  tous  les  vices  dont  nous 
venons  de  parler  -,  ce  traître  ,  cet  hypocrite ,  ce  lâche,  cet 
assassin,  n'était  point  dépourvu  des  qualités  qui  annoncent 
une  certaine  élévation  de  caractère.  Ces  guerriers  bar- 
bares qui  lui  étaient  si  supérieurs  sur  le  champ  de  bataille, 
étaient  loin  de  posséder  au  même  degré  que  lui  le  courage 
civil,  la  présence  d'esprit,  la  persévérance.  Les  dangers 
qu'il  évitait  avec  un  soin  pusillanime,  ne  mettaient  jamais 
le  désordre  dans  sa  raison  ,  et  ne  pouvaient  pas  faire  sortir 
de  sa  bouche  une  parole  indiscrète  ou  porter  le  trouble 
sur  son  front  impénétrable.  Ennemi  dangereux,  complice 
plus  dangereux  encore,  il  était  un  maître  équitable  et 
bienveillant.  Il  ne  se  livrait  point  à  des  actes  d'une  inutile 
cruauté  ;  et  quand  il  ne  se  proposait  aucun  but  politique , 
il  était  doux  et  humain.  La  susceptibilité  de  ses  nerfs  et 
l'activité  de  son  imagination  le  faisaient  sympathiser  faci- 
lement avec  les  impressions  des  autres,  et  se  complaire 
dans  les  agrémens  de  la  vie  sociale.  Sa  dissimulation  et  ses 
intrigues  continuelles  semblaient  devoir  le  rendre  inca- 
pable d'auciine  grande  vue  ;  mais  ses  études  philosophi- 
ques avaient  empêché  son  esprit  de  se  rétrécir.  Indifférent 


28  MACHIAVEL    ET    SOJV    SIÈCLE. 

pour  la  vérité  dans  les  aflaires  ordinaires  de  la  vie ,  il  la 
recherchait  avec  ardeur  dans  ses  travaux  spéculatifs,  11 
avait  une  sensibilité  exquise  pour  l'éloquence,  la  poésie  et 
toutes  les  productions  de  Tesprit-Les  beaux  arts  trouvaient 
en  lui  un  juge  éclairé  et  un  protecteur  généreux.  Les  por- 
traits qui  nous  sont  restés  de  quelques-uns  des  hommes 
d'état  italiens  les  plus  distingués  de  cette  époque,  sont 
parfaitement  d'accord  avec  ce  que  nous  venons  de  dire 
des  dispositions  dominantes  de  leur  caractère.  Des  fronts 
amples  et  majestueux;  des  sourcils  noirs  et  épais,  mais  qui 
ne  se  fronçaient  pas;  des  yeux  dont  le  regard  calme,  en 
même  tems  qu'il  n'exprimait  rien ,  semblait  tout  pénétrer  ; 
des  joues  dont  la  pâleur  était  le  résultat  d'habitudes  séden- 
taires et  méditatives  ;  des  lèvres  dessinées  avec  une  déli- 
catesse féminine  ,  mais  dont  le  resserrement  indique  un 
^  caractère  décidé  ;  semblent  annoncer  des  hommes  à  la  fois 
entreprenans  et  circonspects  -,  également  habiles  à  sur- 
prendre les  secrets  des  autres  et  à  cacher  les  leurs  -,  qui 
devaient  être  des  ennemis  dangereux  et  des  alliés  peu  sûrs  -, 
qui  avaient  cependant  l'humeur  douce  et  égale  5  et  dont  la 
pénétration  intellectuelle  les  rendait  propres  en  même  tems 
aux  travaux  de  la  vie  active  et  de  la  vie  contemplative;  à 
gouverner  comme  à  instruire  l'espèce  humaine. 

Chaque  âge  et  chaque  nation  a  certains  vices  caracté- 
ristiques qui  prévalent  presqu'universellement  ;  que  pres- 
que tout  le  monde  avoue ,  et  que  le  moraliste  lui-même  ne 
<loit  censurer  qu'avec  une  certaine  modération.  Les  géné- 
rations suivantes  changent  leur  morale,  en  même  tems  que 
la  forme  de  leurs  vètemens;  prennent  quelque  nouveau 
vice  sous  leur  protection,  et  s'étonnent  de  la  corruption 
de  leurs  pères.  Mais  elles  procèdent ,  dans  ces  occasions, 
comme  les  dictateurs  romains  après  une  révolte  générale. 
XoYiint  que  les  couj)ables  sont  trop  nombieux  pour  être 
tous  punis,  la  poslcrilc  en  choisit  quclcpics-uns  au  hasard. 


MACHIAVEL    ET    SON    SIÈCLE.  29 

et  leur  fait  supporter  exclusivement  la  responsabilité  d'un 
sort  dont  ils  ne  sont  pas  plus  coupables  que  ceux  qu'elle 
gracie.  Nous  ignorons  si  cette  manière  de  procéder  con- 
vient à  des  exécutions  militaires ,  mais  nous  protestons  so- 
lennellement contre  son  introduction  dans  la  philosophie 
de  l'histoire. 

Dans  le  cas  particulier  dont  nous  nous  occupons  ,  c'est 
Machiavel  que  la  postérité  a  pris  pour  victime,  sans  con- 
sidérer que  sa  conduite  politique  avait  été  droite  et  hono- 
rable \  que  lorsque  ses  idées  morales  différaient  de  celles  de 
ses  compatriotes,  c'était  presque  toujours  en  bien  ;  et  que 
son  unique  tort  était  d'avoir  adopté  quelques-unes  des 
maximes  alors  généralement  reçues  ,  et  de  les  avoir  expo- 
sées avec  plus  de  force  et  dans  un  ordre  plus  lumineux  que 
les  autres  écrivains  de  son  époque. 

Maintenant  que  nous  avons  fait  connaître  le  caractère 
particulier  de  Machiavel ,  nous  allons  parler  de  ses  ou- 
vrages. Comme  poète,  il  ne  mérite  pas  d'être  placé  bien 
haut.  Les  Decennali  ne  sont  qu'une  chronique  rimée  de 
l'histoire  de  son  tems.  Le  style  est  une  imitation  timide 
de  celui  du  Dante.  Mais  la  manière  du  Dante ,  comme  celle 
de  tous  les  poètes  originaux  ,  ne  convenait  qu'à  son  génie 
et  à  son  sujet.  Son  vers,  rude  et  laborieux,  donne  à  ses 
images  fantastiques  quelque  chose  de  plus  fantastique 
encore  \  on  dirait  qu'il  émane  d'un  homme  qui  s'efforce 
d'exprimer  ce  qui  est  inexprimable  et  surnaturel.  Mais 
cette  distinction  singulière,  quand  elle  est  imitée,  paraît 
extravagante.  Les  poésies  morales  de  Machiavel  sont  très- 
supérieures  aux  Decennali.  Son  ylne  dor  n'a  rien  de 
commun  que  le  nom  avec  le  roman  d'Apulée  -,  livre  qui  en 
dépit  de  son  plan  irrégulier  et  de  son  détestable  style  ^  est 
une  des  productions  les  plus  intéressantes  de  la  littérature 
latine ,  et  dans  lequel  on  trouve  réunis  à  la  fois  les  mérites 
divers  de  Lesage,   d'Anne  Radcliffe  et  de  Crébillon,   Le 


3n  MACHIAVIEL  ET   SON  SIECLE. 

poème  de  \ Ane  dor  est  encore  une  imitation  du  Dante. 
L'auteur  se  perd  dans  une  forêt  ;  il  est  effrayé  par  des 
monstres,  et  secouru  par  une  belle  femme  qui  se  présente 
à  lui.  Sa  protectrice  le  conduit  dans  une  ménagerie  d'ani- 
maux allégoriques  dont  les  propriétés  sont  expliquées  très 
au  long.  Il  V  a  des  vers  entiers  empruntés  à  la  Divine 
Comédie  ;  mais  ils  ne  produisent  pas  leur  effet  accoutumé. 
Virgile  engage  le  cultivateur  qui  veut  transporter  une 
plante  ,  à  l'orienter  de  la  même  manière  qu'elle  l'était 
sur  le  sol  où  on  l'a  prise.  Le  même  soin  est  nécessaire  quand 
on  transplante  des  fleurs  poétiques,  sans  quoi  elles  se  flé- 
trissent. Au  surplus,  XAne  dor  est  loin  d'être  un  ouvrage 
sans  mérite.  L'allégorie  est  souvent  ingénieuse  et  les  des- 
criptions ont  de  la  vivacité  et  de  l'éclat. 

Les  comédies  de  Machiavel  méritent  plus  d'attention. 
Lîv  Mandragola ,  en  particulier,  est  supérieure  aux  meil- 
leures pièces  de  Goldoni,  et  seulement  inférieure  à  celles 
de  Molière.  C'est  la  production  d'un  homme  qui,  s'il  eût 
suivi  cette  carrière ,  aurait  produit  un  effet  permanent  et 
salutaire  sur  le  goût  national.  Nous  tirons  cette  consé- 
quence moins  du  degré  de  talent  qui  s'y  trouve,  que  de  la 
nature  de  ce  talent.  Il  existe  des  ouvrages  dramatiques  qui 
se  lisent  peut-être  avec  plus  de  plaisir,  dont  nous  n'aurions 
pas  porté  le  même  jugement.  Le  signe  certain  du  déclin 
d'un  art  est  bien  moins  la  multiplicité  des  fautes,  que  l  em- 
ploi de  beautés  déplacées.  C'est  ainsi  que  la  tragédie  se 
corrompt  quand  elle  imite  la  solennité  de  l'épopée;  et  que 
la  comédie  se  perd  par  le  bel  esprit. 

L'objet  réel  du  drame  est  la  peinture  du  cœur  humain. 
Ce  n'est  point  là  une  règle  arbitraire  comme  celles  qui 
règlent  le  nombre  des  actes  dans  une  pièce ,  ou  celui  des 
svliabes  dans  une  ligne  -,  mais  la  loi  fondamentale  à  la- 
(pielle  tout  doit  être  subordonné.  L'action  qui  développe 
le  mieux  les  caractères  est  la  meilleure  \  et  le  meilleur 


MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE.  3l 

Style  est  celui  qui  exprime  les  passions  avec  le  plus  d'éner- 
gie. Ce  principe,  bien  compris,  laisse  au  poète  toute  sa 
latitude.  Il  n'y  a  aucun  style  que  la  littérature  dramatique 
rejette  d'une  manière  absolue,  et  qui  ne  puisse  trouver  sa 
place  dans  une  occasion  ou  dans  une  autre.  C'est  dans  le 
cboix  de  la  place,  du  tems,  de  la  personne,  qu'échouent  les 
poètes  d'un  talent  inférieur. 

Personne  n'a  fait  plus  de  tort  à  la  comédie  queCongrève, 
Shéridan  et  Beaumarchais.  C'étaient  sans  aucun  doute  des 
hommes  de  beaucoup  d'esprit  5  mais  ils  traçaient  tous  les 
caractères  d'après  eux-mêmes.  Leurs  pièces  sont  à  la  co- 
médie, ce  qu'un  transparent  est  à  la  peinture.  Il  n'y  a 
point  de  touches  délicates ,  de  dégradations  de  couleurs  -, 
toutes  les  parties  paraissent  briller  d'un  éclat  uniforme.  La 
vivacité  de  la  lumière  a  fait  disparaître  les  nuances.  Les 
fleurs,  les  fruits  se  produisent  en  abondance^  mais,  dans 
cette  abondance,  il  y  a  quelque  chose  de  sauvage-,  ce  n'est 
pas  celle  d'un  jardin  où  l'on  reconnaît  partout  les  signes  de 
l'art  du  jardinier  qui  le  cultive,  mais  plutôt  celle  d'une 
forêt  dont  les  richesses  végétales  sont  accumulées  sans  soin 
et  sans  goût.  Dans  les  pièces  de  Shéridan  et  de  Beaumar- 
chais, les  maîtres,  les  valets,  les  paysans,  et  même  les 
dupes  qu'on  berne ,  tout  le  monde  a  de  l'esprit.  Bartholo 
n'en  a  guère  moins  que  son  barbier  ;  et  il  n'y  a  pas  jus- 
qu'aux niaiseries  de  Bridoison  et  de  Gripe-Soleil  qui  ne 
soient  ingénieuses.  Pour  sentir  l'absurdité  de  ce  système  , 
il  suffit  de  comparer  les  personnages  des  poètes  que  nous 
venons  de  nommer,  avec  le  bâtard  dans  le  Roi  Jean  ou  la 
nourrice  dans  Romeo  et  Juliette.  Ce  n'est  point  apparem- 
ment faute  d'esprit  que  Shakspeare  a  adopté  une  manière 
si  différente.  Silady  Snerwell  en  a  beaucoup,  dans  V École 
du  Scandale  ,  le  Falstaff  de  Shakspeare  en  a  encore  bien 
davantage.  Mais  ce  grand  poète  connaissait  mieux  le  but 
de  son  art.  u  La  nature ,  disait-il  ,  dans  son  langage  simple 


32  MACHIAVEL   ET  SON  SIÈCLE. 

et  énergique ,  doit  se  réfléchir  dans  une  pièce  de  théâtre , 
comme  elle  se  réfléchit  dans  un  miroir,  m 

Cette  digression  fera  mieux  comprendre  ce  que  nous 
voulions  dire  quand  nous  assurions  que ,  dans  la  Mandra- 
gola,  Machiavel  avait  prouvé  qu'il  entendait  parfaitement 
la  véritable  nature  de  la  comédie ,  et  qu'il  aurait  pu  y 
exceller.  Par  l'exacte  et  vigoureuse  peinture  du  cœur  hu- 
main ,  il  produit  de  l'intérêt  sans  avoir  une  action  habile- 
ment tissue ,  et  il  provoque  le  rire  ,  sans  montrer  la 
moindre  prétention  à  l'esprit.  L'amant  qui  certes  n'est  ni 
fort  généreux ,  ni  fort  délicat ,  et  son  conseiller,  le  para- 
site, sont  peints  avec  verve.  Le  confesseur  hvpocrite  est 
un  portrait  admirable  -,  si  nous  ne  nous  trompons  pas,  c'est 
le  modèle  du  père  Dominique,  le  meilleur  caractère  du 
théâtre  de  Drvden.  Mais  l'honneur  de  la  pièce  est,  sans  con- 
tredit le  rôle  de  Nicias.  Il  a  juste  le  degré  de  sottise  né- 
cessaire pour  être  un  objet  de  ridicule  sans  l'être  de  pitié. 
Il  ressemble  un  peu  au  pauvre  Calandrino ,  dont  les  in- 
fortunes, racontées  par  Boccace,  divertissent  l'Europe 
depuis  quatre  siècles.  Peut-être  ressemble-t-il  encore  da- 
vantage à  Simon  de  Villa  ,  à  qui  Bruno  et  Buffalmaco 
avaient  promis  l'amour  de  la  comtesse  Civillari.  Nicias 
exerce,  comme  Simon,  une  profession  savante  ^  et  la  di- 
gnité avec  laquelle  il  porte  la  fourrure  doctorale,  rend  ses 
absurdités  plus  grotesques.  La  vieille  langue  toscane  con- 
venait éminemment  à  ce  personnage  5  la  simplicité  qui  le 
distingue  a  du  charme  et  de  la  grâce  ^  cependant  elle 
communique  aux  raisonnemens  les  plus  serrés  et  les  plus 
graves,  quelque  chose  d'enfantin.  Quant  les  héros  et  les 
hommes  d'état  l'emploient,  il  semble  qu'ils  grasseyent. 
Mais  elle  sied  beaucoup  à  Nicias  ,  et  donne  à  ses  sot- 
tises une  apparence  encore  plus  sotte.  Machiavel  a  fait 
d'autres  comédies  ,  mais  en  voilà  assez  sur  ce  sujet ,  car  il 
est  vraisemblable  que  ces  productions  sont  trop  peu  con- 


MACHIAVEL   ET   SON   SIÈCLE.  33 

nues  de  la  généralité  de  nos  lecteurs,  pour  que  leur  exa- 
men puisse  beaucoup  les   inliresser. 

Le  petit  roman ,  ou  plutôt  la  nouvelle  de  Belphégor,  est 
bien  conçue  et  agréablement  narrée  -,  mais  l'exagération  de 
la  satire  en  affaiblit  l'effet.  Machiavel  avaitété  mal  marié,  et 
le  désir  de  venger  sa  cause  et  celle  de  ses  compagnons  d'in- 
fortune l'a  emporté  au-delà  de  toutes  les  bornes. 

La  correspondance  politique  de  Machiavel  ,  publiée 
pour  la  première  fois  en  1767,  est  très-authentique,  et  pré- 
sente beaucoup  d'intérêt  ^  les  circonstances  malheureuses 
dans  lesquelles  son  pays  avait  été  placé ,  durant  la  plus 
grande  partie  de  sa  vie  publique ,  étaient  de  nature  à  favo- 
riser le  développement  des  talens  diplomatiques.  A  partir 
du  moment  où  Charles  ^^II  descendit  des  Alpes  ,  tout  le 
système  de  la  politique  italienne  fut  changé.  Les  gouver- 
nemens  de  la  péninsule  perdirent  leur  indépendance.  Tirés 
de  leurs  anciennes  orbites  par  l'attraction  des  grands  corps 
qui  s'approchaient  d'eux ,  ils  devinrent  de  simples  satellites 
de  la  France  et  de  l'Espagne.  C'était  l'influence  étrangère 
qui  terminait  toutes  leurs  discussions  intérieures  ou  exté- 
rieures. Les  contentions  des  partis  opposés  n'avaient  pas 
lieu,  comme  jadis,  dans  l'enceinte  du  sénat,  ou  sur  la  place 
publique,  mais  dans  le  cabinet  de  Louis  et  de  Ferdinand. 
Dès-lors  la  prospérité  des  états  italiens  dépendait  bien  da- 
vantage de  l'habileté  desagens  qu'ils  envoyaient  au  dehors, 
que  de  la  conduite  de  ceux  qui  conduisaient  les  affaires 
du  dedans.  L'ambassadeur  italien  avait  à  remplir  des  fonc- 
tions plus  difficiles  que  de  transmettre  des  ordres  de  che- 
valerie, ou  de  présenter  des  voyageurs  à  la  cour  près  de 
laquelle  il  résidait.  Il  était  l'avocat ,  le  défenseur  des  pre- 
miers intérêts  de  sa  patrie  ;  un  espion  revêtu  d'un  carac- 
tère inviolable.  Au  lieu  de  protéger  la  dignité  de  ceux 
qu'il  représentait,  par  des  manières  réservées  et  un  langage 
XII.  5 


34  MACHIAVEL   ET  SON   SIf.CLE. 

équivoque,  il  s'empressait  de  se  plonger  dans  toutes  les  in- 
trigues qui  agitaient  les  cours  barbares  près  desquelles  il 
était  accrédité.  Il  chercbait  à  découvrir,  à  flatter  les  fai- 
blesses du  prince  qui  gouvernait  l'état,  et  des  favoris  qui 
gouvernaient  le  prince.  Il  devait  gagner  la  maîtresse,  cor- 
rompre le  confesseur,  supplier,  menacer  avec  mesure ,  pro- 
fiter de  tous  les  caprices,  endormir  tous  les  soupçons^  tout 
voir  et  tout  supporter.  Quelque  loin  qu'eût  été  poussé  Tari 
de  la  politique  italienne,  les  circonstances  d'alors  exigeaient 
l'emploi  de  toutes  ses  ressources. 

Machiavel  fut  chargé,  à  plusieurs  reprises,  de  cette 
tache  difficile.  Il  conclut  des  traités  avec  le  roi  des  Ro- 
mains et  le  duc  de  Valentinois.  Il  fut  'deux  fois  ambassa- 
deur à  la  cour  de  Rome ,  et  trois  fois  à  celle  de  France.  Il 
s'acquitta,  avec  une  grande  dextérité ,  de  ces  différentes 
missions,  et  de  quelques  autres  d'une  importance  secon- 
daire. Ses  dépêches  forment  une  collection  très-amusante 
et  très-instructive.  On  n'y  trouve  pas  ce  jargon  mystérieux 
des  pièces  diplomatiques  de  nos  jours,  espèce  d'argot  con- 
venu entre  les  voleurs  et  les  filous  politiques.  Les  narra- 
tions sont  claires  et  bien  écrites^  les  observations  sur  les 
hommes  et  sur  les  choses,  spirituelles. et  judicieuses.  Les 
conversations  v  sont  rapportées  d'une  manière  animée  et  ca- 
ractéristique. Nous  nous  trouvons  en  présence  des  hommes 
qui,  pendant  vingt  années  fécondes  enévénemens,  réglèrent 
les  destinées  de  l'Europe.  Nous  entendons  leurs  conversa- 
tions particulières  ;  nous  voyons  leurs  gestes  familiers;  il 
est  curieux  de  reconnaître,  dans  des  circonstances  que  la 
dignité  de  l'histoire  néglige,  la  violence  mêlée  de  faiblesse 
et  la  ruse  impuissante  dcLouisXII  ;  la  passion  malheureuse 
qu'avait  pour  la  gloire  ce  Maximilien  ,  à  la  fois  emporté 
et  timide,  opiniâtre  et  inconstant,  toujours  pressé  et  tou- 
jours en  relard  \  l'énergie  hautaine  qui  donnait  de  la  no- 


MACHIAVEL  Eï  SON  SIÈCLE.  35 

blesse  aux  bizarreries  de  Jules  II  -,  les  manières  pleines  de 
douceur  et  de  grâce  qui  cachaient  l'ambition  insatiable  et 
les  implacables  inimitiés  de  Borgia. 

Nous  venons  de  mentionner  Borgia  ^  il  est  impossible  de 
ne  pas  nous  arrêter  un  instant  au  nom  de  cet  homme  dans 
lequel  la  moralité  politique  des  Italiens  de  son  tems  se 
trouve ,  en  quelque  sorte ,  personnifiée  ;  mais  réunie  à 
quelques-uns  des  traits  plus  énergiques  du  caractère  espa- 
gnol. Dans  deux  occasions  importantes  ,  Machiavel  fut  ad- 
mis dans  son  intimité  ;  d'abord ,  lorsqu'avec  une  habileté 
vraiment  infernale  Borgia  venait  d'obtenir  le  plus  grand  de 
ses  succès,  en  prenant  dans  un  même  piège  et  en  frappant  du 
même  coup  ses  plus  formidables  rivaux  ;  et  ensuite,  quand 
épuisé  par  la  maladie,  et  accablé  par  des  malheurs  qu'au- 
cune prudence  humaine  n'aurait  pu  prévenir,  il  se  trou- 
vait prisonnier  du  plus  mortel  ennemi  de  sa  maison.  Ces 
entrevues  entre  l'homme  d'état  pratique,  considéré  comme 
le  plus  habile  de  son  siècle ,  et  le  plus  grand  homme  d'état 
spéculatif  de  la  même  époque ,  sont  racontées  très  au  long 
dans  la  correspondance  ,  et  en  forment  la  partie  la  plus 
curieuse.  D'après  quelques  passages  du  P/ince ,  et  proba- 
blement aussi  d'après  quelques  vagues  traditions,  plusieurs 
écrivains  ont  cru  que  ces  deux  hommes  remarquables 
avaient  eu  ensemble  des  rapports  plus  intimes  que  ceux 
qui  ont  réellement  existé.  L'ambassadeur  a  été  accusé  d'a- 
voir conseillé  les  crimes  de  ce  tyran  artificieux  et  sans 
pitié  5  mais  les  documens  officiels  prouvent  que  leurs  re- 
lations, quoique  en  apparence  amicales,  étaient  au  fond 
tout  à  fait  hostiles.  Il  n'est  pas  douteux ,  cependant , 
que  l'imagination  de  Machiavel  et  ses  idées  politiques 
n'aient  été  fortement  influencées  par  ses  observations  sur 
le  caractère  et  la  destinée  de  cet  homme  extraordinaire 
qui,  malgré  tant  d'obstacles,  avait  fait  une  si  haute  for- 
tune ;  qui,  lorsque  les  jouissances  corporelles  présentées 


36  MACHIAVEL  ET  SOK  SIÈCLE. 

SOUS  d'innombrables  formes  ^  ne  pouvaient  plus  réveiller 
ses  sens  flétris  ,  trouva  un  stimulant  plus  durable  et  plus 
énergique  dans  sa  soif  inextinguible  pour  le  pouvoir  et  la 
vengeance-,  qui  rejeta  la  pourpre  romaine  dont  il  était  re- 
vêtu, pour  devenir  le  premier  général  de  son  tems;  qui, 
élevé  dans  une  profession  pacifique ,  composa  une  brave 
armée  de  la  lie  d'une  population  sans  courage;  qui  ,  après 
avoir  obtenu  la  souveraineté ,  en  détruisant  ses  ennemis , 
obtint  la  popularité  en  brisant  ses  inslrumens  -,  qui  avait 
commencé  à  employer,  de  la  manière  la  plus  utile,  ce  pouvoir 
qu'il  s'était  procuré  par  des  voies  infâmes  ,  et  ne  tolérait 
dans  la  sphère  où  s'exerçait  son  despotisme ,  d'autre  spolia- 
teur et  d'autre  tyran  que  lui-même  ;  qui ,  enfin ,  succomba 
au  milieu  des  malédictions  et  des  regrets  d'un  peuple  dont 
son  génie  avait  fait  l'admiration  et  l'épouvante,  et  dont , 
peut-être,  il  aurait  été  le  sauveur.  Quelques-uns  des  crimes 
de  Borgia,  qui  nous  paraissent  les  plus  odieux  par  les  rai- 
sons que  nous  avons  déjà  dites ,  n'affectaient  pas  de  même 
un  Italien  du  quinzième  siècle.  Des  sentimens  patriotiques 
pouvaient  aussi  déterminer  Machiavel  à  regretter  la  perte 
du  seul  homme  capable  de  défendre  l'indépendance  de 
l'Italie  contre  les  spoliateurs  confédérés  à  Cambrai. 

Le  désir  de  l'expulsion  des  oppresseurs  étrangers,  et 
de  la  restauration  de  cet  âge  d'or  qui  avait  précédé  l'in- 
vasion de  Charles  VIII ,  agitait,  à  cette  époque,  le  cœur 
de  tous  les  Italiens.  Le  génie  étendu,  mais  déréglé,  de 
Jules  II ,  s'en  occupait  sans  cesse.  Il  partageait  l'atten- 
tion du  frivole  Léon  X,  avec  son  amour  de  la  chasse  et  son 
goût  pour  les  plaisirs  de  la  table ,  les  manuscrits  et  les 
tableaux.  Ce  furent  ces  projets  (jui  déterminèrent  la  gé- 
néreuse trahison  do  Morone-,  rendirent  une  énergie  pas- 
sagère à  l'amo  iaiblc  du  dernier  des  Sforza  ;  et  entre- 
tinrent, pendant  quelque  tcms  ,  une  ambition  honorable 
dans  le  cœur  faux  de  Pescaire.  La  férocité  et  l'insolence  ne 


MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE.  3^ 

faisaient  pas  le  caractère  dislinctif  des  Italiens.  S'ils  étaient 
trop  indulgens  pour  les  barbaries  commises  dans  un  grantl 
but  sur  des  victimes  désignées,  c'était  avec  dégoût  qu'ils 
détournaient  les  yeux  de  barbaries  gratuites.  Les  farouches 
étrangers  qui  les  commettaient,  non  contens  de  subjuguer, 
voulaient  aussi  détruire  -,  ils  trouvaient  un  plaisir  diabo- 
lique à  raser  des  villes  superbes ,  à  égorger  des  ennemis 
désarmés  ,  à  suffoquer,  par  milliers ,  une  population  sans 
armes,  dans  les  cavernes  où  elle  s'était  réfugiée.  Telles 
étaient  les  scènes  qui  venaient,  chaque  jour,  exciter  l'hor- 
reur d'un  peuple  ,  parmi  lequel  jadis  tout  ce  qu'un  soldat 
avait  à  craindre,  dans  une  bataille  rangée,  c'était  la  perte 
de  son  cheval  ou  les  frais  de  sa  rançon.  L'intempérance 
grossière  des  Suisses,  la  rapacité  des  Espagnols,  la  licence 
des  Français  qui  méconnaissaient  toutes  les  lois  de  l'hospi- 
talité ,  de  la  décence,  et  même  de  l'amour  -,  la  cruauté  sans 
but,  commune  à  tous  ces  barbares,  les  avaient  rendus 
l'objet  de  l'exécration  générale  dans  la  péninsule.  Les 
richesses  accumulées  pendant  plusieurs  siècles  de  pros- 
périté et  de  repos  ,  se  détruisaient  rapidement.  La  su- 
périorité intellectuelle  du  peuple  opprimé  lui  rendait  plus 
dure  sa  dégradation  politique.  Les  arts ,  la  littérature  com- 
mençaient à  cacher  leur  décadence  sous  une  prodigalité 
d'ornemens  sans  goût.  Le  fer  n'avait  pas  encore  pénétré 
jusqu'au  cœur.  Le  tems  n'était  pas  venu  où  la  main  du 
peintre  perdrait  son  adresse ,  et  où  la  lyre  du  poète  serait 
suspendue  aux  roseaux  des  rives  de  l'Arno.  Toutefois,  un 
œil  pénétrant  pouvait  voir  que  le  génie  et  la  science  ne 
survivraient  pas  long-tems  à  l'état  de  choses  qui  leur  avait 
donné  naissance ,  et  que  les  grands  hommes  dont  le  (aient 
répandait  du  lustre  sur  cette  triste  période,  avaient  été 
formés  dans  des  jours  plus  heureux,  et  ne  laisseraient  pas 
d'héritiers.  Machiavel  sentait  profondément  les  malheurs 
de  sa  patrie,  el  la  pénétration  de  son  esprit  lui  en  avait 


38  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

indiqué  la  cause  et  le  remède.  C'était  le  système  militaire 
de  la  nation  italienne  qui  avait  détruit  sa  valeur  et  sa  dis- 
cipline ,  et  qui  en  avait  fait  une  proie  facile  pour  les  spo- 
liateurs étrangers.  Le  secrétaire  de  la  république  de  Flo- 
rence conçut,  en  conséquence,  un  projet  pour  abolir 
l'usage  des  troupes  mercenaires ,  et  pour  y  substituer  une 
milice  nationale. 

Les  efforts  qu'il  tenta  pour  exécuter  ce  grand  dessein  de- 
vraient seuls  suffire  pour  faire  honorer  son  nom.  Quoique 
sa  place  et  ses  habitudes  fussent  pacifiques,  il  étudia  avec 
persévérance  la  théorie  de  la  guerre  et  ses  détails  les  plus 
minutieux.  Le  gouvernement  florentin  entra  dans  ses  vues; 
on  créa  un  conseilde  guerre  et  des  levées  furent  ordonnées. 
L'infatigable  ministre  allait  de  ville  en  ville,  pour  sur- 
veiller l'exécution  de  son  plan-,  sous  plusieurs  rapports, 
l'époque  était  favorable  à  ce  projet.  La  tactique  militaire 
avait  éprouvé  une  grande  révolution  -,  la  cavalerie  n'était 
plus  considérée  comme  constituant  seule  la  force  d  une 
armée.  Les  heures  que  les  occupations  ordinaires  d'un  ci- 
toyen n'absorbaient  pas,  quoiqu' insuffisantes  pour  en  faire 
un  bon  cavalier,  pouvaient  en  faire  un  utile  fantassin. 
La  crainte  du  joug  étranger ,  du  pillage ,  des  massacres , 
pouvait  aussi  triompher  de  cette  répugnance  pour  la  vie 
militaire,  que  l'industrie  et  les  loisirs  des  grandes  villes 
avaient  également  concouru  à  produire.  Pendant  un  cer- 
lain  tems,  ce  grand  projet  parut  réussir.  Les  nouvelles 
Iroupcs  manœuvraient  convenablement  sur  le  terrain.  Ma- 
chiavel voyait  le  succès  de  son  plan  avec  une  satisfaction 
paternelle  ,  et  il  commençait  à  croire  que  les  armes  de  ses 
compatriotes  pourraient  un  jour  faire  refluer  les  barbares 
sur  le  Rhin  et  sur  le  Tage;  mais  le  torrent  Je  la  mauvaise 
fortune  se  précipita  de  nouveau  sur  Florence  ,  avant  que 
les  barrières  destim'es  à  le  contenir  eussent  été  suffisam- 
ment préparées.  Cette  ville  avait  cependant  joui ,  pendant 


MACHIAVEL  ET  SOIS   SIÈCLE.  3() 

quelque  Icms,  d'un  bonheur  relatif.  La  famine,  la  peste 
et  le  glaive  avaient  dévasté  les  fertiles  plaines  et  les 
belles  cités  du  Pô.  Toutes  les  malédictions,  fulminées  ja- 
dis contre  Tyr  par  les  prophètes,  semblaient  être  rctom-- 
bées  sur  Venise.  Les  marchands  déploraient  déjà  la  ruine 
de  leur  grande  cité  ;  le  moment  semblait  s  approcher  où  le 
Rialto  se  couvrirait  d'herbes  marines ,  et  où  le  pécheur  sé- 
cherait ses  filets  dans  l'arsenal  désert.  A  quatre  reprises 
diJGférentes ,  iVaples  avait  été  conquise  et  reconquise  par  des 
tyrans  également  indifférens  à  son  bien-être,  et  également 
avides.  Florence  n'avait  eu  qu'à  se  soumettre  à  des  extor- 
sions ;  à  acheter  et  à  racheter  sans  cesse,  à  un  prix  énorme, 
ce  qui  lui  appartenait  ;  à  remercier  pour  le  mal  qu'on  lui 
faisait-,  et  à  s'excuser  de  ce  qu'elle  était  dans  son  droit. 
Mais  elle  fut  enfin  privée  des  douceurs  de  ce  lâche  repos. 
Ses  institutions  politiques  et  militaires  furent  anéanties  du 
même  coup.  Les  Médicis  revinrent  de  leur  long  exil,  à  la 
suite  des  conquérans  étrangers.  On  abandonna  les  plans 
de  Machiavel ,  et  ce  grand  citoyen  fut  récompensé  des 
services  qu'il  avait  rendus  à  sa  patrie,  par  la  pauvreté ,  la 
prison  et  la  torture. 

Mais  l'homme  d'état  déchu  n'avait  pas  renoncé  à  son 
[)rojet ,  et  il  s'en  occupait  encore  au  milieu  de  ses  infor- 
tunes. xVfin  de  le  défendre  contre  quelques  objections  ,  il 
écrivit  ses  Sept  livres  sur  l'art  de  la  guerre.  Cet  excellent 
ouvrage  a  la  forme  d'un  dialogue;  les  opinions  de  l'auteur 
sont  mises  dans  la  bouche  de  Fabrice  Colonna,  l'homme  le 
plus  puissant  des  états  de  l'Eglise,  et  officier  très-distingué 
au  service  du  roi  d'Espagne.  Il  s  arrête  à  Florence,  en  se 
rendant  de  la  Lombardic  dans  ses  domaines.  Il  est  invité , 
avec  quelques  amis,  à  un  dîner  chezCosme  Ruccelaï,  jeune 
homme  accompli ,  dont  Machiavel  déplore ,  d'une  manière 
touchante,  la  fin  prématurée.  Après  un  élégant  festin, 
les  convives  vont  s  abriter  dans  un  bocage  du  jardin,  contre 


4o  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

les  ardeurs  du  jour.  L'attention  de  Fabrice  est  arrêtée 
par  la  vue  de  quelques  plantes  rares.  Son  hôte  lui  dit 
que ,  quoique  ces  plantes  fussent  devenues  rares ,  elles 
•jtaicnt  communes  autrefois  ;  que  les  auteurs  classiques  en 
font  souvent  mention  5  et  que  son  père,  comme  d'autres 
Italiens ,  s'amusait  à  pratiquer  les  anciennes  méthodes  de 
jardinage.  Fabrice  témoigne  alors  le  regret  que  ceux  qui , 
dans  les  derniers  tems ,  affectaient  les  habitudes  des  anciens 
Romains,  ne  les  imitassent  que  dans  des  bagatelles.  Cela 
conduit  à  une  conversation  sur  la  décadence  de  la  discipline 
militaire ,  et  sur  le  moyen  de  la  restaurer.  L'institution  de 
la  milice  florentine  est  habilement  défendue ,  et  plusieurs 
moyens  d'en  améliorer  les  détails  sont  indiqués. 

Les  Suisses  et  les  Espagnols  étaient  alors  considérés 
comme  les  meilleurs  soldats  de  l'Europe.  Le  bataillon 
suisse  se  composait  depiquiers,  et  ressemblait  beaucoup 
à  la  phalange  macédonienne.  Les  Espagnols,  comme  les 
soldats  romains,  étaient  armés  d'épées  et  de  boucliers.  Les 
victoires  de  Flaminius  et  de  Paul  Emile ,  sur  les  rois  de 
Macédoine,  semblent  prouver  la  supériorité  des  armes  em- 
plovées  par  les  légions.  La  même  expérience  avait  produit 
le  même  résultat  à  la  bataille  de  Ravenne.  Dans  ce  terrible 
conflit,  les  vieilles  bandes  d'Arragon,  abandonnées  par  tous 
leursalliés,  s'étaient  frayé  un  passage  auplusépais  des  lances 
impériales,  et  avaient  eflcc tué  leur  retraite  dans  le  plus  grand 
ordre,  en  présence  de  la  formidable  gendarmerie  de  Gaston 
deFoix  et  de  l'artillerie  d'Esté.  Fabrice  ou  plutôt  Machiavel 
propose  de  combiner  les  deux  systèmes  ;  d'armer  les  pre- 
miers rangs  avec  la  pique,  pour  repousser  la  cavalerie,  el 
les  autres  avec  l'épée  ,  comme  pouvant  servir  plus  géné- 
ralement dans  toutes  les  occasions.  Dans  le  cours  de  l'ou- 
vrage, Machiavel  professe  la  plus  haute  estime  pour  l'art 
militaire  des  Romains  ,  el  le  plus  profond  mépris  pour  1rs 
maximes  qui  avaient  eu  la  vogue  parmi  les  gc'-néraux  ita- 


MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE.  4^ 

liens  de  la  génération  précédente.  Il  préfère  linianleric  à 
la  cavalerie,  et  les  camps  retranchés  aux  places  fortes.  11 
voudrait  qu'on  substituât  des  mouvemens  rapides  et  des  en- 
gagemens  décisifs  aux  opérations  lentes  et  dilatoires  de  ses 
compatriotes.  Il  attache  peu  d'importance  à  Tinvention  de 
la  poudre.  Il  ne  paraît  même  pas  supposer  qu  elle  dut  pro- 
duire quelque  changement  dans  la  manière  d'armer  et  de 
disposer  les  troupes.  Cette  erreur,  comme  le  constate  le 
témoignage  unanime  des  historiens ,  était  unanime  parmi 
ses  contemporains-,  elle  résultait  de  ce  c[ue  l'artillerie,  alors 
mal  construite  et  mal  servie  ,  quoiqu'elle  eût  de  l'utilité 
dans  les  sièges  ,  en  avait  fort  peu  sur  le  champ  de  bataille. 

Nous  ne  nous  expliquerons  pas  sur  la  tactique  de  Ma- 
chiavel 5  mais  le  livre  dans  lequel  il  l'expose  ,  est  certaine- 
ment très-curieux.  C'est  un  excellent  commentaire  sur 
l'histoire  de  son  tems.  La  grâce,  l'esprit,  la  clarté  du 
stvle  ,  l'éloquence  et  la  chaleur  de  certains  passages  ,  sont 
faits  pour  plaire  même  aux  lecteurs  qui  ne  s'intéressent  pas 
au  sujet. 

he  Prince  et  les  Discours  sur  Tite-Live ,  furent  composés 
après  la  chute  du  gouvernement  républicain.  Le  premier 
est  dédié  au  jeune  Laurent  de  Médicis.  Cette  dédicace 
semble  avoir  excité  plus  d'aversion  contre  Machiavel , 
parmi  ses  contemporains ,  que  les  doctrines  qui  rendirent 
plus  tard  son  nom  si  odieux.  Elle  fut  considérée  comme 
une  apostasie  politique.  Le  fait  est,  cependant,  que  Ma- 
chiavel désespérant  de  la  liberté  de  Florence ,  était  dis- 
posé à  soutenir  tous  les  gouvernemens  qui  pouvaient 
protéger  son  indépendance.  L'intervalle  qui  séparait  une 
démocratie  d'un  despotisme  ,  Soderini  et  Laurent  de 
Médicis ,  semblait  s'évanouir  quand  il  était  comparé  à  la 
différence  qui  existait  entre  l'ancien  et  le  nouvel  étal  de 
l'Italie  ;  entre  la  sécurité,  l'opulence  et  le  repos  dont  elle 
avait  joui  sous  ses  précédons  gouvernemens  ,   cl  la  misère 


/Ja  MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE. 

dans  laquelle  elle  avait  été  plongée  depuis  Tannée  fatale 
où  les  lynius  étrangers  étaient  descendus  des  Alpes.  La 
noble  et  pathétique  exhortation  qui  termine  le  Prince  , 
montre  quels  étaient,  à  cet  égard,  les  sentimens  de  Ma- 
chiavel. 

Le  Prince  expose  les  progrès  d'un  peuple  ambitieux  ^ 
les  Discours  ceux  d'un  peuple  ambitieux.  A  un  homme 
d'état  moderne  ,  la  forme  des  Discours  paraîtrait  puérile. 
Au  fond ,  Tite-Live  ne  mérite  point  de  confiance  comme 
historien  ,  alors  même  qu'il  peut  disposer  de  nombreux 
moyens  de  connaître  la  vérité.  Sa  première  Z)ecarfe  ;,  à  la- 
quelle Machiavel  a  borné  son  commentaire  ,  ne  doit  guère 
inspirer  plus  de  foi  que  la  chronique  des  rois  bretons  an- 
térieurs à  la  conquête  des  Romains  -,  mais  le  publicisle  flo- 
rentin n'a  emprunté  à  Tite-Live  que  quelques  textes  qu'il 
aurait  aussi  bien  pu  choisir  dans  la  f^ulgate  ou  le  Deca- 
meron.  Toutes  les  réflexions  lui  appartiennent  5  quant  au 
genre  d'immoralité  qui  a  rendu  le  Prince  impopulaire  ,  et 
qu'on  retrouve  presqu'au  même  degré  dans  les  Discours, 
nous  avons  déjà  fait  voir  qu'il  fallait  moins  en  accuser  Ma- 
chiavel que  son  siècle.  Toutefois,  nous  ne  pouvons  nous 
dissimuler  que  c'est  une  grande  tache  ,  et  qu'elle  diminue 
beaucoup  le  plaisir  qu'à  d'autres  égards  ,  ses  écrits  doivent 
prof  urer  à  tout  esprit  éclairé. 

Il  est  impossible  de  concevoir  un  esprit  plus  sain  et  plus 
vigoureux  que  celui  que  ces  ouvrages  indiquent.  Les  qua- 
lités de  l'homme  d'état  actif  et  celles  de  l'homme  d'état 
spéculatif,  s'y  trouvent  réunies  et  combinées  d'une  manière 
vraiment  admirable.  Les  connaissances  positives  de  INIachia- 
\el  dans  les  atfaires  n'avaient  point  diminué  son  aptitudi- 
aux  généralisations  i  elles  n'avaient  servi  qu'à  leur  donner 
(  e  caractère  pratique  qui  les  distingue  si  complètement  des 
vagues  théories  de  la  plupart  des  philosophes  polilicjues. 

Toul  homme  (jui  connaîl  lcni(»iulc  saitqu'on!in;iii  rmenl 


MACHIAVEL   ET  SON   SIÈCLE.  4^ 

il  n'y  arien  de  plus  inutile  qu'une  maxime  générale.  Presque 
toutes  sont  ties  lieux  communs  ^  et  lorsqu'elles  sont  spiri- 
tuelles et  piquantes,  comme  celles  de  Larochefoucault , 
elles  sont  bonnes  seulement  à  servir  d'épigraphes  à  un  livre. 
Mais  les  préceptes  de  Machiavel  sont  dans  une  catégorie  très- 
dififérente  ;  et  c'est ,  selon  nous ,  en  faire  le  plus  grand  éloge, 
que  de  dire  qu'ils  peuvent  être  d'une  utilité  incontestable 
dans  beaucoup  de  circonstances  de  la  vie  réelle. 

Sans  contredit  il  y  a  des  erreurs  dans  ses  ouvrages  ;  mais 
ce  sont  des  erreurs  qu'un  écrivain  placé  dans  la  situation 
de  Machiavel  pouvait  difficilement  éviter.  Elles  résultent 
pour  la  plupart  d'un  seul  défaut  qui  se  reproduit  dans  tout 
son  système.  Dans  ses  théories  politiques,  il  avait  considéré 
beaucoup  plus  profondément  les  moyens  que  le  but.  Le 
grand  principe  queles  lois  et  les  sociétés  n'existent  que  pour 
augmenter  le  bonheur  individuel,  n'avait  pas  été  encore 
suffisamment  reconnu.  La  prospérité  du  corps  politique , 
indépendamment  de  celle  de  ses  membres ,  paraît  être  l'u- 
nique objet  dupubliciste  florentin.  De  toutes  les  erreurs  po- 
litiques ,  c'est  probablement  celle  qui  a  eu  les  conséquences 
les  plus  funestes.  L'état  social,  dans  les  petites  républiques 
de  la  Grèce,  les  rapports  de  dépendance  mutuelle  où  se 
trouvaient  leurs  citoyens ,  et  la  sévérité  des  lois  de  la  guerre , 
tendaient  à  encourager  une  opinion  qui ,  dans  des  circons- 
tances semblables ,  pouvait  à  peine  être  considérée  comme 
une  erreur.  Les  intérêts  de  chaque  individu  étaient  étroi-» 
tement  unis  à  ceux  de  l'état^  une  invasion  détruisait  les 
vignobles  et  les  champs  ensemencés  du  citoyen  ;  une  vic- 
toire doublait  le  nombre  de  ses  esclaves  ^  une  défaite  pouvait 
le  rendre  esclave  lui-même. 

Des  causes  semblables  à  celles  qui  avaient  agi  si  puis- 
samment sur  les  dispositions  des  Grecs,  n'eurent  pas  moins 
d'influence  sur  le  caractère  plus  timide  des  Italiens.  Ils 
«■'taient  cgalemcnl   divisés  en  petites  communauiés  poli- 


44  5IACHIAVEI-  ET  SON  SIÈCLE. 

tiques.  Chaque  individu  était  fortement  intéressé  au  bien- 
être  de  la  république  dont  il  étail  membre  ^  ilparticipait  à 
sa  richesse,  à  sa  pauvreté,  à  sa  honte,  à  sa  gloire.  Cela 
était  vrai  surtout  du  tems  de  Machiavel.  De  simples  par- 
ticuliers possédaient  d'immenses  fortunes  mobilières.  Les 
conquérans  du  nord  avaient  mis  la  disette  sur  leur  table  , 
l'infamie  dans  leur  lit ,  le  feu  sous  leur  toit  et  le  couteau 
sur  leur  gorge.  Il  était  naturel  qu'un  homme  qui  vivait  à 
une  époque  telle  que  celle-là ,  s'exagérât  l'importance  des 
mesures  qui  peuvent  rendre  une  nation  formidable  ;  et 
qu'il  s'occupât  peu  de  celles  qui  en  auraient  augmenté  la 
prospérité  intérieure. 

Rien  nest  plus  remarquable,  dans  les  traités  politiques 
de  Machiavel,  que  la  sincérité  qu'ils  annoncent.  Celte  sincé- 
rité n'est  pas  moins  visible ,  quand  il  se  trompe ,  que  lors- 
qu'il a  raison.  Jamais  il  n'avance  une  opinion  fausse,  parce 
qu'elle  est  nouvelle ,  parce  qu'il  peut  la  revêtir  d'une  expres- 
sion brillante  ,  ou  la  soutenir  par  un  sophisme  ingénieux. 
Ses  erreurs  s'expliquent  toutes  par  les  circonstances  dans 
lesquelles  il  se  trouvait.  Il  ne  les  a  pas  cherchées  -,  elles 
étaient,  pour  ainsi  dire ,  sur  sa  route ,  et  ne  pouvaient  guère 
être  évitées. 

A  cet  égard ,  il  est  curieux  de  comparer  le  Prince  et  les 
Discours  avec  VEspnt  des  Lois.  Montesquieu  jouit  peut- 
être  de  la  plus  grande  renommée  qu'ail  encore  acquise  un 
écrivain  politique  ;  il  en  doit  sans  doute  une  partie  à  son 
mérite,  mais  peut-être  en  doit-il  davantage  à  son  bonheur.  Il 
écrivit  et  fixa  l'altention  de  la  France ,  à  une  époque  ovi  elle 
sortait  du  long  engourdissement  où  l'avait  plongée  une 
bigoterie  politique  et  religieuse^  et,  en  conséquence,  il  en 
devint  le  favori.  Spécieux,  maisvide  ;  recherchant  les  effets, 
iiidifférenl  pour  la  vérilé  ^  prompt  à  bàlir  un  syslème,  sans 
donner  aucun  soin  au  choix  de  ses  matériaux ,  il  établit  des 
théories  comme  on  conslruil  un  ehùlcjm  de  cin  ics  ,  et  sans 


MACHIAVEL   ET  SON   SIÈCLE.  4^ 

s^en  soucier  davantage.  C'est  cette  abondance  d'idées  inco- 
hérentes qui  fait  qu'il  est  cité  indifféremment  par  tous  les 
partis,  même  les  plus  opposés.  Machiavel  se  trompe,  parce 
que  son  expérience  acquise  dans  un  état  particulier  de 
société,  ne  peut  pas  toujours  s'appliquer  à  des  institutions 
différentes  de  celles  au  milieu  desquelles  il  a  vécu.  Montes- 
quieu se  trompe,  parce  qu'il  a  une  jolie  chose  à  dire,  et 
qu'il  faut  qu'il  la  dise ,  vraie  ou  fausse.  S'il  n'a  point  de 
fait  qu'il  puisse  torturer,  comme  un  nouveau  Procuste., 
pour  le  mettre  en  harmonie  avec  le  système  qu'il  improvise, 
il  citera  quelque  fable  monstrueuse  de  Siam ,  de  la  Chine 
ou  du  Japon,  rapportée  par  des  écrivains  qui  se  croyaient 
doublement  autorisés  à  mentir,  en  qualité  de  voyageurs  et 
en  qualité  de  jésuites.  Aussi ,  c'est  avec  raison  que  l'homme 
qui  a  peut-être  eu  le  plus  d'esprit ,  mais  qui  faisait  le  moins 
ce  qu'on  appelle  de  l'esprit  ^  c'est  avec  raison ,  disons-nous, 
que  Voltaire  prétendait  que  le  livre  de  Montesquieu  n'était 
pas  l'esprit  des  lois  ,  mais  de  l'esprit  sur  les  lois. 

La  propriété  des  idées  et  celle  des  expressions  se  trouvent 
ordinairement  réunies.  L'obscurité  du  style  vient  presque 
toujours  de  la  confusion  des  idées;  et  le  désir  de  briller, 
coûte  qui  coûte,  qui  produit  de  l'affectation  dans  la  manière 
de  l'écrivain ,  le  conduit  nécessairement  à  des  sophismes. 
L'esprit  judicieux  et  vrai  de  Machiavel  se  fait  voir  rien 
que  dans  sa  diction  lucide,  mâle  et  polie.  Celle  de  Mon- 
tesquieu ,  au  contraire ,  annonce  un  esprit  ingénieux , 
mais  frivole.  Chaque  forme  de  style,  depuis  la  concision 
mystérieuse  d'un  oracle,  jusqu'au  persifflaged'un  petit-maî- 
tre, est  employée  à  déguiser  des  idées  paradoxales  ou  vul- 
gaires. Des  absurdités  sont  transformées  en  épigrammes , 
des  lieux  communs  en  énigmes.  C'est  avec  peine  que  l'œil 
peut  soutenir  l'éclat  dont  brillent  certaines  parties  ;  ou 

pénétrer  l'obscurité  volontaire  dans  laquelle  d'autres  sont 

enveloppées. 


/^(3  MACHIAVEL  ET    SON    SIÈCLE. 

Les  écrits  politiques  de  Machiavel  tirent  un  intérêt  par- 
ticulier du  sentiment  profond  qu'il  témoigne,  chaque  fois 
qu'il  touche  à  un  sujet  qui  lui  rappelle  les  infortunes  de  sa 
patrie.  Il  est  impossible  de  concevoir  une  situation  plus 
douloureuse  que  celle  d'un  grand  homme  obligé  d'assister 
à  l'agonie  d'un  grand  peuple  -,  d'être  témoin  de  ces  alter- 
natives  d'exaltation    et  d'accablement   qui   précèdent  la 
dissolution  5  de  voir  tous  les  signes  de  vitalité  disparaître 
un  à  un ,  et  la  mort  s'emparer  successivement  de  toutes  les 
parties  du  corps  social.  Telle  fut  la  triste  destinée  de  Ma- 
chiaAel.  Quoiqu'il  ne  fût  pas  resté  étranger  à  l'immoralité 
politique  de  son  siècle  et  de  son  pays,  il  paraît  qu'il  était 
plutôt  impétueux  et  austère,  que  souple  et  artificieux. 
Quand  la  dégradation  de  Florence  fut  complète ,  renonçant 
aux  formes  méticuleuses  de  ses  compatriotes ,  il  ne  fut  plus 
le  maître  de  contenir  son  dépit  5  il  l'exhalait  dans  tous  les 
écrits  qu'il  publiait.  Afin  de  se  consoler  des  malheurs  de 
l'Italie,  il  aimait  à  se  rappeler  son  ancienne  gloire.  Le 
souvenir  des  faisceaux  de  Brutus ,  de  l'épée  de  Scipion ,  de 
la  gravité  de  la  chaise  curule  ,  des  pompes  sanglantes  des 
sacrifices   triomphaux ,    se  reproduit    sans   cesse   sous  sa 
plume.  Il  voudrait  rétrograder  dans  le  passé  ,  et  se  retrou- 
ver à  cette  époque  mémorable  où  huit  cent  mille  Italiens  se 
levèrent,  comme  un  seul  homme,  au  bruit  d'une  invasion 
gauloise.  On  dirait  qu'il  respire  l'amc  de  ces  fiers  patriciens 
qui  oublièrent  les  liens  les  plus  chers  de  la  nature,  dans 
l'accomplissement  de  leurs  devoirs  publics-,  méprisèrent 
également  l'or  et  les  éléphans  de  Pyrrhus-,  et  reçurent, 
avec  une  physionomie  impassible  ,  la  nouvelle  des  désastres 
de  Cannes. 

Ces  sentimens  ne  se  faisaient  pas  seulement  apercevoir 
dans  les  écrits  de  Machiavel  ;  il  les  manifestait  aussi  dans  ses 
conversations.  On  raconte  que,  renonçant  à  toute  bienséance 
sociale,  il  se  livrait  aux  accès  d'une  gaîté  cynique  et  amèrc; 


MACHIAVEL  ET  SON  SIÈCLE.  4? 

il  trouvait  un  plaisir  cruel  à  faire  sentir  leur  avilissement 
à  ses  concitoyens  et  à  leur  reprocher  leur  honte  ^  il  les 
poursuivait  partout  de  ses  durs  sarcasmes.  Le  vulgaire  ne 
pouvait  comprendre  quelles  émotions  profondes  se  cachaient 
sous  cette  gaîté  feinte  et  sous  ces  folies  d'un  sage. 

Il  nous  reste  à  parler  de  ses  compositions  historiques.  La 
vie  de  Castruccio  Castracani  ne  mérite  pas  d'être  rangée 
dans  cette  classe.  Peu  de  livres  auraient  pu  être  plus  inté- 
ressans  qu'un  compte  judicieux  de  la  vie  de  cet  illustre 
souverain  de  Lucques,  le  plus  éminent  de  ces  princes 
italiens  qui,  comme  Pisistrate  et  Gélon,  exerçaient  un 
poiiA'oirqu'on  sentait  plutôt  qu'il  n'était  aperçu  ;  caril  repo- 
sait sur  la  faveur  publique  et  sur  les  grandes  qualités  do 
ceux  qui  en  étaient  dépositaires,  et  non  sur  les  lois  ou  la  pres- 
cription. Un  ouvrage  semblable  nous  aurait  fait  connaître 
la  nature  de  cette  espèce  de  souveraineté  si  singulière  et  si 
mal  comprise ,  que  les  Grecs  nommaient  tyrannie ,  et  qui . 
modifiée  à  quelques  égards  par  le  système  féodal,  reparut 
dans  les  républiques  de  la  Lombardie  et  de  la  Toscane. 
Malheureusement  l'ouvrage  de  Machiavel  manque  tout-à- 
fait  de  fidélité  :  ce  n'est  qu  une  fiction,  comme  la  nouvelle 
de  Belphégor,  mais  beaucoup  moins  divertissante. 

Le  dernier  ouvrage  de  ce  beau  génie  fut  l'histoire  de  sa 
ville  natale-,  elle  avait  été  écrite  par  l'ordre  du  pape  qui , 
comme  chef  de  la  maison  de  Médicis ,  était  alors  souverain 
de  Florence.  Les  caractères  de  Cosme,  de  Pierre  et  de 
Laurent  de  Médicis ,  y  sont  tracés  avec  une  impartialité  et 
une  liberté  également  honorables  pour  l'écrivain  et  pour 
son  protecteur.  Les  misères  et  les  humiliations ,  la  dépen- 
dance ,  ce  pain  de  l'exil  si  dur  et  rempli  de  gravier,  comme 
dit  le  Dante,  n'avaient  pu  dompter  l'ame  de  Machiavel. 
D'un  autre  côté,  les  séductions  de  la  plus  haute  dignité 
n'avaient  point  corrompu  le  cœur  généreux  de  Clément  VIL 
Cette  histoire  ne  paraît  pas  être  le  fruit  de  beaucoup  de 


48  MACHIAVEL  ET  SOIN    SIÈCLE. 

recherches  ^  elle  est  très-certainement  inexacte ,  mais  elle 
est  élégante ,  vive ,  pittoresque ,  plus  qu'aucune  autre  dans 
la  langue  italienne.  Au  fond,  elle  appartient  plutôt  à  la 
littérature  ancienne  qu'à  la  littérature  moderne  5  elle  est 
dans  la  manière  d'Hérodote  et  de  Tite-Live ,  et  non  dans 
celle  de  Davila  et  de  Clarendon.  A  tout  prendre,  cepen- 
dant ,  elle  donne  une  idée  plus  vraie  et  plus  fidèle  desmœurs 
nationales  que  d'autres  histoires  plus  exactes.  Une  exac- 
titude minutieuse  est  souvent  acquise  aux  dépens  de  qua- 
lités plus  essentielles ,  et  les  meilleurs  portraits  sont  ceux  où 
il  entre  un  peu  de  caricature.  Les  lignes  indifîerentes  sont 
négligées;  mais  les  traits  caractéristiques  sont  reproduits 
avec  vigueur ,  et  laissent  une  impression  durable  dans  la 
mémoire. 

Machiavel  vécut  assez  pour  voir  le  dernier  effort  tenté 
en  faveur  de  la  liberté  florentine.  Peu  de  tems  après  sa 
mort ,  la  monarchie  fut  définitivement  établie;  non  cette 
monarchie  dont  Cosme  de  Médicis  avait  profondément 
établi  les  bases  dans  les  mœurs  de  ses  concitoyens ,  et  que 
Laurent  avait  environnée  du  prestige  des  arts;  mais  une 
tyrannie  à  la  fois  arrogante  et  basse ,  faible  et  cruelle , 
bigote  et  lascive.  Le  patriotisme  de  Machiavel  était  odieux 
aux  nouveaux  maîtres  de  l'Italie  -,  et  cette  portion  de  ses 
écrits,  qui  était  conforme  à  leur  conduite  journalière, 
leur  servit  de  prétexte  pour  noircir  sa  mémoire.  Ses  ou- 
vrages furent  mal  interprétés  par  les  savans,  méconnus 
des  ignorans,  censurés  par  l'Eglise  et  calomniés  avec 
toute  l'aigreur  d'un  faux  zèle  par  les  complaisans  d'un 
honteux  despotisme.  On  voua  à  l'infamie  le  nom  d'un 
homme  dont  le  génie  avait  porté  la  lumière  dans  tant  de 
parties  obscures  du  domaine  de  la  politique,  et  qui  avait  été 
au  moment  de  briser  les  chaînes  de  ses  concitoyens.  Pen- 
dant plus  de  deux  siècles,  ses  restes  confondus  avec  ceux  du 
vulgaire,  ne  reçurent  ;uicvni  honneur.  A  la  fin,  un  pair  de  la 


SITUATION  UK  LA  GIlA>Dli-lJUETAG>E.  ^q 

Grancle-Brelagne  rendit  les  derniers  honneurs  au  premier 
liomme  d'état  de  Florence.  Il  lui  éleva  un  monument  dans 
Téglise  de  Sanla-Croce  5  monument  contemplé  avec  res- 
pect par  tous  ceux  qui  reconn^lissent  les  vertus  d'un  grand 
citoven,  à  travers  la  corruption  d  un  siècle  dégénéré,  et  qui 
inspirera  encore  plus  de  vénération ,  quand  le  but  auquel 
Machiavel  avait  consacré  toute  sa  vie  sera  atteint  ^  quand 
le  joug  étranger  sera  brisé  ;  quand  un  second  Poccita  ven- 
gera les  injures  de  Naples  ^  quand  un  nouveau  Rienzi  ré- 
tablira le  bon  état  de  Rome  ^  et  que  les  rues  de  Florence 
et  de  Bologne  retentiront  encore  de  leur  ancien  cri  de 
guerre  :  Popolo  ,  popolol  muoia  noi  ûranni  l  «  Peuple, 
peuple  !  mort  aux  tyrans  !  » 

(  Edinbiirgh  Review.  ) 


écojSOMIe  politique. 


SITUATION 

g^omma-ctafe ,    (^tttrtttctcre    et    ^^^^Ofdff 

DE    LA    GRANDE-BRETAGNE. 


Les  observations  qu'on  va  lire  forment  \  Avertissement 
et  la  Préface  d'un  livre  très-remarquable,  publié  à  Lon- 
dres, en  18^5,  sous  le  titre  suivant  :  Docuniens  statis- 
tiques sur  rétendue  territoriale ,  la  population ,  le  com- 
merce ,  les  impôts  ,  les  consom.mations  ,  la  dette ,  le 
paupérisme  de  l Empire  Britannique ,  et  sur  les  ciimes  qui 
s  y  commettent .  Ces  documens  ont  été  réunis  par  les  soins 
d'une  association  volontaire  d'hommes  éclairés,  qui  ont 
XII.  4 


5o       SITUATION  COMMERCIALE  ,    FIKAXCIERE  ET  MORALE 

entrepris  ce  travail  sans  autre  but  que  de  se  rendre  utiles 
à  leurs  concitoyens,  et  sans  désirer  aucune  rémunération 
personnelle.  De  pareilles  associations  méritent  bien  plus 
d'intérêt  nue  ces  sociétés  fitléraires  dans  lesquelles  on 
s'occupe  à  la  fois  de  belles-lettres,  d'agriculture,  d'indus- 
trie, etc.,  et  qui,  dans  leur  vague  généralité,  ne  sont 
bonnes  qu'à  satisfaire  quelques  vanités  subalternes.  Les 
Documens  statistiques  peuvent  être  considérés  comme  un 
ouvrage  périodique;  car  leurs  éditeurs  se  proposent  de  don- 
ner un  volume  cb.aque  année.  Ils  se  composent  d'une  série 
de  tableaux  qui  supposent  de  profondes  recherebes.  Les 
auteurs  ont  gardé  l'anonyme.  L'avertissement  expose  l'ori- 
gine et  le  but  de  l'ouvrage ,  et  la  préface  en  offre  le  ré- 
sumé :  l'un  et  l'autre  sont  d'un  écrivain  très-exercé. 

u  La  misère,  dit-il,  que  les  classes  laborieuses  et  pro- 
ductives de  la  Grande-Bretagne  ont  soufferte,  en  1816  et 
1817,  ne  pouvait  manquer  d'exciter  fortement  la  sollici- 
tude de  tous  les  bons  Anglais  ;  après  avoir  pourvu  ,  le  mieux 
que  l'on  put,  aux  nécessités  du  moment ,  on  jeta  les  yeux 
sur  l'avenir  :  et,  comme  rien  ne  garantit  l'efficacité  du  re- 
mède si  la  cause  du  mal  est  inconnue ,  on  cbercha  les 
moyens  de  remonter  jusqu'à  la  source  du  désordre  qui  se 
iiiisait  alors  remarquer  dans  le  corps  social,  d'en  connaître 
l'étendue ,  de  voir  ce  que  la  prévoyance  aurait  évité.  Une 
société,  formée  à  Londres,  se  cluirgea  de  ce  travail  im- 
portant et  difficile,  afin  de  préparer  les  voies  à  ceux  qui 
voudraient  appliquer  l'expérience  de  notre  tems  aux  be- 
soins futurs  de  la  patrie. 

»  Cette  société  \\v.  pouvait  avoir  d'autre  mobile  que  les 
intérêts  de  la  vérité,  et  la  satisfaction  de  les  avoir  servis. 
FAcmpte  de  préjugés  et  de  tout  esprit  de  système,  elle  ne 
reconnaissait  que  l'autoiilé  des  faits  et  de  leurs  consé- 
quences nécessaires  :  ces  dispositions  étaient  très-favorables 
?.:=x  rerbercbes  qu'il  s'agissait  d'enîrojirendre  ;  les  associé's 


DE   LA  GRANDK-IînF.TAG>E.  T  I 

s'y  livrèrent  avec  ardeur,  et  soumirent  à  une  analyse  scru- 
j)uleuse  les  documens  officiels  présentés  aux  chambres  pen- 
dant les  quarante  années  précédentes.  Ils  choisirent  dans 
une  centaine  de  volumes  in-folio,  les  notices  les  plus  ins- 
tructives sur  l étendue  terriioriale ,  la  population ,  la  pro- 
duction ,  les  consommations  ,  les  manufactures ,  le  com- 
merce,  les  impôts,  les  finances ,  les  cotisations  de  pa- 
7'oisses ,  le  paupéiisme ,  les  délits,  etc.  ;  et,  après  les  avoir 
comparées  à  tous  les  renseignemens  qu'ils  purent  se  pro- 
curer sur  les  mêmes  objets,  ils  les  mirent  en  ordre,  et 
dressèrent  les  tables  qui  composent  cet  ouvrage.  Ils  les 
présentent  avec  confiance  aux  hommes  d'état ,  à  ceux  qui 
chercheront  des  données  pour  la  direction  de  leurs  propres 
affaires,  ou  qui  cultivent  les  sciences  économiques. 

M  Mais  cela  ne  suffisait  pas  encore  :  ce  qui  donne  le 
plus  de  crédit  aux  recherches  statistiques,  c'est  le  sceau 
de  lauthenticité,  leur  origine  officielle  prouvée  par  des 
témoignages  irrécusables.  Or,  comment  imprimer  ce  ca- 
ractère à  des  compilations  où  huit  à  dix  registres  com- 
pulsés sur  le  même  sujet  n'avaient  fourni  qu'un  petit  nom- 
bre de  lignes^  où  des  évaluations  numériques  offraient  le 
résumé  de  vingt,  de  trente  documens  ?  Il  aurait  fallu  des 
notes  plus  étendues  et  plus  développées  que  le  texte  :  et 
peut-être  l'accumulation  des  preuves  n'aurait  point  triom- 
phé ,  dans  tous  les  cas,  de  l'incrédulité  des  lecteurs.  x\uire 
inconvénient  encore  plus  grave  :  ces  notes  volumineuses 
auraient  absori)é  l'attention  :  elles  se  seraient  interposées 
entre  des  faits  qu'il  eût  fallu  rapprocher  et  comparer-,  elles 
auraient  causé  une  confusion  que  le  raisonnement  n'eût 
dt'brouillée  que  par  un  travail  pénible.  On  a  donc  renoncé 
à  l'appareil  ordinaire  des  citations  et  des  pièces  juslinca- 
iÏAes.  La  Société  a  pensé  que  la  confiance  des  lecteurs  s'é- 
tablirait d'elle-même,  après  la  vérification  de  quelques 
faits  pris  au  hasard,  eî  qu'elle  se  maintiendrait,   quand 


5'>         SITUATION  COMMERCIALE,    FINANCIÈHE  ET  MORALE 

même  on  remarquerait  dans  eel  ouvrage  quelques  détails 
né£;ligés ,  quelques  incorrections  inévitables  dans  une  col- 
lection de  notes  recueillies  par  un  grand  nombre  de  colla- 
borateurs ;  mais  quoique  les  erreurs  qui  se  sont  glissées 
sans  être  aperçues,  ne  puissent  être  que  légères,  la  Société 
invite  ceux  qui  les  remarqueront  à  les  faire  connaître  à 
M.  Miller  ,  son  éditeur. 

•»  On  n'a  pu  faire  disparaître  des  tables  certaines  con- 
tradictions apparentes.  Les  tems  que  la  Société  devait  com- 
prendre dans  ses  investigations  ,  afin  de  rendre  son  travail 
plus  utile,  remontaient  plus  haut  que  la  réunion  de  l'Irlande 
à  l'empire  britannique  :  avant  cette  époque,  il  était  impos- 
sible de  saisir  l'ensemble  des  deux  états  gouvernés  séparé- 
ment ,  quoique  soumis  au  même  monarque.  La  Société  a 
lutté  long-tcms  contre  cet  obstacle  qui  lui  semblait  insur- 
montable :  mais  enfin ,  au  moyen  de  quelques  notes  qui 
désignent  les  documens  affectés  de  celte  cause  d'incorrec- 
tion ,  et  de  quelques  tableaux  pour  y  faire  les  cbangemcns 
nécessaires,  elle  a  donné  à  l'ensemble  de  son  travail  une 
exactitude  très-suffisante  pour  qu'il  puisse  servir  à  des  re- 
cherches ultérieures  ,  et  résoudre  plusieurs  questions  d'é- 
conomie publique. 

))  L'histoire  de  la  Grande-Bretagne  offre,  depuis  vingt 
siècles,  une  succession  d'événemens  bien  dignes  d'occuper 
la  pensée  des  observateurs.  On  ne  trouve  pas ,  il  est  vrai , 
dans  notre  île  ,  des  monumens  des  arts  de  l'antiquité,  ni 
des  constructions  gigantesques ,  comme  celles  de  Thèbes , 
en  f'gypte ,  ou  d'Ellora ,  dans  l'Inde  -,  mais  à  toutes  les 
époques  de  son  existence,  sa  statistique  ont  nnc  physio- 
nomie originale,  et  l'état  où  nous  la  voyons  aujourd  bui 
«loit  être  considéré  comme  le  fait  le  plus  extraordinaire 
que  l'économie  sociale  ait  jamais  présenté. 

»  Pour  étudier  (M  décrire  ce  grand  |)bénomène,  il  est 
indispensable  de  la  diviser.  Tous  les  faits  f|ui  la  composent 


DE   LA  GKAISDE-BRETAGJfE.  ^)i 

soiil  compris  clans  ce  classement  général  :  population  ,  ad- 
ministration ,  commerce  ,  finances. 

>)  Il  faul  un  dénombrement  exact ,  poui-  conuaîlre  la 
population  :  mais  jusqu  à  présent  cette  opération  n'a  pas 
été  faite  convenablement,  en  suivant  des  méthodes  sur 
lesquelles  ont  pût  compter. 

»  Rappelons  ici  une  observation  fort  ancienne,  mais 
qui  ne  cesse  point  d'étonner  presque  autant  que  si  elle 
était  nouvelle  ,  c'est  que  le  nombre  des  naissances  est  pro- 
portionnellementplus  grand  dans  les  classes  les  plus  pauvres, 
et  diminue  en  raison  de  l'accroissement  d'aisance  des  fa- 
milles. Ainsi ,  à  population  égale ,  la  pauvre  Irlande  est 
plus  féconde  que  l'opulente  Angleterre.  La  singulière  in- 
fluence des   privations   sur  la  constitution   physique   de 

I  homme  est  aussi  mystérieuse  pour  le  physiologiste  que 
pour  le  philosophe  occupé  de  recherches  sur  l'économie 
sociale  :  mais  le  fait  est  constant  -,  et  s  il  fallait  l'appuyer 
de  nouvelles  preuves  ,  les  tables  de  cet  ouvrage  les  four- 
niraient. 

»  Une  autre  observation  moins  générale  que  la  précé- 
dente ,  et  qu'il  faut  peut-être  restreindre  à  notre  pays , 
donne  aussi  beaucoup  à  penser,  et  provoquera  sans  doute 
de  nouvelles  recherches  statistiques.  On  voit  dans  les  ta- 
bles, qu'en  1801 ,  la  population  de  l'Angleterre  et  du  pays 
de  Galles  s'élevait  à  8,8'-'î,98o,  et  qu'en  1821,  on  comp- 
tait sur  le  même  sol  ii,99'y,663  habitans  :  c'est  un  ac- 
(•roissement  de  3, 124, 683  dans  l'espace  de  vingt  ans.  Pour 
la  même  mesure  de  tems,  on  compte  6,  [33,q63  baptêmes, 
et  3,968,547  décès  :  la  différence  n  est  que  de  2,i65,4i6. 

II  reste  donc  à  rendre  raison  de  l'existence  de  901,267 
individus,  dont  les  registres  des  baptêmes  ne  parlent  point, 
en  supposant  que  ceux  des  funérailles  sont  exacts.  On  re- 
connaît ici  l  imperfection  des  méthodes  de  dénombrement, 
dans  lesquelles  on  ne  tient  pas  compte  des  échanges  de  po- 


54         SITUATION   COMMEUCIALE,   FIAAACIÈRE   ET  MORALE 

pulalioii  entre  des  pays  voisins.  Ainsi ,  les  Irlandais  qui 
affluent  dans  le  pays  de  Galles  et  TAngleterre  sont  comptés 
en  Irlande,  parce  qu'ils  y  sont  nés,  et  dans  le  pays  où  ils 
se  trouvent  lors  du  recensement  de  la  population.  D'autres 
erreurs,  et  de  plus  nombreuses  encore,  sont  commises 
dans  le  classement  de  la  population  par  âges.  Comme 
plusieurs  habitans  du  pays  de  Galles  passent  en  Angleterre 
le  tems  dé  leur  jeunesse  et  de  leur  maturité  ,  et  reviennent 
terminer  leur  carrière  dans  leur  pays  natal,  les  tableaux 
de  la  population  à  ces  époques  de  la  vie,  sont  trop  chargés  en 
Angleterre  ,  trop  peu  dans  le  pays  de  Galles ,  tandis  que 
le  nombre  des  décès ,  comparé  à  celui  de  la  population 
totale,  s'accroit  dans  les  lieux  qui  avaient  perdu  une  partie 
de  leurs  jeunes  gens,  et  qui  ne  les  retrouvent  que  lorsque 
la  vieillesse  les  ramène  dans  leurs  familles. 

))  11  faut  interroger  la  faits  pour  apprendre  jusqu'à  quel 
point  Tordre  d'administration  actuellement  établi  est  en 
harmonie  avec  l'ordre  social  :  et  dans  l'étude  des  sociétés 
telles  que  nous  les  voyons  ,  on  se  tromperait  à  chaque  pas , 
si  l'on  ne  parvenait  point  à  distinguer  ce  qui  est  artificiel 
de  ce  qui  tient  à  la  nature  de  1  homme.  C  est  dans  ce  qui 
est  étranger  à  celte  nature  qu  on  trouvera  l'explication  du 
plus  singulier  phénomène  qu'un  peuple  puisse  offrir  aux 
observateurs  :  d'une  part .  toutes  les  facultés  développées  . 
le  travail  et  ses  produits  portés  jusquà  un  point  dont  on 
ne  croyait  pas  qu'ils  pussent  jamais  approcher ,  tous  les 
moyens  de  bien-être  et  de  jouissances  multipliés,  accu- 
mulés, prodigués;  et  de  l'autre  côté,  à  proportion  de  ce 
prodigieux  accroissement  de  prospérité ,  le  paupérisme  , 
les  crimes  et  tous  les  fléaux  qui  marchent  à  leur  suite.  Un 
état  de  choses  aussi  contraire  à  notre  attente  est  pourtant 
Teflet  inévitable  des  mouvemens  d'oscillation  d'un  im- 
mense commerce  \  ses  spéculations  ne  peuvent  être  fondées 
sur  la  base  d'une  équitable  réciprocité  j  l'extension  qu'il  a 


Dt:    LA  GRAISDE-BRETAGME. 


reçue,  depuis  quaranle-cinq  ans,  ne  fui  rien  moins  que 
reffet  d'un  mouvement  régulier.  Tantôt  les  prix  furent 
très-élevés,  et  tombèient  ensuite  beaucoup  trop  bas-,  à  des 
éclairs  d'espérances  succédèrent  des  pertes  accablantes  : 
les  classes  laborieuses  éprouvaient  le  contre-coup  des 
désastres  commerciaux^  elles  manquaient  de  travail,  et 
elles  étaient,  par  conséquent ,  réduites  à  la  misère. 

»  Les  tableaux  insérés  dans  ce  livre  nous  apprennent  que 
l'estimation  officielle  des  exportations  de  la  Grande-Bre- 
tagne, en  1824,  fut  de  48,o3o,o4(3  livres  sterling  (en- 
viron 1 1,253,000  francs)  ,  somme  qu'aucune  des  années 
précédentes  n'avait  pu  atteindre.  Mais  une  autre  colonne 
du  même  tableau  fait  voir  que  les  déclarations  de  homie  foi 
de  la  valeur  des  mêmes  produits  ne  la  portaient  qu'à 
3-,5^3,5i8  livres  sterling.  D'après  un  autre  tableau,  la 
valeur  moyenne  officielle  des  exportations  de  1798  à  1807 
fut  de  24,457,27 1  liv.  sL  ,  et  la  valeur  réelle,  405707,491- 
liv.  st.  \  dépréciation  excessive  de  nos  produits.. 

»  A  la  fin  de  la  guerre,  lorsque  les  effets  du  gouvernement 
cessèrent  de  circuler  comme  papier-monnaie  ,  la  crise  com- 
mença par  la  dépréciation  subite  des  produits  de  nos  fabri- 
ques, et  la  diminution  proportionnelle  des  ressources  de 
liois  millions  d'ouvriers  anglais.  Les  pertes  éprouvées  par 
notre  commerce  équivalurent  à  une  banqueroute  aanuelle 
de  trente  à  trente-cinq  millions  de  livres  sterling,  pendant 
les  quatre  ou  cinq  dernières  années  de  la  guerre.  Ces  perles 
énormes  frappèrent  de  paralysie  presque  toutes  les  transac- 
tions commerciales ,  et  causèrent  un  désordre  universel 
dans  1  économie  intérieure  de  notre  pays.  Toutes  les  classes 
alimentées  par  l'industrie  souffrirent  des  maux  dont  aucune 
société,  dans  aucun  tems,  ne  présenta  l'affligeant  tableau. 
La  misère  publique  ne  se  manifestait  pas  sous  un  extérieur 
hideux,  comme  les  ravages  de  la  guerre,  de  la  peste,  des 
incendies  ou  des  inondations^  mais  elle  était  universelle, 


56         SITUATION  COMMERCIALE  ,   FIftAiVCIÉRE  ET  MORALE 

silencieuse ,  imposante  par  une  forte  expression  de  douleur 
morale.  jNous  ne  craignons  point  d  affirmer  que  ,  de  1816 
à  1822 ,  l'Irlande  et  l'Angleterre  furent  dans  une  situation 
plus  misérable ,  supportèrent  une  plus  grande  somme  de 
maux  qu'aucun  peuple  des  tems  passés  et  modernes  ^  car  il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  mal  ne  se  faisait  pas  seu- 
lement sentir  dans  quelques  portions  du  territoire  ou  dans 
quelques  classes  de  la  population  ^  mais  qu'il  les  attei- 
gnait toutes,  sans  en  excepter  les  plus  opulentes, 

))  On  dira  peut-être  que  ces  observations  viennent  hors  de 
propos ,  et  que  le  tems  actuel  est  mal  choisi  pour  les  mettre 
au  jour.  Les  associés  pour  la  rédaction  de  cet  ouvrage  ré- 
pondront qu'il  a  fallu  se  laisser  entraîner  par  le  sentiment 
d'une  grande  utilité,  pour  ne  point  jeter  un  voile  sur  de^ 
maux  passés,  pour  renouveler  les  douleurs  de  la  patrie,  el 
affaiblir  ses  espérances  ^  qu'ils  voient  trop  clairement  qiw 
le  commerce  extérieur  poursuit  sa  carrière,  précipite  sa 
course ,  et  que ,  malgré  que  les  circonstances  aient  changé, 
le  résultat  définitif  sera  le  même  ;  que  la  calaslrophe  de 
18 16  se  renouvellera,  mais  plus  désastreuse  ,  en  raison  de 
l'immense  développement  des  causes  qui  l'auront  préparée, 
de  l'extension  que  le  commerce  ne  cesse  de  prendre  ,  cl 
qu'il  tend  à  augmenter  indéfiniment  (i).  Comme  ces  funestes 
conséquences  peuvent  êlre  évitées,  les  associés  ont  cru 
devoir  montrer  le  péril  avant  qu'il  ne  fut  imminent,  et 
annoncer  l'approche  du  mal ,  sans  attendre  qu'il  fût  arrive. 

»  Les  mesures  législatives  adoptées  en  1824  et  1825  pa- 
raissent avoir  produit  leur  effet  ;  le  commerce  augmente  , 
ainsi  que  les  revenus  de  l  état  .  les  progrès  sont  assez  sen- 
sibles ,  depuis  un  an  nu  dix-huil    mois.   Mais  ces  progrès 

(  i)  Note  l)u  Tu.  Ces  obscivalions  piojilii  Iii]Ul;>  t-laiciit  ictligées  avanl  la 
crise  nui  a  ilcsolc  le  coniincnccinent  ilc  l'amicc  1825.  Celle  crise  avail  aussi 
(■lé  annoncée  ilans  le  i'^'  ailicle  ilu  l'i  numéro  île  la  Titxiie  liritannii/ne , 
jMiblié  en  juin  1825. 


.    DE  LA  GKAM)E-BKF.TAGNE.  5^ 

sont-ils  un  bien  pour  le  pays  ?  les  associés  ne  se  laissent 
])as  séduire  par  celte  illusion.  En  jetant  les  yeux  sur  le 
tableau  des  taxes  et  des  consommations  à  l'époque  de  1793, 
et  sur  celui  des  progrès  du  commerce  depuis  1798  ,  on 
voit  que,  depuis  cette  année  jusqu'en  18 16,  les  sources 
du  revenu  public  et  de  tout  ce  que  l'on  regarde  comme 
les  signes  de  la  prospérité  d'une  nation,  coulèrent  avec 
une  abondance  inconnue  jusqu  alors.  Mais  à  la  honte 
(l'expression  est  adoucie)  de  ceux  qui  dirigeaient  alors 
le  gouvernement,  ils  se  laissèrent  éblouir  par  une  appa- 
rence de  bonheur,  tandis  qu'ils  en  perdaient  la  réalité. 
Dans  le  même  tems ,  le  malaise  des  classes  laborieuses ,  le 
paupérisme  et  les  crimes  augmentaient  encore  plus  rapi- 
dement que  les  revenus  de  l'état.  Et  même,  à  une  époque 
plus  rapprochée  ,  on  voit  qu'en  1822  le  nombre  des 
condamnations  pour  crimes  fut  de  21,0^5  ,  et  en  182^  , 
de  22,099.  En  général ,  l'accroissement  du  nombre  des 
crimes  paraît  être  quatre  fois  aussi  rapide  que  celui  du 
commerce.  Ce  fait,  quoiqu'isolé ,  fait  une  impression  pé- 
nible à  laquelle  on  voudrait  opposer  quelques  idées  con- 
solantes :  on  croyait  en  trouver  dans  la  diminution  de  la 
taxe  pour  les  pauvres ,  qui  semble  effectivement  atteste!' 
une  diminution  de  misère,  mais  qui  n'est,  dans  la  réalité, 
que  le  résultat  d'une  nouvelle  distribution  des  fortunes. 
Les  placemens  de  fonds  au  dehors  se  multiplient  -,  le  nom- 
bre des  riches  absens  augmente  sans  cesse  ;  le  passage  de 
nos  capitaux  en  pays  étrangers  produit  le  même  effet  que 
la  guerre  contre  la  France ,  et  prépare  une  crise  de  même 
nature  que  celle  de  18 16.  On  verra  de  nouveau  la  sus- 
pension d'une  grande  partie  des  travaux  ;  le  paupérisme 
et  tous  les  fléaux  qui  l'accompagnent  menaceront  encore 
tout  notre  édifice  social.  Les  fausses  théories  sur  lesquelle> 
repose  notre  système  politique  tendent  directement  à  con- 
centrer de  plus  en.  plus  les  fortunes  ,  à  Tappauvrissement 


58         SITLATIO^'  tOM.MEKCIALE  ,   IlIS AîiClÉRE  ET   MOHALE 

de  la  masse  du  peuple  et  aux  bouleversemens  qui  en  se- 
ront la  suite  :  on  en  verra  la  preuve  dans  plusieurs  tableaux 
de  ce  livre.  » 

Parmi  ces  tableaux ,  on  indique  particulièrement  celui 
que  nous  joignons  ici,  n°  II. 

Le  rédacteur  avertit  qu'il  a  fait  usage  d'évaluations  hy- 
pothétiques pour  représenter  les  besoins  et  les  ressources 
respectives  de  ces  classes  :  cette  méthode  n'est  pas  sans 
inconvénient  ;  il  arrive  rarement  que  les  nombres  choisis 
pour  exprimer  les  valeurs  inconnues  leur  soient  propor- 
tionnels ,  et  par  conséquent  les  rapports  obtenus  par  leurs 
combinaisons  sont  presque  toujours  altérés  ;  quelquefois 
même  ils  conduisent  à  des  absurdités  évidentes.  En  géné- 
ral ,  si  les  nombres  n'ont  point  été  fournis  par  une  mesure 
directe  et  précise ,  leurs  applications  sont  au  moins  sus- 
pectes, et  souvent  très-fautives  :  le  hasard  ne  se  plaît 
point  à  favoriser  les  mauvais  raisonnemens.  On  a  tenté  de 
remédier  par  des  évaluations  numériques  à  ce  que  les  dé- 
cisions par  jurv  semblent  avoir  d'arbitraire  ;  le  succès  n'a 
point  répondu  aux  espérances  que  cette  méthode  avait  fait 
concevoir. 


DE  LA  GKAJJDE-BRETAGNE. 


59 


TABLEAU  (les  valeur»  ofriclelles  et  dtfclare'es  de  ciric^uantc  sortes  d'articles  des 
produits  du  sol  cl  des  l'abriques  de  1  Empire  Lntaunique  .  exporle'es  dans  tout  le 
inonde  (l'Irlande  exceptée),  en  1823  et  182'^,  compare'es  aux  mêmes  valeurs 
en  181  {  ,  afin  de  montrer  d'un  côté  l'accroissement  de  la  (/uanlitc  Ae.  l'exuortation  , 
et  de  l'autre  la  dcprcciatiun  des  valeurs. 


INDIC.VTIU.N 

DE    Ll    NATCaE    DES   EXPORTATIONS. 


Colons  ouvrés 

Dj  en  laine 

t-'t.^lTcs  Je  laine 

Toili-^delin 

l.t.ftisdesoie 

Kubaneries  et  modes.  . . 

Habillenieos 

Ombrelles  et  parasoU  . . 
Chapeaux,  cast.,  feutre? 

Soie  ,  etc 

Fer  et  acier 

Arlic.  en  cuivre  et  laiton. 

Ktaîu  en  saunions 

Articles  en  étain 

Taillanderie  et  coutcU.. 

3Iacliines  diverses 

Armes  et  munitions. . . . 
Plomb  ,  balles  ,  dragées  . 

T^ard  et  jambons 

nœuf  et  porc  salés 

Bierre  étale 

Biscuit 

Beurre  et  fromage 

Blés  et  farines 

Clievaux 

Houblon  et    graines 

Cuirs 

Sellerie, hara.icherie.. . . 

Poteries 

Verreries 

Meubles,  tapis,  etc 

Papeterie 

Ouvrages  imprimés..., 
Instrumensde  musique. 
—  de  malb.,d'opt.,  etc 
Vaisselle,  joaillerie  ,  etc 

Charbon 

Sel 

Alun 

Harengs  ,  poissons,  .... 

Huiles 

Fanons  de  Baleine. . . . 
Savons  et  chandelles. . 

Couleurs 

Corda^^es 

.Salpêtre  raCuc 

Tabac. 

.Sucre  raQné. 

.■articles  omis 

Total  gcucral 

pour  l'Irlande  .  . . . 

Produits  des  colonies  el 

des  pays  élrangei-s. .  . 

Autre»  objets. . .    


VALEURS   OITICIKLLES. 
1814.  1823.      I     182^. 


iG,.535,."28 
i,iio,S.5o 

i,J24,4=i'- 
i:.'.,H4i 


22(i,9f|- 

.44,\!(8 

8.,',oSo 
3i;'„lîl6 
Sojâ'-o 

88o,?|i3 


84,85.t 
i2.s'-,^2 

S-!,f|.2 

i(itj,i)8o 

219,215 

n,i65 
1.^8,42- 

'8,u)-'i 

►  107,475 

*  1811,732 

*  50,124 

k 

108,274 

i44,<j35 

352,734 

(j,365 

232,2-6 

65,082 

29,o3.T 

124,444 
81,826 

23,1-8 

1,5.54 

i,5i3,865 
2,276,764 


RisCMt-. 

pa.t. 


0,2O0,5So 

2,920,153 

1,345,6-8 

19,157,818 


■.6,624,229 


'4,>^:v'>^9 
2,42.-., 418 
5,539,789 
2,654,098 

140, 321 

21,22- 

•^•i:H4ii 
34,410 

2o5,321 

13,179 

1,203,872 
.55 -,9 14 

229,129 

52-,22T 
157,846 
213,422 

":'447 

28,838 

65,;p7 
5-, -02 
64,877 


28.(i58 
I26,C|83 

88,23o 

92 ,004 
143,822 

-1,187 

1.10,1)  16 

33,1182 
48,40g 

i9i"4> 
2o3,8o- 
216,684 
26c),3c)3 
7,585 
262,274 

29,564 

l5,22 
16-, 52 
134,328 
74,00 
75,432 
1,559 
1,125,78' 

745,(58. 


43,i44,46(j 
3,141,825 

1,35.1,3-6 
8,588,996 


10,234,663 


7,170,108 
2,9^4,37-9 
6,136,091 
3,283,4o3 
159,647 

2f;,28i 
435,848 

44,385 

1,125,626 

540,213 

1 3 1,483 

253,656 

604,045 

1 29,644 

3ii,-i6 

1  i6,3f)7 

29,2*30 

y-,o3o 

48, 1 36 

33*660 

56,42  3 

i4,(g2 

I-,5li2 

10,285 

142,442 

110,984 
93,"i28 

131,326 
71,318 

164,908 
32,095 
62,4-2 
24,835 

253,778 

22Q,IOI 

■-,3o3 

19.1,527 

■1,^97 

30,992 

i53,io5 

j34,(|83 

98,444 
59,o3o 

2,5( 

i,o58,8 
820,008 


48,o3o,o36 
3,688,570 

1,318,069 
io,i88,5<j6 


63,225,27 


VALELKS  OECLAHEES. 

i8i''f.        1823.        182^'. 


I -,24 1,884 
2,791,248 
6,372,494 
1,-01, 384 
.i3o,oi8 
411,029 


291, 170 
143,291 
953,-25 

448,:;65 
122,2,11 

222, 3i4 
819,201 


198,-568 

74,322 
3|5,o49 
3i4,.^o4 

35i),9-o 
189,209 
548,359 

20,376 


386,-8 
49.,-6s 
100,381 
184,208 

55,247 

173,-103 
80,349 

243, 
12, .^97 

3-1, 3oo 

i3t,554 
24,0^5- 

266,s6.i 

246,432 

3o, io6 

15,993 

3,oo>,('53 

2,8;)5,S-o 


43.447,^73 
4,412,016 

20,503,49*' 


.3,751,4,4 
2,62  5,t)4S 
5,634,137 
2,095,5-4 
3'5o,S8o 
272,61g 

397  h49 
34,410 
224,532 
10,418 
8-8,018 
543,(118 
12-, --5 

23;,;iq 

1,0-4,684 

157,846 
373,283 
247,884 

28,S8() 
,2.%,43 
2>8,5i9 

63,225 

152,-89 
62,800 
6-5,i3i 
19,063 

3o  1,022 
88,2  3o 

398,438 

6o4,o3<) 

-.,18" 

130,916 
121, 3o5 
48,408 
19,041 
3io,o3i 
100,594 
182,296 

4,7«9 

23-,o85 

3-4,3io 

23,i63 

183,106 

134,328 

145,186 

33,000 

if'.,i56 

886,916 

i,ooi,45o 


34,601,12. 
3,488,59 

P-948:372 


68,362,890 


48,1-8,087 


l5, 240,00*1! 
3,i.i-.,',96, 
6,0  11,535 

2,442,440] 

442,5821 

356,3i- 

435,^48 

44,385| 

228,852; 

19,3901 

85i,ii3] 
024,489: 
i5o,852 
255,io4| 

l,202,S65j 

129,6441 

354,172, 
238,428 

28,01  3; 
I  58,624 

'77,«09; 
42,85.  ,1 

■4  ■,0781 
4o,too; 
69,1951 
1 1 ,296, 

323,749; 
iio..:,84^ 
390,"549' 
545,o8Ôl 
-i,3i8 
164,908 
121,293 
62,472 
24,8351 
201, 3l2 

1 14,083 
i53,538; 

4, '9 

1-0,36' 

Î3,4'' 

35,760; 

161,1120 

1 34,083' 

183,464 

23,069 

21,428 

74S,3o5 

I  ,o5o,49i 


37,573,9i!< 
4,2tii,ii4 


1 ,5o6,565 


53,341,69. 


A .  B.  Les  arlicles  martjués  d'une  *  sont  ceux  dont  la  valeur  oflicielle  est  é,;ale  a  la  valeur  déclarée.  Les 

I  Iules  laissés  en  blanc  dans  la  colonne  de  i8i4  ,  sont  compris  dans  les  articles  omis.  Il  n'y  a  point  de  décla- 

.lU'Ui  de  valeurs  de  produits  coloniaux  et  étrangers  léexporté.-..  On  peut  estimer  fjne  les  exportations  de  1824 

I  l'iouvé  une  dépréciation  dt  60  pour  "/o  ,  pat  rapport  à  celles  de  l8i4,  et  de  90  pour  "j,j  ,  pai  rapport  aux 

'   innées  de  1708  à  180- . 


6o 


SITUATION    DE   LA  GHAWDE-BIIETAGJNE. 
H. 


TABLEAU  (les  revenus  annuels  des  2,g4i,383  familles  qui  composent  la 
population  Je  la  Grande-Bretagne  ,  suivant  l'état  pre'senté  aux  Chambres  , 
en  1821.  Les  familles  sont  divisées  en  vingt- huit  classes  ,  par  rapport  àleui 
revenu,  et  l'emploi  du  revenu  est  réparti  entre  les  quatre  objets  suivans  : 
Produits  du  sol.  —  Produits fahrufués .  —  Contributions.  —  Superflu. 


DISTRIBUTION   UU    REV£NU. 

th 

NOMBRE 

as 
■W 
S 

des 

ÏRODUITS 

PRODCITS 

""" 

REVEM-. 

des 

COSTRIBLT. 

sri-EEfLU. 

TOrAUX. 

lamilles. 

du  Sol. 

Fabriques. 

12 

•• 

^• 

3. 

\- 

5. 

6. 

7- 

INDIGENCE. 

Liv.  si. 

Liv.  st. 

Liv.  st. 

Liv.  st. 

Liv.  st. 

Liv.  !.t. 

, 

1,000,000 

25 

21,000,000 

3,5oo,ooo 

5oo,ooo 

25,000,000 

2 

600,000 

33 

i-,5oo,ooo 

2,000,000 

5oo,ooo 

20,000,00ti 

i 

400,000 

5o 

i6,5oo,ooo 

3,000,000 

5oo,ooo 

20,000,0011 

4 

3oo,ooo 

66 

i6,5oo,ooo 

3,000,000 

5oo,ooo 

20,000,000 

ri 

200,000 

100 

i6,5oo,ooo 

3,000,000 

5oo,ooo 

20,000,000 

AISANCE. 

H 

100,00c, 

200 

12,5oo,O00 

5,000,000 

i,5oo,ooo 

1,000,000 

20,000,000 

•7 

(i6^6(j(; 

3oo 

10,000,000 

7,000,000 

2,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

8 

5o,ooo 

400 

9,000,000 

•-,000,000 
8,000,000 

3,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

9 

40,000 

5oo 

•-,000,000 

4,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

10 

33,a:i3 

600 

b,oon,ooo 

8,5oo,ooo 

4,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

1 1 

28,000 

-00 
îioo 

0,000,000 

8,000,000 

5,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

12 

25,000 

5,000,000 

H, 000,000 

.5,000,000 

2,000,000 

20,000,000 

i3 

22,222 

900 

5,000,000 

8,000,000 

5,000,000 

2,000,000 

20,000,000 

'  i 

20,000 

1,000 

5,000,000 

8,000,000 

5,000,000 

2,000,000 

20,000,000 

SUPERFLU. 

i.-, 

■  3,3.13 

i,5oo 

5,000,000 

9,000,000 

4,000,000 

2,000,000 

20,000,000 

i«> 

10,000 

2,000 

5,000,000 

9,000,000 

4,000,000 

2,000,000 

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5,000,000 

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4,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

iS 

G,6Gt; 

3,000 

5,000,000 

10,000,000 

4,000,000 

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20,000,000 

II) 

5,710 

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5,000,000 

1 1,000,000 

3,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

5,000 

4,000 

4,000,000 

12,000,000 

3,000,000 

1,000,000 

20,000,000 

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TRÈME   SUPERFl 

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Prrwlui 

s  de  40,000 

,000  d'acre», 

ifJliv.s 

t.  par  acre 

240,000,000 

Les  classcmca.s  de  hi  poiiulalion  et  du  ici  cuu  sont  dcduit^  d»  jiiodiul  Hiiiloniil  ,  do  rc.-tim.ilion 
loUK;  de»  fonds  ,  d'aprèiilcs  Inxi-s  ,  et  du  noiidirc  dc.i  familles,  la  roloimc  6  ne  jicul  rire  qu'liypn- 
tlirli.Iiie  ,  .linsi  que  i|ui'lrjuc>  détail.-  ■!  ,0- 1'  •  .•,..l,i.ilion-  ,  m.u.  li--  iol.iu\  ni  li-  ont  n  ,^  ,  et  .sont  le 
rcsumc  de  f.  •'-  n"-''ir«- 


BEAUX  ESPRITS  CONTEMPORAINS. 

N«  VU. 
WORDSW^ORTH,    CRABBE,    CAMPBELL. 


Je  me  plais  à  réunir,  dans  un  seul  cadre,  trois  porlrails 
qui  n'ont  entre  eux  aucune  ressemblance  ^  ceux  de  Camp- 
bell (i),  Crabbe  (i)  et  Wordsworth  (3),  tous  trois  fils 
de  la  muse,  et  couronnés  par  elle  du  laurier  populaire; 
tous  trois  doués  d'une  originalité  spéciale  et  d'un  caractère 
qui  les  isole  dans  l'histoire  poétique. 

MM.  Wordsworth  et  Crabbe  appartiennent  essentiel- 
lement à  l'école  moderne.  Crabbe  ,  par  la  minutieuse 
vulgarité  de  ses  tableaux,  Wordsworth,  par  le  senti- 
mentalisme exalté  qui  le  caractérise ,  révèlent  l'influence 
que  le  nouvel  esprit  démocratique  a  exercée  sur  eux. 
Campbell,  poète  élégant  et  pur,  pouvait  naître  sous  la 
reine  Anne  ,  publier  ses  poèmes  tels  qu'ils  existent ,  et 
devenir  célèbre.  Du  tems  de  Pope  ,  ni  Crabbe ,  ni  Words- 
worth n'auraient  obtenu  de  vogue  ;  ou  les  sarcasmes  eus- 

(i)  Note  du  Tr.  Thomas  Campbell,  auteur  d'un  roman  pathétique 
en  vers ,  intitule  Gertrude  de  IVyoniing ,  a  fourni  au  New  Blonthly  3Ia- 
ffazine  une  série  d'articles  remarquables  sur  les  poètes  dramatiques  grecs. 

(a)  Note  DU  Tr.  George  Crabbe,  ami  de  Sir  Walter  Scott,  remplit  en 
Ecosse  les  modestes  fonctions  de  ministre  d'un  hameau.  Il  a  publié  huit 
volumes  de  poésies  où  les  mœurs  villageoises  sont  peintes  avec  exactitude ,  et 
quelquefois  calomniées. 

(3)  Note  DU  Tr.  Wordsworth  ,  l'un  des  poètes  de  V École  des  Lacs, 
a  fait  paraître  des  ballades  et  des  poèmes  métaphysiques  et  descriptifs.  Ou 
trouve  dans  ses  poésies  des  odes  d'un  ton  fort  grave  ,  en  dépit  des  sujets 
qu'il  semblait  impossible  de  traiter  sérieusement  :  V Idiot  dans  sa  gloire  , 
le  Petit  Nnn  et  son  papa  ,  VAnesse  mourante ,  etc. ,  etc. 


()2  WOUDSWORTH  ,    CRABBE,   CAMPBELL. 

sent  été  le  seul  prix  de  leur  génie ,  ou  l'oubli  le  plus 
profond  et  le  plus  injurieux  mépris  auraient  glacé  leurs 
premiers  efforts. 

Wordsvvorth  et  Crabbe ,  malgré  les  différences  essen- 
tielles qui  les  séparent ,  ont  tous  deux  choisi  pour  muse 
une  poésie  domestique  ,  bizarre  ,  prosaïque  pour  ainsi 
dire  ,  née  des  mouvemens  nouveaux  de  l'esprit  mo- 
derne. L'ingénieuse  création  de  ficlions  brillantes  ,  la 
pompe  des  tableaux  ,  l'éclat  des  peintures ,  leur  sont  éga- 
lement étrangers.  Pour  l'un  comme  pour  l'autre  ,  il  n'y 
a  rien  de  plus  sublime  au  monde  que  le  cœur  humain  ; 
rien  de  plus  noblement  poétique  que  la  description  exacte, 
vulgaire  même,  de  ses  craintes,  de  ses  angoisses,  de  ses 
plaisirs.  Wordsworth  joint  à  ce  penchant  pour  une  simpli- 
cité qui  répugne  à  toutes  les  traditions  classiques ,  une 
mélancolie  rêveuse  et  tendre,  un  ardent  amour  de  la  na- 
ture ;  Crabbe ,  une  misanthropie  amère  et  l'observation  la 
plus  inflexible  des  travers  de  l'humanité. 

Nihil  humani  a  me  alienum  puto.  «  Tout  ce  qui  tient  à 
l'homme  a  de  l'intérêt  pour  moi.  »  C'est  là  la  devise  de 
Wordsworth.  La  pourpre,  l'hermine,  les  diamans  ,  les 
insignes  des  supériorités  sociales  ,  les  marques  de  notre 
inégalité,  disparaissent  à  ses  yeux.  Un  paysan,  un  en- 
fant, un  idiot,  lui  semblent  dignes  d'être  chaulés.  Tout 
ce  que  la  société  a  fait,  il  le  méprise  5  tout  ce  qui  est  na- 
turel, voilà  son  domaine.  La  marguerite  des  champs  est 
pour  lui  un  sujet  assez  poétique  :  il  traite  l'homme  et  la 
nature  comme  de  pures  abstractions.  Le  cœur  rempli  des 
émotions  dont  il  s'est  nourri  dès  sa  jeunesse  ,  il  laisse 
s'exhaler  lessentimens  qui  l'occupent  et  l'absorbent.  Mal- 
heureusement l'expression  lui  manque  quelquefois  ,  et  le 
langage  se  refuse  à  ses  en'orls  \  de  là  quelque  chose  d'in- 
certain et  de  vague  dans  ses  tableaux. 


WOKDSWOnTH,    CnABBE,  CAMPBELL.  63 

Le  cercle  de  AVoixlsworth  est  très-limilé  j  son  génie,  né 
fie  son  ame,  en  a  tiré  le  meilleur  parti  possible.  Il  y  a, 
dans  sa  manière,  quelque  chose  de  révolutionnaire.  Jean- 
Jacques  est  le  véritable  père  d'une  école  pratique ,  qui , 
dédaignant  les  beautés  de  cour,  les  grâces  de  salon,  et 
même  l'élégance  des  mœurs,  croit  trouver,  dans  les  qualités 
et  les  vices  inbérens  à  l'homme,  un  sujet  assez  profond  et 
assez  vaste  d'inspirations  et  de  rêveries. 

Ce  partisan  de  l'égalité  poétique  méprise  tout  ce  que 
Shakspeare  nommait  les  belles  visions  de  l'esprit  humain  ; 
la  solennité  des  temples ,  la  sublimité  des  palais  à  qui 
les  nuages  servent  de  couronne,  les  pompes  de  l'art  et 
celles  de  la  grandeur.  Traditions  savantes,  superstitions 
antiques,  souvenirs  du  passé,  il  foule  aux  pieds,  avec  un» 
mépris  sans  exemple  ,  tout  l'orgueil  de  la  muse  classique. 
Il  est  simple,  de  propos  délibéré;  naïf,  avec  de  grandes 
prétentions  5  l'humilité  de  sa  poésie  cache  la  plus  haute 
ambition  de  profondeur  et  de  forée  5  on  ne  peut  être  plus 
orgueilleusement  modeste. 

Voyez  aussi  avec  quelle  ironie  amère  il  triomphe  de 
l'ode  et  de  l'épode  ;  de  la  strophe  et  de  l'antistrophe  d'Ho- 
mère, de  Pindare  et  d'Alcée.  Une  guirlande  de  fleurs  est 
l'objet  le  plus  poétique  pour  lui  :  tout  le  reste  lui  semble 
une  draperie  de  théâtre;  il  ne  voit,  dans  ce  que  le  monde 
respecte  et  adore  ,  qu'une  suite  de  costumes  plus  ou  moins 
brîllans,  destinés  à  la  grande  pantomime  de  la  vie  sociale. 
Ne  lui  parlez  jamais  de  l'effet  que  peuvent  produire ,  sur 
l'imagination,  les  supériorités  reconnues  parmi  les  hommes  -, 
la  chute  des  rois ,  les  misères  des  grands ,  les  avantages  de 
la  naissance,  la  magnificence  des  autels  :  monarques  et 
chevaliers,  hommes  de  la  noblesse  et  du  sacerdoce,  sont 
tous,  à  ses  yeux,  les  auteurs  passagers  d'une  scène  frivole.  Il 
a  rompu  avec  le  passé;  l'inégalité  qui  règne  sur  la  terre  est 
un   burlesque  drame  dont  il  se  rit  :  la  nature  seule  lui 


64  WORDSWORTH,   CRABBE,    CAMPBELL. 

plaît,  dépouillée  de  ses  ornemens  d'emprunt  et  belle  de  sa 
nudité. 

Ce  n'est  pas  dans  les  grandes  scènes  du  monde  physique 
que  Wordsworth  va  puiser  ses  inspirations.  Il  ne  retrace 
ni  les  horreurs  de  la  tempête  ,  ni  les  convulsions  du  globe. 
Ces  gigantesques  accidens  de  la  création,  n'ont  rien,  si  j'ose 
le  dire,  d'assez  plébéien  pour  lui.  Wordsworth  saisit  avec 
soin  le  plus  simple  thème  que  puisse  lui  offrir  le  paysage 
le  moins  pittoresque  :  il  aime  à  prêter  un  caractère  de  gran- 
deur à  des  sujets  communs  ,  à  embellir  des  trivialités.  Il  ne 
veut  trouver  de  ressources  qu'en  lui-même.  La  pelouse 
verdovante,  l'arc-en-ciel  qui  colore  la  nue,  la  brise  qui 
souffle  dans  les  halliers,  la  fleur  des  champs  courbant  sa 
tête  sous  la  rosée,  suffisent  à  ses  pinceaux.  Ce  sont  là  ses 
catastrophes,  ses  événemens,  ses  péripéties.  Doué  d'une 
imagination  profondément  rêveuse  ,  il  empreint  ses  vers 
d'un  enthousiasme  que  partagent  les  hommes  doués  d'une 
humeur  semblable  à  la  sienne.  L'alouette  au  terne  plumage, 
s'élançant  du  sein  des  blés  et  offrant  aux  premiers  rayons 
du  matin  son  hymne  de  joie ,  me  semble  le  plus  juste  et  le 
plus  simple  emblème  de  cette  poésie  rustique ,  pleine  de 
naïveté  ,  de  grâce  et  d'élévation. 

Les  opinions  politiques  de  Wordsworth  ,  et  les  re- 
grets de  sa  jeune  ambition  désappointée ,  ont  beaucoup  in- 
flué  sur  la  roule  poétique  qu'il  a  choisie.  D'un  caractère 
indolent  et  opiniâtre;  repoussé,  par  le  dégoût  que  lui 
inspiraient  les  lieux  communs  de  la  poésie  moderne  ,  du 
sentier  qui  pouvait  le  conduire  à  l'illustration  Hittéraire  ; 
il  a  résolu  de  ne  chercher  que  dans  la  solitude  les  jouis- 
sances de  la  pensée  et  les  consolations  du  cœur.  La  muse 
lui  a  souri  dans  le  désert.  Elle  lui  a  montré  la  pauvre 
chaumière  du  paysan  montagnard ,  et  la  pâquerette  de  la 
prairie.  Il  a  trouvé  des  émotions  dans  ces  simples  objets, 
et  leur  a  consacré  sa  vie  :  il  leur  devra  sa  gloire. 


WORDSWOHTH  ,   CRABBE,  CAMPBELL.  65 

Toutes  ses  journées  se  sont  écoulées  au  milieu  des  scènes 
champêtres  qu'il  a  décrites.  Tous  ses  sentimens  se  sont  as- 
sociés par  un  lien  secret  et  indissoluble  à  ces  circonstances 
légères  en  elles-mêmes ,  à  ces  accidens  peu  imporlans  de 
la  nature ,  à  ces  événemens  communs  et  champêtres  qui 
ne  fixent  pas  un  instant  notre  attention  et  qui  ont  absorbé 
la  sienne.  Ce  sont  là  ses  amis,  ses  livres,  ses  conseillers, 
ses  favoris  -,  il  leur  a  consacré  son  ame  et  sa  muse ,  avec 
le  plus  complet  abandon,  avec  une  force  et,  si  j'ose  le 
dire,  une  intensité  de  sentiment  et  de  passion  incroyable. 
La  primevère  s'épanouissant  sur  la  montagne-,  le  chant  du 
coucou  à  la  naissance  du  printems  -,  le  nid  de  la  fauvette 
suspendu  aux  rameaux  de  l'orme  ^  le  vieux  taillis  dégarni 
de  feuillage  et  livré  au  souffle  de  l'hiver  -,  jusqu'aux 
haillons  du  mendiant  abandonnés  par  la  pauvreté  même 
et  que  le  vent  agite  sur  les  buissons  -,  font  naître  chez 
lui  des  sensations  vives ,  pénètrent  son  ame  ,  se  mêlent  à 
ses  souvenirs  et  suffisent  pour  exaller  cette  imagination 
bizarre  et  mélancolique. 

Ce  mélange  d'idées  abstraites  et  de  peintures  triviales 
compose  la  poésie  la  plus  singulière  de  l'époque.  Ceux  qui 
ne  voient  la  nature  que  dans  les  livres  ,  ont  beaucoup  de 
mépris  pour  Wordsworth  ;  ceux  qui  ne  l'aiment  que  du 
fond  de  leurs  salons ,  connaissent  à  peine  le  nom  de  ce 
poète  ,  et  ne  le  citent  que  par  raillerie.  Ses  ouvrages  ne 
sont  lus  ni  des  grands  ,  dont  ils  révoltent  l'orgueil;  ni  du 
vulgaire,  qui  ne  pourrait  les  comprendre.  L'ami  de  la  na- 
ture conserve  et  médite  ses  écrits  avec  une  vénération  reli- 
gieuse-, les  étudie  avec  délices;  et  ne  pense  point  à  lui  sans 
reconnaissance  et  sans  amour. 

Heureux,  en  eâfef,  celui  qui  a  su  imprimer  un  carac-r 
1ère  de  solennité  simple  et  de  grandeur  naïve  aux  mouve- 
mens  primitifs  du  cœur  humain  ;  celui  dont  la  poésie  pas-^ 
îorale  n'est  pas  un  vain  ramage,  mais  un  accent  profontj 


66  WORDSWORTH  ,   CRABBE,   CAMPBELL. 

émané  de  l'ame  !  Quoique  Wordsworth  ne  décrive  pas 
dans  ses  vers  les  scènes  sublimes  des  montagnes  ,  il  est  fa- 
cile, en  le  lisant,  de  voir  que  c'est  au  milieu  de  ces  scènes 
qu'il  est  né  ^  simplicité  ,  hauteur ,  voilà  les  caractères  de 
la  nature  dans  les  régions  élevées ,  et  ceux  de  la  poésie 
de  Wordsworth.  Préoccupé  de  pensées  solennelles  ,  ab- 
sorbé dans  de  profondes  rêveries ,  il  cueille  en  passant  la 
branche  de  l'aubépine  en  fleurs  ^  et  tout  en  décrivant  ce 
rameau  sauvage  ,  il  conserve  cette  majesté  de  pensée  et 
cette  vigueur  de  coloris  dont  la  scène  qui  l'environnait 
lui  avait  donné  l'instinct  et  le  besoin. 

«  Il  me  suffit,  disait  le  grand  Milton  ,  de  peu  de  lec- 
teurs, mais  qu'ils  soient  dignes  de  m'entendre.))  M.  Words- 
worth a  sans  doute  formé  le  même  vœu.  Il  a  son  public  , 
qui  se  compose  d  un  petit  nombre  d'adorateurs  enthou- 
siastes ;  les  autres  ne  le  comprennent  pas ,  et  se  gardent 
bien  de  le  lire. 

Cette  indifférence  si  naturelle  d'une  partie  de  la  grande 
masse  des  lecteurs  ,  pour  un  talent  aussi  remarquable  que 
mystérieux,  Wordsworth  n'a  pu  la  souffrir  sans  impatience. 
Il  devait  cependant  s'y  attendre.  Le  langage  qu'il  parle 
s'adresse  à  un  petit  nombre  d'adeptes  ;  aux  yeux  de  ces 
derniers  il  est  sublime  ;  aux  yeux  du  vulgaire ,  il  n'est  que 
ridicule;  et  par  malheur  pour  lui,  le  vulgaire  compose 
l'immense  majorité  des  hommes. 

En  avançant  en  âge  ,  il  a  donné  à  sa  poésie  un  caractère' 
plus  solennel,  plus  orné,  plus  classique.  Le  poème  inti- 
tulé Laodamie ,  aurait  dû  le  réconcilier  avec  les  amis  de 
l'antiquité.  C'est  là  que  se  trouve  la  beauté  idéale  du  ca- 
ractère antique,  et  ce  calme  dans  la  douleur,  et  celle 
majesté  suave  d'expression,  dont  les  modernes  semblaient 
avoir  perdu  le  secret.  Les  couleurs  de  Laodamie ,  les 
images  dont  se  sert  le  poète  ,  ont  peu  d'éclat  et  de  force  ; 
mais  le  dessin  est  si  juste,  l'exécution  si  parfaile,  que  vous 


WORDSWOUTH  ,   CRABBE,    CAMPBELL.  6'j 

l'admirez  comme  un  de  ces  beaux  marbres  antiques  ,  où 
le  fini  du  travail  enchante  les  yeux  ;  où  tout  est  simple  et 
sublime . 

La  poésie  philosophique  de  lord  Byron  est  pleine  de 
tumulte  et  de  véhémence  :  celle  de  Wordsworth  est  plus 
grande  et  plus  paisible.  Le  noble  lord  laisse  apercevoir  ses 
hautes  prétentions  à  l'éloquence  et  à  reflet  :  Wordsworth , 
plus  désintéressé  ,  moins  avide  de  frapper  les  esprits  et  de 
donner  une  vaste  idée  de  son  génie ,  abaisse  sur  Tespèce 
humaine  un  coup-d'œil  plus  pénétrant  et  plus  calme. 
Byron  émeut  les  sens  ,  terrifie  Tesprit ,  agite  l'imagina- 
tion :  quelques-uns  des  vers  de  Wordsworth  s'adressent  à 
lame,  y  descendent,  y  germent  et  y  laissent  des  traits  que 
rien  ne  peut  effacer. 

Les  Ballades  lyriques  de  Wordsworth  ,  son  meilleur 
ouvrage ,  ont  joui  d'une  réputation  équivoque  :  leurs  dé- 
fauts et  leur  nouveauté ,  la  hardiesse  bizarre  du  genre , 
prêtaient  au  ridicule  -,  on  prodigua  l'ironie  à  leur  auteur  (i)-, 
mais  un  petit  nombre  d'élus  goûtèrent  cette  poésie  origi- 
nale ,  et  la  défendirent  vivement  contre  les  critiques.  Le 
second  poème  qu'il  publia,  l'Excursion,  n'eut  aucun 
succès.  Aux  défauts  inhérens  à  sa  manière,  se  joignaient  une 
gaucherie  d'exécution  ,  une  incohérence  de  plan  et  une 
prolixité  fastidieuse,  qui  eussent  rebuté  les  plus  courageux 
lecteurs  de  rêveries  en  vers  ou  en  prose.  L'analyse  métaphy- 
sique des  sentimens  humains,  que  l'auteur  avait  tentée 
dans  cet  ouvrage  ,  manquait  de  netteté  ,  de  vérité  ,  de  co- 
loris -,  il  prétendait  fonder  un  système  et  se  perdait  lui- 
même  dans  le  labyrinthe  de  ses  idées  :  des  personnages  de 
basse  extraction  y  tenaient  un  langage  digne  d'eux  5  des 
sentimens  vagues  s'y  reproduisaient  avec  une  monotonie 

(1)  Note  du  Tr.  Lord  Byron  invite  Wordsworth,  dans  son  Don  Juan, 
à  ne  plus  monter  le  triste  Pégase  qu'il  a  été  chercher  à  Bedlam.  De  nom— 
ireux  articles  de  la  Revue  d'Edinbourg  o\\\  été  dirigés  contre  WordsworlU  . 


(58  WORDSWORTU  ,   CRABBE,    CAMPBELL. 

insupportable;  et  tant  de  défauts  n'avaient  pour  compen- 
sation que  de  rares  passages,  où  l'inspiration  méditative 
de  l'auteur  avait  triomphé  de  la  stérilité  du  sujet,  el  chanté, 
en  vers  dignes  des  plus  grands  génies ,  le  néant  de  l'hu- 
manité ,  et  le  désastre  immense  et  perpétuel  de  nos  espé- 
rances et  de  nos  désirs. 

Quand  Wordswortli  se  livre  à  ces  inspirations  ,  son  ame 
émue  est  féconde  en  mouvemens  heureux  et  sublimas.  Sa 
poésie  ressemble  alors  au  murmure  solennel  du  vent  dans 
les  forets  antiques  ,  ou  aux  gémissemens  prolongés  de  l'or- 
gue dans  les  cathédrales  du  catholicisme.  Son  intelligence 
est  synthétique  ;  l'analyse  lui  est  étrangère.  Les  émotions 
qui  ont  long-tems  fermenté  dans  son  sein,  se  changent, 
quand  il  veut ,  en  vers  pleins  de  charme  et  de  graiîdeur. 
Il  augmente  sa  sensibilité  parla  méditation.  Il  ne  la  juge 
ni  ne  l'analyse. 

Il  Y  a  dans  l'extérieur  de  ce  poète  et  dans  ses  manières 
quelque  chose  de  grave  ,  de  concentré  ,  de  hautain  5  sa  fi- 
gure a  du  caractère,  sans  aucune  mobilité.  Il  porte  dans  le 
monde  une  indolente  taciturnité  -,  mais  quand  il  lit  ses  vers, 
sa  voix  s'élève,  prend  de  la  force,  devient  touchante  et 
tragicjue;  son  œil  étincelle  -,  ses  gestes  s'animent -,  quelque 
chose  de  profond  et  de  mvstérieux,  une  secrète  influence, 
semblent  se  mêler  à  l'harmonie  de  ses  poésies  :  ce  n'est 
plus  le  même  homme.  De  deux  choses  l'une  ,  il  faut  le 
croire  inspiré  ou  le  supposer  fou. 

Je  me  souviens  de  l'avoir  entendu ,  dans  quelques  mo- 
mens  d'abandon ,  développer,  avec  autant  de  verve  que  de 
force  et  de  grâce,  quelques-unes  de  ses  opinions  littéraires. 
Je  ne  me  flatterai  point  de  l'avoir  toujours  compris  -,  mais , 
sous  l'ambiguité  mystique  dont  il  s'enveloppait  quelque- 
fois, je  ne  pouvais  m'empècher  de  deviner  et  de  pressentir 
je  ne  sais  quelle  veine  secrète  et  profonde  d'observation 
origin;\lc  cl  de  pensées  dignes  d'examen.  Millon,  auquel  il 


WOUDsWOUTH,   CUAIilîi:,    CAMrCKLI  .  G9 

a  l'orgueil  t!e  se  comparer,  est  son  idole.  Dans  quelques- 
uns  des  sonnets  de  Wordsworlh,  on  rc^trouve  en  effet  Tae- 
cent  prophétique  et  l'élévation  de  langage  (jui  distinguent 
Tauteur  du  Paradis  perdu.  Dante  et  Michel-Ange ,  les  gra- 
vures de  AVaterloo  et  le  roman  de  Robinson  Crusoë  ,  sont 
les  thèmes  les  plus  ordinaires  de  ses  rares  panégvrlques. 
Ainsi,  cet  esprilbizarre  et  sauvage  associe,  dans  une  admi- 
ration commune,  les  talens  les  plus  divers  ;  les  uns  le  sédui- 
sent par  leur  grandeur,  les  autres  par  leur  extrême  sim- 
plicité. 

Critique  sévère  de  Drvden ,  de  Johnson  et  de  Pope,  il 
se  venge  sur  ces  poètes  de  la  sévérité  avec  laquelle  on  le 
traite  lui-même.  L'esprit  satirique  de  Wordsworlh  est 
piquant  et  inexorable  ;  il  ne  fait  grâce  qu  aux  hommes  de 
talens  qui  ont,  avec  son  propre  caractère,  quelque  analogie  : 
au  hon  Walton(i),  dont  le  style  naïf  l'amuse  ;  à  Paley  (2) , 
philosophe  sans  prétention;  au  peintre  Rembrandt  ,-hahile, 
comme  l'est  \^'ordsworlh  ,  à  embellir  par  le  prestige  du 
clair-obscurles  objets  les  plus  simples  ;  au  graveur Berwick, 
qui  a  reproduit  avec  talent  les  scènes  rustiques  ;  au  vieux 
(]haucer,  observateur  exact  de  la  nature  commune.  Shaks- 
peare  lui-même  et  l'immense  variété  de  ses  tableaux  ne 
sont  point  compris  de  Wordsworth  qui,  exclusif  dans  ses 
goûts ,  et  doué  d'une  intelligence  forte  et  sans  souplesse , 
profonde  mais  sans  étendue,  porte  dans  ses  jugemens  tout 
Tégoisme  de  ses  sensations  personnelles. 

