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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1829"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1829revuebritann26saul 


REVUE 

BRITANNIQUE. 


lâiâ^yiiri 


CHOIX  D'ARTICLES 


TRADUITS  DES  MEILLEURS    ECRITS   PERIODIQUES 


f(t   ^^ranbc -^^rcf a()ne^ 


SL'R  LA  LITTÉRATURE,  LES  BEAUX- ARTS,  LES  ARTS  INDUSTRIELS  , 
l'agriculture,  la  géographie,  le  CO.-MMERCE,  l'ÉCONO.MIE  POLE- 
TIQUE,    LES   FINANCES,    LA    LEGISLATION,    ETC.,    ETC.; 

Par  MM.  Saulnier  Fils  ,  ancien  préfet,  de  la  Socie'te'  Asiatique,  directeur 
de  la  Iie<:ue  Britannique;  DoNDEY-DuPRÉ  Fils,  de  la  Société'  Asiatique; 
Charles  Coquerel  ;  Ph.  Chasles  ;  L.  Am.  Sedillot;  Genet;  West, 
Docteur  en  INIcdecinc  (  pour  les  articles  relatifs  aux  sciences  mé- 
dicales )  ,  etc. 


Kcoxne    SruiL|t-è!)iooieui€'. 


Parb, 


Au  BUREAU  DU  JOURNAL,  Rue  de  GRENELLE-St.-HoNORÉ  ,  No  29; 
Chez  DONDEY-DUPRÉ  PÈRE  ET  FILS,  imp.-lib., 

Rue  Richelieu  ,  .Vo  /|-  Us ,  ou  rue  Saint-Louis ,  No  4f>  ^  au  Marais. 


1829 


IMPRIMERIE   DE   DuyDEY-I>trT^E. 


SEPTEMBRE    1829. 

REVUE 


I^ttferafur^. 


AIODERNE  POESIE  SCANDINAVE. 


J^'EuROPE  lellréc  soupçonne  à  peine  l'existence  d'une, 
poésie  et  d'une  littérature  toutes  spéciales ,  isolées  dans 
les  glaces  du  nord  ,  et  cependant  pleines  de  vie,  de  jeu- 
nesse et  de  chaleur.  Les  idiomes  du  Danemarck ,  de  la 
Suède  et  de  l'Islande  sont  peu  connus^  les  communica- 
tions avec  les  races  Scandinaves  sont  passagères  et  rares  : 
cette  vanité  qui  fait  parade  de  ses  richesses,  et  jette  un 
vernis  de  gloire  éphémère  sur  sa  médiocrité  même ,  est 
étrangère  au  génie  de  ces  contrées.  Les  noms  de  Teignèr, 
Franzèn,  Gejcr,  Atterbom  ,  Nicander^  poètes  suédois 
d'un  mérite  distingué  ,  ne  sont  pas  même  parvenus  jus- 
qu'à la  plupart  des  critiques  européens. 

Essayons  de  soulever  une  partie  du  voile  qui  cache 
cette  littérature  digne  d'attention .  Elle  produit  peu ,  mais 
elle  est  pleine  de  sève  et  de  force.  La  concentration  des 


G  MODERNE   POÉSIE   SCAKDIIV AVE. 

])cnsëos ,  la  puissance  crâne  imagiiialion  (jni  se  replie  , 
pour  ainsi  dire,  sur  elle-même  et  dédaigne  la  ])rodiga- 
lilé  des  mois  j  de  savantes  recherches ,  exprimées  par  des 
résuUals  et  non  par  des  volumes  de  commenlaires^  un 
laconisme  singulièrement  caraclérisli(|uo-,  un  mépris  pro- 
noncé pour  ce  déluge  de  j)hrases  dont  les  écrivains  conti- 
nentaux cherchent  si  souvent  à  couvrir  le  désert  de  leurs 
idées  :  tels  sont  les  traits  les  plus  remarquables  qui  signa- 
lent les  productions  intellectuelles  de  ces  régions.  Vous  di- 
riez que  les  nouveaux  écrivains  Scandinaves  adorent  en- 
core, comme  leurs  ancêtres,  le  dieu  du  Silence,  Vider, 
symbole  de  la  puissance  cachée  et  de  la  force  intime. 
Quand  Aliîeri  voyagea  dans  le  nord ,  il  fut  surtout  frappé 
du  silence  solennel  de  la  nature  :  ce  n'étaient  plus  tous  ces 
bruits  confus  des  contrées  méridionales,  murmures  d'in- 
sectes, bourdonnemens  indistincts,  échos  nombreux, 
signes  d'une  puissance  de  vie  qui  se  répand  au  dehors  et 
déborde,  pour  ainsi  dire  \  mais  un  calme  énergique  et  une 
grandeur  muette  ,  qui  semblait  cacher  en  elle-même  son 
activité,  la  resserrer  et  la  comprimer  pour  l'accroître. 
Dans  ces  climats  ,  le  même  génie  préside  aux  travaux  et 
aux  créations  de  l'esprit^  point  de  hvres  frivoles,  de 
compilations  fastidieuses,  d'artifices  de  librairies  ,  d'imi- 
tations du  goût  à  la  mode,  destinées  à  capter  la  multitude^ 
point  de  souscriptions  annoncées  par  de  magnifiques 
prospectus,  déceptions  imaginées  par  l'amour  du  gain, 
vestibules  pompeux  qui  conduisent  à  des  chaumières.  Un 
petit  nombre  de  volumes  substantiels,  dont  le  ])rix  véri- 
table est  en  raison  inverse  de  leur  poids  matériel.  Un  seul 
libraire  de  la  foire  de  Leipsick  publie  plus  de  feuilles  d'im- 
pression par  année ,  qu'il  n'en  sort  des  presses  suédoises 
pendant  le  même  espace  de  lems  :  et  tel  écrivain  de  se- 
cond ordre,  en  France  ou  en  Angleterre,   a  plus  écrit 


MODEUNE    rOÉSIE  SCAKDIKAVE.  7 

vn  cinq  années  de  sa  vie,  que  lous  les  poêles  cilés  plus 
haut. 

Celte  aversion  pour  la  tautologie  et  la  période  est  pous- 
sée à  un  point  extraordinaire  en  Suède  et  en  Daneniarck  ; 
il  semble  que  les  poètes  et  les  savans  de  ces  deux  pays 
prennent  la  plume  en  dépit  d'eux-mêmes  et  abrègent, 
autant  qu'U  est  en  eux  ,  une  tâche  qui  interrompt  le 
travail  de  leur  pensée.  Rien  ne  contraste  plus  vivement 
avec  riiabilude  germanique  de  tout  écrire,  de  laisser 
couler  sur  le  papier,  qui  soufTre  tout,  une  multitude  de 
niaiseries  obscures,  d'accumuler  hiéroglyphes  sur  hiéro- 
glyphes, de  lancer  dans  le  public  ses  songes,  ses  fantai- 
sies, ses  cauchemars,  ses  pressenlimens,  ses  chimères, 
ses  indigestes  théories  ,  ou  des  volumes  d'annotations  sur 
un  comma  ,  sur  un  accent ,  sur  une  diphthongue.  En  Al- 
lemagne, il  règne  une  démangeaison  d'écrire  universelle 
et  contagieuse.  En  Suède,  le  premier  soin  d'un  auteur 
est  d'épargner  son  tems  et  le  votre. 

Une  nature  terrible  et  sévère,  même  dans  ses  jours  les 
plus  beaux,  des  rapports  peu  fréquens  avec  l'Europe 
centrale,  une  situation  isolée  aux  confins  de  notre  hé- 
misphère, rendent  les  habilans  des  pays  dont  je  parle 
étrangers  et  même  insensibles  aux  frivolités  capricieuses 
et  aux  éphémères  nouveautés  de  nos  littératures  mo- 
dernes. Mais  là  s'est  conservé  ce  souffle  poétique,  éteint 
dans  toulcs  les  régions  de  l'Europe.  En  Angleterre,  un. 
immense  amour  du  gain  ,  un  mouvement  industriel  dont 
l  activité  est  presque  fébrile  ^  la  crainte  et  le  pressenti- 
ment des  bouleversemens  politiques  ^  les  chances  du  com- 
merce-, l'orgueil  d'une  vieille  société  aristocratique  et 
factice,  ont  banni  la  poésie  des  rapports  sociaux.  La 
France ,  avec  sa  civilisation  tourmentée  par  les  tiraille- 
mens  de  tous  les  partis,  sa  profonde  fatigue,  ses  terreurs 


8  MODERKE  POÉSIE  SCANDINAVE. 

et  sa  sociabilité  raffinée  ,  est  éminemment  anli-poéliquc. 
L'Italie,  pourrie  depuis  si  long-tems,  est  tombée,  à  cet 
égard,  bien  plus  bas  encore.  L'Espagne  n'existe  pas. 
Quant  à  l'Allemagne,  elle  n'a  qu'une  sorte  de  poésie,  le 
mysticisme  qui ,  mêlé  à  ses  mœurs  domestiques  et  sou- 
vent triviales,  touche  à  la  niaiserie  et  produit  un  étrange 
amalgame.  Mais  dans  ces  vieilles  forets,  sous  ces  rochers 
séculaires  du  nord,  au  bruit  des  vagues  de  l'Océan  qui 
baignent  ces  contrées,  que  nous  sommes  tentés  de  croire 
couvertes  de  ténèbres  cimmériennes,  la  muse  a  trouvé 
un  asile  assuré  contre  l'empiétement  d'une  civilisation 
tumultueuse  et  exclusive ,  qui  l'a  poursuivie  et  l'a  chassée 
jusqu'aux  limites  mêmes  de  notre  continent. 

En  Suède ,  l'existence  sociale  conserve  encore  un  ca- 
ractère de  simplicité  extrême.  C'est  le  pays  le  plus  pauvre 
de  1  Europe,  mais  c'est  celui  qui  a  le  moins  de  besoins. 
Au  lieu  de  cette  industrie  de  luxe ,  qui  se  tourmente  sans 
cesse  pour  inventer  de  nouvelles  jouissances ,  et  qui  éloi- 
gne chaque  jour  davantage  de  la  nature  une  société  déjà 
si  artificielle ,  au  lieu  de  ces  nouveaux  désirs  et  de  ces 
nouvelles  douleurs  que  nous  ajoutons  d'année  en  année 
à  la  somme  de  nos  passions  et  de  nos  peines,  la  popula- 
tion suédoise,  laborieuse  et  probe,   n'est  occupée  qu'tà 
conquérir  les  bienfaits  d'un  sol  fécond  sans  doute,  mais 
qui  exige  des  soins  assidus.  Lutte  continuelle,  propre  à 
entretenir  cette  vigueur  physique  et  morale  si  nécessaire 
aux  peuples  et  à  prévenir  l'énervement  dont  nous  sommes 
menacés.  Pour  une  telle  nation,  la  nature  a  encore  des 
mystères  :  tous  les  voiles  ne  sont  pas  déchirés.  La  doc- 
trine de  Viililité ,  qui  pourrait  bien  n'être  autre  chose  en 
définitive  que  l'amour  du  gain,  sous  le  manteau  de  la  phi- 
losophie, n'a  pas  pénétré  jusque-là.  La  moralité  des  classes 
inférieures,  l'existence  des  traditions  antiques,  conser- 


MODERNE  POÉSIE  SCANDINAVE.  9 

vécs  dans  leur  intégrité,  Tamour  du  pays,  rcspiitdc 
l'aniille  qui  ne  s'est  pas  éteint  dans  ces  régions,  tout  con- 
court à  leur  imprimer  un  caractère  qui  n'a  rien  de  bril- 
lant aux  yeux  de  l'économiste  ,  et  qui  même  leur  assigne 
un  rang  inféiieur  parmi  les  contrées  européennes,  mais 
qui,  on  doit  l'avouer,  est  éminemment  favorable  au  dé- 
veloppement des  idées  et  du  génie  poétiques. 

Consigner  un  fait,  ce  n'est  point  se  porter  pour  accu- 
sateur. Loin  de  moi  l'idée  d'intenter  un  procès  ridicule 
aux  progrès  de  la  civilisation  moderne  !  Par  une  suite  de 
l'inévitable  mélange  de  biens  et  de  maux  que  l'homme 
et  ses  institutions  ,  son  génie  et  ses  conquêtes  entraîne- 
ront toujours  après  eux  ,  l'industrie  et  le  commerce 
usurpent  dans  les  pays  civilisés  d'Europe  une  grande 
partie  du  terrain  que  la  religion  ,  la  philosophie,  la  poé- 
sie ,  occupaient  autrefois,  La  littérature  y  devient  spécu- 
lation. Tout  y  est  mécanisme.  Les  combinaisons  de  l'es- 
prit se  soumettent  aux  combinaisons  de  fortune.  On  fait 
des  livres  comme  on  fait  de  la  toile.  L'art  dramatique  et 
la  poésie  se  laissent  envahir  par  cet  esprit  de  trafic  uni- 
versel. Recueillir  une  portion  aussi  considérable  que  pos- 
sible des  jouissances  de  la  vie,  c'est  le  but  avoué  des 
occupations  intellectuelles  ^  et  je  connais  tel  poète  qui  di- 
rige et  répartit  les  travaux  de  son  cabinet  tout  comme 
un  bon  fabricant  distribue  la  besogne  à  ses  ouvriers  et 
surveille  une  main-d'œuvre  dont  la  perfection  fera  sa 
fortune. 

La  vie  d'un  pauvre  jeune  homme  de  notre  tems,  qui, 
doué  d'un  grand  talent  pour  la  poésie  et  d'une  rare  fierté 
d'ame,  mais  dénué  de  ce  talent  mercantile,  nouvel  apa- 
nage des  muscs,  a  consumé  ses  jours  dans  la  misère  et 
l'abandon,  offre  un  contraste  singulier  avec  les  mœurs 
lilléraires  dont  je  viens  d'esquisser  les  principaux  traits.  Il 


10  MODET\^E   POÉSIE  SCANDINAVE. 

est  morl  à  Ihùpilal  comme  OUvay  ,  comme  Gilbert^  il  esl 
mort  jeune  et  dans  le  désespoir  orgueilleux  qu'allumait 
en  son  cœur  la  conscience  d'un  génie  indépendant  et 
délaissé.  Eric  Sjœgren.  Suédois,  plus  connu  sous  le  nom 
de  Vitalis  ,  a  sacrifié  l'espérance  de  sa  fortune  à  Tindé- 
pendanle  fierté  de  son  intelligence-,  il  a  refusé,  au  sein 
de  la  détresse,  les  secours  qu'on  voulait  lui  faire  acheter 
au  prix  d'une  bassesse  :  et  il  est  mort  avant  la  maturité 
de  l'âge,  déjà  célèbre,  mais  toujours  pauvre. 

Nous  empruntons  les  détails  de  cette  vie,  pleine  d'un 
si  triste  intérêt,  à  une  notice  publiée  par  le  Suédois 
F.  G.  Gejcr,  poète  remarquable  et  ami  de  Vitalis.  Cette 
notice  précède  le  recueil  des  poésies  de  A  ilalis  ou  Sjœ- 
gren ,  mis  en  ordre  parle  même  auteur  et  publié  à  Stock- 
holm ,  en  1828  (1). 

Eric  Sjœgren,  fils  d'un  pauvre  paysan  de  Suderma- 
nie,  naquit  en  1794-  Son  père  appartenait  à  cette  classe 
de  prolétaires  qui  loue  ses  bras  et  sa  vigueur,  passe  sa 
^ie  à  labourer  la  terre  d'aulrui  à  la  sueur  de  son  front, 
et  recueille  avec  peine  un  peu  de  pain  pour  prix  d'une 
existence  si  dure  et  si  laborieuse.  Le  jeune  Eric  com- 
mença par  aider  son  père  dans  ses  travaux  -,  mais  lorsque 
venaient  le  soir  et  le  dimanche,  un  désir  de  savoir,  qui 
tourmentait  déjà  cette  intelligence  d'enfant ,  le  portait  à 
copier  au  moven  d'un  couteau,  sur  l'écorce  des  bou- 
leaux et  des  pins,  les  caractères  de  la  Bible  et  du  caté- 
chisme qui  composaient  toute  la  bibliothèque  paternelle. 
On  envoya  Eric  à  l'école  gratuite  de  Trosa ,  dont  le 
maître ,  homme  de  sens  et  de  pénétration  ,  ne  larda  pas 
à  reconnaître  le  germe  d'un  talent  éminent  chez  l'en- 
fant du  journalier  Sjœgicn.   Sur  sa  recommandation, 

(  I  )  Samlddc  Dil.tcr  nf  f'itiilis.  Sluckliolm. 


MODERKE  POESIE  SCANDINAVE.  I  I 

Eric  passa  au  gymnase  de  Slrengnœs ,  ville  épiscopale  du 

Wrslmanland,  d'où  il  sorlil  en  i8i4  pour  entrer  à  Tu- 

mvorsilé  d'Upsal. 

Le  capital  que  notre  jeune  étudiant  apportait  à  Upsal 
montait  à  soixante-huit  francs ,  prix  des  leçons  qu'il  avait 
données  à  un  de  ses  condisciples  plus  jeune  que  lui.  C'é- 
tait toute  sa  fortune^  il  avait  passé  bien  du  temsàracquérir 
et  soulFerl  plus  d'une  privation  pour  le  conserver.  Il  es- 
pérait ,  dit  son  ami  Gejer ,  que  l'habitude  fie  lutter  contre 
la  détresse  et  de  vivre  de  peu  le  soutiendrait  à  travers 
la  vie.  Mais  il  n'avait  pas  calculé  les  souffrances  secrètes 
que  riiumiliation,  l'ambition,  le  besoin  de  gloire,  le 
sentiment  d'une  position  inférieure  à  son  mérite,  de- 
vaient lui  faire  subir.  Il  n'avait  pas  pensé  aux  douleurs 
d'une  existence  obscure,  soumise  aux  caprices  du  riche 
qui  vous  paie  ,  et  exposée  à  tous  les  dégoûts  dont  le  mé- 
rite sans  fortune  est  assailli.  En  vain  il  essaya  de  domp- 
ter le  sort  ;  il  succomba. 

La  méthode  de  l'enseignement  mutuel  est  usitée  en 
Suède,  et  remonte  à  une  époque  fort  éloignée.  Tous  les 
collèges  de  ce  pays  pourraient  avoir  pour  épigraphe  : 
Docendo  discùjius ;  a  instruire  les  autres,  c'est  appren- 
dre. ))  Mais  de  grands  abus  corrompent  les  avantages  qui 

"naissent  de  ce  mode  d'instruction,  lorsqu'il  est  habile- 
ment employé.  Leséphores  ou  surveillans  exigent,  avec 
une  sévérité  beaucoup  trop  rigide,  que  l'on  se  conforme 
non-seulement  au  sens ,  mais  aux  paroles  de  leurs  leçons  : 
les  jeunes  gens  des  classes  supérieures,  chargés  d'exercer, 
auprès  des  élèves  moins  avancés,  l'emploi  de  répétiteurs, 
craignent  de  perdre ,  en  mécontentant  les  redoutables 
éphores  ,  un  titre  et  des  attributions  qui  leur  rapportent 
quelque  argent.  A  peine  instruits  eux-mêmes  de  ce  qu'ils 


12  MODERIVE   POÉSIE  SCAKDI>'AVE. 

se  cliargcnl  crcnscignor ,  ils  redisent  ^vec  une  sei  vile 
cxaclitude  qui  entrave  le  développement  de  leur  esprit, 
les  instructions  des  maîtres.  La  liberté  de  rintelligence 
se  perd  ^  une  sorte  de  basse  hypocrisie,  une  crainte  ri- 
dicule de  déplaire,  un  attachement  pharisaique  aux 
formes  et  à  la  lettre ,  sont  les  résultats  ordinaires  de  ce 
double  abus.  Le  jeune  paysan ,  devenu  à  la  fois  disciple 
et  professeur  de  Tuniver^ité  d'Upsal  ,  trouva  étrange 
cette  habitude  de  répéter  des  mots  sans  les  comprendre, 
et  de  s'embarrasser  moins  du  sens  qu'ils  avaient  que  de 
l'exactitude  avec  laquelle  on  redisait  chaque  période  et 
chaque  paragraphe.  Son  intelligence  vigoureuse  dépassa 
quelquefois  les  limites  tracées  par  les  éphores  auxquels  il 
eut  le  malheur  de  déplaire^  et  la  route  de  son  avance- 
ment se  trouva  obstruée  dès  ses  premiers  pas  dans  la 
carrière. 

Choisi  par  plusieurs  familles  nobles  comme  tuteur  ou 
répétiteur  des  enfans  qu'elles  avaient  envoyés  à  l'uni- 
versité d'Upsal,  il  resta  depuis  le  commencement  de  ses 
études  dans  cette  ville,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  enchaîné 
à  ces  devoirs  fastidieux  et  précaires,  qui  lui  rappor- 
taient à  peu  près  cent  vingt  fiancs  par  an,  le  logement 
et  la  nourriture.  Les  éphores,  qui  seuls  eussent  pu  l'ar- 
racher à  une  telle  existence,  se  gardèrent  bien  de  le  re- 
commander à  la  bienveillance  ou  à  l'attention  des  grands 
et  du  gouvernement.  Il  eut  tout  à  faire  pour  lui-même. 
Plusieurs  poèmes  quil  inséra,  en  1818,  dans  un  An- 
nuaire, et  qu'il  signa  du  nom  j)seudonvme  de  Vitalis  , 
annoncèrent  l'apparition  d'un  nouveau  talent  :  une  mé- 
lancolie profonde  et  douce,  des  accens  platoniques  et 
buaves,  une  sensibilité  vive  ,  caractérisaient  ces  premiers 
essais.  L'année  suivante,  une  collection  de  poésies,  qu'il 


MODERNE  POÉSIE   SCANDINAVE.  l3 

publia,  obliiU  le  plus  grand  succès.  Le  jeune  liommc 
n'avait  pas  encore  appris  la  prudence.  Quelques  satires 
poignantes,  mêlées  ta  ces  tristes  rêveries,  qui  plaisaient 
à  son  esprit  et  convenaient  à  sa  destinée,  le  vengèrent  à 
demi,  en  augmentant  Tirrilalion  de  ceux  qu'il  avait  déjà 
ofifensés. 

En  1822,  le  j)rincc  roval  Oscar,  duc  de  Sudermanie 
et  chancelier  de  Tuniversité  d'Upsal ,  vint  la  visiter  : 
Sjœgren  lui  offrit  le  volume  de  ses  poèmes  :  et  le  prince, 
étonné  d'un  mérite  que  les  murs  d'un  collège  avaient  si 
iong-tcms  caché ,  assura  à  Yitalis  une  pension  d'environ 
cinq  cents  francs ,  somme  considérable  pour  un  homme 
que  la  pauvreté  avait  pris  au  berceau  ,  accompagné  dans 
son  enfance,  et  suivi  dans  la  jeunesse.  Une  année  s'é- 
coula-, Yitalis  jouissait  d'une  situation  calme  qu'il  n'avait 
jamais  goûtée  et  qui  devait  bientôt  lui  être  ravie  :  cette 
modique  somme  était  l'opulence  pour  lui,  qui  avait  si  peu 
de  besoins,  et  qui,  destiné  à  l'indigence,  avait  su  pro- 
portionner ses  désirs  à  ses  ressources.  Quelques  poèmes 
pleins  de  grâce  et  de  charmes  datent  de  cette  époque  pai- 
sible ,  le  seul  heureux  tems  de  toute  sa  vie. 

Pendant  que  les  autres  poètes,  honorés  comme  Yitalis 
des  bienfaits  de  la  cour,  composaient,  à  la  louange  des 
princes  et  du  gouvernement  qui  les  nourrissaient,  dédi- 
caces et  panégyriques,  Yitalis,  ignorant  que  de  pareils 
devoirs  fussent  les  attributions  naturelles  de  sa  charge  et 
le  moyen  de  mériter  la  continuation  de  ces  faveurs,  se 
contentait  d'éiudier  en  silence.  Il  y  avait  à  la  fois  en 
lui  une  ignorance  des  choses  du  monde,  une  fierté  na- 
tive, une  sauvage  indépendance  qui  se  seraient  révoltées 
contre  l'idée  d'acheter  du  pain  par  des  flatteries  en  vers. 
Mais  lorsque  les  rivaux  du  poète  et  tous  ceux  qui  avaient 
part  comme  lui  aux  munificences  royales,  chantaient 


Ijj  MOUERKE    POÉSIE   SCAKOIJN AVE. 

riiyninc  de  reconnaissance  et  les  vertus  de  leurs  maîlres  , 
il  était  impossible  que  le  silence  de  Vilalis,  dont  la  lyre 
rest.iit  seule  mucllc,  ne  fut  pas  remarqué.  Nicander  ve- 
nait de  composer  une  dédicace  au  prince  royal  :  on  at- 
tendait de  Vitalis  le  même  hommage-,  il  n'y  songea  même 
pas.  Les  éphoies  du  collège  auquel  il  était  encore  atta- 
ché s'empressèrent  d'en  faire  la  remarque,  qui,   aug- 
mentée de   tous   les  commentaires  dont  une  ancienne 
malveillance  pouvait  l'enrichir,  parvint  jusqu'aux  chefs 
du  gouvernement.  Sous  le  ministère  d'un  Louvois  ou 
d'un  Walpole,  le  poète  réfractaire  eût  été  aussitôt  privé 
de  ses  émolumens.  On  se  conduisit  avec  plus  de  modéra- 
lion  envers  Vitalis.  Gejer,  son  ami,   fut  chargé  de  lui 
faire  comprendre  que  l'on  attendait  de  lui  non-seiilement 
des  poésies  élégiaques  ou  satiriques,   mais  des  œuvres 
d'un  autre  ordre,  plus  importantes  h  la  fois  et  plus  di- 
gnes d'attirer  l'œil  de  ses  bienHiiteurs.  L'orgueil  du  poète 
fut  blessé  ^  sa  dépendance  lui  apparut  tout-à-coup  comme 
une  triste  et  misérable  chaîne  :  son  honnête  fierté  s'irrita. 
Jl  pensa  que  la  liberté  de  son  intelligence  était  compro- 
mise par  cette  espèce  de  pacte  tacite,  dont  les  clauses 
n'étaient  pas  même  formulées  et  dont  il  pouvait,  à  son 
insu,  blesser  les  conditions  les  plus  nécessaires.  Il  re- 
nonça donc  à  la  pension  de  cinq  cents  francs,  et  se  re- 
plongea volontairement  dans  cette  cruelle  indigence  d'où 
il  ne  sortit  plus  qu'en  quittant  la  vie.  Le  nouveau  recueil 
de  poésies  quil  fit  paraître  fut  dédié,  non  à  un  prince, 
comme  celles  de  Nicander,  mais  à  une  princesse  qui  n'a 
jamais  donné  ni  retiré  de  pensions  :  ^  la  Lune.  Voici 
ce  singulier  morceau,  où  ,  sous  le  voile  d'une  traduction 
en  prose,  qui  ne  laisse  apercevoir  ni  l'élégance,  ni  le 
rhythme  gracieux,  ni  Tatliquc  originalité  du  poète,  ou 
découvrira  cependant  des  traces  de  celte   humeur  que 


MODERNE   POESIE   SCANDINAVE.  1  :) 

le  poêle  écossais  Burns  (i)  possédait  si  bien,  il  tlonl  \  i- 
lalis,  paysan  comme  Hurns  ,  a  donné  plus  crunc  preuve. 


DEDICACE    A     LA    LUNE. 

«<  Reine  au  sceptre  d'argent,  reine  au  trône  d'argent,  déesse 
opulente  du  pauvre  poète;  donne-moi  audience,  ô  lune  î  Un 
charme  sympathique  m'entraîne  vers  le.s  lieux  où  l'éclat  de  Tar- 
ifent étincelle  I  Me  voici ,  mon  livre  sous  le  bras,  solliciteur  in- 
(piiet,  prêt  à  rédiger  tes  louanges  en  belles  rimes.  Mais  com- 
bien me  paieras-tu? 

»  En  vérité  tu  répands  trop  de  lumières  pour  ne  pas  sentir 
mon  mérite  et  comprendre  la  nécessité  de  m'enchaîner  ù  ton 
cliar.  Sois  raisonnable  ;  je  serai  modeste  et  reconnaissant.  Fixe 
mon  salaire,  et  je  saurai  mesurer  sur  les  bienfaits  de  ton  altesse  les 
dons  de  mon  génie.  Mais,  si  tu  me  refuses,  adieu  I  Je  consacre 
mon  œuvre  à  des  protecteurs  plus  utiles ,  et  je  retire  ma  dé- 
dicace. 

»  Cependant,  ô  belle  reine,  tu  daignes  jeter  sur  le  front  du 
poète  un  de  ces  rayons  si  doux  qui  pénètrent  Tame.  C'est  là  tout 
ce  que  tu  me  promets.  Allons,  je  me  résigne  en  attendant 
mieux  I  Couronne-moi  de  ta  flamme  argentée,  et  guide-moi  vers 
quelque  palais  dont  le  maître  veuille  accepter  à  la  fois  mes  ser- 
vices et  le  prochain  poème  qu'enfantera  mon  génie.  » 

Les  six  dernières  années  de  la  vie  de  Sjœgren  ne  fu- 
rent plus  qu'une  longue  lutte  contre  le  malheur.  Une 
fièvre  lente  le  consuma  et  lui  arracha  jusqu'à  sa  der- 
nière consolation  ,  le  bonheur  de  se  livrer  à  ses  études. 
Quelques  traductions  de  l'anglais  et  le  produit  des  leçons 
qu'il  donnait ,  l'aidèrent  à  soutenir  misérablement  son 


(i)  Voyez,  sur  la  vie  (le  Robert  lîurns,  un  article  insc'rc  dans  le  2"]^  nu- 
méro de  la  Revue  Britanniijue. 


l(3  MOUEllKE   POÉSIE   SCAKDINAVE. 

existence.  Il  mourut  dans  l'hôpital  de  Stockholm  ,  le  4 
mars  1828. 

Il  y  a  quelque  chose  de  hien  touchant  et  même  de 
solennel  dans  cette  lutte  constante  d'un  esprit  distin- 
gué, d'une  ame  ardente  et  fière  contre  les  maux  de  la 
vie.  La  détresse  et  la  douleur,  vautours  éternels,  dévo- 
ient le  cœur  de  ce  nouveau  Prométhée,  que  la  nécessité 
enchaîne  sur  son  roc.  En  de  telles  circonstances,  renon- 
cer à  ce  qui  peut  assurer  le  hien-être  de  l'existence,  plu- 
loi  que  de  prostituer  l'indépendance  de  son  esprit , 
mourir  de  faim  plutôt  que  d'écrire  une  dédicace  :  c'est 
sans  doute  une  folie  ,  mais  une  folie  magnanime  et  dont 
peu  d'hommes  sont  capables.  Comme  poète  ,  Sjœgren  , 
dont  la  vie  et  les  malheurs  rappellent  Chatterton  ,  Savage 
et  Gilbert,  se  rapproche  aussi  de  ces  trois  écrivains  par 
Toriginalilé  satirique  de  ses  compositions  et  l'inégalité 
d'un  talent  qui  s'est  développé  sous  des  auspices  si  peu 
favorables.  Il  a  cette  verve  amère  et  poignante  qui  naît 
du  sentiment  de  l'injustice.  Il  sait  immoler  les  mauvais 
poètes  et  frapper  d'un  ridicule  sanglant  leur  affectation 
et  leur  emphase.  Des  élans  de  gaîté  brillante  ,  des  éclairs 
d'esprit,  dans  le  sens  le  plus  ordinaire  de  ce  mot,  tra- 
versent, pour  ainsi  dire,  ses  compositions,  dont  le  fond 
est  sombre  et  mélancolique.  De  là  un  caractère  fort 
singulier  qui  distingue  spécialement  Vitalis. 

Deux  écoles  différentes  de  littérature  et  de  poésie  se 
disputaient  la  prééminence,  lorsque  le  jeune  Sjœgren 
débuta  dans  la  carrière  :  l'une  attachée  à  Boileau  et  à 
Racine  avec  une  imperturbable  et  exemplaire  fidélité  ; 
l'autre  toute  plongée  dans  les  ténèbres  du  mysticisme 
allemand.  Ridicules  toulesdeux,  parce  qu'elles  n'avaient 
rien  de  national,  de  profond,  ni  de  vrai,  elles  remplis- 
saient les  journaux  de  leurs  querelles,  qui  se  sont  repro- 


MODEIIKE  l'OtSIE  SCANDIKAVF.  \n 

ilnilos  en  Ani^lclcrrc,  en  France,  en  Ilalic.  sous  des 
nuances  iliirérentes ,  mais  avec  la  même  absurdité. 
Comme  s'il  existait  dans  le  monde  deux  manières  d'èlre 
vrai  ou  faux  ;  comme  si  le  bon  et  le  mauvais  n'{'taient 
pas,  dans  les  arts,  les  seules  divisions  admissibles  !  Sjnc- 
gren,  malgré  la  véliémence  naturelle  de  son  esprit,  ne 
crut  devoir  s'enrôler  sous  aucune  bannière.  Il  resta 
neutre  dans  une  dispute  qui  des  deux  cotés  choquait  le 
bon  sens  ,  et  se  réserva  le  droit  de  venger  la  raison  eu 
lançant  sur  les  deux  camps  ennemis  les  traits  de  sa  sa- 
tire. Le  pédantisme  des  uns,  les  prétentions  des  autres, 
lui  offraient  un  texte  inépuisable  :  mais  les  classiques 
plus  paisibles,  plus  modestes,  plus  réservés  dans  leurs 
discours,  moins  trancbans  dans  leurs  assertions,  se  lais- 
saient plutôt  oublier  qu'ils  ne  provoquaient  l'épigramme 
et  la  critique.  Ce  fut  sur  les  mystiques  imitateurs  de  la 
muse  germanique  que  Yilalis  et  Tegnèr  ,  autre  poète 
remarquable ,  firent  tomber  leurs  coups  les  plus  redou- 
tables. Ces  gens  avaient  la  parole  haute  et  dure,  le  ton 
rauque  et  âpre,  des  prétentions  sans  bornes,  et  que  leur 
talent  «'tait  loin  de  juslifier.  \ilalis  se  moqua  du  senii- 
mentalisme  prétendu  religieux,  qu'ils  voulaient  intro- 
duire, de  leurs  phrases  obscures,  de  leurs  termes  symbo- 
liques et  bizarres,  de  leur  jargon  théosophique  ,  de  leurs 
innovations  extravagantes.  Les  rieurs  furent  pour  lui  ; 
et  iitterbom,  chef  de  cette  école  (nommée  l'Ecole  des 
Phosphoristes  ,  parce  qu'elle  consignait  ses  doctrines 
dans  le  journal  intitulé  le  PhospJiore) ,  tomba  dans  le 
discrédit  de[)uis  cette  époque. 

Yilalis  est  à  la  fois  lyrique  et  satirique  ,  comme 
Burns,  comme  Jean-Baptiste  Rousseau ,  comme  Horace  ; 
ses  œuvres  lyriques  nous  semblent  fort  supérieures  à 
celles  d'un  autre  genre  qu'il  a  publiées  ou  que  son  ami 

XXVI.  2 


jg  MODEUKE   rOÉSlE  SCA?»DI^AVE. 

(leicr  a  rcnicillics.  Un  scnlimont  religieux  et  profond/ 
nue  sorte  de  recueillement  pieux  à  l'aspect  des  merveilles 
de  la  nature  et  des  destinées  de  l'homme  ,  une  méditation 
tendre  et  triste  sur  les  mystères  de  la  vie  à  venir,  sont 
les  caractères  principaux  de  ses  odes  et  de  ses  effusions 
lyriques.  On  voit  qu'elles  émanent  de  son  ame,  et  que 
le  malheureux,  mécontent  de  la  vie  réelle  ,  s'élance  avec 
énergie  vers  une  région  meilleure.  Le  génie  septentrio- 
nal, le  génie  de  la  contemplation  profonde  respire  dans 
ces  poèmes,  dont  quelques-uns  sont  d'une  grâce  éthérée. 
Nous  essaierons  de  traduire  une  de  ces  pièces,  sans  pré- 
tendre reproduire  ce  charme  pur  et  mélancolique  qui 
tient,  en  grande  partie, à  une  versification  mélodieuse 
et  à  un  rhylhme  léger. 

FANTAISIE     DU     P  R  I N  T  E  M  S , 

«  L'amour  est  ne.  J'ai  cnldidiisa  voi\  ,  j'ai  reconnu  ses 
couleurs.  Il  est  né,  mais  sa  substance  aérienne  fuit  dans  les 
.nirs  ,  glisse  dans  les  vagues  ,  circule  dans  le  feuillage ,  et  échappe 
à  nos  yeux  mortels.  Le  Ilot  du  lac  caresse  sa  rive,  la  brise 
nocturne  souffle  amoureusement  sur  les  hautes  herbes  ;  et  ces 
doux  murmures  des  sapins  agites  le  soir  ,  c'est  l'amour,  c'est  lui 
qui  nous  parle.  J'écoute  ces  accens  légers  ;  et  (juand  les  bou- 
leaux frémissaus  rapprochent  leurs  tiges  balancées ,  quand  au 
crépuscule  tous  les  bocages  retentissent  de  ces  voix  caressantes, 
mon  oreille  avide  et  charmée  reconnaît  l'amour  dans  cette  uni- 
verselle harmonie.  Au  sein  des  fleurs  mêmes,  dans  ces  calices 
pourprés  ,  au  milieu  de  ces  nuances  si  douces ,  des  sympathies 
secrètes  vivent  sous  des  abris  charmans ,  sous  des  rideaux  de 
cazc  diaprée  et  de  soie  écarlate.  Tout  a  un  langage  et  un  lan- 
gage de  tendresse  ;  tout,  jusqu'au  ruisseau  qui  fait  bruire  les 
cailloux  de  sa  rive  et  étinceler  ses  flots  mou  vans. 

»  Nature  I  naturel  je  connais  ton  secret  langage  ;  cet  idiome 
de  flamme  ,  de  fleius  et  de  parfums,  que  les  hommes  dédaignent 


MODEKKF.  rOnSIE  SCANDINAVE.  IQ 

«l  <|ue  jV'ooiilo  avec  délices.  Libre  mainlenaiit ,  je  sais  mieux  le 
( oiuprt'iulre  :  comme  l'oiseau,  long-lems  captif,  s'élance,  remplit 
l'air  de  SCS  chants  de  joie,  <>t ,  tout  en  répétant  son  hymne, 
monte  vers  le  ciel  ,  sa  patrie. 

»  Belles  fleurs  ,  qui  vivez  si  peu  ,  je  viens  rêver  au  milieu  de 
vous  ;  fdles  innocentes  de  la  terre  ,  pures  comme  des  anges  ,  vous 
êtes  passagères  comme  les  hommes  I  Mais  je  me  trompe  :  vous 
ne  mourez  pas.  Quand  l'hiver  vient  ,  quand  la  mort  livre  la 
guerre  à  la  nature  ,  vous  fuyez  devant  les  orages  ;  vous  vous 
endormez  sur  le  sein  de  votre  mère  ;  vos  yeux  se  ferment , 
votre  tige  se  penche  ,  vous  semblcz  à  jamais  évanouies.  Bientôt 
la  vie  et  le  printems  renaissent  ;  et  Dieu  vous  réveille  ;  et  vous 
vous  relevez  sur  vos  verdoyantes  tiges  :  et  vous  saluez  ce  beau 
soled  et  ces  vastes  cieux  qui  retentissent  de  chants  de  joie.  Alors 
se  déroulent  vos  langes  de  verdure  ;  alors  vous  souriez  au 
monde  dans  toute  votre  beauté.  —  Et  moi ,  comme  vous  ,  je  ne 
mourrai  pas  :  j'attends  mon  réveil ,  ma  patrie  ,  le  séjour  de 
mon  père.  Il  demeure  là-bas ,  aux  limites  de  l'horizon ,  là  où  le 
ciel  et  la  terre  se  confondent  dans  une  si  douce  union.  Là  s'é- 
panouira bientôt  mon  ame  fatiguée  ;  là  je  vivrai  enfin ,  après 
l'hiver  de  ma  vie  I  » 

Pauvre  VitalisI  ses  vœux  ne  tardèrent  pas  à  s'accom- 
plir. Ces  régions  inconnues  et  immenses  se  sont  ouvertes 
pour  lui  avant  Theure.  Il  laisse  après  lui  sur  la  terre 
quelques  traces  d'un  talent  remarquable,  une  gloire 
ébauchée  et  un  nouvel  exemple  des  misères  attachées  à 
la  supériorité  de  Tesprit. 

(  Foreign  Review.  ) 


(CN^cottomi^   ^tnrafc. 


DF.5    rLAi'TATIO^S   D'ARBETS   FOfi  EST  I  ERS  O). 


^On  a  souvent  comparé  rL-ducation  des  hommes  à  celle 
des  végétaux.  Les  figures,  les  mélaphores  dont  on  fait 
usage  en  parlant  de  la  première  sont  même  en  partie 
empruntées  à  la  seconde.  Il  y  a  aussi  entre  les  deux  ce 
point  d'analogie  que,  pour  Tune  comme  pour  l'autre ,  on 
a  recommandé  les  systèmes  les  plus  divers  et  même  les 
plus  contradictoires.  Plusieurs  de  ces  systèmes,  loin  d'être 
utiles,  étaient  au  contraire  fort  pernicieux.  On  s'est  égaré 
également  dans  le  choix  des  moyens  dont  on  s'est  servi 
pour  faire  éclore  la  jeune  idée  et  pour  développer  la 
jeune  plante.  Heureusement  la  toute-puissance  de  la  ni\- 
ture  était  là  pour  réparer  les  fautes  du  forestier  et  celles 
de  l'instituteur. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  trop  compter  sur  elle^  et  le 
planteur  doit  en  aider  l'action,  en  soumettant  sa  pra- 
tique à  une  judicieuse  théorie.  Il  existe  certains  prin- 
cipes sans  lesquels  on  n'obtiendra  jamais  de  grands 
succès,  même  dans  les  situations  les  plus  avantageuses  , 
tandis  que  dans  beaucoup  de  cas  ils  compenseront  les 
imperfections  du  climat  et  du  sol.  Mais  ces  règles  ont  un 


(i)  Note  du  Tr.  Cet  article  est  sorti  de  la  plame  de  W'alter  Scott , 
comme  les  divers  articles  d'e'cooomie  rurale  ,  inse'rés  dans  nos  nume'ros 
a8  ,  ^(j  et  48-  Il  est  facile  de  reconnaître  dans  cet  article,  comme  dans 
les  pre'ce'dens  ,  les  touches  gracieuses  et  |ilttoresqucs  du  romancier. 


DES    PLAîXTATIOnS   1)  ACBREi   FORESTIEÎtS.  Il 

caractère  i^ôiH'ial,  et  lorsqu'on  les  applique ,  il  convient 
de  les  modifier  avec  les  circonslances.  L'observation 
î>ervilc  de  pratiques  de  détail  serait  plus  funeste  que 
profitable.  Par  malheur  il  arrive  fréquemment  que  ceux 
<pii  établissent  des  systèmes  insistent  surtout  sur  ces 
observances  minutieuses^  ce  qui  conduit  à  ces  doc- 
trines empiriques  de  toute  espèce  qui  prévalent  davan- 
tage dans  cette  branche  de  Téconomie  rurale  que  dans 
aucune  des  autres.  De  là  ces  prépossessions  violentes  et 
exclusives  en  faveur  de  certaines  espèces  d'arbres-,  de  là 
aussi  ces  théories  absolues  et  contradictoires  sur  la  ma- 
nière de  préparer  le  sol,  sur  les  époques  auxquelles  on 
doit  planter,  etc.  Certains  planteurs  soutiennent  ces 
opinions  opposées  avec  le  même  entêtement  et  la  même 
confiance  que  si  Dieu  lui-même  les  eût  révélées  au  pre- 
mier des  hommes  et  des  forestiers ,  et  que  s'ils  les  avaient 
reçues  de  celui-ci  par  une  tradition  directe. 

ÎNotre  intention  n'est  pas  d'examiner  en  détail  ces  opi- 
nions diverses,  et  de  décider  entre  elles,  mais  seulement 
de  rendre  compte  des  résultats  de  l'expérience  que  nous 
avons  acquise,  en  surveillant  pendant  seize  années  con- 
sécutives des  plantations  que  nous  avions  faites  sur  une 
assez  grande  échelle,  dans  un  terrain  dont  la  plus  forte 
partie  était  en  friche.  Toutefois  nous  joindrons  à  nos 
propres  observations  les  plus  remarquables  de  celles  que 
nous  avons  recueillies  dans  le  bel  ouvrage  que  M.  Mon- 
teath  a  publié  sur  cet  important  sujet  (i).  Aucun  autre 
ne  présente  assurément  un  plus  haut  intérêt  pour  nous. 
Il  y  a  déjà  loiig-lems  que  le  patriotisme  de  lord  Mel ville 
a  sonné  l'alarme  sur  la  destruction  violente  ou  le  dépé- 


(i)    T/ic   Foresler' s  Guide  and  profitable  Planlcr.  By  Robert  ?Jon- 
t«ath.  Seconde  édition. 


32  DES    l'LAINTATlOlHS    D  AUBRES    FOTIESTIEUS. 

risscmcnt  graduel  de  nos  grandes  forêls,  et  sur  Tupalhie 
avec  laquelle  Tadministralion  en  laissait  consommer  la 
ruine. 

<(  On  calcule,  écrivait  cet  homme  d'état  en  1810, 
que,  sans  comprendre  les  forets  royales  ,  il  existe  plus  de 
quatre-vingts  millions  d'acres  dont  aucune  partie  n'est 
encore  à  un  très-haut  point  de  culture,  et  dont  il  n'exisie 
j)a3  moins  de  vingt  millions  loul-à-rail  en  friche.  Ce  se- 
rait assurément  une  politique  bien  peu  prévoyante  que 
de  continuer  à  charger  le  commerce  extérieur  de  four- 
nir à  nos  chantiers  le  bois  dont  ils  ont  besoin,  tandis 
qu'en  plantant  une  portion  de  ces  terrains,  et  sans  ré- 
duire la  masse  de  nos  denrées  alimentaires,  il  serait  si 
facile  de  nous  passer  de  tout  secours  étranger,  et  d'as- 
surer à  jamais  l'approvisionnement  d'un  article  sur  le- 
quel reposent  notre  force ,  notre  gloire  et  même  notre  in- 
dépendance nationale.  » 

Ces  vérités  une  fois  reconnues,  il  est  évident  que  c'est 
surtout  pendant  la  paix  que  nous  devons  songer  à  ac- 
croître les  forces  de  la  nation  ,  et  la  préparer,  en  la  for- 
tifiant, à  soutenir  avec  honneur  des  guerres  à  venir.  Un 
patriotisme  désintéressé  trouverait  sans  doute  la  récom- 
pense de  ses  efforts  dans  l'espoir  d'assurer  à  notre  ma- 
rine de  nouveaux  triomphes,  et  dans  la  satisfaction 
d'orner  le  sol  de  la  patrie,  en  couvrant  des  terres  en 
friche  des  plus  magnifiques  productions  de  la  nature,  et 
de  préparer,  avec  lenteur  il  est  vrai,  mais  avec  sûreté, 
des  changemens  qu'il  serait  impossible  d'effectuer  d'une 
autre  manière.  Cependant  nous  ne  pouvons  pas  nous  dis- 
simuler que  ces  considérations  seraient  insuffisantes  aux 
yeux  de  beaucoup  de  propriétaires ,  et  qu'il  faut  aussi 
leur  parler  d'écus  et  de  profils.  Nous  prouverons  donc  à 
ces  derniers  qu'au  moyen  d'une  légère  somme  dépensée 


DES   PLA.NTATIONS  D  ARURES  FOllESTIEUS.  ^3 

sur  chaque  acre  ,  ils  augmenteront  leur  revenu  au  lieu 
lie  le  réduire.  En  nous  bornant  à  les  entretenir  de  Tac- 
croissemcnt  des  forces  de  la  patrie  ou  de  rembellissement 
de  ses  paysages,  nous  nous  exposerions  fort  à  ce  qu'ils 
nous  répondissent,  comme  Harpagon  à  Frosine,  quand 
elle  lui  parle  des  attraits  de  sa  maîtresse  :  «  Oui,  tout 
cela  n'est  pas  mal-,  mais  ce  compte-là  n'a  rien  de  réel, 
€l  il  faut  bien  que  je  toucbe  quelque  chose.  » 

Notre  sujet  se  divise  naturellement  en  deux  branches 
principales  :  les  plantations  utiles  et  celles  d'agrément. 
Toutefob  cette  division  n'est  pas  absolument  exacte,  car 
il  est  bien  difficile  de  considérer  ce  sujet^^sur  un  de  ces 
points  de  vue,  sans  toucher  fréquemment  à  l'autre.  On 
ne  peut  guère  faire  une  grande  plantation,  sans  embel- 
lir l'aspect  du  pays^  et,  d'un  autre  côté,  l'ébranchement 
des  plantations  de  pur  agrément  indemnise  le  proprié- 
taire de  ses  avances  :  mais  ces  deux  espèces  de  plantations 
n'en  doivent  pas  moins  être  considérées  comme  deux 
parties  distinctes  du  même  art.  Nous  avons  déjà  con- 
sacré un  article  à  Tune  d'elles  (i)^  nous  allons  aujour- 
d'hui nous  occuper  de  l'autre ,  dont  l'importance  est,  à 
tous  égards,  bien  supérieure. 

Le  genre  de  plantations  le  plus  utile,  celles  qui  avec  le 
moins  de  frais  procurent  en  définitive  le  plus  de  profit, 
sont  les  plantations  que  l'on  fait  sur  de  vastes  portions 
de  terres  incultes.  On  crée  ainsi  de  grands  bois  sans  faire 
perdre  au  sol  la  valeur  d'un  seul  épi,  et  même  sans  di- 
minuer essentiellement  les  produits  de  l'éducation  des 
bestiaux  -,  car  il  est  incontestable  que  chaque  fois  que 
l'on  pourra  créer  une  belle  et  imposante  forêt,  en  fai- 
sant paître  ceux  de  la  ferme  dans  un  pâturage  plus  res- 

(i)  Voyez  rarllcle  sur  les  jardins  pitlorcsqucs  et  les  plantations  d'a- 
grément, inséré  dans  notre  46^  numéro. 


^4  UES  VLA^TA.TIO?{S   D  ARBr.ES   FORESTIERS. 

serre,  mais  plus  fécond,  il  en  résultera  un  grand avan- 
toge  pour  le  propriétaire,  sans  qu'il  y  ait  pour  cela  un 
j)!éjr.dicc  notable  pour  le  tenancier  et  bien  moins  e;icore 
pour  les  animaux  qui  se  procureront  sans  peine  el  avec 
moins  de  danger  une  nourriture  abondante. 

Rien  n'est  [)lus  facile  que  Texéculion  du  plan  quç  nous 
allons  proposer,  si  on  la  tente  sur  une  grande  éclielle. 
Elle  sera  utile  aux  pauvres  comme  aux  riches  :  aux  pau- 
vres, en  leur  prociiiant  des  occupations  saines  ft  pro- 
longées ^  aux  riches ,  en  créant  des  valeurs  dans  des  lieux 
qui  n'en  avaient  presque  aucune.  Mais  ce  n'est  pas  seule- 
ment le  propriélaire  foncier  et  ses  dépendans  qui  en  tire- 
ront avantage-,  ce  plan  sera  utile  à  toutes  les  cUsses  de 
la  société  et  surtout  aux  classes  industrielles  et  m<?rcan- 
liles  ,  en  diminuant  le  prix  excessif  des  bois  de  construc- 
tion ,  et  par  suite  en  réduisant  dans  une  proportion  \rès- 
forte  les  frais  de  bâtisse  de  nos  navires. 

Les  hauteurs  du  pays  de  Galles,  celles  des  comtés  àe 
Derby,  de  Cumbcrland,  de  ISorthumbcrland,  etc. ,  ains'. 
que  les  grandes  friches  et  les  régions  montagneuses  qui 
composent  la  plus  grande  partie  île  l  Ecosse,  ont  le  même 
caractère  etprésentent  le  même  aspect.  Partout  vous  aper- 
cevez de  longues  séries  de  rocs  nus  et  de  bruyères  qui  se 
gonflent  en  collines  et  en  montagnes  ,  et  que  coupent 
de  grands  lacs  et  des  rivières  dont  plusieurs  sont  navi- 
gables. Tout  annonce  ,  dans  ces  lieux,  que  la  nature  les 
avait  choisis  pour  les  couvrir  de  forêts^  et,  en  eflet, 
jadis,  sans  être  secondée  par  Thomme,  elle  les  en  avait  en- 
tièrement revêtus.  C'est  ce  qu'attestent  l'histoire,  la  tra- 
dition, ces  buissons,  ces  souches  de  vieux  arbres  qui  s'y 
trouvent  encore,  et  ces  bois  souterrains  enfouis  dans  les 
marécages.  Ces  forets  n'occupaient  [las  sans  doute  les 
points  les  plus  élevés  des  montagnes  et  les  plus  exposés  à 


DES    PLA>TAT10rfS    d'aHUHES   rORESTIEUS.  ^5 

la  violence  des  vents  :  cependant  c'est  une  chose  élon- 
n.inle,  quand  une  fois  les  vallées  et  les  inclinaisons  de  ces 
it'':;ions  montagneuses  sont  boisées  ,  avec  quelle  promp- 
tilnde  les  arbres  profilent  des  abris  que  leur  oflVent  les 
ravins  et  les  fondrières  des  montagnes  pour  s'établir,  de 
degrés  en  degrés ,  à  des  points  d'élévation  où  un  plan- 
teur judicieux  n'eût  jamai;,  tenté  de  les  faire  atteindre. 

Ces  bois  ont,  pour  la  plupart,  cessé  d'exister  depuis 
loiig-tcms.  Des  causes  diverses  ont  eonlribué  à  en  dé- 
lermiiier  la  ruine.  Do  grandes  forêts  qui  occupaient  des 
buifaces  assez  unies  ont  été  détruites  par  l'action  gra- 
l'uclle  delà  nature,  qu'accélérait  l'extension  des  maré- 
cages. Le  bois  qu'elles  produisaient  ne  rapportait  rien  au 
propriétaire  ,  parce  que  Télat  des  routes  ou  celui  du  pays 
en  général  ne  permettait  pas  de  transporter  des  articles 
aussi  volumineux  et  aussi  lourds,  quel  qu'en  fût  le  prix 
ailleurs.  C'est  dans  cet  état  de  choses  que  quelques  arbres 
se  desséchaient  et  périssaient.  Un  orage  les  renversait 
ensuite,  et  ils  tombaient  souvent  dans  un  ruisseau  près 
duquel  ils  avaient  crû  et  fleuri,  sans  que  personne  son- 
geât à  les  en  retirer.  La  source  ,  arrêtée  dans  sa  marche, 
saturait  d'eau  stagnante  le  sol  voisin  ,  et  convertissait  en 
mar(!cage  les  terrains  que  son  cours  avait  autrefois  des- 
séchés. Les  racines  d'autres  arbres  venus  sur  ce  sol  s'é- 
branlaient à  leur  tour  dans  cette  terre  molle  et  bourbeuse 
qui  ne  tardait  pas  ensuite  à  les  corrompre.  Le  premier 
coup  de  vent  renversait  sans  peine  ces  arbres  qui  n'ad- 
héraient plus  que  faiblement  au  sol,  et  par  leur  chute 
ils  mettaient  encore  de  nouveaux  obstacles  au  cours  de 
l'eau.  Bientôt  même  leurs  troncs  finissaient  par  dispa- 
raître sous  les  couches  de  limon  qui  augmentaient  sans 
cesse  en  profondeur  comme  en  étendue.  Dans  les  comtés 
d'Inverness  et  de  Ross,  on  peut  encore  observer  aujour- 


S>()  nrS   PL.\>T\TIO>S  d  ardres   forestif.rs. 

dlnii  hi  marche  de  celte  Iransformîilion  successive  d'une 

Ibrét  en  marécage. 

iSIais  ce  n'est  point  là  Tunique  manière  dont  les  forets 
aient  péri,  et  c'est  souvent  à  la  main  de  1  homme  qu'il 
faut  reporter  la  cause  de  leur  destruction.  Depuis  Agri- 
cola  et  Sévère  jusqu'à  Cromwell ,  la  hache  du  conquérant 
a  renversé  à  plusieurs  reprises  ces  moyens  naturels  de 
défense  qui  arrêtaient  ses  progrès.  C'est  ainsi  qu'ont  dis- 
paru de  grandes  forets  placées  sur  les  versans  de  hautes 
montagnes  ou  sur  le  bord  de  ruisseaux  rapides  ,  qui  n'é- 
taient pas  susceptibles  de  se  convertir  en  marécages. 

La  nature  cependant,  avec  son  élasticité  ordinaire, 
aurait  promptement  réparé  les  pertes  causées  par  la  vio- 
lence de  l'homme,  et  de  nouvelles  crues  d'arbres  au- 
raient remplacé  ceux  que  la  hache  avait  abattus  ,  si  une 
insouciance  coupable  n'eût  pas  paralysé  ses  efforts.  La 
foret  d'Ettricke  ,  par  exemple  ,  vaste  étendue  de  pays  qui 
contient  deux  cent  soixante-dix  milles  carrés,  considérée 
comme  une  chasse  rovale  jusqu'au  règne  de  Charles  P*", 
était  entièrement  boisée,  excepté  dans  les  endroits  trop 
élevés  pour  que  les  arbres  pussent  y  croître.  Vers  1700, 
une  grande  partie  de  cette  forêt  naturelle  restait  encore  5 
cependant  aujourd'hui,  à  l'exception  des  tailliers  d'Harc- 
head  et  d'Elibank  ,  et  de  quelques  bouquets  d'arbres  sur 
les  bords  de  l'Yarrow  ,  elle  a  entièrement  disparu.  Nous 
avons  vu  nous-méme  le  compte  d'une  vente  d'arbres  faite 
dans  ce  district,  qui  ne  s'élevait  pas  à  m.oins  de 6,000  l.  st., 
(  150,000  fr. ),  somme  qui  paraîtra  très-considérable  si 
on  considère  qu'à  cette  époque  le  pays  était  couvert  de 
bois,  que  la  demande  était  bien  moins  élevée,  et  que 
les  transports  ne  s'effectuaient  qu'à  grande  peine  et  avec 
beaucoup  de  frais.  Il  fallait  que  l'on  eût  abattu  un  bien 
grand  nombre  d'arbres  pour  produire  alors  une   aussi 


DES   rLA>TATIONS   D  ARRHES   FORESTIERS.  2^ 

grosse  somme.  A  la  même  (époque  les  tuteurs  du  noble 
propriétaire  donnèrent  des  ordres  pour  enclore  cette  foret 
naturelle ,  afin  d'en  assurer  la  conservation  ^  mais  leurs 
intentions  à  cet  égard  furent  si  mal  remplies,  que  soixante- 
dix  ou  quatre-vingts  ans  après,  à  peine  existait-il  dans 
toute  la  propriété  de  quoi  faire  un  bâton  de  marcbe.  On 
s'expliquera  une  destruction  aussi  épouvantable,  quand 
on  saura  qu'après  la  grande  coupe  dont  nous  venons  de 
parler,  on  avait  placé  dans  la  forêt  un  troupeau  de  chè- 
vres ,  l'espèce  de  bétail  la  plus  dangereuse  pour  la  con- 
servation du  bois. 

Au  fait  l'agriculture  ,  comme  le  dit  l'oncle  Tobie ,  de 
la  noble  science  de  la  défense ,  a  ses  points  faibles.  Ceux 
qui  s'occupent  d'une  des  branches  de  l'art  sont  naturel- 
lement disposés  à  avoir  des  préventions  contre  d'autres 
branches  qui  cependant  ne  sontpasmoins  utiles.  Le  labou- 
reur ,  par  exemple,  trouve  du  plaisir  à  faire  disparaître 
le  gazon  partout  où  il  en  rencontre,  quoique  les  plus  sim- 
ples réflexions  devraient  l'engager  à  le  réserver  pour  la 
pâture  des  bestiaux.  Le  berger,  au  contraire,  considé- 
rait jadis  tous  les  endroits  occupés  par  des  arbres  comme 
des  usurpations  faites  sur  son  domaine  -,  et  pour  satisfaire 
sa  malveillance  contre  eux,  il  s'appliquait  activement  à 
les  détruire.  C'est  à  ces  déplorables  préjugés  qu'il  faut 
surtout  attribuer  la  ruine  des  grandes  forêts  du  nord.  Le 
peu  de  disposition  que  les  propriétaires  avaient,  en  gé- 
néral, à  enclore^  l'introduction  tolérée,  si  même  elle 
n'était  formellement  permise,  du  bétail  et  des  trou- 
peaux ,  dans  les  bois  que  l'on  avait  coupés ,  ont  été  les 
causes  lentes,  mais  efficaces,  de  l'état  de  nudité  où  se 
trouvent  aujourd'hui  de  grands  districts,  que  l'instinct 
poétique  du  peuple  ne  nommait  jadis  que  par  cette  dé- 


'2?t  DKâ   rLA>TATlO>-S    l)'ARr>llES    lOllESTl  ERS. 

signntion  affeclueuse  de  la  bonne  veric  foret  (i).  Au 
surplus  le  l'ait  inconlcslable  de  riinciennc  exislence  de 
ces  forèls  doit  suffire  pour  slimuler  le  zèle  des  proprié- 
Inires  fonciers  ,  et  les  engager  à  Taire  tous  leurs  efforts 
])our  recréer  ces  scènes  qui  répandaient  jadis  sur  tout  le 
pays  je  ne  sais  quelle  grâce  sauvage  que  Tignorance, 
Tapiilliie  ,  la  prévention  ont  si  malheureusement  fait 
évanouir. 

Maintena!)t  nous  allons  examiner  comment  ce  but  peut 
être  alleint  avec  le  moins  de  frais  et  le  plus  de  profils 
possible. 

La  première  chose  à  faire,  dans  une  entreprise  de  ce 
genre,  c'est  de  choisir  un  forestier  habile,  et  de  le 
mettre  en  mesure  de  se  procurer,  chaque  fois  qu'il  en 
aura  besoin,  un  nornbLC  convenable  d'ouvriers  intelli- 
gens  et  actifs.  Si  la  plantation  doit  se  faire  sur  une  grande 
échelle,  il  sera  bon  que  ces  ouvriers  soient  établis  sur 
les  lieux  mêmes  ou  dans  le  voisinage  immédiat.  Leur 
lems  pourra  être  utilement  employé  dans  toutes  les  épo- 
ques de  Tannée  5  successivement  ils  seront  occupés  à  en- 
clore, àplanter,  à  élaguer,  etc.,  sans  qu'aucun  de  leurs 
momens  soit  perdu. 

11  est  nécessaire  ensuite,  toujours  dans  la  même  hypo- 
thèse, que  le  planteur  ait  une  ou  plusieurs  pépinières 
le  plus  rapprochées  possible  du  sol  qu'il  veut  boiser. 
jNous  n'avons  certes  aucune  envie  de  nuire  à  l'industrie 
des  pépiniéristes.  Lorsqu'un  propriétaire  veut  planter 
un  ou  deux  acres,  nous  trouverions  absurde  qu'il  fît  lui- 
même  la  dépense  et  prît  la  peine  d'élever  les  plants; 
mais  lorsque  l'opération  se  fait  en  grand,  il  est  de  la 

(i)  The  good  j^rcen  woud. 