A  peine  avons-nous  pu  esquisser  rapidement  les  singu- 
larités les  plus  caractéristiques  de  ce  poète ,  la  plus  étrange 
anomalie  qu'ait  jamais  offerte  le  monde  littéraire.  Acces- 
sible à  peu  d'émotions,  celles  qu'il  reçoit  et  qu'il  commu- 
nique sont  profondes  ;  privé  d'une  multitude  d'impressions 
et  de  plaisirs,  il  se  concentre  dans  une  sphère  étroite  ,  où 

(i)  Auteur  de  liaitHS  sur  la  prclii-,  cstiiTirs  «les  connaisseurs. 
(2)  Auteur  do  la  Pîii'/oso/'f/if  /mli/i'/r/e. 


ro  WORDSWOUTH  ,    CRABBE  ,   CAMPBELL. 

il  goûte  une  volupté  puissante  et  énergique  dont  il  propage 
la  véhémence.  Il  y  a  du  fanatisme  dans  son  adoration  de 
la  nature;  injuste  comme  tous  les  fanatiques,  comme  eux 
intolérant  et  morose,  comme  eux  aussi  il  exerce  une  haute 
influence  sur  les  cœurs  faits  pour  le  comprendre. 

Wordsworth  a  eu  beaucoup  à  se  plaindre  de  la  critique. 
Ses  premiers  essais  ont  été  accueillis  par  une  ironie  im- 
placable ,  et  la  dérision  le  poursuit  encore.  Irrité  de  ce 
traitement ,  et  dans  la  conscience  de  son  génie ,  il  a  bravé 
la  critique,  et,  pour  défier  ses  détracteurs,  exagéré  ses 
propres  défauts.  Cette  faiblesse  d'un  esprit  distingué  a 
ainsi  contribué  à  l'arrêter  dans  ses  progrès.  Crabbe ,  au 
contraire ,  a  trouvé  des  lecteurs  curieux  et  des  juges  équi- 
tables, dès  son  entrée  dans  la  carrière.  En  dépit  delà 
faveur  publique  ,  il  n'a  cessé  de  se  montrer  morose ,  impa- 
tient, mécontent  du  monde  et  des  hommes,  et  sa  misan- 
thropie, moins  douce  et  moins  rêveuse,  est  encore  plus 
amère  que  celle  de  Wordsworth. 

Comment  placer  Crabbe  parmi  les  poètes  ?  Il  n'y  a  rien 
que  de  prosaïque  dans  ses  vers.  D'autres  cherchent  l'idéal 
de  la  beauté  :  il  aspire  à  l'idéal  de  la  laideur  ;  sa  muse  a  des 
ailes  de  plomb  et  une  lyre  d'airain.  Elle  chante  les  misères 
humaines  sans  les  plaindre  ;  elle  raconte  les  douleurs  du 
pauvre  sans  le  consoler. 

Shakspeare,  dans  une  de  ses  comédies,  introduit  une 
paysanne  niaise  à  qui  l'on  parle  de  poésie.  «  Qu'est-ce 
que  la  poésie  ?  demande-t-elle  ;  est-ce  une  chose  ^véritable  ?•» 
Quiconque  vient  de  lire  Crabbe  est  tenté  de  répondre  oui , 
à  la  question  de  la  pauvre  Audrey.  Rien  de  plus  réel 
que  sa  poésie  :  c'est  le  détail  le  plus  exact  des  calamités  aux- 
quelles notre  malheureuse  race  est  en  proie  -,  un  catalogue 
de  douleurs ,  un  journal ,  non  des  grandes  misères ,  mais 
des  triviales  infortunes  de  l'humanité. 

Comment  l'ennui  ,  la  minutie  ,  la  triste  fidélité  des  de- 


WORDSWORTH  ,    CUABBE  ,    CAMPBELL.  ^I 

lails,  onl-ils  pu  remplacer  chez  ce  poète  la  grandeur  et  la 
grâce  de  1  inspiration  ?  A  force  de  se  rapprocher  de  la  prose 
des  gazettes,  comment  sa  poésie  a-t-elle  fini  par  intéresser  ? 
C'est  qu'au  fond  ,  le  cœur  de  l'homme  a  des  émotions  pour 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'homme,  et  rien  ne  le  prouve 
davantage  que  le  succès  de  Crabbe.  On  le  lit  avec  une 
sorte  de  dégoût ,  et  cette  faculté  répulsive  ,  par  un  bizarre 
mystère,  a  encore  son  attrait.  Il  est  fatigant ,  mais  il  est 
vrai  ^  il  conservera  encore  son  empire ,  quand  les  poètes 
d  imagination  fantasque  et  à  sentimens  factices  auront  à 
jamais  disparu. 

Avez-vous  vu ,  sur  les  ports  des  petites  villes  de  province, 
ces  matrones,  ou  plutôt  ces  svbilles,  dont  la  narration 
éternelle ,  s'échappant  de  leurs  lèvres  ridées  et  d'une  bou- 
che privée  de  ses  dents  .  ne  fait  grâce  à  l'auditeur  d'aucune 
particularité  basse  ou  révoltante  ;  rapporte  tout  ce  qui 
arrive  dans  les  maisons  voisines  ,  et  se  complaît  surtout  à 
raconter  les  faits  horribles  et  les  circonstances  où  le  mal- 
heur joue  un  grand  rôle.'^  Telle  est  la  muse  de  Crabbe.  Là, 
rien  pour  1  imagination  ni  même  pour  la  pensée  ;  ce  poète 
se  montre  positif,  jusqu'à  exciter  le  dégoût.  Les  person- 
nages dont  il  parle  ont  certainement  existé ,  existent  encore, 
et  se  reproduiront  après  eux.  Ce  sont  des  maires  de  vil- 
lage sans  culture,  des  prêtres  ignorans  et  fanatiques,  de 
pauvres  veuves  ,  de  jeunes  étourdis  et  des  filles  perdues. 
La  scène  où  jouent  les  acteurs  est  sombre ,  mystérieuse  et 
sans  charme. 

Il  regarde  le  monde  comme  un  lieu  de  peines  et  de 
vices,  sans  espoir  et  sans  compensation  ;  comme  une  vaste 
infirmerie  d'incurables  dont  il  s'est  constitué  l'annaliste. 
Un  profond  découragement  s'empare  de  ceux  qui  l'ont  lu  : 
on  jette  autour  de  soi  un  regard  triste  et  désespéré  ;  la  vie 
a  perdu  son  charme ,  le  cœur  ses  illusions,  l'espérance  son 
prestige.  L  ame  semble  privée  un  moment  de  cet  instinct 


"'J.  WORDSWUKTH  ,    CRABBE,    CAMPBELI,. 

qui  la  porte  vers  le  beau  et  qui  la  console  de  tant  demisère. 
Un  nuage  de  plomb  pèse  sur  le  monde  ;  Tamour,  la  gloire  , 
le  génie,  tout  s'est  flétri  sous  la  main  du  poète:  et,  par  un 
prodige  presque  incroyable,  il  a  si  bien  saisi  le  mauvais  côté 
de  la  nature  humaine ,  il  est  si  repoussant  et  si  vrai ,  il  se 
montresi  profond  dans  la  peinturedeslourmensdc  l'homme 
accablé  par  le  sort  et  avili  par  l'indigence,  que  tout  en 
maudissant  son  art  cruel ,  on  le  litet  on  l'admire. 

Les  premiers  poèmes  de  Crabbe  parurent  vers  Tannée 
1^82.  Johnson  les  loua  hautement  :  rien  nest  plus  bizarre 
que  l'approbation  donnée  par  le  superbe  Johnson  au  plus 
trivial  des  poètes.  Jamais  la  simplicité  n'avait  plu  au  doc- 
teur -,  mais  le  nouveau  poète,  le  Téniers  ou  le  HobbLma(i) 
du  Parnasse  ,  ne  ressemblait  à  aucun  de  ses  prédécesseurs  ; 
et  avec  un  talent  réel ,  il  semblait  avoir  peu  de  préten- 
tions. Johnson  eût  favorisé  son  succès,  rien  que  pour  hu- 
milier ses  rivaux. 

D'ailleurs,  le  mouvement  imprimé  aux  esprits  par  les 
philosophes  français ,  précurseurs  de  la  révolution,  avait 
déjà  changé  l'ancien  système  poétique  adopté  par  Pope  et 
illustré  par  lui  :  on  commençait  à  quitter  l'artifice  des  ri- 
mes pour  la  vérité  de  l'imitation  ;  Carper  avait  le  premier 
ouvert  celte  route  ;  Crabbe  le  suivit.  Protégé  par  le  duc 
de  Rutland ,  auquel  il  dédiait  ses  poèmes ,  par  Johnson  et 
le  célèbre  Joshna  Reynolds ,  il  devint  bientôt  populaire  ; 
les  salons  où  brillaient  l'or  et  la  soie  retentirent  de  ses  ac- 
cens  de  douleurs  rustiques. 

Crabbe  n'est  point  un  poète  :  c  est  un  peintre  hol- 
landais; il  se  sert  de  mots  comme  Van  Ostade  et  \an 
Huysum  emplovaicnt  les  couleurs.  Ce  que  la  nature  offre 
de  repoussant ,  il  le  peint  avec  vigueur  ,  fidélité,  avec  une 
exactitude  cruelle.  Un  canard  s'agitant  dans  la  fange,  ri 

(1)  Prinlrc  n.innan'l  .  y\v.i  triviîil  que  'i'rnieis. 


WORDSWORTH  ,    CRABUl".  ,    CAMPBELJ..  ".^ 

quelques  végétaux  que  la  cuisinière  a  déposés  sur  sa  table , 
suffiront  pour  exercerses  pinceaux  et  développer  son  talent. 

Goldsmith  et  Wordsworth  ont  aussi  essavédes  peintures 
communes  ou  grotesques  ;  mais  la  poésie ,  ce  besoin  in- 
time et  profond  de  prêter  à  la  nature  une  magie  plus 
enivrante,  inspirait  leurs  vers  et  embellissait  d'humbles  dé- 
tails. Essentiellement  misanthrope,  toujours  grondeur  , 
toujours  mécontent,  Crabbe  a  pris  la  nature  et  le  monde  à 
tic.  Jamais  une  espérance  terrestre  ou  divine  ne  ranime  d'un 
seul  rayon  l'atmosphère  sombre  où  il  se  complaît  ;  jamais 
l  imagination  évoquée  n'apparaît  avec  ses  rians  ou  terri- 
bles mensonges  :  le  poète  est  épouvantable  comme  la  réalité. 

Il  faut  avouer  que  ce  ton  de  mécontentement  fatigue,  et 
qu'on  se  lasse  d  avoir  affaire  à  un  homme  que  le  spleen 
dévore.  La  campagne  avait  des  illusions^  ses  fleurs,  ses 
bocages,  la  naïveté  même  de  ses  habitans,  nous  laissaient 
encore  un  lointain  souvenir  et  une  vague  idée  de  la  vie 
simple  et  pure  de  1  âge  d'or.  Crabbe,  décidé  à  détruire 
le  charme ,  nous  prouve  que  le  pauvre  est  souvent  aussi 
méchant  que  misérable,  et  que  le  villageois  a  de  grands 
vices  dans  une  petite  cabane.  O  illusions  détruites!  ô  désen- 
chantement complet!  De  Théocrile  à  Wordsworlh,  les 
poètes  qui  ont  célébré  la  beauté  et  le  bonheur  des  champs, 
nous  ont  raconté  de  vaines  fables  5  et  ces  séducteurs  ne 
méritent  plus  d'ètrelus  :  le  monde  entier  n'a  rien  qui  mérite 
la  peine  ni  de  s'attacher  à  la  vie,  ni  d'aimer  les  hommes. 

Et  quand  même  cela  serait,  pourquoi  ne  pas  le  dire 
en  prose  ?  Quel  besoin  de  chanter,  sur  une  triste  lyre ,  ces 
vérités  statistiques  et  morales ,  qui  auraient  si  bien  figuré 
dans  un  rapport  sur  les  hôpitaux,  et  dans  les  registres  d'une 
cour  d'assises  ?  C'est  profaner  la  muse  que  de  la  constituer 
greffière  des  ennuis  dont  l'existence  est  semée. 

Le  poète  tragique  et  le  philosophe  nous  montrent  les 


^4  WORDSWORTH  ,   CRABBE,    CAMPBELL. 

maux  de  l'humanité  ;  le  sermonaire  tonne  du  haut  de  sa 
chaire  ;  rien  de  mieux  :  ils  s'adressent  à  tous  les  hommes  et 
atteignent  surtout  par  leur  éloquence  les  heureux  de  ce 
monde  ;  mais  il  est  cruel  à  Crabbe  de  faire  la  satire  du  mal- 
heureux ,  et  d  accabler  de  son  ironie  ces  pauvres  gens , 
Parias  de  Tordre  social ,  qui  nous  valent  bien  après  tout , 
et  qui,  s'ils  ont  des  vices,  nous  les  doivent. 

Ainsi  s'est  égaré  dans  une  fausse  route  un  talent  singu- 
lièrement distingué.  Condamné  à  passer  ses  jours  dans  la 
triste  solitude  d'un  presbytère  rustique,  Crabbe,  dont  la  jeu- 
nesse s'était  écoulée  au  milieu  de  nobles  amis  et  de  plaisirs 
élégans ,  semble  avoir  voulu  se  venger  de  la  monotonie  et 
de  la  fatigue  d'une  situation  si  déplaisante ,  en  communi- 
quant à  ses  lecteurs  l'ennui  et  l'amertume  qui  consu- 
maient sa  vie.  La  gloire  même  n'a  pas  adouci  son  humeur 
farouche  ;  les  faveurs  du  public  n'ont  pas  égayé  sa  muse. 
Chaque  année  ,  paraît  un  nouveau  volume  de  Crabbe , 
plus  morose  que  les  précédens  et  dédié  aux  chefs  de  la 
pairie  anglaise.  On  dirait  qu'il  trouve  piquant  de  présenter 
à  la  fleur  de  notre  chevalerie ,  à  nos  plus  nobles  seigneurs, 
le  tableau  exact  des  tristes  incidens  de  la  vie ,  un  catalogue 
des  objets  les  plus  désagréables  de  la  création. 

Le  Bourg  est  le  meilleur  ouvrage  de  l'auteur  ;  tout  y 
est  vivant ,  animé ,  tout  s'y  meut  :  vous  croyez  respirer 
l'air  maritime  de  ces  petites  villes ,  à  demi  commerçantes 
et  à  demi  manufacturières,  dontlescôtes  de  l'Angleterre  sont 
semées.  La  saleté  des  rues  ,  l'odeur  du  goudron  et  de  la 
poix  avec  lesquels  le  matelot  ou  le  pêcheur  réparent  leurs 
esquifs,  la  physionomie  native  et  le  langage  réel  des  ha- 
bitans.,  rien  ne  manque  au  tableau.  Les  Contes  du  même 
auteur  ont  plus  d  arlifiee  et  moins  de  vérité  :  tous  les 
acteurs  de  ces  déplorables  scènes  sonl  malheureux,  sans 
qu'on  les  plaigne  \  ils  fatiguent  plus  qu'ils  n'intéressent. 


WORDSWORTH  ,   CRABBE,   CAMPBELL.  "jS 

C'est  une  gloire  peu  digne  d'envie ,  que  d'avoir  surpassé 
tous  les  écrivains  connus,  dans  l'inlime  connaissance  des 
plus  vils  replis  du  cœur.  Quoi  qu'il  en  soit ,  elle  appartient 
à  Crabbe  ;  ses  vers  sententieux  ,  épigrammatiques  ,  sont 
écrits  avec  beaucoup  de  soin  et  rimes  avec  exactitude,  mais 
durs,  sans  harmonie  et  sans  charme.  Il  n'a  qu'un  mérite, 
l'observation  de  la  nature  humaine  :  en  faveur  de  ce  genre 
de  talent  qu'il  porte ;,  il  est  vrai,  au  plus  haut  degré,  on 
lui  a  pardonné  tout  le  reste. 

Passer  de  l'analyse  du  talent  de  Wordsworth  et  de 
Crabbe ,  à  celle  du  génie  poétique  de  Campbell ,  c'est  mé- 
priser toutes  les  transitions  en  usage ,  ou  chercher  l'effet 
par  la  violence  des  contrastes.  A  la  fois  classique ,  par  la  pu- 
reté de  la  poésie,  et  populaire  par  le  sentiment  profond 
dont  ses  vers  sont  empreints,  Campbell  se  place,  dans  la 
liste  des  poètes  anglais  ,  immédiatement  après  lord  Byron. 
Il  y  a,  dans  son  talent,  un  caractère  de  suavité  énergique 
et  de  délicatesse  mêlée  de  profondeur  que  l'on  ne  peut 
trop  admirer. 

Les  exigences  de  la  critique  sont  aujourd'hui  nom- 
breuses :  il  ne  suffit  pas  de  concevoir  avec  force  ^  cha- 
cune des  pensées  du  poète  doit  aussi  être  exprimée  avec 
la  plus  parfaite  élégance  et  présenter  la  plus  irrépro- 
chable harmonie  entre  le  rhythme  et  les  images ,  entre  les 
mots  et  les  idées.  Campbell  a  compris  et  redouté  la  sévé- 
rité de  cet  âge  où  règne  la  critique  ;  doué  d'un  esprit  riche 
en  créations  fortes  et  pathétiques  et  d'une  extrême  déli- 
catesse de  goût ,  il  a  senti  toute  l'étendue  de  son  ta- 
lent, aspiré  à  la  perfection  ;  et,  s'il  l'a  fort  souvent  atteinte, 
souvent  aussi  l'éclat  de  ses  productions  s'est  affaibli  sous 
les  coups  répétés  de  la  lime  ,  trop  attentive  à  les  polir. 

D'autres,  comme  Southey,  se  livrent  en  esclaves  à  l'im- 
pétuosité d'une  imagination  dont  l'extravagance  effrénée 
les  entraîne  ;  ou  ,  comme  Byron ,  s'abandonnent  à  de  som- 


"G  WORDSWORTH  ,    CRABBE  ,   CAMPBELL. 

bres  émotions  exprimées  en  termes  brùlans  ;  ou  ,  comme 
Ro^ers  (i)  ,  sacrifient  l'énergie  poétique  aux  recherches 
du  langage.  Campbell  essaie  de  soumettre  à  la  règle  la  plus 
sévère ,  une  pensée  féconde  et  une  inspiration  heureuse. 
Il  possède  un  coursier  fougueux ,  mais  il  le  dompte.  La 
plupart  des  poètes  anglais  se  laissent  dominer  par  leur 
génie  :  Campbell  a  choisi  la  raison  pour  souveraine,  et  le 
goût  le  plus  sévère  pour  guide. 

Une  épithète  équivoque  Talarme-,  une  figure  déplacée  fait 
son  supplice.  Cette  religieuse  horreur  de  tout  ce  qui  peut 
blesser  l'oreille  ou  le  bon  sens  est  d  autant  plus  louable 
qu'elle  est  plus  rare  parmi  nous.  A  force  de  chercher  une 
extrême  perfection  inaccessible  à  Ihomme ,  il  a  conquis  le 
laurier  poétique,  prix  de  tant  d'efforts  ;  mais  ajoutons  que 
ses  efforts  sont  trop  sensibles,  et  que  la  fraîcheur  et  la 
grâce  de  l'inspiration  première  manquent  quelquefois  à  des 
vers ,  d'ailleurs  irréprochables,  et  d'une  concision  pleine  de 
vigueur  et  de  goût. 

Campbell  se  fit  dabord  connaître  par  la  publication  d  un 
poème  très-remarquable  :  les  Plaisirs  de  V Espérance.  \n- 
(un  plan,  beaucoup  de  vers  brillans  de  pensées  fortes, 
de  tableaux  vigoureux;  tels  sont  les  principaux  caractères 
de  cet  ouvrage.  Gertnide  de  JT'jojning ,  autre  poème  , 
joignaitauxraêmesmérites  un  pathétique  profond  et  simple, 
et  l'originalité  brillante  d'une  conception  neuve  et  atta- 
chante. Campbell  produit  peu  :  ses  ouviages  se  succèdent 
à  de  longs  intervalles  -,  c'est  ainsi  que  la  plus  belle  et  la  plus 
rare  des  fleurs  prépare,  pendant  une  année  entière,  et  dé- 
veloppe lentement  cette  magnifique  corolle,  dont  l'éclat  em- 
pourpré et  la  majesté  éclatante  semblent  le  plus  juste  em- 
blème du  beau  talent  auquel  je  Jie  crains  pas  de  la  comparer. 

Eminemment  pittoresque  et  doué  du  talent  d'émouvoir, 

(i)  Aulcur  des  Plaisirs  lie  la  H/r'/noire,  iioèmc  rlc'gnnt,  et  i|iiclqiicioit 
l.iiblc  (le  por'sie. 


WOUDSWOKTH  ,   CRABBE,   CVMl'CELL.  r-J 

Campbell  manque  du  talent  de  raconter.  Il  y  a  dans  ses 
HM-lls  quelque  chose  de  faux,  de  maladroit  et  d'invraisem- 
blable ,  qui  vient  refroidir  renlhousiasme  et  glacer  le  cœur. 
Le  moins  habile  romancier  saurait  mieux  que  lui  disposer 
un  plan  et  en  graduer  l'intérêt  :  les  détails,  où  il  excelle  , 
sont  presque  toujours  mal  amenés  ;  et ,  pour  se  faire  par- 
donner l'obscure  et  froide  bizarrerie  de  ses  narrations  ,  il 
a  besoin  de  toute  la  magie  de  son  pinceau. 

Soit  qu'on  pénètre  avec  lui  dans  les  forets  désertes  de 
l'Amérique,  ou  que  le  simple  et  touchant  tableau  d'une 
famille  heureuse  dans  la  solitude  charme  par  sa  vérité 
idéale  ,  ou  qu'il  consacre  aux  sentimens  tendres  des  vers 
d^une  concision  brillante  ,  il  approche  du  sublime.  Words- 
worth  et  Crabbe ,  l'un  purement  aérien  ,  l'autre  trivial  et 
vrai ,  s'étaient  partagé  le  domaine  des  émotions  humaines  ; 
Campbell,  plus  heureux  et  plus  digne  d'être  admiré,  a  su 
accomplir  l'union  ravissante  de  ce  que  la  beauté  idéale  a  de 
plus  profond  et  la  nature  de  plus  vrai. 

L'épigramme,  l  antithèse ,  l'hyperbole ,  vieilles  habitudes 
d'une  poésie  artificielle  ,  ont  laissé  quelques  traces  dans 
le  premier  poèm.e  de  Campbell.  Dans  le  second,  tout  est 
simple  ;  une  tendresse  de  cœur,  aussi  profonde  qu'élevée  , 
semble  respirer  dans  ses  vers.  Ses  CJiaiisons  plus  parfaites 
encore,  parce  qu'elles  sont  plus  courtes,  ont  été  répétées 
par  toutes  les  bouches  et  sont  dans  tous  les  souvenirs.  La 
bataille  ^ Holienlinden ^  le  chef-d'œuvre  de  la  poésie 
lyiique  anglaise ,  n'est  pas  moins  connue  des  soldats 
anglais  que  des  dames  de  nos  salons. 

Ces  trois  poètes,  Crabbe,  Campbell  et  Wordsworth  ,  ne 
sont  pas  exempts  du  défaut  que  les  peintres  nomment 
manière.  Ils  n'ont  qu'un  seul  faire  et  qu'une  seule  touche. 
L'un  toujours  aérien ,  vague  et  puéril ,  c'est  Wordsworth  ; 
l'autre  toujours  commun  dans  le  choix   de  ses  sujets  et 


ng  LES    ABEILLES. 

sèchement  satirique  dans  son  expression  ,  c'est  Crabbe;  le 
troisième  toujours  élégant  et  correct  jusqu'à  la  recherche  , 
concis  jusqu'à  Tobscurité  ,  c'est  Campbell.  S'ils  ont  la  vi- 
gueur originale  du  talent ,  il  leur  manque  cette  souplesse 
et  cette  étendue  ,  cette  variété  immense  du  génie  qui  em- 
prunte ,  pour  ainsi  dire  ,  toutes  les  formes  de  la  nature  ,  et 
semble,  comme  celui  de  Shakspeare,  deMiltonetduDante, 
doué  d'une  élasticité  merveilleuse,  qui  se  prête  à  toutes  les 
modifications  des  choses  humaines  et  à  toutes  les  nuances  du 
monde  moral  et  physique. 

(Neiu  Monthly  Magazine .  ) 


HISTOIRE  NATURELLE. 


L'histoire  naturelle  des  insectes  est  une  étude  pleine 
d'attraits,  même  pour  ceux  qui  n'ont  pas  le  projet  d'aller 
bien  loin  dans  cette  carrière ,  et  qui  se  contentent  volon- 
tiers des  premières  notions.  Dans  les  autres  divisions  de  la 
science ,  ce  n'est  qu'après  avoir  beaucoup  lu ,  observé  ,  dis- 
cuté, que  l'on  croit  savoir  quelque  chose  -,  mais  les  premiers 
chapitres  de  Thistoire  des  insectes  mettent  sous  les  yeux 
un  nouveau  monde.  Surpris  de  la  grandeur  du  tableau,  de 
la  multitude  et  de  la  variété  des  objets  qu'un  seul  coup- 
d'ceil  a  fait  découvrir,  on  est  content  de  soi  et  de  la  nature 
dont  on  admire  les  ouvrages  avec  un  certain  orgueil  de  les 
avoir  compris.  En  effet ,  ces  milliers  de  formes  d'êtres 
vivans  \  ces  modes  singuliers  d'existence  dont  on  n'avait 
lucune  idée  ;  ces  mécanismes,  tantôt  d'une  complication 


LES    ABEILLES.  'jCf 

extrême,  et  tantôt  réduits  à  la  plus  grande  simplicité^  ces 
mœurs  si  diverses  et  si  parfaitement  d'accord  avec  les 
moyens  de  mouvement  et  de  subsistance  ^  l'ordre  inva- 
riable qui  règne  au  milieu  de  cette  apparente  confusion  ; 
tous  ces  objets  si  dignes  de  l'intelligence  humaine ,  les  in- 
sectes les  offrent  réunis  dans  un  petit  espace.  Pour  que  les 
grandes  espèces  d'animaux  présentent  un  semblable  spec- 
tacle ,  il  faut  parcourir  le  monde  entier. 

Sous  un  autre  point  de  vue ,  l'étude  des  insectes  dispose . 
plus  qu'aucune  autre,  l'esprit  des  observateurs  à  des  com- 
paraisons ,  à  des  réflexions  morales  qui ,  fort  souvent,  ne 
sont  pas  à  notre  avantage.  L'art  social ,  ce  chef-d'œuvre  de 
notre  philosophie ,  création  d'une  longue  suite  de  siècles  , 
paraît  beaucoup  plus  avancé  par  le  seul  instinct  des  abeilles. 
Ce  peuple  ailé  fut  civilisé  de  tout  tems ,  lorsque  la  race 
humaine  était  encore  dans  la  barbarie  ;  et  aujourd'hui 
même,  quel  état  oserait  se  comparer  à  une  ruche,  tant 
pour  la  sagesse  de  ses  lois  que  pour  leur  scrupuleuse  exécu- 
tion ?  L'étonnante  république  de  ces  insectes  fut  un  sujet 
d'étude ,  aussitôt  que  l'homme  fut  capable  de  réflexion  : 
des  écrits  plongés  maintenant  dans  l'oubli  furent  consacrés 
aux  abeilles.  Plus  heureux  que  ses  devanciers  ,  Aristote  a 
transmis  à  une  postérité  ,  dans  laquelle  nous  sommes  com- 
pris ,  tout  ce  que  l'on  savait  de  son  tems  et  ce  que  son  génie 
put  ajouter  aux  découvertes  antérieures  ^  il  a  parlé  des 
abeilles,  mais  sans  exactitude  et  sans  grâces.  Ce  dernier 
reproche  ne  sera  point  adressé  à  \  irgile  ,  dont  les  ouvrages 
survivront  à  ceux  d' Aristote  ;  mais  quant  à  l'exactitude  des 
faits,  le  grand  poète  ne  mérite  pas  plus  de  confiance  que  le 
rhéteur-naturaliste.  Les  siècles  qui  se  sont  écoulés  ,  entre 
\  irgile  et  notre  époque,  ont  été  perdus  en  très-grande  partie 
pour  tous  les  genres  d'instruction  5  enfin  ,  on  vit  reparaître 
le  tems  des  observations  ,  des  études  fructueuses  et  des 
bons  ouvrages.  Les  abeilles  eurent  leurs  historiens  ;  l'éco- 


8o  l-ts'   ABEILLES. 

iioniie  rurale  porta  des  regards  plus  atlenlifs  sur  leurs 
travaux ,  et  en  cherchant  à  rendre  leur  industrie  plus  utile 
à  l'homme ,  l  intérêt  et  la  curiosité  furent  d'accord  pour 
solliciter  de  nouvelles  recherches  sur  cette  population  si 
bien  réglée  et  si  laborieuse.  ^lais  à  mesure  que  les  livres 
se  miiltipliaient,  Télude  des  abeilles  ne  recevait  pas  autant 
de  secours  qu'on  aurait  pu  l'imaginer,  à  l'inspection  de  la 
bibliothèque  qui  était  mise  à  sa  disposition.  Il  s'agissait  de 
mettre  en  ordre  les  notions  éparses,  et  de  leur  donner  la 
forme  la  plus  commode  pour  les  lecteurs.  Le  docteur  Bevan 
a  eu  le  courage  d'entreprendre  ce  travail ,  et  plus  encore  -, 
il  ajoute  ses  propres  découvertes  à  ce  qu'il  a  pris  dans  les 
livres  ,  et  présente  un  ouvrage  destiné  à  répandre  des  con- 
naissances nouvelles,  à  signaler  son  apparition  par  les 
progrès  de  l'une  des  plus  agréables  parties  de  l'histoire  na- 
turelle. Ajoutons  que  son  petit  ouvrage ,  sur  un  sujet  très- 
vaste,  n'est  pas  moins  recommandable  par  le  mérite  de  la 
rédaction  que  par  Tinstruclion  que  l  on  v  puise  abondam- 
ment, sans  effort,  et  toujours  avec  un  nouveau  plaisir. 
Essayons  de  communiquer  à  nos  lecteurs  une  partie  de  la 
satisfaction  que  le  livre  de  M.  Bevan  nous  a  procurée. 

L'auteur  commence  par  décrire  les  abeilles  en  natura- 
liste ,  et  il  n'omet  rien  de  ce  que  Ton  connaissait  déjà  sur 
leur  organisation.  Ou  sait  qu'une  ruche  renferme  trois 
sortes  d'habitans  ;  la  reine-abeille  ,  les  ouvrières ,  et  les 
mâles  ou  bourdons.  Ce  sont  les  ouvrières  qui  exécutent 
tous  les  travaux  ,  pourvoient  à  tous  les  besoins,  élèvent  la 
génération  qui  doit  les  remplacer ,  veillent  à  la  défense 
commune.  La  reine  est  le  chef  naturel  de  ce  peuple  qui  lui 
doit  l  existence,  dont  chaque  individu  est  un  de  ses  enfans; 
ses  droits  à  la  souveraineté  ne  peuvent  être  contestés.  La 
fonction  des  mâles  se  réduit  à  la  propagation.  La  reine  se 
l'cconnaît  par  la  longueur  de  son  corps,  la  petitesse  de  ses 
ados  et  la  ibïnio  de  son  aiguillon.  Ses  couleurs  ont  que)- 


LES    ABEILLES.  8l 

quefois  plus  d'éclat  que  celles  des  ouvrières  et  des  mâles  -, 
ses  pattes  sont  d'un  beau  jaune  d'or.  Elle  pond  tous  les  œufs 
d'où  sortira ,  par  les  soins  des  ouvrières  et  après  un  tems 
assez  court,   une  nouvelle  colonie^  ou  la  génération  qui 
maintiendra  la  population  de  la  ruche.  Les  ouvrières  sont 
des  femelles  dont  les  ovaires  ne  sont  pas  développés;  on  en 
compte  de  12,000  à  20,000,  dans  chaque  ruche.  Petites  et 
de  couleur  obscure ,  on  serait  tenté  d  en  faire  peu  de  cas , 
et  de  les  regarder  comme  les  membres  les  moins  utiles  de 
la  république.  Si  1  on  en  jugeait  ainsi ,  ce  serait  parce  qu  on 
n'aurait  pas  remarqué  la  trompe  flexible  dont  elles  sont 
pourvues,  et  la  structure  de  leurs  pattes,  auxquelles  sontatta- 
chées  des  poches  où  l'insecte  dépose  les  provisions  que  sa 
trompe  a  recueillies  jusqu'au  fond  du  nectaire  des  fleurs. 
Les  bourdons  qui  ne  font  qu'une  seule  chose ,  et  une  seule 
fois,  sont  au  nombre  de  i,5oo  à  2,000;  on  les  voit  paraître 
au  commencement  d'avril,  et,  vers  le  milieu  du  mois  d'août, 
on  en  chercherait  en  vain  ;  ils  sont  d'un  tiers  plus  grands 
que  les  ouvrières,  et  dépourvus  d'aiguillon.  Leur  vol  est 
bruvant,  parce  que  leurs  ailes  sont  courtes,  et  ne  peuvent 
les  soutenir  qu'autant  qu'ils  les  font  mouvoir  avec  une  très- 
grande  vitesse. 

A  la  honte  du  sexe  masculin  ,  les  abeilles  femelles  sont 
les  seules  qui  fassent  preuve  d'activité,  d'adresse,  de  dili- 
gence ,  et  même  de  courage ,  tandis  que  les  mâles ,  voués  au 
repos ,  n'ont  pas  même  été  jugés  dignes  qu'on  leur  confiât 
des  armes  ; 

Immunisque  sedens  aliéna  ad  pabula  fucus. 
Virgile. 

On  a  cru  que  les  mâles  se  posent  sur  les  œufs  ,   et  les 

fécondent,  à  mesure  que  la  reine  les  pond  ;  il  est  probable 

que  cette  opinion  n'est  fondée  que  sur  des  observations 

mal  faites.  M.  Marris,  d'Isleworth,  assure  qu'il  a  ^-u  sou- 

XII,  6 


8^  LES    ABEILLES. 

vent  les  mâles  s'introduire  dans  les  alvéoles ,  où  le  caiwain 
est  déposé  et  prêt  à  éclore  -,  mais  le  docteur  Bewan  soup- 
çonne que  ces  insectes  ne  cherchaient  qu'un  lieu  de  repos , 
et  qu'ils  se  plaçaient  dans  les  alvéoles  vides ,  aussi  bien  que 
dans  ceux  qui  contenaient  des  œufs.  Fabricius  est  du 
même  avis.  L'habile  observateur  Deguer  s'est  assuré  ,  dit 
le  docteur  Bewan ,  que  la  femelle  du  perce-oreille  ne  quille 
ses  œufs  que  lorsqu'ils  sont  éclos  ,  et  s'acquitte  d'une  véri- 
table incubation,  suivie  de  l'éducation  de  cette  nouvelle 
famille.  La  punaise  des  bois  prodigue  les  mêmes  soins  à  sa 
progéniture  ,  au  nombre  de  3o  à  4»  petits^  la  sollicitude  de 
cette  mère  pourrait  servir  de  modèle  à  la  poule  la  plus  vigi- 
lante, et,  à  plus  forte  raison,  à  d'autres  mères  placées  beau- 
coup plus  haut  dans  l'échelle  des  facultés  intellectuelles , 
et  qui  abandonnent  leurs  enfans  à  des  soins  mercenaires. 
La  principale  fonction  de  la  reine  est  de  pondre  des 
œufs  dans  les  alvéoles  construits  par  les  ouvrières ,  exprès 
pour  cette  destination.  On  doit  à  M.  Dunbar  une  descrip- 
tion très-satisfaisante  de  celte  opération,  peu  d'accord 
avec  les  idées  que  nous  nous  sommes  faites  de  la  majesté 
royale.  M.  Dunbar  est  ministre  d'Applegath ,  et  les  soins 
qu'exige  l'exploitation  d'une  ruche  conviennent  très-bien 
à  la  vie  tranquille  et  au  ministère  de  paix  d'un  pasteur.  Ce 
vénérable  ecclésiastique  a  observé  que  lorsque  la  reine  est 
disposée  à  pondre ,  elle  introduit  sa  tète  dans  chaque  cel- 
lule ,  comme  pour  s'assurer  que  tout  v  est  bien  préparé. 
Cette  inspection  dure  une  ou  deux  secondes,  et  la  reine, 
après  avoir  retiré  sa  tête,  se  retourne  et  introduit  les  der- 
niers anneaux  de  son  corps.  Celte  manœuvre,  un  peu  plus 
longue  que  la  première,  a  pour  but  de  laisser  un  œuf  au 
fond  de  l'alvéole ,  et ,  dès  que  cette  opération  est  terminée, 
la  reine  passe  à  la  case  suivante,  et  parcourt  ainsi  tout 
un  rayon,  avant  d'entamer  celui  qui  est  immédiatement  à 
côté.  Par  ce  moyen,  les  œufs,  rapprochés  les  uns  des  autres, 


LES    ABEILLES.  83 

sont  plus  facilement  échauffés,  et  les  métamorphoses  que 
ia  nouvelle  génération  doit  subir  s'accomplissent  plus 
sûrement. 

Il  ne  faut  pas  plus  de  quatre  jours  pour  que  l'œuf  éclose, 
et,  au  bout  de  cinq  à  six  jours,  la  larve  remplit  toute  la 
capacité  de  sa  loge.  Les  ouvrières  qui  l'avaient  nourrie 
copieusement  jusqu'à  cette  époque,  cessent  de  lui  four- 
nir des  alimens  :  elles  ferment  la  loge  avec  un  mince  cou- 
vercle de  matière  brune.  Cette  clôture  doit  être  flexible  et 
se  prêter  aux  mouvemens  de  l'insecte,  qui  se  dispose  alors  à 
filer  le  cocon  de  soie  blanche  dont  il  s'enveloppera  pour 
se  transformer  en  nymphe  :  cette  opération  dure  six  heures. 
Enfin,  le  vingt-unième  jour  de  son  existence,  à  dater  du 
moment  où  l'œuf  fut  déposé  dans  l'alvéole ,  la  jeune  abeille 
déchire  son  enveloppe  et  sort  dans  l'état  d'insecte  parfait, 
avec  ses  ailes  et  tous  ses  organes. 

Les  métamorphoses  successives  de  la  reine  sont  plus  ra- 
pides ;  son  enfance  ne  se  prolonge  pas  autant  que  celle  de 
ses  futurs  sujets  :  trois  jours  pour  que  l'œuf  éclose  -,  cinq 
jours  dans  l'état  de  larve  -,  dès  que  son  habitation  est  close, 
elle  file  son  cocon  en  vingt-quatre  heures,  et  alors,  épuisée 
par  l'excès  du  travail ,  elle  tombe  dans  un  état  d'immobi- 
lité que  l'on  nomme  repos,  et  qui  se  prolonge  jusqu'au 
douzième  jour  de  son  existence.  Après  avoir  passé  quatre 
jours  dans  cet  état,  sa  transformation  est  terminée,  et  sa 
royauté  commence.  Les  mâles  procèdent  avec  plus  de 
lenteur  j  il  leur  faut  vingt-quatre  ou  vingt-huit  jours  pour 
arriver  à  l'état  d'insectes  parfaits. 

C'est  avec  ses  dents  que  la  jeune  abeille ,  quittant  l'état 
de  nymphe,  déchire  son  enveloppe  et  se  met  en  liberté. 
Une  officieuse  ouvrière  s'empare  de  la  nouvelle  venue , 
fait  sa  toilette,  développe  et  lisse  ses  ailes,  et,  dès  que 
cette  opération  est  finie ,  l'institutrice  et  l'élève  prennent 
leur  vol,  et  vont  butiner  dans  la  campagne.  Maraldi  assure 


84  LES  ABEILLES. 

qu'il  a  vu  de  jeunes  abeilles  ,  le  jour  même  de  leur  trans- 
formation ,  sortir  de  la  ruche  et  rentrer  chargées  de  deux 
grosses  pelotes.  Toutefois,  leurs  compagnes  expérimentées 
ne  les  laissent  partir  qu'après  le  repas-,  elles  ont  soin  de  les 
régaler  de  miel  avant  qu'elles  ne  commencent  aucun  tra- 
vail. Les  cases  que  les  jeunes  ouvrières  viennent  de  quitter 
sont  appropriées  soigneusement  et  mises  en  état  de  rece- 
voir, soit  de  nouveaux  œufs,  soit  du  miel. 

La  sortie  d'une  reine  abeille,  au  contraire,  n'est  pas 
seulement  l'œuvre  de  cette  personne  royale  :  dès  que  la 
nymphe  s'apprête  à  changer  d'état,  les  ouvrières  ac- 
courent, déchirent  le  cocon  ,  et  à  peine  a-t-elle  joui  d'un 
moment  de  liberté ,  que  ses  propres  sujets  la  constituent 
prisonnière.  On  craint  apparemment  que  son  premier 
essor  ne  soit  pas  heureux,  et  ne  compromette  une  existence 
aussi  précieuse.  On  veut  aussi  préserver  les  autres  reines 
qui  ne  sont  pas  encore  écloses ,  des  attaques  de  leur  mor- 
telle ennemie,  c'est  à  dire  de  leur  sœur  aînée.  Si  on  la 
laissait  seule,  cette  sœur  massacrerait  sans  pitié  toute  rivale 
qui  lui  porterait  ombrage,  toute  la  génération  royale  dont 
elle  redouterait  la  concurrence.  M.  Bevan  entre,  à  ce  sujet, 
dans  beaucoup  de  détails  intéressans. 

((  Les  ouvrières  secondent  avec  adresse  la  sortie  de  la 
nouvelle  reine.  Elles  commencent  par  amincir  le  cou- 
vercle de  l'alvéole ,  en  enlevant  une  partie  de  la  cire  , 
et  parviennent  à  le  rendre  transparent  sans  le  déchirer. 
Un  obstacle  aussi  faible  ne  peut  plus  arrêter  l'insecte  prêt 
à  s'échapper  ;  lorsque  la  transformation  est  complète ,  on 
achève  de  débarrasser  la  jeune  reine  de  ses  enveloppes  ,  et 
alors  elle  est  fort  disposée  à  prendre  l'essor ,  comme  font 
tous  les  individus  des  deux  autres  classes  ;  mais  elle  doit 
supporter  encore  une  captivité  de  quelques  jours  durant 
lesquels  on  pourvoit  largement  à  sa  subsistance,  en  faisant, 
au  couvercle  de  plusieurs  cases  remplies  do  miel .  des  ou- 


LES    ABEILLES.  85 

vertures  à  travers  lesquelles  la  prisonnière  allonge  sa 
trompe,  et  puise  à  discrétion.  Hors  le  moment  où  elle  prend 
sa  nourriture ,  elle  ne  cesse  point  de  faire  entendre  une 
sorte  de  chant ,  qui  varie  de  tems  en  tems.  Huber  dit  avoir 
entendu  une  jeune  reine  dont  le  son  ou  le  bruit  était  un 
claquement  très-rapide,  ou  une  suite  d'intonations  uni- 
formes. Il  suppose  que  les  ouvrières  se  mêlaient  à  ce  con- 
cert et  célébraient  l'avènement  de  leur  souveraine  :  il 
pense  aussi  que  les  jeunes  reines  sont  retenues  pendant 
quelques  jours,  afin  qu'elles  aient  le  tems  de  se  fortifier 
et  de  soutenir  leur  vol  quand  l'essaim  tout  entier  quittera 
la  ruche  native  pour  aller  fonder  un  nouvel  établissement. 
»  Tandis  que  des  abeilles  retardent,  par  un  motif  quel- 
conque ,  le  départ  de  leur  souveraine ,  d'autres  la  solli- 
citent au  contraire  de  partir  avec  l'essaim  sur  lequel  elle 
doit  régner,  ou  tout  au  moins  de  se  mettre  en  liberté. 
Celte  opposition  de  conduite  entre  les  habitantes  d'une 
même  ruche  a  été  considérée ,  par  quelques  observateurs , 
comme  l'effet  de  l'impatience  qu'éprouve  la  majorité  d'une 
population  amie  de  l'ordre.  Quand  des  mouvemens  extraor- 
dinaires viennent  la  déranger,  elle  cherche  à  éloigner  la 
cause  de  ces  mouvemens,  afin  de  rentrer  le  plus  tôt  possible 
dans  le  cercle  de  ses  habitudes.  Si  Huber  n'est  pas  dans 
l'erreur,  ce  sont  les  anciennes  reines  qui  se  chargent  de  la 
direction  des  essaims.  Lorsqu'elles  sont  excédées  par  des 
sollicitations  ou  des  attaques,  elles  savent  rappeler  aux 
égards  qui  leur  sont  dus  toute  la  foule  qui  les  environne  : 
il  leur  suffit  de  faire  entendre  le  cri  que  l'on  a  nommé  la 
'voix  du  pouvoir  souverain.  Cependant  Bonnet  affirme 
qu'aucun  des  actes  de  l'abeille-mère ,  dans  aucune  circons- 
tance ,  n'a  rien  d'analogue  à  des  actes  de  souveraineté  : 
mais  Huber  a  constaté,  par  plusieurs  observations,  le  fait 
qu'il  rapporte  -,  il  a  vu  d'étonnans  effets  du  cri  de  la  reine, 
cl  de  limpression  qu'il  produit  autour  d'elle.  Une  jeune 


86  LES  ABEILLES. 

reine  avait  trompé  la  vigilance  de  ses  gardes,  et  elle  était 
hors  de  sa  case  -,  elle  approchait  d'une  nymphe  royale  ,  et 
s'apprêtait  à  la  détruire ,  lorsque  des  ouvrières  accoururent 
et  Tobligèrent  à  prendre  la  fuite  ,  en  assez  mauvais  état. 
Mais  elle  reprit  bientôt  courage  et  sut  profiter  de  la  supé- 
riorité de  son  rang.  Cramponnée  sur  un  rayon  de  miel  , 
agitant  ses  ailes  avec  une  grande  vitesse  ,  elle  fit  entendre 
le  son  redoutable,  et  les  assaillantes  furent  comme  frap- 
pées de  paralysie.  La  guerrière  voulut  alors  reprendre  l'of- 
fensive et  retourner  à  l'attaque  des  cases  royales;  mais 
cette  fois ,  comme  le  prestige  du  son  avait  cessé  ,  elle  fiit 
reçue  de  manière  à  perdre  l'envie  de  revenir.  La  voix  du 
pouvoir  souverain  diffère  très-peu ,  ou  point  du  tout ,  du 
son  ou  du  bruit  que  font  entendre  les  jeunes  reines  en 
sortant  de  leur  alvéole.  Le  nom  qu'on  lui  donne  est  bien 
pompeux  pour  l'espèce  de  discours  qu'il  désigne,  si  toute- 
fois le  bruit  dont  il  s'agit  a  réellement  quelque  significa- 
tion. Quoiqu'il  en  soit,  il  ne  manque  jamais  d'opérer  son 
effet  sur  les  abeilles ,  et,  pour  le  faire  entendre ,  la  reine 
prend  toujours  l'attitude  que  nous  avons  décrite.  « 

On  voit  que  l'existence  d'une  reijie  est  absolument  né- 
cessaire pour  la  conservation  d'une  ruche.  Cependant  un 
accident  peut  terminer  avant  le  tems  une  vie  si  précieuse 
à  tout  un  peuple.  Ce  malheur  n'est  pas  irréparable  :  lors- 
qu'il arrive,  on  choisit  une  larve  ouvrière,  et  cette  créa- 
ture vulgaire  est  destinée  au  rang  suprême  :  dès  ce  mo- 
ment ,  son  éducation  est  changée,  l'abondance  et  même  le 
luxe  l'environnent  ;  on  a  soin  que  toutes  ses  facultés  puissen  t 
se  développer  et  prendre  une  plus  grande  énergie.  Trois 
cellules  contiguës  sont  converties  en  un  spacieux  appar- 
tement \  malheur  aux  deux  habitantes  des  deux  cases  en- 
vahies !  elles  sont  sacrifiées  au  salut  de  l'état.  Une  nourri- 
turc  spéciale ,  réservée  pour  les  royaux  insectes  créés 
de  celte  manière,  est  prodiguée  à  la   future  souveraine  ; 


LES    ABEILLES.  O'J 

des  ouvrières  1  ont  élaborée  par  des  procédés  qui  ne  sont 
employés  que  dans  celte  occasion.  Elle  est  stimulante,  plus 
active  que  le  miel ,  aliment  général  des  abeilles  de  toutes 
les  classes  ;  elle  a  une  saveur  plus  relevée  ,  et  d'une  acidité 
très-sensible.  On  la  fournit  en  telle  abondance  aux  larves 
royales,  qu'elles  ne  peuvent  tout  consommer.  Schirach  , 
vicaire  du  petit  Bautzen  et  secrétaire  de  la  Société  apiaire 
de  la  Haute  Lusace,  paraît  être  le  premier  qui  ait  observé 
ce  fait  singulier,  ou  du  moins  il  Ta  publié  le  premier,  et  les 
observations  ultérieures  Tout  confirmé.  Plusieurs  membres 
de  la  société  de  Lusace  ont  voulu  s'en  convaincre  par 
leurs  propres  yeux,  et  Huber  et  Bonnet  Font  mis  au 
nombre  des  faits  le  mieux  constatés. 

Les  maximes  du  despotisme  oriental  sont  mises  en  pra- 
tique dans  les  ruches.  La  souveraine  qui  prend  possession 
du  trône  n'a  point  à  redouter  Tambition  d'aucun  de  ses 
sujets,  mais  elle  craint  la  rivalité  de  ses  égales,  de  ses 
propres  sœurs  ,  et  pourvoit  à  sa  sûreté  par  les  précautions 
les  plus  efficaces  :  son  premier  soin  est  de  mettre  à  mort 
tout  ce  qu'elle  trouve  dans  les  cases  royales.  Nous  devons  à 
M.  Dunbar  une  description  curieuse  des  scènes  tragiques 
qui  se  passent  alors  dans  l'intérieur  dune  ruche,  et  qui, 
transportées  sur  un  plus  grand  théâtre ,  ne  seraient  pas  au- 
dessous  de  la  dignité  de  Melpomène. 

«  Au  mois  de  juillet,  époque  où  les  ruches  sont  rem- 
plies de  rayons,  d  abeilles  et  de  miel;  où  la  reine,  parve- 
nue au  plus  haut  degré  de  sa  fécondité,  pond  une  centaine 
d'oeufs  chaque  jour;  M.  Dunbar  ouvrit  une  ruche  et  s'em- 
para traîtreusement  de  la  royale  pondeuse.  Le  travail  con- 
tinua pendant  dix-huit  heures,  sans  qu'aucun  individu 
de  la  ruche  parût  se  douter  de  la  perte  qu'elle  avait  faite  ; 
mais ,  dès  que  ce  malheur  fut  connu ,  l  agitation  fut 
extrême.  Toute  la  population  assiégeait  la  porte,  comme 
lorsqu'un  essaim  se  dispose  à  sortir.  Dans  la  matinée  du 


88  LES    ABEILLES. 

jour  suivant ,  l'observateur  vit  que  cinq  cases  royales 
avaient  été  construites  suivant  les  dispositions  d'usage  en 
pareilles  circonstances  5  et  l'après-midi,  quatre  autres 
avaient  été  pratiquées  dans  un  rayon  qui  n'était  rempli 
que  d'œufs  pondus  depuis  deux  jours.  Deux  semaines 
après  la  catastrophe  qui  avait  privé  la  ruche  de  sa  reine , 
une  jeune  remplaçante  sortit  et  se  dirigea  sur-le-champ 
vers  les  autres  cases  ,  dans  des  dispositions  évidemment 
hostiles.  Repoussée  avec  violence  par  les  ouvrières,  elle 
se  dirigea  sur  un  autre  point  ^  mais  le  hesoin  de  détruire 
la  tourmentait  comme  auparavant ,  elle  renouvela  ses  at- 
taques avec  aussi  peu  de  succès.  Chaque  fois  qu'elle  était 
repoussée  ,  elle  manifestait  une  colère  opiniâtre,  en  pous- 
sant un  cri  imité  à  peu  près  par  la  syllabe  pip  ,  pip  ;  une 
des  nymphes  royales  J)rête  à  sortir  du  cocon  ,  lui  répondit , 
mais  sur  un  ton  moins  distinct  et  comme  si  elle  était  en- 
rouée. Celte  observation  fait  connaître  la  cause  des  deux 
sons  différens  qui  se  font  entendre  lorsqu'un  second  essaim 
quitte  une  ruche.  Le  même  jour  ,  une  seconde  reine  ac- 
complit sa  métamorphose  et ,  sur-le-champ,  elle  se  réfugia 
dans  un  groupe  d'ouvrières  formées  en  peloton.  C'était  le 
soir  qu'elle  avait  vu  le  jour  ^  le  lendemain  matin,  M.  Dun- 
bar  s'aperçut  qu'elle  était  vivement  poursuivie  par  son 
aînée.  L'observateur,  appelé  pour  quelques  affaires,  dut 
quitter  son  poste ,  et  fut  absent  une  demi-heure  \  à  son 
retour,  l'infortunée  cadette  gisait  sur  le  plancher,  im- 
molée sans  doute  par  son  implacable  ennemie.  Huber  dit 
que  les  reines  artificielles  sont  muettes  :  les  observations 
précédentes  prouvent  le  contraire,  puisque  la  faculté  de 
rendre  des  sons  précède  même  le  développement  complet 
de  ces  êtres  singuliers.  L'observateur  anglais  rectifie  une 
autre  assertion  de  l'auteur  suisse  ;  il  a  constaté  qu'une 
garde  veille  sans  cesse  autour  des  cases  où  l'on  prépare  des 
reines.  En  effet,  on  a  déjà  dit  que  ces  cases  sont  défen- 


LES    ABEILLES.  89 

dues  avec  courage  contre  le  seul  ennemi  qu  elles  aient  à 
redouter  dans  Tinlérieur  de  la  ruche,  c'est-à-dire,  celle 
des  reines  qui  a  eu  la  force  ou  la  bonne  fortune  de  se  dé- 
barrasser la  première  des  liens  de  l'enfance.  » 

Il  est  reconnu  actuellement  que  les  ouvrières  sont  des 
femelles  :  on  n'en  peut  douter ,  puisque  des  larves  de  cette 
espèce  sont  transformées  en  abeilles-mères ,  chargées  d'en- 
tretenir la  population  de  la  ruche ,  et  de  procréer  les  es- 
saims qu'elle  envoie  au  dehors.  D'ailleurs,  on  sait  que  des 
ouvrières  pondent  quelquefois  des  œufs ,  ce  qui  est  main- 
tenant facile  à  comprendre  ^  les  alvéoles  où  la  nourriture 
des  larves  rovales  est  déposée,  en  laissent  quelquefois 
échapper  une  partie,  et  quelques  larves  plébéiennes  en 
profitent  ;  elles  participent  donc  plus  ou  moins  aux  facul- 
tés de  la  royauté.  Le  voisinage  de  la  cour  exerce,  dans 
une  ruche ,  une  influence  que  les  moralistes  ne  peuvent 
condamner  ^  il  élève  et  perfectionne  au  lieu  de  dégrader 
et  de  corrompre ,  comme  on  le  lui  reproche  souvent  dans 
les  sociétés  humaines,  et  quelquefois  avec  justice.  Il  est 
fort  étrange  que  les  femelles  dont  les  organes  sexuels  ne 
sont  pas  complètement  développés ,  quoiqu'elles  aient  la 
faculté  de  pondre,  ne  produisent  que  des  œufs  de  mâles. 

Le  nom  à' aheille-mèie  devrait  être  substitué ,  comme 
plus  exact ,  à  celui  de  reine ,  car  les  actes  de  royauté  de 
cette  première  fonctionnaire  de  la  ruche  se  réduisent  à 
peu  près  à  rien,  au  lieu  que  sa  fécondité  est  prodigieuse. 
On  ne  s'accorde  pas  tout  à  fait  sur  le  nombre  d'œufs  qu'elle 
peut  pondre  dans  une  saison ,  et ,  en  effet ,  le  climat ,  l'air, 
la  nourriture  et  peut-être  d'autres  circonstances  locales  mo- 
difient plus  ou  moins  les  facultés  de  ces  insectes,  comme 
celles  de  tous  les  animaux.  Huber  évalue  à  12,000  œufs  la 
première  ponte  d'une  reine-abeille ,  en  avril  et  mai  ;  la  se- 
conde ponte  ,  ordinairement  moins  abondante  ,  commence 
au  mois  d'août.  Réaumur  donne  une  bien  plus  haute  idée 


qo  LES    ABEILLES. 

de  cette  production  d'oeufs  :  une  reine  en  pond,  dit-il,  jus- 
qu'à deux  cents  par  jour-,  c'est  le  double  de  l'estimation 
de  Huber.  M.  Schirach  assure  que  chaque  reine  dépose 
de  ^0,000  à  100,000  œufs  dans  une  saison;  ce  nombre 
parait  excessif,  et  cependant,  il  est  bien  petit,  en  compa- 
raison de  l'étonnante  propagation  de  quelques  autres  in- 
sectes. Une  femelle  de  fourmi  blanche  ne  pond  pas  moins 
de  60  œufs  par  minute  ,  et  par  conséquent  le  produit  d'une 
heure  serait  de  3, 600,  et  celui  d'un  jour  entier  de  86,4oo 
œufs;  en  réduisantàun  seul  mois,  par  an,  la  somme  de  tous 
les  tems  de  ponte,  on  aurait  un  produit  de  2,69^,000 
œufs,  provenant  d'une  seule  famille. 

La  fécondation  des  œufs  est  encore  un  mystère  que  l'es- 
prit humain  n'a  pas  su  pénétrer  ;  car  aucune  des  explica- 
tions que  l'on  en  donne  n'est  satisfaisante;  mais  il  paraît 
constant    que  la  reine  est  fécondée   par  un  mâle  ,   pen- 
dant une  promenade  en  l'air.  Dans  le  cours  de  ses  expé- 
riences, Huber  n'ajamais  vu  que  cette  importante  opération 
fut  effectuée  dans  l'intérieur  de  la  ruche.  Lorsque  l'air  est 
assez  chaud  pour  que  les  mâles  se  hasardent  à  sortir  ,  la 
reine  prend  aussi  l'essor;  car  l'amour  a  seul  le  pouvoir  de 
lui  faire  entreprendre  des  courses  lointaines.  C'est  à  Lom- 
bard que  l'on  doit  le  plus  grand  nombre  des  faits  par  les- 
{juels  il  est  prouvé  que  l'accouplement  a  lieu  dans  l'air  et 
vn  volant ,  comme  dans  les  autres  espèces  de  mouches.  On 
peut  étendre  ces  remarques  à  la  reine-fourmi,  ainsi  que 
Bonnet  l'affirme  dans  la  Contemplation  de  la  nature^   cl 
aux  demoiselles,  aux  hannetons,  etc.  L'importance  de  la 
promenade  de  la  reine-abeille  est  telle  que,  si  elle  n  avait 
pas  lieu  ,  tout  espoir  de  postérité  serait  perdu;  mais  l'effet 
(ju'elle  produit  est  si  grand  et  si  durable,  que  la  production 
des  œufs  et  les  heureux  développemcns  des  larves  et  des 
nymphes  sont  assurés  pour  deux  années  consécutives. 
Lorsque  la  reine  s  est  déterminée  à  sortir,  à  la  suite  des 


LKS    ABEILLES.  Qï 

mâles,  elle  commence  par  faire  une  reconnaissance  en 
dehors  de  la  ruche  ;  elle  s'essaie ,  prend  son  vol  et  revient  -, 
enfin,  elle  est  partie.  Elle  décrit  enTair  de  grands  cercles, 
jusqu'à  ce  qu'on  la  perde  de  vue.  Une  demi-heure  après 
son  départ ,  on  la  voit  revenir,  et  tout  son  extérieur  annonce 
que  l'acte  de  la  fécondation  s'est  accompli.  Quelquefois 
l'excursion  dure  moins  long-tems  ^  mais  alors  ,  elle  est  sans 
résultat.  «  Il  est  singulier,  dit  Bonnet,  qu'on  ait  remarqué 
ces  sorties  de  la  reine,  sans  en  soupçonner  le  but.  )>  lia  vu  de 
jeunes  reines  procéder  à  ce  grand  acte  deux  ou  trois  jours 
après  avoir  quitté  leur  enveloppe  de  nymphe.  Ce  fait  capi- 
tal est  contredit  par  quelques  auteurs  :  Huish  regarde 
comme  un  fait  connu  de  tout  le  monde  ,  que  la  reine- 
abeille  ne  sort  jamais  de  la  ruche  ^  mais  il  paraît  que  ses  ob- 
servations ont  été  trop  limitées,  et  que  les  faits  uniques,  tels 
que  celui  dont  il  s'agit ,  ont  pu  lui  échapper.  D'ailleurs  , 
ce  qu'il  dit  est  vrai  relativement  aux  premiers  essaims , 
toujours  conduits  par  les  reines  qui  les  ont  produits  ,  et  qui 
par  conséquent  sont  déjà  fécondées  5  rien  ne  les  provoque 
à  sortir  de  la  ruche  ,  et  c'est  ainsi  que  l'opinion  commune 
s'est  établie. Huber  et  Swammerdam  ont  observé  les  circons- 
tances de  la  fécondation,  telles  qu'on  vient  de  les  rapporter, 
et  pensent  que  cette  action  de  quelques  minutes  suffit  pour 
imprégner  du  principe  de  l'existence  ,  non-seulement  les 
œufs  actuellement  formés,  mais  ceux  que  la  femelle  produira 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Cette  opinion  devait  rencontrer  des 
incrédules  :  Huish  fut  de  ce  nombre  5  il  refusa  d'admettre 
qu'il  fût  possible  d'agir  sur  ce  qui  n'existe  pas  encore.  Mais 
l'araignée  commune  produit,  pendant  plusieurs  années, 
des  œufs  fécondés  par  un  seul  accouplement.  Suivant  Au- 
debert,  les  pucerons  manifestent  un  pouvoir  de  fécon- 
dation bien  plus  surprenant,  puisqu'un  seul  mâle  distribue 
la  vie  aux  neuf  ou  dix  générations  qui  doivent  naître  y 
dans  le  cours  de  l'année,  de  la  pucerone  avec  laquelle  il 


Ô2  LES    ABEILLES. 

s'est  accouplé  ,  el  à  celles  qui  seront  procréées  par  les  mil- 
liers de  pucerones  issues  de  celle  qui  fut  soumise  à  l'aceou- 
plement.  On  ne  peut  douter  qu'une  vertu  prolifique  aussi 
prodigieuse  ne  s'afîaiblisse  par  degrés ,  et  ne  disparaisse  à 
un  terme  que  l'observation  n'a  pas  fait  connaître  ^  mais  le 
fait  est  incontestable ,  et  parce  que  nous  ne  savons  point 
l'expliquer,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  opérations  de  la 
nature,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  le  nier,  ni  pour  refuser 
de  croire  aux  rapports  d'observateurs  habiles  et  véridiques. 
Bonnet  n'étend  qu'à  cinq  générations  l'action  fécondante 
du  mâle  puceron  -,  mais  Lyonnet  va  beaucoup  plus  loin , 
ainsi  que  ISIM.  Kirby  et  Spence ,  qui  s'en  rapportent  avec 
une  entière  confiance  au  témoignage  d'un  très-habile  scru- 
tateur de  la  nature ,  M.  Wolnough ,  cultivateur  à  Hollesley , 
dans  le  comté  de  Suffolk  ^  il  s'est  assuré  qu'une  pucerone 
peut  voir,  dans  le  cours  d'une  année  ,  sa  vingtième  géné- 
ration. En  se  bornant  à  cinq ,  Réaumur  a  calculé  que  la 
famille  d'une  seule  pucerone  peut  être  de  6,904,900,000 
individus.  On  objectera  peut-être  que  les  pucerons  sont 
vivipares  ,  et  qu'on  no  peut  comparer  leur  mode  de  propa- 
gation et  ses  résultats  aux  faits  qui  ont  lieu  parmi  les 
insectes  ovipares.  Cette  objection  ne  serait  fondée  que  sur 
des  observations  incomplètes  -,  car  on  sait  aujourd'hui  que 
les  pucerons  ne  sont  pas  toujours  vivipares  ,  qu'une  espèce 
de  ce  genre  ne  l'est  jamais,  et  que  les  deux  modes  de  pro- 
pagation se  succèdent  ou  sont  réunis  dans  les  autres  espèces. 
Au  reste,  dans  tous  les  cas,  l'influence  prolifique  du  mâle 
puceron  est  certainement  encore  plus  incompréhensible 
que  tout  ce  qui  résulte  de  la  fécondation  de  la  mère-abeille. 
L'admirable  opération  de  la  nature  qui  transmet  la  vie 
à  de  nombreuses  générations,  produit  encore  d'autres  efifets 
dont  la  cause  immédiate  nous  est  inconnue.  Si  la  reine 
abeille  n'est  fécondée  que  tiès-tard ,  vingt  ou  vingt-quatre 
jours  après  son  installation  ,  il  semble  que  ses  facultés  in- 


LES    ABEILLES.  C)3 

U'ilectuelles  sont  affaiblies.  Toutes  ses  actions  sont  désor- 
données^ elle  dépose  des  œufs  d'ouvrières  dans  les  cases 
construites  pour  les  mâles,  et  des  œufs  de  mâles  sont  placés 
au  milieu  des  ouvrières  :  quelquefois  même ,  elle  va  loger 
un  de  CCS  œufs  dans  une  case  royale.  Le  docteur  Bewan 
décrit  les  singuliers  effets  de  ces  observations ,  et  prend 
encore  M.  Dunbar  pour  guide;  il  ne  pouvait  faire  un  meil- 
leur cboix ,  ni  donner  à  ses  lecteurs  une  plus  forte  garantie 
de  l'exactitude  de  ses  récits. 

«  Quelles  que  soient  les  causes  qui  ont  retardé  Y  impré- 
gnation delà  reine,  si  cette  opération  est  différée  de  vingt 
ou  vingt-un  jours,  le  mal  qui  en  résultera  ne  sera  point 
réparable.  Au  lieu  de  pondre  d'abord  des  œufs  d'ouvrières, 
et  ensuite  des  œufs  de  mâles ,  suivant  l'ordre  accoutumé ,  la 
reine  ne  donnera  que  quarante-cinq  heures  à  la  première 
production  d'œufs,  et  tout  le  reste  de  la  ponte  ne  peuplera 
la  ruche  que  de  mâles  ;  les  essaims  suivans  ne  seront  pas 
mieux  composés ,  et  ainsi  se  terminera  ce  règne  malencon- 
treux. On  peut  essayer  d'expliquer  ce  fait  en  disant  que  le 
germe  des  œufs  d'ouvrières  s'est  flétri  pendant  le  retard 
de  la  fécondation  ,  au  lieu  que  les  germes  d'œufs  de  mâles 
peuvent  attendre  plus  long-tems  que  le  principe  de  la  vie 
leur  soit  infusé.  Le  règne  végétal  offre  quelques  faits  analo- 
gues ,  et  qui  paraissent  appuyer  cette  explication:  on  sait 
que  les  semences  s'altèrent  à  la  longue ,  quelque  soin  que 
l'on  prenne  pour  les  conserver  ;  mais  pour  tirer  de  cette 
observation  des  lumières  encore  plus  applicables  au  fait  dont 
il  s'agit ,  il  faudrait  que  l'on  eût  fait  des  expériences  sur  les 
végétaux  dioiques ,  et  recherché  si  leurs  semences ,  à  me- 
sure qu'elles  vieillissent ,  ne  produisent  plus  des  individus 
de  chaque  sexe ,  dans  la  même  proportion  que  lorsqu'elles 
sont  récentes. 

»  Ces  reines-abeilles  qui  ont  retardé  l'opération  qui  doit 
les  rendre  mères,  éprouvent  de  profondes  altérations  dans 


Q^  LES  ABEILLES. 

leur  tempérament,  et  même  dans  leur  forme.  Huber  a  re- 
marqué qu'elles  sont  raccourcies,  que  leurs  extrémités 
sont  grêles  ,  tandis  que  les  deux  premiers  anneaux  près  du 
thorax  sont  excessivement  enflés.  Le  raccourcissement, 
du  corps  est  très-désavantageux  dans  l'acte  de  la  ponte  ; 
comme  la  pondeuse  ne  peut  atteindre  le  fond  des  alvéoles, 
il  lui  arrive  souvent  de  déposer  ses  œufs  hors  de  leur  place, 
et,  pour  ainsi  dire,  au  hasard.  Les  anneaux  qui  ont  pris 
un  accroissement  extraordinaire  lui  ôtent  la  possibilité 
d'entrer  dans  les  cases  étroites.  Comme  les  essaims  produits 
par  ces  mères  mal  organisées,  sont  principalement  composés 
de  mâles  ,  et  par  conséquent  d'oisifs,  le  nombre  des  ou- 
vrières ne  suffit  plus  pour  les  travaux,  la  ruche  est  afiamée, 
et  les  dissentions  intestines  achèvent  sa  ruine, encore  plus 
vite  que  le  défaut  d'alimens.  La  reine  survit  quelquefois  à 
son  peuple,  mais  seulement  de  quelques  instans,  et  suc- 
combe la  dernière.  Mais  souvent  la  classe  ouvrière  est 
moins  généreuse  et  moins  dévouée  -,  lassée  de  nourrir  tant 
de  bouches  inutiles  dont  elle  ne  peut  se  défaire  ,  elle  se 
met  tout-à-fait  en  insurrection  et  immole  sa  reine ,  quitte 
la  ruche  et  va  chercher  un  autre  asile.  Tout  est  désordre 
dans  une  famille  dont  le  chef  ne  sait  plus  remplir  ses  hautes 
fonctions.  Les  mâles  qui  naissent  en  nombre  excessif  sont 
en  outre  d'une  plus  grande  taille  que  ceux  des  ruches  or- 
dinaires. Parasites  avides,  ils  s'emparent  des  cases  royales, 
et  les  ouvrières  croyant  pourvoir  à  la  subsistance  d'un 
membre  de  la  famille  souveraine,  n'ont  travaillé  que  pour 
un  courtisan  oisif;  mais  l'intelligente  abeille  finit  par  dé- 
couvrir la  méprise  ,  et  la  fait  payer  cher  à  l'individu  qui 
en  avait  profité  :  il  est  tué  sans  pitié. 

1)  Quelques  auteurs  ont  dit  que  les  ouvrières  transpor- 
tent les  œufs  d'une  place  à  une  autre  :  c'est  en  effet  ce  qui 
peut  arriver,  lorsque  la  reine  ne  les  avait  pas  mis  en  lieu 
convenable.  INIais  dans  une  ruche  bien  ordonnée,  les  œufs 


LES    ABEILLES.  95 

n'exigenl  point  d'autres  soins  que  d'être  disposés  au  fond 
des  cases  qui  sont  exhaussées  d'environ  deux  lignes  au  des- 
sus des  rayons  ;  ce  fait  suffit  seul  pour  faire  voir  que  les 
œufs  ne  sont  pas  déplacés  ;  et  ce  qui  le  confirme  de  plus  en 
plus,  c'est  que  les  ouvrières,  qui  ne  peuvent  supporter  au- 
cun désordre,  détruisent  les  œufs  qu'elles  trouvent  hors  de 
place,  même  ceux  qui  auraient  augmenté  le  nombre  de 
leurs  compagnes  ;  mais  il  arrive ,  de  tems  en  tems ,  qu'une 
reine,  quoique  fécondée  à  propos,  et  jouissant  de  toutes 
ses  facultés ,  pond  avec  une  telle  abondance  qu'elle  n'a 
pas  le  tems  de  placer  ses  œufs  convenablement ,  et  qu'elle 
en  laisse  échapper  quelques-uns  hors  des  alvéoles.  Ce  sont 
ces  œufs  épars  que  les  premiers  observateurs  ont  cru  dé- 
posés par  les  ouvrières  à  la  place  où  ils  les  voyaient. 
M.  Dunbar  a  été  témoin  de  la  destruction  de  ces  œufs 
égarés  -,  ils  étaient  dévorés  avec  avidité  par  ces  mêmes 
abeilles  qui  les  auraient  conservés  précieusement,  si  elles 
les  avaient  trouvés  dans  une  case  qui  leur  fut  destinée. 
Ainsi ,  le  placement  des  œufs  est  confié  à  la  reine ,  qui  s'en 
acquitte  en  suivant  son  instinct  naturel.  Si  l'on  voit  quel- 
quefois des  ouvrières  transporter  des  œufs,  ce  n'est  pas  un 
dépôt  qu'elles  vont  faire,  mais  une  proie  qu'elles  s'ap- 
prêtent à  dévorer.  » 

La  pitié  n'est  pas  une  vertu  commune  parmi  les  ani- 
maux^ les  abeilles  ne  la  connaissent  point.  Les  mâles  do 
chaque  ruche  en  font,  chaque  année,  la  cruelle  expérience. 

u  Vers  la  fin  de  juillet,  après  la  sortie  des  essaims,  ou 
sait  que  tous  les  mâles  sont  mis  à  mort.  Comme  la  fécon- 
dation est  accomplie ,  le  tems  de  leur  service  est  passé  ;  ils 
ne  seraient  désormais  que  des  bouches  inutiles,  de  même 
que  ces  individus  au  nombre  desquels  Horace  s'est  placé  : 

Nos  numerus  sumus  ,  et  fruges  consumere  nali. 

Les  égards  d'une  tendre  affection  ont  disparu,  les  menaces 


q6  les  abeilles. 

de  la  haine  les  ont  remplacés.   Les  malheureux  proscrits 
sentent  le  danger  qui  les  environne  -,  l'inquiétude  qui  les 
tourmente  ne  leur  laisse  aucun  repos  5  on  les  voit  se  pré- 
cipiter hors  de  la  ruche,  et  s'y  jeter  de  nouveau,  avec  la 
même  terreur.  On  croit  que  ce  sont  les  ouvrières  qui  se 
chargent  d'en  débarrasser  la  ruche ,  mais  qu'elles  se  con- 
tentent de  les  harceler  et  de  les  chasser,  sans  faire  usage 
de  leur  aiguillon,   Hunter  va  plus  loin  -,  il  soutient  qu'à 
cette  époque  les  mâles  sont  au  terme  de  leur  carrière,  et 
que  leur  mort  est  naturelle ,  et  non  hâtée  par  le  traitement 
qu'on  leur   fait    éprouver.    Bonnet  adopte  Vopinion  de 
Hunter,  ou,  tout  au  moins ,  il  ne  la  contredit  point.  Huber 
n'est  pas  de  cet  avis ,  et  il  dit  positivement  que  les  mâles 
périssent  sous  les  coups  d'aiguillon  des  ouvrières.  Il  s'en 
est  assuré  par  des  observations  multipliées,  au  moyen  de 
ses  ruches  placées  sur  de  grands  carreaux  de  verre.   Il 
paraît  que  Réaumur  le  savait  aussi ,  car  il  dit  que  malgré 
la  supériorité  des  mâles,  quant  à  la  taille,  ils  ne  peuvent 
éviter  l'arme  empoisonnée  des  ouvrières.  Percés  d'un  seul 
coup  d'aiguillon,  ils  étendent  leurs  ailes  et  meurent.  » 

Dans  toutes  les  autres  espèces  qui  vivent  en  société,  le 
pouvoir  est  dévolu  au  sexe  masculin.  Chez  les  abeilles,  qui 
font  une  exception  si  remarquable,  il  semble  que  le  mas- 
sacre des  mâles  est  un  coup  d'état  médité  et  préparé 
d'avance  ^  on  le  diffère,  lorsque  la  ruche  manque  de  reine, 
qu'il  est  indispensable  d'en  faire  une  nouvelle,  et  de  la 
féconder.  Bonnet  a  observé  cet  acte  de  prudence,  dans 
une  ruche  qui  faisait  partie  d'un  rucher  où  Ton  procédait 
avec  une  sorte  de  fureur  à  l'extermination  des  mâles.  On 
était  alors  à  l'entrée  de  l'automne ,  ce  qui  fit  soupçonner 
que  les  abeilles  avaient  voulu  conserver  une  population 
plus  nombreuse  dans  cette  ruche  affaiblie  ,  afin  de  mieux 
échauffer  l'intérieur  pendant  l'hiver.  Cette  prévoyance, 
celle  sorte  de  dénombrement  et  de  calcul  ,  paraissent  un 


T.KS    ABEILLKS.  t)J 

peu  subtiles  pour  des  insectes.  On  sera  plus  disposé  à  pen- 
ser, avec  Huber,  que  les  mâles  épargnés  sont  réservés 
pour  une  reine  future.  Ce  qui  donne  encore  plus  de  poids 
à  cette  opinion  ,  c'est  qu'on  a  la  même  indulgence  pour 
les  mâles  dans  les  ruches  où  se  trouvent  des  ouvrières  fé- 
condes, et  point  de  reines,  ainsi  que  dans  celles  où  la  fé- 
condation de  la  reine  a  été  retardée.  Hors  ce  petit  nombre 
de  cas,  avant  la  fin  de  l'automne,  toute  la  population 
mâle  a  disparu.  On  ne  fait  pas  même  grâce  à  l'enfance;  les 
larves  et  les  nymphes,  s'il  y  en  a,  sont  tirées  des  alvéoles, 
et  détruites ,  ou  plutôt  dévorées ,  car  les  exécutrices  de  ces 
mesures  d'extermination  ne  rejettent  que  les  squelettes  de 
leurs  victimes;  leur  estomac  profite  de  tout  ce  qu'elles 
ont  pu  enlever  au  moven  de  leur  trompe  et  de  leurs  dents. 
On  remarque  en  ceci  l'analogie  de  deux  espèces  voisines, 
les  guêpes  et  les  abeilles  ;  mais  les  mœurs  des  premières 
sont  encore  plus  cruelles.  Dans  un  guêpier  où  plusieurs 
reines  régnent  à  la  fois  sur  une  population  beaucoup  moins 
nombreuse  que  celle  d'une  ruche  ,  ce  sont  les  despotes  qui 
massacrent  leurs  sujets,  et  se  repaissent  de  leur  substance: 
les  guêpes  ouvrières  ne  sont  pas  plus  épargnées  que  les 
mâles;  avant  Ihiver,  il  n'en  reste  plus  :  les  ravons  sont 
dévorés  en  entier,  et  les  tyrans ,  gorgés  de  nourriture,  vont 
se  blottir  dans  quelque  trou,  jusqu'au  retour  de  la  belle 
saison.  S'il  était  possible  de  les  détruire  avant  cette  époque, 
on  aurait  beaucoup  fait  pour  le  repos  et  la  sûreté  des 
abeilles. 

Les  précieux  insectes  qui  nous  fournissent  le  miel  et  la 
cire  méritent  bien  que  l'on  s'occupe  de  tous  leurs  besoins. 
Après  avoir  fait  connaître  l'organisation  et  la  manière  de 
vivre  des  abeilles,  le  docteur  Bevan  traite  de  l'emplace- 
ment le  plus  convenable  pour  un  rucher,  de  la  forme  et 
de  la  matière  des  ruches ,  et.  ce  qui  est  encore  plus  essen- 
tiel, de  la  subsistance  qu'il  faut  leur  procurer.  On  sait  que 

XII  -7 


gS  LES    ABEILLES. 

le  SUC  mielleux  est  un  produit  de  la  végétation,  que  les 
feuilles  de  presque  toutes  les  plantes,  ainsi  que  les  liges 
herbacées  ,  le  laissent  transsuder,  et  en  sont  fréquemment 
enduites,  lorsque  la  fraîcheur  de  la  nuit  les  condense, 
après  une  journée  un  peu  chaude.  Les  pucerons  vont  l'y 
recueillir,  et  s'ils  ne  le  trouvent  pas  tout  préparé,  ils  en 
puisent  les  élémens  dans  la  plante  même  qu'ils  sucent  au 
moyen  de  leur  trompe ,  et  leurs  organes  sont  tellement  bien 
disposés  pour  la  conversion  de  leurs  alimens  en  matière 
sucrée,  que  cette  substance  sort  abondamment  par  des  voies 
propres  à  cette  évacuation.  L'intelligente  fourmi,  dont  les 
excursions  s'étendent  jusqu'aux  lieux  occupés  par  les  pu- 
cerons, profite  habilement  des  facultés  naturelles  de  cette 
population  qu'elle  sait  rendre  tributaire;  MM.  Kirbv  et 
Spence  ont  développé  ces  mystères  de  la  politique  appli- 
qués par  des  insectes.  Nous  allons  extraire  de  leur  excel- 
lente Introduction  à  l'histoire  naturelle  des  insectes ,  quel- 
ques détails  sur  ce  fait,  sans  contredit  l'un  des  plus  curieux 
que  nous  aient  révélés  les  observations  récentes  sur  ces 
petits  animaux. 

((  On  parle,  depuis  long-tems,  des  relations  d'amitié  qui 
paraissent  établies  entre  les  pucerons  et  les  fourmis-,  cha- 
cun peut  les  observer,  pendant  la  belle  saison  ,  sur  les 
plantes  chargées  des  premiers  de  ces  insectes,  et  où  les 
seconds  semblent  très- occupés.  En  les  examinant  avec 
soin,  on  verra  que  les  fourmis  n'ont  d'autre  but,  dans 
tous  leurs  mouvemens,  que  de  recevoir  cette  matière  su- 
crée que  les  pucerons  laissent  couler,  et  que  l'on  a  nommée, 
avec  assez  de  justesse,  le  lait  de  ces  insectes.  C'est  un 
liquide  presque  aussi  doux  que  le  miel,  dont  les  gaul tes 
limpides  sortent  de  l'abdomen  des  pucerons,  non  seule- 
ment par  la  voie  ordinaire,  mais  par  deux  petits  tuyaux 
placés  au-dessus  de  l'anus:  comme  l'animal  suce  conti- 
nuellement avec   sa  trompe    la   plante  sur  laquelle  il  est 


l.E>    A  BEI  IJ. ES.  C)t) 

établi,  le   suc  qu  il  eu  tire  pusse  contiiiuollement  paries 
organes  de  la  digesliou ,  en  sorte  que  les  sécrétions  qui 
doivent  en   résulter  ne  sont  jamais   interrompues.  Si  des 
i'ourmis  ne  sont   pas   là  pour  en    profiler,    l'insecte  a  la 
faculté  de  lancer  sa  liqueur  à  une  certaine  distance,  par 
des  secousses  qu'il  donne  à  son  corps,   à  des   intervalles 
réglés.  S'il  ne  pouvait  éloigner  de  lui   ces   fréquentes  et 
copieuses  évacuations  ,  il  y  serait  bientôt  plongé ,   et  ce 
liquide  visqueux  venant  à  se  coaguler,  tous  les  pucerons 
qui  couvrent  une  feuille,  une  tige,   une  plante  tout  en- 
tière, qui  sont  issus,  la  plupart  du  teras,  d'une  mère  com- 
mune ,  collés  les  uns   contre  les  autres ,   ne  feraient  plus 
qu'une  masse  incapable  de  mouvement,  et  tous  périraient 
à  la  fois  :  la  prévovante  nature  les  a  sauvés  de  ce  danger. 
Mais  les  fourmis  viennent  encore  à  propos,  et  remédient 
complètement  à  ce  que  l'organisation  du  puceron   peut 
avoir  d'incommode  pour  cet  insecte.   Attentives  au  mo- 
ment où  l'émission   de  liqueur  va  s'effectuer,  elles  n'en 
laissent  rien  perdre  :  mais  elles  font  plus  encore  ;  elles  ont 
l'art  d'obliger  les  pucerons  à  laisser  couler  cette  liqueur, 
de  les  traire ,   pour  ainsi  dire.  On    voit,   dit  Linné,  les 
fourmis  monter  sur  les  arbres  chargés  de  pucerons,  non 
pour  faire  la  guerre  à  ces  insectes,  mais  bien  parce  qu'elles 
s'en  servent  comme  d'un  troupeau  de  vaches   dont  le  lait 
leur  sert  d'aliment,  Huber  nous  apprend  que  le  puceron 
cède  volontiers  aux  sollicitations  de  la  fourmi  qui  le  presse 
doucement,  le  flatte  avec  ses  antennes,   lui  prodigue  des 
caresses  aussi  affectueuses  que  celles  que  sa  tendresse  ma- 
ternelle réserve  à  ses  petits  -,  et  la  liqueur  coule  au  gré  de 
l'habile  parasite.    Il  a  remarqué   aussi  l'éjaculation  de  la 
liqueur  des  pucerons,  lorsque  l'animal  n'en  est  pas  débar- 
rassé par  les  fourmis,  et  se  sent  tourmenté  par  l'abondance 
des  sécrétions.  Ce  mode  d'évacuation  paraît  nécessaire  à 
l'insecte  aussi  long-tems  qu'il  est  privé  d'ailes,  et  forcé  de 


lOO  LES    ABEILLES. 

se  tenir  attaché  aux  plantes  qai  le  nourrissent.  Un  seul 
nnceron  fournit  une  abondante  subsistance  à  plusieurs 
fourmis.  Quelquefois,  celles-ci  forment  des  établissemens 
spéciaux  pour  leurs  insectes  nourriciers  -,  ce  sont  des  cons- 
tructions à  portée  de  leur  fourmilière,  en  lieu  sûr  et  bien 
fermées;  elles  V  transportent  leurs  insectes,  placent  des 
gardiennes  pour  les  surveiller;  en  un  mot,  c'est  une  laite- 
rie qui  s'est  formée  à  la  porte  d'une  ville,  pour  la  commo- 
dité des  citadins.  » 

A  la  fin  de  l'automne ,  une  bonne  ruche  pèse  de  vingt- 
cinq  à  trente  livres,  et  contient  au  moins  un  demi-boisseau 
d'abeilles.  Mais  le  poids  d'une  ruche  n'est  pas  toujours  une 
mesure  exacte  de  sa  valeur  \  il  y  reste  quelquefois  de  vieux 
matériaux  qui  ne  sont  qu'un  poids  inutile ,  et  ne  peuvent 
servir  à  aucun  usage.  On  a  beaucoup  écrit  sur  la  forme  et 
la  grandeur  dos  ruches,  sans  être  arrivé,  par  des  expé- 
riences comparatives,  à  des  résultats  qui  méritent  une 
entière  confiance.  ]M.  Bcvan  fait  ses  ruches  cubiques-,  et, 
pour  la  commodité  des  observateurs  ,  il  y  met  des  fenêtres  : 
mais  ce  moven  d'observation  ne  suffit  pas  toujours  -,  les 
naturalistes  et  les  curieux  emploient  de  préférence  des 
cloches  de  verre,  comme  celles  des  jardiniers,  que  l'on 
enveloppe  d'une  ruche  en  paille^  en  enlevant  celle-ci,  on 
découvre  ce  qui  se  passe  dans  l'intérieur,  sans  troubler  les 
travailleuses,  ni  interrompre  leurs  opérations.  C'est  par 
cet  artifice  que  l'on  parvient,  mais  non  sans  peine,  à  être 
témoin  des  principaux  actes  de  la  reine;  actes  mystérieux 
que  Réaumur  lui-même,  inventeur  des  ruches  de  verre, 
ne  put  voir  qu'après  quelques  années  d'infructueux  essais. 
Lorsque  la  souveraine  de  la  ruche  daigne  paraître  en  pu- 
blic, elle  est  toujours  euvironnéc  d'une  douzaine  de  gardes 
qui ,  à  l'exemple  des  courtisans ,  ont  sans  cesse  les  yeux 
fixés  sur  leur  maîtresse,  ce  qui  peut  rehausser  la  majesté 
rovale,  miii';  ne  convient  nnllemonf  à  l'obsorvaleur.  Voilà, 


LES    ABEILLES.  101 

du  moins,  ce  queRéaumiir  dit  avoir  observé.  M.  Dunbar 
prétend  avoir  vu  toute  autre  chose,  et  beaucoup  mieux 
que  ces  honneurs  de  cour;  ce  sont  des  hommages  popu- 
laires. Suivant  cet  observateur,  la  reine  s'avance  seule , 
sans  cortège  ni  gardes  ;  son  passage  est  libre ,  les  ouvrières 
se  tiennent  à  une  distance  respectueuse ,  et  quelques-unes 
s'approchant,  caressent  avec  leurs  antennes  leur  mère 
chérie,  sans  paraître  nullement  s'occuper  de  la  souve- 
raine. Le  travail,  suspendu  quelques  instans,  est  continué; 
les  cérémonies  publiques  n'imposent  point  l'obligation  et 
n'inspirent  point  le  désir  de  ne  rien  faire.  Ce  qui  prouve 
que  ces  hommages  sont  adressés  à  la  maternité,  et  non  à  la 
souveraine ,  c'est  que  les  reines  stériles  ou  encore  vierges 
ne  les  obtiennent  point.  Ces  habitudes,  dans  lesquelles  on 
est  tenté  de  reconnaître  un  but  moral,  se  manifestent  d'une 
manière  encore  plus  étonnante  lorsque  la  reine  procède  à 
la  ponte  et  dépose  un  œuf  dans  chaque  case  destinée  pour 
la  génération  future.  Environnée  de  tout  ce  qui  peut  l'ap- 
procher aussi  près  que  le  permettent  les  mouvemens 
qu'elle  doit  exécuter,  et  l'espace  qu'elle  va  parcourir,  les 
spectatrices  serrées  les  unes  contre  les  autres  l'enveloppent 
de  cette  manière  d'une  espèce  de  voile  et  la  dérobent  aux 
regards  indiscrets.  Sans  les  ruches  de  MM.  Huber  et  Dun- 
bar, on  n'aurait,  sur  cette  opération  importante,  d'autres 
notions  que  celles  qu'on  a  pu  recueillir  dans  des  circons- 
tances extraordinaires,  lorsque  la  reine  pond  des  œufs 
hors  des  rayons.  La  ruche  de  verre  n'avait  pu  rien  ap- 
prendre à  Réaumur,  sinon  l'adresse  avec  laquelle  les 
abeilles  ouvrières  entrelacent  leurs  pattes,  composent  par 
leur  assemblage  une  sorte  de  tissu  qui  se  prête  à  toutes  les 
formes,  et  s'arrondit  ou  se  développe  au  besoin.  Le  même 
artifice  leur  donne  aussi  le  moyen  de  former  des  guirlandes 
suspendues  avec  élégance;  d'imiter,  en  quelqii(>  sorte, 
les  lustres  qui  décorent   les  appartemens  et  les   grappes 


102  lES    ABEILLES. 

attachées  au  cep.  Swammerdam  a  observé  que  chacun  des 
individus  de  ces  groupes  conserve  la  faculté  de  le  quitter 
sans  rien  déranger,  et  sans  laisser  une  apparence  de  vide 
à  la  place  qu  il  occupait.  On  voit  des  abeilles  se  détacher, 
prendre  leur  vol,  revenir  se  poser  sur  le  groupe,  le  traver- 
ser même,  soit  pour  en  sortir,  soit  pour  y  rentrer.  Ces 
agglomérations  et  ces  suspensions  auxquelles  les  abeilles 
paraissent  se  complaire  ne  les  fatiguent  nullement;  le  très- 
petit  nombre  de  celles  qui  sont  attachées  immédiatement 
au  point  d'appui ,  et  qui  portent  le  poids  de  toutes  les 
autres,  prolongent  cet  effort,  pendant  plusieurs  heures,  et 
n'en  sont  pas  moins  actives  lorsqu'elles  retournent  à  leurs 
travaux. 

Si  la  perte  d'un  objet  aimé  n'était  point  suivie  de  regrets, 
la  nature  serait  en  contradiction  avec  ses  propres  lois,  ce 
qui  ne  lui  arrive  jamais,  et  ne  peut  être  en  son  pouvoir. 
Les  hommages  rendus  par  les  abeilles  aux  restes  ina- 
nimés de  leurs  reines,  sont  quelquefois  très-touchans.  Sui- 
vant Huber,  il  arrive  assez  souvent  qu'une  reine  très-fé- 
conde est  délaissée  par  toute  la  population  d'une  ruche 
qui  se  presse  autour  du  cndavre  desséché  de  sa  devancière, 
morte  depuis  long-tems.  Le  docteur  Evans  rapporte  un 
exemple  de  douleur  publicpic  encore  plus  remarquable. 
La  reine  d'une  ruche  déjà  di'peuplée  était  gisante  sur  un 
rayon  de  miel,  avec  toutes  tes  apparences  d'une  mort  pro- 
chaine :  six  abeilles  l'entouraient,  la  tète  tournée  vers 
l'agonisante,  et  agitant  leui^  ailes  :  un  plus  grand  nombre 
formaient  un  cercle  autour  d'elle,  l;i  lète  en  dehors  et 
l'aiguillon  en  avant,  comme  si  elles  s'apprêtaient  à  repous- 
ser une  allacjue.  On  présenta  du  miel  aux  abeilles;  celles 
(jui  n  étaiiul  pas  en  fonction  autour  de  la  reine  prirent  sur- 
k'-champ  h-  repas  (ju'oii  leur  offrait .  mais  les  gardes  le 
refusèrent;  Iroj)  de  soins  les  absorbaient.  Le  jour  suivant , 
Ih  leine  perdit  la  vie  ;  sa  garde  n'en  lut  pas  moins  assidue  ; 


LES    ABEILLES. 


io3 


on  eut  beau  pourvoir  celte  ruche  de  plus  de  miel  que  sa 
population  n'en  pouvait  consommer^  elle  s'affaiblit  de  plus 
en  plus,  et  le  quatrième  jour  elle  était  vide:  toutes  les 
abeilles  avaient  péri. 

Ces  vives  affections  ne  sont  pas  les  seules  qualités  inté- 
ressantes des  abeilles  ;  elles  paraissent  aussi  susceptibles 
d'une  certaine  éducation.  Après  de  longues  épreuves  et 
une  rare  persévérance ,  A\  ildman  était  parvenu  à  gouvei*- 
ner  une  ruche  à  son  gré,  à  faire  exécuter  ses  ordres  par 
ies  abeilles,  avec  une  ponctualité  qui  tenait  du  prodige.  Il 
prenait  sa  ruche,  la  retournait,  frappait  de  petits  coups 
sur  le  fond  et  sur  le  côté,  et  la  reine  paraissait.  L'habile 
opérateur  la  reconnaissait  sur-le-champ,  et  s'en  emparait 
avec  précaution,  prenant  soin  de  ne  lui  faire  aucun  mal. 
Quand  elle  était  sa  captive,  elle  n'essayait  ni  de  fuir  ni  de 
le  piquer  5  il  la  faisait  passer  d'une  main  dans  l'autre,  re- 
mettait en  place  la  ruche  où  tout  se  trouvait  alors  dans  la 
plus  étrange  confusion ,  toutes  les  abeilles  se  mettant  à  voler 
sans  but  ni  direction  régulière.  Dans  cet  état,  elles  étaient 
au  pouvoir  du  maître  de  leur  reine  :  quelque  part  qu'il  la 
posât,  dès  qu'elle  était  aperçue  de  quelques  abeilles,  la 
nouvelle  de  cette  découverte  se  répandait  en  un  instant, 
et  toutes  accouraient.  Il  la  plaçait  sur  sa  tète,  et  la  popu- 
lation entière  de  la  ruche  venait  lui  composer  une  sorte 
de  bonnet-,  en  la  fixant  sur  son  menton,  il  avait  en  quel- 
ques moraens  une  barbe  épaisse  et  pendante  sur  sa  poitrine. 
Lorsqu  il  avait  des  spectateurs,  il  les  priait  de  désigner  le 
lieu  où  ils  désiraient  que  la  troupe  volante  se  rassemblât. 
Imitant  d'abord  les  magiciens,  il  prononçait  des  mots  ca- 
balistiques ,  et  finissait  par  expliquer  le  mvstère  de  sa  haute 
puissance  sur  ces  êtres  qui  semblent  si  peu  faits  pour  com- 
prendre la  pensée  de  l'homme,  et  pour  s'y  conformer.  En 
décrivant  ses  longues  et  hardies  expériences  sur  la  doci- 
lité des  abeilles ,  il  avertit  ses  lecteurs  qu'ils  ne  doivent 


Io4  LES    ABEILLES. 

point  s'exposer  trop  tôt,  ni  sans  de  grandes  précautions,  à 
se  procurer  à  eux-mêmes  et  aux  autres ,  cette  sorte  de  di- 
vertissement. Il  rappelle  le  bref  et  très-sensé  plaidoyer  de 
Furius^  Cresinus,  fermier  aussi  laborieux  qu'intelligent, 
accusé  de  sortilège  devant  le  peuple  romain  ,  à  cause  que 
ses  moissons  réussissaient  mieux  que  celles  de  ses  voisins. 
Use  présenta  devant  les  juges  avec  sa  charrue,  deux  bœufs 
d'une  belle  encolure  et  bien  entretenus,  sa  fille,  paysanne 
robuste  et  de  la  santé  la  plus  florissante  :  <c  Romains,  dit- 
il,  voilà  mes  sortilèges  ;  il  ne  dépend  pas  de  moi  de  vous 
montrer  aussi  mes  longs  travaux ,  mes  veilles ,  mes  soins . 
mes  sueurs.  »  «  Anglais,  dit  M.  Wildman,  voilà  mes  ins- 
trumens;  c'est  en  cela  que  consistent  mes  secrets  magiques. 
Ajoutez-y  ce  que  je  ne  puis  vous  montrer,  mes  essais,  mes  re- 
cherches souventinfructueuses  etdes  années  d'expériences.  » 

Mais  le  trop  modeste  AVildman  ne  dit  pas  assez  que  ,  pour 
faire  avec  succès  des  expériences  telles  que  les  siennes,  il 
faut  plus  que  du  courage  et  de  la  persévérance  ;  si  Ton  n'a 
pas  reçu  en  partage  une  sagacité  peu  commune  ,  beaucoup 
d'adresse  et  un  esprit  d'observation  que  l'expérience  même 
ne  peut  donner,  on  aura  perdu  son  lems  et  ses^peines  :  cl 
même  les  dons  naturels,  les  heureuses  dispositions  de  l'ob- 
servateur ne  suffiraient  peut-être  point ,  si  d'heureuses  cir- 
constances ne  l'aidaient  de  leurs  puissans  secours  et  de 
leur  influence  pour  écarter  les  obstacles,  et  préparer  les 
moyens  de  réussir.  A  celte  occasion  ,  le  docteur  Bevan  raj)- 
porle  une  anecdote  qu'il  ne  sera  pas  hors  de  propos  dr 
transcrire  ici. 

(1  On  pense  communément  que  les  abeilles  épaigncni 
ceux  qui  les  abordent  sans  crainte  ;  j'ai  appris  à  mes  dé- 
pens que  cette  opinion  n'est  qu'une  ancienne  erreur,  el  ji' 
puis  fortifier  mon  témoignage  par  (clui  de  JM.  de  Hofci-, 
conseiller  d  élal  du  grand  duc  de  Bade.  Ce  genlilhomme, 
propriétaire  d  un   beau  rucher  ,  el  grand  admirateur  des 


I.KS    ABKILl.KS.  lo5 

mœurs  el  de  riiidusUic  des  abeilles  ,  voulut  devenir  le 
rival  de  Wildmau  ,  el  obtenir  aussi  le  pouvoir  de  faire  des 
reines  prisonnières  au  milieu  de  leurs  sujets.  Il  réussit 
d'abord  aussi  bien  qu'il  eût  pu  le  désirer  ;  une  reine  se 
laissa  prendre ,  et  le  peuple  ailé  se  comporta  précisément 
comme  notre  compatriote  l'avait  vu,  montré  et  décrit. 
Malheureusement  M.  de  Hofer,  attaqué  d'une  fièvre  vio- 
lente, fut  retenu  quelque  tems  dans  son  appartement.  Dès 
que  ses  forces  lui  permirent  de  sortir,  il  s'empressa  de 
visiter  ses  abeilles,  prit  une  ruche  ,  et  la  retournant  avec 
une  entière  sécurité,  il  fit  le  signal  qui  devait  faire  sortir 
la  reine  -,  elle  ne  parut  point ,  et  l'imprudent  visiteur  fut 
reçu  à  coups  d'aiguillons.  Depuis  ce  tems ,  il  ne  lui  fut  plus 
possible  d'approcher  impunément  du  rucher.  Un  chan- 
gement aussi  extraordinaire  ne  peut  être  l'effet  d'un  ca- 
price, d'une  fantaisie,  puisqu'il  fut  durable.  » 

A  ces  preuves  de  l'extrême  délicatesse  des  sens  de  l'abeille, 
joignons  un  exemple  remarquable  de  leur  sagacité  :  c'est 
M.  Huber  qui  va  nous  le  fournir.  Il  avait  enfermé  sous 
une  cloche  de  verre  posée  sur  une  table,  une  douzaine 
d'abeilles,  de  l'espèce  sur  laquelle  il  faisait  alors  des  expé- 
riences ,  et  il  leur  livra  une  dixaine  de  leurs  cocons  soyeux 
renfermés  dans  une  portion  de  rayon.  Pendant  quelques 
jours ,  il  ne  leur  donna  pour  nourriture  que  du  pollen  , 
exempt  de  tout  mélange  de  cire  ,  autant  qu  il  lui  fut  pos- 
sible d'en  faire  la  séparation.  Les  alvéoles  qui  renfermaient 
les  chrvsalides  étaient  fort  inégaux,  et  ne  constituaient 
point  un  édifice  assez  solide  au  gré  des  abeilles  qui  parais- 
saient fort  inquiètes.  Il  s'agissait  aussi  de  réchauffer  les 
larves  par  incubation,  de  s'établir  sur  le  ravon  ,  et  d'y 
rester  aussi  long-tems  que  l'exigerait  la  transformation 
qu'on  voulait  opérer  :  l  état  du  rayon  ne  permettait 
point  cet  arrangement ,  à  moins  qu'il  ne  fut  étayé  ;  mais 
comment  faire  ,  puisqu  on  manquait  de  matériaux  ?  voici 


Io6  LES    ABEILLES. 

l'ingénieux  expédient  qui  fut  mis  en  usage.  Deux  ou  trois 
abeilles  se  suspendirent  au  ravon  par  leurs  pattes  de  der- 
rière, la  tète  en  bas,  se  glissèrent  par  dessous  dans  cette 
attitude  ,  et  le  soulevèrent  avec  leur  plus  longue  paire  de 
pattes  servant  ainsi  de  piliers  à  1  édifice,  tandis  que  d'autres 
abeilles  prenaient  soin  d'v  distribuer  la  chaleur.  Comme 
la  posture  de  celles  qui  remplissaient  les  fonctions  de  caria- 
tides était  incommode  et  fatigante  ,  elles  étaient  relevées 
de  tems  en  tems  ;  la  reine  surveillait  tout,  et  maintenait 
le  bon  ordre.  Après  avoir  fait  voir  à  plusieurs  personnes 
ce  fait  si  digne  d'être  médité  par  les  philosophes,  M.  Huber 
offrit  à  ses  abeilles  des  rayons  de  miel  avec  leur  cire  :  aus- 
sitôt des  piliers  furent  mis  en  construction  et  promptement 
achevés.  Mais  cette  cire  ,  trop  sèche,  ne  pouvait  faire  une 
maçonnerie  assez  solide;  les  fragiles  étais  s  écroulèrent ,  et 
les  pauvres  et  courageux  insectes  reprirent  leur  premier 
expédient.  Enfin  l'observateur,  touché  de  leur  persévé- 
rance ,  se  chargea  de  fixer  lui-même  le  rayon  sur  la  table. 
Nos  plus  habiles  constructeurs  ne  seraient  peut-être  pas 
sortis,  aussi  bien  que  ces  abeilles,  dembarras  aussi  grands, 
et  avec  aussi  peu  de  moyens. 

C'est  à  regret  que  l'on  quitte  le  livre  de  M.  Bevan  ;  nous 
ne  résisterons  point  au  désir  de  lui  faire  encore  un  em- 
prunt-,  ce  sera  la  description  de  la  récolte  du  pollen,  que 
les  ouvrières  vont  chercher  au  loin  sur  les  plantes,  pour  la 
nourriture  des  larves. 

«  Chacun  a  pu  remarquer  les  mouvemens  lestes  et  l'air 
empressé  d  une  abeille  occupée  sur  une  flear  à  faire  sa  pro- 
vision de  pollen ,  dont  elle  forme  deux  pelotes  attachées 
à  ses  pattes,  de  manière  qu'aucun  de  ses  mouvemens  ne 
soit  gêné.  Si  la  saison  est  très-sèche,  les  particules  de 
cette  substance  ne  peuvent  adhérer  les  unes  aux  autres,  et 
l'insecte  ne  peut  les  réunir  en  les  pétrissant  \  il  prend  le 
parti  d'en  rouvrir  tout  son  corps,  et  revient  ainsi  à  la  ru- 


LES    ABEILLES.  IO7 

che,  enfariné,  méconnaissable,-  on  le  prendrait  pour  une 
abeille  d  une  autre  espèce.  Arrivée  dans  la  ruche,  la  dili- 
gente ouvrière  secoue  celte  précieuse  poussière,  ou  bien 
ses  compagnes  lui  rendent  le  service  de  l'en  débarrasser. 
Réaumur  et  quelques  autres  observateurs  disent  que  les 
abeilles  préfèrent  la  matinée  pour  faire  leur  récolle,  appa- 
remment à  cause  quel  humidité  que  le  pollen  a  contractée, 
pendant  la  nuit,  donne  alors  à  Tinsecte  la  facilité  de  faire 
ses  pelotes,  et  de  transporter  plus  aisément  son  bulin. 
«  Elles  devancent  quelquefois  l'aurore,  dit  Réaumur^  je 
les  ai  vues  à  l'ouvrage,  quoique  la  nuit  fût  encore  assez 
sombre  pour  que  je  ne  pusse  les  reconnaître  que  diffi- 
cilement: elles  continuent  ordinairement  leur  récolte  jus- 
qu'à dix  heures,  pendant  les  chaleurs  de  l'été;  mais  en 
avril  et  en  mai ,  ou  lorsqu'un  essaim  vient  de  former  son 
établissement,  la  journée  tout  entière  est  consacrée  au 
travail.  Afin  de  la  rendre  plus  profitable  et  moins  pénible  , 
les  abeilles  choisissent  les  lieux  humides  ou  ombragés,  et 
vont  quelquefois  les  chercher  assez  loin. 

»  Dès  qu'une  pourvoveuse  revient  à  la  ruche  avec  une 
ample  récolle,  les  abeilles  nourrices  s'emparent  d'une  par- 
tie de  ce  qu'elle  apporte  ,  et  paraissent  le  manger  avec  avi- 
dité; c'est  une  préparation  qu'elles  lui  font  subir,  afin 
qu'elle  puisse  être  digérée  par  les  larves,  auxquelles  cet 
aliment  sera  distribué  ;  le  reste  de  la  provision  est  mis  en 
magasin  pour  les  besoins  futurs  :  voici  comment  on  procède 
à  cette  œuvre  d'économie  publique.  L'abeille  qui  apporte 
sa  charge  ,  se  met  en  quèle  d'un  alvéole  convenable  pour 
l'y  déposer;  dès  qu'elle  a  fait  son  choix,  elle  agile  ses  ailes 
pour  avertir  ses  compagnes  qui  comprennent  le  signal,  et 
arrivent  sans  retard.  Alors  l'abeille  chargée  pose  ses  deux 
pattes  du  milieu  et  celles  de  derrière  sur  le  bord  de  l'al- 
véole,  délache  ses  pelotes  avec  les  pattes  de  devant  elles 
lait  tomber  dans  la  case  deslinée  à  les  recevoir  ^  elle  prend 


I08  LES    ABEILLES. 

ensuite  son  vol  et  va  recueillir  une  nouvelle  charge.  La 
pétrisseuse  entre  dans  la  case ,  humecte  avec  un  peu  de 
miel  la  matière  déposée ,  la  met  en  place ,  et  termine  son 
travail  par  lapplication  d  vuie  très-mince  couche  de 
vernis.   » 

Les  poètes  qui  prennent  trop  rarement  la  peine  d'étudier 
la  nature  et  de  la  peindre  telle  qu'elle  est ,  et  qui  lui  font 
souvent  perdre  plus  de  charmes  qu'ils  n'ont  le  pouvoir  de 
lui  en  donner,  font  voltiger  de  fleurs  en  fleurs  l'abeille 
qu'ils  accusent  à' inconstance  :  accusation  calomnieuse  -,  car 
on  s'est  assuré  que  les  abeilles  ne  font  leurs  récoltes  que 
sur  des  fleurs  de  même  espèce  aussi  long-tems  qu'elles  en 
trouvent  en  assez  grande  abondance.  Il  paraît  qu'il  leur 
serait  difficile  de  mêler  convenablement  des  pollens  de  na- 
ture différente-,  ce  sont  peut-être  des  obstacles  analogues 
qui  empêchent  la  multiplication  indéfinie  des  plantes 
hébrides. 

Le  livre  de  M.  Bevan  est ,  sans  contredit,  l'un  des  plus 
agréables  et  des  plus  instructifs  qui  aient  paru  depuis  long- 
tems.  Cependant  il  peut  exposer  ses  lecteurs  à  quelques 
chagrins  non  prévus  \,  il  fait  naître  un  vif  désir  d'avoir  des 
ruches  et  de  les  observer  :  ce  qui  n'est  guère  praticable  dans 
le  Slrand,  ni  dans  Oxford  Street. 

(  London  Magazine .  ) 


VOYAGES.— STATISTIQUE. 


c^iîr 


^^(mimc  ^Lettre    sm   T^^ttent  (t) 


EXCURSION    DANS   LA   TERRE-SAINTE. 

Après  ma  visite  chez  lesDruses,  je  revins  à  Caipha  en 
côtoyant  les  bords  de  la  mer ,  au  pied  du  Mont-Carmel  ; 
c'est  là  qvie,  s'il  faut  en  croire  la  tradition  , 

F.lie  aux  élémens  parlait  en  souverain. 

Le  lendemain ,  je  passai  plusieurs  heures  à  parcourir  dans 
tous  les  sens  le  plateau  de  la  montagne  -,  c'est  la  plus  éten- 
due et  la  plus  belle  de  la  Palestine  :  en  plusieurs  endroits, 
elle  est  couverte  de  bois  et  de  fleurs.  Au  débouché  d'un 
bosquet  de  palmiers ,  nous  découvrîmes  à  nos  pieds  la  fa- 
meuse plaine  d'Esdraelon  que  le  Kichon  baigne  de  ses 
eaux.  En  face,  s'élèvent  le  Thabor  et  l'Hermon;  et  sur  la 
gauche,  l'horizon  est  borné  par  les  coteaux  de  Samarie. 
Ce  tableau,  malgré  sa  tristesse,  ne  répond  pas  à  l'idée 
qu'on  se  fait  de  la  désolante  stérilité  de  la  Palestine  5  on 
peut  juger  à  la  richesse  de  la  végétation ,  que  si  cette  terre 
était  cultivée  avec  soin ,  elle  serait,  comme  jadis,  le  jardin 
du  Seigneur. 

A  la  descente,  nous  rencontrâmes  des  jongleurs  arabes 
qui  venaient  de  dresser  leurs  tentes^  ils  nous  offrirent 
l'hospitalité  pour  la  nuit,  mais  leur  aspect  misérable  nous 
repoussa.  Ils  étaient  accompagnés  de  jeunes  femmes  dont 
les  lèvres,  peintes  en  bleu,  n'avaient  rien  de  séduisant. 

(i)  Voyez  les  lettres  pre'cédcntes  dans  les  numéros  y,^,  lo,  i3,  i^, 
18  et  20. 


I lO  NEUVIÈME    LETTRE 

Obligés  de  iaiie  un  long  détour  pour  pouvoir  traverser 
à  gué  le  Kichon ,  que  les  pluies  venaient  de  grossir,  nous 
n'arrivâmes  à  Nazareth  que  le  lendemain,  après  avoir 
passé  la  nuit  dans  un  méchant  village. 

jNazareth  est  située  dans  une  position  romantique ,  au 
pied  d'un  amphithéâtre  de  montagnes  -,  du  côté  où  nous 
arrivâmes  ,  on  ne  l'aperçoit  que  du  haut  du  plateau  qui  la 
domine.  Elle  possède  douze  cents  habitans  presque  tous 
chrétiens.  Les  voyageurs  sont  hébergés  dans  un  monastère 
espagnol  vaste  et  bien  tenu,  quoique  le  nombre  des  moines 
Y  soit  réduit  de  plus  de  moitié  ,  faute  de  secours  de  la  part 
de  la  chrétienté.  L'église  est  riche  et  possède  un  bel 
orgue  ;  sous  le  pavé  du  sanctuaire  règne  un  caveau  décoré 
d'un  autel  magnifique  -,  on  y  montre  la  place  où  l'cfiïge  Ga- 
briel apparut  à  la  Sainle-^  ierge.  A  son  apparition  ,  une 
colonne  de  granit  qui  soutenait  la  salle  se  rompit  en 
deux  paris;  l'inférieure  a  disparu,  mais  la  partie  supé- 
rieure est  restée  suspendue  à  la  voûte.  Les  desservans  de 
la  chapelle  assurent  très- gravement  qu'elle  n'y  est  point 
cimentée ,  et  qu'elle  n'y  tient  que  par  un  miracle  per- 
pétuel. 

A  quelque  distance  de  l'église ,  on  montre  une  partie  de 
l'atelier  de  saint  Joseph  ,  et,  tout  auprès ,  l'école  où  N.  S. 
venait  avec  les  enfans  de  son  âge  humilier  sa  divine  sagesse. 
Plus  loin  est  exposé  à  la  vénération  des  fidèles  un  bloc  de 
pierre  de  quatre  pieds  de  haut  et  de  cinq  ou  six  de  long, 
qu'on  dit  avoir  servi  de  table  à  Jésus,  pendant  un  dîner 
qu'il  faisait  avec  ses  disciples.  A  un  mille  et  demi  de  Na- 
zareth, dans  le  vallon  ,  on  montre  un  rocher  à  pic  très- 
élevé  ,  du  haut  duquel  Jésus  fut  enlevé  par  le  peuple  pour 
Pire  jeté  dans  le  précipice.  On  fait  remarquer  à  quelques 
loises  au-dessous,  la  place  ou  il  s'arrêta  et  disparut,  ainsi 
que  l'empreinte  de  ses  mains  et  d'une  parlie  de  son  corps. 
Ces    exhibitions  procurent   quelques    profits  à   ces    bons 


St'R    L  ORIKNT. 


pères.  Mais,  ce  que  JNazareth  offre  de  plusintéressanl,  c  est 
le  paysage  sévère  et  majestueux  qui  l  environne.  Une 
vallée  profonde  et  silencieuse,  qu  une  végétation  sauvage 
couvre  d'une  sombre  verdure  ,  fermée  à  tout  regard  pro- 
fane par  une  enceinte  de  roches  suspendues  sur  ses  bords 
sinueux,  voilà  bien  l'asile  où  le  sauveur  des  bommes  devait 
se  plaire  à  venir,  dans  un  saint  recueillement,  méditer 
sur  sa  céleste  mission  ;  on  ne  saurait  contempler  ces  lieux 
sans  y  reconnaître,  dans  une  pieuse  émotion,  l'empreinte 
de  ses  pas  ,  et  sans  les  sentir  embaumés  du  céleste  parfum 
de  ses  prières. 

Le  jour  suivant ,  nous  yisitàmes  le  Tbabor  situé  à  six 
milles  de  Nazareth.  C'est  une  belle  colline  isolée,  dont  l'in- 
clinaison est  uniforme-,  un  bois  épais  en  couronne  le  som- 
met. Le  plateau  est  fort  étroit,  et  l'on  v  jouit  d'une  vue 
magnifique  :  à  ses  pieds,  au  milieu  d'un  bouquet  d'arbres, 
la  tradition  place  la  maison  où  naquit  le  prophète  Debo- 
rah.  Une  victoire  éclatante  de  Napoléon  a  encore  ajouté  à 
r illustration  de  ce  lieu  consacré. 

Du  Thabor,  nous  nous  rendîmes  à  Cana,  à  travers  un 
défilé  fort  étroit  ;  ce  village,  peuplé  de  deux  ou  trois  cents 
habitans ,  est  situé  dans  le  vallon,  sur  une  petite  éminence; 
on  V  montre  l'enceinte  où  s'accomplit  le  miracle  de  Teau 
changée  en  vin.  Les  urnes  de  pierre,  dont  parle  l'Évangile, 
sont  encore  en  usage  dans  ce  bourg  ^  nous  vîmes  plusieurs 
femmes  qui  en  portaient  sur  la  tète,  en  revenant  du  puits. 
Au  reste,  il  paraît  que  la  beauté  des  jeunes  Cananéennes 
s'est  perpétuée  jusqu'à  nos  jours. 

Au  retour  de  notre  excursion  ,  nous  rentrâmes  au  mo- 
nastère de  Nazareth  ,  et  1  on  nous  servit  à  dîner  un  excel- 
lent poisson  du  lac  de  Tibériade ,  qui  a  la  Ibrme  et  la  cou- 
leur du  mulet.  Je  passai  ensuite  quelques  heures  dans  la 
cellule  du  supérieur  ;  ce  vieillard  se  plaignit  amèrement 
de  la  corruption  du  siècle,  du  déclin  de  la  foi,  et  il  en 


112  ^EUVIÈME    LETTRE 

chercha  la  preuve  dans  la  révolution  d'Espagne  et  dans  la 
diminution  des  revenus  du  couvent.  «  La  puissance  et  l'ac- 
»  livité  du  démon,  ajouta-t-il,  passent  aujourd'hui  toute 
»  crovance.  w  Ce  qui  chagrine  le  plus  ces  moines,  c'est  que 
leur  position  ne  fait  qu'empirer,  leur  vin  surtout  est  dé- 
testable, etc Je  parvins  à  consoler  un  de  ces  religieux, 

en  lui  achetant,  au  prix  qu'il  proposa  ,  un  petit  reliquaire 
contenant  un  fragment  presque  imperceptible  du  corps  de 
saint  François. 

De  Nazareth  ,  nous  revînmes  au  pied  du  Mont-Carmel, 
et  nous  suivîmes  ensuite  les  bords  de  la  mer  du  côté  de 
Césarée.  Le  second  soir,  il  fallut  nous  arrêter  de  bonne 
heure  dans  un  khan  isolé ,  faute  de  trouver  dans  le  voisi- 
nage un  bourg  où  nous  pussions  passer  la  nuit.  Il  faisait 
très-chaud,  et  le  soleil  pénétrant  la  toiture  délabrée  de 
notre  misérable  gîte,  dardait  ses  rayons  sur  nos  têtes. 
D'ailleurs,  le  rivage  ne  nous  offrait  pas  même  l'abri  d'un 
rocher.  Force  nous  fut  d'attendre  que  notre  incommode 
visiteur  eût  amorti  ses  feux  dans  le  sein  de  Thétis.  Le  soir, 
d'autres  vovagevirs,  des  marchands,  des  soldats  vinrent  nous 
joindre-,  on  alluma  des  feux,  on  fit  cercle  tout  autour,  et 
le  khan  prit  un  aspect  plus  gai.  Je  n'oublierai  pas  la  poli- 
tesse d'un  de  nos  convives ,  placé  à  vingt  pas  de  moi ,  qui , 
désirant  me  témoigner  son  respect  à  sa  manière,  prit  une 
pièce  de  viande,  et  me  la  lança  à  la  tête,  en  me  demandant 
pardon  de  la  liberté  grande.  A  la  fin  du  souper,  nous  im- 
provisâmes l'amitié  la  plus  intime,  entre  le  café  et  le  chi- 
bouque. 

Le  lendemain,  de  très-bonne  heure,  nous  continuâmes  à 
suivre  la  côte  :  la  route ,  en  cet  endroit ,  est  fort  dange- 
reuse, à  cause  des  brigands  qui  infestent  ce  canton;  au 
reste,  le  pays  est  aride  et  d'un  aspect  monotone.  Le  soir, 
nous  trouvâmes  le  camp  où  nous  nous  proposions  de  faire 
iiallo,  occupé  par  des  scheiks  et  leur  suite,  ce  qui  nous 


SViR    1.  OUIE^ T.  I  I  .> 

força  de  cherclier  un  asile  dans  une  misérable  chaumière 
qui  se  trouvail  à  une  demi-lieue  plus  loin.  iNous  regret- 
tâmes beaucoup  ,  pendant  cet  ennuyeux  trajet ,  que  la 
guerre  dont  le  territoire  de  Naplouse  était  le  théâtre,  ne 
nous  permît  pas  de  nous  rendre  par  cette  ville  à  Jérusa- 
lem ^  la  route  eut  été  bien  plus  agréable.  Enfin  ,  nous  arri- 
vâmes à  Jaffa  dans  la  matinée  du  jour  suivant ,  à  travers 
une  suite  de  jardins  et  de  vergers  délicieux  où  mûrissent 
en  abondance  la  poire,  le  melon  et  l'orange.  Cette  ville 
s'élève  en  amphithéâtre  sur  le  rivage. 

Nous  reçûmes  un  bon  accueil  du  consul,  le  signor 
Damiani ,  chrétien  zélé  et  rigide  observateur  du  carême , 
dont  il  outra  les  prescriptions  en  nous  privant  de  vin  à 
souper  -,  un  derviche  n'eût  pas  été  plus  sévère  sur  cet  ar- 
ticle. Il  nous  parla  beaucoup  de  Napoléon,  qu'il  avait  reçu 
lors  de  la  prise  de  Jaffa  ,  et  à  qui  il  avait  servi  de  guide. 
Bien  que  cette  excursion  de  l'armée  française  l'eût  presque 
ruiné,  il  portait  aux  nues  son  général,  et  montrait  avec 
orgueil  le  sopha  sur  lequel  il  s'était  reposé.  Quelque  dé- 
chu de  sa  splendeur  que  soit  aujourd'hui  ce  meuble  glo- 
rieux, il  faut  avouer  que  les  étrangers  qui  ne  peuvent 
trouver  d'asile  supportable  que  chez  le  consul ,  seraient  fort 
à  plaindre  s'ils  ne  l'avaient  pas  à  leur  disposition.  M.  Da- 
miani porte  le  costume  turc,  et  lorsqu'il  est  dans  l'exer- 
cice de  ses  fonctions  consulaires ,  il  se  borne  à  appliquer  la 
cocarde  anglaise  sur  son  turban.  Dans  une  dépendance  de 
son  hôtel ,  on  montre  l'habitation  de  Simon  Pierre  le 
tanneur-,  c'est  une  chambre  obscure,  dont  le  plafond  est 
soutenu  par  deux  piliers  qu'on  prétend  doués  d'une  vertu 
miraculeuse. 

Le  lendemain ,  nous  arrivâmes  de  bonne  heure  à  Rama 
(  l'ancienne  Arimathie),  village  situé  dans  une  plaine 
assez  vaste ,  et  entouré  d'un  bois  d'oliviers.  Il  y  a  un  mo- 
nastère catholique  qu'un  moine  espagnol  occupe  à  lui  seul. 
XII.  8 


II/Î  NEUVIÈME    LETÏUE 

Cet  homme  nous  accueillit  si  mal  que  nous  primes  le  parti 
de  demander  asile  à  un  indigène.  Dans  la  soirée  ,  nous 
reçûmes  l'invitation  de  nous  rendre  à  un  couvent  armé- 
nien du  voisinage.  Le  supérieur  était  absent.  Nous  trou- 
vâmes une  jolie  habitation  occupée  par  cinq  ou  six  frères, 
d'humeur  fort  enjouée  ;  ils  nous  offrirent  la  collation  et 
causèrent  familièrement  avec  nous.  J'ai  eu  souvent  l'occa- 
sion d'observer  que  les  moines  arméniens  sont  plus  dis- 
tingués par  leurs  manières,  et  se  donnent  plus  de  libertés 
que  les  religieux  des  autres  rites. 

Le  lendemain ,  avant  l'aurore  ,  nous  étions  sur  la  route 
de  la  Cité  sainte.  En  sortant  de  Rama,  on  suit,  pendant 
trois  heures,  une  plaine  hérissée  de  tertres  rocailleux,  après 
quoi  l'on  s'engage  dans  les  montagnes  de  la  Judée.  Les  sen- 
tiers en  étaient  si  étroits  ,  si  raboteux ,  et  tellement  lavés 
])ar  les  pluies ,  que  nos  chevaux  pouvaient  à  peine  s'y  sou- 
tenir. Enfin,  après  neuf  heures  de  fatigues,  nous  attei- 
gnîmes le  sommet  de  la,  montagne  la  plus  élevée,  d'où  nous 
aperçûmes  Jérusalem ,  à  une  petite  distance  ^  son  aspect 
laisse  dans  lame  une  impression  indéfinissable  de  tristesse 
et  de  terreur. 

Nous  entrâmes  par  la  porte  de  Bethléem  ,  où  on  nous 
laissa  passer  sans  difficulté,  et  nous  prîmes  un  logement 
chez  un  Arabe ,  non  loin  des  remparts  et  près  do  la  tour  de 
David  (  dite  des  Pisans  )  ^  estimant  qu'il  valait  mieux  vivre 
en  liberté  ,  à  l  orientale,  que  renfermés  dans  un  cloître  et 
forcés  de  nousconformer  aux  règles  d'un  couvent. Mais  on  ne 
peut  éviter  son  sort.  Après  avoir  passé  une  soirée  agréable , 
je  reçus  le  lendemain  une  dépèche  du  supérieur  du  mo- 
nastère, (jui  m'offrait  l'hospitalité-,  et,  sur  mon  refus,  il 
vint  lui-même  renouveler  son  invitation  ,  insistant  sur  le 
danger  qu'il  y  aurait  pour  moi  à  n'être  pas  sous  la  sauve- 
garde des  Pères  de  la  Terre-Sainte,  dans  un  lems  où  la 
Judée  était  en  proie  aux  horreurs  de  la  guerre.  Ce  bon  père. 


SLIl     L  ORIENT.  I  I  .J 

prévenu  de  mon  voyage  par  les  moines  de  Const.mtinople, 
ne  voulait  pas  perdre  le  tribul  qu'il  avait  droit  d'exiger 
des  voyageurs  qui  viennent  visiter  le  Saint-Sépulcre.  Je 
me  rendis.  Il  me  traita  en  vrai  pèlerin  :  une  cellule  très- 
froide  ,  tapissée  de  gra^'ures  sur  bois  représentant  des  saints 
ou  martyrs,  une  table  ,  une  chaise  ,  un  mauvais  matelas; 
tel  fut  mon  partage.  Par  bonheur,  je  rencontrai  un  gent- 
leman irlandais  que  son  compagnon  de  vovage  venait  de 
quitter  pour  retourner  en  Europe. 

Je  visitai  d'abord  les  environs  de  la  Cité  sainte  du  côté 
du  sud.  En  sortant  par  la  porte  de  Bethléem ,  et  en  traver- 
sant une  partie  du  ravin  qui  s'étend  au-dessous ,  on  arrive 
à  la  montagne  du  Jugement  ou  de  Sion.  Combien  son  as- 
pect est  majestueux  du  fond  de  la  vallée  sauvage  de  THin- 
nom ,  bordée  dune  chaîne  de  rochers  qui  lui  servent  de 
rempart  !  Rien  ne  trouble  le  silence  de  cette  solitude.  Sur 
la  droite  ,  la  montagne  des  Oliviers  distrait  agréablement 
la  vue.  A  ses  pieds,  s'étend  la  vallée  de  Josaphat,  où  Ton 
distingue  à  travers  les  arbres  le  tombeau  de  Zacharie ,  le 
dernier  des  prophètes  mis  à  mort  par  les  Juifs.  Le  seul  ruis- 
seau que  Ton  aperçoive  de  ce  côté  vient  de  la  fontaine  de 
Siloam,  au  revers  opposé  de  Sion.  La  Cité  fidèle  a  disparu, 
et  avec  elle  les  monumens  sacrés  qui  couvraient  son  en- 
ceinte; et  il  faut  être  doué  d'une  foi  bien  ardente,  pour 
reconnaître  aujourd  hui  leur  identité.  Mais  1  aspect  de  cette 
contrée  si  fertile  en  miracles  est  resté  le  même.  Les  rochers, 
les  lacs,  les  vallées,  les  montagnes  de  la  Terre-Sainte  sont 
toujours  là  ;  seulement  la  solitude  et  la  désolation  y  ont 
remplacé  le  mouvement  et  la  vie.  Leur  gloire  est  absente  ; 
mais  leur  beauté  subsiste  encore,  triste,  sévère  et  silencieuse. 
L'étranger  éprouve  un  charme  mélancolique  à  les  parcou- 
rir. A  chaque  pas ,  son  imagination  ranime  la  nature  ex- 
pirante sur  ces  monts  arides  ,  dans  ces  plaines  qui  ont  perdu 
l'empreinte  des  pieds  de  l  homme,  dans  ces  vallées  sans 


It6  NEUVIÈME    LETTRE 

écho;  et  elle  lui  montre  la  vie  et  l'immortalité  s'élevant 
radieuses  du  sein  des  misères  humaines. 

Le  poids  de  la  chaleur  m'arracha  à  ces  pieuses  rêveries  , 
et  me  força  de  rentrer  de  bonne  heure.  L'approche  des 
fêtes  de  Pâques,  durant  lesquelles  les  pèlerins  abondent  à 
Jérusalem ,  ajoutait  à  l'intérêt  de  mon  séjour  dans  cette 
ville.  Cette  époque  est  impatiemment  attendue  dans  tous 
lescouvens,  surtout  dans  ceux  des  Pères  Latins  et  des 
Arméniens.  Celui-ci,  situé  près  de  la  porte  de  Sion,  est  très- 
vaste,  et  possède  un  grand  jardin  ;  on  peut  y  loger  près  de 
800  pèlerins;  les  plus  pauvres  sont  casés  dans  les  dépen- 
dances du  monastère ,  et  dans  les  bâtimens  qui  bordent  les 
cours  ;  mais  les  riches  trouvent,  dans  le  couvent  même ,  des 
appartemens  meublés  à  l'orientale ,  et  tout  c€  qu'ils  peuvent 
raisonnablement  désirer.  Ces  derniers  ne  partent  jamais 
sans  faire  aux  religieux  des  dons  considérables,  qui  peuvent 
s'élever  à  plusieurs  centaines  de  liv.  st.  Si  un  pèlerin  y 
meurt,  tout  ce  qu'il  laisse  appartient  à  l'ordre.  L'église  du 
couvent  est  très-richement  ornée  ;  le  pavé  est  couvert  de  j 
beaux  tapis ,  comme  dans  tous  les  temples  consacrés  à  ce 
rite.  Le  quartier  des  Arméniens  est  le  seul  agréable;  les 
rues  de  la  ville  sont  d'ailleurs  fort  étroites  et  mal  pavées  , 
les  maisons  de  chêtivo  apparence,  et  le  Bazar  lui-même 
n'a  rien  de  remarquable.  On  ne  rencontre  presque  personne 
dans  les  rues  ;  les  couvens  qu'on  y  voit ,  de  loin  en  loin,  res- 
semblent à  des  forteresses ,  à  cause  de  la  hauteur  et  de 
l'épaisseur  des  murs  qui  leur  servent  d'enceinte.  On  dirait 
que  les  moines,  en  les  construisant ,  ont  veillé  principa- 
lement à  leur  défense  personnelle.  Les  Juifs  elles  Chrétiens 
ne  se  montrent  que  sous  les  dehors  de  la  pauvreté,  pour 
ne  pas  exciter  la  jalouse  cupidité  des  Turcs.  Le  quartier 
exclusivement  réservé  aux  Juifs  est  situé  vers  l'est,  dans  la 
partie  inférieure  de  la  ville;  c'est  le  plus  sale  de  tous.  On 
V  trouve  cependant  des  habitansfort  riches,  et  qui  tiennent  ; 


SVK    L  OKI  EST.  1  I7 

un  état  en  harmonie  avec  leur  fortune.  Les  Juifs  des  deux 
sexesy  ont,  en  général,  un  extérieur  plus  agréable  que  dans 
les  autres  parties  du  monde,  quoique  leur  figure  garde  tou- 
jours l'empreinte  indélébile  du  caractère  hébraïque. 

La  population  de  Jérusalem  est  d'environ  20,000  âmes; 
savoir  10,000  Juifs,  5, 000  Chrétiens  et  5, 000  Turcs  ou 
Arabes.  Elle  a  environ  trois  milles  de  tour. 

La  ville,  bordée  à  l'est  par  la  vallée  de  Josaphat,  à  l'o- 
rient et  au  sud  par  celle  de  l'Hinnom ,  forme  un  vaste  carré 
sur  le  plateau  de  la  montagne  de  Sion  qu'elle  couvre  en 
entier.  Au  nord  règne  la  plaine  de  Jérémie  ,  semée  de  bou- 
quets d'oliviers.  L'enceinte  de  l'ancienne  cité  ne  devait 
pas  être  plus  considérable ,  à  moins  qu'elle  ne  s'étendît  au 
nord  dans  la  plaine;  la  montagne  de  Sion  est  de  moitié 
moins  élevée  que  celle  des  Oliviers ,  la  moins  haute  de  celles 
qui  dominent  Jérusalem.  La  ville  entourée  de  remparts 
formidables  a  six  portes,  savoir  :  la  porte  d'or  et  celles  de 
Damas,  de  Sion,  de  St. -Etienne  et  de  Bethléem. 

Le  voyageur  chercherait  vainement  le  Calvaire  hors 
de  ses  murs;  il  est  compris  dans  son  enceinte,  et ,  sous 
ce  rapport ,  sa  circonvallation  est  plus  régulière  qu  elle 
ne  l'était  jadis.  C'est  un  monticule  dont  la  hauteur  n'a  pu 
varier ,  et  au  sommet  duquel  se  trouve  l'église  de  ce  nom. 
D'ailleurs  la  tradition  en  fixe  la  position  d'une  manière  si 
précise  que  1  incrédulité  serait  ici  sans  excuse. 

La  mosquée  d'Omar,  inaccessible  aux  Chrétiens ,  est  l'é- 
difice le  plus  magnifique  de  l'empire  turc  ;  elle  a  été  bâtie 
à  l'endroit  où  s'élevait  jadis  le  temple  de  Salomon.  Tout 
autour  règne  une  vaste  place  ombragée  de  treilles  qui  en 
font  la  seule  promenade  agréable  de  la  ville.  La  mosquée  est 
presque  au  niveau  des  rues  adjacentes ,  quoique  le  temple 
de  Salomon  dominât  bien  davantage  le  reste  de  la  cité. 
Aujourd'hui  la  partie  la  plus  élevée  se  trouve  à  l'ouest, 
entre  les  portes  de  Bethléem  et  de  Sion.  Le  penchant  de 


Il8  NEUVIÈME    LETTRE 

la  montagne  de  ce  nom  ,  ombragé  d'oliviers  et  couvert 
de  jardins,  offre  un  coup  d'oeil  assez  agréable  ^  à  l'extré- 
mité sud  de  la  ville  ,  à  quelques  pas  des  remparts,  on  voit 
la  mosquée  de  David,  où  les  Turcs  assurent  que  reposent 
les  restes  de  ce  monarque  et  de  son  fils  Salomon .  Elle  touche 
à  un  petit  bâtiment  construit  sur  les  ruines  d'une  ancienne 
chapelle.  C'est  là  que  Jésus-Christ  fit  la  dernière  pàque 
avec  ses  disciples. 

Les  pères  du  couvent  catholique ,  où  je  logeais,  sont  de 
pauvres  franciscains  dont  la  tenue  annonce  la  misère.  Leur 
vin,  vanté  à  tort  par  M.  de  Chateaubriand,  est  exécrable. 
Chacun  d'eux  fait  lui-même  son  lit  et  sa  chambre.  Le  frère 
Joseph ,  le  cicérone  de  l'ordre ,  est  un  moine  d'humeur 
assez  joviale,  et  plus  disposé,  quand  il  rentre  après  de  fati- 
gantes excursions,  à  prendre  de  bons  restaurans,  qu'à  in- 
voquer les  saints  qui  tapissent  sa  cellule.  Il  nous  conduisit, 
dans  la  soirée,  visiter  le  Saint-Sépulcre  ,  monument  placé 
sous  la  garde  des  Turcs,  qui  n'y  laissent  entrer  aucun  pè- 
lerin sans  payer  le  tribut.  Au  centre  de  la  première  en- 
ceinte de  l'église ,  on  voit  une  table  de  marbre  entourée 
d'un  balustre  de  fer,  au-dessus  de  laquelle  est  suspendue 
une  lampe  qui  brûle  continuellement.  Elle  marque  la  place 
où  le  corps  de  J.-C.  fut  embaumé  avant  d'être  enseveli. 
En  tournant  à  gauche  ,  vous  entrez  dans  une  rotonde  ter- 
minée en  coupole.  Au  centre  est  placé  le  Saint-Sépulcre. 
C'est  un  cabinet  pratiqué  dans  une  roche  vive,  à  la  pointe 
du  ciseau.  Il  faut  se  déchausser  pour  y  pénétrer.  On  entre 
d'abord  dans  un  espace  pavé  et  muré  en  marbre  ;  au  centre 
est  un  marbre  à  peu  près  cubique,  qui  indique  l'endroit 
où  l'ange  s'assit  sur  la  pierre  qui  fermait  le  tombeau,  après 
l'avoir  déplacée.  Vous  vous  baissez  ensuite  pour  pénétrer 
dans  l'étroite  enceinte  du  sépulcre.  Il  est  de  marbre  blanc 
et  brun ,  de  six  pieds  de  long  sur  trois  de  large.  Entre  le 
sépulcre   et  le    mur  opposé,    l'espace   est  si   étroit,   que 


SI  U    L  ()KIE.\T.  1  I() 

quatre  ou  cinq  personnes  peuvent  à  peine  s'y  lenir  à  la 
fois.  Cette  pièce  a  sept  pieds  carrés  environ,  et  huit  pieds 
un  pouce  depuis  le  bas  jusqu  à  la  voûte.  A  la  voûte  sont 
suspendues  vingt-sept  grandes  lampes  d'argent,  d'un  fort 
beau  travail,  qui  brûlent  sans  cesse.  La  piété  de  la  cour 
de  Rome ,  ainsi  que  des  souverains  et  ordres  religieux  de 
l'Europe,  en  a  décoré  ce  monument.  A  leur  éblouissante 
clarté  on  distingue  deux  tableaux  suspendus  aux  parois  du 
sépulcre^  l'un,  donné  par  l'église  romaine,  représentant 
l'ascension  de  notre  Sauveur;  et  l'autre,  donné  par  1  église 
grecque,  l'apparition  de  Jésus  à  Marie  dans  le  jardin.  Un 
prêtre  grec  ou  romain  se  lient  constamment  dans  l'inté- 
rieur, l'encensoir  à  la  main,  pour  accueillir  les  pèlerins. 
Désirant  assister  aux  dévotions  de  ces  hommes  vraiment 
religieux,  qui,  surmontant  tous  les  obstacles,  étaient  venus 
des  quatre  parties  du  monde  se  presser  à  la  porte  de  l  en- 
ceinte sacrée  ,  j'y  restai  quelque  tems.  Je  vis  des  Armé- 
niens, des  Grecs,  des  catholiques  des  deux  sexes.  Saisis 
d'une  profonde  vénération,  ils  tombaient  tous  à  genoux  : 
les  uns  fondaient  en  larmes,  d'autres  pressaient  avec  fer- 
veur leur  tète  sur  la  pierre  sacrée,  et  l'embrassaient  dans 
leurs  pieux  transports  ;  ils  s'enivraient  ,  avec  délices, 
des  flots  d'encens  dont  l'air  était  obscurci.  Jamais  actes 
d'adoration  et  signes  de  repentir  ne  me  parurent  plus  sin- 
cères. J'en  vis  plusieurs  qui ,  animés  de  sentimens  moins 
purs ,  et  profitant  de  la  permission  de  placer  des  croix  et 
des  chapelets  sur  le  sépulcre  ,  en  faisaient  bénir  une 
grande  quantité  à  la  fois,  dans  le  but  d'en  trafiquer  avan- 
tageusement à  leur  retour. 

A  quelques  pas  du  tombeau  ,  Aers  le  nord,  on  reiicontre 
une  grande  pierre  de  mai  bre  gris,  qui  marque  la  place  où 
le  Christ  apparut  à  Marie.  Tout  près  de  là  commence  la 
montée  du  Calvaire  ;  elle  se  compose  de  dix-huit  degrés  de 
pierres  qui  conduisent  à  une  chapelle  haute ,   revêtue  de 


120  NEUVIÈME    LETTRE 

marbre  et  décorée  de  quatre  colonnes  de  même  matière. 
A  droite  et  à  gauche  s'élèvent  deux  petits  autels  ;  l'un  ap- 
partient aux  catholiques,  l'autre  aux  chrétiens  grecs.  Le 
premier  est  surmonté  d'un  tableau  représentant  le  cruci- 
fiement ,  le  second  d'une  descente  de  croix.  Au-dessus  sont 
suspendues  une  grande  quantité  de  lampes  d'argent. 

La  montée  du  Calvaire  n'a  que  vingt  pieds  de  hauteur 
perpendiculaire.  Cependant ,  si  l'on  songe  que,  pour  bâtir 
l'église  du  St. -Sépulcre  ,  il  a  fallu  déblayer  le  sommet  de 
la  montagne,  on  jugera  que  le  Golgolha  était  un  tertre 
assez  élevé.  La  place  où  fut  plantée  la  croix  est  dans  la 
partie  de  la  chapelle  qui  fait  face  au  midi.  On  voit  encore 
le  trou  creusé  dans  le  roc.  Il  est  éclairé  d'une  lampe  d'ar- 
gent. Chaque  pèlerin ,  après  avoir  visité  le  tombeau  de 
J.-C. ,  vient  s'y  prosterner. 

Désirant  passer  la  nuit  dans  l'église,  nous  prîmes  pos- 
session ,  pour  quelques  heures,  d'une  cellule  donnant  sur 
la  galerie,  d'où  nous  vîmes  s'écouler  la  foule  des  pèlerins^ 
vers  minuit ,  nous  montâmes  de  nouveau  au  Calvaire.  Rien 
ne  troublait  le  silence  solennel  de  ces  lieux-,  seulement 
nous  entendions  la  triste  mélodie  de  l'orgue  qui,  dans  la 
nef  occupée  par  les  catholiques,  se  mêlait  aux  chanis 
des  prêtres  psalmodiant  les  versets  de  l'Ecriture  sur  les 
souffrances  et  la  mort  du  Rédempteur.  Les  sons  lu- 
gubres qui  se  perdaient  sous  ses  voûtes  interrompaient 
de  tems  en  tems  le  profond  silence  du  sanctuaire.  Cette 
heure  avancée  ,  ce  calme  imposant ,  celte  douce  clarté  , 
cette  sainte  mélodie ,  et  surtout  la  certitude  de  se  trouver 
aux  lieux  mêmes  où  celui  qui  nous  aima ,  consomma  le  sa- 
crifice en  priant  pour  ses  bourreaux  ,  tout  cela  affecte  h; 
cœur  et  l'imaginalion  à  un  point  qu'on  ne  saurait  exprimer. 
Une  heure  après,  nous  descendîmes  à  la  chapelle  du  sé- 
pulcre. La  solitude  y  régnait-,  le  prêtre  même  avait  quill*' 
l'encensoir  \  les  torrens  de  lumière  rpii  inondaient  le  loni- 


StR    L  OKIENT.  12t 


beau  sacrë  me  rappelèrent  ces  paroles  du  prophète  :  ubi 
est,  moTS  ,  Victoria  tua?  ubi  est,  mors  ,  slimulus  tuus  ? 

Dès  la  pointe  du  jour,  les  pèlerins  rentrèrent  pour  con- 
tinuer leurs  dévotions  jusqu'à  la  nuit.  Les  pères  latins  se 
plaignent  beaucoup  de  la  révolution  grecque,  et  surtout 
de  la  guerre  entre  les  deux  pachas  d'Acre  et  de  Damas ,  qui 
empêchent  les  fidèles  de  se  rendre  dans  la  Terre  Sainte  en 
aussi  grand  nombre  que  les  années  précédentes.  Les  divers 
couvons  comptent  tous  les  ans  sur  une  affluence  de  trois  ou 
quatre  mille  pèlerins  -,  mais  leur  bénéfice  est  absorbé  en 
grande  partie  par  les  tributs  énormes  qu'ils  sont  obligés  de 
payer  aux  Turcs.  Ces  plaintes  contre  la  rapacité  ottomane 
me  furent  répétées  par  le  patriarche  arménien  ,  vieillard 
vénérable  qui  tient  le  premier  rang  après  le  grand  pa- 
triarche résidant  en  Perse,  et  que  j'aurais  vu  plus  souvent 
s'il  n'avait  pas  eu  besoin  d'interprète  pour  s'expliquer,  et 
qu'il  m'eût  paru  moins  taciturne. 

Un  soir,  j'assistai  dans  l'église  du  Saint-Sépulcre,  à 
une  procession  solennelle  des  trois  communions ,  ar- 
ménienne ,  grecque  et  catholique.  Il  était  curieux  de 
remarquer  la  jalouse  vanité  déployée  à  cette  occasion.  Les 
prêtres  arméniens  marchaient  en  tête,  vêtus  d'ornemens 
magnifiques  ;  la  robe  et  la  tiare  du  patriarche  étaient 
chargées  de  pierreries  ^  ils  portaient  des  bannières  de  soie 
de  diverses  couleurs  représentant  des  scènes  tirées  de 
l'histoire  sainte.  On  voyait,  à  l'assurance  de  leur  démarche, 
qu'ils  étaient  fiers  d'attirer  tous  les  regards,  mais  leur 
chant  nazillard  ne  répondait  pas  à  l'éclat  de  leur  costume. 
Venait  ensuite  le  clergé  grec  ^  si  ses  ornemens  étaient  plus 
modestes,  son  chant  était  aussi  plus  agréable.  Nous  fiimes 
surtout  frappés  de  l'air  noble  et  de  la  physionomie  spiri- 
tuelle des  prélats;  ils  portaient  à  la  main  des  bouquets  de 
fleurs  bénies  dont  les  pauvres  pèlerins  se  disputèrent  le 
partage  après  la   cérémonie,  afin  de  les  emporter  à  leur 


122  NEUVIEME  LETTRE 

retour  dans  leur  pays.  Les  pères  franciscains  fermaient  la 
marche,  et  la  touchante  simplicité  de  leur  chant  contras- 
tait singulièrement  avec  Thumilité  de  leur  tonsure  ,  et  1h 
grossièreté  de  leurs  vètemens. 

Un  autre  jour,  je  fus  invité  à  suivre  la  procession  par- 
ticulière des  franciscains ,  dans  1  intérieur  de  l'église  du 
Saint-Sépulcre.  Us  étaient  cette  fois  en  aube  ,  et  portaient 
un  cierge  à  la  main  ;  on  m'en  avait  fait  donner  un  , 
ainsi  qu'à  tous  les  pèlerins  qui  formaient  le  pieux  cortège. 
La  cérémonie  était  très-imposante  ^  on  s'arrêta  quelques 
instans  à  chacune  des  places  consacrées  par  la  tradition  ^ 
de  là  on  se  rendit  à  la  chapelle  où  sainte  Hélène  fut  enle- 
vée ;  puis  on  descendit  dans  la  partie  de  l'église  creusée 
sous  le  Calvaire,  à  l'endroit  où  cette  impératrice  retrouva 
la  sainte  Croix. 

L'église  du  Saint-Sépulcre  est  très-vaste-,  elle  s'étend 
de  la  vallée  du  Calvaire,  au  sommet  de  ce  monticule  mar- 
qué par  un  dôme  d'un  aspect  très-sombre  qui  domine  toute 
la  cité.  L'enceinte  de  ce  monument  contient,  outre  une 
partie  des  saints  lieux ,  diverses  chapelles  pour  les  fran- 
ciscains, les  Grecs  et  les  Arméniens.  Les  premiers  voient 
pâlir  leur  étoile  devant  l'ambition  et  l'esprit  d'intrigue  des 
moines  qui  appartiennent  aux  deux  autres  rites.  La  cha- 
pelle grecque  est  très  riche ,  mais  trop  chargée  d'ornemens. 
Je  fus  témoin  ,  le  vendredi-saint ,  dans  l'une  des  chapelles 
catholiques,  d'une  cérémonie  qui  imitait  trop  exactement 
l'une  des  circonstances  de  la  Passion ,  pour  n'être  pas  qua- 
lifiée d'impie.  Je  vis  s'avancer  un  jeune  homme  assez  mal 
vêtu,  d'une  complexion  frêle;  il  se  traînait  sur  ses  genoux 
chargé  d'une  énorme  croix  et  suivi  d'une  foule  de  personnes; 
il  semblait  plier  sous  le  faix ,  et  les  assistans  paraissaient  gé- 
mir et  sangloter.  A  chaque  station,  ils  se  tenaient  à  genoux, 
tandis  qu'ils  icpclaicnt  en  (hœur  les  antiennes  que  le  prè- 
lr<'  récilail  sni   im  Ion  uniforme. 


SLR    L'oRIE^■T.  1  2ci 

Un  jour,   dans   une   de  ses  excursions   dans   la   \ille. 

M.  C ,  mon  camarade  de  voyage,  aperçut  à  la  porte  de 

Bethléem,  M.  W...,  le  missionnaire  juii"  qui  avait  par- 
couru 1  F'gvpte  avec  nous;  il  fut  enchanté  de  nous  retrou- 
ver. ((  Jusqu'à  cette  bienheureuse  rencontre,  j'étais  navré 
de  douleur,  nous  disait-il,  de  me  voir  assis  sur  les  ruines 
de  ma  patrie  et  entouré  d'étrangers.  En  vous  quittant,  jai 
parcouru  les  côtes  de  Syrie,  jusqu'au  couvent  de  Antoura 
au  Liban  ,  où  je  me  suis  arrêté  pendant  un  mois ,  pour  me 
perfectionner  dans  la  connaissance  de  la  langue  arabe.  Il  a 
fallu  me  soumettre  au  régime  sévère  de  ce  couvent  ;  mais, 
par  bonheur,  je  suis  arrivé  à  Jérusalem ,  muni  d'une  excel- 
lente recommandation  pour  le  supérieur  du  couvent  ar- 
ménien ,  où  je  ne  manque  de  rien ,  et  où  j'ai  joui  de  ^ 
société  de  quelques  moines  assez  éclairés.  »  11  ajouta  qu'il 
avait  été  reçu  par  le  gouverneur  turc  de  Jérusalem  à  qui  il 
fit  hommage  d  un  exemplaire  du  Nouveau  Testament  en 
langue  persane.   A  ce  sujet,  je   dois   faire   observer  que 
généralementles Turcs  sont,  en  pratique  comme  en  théorie, 
plus  tolérans  qu'on  ne  croit.  J'ai  entendu  dire  à  plusieurs, 
que  le  paradis  sera  le  partage  des  honnêtes  gens  de  toutes 
les  religions.   Dans  la  plupart  des  villes  placées  sous  leur 
domination ,  on  voit  des  églises  et  des  monastères  où  les 
diverses  communions  chrétiennes  jouissent  d'une  entière 
liberté  religieuse,  et  obtiennent,  pour  l'exercice  de  leur 
culte,  toute  la  protection  désirable.  ^lalheureusement  la 
conduite  des  Chrétiens  de  Jérusalem,  et  la  haine  jalouse 
qui  divise  les  diverses  communions ,  ne  sont  pas  propres  à 
donner  aux  musulmans  une  haute  idée  du  christianisme. 
Il  y  a  cinq  ans,  par  exemple,  qu'une  discussion  très-ora- 
geuse s'éleva  dans  la  chapelle  même  du  Saint-Sépulcre. 
Les  prêtres  grecs  et  catholiques   en    font    tour-à-tour  le 
service;  un  de  ces  derniers  ayant  fini  son  tems,  le  moine 
grec  se  présenta   pour  occuper  sa  place:  celui-ci  refuse. 


124  IVEtJVIEME    LETTRE 

l'on  s'échauffe  de  part  et  d'autre,  et  le  caloyer  reçoit  un 
coup  d'encensoir  à  la  tète.  A  ses  cris,  la  mêlée  devient 
générale,  et  ne  cesse  que  par  l'intervention  du  père  gar- 
dien. Sans  excuser  la  brutalité  des  Turcs  préposés  à  la  per- 
ception du  tribut,  lors  de  la  visite  du  Saint-Sépulcre,  on 
peut  affirmer  qu'ils  ne  l'exercent  le  plus  souvent  que  lors- 
que les  pèlerins  se  pressent  en  tumulte  à  la  porte.  JNous  en 
avons  vu  un  grand  nombre  qui  regardaient  tranquillement 
la  procession  circuler  dans  l'église. 

M.  W...  était  fort  lié  avec  le  patriarche  arménien,  et 
surtout  avec  son  interprète,  le  frère  Paolo  Titiungi.  Ce 
moine  ayant  essayé  de  deux  autres  cultes,  s'était  décidé 
pour  l'église  arménienne.  Il  joignait  à  beaucoup  d'instruc- 
tion, un  esprit  fort  délié.  Il  écoutait  d'un  air  de  componc- 
tion les  homélies  de  M.  AV...,  gémissait  même  sur  les 
erreurs  de  sa  vie  passée,  si  bien  que  notre  missionnaire 
ne  le  jugeait  pas  indigne  de  figurer  dans  quelque  coin  de 
l'Italie  à  la  tête  d'une  église  arménienne  qu'on  pourrait 
établir  à  l'aide  de  secours  tirés  de  l'Angleterre.  Pour 
mettre  sa  ferveur  à  l'épreuve,  et  pour  désabuser  M.  W... 
de  l'opinion  qu'il  avait  conçue  de  la  rigidité  avec  laquelle 
les  prêtres  arméniens  observent  le  carême,  je  les  invitai 
tous  deux  à  dîner.  Le  père  Tiliungi  avait,  à  la  rigueur, 
de  quoi  faire  maigre,  et  il  refusa  d'abord  les  viandes  qu'on 
lui  offrit^  mais  insensiblement  il  se  fit  une  douce  violence, 
se  mit  en  rapport  avec  tous  les  plats ,  ne  ménagea  pas  notre 
vin,  et  le  soir,  tandis  que  nous  prenions  le  frais  sur  la 
terrasse,  il  s'émancipa  jusqu'à  entonner  le  petit  couplet 
grivois. 

Le  25  mars,  je  me  rendis  à  Bethléem  accompagné  d'un 
guide  catholi(jUC  ,  jusqu'au  monastère  de  St.-Elic.  On  suit 
une  plaine  aride  ,  et  bientôt  on  aperçoit  Bethléem  sur  une 
colline  ombragée  d'oliviers.  A  droite,  à  un  mille  du  village, 
on  montre  le  tombeau  de  Rachol  ^  il  ressemble  à  ceux  que 


SUK    LOUIEKT.  IsS 

la  piété  des  Turcs  érige  à  leurs  Sanlons.  Après  avoir  pris 
un  repas  frugal  au  couvent  des  franciscains ,  je  visitai 
l'église  bâtie  par  les  ordres  de  l'impératrice  Hélène.  Elle 
n'a  d'autres  ornemens  intérieurs  qu'une  colonnade  de  mar- 
bre ;  en  descendant  trente  marches  au-dessous  de  l'église  , 
on  voit  une  chapelle  construite,  dit-on,  sur  les  ruines  de 
lé  table  où  naquit  Jésus.  Cette  position  n'a  rien  d'invrai- 
semblable; car  aujourd'hui  encore  on  voit  en  Orient  des 
étables  souterraines.  La  chapelle  de  la  nativité,  pavée  en 
marbre,  est  une  vaste  grotte  creusée  dans  le  roc.  Les  parois 
latérales  revêtues  de  marbre  sont  masquées  des  deux  côtés 
par  des  rideaux  de  soie  -,  mais  le  rocher  se  montre  au-dessus 
dans  toute  sa  nudité.  Un  autel,  formé  d'une  table  de  mar- 
bre, adossé  au  rocher,  et  constamment  éclairé  par  trois 
superbes  lampes,  s'élève  au-dessus  de  l'endroit  où  le 
Messie  reçut  le  jour.  Cette  place  est  marquée  sur  le  sol 
par  un  soleil  d'argent,  autour  d'un  marbre  blanc  incrusté 
de  jaspe.  Le  tout  est  couronné  de  cette  inscription  en 
latin  :  «  C'est  ici  que  Jésus-Christ  est  né  de  la  Vierge  Ma- 
rie. »  Du  côté  opposé,  dans  un  enfoncement,  on  voit  la 
place  de  la  crèche  ;  sur  le  devant,  à  l'endroit  où  Marie  offrit 
le  nouveau-né  à  l'adoration  des  Mages,  s'élève  un  autel  que 
décore  un  beau  tableau  représentant  cet  événement.  Un 
tableau  non  moins  remarquable  orne  celui  de  la  nativité. 
Un  passage  étroit  conduit  de  la  grotte  de  la  nativité,  à  l'ora- 
toire habité  par  saint  Jérôme  ;  et  tout  auprès  ,  on  voit  le 
sépulcre  de  ce  père  de  l'Eglise,  celui  de  saint  Eusèbe,  et  le 
tombeau  de  sainte  Paule  et  de  sainte  Eustochie.  En  remon- 
tant, on  arrive  aux  églises  des  Grecs  et  des  Arméniens; 
elles  n'offrent  rien  de  curieux.  A  un  mille  dans  le  vallon  , 
vers  le  désert,  est  le  champ  où  les  bergers  gardaient  leurs 
troupeaux,  quand  les  anges  vinrent  leur  annoncer  la  nais- 
sance du  Sauveur.  On  voit,  au  centre,  deux  arbres  qui 
paraissent  extrêmement  vieux;  et  l'intervalle  qui  les  sépare 


laG  NEUVIÈME    LETTRE 

est  émaillé  de  fleurs;  ce  site  est  si  romantique,  si  bien 
adapté  à  celle  scène  solennelle,  qu  il  serait  pénible  d-avoir 
à  douter  de  son  identité. 

On  fait  à  Betbléem  un  commerce  assez  étendu  de  co- 
quilles de  nacre  qu'on  apporte  de  la  Mer  Rouge.  Les  habi- 
tans  y  dessinent  les  diverses  scènes  de  la  passion,  ou  les 
façonnent  en  forme  de  croix ,  et  les  vendent  aux  pèlerins. 
Le  village  a  une  population  de  sept  cents  âmes;  c'est  le 
moins  misérable  de  ceux  que  j'ai  rencontrés  dans  la 
Palestine. 

A  quelque  distance  de  Bethléem  ,  sur  le  revers  d'une 
montagne  aride,  on  aperçoit  trois  citernes,  l'une  au-dessus 
de  l'autre  ,  qu'on  dit  avoir  été  creusées  par  Salomon  ,  pour 
fournir  de  l'eau  à  Jérusalem.  La  plus  basse  reçoit  l'eau  des 
deux  supérieures,  et  la  transmet  le  long  de  la  vallée  à  un 
aqueduc,  d'où  elle  pénètre  dans  la  ville  par  un  canal 
souterrain.  Ces  citernes  s'appuientsur  d'énormes arcs-bou- 
lans;  la  plus  grande  a  six  cents  pieds  de  long  :  elles  appar- 
tiennent évidemment  à  une  très-haute  antiquité.  La  source 
qui  les  alimente  est  tout  proche,  et  jaillit  à  quelques  pieds 
au-dessous  du  sol.  De  cet  endroit,  on  va  en  sept  heures  à 
Hébron.  C'est  un  bourg  considérable;  on  y  a  bâti  une  mos- 
quée au-dessus  des  sépulcres  d'Abraham  et  d'Isaac.  Je 
regrette  de  ne  pas  avoir  fait  une  excursion  vers  cette  cité  , 
la  plus  ancienne  de  la  terre  promise. 

Nous  retournâmes  à  Jérusalem  dans  la  soirée.  Le  len- 
demain, je  demandai  au  gouverneur  une  escorte  pour 
m'accompagner  à  la  Mer  Morte  ;  mais  il  me  refusa  fort 
poliment  celte  faveur.  Il  me  fit  observer  que  les  troupes  du 
pacha  d'Acre  assiégeaient  Naplouse,  située  à  neuf  heures  de 
marche  de  Jérusalem  ;  que  les  roules  étaient  infestées  de 
traînards,  et  qu'il  ne  pouvait  répondre  de  notre  sûreté; 
(ju'il  fallait  ajourner  ce  voyage  jusqu  à  des  tems  plus 
calmes.  En  attendant,  je  continuai  à  observer  les  lieux 


SLK     1.  OKIENT.  ]  1", 

sainls  ([ui  s'offraient  en  foule  à  mes  regards ,  surtout  dans 
lintérieur  do  la  ville. 

Au-dessous  de  la  porte  de  Bethléem ,  on  remarque  l'en- 
droit où  Bethsabée  se  baignait ,  au  moment  où  David,  du 
haut  de  son  palais,  remarqua  sa  beauté  ravissante.  C'est  en 
effet  sur  l'emplacement  de  ce  monument  qu'on  a  bâti  la 
tour  actuelle  de  David,  vieille  forteresse  dont  la  construc- 
tion remonte  au  tems  des  Croisades.  A  peu  de  distance  de 
la  porte  St. -Etienne,  qui  touche  au  Jardin  des  Olives,  est 
la  piscine  de  Bethesda  -,  le  bassin  assez  profond  est  à  sec  , 
l'herbe  couvre  le  fond  et  le  pourtour,  et  quelques  arbres  y 
ont  pris  racine.  Une  rue  presque  déserte  conduit  de  là  au 
palais  du  gouverneur.  C'est  un  vieux  bâtiment  d'archi- 
tecture romaine  -,  on  y  a  ménagé  un  appartement  com- 
mode ,  dont  la  vue  s'étend  sur  la  mosquée  d'Omar  ^  on  assure 
que  c'est  dans  ce  palais  qu'est  la  salle  où  Jésus  fut  enfermé 
avant  son  jugement.  Tout  auprès,  l'on  voit  une  enceinte 
ruinée  qu'on  dit  être  le  prétoire  de  Pilate.  Un  peu  plus 
loin  est  l'arceau  sous  lequel  le  gouverneur  prononça  :  Ecce 
homo.  De  là,  vous  suivez  la  voie  douloureuse  que  Jésus 
parcourut  chargé  de  sa  croix.  Trois  petites  colonnes  indi- 
quent les  trois  endroits  où  il  succomba  sous  ce  fardeau.  On 
montre  aussi  de  ce  côté  remplacement  du  palais  du  mauvais 
riche,  et  du  portique  sous  lequel  Lazare  implora  sa  pitié.  Il 
l'aut  une  foi  bien  robuste  pour  croire  à  toutes  les  indications 
du  cicérone  qui  vous  accompagne,  lorsqu'on  sait  que  Jéru- 
salem fut  rasée  de  fond  en  comble  par  Titus. 

A  mi-côte  de  la  montagne  de  Sion ,  on  remarque  la  belle 
fontaine  de  Siloam ,  taillée  en  arceau  dans  le  rocher.  Elle 
forme ,  en  s'échappant ,  une  petite  cascade  dont  l'eau  va 
serpenter  ensuite  dans  la  vallée.  Ce  ruisseau,  bordé  de  jolis 
arbustes,  sert  de  lavoir  aux  femmes  de  la  ville.  Un  Turc  v 
a  établi  un  petit  café  estaminet,  où  les  passans  viennent  se 
délasser.  Cette  romantique  vallée  était  ma  promenade  favo- 


l-îH  >Ei:VlkME    LETTUE    SUR    l'oR1E>T. 

rite.  Aprèsavoir  parcouru  celles  de  Hinnomet  de  Josapliat , 
ce  ruisseau  court  entre  deux  chaînes  de  montagnes  arides,  et 
va  se  perdre  dans  le  désert  de  St.-Saba.  Un  soir,  j'y  rencon- 
trai deuxpauAres  Musulmans;  l'heure  de  la  prière  les  ayant 
surpris  sur  ses  bords ,  ils  se  prosternèrent  aussitôt,  et  restè- 
rent quelque  tems  absorbés  dans  leurs  pieuses  méditations. 

Au  nord ,  et  à  quelques  pas  des  remparts ,  les  voyageurs 
admirent  la  superbe  caverne  de  Jérémie.  C'est  là,  dit-on  , 
que  ce  prophète  se  retira  pour  exhaler  ses  touchantes  la- 
mentations. Son  étendue  et  sa  lugubre  obscurité  la  rendent 
digne  du  nom  qu'elle  porte  ;  aucun  lieu  ne  paraît  plus  pro- 
pre à  retentir  des  inspirations  de  la  douleur. 

La  foi  du  pèlerin  peut  ne  pas  chanceler  lorsqu'on  lui  fait 
suivre,  sur  le  sol  ruiné  de  Jérusalem  ,  les  traces  de  la  pas- 
sion 5  mais  n'est-ce  pas  abuser  de  sa  crédulité  que  de  lui 
montrer  la  place  où  l'on  trouva  la  tète  d'Adam ,  celle  où  le 
prophète  Isaie  fut  scie  en  deux,  la  pierre  qui  cassa  la  tète 
à  saint  Etienne,  la  place  du  figuier  blanc,  quelques  gouttes 
du  lait  de  la  \ierge  Marie ,  et  jusqu'aux  larmes  de  repentir 
(  cristallisées  apparemment)  que  versa  saint  Pierre,  après 
avoir  trois  fois  renié  son  divin  maître.^  J'ai  vu  un  Servien 
qui  était  venu  avec  sa  femme  ,  des  bords  du  Danube ,  visi- 
ter les  lieux  saints ,  si  ravi  de  les  avoir  contemplés ,  qu'il 
fit  présent  au  couvent  de  ^o  liv.  sterl. ,  qui  composaient 
presque  tout  son  avoir.  Un  riche  Arménien  mourut,  il  y  a 
quelques  jours,  dans  le  couvent  de  sa  nation-,  les  moines, 
selon  leur  usage,  s'emparèrent  de  son  or  et  de  ses  effets,  et 
chassèrent  impitoyablement  son  domestique ,  sans  lui  payer 
les  gages  qui  lui  étaient  dus  par  son  maîtie. 

{New  MontJiIy  Magazine.  ) 


LA   CRIMEE. 


EXTRAIT    DU  JOURNAL    D    UN    OFFICIER    RUSSE. 


Sevastopol,  la  ville  la  plus  remarquable  de  la  Crimée, 
n'existait  pas ,  avant  la  conquête  de  ce  pays  par  les  Russes, 
en  1^83.  On  voyait,  à  cette  époque,  sur  la  plage  qu'elle 
occupe,  un  petit  village  entouré  d'une  épaisse  foret.  Cette 
ville,  peuplée  aujourd'hui  de  30,000  habitans,  presque 
tous  soldats  ou  matelots,  s'élève  en  amphithéâtre  sur  le 
penchant  d'une  montagne  qui  forme  un  promontoire  en- 
tre deux  baies.  Les  maisons  proprement  bâties,  couvertes 
en  tuiles,  et  entourées  d'arbres  fruitiers,  n'ont  qu'un  étage, 
excepté  dans  la  rue  principale  où  elles  en  ont  deux.  Cette 
rue  borde  le  pied  de  la  montagne. 

Aucun  port  de  mer  n'offre  autant  d'avantages  que  celui 
de  Sevastopol-,  on  y  aborde  par  un  golfe  d'une  verste  et 
demie  de  large ,  de  sept  verstes  de  longueur  et  de  sept  à  dix 
brasses  de  profondeur.  L'ancrage  y  est  excellent,  et  les 
vaisseaux  n'y  sont  exposés  qu'au  vent  d'ouest.  Du  côté  du 
sud,  le  port  renferme  quatre  grands  bassins 5  celui  de 
l'artillerie,  celui  destiné  aux  vaisseaux,  et  celui  des  carè- 
nes ;  le  second  et  le  troisième  sont  si  sûrs  qu'un  navire 
peut  y  entrer  toutes  voiles  dehors-,  dans  ce  dernier,  des 
vaisseaux  de  cent  canons  peuvent  rester  en  panne  l'un 
près  de  l'autre.  Chacun  d'eux  a  un  magasin  taillé  dans  le 
roc  où  sont  déposés  ses  agrès  et  ses  munitions,  sauf  l'ar- 
tillerie qui  reste  toujours  à  bord.  Le  bassin  de  l'amirauté, 
au  sud-ouest,  est  séparé  de  la  ville  par  une  haute  muraille. 

Un  des  plus  grands  avantages  de  Sevastopol,  comme 
port  militaire,  c'est  que  régulièrement  le  vent  d'est  y  souf- 
fle jusqu'à  midi ,  et  le  vent  d'ouest  le  reste  de  la  journée. 

XII.  9 


I  3o  LA    CRIMÉE. 

L'entrée  du  port ,  de  ce  côté  ,  n'a  pas  plus  de  4oo  brasses 
de  largeur,  et  ses  fortifications,  garnies  de  près  de  600 
pièces  de  canon,  suffiraient ,  avec  deux  ou  trois  vaisseaux, 
pour  se  mettre  à  l'abri  de  toute  attaque.  Défendue  par 
une  armée  de  2,000  hommes  ,  cette  place  serait  impre- 
nable*, malheureusement  le  port  manque  de  bassins  (docks) 
commodes  pour  construire  et  radouber  les  navires ,  et  dans 
ces  parages,  la  mer  fourmille  d'artifons  ^  aussi,  les  vais- 
seaux qui  viennent  de  Cherson  y  arrivent  presque  toujours 
en  mauvais  état. 

Quoique  Sevastopol  n'ait  pas  de  fontaines,  et  que  les  bois 
d'alentour  aient  été  abattus  pour  le  service  de  la  marine , 
l'avantage  de  sa  position  et  la  fertilité  des  provinces  qui 
l'entourent ,  en  feront  un  jour  la  capitale  de  la  Russie.  On 
remarque ,  hors  de  la  ville ,  un  lieu  appelé  la  balka  (vallée) 
d'Ushakow,  couvert  de  maisons  de  plaisance. 

A  l'extrémité  de  la  rade ,  on  voit  l'emplacement  de  l'an- 
cienne ville  d'Ingerman  ;  il  n'en  reste  d'autres  vestiges 
que  quelques  cavernes  situées  sur  une  montagne  voisine, 
et  dont  une  a  servi  d'église.  On  trouve  dans  la  Crimée 
plusieurs  grottes  semblables,  qui  paraissent  avoir  été  des 
lieux  de  refuge.  Sur  le  sommet  de  la  montagne ,  se  dessi- 
nent les  débris  de  l'ancienne  forteresse  de  Dori. 

Des  ruines  de  l'ancienne  CJwrsonesus ,  d'où  la  religion 
chrétienne  s'introduisit  en  Russie,  il  ne  reste  maintenant 
qu'une  tour  délabrée ,  des  vestiges  d'aqueducs  et  des  fon- 
dations de  maisons  :  les  pierres  de  cette  ci  lé  ont  servi  à 
bâtir  Sevastopol.  Quoique  ces  ruines  ne  soient  qu'à  la  dis- 
tance de  deux  verstes  de  la  ville,  l'ancien  port ,  continuel- 
lement exposé  aux  vents  du  nord,  ne  saurait  être  comparé 
au  nouveau.  On  trouve  encore  dans  les  décombres  d'In- 
german des  médailles  de  la  Grèce,  de  Rome,  du  Bosphore 
et  de  la  Chersonèse.  Un  phare  de  /\2.  brasses  de  hauteur 
domine  maintenant  le  cap  de  Cherson. 


LA   cniMKK.  i3'r 

A  dix  versles  de  Sevastopol,  comnuMice  la  côte  méri- 
dionale de  la  Crimée.  Sur  la  hauteur,  on  découvre  les 
ruines  d'un  temple  de  Diane,  dont  les  pierres  amoncelées 
servent  aux  habitans  de  matériaux  de  construction.  Après 
avoir  gravi  un  rocher  escarpé,  sur  le  bord  de  la  mer,  le 
voyageur  aperçoit  un  petit  édifice  adossé  à  la  montagne^ 
c'est  le  couvent  deGeorgierwski.Les  moines  qu'il  renferme 
ne  voient,  de  leur  cellule,  que  le  ciel  et  la  mer.  Une  étroite 
galerie  pratiquée  dans  le  roc ,  conduit  à  leur  église ,  tail- 
lée également  dans  le  roc.  Cette  église,  la  plus  ancienne  de 
ces  contrées ,  existe  depuis  dix  siècles  ^  elle  est  sous 
l'invocation  de  Saint-George.  Une  statue  en  bois,  de  ce 
saint,  à  laquelle  on  attribue  des  miracles,  y  attire  tous 
les  ans,  le  ^3  avril,  une  foule  de  pèlerins  dont  les  présens 
suffisent  à  l'entretien  du  couvent.  Une  nouvelle  église,  plus 
élégante,  s'y  élève  maintenant  par  souscription  -,  l'ancienne 
est  dénuée  d'ornemens  et  de  tableaux,  mais  sa  situation 
est  la  plus  solitaire  qu'on  puisse  imaginer.  La  galerie  dont 
nous  venons  de  parler  est  placée  perpendiculairement  au- 
dessus  de  la  mer  ,  vers  laquelle  on  peut  descendre  par  un 
escalier  taillé  dans  le  roc. 

Balakawa  est  une  ville  nouvellement  bâtie  par  des  Al- 
banais réfugiés  de  l'île  de  Chypre.  Sa  situation  est  singu- 
lière :  figurez-vous  une  baie  étroite  formée  par  deux  ro- 
chers escarpés  qui  s'élèvent  jusqu'aux  nues  ;  à  l'un  d  eux  est 
adossé  un  rang  de  maisons  construites  en  pierre,  et  du  côté 
opposé  règne  une  ligne  de  maisons  très-basses  et  très-sim- 
ples-, voilà  toute  la  ville.  Chaque  famille  a  assez  de  terrain 
pour  cultiver  les  grains  et  les  légumes  nécessaires  à  sa  nour- 
riture -,  quelques-unes  font  un  commerce  assez  lucratif  de 
poissons  que  des  caboteurs  transportent  à  Sevastopol,  Kos- 
low  et  Odessa.  Les  hommes  forment  un  bataillon  qui  con- 
court avec  les  Cosaques  à  la  défense  des  côtes  de  la  pé- 
ninsule et  qui  sert  quelquefois  sur  la  flotte.  Ils  sont  armés 


l'j2  LA   CRIMÉE. 

à  la  grecque  ,  d'un  long  fusil,  d'une  épée  ,  d'un  yatagan  ou 
poignard  ,  et  d'une  paire  de  pistolets  :  cet  équipement  est  à 
leur  charge,  ils  ne  reçoivent  de  paie  que  pendant  leur 
service  actif.  Excellens  tireurs ,  ils  se  sont  souvent  distin- 
gués contre  les  Turcs  et  les  Tartares. 

Balakawa  est  bâtie  sur  l'assiette  même  de  l'antique 
Symbolan  ;  on  distingue  encore  l'enceinte  carrée  de  l'an- 
cienne forteresse ,  et  deux  de  ses  tours  sont  si  bien  con- 
servées que  l'une  d'elles  sert  aujourd'hui  de  phare.  Située 
sur  un  rocher  très-escarpé,  à  l'une  des  extrémités  du 
golfe ,  elle  a  dû  être  imprenable  avant  la  découverte  de  la 
poudre  à  canon.  Nous  trouvâmes  aux  environs  une  grande 
quantité  de  coquillages  pétrifiés  ^  les  montagnes  des  côtes 
ae  la  Crimée  sont  entièrement  formées  de  couches  obliques 
de  ces  fossiles.  Du  haut  du  phare,  le  coup-d'œil  est  ad- 
mirable ^  il  rappela  à  mon  esprit  les  sites  terribles  décrits 
par  Ossian. 

En  quittant  cette  ville,  nous  parcourûmes  vingt-cinq 
verstes,  sur  une  route  construite  par  Catherine  II,  quand 
elle  visita  Baydary.  Cette  route  tombe  en  ruines,  et  nos 
chevaux  ne  pouvaient  y  marcher  qu'un  à  un.  Après  avoir 
traversé  plusieurs  montagnes  s'élevant  en  amphithéâtre 
les  unes  sur  les  autres,  et  couvertes  de  forets  semées  de 
groseillers ,  nous  débouchâmes  enfin  dans  la  vallée  de  Bay- 
dary, qu'on  pourrait  comparer  au  poétique  vallon  de 
Tempe.  On  n'y  voit  pas  de  vignes,  mais  elle  produit  du 
blé  en  abondance,  et  une  grande  variété  de  fruits  et  de 
légumes.  Elle  appartient  presque  en  entier  à  l'amiral 
Mordwinow;  le  reste  dépend  de  quelques  villages  tartares 
qui  paient  la  dîme.  Dans  l'un  de  ces  villages,  le  chef  nous 
reçut  avec  la  plus  franche  hospitalité;  le  site  en  est  déli- 
cieux, et  sa  mosquée  s'élève  au  milieu  d'un  bois  de  peu- 
pliers. Les  maisons  tartares  sont  basses,  grossièrement  bâ- 
ties en  pierre,  et  couvertes  d'une  plate-forme  :  en  entrant. 


LA    CRIMLE.  l33 

VOUS  trouvez  une  chambre  à  cheminée,  spacieuse  et  pro- 
pre ;  le  fover  sert  à  chauffer  et  à  éclairer  l'appartement  ^ 
les  fenêtres  n'ont  pas  de  vitrage  et  ne  sont  fermées  que  par 
un  treillis  de  hois;  un  tapis  étendu  le  long  des  murs,  en 
forme  de  divan,  compose  tout  l'ameublement. 

Un  mollah  nous  avait  donné  quelques  truites.  En  cher- 
chant la  cuisine  pour  les  faire  apprêter,  j'entrai  par  mé- 
garde  dans  le  harem.  Il  était  peuplé  de  jeunes  et  jolies 
femmes  qui ,  à  ma  vue,  poussèrent  des  cris  de  frayeur, 
laissèrent  tomber  leur  ouvrage,  se  jetèrent  sur  le  plancher, 
et  s'empressèrent  de  cacher  leurs  bras  nus,  leur  figure  et 
leur  cou.  Je  reculai  d'un  pas  -,  le  bruit  cessa ,  et  je  m'arrêtai. 
Charmées  de  lire  sur  mes  traits  l'expression  d'une  agréable 
surprise ,  elles  relevèrent  la  tête  en  souriant  ;  leur  frayeur 
avait  cessé.  Je  mis  à  terre  le  poisson,  et,  par  mes  signes, 
je  les  priai  de  le  préparer.  L'une  d'elles  éclata  de  rire  ,  une 
autre  s'avança  enveloppée  de  son  schall  j  enfin ,  après  quel- 
ques chuchotemens,  elles  se  rassemblèrent  autour  de  moi. 
L'une  examinait  ma  décoration ,  l'autre  les  boutons  de 
mon  habit,  une  troisième  jouait  avec  mes  breloques,  pre- 
nait ma  montre  ,  la  portait  à  son  oreille  et  la  montrait  à 
ses  compagnes.  Enhardi  par  ces  familiarités,  je  manifestai 
la  même  admiration  pour  leur  ceinture ,  leurs  colliers , 
leurs  bracelets  et  pour  un  joli  pied...  ;  je  ne  sais  où  elle  se 
serait  arrêtée,  car  nous  étions  parfaitement  d  accord ,  si 
tout-à-coup  on  n'avait  ouvert  la  porte.  \oilà  mes  houris 
qui  se  remettent  à  crier  et  à  se  coucher  sur  le  plancher.  A 
l'aspect  d'une  vieille  femme  échevelée,  je  m'esquivai  ;  et, 
dans  mon  trouble,  j'oubliai  de  reprendre  mes  truites.  Le 
général  ***  ,  mon  compagnon  de  voyage ,  instruit  de  cette 
aventure  ,  blâma  sévèrement  mon  imprudence. 

Nous  quittâmes  ce  village ,  et  au  bout  d'une  heure .  nous 
sortîmi  s  de  la  vallée  pour  gravir  le  mont  Aii ,  derrière  le- 
quel le  point  culminant  de  ces  contrées,  le  Tchatur-Dag  , 


l34  ^^    CRIMÉE. 

s'élève  au  sein  des  nuages.  Je  m'assis  sur  une  saillie  de  ro- 
cher couverte  de  mousse.  Une  longue  chaîne  de  montagnes, 
s'étendant  comme  une  muraille  de  l'est  à  l'ouest ,  protège 
la  côte  sud  contre  les  vents  glacés  du  nord  ;  mes  pieds  tou- 
chaient la  cime  des  arbres  qui  formaient  la  voûte  sur  leurs 
flancs  déchirés.  Au-dessous  d'eux,  je  découvrais  des  ro- 
chers énormes  ;  un  peu  plus  bas  les  habitations  des  hommes; 
et,  au  pied  de  cet  amphithéâtre,  la  ^ler  Noire,  dont  les 
ondes  tranquilles  baignaient  une  immense  étendue,  et  les 
vaisseaux  qui  ,  tels  que  des  taches  noirâtres,  semblaient 
glisser  sur  sa  surface.  Le  vaste  silence  de  ces  lieux  n'était 
troublé  que  par  le  vent  du  nord. 

Après  quelques  inslans  de  repos ,  nous  remontâmes  à 
cheval  ;  mais  en  voyant  notre  guide  descendre  la  pente 
rapide  de  la  montagne ,  et  en  découvrant  les  précipices  qui 
s'ouvraient  sous  nos  pas,  je  sentis  mon  sang  se  glacer.  Nous 
suivions  un  sentier  étroit  et  pierreux,  qui  serpentait  sur 
les  flancs  des  rochers  bordés  de  fondrières.  Mauvais  cava- 
lier, je  voulus  mettre  pied  à  terre  ;  mais  on  m'assura  que 
c'était  le  parti  le  plus  dangereux.  En  effet,  je  fus  étonné 
de  la  sagacité  merveilleuse  de  nos  chevaux;  ils  étaient  obli- 
gés tantôt  de  s'accroupir,  tantôt  de  se  dresser  entièremeni, 
et  ils  appuyaient  contre  l'escarpement  des  rochers  à  droite 
ou  à  gauche,  afin  d'éviter  les  précipices.  A  mesure  que 
nous  avancions ,  le  sentier  devenait  plus  difficile  ;  quelque- 
fois la  trace  s'en  efiaçait  complètement,  et  je  me  sentais 
alors  comme  suspendu  sur  l'ouverture  du  Tartare.  Mon 
cheval,  sans  égard  pour  les  branches  {larbres  qui  me  dé- 
chiraient le  visage,  s'élançait  au  galop  pour  éviter  luie 
chute  ;  et,  afin  de  ne  pas  être  désarçonné,  je  lâchais  la  bride 
et  me  tenais  étroitement  serré  contre  le  cou  de  l'animal. 
Nous  fîmes  halte  à  moitié  chemin.  Je  n'ai  jamais  vu  de  site 
plus  sauvage  et  plus  («Ifravanl.  De  tous  côtés,  autour  de 
ii'Mis  ,  des  blocs  ('nonnes  de  roches  noiràlres,  des  d('bris 


LA   CRiMi:n.  I  35 

d'arbres  détachés  du  sommet  de  la  montagne,  des  rocs  sus- 
pendus au-dessus  de  nos  tètes,  et  sous  nos  pas  des  abîmes 
sans  fond.  D'ailleurs  ,  aucune  trace  de  vie,  pas  un  arbre  , 
pas  un  brin  d  herbe  ,  partout  1  image  de  la  mort  et  du  chaos. 
Le  soleil  allait  disparaître ,  et  le  silence  de  cet  affreux  désert 
n'était  troublé  que  par  le  bruit  lointain  des  vagues  qui  ve- 
naient mourir  à  notre  oreille. 

Telle  est  la  seule  communication  qui  existe  exitre  la 
vallée  de  Bavdary  et  la  côte  méridionale  de  la  Crimée. 

Nous  couchâmes  à  vingt  verstes  de  Baydarv,  au  petit 
village  de  iMichalatka  habité  par  des  Tartares.  jNous  en 
vîmes  quelques-uns  qui ,  assis  sur  des  terrasses  au-devant 
de  leurs  cabanes,  fumaient  tranquillement  leurs  pipes  sans 
prendre  garde  à  nous.  La  campagne  des  environs  est  triste 
et  déserte  ^  et,ce  village  ,  entouré  de  jardins  et  de  vergers  , 
paraît  au  milieu  d'elle  comme  un  délicieux  oasis. 

Nous  avançâmes  vers  Rutshuk-Koi  par  un  sentier  encore 
plus  dangereux  que  le  premier.  A  quatre  verstes  environ  , 
on  nous  montra  la  place  où  ce  village  existait  anciennement, 
et  d'où  il  a  disparu  en  1-86.  On  ne  voit  maintenant  que 
des  rochers ,  des  crevasses  et  des  précipices ,  là  où  si  récem- 
fment  encore  on  apercevait  des  maisons  et  des  jardins.  Le 
sol  se  compose  d'une  espèce  d'ardoise  alumineuse  que  la 
pluie  entraîne  souvent  par  monceaux  jusqu  à  la  mer.  Cette 
montagne  est  ainsi  minée  de  jour  en  jour,  et  le  sentier  qu'on 
y  a  pratiqué  se  rétrécit  constamment;  il  est  maintenant  si 
étroit  qu'un  cheval  a  de  la  peine  à  y  passer.  Quand  nous 
arrivâmes  au  pas  le  plus  dangereux ,  et  qui  a  près  d  une 
verste  d  étendue,  notre  guide  eut  la  précaution  d'examiner 
les  selles  et  de  serrer  les  sangles;  ensuite  nous  nous  remîmes 
en  route,  un  à  un,  le  long  d'un  précipice  de  deux  cents 
brasses  de  profondeur.  L  adresse  et  l  agilité  de  nos  mon- 
tures tenaient  du  prodige ,  et  je  ne  puis  encore  concevoir 
comment  elles  pouvaient  se    tenir  sur  leurs  pieds.   Mon 


l36  LA    CKIMÉE. 

épaule  heurta  contre  une  saillie  de  rocher,  ce  qui  me  fit 
perdre  l'équilibre  :  c'en  était  fait  de  moi,  si  une  légère  se- 
cousse de  mon  cheval  ne  l'eût  à  l'instant  rétabli.  En  tems 
de  pluie ,  on  ne  pouvait  se  risquer  dans  ce  défilé  sans  se 
rompre  le  cou. 

Ce  sentier  nous  conduisit  à  une  masse  de  terre  argileuse, 
qui  s'élevant  comme  une  colonne  du  fond  d'un  précipice, 
était  adossée  au  rocher.  En  la  côtoyant,  nos  chevaux  eurent 
à  franchir  un  ravin  de  cinq  pieds  de  large.  Plusieurs  voya- 
geurs ont  été  renversés  par  un  grand  vent  du  haut  de  cette 
effrayante  position.  Autour  de  moi,  je  n'apercevais  que 
des  crevasses  pleines  d'eau,  des  roches  détachées  et  d'af- 
freux ébouleraens.  Heureusement  le  sentier  tourne  tout-à- 
coup  à  gauche ,  et  se  dirige  en  serpentant  au  bas  de  la 
montagne.  On  nous  dit  que  tout  danger  était^assé.  Cepen- 
dant ,  au-dessous  de  nous,  des  blocs  de  terre  roulaient , 
comme  des  avalanches,  et  avec  fracas,  au  fond  des  abîmes. 

Après  une  montée  assez  rude,  l'aspect  de  quelques  bou- 
quets d'arbres  vint  récréer  nos  yeux.  Plus  loin  ,  au  village 
de  Kikneiss,  la  nature  nous  sourit  de  nouveau  dans  toute 
sa  beauté.  On  y  voit  un  noyer  qui  est  regardé  comme  le  plus 
grand  de  toute  la  Crimée;  dans  les  bonnes  années,  il  donne, 
dit-on,  de  80  à  120,000  noix,  estimées  de  4*^0  k  'jio 
roubles. 

jNous  nous  arrêtâmes  ensuite  à  Alupka  ,  village  tartare, 
qui  possède  quarante  maisons  et  une  mosquée.  Le  site  en 
est  pittoresque  et  délicieux;  il  forme  un  amphithéâtre  en 
face  de  la  mer.  On  y  Yoit  de  petites  constructions  dissé- 
minées entre  d'énormes  débris  de  rochers  qui  se  sont  déta- 
chés des  montagnes  voisines.  Le  figuier,  l'olivier ,  le  gre- 
nadier, le  pécher  et  le  cyprès,  forment  autour  d  elles  une 
enceinte  de  verdure  émaillée  de  roses,  de  jasmins,  de  lilas. 
Les  montagnes  qui  les  dominent  sont  couronnées  de  forêts 
de  lauriers.  Des  ruisseaux  d'une  eau  transparente  serpentent 


1.A    CRIMliE.  l'i'J 

dans  toutes  les  directions,  fertilisent  les  champs  et  les  jai- 
dins,  et  se  réunissent  ensuite  en  une  rivière  qui  borde  le 
village,  et  tombe  dans  la  mer  en  cascade  écumeuse.  Ce 
charmant  séjour  appelé  avec  xAi'ionX  ornement  delà  Crimée 
est  d'une  extrême  fertilité  -,  à  couvert  des  vents  du  nord  , 
exposé  de  toutes  parts  aux  brises  fécondes  du  sud,  les  ri- 
gueurs de  riiiver  y  sont  inconnues. 

Les  habitans  de  ce  village  sont  d'origine  grecque  :  étant 
restés  dans  ce  pays  après  la  conquête  des  Tartares,  et  ayant 
adopté  la  religion  et  les  mœurs  de  leurs  maîtres  ,  ils  ont 
perdu  le  souvenir  de  leurs  aieux  ;  mais  la  régularité  de  leurs 
traits  et  la  beauté  de  leurs  formes  attestent  qu'ils  n'ont  pas 
dégénéré,  du  moins  sous  les  rapports  physiques. 

Les  montagnes  voisines  d'Yalta  se  dessinent  en  amphi- 
théâtre au  bord  de  la  mer.  A  leur  sommet  s'étend  unplateau 
vaste  et  fertile  ,  où  les  Tartares  font  paître  leurs  troupeaux 
pendant  l'été.  A  leur  pied,  la  nature  a  fait  tous  les  frais 
d'un  parc  admirable  :  là  des  vignes  sauvages ,  des  lierres 
et  d'autres  plantes  rampantes  ,  enlacées  aux  arbres  de  la 
forêt,  la  rendaient  impénétrable  5  ici  des  chênes  majestueux 
formaient  sur  nos  têtes  des  arceaux  de  verdure.  Ce  passage 
sévère  était  animé  par  un  heureux  mélange  de  sources  lim- 
pides et  de  fontaines  construites  parla  piété  des  Musulmans. 
Les  hameaux  d'Autkay,  de  Mussekho  ,  de  Kureiss  et  de 
Gaspra,  sont  situés  au  milieu  des  bois  et  des  prairies  de 
cette  riante  contrée.  Yalta,  qui  n'est  aujourd'hui  qu'un  vil- 
lage, était  jadis  ,  sous  le  nom  d'Yalita,  une  ville  célèbre 
par  l'étendue  de  son  commerce.  Les  ruines  d'un  fort  détruit 
])ar  un  tremblement  de  terre  dans  le  i5"^  siècle,  sont 
les  seuls  débris  de  cette  cité  -,  cependant  le  village  d'Yalta 
est  encore  aujourd'hui  l'entrepôt  du  commerce  du  pays, 
bien  que  le  port  en  soit  peu  sûr.  Les  dangers  qu'offre  la 
navigation  de  la  côte  méridionale  de  la  Crimée ,  y  rendent 
impossible  la  profession  de  négociant.  Néanmoins ,  de  lems 


l38  LA    CRIMÉE. 

à  autre  ,  les  habitans  de  ces  parages  frètent  une  barque  de 
menu  bois,  de  groseilles  sauvages,  d'oignons,  d'aulx  et  d'ex- 
cellent lin  qu'ils  envoient  à  Théodosie  ,  d'où  ils  exportent 
en  échange  de  la  soie  turque,  du  sel  et  d'autres  objets  d'é- 
conomie domestique.  Aucun  bateau  n'y  aborde  sans  avoir 
fait  quarantaine,  mesure  que  le  fatalisme  de  nos  sujets  ma- 
hométans  peut  rendre  nécessaire,  mais  qui  ne  saurait  nuire 
au  commerce  de  ces  contrées. 

Du  haut  du  cap  Kikeneiss,  nous  vîmes  la  belle  cataracte 
appelée  par  les  Tartares  Akar  Woo  (eau  blanche) ,  formée 
de  la  jonction  de  plusieurs  sources  qui  surgissent  près  du 
sommet  du  promontoire  ;  elle  a  dix  brasses  de  hauteur. 
Durant  l'été ,  on  pourrait  sans  danger  la  traverser  sur  quel- 
ques points  5  mais  dans  la  saison  des  pluies  elle  offre  l'as- 
pect d'une  colonne  de  neige.  La  fraise  sauvage  croit  dans 
l'aspérité  des  montagnes  voisines. 

A  trente  verstes  d'Yalta  ,  nous  arrivâmes  au  jardin  im- 
périal de  Nilikin  ;  c'est  une  pépinière  créée  dans  un  désert 
sous  les  auspices  du  duc  de  Richelieu  ,  sur  le  rapport  du- 
quel l'empereur  a  accordé  10,000  roubles  par  an  pour  son 
entretien.  Ce  jardin  possède  80, 000  plants  qu'on  peut  livrer 
à  un  prix  fort  modique  ^  mais  les  Tartares  semblent  peu 
disposés  à  en  acheter. 

La  route  qui  conduit  à  Gurssuf  est  très-difficile.  En 
quelques  endroits  nous  fûmes  obligés  de  faire  passer  nos 
chevaux  sur  des  langues  de  terre  baignées  par  la  vague  dont 
l'écume  rejaillissait  sur  nous.  Le  village  de  Gurssuf,  ap- 
pelé, sous  la  domination  des  Grecs ,  Eristhcna  (ou  le  puis^ 
sanl  )  ,  se  compose  de  cabanes  éparses  dans  un  vallon  fort 
étroit ,  coupé  par  un  ruisseau  \  ce  vallon  est ,  ainsi  que  les 
montagnes  (pii  le  bordent,  couvert  d'arbres  fruitiers.  Le 
duc  de  Richelieu  y  a  fait  construire  un  château.  L'une  de 
ces  montagnes,  woxwTcvéa  ^iidag,  étend  sa  base  jusqu'à  la 
mer.  Sur  ses  flancs,  on  remarque  les  ruines  d'un  fort  et 


LA    CRIMÉE.  13^ 

(l'une  église,  au  milieu  desquelles  on  a  découvert  des  co- 
lonnes qui,  s'il  faut  en  croire  quelques  antiquaires,  ont 
appartenu  au  Parthénon  d'Athènes.  Quelques  fragmens  de 
murs  garnis  de  meurtrières  sont  encore  debout  sur  ces  ro- 
chers escarpés ,  doù  le  tyran  de  la  Tauride  faisait  précipiter 
dans  la  mer  tout  étranger  tombé  en  son  pouvoir. 

Sur  le  versant  opposé  de  l'Aiidag  est  le  délicieux  village 
de  Parlhenit,  qui  conserve  encore  son  nom  grec.  Il  touche 
d'un  côté  à  un  promontoire  de  forme  ionique ,  qui  se  com- 
pose d'une  lave  dure  appelée  péperino ,  et  susceptible  d'être 
polie  \  de  l'autre,  s'étend  un  vaste  guéret.  JNous  étions  au 
mois  de  juin  ,  et  Ton  se  disposait  a  faire  la  première  mois- 
son; la  seconde  n'a  lieu  qu'en  septembre  ;  mais  il  est  rare 
que  les  indolens  Tartares  ensemencent  leurs  champs  plus 
d'une  fois. 

La  campagne  est  belle  autour  de  Kutchuk-Lambat  ;  elle 
s'y  élève  en  amphithéâtre  au-dessus  de  la  mer.  Les  plus 
hautes  montagnes  sont  à  leur  sommet  hérissées  de  sapins  et 
de  genévriers  5  plus  bas  régnent  des  coteaux  couronnés  de 
vergers  5  les  vallées  sont  couvertes  de  prairies  et  de  champs 
de  blé  ;  enfin  tout  ce  paysage  est  semé  de  villages  tartares  et 
de  châteaux  auxquels  la  blancheur  de  leurs  murs  et  leur  toi- 
ture en  tuiles  donnent  l'aspect  le  plus  riant. 

Au  sortir  de  Lambat,  cette  chaîne  de  montagnes  s'abaisse 
insensiblement  jusqu'à  la  plaine ,  du  sein  de  laquelle  le 
Tchatur-Dag,  le  colosse  de  la  Crimée,  élève  sa  tète  soli- 
taire à  i,a5o  brasses  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Sa 
base  a  dans  tous  les  sens  vingt  verstes  environ  d'étendue.  Le 
Tchatur-Dag,  ainsi  nommé  parce  qu'il  offre  à  son  sommet 
l'aspectd'une  tente  ouverte  ,  sert  de  point  de  reconnaissance 
aux  vaisseaux  qui  cinglent  vers  la  péninsule  ;  il  repose  sur 
le  centre  de  la  Crimée,  et  toutes  les  grandes  rivières  du 
pays  coulent  de  sa  base  vers  l'orient.  Il  est  plus  escarpé  à 
l'est  et  au  couchant  qu'au  nord  et  au  midi  ;  vers  la  mer  ses 


140  LA    CRIMÉE. 

flancs  sont  couverts  de  forets;  tout  le  reste  est  aride,  à 
l'exception  de  quelques  endroits  où  un  sol  fertile  produit 
toutes  les  plantes  des  Alpes.  Quelques-uns  de  ses  redans, 
inaccessibles  aux  rayons  du  soleil ,  sont  hérissés  de  glaces 
éternelles.  Ses  pâturages,  où  prospèrent  les  mérinos,  ont 
toujours  été  la  propriété  commune  des  habitans  des  envi- 
rons ;  ils  V  laissent  paître  leurs  troupeaux  pendant  Tété ,  et 
ils  ne  prennent  d'autre  soin  que  de  les  marquer  d  un  signe 
particulier ,  qui  sert  à  les  faire  reconnaître ,  lorsqu'au  re- 
tour de  l'hiver  ils  rentrent  à  l'étable. 

Au-delà  du  Tchatur-Dag  la  route  devient  difficile  et 
dangereuse.  Nous  essayâmes  de  traverser  le  mont  Kostel, 
que  la  mer  engloutit  peu  à  peu;  mais  la  terre  y  était  trop 
molle  pour  nos  chevaux ,  et  nous  fûmes  forcés  de  côtoyer  la 
mer  au  pied  de  la  montagne,  au  risque  d'être  ensevelis  sous 
les  éboulemens. 

Toute  la  côte  méridionale  est,  pendant  l'hiver,  exposée 
à  des  inondations  subites  causées  par  les  torrens  formés  par 
les  eaux  pluviales.  Les  pauvres  habitans ,  après  avoir  perdu 
toutes  leurs  propriétés ,  sont  souvent  retenus  dans  leurs 
demeures  pendant  quinze  jours,  et  toute  communication 
avec  les  voisins  leur  est  interdite. 

Après  avoir  tourné  le  mont  Kostel,  nous  arrivâmes  à 
Aluscha.  Ce  village  communique  avec  1  intérieur  au  moyen 
de  chariots  appelés  arabas.  Derrière  lui  s'élève  un  rideau 
de  montagnes  arides  dont  l'aspect  est  triste  et  sévère. 

Le  village  de  Kutchut-usen  ,  quoique  situé  au  fond  de 
ces  montagnes,  est  entouré  de  jardins,  de  vignobles  et  de 
plantations  de  mûriers.  Le  vin  y  est  assez  bon  \  le  mûrier 
y  croît  très-vite ,  et  sa  culture  exige  peu  de  soins.  L'hôte 
chez  lequel  nous  descendîmes  se  livrait  avec  succès  à 
l'éducation  des  vers  à  soie. 

Sur  le  versant  opposé  <le  celle  chaîne  de  monts  stériles 
011  l'on  ne  trouve  pas  un  arbie,  un   charmant  oasis  vient 


L\    CRIMÉE.  l4l 

égayer  la  vue  :  c  est  le  village  de  Tuwan  entouré  de  ver- 
gers. Une  colonie  d  Allemands  s'y  est  établie  ,  et  il  présente 
l'image  d'une  vallée  suisse. 

Ces  montagnes  sont  presque  aussi  hautes  que  le  Tchatur- 
Dag;  mais  ce  qui  leur  donne  une  physionomie  particulière, 
c'est  que  leur  sommet  offre  à  l'œil  des  masses  d'argile  qui 
se  détachent  en  pyramides  et  en  colonnes,  comme  si  la 
main  des  hommes  les  eût  élevées.  Dans  ces  déserts  sau- 
vages, au  milieu  des  rochers  à  pic  et  d'effrayans  précipices, 
deux  de  mes  compagnons  et  moi  perdîmes  la  trace  de 
notre  guide  et  du  reste  delà  caravane.  Nous  n'apercevions 
d'autres  créatures  vivantes  que  des  aigles  montagnards  qui 
planaient  sans  effroi  sur  nos  tètes.  Heureusement  nous 
rencontrâmes  un  chévrier  tartare.  Il  nous  indiqua  un 
sentier  qui  descendait  vers  la  mer.  Après  avoir  doublé 
un  cap  fort  avancé,  nous  découvrîmes,  à  travers  un  rideau 
de  peupliers ,  le  village  d' Yusskut  où  nos  compagnons  de 
voyage  s'étaient  rendus  après  s'être  égarés  comme  nous. 
Nous  avions  fait  ce  jour-là  au  moins  quatre-vingt-dix 
vers  tes. 

Le  village  d'Yusskut  ,  le  plus  riche  et  le  plus  peuplé 
de  la  cote  méridionale  ,  se  dessine  en  amphithéâtre  sur  le 
penchant  d'un  coteau  parfaitement  cultivé,  et  offre  un 
mélange  curieux  de  chaumières  tartares  et  de  maisons  à 
deux  étages.  Sa  mosquée  possède  un  très-beau  minaret 
surmonté  d'un  croissant  d'argent;  et,  tout  auprès,  un 
cimetière,  décoré  de  cippesde  marbre  de  forme  irrégulière, 
inspire  un  religieux  recueillement.  Ses  habitans  entre- 
tiennent des  relations  commerciales  avec  Constantinople  ; 
civilisés  par  l'industrie ,  ils  sont  très-polis  envers  les  étran- 
gers, et  ne  renferment  pas  leurs  femmes.  Mon  hôte,  à  qui 
j'avais  demandé  du  tabac  pour  garnir  ma  pipe ,  m'en  donna 
un  petit  sac  d'excellente  qualité  avec  trois  pipes  appelées 
siambulkù.  Comme  je  lui  offrais  de  le  paver,  le  Tartare 


lA-î  LA.    CRIMÉE. 

plaça  la  main  sur  son  cœur  et  me  répondit  avec  un  sourire 
très-expressif:  «  Nous  exerçons  l'hospitalité  gratis  j '^e  vous 
«  prie  d'accepter  cette  bagatelle  comme  un  cadeau.  »  Ces 
peuples  sont  très-attachés  au  gouvernement  russe ,  qui  les 
fait  jouir  non-seulement  de  la  protection  des  lois,  mais 
encore  des  privilèges  de  la  classe  noble  ,  en  les  dispensant 
de  tout  service  personnel  envers  la  couronne.  Ils  se  rendent 
digues  de  cette  faveur.  Dans  la  mémorable  année  de  1812, 
ils  ont  équipé  4-(Ooo  cavaliers  à  leurs  frais,  et  ont  mis 
tous  leurs  jeunes  gens  à  la  disposition  du  gouvernement. 
L'empereur  leur  a  officiellement  rendu  grâce  de  ce  géné- 
reux sacrifice  et  n'a  accepté  que  le  quart  du  contingent 
qu'ils  s'étaient  imposé. 

Le  chemin  qui  conduit  à  Karass-Basar ,  traverse  une 
vallée  dont  Tcntrée  est  remarquable  par  deux  rochers  co- 
niques très-élevés  qui  dominent  les  deux  côtés.  Cette  route 
est  montueuse  et  peu  boisée-,  cependant,  tous  les  villages 
que  nous  traversâmes  étaient  ombragés  par  des  massifs  de 
verdure.  Il  est  curieux  de  voir  avec  quelle  habileté  les 
Tartares  profitent  des  plus  petites  sources  pour  améliorer 
leur  sol.  Leurs  moulins  ne  sont  pas  moins  dignes  d'atten- 
tion :  ils  se  composent  d'une  meule  adaptée  à  une  roue, 
qu'un  filet  d'eau  peut  mettre  en  mouvement  -,  cette  meule 
tourne  sur  un  plan  immobile  soutenu  par  des  poteaux.  Ces 
moulins  sont  à  l'abri  des  inondations,  car,  au  moindre  dan- 
ger, on  peut  enlever  les  pièces  qui  les  constituent. 

A  dix  verstes  environ  d'Yusskut,  on  voit  sur  une  hau- 
teur les  ruines  d'une  forteresse  appelée ,  par  les  Tartares , 
Tchaban-Kab  (forteresse  des  pâtres),  parce  que  les  pâtres 
s'y  réfugient  pendant  les  orages.  A  vingt  verstes  plus  loin, 
la  nature  reprend  un  aspect  riche  et  pittoresque.  La  route 
y  est  assez  large  pour  des  chariots  de  toute  espèce  ;  elle  est 
bordée  d'arbres  fruitiers. 

Le  villaso  do  Tsudak  est  situé  dans  une  vallée  de  dix 


LA     CniMI^.K.  t43 

versies  du  nord  au  sud,  parsemée  de  jolies  chaumières 
et  ombragée  par  de  longs  berceaux  de  vigne.  I^e  vin  que 
Ton  fait  dans  cette  vallée  n'est  pas  bon-  cela  tient  à  la 
mauvaise  habitude  qu'on  a  dans  la  Crimée  d'arroser  les  vi- 
gnes plusieurs  fois  par  an,  jusqu'à  ce  que  le  sol  ressemble 
à  une  mare,  et  de  mêler  dans  les  vendanges  les  grappes 
mûres  avec  celles  qui  ne  le  sont  pas.  Bien  cultivé ,  ce  ter- 
roir produirait  d'excellent  vin ,  et  nous  en  fîmes  l'expé- 
rience chez  le  directeur  des  jardins  impériaux. 

Tsudak  ,  peuplé  en  entier  de  Grecs  dont  l'avidité  con- 
traste avec  la  franche  hospitalité  des  Tartares,  était  jadis, 
sous  la  domination  des  Génois,  une  cité  florissante  par 
son  commerce-,  on  le  nommait  Soldaja.  L'enceinte  de  l'an- 
cienne ville  est  aujourd'hui  couverte  de  vignobles,  et  les 
seuls  vestiges  qui  en  restent  sont  les  ruines  d'une  forteresse 
située  sur  une  roche  qui  s'élève  perpendiculairement  à 
i5o  brasses  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  qui  n'est 
accessible  que  d'un  seul  côté,  par  un  escalier  taillé  dans  le 
roc.  A  quelque  distance,  on  voit  un  rocher  semblable, 
mais  beaucoup  plus  haut,  dont  le  sommet  est  couronné  de 
colonnes  d'argile. 

Le  port  de  Tsudak  serait  assez  sûr  s'il  n'était  exposé  aux 
vents  du  sud-,  cependant,  les  habitans,  au  lieu  d'embar- 
quer leur  vin  pour  Cherson ,  ont  la  maladresse  de  le  faire 
transporter  par  terre,  avec  des  frais  énormes,  à  Charkow. 
Sa  population  n'excède  pas  mille  hommes,  presque  tous 
soldats;  mais  au  prinlems  et  en  automne,  deux  mille 
paysans  du  voisinage  y  sont  occupés  aux  travaux  de  la 
vigne.  (^  A siatic  Journal.) 


MELANGES. 


LES  SOCIETES   DE  LONDRES. 


Il  peut  se  faire  qu'une  société  soit  organisée  de  manière 
que,  quoiqu'elle  renferme  beaucoup  de  personnes  d'un 
esprit  agréable  et  brillant,  on  y  jouisse  fort  peu  des  avan- 
tages de  leurs  qualités  supérieures.  Il  n'existe  pas,  dans 
le  monde,  de  capitale  où  il  y  ait  un  aussi  grand  nombre 
d'hommes  remarquables  parla  variété  et  l'étendue  de  leurs 
connaissances  et  les  grâces  de  leur  conversation ,  qu'à  Lon- 
dres-, et  nulle  pari,  cependant,  la  société  n'est  plus  dé- 
pourvue de  charmes,  car,  nulle  part,  elle  n'a  moins  d'aisance 
et  d'intimité.  «  Aimer  beaucoup  un  petit  nombre  de  per- 
sonnes, disait  la  duchesse  Malborough,  et  voir  souvent 
ceux  que  j'aime,  c'est  le  plus  grand  bonheur  dont  je  puisse 
jouir  sur  la  terre.  »  Or,  c'est  précisément  ce  qui  est  im- 
possible à  Londres.  On  y  a  tant  de  conaaissances  et  d'invi- 
tations, que  la  ville  ressemble  au  Yauxhall,  dont  les  meil- 
leurs amis  peuvent  faire  le  tour,  toute  la  nuit,  sans  se 
rencontrer  jamais.  Si  vous  vous  trouvez  à  dîner  près  d'une 
personne  dont  les  manières  et  l'entretien  vous  plaisent,  il 
n'est  guère  probable  que  vous  parveniez  à  la  connaître  plus 
intimement;  car,  à  moins  que  les  dés  ne  soient  tout-à-fait 
pour  vous,  peut-être  n'aurez-vous  pas,  dans  tout  le  cours 
d'un  hiver,  une  occasion  de  parler  avec  elle.  Non  que  je 
prétende  que  vous  ne  reverrez  pas  ses  traits;  il  sera  possi- 
ble sans  doute  que  vous  l'aperceviez  dans  sa  voiture  de 
l'autre  côté  d'une  rue  à  la  mode ,  ou  à  l'autre  bout  d'un  sa- 
lon encombré  de  monde,  sans  pouvoir  vous  en  approcher. 
Les  vagues  se  suivent  et  se  pressent  tellement  que  tous  les 
vides  sont  remplis,  et  qu'on  n'a  pas  mèmeletemsdeles  aper- 


i.r.à  SOCIÉTÉS  DE  j.oxnnES.  if\î> 

revoir.  Aussi,  ceux  qui  vivent  dans  Londres  sont  totale- 
ment indifTorens  les  uns  aux  autres.  D'un  autre  côté, 
la  politesse  moderne  a  introduit  l'habiludc  dune  eordialité 
hanale  qui  fait  que  Ion  presse  la  main  d'une  connaissance 
de  la  veille,  aussi  chaudement  que  celle  dun  ancien  ami. 
Souvent  je  me  suis  amusé  à  prêter  Toreille  aux  paroles 
qui  s'échangent  dans  nos  salons.  Il  n'est  pas  rare  d'en  enten- 
dre de  semblables  à  celles-ci  :  «  Comment  cela  va-t-il  ?  je 
suis  charmé  de  vous  voir.  Mrs.  M...  a-t-elle  un  nouvel  en- 
fant ?  — Comment ,  un  nouvel  enfiint  !  je  suis  marié  de- 
puis trois  mois;  vous  voulez  sans  doute  parler  de  ma  pre- 
mière femme,  qui  est  morte  il  y  a  deux  ans.  »  Ou  bien 
encore  :  «  Eh!  bonjour,  mon  ami,  il  y  a  long-tems  qu'on 
ne  vous  a  vu  en  ville;  est-ce  que  vous  êtes  allé  dans  le 
Norfolk?  —  jvon,  je  reviens  de  l'Inde,  où  j'ai  passé 
trois  ans.  » 

Dépourvues  de  tous  les  charmes  de  l'amitié  et  dune  af- 
iéclion  véritable,  les  liaisons  de  Londres  ne  s'entretiennent 
que  par  l'échange  de  froides  civilités,  ou  de  cartes  de  visite. 
Que  si  vous  voulez  renoncer  à  ce  genre  de  vie,  et  ne  cul- 
tiver que  vos  parens  et  vos  meilleurs  amis,  n'allez  pas 
croire  que  voire  situation  s'améliore.  Quand  vous  vous  pré- 
sentez chez  eux  à  une  heure,  ils  ne  sont  pas  encore  visi- 
bles :  à  deux ,  le  salon  est  rempli  d'indifférens  qui  parlent 
de  la  soirée  de  la  veille ,  et  qui,  par  conséquent ,  sont  écou- 
tés avec  plus  d'intérêt  que  vous;  à  trois  heures,  on  est  allé 
faire  des  emplettes-,  à  quatre,  on  va  au  parc  ;  à  sept  heures, 
on  s'habille;  à  huit ,  on  dîne  avec  une  douzaine  d'amis;  à 
onze ,  on  s'habille  de  nouveau  pour  le  bal  ;  vous  vous  cou- 
chez à  minuit,  sans  avoir  vu  personne.  Las  d'une  aussi  triste 
existence  ,  vous  rentrez  dans  ce  monde  que  vous  avez 
délaissé;  voyons  jusqu'à  quel  point  cela  vous  réussit. 

Le  premier  inconvénient  de  la  vie  de  Londres  est  l'heure 
avancée  à  laquelle  on  dîne.  Passer  tout  le  jour  inipransus  , 

XII.  lO 


1^6  lî:s  sociétés  de  loivdres. 

et  s'asseoir  ensuîte  à  un  grand  dîner,  à  huit  heures  du  soir, 
est  tout-à-fait  contraire  au  sens  commun  et  aux  communs 
estomacs.  Des  personnes  érudites  croient  justifier  cet  usage, 
en  citant  le  souper  des  Romains  -,  mais  ce  souper  avait  lieu 
à  trois  heures  de  Taprès-midi .  heure  qui  serait  tournée 
en  dérision  par  tous  les  nobles  habitans  de  Grosvenor- 
Square.  Il  est  vrai  que  les  dames  anglaises  ne  sont  pas 
aussi  déraisonnables  que  les  hommes ,  et  qu'en  général 
elles  goûtent  vers  quatre  heures.  Si  cet  usage  était  adopté 
par  les  hommes,  on  ne  serait  pas  obligé  de  leur  servir,  à 
huit  heures,  des  mets  d'une  digestion  laborieuse  ,  et  la  so- 
ciété n'en  serait  que  mieux-,  car  il  ne  faut  pas  se  dissimuler 
que  la  conversation  souffre  beaucoup  de  la  manière  dont 
se  passent  nos  diners.  D'abord  1  hôte  ,  l'hôtesse  et  les  mal- 
heureux amis  qu'ils  ont  pris  pour  auxiliaires,  sont  occupés, 
pendant  les  trois  quarts  du  repas ,  à  faire  l'office  de  do- 
mestiques, cest-à-dire  à  servir  du  poisson,  à  découper  de 
grosses  viandes  ;  ce  qui  empêche  l'hôte  de  prendre  aucune 
part  aux  entretiens  de  ses  convives,  et  ce  qui  altère  beau- 
coup le  joli  visage  de  l'hôtesse.  En  second  lieu,  beaucoup 
de  tems  est  perdu  par  la  peine  que  chacun  est  obligé  de 
prendre  pour  reconnaître ,  à  travers  les  ApoUons  et  les 
Amours  qui  encombrent  les  plateaux ,  les  plats  qui  se 
trouvent  de  l'autre  côté  delà  table.  Cependant  le  bon  sens 
indique  que  le  meilleur  moyen  de  jouir  de  la  société  à 
dîner,  c'est  de  laisser  faire,  par  les  domestiques,  tout  ce 
qu'ils  peuvent  faire  -,  de  manière  que  vous  n'ayez  d'autre 
peine  que  celle  d'accepter  les  mets  ou  les  vins  qu'on  vous 
présente.  Dans  un  dîner  anglais,  au  contraire,  on  semble 
n'avoir  calculé  que  sur  le  silence  et  la  stupidité  des  con- 
vives ,  et  n'avoir  ménagé  que  quelques  légères  interrup- 
tions, comme  ces  secousses  que  le  chapelain  donne,  de  tems 
en  tems,  à  l'archevêque,  pour  l'empêcher  de  dormir  pen- 
dant le  sermon. 


LES   SOOIÉT|!:S  PF.   LONDHES.  ï47 

Inimëdialement  après  le  dîner,  il  faut  aller  à  un  bal  ou 
à  uu  roui;  mais  cela  n'est  pas  aussilùl  l'ait  quarrélé,  el 
souvent  il  faut  plus  de  tems  pour  sç  rendre  de  St. -James- 
Square  à  Cleveland-Row,  que  de  Londres  à  Hounslow.  Il  est 
impossible  de  parler  de  tous  les  désappointemons  qu'on 
éprouve,  en  arrivant  au  milieu  de  la  brillante  cobue  qui 
remplit  la  salle  du  bal.  Quelquefois,  par  exemple,  vous 
verrez  un  ami  intime  étouffé  ,  comme  vous,  à  l'autre  extré- 
mité de  la  pièce ,  avec  lequel  vous  ne  pouvez  communiquer 
que  par  signes  -,  et ,  comme  tous  les  mouvemens  de  la  so- 
ciété sont  déterminés  par  une  pression  purement  méca- 
nique ,  il  est  possible  que  le  torrent  vous  entraîne  contre 
un  ennemi  secret  ou  déclaré.  Pressé  par  la  foule,  étouffé 
par  la  cbaleur,  ébloui  par  les  lumières,  toutes  les  res- 
sources de  rintelligence  sont  anéanties  -,  l'esprit  perd  sa 
vivacité ,  et  devient  incapable  de  faire  aucune  observation. 
Ouest  dans  une  situation  analogue  à  celle  où  se  trouvait  le 
dr.  Clarke,  dans  les  plaines  de  la  Syrie.  «  On  me  blâmera 
peut-être ,  dit-il ,  de  n'avoir  fait  aucune  remarque  sur  l'état 
du  pavs,  mais  l'intensité  de  la  chaleur  m'avait  privé  en- 
tièrement de  la  faculté  de  penser,  m 

Aussi  c'est  avec  raison  que  M"*"  de  Staël  disait  à  un 
Anglais  :  «  Dans  vos  routs  ,  le  corps  fait  plus  de  frais  que 
l'esprit.  »  Alors  même  qu'il  y  a  des  gens  assez  robustes 
pour  conserver  la  faculté  de  parler,  ils  se  décident  facile- 
ment à  le  faire ,  attendu  qu'il  y  a  vingt  tètes  contenues  dans 
l'espace  d'un  pied  carré.  Lorsqu'à  votre  grande  satisfaction 
vous  voyez  des  personnes  auxquelles  vous  avez  quelque 
chose  d'important  à  dire,  et  qu'à  l'aide  de  vos  genoux ,  de 
vos  bras,  de  vos  épaules,  vous  parvejiez  à  vous  faire  jour 
jusqu'à  elles,  souvent  elles  se  contenteront  de  vous  secouer 
la  main  ,  en  vous  disant  :  «  Mon  cher  un  tel  ,  comment 
cela  va-t-il  ?  )>  et  elles  continueront  leur  entretien  avec 
d'autres  qui  seront  plus  rapprochés  de  leur  oreille  de  trois 


1/^8  VIE  d'un  savait  no>CT?ois  a  rAni?. 

à  quatre  pouces.  Aune  heure,  cependant,  la  foule  diminue, 
et,  si  vous  n'êtes  pas  trop  fatigué  par  les  cinq  ou  six  heures 
qui  viennent  de  se  passer,  vous  pouvez  être  un  peu  plus  à 
l'aise  le  reste  de  la  soirée.      (  FIo%vors  of  Literature.  ) 


^.«..f     m.....U    n     ^. 


^ic  b'un  @g)(tt)rtnt  ^^on^rois  a  ^^^ris 


Le  récit  d'un  voyageur  anglais  nous  fournit  le  portrait 
suivant  de  Tun  des  personnages  les  plus  extraordinaires 
dont  l'histoire  littéraire  fasse  mention.  Son  nom  est  italien  ; 
mais  il  est  né  en  Hongrie.  «  Je  le  connus  par  hasard, 
dit  ce  vovageur.  Ce  que  les  anciens  ont  raconté  de  plu- 
sieurs philosophes  n'est  rien,  si  on  le  compare  à  la  vie  de 
M.  Menlelli ,  qui  demeure  depuis  plusieurs  années  à  Paris. 

»  Un  de  mes  amis,  officier  de  marine ,  avait  profilé  de  la 
paix  qui  règne  entre  l'Angleterre  et  la  France,  pour  aller 
dans  cette  ville  se  livrer  à  l'étude  des  mathématiques  trans- 
cendantes. Paris  est  le  centre  des  sciences  :  ses  bibliothè- 
ques magnifiques  s'ouvrent  à  l'étranger  qui  les  visite-,  les 
professeurs,  la  plupart  excellens  ,  y  sont  d'un  accès  facile; 
les  connaissances  que  l'on  achète  ailleurs  ,  à  prix  d'or  et  à 
force  de  travaux,  s'y  offrent  d'elles-mêmes  à  l'homme  avide 
d'apprendre.  Mon  ami  profitait  depuis  quelques  mois  de  ces 
avantages,  lorsque  des  considérations  et  des  affaires  d'un 
autre  ordre  m'appelèrent  dans  la  même  capitale.  A  peine 
arrivé,  je  me  fis  conduire  chez  lui ,  rue  Pignle.  Un  géo- 
mètre célèbre  lui  avait  loué  une  partie  de  sa  maison.  Quand 
ma  visite  fut  terminée,  et  qu'il  me  reconduisit  dans  la 
cour  :  (c  \  ous  voyez  ,  me  dit-il,  ce  petit  pavillon  délabré, 
»  situé  au  milieu  du  jardin  :  c'est  là  que  demeure  l'un  des 
))  plus  singuliers  hommes  du  monde;  voici  deux  ans  qu'il 


VIK    U   l>    S.\VA.>T    HOACiUOlS    .V    l'AUlS.  1 49 

»  habite  cet  angle.  Voulez-vous  le  voir?  »  Je  répondis 
affirmativement.  Il  me  fit  traverser  le  jardin,  et  nous  arri- 
vâmes au  pavillon  construit  en  bois  et  adossé  au  mur  d'une 
maison  ,  et  dont  le  diamètre  était  d'environ  sept  pieds.  Le 
propriétaire  du  jardin  avait  concédé  gratis  à  M.  Menlelli 
la  jouissance  de  ce  modeste  réduit.  ]Mon  ami  frappe,  nous 
entrons  5  à  peine  un  si  étroit  espace  pouvait-il  nous  con- 
tenir tous  trois. 

»  A  droite,  se  trouvait  une  boîte  de  bois  blanc  ,  placée 
en  travers  de  la  chambre,  dont  elle  occupait  presque  toute 
la  largeur.  Le  savant,  assis  sur  une  planche,  avait  ses  pieds 
dans  la  boîte,  où  se  trouvait  une  vieille  couvertu'1^  de  laine; 
son  dos  était  appuyé  contre  la  muraille  d'une  maison  voi- 
sine   à   laquelle  était   adossé  le  pavillon-,   une  espèce  de 
petite   table  posée  sur  la  boîte  était  placée  devant  lui  et 
supportait  une  ardoise  sur  laquelle  il  traçait  au  crayon  ses 
théorèmes  et  ses  solutions.   Les  injures   du  tems  avaient 
brisé  les  vitres  et  endommagé  les  trois  cloisons  de  bois  du 
pavillon.  Le  savant,  pour  réparer  ces  dommages,  avait 
bouché  les  trous  avec  du  papier,  dont  la  transparence  nous 
laissait  lice  distinctement  des  caractères  grecs  et  arabes  d'une 
extrême  finesse,  et  remarquables  par  l'élégance  et  la  netteté 
de  l'écriture.  A  gauche  de  la  boîte  se  trouvait  un  vieux  fau- 
teuil à  bras  encombré,  comme  tout  le  reste  de  l'apparte- 
ment, de  volumes  de  toutes  les  dimensions,  depuis  l'in- 
folio  gigantesque  jusqu'au  petit  in-i8  sorti  des  presses  de 
Blaeù  ;  ce  fauteuil  avait  été  jadis  donné  à  jMenlelli  par  le 
cardinal  Fesch.  Un  morceau  d'étain  grossièrement  recourbé 
de  manière  à  former  une  espèce  de  vase,  et  suspendu  par 
un  fil  d'archal  au-dessus  de  la  table,  servait  de  lampe.  Je 
découvris  dans  un  coin  obscur  de  la  chambre  un  pot  de 
fer-blanc,  une  cruche  d'eau  et  un  morceau  de  pain  bis. 

«  M.  Mentelli ,  me  dit  mon  ami ,  après  m'avoir  présenté 
))   à  hii,  parle  anglais  au!?si  bien   que  vous  el  moi,  quoi- 


l5o  VIE  d'un    savant  hongrois  \    PATIIS. 

»  qu'il  n'ait  jamais  vu  d'autres  Anglais  que  nous  deux.  « 
Cela  était  vrai.  Il'jn'adressa  la  parole  avec  aisance,  en 
termes  choisis,  sans  aucun  mélange  d'idiotismes  français, 
et,  ce  qui  ra'étonna  davantage,  sans  accent  étranger.  Cet 
homme  extraordinaire  parlait  également  bien  le  latin  , 
l'allemand,  le  grec  ancien  et  moderne,  le  slavon,  l'arabe? 
le  sanscrit,  le  persan  ,  l'italien  ,  le  hongrois,  le  français-, 
il  comprenait  la  plupart  des  autres  langues  connues;  il 
avait  étudié  le  chinois,  dont  toute  la  langue  est  dans  le 
dictionnaire,  et  dont  il  entendait  environ  trois  mille  carac- 
tères. Très-profond  dans  les  sciences  exactes  et  la  statisti- 
que, il  avfu  sacrifié  tous  les  agrémens  de  la  vie  au  besoin 
de  connaître»^  Il  donnait,  par  semaine,  une  leçon  de  ma- 
thématiques qui  lui  rapportait  trois  francs  5  avec  ce  revenu, 
il  achetait  tous  les  huit  jours  sa  provision  de  la  semaine, 
qui  consistait  en  quelques  pommes  de  terre  et  deux  pains 
de  munition;  s'il  eût  acheté  son  pain  chaque  jour,  il  en 
eût  fait  une  consommation  plus  considérable,  car  le  pain 
rassis,  qui  se  digère  moins  aisément,  était  celui  qu'il  préfé- 
rait. Une  ou  deux  fois  par  semaine  ,  il  faisait  cuire ,  à  la 
fumée  de  sa  lampe  ,  deux  ou  trois  pommes ^Herre  dans 
son  pot  de  fer-blanc  ;  c'était  le  seul  luxe  qu'il  se  permît. 
Une  robe  de  grosse  flanelle  lui  servait  de  vêtement.  L'hiver, 
il  s'étendait  dans  sa  boite  pour  y  dormir.  L'été,  son  fau- 
teuil à  bras  lui  servait  de  l»l^  et  ni  celte  vie,  si  extraordinai- 
rement  frugale ,  ni  ses  veilles  continuelles,  n'avaient  altéré 
sa  santé.  Son  visage  était  riant,  son  teint  frais,  sa  physio- 
nomie ouverte  ^  il  avait  assez  d'embonpoint.  Ses  longs  che- 
veux flottaient  sur  ses  éj)aules ,  cl  sa  belle  barbe  brune 
achevait  de  donner  à  sa  figure  la  majesté  du  caractère  an- 
tique-, elle  avait  plusieurs  fois  servi  de  modèle  dans  les 
ateliers  de  Cii  (>det  ,  et  c'était  encore  une  petite  ressource 
poiu-  lui.  .le  lui  floniandai  si  un  Ici  genre  d  existence^ 
ik;   le    iatigiiiiil    pii>  ;   il    me    ré|)(>ii(lil    qnc    non  .    <<    qu  il 


VIE  D  IN   SAVANT   IIONGHOIS  A    PARIS.  Ui 

»  y  avait  près  de  vingt  ans  qu'il  vivait  ainsi  ;  que  sans 
»  doute  les  agrémens  de  la  vie  étaient  fort  désirables,  mais 
»  que,  pour  les  obtenir,  il  aurait  été  forcé  de  consacrer  un 
M  tems  si  précieux  à  l'ennui  de  donner  des  leçons  :  qu'il 
»  préférait  continuer  ses  études;  qu'il  n'avait  pas  encore 
»  assez  d'heures  et  de  minutes  à  leur  vouer,  bien  qu'il 
))  leur  donnât  ses  jours  et  la  moitié  de  ses  nuils;  qu'en 
))  définitive,  il  ne  se  croyait  point  malheureux.  » 

»  Ainsi  l'affectation  de  la  singularité  n'entre  pour  rien 
dans  le  choix  qu'il  fait  de  cette  existence  austère.  U  en- 
tassait ses  trésors  de  science,  et  passait  son  tems  à  grossir 
leur  richesse ,  comme  un  avare  sacrifie  son  repos  et  sa  vie 
à  cet  or  qui  absorbe  toutes  ses  affections. 

))  J'appris  de  lui  qu'il  avait  traversé,  à  pied,  tous  les  pays 
d'Europe,  l'Angleterre  exceptée;  que  plusieurs  des  mem- 
bres de  l'Institut  de  France  étaient  ses  intimes  amis,  et 
que,  malgré  la  triste  apparence  de  ses  habits,  et  la  vieil- 
lesse de  sa  redingote,  ils  ne  dédaignaient  pas  de  le  pren~ 
dre  par  le  bras,  de  se  promener  avec  lui  et  de  l'inviter  à 
leurs  réunions-,  exemple  qui  devrait  être  utile  aux  mem- 
bres de  nos  universités  aristocratiques ,  et  à  ces  professeurs 
dandys  si  communs  en  Angleterre  !  Chez  nous ,  l'habit  est 
nécessaire  pour  parer  la  science.  En  Angleterre,  Dieu 
sait  quel  mépris  inspirerait  le  talent  mal  vêtu  !  Le  bon 
Mentelli  me  raconta  une  petite  histoire  à  ce  sujet,  et  je  la 
rapporte  pour  l'édification  de  nos  lettrés. 

«  Quelques-uns  de  nos  amis  m'envoyèrent  un  jour,  me 
»  ditMenlelli,  une  grande  quantité  d'habits  de  toutes  les 
»  espèces.  Je  les  portai  une  ou  deux  fois  :  mais  bientôt  mon 
»  amour  pour  les  livres  l'emporta  sur  le  plaisir  que  j'é- 
»  prouvais  à  me  montrer  ainsi  paré.  Je  ne  pus  résister  à  la 
))  tentation  de  vendre  toute  cette  garde -robe  ,  pour  me 
))  procurer  quelques  ouvrages  dont  je  désirais  ardemment 
w  la  possession.  Je  revêts  donc  mon  ancienne  redingote,  et 


lOa  VIE   D  LjN    SA\AM'    H()P>GK0IS  a  PARIS. 

■»  je  porte  mes  habits  neufs  ehez  le  fripier,  qui,  comparant 
»  le  mauvais  élat  de  mes  vètemens  avec  rexcellente  con- 
■»  scrvalion  et  le  prix  de  ceux  que  je  lui  présente,  me  prend 
»  pour  un  voleur  et  me  dénonce  à  lautorité.  On  me  saisit, 
»  et  l'on  me  met  en  prison  dans  la  salle  commune  ,  des- 
»  linée  aux  vagabonds  que  la  police  arrête.  Je  n'osais  plus 
»  m'adresser  à  mes  amis,  et,  tout  honteux  de  mon  esca- 
»  pade,  je  restai  une  semaine  entière  sous  la  clé.  Enfin 
«  je  m'aperçus  que  je  peidais  mon  tems-,  je  me  dé- 
))  cidai  à  prendre  la  plume,  et  mes  amis  me  tirèrent  de 
»  ce  mauvais  pas.  Si  l'on  m'eût  donné  une  prison  parlicu- 
»  lièrc  et  la  liberté  d'y  continuer  mes  études,  je  n'aurais 
»  pas  quitté  si  tôt  ce  séjour  :  je  le  trouvais  fort  commode  ; 
«j'y  vivais  sans  qu'il  m'en  coûtât  rien,  et,  par  consé- 
«  quenl,  je  pouvais  donner  plus  de  tems  à  mes  études.  » 
»  Mon  ami,  l'officierde  marine,  invitait  quelquefois Men- 
telli  à  dîner  chez  lui  :  mais  ces  repas  extraordinaires  trou- 
blaient ses  habitudes  d'une  manière  dangereuse  pour  sa 
santé  :  un  verre  de  vin  lui  donnait  la  fièvre.  Il  désirait 
beaucoup  voir  l'Angleterre,  et,  comme  il  savait  que  tout 
est  fort  cher  dans  ce  pays,  il  espérait,  disait-il,  la  visiter 
dans  toutes  ses  parties  et  en  être  quitte  pour  cent  cinquante 
francs.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  ,  en  l'assurant 
que  cela  était  absolument  impossible.  «  J'ai  dépensé  trois 
»  fois  moins,  toute  proportion  gardée,  répliqua- 1 -il , 
1)  dans  mes  voyages  à  travers  le  continent.  Je  fais  entrer 
»  dans  mon  calcul  la  cherté  de  vos  denrées.  11  me  suffira 
»  de  manger  du  pain,  de  boire  de  l'eau,  et  de  me  coucher, 
•»  la  nuit,  à  l'ombre  de  quelque  taillis  dans  la  campagne  , 
»  ou  sous  le  porche  de  quelque  église  dans  les  villes  et  les 
»  villages.  —  ÏJélas  !  mon  cher  Monsieur,  le  plus  grand 
»  crime,  en  Angleterre,  est  d'avoir  peu  d'argent.  Klre 
))  pauvre  ,  c'est  être  coupable,  et  nos  lois,  qui  protègent  le 
^'  citoyen,  ne  savent  défendre  que  sapropiiélé,  jamais  sf» 


VIE   d\j<  savait    H0^GK01S  A   PARIS.  l5v^ 

»  pauvreté.  Si  vous  dormez  à  l'ombre  d'un  arbre,  on  vous 
»  réveillera  pour  vous  mettre  en  prison.  Le  juge-de-paix 
^)  du  lieu  vous  traitera  comme  vagabond  ou  comme  bracon- 
»  nier.  Si  vous  vous  donnez  pour  ce  que  vous  êtes  ,  il  vous 
»  montrera  votre  vieil  habit  et  vous  prouvera ,  par  ce  té- 
»  moin  irrécusable,  que  vous  en  avez  menti.  Qui  sait  si 
M  une  punition  honteuse  ne  vous  ferait  pas  regretter  amè- 
»  rement  votre  imprudence  ?  Je  connais  plus  d'un  maî;is- 
»  trat  de  province  capable  de  vous  envoyer  au  pilori 
»  (  stock  )  ,  sans  autre  forme  de  procès  ,  pour  le  seul 
»  crime  de  ne  pas  porter  un  surtout  de  dix  ou  douze 
»  guinces.  Si  vous  venez  en  Angleterre ,  apportez-y  une 
M  garde-robe  bien  montée,  et  résignez-vous  à  payer  tout  ce 
))  dont  vous  aurez  besoin  pendant  le  cours  du  voyage ,  cinq 
))  ou  six  fois  la  valeur  des  objets  que  vous  consom- 
»  merez.  » 

»  Cette  pathétique  exhortation  fit  sur  le  bon  Mentelli 
tout  l'elTet  que  j'en  avais  espéré  ^  il  renonça  définitivement 
à  son  projet  de  visiter  l'Angleterre  ,  avec  cent  cinquante 
francs  dans  sa  poche.  Je  le  vis  souvent  pendant  mon  séjour 
à  Paris.  Il  me  pria  de  lui  faire  parvenir  un  ouvrage  sans- 
krit ,  que  j'eus  le  chagrin  de  ne  pouvoir  me  procurer  à 
Londres.  Habile  dialecticien ,  il  se  plaisait  à  soutenir  quel- 
quefois des  opinions  insoutenables  5  c'était  un  jeu  de  son 
esprit.  Ses  manières  avaient  de  la  douceur  et  de  la  séduc- 
tion^ sa  longue  barbe  et  sa  physionomie  spirituelle  et 
grave  rappelaient  à  l'imagination  ces  beaux  portraits  où 
le  Titien  a  représenté  quelques-uns  de  ses  contemporains. 
Ami  des  hommes  et  de  la  société  ,  il  avait  sacrifié  sa  vie  cl 
ses  plaisirs  à  l'amour,  ou  plutôt  à  la  passion  de  l'étiide  : 
personne  enfin  n'a  jamais  voué  à  la  science  un  enthousiasme 
plus  désintéressé,  un  dévouement  plus  complet  ni  plus 
dénué  d'égoisme  et  de  vanité.  » 

A  la  honte  de  l'administration  Irariçaise ,  à  laquelle  la 


l54       ORIGINE  DES  JOURNAUX  EN  ANGLETERRE. 

munificence  des  chambres  accorde  des  sommes  si  considé- 
rables pour  l'encouragement  des  sciences  et  des  lettres, 
M.  Mentelli  n'en  a  jamais  reçu  aucun  secours.  C'est  ce- 
pendant un  homme  prodigieux  ;  un  dépôt  immense  de 
savoir  de  tout  genre.  Géomètre  ,  naturaliste,  philologue, 
il  a  tout  lu  et  tout  retenu.  Demandez-lui  ce  que  les  écri- 
vains anciens  et  modernes  ont  pensé  sur  telle  ou  telle  ma- 
tière, et,  sur-le-champ,  il  va  vous  réciter  de  mémoire,  dans 
leur  propre  langue  et  dans  leurs  propres  termes,  tout  ce 
que  les  prosateurs  et  les  poètes  des  différentes  nations  ont 
pu  écrire  à  ce  sujet.  Aussi ,  c'est  avec  plus  de  raison  que 
Pic  de  la  Mirandole ,  que  M.  Mentelli  dirait  qu'il  peut 
parler  r/e  omni  re  scibili.  Ce  qui  ajoute  encore  à  la  surprise 
que  causent  l'étendue  et  l'immense  variété  de  son  savoir, 
c'est  qu'il  n'a  reçu  aucune  éducation  et  qu'il  a  tout  appris 
par  lui-même.  Une  pension  de  cinq  à  six  cents  francs  suf- 
firait à  ses  besoins,  et  on  ne  la  lui  a  pas  donnée  ! 

{New  Monthiy  Magazine.) 


{n^'im   bes    ^outuAUJC  eu  ^^n^UUrti. 


Ce  fut  pendant  les  guerres  civiles  que  les  journaux, 
proprement  dits,  parurent  pour  la  première  fois  en  An- 
gleterre. Le  Mercure  anglais ,  publié  par  l'ordre  d'Elisa- 
beth ,  ne  peut  pas  être  placé  dans  celle  catégorie ,  puis- 
qu'il n'y  avait  pas  de  périodicité  dans  sa  publication.  Il 
avait  été  établi  par  cette  grande  princesse,  à  une  époque  très- 
difficile  de  son  règne,  pour  répandre  les  nouvelles  qu'elle 
avait  intérêt  à  faire  connaître ,  et  démentir  les  bruils  que 
ses  ennemis  faisaient  circuler. 

11  existe  trois  numéios  de  cette  collection  au  Musée  Bri- 


ORIGINE  DES  JOCKKALX  KN  ANGLETEHRE,        i55 

lannique.  Le  premier  porte  le  numéro  5o  ;  il  est  daté  de 
juillet  i588.  Son  titre  est  :  «  Mercure  anglais ,  publié  avec 
autorisation  pour  démentir  les  fausses  nouvelles.  »  A  la  fin 
il  y  a  :  a  Imprimé  par  Christophe  Barker  ,  imprimeur  de 
Son  Altesse.  »  11  paraît  qu'à  cette  époque,  Elisabeth  n'avait 
pas  encore  pris  le  titre  de  Majesté.  Le  Meixure  anglais 
n'était  pas  publié  à  des  époques  régulières;  mais  seulement 
lorsque  les  circonstances  l  exigeaient,  et  qu'il  s'était  passé 
des  événemens  importans.  Par  exemple ,  la  publication  du 
numéro  5o  avait  eu  lieu  le  ^3  juillet  ;  celle  du  numéro  5 1 , 
le  26  ;  tandis  que  le  numéro  suivant  ne  parut  que  plus 
d'un  mois  après. 

Le  premier  article  du  numéro  5o,  daté  de  Whitehall , 
le  ^3  juillet  i588  ,  contient  une  communication  de  Sir 
François  ^\  alsingham ,  portant  que,  le  20,  on  avait  aperçu 
la  Grande  Armada ,  s'approchant  du  canal  avec  un  vent 
favorable.  On  donne  ensuite  le  détail  de  la  flotte  de  Sa 
Majesté  ,  qui  se  composait  de  quatre-vingts  voiles ,  divisées 
en  quatre  escadres  ,  commandées  par  le  lord  grand-amiral 
Sir  Francis  Drake  ,  et  les  amiraux  Hawkins  et  Forbisher. 
Le  Mercure  anglais  ajoute  que  l'ennemi  ne  paraissait  pas 
avoir  moins  de  cent  cinquante  navires  :  mais ,  qu'aussitôt 
qu'ils  avaient  été  reconnus  ,  du  haut  du  grand  mût  de  la 
flotte  anglaise  ,  les  matelots ,  au  lieu  de  témoigner  de  la 
crainte,  les  avaient  accueillis  par  de  vives  acclamations 
de  joie.  On  trouve  ensuite  le  récit  de  la  victoire  remportée 
sur  la  Grande  Armada,  le  21  juillet.  L'article  finit  ainsi  : 

«  Grâce  à  Dieu,  il  n'y  a  aucun  doute  que  cette  injuste 
et  audacieuse  entreprise  tournera  à  la  confusion  et  à  la 
honte  éternelle  du  roi  d'Espagne  5  car  toutes  les  classes  de 
la  nation,  sans  distinction  de  rang  et  de  religion,  sont 
résolues  à  défendre  la  personne  sacrée  de  leur  souveraine , 
et  les  lois  et  la  liberté  du  pays ,  contre  les  envahisseurs 
étrangers.  » 


l56  OIUGIKE  DES  JOLRAAVX  £::«  AINGLETEURE. 

Une  lellre  de  Madrid,  datée  du  i6  juillet,  donne  des 
détails  sur  les  espérances  conçues  par  le  roi  d'Espagne. 

Le  numéro  54  ne  parut  qu'après  un  intervalle  de  quatre 
mois,  il  est  daté  du  0.4  novembre.  Il  contient  le  récit  des 
solennités  religieuses  qui  eurent  lieu  à  l'occasion  des  suc- 
cès obtenus  sur  la  flotte  espagnole.  S.  M.  se  rendit  en 
grande  pompe  à  St. -Paul  ;  elle  dîna  au  chapitre  et  revint 
à  Whitehall ,  à  la  lumière  des  torches. 

Lorsque  ce  mode  de  transmettre  les  nouvelles  politi- 
ques fut  abandonné ,  il  ne  fut  remplacé  par  aucun  autre , 
pendant  plusieurs  années.  Sous  le  règne  de  Jacques  I",  on 
publiait  de  tems  à  autre  de  petits  in-quartos  sous  le  titre  de 
Nouvelles  de  V Italie,  de  l'Allemagne,  de  laliongrie,  etc. 
Ces  brochures  étaient  données,  en  général,  comme  des 
traductions  du  hollandais. 

Aucune  discussion  ne  pouvait  exister,  et  il  ne  pouvait 
y  avoir  d'autres  communications  que  celles  qui  plaisaient 
au  gouvernement ,  quand  la  chambre  éloilée  exerçait  une 
autorité  sans  contrôle  sur  les  libertés  des  auteurs,  et  que 
le  premier  des  Stuarls  anglais  faisait  promulguer  de  fré- 
quentes proclamations  qui  défendaient  à  ses  sujets  de  s'en- 
tretenir de  matières  politiques.  D'ailleurs,  à  cette  époque, 
le  public  qui  lisait  n'était  pas  très-nombreux,  et  les  trans- 
missions par  la  poste  n'étaient  pas  encore  bien  établies. 

Pendant  la  guerre  civile,  les  journaux  se  multiplièrent 
beaucoup.  Des  volées  de  Mejcures ,  car  c'était  le  titre 
favori,  étaient  répandues  toutes  les  semaines,  avec  des 
nouvelles  rovalcs  ou  parlementaires.  Dans  le  cours  d'une 
année,  il  en  parut  une  vingtaine  :  voici  quels  étaient  les 
titres  de  quelques-uns  :  «  Ei'énemens  mèmorahles  de 
r Angleterre  ;  Journal  de  certaines  transactions  du  par- 
lement; Mercurius  aulicus;  Mercurius  civicus  ;  Mercurius 
rusiicus,  ou  plaintes  de  la  campagne  contre  les  vols,  les 
exactions  cl  les  autres  excès  commis  par  les  rebelles  sur  les 


ORIGIINE  DES  JOl  l'.NAUX  l-.N  AKGLliTElUlK.  1  J- 

fîdèles sujets  de  Sa  Majesté;  le  Mercure  britannique,  papier 
parlementaire,  etc.,  etc.  Le  Mercure  de  la  Cour  iul 
d'abord  publié  à  Oxlord,  en  janvier  i643,  pour  démentir 
les  nouvelles  répar.duesparles  télés  rondes  on  les  partisans 
du  parlement.  Ce  projet  est  exposé  dans  une  espèce  d'in- 
troduction. 

A  la  restauration ,  les  ailes  de  la  renommée  furent  re- 
plovées,  et  les  3frrcures  disparurent.  Sous  Guillaume  et  la 
reine  Anne,  quoique  la  presse  fût  libre  à  quelques  égards,  et 
qu'on  établit  plusieurs  journaux  littéraires  ,  il  n'existait 
d'autre  mode  régulier  de  transmettre  les  nouvelles  que  la 
Gazette  de  Londres  qui  avait  paru,  pour  la  première  fois, 
en  1642.  Sous  le  règne  des  deux  premiers  rois  de  la  maison 
d'Hanovre,  plus  d'une  demi-douzaine  de  journaux,  presque 
exclusivement  consacrés  à  la  publication  des  nouvelles , 
furent  établis  à  Londres.  Mais  la  rédaction  de  ces  jour- 
naux était  fort  imparfaite  à  l'avènement  du  feu  roi,  et  dans 
les  années  postérieures ,  la  Chronique  de  Londres ,  celle  de 
Saint-James,  ï  Avertisseur  quotidien ,  etc.  ,  ne  contenaient 
aucune  discussion  politique,  aucun  compte  des  débats  du 
parlement  ou  des  cours  de  justice.  Les  débats  du  parle- 
ment, à  celte  époque  ,  semblent  avoir  été  aussi  inconnus  à 
la  généralité  du  public,  que  les  délibérations  du  conseil 
privé.  Le  commencement  et  la  fin  de  la  session  étaient 
quelquefois  mentionnés  dans  un  seul  paragraphe  ;  et 
quand  un  membre  voulait  faire  connaître  à  ses  constituans 
la  ligne  particulière  de  conduite  qu'il  avait  suivie,  il  était 
forcé  de  communiquer  avec  eux  par  une  correspondance 
journalière. 

Il  est  inutile  de  parler  de  l'extension  qu'ont  prise  main- 
tenant les  journaux.  Un  rapport  officiel  de  l'administration 
du  timbre  portait  que  le  nombre  de  feuilles  publiées  cha- 
que semaine  à  Londres  s'élevait  à  3oo,ooo,   et  dans  les 


l58  ORIGINE   DES  JOL'RNALX  EZ»   ANGLETERRE. 

comtés  à  65o,ooo  ;  ce  qui  fait  à  peu  près  un  million  par 
semaine,  et  cinquante  millions  par  an. 