DES   PLANTATIONS   I)  ARIJRF.S   FORESTIERS.  ig 

plus  haute  importance  que  les  jeunes  arbres  puissent 
passer  une  ou  deux  saisons  dans  une  pi^pinière  qui  lui  ap- 
partienne. M.  INIontealh  insiste  pour  que  cette  pc'pinière 
de  seconde  Jîiairi ,  comme  il  Tappelle,  soit  remplie  de 
jeunes  arbres,  de  deux  ou  trois  ans  d'âge,  choisis  chez 
les  pépiniéristes  de  profession  ,  en  observant  avec  raison 
que,  de  cette  manière,  le  planteur  évite  une  opération 
difficile  et  dispendieuse,  celle  de  faire  éclore  le  jeune 
plant  de  la  semence,  sans  perdre  aucun  des  avantages 
des  pépinières.  Toutefois  il  faut  veiller  à  ce  que  le  lieu 
où  Ton  choisira  1rs  sujets  dont  on  a  besoin  ne  soit  pas 
trop  éloigné,  et  ne  pas  imiter  ces  propriétaires  qui  vont 
prendre  à  Glasgow  les  plants  qu'ils  transportent  aux 
Hébrides. 

Les  avantages  des  pépinières  de  seconde  main  sont 
nombreux  et  divers.  D'abord  les  plants  ne  sont  pas  trans- 
férés tout-à-coup  des  terres  grasses  et  bien  abritées  où 
les  pépiniéristes  les  élèvent ,  dans  un  sol  stérile  et  exposé 
à  la  violence  des  vents ,  et  ils  s'accoutument  peu  à  peu  au 
climat  et  au  terroir  du  lieu  où  ils  doivent  être  définiti- 
vement déposés.  En  second  lieu  ,  les  interruptions  si  nui- 
sibles aux  travaux  des  planteurs  se  trouvent  ainsi  consi- 
dérablement réduites.  Rien,  comme  on  sait,  ne  contribue 
davantage  au  succès  des  opérations  de  ce  genre  que  la 
possibilité  de  liansporter  rapidement  les  sujets  de  la  pé- 
pinière au  lieu  de  la  plantation.  Or  c'est  ce  qui  est  im- 
y)raticable  lorsque  la  pépinière  n'est  pas  dans  le  voisinage. 
11  arrive  trop  souvent,  quand  les  plants  ont  été  pris  à 
une  certaine  distance,  que  le  tems  change  dans  le  trajet  5 
lorsque,  par  exemple  ,  les  jeunes  plants  ont  été  saisis  par 
le  froid  ,  on  n'a  d'autre  ressource  que  de  les  enfouir  dans 
quelque  fossé  ,  d'en  couvrir  les  racines  avec  de  la  terre, 
et  de  les  laisser ,  dans  cette  position ,  des  jours  et  des 


?)0  d;-.s  ^LA^TATIO^s  d'arbres  forestiers. 

semaines  cnlièros  ,  jusqu'au  momcnl  où  la  Icmpéralurc 
devient  plus  douce. 

Une  chose  non  moins  importante,  c'est  le  choix  des 
terrains  à  planter.   Le  hon  sens  indique  naturellement 
ceux  qui  ne  doivent  pas  Tèlre.  Aucun  liomme  raison- 
nahle  n'ira  assurcMuent  mettre  des  arbres  dans  de  bonnes 
terres  labourables  ou  dans  des  champs  fertiles,  capables 
de  produire  du  blé  ou  de  fournir  aux  bestiaux  une  nour- 
riture succulente.  11  n'y  a  que  le  désir  d'orner  les  appro- 
ches d'une  habitation  champêtre  qui  pourrait  faire  excu- 
ser une  détermination  de  ce  genre;  mais,  même  dans 
cette  hvpolhèse  ,  un  propriétaire  judicieux  hésiterait  en- 
core à  détruire  un  bon  pâturage,   tandis  qu'il  pourrait 
planter  ailleurs,  sans  faire  les  mêmes  sacrifices.  Le  terrain 
doit  être  partagé  en  bois  et  en  prairies  ;  et  en  général  il 
n'est  pas  difficile  de  faire  la  plantation  de  manière  à  ce 
([u'ellc  soit  très-utile  aux  bestiaux.  Quand  le  propriétaire 
voudra  faire  son  choix,  le  fermier,  auquel  tout  autre  mode 
d'exploitation  serait  plus  agréable,  ne  manquera  pas  de 
lui  présenter  des  observations,   de  l'entretenir  d'obsta- 
cles imaginaires  :  mais  il  ne  devra  tenir  aucun  compte  do 
ces  avis  timides  et  intéressés;  car  c'est  avec  une  main 
hardie  que  le  sol  doit  être  réparti  en  prairies  et  en  bois. 
Si  le  planteur  ne  doit  pas  mettre  d'arbres  dans  ses  meil- 
leures terres,  il  ne  faut  pas  non  plus  que  par  un  excès 
opposé  il  exclue  de  sa  plantation  tous  les  sols  qui  ne  sont 
pas  décidément  mauvais.  Chaque  fois  que  l'on  a  fait  ces 
misérables  économies,  les  résultats  en  ont  été  funestes 
sous  tous  les  rapports.  D'abord  la  dépense  des  enclos 
s'accroît  beaucoup  ;  car,  pour  former  ces  mesquines  plan- 
tations ,  il  faut  établir  un  grand  nombre  de  petites  haies 
particulières  et  leur  faire  faire  beaucoup  de  circuits,  qui 
seraient  inutiles  si  l'opération  se  faisait  d'une  manière 


DES   TLA^TÀTIOAS  DARUUES   FOUESTIERS.  3l 

jil US  largo  et  plus  libérale.  F.u  second  lieu ,  rien  n'est 
plus  choquant  pour  la  vue,  plus  hideusement  contraire 
à  tout  ce  qui  la  flatte  et  la  repose.  Nous  connaissons 
deux  jolies  collines  qui  offraient  jadis  à  Toeil  une  belle 
ligne  ondulée  avec  mollesse-,  depuis  on  en  a  couvert  les 
€xtrémiléssupérieuresd'un  cercle  régulier  de  sapins  d'un 
ton  sombre,  et  il  semblerait  qu'on  a  enfoncé  sur  leur 
sommet  une  vilaine  cape  noire.  Quelques  plantations, 
avec  les  angles  durs  et  bizarres  qu'on  leur  a  fait  faire 
pour  les  empêcher  d'empiéter  sur  Therbe  de  la  prairie  , 
offrent  l'aspect  de  lip^nes  de  circonvallations  ou  des  bou- 
lingrins de  l'oncle  Tobie.  D'autres  encore  ont  reçu  des 
formes  plus  fantasques  et  plus  grotesques  \  nous  en  avons 
vu  qui  ressemblaient  à  des  taries  à  deux  sous,  à  des 
pelotes,  et,  faut-il  le  dire?  à  une  paire  de  culottes  sus- 
pendues à  l'étalage  d'un  fripier.  Dans  ces  divers  cas, 
les  arbres  isolés,  privés  de  l'appui  qu'ils  se  seraient  donné 
réciproquement,  s'ils  eussent  été  plantés  en  masse  , 
avaient  l'air  grêle  et  chétif,  et  tandis  qu'ils  décrédilaient 
le  jugement  du  planteur,  ils  n'offraient  ni  plaisir  pour 
ses  yeux  ni  profit  pour  sa  bourse. 

Un  propriétaire,  dont  les  vues  auraient  plus  de  lar- 
geur, procéderait  d'une  manière  bien  différente.  Il  sau- 
rait que  quoique  les  arbres,  productions  les  plus  impo- 
santes du  règne  végétal,  aient  un  tempérament  vigoureux, 
et  qu'ils  viennent  là  où  on  ne  ferait  pas  croître  un  navet , 
ils  sont  sensibles  cependant  aux  soins  qu'ils  reçoivent. 
Aussi  en  choisissant  les  portions  de  terrain  qu'il  vou- 
drait boiser,  il  étendrait  ses  plantations  jusqu'aux  points 
qui  pourraient  en  être  considérés  comme  les  limites  na- 
turelles ^  tantôt  les  faisant  descendre  jusqu'au  pied  des 
collines,  et  tantôt  les  arrêtant  jusqu'au  bord  supérieur 
des  ravins^  s'appliquant  surtout  à  leur  donner  le  carac- 


3a  DES  VLANTATIO^S  DAUBRES   FORESTIERS. 

1ère  (riiîsc  foret  naturelle,  ce  qui  ne  peut  se  faire  que 
lorsqu'on  en  caclic  les  limites,  et  en  suggérant  ainsi  à 
rimaginalion  Ticlée  cîe  l'étendue.  Sans  doute  ,  en  procé- 
dant ainsi,  qutUpies  acres  de  bonne  terre  seront  per- 
dus pour  les  troupeaux  ,  mais  celle  perle  sera  ample- 
ment compensée  par  les  avantages  de  la  j)lanlaUon.  Ce 
n'est  que  dans  les  endroits  bien  abrilés  que  les  arbres 
croissent  rapidcmeut.  Ceux  qui  s'élèvenl  dans  les  bonnes 
terres  de  Texlrémilé  de  la  planlalion  prélent  leur  abii  à 
la  masse  générale  qui  occupe  le5  terrains  plus  pauvres. 
Les  planls  moins  {iivorisés  languissent  long-lems  quand 
ils  sont  livrés  à  leurs  seules  ressources  :  anélés  à  la  fois 
dans  leur  ci  oi^eance  pai-  Tàprelé  des  brises  et  la  j)auvrelé 
des  sucs  qui  les  alimentent,  tout  ce  qu'ils  peuvent  faiic 
c'est  de  vivre,  et  leurs  progrès  sont  presque  insensibles; 
mais  quand  ils  se  tiouvent  dans  le  voisinage  d'arbres 
plantés  dans  des  terres  fortes  et  généreuses,  il  semble 
que  l'exemple  de  ceux-ci  slimulc  leur  ardeur  et  qu'ils 
s'élèvent  rapidement  sur  leurs  ailes. 

En  dessinant  ses  plantations,  le  ])ropiié[aiiXî  doit  sur- 
tout se  laisser  guider  par  les  formes  parlicuîières  du  ter- 
rain dont  il  dispose.  Les  ondulations  d'une  ligne  qui  s'a- 
baisse et  s'élève  toui  à  lour  en  peliles  éminences,  forment, 
sans  contredit,  le  terrain  le  plus  propre  à  des  planlalions. 
INIais  il  fautéviler  l'erreur  trop  commune  d'en  tracer  les 
limites  d'après  un  plan  géométrique  et  non  d'après  l'as- 
pect des  lieux.  On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  que  le  des- 
sin de  l'arpenteur  n'est  qu'une  suruice  plane,  qui  ne 
donne  qu'une  idée  fort  imparfaite  du  mouvement  du  sol. 

Quand  une  fois  les  lieux  auront  été  bien  étudiés,  il 
ne  sera  pas  difficile  de  se  f  lire  quelques  principes  gjfné- 
raux  sur  lesquels  tout  le  monde  tombera  d'accord.  C'est 
ainsi  que  chacun  trouvera  bon  que  les  terres  cultivées 


DES  PLANTAïIOKS   u' ARBRES   FORESTIERS.  33 

soient  dans  les  bas-fonds  et  les  bois  sur  les  bauteurs  ;  le 
forestier,   parce  que  c'est  sur  l'inclinaison  des  collines 
que  les  arbres  viennent  le  mieux  j  et  le  cullivaleur,  parce 
que,  d'après  la  règle  commune,  on  cultive  les  meilleures 
terres  et  on  plante  les  autres,  et  aussi  parce  que  les  bois 
placés  sur  les  éminences  donnent  plus  d'abri  aux  cbamps 
cultivés  que  s'ils  étaient  au  même  niveau.  De  son  côté 
rbomme  de  goût  désirera  que  les  limites  de  sa  plantation 
suivent  les  lignes  de  la  nature  qui  sont  toujours  ondu- 
lées  et  faciles,   ou  imposantes  etbardics,  mais  jamais 
roides  et  formelles.  De  cette  manière  les  bois  à  venir  s'é- 
loigneront ou  s'approcheront  de  l'œil  selon  les  mouve- 
mens  du  sol  où  ils  plongeront  leurs  racines,  précisément 
dans  les  endroits  du  paysage  où  la  nature  les  aurait  elle- 
même  plantés.  Les  seules  personnes  qui  trouveront  à  re- 
dire  h  cet  arrangement  sont  les  admirateurs  exclusifs 
de  la  régularité  mathématique ,  qui  estiment  que  la  bêche 
et  le  boyau  doivent  cire  soumis  à  la  domination  péremp- 
toire  de  la  règle  et  du  compas;  qui  veulent  que  les  en- 
clos soient  partout  de  la  même  forme  et  de  la  même  éten- 
due ;  qui  se  délectent  dans  les  lignes  droites  et  les  angles 
aigus  ;  et  qui  voudraient  que  leurs  champs  et  leurs  bois 
fussent  tracés  sur  le  terrain  avec  une  exactitude  aussi 
rigoureuse  que  sur  le   papier.   Mylord   Stair  avait  fait 
mieux  encore  -,  il  avait  disposé  ses  arbres  en  bataillons 
formant  des  lignes  et  des  colonnes,  afin  qu'ils  pussent 
lui  servir  à  expliquer  les  mouvemens  de  la  bataille  de 
Detlingue.  S'ils  réfléchissaient  un  instant,  les  amateurs 
de  ces  chimères  ne  tarderaient  pas  à  s'en  dégoûter,  car 
ils  se  convaincraient  que  l'objet  qu'ils  se  proposent  ne  peut 
pas  être  atteint.  Il  est  aussi  impossible  de  disposer  des  ar- 
bres en  ligne  droite  sur  la  surface  inégale  d'un  terrain  qui 
n'a  pas  été  nivelé  ;,  qu'il  le  serait  de  tracer  un  diagramme 
XXVI.  3 


S\  DES   l'LAISTATKiRS   D  ARDUES  FOnESTlEHS. 

exact  sur  une  feuille  de  papier  que  Ton  aurait  craborcl 
l'roisséc  clans  ses  doigts.  Toutes  les  ])lantations  faites  d'a- 
près ce  système,  au  lieu  des  formes  régulières  que  Ton 
voulait  obtenir  ,  ne  présentent  qu'une  succession  de 
lignes  brisées,  d'angles  saillans,  de  segmens  de  cercle 
qui  ne  sont  pas  moins  en  opposition  avec  F.uclide  qu'avec 
la  nalure.  11  est  juste  de  dire  que  cette  manière  de  plan- 
ter se  décrédite  de  plus  en  plus  parmi  les  propriétaires , 
et  que  les  fermiers  eux-mêmes  commencent  à  sentir  que 
des  plantations  disposées  avec  intelligence,  en  abritant 
leurs  champs  ou  leurs  pâturages,  en  augmentent  les  pro- 
fits au  lieu  de  les  réduire.  Il  est  à  ma  connaissance  que 
lies  terres  ont  été  affermées  à  un  quart  en  sus  du  prix 
des  baux  précédens,  après  avoir  été  plantées  dans  quel- 
(]ues-unes  de  leurs  parties. 

Lorsque  tous  ces  arrangemens  préalables  ont  été  pris, 
il  faut  ensuite  s'occuper  des  clôtures.  Le  succès  de  la 
plantation  dépendra  en  grande  partie  de  la  manière  dont 
elles  seront  établies.  Un  fermier  judicieux  appréciera 
sans  doute  l'utilité  des  arbres  plantés  par  le  propriétaire^ 
mais  il  ne  faut  pas  espérer  qu'il  s'occupera  beaucoup  du 
soin  de  leur  conservation  ;  et ,  quand  bien  même  il  serait 
disposé  à  y  veiller,  on  ne  pourrait  pas  raisonnablement 
attendre  des  idées  aussi  libérales  de  ses  bergers  qui  ver- 
raient avec  une  grande  apathie  les  incursions  de  leurs 
troupeaux  parmi  les  jeunes  arbres  où  ils  pourraient  faire 
en  un  jour  plus  de  dommage  que  plusieurs  saisons  ne 
pourraient  en  réparer.  Ainsi  donc  la  plantation  ,  quelle 
qu'en  soit  l'étendue ,  doit  être  convenablement  enclose. 
Les  haies  vivessontsans  doute  le  genre  de  clôture  le  plus 
agréable  -,  mais  il  n'est  pas  toujours  possible  de  les  em- 
ployer, surtout  dans  les  plantations  qui  se  font  en  grand. 
Dans  les  mauvaises  terres,  les  plantes  épineuses  ne  réus- 


DES  PLANTAT10>S   UARBHES   FORESTIERS.  35 

sissent  que  lorsqu'on  leur  donne  beaucoup  de  soin-,  il  y 
en  a  même  où  elles  ne  peuvent  pas  venir  du  tout.  On  a 
recommandé  les  haies  de  genêt  ^  mais  celle  espèce  de  clô- 
ture est  précaire  et  exige  une  grande  surveillance.  C'est 
avec  regret  que  nous  le  disons,  mais  celles  qui  offrent, 
à  tout  prendre,  le  plus  d'avanlage  et  le  moins  d'incon- 
véniens,  sont  les  murs  eu  pierre.  Les  matériaux  de  ce 
genre  de  clôtures  abondent  partout,  et  un  grand  mérite 
qu'elles  possèdent ,  c'est  qu'elles  servent  dès  le  jour 
même  de  leur  naissance ,  et  qu'elles  durent  fort  long- 
tems  quand  la  construction  en  est  bonne.  Nous  ne  nierons 
pas  que  les  murs  en  pierre  ne  soient  très-laids  et  fort 
désagréables  à  l'œil  j  mais  on  diminue  cet  inconvénient 
incontestable  en  les  établissant  dans  des  creux,  où  on  ne 
peut  plus  les  apercevoir  que  lorsqu'on  en  est  très -rap- 
proché :  en  procédant  ainsi,  on  concilie  à  la  fuis  la  sûreté 
et  l'agrément  de  la  planlalion. 

Une  préparation  non  moins  nécessaire  que  celle  des 
enclos,  c'est  le  dessèchement  de  toutes  les  parties  de  la 
planlalion  projetée  qui  sont  marécageuses.  L'eau  qui, 
lorsqu'elle  est  pure ,  est  l'élément  le  plus  utile  aux  vé- 
gétaux ,  en  devient  une  dangereuse  ennemie  quand  elle 
est  stagnante  et  putride.  A  un  petit  nombre  d'exceptions 
près,  aucun  arbre  ne  peut  venir  dans  un  marécage.  D'un 
autre  côté,  il  n'exi>te  guère  de  sols,  quelque  humides, 
quelque  spongieux  qu'ils  soient,  qui  ne  puissent  porter 
des  arbres,  si  on  y  pratique  des  saignées.  Nous  avons  vu 
des  sapins  et  d'autres  arbres  résineux  atteindre  une  grande 
élévation,  dans  des  terrains  si  mous  et  si  humides,  qu'à 
peine,  dans  l'origine,  leurs  racines  pouvaient  s'y  fixer. 
Mais  il  est  indispensable  que  les  rigoles  soient  bien  en- 
tretenues et  nétoyées  de  tems  à  autre.  Au  surplus,  d'an- 
née en  année,  ces  soins  exigeront  moins  de  peine,  car. 


3G  DES   PLANTATIONS    d'aKBP.ES   FORESTIER?. 

à  mesure  que  les  arbres  s'élèveront,  ils  absorberont  une 
quanlilé  plus  considt'rable  de  riiumidilé  surabondante. 
De  même  que  la  destruction  d'une  forêt  naturelle  crée 
ordinairement  un  marécage,  un  bois  nouveau,  quand 
les  premiers  obstacles  ont  disparu  ,  tend  à  dessécher  ceux 
qui  existent. 

Un  soin  qui  n'est  guère  moins  important,  c'est  le  tracé 
des  sentiers  destinés  à  la  circulation  des  piétons,  des  ca- 
valiers et  des  cbars.  Quand  la  plantation  se  fera  sur  une 
grande  échelle,  ces  chemins  devront  avoir  de  sept  à  huit 
pieds  de  largeur.  Cette  opération  se  liera  naturellement 
à  celle  du  dessèchement;  car  les  saignées  par  où  s'é- 
coulera l'eau  superflue  dessécheront  aussi  les  chemins, 
s'ils  sont  tracés  le  long  des  rigoles,  ce  qui  presque  tou- 
jours conviendra  le  mieux.  Les  chemins  serviront  éga- 
lement à  inspecter  la  forêt  et  au  transport  des  arbres 
abattus  :  lorsque  cette  dernière  occasion  de  s'en  servir  se 
présentera  ,  on  sentira  combien  ces  chemins  sont  indis- 
])ensablcs;  et  si  jusque-là  on  a  différé  de  les  construire, 
on  se  convaincra  qu'on  ne  peut  plus  le  faire  sans  une 
grande  perle  de  tems ,  et  qu'il  est  impossible  de  les  tracer 
aussi  exactement  qu'avant  la  crue  des  arbres.  Le  tracé  et 
la  direction  de  ces  sentiers  sont  l'une  des  occupations  les 
plus  agréables  d'un  propriétaire  homme  de  goiit.  Con- 
venablement préparés  avec  la  bêche,  au  bout  d'un  an 
ou  deux,  ils  se  couvriront  de  mousses,  de  petites  herbes 
délicates  qui  leur  donneront  une  jolie  nuance  verdàlre. 
Mais  si  on  ne  s'en  occupe  pas  d'abord  ,  il  faudra  du  moins 
laisser  la  place  nécessaire  pour  les  tracer  plus  tard.  Ces 
jours  remplaceront,  dans  les  forêls,  l'office  des  poumons 
ilans  le  corps  humain  -,  en  faisant  circuler  l'air  dans  les 
endroits  les  plus  écartés,  ils  rendront  la  crue  des  arbres 
plus  vigoureuse  et  plus  prompte. 


DKs   l'LAM.VT10.>»   1>  AllBIllS   FORESTIERS.  3^ 

H  exisle  plusieurs  moyens  d'accélérer  la  rapidité  de 
celle  ciiie  :  le  plus  puissant  est  sans  conlredil  de  faire 
de  profondes  tianchées  avec  la  bêche  ^  mais  la  dépense 
qu'occasionne  ce  procédé  est  trop  grande  pour  qu'on 
puisse  l'employer  au-delà  des  limites  de  la  plaisance. 
Quant  aux  procédés  plus  imparfaits  et  plus  économiques, 
ils  seraient  encore  trop  chers,  si  on  voulait  y  recourir 
dans  des  plantations  d'une  étendue  considérable.  Au  sur- 
plus, ce  n'est  que  dans  les  premiers  tems  que  le  jeune 
arbre  j^agne  à  se  trouver  dans  une  terre  moins  compacte 
et  plus  accessible  aux  impressions  atmosphériques  j  les 
fibres  de  ses  racines  s'enfoncent  dans  des  profondeurs 
(|ue  la  bêche  ou  la  charrue  ne  sauraient  plus  atteindre. 
A  celle  époque,  sa  crue  n'est  guère  plus  rapide  que  celle 
des  arbres  voisins  qui  n'ont  pas  reçu  les  mêmes  secours. 

INIais  un  soin  qui  doit  précéder  ceux-là  ,  c'est  d'arrêter 
le  choix  des  arbres  destinés  à  la  plantation.  Si  on  veut 
faire  une  grande  forêt,  c'est  surtout  sur  le  chêne  et  le 
mélèse  que  ce  choix  doit  être  dirigé. 

On  ne  disputera  pas  assurément  sur  la  j)référence  (jue 
nous  donnons  au  chêne  ^  c'est  un  produit  nalurel  de 
notre  île  et  en  général  de  toute  TEurope  occidentale  j  il 
y  vient  également  dans  les  bas-fonds  et  sur  les  hauteurs. 
Il  acquiert  une  vigueur  extraordinaire  partout  où  le  sol 
est  riche  \  il  réussit  parfaitement  même  dans  les  terres 
médiocres,  et  dans  les  mauvaises-,  et  on  peut  en  faire  des 
taillis  très-productifs. 

Notre  goût  pour  le  mélèse  paraîtra  sans  doute  plus 
contestable.  Wordsworlh  l'a  condamné  comme  présen- 
tant un  aspect  trop  formel  et  trop  uniforme.  Nous  ne 
nierons  pas  que,  lorsque  les  arbres  de  celte  espèce  sont 
groupés  en  petits  bouquets,  leurs  lêtes,  parvenues  à  la 


38  DES    PLA>TATIO^S   DAHUr.ES  FORESTIEUS. 

même  hauteur  et  inclinées  également  dans  la  direction 
du  vent  qui  prévaut,  sont  d'un  effet  assez  peu  satisfai- 
sant. Mais  quand  le  sol  est  assez  considérable  pour  faire 
une  foret ,  les  cimes  des  mélèses  ,  par  suite  de  Tinégalité 
des  surfaces  qu'ils  couvrent  de  leur  feuillage,  forment 
des  lignes  ondulées  pleines  de  grandeur  et  de  grâce.  Qui- 
conque a  visité  les  montagnes  de  la  Suisse,  que  ces  arbres 
ombragent  presque  aussi  haut  que  la  végétation  peut  at- 
teindre ,  a  pu  voir  à  quel  point  ils  contribuent  à  la  beauté 
des  scènes  alpines.  Ils  ont  aussi  l'avantage  d'avoir  au 
]»rintems  cette  nuance  délicate  de  vert  si  douce  à  l'œil, 
et  qui  éveille  l'idée  de  la  nature  renaissante.  Mais  si,  mal- 
gré tous  ces  avantages,  on  veut  exclure  le  mélèse  des 
plantations  d'agrémens,  les  amateurs  du  pittoresque  les 
plus  prévenus  ne  peuvent  en  contester  l'utilité  dans 
celles  qui  ont  le  profit  pour  but.  Le  poète  que  nous  avons 
déjàcité  (i),  et  dont  lebon  sens  égalel'imagination  ,  a  re- 
connu lui-même  combien  sa  présence  est  séante  dans  les 
paysages  un  peu  rudes  dont  nous  nous  occupons.  Voici,  à 
cet  égard,  comment  il  s'exprime  : 

((  Je  regrette  vivement  que  ceux  qui  plantent  dans  des 
vues  de  lucre ,  et  qui  renversent  tous  les  autres  arbres 
pour  faire  place  au  mélèse ,  leur  arbre  favori ,  aient  choisi 
ces  charmantes  vallées  pour  y  établir  leurs  fabriques 
végétales,  tandis  que  dans  les  terres  en  fiiche  et  dans  les 
marais  voisins  ils  auraient  pu  atteindre  leur  but  à  bien 
moins  de  frais.  En  couvrant  ces  vallons  de  mélèses,  ils 

(  i)  Note  du  Tr.  Voyez  sa  (Icscriplion  du  pays  des  lacs.  Il  s'agit ,  dans 
cet  ouvrage,  des  lacs  du  Curriberland  ,  près  desquels  plusieurs  poètes 
d'une  imagination  mélancolique  et  vaporeuse  ont  e'Iabli  leur  demeure. 
De  là  l'e'cole  de  poe'sie  nommée  Ecole  des  Lhcs,  dont  \A'^ordsworlh  et 
Southey  sont  considérés  comme  les  chefs.  On  trouvera  une  notice  sur  ces 
deux  poètes  dans  les  numéros  19  et  23  de  noire  recueil. 


DKS  n  \>r\rio?is  D.vnr.RHS  forestiers.  3r) 

t'iaieiit  sans  cloute  cncouiai^rs  par  Tespoir  d'une  crue  ra- 
pide ;  mais  si  ces  arbres  viennent  vite  dans  les  terres 
Jurasses,  ils  ont  l'inconvénient  d'y  être  d'une  contexture 
molle,  à  cause  de  la  surabondance  de  la  sève,  ce  qui  en 
diminue  beaucoup  la  valeur  ;  et  ils  y  sont  aussi  très-ex- 
posés aux  morsures  des  insectes.  En  Ecosse  les  proprié- 
taires plus  judicieux  réservent  aux  frênes,  aux  cbênes  et 
autres  arbres  de  la  même  nature  ,  les  sols  généreux  et  bien 
abrités,  et  ils  placent  le  mélèsedans  les  terres  arides  -,  sa 
croissance  y  est  plus  taidive  ,  mais  il  donne  du  bois  d'une 
qualité  bien  supérieure.  » 

Cet  arbre  précieux  réunit  deux  qualités  presque  in- 
conciliables :  la  rapidité  de  la  crue  et  la  dureté  de  sa 
substance.  Sous  le  premier  rapport  d  surpasse  tous  les 
arbres  des  forêts^  et  sous  le  second  il  égale  le  cbcne  lui- 
même. 

La  manière  dont  on  l'exploite  est  encore  fort  impar- 
faite. Quelques  personnes  le  font  abattre  dans  le  moment 
où  il  est  rempli  de  sève,  ce  qui  dispose  le  bois  de  grande 
dimension  à  se  fendiller.  Pour  prévenir  cet  inconvénient 
d'autres  enlèvent  Técorce  dans  la  saison  qui  précède  celle 
où  l'arbre  doit  être  abattu.  Voici  les  observations  prati- 
ques que  fait  à  cet  égard  M.  Montealb  : 

«  En  i8i5  et  1816  j'avais  été  cbargé  d'éclaircir  deux 
plantations.  Les  arbres  qui  s'y  trouvaient  étaient  en  gé- 
néral d'une  dimension  considérable,  plusieurs  n'avant 
])as  moins  de  trente  à  quarante  pieds  cubes  de  bois.  Une 
partie  des  arbres  devait,  dans  l'un  et  l'autre  de  ces  do- 
maines, servir  à  la  consommation  des  propriétaires.  L'an- 
née précédente  j'avais  abattu  un  grand  nombre  de  mé- 
lèses^  et  comme  immédiatement  après  on  en  avait  eidevé 
l'écorce ,  et  qu'on  les  avait  ensuite  exposés  au  soleil ,  ils 
s'étaient  fendus  de  manière  à  les  rendre  de  peu  ou  de  nul 


4o  DES   PLAÎSTATIOISS   d'aRBRES   FORESTIEr.?. 

usaj^e.  Pour  empocher  que  cela  ne  se  renouv(;hit,  si  cela 
était  possible  ,  j'enlevai  lécorce  de  tous  les  mélèses  en- 
core debout,  et  je  les  conservai  dans  cet  état  jusqu'à 
l'automne,  ce  qui  paralysa  cnlièiement  l'action  malfai- 
sante du  soleil  et  de  la  sécheresse.  Quelques-uns  des  ar- 
bres que  j'avais  fait  peler  ainsi  ne  furent  abattus  que 
deux  ans  après  cette  opération  ^  on  en  fit  ensuite  des  boi- 
series qui  furent  d'un  excellent  usage ,  et  qui  ne  se  fen- 
dirent ni  ne  se  déjetèrent.  Depuis  celte  époque^  j'ai  eu 
recours  constamment  à  ce  procédé  ,  ainsi  que  plusieurs 
autres  personnes,  et  toujours  avec  le  même  succès.  En 
laissant  le  mélèse  sur  pied  pendant  une  douzaine  de  mois, 
après  qu'on  en  a  enlevé  l'écorce,  on  excite  la  circulation 
de  la  sève  dans  toutes  les  parties  de  l'arbre,  et  il  en  ré- 
sulte que  son  bois  blanc  devient  presque  aussi  dur  que 
son  bois  rouge.  Aussi  j'ai  la  conviction  intime  que  le  bois 
d'un  mélèse  traité  comme  je  viens  de  le  dire ,  n'est  pas 
moins  durable  que  celui  d'un  mélèse  traité  suivant  les 
procédés  ordinaires  et  abattu  à  cinquante  ans  d'âge.  » 

Les  amateurs  du  pittoresque  se  récrieront  sans  doute 
sur  le  mauvais  effet  que  feront  ces  arbres  infortunés  ainsi 
mis  à  nu  à  côté  de  leurs  heureux  voisins,  mais  cet  in- 
convénient n'existera  que  pour  l'œil.  Il  y  a  au  surplus 
d'autres  moyens  également  avantageux  de  traiter  le  mé- 
lèse j  nous  citerons  entr'autres  celui  de  le  mouiller  sou- 
vent, et  d'entretenir  ainsi  l'humidité  au  dehors,  pendant 
qu'il  se  dessèche  à  l'intérieur.  Nous  avons  vu  ce  bois 
employé  par  des  ébénistes  ^  et  par  le  poli  de  ses  surfaces 
et  la  précision  de  ses  jointures,  il  n'était  inférieur  à  au- 
cun autre  bois,  même  à  celui  de  l'acajou.  Il  faut  observer 
aussi  qu'à  mesure  que  le" mélèse  augmente  de  dimension  , 
l'écorce  en  diminue  de  valeur,  et  que  lorsqu'il  peut 
donner  du  bois  de  charpente  de  forte  proportion  ,  il  faut 


DES  n.AISTATlO^S   DAUDKES   FORESTIERS.  /\ 


renoncer  à  l'idée  de  le  peler,  el  Taballre  en  liivcr  comme 
les  autres  arbres.  Lorsqu'il  n'a  encore  que  la  hauteur 
dune  perche,  on  le  jettera  dans  un  fossé  après  Tavoir 
pelé,  et  on  le  couvrira  de  branches  pour  exclure  les 
rayons  solaires.  De  cette  manière  il  se  desséchera  gra- 
duellement j  et  quand  il  sera  sec  il  deviendra  aussi  dur 
que  du  bois  de  fer,  et  essentiellement  propre  à  tous  les 
usages  auxquels  des  pièces  de  cette  dimension  peuvent 
servir.  Lorsque  nous  ajouterons  que  le  mélèse  vient  dans 
tous  les  sols  modérément  humides,  excepté  dans  ceux  qui 
reposent  sur  de  la  pierre  de  taille  ,  et  que  sur  le  sommet 
des  montagnes  il  s'élève  plus  haut  qu'aucun  des  autres 
arbres  résineux,  et  qu'il  se  maintient  et  prospère  sous 
celte  dure  température ,  on  concevra  pourquoi  nous  avons 
conseillé  de  lui  donner  la  préférence  dans  les  plantations 
faites  sur  une  grande  échelle. 

JVous  avons  à  examiner  maintenant  à  quelle  époque  il 
faut  planter  les  arbres  et  comment  ils  doivent  Tètre. 
Nous  commencerons  par  donner  notre  entière  approba- 
tion à  cet  axiome  populaire  :  «  Plantez  les  arbres  à  la 
Saint-Martin  ,  et  commandez-leur  de  croître  j  plantez-les 
après  la  Chandeleur,  et  priez-les.  »  Si  les  mois  de  prin- 
tems  sont  humides,  les  arbres  plantés  à  la  Chandeleur 
réussiront  ^  mais  dans  le  cas  contraire,  il  est  probable 
qu'on  aura  lieu  de  se  repentir  du  choix  de  cette  époque. 
Notre  manière  de  voir  est  conforme  à  cet  égard  à  l'usage 
général^  mais  il  n'en  est  pas  tout-à-fait  de  même  sur 
quelques  autres  points  que  nous  allons  examiner. 

C'est  un  usage  général ,  si  ce  n'est  universel ,  de  planter 
les  arbres  que  l'on  doit  successivement  abattre  pour 
éclaircir  la  plantation,  en  même  tems  que  ceux  qui  oc- 
cuperont définitivement  le  sol.  Il  en  résulte  que  ces  arbres 
destinés  à  servir  de  protection  aux  autres ,  et  que  l'on 


4- 

choisit  toujours  parmi  les  arbres  résineux  ,  sont  trop 
jeunes  pour  remplir  leur  office.  Aussi,  tant  qu'ils  n'ont 
pas  dépassé  rélévalion  des  arbres  qu'ils  doivent  proléger 
de  leur  abri,  ceux-ci  souiFrent  tous  les  inconvéniens 
d'une  exposition  prématurée  :  les  canaux  par  lesquels  ils 
élèvent  la  sève  se  durcissent-,  l'écorce  en  devient  gros- 
sière et  mousseuse.  Pendant  les  deux  premières  années  , 
l'arbre  qu'épuise  la  faim ,  parce  que  les  oi  ganes  que  la 
nature  a  créés  pour  l'alimenter  s'acquittent  mal  de  leurs 
fonctions,  vit,  mais  sans  croître,  et  souvent  même  une 
mort  prématurée  vient  terminer  son  existence  languis- 
sante. Aussi,  quand  une  plantation  préparée  de  celte  ma- 
nière a  trois  ans  d'âge,  les  forestiers  expérimentés  s'oc- 
cupent d'en  faire  l'inspection  ^  et  dans  le  cours  de  cette 
inspection  ils  coupent  à  un  pouce  de  terre  tous  les  ar- 
bres qui  paraissent  en  souffrance,  et  dont  le  nombre  est 
dans  le  rapport  de  dix  à  un.  La  nourriture  recueillie  par 
les  racines  va  alors  alimenter  de  nouveaux  rejetons  pleins 
de  santé  et  de  vigueur  qui  sortent  de  la  souche  primi- 
tive. Ces  plants  ainsi  réduits  tirent  des  arbres  verts, 
parvenus  à  cette  époque  à  une  élévation  de  deux  a  trois 
pieds,  l'abri  dont  ils  ont  besoin,  et  toute  la  plantation 
prospère.  Ce  procédé  a  sans  doute  des  avantages  réels  , 
mais  il  est  dispendieux,  car  il  est  clair  qu'il  faut  une 
main-d'œuvre  considérable  pour  cette  amputation  pres- 
que générale.  Pour  épargner  cette  main-d'œuvre,  nous 
commençons  par  planter  les  ahr'Ueurs ,  en  laissant  de 
la  place  pour  les  autres  arbres  que  nous  ne  planions 
que  trois  ans  après.  Ceux-ci,  trouvant  dès  le  principe  la 
protection  dont  ils  ont  besoin  ,  réussissent  toutd "abord. 
H  en  résulte  qu'au  lieu  d'élre  obligé  d'amputer  neuf  ar- 
bres sur  dix  ,  on  n'en  ampute  plus  ([u'un  seul.  Aussi, 
malgré  la  lenteur  apparente  de  notre  procédé,  le  pro- 


DES   PLANTATIONS  DARBUES   FORESTIEKS.  4^ 

priclaire  ,  quelque  pressé  qu'il  soit  de  jouir  des  ombrages 
(ju'il  se  prépare ,  fera  bien  de  lui  donner  la  préférence, 
car  c'est  au  fond  le  moyen  le  plus  sûr  d'atteindre  promp- 
tement  son  but. 

Plusieurs  forestiers  conseillent  de  faire  au  printems 
les  trous  destinés  à  recevoir  les  arbres,  afin  que  le  sol 
inférieur  soit  exposé  à  l'action  des  agens  atmosphériques 
jusqu'à  la  saison  où  Ton  plante.  Notre  intention  n'est  pas 
de  contester  les  avantages  de  cette  méthode  ;  mais  elle 
exige  une  double  main-d'œuvre  ,  et  à  ce  titre  nous  la  ré- 
pudions comme  trop  dispendieuse.  D'ailleurs  elle  a  aussi 
des  inconvéniens  dans  les  pays  où  il  tombe  des  pluies 
abondantes^  et  assurément  elle  en  aurait  de  très-graves 
dans  ces  régions  désolées  du  nord  de  notre  île ,  dont  nous 
voudrions  voir  l'aridité  naturelle  disparaître  sous  de 
grandes  forets.  Si  on  y  laissait  les  trous  ouverts  jusqu'en 
novembre  et  décembre,  ils  se  rempliraient  d'eau  qui,  en 
devenant  stagnante  et  bourbeuse  ,  serait  très-nuisible  aux 
jeunes  plants  que  l'on  y  introduirait^  et  Ton  perdrait 
davantage  par  cette  détérioration  que  l'on  n'aurait  gagné 
en  exposant  les  couches  inférieures  du  sol  à  rinfluence 
de  l'atmosphère. 

Voici  maintenant  quelle  est  notre  manière  de  planter  : 
l'ouvrier  prend  une  motte  de  bruyères  de  neuf  pouces  ou 
d'un  pied  de  circonférence  ,  qu'il  met  à  part,  tandis  qu'il 
creuse  le  trou  avec  soin  au  moyen  de  sa  bêche.  Son  se- 
cond, un  enfant. ou  une  femme,  met  alors  le  plant  dans 
la  terre,  en  disposant  tout  autour  les  racines,  suivant  leur 
direction  naturelle,  et  en  veillant  à  ce  qu'aucune  ne  soit 
froissée  ou  contournée  pendant  l'opération  ^  car  si  les 
accidens  de  ce  genre  ne  détruisent  pas  entièrement  les 
jeunes  arbres,  du  moins  ils  en  relardent  beaucoup  la  crois- 
sance. Le  planteur  doit  ensuite  replacer  la  terre  dans  le 


44  I>ES  rLAJNTATIONS  D\\IlIiIlES   FOUESTIEUS. 

trou  avec  les  mêmes  précautions,  et,  après  Tavoir  fou- 
lée suivant  la  méthode  ordinaire,  il  fait  deux  parts  avec 
sa  bêche  de  la  molle  de  gazon ,  el  il  en  place  une  de 
chaque  colé  de  l'arbrisseau,  de  manière  à  ce  qu'elles  vien- 
nent se  réunir  près  de  la  souche,  en  se  louchanl  par  les 
])oints  où  la  bêche  lésa  divisées.  11  faut,  en  outre,  veil- 
ler à  ce  que  le  coté  où  se  trouve  le  gazon  soit  tourné 
contre  terre.  Celle  manière  de  procéder  a  un  double 
avantage  :  la  couveilure  empêche  la  sécheresse  d'aOecter 
trop  lot  le  jeune  plant,  tandis  que  la  direction  donnée 
aux  bruyères  de  la  motte  ne  permet  pas  aux  longues  heibes 
ou  aux  racines  de  croître  dans  son  voisinage. 

Nous  ferons  observer,  en  passant,  que  rien  ne  peut 
nuire  davantage  à  une  plantation  que  la  négligence  des 
ouvriers  chargés  de  la  faire.  Beaucoup  de  plantations  se 
font  à  forfait,  ce  qui,  par  des  raisons  qu'il  est  facile  de 
voir,  conduit  presque  toujours  à  une  précipitation  fu- 
neste ^  mais  alors  même  que  le  propriétaire  emploiera 
ses  propres  ouvriers ,  s'ils  ne  sont  pas  bien  surveillés  ,  ils 
travailleront  ordinairement  avec  plus  de  hâte  que  de  di- 
ligence. Il  faudra  se  prémunir  avec  le  plus  grand  soin 
contre  ce  danger,  le  premier  de  tous-,  car  un  arbre  bien 
planlé  pourra  venir  dans  les  sols  les  plus  ingrats,  tandis 
qu'au  contraire  ceux  dont  les  racines  ont  été  froissées  ou 
laissées  en  partie  à  découvert  périront  dans  les  terres  les 
plus  généreuses  et  les  mieux  abritées.  ^ 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  les  forêts  devaient  prin- 
cipalement être  plantées  avec  des  mélèses  et  des  chênes, 
pour  donner  de  prompts  retours  et  en  même  tems  créer 
des  valeurs  durables.  Mais  celle  règle  ne  doit  pas  êtie 
entendue  dans  un  sens  trop  rigoureux  ,  et  elle  est  suscep- 
tible de  recevoir  plusieurs  exceptions.  Nous  allons  en 
indiquer  quelques-unes. 


DES   PLANTATIONS    U  ARBRKS  FOnESTIERS.  /\5 

Il  existe  dans  toutes  les  grandes  plantations  certains 
points  exhaussés  qui,  lorsqu'ils  sont  bien  couverts,  ren- 
dent d'imporlans  services  par  l'abri  qu'ils  donnent  aux 
aibres  contre  les  vent3  dominans.  On  fera  bien,  dans  ces 
lieux  élevés,  d'unir  le  mélèse  au  sapin  d'Ecosse.  Il  croît 
plus  lentement,  et  il  lui  est  inférieur  à  beaucoup  d'égards; 
mais  comme  il  conserve  son  feuillage  pendant  tout  l'hi- 
ver, et  qu'il  résiste  à  la  violence  des  tempêtes,  il  donne 
un  abri  plus  efficace  que  le  mélèse.  U  est  inutile  de  dire 
quecelte  variété  ne  devra  pas  former,  dans  les  bois,  des 
romparlimens  distincts  et  Iranchans  par  leur  nuance  ^ 
mais,  au  contraire,  se  mêler  harmonieusement  aux  autres 
arbres.  C'est  ainsi  que  la  plantation  aura  ce  désordre  sa- 
vant qui  caractérise  les  œuvres  sorties  des  mains  de  la  na- 
ture. 

Le  planteur  d'un  grand  terrain  pourra  y  rencontrer 
des  portions  trop  humides  pour  le  chêne  et  le  mélèse, 
quoique  le  premier  puisse  supporter  un  degré  d'humidité 
considérable.  Dans  ce  cas,  il  y  mettra  des  saules,  des  peu- 
pliers, des  aulnes  et  d'autres  arbres  auxquels  les  terres 
lie  cette  nature  sont  favorables.  Le  sapin  d'argent  sup- 
porte aussi  une  humidité  très-considérable,  et  il  est, 
par  sa  force  et  par  sa  taille,  l'une  des  décorations  les 
plus  imposantes  des  forets.  Dans  les  terrains  très-hu- 
uiectés  et  même  marécageux,  cet  arbre  acquiert  des  di- 
mensions gigantesques  et  le  bois  en  est  excellent.  Ces 
avantages  devraient  le  faire  cultiver  sur  une  plus  grande 
échelle. 

Mais,  avant  de  quitter  cette  partie  de  notre  sujet,  nous 
observerons  qu'un  propriétaire,  qui  ne  sera  pas  dépourvu 
de  sensibilité  et  de  goût ,  découvrira  sans  peine  dans  un 
grand  territoire  des  endroits  dont  la  température  sera 


46  DES   PLA^TATIO^'S  d'aRBUES   FORESTIEUS. 

douce  et  la  situation  favorable,  en  un  mot,  une  réunion 
occasionnelle  de 

Shelicred  places,  bosoms  ,  riooks  and  bays(i). 

Sans  se  départir  de  nos  règles  d'économie,  il  pourra  les 
convertir  à  son  choix  en  champs  de  blés,  en  pâturages,  ou 
mieux  eiicore  v  introduire  d'autres  variétés  d'arbres  que 
celles  que  nous  avons  indiquées.  En  trouvant  ces  oasis  ca- 
chés du  désert,  il  sera  naturellement  disposé  à  les  mettre 
à  profit  pour  varier  le  caractère  de  son  domaine  forestier 
d'après  les  inspirations  qui  lui  seront  suggérées  par  ces 
heureux  accidens  de  vallons  et  de  clairières.  C'est  sans 
contredit  l'une  des  occupations  qui  a  le  plus  de  charmes 
pour  ceux  dont  les  jours  s'écoulent  au  milieu  d'une  exis- 
tence champêtre.  Le  planteur  pourra  épaissir  les  ombres 
des  lieux  les  plus  écartés  et  les  plus  sombres  en  y  met- 
tant des  ifs  \  il  pourra  également,  en  choisissant  les  feuil- 
lages les  plus  tendres ,  accroître  la  gaîté  de  ses  clairières. 
Mais  ne  nous  laissons  pas  aller  à  celte  disposition  com- 
mune à  tous  ceux  qui  écrivent  sur  le  même  sujet,  et 
dont  noire  ami  Monlealh  lui-même  nest  pas  exempt,  de 
ne  jamais  perdre  l'occasion  de  décrire.  Rappelons-nous 
l'avis  de  lord  Bvron  à  Thomas  Moor  :  «  Halte-là,  Tom! 
vous  devenez  trop  poétique  j  »  et  reprenons  le  simple  lan- 
gage de  l'agronome. 

Cependant  nous  pouvons  dire  aux  planteurs  aussi  pro- 
saïques que  nous,  que,  même  en  dépit  de  leurs  efforts, 
tandis  qu  ils  poursuivront  leur  tache  ,  la  nature  réalisera 
les  vues  de  ceux  qui  ont  un  tour  d'esprit  plus  poétique 
et  plus  pittoresque.  Dans  les  grands  territoires  que  nous 

(i)  «  D'cnJroils  abrités,  de  rct:aites,  de  véduils.  » 


DES   PLANTATIONS  D  ARBRES    FORESTIERS.  /j  7 

avons  décrits,  on  trouvera  infailliblement  des  places  par- 
tirulières  où  le  bois  naturel,  en  dépit  des  causes  combi- 
nées pour  le  détruire,  est  parvenu  à  maintenir  son  exis- 
tence sous  la  forme  modeste,  il  est  vrai,  d'arbres  isolés 
et  rabougris ,  de  taillis  embarrassés  de  ronces  et  de  brous- 
sailles qui  ne  donnent  que  de  faibles  jets  à  peine  percep- 
tibles au  milieu  des  berbes  qui  les  environnent,  et  dont 
les  bestiaux  arrêtent  sans  cesse  la  croissance  par  leurs 
morsures.  Dans  ces  différens  cas  ,  les  restes  du  bois  na- 
turel, quand  une  fois  ils  sont  protégés  par  des  clôtures, 
s  élèvent  rapidement,  et  ils  rendent  des  services  volon- 
taires au  planteur.  Ces  services  sont  tels  quelquefois , 
qu'en  soignant  d'une  manière  convenable  le  vieux  bois, 
on  peut  se  dispenser  d'y  introduire  de  nouveaux  plants. 
Dans  d'autres  cas,  les  petits  rejetons  qui  étaient  invisibles 
lorsqu'on  commençait  à  planter,  viennent  ensuite  en  tail- 
lis, et  forment  des  massifs  de  feuillage  où  le  gibier  établit 
ses  gîtes.  Il  arrivera  aussi  que  cette  végétation  naturelle 
sera  à  la  fois  un  secours  et  un  embarras ,  et  que ,  si  elle 
n'est  pas  traitée  convenablement,  elle  tendra  à  empiéter 
sur  la  végétation  artificielle.  Les  arbres  qui  sont  le  plus 
communément  les  produits  naturels  du  sol  sont,  dans  les 
iieux  secs,  le  cbéne,  le  noisetier,  le  frêne,  les  épines,  etc.  ; 
et,  dans  les  terrains  bumidcs,  le  saule  et  l'aulne.  Si  le 
forestier  plante  un  espace  de  deux  ou  trois  cents  acres,  il 
peut  compter  sur  ce  contingent  volontaire.  Ils  servent  à 
embellir  les  travaux  de  l'art ,  et  leur  prêtent  le  caractère 
sauvage  et  libre  de  la  nature.  On  recommandait,  dans  les 
anciennes  méthodes,  de  détruire  les  produits  spontanés 
du  sol,  et  quelquefois  même  pour  favoriser  la  croissance 
de  plants  moins  précieux  qu'on  v  avait  introduits.  C'est 
ainsi  que,  dans  une  plantation  qui  nous  est  connue,  on 
a ,  à  deux  reprises,  tenté  de  déraciner  un  taUlis  de  chênes, 


48  DES  PLAKTATIO>S  DAUERES   FORESTIEIlS. 

pour  protéger  des  sapins  du  Canada  ^  mais",  en  dépit  de 
ces  malheureux  efforts,  les  chênes  ont  fini  par  l'empor- 
ter sur  les  intrus,  et  ils  constituent  aujourd'hui  la  partie 
principale  de  cette  foret. 

Nous  avons  maintenant  à  examiner  à  quelle  distance 
les  plants  doivent  être  placés  les  uns  des  autres,  quand 
on  les  dépose  dans  le  sol.  On  a  émis  à  cet  égard  des  opi- 
nions très-diverses.  Ces  opinions  peuvent  également  être 
soutenues  :  tout  dépend  de  la  manière  dont  on  les  ap- 
])lique  ;  car  il  peut  être  avantageux  ou  nuisible  de  faire 
une  plantation  serrée  ou  de  mettre  une  grande  distance 
entre  les  arbres,  suivant  la  destination  qu'on  se  propose 
de  lui  donner. 

Toutefois  nous  observerons  qu'en  général  les  arbres 
sont  placés  à  une  distance  trop  rapprochée  les  uns  des 
autres.  Une  règle  communément  observée  autorise  à  les 
mettre  à  six  ou  sept  pieds  d'intervalle.  Cette  manière  de 
procéder  ajoute  beaucoup  aux  dépenses  de  la  plantation , 
sans  produire  des  retours  équivalens.  Quand  ils  sont  aussi 
près,  on  est  obligé  d'en  sarcler  une  partie  ,  avant  qu'ils 
aient  aucune  valeur  vénale,  et  comme  ils  repoussent  en- 
suite ,  ils  peuvent  compromettre  de  nouveau  ceux  que 
l'on  n'a  pas  coupés,  à  moins  que  l'on  ne  recoure  au 
moven  dispendieux  de  l'extirpation.  Que  si  au  contraire 
on  les  place  à  dix  ou  douze  pieds  de  distance,  ils  pour- 
ront acquérir  un  diamètre  d'un  pied  avant  qu'il  soit  né- 
cessaire d'en  couper  aucun  ,  et  le  propriétaire  n'aura  pas 
la  douleur  d'être  forcé  de  les  sacrifier  au  moment  où  ils 
auront  toute  la  vigueur  et  la  grâce  de  la  jeunesse.  Mais 
celle  règle  ,  comme  toutes  les  règles  générales,  doit  être 
modifiée  selon  les  circonstances.  C'est  ainsi,  par  exemple, 
(juc  lorsqu'on  plante  près  d'une  habitation  champêtre,  il 
sera  bon  de  ne  placer  les  arbres  quà  une  distance  de  sept  à 


DES  PI.A>'TATIO>"S    D  Annr.ï.S   For.F.STlERS,  \q 

huit  pieds.  An  l)t)ut  de  dix  on  douz.n  ans,  le  propiiél;ar(* 
vrna  les  arbres  qu'il  devra  conserver.  Quant  au.vaulres, 
d  pourra  les  transporter  dans  ses  gazons  dont  ils  augnien- 
leront  l'agrément  ou  dans  les  pâturages  voisins.  Si,  en  oj)é- 
rant  cette  transplantation,  on  lient  compte  de  la  qualité  du 
sol,  etsi  on  calcule  convenablement  les  abris,  nul  doute 
que  ces  arbres  n'y  prospèrent ,  et  l'on  n'en  perdra  pas  un 
!<ur  dix.  Il  faudra  même  couper  au  bout  d'un  an  ceux 
qui  paraîtront  en  souffrance  ^  il  est  probable  que  l'année 
suivante  ils  donneront  de  beaux  rejets.  Les  agréraens  na- 
turels du  pavsage  se  trouveront  ainsi  augmentés  à  trè:- 
peude  frais.  Mais  voilà  que  nous  nous  écartons  encore  du 
sujet  principal  de  cet  article,  tant  l'agrément  et  le  pro- 
fit se  trouvent  étroitement  combinés  dans  ces  délicieuses 
opérations  ! 

Quant  au  nombre  des  abriteurs,  c'est  une  question 
fjui  doit  aussi  être  diversement  résolue,  selon  les  circon- 
stances. Si  Ton  peut  espérer  de  tirer  immédialemerit 
parti  des  sarelures  ,  nul  doute  que  l'on  ne  doive  suivie 
la  vieille  maxime  :  «  Plantez  serré  et  élaguez  de  bontje 
beure.  »  Dans  ce  cas,  les  abriteurs  devront  en  général 
être  placés  à  une  distance  de  trois  pieds  et  demi ,  en  niel- 
lant un  peu  plus  d'intervalle  dans  les  lerrains  qui  ont 
besoin  d'être  plus  protégés,  et  un  peu  moins  dans  ceux 
(|ui  sont  naturellement  bien  abrités. 

Si  la  plantation  prospère,  les  abriteurs  auront  besoin 
d'élre  éclaircis  ,  et  le  produit  de  celle  opération  en  com- 
pensera la  dépense.  L'écorce,  par  exemple,  se  vendra  cfe 
quatre  k  cinq  livres  sterling  le  tonneau.  Les  butons  pelés 
d'un  pouce  et  demi  à  trois  pouces  le  diamètre,  se  place- 
ront aussi  très-facilement.  Ils  servent  à  divers  usages  et  se 
vendent  un  schelling  la  douzaine.  Les  mélèses  de  dimeii- 
sions  plus  fortes  pourront  être  employés  à  la  construc- 

XXVÎ.  / 


riO  T)r:S  PLANTATIO^'S   D  AUBRF.:;  FORESïIF.n?. 

lion  (les  palissades,  des  ])orles  pour  les  eiulos,  etc. 
Cci  arbre  y  est  éminemment  propre  à  cause  de  sa  con- 
lexlure  serrée.  Les  profils  oblenuspar  ce  premier  élagagc 
s'augmejilcront  un  peu  du  produit  des  sapins  d'F^cosse 
f[ui,  à  celle  époque,  ne  pourront  guère  cependant  ser- 
vir qu'au  chauffage  des  villages  les  plus  voisins. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  ces  premiers 
profils  deslinés    à  couvrir  une  dépense  ne  seront  ob-' 
lenus  que  dans  les  lieux  où  se  trouvent  des  populations 
abondantes  et  compactes  ^  et  il  existe ,  dans  les  monta- 
gnes de  la  haute  Ecosse ,  de  grandes  friches  qu'il  serait 
fort  désirable  de  voir  plantées  et  où  on  ne  pourrait  pas 
espérer  de  les  obtenir.  L'absence  de  demandes,   l'éloi- 
gnement  des  marchés ,  rendraient  sans  valeur  des  articles 
qui  en  ont  beaucoup  dans  des  situations  plus  favorables, 
où  tout  peut  se  vendre  jusqu'au  dernier  balon  et  à  la 
plus  faible  branche.  Si  donc,   dans  ce  dernier  cas,   les 
plantations  sont  aussi  serrées  que  dans  le  premier,  il  ar- 
rivera de  deux  choses  l'une  :  ou  l'élagage  se  fera  sur 
une  vaste  étendue  de  territoire,  avec  des  frais  considé- 
rables, sans  que  ces  frais  soient  couverts  par  les  produits  ; 
ou  bien  la  plantation  ne  sera  pas  éclaircie,  au  grand  pré- 
judice du  bois,  car  les  arbres  ne  peuvent  pas  venir, 
quand  on  n'en  enlève  pas  une  partie  pour  donner  plus 
d'air  et  d'espace  aux  auties.  Celle  fiicheuse  alternative 
sera  évitée,  en  plaçant,   dans   le  principe,   les  jeunes 
])lants  à  des  distances  telles ,  qu'il  ne  soit  nécessaire  de 
les  éclaircir  que  beaucoup  plus  tard,  et  lorsque  ces  arbres 
auront  acquis  une  valeur  vénale  plus  considérable.  L'ex- 
périence a  fait  voir  que  les  mélèses  en  particulier  vien- 
dront très-bien  dans  des  situations  peu  favorables,  même 
à  des  dislances  de  dix  ou  douze  pieds,  ce  qui  permettra 
de  ne  les  éclaircir  qu'au  bout  de  dix  ou  douze  ans.  Ces 


UES  PLANTATIONS  D  AUURtS  FORESTIEHS.        Jl 

aibres  auront  alors  tic  six  pouces  à  un  pied  de  diamètre, 
et  dans  le  cas  où  il  n'existerait  pas  d'autres  moyens  de 
placement  pour  ceux  (pic  Ton  enlèvera,  on  pourra  les 
employer  à  des  clôtures  intc-iieures  dans  le  Lois  lui-même, 
si,  comme  cela  est  souvent  uiile,  on  juge  convenable  de 
rendre  à  la  pâture  une  portion  du  territoire.  C'est  ce  qu'a 
fait  avec  beaucoup  de  succès  le  duc  d'Atliol,  qui  a  cou- 
vert une  série  de  montagnes  stériles  de  belles  forêts,  et 
qui  a  occupé  avec  de  nombreux  troupeaux  de  grands 
pâturages  qui  étaient  jadis  entièrement  imj)roduclifs. 

Le  mélèse  possède  une  qualité  particulière  et  inappré- 
ciable, quia  été  relevée  pour  la  première  fois  par  Tins- 
lif)Ct  patriotique  du  noble  lord  que  nous  venons  de  nom- 
mer, et  qui  est  bien  propre  à  calmer  les  craintes  de  ceux 
^ui  prétendent  que  l'étendue  des  plantations  modernes 
finira  par  rendre  le  bois  de  construction  si  abondant 
qu'il  n'indemni:era  plus  le  propriétaire  des  frais  qu'il 
auia  faits  pour  le  faire  venir,  en  même  tems  qu'il  empié- 
tera sur  les  pâturages  dans  une  proportion  beaucoup  tro[) 
ibrte.  L'expérience  a  démontré  que  le  mélèse,  par  la 
cliule  annuelle  de  ses  feuilles  ,  favorise  singulièrement  la 
venue  des  plus  nutritives  et  des  plus  belles  espèces  de 
gazon  ,  pendant  qu'il  détruit  les  bruyères  et  tous  les  pro- 
duits plus  grossiers  de  la  végétation.  Il  est  facile  de  se 
rendre  compte  de  ce  double  effet.  Les  belles  espèces  de 
gazon,  le  trèfle  par  exemple,  se  trouve  en  abondance 
dans  les  plus  mauvais  terrains  -,  mais  il  est  imperceptible 
à  l'œil,  tant  qu'il  n'est  pas  encouragé  par  un  engrais 
quelconque.  Ce  fait  une  fois  admis,  et  il  nous  serait  fa- 
cile d'en  constater  l'exactitude ,  on  comprendra  sans  peine 
comment  les  mélèses,  en  répandant  leurs  feuilles  sur  le 
sol  où  ils  sont  plantés ,  doivent  encourager  le  trèfle  à  se 
substituer  aux  mauvaises  bcrbcs ,  et  convcitir  peu  i\  peu 


01  DES   l'LAKTATlOWS   DATÎBUES   rOUESTlERS. 

v.n  pâturages  tolérables  dos  terrains  qui  jadis  auraient 
difûcilement  alimenlé  quelques  coqs  de  bruyères.  Nous 
j)ouvoris  affirmer  qu'au  moyeu  de  cet  engrais,  fourni  par 
la  chute  des  l'euiiles  du  mélèse,  des  milliers  d'acres  qui 
valaient  à  peine  un  ou  deux  schellings,  en  valent  aujour- 
d'hui huit  ou  dix. 