Il  serait  impossible,  sans  donner  beaucoup  trop  de 
développement  à  cet  article ,  de  rendre  un  compte  même 
très-succinct  de  l'origine ,  du  nombre  et  du  caractère  des 
journaux  étrangers.  C'est  Venise  et  la  Hollande  qui  ont 
précédé,  à  cet  égard,  les  autres  états  de  l'Europe.  Il  n'existe 
pas  aujourd'hui  de  capitale  et  bien  peu  de  villes  consi- 
dérables ,  qui  n'aient  pas  une  ou  plusieurs  gazettes.  C'est 
dans  les  pavs  les  plus  libres  que  les  journaux  ont  le  plus 
prospéré.  L'Amérique  du  Nord  semble,  avec  la  Grande-Bre- 
tagne ,  être  la  terre  classique  de  la  liberté.  On  calcule  que 
le  nombre  de  journaux  publiés  chaque  année,  en  Améri- 
que ,  dépasse  vingt-cinq  millions.  La  proportion  entre  le 
nombre  des  journaux  et  celui  des  feuilles  qu'ils  vendent, 
est  beaucoup  plus  forte  aux  Etats-Unis  qu'en  Angleterre. 
Peu  de  journaux  quotidiens  en  Amérique  ont  plus  de  i,3oo 
abonnés  .  et  il  n'v  en  a  que  trois  qui  en  aient  4?5oo. 
Comme  les  journaux  américains  ne  sont  pas  timbrés,  ils 
n'ont  pas  besoin  d  un  aussi  grand  nombre  d'abonnés  pour 
se  soutenir.  Voici  l'état  que  donne  le  National  Intelli- 
gencer  des  journaux  publiés  en  1810.  Depuis,  le  nombre 
des  journaux  s'esl  accru  dans  la  proportion  de  Sa  pour  0/0. 


OHIGIKE    DKS  JOtRNAlX   EN    A>  r.l.EïEllUE. 


'^9 


Nc^v  Hampshire...  . 

Massachusetts 

Rliode  Island 

Conneclicut 

Vermont 

INew-York .. 

New  Jersey 

Pcnsyl  vaine 

Delaware 

!\!arylaiÉ(l 

Dictrict  (Je  Colombie 

V  irgiiue 

Caroline  du  Nord..  . 
Caroline  du  Sud..    , 

Ge'orgic 

Kentiifky 

Tennesii 

Ohio 

Indiann 

Alississi|(i 

Nouvelle-Orle'ans     . 
Louisiane .  .  . 


27 


3S 


->3 

6 

1 1 

i4 

5o 
8 

58 


^79 


32 


71 


.109 


624,000 

2,8-3,000 
332, Soo 
657,800 
582,4')o 

4»i3g,2oo 
332,800 

4,542,200 
166.400 

i,go3,îoo 
686,400 

1,289,600 

4 16,000 

842,40c 

707,200 

618,800 

171,600 

473,200 

1 5,600 

80,200 

748,800 

i5,ioo 


22,222,200 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE    LA.    LITTÉRATURE,     DES    BEArX-ARTS ,    DU    COMMERCE,    DES 
ARTS    INDUSTRIELS  ,   DE  l'agRICULTURE  ,   ETC. 


Moyejis  d'embellir  les  paysages.  — Notre  siècle,  dont 
certains  déclamateurs  se  plaisent  à  dire  tant  de  mal ,  aura 
pourtant  quelque  droit  à  l'estime  des  générations  futures. 
Moins  prévenue,  ouplus  indulgente,  la  postérité  prendra  la 
peine  d'examiner  si  les  fautes  qu'on  nous  reproche  aujour- 
d'hui ne  furent  pas  le  résultat  d'erreurs  inévitables  :  elle 
mettra  dans  la  halance ,  contre  ces  torts  dont  on  parle  trop, 
des  vertus  sur  lesquelles  on  se  tait  5  de  généreux  efforts  ; 
des  services  rendus  à  la  race  humaine  ,  au  prix  de  sacri- 
fices pénibles''  et  continués  avec  une  persévérance  peu 
commune.  Cette  génération,  tant  décriée  par  ses  contem- 
porains, pourra  citer  avec  orgueil  les  intrépides  voyageurs 
qui  se  disposent  à  franchir  les  glaces  éternelles  du  pôle  ; 
ceux  qui  escaladent  les  cimes  de  l'Himalava;  qui  bravent 
le  soleil  de  l'Afrique,  et  les  animaux  et  les  hommes  de  cette 
contrée,  non  moins  redoutables  que  son  climat;  elle 
rappellera  des  travaux  moins  périlleux,  mais  recomman- 
dables  par  une  grande  utilité  ;  de  nouvelles  conquêtes  sur 
la  nature  *,  des  races  d'animaux ,  jusqu'alors  iudépendans , 
soumises  à  la  domination  de  l'homme,  et  réduites  à  un  es- 
clavage dont  on  ne  nous  fera  point  un  crime.  Elle  dira  que 
ces  expéditions  lointaines  ont  multiplié  les  ressources  de 
l'agriculture  et  des  arts  industriels,  varié  les  productions 
de  nos  jardins,  orné  de  nouvelles  espèces  de  fleurs  les 
parterres,  les  fcn(krcs  du  citadin,  l'intérieur  des  apparte- 
mens.  Des  moralistes  rigides  blâmeront  peut-èlre  cet 
emploi  de  l'activité  et  du  trms  de  nos  voyageurs;  ils  de- 


KOUVELLES   DES   SCIENCES,    ETC.  jGl 

manderont  si  des  objets  plus  importans  que  des  fleurs  ne 
réclamaient  point  leur  attention,  et  n'eussent  pas  mieux 
atteint  le  but  raisonnable  de  leurs  travaux  et  de  leurs 
pénibles  recherches  ?  La  réponse  à  cette  question  serait 
peut-être  en  faveur  de  ceux  qui  se  sont  occupés  de  nos 
plaisirs,  en  réunissant  autour  de  nous  les  plus  belles 
plantes  qui  font  la  parure  de  la  terre ,  et  que  notre  climat 
ne  repousse  point.  On  ne  peut  nier  qu'une  ame  saine  et 
dont  les  organes  ne  sont  point  altérés  est  ramenée  sans 
cesse,  par  un  penchant  irré^stible,  vers  les  beautés  cham- 
pêtres-, qu'elle  est  tourmentée  du  besoin  de  les  contempler, 
et  de  se  livrer  aux  impressions  qu'elle  en  reçoit.  Secondons 
de  tout  notre  pouvoir  ces  heureuses  dispositions  -,  multi- 
plions autour  de  nous  les  causes  de  ces  émotions  douces  et 
salutaires  qui  délassent  l'ame  des  fatigues  de  la  pensée ,  et 
lui  procurent  le  seul  repos  qu'elle  puisse  goûter  avec  dé- 
lices. C  est  au  sein  de  ces  jouissances  paisibles  que  son 
essence  se  purifie,  et  qu'elle  revient  par  degrés  à  son  état 
primitif  :  qui  ne  l'a  point  éprouvé ,  remarqué  plus  d'une 
fois,  avec  une  satisfaction  toujours  croissante  ? 

Loin  de  blâmer  les  ornemens  que  lart  du  jardinier 
prend  dans  la  nature  même  pour  embellir  les  paysages , 
essayons  de  lui  créer  de  nouvelles  ressources,  de  lui  in- 
diquer les  movens  de  perfectionner  encore  son  aimable 
industrie.  En  quoi  consistent  les  beautés  de  cette  nature 
champêtre  que  nous  imitons  de  notre  mieux  dans  nos 
jardins,  dont  nous  réunissons  les  traits  épars,  pour  en 
composer  des  ensembles  encore  plus  parfaits  que  les  créa- 
tions spontanées ,  de  même  qu'aucune  femme  vivante  ne 
pouvait  égaler  la  Ténus  de  Phidias  ?  Nos  jardiniers,  dont 
les  chefs-d'œuvre  sont  admirés  de  toute  1  Europe,  ont  déjà 
deviné  le  secret  des  charmes  de  cette  nature,  quant  au 
choix  et  aux  combinaisons  des  végétaux^  il  n'est  peut-être 
plus  possible  de  rien  ajouter  à  l'art  de  grouper  les  arbres 

XII.  l  I 


162  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

et  les  plantes,  de  les  approprier  au  sol  et  à  la  figure  du 
terrain.  On  fera  sans  doute  encore  des  acquisitions  pré- 
cieuses :  l'Amérique ,  l'Océanie  et  même  l'ancien  conti- 
nent nous  feront  de  nouveaux  présens  ^  mais  la  place  de 
ces  nouveaux  venus  sera  marquée  dès  qu'ils  se  présen- 
teront. L'ordonnance  de  nos  jardins  est  réglée  d'après  des 
préceptes  tellement  conformes  à  la  raison ,  qu'ils  ne  peu- 
vent pécher  contre  le  bon  goût,  et  peuvent  être  regardés 
comme  invariables. 

Mais  il  reste  encore  à  donner  un  charme  de  plus  à  cette 
nature  déjà  si  belle  :  qu'on  lui  communique  une  vie  plus 
active,  en  peuplant  les  bosquets  d'babitans  qui  ne  les 
endommagent  point;  dont  les  mœurs,  les  mouvemens,  le 
bruit  même  renouvellent  sans  cesse  nos  impressions  ;  dont 
les  formes  gracieuses  plaisent  aux  yeux;  dont  la  vivacité 
nous  égayé.  Qu'ils  y  soient  nos  hôtes,  et  non  pas  nos  cap- 
tifs ;  offrons-leur  ce  qui  suffit  à  leurs  besoins,  sécurité  et 
subsistance;  réalisons  et  complétons  la  volière  de  Julie 
d'Étanges.  Lorsque  les  bosquets  et  les  parcs  éprouveront 
les  inconvéniens  d'un  excès  de  population,  ils  feront  des 
colonies  dans  les  forêts  :  faisons  en  sorte  que  ces  établisse- 
mens  prospèrent,  car  ils  sont  le  but  de  tous  les  soins  que 
nous  aurons  pris  pour  fixer  au  milieu  de  nous  ces  espèces 
étrangères.  Nous  les  recommanderons  spécialement  aux 
chasseurs  qui  trouveront  assez  d'occupations  à  la  poursuite 
des  animaux  malfaisans  ou  incommodes,  et  ne  refuseront 
pas  leur  protection  aux  espèces  inoffensives,  et,  à  plus  forte 
raison,  à  celles  dont  nous  avons  besoin.  Buffon  a  déjà 
plaidé  la  cause  de  l'écureuil  ;  serait-il  nécessaire  de  prendre 
la  défense  du  rossignol,  de  la  fauvette,  de  l  hirondelle, 
de  tous  les  oiseaux  qui  préserveraient  les  vergers  des  ra- 
vages que  les  insectes  y  causent  trop  souvent,  si  notre 
imprévoyance  ne  laissait  pas  continuer  la  destruction  de 
ces  coopérateurs  qu'il  faudrait  nous  procurer,  si  nous  ne 


Dl'  COMMi:ilCr.  ,   DE  LlKniSTIUK,    ETC.  1  (j!^ 

les  avions  point?  Comme  nous  conservons  plus  soigneuse- 
ment les  choses  dont  Taequisilion  nous  a  coûté  plus  cher, 
les  nouvelles  espèces  d'animaux  que  nous  tenterions  de 
naturaliser  ne  seraient  pas  abandonnées  à  la  destruction, 
comme  les  indigènes,  et  la  protection  qu'elles  recevraient 
s'étendrait  sur  celles  que  nous  traitons  aujourd'hui  avec 
tant  d'injustice  et  d'ingratitude. 

Cherchons  donc,  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  ces 
nouveaux  compagnons  qu'il  serait  possible  de  donner  aux 
habitans  actuels  de  nos  forêts  et  de  nos  campagnes.  Ne 
perdons  point  de  vue  qu'il  s'agit  seulement  de  leur  faire 
accepter  l'hospitalité ,  et  nullement  de  changer  leurs  ha- 
bitudes ,  encore  moins  de  leur  faire  porter  le  joug  de  la 
domesticité.  On  ne  leur  demandera  que  de  rendre  nos  pay- 
sages encore  plus  agréables ,  plus  animés ,  de  se  livrer  avec 
une  entière  confiance  à  leurs  inclinations,  de  sauter,  cou- 
rir, jouer  comme  s'ils  étaient  seuls ,  et  très-loin  de  nous. 
Nous  choisirons  les  espèces  sédentaires  ;  car  ce  serait  vai- 
nement que  nous  essaierions  de  fixer  les  bandes  vaga- 
bondes pour  lesquelles  il  semble  que  le  monde  entier  n'est 
pas  assez  vaste.  Nos  vues,  comme  on  le  voit,  sont  tout-à- 
fait  différentes  de  celles  de  la  Société  du  musée  zoolo- 
gique (i) ,  dont  l'objet  est  d'amener  à  l'état  de  domesticité 
de  nouvelles  espèces ,  ou  des  variétés  d'animaux  qui  four- 
nissent aux  arts  des  matières  qui  leur  manquent^  à  l'homme, 
un  supplément  de  secours  pour  ses  travaux  5  aux  Apicius, 
de  nouveaux  mets.  Nous  continuons  les  recherches  que  le 
Dr.  Mac-Culloch  a  commencées  avec  une  rare  sagacité  (2); 
recherches  si  attrayantes,  et  qui  ne  séduisent  pas  moins  par 
la  variété  des  objets  qu'elles  font  passer  en  revue  ,  que  par 
les  avantages  qu'elles  promettent.  M.  Mac-Culloch  s'est 

(1)  Voyez,  dans  le  N»  3  (septembre  1825,  pag.  175)  ,   le  prospectus  de 
cette  Société. 

(2)  Voyez  la  Revue  Britannique ,  N"  4  (octobre  iSaS,  pag.  197.) 


l64  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

chargé  de  l'utile  ^  nous  nous  bornerons  à  l'agréable.  Sa 
tâche  est  la  plus  importante  :  la  nôtre  sera  peut-être  la 
plus  longue.  Il  exploite  les  eaux,  la  terre  et  l'air;  nous 
procéderons  dans  le  même  ordre  ,  non  pour  lui  disputer 
aucune  des  conquêtes  qu'il  médite ,  mais  parce  que  cet 
ordre  est  commode  ,  et  conforme  aux  méthodes  des 
sciences. 

L'art  d'embellir  la  nature  champêtre  ne  fera  pas  de  lon- 
gues recherches  parmi  les  habilans  des  eaux  :  il  ne  dépend 
pas  de  nous  de  leur  préparer  des  demeures  convenables , 
011  ils  ne  regrettent  point  les  lieux  de  leur  naissance.  Si 
nous  avions  le  pouvoir  de  créer  des  ruisseaux  d'eaux  lim- 
pides, ils  seraient,  par  eux-mêmes,  un  assez  bel  ornement 
des  paysages;  et,    dussions -nous  ne  les  peupler  que   de 
truites  aux  taches  brillantes,  aux  mouvemens  brusques  et 
rapides,  nous  pourrions  nous  contenter  de  ce  luxe,  nous 
aurions  beaucoup  fait  pour  l'agrément  des  promenades  un 
peu  solitaires.  Quelques  espèces  de  cjprîus  paraissent  se 
plaire  dans  de  petits  bassins ,   et  ne  redoutent  point  l'ap- 
proche des  spectateurs  ;  c'est  de  la  Chine  que  nous  avons 
reçu  la  plus  belle,  et  ce  pays,  où  nos  cultivateurs  pour- 
raient apprendre  encore  beaucoup  de  choses  ,   n'est  pas 
épuisé  pour  nous  ,  même  en  fait  de  poissons  à'ornemejit. 
Si  l'on  parvient  quelque  jour  à  familiariser  les  habitans 
des  mers  avec  les  eaux  douces  ,  et  les  demeures  étroites 
qu'on  peut  leur  offrir,  nos  choix  auront  une  bien  plus 
grande  latitude ,  quant  à  la  beauté  des  couleurs  et  à  la  va- 
riété des  formes.  Mais  le  désir  d'orner  la  campagne ,  en 
multipliant  les  pièces  d'eau,  doit  être  restreint  entre  des 
limites  assez  étroites  :   si  ces  eaux  stagnantes  sont  ren- 
fermées dans  des  bassins  en  maçonnerie,  ils  ne  peuvent 
offrir  qu'à  un  petit  nombre  de  poissons  des  alimens  peu 
variés,  insuffisans;  l'espèce  y  dégénère  promptement.   Si 
l'on    fait  de  petits  étangs  dont  1rs  bords  se  couvrent  de 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  l65 

plantes  aquatiques-,  où  les  vis ,  les  méniantes  dévelop- 
pent leur  belle  végétation  ;  dont  la  surface  se  couvre 
des  larges  feuilles  et  des  belles  fleurs  du  nymphéa  blanc  5 
Toeil  sera  satisfait  de  cette  création  de  l'art,  d'autant  plus 
que  les  oiseaux  aquatiques  seront  attirés,  et  qu'on  pourra 
même  y  voir  la  poule  d'eau  conduire  sa  petite  couvée  ,  la 
bécassine  exécuter  ses  zigzags,  et  beaucoup  d'autres  objets 
que  ces  lieux  peuvent  seuls  réunir.  Mais  c'est  un  marais 
que  l'on  aura  formé  :  une  culture  bien  entendue  les  con- 
damne et  tend  à  les  détruire  partout  -,  ses  conseils  sont  des 
ordres  pour  Ibomme  raisonnable  ;  il  ne  leur  préfère  point 
un  amusement  qu'il  peut  remplacer  par  un  autre  égale- 
ment de  son  goût,  et  sans  inconvéniens. 

Parmi  les  animaux  terrestres  dont  il  est  à  désirer  que 
nos  forets  soient  peuplées,  parlons  d'abord  de  ceux  qui  ne 
les  ont  pas  encore  abandonnées,  quoiqu'ils  n'y  trouvent 
plus  qu'une  retraite  peu  sûre  et  une  existence  agitée  par  la 
peur,  et  presque  toujours  terminée  par  les  armes  du  chas- 
seur. On  devrait  y  laisser  au  moins  le  joli  chevreuil,  es- 
sayer même  de  le  rapprocher  de  nous  sans  le  charger  de 
liens,  en  lui  laissant  son  heureuse  liberté.  Plusieurs  es- 
pèces, même  parmi  celles  que  nous  avons  tout-à-fait  domp- 
tées, s'accommodent  très-bien  d'une  vie  moitié  sauvage  et 
moitié  domestique ,  vont  dans  les  bois  et  reviennent  à 
l'homme  :  les  femelles,  surtout,  contractent  volontiers  ces 
habitudes  -,  les  chevrettes  n'y  auraient  peut-être  point  de 
répugnance.  Si  elles  devenaient  dociles  à  la  voix  d'une 
bergère  ,  ne  serait-ce  pas  un  spectacle  plein  de  charmes 
que  ce  troupeau  vif  et  léger,  bondissant  autour  d'une  jeune 
fille  ,  image  si  naturelle  de  l'innocence  et  de  la  candeur  ! 
Le  lait  des  rennes  est ,  dit-on,  beaucoup  plus  agréable  que 
celui  de  la  vache  et  de  la  chèvre  :  cette  supériorité  de  sa- 
veur appartient  peut-être  au  lait  des  femelles  de  toutes  les 
espèces  du  genre  cerf,  cl ,  par  conséquent  ,  à  celui  de  la 


l66  NOUVELLES  DES    SCIENCES, 

chevrette.  Dans  ce  cas,  l'aimable  petite  nourrice,  aux  formes 
élégantes,  serait  pour  nous  bien  plus  que  l'un  des  orne- 
mens  des  forets  et  des  parcs  :  un  intérêt  plus  affectueux  la 
rapprocherait  de  nous  ;  elle  deviendrait  un  objet  spécial  de 
soins  attentifs,  et  Ion  obtiendrait,  tôt  ou  tard,  des  variétés 
encore  mieux  appropriées  à  nos  goûts  que  l'espèce  primi- 
tive, telle  que  nous  l'avons  trouvée  dans  les  bois. 

L'écureuil  noir  est  plus  beau  que  le  roux.  Tout  en  con- 
servant l'espèce  commune  ,  il  serait  facile  de  propager  la 
variété.  Il  suffirait  de  multiplier,  dans  les  forets,  les  arbres 
conifères  que  les  besoins  des  constructions  réclament  de- 
puis long-tems,  et  dont  les  semences  sont  la  principale 
nourriture  des  écureuils  noirs.  Nous  reviendrons  sur  ces 
agréables  et  innocens  animaux ,  en  parlant  des  écureuils 
étrangers  :  les  nouveaux  amis  ne  nous  feront  pas  oublier 
les  plus  anciens. 

Le  but  spécial  que  nous  avons  en  vue  ,  et  dont  nous  ne 
voulons  point  nous  détourner,  nous  éloigne  des  animaux 
dont  la  forme  ni  les  habitudes  n'ont  rien  de  gracieux  :  nous 
ne  recommanderons  point  le  blaireau,  nous  abandonnerons 
le  loir  à  son  sommeil  et  à  ses  destinées.  Quant  aux  animaux 
carnassiers,  il  y  en  aura  toujours  assez  pour  arrêter  l'exces- 
sive multiplication  des  petites  espèces  de  rongeurs,  et  trop 
pour  la  sûreté  des  petits  oiseaux  et  de  leur  progéniture. 

Passons  maintenant  aux  quadrupèdes  étrangers  qui  pour- 
raient contribuer  à  donner  encore  plus  de  charme  à  la  na- 
ture, sous  les  climats  tempérés.  Nous  accorderons  sans 
hésiter  le  premier  rang  au  kangurou,  dont  la  forme  et  la 
démarche  contrastent  avec  tout  ce  que  nous  offrent  les  es- 
pèces indigènes.  Puisque  tous  les  animaux  de  ce  genre  ont 
été  confinés  dans  une  grande  île  totalement  privée  de  fruits 
succulens  ,  ils  seraient  mieux  Irailés  ici  que  sur  le  sol 
natal;  la  question  se  réduirait  à  leur  faire  supporter  nos  hi- 
vers, à  les  acclimalfM-  par  dcgn'S,  jusqu'à  ce  qu'ils  pussent 


DU  COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE  ,   ETC.  l6'j 

souflVir  les  plus  grands  froids  de  notre  pays,  ce  qui  ne 
paraît  nullement  impossible.  Accoutumés  aux  variations 
subites  et  excessives  de  la  température  de  la  Nouvelle- 
Hollande  ,  ils  se  trouveraient  très-bien  pendant  la  belle 
saison ,  sous  un  ciel  qui  est  assurément  beaucoup  moins 
capricieux. 

Le  spectacle,  tout-à-fait  nouveau,  que  nous  offriraient 
les  kangurous  serait  encore  plus  extraordinaire,  si  l'on 
parvenait  à  réunir  toutes  les  espèces,  depuis  la  plus  petite 
qui  n'excède  pas  la  grosseur  d'un  lapin  ,  jusqu'au  kangu- 
rou  géant ,  qui  atteint  la  hauteur  d'un  homme  lorsqu'il 
repose  sur  ses  jambes  de  derrière,  étayé  par  sa  longue  et 
forte  queue,  et  que,  tenant  son  corps  perpendiculaire  ,  il 
observe  ce  qui  se  passe  autour  de  lui. 

L'agouti  de  la  Guiane  ressemble  peut-être  trop  au  lapin 
par  sa  taille,  sa  forme  et  ses  habitudes;  on  confondrait 
souvent  ces  àe\\.\  espèces,  et  autant  vaut  s'en  tenir  pour 
les  campagnes  à  celle  que  nous  avons.  Mais  cet  ancien 
habitant  d'une  contrée  équatoriale  ,  déjà  presque  natura- 
lisé dans  notre  pays,  est  un  exemple  et  une  preuve  de  la 
facilité  avec  laquelle  les  animaux  changent  de  climat  et  de 
température. 

Débiis  fossiles  d'un  animal  non  encore  deciit.  —  tin 
journal  de  l'Ohio,  aux  Etats-Unis,  annonce  qu'un  bâtiment 
est  arrivé  à  Steubenville  avec  les  membres  d'un  animal 
non  encore  décrit.  Un  de  ces  membres  avait  20  pieds  de 
long,  8  de  large,  et  pesait  plus  de  1200  livres.  L'épine 
dorsale  avait  16  pouces  de  diamètre,  et  les  côtes  9  pieds 
de  long.  On  a  calculé,  d'après  la  dimension  des  membres, 
que  cet  animal,  quand  il  vivait,  devait  avoir  5o  pieds  de 
long,  20  à  26  de  large,  et  environ  20  pieds  de  haut,  et 
qu'il  pesait  au  moins  20  ton.  Ces  membres  ont  été  trou- 
vés près  du  Mississipi ,  dans  la  Louisiane.  C'est  une  des 


l68  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

plus  grandes  curiosités  naturelles  qu'on  ait  encore  vues. 
Cet  animal ,  dit  le  journal  américain ,  devait  autant  dépas- 
ser le  colossal  mammouth  que  le  mammouth  dépassait  le 
chien. 

Chèvre  ou  gazelle  à  duvet  des  montagnes  rocheuses. 
(Rockv  mountain  goat.) — Si  l'Amérique  veut  s'approprier 
rindustrie  du  cachemire,  elle  n'aura  pas  hesoin  d'aller 
chercher  la  matière  première  en  Asie  ;  elle  trouvera  dans 
ses  montagnes  l'équivalent  de  ce  qu'elle  aurait  tiré  du 
Népaul  ou  duBoutan.  Il  paraît  que  les  naturalistes  s'ac- 
cordent à  ranger  parmi  les  gazelles  (  antilope  )  l'animal 
qui  porte  ce  précieux  duvet,  et  dans  le  volume  des  tran- 
sactions de  la  société  linnéennede  1822,  Smith  le  nomme 
antilope  lanigerat  Ses  cornes  courtes ,  lisses,  légèrement 
annelées  dans  les  individus  âgés ,  et  pointues,  ne  sont  pas 
des  caractères  assez  distincts  pour  assigner  la  place  que 
cette  espèce  doit  occuper  dans  la  nomenclature,  d'autant 
plus  que  la  forme  du  sabot ,  celle  de  la  queue  ,  du  museau , 
les  formes  robustes  des  membres  et  le  duvet  sous  un  long 
poil,  rapprochent  évidemment  les  indigènes  des  montagnes 
rocheuses  de  leurs  congénères,  ou,  tout  au  moins,  de  leurs 
analogues  asiatiques.  Mais  quelque  nom  que  l'animai 
d'Amérique  doive  porter  définitivement ,  on  n'hésitera 
point  à  le  mettre  au  nombre  de  ceux  que  l'industrie  agri- 
cole et  manufacturière  doive  essayer  d'amener  à  la  do- 
mesticité. M.  le  major  Long  a  recueilli,  sur  cette  espèce 
encore  peu  connue,  des  notions  assez  importantes.  Dans 
le  cours  de  son  expédition  aux  sources  de  la  rivière  de  Sain  l- 
Pierre,  il  rencontra  M.  Donald  Mac-Kinzie,  de  la  famille 
de  Sir  Alexandre  Mac-Kinzie  auquel  la  géographie  du  nord 
de  l'Amérique  a  de  si  grandes  obligations.  M.  Donahl  tlail 
chef  des  factoreries  de  la  compagnie  anglaise  formée  j)our 
l'exploitation  de  celle  partie  de  l'Amérique  ;  il  c()nnai>Nail 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDL'STUIE  ,   ETC.  I  69 

très-bien  la  chèvre  des  montagnes  ;  voici  ce  qu'il  en  dit  au 
major  Long. 

«  Ces  animaux  se  plaisent  surtout  dans  les  régions  mon- 
tagneuses. On  les  rencontre  en  grandes  troupes  vers  les 
sources  de  la  Colombia ,  et  dans  les  contrées  adjacentes  ^  ils 
occupent  un  grand  espace  en  latitude ,  depuis  60°  jusqu'à 
48°  :  on  assure  même  qu'ils  vont  jusque  dans  le  bassin  du 
INIississipi.  En  été,  ils  gagnent  les  hauteurs;  en  hiver,  ils 
descendent  dans  les  vallons.   Les  indigènes  leur  font  une 
chasse  très-fructueuse,   et  qui  les    nourrit  pendant  une 
grande  partie  de  l'année.  Leur  duvet   et  les  longs  poils 
soyeux  qui  le  dépassent,  et  semblent  destinés  à  le  garantir 
contre  tout  ce  qui  pourrait  l'arracher  ou  le  salir,  les  font 
paraître  plus  gros  qu'ils  ne  sont  réellement.  Jusqu'à  présent 
leur  fourrure  n'est  point  recherchée ,  on  ne  s'en  sert  que 
pour  se  couvrir  les  pieds  durant  Ihiver  \  mais  de  bons  juges 
qui  ont  fait  l'essai  de  leur  duvet  assurent  qu'il  est  aussi  fin, 
aussi  long,  aussi  propre  à  tous  les  tissus,  que  celui  des 
chèvres  de  l'Asie.  Sa  blancheur  est  un  mérite  de  plus-,  elle 
est   éclatante,  et  contraste  singulièrement   avec   le  noir 
d'ébène  des  cornes  et  des  sabots.   La  peau  est  très-épaisse, 
spongieuse  et  très-souple, 

))  Soit  inexpérience,  soit  peut-être  en  raison  de  leur 
nombre  qui  les  rassure ,  ces  animaux  ne  paraissent  point 
timides ,  et  se  laissent  approcher  d'assez  près  :  mais  les 
chasseurs  ne  les  attaquent  que  lorsque  la  faim  les  y  con- 
traint, et  peut  leur  faire  paraître  supportable  un  aliment 
insipide,  et  d'une  odeur  de  musc,  suivant  les  Européens; 
les  indigènes  ne  sont  pas  aussi  difficiles,  w 

Décomposition  de  V hydrogène  carburé,  dans  les  lampes 
à  gaz  portative  s. — M.  David  Gardon,  ingénieur  de  la  com- 
pagnie qui  a  fait,  à  Londres,  l'entreprise  de  ces  lampes  àgaz, 
fut  averti  par  son  fils  que  l'hydrogène  déposait  une  grande 


ino  KOUVELLES  DES  SCIENCES, 

quantité  de  charbon ,  lorsqu'il  s'échappait  sans  brûler.  Il 
n'était  pas  difficile  de  découvrir  la  véritable  excuse  de  cette 
décomposition  ^  M.  Gardon  vit  sur-le-champ  que  le  gaz . 
condensé  à  quarante  atmosphères  dans  l'appareil ,  s'était  sa- 
turé de  charbon  ,  en  raison  de  sa  densité,  et  que  par  consé- 
quent il  devait  en  perdre  ,  en  se  dilatant,  pour  se  mettre  en 
équilibre  avec  la  pression  ordinaire  dune  seule  atmo- 
sphère. Cette  observation  n  est  pas  en  faveur  des  lampes 
nouvelles,  si  agréables  et  si  commodes  à  plusieurs  égards  : 
il  est  à  craindre  qu'elles  n'aient  l'inconvénient  de  répan- 
dre une  poussière  noire,  extrêmement  subtile  etpénétrante, 
qui  se  dépose  sur  les  meubles,  et  même  dans  l'intérieur 
des  armoires.  On  ne  l'empêchera  qu'en  perfectionnant  les 
moyens  de  combustion,  afin  que  rien  n'échappe  à  l'action 
de  l'oxigène  de  l'air.  L'hydrogène  brûle  le  premier,  à  une 
température  moins  élevée  5  le  charbon  précipité  en  plus 
grande  abondance  ne  pourrait  être  entièrement  brûlé  ,  si 
l'appareil  n'était  point  disposé  pour  conserver  la  tempé- 
rature et  prolonger  la  combustion. 

Phénomène  obsejvé  sur  les  monts  Nilghuenis.  —  La 
raréfaction  de  l'atmosphère  est  très-sensible  sur  les  INil- 
ghuerris  ou  Montagnes  Bleues  de  Counbetour,  et  le  son  de 
la  voix  se  fait  entendre  à  une  distance  considérable.  Déjà 
le  capitaine  Pan^ ,  dans  son  voyage  de  découvertes  aux  ré- 
gions polaires  entrepris  en  18 19,  avait  remarqué  qu'au 
milieu  du  plus  grand  froid,  on  percevait  les  sons  éloignés 
beaucoup  plus  dislinctement  que  de  coutume  ;  mais  ce 
phénomène  n'avait  pas  encore  été  bien  constaté ,  et  nous 
apprenons  qu'on  peut  l'observer,  en  tous  tems,  sur  les  INil- 
ghuerris.  Les  naturels  du  pays  se  parlent  souvent  du  haut 
d'une  montagne  à  l'autre,  et  sans  qu'aucun  effort  soit  né- 
cessaire ,  surtout  le  malin  et  le  soir  ,  lorsque  l'atmo- 
sphère est  calme  ^  ils  n'élèvent   point  la  voix   comme  font 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE,   ETC.  1^1 

les  étrangers  qui  cherchent  à  se  faire  entendre  dans  l'ë- 
loignement,  et  prononcent  chaque  syllabe  aussi  clairement 
que  s'ils  étaient  près  l'un  de  l'autre.  En  les  voyant  con- 
verser ainsi  entr'eux,  on  pense  à  ces  passages  de  la  Bible  , 
où  Jonatham  s'adresse  aux  habitans  de  Sichem  du  sommet 
de  la  montagne  de  Garizini ,  où  David  appela  les  gens  de 
Saûl  et  Abner  d'une  éminence  fort  éloignée  du  camp. 
Si,  au  milieu  de  l'atmosphère  épaisse  de  l'Angleterre,  ou 
même  de  1  air  plus  pur  des  plaines  de  l'Indostan,  on  ne 
saurait  imaginer  que  des  paroles  puissent  être  entendues  à 
une  aussi  grande  distance ,  les  observations  que  l'on  peut 
faire  sur  les  JNilghuerris  n'en  confirment  pas  moins  ce  que 
nous  lisons  dans  l'histoire  sainte.  Il  est  aussi  digne  de  re- 
marque, comme  signe  de  l'extrême  raréfaction  de  l'atmo- 
sphère sur  ces  montagnes,  que  les  corps  célestes  parais- 
sent briller  d'un  éclat  beaucoup  plus  vif  que  si  on  les 
regardait  de  la  plaine.  Tous  les  étrangers  l'ont  reconnu , 
et  en  effet  nous  pouvons ,  par  exemple ,  affirmer  que  la  pla- 
nète de  \  énus  répand  autant  de  clarté  que  la  lune  dans  ses 
quartiers. 

Influence  salutaire  de  V exercice  sur  les  daines  an- 
glaises —  Un  journal  de  New-York  compare  les  passe- 
tems  des  dames  de  cette  ville  à  la  manière  de  vivre  des 
Anglaises  qui  y  séjournent.  On  jugera  si  Paris  présente  le 
même  contraste  entre  nos  Françaises  et  les  voyageuses 
de  la  Grande-Bretagne  qui  conservent  sans  doute  ici  les 
habitudes  de  Londres. 

«  D'où  vient  que,  dans  la  foule  qui  se  presse  dans  les 
allées  de  Broad-T'Faj  ,  on  distingue  sur-le-champ  une 
Américaine  d'une  Anglaise?  L'éclat  du  teint,  rincarnat 
des  joues  ,  une  démarche  ferme,  mais  sans  grâce,  décèlent 
l'élrangère  ;  une  taille  svelte,  élégante,  des  mouvcmens 
])leins  de  grâce  et  d'indolence  ne  laissent  p-oinl  douter  que 
1  aulre  dame  ne  ^oit  une  de  nos  ronciloyenncs.  Suivons, 


1^2  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

durant  toute  une  journée,  ces  personnes  si  différentes  au 
premier  coup  d'oeil.  L'Anglaise  vêtue  chaudement,  et  qui 
ne  s'emprisonne  pas  dans  ses  habits ,  trouve  chez  elle 
d'utiles  occupations  :  sort-elle  pour  se  promener  Pelle  monte 
à  cheval ,  prend  un  exercice  réel  et  prolongé  ,  rentre  fa- 
tiguée -,  mais  elle  a  fait  provision  de  santé  et  donné  de 
nouvelles  forces  à  sa  vigoureuse  constitution.  Suivant  les 
opinions  de  ses  compatriotes ,  elle  regarde  l'exercice  comme 
le  préservatif  le  plus  sûr  contre  la  plupart  des  maladies  et 
des  infirmités  auxquelles  nous  sommes  exposés.  Nos  belles 
Américaines  prennent  aussi  de  l'exercice  :  elles  se  le  per- 
suadent, au  moins,  lorsqu'elles  ont  parcouru  nonchalam- 
ment la  longueur  du  Broad-Way.  Sitôt  après  le  déjeuner, 
nos  dames  sortent  dans  un  élégant  négligé  ,  et  vont  faire 
leurs  emplettes.  Avec  une  ombrelle  à  la  main,  et  quelque 
peu  de  monnaie  dans  une  jolie  bourse,  elles  vont  lentement 
de  magasin  en  magasin  ,  font  déployer  les  étoffes,  exa- 
minent chez  l'un  des  cachemires  du  plus  grand  prix,  ad- 
mirent chez  l'autre  de  magnifiques  diamans ,  et  finissent 
par  acheter  un  éventail  en  plumes,  ou  une  paire  de  gants. 
Rentrées  chez  elles  à  deux  ou  trois  heures,  elles  se  jettent 
sur  un  lit,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  tems  de  faire  leur  toilette 
pour  dîner.  En  sortant  de  table  ,  même  désœuvrement , 
même  inaction.  Et  ces  dames  croient  avoir  fait  de  V exer- 
cice l  au  lieu  d'aller  respirer  l'air  balsamique  de  la  cam- 
pagne, elles  n'ont  fait  que  se  mouvoir  dans  l'atmosphère 
grossière  de  nos  rues,  et,  de  là,  cette  pâleur  et  ces  joues  dé- 
colorées. Le  tems  qu'elles  ne  passent  point  dans  les  rues  et 
les  boutiques,  à  table  ou  à  leur  toilette,  est  la  partie  de 
leur  vie  qu'elles  laissent  s'écouler,  couchées  mollement  sur 
un  lit  :  cette  attitude  a  tant  d'attraits  pour  elles  !  le  lit  ob- 
tient même  une  partie  de  leur  journée.  C'est  ainsi  que  leur 
faiblesse  ne  lail  (jn  augmenter,  et  que  l'espèce  do  lassilude 
causée  par  un  trop  long  repos  se  fait  sentir  dans  touis  leurs 
mouvcmcns. 


DU  COMMEnCE,   DE  l'iNDUSTRIE,    ETC.  l'j'5 

»  Il  y  a  donc ,  entre  nos  dames  et  celles  de  la  Grande- 
Bretagne,  des  différences  qui  ne  sont  pas  toutes  à  notre 
avantage.  L'Anglaise  est  raisonnable  dans  le  choix  et  la 
forme  de  son  habillement  ;  elle  ne  sacrifie  point  à  la  mode , 
mais  quelquefois  aussi  elle  néglige  trop  les  grâces  :  l'Amé- 
ricaine bravera  toutes  les  saisons,  dans  l'espoir  de  paraître 
à  son  plus  grand  avantage.  La  première  ne  craint  pas  le 
contact  de  la  flanelle  ,  s'enveloppe  d'un  bon  manteau,  et 
sait  échapper  aux  rhumatismes  :  les  étoffes  légères  qui 
parent  la  seconde  ,  dont  les  plis  ondoyans  ont  tant  de 
grâce ,  qui  secondent  si  bien  une  taille  élégante  et  souple  , 
toutes  ces  armes  de  la  beauté  n  ont  aucun  pouvoir  sur  les 
fluxions,  les  fièvres  de  consomption...  Mais  gardons-nous 
de  mettre  le  pied  dans  les  domaines  de  la  faculté  :  elle  est 
jalouse  de  ses  droits  et  sait  se  venger.  » 


)cmc($    ^^(^mU$. 


Restauration  du  nez  détruit.  — Le  1 6  avril  dernier, 
M.  Liston,  chirurgien  d'Edinbourg,  fit  une  opération 
très-singulière  sur  la  figure  d'un  jeune  homme  dont  le  nez 
avait  été  presqu'entièrement  détruit  par  un  grand  coup. 
Son  visage  était  devenu  hideux,  et  ressemblait  plutôt  à  celui 
d'une  tête  de  mort  que  d'un  être  vivant.  On  appelle  cette 
opération  taliacotian ,  du  nom  du  chirurgien  qui  l'a  faite 
le  premier.  C'est  la  première  fois  qu'elle  avait  eu  lieu  à 
Edinbourg.  Il  serait  difficile  de  dire  ce  qui  était  le  plus 
digne  d'admiration ,  de  la  dextérité  de  l'opérateur  ou  du 
courage  du  patient.  L'habile  chirurgien  commença  d'abord 
par  couper  une  petite  portion  du  peu  qui  restait  du  nez 
primitif,  afin  de  former  une  surface  à  laquelle  le  nouveau 
nez  pût  être  attaché  et  adhérer  complètement  par  l'union 
vitale  des  parties.  Il  fit  descendre  ensuite  du  sommet  du 


I-r/j  ROVVELLES  DES  SCIENCES, 

front  des  muscles  et  une  portion  de  peau  assez  considé- 
rables pour  que,  après  avoir  été  étayée,  elle  pût  présenter 
l'aspect  de  Torgane  détruit.  On  pratique,  dans  cette  peau, 
des  ouvertures  pour  figurer  celles  des  narines.  Le  tout  est 
ensuite  solidement  attaché  au  visage  par  des  coutures 
d'aiguille.  Généralement  les  chairs  ne  tardent  pas  à  adhé- 
rer fortement  les  unes  aux  autres  et  à  se  dessécher.  Il  est 
vrai  qu'une  plaie  d'une  vilaine  apparence  reste  sur  le 
front  ^  mais  bientôt  les  chairs  se  rapprochent ,  et  il  n'y  a 
plus  qu'une  cicatrice  ;  ce  qui  est  une  difformité  bien  légère 
k  côté  de  Tabsence  presque  totale  du  nez.  L'opération  de 
M.  Liston  ne  dura  guère  qu'une  demi-heure;  mais  le  tems 
pendant  lequel  le  bistouri  fut  activement  employé  ne  fut 
que  de  trois  minutes.  C'est  seulement  pendant  celte  partie 
de  l'opération  que  la  douleur  est  très-intense. 

République  Bolivia  ou  du  Haut-Pérou.  —  Le  Haut- 
Pérou,  qui  compose  la  nouvelle  république  de  ce  nom, 
contient  plus  d'un  million  d'habitans.  Cette  population 
possède  des  qualités  qui  paraissent  devoir  l'appeler  à 
des  destinées  aussi  prospères  que  celles  des  autres  états  du 
continent  américain.  Elle  est,  généralement  parlant,  la- 
borieuse et  intelligente  ;  les  hommes  sont  courageux  , 
sobres,  ])atiens,  et  capables  de  supporter  de  grandes 
fatigues;  ils  se  plient  facilement  à  la  subordination  mili- 
taire ,  et  s'attachent  avec  une  vive  reconnaissance  à  leurs 
chefs.  On  calcule  qu'il  sera  possible  d'organiser  et  d'entre- 
tenir, dans  ce  pays,  une  force  militaire  toujours  disponible 
d'environ  12,000  hommes-,  ce  qui  donnerait  une  grande 
consistance  à  cet  état  naissant.  Malheureusement  Bolivia 
ne  possède  qu  un  seul  port  de  mer,  si  même  on   peut  np- 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE,    ETC.  1^5 

peler  ainsi  Bobija  ,  petit  havre  situé  sur  la  Pacifique,  dans 
la  province  d'Alicama.  L'eau  y  est  rare,  et  il  n'y  existe 
encore  sur  la  côte  que  quelques  cabanes  de  pêcheurs.  Un 
désert  sablonneux  sépare  Bobija  de  la  ville  d' Alicama ,  qui 
est  elle-même  éloignée  d'environ  i3o  lieues  de  celle  de  Po- 
tosi.  Le  Libérateur  a  l'espérance  d'obtenir  de  la  république 
du  Pérou  le  port  d'Arica  qui  est  situé  dans  la  province 
d'Arequipa.  Il  négocie  avec  le  gouvernement  de  cette 
république  un  arrangement  dont  l'objet,  pourBolivia, 
serait  de  se  faire  céder  ce  port  avec  toute  la  portion  de  la 
province  d'Arequipa,  qui  est  limitrophe  du  Haut-Pérou, 
Arica  serait  à  la  distance  de  i6o  lieues  de  Potosi.  Le  projet 
du  Libérateur  paraît  être  de  transférer  le  siège  du  gouver- 
nement à  Cochabamba,  ville  située  au  milieu  d'un  terri- 
toire fertile  et  bien  arrosé ,  et  qui  deviendrait ,  dans  ce  cas, 
capitale  de  la  république.  Les  richesses  de  Bolivia  ne 
consistent  pas  uniquement  dans  ses  mines ,  mais  aussi 
dans  ses  productions  agricoles.  Les  deux  départemens  de 
Cochabamba  et  de  Santa- Cruz  jouissent  d'une  tempé- 
rature très-doQce  ,  et  contiennent  des  terres  tellement 
fertiles ,  qu'elles  alimenteraient  facilement  plusieurs  mil- 
lions d'habitans.  Ges  terres  sont  arrosées  par  des  affluens 
du  Eio  de  la  Plata,  qu'on  pourrait  unir  par  des  canaux,  et 
qu'on  rendrait  sans  peine  navigables  pour  des  bàtimens  à 
vapeur.  La  ville  de  Potosi  contenait  autrefois,  dit-on, 
i3o,ooo  habitans,  et  on  y  frappait  annuellement ,  terme 
moyen ,  cinq  millions  de  piastres  5  mais  pendant  les  der- 
nières révolutions,  la  population  s'est  réduite  à  90,000,  et 
le  nombre  des  piastres  monnayées  à  environ  un  million 
par  an.  Cependant,  pendant  les  cinq  mois  que  le  pays  fut 
gouverné  par  le  général  Millar,  comme  chef  civil  et  mili- 
taire ,  la  population  de  Potosi  s'accrut  considérablement 
et  le  monnayage  qui  s'y  fit  s'éleva  à  près  d'un  million.  Les 
Indiens  qui,  depuis  plusieurs  années,  ne  s'occupaient  près- 


1-6  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

que  plus  de  recueillir  les  métaux  précieux ,  afÛuèrent  à  la 
capitale  et  apportèrent  à  la  Monnaie  des  quantités  consi- 
dérables d'argent,  et,  durant  cette  courte  période,  tous  les 
produits  augmentèrent  dans  la  même  proportion.  Tel  est 
Tefifet  de  la  confiance  dans  un  système  de  gouvernement 
doux  et  équitable.  Dans  d'autres  tems,  les  Indiens,  à 
la  vue  de  troupes  en  marche,  fuyaient  avec  leurs  fa- 
milles et  leurs  effets  précieux,  comme  pour  échapper  à 
l'invasion  dune  force  ennemie;  mais  aujourd'hui  on  les 
voit  se  mêler  indifféremment  avec  les  soldats  et  avec  les 
colons,  et  montrer  au  milieu  d'eux  un  calme  et  une  sé- 
curité qui  naissent  de  la  certitude  qu'ils  ont  d'être  pro- 
tégés. Il  ne  manque  à  ces  grandes  et  superbes  contrées 
qu'un  demi-siècle  de  repos  pour  arriver  à  un  degré  de  pros- 
périté dont  l'histoire  du  monde  n'offre  pas  d'exemple , 
mais  qui  sera  encore  surpassé  par  les  prodiges  de  l'a- 
venir. 

Après  Bolivar  ,  le  général  Sucre  ,  grand  maréchal 
d'Avacucho,  est  l'homme  qui  fixe  le  plus  l'attention  dans  le 
Haut-Pérou  ,  et  même  dans  toute  cette  partie  de  l'Amé- 
rique du  Sud.  Son  caractère  ferme  et  doux  le  fait  res- 
pecter et  chérir  par  les  peuples  qu'il  régit  dans  l'absence 
de  Bolivar.  Heureusement  que  la  grande  ame  de  Bolivar 
le  préserve  de  tout  sentiment  de  jalousie  envers  l'ami  qui 
le  remplace  dans  le  Haut-Pérou,  et  que,  d'un  autre  côté , 
le  dévouement  du  général  Sucre,  pour  son  protecteur, 
ne  lui  permet  pas  d'envier  la  gloire  et  la  faveur  uni- 
verselle dont  il  jouit.  Le  général  Sucre  est  né  à  Cumana, 
en  Colombie  ;  il  est  jeune ,  car  il  n'a  encore  que  trente- 
deux  ans  -,  sa  taille  est  au-dessous  de  la  moyenne ,  mais  son 
air  est  noble  et  sa  phvsionomie  heureuse.  Chargé  de  veiller 
aux  intérêts  de  la  nouvelle  république,  et  de  consolider 
ses  institutions  naissantes,  il  s'occnpe  de  ce  soin  impor- 
tant avec  ardeur  et  succès. 


DU   COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE,  ETC.  1^^ 

De  la  population  et  des  manufactures  de  Cincinnati. 
—  Voici  encore  un  nouvel  exemple  des  prodigieux  progrès 
des  Etats-Unis  dans  les  voies  de  la  prospérité.  La  petite 
ville  de  Cincinnati  est  située  sur  le  bord  septentrional  de 
rOhio,  dans  le  Kentucky,  quelques  Anglais  y  formèrent  un 
premier  établissement  en  1788,  et  jusqu'en  i8o5  elle  ne 
présenta  que  l'aspect  d'un  grand  village.  Mais,  à  cette 
époque,  des  émigrations  assez  considérables,  de  Baltimore  et 
des  autres  places  orientales,  vinrent  augmenter  le  nombre 
de  ses  habitans  ,  et  dès-lors  sa  prospérité  prit  un  dévelop- 
pement très-remarquable. 

En  1818  ,  on  y  comptait  2,820  habitans^  en  181 3, 
4,000  ;  en  1819,  10,288;  en  1824,  12,016;  et,  en  1826, 
16,280.  Ainsi  ,  de  1810  à  1818,  l'accroissement  fut  de 
56o  individus  par  an  ou  de  24  p.  0/0  -,  de  181 8  à  1819  , 
de  1,048  ou  26  p.  0/0  -,  de  1824  à  1826,  de  2,107  ou  ^7 
p.  0/0. 

Voici  la  population  relative  de  quelques  villes  qui  ont 
fait  des  progrès  presque  aussi  rapides  que  Cincinnati  : 


ProT 

dence. 

Alba 

ny. 

p. 

ttsburg. 

En   1800 

7,6,4 

179» 

6,021 

I8IO 

4,768 

1810 

10,071 

1810 

9,356 

1820 

7,248 

1820 

11,767 

1820 

i2,55o 

1825 

i6,ooo 

1825 

i5,5oo 

1826 

1  1,223 

Ricbmnnt. 

L 

ouisv 

111e. 

\ei 

-Orléans. 

En  1800 

5,537 

1820 

4,012 

1802 

10,OOU 

1810 

9,755 

1826 

7,200 

1810 

17,242 

i8îo 

la, 046 

1820 

27,176 

Les  habitans  de  Cincinnati  se  font  tous  remarquer  par 
leur  esprit  actif  et  entreprenant ,  et  la  prospérité  générale 
commence  à  attirer  l'attention  des  capitalistes.  En  effet 
la  situation  de  cette  ville  favorise  beaucoup  les  spécula- 
tions commerciales  :  des  bateaux  à  vapeur  voguent  déjà 
XII.  12 


1^8  NOUTELLES  DES   SCIENCES  , 

sur  toutes  les  rivières  navigables  et  facilitent  les  débouchés. 
Les  produits  industriels  de  Cincinnati  sont  répandus  dans 
le  Rentucky  ,  à  la  Louisiane  ,  cbez  les  Illinois  ,  au  Mis- 
sissipi ,  où  ils  sont  recherchés  et  admirés  autant  pour  leur 
beauté  que  pour  leurs  qualités  substantielles. 

Au  mois  de  décembre  1826,  on  comptait  dans  la  ville 
7,990  hommes,  7,55o  femmes  et  690  noirs  ^  il  y  avait 
28  ecclésiastiques,  34  avocats  et  attornies  (procureurs  ), 
et  35  médecins.  Huit  cents  personnes  s'adonnaient  aux  en- 
treprises commercial3s  ,  5oo  à  la  navigation  5  environ 
3,000  étaient  employées  dans  les  manufactures  ,  dont  le 
nombre  s'est  beaucoup  augmenté,  surtout  depuis  deux  ans. 

En  1826,  la  valeur  des  articles  fabriqués,  ou,  en 
d'autres  termes  ,  les  produits  de  l'industrie  des  artisans  et 
des  mécaniciens  de  Cincinnati ,  se  sont  élevés  jusqu'à 
i,85o,ooo  dollars  (  9,990,000  francs  ). 

On  distingue  ,  parmi  les  établissemens  les  plus  considé- 
rables ,  ceux  de  MM.  Tatem  et  uls  ,  où  l'on  emploie  an- 
nuellement 1^5  tonnes  de  saumons  de  fer  à  la  confection 
des  machines  à  vapeur,  et  ceux  de  MM.  Alvin  Washburn, 
Goodloe  et  Harkness.  Dans  la  manufacture  de  ces  derniers, 
on  compte  336  métiers,  qui  produisent,  par  semaine, 
600  livres  de  coton  filé  ,  ou  3 1,000  livres  par  an. 

Il  y  a  dans  la  ville  un  laboratoire  de  chimie  ,  une  dis- 
tillerie ,  un  fort  grand  nombre  de  fonderies  ,  deux  pape- 
teries ,  une  rafinerie  de  sucre  ^  l'on  y  fabrique  45 1,000 
livres  de  savon ,  332, 000  livres  de  chandelles,  10,000,000 
de  briques  ,  etc.  ,  de  la  valeur  d'environ  76,500  dollars  , 
ou  45i3i,ooo  francs.  On  peut  supposer,  d'après  cela  , 
qu'un  jour  viendra  où  les  produits  industriels  des  Etats- 
Unis  ne  seront  pa>  moins  importans  que  leurs  produits 
agricoles.  Mais  c'est  surtout  des  produits  intellectuels  que 
la  population  de  ces  états  est  avide  ,  et  le  nombre  des  im- 
primeries s'v  accroît  d'une  manière  prodigieuse.  Il  v  en   a 


nV  COMMERCE,   DE  L  INDlJSïRIE  ,  ETC.  l'jC) 

neuf  à  Cincinnati.  Voici  le  relevé  des  ouvrages  sortis  de 
leurs  presses  en  1826  :  61,000  Almanachs;  5 5, 000  Spel- 
lîrig  bools  (  alphabets  )  ;  3o,ooo  Primers  ;  3, 000  Bibles  ; 
3,000  American  Preceptors  ,•  3, 000  American  readers  ; 
3,000  Introduction  to  theenglish  reader;  5 00  Ilanunond' a 
Ohio  reports  ;  5 00  Sjmne's  Theorj  ,•  3, 000  Kirkhanis 
Granimar  ;  1,000  T^ine  dressers'  Guide;  i  \^ooo  Bro- 
chures; 5,000  Tables  (withmétiques  ;  2,000  Murray's 
Grammar;  i ^^00  Familj phjsician;  i4,200  Testaments, 
hymnes  et  livres  de  musique.  On  ne  pourrait  citer  aucune 
ville  de  France  d'une  population  égale  à  celle  de  Cincin- 
nati ,  ou  même  d'une  population  très-supérieure  ,  où  l'im- 
primerie ait  pris  d'aussi  grands  accroissemens. 

Forçats  à  Lord  des  hulfcs  ou  pontons.  —  Un  rapport 
qui  vient  d'être  présenté  à  la  Chambre  des  communes  par 
le  surintendant-général  des  dépôts  des  condamnés  à  bord 
des  pontons,  fait  connaître  qu'il  existe  maintenant  en 
Angleterre  dix  pontons  de  ce  genic ,  qui  sont  stationnés 
aux  différens  ports  suivans  :  Plymouth ,  Portsmouth , 
Shurness,  Chatham,  Wolwich  et  Deptfort ,  et  qu'on  en 
compte  deux  de  ce  même  genre  établis  aux  îles  Bermudes. 
D'après  ce  même  rapport,  le  nombre  total  des  condamnés 
à  bord  des  pontons  en  Angleterre ,  aurait  été ,  pendant  les 
derniers  six  mois  de  l'année  1826,  d'environ  3, '700;  les 
frais  d'entretien  de  ces  dépôts  se  seraient  montés,  pour 
cette  même  période,  à  la  somme  de  44?328  liv.  st.,  et  le 
produit  du  travail  des  forçats  qui  y  sont  confinés,  serait 
estimé  à  celle  de  32,55 1  liv.  st.  5  d'où  il  résulterait  que  la 
dépense  de  ces  établissemens  à  la  charge  de  l'Etat  aurait 
été  d'un  peu  plus  de  3  liv.  st.  (-jD  fr.  )  pour  chaque  con- 
damné. Les  deux  pontons  stationnés  aux  îles  Bermudes 
contiennent  700  condamnés,  et  les  frais  d'entretien  de  ces 
dépôts,  à  la  charge  du  public  (  déduction  rnilo  du  produit 


i8o  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

du  travail  des  condamnés  )  sont  à  peu  près  dans  la  même 
proportion  que  ceux  qu'on  vient  de  faire  connaître  pour 
ce  même  genre  d'établissement  en  x^ngleterre. 

Les  condamnés  sont  employés  à  la  construction  des  vais- 
seaux ,  dans  les  chantiers  du  roi  et  à  divers  autres  genres 
de  travaux  publics.  Ceux  d'entre  eux  qui  sont  trop  jeunes 
ou  trop  débiles  pour  pouvoir  exécuter  des  travaux  pénibles, 
sont  employés  à  confectionner  des  vétemens  ou  autres 
objets  à  l'usage  des  autres  condamnés.  On  remarque  que 
les  très-jeunes  forçats,  dans  ces  dépôts,  sont  plus  réfrac- 
taires  que  les  hommes  faits,  et  ont  besoin  d'être  soumis  à 
une  discipline  plus  sévère.  Ils  sont  tenus  à  bord  d'un  pon- 
ton à  part. 

Manuscrit  curieux  du  teins  de  Henri  J' III. —  A  l'une 
des  dernières  réunions  de  la  société  des  Antiquaires  de 
Londres ,  il  a  été  rendu  compte ,  par  l'un  de  ses  membres , 
d'un  manuscrit  fort  curieux  qui  appartient  au  tems  du  roi 
d'Angleterre  Henri  Mil,  et  qui  est  la  propriété  d'un  par- 
ticulier, nommé  Pickering,  habitant  Chancery  Lane,  à 
Londres.  Ce  manuscrit  est  un  état  de  la  dépense  particu- 
lière de  ce  prince,  état  qui  s'étend  depuis  l'année  iSag 
jusqu'à  celle  de  i533.  Il  paraît,  d'après  les  détails  contenus 
dans  ce  document,  que  Henri  Mil  vivait,  à  cette  époque, 
avecbeaucoup  de  magnificence,  qu'il  entretenait  à  la  fois 
douze  palais -,  qu'il  perdait  considérablement  d'argent  au 
jeu  et  qu'il  en  donnait  beaucoup  en  aumônes.  Entre  autres 
articles  assez  singuliers  de  dépense ,  se  trouve  :  «  Pour  les 
salades  de  S.  M. ,  un  flacon  d'huile  apporté  de  Calais,  par 
un  courrier  expédié  par  ordre  du  roi  à  cet  effet;  »  puis 
((une  gratification  au  cuisinier  chargé  spécialement  de 
faire  les  poudings  du  roi.  »  Tous  les  comptes  que  comprend 
cet  état  sont  signés  par  le  roi,  comme  examinés  et  ap- 
prouvés par  lui.   Ce  manuscrit,  dont  il  sera  publié  quel- 


DU  COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE,   ETC.  101 

ques  extraits,  contient  une  foule  de  détails  intéressans  sur 
les  mœurs,  les  occupations  et  les  plaisirs  des  princes  an- 
glais, à  celte  époque. 

^dccroissement  singulier  de  la  valeur  des  terrains  dans 
quelques  circonstances  particulières. — La  vente  qui  vient 
de  se  faire  à  Chellenham ,  d'une  pièce  de  terrain ,  très- 
favorablement  située  pour  construire  dans  cette  ville  une 
résidence  à  la  mode,  offre  un  exemple  remarquable  du 
très- grand  accroissement  qu'a  reçu,  dans  ces  derniers 
tems,  la  valeur  des  terrains.  Ce  terrain  qui  a  été  acheté, 
il  y  a  quelques  années,  au  prix  de  3o  liv.  st.  (  8io  fr.  ), 
s'estvendu  dernièrement  à  celui  de  1,700  liv.  (42,000  fr.). 
Dans  le  cours  de  la  dernière  guerre ,  il  s'est  présenté  en 
Angleterre  plusieurs  exemples  du  même  genre,  malgré 
lu  détresse  générale  qui  régnait.  Ainsi ,  dans  le  comté 
de  Lancastre,  une  petite  terre,  après  avoir  été  vivement 
contestée  à  l'encan,  s'est  vendue  pour  deux  cent  vingt-cinq 
fois  le  montant  de  son  revenu  annuel. 

Ecoles  de  V Hindostan.  —  Nous  avons  déjà  parlé  des 
nombreuses  écoles  établies  dans  l'Hindoslan ,  et  les  espé- 
rances que  ces  utiles  institutions  avaient  fait  concevoir,  se 
réalisent  chaque  jour.  Par  l'excellent  système  que  l'on  a 
généralement  adopté  ,  les  connaissances  solides  se  pro- 
pagent avec  rapidité,  et  déjà,  dans  le  collège  Hindou,  la 
plupart  des  élèves  connaissent  les  élémens  de  la  gram- 
maire et  de  la  littérature  anglaise  ,  et  tous ,  l'arithmétique 
et  les  principes  de  la  philosophie  naturelle.  Les  bienfaits  de 
l'éducation  que  l'on  s'efforce  ainsi  de  répandre  ne  peuvent 
manquer  d'amener  les  plus  importans  résultats,  et  surtout 
d'introduire  une  amélioration  sensible  dans  l'état  de  la 
société. 

La  compagnie  de  dames  pour  l'instruction  des  jeunes  fille:» 


182  >Ot,VELLES   DES  SCIEKCES  , 

flu  Bengal,  a  déjà  organisé  trente  écoles  à  Calcutta ,  où 
j)lus  de  six  cents  enfans  apprennent  à  lire  et  à  écrire;  et 
un  assez  grand  nombre  à  travailler  à  1  aiguille.  Celte  der- 
nière branche  de  l'éducation  des  femmes ,  qui  n'est  pas 
la  moins  utile  ,  ne  deviendra  plus  générale  que  lorsque 
les  jeunes  filles  auront  été  réunies  dans  l'école  centrale  que 
l'on  construit  en  ce  moment  à  Svmlia,  et  dont  on  est  re- 
devable à  la  libéralité  du  Rajah  Baidynath  Rai ,  qui  a  fait 
don  de  20,000  roupies  à  la  société. 

On  a  faussement  avancé  que  ,  daprès  le  svstème  des 
Hindous ,  les  femmes  étaient  retenues  dans  un  véritable 
état  de  dégradation.  Peut-être  ,  à  l'exemple  des  nations  de 
l'antiquité  classique  ,  se  trouvent-elles  astreintes  à  des  ha- 
bitudes plus  simples,  à  un  genre  de  vie  plus  retiré  que  nos 
dames  de  l'Europe  moderne ,  qui  rejetteraient  bien  loin 
l'idée  de  s'v  soumettre;  mais  on  ne  leur  interdit  jamais  l'é- 
tude et  la  culture  des  lettres ,  et  elles  inspirent  partout  le 
respect.  ISon  seulement  la  plupart  savent  lire  et  écrire  ; 
mais  un  fort  grand  nombre  cherchent  à  acquérir  des  ta- 
lens  divers ,  connaissent  la  musique ,  le  dessin ,  et  com- 
posent des  vers  ,  surpassant  à  beaucoup  d'égards  nos  jeunes 
dames  les  plus  accomplies. 

On  pourrait  citer  des  femmes  moralistes  et  philosophes 
qui  ont  brillé  dans  les  écoles  de  Bénarès  et  d'Ongein.  avant 
que  l'université  de  Padoue  nous  en  ait  offert  un  exem- 
ple en  Europe.  En  un  mot,  rien  dans  Ihistoire  passée 
des  Hindous  ni  dans  leur  système  social  ne  saurait  faire 
supposer  qu'ils  aient  interdit  à  leurs  femmes  l'exercice  de 
leurs  facultés  intellectuelles. 

Les  jeunes  personnes  européennes  ou  d'origine  euro- 
péenne ,  lorsqu'elles  ont  quelques  talens  et  des  agrémens 
personnels,  continuent  à  faire  de  riches  mariages  au  Bengal 
et  dans  les  autres  établissrmens  anglais.  Chaque  année,  les 
écoles  particulières  établies  dans  ce  but  spécial  à  Londres, 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDTJSTRIE  ,   ETC.  l83 

en  expédient  des  pacotilles  à  Calcutta.  Les  amateurs  vont  les 
attendre  au  débarquement ,  et  le  mariage  est  hienlùt  con- 
clu avec  celles  qui  leur  plaisent.  Pondichéry  ,  ce  centre 
jadis  si  florissant  des  établissemens  français  dans  l'Inde  , 
trouve  quelque  ressource,  au  milieu  de  sa  décadence,  dans 
la  beauté  et  les  grâces  de  ses  filles.  Elles  soutiennent  avec 
honneur  la  concurrence  des  jeunes  Anglaises ,  et  en  fai- 
sant de  riches  établissemens  à  Calcutta,  à  Madras,  etc., 
elles  se  trouvent  souvent  dans  le  cas  de  secourir  la  détresse 
de  leurs  familles. 

Etat  des  faillites  qui  ont  eu  lieu  chaque  mois  en  Angle- 
ten'e ,  dans  le  cours  de  i année  1826. 

Janvier 20^ 

Février 3oo 

Mars a53 

Avril 293 

Mai 271 

Juin aSî 

Juillet 124 

Août 121 

Septembre 124^ 

Octobre 12 1 

Novembre 222 

De'cembre ,,.,.. 21 1 


2,567 


Consommation  du  thé  en  ^éngleteri'e.  —  D'après  un 
relevé  fait  sur  des  états  officiels,  il  paraît  que,  dans  le  cours 
des  dernières  vingt  années,  la  quantité  entière  de  thé 
consommé  dans  le  Royaume  Uni,  est  de  43o,3o8,  i^olivres 
pesant-,  ce  qui,  année  commune,  ferait  2i,5i5,4o8  livres 
par  an  ^  4^3,758  par  semaine,  et  58, 947  par  jour. 


l8/|  IVOUVELLES  DES  SCIENCES, 

Pont  suspendu  construit  par  les  Anglais  sur  le  Gin. 
—  Le  pont  suspendu ,  que  Ton  vient  de  construire  dans 
l'Inde  sur  le  Giri,  est  d'un  prix  inestimable  pour  les  iia- 
lurels  du  pays  dont  il  favorise  les  communications  et  les 
relations  commerciales.  Cette  rivière  sort  du  sommet  du 
Whartn,  dans  la  chaîne  des  monts  Himalaya,  qui  donnent 
aussi  naissance  à  la  Jumna  ou  Jummah  où  elle  va  se  jeter. 

Le  Giri  forme,  de  distances  en  distances,  d'immenses 
cascades,  et,  dans  les  endroits  guéables,  se  trouve  obstrué 
par  des  rochers    sur  lesquels  on  fixe  avec  peine  des  ponts 
de  planches,  légers  et  mal  assurés,  qui  sont  fréquemment 
emportés  par  les  eaux  à  l'époque  de  la  fonte  des  neiges  et 
qui  exposent  ainsi  la  vie  de  ceux  qui  les  traversent.  Le 
nouveau  pont  suspendu  a   loo  pieds  dans  oeuvre,  et  est 
élevé  de  80  à  100  pieds  au-dessus  du  lit  du  torrent.  U  a  G 
pieds  de  largeur,  et  ses  bords  sont  protégés  par  des  para- 
pets qui  empêchent  de  voir  le  courant ,  afin  que  la  pro- 
fondeur et  le  bruissement  des  eaux  ne  puissent  étourdir. 
Le  talent  de  l'ingénieur  chargé  de  sa  construction  a  sur- 
monté tous  les  obstacles,  avec  l'aide  des  chefs  des  mon- 
tagnes qui  sentaient  combien  ce  pont  serait  avantageux 
pour  leur  pays.  Il  est  dans  le  voisinage  de  Synde ,  dans  la 
partie  la  moins  élevée   de  l'Himalaya,  à  quarante  milles 
au-delà  de  Sabathu  où  le  Giri  traverse  la  nouvelle  route 
qui  conduit  à  Rampore,  capitale  du  Bisahir.  Chose  singu- 
lière ,  que  l'une  des  contrées  les  plus  sauvages  de  l'Inde  ait 
vu  s'élever  ce  magnifique  produit  d'une   industrie  toute 
moderne,  tandis  qu'au  centre  de  la  civilisation  française, 
on  n'a  pas  encore  pu  en  construire  un ,  et  que  les  débris 
de  celui  qui  avait  été  tenté  à  Paris,  devant  les  Invalides  , 
languissent  sans  honneur  ^ur  le  rivage  ! 


1)1;  COMMEIVCE,    DE  l.'lKDUSTRlE,   ETC.  l85 

Influence  des  engrais  sur  les  qualités  et  la  saveur  de 
certaines  plantes  alimentaires.  —  Cette  question,  qui  in- 
téresse à  la  fois  la  physiologie  végétale ,  l'art  du  jardinier 
et  réconomie  domestique,  a  été  traitée  par  M.  Mitchill, 
de  New-York  ,  dans  un  discours  que  ce  célèbre  naturaliste 
prononça  l'année  dernière,  à  la  séance  annuelle  de  la 
société  d'Horticulture  de  cette  ville.  Après  avoir  exposé  la 
puissante  action  des  engrais  animaux,  sur  la  végétation, 
leur  efficacité  pour  fertiliser  un  sol  stérile,  rétablir  et 
conserver  la  fécondité  des  terres  dont  on  tire  les  produits 
les  plus  abondans  ;  il  a  traité  spécialement  des  balayures 
des  grandes  villes  et  des  débris  de  leurs  consommations, 
employés  comme  engrais  par  quelques  jardiniers  des  en- 
virons. Si  le  jardinier  les  mêle  avec  la  terre ,  avant  que 
leur  décomposition  soit  achevée,  ils  nuiront  de  deux 
manières ,  car  ils  pourront  attaquer  les  organes  des  plantes, 
les  altérer  en  y  introduisant  des  matières  qui  ne  peuvent 
être  élaborées  convenablement-,  ou  si  le  végétal  peut  digé- 
rer ces  alimens  mal  préparés,  il  conservera  quelque  chose 
de  leurs  mauvaises  qualités.  Les  racines  s'en  ressentent 
d'abord  :  celles  que  l'on  mange  prennent  une  saveur  désa- 
gréable -,  les  raves  et  les  navets  sont  principalement  exposés 
à  cette  sorte  d'altération.  Les  chous  s'en  ressentent  aussi, 
mais  c'est  plutôt  en  perdant  leur  saveur  qu'en  en  prenant 
une  nouvelle.  On  a  remarqué  que  de  toutes  les  racines 
alimentaires,  les  pommes  de  terre  sont  celles  qui  parti- 
cipent le  plus  complètement  aux  mauvaises  qualités  du 
sol,  en  sorte  que  le  plus  sûr  est  de  donner  la  préférence  à 
celles  qui  ont  été  cultivées'  loin  des  grandes  villes.  Les 
ognons  viennent  après  les  pommes  de  terre,  quant  à  la 
disposition  à  s'assimiler  au  sol  qui  les  a  nourris.  Le  fro- 


l86  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

ment  n'échappe  non  plus  à  cette  cause  d'altération ,  sui- 
vant Miller  ;  la  farine  de  celui  que  l'on  cultive  autour  de 
Londres  exhale  quelquefois  une  odeur  désagréahle.  Le 
tabac  redoute  le  fumier  de  vache ,  et  les  asperges  les  eaux 
de  fumier  quel  qu  il  soit  -,  tous  ces  faits  prouvent  suffisam- 
ment que  les  végétaux  peuvent  absorber  une  portion  de 
la  matière  des  engrais  qu'ils  n'assimilent  point  à  leur 
propre  substance ,  et  qui  leur  communique  ses  qualités 
désagréables  ou  malfaisantes.  En  ceci ,  l'organisation 
végétale  peut  être  comparée  à  celle  des  animaux.  Tous  les 
corps  vivans  sont  nécessairement  soumis  à  quelques  lois 
communes.  On  sait  que  les  débris  des  cuisines  communi- 
quent à  la  chair  des  domestiques  une  odeur  désagréable 
qui  se  fait  sentir  d'assez  loin,  et  impose  le  dégoût  des  con- 
vives. La  chair  du  porc  est  plus  ou  moins  bonne,  suivant 
la  nature  des  alimens  dont  il  fut  nourri  ;  lorsque  les  perdrix 
ne  se  nourrissent  plus  que  de  bourgeons  d  arbres ,  elles 
deviennent  amères  ;  dans  les  forêts  de  pins,  durant  l'hiver, 
les  tétras  réduits  à  se  nourrir  des  bourgeons  de  ces  arbres 
contractent  une  odeur  et  une  saveur  résineuses.  Dans  les 
oiseaux  aquatiques,  dont  le  poisson  est  presque  le  seul  ali- 
ment, la  peau  est  tellement  pénétrée  d'huile  rance  que  sa 
saveur  est  repoussante.  Ces  observations  doivent  diriger  le 
jardinier,  le  cuisinier  et  le  gastronome  -,  il  s'agit  de  leurs 
plus  grands  intérêts,  puisque,  si  le  premier  les  négligeait, 
sa  culture  serait  décréditce  par  les  mauvais  légumes  qu'il 
mettrait  en  vente;  si  le  second  ne  s'y  conformait  point,  il 
s'exposerait  à  manquer  les  plus  beaux  services  d'un  repas 
d'appareil  -,  quant  au  troisième  ,  sa  prudence  serait  en  dé- 
faut, s'il  allail,  faute  d'instruction ,  s'exposer  à  deux  périls 
au  lieu  d'un ,  c"esl-à-dire  au  malheur  d'éprouver  une  in- 
commodité plus  ou  moins  grave  ,  à  la  suite  d'un  mauvais 
repas. 


ÎDU  COMMERCE,   DE   l'xNDUSTKIE  ,   ETC.  1  S'y 

BOURSE  DE  LONDRES. 

Prix  des  actions  dans  les  différens  canaux ,  docks  ,  trai'aux  hf' 
druidiques,  compagnies  des  mines,  etc.  ^  etc.,  pendant  le 
mois  de  mai  1827. 


Ashtou 

Birmlnsliam 

Coventry 

Eleàoiere  et  Chester..  . . 

Grande  Jonctiou 

HuddersCeld 

Kenn»t  et  Avon 

Lancaslre 

Leeds  et  Liverpool.  . .  . 

Oxford 

Récent 

Roclidale 

StafFord  et  Worcesler.  . 

Trent  et  Mcrsey 

Warwicket  Birminghar 
Worce^te^  et  idetn.  . .    . 


DOCKS. 


('omniercial 

Iodes  orientales..  . 

Londres 

Ste.-Catlierine.  . . 
Indes  occidentales. 


fRAVAUX  HYDRAULIQUES. 


Londres  (orientale) 

Grande  Jonction 

Kent 

Londres  (méridionale). 
Middlesex  occidental... 


COMPAGNIES  DU  GAZ. 


Cité  de  Londres 

Nonvelle  cité  de  Londres. 

Phénix 

Impériale 

Générale  unie 

Westminster 


Albion 

Alliance 

Id.    maritime. 

Atlas , 

Globe 

Gardian 

Hope. 

Impériale.  .  .  . 
id.    sur  la  vi( 

l,aw  life 

Londres 

Protecteur.  .  .  . 

Rocli 

Echange   royal. 


Pnit 
primitif 

des 
Actions. 


COMPAGNIES  D'ASSURANCE. 


des  Ac- 
ticnnaire? 


i33 
100 


40 
85 
i4o 
100 
100 


5o 
100 


100 

5 

5o 

5 

100 

10 

5o 

S 

5  00 

5o 

Mai 

182' 


2ÇP 
1200 
ICO 

3o5 

18 

25     1 

3f> 
3r)3 
6S0 

35 

9^ 
Suo 

1800 
280 

46 


r3 

82    10 
83 


55 
9 
4  ^'> 

8   10 

i5o 


9-^ 
•y  10 

20 
1     5 
2  i5 

2-'.r, 


i88 


NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 


COMPAGNIES  DES  31L\ES. 

Ângln-Mexicaine 

/(/.  Chilienne 

Bolaoos 

Bré.silieane 

Colombienne 

Mexicaine 

Real  del   monte 

31exicaine- Unie.     ..• 

SOCIÉTÉS  DIVERSES. 

Compagnie   d'Agriculture  Australienne. 

Exploitation  du  foi-    anglais 

Compagnie  dWgriciilture  du  Canada.   . 

/(f.        de  la  Colombie 

Navigation  par  la  -vapeur 

Banque  provinciale  irlandaise 

Compagnie  de  Rio  de  la  Plata 

Id.         de  la  terre  de  Van  Diemen.   .  . 

Reversionary  interest  society 

Compagnie  au  passage  sous  la  Tamise.. . 

Pnnt  de  Waterloo 

Pont  de  Vauxball 


Pbiï 

primitif 

des 

Actions. 


400 
100 
100 
loo 
400 
40 


MONTAST 

des 
versemens 

des  Ac- 
tionnaires 


4oo 
3o 


Mai 
182-. 


365 
'9 


36o 
16 


i3 
0  10 


3   10 
20  10 


Cours  des  fonds  publics    anglais    et    étrangei's,  depuis 


e  24  avril  1827  jusqu'au  1^  mai  1827. 


FONDS    ANGLAIS.  Plus  haut.  Pl-is  ba,.      dern.  cour.. 

Eank  Stock,  8  p.  0/0 ao3  3/4- . .   202 2o3  3/4 

3  pour  0/0  consolidés . .      83  5/8.  .  .     81  3/4-. .     b3   1/1 

3  p.  0/0  réduit 827/8...      81 82  3/4 

3  i/a  p.  0/0   réduit 89  i/a  .  . .      871/4..      Sç)    1/ j 

Nouvcaai  4  p-  0/0 1001/8...     98  3/8 . .    1 00  . . . . 

I-ongues  annuités  expirant  en  1860 19  1/8,..      18   i3/i6     19   1/8 

Fonds  de  l'Inde,    101/2  p.  0/0 247   24^   '/^*  •   ^4^    •  •  •  • 

Obligations  de  l'Inde,  4  ['•  o/'J 80s. p. m.     67  s. p. m.  8o^.p.lu. 

Juillets  de  l'Echiquier,  2  d.  |iar  jour 53s. p. m.     4'^P''^-  5js.p.m. 


DU  COMMERCE  ,    DE  l' INDUSTRIE,    ETC.  I  89 


FONDS  ETRANGERS. 


Plus  bas.         Jeni.  cuur*. 


Obligations  autrichiennes,  5  p.  0/0 91  i/a..  go  1/2..  gi    1/2 

Id.da  Brésil id 63  5/8..  57  i/a..  58    » 

/</.  de  Buenos- Ayrcs.. . .  6  p.  0/0 60 58  1/2..  5g     » 

/rf.  du  Chili id 36..    ..  Soi/a..  3i      » 

i<f.  de  Colombie  ,  1822. .   id. 33  3/8..  261/2..  27   1/2 

Id.  id.,  1824..  id 373/8..  3oi/2..  3i   1/2 

Id.    du  Daneinarck 3  p.  0/0 61  3/4..  60  3/4  . .  61    i/4 

Rentes  françaises........    5  p.  0/0 100 160 10 1     » 

Id 3  p,  0/0 71  1/4 . .     69  1/4 . .  70  1/2 

Obligations    grecques....   5  p.  0/0 16  3/4..      i5  3/4..  16   1/4 

Id.  Mexicaines 5  p.  0/0 Sg  1/4.  • .     55 57     » 

Id.        Id 6p.  0/0 718/8..  663/4..  68^4 

Id.  Péruviennes 6  d.  0/0 33 28 28     » 

Id.  Portugaises 5  p.  o,'o 783/4..      77 77    i/4 

irf.  Prussiennes,  1818....   id. 971/4..  g6  3/4.-  g7    i/4 

Id.         id.         1822 id 98  1/2 . .     g8 98  1/2 

Id.  Russes. id gi 8g  5/8. .  90  1/2 

/</.  Espagnoles id i3 12  3/8..  125/8 


CORRESPONDANCE. 


LETTRE    DE    M.    DE   FRÉDIAIVI    AU   DIRECTEUR    DE   LA    REVUE 
BRITANNIQUE. 

^ous  nous  empressons  d'inse'rer  la  lettre  suivante,  qui  nous  a  e'te'  adressée 
par  M.  de  Frédiani.  Nous  nous  contenterons  d'observer  que  c'est  à  tort  qu'il 
suppose  que  nous  nous  rendons  garans  des  faits  recueillis  dans  l'article 
dont  il  se  plaint.  Par  la  nature  même  de  notre  plan,  nous  ne  pouvons 
prendre  sur  notre  responsabilité  personnelle  que  les  notes  que  nous  joignons 
quelquefois  aux  articles  dont  nous  reproduisons  les  testes  en  français. 


Paris  ,  /f  2  g  mai  1827. 
Monsieur, 

Le  hasard  a  fait  tomber  entre  mes  mains  ,  il  y  a  quelques  jours ,  le  nu- 
méro n  du  tome  VI  de  la  Re^-iic  Britannique ,  dans  lequel  il  est  question 
de  la  famille  Frédiani,  à  l'occasion  du  Journal  d'Antoine  Viterbi,  rédigé 
par  lui-même  ,  tandis  quil  se  laissait  volontairement  mourir  de  faim 
dans  les  prisons  de  lias  fia ,  en  1821. 

Je   n'ai  pu,    ^lonsieur,  me  défendre  d'un   mouvement  de  surprise,  ea 


IQO  CORRESPONDANCE. 

voyant  un  recueil  aussi  ge'néraleraent  estime'  que  le  vôtre  ,  se  constituer  1« 
parie'gvrlste  d'un  homme  qui,  pendant  toute  sa  vie,  n'a  fait  qu'intriguer, 
cabaler  ,  prote'ger  les  malfaiteurs  ,  effrayer  les  tribunaux  ,  et  se  de'barrasser 
de  ses  ennemis  par  la  voie  la  plus  courte  ,  c'est-à-dire  par  l'assassinat. 

INIa  surprise  a  redouble'  lorsqu'il  m'a  été  démontré  que  vous  avanciez  des 
faits  contre  l'honneur  de  la  famille  Frédiani,  sous  la  simple  garantie  de 
l'Anglais  Benson  ,  qui  n'est  resté  que  sis  semaines  en  Corse,  et  qui,  dans 
l'empressement  où  il  était  de  raconter  les  particularités  de  son  voyage,  n'a 
pas  craint  de  revêtir  de  pures  fables  des  couleurs  de  la  vérité. 

Je  dois  donc  vous  apprendre  ,  Monsieur,  que  Viterbi  n'est  pas  mort  de 
faim  dans  les  prisons  de  Bastia  ;  en  effet,  il  résulte  d'un  rapport  deM.Pieran- 
geli,  médecin  du  gouvernement ,  et  d'un  procès-verbal  rédigé  par  cinq  offi- 
ciers de  santé,  qu'il  s'est  empoisonné  avec  soixante-douze  grains  d'arsenic. 
Des  poursuites  ont  même  été  dirigées  contre  un  maréchal-des-logis  de 
gendarmerie  ,  prévenu  de  lui  avoir  procuré  la  substance  avec  laquelle  il  a 
abrégé  ses  jours. 

Cela  posé,  vous  sentez  qu'il  est  assez  inutile  de  rechercher  si  un  individu 
quelconque  peut  non-seuleinent  vivre  dis-neuf  jours  sans  manger  ,  mais 
encore  enregistrer  minutieusement  sur  un  journal  ses  sentimens,  ses  souf- 
frances, les  variétés  de  son  pouls,  ses  heures  de  veille  et  de  repos,  et  s'ex- 
primer jusqu'au  dernier  instant  avec  une  pureté  de  langage  digne  du  plus 
savant  grammairien.  Les  gens  perdus  de  réputation,  sous  la  dictée  desquels 
Viterbi  a  écrit  son  prétendu  journal,  ou  qui  l'ont  eux-mêmes  compose  et 
donné  à  IVI.  Benson,  me  sauront  gré  sans  doute  de  ne  point  traiter  cette 
question  qui,  pour  être  résolue,  ne  parait  exiger  que  les  simples  lumières  du 
bon  sens. 

Je  dois  vous  apprendre  en  outre  que  jamais  les  Frédiani  n'ont  brûlé  les 
maisons  de  Viterbi  ;  jamais  ils  n'ont  dévasté  ses  propriétés  ;  jamais  on  n'a 
même  songé  à  les  accuser  de  l'assassinat  de  son  père. 

A  la  vérité,  pendant  que  Donat  de  Frédiani,  mon  frère  ,  et  le  colonel 
Charles  de  Frédiani ,  mon  oncle  ,  étaient  poursuivis  pour  cause  d" opinions 
politiques  ;  que  le  premier  vivait  loin  de  sa  patrie  ,  le  second  errait  dans  les 
nirikis  de  la  Corse  ,  il  a  plu  à  Viterbi  de  rendre  plainte  contre  eux  pour  l'in- 
cendie de  ses  maisons.  Sur  cette  plainte ,  le  tribunal  criminel  du  département 
duLiamone  les  a  condamnés  par  contumace,  le  5  nivôse  an  VI ,  à  neufans 
de  fers  ;  mais  d'abord  un  acte  de  décès  écrit  de  la  propre  main  de  mon- 
seigneur Sébastiani ,  simple  curé  de  canton,  aujourd'hui  évèque  d' Ajaccio  , 
constate  que  Charles  Frédiani  était  mort  dès  le  -  vendémiaire  an  VI  j  c'est- 
à-dire  près  de  trois  mois  avant  la  prononciation  du  jugement,  circonstance 
que  Viterbi  ne  pouvait  ignorer,  puisqu'il  s'était  transporté  à  l'église  isolée 
où  Charles  Frédiani  avait  été  inhumé,  et  là  il  avait  fait  enfoncer  la  bière  , 
et ,  poussant  la  vengeance  au-delà  de  ce  que  l'imagination  peut  concevoir, 
il  s'était  donné  le  barbare  plaisir  de  frapper  le  cadavre  de  plusieurs  coups 
de  poignard.  Or  ,  comme  il  est  de  principe  en  matière  criminelle  que 
l'action  publique  pour  rapplic,?''.'>n  de  la  peine  s'éleinl  par  la  mort  du 
prévenu  ,  il  est  évident  qu'a  l'ég,i:(i  du  colonel  Frédiani  le  jugement  du 
5  nivôse  an  VI  est  entaché  d'une  nuliiié  radicale  ;  ensuite  et  (juaiit  à  Donat 
de  Frédiani ,  à  peine  rentré  en  Corse,  il  s'est  présenté  devant  le  tribunal  du 
Golo  et  du  Liamoiic  ,  pour  être  jugé  contradictoirement ,  et  le  16  vendé- 
miaire an  X  il  a  été  honorablement  acipiitté  comme  l'eût  été  le  colonel  de 
l'^rédlani  lui-même  si  la  mort  ne  l'eût  empêché  de  purger  sa  contumace. 

Ainsi ,  ^lonsiciir  ,  c'est  à  tort  que  vous  avcx  pris  sur  vous  de  publier  que 
h-  tribunal  acnit  procédé  contre  la  plainte  printilii-c  (  celle  en  réparation  de 
riiicendie  )soit  comme  accusés  de  l^assassinat  de  Simon  P^iterbi  ,  et  que 
Its  principaujr  membres  de  cette  famille  muaient  été  condamnés  en  même 
tcms  aux  indemnités  réclamées  par  les  J^iterbi  et  au.r  galères  pour  dijr 
«05  ;  puisque  d'une  part  l'assassinat  de  Simon  \  iterbi  ne  nous  a  jamais  été 
imputé,  el  de  l'iiiilre  la  r()ndamnati<>ii  par  rontiiinare  était   nulle   relative- 


CORRESPONDANCE.  I91 

ment  au  colonel  Frédiani ,  et  d'une  injustice  patente  en  ce  qui  concerne 
mon  frère. 

Au  surplus,  les  calomnies  de  M-Benson  ont  cté  apprccices  par  le  tribunal 
correctionnel  Je  la  Seine  ,  qui,  sur  la  plaidoirie  de  M.  l'avocat  Portalis,  a  , 
le  12  décembre  dernier,  condamné  ]M.  Paulin  Paris  à  l'amende,  pour  s'être 
rendu  coupable  de  diffamation  en  traduisant  l'opuscule  de  ÏNI.  Benson,  de 
l'anglais  en  français.  M.  Paulin  Paris  ayant  exécute'  volontairement  cette 
condamnation,  a,  par  cela  même,  rendu  hommage  à  l'cquité  des  juges  qui 
se  sont  prononces  contre  lui. 

J'aurais,  Monsieur,  beaucoup  d'autres  observations  à  vous  faire  sur  les 
erreurs  graves  ,  très-graves  ,  que  votre  article  renferme  ;  et,  par  exemple, 
vous  faites  de  Viterbi  un  he'ros  etc'e'tait  un  monstre  couvert  de  sang.  Vous 
le  repre'sentez  comme  un  ennemi  juré  de  ISapole'on,  et  les  pièces  saisies 
chez  lui ,  en  1821,  lors  du  procès  criminel  qu'il  a  subi  pour  avoir  assassine' 
mon  frère  ,  ont  prouve'  qu'il  correspondait  avec  IS'apole'on  à  l'île  d'Elbe,  et 
qu'il  offrait  en  Titèmc  tems  ses  services  à  M.  le  chevalier  Bruslart ,  com- 
mandant en  Corse  pour  S.  IM.  Louis  XVIII,  se  réservant  de  tromper  l'un 
ou  l'autre  au  gré  des  événemens  et  de  son  intérêt  particulier.  Vous  dites  qu'il 
était  irréprochable  comme  père,  et  ses  funestes  conseils  ont  perdu  son  fils 
qui  deux  fois  a  été  condamné  par  conlutnace  à  la  peine  capitale  pour 
assassinat.  Vous  assurez  qu'il  croyait  à  l'cxisience  de  Dieu  ,  et,  au  nombre 
des  pièces  saisies  chez  lui,  il  s'en  est  trouvé  une  écrite  de  sa  main,  et  sou- 
tenant avec  une  série  de  réflexions  irréligieuses  les  propres  mots  :  Tout  im- 
posteur qui  a  voulu  devenir  le  tyran  des  esprits  et  maîtriser  la  multitude , 
a  du  la  mener  par  les  lisières  de  l'espérance  et  de  la  terreur  ,  le  paradis 
etl'enjer.  Qu'il  me  suffise  de  vous  attester  qu'il  n'y  a  peut-être  pas,  dans 
votre  récit  apologétique,  une  seule  ligne  en  faveur  de  Viterbi  qui  ne  soit 
manifestement  controuvée. 

Il  me  reste  ,  Monsieur,  en  terminant  cette  lettre  ,  à  appeler  votre  atten- 
tion sur  les  quatre  faits  suivans  :  \°  Viterbi  a  été  condamné  au  supplice  des 
assassins  par  magistrats  depuis  long-tems  environnés  de  l'estime  publique  , 
et  sur  les  conclusions  d'un  homme  qui  passe  pour  n'avoir  jamais  écouté 
d'autres  inspirations  que  celles  de  sa  conscience. 

2°  La  Cour  de  Cassation  a  confirmé  la  décision  de  la  Cour  criminelle  de 
Bastia.  ' 

3"  Le  recours  en  grâce  de  Viterbi  a  e'te  rejeté  par  le  gouvernement. 

4°  Viterbi  ne  s  est  détermine  a  prendre  du  poison  qu  après  avoir  eu  con- 
naissance du  malheureux  succès  des  réclamations  qu'il  avait  adressées  soit 
à  la  Cour  de  Cassation  ,  soit  à  INL  de  Serre  ,  alors  garde-des-sceaux. 

Je  me  flatte  que  vous  voudrez  bien  insérer  la  présente  dans  le  plus  pro- 
chain numéro  de  la  Revue  Britannique ,  et  qu'ainsi  vous  m'éviterez  de 
vous  citer  en  justice  par  application  de  l'article  1 1  de  la  loi  du  25  mars  182a. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  une  parfaite  considération,  Monsieur,  votre 
Irès-humble  et  tiès-obéissant  serviteur  , 

De  Frédiani, 

Capitaine  au  oo<=  répriment  de  ligne. 


ERRATA  DU  22'  ET  DU  iZ'  NUMÉRO. 


Il  s'est  glissé ,  dans  un  certain  nombre  d'exemplaires  de  l'alphabet  égyptien 
qui  fait  partie  du  32^  numéro,  une  faute  très-grave.  En  tête  du  2^  cartouche  , 
z-aVicnàHArsinoè,  il  faut  lire  Bérénice. 

Dans  le  23«  numéro ,  pag.  3o  ,  ligne  16  ,  au  lieu  de  :  Mandrogola ;  User  : 
Mandragore. 

Pag.  Sa  ,  lignes  4  et  5  ,  même  correction. 

Page  49  >  ligne  8  ,  au  lieu  de  :  Poccita;  lisez  :  Procida. 

Même  page,  ligne  10,  le  bon  état  devrait  être  imprimé  en  italique. 

Mêïne  page ,  ligne  12  ,  au  lieu  de  :  Muoia  noi  iiranni;  lisez  :  lHuoiano 
i  tiranni. 


JUIN   1827. 


«V»**».VV\VWV»V1».\\\X»V\1\'«»W»\»»VV»V\\'V%VWV\-»VV\W»»\»«.V».«.V»VV»V*'\»%\V\^«.V»M 


SCIENCES  ÉCONOMIQUES. 


j^istoirc  ei  prinripcs  î>rs  vlssurancrs  sur  la  l1tc. 


L'usage  des  assurances  sur  la  vie  n'a  guère,  jusqu  à  ce 
jour,  prévalu  qu'en  Angleterre  ^  non  que  les  peuples  du 
continent  en  ignorent  les  principes ,  mais  par  suite  de  la 
pauvreté  de  quelques-uns,  de  la  légèreté  du  caractère 
de  plusieurs  autres  et  de  Finstabilité  comparative  de  leurs 
institutions,  et,  par  conséquent,  du  manque  de  cette  sé- 
curité qui  est  la  base  indispensable  de  ces  sortes  d'opéra- 
tions. Ces  causes,  isolées  ou  réunies,  ont  beaucoup  res- 
treint le  cercle  de  ces  opérations  chez  toutes  les  nations 
continentales,  et  chez  plusieurs  elles  en  ont  entièrement 
empêché  l'introduction. 

C'est  un  fait  curieux ,  cependant ,  que  ce  sujet  ait  éveillé 
1  attention  des  savans  du  continent,  à  une  époque  plus 
ancienne  qu'en  Angleterre.  Déjà ,  en  167 1 ,  le  fameux  Jean 
de  Witt  publia  un  ouvrage  en  hollandais  intitulé  :  De 
vardje  van  de  lifrenten,  etc.  ;  son  compatriote  Van  Hud- 
den  l'avait  précédé  dans  la  carrière.  Ces  écrivains  trai- 
tèrent ce  sujet  environ  vingt  ans  avant  qu'on  eût  rien 
publié  de  semblable  parmi  nous.  M.  Struyck  s'en  occupa  , 
en  174*^?  3^'6c  beaucoup  de  succès  ;  et,  en  1748,  IM.  Kir- 
seboon  publia  des  recherches  fort  intéressantes. 

XII.  i5 


1^4  HISTOIRE  ET  PRIKCIPES 

En  France,  les  deux  Parcieux,  St.-Cyian  etDuvillard, 
se  livrèrent  à  ces  recherches,  depuis  l'année  1748  jus- 
qu'en 1787  ^  en  Allemagne,  Euler,  Sussmilch  etWargen- 
tin,  s'en  occupèrent  également.  Mais  comme  les  données 
sur  lesquelles  ces  écrivains  t'availlaient  étaient  fort  im- 
parfaites ,  leurs  conclusions  durent  être  fort  peu  satisfai- 
santes, et  par  conséquent  peu  susceptibles  de  recevoir 
des  applications  pratiques.  Ces  investigations  scientifiques 
ne  produisant  pas  les  résultats  qu'on  en  attendait,  les 
hommes  de  la  science  ne  tardèrent  pas  à  cesser  de  s'en 
occuper. 

Les  seuls  pays  de  l'Europe  continentale  ,  chez  lesquels 
on  ait  tenté,  jusqu'à  présent,  d'introduire  l'usage  des  as- 
surances sur  la  vie,  sont  la  France,  les  Pays-Bas ,  le  Dane- 
marck  et  l'Allemagne. 

Il  existe,  en  France,  deux  compagnies  qui  ont  cet  objet 
en  vue  :  la  Compagnie  d' assurances  sur  la  vie  et  la  Com- 
pagnie royale  d'assurances.  Les  efforts  de  cessociétéspour 
répandre  la  connaissance  des  principes  de  ces  opérations  , 
et  des  avantages  qui  résulteraient  de  leur  application  gé- 
nérale, ont  été  très-actifs,  très-persévérans  et  très-malheu- 
reux. Elles  ont  distribué  avec  profusion  des  prospectus , 
des  rapports  ,  des  exposés  ;  mais  le  tout  inutilement.  Elles 
se  sont  .vues  dans  la  nécessité  de  retirer  leurs  agens  de 
plusieurs  grandes  villes,  par  suite  du  manque  total  de  suc- 
cès, el,  à  Paris  même,  une  grande  indifférence  à  ce  sujet 
continue  à  prévaloir.  Cela  est  d'autant  plus  extraordinaire 
que  les  hommes  placés  à  la  tête  de  ces  associations  sont 
très-honorables  et  très-considérés  -,  que  les  conditions  des 
assurances  ont  été  fixées  avec  modération  ,  puisqu'elles 
sont  à  peu  près  les  mêmes  qu'en  Angleterre,  quoique,  ce- 
pendant ,  il  soit  douteux  que  la  durée  de  la  vie  soit  aussi 
grande  en  France  que  parmi  nous. 

Les  compagnies  françaises  ont  fait  des  effoils  pour  in- 


DES  ASSURANCES   SUR  LA  VIE.  tqS 

troduire ,  en  Italie,  les  assurances  sur  la  vie.  On  peut 
croire  que  le  caractère  des  Italiens,  flétri,  comme  il  Ta  été, 
par  une  longue  oppression  ,  ne  les  dispose  guère  à  sacrifier 
une  portion  quelconque  de  leurs  jouissances  personnelles , 
pour  assurer  le  bien-être  à  venir  des  autres.  Nous  croyons 
que  cet  essai  a  tout-à-fait  échoué  -,  un  effort  semblable  , 
tenté  en  Suisse ,  n'a  pas  eu  plus  de  succès.  Il  est  vraisem- 
blable que  les  Suisses,  qui  n'ont  jamais  été  cités  pour  leur 
richesse  ,  ne  sont  pas  encore  aujourd'hui  encombrés  de 
capitaux  superflus.  Cependant  on  assure  que  les  annuités  , 
connues  sous  le  nom  de  vitaligio ,  sont  d'un  usage  général 
à  Milan  ;  mais  leur  origine  est  fort  antérieure  aux  efforts 
tentés  par  les  compagnies  françaises. 

Trois  compagnies  d'assurances  sur  la  vie  ont  été  établies 
récemment  dans  les  Pays-Bas ,  et  le  gouvernement  a  jugé 
ces  institutions  si  utiles,  qu'il  a  rendu  une  ordonnance 
pour  empêcher  la  concurrence  des  compagnies  étrangères. 
Cependant  leurs  affaires  se  font  sur  une  si  petite  échelle  , 
qu'on  ne  peut  pas  faire  assurer  une  somme  de  plus  de 
^5,000  fr.  sur  une  seule  tête  ,  en  s'adressant  à  toutes  les 
trois  en  même  tems.  Leurs  primes  sont  un  peu  plus  fortes 
que  celles  des  compagnies  françaises.  Quoiqu'elles  aient 
encore  peu  réussi ,  il  est  probable  que  le  frugal  Hol- 
landais et  l'industrieux  Flamand  sont  beaucoup  plus  dis- 
posés à  adopter  un  usage,  qui  ne  convient  pas  au  même 
degré  au  caractère  vif  et  léger  de  leurs  voisins. 

Une  petite  société ,  établie  à  Elberfeld ,  dans  le  duché 
de  Berg ,  est  la  seule  institution  de  ce  genre  que  l'on  trouve 
en  Allemagne  ,  y  compris  l'Autriche  et  la  Prusse.  Les  af- 
faires qu'elle  fait  sont  encore  très-peu  étendues  5  mais  il 
existe  évidemment,  parmi  les  états  de  la  confédération  ger- 
manique ,  une  disposition  plus  prononcée  à  adopter  cet 
usage,  que  dans  les  autres  contrées  de  l'Europe  conti- 
nentale. Le  plus  grand  obstacle  à   l'extension  de  ce  sys- 


ig6  HISTOIUE   ET  PRINCIPES 

tème  en  Allemagne ,  semble  résulter  de  Tabsence  d'une 
société  constituée  sur  une  échelle  assez  étendue  et  sur  une 
base  assez  solide  pour  attirer  l'attention  et  la  confiance  des 
différens  états.  Faute  d'une  institution  semblable ,  on  a 
souvent  recours ,  dans  la  confédération  germanique  ,  à  la 
société  anglaise  nommée  l\Alliance ,  qui  a  des  agens  dans  la 
plupart  des  grandes  villes  de  l'Allemagne ,  et  qui  a  obtenu 
beaucoup  de  crédit,  par  suite  de  la  haute  considération 
mercantile  des  hommes  qui  dirigent  ses  affaires. 

Plusieurs  petites  sociétés  d'assurances  sur  la  vie  existent 
en  Danemarck;  mais  elles  y  prospèrent  très -peu,  et  le 
gouvernement  danois ,  comme  celui  des  Pays-Bas  ,  em- 
pêche les  sociétés  étrangères  d'entrer  en  concurrence  avec 
elles  et  de  jouir  des  privilèges  qu'elles  n'exercent  pas  -, 
faute  que  ces  deux  gouvernemens ,  également  animés  de 
sentimens  patriotiques,  feront  bien  de  cesser  de  commettre 
le  plus  tôt  possible. 

A  tout  prendre ,  il  est  fort  problématique  que  l'Europe 
soit  destinée,  à  l'époque  actuelle  de  son  histoire,  à  pren- 
dre part ,  dans  une  proportion  un  peu  forte,  aux  avantages 
que  présentent  les  assurances  sur  la  vie.  11  faudra  plusieurs 
générations  pour  faire  cesser  l'apathie  des  Français  à  cet 
égard  :  le  caractère  allemand  est  plus  disposé  à  accueillir 
des  institutions  de  ce  genre  \  mais  il  faut  calculer  qu'une 
guerre  générale  pourrait  essentiellement  arrêter  leurs  pro- 
grès ,  et  peut-être  même  les  anéantir  entièrement  au  mi- 
lieu de  ses  convulsions  J?"- 

Les  Etats-Unis  présentent ,  sans  contredit ,  un  état  de 
choses  plus  favorable  à  l'établissement  de  ces  compagnies. 
Cependant ,  dans  un  pavs  nouveau  et  florissant  où  il  est 
plus  facile  de  trouver  de  l'emploi  à  ses  capitaux  et  de  pro- 
curer des  occupations  lucratives  à  une  nombreuse  famille, 
(jue  dans  les  contrées  très -peuplées  de  l'ancien  monde  , 
il  doit  nécessairement  exister  moins  de  dispositions  à  faire 


DES  ASSURANCES  SVV.  LA  VIE.  Igf7 

assurer  sa  vie.  Aussi,  quoique  les  compagnies  d'assurances 
aient  été  introduites  aux  Etats-Unis,  elles  n'y  prospèrent 
pas  beaucoup.  A  notre  connaissance,  il  n'en  existe  encore 
que  dans  l'état  de  New- York.  Leurs  primes  ne  sont  pas 
exorbitantes,  si  on  considère  les  ravages  qu'exerce  la  fièvre 
jaune. 

Il  y  a  une  cause,  dans  le  gouvernement  des  États- 
Unis  ,  qui  doit  nuire  essentiellement  à  l'établissement  de 
ces  institutions  et  de  toutes  celles  du  même  genre.  Il  paraît 
que  le  gouvernement  central  et  même  le  congrès  n'ont 
point  le  pouvoir  nécessaire  pour  les  constituer,  et  que  par 
conséquent  elles  ne  peuvent  recevoir  leurs  chartes  que  des 
gouvernemens  locaux.  Elles  ne  sont  donc  protégées  que 
par  Tinfluence  et  les  capitaux  d'un  état  particulier,  d'où  il 
résulte  qu'elles  n'ont  de  crédit  que  dans  ses  limites,  et 
qu'elles  n'atteignent  jamais  le  degré  d'importance  néces- 
saire pour  obtenir  la  confiance  ,  ni  même  pour  exciter  l'at- 
tention de  toute  l'Union. 

Après  cette  rapide  esquisse  des  assurances  sur  la  vie  au 
dehors,  nous  entretiendrons  nos  lecteurs, aussi  succincte- 
ment que  possible ,  de  leur  origine  et  de  leurs  progrès  en 
Angleterre,  seul  pays  où  elles  aient  encore  fait  sentir  leurs 
avantages. 

Les  promoteurs  des  assurances  sur  la  vie  avaient  à  lutter 
contre  deux  difficultés  d'une  nature  formidable.  La  pre- 
mière ,  quoiqu'elle  ait  été  écartée  partiellement ,  existe 
encore  et  ne  pourra  jamais  être  entièrement  détruite.  La 
difficulté  dont  nous  parlons  résulte  de  l'embarras  de  dé- 
terminer, d'une  manière  exacte,  les  probabilités  de  la  vie 
humaine.  Il  est  évident  que,  tant  qu'on  n'aura  pas  obtenu 
ce  résultat,  les  calculs  faits  avec  le  plus  grand  soin  auront 
toujours  quelque  chose  d'incertain,  par  suite  de  ce  qu'il 
y  aura  de  vague  dans  les  points  de  départ.  La  grande  dif- 
ficulté d'établir  les  bases  de  ce  système ,  en  théorie  comme 


tgS  HISTOIRE  ET  PRINCIPES 

en  pratique  ,  peut  être  seulement  appréciée  par  ceux  dont 
ce  sujet  a  fait  l'objet  d'une  attention  spéciale  ;  et  ce  n'est 
que  par  les  travaux  successifs  de  plusieurs  personnes  qu'on 
est  arrivé  à  l'exactitude  approximative  que  nous  avons 
obtenue. 

L'autre  difficulté  peut  aujourd'hui  être  considérée 
comme  entièrement  détruite.  Il  s'agissait  de  déduire ,  de  la 
durée  présumée  de  la  vie  humaine ,  les  règles  d'après  les- 
quelles les  assurances  sur  la  vie  devaient  être  établies  , 
dans  toutes  leurs  variétés ,  sans  léser  les  assurés  et  sans 
compromettre  les  intérêts  des  assureurs.  Le  travail  qui  a 
été  entrepris  pour  établir  ces  tables  est  immense ,  et  la  sa- 
gacité dont  on  a  fait  preuve  dans  l'examen  de  ces  questions 
si  compliquées  est  au-dessus  de  tout  éloge.  Il  nous  est 
impossible ,  dans  les  limites  où  nous  sommes  obligés  de 
nous  renfermer,  d'indiquer  tous  ceux  qui  ont  concouru  à 
l'exécution  de  ces  tables  ;  mais  nous  pourrons  du  moins 
citer  les  plus  célèbres. 

Le  dr.  Halley ,  dans  un  mémoire  qui  parut  dans  les 
Transactions  philosophiques  de  1693  ,  fit  usage,  pour  la 
première  fois,  de  la  véritable  manière  de  calculer  ces  an- 
nuités ,  d'après  les  tables  de  mortalité  ,  telles  qu'elles 
avaient  été  dressées  à  Breslau,  pendant  cinq  années  suc- 
cessives. 

De  Moivre ,  qui ,  comme  on  le  sait ,  avait  été  choisi  par 
la  Société  Royale  de  Londres,  pour  décider  la  question  si 
c'était  Newton  ou  Leibnitz  qui  était  le  véritable  inventeur 
des  fluxions,  fit  faire  de  grands  pas  à  l'ouvrage  si  heu- 
reusement commencé  par  Halley.  Quand  la  science  fit  de 
nouveaux  progrès,  on  découvrit  que  l'hypothèse  qui  lui 
servait  de  base,  savoir,  que  les  morts  ont  lieu,  dans  la  même 
proportion ,  dans  les  différens  âges,  est  loul-à-fait  erronée. 
Cependant  ses  recherches  furent  très-utiles  et  les  formules 
qu'il  donna  pour  la  solution  des  questions  relatives  aux 


DES  ASSURANCES  SLR  LA  VIE.  199 

annuités,  aux  reversions  et  aux  survivances,  sont  du  plus 
haut  prix.  La  première  édition  des  Annuités  sur  la  vie 
parut  en  i"]^^.  M.  Th.  Simpson  entra  dans  la  carrière 
en  174^,  et  il  eut  pour  successeur  M.  Samel  Dodson  . 
dont  les  travaux  ont  également  droit  à  des  éloges. 

Le  dr.  Price ,  qui  écrivit  pour  la  première  fois  sur  ce 
sujet,  en  1769,  a  peut-être  plus  contribué  à  l'avancement 
de  la  science  qu  aucun  autre.  Il  se  procura  et  publia  des 
registres  de  Northampson ,  Norwich  et  Chester,  et  d'autres 
du  royaume  de  Suède  ,  et ,  sur  ces  larges  bases ,  il  forma 
des  tables  d'annuités  sur  des  vies  isolées  ou  réunies ,  qui , 
aujourd'hui ,  sont  encore  très-estimées  ;  quoique  ,  comme 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure ,  elles  aient ,  dans  une  cir- 
constance ,  égaré  le  gouvernement. 

Price  a  été  suivi  par  Morgan ,  Baily  et  Miln  ,  dont  les 
utiles  travaux  méritent  aussi  d'être  mentionnés  avec 
honneur. 

L'accueil  que  les  travaux  des  savans,  sur  les  assurances, 
reçurent  de  bonne  heure  dans  ce  pays,  est  une  manifesta- 
tion frappante  du  caractère  national.  En  1706,  sous  la 
reine  Anne ,  quand  les  principes  de  la  science  étaient 
très-peu  compris,  mais  que  l'absence  d'institutions  de  ce 
genre  se  faisait  déjà  sentir,  une  compagnie  fut  établie  en 
vertu  dune  charte  de  la  couronne,  et  cette  compagnie  , 
qui  reçut  le  titre  de  Société  Amie,  existe  encore  aujour- 
d'hui. C'est  par  des  assurances  mutuelles  qu'elle  procède. 
On  conçoit  sans  peine  que  ses  opérations  n'étaient  pas 
d'abord  réglées  d'après  des  principes  fort  exacts,  et,  ce  qui 
le  prouve,  c'est  que  chaque  membre  ,  entre  douze  et  qua- 
rante ans,  était  admis  moyennant  la  même  prime  do  cinq 
liv.  par  cent,  et  que  les  recettes  annuelles,  à  l'exception 
d'une  certaine  somme  réservée,  étaient  également  divisées 
entre  les  héritiers  de  ceux  qui  mouraient  dans  Tannée. 
Quand  la  science  fit  des  progrès,   on  sentit  io  liesoin  de 


200  HISTOIRE   ET  PRINCIPES 

diriger  ses  opérations  par  des  principes  plus  raisonnables. 
Cette  société ,  qui  a  la  première  introduit  parmi  nous  les 
avantages  des  assurances ,  étendra  sans  doute  ses  bienfaits 
sur  une  postérité  très-reculé  e. 

Les  compagnies  du  Change  Royal  et  de  Y  Assurance 
de  Londres  reçurent  leurs  chartes  en  1^20.  Ce  sont  des 
compagnies  propriétaires  ,  qui  divisent  tous  leurs  profits 
entre  les  porteurs  d'actions. 

Il  n'y  avait  encore  que  ces  trois  compagnies ,  quand  la 
Société  Equitable  fut  fondée  en  i^ao.  MM.  Simpson  et 
Dodson,  dont  nous  avons  déjà  mentionné  les  travaux, 
eurent  l'honneur  d'être  les  promoteurs  de  cette  importante 
institution,  qui  est  une  compagnie  d'assurances  mutuelles. 
Elle  commença  ses  opérations  d'après  une  table  dressée 
par  ces  messieurs ,  conformément  à  la  mortalité  supposée 
de  la  ville  de  Londres.  Après  quinze  années  d'épreuves  , 
on  se  convainquit  que  les  évaluations  étaient  trop  fortes, 
et  une  autre,  établie  suivant  les  évaluations  de  Northamp- 
ton,  avec  une  addition  de  i5  pour  cent,  lui  fut  substituée. 
Une  nouvelle  expérience  détermina  les  directeurs  à  retran- 
cher les  i5  pour  cent  additionnels;  en  1786,  les  tables 
de  Northampton  furent  adoptées  définitivement,  et  au- 
jourd'hui la  société  les  suit  encore.  On  sait  que  les  profits 
de  cette  compagnie  ont  été  si  considérables  que,  tandis 
que  les  sommes  assurées  ont  été  fort  augmentées  par  des 
distributions  décennales,  il  y  a  eu  un  fonds  accumulé  de 
douze  millions  st.  (3oo,ooo,ooo  fr.)  Cette  énorme  et  inutile 
accumulation  prouve  que  les  directeurs  se  laissent  guider 
par  une  prudence  beaucoup  trop  timide. 

Rien  cependant  n'est  plus  injuste  que  les  plaintes  élevées 
récemment  par  quelques-uns  des  membres  les  plus  nou- 
veaux de  la  société,  à  cause  de  leur  exclusion  d'um-  par- 
ticipation immédiate  dans  les  profils  de  ce  fonds  accumulé, 
et  en  même  tems  de  l'exclusion  d'une  participation  dans 


DES  ASSURANCES  SUR  LA  VIE.  20I 

les  bénéfices  jusqu'après  un  événement  déterminé.  Cette 
décision  fut  rendue  en  1816,  et  portait  également  qu'au- 
cune police  d'assurance,  délivrée  postérieurement  au  3i 
décembre  de  la  même  année ,  ne  recevrait  d'addition  à  sa 
valeur,  sur  les  profits  de  la  société,  qu'après  que  les  po- 
lices, délivrées  antérieurement ,  seraient  réduites  par  morts 
ou  autrement  à  5, 000.  Cette  disposition  peut  ne  pas  être 
bonne  en  elle-même;  mais  comment  peut-on  contester 
à  la  société  le  pouvoir  qu'elle  avait  de  la  prendre?  Le  jour 
où  elle  fut  adoptée ,  les  propriétaires  auraient  pu  dissoudre 
la  société  et  se  partager  le  capital  -,  ils  auraient  pu  égale- 
ment établir  que  le  nombre  des  intéressés  ne  recevrait  plus 
aucun    accroissement.    Ils  préférèrent  prendre   le    parti 
que  nous  venons  de  dire.  Comment  un  membre,  qui  est 
entré  dans  l'association  avec  ce  règlement  sous  les  yeux , 
peut-il  accuser  les  directeurs  et  les  menacer  de  poursuites 
légales  ? 

De  1^62  jusqu'en  1792  ,  aucune  compagnie  d'assu- 
rances, actuellement  existante,  ne  paraît  avoir  été  établie. 
Depuis  cette  dernière  époque  jusqu'en  1807,  on  en  a  établi 
une  douzaine  qui,  à  l'exception  du  Roc  et  de  la  Pré- 
vojante^  qui  ont  un  caractère  mixte,  sont  simplement 
des  compagnies  propriétaires.  Le  Roc  et  la  Prévojante 
ont  un  certain  nombre  d'actionnaires  qui  souscrivent  pour 
un  capital  déterminé ,  et  acceptent  les  pertes  de  l'entre- 
prise ;  mais  au  lieu  de  se  réserver  tous  les  profits ,  ils  en 
remettent  une  portion  considérable  aux  assurés  :  cette  com- 
binaison est  devenue  très-populaire ,  et  nous  en  ferons  tout 
à  l'heure  l'objet  d'un  examen  particulier. 

La  rage  qui  a  existé  dernièrement  pour  les  sociétés  ano- 
nymes, a  fait  naître  un  grand  nombre  de  nouvelles  compa- 
gnies. Le  nombre  total  de  ces  associations  s'élève  mainte- 
nant à  quarante-quatre  ;  il  y  en  a  eu  jusqu'à  quarante-neuf, 
mais  cinq  ont  été  détruites. 


202  HISTOIRE  ET  PRINCIPES 

Notre  intention  n'est  pas  d'examiner  d'une  manière 
spéciale  chacune  de  ces  sociétés.  Leur  grand  nombre  ne 
nous  permet  pas  d'indiquer  leurs  tarifs  respectifs-,  au  sur- 
})lus,  toute  personne  qui  voudra  se  faire  assurer  pourra 
se  les  procurer  sans  beaucoup  de  peine. 

Nous  observerons ,  en  ce  qui  concerne  les  compagnies 
d'une  nature  mixte,  que  les  deux  tiers  forment  la  pro- 
portion ordinaire  des  profits  remis  aux  assurés  ,  et  nous 
croyons  cet  arrangement  fort  équitable  -,  car  quoiqu'une 
proportion  plus  considérable  paraîtrait  plus  avantageuse 
aux  assurés,  si  elle  était  augmentée  de  manière  à  laisser 
peu  ou  point  de  profits  aux  propriétaires,  on  pourrait  à 
juste  titre  concevoir  des  doutes  sur  la  solidité  de  la  com- 
pagnie. 

Nous  pensons  que ,  tant  à  l'égard  des  sociétés  mixtes 
que  des  sociétés  mutuelles,  il  est  préférable  sous  tous 
les  rapports  que  le  partage  des  profits  ait  lieu  tous  les  sept 
ans  au  lieu  de  dix,  et  tous  les  cinq  ans  au  lieu  de  sept. 
D'un  autre  côté  des  dividendes,  qui  auraient  lieu  à  des 
époques  encore  plus  rapprochées,  pourraient  compro- 
mettre les  intérêts  des  associés  en  compromettant  la  soli- 
dité de  la  compagnie. 

A  l'égard  du  mode  à  suivre  pour  donner  aux  assurés  les 
profits  qui  leur  reviennent,  nous  croyons  qu'il  con- 
vient de  leur  laisser  la  faculté,  soit  de  les  appliquer  à 
l'augmentation  de  la  somme  assurée ,  soit  à  la  diminution 
des  paiemens  à  faire  postérieurement  sur  les  polices. 

Nous  allons  maintenant  examiner  deux  questions  dont 
la  solution  est  d'une  haute  importance  pour  le  public.  La 
première,  si  la  diminution  du  taux  des  primes  peut  se 
concilier  actuellement  avec  la  sûreté  des  sociétés  et  des 
assurés-,  et  la  seconde,  quelles  sont  les  sociétés  qui  présen- 
tent le  plus  de  garanties  et  d'avantages.  L'examen  de  ces 
questions  suffira  pour  épuiser  le  sujet  que  nous  traitons 


CES  ASSUBANCES  SUR  I.A  VIE.  2o3 

dans  cet  article.  Elles  sont  l'une  et  l'autre  de  la  plus  haute 
importance,  et,  pour  ainsi  dire,  d'une  importance  vitale. 
Sur  la  première  question,  s'il  est  de  l'intérêt  du  public  , 
en  encourageant  le  violent  esprit  de  concurrence  qui  existe 
actuellement,  de  faire  opérer  une  réduction  dans  le  tarif 
des  primes,  M.  Babbage,  qui  vient  de  publier  un  ouvrage 
intéressant  sur  ces  matières,  paraît  être  de  l'avis  de  l'af- 
jfirmative,  et  il  se  félicite  que  déjà  plusieurs  compagnies 
aient  consenti  à  ces  réductions.  Nous  ne  pouvons  à  cet 
égard  tomber  d'accord  avec  lui,  car  nous  avons  une  ma- 
nière de  voir  entièrement  différente. 

On  conçoit  sans  peine  la  vivacité  de  la  concurrence  qui 
existe  entre  les  différentes  compagnies ,  quand  on  consi- 
dère qu'il  s'en  est  formé  vingt  nouvelles  dans  les  trois  der- 
nières années^  ce  qui  fait  à  peu  près  la  moitié  de  celles 
qui  existaient  antérieurement.  Les  absurdes  avertissemens 
de  ces  sociétés,  dont  chacune  s'efforce  de  faire  valoir  ses 
avantages  particuliers  dans  les  journaux  et  les  magasins 
du  royaume,  prouvent  suffisamment  à  quel  point  elles 
sont  dépourvues  des  alimens  nécessaires  pour  les  sustenter. 
Quatre  déjà  ont  péri  de  la  famine,  et  deux  ont  réuni 
leurs  corps  en  un  seul ,  dans  l'espoir  que ,  sous  cette  forme 
réduite,  elles  pourraient  se  soutenir. 

Mais  on  met  en  avant  deux  argumens  que  l'on  croit 
décisifs,  pour  prouver  que  les  réductions  qui  résulteront 
d'une  imprudente  rivalité  seront  sans  danger  -,  et  d'abord 
on  s'appuie  de  l'expérience  de  la  Société  Equitable.  On 
sait  que  cette  société,  qui  a  existé  soixante-cinq  ans^  a  non- 
seulement  acquitté  la  totalité  de  ses  engagemens,  mais 
que,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  elle  a  fait  une 
réserve  de  près  de  douze  millions  st.  (3oo, 000,000  fr.)  On 
demande,  après  un  fait  tel  que  celui-là,  quel  inconvénient 
peut  résulter  d'une  diminution  dans  les  primes.'^  Si,  ajoute- 


2o4  HISTOIRE  ET  PRINCIPES 

t-on,  la  concurrence  est  le  moyen  le  plus  prompt  d'ob- 
tenir ces  réductions ,  pourquoi  ne  pas  l'encourager  le  plus 
possible  ? 

Nous  observerons ,  en  premier  lieu ,  que  cette  somme 
ne  peut  pas  être  considérée  entièrement  comme  un  capi- 
tal ,  attendu  que  si  la  société  terminait  ses  opérations  et 
liquidait  entièrement  ses  comptes,  elle  serait  considérable- 
ment réduite  avant  que  les  réclamations  de  tous  les  por- 
teurs de  police  fussent  satisfaites.  M,  Morgan  dit ,  en 
second  lieu,  qu'il  est  convaincu  que,  pendant  les  pre- 
miers vingt-cinq  ans,  il  n'y  a  pas  eu  la  moitié  des  assu- 
rances contractées  pour  la  vie  qui  aient  été  continuées 
jusqu'à  ce  qu'elles  pussent  fonder  un  titre.  On  voit  quelle 
immense  source  de  profits  a  dû  résulter  de  cet  état  de  cho- 
ses !  Un  fonds  considérable  constitué ,  il  y  a  plus  d'un  demi- 
siècle  ,  s'accroissant  par  l'intérêt  composé  jusqu'à  celte 
époque,  et  recevant  des  accroissemens  additionnels,  d'an- 
née en  année ,  de  la  source  primitive ,  a  dû  nécessairement 
faire  une  somme  énorme  bien  propre  à  tourner  la  tète 
et  à  stimuler  l'avidité  des  enthousiastes  des  assurances. 
Cette  source  de  profits,  comme  le  dit  M.  Babbage,  a 
beaucoup  diminué  dans  les  dernières  années.  Dans  l'état 
actuel  des  relations  mercantiles ,  la  valeur  des  assurances 
sur  la  vie  est  facilement  appréciée,  et  elles  se  vendent, 
tous  les  jours,  en  vente  publique,  avec  la  même  facilité  que 
les  produits  de  nos  manufactures  ou  de  notre  commerce. 

Ces  observations  suffiront  sans  doute  pour  écarter  les 
fausses  impressions  produites  par  rexislence  du  (onAs  Equi- 
table. Le  second  argument,  qui  repose  également  sur  l'his- 
toire de  cette  même  compagnie ,  étant  plus  tangible  et  plus 
spécial,  "est  susceptible  d'une  réfutation  encore  plus  con- 
cluentc.  On  prétend  que  rcxpérience  de  la  Société  Equi- 
table fait  voir  que  les  tables  de  Norllnmplon  sont  calculées 


DES  ASSURANCES  SUK  LA  VIE.  2o5 

sur  une  trop  haute  échelle,  et  partant  que  les  compagnies 
d'assurance  pourraient  adopter  sans  inconvénient  un  tarif 
de  primes  moins  élevé. 

M.  Babbage  a  construit  une  table  conforme  à  l'expé- 
rience de  la  Société  Equitable,  en  ce  qui  concerne  la 
durée  de  la  vie  humaine ,  d'après  des  données  qui ,  si  elles 
ne  sont  pas  aussi  détaillées  et  aussi  étendues  qu'elles  pour- 
raient l'être,  sont  cependant  fort  satisfaisantes.  Dans  cette 
table,  l'intérêt  de  l'argent  est  calculé  à  3  pour  centr 

Il  a  également  dressé  une  autre  table,  afin  de  faire 
voir  le  taux  comparatif  des  profits  des  difierentes  compa- 
gnies-, mais  nous  croyons  que  les  données  qui  lui  ont  servi 
pour  dresser  cette  table,  sont  non-seulement  peu  satisfai- 
santes, mais  erronées.  C'est,  par  malheur,  le  seul  travail 
de  ce  genre  que  nous  ayons  à  notre  portée,  et,  au  surplus, 
il  est  assez  exact  po«r  l'objet  particulier  que  nous  avons 
actuellement  en  vue. 

Il  résulte  de  cette  table  que  le  taux  des  profits  ,  cal- 
culé d'après  l'expérience  de  la  Société  Equitable,  est  de 
23,94  pour  Yo-  Mais  convient-il  de  prendre  l'expérience 
de  cette  société  pour  estimer  les  bénéfices  des  autres  com- 
pagnies? Nous  avons  déjà  indiqué  une  circonstance  spé- 
ciale et  très-remarquable  dans  l'histoire  de  l'Équitable , 
et  nous  allons  voir  que,  sous  d'autres  rapports,  ses  des- 
tinées n'ont  pas  été  moins  particulières  ,  et  principalement 
en  ce  qui  concerne  la  durée  des  vies  des  assurés. 

La  concurrence  a  non-seulement  produit  une  variation 
considérable  dans  le  taux  des  primes,  mais  elle  a  égale- 
ment introduit  une  facilité  beaucoup  trop  grande  dans  l'ac- 
ceptation des  vies.  Tandis  que  l'Équitable  n'est  jamais 
tentée  d'accepter  une  vie  douteuse,  les  compagnies  moins 
bien  achalandées ,  qui  avaient  beaucoup  de  peine  à  se  pro- 
curer des  affaires,  acceptaient  avec  empressement  toutes 
les  vies  qu'elles  pouvaient  prendre  avec  quelque  décence. 


2ô6  HISTOIRE  ET  PRINCIPES 

Ainsi  le  principe  qu'on  doit  seulement  assurer  la  vie  de 
ceux  qui  paraissent  jouir  d'une  santé  parfaite ,  a  été  mé- 
connu ,  et  on  y  a  substitué  celui-ci ,  que  toutes  les  vies 
doivent  être  acceptées,  quand  il  n'y  a  pas  de  maladie  évi- 
dente. Nous  connaissons  personnellement  un  médecin  dis- 
tingué qui  est  le  conseil  de  plusieurs  compagnies ,  et  qui 
convient  ouvertement  que  c'est  d'après  ce  principe  qu'il 
donne  son  avis  sur  l'acceptation  ou  le  rejet  des  assurances. 
On  sent  quelle  influence  doit  avoir  un  pareil  état  de  choses 
sur  la  question  que  nous  examinons  dans  ce  moment. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  -,  par  suite  de  la  concurrence ,  on 
dispense  aussi  l'assuré  de  paraître  devant  les  directeurs  ou 
leur  agent ,  et  on  se  contente  de  certificats  de  médecins  et 
de  chirurgiens ,  que  l'on  obtient  trop  souvent  par  des  voies 
peu  honorables  pour  ceux  qui  les  délivrent  et  pour  ceux 
qui  les  obtiennent.  Une  compagnie  a  annoncé  qu'elle  avait 
baissé  ses  primes  sur  la  vie  des  femmes  de  tous  les  âges  ; 
d'autres  assurent  la  vie  de  celles  qui  sont  enceintes.  Sui- 
vant ce  qu'on  nous  a  dit,  toutes  consentent  maintenant  à 
ce  que  l'assuré  réside  sans  augmentation  de  prime  dans 
les  différentes  parties  de  l'Europe,  sans  en  excepter  la 
Turquie.  Qui  le  croirait?  plusieurs  ne  réclament  pas  de 
primes  additionnelles  pour  un  voyage  dans  la  baie  de  Bis- 
cave  et  sur  la  mer  d'Allemagne ,  même  dans  les  saisons  les 
plus  orageuses.  On  conçoit  quelles  conséquences  doit  avoir 
lensemble  de  ces  déviations  des  anciens  usages. 

Les  assurances  frauduleuses  sont  devenues  très -com- 
munes et  tendent  à  le  devenir  tous  les  jours  davantage. 
M.  Babbage  ne  parle  que  d'une  seule  espèce  de  fraude  ; 
celle  qu'on  commet  quand  on  a  une  maladie  cachée ,  et 
qu'on  assure  sa  vie  au  profit  de  ses  héritiers.  Mais  il  y  en  a 
une  autre  bien  plus  dangereuse  encore  .  c'est  celle  qui  se 
fait  quand  on  assure  la  vie  d'un  autre  dont  on  connaît  la 
mauvaise  santé.  Voici  comment  cela  s'opère  :  l'assureur 


DES  ASSURANCES  SUR  LA  VIE.  207 

réel  ayant  fixé  son  choix  sur  quelqu'un  qui  paraît  convenir 
à  son  projet ,  lui  dit  que,  s'il  veut  assurer  sa  vie  ,  non-seu- 
lement il  lui  remettra  le  montant  de  la  prime,  mais  en- 
core une  certaine  somme  plus  ou  moins  considérable. 
Comme  c'est  un  bénéfice  tout  clair  pour  celui  auquel  on 
s'adresse,  on  trouve  sans  peine  des  hommes  disposés  à 
consentir  à  cette  honteuse  transaction.  Ces  misérables  se 
procurent  les  certificats  dont  ils  ont  besoin,  et  ils  se  pré- 
sentent pour  assurer  leur  propre  vie  ,  ce  qui  endort  le 
soupçon.  Une  compagnie  refuse-t-elle  l'assurance,  ils  en 
trouvent  une  autre  qui  l'accepte.  Presque  toujours  la  mort 
ne  larde  pas  à  faire  remettre,  à  l'assureur  véritable,  le 
produit  de  sa  coupable  ruse. 

C'est  surtout  en  Irlande  que  les  fraudes  de  ce  genre  ont 
pris  une  extension  alarmante  5  mais,  avant  qu'il  soit  peu, 
elles  ne  seront  pas  moins  communes  parmi  nous  :  il  est 
impossible  d'en  douter ,  quand  on  examine  la  grande 
échelle  sur  laquelle  s'opèrent  actuellement  les  assurances 
frauduleuses  contre  l'incendie.  Les  capitaux  anglais  ne 
donnent  pas  moins  de  facilité  pour  les  assurances  sur  la 
vie. 

On  peut  conclure  de  ces  observations  que  la  durée  des 
vies  acceptées  par  les  compagnies  actuelles  d'assurances, 
sera ,  terme  moven  ,  beaucoup  plus  courte  que  la  durée 
de  la  vie  humaine,  telle  qu  elle  est  indiquée  par  l'expé- 
rience antécédente  de  la  Société'  Equitable,  et  par  consé- 
quent que  les  profits  des  compagnies  existantes  ne  pour- 
ront pas  s'élever  à  23,94  p".  "/o-  Les  profits  de  ces  sociétés 
paraîtront  encore  devoir  être  moins  considérables,  si  on 
prend  en  considération  la  différence  qui  existe  entre  leurs 
dépenses  et  celles  de  la  Société  Equitable. 

La  principale  différence  est  celle  de  la  commission  de 
5  p\  Yo  qui  est  allouée  aux  agens  que  les  diverses  compa- 
gnies ont  dans  les  comtés.  Il  faut  observer  en  outre  que 


2o8  HISTOIRE  ET  PRINCIPES 

l'établissement  et  1  entretien   de  ces  agences  occasionent 
encore  d'autres  frais  que  ceux  de  cette  commission. 

La  même  commission  est  donnée  généralement  aux  per- 
sonnes qui  procurent  des  afiaires^  d'où  il  résulte  qu'une, 
portion  considérable  de  celles  que  font  la  plupart  des  com- 
pagnies est  soumise  à  ces  réductions  additionnelles.  L'ar- 
deur de  la  concurrence  a  même  déterminé  quelques  com- 
pagnies à  donner,  à  ceux  qui  procurent  des  affaires  à  leurs 
agens  dans  les  comtés,  des  commissions  extraordinaires,  de 
manière  que  la  plupart  des  primes  qui  se  paient  hors  de 
Londres  sont  singulièrement  réduites. 

Il  faut  ajouter  que ,  dans  une  petite  administration , 
la  proportion,  entre  les  dépenses  et  les  recettes,  est  bien 
plus  grande  que  dans  une  compagnie  telle  que  X Equitable, 
dont  les  opérations  ont,  d'ailleurs,  été  toujours  réglées  avec 
l'économie  la  plus  sévère. 

Il  Y  a  aussi  d'autres  déviations  des  usages  suivis  par  la 
Société  Equitable ,  qui  doivent  également  influer ,  dans 
une  proportion  plus  ou  moins  forte,  sur  le  taux  des  profits 
des  nouvelles  compagnies.  Nous  citerons,  entre  autres,  la 
remise  du  droit  d'entrée  que  ces  compagnies  font  générale- 
ment. Si  l'argent  qui  résultait  de  ce  droit  ne  servait  pas 
à  accroître  les  bénéfices,  il  contribuait  du  moins  à  l'ac- 
quittement des  dépenses.  Quelques  compagnies  ont  aussi 
annoncé  qu'elles  recevraient  leurs  primes  par  trimestres. 
Quand  leurs  affaires  sont  considérables ,  la  perte  d'intérêt 
qui  résulte  de  ce  mode  de  paiement,  n'est  pas  indifférente. 

On  peut  conclure  de  tout  ce  que  nous  venons  de  dire , 
que  le  profit  net  des  compagnies  actuelles  d'assurances  est, 
sans  aucun  doute ,  fort  au  dessous  du  taux  indiqué  par 
M.  Babbage,  dont  les  évaluations  sont,  sous  ce  rapport, 
très-exagérées. 

Qui  ne  voit  pas  qu'une  sécurité  parfaite  est  la  condition 
nécessaire  de  ces  sortes  d'opérations?  Les  contrats  que  l'on 


IJES   ASSUUAJNCliS   SDK   l.\    VIK.  'AOg 

jvasse  avec  les  eompaguies  d'assurances  ne  se  l'ont  pas  seu- 
Icmenl  pour  un  an  ou  pour  une  époque  déterminée,  mais 
pour  un  lems  indéfini.  Plusieurs  de  ces  cngagemens  con- 
tractés avec  les  économies  d'une  longue  vie ,  ne  sont  ac- 
quittés qu'au  bout  d'un  demi-siècle  et  au  profit  d'une  autre 
génération.  Il  est  évident,  d'après  cela,  que,  sans  les  garan- 
ties les  plus  positives,  ce  genre  de  transactions,  au  lieu 
d'être  dicté  par  la  sagesse,  ne  serait  plus  qu'un  acte  d'im- 
prévoyance et  de  folie. 

Rien  donc  n'est  plus  imprudent  que  de  chercher  à  ex- 
citer la  concurrence  qui  existe  déjà  entre  les  compagnies 
d'assurance,  et  qui,  en  se  prolongeant  pendant  quelque 
lems,  les  conduirait  inévitablement  à  leur  ruine  et  à  celle 
de  tous  ceux  qui  s'y  seraient  confiés.  On  avance,  il  est  vrai, 
d'un  air  de  triomphe,  que,  depuis  un  siècle  un  quart  que 
ces  sociétés  existent ,  il  n'y  en  a  pas  une  seule  qui  ait  fait 
banqueroute.  Quand  bien  même  ce  fait  serait  exact,  nos 
observations,  fondées  sur  une  concurrence  récente,  et 
sur  les  innovations  qui  en  ont  été  la  suite ,  n'en  seraient 
nullement  ébranlées  5  mais  cette  assertion  est  tout  à  fait 
fausse ,  et  elle  prouve  seulement  avec  quelle  facilité  les 
hommes  absorbés  par  les  affaires  du  moment  sont  disposés 
à  ne  tenir  aucun  compte  de  l'expérience ,  et  à  oublier  les 
faits  qui  se  sont  passés  antérieurement. 

La  vérité  est  qu'immédiatement  après  la  formation  de 
la  Société  Equitable ,  plusieurs  sociétés  s'établirent,  dififé- 
rant,  à  ce  qu'il  paraît,  de  la  première,  en  ce  que  c'était 
plus  particulièrement  des  annuités  qu'elles  s'occupaient. 
La  Société  de  Londres  ,  la  Société  de  Pi'éi'ojance,  la  So- 
ciété Rationelle  et  beaucoup  d'autres,  dont  il  est  inutile 
de  rappeler  ici  les  noms,  furent  créées  presque  en  même 
tems ,  et  séduisirent  le  public  par  la  modération  des  con- 
ditions auxquelles  elles  étaient  disposées  à  traiter.  Leurs 
plans  ne  réussirent  que  trop  bien  pour  le  malheur  de  ceux 
XII.  16 


oio  HISTOIRE  ET  PPa^'CIPES 

qui  leur  confièrent  leurs  fonds.  Le  dr.  Priée,  qui  ht  aper- 
cevoir au  public  le  précipice  au  bord  duquel  il  s'avançait, 
réussit  à  déterminer  la  plupart  de  ces  sociétés  à  se 
dissoudre.  Quelques-unes  cependant  persévérèrent,  et, 
pour  nous  servir  des  propres  expressions  du  dr.  Price, 
elles  n'ont  donné  que  trop  de  preuves  de  leur  folie  et  de 
la  sagesse  des  avertissemens  qu'on  leur  avait  inutilement 
prodigués. 

Nous  ne  prétendons  pas  que  toutes  les  compagnies  d'as- 
surance, actuellement  existantes,  soient  fondées  sur  des 
idées  aussi  erronées  que  ces  malheureuses  institutions  , 
et  nous  reconnaissons  avec  plaisir  que  les  principes  des 
assurances  sur  la  vie  et  sur  les  rentes  viagères,  sont  beau- 
coup mieux  compris  qu'ils  ne  l'étaient ,  il  y  a  cinquante 
ans.  Cependant,  il  y  a  encore  assez  d'ignorance,  et  préci- 
sément là  où  on  s'attendrait  le  moins  à  en  trouver,  pour  que 
nous  concevions  des  craintes  sur  le  sort  de  ces  associa- 
tions, et  pour  que  nous  ne  soyons  pas  tentés  de  croire  que 
plusieurs  d'entr'cllcs  arriveront  plus  lentement ,  mais  avec 
une  certitude  égale  et  une  plus  grande  accumulation  de 
misères,  à  un  résultat  aussi  déplorable. 

Dans  notre  opinion ,  il  doit  y  avoir  une  différence  de 
20  à  3o  p"^  "/o  dans  les  profits  réalisés  par  ces  différentes 
compagnies.  Cela  ne  paraîtra  pas  improbable,  si  on  exa- 
mine ce  qui  se  passe  dans  les  institutions  analogues  éta- 
blies pour  les  assurances  contre  le  feu. 

Les  primes  pour  les  assurances  contre  le  feu  ont  été 
déterminées  comme  celles  sur  la  vie ,  par  l'expérience. 
L'affaire  présente  encore  plus  de  simplicité;  et,  de  même 
qu'à  Londres  on  dépose,  dans  les  bureaux  de  poste,  en- 
viron le  même  nombre  de  lettres ,  on  peut  calculer  que  , 
dans  tout  le  royaume ,  il  v  a  h  peu  près  le  même  nombre 
ilincendies  à  une  époque  déterminée  que  dans  Tépoque 
correspondante.   A    part   quelques   grands  acoidons,    les 


DES  ASSVUANCHS   S  VU    l.\   VIK.  ''I  t 

variations  r.c  sont  guère  sensibles  que  pour  les  eonipa- 
i;nies  qui  ont  peu  d'affaires.  Les  trois  eompagnies  les 
plus  importantes  sont  le  Soleil,  le  Phœnix  et  le  Chaji^e 
Rojal.  Ce  sont,  toutes  les  trois,  d'anciennes  institu- 
tions et  qui  aujourd'hui  assurent  encore  près  du  tiers 
de  la  propriété  assurée  de  tout  le  royaume.  La  concur- 
rence a  été,  dans  ces  derniers  tems,  aussi  grande  pour 
les  assurances  contre  le  feu  que  pour  celles  sur  la  vie. 
Comme  les  garanties  offertes  par  les  sociétés  qui  se  sont 
formées  récemment,  étaient  aussi  bonnes  que  possible, 
et  qu'elles  offraient  aux  assurés  une  participation  à  leurs 
bénéfices,  ce  que  les  autres  ne  voulaient  ou  ne  pouvaient 
pas  faire ,  celles-ci  virent  décroître ,  dans  une  proportion 
fort  alarmante,  le  mouvement  de  leurs  affaires.  Afin  de 
porter  remède  à  ce  mal,  et  pour  écarter  de  la  concurrence 
toutes  les  petites  compagnies,  elles  se  décidèrent  à  une 
réduction  de  leurs  primes,  fondée  sur  l'examen  préalable 
qu'elles  avaient  fait  de  leurs  affaires  :  le  résultat  de  cet  exa- 
men fut  très-curieux.  Il  faut  observer  que ,  jusque  dans  les 
derniers  tems ,  les  assurances  s'étaient  faites  sur  des  bases 
parfaitement  uniformes.  On  devait  croire  que  l'expérience 
de  ces  compagnies,  agissant  toutes  les  trois  sur  une  échelle 
fort  étendue,  et  avec  les  mêmes  tarifs,  donnerait  des  résul- 
tats uniformes;  mais  il  arriva,  au  contraire,  que  le  montant 
de  leurs  profits  se  trouva  dans  la  proportion  suivante  : 

12  pr.  7° 
21    Id. 
27  Id. 

Ce  n'est  pas  le  moment  de  rechercher  les  causes  de  ces 
étonnantes  variations.  Nous  nous  contenterons  d'observer 
que  ce  n'était  pas  la  compagnie  qui  faisait  le  plus  d'affaires, 
dont  les  profits  avaient  atteint  le  taux  le  plus  élevé. 

Après    une    expérience    aussi  remarquable,    nous    ne 


9^2  HISTOIRE  ET   l'RI>ClPES 

pouvons  nous  empêcher  de  penser  que  nous  n'avons  pas 
exagéré  la  diversité  du  taux  des  profits  réalisés  par  les 
différentes  compagnies  d'assurance  sur  la  vie  ;  car  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  d'abord  l'énorme  diffé- 
rence qui  existe  dans  les  garanties  offertes  par  les  divers 
établissemens.  Leurs  principes  dans  l'acceptation  des  ris- 
ques, les  dépenses  de  leurs  administrations  intérieures,  les 
frais  de  commission,  le  taux  de  leurs  primes,  etc.,  ne  diffè- 
rent pas  moins  complètement.  D'après  cela,  comment  peut- 
on  se  laisser  éblouir  par  l'exemple  isolé  d'une  compagnie 
qui  jouit,  à  juste  titre,  du  plus  haut  crédit,  et  qui,  d'ail- 
leurs, pendant  une  période  considérable  de  son  histoire, 
s'est  trouvé  placée  dans  une  situation  bien  plus  favorable 
qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui ,  et  qu'aucune  autre  compa- 
gnie ne  pourra  jamais  l'être.'^  Après  tout,  cependant,  les  bé- 
néfices de  celle  compagnie  ne  s'élèvent  pas  à  plus  de  29 
pour  "/oî  alors  même  qu'on  ne  calcule  pas  ses  dépenses.  Si 
on  prenait  en  considération  celles  des  autres  compagnies , 
on  verrait  combien  leurs  profils  sont  peu  de  chose. 

Nous  allons  maintenant  exposer  à  nos  lecteurs  deux 
autres  considérations  qui  viennent  à  l'appui  de  ce  que  nous 
avons  avancé. 

La  première  est  l'absence  totale  de  science  qu'il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  la  plupart  des  gé- 
rans  des  sociétés  actuelles.  Cette  ignorance  se  fait  surtout 
apercevoir  dans  l'échelle  des  primes ,  pour  lesquelles  les 
diverses  compagnies  donnent  des  annuités.  Dans  les  tran- 
sactions de  cette  espèce,  la  compagnie,  au  lieu  de  recevoir 
une  prime,  en  échange  de  robllgation  qu'elle  prend  de 
payer  une  certaine  somme  à  la  mort  de  l'assuré,  ce  qui 
est  le  propre  do  l'assurance  sur  la  vie,  reçoit  au  contraire 
le  principal,  et  s'engage  à  payer  une  rente  viagère.  Ce 
genre  de  transaction  est,  par  conséquent,  tout  à  fait  l'in- 
verse de  l'assurance  sur  la  vie,  et  si  elle  se  faisait  d'après 


DES  a.ssx;rances  sur  la  vif. 


les  mêmes  données ,  la  perte  serait  pour  la  compagnie  et  le 
gain  pour  le  pensionnaire  ;  mais  Tignorance  sur  ces  ma- 
tières est  encore  si  profonde,  que,  lorsque  le  gouvernement 
dressa  les  tables  d'annuités,  ces  principes  si  simples  fu- 
rent totalement  méconnus,  et  il  fut  obligé  de  supporter 
des  pertes  énormes.  Il  paraît  que  déjà  ces  pertes  s'élèvent 
à  trois  millions  st.  (j5, 000,000  fr.).  On  pouvait  croire 
qu'une  erreur  aussi  palpable  serait  aperçue  et  évitée  par 
les  compagnies  ;  mais  point.  La  plupart  ont  supposé  qu'elles 
ne  pouvaient  pas  mieux  faire  que  de  suivre  la  marche 
d'un  guide  qui  leur  paraissait  aussi  sûr  que  le  gouverne- 
ment, et  quelques-unes  ont  même  fait  des  conditions  en- 
core plus  avantageuses.  C'est  ainsi  que  ces  compagnies 
s'alimentent^  pour  ainsi  dire,  de  leur  propre  substance, 
et  qu'elles  finiront  par  tomber  dans  une  consomption  dont 
les  stimulans  les  plus  énergiques  ne  pourront  pas  les 
faire  sortir. 

L'autre  considération  à  laquelle  nous  avons  fait  allusion, 
se  trouve ,  à  quelques  égards,  renfermée  dans  la  première  ; 
nous  voulons  parler  du  caractère  insidieux,  qu'on  nous 
passe  cette  expression,  de  l'affaire  en  elle-même.  Une 
compagnie  peut  agir  d'après  des  principes  qui  la  condui- 
sent inévitablement  à  sa  ruine ,  et  cependant  présenter 
toutes  les  apparences  d'une  grande  prospérité. 

On  peut  conclure  de  ces  observations  que  la  concur- 
rence qui,  dans  un  degré  modéré,  est  si  utile  dans  les  af- 
faires ordinaires  de  la  vie ,  et  qui  méme^  lorsqu'elle  est 
poussée  trop  loin,  ne  leur  est  que  bien  rarement  préjudi- 
ciable, ne  peut  guère  exercer  qu'une  influence  malfaisante 
dans  les  opérations  des  compagnies  d'assurance  sur  la  vie. 
Quand  bien  même  les  maux  que  nous  avons  spécifiés  ne 
résulteraient  pas  de  l'action  prolongée  de  ce  dangereux 
principe,  si  le  taux  des  profits  était  fort  diminué,  un 
autre  mal  qui  aurait  à  peu  près  le  même  caractère  et  les 


2l4  HISTdIP.E  KT  PP.IKC.IPES 

mêmes  effets,  ne  pourrait  pas  manquer  d'avoir  lieu.  Il  est 
("vident  que  les  capitalistes  les  plus  respectables  et  les 
plus  riches  refuseraient  bientôt  de  prendre  part  à  des 
affaires  dont  les  avantages  seraient  légers  ou  problémati- 
ques. Ils  les  abandonneraient  à  ceux  qui  ont  des  moyens 
plus  bornés ,  et  ils  dirigeraient  leurs  vues  vers  des  opé- 
rations où ,  avec  de  grands  capitaux  et  un  caractère  ho- 
norablement connu  dans  le  monde  commercial,  on  est 
presque  toujours  sur  de  réussir.  Il  est  inutile  de  dire 
combien  les  garanties  de  ces  sociétés  diminueraient  en 
tombant  dans  les  mains  d'hommes  moins  honorablement 
connus  dans  le  monde.  Il  est  malheureusement  trop  cer- 
tain que  les  directeurs  des  sociétés  récemment  formées 
sont  pour  la  plupart  sans  aucune  notoriété ,  et  que  c'est 
sous  le  patronage  de  ces  hommes  inconnus  que  le  tarif 
des  prix  a  été  baissé.  ^ 

En  soutenant  l'opinion  que  nous  venons  d'examiner, 
nous  ne  prétendons  pas  dire  qu'aucune  réduction  ne  pour- 
rait avoir  lieu  sans  danger  dans  les  tarifs  de  la  Cvmpa- 
gnie  Equitable  :  nous  sommes  plutôt  disposés  à  croire 
tout  le  contraire.  Mais  les  intérêts  en  jeu  sont  si  ma- 
jeurs, que  ces  réductions  ne  sauraient  être  faites  avec 
Irop  de  précaution,  et  il  faut  se  mettre  bien  en  garde 
contre  la  funeste  influence  de  la  concurrence.  Ce  n'est 
point  en  cédant  à  des  influences  extérieures  que  les  So- 
cùkés  Équitable  et  Amie  doivent  réduire  leurs  tarifs.  Les 
seules  personnes ,  employées  par  les  compagnies  d'assu- 
rance ,  qui  soient  honorablement  connues  dans  le  monde 
savant,  sont  M.  Morgan  de  \ Equitable ,  M.  Milne  du 
Soleil,  et  M.  Gompertz  de  Y  A  lliance .  Si  de  pareils 
hommes  assuraient  que  les  primes  peuvent  encore  être 
diminuées  sans  in<'onvcnient,  nous  n'hésiterions  pas  à  les 
croire,  mais  c  est  en  vain  (pi'on  chercherait  leurs  pareils 
(I;iMs   le  vaste  (•h;iinj>   on  la   concurrence  s'agite,  cl  nous 


«ES  AfiSLRAKCEs   SLR   LA   VIK.  "3  I  J 

en  coiul lions  que  leurs  vues  sont  tout  à  lait  d'accord 
avec  les  nôtres. 

Nous  allons  maintenant  examiner  rapidement  quelle  est 
la  classe  de  compagnies  qui  mérite  le  plus  de  confiance. 

Parmi  celles  qui  se  réservent  la  totalité  des  bénéfices 
réalisés ,  il  y  en  a  plusieurs  qui  méritent  beaucoup  de 
considération,  telles  que  le  Globe,  le  Soleil,  etc.  Ces 
sociétés,  dans  notre  opinion,  présentent  d'incontestables 
garanties,  et  par  cette  raison  nous  aimerions  mieux  faire 
des  affaires  avec  elles  qu'avec  d'autres  que  nous  pour- 
rions nommer ,  dont  les  avantages  semblent  d'abord  plus 
séduisans.  Au  reste,  le  public  paraît  être  de  notre  avis, 
en  s'adressant  de  préférence  à  ces  sociétés ,  malgré  les 
séductions  qui  semblent  devoir  l'entraîner  chez  leurs  ri- 
vales. IMais  la  sûreté  occupe  si  exclusivement  l'attention  de 
certains  hommes,  qu'ils  donnent  trop  peu  d'attention  à 
d'autres  considérations  également  très-importantes. 

Sous  le  rapport  des  garanties,  nous  ne  voyons  rien  qui 
doive  engager  à  donner  la  préférence  aux  compagnies  pro- 
priétaires sur  les  autres  sociétés.  Dans  le  cas,  au  surplus, 
où  les  sociétés  mutuelles  n  inspireraient  pas  le  même  degré 
de  confiance ,  on  aurait  toujours  la  ressource  de  s'adresser 
aux  sociétés  mixtes  qui  distribuent  aux  assurés  une  portion 
considérable  de  leurs  bénéfices.  Le  public  commence  à 
s'éclairer  sur  ces  matières;  et,  plus  ou  moins  promptement, 
les  compagnies  purement  propriétaires,  même  celles  qui 
présentent  le  plus  de  sûreté,  seront  forcées  de  modifier 
leur  constitution ,  ou  de  fermer  leurs  portes ,  faute  d'af- 
faires. 

Le  système  des  sociétés  mutuelles  est  tout-à-fait  l'op- 
posé de  celui  des  compagnies  purement  propriétaires.  Elles 
s'engagent  à  partager,  entre  leurs  membres  ,  la  totalité  des 
profits  réalisés.  Les  sociétés  de  cette  espèce  les  plus  con- 
nues en  Angleterre  sont  l'Équitable  et  t amiable.  Il  est 


2l6  HISTOmK  ET   PRINCIPES 

difficile  de  déterminer  quelles  sont,  des  sociétés  de  ce  genre 
et  des  sociétés  mixtes ,  celles  auxquelles  il  conviendrait  de 
donner  la  préférence. 

Les  sociétés  mixtes,  comme  nous  l'avons  déjà  dit ,  sont 
celles  qui ,  interposant  un  capital  et  un  corps  de  proprié- 
taires entre  les  assurés  et  la  perte,  remettent  en  même 
tems  aux  derniers  une  portion  des  bénéfices.  Cette  por- 
tion se  compose  ordinairement  des  deux  tiers. 

L'avantage  particulier  des  sociétés  mutuelles  ,  c'est  le 
partage  de  la  totalité  des  profits  parmi  les  assurés. On  sup- 
pose que  celui  qui  distingue  les  sociétés  mixtes ,  c'est  un 
degré  supérieur  de  garanties ,  réuni  à  une  participation 
dans  les  bénéfices.  Les  premiers  avantages  sont  si  palpables 
et  si  évidens,  qu'il  est  inutile  d'insister  à  cet  égard.  Cepen- 
dant il  y  a  des  considérations  qui ,  dans  l'opinion  de  cer- 
taines personnes,  juges  compétens  dans  ces  matières,  doi- 
vent faire  placer  les  sociétés  mixtes  sur  le  même  niveau. 
Nous  allons  en  indiquer  quelques-unes. 

On  observe ,  en  premier  lieu  ,  que  l'expérience  de  /'£*- 
quitahle  fait  voir  que,  dans  plusieurs  cas,  les  avantages 
des  sociétés  de  ce  genre  peuvent  être  entièrement  dé- 
truits. Ainsi,  actuellement,  par  suite  du  règlement  de  1816, 
un  assureur  ne  pourrait  pas  raisonnablement  attendre  de 
la  Société  Equitable^  la  même  proportion  de  profits  que 
de  plusieurs  sociétés  mixtes. 

On  dit,  en  second  lieu,  qu'une  gestion  intègre  et  judi- 
cieuse des  affaires  des  sociétés  mutuelles  ,  quoiqu'indis- 
pcnsable  à  leur  prospérité  ,  n'en  est  pas  toujours  une 
garantie  certaine;  et  que,  lorsqu  il  y  «"^  des  fautes  de  com- 
mises ,  rien  ne  protège  plus  les  intéressés  contre  la  misère 
et  la  ruine.  On  croit  généralement  que  les  affaires  de  la 
Société  Equitable  ont  été  conduites  avec  un  degré  exagéré 
de  précaution  qui  a  eu  beaucoup  d'inconvéniens,  et  qui  l'a 
môme  placée  dans  une  situation  assez  périlleuse.  On  cal- 


PES  ASSL•UA^'CES  SI  K   LA  VIF!.  2ir 

cule  que,  dans  d'autres  tems  ,  cette  compagnie  et  celles 
qui  sont  constituées  surles  méraeshases,  pourraient  tomber 
dans  l'extrémité  opposée ,  et  que  les  assureurs  voulant 
réaliser  ce  qu'ils  considéreraient  comme  des  profits,  se  par- 
tageraient peut-être  les  accumulations  dans  une  propor- 
tion telle  ,  que  la  société  ne  serait  pas  en  mesure  de  satis- 
faire plus  tard  aux  demandes  légitimes  qui  lui  seraient 
faites.  Si  une  chose  semblable  avait  lieu,  on  conçoit  que, 
quoique  parmi  ceux  qui  seraient  atteints,  il  y  en  aurait  un 
certain  nombre  qui  auraient  pris  part  au  partage ,  il  pour- 
rait aussi  s'en  trouver  qui  n'auraient  point  cette  consola- 
tion pour  diminuer  l'amertume  de  leur  désappointement. 
Le  trouble  qui  suivrait  un  pareil  événement  serait  épou- 
vantable ,  et  les  efforts  que  feraient  les  intéressés  pour  se 
rejeter  le  mal  les  uns  sur  les  autres,  en  augmenteraient 
probablement  la  violence  et  l'étendue. 

Pour  se  convaincre  qu'une  pareille  supposition  n'est 
point  impossible  ,  il  suffit  de  se  rappeler  la  faute  com- 
mise par  le  gouvernement  à  l'occasion  des  pensions  via- 
gères. Une  faute  semblable  eût  anéanti  les  associations 
particulières  les  plus  solidement  établies.  On  en  conclut 
que  ces  sociétés  offrent  un  danger  éventuel  qui  doit  inti- 
mider les  hommes  prévoyans ,  et  que  partant  elles  ne  pré- 
sentent pas  les  mêmes  garanties  que  les  sociétés  mixtes. 

On  ajoute  que  si  une  catastrophe  semblable  à  celle  que 
nous  venons  de  supposer,  arrivait  à  une  société  ayant  un 
capital  souscrit  et  un  corps  de  propriétaires ,  la  totalité  de 
la  propriété  des  membres  de  l'association  deviendrait  une 
sûreté  pour  les  assurés,  et  les  indemniserait,  au  moins  en 
partie,  de  leur  perte.  On  observe  également  que  cette  res- 
ponsabilité des  propriétaires  est  aussi  une  garantie  contre 
leur  mauvaise  gestion  et  contre  les  fautes  qui  pourraient 
amener  une  catastrophe  de  la  nature  de  celle  dont  nous 
avons  parlé  5  que',    d'un  côté,  tandis  que  les  directeurs. 


ai8        HISTOIRE  ET  PRINCIPES  DES   ASSl T.AJNCES  SUR  LA  VIE. 

afin  de  soutenir  l'honneur  de  la  compagnie,  seraient 
disposés  à  partager  tous  les  profits  qui  devraient  l'être  ,  de 
l'autre ,  la  crainte  de  compromettre  la  fortune  particulière 
des  propriétaires  les  empêcherait  de  faire  des  dividendes 
exagérés  ;  et  que ,  de  cette  manière ,  les  chances  d'événe- 
mens  fâcheux  seraient  beaucoup  réduites ,  et  bien  moins 
grandes  que  dans  les  sociétés  d'assurance  mutuelle. 

Maintenant  que  nous  avons  fait  connaître  les  avantages 
particuliers  des  sociétés  mixtes ,  nous  laissons  au  lecteur  à 
décider  quelles  sont  celles  auxquelles  il  doit  donner  la  pré- 
férence ,  et  nous  nous  bornerons  à  citer  quelques-unes  do 
ces  compagnies  qui  paraissent  mériter  le  plus  de  confiance. 

Z'^//m/ice  peut ,  à  juste  titre,  réclamer  la  première 
place.  Le  capital  souscrit  est  d'un  million  st.  Ses  présidens 
et  ses  directeurs  ont  été  choisis  parmi  les  hommes  qui 
jouissent  de  la  plus  haute  considération  commerciale.  Son 
conseil  est  un  mathématicien  de  première  ligne  ^  ainsi  elle 
réunit  tous  les  droits  à  la  confiance  générale. 

La  société  qui  vient  après  elle  est  le  Roc.  Le  capital  de 
cette  société,  souscrit  dans  le  principe  ,  n'était  que  de 
200,000  liv.  st.  ,  mais  il  a  été  fort  augmenté  depuis.  Les 
directeurs  sont  tous  des  hommes  honorables  ;  leurs  affaires 
sont  conduites  d'une  manière  judicieuse  et  habile ,  propre 
à  inspirer  beaucoup  de  confiance. 

Le  Tuteur  est  la  seule  société  du  même  genre  qui  ail 
un  capital  aussi  considérable  que  le  Roc.  Cette  compagnie 
mérite  une  haute  estime,  tant  à  cause  du  caractère  de  ses 
directeurs,  qu'à  cause  de  la  manière  dont  ses  affaires  sont 
dirigées.  H  est  à  regretter  que  l'on  trouve  dans  ses  polices 
la  clause  suivante  :  «  Que  la  responsabilité  des  membres 
sera  bornée  à  leurs  parts  respectives.  »  Cette  clause  peul 
être  bonne  en  droit ,  et  forl  convenable  aux  intérêts  des 
actionnaires,  mais  il  est  évident  qu'elle  doit  nécessaire- 
ment limiter  lA  confiance  du  public. 


VIGKON'J  AMÉlilC.VlNS.  'llC) 

Il  existe  encore  d'autres  sociétés  également  respectables, 
mais  que  nous  ne  pourrions  mentionner  sans  donner  trop 
d'extension  à  cet  article. 

Nous  croyons  avoir  exposé  ce  sujet  d'une  manière  plus 
claire  qu'il  ne  l'avait  été  précédemment  -,  et  nous  ne  dou- 
tons pas  que  le  bon  sens  du  public ,  discernant  entre  la 
paille  et  le  froment,  mettra  enfin  un  terme  à  la  concur- 
rence extravagante  qui  existe  aujourd'hui.  C'est  alors  seu- 
lement que  les  transactions  de  ce  genre,  conduites  avec 
plus  de  prudence  et  de  sagesse,  se  multiplieront  davantage, 
et  feront  sentir  leur  salutaire  et  utile  influence  dans  toutes 
les  classes  de  la  société.  (Edinburgh  Review.  ) 


HISTOIRE  NATURELLE. 


^^t()con$    ^^mcncatii5. 


Les  habitudes  remarquables  de  cette  espèce  de  pigeons 
n'ont  pas  encore  été  décrites  avec  les  particularités  et  les 
détails  que  réclame  la  curiosité,  dont  les  intérêts  ne  doivent 
pas  être  négligés  quand  il  s'agit  d'histoire  naturelle.  La 
science  même  aura  besoin  de  recueillir  ces  faits  de  détail  , 
lorsqu'elle  essaiera  de  dévoiler  les  mystères  les  plus  secrets 
de  la  nature  vivante  ,  d'étendre  ses  investigations  jusqu'à 
cette  physiologie  invisible^  qui,  suivant  un  philosophe 
français  ,  est  la  continuation  de  ce  que  nos  observations, 
secondées  par  nos  instrumens ,  peuvent  nous  apprendre  sur 
la  structure ,  les  phénomènes  et  4es  lois  des  corps  organisés. 
Les  esprits  justes  ne  se  contentent  point  de  notions  con- 
fuses, comme  celle  de  l instinct  :  les  hommes  sages  n'ont 


220  PIGEONS  AMÉ1UCAI2VS, 

pas  la  prétention  d'avoir  pénétré  les  desseins  de  l'Être  Su- 
prême 5  ils  ne  parlent  point  de  causes  Jinales ,  et  se  con- 
tentent, en  toutes  choses,  de  rechercher  le  comment,  afin 
de  s'élever  ,  s'il  est  possible ,  jusqu'au  pourquoi.  Buffon  , 
qui  traça  cette  route  aux  naturalistes,  eut  quelquefois  l'im- 
prudence de  s  en  écarter,  et  chacune  de  ses  déviations  le 
fit  descendre  au-dessous  de  son  génie.  Mais  la  postérité  ne 
se  souvient  des  faiblesses  d'un  esprit  aussi  supérieur,  que 
pour  en  tirer  de  salutaires  avertissemens  ,  et  préserver  les 
savans  des  périls  auxquels  ils  s'exposent,  dès  qu'ils  cessent 
d'observer,  et  qu'ils  s'abandonnent  à  leur  imagination.  Si 
Buffon  avait  pu  consacrer  plus  de  tems  à  l'étude  des  mœurs 
des  animaux,  voir  par  lui-même  au  lieu  de  s'en  rapporter 
à  des  narrations  dont  l'exactitude  n'était  pas  toujours  assez 
bien  garantie ,  il  aurait  appliqué  sa  haute  philosophie  à  ces 
objets  si  dignes  de  l'occuper-,  il  aurait  peut-être  écrit  l'his- 
toire des  pigeons  de  l'Amérique  avec  cette  éloquence  de 
la  raison  qui  caractérise  une  si  grande  partie  de  ses  ou- 
vrages, et  surtout  son  Histoire  du  Castor.  Mais  l'orni- 
thologie fut  la  dernière  division  de  l'histoire  naturelle  à 
laquelle  il  consacra  son  admirable  talent  ^  il  ne  put  la  ter- 
miner ni  mettre  lui-même  en  œuvre  ce  que  l'on  savait  de 
son  tems  sur  l'histoire  naturelle  des  oiseaux  ^  de  grandes 
découvertes  restaient  à  faire  :  l'ornithologie  américaine 
n'avait  point  encore  profité  des  travaux  de  Wilson. 

En  décrivant  les  oiseaux  de  l'Amérique  du  Nord ,  Wil- 
son parle  souvent  d'après  ses  propres  observations,  et 
toujours  après  avoir  comparé  les  documens  qu'il  recueillait 
lui-même  sur  les  lieux.  Mais  ses  courses  ne  pouvaient  être 
assez  prolongées  pour  qu'elles  le  missent  en  état  de  saisir 
les  circonstances  les  plus  favorables ,  de  répéter  et  de  varier 
ses  recherches ,  d'acquérir  la  conviction  qu'il  n'avait  point 
été  induit  en  erreur  sur  les  faits  qu'il  est  le  plus  difficile  de 
bien  connaître  :  il  devait  laisser  encore  beaucoup  à  désirer 


PIGEONS  AMERICAINS,  29.1 


sur  les  tribus  errantes  que  les  migrations  irrégulières  dé- 
robent aux  investigations  des  naturalistes,  cl,  à  plus  forte 
raison,  à  la  curiosité  peu  attentive  des  habilans  des  lieux 
qu'elles  ne  visitent  que  rarement ,  et  sans  y  prolonger  leur 
séjour.  On  n'est  pas  encore  parvenu ,  en  Europe ,  à  suivre 
jusqu'au  terme  de  leur  voyage  les  bandes  de  jaseurs  de 
Bohême  ,  qui  semblent  avoir  adopté  pour  patrie  toute  la 
zone  tempérée  de  l'ancien  continent,   depuis  le  Kamts- 
chatka  jusqu'à  l'Océan  atlantique.  Il  n'est  donc  pas  éton- 
nant que  l'Amérique  ne  nous  ait  pas  envoyé  plus  tôt  les 
documens  relatifs  à  ses  pigeons  de  passage.  Heureusement 
M.  Audubon  habite  le  pays  où  ces  oiseaux  séjournent  le 
plus  souvent  -,  c'est  à  cet  habile  naturaliste  que  nous  em- 
prunterons les  faits  curieux  contenus  dans  un  mémoire 
adressé  à  la  Société  Royale  d'Edinbourg  dont  il  est  membre. 
Commençons  par   donner,   d'après  Wilson,   une  courte 
description  du  pigeon  de  passage  (  columba  migratoria). 
Cette  espèce  habite  le  nord  de  l'Amérique  ,  depuis  la 
baie  d'Hudson  jusqu'au  golfe  du  Mexique.  Quelques-unes 
de  ses  bandes  passent  l'hiver  jusqu'au  60""  degré  de  lati- 
tude ,  et  subsistent  de  baies  de  genièvre  qu'elles  y  trouvent 
en  assez  grande  abondance.  Le  mâle  est  plus  grand  et  plus 
beau  que  la  femelle  :  celle-ci  n'a  point  de  couleurs  bril- 
lantes, quoique  des  teintes  diverses  y  soient  distribuées 
comme  sur  le  plumage  du  mâle  \  un  cendré  sans  éclat  rem- 
place le  beau  clair  de  l'autre  sexe  ;  point  de  couleurs  chan- 
geantes, mêlées  d'or  et  de  pourpre  ;  la  couleur  de  feu  des 
yeux  est  moins  animée  \  les  pieds  même  ne  sont  pas  d  un 
aussi  beau  rouge.  La  longueur  totale  du  mâle  est  de  deux 
pieds  anglais  (  22  pouces  6  lignes  du  pied  de  France)  , 
depuis  le  bec  jusqu'à  l'extrémité  de  la  queue.  La  tète  est 
d'un  bleu  d'ardoise,  la  poitrine  d'une  couleur  de  noisette 
rougeâtre.  Le  cou  est  orné  des  plus  belles  couleurs  ;  l'or, 
le  vert,  le  pourpre  et  un  écarlato  magnifique  s'y  montrent 


■.i22  PIGEONS   AMÉRICAINS. 

dans  tout  leur  éclat ,  avec  leurs  nuances  mobiles.  La  cou- 
leur dominante  du  plumage  est  le  bleu  d'ardoise ,  parsemé 
de  tacbes  noires  et  brunes.  Le  ventre  est  d'un  beau  blanc  ; 
la  queue  est  très-longue  pour  un  pigeon  cunéiforme,  et 
traversée,  au  milieu,  par  une  large  bande  d'un  beau  noir. 
En  somme,  cette  espèce  attirerait  l'attention ,  et  mériterait 
les  soins  de  l'bomme ,  si  son  humeur  vagabonde  lui  per- 
mettait de  se  fixer  dans  les  colombiers.  Ecoutons  mainte- 
nant M.  Audubon. 

«  Ce  que  nos  pigeons  voyageurs  offrent  de  plus  remar- 
quable, ce  sont  leurs  associations  et  leurs  courses  lointaines; 
aucune  espèce  connue  ne  peut,  à  cet  égard,  exciteraussi 
fortement  la  curiosité  et  l'attention  de  tous  ceux  qui  sont 
à  portée  d'observer  ces  oiseaux  lorsqu'ils  traversent  tout  le 
îerritoire  des  Etats-Unis,  du  nord  au  sud  et  de  l'est  à 
l'ouest,  ou  dans  le  sens  opposé.  Leurs  migrations,  solli- 
citées par  le  besoin  de  pourvoir  à  leur  subsistance,  et  non 
par  le  désir  de  chercher  un  climat  plus  doux ,  lorsque  l'hi- 
ver commence  à  faire  sentir  ses  rigueurs ,  ne  sont  point 
n'glées  par  le  cours  des  saisons  :  elles  ne  dépendent  que  de 
Tabondance  ou  de  la  disette  des  fruits  dont  les  pigeons  se 
nourrissent.  Ils  ne  changent  de  place  que  lorsqu'ils  ont 
épuisé  toutes  les  ressources  du  canton  où  ils  se  trouvent. 
,T  ai  constaté ,  par  des  informations  expresses  et  recueillies 
avec  soin,  qu'après  avoir  passé  plusieurs  années  consé- 
cutives dans  quelques  parties  du  Rentucky,  les  habitans  les 
virent  un  jour  disparaître  tous  à  la  fois,  parce  que  la 
glandée  avait  manqué.  Ils  ne  revinrent  dans  les  mêmes 
cantons  qu'après  une  très-longue  absence.  Le  même  fait  a 
été  reconnu  et  vérifié  dans  plusieurs  autres  états  de  l'Amé- 
rique du  nord. 

»  Nos  pigeons  voyageurs  ont  une  puissance  de  vol  beau- 
coup plus  surprenante  que  celle  de  leurs  congénères  em- 
ployés, dit-on,  comme  messagers  dans  quelques  expériences 


rir.roNS  ami^uicains.  22.^ 

tiiiles  en  Europe.  On  a  pu  mesurer,  avec  assez  de  précision, 
la  prodigieuse  vitesse  dont  les  nôtres  auraient  fait  preuve 
en  pareille  occasion  :  on  sait ,  par  exemple ,  que  des  indi- 
vidus de  cette  espèce ,  tués  aux  environs  de  New-York , 
avaient  le  gézier  encore  rempli  de  grains  de  riz,  dont  ils 
n'avaient  pu  faire  provision  que  dans  la  Caroline  et  la 
Géorgie  ;  et ,  comme  on  s'est  assuré,  d'ailleurs,  que  les  ali- 
mens  les  plus  difficiles  à  digérer  ne  peuvent  résister  plus 
de  douze  heures  à  l'activité  de  leur  suc  gastrique,  on  a 
concluavec  certitude  qu'ils  avaient  parcouru,  en  six  heures 
au  plus ,  un  espace  de  trois  à  quatre  cents  milles ,  ou  à  peu 
près  un  m^lle  par  minute  (25  lieues  de  poste  en  une  heure). 
En  deux  jours  ils  pourraient  traverser  l'Océan ,  et,  en  effet, 
un  individu  de  cette  espèce  fut  tué  sur  les  côtes  de  l'Ecosse, 
au  mois  de  janvier  1 826 ,  fait  consigné  dans  le  Journal  des 
Sciences  d'Édinbourg. 

»  Mais  cette  grande  puissance  de  vol  n'est  pas  la  seule 
faculté  que  nos  oiseaux  possèdent  à  un  degré  très-remar- 
quable :  leur  vue  est  excellente,  et,  sans  ralentir  leui 
course,  ils  découvrent,  du  haut  des  airs,  les  fruits  et  les 
graines  qui  peuvent  leur  servir  d'aliniens.  Dès  qu'ils  les 
aperçoivent,  le  voyage  est  fini.  J'ai  eu  de  fréquentes  occa- 
sions d'observer  leurs  manœuvres  5  lorsqu'ils  passent  au- 
dessus  d'un  terrain  dépourvu  de  ce  qu'ils  cherchent ,  ils 
s'élèvent  alors  très- haut,  étendent  leur  front  afin  de 
pouvoir  explorer  d'un  coup  d'œil  plusieurs  centaines  d'a- 
cres. Ont-ils  fait  une  bonne  découverte  ?  ils  descendent 
en  bel  ordre  ,  vont  reconnaître  les  lieux  qui  leur  pro- 
mettent une  pâture  abondante,  et  ne  s'y  posent  qu'avec 
beaucoup  de  précaution. 

»  La  structure  des  ailes  et  de  la  queue  de  nos  pigeons , 
ainsi  que  l'ovale  alongé  de  leur  cocps  ,  font  reconnaître 
sur-le-champ  que  ces  oiseaux  sont  organisés  pour  un  vol 
rapide  et  soutenu.  Si  l'on  découvre  un  individu  de  celle 


2^4  PIGEOJNS   AMÉRICAINS. 

espèce  au  milieu  d'un  bois ,  se  glissant  entre  les  arbres  , 
qu'on  ne  perde  point  son  tems  à  le  chercher  pour  le  voir 
plus  à  loisir^  plus  prompt  que  la  pensée,  il  est  bientôt 
hors  de  la  portée  de  la  meilleure  vue  ;  ni  le  chasseur,  ni 
le  curieux  ne  pourront  l'atteindre. 

))  Ces  oiseaux  sont  en  si  grand  nombre  dans  nos  bois, 
qu'après  avoir  eu  sous  mes  yeux,  pendant  plusieurs  années, 
le  spectacle  de  leurs  bandes  immenses  ,  après  les  avoir  ob- 
servées en  différens  climats ,  dans  des  positions  et  des  cir- 
constances très-diverses,  j'hésite  encore  lorsqu'il  s'agit  de 
rapporter  des  faits  dont  je  n'ai  pas  été  le  seul  témoin.  Plu- 
sieurs centaines  de  personnes  peuvent  attester  l'exactitude 
de  mes  récits;  elles  partageaient  ma  surprise,  et,  aujour- 
d'hui même ,  malgré  la  certitude  d'avoir  bien  vu ,  elles  ad- 
mirent encore  ces  prodiges  auxquels  il  leur  est  impossible 
(le  ne  pas  ajouter  foi.  \oici  donc  les  faits  extraordinaires 
que  je  donne  comme  certains,  et  que  je  recommande  à 
l'allenlion  de  tous  les  observateurs  de  la  nature. 

»  Dans  l'automne  de  i8i3 ,  je  partis  de  mon  habitation 
sur  les  bords  de  l'Ohio,  à  Henderson  ,  dans  l'état  de  Ken- 
tucky ,  pour  me  rendre  à  Louisville.  Chemin  faisant,  je 
rencontrai  des  pigeons  qui  dirigeaient  leur  vol  du  nord- 
est  au  sud-ouest  :  j'étais  alors  dans  les  plaines  stériles  qui 
s'étendent  en  avant  de  llardons-Burgh.  Les  bandes  qui  vo- 
laient au-dessus  de  ma  tète  étaient  plus  nombreuses  queje 
ne  les  avais  vues  jusqu'alors  ;  je  m'arrêtai  pour  compter 
celles  que  j'apercevrais  dans  l'espace  d'une  heure.  Ayant 
gagné  une  petite  éminence  d'où  je  pouvais  découvrir 
tout  autour  de  moi,  je  fis  mes  dispositions,  et,  muni  de 
papier  et  de  mon  crayon ,  je  commençai  mes  notes  ; 
mais  je  ne  pus  continuer  mon  registre  aussi  long-lcms 
que  je  l'aurais  désiré  ;  les  bandes  se  multiplièrent  bientôt 
avec  une  si  grande  rapidité,  qu'il  me  fut  impossible  de 
les  apercevoir  toutes,  etassezà  tenispourcn  tenirnote.Mes 


«^ 


PIGEONS  AMÉRICAINS.  "îl^ 

observations  avaienlduré  vingt  et  une  minutes  ^  je  comptai 
les  coups  de  crayon ,  et  je  trouvai  que ,  dans  ce  court  es- 
pace detcms,  i63  bandes  de  pigeons  avaient  passé  à  la 
portée  de  ma  vue.  A  la  fin  ,  les  bandes  se  touchèrent  :  un 
nuage  de  pigeons  me  dérobait  la  lumière  du  soleil  ;  la  fiente 
de  ces  animaux,  tombant  du  haut  des  airs ,  formait  comme 
une  neige  d'une  espèce  nouvelle,  et  le  mouvement  de  leurs 
ailes  produisait  un  sifflement  monotone  qui  provoquait  au 
sommeil. 

»  Tandis  qu'on  préparait  mon  dîner  à  l'auberge  d'Young, 
près  de  l'embouchure  de  la  Rivière  Salée  (Sait  Rwer),  dans 
rObio ,  j'eus  le  tems  de  contempler  à  l'aise  les  immenses 
troupes  volantes  qui  arrivaient  en  ce  moment.  L'Ohio  se 
présentait  à  l'ouest,  et  je  découvrais,  à  l'est,  de  vastes  forêts 
de  hêtres.  Les  oiseaux  passèrent  sans  s'arrêter  et  sans  laisser 
en  arrière  aucun  traineur.  En  effet ,  rien  ne  pouvait  les 
fixer  dans  le  canton  où  je  me  trouvais  alors  ;  les  noix  et  les 
glands  y  avaient  manqué  totalement  cette  année.  Aussi 
toutes  ces  troupes ,  quelque  nombreuses  qu'elles  fussent , 
se  tenaient  à  une  hauteur  fort  au-dessus  de  la  portée  de  la 
meilleure  carabine.  Un  faucon  noir  venait-il  menacer  leur 
arrière-garde  ?  en  un  clin  d'oeil ,  les  rangs  étaient  serrés  , 
une  masse  compacte  se  formait ,  exécutait  les  plus  belles 
évolutions  aériennes ,  se  précipitait  vers  la  terre  avec  l'im- 
pétuosité d'un  torrent  et  le  bruit  de  la  foudre  ,  et  lorsque 
ses  zigzags  multipliés  avaient  lassé  la  persévérance  de 
l'ennemi ,  elle  rasait  le  sol  avec  une  vitesse  inconcevable 
et,  s'élevant  de  nouveau  comme  une  colonne  majestueuse, 
elle  reprenait  ses  ondulations,  imitant  dans  l'air,  mais  sur 
une  échelle  d'une  grandeur  démesurée,  la  marche  sinueuse 
d'un  serpent  sur  la  terre  ou  dans  l'eau. 

»  J'arrivai  à  Louisville   avant   le   coucher  du    soleil. 
Cette  ville  est  à  55  milles  (aS  lieues  de  poste)  de  Hardens- 
burgh,  où  les  pigeons  exécutaient  leur  passage,  qui  dura 
XII.  17 


226  Î'IGEOJNS    AMÉRICAINS. 

trois  jours  entiers.  Pendant  tout  ce  tems^  la  population  ne 
quitta  point  les  armes  ;  hommes  ,  enfans ,  tous  étaient  à  la 
chasse.  Les  bords  de  l'Ohio  étaientsurtout'garnis  de  tireurs, 
parce  que  les  pigeons  ont  l  habitude  de  voler  plus  bas,  en 
traversant  une  large  rivière,  ce  qui  donne  le  moyen  de  les 
atteindre  et  d'en  tuer  une  prodigieuse  quantité.  Pendant 
toute  une  semaine ,  et  même  plus  long-tems ,  on  ne  parla 
que  de  pigeons,  on  ne  mangea  point  d'autre  viande  que 
celle  de  ces  oiseaux  ;  Tair  était  rempli  de  leurs  émanations 
dont  Todeur  est  assez  forte,  quand  ils  sont  réunis  en  aussi 
grand  nombre. 

1}  Les  troupes  qui  se  succèdent  d'assez  près  ,  dans  la 
même  direction,  exécutent  régulièrement  les  mêmes  évo- 
lutions à  la  même  place.  Cette  uniformité  de  mouvemens 
est  un  fait  des  plus  curieux  et  des  plus  difficiles  à  expli- 
quer. Si  une  troupe  a  été  dérangée  par  l'attaque  impré- 
vue d'un  faucon  ou  de  quelqu'autre  ennemi,  les  autres 
n'en  suivent  pas  moins  la  ligne  tracée,  sans  changer  ni 
supprimer  aucune  sinuosité  :  et,  dès  que  le  danger  est 
passé ,  la  troupe ,  effrayée  pendant  quelques  momens ,  re- 
prend à  la  fois  la  confiance  et  la  marche  de  toute  la  bande 
dont  elle  fait  partie. 

))  Essavons  de  calculer ,  au  moins  par  approximation  , 
le  nombre  d'individus  qui  composent  ces  bandes  extraor- 
dinaires ,  et  la  masse  d'alimens  qu'ils  consomment  chaque 
jour.  Ces  estimations,  quoique  très-imparfaites ,  serviront 
au  moins  à  donner  une  idée  de  la  puissance  et  de  la  bonté 
du  Créateur,  qui  fait  subsister,  sur  le  continent  américain, 
plus  de  créatures  vivantes  que  les  hommes  ne  pourraient 
en  compter,  quand  même  ils  consacreraient  à  ces  recher- 
ches tous  leurs  travaux  et  tout  leur  tcms. 

n  Prenons  jmur  exemple  une  colonne  d'un  mille  de 
largeur,  ce  qui  est  fort  au-dessous  de  la  mesure  commune, 
et  supposons  qu'elle  effectue  son  passage  en  trois  heures  : 


l'IGEOKS  AMl':UlCAI>S.  22- 

'  / 

comme  sa  vitesse  est  d'un  mille  par  minute  ,  sa  longueur 
est  de  i8o  milles,  composés  chacun  de  1^60  yards.  Si  l'on 
suppose  de  plus  que  chaque  yard  carré  est  occupé  par 
deux  pigeons,  on  trouvera  que  le  nombre  de  ces  oiseaux 
est  de  1,1 1 5,1 36, 000  (  un  billion,  cent  quinze  millions, 
cent  trente  six  mille  )  :  et  comme  chaque  individu  ne 
consomme  pas  moins,  par  jour,  d'une  demi-pinte  de  fruits 
ou  de  graines,  la  nourriture  journalière  d'un  seule  bande 
n'exige  pas  moins  de  8,^12,000  (  huit  raillions  sept  cent 
douze  mille  )  boisseaux. 

»  Dès  que  ces  oiseaux  aperçoivent  de  loin  une  quantité 
suffisante  de  nourriture ,  sur  les  arbres  ou  dans  les  campa- 
gnes, ils  se  disposent  pour  une  halte.  On  les  voit  alors 
voler  en  tournant,  pour  explorer  tous  les  environs,  et  ces 
mouvemens  circulaires,  dans  des  plans  diversement  incli- 
nés, font  briller  tour-à-tour  les  belles  couleurs  de  leur  plu- 
mage. Dans  une  position,  toute  la  bande  se  revêt  d'une  teinte 
de  bleu  clair,    qui  bientôt  après   est  remplacée   par  un 
pourpre  foncé.  Enfin,  ces  oiseaux  prennent  assez  de  con- 
fiance pour  oser  se  glisser  dans  les  bois,  et,  en  un  moment , 
tous  ont  disparu  sous  le  feuillage.  Ils  ne  tardent  point 
à  se  montrer  de  nouveau.  Encore  plus  hardis,  ils  vont  se 
poser  à  terre  j  mais  une  terreur  panique  les  rejette  dans  la 
forêt  avec  une  telle  rapidité,  que  le  bruit  de  leur  fuite  suf- 
firait pour  épouvanter  leurs  plus  intrépides  ennemis,  si 
l'homme  n'était  pas  compris  dans  ce  nombre.  Le  plus  im- 
périeux des  besoins  les  arrache  de  leur  retraite ,  et  triom- 
phe de  toutes  les  appréhensions^  ils  cherchent,  sous  les 
feuilles  desséchées  et  déjà  décomposées,  les  fruits  et  les 
graines  de  l'année  précédente  :  leurs  mouvemens  sont  alors 
si  lestes,  et,  en  apparence,  si  tumultueux  ;  ils  vont,  vien- 
nent, montent,   redescendent,   se  croisent  dans  tous  les 
sens,  avec  une  si  grande  célérité,  que  le  spectateur  ébloui 
s'attend  à  les  voir  s'envoler  tous  à  la  fois.  Le  terrain  qu'ils 


228  PIGEONS   AMÉRICAINS. 

• 

ont  moissonné  est  tellement  dépouillé ,  que  les  glaneurs  y 
perdraient  leur  temset  leurs  peines.  Ces  momens  sont  très- 
favorables  pour  les  chasseurs  ^  ils  peuvent  tuer  des  pigeons 
dans  une  quantité  au-delà  de  toute  croyance  ,  sans  que  les 
bandes  de  ces  oiseaux  paraissent  diminuées.  Vers  midi,  les 
oiseaux  largement  repus  vont  se  reposer  et  faire  la  diges- 
tion sur  les  arbres  voisins  :  mais  lorsque  le  soleil  dis- 
paraît sous  l'horizon ,  tous  s'envolent  en  même  tems ,  en 
masse,  vers  le  juchoir  commun,  éloigné  quelquefois  de 
plus  de  cent  milles ,  comme  l'assurent  plusieurs  personnes 
qui  ont  observé  avec  la  plus  grande  attention  les  lieux  et 
les  tems  de  départ  et  d'arrivée  de  ces  troupes  de  voya- 
geurs. Les  juchoirs  méritent  aussi  d'exciter  l'attention  de 
nos  lecteurs  -,  voyons  ce  qui  s'y  passe. 

M  J'ai  visité  plusieurs  fois  l'un  de  ces  lieux  de  repos  et 
de  sommeil ,  peu  éloigné  de  la  Rivière  \  erte  (Green  River) 
dans  l'état  de  Kentucky.  C'était,  comme  on  l'a  remarqué 
dans  tous  les  lieux  de  même  destination ,  une  des  plus  belles 
parties  de  la  forêt ,  où  les  arbres  s'élevaient  à  une  hauteur 
prodigieuse  sur  des  troncs  droits,  isolés,  sans  broussailles 
et  sans  bois  qui  gênassent  le  mouvement.  Je  le  parcourus 
sur  une  longueur  d'environ  quarante  milles,  et  une  lar- 
geur moyenne  de  trois  milles  ;  mou  projet  était  alors  d'y 
revenir  quinze  jours  après  que  les  oiseaux  en  auraient  pris 
possession,  à  Tépoque  ordinaire.  Je  m'y  rendis  effective- 
ment, deux  heures  avant  le  coucher  du  soleil.   Je  n'y 
trouvai  que  peu  de  pigeons,  mais  force  chasseurs  avec 
leurs  chevaux,  et  des  chariots  chargés  de  fusils  et  de  mu- 
nitions. Des  campemens  étaient  formés  autour  du  rendez- 
voXis  général  où  les  pigeons  étaient  attendus.  Deux  fer- 
miers des  environs  de  Russelsville ,  lieu  éloigné  de  plus 
de  loo  milles,  avaient  amené  3oo  cochons  pour  les  nour- 
rir de  pigeons ,  et  les  engraisser  en  peu  de  tems  et  presque 
sans  frais ,  avec  des  alimens  aussi  substantiels.   Ici ,  des 


PIGEONS  AMÉRICAINS.  22C) 

oiseaux,  en  las  énormes,  étaient  préparés  pour  être  salés; 
plus  loin  ,  on  les  couvrait  de  sel.  Tout  cela  me  donnait 
une  idée  de  l'immense  rassemblement  qui  fotirnissait  cha- 
que jour  les  moyens  de  continuer  une  chasse  aussi  dévas- 
tatrice. Mais  ce  qui  me  surprit  le  plus  ,  ce  fut  d'appren- 
dre que  ces  victimes  venaient  tous  les  soirs  de  Tétat 
d'Indiana  ,  où  ils  trouvaient  alors  une  nourriture  abon- 
dante, chercher  dans  le  Kentucky  un  lieu  de  repos,  sous 
le  plomb  meurtrier  du  chasseur  :  partis  des  environs  de 
JefFersonville  ,  ils  avaient  parcouru  chaque  soir  plus  de 
i5o  milles  (  cent  lieues)  ,  et  retournaient  dès  Taube  du 
jour  au  lieu  d'où  ils  étaient  venus.  Une  couche  de  fiente 
(  colombine  ,  en  termes  d'horticulture)  couvrait  le  sol  dans 
toute  l'étendue  du  juchoir ,  sur  une  épaisseur  de  quelques 
pouces  :  à  l'aspect  de  ce  terrain  blanchi ,  des  arbres  cassés 
près  de  terre ,  des  branches  arrachées  ou  rompues ,  on  eût  dit 
qu'une  trombe  avait  ravagé  cette  partie  de  la  foret ,  et  que 
les  rigueurs  de  l'hiver  avaient  succédé  sans  intervalle  à  la 
violence  de  la  tempête.  Le  tems  s'écoulait  :  tous  les  chas- 
seurs firent  leurs  apprêts ,  chacun  suivant  ses  fonctions. 
Les  uns  portaient  du  soufre  dans  des  pots  de  fer,  les  au- 
tres étaient  mvinis  de  perches,  ou  d'une  provision  de  tor- 
ches fabriquées  avec  des  lattes  de  pin  très-résineux  et  très- 
sec.  Les  principaux  acteurs  avaient  des  fusils  avec  une 
double  ou  triple  charge.  Le  soleil  était  couché  ;  aucun 
oiseau  ne  paraissait  encore  :  tout -à -coup  ,  j'entends  une 
exclamation  générale  :  les  'voilà  l  Le  bruit  qu'ils  firent  en 
approchant  me  parut  analogue  à  celui  d'une  forte  brise 
soufflant  à  travers  les  agrès  d'un  vaisseau  dont  tous  les  ris 
sont  pris.  Lorsque  la  colonne  de  pigeons  passa  sur  ma  tète, 
je  sentis  un  courant  d'air  auquel  je  ne  m'attendais  pas. 
Plusieurs  milliers  d'oiseaux  furent  abattus  à  coups  de  per- 
ches :  la  colonne  augmentait  sans  cesse  ,  les  feux  allumés 
de  toutes  parts  éclairèrent  le  plus  magnifique  et  le  plus  ter- 


u3u"  PIGEONS  AMÉRICAINS. 

rible  spectacle  que  j'eusse  vu  jusqu'alors.  Les  pigeons  ar- 
rivaient par  millions,  se  précipitaient  les  uns  sur  les  autres, 
pressés  comme  les  abeilles  dans  un  essaim  suspendu  aux 
branches  d'un  arbre.  Celles  des  arbres  du  juchoir  rom- 
paient sous  le  poids  des  pigeons  ,  et  tombaient  à  terre  avec 
leur  charge  ;  et ,  dans  leur  chute  ,  elles  entraînaient  les 
branches  inférieures  ,  écrasant  sur  leur  passage  tous  les 
oiseaux  qu'elles  rencontraient.  Au  milieu  de  ces  scènes  de 
tumulte  et  de  confusion,  on  eût  tenté  vainement  de  se 
faire  entendre  de  ses  voisins  -,  les  cris  mêmes  se  perdaient 
dans  le  bruit  général.  On  ne  distinguait,  par-ci  par-là, 
que  des  coups  de  fusil ,  et  encore  ne  voyait  -  on ,  la  plu- 
part du  tems  ,  que  les  chasseurs  avaient  tiré ,  que  parce 
qu'ils  rechargeaient  leurs  armes. 

))  On  se  tient  prudemment  hors  de  ces  lieux  de  dévasta- 
tion et  de  carnage;  personne  n'oserait  y  pénétrer.  Les  co- 
chons sont  retenus  dans  les  parcs,  jusqu'à  ce  qu'on  puisse 
les  faire  sortir  sans  danger  :  on  altend  la  matinée  du  jour 
suivant  pour  s'occuper  du  soin  de  recueillir  les  morts  el 
les  blessés.  Les  pigeons  ne  cessaient  point  d'arriver  à  ce 
fatal  rendez-vous ,  et  ce  ne  fut  que  vers  minuit  que  l'af- 
fluence  des  survenans  me  parut  diminuer.  Le  massacre 
continua  jusqu'au  jour.  Je  fus  curieux  de  savoir  jusqu'à 
quelle  distance  on  pouvait  entendre  le  bruit  épouvantable 
de  cette  chasse^  je  chargeai  de  cette  épreuve  un  homme 
très-exercé  aux  courses  dans  les  bois  ;  il  revint  au  bout  de 
deux  heures,  et  me  dit  qu'il  n'avait  cessé  de  nous  entendre 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  éloigné  de  plus  de  trois  milles  (une 
lieue).  Au  point  du  jour  un  bruit  différent  vint  frapper 
nos  oreilles;  c'était  celui  de  toutes  les  bandes  de  pigeons 
s'envolant  à  la  fois  ,  pour  aller  chercher  leur  nourriture  ; 
tous  avaient  quitté  le  juchoir  lorsque  le  soleil  parut  sur 
l  horizon.  En  ce  moment  la  scène  fut  changée;  nous  en- 
tendîmes lo  hurlement  des  loups:   les  rcMinnU.    les  Ivnx, 


PIGEOKS  AMÉRICAINS.  -^il 

les  cougouards,  les  ours  et  toutes  les  espèces  voraces  d'un 
ordre  inférieur,  sortirent  de  leurs  retraites  pour  venir  pren- 
dre leur  part  de  la  curée,  tandis  que  les  aigles,  les  fau- 
cons, et,  à  leur  suite,  des  troupes  insatiables  de  buses  et 
de  corbeaux,  s'apprêtaient  aussi  à  profiter  de  celte  nuit  de 
destruction. 

»  En  même  teras  que  toutes  ces  bandes  rapaces,  les 
chasseurs  vinrent  faire  leur  récolte  :  chacun  fil  usage  de 
tous  ses  moyens  de  transports ,  et  les  simples  curieux ,  tels 
que  moi,  ne  pouvaient  détacher  leurs  regards  de  cette 
terre  couverte  de  morts  et  de  blessés.  Ce  que  les  chasseurs 
ne  pureiil  emporter  fui  abandonné  aux  cochons  et  aux 
chiens  ;  chaque  espèce ,  sauvage  ou  domestique ,  fut  abon- 
damment nourrie  aux  dépens  des  malheureux  pigeons. 

»  Au  premier  coup-d'œil ,  on  croirait  qu'une  race  si 
cruellement  poursuivie  par  une  foule  d'ennemis,  qui  ne 
lui  laissent  pas  même  le  repos  de  la  nuit,  ne  peut  sub- 
sister long-tems  :  l'observation  prouve  le  contraire ,  et  je 
suis  convaincu  que  le  nombre  de  ces  pigeons  sera  tou- 
jours en  raison  de  l'étendue  de  nos  forêts.  En  i8o5,  je 
vis  aborder  près  du  quai  de  J\ew-York  une  goélette  char- 
gée de  pigeons  |iris  sur  la  rivière  dHudson^  et  que  l'on 
vendait  un  cent  la  pièce  (loo  cent  font  un  dollar,  et  valent 
io4  sous  de  la  monnaie  de  France).  J'ai  connu  un  habi- 
tant de  Pensylvanie  qui  en  prit  dans  un  seul  jour  cinq 
cents  douzaines  dans  une  sorte  de  fiiet,  et  vingt  dou- 
zaines à  une  autre  chasse  usitée  dans  ce  pays.  J'ai  vu , 
aux  salines  de  Shawanee-Town ,  des  nègres  excédés  de 
fatigue  5  ils  avaient  passé  toute  la  journée  à  tuer  les  pi- 
geons qui  venaient  profiter  du  suintement  des  eaux  sa- 
lées ;  et,  en  1826,  après  trente  ans  de  résidence  aux  Etats- 
Unis  ,  je  rencontrai  dans  la  Louisiane  des  bandes  de 
pigeons  aussi  nombreuses  et  aussi  multipliées  qu'elles 
l'étaient  lorsque  j'arrivai  daus  ce  pays. 


282  PIGEONS   AMÉRICAINS. 

))  J'ai  consacré  beaucoup  de  travaux  et  de  soins  à  1  é- 
tude  des  mœurs  et  des  habitudes  de  toutes  les  espèces 
emplumées  qui  vivent  sur  le  territoire  des  États-Unis. 
J'avais  formé  le  projet  de  publier  une  ornithologie  com- 
plète, et  pour  l'exécuter  il  fallait  recueillir  des  matériaux  -, 
les  recherches  ornithologiques  absorbaient  presque  tout 
mon  tems Mais  revenons  à  notre  sujet. 

»  La  saison  de  la  ponte  et  de  la  couvée  impose  à  nos 
pigeons  la  nécessité  de  former  un  nouAel  établissement. 
Celui-ci  n'offrira  point,  comme  ceux  dont  j'ai  parlé, 
des  scènes  de  confusion  et  de  mort  :  Tordre,  les  affec- 
tions douces,  tous  les  charmes  de  la  vie  domestique  et 
sociale  vont  s'v  réunir.  Un  seul  arbre  est  chargé  de  cin- 
quante à  cent  nids  ,  construits  avec  des  bûchettes  entre- 
lacées ,  et  peu  profonds.  La  femelle  y  dépose  deux  œufs 
blancs  et  les  couve  avec  assiduité  :  le  mâle  veille  à  sa 
sûreté ,  pourvoit  à  ses  besoins ,  ne  la  laisse  manquer  ni  de 
vivres,  ni  de  caresses. 

»  Ces  tendres  soins  ne  sont  pas  toujours  infructueux; 
les  petits  ont  quelquefois  le  bonheur  de  pouvoir  quitter 
le  nid  avant  que  l'homme  ait  découvert  ces  habitations 
paisibles.  Mais  si  des  chasseurs  ou  des  iMjpberons  passent 
dans  le  voisinage  de  ces  nids ,  il  est  bien  difficile  qu'ils 
ne  les  remarquent  point-,  alors,  des  massacres,  encore  plus 
cruels  que  ceux  que  j'ai  décrits,  répandent  la  terreur  et 
la  désolation  dans  ces  ménages  si  fortunés;  les  arbres  sont 
abattus,  les  pigeonneaux  tombent  et  sont  écrasés  en  pure 
perte ,  ou  mangés  sous  les  yeux  de  pères  et  mères ,  que 
cet  horrible  spectacle  ne  peut  arracher  de  ces  lieux,  et 
dont  les  cris  ne  touchent  point  l'impitoyable  destructeur  de 
leurs  plus  chères  espérances.  » 

Ces  faits  merveilleux,  attestés  par  un  témoin  auquel  on 
ne  peut  refuser  une  entière  confiance,  seront,  en  Europe, 
le   sujet  de   méditations  imporlaiiles.    On    craindra    (juc 


Vf.   GODWIN.  ^^-^ 

M.  Audubon  ne  §e  soil  trompé,  que  les  pigeons  voyageurs, 
dont  l'espèce  lui  paraît  si  bien  pourvue  de  moyens  de  con- 
servation, n'éprouvent  le  sort  que  subit  en  ce  moment  la 
race  entière  des  castors,  dans  les  deux  continens.  Les  pi- 
geons américains,  ainsi  que  les  castors,  ne  supportent 
point  l'isolement  ;  mais  à  mesure  que  l'homme  s'empare 
de  la  terre ,  il  y  règne  en  tyran  et  suit  les  maximes  du 
despotisme^  il  détruit  les  associations  des  animaux.  Il  est 
donc  probable  que  les  pigeons  de  passage,  forcés  de 
changer  d  habitudes  lorsque  tout  le  territoire  de  l'Amé- 
rique du  Nord  sera,  proportionnellement,  aussi  peuplé 
que  l'Europe,  ne  pourront  plus  subsister  nulle  part,  et 
finiront  par  disparaître  en  totalité. 

(Edinbourg  Philosophical  Journal.) 


BEAUX  ESPRITS  COISTEMPORAINS. 


W.     GODW^IN. 


Il  y  a  vingt-cinq  ans,  on  ne  parlait  que  de  M.  Godwin. 
Son  nom  semblait  mêlé,  par  une  sorte  d'association  intime 
et  indissoluble  ,  aux  désirs  ardens  que  les  hommes  géné- 
reux formaient  pour  la  justice,  la  liberté,  la  vérité.  Sa 
popularité  si  brillante  s'est  changée  en  oubli  et  en  aban- 
don. Jamais  le  caprice  de  notre  siècle  n'a  exercé,  avec  une 
inconstance  plus  bizarre,  sa  puissance  et  son  injustice.  A 
une  vogue  irréfléchie  ,  à  une  renommée  trop  subite  et 
trop  éclatante,  ont  succédé  le  silence  et  lindifTérence.  Rien 
ne  caractérise  mieux  une  époque  amoureuse  de  paradoxes 
et  de  nouveauté,  fantasque  dans  ses  goûts,  infidèle  à  ses 
systèmes  et  esclave  de  la  mode. 


^■^\  W.     GODWIJV. 

L'espèce  de  gloire  qui  environne  Godwin  ressemble  à 
cette  douce  lumière  du  crépuscule,  qui  caresse,  pour  ainsi 
dire,  la  nature,  quand  le  soleil  s'est  abaissé  sous  l'horizon. 
L'ardeur  et  la  violence  du  parti  fanatique  de  Godwin  se 
sont  affaiblies  graduellement-,  sa  personne  est  ignorée^  ses 
ouvrages  sont  lus  et  admirés  comme  ceux  d'un  écrivain 
de  l'autre  siècle  ^  c'est  comme  une  renommée  posthume 
dont  il  jouit  de  son  vivant. 

Après  tout,  il  n'a  point  à  se  plaindre  :  les  triomphes, 
les  désastres,  les  insultes,  les  critiques,  les  éloges,  toute 
l'agitation  à  laquelle  expose  la  gloire,  ont  été  son  partage. 
Les  vagues  de  l'océan  révolutionnaire  ont  ballotté  son  es- 
quif. On  l'a  vu  tantôt  porté  jusqu'aux  nues  par  l'exalta- 
tion de  ses  disciples,  tantôt  englouti  sous  le  poids  et  la 
fureur  des  plus  amères  satvres  ;  un  long  orage  l'a  tour- 
menté sans  le  briser.  Maintenant ,  le  courant  qui  l'entraîne 
est  calme,  et  l'onde  apaisée  le  porte  vers  les  rives  d'une 
postérité  équitable  et  impassible  qui  le  classera  parmi  les 
plus  fortes  tètes  et  les  hommes  les  plus  remarquables  que 
l'Angleterre  ait  produits. 

Que  M.  Godwin  ne  s'afflige  donc  pas  de  l'indifférence 
avec  laquelle  on  le  traite  :  c'est  l'indice  d'une  immortalité 
commencée.  On  ne  le  regarde  plus  comme  un  contempo- 
rain. S'il  n'a  pas,  comme  nos  éditeurs  de  journaux,  sa 
petite  cour  et  ses  flatteurs  ;  s'il  ne  dirige  aucune  coterie  -,  s'il 
est  étranger  aux  cabales,  et  oublié  du  monde;  s'il  vit  dans 
une  solitude  que  ni  l'admiration  ni  les  sarcasmes  ne  vien- 
nent troubler;  s'il  est  étranger  à  nos  intrigues,  à  nos  folies 
et  à  nos  erreurs-,  l'auteur  de  Caleb  Tf  illiams  (i)  et  de  la 
Justice  politique  (-2)  ne  peut  jamais  mourir;  ses  produc- 

(i)  Roman  i>liil()sc)j)hiquc  ;  M.  l.;iYa  ,  ilo  l'Arailrmic  Fran«;ai.so  ,  v  a  puLsr 
le  .siijetclu  drame  <lc  F'al/iland  ^  joué  à  la  Comédie  Française. 

('-•)  Inqttiry  concemiiif;  (he  nature  oj  polit ical  justice,  (j'i'sl  it-  premier 
ouvrage  de  God>vin. 


\V.    r.ODWIN.  "ijS 

tioiis  ont  manjué  leur  passage  dans  la  carrière  de  Tintel- 
ligence  ;  rien  n'effacera  la  trace  lumineuse  qu'elles  ont 
laissée. 

La  publication  des  Recherclws  sur  la  Justice  politique 
ébranla  jusque  dans  leurs  foudemens  nos  théories  philo- 
sophiques. Paine  (i),  Palev  (i)  et  Burke,  célèbres  jus- 
qu'alors, se  virent  éclipsés.  Les  oracles  du  premier  tom- 
bèrent en  discrédit;  le  babil  du  second  fut  relégué  dans 
les  écoles,  où  régnent  le  lieu  commun  et  le  pédanlisme  ^ 
l'éloquence  de  Burke  ne  put  défendre  les  brillans  sophis- 
mes  qu'elle  ornait.  Un  seul  homme  avait  enfin  découvert 
le  grand  arcane  et  trouvé  la  pierre  philosophale  des 
sciences  politiques  et  morales  :  c'était  Godwin. 

Un  jeune  ami  de  Wordsworth  (3)  étudiait  au  Temple  (4). 
«  Abandonnez,  lui  dit  le  poète,  vos  Codes  et  vos  Digestes, 
»  et  ces  grands  mots  qui  ne  sont  plus  que  termes  de  chi- 
»  mie.  Lisez  Godwin ,  étudiez  Godwin  :  seul  il  est  im- 
»  mortel.  «  On  pensait  ainsi  en  1793  -,  tout  a  changé  en 
i8i4  :  triste  nécessité!  révolution  déplorable  et  inévi- 
table des  idées  humaines!  L'audacieuse  intelligence  de 
Godwin  avait  poussé  jusqu'à  leurs  dernières  limites  les 
opinions  extrêmes  dont  on  s'enivrait  alors.  La  carrière 
qu  il  ouvrit  ne  tarda  pas  à  séduire  tout  ce  qui  était  ardent, 
jeune  et  téméraire.  Avocats,  médecins,  ecclésiastiques 
s'y  précipitèrent  en  foule.  Les  bancs  de  la  théologie  dé- 
sertés par  ses  disciples^  les  écoles  de  jurisprudence  veuves 
de  leurs  sujets  les  plus  éminens  ;  les  salles  d'anatomie  et 
les  cours  de  médecine  abandonnés  par  une  enthousiaste 

(i)  Thomas  Paine,  auteur  da  Bon  sens ,  etc. 

(2)  Paley  ,  auteur  de  la  Philosophie  politiques,  ouvrage  que  l'on  cstimail 
encore  il  y  a  vingt  ans. 

(3)  \'\  .  Wordsworth,  poète   de   l'école  des  Lacs.  Voy.,  dans  K-  u"   23 
•le  la  Revue  Eriinnriif/ue  ,  l'article  ùes  Beni/x-  Esprits  conUiiiporains. 

(4)  Temj)le-Bnr,  l'Ixole  de  Droit  de  Londres. 


236  W.     GODW'IN. 

jeunesse,  attestèrent  la  puissance  de  ce  nouvel  apôtre  qui 
venait  de  fonder,  comme  on  le  disait  alors ,  la  philosophie 
moderne.  On  vit  Soulhev  s'atlacher  à  ce  nouveau  culte, 
et  Coleridge  (i)  lui  consacrer  ses  vers.  Godwin,  enfin  , 
entouré  de  son  petit  sénat,  lui  dictait  des  lois  écoutées 
avec  vénération  et  soigneusement  recueillies.  Vous  eussiez 
cru  que  le  globe  allait  changer,  que  le  monde  social  at- 
tendait son  rajeunissement  de  cette  main  puissante,  que  le 
mouvement  des  intelligences  et  les  ressorts  politiques 
étaient  prêts  à  se  renouveler  à  sa  voix. 

Au  nom  de  l'humanité  et  du  bon  sens ,  que  sont  deve- 
nues ces  espérances  ?  A  quoi  ont  abouti  ces  promesses .'' 
Comment  les  mêmes  théories  qui  nous  semblaient  renfer- 
mer la  vérité  toute  entière ,  sont-elles  devenues  des  objets 
d'anathème  ?  Par  quelle  rapide  décadence ,  leur  fraîcheur 
et  leur  jeunesse,  en  moins  d'un  quart  de  siècle,  ont-elles 
rencontré  la  décrépitude,  semblables  à  ce  personnage  de 
Spencer  (2),  jeune  le  matin  et  barbon  le  soir  ?  Que  d'illu- 
sions trompées  !  Quel  portique  magnifiqiie  semblait  nous 
annoncer  un  palais,  et  nous  conduit  au  plus  ignoble  des 
réduits!  Les  opinions  adoptées  et  vénérées,  il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  par  tous  les  penseurs,  aujourd'hui  flétries,  ou- 
bliées, ruinées,  étaient-elles  fausses,  exagérées  ou  dange- 
reuses? Etait-ce  pour  parvenir  au  triste  résultat  dont  nous 
sommes  témoins,  que  les  intelligences  les  plus  brillantes 
et  les  plus  fortes  de  l'époque  renoncèrent  à  leurs  espéran- 
ces, à  leurs  prétentions,  à  leurs  ambitions? 

Que  de  questions  insolubles  se  pressent  à  ce  suje.t  !  Ou 
nous  fûmes  en  délire  lorsque  la  morale  élevée  de  M.  God- 

(1)  SoullicyclTh.  Coleridge,  poètes  vivans.  Voy.  VatÙcIc  des  Beaux-  Es- 
prits cunlemporaiiis ,  dans  le  uuiiicro  19  de  la  Revue  Bn'lanni//iie. 

(2)  11  y  a  dans    la  Fairy  Qiiecn  (  lleinc  dts  l'ees  )  de  Spencer,  un  pei 
sorinagc  magique  (  Ducssa  ) ,  (|ui  pasaîl  tour-à-lour,  dans  la  même  journc'e, 
sous  la  (orme  d'une  jeniic  lilic  el  d'une  (cinn)c  déirrpile. 


W.     GODWIN.  l6'J 

Avin  nous  séduisit ,  ou  nous  ne  sommes  aujourd'hui  que  de 
{I  istes  apostats  arrachés,  par  Tintérét  personnel ,  à  la  cause 
sainte  de  la  vérité.  Dans  la  difficulté  de  résoudre  ce  pro- 
hlème,  je  serais  plus  tenté  de  croire  à  la  solidité  et  à  la  vé- 
rité de  ces  idées  généreuses  qui  émanent  d'un  vif  senti- 
ment du  beau  moral,  que  d'adopter,  comme  raisonnables 
et  loyales ,  les  opinions  empruntées  que  nous  devons  à  l'ex- 
périence de  la  vie,  à  l'intérêt  personnel  et  aux  habitudes 
de  l'égoisme.  En  fait  de  vertu,  j'ai  plus  de  foi  au  désinté- 
ressement de  la  jeunesse ,  qu'à  l'avare  prévovance  et  à  la 
prudence  entachée  de  personnalité  qui  caractérisent  le  der- 
nier âge. 

La  philosophie  de  Godwin,  comme  celle  de  Bentham  (i), 
est  trop  peu  humaine  ^  c'est  là  son  grand  défaut.  Elle  est 
abstraite,  ambitieuse,  surnaturelle 5  l'orgueil  qui  perdit 
les  anges  y  domine  et  y  imprime  un  caractère  dft  force 
et  de  hauteur  qui  n'est  point  fait  pour  nous.  Elle  place 
les  vertus  morales  au-dessus  et  au-delà  de  notre  portée. 
Son  trône  et  son  domaine  occupent  des  escarpemens  im- 
menses, stériles,  impraticables,  que  notre  faiblesse  ne 
peut  atteindre  et  qui  effraient  nos  regards  même. 

L'auteur  de  la  Justice  politique  a  choisi  pour  muse  la 
raison  abstraite ,  il  a  pour  but  le  bien  abstrait  de  l'huma- 
nité. Les  liens  de  famille,  ceux  des  coutumes,  ceux  des  sens, 
sont  sacrifiés  à  des  devoirs  plus  vastes.  Une  bienveillance 
universelle,  un  culte  de  philantropie,  sont  les  obligations 
imposées  à  chacun  de  nous.  Placés  sur  une  sommité  qui 
commande  une  immense  perspective,  nous  voyons  d'un 
coup-d'œil  les  résultats  que  chacune  de  nos  actions  doil 
exercer  sur  le  monde,  et  la  conscience  individuelle  s'ab- 
sorbe, si  j'ose  parler  ainsi ,  dans  cette  conscience  du  genre 
humain,  devenue  la  seule  règle  de  nos  devoirs. 

(1)  Voyez  un  article  sui-  Bcntnam  ,  dans  le  nume'ro  17  de  la  Rciiie  Bri- 
tannique. 


238  W.     GODWIN. 

Le  devoir,  voilà  le  dieu  de  Godwin ,  la  base  de  son  sys- 
tème. Le  devoir,  dans  son  acception  la  plus  stricte,  la  plus 
haute,  la  plus  rigide ,  nous  ordonne ,  par  sa  voix ,  d'immo- 
ler à  1  utilité  publique  tout  Tégoïsme  de  nos  affections, 
tout  ce  que  la  gratitude,  Tamitié  ,  l'amour,  la  foi  même 
des  sermens,  nous  ont  fait  regarder  comme  indispensable 
et  obligatoire.  D'autres  moralistes  avaient  admis,  comme 
exceptions  de  vertu  surhumaine,  ces  actions  nées  de  la 
sublimité  du  dévouement  ;  c'est  le  dévouement  qui  sert  de 
centre  et  de  principe  à  toute  la  théorie  de  Godwin  ;  chez 
lui ,  le  dévouement  est  la  loi  commune ,  le  maître  de  notre 
vie,  le  régulateur  de  toutes  nos  actions;  rigide  comme  la 
destinée ,  inexorable  comme  les  Stoiques ,  il  change  l'exis- 
tence entière  en  holocauste,  et  ordonne  à  l'homme  de  se 
sacrifier  aux  hommes. 

C'était  trop  demander  à  l'espèce  humaine  et  trop  atten- 
dre d'elle.  La  nouvelle  philosophie  eut  ses  adeptes,  mais 
trouva  peu  d'hommes  disposés  à  mettre  ses  axiomes  en  pra- 
tique. On  lui  reprocha  la  chimérique  et  impraticable  du- 
reté de  ses  maximes  ;  on  prouva  que  la  majorité  des  ha- 
bitans  du  globe  n'était  ni  digne  d'en  subir  la  loi ,  ni 
capable  d'en  accomplir  les  préceptes  ;  on  alla  jusqu'à  ac- 
cuser l'auteur  d'inhumanité,  d'insulte  et  d'outrage  en- 
vers nos  sentimens  et  nos  affections  les  plus  naturelles. 
Ceux  qui  adressaient  ces  derniers  reproches  à  M.  Godwin 
se  montraient  à  la  fois  injustes  et  peu  faits  pour  le  com- 
prendre. 11  s'était  élancé  vers  des  régions  que  la  faible  hu- 
manité ne  peut  atteindre;  c'était  là  tout  son  crime  :  incapa- 
bles de  le  suivre  ,  n'imitons  pas  ces  lâches  courtisans  qui, 
ne  se  sentant  pas  le  courage  de  braver  avec  Colomb  les  ora- 
ges d'une  mer  inconnue,  relardaient  son  d«'part,  raillaionl 
son  audace  cl  s  efforçaient  de  le  peindre  comme  un  homme 
dangereux  et  insensé. 

Il   y  a  ,  dans  les  doctrines  de  Godwin ,  un  nudange  df 


w.  Gonvvi>.  '-i39 

christianisme  et  de  stoïcisme,  A  bien  examiner  Touvrage 
dont  il  est  question,  ce  n'est  qu'un  commentaire  théolo- 
gique et  métaplivsique  sur  quelques-uns  des  textes  les 
plus  remarquables  de  l'Ecriture-Sainte.  Par  une  erreur 
étrange  autant  qu'inique ,  \?l  philosophie  moderne,  qu'a 
voulu  fonder  l'auteur  des  Recherches  sur  la  justice  po- 
litique ^  a  été  représentée  comme  un  produit  monstrueux 
de  notre  époque,  comme  un  phénomène  immoral  et  dan- 
gereux; mais  les  mêmes  accusations  dont  elle  est  l'objet 
pourraient  être  adressées  à  la  doctrine  sublime  préchée 
parle  fondateur  du  christianisme.  Shafstburv(i)  en  a  fait  le 
point  principal  de  ses  attaques.  Leland,  Foster  et  plus  de 
cent  autres  théologiens  ont  répondu  au  moraliste,  que 
l'intention  de  Jésus-Christ  avait  été  d'établir  le  règne 
d'une  charité  universelle  entre  les  hommes,  et  non  de 
resserrer  ces  liens  d'affection  individuelle,  d'amitié  exclu- 
sive et  de  parenté ,  qui  souvent  ne  sont  qu'un  égoïsme  dé- 
guisé. Ce  sublime  et  doux  précepte  :  «  Aimer  son  prochain 
comme  soi-même ,  »  n'est  qu'une  expression  synonyme  de 
l'axiome  sur  lequel  repose  la  doctrine  de  Godwin  :  «  Choi- 
sir parmi  les  hommes  celui  auquel  nous  pouvons  faire 
le  plus  de  bien.  » 

Eteindre  les  passions  et  les  soumettre  à  la  raison  uni- 
verselle -,  être  utile  à  ses  semblables  par  tous  les  moyens 
possibles,  et  en  dépit  de  tous  les  obstacles  que  peuvent 
nous  opposer  nos  habitudes  et  nos  intérêts  ;  oublier  et  notre 
pays  et  notre  famille  et  nos  prédilections  et  nos  haines  ; 
nous  vouer  à  la  justice,  nous  consacrer  à  l'utilité  univer- 
selle ,  abstraction  faite  de  toute  autre  pensée  et  de  tout  au- 
tre penchant  :  ce  système  admirable,  qui  conviendrait  à  une 
société  d'anges  gouvernée  par  la  pure  raison ,  est  commun 

(i)  Lord  Shafstbury  ,  penseur  et  moraliste  du  dix-huitième  siècle,  qui 
reproduisit  quelques-unes  des  théories  de  Platon  ;  c'est  un  des  écrivains  qui 
ont  prêté  le  plus  de  grâce  à  la  langue  anglaise. 


I^O  W.     GODWIN. 

à  Godwin  et  au  législateur  divin  qui  fit  régner  l'évangile. 
Mais  une  plus  douce  charité  respire  dans  le  Nouveau 
Testament  :  il  frappe  au  cœur  de  l'homme.  Godwin  ne 
s'adresse  qu'à  l'intelligence.  Toutes  ces  excusables  fai- 
blesses que  la  morale  de  Jésus  se  contente  de  réprimer 
sans  les  étouffer  ,  Godwin  les  réprouve  et  substitue  à  leur 
place  la  raison ,  souveraine  unique.  Dans  l'ardeur  et  la 
rigidité  de  la  réforme  qu'il  tente,  il  n'épargne  rien,  ni 
préjugés,  ni  penchans,  ni  coutumes.  Pour  conserver  long- 
tems  son  influence ,  il  immolait  trop  de  victimes  qui  nous 
sont  chères ,  trop  d'idoles  que  nous  protégeons. 

Les  calculs  théoriques  ont  beaucoup  d'éclat  sur  le  pa- 
pier. L'homme,  abslractivement  considéré,  soumis  à  des 
combinaisons  ingénieuses,  exécute,  pour  le  plus  grand 
bien  de  l'humanité  et  avec  toute  la  régularité  d'une 
horloge,  les  mouvemens  qu'il  plaît  au  philosophe  de  lui 
imprimer.  On  le  voit,  dans  les  chapitres  que  trace  l'écri- 
vain ,  remplir  ses  fonctions  mécaniques ,  ponctuellement , 
rapidement,  comme  chacun  des  numéros  de  la  machine 
arithmétique,  inventée  par  le  grand  Pascal,  s'acquitte  de 
son  office ,  paraît  en  son  lieu  et  place ,  et  accomplit  les 
volontés  du  géomètre  qui  la  créa.  Cela  est  admirable, 
mais  dans  un  livre  parfait ,  mais  en  théorie.  Il  est  fâcheux 
que  la  pratique  de  la  vie  humaine  dérange  ordinairement 
les  calculs  de  l'idéologue.  Les  héros  qu'il  a  voulu  former 
se  changent  en  vagabonds,  en  chevaliers  d'industrie  ou  en 
rêveurs  oisifs-,  la  Corinne  du  roman  n'est  plus  dans  le 
monde  qu'une  actrice  de  province  \  Grandisson  et  Lovelacc 
dégénèrent  en  niais  et  en  libertins  de  bas  étage.  Godwin 
veut  que  les  hommes  soient  tous  des  Catons ,  des  Brutus  et 
des  Arislides.  C'est  au  nom  de  la  raison  loute-puissanle 
qu'il  l'ordonne.  Hélas!  cet  héroïsme  de  bonne  volonté, 
que  notre  propre  choix  nous  impose ,  est  de  fragile  durée. 
C'est  ainsi  que  les  amans  se  jurent  un  éternel  amour,  plus 


délieat  que  les  nœuds  du  mariage,  plus  exailé,  surtout  plus 
solide,  et  ces  vœux  d'immortelle  constance  disparaissent 
trop  souvent  avec  le  souffle  de  la  voix  qui  les  prononce. 
Nous  devons,  dit  le  philosophe,   nous  sacrifier  à  nos 
semblables^  la  conscience  nous  le  dit  j  mais  la  conscience 
individuelle  est  trompeuse.  Craignez  que  chacun  de  nous , 
s'érigeant  en  juge  souverain  de  ses  droits,  ne  les  réduise 
bientôt  à  fort  peu  de  chose.  Et  les  brigands  n'ont-ils  pas 
aussi  leur  code  ?  Qui  vous  répond  que  chacun ,  se  faisant 
des  vertus  à  sa  guise,  ne  s'érigera  pas  une  petite  idole  à  sa 
convenance,  et  n'adorera  pas  ses  vices  dont  il  transfor- 
mera les  penchans  on  théories.-*  Une  sensualité  grossière, 
un  égoïsme  profond,    une  indifférence  svstémalique ,    ne 
peuvent-ils  pas  remplacer  les  affections  naturelles  et  les 
sentimens  innés  que  vous  prétendez  détruire  ?  ^  ous  prê- 
chez l'utilité  générale  :  pour  la  plupart  des  hommes,  Tu- 
tilité    générale,    unique,    universelle,    c'est  leur   utilité 
privée.    Leurs    défauts  et  leurs   désirs  ont  une  logique 
captieuse ,   qui  absorbe  l'intérêt  de  l'univers  dans  leurs 
intérêts  propres,  et  qui  les  fait  centre  de  toutes  choses. 
Que  l'un   de  ces  héros  de  la  vertu  idéale  ait  besoin  de 
mille  livres  sterling  :  il  les  emprunte  sur  sa  parole;  mais 
l'homme  qui  lui  prête  est  le   plus   riche  des  deux-,    et, 
lorsqu'il  s'agit  de  rembourser,  la  raison  démontre  à  l'em- 
prunteur   que   son  utilité  individuelle   est  de  garder  la 
somme,   et  que  les  lois  de  l'universelle  justice  le  déchar- 
gent de  sa  dette. 

Comment  le  monde  ne  se  serait-il  pas  défié  d'un  tel  sys- 
tème ?  Les  scrupules  de  l'honnêteté  y  avaient  tout  à  perdre , 
et  l'impudence  et  l'intrigue  y  devaient  tout  gagner.  Les  gens 
qui  ne  regardent  pas  leur  parole  comme  obligatoire  ac- 
ceptent volontiers  toutes  les  conditions  qu'on  leur  impose.  Ils 
vous  promettent  raervedles,  sous  la  réserve  tacite  de  ne  rien 
XII.  18 


•i^-i  W.     GODWIN. 

tenir  de  ce  qu'ils  ont  promis.  Dans  toutes  les  affaires  t^e  la 
vie,  où  l'homme  crédule  et  l'homme  sans  principes  se  trou- 
vent en  contact,  j'ai  vu  le  dernier  affecter  le  dévouement, 
prodiguerles  grands  mots,  jeter  au  hasard  les  belles  paroles , 
les  sermens  de  loyauté ,  donner  pour  garantie  son  hon- 
neur inaltérable ,  et  en  définitive  tout  arranger  au  profit 
de  son  égoïsme  et  aux  dépens  d'autrui.  Quel  est  l'étu- 
diant de  Cambridge  et  d'Oxford,  qui,  partageant  avec 
un  de  ses  condisciples  une  chambre  commune,  et  après 
avoir  fait  la  convention  expresse  de  vivre  sous  le  même 
toit  dans  une  parfaite  égalité ,  n'a  pas  éprouvé  que  cette 
égalité  est  impossible ,  que  le  caractère  humain  ne  tarde 
pas  à  reparaître,  et  que  cette  petite  utopie  en  miniature 
a  bientôt  son  tyran  et  son  esclave  ? 

Le  contraste  éternel  entre  les  spéculations  et  la  triste 
réalité  des  choses  humaines  a  fini  par  jeter  la  philosophie 
dans  le  plus  complet  discrédit  ;  rien  déplus  injuste.  Si  les 
choses  dont  on  abuse  devaient  être  repoussées  et  stigma- 
tisées, la  liberté,  la  religion ,  la  vertu  ,  la  justice  ,  bannies 
de  la  terre ,  nous  laisseraient  dans  le  plus  affreux  de  tous 
les  déserts,  sans  consolation  et  sans  espoir.  La  raison,  h  la- 
quelle Godwin  a  voulu  ériger  un  temple,  n'est  pas  le  seul 
mobile  qui  suffise  à  diriger  le  monde.  Une  nature  angélique 
pourrait  seule  adopter  la  raison  pure  pour  son  guide  ex- 
clusif. Etre  profondément,  abstractivement  et  toujours 
raisonnable ,  cet  état  est  trop  sublime  pour  l'homme  ^  mais 
s'il  n'était  jamais  raisonnable,  s'il  répudiait  son  intelli- 
gence, dégradé  au  niveau  des  brutes,  il  perdrait  toute  la 
dignité  dont  sa  nature  est  douée. 

Résumons-nous.  La  raison  individuelle  élève  chacun  de 
nous  au-dessus  de  ses  instincts  grossiers  et  matériels  5  la 
raison  publique  civilise  les  peuples,  et ,  les  arrachant  par 
degrés  à  la  barbarie,  leur  donne  la  culture  de  l'esprit,  la 
grâce  des  mœurs,  les  ressources  de  l'industrie.  La  raison 


ctst  la  chaîne  immortelle  qui  descend,  comme  dit  Platon, 
du  trône  de  Jupiter  et  embrasse  le  monde  moral.  Reine 
des  sociétés,  rien  ne  peut  Tarrèter  dans  ses  progrès. 
Les  romans  de  Sir  "VValter  Scott  sont  fort  bons  à  lire  ; 
mais  c'est  en  vain  qu'il  espère  que  ses  travaux ,  ses  re- 
cherches et  ses  créations  ingénieuses  nous  feront  préférer, 
au  tems  où  nous  sommes,  les  tems  barbares  dont  il  nous 
retrace  l'image. 

Non,  jamais  la  raison,  qui  n'est  que  la  civilisation  sous 
un  autre  titre,  ne  perdra  ses  droits  inaliénables.  En  vain  les 
frénétiques  de  la  révolution  française  l'ont  profanée  ;  en 
vain  d'autres  enthousiastes,  non  moins  dangereux,  l'ont 
appelée  en  témoignage  de  leurs  sophismes  meurtriers  -,  la 
raison,  fille  du  ciel,  ne  sera  pas  plus  privée  de  son  in- 
fluence par  les  exagérations  de  ceux  qui  abusent  de  son 
nom,  que  la  religion  n'a  été  étouffée  par  l'horreur  ridicule 
que  l'hypocrisie,  le  fanatisme ,  les  querelles  théologiques  , 
auraient  pu  jeter  sur  elle.  Il  n'est  pas  au  pouvoir  de  la  sot- 
tise humaine  de  nous  enlever  nos  plus  beaux  privilèges 
et  d'effacer  de  l'esprit  humain  ses  pensées  les  plus  nobles, 
ses  lois  les  plus  sublimes. 

Si  nous  savons  aujourd'hui,  à  ne  pouvoir  nous  v  trom- 
per, quels  sont  les  côtés  faibles  de  la  société  et  de  la  rai- 
son humaines,  ce  service  est  du  à  M.  Godwin.  Sans  doute 
il  a  dépassé  les  limites  qu'il  devait  atteindre-,  mais  ,  en  les 
dépassant,  il  les  a  montrées.  On  ne  confondra  point. désor- 
mais l'utopie  avec  la  réalité  ,  ni  ce  que  l'imagination  peut 
concevoir  avec  ce  que  la  débile  humanité  peut  admettre. 
On  saura  jusqu'à  quel  point  l'homme  est  susceptible  d'être 
héros  et  martyr^  jusqu'à  quel  degré  d'abnégation  le  dévoue- 
ment doit  nous  conduire  -,  jusqu'où  s'étend  dans  le  fait  la 
puissance  de  la  volonté  ;  jusques  à  quelle  hauteur  l'orgueil 
de  nos  vertus  peut  s'élever  et  la  souveraineté  de  notre  rai- 
son s'étendre. 


Pour  moi ,  je  ne  saurais  pas  moins  de  gré  au  navigateur 
qui  me  prouverait  Timpossibilité  d'un  passage  à  travers  le 
pôle  arctique,  qu'à  celui  qui  en  découvrirait  la  possibilité. 
L'audace  de  Godwin  s'est  élancée  dans  ces  régions  désertes 
et  glacées  où  les  affections  du  cœur  s'éteignent,  où  la  froide 
raison  domine  seule.  Sa  pensée  active  et  puissante  s'est 
vainement  agitée  au  milieu  de  cette  atmosphère  stérile  ;  il  a 
poursuivi,  jusqu'à  leurs  dernières  limites,  des  théories  re- 
connues jusqu'alors  comme  certaines,  et  prouvé  que  tous 
ses  prédécesseurs  s'étaient  trompés ,  en  donnant  pour  base 
à  la  vertu'  ces  spéculations  abstraites.  Il  a  osé  s'engager 
dans  ces  contrées  inconnues  et  dangereuses  que  l'on  avait 
indiquées  dans  léloignement,  mais  que  nul  n'avait  abor- 
dées; comme  Descartes,  il  a  favorisé  les  progrès  de  la 
science,  par  la  fausseté  même  de  ses  hypothèses  ;  il  n'était 
donné  qu'à  un  homme  de  génie  de  se  tromper  comme  lui. 

Si  la  morale  et  la  philosophie  doivent  beaucoup  à  God- 
win, la  fiction  et  le  roman  ne  lui  doivent  pas  moins.  Ca- 
leb  Tf^illiams  et  Saint-Léon ,  créations  originales  et  frap- 
pantes, œuvres  dun  esprit  vigoureux  et  fécond,  portent 
à  la  fois  l'empreinte  d'une  raison  profonde  et  d'une  sagacité 
d'observation  qu'on  était  loin  d'attendre  d'un  métaphvsicien 
et  d'un  jurisconsulte.  L'invention  et  l'exécution  de  Caleb 
Williams  sont  parfaites;  rien  de  plus  dramatique  et  de  plus 
philosophique  en  même  tems  :  ces  deux  mérites  se  trou- 
vent rarement  unis.  Le  caractère  de  Falkland  est  la  réali- 
sation la  plus  énergique  et  la  plus  heureuse  de  ce  principe 
d'honneur  chevaleresque  auquel  les  sociétés  modernes  ont 
dû  tant  de  vertus  et  de  folies.  Le  peintre  Fuseli  (i) ,  qui 
avouait  le  mcrite  supérieur  de  cet  ouvrage,  prétendait 
que  Falkland  représentait ,  non  comme  l'a  voulu  (jodwin , 


{x)  f^iirss/i  ,  iioniiiir  p?.r  les  Anglais   /•«Jf// ,  otall  un  pcintrr  snis.t^e  .    forl 
r^ti1np'  à  Londres  ,  où  il  u  passe  sa  vie. 


W.     G0DW1>.  ^4^ 

Vorgueil  chevaleresque,  mais  la  vaiiilc ,  attentive  à  satis- 
faire toutes  les  convenances  sociales.  Critique  plus  in- 
génieuse que  juste  ;  car  l'un  de  ces  deux  sentimens 
n'est,  après  tout  ,  qu'une  nuance  et  une  dégénération  de 
l'autre. 

Caleb  Williams  sert  à  rehausser  le  principal  caractère, 
avec  lequel  il  contraste  d'une  manière  admirable.  Caleb 
Williams  est  le  démon  de  la  curiosité.  Jamais,  excepté  dans 
Timmortelle  satyre  de  Cervantes,  la  philosophie,  la  raison, 
l'observation,  l'ironie,  ne  se  sont  combinées  avec  un  art 
plus  merveilleux.  On  plaint  ce  Falkland  qui  tombe  au 
pouvoir  d'un  être  secondaire^  on  suit  Caleb  Williams  dans 
les  recherches  infatigables  de  son  inquiète  et  ardente  cu- 
riosité 5  l'intérêt  s'accroît  lorsqu'il  est  devenu  maître  du 
secret  fatal  5  quand  il  fait  subir  à  son  maître  comme  le 
supplice  d'une  seconde  conscience.  Il  est  impossible  de 
commencer  la  lecture  de  Caleb  Williams .  sans  la  termi- 
ner^ impossible  de  penser  à  cet  ouvrage,  ou  d'en  parler, 
sans  que  l'émotion  dont  sa  lecture  vous  a  pénétré ,  ne  se 
mêle  à  vos  pensées  ou  à  vos  paroles. 

Saint-Léon  intéresse  moins  vivement  le  cœur;  le  style 
en  est  plus  riche,  plus  impétueux,  plus  magnifique  :  c'est 
là  que  Godwin  a  déployé  cette  pompeuse  éloquence,  cet 
éclat  de  coloris  qui  semble ,  par  sa  vérité  et  son  charme, 
identifier  le  lecteur  avec  l'écrivain;  aussi,  le  romancier 
a-t-il  commencé  par  s'identifier  lui-même  avec  les  scènes 
et  les  acteurs  qu'il  décrit.  On  les  voit,  on  les  connaît, 
on  partage  les  sensations  des  êtres  que  l'auteur  introduit 
dans  ses  ouvrages.  Il  est  aisé  de  voir  que  ce  sont  là  des 
créations,  non  des  imitations.  Jamais  Godwin  ne  se  montre 
le  spectateur  indifférent,  le  chroniqueur  minutieux  et  froid 
des  événemens  qu'il  raconte  ;  toute  son  amo  est  émue ,  et 
toute  son  émotion  se  propage. 

Montaigne  disait  :  «  Mon  li^'ie^  c  est   nioi-nieme.  w  Ce 


246  W-    GOUWIN. 

mot  serait  ridicule  dans  la  bouche  de  Sir  Waller  Scott. 
Au  talent  qui  lui  appartient,  il  a  joint  tout  l'intérêt  des 
vieilles  chroniques ,  tout  ce  qu'il  y  a  d'antique  et  de  naïf 
dans  les  ballades ,  les  traditions ,  les  catalogues  de  manus- 
crits gothiques  etles  légendes  monacales^  il  est  difficile  de  lui 
assigner  exactement  ce  qui  lui  appartient  sous  le  rapport  du 
mérite  et  de  l'invention.  Godwin,  au  contraire,  compte  sur 
les  seules  ressources  de  son  esprit  ^  ce  qu'il  a  pensé,  ce  qu'il 
a  senti,  ses  émotions,  ses  méditations,  ses  hypothèses  : 
voilà  de  quels  matériaux  il  se  sert.  On  pénètre  dans  les 
derniers  replis  de  son  intelligence  -,  on  peut  apprécier  son 
mérite;  on  peut  juger  ses  créations:  elles  sont  originales, 
naïves,  fortes-,  rien  ne  leur  ressemble.  Dans  d'autres  ou- 
vrages estimés,  admirables  même,  le  reflet  des  anciens 
tems,  la  magie  des  souvenirs,  viennent  se  jouer,  pour  ainsi 
dire ,  et  prêter  du  charme  aux  couleurs,  de  la  transparence 
à  l'ensemble.  C'est  ainsi  que  les  rayons  du  soleil  font  étin- 
celer  des  vitraux  dont  l'éclat  nous  éblouit ,  sans  nous  lais- 
ser distinguer  le  mérite  réel  du  peintre ,  du  prestige  qui 
charme  nos  yeux. 

Eminemment  original ,  M.  Godwin  a  tous  les  défauts  de 
cette  qualité  -,  il  est  surtout  monotone.  Comme  il  n'em- 
prunte à  personne ,  comme  il  tire  de  son  propre  fends  toutes 
ses  richesses ,  elles  ont,  malgré  leur  abondance  et  leur 
variété  même ,  un  certain  air  de  parenté .  Féconder  une  idée 
générale,  agrandir  une  conception ,  donner  à  un  caractère 
une  expression  de  force  grandiose ,  suppléer  à  la  flexibilité 
du  talent  par  l'énergie  et  la  profondeur,  telssontses  mérites 
spéciaux.  En  cela  il  ressemble  à  Jean-Jacques  et  à  Byron; 
non  à  Richardson  ou  à  Walter  Scott.  Les  meilleurs  ou- 
vrages de  Godwin  ne  sont  pas  exempts  de  monotonie  5 
Fleetwood  et  Mandes^ille  {i)  sont  plus  exposés  à  ce  re- 

(i)  Deux  romans  tjui  oui  <'lr  traduits  en  français. 


W.     GODW13V.  247 

proche  que  les  autres  productions  du  même  écrivain.  Dans 
le  premier  de  ces  deux  romans ,  règne  une  misanthropie 
trop  farouche  ;  dans  le  second  une  sensibilité  trop  maladive. 

Moraliste  profond,  historien  exact  et  consciencieux, 
Godwin  s'est  livré  à  tous  les  travaux  qu'une  intelli- 
gence pénétrante  et  active  peut  entreprendre  et  accom- 
plir. Deux  tragédies  anti-dramatiques  se  sont  échappées  de 
sa  plume  :  la  paix  soit  avec  elles  !  ne  troublons  point  les 
mânes  de  Ferdinand  et  ai  Antonio  (i)  •  jNous  étonne- 
rons peut-être  M.  Godwin  lui-même  en  rappelant  à  sa  mé- 
moire un  volume  de  sermons  et  une  Vie  de  Chatam , 
péchés  de  sa  jeunesse,  que  tant  d'ouvrages  du  premier  ordre 
doivent  lui  faire  pardonner.  Ses  Remarques  sur  le  Dis- 
cours tenu  par  le  juge  Eyre  ,  aux  membres  du  Jurj  (2}  , 
sont  mieux  qu'un  bon  ouvrage  \  c'est  une  bonne  action. 
Cette  courte  brochure,  où  l'auteur  a  déplové  toute  la  saga- 
cité et  toute  l'érudition  d'un  jurisconsulte  consommé,  a 
sauvé  d'innocentes  victimes  ,  sur  lesquelles  pesait  une  ac- 
cusation aussi  terrible  qu'injuste ,  aussi  adroitement  com- 
binée que  perfidement  ourdie.  Horne  Tooke,  l'un  des 
douze  accusés,  témoigna  en  public  sa  reconnaissance  à 
M.  Godwin  ,  d'une  manière  qui  n'a  pas  dû  s'effacer  de  sa 
mémoire.  Après  un  repas  splendide,  auquel  assistaient  quel- 
ques-uns des  hommes  les  plus  remarquables  de  l'époque  , 
on  pressa  M.  Godwin,  qui  avait  gardé  jusqu'alors  l'ano- 
nyme, de  s'avouer  l'auteur  des  Remarques  sur  le  Discours 
du  juge  Ejre.  Il  en  convint  5  Horne  Tooke  se  lève,  plie  le 
genou  devant  Godwin  ,  baise  sa  main,  et  dit  :  «  C'est  bien 
»  le  moins  que  je  puisse  faire ,  pour  cette  main  qui  m'a 
»  sauvé  la  vie  !  » 

La  conversation  de  cet  écrivain  si  distingué  n'a  aucun 

(1)  Deux  Iragédies  imprimées  et  non  rcjiri'senlées. 

(2)  En  ijgjf ,  dans  l'affaire  de  haute  tirthison  ,  où  le  célèbre  Horne  Tooke 
était  impliqué. 


^43  \v.   GODwi:x. 

éclat  :  s'il  niivait  donné  plus  d'une  preuve  de  génie,  on 
serait  tenté  de  lui  refuser  de  l'esprit.  La  facilité  de  l'élo- 
cution,  l'originalité  des  observations,  lui  manquent  dans 
le  commerce  ordinaire  de  la  vie.  Son  talent  a  besoin  d'être 
éveillé  par  la  méditation ,  aiguillonné  par  le  désir  de  la 
gloire.  C'est  un  athlète  dont  les  muscles  se  tendent,  dont 
la  vigueur  se  déploie  dans  la  palestre  :  ailleurs,  il  est  sans 
force.  Ses  amis  le  mènent  comme  un  enfant^  et,  plus 
d'une  fois  ,  les  mvstifications  les  plus  plaisantes  ont  égayé 
la  société  qu'il  fréquentait.  Par  une  singularité  de  son  hu- 
meur, il  aime  ceux  qui  le  jouent  :  on  est  certain  d'être 
bien  accueilli  de  lui ,  quand  on  le  traite  cavalièrement. 
Malthus,  le  docteur  Parr,  Sir  James  Mackintosh,  qui  l'ont 
attaqué  sans  ménagement,  ont  été  les  objets  de  ses  louanges. 
Les  hostilités  dirigées  contre  ses  opinions  le  flattent  5  Içs 
adulations  dont  il  est  l'objet  le  rebutent.  Il  honore  se» 
ennemis  et  se  rit  de  ses  disciples. 

M.  Godwin  est  un  philosophe  de  l  ancienne  roche  :  can- 
dide, naïf,  véritable  homme  de  cabinet;  dans  le  monde  , 
ou  il  s'endort,  ou  il  endort  les  autres.  L'expression  de  sa 
physionomie  a  de  la  douceur,  de  la  gravité  ;  elle  atteste  la 
méditation  et  la  sagacité  :  d  ailleurs  M.  Godwin  ressemble 
beaucoup  à  Locke.  Quant  à  sa  démarche  et  à  ses  gestes  , 
également  privés  de  grâce  et  de  vie,  ils  ont  de  la  bonhomie 
et  de  l'abandon.  Une  de  ses  hypothèses  favorites,  c'est  que 
la  vertu  et  l' intelligence  sont  synopymes  ;  lui-même  serait 
un  exemple  et  une  preuve  de  la  vérité  de  ce  paradoxe. 

ÇJVew  3Io7ithly  Magazine .  '. 


Jottv^ntrs   b^  r^taHe. 


.N"  I. 


HEVEIL  A  RUMli.  —  LES  A>;TIQUAIR£S.  —  LE  FRERE  MINEUR. 
LE   PALAIS    d'eSPAG^E. 


J'étais  à  Rome  -,  mon  réveil  fut  digne  du  lieu  de  délices 
et  de  gloire  dont  la  séduction  m'avait  attiré  des  dernières 
limites  de  Thulé,  Vultima  Jliule ,  comme  le  savent  tous 
ceux  qui  ont  lu  Horace.  Le  son  d  une  détestable  guitare, 
à  laquelle  une  main  légère  et  habile  arrachait  quelques  ar- 
pèges brillans  ,  accompagnait  une  voix  fortement  timbrée , 
qui  chantait  avec  aisance  et  avec  goût  le  dernier  air  à  la 
mode,  tiré  d'un  opéra  de  Paccini.  J'ouvre  ma  fenêtre,  et  sous 
les  haillons  qui  couvrent  le  guitariste  et  le  chanteur ,  je  re- 
connais un  de  ces  Orphées  ambulans ,  dont  l'Italie  abonde» 
Que  les  philosophes  m'expliquent  ce  fait  comme  ils  vou- 
dront -,  il  est  certain  que  ce  mendiant  avait  plus  de  noblesse 
dans  la  démarche  que  nos  brillans  cavaliers  du  salon  d'Al- 
mack  (i),  plus  de  goût  et  de  grâce  dans  la  manière  de  chan- 
ter que  nos  plus  languissantes  ladys. 

Je  m'étais  levé  à  la  hâte,  et  déjà,  grâce  à  la  diligence 
de  mon  domestique,  je  trouvai  la  table  de  mon  cabinet 
couverte  de  camées ,  de  mosaïques ,  de  bas-reliefs ,  de  gra- 
vures :  mauvaises  copies,  médailles  fausses,  ex-voto  de  Pa- 
lestine ,  d'une  laideur  variée  et  achevée  \  lacrvmatoires 
d'Ostia,  curiosités,  antiquités  et  raretés  de  toutes  les  es- 

(i)  NoTF.  uu  Tr.  La  haute  aristocratie  de  Loiidres  loue  annuelleuient  Je 
niagnl&qaes  salons  ,  nommés  Salons  d'Alnuick  ;  elle  y  donne  des  bals  et 
(les  concerts,  d'où  la  roture  et  même  la  noblesse  de  second  ordre  sont  sé\i>- 
v^ineut  exclues. 


aSo  souvEjviKS  DE  l'italie. 

pèces  et  pour  tous  les  goûts ,  étaient  entassés  devant  moi , 
et  offraient  à  l'imprudence  de  mes  désirs  et  à  ma  profonde 
ignorance  en  archéologie  un  désordre  et  un  luxe  pleins 
de  séduction  et  de  danger.  L'atmosphère  voluptueuse  que 
je  respirais,  et  le  plaisir  de  me  trouver  à  Rome,  m'inspi- 
raient une  indulgence  sans  égale-,  jamais  on  n'eut  de  meil- 
leures dispositions  pour  être  dupe. 