Si  l'on  veut  profiler  de  celle  précieuse  propriété  du 
mélèse,  on  réduira  beaucoup  les  frais  des  plantations; 
car,  dans  ce  cas,  il  sera  inutile  d'y  mettre  des  chênes. 
Terme  moyen,  dans  les  districts  que  nous  avons  étudii's 
personnellement,  elles  ne  coûteront  guère  plus  de  vingt 
schellings  (i5  fr.  )  pai'  acre.  A  cela  il  faut  ajouter  la 
rente  de  la  terre  pendant  dix  ans,  qui,  évaluée  à  un  schel- 
iing  par  acre ,  donnera  dix  schellings.  Ainsi  donc  la  dé- 
pense s'élèvera  pour  chaque  acre  à  trente  schellings.  Il 
faudra  en  outre  ajouter  à  celle  somme  la  perte  de  l'in- 
térêt et  les  frais  des  clôtures.  Mais  là  s'arrêtera  la  dépense 
pendant  les  dix  premières  années  -,  car,  allendu  la  distance 
où  les  arbres  auront  été  placés  dans  l'origine,  il  ne  sera 
pas  nécessaire  de  les  éclaircir  avant  l'expiration  de  ce 
terme.  Au  printems  de  la  onzième  année  ,  on  fera  une 
inspection  générale  de  la  forêt ,  et  probablement  on  en- 
lèvera un  tiers  des  arbres.  Il  faudrait  que  les  circonstances 
fussent  bien  défavorables  pour  que  le  bois  et  l'écorce  de 
quatre  cents  arbres  ne  compensassent  pas  les  frais  de 
cette  opération,  ceux  des  clôtures,  ainsi  que  rinlérèt 
composé  de  la  renie.  INJais  ce  n'est  pas  tout  5  au  bout  de 
ces  dix  années  on  pourra  introduire  des  bestiaux  dans  la 
plantation,  car  ils  s'allaquent  peu  aux  mélèses;  et,  deux 
ans  plus  tard,  le  propriétaire  aura  sur  chaque  acre  une 
récolte  de  huit  cent^  pieds  d'arbres  qui,  évalués  à  trois 
pence  (six  sous)  le  pied,  vaudront  deux  cents  liv.  ster- 
ling (5,000  fr.)^  que  si  on  en  diQ'ère  la  coupe,  ces  mêmes 


ni])res  vauclionl  avec  le  lems  des  ccnlaiaes  et  même  d^s 
milliers  de  livres.  Loin  de  nuire  aux  bestiaux  ,  ils  leur 
seront  au  contraire  Irès-utiles  par  l'ombrage  qu'ils  leur 
<lonneronl  en  été  ,  la  ehaleur  qu'ils  leur  procureront  en 
liiver,  et,  dans  toutes  les  saisons,  en  les  abritant  contre 
les  orages.  On  voit  qu'il  serait  difficile  de  faire  une  opé- 
ration plus  avantageuse  sous  tous  les  rapports. 

Cependant,  quelque  considérables  que  soient  les  avan- 
tages de  la  méthode  d'Atbol ,  nous  ne  voudrions  pas 
qu'elle  fît  exclure  entièrement  les  cl.ènes,  le  plus  bel 
arbre  de  nos  contrées  5  et  nous  ne  croyons  pas  au  reste 
qu'ils  soient  exclus  même  des  domaines  du  noble  duc. 
Mais  il  est  évident  qu'on  obtiendra  les  plus  grands  avan- 
tages possibles  en  combinant  ces  deux  systèmes,  et  en 
ayant  à  la  fois  des  plantations  exclusivement  destinées  au 
bois,  et  qui  seront  mélangées  de  cbénes  et  de  mélèses,  et 
d'autres  où  il  n'y  aura  que  des  mélèses  et  où  l'on  intro- 
duira des  bestiaux  au  bout  de  la  dix  ou  douzième  année. 
L'agrément  aussi  bien  que  le  produit  du  terrain  s'aug- 
menteront encore  si  on  combine  ce  double  système  de 
plantations  avec  celui  des  taillis  sur  lequel  il  nous  reste 
<juelques  observations  à  faire. 

La  manière  de  cultiver  la  sjlva  cœdua,  ou  taillis  des- 
tiné à  tomber  sous  la  hache,  a  été  extrêmement  amélio- 
rée par  une  découverte  de  M.  Monteath  ,  ou  du  moins 
par  une  pratique  qu'il  a  recommandée  le  premier;  mais 
nous  ne  pourrions  pas  l'indiquer  sans  sortir  des  limites 
dans  lesquelles  nous  sommes  forcés  de  nous  restreindre. 
Nous  nous  bornerons  donc  sur  ce  point  à  engager  le  lec- 
teur à  consulter  son  ouvrage. 

La  culture  des  taillis  est  de  la  plus  haute  imporlancc, 
soit  qu'on  les  forme  en  plantant  ou  avec  des  semis.  Quand 
le  bois  v  est  convenablement  traiié,  c'est  un  des  produits 


54  t>ES   PLANTATIONS  i/aRBUES   FOREàTIER». 

les  plus  surs  des  grands  domaines.  Les  taillis  de  chcnc 
viendront  dans  les  plus  mauvais  terrains,  quelque  encom- 
bres qu'ils  soient  par  des  pierres  et  des  rochers.  Nous  en 
avons  vu  dans  des  sols  tellement  dépourvus  de  terre  vé- 
gétale, que  leurs  racines  semblaient  ne  pouvoir  s'alimen- 
ter qu'au  moyen  de  Teaudes  pluies  qui  filtrait  dans  les 
crevasses  des  roches.  Quant  à  l'exposition ,  M.  IMontealh 
nous  apprend  qu'en  Ecosse,  Ton  trouve  des  taillis  sur 
des  montagnes  élevées  de  cinq  cents  à  mille  pieds  au-des- 
sus du  niveau  de  la  mer,  et  que  la  qualité  du  bois  qu'ils 
produisent  n'est  pas  inférieure  à  celle  du  bois  de  la  plaine , 
quoiqu'ils  soient  exposés  à  l'action  de  tous  les  vents  qui 
souillent. 

Afin  de  donner  une  idée  des  bénéfices  que  peuvent 
produire  les  plantations  de  ce  genre,  nous  allons  citer  le 
calcul  qu'a  fait  dernièrement  un  propriétaire  qui  a  hérité 
de  vastes  terrains  dans  les  contrées  montagneuses  de  notre 
île.  Dans  ce  calcul,  il  supposait  qu'il  choisirait  tous  les 
ans',  pour  les  planter  en  taillis,  une  centaine  d'acres  de 
terres  en  friche,  et  partant  de  peu  ou  point  de  produit. 
On  voit  que,  dans  cette  hypollièse,  la  rente  sacrifiée  se- 
rait nulle  ou  bien  peu  de  chose.  Les  frais  de  la  planta- 
tion et  des  clôtures,  quand  bien  même  on  y  mettrait  de 
la  profusion,  ne  pourraient  jamais  dépasser  quatre  cents 
liv.  st,  (  10,000  fr.).  Pour  balancer  la  dépense  de  la  ré- 
vision ,  on  aurait  le  produit  des  éclaircis  qui ,  si  les  ahri- 
leurs  étaient  des  mélèses  ,  seraient  plus  que  suffisans.  On 
suppose  qu'un  pareil  espace  de  terrain  serait  planté  chaque 
année,  pendant  vingt  ans.  Au  bout  de  ce  terme,  les  pre- 
miers cent  acres  que  l'on  aurait  plantés  seraient  suscep- 
tibles d'être  abattus-,  ils  fourniraient  au  moins  quatre 
tonneaux  d'écorce  par  acre  ^  et  en  évaluant  le  tonneau  à 
dix  liv.  st.  (9.5o  (r.),  ce  qui  certes  n'a  rien  d'exagéré  ,  on 


1»ES  ^LA^TAT10î<S  D  AUBUES   I  OUESTIEUS.  5j 

^uirail  quatre  mille  liv.  st.  (100,000  fr.)  pour  quatre  eciils 
liv.  st.  (10,000  fr.),  dëj)cnsés  vingt  ans  auparavant.  Les 
autres  taillis  seraient  ensuite  coupés  successivement  une 
première  fois  ,  puis  coupés  de  nouveau  ,  de  même  que  le 
premier,  par  une  rotation  régulière.  Ainsi  donc,  dans 
l'espace  de  vingt  années,  une  somme  de  8,000  liv.  st. 
(  200,000  fr.  )  aurait  produit  un  revenu  annuel  de 
4,000  liv.  st.  (100,000  fr.  )  ou  100  p.  'Y^.  Nous  ajoute- 
rons qu'il  n'est  pas  nécessaire  que  celte  opération  soit 
faite  sur  une  aussi  grande  éclielle  pour  donner  des  résul- 
tats analogues. 

Quoique  le  taillis  ne  puisse  pas  prétendre  à  la  dignité 
des  grandes  forets,  il  possède  cependant  beaucoup  d'a- 
vantages. Un  grand  bois  peut  être  abattu  dans  un  petit 
nombre  d'heures,  mais  il  faut  des  siècles  entiers  pour 
lui  rendre  sa  majesté  première  -,  souvent  même  elle  est 
détruite  pour  toujours.  Le  propriétaire  éprouve  une 
espèce  de  honte  de  remplacer  par  des  buissons  les  géans 
végétaux  tombés  sous  sa  hache ,  et  il  renonce  à  com- 
mencer une  entreprise  dont  il  lui  serait  impossible  de 
voir  la  fin.  Le  taillis  au  contraire  jouit  d'une  sorte  d'im- 
mortalité ,  obtenue,  il  est  vrai,  à  peu  près  comme  celle 
de  jNourjaliad ,  dans  les  Nuits  arabes.  Son  bail  d'exis- 
tence est,  en  quelque  sorte,  acheté  par  des  rentes  et  des 
ledevances,  puisqu'on  en  coupe  une  partie  chaque  an- 
née. Sans  doute  la  vue  est  blessée  par  la  chute  annuelle 
de  la  portion  destinée  au  marché ,  mais  la  nature  s'em- 
presse de  réparer  le  dommage.  Au  bout  de  troi:5  ans, 
cette  portion  a  repris  son  aspect  verdoyant  et  touffu ,  et, 
deux  ou  trois  ans  plus  tard ,  il  est  plus  beau ,  plus  frais  , 
plus  vert  que  jamais. 

Mais  la  sjlva  cœdua  possède  encore  des  avantages 
plus  importans.  Il  existe,  dans  les  montagnes,  Aià6  eu- 


(Iioils  Irès-favorables  à  l'arhoiiculluro ,  où  il  st-iail  peu 
judicieux  de  faire  venir  du  bois  de  liaule-f'ulaie,  à  cause 
des  difficullés  ou  même  de  Timpossibililé  de  le  conduire 
sur  le  marcbé.  L'écorce  au  contraire,  qui  est  une  sub- 
slance  légère  et  facilement  transportable  ,  peut  être  ame- 
née des  points  les  plus  lointains  et  de  l'accès  le  plus  dif- 
iicile  ,  sans  que  les  frais  du  transport  réduisent  beaucoup 
les  profits  du  planteur.  Le  bois  pelé  est  aussi  d'une  bonne 
défaite  dans  les  disti  icls  où  le  combustible  est  rare.  Enfin  , 
dans  beaucoup  de  lieux ,  il  existe  une  demande  considé- 
rable pour  les  petites  brandies  de  ebéne  avec  lesquelles 
on  fait  de  l'acide  pyroligneux ,  aujourd'liui  si  générale- 
ment substitué  au  vinaigre. 

Ce  n'est  pas  tout  \  les  taillis  ont  aussi  un  autre  mérite 
et  qui  n'a  pas  moins  d'importance,  c'est  de  donner  un 
produit  modéré,  mais  régulier.  C'est  l'esprit  de  pré- 
voyance qui  fait  planter  les  bois  de  baute-fulaie  qu'en- 
tretient et  conserve  le  respect  de  plusieurs  jiropriétaires 
successifs-,  mais  ils  finissent  souvent  par  tomber  sous  la 
baclie  d'un  prodigue,  la  bonté  et  la  ruine  de  sa  famill.e, 
(jui  dévore  dans  quelques  instans  ce  trésor  que  lui  avait 
légué  la  sagesse  de  ses  pères.  Si  au  contraire  il  eût  bérilé 
d'un  taillis,  il  n'aurait  pu  qu'en  consommer  le  revenu-, 
et  le  fonds  garanti  par  les  lois  qui  régissent  la  plupart  de 
nos  domaines  serait  passé  à  sa  postérité. 

Ainsi  donc  cbacune  de  ces  différentes  manières  de 
planter  offre  des  avantages  particuliers,  et  loin  d'avoir 
une  prépossession  pour  l'une  d'elles  à  l'exclusion  des 
autres,  le  propriétaire,  avant  de  commencer  ses  Ira- 
\aux,  doit  examiner  mûrement  s'il  lui  convient  mieux, 
dans  sa  position  donnée  ,  de  faire  venir  un  bois  de  liaute- 
futaie,  d'améliorer  ses  pâturages  par  l'emploi  exclusif 
des  mélèscs,  ou  bien  ,  en  plantant  un  taillis,  de  se  créer 


un  revenu  régulier  el  invariable.  Lorsque  les  planlalions 
M»Mt  d\iuv  ('londue  horni'e  ,  la  question  doil  être  résolue 
iraj)rès  les  eireoiislances  loeales  ^  mais  un  grand  plant 
eumporle  ees  dilTérens  modes,  et  ne  peut  pas  être  con- 
sidéré comme  parfait  quand  il  ne  réunit  pas  à  la  majesté 
sombre  des  grands  bois,  les  beautés  plus  douces  de  la 
clairière  et  de  verts  pâturages  abrités  par  des  mélèses. 
J^'union  de  ces  divers  systèmes  mettra  en  valeur  les  qua- 
lités différentes  du  sol-,  et  Ton  produira  dans  Taspect  de 
la  nature  les  plus  grands  cbangemens  que  l'art  humain 
j)uisse  concevoir  et  exécuter. 

INous  n'aurions  pas  rempli  entièrement  la  tâche  que 
nous  nous  sommes  imposée,  si  nous  ne  disions  rien  des 
deux  grandes  opérations  de  l'élagage  et  des  éclaircis 
<ans  lesquelles  une  plantation  ne  peut  avoir  une  crue 
pide  et  fournir  du  bon  bois.  Ces  deux  opérations  son 
;iujourd'hui  mieux  comprises  qu'elles  ne  l'étaient,  il  y 
vingt  ans,  lorsqu'on  était  dans  l'usage  d'abattre  toutes 
les  branches  inférieures  de  l'arbre ,  sans  considérer  qu'on 
le  privait  ainsi  de  tous  les  moyens  d'élever  la  sève,  et, 
])ar  conséquent,  de  croître  en  hauteur,  tandis  qu'avec 
la  même  maladresse,  on  laissait  les  branches  supérieures 
former  au  sommet  une  touffe  ronde  et  épaisse,  soumise 
à  l'action  de  tous  les  orages.  Tout  le  monde  sait  aujour- 
d'hui que  le  sommet  d'un  jeune  plant  doit  être  élagué, 
pour  favoriser  le  développement  de  la  tige  principale,  et 
que  l'on  ne  doit  abattre  les  branches  de  côté  que  lors- 
(ju'elles  sont  disposées  à  rivaliser  avec  cette  tige ,  et  à  lui 
enlever  trop  de  nourriture.  Les  branches  de  coté  sont  au 
jeune  plant  ce  qu'un  balancier  est  au  funambule.  Si  un 
arbre  se  courbe  un  instant  sous  la  tempête,  grâces  à  ces 
branches,  il  reprend  bientôt  son  équilibre.  Il  est  inutile 
d'ajouter  que  celle  opération  doit  êlre  faite  entièrement 


58  DES   PLANTATIONS   D  ARBRES  FORESTIERS. 

avec  la  m:iin  ,  cl  par  cons(^queiit  dans  renfance  de  Taibrc. 
Le  forestier  ne  peut  pas  commettre  une  plus  grande  faute 
que  d'ajourner  cette  opération,  jusqu'au  moment  où  il 
faut  employer  la  hache  ,  car  alors  dix  hommes  ne  pour- 
ront pas  faire  Touvrage  qu'un  seul  eût  exécuté  aupara- 
vant, et  les  blessures  qu'on  eût  faites  au  jeune  plant,  sans 
lui  porter  préjudice,  le  défigureront  à  jamais,  quand  on 
les  lui  fera  dans  un  ;ige  moins  tendre. 

C'est  dans  les  mois  d'été  que  l'élagage  doit  se  fiire  , 
lorsque  la  sève,  après  s'être  élevée ,  est  stationnaire  dans 
l'arbre,  et  avant  qu'elle  commence  à  descendre.  Tous 
les  auteurs  reconnaissent  également  le  danger  d'élaguer, 
quand  la  sève  circule  ,  soit  qu'elle  s'élève ,  soit  qu'elle 
descende  -,  mais  il  y  en  a  quelques-uns  qui  soutiennent 
encore  que  Thiver  est  aussi  favorable  à  cette  opération 
que  l'été,  et  même  qu'il  l'est  davantage.  L'expérience 
aurait  dû  cependant  les  corriger  de  leur  erreur.  Pendant 
l'été  la  plaie  exude  toujours  un  petit  fluide  gommeux, 
qui  au  bout  de  quelques  jours  s'y  fige  et  la  recouvre  en- 
tièrement. Nous  n'avons  jamais  observé  que  le  plant  eût 
aucune  tendance  à  renouveler  les  branches  abattues  à 
cette  époque.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  si  l'élagage 
a  eu  lieu  en  hiver  :  lorsque  le  printems  sera  venu,   le 
forestier  verra  plusieurs  bourgeons  s'élever  sur  les  ci-  ' 
catrices  qu'il  aura  faites  en  émondant.  Quant  à  la  néces- 
sité d'élaguer  en  général ,   elle  deviendra  évidente  si  on 
compare  les  tiges  écourtées  et  les  têtes  épaisses  de  la  plu- 
part des  chênes  qui  croissent  dans  les  forêts  naturelles , 
aux  ti^es  élancées  de  ceux  dont  un  forestier  habile  a  de 
bonne  heure  éclairci  le  branchage.  Chez  les  premiers,  la 
partie  de  l'arbre  dont  on  peut  tirer  du  bois  de  charpente 
n'a  guère  que  trois  pieds  ^  tandis  que,  chez  les  seconds, 
elle  en  a  quatorze.  Ces  faits  sont  décisifs^  et  qu'on  ne 


DES  PLANTATIONS   D  ARBRES   FORESTIERS.  ^9 

cherche  pas  à  les  contredire  en  faisant  un  appel  à  la  na- 
ture !  La  nature  est  également  favorahle  à  toutes  ses  pro- 
(liiclions  ^  peu  lui  importe  que  le  chcne  produise  du  bois 
de  charpcirte  ou  du  lagol ,  ou  que  le  champ  soit  couvert 
de  iVoment  ou  d'ivraie.  C'est  h  1  art  à  profiter  de  sou 
<''nergie  et  de  ses  ressources  pour  la  diriger  de  la  manière 
la  plus  utile  aux  besoins  de  l'espèce  humaine.  Quand 
nous  verrons  la  nature  faire  croître  d'elle-même  un  champ 
de  blé,  nous  pourrons  espérer  aussi  qu'elle  fera  croître 
une  forêt  de  bois  de  charpente  toute  composée  d'arbres 
bien  droits  et  ])ien  lisses.  Jusque-là  il  faudra  bien ,  bon 
gré ,  mal  gré  ,  employer  la  charrue  dans  le  premier  cas  , 
et  la  serpe  dans  l'autre. 

La  manière  d'éclaircir  a  été  fort  améliorée  dans  ces 
derniers  tems.  Ce  système  étroit  et  sordide,  qui  faisait 
différer  cette  opération  jusqu'au  moment  où  ses  produits 
pouvaient  être  de  quelque  valeur,  est  maintenant  aban- 
donné. Traiter  une  plantation  afin  de  bénéficier  des 
éclaircis,  c'est  agir  comme  un  charpentier  qui  couperait 
son  bois  dans  le  seul  but  d'obtenir  des  copeaux.  Sans 
doute  il  ne  faut  pas  les  perdre  ,  si  on  peut  en  tirer  quel- 
que parti,  mais  ce  ne  doit  pas  être  l'objet  principal.  Au- 
jourd'hui nous  ne  voyons  plus  que  bien  rarement  ces 
misérables  restes  de  forêts ,  qui  jadis  étaient  pleines  d'es- 
pérances, mais  qui  ont  été  étouffées  par  les  abriteurs 
plantés  pour  leur  protection,  et  où  l'ancienne  existence 
des  frênes ,  des  ormes,  des  chênes,  n'est  attestée  que  par 
quelques  buissons  rabougris  qui,  placés  près  des  limites 
de  la  plantation  ,  ont  pu,  en  contournant  leurs  rameaux  , 
obtenir  assez  d'air  pour  végéter,  tandis  que  dans  l'inté- 
rieur du  bois  on  ne  voit  que  de  misérables  pins  d'Ecosse 
à  lige  grêle,  semblables  à  une  horde  de  sauvages  qui, 
après  avoir  dévasté  une  riche  province  ,  se  détruisent  les 


()0  DES   rLANTATICTSS  u'arBRES  FOKKSTIERS. 

ufis  les  aiilrcs.  Des  éclaircis  opporUiiis ,  renouvelas  cha- 
fjue  fois  que  cela  sera  nécessaire,  préviendront  celle 
clestruclion  des  arbres  et  des  espérances  du  planteur. 

C'est  un  système  très-vicieux  et  qui  malheureusement 
n'est  pas  encore  abandonné  par  tous  les  planteurs ,  que 
d'éclaircir  uniformément  les  diverses  parties  de  la  planta- 
tion. Il  faudrait  au  contraire  faire  disparaître  en  totalité 
les  abriteurs  des  creux,  des  gorges,  des  enfoncemens,  et 
les  conserver  au  moins  en  grande  partie  sur  les  limites  du 
bois,  ou  sur  les  hauteurs  plus  exposées  à  Taclion  des 
|-hénomènes  atmosphériques.  Avec  le  tems,  toutefois, 
ces  hauteurs,  ces  limites  devront  être  éclaircies  à  leur 
tour,  car  la  chaleur  ne  peut  pas  plus  pour  les  arbres  que 
pour  Tespèce  humaine  compenser  Tabsence  d'air  vital. 
11  faut  toute  rattenlion  du  forestier  pour  déterminer  où  et 
dans  quelles  proportions  Tair  doit  être  introduit,  dans  une 
plantation  ,  du  côté  exposé  au  vent.  Si  les  abriteurs  sont 
trop  promptemeiit  retirés,  des  brises  impétueuses  ou  gla- 
cées portent  le  désordre  dans  les  vaisseaux  qui  servent  à 
la  circulation  de  la  sève^  Técorce  se  couvre  de  nœuds  et 
de  mousse  -,  elle  devient  dure  et  raboteuse.  Au  bout  de 
deux  ou  trois  saisons,  l'arbre  n'a  plus  Tair  que  d'un  avor- 
ton informe,  et  quand  il  ne  meurt  pas,  il  traîne  une  exis- 
tence languissante  et  inutile  à  celui  qui  l'a  planté.  Que 
i^i,  par  un  excès  opposé,  on  interdit  l'accès  à  l'air,  le  plant 
desséché  périra,  parce  qu'il  ne  pourra  pas  respirer.  Pour 
échapper  à  ce  double  danger,  imitez  l'art  avec  lequel  les 
arbres  s'approprient  eux-mêmes  à  la  diversité  de  leurs 
^ilualions.  Au  bord  des  planlalions,  ou  bien  lorsqu'ils 
sont  isolés  ou  en  petits  groupes,  ils  ont  de  fortes  têtes, 
des  tiges  courtes  et  une  écorce  raboteuse  :  c'est,  en 
ellel,  da!is  cette  siUialion  donnée,  ce  qui  leur  convient 
le  mieux  -,  les  li^eà  raccourcies  oOranl  plus  de  rérristance 


])KS  PLA>rAT10>S  I)  AUDaES   FOUF.ST  lEllS.  ()  I 

nux  lompclcs^  leurs  i^raiulos  brandies  leur  donnant  le 
moyen  de  rélablir  plus  promplement  leur  équilibre, 
fjuand  ils  sont  courbés  par  les  brises  ;  et  l'épaisseur  de 
leur  enveloppe  protégeant  les  vaisseaux  de  la  sève  contre 
ràpreté  du  froid.  Par  des  raisons  contraires,  les  arbres 
placés  dans  des  bois  fourres  ont  une  écorce  lisse  et  lé- 
gère,  une  lige  baute,  et  une  lélc  petite,  mais  élancée; 
en  un  mot,  tous  les  attributs  d'un  sujet  accoutumé  à  une 
température  plus  douce.  Mais  si  l'abri  devient  trop  épais, 
l'arbre,  comme  un  valétudinaire  dans  une  chambre  liop 
chaude,  souffre  des  moyens  mêmes  employés  pour  le  con- 
server. D'un  autre  côté  ,  si  un  médecin  voulait  inlroduire 
ce  malade  dans  une  atmosphère  plus  fraîche,  il  lui  laisserait 
assurément  le  loi>ir  do  prendre  des  vétcmens  plus  chauds. 
Pour  traiter  les  arbres  de  la  même  manière,  dans  Tin- 
lérieur  d'une  plantation  ,  il  faut  en  éclaircir  les  abords, 
mais  les  éclaircir  peu  à  peu.  Certains  forestiers  com- 
mettent également  ces  deux  fautes,  en  négligeant  d'é- 
claircir,  pendant  plusieurs  années,  et  en  attaquant  en- 
suite le  bois  avec  une  main  imprudente  et  impitoyable. 
L'expérience  apprendra  à  tenir  un  terme  moyen  ;  mais 
en  thèse  générale  nous  croyons  devoir  insister  sur  la  vé- 
rité de  ce  vieil  adage ,  «  que  celui  qui  épargne  la  hache 
hait  le  bois.  » 

L'accomplissement  d'un  devoir  aussi  rigoureux  exico 
sans  doute  quelque  chose  de stoique.  La  paix,  la  solitude, 
le  silence  de  votre  plantation  sont  troublés  par  la  présence 
<le  vos  bûcherons  qui  l'ont  envahie;  vous  tournez  des  re- 
gards douloureux  sur  ces  beaux  arbres  remplis  d'espé- 
lance,  dont  vousallez  prononcer  l'arrêt,  et  comme  un  des- 
pote d'Asiecondamné  à  faire  périr  une  partie  des  sienspour 
la  sécurité  des  autres,  vous  frémissez  avant  de  porter  vos 
coups  au  milieu  de  cette  famille  que  vous  avez  fait  naître 


Gl  l^K^  rLAKTATiOKS   d'aRBRES   FORESTIERS. 

et  que  vous  avez  élevée.  Quand  le  ravage  a  élé  commis, 
l'aspect  que  présente  le  bois  n'a  rien  qui  vous  console. 
Quelle  différence  lorsque,  quatre  années  auparavanl , 
votre  occupation  se  bornait  à  surveiller  la  croissance  do 
ces  jeunes  plants  aujourd'hui  étendus  à  vos  pieds  ,  et  qui 
encombrent  de  leurs  troncs  et  de  leurs  rameaux  flétris, 
ces  sentiers  solilaircs  dans  lesquels  vous  vous  promeniez 
avez  tant  de  délices  1  Parmi  les  arbres  restés  debout,  il  en 
est  j)lusieurs  qui  ont  souffert  de  la  chule  de  leurs  voisins, 
malgré  les  soins  pris  par  les  bùcberons,  et 

The  Lroken  bouglis 
Droop  wilh  iheir  wilhcrcd  Icaves  ,  ungracious  siga 
Of  dévastation  (i). 

La  scène  n'est  point  embellie  par  ces  mélèses  mutilés 
(lui,  deslinés  à  tomber  sous  la  hache  à  la  première  occa- 
sion, ont  été,  en  attendant,  dépouillés  d'une  partie  de 
leurs  branches ,  comme  ces  grands  criminels  dont  on 
abat  les  membres  avant  de  leur  donner  la  mort.  En  un 
mot,  tout  a  autour  de  vous  un  air  de  désolation  :  les 
arbres  sont  muets,  car  les  oiseaux  qui  en  ont  déserté  les 
ombrages,  à  l'arrivée  des  bûcherons,  ont  cessé  de  s'y 
faire  entendre  ;  et,  de  tous  côtés  ,  vous  apercevez  le  ciel 
à  travers  les  vides  qu'a  faits  la  hache  du  bûcheron. 

Mais  une  visite  au  mois  de  juin  suivant  compensera  la 
peine  qu'a  dû  causer  l'exécution  de  ce  devoir  rigoureux  ^ 
les  traces  des  atteintes  portées  précédemment  à  la  foret 
ont  disparu  sous  des  masses  d'ombre  et  de  verdure  :  vous 
voyez  que  ces  mutilations  ulUes  ont  donné  une  énergie 
nouvelle  à  la  végétation  -,  tout  offre  un  aspect  plus  vert, 


(i)  «Les  brandies  rompues  lalssenl  pendre  leurs  fculilcs  fanées ,  Irisfe 
sic;nc  de  dcvastalion.  « 


DES  1>I.\XT\TI0NS   D  AUnRF.S   FORESTIERS.  63 

plus  riant,  plus  ombn;  que  jamais j  et  vous  vous  féli- 
eilez  (le  ce  que  votre  courai^^e  n'a  pas  failli  devant  un 
acte  nécessaire. 

Nous  n'avons  lien  dit  encore  ,   dans  ces  observations 
rapides,  des  bois  que  Ton  plante  avec  des  semis.  Cette 
pratique  est  recommandée  par  des  autorités  imposantes 
([ui  assurent  que  la  nature  livrée  à  elle-même  fera  mieux 
que  notre  art  -,  que  les  arbres  les  plus  vigoureux  lutteront 
contre  les  autres;  et  qu'ils  nous  épargneront  la  peine 
d'élaguer  et  d'éclaircir,   en  détruisant  les  plants  infé- 
rieurs. Conformément  à  ces  idées,   nous  avions  planté 
des  glands ;,  et  les  jeunes  cbénes  se  présentèrent  d'abord 
sous  un  aspect  favorable  ;  mais  l'espoir  qu'ils  nous  don- 
nèrent fut  de  courte  durée.  Apparemment  qu'en  se  com- 
battant les  uns  les  autres,  ils  s'étaient  tous  détruits-,  car 
c'est  tout  au  plus  si  quelques  douzaines  étaient  sorties  en 
vie  de  celte  terrible  mêlée.  Les  souris  avaient  sans  doute 
ou  part  à  la  catastrophe,  et  les  lièvres  encore  davantage. 
Le  triste  succès  de  cette   tentative,  dans  laquelle  nous 
avons  perdu  cinq  ou  six  boisseaux  de  glands,  nous  dé- 
terminèrent à  y  renoncer.  Postérieurement^  un  de  nos 
amis  planta  un  grand  nombre  de  marrons  d'Espagne,  et 
ses  premiers  succès  nous  engagèrent  à  écrire  en  Portugal 
pour  faire  venir  des  marrons ,   dans  le  but  de  suivre  son 
exemple.  Notre  correspondant  s'imagina  que  ces  marrons 
étaient  destinés  à  notre  table,   et,   en  conséquence,   il 
nous  les  envoya  soigneusement  pelés.  Ce  fut  d'abord  un 
grand  désappointement  pour  nous  -,  mais  nous  nous  con- 
solâmes ensuite  en  voyant  la  plantation  de  notre  voisin. 
Tout  y  avait  changé  d'aspect  -,  et  l'on  n'y  apercevait  plus 
qu'une   série  de  petits  jets    rabougris,   sans  vitalité   et 
sans  force.    En  résumé,   planter    une  friche   avec  des 
semis  est  une  expérience  fort  hasardeuse-,  et  le  moven 


C)\  T>r.>  rLAlNTATÎf)j\S   n  A?.  CîiES  FORF.STIEPiS. 

!{î  plus  sûr  (lavoir  une  [)laiil;ilion  floiissanle,  c/esl  de 
l'approvisionner  de  planls  choisis  dans  une  bonne  pépi- 
nièie  placée  à  peu  de  distance  du  lieu  où  Ton  veut  in- 
troduire des  arbres. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  puisrjue  c'était  dans  des 
friebes  improductives  que  nous  conseillions  de  planter, 
il  ne  pourrait  en  résulter  aucun  dommage  pour  Tagiirul- 
lure.  Il  nous  serait  même  très-facile  de  faire  voir  que,  loin 
de  perdre  par  Texécution  de  ces  entreprises  ,  elle  pourra 
au  contraire  en  retirer  un  très-grand  profit.  Là  où  il  i^'y 
avait/ju'une  stérile  et  monotone  étendue  de  territoire  qiii 
nourrissait  à  peine  quelques  bestiaux  mal  protégés  contre 
les  intempéries  des  saisons  ,  hi  contrée  ,  soumise  à  un  sys- 
tème judicieux  ,  offrira  bientôt  une  scène  délicieuse  àTœil 
et  même  à  l'ame  ^  un  heureux  mélange  de  bois  et  de  prai- 
ries, où  Cérès  trouvera  aussi  sa  place,  sans  rien  usurper 
>ur  le  domaine  des  autres  divinités  champêtres  ^  car  la 
charrue  ne  restera  pas  inactive  dans  ce  vaste  plan  d'amé- 
lioration. Dans  beaucoup  de  lieux  nous  apercevons  avec 
surprise  la  trace  d'anciens  sillons  sur  le  versant  de  hau- 
teurs stériles,  ou  dans  des  plaines  bourbeuses.  Nous  ne 
])OUvons  pas  raisonnablement  supposer  que,  dans  l'en- 
i'ance  de  l'agriculture ,  nos  ancêtres  sussent  faire  produire 
du  blé  à  des  lieux  où  nous  ne  voyons  plus  que  des 
])ruyères.  Mais  jadis,  lorsque  les  collines  étaient  encore 
ombragées  par  des  bois,  ces  bois  entretenaient  dans  les 
terres  situées  à  leur  pied  une  fertilité  qu'elles  ont  per- 
due. Rendez-leur  l'abri  qu'elles  avaient  autrefois,  et  vous 
leur  rendrez  leur  ancienne  fécondité.  Elles  alimenteront 
les  petits  hameaux  habités  par  vos  forestiers,  et  grâces  à 
votre  heureuse  industrie,  Ihomme  pourra  se  nourrir, 
ainsi  que  ses  bestiaux ,  avec  les  produits  des  terres  où  il  se 
livrera  à  ses  travaux  journaliers. 


DES    PLANTATIOKS  D  ARBIlFS   FOllESTlERS.  ()J 

C/cst  ainsi  quo  se  iornura  ilans  ces  soUliuIes  une  po- 
piilalioii  saii\c  et  morale  que  Li  pioche  et  la  hache  feront 
vivre.  Elle  sera  nalurellcment  attachée  au  sol  où  elle 
trouvera  des  moyens  convenables  crexislence,  et  le  pro- 
priétaire entreprenant  qui  les  lui  aura  procurés  aura 
part  à  celte  affection,  à  moins  que  lui-même  ne  s'en 
rende  indigne.  Ainsi  donc,  celte  race  champêtre  que 
d'imprudentes  dévastations  avaient  bannie  des  lieux  où 
elle  s'était  élevée,  y  sera  rendue  pour  toujours.  Cette 
considération  mériterait  à  elle  seule  d'allirer  l'attention 
des  diverses  classes  de  propriétaires,  de  l'économiste  qui 
cherche  avec  anxiété  le  moyen  de  procurer  du  travail  et 
de  faire  vivre  une  population  surabondante,  et  du  jeune 
aristocrate  qui  ne  songe  qu'à  multiplier  son  gibier  et  à 
accroître  la  splendeur  de  son  entourage,  en  augmentant 
le  nombre  de  ses  gardes-chasse. 

On  nous  accusera  peut-être  d'avoir  mis  trop  de  lems 
à  prouver  ce  que  personne  ne  conteste  ^  mais  ce  sujet  est 
d'une  si  haute  importance ,  et  l'atlention  que  lui  don- 
nent en  général  les  propriétaires  est  si  faible,  comparée 
à  cette  importance,  que  c'est  un  devoir  de  ne  négliger 
aucune  occasion  de  l'exciter. 

Le  prétexte  le  plus  ordinaire  que  Von  mette  en  avant 
pour  ne  pas  planter,  c'est  la  considération  tout  égoïste 
de  la  lenteur  des  produits  et  des  retours.  Ce  serait  sans 
doute  perdre  son  tems  que  de  parler  de  la  prospérité  à  venir 
du  pays,  du  bénéfice  immédiat  des  plus  pauvres  babitans, 
ou  de  l'honneur  légitime  attaché  à  la  mémoire  de  celui 
qui  améliore  par  ses  travaux  la  situation  de  tout  un  dis- 
trict, quand  on  s'adresse  à  des  hommes  qui  sont  in- 
sensibles au  bien-être  de  leur  propre  famille.  Au  reste, 
il  nous  serait  facile ,  même  sur  leur  terrain ,  de  confondre 
ces  calculalcurs  intéressés,  et  de  leur  démontrer  que  les 
XXVI.  5 


(')G  Dî-S   PLANTATIONS   d'aUDî\ES  rOUEbTIERS. 

avantages  tlu  propri('lairc  qui  a  planté  une  cenlaino 
(i'acros  commencent  dès  roriginc  même  de  Tentrcprise, 
cl  qu'il  dépend  de  lui  de  les  réaliser  lorsque  cela  lui 
convient.  Si,  par  exemple,  il  veut  vendre  une  plan- 
talion  de  cinq  ans  d'âge  ,  il  lui  sera  tenu  compte  dans  le 
prix  d'acquisition  de  la  somme  que  la  plantation  lui  aura 
coûtée  ,  ainsi  que  de  Tintérét  de  celle  i-omme  et  de  la  va- 
leur de  la  terre.  Après  celle  époque  ,  la  valeur  croît  à 
intérêt  compose.  Il  est  vrai  que,  s'il  est  bien  avisé,  il  aura 
y.Qii  d'empressement  à  réaliser  les  profits  de  sa  planta- 
lion,  attendu  qu'ils  s'augmentent  d'année  en  année. 
Biais  celte  valeur  n'en  existe  pas  moins,  comme  celle  des 
joyaux  contenus  dans  Técrin  de  sa  femme,  ou  de  la  vais- 
selle plate  que  renferment  ses  buffets,  et  de  plus  elle  s'ac- 
croît dans  une  marcbe  rapidement  progressive,  tandis 
que  la  valeur  de  ses  écrins  et  de  ses  buffets  reste  sta- 
lionnaire. 

Au  reste ,  ce  qui  nuit  encore  davantage  à  Textcnsion  des 
forêts  que  ces  considérations  personnelles  et  mesquines  , 
ce  goût  de  lucre  et  de  piofits  actuels,  c'est  celte  force 
d'inertie,  cette  indolence  qui  engage  les  maîtres  du  sol 
à  se  contenter  de  la  rente  acquise  de  leurs  domaines  sans 
chercher  à  les  améliorer,  en  prenant  un  peu  de  peine  et 
en  faisant  un  peu  de  dépense.  Pour  les  rassurer  à  cet 
égard,  nous  leur  ferons  observer  que  les  plantations  sont 
le  procédé  le  moins  dispendieux  ,  le  plus  facile  et  le  plus 
sûr  d'accroître  leur  fortune,  et  nous  leur  rappellerons 
l'avis  du  vieux  Laird  mourant  à  son  fils  :«  Plante  un  arbre, 
Jacques-,  il  croîtra  pendant  ton  sommeil  (i).  » 

(  Quarterlj-  Review.  ) 

(i)  Note  DU  Ta.  En  reproduisant  cet  article  dans  la  Revue ^  nous 
nous  sommes  abstenus  avec  soin  de  toute  phraséologie  technique.  Notre 


DF.S   ri..\>TAT10?fS   d'arIîRES   FOHF.STIERS.  G'J 

Lut  otait  lie  le  reiulrc  intelligible  pour  toutes  les  classes  lîe  prOj,rie'laircs , 
et  «le  stimuler  l'arileur  de  ceux  qui  sont  e'traiigcrs  à  ce  {^enre  d'operaliou 
dont  la  France  n'aurait  pas  moins  à  profiter  que  la  Grande-Bretagne.  Il 
serait  à  de'sirer  qu'on  imitât  plus  ge'neralement  l'exemple  des  proprié- 
taires d'une  partie  de  la  Champagne.  Les  personnes  (]ui  se  sont  rendues, 
il  y  a  quelques  années,  dans  les  de'partemens  de  l'est  par  la  route  d;: 
Strasbourg  ,  se  rappellent  sans  doute  ces  grands  terrains  incultes  entiè- 
rement d»'pouille's  de  ve'gctalion.  Aujourd'hui  des  plantations  de  sapins  , 
qui  ont  de'jà  de  cinij  à  six  pieds  de  haut,  s'e'tendent  à  perle  de  vue  sur  ui.c 
partie  de  ces  terrains,  et  ne  tarderont  pas  sans  doute  à  s'c'tendre  sur  le.î 
autres;  tandis  que ,  du  côté  opposé,  des  peupliers,  favorisés  par  l'humi- 
dité que  la  Marne  entretient  sur  ses  rives  ,  y  forment  de  nombreux  bou- 
quets et  même  des  espèces  de  bois.  Dans  dix  ans  d'ici  le  pays  aura  entiè- 
rement change  d'aspect.  Le  voyageur  s'avancera  au  milieu  d'un  doubi-.; 
rang  de  bois  ;  les  uns  d'une  majesté  sombre  ,  et  les  autres  d'une  verdure 
plus  douce,  et  dont  les  lignes  combinées  avec  celles  de  la  INIarne  cl  de 
riantes  prairies  varieront  à  chaque  instant  l'aspect  du  paysage. 


o^rtg 


c$. 


DES  PREMIERS  VOYAGEURS  EUROPEENS 

EN   ASIE. 


L'homme  n'est  parvenu  qu'après  bien  des  siècles  et  des 
efforts  sans  nombre  à  connaître  le  globe  qu'il  habite,  et 
qui  le  porte.  Les  sciences  morales  semblent  dater  de  l'o- 
rigine même  du  monde  :  les  arts  usuels,  nécessaires  à  la 
vie  sauvage,  atteignent,  dès  le  commencement  de  la  ci- 
vilisation ,  une  sorte  de  perfection  comparative^  enfin 
les  beaux-arts  et  la  poésie  ont  laissé  de  brillantes  traces 
pour  s'éteindre  ensuite  dans  les  régions  de  l'orient  et  du 
septentrion  :  sous  les  zones  les  plus  différentes  ,  vous  trou- 
vez des  intervalles  de  lumière  et  des  époques  ténébreuses, 
pendant  lesquels  le  flambeau  de  la  science  renaît  tour 
à  tour  et  expire.  Mais  la  connaissance  du  globe,  fruit 
des  expériences  les  plus  lentes  et  les  plus  souvent  réité- 
rées ,  a  suivi  une  marche  constamment  progressive,  dont 
les  degrés  ne  peuvent  se  calculer  que  par  siècles.  On  sait 
combien  la  géographie  des  Romains  était  peu  avancée  : 
pendant  le  moyen-àge  la  confusion  et  le  chaos  des  peu- 
ples de  proie,  mêlés  aux  nations  envahies,  jetèrent  une 
faible  clarté  sur  les  régions  lointaines  d'où  ces  barbares 
descendaient  -,  le  commerce  et  la  civilisation  moderne 
firent  le  reste.  L'Amérique  apparut.  Une  cinquième  par- 
tie du  monde  fut  révélée  à  Cook  :  de  nos  jours  l'inté- 


DES  rnEMiEas  VOÎAGEUUS  EUUOrf.EI^S  e«  asie.         6i) 

rieur  de  ce  grand  pays  reste  encore  inconnu.  Une  parlic  de 
TAsic  (celle  qui  sépare  Tlndc  de  la  Chine)  et  la  presque 
lolalité  de  TAfiique  ne  sont  pas  explorées  :  enfin  ,  dansée 
vieux  monde  que  nous  habitons  depuis  si  long-tems,  il 
y  a  aussi  des  terres  australes. 

Sans  nous  occuper  de  ces  régions  toutes  modernes 
que  Tancienne  Europe  ne  connaissait  pas,  et  qui,  cou- 
vertes de  forets  séculaires  ,  semblent  dater  d'hier  et 
nous  paraissent  jeunes  ,  parce  que  nous  les  avons  dé- 
couvertes il  y  a  peu  de  tems ,  voyons  par  quelle  route 
obscure  et  lente  nous  avons  enfin  réussi  à  dresser  la  carte 
à  peu  près  complète  des  continens  et  des  îles  d'Asie. 
Mille  années  ont  été  nécessaires  à  ce  travail  qui  n'est  pas 
terminé  dans  tous  ses  détails.  Civilisation,  arts,  mvlho- 
logie  j  les  fables  et  Tidiome  hellénique  j  la  métaphysique 
cl  les  sciences,  tout  nous  est  venu  de  ces  régions  du  so- 
leil. Alexandre  y  a  imprimé  ses  pas  victorieux^  Pytha- 
gore  a  été  lui  demander  les  secrets  de  sa  vieille  sagesse 
théosophique  ^  l'Europe  a  communiqué  avec  elle  par 
Tentremise  de  la  Grèce ,  brillant  anneau  entre  le  monde 
asiatique  et  nos  contrées  occidentales.  Cependant  à  peine 
au  commencement  du  dix-septième  siècle  la  topographie 
asiatique  a-t-elle  commencé  à  prendre  une  forme  correcte, 
résultat  de  tant  d'observations,  d'entreprises  aventu- 
reuses, de  périls  affrontés  et  d'efforts  successifs. 

L'histoire  des  premiers  voyageurs  modernes  en  Asie, 
depuis  le  sixième  jusqu'au  dixième  siècle,  ne  nous  four- 
nirait qu'un  catalogue  de  noms  propres.  C'étaient  de 
bous  pèlerins,  qui  faisaient  six  ou  sept  cents  lieues  comme 
nous  allons  au  sermon  de  notre  paroisse  :  observer  les 
hommes  et  les  lieux  n'entrait  ni  dans  leurs  vues,  ni  dans 
leurs  attributions.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  qnylrculfe 
accomplit  ce  grand  voyage  en  700  ,  TFillihald  en  786  et 


ro  DF.S   PRKMLERS   VOYAGEURS  ErUOPEEIVS 

Bcrnaid  en  786.  Hakluyt  donne  une  liste  de  ces  voya- 
j^'eurs  dévols,  qui  monte  à  plus  de  cinq  cents-,  et  certes 
la  liste  n'est  pas  complète. 

Les  croisades  succédèrent  à  cette  période  de  pèleri- 
nages continuels  ;  elles-mêmes  ne  furent  qu'un  péleri- 
jiage  de  l'Europe  armée.  Les  portes  de  l'Asie  s'ouvrirent 
a  nos  découvertes  ^  mais  l'ignorance  de  ces  tems  dominés 
par  une  pensée  unique,  grande,  poétique  et  sublime 
dans  sa  folie-,  cette  ignorance  jointe  à  l'imperfection  des 
arts,  à  la  rareté  des  écrivains  et  des  copistes,  s'opposa  à 
ce  que  la  science  recueillît  de  celte  migration  gigantes- 
([ue  les  avantages  qu'elle  semblait  lui  promettre.  L'im- 
j)rimerie  n'était  pas  inventée.  La  Terre-Sainle,  unique 
objet  de  tous  les  voyages  entrepris,  absorbait  à  elle  seule 
l'attention  des  pèlerins-,  l'itinéraire  de  Paris,  de  Rome 
ou  de  Londres  à  Jérusalem ,  était  aussi  familier  aux  gens 
(le  cette  époque,  que  celui  de  Calais  à  Londres  ou  de 
Douvres  à  Paris  l'est  à  nos  fasbionables  du  19^  siècle. 
Mais  le  reste  de  l'Asie  était  toujours  enseveli  dans  les  té- 
nèbres 5  et  les  relations  qui  nous  restent  de  cette  époque 
nous  entretiennent  de  combats  et  de  miracles,  sans  nous 
parler  des  mœurs  des  peuples  et  de  la  situation  des  lieux. 

Le  premier  écrivain  qui  nous  ait  laissé  un  récit  détaillé 
de  son  voyage  au  saint  sépulcre  ,  est  Glillaime  de 
lloLLUESELL ,  qui  vivait  vers  l'an  i33i.  Les  prodiges  et 
les  exagérations  admises  par  sa  crédulité,  comme  des 
faits  incontestables,  laissent  à  peine  une  place  imper- 
ceplible  à  quelques  vérités  éparses.  Il  a  vu  à  Damas 
quarante  mille  jardins  en  fleurs  -,  et  au  pied  du  mont 
Sinai,  les  moines  de  Sainle-Catberine  lui  firent  cadeau 
de  quelques  gouttes  de  sang,  qu'ils  firent  sortir,  dit 
Bouldesell ,  des  ossemens  de  la  sainte.  Il  observe  avec 
ingénuité  que  ce  sang  ressemblait  beaucoup  à  de  l'builc. 


EN   ASIE.  ^  l 

<(  Cepentuint,    ;ijoutc-t-il  aussilùt,   r'csl  le   plus  grand 
miracle  que  j'aie  vu  clans  le  monde.  » 

Eu  i4^^î  Berteaido:v  de  la  Buocqueuie  ,  Français, 
visita  Jérusalem  et  Damas.  Il  évalue  à  cent  mille  âmes  la 
population  de  celle  viile,  et  rapporte  une  circonstance 
curieuse  qui  a  Irait  à  Thistoire  de  l'islamisme  dans  sa 
première  ardeur.  Pendant  son  séjour  dans  la  capitale  de 
la  Syrie ,  il  y  vit  arriver  une  caravane  de  trois  mille  cha- 
meaux venant  de  la  Mecque.  La  procession  dura  deux 
jours  et  deux  nuits.  Le  koran,  enveloppé  dans  la  soie  et 
Tor,  porté  par  un  chameau  richement  enharnaché ,  ou- 
vrait la  marche.  Le  gouverneur  et  tous  les  habilans  sor- 
tirent de  la  ville,  allèrent  au-devant  du  livre  sacré,  se 
jnoslernèrent  devant  lui  et  raccompagnèrent  jusqu'à  la 
mosquée  ]  des  inslrumens  de  musique  militaire  et  reli- 
gieuse faisaient  retentir  les  airs.  Brocquerie,  ébloui  par 
ce  spectacle,  est  devenu  presque  musulman  dans  l'ex- 
pression de  son  admiration. 

A  mesure  que  nous  nous  rapprochons  des  tems  mo- 
dernes, les  voyageurs  à  la  Terre-Sainte  se  montrent  plus 
instruits  et  moins  crédules-,  leurs  descriptions,  moins 
surchargées  de  mensonges,  renferment  plus  de  détails 
curieux.  Baumgarten,  en  1007,  passa  par  Bethléem, 
Damas,  Jérusalem  et  l'Egypte  :  il  offre  quelques  tableaux 
de  mœurs  assez  bien  tracés.  Il  poussa  la  science  et  l'ob- 
servation jusqu'à  daigner  jeter  un  coup  d'œil  sur  les 
j^yramides,  pendant  son  séjour  au  Caire  :  «  Ce  sont, 
dil-il,  d'étonnantes  constructions,  surtout  dans  un  pays 
de  sable.  »  C'est  là  toute  sa  description  des  pyramides. 
li  réserve  son  attention  et  son  intérêt  pour  des  sujets  plus 
merveilleux^  par  exemple,  il  retrouva  empreintes,  sur 
les  bords  de  la   Mer  Rouge,  les  traces  visibles  que  lei 


^5  DES  PREMIEr.S   VOYACHUnS  EUnOI'ÉEîfS 

l'ouL's  du  cliar  de  Pliai :ion  y  laissèrent,  quand  les  cnfans 
d'Israôl  fuyaient  devant  lui. 

Je  ne  citerai  que  le  nom  de  Laurent  Aldersey  ,  An- 
glais, qui  partit  de  Londres  en  i58i,  et  nous  a  donné  un 
aride  itinéraire  de  son  voyage  à  Jérusalem.  Je\n  Lok  et 

CiEORGES    SakDVS  ,    EdOUARD  WeBBE    Ct    HeNRI    TiMBER- 

LAKE  accomplirent  le  même  pèlerinage  vers  la  même 
époque,  et  éclaircirent  la  géographie  jusqu'alors  obscure 
de  la  Terre-Sainte  ct  de  la  Syrie.  Le  petit  volume  d'E- 
douard AVebbe  (i),  7ié  natif  cV AngleLerre ,  comme  il 
s'appelle,  est  aujourd'hui  fort  rare  et  renferme  quel- 
ques circonstances  fort  curieuses  dont  je  ne  me  rappelle 
pas  qu'un  seul  voyageur  ait  tenu  compte. 

Webbe  était  un  infatigable  voyageur.  Il  alla  deux  fois 
en  Russie,  fut  fait  prisonnier  par  les  Tartares,  qui  le 


(  i)  Ce  volume  ,  qui  tient  sa  place  parmi  les  curiosités  blbliograplii(|ucs 
les  plus  estirue'es,  grâce  à  leur  rareté,  a  pour  titre  :  The  rare  and  niost 
xvorulerfull  thin^s  which  Edivard  TVtbbe,  an  en^Ushman  borne  ^  hath 
scène  and  passed  in  his  troublesonie  travailes  ,  in  the  cHi'cs  of  Jérusa- 
lem, Damasks ,  Ttcthleni  and  Galely  ;  and  in  the  lands  of  Je\xrie  ^ 
E'^ypt,  Crecia,  Russia  and  P rester  John.  Vf'herein  is  sel  forlh  his 
cxtream  slaverie  sustained  many  years  io^ether  in  the  gallies  and 
warres  of  the  ^reat  Turb ,  a^ainst  the  lands  of  Persia,  Tartaria^Spain 
and  Portui^ale  ,  with  the  nianner  of  his  releesement  and  cotnin^  into 
F.n^land  in  mny  last.  «  Les  rares  et  très-merveilleuses  choses  qu'E- 
«iouartl  ^Yebbe,  né  natif  d^ Angleterre  ,,  a  vues  et  souficrtes  dans  ses  pé- 
rilleux voyages  ,  aux  cltr's  de  Je'rusalem,  Damas,  Bcthle'em  et  Galilée  ;  et 
dans  les  terres  de  Juiverie  ,  Egypte,  Grèce,  Russie  ct  Prêtre-Jean.  Où 
est  miss  en  lumière  son  extrême  servitude  ,  pendant  maintes  anne'es,  dans 
les  galères  et  guerres  du  Turc  contre  la  Perse,  la  ïartarie,  l'Espagne  et  le 
Portugal,  avec  la  manière  de  sa  libération  et  de  son  retour  en  Angle- 
terre en  mal  dernier. —  L'e'pitre  au  lecteur  est  date'e  «  de  mon  logement  à 
lilackwall,  ce  19  mai  iSgo,  votre  compatriote  et  ami  Ed.  \Aebbe.»  — 
11  y  a  de  plus  une  e'pîtrc  de'dlcatoire  à  la  reine  Elisabeth,  et  le  portrait 
du  voyageur,  avec  sa  rapière,  son  bâton  ct  son  fusil  à  rouet. 


EN  ASIE.  ^3 

nuMuTcnl  à  Kasla,  ])uis  par  les  Turcs  qu'il  suivit  en  Persc^ 
H  visila  Conslanlinople ,  Jérusalem  cl  le  Caire.  Près  de 
colle  dernière  ville,  il  vil,  dil-il,  sept  grandes  moiilagnes 
u  bàlies  par  Pharaon,  pour  serrer  ses  grains  pendanl  Thi^ 
ver.  »  Étrange  manière  de  désigner  les  pyramides.  Sans 
])arler  des  sillons  tracés  par  les  roues  du  char  égyptien  , 
«|u'il  a  observés  comme  Baumgarten  ,  la  plus  grande  mer- 
veille dont  il  fasse  mention  c'est  le  Jardin  de  Prêtre- 
Jean  ,  en  Ethiopie  :  «  J'ai  vu  dans  un  parc  attenant  à  sa 
cour,  nous  apprend-il,  trois  cent  soixante-dix  licornes  et 
éléphans  tous  en  vie,  et  si  bien  apprivoisés,  que  j'ai  joué 
avec  eux  comme  avec  des  moutons.  »  Il  donne  à  son  lec- 
teur une  gravure  représentant  la  licorne,  animal  au  pied 
fourchu  ,  à  la  crinière  de  lion ,  et  portant  au  milieu  du 
front  une  espèce  de  lance  naturelle,  de  proportions  co- 
lossales. 

Plusieurs  siècles  avant  les  croisades,  la  nation  arabe, 
aventureuse  et  entreprenante  à  toutes  les  époques ,  avait 
porté  dans  l'Asie  orientale  son  langage ,  ses  arts,  et  péné- 
tré jusqu'en  Sibérie.  Au  douzième  siècle,  le  juif  Benja- 
min de  Tudèla  visita  Samarcande ,  où  il  prétend  avoir 
trouvé  cinquante  mille  individus  de  sa  caste.  Trois  cents 
ans  auparavant,  deux  voyageurs  mahométans,  dont  nous 
possédons  le  curieux  ouvrage,  allèrent  dans  ITnde  et  en 
Chine,  dont  ils  dépeignent  les  mœurs  immuables,  ab- 
solument comme  un  voyageur  moderne  les  décrirait. 

Les  premières  nouons  positives  que  l'Europe  ait  pu  se 
procurer  sur  l'état  de  l'Asie  lui  vinrent,  non  de  ces 
entreprises  saintes  qui  eurent  un  résultat  si  déplorable, 
ni  du  besoin  de  connaître,  ni  de  l'amour  de  la  science, 
ni  des  desseins  et  des  entreprises  de  la  politique,  mais  de 
la  peur.  Au  commencement  du  treizième  siècle,  un  tor- 
rent de  Tarlarcs  descendit  de  toutes  les  hauteurs  de  TA- 


^4  ï^^^^  rr.r.MiFJis  voyacf.it.s  n  roikeivs 

sic  supi'iicuic,  ri'.jïiJc  comme  la  Icmpcle,  Icitiblc  comme 
la  foudre,  masse  immense  sous  laquelle  les  royaumes 
pliaient  écrasés,  et  qui  ne  laissait  que  des  déserts  après 
elle.  La  violence  de  son  [)nssage  ne  donnait  pas  même  hi 
possibilité  de  fuir.  Déjà  la  Perse,  la  Russie,  la  Pologne, 
la  Hongrie,  la  Silésie,  étaient  dévastées  p.arces  redoutables 
enfans  de  Gengis.  «  Forte  nalion,  dit  le  chroniqueur 
IMatliieu  Pàiis  (i)  ,  peuple  inhumain  et  barbare,  dont  la 
loi  est  sans  loi,  dont  la  colère  est  furieuse,  comme  un 
{l('au  dans  la  main  de  Dieu-  inondant  et  dévastant  des 
espaces  de  terrain  infinis,  et  cruellement  réduisant  en 
cendres  tout  ce  qu'ils  trouvent  sur  leur  route.  Ce  sont 
gens  forts  et  robustes  ,  la  poitrine  large,  maigres  et  pâles 
de  visage,  mal  bà'is  et  les  é[)aules  hautes,  le  nez  plat 
et  court,  le  menton  long  et  pointu,  la  mâchoire  inie- 
rieui'e  rentrée,  les  dcnls  longues  et  aiguës,  les  sourcils 
joints,  les  yeux  noirs  et  élincelans,  les  os  forts  et  mas-, 
sifs,  les  cuisses  éj^aisses,  les  jambes  courtes,  et  toute  la 
physionomie  liideuse  et  épouvantable.  lis  tuent  et  égor- 
gent hommes,  femmes  et  enfans,  et  se  nourrissent  de  leurs 
carcasses  (karhcises) ,  ne  laissant  aux  vautours  et  oiseauA 
de  proie  que  les  os  décharnés  de  leurs  victimes.  » 

I^'Europe  ,  épouvantée  à  Tapproche  de  ces  nouveaux 
Huns,  eut  recours  à  ses  armes  favorites,  et  c'est  ici  (pje 
^e  manifeste  d'une  manière  piquante  l'esprit  de  celle 
é[)oque  éloignée.  Innocent  IV,  souverain  spiiituel  de  la 
rhrélienté,  ne  crut  pouvoir  mieux  faire  que  d'envoyer 
aux  chefs  tartares  deux  saints  prédicateurs  et  quahe 
nioiius  fianciscains,  chargés  à  la  fois  de  détourner  un 
fléau  si  terrible  et  de  convertir  les  infidèles. 

AscELI^■,  frère  de  Tordre  de  Saint-François,  nai  lit  donc 

\\)  Ad  ail.   i  2  ji. 


iLy  ASIE.  73 

.ivre  SCS  trois  compngnons,  en  Tan  ii/\6  ,  cl  pril  la  route 
(le  la  Syrie.  Jean  di:  Pi.ano  Caupim  et  Benoît,  frères 
])!èclicars,  se  ùirigèrent  daiis  le  même  but  vers  la  fron- 
îièrc  orientale  de  l'Europe.  On  est  tenté  de  sourire,  en 
pensant  à  cette  étrange  ambassade.  Six  pauvres  moines, 
<}ui  n'ont  vu  que  les  murs  et  les  images  de  leur  couvent, 
s:ins  connaissance  du  monde,  sans  lumières,  sans  for- 
tune, sans  armes,  sans  autre  savoir  que  leur  bréviaire, 
(  l  sans  autre  puissance  que  leur  foi ,  vont  défendre  l'Eu- 
rope cbrétienne  auprès  des  barbares,  et  se  trouver  face 
:'  face  avec  ces  loups  sous  formes  bumaines.Mais  telle  est 
l;i  force  d'un  sentiment  ir.lime  et  d'une  croyance  pro- 
f.)nde,  que  la  bizarre  inutilité  de  leur  ambassade  cesse 
d'exciter  une  pitié  dérisoire ,  quand  on  les  voit  braver  la 
fiim,  le"  froid,  la  mort  même  pour  l'accomplir.  On  les 
admire  alors,  et  la  relation  qu'ils  ont  laissée  de  leur 
voyage,  relation  presque  entièrement  dépouillée  de  ces 
contes  merveilleux  à  la  mode  de  leur  tems,  ajoute  en- 
core à  Id  surprise  et  à  la  vénération  qu'ils  méritent. 

Après  maintes  mésaventures,  les  quatre  Franciscains 
arrivèrent  aux  confiiis  de  la  Perse.  L'armée  tartare  y  était 
(  ampée.  Quand  les  chefs  mongols  les  virent  s'avancer 
vers  leurs  tentes  ,  d'un  pas  ferme  et  intrépide ,  ils  allèrent 
au-devant  d'eux,  et  leur  demandèrent  qui  ils  étaient,  et 
ce  qu'ils  voulaient. 

«  Je  suis,  répondit  Ascelin,  auquel  un  paysan  persan 
servait  d'interprète,  l'ambassadeur  du  pape,  chef  du 
monde  chrétien. 

—  Si  le  pa[)e  est  un  si  grand  personnage,  reprit  le 
Tartare,  il  doit  avoir  aj)pris  que  le  khan,  le  fils  de  Dieu, 
a  reçu  de  lui  la  souveraineté  de  la  terre  ^  qu'il  a  pour 
représcnlans  Bathy  dans  le  nord,  et  Baiolhnoi  dans  les 


•^6  DES    PREMIERS   VOYAGELTIS  ELKOI'ÉEJSS 

régions  OÙ  nous  sommes;  et  que  Bulhy  el  Baiolhnoi  sont 
adorés  comme  fils  du  fils  de  Dieu.  » 

Noire  bon  moine,  dans  son  zèle  maladroit,  repartit 
avec  vivacité  :  «  Le  pape,  mon  maître,  ne  connaît  ni  le 
khan,  ni  Balhy,  ni  Baiolhnoi.il  a  appris  qu'une  race  bar- 
bare, qui  s'appelle  du  nom  de  Tartares,  désole  tous  les 
pays,  tue  et  viole  les  hommes  et  les  femmes,  et  surtout 
les  chrétiens.  Par  conséquent,  Sa  Sainteté  nous  a  dépu- 
tés, nous,  ses  serviteurs,  pour  vous  inviter  à  vous  re- 
pentir de  votre  mauvaise  conduite  passée,  et  à  ne  plus 
tourmenter  le  peuple  de  Dieu.  » 

On  peut  imaginer  l'effet  que  produisit  cette  éloquente 
et  insinuante  allocution.  Cependant  (ce  qui  semble  réha- 
biliter un  peu  les  Tartares  )  on  conduisit  nos  ambassa- 
deurs à  la  tente  de  Baiothnoi,  au  lieu  de  les  tuer  sur  la 
place ,  comme  les  Ottomans  modernes  agiraient  sans^ 
doute,  si  quelque  Européen  leur  tenait  un  discours  sem- 
blable. Alors  recommença  l'intéressant  dialogue  dont 
nous  avons  déjà  donné  des  fragmens. 