J'ouvre  ma  porte  et  j'appelle  mon  cicérone;  le  cicérone 
fait  partie  intégrante  du  cortège  ohligé  d'un  voyageur  en 
Italie.  J'aperçois  ce  grand  personnage,  entouré  d'un  cercle 
nombreux,  une  tabatière  de  lave  à  la  main,  et  dissertant 
avec  une  comique  emphase  et  une  profonde  conscience  de 
sa  propre  importance ,  sur  le  galbe ,  le  torse ,  la  patine , 
Visconti,  Winckelman ,  l'art  statuaire  et  la  mosaïque.  Son 
auditoire  était  aussi  attentif  que  ses  oracles  étaient  solen- 
nels 5  les  signori  qui,  pour  débiter  leur  marchandise  anti- 
que et  moderne  ,  ont  soin  de  s'informer  exactement  de  l'ar- 
rivée des  Anglais ,  n'avaient  pas  manqué  de  se  rendre  chez 
moi  de  très-bonne  heure  ^  et  mon  cicérone ,  devenu  mon 
premier  ministre ,  les  avait  reçus  avec  la  noble  politesse 
convenable  en  telle  circonstance.  Moins  de  courtisans  as- 
sistent au  lever  d'un  prince;  ma  vaste  antichambre  était 
pleine.  Il  fallait  entendre  cette  conversation  savante,  en- 
tremêlée d'une  discussion  non  moins  profonde  sur  le  mé- 
rite, le  goût  et  surtout  la  fortune  des  voyageurs  nouvelle- 
ment arrivés  à  Rome-,  je  parais  :  tout  change-,  mon  cicérone 
n'est  plus  que  le  second  personnage.  Un  doux  sourire  se 
joue  sur  tous  les  visages  -,  une  heureuse  et  insinuante  élo- 
quence m'assiège  de  tous  côtés  ;  beaucoup  de  gestes ,  des 
attitudes  dramatiques,  des  supplications  naïves,  verbeu- 
ses, pathétiques;  mais  rien  qui  sente  la  violence,  la  gros- 
sièreté ou  la  maladresse  -,  leur  importunité  même  semble 
mêlée  de  je  ne  sais  quelle  patience  docile  et  de  bon  ton. 
Je  reconnais ,  dans  tous  leurs  discours ,  l'urbanité  native 


SOUVENIRS  DE  L  ITALIE.  20  1 

et  caractéristique  de  la  cité  fameuse.  A  Florence,  raccent 
est  plus  énergique  ;  il  rappelle  l'éloquence  et  les  combats 
de  la  vieille  république  du  Dante  et  de  Machiavel^  c'est  un 
langage  vigoureusement  rhilbmé  ,  un  accento  vibrato.  A 
Naples,  le  langage  a  une  aisance  vulgaire  et  triviale,  une 
mélopée  de  lazzaroni  qui  fatigue.  A  Rome,  au  contraire, 
l'élégance  et  la  noblesse  des  discours  appartiennent  à  toutes 
les  classes  du  peuple  ;  c'est  le  dialecte  ionien  dans  sa  ri- 
chesse et  sa  douceur. 

Après  avoir  donné  audience  à  ces  antiquaires  assez  ai- 
mables pour  venir  solliciter ,  de  si  grand  matin ,  la  protec- 
tion délia  mia  signoria^  et  avoir  acheté,  pour  quelques 
scudi,  ce  que  je  savais  bien  ne  pas  valoir  quelques  baio- 
ques  ;  après  avoir  ainsi  payé  mon  droit  d'entrée,  j'allais 
sortir,  lorsqu'un  moine,  pénétrant  dans  ma  chambre,  en 
dépit  des  efforts  de  mon  cicérone^  plaça  sur  ma  table  un 
panier  rempli  de  fruits  et  de  fleurs.  Lé  frère  mineur  qui 
avait  rompu  la  consigne  de  mon  guide ,  n'avait  pas , 
comme  le  moine  de  Sterne,  la  physionomie  mélancolique  et 
vénérable  :  il  avait  au  contraire  l'œil  vif,  le  teint  frais, 
la  bouche  vermeille ,  le  sourire  sur  les  lèvres  et  uii  étonnant 
embonpoint.  J'admirai  sa  longue  barbe  noire  et  ce  grand 
manteau  blanc  qui  le  drapait  avec  une  majestueuse  élégance  ^ 
sans  révoquer  en  doute  ,  dans  ma  pensée .,  la  pureté  de  ses 
vertus  ascétiques ,  je  ne  pus  m' empêcher  de  comparer  avec 
sa  profession  errante  et  pieuse  ces  formes  athlétiques, 
cette  robuste  santé  ,  cet  œil  étincelant  de  tous  les  feux  du 
midi.  Je  m'étonnai  que  l'ame  d'un  anachorète  eût  été  se 
loger  dans  le  corps  d'un  gladiateur-,  et  toujours  résistant 
aux  admonitions  de  mon  premier  ministre,  je  payai  les 
fleurs  et  les  fruits  que  le  frère  Vincent  vendait  fort  bon 
marché-,  jamais  remerciemens  nefurentplus  aimables  et  ne 
parurent  mieux  sentis  que  ceux  qu'il  accompagna  d'un 
profond  salut ,  en  se  retirant ,  à  reculons  ,  de  la  chambre 


aSa  souvEKiRS  de  l'italik. 

où  il  laissait  sa  corbeille.  Je  me  félicitai  d'avoir  fait  un 
heureux,  et  je  jetai  de  nouveau  un  regard  de  complaisance 
sur  les  acquisitions  dont  ma  table  restait  chargée.  Ces  ca- 
mées étaient  médiocres,  ces  estampes  enfumées,  ces  vases 
antiques  avaient  été  moulés  la  semaine  dernière  ;  mais  dans 
les  plus  mauvais  de  ces  chefs-d'œuvre,  je  reconnaissais  en- 
core le  goût  de  terroir,  l'instinct  du  beau ,  une  vague  imi- 
tation de  l'antique.  Je  ne  regrettais  point  mon  argent  -, 
les  vendeurs  avaient  fait,  pour  placer  leurs  curiosités,  de 
si  beaux  frais  d'éloquence  !  ils  avaient  épuisé,  pour  me  con- 
vaincre ,  le  dictionnaire  de  la  politesse  et  celui  des  arts.  Il 
me  sembla  que  ce  léger  sacrifice  que  je  venais  de  faire  était 
une  dette  de  bonne  arrivée ,  un  cadeau  pour  me  rendre 
propice  le  génie  du  lieu.  Je  déjeunai  en  contemplant  toutes 
mes  médailles  ,  dont  pas  une  n'avait  de  valeur,  et  je  sortis 
fort  content  de  moi-même,  de  la  vie  des  antiquaires  et  des 
voyages. 

Je  m'acheminai  vers  la  place  d'Espagne,  Piazza  di 
Spagna,  qui  aujourd'hui  se  montre  dans  tout  l'éclat  d'un 
nouveau  badigeonnage ,  grâce  aux  soins  de  propreté  que 
les  voyageurs  anglais  recommandent  sans  cesse  dans  leurs 
voyages  à  travers  l'Espagne.  La  purification  de  la  place 
d'Espagne,  jadis  encombrée  de  toutes  les  immondices  de 
Rome  ,  est  un  des  exploits  modernes  dont  la  Grande-Bre- 
tagne peut  le  plus  justement  revendiquer  la  gloire  :  cette 
révolution  dans  l'intérieur  des  édifices  commence  à  in- 
quiéter les  bons  patriotes,  attachés  sincèrement  à  l'ancien 
état  des  choses.  Où  s'arrêtera  ce  besoin  d'éclaircir,  de  né- 
toyer  et  de  restaurer? Le  Palais-Papal ,  que  Lulher,  dans  sa 
fougue  hérétique,  nommait  grossièrement  les  étables  d'Au- 
gias,  ne  sera-l-il  pas  un  jour  victime  d'une  restauration 
pareille  ?  et  quels  longs  soupirs  vont  s'échapper  du  sein 

des  partisans  de  M.  de  M ,  si  l«>s  Anglais  continuent 

leur  grande  œuvre  de  purification  ,  commencée  au  phy- 


SOUVENIRS   DE   l.  ITALIE.  a53 

isiqué  ,  et  qui  peut  se  propager  sur  des  objets  plus  impor- 
taus  et  plus  moraux  ! 

Au  surplus,  la  propreté  nouvelle  de  ce  Square  italien, 
fait  tache,  si  j'ose  parler  ainsi,  au  milieu  de  l'irrégularité 
primitive  et  de  l'antique  malpropreté  de  la  ville  qui  l'en- 
vironne. Si  les  cheminées  romaines,  qui  faisaient  jadis 
une  burlesque  figure,  ont  éprouvé,  sous  le  cardinal  Gon- 
salvi,  des  réductions  et  des  modifications  notables,  rien  n'a 
changé  d'ailleurs.  De  tous  côtés,  une  confusion  de  palais, 
d'échoppes,  de  maisons  de  toutes  dimensions,  frappe  les 
regards  des  voyageurs  :  ici  les  rues  s'élargissent-,  là  elles 
se  rétrécissent  avec  une  subite  et  prodigieuse  brusquerie. 
Les  boutiques  et  les  portes-cochères  se  disputent  le  rez- 
de-chaussée;  chaque  édifice,  couvert  des  livrées  pittores- 
ques d'une  malpropreté  immémoriale  ,  est  construit  dans 
un  style  d'architecture  différente;  et  si  l'on  contemple  à 
la  fois  ces  couvens,  ces  forges,  ces  auberges,  ces  colon- 
nades, ces  églises,  ces  écuries  même ,  jetés  pêle-mêle  pour 
composer  une  ville ,  on  avouera  que  Rome ,  sans  rivale 
pour  la  magie  des  souvenirs,  l'est  également  pour  l'anar- 
chie de  sa  structure  et  l'arlequinade  bizarre  de  ses  édifices. 

Le  palais  de  l'ambassade  espagnole,  qui  passerait  pour 
un  bel  édifice  partout  ailleurs  qu'à  Rome,  se  trouve  au 
centre  de  la  place  d'Espagne.  En  se  dirigeant  vers  la  rue 
Fraltina ,  on  arrive  au  célèbre  palais  de  la  Propagande, 
dont  les  bàtimens  occupent  tout  le  coté  de  la  place  qui 
fait  face  à  la  rue  de  TAnge-Gardien.  C'est  sur  ce  mo- 
dèfe  que  se  sont  formées  ,  pour  subir  ensuite  plus  d'un 
changement  et  adopter  les  nuances  de  plusieurs  croyances 
diverses,  toutes  les  missions,  congrégations,  sociétés  reli- 
gieuses, qui  ont  essavé  de  convertir  le  monde  au  protestan- 
tisme et  au  méthodisme.  Que  de  pensées  réveille  cette 
nouvelle  puissance  de  Rome  moderne  ,  succédant  à  la 
puissance  de  Rome  conquérante-,  et,   sans  légions,    sans 


a54  SOLVEIVIRS    DE    l'iTALIE. 

armées,  sans  vaisseaux  de  guerre,  cherchant  à  soumettre 
l'univers,  non  plus  à  son  sénat  de  rois,  mais  à  sa  foi  et 
aux  volontés  de  ses  pontifes  ! 

Il  est  vrai  que  TEurope  s'est  soustraite  à  l'influence  de 
la  Propagande  5  mais  l'Asie  lui  est  encore  ouverte.  C'est  de 
rOrient  surtout  qu'elle  s'occupe;  là,  tout  est  passion;  le 
besoin  dune  foi  ardente  s'y  fait  sentir  comme  une  des 
premières  nécessités  de  l'existence.  C'est  au  Japon  et  en 
Chine,  que  les  missionnaires  ont  fait  le  plus  de  con- 
quêtes ;  l'Asie  est  couverte  du  sang  des  martyrs  apostoli- 
ques; en  Grèce  ,  en  Svrie,  chez  les  Maronites,  la  Propa- 
gande a  ses  colonies.  Ajoutons,  en  leur  honneur,  que  les 
missionnaires  qui  connaissent  leur  pouvoir,  se  contentent 
de  l'étendre  sans  en  abuser. 

J'entrai  dans  1  édifice  qui  n'a  rien  de  remarquable.  Les 
habitans  de  ce  séjour  me  semblaient  devoir  offrir  à  mes 
remarques  une  matière  plus  neuve  et  plus  piquante  ;  à  la 
faveur  d'une  lettre  adressée  à  l'un  des  supérieurs,  j'espé- 
rai me  frayer  un  passage  au  sein  de  celte  retraite.  Je  re- 
mets ma  missive  dans  les  mains  d'un  gardien ,  qui  la  remet 
à  un  second,  qui,  lui-même,  la  remet  à  un  troisième.  On 
me  laisse  errer  dans  les  longs  corridors  pendant  le  voyage 
de  ma  lettre,  et  je  profite  de  cette  occasion  pour  com- 
mencer à  exercer,  à  la  dérobée,  mon  métier  d'observateur 
des  mœurs  humaines. 

La  porte  de  l'une  de  ces  grandes  salles  était  restée  en- 
tr'ouverte  ;  je  m'appuie  contre  un  pilastre,  et  dans  une  at- 
titude assez  gênante ,  je  trouve  moyen  de  plonger  au  loin 
dans  les  galeries  sombres  où  les  fils  de  l'Orient,  attirés  par 
Rome,  viennent  étudier  les  mystères  et  les  doctrines  de  la 
foi  chrétienne.  Mon  imagination  ,  exaltée  par  ses  propres 
pensées  et  le  singulier  spectacle  dont  la  nouveauté  Téton- 
nait,  prétait  du  charme  à  tous  les  objets  qui  se  succédaient 
à  mes  veux.  Un  prélat  grec,   àe^n-dr»?;,  ou  évèque,  sortit 


SOUVENIRS  DE  l'itALIE.  ^55 

accompagné  d'un  jeune  étudiant,  en  costume  oriental,  qui 
baisa  le  bas  de  sa  robe  noire  et  flottante  ;  l'évèque  lui 
donna  sa  bénédiction  et  prononça  d'une  voix  douce  et  ma- 
jestueuse V adieu  accoutumé  :  Kalri  Vn^cpa  ,  ct«;.  Un  rayon  de 
lumière,  perçant  le  vitrage,  se  joua,  quelque  tems,  sur  le 
front  vénérable  du  vieillard.  Il  n'avait  rien  de  ce  caractère 
sauvage  et  guerrier,  de  ces  formes  musculeuses  et  de  cette 
audace  violente  qui  distinguent  les  prêtres  grecs  des  con- 
trées montagneuses,  souvent  exposés  aux  dangers  d'une 
vie  turbulente  et  précaire.  Sa  barbe  était  longue  et  grison- 
nante ;  son  front  cbauve  et  serein  ^  le  profil  de  son  visage 
ressemblait  à  ces  beaux  camées  qui  représentent ,  sous  les 
traits  les  plus  doux,  la  figure  de  l'élève  de  Socrate.  Une 
expression  de  candeur  et  d'aménité  animait  cette  belle  phy- 
sionomie. Je  croyais  voir  saint  Basile  ou  Chrysostôme. 

Dans  la  galerie ,  à  quelques  pas  de  moi ,  deux  moines 
maronites,  vêtus  du  costume  primitif  des  Arabes  bédouins , 
le  front  caché  sous  le  cuculle,  et  la  robe  retenue  par  une 
ceinture  de  cuir,  s'entretenaient  à  voix  basse  j  quelques- 
uns  de  ces  accens  gutturaux ,  si  fréquens  dans  les  dialectes 
asiatiques,  frappèrent  mon  oreille.  Je  crus  entendre  un  écho 
lointain  de  l'Orient,  dont  j'avais  admiré,  dans  ma  jeunesse, 
les  mœurs  ardentes  et  la  grandeur  sauvage. 

Cependant,  je  ne  recevais  aucune  réponse  à  ma  lettre, 
et  cette  longue  attente  commençait  à  me  lasser;  je  sors 
pour  examiner  à  loisir  la  façade  de  l'édifice  :  non,  jamais 
l'extravagance  architecturale  n'a  plus  bizarrement  con- 
tourné la  pierre  :  la  Sapienza,  l'église  de  Saint-Charles  et 
les  quatre  fontaines ,  modèles  de  ridicule  en  architec- 
ture, ne  sont  rien  auprès  de  cette  façade  incroyable,  et 
dont  toutes  les  ressources  du  langage  ne  parviendraient 
pas  à  rendre  l'effet  bizarre  et  la  laideur  fantasque.  Le 
fronton  est  simple  ;  mais  du  côté  du  palais  d'Espagne ,  l'ar- 
chitecte a  entassé  sans  pitié  tout  ce  qui  peut  choquer  le 


:iBG  l>'SURRECTIO]?f   DE  l'eSPAGXK 

goût  et  blesser  la  vue.  On  chercherait  vainement  une  ligne 
qui  eut  de  la  simplicité,  un  contour  naturel,  une  fenêtre 
à  sa  place ,  une  corniche  posée  en  son  lieu ,  une  forme  ré- 
gulière ,  dans  cette  confusion  de  tous  les  ordres  et  de  tous 
les  styles.  Borromini,  sur  le  point  de  se  suicider  ,  donna  , 
dit-on ,  le  plan  de  ce  chef-d'œuvre  ;  en  effet ,  on  trouve 
dans  une  telle  production  un  commencement  de  folie;  et 
l'on  conçoit  la  douleur  de  l'artiste  qui  aura  voulu  se  punir 
lui-même  d'une  si  atroce  offense  contre  le  génie  des  arts. 
Ajoutons,  pour  dernière  bizarrerie ,  que  cet  édifice  fut  bâti 
au  milieu  de  Rome  et  de  ses  monumens  admirables ,  sous  le 
pontificat  d'un  pape  éclairé. 

(New  Monthly  Magazine.) 


HISTOIRE. 


^ttstttr^cfton    ^^cttéfrtfe    be    T'^^^^^p^ne 


NAPOLEON  BONAPARTE,  EN  1808  (i). 


La  prise  des  forteresses  et  la  marche  des  Français 
avaient  éveillé  le  patriotisme  des  Espagnols  :  plein  d'es- 
poir dans  l'avenir,  par  la  chute  de  Godoy  et  l'élévation 
de  Ferdinand ,  le  peuple ,  en  apprenant  les  massacres  de 
Madrid  et  les  événemens  de  Rayonne,  manifesta  sponta- 

(i)  Note  du  Tr.  Nous  empruntons  ce  tableau  de  l'insurrection  de  l'Es- 
pagne à  V Histoire  de  la  fpierre  de  la  Péninsule  de  Robert  Southéy  ,  dont 
nous  avons  de jà  donné  un  fragment.  On  verra  ,  dans  ce  re'cit,  que  le  patrio- 
tisme trop  exclusif  de  ses  compatriotes  n'a  pas  éteint  cependant  les  senti— 
mens  d'bum.tnité  cl  de  pitié  dans  le  cœur  do  l'lii«fnrien  anglais. 


CONTTXE   NArOLÉON,   ELN    1808.  25^ 

nément,   et  d'un  bout  du  rovaumc  à  Tautre,  rintention 
bien  prononcée  de  résister  à  l'usurpation .  Cependant  il 
était  privé  de  la  famille  royale  et  abandonné  par  les  grands 
et  les  hommes  d'état  sur  les  talens  et  le  patriotisme  desquels 
on  avait  compté  jusqu'alors  -,  le  gouvernement  même  tra- 
hissait la  cause  de  la  patrie  et  de  l'honneur.  Les  autorités 
civiles  objet  jusqu'à  ce  moment  de  respect  et  d'obéissance, 
commandaient  la  soumission  à  un  pouvoir  étranger^  les 
places  fortes  et  l'entrée  des  frontières  étaient  au  pouvoir  de 
l'ennemi ,  l'élite  des  troupes  nationales  hors  du  rovaumc , 
et  une  armée  française  nombreuse ,  et  dès  long-tems  ac- 
coutumée à  vaincre,  occupait  la  capitale  et  le  cœur  du 
royaume.  Ce  fut  au  milieu  de  ces  circonstances  décou- 
rageantes qu'on  vit  se  former  une  insurrection  générale 
et  simultanée  contre  le  pouvoir  militaire  le  plus  impo- 
sant qui  eût  jamais  existé  jusqu'à  cette  époque,  pouvoir 
moins  terrible  encore  par  sa  force   matérielle,    que    par 
le  parfait  ensemble  de  son  organisation  et  l'habileté  qui 
présidait  à  tous  ses  mouvemens.  Le  patriotisme  que  firent 
éclater  les  Espagnols,  répondit  aux  espérances  de  ceux 
qui  savaient  apprécier  le  caractère  de  cette  nation  brave 
et  généreuse,   qui  avaient  entendu  les  pavsans  citer  avec 
un  noble  orgueil  les  héros  de  la  vieille  monarchie  espa- 
gnole, qui  les  avaient  vus,  frémissant  d'indignation  à  l'idée 
de  leur  abaissement  actuel,  le  comparer  à  ces  jours  de 
gloire  éclipsée    dont  le  souvenir  faisait   toute  leur   con- 
solation.  Ceux-là  savaient  que  les  sentimens  d'indépen- 
dance et  de   gloire  n'attendaient ,    chez  les  Espagnols , 
qu'une  occasion  pour  développer  toute  leur  magnanimité. 
Rien  n'avait  pu  faire  prévoir  l'outrage  dont  la  nation  était 
l'objet,  rien  n'avait  été  préparé  pour  s'y  opposer,  et  Ton 
eût  cherché  vainement,  par  des  moyens  concertés,  à  ex- 
citer le  mouvement  qui  s'opéra  de  lui-même  et  instanla^ 
nément  dans  toute  la  Péninsule. 

XII.  19 


2  58  INSrURECTIOlV  DE   l'eSPAGNE 

On  avait  entendu  à  Mostolcs,  petit  village  à  environ 
trois  lieues  au  sud  de  Madrid,  la  fusillade  et  les  dé- 
charges d'artillerie  du  i  mai.  L'alcade,  connaissant  la 
situation  de  la  capitale ,  envoya  dans  le  midi  un  bulletin 
ne  contenant  que  ces  mots  :  «  La  patrie  est  en  danger. 
Madrid  succombe  sous  la  perfidie  des  Français  :  tous  les 
Espagnols  s'avancent  pour  le  délivrer.  »  Cette  simple 
démarche  de  la  part  d'un  fonctionnaire  obscur,  et  qui 
n'était  point  autorisé  par  le  gouvernement,  suffit  pour 
enflammer  les  provinces  méridionales.  Au  reste,  toute  in- 
vitation, tout  ordre  eussent  été  superflus.  Le  même  esprit 
se  manifestait  instantanément  partout  où  arrivait  la  nou- 
velle des  événemens  de  Madrid  et  de  l'outrage  fait  à  la 
nation.  Napoléon,  méconnaissant  entièrement  le  caractère 
espagnol,  avait  poursuivi  l'exécution  de  ses  plans  de  la 
manière  la  plus  propre  à  provoquer  la  résistance.  Précédé 
par  l'idée  de  grandeur  et  de  magnanimité  attachée  à  sa 
personne,  s'il  eût  commencé  par  déclarer  la  guerre  à  l'Es- 
pagne ,  il  l'eût  sans  peine  soumise  à  ses  lois.  Le  peuple 
porté  à  admirer  tout  ce  qui  est  extraordinaire  et  merveil- 
leux ,  et  disposé ,  par  les  fréquens  exemples  du  même 
genre  que  lui  présente  l'histoire  de  son  pays,  à  passer 
sur  l'injustice  et  l'inhumanité  des  guerres  terminées  par 
de  brillantes  conquêtes,  eût  été  ébloui  par  rélonnantc 
destinée  du  guerrier ,  et  se  fût  peut-être  soumis  sans  mur- 
murer. 

Les  Asluries  furent  la  première  province  où  Tinsurrec- 
tion  prit  une  forme  régulière.  Les  rcprésentans  formèrent 
une  junte  qui  s'assembla  à  Oviédo  et  déclara  que  l'entière 
souveraineté  reposait  en  ses  mains.  Le  commandant  en 
chef  de  la  province,  qui  tenta  de  réprimer  ces  mouvemens, 
fut  en  danger  de  perdre  la  vie,  et  le  comte  del  Pinar,  ainsi 
que  le  poète  Juan  Melendes  Valdes,  envoyés  de  Madrid 
par  Mural  poiii-  cdnicr  le  p(Mq)le ,  durent  s'estimer  heu- 


COKTRE  NAl'OLÉON  ,   EN    1808.  -ibi) 

reux  d'échapper  à  l'indignation  que  firent  naître  leurs  ten- 
tatives. Le  premier  acte  de  la  junte  fut  d'envoyer  deux 
nobles  solliciter  des  secours  en  Angleterre.  Ils  s'embar- 
quèrent à  Gijon,  sur  un  bateau  non  ponté,  et  se  rendi- 
rent à  bord  d'un  corsaire  anglais  qui  croisait  devant  ce 
port.  On  envoya  aussi  des  agens  à  Léon  et  à  la  Corogne, 
pour  inviter  les  habitans  de  ces  deux  provinces  à  se  réu 
nir,  contre  l'ennemi  commun  ,  à  ceux  des  Asturies. 

A  la  Corogne ,  le  député  des  Asturies  reçut  ordre  d'un 
magistrat  de  quitter  la  ville  immédiatement,   et  de  ne 
communiquer   sa  mission  à  qui  que  ce  fût,   sous  peine 
d'être  arrêté  et  poursuivi  comme  criminel.  Il  s'arrêta,  en 
s'en  retournant,  à  Mondonedo ,   où  il  apprit  que  les  Léo- 
nais étaient  en  pleine  insurrection,   et  où  il  trouva  un 
envoyé  de  cette  province,  parcourant  les  environs  pour 
exciter  le  peuple  à  la  guerre.  Les  habitans  de  Mondonedo 
embrassèrent  avec  arileur  la  cause  de  la  patrie.   Un  étu- 
diant du  séminaire  s'offrit  à  aller  à  la  Corogne,   malgré 
les  risques  que  l'Aslurien  avait  courus.  Il  se  présenta  sous 
le  prétexte  de  demander  au  gouvernement  provincial  ce 
qu'avaient  à  faire  les  autoiités  de  Mondonedo,  d'après  ce 
qui  se  passait  à  Léon  et  dans  les  Asturies.  La  Corogne  était , 
quand  il  arriva  ,   dans  le  plus  grand  état  d'agitation.   La 
populace  y  accueillait  sans  examen  les  nouvelles  qui  se  suc- 
cédaient d'un  moment  à  l'autre,  et  dont  la  plupart  étaient 
sans  fondement.  On  prétendait  que  la  vente  des  biens  de 
l'église,    suspendue  par  Ferdinand,    allait  être   reprise; 
que  Napoléon  faisait  partir  pour  le  nord  de  l'Europe  toutes 
les  troupes  espagnoles,  et  qu'il  arrivait  des  charrettes  char- 
gées de  fers  pour  enchaîner  les  soldats  qui  refuseraient  de 
partir.  D.  Antonio  Filangieri ,   capitaine  -  général  de   la 
Galice  et  gouverneur  de  la  Corogne ,  pensa  que  la  seule 
conduite  qu  il  eût  à  suivre,  dans  des  circonstances  aussi 
pénibles,  était  de  maintenir  l'ordre  autant  que  possible; 


260  i>"St:krectio3V  t>e  l'espag>e 

mais  la  mesure  même  qu'il  crut  devoir  prendre  pour  pré- 
venir Finsurrection  ,  en  devint  le  signal.  La  fête  de  Fer- 
dinand, depuis  Tépoque  où  il  avait  été  reconnu  prince 
des  Asturies,  s'était  toujours  célébrée  le  3o  mai,  jour 
consacré  à  St. -Ferdinand,  roi  d'Espagne.  Le  pavillon  na- 
tional, pendant  cette  solennité,  était  arboré  sur  toutes 
les  places  fortes  et  salué  par  une  décharge  d'artillerie. 
Filangieri  défendit  cette  cérémonie,  craignant  quelle  ne 
donnât  lieu  à  quelque  mouvement  populaire,  et  cette  ré- 
serve produisit  tout  le  contraire  de  ce  qu'il  en  attendait. 
C'était  en  effet  donner  un  assentiment  tacite,  mais  non 
équivoque,  à  tout  ce  qui  s'était  passé  à  Rayonne.  Le  peuple, 
n'en  jugeant  pas  autrement,  se  rassembla  devant  la  mai- 
son du  gouverneur,  et  exigea  que  le  pavillon  fût  arboré. 
Filangieri  était  un  Napolitain  qui  eût  pu,  sans  manquer 
à  ses  devoirs ,  passer  du  service  des  Bourbons  à  celui  de 
-  Napoléon  :  fidèle  cependant  au  pays  qui  l'avait  adopté ,  il 
se  rendit  aux  demandes  du  peuple,  et  fit  arborer  le  pavil- 
lon. On  exigea  ensuite  qu'un  régiment ,  qui  avait  été  en- 
vové  au  Fcrrol ,  fût  rappelé;  que  les  armes  de  l'arsenal 
fussent  distribuées  aux  habitans  ;  que  Ferdinand  fût  pro- 
clamé ,  et  que  la  guerre  contre  la  France  fût  immédiate- 
ment déclarée.  Le  gouverneur  refusa  de  souscrire  à  cette 
dernière  demande.  On  enfonça  la  porte  de  sa  maison,  on 
s'empara  de  ses  papiers,  et  il  eût  probablement  perdu  la 
vie  s'il  n'eût  pas  trouvé,  en  s'écbappant  par  une  porte  de 
derrière ,  un  refuge  dans  un  couvent. 

Le  peuple  se  porta  ensuite  h  l'arsenal  et  s'empara  de 
toutes  les  armes.  Les  soldats  ne  firent  aucune  résistance 
et  se  déclarèrent  ])our  la  cause  de  leur  pays.  Quelques 
officiers,  qui  parurent  vouloir  calmer  le  mouvement, 
furent  mallrailés;  quelques  maisons  furent  attaquées,  et 
Ton  pilla  une  boutique  où  l'on  prétendait  qu'étaient  dé- 
posés les  fers  destinés  à  enchaîner  les  soldats.   Le  consul 


COINTUE  JNAPOLÉOJN  ,    LN    1808.  2tJl 

français  eût  été  indubitablemenl  massacré,  si  Ton  ne 
l'eût  fait  passer  à  tems  dans  le  fort  St. -Antoine,  sur  une 
île  voisine.  On  promena  clans  les  rues  un  portrait  de  Fer- 
dinand ,  que  la  foule  saluait  de  bruyantes  acclamations 
auxquelles  se  mêlaient  les  cris  de  Mort  aux  Français  et 
aux  traitjes.  L'ordre  ne  tarda  pas  cependant  à  se  rétablir, 
et  fut  en  partie  le  résultat  des  efforts  du  clergé,  qui  pos- 
sédait alors  la  double  influence  et  de  son  caractère  et  du 
patriotisme  qu'il  déploya.  Les  chefs  de  chaque  monastère 
et  les  curés  se  réunirent  aux  autorités  de  la  ville,  au  régent 
de  l'audience  royale  et  au  gouverneur  qui  avait  repris 
son  pouvoir.  Ils  se  constituèrent  ensemble  en  junte  per- 
manente, et  envoyèrent  des  officiers  traiter  avec  l'escadre 
anglaise  devant  le  Ferrol.  On  expédia  en  même  tems  des 
courriers  à  Santiago,  Tuy,  Oreuse ,  Lugo,  Mondonedo 
et  Betanzos ,  pour  que  chacune  de  ces  villes  nommât  un 
député  à  la  junte ,  et  informât  sa  banlieue  de  ce  qui  se 
passait.  En  moins  de  trois  jours  ,  toute  la  Galice  était  en 
insurrection  ,  et  les  communications  étaient  ouvertes  avec 
l'Angleterre. 

A  Badajoz  et  à  Séville,  les  mouvemens  populaires  furent 
d'abord  réprimés  par  les  autorités  locales ,  mais  ils  ne  lar- 
dèrent pas  à  se  renouveler  avec  plus  de  violence.  Le  comte 
de  la  Torre  del  Fresno  était  gouverneur  de  Badajoz.  Le 
peuple  se  rassembla  devant  son  hôtel,  demandant  à  être 
enrégimenté  et  armé.  Le  comte  essaya  de  nouveau  de  cal- 
mer un  enthousiasme  qui  ne  reconnaissait  plus  de  frein  5 
la  multitude  irritée  considérait  l'inaction  comme  un  acte 
de  fidélité  au  roi  qu'on  voulait  lui  imposer,  et  toute  ten- 
tative pour  modérer  son  ardeur,  comme  inspirée  par  la 
trahison.  Elle  arracha  le  gouverneur  de  son  hôtel  et  le 
massacra  impitoyablement.  Une  faut  pas  se  dissimuler  que, 
dans  cette  dissolution  instantanée  du  gouvernement ,  les 
passions  les  plus  condamnables  prirent  place  plus  d'une  fois 


262  iNSmiRECTION  DE  l' ESPAGNE 

à  côté  du  plus  noble  patriotisme.  Trop  souvent  poussé  par 
un  zèle  aveugle  ou  excité  par  des  hommes  qui  cherchaient 
à  assouvir  des  vengeance?  particulières,  le  peuple  commit 
des  excès  faits  pour  déshonorer  la  cause  qu'il  servait.  De 
simples  soupçons  firent  souvent  sacrifier,  comme  agens 
des  Français,  des  hommes  dont  l'innocence  fut  reconnue 
postérieurement.  Valladolid,  Carthagène,  Grenade,  Jaen, 
St.-Lucar,  Ciudad  Rodrigo  et  plusieurs  autres  villes,  fu- 
rent témoins  de  ces  cruelles  et  irréparables  erreurs  ^  mais 
l'anarchie  qui  y  donnait  lieu  fut  de  courte  durée.  Le 
peuple  ne  cherchait  point  à  se  soustraire  au  frein  des  lois 
et  à  l'habitude  de  la  subordination  -,  il  ne  demandait  qu'à 
venger  le  massacre  de  ses  concitoyens  et  à  délivrer  la 
patrie  de  l'usurpation ,  prêt  à  obéir  aux  autorités  disposées 
à  guider  ses  efforts.  Comme  Ferdinand  avait  laissé,  en 
partant  pour  Bayonne,  une  junte  à  Madrid,  le  nom  de 
celte  assemblée  était  devenu  familier  à  la  multitude,  et 
des  réunions  semblables,  formées  dans  toutes  les  villes, 
se  composèrent  des  personnes  que  les  habitans  étaient  ac- 
fcoutumés  à  respecter. 

Quoique  les  gouVérnemens  provisoires ,  organisés  spon- 
tanément j  fussent  réellement  indépendans  les  uns  des  au- 
tres, par  uti  consentement  général,  on  laissa  prendre  une 
espèce  d'ascendant  à  la  junte  de  Séville.  A  cause  de  sa 
grandeur  et  de  son  importance,  les  Espagnols  considéraient 
celle  place  comme  leur  capitale,  pendant  que  Madrid  était 
au  pouvoir  de  l'ennemi.  Les  magistrats  parvinrent  à  com- 
primer les  premières  tentatives  du  peuple,  mais  un  mou- 
vement trop  général  et  trop  prononcé  pour  qu'on  pût  son- 
ger à  l'arrêter,  fut  excité  par  un  homme  du  peuple  appelé 
Nicolas  Tap  y  Nunes.  Il  vint  à  Séville  pour  y  prêcher  l'in- 
surrection ,  et  obtint  sur  le  peuple ,  par  son  ardeur  et  sou 
intrépidité,  une  influence  dont  il  ne  sut  pas  abuser.  Les 
autorités,  reconnaissant  l'impossibilité  de  ramenerlecalmc, 


cowïKi:  ^Al'<»l.Éow  ,  ein  1808.  uGJ 

proposèrent  la  formalion  <ruiio  junte  ;  le  peuple  pensait 
si  peu  à  exercer  un  droit  d'élection ,  qu'il  demanda  d'en 
faire  nommer  les  membres  par  une  assemblée  de  curés  et 
des  chefs  de  chaque  monastère.  Ils  s'assemblèrent  en  effet, 
acceptant  avec  répugnance  un  pouvoir  déféré  par  les  accla- 
mations de  la  foule ,  et  ayant  à  redouter  également  et  l'ani- 
madversion  des  Français ,  et  les  ordres  des  autorités  de  Ma- 
drid, et  le  courroux  d'une  multitude  à  laquelle  on  savait 
qu'il  était  dangereux  de  résister.  Quelques  membres  ne  tar- 
dèrent pas  à  quitter  rassemblée  ]  les  autres  s'estimèrent  heu- 
reux de  se  soustraire  à  toute  responsabilité  ultérieure,  en 
consentant  aux  nominations  qui  furent  proposées.  On 
nomma,  entre  autres,  D.  Francisco  Saavedra,  ancien  mi- 
nistre des  finances ,  et  P.  Gil  de  Sévilla  ^  l'un  et  l'autre 
avaient  été  victimes  de  l'administration  de  Godoy,  et  c'était, 
sans  contredit,  le  titre  le  plus  propre  à  attirer  le  respect  et 
l'obéissance  de  la  multitude.  La  fureur  du  peuple ,  quoi- 
qu'il eût  obtenu  ce  qu'il  demandait ,  ne  s'apaisa  point  en- 
core -,  elle  fut  excitée  par  quelque  ressentiment  particulier, 
à  ce  qu'on  croit,  contre  le  comte  del  Aguila  ,  l'un  des 
personnages  les  plus  distingués  de  Séville,  et  dont  la 
riche  collection  de  tableaux,  de  livres  et  de  manuscrits, 
était  considérée,  à  juste  titre,  comme  un  trésor  pour  la 
ville.  La  populace ,  dans  une  exaspération  que  rien  ne  mo- 
tivait, l'attaqua  avec  fureur,  l'arracha  de  son  carrosse,  le 
mit  à  mort,  et  exposa  son  corps  sur  une  des  portes  de  Sé- 
ville, Lorsque  le  calme  fut  rétabli,  les  magistrats  n'osèrent 
pas  rechercher  les  auteurs  ou  les  promoteurs  de  cet  as- 
sassinat. 

Tap  de  Nunes,  qui  était,  ce  jour-là,  maître  de  Séville  , 
assistait  à  la  formation  de  la  junte  :  ne  pouvant,  comme 
étranger  ,  connaître  les  litres  de  ceux  qui  étaient  proposés, 
il  consentait  à  toutes  les  nominations;  ayant  appris  cepen- 
dant que  deux  membres  choLsis  étaient  plutôt  faits  pour 


264  INStRUECïlOK  DE  l'eSPAGNE 

nuire  à  la  cause  du  peuple  que  pour  la  servir,  il  exigea  et 
obtint  leur  radiation.  Il  était  impossible  de  songer  à  obte- 
nir aucune  subordination  en  laissant  à  un  pareil  démago- 
gue, quelle  que  fût  la  droiture  de  ses  intentions,  la  faculté  de 
créer  ou  de  renvoyer  à  son  gré  les  membres  du  gouverne- 
ment. La  junte  le  fit  arrêter  et  détenir  à  Cadix.  Cet  acte 
de  vigueur  était  sans  doute  nécessaire,  mais  on  devait 
quelque  indulgence  à  un  homme  qui  n'avait  montré  au- 
cune disposition  à  faire  un  mauvais  usage  de  son  influence, 
lorsque  cela  lui  eût  été  si  facile.  Il  put  reconnaître  que  les 
formes  de  la  justice  étaient  aussi  peu  observées  sous  le  nou- 
veau gouvernement  provisoire ,  que  sous  l'ancien  despo- 
tisme. Jeté  en  prison ,  il  y  fut  laissé  sans  qu'on  songeât  à 
le  juger,  et  jusqu'à  ce  que  la  nécessité  de  faire  place  à  un 
autre  criminel  le  fît  élargir. 

La  conduite  ultérieure  de  la  junte  ne  démentit  pas  cet 
acte  d'autorité.  Elle  établit  dans  toutes  les  villes  de  sa  ju- 
ridiction, qui  avaient  deux  mille  propriétaires,  des  juntes 
correspondantes ,  avec  ordre  de  former  des  corps  de  tous 
les  liabitans  de  l'âge  de  seize  à  quarante-cinq  ans.  Elle  se 
disposa  à  lever  des  fonds  en  taxant  les  corporations  et  les 
riches  particuliers,  niais  surtout  par  des  dons  volontaires. 
Elle  déclara,  au  nom  de  Ferdinand  et  de  la  nation,  la 
■guerre  à  Napoléon  et  à  la  France ,  protestant  qu'elle  ne  dé- 
poserait les  armes  que  lorsque  l'empereur  aurait  rendu  la 
liberté  à  la  famille  royale  ,  cl  reconnu  les  droits  et  l'indé- 
pendance de  la  Péninsule.  La  même  déclaration  annonçait 
qu'un  armistice  avait  été  conclu  avec  l'Angleterre,  et  que 
l'on  se  disposait  à  traiter  de  la  paix. 

Solano ,  rappelé  du  Portugal ,  était  alors  sur  la  frontière 
avec  son  corps  d'armée.  Si,  dans  ces  tems  de  troubles, 
(]uclqu'un  eût  pu  compter,  pour  sa  propre  sûreté,  sur  la 
force  de  son  caractère ,  sa  popularité  et  une  vie  irréprocha- 
ble, c'était,  sans  contredit,  ce  général.  Il  n'avait  usé  du 


COJNTUE  NAPOLÉON,  EN   1808.  "265 

pouvoir  illimité  dont  il  avait  été  investi  à  Cadix ,  que  pour 
ajouter  au  bien-être  des  habitans  et  aux  embellissemens  de 
la  ville.  Les  officiers  de  terre  et  de  mer  lui  portaient  un 
égal  respect  -,  les  personnages  du  plus  haut  rang  étaient  ses 
amis  particuliers;  et  le  peuple  avait  la  plus  haute  idée  de 
ses  qualités  et  de  sa  justice.  Personne  n'était  plus  profon- 
dément affecté  que  lui  de  l'avilissement  de  l'Espagne  -,  mais, 
désespérant  des  movens  que  sa  patrie  avait  d'en  sortir,  il 
en  eût  accepté  volontiers  la  régénération,  amenée  par  un 
pouvoir  étranger  et  un  souverain  usurpateur.  11  se  rendit  à 
Séville ,  dès  les  premiers  mouvemens  de  l'insurrection .  Saa- 
vedra,  P.  Gil ,  le  comte  de  Tilly  et  quelques  autres  lui  com- 
muniquèrent leurs  projets  et  leurs  espérances  ;  mais  Solano 
croyait,  comme  tant  d'autres,  qu'il  était  impossible  de  ré- 
sister à  la  France.  Les  hommes  d'état  qui  partageaient  sa 
manière  de  voir  sur  les  réformes  à  introduire  en  Espagne, 
s'étaient  déjà  soumis  à  Pvapoléon ,  et  faisaient  tout  leur  pos- 
sible, à  Madrid,  pour  ramener  le  peuple  à  l'obéissance. 
Il  savait  que  des  troupes  étaient  prêtes  à  marcher  sur  Sé- 
ville, pour  y  réprimer  l'insurrection,  comme  on  l'avait 
fait  à  Madrid.  Il  n'était  pas  certain  que  toute  la  Péninsule 
partageât  les  sentimens  qui  s'étaient  manifestés  à  Séville  et 
dans  la  capitale.  Craignant  d'ailleurs  que  le  peuple  n'abusât 
de  son  pouvoir,  et  déterminé  à  soutenir  ce  qui  lui  paraissait 
être  la  cause  du  bon  ordre  et  des  lois,  il  reçut  froidement 
les  communications  qu'on  lui  fit-,  et,  demandant  du  tems 
pour  réfléchir,  il  se  hâta  d'aller  reprendre  son  comman- 
dement à  Cadix. 

Il  dit,  en  arrivant  dans  cette  ville ,  qu'il  allait  prendre 
des  mesures  contre  un  bombardement  auquel  les  Anglais 
se  disposaient.  Cela  lui  fournit  le  prétexte  d'enlever  les  ca- 
nor.s  du  côté  de  la  terre,  pour  renforcer  les  batteries  du 
rivage.  On  assure  aussi  qu'il  fit  disparaître  les  munitions 
de  guerre,  prétendant  que  les  casemates  serviraient  de  re- 


aGG  1>"SVRRECT10N    DE  LESPAGKE 

fuge  aux  habitans ,  et  qu  il  écrivit  au  général  Dupont,  qui 
se  rendait  en  Andalousie ,  de  hâter  sa  marche.  Il  est  im- 
possible de  déterminer  à  quel  point  ces  accusations  sont 
fondées.  Quelqu'un  qui  connaissait  parfaitement  Solano, 
et  qui  lui  était  très-attaché  ,  a  assuré  depuis ,  que  si  ce  gé- 
néral eût  assez  vécu  pour  voir  les  efforts  tentés  par  l'Espa- 
gne ,  la  cause  du  peuple  n'eût  pas  eu  de  défenseur  plus 
ardent.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'amiral  Purvis,  qui  comman- 
dait l'escadre  anglaise  devant  Cadix ,  lui  envoya  un  par- 
lementaire, avec  l'offre  de  coopérer  avec  lui  contre  les 
Français  qui  avaient  en  rade  une  escadre  de  cinq  vais- 
seaux et  une  frégate  aux  ordres  du  vice-amiral  Rosily  :  il 
reçut  des  offres  semblables  de  la  part  du  gouverneur  de 
Gibraltar ,  Sir  Hugh  Dalrymple ,  qui  était  déjà  en  commu- 
nication avec  le  général  Castanos ,  commandant  les  forces 
espagnoles  du  camp  de  Saint-Roch.  Solano  répondit  que 
ces  ouvertures  devaient  être  adressées  au  gouvernement,  à 
Madrid  -,  ce  qui  était  réellement  donner  son  adhésion  à  la 
souveraineté  de  Joseph. 

Aussitôt  que  la  cause  du  peuple  leut  emporté  à  Sé- 
ville,  lajunte  avait  envoyé  quatre  officiers  d'artillerie,  avec 
des  dépêches  aux  commandans  de  Cadix,  de  Badajoz,  de 
Grenade  et  de  Saint-Roch ,  pour  leur  annoncer  que  la 
guerre  avait  été  déclarée  contre  la  France,  et  la  paix  con- 
venue avec  l'Angleterre.  Le  comte  de  Tcba,  Cyprifen  Pa- 
lafox ,  dont  le  frère  avait  pris  une  part  très-aclive  à  l'insur- 
rection ,  était  celui  qui  avait  été  destiné  pour  Cadix  -,  il 
s'était  chargé  de  cette  mission ,  non-seulement  pour  ce 
qu'elle  avait  d'honorable,  mais  encore  parce  qu'il  lui 
était  plus  facile  qu'à  tout  autre  de  donner  verbalement  à 
Solano,  sur  la  situation  de  Séville,  des  explications  qu'on 
n'avait  pas  ou  le  tems  d'écrire.  Plein  de  zèle  pour  une 
cause  qu'il  devait  abandonner  dans  la  suite,  il  entra  à  Ca- 
dix, à  cheval,  et  communiqua  au  peuple  qui  se  pressait 


CONTRE  NAPOLÉON,  EN  180B.  26"^ 

autour  de  lui,  les  nouvelles  qu'il  apportait,  et  qui,  d'ail 
leurs ,  furent  bientôt  répandues  par  des  courriers  particu 
liers  que  les  habilans  de  Séville  envoyèrent  à  leurs  cor- 
respondans.  Solano  était  intimement  lié  avec  le  comte  de 
Teba  ^  après  avoir  entendu  son  rapport ,  il  ne  crut  pas  de- 
voir reconnaître  l'autorité  de  là  junte  de  Séville,  formée,  à 
ce  qu'il  lui  paraissait,  par  une  insurrection  populaire; 
mais,  convaincu,  d'un  autre  côté,  parle  danger  d'un  refus 
formel ,  il  convoqua  un  conseil  composé  des  officiers  gé- 
néraux de  terre  et  de  mer,  qui  se  trouvaient  dans  la  ville 
au  nombre  de  onze ,  et  qui  furent  d'avis  de  faire  une  pro- 
clamation au  peuple. 

Le  conseil  s'appliquait  à  faire  voir  dans  cette  pièce  les 
dangers  d'une  déclaration  de  guerre,  attendu  les  forces  de 
la  France,  l'absence  des  troupes  espagnoles  et  le  besoin 
d'exercer  les  levées  qu'on  pourrait  faire .  «  Le  droit  de  dé  ter 
miner  quels  étaient  les  ennemis  de  l'État,  appartenait  ex- 
clusiA'ement  au  roi.  Ferdinand  avait  assuré,  à  différentes 
reprises,  que  les  Français  étaient  ses  alliés  :  c'était  en 
cette  qualité  qu'ils  avaient  été  reçus  en  Espagne  -,  le  roi 
n'ayant  témoigné  aucun  changement  d'opinion  à  leur  égard, 
ne  paraissait  pas  demander  les  sacrifices  que  le  peuple  était 
prêt  à  faire.  Si  cependant  on  se  déterminait  à  la  guerre ,  il 
fallait  en  calculer  toutes  les  conséquences;  les  nouveaux  sol- 
dats devaient  s'attendre  à  quitter  leurs  maisons  pour  long- 
tems,  peut-être  pour  toujours;  les  autres  auraient  à  re- 
prendre leur  manière  ordinaire  de  vivre,  attendu  que  c'est 
aux  soldats  seuls  à  faire  la  guerre.  Si  le  peuple  y  prenait 
part,  l'ennemi  ne  manquerait  pas  de  livrer  le  pays  à  la 
dévastation  et  au  pillage ,  et  les  Anglais,  profitant  de  ces 
circonstances,  s'empareraient  du  port  et  de  la  ville,  et  fe- 
raient de  Cadix  un  second  Gibraltar.  Le  conseil  se  faisait 
un  devoir,  dans  cette  proclamation,  d'entrer  dans  ces  dé- 
tails pour  que  le  peuple  n'oùt  à  accuser  personne,  s'il  était 


ti68  1]V(SCRRECT10>    DE  L  ESPAGSE 

victime  des  maux  qu'on  lui  annonçait.  Mais  dans  le  cas  où 
il  persisterait  à  vouloir  déclarer  la  guerre,  les  généraux 
qui  composaient  le  conseil  étaient  prêts  à  commencer  les 
hostilités,  pour  qu'on  ne  pût  soupçonner  leurs  représen- 
tations d'être  dictées  par  aucun  motif  indigne  de  l'honneur 
espagnol.  » 

Le  contenu  de  cette  proclamation  prouvait  que  ceux  qui 
l'avaient  rédigée  étaient  peu  sensibles  à  l'affront  fait  à  leur 
patrie,  et  la  manière  dont  on  la  publia  ne  témoignait  point 
en  faveur  de  la  prudence  du  gouverneur.  Au  lieu  d'at- 
tendre le  jour ,  on  accrut  les  alarmes  et  l'agitation  du 
peuple  qu'on  éveilla  par  le  bruit  du  tambour  et  de  la  mu- 
sique militaire,  pour  lui  faire  entendre,  à  la  lueur  des 
torches,  la  lecture  de  cette  adresse.  Les  esprits  entreprenans 
qui  dirigeaient  la  multitude  ne  manquèrent  pas  d'aper- 
cevoir tous  les  avantages  que  leur  donnait  cette  pièce  , 
en  reconnaissant  au  peuple  le  droit  de  diriger  la  conduite 
du  gouverneur.  Il  n'y  eût  pas  de  repos  dans  la  ville  pen- 
dant le  reste  de  la  nuit.  On  rédigea  une  réponse  au  général, 
et  le  peuple ,  en  tumulte,  la  porta  à  la  lueur  des  flambeanx 
sous  les  fenêtres  de  Solano,  qui  fut  contraint  de  paraître 
au  balcoa.  Un  jeune  homme,  montant  sur  les  épaules  d'un 
de  ses  camarades ,  lut  un  écrit  par  lequel  le  peuple  déclarait 
qu'il  avait  décidé  la  guerre  et  qu'il  venait  réfuter.  Tune 
après  l'autre,  toutes  les  objections  de  la  proclamation.  11 
lut  alors  effectivement  une  réponse  qui  réfutait,  article 
par  article,  l'adresse  du  conseil.  La  foule  applaudit  et  de- 
manda que  l'escadre  française  fut  sommée  de  se  rendre. 
Solano  assura  que,  dès  le  lendemain,  les  généraux  s'as- 
sembleraient pour  prendre  les  mesures  nécessaires  à  cet 
effet.  S'il  eùl  partagé  l'enthousiasme  public  et  donné  d'abord 
l'assenlimcut  qu'il  ne  pouvait  plus  refuser,  il  eût  pu  con- 
server, sinon  le  calme,  du  moins  la  subordination  -,  mais 
le  peuple  avail  jiris  le  dessus,  et,  dans  de  pareilles  corn- 


CONTRE   AAroi.ÉOlV,  EN    1808.  iGg 

motions,  ce  ne  sont  pas  toujours  des  hommes  bien  inten- 
tionnés qui  parviennent  à  le  guider. 

Une  partie  de  la  foule  se  porta  à  Tarsenal  pour  prendre 
des  armes  et  n'en  fut  point  empêchée  par  les  soldats  qui 
partageaient  tous  les  sentimens  du  peuple.  D'autres  enfon- 
cèrent les  prisons  pour  délivrer  ceux  qui  y  étaient  enfermés. 
On  pénétra  dans  la  maison  du  consul  français,  avec  l'in- 
tention de  l'égorger.  Il  s'était  réfugié  dans  le  couvent  de 
St.-Augustin ,  d'où  il  se  rendit  sur  l'escadre  fançaise.  On 
entendit  la  multitude  accuser  Solano  d'être  le  partisan  des 
Français.  Le  comte  de  Teba  l'engagea  à  remettre  le  com- 
mandement àD.  Thomas  de  Morla,  un  des  généraux  qui 
avaient  fait  partie  du  conseil ,  et  de  se  rendre  avec  lui  à 
Séville  ,  sous  le  prétexte  de  prendre  des  instructions  sur  la 
manière  dont  il  devait  agir  dans  des  circonstances  aussi 
difficiles.  Solano  sentait  combien  il  eût  été  prudent  de  se 
rendre  à  ce  conseil,  mais  le  point  d'honneur  et  la  crainte 
d'être  soupçonné  d'un  manque  de  courage  lui  firent  braver 
le  danger.  Il  donna  une  autre  raison  que  l'attachement 
aux  Français  pouvait  seule  suggérer;  il  craignait,  disait- 
il  ,  que  les  Anglais  ne  profitassent  de  la  confusion  pour 
chercher  à  se  rendre  maîtres  de  Cadix. 

Le  lendemain,  les  officiers  généraux  se  réunirent  pour 
la  seconde  fois,  et,  vers  midi,  ils  se  présentèrent  au  bal- 
con, pour  écouter  le  peuple  qui  demandait  à  connaître 
leur  détermination.  Solano  et  Morla  l'assurèrent  que  tout 
ce  qu'il  avait  demandé  allait  être  exécuté  ,  et  qu'en  con- 
séquence il  pouvait  se  disperser  et  se  tenir  tranquille.  Un 
homme  cria  qu'on  ne  voulait  pas  voir  flotter  le  pavillon 
français.  «  Où  le  voit-on?  demanda  Solano.  —  Sur  les 
vaisseaux  français,  «  répondit-il.  Alors  le  général  dit  que 
des  officiers  de  marine  et  dugénie  avaient  déjà  reçu  l'ordre 
d'aviser  aux  moyens  de  s'emparer  de  celte  escadre.  Le 
peuple ,  satisfait  de  celte  réponse  ,  se  retira ,  et  Solano  se 


ano  INSXJTIRECTION  DE  L  ESPAGNE 

mit  à  table  pour  dîner.  Il  n'en  était  pas  encore  sorti  qu'un 
nouveau  rassemblement  arriva  devant  son  hôtel ,  conduit 
par  un  homme  qui  avait  été  chartreux  et  qui  avait  quitté  cet 
ordre  pour  entrer  dans  un  autre  moins  rigide  où  il  faisait 
alors  son  noviciat.  Il  demanda  à  parler  au  gouverneur.  On 
répondit  qu'il  avait  besoin  de  prendre  du  repos,  et  que, 
d'ailleurs,  il  avait  promis  au  peuple  qu'on  ferait  tout  ce  qu'il 
demandait.  L'ex-chartreux  insista ,  voulut  entrer  et  poussa 
le  factionnaire ,  qui  tira  un  coup  de  fusil  en  l'air  et  ferma 
la  porte.  Alors  la  populace,  toujours  conduite  par  le  même 
homme,  traîna  du  canon  devant  l'hôtel,  brisa  les  portes, 
et  se  précipita  dans  l'intérieur.  On  voulait  la  mort  de  So- 
lano  -,  il  s'évada  par  le  toit ,  et  se  réfugia  dans  la  maison 
d'un  négociant  anglais,  dont  la  femme  le  cacha  dans  un 
cabinet.  On  prétend  que  ses  jours  auraient  été  sauvés,  si 
l'ouvrier  même  qui  avait  construit  cette  pièce  ne  se  fût 
trouvé  dans  la  foule  et  n'eût  découvert  la  retraite  du  mal- 
heureux général.  La  maîtresse  de  la  maison,  M""^Strange, 
se  jeta  au  milieu  de  la  multitude  irritée  ,  employa  vaine- 
ment les  plus  vives  supplications  ^  elle  fut  blessée  au  bras  , 
etSolano,  arraché  de  son  asile,  prit  congé  d'elle  pour  ne 
plus  la  revoir.  Quelques  individus  voulaient  le  traîner  à 
l'échafaud  pour  lui  faire  subir  une  mort  ignominieuse  ;  im- 
patiens de  voir  couler  son  sang,  d'autres  le  massacrèrent 
sur-le-champ.  Il  se  soumit  à  son  destin  avec  le  calme  et  la 
dignité  d'un  vieux  militaire.  On  assure  que  le  coup  mortel 
lui  fut  donné  par  un  de  ses  propres  soldats,  qui,  pour  lui 
épargner  des  souffrances  et  le  supplice  des  criminels ,  lui 
passa  son  sabre  au  travers  du  corps. 

Il  y  a  de  fortes  raisons  pour  croire  que  la  fureur  du 
peuple,  qui  ne  se  porta  que  surSolano,  fut  dirigée  par 
quelque  haine*  particulière.  Los  autres  généraux  qui  con- 
coururent à  rc'digcr  la  ])roclaniali()n  ,  ne  furent  exposés  à 
iiucun  danger,  elMorla,  (jui  commandait  en  second,  fui, 


CONTRE  NAPOLÉON,  EN  1H08.       '     .tni 

le  lendemain  ,  nommé  par  le  peuple  gouverneur  de 
Cadix  et  capitaine  gt^iéral  de  la  province.  Il  accepta  le 
commandement ,  à  condition  que  le  peuple  se  tiendrait 
dans  le  bon  ordre.  La  junte  de  Séville  confirma  sa  nomi- 
nation ,  et  envoya  un  de  ses  membres  pour  se  concerter 
avec  lui.  Le  nouveau  gouverneur  adressa  au  peuple  une 
proclamation  où  il  lui  disait  que,  sous  le  masque  du  pa- 
triotisme, quelques  malfaiteurs  ne  cherchaient  que  le 
pillage  et  la  dévastation  ;  que  le  seul  désir  des  autorités 
était  de  mourir  pour  la  cause  de  Ferdinand  5  et  que,  sous 
vingt-quatre  heures,  on  verrait  les  résultats  des  mesures 
qui  avaient  été  prises  contre  les  vaisseaux  français. 

Cependant  cette  escadre  s'était  mise  sur  la  défensive, 
et  était  embossée  dans  une  passe  hors  de  la  portée  des  bat- 
teries. Le  vice-amiral  Rosily,  s'atlendant  à  être  secouru, 
et  certain  que  les  forces  qu'on  enverrait  contre  Cadix 
triompheraient  aisément  de  la  résistance  des  Espagnols  , 
ne  cherchait  qu'à  gagner  du  tems.  Il  fit  proposer  au  gou- 
verneur de  sortir  de  la  baie ,  si  l'on  pouvait  s'entendre  à 
cet  égard  avec  l'escadre  anglaise.  C'était,  disait-il,  pour 
calmer  le  peuple  à  qui  la  présence  des  vaisseaux  fran- 
çais paraissait  avoir  fait  commettre  des  désordres.  Dans 
le  cas  où  l'escadre  ne  consentirait  pas  à  le  laisser  sortir 
sans  l'attaquer,  il  proposait  de  débarquer  son  artillerie , 
de  conserver  ses  équipages  à  bord,  et  de  ne  pas  garder  le 
pavillon  arboré.  Si  cet  arrangement  devait  avoir  lieu,  il 
demandait  qu'on  se  remît  mutuellement  des  otages,  et  que 
le  gouvernement  espagnol  le  protégeât  contre  les  ennemis 
extérieurs.  Morla  répondit  que  ces  propositions  n'étaient 
compatibles  ni  avec  son  honneur ,  ni  avec  les  ordres  po- 
sitifs qu  il  avait  reçus  ,  et  qu'il  ne  pouvait  accepter  autre 
chose  qu'une  reddition  pure  et  simple.  Lord  Collingwood, 
qui  venait  d'arriver  de  devant  Toulon   pour  prendre  le 


2nO  INSURRECTION  DE  L  ESPAGNE 

mit  à  table  pour  dîner.  Il  n'en  était  pas  encore  sorti  qu'un 
nouveau  rassemblement  arriva  devant  son  hôtel ,  conduit 
par  un  homme  qui  avait  été  chartreux  et  qui  avait  quitté  cet 
ordre  pour  entrer  dans  un  autre  moins  rigide  où  il  faisait 
alors  son  noviciat.  Il  demanda  à  parler  au  gouverneur.  On 
répondit  qu'il  avait  besoin  de  prendre  du  repos,  et  que, 
d'ailleurs,  il  avait  promis  au  peuple  qu'on  ferait  tout  ce  qu'il 
demandait.  L'ex-chartreux  insista ,  voulut  entrer  et  poussa 
le  factionnaire ,  qui  tira  un  coup  de  fusil  en  l'air  et  ferma 
la  porte.  Alors  la  populace,  toujours  conduite  par  le  même 
homme,  traîna  du  canon  devant  l'hôtel,  brisa  les  portes, 
et  se  précipita  dans  l'intérieur.  On  voulait  la  mort  de  So- 
lano  ;  il  s'évada  par  le  toit ,  et  se  réfugia  dans  la  maison 
d'un  négociant  anglais ,  dont  la  femme  le  cacha  dans  un 
cabinet.  On  prétend  que  ses  jours  auraient  été  sauvés,  si 
l'ouvrier  même  qui  avait  construit  cette  pièce  ne  se  fût 
trouvé  dans  la  foule  et  n'eût  découvert  la  retraite  du  mal- 
heureux général.  La  maîtresse  de  la  maison,  M'^'^Strange, 
se  jeta  au  milieu  de  la  multitude  irritée  ,  employa  vaine- 
ment les  plus  vives  supplications  5  elle  fut  blessée  au  bras  , 
etSolano,  arraché  de  son  asile,  prit  congé  d'elle  pour  ne 
plus  la  revoir.  Quelques  individus  voulaient  le  traîner  à 
l'échafaud  pour  lui  faire  subir  une  mort  ignominieuse  ^  im- 
patiens de  voir  couler  son  sang,  d'autres  le  massacrèrent 
sur-le-champ.  Il  se  soumit  à  son  destin  avec  le  calme  et  la 
dignité  d'un  vieux  militaire.  On  assure  que  le  coup  mortel 
lui  fut  donné  par  un  de  ses  propres  soldats,  qui,  pour  lui 
épargner  des  souffrances  et  le  supplice  des  criminels ,  lui 
passa  son  sabre  au  travers  du  corps. 

Il  y  a  de  fortes  raisons  pour  croire  que  la  fureur  thi 
peuple  ,  qui  ne  se  porta  que  sur  Solano ,  fut  dirigée  par 
quelque  haine  particulière.  Les  autres  généraux  qui  con- 
«oururentà  rédiger  la  proclamation,  ne  furent  exposés  à 
;iucun  danger,  etMorla,  (jui  commandait  en  second ,  fut. 


CONTRE  NAPOLÉON,  EN  1H08.       "     '>ni 

lo  lendemain  ,  nommé  par  le  peuple  gouverneur  de 
Cadix  et  capitaine  général  de  la  province.  Il  accepta  le 
commandement ,  à  condition  que  le  peuple  se  tiendrait 
dans  le  bon  ordre.  La  junte  de  Séville  confirma  sa  nomi- 
nation ,  et  envoya  un  de  ses  membres  pour  se  concerter 
avec  lui.  Le  nouveau  gouverneur  adressa  au  peuple  une 
proclamation  où  il  lui  disait  que,  sous  le  masque  du  pa- 
triotisme, quelques  malfaiteurs  ne  cherchaient  que  le 
pillage  et  la  dévastation  ^  que  le  seul  désir  des  autorités 
était  de  mourir  pour  la  cause  de  Ferdinand  ;  et  que,  sous 
vingt-quatre  heures,  on  verrait  les  résultats  des  mesures 
qui  avaient  été  prises  contre  les  vaisseaux  français. 

Cependant  cette  escadre  s'était  mise  sur  la  défensive , 
et  était  embossée  dans  une  passe  hors  de  la  portée  des  bat- 
teries. Le  vice-amiral  Rosily,  s' attendant  à  être  secouru, 
et  certain  que  les  forces  qu'on  enverrait  contre  Cadix 
triompheraient  aisément  de  la  résistance  des  Espagnols  , 
ne  cherchait  qu'à  gagner  du  tems.  Il  fit  proposer  au  gou- 
verneur de  sortir  de  la  baie ,  si  l'on  pouvait  s'entendre  à 
cet  égard  avec  l'escadre  anglaise.  C'était,  disait-il,  pour 
calmer  le  peuple  à  qui  la  présence  des  vaisseaux  fran- 
çais paraissait  avoir  fait  commettre  des  désordres.  Dans 
le  cas  oij  l'escadre  ne  consentirait  pas  à  le  laisser  sortir 
sans  l'attaquer,  il  proposait  de  débarquer  son  artillerie , 
de  conserver  ses  équipages  à  bord,  et  de  ne  pas  garder  le 
pavillon  arboré.  Si  cet  arrangement  devait  avoir  lieu,  il 
demandait  qu'on  se  remît  mutuellement  des  otages,  et  que 
le  gouvernement  espagnol  le  protégeât  contre  les  ennemis 
extérieurs.  Morla  répondit  que  ces  propositions  n'étaient 
compatibles  ni  avec  son  honneur ,  ni  avec  les  ordres  po- 
sitifs qu'il  avait  reçus ,  et  qu'il  ne  pouvait  accepter  autre 
chose  qu'une  reddition  pure  et  simple.  Lord  Collingwood, 
qui  venait  d'arriver  de  devant  Toulon  pour  prendre  le 


2^2  iKsrnr.FCTiO'  de  l  espacée 

commandement  de  l'escadre  anglaise  de  Cadix,  offrit  de 
coopérer  avec  les  vaisseaux  espagnols  ;  mais  les  autorités 
du  pays,  comptant  sur  leurs  forces  et  sur  un  succès  certain, 
refusèrent  ce  secours.  Si  le  général  français  eut  eu  moins 
de  confiance  dans  la  célérité  des  opérations  de  l'armée,  et 
dans  le  bonheur  de  Napoléon  ,  il  se  fût  sans  doute  rendu 
aux  Anglais,  dont  il  espérait  être  traité  plus  favorable- 
ment ;  il  y  eût  été  déterminé  aussi  par  l'espoir  d'exciter 
quelque  mésintelligence  entre  les  deux  nations  ;  quoi  qu'il 
en  soit ,  les  Espagnols  établirent,  sur  l'Ile  Léon  et  près  du 
fort  Louis ,  des  batteries  qui  commencèrent  l'attaque  simul- 
tanément avec  des  chaloupes  canonnières.  Les  marins  an-:- 
glais ,  impatiens  témoins  d'une  action  qui  se  passait  sous 
leurs  veux  sans  qu'ils  pussent  y  prendre  part  l'ia  virent  se 
prolonger  du  9  au  i4  juin,  époque  à  laquelle  le  vice-amiral 
Rosily,  après  avoir  vainement  tenté  de  capituler,  se  rendit 
sans  conditions.  Morla,  dans  une  adresse  au  peuple  ,  fit  va- 
loir le  mode  d'attaque  dont  on  s'était  servi,  et  qui,  d'abord, 
avait  été  blâmé  comme  trop  lent  et  inefficace.  Cette  victoire 
n'avait  coûté  aux  Espagnols  que  quatre  hommes,  et  les 
vaisseaux  dont  ils  venaient  de  s'emparer  n'avaient  presque 
pas  souffert.  Morla  dit,  dans  son  adresse,  que  les  prison- 
niers seraient  échangés  contre  des  troupes  espagnoles.  Il 
exhortait  le  peuple  à  reprendre  ses  habitudes  paisibles. 
«  La  convulsion  que  l'Espagne  vient  d'éprouver,  disait-il, 
nous  a  fait  sortir  de  notre  léthargie.  Il  fallait  une  étincelle 
électrique  pour  nous  en  tirer  ;  il  fallait  une  tempête  pour 
dégager  l'horizon  des  bi^ouillards  qui  le  couvraient.  Mais  le 
remède  peut  devenir  un  poison ,  si  l'on  en  use  après  que  la 
guérison  s'est  opérée.  On  doit  maintenant  rentrer  dans 
Tordre  et  s'en  rapporter  à  la  sagesse  des  autorités.  Les 
liommes  capables  de  faire  la  guerre  seront  armés  cl  disci- 
plinés ;  ceux  qui  ne  sont  pas  propres  au  service  militaire 


COKTRE  NAPOLÉON,   ETf    1808.  2^3 

seront  employés  dinercmmenl.  Les  femmes  et  les  enfans 
qui  chercheraient  à  exciter  du  tumulte,  seront  sévèrement 
punis.   )) 

L'homme  qui  tenait  ce  langage  avait  déjà  fait  tous  ses 
efforts  pour  entraver  la  marche  de  ceux  qu'avaient  éveillés 
les  dangers  de  la  patrie.  Il  avait  retardé,  autant  que  pos- 
sible, l'attaque  contre  les  Français  ,  espérant  qu'un  corps 
d'armée  arriverait  à  tems  pour  s'emparer  de  Cadix,  ou  le 
conservera  Joseph.  Dans  toute  cette  partie  de  l'Espagne, 
l'intention  de  résister  à  ÎNapoléon  et  de  demander  du  se- 
cours à  l'Angleterre  s'était  manifestée  aussitôt  qu'on  avait 
appris  le  projet  d'usurpation.  Le  commandant  espagnol  à 
Algésiras,  et  le  gouverneur  anglais  de  Gibraltar,  avaient 
toujours  réciproquement  observé  ces  égards  et  ces  me- 
sures d  humanité  ,  qui,  autorisés  par  les  lois  de  la  guerre, 
en  adoucissent  les  maux.  Les  Espagnols  reconnurent  les 
avantages  que  ces  dispositions  respectives  leur  offraient 
pour  la  délivrance  de  leur  pays.  Si  Ferdinand,  au  lieu  de 
chercher  à  renverser  Godoy,  eût  pensé  à  émigrcr,  il  lui 
eût  été  facile  de  se  rendre  à  Gibraltar  et  de  s'y  embarquer 
pour  les  colonies ,  en  s'en  rapportant  à  la  générosité  bri- 
tannique. Dès  le  commencement  d'avril,  le  général  Cas- 
tanos  avait  eu ,  avec  Sir  Hew  Dalrymple ,  des  conférences 
sur  la  situation  des  affaires  et  les  mesures  à  adopter.  On 
s'était  flatté  de  l'espoir,  après  le  départ  de  la  famille  royale, 
de  sauver  D.  Francisco,  le  plus  jeune  des  infans,  et  de  le 
transporter  en  Amérique.  Mais,  dans  le  cas  où  tous  les 
Bourbons  seraient  ravis  à  l'Espagne,  on  regardait  l'archi- 
duc Charles  comme  la  personne  à  qui  l'on  pouvait  le  plus 
convenablement  offrir  la  couronne,  et  l'on  demanda  à  Sir 
Hew  la  faculté  de  tenir  une  frégate  prèle  à  partir  pour 
Trieste,  à  l'effet  d'aller  chercher  le  prince.  Sir  Hew  Dal- 
rymple ,  appréciant  toute  l'importance  des  événemens ,  en 
assuma  la  responsabilité,  en  engageant  le  général  espagnol 
XII.  20 


2^4  INSURRECTION   DE  l'eSPAGNE 

à  avoir  la  plus  grande  confiance  dans  la  franchise  et  la 
bonne  foi  des  Anglais.  Vers  la  fin  de  mai,  deux  officiers 
français,  dont  l'un  était  aide-de-camp  de  Murât,  se  ren- 
dirent à  Algésiras.  Castanos,  pensant  qu'ils  avaient  mission 
de  l'arrêter,  était  décidé  à  les  tuer  et  à  se  réfugier  à  Gi- 
braltar. Ils  se  bornèrent  à  lui  parler  de  la  vice-royauté  du 
Mexique  qui  lui  avait  été  promise  par  l'ancien  gouverne- 
ment ,  et  dont  on  cherchait  à  le  leurrer  maintenant ,  ainsi 
que  le  général  Civesta.  L'aide-de-camp  l'assura  que,  depuis 
plus  de  trois  ans,  l'expulsion  des  Bourbons  d'Espagne  avait 
été  le  principal  but  de  la  politique  de  Napoléon;  qu'ayant 
obtenu  ce  résultat,  l'empereur  allait  s'occuper  de  détrôner 
la  maison  d'Autriche  ,  ce  qui  ne  demandait  pas  plus  de 
quatre  mois.  C'est  ainsi  que  les  généraux  de  Napoléon 
jugeaient  que  rien  n'était  impossible  aux  volontés  de  leur 
maître.  Mais  Castanos  ne  se  laissa  ni  éblouir,  ni  intimider; 
il  continua  ses  communications  avec  Gibraltar,  et  se  dé- 
termina à  saisir  l'escadre  française.  Morla  parvint  à  l'en 
empêcher  alors ,  mais  le  retard  de  celte  prise  ne  produisit 
aucun  résultat  funeste.  Du  reste,  Castanos,  d'après  l'in- 
vitation de  la  junte ,  se  disposa  à  résister  aux  Français 
quand  ils  entreraient  en  Andalousie. 

Tandis  que  cette  province,  ainsi  que  la  Galice  et  les 
Asturies,  prenait  les  armes  pour  repousser  l'usurpation  , 
la  ville  de  Valence ,  où  le  même  esprit  et  les  mêmes  dispo- 
sitions s'étaient  manifestés,  devint  le  théâtre  d'une  scène 
dont  l'horreur  surpasse  tout  ce  qui  a  eu  lieu  dans  la  Pénin- 
sule à  celte  terrible  époque.  Dès  les  premiers  mouvemens 
d'insurroclion  ,  le  gouverneur,  D.  Miguel  de  Saavedra , 
avait  péri  victime  de  la  fureur  du  peuple.  Amené  de  Ro- 
quena,  où  il  s'était  réfugié,  il  avait  été  massacré  près  du 
palais  du  comte  de  Cervallon  ,  qui ,  malgré  qu'il  eût  hau- 
tement embrassé  la  cause  nationale,  fit  d'inutiles  efforts 
pour  le  sauver.  wSa  lêle  fut  promenée  au  bout  d'une  pique 


CONTRE  ÎJÂPOLÉON  ,   EN    1808.  9.^5 

Jans  les  rues  de  la  ville,  et  ensuite  exposée  sur  un  pilier 
de  la  place  St. -Dominique.  On  nomma  une  junte,  dont  les 
soins  auraient  probablement  ramené  Tordre  dans  la  ville, 
s'il  n'y  fût  arrivé  à  cette  époque,  de  Madrid,  un  de  ces  êtres 
dont  on  aime,  pour  l'honneur  de  l'humanité  ,  à  attribuer 
les  crimes  à  l'inspiration  de  quelque  génie  infernal.  P.  Bal- 
thasard  Calvo  était  chanoine  de  l'église  de  St. -Isidore,  à 
Madrid  :  on  a  dit,  par  la  suite,  que  Murât  l'avait  envoyé 
pour  traiter  secrètement  avec  la  junte  ,  et  que ,  n'espérant 
pas  pouvoir  y  réussir,  il  avait  cherché  à  se  rendre  maître 
de  la  ville  par  la  terreur  5  mais  on  ne  peut  croire  qu'il  con- 
servât, en  agissant  comme  il  le  faisait ,  la  moindre  idée  de 
livrer  par  la  suite  \alence  aux  Français.  Probablement  il 
n'avait  d'autre  but  que  celui  d'assouvir  sa  férocité  natu- 
relle,  qui  contrastait  avec  le  caractère  religieux  dont  il 
était  revêtu,  et  la  conduite  de  beaucoup  d'ecclésiastiques 
espagnols,  à  cette  époque. 

Il  y  avait  à  Valence  un  grand  nombre  de  Français  que 
la  conduite  de  leur  gouvernement  avait  rendus ,  chez  les 
Espagnols,  un  objet  général  de  haine  et  d'outrage,  et 
qui ,  dès  le  commencement  des  troubles ,  avaient  impru- 
demment cherché  un  refuge  dans  la  citadelle.  Calvo  les 
accusa  auprès  du  peuple  d'être  en  correspondance  avec 
Murât  et  les  troupes  françaises  ,  et  d'avoir  formé  le  des- 
sein de  leur  livrer  la  ville.  La  junte  n'avait  pas  de  corps 
militaires  à  sa  disposition,  et  se  trouvait  dans  un  état  de 
confusion  et  d'embarras  trop  grand  pour  exercer  la  force 
morale  que  les  circonstances  auraient  exigée.  Le  consul 
anglais,  M.  Tupper,  en  faisait  partie;  il  se  rendit  à  la 
citadelle,  exposa  aux  Français  le  danger  qu'ils  couraient 
en  se  tenant  ainsi  réunis  ,  et  en  s'exposant  à  être  égorgés 
en  masse.  Il  les  engagea  à  se  réfugier,  soit  dans  les  cou- 
vens,  soit  chez  les  habitans  avec  qui  ils  étaient  liés  d'a- 
mitié. Mais  se  croyant  plus  en  sûreté  à  la   citadelle,   ils 


a-jG  îNSLHUECTlOlS   DE  L  ESPAGKE 

refusèrent  de  suivre  ce  conseil.  Pendant  ce  tems  Calvo 
avait  rassemblé  les  instrumens  du  terrible  projet  qu'il 
méditait ,  et  pour  en  grossir  le  nombre ,  il  avait  fait  sortir 
des  prisons  tous  ceux  que  des  crimes  quelconques  y  avaient 
fait  retenir.  Le  5  juin ,  à  l'entrée  de  la  nuit ,  il  se  rendit  à  la 
citadelle  avec  sa  horde,  et  se  faisant  accompagner  par  quel- 
ques moines.  La  garde  fit  peu  de  résistance  :  les  Français, 
conduits  l'un  après  l'autre  dans  une  chambre,  y  furent 
confessés  par  les  moines ,  et  de  là  livrés  à  la  populace  fré- 
nétique qui ,  se  ruant  sur  eux ,  les  immolait  à  coups  de 
couteaux.  Lorsque  la  junte  apprit  cet  horrible  massacre, 
elle  rassembla  les  moines  et  les  frères  des  différens  cou- 
vens,  et  les  envoya  en  procession  ,  précédés  du  Saint-Sa- 
crement, les  cierges  allumés  et  chantant  les  litanies  des 
agonisans,  sur  le  lieu  de  carnage.  A  l'aspecl  du  lugubre 
cortège  ,  la  horde  sanglante  suspendit  ses  exécutions  et 
s'agenouilla  au  milieu  des  cadavres  de  ses  victimes  5  mais 
Calvo ,  élevant  la  voix ,  menaça  les  ecclésiastiques  de  les 
considérer,  s'ils  ne  se  retiraient,  comme  complices  des 
Français,  et  de  leur  faire  subir  le  même  sort.  Litimidés 
par  cette  menace  et  épouvantés  par  le  spectacle  qu'ils 
avaient  sous  les  yeux ,  ils  se  hâtèrent  d'abandonner  la  ci- 
tadelle. 

Le  massacre  se  prolongea  pendant  toute  la  nuit.  Cent 
soixante  et  onze  personnes  furent  égorgées.  Au  jour  on 
s'aperçut  que  dix  ou  douze  respiraient  encore.  L'efTet  que 
cette  vue  produisit  sur  les  meurtriers  est  un  sûr  garant 
de  la  facilité  qu'auraient  eue  les  religieux  à  arrêter  le  cours 
de  ces  horreurs,  s'il  eussent  été  doués  de  plus  de  fermeté. 
Frappés  de  compassion  et  sans  faire  connaître  leurs  inten- 
tions au  féroce  chanoine,  les  assassins  tirèrent  ces  malheu- 
reux du  milieu  des  cadavres,  les  portèrent  à  Thôpilal  et 
pansèrent  eux-mêmes  les  blessures  qu'ils  avaient  faites.  Il 
restaitencoreàla  citadelle  environ  cent  cinquante  Français. 


CONTKE  NAPOLÉOIf  ,  EN    1808.  l'j'J 

La  multitude,  plus  accessible  à  la  pitié,  déclara  vouloir 
leur  faire  grâce ,  et  s'écria  qu'il  fallait  les  enfermer  dans 
un  lieu  où  l'on  put  être  à  même  de  veiller  sur  eux.  Calvo 
consentit  à  ces  dispositions  qu'il  eût  été  dangereux  de  con- 
tredire 5  mais  la  soif  du  sang  qui  le  dévorait  n'était  point 
rassasiée  encore.  Il  fit  confesser  les  Français  avant  de  quit- 
ter la  citadelle 5  ensuite,  les  ayant  fait  attacher  deux  à 
deux  avec  des  cordes,  il  les  dirigea  vers  le  lieu  désigné. 
Avant  d'y  arriver  il  fit  arrêter  le  peuple  pour  lui  montrer 
un  papier  qu'il  dit  avoir  trouvé  dans  la  poche  d'un  Fran- 
çais, portant  l'engagement  de  livrer  la  ville  à  ses  compa- 
triotes. Près  d'une  multitude  ignorante  et  prévenue,  les 
assertions  les  plus  hasardées  passent  toujours  pour  des 
preuves  :  les  malheureux  qu'on  avait  résolu  d'épargner  fu- 
rent massacrés  sur-le-champ.  Calvo,  suivi  de  ses  satellites, 
parcourut  ensuite  les  maisons  pour  chercher  les  Français 
qui  ne  s'étaient  pas  rendus  à  la  citadelle  avec  les  autres. 
Tous  ceux  qu'on  trouva  furent  confessés  et  rais  à  mort. 
Un  seul  fait,  pendant  les  évènemens  de  cette  journée,  re- 
pose un  instant  l'imagination  fatiguée  par  tant  d'horreurs. 
M.  Pierre  Bergier  s'était  fait  également  remarquer  à  Va- 
lence, et  par  son  immense  fortune,  et  par  le  noble  usage 
auquel  il  l'employait;  ce  n'était  point  assez  pour  lui  de  faire 
remettre  aux  malades ,  aux  pauvres  et  aux  prisonniers  d'a- 
bondantes aumônes ,  il  allait  les  voir ,  les  consoler  et  les 
secourir  lui-même.  Tant  de  vertus  et  de  bienfaisance  n'a- 
vaient pu  le  soustraire  cependant  à  la  proscription  géné- 
rale. Il  fut  livré  comme  les  autres  à  la  horde  impitoyable. 
Un  des  meurtriers  se  précipite  sur  lui  pour  l'immoler  ; 
mais,  au  moment  de  frapper,  il  reconnait  Bergier,  qui, 
plus  d'une  fois,  avait  secouru  sa  misère,  et  le  couteau  me- 
naçant s'arrête  sur  le  sein  de  l'homme  de  bien.  L'assassin 
cependant  se  reproche  sa  pitié  ;  il  se  rappelle  que  Bergier 
est  Français,  et  lève  le  bras  de  nouveau  :  la  reconnaissance 


2t8  insurrection  de  l'espagke 

l'emporte  une  seconde  fois  sur  la  haine.  Le  féroce  Valen- 
çais  s  écrie  :  «  Je  ne  sais  si  tu  es  un  démon  ou  un  saint, 
mais  je  ne  puis  porter  la  main  sur  toi.  »  Il  le  saisit,  le 
pousse  au  milieu  de  la  foule ,  et  le  met  hors  de  danger. 

La  junte,  frappée  de  terreur  pendant  ces  affreuses  exé- 
cutions, ne  fit  aucun  effort  pour  exercer  une  autorité  dont 
le  besoin  ne  fut  jamais  aussi  pressant.  Calvo  ne  pouvait  se 
contenterde  cette  espèce  d'assentiment  timide  -,  il  voulut  en- 
velopper les  autorités  dans  la  responsabilité  de  ces  massacres , 
ou  leur  faire  encourir,  par  quelque  acte  d'opposition,  la 
défaveur  de  la  multitude  qu'il  guidait.   A  cet  effet,  il  fit 
conduire  cinq  Français  à  la  porte  de  la  salle  où  la  junte 
tenait  ses  séances,  et  envova  demander  un  ordre  par  écrit 
pour  les  mettre  à  mort.  Son  intention  n'était  pas  difficile 
à  pénétrer,  mais  on  ne  pouvait  agir  encore  d'une  manière 
décisive  contre  ce  démagogue  forcené.  Le  comte  de  Cer- 
vallon   répondit  :   «   Vous  avez  égorgé  assez  de  Français 
sans  demander  des  ordres,   vous  pouvez  vous  en  passer 
maintenant.  »  M.  Tupper  vint  se  présenter  aux  assassins, 
et  leur  parla  en  faveur  des  prisonniers.  Il  fut  frappé  d'un 
coup  de  couteau  par  un  homme  qui  le  traita  de  Français  ; 
mais  plusieurs  voix  prirent  sa  défense ,  et  un  individu  s'é- 
cria qu'il  tuerait  quiconque  oserait  insulter  le  consul  d'An- 
gleterre. Il  intercéda  de  nouveau,  mais  vainement,  pour  les 
malheureux  Français  ;  on  les  égorgea ,   et  leurs  cadavres 
furent  laissés  sur  les  degrés  de  la  salle.  Il  y  en  avait  en- 
core dans  la  ville  quelques-uns  auxquels  était  réservé  le 
même  sort  qu'à  leurs  compatriotes.  M.   Tupper,  pour  les 
sauver,  proposa  à  la  multitude  de  les  lui  livrer  comme  pri- 
.sonniers,  piomettant  de  remettre  en  échange  des  armes 
et  des  munitions  ([u'il  ferait  venir  de  Gibraltar.  Cet  homme 
généreux  parvint  par  ce  moyen  à  conserver  la  vie  des  der- 
niers. 

C.:\\\n   éUiit   ;d(.i->   dan>  celle   espèce   de   dcmcnce    qut 


CONTRE  NAPOLÉON,  EN  1808.  7.']C) 

donne  quelquefois  un  pouvoir  illimité  et  inattendu.  11  se 
déclara  le  seul  représentant  du  roi  Ferdinand  ,  et  se  dis- 
posa à  déposséder  de  son  rang  le  capitaine-général,  le  comte 
de  Cervallon  ,  à  dissoudre  la  junte  et  à  faire  égorger  l'ar- 
chevêque. Les  autorités  apprécièrent  enfin  le  danger  qui 
les  menaçait.  La  junte  invita  Calvo  à  assister  à  ses  séances; 
il  s'y  rendit  suivi  par  une  foule  dont  les  flots  inondaient  la 
salle  :  il  montra  beaucoup  d'insolence  et  menaça  la  junte. 
Enfin,  P.  Rico,  l'un  des  plus  ardens  patriotes,  se  leva, 
dénonça  Calvo  comme  traître ,  et  demanda  qu'il  fût  ar- 
rêté sur-le-champ.  Celui-ci,  d'abord  étourdi  de  l'accusa- 
tion ,  se  remit  bientôt  et  demanda  à  se  retirer  pour  que 
la  junte  examinât  sa  conduite.  On  comprit  son  dessein,  et 
l'on  se  décida  à  le  faire  enchaîner  et  à  l'envoyer  à  Mayor- 
que.  Avant  que  la  foule,  qui,  sur  son  ordre,  n'aurait  pas 
manqué  d'égorger  la  junte,  eût  appris  que  Calvo  était  en 
accusation ,  il  était  aux  fers  à  bord  d'un  bâtiment  qui  le 
portait  au  lieu  désigné.  La  junte,  sans  perdre  de  teras, 
montra  autant  de  vigueur  que  de  sévérité  ;  deux  cents  as- 
sassins, saisis  par  ses  ordres,  furent  étranglés  en  prison, 
et  leurs  cadavres  furent  exposés  sur  les  échafauds.  Calvo  , 
ramené  de  Mayorque,  subit  le  même  sort. 


VOYAGES.— STATISTIQUE. 


^^ditcs  $nx-  V^^inhsUn, 


Le  plus  grand  obstacle  aux  progrès  du  christianisme,  dans 
ITnde,  résulte  de  la  division  de  la  population  hindoue  en 
castes ,  et  des  préjugés  qui  les  tiennent  dans  un  isolement 
perpétuel.  Cependant  cet  obstacle  n'est  pas  insurm&n table; 
il  existait  dans  les  trois  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne ,  ce  qui  n'a  pas  empêché  l'arianisme  de  pénétrer  le 
long  des  côtes  du  Malabar.  Le  christianisme  n'a  pas  besoin 
d'être  persécuteur  pour  se  propager;  comme  la  vérité  dont 
il  est  la  consécration,  il  a  tout  à  attendre  du  tems  ,  et  doit 
accomplir  son  œuvre  en  paix;  c'est  lui  qui  a  aboli  l'escla- 
vage chez  les  peuples  soumis  à  l'Evangile  ;,  sans  que  l'on  ait 
su  précisément ,  ni  à  quelle  époque  ,  ni  par  quels  moyens 
cette  heureuse  révolution  s'opéra.  Les  classes  asservies  n'ont 
pas  conquis  leur  liberté  par  les  armes,  elles  ne  l'ont  pas  ob- 
tenue d'une  émancipation  générale  ou  parlielle  proclamée 
par  le  législateur  ;  elles  la  doivent  à  la  seule  action  des  lois 
éternelles  que  la  Providence  a  assignées  aux  progrès  de  la 
sociabilité.  Le  christianisme  triomphera  de  même  des  pré- 
jugés de  THindostan,  mais  ses  progrès  dépendront  surtout 
du  choix  des  évéques  destinés  à  diriger  l'instruction  reli- 
gieuse de  ces  contrées  :  sous  ce  rapport ,  notre  église  dé- 
plorera long-tcms  la  mort  prématurée  de  rév(''que  Héber. 
Ce  vénérable  propagateur  de  l'Évangile  dans  l'Inde  nous 
a  laissé ,  sur  sa  mission ,  des  lettres  précieuses  dont  nous 
donnerons  des  extraits  à  nos  lecteurs ,  après  avoir  retracé  les 
circonstances  les  plus  remarquables  de  sa  vie. 

Rcginald  llébcr,  appartenant  à  une  famille  recomman- 


LETTRES  SrR   l' H INDOSTAS.  281 

dable  du  Yorkshire  ,  naquit  le.ii   avril   1783.  à  Malpas  , 
dans  le  comté  de  Chester. 

Dans  son  enfance ,  il  se  distingua  par  la  prodigieuse  fa- 
cilité de  sa  mémoire  ,  par  son  goût  pour  la  lecture  de  la 
Bible,  et  parle  talent  avec  lequel  il  en  commentait  le  texte. 
Peu  de  personnes  ont  possédé  une  connaissance  aussi  pro- 
fonde de  l'histoire  sacrée,  et  ont  jeté  plus  de  lumières  sur 
les  usages  et  la  condition  civile,  politique  et  morale,  du 
peuple  juif  ^  il  se  proposait  de  publier  des  observations 
critiques  sur  les  œuvres  de  Don  Calmet ,  et  nul  doute  que 
bon  séjour  dans  l  Orient  ne  lui  eût  fourni  des  notes  pré- 
cieuses pour  ce  grand  ouvrage,  si  le  ciel  lui  eût  permis 
d'en  faire  le  délassement  de  sa  vieillesse. 

M.  Héber  reçut  sa  première  éducation  dans  une  mo- 
deste école  de  village,  et  fut  envoyé  ensuite  à  Tinstitution 
du  docteur  Bristow,  à  quelques  milles  de  Londres.  Entré 
à  Oxford,  en  1800,  il  v  obtint,  deux  ans  après,  les  prix  de 
vers  latins,  de  discours  anglais,  et  il  y  vit  couronner  son 
poèmede  la  Palestine ,  ouvrage  remarquable  par  un  charme 
de  stvle,  une  profondeur  d'instruction  et  une  pureté  de 
goût  qu'on  ne  devait  pas  attendre  d'un  poète  de  dix- neuf 
ans.  Il  est  peu  de  poèmes  couronnés  à  Oxford  ou  à  Cam- 
bridge, dont  la  gloire  ait  retenti,  après  la  distribution  des 
prix ,  hors  de  l'enceinte  de  ces  universités.  Celui  de  M.  Hé- 
ber est  peut-être  le  seul  qui  soit  encore  aujourd  bai  consi- 
déré comme  une  propriété  nationale. 

Il  publia,  en  18 12,  un  volume  de  Mélmiges  poétiques 
dont  aucune  pièce  ,  si  ce  n'est  peut-être  le  Passage  de  la 
Me7'  Rouge ,  ne  peut  être  comparée  au  poème  de  la  Pales- 
tine ;  ce  recueil  contient  la  traduction  de  plusieurs  odes 
de  Pindare,  où  le  poète  grec  est  quelquefois  travesti  en 
barde  écossais ,  mais  où  l'on  remarque  souvent  du  naturel, 
de  l'élégance  et  des  passages  où  M.  Héber  reproduit,  avec 
un  rare  bonheur^,  les  sublimes  écarts  du  poète  thébain. 


282  LETTRES  SUR   l'hxUDSOTAK. 

Avant  la  publication  de  ses  Mélanges ,  M.  Héber  fit  un 
voyage  dans  les  parties  de  l'Europe  qui  restaient  ouvertes 
aux  Anglais,  et  ses  observations  sur  la  Russie  et  la  Crimée 
sont  de  vrais  bijoux ,  que  le  dr.  Clarke  a  enchâssés  dans 
son  Journal  de  /'^ojag^e^.  Il  était  difficile  ,  en  effet,  de  ré- 
duire à  une  plus  simple  expression  ,  des  notions  plus  va- 
riées et  plus  utiles.  Burckhardt  est  peut-être  le  seul  qui  pos- 
sède ce  mérite  au  même  degré. 

En  1812,  M.  Héber  fit  ses  adieux  à  la  poésie  pour  se 
vouer  tout  entier  aux  fonctions  ecclésiastiques  j  nommé 
recteur  à  Hodnet ,  il  épousa  la  sœur  du  docteur  Shipley, 
doyen  de  St.-Asaph ,  et  il  trouva  auprès  d'elle  tout  le  bon- 
heur qu'il  méritait.  Jamais  peut-être  son  caractère  ne  parut 
plus  admirable  que  lorsque,  dans  son  presbytère,  il  donnait 
à  ses  paroissiens  l'exemple  de  ses  vertus  domestiques.  Loin 
de  se  montrer  fier  de  ses  talens  ,  il  avait  la  timidité  d'un 
enfant  ;  il  songeait  plus  à  faire  ressortir  l'instruction  des 
autres  qu'à  déployer  la  sienne ,  raisonnant  sans  dogmatiser, 
portant  la  conviction  dans  les  esprits  sans  exalter  ce 
triomphe ,  également  disposé  à  discuter  avec  sagesse ,  ou 
à  prendre  part  à  l'innocente  gaîté  du  coin  du  feu.  Les 
égards  qu'on  lui  prodiguait  auraient  pu  Tenorgueillir  ; 
mais  ce  qu'il  écoutait  le  moins,  c'étaient  ses  penchans.  Un 
des  traits  les  plus  saillans  de  sou  caractère,  c'est  que  l'oubli 
le  plus  complet  du  moi  humain  ne  lui  coûtait  aucun  effort. 
Son  amour  pour  les  lettres  aurait  pu  en  faire  un  ministre 
négligent  ;  mais  on  le  voyait  tous  les  jours  parmi  ses  pa- 
roissiens ,  réglant  à  l'amiable  leurs  différens ,  les  secou- 
rant dans  leur  détresse  ,  prosterné  au  pied  de  leurs  lits 
de  souffrance  ,  au  risque  de  les  suivre  au  tombeau  (il  faillit 
mourir  un  jour  d'une  fièvre  épidémique  dont  il  avait  puisé 
le  germe  auprès  de  ses  malades  )  ,  et  dispensant  toujours  à 
propos  les  encouragemens  ou  les  reproches,  le  tout  sans 
ostentation  comme  sans  efforts.  Le  devoir  était  pour  lui 


LETTRES  SUR  l'hINDOSTAN.  283 

un  plaisir  et  la  piété  un  instinct.  Le  Mcn  qu'il  faisait  en 
secret  ne  fut  connu  que  lorsqu'il  eut  quille  suii  presbytère. 
C'est  alors  qu'on  découvrit  des  traits  de  bienfaisance  qu'on 
n'eût  jamais  soupçonnés  et  les  procédés  les  plus  délicats 
envers  des  hommes  que  l'humilité  de  leur  condition  dé- 
robe ordinairement  aux  sollicitudes  de  ce  genre.  Il  dut  quel- 
quefois être  désappointé  dans  son  estime  pour  les  hommes  ; 
mais  il  eut  cela  de  commun  avec  beaucoup  de  personnages 
célèbres  par  leurs  vertus  et  leur  génie.  La  prudence  du  ser- 
pent est  peut-être  la  seule  qualité  que  le  ciel  lui  refusa. 

Les  sermons  qu'il  prononça  à  Hodnet ,  sont  très-remar- 
quables. Sans  que  son  style  cesse  d'être  élégant ,  l'onction 
de  son  langage  est  toujours  à  la  portée  de  ses  auditeurs  5  il 
abonde  en  métaphores  hardies,  en  expressions  pittoresques 
puisées  dans  l'anglais,  toujours  si  pur,  de  notre  Bible  -,  on 
sent  que  le  prédicateur,  sans  négliger  le  dogme,  s'attache 
de  préférence  à  graver,  dans  le  cœur  de  ses  paroissiens ,  la 
morale  de  l'Evangile ,  et  qu'il  trouve  dans  son  ame ,  plutôt 
que  dans  d'arides  commentaires,  l'interprétation  des  livres 
saints. 

Dans  sa  retraite  d'Hodnet,  M.  Héber  composa  un  ou- 
vrage de  théologie  intitulé  Bamptoiis  lectures  ^  qu'il  pu- 
blia en  18 16,  et  dont  on  critiqua  quelques  points  de  doc- 
trine, en  rendant  justice  à  sa  profonde  érudition  et  à  l'im- 
mensité  de  ses  recherches. 

Il  se  délassait  en  composant  quelques  hymnes  dont  il 
espérait  former  un  recueil  complet  pour  toutes  les  fêtes 
de  l'année  5  le  sujet  en  avait  été  pris  dans  l'évangile  du 
jour.  Voici  la  plus  courte  :  a  Dieu  ,  créateur  de  la  terre  et 
»  du  ciel ,  de  la  lumière  et  des  ténèbres ,  ô  toi  qui  nous  as 
»  donné  le  jour  pour  le  travail ,  et  la  nuit  pour  le  repos  ^ 
)'  puissent  les  anges  nous  défendre  5  un  doux  sommeil  nous 
»  signaler  ta  miséricorde,  et  des  songes,  sanctifiés  par  des 


284  LETTRES  StJ'R  LHIKDOSTAN. 

»  visions  célestes,  bercer  nos  âmes  durant  la  longue  nuit 
))  de  la  vie.  » 

En  1822  ,  peu  de  tems  après  la  publication  de  la  J^^ie  de 
Jéiéniie  Tajloj\,  M.  Héber  fut  nommé  chapelain  au  col- 
lège de  Lincoln.  Cette  distinction  honorable  l'avait  placé 
dans  une  position  plus  conforme  encore  à  ses  goûts  que  sa 
place  de  recteur.  Résidant  à  quelques  milles  de  la  capitale, 
il  s'y  rendait  souvent  pour  y  jouir  de  la  société  des  savans 
les  plus  célèbres  dont  il  était  recherché  ,  et  il  habitait  à  la 
campagne  une  retraite  délicieuse  ,  construite  par  lui  dans 
un  site  charmant  et  dans  le  voisinage  de  ses  amis  les  plus 
intimes.  C'est  en  1828  qu'il  fut  élu  directeur  des  établisse- 
mens  ecclésiastiques  dans  l'Inde,  avec  le  titre d'évéque 5  il 
hésita  long-tems  à  accepter  des  fonctions  dont  l'importance 
effrayait  sa  modestie  -,  il  redoutait  d'ailleurs  le  climat  de 
l'Inde,  non  pour  lui ,  mais  pour  sa  femme  et  ses  enfans.  Il 
refusa  d'abord  ,  mais  à  regret  -,  et  bientôt  après  il  rétracta 
son  refus  et  disposa  tout  pour  son  départ ,  dans  la  convic- 
tion d'avoir  accompli  son  devoir  en  obéissant  aux  décrets 
de  la  Providence. 

Le  16  juin  1828  le  dr.  Héber  fit  à  l'Angleterre,  un 
éternel  adieu ,  et  s'embarqua  à  Gravesende  avec  sa  famille. 
Il  profita  de  la  traversée  pour  étudier  à  fond  le  persan  et 
l'hindoustani.  «  Ces  deux  langues,  dit-il  dans  une  de  ses 
lettres,  offrent,  indépendamment  de  leur  utilité  immédiate, 
un  haut  degré  d'intérêt;  car  plus  on  les  étudie,  plus  on 
aperçoit  combien  elles  ont  de  rapports  avec  celles  du  nord 
de  l'Europe,  et  combien  elles  difl'èrcnt  de  Thébreu  et  des 
autres  langues  sémitiques  (  des  enfans  de  Sem).  Les  savans 
qui  pensent  que  les  Perses  et  les  Indiens  sont  issus  d'Elam, 
fils  de  Sem  ,  et  non  de  l'un  des  trois  enfans  de  Japhet, 
n'ont  pas  assez  comparé  les  langues  persane ,  russe  et  Scan- 
dinave. J'ai  toujours  penché  pour  la  dernière  opinion ,  el 


LETTRES  Sta  1.  H INDOSTA^.  285 

je  suis  charmé  que  l'étude  à  laquelle  je  me  livre  en  ce 
moment  fortifie  mes  conjectures  :  si,  dans  un  ou  deux  ans, 
je  ne  possède  pas  le  persan  et  riiindouslani ,  aussi  parfai- 
tement que  le  français  et  l'allemand  ,  la  faute  n'en  sera  pas 
à  mon  zèle.  » 

Au  mois  d'octobre,  M.  Héber  débarqua  à  Calcutta,  et  à 
peine  eut-il  sondé  le  terrain,  qu'il  vit  s'ouvrir  devant  lui 
une  carrière  qui  exigeait  l'ardeur  et  la  constance  d'un 
apôtre.  Son  premier  soin  fut  d  apaiser  les  dissensions  re- 
ligieuses qui  existaient  entre  les  presbytériens,  les  anabap- 
tistes, les  méthodistes,  les  indépendans  et  les  anglicans, 
sans  faire  aucune  concession  indigne  de  la  pureté  de  sa  foi, 
mais  en  prêchant  par  son  exemple  1  humilité  et  la  charité 
chrétiennes ,  sans  lesquelles  les  doctrines  ne  sont  rien.  JN^ul 
n'était  plus  capable  d'accomplir  une  tâche  si  importante, 
s'il  est  vrai ,  comme  l'expérience  nous  l'apprend  ,  que  le 
plus  sur  moven  dagir  sur  les  esprits  est  de  captiver  les  cœurs. 
Pour  ramener  peu  à  peu  les  dissidens  au  giron  de  1  église 
anglicane  ,  il  insinua  à  la  Société  pour  la  propagation  de 
l'Evangile,  qu'il  était  convenable  d  envoyer ,  dans  les  di- 
verses parties  de  nos  possessions ,  des  missionnaires  épis- 
copaux,  afin  d'effacer  l'impression  fâcheuse  produite  sur 
les  indigènes  par  des  convertisseurs  qui  ne  s'accordaient 
pas  eux-mêmes  sur  les  bases  de  leurs  croyances.  Il  pres- 
crivit à  cet  effet  une  nouvelle  ordination  à  un  certain 
nombre  de  ministres  protestans.  Il  protégea  de  tout  son 
pouvoir  les  écoles  hindoues ,  et  intéressa  en  leur  faveur, 
tant  à  Calculla  qu'en  Angleterre,  les  personnes  dont  le 
patronage  pouvait  leur  être  le  plus  utile.  Enfin  il  semblait 
se  multiplier  sur  tous  les  points  de  son  immense  diocèse  , 
à  raison  de  ses  besoins  spirituels  et  du  petit  nombre  de  ses 
pasteurs,  et  il  distribuait  la  parole  divine  bien. plus  sou- 
vent qu'en  Angleterre. 

11  porta  dabord  ses  pas  dans  les  districts  plus  au  nord 


^g6  1,ETTKK>  SUR  l'hINDOsTAN. 

de  Calcutta  que  son  prédécesseur,  l'évèque  Middleton , 
n'avait  pu  visiter,  et  se  rendit  à  Merut  et  à  Bombay.  Voici 
comment  il  rend  compte  de  cette  excursion  dans  une  de 
ses  lettres. 

«  Avant  d'arriver  dans  ce  navs,  je  connaissais  fort  peu 
la  manière  d'y  voyager  ^  et  je  suis  resté  long-tems  à  m'a- 
percevoir  quel  immense  attirail  il  faut  traîner  après  soi 
pour  le  parcourir  commodément  et  avec  quelque  sécurité. 
En  remontant  le  Gange  jusqu'à  Cawnpore  ,  nous  avons  eu 
une  navigation  fort  agréable ,  par  un  bon  vent  du  sud,  et 
dans  un  paquebot  fort  commode. (  Le  fleuve  a  une  largeur 
de  6  à  9  milles  de  Calcutta  à  Patra,  et,  de  là  jusqu'à  Cawn- 
pore, il  est  aussi  large  que  la  Mersey  en  face  de  Liverpool.) 
Après  avoir  pris  terre,  on  est  forcé  de  voyager  avec  tout 
l'attirail  d'une  armée  en  campagne.  Quant  à  moi ,  dédai- 
gnant une  pompe  vaine  ,  je  n'ai  pris  que  les  bagages  et  les 
gens  absolument  indispensables  dans  ma    position.    Les 
simples  collecteurs  des  districts  ont  un  cortège  bien  plus 
nombreux.  Je  n'ai  point  demandé  d'escorte  militaire  ,  je 
me  suis  borné  à  accepter  celle  que  les  commandans  de  dis- 
tricts m'ont  offerte.  Voici  de  quoi  se  composent  mes  équi- 
pages et  ma  suite  :  trois  éléphans,  vingt  cbameaux ,  cinq 
chevaux,  six  porte-faix,  quinze  hommes  chargés  de  planter 
ou  reployer  nos  tentes,  treize  conducteurs  de  chameaux 
ou  d'éléphans.  Depuis  que  nous  avons  quitté  le  territoire 
de  la  compagnie  pour  entrer  dans  le  Rajahpotam,   notre 
suite  s'est  accrue  de  seize  cavaliers  et  de  quarante-cinq 
cipayes  à  pied,  avec  leurs  officiers.  Ce  n'est  pas  tout,  une 
foule  de  petits  marchands  et  autres  voyageurs,  suivant 
la  même  route ,  nous  ont  demandé  la  permission  de  camper 
avec  nous  et  de  marcher  sous  notre  protection  ;  si  bien 
qu'avant-hier,  quand  j'ai  fait  distribuer  la  ration  de  farine 
à  notre  troupe  .  la  difficulté  des  subsistances  dans  ce  pays 
m'ayant  forcé  de  comprendre  ces  pauvres  gens  dans  la  dis- 


LETTRES  SUR   l'hINDOSTAN.  '>8y 

tributioii,  on  a  compté  dans  le  camp  i65  personnes.  Mal- 
gré une  suite  si  nombreuse,  ne  croyez  pas  que  le  luxe  règne 
clans  ma  tente.  Le  docteur  Smith  et  moi  ,  nous  vivons 
comme  deux  bons  fermiers  -,  et  si  nous  avons  parfois  des 
provisions  surabondantes  ,  c'est  que  nous  sommes  forcés  , 
à  raison  du  climat,  de  faire  cuire  le  lendemain  les  moutons 
ou  les  chevreaux  que  nous  avons  tués  la  veille.  D'ailleurs 
jugez  combien  il  faut  de  bêtes  de  somme  à  des  voyageurs 
forcés  de  traîner  à  leur  suite  leur  tente ,  leur  lit ,  leur  mobi- 
lier, leur  vin,  leur  bière  et  des  provisions  pour  six  mois,  et 
quelles  précautions  il  faut  prendre  pour  sa  sûreté  dans  un 
pavs  où  tout  le  monde  est  armé  ,  où  naguère  encore  le  tiers 
de  la  population  se  composait  de  brigands  qui,  malgré  la 
domination  anglaise,  infestent  les  forêts,  les  chaînes  de 
montagnes  et  une  foule  de  petites  souverainetés.  Ce  n'est 
ni  par  ostentation  ,  ni  par  lâcheté  ,  que  votre  ami  marche 
entouré  de  sabres  et  de  baïonnettes.  (  Guzarate  ,  le  i4 
mars  iSaS.  )  » 

■NI.  Héber  marqua  par  de  nombreuses  prédications  le 
cours  de  son  voyage  de  Calcutta  à  Bombay.  Il  s'assura  de 
l'état  et  des  besoins  des  églises  de  ces  contrées,  et  dans 
quatre  villes  importantes ,  à  Bénarès  ,  Chunar  ,  Mérut  et 
Agra  ,  il  eut  la  satisfaction  de  voir  célébrer  le  service  di- 
vin en  hindoustani,  suivant  la  liturgie  anglicane.  Il  ob- 
serva dans  les  montagnes  de  Piajemael ,  province  deBahar, 
une  tribu  composée  d'hommes  plus  robustes  que  ceux  du 
Bengal ,  vivant  sous  un  chef,  sans  division  de  castes,  et 
indifférens  aux  pratiques  idolâtres  des  habitans  de  la  plaine. 
Cette  tribu,  de  race  primitive,  avait  été  protégée  jusqu'ici 
par  la  solitude  où  elle  vit  au  sein  des  rochers  et  des  bois 
contre  les  populations  armées  qui  ont  successivement  fait 
irruption  dans  la  péninsule.  M.  Héber,  pour  faciliter  sa 
conversion  à  la  foi  chrétienne  ,  commença  par  fonder,  à 
Boglipore  ,   à  l'entrée  de  ces  montagnes  ,  une  mission  et 


288  LETTRES  SUR  L  HIKDOSTAN. 

une  école  dont  le  succès  lui  parut  d'autant  plus  probable 
qu'il  existe  des  rapports  frappans  de  mœurs  et  de  caractère 
entre  cette  tribu  et  les  goam  et  autres  peuplades  de  l'Inde 
centrale. 

Dans  une  lettre  écrite  à  un  de  ses  amis ,  au  mois  de 
mars  1 825 ,  M.  Héber  déclare  n'avoir  pas  fait  un  pas ,  dans 
ce  voyage ,  pour  le  seul  plaisir  de  satisfaire  sa  curiosité ,  et 
n'avoir  observé  le  pays  que  dans  ses  rapports  avec  les  fonc- 
tions qu'il  y  exerçait.  Sans  doute,  son  devoir  était  d'étu- 
dierprincipalement  les  mœurs  des  Hindous,  mais  un  homme 
d'une  érudition  aussi  profonde  ne  pouvait  traverser  ces 
vastes  contrées  sans  arrêter  son  attention  sur  une  foule 
d'objets  indépendans  de  sa  profession.  Aussi,  la  lettre  dont 
nous  Acnons  de  parler  ,  et  dont  nous  allons  transcrire  les 
pages  les  plus  importantes ,  offre-t-elle  un  grand  nombre 
de  documens  curieux  qui  ne  sont  pas  seulement  relatifs  à 
l'état  moral  et  religieux  des  habitans. 

«  La  plus  grande  partie  des  provinces  gouvernées  par 
la  compagnie  ne  se  distingue  point  par  la  variété  et  l'a- 
grément des  sites;  c'est  presque  partout  une  plaine  uni- 
forme, assez  mal  cultivée;  mais  le  caractère  et  les  mœurs 
des  habitans  offrent  plus  d'intérêt.  D'ailleurs ,  dans  les  su- 
perbes vestiges  des  pompes  de  Lucknow ,  dans  les  restes  de 
la  magnificence  orientale  de  Delhi,  et  dans  le  Taj-Mahal 
(l'Agra,  sans  contredit  la  plus  belle  construction  du  monde, 
il  y  aurait  encore  des  motifs  suffisans  pour  déterminer  un 
homme  à  traverser  l'Atlantique  et  l'Océan  indien. 

»  Depuis,  j'ai  été  dans  des  contrées  plus  sauvages,  ra- 
rement visitées  par  les  Européens ,  qui  même  ont  échappé, 
pendant  long-tems,  au  joug  musulman ,  et  qui  conservent, 
par  conséquent,  l'antique  simplicité  des  mœurs  hindoues, 
car  elles  sont  restées  étrangères  h.  cette  solennité  uniforme 
que  les  héritiers  do  Timour  ont  fait  prévaloii-  partout  où 
ils  ont  maintenu  leur  domination.  Les  habitans  qui  sont 


I 


LETTRES  SUR  l'hINDOSTAÏV.  iiii) 

admirablement  peints  parMalcolm,  peut-être  cependant 
sous  des  couleurs  trop  favorables,  sont,  sans  aucun  doute, 
une  race  spirituelle,  vive  et  guerrière,  quoique,  en  partie 
à  cause  de  leur  misérable  gouvernement ,  et  en  partie 
par  suite  de  leur  religion  plus  misérable  encore ,  ils  aient 
à  peu  près  tous  les  vices  des  esclaves  et  des  voleurs.  Un  pa- 
reil état  de  société  est  au  moins  fort  curieux,  et  ressemble 
beaucoup  au  tableau  que  Bruce  nous  a  fait  de  l'Abyssinie. 
Quoique  la  nature  ne  s'y  présente  pas  avec  ces  traits  im- 
posans  qui  la  caractérisent  dans  THimmalaya ,  on  y  ren- 
contre des  sites  qui  ne  le  cèdent  guère  à  ceux  du  pavs  de 
Galles.  On  y  trouve  aussi  des  ruines,  moins  grandioses,  il 
est  vrai ,  que  les  ruines  musulmanes  de  FHindostan  pro- 
prement dit,  mais  peut-être  plus  curieuses  pour  un  Euro- 
péen ,  car  elles  diffèrent  davantage  de  tout  ce  que  ses  yeux 
sont  habitués  de  voir. 

»  Pendant  la  durée  de  mon  voyage,  une  chose  m'a  sur- 
tout frappé  :  c'est  le  peu  d'exactitude  des  notions  que 
Ton  a  sur  le  caractère  et  les  habitudes  des  indigènes  de 
ces  vastes  contrées.  A  cet  égard  ,  les  Anglais  qui  ont 
seulement  visité  Calcutta  ne  sont  guère  mieux  instruits 
que  ceux  qui  sont  restés  en  Europe.  Par  exemple,  lors- 
que j'arrivai  dans  rinde,  j'avais  toujours  entendu  dire, 
qu'aux  yeux  des  bramines,  c'était  un  grand  crime  que  de 
manger  la  chair  et  de  répandre  le  sang  dés  animaux  ;  et 
cependant  j'ai  vu  des  bramines  offrir  à  Dourga  des  têtes 
de  chèvres  qu'ils  avaient  tranchées.  Je  sais  aussi,  par  leur 
propre  témoignage,  que  des  hécatombes  sont  souvent  of- 
fertes de  la  même  manière  et  que  cela  est  considéré  comme 
une  œuvre  très-méritoire.  Il  y  a  vingt-cinq  ans  qu'un  ra- 
jah sacrifia  six  mille  bestiaux  dans  une  seule  quinzaine  ; 
tout  le  monde ,  même  les  bramines,  mangent  avec  empres- 
sement de  la  viande  des  animaux  offerts  à  leurs  divinités,  et 
presque  toutes  les  autres  castes  mangent  indifféremment  du 

XII.  21 


LETTRES  SUR  L  HTNDOSTAN. 


290 

mouton  ,  tlu  porc  ,  du  poisson,  du  gibier;  il  n'y  a  d'excep- 
tion que  pour  les  poules  et  le  bœuf. 

M  Toute  ma  vie,  j'avais  entendu  parler  de  la  douceur 
et  de  la  timidité  des  Hindous,  supportant  avec  patience  les 
injures,  serviles  envers  leurs  supérieurs.  Cela  est  vrai,  jus- 
qu'à un  certain  point,  des  Bengalis  qui,  par  parenthèse, 
ne  sont  jamais  placés  au  nombre  des  nations  de  l'Hindostan  -, 
mais,  même  au  Bengal,  dans  les  districts  peu  éloignés  de 
Calcutta,  le  meurtre,  le  pillage,  l'incendie,  sont  tout  aussi 
communs  que  dans  plusieurs  cantons  de  l'Irlande ,  et  s'o- 
pèrent d'une  manière  non  moins  systématique.  En  entrant 
dans  THindostan  proprement  dit,  qui,  dans  l'opinion 
des  indigènes ,  s'étend  depuis  les  hauteurs  de  Rajamahal 
iusqu'à  Agra ,  et  depuis  les  montagnes  de  Kumaoun ,  jus- 
qu'à Beudelamd,  je  fus  frappé  et  surpris  de  trouver  un 
peuple  égal  en  stature  et  en  force  aux  nations  européen- 
nes. Méprisant  le  riz  et  ceux  qui  en  mangent ,  ne  se  nour- 
rissant que  d'orge  et  de  froment ,  montrant  dans  leur  con- 
tenance ,  leur  conversation  et  toutes  les  habitudes  de  leur 
vie ,  un  caractère  grave ,  fier ,  martial  *,  dès  l'enfance  ,  ils 
sont  accoutumés  à  l'usage  des  armes  et  des  jeux  gymnasti- 
ques ,  et  ils  préfèrent  la  guerre  à  tout  autre  moyen  d'exis- 
tence. Cette  disposition  de  leur  caractère,  mais  sous  une 
forme  plus  rude  et  plus  sauvage  ,  se  retrouve  chez  les  Nyé- 
panthes  et  chez  les  habitans  de  Malwah ,  qui  sont  en  géné- 
ral moins  forts  et  de  moins  bonne  mine.  Au  milieu  des 
montagnes  qu'ils  habitent ,  se  trouve  une  race  d'hommes 
qui  est  à  peine  au-dessus  des  indigènes  de  la  Nouvelle- 
Hollande  et  de  la  Nouvelle-Zélande.  Ces  hommes  ne  diffè- 
rent pas  moins  de  ceux  du  Decan ,  et  des  présidences  de 
Bombay  et  de  INIadras ,  que  les  Français  ne  diffèrent  des 
Russes.  Rien  donc  n'est  plus  absurde  que  d'attribuer  un 
caractère  uniforme  à  tous  les  habitans  d'une  contrée  si 
étendue ,  et  coupée  par  de  hautes  montagnes  presque  im- 


LETTRES  Sun  L  HINDOSTAN.  29 1 

praticables  et  d'immenses  ibrèls  -,  il  iTy  •-"  '<^  qu'un  bien 
petit  nombre  ,  parmi  eux,  qui  mérite  cette  réputation  de 
douceur  qu  on  fait  à  tous. 

»  Je  lisais  dernièrement  un  discours  d'un  des  membres 
de  l'assemblée  générale  d'Ecosse  ,  dans  lequel  il  disait  que 
les  vérités  du  christianisme  ne  pouvaient  pas  être  comprises 
par  des  hommes  placés  dans  un  état  de  société  aussi  rude 
que  la  généralité  des  Hindous,  et  qu'avant  de  les  leur  en- 
seigner, il  fallait  d'abord  leur  faire  connaître  les  aisances 
et  les  habitudes  de  la  vie  sociale.  Cependant,  quoiqu'il  soit 
très-exact  que  les  classes  inférieures  des  Hindous  soient  très- 
pauvres,  et  qu'il  y  ait  des  districts  très-é tendus  où  les  lois  sont 
peu  obéies ,  et  où  le  vol  et  le  meurtre  sont  très-communs , 
je  ne  connais  aucune  partie  de  la  population ,  excepté  les 
tribus  des  montagnes  dont  je  parlais  tout-à-l'heure ,  qui 
puisse  être   considérée  comme  non  civilisée.   Cela  vient 
surtout  de  ce  que  la  population  est  trop  forte  pour  les 
moyens  de  subsistance  ^  non  qu'elle  soit  indifférente  à  un 
meilleur  régime  alimentaire  ou  au  désir  d'obtenir  des  vè- 
temens  plus  somptueux,  à  cet  égard  même  elle  n'a  pas 
moins  d'ambition  que  les  nations  de  l'Europe  ;  mais  parce 
qu'une  absurde  superstition  engage  les  pères  à  accoupler 
des  enfans  de  douze  à  quatorze  ans.  La  seconde  cause  de 
misère  résulte  des  convulsions  et  des  guerres  intestines  de 
l'Hindostan,  qui  sont  encore  trop  récentes,  pour  que  l'agita- 
tion qu'elles  ont  excitée  soit  entièrement  calmée.  Personne, 
parmi  les  Européens  qui  ont  habité  la  péninsule ,  ne  peut 
prétendre  que  les  Musulmans  et  les  Hindous  qui  y  vivent 
sont  étrangers  aux  usages  de  la  vie  sociale.  Leurs  formes 
ne  sont  ni  moins  agréables,  ni  moins  polies  que  celles  des 
classes  correspondantes  de  la  société  parmi  les  Européens. 
Leurs  maisons  sont  plus  vastes,  et,  si  on  considère  la  diffé- 
rence du  climat,  sont  aussi  commodes  que  les  nôtres  ;  leur 
architecture  est  peut-être  plus  élégante,  et  quoique  le  bon 


2Q9!  LETTIIES  SUK  L  HINDOSTATV. 

théologien  écossais,  que  nous  avons  cité,  pourrait  désirer 
que  les  paysans  fussent  vêtus  de  prunelle ,  et  que  le  com- 
merce et  la  noblesse  portassent  de  la  poudre  et  des  bas  de 
soie  ,  comme  l'honorable  M.. .  et  les  autres  marguilliers  de 
la  paroisse ,  je  ne  crois  pas  qu'ils  y  gagnassent  beaucoup 
sous  le  rapport  de  la  propreté,  de  l'élégance  et  de  la  commo- 
dité ,  en  troquant  leur  robe  blanche  contre  le  costume  que 
nous  venons  d'indiquer. 

»  Il  n'est  pas  vrai  non  plus  qu'ils  soient  inférieurs,  dans 
les  arts  mécaniques ,  à  la  généralité  des  peuples  de  l'Eu- 
rope. En  admettant  qu'ils  soient  au-dessous  des  Anglais, 
dans  l'exploitation  agricole  et  dans  les  métiers  les  plus  or- 
dinaires, j'ai  lieu  de  croire  qu'ils  sont  au  moins  les  égaux 
des  habitans  de  l'Italie  et  de  quelques  contrées  du  midi  de  la 
France.  Leurs  orfèvres  et  leurs  tisserands  sont  de  niveau 
avec  les  ouvriers  anglais-,  et  loin,  comme  on  le  prétend,  d'a- 
voir un  goût  opiniâtre  pour  leurs  anciens  modèles,  ils  imitent 
avec  empressement  les  nôtres,  et  les  imitent  avec  beaucoup 
de  succès.  Les  navires  construits  par  les  constructeurs  de 
Bombay  sont  aussi  bons  que  ceux  qui  sortent  des    chan- 
tiers de  Liverpool  et  de  Londres-,  les  voitures  à  l'euro- 
péenne, qu'on  fait  à  Calcutta,  n'ont  pas  moins  bonne  mine 
et  sont  aussi  solides  que  celles  de  Longacre.  Dans  la  petite 
ville  de  Monghyr ,  à  trois  cents  milles  de  Calcutta  ,  j'ai  vu 
des  pistolets  et  des  fusils  à  deux  coups  dont  il  eût  été  im- 
possible de  soupçonner  l'origine  hindoue.  A  Delhi ,  dans 
la  boutique  d'un  riche  joaillier  indigène ,  je  trouvai  des 
épingles ,  des  pendans  d'oreilles  et  des  tabatières  dans  le 
goût  le  plus  nouveau,   ornés  d'emblèmes  et   de  devises 
françaises. 

M  Le  fait  est  qu'il  existe  des  relations  si  actives  entre 
cette  contrée  cl  l'Europe,  et  que  les  Hindous  sont  si  bien 
informes  de  ce  qui  se  passe  dans  cette  partie  du  monde, 
que  si  on  considère  combien   peu  d'entre  eux  lisent  on 


LETTRES  SUK   l'hiKDOSTAK.  7-93 

parlent  l'anglais ,  on  supposera  naturellement  qu'il  y  a 
d'autres  moyens  de  communications;  mais  je  n'ai  rien  pu 
apprendre  ,  à  cet  égard,  de  très-posilif. 

))  Au  nombre  des  présens  que  le  petit  état  de  Ladels,  dans 
la  Tartarie  chinoise,  a  envoyés  au  gouverneur  général  de 
l'Inde ,  on  remarque  plusieurs  bandes  de  cuir  doré ,  por- 
tant l'empreinte  de  l'aigle  russe.  Un  voyageur  se  disant 
Transylvain,  mais  qu'on  soupçonnait  d'être  un  espion  russe, 
fut  arrêté,  pendant  mon  séjour  à  Rumaoun,  par  le  com- 
mandant de  l'un  des  trois  forts  que  nous  possédons  au 
pied  de  l'Himmalava.  Enfin,  malgré  toute  la  peine  qu'on 
s'est  donnée  pour  exclure  les  étrangers  du  service  des 
princes  hindous,  on  a  découvert,  il  y  a  deux  mois,  deux 
chevaliers  de  la  Légion-d' Honneur  employés,  l'un,  dans 
l'artillerie  comme  pointeur-,  l'autre,  comme  officier  ins- 
tructeur auprès  d'un  rajah  nommé  Hunji-Singh.  \oici  un 
autre  fait  qui  est  peut-être  ignoré  en  Angleterre,  et  que 
bien  certainement  vous  n'auriez  pas  deviné  ;  c'est  que 
depuis  long-tems  de  nombreuses  caravanes  d'Hindous  fré- 
quentent un  bourg  situé  à  quelques  milles  de  Moscou.  Il  y 
a  dix  mois  que  le  secrétaire  de  la  Société  Biblique  de  Cal- 
cutta reçut ,  des  bords  de  la  mer  Caspienne ,  une  lettre 
écrite  en  anglais  assez  correct ,  par  laquelle  des  prêtres  ar- 
méniens sollicitaient  l'expédition  de  plusieurs  caisses  de 
Bibles.  Vous  serez  moins  surpris  d'apprendre  que  les  grands 
événemens  de  nos  dernières  guerres,  et  surtout  les  vic- 
toires de  Napoléon,  étaient  connus  à  Calcutta,  du  moins 
par  la  rumeur  publique,  avant  que  le  gouvernement  en 
eût  reçu  la  nouvelle  officielle  ;  et  que  le  suicide  d'un  mi- 
nistre anglais  (  nommé  par  erreur  lord  Liverpool ,  au  lieu 
de  lord  Londonderry)  était  un  sujet  de  conversation  au 
Burra-Bazard  (marché  des  Hindous),  lorsque  cet  évé- 
nement n'était  pas  encore  connu  par  la  voie  ordinaire. 

»  Puisqu'on  ne  peut  se  faire  illusion  sur  Tinstinct  de  eu- 


^9^  LETTRES  SUR  l'hINDOSTAN. 

pour  les  femmes,  qui  se  multiplient  depuis  quelque  tems, 
et  dont  nos  ressources  pécuniaires  permettent  encore  d'aug- 
menter le  nombre ,  sont  les  plus  utiles  auxiliaires  de  nos 
missions.  Je  compte  surtout  sur  les  avantages  de  notre  reli- 
gion ,  pour  un  sexe  dont  elle  doit  rehausser  la  dignité  ,  et 
sur  le  profit  que  tous  les  élèves  doivent  retirer  des  maximes 
de  morale  évangéîique,  qui  servent  de  texte  à  leurs  leçons. 
Ces  écoles  ne  reçoivent  aucuns  secours  du  gouvernement^ 
ce  dernier  s  est  montré  cependant  fort  libéral  envers  la 
Société  pour  l'éducation  nationale-,  il  a  fondé  et  il  soutient 
deux  collèges  pour  les  Hindous  adultes ,   l'un  à  Bénarès, 
l'autre  à  Calcutta;  mais  je  ne  crois  pas  que  ces  institu- 
tions soient  dirigées  vers  un  but  utile.  La  Société  d'édu- 
cation ,  dans  la  fausse  crainte  d'effaroucher  les  Hindous,  a 
défendu  qu'on  fît  usage  de  la  Bible  dans  les  écoles  qu'elle 
a  établies  ;  c'est  comme  si  elle  y  eût  interdit  toute  instruc- 
tion morale  ;  lar ,  si  les  livres  sacrés  de  l'Inde  renferment 
quelques  sages  maximes  ,   ils  sont  dérobés  aux  regards  , 
d "abord,  parce  qu'ils  sont  écrits  dans  une  langue  morte  ,  et 
ensuite ,  parce  qu'on  les  considère  comme  trop  saints  pour 
les  communiquer  au  vulgaire.  En  effet,  la  littérature  des 
Hindous  et  celle  des  Musulmans  sont  aussi  arriérées  que  le 
serait  pour  nous  celle  qui  précéda  ,  en  Europe  ,  le  siècle  de 
Galilée,  de  Copernic  et  de  Bacon.  Ta  logique  des  Musul- 
mans n'est  autre  que  celle  d'Aristote  ,  subtilisée  au  creuset 
de  tous  ses  commentateurs-,  leur  métaphysique  est  renou- 
velée de  Platon.  Les  Hindous  ont  des  systèmes  scientifiques 
à  peu  près  analogues ,  quoique  plus  compliqués  -,  mais  ils 
font  leur  principale  étude  du  sanscrit  et  des  innombrables 
subtilités  de  sa  grammaire  ,  de  sa  prosodie  et  de  sa  poésie. 
Les  sciences  lialurelles  sont  les  mêmes  chez  les  deux  peu- 
ples :  c'est  la  zoologie  et  la  botanique  d'Aristote ,  c'est  l'as- 
tronomie de  Plolémée  ^  celle-ci  a  remplacé  leurs  fables  des 
sept  mers ,  des  six  terres  et  de  l'univers  posé  à  plat  sur  le 


LETTRES  SUR  L  HINDOSTAN.  ^Q'] 

dos  d'une  tortue.  Leurs  notions  astronomiques  leur  per- 
mettent aujourd'hui  de  prévoir  une  éclipse ,  de  composer 
un  almanach  ,  et  même  de  s'élever  jusqu'à  Tastrologie  ju- 
diciaire et  d'en  faire  métier.  Ils  sont  assez  avancés  en  mé- 
decine et  en  chimie  pour  raisonner  sur  le  chaud ,  le  froid , 
le  sec  et  l'humide^  pour  défendre  aux  malades  de  se  faire 
saigner  ou  médicamenter  le  mardi ,  ou  sous  telle  conjonc- 
tion des  astres;  et  pour  se  livrer  avec  ardeur  à  la  recherche 
de  la  pierre  philosophale  ou  de  l'élixir  d'immortalité. 

»  L'instruction  scientifique  des  jeunes  Hindous  n'est  pas 
aussi  facile  qu'on  pourrait  le  croire  d'abord.  Au  collège 
hindou  de  Calcutta ,  on  a  fait  la  dépense  d'un  cabinet  de 
physique  dans  l'espoir  qu'on  l'enseignerait  aux  élèves  , 
mais  les  directeurs  de  l'établissement  ont  assigné  le  moins 
de  tems  possible  à  l'étude  des  sciences  naturelles,  et  ils  ont 
employé  tous  les  instans  des  élèves  à  débrouiller  pénible- 
ment le  sanscrit  et  la  littérature  plus  que  frivole  de  leurs 
ancêtres.  On  s'est  plaint,  avec  raison,  de  ce  qu'au  collège 
d'Oxford  on  pétrit  exclusivement  de  grec  et  de  latin  l'es- 
prit des  écoliers  ;  mais  si  à  Oxford  on  nous  a  peut-être  trop 
nourris  de  la  métaphysique  et  de  la  logique  d'Aristote ,  on 
nous  a  du  moins  fait  grâce  de  sa  physique.  A  Bénarès  , 
dans  le  collège  du  gouvernement ,  j'ai  vu  un  professeur 
enseigner  Tastronomie  d'après  le  système  de  Ptolémée  et 
d'Albumazar,  et  exercer  l'un  de  ses  plus  forts  élèves  à  tirer 
mon  horoscope ,  tandis  que  le  reste  de  l'école  pâlissait  sur 
la  grammaire  sanscrite.  J'ai  visité  dans  cette  ville,  un  autre 
collège  fondé  par  un  riche  banquier  hindou  qui  en  a  con- 
fié la  direction  à  la  Société  des  missions  ;  on  y  enseigne 
l'hindoustani ,  le  persan  et  l'arabe.  Les  élèves  les  plus 
avancés  apprennent  l'anglais,  et  on  leur  donne  à  traduire 
\  Histoire  d'Angleterre ,  par  Hume ,  les  Dialogues  sur  les 
sciences ,  par  Joyce  ;  on  leur  enseigne  la  géographie  et  l'as- 
tronomie d'après   les  nouveaux  svstèmes  et  la  sphère    ù 


298  LETTRES  SUR  l'hiNDOSTAN. 

la  main  ;  on  nourrit  surtout  leur  esprit  des  préceptes  de 
rÉA'angile  :  j'y  ai  vu  des  élèves  qui  écrivaient  fort  bien  le 
persan  et  l'anglais  ,  et  qui  calculaient  avec  une  facilité  et 
une  justesse  remarquables.  L'officier  anglais  chargé  de 
diriger  le  premier  de  ces  collèges  est  un  jeune  homme 
plein  d'esprit  et  de  droiture  -,  j'espère  qu'il  y  fera  d'utiles 
réformes.  Dès  l'année  dernière  ,  un  savant  hindou  nommé 
Ram-Mohu-Roy  (i)  m'avait  adressé,  pour  lord  Amherst, 
un  mémoire  écrit  en  fort  bon  anglais  et  plein  de  sens,  dans 
lequel  il  signalait  tous  les  vices  du  système  d'enseignement 
adopté  dans  le  collège  du  gouvernement,  àBénarès.  Cette 
pièce  est  un  monument  précieux  des  progrès  de  la  civilisa- 
tion dans  l'Hindostan,  » 

Dans  un  autre  passage  de  la  même  lettre  ,  M.  Héber 
s'explique  sur  la  prétendue  antiquité  des  monumens  in- 
diens, que  les  frères  Shlegel  reprochent  amèrement  aux 
Anglais  de  ne  pas  savoir  apprécier. 

En  Europe  et  à  Calcutta,  où  aucun  monument  de  cette 
espèce  n'existe,  on  croit  qu'ils  appartiennent  à  une  très- 
haute  antiquité ,  et  on  en  donne  pour  preuve  l'incapa- 
cité des  populations  dégénérées  qui  végètent  dans  l'Inde. 
((  Quant  à  moi,  dit  M.  Héber,  j'en  ai  vu  assez  pour  être 
convaincu  que  les  maçons  et  architectes  indiens  n'auraient 
besoin  aujourd'hui  que  de  recevoir  les  ordres  de  gens 
riches  et  jaloux  de  faire  exécuter  les  mêmes  constructions 
que  leurs  aïeux  ;  et  qu'il  y  a  très  peu  d'édifices  réguliers 
qu'on  puisse  allri])uer  à  une  époque  aussi  reculée  que 
celle  qui  a  vu  s'élever  la  plupart  de  nos  cathédrales.  Dans 
le  haut  Hindoslan,  et  surloutàRajahpootam  etàMalwah, 

(1)  Note  du  T!\.  C'est  un  esprit-lorl  hindou.  Il  a  jiublié  des  brochures 
rontre  l'usage  des  fcminos  de  son  pays  de  se  brûler  sur  le  corps  de  leurs 
maris  ,  et  contre  quelr|ues  autres  pratiques  superstitieuses.  11  a  aussi  réclamé, 
dans  un  mémoire  publié  en  anglais  ,  l'exercice  de  la  liberté  de  la  presse 
dans  l'Inde. 


LETTRES  SUR  L  HINDOSTAN.  'MJC) 

j'ai  souvent  rencontré  des  citernes,  des  petites  pagodes 
inachevées,  mais  d'une  structure  aussi  élégante  que  les 
plus  jolies  parmi  les  anciens  ouvrages  de  ce  genre.  Plu- 
sieurs causes  concourent  à  donner  avant  le  tcms  une  phy- 
sionomie antique  à  plusieurs  monumens.  C'est  d'abord 
leur  conformation  bizarre  et  la  dislance  immense  qui  les 
sépare  de  notre  pays.  Multipliant  cette  distance  par  celle 
des  tems ,  nous  avons  peine  à  nous  persuader  que  ces  édi- 
fices sont  de  notre  siècle.  D'ailleurs,  dans  ce  climat,  la 
maçonnerie  la  plus  solide  résiste  difficilement  à  l'action 
dissolvante  de  trois  mois  de  pluies  continuelles  et  d'un  ciel 
d'airain  le  reste  de  l'année.  Si  le  figuier  sauvage,  que  l'In- 
dien ne  peut,  sous  peine  de  mort,  arracher  ni  émonder, 
est  planté  tout  auprès,  ses  graines  pénètrent  dans  les  cre- 
vasses des  arceaux ,  l'arbre  y  prend  racine ,  et ,  comme  il 
vient  très  vite ,  il  ébranle  peu  à  peu  l'édifice ,  et  contribue 
à  en  faire  une  antiquité,  avant  d'en  faire  une  ruine. Enfin 
personne,  dans  ce  pays,  ne  cherche  à  achever  ou  à  res- 
taurer un  ouvrage  entrepris  par  son  père.  On  préfère  en 
coinmencer  un ,  auquel  on  puisse  attacher  son  nom.  Ainsi 
j'ai  vu  à  Dacca  de  belles  ruines  que  j'ai  cru  être  d'une 
haute  antiquité.  Dacca  est  pourtant  une  ville  moderne  , 
fondée  par  le  shah  Gehanghise,  en  1608,  et  ces  ruines 
étaient  de  jolies  maisons  construites  par  des  architectes  eu- 
ropéens au  service  de  ce  prince.  Le  grand  temple  de  Bé- 
narès  a  un  aspect  si  vénérable,  qu'on  pourrait  supposer 
qu'il  date  de  Trela  Yug  ,  et  que  Mena  et  Capila  y  ont  fait 
leurs  dévotions  5  mais  il  est  constaté  par  des  documens  po- 
sitifs que  tous  les  temples  indiens  à  Bénarès  ont  été  bâtis 
par  Aureng-Zeb,  qui  vivait  du  tems  de  notre  Charles  IL 
»  J'ai  entendu  vanter  non-seulement  comiBe  des  objets 
curieux ,  mais  comme  des  monumens  de  /'«/t  ancien  chez 
les  Hindous  ,  les  observatoires  de  Bénarès,  Delhi  et  Jage- 


3oO  LETTRES  SUR  LHIIVDOSTAN. 

pore.  Eh  bien!  il  est  prouvé  qu'ils  sont  tous  les  trois  l'ou- 
vrage du  rajah  Jye  Singh  ,  qui  est  mort  en  l'j^'i. 

n  On  pourrait,  à  plus  juste  titre,  reconnaître  l'antiquité 
de  quelques  idoles  en  pierre  noire ,  et  de  colonnes  élé- 
gantes de  même  matière,  qu'on  a  découvertes  sur  quelques 
points  des  districts  de  Rotas ,  Bulnem  5  ces  idoles  appar- 
tiennent au  culte  de  Bouddha  ,  dont  il  ne  reste  plus  d'autres 
traces  dans  ces  contrées.  J'en  ai  vu  de  tout  pareils  dans  des 
temples  modernes  élevés  par  la  secte  de  Bouddhistes  qu'on 
nomme  Jaïens ,  et  qui  est  puissante  et  nombreuse  à  Guza- 
rate,  à  Rajapootam  et  à  Malwah  :  dans  un  pays  où  l'on  n'a 
pas  d'histoire ,  il  est  impossible  d'assigner  l'époque  où  le 
bouddisme  a  disparu  à  Rotas,  Bulnem,  etc. 

»  Dans  les  déserts  que  je  viens  de  traverser,  j'ai  vu  de 
fort  beaux  temples  ,  sur  l'ancienneté  desquels  il  m'a  été 
impossible  de  me  fixer.  Leurs  gardiens  l'ignoraient  eux- 
mêmes  ,  car  l'un  me  disait  qu'ils  étaient  bâtis  depuis  mille 
ans,  l'autre  depuis  cinq  siècles,  le  troisième  depuis  un 
siècle  et  demi. 

))  Les  seuls  objets  qui  puissent  réellement  passer  p8ur 
des  antiquités  sont  quelques  fragmens  de  marbre  chargés 
d'inscriptions  faciles  à  déchiffrer,  et  deux  colonnes  en 
bronze,  trouvées  près  de  Delhi,  couvertes  d'inscriptions 
illisibles.  L'histoire  parle  de  ces  deux  monumens,  et  en 
fixe  l'érection  autems  où  les  Musulmans  conquirent  Delhi, 
c'est-à-dire  en  l'an  1000.  Mais  qu'est  cette  date  à  côté  de 
celle  du  Parthenon  ?  que  sont  deux  chétives  colonnes  com- 
parées aux  masses  colossales  de  Thèbes  et  de  Memphis  ? 

»  Je  n'ai  pas  encore  vu  les  temples  d'^/Zora  eiÈléphanta; 
je  crois  tout  ce  qu'on  dit  de  leurs  vastes  dimensions  et  de 
leur  magnificence;  mais  on  n'y  lit  pas  d'inscriptions ,  et  il 
n'en  est  question  dans  aucun  manuscrit  sanscrit.  On  y  voit 
les  mêmes  idoles  que  dans  le  reste  de  l'Inde  ;  ce  sont  des 


LETTRES  SUR  i/hINDOSTAN.  3oi 

Statues  colossales  en  pierres ,  grossièrement  sculptées  aux 
frais  de  personnages  opulens  qui  ont  voulu  se  rendre 
agréables  à  Bramah.  Au  reste  ces  pagodes  sont  plus  petites 
que  nos  églises.  Il  est  probable  que  la  grande  pagode  d'Élé- 
phanta  a  été  construite  avant  l'arrivée  desPortugais  àBom- 
bay^  et  que  celle  d'Ellora,  dans  le  Decan,  l'a  été  avant  la 
conquête  du  Candçir  et  du  Decan  par  les  Afghans,  ou  bien 
après  que  ces  provinces  eurent  recouvré  leur  indépen- 
dance. Quelque  vagues  que  soient  ces  conjectures ,  je  pense 
avec  M.  Mill ,  que  les  Hindovis,  quoique  d'une  civilisation 
fort  ancienne,  n'ont  pas  fait  de  grands  progrès  dans  les  arts 
et  qu'ils  n  ont  cherché  leurs  modèles  que  dans  l'architec- 
ture de  leurs  conquérans  mahométans.  » 

M.  Héber  termine  sa  lettre  du  i4  mars  18^5  par  quel- 
ques observations  sur  la  guerre  des  Birmans. 

«  Nous  voici  engagés  dans  une  guerre  longue  et  rui- 
neuse ,  dans  un  pays  où  les  Musulmans  n'ont  jamais  pu 
pénétrer.  Les  dégoûts  et  les  revers  partiels  éprouvés  par 
nos  armées  ont  semé  chez  les  Indiens  une  foule  de  bruits 
fâcheux,  et  chez  les  Anglais  le  mécontentement  et  les  mur- 
mures. Dans  tout  cela,  je  ne  vois  personne  à  blâmer. 
D'abord  nos  compatriotes  appelaient  à  grands  cris  la  guerre, 
comme  nécessaire  à  l'honneur  du  gouvernement ,  et  ils 
accusaient  la  lenteur  des  préparatifs  militaires  de  lord  Am- 
herst.  Sans  notions  sur  le  pays  qu'elles  avaient  à  parcou- 
rir, nos  armées  n'avaient  presque  à  lutter  qu'avec  les  diffi- 
culté? imprévues  d'un  sol  à-peu-près  impraticable.  Il  est 
déplorable  qu'après  un  an  et  demi  de  guerre,  nous  ne 
soyons  pas  plus  avancés  qu'au  commencement,  excepté 
sur  les  points  où  nous  avons  acheté  fort  cher  notre  expé- 
rience. Il  est  à  craindre  qu'un  désastre  chez  les  Birmans 
ne  produise  un  contrie-coup  funeste  à  notre  puissance  sur 
nos  frontières  du  nord  et  du  nord-ouest.  Heureusement  si 
nous  ne  pouvons  leur  faire  beaucoup  de  mal,  ils  sont  hors 


3o2  LETTRES  SUR  l'hiNDOSTAN. 

d'état  de  nous  nuire  sur  les  champs  de  bataille  et  autre- 
ment que  par  leurs  perfidies.  Aussi  les  habitans  de  Cal- 
cutta, qui,  Tannée  dernière,  songeaient  à  mettre  leurs  tré- 
sors en  sûreté  dans  la  citadelle ,  et  à  renvoyer  leurs  femmes 
et  leurs  enfans  de  Tautre  côté  du  fleuve ,  peuvent  se 
rassurer.  » 

Durant  le  séjour  de  M.  Héber  à  Bombay,  un  prélat  ar- 
riva d'Antioche  pour  inspecter  une  colonie  de  chrétiens, 
détachée  de  l'ancienne  église  de  Syrie ,  qui ,  bien  que  ca- 
tholique, ne  reconnaît  pas  la  suprématie  du  pape,  et  est 
établie  dans  le  Malabar  depuis  long-tems.  Faute  de  com- 
munication avec  leur  métropole,  ils  avaient  emprunté  les 
secours  spirituels  de  notre  église.  M.  Mill, trouva  à  Cot- 
tayam,  en  1822,  leur  collège  et  leurs  écoles  de  paroisse, 
sous  la  direction  de  trois  ministres  anglais,  qui  présidaient 
même  aux  études  théologiques,  sans  chercher  à  convertir  les 
élèves  au  rite  anglican.  Une  chose  non  moins  remarqua- 
ble, c'est  que  le  prélat  d'Antioche  entendit  à  Bombay  une 
messe  célébrée  suivant  notre  liturgie ,  et  reçut  la  commu- 
nion des  mains  de  M.  Héber.  Celui-ci ,  pour  répondre  à 
cet  acte  de  confiance,  lui  avança  quelque  argent,  afin  de 
l'aider  à  continuer  son  voyage  dans  le  Malabar,  et  le  char- 
gea de  remettre ,  aux  pauvres  étudians  en  théologie  du 
collège  de  Cottayam,  une  partie  des  fonds  que  lui  avait 
confiés  la  Société  pour  la  propagation  du  christianisme. 

Yoici  quelques  passages  remarquables  d  une  autre  lettre 
que  M.  Héber  écrivit  de  Bombay ,  à  son  digne  correspon- 
dant, le  10  mai  1826  : 

M  L  Inde  entière  a  en  ce  moment  les  yeux  fixés  sur  le 
siège  de  Bhurtpore  dans  le  Rajapootana  -,  la  gloire  de  nos 
armées  et  la  puissance  britannique,  en  Asie,  sont  attachées 
au  succès  de  cette  entreprise  plus  encore  qu'à  l'heureuse 
issue  de  la  guerre  contre  les  Birmans.  Les  Jàts  (les  habi- 
tans de  Bhurtpore)  sont  cités  par  leur  courage  et  leur  at- 


LETTRES  SUR  l'hINDOSTAN.  3o3 

lUude  martiale  ,  et  leur  pays  est  un  des  plus  fertiles  et  des 
mieux  cultivés  de  l'Hindostaii.  Depuis  la  victoire  qu'ils  ont 
remportée  sur  lord  Lake,  ils  se  regardent  comme  invinci- 
bles. Ils  jouissent,  chez  les  Mahraltes,  les  Rajapootes,  etc., 
d'un  tel  degré  d'estime,  que  ces  peuples  les  signalent 
comme  des  modèles  d'intrépidité  dans  la  résistance  de 
leur  ennemi  commun.  Lors  de  mon  passage  à  Malwah,  j'ai 
vu,  dans  les  rues  de  cette  ville  et  dans  les  foires  du  voi- 
sinage, des  lanternes  magiques  représentant,  entre  autres 
scènes  populaires ,  la  grande  bataille  gagnée  par  les  Jâts 
sur  les  habits  rouges.  Les  forteresses  défendues  par  cette 
belliqueuse  tribu  sont  toutes  situées  dans  une  position 
excellente ,  bordées  de  fossés  larges  et  profonds  ,  hérissées 
d'artillerie  et  possédant  une  nombreuse  garnison ,  tandis 
que  le  général  anglais  Ochterlony  n'a  pour  les  combattre 
que  des  forces  insuffisantes.  Bien  qu'on  ait  réuni ,  pour 
cette  expédition,  toutes  les  troupes  disponibles,  on  est  forcé 
de  lutter  contre  l'insalubrité  du  climat  et  de  la  saison  5 
mais  tous  ces  obstacles  ne  rebutent  pas  nos  officiers.  Ils  se 
réjouissent  au  contraire  de  trouver  l'occasion  deffacer  la 
honte  imprimée  sur  nos  armes  par  la  défaite  de  lord  Lake  -, 
ils  avouent  cependant  que  si  nous  succombions  encore, 
cet  événement  contribuerait  beaucoup  à  justifier  les  cla- 
meurs que  la  multitude  fit  entendre ,  il  y  a  quelques  mois, 
dans  les  rues  de  Delhi  :  «  La  domination  de  la  compagnie 
des  Indes  touche  à  sa  fin.  »  Quant  à  moi,  quoique  je  fasse 
des  vœux  sincères  pour  le  succès  d'une  cause  que  je  crois 
juste,  je  plaindrais  de  bon  cœur  les  désastres  auxquels 
les  Jàts  se  sont  exposés  -,  car,  lors  de  mon  séjour  au 
milieu  d'eux,  j'ai  été  charmé  de  leur  caractère  indépen- 
dant et  de  l'accueil  hospitalier  et  affectueux  que  j'en  ai 
reçu.  Au  reste  cette  lutte  est  une  preuve,  entre  mille,  de 
l'impossibilité  qu'il  y  a  à  administrer,  de  Calcutta,  ces  pro- 


3o4  Lettres  sur  l'hindostan. 

vinces  éloignées,  et  de  l'avantage  que  l'empire  britanni- 
que retirerait  de  la  divison  du  gouvernement  général  de 
l'Inde  en  deux  présidences,  dont  l'une,  embrassant  dans 
son  ressort  le  centre  et  lé  nord  de  l'Hindostan ,  aurait  sa 
métropole  à  Agra,  Mierut  ou  Sangore.  » 

Après  son  excursion  dans  le  nord  de  l'Hindostan,  M.  Hé- 
ber  visita  l'île  de  Ceylan,  et  il  la  représente  comme  un  pa- 
radis terrestre.  Un  terrain  onduleux,  comme  celui  de  nos 
plus  jolis  parcs,  est  couvert  de  poiriers  et  de  canneliers. 
Des  rivières  profondes  et  limpides,  des  bois  de  cocaotiers, 
semés  çà  et  là  dans  la  plaine,  et  marquant  à  l'borizon  la 
place  des  hameaux  qu'ils  ombragent  -,  des  chaînes  de  mon- 
tagnes dont  les  dentelures  affectent  des  formes  fantasti- 
ques 5  mille  plantes  diverses  dont  les  fleurs  admirablement 
nuancées  sont  les  trésors  de  nos  serres  ^  des  pierres  pré- 
cieuses de  toute  espèce,  moins  peut-être  l'émeraude  :  voilà 
le  beau  côté  de  Ceylan  ;  mais  la  médaille  a  aussi  son  revers. 
Sur  les  bords  de  quelques-uns  de  ces  fleuves  romantiques 
règne  souvent  un  air  pestilentiel,  tandis  que ,  sur  d'autres 
points  et  surtout  dans  la  ville  de  Kandy ,  le  voisinage 
même  des  étangs  ne  nuit  pas  à  la  salubrité  du  climat.  Les 
serpens  et  les  autres  reptiles  dont  l'Ile  abonde  sont  si 
agiles,  et  ont  un  venin  si  meurtrier,  qu  ils  l'ont  presque  dé- 
peuplée de  ses  oiseaux.  Le  ramage  de  ces  hôtes  des  bois  y 
est  remplacé  par  le  gloussement  des  singes.  Dans  quelques 
cantons  l'infanticide  est  très-commun  chez  les  femmes: 
doit-on  s'en  étonner?  la  polygamie  leur  est  permise,  et 
souvent  une  seule  d'entr'elles  a  pour  maris  tous  les  frères 
d'une  même  famille.  Enfin ,  les  Ceylandais  oCfrent,  la  nuit, 
des  sacrifices  aux  génies  infernaux ,  au  bruit  du  tambour 
et  à  la  lueur  des  bûchers. 

Cependant  1  état  politique  et  moral  deCevlan  paraît  de- 
voir s'améliorer.  Les  efforts  de  M.  Alexandre  Johnston  , 


LETTRES  SVn  l'h  I>' DOSTA]X  .  3oj 

pour  y  introduire  le  jugement  par  jury,  ont  été  couronnés 
du  succès  le  plus  encourageant  (i).  Les  préjugés  de  castes 
y  ont  moins  d'empire  que  sur  le  continent.  Les  Hollandais 
y  avaient  établi  des  prêches  et  des  écoles  de  paroisses  ; 
ces  institutions  ont  été  quelque  tems  abandonnées  ,  mais 
M.  Héber  espérait ,  à  Taide  des  secours  du  gouvernement, 
leur  rendre  leur  prospérité  et  les  rattacher  à  l'église  na- 
tionale. A  cet  effet,  il  obtint  de  la  Société  pour  la  propa- 
gation du  christianisme  ,  qu'on  établirait  à  Cevlan  une 
école  normale  où  Ton  élèverait  un  certain  nombre  de  chré- 
tiens, destinés ,  après  un  stage  au  collège  de  Calcutta ,  à 
répandre,  dans  leur  pavs,  le  bienfait  de  rinstruction  élé- 
mentaire. 

Avant  de  quitter  Ceylan ,  M,  Héber  passa  quelques  jours 
à  Kandv.  On  sait  que  les  Anglais  v  éprouvèrent ,  il  v  a 
quehjues  années  ,  un  échec  effrovable.  Heureusement  nos 
troupes  s'étaient  de  nouveau  emparées  de  cette  ville.  En 
visitant  le  champ  de  bataille  où  un  si  grand  nombre  de  leurs 
camarades  avait  succombé,  nos  soldats  paraissaient  agités 
des  mêmes  sentimens  que  ceux  de  Germanicns  ,  à  l'aspect 
des  champs  de  carnage  couverts  des  ossemens  blanchis  des 
légions  de  \  arus.  Aurait-on  pu  croire  en  effet,  il  y  a  douze 
ans,  qu'une  capitale  courbée  sous  le  joug  du  tyran  le  plus 
sauvage  et  le  plus  sanguinaire  qui  ait  déshonoré  un  trône  , 
image  vivante  du  génie  infernal,  fût  si  tôt  destinée  à  de- 
venir l'asile  paisible  d'un  ministre  chrétien ,  et  à  donner 
l'hospitalité  au  modèle  de  nos  évéques. 

Après  une  absence  de  quinze  mois,  Tsl.  Héber  revint  à 
Calcutta  en  octobre  i8o5-,  il  y  resta  assez  long-tems,  et 
consacra  tous  les  instans  dont  il  pouvait  disposer,  à  rédiger 
ses  rapports  pour  l'Angleterre  ,    à  présider  les  assemblées 

(i)  Note  du  Tr.  Voyez   danî   noire    i3"    nume'ro,    dans    l'article   sur 
Mrs.  Damer  et  le  roi  de  Tanjore  ,  le  compte  de  ce  qu'a  fait  ce  magistrat 
pbilantrope  pour  introduire  ,  dans  l'île  de  Cevlan  ,  le  jugement  par  jury. 
Mr.  22 


3o6  LETTRES  SLR  LHINDOSTAN. 

OÙ  sa  présence  était  utile,  à  faire  des  ordinations,  et  à 
surveiller,  dans  le  nouveau  faubourg  des  Hindous,  la  cons- 
truction d'une  église  où  le  service  divin  sera  célébré  alter- 
nativement en  bengali  et  en  hindoustani.  Cette  mesure 
doit  produire  le  plus  beureux  effet  sur  un  peuple  qui  sent 
très-bien  tout  ce  que  les  cérémonies  du  culte  chrétien 
ont  de  vénérable  et  de  touchant  j  on  espère  qu'elle  conser- 
vera aux  jeunes  Hindous  les  idées  salutaires  qu'ils  puisent 
tous  les  jours  dans  nos  écoles  ou  dans  les  livres  saints,  et 
empêchera  que  ces  bonnes  dispositions  ne  soient  effacées 
par  le  tableau  des  pratiques  idolâtres  dont  ils  sont  con- 
damnés à  être  les  témoins. 

A  la  fin  de  mars  1826,  M.  Héber  partit  de  Calcutta 
pour  visiter  la  province  de  Madras,  où  la  providence  avait 
marqué  le  terme  de  sa  mission.  Le  vendredi  saint,  il  prêcha 
la  Passion  à  Combacoum-,  et  le  jour  de  Pâques  il  prêcha 
àTanjore  sur  la  résurrection. Le  lendemain,  il  v  donna  la 
confirmation  ,  et ,  le  soir,  il  harangua  une  assemblée  de 
missionnaires,  sur  la  tombe  du  dr.  Schwartz,  un  de  leurs 
anciens  collègues,  dont  il  avait  toujours  admiré  les  vertus 
évangéliques.  Il  arriva  à  Trichinopolis  le  i"  avril  i8a6, 
et,  le  soir  même,  il  écrivit  une  lettre  dont  nous  allons  ex- 
traire quelques  fragmens. 

«  Je  viens  de  passer  quatre  jours  près  du  Rajah  de 
Tanjore  (i)  ,  prince  hindou  qui  connaît  aussi  bien  les 
œuvres  de  Fourcroy,  deLavoisier,  de  Linnée  et  de  Buflbn. 
que  celles  de  Lady  Morgan.  11  a  porté ,  sur  le  talent  poé- 
tique de  Shakspeare  ,  un  jugement  plus  exact  que  celui 
que  lord  Byron  a  exprimé  en  termes  si  heureux  \  il  ma 
montré  des  vers  anglais  de  sa  façon ,  très-supérieurs  à  Tépi- 
taphe  de  Rousseau,  par  Shenstone.  Je  dois  ajouter  que  les 
officiers  anglais  qui  résident  dans  le  voisinage,  ont  beau- 

(i)  Voyez  sur  ce  prince  l'article  fort  curieux  que  nous   avons  cilé  plus 
haut. 


io'j 


LETTRES  SUR  L  HINDOSTAJN. 

coup  de  considération  pour  son  adresse  et  sou  intrépidité 
à  la  chasse  du  tigre.  C'est,  en  tout  point,  un  homme 
extraordinaire.  Élevé  par  le  célèbre  missionnaire  Schwartz, 
il  a  constamment  Iravaillé,  à  travers  mille  difficultés,  à  sa- 
tisfaire son  goût  pour  les  sciences  et  la  littérature  euro- 
péenne, sans  négliger  aucun  des  exercices  militaires  qui 
pouvaient  signaler  en  lui  un  descendant  des  anciens  con- 
quérans  malirattes,  flatteries  préjugés  de  son  peuple,  et  cap- 
tiver son  affection.  S'il  eût  été  le  contemporain  du  fameux 
Hyder  Alikan ,  qui  tint  si  long-tems  en  échec  les  forces  an- 
glaises dans  l'Inde  ,  il  aurait  été  pour  nous  un  allié  ou  un 
ennemi  redoutable ,  car  il  a  la  réputation  d'être  à  la  fois 
brave,  populaire,  et  d'un  caractère  insinuant.  Quoique 
aujourd'hui  il  ait  moins  de  pouvoir  qu'un  de  nos  Nababs,  sa 
fierté  n'est  pas  abattue,  et  il  paraît  content  de  son  sort.  Il  a, 
dans  son  cabinet  de  travail,  le  portrait  de  Napoléon  en  regard 
de  celui  de  lord  Hastings,  l'ancien  gouverneur  général  de 
rinde.  Pour  achever  de  vous  peindre  le  Rajah  de  Tanjore, 
je,vous  dirai  que  c'est  un  homme  de  moyen  âge ,  fort  bien 
fait;  il  a  un  œil  d||igle,  le  nez  aquilin  et  de  grandes  mous- 
taches qui  commencent  à  grisonner.  Il  porte  ordinaire- 
ment un  costume  riche  ,  mais  qui  n'a  rien  d'efféminé-,  je 
pourrais  comparer,  avec  quelque  justesse,  l'ensemble  de 
sa  personne  à  celle  d'un  officier  général  français.  Son  fils, 
le  Rajah  Pewaju  (  ainsi  appelé  du  nom  d'un  de  ses  an- 
cêtres), est  un  jeune  homme  de  dix-sept  uns,  d'un  teint 
pâle  et  d'une  complexion  frêle;  il  parle  imparfaitement 
l'anglais,  et,  à  ce  sujet,  son  père  se  plaignait  à  moi,  avec 
raison ,  de  l'impossibilité  où  l'on  est  à  Tanjore  de  donner 
une  bonne  éducation  aux  enfans.  Touché  de  ses  plaintes, 
je  lui  offris  d'emmener  son  fils,  de  le  garder  quelque  tems 
à  Calcutta,  de  le  loger  chez  moi,  de  le  produire  dans  la 
meilleure  société,  de  diriger  ses  études ,  et  de  lui  procurer 
les  meilleurs  professeurs.  Ma  proposition    parut   d'abord 


3o8  LETTRES  SUR  l'hIIsDOSTAK. 

sourire  au  Rajah  et  à  son  fils  ;  mais,  après  s'cUî'e  consuUés, 
ils  me  lémoignèrent  leurs  doutes  sur  le  consen  emenl  de 
la  mère;  et,  le  lendemain  ,  je  reçus  une  lettre  dans  laquelle 
le  Rajah  me  disait  que  sa  femme  avait  perdu  deux  de  ses 
enfans  ;  que  celui  qui  lui  restait  était  d'une  santé  fort  dé- 
licate ;  qu'elle  était  siire  que  son  fils  succomberait  aux  fa- 
tigues du  voyage  -,  et  que  l'en  séparer  c'était  prononcer 
l'arrêt  de  sa  mort  5  que,  du  reste,  sa  famille  partageait  ses 
sentimens  de  reconnaissance,  etc. ,  etc. 

»  Ainsi  le  pauvre  Pewaju  continuera  à  mâcher  du  bé- 
tel ,  à  se  promener  en  palanquin ,  à  se  livrer  aux  amuse- 
mens  ordinaires  des  princes  hindous,  jusqu'à  ce  qu'il 
plaise  à  Dieu  de  lui  donner  les  formes  héroïques  et  l'atti- 
tude guerrière  de  ses  ancêtres,  que  j'ai  vus  représentés  le 
sabre  à  la  main,  dans  une  des  galeries  du  palais  de  son  père. 
Ce  dernier  ne  doit  point,  à  de  tels  exercices,  la  gloire  im- 
mortelle de  son  nom ,  et  ce  n'est  pas  sans  raison ,  qu'après 
avoir  fîiit  faire,  par  Flaxman,  sa  statue  colossale  en  marbre 
qui  décore  sa  salle  d'audience ,  il  a  ftiit  élever  par  le  mcoie 
sculpteur,  dans  l'église  des  missions,  un  monument  en 
l'honneur  du  vénérable  Schwartz,  son  précepteur,  dans 
lequel  il  est  représenté  donnant  la  main  à  ce  vieillard  qui 
expire  et  qui  lui  donne  sa  bénédiction. 

»  Vous  connaissez  les  cinquante  années  des  travaux 
apostoliques  du  dr.  Schwartz  parmi  les  gentils-,  vous  savez 
quelles  étaient  son  influence  et  sa  popularité  auprès  des  Mu- 
sulmans, des  Hindous,  et  des  gouvernemens  européens  dont 
il  fut  si  long-tems  l'arbitre  dans  ces  contrées.  Je  ne  vous 
en  dirai  rien ,  mais  je  puis  vous  affirmer  que  depuis  mon 
excursion  dans  l'Inde  méridionale  ,  j'ai  conçu  une  meil- 
leure idée  de  son  caractère.  J'avais  d'abord  soupçonné  qu'à 
ses  qualités  admirables  se  mêlait  un  grand  esprit  d'intri- 
gue-, qu'il  visait  trop  à  jouer  le  prophète  politique;  et  que 
la  vénération  dont  aujourd'hui  encore  les  gentils  lui  of- 


LETTRES  SUR   l'hINDOSTAN.  3of) 

frent  le  tribut,  en  venant  déposer  des  couronnes  et  des 
lampes  funèbres  au  pied  de  son  mausolée,  était  le  prix 
d'indignes  transactions  avec  leurs  préjugés.  J'étais  dans 
l'erreur  :  si  M.  Schwartz  a  été  le  plus  heureux,  il  a  été  aussi 
l'un  des  plus  zélés  et  des  plus  intrépides  missionnaires  qui 
aient  paru  depuis  les  apôtres.  Je  ne  lui  ferai  pas  un  mérite 
de  son  extrême  désintéressement  ;  mais  le  pouvoir  était 
sans  attraits  pour  lui,  et  il  faisait  pénitence  de  sa  renom- 
mée par  un  surcroît  d'humilité  chrélienne.  Ses  goûts 
étaient  simples,  son  abord  ouvert  et  riant.  Il  ne  recher- 
cha pas  les  négociations  politiques ,  il  les  accepta.  11  ne 
prétendit  pas  au  rôle  d'arbitre,  mais  il  remplit  avec  pru- 
dence et  avec  succès  celui  d'agent  déclaré*  d'un  prince  or- 
phelin qui  lui  avait  confié  la  défense  de  ses  droits,  et  dont 
il  s'abstint  par  délicatesse  d'entreprendre  la  conversion. 
Au  reste,  ses  travaux  apostoliques  étaient  assez  hrillans, 
car  à  lui  seul  il  a  converti  de  six  à  sept  mille  Hindous.  Le 
nombre  des  chrétiens  de  l'Hindoslan  s'accroît  tous  les  jours, 
et  l'on  compte  aujourd'hui,  dansles  seulesprovincesdu  sud, 
deux  cents  congrégations  protestantes,  dont  l'ensemble  a 
été  évalué  à  quarante  mille  afties  environ  :  je  doute  qu'il 
y  en-  ait  réellement  plus  de  quinze  mille  ;  mais  c'est  déjà 
beaucoup.  Les  Hindous  catholiques  romains  sont  plus- 
nombreux  (i);  ils  appartiennent  pour  la  plupart  aux  der- 
nières castes,  dont  ils  conservent  quelques  préjugés 5  aussi 
leur  instruction  et  leur  moralité  laissenl-ellcs  beaucoup  à 
désirer. 

»  Le  nombre  des  Bramines  est  moins  grand  dans  les  pro- 
vinces du  sud  qu'on  ne  serait  tenté  de  le  croire.  C'est  pour- 
tant la  terre  de  prédilection  de  Bramah,  et  ses  temples  y 

(i)  Note  du  Tr.  M.  Pétrin,  aaciea  missionnaire  îles  Indes,  et  clui- 
noine  de  la  mctropole  de  Bourges,  qui  a  publié  ,  en  1807,  uu  Voyage  dans 
l'Hindoslan  ,  porte  à  1  ,ioo,ooo  âmes  le  nombre  total  des  catboiiques  dn.is. 
cetle  partie  de  l'Asie;  mais  il  ne  garantit  pas  l'exTctitude  de  ce  cliifTre. 


3lO  LETTRES   SUR  l'hindOSTAN. 

sont  plus  vastes  et  plus  beaux  que  ceux  que  j'ai  rencontrés 
(iaiis  l  Inde  septentrionale^  ils  sont  aussi  plus  anciens^ 
mais  je  doute  qu'ils  le  soient  autant  qu'on  le  suppose.» 

Cette  lettre  est  la  dernière  qu'ait  écrite  le  vénérable 
prélat  dont  nous  venons  de  retracer  les  vertus.  Le  lende- 
main, 2  avril,  il  prononça  un  sermon  et  donna  la  con6r- 
mation  (c'était  un  dimanche)  :  le  surlendemain  il  administra 
le  même  sacrement  dans  l'église  du  Fort.  Au  retour,  il 
voulut  prendre  un  bain  froid  avant  de  déjeuner,  comme 
il  lavait  fait  les  jours  prccédens.  Son  domestique  s'aper- 
cevant  qu'il  y  restait  plus  qu'à  l'ordinaire  entra  dans  la 
salle  du  bain  :  quelle  ne  fut  pas  sa  douleur,  lorsqu'il  le  vil 
asphyxié  au  fond  de  sa  baignoire,  la  tète  renversée  !  On  le 
retira  de  l'eau  ;  les  saignées ,  les  frictions .  l' insufflation  des 
poumons ,  tous  les  secours  de  l'art  furent  à  l'instant  essayés 
sans  succès  :  il  avait  cessé  de  vivre.  Son  autopsie  prouva 
qu'une  des  artères  du  cerveau  s'était  rompue  ,  par  suite  de 
son  immersion  subite  dans  l'eau  froide ,  dans  un  moment 
où  il  était  épuisé  de  fatigue  et  de  chaleur.  Ses  restes  furent 
déposés  au  milieu  des  témoignages  de  la  douleur  et  de  la 
vénération  publiques ,  à  côté  du  grand  autel  de  Téglise  do 
St. -Jean,  à  Trichinopolis.  Lord  Combermere  se  chargea  de 
communiquer,  avec  toutes  les  précautions  nécessaires , 
cette  funeste  nouvelle  à  sa  veuve  infortunée  qui  était  restée 
à  Calcutta  avec  ses  enfans  -,  elle  eut  besoin  ,  pour  ne  pas 
succomber  à  son  désespoir,  de  celte  force  d'ame  et  de  celle 
réslgnalion  absolue  aux  décrets  de  la  Providence,  qu'elle 
avait  puisées  dans  les  leçons  et  les  exemples  de  son  ver- 
tueux époux. 

Il  n  est  que  trop  vrai  qu'une  attaque  d'apoplexie  occa- 
siona  la  mort  subite  de  notre  évèque ,  mais  il  est  très-pro- 
bable aussi  que  sa  constitution  avait  été  singulièrement 
affaiblie  par  les  travaux  auxquels  il  se  livrait  sans  re- 
lâche,  sous  le  ciel  brûlant  de  rilindoslan.  pour  échap- 


I 


LETTRES   SUR  L  HINDOSTAN.  3i  I 

per  à  la  mollesse  du  climat,  el  surtout  pour  remplir 
dignement  ^^a  mission.  Tant  que  1  immense  portion  de  notre 
empire,  qui  s'étend  de  l'ilc  Sainte-Hélène  à  la  INouvelle- 
Hollande,  restera  confiée  à  la  direction  spirituelle  d'un 
seul  homme,  et  que  cet  homme,  dans  son  ardeur  pour  le 
bien,  ne  tiendra  aucun  compte  des  obstacles  physiques 
dont  il  sera  entouré ,  il  est  à  craindre  que  ces  plages 
lointaines  ne  deviennent  le  tombeau  d'une  foule  de  saints 
personnages.  Quel  Européen  ,  de  l'âge  de  M.  Héber , 
arrivant  dans  l'Inde  pour  lui  succéder,  pourrait  conser- 
ver sa  santé  au  milieu  des  inquiétudes  et  des  embarras 
d'une  institution  à  peine  ébauchée  à  quelques  mille  lieues 
de  la  métropole,  et  dont  les  résultats  décourageraient  in- 
cessamment ses  efforts  ?  Comment  ne  succomberait-il  pas 
sous  le  poids  de  travaux  qui,  dans  une  saison  meurtrière  , 
absorbent  les  heures  les  plus  dangereuses  ?  (Nous  appre- 
nons en  ce  moment  que  le  gouvernement  de  l'Inde  va  être 
divisé  en  plusieurs  diocèses.) 

C'est  sous  le  poids  de  fatigues  semblables,  que  M.  Héber, 
à  quarante-trois  ans,  dans  la  troisième  année  de  son  épis- 
copat,  mourut  sur  la  brèche  où  il  luttait  pour  le  triomphe 
de  la  religion.  Nous  doutons  que  ses  vertus  reçoivent 
l'hommage  qu'elles  méritent.  N'appartenant  à  aucun  parti 
dans  l'Église  ou  dans  l'État,  l'esprit  de  faction  ne  ïui  pro- 
diguera point  son  encens  5  d'ailleurs  il  connaissait  peu  ce 
qu'on  nomme  la  science  de  l'entregent.  Toutefois,  lare- 
connaissance  des  Hindous  se  manifesta  après  sa  mort  par 
un  deuil  universel.  A  Madras,  son  éloge  funèbre  fut  pro- 
noncé par  le  respectable  docteur  Munro,  en  présence 
d'une  population  consternée.  On  ouvrit  une  souscription 
générale  pour  lui  élever  un  mausolée  dans  l'église  de  Saint- 
Georges,  et  bien  que  l'offrande  de  chaque  souscripteur 
eût  été  fixée  au  taux  le  plus  bas,  pour  la  mettre  à  la  por- 
tée de  tous  les  Hindous,  elle  produisit,  en  quelques  jours, 


.H  13  LETTRES  SUR  L'HI^DOSTAJV. 

des  sommes  coDsidérables,  et  l'on  y  vit  figurer  toutes  les 
classes  de  la  société.  A  Bombay,  on  fonda,  dans  le  but 
d'honorer  sa  mémoire,  un  collège  qui  porte  son  nom.  Des 
exemples  si  touchans  n  ont  pas  été  perdus  pour  la  capitale 
du  Bengal. 

Mais,  pour  bien  juger  toute  l'étendue  de  la  perte  que 
viennent  de  faire  la  religion  et  l'humanité ,  il  faut  visiter 
les  lieux  où  s'écoula  sou  enfance,  ceux  où ,  dans  une  sphère 
plus  humble ,  il  se  fit  connaître  comme  fils,  comme  époux, 
comme  père,  et  surtout  comme  pasteur  de  son  modeste 
troupeau.  A  la  nouvelle  de  sa  mort,  chacun  crut  avoir 
perdu  l'ami  le  plus  tendre  ;  malgré  une  longue  absence , 
la  douleur  de  ces  bons  villageois  fut  aussi  vive  que  s  il  eut 
rendu  la  veille  le  dernier  soupir  sous  le  toit  qui ,  dans  la 
détresse  et  l'infortune,  leur  servit  si  souvent  d'asile.  D'au- 
tres vanteront  les  cliarmes  de  ses  entretiens,  la  richesse 
de  son  imagination,  la  délicatesse  de  son  goiît,  sa  vaste 
mémoire  et  sa  facilité  admirable  à  justifier  chacune  de  ses 
propositions  par  l'autorité  des  précédens ,  ou  par  le  texte 
des  auteurs  les  plus  recommandables  sur  chaque  matière  \ 
ils  parleront  surtout  de  celle  puissance  de  conception  ,  su- 
périeure à  toutes  les  autres  qualités  de  son  esprit  :  quant  à 
noiis ,  ce  sont  les  trésors  de  son  cœur  que  nous  avons  ex- 
plorés dans  cet  article.  Nous  avons  cherché  à  fournir  à  ceux 
(jui  désespéreraient  d'atteindre  à  la  hauteur  de  son  génie 
ou  à  l'apogée  de  sa  brillante  carrière ,  un  modèle  de  ces 
vertus  modestes,  de  cette  charité,  de  cette  humilité  chré- 
tiennes, de  cet  oubli  dvi  moi  humain  ,  de  cette  piété  active . 
qui  l'ont  conslamment  guidé  dans  le  cours  d'une  vie  sans 
tache.  (  Quarlerly  Review.  ) 


^ixlmc  ^(Uu    $\xt   V^^tmt 


DAMAS. 

Après  avoir  passé  trois  semaines  à  Jérusalem  et  fait  une 
excursion  sur  les  bords  de  la  Mer  Morte  et  du  Jourdain , 
je  quittai  la  cité  sainte  pour  me  rendre  à  Damas  par  Jafili  et 
St. -Jean  d'Acre.  Cette  dernière  ville,  revêtue  de  nouvelles 
fortifications,  m'offrit  les  hideux  trophées  de  la  guerre  du 
pacha  qui  la  gouverne  contre  celui  de  Damas-,  un  seul 
jour  ne  se  passait  pas  sans  qu'on  n'y  apportât  un  tribut 
des  têtes  humaines ,  enlevées  aux  ennemis  ou ,  à  leur  dé- 
faut, aux  pauvres  paysans  surpris  sans  défense  dans  la  cam- 
pagne. Le  pacha  d'Acre  balançait  les  succès  de  celui  de 
Damas ,  à  l'aide  des  troupes  auxiliaires  que  le  prince  des 
Druses  lui  avait  envoyées  du  Liban.  Pour  rendre  cette 
ville  inabordable,  il  avait  résolu  d'en  faire  une'ile,  en  ou- 
vrant un  large  canal  aux  deux  extrémités  du  port,  et,  à 
notre  arrivée,  toute  la  population  était  employée  du  matin 
au  soir  à  ce  grand  ouvrage.  On  voyait  dans  les  rues  une 
soldatesque  brutale  pousser  devant  elle  à  coups  de  plat  de 
sabre  tous  ceux  qu'elle  rencontrait ,  et  les  diriger  vers  la 
tranchée.  Là  nous  trouvâmes  les  habitans  les  plus  riches, 
les  marchands,  les  négocians,  confondus  avec  la  populace, 
maniant  la  pelle  et  traînant  la  brouette,  tandis  que  les 
plus  robustes  procédaient  aux  fouilles,  la  pioche  à  la  main. 
A  midi  on  les  nourrissait  au  pain  et  à  l'eau,  et  au  coucher 
du  soleil  on  les  ramenait  à  la  ville.  Les  classes  supérieures 
ouvraient  la  marche.  Dans  la  foule  on  remarquait  des 
malheureux  dont  le  pacha  avait  fait  couper  le  nez  et  les 

(i)  Voyez  les  lettres  pvccedciitcs  daiii   les   iiume'roj  7,8,    10,    i3,   ^/^, 
18,  20,  22  et  23  de  notre  recueil. 


3l4  DIXIÈME    LETTRE 

oreilles,  pour  crime  de  paresse  ,  et  on  dislinguait  à  leurs 
chants  grotesques  les  habitans  de  la  montagne ,  forcés  de 
prendre  part  aux  travaux. 

Le  pacha  qui  gouverne  actuellement  la  province  de  St.- 
Jean  d'Acre  se  nomme  Selim  -,  il  a  succédé  au  sanguinaire 
Djezzar ,  Tun  des  monstres  les  plus  barbares  qui  aient  ou- 
tragé l'humanité.  Bien  que  ce  farouche  Osmanli  fut  dominé 
par  le  goût  de  la  destruction,  il  a  fait  construire  une  su- 
perbe mosquée  et  une  fort  jolie  maison  de  bains.  Musul- 
man rigide ,  il  ne  manquait  jamais  de  se  rendre  à  la  mos- 
quée deux  fois  par  jour.  Il  est  mort  tranquillement  dans 
son  lit  à  quatre-vingts  ans.  On  l'appelait  le  bouche?',  tant 
à  cause  de  sa  cruauté  que  parce  qu'il  portait  à  sa  ceinture 
une  hache  dont  il  essayait  la  trempe  sur  les  accusés,  en  se 
constituant  à  la  fois  leur  juge  et  leur  bourreau,  ou  avec 
laquelle  il  s'amusait  à  trancher  la  tète  du  premier  venu. 
Un  jour ,  pendant  qu'il  escortait  dans  le  désert  une  cara- 
vane de  la  Mecque,  son  neveu  Soliman  entra  dans  son  ha- 
rem^ le  pacha,  instruit  à  son  retour  de  cet  attentat,  im- 
mola de  sa  propre  main  un  grand  nombre  de  ses  femmes. 
Souvent  le  sultan  envoya  des  capidgi-bachi  pour  lui  noti- 
fier sa  destitution ,  ou  pour  se  défaire  de  sa  personne  ^ 
mais  il  ne  permettait  à  aucun  d'eux  de  l'aborder.  En  vain 
usaient-ils  d'artifice  en  se  bornant  à  lui  demander ,  par 
l'organe  de  ses  officiers,  des  nouvelles  de  sa  santé  et  du 
bon  état  de  ses  provinces ,  il  leur  transmettait  les  réponses 
les  plus  affectueuses,  mais  il  chargeait  en  même  tems  un 
de  ses  affidés  de  les  empoisonner. 

Ce  monstre  s'avisa  un  jour  d'un  moyen  affreusement  bi- 
zarre de  retenir  à  son  service ,  comme  premier  ministre , 
un  Juif  fort  éclairé  et  trés-versé  dans  la  connaissance  du 
pays  -,  ce  fut  do  lui  couper  le  nez  et  les  oreilles.  L  histoire  de 
ce  personnage  et  sa  fin  tragique  nous  furent  racontées  pai 
un  marchand  juif,  nommé  Amolac.  «  Mon  ami  le  ministre. 


SUK    LOIUEM".  3l5 

nous  dit-il,  était  nécessaire  à  tous  nos  pachas.  Soliman, 
qui  succéda  immédiatement  à  Djezzar ,  mais  qui  ne  resta 
que  deux  ans  dans  ce  pachalic ,  ne  faisait  rien  sans  le  con- 
sulter,  et  lorsque  Selim  pacha  nous  fut  envoyé  ,  il  lui  ac- 
corda d'abord  toute  sa  confianée.  A  cette  époque  un  Turc 
n'aurait  pas  osé  faire  la  moindre  insulte  à  un  Juif  dans  les 
rues  d'Acre  5  mais,  hélas!  les  tems  sont  bien  changés  !... 
Ses  ennemis ,  jaloux  d'une  fortune  qu'il  ne  devait  qu'à 
ses  talens  et  à  son  intégrité ,  profitèrent  pour  le  perdre  de 
l'ignorance  et  de  la  faiblesse  du  jeune  pacha.  Ils  persuadè- 
rent à  ce  dernier  que  ce  ministre,  à  raison  de  ses  relations 
avec  la  Porte  et  de  son  esprit  d'intrigue,  pourrait  bien, 
dans  une  correspondance  secrète,  révéler  les  exactions 
de  son  maître.  La  première  fois  qu'il  parut  devant  le  pa- 
cha, après  ces  perfides  insinuations,  ce  dernier  lui  intima 
Tordre  de  ne  point  se  présenter  devant  lui  jusqu'à  nouvel 
avis.  Il  obéit  en  tremblant  et  se  renferma  dans  sa  famille 
où  il  vécut  dans  la  retraite  la  plus  profonde.  Mais  celle  vie 
oisive  n'était  pas  faite  pour  un  esprit  aussi  actif  que  le 
sien  ;  le  désir  de  reparaître  à  la  cour  l'aveugla  sur  les  dan- 
gers de  cette  démarche.  Il  vint  se  jeter  aux  pieds  du  pacha 
et  le  supplia  de  lui  faire  connaître  quelle  offense  lui  avait 
fait  encourir  sa  disgrâce  :  Selim  irrité  le  chassa  de  sa  pré- 
sence. Ses  ennemis  profitèrent  à  l'instant  de  l'avantage 
qu'il  venait  de  leur  donner.  Le  lendemain  il  était  à  souper 
avec  sa  famille,  lorsqu'un  de  ses  esclaves  lui  annonça  une 
dépêche  du  palais.  Aussitôt  il  se  leva  sans  faire  paraître 
la  moindre  émotion ,  passa  dans  une  autre  salle ,  et  après 
une  courte  prière,  tendit  le  cou  aux  mucls,  qui  l'étran- 
glèrent et  jetèrent  son  corps  à  la  mer.  Deux  jours  après , 
revenant  de  Sidon,  j'aperçus  un  cadavre  que  les  flols 
avaient  rejeté  sur  la  grève-,  c'était  celui  de  mon  malheu- 
reux ami,  dont  j'ignorais  le  funeste  sort.  » 

Accompagnés  d'un  excellent  guide,  nous  quillàmes  St.- 


3x6  DIXIÈME    LETTRE 

Jean  d'Acre  pour  suivre  la  route  détournée  qui  devait  nous 
conduire  à  Damas  avec  moins  de  périls.  Le  soir  nous  fîmes 
halte  à  Ebilené,  village  situé  à  l'extrémité  d'une  vaste 
plaine,  sur  un  joli  coteau  couvert  de  troupeaux.  Un  hhan 
nous  servit  d'asile  pour  la  iiuit.  Après  le  pillau  de  fonda- 
tion, nous  fîmes  un  grand  feu  et  nous  vîmes  entrer  une 
foule  de  paysans  et  de  jeunes  filles  qui  vinrent  sans  façon 
s'installer  dans  la  salle,  et  qui  se  mirent  à  danser  pendant 
deux  heures  au  son  de  deux  fifres  et  d'une  flùle.  Quand 
ils  furent  partis ,  nous  cherchâmes  vainement  un  sommeil 
dont  nous  avions  grand  besoin.  Une  coalition  de  puces  et  de 
rats  nous  livra  tant  d'assauts  qu'il  nous  fallut  déguerpir  au 
])lus  vite  et  nous  remettre  en  route. 

jNous  arrivâmes  à  Tibériade  ,  dans  l'après-midi,  par  une 
jolie  vallée  qui  va  s'élargissant  jusqu'au  lac  du  même  nom. 
A  trois  milles  de  la  ville,  la  montagne  où  Jésus-Christ  prê- 
cha à  la  foule  innombrable  de  ses  disciples  la  céleste  doc- 
trine des  béatitudes,  vint  affecter  nos  cœurs  d'une  pieuse 
émotion.  Du  haut  de  cet  amphithéâtre  admirable  élevé  par 
la  nature,  le  coup  d'œil  du  lac  ainsi  que  des  montagnes  de 
Gilhoe  et  de  Béthulie  est  ravissant.  Plus  loin,  notre  guide 
nous  montra  les  champs  où  s'accomplit  le  miracle  de  la 
multiplication  des  pains. 

Lebourg  de  Tibériade  u'offie  aucune  ruine  intéressante^ 
on  Y  "voit  une  ancienne  chapelle,  sous  l'invocation  deSt.- 
Pierre,  et  il  n"y  a  d'autre  auberge  que  la  maison  du  scheick. 
A  quelque  distance  de  ce  bourg,  du  côté  du  sud,  on  re- 
marque une  source  d'eaux  thermales  fort  estimée  et  dont 
on  fait  un  grand  usage.  Sur  les  bords  du  lac,  au  nord- 
est  ,  on  montre  les  ruines  du  village  de  Capharnaùm. 

Tibériade  n'est  peuplée  que  de  Turcs  et  de  Juifs  5  muni 
d'une  lettre  de  recommandation  pour  l'un  de  ces  derniers, 
j'en  reçus  un  très-bon  accueil.  C'était  un  vieillard  fort 
riche,  né  à  Alcp,  on  il  avail  long-iems  fuit  le  commercr- 


SVR    L  ORIE^'T. 


el  011  ses  (nifans  vivaient  dans  l'opulence.  Il  avait  quille 
celte  ville  pour  passer  ses  derniers  jours  sur  les  bords  du 
lac.  Il  possédait  dans  sa  maison  une  synagogue,  où  un  rab- 
bin venait  exercer  son  ministère  deux  fois  par  jour.  On  ne 
saurait  croire  à  quel  point  les  enfans  d'Israël  sont  allachés 
à  la  patrie  de  leurs  aïeux.  En  nous  promenant  le  long  du  ri- 
vage, nous  rencontrions  souvent  de  vieux  Juifs  polonais 
qui  avaient  quitté  leur  pavs  pour  venir  chercher  un  tom- 
beau à  Tibéi'iade  (i). 

Le  soir  de  notre  arrivée,  nous  passâmes  une  heure  sur 
la  terrasse,  au  clair  de  la  lune  :  le  lac  et  ses  rives  offraient 
un  coup  d'oeil  admirable.  Absorbé  dans  un  religieux  re- 
cueillement, je  me  représentai  ses  vagues  mugissantes s'a- 
planissant  sous  les  pas  de  notre  divin  maître;  la  nature 
s'offre ,  en  ces  lieux ,  majestueuse  et  belle  comme  au  jour 
où  il  daigna  y  verser  la  rosée  de  ses  célestes  bienfaits. 

Le  lac  a  quatorze  milles  de  long  et  six  de  large  :  le  pois- 
son en  est  délicieux  \  les  bateaux  qu'on  v  voit  sont  très- 
exposés  aux  bourrasques  5  mais,  ordinairement,  l'eau  en  est 
pure  et  limpide.  A  l'extrémité,  du  côté  du  nord,  le 
Jourdain  y  verse  le  tribut  de  ses  ondes,  sans  les  confondre 
avec  celles  du  lac.  A  Tesl ,  le  lac  est  bordé  de  hautes  monta- 
gnes rocailleuses  ,  dont  les  anfractuosités  sont  semées  de 
frêles  arbustes  -,  du  côté  opposé ,  le  bourg  de  Tibériade 
se  dessine  aux  pieds  d'une  chaîne  de  coteaux  ,  séparés 
par  des  vallées  verdoyantes  ,  mais  très-peu  «boisées;  au 
sud,  le  Jourdain  dégage  ses  eaux  de  celles  du  lac,  et  court 
dans  un  vallon  désert  entre  deux  lignes  de  hautes  monta- 
gnes. Les  ruines  d'un  pont  ajoutent  beaucoup  à  l'effet  ro- 
mantique de  ce  tableau,  ^ous  nous  baignâmes  sous  l'une 
des  arches  :  le  fleuve  a,  en  cet  endroit,  environ  cinquante 

(1)  ^OTE  DU  Tr.  Voyez  ,  sur  cette  affection  des  Juifs  de  l'empire  rosse 
pour  la  Palestine,  l'article  sui"  le^  Sectes  religieuses  de  la  Russie,  inse'ré 
dans  notre  21^  niiméro. 


3l8  DIXIÈME    LETTRE 

pieds  de  large ^  au-delà,  son  lit  se  resserre  et  son  cours 
devient  plus  rapide  jusqu'à  Jéricho.  Ce  vallon  où  la  végé- 
tation est  encore  assez  riche,  quoiqu'il  n'ofifre  aucune 
trace  de  culture,  a  dû  être  jadis  très-peuplé.  Malgré  la  fraî- 
cheur des  eaux  et  l'agrément  des  sites,  il  fait,  en  été,  une 
chaleur  accablante  sur  les  bords  du  lac  ainsi  que  dans  la 
vallée.  C'est  cependant  le  canton  de  la  Palestine  dont  le  sé- 
jour serait  le  plus  agréable,  pourvu  qu'on  s'élablît  sur 
le  sommet  des  coteaux,  où  l'air  est  plus  vif  et  plus  pur. 

Nous  prîmes  congé  de  notre  vieux  Juif,  après  une  sta- 
tion de  deux  jours  à  Tibériade.  Les  bords  du  lac  que  nous 
côtoyâmes  en  allant  vers  le  nord-est  nous  offraient  une 
foule  de  sites  délicieux-,  en  les  quittant,  nous  rencontrâmes 
une  jolie  plaine  de  deux  ou  trois  milles  d'étendue  où  nous 
passâmes  la  nuit  en  plein  air.  Le  lendemain ,  nous  arri- 
vâmes vers  midi  à  la  montagne  de  Bélhulie,  au  haut  de  la- 
quelle le  bourg  moderne  de  Saphet ,  dominé  par  le  châ- 
teau du  gouverneur ,  forme  un  amphithéâtre  romantique , 
flanqué  de  platanes  et  de  palmiers.  Les  rues  sont  formées 
par  les  plates-formes  des  maisons  inférieures.  Celte  posi- 
tion formidable  est  exactement  celle  de  la  patrie  de  Judith 
telle  qu'elle  est  décrite  par  lapocriphe.  Nous  cherchâmes 
un  abri  contre  la  chaleur,  et  nous  fîmes  un  déjeuner  cham- 
pêtre au  pied  d'une  fontaine,  ombragée  d'un  énorme  pla- 
tane ,  et  située  au  centre  du  bourg.  C'était  un  jour  de 
marché  :  de  la  place  où  nous  étions,  nous  pouvions  aisé- 
ment distinguer  tous  les  mouvemens  des  populations  voi- 
sines qui  s'y  étaient  donné  rendez-vous  ,  et  suivre  de  l'œil 
la  vaste  étendue  du  lac  de  Tibériade  dont  le  soleil  dorait  la 
surface. 

Après  avoir  fait ,  non  sans  peine,  notre  provision  de  vin 
dans  le  bourg,  nous  continuâmes  notre  route  ,  et,  en  quel- 
ques heures,  nous  arrivâmes  aux  limites  qui  séparent  la 
Palestine  de  la  Syrie.  A  la  nuit,    nous  demandâmes  l'hos- 


SUR  l'ouient.  3 19 

pilallté  à  un  vieillard  qui  habitait  avec  son  fils  une  misé- 
rable chaumière  ,  isolée  au  bord  d'un  ruisseau.  Nos  offres 
les  plus  s(>duisantes  ne  purent  les  décider  à  nous  recevoir; 
il  nous  fallut  donc  encore  passer  la  nuit  en  plein  champ. 
Le  lendemain ,  nous  nous  trouvions  dans  un  cruel  em- 
barras, faute  de  provisions  ,  lorsque  nous  aperçûmes  dans 
le  lointain  quelques  tentes  dressées  aux  pieds  des  mon- 
tagnes ;  c'était  un  camp  arabe,  établi  le  long  du  ruisseau, 
au  milieu  de  gras  pâturages.  Nous  mîmes  pied  à  terre  de- 
vant la  tente  du  scheick ,  qui  nous  admit  à  sa  table  et  nous 
offrit  du  riz  et  des  gâteaux  au  beurre.  Ces  Arabes  sont  plus 
riches  et  plus  policés  que  les  Bédouins  du  désert.  Ce  sont 
des  pasteurs  nomades  ,  qui ,  tels  que  les  patriarches,  après 
après  avoir  épuisé  les  pacages  d'un  canton,  passent  dans 
un  autre  avec  leurs  troupeaux.  Pendant  que  nous  étions 
dans  leur  camp  ,  un  émissaire  du  prince  desDruses,  sous 
la  domination  duquel  ils  résident,  vint  leur  demander  leur 
contingent  de  cavalerie.  La  proposition  parut  leur  dé- 
plaire, car,  après  avoir  délibéré  pendant  que  cet  officier 
prenait  quelques  rafraîchissemens ,  ils  lui  firent  une  ré- 
ponse qui  le  décida  à  partir  sur-le-champ.  Nous  en  fîmes 
autant  de  notre  côté ,  mais  ^ns  leur  offrir  d'argent  -,  ils 
auraient  regardé  cette  offre  comme  une  insulte. 

Le  reste  du  jour,  nous  parcourûmes  un  vallon  solitaire 
où  nous  n'entendions  que  les  pipeaux  rustiques  des  pâtres 
dispersés  sur  les  montagnes.  Vers  le  soir,  nous  traversâmes 
le  Jourdain^  à  peu  de  distance  de  sa  source.  Cette  rivière , 
qui  traverse  deux  lacs  avant  de  se  jeter  dans  la  Mer  Morte, 
ne  formait  en  cet  endroit  qu'un  petit  ruisseau. 

Je  ne  parlerai  pas  du  bourg  d' Asbeia ,  qui  n'a  de  remar- 
quable que  sa  position  sur  le  penchant  d'une  haute  mon- 
tagne -,  nous  y  passâmes  une  nuit  très-orageuse.  Le  lende- 
main, le  pays  nous  présentait  l'image  de  tous  les  ravages  que 
la  guerre  entraîne ,  surtout  chez  des  peuples  barbares.  I^e 


3aO  DIXIKME    LF.TTKK 

joli  village  de  Rasclieia,  où  s'était  livré  le  dernier  com- 
bat qui  n'avait  coûté  la  vie  qu'à  cinq  hommes,  était  pres- 
qu'entièrement  détruit.  Quelques  jours  après  notre  pas- 
sage, la  plaine  qui  sépare  la  Syrie  de  la  Palestine  fut  le 
théâtre  d'une  bataille  rangée,  où  dix  mille  hommes  com- 
battirent des  deux  côtés.  Les  troupes  du  pacha  de  Damas 
n'éprouvèrent  qu'une  perte  de  quarante  hommes  et  prirent 
la  fuite.  Si  le  pacha  de  St.-Jean-d'Acre,  aidé  des  Druses 
du  Liban,  avait  su  profiter  de  la  victoire,  il  lui  eût  été 
très-facile  de  s'emparer  de  la  capitale  de  la  Syrie. 

A  la  nuit,  nous  nous  arrêtâmes  dans  un  bourg  à  moitié 
ruiné  ;  j'ai  remarqué  qu'en  Syrie  les  habitans  étaient  plus 
hospitaliers  qu'en  Egypte  et  dans  la  Palestine.  A  peine  un 
vovageur  a-t-il  mis  les  pieds  dans  une  chaumière,  qu'on 
s'empresse  autour  de  lui ,  on  allume  du  feu,  on  met  à  sa 
disposition  du  lait ,  des  œufs,  de  la  volaille  ,  et  l'on  reçoit 
avec  reconnaissance  la  rémunération  la  plus  légère. 

Après  avoir  passé  un  jour  au  milieu  de  montagnes  cou- 
vertes de  neige ,  parmi  lesquelles  on  distingue  le  Gible- 
Scheick,  nous  aperçûmes  le  surlendemain  à  nos  pieds  la 
belle  plaine  de  Damas.  Je  ne  sais  si  le  contraste  du  pays 
que  nous. venions  de  parcourir  doublait  pour  nous  le 
charme  de  ce  coup  d'œil  ]  mais  nous  fîmes  halte  pour  en 
jouir  à  notre  aise.  Les  dômes  et  les  minarets  de  cette  cité 
s'élèvent  resplendissans  du  sein  de  bois  et  de  vergers,  qui 
ont  douze  milles  de  circonférence.  Quatre  ou  cinq  petites 
rivières  baignent  la  ville  et  ses  jardins,  et,  du  pied  des 
montagnes,  de  superbes  avenues  y  conduisent.  En  arri- 
vant, nous  descendîmes  provisoirement  dans  un  monas- 
tère espagnol,  et,  trois  jours  après,  nous  vînmes  loger 
chez  un  marchand  syrien,  grec  de  religion,  \oici  la  des- 
cription de  sa  maison  :  une  cour  donnant  sur  la  rue,  or- 
née d'orangers  disposés  autour  d'une  jolie  fontaine  ^  à 
droite,  sous  \in   nrccMU  pratiqué'  dans  le  mur,  un  divan 


SIR    l/oi\IE]NT.  3a  I 

pour  fumer  ou  prendre  le  café  ;  sur  la  cour,  une  grande 
salle  pavée  en  marbre  et  décorée  d'une  fontaine,  et,  au 
premier  élage,  deux  chambres  garnies  de  tapis  et  de  cous- 
sins. Notre  hôte  avait  une  jolie  femme  dont  je  remarquai 
plus  d'une  fois  l'empressement  à  nous  servir  à  table,  mal- 
gré les  remontrances  de  son  mari. 

Damas  a  sept  milles  de  tour  et  deux  milles  de  long^  ses 
remparts  sont  très-bas  et  ne  renferment  que  les  deux  tiers 
de  la  ville.  La  rue  habitée  autrefois  par  St. -Paul  s'ouvre 
sur  la  route  de  Jérusalem  -,  on  vous  montre  sur  cette  roule , 
à  peu  de  distance  des  remparts  ,  la  place  où  l'apôtre  se 
convertit ,  frappé  de  la  lumière  céleste. 

Tout  chrétien  est  forcé  de  prendre  à  Damas  le  costume 
turc  5  mais  si  les  Ottomans  sont  ici  plus  fanatiques  qu'ail- 
leurs, ils  sont  moins  rigides  dans  leurs  habitudes  so- 
ciales-, les  femmes  y  jouissent  d'une  grande  liberté,  et 
on  les  rencontre  tous  les  jours  à  la  promenade  auprès  des 
remparts ,  ou  prenant  le  frais  au  bord  des  rivières.  Daîis 
les  hautes  classes,  elles  font  des  parties  de  campagne, 
sous  la  surveillance  de  leurs  gardiens ,  et  on  les  voit  sou- 
vent ,  à  demi  couchées  à  l'ombre  d'un  groupe  de  pal- 
miers, prêter  l'oreille  aux  chants  de  leurs  esclaves.  Elles 
portent,  pour  la  plupart,  un  voile  blanc  qu'elles  relèvent 
de  tems  en  tems ,  pour  donner  à  1  étranger  une  idée  de 
leurs  attraits  ;  il  en  est  qui  ,  sans  voile  et  dans  un  cos- 
tume élégant,  forment  de  bruv.iiites  cavalcades,  sous  l'es- 
corte de  leurs  domestiques. 

Les  comestibles  sont  ici  à  bon  marché  5  le  pain ,  le 
meilleur  que  l'on  mange  en  Orient,  vaut  même  celui  de 
Paris.  Tous  les  matins  on  vend  dans  les  rues  de  la  crème 
et  du  miel  délicieux^  ajoutez-y  de  l'excellent  moka,  et 
vous  aurez  notre  déjeuner  quotidien. 

La  plaine  de  Damas  abonde  en  fruits  excellens  ,  parmi 
lesquels  on  remarque  l'orange,  le  citron  et  l'abricot^  on 

XII.  23 


322  DIXIÈME    LETTRE 

en  fait  des  conserves  exquises.  On  y  fait  aussi  des  pâtés  et 
des  tartes  de  rose.  A  trois  milles  de  la  ville  règne  un  pla- 
teau entièrement  couvert  de  rosiers  cultivés  avec  le  plus 
grand  soin,  et  dont  la  fleur  compose  l'essence  précieuse 
qui  porte  son  nom. 

Aux  environs  de  Damas,  les  vergers  et  les  bois  offrent 
des  promenades  charmantes  ^  la  campagne  est  semée  de 
jolies  maisons  de  plaisance  qu'on  peut  louer  pour  un  jour. 
Quand  on  est  fatigué  de  l'ombre  et  de  la  fraîcheur  dont 
on  y  jouit,  on  n'a  qu'à  faire  une  excursion  aux  montagnes 
arides  et  romantiques  qui  les  dominent ,  et  l'on  y  rentre 
bientôt  avec  de  nouvelles  sensations  de  plaisir. 

On  voit  aux  portes  de  la  ville  plusieurs  cimetières  ;  les 
femmes  s'v  rendent  le  matin  pour  déplorer  la  mort  de  leurs 
proches.  Rien  n'est  plus  attendrissant  que  ce  spectacle  : 
ici,  c'est  une  veuve  accompagnée  de  son  enfant,  qui,  à 
genoux  sur  la  tombe  de  son  mari ,  verse  des  torrens  de 
pleurs  ;  là,  ce  sont  les  cris  affectés  d'une  douleur  de  com- 
mande; plus  loin,  à  ses  sanglots  étouffés  ,  on  reconnaît  le 
cœur  brisé  d'une  mère.  Nous  avons  remarqué  des  tombes 
couvertes  de  fleurs  et  de  gâteaux  ,  devant  lesquelles  des 
parens  se  tenaient  en  silence  plongés  dans  leurs  tristes 
réflexions. 

Le  bazar  destiné  à  recevoir  les  caravanes  est  une  vaste 
rotonde  à  colonnes,  surmontée  d'une  élégante  coupole. 
Une  belle  fontaine  y  rafraîchit  l'air  -,  tout  autour  ré- 
gnent des  boutiques ,  et ,  au-dessus,  les  chambres  des  mar- 
chands donnent  sur  une  galerie  circulaire.  Les  autres  ba- 
zars où  sont  exposés  les  plus  riches  tapis  de  l'Orient ,  des 
sabres,  les  baumes  de  la  Mecque,  les  produits  variés  de 
la  Perse  et  de  l'Inde,  sont  situés  dans  la  position  la  plus 
avantageuse  sous  le  rapport  de  l'agrément  et  de  la  salubrité. 
Je  ne  parlerai  de  la  grande  mosquée  que  pour  signaler 
la  beauté  de  son  dôme  et  de  ses  minarets ,  et  les  vastes  pro- 


suK  l'ouient.  323 

portions  de  l'édifice.  L'intérieur,  comme  on  le  sait,  n'en 
est  ouvert  qu'aux  Musulmans. 

La  façade  des  maisons  ne  répond  pas  à  leur  élégance 
intérieure;  mais,  à  défaut  de  cet  avantage,  la  ville  en  pos- 
sède un  qui  est  du  plus  grand  prix  à  raison  du  climat;  ce 
sont  trois  petites  rivières  bordées  d'arbres,  et  sur  lesquelles 
on  a  jeté  plusieurs  ponts  garnis  de  sièges  et  de  coussins 
pour  le  délassement  des  passans.  Il  ne  manquerait  rien 
aux  attraits  physiques  de  la  vie  chez  les  habitans  de  Da- 
mas, si  on  pouvait  y  trouver  de  bon  vin  :  les  moines  espa- 
gnols en  ont  d'excellent,  mais  ils  n'en  fontpas  le  commerce. 
Au  reste,  les  sorbets  que  l'on  vend  dans  les  cafés,  et  jusque 
dans  les  rues  ,  sont  une  ressource  précieuse  en  été  ;  on  les 
prépare  en  plein  air.  Le  marchand  a  constamment  devant 
lui  deux  ou  trois  sorbetières  entourées  de  glaces  -,  à  mesure 
que  le  chaland  se  présente  il  verse  le  sorbet  dans  un  vase, 
y  jette  un  morceau  de  glace  et  le  sert  en  cet  état.  Ici  la 
glace  est  très-commune.  La  haute  montagne  de  Gibel- 
Scheick,  dont  le  sommet  est  toujours  couvert  de  neige, 
en  fournit  toute  l'année  aux  habitans. 

A  peu  de  dislance  de  Damas,  les  rivières  qui  l'arrosent  se 
réunissent  et  forment  une  cataracte  dont  le  bruit  rompt  le 
silence  monotone  qui  règne  dans  les  villes  d'Orient  :  cet 
endroit  était  notre  promenade  favorite.  On  a  établi  un  café 
sous  les  groupes  d'arbres  qui  l'ombragent.  Souvent  aussi 
nous  allions  au  joli  village  de  Salehiéh,  au  pied  de  la 
montagne  de  ce  nom.  Là,  un  ruisseau  limpide  serpente  au 
milieu  des  jardins  et  des  vergers  :  chaque  maison  a  le  sien. 
Au-dessous  de  cette  masse  de  verdure ,  et  en  face  des  ro- 
chers arides,  se  détachent  le  dôme  et  le  minaret  de  sa  mos- 
quée. A  droite,  par  l'inclinaison  de  la  montagne,  vous 
pouvez  entrer  dans  un  kiosque  élégant  d'où  l'œil  s'étend  à 
la  fois  sur  la  ville ,  sur  ses  bois,  sur  les  montagnes  qui  for- 


.io,4  DIXIEME    LETTUE 

ment  un  demi-cercle  autour  d'elle,  et  sur  une  plaine  à 
perle  de  vue. 

Le  lieu  appelé  la  jonction  des  eaux  est  à  cinq  milles  au 
nord  de  la  ville.  La  rivière  de  Barrad}  .,  l'ancienne  Aha- 
na,  déjà  grossie  par  un  fort  ruisseau,  se  divise  en  plusieurs 
courans  qui  s'égarent  dans  la  plaine.  Leur  séparation  ,  ou- 
vrage de  l'art,  a  lieu  dans  un  site  pittoresque  au  pied 
de  quelques  rochers.  Ces  courans,  au  nombre  de  six  ou 
sept,  après  avoir  traversé  la  ville  sur  plusieurs  points, 
forment  la  cataracte  que  j'ai  décrite. 

Les  rues  de  Damas,  à  l'exception  de  celle  de  St.-Paul , 
sont  toutes  étroites  ;  elles  sont  pavées,  ainsi  que  la  route  de 
Saleliiéh.  Celle-ci  forme  une  belle  avenue  bordée  de  deux 
petits  ruisseaux,  avec  deux  contre-allées  pour  les  piétons. 
Des  bancs  y  sont  établis  de  distance  en  distance ,  et  on  y 
voit  circuler  à  toute  heure  des  cafetiers  ambulans.  Les 
maisons  sont  bâties  en  pierres  jusqu'au  premier  étage  \ 
le  reste  est  en  briques. 

La  tenue  de  habitans  est  plus  soignée  que  dans  aucune 
autre  ville  turque  \  leurs  vèlemens  sont  plus  chauds  , 
car  l'hiver  y  est  assez  rigoureux,  et  un  sol  imbibé  d'eau 
rend  dans  toutes  les  saisons  le  climat  fort  humide,  et  nuit 
à  sa  salubrité.  Aussi  un  médecin  français,  M.  Chaboissant, 
qui  y  est  établi  depuis  quarante  ans  (il  en  a  en  ce  moment 
quatre-vingts),  y  a-t-il  fait  sa  fortune;  il  tient  un  grand 
état,  possède  une  nombreuse  clienlelle  ,  et  jouit  de  l'es- 
lime  générale. 

Damas  renferme  10,000  chrétiens;  la  plupart  appar- 
tiennent à  la  religion  grecque;  le  reste  est  catholique  ou 
arménien.  Je  ne  me  suis  pas  aperçu  qu'aucun  d'eux  fût 
gêné  dans  son  culte  ou  dans  sa  manière  de  vivre;  je  crois 
les  Turcs  plus  inlolérans  par  leurs  maximes,  qu'ils  ne  le 
sont  en  réalité.  Dans  mes  rapports  avec  eux ,  je  les  ai  tou- 


jours  trouvés  polis,  généreux,  hospilalicrs  ,  et  jamais,  sur 
leur  territoire,  je  n'ai  craint  pour  ma  sûreté  personnelle. 
Je  ne  pense  pas  que  leur  caractère  soit  essentiellement  as- 
tucieux et  vindicatif. 

Les  Juifs  de  Damas  vivent  dans  une  silnation  foil  b.eu- 
reuse,  grâce  à  la  protection  d'un  de  leurs  co-religionnaires, 
ministre  du  pacha.  Tous  les  soirs,  je  les  voyais  se  divertir 
aux  portes  de  la  ville,  sans  causer  aux  Turcs  le  moindre 
ombrage. 

A  notre  arrivée,  noire  intention  était  de  louer  toute  une 
maison^  à  cet  effet,  nous  nous  adressâmes  à  un  Turc  qui 
en  avait  une  vacante.  C'était  un  de  ces  vieux  barbiers 
émériles  tels  qu'on  les  dépeint  dans  les  NuiisyJrahes  -,  nous 
le  vîmes  plusieurs  fois  mollement  assis  sur  son  divan ,  la 
pipe  à  la  bouche,  devisant  avec  ses  amis.  Il  fallait  l'enten- 
dre ,  dans  cette  noble  attitude ,  nous  vanter  les  agrémens 
de  sa  maison,  la  vue  magnifique  de  sa  terrasse,  le  luxe  de 
ses  tapis,  la  blancheur  éblouissante  de  ses  coussins,  etc.  ; 
mais  sa  femme  attachait  bien  plus  de  prix  encore  à  cette 
précieuse  propriété -,  car,  dans  une  altercation  fort  vive 
qu'elle  eut  avec  son  mari ,  elle  s'écria  que  des  chiens  d' In- 
fidèles ne  souilleraient  jamais  la  pureté  et  la  beauté  de  son 
divan  :  c'est  ce  que  le  barbier  nous  déclara  tristement  le 
lendemain,  en  nous  donnant  congé  par  anticipation.  Ce 
jour-là ,  il  daigna  causer  avec  nous  -,  il  nous  parla  même 
de  sa  campagne  contre  Napoléon.  Lorsque  l'armée  fran- 
çaise fit  son  excursion  en  Syrie,  les  habitans  de  Damas 
coururent  aux  armes  en  l'honneur  du  prophèle ,  et  se 
mirent  en  campagne  contre  les  Giaours.  k  Pleins  de  zèle , 
dil-il,  uous  abordâmes  l'ennemi  ;  mais  nous  avions  affaire 
à  des  lions-,  nous  fûmes  battus,  et  je  reçus,  pour  ma  part, 
une  blessure  dont  je  me  souviendrai  long-tems.  Tandis 
qu'on  mVnlraînait  à  demi  mort  hors  du  rbnmp  d<^  l)alail!ci 


3^6  DIXIÈME    LETTRE 

je  m'écriai  :  Qu'ai-je  été  faire  avec  ces  maudits  Giaours  ? 
qu'ils  aillent  au  diable!  — Et  me  voilà.  » 

Damas  se  distingue  surtout  par  le  luxe  de  ses  cafés  ;  il  y 
en  a  qui  sont  bâtis  sur  pilotis ,  dans  la  rivière  ^  leur  plate- 
forme n'est  qu'à  un  pied  au-dessus  des  eaux,  et  ils  forment 
un  grand  kiosque  dont  l'intérieur  et  les  entre-colonnes  sont 
garnis  de  sièges  et  de  coussins  pour  le  consommateur.  A 
vos  pieds ,  vous  voyez  une  eau  limpide  se  précipiter  avec 
un  doux  murmure  sous  la  charpente  qui  soutient  le  café. 
Un  art  ingénieux,  exhaussant  le  lit  delà  rivière,  à  quelques 
toises  en  amont ,  a  fait  les  frais  d'une  petite  cascade  dont 
l'albâtre  se  marie  au  vert  foncé  des  arbustes  plantés  sur  la 
digue ,  et  des  bois  qui  bordent  le  rivage. Le  bruit  de  la  cata- 
racte, la  fraîcheur  qu'elle  répand,  procurent,  pendant  la 
chaleur  du  jour,  des  sensations  délicieuses.  La  nuit ,  lors- 
que le  kiosque  est  illuminé  ;  que  les  Turcs  de  tous  les 
rangs ,  dans  toutes  les  variétés  de  leurs  riches  costumes,  en 
couvrent  le  plateau  ;  que  le  reflet  de  la  lune  se  joue  sur  les 
eaux  avec  celui  des  girandoles  ^  et  que  la  musique  achève 
d'animer  la  scène,  on  croit  voir  se  réaliser  un  des  enchan- 
temens  des  3Iille  et  une  Nuits. 

11  y  a  sur  la  rivière  deux  ou  trois  autres  cafés  dont  la 
construction  diffère  de  celle  que  je  viens  de  décrire  5  le 
plateau  est  séparé  de  la  rivière  par  une  vaste  galerie  :  au 
centre  une  fontaine  artificielle  verse  ses  eaux  dans  un  bas- 
sin de  marbre.  La  galerie  est  couverte  de  sophas  et  de  cous- 
sins où  l'on  apporte  aux  consommateurs  des  pipes,  du  café, 
des  sorbets  ou  des  fruits,  et  l'intérieur  est  occupé  par  les 
danses  et  la  musique.  Auprès  de  ces  derniers  cafés,  un 
petit  îlot,  couvert  de  gazon  et  de  fleurs,  offre  à  l'amateur 
une  promenade  charmante. 

Ces  établissemens  sont  frécpientés  par  des  conteurs  ara- 
bes^ (piclqucs-uns  chantenl  inie  espèce  de  récitalif  avec 


SLR    l'oRIEKT.  Ssy 

accompagnement  de  guitare.  On  voit  aux  portes  de  la 
ville  des  cafés  moins  vastes,  mais  d'un  luxe  plus  recher- 
ché ,  où  les  Turcs  de  distinction  se  rendent  en  partie  fine, 
et  qu'ils  louent  pour  toute  la  journée. 

Le  pacha  de  Damas  jouit  d'une  grande  réputation  de 
générosité ,  et  le  peuple  paraît  très-heureux  sous  son  gou- 
vernement ;  mais  comme  la  Porte-Ottomane  change  ces 
officiers  tous  les  trois  ans,  la  meilleure  administration  ne 
laisse  après  elle  aucune  trace  durable. 

On  ne  voit  ici  ni  spectacles  ni  autres  divcrtissemens  pu- 
blics :  l'esprit  des  Turcs  n'a  pas  besoin  de  ces  stimulans. 
Le  pèlerinage  de  la  ^Mecque,  quils  doivent  accomplir,  au 
moins  une  fois  dans  leur  vie,  fait  tant  d'impression  sur 
eux,  qu'il  leur  fournit,  pour  le  reste  de  leurs  jours,  un 
aliment  perpétuel  de  conversation.  Il  faut  que  leur  respect 
pour  le  Koran  soit  bien  profond,  pour  qu'au  milieu  de  leur 
apathie  et  de  leurs  dévotions ,  si  longues  et  si  minutieuses, 
ils  n'aient,  pendant  douze  siècles,  manifesté  aucun  pen- 
chant à  l'idolâtrie,  ni  dénaturé  leur  culte  par  des  pratiques 
immorales,  tandis  que  les  Hébreux,  jadis  dépositaires  de 
la  vraie  foi ,  se  sont  prosternés  devant  le  veau  d'or  î  Si 
les  Turcs  ne  connaissent  ni  la  comédie  ni  l'opéra,  il  en  est 
un  grand  nombre  qui  consacrent  leur  fortune  à  des  éta- 
blissemens  de  charité.  Damas  en  possède  plusieurs  où  l'on 
distribue  des  provisions  aux  pauvres ,  et  des  médicamens 
aux  malades.  L'un  d'eux  est  très-vaste  ,  et  d  une  construc- 
tion magnifique. 

Les  Turcs  se  livrent  ici,  avec  passion,  à  l'exercice  du 
cheval  :  il  est  curieux  de  les  voir  lancer  leurs  coursiers 
arabes  dans  l'immensité  de  la  plaine ,  tandis  que  les  mo- 
destes piétons  se  pressent  aux  portes  de  la  Aille  vers  ses 
riantes  avenues.  Ce  goût  est  moins  vif  au  Caire,  où  la 
campagne  est  trop  aride,  et  à  Conslantinople  où  elle  n'est 
pas  à  la  portée  des  promeneurs.  Au  nord-ouest  la  jolie 


328  "DIXIÈME    I.ETTKE 

colline  d'Asloun  touche  à  la  route  de  Palmyre.  J'étais  tenté 
de  faire  une  excursion  vers  ses  ruines,  mais  des  obstacles 
m'en  ont  empêché.  Au  reste  jai  partagé  mon  tems  entre 
les  cafés  de  Damas  et  les  villages  qui  l'environnent;  l'at- 
trait de  ses  bosquets  de  cyprès  et  de  palmiers  m'a  conduit 
deux  fois  à  celui  de  Salehiéh.  La  seconde  fois,  j'ai  passé 
quelques  heures  chez  un  riche  Musulman  ,  dont  la  maison 
est  ouverte  à  tous  les  étrangers.  Au  rez-de-chaussée,  son 
superbe  salon  donne  sur  un  jardin  où  serpente  une  eau  vive 
et  limpide,  et,  au  premier,  on  jouit  du  coup  dœil  de  la  plaine 
et  de  la  cité.  Il  est  peu  de  maisons  à  la  ville  et  à  la  cam- 
pagne ,  dont  les  jardins  ne  soient  décorés  d'une  fontaine 
ou  d'un  jet  d'eau.  Un  étranger  peut  en  louer  une  très- 
jolie  à  bon  marchi''  ;  c'est  le  genre  d'habitation  le  plus 
agréable  et  le  plus  indépendant.  Malheureusement  on  y 
manque  de  société.  Ce  désagrément ,  inévitable  en  Orient, 
est  insensible  lorsqu'on  ne  réside  dans  une  ville  que 
quelques  semaines  -,  mais  si  un  étranger  doit  l'habiter 
plusieurs  mois,  il  est  forcé  de  se  plier  aux  mœurs  orien- 
tales ,  sous  peine  de  périr  d'ennui  ;  et  cependant  lorsqu'on 
quitte  ce  beau  climat  pour  ne  plus  le  revoir ,  on  ne 
peut,  en  le  saluant  d'un  dernier  regard  ,  se  défendre  d'une 
impression  de  tristesse.  Les  liaisons  qu'on  y  improvise 
contribuent  aussi  à  ranimer  les  souvenirs  touchans  et  dra- 
matiques qu'un  voyage  dans  le  Levant  rappelle  nécessai- 
rement. Le  brusque  passage  d'un  jardin  dans  une  aride  soli- 
tude ;  du  repos  de  la  ivnic ,  dans  les  sables  brûlans  de  la 
plaine  ;  la  fontaine  et  le  palmier  du  désert  ;  l'hospitalité 
de  l'Arabe  -,  la  prière  du  Musulman  au  lever  et  au  coucher 
du  soleil  ;  voilà  des  tableaux  qui  laissent  dans  l'imagina- 
tion une  trace  indélébile. 

Nous  rencontrâmes  un  jour  le  cortège  des  scheicks  arabes 
qui  venaient  du  désert  offrir  leurs  hommages  au  pacha: 
Ils  étaient  très-bien  montés  cl  se  faisaient  remarfpicr  par 


SVR    L  ORIEAT.  d2(J 

leur  (  omplexion  grèie  ,  leur  figure  expressive ,  leur  re- 
gard perçant,  le  manteau  de  coton  à  carreaux,  flottant  sur 
leurs  épaules,  et  leur  turban  jaune  ;  on  eût  dit  qu'au  lieu 
de  rendre  une  visite  de  cérémonie  ils  venaient  mettre  la 
ville  à  contribution. 

Ici  les  femmes  fréquentent  les  bazars.  On  les  voit  cou- 
vertes d  une  mantille  blancbe  qui  forme  capuchon.  Comme 
les  hommes,  elles  portent  des  pantoufles  dans  leurs  sou- 
liers, et,  lorsqu'elles  entrent  dans  un  appartement,  elles  lais- 
sent cette  dernière  chaussure  à  la  porte.  Dans  les  rues ,  elles 
ont  des  bottines  jaunes  et  un  costume  plus  attrayant  qu'au 
Caire  ou  à  Constanlinople  -,  leur  tunique,  ou  soubreveste, 
est  parfois  richement  brodée.  Le  pantalon,  qu'elles  gardent 
en  toute  saison,  est  en  soie,  orné  de  broderies  et  de  pail- 
lettes d'or  ou  d'argent,  et  lié  par  une  ceinture  à  un  petit 
gilet^  Elles  portent  sur  leur  pantalon  une  robe  courte  , 
mais  jamais  de  corset.  Elles  ont,  en  général,  l'œil  noir  et 
vif,  les  mains  petites  et  blanches  5  les  bagues  et  les  bra- 
celets dont  elles  aiment  à  se  parer,  en  rehaussent  encore  la 
beauté.  Leur  costume  ,  embelli  par  la  régularité  de  leurs 
traits,  donne  à  leur  physionomie  je  ne  sais  quoi  d'impo- 
sant ,  dont  l'eflet  est  plus  remarquable  encore  sous  leur 
turban  de  cachemire.  Je  doute  que  nos  dames,  même  avec  le 
secours  des  aigrettes  et  des  oiseaux  de  Paradis,  connaissent 
aussi  bien  que  celles  de  Damas  l'art  de  placer  cette  coif- 
fure, et  de  s'en  faire  un  talisman. 

Après  quinze  jours  délicieusement  écoulés  dans  la  capi- 
tale de  la  Syrie ,  nous  prîmes  congé  de  notre  hôte  et  de  son 
aimable  famille  ,  et  nous  mimes  en  route  pour  les  ruines 
de  Balbec ,  avec  un  guide  et  des  chevaux. 

(  New  Monthly  Magazine.  ) 


MELANGES. 


'^(s  ^^f<tt5tr5   ^c  ^jn()ljtott   (i). 


Je  suis  attaqué  de  la  maladie  des  voyages ,  et ,  pour  sa- 
tisfaire ce  besoin  de  locomotion  dont  m'a  doué  la  bienfai- 
sante nature,  j'ai ,  depuis  ma  quinzième  année,  promené 
mon  oisiveté  à  travers  l'Europe.  J'ai  fond«  un  ducat  dans  le 
cratère  du  Vésuve-,  navigué  pendant  quinze  jours  dans  les 
gondoles  de  Venise^  dormi  dans  le  couvent  de  Sle.-Magde- 
leine,  ausommetdesAlpes^  etsuiviles  processions  du  jubilé 
dans  la  capitale  du  monde  chrélien.Unprocès  à  soutenir  m'a 
rappelé  à  Londres;  mais,  bêlas!  les  avocats  et  les  juges  n'éco- 
nomisent ni  le  tems ,  ni  l'argent  des  plaideurs.  Obligé  de 
demeurer  dans  mon  île,  je  cberche  vainement  à  tromper 
ici  l'ennui  qui  me  ronge  :  opéra ,  dandys ,  débats  politi- 
ques, rien  ne  m'amuse.  Je  maigris  -,  une  toux  sècbe  semble 
me  menacer  d'une  consomption  ,  que  je  pourrai  attribuer 
non  au  mal  du  pajs  ,  mais  au  77/a/  des  'vo-)  âges. 

Le  premier  symptôme  de  ma  maladie  a  été  la  soif  de 
lecture  la  plus  bizarre;  un  goût  exclusif  pour  la  poésie  des- 
criptive. Notre  littérature  actuelle  m'a  servi  à  souhait. 
Sans  parler  deFalconer,  Gvaj,  Collins ,\g  àé\o\d\TFords- 
woith,  Coleridge,  Keets ,  Lindsaj,  JP'alier  Scott ,  Shel- 
ley.  Un  jour  que  j'avais  entre  les  mains  le  plus  descriptif  de 
tous,  Wordsworlb  (2)  ,  et  que  ses  grands  vers  sans  rime  et 

(i)  NOTK  duTr.  Brighton  est  la  résidence  actuelle  du  roi  d'Angleterre. 
C'est,  sans  doute,  à  titre  de  souverain  de  l'Hindostan  ,  qu'il  y  a  fait  élever 
un  palais  dans  le  style  des  constructions  mongoles,  (ju'on  trouve  dans  celte 
partie  de  l'Asie.  I^a  haute  société  de  Londres  afflue  dans  cette  ville  ,  pen- 
dant l'été  ,  pour  y  prendre  des  bains  de  mer. 

{■1)  Voyez,  dans  noire  précédent  Numéro,  un  arliclc  sur  ce  poêle. 


LES   PLAISIRS   DK    BUIGHTOZV.  33  I 

sans  repos  semblaient  reproduire  à  mon  imagination  le 
paysage  des  montagnes  Alpines,  je  levai  les  yeux,  et  quel 
spectacle ,  grand  Dieu  !  vint  rompre  le  charme  dont  m'a- 
vait environné  le  poète  !  Les  cheminées  de  Drury-Lane 
m'offraient  au  loin  leur  stérile  et  vaste  perspective.  Le 
ciel ,  imprégné  de  suie  et  de  vapeurs  infectes  ^  cette  terre 
natale,  où  mes  pères  m'avaient  construit  une  grande  pri- 
son de  briques  noircies  ,  ne  furent  plus,  pour  moi,  que  des 
objets  d'horreur.  Je  le  jure,  m'écriai-je,  trois  jours  n'au- 
ront pas  accompli  leur  révolution  accoutumée  ,  et  j'aurai 
quitté  Londres ,  son  dôme  de  fumée  et  ses  amphithéâtres 
de  brique. 

Je  n'avais  pas  fixé  le  lieu  vers  lequel  devaient  m'en- 
traîner  mes  pas  errans.  Uranus,  vénérable  Cybèle  !  aous 
aviez  entendu  mon  serment  5  je  devais  le  tenir.  Peu  m'im- 
portait la  région  éloignée  ou  prochaine  qui  devait  me  con- 
soler des  ennuis  de  Londres  et  de  ceux  du  repos  :  j'allais 
changer  de  place  -,  mon  cœur  anglais  bondissait  de  joie. 

Cependant,  une  vieille  et  respectable  tante  me  conseilla 
de  me  diriger  vers  Brighton  ;  Brighlon,  demeure  rovale, 
séjour  de  plaisance  ,  aujourd'hui  plus  à  la  mode  que  Bath, 
et  célèbre  par  le  voisinage  de  la  mer  et  la  beauté  de  ses 
palais  orientaux.  En  effet,  je  me  décide  pour  ce  lieu  de 
féeries  5  à  six  heures,  la  diligence  m'entraîne,  ainsi  que 
seize  autres  malheureux  humains,  juchés,  perchés  ,  en- 
tassés, courbés,  étendus,  suspendus  dans  la  voiture,  sur 
la  voiture  ,  derrière  la  voiture  ;  elle  m'entraîne  ,  dis-je  , 
vers  les  plaines  ravissantes ,  les  bosquets  verdovans ,  les 
heureux  rivages  dont  l'illusion  va  me  rendre  les  jours  de 
mon  bonheur  en  Italie  et  en  Suisse. 

\ingt  paragraphes  de  journaux,  où  la  magnificence  et  le 
prestige  de  Brighton  étaient  dépeints  avec  un  luxe  de  stvle 
digne  des  Mille  et  inie  Nuits,  se  présentèrent  à  ma  fidèle 
mémoire.  Je  pensai  au  lac  Léman  et  à  ses  flots  d'azur,  aux 


33?.  LES  PLAlSir.S   DE  EFaGHTO>. 

îles  ronianliqucs  du  lac  de  Corne  ,  au  céleste  aspect  de  la 
baie  napolitaine  et  du  château  de  l'OEuf.  Les  ombrages 
antiques  et  pittoresques  de  Windsor,  les  rives  charmantes 
du  Devon,  assiégeaient  ma  pensée.  Je  me  composai  de  tous 
ces  souvenirs  un  paysage  plus  élégant ,  plus  sauvage,  plus 
riche,  plus  beau,  plus  magnifique  :  Brighton,  Tasile  de  la 
noblesse  anglaise,  le  favori  de  la  mode ,  le  paradis  des  gens 
de  cour  ,  devait  réunir  toutes  les  beautés  éparses  dans  les 
divers  paysages.  Je  me  préparais  d'avance  à  écrire  un  gros 
volume  in-quarto  ,  sous  ce  titre:  Plaisirs  de  Brighioji,  ou 
Beautés  de  Bnghtoji. 

Ainsi  mon  imagination  charmait  la  roule.  Cependant 
nous  approchons  de  la  ville  sacrée  dont  les  bourgeois  de 
Londres  ne  parlent  qu'avec  respect  :  d'arides  mamelons 
l'environnent;  je  n'aperçois  à  droite  et  à  gauche  quune 
terre  stérile,  et,  devant,  la  mer  immense  dans  toute  la  mo- 
notonie de  sa  grandeur.  O  beautés  pittoresques ,  qu'étcs- 
vous  devenues.'^  La  nature  a-t-elle  perdu  sa  fraîcheur?  une 
grande  catastrophe  aurait-elle  détruit  tout  ce  qui  faisait  le 
charme  dune  ville  si  célèbre  depuis  dix  ans  ? 

C'est  là  Brighton  !  Point  de  gazons ,  de  pelouses,  de  bo- 
cages! Partout  des  sables  stériles,  triste  image  du  déses- 
poir où  me  plonge  un  désappointement  si  cruel!  Je  m'a- 
chemine lentement  vers  les  bords  de  la  mer,  où  j'espère 
du  moins  trouver  quelque  consolation  à  ma  misère  et  quel- 
ques points  de  vue  qui  me  rappellent  les  beaux  rivages  de 
l'Adriatique.  Hélas  !  ces  collines  crayeuses  achèvent  de  me 
désoler.  Rentrons  dans  la  ville  ;  celte  plaine  humide ,  dont 
aucun  accident  n'interrompt  la  monotonie,  est  aussi  fati- 
gante pour  mes  yeux  et  pour  ma  pensée  que  cet  océan 
sablonneux  dont  j'étais  environné  tout  à  1  heure. 

Au  détour  d'un  roc,  je  lis  avec  élonnement  ces  mots 
tracés  en  grosses  lettres  rouges  sur  un  poteau  barbouillé 
de  blanc  :  Route  du  Parc.  Un  parc  à  Brighton  I  la  nou- 


LES  PLAISIRS  DE   BRIGHTO».  333 

velle  me  sembla  miraculeuse.  Où  peut-il  êUe,  où  se  cache- 
t-il,  dans  quelles  profondeurs  ensevelit-il  sa  verdure,  ce 
parc  mystérieux  ?  Rien  ne  m'avait  encore  révélé  sa  pré- 
sence ,  et  cependant  mon  regard  curieux  avait  déjà  plané 
sur  la  cité  entière  et  sur  ses  environs.  Autour  de  la  ville 
et  dans  la  ville  je  n'ai  pu  découvrir  que  des  pierres  et  du 
sable  ;  une  aridité  dans  le  sol  ,  une  tristesse  dans  le  ciel , 
qu'il  est  plus  facile  de  sentir  et  de  déplorer  que  de  décrire. 

Allons  au  parc,  en  quelqu'endroit  qu'il  se  trouve!  Je  dis, 
et  je  suis  la  rue  d'Egremont  dans  la  direction  que  le  po- 
teau merveilleux  m'a  indiquée.  Une  porte  en  bois  frappe 
mes  regards  j  un  Suisse  solitaire  me  demande  deux  pen- 
nys  pour  droit  d'entrée  :  j'ai  payé;  je  suis  dans  le  parc. 
Imaginez  une  espèce  de  fossé  oblong,  environné  de  ces 
collines  de  craie  dont  je  viens  de  parler-,  là  une  douzaine 
d'arbrisseaux  mort-nés  élèvent  du  sein  de  cette  terre  dé- 
solée leurs  rameaux  jaunâtres-,  un  gazon  pelé  tapisse  quel- 
ques toises  du  sol!  Je  me  demande  avec  douleur  si  ce  sont 
là  des  plantes,  si  ce  sont  là  des  arbres.  Ah!  si  ces  parias 
du  règne  végétal,  condamnés  à  languir  dans  le  prétendu 
parc  de  Brighton,  pouvaient  parler,  quelles  tristes  plaintes 
n'exhaleraient -ils  pas.-'  Quelle  lamentation  universelle 
s'échapperait  de  ces  fleurs  fanées  sur  leurs  tiges ,  de  ces 
arbustes  frappés  de  consomption  ,  de  ce  gazon  dévoré  d'é- 
tésics,  que  les  Brightoniens  prennent  pour  des  végétaux! 

Dans  le  fait ,  un  citoyen  de  Brighton  ignore  aussi  com- 
plètement ce  que  c'est  qu'un  arbre,  qu'un  bon  gentilhomme 
qui  n'est  pas  sorti  des  lagunes  de  Venise  ignore  la  forme 
et  l'utilité  d'un  cheval.  Oui,  si  j'étais  peintre  ou  poète, 
et  que  je  dusse  personnifier  sous  une  image  vivante  la  cité 
dont  je  parle,  je  la  représenterais  sous  la  figure  d'une 
nymphe  décrépite,  sans  cheveux,  sans  fraîcheur,  couverte 
de  rides  ;  sibylle  antique  et  vermoulue  que  la  renommée  a 


334  LES  PLAISIRS  DE    BUIGHTON. 

trop  iusolemment  choisie  pour  l'objet  de  ses  panégyriques 
menteurs. 

Cependant  je  fis  le  tour  de  la  ville  et  j'y  cherchai  dans  la 
beauté  des  édifices  quelques  compensations  à  l'incompara- 
ble laideur  de  la  nature.  Toutes  les  pompes  et  tous  les  agré- 
mens  de  l'architecture  ont  été  prodigués  pour  orner  cette 
solitude.  On  trouve  partout  des  frises,  des  chapiteaux,  des 
colonnes ,  des  portiques ,  des  architraves,  mais  point  d'ha- 
bitans.  Le  plus  profond  silence  n'est  interrompu  que  par 
le  sourd  mugissement  des  flots  de  la  mer.  Vous  apercevez 
des  palais  magnifiques  dont  les  fenêtres  sont  dégarnies  de 
leurs  vitrages.  Sur  une  enseigne  immense  vous  lisez  ces 
mots  :  Café  de  l'univers;  la  porte  et  les  jalousies  du  Café 
de  l'univers  sont  fermées,  et  il  est  évident  que  l'ingrat  uni- 
vers a  fait  banqueroute  à  son  hôte.  L'auberge  de  l'Europe 
est  ouverte  à  tous  les  voyageurs  ;  un  garçon  en  tablier  blanc 
se  tient  à  la  porte  ;  à  l'indolence  de  sa  contenance ,  à  l'apa- 
thie de  son  regard,  il  est  aisé  de  voir  combien  il  s'ennuie 
de  sa  sinécure. 

C'est  donc  là  ce  Brighton  si  vanté  !  C'est  pour  obtenir  ce 
résultat  que  toute  la  noblesse  anglaise ,  prodiguant  le  fer , 
le  bois,  le  marbre ,  l'acier  et  l'or-,  imitant  son  noble  maître, 
et  commandant  des  constructions  magnifiques  dans  le  style 
grec,  romain,  oriental,  égyptien,  arabe,  a  fait  naître  du 
sein  de  ce  territoire  désenchanté  une  ville  de  féerie  ! 

Le  Pavillon  (tel  est  le  nom  que  porte  le  palais  de  S.  M. 
George  IV)  n'a  qu'un  seul  défaut,  c'est  d'être  bàli  à  Brigh- 
ton. Rien  de  plus  original ,  rien  de  plus  pittoresque  que 
ces  groupes  de  dômes ,  de  minarets ,  de  lanternes ,  de  cou- 
poles ,  de  girandoles ,  dont  l'élégance  bizarre  semble  créée 
par  l'imagination  d'un  conteur  des  Mille  et  une  Nuits -, 
mais  pourquoi  ce  choix  malheureux  P  Le  séjour  de  déso- 
lation, l'asile  de  stérilité  qui  environne  ces  édifices,  leur 


LES  PLATSIRS  DE  BRIGHTO>.  33') 

fait  perdre  une  partie  de  leur  prix.  Une  petite  chaumière 
au  milieu  d'un  joli  paysage,  dans  le  fond  d'une  vallée 
riante,  flatte  davantage  nos  veux. 

Lorsque  j  eus  reconnu  combien  il  ctait  inutile  de  de- 
mander, à  cette  cité  sans  pavsage,  rien  qui  ressemblât  aux 
])laisirs  de  la  campagne ,  je  voulus  essayer  des  agrémens 
de  la  ville.  J'entrai  chez  Tupper  qui  tient  à  la  fois,  comme 
on  sait,  cabinet  littéraire,  salle  de  billard ,  salles  de  jeu  et 
salons  de  conversation.  A  la  voix  monotone  du  tailleur  et 
(lu  croupier  se  joignaient  les  sons  confus  et  secs  du  plus 
triste  clavecin  que  des  touches  blanches  et  noires ,  des  pé- 
dales et  un  tambourin  aient  fait  décorer  du  nom  de  piano. 
Un  signor ,  qui  écorchait  avec  une  vigueur  impitoyable  les 
douces  inflexions  de  la  langue  italienne ,  nous  chanta  deux 
airs  de  bravoure;  je  n'eus  pas  celle  de  résister  à  la  seconde 
mia.  Je  partis. 

^  ous  voilà  donc,  voluptés  de  Brighton  !  Et  j'ai  quitté 
pour  vous  Londres,  la  foule  des  dandys  qui  encombrent 
Bond-street,  la  gracieuse  madame  \  estris,  \  eluti,  Curioni, 
de  Begnis  le  roi  des  bouffes,  et  madame  Pasta  !  Rendez- 
moi,  rendez-moi  la  fumée  de  la  grande  ville,  et  mes  délices 
accoutumées  !  Ah  !  je  le  sens,  je  suis  guéri  de  la  manie  des 
vovages. 

Mais  j'aperçus  trois  ou  quatre  voitures  dont  la  caisse 
peinte  en  noir  et  imitant  le  corsage  de  la  mouche ,  porte 
le  nom  de  cet  insecte  :  je  bénis  donc  la  Mouche  ,•  sur  ses 
ailes  je  vais  prendre  ma  volée  loin  de  cette  scène  de  tris- 
tesse et  d'abandon.  Rien  de  mieux  inventé  que  ces  véhi- 
cules si  bien  nommés  ;  en  un  quart  d'heure  vous  perdez 
de  vue  Brighton.  La  verdure,  les  fleurs,  les  vallées  fraîches 
et  odorantes  raniment  vos  regards  5  vous  oubliez  ce  désert. 
qui  ne  possède  rien  d'aussi  agréable  et  d'aussi  utile  que  les 
mouches  au  moyen  desquelles  je  me  hâte  de  le  fuir. 

(  London  Magazine .  ) 


336  FIGURE,    CAr.ACÏhaE  ET  USAGES  DES  BIRMANS. 


Le  portrait  d'un  peuple  conquis ,  tracé  par  l'un  des  con- 
quérans,  peut  être  inexact  par  des  motifs  qu'on  ne  saurait 
blâmer.  Un  officier  anglais,  employé  dans  l'armée  qui  a 
soumis  Birmah  à  la  domination  anglaise,  M.  Alexander, 
paraît  cependant  avoir  rendu  justice  aux  habitans  de  ce 
pays  :  voici  ce  qu'il  en  dit. 

«  Ces  peuples  ont  un  courage  très-bien  secondé  par  leur 
constitution  vigoureuse.  Les  hommes  sont  d'une  taille 
moyenne,  de  5  pieds  3  à  4  pouces  (  i"  ja-j  ).  Les  femmes 
sont  un  peu  plus  petites,  à  proportion,  mais  bien  faites  ; 
et.  quant  à  leur  figure,  on  ne  peut  leur  reprocber  que  d'a- 
voir le  nez  plat.  Le  teint  des  deux  sexes  est  d'une  couleur 
cuivrée. 

»  Les  Birmans  sont  vifs,  curieux  ;  ils  ont  presque  tou- 
jours un  cigare  à  la  bouche,  surtout  lorsqu'ils  lisent  ou  qu'ils 
écrivent.  Ils  ont  peu  de  préjugés  nationaux  ou  religieux, 
et,  de  tous  les  peuples  de  l'Inde,  aucun  n'est  mieux  disposé 
pour  la  civilisation  européenne.  Les  femmes  n'y  sont  point 
emprisonnées  dans  les  maisons,  comme  celles  des  Hin- 
dous-, elles  sont  chargées  de  tous  les  soins  du  ménage,  j 
lissent  et  confectionnent  leurs  vêtemens,  ainsi  que  ceux  j 
de  leurs  époux.  L'habillement  du  beau  sexe  a  beaucoup  de 
ressemblance  avec  l  ancien  costume  des  montagnards  écos- 
sais. Les  deux  sexes  attachent  du  prix  à  la  longueur  de  la 
chevelure,  mais  ils  s'épilenl  sur  toutes  les  autres  parties 
du  corps.  Les  hommes  ne  portent  point  de  moustaches. 
Leur  tête  est  couverte  d'un  mouchoir  entortillé  avec  les 
cheveux  et  attaché  par  un  nœud.  Leur  chaussure  est  une 
spuiolle  de  ruii-  rplenue  par  des  courroies  qui  vont  se  réu- 


FIGURE,  CARACTERE  ET  USAGES  DES  BIRMANS.     33^ 

iiîr  et  s'attacher  à  l'orteil.  Le  vêtement  des  femmes  n'est 
pas  selon  toutes  les  règles  de  la  décence  -,  elles  ne  peuvent 
faire  un  pas  sans  qu'une  de  leurs  jambes  soit  entièrement 
découverte.  Leurs  cheveux  sont  séparés  sur  le  front,  et  re- 
jetés en  arrière  où  ils  forment  un  nœud  dans  lequel  on 
entrelace  ordinairement  quelques  fleurs.  Le  mariage  des 
Birmans  ne  devance  point  la  puberté,  comme  celui  des 
Hindous.  Les  riches  brûlent  les  morts,  et  les  pauvres  les 
enterrent ,  après  leur  avoir  fait  faire  trois  fois  le  tour  de  la 
fosse.  Les  pouaghies ,  ou  prêtres  d'un  ordre  inférieur,  ne 
sont  point  ensevelis  avec  plus  de  cérémonie  ,  si  ce  n'est 
qu'on  enlasse  des  pierres  sur  leur  fosse  :  j'ai  vu  plusieurs 
de  ces  tombeaux  aux  environs  de  Rangoun. 

))  Les  hommes  et  les  femmes  ont  les  oreilles  percées  de 
grands  trous  dans  lesquels  ils  mettent  leurs  cigares  ;  ils  se 
teignent  les  dents  et  le  tour  des  yeux  ;  cette  dernière  re- 
chercha de  parure  est  un  tatouage  ,  dont  les  hommes  sont 
encore  plus  curieux  que  les  femmes.  Un  homme  comme  il 
faut  ne  peut  se  dispenser  d'être  tatoué  depuis  les  reins  jus- 
qu'aux genoux  ^  les  femmes  n'appliquent  cet  ornement 
qu'à  leur  visage  -,  j'en  ai  vu  une  dont  le  blanc  des  jeux 
était  tatoué. 

M  Les  Birmans  sont  persuadés  qu'il  est  indispensable 
de  laisser  aux enfans  le  lait  maternel,  aussi  long-tems  qu'ils 
peuvent  s'en  nourrir,  et  ils  étendent  cette  maxime  jusqu'aux 
pratiques  de  l'économie  rurale.  Ils  ne  traient  point  leurs 
vaches ,  et  ils  laissent  téter  leurs  enfans  aussi  long-tems 
qu'ils  le  veulent.  J'ai  vu  un  de  ces  marmots  quitter  le  sein 
de  sa  mère  pour  allumer  un  cigare  et  fumer,  avec  une 
gravité  fort  plaisante,  et  l'air  d'une  très-grande  satisfaction. 

»  La  plus  grande  marque  de  civilité  que  vous  puissiez 

donner  à  un  Birman,  c'est   de  tirer  de  votre  bouche  un 

cigare  allumé  et  de  le  lui  offrir.  Il  le  prend,  le  met  contre 

sa  joue,  et  vous  fait  le  chiko,  salut,  avec  les  deux  mains. 

XII.  24 


338  FIGtRE.,    CARACTt'RE  ET  TJ5A.GES  DES   BIRMANS. 

Ils  ne  croient  point  contracter  d'impureté  en  partageant 
ies  repas  des  Européens  ^  ils  se  régalent  volontiers  avec 
nous  de  thé  et  d'eau-de-vie.  Leurs  querelles  sont  moins 
bruyantes ,  mais  plus  orageuses  que  celles  des  Hindous  -,  les 
hommes  les  terminent  ordinairement  à  coups  de  poings  et 
les  femmes  à  coups  de  pantoufles.  Ils  parlent  avec  un 
extrême  dédain  de  leurs  timides  voisins ,  qui  se  bornent  à 
crier  bien  haut  sans  jamais  en  venir  aux  prises. 

»  Les  étoffes  anglaises  excitent,  au  plus  haut  degré  ,  la 
curiosité  de  ces  peuples  :  ils  s'approchent  avec  respect 
d'un  uniforme  ,  le  tàtent  et  le  flairent  partout ,  ne  se  fiant 
pas  apparemment  au  témoignage  d'un  seul  sens.  Un  vieil 
habit  rouge ,  ou  une  pièce  de  nos  larges  draps ,  sont  du 
plus  grand  prix  aux  yeux  d'un  Birman  -,  il  se  ruinera  pour 
en  faire  l'acquisition ,  et  vous  cédera  même  sa  femme  pour 
une  saison.  L'humeur  accommodante  de  ces  maris  conve- 
nait fort  à  nos  officiers  ;  presque  tous  avaient  ainsi ,  à  peu 
de  frais,  deux  femmes  birmanes,  excellentes  domestiques 
et  d'une  scrupuleuse  fidélité.  On  voit,  d'après  cela,  com- 
bien l'introduction  du  christianisme  chez  les  Birmans  pour* 
rait  y  améliorer  les  mœurs. 