«  Quels  présens  apportez-vous  ? 

—  Le  pape  a  coutume  de  recevoir  des  présens,  et  non 
d'en  faire,  encore  moins  à  des  étrangers  et  à  des  infi- 
dèles. » 

Il  disait  vrai;  les  Tartares  prirent  patience,  et  con- 
tinuèrent avec  une  douceur  qui  mérite  des  éloges  : 
«Vous  serez  admis  en  présence  du  khan ,  sous  condition 
que  vous  vous  agenouillerez  trois  fois  devant  son  trône, 
comme  c'est  Tusage. 

—  Non,  jamais,  jamais,  à  moins  que  le  khan  et  sa 
cour  ne  deviennent  chrétiens  !  » 

Alors  les  mots  chiens  de  chrétiens  !  insolent .'  insensé  l 
retentirent  autour  des  pauvres  pères,  qui  eurent  la  dou- 


EN   ASIE.  '^'J 

leur  ele  s'entendre  dire  que  «  leur  pape  lui-même  n'était 
qu'un  chien.  )>  Puis  on  les  enchaîna,  et  l'on  tint  conseil 
pour  savoir  ce  que  l'on  ferait  de  ces  étranges  et  conciUans 
ambassadeurs. 

Les  avis  étaient  partagés.  Les  uns  voulaient  qu'on  les 
écorcliàt  tout  vifs ,  et  que  leur  peau  fût  envoyée  au  pape, 
proprement  empaillée;  d'autres  demandaient  qu'on  leur 
conservât  la  vie  jusqu'à  la  première  bataille  contre  1rs 
chrétiens,  et  qu'on  les  exposât  aux  premiers  coups  de 
leurs  propres  frères.  Il  y  en  eut  qui  opinèrent  pour  le 
fouet  jusqu'à  la  mort,  pour  le  pal,  pour  le  bûcher. 
Baiolhnoi,  plus  clément  que  les  autres,  condamna  les 
ambassadeurs  à  mort,  sous  le  plus  bref  délai  et  sans 
autre  supplice  préparatoire.  C'en  était  fait  d'Ascelin  et 
de  ses  confrères,  si  1  humanité  d'une  femme  n'avait  parlé 
pour  eux  :  circonstance  qui  se  représente  souvent  dans 
Thistoire  des  voyages  et  des  empires.  Mungo-Park,  dans 
ses  voyages  en  Afrique,  fut  trois  fois  sauvé  par  des  femme?, 
et  cette  généreuse  pitié,  inhérente  au  sexe  faible,  semble 
son  plus  beau  litre  et  son  apanage  ineffaçable.  La  prin- 
cipale femme  de  Baiothnoi  alla  trouver  son  mari,  le  sup- 
plia de  pardonner  aux  étrangers,  lui  représenta  que  le 
grand  khan  avait  témoigné  son  méconlenlement  de  ce 
que,  dans  une  circonstance  antérieure,  Baiolhnoi  avait 
fait  arracher  le  cœur  à  un  ambassadeur  russe  ,  et  attaché 
ce  trophée  sanglant  à  la  queue  de  son  cheval.  Enfin  elle 
réussit  à  obtenir  la  grâce  des  quatre  évangélistes. 

Ils  voulaient  quitter  le  camp  à  l'instant  même,  mais 
on  les  retint  prisonniers.  En  vain,  observaient-ils  que 
leur  mission  était  accomplie  ,  et  que  le  pape  ne  les  avait 
chargés  que  de  s'adresser  aux  premiers  soldais  qu'ils  rei- 
contreraient.  On  leur  répondit  que,  puisqu'ils  avaient  eu 


«-S  DESPREMinnS    VOYAGEURS   EUROrÉENS 

si  grande  envie  de  voir  un  camp  larlare,  il  fallait  qu'ils 
allendisscnl  que  l'armée  fût  au  grand  com[)let  :  a  Sur 
quoi ,  je  protestai  solennellement ,  dit  Ascelin  ,  que  je  ne 
me  souciais  pas  de  voir  un  seul  homme  et  une  seule  lance 
de  plus.»  Malgré  leurs  supplications,  nos  captifs,  nour- 
ris de  lait  aigri  et  de  pain  noir,  leur  seul  aliment,  battus, 
maltraités,  mais  toujours  courageux  comme  des  apôtres, 
passèrent  six  mois  au  milieu  de  ces  iiifi.lèîes.  On  les  fit 
assister  aux  céiémonies  militaires;  mais  on  ne  les  invita 
point  à  une  grande  fête  barbare,  qui  dura  sept  jours,  et 
où  l'armée  entière  s'enivra  en  poussant  de  grands  cris, 
l'nfin  on  leur  remit  la  lettre  suivante,  adressée  par  Baio- 
ihnoi  au  pape,  et  on  les  congédia.  ^  oif^i  ce  spécimen 
curieux  delà  diplomatie  tartare ,  au  treizième  siècle.' 

«Apprends,  pape,  que  tes  ambassadeurs  sont  venus 
vers  nous,  et  nous  ont  tenu  les  plus  singuliers  discours 
qu'on  ait  jamais  entendus.  Nous  ne  ravons  pas  si  tu  leur 
as  donné  mission  de  parler  comme  ils  ont  fait  ;  mais  nous, 
nous  t'envoyons  la  ferme  et  certaine  ordonnance  de  Dieu, 
qui  est  :  Que,  si  tu  veux  demeurer  dans  ton  pavs  et 
sur  Ion  trône ,  tu  aies  à  venir  en  personne  rendre  hom- 
mage à  celui  qui  étend  sur  la  terre  le  sceptre  de  sa  jus- 
tice. Si  tu  n'obéis  pas  à  ce  commandement  absolu ,  donné 
par  Dieu,  et  par  celui  qui  étend  sur  la  terre  le  sceptre 
de  sa  justice,  Dieu  seul  sait  ce  qui  peut  arriver!  » 

Les  bons  frères ,  porteurs  de  ce  protocole  ,  s'empres- 
sèrent de  partir,  remercièrent  Dieu  de  leur  avoir  conscrv('^ 
la  vie,  et  regagnèrent  leur  co'.ivent,  d'où,  sans  doute,  ils 
ne  sortirent  plus. 

Jea?j  de  Plaiso  CARnrsi ,  ambassadeur  plus  adroit  que 
le  pauvre  Ascelin^  fut  aus^i  plus  heureux.  Il  pressentit 
que  les  barbares  lui  demanderaient  des  cadeaux,  et  quoi- 


ETi  Asir.  yc) 

(|  ril  oui  emporli'  avt-c  lui  peu  trargoiU,  il  cal  soin  d'a- 
«hclor  quelques  pelleleries,  oiïVaiulos  deslinées  au  elief 
tle  ces  liordes.  Après  avoir  traverse  la  Pologne,  il  ren- 
contra une  première  division  de  l'armée  qu'il  cherchait^ 
celle-ci  le  renvoya  à  une  seconde;  celte  dernière  à  une 
autre,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  camp  de  Bathy,  situé  au- 
(!elà  du  Volga.  Bathy  leur  apprit  qu'il  flillait  qu'ils  se 
laissassent  conduire  au  palais  même  du  grand  Cuyne, 
Cayne-Khan^  au  centre  de  la  Tarlarie.  Les  deux  envoyés, 
montés  sur  des  clies'aux  tartares,  qui  couraient  a^ec  une 
furieuse  rapidité,  vivant  de  millet  et  d'eau  de  neige,  par- 
coururent d'immenses  déserts,  puis  une  contrée  monta- 
gneuse et  boisée,  et  arrivèrent  le  22  juillet ,  exténués  de 
l'aligue,  à  la  cour  de  Cuyne. 

Rien  de  plus  curieux  que  la  descriplion  que  fait  Car- 
pini  de  la  pompe  barbare  qui  régnait  dans  cette  cour.  O;) 
s'y  occupait  des  préparatifs  du  couronnement  du  nouveau 
chef,  Cuyne  5  Bagdad,  la  Perse,  la  Russie,  la  Nubie  et 
Il  Chine  lui  avaient  député  leurs  ambassadeurs.  Qu'on  se 
figure  une  tente  couverle  de  toile  blanche  et  assez  spa- 
cieuse pour  contenir  deux  mille  personnes.  Porté  par  ses 
soldais,  le  khan  fit  son  entrée  solennelle,  et  tout  le 
monde  tomba  à  genoux.  Il  fut  ensuite  installé  dans  un 
grand  fauteuil  doré,  d'où  il  descendit  pour  aller  se  pla- 
cer sur  un  siège  couvert  de  chaume.  Telle  était  la  cor.- 
tume  depuis  le  règne  de  Gengis.  On  lui  adressa  ensuiie 
ce  discours  qui  ne  manque  pas  de  grandeur  ni  de  philo- 
sophie :  «  Lève  les  yeux  ,  tu  verras  Dieu.  Abaisse-les ,  tu 
verras  le  chaume  qui  te  sert  de  siège.  Gouverne  bien  et 
sagement,  tu  régneras  avec  bonheur  et  m;igni{icence , 
comme  l'élu  du  maître  du  ciel.  Gouverne  mal ,  tu  perdras 
la  puissance  et  ton  bonheur,  tu  seras  méprisé  comme  le 
chaume  vil  sur  lequel  tu  reposes.  »  Les  ambassadcuis 


8o  DES  PREMIERS  VOYÂGEUTlS  EUROrÉENS 

s'approchcreiU  du  nouveau  monarque  «  tous  avec  des  piv- 
sens  extrêmement  riches,  qui  consistaient  en  cinq  cents 
chariots  remplis  de  vèlemens  de  soie,  de  métaux  pré- 
cieux et  de  bijoux.  »  Ainsi  les  ancclres  de  ces  pauvres 
Tartares  en  haillons  qui  servent  aujourd'hui  dans  les  ar- 
mées russes ,  sans  autre  paie  que  leur  butin,  recevaient  à 
la  fois  Thommagc  du  mandarin  cliinois,  de  l'Arabe  ,  du 
Persan ,  du  nègre  et  du  Moscovite.  Quand  on  demanda  à 
.Tean  de  Piano  ce  qu'il  avait  à  offrir,  il  répondit  hum- 
blement qu'il  n'avait  rien  de  digne  d'être  présenté  à  un 
si  grand  souverain.  Guy  ne-Khan  reçut  gracieusement 
celte  excuse ,  fit  loger  et  nourrir  les  deux  envoyés  avec 
soin  et  courtoisie,  puis  leur  donna  congé  ,  en  leur  disant 
qu'il  avait  résolu  de  lever  l'étendard  contre  le  pape  et 
tous  les  rois  de  l'occident,  et  qu'il  leur  enjoignait  de  se 
rendre  à  sa  discrélion  ,  sous  peine  de  voir  leurs  royaumes 
saccagés,  leurs  peuples  réduits  en  servitude,  et  leurs 
trônes  détruits.  Nos  missionnaires,  touchés  et  flattés  de 
l'excellent  accueil  que  Cuyne  leur  faisait,  avaient  cru, 
dans  la  naïveté  de  leur  ame,  que  Dieu,  par  sa  grâce, 
commençait  à  changer  son  cœur  :  déjà  ils  s'apprêtaient  à 
baptiser  tous  les  barbares,  quand  l'ordre  du  départ  leur 
fut  donné. 

Carpini  est  le  premier  voyageur  qui  ait  fourni  des  ren- 
seignemens  exacts  sur  cet  étrange  peuple:  «Ils  sont  sou- 
vent ivres,  dit-il  ,  mais  leur  ivresse  est  innocente,  et  ils 
ne  se  querellent  pas.»  Il  les  dépeint  comme  une  race  de 
soldats,  ennemis  du  monde  entier,  mais  loyaux  dans  leurs 
cngagemens  mutuels,  probes  ,  sévères,  capables  de  souf- 
frir la  soif,  la  faim,  la  fatigue,  le  froid,  plus  que  tout 
autre  peuple  du  monde  ^  armés  de  toute  espèce  d'armes, 
et  entre  autres  de  machines  à  feu  (sans  doute  lofeugîé- 
geois)  au  moyen  desquelles  ils  brûlaient  hommes  et  che- 


r.ix  ASIE.  8t 

vaux,  u  Leurs  femmes  sont  Irès-moJesles ,  dit  le  mis- 
sionnaire, et  leurs  manières  sont  plus  polies  que  celles 
tics  Européens  eux-mêmes.  » 

A  CCS  envoyés  du  souverain-ponlife ,  succéda  Giil- 
LALME  DE  RuBRLQuis,  gcnlilliommc  (rexlraclion,   iVère 
mineur,  et  que  Saint-Louis,  lorsqu'il  prépara  sa  croisade 
en  Syrie,  députa  vers  un  chef  larlare,  nommé  S;irlach  , 
qui  habitait  alors  les  bords  de  la  mer  IN'oire,  et  qui  avait, 
disait-on  ,   embrassé  le   christianisme.  Après  avoir  tra- 
versé Conslanlinople,  la  Crimée  et  les  plaines  de  Com- 
mani,  où  le  passage  récent  des  barbares  avait  laissé  un 
désert  et  la  famine,  Rubruquis  a  rencontra,  dit-il,  une 
ville  mouvante  de  maisons  tarîarcs,  posées  sur  des  cha- 
riots énormes,  dont  chacun  était  traîné  par  vingt-deux 
bœufs,  onze  de  front,  et  onze  autres  derrière  :  les  moveux 
de  chaque  charrette  étaient  plus  gros  que  les  mais  d'un 
vaisseau.  «  Celte  ville  nomade  fit  bientôt  place  à  celle 
d'un  autre  chef,  nommé  Sacatoi.  «  Je  croyais  voir,  dit 
Rubruquis,  la  ville  de  Paris  qui  venait  au-devant  de 
moi.  »   C'était  assurément  un  spectacle  curieux  que  ces 
conquérans  du  monde  faisant  sans  cesse  voyager  leurs 
habitations  au  milieu  de  leur  immense  empire. 

Il  lia  connaissance  avec  celle  tribu  ,  qui  ne  se  servait 
que  de  cuivre  ,  et  ignorait  l'usage  de  l'or  :  le  chef,  au- 
quel R.ubruquis  donna  une  pièce  d'or,  la  porta  à  ses  na- 
rines, cherchant  à  reconnaître  si  ce  n'était  pas  une  es- 
pèce particulière  de  cuivre.  Mais  l'attention  du  chrétien 
t>e  porta  spécialement  sur  les  proportions  extraordinaires 
et  vraiment  tartares  qui  distinguaient  le  nez  de  la  prin- 
cesse. Il  revient  souvent  sur  ce  sujet ,  qui  paraît  lui  avoir 
causé  un  étonnement  mêlé  d'effroi  :  «  Elle  semblait,  dit- 
il,  avoir  coupé  son  nez  entre  ses  deux  yeux^  car  on  n'y 
XX  VI.  G 


F 9.         DES  TREMIE r.S  VOYAGEURS  EUROPEENS 

voyait  qu'une  niasse  de  chair  toute  j)Iate ,  ce  qui  faisait 
un  cfl'et  lrès-désagr('al)le.)>  Les  nomades,  qui  n'estimaient 
point  l'or  de  Ruijrnquis ,  le  nouniient  ])ar  charité  avec 
du  lait  aigri  et  de  Teau.  Il  passa  le  Don  et  le  Volga,  trouva 
le  prince  Sartach,  qui,  au  lieu  d'être  chrétien  lui-même, 
((  semhlait  ,  dit  le  voyageur,  se  gausser  des  chrétiens,  » 
et  le  suivit  chez  Baatu  ,  son  père,  dont  le  palais  ou  la 
lente  était  situé  à  quelques  lieues  de  là.  En  présence  du 
grand  Baalu  ,  on  le  força  de  se  mettre  à  genoux.  Alors  le 
pieux  frère  mineur,  ouhliant  peut-être  son  ambassade  et 
les  Tartares  pour  ne  se  rappeler  que  les  vêpres  du  mo- 
nastère ,  commença  une  prière  en  latin  ,  dans  laquelle  il 
demandait  à  Dieu  la  conversion  de  l'infidèle.  Cette  scène, 
touchante  par  sa  simplicité,  est  comique  dans  ses  détails. 
Le  trucheman,  intimidé,  ne  savait  comment  traduire  l'an- 
tienne du  moine  ^  toute  la  cour  tartare  se  livrait  à  une 
gaîté  bruyante,  et  Rubruquis,  jetant  un  regard  de  mé- 
contentement sur  son  interprèle,  se  releva  sans  mot  dire. 
Le  bon  plaisir  de  Sartach  fut  que  le  moine  français  se 
rendît  à  la  cour  de  Mangu  Khan,  alors  chef  suprême  de 
toutes  les  tribus.  Malgré  sa  résistance,  Rubruquis,  con- 
traint d'obéir,  fut  placé  sur  un  petit  cheval  tartare,  qui 
traversa  avec  la  rapidité  du  vent  des  déserts  sans  routes 
et  sans  limites,  au  grand  déplaisir  du  frère  mineur,  cor- 
pulent et  asthmatique.  Cette  fatigante  manière  de  voya- 
ger dura  quarante  jours,»  ou  plutôt,  dit-il,  une  éternité  ; 
car  la  faim,  la  soif,  le  froid,  l'épuisement,  me  faisaient 
penser  que  j'étais  en  enfer.  Nous  nous  dirigeâmes  d'abord 
vers  l'orient,  puis  vers  le  sud  ,  où  nous  trouvâmes  enfin 
des  plaines  fertiles,  de  grandes  montagnes,  et,  sur  les 
bords  d'un  lac  ,  une  ville  nommée  Coilaes.»  Là  résidaient 
des  idolâtres  nommés  Jagurs,  dont  le  costume,  presque 


T-N    ASir.  83 

(•allïoli(jiu*,  scmbhi  au  bon  muiiic  une  proiliualiou  épou- 
vaulablc  :((  Ils  portent,  dit-il,  des  esp -ces  d'aubes  et  des 
jaquettes  jaunes  boutonnées  du  baut  en  bas,  à  la  fran- 
çaise. J'en  ai  vu  qui  ressemblaient  à  des  cbanoines.  » 

D'immenses  rocbers,  une  neige  abondante  ,  une  route 
qui,  selon  leurs  guides,  était  peuplée  de  démons,  vinrent 
ajouter  aux  périls  et  aux  douleurs  de  Rubruquis.  Ces  dé- 
mons avaient  coutume,  disaient  les  Tartares,  de  s'élan- 
cer d'une  caverne,  et  d'arracber  le  cœur  et  les  entrailles 
au  voyageur,  dont  le  cadavre  restait  solidement  assis  sur 
la  selle.  L'ambassadeur  et  ses  acolytes  chrétiens,  pour 
exorciserces  puissances  infernales,  commencèrent  à  cban- 
ter  le  Credo  ^  ce  qui  les  préserva  de  toute  espèce  de  dan- 
ger; les  Tartares  étonnés  crurent  devoir  les  traiter  avec 
un  peu  plus  de  considération  et  d'estime.  Enfin  on  arriva. 
Mangu ,  étendu  sur  un  lit  et  revêtu  d'une  peau  de  léo- 
pard ,  les  reçut  avec  affabilité.  C'était  un  homme  de  taille 
moyenne ,  au  nez  épaté  -,  il  pouvait  avoir  quarante-cinq 
ans.  La  chambre  était  pleine  de  tasses,  de  cruches  et 
d'outrés  remplies  de  vin.  On  invita  Ptubruquis  à  boire  : 
«  Nous  ne  trouverons  pas  de  plaisir  à  boire ,  répondit  le 
pieux  cénobite.»  Mais  l'interprète  pensait  autrement,  et 
Mangu  lui-même  était  de  l'avis  de  l'interprète  5  roi  et  su- 
jets, bientôt  tout  le  monde  fut  ivre.  Le  trucheman  se 
trouvait  hors  d'état  de  transmettre  à  Mangu  les  paroles 
de  renvoyé,  Mangu  de  les  entendre,  et  Rubruquis  fut 
obligé  d'attendre  un  moment  plus  lucide  pour  exécuter 
sa  mission. 

Autour  de  ce  redoutable  monarque  et  de  ce  buveur  in- 
trépide se  pressaient  une  multitude  de  convertisseurs 
appartenant  à  toutes  les  sectes  :  nestoriens,  arméniens, 
mahométans,  persans,  idolâtres  de  toutes  les  espèces. 
Quant  au  roi,  fidèle  au  Ihamanîsme  ou  bouddhisme  dans 


84  DES   PUr.MIEUS  VOYAGF.LRS   FT  nOTICE^S 

lequel  il  avr.it  ('lé  élevé,  il  les  laissait  préclier  et  eonver- 
lir,  et  la  tolérance  qu'il  professait  mérite  d'occuper  une 
place  clans  la  liste  de  ses  vertus  de  sauvage. 

La  reine  manifesta  le  désir  d'être  !  aplisée  et  de  deve- 
nir cluétienne.  Rubruquis  lui  conféra  le  sacrement  en 
grande  pompe  dans  une  salle  d'où  l'on  avait  banni  tous 
les  ministres  de  cultes  idolâtres.  Après  la  cérémonie,  la 
princesse  fitrappcler  lesprétres,  se  mit  à  genoux,  demanda 
du  vin,  les  pria  tous  de  lui  donner  leur  bénédiction,  et 
A'oulut  que  Rubruquis  et  les  cbiéliens  se  missent  à  cban- 
ter  les  Psaumes,  ce  dont  ils  s'acquittèrent.  Mais,  quand 
ils  eurent  fini,  la  reine  néopbyte  était  ivre-moite  ^  elle 
ne  pouvait  plus  se  soutenir,  les  ministres  de  tous  les  cul  les 
roulaient  par  terre,  et  la  plupart  des  assistans  furent  em- 
portés dans  cet  état,  au  grand  scandale  des  cbrélicns. 

A  Karrakorum,  capitale  des  Tartares,  Rubruquis 
trouva  plus  de  douze  sectes  idolâtres  qui  avaient  cha- 
cune leur  culte,  leur  égli>e  et  leurs  prosélytes,  sans 
compter  une  petite  communauté  chrétienne,  qui  pria 
Rubruquis  de  venir  officier  dans  sa  chapelle.  Le  frère 
mineur  y  consentit,  mais  préalablement  il  crut  bon  d'in-* 
terroger  ces  fidèles  sur  les  dix  commandemens  de  Dieu. 
Jusqu'au  huitième,  l'examen  eut  lieu  sans  encombre.  Mais 
quand  ils  arrivèrent  à  ce  commandement,  ils  répondi- 
rent d'une  voix  unanime  qu'il  n'en  fallait  pas  parler,  et 
que  leurs  maîtres  «  ne  leur  donnant  pour  gages  que  ce 
qu'ils  volaient  j  »  force  leur  était  bien  de  transgresser 
cet  article  de  la  loi  divine.  Rubruquis  revint  en  Europe 
pai'  l'Arménie,  et  donna  aux  Européens  une  telle  idée  de 
la  barbare  splendeur  des  régions  visitées  par  lui,  fit  un 
tel  récit  de  leur  pouvoir,  de  leurs  richesses,  de  leurs 
étranges  coutumes,  qu'il  éveilla  enfin  l'esprit  d'entre- 
prise et  d'aventure  ,   auquel  nos  contrées  occidentales 


E^   ASIF..  S:) 

doivent  une  si  grantle  partie  de  leur  piiissaiice  et  de  leur 
opulence.  Les  Véi)iliens,  qui  tenaient  alors  une  brillante 
place  parmi  les  peuples  européens,  furent  les  premiers 
à  suivre  la  trace  de  Rubruquis  -,  et  les  frères  Marc  Paul 
et  Nicolas  Paul,  tou^  deux  enfans  de  Saint-Marc,  de- 
venus célèbres  dans  l'histoire  des  voyages,  allèrent  visi- 
ter, en  1160,  le  pelit-fdsde  Gengis,  maître  de  la  Chine  j 
ils  résidèrent  à  Péki:i  et  à  Bokhara,  et  après  quatorze 
ans  d'absence  revinrent  sains  et  saufs  dans  leur  patrie , 
l'an  12GC). 

Marc  Paul,  fils  de  Nicolas,  éclipsa  la  renommée  de 
son  père  et  de  son  oncle.  Observateur  intelligent  5  réfé- 
rendaire exact  do  toutes  les  traditions  asiatiques  ^  doué 
d'un  esprit  lucide  et  d'une  imagination  assez  vive  pour 
s'associer  aux  fables  merveilleuses  de  l'Orient ,  et  repro- 
duire avec  d'ardentes  couleurs  ces  fictions  caractéristi- 
ques, Marc  Paul  passa  vingt-quatre  ans  en  Asie  ^  il 
traversa  l'Arménie ,  la  Perse,  l'Irak,  leRhorasan,  le 
grand  désert  de  Gobi,  etc.,  etc.,  et  entra  en  Chine. 
LesTarlares,  conquérans  de  l'empire  du  milieu,  avaient 
échangé  leurs  lentes  nomades  contre  des  palais  élincc- 
lansd'or,  et  leur  férocité  guerrière  s'était  enfin  adoucie. 
Le  jeune  Vénitien  devint  le  favori  de  Kublay-Klian , 
empereur  de  la  Chine,  qui  le  prit  sous  sa  protection 
spéciale  ,  le  nomma  gouverneur  de  Yang-Chenfoiij  l'em- 
ploya dans  ditTérentes  ambassades  et  le  combla  de  pré- 
sens. Marc  Paul  revint  par  Ormus ,  Trébisonde,  Cons- 
lanlinople,  et  passa  les  jours  de  sa  vieillesse  à  Venise, 
où  il  rédigea  l'histoire  de  ses  voyages  :  ouvrages  précieux 
et  remarquables ,  auxquels  on  a  follement  reproché  léui' 
nuance  orientale^  comme  si  celte  teinte  merveilleuse, 
qui  colore  les  objets  sans  jamais  les  défigurer,  n'était 
pas  le  cachet  de  la  véracité  de  l'auteur,  la  preuve  aulhen- 


86.  DES  PREMIETIS  VOYAGEURS   rLT.OPÉEÎfS 

liquc  de  ce  long  séjour  et  de  celle  allcnlive  observation 
qui  avaient  fini  par  l'assimiler  avec  les  peuples  qu'il  a 
décrits. 

L'Asie  commençait  à  se  dessiner  d'une  manière  un 
peu  plus  nette  aux  regards  de  l'Europe,  et ,  par  une  sin- 
gularité née  du  hasard,  c'étaient  les  contrées  les  plus 
barbares  ou  les  plus  lointaines  de  celle  parlie  du  monde 
que  les  voyageurs  avaient  explorées.  On  n'avait  pas  mis 
le  pied  dans  les  régions  centrales  de  l'Hindoslan.  Un 
frère  mineur,  que  l'église  romaine  a  canonisé,  frère 
ODEnic  du  Frioul,  ])arlit  pour  l'Inde  quelques  années 
après  le  retour  de  Marc  Paul  :  son  zèle  ardent  espérait, 
avec  l'aide  de  Dieu,  convertir  ce  grand  pays  où  la  su- 
perstition la  plus  complexe  est  si  profondément  enra- 
cinée :  espérance  illusoire,  comme  on  peut  le  croire, 
mais  à  laquelle  nous  devons  un  voyage  curieux  par  la 
naïveté  de  ses  détails.  Le  premier,  il  décrivit  exacte- 
ment les  cérémonies  de  la  religion  indienne,  le  temple 
de  lagnart  et  son  char  gigantesque  ,  le  culte  de  la  vache , 
les  sacrifices  humains,  la  coutume  des  sutties  (i) ^  <c  et 
toutes  les  autres  vilenies ,  abominations  et  cruautés  que 
ces  païens  pratiquent  communément.  »  11  passa  ensuite 
à  Sumatra,  visita  l'île  de  Java,  dont  il  donne  une  bonne 
descriplion  ,  et  revint  en  Europe. 

Dès  que  l'on  eut  quelque  notion  de  tous  ces  prodiges 
dont  les  vovageurs  exagéraient  encore  la  nouveauté,  l'i- 
magination broda  sur  ce  canevas  5  les  vovages  eurent  leur 
roman  comme  Thisloire.  Les  plus  hardis  créateurs  de  ces 

(i)  On  nomme  ainsi  les  veuves  qui  se  brûlent  elles-mêmes  sur  le  bû- 
cher où  le  cadavre  de  leur  mari  est  de'pose'.  Voyez  l'article  sur  les  veuves 
hindoues,  dans  le  numéro  29,  et,  dans  le  nume'ro  38,  l'extrait  de  l'ou- 
vrage si  curieux  de  jNJ.  llil)cr,  cvcquc  de  Calculta,  sur  les  mœurs  de 
rinde  ,  donlMM.  Dor.dey-Duprc  vont  publier  la  traduction. 


EN   ASIE.  87 

fictions,  d'un  genre  inconnu  jusqu'alors,  furent  le  clic- 
valicr  Makdeville  et  Feuaan  Mendez  Pii^ito.  Jamais 
mensonges  n'ont  été  débiles  avec  une  solennité  plus 
scientifique  que  les  récits  du  baronet  anglais.  Il  a  tou- 
jours près  de  lui  son  astrolabe  et  sa  boussole  pour  con- 
firmer ses  assertions  et  attester  la  vérité  de  ses  contes. 
Il  a  vu  «  des  tortues  blanches  hautes  de  douze  pieds  ,  et  où 
six  hommes  peuvent  se  loger  ,  des  hommes  de  trente  pieds 
six  pouces,  des  pygmées  de  trente  pouces  six  lignes,  des 
acéphales,  des  cynocéphales,  des  dicéphales,  des  géans  qui 
n'ont  qu'un  œil,  »  tous  les  monstres  et  toutes  les  anomalies 
que  le  cauchemar  d'un  fiévreux  peut  inventer.  Il  a  ren- 
contré un  océan  de  sable  ,  océan  réel  et  sans  métaphores, 
roulant  d'énormes  vagues,  «au  milieu  desquelles  vi- 
vaient des  espèces  particulières  de  poissons  dont  le  goiit 
est  excellent  et  la  saveur  semblable  à  celle  de  la  morue 
sèche  :  »  il  en  a  goûté.  Un  torrent  de  rochers  mobiles 
occupait  le  centre  de  cette  mer,  et  «  trois  fois  par  se- 
maine ,  il  se  précipitait  avec  un  fracas  semblable  à  celui 
du  tonnerre.  »  Enfin  ,  en  remontant  à  la  source  de  ce  tor- 
rent de  pierres  ,  on  trouvera,  dit-il,  u  des  arbres  dont  la 
tige  s'élève  le  matin  ,  se  développe  par  degrés,  porte  des 
fleurs  à  dix  heures,  des  fruits  à  midi  et  disparaît  avec  le 
soleil  couchant!  »  Quant  au  Portugais  Pikto,  échapj)é 
des  galères  qu'il  méritait  bien  ,  sa  réputation  est  faite  ,  et 
son  eldorado  est  singulièrement  déchu. 

Cependant  le  pouvoir  et  la  valeur  des  Tartares  con- 
quérans  s'étaient  progressivement  affaiblis,  depuis  que 
leur  vie  nomade  et  farouche  avait  fait  place  aux  délices 
et  au  luxe  de  la  vie  civilisée.  Ils  s'absorbèrent  et  se  con- 
fondirent peu  à  peu  dans  la  masse  de  la  nation  chinoise  : 
singulier  exemple  d'une  race  vaincue  ,  qui  domine  et 
efface  ses  maîtres  en  se  les  assimilant!  Alois  apparut  un 


88         DES  PREMIERS  VOYAGELUS  ELUOPÉEKS 

nouveau  lléau  de  la  terre,  Timour-Beg  ou  Tamerlan  , 
suivi  de  ces  hordes  encore  sauvages  que  la  civilisation 
n'avait  pas  amollies,  et  dont  les  nombreux  troupeaux  oc- 
cupaient les  fertiles  pâturages  des  rives  de  TOxus  et  de 
l'Iaxarlhe.  L'Inde  et  la  Perse  furent  inondées  par  les 
troupes  de  Tamerlan.  Depuis  l'Irtysch  et  le  Volga  jus- 
qu'au golfe  Persique  ,  et  depuis  le  Gange  jusqu'à  l'Ar- 
chipel, l'Asie  appartient  à  Timour.  Ses  armées  élaient 
invincibles,  son  ambition  sans  limites^  Bajazet  tomba 
sous  ses  coups  >  et  le  monde  chixHien  fiémissait  déjà  de- 
vant lui. 

Henri  III,  roi  de  Caslille,  prince  habile  et  politique, 
entretint  des  relations  amicales  avec  ce  chef  tartare,  et 
PiEY  Go^zales  de  Clavijo,  Tuu  dc  ses  envovés,  nous  a 
laissé  la  relation  de  l'ambassade  dont  il  a  fait  partie  en 
i4o3  (i).  C'est  un  ouvrage  rare,  qui  n'est  traduit  dans 
aucune  langue  et  qui  offre  un  vif  intérêt.  Crédule  et  su- 
perstitieux ,  mais  bon  peintre,  Clavijo  n'est  peu  digne  de 
foi  que  lorsqu'un  miracle  chrétien  l'arrache  à  son  habi- 
tude de  bon  sens ,  et  le  fait  ressembler  à  un  chroniqueur 
du  moyen-ag-e.  Il  a  vu  à  Conslanlinople  Tépée  dont  le 
flanc  de  Jésus-Christ  fut  percé,  et  il  ajoute  que  le  sang 
ruisselait  encore  sur  la  lame^  il  a  louché  l'éponge  impré- 
gnée de  vinaigre  que  lui  présentaient  les  bourreaux  :  dix 
]uiges  sont  consacrées  à  ses  exclamations  et  à  la  descrip- 
tion de  ces  reliques.  Parmi  les  présens  que  le  sultan  de 
Babylonc  envovait  à  Timour  se  trouvait  une  autre  mer- 
veille plus  vraisemblable  :  c'était  un  animal  de  couleur 
jaune  ,  d'une  taille  élancée  ,  tacheté  de  noir,  aux  jambes 
disproportionnées  et  au  long  cou.  On  le  nommait  lor- 

(i)  Hisioria  del  ^raii  Tamerlan  ^  itineuirio  y  rclciciou  de  la  Tlniba- 
jada  j  etc.  Scvlllc  ,  iS^i. 


EK  ASIE.  8(-) 

niifa  :  c'était  bien  certainement  la  giraffe  ,  que  Marc 
Paul  appelle  ziniafa.  Après  l'arrivée  de  Clavijo  et  de  sa 
suite  à  Samarcande,  on  le  fit  attendre  huit  jours,  en  lui 
disant  que  plus  Timour  voulait  l'aire  lionneur  aux  envoyés 
(ju'on  lui  députait,  plus  il  tardait  à  les  admettre  en  sa 
j)résence.  Enfin  le  grand  roi,  dans  toute  sa  splendeur, 
assis  sur  un  tronc  étincelant  d'or,  reçut  Clavijo  avec 
courtoisie.  Il  Tinvila  ensuite  à  un  festin  dont  le  lait  de 
jument  et  la  chair  de  cheval  faisaient  tous  les  frais  : 
«  Chose  étonnante,  dit-il,  si  l'on  compare  ce  repas  mo- 
deste à  la  richesse  et  à  la  puissance  du  monarque.  » 

Samarcande  que  nous  connaissons  à  peine  aujourd'hui, 
et  que  depuis  un  siècle  pas  un  seul  voyageur  n'a  visitée  , 
est  décrite  en  détail  par  Clavijo;  suivant  lui,  cette  ville 
ressemble  à  un  grand  jardin  semé  de  palais  s[)lendides. 
Plus  de  cent  cinquante  mille  âmes  de  toutes  les  nations 
d'Asie  habitaient  cette  capitale,  où  se  trouvaient,  en  même 
tems  que  notre  ambassadeur ,  les  envoyés  du  czar  mosco- 
vite, «  semblables  à  des  forgerons,  dit-il,  portant  des 
peaux  de  bétes  et  des  chapeaux  si  petits  qu'à  peine  leur 
tète  y  pouvait  entrer.  » 

NicoLO  CoKTi  rédigea  en  i449  5  P'^i'  ordre  du  pape 
Eugène  1\' ,  le  récit  de  ses  voyages  en  Asie.  Dans  un  mo- 
ment de  péril  il  avait  renié  la  foi  chrétienne  j  le  pontife 
auquel  il  demanda  son  absolution  le  condamna  à  don- 
ner à  Poggio  (le  Pogge),  son  secrétaire,  cette  relation, 
que  nous  possédons  encore  traduite  en  portugais,  sur 
la  traduction  latine  du  Pogge.  Conti  avait  vécu  long- 
tems  dans  Tlnde,  dont  il  fait  une  description  exacte. 
A  ce  voyageur  succédèrent  les  ambassadeurs  vénitiens, 

Co^■TARI^I,  IjAnBARA,  ALEXA^Dr.I  :  HlERO^YME  DE  Sa:NT0, 

Génois,  qui  visita Calicut,  Ceylan,  la  côte  de  Coromandel 
et  lePégu,  royaume  alors  puissant:  Césaf;  Fkldéric,  Vé- 


go  DES  PREMIERS  VOYAGEURS   EUROPÉENS  EW  ASIE. 

nilien ,  qui  passa  dix-huit  ans  en  Asie ,  et  séjourna  aussi 
à  Pcgu ,  dont  il  dépeint  vivement  la  magnificence  ;  Gas- 
pard Baldy,  autre  Vénitien ,  auquel  le  roi  de  Pégu  de- 
manda comment  se  portait  le  roi  son  maître.  «  Nous 
n'avons  pas  de  maître,  répondit  Balhy  ^  Venise  est  une 
république.  »  A  ces  mots  le  monarque  partit  d'un  éclat 
de  rire  si  violent,  que  pendant  quelques  minutes  toute 
la  salle  en  retentit.  Ce  souverain  si  gai,  soupçonnant 
quelques-uns  de  ses  nobles  d'entretenir  des  intelligences 
avec  le  roi  d'Ava,  les  réunit  tous  avec  leurs  femmes  et 
leurs  enfans  au  nombre  de  quatre  mille  sur  le  même 
échafaud,  et  les  fit  brûler. 

A  mesure  que  nous  nous  sommes  rapprochés  des  tems 
modernes ,  notre  route  s'est  éclairée.  Il  resta  peu  de  pro- 
grès à  faire  dès  que  Ton  sut  que  l'Atlantique  communi- 
quait avec  l'Asie-,  que  des  voyageurs  audacieux  avaient 
pénétré  en  Perse  par  la  Russie.  On  devina  et  bientôt  on 
fixa  la  forme  réelle  du  continent  et  des  îles  asiatiques. 
Depuis  le  commencement  du  dix-septième  siècle  ,  chaque 
période  de  vingt  années  contribua  à  rectifier  de  graves 
erreurs.  L'Occident  et  sa  civilisation  puissante  entamè- 
rent les  vieilles  superstitions  orientales.  Le  séjour  des 
missionnaires  en  Chine,  les  colonies  européennes  dans 
l'Orient,  augmentèrent  la  masse  des  lumières.  Nous  ne 
nous  occuperons  pas  de  suivre  dans  leurs  progrès  et  dans 
leurs  découvertes  les  voyageurs  modernes,  plus  utiles 
sans  doute,  mais  dont  les  ouvrages  sont  plus  connus  et 
moins  naïfs  que  ceux  dont  nous  avons  tracé  la  route. 

(  Quarterly  Review.  ) 


TERRE  DE  VAN-DIEMEN 


DANS     L    AUSTRALIE. 


Il  est  inutile  de  rappeler  à  nos  lecteurs  que  les  établis- 
scmens  anglais  de  TAustralie  sont  répartis  dans  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud  et  dans  la  Terre  de  Van-Diemen , 
grande  île  située  non  loin  des  côtes  de  la  Nouvelle-Hol- 
lande (i).  C'est  seulement  en  i8o4  que  ce  dernier  éta- 
blissement a  été  fondé.  Sa  population  actuelle  s'élève  à 
plus  de  16,000  âmes,  dont  4î000  vivent  à  Hobart-Town  , 
qui  en  est  le  cbef-lieu.  Il  existe  déjà  des  antipatbies  vio- 
lentes, des  baines  ,  des  conflits  d'araour-propre  entre  les 
colons  delà  Nouvelle-Galles  et  ceux  de  la  Terre  de  Van- 
Diemen.  Et  pourquoi?  Ils  ont  également  des  terres  im- 
menses à  défricber,  entreprise  qui,  à  cause  de  son 
étendue ,  ne  pourra  être  consommée  que  par  une  posté- 
rité très-reculée  5  c'est  même  tout  au^plus  si  les  colons 
actuels  connaissent  et  ont  exploré  la  vingtième  partie  des 
grands  territoires  sur  lesquels  ils  vivent.  Mais  ,  comme 
Tobserve  un  moraliste,  s'il  ne  restait  plus  que  deux 
bommes  sur  le  globe  ,  ils  trouveraient  encore  le  moyen 
de  se  quereller  ,  quand  ce  ne  serait  que  pour  les  limites. 
Nous  avons  extrait  la  description  que  l'on  va  lire  de  la 
terre  de  Van-Diemen  d'une  lettre  de  Hobart-Town ,  en 
date  du  26  mars  1829.  L'auteur  de  celte  lettre  s'était 
rendu  dans  cette  ville ,  après  avoir  éprouvé  beaucoup 

(i)  On  peut  voir,  à  cet  rgard,  le  Tableau  statistique  de  l'Australie , 
dans  notre  28e  numéro,  et  les  divers  articles  inscre's  dans  les  numc'- 
ros  6,    i5   et  3i. 


()2  lERRE   DE    VA^'-DIEME^'  DANS  LALSTKALIE. 

(Je  mallieuis  en  Anglelorre^  il  parait  que  sa  siUialioii  s'y 
est  promptemeiit  am<'liorée.  Voici  en  quels  termes  il 
})arle  de  cette  belle  colonie  : 

«  La  terre  de  Yan-Dicmen   est  assurément  un  pays 
enchanteur.  Prenez  le  climat  de  Tllalie  ,  les  montagnes 
j)illorcsques  du  pays  de  Galles  ,  la  fertilité  de  TAngle- 
lerrcj  combinez  ensemble  tous  ces  avantages,  et  vous 
aurez  une  idée  de  la  contrée  que  j'habite  aujourd'hui. 
Les  fruits,  les  légumes  et  toutes  les  autres  productions 
de  la  terre,  viennent  mieux  dans  celte  île  superbe,  et 
ont  plus  de  saveur  qu'en  Europe^  ils  se  succèdent  sans 
interruption  pendant  tout  le  cours  de  Tannée  ,  car  il  n'y 
a  ])oint  ici  d'hiver,  à  moins  que  l'on  ne  donne  ce  nom  aux 
mois  de  juin  et  de  juillet,  pendant  lesquels  il  y  a  du  vent 
et  de  la  pluie.   Les  animaux  apportés  par  les  premiers 
])lanteurs  se  sont  répandus  dans  tout  le  pays.  Les  som- 
mités des  montagnes,  et  une  partie  de  leurs  versans , 
sont  couverts  de  pins,  de  chênes,  de  cèdres,  de  gom- 
miers ,  de  bois  de  rose  et  de  beaucoup  d'autres  arbres. 
Ce  serait  vraiment  une  jouissance  délicieuse  que  de  se 
])romener  dans  ces  forets,  si  elle  n'était  pas  troublée  par 
la  crainte  d'être  percé  par  la  lance  d'un  indigène,  ou  de 
voir  un  serpent  s'enlacer  dans  vos  jambes.  Je  fus  un  jour 
assailli  par  deux  énormes  taureaux  sauvages  ,  et  ce  fut  à 
grand'  peine  que  je  pus  me  soustraire  à  leur  attaque, 
en  m'élançant  sur  le  tronc  d'un  gommier  qui  était  tombé 
à  travers  l'abîme.  Parmi  les  quadrupèdes  indigènes  ,  il 
n'y  en  a  aucun  qui  soit  dangereux  j  j'y  ai  rencontré  une 
petite  espèce  de  pantère ,  mais  elle  est  fort  timide  et  d'un 
caractère  inolfensif.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  reptiles 
et  des  insectes  5  ils  n'attaquent  point  heureusement  les 
fruits  et  les  légumes,  mais  on  ne  peut  se  faire  d'idée  de 
la  rapidité  avec  laquelle  ils  détruisent  les  arbres.  Le  corps 


Tr.r.RE   DE   VAN-DIEMF.N   D.V>S  l'aUSTRALIF.  Ç)3 

de  la  tarentule  australienne  est  aussi  gros  rjuiine  noix: 
j'ai  eu  oecasion  d'en  délruire  un  grand  nombre  dans 
l'intérieur  des  apparlemens -,  eelle  tarentule,  ainsi  que 
l'honiMe  cejitipède,  y  sont  très-vénéneux.  L'extension 
des  ctdlures  fera  disparaître  sans  doute  une  partie  de  ees 
inconvénicns  et  d'une  vermine  dégoûtante,  qui  s'attache 
à  vos  habits,  les  ronge  et  les  dévore  dans  le  moment 
même  où  vous  les  avez  sur  les  épaules.  Près  de  la  ville, 
dans  une  petite  île  de  la  haie  de  Ralph,  se  trouve  un 
grand  nombre  d'ânes  sauvages,  qui  marchent  en  troupe, 
et  qui,  dès  qu'ils  vous  aperçoivent,  se  mettent  à  braire, 
secouent  leurs  oreilles  et  leurs  queues,  et  s'enfuient  avec 
une  si  grande  rapidité  que  je  défieiais  au  chasseur  an- 
glais le  plus  intrépide  de  les  atteindre.  Les  bêtes  à  cornes 
se  sont  tellement  propagées  dans  l'île,  que  le  prix  en  est 
très-inférieur  à  celui  des  marchés  de  Londres.  Quant 
aux  kangarous,  que  les  promeneurs  du  Jardin  Zoolo- 
gique (i)  doivent  tous  connaître  maintenant,  il  n'en 
coûte,  pour  se  les  procurer,  que  la  peine  de  les  tirer-,  leur 
saveur  n'est  point  au-dessous  de  celle  de  notre  meilleure 
venaison.  Dans  cinq  minutes  vous  pouvez,  quand  vous 
le  voulez,  vous  procurer  un  boisseau  d'huîtres  et  de 
muscles.  En  général  le  poisson  de  mer,  qui  y  est  excel- 
lent, se  vend  au  plus  bas  prix  à  cause  de  son  extrême 
abondance;  il  n'y  en  a  presque  aucun  qu'on  ne  trouve 
dans  les  mers  qui  baignent  nos  cotes  depuis  la  petite  pe- 
tonde  jusqu'à  l'énorme  baleine.  La  viande  de  boucherie 
est  d'une  qualité  très-supérieure  à  celle  de  l'Angleterre; 
ce  qui  vient  sans  doute  des  herbes  odoriférantes  dont  les 
pâturages  sont  remplis.  Les  céréales  et  les  pommes  de 


(0  Jardin  d'histoire  nalurelle  étnbll  à  î-ondres  par  souscription,  Vovex 
sa  description  et  ses  statuts  dans  notre  2e  nume'ro. 


^4  TERRE   DE  VAN-DIEMEN  DVKS  l'aUSTRALIE. 

terre  se  vendent  à  des  prix  beaucoup  moins  élevés  que 
dans  les  contrées  les  plus  fertiles  de  TEurope.  Des  pèches 
excellentes  y  coûtent  un  sou  la  douzaine;  quant  aux 
pommes,  elles  y  sont  en  si  grande  abondance,  que  le  pro- 
priétaire prend  rarement  la  peine  de  les  détacher  des 
arbres,  où  les  yjromeneurs  les  cueillent  dans  leurs  ex- 
cursions sans  que  personne  s'en  inquiète.  Je  voudrais  que 
vous  vissiez,  à  New-Town,  le  jardin  de  notre  ami  B.  : 
les  branches  y  fléchissent  à  la  lettre  sous  le  poids  des 
fruits;  il  n'y  a  pas  la  moitié  des  bras  qu'il  faudrait  pour 
les  cueillir,  ni  des  bouches  nécessaires  pour  les  manger. 
Il  n'existe  point  ici  de  réglemens  odieux  et  absurdes  sur 
la  chasse-,  quiconque  a  un  fusil  peut  se  livrer  tant  que 
cela  lui  convient  à  cet  exercice.  Nous  possédons  presque 
toutes  les  variétés  d'oiseaux.  Les  canards  sauvages  y  sont 
si  abondans,  que  j'ai  vu  un  chasseur  en  abattre  vingt- 
quatre  d'un  seul  coup.  La  volaille  y  est  excellente;  le 
plumage  des  pigeons  et  des  coqs  d'Inde  s'est  prodigieuse- 
ment amélioré  dans  cette  partie  de  l'Australie  j  et  il  est 
impossible  de  ne  pas  être  surpris  de  la  richesse  et  de  la 
variété  des  teintes  qui  les  colorent.  Dans  les  bois,  les 
perroquets  ont  l'humeur  fort  sociable  et  sont  presque 
apprivoisés-,  j'en  ai  vu  quelquefois  une  cinquantaine  qui 
volaient  autour  de  moi  et  qui  brillaient  aux  rayons  du 
jour  comme  des  pierres  précieuses. 

))  Quant  à  cette  race  d'animaux  que  vous  et  moi  nous 
connaissons  le  mieux  ,  je  veux  parler  de  la  race  humaine , 
elle  se  divise  ici  en  deux  espèces  :  Tune  blanche  et 
l'autre  d'un  noir  de  jais.  La  première  est  à  peu  près 
la  même  qu'en  Angleterre,  un  peu  moins  sociable  ce- 
pendant, et  tout  aussi  malfaisante  quand  elle  est  irritée. 
Celte  espèce  se  subdivise  en  deux  classes  :  celle  des  plan- 
teurs libres  qui  émigrent ,  comme  je  l'ai  fait,  par  néces- 


TETIRE  DE   VAN-DIEMEN   DANS   l'aUSTUALIE.  qS 

silé ,  Cl  parce  qu'ils  ne  peuvent  plus  trouver  l'aisance 
qui  leur  est  nécessaire  dans  la  mère-patrie^  la  seconde 
se  compose  des  déporlés  auxquels  une  loi  plus  impérieuse 
encore  interdit  la  terre  nalale.  Les  déportés  sont  tous 
bien  nourris,  bien  vêtus,  très-paresseux  et  très-miséra- 
bles, menlant,  fraudant,  jurant,  buvant^  en  un  mot 
tout  le  contraire  de  ce  qu'il  leur  serait  si  facile  de  de- 
venir dans  celle  terre  privilégiée,  c'est-à-dire  beureux 
et  vertueux.  Il  n'y  a  pas  dans  la  colonie  de  nécessiteux, 
et  il  ne  peut  pas  y  en  avoir.  Vous  n'y  verrez  pas  de  ces 
visages  pâles  et  rongés  de  soucis,  que  vous  rencontrez  à 
chaque  coin  de  rue ,  dans  les  grandes  capitales  de  l'Eu- 
rope. Il  n'y  a  d'autre  misère  que  celle  qui  résulte  de 
l'oisiveté  et  de  la  débauche.  Quant  à  la  population  noire, 
elle  est  peu  nombreuse  et  méconnaît  entièrement  les 
bienfaits  delà  civilisation.  Elle  est  tellement  stupide  que, 
dans  un  pays  où  la  douceur  de  la  température  rend  les 
vètemens  inutiles ,  elle  ne  peut  se  résoudre  à  emprison- 
ner ses  membres  dans  les  tissus  de  laine  qu'on  lui  offre 
en  échange  de  sa  liberté  ,  et  qu'elle  préfère  une  vie  d'aise 
et  d'indépendance  à  une  vie  de  servitude  et  de  labeur. 
Les  blancs  ,  justement  révoltés  d'une  folie  aussi  brutale, 
expriment  leur  différence  d'opinion  en  ajustant  sur  les 
noirs  le  canon  de  leurs  fusils  -,  et  ceux-ci  répondent  à  cet 
appel  si  logique  fait  à  leur  raison ,  en  perçant  les  blancs 
de  leurs  lances,  chaque  fois  que  l'occasion  s'en  présente: 
cette  controverse  ne  se  terminera  sans  doute  que  lorsque 
l'une  des  couleurs  aura  exterminé  l'autre.  Les  noirs  ont 
une  grande  vigueur  musculaire,  mais  leurs  traits  sont 
hideux,  du  moins  d'après  les  idées  que  nous  nous  sommes 
faites  de  la  beauté.  Ils  marchent  en  troupes,  mais  ils  ne 
paraissent  pas  avoir  de  chefs,  ni  aucune  idée  quelconque 
de  gouvernement.  On  a  élevé  plusieurs  de  leurs  enfans 


f)G  TF.r.r.E   DE   VA^'-DIEME^  DANS  l'aLSTP. ALIE. 

dans  les  écoles  de  la  ville  :  quand  une  fois  ils  étaient  par- 
venus à  Fàgc  de  puberté,  un  instinct  irrésistiMe  les  rap- 
pelait dans  leurs  solitudes.  N'ajoutez  aucune  foi  à  ce  que 
l'on  vous  dit  en  Angleterre  de  la  rc'forme  qui  s'opère 
dans  les  habitudes  et  les  mœurs  des  déportés  :  ils  sont 
aussi  dérangés  et  aussi  paresseux  que  peuvent  l'être  les 
filous  et  les  vagabonds  du  Royaume-Uni.  Seulement  la 
tentation  au  crime  est  diminuée  par  l'absence  compara- 
tive du  besoin  j  et  il  leur  est  plus  diffic  de  de  le  commettre 
parce  qu'ils  sont  soumis  à  une  police  plus  sévère.  Voilà 
les  uniques  raisons  pour  lesquelles  les  vols  et  les  autres 
délits  sont  moins  nombreux  qu'en  Angleterre.  En  ré- 
sumé ,  ceux  qui  n'ont  pas  besoin  pour  vivre  agréablement 
de  beaucoup  de  société,  ou  qui  ne  sont  pas  très-délicats 
sur  le  choix  de  leurs  liaisons,  ne  sauraient  mieux  faire 
cpie  de  se  transporter  ici.  C'est  une  terre  promise  pour 
les  agriculteurs  et  les  bons  artisans,  et  même  sans  avoir 
une  industrie  spéciale,  quiconque  voudra  travailler  no 
peut  pas  manquer  d'y  trouver  des  moyens  d'existence.  )> 

(  Asiadc  Journal.  ) 


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DES     LIEUX     LES     PLUS     FAVORABLES     AU     RÉTABLISSEMENT     DES 
MALADES    DONT    LA    POITRINE    EST    AFFECTEE. 


La  passion  des  voyages  est  si  générale  parmi  les  An- 
glais, qu'ils  doivent  attacher  beaucoup  d'importance  à 
connaître  les  parties  du  continent  où  l'air  est  le  plus  sain, 
soit  qu'ils  jouissent  d'un  bonne  santé,   soit,  à  bien  plus 
forte  raison,  qu'ils  soient  attaqués  de  cette  maladie  lente 
appelée  consomption ,  qui  est  plus  commune  en  Angle- 
terre que  partout  ailleurs.  Le  remède  le  plus  ordinaire , 
quoique  souvent  le  moins  efficace,  de  cette  cruelle  mala- 
die étant  le  changement  de  climat ,  le  docteur  Clark  vient 
d'offrir  au  public  le  résultat  de  ses  observations  et  de  son 
expérience  pendant  le  long  séjour    qu'il  a  fait  sur  le 
continent,  afin  de  prévenir  les  funestes  effets  de  l'in- 
conséquence des  malades  et  souvent  de  leurs  médecins 
dans  le  choix  d'une  résidence,  soit  dans  le  midi  de  la 
France,  soit  en  Italie  et  en  Suisse.  C'est  après  un  séjour 
de  neuf  ans  dans  ces  diverses  contrées,  que  le  docteur 
Clark  s'est  occupé  d'établir  des  points  de  comparaison 
entre  elles  et  les  parties  de  la  vieille  Angleterre  les  plus 
renommées  par  leur  salubrité  et  la  douceur  de  leur  tem- 
pérature. Ces  recherches  intéressent  à  un  si  haut  degré 
la  santé  publique  ,  que  nous  croyons  rendre  un  véritable 
XXVI.  8 


100  t>ES  LIEUX  LES   TLL'S   FWOrvABLES 

service  à  nos  lecteurs,  en  leur  en   faisant  connaître  les 
résultats. 

Son  ouviagc  est  divisé  en  deux  parties  :  dans  la  pre- 
mière,  il  examine  quel  est  le  degré  de  température  le 
plus  favorable  à  la  santé  qu  on  puisse  trouver  soit  en 
Angleterre,  soit  dans  l'Europe  continentale:,  dans  la 
deuxième ,  il  s'occupe  des  principales  maladies  sur  les- 
quelles la  douceur  du  climat  a  une  influence  salutaire. 
La  consomption  y  est  étudiée  avec  un  soin  tout  particu- 
lier, et  Ton  apprendra  sans  doute  avec  surprise,  que  le 
midi  de  la  France ,  qui  est  depuis  si  long-tems  en  faveur 
auprès  des  malades  attaqués  de  ce  mal  cruel,  est  entière- 
ment proscrit  par  l'auteur. 

«  Sud-est  de  la  France.  Les  observations  que  j'ai  faites, 
après  une  expérience  de  plusieurs  années,  m'ont  clai- 
rement démontré  combien  il  était  absurde  d'envoyer  les 
pulmoniques  passer  l'hiver  dans  le  midi  de  la  France , 
car  dans  toutes  les  saisons  la  température  de  ce  pays  est 
absolument  contraire  aux  maladies  de  poitrine.  Com- 
ment osc-l-on  choisir  pour  la  résidence  des  personnes 
dont  la  poitrine  est  délicate,  une  contrée  où  le  terrible 
circius  souffle  avec  tant  de  violence  ?  Une  semblable  er- 
reur prouve  la  légèreté  avec  laquelle  on  adopte  les  opi- 
nions médicales  les  moins  rationnelles. 

»  La  sécheresse  est  un  des  caractères  les  plus  remar- 
quables de  la  Provence-,  on  a  calculé  qu'il  ne  tombe 
annuellement  que  dix-neuf  pouces  d'eau  à  Marseille  et  à 
Toulon  ^  ce  qui  fait  six  pouces  de  moins  qu'à  Londres  , 
et  moitié  moins  qu'à  l'extrémité  sud-ouest  du  comté  de 
Cornouuilles.  Le  nombre  des  jours  de  pluie  est  de  67  par 
an  dans  la  Provence,  et  de  178  à  Londres^  la  quantité 
d'eau  qui  s'évapore  à  Toulon  ,  dans  le  cours  de  l'année, 


Al\   MALADES    DONT   LA   POITRINE    EST  AIFECTÉE.         10  1 

est  de  quarante  pouces,  de  Irente-dcux  pouces  à  Paris, 
de  vingt-cinq  à  (josporl  (i)et  seulement  de  \ingl-qualrc 
à  Londres.  Il  est  facile  de  voir  par  ce  simple  aperçu  que 
la  Provence  est  le  pays  le  plus  sec  de  TEurope  ;  son 
aspect  est  loin  de  démentir  la  vérité  de  ces  calculs.  Ce 
serait  un  des  pays  les  plus  tristes  de  TEurope  ,  si  son 
ciel  pur  et  la  beauté  des  mers  qui  baignent  ses  côtes  , 
n'en  compensaient  l'aridité. 

))  La  température  du  sud-est  de  la  France  est  en  général 
si  sèche  et  si  brûlante  qu'elle  oppresse  et  irrite  la  poi- 
trine. Quoique  beaucoup  plus  chaude  que  l'Angleterre, 
la  Bretagne  ,  la  Guicnne  ,  elle  est  cependant  plus  variable 
dans  la  proportion  d'un  à  trois  durant  toute  l'année,  et 
de  deux  à  un,  d'un  jour  à  l'autre  -,  l'hiver  y  est  aussi  très- 
ligoureux,  lorsque  le  vent  du  nord-est,  nommé  mistral 
par  les  habitans  du  pays,  souffle  avec  continuité.  Il  est 
difficile ,  quand  on  n'en  a  pas  ressenti  l'impression  ,  de  se 
la  ire  une  idée  de  la  violence  de  ces  brises  glaciales.  Le 
mistral  fait  un  bruit  épouvantable;  il  renverse  sur  les 
roules  les  voyageurs  à  pied ,  et  plus  d'une  fois  il  a  entraîné 
à  la  mer  ceux  qui  se  promenaient  sur  ses  bords.  Un  Fran- 
çais qui  avait  fait  la  campagne  de  Pvussie  m'a  dit  qu'en 
revenant  de  Marseille,  dans  le  cabriolet  de  la  malle- 
poste  ,  il  n'avait  pas  moins  souffert  du  froid  que  pendant 
la  retraite  de  Moscou.  Ce  vent  cruel  ne  cesse  guère  de 
se  faire  sentir  qu'à  la  hauteur  de  Montélimart,  dans  le 
Dauphiné.  Une  chose  inconcevable,  c'est  que  ce  sont  les 
médecins  français  qui  connaissent  le  moins  les  dangers 
de  Marseille  et  en  général  de  la  Provence  ,  pour  les  pul- 


(i)  Gosport  est  une  ville  d'Angleterre  silue'e  sur  le  bord  occldcnliil 
de  la  rade  de  Portsmouth  ,  à  une  petite  distance  de  cette  ville.  Elle  est 
(citéc  pour  sa  salubrité. 


102  DES    LIELX  LES   PLLS  FA^■ORABLES 

moiiiqucs  ^  la  plupart  d'entre  eux  ne  manquent  guère 
d'y  envoyer  ceux  que  leur  art  n'a  pas  pu  guérir.  Ce  fu- 
neste expédient  ne  sert  presque  toujours  qu'à  hâter  la  fin 
de  ceux  pour  qui  on  l'emploie.  On  m'assure  cependant 
que  cette  prévention  funeste  en  faveur  du  climat  de  la 
Provence  commence  un  peu  à  s'affaiblir  parmi  les  méde- 
cins du  continent.  11  faut  espérer  que  l'expérience  finira 
par  en  faire  entièrement  justice. 

»  Le  climat  de  la  Provence  ne  convient  pas  aux  per- 
sonnes malades  de  consomption  ou  d'une  irritation  dans 
les  membranes  muqueuses  des  organes  digestifs  et  pul- 
monaires, et  principalement  dans  les  irritations  de  l'es- 
tomac, du  larynx  et  de  la  trachée-artère  ^  mais  il  est  sa- 
lutaire pour  les  individus  d'un  tempérament  mou,  qui 
sont  disposés  à  des  affections  mélancoliques  et  dont  une 
atmosphère  humide  augmente  l'état  de  souffrance.  L'air 
sec  de  la  Provence  et  son  ciel  élincelant  de  lumière  pro- 
duisent alors  des  effets  merveilleux.  On  en  peut  encore 
tirer  parti  pour  guérir  les  fièvres  intermittentes  et  chro- 
niques. » 

Après  avoir  scrupuleusement  examiné  les  inconvé- 
niens  et  les  avantages  de  la  température  du  midi  de  la 
France,  Tauteur  s'occupe  du  climat  des  principales  villes 
de  l'Italie,  considéré  sous  le  même  rapport. 

((  Il  n'y  a  peut-cire  pas  de  contrée  qui  réunisse  une 
plus  grande  diversité  de  température  que  l'Italie^  mais 
je  bornerai  mes  observations  au  pays  qui  s'étend  depuis 
le  littoral  de  la  Méditerranée  jusqu'au  pied  des  Apennins. 
On  y  remarque  beaucoup  de  rapports  avec  le  midi  de  la 
France  ^  cependant  la  température  est  plus  chaude  , 
moins  humide  et  plus  variable  qu'au  sud-ouest  de  ce 
royaume-,  plus  douce,  moins  sèche,  moins  irritante 
qu'en  Provence,  et  moins  exposée  au  souffle  brûlant  des 


Aux  MALADES  DONT  LA  POITTINE  EST  AFFECTÉE.        Io3 

vents  du  sud,  ainsi  qu'aux  vents  froids  et  desséchans  du 
nord. 

))  Les  principales  circonstances  qui  modifient  les  ca- 
ractères généraux  du  climat  de  cette  région  dépendent 
dans  plusieurs  villes  du  plus  ou  moins  de  proximité  de  la 
mer  ou  des  Apennins.  Gènes  et  Naples  sont  toutes  deux 
entourées  de  montagnes  et  placées  sur  le  bord  de  la  mer-, 
Pise  n'en  est  qu'à  quelques  milles  et  touche  à  l'une  des 
branches  du  bas  Apennin.  Rome  est  à  douze  milles  de  la 
côte  et  à  vingt-quatre  des  montagnes  j  Florence,  éloignée 
de  la  mer  et  placée  au  cœur  des  Apennins,  n'appartient 
plus,  pour  ainsi  dire,  au  climat  de  l'Italie. 

»  Quant  à  Gênes,  enfermée  entre  des  montagnes  es- 
carpées et  la  mer,  elle  n'offre  aux  malades  que  de  rares 
espaces  pour  se  promener  :  son  climat  ne  peut  leur  con- 
venir j  l'été  y  est  plus  chaud,  et  l'hiver  plus  froid  qu'à 
Nice  :  l'air  y  passe  sans  cesse  du  froid  au  chaud  ^  ce- 
pendant, quoiqu'il  soit  très-vif,  il  cause  moins  d'irrita- 
tion qu'en  Provence.  Somme  toute,  le  climat  de  Gènes 
est  très-salubre,  mais  il  est  trop  sec  pour  les  poitrines  dé- 
licates. 

»  Florence  est,  à  n'en  pas  douter,  l'un  des  plus  agréables 
séjours  de  toute  Tltalie,  mais  il  ne  conviendrait  nulle- 
ment à  un  malade,  surtout  à  celui  qui  serait  dans  un  élat 
de  consomption.  Située  au  milieu  des  montagnes  du 
bas  Apennin  ,  dont  les  sommités  sont  couvertes  de  neiges 
pendant  l'hver,  et  exposée  au  courant  d'air  de  la  vallée 
de  l'Arno ,  cette  ville  est  sujette  à  des  transitions  subites 
de  température  et  à  des  vents  très-froids  pendant  l'hiver 
et  le  printems.  Les  brouillards  y  sont  beaucoup  plus  com- 
muns que  dans  les  parties  méridionales  de  l'Italie.  A 
tout  prendre,  le  climat  de  Florence  n'est  pas  plus  va- 
riable que  celui  de  Rome  j  il  l'est  un  peu  moins  que  celui 


104  lïES  LIELX  Lî:S  ILUS  FAV0UA3LL3 

de  jVaples.  Il  y  tombe  annuellement  Si"  six  poucos  d'eau  ^ 
les  jours  de  pluie  y  sont  au  nombre  de  io3  :  Tair  y  est 
froid  et  humide  en  hiver.  Je  ne  connais  aucune  espèce 
de  maladie  à  qui  le  séjour  de  celle  ville  puisse  èlre  avan- 
tageux. Cela  est  d'autant  plus  fâcheux  .  que  les  mœurs 
douces  de  ses  babilans  et  la  beauté  de  ses  environs  dé- 
terminent facilement  les  malados  à  y  resler. 

»  Le  climat  de  Pise  est  reconnu  depuis  long-tems  pour 
être  très-salutaire  aux  pulmoniques  ^  aussi  celle  ville  est- 
elle  le  rendez-vous  non-seulement  de  nos  malades ,  mais 
encore  de  ceux  de  la  Toscane,  des  états  de  Lucques  et 
même  de  la  Lombardie ,  qui  viennent  y  passer  l'iiiver. 
Celle  ville  n'est  qu'à  cinq  railles  de  la  mer  -,  elle  est  traver- 
sée par  l'Arno  qui  forme  une  espèce  de  croissant  du  colé 
du  nord.  Les  maisons  bàlies  autour  de  cet  arc  faisant  face 
au  midi,  mettent  un  espace  de  terrain  considérable  à  l'a- 
bri des  vents  du  nord.  Le  séjour  de  Pise  peut  être  recom- 
mandé aux  malades  les  plus  délicats. 

»  Le  climat  de  Naples  ressemble  plus  en  général  à  celui 
de  INice  qu'à  tout  autre  j  l'automne  et  l'hiver  y  sont  éga- 
lement très-doux,  et  le  printcms  sujet  à  des  vents  d'un 
froid  àprc  d'aulant  plus  contraire  aux  malades  qu'à  cette 
époque  les  rayons  du  soleil  sont  brùlans.  L'hiver  y  est 
quelquefois  encore  plus  doux  qu'à  Psice,  mais  il  est  plus 
variable  et  plus  humide  \  le  sirocco  y  souffle  avec  vio- 
lence ,  tandis  qu'on  le  ressent  à  peine  à  Nice. 

»  L'air  qu'on  respire  à  Rome  est  très-doux ,  mais  il 
est  en  même  tems  d'une  pesanteur  débilitante.  La  tem- 
pérature y  est  plus  constamment  uniforme  que  dans  toutes 
les  autres  villes  de  la  péninsule  :  on  préfère  en  général 
le  climat  de  Rome  à  celui  de  Naples,  de  Pise,  de  la 
Provence ,  mais  non  à  celui  de  Nice.  La  chaleur  y  a 
deux  fois  plus  d'intensité  qu'à  Londres ,  à  Gosport  et  à 


Aux  MALADES  DO^T  LA  rOlTUlNE  EST  AlFECTÉE.        lOi) 

Madère.  Si  la  température  y  est  inférieure,  sous  le  rap- 
port (le  Tégalilé,  à  eelle  de  Madère,  de  Nice,  de  Pise  , 
de  Livourne  et  du  sud-ouest  du  G)rnouailles,  elle  est 
bien  plus  constamment  la  même  qu'à  Naples  et  à  Pau. 
Le  climat  de  Rome  paraîtrait  humide  comparé  à  celui 
de  Nice  et  de  la  Provence,  car  il  y  tombe  annuelle- 
ment, pendant  iiy  jours  de  pluie,  une  quantité  d'eau 
plus  considérable  d'un  tiers  que  dans  ces  contrées  \  mais 
il  est  cependant  beaucoup  plus  sec  que  celui  de  Pise  et 
duaud-ouest  de  la  France.  >» 

Le  docteur  Clark  considère  le  séjour  de  la  Suisse 
comme  très-dangereux  pour  les  malades. 

«  Je  n'ai  point  hésité ,  dit-il ,  à  conseiller  aux  ma- 
lades, surtout  à  ceux  qui  sont  attaqués  de  pulmonies . 
de  sortir  de  l'Italie  pendant  Tété  ^  mais  je  suis  plus  em- 
barrassé pour  leur  désigner  une  résidence  qui  leur  soit 
avantageuse.  La  Suisse ,  qui  se  présente  naturellement , 
nous  oÊfre  beaucoup  de  choses  très-séduisantes,  mais  il 
faut  s'en  méGer,  car  le  climat  de  ce  pays  est  sujet  à  des 
transitions  subites  du  chaud  au  froid  qui  le  rendent 
extrêmement  dangereux.  La  grande  fraîcheur  des  nuits 
et  la  vivacité  de  l'air  ne  peuvent  qu'être  très-nuisibles 
aux  personnes  maladives. 

))  Cependant  les  malades  qui  se  trouvent  dans  un  étal 
de  consomption  pourraient  essayer  de  passer  l'été  en 
Suisse,  en  s'y  conduisant  avec  beaucoup  de  prudence. 
Les  environs  de  Genève  et  les  bords  du  lac  me  parais- 
sent les  lieux  les  plus  convenables  sous  ce  rapport.  Il 
fait  trop  chaud  à  Vevey  durant  les  mois  de  juillet  et 
d'août  pour  s'y  fixer.  Les  hauteurs  qui  environnent 
Lausanne  sont  trop  exposées  aux  vents  du  nord,  et  à 
une  bise  piquante  qui  souffle  ordinairement  après  le 
coucher  du  soleil  dans  les  jours  les  plus  chauds  de  l'été. 


I06  DES  LIEUX  LES  PLUS  FAVORABLES 

La  partie  basse  entre  Lausanne  et  le  lac  est  plus  abritée 
et  plus  ebaude. 

»  Un  voyage  sur  mer,  entrepris  durant  le  cours  de 
l'été,  peut  avoir  des  résultats  très-avantageux ,  si  Ton 
navigue  sur  l'Atlantique  dont  la  température  est  bien 
préférable  à  celle  de  la  Méditerranée.  » 

Le  docteur  Clark,  qui  jusqu'ici  était  assez  avare  de 
louanges,  fait  un  panégyrique  complet  du  séjour  de 
Madère. 

((  Cette  île,  si  justement  renommée  par  la  douceur  et 
l'égalité  de  sa  température ,  peut  être  comparée  avec 
avantage  aux  climats  les  plus  favorisés  de  l'Europe. 

w  La  température  moyenne  de  Funcbal ,  capitale  de 
nie,  n'est  pas  beaucoup  plus  ebaude  que  la  température 
moyenne  de  l'Italie  et  de  la  Provence  ^  mais  elle  est 
bien  plus  uniforme,  et  c'est  le  point  qui  importe  le  plus 
à  la  santé  des  malades. 

»  Durant  le  cours  de  l'année,  mais  seulement  dans 
l'espace  de  y  3  jours  ,  il  tombe  à  peu  près  autant  de  pluie 
qu'à  Rome  et  à  Florence ,  tandis  qu'il  pleut  à  Naples 
9^  jours  par  an,  à  Rome  117  jours  et  1^8  à  Londres. 
C'est  principalement  en  automne  qu'il  pleut  à  Madère , 
mais  durant  le  reste  de  l'année  l'atmospbère  est  d'une 
pureté  admirable. 

»  D'après  l'aperçu  comparatif  du  climat  de  Madère 
avec  celui  des  autres  contrées  de  l'Europe  les  plus  fa- 
vorablement situées,  on  comprendra  facilement  combien 
le  séjour  de  cette  île  est  préférable  pour  la  guérison  des 
maladies  sur  lesquelles  l'influence  du  climat  a  le  plus 
d'action.  On  voit  que  la  différence  des  saisons  est  à 
peine  sentie  dans  cette  île  fortunée  -,  les  vents  y  sont 
rarement  froids,  et  le  tems  presque  toujours  serein. 

»  On  peut  conclure  de  tous  ces  avantages  que  le  cli- 


AUX   MALADES  DOKT   LA  POITRINE   EST  AFFECTÉE.         10^ 

mal  de  Matière  est  le  plus  beau  de  noire  hémisphère 
septentrional  ^  il  esl  exempt,  par  son  extrême  salubrité, 
des  maladies  endémiques,  qu'enliinle  d'ordinaire  l'ex- 
trême douceur  de  la  température  -,  il  offre  donc  toutes 
les  chances  possibles  de  guérison  aux  malades  qui  ont 
besoin  pour  se  rétablir  d'un  climat  tempéré  et  uniforme. 

»  Je  ne  connais  aucun  lieu  sur  le  continent  où  les 
pulmoniques  puissent  résider  toute  l'année  avec  autant 
d'avantage  qu'à  Madère.  Le  docteur  Heincken  ,  qui  a 
long-tems  demeuré  dans  celte  île  pour  se  guérir  d'une 
maladie  de  poitrine,  a  observé  que  les  pas  rétrogrades 
qu'il  faisait  en  hiver  étaient  plus  que  compensés  par  les 
progrès  rapides  de  sa  guérison  pendant  la  belle  saison , 
et  que,  si  celte  saison  avait  pu  se  prolonger,  il  aurait 
entièrement  recouvré  sa  santé.  Il  conseille  en  consé- 
quence aux  malades  d'aller  passer  l'hiver  en  Amérique 
et  de  revenir  l'été  à  Madère. 

))  Cependant,  le  grand  nombre  de  malades  qui  aban- 
donnent leur  patrie  pour  chercher  un  hiver  plus  doux 
sur  le  continent,  et  qui  ensuite  sont  forcés  de  fuir  en 
été  ses  contrées  méridionales,  pourraient  s'épargner  de 
longs  et  dispendieux  voyages  en  prenant  leurs  quartiers 
d'hiver  à  Funchal,  et  en  choisissant  un  site  plus  élevé 
aux  environs  de  cette  ville  pour  y  passer  l'été.  Je  me  fé- 
licite beaucou^v  de  voir  les  avantages  de  ce  beau  pays  de 
plus  en  plus  appréciés  par  nos  compatriotes.  Depuis  quel- 
que tems,  il  s'y  est  formé,  en  quelque  sorte,  une  petite 
colonie  anglaise,  composée  en  grande  partie  de  valétu- 
dinaires. Nos  communications  avec  cette  île  sont  main- 
tenant si  promptes  et  si  multipliées  qu'il  est  tout  aussi 
facile  de  s'y  rendre  qu'aux  eaux  thermales  des  bords  du 
P\.hin  ou  des  Pyrénées.  » 

L'intéressant  ouvrage  du  docteur  Clark  doit  cire  mis 


I08  DES  LIEUX  LES   PLLS    FAVOUABLES  ,  ETC. 

entre  les  mains  de  toutes  les  personnes  qui  voyagent^  et 
notamment  de  celles  qui  sont  attaquées  de  cette  fatale 
pulmonie ,  si  funeste  en  Angleterre  à  la  jeunesse  et  à  la 
beauté.  Il  contient  un  grand  nombre  de  documens  cu- 
rieux faits  pour  intéresser  les  lecteurs  qui  cherchent 
également  dans  un  livre  Tinstruclion  et  l'agrément. 

(  Lit.  Gaz.  ) 


' 


TÉRENGE   LE  TAILLEUR. 


The  dcil  cam  fiddlin'  Uirough  ihe  lowu . 
And  dauced  awa  wi'  tU'  ciciscman  (i). 
BuRNS. 


MAINTENA^T  si  VOUS  voulez  tenir  votre  langue  pendant 
quelques  minutes,  je  vous  dirai  toute  Thistoire  de  Té- 
rence  OTiaherty,  le  petit  tailleur  à  cheveux  roux,  qui 
demeurait  à  Dublin,  tout  près  de  la  porte  de  Derraot 
Reillv  ,  en  tournant  à  gauche,  quand  vous  allez  à  la 
maison  commune.  Vous  apprendrez  comment  il  prit  du 
tabac,  but  une  bouteille  et  causa  avec  le  diable^  com- 
ment il  lui  fit  une  paire  de  culottes  ^  comment  il  réussit 
à  se  débarrasser  de  sa  femme  Judith  qui  l'avait  tant  tour- 
menté de  son  humeur  acariâtre  -,  et  comment  il  fut  en- 
suite lieureux  jusqu'à  sa  mort,  si  toutefois  il  est  mort, 
car  c'est,  le  concernant,  la  seule  chose  que  je  ne  sache 
pas  bien. 

Or  donc  vous  saurez  qu'un  jour  d'hiver,  vers  onze 
heures  du  soir,  Judith  était  allée  se  coucher,  et  que  Té- 
rence ,  resté  sur  son  établi ,  raccommodait  les  chausses  de 
l'abbé  O'Phelim,  le  vicaire  de  la  paroisse.  Avant  de  se 
mettre  au  lit,  Judith  s'était  disputée  avec  son  mari,  et 
elle  lui  avait  jeté  à  la  tête  une  grosse  pomme  de  terre  au- 
dessus  du  sourcil  droit.  Les  yeux  du  pauvre  tailleur  pleu- 
raient, mais  je  ne  vous  dirai  pas  si  c'était  le  coup  qui 
les  faisait  pleurer,  ou  un  grand  verre  d'eau-de-vie  qu'il 
venait  de  boire  pour  se  remettre.  «  Ah  !  dit-il  en  relour- 

(i)  «Le  diable  courut  la  ville  en  jouant  du  violon,  et  il  emporta  eu 
daa&ant  L  commis  de  l'excise.  » 


IIO  TÉRENCE    LE    TAILLEUR. 

nant  les  chausses  de  Tabbé  O'Phelim,  ma  situation  est 
vraiment  bien  triste  j  d'autant  plus  que  je  ne  sais  que 
diable  faire  pour  m'en  tirer. 

•  —  Bien  triste  en  effet  !  »  reprit  quelqu'un  tout  près  de 
lui-,  et  en  levant  les  yeux  de  dessus  son  ouvrage,  Té- 
rence  vit  un  monsieur  de  bonne  mine ,  babillé  de  noir, 
au  teint  brun  ,  avec  des  lunettes  sur  le  nez,  qui  était  assis 
en  face,  les  coudes  appuyés  sur  l'établi,  son  menton 
dans  ses  mains  ,  et  qui  le  regardait  fixement. 

«  Oui  certes,  dit  Térence  un  peu  surpris  ,  ma  situa- 
tion est  bien  triste;  et  ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  que  je 
n'ai  aucun  moyen  d'en  sortir! 

—  C'est  ce  que  nous  verrons  plus  lard ,  reprit  l'étran- 
ger. Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  nul  homme  au  monde 
n'est  aussi  tourmenté  en  Irlande.  Votre  femme... 

—  Piche  ! . . .  n'en  dites  rien ,  car  elle  est  couchée  dans 
l'autre  chambre  ;  et  elle  entendrait  tout  ce  que  vous 
diriez. 

—  En  vérité ,  Térence,  reprit  l'étranger,  vous  devriez 
être  honteux  de  vous-même.  Vous  avez  un  mot  sur  les 
lèvres  que  vous  n'osez  pas  prononcer.  Trêve  à  votre  fai- 
blesse et  redevenez  un  homme.  Eh  bien,  ne  pouvez-vous 
pas  parler?  w  Mais  le  tailleur  était  muet  comme  un  pois- 
son ;  au  lieu  de  répondre  il  se  mit  à  frémir  et  à  soupirer 
comme  un  quackre  ;  et  son  air  était  si  mélancolique  qu'on 
eût  dit  un  curé  faisant  l'office  des  morts. 

«  Avez-vous  entendu  ce  que  je  vous  ai  dit?  continua 
le  vieux  gentilhomme. 

—  Oui,  mais  ma  femme... 

—  Eh  bien  ,  votre  femme  ,  envoyez-la  au  diable  ! 

—  Je  voudrais  du  meilleur  de  mon  cœur  qu'elle  y  fût 
déjà.  )) 

Vous  auriez  été  ravi  de  voir  Tair  du  vieillard  quand 


TÉUENCE    LE    TAILLECR.  IH 

il  entcnilit  ces  paroles.  Il  prit  Térencc  par  la  main,  et  le 
secoua  si  fortement,  qu'il  fit  sortir  des  larmes  du  bout 
de  ses  doigts,  tellement  que  le  pauvre  tailleur  se  crut 
un  instant  au  purgatoire  ,  et  même  en  pire  lieu. 

«  Bien ,  Térence  OTlaherty ,  je  suis  enchanté  de  vous 
entendre  parler  ainsi.  Mille  enfers!  je  ne  suis  ici  que 
pour  vous  délivrer  de  Judith.  »  Ainsi  dit  l'étranger,  elle 
tailleur,  pénétré  de  reconnaissance,  le  prit  dans  ses 
bras ,  et  le  serra  sur  son  cœur  aussi  tendrement  que  s'il 
eût  été  son  père.  uOh  1  s'écria-t-il ,  si  effectivement  c'est 
pour  cela  que  vous  êtes  venu,  vous  êtes  le  plus  digne 
gentilhomme  de  tout  Dublin.  Je  vous  suivrai  au  bout  du 
monde  ^  et  je  boirai  à  votre  santé  ,  chaque  jour  de  l'année 
et  à  chaque  heure  du  jour.  » 

Or,  que  croyez-vous  maintenant  que  fit  le  vieux  gen- 
tilhomme ?  Il  tira  de  sa  poche  de  côté  un  petit  carnet  de 
papier  blanc,  une  plume  et  une  fiole  d'encre  rouge.  Il 
trempa  la  plume  dans  l'encre ,  la  donna  au  tailleur  et  lui 
dit  d'écrire  son  nom  dans  un  endroit  particulier  du  livre 
qu'il  lui  indiqua  du  doigt. 

Comme  Térence  se  disposait  à  faire  ce  qu'on  lui  pres- 
crivait ,  il  se  rappela  qu'il  ne  savait  pas  tracer  une  seule 
lettre-,  mais  l'étranger  lui  dit  que  peu  importait ,  et  que 
sa  marque  pouvait  suffire.  Là-dessus  Térence  traça  sa 
marque^  et  quand  cela  fut  terminé,  il  demanda  à  l'in- 
connu s'il  avait  encore  quelque  chose  à  faire. 

«  Rien ,  si  ce  n'est  de  finir  mes  culottes  le  plus  t6t  pos-r 
sible. 

—  Quelles  culottes  ?  reprit  le  tailleur  fort  étonné. 

—  Il  faut,  mon  cher  Térence,  que  vous  ayez  perdu 
l'esprit,  que  de  ne  pas  savoir  à  quel  engagement  vous 
avez  mis  votre  marque.  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  vous 
êtes  obligé  à  me  faire  une  paire  de  culottes  de  peau,  et 


112  TÉREKCE    LE    TxViLLELR. 

que,  si  VOUS  ne  tenez  pas  voire  promesse,  voire  ame  sera 
à  moi  pour  toujours. 

—  Ah  !  vous  êtes  un  rusé  !  reprit  Térence,  en  secouant 
la  lèle,  et  en  souriant  au  vieillard  d  un  air  de  bonne 
liumeur.  N'importe  ^  je  vous  ferai  une  si  belle  paire  de 
culottes,  que  le  conseiller  O'Connell  lui-même  serait 
tout  fier  d'y  passer  ses  jambes.  Mais  rappelez-vous  aussi 
ce  que  vous  m'avez  promis  pour  Judith^  car  si  vous  ne 
m'en  débarrassez  pas,  vous  n'aurez  ni  mes  culottes  ni 
mon  ame. 

— .  Soyez  tranquille,  Térence  O'Flaherty  5  aussi  vrai 
que  je  suis  un  chrétien,  vous  pouvez  compter  sur  moi. 

—  Plût  au  ciel  que  tous  les  chrétiens  fussent  comme 
vous,  car  ce  monde  serait  alors  le  meilleur  de  tous; 
mais ,  par  Jésus . . . 

—  Voulez-vous  bien  tenir  votre  langue  I  dit  le  vieux 
p;enlilhomme  en  colère,  quand  Térence  prononça  ces 
derniers  mots.  Je  vous  déclare,  O'Flaherty,  que,  si  vous 
vous  avisez  encore  de  jurer  en  ma  présence  par  les  puis- 
sances du  ciel,  je  vous  abandonne  pour  toujours  j  et,  tant 
que  vous  vivrez  ,  Juditli  pendra  à  votre  cou  comme  une 
meule  de  moulin.  iM'enlendez-vous  ?  que  diable  !  ne  pou- 
vez-vous  donc  pas  parler  sans  renoncer  à  cette  habiludo 
maudite  de  répéter  sans  cesse  des  sermens  profanes.  » 
Térence,  épouvanté  de  l'idée  de  voir  pour  toujours  Ju- 
dith suspendue  <à  son  cou  ,  tomba  aux  genoux  de  l'étran- 
ger et  lui  demanda  son  pardon.  Toutefois  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  penser  intérieurement  que  le  vieux  gen- 
tilhomme n'avait  pas  tant  d'aversion  à  jurer  lui-même 
qu'à  entendre  jurer  les  autres. 

Alors,  sans  dire  un  seul  mot,  il  fut  à  son  armoire,  et 
il  en  lira  deux  ou  troii  jriècos  de  peau  qu'il  avait  achetées 
quinze  jours  auparavant  chez  M.   JMurphy  OXeary,   le 


TÉREKCE    LE    TAILLEUR.  Ilj 

marchand  qui  loge  sur  le  port.  Il  prit  la  mesure  de  sa 
nouvelle  pialiqne,  et  il  se  mit  aussitôt  à  l'ouvrage.  Tan- 
dis qu'il  travaillait,  Tétranger,  qui  était  toujours  assis 
en  face  de  lui,  tour  à  tour  discourait  sur  des  sujets  di- 
vers, ou  chantait  entre  ses  dents  des  houts  de  chanson 
dans  une  langue  inconnue.  La  tctc  du  pauvre Térence  n'é- 
tait pas  très-forle,  et  il  n'était  pas  dans  l'usage  de  réfléchir 
])eaucoup.  Aussi  pendant  un  certain  tems  son  attention 
lut  entièrement  absorhée  par  son  ouvrage.  Cependant  il 
ne  put  s'empêcher  de  penser  un  peu  aux  circonstances 
singulières  où  il  se  trouvait,  et  à  se  demander  comment 
le  vieux  gentilhomme  avait  pu  s'introduire  dans  la  mai- 
son, sans  qu'il  eût  vu  ouvrir  ou  refermer  la  porte. 

Une  autre  chose  Tétonnait  aussi  quelque  peu  ;  c'est 
qu'au  bout  d'une  heure  les  culottes  étaient  presque 
finies.  Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  singulier,  c'est  que 
son  fil  était  aussi  grand  que  lorsqu'il  avait  commencé.  Il 
restait  toujours  le  même  ,  et  il  semblait  que  ce  fil  pût 
coudre  toutes  les  culottes  de  l'Irlande.  Toutefois  quoique 
ces  choses  l'étonnassent,  elles  ne  lui  donnaient  aucun 
trouble-,  le  tout  lui  paraissait  miraculeux;  et  il  avait  vu 
vingt  fois  le  père  O'Phelim  faire  des  miracles. 

Tandis  qu'il  réfléchissait  de  cette  manière,  le  vieux 
gentilhomme  lui  ofl'rit  une  prise  de  tabac,  et  il  lui  de- 
manda comment  il  le  trouvait.  «Excellent  !  dit  Térence, 
mais,  sur  mon  honneur,  je  trouve  qu'il  sent  un  peu  le 
soufre.  »  Et  les  politesses  de  l'étranger  ne  s'arrêtèrent 
pas  là;  car  tirant  de  sa  poche  de  côlé  une  bouteille  et  un 
verre  ,  il  les  plaça  sur  l'établi,  et  il  engagea  Térence  à 
eu  boire  une  rasade  avec  lui.  Le  tailleur  n'était  pas 
homme  à  refuser  semblable  proposition  -,  il  avala  d'un 
seul  trait  un  verre  entier  de  la  liqueur  qui,  à  sa  grande 
satisfaction,    se  trouva  être  de  rexcellcnte  eau-dc-vic. 


I  i4  TÉRENCE    LE    TAILLEUR. 

«Maintenant,  remettez- vous  à  votre  ouvrage,  dit  Té- 
Iranger.  —  De  tout  mon  cœur  ,  »  reprit  Tcrence^  et  il 
se  mit  à  coudre  avec  une  si  furieuse  activité,  qu'on  n'avait 
rien  vu  de  semblable  dans  tout  Érin,  depuis  les  tems 
d'O'Brien  ou  du  grand  Phineas ,  premier  roi  de  Munster. 
Les  mouvemcns  de  son  aiguille  étaient  si  rapides  que 
lui-même  ne  pouvait  plus  la  distinguer.  11  semblait  moins 
obéir  à  sa  propre  volonté  qu'aux  impulsions  d'une  fré- 
nésie diabolique. 

J'ignore  si  c'est  l'eau-de-vie  qui  avait  troublé  sa  tête; 
ce  quil  y  a  de  certain  c'est  que ,  lorsqu'il  regarda  son 
obligeant  ami,  il  vit  quelque  chose  qui  le  surprit  beau- 
coup. Ses  yeux,  ceux  du  vieillard  je  veux  dire,  qui 
étaient  naturellement  d'un  brun  sombre,  paraissaient 
briller  comme  des  charbons  ardens.  <«  Qu'est-ce?  s'écria 
Térence,  assurément  j'ai  perdu  la  cervelle,  ou  il  y  a 
quelque  chose  d'extraordinaire  dans  les  yeux  de  votre 
honneur. 

—  Vous  êtes  un  sot,  O'Flaherty^  occupez-vous  de 
voire  ouvrage  et  finissez-en.  »  Le  tailleur  intimidé  re- 
prit sa  besogne  ,  et  dans  trois  minutes  tout  fut  fini. 

((  Maintenant,  Térence,  il  faut  que  vous  mettiez  ces 
culottes,  et  puis  nous  boirons  ensemble  un  bon  verre 
d'eau-de-vie. 

—  Quant  à  l'eau-de-vie,  j'y  consens  de  tout  mon 
cœur  -,  mais  battez-moi  si  je  porte  jamais  ces  culottes. 

—  Il  le  faut  cependant  ;  j'insiste  pour  que  vous  les 
mettiez. 

—  Je  suis  sûr  que  je  ne  sortirai  jamais  du  purgatoire 
si  je  les  mets. 

—  Eh  bien,  dit  l'inconnu,  d'un  air  très-mécontent, 
tout  peut  s'arranger  entre  nous.  Je  vous  laisserai  votre 
femme,  et  elle  vous  tourmentera  dans  ce  monde  comme 


TÉRENCE    LK    TAILLEUR.  l  1  5 

flans  Tautre.  Maintenant,  adieu,  Térence  OTlaherly,  rt 
prenez  soin  de  votre  salut.  »  Celte  menace  eut  l'efiet  di'- 
siré.  Le  tailleur  mit  les  culolles,  et  il  aida  son  étrange 
ami  à  vider  la  bouteille. 

Ce  ne  fut  pas  long.  Les  verres  disparaissaient  les  uns 
après  les  autres  comme  par  magie-,  les  tètes  des  deux 
buveurs  s'enflammèrent,  et  ils  se  mirent  à  cbanlcr  et  à 
paj'ler  si  baut,  ils  firent  un  tel  vacarme,  qu'il  est  in- 
croyable que  Judilb  qui  ronflait  dans  la  pièce  voisine  ne 
se  soit  pas  réveillée.  Plût  au  ciel  pour  sa  pauvre  ame 
qu'elle  y  dormît  encore  ,  comme  la  fin  de  notre  histoire 
va  nous  le  montrer!  Au  fond,  Térence  avait ,  en  quelque 
sorte ,  oublié  qu'elle  existât ,  ce  qui  ne  lui  était  pas  ar- 
rivé depuis  que  Tabbé  O'Pbclim  avait  béni  son  union 
dans  l'église  de  sa  paroisse.  Il  avait  bien  parbleu  d'au- 
tres choses  en  tète,  car  il  pensait  à  la  bonne  eau-de-vie 
qu'il  avait  devant  lui,  et  il  faisait  des  vœux  pour  qu'elle 
pût  durer  toujours. 

Mais  tout  préoccupé  qu'il  fût  de  ses  réflexions,  il  ne 
pouvait  s'empêcher  de  trouver  quelque  chose  de  diabo- 
lique dans  le  vieux  gentilhomme.  Ces  yeux  lumineux  , 
qui  avaient  déjà  arrêté  son  attention,  le  devenaient  tou- 
jours davantage.  Ils  ressemblaient  à  des  yeux  de  chat  ou 
de  hibou,  dans  l'épaisseur  des  ténèbres,  et  quand  ils  se 
dirigeaient  sur  lui,  les  jets  éblouissans  qui  en  sortaient  lui 
faisaient  fermer  les  siens.  Ce  n'est  pas  tout  ;  chaque  fois 
que  l'étranger  paraissait  satisfait  de  ce  que  disait  Térence, 
on  entendait  quelque  chose  qui  allait  et  revenait  en  frot- 
tant le  plancher,  comme  si  on  eût  balayé  sous  la  table. 

«Mais  dites-moi  donc,  s'écria  Térence,  qu'est-ce 
qui  fait  ce  bruit-là  à  vos  pieds? 

— Fiche...  c'est  ma  queue  qui  a  pris  la  mauvaise  habi- 
tude de  s'agiter  elle-même  quand  je  suis  content. 
XXVI.  9 


1  i6  TÉBEKCE    LE    TAILLELR. 

—  Votre  queue?  reprit  Térence,  en  riant  de  tout  son 
cœur.  Ah  !  je  sais  enfin  qui  vous  êtes.  Puisque  vous  avez 
une  queue,  je  parie  que  vous  avez  aussi  le  pied  fourchu. 

—  Sans  doute  1  dit  le  vieux  gentilliomme  tout  aussi 
gaîment  ;  tenez,  regardez  plutôt  p)  et  il  leva  ses  deux 
pieds  et  les  ûl  voir  au  tailleur  :  ils  étaient  aussi  fourchus 
que  ceux  d'une  vache  ou  d'un  mouton. 

Vous  allez  croire  que  le  tailleur  fut  effrayé  de  tout 
cela-,  mais  point  :  le  tour  lui  paraissait  plaisant  -,  et  por- 
tant le  doigt  à  son  nez  ,  souriant  et  secouant  la  télé  d'un 
air  facétieux  ,  il  fit  entendre  au  vieux  gentilhomme  qu'il 
savait  bien  qui  il  était.  Vous-même,  vous  n'auriez  pu 
conserver  votre  sérieux,  si  vous  aviez  vu  Térence  et 
l'étranger  se  regarder  l'un  l'autre,  en  se  tenant  les  côtes 
el  en  pouffant  de  rire. 

«  Ah  !  ah  !  vous  êtes  un  rusé  !  s'écria  alors  le  tailleur. 
Cest  ce  que  j'ai  dit  d'abord,  et  vous  voyez  que  je  vous 
ai  deviné.  Maintenant  que  je  vous  liens,  vous  ne  sortirez 
pas  d'ici  avant  que  vous  ne  m'ayez  joué  un  petit  air  sur 
voire  violon  ,  car  je  suis  sur  que  vous  en  avez  un. 

—  De  tout  mon  cœur^  mais  je  crois  qu'un  peu  de 
danse  ne  gâterait  rien  :  si  nous  faisions  lever  Judith, 
vous  danseriez  un  cotillon  avec  elle,  pendant  que  je  fe- 
rais la  musique. 

—  Gardez-vous-en  bien  î  mais  si  vous  voulez  d'abord 
me  laisser  danser  tout  seul,  vous  pourrez  ensuite  vous 
en  aller,  en  valsant,  au  purgatoire  avec  Judilh,  si  cela 
convient  à  voire  honneur. 

—  Bien ,  Térence  !  dit  l'étranger  ;  je  vous  prends  au 
mol^  et  je  suis  sûr  que  vous  me  bénirez  tant  que  vous 
vivrez.  »  Il  lira  alors  son  violon  de  sa  poche  et  se  mit  à 
jouer  un  cotillon  ^  et  le  tailleur  dansa  sur  son  établi ,  sau- 
tant comme  un  frénétique,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  en  tou- 


TÉRENCE    LE    T.VlLIFAU.  11^ 

chant  le  plafond  de  sa  Icte ,  il  l'branla  la  chambre  comme 
un  lonncrre,  tandis  qno  le  vieux  gentilhomme  jouait 
avec  ardeur,  battant  vivement  la  mesure  de  son  pied 
Ibuichu ,  et  agitant  dans  tous  les  sens  les  longues  spirales 
de  sa  queue.  Ce  n'est  pas  tout,  car  Térence  n'eut  pas 
plus  tôt  commencé  à  danser,  que  ses  ciseaux,  ses  aiguilles, 
sa  cire,  firent  de  même.  Leur  exemple  fut  suivi  par  la 
pelle  à  feu  et  les  pincettes,  si  bien  qu'il  n'y  avait  pas  un 
meuble  dans  la  pièce  qui  ne  fût  ébranlé.  Tout  était  en 
danse,  les  vivans  et  les  morts-,  et  plus  ils  dansaient,  plus 
leurs  mouvemens  étaient  violens  et  désordonnés. 

Mais,  quelle  pitié!  voilà  que  la  fêle  fat  tout-à-coup  in- 
terrompue par  Judith,  qui  avait  ouvert  sa  chambre  et 
qui  présentait  à  la  porte  sa  figure  alongée  et  revéche. 
La  musique  s'arrêta  j  Térence  effrayé  retomba  accroupi 
sur  rétabli-,  et  les  ciseaux,  les  pelles,  les  pincettes,  §e 
laissèrent  choir  sur  le  plancher.  Tout,  dans  la  chambre, 
j)araissait  abattu  et  consterné,  à  l'exccplion  du  vieillard 
qui  conservait  sa  présence  d'esprit,  et  qui  ne  témoignait 
ni  crainte  ni  colère. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'en  voyant  ce  qr.i 
se  passait,  Judith  fut  tout  lîors  d'elle-même.  Les  bras 
croisés  et  la  mine  ébahie,  elle  considéra  d'abord  sa];s 
mot  dire  cette  scène  étrange.  Mais  elle  comprit  bientôt 
([ue  c'était  le  moment  d'agir,  et,  saisissant  les  pincettes, 
elle  avança  vers  Térence,  dans  l'intention  sans  doute 
d'éteindre  dans  ses  yeux  la  lumière  du  jour.  Térence, 
en  homme  avisé,  fut  se  mettre  derrière  le  vieux  gentil- 
homme, et  l'interposition  de  celui-ci  sauva  la  peau  du 
pauvre  tailleur  des  caresses  qui  lui  étaient  destinées. 
Mais  Judith  ,  dans  l'impuissance  de  satisfaire  sa  vindicte 
sur  l'un  ,  voulut  du  moins  la  satisfaire  sur  l'autre;  et,  en 
conséquence,  elle  asséna  un  épouvantable  coup  sur  un 


Il8  TÉREKCE    LE    TAILLELR. 

des  cotds  du  pëlicranc  de  l'étranger^  mais  celui-ci  ne  fît 
qu'en  rire  ,  et  ainsi  fit  Tércnce  quand  il  vit  saillir  une 
grande  corne  noire  de  l'endroit  où  l'étranger  avait  reçu 
le  coup.  Un  nouveau  coup  qu'elle  lui  porta  de  l'autre 
colé  en  fit  sorlir  une  autre  corne  précisément  de  la  même 
-dimension  et  de  la  même  couleur  que  la  première.  Dans 
sa  rage  ,  elle  frappa  ensuite  de  toutes  ses  forces  sur  toutes 
les  parlies  du  corps  du  vieux  gentilhomme  -,  mais  c'était 
peine  perdue,  il  n'en  éprouvait  aucune  douleur  et  riait 
de  tout  son  cœur  comme  si  on  Teûl  chatouillé  avec  une 
plume. 

Judith  comprit  enfin  qu'elle  avait  affaire  à  forte  partie , 
et  elle  pensa  qu'elle  pouvait  sans  honte  aviser  au  moyen 
de  faire  une  prompte  retraite.  Pauvre  femme  !  elle  était 
toute  tremblante;  car,  non-seulement  son  antagoniste 
avait  maintenant  une  paire  de  cornes,  mais  ses  yeux  res- 
semblaient, à  travers  ses  lunettes,  à  des  fers  rouges  ;  et 
d'ailleurs  elle  venait  de  voir  qu'il  avait  une  longue  queue 
et  le  pied  fourchu.  «  Saint  Pierre ,  venez  à  mon  aide  !  s'é- 
cria-t-cllej  car  aussi  vrai  que  je  m'appelle  Judith  O'Fla- 
herty  ,  vous  êtes  le  diable  en  personne.  Le  plus  tôt  que  je 
serai  loin  de  vous  sera  le  mieux.  »  En  disant  ces  mots, 
elle  se  précipita  vers  sa  chambre  ,  dans  Tespoir  de  s'y  en- 
fermer 5  et  de  se  soustraire  ainsi  à  son  mari  et  à  son 
étrange  compagnon.  Mais  celui-ci,  plus  prompt  qu'elle  , 
était  adossé  contre  la  porte  quand  elle  voulut  l'ouvrir. 
Il  recommença  à  jouer  du  violon  :  Judith,  en  dépit 
d'elle-même,  s'élança  au  milieu  delà  chambre  et  se  mit 
à  danser  dans  toutes  les  directions,  comme  si  elle  eût  été 
ensorcelée.  Et  elle  n'eut  pas  commencé  à  danser  que 
Térence  en  fit  autant  )  et  les  pincettes ,  la  pelle  à  feu  et 
tout  le  mobilier,  se  mirent  de  nouveau  à  sauter  avec  plus 
de  vivacité  que  jamais.  En  vain  Judith  pleurait,  criait, 


TÉRENCE    LE    TAILLEUR.  IlQ 

s'arrachait  les  cheveux  \  bon  gré  mal  gré  il  fallait  qu'elle 
dansât-,  nul  moyen  de  s'en  défendre,  tandis  que  le  vieux 
gentilhomme,  Dieu  le  bénisse  !  jouait  du  violon. 

(c  Maintenant,  Térence,  dit  ce  dernier,  après  une  petite 
pause,  vous  allez  ouvrir  la  porte  j  et  Judith  et  moi  nous 
danserons  en  plein  air.  Mais,  mon  enfant ,  ayez  bien  soin 
de  garder  la  chambre  et  n'allez  pas  nous  suivre.  » 

Lorsque  Judith  entendit  cela,  elle  fut  plus  alarmée  que 
jamais,  et  pria  Térence,  s'il  avait  quelque  soin  du  salut 
de  Tame  de  sa  pauvre  femme ,  de  ne  pas  faire  ce  qu'on 
lui  demandait.  Mais  le  tailleur,  apparemment  peu  sou- 
cieux de  ce  qui  adviendrait  de  l'ame  de  Judith,  ouvrit 
la  porte  en  clignant  de  l'œil.  L'étranger  y  passa  le  pre- 
mier en  jouant  du  violon ,  et  Judith  tout  eflaroc  le  suivit 
en  dansant  et  en  poussant  des  cris  d'effroi  et  de  désespoir. 
Dès  qu'ils  furent  partis,  Térence  se  mit  à  la  porte  pour 
voir  où  ils  allaient.  Il  faisait  clair  de  lune ,  et  il  les  vit 
d'abord  danser  dans  le  petit  jardin  qui  était  derrière  sa 
maison  ,  puis  dans  la  ruelle  sur  laquelle  donnait  le  jardin  -, 
mais  où  ils  furent  ensuite ,  c'est  ce  qu'il  ne  put  dire,  car 
ce  couple  ne  tarda  pas  à  se  perdre  dans  l'obscurité  de  la 
nuit.  Bientôt  même  les  sons  du  violon  et  les  cris  de  Ju- 
dith cessèrent  de  se  faire  entendre.  Térence  pouvait  en- 
core les  distinguer,  lorsque,  se  rappelant  les  culottes  de 
peau,  il  demanda  à  l'étranger  s'il  ne  les  emportait  pas 
avec  lui.  «Non,  non!  s'écria  de  loin  celui-ci-,  gardez- 
les  pour  vous  et  portez-les  en  souvenir  de  moi ,  et  ma  bé- 
nédiction sera  avec  vous.))  Telle  fut  la  réponse  de  ce 
digne  homme  qui  s'en  allait  en  dansant  avec  la  femme 
de  Térence  O'Flahertv. 

Quand  Térence  ne  put  plus  les  voir  ni  les  entendre , 
il  se  mit  à  rire  de  toutes  ses  forces ,  et  il  se  plongea 
dans  ses  draps  tout   habillé  et   le   cœur  tout  joyeux. 


1  20  TE11EI*CE    LE    TAILLEUR. 

Il  dormit  d'un  sommeil  profond  jusqu'au  moment  où  le 
soleil,  pénétrant  à  travers  sa  fenêtre,  vint  frapper  ses 
yeux.  La  première  chose  qu'il  fit  en  se  levant ,  fut  de  voir 
si  par  hasard  il  n'avait  pas  pris  fantaisie  à  Judith  de  re- 
venir; grâces  au  ciel,  il  ne  la  trouva  ni  morte  ni  vivante. 
Il  regarda  ensuite  si  les  culottes  qu'il  avait  faites  pour  le 
vieux  gentilhomme  étaient  encore  sur  Tétahli-,  elles  avaient 
disparu  -,  mais,  à  sa  grande  surprise,  les  chausses  de  l'ahLé 
OThelim  étaient  finies,  comme  s'il  y  eût  travaillé  toute 
la  nuit.  Près  d'elles  se  trouvaient  une  bouteille  et  un 
verre  vides.  Comment  tout  cela  arriva-t-il,  c'est  ce  que  je 
ne  pourrais  vous  dire  ,  ni  moi  ni  nul  autre  à  Dublin  ; 
mais  ce  n'en  est  pas  moins  la  vérité,  car  c'est  Térence 
qui  me  l'a  raconté  lui-même  de  sa  propre  bouche.  Il 
pensait  que  cela  s'était  fait  par  un  miracle,  et  telle  est 
aussi  mon  opinion. 

Cependant  je  nedoispas  taire  que,  dans  le  voisinage,  on 
prétendait  que  trois  mois  après  on  avait  vu  Judith  avec  un 
caporal  des  flanqueurs  de  Connaught,  qui  avait  rôdé  au- 
tour de  la  maison  ,  le  jour  où  elle  s'en  était  allée  en  dan- 
sant avec  le  vieux  gentilhomme.  Mais  je  n'en  crois  pas 
un  mot-,  et  au  fond  comment  pourrais-je  le  croire?  puis- 
que j'ai  entendu  Térence  jurer  sur  sa  Bible  qu'il  l'avait 
vue  partir  comme  je  vous  ai  dit.  Si  efTectivement  elle  a 
dansé  de  cette  manière,  il  est  peu  probable  qu'elle  re- 
vienne jamais  à  Dublin,  et,  dans  l'intérêt  de  ce  pauvre 
Térence,  c'est  assurément  ce  que  je  désire  de  tout  mon 
cœur. 

(  Forget  me  not.  ) 


^j^clattijes 


LE   DANDY   ESPAGNOL. 


Le  génie  des  anciens  Celtibères  est  encore  vivant  de 
nos  jours  -,  les  vertus  sauvages  et  les  vices  atroces  qui  !c 
composaient  étonnent  au  dix-luiilième  siècle  l'Europe  ci- 
vilisée. C'est  toujours  cette  grandeur  mêlée  de  barbarie, 
ce  dédain  du  sang  humain ,  ce  besoin  de  vengeance,  cette 
force  de  caractère,  cette  ignorance  ,  ce  culte  voué  à  l'ha- 
bitude, cette  prépondérance  du  sacerdoce,  ce  patriotisme 
joint  à  la  servitude-,  ce  sont  tous  les  caractères  de  la 
vieille  Ibérie.  Entrez  dans  une  galerie  de  tableaux  es- 
pagnols, vous  y  trouvez  des  saints  que  les  bourreaux 
torturent  :  partout  des  chairs  palpitantes,  des  lambeaux 
sanglans,  des  entrailles  mises  à  nu,  des  tenailles,  des 
bûchers,  des  chevalets,  des  massues  toutes  rouges  du 
massacre  commencé.  Auprès  de  ces  affreux  spectacles, 
sont  des  sujets  mystiques  ,  des  vierges  en  extase ,  des  apu- 
tres  dont  la  physionomie  a  de  l'éloquence,  dont  le  regard 
est  sublime.  Le  même  mélange  vous  frappe,  si  vous  ou- 
vrez les  comédies  de  Caldéron  :  les  cadavres  peuplent  la 
scène-,  les  élégies  succèdent  aux  duels,  et  vous  rencon- 
trez dans  la  même  pièce  autant  de  sonnets  amoureux  que 
de  combats  à  outrance.  Les  toréadors  sont  toujours  eti 
faveur;  la  vie  des  hommes  est  de  peu  d'importance.  Dans 
les  veines  de  l'Ibérien  moderne,  le  sang  africain  n'a  pas 
cessé  de  couler. 

C'est  ce  que  la  dernière  guerre  de  l'Espagne  contre  Na- 


122  LE   DA^DY   ESPAGIN'OL. 

j)oléon  a  prouvé  avec  force  :  c'est  ce  que  le  déplorable 
élut  de  ce  pays  atteste  également.  Une  violente  lutte  s'est 
établie  entre  la  civilisation  européenne  et  la  barbarie 
tjiandiose  de  ce  pays  immobile:  le  Icms  décidera  la  ques- 
tion, mais  non  sans  catastrophes.  De  part  et  d'autre ,  la 
])uissancc  d'impulsion  ou  de  résistance  est  également  gi- 
gantesque. L'Espagne  est  pressée  par  l'Europe,  mais  elle 
lui  oppose  une  force  d'obstination  invincible  ,  une  masse 
solide  et  cohérente,  que  rien  ne  peut  entamer,  et  qui,  si 
elle  est  forcée  de  céder  jamais,  couvrira  le  sol  de  ses  dé- 
bris. 

Rien  de  plus  curieux  que  le  Vojai^e  en  Espagne^  pu- 
blié récemment  à  Gœllingue  par  un  jeune  Allemand  (i). 
On  sait  que,  depuis  Tépoque  du  Tugendbund ,  la  Ger- 
manie paisible  s'est  laissé  entraîner  vers  une  admiration 
plus  passionnée  que  raisonnable  ,  plus  métaphysique 
qu'active  des  vertus  sauvages  et  de  l'héroïsme  barbare. 
Cet  enthousiasme  règne  surtout  dans  les  universités  (2) , 
et  le  volume  publié  à  Gœllingue  sous  le  tilre  d'Esquisses 
espagnoles  n'a  pas  eu  d'autre  inspiration.  C'est  un  pané- 
gyrique complet  de  l'Espagne.  Tout  ce  qui  révolterait  un 
autre  vovageur,  M.  V.  A.  Huber  Texalle.  Il  ne  voit  que 
le  côté  pittoresque  de  ces  mœurs  :  de  beaux  crimes  lui 
plaisent,  il  a  toujours  une  admiration  toute  prête  pour 
chaque  indice  de  barbarie  romantique.  Grandes  routes  et 
seniiers  de  traverse  ,  capitales  et  hameaux  ,  il  n'oubUe 
lien  ^  et ,  depuis  la  défense  de  Sarragosse  jusqu'au  coup 
de  stylet  du  bandit,  tout  ce  qui  est  espagnol  trouve  en  lui 
un  ardent  apologiste.  Par  cette  partialilé  même,  son  ou> 

(i)  Shizzcu  aus  Spa/n'eriy  vou  V.  A.  llubcr.  Gœllingcn.   En/uissts 
€Sfjagnolcs  t  par  V.  A.  Hubcr. 

(a)  Voyei  un  article  sur  les  uulversited  alîcuiaiidcs,  daus  le  ^o*^  uuiuéro. 


LE   DANDY   ESPAGNOL.  123 

\rage  est  curieux^  il  nous  fait  observer  ce  que  d'autres 
n'auraient  pas  aperçu.  Sa  prédilection  le  conduit  au  sein 
des  familles,  dans  rinlimilé  des  mœurs  domesti(jues.  Il  y 
recueille  beaucoup  de  faits  ignorés.  Ses  jugemens  sont 
faux,  mais  ses  observations  sont  utiles.  S'il  maltraite  un 
peu  la  civilisation  ,  on  le  lui  pardonne  j  sa  gratitude  pour 
la  franche  hospitalité  qu'il  a  trouvée  en  Espagne  excuse 
ou  justifie  ses  erreurs.  Presque  tous  les  voyageurs  avaient 
calomnié  cette  nation,  en  essayant  de  la  peindre^  l'ou- 
vrage de  M.  Huber  est  un  portrait  flatté,  mais  ressem- 
blant. 

Il  faudrait  opposer  à  celle  tournée  panégyrique  quel- 
que voyage  accompli  en  chaise  de  poste  par  un  voyageur 
anglais  bien  dédaigneux  ,  bien  strictement  renfermé  dans 
ses  préjugés  nationaux  \  le  contraste  serait  cligne  d'obser- 
vation. M.  Huber  fait  l'éloge  même  des  auberges  (el  l'on 
sait  ce  que  sont  les  auberges  d'Espagne)^  près  de  lui, 
notre  Touriste,  lançant,  contre  un  pays  sans  beefsleak  et 
sans  plumpouddmg,  toutes  les  malédictions  britanniques, 
servirait  à  notre  amusement.  Le  mécontentement  splé- 
iiélique  de  ce  dernier  serait  le  pendant  curieux  de  l'en- 
thousiasme perpétuel  qui  nous  fatigue  quelquefois  chez 
l'autre.  Si  jamais  commis-voyageur  de  la  cité  de  Londres 
s'avise  de  traverser  l'Andalousie,  et  de  donner  au  monde 
ses  remarques  sur  l'Espagne,  je  ne  manquerai  pas  de 
faire  relier  son  livre  dans  le  même  volume  que  les  £"5- 
quîsses  de  M.  Huber,  antidotes  qui  réagiront  l'un  sur 
l'autre,  et  corrigeront  leurs  vices  mutuels. 

M.  Huber  a  jeté  ses  observations  dans  un  moule  fort 
original.  Histoire,  fiction,  voyage,  peinture  de  mœurs, 
narration  épisodique,  ce  n'est  rien  de  tout  cela,  et  ce- 
])endant  son  livre  porte  à  la  fois  ces  diÛ'érens  caractères. 
Après  tout,  d   faut  lui  pardonner  plus  d'un  défaut.  Il 


^4  LE  DA&'Dy  ESI  AG^OL. 


amuse  et  il  instruit.  Témoia  des  événemens  qui  prépa- 
rèrent la  chute  de  la  constitution  espagnole  et  la  mort  de 
Riégo,  il  donne  une  relation  fort  détaillée  de  ces  circon- 
stances si  intéressantes  en  elles-mêmes;  mais  il  s'arrête 
souvent  dans  ce  récit,  et  l'on  voit  que  son  but  n'est  pas 
tant  d'éclaircir  Thistoire  politique  de  la  Péninsule ,  que 
de  nous  faire  connaître  ses  mœurs  privées.  La  vie  de 
Riégo  et  sa  fin  déplorable  ne  sont  que  des  prétextes  pour 
dérouler  à  nos  yeux  le  panorama  mobile  des  coutumes , 
des  préjugés,  des  traditions,  des  superstitions  ibériques. 
L'auteur,  qui  ne  prétend  ni  à  la  profondeur  ni  à  la  su- 
blimité des  vues,  donne  son  ouvrage  pour  une  ébauche, 
et,  comme  tel,  il  en  est  peu  d'aussi  éminemment  re- 
marquables. 

«  Ce  ne  sont  ici  que  des  esquisses  ,  dit-il;  elles  sont 
légères,  et  s'attachent  spécialement  à  peindre  de  couleurs 
vives  et  vraies  la  surface  et  les  nuances  variées  des  objets. 
S'il  s'agissait  d'un  peuple  métaphysicien  chez  qui  la  vie 
objective  dominât  (i),  cette  méthode  ne  serait  point  sans 
désavantages  :  elle  pourrait  aboutir  cà  de  faux  résultats, 
et  cette  légèreté  superficielle  courrait  risque  d'être  sou- 
vent mensongère.  Mais,  dans  la  plupart  des  régions  mé- 
ridionales,  l'existence  est  toute  subjective,  on  vit  en 
dehors  :  les  coutumes  extérieures,  la  pompe  des  cérémo- 
nies, la  singularité  des  habitudes  traditionnelles  ne  sont 
que  des  manifestations  du  caractère  réel  et  national.  Jus- 
qu'au costume,  tout  a  un  sens-,  et  quiconque  reproduit 
avec  exactitude  l'extérieur,  la  partie  visiblt3  des  mœurs 
de  ces  peuples,  explique  leur  génie  spécial,  donne  la 
clef  réelle  de  leur  caractère.  )> 


(i)  On  connaît  la  grande  division  des  métaphysiciens  allemands  entre 
V ubjictif  ci  le  subjectif;  la  vie  intime  cl  la  vie  sensitivc  ,  etc. 


LE  UA?iDY    tSPAGKOL.  1?.0 

Quelques  citations  mettront  le  lecteur  à  même  d'ap- 
précier le  talent  de  M.  ïluber  et  Tespèce  de  dévouement 
clievaleresque  avec  lequel  il  s'est  lancé  dans  la  carrière 
du  panégyrique,  couvrant  d'un  brillant  vernis  tous  les 
déiiiuls  de  son  peuple  de  prédilection  ^  changeant  ses 
vices  en  vertus ,  prouvant  que  ce  qui  lui  manque  est  en- 
core une  richesse,  et  que  la  supériorité  des  autres  nations 
européennes  n'est  qu'un  malheur  et  un  danger.  Comme 
tous  les  sophistes,  M.  Huber  mêle  des  vérités  à  l'alliage 
de  ses  théories-,  nous  ne  nous  donnerons  pas  la  peine  de 
les  passer  au  creuset,  nous  laisserons  au  lecteur  le  soin 
et  la  peine  d'accomplir  cette  opération  nécessaire. 

«  L'Espagnol  est  ignorant,  dit-on.  Sans  doute  ,  il  ap- 
prend moins  que  nous  ^  mais  aussi  oublie-t-il  moins.  Les 
livres  ne  sont  pas  sa  constante  élude.  Son  intelligence  de- 
meure saine,  fraîche,  vigoureuse.  La  vie  réelle  forme 
de  meilleure  heure  son  jugement  et  son  caractère.  Il  sait 
bien  ce  qu'il  sait.  Il  estime  le  savoir.  Homme  fait,  il  ne 
se  livre  pas  à  ce  chaos  de  lectures  confuses  qui  trouble 
plus  d'une  tête  européenne  j  mais,  en  revanche,  ce  qu'il 
a  appris  il  ne  l'oubliera  jamais.  Son  intelligence  n'est 
pas  flexible,  mais  forte-,  à  une  imagination  ardente  il 
joint  un  bon  sens  pratique  :  ce  sont  ces  qualités  intellec- 
tuelles qui  ont  aidé  Cortez  et  les  autres  conquérans  du 
Nouveau -Monde  dans  leurs  travaux  gigantesques,  et 
accompli  les  plus  grandes  entreprises  dont  l'héroïsme 
moderne  ait  à  se  vanter. 

))  Sans  doute  les  études  ne  reçoivent  pas  en  Espagne 
une  direction  savante,  uniforme,  réglée,  féconde.  Ce- 
pendant il  se  mêle  à  l'érudition  espagnole  quelque  chose 
de  si  patriotique  et  de  si  national,  que,  maigre  son  im- 
perfection ,  elle  trahit  encore  les  nobles  scnlimens  de  ce 
peuple  et  cette  profonde  nationalité  qui  le  distingue.  Il 


120  LE  DANDY  ESPAGNOL. 

n'y  a  peut-éire  pas  un  seul  village  un  peu  considérable, 
dans  loule  la  Péninsule,  où  vous  ne  trouviez  quelques 
personnes  occupées  de  recueillir  les  antiquités,  les  sou- 
venirs, les  traditions,  jusqu'au  dialecte  de  chaque  loca- 
lité ,  jusqu'à  ses  particularités  les  moins  remarquables. 
Ils  mettent  un  vif  intérêt  dans  ce  travail  ^  leur  investiga- 
tion fait  la  gloire  de  la  petite  communauté  qui  les  envi- 
ronne, et  qui  leur  applaudit.  Chaque  province,  chaque 
ville  encourage  ces  efforts,  et  leurs  résultats  valent  bien 
ce  déluge  de  mauvais  romans  et  de  vers  avortés  que  nos 
régions  plus  civilisées  voient  naître  et  mourir. 

»  Les  qualités  dont  je  viens  de  parler  ne  se  déploient 
nulle  part  avec  plus  d'énergie  et  de  grâce  que  dans  les 
tejtullas  y  ou  réunions  espagnoles.  Un  étranger  n'y  est 
jamais  invité.  Mais  dès  qu'il  a  été  introduit  dans  la  fa- 
mille ,  il  a  le  droit  de  venir  s'asseoir  à  la  table  commune  , 
de  partager  les  plaisirs  domestiques  et  d'assister  aux 
tertullas  de  la  soirée.  S'il  se  présente  pendant  les  heures 
consacrées  à  la  sieste,  on  ne  lui  répond  pas  j  personne 
alors  n'est  à  la  maison ,  il  faut  qu'il  revienne.  Le  soir  , 
à  la  teriulla ,  on  le  reçoit  sans  cérémonie  .  avec  une  bien- 
veillante et  franche  cordialité.  C'est  là  qu'il  peut  trouver 
des  jouissances  réelles,  si  les  salons  du  continent,  l'ha- 
bitude des  épigrammes  et  des  discussions  politiques  ne 
l'ont  pas  rendu  incapable  de  goûter  des  plaisirs  aussi  vifs 
et  plus  purs.  Le  cercle  de  la  conversation  espagnole  n'est 
pas  très-étendu,  mais  ceux  qui  la  soutiennent  y  prennent 
un  intérêt  actif  ^  et  ce  zèle  sérieux,  cette  bonne  foi  con- 
sciencieuse et  presque  religieuse,  se  joignent  à  une  promp- 
titude remarquable  de  perception,  à  une  gaîté  de  bon 
aloi,  à  un  bon  sens  natif,  à  une  vigueur  de  pensée  bien 
rares  dans  nos  sociétés  modernes.  Arti  de  la  décence,  du 
décorum,  de  la  diçuilé  dans  les  manières  et  dans  le  lau- 


LE   DA^DY   ESPAGNOL.  I27 

gage ,  le  trivial ,  le  faux ,  le  burlesque  et  le  vulgaire  répu- 
gnent à  l'Espagnol.  Ce  qui  est  beau,  noble,  grand,  énergi- 
que, liardi,  frappe  toujours  avec  force  son  intelligence  : 
et  s'il  ne  possède  ni  la  versalilc  facilité  du  Français,  ni  la 
subtile  et  pbilosopbique  dialectique  du  Germain,  ni  la 
grâce  molle  et  spirituelle  de  Tltalien  ,  ni  la  concentra- 
lion  logique  de  TxVnglais  et  son  babileté  rare  dans  la  dis- 
cussion des  affaires  politiques,  il  y  a  dans  la  conversation 
de  ribéiien  une  familiarité  grandiose  et  une  simplicité 
mâle,  qui  s'accordent  merveilleusement  avec  l'énergie  de 
son  caractère  et  la  beauté  du  plus  brillant  idiome  au- 
quel la  langue  latine  ait  donné  naissance. 