»  Le  docteur  Buchanan  fait  mention  d'un  singulier 
usage  des  médecins  de  ce  pays  :  lorsqu'une  jeune  femme 
est  dangereusement  malade ,  ils  entreprennent  de  la  guérir 
a.  condition  que,  si  la  santé  lui  est  rendue  ,  elle  sera  la  pro- 
priété de  son  médecin  ;  et  que,  si  elle  meurt ,  il  paiera  aux 
parens  un  prix  convenu,  auquel  on  évalue  la  femme  qu'on 
lui  confie.    » 

M.  Alexander  donne  beaucoup  d'autres  détails  sur  ce 
peuple  encore  peu  connu ,  mais  ceux  que  nous  avons  rap- 
portés sont  les  pins  remarcjuables  et  les  plus  caractéristiques. 

(London  Magazine,) 


VIE  DES  AKGLAIS   A  I.\    CAMPAGNE^  33c) 


L'étranger  qui  veut  se  former  une  idée  exacte  du  ca- 
ractère des  Anglais,  ne  doit  pas  seulement  les  observer 
dans  la  métropole  :  il  faut  qu'il  aille  dans  la  campagne  ; 
qu'il  séjourne  dans  les  hameaux  et  les  villages;  qu'il  visite 
les  châteaux,  les  fermes,  les  chaumières;  qu'il  erre  au 
milieu  des  parcs  et  des  jardins,  des  verts  sentiers  et  des 
haies  qui  les  hordent;  qu'il  visite  l'église  champêtre  ;  qu  il 
assiste  aux  foires  et  aux  autres  divertissemens  de  la  cam- 
pagne ;  qu  il  sympathise  avec  les  habitudes  et  1  humeur 
des  gens  de  toutes  les  conditions. 

Dans  certains  pays ,  les  familles  éclairées  et  opulentes 
vont  toutes  se  concentrer  dans  les  grandes  villes ,  et  la 
campagne  n'esthabitée  que pardegrossiers paysans.  Dans  la 
Grande-Bretagne ,  au  contraire  ,  la  métropole  n'est  qu'un 
simple  lieu  de  rendez-vous ,  où  les  classes  supérieures  con- 
sacrent une  petite  portion  de  l'année  à  une  vie  dissipée 
et  bruyante.  Après  cette  espèce  de  carnaval  ,  elles  re- 
prennent les  habitudes  de  la  vie  des  champs  qui  paraissent 
leur  convenir  davantage.  Les  divers  ordres  de  la  société 
sont  répandus  sur  toute  la  surface  du  royaume,  et ,  dans 
les  lieux  les  plus  retirés ,  on  trouve  des  personnes  de  toutes 
les  classes. 

Les  Anglais  semblent  faits  pour  ce  genre  de  vie  :  ils  en 
aiment  également  les  travaux  et  les  plaisirs  ,  et  ils  ont  uno 
vive  sensibilité  pour  les  beautés  de  la  nature  ;  cette  pas- 
sion est  innée  chez  eux.  Leshabitans  des  villes  eux-mêmes, 
élevés  au  milieu  de  leurs  murs  de  briques  et  du  tumulte  de 
leurs  rues,  s'accoutument  sans  peine  à  l'existence  paisible 
de  la  campagne.  Le  négociant  se  choisit  une  retraite  dans 


34©  VIE  DES    ANGLAIS  A  LA  CAMPAGNE. 

le  voisinage  de  la  métropole  ,  et  il  est  aussi  fier  des  fleurs 
de  son  parterre  ou  des  fruits  de  son  verger,  que  du  succès 
de  ses  opérations  commerciales.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  ceux 
dont  l'existence  doit  s'écouler  dans  d'obscures  boutiques 
et  dans  les  occupations  subalternes  du  commerce  inférieur, 
qui  ne  cherchent  à  se  rappeler  le  riant  aspect  de  la  nature. 
Dans  les  quartiers  les  plus  sombres  et  les  plus  bruyans  de  la 
cité ,  la  fenêtre  du  salon  offre  l'apparence  d'un  parterre. 
Chaque  endroit  où  se  trouve  un  peu  de  terre  végétale ,  se 
couvre  de  gazon  et  de  fleurs,  et  les  ombrages  distribués 
avec  goût  sur  les  places  publiques  leur  communiquent 
quelque  chose  de  l'aspect  d'un  parc. 

•  Ceux  qui  ne  voient  l'Anglais  qu'à  la  ville  sont  disposés 
à  se  former  une  opinion  peu  favorable  de  son  caractère 
social.  Il  est  ou  absorbé  par  les  affaires,  ou  distrait  par  les 
mille  engagemens  qui  dissipent  le  tems  et  qui  divisent  l'at- 
tention dans  cette  grande  capitale.  Aussi,  il  a  presque  tou- 
jours un  air  de  presse  et  d'agitation  ;  partout  où  il  se 
trouve ,  il  est  sur  le  point  de  se  rendre  ailleurs  -,  au  mo- 
n*ent  où  il  parle  d'un  sujet ,  son  esprit  s'occupe  d'un  autre. 
Quand  il  va  voir  un  ami ,  il  calcule  comment  il  économi- 
sera son  tems,  afin  de  faire  dix  ou  douze  visites  à  des  in- 
differens.  Une  immense  ville,  comme  Londres,  est  faite 
pour  rendre  les  hommes  intéressés  et  personnels.  Dans 
leurs  courtes  entrevues,  ils  ne  peuvent  parler  que  de  lieux 
communs  :  ils  ne  présentent  que  les  superficies  de  leur 
caractère  -,  la  froide  atmosphère  dans  laquelle  ils  vivent 
resserre  leur  cœur  et  n'en  laisse  pas  épanouir  les  meilleures 
qualités. 

C'est  à  la  campagne  que  l'Anglais  se  livre  à  ses  senti- 
mens  naturels.  Il  s'affranchit  des  froides  formalités  et  des 
civilités  négatives  de  la  ville  5  il  renonce  à  ses  habitudes 
réservées,  et  devient  gai  et  cordial.  Il  rassemble  autour 
de  lui  toutes  les  aisances  de  la  vie  élégante  des  villes  , 


Vie  des  anglais  a  la  campagne.  34  i 

mais  il  en  bannit  la  contrainte.  Sa  maison  des  champs 
réunit  à  la  fois  tout  ce  qui  convient  à  une  retraite  studieuse 
ou  aux  exercices  de  la  campagne.  On  y  trouve  également 
des  livres,  des  tableaux,  de  la  musique,  des  chevaux,  des 
chiens  et  des  équipages  de  chasse  de  toute  espèce.  Il  nim- 
pose  pas  plus  de  gène  à  ses  hôtes  qu'à  lui-même  ;  mais,  dans 
le  véritable  esprit  de  l  hospitalité ,  il  rassemble  tout  ce  qui 
peut  leur  rendre  sa  maison  agréable,  et  laisse  chacun  se 
livrer  aux  inspirations  de  son  goût. 

Aucun  peuple  n'égale  les  Anglais  dans  l'art  des  jardins 
pittoresques.  Ils  ont  profondément  étudié  la  nature ,  et  ils 
ont  un  sentiment  exquis  de  ses  belles  formes  et  de  ses 
combinaisons  harmonieuses.  Ces  charmes  ,  qu'elle  ne  fait 
voir  ailleurs  que  dans  des  solitudes  sauvages,  sont  ras- 
semblés, en  Angleterre,  autour  des  modestes  asiles  de  la 
vie  domestique.  Les  Anglais  semblent  avoir  surpris  ses 
grâces  les  plus  furtives  et  les  plus  cachées ,  pour  les  ré- 
pandre ,  d'une  manière  magique ,  autour  de  leurs  habita- 
tions champêtres. 

Rien  n'est  plus  imposant  que  le  tableau  qu'un  parc  an- 
glais présente.  De  grandes  prairies  y  étendent  leurs  beaux 
tapis  de  verdure  ,  qu'ombragent  çà  et  là  des  bouquets 
d'arbres  gigantesques ,  dont  les  rameaux  projettent  dans 
Pair  leurs  magnifiques  ombrages.  La  pompe  solennelle  des 
bosquets  et  des  bois  s'harmonise  parfaitement  avec  les 
troupeaux  de  daims  qui  les  parcourent  en  silence ,  le  lièvre 
qui  bondit  sous  la  feuillée,  et  l'oiseau  sauvage  qui  fend  l'air 
comme  un  trait.  Tantôt  le  ruisseau  qui  les  divise  forme, 
en  murmurant ,  ses  méandres  naturels ,  et  tantôt  il  s'épand 
comme  un  lac.  Plus  loin,  dans  quelqu'endroit  retiré,  vous 
trouverez  un  étang  que  la  truite  anime  par  ses  rapides  évo- 
lutions, et  qui  reproduit  dans  ses  eaux  limpides  toutes  les 
oscillations  des  arbres  qui  les  environnent ,  tandis  qu'un 
temple  rustique  ou  quelque  statue  champêtre,  que  l'âge  et 


34^  VIE   DES  AKGLAIS  A  LA  CAMPAGKE. 

l'humidité  ont  couverts  de  mousse ,  donnent  à  celte  re- 
traite une  sorte  de  majesté  classique. 

Mais  ce  qui  me  charme  encore  davantage ,  c'est  le 
talent  créateur  qui  décore  les  simples  habitations  des  classes 
moyennes.  La  portion  de  terrain  située  le  moins  favora- 
blement, et  la  plus  stérile,  devient  bientôt  un  petit  paradis, 
sous  la  main  d'un  Anglais:  D'un  oeil  prompt  et  pénétrant, 
il  saisit  tout  le  parti  qu'on  peut  en  tirer,  et  compose,  dans 
sa  tète,  le  futur  paysage.  Il  ne  tarde  pas  à  commencer 
l'exécution  de  ses  projets,  et  ses  procédés  sont  aussi  simples 
qu'ingénieux.  Des  arbres  dont  il  cherche  à  étendre  l'om- 
brage ,  d'autres  qu'il  émonde  avec  prudence  5  des  fleurs, 
des  plantes  dont  il  mêle  avec  adresse  les  nuances  délicates^ 
l'introduction  d'un  tapis  de  verdure,  une  ouverture  qu'il 
dirige  vers  un  cours  d'eau ,  ou  les  teintes  bleuâtres  d'un 
endroit  écarté  :  voilà  tous  ses  artifices.  Il  exécute  tous  ses 
travaux  avec  une  application  persévérante  et  paisible  , 
comme  un  peintre  qui  termine  avec  amour  un  tableau  de 
prédilection. 

Le  séjour  des  gens  riches  à  la  campagne  a  répandu, 
dans  l'économie  rurale ,  un  certain  degré  de  goût  et  d'élé- 
gance auquel  les  dernières  classes  ne  sont  pas  restées 
étrangères.  Le  prolétaire  lui-même  s'applique  à  embellir 
sa  chaumière  et  la  petite  portion  de  terrain  qui  l'envi- 
ronne. La  haie  touffue  qui  sert  d'enceinte  à  son  petit  do- 
maine ^  le  banc  de  gazon  placé  devant  la  porte-,  les  plates- 
bandes  qu'entoure  le  buis;  le  chèvrefeuille  qui  tapisse  le 
mur-,  le  pot  de  fleurs  qui  décore  la  fenêtre  ;  le  houx  planté 
près  de  la  maison  et  dont  le  feuillage  éternel  égaiera  l'ari- 
dité de  l'hiver;  tout  annonce  une  influence  qui  découle 
des  plus  hautes  sources  pour  se  répandre  ensuite  sur  les 
niveaux  les  moins  élevés.  Si  l'amour,  comme  le  prétendent 
les  poètes,  se  plaît  dans  les  chaumières,  c'est  sans  doute 
dans  celles  des  ])avsans  anglais. 


VIE   DES  ANGLAIS   A  LA  CAMPAGJXE.  ô,\7} 

Le  goùl  de  la  vie  champèlre  dans  les  hautes  classes   a 
exercé,  dans  la  Grande-Bretagne,  une  influence  puissante  el 
salutaire  sur  le  caractère  national.  Je  ne  connais  pas  une  plus 
belle  race  d'hommes  que  celle  des  gentilshommes  anglais. 
Au  lieu  de  celte  apparence  molle,  efféminée,  qui  distingue 
les  hommes  des  classes  supérieures  dans  la  plupart  des 
autres  pays,  ils  ont  un  heureux  mélange  d'élégance  et  de 
force  ,  de  fraîcheur  de  teint  et  de  vigueur  de  constitution , 
que  j'attribue  principalement  à  ce  qu'ils  vivent  beaucoup 
en  plein  air,  et  à  l'ardeur  avec  laquelle  ils  se  livrent  aux 
exercices  de  la  campagne.   Ces  rudes  exercices  donnent 
également  du  ton  et  de  l'énergie  à  lame,  et  quelque  chose 
de  mâle  et  de  simple  aux  manières  que  les  folies  et  les 
dissipations  de  la  ville  ne   changent  pas  sans   peine   et 
qu'elles  ne  détruisent  jamais  en  totalité.  Dans  la  campagne 
aussi,  les  dififérens  ordres  de  société  semblent  disposés  à 
se  rapprocher  davantage,  et  à  réagir  favorablement  les  uns 
sur  les  autres.  Les  distinctions  ne  sont  pas  aussi  marquées 
ni  aussi  difficiles  à  franchir  que  dans  les   villes.   La  ma- 
nière dont  la  propriété  a  été  distribuée  en  petits  domaines 
a   établi  une  gradation  régulière ,    depuis  le  noble  pair 
jusqu'au  simple   cultivateur-,  et,    en  réunissant   les  deux 
extrêmes  de  la  société  ,  elle  a,  en  quelque  sorte,  infusé 
dans  chaque  rang  intermédiaire  un  esprit  d'indépendance. 
A  la  vérité  cet  état  de  choses  a  éprouvé  ,  en  dernier  lieu , 
quelques  changemens. Pendant  les  années  de  détresse,  les 
grandes  propriétés  ont  absorbé  les  autres ,    et ,    dans  cer- 
tains districts,  presqu'anéanti  l'honorable  classe  des  petits 
fermiers  ;  mais  ce  n'est  qu'une  modification  accidentelle 
au  système  général  dont  je  viens  de  parler. 

Les  travaux  champêtres  n'ont  rien  qui  rabaisse  et  qui  dé- 
grade l'humanité  :  ils  nous  placent  constamment  au  milieu 
de  scènes  imposantes  et  d'une  majesté  naive.  Un  cultivateur 
peut  être  simple  et  rude,   mais  il  ne  saurait  être  vulgaire. 


344  VIE  UES  ANGLAIS  A  LA  CAMPAGNE. 

Aussi  l'homme  le  plus  distingué  par  rélégance  de  ses  ma- 
nières n'est  point  sans  cesse  révolté  dans  ses  rapports  avec 
les  paysans,  comme  dans  ceux  qu'il  est  quelquefois  forcé 
d'avoir  avec  les  ouvriers  des  villes.  Il  met  décote  ses  formes 
réservées  ,  et  oubliant  les  distinctions  du  rang,  il  s'associe 
avec  plaisir  aux  joies  simples  et  cordiales  de  la  vie  com- 
mune. Les  plaisirs  de  la  campagne  tendent  à  rapprocher 
tous  les  hommes ,  et  il  semble  que  le  son  des  cors  et  les 
cris  des  chiens  harmonisent  tous  les  sentimens.  C'est  par 
celte  raison  sans  doute  que  les  classes  aristocratiques  sont 
plus  populaires  dans  la  Grande-Bretagne  que  dans  quelques 
autres  pays ,  et  que  les  autres  classes  ont  supporté  des 
charges  excessives  sans  trop  se  plaindre  de  l'inégale  dis- 
tribution des  fortunes. 

C'est  ce  mélange  des  dififérentes  conditions  qui  a  donné 
un  caractère  particulier  à  la  littérature  anglaise.  De  là  le 
fréquent  usage  de  comparaisons  empruntées  à  la  vie  cham- 
pêtre, et  ces  incomparables  descriptions  de  la  nature  qui 
abondent  dans  les  poètes  britanniques ,  depuis  la  fleur  et 
la  feuille  de  Chancer,  et  qui  ont,  en  quelque  sorte  ,  in- 
troduit dans  nos  cabinets  la  fraîcheur  et  le  parfum  de  nos 
paysages.  Les  écrivains  bucoliques  des  autres  pays  sem- 
blent  n'avoir  rendu  que  des  visites  occasionnelles  à  la  na- 
ture et  ne  connaître  que  ses  charmes  généraux,  mais  les 
poètes  anglais  ont  vécu  intimement  avec  elle  ^  ils  l'ont  sui- 
vie dans  ses  retraites  les  plus  mystérieuses,  ils  ont  observé 
ses  plus  légers  caprices.  Que  le  vent  fasse  frémir  le  peu- 
plier-, qu'une  feuille,  détachée  de  l'arbre,  voltige  sur  le 
sol;  qu'une  goutte  d'eau  étincelle  dans  la  source  ;  que  la 
violette  répande  dans  l'air  son  doux  parfum  5  que  la  mar- 
guerite épanouisse  au  soleil  ses  pétales  cramoisis;  leur  at- 
tention sera  éveillée  sur-le-champ,  et  ils  en  tireront  quel- 
que moralité  touchante  ! 

Ce  goût  des  esprits  les  plus  distingués  pour  la  campagne 


VIE  DES  ANGLAIS  A  LA  CAMPAGNE.  34^ 

à  produit  une  influence  extraordinaire  sur  Taspect  du 
pays.  Une  grande  partie  de  l'île  est  de  niveau  ,  et  paraîtrait 
monotone  sans  les  charmes  de  la  culture  ;  mais  elle  est , 
en  quelque  sorte  ,  émaillée  de  châteaux  et  de  palais  ;  et, 
qu'on  me  permette  cette  expression,  les  parcs  et  les  jar- 
dins y  forment  une  espèce  de  broderie.  Elle  n'abonde  pas 
en  aspects  imposans  et  sublimes ,  mais  en  petites  scènes  de 
iîonheur  et  de  tranquillité  champêtres.  Chaque  vieille 
ferme,  chaque  cabane  couverte  de  mousse,  a  un  caractère 
pittoresque.  Comme  les  routes  serpentent  sans  cesse  à  tra- 
vers des  haies  et  des  bocages,  l'œil  est  perpétuellement 
captivé  par  des  petits  paysages  pleins  de  repos,  de  charme 
et  de  grâce. 

Mais  le  principal  attrait  des  campagnes  de  l'Angleterre, 
c'est  le  sentiment  moral  qu'elles  font  prévaloir.  Elles  rap- 
pellent des  idées  d'ordre ,  de  sécurité  ,  de  principes  an- 
ciennement établis,  d'usages  antiques,  de  coutumes  ré- 
vérées. Tout  y  paraît  être  le  produit  d'une  longue  série  de 
siècles  d'une  existence  paisible  et  régulière.  La  vieille 
église,,  avec  son  portail  massif,  sa  tour  gothique-,  les  vi- 
traux peints  de  ses  fenêtres ,  conservés  avec  un  soin  scru- 
puleux ;  les  monumens  des  chefs  et  des  guerriers  d'un 
autre  âge ,  ancêtres  des  maîtres  actuels  du  sol  5  les  pierres 
sépulcrales  de  plusieurs  générations  successives  d'hono- 
rables cultivateurs,  dont  la  postérité  laboure  encore  les 
mêmes  champs  et  s'agenouille  au  même  autel  ;  l'habitation: 
du  pasteur,  avec  ses  constructions  irrégulières,  en  partie 
modernes  et  en  partie  gothiques,  selon  les  goûts  des  diffé- 
rentes époques  et  de  ses  différens  maîtres  \  le  sentier  qui 
conduit  au  cimetière  à  travers  des  campagnes  riantes  et 
des  haies  d'aubépine  5  le  village  voisin  avec  ses  vénérables 
chaumières  et  ses  vieux  arbres  qui  prêtaient  déjà  leur  om- 
brage aux  jeux  des  aïeux  de  la  génération  existante;  l'an- 
tique manoir  seigneurial ,  isolé  dans  la  plaine  ou  sur  le 


34(3  DE  LINTROnUCTION 

haut  de  quelque  colline ,  et  qui  semble  protéger  la  scène 
environnante  ;  tous  ces  caractères  habituels  d'un  paysage 
anglais  annoncent  une  tranquillité  antique  ,  une  trans- 
mission héréditaire  d'attachemens  locaux  et  de  vertus,  qui 
semblent  être  le  produit  du  sol,  et  qui  donnent  une  forte 
garantie  et  une  idée  intéressante  du  caractère  moral  de  la 
nation. 

C'est  un  spectacle  agréable,  le  dimanche,  quand  le 
timbre  argentin  de  la  cloche  du  village  commence  à  se 
faire  entendre  dans  le  silence  de  la  campagne,  de  voir  les 
paysans  se  diriger  vers  l'église ,  à  travers  des  prairies  ver- 
doyantes ,  avec  une  joie  modeste,  et  parés  de  leurs  plus 
beaux  habits.  Ce  n'est  pas  avec  moins  d'intérêt  que  je  les 
voyais  le  soir  réunis  à  la  porte  de  leur  chaumière  ,  consi- 
dérer avec  satisfaction  les  petites  commodités  et  les  em- 
bellissemens  qu'ils  avaient  eux-mêmes  ajoutés  à  leurs  de- 
meures. 

C'est  ce  goût  pour  les  jouissances  intérieures ,  ce  sont 
ces  paisibles  joies  de  famille  ,  dont  les  frivoles  distractions 
du  monde  ne  sauraient  offrir  l'équivalent,  qui  constituent 
le  bonheur  et  qui  font  la  gloire  de  l'heureuse  Angleterre. 


De  r3ntroï>iu-tion  et  tfc  rUsacjf  îni  Zabac  m  :^nglftfrrc. 

Le  tabac,  appelé  successivement  et  en  divers  ipays,  pëtuni, 
yoli ,  cozobba ,  gioia  ,  uppin'uc  ,  diinhol ,  nicotiana ,  her- 
bu sanctœ  crucis ,  herba  reginœ ,  herbe  à  l'ambassadeur  . 
herbe  au  grand  prieur,  herba  me  die  a ,  herbe  sainte,  etc. . 
est,  comme  l'on  sait,  une  plante  transportée  d'Amérique 
en  Europe,  après  la  découverte  du  Nouveau -Monde. 
Hernandez  de  Tolède,  en  ayant  découvert  à  Tabaco  dans 
!;i  province  de  rVucatan,  lui  doiui;i  le  nom   de  Teudroit 


ET   DE   l'iSAGE   du  TABAC  E-\    A^GLETERKE.  34; 

OÙ  il  le  recueillit,  et  en  envoya  le  premier  en  Espagne  et 
en  Portugal.  Jean  Nicot ,  ambassadeur  de  François  II  à  lu 
cour  du  roi  Sébastien  ,  en  offrit,  à  son  retour  en  France, 
au  grand  prieur,  qui  le  montra  vers  l'année  i56o  ,  à  la 
reine  Catherine  de  Médicis  :  quelque  tems  après,  Thevet 
en  apporta  lui-même  de  nouvelles  graines  ^  mais ,  à  cette 
époque,  l'Angleterre  ne  connaissait  encore  cette  plante  que 
de  nom ,  et  la  colonie  formée  par  Sir  Walter  Raleigh  dans 
la  Virginie  en  envoya  pour  la  première  fois  dans  ce  pays 
vers  Tannée  i585,  d'après  l'assertion  de  Stowe  et  Camden. 

Le  tabac  ne  tarda  pas  à  devenir  fort  recherché  et  mis  à 
un  taux  Irès-élevé.  Bientôt  tout  le  monde  voulut  fumer  ^ 
les  pipes  eurent  la  vogue,  et,  aujourd'hui,  les  manufac- 
tures anglaises  excellent  dans  leur  fabrication. 

Sir  Walter  Raleigh  ,  limmortel  protecteur  du  tabac  , 
avait  pris  Ihabitude  de  se  retirer  tous  les  jours  dans  son 
cabinet  pour  y  fumer  à  son  aise  et  à  l'insu  de  sa  famille. 
Un  jour,  un  domestique  l'ayant  surpris ,  en  lui  apportant 
un  pot  d'ale  ,  et  apercevant  la  fumée  qui  Sortait  de  sa 
bouche,  lui  jeta  toute  l'aie  sur  la  figure,  et,  se  précipitant 
dans  l'escalier,  sonna  l'alarme  en  s'écriant  que  son  maître 
était  en  feu  et  qu'il  serait  réduit  en  cendres  avant  qu'on 
ait  pu  lui  porter  secours.  Sir  Raleigh  fut  dès-lors  obligé 
de  ne  plus  fumer  en  secret ,  et  l'exemple  donné  par  un 
personnage  aussi  célèbre  fut  bientôt  suivi  par  ses  con- 
temporains :  si  la  reine  Elisabeth  ne  fit  point  elle-même 
usage  du  tabac ,  du  moins  il  obtint  une  si  grande  vogue  à 
la  cour,  que  les  dam.es  aussi  bien  que  les  gentlemen  ne  se 
firent  aucun  scrupule  de  porter  une  pipé.  On  fuma  dans 
les  théâtres  et  jusque  dans  les  églises-,  et  l'excès  devint 
tel,  que  le  pape  Urbain  VIII,  en  1624,  lança  une  bulle 
qui  est  encore  aujourd'hui  en  vigueur,  portant  excommu- 
nication contre  les  personnes  qui  seraient  surprises  pre- 
nant du  tabac  dans  tes  lieux  saints.  Innocent  XII  en  dé- 


348  t)E  l'iutroductiom 

fendit  aussi  l'usage  à  St. -Pierre  de  Rome  ;  mais  Benoît  XlV 
le  permit  en  1724,  et  se  montra  partisan  zélé  de  cette 
herbe,  que  Burton  appelle  or  potable  et  souverain  remède 
pour  tous  les  maux. 

L'usage  du  tabac  se  répandit  sur  tout  le  globe  avec  une 
rapidité  surprenante.  Il  s'introduisit  dans  l'Inde  au  com- 
mencement du  dix^eptième  siècle  ,  aussi  bien  que  dans 
l'empire  turc ,  malgré  l'opposition  des  monarques  absolus 
de  ces  vastes  pays.  Il  semble  qu'une  coalition  se  soit  élevée 
à  cette  époque  contre  V herbe  sainte:  tandis  que  Jacques  1" 
lançait  contre  elle  des  proclamations  écrites  de  sa  royale 
main,  Gehanghir,  le  grand  mogol,  en  défendait  l'usage 
dans  ses  états  ;  Amurat  IV  l'interdisait  en  Turquie,  sous 
les  peines  les  plus  sévères,  et  déclarait  que  le  Turc  qui 
serait  surpris  fumant  serait  promené  dans  les  rues  de  sa  ca- 
pitale, avec  une  pipe  attachée  dans  le  nez  5  le  czar  de  Mos- 
covie  menaçait  des  effets  de  son  courroux  tout  marchand 
étranger  qui  essaierait  d'en  introduire  en  Russie,  et,  jus- 
(ju'à  la  fin  du  dix-septième  siècle,  ce  fut  un  crime  d'y 
fumer  5  le  sophi  de  Perse,  Shah  Abbas,  faisait  connaître 
à  son  armée ,  par  une  proclamation ,  toute  l'horreur  que  le 
tabac  lui  inspirait,  déclarant  que,  si  jamais  on  en  trouvait 
chez  un  soldat,  on  brûlerait  ensemble  le  soldat  et  la  plante. 
Les  gouvernemens  suisses  montrèrent  la  même  rigueur  ; 
les  réglemens  de  la  police  de  Berne,  en  1661 ,  étaient  di- 
visés conformément  aux  dix  commandemens  et  sous  la  ru- 
brique :  «  Adultère  point  ne  seras  )>  était  une  défense  de 
fumer.  Cette  défense  fut  renouvelée  en  1675  ,  et  la  Cham- 
bre du  tabac ,  tribunal  institué  pour  veiller  à  ce  qu'elle 
fût  partout  observée,  subsista  jusqu'au  milieu  du  siècle 
dernier. 

Avant  l'année  i6o4,  le  droit  établi  sur  le  tabac  en  An- 
gleterre était  de  deux  pences  par  livre,  mais,  par  un  dé- 
cret daté  du  17  octobre   i6oj,  Jacques  I"  l'augmenta  de 


ET  DE  l'uSA.GE   DU    TABAC  EN  ANGLETERRE.  349 

6  schellings  et  8  pences  (  8  fr.  3o  cent.  ),  espérant  que  les 
entraves  multipliées  qu'il  apporterait  à  ce  nouveau  com- 
merce ,  l'auraient  bientôt  anéanti  ou  le  réduiraient  du 
moins  considérablement.  Mais  cette  persécution  ne  lui 
parut  pas  suffisante,  et,  peu  satisfait  d'avoir  fait  monter 
sur  l'échafaud  le  grand  protecteur  du  tabac  ,  il  guerrova 
sourdement  contre  cette  malheureuse  plante.  11  dit  dans 
ses  Apophtegmes ,  pour  témoigner  le  mépris  et  l'horreur 
qu'elle  lui  inspire  :  «  Si  je  recevais  le  Diable  à  dîner,  je 
»  lui  ferais  servir  ces  trois  mets  :  i"  un  cochon  5  1°  un 
»  étang  de  moutarde  et  de  morue  sèche  ;  3°  une  pipe  de 
»  tabac.  »  Mais  ce  prince  développa  ses  argumens  avec  un 
soin  tout  particulier  dans  son  célèbre  ouvrage  intitulé  : 
A  Countej'blaMe  to  tohacco ,  qui  fut  publié  sous  l'ano- 
nyme et  réimprimé  par  l'évèque  de  Winchester  avec  les 
autres  écrits  de  ce  monarque. 

Quelques  hommes  courageux  osèrent  toutefois  s'élever 
en  faveur  du  tabac  ,  même  pendant  la  vie  de  Jacques  P"", 
et  Robert  Harcourt,  de  Stanton,  dans  la  relation  de  son 
vovage  dans  la  Guiane ,  en  1608,  qu'il  dédia  au  prince 
Charles ,  après  avoir  rapporté  que  non-seulement  l'Angle- 
terre ,  mais  l'Irlande ,  l'Allemagne  et  toutes  les  contrées 
orientales,  et  enfin  la  Turquie ,  faisaient  le  plus  grand  cas 
de  cette  plante  ,  ajouta  qu'en  161  o  ,  la  côte  d'Afrique  en 
avait  consommé  elle  seule  plus  de  60,000  livres,  et  que  ce 
commerce  offrait  à  la  vérité  d'immenses  avantages  aux 
marchands  ,  mais  surtout  aux  souverains  qui  en  permet- 
taient l'importation  \  néanmoins  Charles  \"  qui  avait  hé- 
rité de  l'antipathie  de  son  père  pour  le  tabac ,  à  son  re- 
tour d'Ecosse ,  en  i633 ,  bien  loin  de  croire  aux  assertions 
de  Robert  Harcourt ,  qui  se  faisait  fort  de  prouver  que  les 
plus  belles  mines  d'argent  des  Espagnols  dans  toutes  leurs 
Indes,  étaient  une  source  de  richesses  beaucoup  moins  con- 
sidérable que  le  commerce  d'une  herbe  que  tout  le  monde 


35o  BE   L  INTRODrCTIOiV 

recherchait,  ne  permit  d'en   vendre  en  détail  qu'à  ceux 
qui  y  seraient  formellement  autorisés. 

Une  circonstance  assez  curieuse,  c'est  que  le  douzième 
article  de  l'accusation  dirigée  contre  le  comte  de  Strafibrt 
énonçait  que  ce  ministre,  après  avoir  fait  prohiber  Tim- 
portation  du  tabac  pour  les  autres,  s'en  était  attribué  le 
monopole,  et  qu  après  l'avoir  acheté  à  un  prix  modique 
et  au-dessous  de  sa  valeur  aux  malheureux  qui  ne  pou- 
vaient plus  le  débiter ,  il  le  revendait  à  un  taux  excessive- 
ment élevé  et  qu'il  en  avait  retiré  près  de  cent  mille  livres 
sterling. 

La  quantité  de  tabac  que  Ton  consommait  annuellement 
en  Irlande  était  de  cinq  cents  tonneaux  au  moins ,  c'est-à- 
dire  d'un  million  cent  vingt  mille  livres  pesant,  et  le  droit, 
qui  auparavant  était  de  trois  pences  par  livre,  ayant  été 
porté  à  dix-huit,  elle  se  vendit  jusqu'à  deux  à  trois  schel- 
lings  au  lieu  de  six  pences. 

Avant  que  le  tabac  fut  connu  en  Europe  et  bien  anté- 
rieurement à  l'année  1 56o ,  des  voyageurs ,  en  Amérique , 
étaient  déjà  instruits  des  propriétés  médicinales  que  les  na- 
turels du  pays  lui  attribuaient.  Romanus  Pane ,  moine 
espagnol ,  que  Colomb  laissa  en  Amérique  à  son  spcoad 
départ  du  Nouveau-Monde,  en  recueillit  à  St.-Domingue, 
et  publia  en  i49^  un  rapport  sur  cette  plante  qu'il  appcr 
lait  cohobba  ou  cozobba  et  î^ioia.  Le  père  d'Acosta,  jésuite 
espagnol,  dans  sa  compilation  indigeste  m\\\.\x[ée.  Histoiia 
raturai  y  moral  de  las  Indias ,  parle  du  petum  ou  tabac, 
comme  étant  d'un  usage  fréquent  en  médecine  ,  et  Jean 
I^érius ,  qui  se  trouvait  au  Brésil  avec  M.  Villagagnon  en 
1557,  raconte  que  les  Caraïbes  exposaient  toujours  leurs 
enfans  à  la  lumée  du  tabac  en  leur  disant  :  «  Recevez  l'esprit 
de  force  qui  vous  fera  vaincre  tous  vos  ennemis,    u 

Il  est  très-probable  que  les  Indiens  connaissaient  à  cette 
plante  bien  des  propriétés  que  nous  n'avons  pas  encore  dé- 


ET   DE  l\"SAGE  Dt    TABAC   EN  ANaLETERPiE.  35  ( 

couvertes.  C'était  chez  eux  un  remède  certain  pour  la  plus 
grande  partie  des  maladies ,  et  M.  Boyle  cite  comme  auto^ 
rite  Gulillmus  Piso  pour  affirmer  qu'ils  guérissaient  même 
les  blessures  regardées  par  les  chirugiens  européens  comme 
désespérées,  avec  du  jus  de  tabac  :  Oculatus  iddem  testis 
suîïi  in  nosocomiis  relicta  ulcei'n  et  gangrenas  ah  illis , 
'vel  solo  succo  tabacci ,  curât  a. 

La  culture  du  tabac  devint  commune  avec  le  tems  en 
Angleterre  et  fut  la  principale  source  des  richesses  de  quel- 
ques villes  et  surtout  de  Gloucester  ;  mais  elles  furent  rui- 
nées par  une  loi  que  Charles  II  rendit  dans  la  douzième 
année  de  son  règne,  et  qui  défendait  de  semer  ou  de  plan- 
ter du  tabac  dans  la  Grande-Bretagne  ;  déclarant  de  plus 
que  «  celui  qui  viendrait  après  le  i"  janvier  1660  serait 
arraché,  brûlé,  mis  en  pièces  et  entièrement  détruit.  » 

Il  V  eut  d'abord  une  grande  divergence  d  opinions, 
parmi  ceux  qui  écrivirent  sur  le  tabac.  Bacon ,  Burton , 
Boyle,  en  se  constituant  ses  avocats,  contribuèrent  à  la 
vogue  qu'il  obtint.  On  opposa  à  ses  détracteurs  des  faits  ir^ 
récusables.  Sir  Olivier  Leagh  ayant  envové  quelques  se- 
cours à  son  frère,  établi  dans  l'Amérique  du  Sud ,  en  i6o5, 
l'expédition  dans  son  voyage  par  terre  ,  surprise  par  la  fa- 
mine et  la  maladie,  ne  trouva  de  remède  que  dans  le  tabac, 
et  cinq  personnes  périrent  pour  avoir  refusé  d  en  prendre. 

Mais  nous  ne  voulons  pas  nous  engager  dans  un  labv- 
rinthe  de  discussions  ,  ni  rechercher  les  opinions  diverses 
émises  pour  ou  contre  le  tabac.  L'usage  de  cette  herbe, 
devenu  presque  universel,  est  son  meilleur  défenseur.  En 
Espagne ,  en  France ,  en  Allemagne ,  en  Hollande ,  en 
Suède ,  en  Danemarck  et  en  Russie ,  l'on  voit  fumer  le 
riche  et  le  pauvre,  l'homme  réfléchi  et  l'insouciant.  Cette 
mode  est  portée  à  un  tel  excès  dans  les  Etats-Unis  que  les 
enfans  même  ont  la  pipe  ou  le  cigare  à  la  bouche  pen- 
dant la  plus  grande  partie  du  jour,  et  il  n'est  pas  rare  de 


352  NOUVELLES   DES  SCIENCES  , 

voir  des  jeunes  gens  périr  pour  n'y  avoir  pas  mis  assez  de 
modération.  Dans  les  Indes -Orientales,  non -seulement 
toutes  les  classes  de  la  société ,  mais  les  femmes  elles-mê- 
mes fument  presque  continuellement ,  et  la  seule  distinc- 
tion consiste  dans  la  forme  de  la  pipe  et  dans  Tespèce  plus 
ou  moins  recherchée  du  tabac.  En  Turquie  et  en  Chine 
l'usage  en  est  aussi  général.  Un  voyageur  moderne  qui  a  vi- 
sité ce  dernier  pays,  M.  Barrow,  raconte  que  les  Chinoises, 
dès  l'âge  de  huit  ou  neuf  ans ,  portent  à  leur  ceinture , 
comme  partie  indispensable  de  leur  habillement,  une  pe- 
tite bourse  de  soie  contenant  du  tabac  et  une  pipe  dont  elles 
savent  déjà  se  servir  à  un  âge  encore  si  tendre.  Les  Chi- 
nois prétendent ,  il  est  vrai ,  qu'ils  connaissaient  le  tabac 
bien  avant  nous  (i). 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE    LA    LITTÉRATURE,     DES    BEAUX-ARTS,    DU    COMMERCE,    DES 
ARTS    INDUSTRIELS,  DE  l' AGRICULTURE  ,  ETC. 


^ct^n«5    Wrafttrnks, 


Production  et  formation  des  perles.  —  M.  Éverard  Home 
a  fait,  sur  cette  partie  curieuse  de  la  conchyologie ,  des 
recherches  qu'il  a  exposées  dans  un  Mémoire  inséré  dans 
les  Transactions  Philosophiques  de  1826.  Il  paraît  que  Fau- 
teur a  réellement  deviné  ou  surpris  le  secret  de  la  nature . 
Comme  sa  manière  d'examiner,  de  comparer,  à' interroger 
les  faits,  est  simple,  directe  et  par  conséquent  très-claire, 
elle  mérite  d'être  connue  comme  un  modèle  de  recherches 

(i)  Voyci  Barow  ,  PallaSjCtc. 


DU  COMMENCE,   DE  l/lADUSTIlIE  ,  ETC.  35i^ 

Cl  âe  méthode,  indépeiKlamnient  des  découA'ertes  qui  en 
ont  été  le  résultat. 

«  En  examinant,  dit-ll,  les  organes  de  la  génération  des 
grandes  moules  d'eau  douce,  c'est  dans  l'ovaire  que  j'ai 
trouvé  ce  que  l'on  appelle  des  semences  de  perles ,  ou  bien 
elles  étaient  attachées  à  la  coquille  qui  contient  l'ovaire. 
Après  avoir  bien  constaté  ce  fait,  un  hasard  heureux  me 
fit  voir  que  les  perles  orientales  ont,  dans  l'intérieur,  une 
petite  cavité  brillante,  préciséraejnt  de  la  grandeur  d'un 
ceuf.  Cette  cavité  disparaît  lorsque  les  perles  sont  percées, 
parce  que  le  trou,  toujours  dirigé  vers  le  centre,  passe  par 
ce  petit  vide  dont  il  agrandit  le  diamètre.  De  plus  ,  lies 
œufs  de  moules  sont  sur  des  pédicules,  comme  les  jaunes 
des  œufs  de  poules,  et  lorsqu'ils  sont  complètement  formés, 
ils  doivent  sortir  en  vertu  d'une  organisation  analogue  à 
«elle  qui  donne  aux  ovipares  la  faculté  de  pondre.  La 
structure  des  organes  destinés  à  cette  opération  ne  paraît 
pas  susceptible  de  varier  essentiellement,  même  dans  l'in- 
lervalle  immense  qui  sépare  les  mollusques,  des  oiseaux. 

»  J'ai  donc  été  porté  à  penser  que  des  œufs  altérés  de 
quelque  manière ,  et  qui  n'ont  pu  sortir  par  la  voie  ordi- 
naire ,  ont  servi  de  moule  aux  perles  ;  que  ces  œufs ,  de- 
meurant attachés  à  leur  pédicule,  ont  reçu,  comme  les 
autres ,  une  couche  nacrée  qui  sert  de  coquille  à  ceux  qui 
doivent  sortir,  et  qui,  dans  ceux-ci,  s'ajoute  chaque  an- 
née aux  couches  précédentes,  et  compose  enfin  une  enve- 
loppe solide,  sphérique,  si  elle  ne  s'est  moulée  qu'autour 
de  l'œuf ^  allongée  en  poire,  si  elle  s'est  étendue  plus  ou 
moins  le  long  du  pédicule. 

»  En  effet ,  les  perles  sont  composées  de  couches  con- 
centriques extrêmement  minces  ^  il  a  donc  fallu  beaucoup 
de  tems  pour  les  faire  grossir  jusqu'au  volume  que  quel- 
ques-unes ont  acquis;  aussi  remarque-t-on  que  les  perles 
de  grandes  dimensions  sont  toujours  tirées  de  coquilles 
y  II-  25 


354  NOrVELLES  DES  SCIENCES, 

très-grosses  et  qui  portent  des  signes  reconnaissables  du 
séjour  séculaire  qu'elles  ont  fait  dans  les  eaux.  » 

Après  avoir  consulté  la  nature,  M.  Home  interroge  les 
écrivans  qui  ont  traité  le  même  sujet,  et  il  se  trouve  d'ac- 
cord avec  le  danois  Henry  Arnoldi ,  qui  observa  soigneu- 
sement la  formation  des  perles  dans  les  moules,  en  Nor- 
wége.  «  Les  perles,  dit  ce  naturaliste  ,  sont ,  en  Norwége, 
une  production  des  grandes  moules  d'eau  douce.  L'animal 
renfermé  dans  ces  coquillages  pond  un  grand  nombre 
d'oeufs ,  comme  ceux  des  écrevisses ,  les  uns  blancs ,  les 
autres  noirs,  mais  qui  deviennent  blancs  lorsqu'on  enlève 
la  pellicule  noire,  extrêmement  fine,  dont  ils  sont  cou- 
verts 5  il  arrive  quelquefois  qu'un  ou  deux  de  ces  œufs  sont 
retenus  dans  l'ovaire  et  ne  sortent  point  avec  les  autres , 
au  moment  de  la  ponte  ^  cet  accident  n'empêche  point  que 
l'animal  ne  continue  ses  pontes ,  au  moins  pendant  quelque 
tems.  Les  œufs  altérés  reçoivent  de  nouvelles  matières  qui 
s'y  déposent,  grossissent  avec  le  tems  et  prennent  un  vo- 
lume et  une  consistance  tels  que  la  coquille  et  l'animal 
même  sont  forcés  à  lui  faire  place  et  à  se  mouler  sur  sa 
forme  arrondie.  » 

M.  Brewster  s'est  aussi  occupé  de  l'organisation  des  per- 
les, mais  sous  un  autre  point  de  vue  5  il  a  donné  l'explication 
des  belles  couleurs  qu'elles  réfléchissent  :  son  Mémoire  est 
inséré  dans  les  Transnclions  Philosophiques^  année  181 5. 

Iles  flottantes.  —  On  ne  peut  refuser  toute  croyance 
aux  anciennes  traditions ,  sur  des  îles  de  cette  espèce , 
quoique  la  mythologie  les  ait  décréditées  par  le  mélange 
de  ses  fictions.  Pour  ajouter  foi  à  l'origine  merveilleuse  de 
Délos,  il  faut  adopter,  être  convaincu  de  l'exislcnce  et  du 
pouvoir  divin  de  Jupiter  -,  mais  les  deux  Pline  ont  raconté 
ce  qu'ils  avaient  vn  sur  le  lac  nommé  aujourd'hui  Lago  dï 
Basianello  :  une  île  flottante,  couverte  de  gazon,  allait 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE,   ETC.  3j5 

d'un  bord  à  l'autre  ;  et  Pline  le  jeune  raconte  que  cette  île 
se  trouvant  en  contact  avec  le  rivage  dont  elle  semblait 
faire  partie ,  des  moulons  y  vinrent  en  broutant  ;  mais  le 
vent  s'éleva,  le  pâturage  et  le  troupeau  furent  poussés  jus- 
qu'au rivage  opposé ,  à  la  grande  surprise  du  berger.  Les 
îles  flottantes  du  lac  Lomond,  en  Ecosse,  ont  donné  lieu 
à  des  récits  encore  plus  extraordinaires^  quelques-unes, 
dit-on  ,  servent  de  pâturage,  non  pas  k  des  moutons,  mais 
à  de  gros  bétail.  M.  Amos  Pettingal,  de  Newburyport,  en 
a  décrit  une  qui  présente  une  anUe  singularité;  ce  sont  les 
grands  arbres  dont  elle  est  cbargée.  On  la  voit  sur  une 
flaque  d'eau,  à  un  mille  de  dislance  de Zsewburvport,  vers 
le  sud.  Son  étendue  est  à  peu  près  d'un  demi-acre,  et  elle 
porte  six  arbres  dont  deux  n'ont  pas  moins  de  trois  pieds 
de  circonférence,  outre  plusieurs  buissons  de  saules  peu 
élevés.  Sa  surface  est  liante  de  plus  d'un  pied  au-dessus  de 
l'eau  -,  elle  ne  change  presque  point  de  place ,  dans  le  sens 
horizontal ,  mais  elle  s'élève  ou  s'abaisse  suivant  les  varia- 
tions de  l'eau  qui  la  supporte.  La  profondeur  ordinaire  ou 
moyenne  de  la  flaque  est  de  huit  pieds;  après  les  pluies, 
elle  est  quelquefois  de  plus  de  douze  pieds  -,  mais  dans  les 
tems  de  grande  sécheresse ,  les  eaux  baissent  au  point  que 
rîle  repose  sur  le  fond  ;  quand  elle  est  soulevée  de  nouveau, 
les  grands  arbres  qu'elle  porte  s'inclinent  sensiblement.  11 
paraît  que  leurs  racines  ,  extrêmement  longues  vers  Tinté- 
rieur,  ne  sont  pas  entièrement  renfermées  dans  le  sol  mo- 
bile et  flottant;  qu'elles  atteignent  le  fond;  qu'elles  y  ont 
pénétré;  qu'elles  y  sont  comme  autant  d'amarres  qui  retien- 
nent Vile,  et  ne  lui  permettent  de  se  mouvoir  horizontale- 
ment que  de  quelques  yards  autour  du  point  d'appui.  C'est 
ainsi  que  les  feuilles  du  nymphœa  flottent  à  la  surface  des 
étangs,  retenues  par  un  long  pétiole  attaché  au  fond  de  Teau. 

Recherches  relatives  aux  variations  de   température  , 


356  >-OUVELLES  DES   SCIE>CES  , 

il  différentes  hauteurs  dans  V atmosphère .  —  Les  physi- 
ciens ont  laissé  la  science  un  peu  en  arrière ,  sur  ce  point  si 
important  pour  la  météorologie.  La  loi  de  l'accroissement 
de  densité  des  couches  d'air,  à  mesure  qu'elles  s'appro- 
chent de  la  terre ,  est  parfaitement  connue ,  et  donne  un 
moyen  très-prompt  et  très-exact  de  mesurer  les  hauteurs 
des  montagnes;  mais  l'ahaissement  de  la  température  dans 
les  couches  atmosphériques,  en  raison  de  leur  distance  à 
la  terre  ,  est  un  phénomène  plus  complexe ,  dont  la  loi  ne 
peut  être  déduite,  comme  celle  de  la  densité,  d'une  théo- 
rie fondée  sur  d'autres  faits,  bien  étahlie  et  généralement 
adoptée. 

On  estime  qu'un  abaissement  d'un  degré  de  léchelle 
de  Réaumur  indique  une  élévation  de  192  mètres;  mais 
cette  mesure  n'est  pas  rigoureuse  et  ne  peut  donner  qu'une 
approximation  ,  en  attendant  une  mesure  effective.  On  ne 
peut  se  dispenser  de  tenir  compte  des  circonstfjnces  locales, 
du  point  de  départ  et  de  la  ligne  que  l'on  suit  en  s'élevant 
dans  l'atmosphère.  Si  l'on  monte  dans  un  aérostat,  libre 
ou  non  ,  la  terre  ne  modifie  que  la  couche  inférieure  qu'elle 
touche,  et ,  par  son  moven  ,  les  couches  supérieures-,  mais 
en  suivant  les  flancs  d'une  montagne  ;,  la  terre  sur  laquelle 
on  marche  est  en  contact  avec  des  couches  d'air  super- 
posées les  unes  aux  autres,  et  il  faut  reconnaître  deux 
causes  qui  établissent  simultanément  la  température  de 
chacune  de  ces  couches.  Quant  au  point  de  départ,  si  c'est 
le  fond  d'une  vallée  ou  une  grande  ville,  on  sait  aussi  que 
des  causes  particulières  de  chaleur  sont  propres  à  ces  lieux, 
et  cessent  d'agir  dès  qu'on  s'en  éloigne. 

Le  capitaine  Parry,  et  le  révérend  M.  Georges  Fisher 
ont  fait  quelques  expériences  sur  la  température  des  cou- 
ches supérieures  ,  dans  les  régions  polaires,  mais  leurs 
moyens  d'épreuve  étaient  fort  limités  -,  ils  n'avaient  qu'un 
cerf-volant  pour  porter  un  thermomètre  à  index,  à  la  hau- 


DU  COMMERCE,    DE  l'iKDISTRIE  ,   ETC.  SS^ 

leur  que  l  on  peut  alleiuclre  par  ce  moyen.  Leur  thermo- 
mètre (Hait  retenu  dnns  la  position  horizontale,  il  eût 
mieux  valu  le  laisser  pendre  librement,  et  le  préserver, 
autant  qu'on  l'aurait  pu,  de  tout  contact  avec  le  cerf-vo- 
lant. On  ne  put  le  tenir  en  station  qu'un  quart-d'heure; 
ce  n'était  pas  assez.  Le  cerf-volant  parvint  à  une  hauteur 
d'environ  1 1 6  mètres,  et  les  observateurs  supposent  que  ses 
oscillations  le  portèrent,  de  tems  en  lems,  de  y  à  8  mètres 
plus  haut.  Dans  l'observation  qui  réussit  le  mieux,  l'abais- 
sement de  la  température  fut  sensible  ,  mais  très-peu  con- 
sidérable 5  il  ne  surpassait  pas  un  quart  de  degré  de  Fah- 
renheit, ou  à  peu  près  douze  centième?  d'un  degré  de 
Réaumur.  L'air  était  alors  très-froid  au  bord  de  la  mer  -, 
le  thermomètre  indiquait  —  24"  de  Fahrenheit ,  et  par 
conséqvient — 26",  6'  de  Réaumur.  Quoiqu'on  ne  puisse 
tirer  aucune  conséquence  définitive  d'une  seule  observa- 
tion qu'il  n'a  pas  été  possible  de  répéter,  ni  de  varier, 
celle  de  IN'IM.  Parry  et  Fisher  servira  tout  au  moins  à  pré- 
venir les  physiciens,  à  leur  faire  sentir  la  nécessité  de  réu- 
nir des  faits  observés  à  différentes  latitudes  et  à  des  hau- 
teurs considérables ,  en  faisant  varier  les  circonstances  lo- 
cales, autant  qu'on  le  pourra.  On  ne  manque  plus  de 
moyens  de  se  livrer  à  ces  recherches,  au  nord  de  l'Europe  ; 
les  observatoires  météorologiques  se  multiplient  partout , 
et  les  mesures  des  hauteurs  par  le  baromètre  sont  prati- 
quées dans  les  deux  mondes.  On  peut  donc  espérer  que  la 
loi  de  la  distribution  de  la  chaleur  dans  les  différentes  cou- 
ches de  l'atmosphère  sera  bientôt  découverte,  et  préparera, 
pour  la  météorologie,  d'autres  progrès  non  moins  impor- 
tans. 

Mine  de  fer  nnlif.  —  L'existence  du  fer  dans  l'état  mé 
tallique,  en  filons  bien  caractérisés,  ne  peut  plus  élre  ré- 
voquée en  doute  :  les  minéralogistes  du  Nouveau-Monde 


358  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

ont  terminé,  sur  ce  point,   tous  les  débats.  Cette  mine  de 
fer,  qui  deviendra  célèbre  dans  les  annales  de  la  science , 
est  dans  l'état  de  Connecticut  -,   M,   le  major   Burall  l'a 
trouvée  dans  la  montagne  de  Canaan ,  à  un  mille  et  demi 
du  bourg  de  même  nom.  La  roche  micacée  qui  la  contient 
paraît  avoir  été  rompue,  et  refoulée  par  les  roches  laté- 
rales à  une  certaine  dislance  ;  l'aiguille  magnétique  est 
sensiblement    affectée;    de  grands  arbres   présentent  les 
traces  de  la  foudre  qui  les  a  frappés  -,  tout  dénote  que  la 
masse  ferrugineuse  ,  quoique  cachée  dans  l'intérieur  de 
la  terre,  agit  sur  le  fluide  électrique  avec  autant  d'éner- 
gie que  le  fer  métallique.   D'ailleurs,  la  couleur  du  mi- 
nerai est  celle  du  fer  ;    il  est  malléable  ,    mais  non  pas 
autant  que  le  fer  météorique ,  ce  qui  vient  de  ce  qu  il  con- 
tient de  la  plombagine  (  fer  carburé  ).  Une  couche  de  la 
même  substance  l'enveloppe  partout ,  ce  qui  a  dû  contri- 
buer à  le  garantir  contre  l'action  de  l'oxigène.   Il  paraît 
cristallisé  ,    et  peut  être  divisé  facilement  en  pyramides  , 
et,  enfin,  en  tétraèdres  irréguliers  :  mais  cette  propriété 
appartient  à  la  plombagine  interposée  en  lames  infiniment 
minces  dans  toute  la  masse  ferrugineuse,  sans  que  l'on 
puisse  l'attribuer  à  la  masse  même.  Sa  pesanteur  spéci- 
fique est  moindre  que  celle  du  fer,  et  même  que  celle  de 
l'acier  trempé  ;  elle  n'excède  pas  6,72. 

Dans  quelques  parties  de  ce  minerai ,  on  trouve  de  l'acier 
naturel  cristallisé ,  très-dur ,  rayant  le  verre  ;  le  micros- 
cope n'y  fait  apercevoir  aucune  parcelle  de  plombagine. 
L'action  d'un  acide  y  fait  découviir  la  présence  du  car- 
bone, et  prouve  que  c'est  véritablement  do  Tacier.  L'ana- 
lyse complète  du  minerai  a  été  fiite  dans  le  laboratoire  du 
collège  d'Yale  ,  par  M.  Shcpard,  auquel  la  minéralogie  des 
États-Unis  doit  beaucoup  de  découvertes  et  d'observations 
précieuses.  Cet  habile  chimiste  a  constaté  que  le  fer  natif 
du  Connecticut  ne  contient  point  de  nikel ,  et  que,  par 


ut  COMMEUCE,    DE  L'l^ULSTIUE,   ETC.  35^ 

conséquent,  on  ne  peut  lui  assigner  la  même  origine  qu'au 
fer  météorique,  toujours  allié  avec  une  plus  ou  moins 
grande  portion  de  nikel  :  il  ne  contient  point  non  plus  de 
cuivre ,  ce  qui  le  distingue  aussi  des  échantillons  trouvés 
en  Saxe.  Une  analyse  exacte,  répétée  plusieurs  fois,  a 
donné  les  résultats  suivans  :  loo  parties  de  minerai  con- 
tiennent 7  parties  de  plombagine  ,  et  90,24  de  fer  pur.  La 
perte  de  2,'j6  est  principalement  du  carbone. 

Température  des  côtes  Jiord-ouest  de  l\4inérujue.  — 
Dans  les  régions  du  nord  de  l'ancien  et  du  nouveau  conti- 
nent, les  hivers  sont  beaucoup  plus  froids  à  l'est  qu'à 
l'ouest. La  Norwége  est  tempérée  pendant  cette  saison,  en 
comparaison  duKamtschatka;  la  différence  est  encore  plus 
grande  entre  le  Nouvel-Hanovre  et  le  Labrador ,  quoique 
la  distance  entre  ces  deux  pavs  ne  soit  pas  la  moitié  de  l'in- 
tervalle immense  entre  les  côtes  occidentales  du  nord  de 
l'Europe,  et  les  côtes  orientales  du  nord  de  l'Asie.  Le  mer- 
cure gèle  quelquefois  à  Québec  ^  dans  la  Colombia ,  les 
indigènes  sont  presque  nus  durant  les  plus  grands  froids 
de  leur  pays.  Un  observateur  qui  avait  hiverné  au  fort 
George  ,  sur  la  Colombia ,  par  46"  1 8'  de  latitude ,  trouva 
que ,  pendant  son  séjour,  la  température  moyenne  du  mois 
le  plus  froid  avait  été  de  1°  5'  au-dessus  de  zéro.  Aussi  rien 
n'est  plus  rare  que  de  voir  de  la  neige  dans  cette  contrée. 
On  attribue  au  vent  d'ouest ,  qui  souffle  ordinairement  eu 
hiver,  la  faculté  de  réchauffer  l'air,  parce  qu'il  a  traversé 
l'Océan  Pacifique ,  et  que  les  eaux  de  la  mer  conservent 
toujours  assez  de  chaleur  pour  en  communiquer  à  l'air 
glacial  qui  les  toucherait  :  cest  à  la  même  cause  que  l'on 
attribue  l'excessive  humidité  de  la  côte  occidentale  de 
l'Amérique,  et  de  l'intérieur  de  ce  continent  jusqu'à  une 
assez  grande  distance  de  la  mer  ;  le  vent,  dit -on  ,  arrive 


36o  AOrVELLES  DES  SCIENCES  , 

saturé  d'eau  ;  en  passant  sur  la  terre ,  il  ne  peut  en  absorber 
de  nouvelle,  et ,  par  conséquent,  il  ne  sèche  ni  la  terre ,  ni 
rien  de  ce  qu'il  rencontre,  mais  il  forme  au  contraire  des 
nuages  ou  des  brouillards  qui  se  résolvent  en  pluies.  Quoi- 
que cette  explication  ne  soit  pas  dépourvue  de  vraisem- 
blance ,  on  ne  la  trouvera  pas  encore  satisfaisante.  On  ob- 
jectera que  les  vents  d'ouest  qui  soufflent  sur  les  côtes  de 
l'Europe  ,  quoique  généralement  humides  et  pluvieux,  ne 
sont  pourtant  pas  trop  incommodes  et  ne  réchauffent  pas 
l'atmosphère  au  point  que  la  neige  et  les  glaces  sont  pres- 
que inconnues  aux  embouchures  de  la  Seine,  de  la  Loire 
et  même  delà  Garonne.  Il  faut  donc  chercher  encore  une 
ailtre  cause  de  la  douceur  et  de  l'humidité  des  hivers 
sur  la  côte  occidentale  de  l'Amérique  ;  les  vents  d'ouest 
l'expliquent  d'autant  moins  qu'ils  tiennent  en  général , 
plus  du  nord  que  du  sud,  et  que  c'est  le  vent  nord- ouest 
qui  domine  dans  ces  parages. 

Expéiiertces  sur  la  compression  de  Veau  et  de  quelques 
autres  liquides  ,  par  M.  PerMns.  —  On  admettait  généra- 
lement en  phvsique,  que  les  liquides  ne  sont  point  com- 
pressibles, ou  qu'ils  ne  peuvent  être  comprimés  que  d'une 
quantité  inappréciable ,  et  le  prouvait  par  une  célèbre  expé- 
riencedesacadémiciensdeFlorence,  à  l'époque  delà  renais- 
sance, ou  plutôt  de  la  naissance  de  la  physique  en  Europe. 
Mais  lorsque  cette  expérience  fui  faite ,  les  physiciens  n'a- 
A'aicnt  pas  à  leur  disposition  la  pression  énergique  d'une 
machine  à  vapeur;  ils  ne  pouvaient,  sansl'emploi  de  moyens 
trop  cmharrassans  pour  être  introduits  dans  un  cabinet  de 
physique  ,  charger  iin  pouce  carré  d'un  poids  de  plus  de 
3o,oooliv.  La  machine  de  M.  Perkins  peut  atteindre  jus- 
qu'à ce  prodigieux  effet,  et  même  le  dépasser.  L'eau  sou- 
mise à  cette  puissante  action  s'est  montrée  compressible  ^ 


DU   COMMERCE,    DE  l'iKDCSTRIE  ,   ETC.  3G  I 

même  lorsqu'elle  n'était  chargée  que  de  lo  atmosphères , 
et  lorsqu  elle  supportait  un  poids  de  2,000  atmosphères, 
son  volume  était  réduit  d\m  douzième. 

L'acide  acétique  concentré  fut  essayé  sous  une  pression 
de  1,100;  il  cristallisa  presqu'en  entier.  La  partie  qui  resta 
liquide  n'excéda  pas  le  dixième  du  tout,  et  ne  conservait 
qu'une  faihle  acidité. 

Une  pression  de  5oo  atmosphères  suffit  pour  que  l'eau 
se  combine  avec  un  volume  d'air  égal  au  sien  -,  mais  cet 
air  se  dégage  à  mesure  que  le  liquide  est  moins  comprimé. 
M.  Perkins  a  remarqué  qu'avant  de  disparaître  entière- 
ment ,  l'air  paraissait  prendre  l'état  liquide.  Mais  le  chan- 
gement le  plus  remarquable  opéré  par  la  compression  d'un 
fluide  élastique  ,  est  celui  qu  éprouve  l'hydrogène  car- 
boné :  le  poids  de  4o  atmosphères  détermine  un  commen- 
cement de  liquéfaction  ,  et  par  l'action  de  1,200  atmo- 
sphères toute  la  masse  du  fluide  élastique  est  convertie  en 
liquide^ 


^ÇifofoçlK. 


Dijjicultés  de  l'étude  des  langues  orientales .  - —  Cette 
question,  résolue  en  partie  par  quelques-uns  des  hommes 
qu'elle  intéresse  le  plus  (  les  missionnaires  ) ,  a  besoin 
de  nouveaux  éclaircissemens  ^  de  recherches  plus  ap- 
profondies ,  où  l  histoire  vienne  au  secours  de  la  gram- 
maire philosophique.  On  a  dit,  avec  raison,  que  les  langues 
de^  peuples  de  l'Europe  ont  entr'elles  de  nombreuses  ana- 
logies qui  décèlent  une  origine  commune  ,  plus  ou  moins 
éloignée  -,  que  leur  grammaire  est  à  peu  près  la  même,  les 
tournures  de  phrases  peu  différentes  ;  que  les  peuples  qui 
les  parlent  étant  unis  par  une  religion  commune,  quoique 
divisée  en  plusieurs  seites,  ont  nécessairement  introduit 
dans  leurs  langues  beaucoup  de  mots  presque  identiques^ 


36^  NOtJVELLES  DES  SCIENCES, 

pour  exprimer  les  idées  et  les  mystères  de  cette  religion  ; 
quayant  reçu  les  uns  des  autres  des  arts,  des  sciences, 
diverses  instructions  ,  ils  ont  pris  en  même  tems ,  avec  de 
légères  modifications ,  la  partie  du  dictionnaire  relative  à 
ces  connaissances.  On  en  conclut  avec  raison  que  l'étude 
des  idiomes  européens  n'impose  pas  de  longs  et  pénibles 
•  travaux  à  ceux  qui  possèdent  bien  la  grammaire  générale 
de  tous  ces  langages ,  et  l'idiome  de  leur  pays.  Ajoutons 
encore  que ,  pour  toutes  ces  langues ,  le  système  d'écri- 
ture est  le  même ,  et  que  le  plus  grand  nombre  emploie 
le  même  alphabet.  Mais,  dès  qu'il  s'agit  des  Hindous  et  des 
peuples  de  l'Asie  orientale  ,  nous  sommes ,  à  tous  égards , 
en  pays  étranger^  nous  n'y  reconnaissons  plus  rien.  Ce 
n'est  pas  seulement  le  dictionnaire  qui  a  changé ,  mais  le 
système  entier  du  langage,  et  il  faut  que  les  pensées  s'y  con- 
forment. Les  peuples  qui  parlent  ces  langues  ne  disposant 
pas  leur  idées  dans  le  même  ordre  que  nous ,  il  faut  bien 
qu'il  y  ait  aussi  quelque  différence  entr'eux  et  nous,  quant 
à  la  formation  des  idées,  car  on  ne  peut  douter  que  le  lan- 
gage et  la  pensée  n'exercent  l'un  sur  l'autre ,  à  l'aide  du 
tems,  une  action  mutuelle.  Autre  difficulté,  et  celle-ci 
est  une  des  plus  grandes  :  nos  langues  sont  essentiellement 
analytiques  ,  et ,  à  cet  égard ,  celles  de  l'Orient  sont  beau- 
coup moins  parfaites ,  moins  propres  au  raisonnement.  Le 
style  figuré  des  Orientaux  n'est  qu'une  preuve  de  l'im- 
puissance du  langage  ,  et  non  pas  l'expression  d'une  ima- 
gination vive  et  forte  qui  domine  le  raisonnement.  Ces 
peuples  n'ayant  pas ,  pour  la  communication  et  la  propa- 
gation de  la  pensée  ,  un  instrument  susceptible  d'une  assez 
grande  précision,  n'ont  pu  créer  d'autres  sciences  que 
celles  qui  font  leur  dictionnaire  à  mesure  qu'elles  ont  be- 
soin de  mots  pour  exprimer  les  connaissances  dont  elles 
s'enrichissent.  Les  Hindous  ont  fait  d'assez  grands  progrès 
en  mathématiques  et  en  astronomie,  et  presque  point  dans 


DU   COMMERCE,    DE  l'iKDUSTRIE  ,    ETC.  363 

les  sciences  morales  et  politiques  qui  ont  besoin  d'une 
analyse  plus  délicate ,  plus  dilficile,  où  1  inconvénient  d'un 
langage  incorrect  est  beaucoup  plus  grave.  Les  Chinois, 
quoique  plus  heureux  par  les  circonstances  politiques  qui 
leur  ont  donné  un  gouvernement  stable ,  n'ont  créé  ni 
mathématiques,  ni  astronomie,  ni  science  d'aucune  sorte  ; 
et,  à  la  fin  de  leurs  longues  études,  les  lettrés  chinois  se- 
raient à  peine  en  état  de  suivre  les  cours  de  nos  univer- 
sités. C'est  parce  qu'elles  sont  peu  analvtiques,  que  les 
langues  de  1  Orient  sont  si  difficiles  à  apprendre  :  elles  ne 
laissent  pas  assez  de  prise  au  raisonnement;  les  signes  des 
idées  sont  moins  exacts  ,  quoique  très-nombreux  ;  la  gram- 
maire ne  prête  à  la  mémoire  qu'un  secours  insuffisant ,  et 
la  forme  des  signes  n'indique  pas  non  plus  assez  clairement 
la  place  qu'ils  doivent  occuper  dans  le  discours.  Les  diffé- 
rences entre  les  méthodes  du  langage  ont  beaucoup  plus 
d'importance  que  celles  des  mots  ;  les  historiens  n'en  tien- 
nent cependant  presqu'aucun  compte  dans  leurs  recherches 
sur  l'origine ,  les  migrations  et  les  communications  des 
peuples. 

Suicides  dans  l'Inde.  —  On  ne  voit  encore  que  trop 
fréquemment  dans  l'Inde  ,  et  surtout  au  Bengal ,  des 
femmes  qui  s'immolent  sur  le  tombeau  de  leurs  maris. 
Quelques  efforts  qu'aient  faits  ,  depuis  des  siècles,  les 
musulmans  et  les  chrétiens,  quelques  moyens  de  persua- 
sion et  d'autorité  qu'ils  aient  employés,  ils  n'ont  pu  par- 
venir à  déraciner  cet  antique  usage  que  réprouve  l'hu- 
manité ,  et  que  le  lems  seul  semble  avoir  consacré , 
puisqu'il  ne  fait  point  partie  du  système  religieux  des 
Hindous,  et  que  bien  plus,  à  ce  que  l'on  assure,  leYedantft 
le  défend  d'une  manière  positive. 


364  NOUVELLES  DES  SCIEKCES  , 

La  crainte  de  heurter  les  préjugés  du  peuple  et  de  le 
porter  à  quelque  acte  de  rébellion  a  jusqu'ici  empêché 
les  Anglais  de  détruire  cette  pratique  barbare,  et  la  sédi- 
tion de  Vellore  leur  a  déjà  fait  sentir  combien  ils  y  trovi- 
veraient  d'obstacles;  cependant  ils  n'ont  point  abandonné 
tout  espoir  de  réussite ,  et  la  motion  que  Ton  vient  de  faire 
à  la  cour  des  directeurs  de  la  Compagnie  des  Indes  orien- 
tales, la  pétition  que  le  lord-maire  d'Yorck  doit  présenter 
aux  deux  chambres  du  parlement,  amèneront  sans  doute 
quelque  changement  favorable. 

Les  suicides  sont  aussi  fort  communs  parmi  les  hommes, 
et  bien  que  le  gouvernement  du  Bengal  ait  décrété,  en 
1823  à  Allahabad,  que  quiconque  serait  convaincu  d'en 
avoir  été  témoin,  sans  avoir  tenté  de  l'empêcher,  serait 
considéré  comme  coupable  de  meurtre  et  puni  comme  tel, 
les  exemples  n'en  sont  pas  moins  fréquens;  et  les  circons- 
tances singulières  qui  les  accompagnent  assez  ordinai- 
rement contribuent  beaucoup  à  entretenir  les  idées  su- 
perstitieuses du  peuple.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  un  des 
derniers  numéros  du  Timara  Nasaha  ^  journal  hindou  (i). 

((  Nous  apprenons,  par  une  lettre  datée  de  Sowlde, 
qu'un  habitant  de  ce  village ,  nommé  Loharam ,  regardé 
jusque-là  comme  imbécille,  vient  de  montrer  un  merveil- 
leux exemple  du  pressentiment  de  la  mort.  Lé  50  asharh 
dernier,  il  entra  dans  la  maison  du  babou  Kasigati  Mus- 
tavi,  du  même  endroit ,  en  récitant  à  haute  voix  les  noms 
de  la  divinité ,  et  lui  dit  qu'étant  sur  le  point  de  mourir, 
il  s'était  rendu  chez  lui,  afin  d'y  être  bien  traité.  iNIuslavi 
commença  par  se  moquer  de  ses  discours,  lui  donna  en- 
suite ce  qu'il  demandait,  cl ,  après  qu'ils  eurent  mangé  , 
consentit,  sur  sa  prière,  à  l'accompagner  sur  le  bord  du 

(i)lSous  avons  donné,  dans  un  numéro  prccéilent,  une  notirc  sur  les 
journaux  «jue  les  ln{li{i;piies  ont  établis  dans  l'Inde,  dans  leurs  difTércns 
dialectes,  à  l'instar  de  ceux  (jui  s'y  publient  en  anglais. 


nu  coMJiEncE,  pe  l'industuie,  etc.  iCiC) 

fleuve,  persuadé  que  ce  nVlait  qu'un  jeu.  Loharam,  ar- 
rivé près  du  Gange,  se  coucha  sur  le  visage,  de  manière 
qu'une  parlie  de  son  corps  fût  dans  l'eau,  et  couvrant 
l'autre  d'une  pièce  de  drap  qu'il  avait  emportée,  il  se  mit 
à  invoquer,  pendant  quelque  tems  ,  le  nom  de  Govinda. 
Muslavi ,  fatigué  de  cette  scène  qui  se  prolongeait  trop  , 
leva  le  drap  et  trouva  l'homme  réellement  mort.  Les  opi- 
nions sont  partagées  sur  cette  circonstance  5  les  uns  disent 
que  c'est  un  fourbe  ,  les  autres  que  c'est  un  saint,  mais  le 
fait  n'en  est  pas  moins  fort  exact.  » 

Agriculture  de  Buénos-yJyres.  —  Un  émigranl  désap- 
pointé, attiré  avec  sa  famille  sur  les  bords  de  la  Plata 
par  les  spéculations  d'une  société  qui  ne  tint  pas  ses  enga- 
gemens,  malade  et  hors  d'état  de  retourner  immédiate- 
ment en  Europe ,  prit  le  parti  de  louer  une  quinta  ou 
ferme,  espérant  que  l'air  salubre  de  cette  partie  du]Nou- 
veau-Monde  rétablirait  promptement  sa  santé.  Il  trouva 
fort  à  propos  ce  qu'il  cherchait  et  fit  son  établissement  5 
c'était  une  ferme  à  quatre  milles  et  demi  de  la  capitale , 
dans  une  situation  parfaitement  saine.  Ce  cultivateur  était 
intelligent,  instruit  comme  le  sont  en  général  les  fermiers 
en  Angleterre  5  il  pouvait  se  plaire  dans  tous  les  lieux  où 
il  trouverait  la  paix ,  des  lois  protectrices ,  un  beau  ciel 
et  un  sol  fertile.  Une  de  ses  lettres,  adressée  à  un  ami 
qu'il  avait  laissé  dans  la  Grande-Bretagne,  contient  beau- 
coup de  détails  sur  l'agriculture  et  l'état  des  cultivateurs 
dansldi République  Argentine.  Les  extraits  suivans  en  don- 
neront une  idée. 

((  Ma  ferme  ne  me  laisse  rien  à  désirer.  Quant  à  la  sa- 
lubrité de  l'air,  dès  que  j'y  eus  passé  quelques  semaines, 
ma  santé  redevint  aussi  vigoureuse  qu'elle  eût  jamais  été 
dans  mon  pays  natal.  Mon  appétit  devint  si  exigeant  que 
je  mangeais  depuis  le  m.atin  jusqu'au  soir.  Ma  situation 


366  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

me  parut  bientôt  assez  tolérable  ,  et  je  finis  par  m'y  plaire , 
quoique  je  fusse  souvent  contrarié  par  le  peu  de  secours 
que  je  pouvais  tirer  des  ouvriers  du  pavs.  La  terre  de  ma 
ferme  est  excellente ,  comme  le  sont  presque  toutes  celles 
du  voisinage,  bien  supérieures  aux  meilleurs  fonds  de  l'An- 
gleterre. Le  sol  que  je  cultive  est  parfaitement  uni ,  sus- 
ceptible d'être  labouré  dans  tous  les  sens.  La  charrue  du 
pays  ressemble  beaucoup  à  Yaraùe  de  l'Europe  méridio- 
nale ^  le  fer  qui  tient  lieu  de  contre  n'a  que  trois  pouces  de 
largeur.  Comme  le  laboureur  trace  les  sillons  à  un  ou  deux 
pieds  de  distance  l'un  de  l'autre,  il  n'y  a  tout  au  plus  que 
la  moitié  du  sol  qui  paisse  être  ameublie.  Cependant  on  se 
contente  de  ce  labour  imparfait ,  et  on  fait  passer  sur  les 
champs  la  seule  herse  que  l'on  connaisse  ici  ^  c'est  un  buis- 
son dont  quelques  coups  de  serpe  ont  aiguisé  les  branches. 
Au  reste  la  terre  n'exige  peut-être  pas,  dans  ce  pays,  une 
culture  qui  arrache  et  enfouisse  les  mauvaises  herbes , 
comme  vous  le  faites  en  Angleterre.  Les  plantes  qui  cou- 
vrent les  champs  dans  le  bassin  de  la  Plata  ne  peuvent 
être  traitées  de  la  même  manière  :  ce  sont  des  chardons 
d'une  grandeur  démesurée ,  des  bardanes ,  des  plantins  , 
des  moutardes  ,  une  espèce  de  folle  -  avoine  ,  qui  s'é- 
lève à  une  hauteur  surprenante  dans  les  lieux  décou- 
verts. Cette  terre  est  si  féconde,  qu'on  peut  en  tirer 
pendant  un  grand  nombre  d'années  consécutives  les  ré- 
coltes qui  l'épuisent  le  plus ,  sans  qu'elle  paraisse  fatiguée, 
quoique  l'on  n'y  ait  mis  aucun  engrais.  Ce  que  vous  con- 
cevrez difficilement ,  et  refuserez  peut-être  de  croire  ,  il 
faut  bien  se  garder  d'y  prodiguer  la  semence  :  j'en  ai  fait 
l'épreuve  sur  une  pièce  d'orge  que  j'avais  ensemencée  à 
raison  de  trois  boisseaux  par  acre  :  au  bout  de  six  semaines 
je  m'aperçus  qu'elle  ne  réussissait  pas  bien  ,  et  je  me  dé- 
cidai à  la  faucher  avant  la  sécheresse 

))  Les  progrès  de  l'agriculture  éprouvent  ici  beaucoup 


DU  COMMEUCE,  DE  l'iNDTJSTKIE  ,    ETC.  36^ 

d'obstacles  ,  dont  quelques-uns  peuvent  cesser  bientôt , 
mais  dont  le  plus  grand  nombre  tient  à  d'anciennes 
habitudes,  et  ne  cédera  pas  facilement  aux  efforts  de  l'in- 
dustrie ,  de  l'instruction  et  du  gouvernement.  D'abord  , 
les  manœuvres  sont  très-rares ,  à  cause  du  blocus ,  et  les  sa- 
laires sont  très-élevés.  En  second  lieu,  ces  manœuvres ,  payés 
si  cher,  ne  se  donnent  pas  la  peine  de  travailler  beaucoup  ; 
c'est  tout  au  plus  s'ils  font  la  moitié  d'une  journée  de  l'ou- 
vrier employé  par  un  fermier  anglais.  Nous  avons  ici  quel- 
ques hommes  de  notre  pavs ,  outre  des  Flamands ,  des  Alle- 
mands ,  des  Français  et  des  Espagnols  ;  ils  se  ressemblent 
tous  en  un  seul  point  :  c  est  1  indolence  dans  le  travail. 

»  Il  y  a  pourtant  quelques  différences  dans  les  habi- 
tudes de  ces  hommes  rassemblés  ici  par  les  caprices  de  la 
fortune.  Le  manœuvre  espagnol  (peon  en  langue  du  pays) 
vient ,  monté  sur  son  cheval ,  vous  demander  de  l'ouvrage 
pour  lui  et  pour  sa  monture  ^  il  faut  prendre  l'un  et  l'autre 
à  la  fois,  et  souvent,  lorsque  vos  travaux  seront  le  plus 
pressés,  vous  verrez  votre  homme  occupé  à  faire  caracoler 
son  cheval.  J'ai  eu  chez  moi,  pendant  quelques  mois, 
deux  de  ces  prétendus  ouvriers  ,  et  j'ai  hébergé  leurs  mon- 
tures pendant  tout  ce  tems  sans  pouvoir  en  tirer  aucun 
service  pour  moi.  On  ne  tire  pas  un  meilleur  parti  des  An- 
glais ,  parce  qu'ils  sont  en  trop  petit  nombre,  et  qu'ils  ont 
la  certitude  de  ne  pas  manquer  d'emploi ,  de  quelque  ma- 
nière qu'ils  remplissent  leur  tâche.  Cependant  on  les  paie 
bien  plus  cher  que  les  Espagnols  :  j'ai  chez  moi  un  vieil- 
lard déjà  très-affaibli ,  auquel  je  donne  vingt  dollars  par 
mois,  outre  la  table  et  le  logement. 

»  Que  diriez-vous  si  vous  voyiez  votre  peon  quittei-, 
dix  fois  par  jour,  sa  charrue  et  ses  bœufs  ,  aller  tranquil- 
lement à  la  maison  pour  allumer  3on  cigare  ?  Le  renvover 
et  prendre  un  autre  homme  du  pays ,  ce  serait  perdre  son 
tems  ;  et  n'allez  pas  le  presser,  ni  lui  reprocher  sa  lenteur, 


368  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

il  VOUS  quitterait  lui-même  au  moment  où  il  vous  serait  le 
plus  nécessaire.  D'un  autre  coté  ,  un  Anglais  ne  daignerait 
pas  conduire  un  attelage  de  bœufs. 

«  Quoique  le  terrain  soit  tout-à-fait  pl^ ,  comme  il  ab- 
sorbe l'eau,  il  n'est  pas  nécessaire  d'y  pratiquer  des  rigoles 
d'écoulement.  La  culture  serait  très-facile,  si  nous  savions 
la  langue  du  pays-,  mais  cette  ignorance  nous  cause  des 
embarras  très-pénibles.  Vous  ne  pourriez  vous  empèclier 
de  rire  si  vous  étiez  témoin  de  ce  qui  se  passe  chez  nous, 
lorsqu'un  étranger  vient  nous  voir.  Nous  réunissons  toutes 
les  forces,  toute  Tintelligence  et  tout  le  savoir  de  la  fa- 
mille, pour  comprendre  et  pour  être  compris  ;  ma  femme 
et  mes  enfans  viennent  à  mon  secours  ,  et  très  à  propos  ; 
nous  finissons  par  savoir  ce  qu'on  nous  demande  ,  et  nos 
réponses  sont  encore  plus  facilement  entendues.  Chez  moi , 
mes  deux  charretiers  sont  créoles  d'Amérique ,  et  ne 
savent  que  l'espagnol  :  à  Buénos-Ayres ,  où  j'envoie  chaque 
jour  une  charretée  à'alfafi  (  luzerne  )  ,  je  vais  souvent 
chercher  les  ouvriers  dont  j'ai  besoin  ,  et  je  ne  les  trouve 
que  parmi  les  émigrans  européens.  Les  Allemands  y  abon^ 
dent 5  j'en  ai  deux  chez  moi ,  en  même  tems  qu'un  Fla- 
mand, un  Français  et  un  Irlandais. 

»  Ma  ferme  contient  environ  cent  cinquante  acres,  et 
le  fermage  est  de  60  dollars.  Ce  qui  donne  le  plus  de 
valeur  à  mon  exploitation  ,  c'est  un  bois  de  pêchers  de  3o 
à  4o  acres  d'étendue  et  qui  peut  être  coupé  tous  les  trois 
ans,  comme  quelques  taillis  en  Angleterre.  Le  bois  repousse 
dès  la  première  année ,  eV  ,  à  la  seconde ,  il  est  chargé  de 
fruits.  Le  bois  de  pêcher  «est  le  chauffage  du  citadin  j  dans 
notre  campagne,  nous  brûlons  des  plantes  épineuses  qui 
s'élèvent  à  la  hauteur  d'u.n  homme,  et  qui  font  un  feu  très- 
vif  et  propre  à  tous  les  'besoins  du  ménage. 

))  Je  ne  sais  quelle  impression  produirait  sur  vous  l'as- 
pect de  ce  pays,  si  nous  e^iciterions  le  rire  ou  la  compassion  : 


nv  COMMERCE,   DE  I.  INDUSTRIE  ,   ETC.  66g 

quoi  qu'il  en  soit ,  voici  quelques  traits  de  caractère  ; 
ils  pourront  vous  donner  une  idée  de  ce  que  je  ne  vous 
aurai  pas  décrit.  Si  vous  allez  dans  une  cabane  du  pays 
demander  un  peu  d'eau  pour  vous  désaltérer,  on  vous  l'of- 
frira très-civilement  dans  un  vase  peu  usité  dans  votre  pays  ; 
c'est  une  corne  de  vache.  Plusieurs  habitations  n'ont  point 
d'autre  porte  qu'un  cuir  qui  bouche  à  peu  près  exacte- 
ment la  seule  entrée  de  celte  demeure.  On  fait  des  bottes 
sans  couture  et  d'un  bon  service  ,  en  enlevant  la  peau  de 
la  jambe  de  derrière  d'un  cheval  ,  et  la  préparant  sans  la 
fendre  dans  sa  longueur.  Cette  sorte  de  chaussure  sur- 
prend beaucoup  les  voyageurs  qui  apportent  ici  les  opi- 
nions de  l'Europe  :  le  jarret  de  l'animal  forme  le  talon  de 
la  botte  -,  le  pied  est  pris  entre  le  jarret  et  le  sabot ,  et  la 
tige  est  la  peau  de  la  jambe  jusqu'à  la  cuisse.  Elles  ne  sont 
cousues  qu'au  bout  du  pied  et  pour  v  attacher  des  semelles. 
Les  peons  n'ont  point  d'autres  sièges  dans  leurs  cabanes 
que  des  tètes  de  cheval ,  ou  des  tètes  de  bœuf  avec  les 
cornes^  et,  moi-même,  j'ai  une  demi-douzaine  de  ces  beaux 
meubles  autour  du  foyer  de  ma  cuisine  ,  ce  qui  amuse 
beaucoup  mes  enfans.  Dans  ce  pays,  les  cuisines  sont  un 
petit  bâtiment  isolé.  Le  feu  est  au  milieu  ,  et  la  fumée  s'é- 
chappe par  une  ouverture  ménagée  dans  le  toit.  L'usage 
des  cheminées  n'est  encore  introduit  que  dans  les  villes. 
Presque  partout  on  ne  fait  du  feu  que  dans  les  cuisines. 
Le  cuir  est  la  matière  première  d'une  grande  partie  de 
l'ameublement  d'une  habitation  espagnole  \  on  en  fait  des 
seaux ,  des  paniers ,  des  vases  pour  les  liquides  ,  des  caisses 
pour  serrer  les  provisions.  C'est  encore  avec  du  cuir  que 
l'on  fait  cette  arme  dangereuse  que  les  habilaiis  nomment 
lasso  (  lac  ) ,  que  des  brigands  adroits  jettent  quelquefois 
au  voyageur  qu'ils  enlacent  et  entraînent  pour  le  dépouil- 
ler, et  avec  laquelle  les  chasseurs  parviennent  à  s'emparer 
des  chevaux  et  des  bœufs  sauvages  que  1  on  dompte  sans 
XII.  2G 


SnO  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

peine,  et  qui  sont  d'un  très-bon  service.  Le  cuir  tient  lieu 
de  sangles  au  fond  des  lits  ;  on  eu  fait  des  ridelles  aux 
charrettes  et  aux  chariots^  aucune  matière  n  est  employée 
à  des  usages  aussi  multipliés,  et,  par  conséquent,  aucune 
n'y  est  aussi  abondante.  » 

Un  sol  aussi  fertile  ,  un  heureux  climat,  un  fleuve  im- 
mense qui  transporte  des  vaisseaux  à  plusieurs  centaines  de 
lieues  dans  l'intérieur  du  continent  ;  voilà  ce  que  la  na- 
ture a  préparé  pour  l'homme  dans  cette  partie  du  Nou- 
veau-Monde :  espérons  qu'un  gouvernement  bien  affermi, 
des  institutions  sages,  et  des  lois  appropriées  aux  lieux  et 
aux  circonstances,  permettront  enfin  de  jouir  de  tous  ces 
biens,  de  les  accroître  par  l'industrie,  de  les  embellir  par 
la  culture  des  lettres  et  des  sciences;  on  ne  peut  plus  sou- 
tenir aujourd'hui  que  l'ignorance  soit,  pour  l'homme,  le 
meilleur  et  le  plus  sûr  moyen  d^être  heureiix. 


Fonds  publics  anglais.  —  Les  fluctuations  que  les  fonds 
publics  ont,  à  diverses  époques,  subies  en  Angleterre, 
sont  sans  doute  un  objet  de  méditation  fort  curieux.  Voici 
un  tableau  où  sont  e>:prim:^es  ces  fluctuations  pendant  un 
assez  long  cours  d'années. 

Efat  du  cours  des  fonds  fmhlics  ,  à  3  p*  °i, ,  an  premier  jeu -ii  des 
mois  de  feorierj  mai,  août  et  novembre  ,  dans  (haque  année 
consécutii>e  ,  depuis  ijbo  jusqu'à  1826  inclusivement. 


^NNCF.'^. 

FÉVRtF.R. 

•M\r. 

AOUT. 

KOVEMBRK. 

1760 

79    7/8 

82    i  i 

83  7/8 

81     l/i 

I761 

7:i  -/H 

86  r/8 
6q  3/8 

79  ^/4 

71  3/Ô 

1     i7'^2 

62  1/4 

-5 

85   1/2 

1     1765 

90 

venrl.  o'i  3/8) 

8q  5/8 

83  1/4 

'7';4 

H 

(saine.  86   i/4) 

84  7/8 
88   1/8 

84   ./4 

17(15 

8.1  5/8 

87  3/4 

9.  m 

1766 

87  «/4 

.  89  '/4 

88  5/3 

•^9  '/4 

.767 

89  '/+ 

8S  5/8 

87   5/8 

•'9 

1768 

9.   ./8 

93  1/2 

9' 

8S  5/^ 

17G9 

88  5/8 

88  3/4 

88  3/8 

DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE  ,   ETC. 


NO\  KMBRE. 


1773 

»774 
1770 
1776 
1777 
■-778 

»779 
1-80 


1783 
1784 
1-85 
1786 

1787 


1790 
»79» 
»79^ 
1793 
1794 
1795 
179& 
1797 
1798 

1799 

1800 

1801 

1802 

i8o3 

i8o4 

i8o5 

1806 

1807 

1808 

180Q 

.810 

<8ii 

1812 

i8i3 

,814     I 

i8i5 

1816 

18.7 

1818 

1819 

i82d 

1821 

1822 

1823 

1824 

1825 

1826 


84  ./8 

84  1/4 
87  3/8 

87  lA 

86  1/8 

87  1/8 
86  3/4 
80  5/8 

71  >A 

61  5/8 
61 

58  1/8 
55  5/ S 

68  1/8 
55  5,6 
56 

69  o;i 
73  5/8 
75  7/3 

72  1/8 
78  3,4 
81 

93  3/4 

73  3/4 

67 1/4 

63 

67  7/8 

54  3/4 
47  7/8 
53 

60  3/4 
56  3/8 

68  3/4 

55  7/8 

59 

61  7/8 

61  5/8 
63  1/2 
67 

67  5/8 

65  7/8 

62  5/îS 

66  3/4 
65  1/8 
61  1/8 
i)5  1/8 
80  1/8 

77 

67  7/8 

71  7/8 
77  hi 
76  1/3 

qo   3y8 

93  3/8 

79  7/8 


86  1/2 

87  7/8 
P9  1/2  ■ 

86  .ys 

88  3/8 

89  I  2 
85  1/2 
79  3,  8 
fo  3/4 
63 

fo  3,  4 

58  5/8 

59  ,/.. 
<'7  ^8 
58   1.2 


(vend 


^VP 


nd.  5 


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77   lA 

75  1/8) 

-5  1/4 
75 

(same.  80   5/8) 
92  3/4 
77 

65  -/8 
(vend.  66  3/4 

48    ./2 

48  3,8 
56  1/8' 
63  5/8 

60  5/8 

76  3/8 
73 

56   1/8 
58  1/2 
60 
63  V2 

68  3/4 
67  5/o 
70  5/S 
65   1/8 

61  3  8 

95  ;v4 

67  3/8 
(vend.  58  5/8 

62  3/-! 
72    1/4 
80 
-2  3/8 

69  3/4 

72  5/8 
78  7/8 
77  3/8 

96  1/2 
90  5/8 
77  3/4 


S8   1/4 

«7  '/4 

88  5/8 

86  3/4 

88  5/8 
88 

84  1^8 

76  1/4 

62  1/2 

60  1/4) 
62 
57  1/8 

?-  3/8 
62  3/4 
57  1/2 
57  3/3 
56  1/4 
70  3/4 

743/4 
78  5/8 
78  1/2 
84  1/2 
93  5/8 
77  3/8 
66  7/8 
68  3/4 
59  5/8 
52  1/2 

49  3/4 

62  ,/4 

64  1/2 

58  7/8 

7'  '/4 
52   7/8 

58  1/2 

64  "If, 
61  3/8 

67  5/8 

63  1/2 
6^  3/4 

1)2     1/2 

5f)  5/8 

57  5/8 
68. 

5(.  7/8 

f.3  ,/4 

80  3/'^ 

7b  7/8 

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68  ,/. 

75  y8 

80  3/8 

82  ,/4 

92  '/4 

90  1/4 

78  V4 


79  1/2 

«6     j/2 

vend.  88   1/4 

87  7/8 

88  7/8 

89 
81  3/8 

793/4 
65  3/8 
611/2 
6,  1/4 
55  3/4 
5-  .3/8 

39  7/8 
54  3/4 
65  3/4 
75  5/8 
75  5/8 
74  7/8 


Scnd 

78 

'/v 

78 

,/2 

87 

7/8 

[vend 

74 

3/8) 

66 

1/2 

vend 

^9 
56 

1/4 

>/4 

49 

56 

7/8 

60 

64 

1/4 

67 

7/8 

68  3/8 

53 

3/4 

•■^7 

1/2 

i'9 

1/4 

bi 

1/4 

venii.  63 
6 


1/2 
69  1/2 


vi-nd.  59  1/8 
58  3/4 
63  7/8 
61  5/8 
Gi  1/4 
83  . 
76  7/8 

''7  '/2 
67  ,/8 

-7  3/4 
02  3/8 
83  1/8 
96  1/4 
87  1/2 
8.  3/4 


Sna  JVOTJVEI.LES  DES  SCIENCES, 

L'auteur  de  ce  tableau  y  joint  quelques  observations  sur 
le  taux  de  l'intérêt  auquel  les  emprunts  publics  ont  été 
négociés,  depuis  Tépoque  où  ces  opérations  ont  commencé. 

«  Le  taux  moyen  de  Tintérèt ,  dit-il ,  auquel  les  em- 
prunts publics  ont  été  négociés  durant  la  guerre  d'Amé- 
rique ,  c'est-à-dire ,  depuis  le  commencement  de  l'année 
i^^6,  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1784,  a  été  de  5  liv.  st. 
;  sh.  I  d.  p.  %. 

»  Le  taux  moyen  de  l'intérêt  auquel  se  sont  négociés  les 
emprunts  publics,  durant  la  guerre  contre  la  république 
française,  c'est-à-dire,  depuis  le  commencement  de  l'an- 
Jiée  1793,  jusqu'à  la  fin  de  1801 ,  a  été  de  5  liv.  st.  4  sh. 

7d.p.y„. 

»  Le  taux  moven  de  l'intérêt  auquel  se  sont  négociés  les 
emprunts,  durant  la  guerre  contre  l'empire  français ,  c'est- 
à-dire,  depuis  le  commencement  de  i8o3,  jusqu'à  la  fin 
de  1814,  a  été  de  4  liv.  st.  19  sh.  4  d.  p.  "/„. 

»  D'où  il  résulte  qu'à  mesure  que  la  dette  publique  s'est 
accrue  ,  il  est  devenu  plus  facile  de  négocier  des  emprunts 
et  que  ces  opérations  ont  pu  se  faire  à  un  taux  d'intérêt 
moins  élevé. 

»  Le  cours  moyen  des  fonds  à  3  p.  "/o,  durant  la  guerre 
d'Amérique,  c'est-à-dire,  depuis  le  commencement  de 
1776,  jusqu'à  la  fin  de  1784,  a  été  de  65  i/4  p.  "/oi  ce 
qui,  sur  un  capital  de  100  liv.  st. ,  égale  un  taux  d'intérêt 
de  4  liv.  st.  1 1  sh.  1 1  d. ,  et  le  taux  moyen  de  l'intérêt  au- 
quel les  emprunts  se  sont  négociés  durant  cette  même  pé- 
riode ,  ayant  été  de  5  liv.  st.  7  sh.  i  d.  p.  "/o,  il  s'ensuit 
qu'il  y  avait  un  bénéfice  moyen  de  i5  sh.  9.  d.  p.  "/„  sur 
l'intérêt  de  ces  mêmes  emprunts,  ce  qui  est  l'équivalent 
d'un  capital  de  ^5  liv.  st.  5  sb.  7  d. ,  dans  les  fonds  publics 

à  3  p.  y„. 

»  Le  cours  moven  des  3  p.  "/o,  depuis  le  commencement 
de  178/).  jusqu'à  la  fin  de  1792,  a  été  de  76  7/8  p.  "/,  ;  ce 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE,  ETC.  3^3 

qui  représente  un  intérêt  de  3  liv,  st.  19  sh.  sur  un  capi- 
tal de  100  liv.  si. 

»  Le  cours  moyen  des  3  p.  "/„,  durant  la  guerre  contre  la 
la  république  française,  c'est-à-dire,  depuis  le  commence- 
ment de  Tannée  1793,  jusqu'à  la  fin  de  Tannée  1 801 ,  a 
été  de  61  7/8  p.  Yo,  égal  à  un  intérêt  de  4  liv.  st.  17  sh.  , 
sur  un  capital  de  100  liv.  st.  5  et  le  taux  moyen  de  Tintérét 
auquel  les  emprunts  ont  été  négociés  durant  cette  même 
période  ayant  été  de  5  liv.  st.  4  sli.  7  d.  p.  "/o ,  il  y  a  eu, 
par  conséquent,  un  bénéfice  moyen  de  7  sh.  7  d.  p.  "/^  sur 
Tintérét  de  ces  mêmes  emprunts,  ce  qui  est  Téquivalent 
d'un  capital  de  i:î  liv.  st.  12  sh.  9  d.  dans  les  3  p.  "f^. 

»  Le  cours  moyen  des  3  p.  "/o,  pendant  Tannée  1802 ,  a 
été  de  71  3/16  p.  Yo,  ce  qui  représente  un  intérêt  de 
4  liv.  st.  4  sh.  3  d.,  sur  un  capital  de  100  liv.  st. 

)»  Le  cours  moyen  des  3  p.  y^,  durant  la  guerre  contre 
Tempire  français,  c'est-à-dire,  depuis  le  commencement 
de  i8o3,  jusqu'à  la  fin  de  i8i4,  a  été  de  62  1/8  p.  "/„ , 
égal  à  un  intérêt  de  4  liv.  st.  i5  sh.  5  d. ,  sur  un  capital  de 
100  liv.  st.  ;  et  le  taux  moyen  de  l'intérêt  auquel  les  em- 
prunts ont  été  négociés,  durant  cette  même  période ,  ayant 
été  de  4  liv.  st.  19  sh.  4  d.  p.  "/o-,  il  en  résulterait  un  béné- 
fice moyen  de  3  liv.  st.  1 1  sh.  p.  °/„  sur  l'intérêt  de  ces 
mêmes  emprunts,  équivalent  d'un  capital  de  6  liv.  st. 
10  sh.  "j  d.  dans  les  3  p.  y,,. 

»  Le  cours  moyen  des  3  p.  y^,  depuis  le  commence- 
ment de  i8i5,  jusqu'à  la  fin  de  182;,  a  été  de  70  3/i(> 
p.  "/o-,  ce  qui  représente  un  intérêt  de  4  liv.  st.  5  sh.  (S  d. 
sur  un  capital  de  100  liv.  st.  » 

De  la  carie  sèche  dans  les  bois  de  construction  el  dans 
les  bdtimens.  — Dans  un  des  derniers  numéros  de  la  col- 


3^4  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

lection  intitulée  (i)  Mémoires  sur  V architecture  navale , 
on  lit  quelques  observations  curieuses  sur  une  maladie  à 
laquelle  les  bois  sont  exposés,  et  qu'on  appelle  carie  ou 
pourriture  sècbe.  On  annonça,  ily  a  quelques  années,  qu  elle 
s'était  introduite  dans  nos  constructions  navales,  et  mena- 
çait de  détruire  insensiblement  notre  marine.  Cette  nou- 
velle répandit  les  plus  vives  alarmes  dans  toute  la  nation  , 
et  le  parlement  s'en  occupa  dans  une  de  ses  dernières  ses- 
sions. 

Voici  le  l'ésumé  des  observations  insérées  dans  le  nou- 
veau recueil  que  nous  venons  de  citer. 

La  carie  sèche,  que  l'on  suppose  plus  dangereuse  qu'elle 
ne  l'est  réellement  pour  nos  constructions  nautiques,  et  sur 
laquelle  on  n"a  acquis  que  depuis  peu  des  notions  exactes, 
se  manifeste  par  le  développement  d'excroissances  végétales 
à  la  surface  des  bois  de  charpente;  excroissances  qu'au- 
jourd  hui  l'on  sait  être  de  la  nature  des  champignons.  Ce 
terme  de  carie  sèche,  qu'on  ne  rencontre  dans  aucun  do- 
cument officiel,  antérieurement  à  l'année  1808,  est  nou- 
veau; mais  la  maladie  qu'il  désigne  est  fort  ancienne,  elles 
annales  des  tems  les  plus  reculés  en  font  mention.  Dans 
l  Ecriture  Sainte  il  en  est  question  sous  le  nom  de  plaie 
ou  lèpre  des  maisons  (2).  Pépys,  secrétaire  de  la  marine 
en    1784,  rapporte  que  cette  année  on  lança  trente  vais- 
seaux de  ligne  qui  furent  en  peu  de  tems  attaqués  de  celte 
maladie,  elqu  on  eiileva  de  leurs  cales  des  vesses-de-loups 
grosses  comme  le  poing.  Le  Foudroyant ,  vaisseau  de  qua- 
tre-vingts canons,  lancé  en  1798,   fut  trouvé  quatre  ans 
après  (en  1802)  dans  un  état  de  dépérissement  complet 
produit  par  la  même  cause.  En  181 1,  la  reine  Charlotte , 
vaisseau  de  cent  canons,  mis  à  l'eau  seulement  depuis  qua- 

(1)  Pnperson  n.^al,  nnliiteciure  uiid  o(hei  sitf>/ects  cunntctetl  nit/-  noi-ai 
science. 

^■1)  I.e\:tiquc  ,  chai).  l  {. 


DU  COMMERCE,   DE  l'iKDTJSTUIE  ,   ETC.  3^5 

torze  mois,  subit  un  sort  pareil.  Dès  ce  momenl  on  com- 
mença à  s'occuper  sérieusement  de  cette  plaie,  et  on  la  dé- 
signa pour  la  première  fois  sous  le  nom  de  carie  sèche, 
nom  qu'elle  a  toujours  conservé  depuis.  Toutefois  ce  terme 
a  été  employé  trop  indistinctement;  mal  appliqué,  il  a  ré- 
pandu dans  le  public  des  idées  fausses,  des  craintes  exa- 
gérées. Borné  à  son  véritable  sens,  ce  mot  doit  s'entendre 
de  la  décomposition  du  bois,  accompagnée  dechampignons, 
ou  produite  par  le  développement  de  ce  végétal. 

L'auteur  de  cet  article  expose  ensuite  les  causes  de  la 
carie  sèche,  et  fait  connaître  les  diverses  précautions  prises 
dans  les  chantiers  de  la  marine  anglaise  pour  en  préserver 
les  bois  et  les  navires  ,  et  pour  la  guérir  quand  elle  existe. 
Il  n'a  pu  traiter  cette  matière  sans  rendre  justice  au  mérite 
d'un  ouvrage  publié  à  ce  sujet  par  M.  Knowles ,  employé 
au  ministère  de  la  marine ,  et  intitulé  Examen  des  moyens 
employés  pour  la  conservation  des  bois  et  des  vaisseaux 
dans  la  manne  britannique  (i).  Il  y  rend  compte  des  di- 
vers essais  qui  ont  été  faits,  tant  pour  prévenir  que  pour 
guérir  la  carie  sèche  ,  ainsi  que  du  résultat  qu'ont  produit 
ces  expériences.  Voici  à  cet  égard  comment  s'exprime  l'ar- 
ticle que  nous  analvsons  : 

«  Les  moyens  qu'on  emploie  aujourd'hui  dans  nos  chan- 
tiers de  construction,  pour  la  conservation  des  bois,  consis- 
tent principalement  à  les  dessécher  sous  des  hangars ,  à 
les  tenir  plongés  dans  l'eau  salée,  à  en  détacher  le  bois 
vert  qui  peut  s'y  trouver,  à  enduire  de  goudron  minéral 
et  à  peindre  leur  surface,  et  enfin  à  injecter  le  fond  des 
bâtimens  d'un  mélange  de  goudron  et  de  blanc  de  plomb. 

1)  Le  séjour  des  bois  sous  des  hangars,  enles  garantissant 


(i)  Note  DvTr.  llaéle  traJuit  depuis  |  eu  en  français  j-ar  ordre  de  S.  E. 
je  liiinistrc  de  la  in«riiie. 


3^6  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

des  effets  du  soleil  et  de  la  pluie,  est  un  excellent  moyen 
pour  les  dessécher,  pourvu  qu'on  ne  les  entasse  pas  et  qu'on 
favorise  la  libre  circulation  de  l'air  autour  de  leur  surface. 

»  L'immersion  dans  l'eau  a  pour  effet  d'expulser  promp- 
tement  du  bois  les  autres  substances  liquides ,  et  pour  cela 
l'eau  salée,  en  raison  de  ses  propriétés  alcaliques,  est  pré- 
férable à  l'eau  douce-,  son  action,  il  est  vrai,  est  beaucoup 
moindre  sur  les  substances  végétales  que  sur  les  substances 
animales ,  mais  elle  suffit  pour  arrêter  le  dépérissement  des 
bois  de  construction.  On  les  préserve  encore  en  ôtant  l'é- 
corce  susceptible  d'une  putréfaction  rapide ,  et  en  empê- 
chant que,  par  son  contact,  la  putrescence  ne  se  communi- 
que à  l'aubier.  L'enduit  de  goudron  et  la  teinture  appliqués 
sur  les  bois  les  garantissent  des  gersures  et  empêchent  que 
le  champignon  ne  germe  à  leur  surface ,  et  exemptent  les 
bois  d'essences  différentes,  qui  se  trouvent  en  contact,  de  la 
fermentation  qui  pourrait  résulter  de  la  diversité  des  prin- 
cipes végétaux  qu'ils  contiennent.  L'injection  du  mélange 
de  goudron  et  de  blanc  de  plomb  dans  les  pièces  qui  doivent 
composer  le  fond  des  bâtimens  a,  entr'autres  avantages 
qu'il  serait  trop  long  d'énumérer ,  celui  de  préserver  éga- 
lement le  bois  d'une  manière  efficace ,  et  d'y  étouffer  le 
germe  du  champignon,  en  bouchant  tous  ses  pores, 

»  Outre  ces  moyens  employés  pour  la  préparation  des 
bois  de  construction,  il  en  est  un  autre  non  moins  impor- 
tant et  généralement  en  usage  aujourd'hui  pour  la  conser- 
vation des  bâtimens  :  il  consiste  à  les  mettre  à  l'abri  de  la 
pluie  pendant  qu'on  travaille  à  les  construire  ou  à  les  ra- 
douber. Inutile  de  démontrer  qu'en  s'introduisant  dans  les 
fentes  du  bois  et  dans  les  interstices  des  ais ,  la  pluie  con- 
tribue pour  beaucoup  au  dépérissement  des  navires.  Poiu- 
ne  négliger  aucune  précaution  conservatoire,  on  place  sou- 
vent au-dessus  d'eux  une  toiture  temporaire ,   et  on  leur 


DU  COMMERCE,    DE  l'iINUUSTIUE  ,  ETC.  S'j'J  . 

donne  des  ventilateurs  en  enlevant  une  portion  de  la  cloi- 
son qui  divise  la  cale,  et  en  laissant  des  ouvertures  entre 
les  sabords  ou  dans  le  pont. 

»  Il  est  à  remarquer  cependant  qu'une  circulation  d'air 
qui  ne  serait  pas  habilement  ménagée  aurait  aussi  ses  in- 
convéniens.  Elle  tend  à  faire  contracter  le  bois,  à  désunir 
les  ais  ^  il  importerait  donc  de  procurer  au  bâtiment  un 
courant  d'air  qui  pût  suffire  pour  le  maintenir  dans  l'état 
sain,  sans  trop  faire  jouer  le  bois.  Nul  doute  que  l'ob- 
servation aidée  de  l'expérience  ne  parvienne  à  trouver  le 
juste  milieu  auquel  il  est  important  de  s'arrêter,  quant  à 
l'état  hygrométrique  des  constructions  navales.  » 

Ohseivalions  sur  la  chute  du  pont  suspendu  des  Inva- 
lides,  à  Paris,  par  M.  Robison ,  de  la  société  royale 
d'Edinbourg.  —  «  Gomme  je  n'ai  point  vu  les  lieux,  im- 
médiatement après  l'événement,  le  compte  que  je  puis 
en  rendre  ne  sera  pas  complet.  En  visitant  les  travaux, 
quelques  jours  auparavant ,  je  commençai  à  craindre  que 
l'on  n'eût  pas  assez  fait  pour  la  solidité.  On  ne  devine  point, 
à  Tinspection  du  projet  de  construction  ,  tel  qu'il  a  été  pu- 
blié, pourquoi  l'on  n'a  pas  opposé  une  résistance  directe 
à  la  résultante  des  deux  directions  de  la  chaîne,  vers  le 
point  d'attache,  résultante  qui  partage  en  deux  parties 
égales  l'angle  formé  par  ces  directions.  Les  pilots  et  la 
maçonnerie  qu'ils  supportent  ne  sont  point  dans  le  sens  de 
la  poussée,  dont  il  s'agissait  de  contrebalancer  l'effort;  el 
même ,  la  forme  de  cette  maçonnerie  semble  peu  assortie 
à  sa  destination.  Dans  la  construction,  telle  qu'elle  a  été 
faite,  rien  ne  pouvait  empêcher  un  mouvement  de  rotation 
dont  les  effets  accumulés  seraient  devenus  sensibles  avec 
le  tems,  et  auraient  infailliblement  entraîné  la  chute  du 
pont.  Tôt  ou  tard ,  on  aurait  été  dans  la  nécessité  de  pren- 
dre le  parti  auquel  on  s'est  résigné  avant  la  fin  des  tra- 


3^8  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

vaux  5  on  aurait  démonté  les  chaînes  et  enlevé  le  tablier 
du  pont. 

))  Pendant  la  courte  visite  que  je  pus  faire  sur  les  lieux, 
je  vis  une  fissure  dans  la  masse  à  laquelle  les  chaînes  sont 
attachées;  vers  le  haut,  l'ouverture  était  de  près  d'un 
pouce  :  c'était  un  avertissement  salutaire ,  il  a  été  compris. 

»  On  aurait  dû  remarquer  aussi  quelques  inconvéniens 
inséparables  de  la  multiplicité  des  chaînes  et  de  leur  rap- 
prochement. La  température  ne  pouvait  être  répartie 
également  dans  cet  assemblage  :  une  des  chaînes ,  plus 
fortement  échauffée ,  se  serait  dilatée  plus  que  les  au- 
tres, et  n'aurait  plus  supporté  convenablement  sa  part  de 
la  charge. 

»  Quant  à  l'exécution,  soit  de  l'ensemble,  soit  des  dé- 
tails de  ce  grand  ouvrage ,  je  ne  puis  qu'en  faire  l'éloge  \ 
s'il  eût  réussi ,  il  aurait  été  l'un  des  plus  beaux  ornemens 
de  la  capitale  de  la  France,  et  de  la  magnifique  situation 
où  il  était  placé.  » 

«  Construction  d' une  chaumière  pour  trente  shellings.  » 
—  Tel  est  le  litre  d'un  brochure  publiée  à  Glasgow ,  par 
M.  Miller,  et  qui  a  reçu  du  public  un  accueil  favorable. 
Sans  examiner  jusqu'à  quel  point  elle  peut  introduire  une 
économie  réelle  dans  nos  constructions  rurales,  elle  nous 
mettra  dans  le  cas  de  faire  un  reproche  assez  grave  à  nos 
voyageurs  agronomes ,  et  notamment  au  célèbre  Arthur 
Young.  M.  Miller  prend  la  peine  d'inventer,  à  Glasgow, 
l'un  des  procédés  du  pisé  ^  art  pratiqué  dans  quelques  pro- 
vinces de  France,  et  qui  remonte  peut-être  jusqu'au  tems 
des  Druides ,  et  encore ,  ce  procédé ,  réinventé  en  Ecosse, 
n'est-il  pas  lo  meilleur ,  ni  le  plus  commode  dans  l'appli- 
cation. Le  pisé  a  ('té  le  ^ujet  de  dissertations  très-longues 
et  très-multipliées  dont  les  agronomes  français  ont  rempli 
leurs  ouvrages,  (^.oinlerean  voulut   l'introduire   partout  , 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDUSTRIE  ,   ETC.  3^9 

même  dans  rarchitecture  ornée.  Si  nous  voulons  nous  ap- 
proprier cet  art ,  au  lieu  de  le  créer  lentement  chez  nous, 
et  par  une  suite  d'essais ,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  le  pren- 
dre tout  fait  chez  nos  voisins,  et  profiler  de  leur  expé- 
rience? Mais  nos  agronomes  nous  ont  laissé,  à  cet  égard, 
dans  une  complète  ignorance-,  ils  lisent  peu  les  ouvrages 
français ,  et  quand  ils  voyagent  en  France ,  ils  vont  trop 
vite  et  ne  voient  pas  assez  de  choses,  ni  assez  bien.  Les 
voyages  d'Arthur  Young ,  trop  superficiels  même  pour  le 
tems  où  ils  furent  écrits,  ne  sont  plus  instructifs;  c'est 
un  ouvrage  à  refaire^  en  y  consacrant,  non  pas  quelques 
mois,  mais  des  années;  en  séjournant,  et  non  pas  en  cou- 
rant d'une  province  à  une  autre,  sans  avoir  le  tems,  ni  les 
moyens  d'en  connaître  une  seule. 

Navigation  par  la  vapeur  au  Bengal.  ■ —  Nous  em- 
pruntons à  la  Goveniuient  Gazette  de  Calcutta  les  détiails 
suivans  sur  l'état  de  la  navigation  au  moven  de  la  vapeur 
danà  le  Bengal. 

«  Des  bateaux  à  vapeur  ont  été  lancés  sur  le  Hongly  ou 
Bharagutti  et  ils  sont  aiijourd  hui  en  pleine  activité.  On 
en  sent  chaque  jour  tous  les  avantages;  ils  facilitentiles 
moyens  de  transport ,  et  les  communications  entre  Calcfitta 
et  les  villes  voisines  sont  devenues  beaucoup  plus  rapides. 
La  Cornet  et  le  Firejly  se  rendent  régulièrement  à  Chiu- 
surah  et  on  commence  à  en  établir  sur  la  plupart  des  fleu- 
ves de  l'Hindostan.  On  s'occupe,  en  ce  moment,  de  la 
construction  de  deux  nouveaux  bàtimens  que  l'on  destine, 
d'après  l'autorisation  de  la  cour  des  directeurs,  à  la  navi- 
gation exclusive  du  Gange.  Les  mines  de  charbon  du 
Silhet,  celles  que  l'on  a  récemment  découvertes  à  Assam, 
sont  très-favorables  aux  spéculateurs,  et  sans  doute  le 
Barampouter  et  les  rivières  de  nos  frontières  orientales  ne 
tarderont  pas  à  se  rouvrir  de  bateaux  à  vapeur.  « 


38o 


NOUVELLES  DES  SCIENCES 
BOURSE  DE  LONDRES. 


Priv  des  cet  ions  dans  les  dijfcrcns  canaux ,  docks ,  tt^wanx  hj  - 
druidiques ,  compagnies  des  mines  ,  etc. ,  etc.  ,  pendant  le 
mois  de  juin  1827. 


CANAUX. 


A>liton 

Rirmlngliam... 

C^v^^t'T-  ••; 

Ele^mere  et  Chester 

('..an.ie  Jcmctiim 

Huddeisliel.1 

Kennït  et  Avon 

I.ancastre 

Lceds  et  Liverpool 

Osfoid 

Ké^ent 

Rnclidale 

Stafford  et  Woiccstei-.  . . . 

Trent  et  Mersey 

Warwick  et  Birmiii^liaïu. 
Worcester  et  iilein-  ...... 


(commercial 

[ndes  orientales. . 

L.uidres 

Sle.-Catlicriae,  . . 
Indes  occideotales 


TRAVAUX  HYDRAULIQUES. 


Lotul.es  (oriental.-) 

(iranile  Jonction 

Kent 

Lona.es  (méridio.iale). 
Middlesex  occidental.'.. 


COMPAGNIES  DU  GAZ. 


Cité  de  Loadies.  .  . 
Nouvelle  cité  de  Lo 

Phénix 

Impériale 

Générale  unie 

Westminster 


CO.>IPAGNIES  D'ASSURANCE. 


Albion 

Alliance.    .    .  .  . 
Iil.    maritime. 

AiL-is . 

Gritisli  coiuinerc 

Gl.)l)e 

Gardian 

""P<;-.-, 

I  m  pénale.  .   .   . 
iV/.    sur  l:i   vil 

Law  lifc 

Lond.es 

Protecteur.   .   .  . 
R..ck 


Pau 

primitif 

des 
Actions. 


Montant 
des 


40 
8.Ï 
140 


5o 
100 


Cours 
en 
Juin 


iSo 

295 

.4.. 

106 

3<i 

iS 

26 

■i.i 

390 

28 

9S 
Sio 
1800 
2SÏ 

47 


80 

83 
84 
47 
201 


8  10 

4  .■; 


4  «:  li 


Echanj: 


DU  COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE,   ETC. 


38 


COMPAGNIES  DES  MINES. 


Anglo-Mexicaine.  .   .  . 
IJ.  Chilienne. 

Bolanos 

Brésilienne 

Colombienne 

Mexicaine 

Real   del  monte.    .  .  . 
Mexicaine- Unie.     .  .  . 


Compagnii 
Exploitatii 
Compa 
Id. 


SOCIÉTÉS  DIVERSES. 

ic  d'Agricullnre  Australienne. 

ion  du  fer    anglais 

ie  d^A^riculture  du  Canada.  . 

de  la  Colombie 

Navigation  par   la  vapeur 

Banque  provinciale  irlandaise 

Compagnie  de  Rio  delà  Plata 

Id.        de  la  terre  de  Van  Diemea.  .  . 

Rever^ionarv  interest  Society 

Compagnie  du  passagesous  la  Tamise..  . 

Pont  de  Waterloo 

Pont  de  Vauxhall 


des 
Actions. 


100 
100 

400 
100 
100 
100 
400 
40 


Mont 
de^ 


85 
3"  5 


400 


8 
3'  10 


Juin 
182'. 


42 

205 


3  i5 
21  10 
2  10 
3 

55 
5 


Cours  des  fonds  publics    anglais    et    étranger'S ,   depuis 
le  1^  mai  iSt.'j  jusqu'au  ij^  juin  182^. 


FONDS   ANGLAIS.                                          ■  Plus  haut.  Plus  bas.      dern.cou... 

Bank  Stock,  8  p.  0/0 206  1/2 .. ,  2o3  1/4 . .   206   . . , . 

3  pour  0/0  consolidés — —   —    .... 

3  p.  0/0  réduit 86  82  3/8. .     85  i/j 

3  i/'2  p.  0/0    réduit ■ — — —    .... 

Nouveau  4  p-  0/0 — — —  .... 

Longues  annuités  expirant  en   i8Go ic)  i3/i6.  ig   i/8..      19  ^/i 

Fonds  de  l'Inde; ,    10  1/2   p.  0/0 — ' — —    .... 

Obligations  de  l'Inde  ,  4  p-  0/0 86s.  p. n».  70s.  p. m.  SGs.p.m. 

Billets  de  l'Echiquier,  2  d.  par  jour 53  s.  p. m.  4i^P-i'^-   53s.  p.m. 


j8'i  -NOUVELLES  DES  SCIENCES,   ETC. 

FONDS     Él.HASGFIlS.  Fin.  ilaul  l'iu-  i  :,>  Jtril.  cour,, 

Obligalu»us  aulrichieantis,  5  p..i>yo.>  . . .  .  ^92. 91   172..  yi     >• 

iJ.  du  iirésil td 09  3/8..  56  3/4-.  69     » 

/<y.  de  Buenoi-Ayrcs. . . .   fa  p.   0/0 Go3/4-.  071/2..  60   i/a 

Id.  du  Cliill. id. 29  1/2 . .      27 l'i    \/i 

irf.  de-Colombie  ,  1622..   id. 281/2    .      23 26   1/2 

Id.           id.,            1624..  id 821/2..     27 3o  1/2 

Id.    du  Daneinarck o  p.  0/0 èi5l6..     61 62   1/2 

Rentes  françaises 5  p.  0/0 101  3/4- •    loo 10 1  3/4 

Id 3  p.  0/0 721/2..      70 72   1/2 

Obligations   grecques....   5  p.  0/0 18  i/4<.      iS 16    1/2 

/rf.  Mexicaines 5  p.  0/0 567/8..  54  1/8..  56  1/4 

Id.        Id 6  p.  0/0 707/8..  681/8..  701/4 

/«^.Péruviennes Go.  0.0. 27 23 26     » 

Id.  Portugaises 5  p.  0,0 7b 74  1/4 •  ■  7^  3/4 

iJ.  Prussiennes,   i3i8 id 991/8..  971/4.-  9^3/4 

Id.          id.          1822 id 100  3/8..  981/2..  100     » 

Id.  Russes . ..  id 98  1/8  .  -  911/2..  93      » 

Id.  lispaL^.^oles id 12  3/4  .  .  11  3/4 . .  12     >■ 


Kl\    ni'    DOU/.iF.AII-:    VOLl'.Mf-. 


TABLE 


U  E  s    ai  A  T  1  F.  R  E  S    DU    DOUZIEME    \'  O  L  U  ftl  E . 


Pag. 

Machiavel  et  son  siècle.  {Edinburgh  Rc^'iew.  ) 5 

Sciences  ÉcoNOiMiQUES.  —  i.  Sllualion  commerciale,  fi- 
nancière et  mora!e  de  rAngJeterre.  i^Statistical  Illus- 
tration. ) 49 

2.  Hisloire  <  l  principes  d(  s  Assurances  sur  la  vie.  [Edin- 
burgh Revicw.  ) igS 

Histoire  naturelle.  —  i.  Les  Ab  illes.  (  London  Ma- 
gazine. ) 78 

9..  Pigeons  Américains.  (  Philo sophicid  Journal.  ) 21g 

Beaux   esprits   contemporains.  —  i .  '  Wordsworih  , 

Crabbe  et  Canipbell.   {^New  Hlonthly  M(igazi7ie.) .      6i 

2.  Godwin (  ,ld.  )  9.53 

Souvenirs  de  rilalle [  I^-)  ^9 

Histoire.  —  Insurrection  générale  de  l'Espagne,  contre 

INapoléon  Bonaparte,  en   1808 256 

"Voyages.  — Statistique.—  i.  TNeuvième  Ie:tre  sur 

l'Orient.  La  Terre-Sainte.  (  New  Monthly  JJag.  ),  .    109 

a.  La  Crimée.  (  A.tiafic  Journal.  ) lag 

5.  Lettres  sur  THindostan.  (  Quarterl)    Rcview .  ).  .  .  .    9,80 
4.  Dixième  ieUre  sur  l'Orient.  Damas    [^Netv  Monthly 

Magazine.  ) 5i5 

MÉLANGES.  —  I .  Les  Soc  étés  de  Londres.  ,   Flowers  of 

Literatus e.  ) 1  44 

2.  Vie  d'un  savant  Hongrois  à  Paris.  (  New   Monthly 
Magazine.  ) , i48 

3.  Origine  des  journaux  en  Angleterre i  54 

4 .  Les  plaisirs  de  Brighton 55o 

5.  Figure,  caraclcre  et  usages  des  Birmans.  {^London 
Magazine.  ) , 556 


384  TABLE    DES    MATIÈRES. 

6.  We  des  Anglais  à  la  campagne 55ç) 

7.  De  rinlroiUiction  et  de  l'usage  du  tabac  eu  A.ngle- 
terre 5^6 

Nouvelles  des  sciences  ,    de  la  litteratrue  ,   du 

COMMERCE,  des  ARTS   INDUSTRIELS,    DE  L'aGRICUL- 
TURE  ,    ETC.  ,  ETC 160   et   552 


FJN    DE    LA    TABLE    DU    DOUZIEME    VOLUME. 


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