»  En  général  les  amusemens  des  Espagnols  sont  sim- 
ples comme  leurs  mœurs.  Ils  placent  au  premier  rang  de 
ces  distractions  leur  promenade  du  malin ,  qui  a  lieu  de 
dix  à  onze  beures.  Cbaque  ville  possède  son  alameda, 
espèce  de  Prado  en  miniature  où  Ton  s'entretient  des 
affaires  courantes,  où  l'on  stipule  ses  intérêts  respec- 
tifs, où  circulent  toutes  les  nouvelles  de  la  plus  baute 
comme  de  la  plus  mince  importance.  Se  promener  une 
demi-beure  et  boire  un  verre  d'eau  pendant  la  pro- 
menade, est  une  des  nécessités  les  plus  urgentes,  une 
des  jouissances  majeures  de  l'Espagnol ,  dont  la  journée 
ne  serait  pas  complète  s'il  avait  manqué  à  ce  devoir.  Ces 
alamedas  sont  curieuses  à  observer.  Des  groupes  variés 
et  plus  ou  moins  nombreux  se  meuvent  sous  l'ombrage 
des  cbénes  et  des  ormes.  On  y  discute  toute  espèce  de 
sujets  avec  une  liberté  étonnante,  une  cbaleur  mêlée  de 
gravité,  souvent  avec  une  rare  éloquence.  Cette  scène 
de  chaque  jour,  où  l'on  pourrait  trouver  quelques  traces 
de  démocratie ,  a  pour  les  Espagnols  un  cbarme  si  puis- 
sant, que  j'ai  entendu  des  bommcs  de  la  plus  baute  dis- 
tinction ,  après  avoir  passé  des  années  à  Paris ,  à  Londres, 


128  LE   DA^DV   ESPAGNOL. 

à  Rome  ou  à  Vienne,  affirmer  que  tous  les  plaisirs  de 
CCS  capitales  cclèbres  n'avaient  jamais  valu  pour  eux 
leur  demi-heure  de  promenade,  à  Madrid,  à  la  Puerta 
ciel  Sol.  » 

Ainsi,  par  un  phénomène  bizarre,  et  que  M.  Huber  a 
très-bien  observé ,  un  fonds  d'indépendance ,  une  noblesse 
innée,  un  goût  vif  pour  les  discussions  libres,  surtout  un 
patriotisme  ineffaçable,  se  sont  conservés  chez  ce  mal- 
lieureux  peuple,  écrasé  sous  le  poids  d'un  si  long  ser- 
vage. En  vain  le  sceptre  de  ft-ude  Saint-Dominique  et  le 
sceptre  de  fer  de  Philippe  II  l'ont  courbé  sous  un  double 
avilissement  ^  ses  mœurs  restent  plus  grandes  que  ses  lois  ^ 
et  tout  déformé  qu'il  puisse  être,  il  offre  à  l'observateur 
de  nobles  traces,  d'énergiques  contours  :  comme  ces  mar- 
bres antiques  en  proie  aux  outrages  de  tous  les  barbares, 
mutilés  tour  à  tour  par  les  Golhs  et  les  Vandales  ,  mais  oii 
le  génie  créateur  de  Tarliste  respire  encore  et  se  laisse 
deviner  au  milieu  d'une  dégradation  presque  totale. 

Notre  voyageur  allemand  a  su  reproduire  avec  beau- 
coup de  talent  les  parties  les  plus  délicates  et  les  plus  fugi- 
tives de  ces  mœurs  curieuses^  quelques-uns  de  ses  portraits 
sont  dignes  de  Waller  Scott.  Comme  ce  célèbre  conteur", 
M.  Huber  s'éprend  d'amour  pour  les  tableaux  qu'il  nous 
donne-,  tout  ce  qui  est  piquant,  coloré,  pittoresque, 
original,  est  moral  ou  du  moins  justifiable  aux  yeux 
du  créateur  d'Abbolsford  et  du  voyageur  de  Gœttinguc. 
M.  Huber  ne  se  donne  pas  la  peine  de  réfléchir  que  des 
personnages  semblables  à  celui  dont  nous  allons  donner 
le  portrait,  d'après  lui-même,  appartiennent  nécessaire- 
ment à  un  détestable  état  social ,  à  une  civilisation  im- 
parfaite, où  les  habitudes  sont  grossières  et  les  mœurs 
sanguinaires. 

K  Le  inaJQ  est  un  pclit-maître  populaire^  je  n'ai  rien 


LE  DA^DY  ESPAGNOL.  loq 

VU  dans  aucun  pays  qui  rcsscmbliU  à  ce  personnage. 
On  connaît  le  dandy  anij;lais,  arislocrale  empesé  ^  le  hcau 
français,  joli  garçon  bien  étourdi^  le  fasliionable  alle- 
nîand,  raconleur  de  sornettes  senlimentalej.  Quant  au 
niajo  espagnol,  il  est ,  avant  tout ,  jeune,  vigoureux  et 
bien  découplé-,  son  costume  andaloux  le  distingue  du 
vulgaire;  avec  sa  veste  rouge  et  ses  aiguillettes  de  toutes 
couleurs,  c'est  lui  qu'on  aperçoit  le  premier  au  spectacle, 
dans  les  rues,  dans  les  cafés,  dans  les  combats  de  tau- 
reaux. Une  combinaison  singulière  de  facultés  pbvsiqucs 
et  intellectuelles  concourt  à  la  perfection  du  majo. 
Excellent  cavalier,  babile  à  tirer  le  pistolet,  adroit  dans 
tous  les  exercices,  il  doit  connaître  la  théorie  et  la  pra- 
tique des  divers  genres  de  stylets,  de  la  na^aja  et  du  pu- 
gnal,  tenir  sa  place  dans  le  cirque  où  les  toreros  (i)  font 
admirer  leurs  prouesses  j  danser  avec  élégance  et  avec 
vigueur  le  matraco,  le  fandango,  frotter  la  guitare,  fre- 
donner les  airs  à  la  mode;  et  même,  quand  les  dames 
l'exigent,  improviser  la  seguidille  en  s'accompagnant  sur 
son  instrument.  Son  art,  sa  profession  est  la  galanterie; 
il  doiUse  montrer  aussi  aimable  pour  les  dames  que  brave 
vis-à-vis  des  hommes.  Dans  ses  rapports  avec  son  propre 
sexe,  c'est  une  sorte  de  dignité  négligente  qui  lui  con- 
vient surtout  :  quant  à  celte  fatuité  sentimentale,  effémi- 
née, prétentieuse,  dédaigneuse,  qui  caractérise  ses  ri- 
vaux du  continent,  il  n'y  doit  pas  même  penser;  cela  le 
rendrait  ridicule.  Généreux  jusqu'à  la  folie  pour  plaire 
à  sa  maîtresse,  prêt  à  tout  sacrifier  au  moindre  caprice 
de  la  divinité  qu'il  a  cb.oisie,  sobre,  réservé  dans  ses  ma- 
nières, il  ne  lui  est  permis  de  commettre  d'excès  qu'en 
fait  d'amour,  de  courage  et  de  luxe.  L'avarice,  que  les 

(i)  Gens  qui  font  métier  île  combittre  les  t.Turcanx. 


l30  LE   D.V^'DY   ESPAGNOL. 

Espagnols,  comme  les  Anglais,  appellent  mi5ère(miserea), 
déshonorerait  à  jamais  un  majo.  L'ivrognerie  lui  impri- 
merait un  stigmate  également  infamant.  Le  nombre  de 
ses  duels  au  contraire  et  même  de  ses  assassinats  est  pour 
lui  une  gloire  -,  plus  il  a  tué  d'hommes  en  combat  singu- 
lier, plus  il  est  considéré.  Redresseur  des  torts,  vengeur 
des  offenses,  il  n'est  pas  toujours  d'accord  avec  les  tribu- 
naux :  et  plus  d'un  majo  a  vu  de  près  les  galères  de 
Ceuta,  sans  rien  perdre  de  l'estime  publique.  Singulier 
héros,  à  l'air  spirituel,  cà  la  démarche  nonchalante^  Fi- 
garo duelliste  -,  d'une  activité  remarquable  \  dangereux 
ennemi  ^  amant  passionné,  mais  volage;  ami  dévoué.  La 
maja  tient,  dans  l'autre  se.xe,  le  même  rang,  et  occupe 
la  même  place  -,  elle  aussi,  elle  manie  fort  adroitement  le 
pugjial;  et  plus  d'un  majo  infidèle  est  tombé  victime  de 
la  maja  qu'il  avait  offensée.  )> 

Voici  une  scène  où  le  majo  joue  un  rôle  très-brillant. 
Elle  est  caractéristique  :  jamais  romancier  ne  l'eût  in- 
ventée. On  jugera,  quand  on  l'aura  lue,  ce  que  peuvent 
valoir  les  éloges  prodigués  à  la  civilisation  espagnole  par 
notre  auteur.  Nous  citons  ex  abrupto^  certains  que  ce 
morceau  dramatique  n'a  besoin  d'aucune  explication. 

...  ((  Le  marquis  se  tut  pendant  quelques  minutes  ; 
puis  il  s'écria,  l'œil  élincelant,  le  poing  fermé,  la  tète 
baissée,  le  sourcil  froncé,  l'air  menaçant  : 

«  Personne,  en  ma  présence,  n'aura  l'audace  d'insul- 
))  1er  la  constitution  ,  ni  Riégo  ,  son  défenseur! 

—  A  bas  la  constitution  !  interrompit  une  voix  sourde 
»  et  creuse.  Que  Riégo  descende  au  septième  cercle  de 
))  Tenfer  î  » 

Alors  l'homme  qui  avait  prononcé  ces  paroles  s'avança 


LE  DAî<JDY   ESPAG>OL.  l3l 

enveloppé  de  son  manteau,  le  chapeau  enfoncé  sur  les 
veux.  Le  marquis  contemplait  avec  surprise  cet  inconnu 
qui  lui  lançait  un  défi  si  insultant  et  si  imprévu.  Il  tira 
son  sabre. 

t(  Qui  es-tu,  lui  demanda-t-il ,  que  veux-tu?  Au  nom 
du  roi  et  de  la  constitution ,  rends-toi  !  » 

La  jeune  Dolores,  au  moment  où  Tinconnu  s'était 
avancé,  avait  reconnu  Cristoval,  le  rnajo ,  son  amant. 
Elle  s'était  écriée  :  «  Jésus  Maria ^  c'est...  !  »  Son  frère 
et  Paquita  l'avaient  retenue  et  l'avaient  forcée  de  se 
taire.  Le  majo  jeta  son  chapeau  par  terre,  entortilla  son 
bras  gauche  dans  son  manteau  replié  plusieurs  fois,  et 
resta  un  moment  dans  cette  position ,  le  poignard  levé , 
prêt  au  combat.  Il  remarqua  l'émotion  de  Dolores,  et 
s'écria  : 

«  Au  nom  de  Dieu,  Estevan,  faites  reculer  la  jeune 
fille!  Et  vous,  mesdames  (i),  ajouta-t-il  en  parcourant 
l'assemblée  d'un  regard  coquet,  n'ayez  pas  peur.  J'ai  une 
affaire  à  régler  avec  ce  jeune  seigneur  !  m 

Il  se  retourna  ensuite  vers  son  adversaire  : 

«  Me  reconnaissez-vousPlui  demanda-t-il.  Moi,  je  vous 
reconnais.  Vous  m'avez  outragé  :  souvenez- vous  de  la 
Venta  de  Gualdiero.  Vous  êtes  l'assassin  du  brave  Pedro 
Gomez.  Son  sang  ruisselle  encore  sur  votre  sabre  ,  et  le 
sang  veut  du  sang  !  » 

Il  dit,  et  s'élança  sur  le  marquis.  Ce  dernier  voyait 
tout  le  danger  de  sa  position.  A  la  lueur  des  torches  et 
des  braseros  (j.i)  ^  il  ne  découvrait  que  des  figures  hos- 
tiles, curieuses  ou  indifférentes.  Quelques  embozadosÇi) 

(i)  Cavallcras.  Chevalières. 

(2)  Brasiers  d'airain,  contenant  des  charbons  ardens, 

(3)  Hommes  enveloppe's  dans  leurs  manteaux. 

XXVI.  10 


l32  LE  DANDY  ESPAGIS'OL. 

laissaient  échapper  des  replis  de  Iciiis  manteaux  des  re- 
gards, ou  plutôt  des  éclairs  de  vengeance  et  de  fureur. 
Les  basses  classes  détestaient  le  marquis  comme  libéral  ; 
les  ser^iles  ne  le  haïssaient  pas  moins  comme  indépen- 
dant et  comme  ayant  poursuivi  violemment  les  voleurs, 
les  bandits,  les  contrebandiers.  Un  moment  il  sembla 
hésiter,  et  se  demander  à  lui-même  s'il  accepterait  le  duel, 
ou  s'il  conduirait  devant  le  juge  l'imprudent  et  brave 
majo.  Enfin  son  courage  naturel  l'emporta  sur  les  con- 
seils de  la  prudence^  personne  ne  se  rangeait  de  son 
parti ,  et  cet  isolement  même  l'excitait  au  combat.  Quel- 
ques spectateurs  prononcèrent  d'une  voix  faible  des  pa- 
roles de  paix ,  qui  furent  étouffées  par  la  majorité. 

a  Laissez-les!  s'écriait-on  de  toutes  parts.  —  Allons, 
majo,  faites  de  votre  mieux! — Montrez-nous  ce  que  vous 
savez  faire,  jeune  homme!  » 

Eslevan  s'avança,  forma  un  cercle  en  faisant  reculer 
les  spectateurs,  et  dit  : 

«  Quiconque  les  dérangera  aura  affaire  à  moi.  Qu'ils 
vident  leur  querelle  comme  des  braves.  Cristoval ,  à  vous , 
sur  vos  gardes  !  » 

Cependant  Dolores  voyait  le  sabre  recourbé  du  mar- 
quis prêt  à  tomber  sur  son  amant.  Paquita  cherchait  à  la 
consoler  : 

«  Mon  ange,  ma  chère  Dolores,  ne  craignez  rien^  je 
sais  comment  tout  ceci  finira.  Ne  pleurez  pas.  Cristoval 
n'aura  pas  le  moindre  mal.  Avec  ce  petit  poignard,  le 
majo  ne  craint  pas  dix  sabres  comme  celui  du  marquis. 
Le  jeune  officier  peut  dire  son  dernier  ^i^e  Maria  ,  s'il 
le  sait  seulement ,  l'impie,  le  mécréant,  le  franc-maçon  ! 
Cependant  c'est  une  pitié,  car  il  est  très-bien  :  c'est  un 
joli  homme.  » 

Ce  singulier  duel  avait  commencé.  Le  marquis,  qui 


LE  DAyOY   ESl'AGWOL.  l33 

connaissait  l'adresse  da  majo,  cl  l'usage  que  cet  adver- 
saire redoutable  savait  faire  de  sa  petite  dague,  se  tenait 
sur  la  défensive,  la  main  droite  en  arrière,  et  attendant 
que  le  majo  porlàt  les  premiers  coups.  Il  savait  qu'il  était 
perdu  sans  ressource,  si  sa  première  atteinte  portait  à 
faux,  aussi  il  suivait  avec  attention  tous  les  mouvemens 
de  Cristoval.  Ce  dernier,  courbé  en  deux,  le  poignard  à  la 
main,  tournant  autour  de  l'officier  immobile,  attachait 
sur  lui  un  regard  ardent  et  fixe,  et,  rétrécissant  de  mo- 
ment en  moment  le  cercle  qu'il  traçait,  continuait  len- 
tement sa  manœuvre.  La  patience  du  marquis  n'y  tint 
pas,  et ,  entraîné  par  son  courage,  il  voulut  essayer  de 
terminer  un  combat  dont  le  calme  le  fatiguait. 

«  Il  est  perdu,  »  dit  tranquillement  un  vieux  torero, 
qui  observait  les  deux  combattans,  et  les  examinait  d'un 
air  de  connaisseur. 

Le  manteau  de  Cristoval  glisse^  en  cherchant  à  le 
ramasser,  il  s'expose  un  moment  au  coup  de  son  ennemi. 
Le  marquis  saisit  l'instant  qu'il  croit  favorable,  laisse 
tomber  son  arme  pesante  sur  le  majo ,  qui  l'évite.  Au 
même  instant,  un  cri  aigu  se  fait  entendre,  et  le  mar- 
quis roule  par  terre  :  le  stylet  aigu  Ta  traversé  de  part  en 
part.  La  chute  du  manteau  n'était  qu'un  stratagème,  et 
le  poignard  du  majo  était  tout  prêt. 

Le  marquis  était  frappé  à  mort.  «  Dieu  veuille  avoir 
son  ame  !  »  dit  Cristoval.  Les  assistans  regardaient  en 
silence  la  plaie  profonde  faite  par  le  stylet,  sous  la  der- 
nière cote  gauche  du  malheureux  jeune  homme- 

«  Bien  frappé  ,  dit  Eslevan ,  en  donnant  la  main  au 
majo  ^  mais  maintenant  fuyez  :  voici  la  garde.  Mon  che- 
val est  là  ^  un  baiser  à  Dolores  ,  et  partez!  » 

Il  saisit  la  fiancée  de  sa  main  sanglante,  s'élança  sur  le 
cheval  et  disparut.  »  (Monthly    Rei^iew.  ) 


i^\ 


SOUVENIRS    D  ENFANCE. 


SOUVENIRS  D'ENFANCE. 


De  retour  depuis  quelques  semaines  dans  mon  pays 
nalal ,  j'éprouvais  un  vif  désir  d'en  parcourir  les  envi- 
rons ^  mais  une  neige  abondante  et  un  froid  très-vif 
avaient  fait  échouer  toutes  mes  tentatives  ^  l'hiver  me 
paraissait  devoir  être  éternel.  Le  vent  tourna  enfin  au 
sud-ouest,  le  dégel  s'établit  et  un  beau  soleil  de  la  fin  de 
février,  brillant  de  tout  son  éclat,  opéra  bientôt  dans  la 
campagne  une  métamorphose  prodigieuse.  Je  me  hâtai 
d'en  profiter  pour  revoir  des  lieux  dont  le  souvenir  m'a- 
vait suivi  dans  toutes  les  vicissitudes  de  ma  vie  errante. 
Le  sommet  des  collines  était  encore  couvert  de  neige  ; 
mais  elle  avait  entièrement  disparu  de  la  plaine;  les 
prairies  commençaient  à  se  parer  d'une  verdure  nouvelle , 
et  l'œil  suivait  au  loin  la  ligne  noire  du  sentier  que  les 
villageois  parcouraient  à  la  hâte  pour  se  rendre  à  leurs 
travaux  trop  long-lems  abandonnés.  Les  ruisseaux,  rede- 
venus libres  et  gonflés  par  la  fonte  des  neiges ,  semblaient, 
par  la  rapidité  de  leur  course  ,  vouloir  se  dédommager  de 
l'esclavage  où  les  avaient  enchaînés  l'hiver  et  ses  frimas. 

Je  respirais  avec  délices  cette  joie  prinlannière  dont 
parle  Milton ,  et,  ainsi  que  moi,  tous  les  êtres  animés 
ressentaient  cette  surabondance  de  vie  qui  se  développe 
si  rapidement  à  linstant  où  la  nature  sort  du  long  som- 
meil qui  la  retenait  engourdie.  L'alouette  et  le  linot  me 
répétaient  à  l'envi ,  dans  leurs  joyeux  concerts  ,  que 
l'hiver  avait  fui  sans  retour,  et  sur  le  fond  de  la  riante 
perspective  qui  se  peignait  à  mon  imagination  je  voyais 


SOlNEMnS    D  ENFANCE.  l  35 

l  élé  avec  ses  longs  jours,  ses  luiils  embaumées  et  sa 
riche  variété  de  fleurs  et  de  fruits. 

Il  existe,  entre  cette  jeunesse  de  Tannée  et  le  tems 
heureux  de  notre  enfance,  une  sorte  de  rapport  mysté- 
rieux qui  rend  plus  vif  et  plus  présent  le  souvenir  de  nos 
premières  sensations.  Au  moment  où  la  terre  rajeunie 
nous  offre  tous  les  objets  qui  frappèrejit  nos  jeunes  re- 
gards, sous  la  mémo  forme  brillante  qui  nous  charmait 
alors,  le  réveil  de  la  nature  semble,  par  un  contraste 
cruel,  reporter  avec  plus  d'énergie  nos  pensées  sur  des 
joies  évanouies  dès  long-tems  et  que  jamais  nous  ne  ver- 
rons renaître. 

Les  impressions  que  je  viens  de  retracer  s'emparèrent 
avec  force  de  mon  esprit  à  l'instant  où,  me  trouvant 
par  hasard  devant  l'école  du  village  ,  je  vis  la  porte  s'ou- 
vrir pour  recevoir  un  jeune  enfant  dont  la  démarche  in- 
certaine montrait  assez  avec  quel  regret  il  abandonnait  la 
scène  riante  vers  laquelle  il  tournait  encore  ses  regards 
avant  d'aller  partager  les  études  de  ses  compagnons  plus 
diligens. 

Pendant  son  hésitation  mon  oreille  fut  frappée  d'un 
bruit  soudain  que  je  pourrais  appeler  une  discordance 
harmonieuse  ^  un  mélange  de  sons  confus  parcourut  en 
un  instant  tous  les  tons  de  la  voix  humaine.  Ils  reten- 
tirent dans  mon  cœur  et  y  touchèrent  une  corde  qui  vibra 
avec  force.  Les  jours  de  l'enfance,  les  souvenirs  de  l'é- 
cole se  pressèrent  en  foule  dans  mon  active  imagination 
et  me  rendirent  un  moment  tant  de  plaisirs  perdus,  tant 
d'espérances  trompées  ,  et  cette  amitié  surtout ,  cette 
amitié  qui  devait  être  immortelle  et  dont  la  mort  inexo- 
rable avait  rompu  les  liens  sans  retour. 

Une  école  publique  est,  en  quelque  sorte,  un  petit 
monde  à  part,  un  cercle  tracé  dans  un  autre  cercle,  une 


l36  SOUVENIRS    D  ENFANCE. 

esquisse  microscopique  de  la  grande  scène  au  milieu  de 
laquelle  il  se  trouve  placé,  et  qui  a,  comme  elle,  ses 
vices,  ses  vertus,  ses  joies,  ses  douleurs,  ses  brillantes 
espérances  et  ses  cruels  mécomptes. 

Très-souvent  nous  entendons  les  hommes  d'un  âge 
mûr  regretter  les  délices  de  l'enfance.  Il  ne  faut  cepen- 
dant pas,  d'après  leurs  discours,  se  représenter  le  col- 
lège comme  un  Elysée  sans  mélange  de  chagrins  et  d'in- 
quiétudes-, ceux  qui  le  peignent  ainsi  semblent  avoir 
oublié  cette  vérité  constante,  que  les  petites  choses  sont 
grandes  pour  les  petits  hommes  5  peut-être  même  l'es- 
prit au  printems  de  la  vie  est-il  plus  actif  dans  ses  con- 
ceptions, plus  sensible  aux  impressions  de  peine  et  de 
plaisir  qu'à  toute  autre  époque  de  notre  existence. 

L'enfance  n'a  point  de  faibles  sensations-,  la  cloche 
qui  interrompt  ses  jeux  et  l'appelle  à  l'étude  fait  refluer 
tout  le  sang  du  jeune  écolier  vers  son  cœur,  et  cette 
contrainte  même,  qui  à  chaque  instant  vient  mettre  ob- 
stacle à  ses  plaisirs,  double  encore  le  charme  qu'il  y 
trouve. 

Quelle  satisfaction  peut  se  comparer  dans  tout  le  reste 
de  la  vie  à  cette  ivresse  de  bonheur  que  fait  éprouver  la 
première  couronne,  récompense  d'un  travail  assidu? 
Quelle  fcte  brillante  nous  donna  jamais  cet  élan  de  plai- 
sir avec  lequel  nous  nous  précipitions  vers  la  porte  à 
l'heure  de  la  récréation  ,  et  quel  mot  peindrait  avec  vé- 
rité la  vivacité  de  nos  jeux  ,  le  bruyant  éclat  de  nos  cris 
de  joie?  Combien  d'amusemens  divers  se  succédaient  l'un 
à  Taulre  dans  le  cours  de  Tannée?  Chaque  saison  avait 
les  siens  ,  et  nous  connaissions  à  point  nommé  le  jour  où 
notre  cerf-volant  s'élèverait  dans  les  airs,  et  celui  où  la 
toupie  bruyante  succéderait  au  ballon  pour  être  remplacée 
à  sou  tour  par  le  palet  léger. 


SOUVENIRS  d'eKFANCE.  iS^ 

Quelle  plus  vive  allente  que  celle  d'un  jour  de  congé  ? 
un  long  jour  de  liberté  et  de  bonheur!  En  perspective, 
ce  jour  semblait  ne  devoir  jamais  finir  ^  on  fixait  d'a- 
vance les  jeux  qui  le  remplii  aient  depuis  le  moment  où 
poindrait  le  premier  rayon  du  soleil  jusqu'à  celui  qui  le 
verrait  disparaître.  Nul  instant  ne  devait  en  être  perdu, 
tout  était  consacré  au  plaisir.  Ne  nous  plaignons  pas  de 
la  brièveté  du  tems,  c'est  l'homme  qui  ignore  le  moyen 
d'en  faire  usage.  Que  de  choses  un  écolier  projette  et 
exécute  dans  cet  espace  d'un  jour  qui  nous  paraît  si  limité  ! 
Tandis  que  ces  pensées  se  succédaient  dans  mon  es- 
prit, je  poursuivais  ma  rêveuse  promenade,  et  bientôt 
je  me  trouvai  au  bord  de  la  rivière,   rendez-vous  habi- 
tuel de  nos  jeux  enfantins.  Ce  lieu,  que  je  n'avais  pas 
revu  depuis  tant  d'années  ,  fit  sur  mon  cœur  une  impres- 
sion profonde-,  je  m'arrêtai,  et,  regardant  tout  ce  qui 
m'entourait,  je  me  sentis  vivement  ému  de  ce  sentiment 
mélancolique  qu'Ossian  a  si  bien  nommé  les^oie^  de  la 
tristesse.  Les  arbres  que  je  voyais  étaient  les  mêmes  où 
j'avais  grimpé  dans  mon  enfance  ^  comme  moi  ils  avaient 
vieilli ,  mais  là  s'arrêtait  la  similitude  ;  ils  n'étaient  point 
flétris  par  la  main  glacée  du  tems.  Je  reconnaissais  aussi 
les  épais  buissons   qui  nous  servaient  de  refuge  quand 
nous  jouions   à    cl  igné -musette,  ce  divertissement  fa- 
vori du  jeune  âge-,  je  retrouvais  sur  le  vieux  hêtre  les 
branches  auxquelles  nous  suspendions  notre  escarpolette. 
Le  théâtre  était  le  même  ^  mais,  hélas  î  quel  changement, 
quel  ravage  le  tems,   la  mort,  les  événemens,  avaient 
faits  parmi  les  acteurs  !  Combien  les  sentimens ,  les  espé- 
rances, les  projets,  les  désirs  ,  qui  les  animaient  alors, 
avaient  changé  depuis  cette  époque^  et  sur  beaucoup 
d'entre  eux  sans  doute  cette  différence  avait  eu  de   fu- 
nestes résultats  I 


l38  SOLVEMUS    d'enfance. 

Les  vers  de  Charles  Lamb  ,  si  beaux  dans  leur  simpli- 
cilé  ,  me  parurent  avoir  une  telle  analogie  avec  les  sen- 
sations qui  remplissaient  mon  ame  ,  que  je  ne  pus  résister 
au  besoin  de  les  répéter  à  haute  voix.  Il  me  semblait  que 
tout  ce  qui  m'entourait  devait  être  sensible  à  l'harmonie 
de  ces  mots  touchans  : 

I  hâve  had  playmalcs ,  I  hâve  had  cornpanions 
In  my  days  of  chihlhood,  In  my  joyful  school  days  ; 
Ail,  ail,  arc  gone  the  old  familiar  faces. 
Sometliey  hâve  died,  and  some  they  hâve  lest  me, 
And  sorae  are  taken  from  me  ,  ail  are  departed  ; 
Ail,  ail,  are  gone  the  old  familiar  faces  (i). 

A  mesu7'e  que  j'avançais  dans  ma  promenade  chaque 
objet  qui  frappait  ma  vue  me  rappelait  quelque  délicieux 
souvenir.  Le  lapis  de  verdure  où  nous  récoltions  la  nour- 
riture de  nos  lapins  privés  ornait  toujours  les  bords  du 
courant,  et  j'aperçus  bientôt  les  restes  du  banc  de  sapin 
où  nous  nous  réunissions  ,  pendant  les  belles  soirées  d'au- 
tomne,  pour  conter  tour  à  tour  de  longues  et  intéressantes 
histoires-,  combien  d'aventures  de  sorciers,  combien  de 
merveilleuses  traditions,  avaient  été  répétées  dans  ce 
lieu  charmant  !  Que  de  récits  d'entreprises  héroïques  et 
chevaleresques  mises  à  fin  avant  que  les  guerriers  géans 
ne  fussent  descendus  à  la  taille  de  pygmées  où  ils  sont 
réduits  aujourd'hui  !  Le  tems  et  les  frimas  avaient  im- 
primé leurs  pas  destructeurs  sur  les  planches  brisées 
de  notre  banc  chéri,  et  la  mousse  dont  elles  étaient 
couvertes  se  montrait  là  comme  un  signe  de  désolation, 

(i)  «  J'ai  eu  des  cotnpagnons  dans  les  jours  heureux  de  mon  enfance  ; 
mais  toutes  ces  figures  si  familières  autrefois  se  sont  e'ioignces  sans  re- 
tour. La  mort  m'en  a  cnlcAc  une  partie,  d'autres  m'ont  quitté  volontai- 
rement, les  circonstances  m'ont  privé  du  reste,  et  autour  de  mol  je  ne 
vois  plus  une  seule  de  ces  ligures  si  bien  connues.  » 


SOT-VEMllS    d'enfance.  1  3() 

un  signe  frappant  de  rinslabililé  des  choses  terrestres. 
En  m  approchant  davantage  je  pus  encore  distinguer  çà 
et  là  des  traces  de  lettres  gravées  sur  le  tronc  des  plus 
vieux  arbres,  et  je  parvins  avec  un  peu  de  peine  à  déchif- 
frer les  initiales  de  quelques  noms  bien  connus.  Mais, 
hélas  !  Cold  were  the  hands  that  caived  tliem  tîiereÇi). 
Quand  nous  nous  étonnons  de  la  masse  de  souvenirs 
que  peut  conserver  Tesprit  humain,  nous  semblons  trop 
perdre  de  vue  que,  pour  quelques  circonstances  qui  sont 
restées  fidèlement  gravées  dans  notre  mémoire,  un  bien 
plus  grand  nombre  s'est  perdu  dans  la  mer  immense  de 
ToubU. 

Le  passé  s'offre  à  nous  tel  qu'une  grande  carte  dont 
les  lignes  se  croisent  en  mille  sens  divers  :  quelques-unes 
sont  tracées  fortement  ^  d'autres  s'effacent  et  disparaissent 
chaque  jour,  et  le  reste  ressemble  à  un  labyrinthe  confus 
et  inextricable.  Combien  de  sentimens  qui  jadis  nous 
causèrent  de  violentes  émotions  sont  aujourd'hui  entiè- 
rement oubliés!  Que  de  joies,  de  douleurs,  d'espé- 
rances, de  craintes,  sont  passées  sans  laisser  la  moindie 
trace!  Ces  plans  qui  nous  coûtèrent  tant  de  peine  à 
former,  tant  d'anxiété  pour  leur  réussite,  se  sont  éva- 
nouis sans  retour  comme  le  nuage  qui  hier  attirait  nos 
regards. 

La  plupart  des  compagnons  de  notre  jeunesse  sont 
pour  nous  comme  si  jamais  ils  n'avaient  existé,  à  moins 
que  quelque  circonstance  fortuite,  quelques  mots  dans 
la  conversation,  une  ressemblance  qui  nous  frappe,  ne 
les  retracent  tout-à-coup  à  notre  souvenir.  Alors  un  éclair 
jaillit  de  l'obscurité  et  nous  rappelle  que  dvjà  nous  avons 
entendu  le  son  de  cette  voix  5  que  cette  figure  ne  nous 
est  point  inconnue;  que  le  héros  enfin  de  l'événement 

f  i)  «  La  main  rjni  les  traya  maintenant  est  glace'c.  » 


l4<^  SOLVEMRS    d'enfance. 

que  l'on  raconte  fut ,  il  y  a  bien  des  années,  Témule  de 
nos  travaux,  le  camarade  de  nos  plaisirs. 

Parmi  ceux-là  même  qui  étaient  nos  amis  les  plus 
chers,  avec  lesquels  nous  désirions  passer  notre  vie  en- 
tière, les  associés  de  nos  joies  et  de  nos  douleurs  enfan- 
tines, ces  frères  enfin  de  noire  choix  pour  lesquels  notre 
cœur  n'avait  aucun  secret,  combien  y  en  a-t-il  dont 
nous  ignorons  entièrement  la  destinée?  Peut-être,  à  force 
de  recherches,  quelques  pages  nécrologiques,  ou  une 
pierre  funéraire ,  nous  apprendraient-elles  en  quel  tems 
mourut  celui  qu'en  vain  nous  demandons  à  la  terre  -,  peut- 
être  aussi  en  trouverions-nous  quelques-uns  qui,  élevés 
au  faîte  des  honneurs,  repousseraient  avec  dédain  le 
souvenir  de  cette  affection  à  laquelle  ils  avaient  juré  une 
fidélité  éternelle.  D^autres,  perdus  dans  le  tourbillon  des 
affaires,  ont  tout  oublié,  excepté  le  désir  de  fliire  fortune 
et  les  moyens  d'y  parvenir. 

Ah  !  si  nous  voulons  qu'une  main  amie  réponde  à  la 
vive  pression  de  la  nôtre,  cherchons  ce  camarade  qui, 
tombé  dans  Tinforlune,  a  vu  se  dérouler  devant  lui 
toutes  les  misères,  et  à  l'approche  duquel  se  sont  fer- 
m.ées  sans  pitié  les  portes  dorées  de  la  prospérité. 

Telles  sont,  hélas!  les  vicissitudes  des  conditions  hu- 
maines^ toutes  aboutissent  à  la  tombe!  Triste  et  frap- 
pante vérité  ,  si  bien  peinte  dans  ces  paroles  sublimes  de 
Job  : 

<(  L'homme  meurt  et  perd  toute  sa  force-,  il  expire,  et 
»  ensuite  où  est-il  ?  Comme  les  eaux  s'écoulent  dans  la 
»  mer,  comme  une  rivière  se  dessèche  et  tarit  ,  ainsi 
»  l'homme  est  couché  par  terre  et  ne  se  relève  point, 
»  et  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  de  cieux,  il  ne  se  réveil- 
>)  lera  point  et  ne  sera  point  réveillé  de  son  sommeil.  » 
(  Friendsliip's  Offering.  ) 


NOUVELLES  DES  SCIEiNCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE,   DES  BEAUX-ARTS,    DU  COMMERCE,   DES 
ARTS   INDUSTRIELS,   DE  l'aGRICULTURE  ,    ETC. 


^'O^     .  !f^Ç*^j     t  ce 


Omilhologie  américaine,  par  M,  Auduhon  (i).  —  Les 
deux  mondes  se  sont  réunis  pour  enrichir  les  sciences 
de  cet  ouvrage  extraordinaire.  L'auteur  est  né  en  France , 
mais  aujourd'hui  il  est  citoyen  des  Etats-Unis.  L'Amé- 
rique lui  a  fourni  les  objets  de  ses  observations  :  c'est  en 
Amérique ,  et  souvent  au  milieu  des  vastes  forets  de  ce 
continent  qu'il  a  fait  ses  nombreux  et  admirables  dessins; 
mais  on  est  redevable  aux  presses  de  Londres  de  la  pu- 
blicité que  ces  chefs-d'œuvre  vont  avoir  dans  tout  le 
monde  savant.  La  première  livraison  ayant  été  mise  sous 
les  yeux  du  Lycée  d'histoire  naturelle  de  New- York,  cette 
société  a  nommé  des  commissaires  pour  l'examiner;  voici 
comment  le  lapporleur  a  exprimé  le  résultat  de  cet 
Lxamen  : 

((  Celte  livraison  représente  quarante-neuf  espèces 
d'oiseaux.  Elle  est,  sans  contredit,  ce  que  la  gravure  et 
la  presse  ont  fait  jusqu'à  présent  de  plus  magnifique  pour 
Thisloire  naturelle.  Chaque  espèce  est  représentée  dans 

(i)  Note  du  Tr.  Nous  avons  emprunte  à  ce  grand  observateur  les 
•  irlicles  sur  les  crocodiles  américains ,  les  pigeons  des  ttals-Unis  ,  les 
scrpens  à  sonnettes  et  les  scènes  d'hiver  sur  les  rives  du  Mississipi,  in- 
^cre's  clans  nos  numéros  -ii ,  24  ,  :i5  et  ^^. 


li^l  NOUVELLES  DES  SClENCEb  , 

sa  grandeur  réelle  ,  sans  en  excepter  le  dindon  sauvage 
et  les  plus  grandes  espèces  d'aigles  -,  ces  géans  des  habi- 
tans  de  Tair  ont  réglé  les  dimensions  des  planches  dont 
tout  l'ouvrage  sera  composé.  Pour  les  oiseaux  d'une  pe- 
tite taille ,  l'espace  est  rempli  d'une  manière  aussi  inté- 
ressante qu'instructive  j  on  y  voit  le  jeune  oiseau  ,  le 
mâle,  la  femelle,  les  plantes  qui  lui  fournissent  son  ali- 
ment favori,  les  insectes  auxquels  il  fait  la  guerre  ,  etc. 
Ainsi,  par  exemple  ,  la  planche  qui  représente  le  loriot 
de  Baltimore  offre  en  même  tems  un  beau  dessin  du  tuli- 
pier ,  l'orgueil  des  forets  américaines  ^  ailleurs ,  ce  sont 
des  lianes  élégantes ,  et  sur  leurs  fleurs  des  colibris  et 
des  oiseaux-mouches  formant  des  groupes  disposés  avec 
autant  de  goût  que  de  succès  pour  multiplier  les  moyens 
d'instruction  ;  car  tel  a  été  ,  jusque  dans  les  moindres  dé- 
tails, le  but  de  INI.  Audubon.  Des  quadrupèdes  comme 
le  lièvre  d'Amérique,  des  serpens  de  notre  continent, 
des  poissons  même  répandent  encore  plus  de  variété  dans 
ces  tableaux  ,  d'autant  plus  que  chaque  objet  est  repré- 
senté dans  l'attitude  de  l'une  des  actions  qui  le  carac- 
térisent le  mieux.  On  voit  tous  ces  oiseaux  cherchant  ou 
saisissant  leur  proie  ,  prenant  leur  nourriture,  ou  la  dis- 
tribuant à  leurs  petits ,  etc. 

»  Nous  n'avons  pas  pu  juger  par  nous-mêmes  de  la 
fidélité  de  toutes  les  représentations,  parce  que  plusieurs 
des  espèces  mises  sous  nos  yeux  dans  cette  livraison 
étaient  nouvelles  pour  nous  j  mais  le  dessinateur  a  si  par- 
faitement réussi,  lorsqu'il  a  tracé  les  objets  qui  nous  sont 
connus  ,  que  nous  ne  craignons  point  d'affirmer  qu'une 
scrupuleuse  exactitude  est  le  premier  mérite  de  ce  tra- 
vail, non  moins  précieux  pour  la  botanique  que  pour 
l'ornithologie.  L'auteur  n'y  a  pas  épargné  les  contrastes 
lorsqu'ils  offrent  quelque  instruction  :   le  luxe   de  végé- 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE  ,   ETC.  l^S 

talion  que  déploient  le  midi  et  l'ouest  de  notre  territoire  , 
leuis  maj^noliers,  leurs  kelmies  sont  rapprochés  des 
liumbles  plantes  des  montagnes  plus  voisines  des  régions 
boréales. 

))  On  estime  que  la  publication  de  cet  immense  ou- 
vrage ne  sera  terminée  qu'au  bout  de  quatorze  ans  ^  mais 
le  sujet  sera  épuisé ,  rien  n'aura  été  négligé  ni  omis.  Le 
texte  formera  trois  volumes  in-4'' ,  deux  pour  les  oiseaux 
de  terre,  et  l'autre  pour  les  oiseaux  aquatiques  (i).  » 

La  plante  aéiienne.  —  On  trouve  dans  la  Cochin- 
cbine,  et  même  dans  quelques  parties  de  la  Chine,  une 
plante  qui  ne  se  nourrit  que  d'air.  Son  calice  est  petit , 
ovale  et  ne  contient  qu'une  seule  fleur  ^  la  corolle  est 
composée  de  cinq  pétales  de  même  dimension^  deux 
d'entre  eux  ,  couchés  horizontalement  ,  renferment  le 
nectaire-,  celui  du  dessous  est  oblong,  charnu,  un  peu 
concave  et  a  la  forme  d'un  bateau  :  une  partie  du  se- 
cond se  recourbe  en  forme  de  tube ,  et  l'autre  s'étend 
sur  le  pétale  inférieur.  Les  étamines  sont  deux  petits 
fdamens  flexibles,  attachés  au  fond  du  calice  à  l'extré- 
mité du  pétale  qui  contient  le  nectaire  -,  les  enthères  sont 
plats  et  simples;   le  pistil  consiste  en  une  tige  presque 

(i)  Note  du  Tr.  Les  rapports  académiques  sur  cette  e'ionnante  pro- 
duction cle  la  presse  ne  font  point  connaître  les  conditions  de  la  sous- 
cription. 11  semble  que  les  corps  savans  regardent  l'ouvrage  de  M.  Au- 
dubon  comme  un  monument  scientifique  dont  ils  peuvent  seuls  être 
de'positaires.  Cependant ,  il  y  a  certainement  des  particuliers  assez  riches 
cl  assez  amis  des  sciences  et  des  arts ,  pour  ambitionner  de  se  mettre 
aussi  sur  la  liste  des  souscripteurs  et  procurer  à  leur  bibliothèque  ce  ma- 
gnifique ornement.  Les  exemplaires  de'poses  dans  des  bibliothèques  prl- 
vc'es  ne  seront  pas  perdus  pour  l'instruction  ;  leurs  propriétaires  s'cm- 
l'resseront  de  les  montrer,  surtout  aux  naturalistes,  à  tous  ceux  qui  seront 
le  plus  en  c'tat  de  les  consulter  avec  fruit. 


l44  NOL'VELLES  DES  SCIENCES, 

liiaiigalajrc  U'gèrcmeiit  inclinée.  La  fleur  est  jaune, 
plus  large  que  celle  du  jasmin ,  et  lépand  une  odeur 
agréable.  Les  racines  sont  composées  de  bulbes  noueuses. 
On  trouve  cette  plante  dans  les  bois  ,  suspendue  aux 
branches  des  arbres.  Si,  apiès  l'avoir  coupée,  on  la  sus- 
pend à  une  corde  ou  de  toute  autre  manière,  elle  con- 
tinue à  végéter,  quoique  plus  lentement,  et  à  fleurir 
tous  les  automnes.  Elle  se  multiplie  comme  les  fraisiers, 
par  des  filaiiicns  qui  poussent  encore  des  racines,  même 
lorsqu'ils  sont  séparés  de  la  plante  mère  ,  et  continuent 
à  végéter  et  à  fleurir. 

Des  feux  follets.  —  Il  y  a  certains  phénomènes  qui 
se  manifestent  plus  souvent  et  plus  en  grand  dans  le 
nouveau  monde  que  dans  aucune  partie  de  l'ancien 
continent^  entre  autres,  ceux  qui  tiennent  à  rexistence 
de  vastes  marais  où  des  matières  animales  et  végétales 
forment  des  couches  épaisses ,  dans  diPTérens  degrés  de 
décomposition.  C'est  aussi  dans  les  mêmes  lieux  qu'on 
voit  le  plus  souvent  ces  lueurs  perfides,  source  de  super- 
stitions populaires ,  cause  de  déception  et  de  péril  pour 
les  voyageurs  égarés  pendant  la  nuit  dans  des  contrées 
marécageuses.  L'Amérique  du  Sud  se  livrera  quelque 
jour  à  l'étude  spéciale  des  miasmes  pestilentiels ,  des 
gaz  délétères,  des  vapeurs  qui  rendent  presque  inutile 
la  prodigieuse  fertilité  du  sol  dans  les  vallées  de  ses 
grands  fleuves  :  elle  assainira  toute  son  étendue  par  des 
procédés  que  ses  habitans  auront  découverts,  excités  par 
l'amour  de  la  patrie,  guidés  par  le  flambeau  des  sciences, 
armés  de  toute  la  puissance  des  arts  perfectionnés.  L'A- 
mérique du  Nord  sent  aussi  le  besoin  de  se  livrer  à  ces 
recherches,  quoique  ses  marais  soient  moins  redoutables 
que  ceux  de  l'Orenoque  et  de  l'immense  bassin  du  fleuve 


Dr   COMMERCF.  ,    DK   l'iMH  STll  lE  ,    ETC.  l4'^ 


des  Amazones  :  c'est  aux  dépcMis  de  la  salubrité  de  l'air 
(|uo  le  sol  y  conserve  encore  presque  partout  sa  fertilité 
primitive.  Il  paraît  que  les  bords  du  Connecticut  même 
ne  sont  pas  encore  suffisamment  desséchés,  quoique  la 
culture  y  soit  établie  depuis  plus  d'un  siècle,  et  que  la  po- 
pulation y  soit  assez  considérable.  La  vallée  de  ce  fleuve 
est  fréquemment  un  des  lieux  où  les  feux  follets  semblent 
prendre  leurs  ébats,  exécuter  leurs  danses,  etc.  Em- 
pruntons à  un  citoyen  du  Connecticut  la  description  de 
ce  phénomène  lumineux  : 

K  J'étais  fort  bien  placé  pour  observer  cette  lumière 
vagabonde  que  nos  compatriotes  nomment  -Kvill-otlie 
wisp  ei  jack-a-lantej'n ,  et  à  laquelle  les  physiciens  ont 
appliqué  la  dénomination  aussi  peu  convenable  de  feu 
follet  (ignis  faluus).  L'habitation  de  mon  père,  cons- 
truite sur  un  tertre  assez  élevé,  domine  de  vastes  prai- 
ries qui  s'élendent  jusqu'au  bord  du  fleuve  et  de  l'un  de 
ses  affluens  :  au  printems,  elles  sont  inondées  en  grande 
partie,  et  elles  contiennent  long-lems  beaucoup  d'hu- 
midité. Rien  n'y  intercepte  la  vue  ,  de  manière  qu'une 
lueur  assez  faible  peut  être  aperçue,  pendant  la  nuit, 
sur  ce  tapis  très-uni  et  d'une  verdure  uniforme  :  j'y  ai 
donc  vu  tout  à  l'aise  les  feux  follets  sous  les  formes  di- 
verses qu'ils  affectent  ,  assisté  à  leur  apparition  ,  suivi 
les  progrès  de  leur  formation  ^  j'ai  pu  vérifier  ce  que 
disent  nos  pécheurs  des  évolutions  de  ces  feux,  de  leurs 
sauts,  de  leurs  danses.  Mais  avant  de  rapporter  mes 
observations,  je  vais  en  citer  une  qui  m'a  été  commu- 
niquée par  un  de  mes  amis  -,  elle  est  très-propre  à  donner 
une  idée  exacte  de  l'origine  et  de  la  nature  des  feux  dont 
il  s'agit,  et  de  leurs  apparences  les  plus  ordinaires. 

))  Cet  ami,  sorti  fort  tard  de  chez  moi ,  fut  surpris  par 


I^O  NOUVELLES  DES   SCIENCES, 

la  nuit  près  d'un  marais  traversé  par  une  chaussée  dont 
il  suivit  un  bord,  chemin  ordinaire  des  piétons.  Bientôt 
après,  il  vit  une  lumière  sur  le  bord  opposé^  imagi- 
nant que  c'était  un  compagnon  de  vovage  muni  d'une 
lanterne,  il  doubla  le  pas  pour  le  joindre,  ce  qui  ne 
larda  point,  car  la  lumière  était  immobile ,  et  beaucoup 
plus  près  de  l'observateur  qu'il  ne  l'avait  cru.  Il  fit  une 
assez  longue  station  pour  examiner  ce  phénomène  :  il 
vit  que  la  flamme  était  alimentée  par  un  gaz  sortant  par 
un  petit  trou  du  milieu  d'une  vase  assez  tenace.  Un 
sifflement  ou  une  décrépitation  se  faisait  quelquefois 
entendre ,  et  alors  la  flamme  devenait  plus  volumineuse 
pendant  quelques  instans  -,  elle  décroissait  ,  s'éteignait, 
se  rallumait ,  sans  changer  de  place  :  il  ne  se  forma  point 
de  nouvelle  ouverture  dans  la  vase  ,  apparemment  parce 
que  cette  matière  n'était  pas  assez  molle.  Toutes  ces 
circonstances  caractérisent  un  dégagement  de  gaz  phos- 
phore ,  arrivant  par  bulles  plus  ou  moins  grosses  à  l'issue 
par  laquelle  il  s'échappe,  et  dont  la  production  ne  peut 
être  ni  continuelle  ni  également  abondante  aux  difle- 
rentes  époques  de  sa  durée. 

»  Presque  tous  les  feux  follets  sont  immobiles  ,  comme 
celui  dont  je  viens  de  parler  -,  cependant  on  leur  attri- 
bue l'instinct  capricieux  d'éviter  ceux  qui  les  poursui- 
vent, et  de  courir  après  ceux  qu'ils  ont  fait  fuir  :  ces 
mouvemens  ne  sont  le  plus  souvent  qu'une  illusion.  Si 
le  spectateur  ignore  que  le  volume  et  l'éclat  de  ces  feux 
sont  sujets  à  varier,  il  croira  les  voir  s'approcher  lors- 
(|u  ils  lui  paraîtront  plus  grands  et  plus  brillans ,  et  dans 
le  cas  contraire,  il  imaginera  que  ces  objets  se  sont  éloi- 
i;nés.  Si  le  feu  s'éteint,  le  follet  s'est  caché;  si  l'inflam- 
mation se  renouvelle  ,  c'est  cju'il  lui  a  plu  de  se  remon- 


DU  COMMERCÉ,    DE  L  INDUSTRIE,    ETC.  I  j- 

Ircr.  Il  est  difticile  de  se  tenir  constammerU  en  garde 
contre  ces  décej)lions,  même  lorsqu'on  est  sans  préjugés 
et  suffisamment  averti. 

»  On  croit  généralement  qu'il  est  impossible  d'at- 
teindre les  feux  follets  ;  on  l'a  même  affirmé  dans  V En- 
cyclopédie d'Édinbourg ,  et  pourtant  c'est  une  erreur. 
Un  de  mes  voisins  m'en  donna  dernièrement  une  preuve 
irrécusable  :  u  J'en  tiens  un  ,  me  dit-il^  le  captif  est  dans 
»  mon  chapeau.  )>  En  effet ,  une  vive  lumière  éclairait 
1  intérieur  de  ce  chapeau  ;  une  flar.Tme  courte,  sortant 
d'un  très-petit  morceau  d'une  sorte  de  gelée,  s'était 
maintenue  durant  quelques  minutes,  mais  elle  allait 
finir  :  je  n'eus  que  le  tems  de  la  voir,  elle  s'éteignit. 
Deux  autres  de  mes  voisins  furent  moins  habiles  que 
celui-ci;  c'étaient  un  jeune  homme  et  une  dame  aux- 
quels un  feu  follet  causa  de  vives  alarmes.  Ils  se  pro- 
menaient pendant  une  belle  nuit ,  h  quelque  distance  de 
leur  habitation;  apercevant  une  lumière,  ils  imaginent 
que  c'est  un  hôte  qui  leur  arrive  ,  et  courent  au-devant 
de  lui  :  quel  désappointement!  Ils  ne  voient  qu'une 
lumière,  et  personne  ne  la  porte.  Saisis  d'épouvante,  ils 
fuient  de  ce  lieu  de  prodiges^  se  jettent  dans  la  pre- 
mière maison  qu'ils  rencontrent ,  et  y  répandent  une 
terreur  qui  dura  jusqu'au  lendemain.  Il  fallut  plus  d'une 
explication  pour  faire  comprendre  à  ces  gens  effrayés 
que  ce  qu'ils  avaient  vu  était  très-naturel  et  très-or- 
dinaire. 

»  Un  reproche  plus  fondé  que  l'on  peut  faire  aux  feux 
follets,  c'est  qu'ils  semblent  égarer  de  préférence  ceux 
qui  se  mettent  en  campagne  au  milieu  de  la  nuit,  après 
de  copieuses  libations  à  Bacchus  :  j'ai  vu  aussi,  dans 
mon  voisinage,  un  exemple  de  cette  haine  des  follets 
pour  l'ivrognerie.  Après  avoir  scupé  chez  un  voisin  qui 

XXM.  II 


l48  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

n'épargnait  pas  Teau-de-vie,  cl  se  piquait  de  bien  trai- 
ter ses  hotcs  ,  un  riche  planteur  voulut  retourner  à  son 
habitation,  distante  d'un  quart  de  lieue.  L'obscurité  était 
profonde  -,  l'imprudent  voyageur  s'égara  bientôt ,  et  se 
dirigea  vers  un  marais.  Il  y  vit  une  lumière  qu'il  prit 
pour  celle  d'une  lampe  allumée  dans  sa  chambre  pour 
lui  servir  de  fanal  ^  il  marche  donc  avec  confiance,  et 
bientôt  il  s'embourbe  au  point  qu'il  ne  peut  plus  ni 
avancer  ni  revenir  sur  ses  pas.  Au  point  du  jour,  sa  fa- 
mille se  mit  à  le  chorcher,  et  le  relira  du  lieu  maudit 
où  il  avait  passé  la  nuit;  je  doute  pourtant  que  celte 
leçon  un  peu  sévère  lui  ait  suffisamment  appris  à  se 
défier  des  feux  follets,  ou  à  ne  plus  se  mettre  en  roule  , 
par  une  nuit  sombre,  après  avoir  soupe  chez  son  voisin.» 

Apparition  singulière  de  poissons  dans  des  lieux  sans 
communication  apparente  a^ec  des  livlcres  ou  des  lacs. 
—  Les  observations  suivantes  sont  dues  à  M.  Joseph 
Muse  ,  habitant  de  Cambridge,  dans  l'état  de  Maryland: 
il  les  a  rédigées  après  avoir  lu,  dans  des  journaux  an- 
glais, la  relation  d'une  pluie  de  harengs  dont  le  major 
Mackensie  fut  spectateur  dans  l'une  de  ses  propriétés  sur 
les  côtes  du  Yorkshire. 

«  Dans  le  cours  de  l'été  de  1828,  dit  M.  Muse,  je 
commençai  à  faire  creuser  un  large  fossé  dans  un  ter- 
rain sensiblement  horizontal ,  élevé  d'environ  dix  pieds 
au-dessus  du  niveau  d'une  rivière  dont  il  est  éloigné  d'un 
mille  au  moins,  point  où  il  s'en  rapproche  le  plus.  Des 
pluies  qui  survinrent  pendant  une  douzaine  de  jours  for- 
cèrent à  suspendre  le  travail ,  et  remplirent  d'eau  tout  ce 
que  l'on  avait  creusé  jusqu'à  ce  moment.  Lorsqu'il  fut 
possible  d'y  remettre  les  ouvriers ,  j'examinai  l'état  des 
lieux  5  et  je  trouvai,  non  sans  une  grande  surprise,  que 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDVSTRIE  ,   ETC.  I.'jO 

les  deux  espères  de  perches  que  Ton  Irouve  dans  r.os  ri- 
vières avaient  déjà  pris  possession  de  ces  eaux  amassées 
dans  un  fossé  de  quelques  toises  do  longueur.  La  pre- 
mière espèce  atteint  jusqu'à  douze  pouces,  et  la  seconde 
jusqu'à  quinze  :  celles  de  mon  fossé  n'étaient  pas  de  cette 
taille,  mais  de  quatre  pouces  au  moins,  et  plusieurs 
allaient  jusqu'à  sept  pouces.  A  coup  sûr,  elles  étaient 
âgées  de  plusieurs  mois  :  comment  se  trouvaient-elles 
dans  cette  flaque  isolée,  et  dont  le  sol  était  parfaitement 
sec  douze  jours  auparavant  ?  Quelle  puissance  les  enle\a 
de  leurs  eaux  natales  pour  les  exiler,  et  par  centaines, 
dans  un  lieu  si  peu  fait  pour  elles ,  où  une  mort  inévi- 
table terminerait  leur  existence  ,  après  quelques  jours  de 
sécheresse  ?  On  ne  dira  point  que  des  oiseaux  aquatiques 
y  ont  transporté  des  œufs  de  ces  poissons  ;  que  ces  œufs 
ont  eu  le  tems  d'éclore,  et  la  nouvelle  génération  le  tems 
de  parvenir  jusqu'à  la  moitié  de  sa  grandeur  ordinaire. 
D'un  autre  coté  ,  rinspeclion  la  plus  attentive  des  lieux 
éloigne  toute  idée  de  communication  souterraine  avec 
quelques-unes  des  demeures  habituelles  de  ces  poissons. 
Attribuerons-nous  à  une  trombe  cette  singulière  migra- 
tion ?  Mais  tout  s'est  passé  près  de  la  demeure  de  mon 
fermier  -,  une  trombe  ne  s'en  serait  point  approchée  en 
silence  et  sans  laisser  quelque  trace  de  sa  présence.  Je  l'a- 
voue ,  il  ne  se  présente  pour  expliquer  ce  phénomène 
aucune  hypothèse  qui  me  satisfasse. 

»  Je  ne  crois  point  aux  générations  spontanées,  et  je 
ne  m'accommode  guère  mieux  des  systèmes  de  Descartes , 
deTrembley,  de  Spallanzani,  sur  la  reproduction  des 
animaux;  je  n'admettrai  jamais  que  des  atomes  inanimés 
puissent  former  des  combinaisons  capables  de  manifester 
la  série  de  phénomènes  qui  constitue  la  vie. 

»  Le  fait  que  je  viens  de  raconter  n'est  pas  le  premier 


l.')0  ^OLVELLES  DES  SCIENCES, 

(U'  cette  nature  que  l'on  ait  vu  ici,  dans  renceinle  de  ma 
ferme.  Un  autre  fossé  creusé  dans  des  terres  basses,  mais 
sans  communication  avec  la  rivière  ni  aucune  eau  peu- 
plée de  poissons,  s'est  aussi  trouvé  rempli  de  perches, 
et  mes  enfans  y  ont  eu  souvent  le  plaisir  d'y  faire  des 
pèches  abondantes.  En  consultant  mes  notices  journa- 
lières, j'y  lis  qu'au  bout  d'une  quinzaine  de  jours  après 
que  ce  fos=é  fut  plein  d'eau,  on  y  prit  des  perches  d'un 
pied  de  long.  Certes,  elles  n'avaient  pas  eu  le  tems  de 
croître  jusqu'à  celte  dimension  depuis  le  tems  qu'elles 
Imbitaient  mon  domaine.  Reconnaissons  que  beaucoup 
de  faits  très -réels  sont  encore  inexplicables  pour  nous, 
et  que  notre  incrédulité  ne  les  repousse  point.  On  a  nié 
long-tems  l'existence  des  aérolitbes  5  enfin  ,  il  a  fallu  que 
Torgueil  philosoplàque  se  soumît,  la  vérité  s'est  fait  con- 
naîtie,  aucun  doute  ne  l'obscurcit  aujourd'hui  :  le  tems 
viendra,  probablement,  où  nous  saurons  avec  autant  de 
certitude  par  quels  moyens  les  poissons  parviennent  à 
franchir  les  limites  que  la  nature  semble  leur  avoir  as- 
signées. 

»  Voici  un  autre  fait  moins  inconcevable,  mais  qui,  à 
d'autres  égards,  mérite  aussi  une  sérieuse  attention.  Je 
le  tiens  d'un  médecin  bon  observateur  et  très-véridique. 
On  y  verra  un  nouvel  exemple  de  ces  prétendus  écarts  de 
la  nature,  de  ces  dérogations  aux  lois  qui  semblent  la 
régler  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  que  nous  nom- 
mons ordinaires ,  et  qu'elle  n'observe  plus  dans  quelques 
circonstances  plus  rares,  moins  bien  connues  et  que  nous 
regardons  comme  extraordinaires.  Si  notre  amour-pro- 
])re  nous  laissait  le  tems  de  réfléchir  et  d'examiner  ,  nous 
parviendrions  sans  doute  à  découvrir  que  ce  que  nous 
avions  regardé  comme  une  loi  générale  ne  convient 
point  à  tous  les  cas,  et  ne  mérite  nullement  le  titre  dont 


nu   CO.MMEKCE  ,    r,E  L  INDISTIXIE,    ETC.  1^1 

nous  l'avoDS  gmlific'.  Voi<i  ce  que  m'a  rapporté  le  mé- 
decin dont  je  viens  de  parler  : 

V  Une  de  ses  malades,  fdle  d'une  vingtaine  d\uinées, 
qui  avait  joui  d'une  bonne  santé  jusqu'à  l'époque  où  il 
lut  appelé  pour  lui  donner  ses  soins,  sentait  quelques 
douleurs  d'estomac  qui  augmentaient  de  jour  en  jour.  Il 
lui  semblait  que  des  animaux  vivans  s'agitaient  dans  son 
estomac,  et  la  pauvre  fille,  simple  servante,  était  en  bulle 
aux  railleries  de  ses  maîtres  et  des  voisins.  Cependant, 
saisie  un  jour  par  une  douleur  plus  forte  qu'à  l'ordinaire , 
elle  vomit  deux  lézards.  Ramenée  à  la  maison ,  les  dou- 
leurs continuèrent  ainsi  que  les  vomissemens  ;  deux  autres 
lézards  furent  expulsés   dans  cette  nouvelle  crise  plus 
forte  que  la  première  ,  et  ce  fut  alors  que  le  médecin  fut 
appelé.  L'un  des  animaux,  dont  la  malade  s'était  débar- 
rassée était  encore  plein  de  vie  et  courait  dans  la  cham- 
bre ^  on  le  conserva  dans  l'alcool,  en  sorte  que  j'ai  pu  le 
voir.  Le  médecin  avait  cru  d'abord  que  c'était  un  gecko  , 
espèce  terrestre  qui  fréquente  les  maisons,  et  se  plaît 
dans  les  lieux  chauds  et  abrités  ;  mais  je  vis  sur-le-cbamp 
que  c'était  une  salamandre,  animal  que  la  fable  et  la 
superstition  ont  rendu  si  célèbre.  J'admirai  que  plusieurs 
individus  de  cette  espèce,  destinés  à  vivre  au  sein  des 
eaux,   à  une  température  constamment  au-dessous  de 
celle  du  corps  humain ,  eussent  pu  naître  et  se  dévelop- 
per dans  l'estomac,  sans  être  troublés,  à  ce  qu'il  paraît, 
par  aucune  des  fonctions  de  cet  organe.  La  servante  al- 
lait travailler  fréquemment ,  pendant  l'été ,  dans  des  lieux 
marécageux  où  elle  ne  trouvait,  pour  se  désaltérer  ,  que 
de  l'eau  bourbeuse  peuplée  de  reptiles,  de  grenouilles, 
de  salamandres,  etc. ,  qui  y  déposent  leurs  œufs.  Il  y  a 
tout  lieu  de  croire  que  quelques-uns  de  ces  germes,  in- 
troduits dans  l'estomac  de  la  pauvre  fille  dont  il  s'agil, 


l52  NOUVELLES    DES  SCIENCES, 

s'y  sont  développes,  et  qu'un  certain  nombre  d'indi- 
vidus ainsi  procrées  ont  parcouru  dans  cette  demeure, 
qui  ne  fut  pas  faite  pour  les  salamandres  ou  autres  ani- 
maux de  cette  famille,  les  diverses  périodes  de  leur  en- 
fance et  de  leur  jeunesse.  On  entrevoit  une  explication 
satisfaisante  de  ces  anomalies  si  étranges  au  premier 
coup  d'œil,  et  cependant  on  admire  encore  :  peu  à  peu, 
des  observations  plus  nombreuses  et  plus  attentives  sou- 
lèveront un  coin  du  voile  5  le  génie  fera  le  reste  :  ne  déses- 
pérons point  de  rintclligence  humaine,  aussi  long-tems 
qu'on  lui  permettra  d'user  de  ses  ressources.  » 

^cide  sulfurique  natif  en  Amérique.  —  Le  profes- 
seur Eaton  a  découvert  de  l'acide  sulfurique  naturel ,  en 
grande  quantité,  soit  dans  Fétat  de  concentration,  soit 
mêlé  d'eau.  Il  se  trouve  en  Amérique,  près  de  la  ville  de 
Byron ,  comté  de  Genessée ,  neuf  milles  (  trois  lieues  )  au 
sud  du  canal  d'Erié.  Cet  endroit  était  connu ,  depuis  plus 
de  dix-sept  ans,  sous  le  nom  de  Soujxes  Acides.  Là  se 
trouve  une  élévation  de  terre  de  deux  cent  trente  pieds 
de  long ,  de  cent  de  large  et  de  cinq  de  haut ,  au-dessus 
de  la  plaine  environnante  -,  elle  s'étend  du  nord  au  sud. 
C'est  une  terre  d'alluvion  de  couleur  de  cendres  ,  conte- 
nant une  immense  quantité  de  petits  grains  de  pyrites 
ferrugineuses  ^  elle  est  recouverte  d'une  enveloppe  de  ma- 
tière végétale,  de  quatre  ou  cinq  pouces  d'épaisseur  et 
noire  comme  du  charbon.  Cette  même  substance  s'étend 
de  tous  côtés,  depuis  la  base  de  l'élévation  du  terrain  sur 
la  plaine  ;  son  état  charbonné  résulte  de  l'acide  sulfu- 
rique. On  a  creusé  plusieurs  trous  dans  ce  monticule  ;  ils 
contenaient  de  l'acide  sulfurique  étendu  d'eau  :  la  force 
de  cet  acide  augmente  avec  la  sécheresse  de  la  saison. 
Quand  le  professeur  Eaton  lixamina ,  il  avait  beaucoup 


«DU  COMMERCE  ,    DE    L'I^  PL  STTllE  ,    ETC.  k53 

plu  ;  racido  lUait  fort  étendu  d'eau  dans  quelques  endroib  ^ 
dans  d'autres,  détail  très-fort  :  il  paraissait  toul-à-fail  con- 
centré et  presque  sec  diuis  1  enveloppe  végétale  cliarlwn- 
née.  Dans  cet  état ,  il  était  n'pandu  dans  tout  le  terrain 
qui  présentait  Tapparence  charbonneuse  ,  à  la  profondeur 
de  douze  ou  quinze  pouces  ,  et ,  dans  quelques  endroits  , 
à  celle  de  trois  ou  quatre  pieds.  Mais  Tacide  était  partout 
plus  fort  à  la  surface. 

Au  printems,  lorsque  la  saison  est  humide,  quelques 
plantes  ,  telles  que  la  vioulte  (  erithronium  denscanis  )  , 
fleurissent  sur  cette  élévation  de  terre  plus  promplement 
qu'ailleurs;  mais  ,  aussitôt  que  les  pluies  du  printems  di- 
minuent ,  ces  végétaux  sèchent  et  paraissent  brûlés. 

Deux  milles  à  l'est  de  cet  endroit,  il  y  a  une  autr 
source  acidulée  par  Tacide  sulfurique  ;  là  ,  la  quantité 
d'eau  est  suffisante  pour  faire  tourner  un  petit  moulin  ,  et 
cependant  cette  eau  contient  assez  d'acide  pour  rougir  le 
sirop  de  \-iolette  et  pour  coaguler  le  lait.  On  assure  qu'il 
existe  dans  le  voisinage  plusieurs  autres  sources  minérales 
acides.  On  suppose  que  l'acide  sulfurique  e^t  produit  par 
la  décomposition  des  pyrite-s. 

Efficacité  du  gaz  oxigène  pour  rappeler  les  noyés  à 
la  vie.  —  Le  fait  suivant  est  arrivé  chez  M.  Muse,  ha- 
bitant de  Cambridge,  dans  l'état  de  Maryland.  Un  jeune 
basset,  qu'il  aimait  beaucoup  ,  tomba  dans  une  cave 
pleine  d'eau,  peu  éloignée  de  la  maison  de  son  maître  : 
on  entendit  assez  long-tems  les  cris  du  pauvre  animal  j 
mais  comme  on  ne  soupçonnait  nullement  qu'il  fut  sorti, 
on  n'alla  point  à  son  secours,  et  il  fut  noyé.  Il  y  avait 
plus  d'une  heure  que  ses  gémissement  avaient  cessé  , 


l54  ROIVELLES  DES  SCIENCES, 

lorsqu'un  cJomeslique  noir  le  lira  de  dessous  Teau  où  il 
l'avait  trouvé  par  hasard^  le  corps  était  froid,  roide  , 
comparable,  dit  M.  Muse,  à  un  bloc  dans  lequel  on 
aurait  planté  quatre  chevilles. 

Heureusement,  M.  Muse  est  médecin  ;  et  comme  il  s'oc- 
cupait alors  d'expériences  sur  rasj)hvxie,  il  avait  une  pro- 
vision d'oxicfène  très-pur.  Il  essaya  d'en  faire  une  insuf- 
flation dans  les  poumons deTanimal,  la  plus  copieusequ'il 
lui  fut  possible-,  à  sa  grar.de  surpiise,  le  noyé  fit  entendre 
un  glapissement  court  et  convulsif ,  mais  enfin  c'était  la 
voix  de  son  chien.  L'action  de  Toxigène  fut  continuée 
jusqu'à  ce  que  la  provision  fût  épuisée  :  on  réchaufla 
l'animal  en  le  plaçant  près  du  feu  et  en  l'enveloppant 
de  couvertures  bien  chaudes  -,  on  fit  des  frictions  con- 
tmuelles,  et  on  parvint  à  faire  arriver  dans  l'estomac 
une  assez  forte  dose  de  dissolution  ammoniacale.  La 
loideur  des  membres  avait  disparu  ^  la  respiration  était 
courte,  accélérée-,  des  mouvemens  convulsifs  indiquaient 
l'état  de  souffrance  du  ressuscité.  Les  secours  lui  furent 
administrés  avec  persévérance  pendant  dix  heures  con- 
sécutives -,  on  le  vit  enfin  se  mettre  sur  les  quatre  pattes, 
faire  quelques  pas  en  chancelant.  Un  peu  plus  lard  ,  il 
s'achemina  seul  à  la  cuisine ,  et  fit  une  visite  à  son 
chenil;  mais  il  ne  prenait  point  encore  d'alimens,  et 
restait  extrêmement  faible.  Son  maître  lui  administra 
une  médecine  qui  fit  un  bon  efîet-,  le  quatrième  jour,  il 
mangea  un  peu,  et  au  bout  de  six  jours,  M.  Muse  eut 
la  satisfaction  de  voir  que  sa  tentative  avait  eu  le  succès 
le  plus  complet.  Il  ne  fallut  pas  plus  de  dix  jours  pour 
que  son  chien  reprît  son  appétit,  son  embonpoint  et 
toute  sa  vivacité.  Sa  voix  avait  éprouvé  une  singulière 
altération  ;  de  grêle  et  aiguë  qu'elle  était ,  elle  avait  pris 
une  force  extraordinaire,  et  baissé  de  plusieurs  octaves. 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE,    ETC.  IJ3 

udction  de  l ammoniaque  sut-  les  piqûres  des  guêpes 
et  des  abeilles ,  et  contre  le  poison  des  serpens.  — Pour 
que  ce  remède  opère  avec  célérité  et  produise  tout 
reflet  dont  il  est  capable,  il  est  csscnlicl  (pie  lammo- 
niaque  soit  très-causlique.  Ou  a  vu  fréquemmeut  que 
des  enfans  piqués  par  des  guêpes  et  auxquels  la  douleur 
arrachait  des  cris  de  désespoir  ont  été  apaisés  sur-le- 
champ  par  une  application  d'ammoniaque.  Un  jeune 
garçon  qui  avait  renversé  une  ruche,  et  dont  la  tète, 
les  bras,  la  poitrine  et  les  jambes  enflaient  à  vue  d'œil 
par  Tefl'et  des  piqûres  de  ces  insectes ,  fut  guéri  comme 
par  enchanicment  \  il  était  évanoui ,  lorsqu'on  l'apporta 
dans  la  boutique  de  l'apothicaire,  qui  lava  ses  plaies 
avec  une  dissolution  d'ammoniaque  :  quelques  momens 
après  cette  opération  ,  le  blessé  ne  souffrait  plus,  et  ra- 
conta son  aventure.  Le  Journal  des  sciences  médicales 
et  chirurgicales ,  publié  à  Philadelphie,  rapporte  plu- 
sieurs exemples  de  l'heureux  emploi  de  cette  même  dis- 
solution pour  guérir  les  personnes  mordues  par  des 
serpens  venimeux ,  et  surtout  les  uombreuses  observa- 
lions  du  docteur  Moore,  dans  l'état  d'Alabama,  où  ces 
accidens  sont  regardés  aujourd'hui  comme  très-légers, 
depuis  que  l'on  a  sous  la  main  un  moyen  sûr  d'en  écarter 
non-seulement  le  danger,  mais  la  douleur  et  les  incom- 
modités d'un  traitement  ou  d'un  régime.  Quelques  la- 
vages avec  l'ammoniaque  font  disparaître  toutes  les 
traces  de  la  blessure,  et  ne  laissent  aucune  crainte  pour 
les  suites  (i). 

(i)  N.  DU  Tr.  a  l'occasion  Je  cet  article,  nous  rnppcllcrons  les  belles 
expériences  faites  re'cemment  pour  neutraliser ,  au  moyen  du  chlore,  les 
virus  rabique  et  syphilitique,  et  le  venin  des  serpens  et  des  vipères;  on  en 
trouvera  l'exposé  dans  notre  ^7^  Numc'ro. 


l56  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 


Aptitude  remarquable  dun  enfant  pour  le  calcul.  — 
Un  enfant  à  peine  âgé  de  onze  ans  fait  dans  ce  moment 
l'étonnement  de  toute  la  Sicile,  par  sa  prodigieuse  faci- 
lité pour  le  calcul  :  il  se  nomme  Vicente  Zuccano,  et  ap- 
partient à  de  pauvres  parens  qui  n'ont  pas  eu  le  moyen 
de  lui  donner  la  moindre  éducation.  Les  facultés  extraor- 
dinaires de  cet  enfant  avaient  attiré  l'attention  de  toute 
la  ville  de  Palerme,  long-tems  avant  qu'un  examen  pu- 
blic les  eût  montrées  dans  tout  leur  éclat.  Cet  examen 
eut  lieu  dans  la  grande  salle  de  l'académie  dcl  huon 
gusto,  en  présence  de  quatre  cents  témoins  choisis  parmi 
les  personnes  les  plus  instruites  et  les  plus  distinguées  de 
la  capitale  de  la  Sicile.  Afin  de  prévenir  toute  espèce  de 
fraude,  personne  n'eut  la  liberté  d'approcher  de  l'en- 
fant pendant  toute  la  séance  ,  à  l'exception  des  deux  pro- 
fesseurs de  mathématiques  qui  étaient  chargés  de  lui 
faire  des  questions  et  de  prendre  note  de  ses  réponses. 

Vicente  Zuccano  résolut  tous  les  problèmes  qui  lui 
furent  proposés  avec  tant  de  promptitude  et  de  présence 
d'esprit,  qu'il  frappa  d'étonnement  tout  son  auditoire. 
Parmi  ces  problèmes  nous  en  citerons  deux  dont  l'é- 
noncé était  le  moins  compliqué. 

Premier  problème.  Deux  vaisseaux  partent  à  midi  de 
Naples  et  de  Palerme  pour  venir  à  la  rencontre  l'un  de 
l'autre  :  le  premier  fait  dix  milles  à  l'heure  et  le  second 
sept  milles.  A  quelle  heure  les  deux  vaisseaux  se  rencon- 
treront-ils ,  et  combien  de  chemin  chacun  d'eux  aura- 
l-il  parcouru,  la  différence  de  Naples  à  Palerme  étant 
supposée  de  cent  quatre-vingts  milles? 


DU   COMMEUCE,   DE   L  INDLSTTUE  ,   ETC.  10^ 

L'enfant  répondit,  presque  sans  hésiter,  qu'au  mo- 
ment tle  leur  rencontre  le  premier  navire  aurait  fait  eent 
cinq  milles  iS/iy  et  le  second  soixante  et  quatorze  ^/i7. 
Comme  on  observait  que  la  première  partie  de  la  ques- 
tion restait  encore  à  résoudre,  il  répondit  avec  une  ex- 
trême simplicité  qu'il  croyait  inutile  de  mentionner  cette 
première  partie,  puisqu'elle  était  la  conséquence  néces- 
saire de  la  solution  qu'il  venait  de  donner.  Cependant 
comme  on  insista ,  il  répliqua  que  les  deux  bâtimens  se 
rencontreraient  à  dix  heures  10/17  ou  dix  heures  trente- 
cinq  minutes  dix-sept  secondes,  et  11/17  de  secondes. 

Deuxième  problème.  Un  bataillon  exécute  trois  atta- 
ques successives  5  dans  la  première  il  perd  le  quart  de  son 
monde ,  le  cinquième  dans  la  seconde  ,  et  le  sixième  dans 
la  troisième.  Après  ces  trois  attaques  le  bataillon  a  encore 
cent  trente-huit  hommes  sous  les  armes.  Quelle  était  sa 
force  avant  le  premier  combat  ? 

<{  Elle  était  de  trois  cent  soixante  hommes ,  répondit 
l'enfant.  — •  Comment  avez-vous  pu  trouver  ce  nombre  ? 
lui  dit-on.  —  Si  les  assaillans  avaient  été  en  nombre  de 
soixante ,  répliqua-t-il  aussitôt ,  il  en  serait  resté  vingt- 
trois  après  les  trois  attaques  :  or  vingt-trois  étant  le 
sixième  de  cent  trente-huit ,  le  nombre  des  combattans  a 
dû  être  six  fois  soixante  ou  trois  cent  soixante.  —  Mais 
pourquoi  supposez-vous  soixanteplutôt  que  cinquante  ou 
soixante-dix  ?  — Parce  que  ces  deux  derniers  nombres  ne 
sont  divisibles  ni  par  quatre  ni  par  six.  » 

On  voit  que  le  jeune  Yicente  Zuccano  ne  fiiit  aucun 
usage  des  méthodes  adoptées  par  les  mathématiciens.  Le 
marquis  Schis  fut  le  premier  qui  découvrit  les  facultés 
prodigieuses  de  cet  enfant,  il  seconda  de  tout  son  pou- 
voir les  démarches  des  personnes  les  plus  distinguées  de 
Palerme,  pour  obtenir  que  le  gouvernement  se  chargeât 


l58  NOUVELLES   DES   SCIENCES  , 

(le  développer  dans  cet  enfant  extraordinaire  les  germes 
miraculeux  de  la  nature. 


instruction    ^^u(5fi(]u^. 

Persécutions  dirigées  sur  le  continent  contre  l'instruc- 
tion publique  et  les  sciences.  —  Cest  à  un  citoyen  des 
États-Unis,  venu  en  Suisse  pour  y  observer  les  établisse- 
mens  d'éducation ,  que  nous  empruntons  des  particula- 
rités sur  ce  qui  se  passe  dans  deux  élats  voisins.  La  lettre 
du  voyageur  est  datée  d'Hofyl. 

((  Vous  savez,  sans  doute,  que  le  bai'on  de  Zach  a 
subi  à  Paris  une  opération  dangereuse,  qu'il  se  porte 
maintenant  assez  bien.  Il  a  passé  presque  tout  Tété  en 
Suisse^  mais  quoique  j'aie  fait  tous  mes  efforts  pour  le 
voir,  je  n'ai  pu  le  rencontrer  nulle  part.  Un  de  ses  amis 
m'a  raconté  que  l'ambassadeur  de  Prusse  ayant  demandé 
pourquoi  le  gouvernement  sarde  avait  prohibé  dans  ses 
états  la  Correspondance  astronomique  de  M.  de  Zach,  et 
banni  le  célèbre  rédacteur  (i),  on  lui  répondit  que  le 
journal  tendait  évidemment  à  rendre  vulgaire  la  doctrine 
impie  du  mouvement  de  la  terre  autour  du  soleil.  On 
ne  s'attendait  point  à  voir  renouveler  de  nos  jours  , 
même  en  Italie  ,  Taventure  de  Galilée  ,  k  l'inquisition 
près.  On  ne  connaît  point,  on  ne  peut  concevoir  dans 
notre  pavs  le  mélange  d'un   haut  savoir  concentré  dans 

(i)  N.  DU  Tr.  Quoique  M.  de  Zach  se  soit  déclaré  rennemi,  le  dé- 
tracteur obstiné  de  la  France  et  surtout  des  astronomes  français,  nous 
n'en  partageons  pas  moins  l'indignation  universelle  contre  ses  persécu- 
teurs. Ce  n'est  pas  seulement  à  un  savant,  mais  aux  sciences,  à  ht  raison 
humaine  (jue  le  gou\  crnemcnt  sarde  a  fait  un  outrage  que  rhisloire  vén- 
érera. 


DL'    COMMEUCr,  DE   L  INDUSTaiE  ,    ETC.  lin) 

quelques  hommes  et  de  la  stupide  ignorance  dans  la- 
(juclle  on   relient  la  mullilude.   Ce  spectacle  m'afflige 
même  en  Suisse,  dans  ce  pays  qui  est,  pour  TEurope 
moderne,  la  terre  classique  de  la  liberté.  Plusieurs  can- 
tons ont  environné  la  presse  de  difficultés  si  rebutanles, 
(pie  l'on  n'v  imprime  presque  plus.  On  y  surveille  l'en- 
seignement,  de  peur  qu'il  n'aille  trop  loin,  et  que  le 
peuple   n'acquière  une  instruction  qu'il  serait  difficile 
de  lui  faire  perdre.  Les  jésuites  chassés  de  France  se 
sont  répandus  dans   les  cantons  catholiques,   et  partout 
où  ils  s'établissent,  les  ténèbres  deviennent  plus  épaisses. 
Dans  la  réalité,   l'opinion  publique,   dont  on  Tante  la 
puissance,  n'a  remporté  jusqu'à  présent,    en  Europe, 
aucune  victoire  profitable  ^  les  promesses  et  les  institu- 
tions qu'elle   a  pu  arracher  à  quelques  monarques  ne 
sont  en  général  que  des  leurres,  des  voiles  jetés  sur  des 
])rojets  qui  n'ont  certes  rien  de  libéral,  et  dont  le  bien 
de  l'humanité  n'est  pas  le  but. 

»  Cependant,  de  simples  particuliers,  et  même  quel- 
ques états  ,  poursuivent  avec  persévérance  de  généreuses 
entreprises,  qui  rendront  un  jour  les  plus  grands  ser- 
vices à  l'éducation  des  peuples,  lorsque  les  gouvernc- 
mens  n'y  mettront  plus  d'obstacles.  Avec  l'aide  de  la 
Providence,  j'aurai  la  satisfaction  de  rassembler,  au 
])rorit  de  notre  patrie,  de  précieux  matériaux  qui  nous 
manquent  encore,  et  dont  je  puis  faire  provision  dans 
le  pays  où  je  suis.  L'été  dernier,  ma  mauvaise  santé  ne 
m'a  pas  permis  de  consacrer  assez  de  tems  à  cette  re- 
cherche -,  je  veux  la  pousser  jusqu'au  bout.  Puis?,é-je 
être,  entre  les  mains  de  la  divinité,  un  instrument  pour 
élever  chez  nous  l'édifice  de  la  véritable  éducation,  de 
celte  action  si  puissante  sur  la  jeunesse,  qui  agrandit 
lame,  inspire  la  générosité  civique,  le  dévouement  à  la 


l6o  NOUVELLES   DES  SCIENCES  , 

pallie,  à  Ihumanilé!  Jusqu'à  pressent,  nos  écoles  ne 
sont  rien  de  ce  qu'il  faut  qu'elles  deviennent;  les  con- 
naissances que  Ton  y  acquiert  sont  presque  inutiles  pour 
le  bien,  et  servent  beaucoup  mieux  pour  le  mal.  Je  pas- 
serai donc  rbivcr  ici,  où  j'ai  sous  les  yeux  le  plus  in- 
téressant objet  d'étude  que  l'Europe  pût  m'olïrir.  » 

État  de  la  littérature  périodique  en  Espagne. — Un 
cbangement  vient  malbeureusement  d'avoir  lieu  dans  la 
direction  de  la  Gazette  de  Madrid ,  qui  avait  été  jus- 
qu'ici confiée  à  D.  Félix  Reinon  ,  écrivain  et  philosophe 
distingué,  qui  jouit  d'une  haute  réputation  à  l'université 
de  Séville.Les  derniers  événemens  qui  se  sont  succédé  en 
Portugal  ont  engagé  l'éditeur  à  donner  un  aperçu  sage, 
mesuré,  mais  authentique  de  ce  qui  s'était  passé,  et  l'exac- 
titude et  l'impartialité  de  son  récit  ont  constitué  ,  aux 
yeux  des  apostoliques ,  un  crime  assez  grand  pour  que  l'on 
ait  mis  à  la  place  de  don  Félix  un  moine  et  un  curé  ,  gens 
obscurs  et  méprisables  sans  doute  sous  le  rapport  litté- 
raire, et  qui  se  montreront,  on  doit  s'y  attendre,  en- 
nemis de  la  lumière,  aussi  bien  que  leurs  dignes  patrons. 
El  Diario  de  JÏ^isos  continue  à  indiquer  le  jour  et  l'é- 
glise où  l'on  annoncera  la  sortie  récente  d'une  ame  du 
purgatoire,  puisque  c'est  dans  ce  seul  but  qu'il  a  été 
créé,  tandis  que  le  nouveau  recueil  intitulé  El  Diario 
literario  polit ico  y  mercantil ,  qui  paraît  trois  fois  par 
semaine,  et  doit  traiter  des  belles-lettres  et  des  sciences 
naturelles,  pourra  bien  s'éteindre  faute  de  matériaux-,  car, 
sans  le  secours  d'une  philosophie  indépendante,  un  jour- 
nal se  soutiendra-t-il  jamais?  Pour  le  Mercure  de  VEs- 


nu  COMMERCE,   DE  l'uNDUSTHIF.  ,   ETC.  iGl 

yagnc,  qui  se  publie  mensuellement,  il  n'éprouve  point 
d'interruplion  ;  il  sait  tirer  bon  nombre  de  nouvelles  de 
Coiislanlinople  et  d'autres  pays,  dont  les  transactions  po- 
litiques et  sociales  sont  plus  analogues  au  goût  et  aux 
vœux  du  divan  de  Mddiid.  La  liste  des  écrits  périodiques 
de  la  capitale  vient  de  s'augmenter  aussi  du  Duende  sa- 
tinco  del  Dia.  C'est  la  création  d'un  zélé  capitaine  de 
volontaires  rovalistes  ^  mais  le  nom  de  l'auteur,  celui  de 
l'imprimeur  lui-même,  sont  presque  inconnus. 

Le  seul  journal  des  provinces  est  celui  de  Cadix  , 
qui  chasse  de  race  avec  la  Gazette  de  Madrid,  quoique 
l'éditeur  soit  un  homme  de  talent.  Parmi  les  recueils 
scientifiques,  nous  citerons  les  Decadas  de  Medicina  ei 
di  Cirurgio  practicas.  Elles  paraissent  trois  fois  par  se- 
maine, à  Madrid,  et  sont  rédigées  par  le  D"  Hurtado, 
l'un  des  plus  zélés  sectateurs  de  la  nouvelle  doctrine  de 
M.  Broussais.  Un  journal  de  médecine  avait  aussi  été 
établi  à  Barcelonne,  mais  le  nombre  des  abonnés  n'a 
pas  suffi,  et  il  n'a  pas  été  continué. 

Entrepiises  agricoles  faites  à  la  Nouvelle- Hollande, 
—  On  sait  qu'il  s'est  formé,  à  Londres,  une  grande 
association  connue  sous  le  nom  de  Société  agricole  aus- 
tralienne  ,  pour  l'exploitation  d'une  quantité  considé- 
rable de  terrains  dans  la  Nouvelle-Galle  du  Sud.  Il  pa- 
raît que  cette  société,  qui  est  destinée  à  un  plus  heureux 
avenir  que  toutes  ces  entreprises  par  actions  formées 
en  1824  et  1825,  et  qui  ont  été,  pour  la  Grande-Bre- 
tagne ,  la  source  de  si  grandes  pertes ,  a  publié ,  au 
commencement  de  cette  année ,  son  cinquième  rapport 


iGl  KOLVELLES  DES  SCIENCES, 

annuel.  Malgré  les  diffieuUés  qui  se  sont  élevées  à  Té- 
gard  de  l'un  des  employés  supérieurs,  qu'il  a  fallu  ren- 
voyer, les  affaires  de  la  compagnie  sont  en  général  dans 
un  état  croissant  de  prospérité.  Les  haras  et  les  trou- 
peaux ont  été  mieux  classés^  rétablissement  d'une  lai- 
terie et  la  culture  des  céréales  sur  une  grande  échelle  , 
ont  bien  réussi.  Le  dernier  recensement  des  troupeaux, 
fait  au  3i  janvier  1828,  donne  12,290  télés  de  brebis, 
béliers  ou  agneaux,  et  Ton  suppose  que  ce  nombre  s'est 
accru  depuis.  Il  y  avait  alors  ig5  chevaux  ,  y  compris 
100  jumens  poulinières.  On  espère  que  ce  sera  bientôt 
un  article  de  vente  dans  la  colonie,  et  d'exportation  dans 
l'Inde.  Le  nombre  des  têtes  bovines  était  de  2,000,  avec 
espoir  d'un  grand  accroissement.  Les  propriétés" étaient 
occupées  par  un  nombre  d'ouvriers  et  de  surveillans  , 
qui  donne  tous  les  moyens  possibles  pour  la  culture  et 
les  améliorations  projetées.  Trois  vaisseaux  chargés  de 
moutons  mérinos  et  de  chevaux  étaient  arrivés  au  port 
Saint-Sléphens,  et  sur  les  928  moulons,  35  seulement 
étaient  morts  pendant  la  traversée. 

Les  limites  des  possessions  de  la  compagnie  ont  été 
])osées,  de  concert  avec  les  agens  du  gouvernement  co- 
lonial. L'élendue  tolale  est  de  1,048,960  acres,  dont 
35,840  de  côtes  improductives  ^  ce  qui  forme  sur  la 
carte  un  district  d'environ  cinquante  milles  de  long  et 
trente  de  large.  Cette  vaste  propriété  est  située  sous  le 
32^  degré  de  latitude  australe,  c'est-à-dire  environ  un 
degré  au  nord  de  Port-Jackson  ^  elle  est  bornée  au  midi 
par  le  Port-Stéphens ,  rade  spacieuse  ,  qui  offrira  sans 
doute  de  grands  avantages  commerciaux. 

Un  vaisseau  chargé  de  laines  produites  sur  les  tei  res 
de  la  compagnie  est  arrivé  ,  et  leur  vente  annonce  des 
résultats  heureux.   Il   est  prouvé  que  ces  laines  se  tra- 


DU  COMMERCE  ,  DE  l'industrie,    ETC.  l63 

vaillent  bien ,  et  leurs  premières  qualités  ont  été  dé- 
clarées par  les  fabricans  supérieures  ,  sous  quelques 
rapports,  à  toutes  les  autres  employées  dans  le  com- 
merce. Un  autre  chargement  est  attendu  ce  printems 
ou  Tautomne  prochain.  Toutes  les  productions  agricoles 
sont  singulièrement  favorisées  à  la  Nouvelle-Galles ^  par 
la  douceur  des  hivers.  M.  Martin  raconte  qu'à  Paramatta 
il  lui  est  arrivé  de  détacher,  dans  cette  saison ,  des  citrons 
et  des  oranges  des  arbres  où  ils  étaient  suspendus. 

A  l'égard  des  mines  de  charbon  de  terre,  pour  les- 
quelles le  rapport  précédent  portait  que  l'on  était  en 
négociations,  les  directeurs  annoncent  qu'il  a  été  conclu 
avec  le  gouvernement  un  bail  pour  3,ooo  acres  de  ter- 
rain ;  que  Tétat  renonce  à  l'exploitation  de  la  houille , 
et  qu'en  conséquence  des  ordres  ont  été  donnés  pour  que 
les  agens  de  la  Compagnie  commencent  avec  activité  ce 
travail,  qui  promet  des  profits  considérables  et  de  grands 
avantages  pour  la  colonie. 

En  résumé,  il  paraît  que  la  Société  Australienne  doit 
accélérer  encore  les  étonnans  progrès  des  élablissemens 
de  l'Angleterre  dans  cette  partie  du  monde ,  destinée  à 
la  fois  à  donner  un  asile  à  sa  population  surabondante, 
à  fournir  à  son  industrie  de  nouveaux  produits  bruts , 
et  à  offrir  un  vaste  débouché  à  ses  produits  fabriqués.  Ne 
doutons  pas  que  la  Nouvelle-Galles ,  grâce  à  toutes  les 
circonstances  heureuses  où  elle  se  trouve,  ne  joue  un 
jour  dans  le  monde  austral  un  rôle  équivalent  à  celui 
des  Etats-Unis  dans  le  Nouveau-Monde.  Comme  ceux-ci 
elle  possède  l'immense  avantage  d'appartenir  à  cette 
souche  anglaise  si  naturellement  disposée  à  tous  les  arts 
de  la  civilisation. 

Nouveaux  états  de  l Amérique  du  Sud.  —  Dans  le 

XXVI.  12 


lG4  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

moment  oii  une  nouvelle  tentative  de  l'Espagne ,  pour 
faire  rentrer  sous  sa  domination  ses  anciennes  possessions 
de  IWmérique  du  Sud,  fixe  de  nouveau  Taltenlion  sur 
les  élals  qui  s'y  sont  constitués ,  nous  croyons  devoir 
donner,  sur  leurs  divisions  politiques  et  administratives  , 
des  renseignemens  plus  exacts  et  plus  complets  que  tous 
ceux  qui  ont  paru  jusqu'à  ce  jour. 

DIVISIONS  POLITIQUES. 

i"  La  république  des  provinces  unies  de  Rio 


de  la  Plata 600 


000 


2**  La  république  du  Chili i  ,200,000 

3"  La  république  du  Pérou 1 ,736,923 

4°  La  dictature  du  Paraguay 5oo,ooo 

5°  La  république  de  Bolivia 1 ,200,000 

6"  La  république  de  Colombie 2,7  1 1,296 

•5°  La  répuljlique  du  Mexique 8,000,000 

8"  La  républicpie  de  l'Amérique  centrale.  .  .  .  1,700,000 

9''  L'empire  du  Brésil 4'^oo,ooo 


21,648,219 

DIVISIONS  PROVINCIALES. 


RÉPUBLIQUE  ARGENTINE 

ou 
PRO\ESCES  UMES   DE   RIO  DE  LA  PLATA. 

Provinces.  Provinces. 

Buénos-Ajres.  Missions. 

Cordoue.  Monte-Video  ou  Bonda  orien- 

Corrientes.  tal. 

Calamarca  Rioja. 

Meudosa  ou  Gnyo.  Salta. 


DU   COMMERCE,    DE  L  INDUSTRIE,     ETC. 

SUITE    DE    LA    RÉPUBLIQUE    ARGENTINE. 
Provinces.  Provinces 


ibj 


Santiacjo  de  Estero. 

San  Luis. 

Sanla-Fc. 

Tucumaii . 

San  Juan. 

Tarija. 

Capitale  : 

BuÉNOS- 

-Ayres. 

Habitans 

:  loo, 

,000. 

CHILI. 

Province». 

Provinces. 

Coquimbo. 

Maule. 

Aconcagnia. 

Concepcion 

Santiago. 

Valdivia. 

Colchagua. 

Chiloe. 

Capitale  :  Santiago. 
Habitans  :  4^,000. 

Arauco,  la  plus  belle  partie  du  Chili,  occupée  par  des  IndicHS 
indépendans,  n'est  pas  comprise  dans  cette  nomenclature. 

PÉROU. 


Provinces. 

Provinces. 

Cercado. 

Maynas. 

Canta. 

Potas. 

Cannette. 

Piura. 

Ghancay. 

Huanuco. 

Ica. 

Huaylas. 

Santa. 

Xauxa. 

Huarochiri. 

Pasco. 

Yauyos. 

Huamalies 

Cajamarca. 

Conchucos 

Chachapoyas. 

Huari . 

Chota. 

Cajatambo 

Huamachuco. 

Tarma. 

Jacn . 

Lampa . 

Lambayequc . 

Azangaro. 

l66  NOLVELLES  DES  SCIENCES, 

SUITE    DU    PÉROU. 
Proviuce*.  Provinces. 

Caravaya.  Lucanas. 

Chucuito.  Tujacaja. 

Guancani.  Castrovireyna. 

Cercado.  Parinacochas . 

Moquegua.  Cercado. 

Arica.  Abancaj. 

Tarapaca.  Aymaraes. 

Condesuyos.  Calca. 

Caylloma.  Chumbivilias. 

Camana.  Gotabambas. 

Anco.  Paruro. 

Andaguailas.  Paucartambo. 

Cangailo.  Quispicanchi. 

Giiamanga.  Tinta. 

Huancavelica.  Umbamba. 
Guanta. 

POPDLATlOîf. 

Blancs 240,81g 

Indiens 998,846 

Métis 383,782 

Mulâtres  libres 69,848 

Esclaves 4^5628 

Total 1,736,923 

Capitale  :  Lima. 
Habitans  :  70,000. 

HAUT  PÉROU  ou  BOLIVIÀ 

Provinces.  Provinces. 

Ziuti.  Paria. 

Yamparaes.  Oruro. 

Tomina.  Carangas. 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE  ,   ETC. 


67 


SUITE    DL'     HAUT    PEROU. 


Provinces. 

Provinces. 

Atacama. 

Sacaba. 

Lipes. 

Tapacari. 

Porco. 

Arque. 

Chajanta. 

Palca. 

Chichas. 

Clissa. 

Pacajes. 

Mizque. 

Sica-Sica. 

Mojos. 

Chulumani. 

Chiquitos. 

Omasujos. 

Valle  Grande 

Larecaja. 

Pampas. 

Apolobamba. 

Baures. 

Capitale  : 

Chuquisaca. 

Habltans 

;  18,000. 

PARAGUAY.    , 

Capitale  : 

Assomption. 

COLOMBIE. 

Provinces. 

Provinces . 

Cumana. 

Mérida. 

Barcelona. 

Trujillo, 

Marguerita . 

Tunja. 

Guyana. 

Pamplona, 

Caracas. 

Socorro. 

CaraboLo. 

Casanare. 

Varinas. 

Bogota. 

Apure. 

Antioquia. 

Maracaïbo. 

Maraquita. 

Coro. 

Neiva. 

iG8 


NOUVELLES   DES  SCIENCF.S 


SUITE    DE    LA    COLOMBIE 


Provinces. 

ProTÏnce». 

Cartagena. 

Pinchincha. 

Santa  Marta. 

Imbubura. 

Rio  (le  la  Hacha. 

Chimboraso 

Panama. 

Cuença. 

Veragua. 

Loja. 

Popayan. 

Jaen. 

Choco. 

Maynas. 

Pasto. 

Guayaquil. 

Buena  Ventura. 

Manali. 

Capitale  :  Bogota. 
Habitans  :  60,000. 


MEXIQUE. 


États  fédérés. 

Chiapa. 

Chihuahua. 

Coahuila  et  Téjas, 

Durango. 

Guanajuato. 

Mexico. 

Michoacan  ou  ValladoliJ. 

Nueva  Léon. 

Oajaca. 

Puebla  de  los  Angeles. 

Queretaro. 

San  Luis  de  Potosi. 

Sonora  et  Sinaloa. 

Capitale  :  Mexico. 
Habitans  :  1-70,000. 


Etats  fédérés. 

Tabasco. 

Tamaulipas. 

Vera-Cniz. 

Xalisco,  autrefois  Guadala- 
jara. 

Yucatan. 

Zacatécas. 

Territoires  de  la  haute  et  basse 
Californie. 

Tlascala. 

Colima. 

Santa-Fé  du  nouveau  Mexi- 
que. 


DU  COMMERCE,  DE  L  INDUSTRIE,   ETC. 


AMÉRIQUE  CENTRALE. 


169 


Etats  Céàérés. 

Éuts  fëdërcs. 

Guatimala. 

Nicaragua. 

San  Sahador. 

Costa  Rica. 

Honduras. 

Capitale  : 

Guatimala. 

Habitans 

:36à 

4o,ooo. 
BRÉSIL. 

Provinces. 

Provinces. 

San  Pedro. 

Minas  Geraes 

Santa  Catalina. 

Goyaz. 

San  Pablo. 

Mata-Grosso. 

Rio-Janeiro. 

Paraiba. 

Espiritu  Santo. 

Rio  Grande. 

Bahia. 

Ceara. 

Sergype. 

Riaiiby. 

Alagoas. 

Maranbam . 

Feniambuco . 

Para. 

Capitale  : 

Rio-Janeiro 

Habitans 

:  200, 

000. 

Il  est  trisie  que  les  différens  étals  de  rAmérique  espa- 
gnole, malgré  l'uniformité  de  leurs  intérêts  et  la  com- 
munauté de  leur  origine,  aient  déjà  des  inimitiés  vio- 
lentes les  uns  contre  les  autres,  quand  leur  commun 
ennemi  ne  renonce  pas  encore  à  les  ramener  sous  son 
joug.  C'est  ainsi  que  le  Pérou  est  en  guerre  avec  la  Co- 
lombie ;  que  les  chefs  de  Buénos-Ayres  ont  toujours  vu 
avec  ombrage  l'ascendant  de  Bolivar  ^  que  Guatimala  a 
pris  les  armes  à  plusieurs  reprises  contre  le  Mexique^  et 
que  le  tyran  du  Paraguay  refuse  de  communiquer  avec 


1^0  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

aucun  de  ces  gouvernemens.  Toutes  ces  inimitiés  auront 
cessé  sans  doute  à  la  nouvelle  des  arméniens  que  l'Es- 
pagne préparait  dans  les  rades  de  Cuba. 


Situation  de  la  place  de  Londres. —  S'il  faut  en  croire 
les  plaintes  des  principaux  négocians  de  la  Cité  ,  le  com- 
merce ,  après  avoir  fondé  la  prospérité  de  la  Grande- 
Bretagne,  tendrait  à  s'en  éloigner.    Les  demandes  de 
l'étranger  pour  les  produits  anglais  sont  toujours  fort 
peu  multipliées,  surtout  quand   on   les  compare  à  la 
masse  de  ces  produits.  Les  affaires  avec  l'Amérique  du 
Sud  ont  en  particulier  éprouvé ,  dans  ces  derniers  tems , 
une  si  grande  diminution  que  plusieurs  maisons  de  Lon- 
dres qui ,  il  y  a  quelques  années ,  employaient  un  grand 
nombre  de  commis,  par  suite  de  leurs  opérations  avec 
cette  partie  du  monde  ,.  n'en  ont  plus  aujourd'hui  que 
deux  ou  trois.  Il  ne  faut  pas  espérer  que  cet  état  de 
choses  puisse  changer  avant  la  cessation  de  Tanarchie  et 
des  guerres  intestines  qui  désolent  les  nouvelles  répu- 
bliques et  qui  y  paralysent  la  production.  D'ailleurs  leurs 
marchés   seront  encore  encombrés  pour  long-tems   de 
marchandises  européennes  :  la  Grande-Bretagne   et  la 
France  y  ont  envoyé  bien  plus  de  produits  qu'elle  ne 
pouvait  en  consommer  -,  et  les  négocians  qui  ont  vendu 
à  terme  au  commerce  de  ces  dififérens  états,  n'ont  guère 
fiit  de  meilleures  affaires  que  les  capitalistes  qui  se  sont 
fiés  au  crédit  de  leurs  gouvernemens. 

Notre  commerce  avec  les  Etats-Unis  est  dans  une  si- 


nu   COMMERCE  ,    DE  L  INDtîSTÏÏIE  ,    ETC.  1  J  I 

tualion  plus  prospère.  Dans  ces  derniers  mois,  ils  nous 
ont  fait  beaucoup  de  demandes.  Si  ces  demandes  n'ont 
pas  été  très-remarquées,  cela  vient  seulement  de  la  faci- 
lité et  de  la  promptitude  avec  lesquelles  nos  fabriques 
ont  pu  y  satisfaire ,  à  cause  de  leurs  métbodes  abrégées 
et  de  leur  nombre. 

En  général  nous  ne  croyons  pas  que  Tétat  de  clioses 
qui  existe  aujourd'hui,  tant  en  Angleterre  que  sur  le 
continent,  puisse  s'améliorer  au  moins  d'ici  à  bien  long- 
tems.  Cet  état  de  choses  n'a  pas  été  déterminé  par  des  cir- 
constances extraordinaires  et  qui  doivent  avoir  une  fin 
prochaine.  Il  résulte  d'une  prodigieuse  concurrence  qui 
tend  nécessairement  à  l'avilissement  de  tous  les  prix.  Le 
commerce  et  l'industrie  doivent  donc  se  soumettre  à  des 
circonstances  qu'il  n'est  pas  en  leur  pouvoir  de  modifier. 
Les  négocians  ou  les  fabricans  qui  voudront  maintenir 
un  état  de  maison  dispendieux  dans  l'espoir  chimérique 
de  bénéfices  à  venir,  et  dans  l'idée  que  ce  qui  se  passe 
maintenant  est  une  crise  et  non  pas  une  situation  perma- 
nente, courront  à  une  ruine  inévitable.  Il  n'y  a  que  la 
modération  des  désirs  et  des  dépenses  personnelles  qui 
puisse  sauver  ceux  qui  se  sont  engagés  dans  ces  péril- 
leuses carrières. 

De  ces  considérations  générales,  nous  allons  passer  à 
l'examen  de  quelques  branches  particulières  de  com- 
merce. 

Les  demandes  de  produits  coloniaux  ont  été  considé- 
rables, et  les  prix  se  sont  en  général  bien  maintenus  5 
mais  cela  résulte  surtout  des  approvisionnemens  faits 
dans  le  mois  dernier  par  la  marine,  qui  a  acquis  une 
quantité  considérable  de  sucre  et  de  rum.  Cependant  on 
a  fait  aussi  des  exportations  très-considérables  de  sucre 
raffiné,  et  les  demandes  de  cet  article  ont  même  été  si 
XXVI .  12"^ 


1^2  NOUVELLES   DES  SCIENCES, 

fortes  qu'il  s'était  fait  beaucouj)  de  demandes  à  terme  , 
attendu  que  ce  que  l'on  avait  sous  la  main  était  insuf- 
fisant. 

Il  ne  s'est  rien  passé  d'important  relativement  aux  co- 
tonnades ;  les  prix  sont  toujours  peu  élevés  *,  cependant 
les  tissus  nommés  cotton-twist  ont  trouvé  dans  ces  der- 
niers tems  un  débouché  considérable  en  Chine  et  dans 
les  contrées  voisines.  Ce  n'est  que  depuis  deux  ans  que 
l'utilité  de  cet  article  a  été  appréciée  dans  cette  partie 
du  monde,  et  la  consommation  s'en  accroît  rapidement. 
Les  quantités  que  Ton  y  a  exportées  se  sont  trouvées  au- 
dessous  de  la  demande.  Quelques  acheteurs  siamois  se 
sont  transportés  dans  notre  établissement  de  Singapore 
pour  acheter  des  cotton-twist ,  et  les  prix  de  vente  ont 
été  très-élevés. 

Les  dernières  faillites  dans  la  fabrication  et  le  com- 
merce de  la  laine  ont  eu  une  influence  moins  funeste 
qu'on  ne  le  craignait.  Dans  notre  opinion  ,  cette  branche 
d'industrie  ne  deviendra  plus  profitable  à  ceux  qui  l'exer- 
cent que  lorsque  d'autres  faillites  qui  menacent  encore 
seront  consommées.  Il  faut  que  toutes  les  maisons  qui 
ne  se  soutiennent  que  par  des  moyens  artificiels  et  fac- 
tices s'écroulent  pour  que  les  autres  puissent  trouver 
dans  leurs  prix  de  vente  une  juste  indemnité  de  leurs 
frais,  de  leurs  peines  et  de  leurs  chances. 

Il  y  a  eu  très-peu  d'oscillations  dans  le  marché  des  fonds 
publics  qui  continuent  à  se  maintenir  à  un  très- haut 
prix.  Les  événemens  de  la  guerre  de  Russie  n'ont  pu 
même  ébranler  ces  prix.  Le  remboursement  projeté  des 
trois  et  demi  et  des  quatre  pour  cent  va  tendre  encore  à 
élever  ce  cours.  Cette  hausse  sera  en  outre  favorisée  par 
le  remboursement  du  cinq  en  France,  qui  sera,  dit-on  , 
converti  en  quatre  pour  cent  ou  trois  et  demi.  C'est  à 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE,   ETC.  1^3 

lort  que  Ton  suppose  que  cette  dernière  opération  sera 
hasardeuse.  L'impossibilité  de  placer  leurs  fonds  ailleurs 
forcera  les  capitalistes  français  d'accepter  les  proposi- 
tions du  gouvernement.  Comme  c'est  surtout  à  Paris  que 
se  trouvent  les  propriétaires  de  rentes,  il  en  résultera 
une  diminution  considérable  dans  le  revenu  des  habitans 
de  cette  capitale. 

Quant  aux  fonds  étrangers ,  ceux  de  la  Grèce  se  sont 
améliorés  depuis  les  récens  événemens  de  la  Turquie.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  ceux  de  l'Amérique  du  Sud  5  ils 
sont  toujours  dans  le  plus  grand  avilissement.  On  peut  avoir 
un  contrat  de  rentes  de  six  pour  cent  dans  les  fonds  de 
Buénos-Ayres  ,  pour  dix-huit  livres,  et  pour  seize  dans 
ceux  de  Colombie. 


OCTOBRE    1829. 


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REVLE 


DES  MAISONS  DE  JEU 

EN   FRANCE   ET   EN   ANGLETERRE   (i). 


Dans  lous  les  codes  de  morale  et  dans  le  dialecte  or- 
dinaire du  peuple,  la  passion  du  jeu  est  classée  parmi  les 
vices.  Mais  comme  on  ne  se  rend  guère  compte  ni  de 
ses  propres  impressions,  ni  du  sens  réel  des  mots  qu'on 

(1)  Note  du  Tr.  Le  plus  grand  bien  du  plus  grand  nombre  ;  telle 
est  la  base  des  doctrines  de  Bentham  et  de  son  c'cole,  qui  a  pour  oreanc 
le  Westminster  Hecieiv.  Nous  avons  cru  devoir,  en  empruntant  à  la 
Revue  benlliamiste  cet  article  sévère  et  remarquable ,  lui  conserver  ce 
caractère  de  puritanisme  philosophique,  de  de'ductions  alge'briques  et 
de  dialectique  plus  sévère  qu'élégante,  marques  distinctives  d'une  école 
austère,  abstraite  et  réformatrice,  qui  fait  chaque  jour  des  progrès  en 
Angleterre.  Déjà  elle  a  dépassé  le  libéralisme  de  la  Revue  d^Edinburgh^ 
la  philanthropie  de  Burdett ,  les  sarcasmes  de  lady  jMorg.m,  et  les  ré- 
formes hardies  de  M.  Brougham  ,  qu'elle  n'avoue  plus  pour  auxiliaire, 
mais  seulement  pour  précurseur,  et  qu'elle  signale  comme  un  homme 
utile,  mais  arriéré,  comme  un  légiste  Instruit,  mais  timide^  Voyez ,  sur 
cette  secte  politique  ,  l'article  intitulé  :  Du  radicalisme  philosophique  en 
Angleterre  ^  dans  notre  48''  numéro.  Voyez  aussi  les  divers  articles  q»ic 
nous  avons  empruntés  à  la  Tievuc  de  Vf'eslmlnsler  ^  dans  les  numéros  8, 
jo,  i  i  ,  12  ,  i4  ,  if)  j  27  ,  3;  ,  etc. 

XXVI.  i3 


I^b  DES  MAISONS  DE  JEU 

emploie,  aucun  législateur  de  morale  n'a  clairement  in- 
diqué pourquoi  y'oz^e;'  est  un  vice.  Hasarder  l'argent  qui 
m'appartient ,  le  dilapider  même ,  ce  peut  être  folie  ^  mais 
crime!  Pourquoi  le  mal  que  je  me  fais  h  moi-même,  la 
blessure  que  je  me  porte,  la  faute  que  je  dois  seul  me 
reprocher  j  pourquoi  en  faire  un  délit  spécial  contre  la 
société  ? 

La  réponse  est  facile.  Le  jeu,  la  passion  du  jeu,  ten- 
dent à  diminuer  la  somme  de  notre  bonheur,  à  augmen- 
ter la  somme  de  nos  maux  individuels  et  publics.  C'est  là 
le  grand  aiterium  de  la  moralité  des  actions.  Rangez 
parmi  les  bonnes  œuvres  tout  ce  qui  contribue  au  bien- 
être  de  rhumanilé  \  parmi  les  mauvaises ,  tout  ce  qui  l'en- 
trave, le  corrompt  ou  raltère.  Si  vous  appliquez  cette 
infaillible  pierre  de  touche  au  penchant  dont  il  est  ques- 
tion, vous  reconnaîtrez  bientôt  dans  laquelle  de  ces  deux 
classes  la  philosophie  et  le  bon  sens  ont  dû  nécessaire- 
ment le  placer. 

Sur  cent  joueurs,  il  y  a  soixante-dix  perdans.  Perdre 
de  l'argent,  ce  représentant  universel  des  jouissances  de 
la  vie,  c'est  perdre  une  somme  équivalente  de  bien-être. 
Argument  palpable  et  sans  réplique.  Cependant  ne  sem- 
ble-t-il  pas  suffisant  ?  Nous  ajouterons  que  le  joueur  qui 
perd ,  ainsi  que  celui  qui  gagne ,  se  dépouillent  tous  deux 
de  propriétés  plus  précieuses  que  l'or  dont  ils  sont  avides  : 
ils  perdent,  en  s'asseyant  à  la  table  de  jeu ,  leur  tems  d'a- 
bord, puis  leurs  habitudes  d'ordre,  d'industrie,  d'atten- 
tion ,  d'économie  et  de  travail.  Une  passion  insatiable 
dévore  leurs  momcns  ,  absorbe  leurs  idées  ,  détruit  tous 
leurs  autres  penchans.  Ces  qualités  acquises  ou  naturel- 
les, qui  pourraient  aider  un  joueur  à  regagner  l'argent 
que  son  malheureux  plaisir  engloutit,  s'effacent  et  dispa- 
raissent. 11  cesse  de  produire  et  de  travailler  j  citoyen 


EN    FRANCE   ET  EN    ANGLETEURE.  I^^ 

nulrcfois  industrieux  et  actif,  il  devient  non-seulement 
un  malheureux ,  mais  un  malhonnête  homme.  Le  coup 
dont  il  se  frappe  rejaillit  sur  la  société  tout  entière  qu'il 
écrase  du  fardeau  de  sa  paresse  et  corrompt  par  l'exemple 
de  son  vice. 

Si  l'on  révoque  en  doute  l'assertion  avancée  plus  haut, 
«  que  la  majorité  des  joueurs  perd  au  lieu  de  gagner-,  » 
si  l'on  préter.d  que  le  seul  effet  du  jeu  est  de  déplacer 
l'argent ,  d'accélérer  sa  rapide  circulation  ,  et  de  faire 
tomher  entre  les  mains  de  Pierre  la  somme  que  Jacques 
possédait  auparavant ,  nous  ne  pourrons  réfuter  cette  er- 
reur que  par  des  formules,  dont  un  mathématicien  cc- 
lèhre  avait  fait  usage  avant  nous. 

Une  somme  perdue  par  tel  individu  est  gagnée  par  tel 
autre  :  la  fortune  de  l'un  s'accroît,  dans  l'opinion  du  vul- 
gaire, de  tout  ce  que  celle  de  l'autre  perd.  Mais,  par 
une  règle  dont  l'explication  se  trouve  dans  tous  les  élé- 
mens  d'algèbre,  la  pro[>ortion  entre  la  somme  perdue 
et  la  fortune  du  perdant  est  invariablement  plus  grande 
que  ne  l'est  la  proportion  entre  la  somme  gagnée  et  la 
Ibrtune  du  gagnant;  ou,  pour  nous  exprimer  d'autre 
manière ,  le  premier  perd  une  plus  grande  masse  de  bon- 
heur que  l'autre  n'en  gagne.  Supposez  deux  joueurs  dis- 
posant l'un  et  l'autre  d'un  capital  de  mille  livres  sterling  : 
l'un  des  deux  en  perd  cinq  cents  que  l'autre  gagne.  Le 
premier  n'a  plus  que  cinq  cents  livres  sterling,  et  par  con- 
séquent sa  fortune  éprouve  une  diminution  de  cent  pour 
cent  ou  de  moitié  ;  tandis  que  l'autre,  maintenant  posses- 
seur de  quinze  cents  livres,  n'a  ajouté  à  son  avoir  que  5o 
pour  cent  :  il  suit  de  là  que  les  chances  de  gain  sont  tou- 
jours moindres  que  les  chances  de  perte.  Démonstration 
mathématique,  irrécusable,  qui  prouve  que,  dans  ce 
j)a3s:igc  du   capital  en  question  des  mains  d'un  joueur 


l-S  DES  MAISONS   DE   JEU 


dans  celles  d'un  aulie,  il  se  fait  toujours  une  perle  con- 
sidérable d'argent,  c'est-à-dire  de  bien-êlre  ou  de  bon- 
heur matériel. 

Ces  chiffres,  plus  éloquens  que  toutes  les  déclamations 
possibles,  nous  dispenseront  de  développer  longuement 
nos  idées  sur  le  jeu  et  sur  les  suites  fatales  ([u'il  entraîne. 
Nous  n'aurons  pas  besoin  de  montrer  à  nos  lecteurs  des 
familles  entières  plongées  dans  la  misère ,  des  cadavres 
de  joueurs  suicidés,  une  longue  série  de  forfaits  et  de 
fléaux  émanant  de  ces  repaires  (ju'on  nomme  maisons  de 
jeu.  Aucun  de  ces  tableaux  ne  corrigerait  un  joueur.  Ce 
qu'il  veut,  c'est  de  l'or,  c'est-à-dire  de  la  puissance,  des 
jouissances,  du  bien-être.  Sous  ce  rappoit,  il  ressemble 
à  tous  les  hommes  j  mais  il  se  trompe  dans  le  choix  des 
moyens^  et  Ton  ne  peut  espérer  de  le  ramener  à  la  rai- 
son qu'en  lui  démontrant  mathématiquement,  comme 
nous  l'avons  fait,  la  déception  dont  il  est  victime,  en  lui 
prouvant  qu'au  lieu  de  courir  une  chance  de  bonheur 
foi  luit,  il  se  soumet  non  à  une  chance,  mais  à  une  cer- 
titude de  malheur  et  d'infortune. 

Il  est  plus  important  encore  de  considérer  la  passion 
du  jeu  ,  les  élablissemens  fondés  pour  reiitietenir  et 
l'exploiter,  et  les  gens  adonnés  à  ce  penchant  désas- 
treux, de  les  considérer,  dis-je,  dans  leurs  rapports 
avec  le  gouvernement  et  Tadministration. 

i"  Le  gouvernement  doit-il  permettre  rétablissement 
des  maisons  de  jeu,  sans  les  prohiber  ni  les  sanctionner  ? 

i"  Doit-il  les  prohiber  entièrement  et  sans  restriction  , 
comme  en  Angleterre  ?  et  cette  prohibition  une  fois  por- 
tée, ];)eut-il  en  modérer  ou  en  pallier  les  effets  ? 

3°  Doit-il  leur  accorder  une  sanction  conditionnelle  et 
restreinte,  comme  en  France,  par  certaines  dispositions 
de  police  ?  Doit-il  prélever  une  taxe  sur  les  bénéfices  de 


E^    l'.WACE  ET   E>    A^GLETEUUE.  I79 

ces  élablissemcns  et  les  prendre  ainsi  sous  sa  prolcclion 
cl  son  patronage  indirect  ? 

Ces  questions  sont  d'une  importance  et  d'une  compli- 
calion  extrême.  Soumettons-les  à  une  enquête  raisonnée, 
moins  solennelle  sans  doute  que  les  enquêtes  parlemen- 
taires (1),  mais  qui  du  moins  ira  droit  au  fait,  et  dédai- 
gnant toutes  les  circonlocutions  et  tous  les  ménagemens, 
examinera  la  matière  en  elle-même ,  la  retournera  sous 
toutes  ses  faces  et  ne  négligera  aucun  des  détails  qui  peu- 
vent éclairer  ce  sujet.  Deux  ouvrages  récemment  publiés, 
Tun  sur  les  salons  parisiens,  où  1»  fureur  du  jeu  règne 
depuis  la  révolution,  et  sur  les  maisons  de  jeu  sanction- 
nées par  le  gouvernement  français  (2) ,  l'autre  sur  les  étr- 
Llissemens  de  même  genre  (3)  qui  subsistent  à  Londres , 
et  défient  insolemment  toutes  les  attaques  et  toutes  les 
probibilions  de  la  loi ,  nous  fourniront  des  renseignemens 
curieux  sur  l'organisation  intérieure,  les  babitans  et  les 
mœurs  spéciales  de  ces  repaires.  Nous  entrerons  d'abord 
dans  les  maisons  de  jeu  que  la  police  parisienne  surveille 
et  protège,  et  nous  verrons  quels  effets  produit  cette  ma- 
nière de  procéder-,  de  là  nous  passerons  aux  enfers  (4) 

(i)  Parllamentary  informai  ions  ^  inguests  and  reports.  Des  commis- 
sions sont  nommées  d'office  pour  faire  ces  enquêtes,  qui  souvent  rem- 
plissent des  volumes  entiers. 

(2)  Ecarté ,  or  the  Salons  of  Paris.  —  V£carté  vu  les  Salons  de 
Paris.  Londres,  1829,  1  vol. 

(^)  Life  in  the  fVest,  or  the  Curtain  drawn,  a  Novel.  Dedicaled  willi 
permission  to  the  R.  Hon.  Rob.  Peel,  M.  P.,  e4c.,  by  a  Fiat  enllghtened. 
—  La  Vie  de\V Occident^  le  quartier  de  Londres  à  la  mode)  ou  le 
Rideau  levé]  Nouvelle  de'diée  avec  permission  au  très-bonorable  Ro- 
bert Peel;  contenant  des  esquisses ,  scènes,  conversations,  anecdotes 
d»;  la  plus  haute  importance  pour  les  familles  du  grand  monde  ;  par  une 
dupe  convertie.  Londres.  1  vol. 

{\)  Hells  :  c'est  le  nom  «i^cne'riquc  et  reçu  des  maisons  de  jeu  anglaiics  . 


j8o  des  maisons  de  jeu 

de  la  capitale  britannique ,  sanctuaires  mystérieux  et  san- 
glans  où  les  initiés  seuls  so^t  admis  :  nos  déductions  ri- 
goureuses et  la  comparaison  de  ces  deux  modes  adminis- 
tratifs nous  conduiront  naturellement  aux  conclusions 
que  nous  voulons  atteindre. 

On  ne  doit  pas  attendre  de  nous  un  tableau  complet 
des  maisons  de  jeu  parisiennes  :  mais  du  moins  nos  ob- 
servations seront  exactes.  Il  y  en  a  de  tous  les  degrés  et 
pour  tous  les  rangs.  Depuis  le  pauvre  ouvrier,  qui  entre 
le  samedi  soir  dans  l'un  des  temples  de  Mammon  établis 
au  Palais-Royal,  jusqu'à  l'ambassadeur  et  l'altesse,  toutes 
les  classes  de  la  société  peuvent  satisfaire  à  Paris ,  sous  la 
protection  et  la  sanction  de  la  loi ,  cette  passion  malfai- 
sante. Nous  ne  nous  occuperons  pas  ici  du  Salon  des 
Étrangers  y  sanctuaire  privilégié  dont  les  desservans  ap- 
partiennent à  cette  classe  que  nulle  critique  n'effraie, 
que  nulle  mesure  pénale  ne  peut  atteindre,  que  rien  ne 
déshonore ,  qui  a  le  moyen  d'avoir  des  vices  et  la  puis- 
sance de  les  faire  respecter  (i).  La  fleur  de  Taristocralie 
européenne  y  déploie  toute  sa  splendeur,  elles  napoléons 
qu'on  y  recueille  ou  qu'on  y  perd  sortent  de  poches  pri- 
vilégiées :  toute  remontrance  serait  vaine,  tout  conseil 
ioutile,  toute  réforme  impossible  :  fermez  le  Salon  des 
Étrangers  '^  on  jouera  dans  le  salon  des  sérénissimes. 


(i)  ^OTE  DU  Tr.  Ce  dL-Jaln  démocratique  de  re'crivain«jje  la  Revue 
(le  FF^es/mins ter  con[TC  les  classes  privilcgie'es  est  di^^ne  de  remarque; 
le  trait  d'humeur  roisanthropique  qu'il  lance. contre  elles,  comme  indignes 
de  sa  censure,  rappelle  vivement  les  boutades  du  même  genre  que 
Rousseau  se  permettait  souvent.  ■Mais  c'est  à  peu  près  là  le  seul  point  de 
rapport  qui  existe  entre  le  philosophe  genevois  et  l'c'cole  de  Bentliam  et 
delNIill,  e'cole  pratique  tout-à-fait  étrangère  au  spirilualismescntimental 
de  Rousseau. 


EN   FRANCE   ET   EN    AKGLETETIRE.  l8l 

Descentloiis  un  degré  |>lus  bas  ^  nous  trouverons  vers 
l  Vxln'milé  de  la  rue  de  Richelieu  ,  qui  donne  sur  les  bou- 
levards ,  tout  à  côté  du  salon  que  je  viens  de  désigner 
sans  vouloir  le  peindre,  un  palais,  dont  l'apparence  ex- 
térieure n'est  pas  moins  aristocratique  que  celle  du  palais 
voisin.  C'est  Frascati.  L'intérieur  des  appartemens  ré- 
pond à  la  magnificence  du  portique.  De  vastes  galeries 
de  plain-pied,  une  élégance  de  décorations,  unericbesse 
d'ornemens  qui  rivalisent  avec  les  plus  brillantes  rési- 
dences des  princes  et  même  des  rois  -,  des  repas  splendi-  "** 
desj  un  luxe  éblouissant  j  la  réunion  de  tout  ce  que  la 
volupté  a  de  plus  recherché,  de  tout  ce  que  la  sen- 
sualité la  plus  raffinée  peut  désirer  ou  inventer,  suffi- 
raient pour  attirer  dans  ce  lieu  de  délices  une  multitude 
enivrée,  quand  bien  même  l'amour  du  gain  ne  joindrait 
pas  à  ces  prestiges  sa  séduction  toute  puissante.  Des  co- 
lonnades et  des  statues  ^  des  appartemens  où  le  marbre 
et  l'or  confondent  leur  éclat  -,  des  portes  battantes  qui 
conduisent  à  une  vaste  terrasse ,  d'où  l'on  descend  dans 
un  beau  jardin  ,  rappellent  les  magnifiques  palais  d'Ita- 
lie. Un  peuple  de  femmes  brillantes,  Armides  de  la  ta- 
ble de  jeu,  courtisanes  aristocrates,  cachant  sous  leur 
élégance  la  honte  de  leur  profession  ,  complétait  naguère 
cet  enchantement.  De  plus ,  afin  d'attirer  les  jeunes  gens 
à  Frascati,  tous  les  quinze  jours  on  y  donnait  des  bals, 
dont  les  danseuses  étaient  choisies  parmi  les  plus  sédui- 
santes bayadères  de  l  Opéra.  Un  repas,  où  l'on  buvait  des 
vins  capiteux,  et  où  on  se  trouvait  placé  près  de  ces  beau- 
lés  faciles,  coupait  l'uniformité  de  la  soirée.  De  cette 
manière  tous  nos  penchans  vicieux  étaient  excités  à  la 
fois  sous  la  surveillance  et  avec  l'appui  des  magistrats 
chargés  de  les  réprimer.  Si  nos  renseignemens  ne  nous 
abusent  pas,  un  exil  récent  ^ie^t  de  frapper  celte  élé- 


182  DES  MAlsOKS  DE  JEU 

gante  pioslilutioii.  Les  bals  où  elle  s'exerçait  ont  été  dé- 
fendus; et  le  dernier  bail  de  trois  années,  accordé  à  la 
ferme  des  jeux,  a  stipulé  l'exclusion  des  femmes,  et  ré- 
duit le  nombre  des  maisons  de  jeu.  Cet  antécédent  semble 
offrir  quelque  espérance  de  réforme. 

Frascati  prétend,  comme  le  Salon  des  Etrangers,  aux 
honneurs  d'une  société  élégante  et  choisie.  Mais  dans  le 
fait ,  et  comme  le  prouve  assez  l'admission  des  dames  que 
j'ai  nommées  tout  à  l'heure  ,  il  suffit  de  s'y  présenter  sous 
les  livrées  de  l'opulence,  pour  pénétrer  dans  son  enceinte. 
Un  habit  élégant  et  de  beau  linge  équivalent  à  un  billet 
d'entrée  :  vous  serez  accueilli  pour  peu  que  vous  parais- 
>\Qz  en  état  d'apporter  votre  offrande  sur  l'autel  du  dieu 
(ju'on  y  adore.  Vers  la  nuit ,  les  portes  s'ouvrent  aussi 
régulièrement  que  celles  des  spectacles  et  des  bureaux  ^ 
les  croupiers  disposent  le  sacrifice,  arrangent  les  cartes 
et  empilent  l'argent.  Les  appartemens  se  remplissent,  et 
la  matinée  est  fort  avancée  quand  les  sacrificateurs  et 
les  victimes  se  séparent. 

On  y  joue  plusieurs  espèces  de  jeux,  /^oug-e  et  noirci  ta 
roulette  y  sont  surtout  en  faveur.  On  ne  peut  mettre  sur 
table  moins  de  cinq  francs ,  ni  plus  de  douze  mille  francs. 
C'est  une  ingénieuse  prévoyance  des  propriéj^aires ,  qui, 
par  une  combinaison  savante,  résultat  d'un  calcul  très- 
exact  ,  veillent  à  la  fois  à  leurs  intérêts  et  à  la  sécurité  de 
l'établissement.  Leur  vaste  tilet  est  préparé  de  manière 
à  ne  pas  laisser  échapper  la  plus  petite  proie ,  et  à  rejeter 
celle  qui,  par  ses  dimensions  gigantesques,  pourrait  com- 
promettre la  solidité  du  réseau.  L'aventurier  peu  riche, 
qui  hasarde  une  pièce  de  cent  sous  (aussi  nécessaire  pour 
lui,  proportionnellement  à  sa  fortune,  qu'un  billet  de 
inille  francs  Test  pour  un  autre),  cet  aventurier  se  féli- 
cite de  pouvoir  tenter  la  fortune  avec  un  aussi  faible 


E>'  iiia>cî:  r.T  en  akgletf.qre. 


83 


enjeu,  (juant  aux  douze  mille  francs ,  dernier  terme  des 
enjeux  ,  celte  somme  est  fixée  de  manière  à  garantir  ré- 
tablissement contre  les  dangers  où'  pourrait  l'onlraîner 
une  perle  trop  considérable,  et  surtout  le  redoublement 
des  martingales  -,  c'est  ce  que  nous  allons  expliquer. 

Supposez  qu'un  liomme  commence  par  mettre  cinq 
francs  sur  table,  et  que,  jouant  toujours  sur  la  même 
couleur,  il  aille  en  doublant  son  enjeu  jusqu'à  ce  qu'il 
gagne  enfin.  La  progression  géométrique  qu'il  suit  lui 
assurerait  une  chance  de  gain  considérable,  si  la  pré- 
voyance des  entrepreneurs  ne  l'avait  pas  arrêtée  au  dou- 
zième coup,  dont  l'enjeu  est  de  10,240  francs.  Rien  de 
plus  commun  que  de  voir  la  même  couleur  reparaître 
treize,  quatorze  ou  quinze  fois  de  suite  :  ainsi  la  ferme 
des  jeux  ne  court  aucun  risque  qui  puisse  alarmer  ceux 
qui  la  régissent. 

Telles  sont  les  utiles  transactions  dont  Frascati  est  le 
théâtre.  Si  vous  passez  en  revue  la  population  de  cette 
maison  de  jeu  comme  il  faut ,  vous  y  remarquerez  des 
décorations,  des  croix ,  des  rubans,  beaucoup  de  Fran- 
çais des  classes  moyennes  ,  quelques  gros  négocians , 
mais  surtout  des  étrangers  et  spécialement  des  Anglais. 
La  plupart  des  sujets  britanniques  que  renferme  la  capi- 
tale de  la  France  viennent  régulièrement  apporter  sur 
les  tables  de  Frascati  leurs  contributions  volontaires. 
Vous  trouvez  là  le  riche  propriétaire  anglais,  qui,  ne  sa- 
chant que  faire ,  mange  en  une  séance  quelques  centaines 
d'acres  de  son  patrimoine,  et  le  pauvre  étudiant  en  mé- 
decine, qui  espère  doubler  ou  tripler  la  petite  pension 
que  sa  famille  lui  envoie ,  et  parvient  à  la  réduire  des 
trois  quarts.  Cette  dernière  classe  mérite  bien  par  son 
malheur  et  son  imprudence  d'attirer  l'attention  et  la 
commisération   de  ses  concitoyens.    La  supériorité   des 


l84  BES  MAISONS  DE  JEU 

cours  de  médecine  et  de  chirurgie  en  France  ^  la  fucililé 
de  trouver  à  Paris  d'excellens  maîtres  à  bon  marché  -,  l'es- 
poir d'y  vivre  et  d'y  étudier  économiquement,  attirent 
à  Paris  une  multitude  de  jeunes  Anglais.  Entourés  de 
toutes  les  séductions  du  luxe  et  d'une  foule  de  jouis- 
sances, dont  l'aspect  leur  fait  subir  le  supplice  de  Tan- 
tale, ils  n'ont  ni  le  moyen  de  se  procurer  ces  plaisirs  dis- 
])endicux,  ni  la  force  de  s'en  priver.  La  table  de  jeu  est 
leur  ressource.  Au  lieu  de  se  livrer  aux  éludes  de  leur 
profession  ,  ils  passent  la  plus  grande  partie  de  leur 
terris  dans  ces  horribles  angoisses  que  les  joueurs  seuls 
connaissent^  avides  de  gain,  tourmentés  parle  souvenir 
de  leurs  pertes  ^  jurant  de  ne  plus  remettre  le  pied  dans 
la  caverne,  et  y  rentrant  dès  qu'ils  ont  touché  leur  pen- 
sion -,  poursuivis  par  la  meute  des  huissiers  et  des  créan- 
ciers ;  malades,  épuisés  par  le  chagrin  et  la  détresse^ 
manquant  de  tout  ^  et  incapables  non-seulement  d'étu- 
dier avec  fruit,  mais  de  pourvoir  à  leurs  besoins  les  plus 
urgens.  Les  plus  sages  (si  l'on  peut  employer  ce  mot, 
pour  indiquer  wn  moindre  degré  de  folie)  mettent  de 
coté  un  quart  ou  un  cinquième  de  leur  revenu,  le  con- 
sacrent à  leurs  nécessités  premières  et  jouent  tout  le 
reste.  J'ai  connu  un  de  ces  jeunes  gens  qui  s'était  en- 
detté envers  le  propriétaire  de  l'hôtel  où  il  logeait ,  et 
qui,  pour  échapper  à  ses  poursuites,  avait  consenti  à 
remplir  les  humbles  fonctions  de  portier  de  l'hôtel.  La 
passion  du  jeu  absorbait  la  totalité  des  cinq  mille  francs 
qu'il  recevait  de  sa  famille. 

Quant  aux  nombreuses  maisons  de  jeu  du  Palais-Royal, 
des  boulevards,  etc. ,  elles  se  modèlent  absolument  sur 
Frascati.  On  y  joue  les  mêmes  jeux^  les  mêmes  règles  y 
sont  adoptées^  quelquefois  un  gendarme  stationne  à  la 
porte  ^  et  presque  toujours  des  brigades  d'espions  se  mê- 


J 


Kî«    FRANCE  ET  EK   AKGLETEURE.  l85 

iciil  aux  joueurs.  C'csl  là  que  le  commis,  cliargé  du  sac 
d'écus  de  son  maîlre,  va  les  hasarder  dans  l'espoir  de  les 
doubler,  1rs  perd  et  se  brûle  la  cervelle  -,  c'est  là  que  vont 
se  démoraliser  les  ouvriers  et  les  marchands  du  second 
ordre  ;  c'est  de  là  que  sortent  la  plupart  des  suicides  :  ce 
sont  les  antichambres  de  la  Morgue. 

On  voit  se  révéler  ici  dans  toute  leur  évidence  le  dan- 
ger et  l'immoralité  de  cette  sanction  que  le  gouverne- 
ment français  accorde  aux  maisons  de  jeu.  Si  la  loi  frap- 
pait d'anathéme  ces  lieux  de  désespoir  et  de  délire ,  ils 
subsisteraient  peut-être  encore  ^  mais  leurs  portes,  au  lieu 
de  s'ouvrir  à  tout  venant,  au  lieu  d'admettre  l'ouvrier 
et  le  petit  rentier ,  ne  donneraient  accès  qu'aux  classes 
supérieures  assez  riches  pour  se  ruiner  sans  honte,  assez 
éclairées  pour  qu'on  les  blâme  sans  les  plaindre  ,  assez 
oisives  pour  que  ce  mauvais  emploi  de  leur  tems  ne  cause 
pas  à  la  société  une  perte  importante.  Trop  de  pré- 
cautions, d'obstacles,  de  mystère,  entourent  les  maisons 
de  jeu,  dans  les  pays  où  la  loi  les  prohibe,  pour  qu'un 
homme  du  peuple,  un  industriel  y  mettent  jamais  le 
jned.  Mais  en  France  ,  tout  le  monde  connaît  le  n°  ii3 
du  Palais-Royal.  Le  menuisier,  le  chapelier,  le  jeune 
étudiant  n'ont  qu'à  s'asseoir  à  la  table  de  jeu.  Ils  gagnent 
une  première  fois,  perdent  ensuite,  gagnent  encore-,  la 
frénésie  de  jouer  et  l'espoir  de  la  fortune  s'emparent 
d'eux  *,  leurs  chances  de  gain  s'épuisent  \  ils  perdent 
coup  sur  coup ,  et  vont  se  jeter  dans  la  Seine  ou  deman- 
der au  premier  passant  la  bourse  ou  la  vie.  C'est  celte 
classe  d'hommes  qui  peuple  de  cadavres  les  marbres 
noirs  de  la  Morgue.  Le  gouvernement  prend  soin  de  ces 
"estes  livides ,  les  expose,  les  ensevelit-,  tout  cela  se  fait 

^^"^  une  régularité  admirable  et  un  soin  tout  paternel. 

oamiCjjg  encore  mieux,  je  l'avoue,  qu'une  prévoyance 


I  8(>  DKS  MAISONS  DE   JEU 

plus  luimaine ,  en  fermant  les  portes  des  maisons  de  jeu  , 
sauvât  ces  misérables ,  et  eonservât  à  leurs  familles  et  à 
la  société  le  produit  de  leurs  utiles  travaux. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  dans  tout  ceci,  c'est  que 
la  loi  française  fulmine  contre  ces  établissemcns  et  les 
anéantit  sans  miséricorde.  Lisez  Tarlicle  4io  du  Code 
pénal  -,  il  condamne  «  à  une  amende  de  cent  francs  à  six 
mille  francs,  tous  les  propriétaires  de  ces  maisons,  leurs 
associés,  leurs  préposés,  leurs  agens-,  confisque  h  son 
profit  le  mobilier  des  mêmes  maisons,  et  va  jusqu'à  lais- 
ser aux  juges  la  faculté  de  prononcer  contre  les  cou- 
pables une  interdiction  de  cinq  années.  »  Et  malgré  cette 
sévérité  du  Code,  le  gouvernement  devient  le  partenaire 
des  criminels  que  la  loi  poursuit  î  II  ratifie  leurs  gains, 
par  une  ordonnance,  sous  la  condition  expresse  qu'il 
aura  sa  part  de  ces  gains  !  Il  les  proscrit  d'une  manière 
abstraite,  et  les  encourage  par  son  autorisation  réelle!  il 
avoue  que  ces  lieux  sont  infâmes,  et  les  produits  de  cette 
infamie  vont  grossir  le  trésor  de  l'état  :  c'est  le  comble 
de  l'immoralité. 

On  peut  encore  considérer  sous  un  autre  point  de  vue 
les  établissemcns  dont  il  s*agit.  Ce  sont  des  instrumens 
de  politique  financière  :  c'est  par  leur  moyen  que  le  gou- 
vernement fait  sortir  des  pocbes  de  ses  sujets  une  cer- 
taine quantité  d'argent,  aux  dépens  de  leur  moralité  et 
de  leur  industrie,  au  détriment  du  commerce  et  des  res- 
sources de  l'état  :  c'est  à  l'aide  de  la  même  macbine  qu'il 
s'approprie  les  guinées  et  les  piastres  d'un  grand  nombre 
d'étrangers,  aussi  aveugles  et  aussi  crédules  que  les  élu- 
dians  en  médecine  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

«  A  Paris,  dit  l'auteur  de  Y  Écarté  (i),  les  besoins  d 


(i)  Voyez  [)!us  liaul,  pa 


ace 


E>-    I  nA^CE   ET   EN   A.NGLETEKRE.  187 

celle  classe  d'hommes  qui  vivent  toujours  entre  la  dissi- 
pation et  la  misère  sont  devenus  un  objet  de  spéculation 
et  de  commerce.  Les  juifs  et  les  usuriers  de  Londres  sont 
de  fort  honnêtes  gens  si  vous  les  comparez  à  cette  tourbe 
de  misérables  que  Ton  rencontre  à  Paris  à  chaque  pas, 
toujours  prêts  à  vous  avancer  de  l'argent  à  un  intérêt 
exorbitant,  pourvu  que  vous  leur  donniez  des  garanties 
ou  des  valeurs.  Ils  ne  prêtent  à  leurs  compatriotes  que 
fort  difficilement  et  sur  de  bons  gages  :  en  vertu  de  la 
loi  française,  cinq  années  d'emprisonnement  équivalent 
à  racquitlcment  de  la  dette,  et  plus  d'un  débiteur  insol- 
vable ou  malhonnête  a  subi  ces  cinq  années  de  retraite, 
pour  sortir  des  mains  de  ses  créanciers.  Aussi  les  usuriers 
parisiens  ont-ils  soin  d'inscrire  sur  leurs  livres  les  noms 
de  ceux  qui  les  ont  payés,  qui  ne  les  ont  pas  payés,  ou  qui 
leur  ont  fait  attendre  le  remboursement.  C'est  à  ce  grand- 
livre  de  l'usure  qu'ils  ont  recours,  c'est  lui  qu'ils  consul- 
tent pour  savoir  s'ils  doivent  avancer  leurs  fonds  ou  les 
refuser. 

))  Quand  ils  ont  affaire  à  des  étrangers,  ils  se  montrent 
beaucoup  plus  faciles.  Ils  savent  que  l'étranger  ne  peut 
quitter  Paris  sans  prendre  un  passeport  j  qu'il  est,  par  sa 
position  même,  sous  la  surveillance  immédiate  de  la  po- 
lice, que  par  conséquent  le  débiteur  ne  peut  leur  écha|,- 
per.  S'ils  apprennent  que  ce  dernier  est  sur  le  point  de 
partir,  ils  vont,  leurs  lettres  de  change  ou  leurs  bUlets 
à  la  main  ,  chez  le  juge  de  paix  du  quartier  ,  se  procurent 
le  majulat  d'arrêt,  lancent  sur  le  fugitif  le  premier  huis- 
sier royal  et  sa  horde  de  recors  \  en  moins  de  vingt-quatie 
heures  l'étranger  se  trouve  à  Sainte-Pélagie. 

^ '^.es  usuriers,  peste  sociale,  sont  les  véritables  sou- 
tiens des  maisons  de  jeu  j  c'est  à  eux  que  s'adresse  le 
3"»iieur  maii^Qreux  ,   certain  (surtout  s'il  est  Anglais) 


l88  DKS  MAISONS   DE   JEU 

cFcn  obtenir  la  somme  qu'il  demande,  à  cinquante  pour 
cent  d'intérêt.  Les  femmes  qui  fréquentent  les  mêmes 
établissemens  sont  des  auxiliaires  plus  brillans  et  plus 
utiles  encore.  Quelques-unes  de  ces  sirènes  ont  de  la 
fortune  et  se  classent  parmi  les  femmes  entretenues  de 
haute  volée-,  d'autres  n'ont  pour  ressources  que  le  jeu  et 
le  produit  de  leurs  charmes.  D'accord  avec  les  usuriers, 
et  liées  avec  les  jeunes  gens  qui  fréquentent  ces  maisons, 
elles  servent  d'agcns  intermédiaires  entre  le  préteur  et 
l'emprunteur.  Quand  la  table  d'écarté ,  les  dépenses  du 
lilburv  et  de  la  loge  aux  Bouffes  ont  épuisé  la  bourse  du 
premier  j  sa  maîtresse  lui  suggère  la  possibilité  de  relever 
sa  fortune  délabrée  en  ayant  recours  à  T usurier  qu'elle 
connaît  :  elle-même  se  charge  complaisamment  de  la  né- 
gociation, l'accomplit,  fait  signer  au  jeune  homme  des 
lettres  de  change  d'une  valeur  beaucoup  plus  forte  que  la 
somme  prêtée,  et  reçoit  ordinairement  du  préteur,  à 
titre  d'épingles,  un  schall  de  cachemire  ou  un  billet  de 
mille  francs  :  l'amant  ne  peut  s'empêcher  de  lui  faire  à 
son  tour  un  cadeau j  le  tems  s'écoule,  Sainte-Pélagic- 
s'ouvre  et  se  referme,  et  l'Armide  consolée  vole  à  de 
nouvelles  conquêtes  du  même  genre  que  suivent  les 
mêmes  résultats. 

»  Tous  les  genres  de  bassesse  semblent  se  concentrer 
dans  ces  lieux  de  réprobation  :  souvent  les  dupes  de  ces 
femmes  attachées  aux  maisons  de  jeu  appartiennent  aux 
meilleures  familles  de  France  et  vivent  dans  la  plus  haute 
société.  J'en  ai  vu  qui,  devenus  étrangers  à  tout  senti- 
ment d'honneur,  s'avilissaient  jusqu'à  protéger  les  amours 
de  leurs  propres  maîtresses  et  des  riches  Anglais  qu'i-'» 
dépouillaient  à  frais  communs.  Réduits  à  une  ind\^ence 
extrême  par  leur  passion  insen:  ée ,  et  forcés  po"  cette  in- 
digence même  de  renoncer  aux  plaisirs  0^  J^^-  \  quan^ 


E^   FRANCK   ET   EN    ANGLETERRE.  1  8c) 

une  pile  de  napoléons,  placôc  devant  eux,  leur  permet- 
tait de  se  livrer  de  nouveau  à  cette  volupté  sans  égale, 
ils  trouvaient  que  rien  n'était  plus  commode  qu'un  An- 
glais amoureux,  serraient  autant  qu'il  était  en  leur  pou- 
voir les  nœuds  de  celte  honorable  liaison ,  et  se  réjouis- 
saient avec  leurs  belles  du  succès  de  leurs  manœuvres. 
L'exagération  n'entre  pour  rien  dans  ce  hideux  tableau  , 
dont  une  connaissance  intime  des  laits,  une  fidélité  scru- 
puleuse ,  ont  tracé  tous  les  détails. 

»  Ce  doit  cire  pour  la  France  un  grave  sujet  de  ré- 
flexions. Si  elle  n'arrête  dans  son  cours  contagieux  la 
dégradation  de  ses  enfans,  elle  verra  se  flétrir  encore 
ses  lis ,  autrefois  éclalans  de  fraîcheur  et  de  majesté. 
C'est  d'elle-même  que  naissent  les  vices  ,  la  faiblesse,  les 
maux  sans  nombre  qui  la  dévorent  ;  c'est  la  passion  du 
jeu  qui  entretient  à  la  fois  dans  tous  les  rangs  un  esprit 
de  désordre  et  de  dépendance ,  de  turbulence  et  de  ser- 
vage. Nourrie,  encouragée  par  le  gouvernement,  non- 
seulement  cette  passion  est  la  source  de  crimes  odieux, 
mais  de  cette  habitude  du  Vice  plus  dangereuse  que  le 
crime  même.  Mieux  vaudrait  encore  remplir  des  sueurs 
et  des  larmes  du  pauvre,  de  l'agriculteur,  de  la  veuve 
et  de  l'orphelin ,  les  caisses  du  trésor  public  ^  mieux  vau- 
drait faire  subir  à  la  France  toutes  ces  exactions  dont 
les  pachas  turcs  écrasent  leurs  esclaves  ,  que  d'établir  et 
de  protéger,  au  centre  de  la  capitale,  des  serres-chaudes 
de  vice ,  des  réservoirs  publics  et  privilégiés  de  fraude , 
de  misère  et  de  paresse;  de  puiser  à  ces  sources  im- 
mondes, et  de  ramasser  l'or  dans  la  fange.  » 

La  conclusion  de  tout  ce  qui  précède  est  facile  à  dé- 
duire. Le  système  que  nous  venons  d'analyser  dans  ses 
principes  et  dans  ses  efîets  repose  sur  des  bases  fausses  et 
produit  des  résultats  dangereux.  Le  législateur  ne  doit 


XgO  DES  MAISONS  DE  JEU 

jamais  pcrmctlro  C€  qu'il  avoue  être  condamnable;  en 
accordant  sa  protection  et  sa  sanction  au  vice  qu'il  stig- 
matise, il  lui  confère  une  légalité  d'autant  plus  immo- 
rale qu'elle  est  en  contradiction  avec  ses  principes.  Le 
vulgaire  n'est  que  trop  porté  à  croire  que  tout  ce  qui 
porte  V empreinte  administrative  est  juste  et  irrépro- 
chable. Il  est  imprudent ,  pour  ne  pas  dire  plus,  d'im- 
primer le  sceau  de  la  loi  au  vice-,  condamnable  de  pré- 
lever un  impôt  sur  lui,  déshonorant  de  partager  ses  gains. 
Par  conséquent  un  tel  mode  de  législation,  par  rapport 
aux  maisons  de  jeu  ,  ne  peut  être  trop  sévèrement  rejeté. 
Passons  maintenant  au  système  des  maisons  de  jeu  en 
Angleterre. 

La  scène  va  changer.  Au  lieu  de  trouver  dans  les  mai- 
sons de  jeu  de  Londres  des  individus  de  toutes  les  classes 
(comme  il  arrive  en  France),  et,  pour  ainsi  dire,  un  épi- 
tomé  de  la  population  entière,  nousn'y  rencontrerons  que 
deux  espèces  d'hommes  :  ceux  qui  ont  le  malheur  d'être 
au-dessus,  et  ceux  qui  sont' au-dessous  du  mépris.  Au 
lieu  d'y  voir  l'avidité  des  banquiers  et  de  leurs  prati- 
ques, la  fraude  des  uns,  la  duperie  des  autres ,  modérées 
et  soumises  à  une  sorte  de  règle  par  des  ordonnances  de 
policô  et  une  surveillance  assidue ,  nous  y  verrons  le  vice, 
dans  toute  son  audace  ,  bravant  la  loi  ou  l'éludant-,  la 
supercherie,  le  vol,  la  cupidité,  la  sottise,  célébrant  leurs 
orgies  secrètes,  et  commettant  une  foule  d'actes  dont 
l'iniqui  é  gigantesque  n'est  point  réprimée,  parce  que  la 
loi  ne  peut  accorder  aucune  protection  aux  victimes 
qu'elle  flétrit  comme  coupables.  Si  les  maisons  de  jeu 
en  France  exposent  le  joueur  à  tous  les  maux  que  j'ai 
signalés,  celles  de  Londres  sont  bien  plus  dangereuses 
encore  -,  on  y  est  dupe  non-scuicmcnt  de  sa  propre  folie, 


Eîf   ri\l>C.F.   KT   EIM   ANGLETERRE.  IQI 

mais  de  rimprobité  la  plus  (lagrante  :  et  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  le  surnom  de  hells ,  enfers,  leur  est 
assigné  par  la  voix  publique  :  c'est  bien  là  le  lieu  de 
damnation  et  de  désespoir -,  c'est,  comme  dit  Millon, 

Le  séjour  dévorant  de  l'clcrnellc  angoisse. 

A  coté  de  la  résidence  du  roi  d'Angleterre  s'élèvent 
plusieurs  palais  splendicles,  dont  le  plus  magnifique  oc- 
cupe le  centre  de  la  rue  Saint-James.  Il  se  nomme  Club 
de  Crockford  :  c'est  le  plus  grand  des  enfers  de  Lon- 
dres. Un  autre  est  établi  dans  la  Place  du  Parc,  et  porto 
le  nom  de  Club  de  Milton-Mowbraj ,  Un  troisième  est 
situé  Place  deJVaterloo  (i),  et  s'appelle  Club  de  la 
chasse  au  Renard.  Ces  brillans  asiles  de  pillage,  de  dé- 
sespoir et  d'agonie  rivalisent  insolemment  avec  les  de- 
meures aristocratiques  qui  les  environnent,  et,  en  dépit 
de  la  loi  et  de  ses  agens,  déploient  leur  magnificence  in- 
sultante dans  les  rues  les  plus  populeuses  et  les  plus  riches 
de  la  capitale.  Les  entrepreneurs  de  cette  spoliation  pu- 
blique établissent  leur  banque  sur  le  seuil  même  du  pa- 
lais où  réside  la  majesté  royale  :  jour  et  nuit  leur  antre 
est  ouvert  ^  plus  coupables  mille  fois  que  s'ils  avaient  dé- 
robé dans  quelque  allée  obscure  le  mouchoir  d'un  pauvre 
aveugle,  ils  récoltent  impunément  les  fruits  de  leur  in- 
dustrie criminelle ,  et  au  lieu  d'aller  mourir  à  Newgale  (2) 
comme  ils  l'ont  mérité  ,  ils  se  retirent  millionnaires. 

Pourquoi  ces  c/aZ'5  prétendus,  dont  la  véritable  desti- 
nation est  connue  ,  échappent-ils  à  la  sévérité  de  la  loi? 
Anacharsis  l'a  dit ,  il  y  a  vingt  siècles  :  «  Le  réseau  de  la 

(i)  Nouvelle  place,  construite  sur  les  dessins  de  Nash,  architecte  ce'- 
lèbre  de  l'e'poquc  actuelle. 

(i)  Prison  et  lieu  d'exécution, 

XXVI.  i4 


If)2  DES   MATSOIVS  DF.    JEU 

juslice  prend  les  mouchos  au  passnge;  los  gros  animnnx 
])risent  sa  toile  et  conlinuent  leur  route.  « 

Plus  d'une  précaution  est  prise  d'ailleurs  pour  sous- 
traire ces  établissemens  à  la  vindicte  des  tribunaux.  Au- 
cun d'eux  ne  se  donne  pour  maison  de  jeu.  Ce  sont  des 
clubs.  Voici  le  prospectus  d'une  de  ces  maisons,  forcée, 
par  un  assassinat  (i)  dont  elle  a  été  récemment  le  tbéalrc, 
de  suspendre  ses  opérations.  Le  style  éb'gant  et  pompeux 
de  l'annonce  indique  assez  clairement  à  quelle  classe  de 
la  société  elle  est  adressée  : 

<(  Une  réunion  de  personnes  appartenant  à  la  baule 
société  a  conçu  le  projet  de  former  un  cluh  choisi^  où  elle 
îidmeltra  tous  ceux  que  leur  naissance  et  leur  position 
mettent  en  état  de  se  livrer  sans  réserve,  mais  avec  dé- 
cence, aux  amuscmens  que  la  mode  et  le  bon  ton  sanc- 
tionnent. Celte  réunion  croit  devoir  soumettre  son  projet 
aux  personnes  de  cette  classe,  et  inviter  celles  qui  l'ap- 
prouveront à  concourir  et  à  coopérer  le  pliis  tôt  possible 
à  la  mise  à  exécution  de  leur  plan.  Qu'il  nous  suffise  de 
dire  ici  que,  pour  rendre  cet  établissement  digne  des 
suffrages  que  l'on  désire  obtenir,  les  sociétaires  ont  com- 
biné la  sécurité,  la  libéralité,  l'élégance,  la  solidité,  et 
que  les  membres  de  l'association  y  trouveront  des  avan- 
tages que  ne  leur  offre  aucune  institution  du  même  genre. 
Pour  obtenir  des  renseignemens  plus  détaillés,  on  n'a 
qu'à  se  présenter,  entre  midi  et  deux  bcures,  Pall-Mall, 
n''  55.  )) 

Dieu  merci  !  Les  auteurs  de  celle  annonce  restreignent 
dans  le  cercle  des  gens  comme  il  faut  leur  société  de  rou- 
lelte  et  à'êcarté.  Ils  bannissent  la  roture  et  Tinduslrie  de 


(i)  \Tcare  ,  banquier  île  cetrc  maison  ,  fut  lue  d'un  conp  <le  pistolet  nar 
Thnrtell. 


EN  FRANCE  ET  EN   ANGLETEIIRE.  lf)3 

loiirsancluairc  !  C'est  Tulilo  résultat  des  prohibitions  lé- 
gales, alors  mémo  qu'elles  sont  déjouées  par  la  corrup- 
tion et  la  ruse. 

Entrons  dans  celle  maison  ornée  de  colonnes  :  c'est  la 
plus  belle  de  toute  la  rue;  cette  porte  de  bronze,  au 
marteau  de  cuivre  poli ,  c'est  la  porte  de  notre  enfer.  Une 
manière  de  frapper  spéciale  et  convenue  vous  annonce, 
et  Ton  vous  introduit  dans  le  vestibule.  Quand  vous  l'avez 
]iarcouru,  et  que  l'on  sait  qui  vous  êtes,  vous  vous  trou- 
vez devant  une  seconde  porte  également  de  bronze,  et 
hermétiquement  fermée  comme  Tétait  la  première.  Vers 
le  centre  de  la  porte,  à  hauteur  diiomme  ,  est  pratiquée 
une  espèce  de  petite  lunette,  au  moyen  de  laquelle  les  gar- 
diens de  l'intérieur  prennent  voire  signalement  avant 
d'ouvrir.  La  lourde  barrière  vous  donne  accès  et  retombe 
ensuite  ;  vous  êtes  sur  le  grand  escalier  que  le  gaz  éclaire, 
et  dont  de  beaux  lapis  de  Turquie  recouvrent  les  degrés. 
Au  sommet  de  cet  escalier,  une  troisième  porte  vous  arrête 
encore;  et  ce  n'est  qu'après  avoir  franchi  un  quatrième 
obstacle,  placé  immédiatement  cà  l'entrée  du  salon  de  jeu, 
que  vous  parvenez  à  ce  mystérieux  et  splendide  sanc- 
tuaire. C'est  l'appartement  consacré  à  la  rouge  et  la  noire, 
plus  loin  se  trouve  le  salon  de  la  roulette.  Tous  deux 
sont  de  vastes  parallélogrammes,  dont  les  tentures  de 
damas  rouge,  les  lustres  elles  girandoles,  le  plafond  re- 
vêtu par  une  main  habile  des  teintes  du  soleil  couchant, 
les  glaces  nombreuses  ,  et  les  meubles  d'acajou  et  de  bois 
des  Indes,  feraient  honneur  au  plus  riche  et  au  plus 
somptueux  des  pairs  qui  siègent  à  la  chambre  haute.  Par- 
tout le  cristal  taillé  à  facettes,  les  métaux  précieux,  les 
tableaux  de  prix  frappent  vos  regards  éblouis.  Incliné  sur 
ces  ottomanes  couvertes  d'étoffes  précieuses,  vous  recon- 
naissez des  hommes  cl  quelquefois  des  femmes  du  premier 


iq^  DES  MAISONS  DE   JEU 

rang,   des  orateurs  du  parlement,  des  gens  à  la  mode, 
des  membres  de  la  Compagnie  des  Indes,  même  des  au- 
teurs et  des  moralistes  célèbres.  La  politesse  affectée  de 
quelques  habitans  de  ce  lieu  signale  à  voire  attention 
les  grands-prétres  du  logis ^  gens  de  bas  étage,  qui  af- 
fectent et  imitent  avec  assez  d'uisance  les  manières  de 
l'bomme  comme  il  faut,  mais  dont  le  mauvais  ton  invo- 
lontaire et  le  jargon  bizarre  trahissent  l'origine  et  le  mé- 
tier.  Mélange  hétérogène  de  vieux  joueurs  ruinés,  de 
jockeys  congédiés,  de  valets  de  chambre  fripons,  de  con- 
trebandiers, de  filous  repris  de  justice,  de  banquerou- 
tiers frauduleux j  de  maquignons  dans  tous  les  genres, 
d'agioteurs  ruinés  à  la  bourse  ;  tout  cela  est  revêtu  d'ha- 
bits magnifiques.  La  plupart  ont  leur  maison  de  cam- 
pagne, leur  maîtresse  en  titre,   leur  calèche  et  leurs 
grooms.  Non-seulement  ils  s'enrichissent  des  dépouilles 
de  la  table  de  jeu,  mais  leur  mobilier,  leurs  vétemens, 
leurs  bijoux,  trophées  de  leur  profession,  leur  ont  été 
cédés  à  bas  prix  ,  par  quelque  joueur  malheureux  ,  qui, 
dans  un  moment  de  détresse ,  a  fait  ressource  de  tout. 
Qu'on  blâme  ensuite  le  guérillero  des  Asturies  et  le  bri- 
gand des  Calabres!  Auprès  de  ces  misérables,  le  bandit 
espagnol  ou  italien  est  un  héros  de  vertu  :  il  a  du  courage  \ 
il  brave  les  lois,  mais  ouvertement  -,  il  expose  sa  vie,  sou- 
vent il  attaque  un  ennemi  plus  fort  que  lui ,  plus  nom- 
breux ou  mieux  armé.  Mais  dans  quelle  profondeur  de 
bassesse  faut-il  avoir  trempé  son  ame,  pour  exercer  ce 
lâche  pillage,  cette  déprédation  sans  danger,  ce  brigan- 
dage impuni  qui  ne  s'attaque  qu'à  la  faiblesse  aveugle! 

L'autel,  ou,  si  Ton  veut,  la  table  de  jeu,  est  placé  au 
centre,  et  un  énorme  amas  de  pièces  d'or  tente  la  cupi- 
dité des  assistans.  Un  des  confédérés  fait  les  caries  et 
s'assied  auprès  de  X^hanque.  Un  autre,  armé  d'un  râteau, 


E>    FRANCE   ET   EI^   ANGLETERRE.  I95 

lecucillo  les  gains  derélablissemcnt-,  crautrcs  encore  sont 
chargés  de  répartir  les  sommes  gagnées  par  les  joueurs. 
Des  jetons  rouges  et  noirs  sont  symétriquement  placés 
sur  le  tapis  vert ,  six  paquets  de  caries  sont  placés  devant 
le  tailleuT'y  et  le  jeu  commence. 

Je  n'entrerai  pas  dans  les  détails  techniques  de  la  rouge 
et  la  noire  ;  je  me  contenterai  de  dire  que  toutes  les 
chances  sont  en  Taveur  des  maîtres  de  rétablissement. 
Sans  parler  de  riiabilude  des  croupiers,  et  de  la  parfaite 
connaissance  qu'ils  ont  acquise  de  toutes  les  combinai- 
sons du  jeu  5  la  rapidité  avec  laquelle  les  parties  se  suc- 
cèdent ,  l'état  de  demi-ivresse  où  se  trouvent  la  plupart 
des  assistans,  excepté  les  chefs  de  la  maison,  favorisent  le 
brigandage.  Le  croupier  est  toujours  un  adepte  dans  l'art 
de  retourner  les  cartes  et  de  faire  paraître  telle  couleur 
qu'il  veut.  Il  y  a  deux  ans,  quelques  jeunes  lords  avaient 
perdu  aux  dés  plus  de  cinquante  mille  livres  sterling. 
L'un  d'eux  emporta  les  dés  et  les  mit  dans  sa  poche;  ils 
étaient  faux.  Le  jeu  de  la  roulette  est  le  plus  meurtrier 
de  tous  les  jeux ,  parce  qu'il  est  plus  expédilif.  Cette  urne, 
placée  au  milieu  de  la  table,  est  un  vrai  gouffre  où  des 
milliers  de  livres  sterling  s'engloutissent  en  cinq  minutes. 
Veut-on  savoir  quels  énormes  gains  recueillent  les  maîlres 
de  ces  enfers?  on  n'a  qu'à  juger  de  leurs  bénéfices  par 
leurs  dépenses.  Le  club  de  Fishmonger  s-Hall  paie, 
pour  la  dépense  courante,  mille  liv.  st.  (26,000  fr.) 
par  mois.  Il  a  coûté  originairement  quarante  mille  livres 
sterling  (1,000,000  fr.)  d'établissement.  En  trois  mois  il 
est  entré  plus  de  cent  cinquante  mille  livres  sterling 
(3,y  5o,ooo  fr.)  dans  sa  caisse.  Le  chef  des  cuisines  a  reçu, 
pour  le  jour  de  l'an,  cinq  cents  livres  sterling  (12,600  fr.) 
d'étrennes-,  et  mille  livres  sterling  (25,000  fr.)  ont  été 
distribuées  aux  domestiques. 


rC)6  DES  MAISO^■S  DE  JEU 

Les  inspecteurs  reçoivent  huit  livres  sterling  par  se- 
maine-,   les  croupiers  six  livres  sterling^  les  garçons  de 
salle,  deux  ^  les  concierges,  deux.  Il  faut  payer  les  gardes 
de  nuit  (i)  ,  pour  s'assurer  de  leur  protection  et  de  leur 
bienveillance-,  les  agens  de  police,  pour  échapper  aux  re- 
cherches. Une  somme  considérable,  mais  dont  nous  ne 
pouvons  fixer  le  taux,  est  versée  dans  la  caisse  de  certains 
personnages  assez  bien  instruits  pour  avertir  d'avance  les 
maîtres  de  Y  enfer  du  danger  qu'ils  courent,  lorsque  les 
magistrats  vont  faire  une  descente  dans  leurs  domaines. 
L'acte  récemment  porté  par  le  parlement,  acte  qui  con- 
damne à  la  pénitence  du  moulin  (2),  non-seulement  les 
propriétaires,    mais  les  habitués  des  maisons  de  jeu,   a 
rendu  ce  dernier  déboursé  plus  nécessaire  que  jamais,  et 
fait  augmenter  la  somme  convenue.  Grâces  à  tant  de  pré- 
cautions, banquiers  et  joueurs  continuent  paisiblement 
leur  métier.  Si  le  constable  frappe  à  la  première  porte  de 
V enfer,  personne  ne  lui  répond  \  les  habitans  du  lieu  fuient 
par  une  porte  secrète  :  les  lampes  et  les  bougies  s'éteignent 
tout  à  coup  -,  le  matériel  de  la  maison  de  jeu  disparaît 
par  enchantement-,  et  les  magistrats,  une  fois  parvenus 
à  ouvrir  ou  à  briser  ces  barrières  multipliées ,  ne  trouveut 
que  le  silence,  l'obscurité  et  une  mystification  complète. 
Hélas!    s'il  s'agissait  de  punir  quelques  pauvres  ou- 
vriers, qui  le  dimanche  au  soir  se  rassemblent  dans  une 
taverne  pour  jouer  au  piquet  ou  au  bouton,  deux  ou  trois 
farthings  (3)  la  fiche,  la  justice  s'armerait  de  son  ton- 
nerre^ elle  écraserait  ces  petits  coupables^  elle  saurait 

(i)  Jf'atchmcn. 

{1)  Tread-mill ;  espèce  de  plancher  circulaire  ,  mobile,  place'  sur  un 
jtlan  oblique,  divisé  en  comparllmens  e'gaux.  Les  condamnes  le  font 
mouvoir  en  marchant  [by  ikeir  tread). 

(3)  Liard. 


E^'   FRANCE  ET   EN  ANGLETERRE.  I()7 

bien  priver  l'aubergiste  de  sa  patente,  et  mettre  en  prison 
les  délinquansî  Mais  nous  n'avons  pas  encore  vu,  mal- 
î^ré  toutes  les  menaces  des  tribunaux,  un  seul  gentleman 
envoyé  au  moulin-pcnilentiaire,  pour  avoir  peidu  au 
gagné  son  patiimoine  à  Fishnionger  S'IIall. 

En  France,  le  vice  du  mode  administratif  employé  par 
rapport  aux  maisons  de  jeu  est  dans  la  loi  elle-même  \ 
en  Angleterre,  les  dispositions  législatives  sont  raison- 
nables :  les  bommes  seuls  sont  coupables.  Tout  en  assi- 
milant ces  établissemens  aux  maisons  de  prostitution  et 
de  débaucbe,  nos  législateurs  ne  craignent  pas  de  les 
fréquenter.  Le  propriétaire  du  Club  de  Crockford  se 
vantait  l'autre  jour  de  compter  au  nombre  de  ses  habi- 
tués la  majorité  des  membres  du  parlement  :  faire  des 
lois  et  les  violer,  c'est  une  double  et  singulière  existence. 
Quelque  jugement  que  l'on  porte  sur  ce  contraste  bi- 
zarre ,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  nos  Lycurgues, 
eu  frappant  de  condamnations  sévères  le  jeu  dont  ils  se 
réservent  le  privilège,  bannissent  des  rangs  du  peuple  le 
vice  dont  ils  s'assurent  le  monopole  :  conduite  assez  peu 
conséquente,  si  l'on  veut,  mais  bienfaisante  dans  ses 
suites. 

La  plupart  des  clubs  ou  tripots  de  Londres  ont  des 
espions  et  des  ambassadeurs  chargés  d'amener  dans  leurs 
filets  la  proie  opulente  qui  leur  promet  de  riches  dé- 
pouilles. Des  invitations  à  dîner  sont  envoyées  à  domi- 
cile. Des  repas  splendides,  où  tous  les  vins  les  plus  exquis 
sont  prodigués  aux  convives,  commencent  le  drame  et 
préparent  les  victimes  à  se  laisser  spolier  sans  remords. 
La  table  de  jeu  est  voisine  de  la  salle  à  manger  \  l'homme 
riche,  dont  on  connaît  d'avance  les  ressources,  joue  et 
gagne  :  puis  il  perd  ^  on  lui  prête  ^  il  signe  des  billets  do 
dix,  vingt,  trente  mille  liv.  st.  j  et  le  lendemain  malin  , 


îq8  UES  MAISOZVS  DE  JEU 

il  s'cloiine  de  s'élie  appauvri  en  une  soirée,  sans  que  la 
plus  légère  réflexion  ait  traversé  son  esprit ,  offusqué 
par  les  vapeurs  du  vin  de  Champagne  et  de  Xerez. 

Si  vous  entrez  à  minuit  dans  un  de  ces  enfers,  tout 
Aous  semble  calme  et  de  bonne  compagnie  :  la  marque 
de  réprobation  ne  s'est  pas  encore  montrée  sur  ces  fronts 
pâles;  mais  ayez  la  patience  d'y  rester  jusqu'au  malin-, 
à  mesure  que  les  fumées  du  vin  se  dissipent,  et  que  le 
roulis  de  Turne  mobile  engoufi're  des  trésors  au  profit  des 
maîtres  du  lieu,  la  scène  devient  de  plus  en  plus  hideuse. 
Le  râteau  fait  son  office,  et  les  guinées  résonnent  sur  la 
table.  Ici  un  jeune  homme ,  destiné  à  siéger  parmi  les 
soutiens  de  la  couronne  et  les  chefs  de  la  législature, 
pleure  comme  un  faible  enfant;  un  autre  ,  plus  âgé,  les 
bras  croisés ,  la  tète  penchée ,  l'œil  fixé  sur  le  vide ,  semble 
péliifié  par  son  désespoir  :  il  y  en  a  de  furieux  et  de 
maniaques  qui  se  livrent  à  tout  ce  que  le  délire  et  la  folie 
ont  de  terrible  et  de  repoussant.  Les  auteurs  des  deux 
ouvrages  que  nous  avons  cités  plus  haut  donnent  une 
épouvantable  liste  de  meurtres,  d'assassinats,  de  suicides, 
de  tentatives  pour  faire  sauter  la  banque  au  moyen  de 
pétards  et  de  bombes  incendiaires;  de  forfaits  de  tous  les 
genres  émanés  de  ces  repaires,  soit  en  Angleterre,  soit 
en  France.  Pour  nous,  qui  ne  voulons  qu'examiner  phi- 
losophiquement les  institutions  législatives  qui  se  rap- 
portent aux  maisons  de  jeu ,  nous  ne  copierons  pas  ces 
détails  épouvantables,  et  nous  contenterons  de  résumer 
les  observations  précédentes,  et  d'en  tirer  les  déductions 
nécessaires. 

Dans  l'état  de  la  civilisation  moderne  il  est  impossible 
qu'une  masse  considérable  d'individus  n'ait  pas  beau- 
coup de  tcms  et  beaucoup  d'argent  à  perdre.  "L'ennui,  ce 
démon  redoutable,  les  persécute,  les  liarcèle,  les  préci- 


K>    1-UANC1-:   ET  E3f   ANGLETERllE.  1()<) 

pile  dans  les  tripots ,  rend  nécessaire  à  leur  existence 
blasée  l'excitation  de  la  table  de  jeu.  Ils  jouent,  non 
pour  devenir  riclics,  car  ils  le  sont  déjà,  mais  pour  se 
désennuyer,  pour  avoir  quelque  chose  à  espérer  et  à 
craindre,  pour  se  sentir  vivre.  Sans  doute  il  vaudrait 
mieux  que,  remplissant  une  place  utile  dans  la  commu- 
nauté, ils  produisissent,  ne  fut-ce  qu'un  soulier  ou  un 
sabot,  que  d'employer  ainsi  leur  tems  :  sans  doute  ils 
courent  risque  de  perdre  leur  fortune,  de  se  faire  fri- 
ponner  par  les  croupiers  et  brûler  la  cervelle  par  quel- 
que joueur  au  désespoir.  Mais  quel  remède  employer 
contre  un  mal  qui  se  trouve  enraciné  dans  les  entrailles 
mêmes  de  la  société  moderne  ?  Puisque  l'aristocratie  est 
faite  pour  mener  ce  genre  de  vie,  puisque  son  blason  se 
compose  de  cartes ,  de  jeux  de  dés  et  de  limiers  de  chasse , 
ne  troublons  point  ses  occupations  et  ses  plaisirs.  Une 
fois  avertie  qu'elle  enfreint  les  lois ,  qu'elle  se  désho- 
nore, qu'elle  se  suicide,  laissons-la  se  plonger  dans  le 
gouffre ,  les  yeux  ouverts.  Laissons  ces  messieurs ,  comme 
dit  le  satirique  (i), 

Acheter  à  prix  d'or  l'amour  et  le  plaisir, 
Dîner,  boire,  voter,  jouer;  puis  enrichir 
Du  cadavre  d'un  lord  le  caveau  des  ancêtres. 

Quant  à  l'autre  population  industrieuse  ,  dont  les  tra- 
vaux sont  le  patrimoine  permanent  de  la  société,  dont 
l'activité  et  le  tems  sont  les  trésors ,  on  ne  peut  employer 
de  restrictions  trop  puissantes,  de  lois  prohibitives  trop 
sévères,  pour  l'empêcher  de  se  mêler  à  des  plaisirs  im- 
moraux et  corrupteurs,  qui,  détruisant  sa  puissance  et 
son  bien-être,  priveraient  ses  concitoyens  du  produit  de 

(i)  Pope  ,  sat.  1. 


200  DES  MAISONS  DE   JEU 

son  industrie  cl  de  Texemple  de  sa  laborieuse  persévé- 
rance. 

La  manière  dont  l'adminislralion  française  agit  envers 
les  maisons  de  jeu  est  donc  pernicieuse  au  dernier  degré  ^ 
l'espèce  de  régularité  que  sa  police  introduit  dans  ces 
établissemens  offre  un  encouragement  et  une  prime  au 
vice.  En  Angleterre  ,  Thomme  qui  met  le  pied  dans  un 
tripot  sait  qu'il  se  rend  coupable  d'un  délit,  que  la  loi 
l'assimile  aux  voleurs  de  nuit  et  aux  filles  publiques.  Il 
sait  à  quoi  il  s'expose.  S'il  lui  arrive  mallieur,  on  ne  peut 
en  conscience  le  plaindre.  Les  atrocités  dont  ces  lieux 
sont  souvent  le  théâtre,  l'infâme  combinaison  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  hideux  et  de  plus  méprisable  au  monde , 
on  un  mot  le  caractère  réprouvé,  l'atmosphère  de  crime 
qui  environne  ces  antres,  sont  encore  des  garanties.  Nul 
homme  qui  a  sa  réputation  à  conserver,  nul  homme 
honnête  et  industrieux ,  personne  (  excepté  ces  hauts  et 
suzerains  seigneurs  placés  au-dessus  de  l'estime  et  du 
blâme)  n'osera  s'aventurer  dans  ces  lieux  de  ténèbres,  où 
il  n'y  a  ni  justice  ni  protection  à  espérer  contre  la  fraude, 
dans  ces  régions  maudites  ,  où  la  loi  n'existe  plus.  En 
France  au  contraire  la  passion  du  jeu  est  encouragée  par 
le  gouvernement  qui  prélève  les  plus  clairs  des  bénéfices 
qu'elle  produit  ^  on  peut  passer  toutes  les  nuits  à  Fias- 
LYzii,,  sans  s'exposer  à  d'autres  périls  qu'à  une  ruine  prompte 
et  complète  j  et  le  besoin  de  jouer  est  descendu,  peste 
dévorante,  jusque  dans  les  dernières  classes  de  la  société 
française. 

Les  questions  que  nous  avons  posées  plus  haut  se  ré- 
solvent d'elles-mêmes  \  et  il  est  facile  de  conclure  de  tout 
ce  qui  précède  : 

i"  Que  nul  gouvernement  ne  doit  permettre  l'établis- 
sement des  maisons  de  jeu. 


EUf    FKAKCK    ET  EN   AUGLETEViRE.  20  1 

1°  Que  nul  gouvernement  ne  doit  accorder  à  ces  mai- 
sons une  sanction  même  partielle  et  momentanée  :  en- 
core moins  prélever  une  taxe  sur  leurs  produits ,  et  leur 
concéder  sa  protection  à  ce  prix. 

3""  Que  tout  gouvernement  doit  les  prohiber  sous  les 
peines  les  plus  sévères-,  et  que  cette  prohibition  sera  tou- 
jours bienfaisante,  quand  même ,  comme  en  Angleterre, 
la  connivence  de  quelques  hommes  puissans  avec  les 
joueurs,  les  escrocs  et  les  banquiers,  en  ferait  des  lieux 
privilégiés,  où  les  classes  supérieures  et  les  classes  in- 
fimes auraient  seules  le  droit  et  l'audace  de  pénétrer. 

(  Jfestminster  Be^iew.  ) 


§^CKttce5    ^^on(i(|ue5. 


UNFLUEJVCE     DES     LIMITES     NATURELLES     DES     EMPIRES      SLR     LEUR 
STABILITÉ    ET    LEURS    DESTINEES. 


En  politique  ,  Texpression  limites  naturelles  peut  élre 
comprise  diversement  :  commençons  donc  par  fixer  le 
sens  que  nous  y  attacherons. 

La  raison  et  la  nature  sont  toujours  d'accord  -,  ce  qui 
est  conforme  à  Tune  ne  peut  être  opposé  à  l'autre.  Lors- 
qu'il s'agit  de  l'homme,  on  ne  craint  point  de  dire  que 
si  les  institutions  qu'il  a  étahlies  ne  le  rendent  pas  heu- 
reux, elles  choquent  à  la  fois  la  nature  et  la  raison.  Les 
hautes  facultés  dont  le  Créateur  a  doué  l'espèce  humaine 
sont  des  moyens  de  félicité  dont  elle  doit  faire  l'emploi 
le  plus  profitahle  -,  telle  est  sa  destination  sur  la  terre  : 
mais  ces  facultés  ne  peuvent  être  complètement  exer- 
cées, et  ne  prennent  tout  le  développement  dont  elles 
sont  susceptibles  que  dans  une  société  bien  organisée, 
sous  un  bon  gouvernement.  Il  s'agirait  donc  de  connaître 
les  conditions  auxquelles  un  état  doit  satisfaire  pour  qu'il 
soit  bien  gouverné.  S'il  était  vrai,  comme  le  croyait 
J.-J.  Rousseau,  qu'il  y  a  des  inconvéniens  très-graves 
qu'un  grand  état  ne  saurait  éviter,  on  aurait  à  faire  des 
recherches  sur  l'étendue  territoriale  et  le  nombre  d'ha- 
bitans  qu'aucun  état  ne  devrait  dépasser,  pour  qu'il  puisse 
remplir  constamment  ses  devoirs  envers  la  nation  qui  Ta 
constitué.  Le  travail  entrepris  pour  résoudre  ces  difficiles 


LIMITES  NATURELLES  DES  ÉTATS.  ao3 

questions  serait  bien  digne  des  plus  grands  efforts  de  l'in- 
telligence humaine  \  il  tendrait  à  fixer  aux  divisions  po- 
litiques de  la  terre  des  limites  tracées  par  la  raison  ,  et 
que  Ton  serait  autorisé  à  regarder  comme  naturelles. 

Mais  nous  sommes  encore  loin  de  Tépoque  où  cette 
entreprise  ne  sera  plus  au-dessus  de  nos  forces  :  nous  ne 
saurions  pas  même  poser  exactement  les  questions  h.  ré- 
soudre ;  presque  point  de  connaissances  acquises ,  de  faits 
instructifs,  et  quant  aux  théories,  elles  n'inspireraient 
pas  assez  de  confiance  pour  que  l'on  s'aventurât  à  la  suite 
de  pareils  guides.  J.-J.  Rousseau  fut  moins  prudent  :  né 
dans  une  petite  république ,  et  vivant  dans  un  grand 
royaume  dont  le  gouvernement  ne  pouvait  être  cité 
comme  un  modèle,  il  ne  fut  pas  exempt  de  préjugés  en 
faveur  des  petits  états  ;  il  écouta  moins  la  voix  de  la  rai- 
son que  celle  d'une  ingrate  patrie  j  il  écrivait  en  citoyen 
de  Genève,  quoiqu'il  eût  renoncé  à  ce  titre.  Il  n'avait 
pas  vu  l'Amérique;  le  grand  spectacle  de  l'affranchisse- 
ment du  Nouveau-Monde  n'avait  point  frappé,  exalté 
son  génie  5  dans  aucun  de  ses  écrits,  il  ne  suppose  que 
l'art  de  gouverner  puisse  faire  des  découvertes  et  se  per- 
fectionner, comme  les  autres  inventions  de  l'homme. 
Lorsqu'on  voudra  méditer  avec  fruit  sur  l'étendue  la  plus 
convenable  qu'il  faudrait  assigner  à  un  état,  loin  de  con- 
sulter le  Contrat  Social,  on  fera  bien  de  fermer  le  livre, 
de  peur  de  se  laisser  entraîner  par  la  magie  du  style  hors 
des  voies  du  raisonnement. 

Presque  tous  les  peuples  ont  conservé  dans  leurs  an- 
nales le  souvenir  de  leurs  déplacemens,  de  leurs  mouve- 
mens  plus  ou  moins  rapides,  selon  leurs  forces,  pour  en- 
treprendre une  invasion,  ou  pour  s'y  opposer.  Entre  ces 
masses  mobiles  qui  se  heurtent  ou  se  suivent,  on  re- 


204  LIMITES  KÀTUUELLES  DES  ÉTATS. 

marque  des  lieux  où  nulle  agitation  ne  se  fait  sentir,  que 
le  torrent  des  migrations  a  toujours  contournés,  sans 
pouvoir  y  pénétrer,  et  encore  moins  les  couvrir  et  v 
laisser  quelques  débris.  Ces  lieux  privilégiés  en  apparence 
ont  aussi  des  limites  naturelles  :  ce  n'est  point  à  des  in- 
stitutions, à  des  lois,  ni  même  à  la  puissance  des  mœurs 
qu'ils  sont  redevables  du  long  repos  dont  ils  ont  joui; 
des  montagnes,  des  rochers,  des  fleuves  bordés  de  ma- 
rais ou  la  rigueur  du  climat,  les  ont  seuls  protégés  contre 
tout  envahissement  :  les  habitans  de  ces  contrées  ont  pu 
recevoir  parmi  eux  des  botes  et  les  conserver,  mais  ils 
n'ont  jamais  subi  le  joug  d'une  domination  étrangère. 
Le  Caucase  dans  l'ancien  continent,  et  quelques  parties 
des  hautes  Andes  en  Amérique  offrent  des  exemples  re- 
marquables de  ces  populations  stationnaircs ,  environnées 
de  nations  dont  les  mouvemens  s'arrêtent  à  leurs  limites. 
D'autres  peuples  en  bien  plus  grand  nombre  ont  quitté 
le  sol  natal,  envahi  de  nouveaux  territoires,  poussé  leurs 
conquêtes  jusqu'aux  lieux  où  des  obstacles  naturels  leur 
ont  opposé  trop  de  résistance.  Voilà  une  troisième  sorte 
de  limites  naturelles ,  et  c'est  de  celles-ci  que  nous  nous 
occuperons  spécialement.  En  contemplant,  dans  l'histoire, 
l'immense  tableau  des  oscillations  des  empires ,  de  leur 
élévation  et  de  leur  chute,  on  entrevoit  au  moins  quel- 
ques-unes des  causes  qui  limitèrent  leur  accroissement, 
ce  qui  met  sur  la  voie  pour  assigner  avec  quelque  cer- 
titude les  ageus  de  destruction  qui  préparèrent  leur  dé- 
cadence ,  et  finirent  par  consommer  leur  ruine,  La  plu- 
part de  ces  états ,  dojit  il  ne  reste  plus  que  la  mémoire  et 
(pielquesmonumens,  ne  purent  s'environner  que  de  fron- 
tières ouvertes,  accessibles  sur  tous  les  points,  et  qui  n'é- 
taient indiquées  au  voyageur  que  par  des  poteaux  ,  sans 


LIMITES  NATl'nF.LLES   DES  ÉTATS.  2o5 

aucun  changement  du  sol,  des  mœurs  et  du  langage  :  la 
nature  n'avait  rien  fait  pour  les  séparer  de  leurs  voisins 
avec  lesquels  ils  devaient  se  confondre  lot  ou  lard  ,  soit 
en  les  absorbant ,  soit  en  se  laissant  entamer,  morceler, 
incorporer  successivement  jusqu'à  leur  entière  dispari- 
tion. 

Il  y  a  donc  réellement  des  limites  conservatrices  des 
empires ,  des  divisions  politiques  de  la  surface  du  globe 
propres  à  maintenir  la  paix  entre  les  nations  ,  h  leur  ga- 
rantir la  plus  longue  durée,  et  tous  les  biens  que  l'on 
peut  attendre  d'une  société  que  rien  ne  trouble  dans  sa 
marche  vers  la  perfection.  La' nature  a  tracé  ces  limites 
avec  la  grandeur  qu'elle  manifeste  dans  ses  œuvres  ^  elle 
les  a  mises  hors  des  atteintes  du  tcms  et  des  travaux  de 
l'homme.  L'ambition  qui  cherche  à  les  atteindre  est  digne 
d'éloges ,  et  peut  être  décorée  du  nom  de  patriotisme  : 
l'orgueil  qui  voudrait  les  franchir  mériterait  l'éclatante 
punition  infligée  par  l'Europe  au  plus  illustre  des  con- 
quérans  modernes.  Les  hommes  d'état  doivent  s'attacher 
à  les  connaître ,  à  ne  point  les  perdre  de  vue  non-seule- 
ment dans  l'organisation  générale  du  gouvernement  et  la 
direction  de  sa  politique,  mais  dans  ce  qui  est  relatif  aux 
subdivisions  du  territoire  :  on  y  remarque  aussi  les  bons 
effets  d'une  démarcation  de  limites  conforme  à  la  nature 
des  lieux.  C'est  ainsi  que,  depuis  l'occupation  de  la  Sicile 
par  les  Romains  jusquà  nos  jours,  les  divisions  de  cette 
île  n'ont  point  changé,  sous  quelque  domination  qu'elle 
ait  passé.  Jetons  donc  un  coup  d'œil  sur  ces  frontières 
naturelles,  afin  d'étudier  leurs  propriétés  et  leur  in- 
fluence que  nous  vérifierons  dans  l'histoire. 

Les  frontières  dont  il  s'agit  ne  sont  pas  les  lignes  de 
contact  entre  les  peuples  ,  mais  les  obstacles  qui  les  sépa- 
rent ,  tels  que  les  montagnes ,  les  mers,  les  lacs  ,  les  dé- 


Îi06  LIMITES  NATURELLES  DES  ÉTATS. 

serts.  L'intcrposilion  de  ces  barrières  naturelles  sulfit 
presque  partout  pour  établir  et  conserver  des  différences 
de  mœurs,  de  langage,  de  nations.  Or,  on  ne  peut  douter 
que  l'unité  nationale  ne  soit,  pour  les  étals,  une  condi- 
tion de  rigueur,  pour  qu'ils  soient  toujours  forts  et  ca- 
pables de  résister  à  une  invasion.  Dans  Torigine,  cbaque 
peuple  institua  son  gouvernement  pour  maintenir  Tordre 
et  la  paix  dans  Tintérieur,  et  résister  plus  eflicacement 
aux  attaques  de  sesennemis  :  il  ne  pensait  nullementalors  à 
imposer  à  quelque  voisin  le  joug  de  ses  institutions  et  de 
ses  lois.  Les  nations  se  répandaient  encore  librement  sur 
un  sol  inoccupé,  et  ne  s'arrêtaient  que  par  la  difficulté 
de  continuer  à  s'étendre^  ainsi,  presque  toutes  étaient 
arrivées  jusqu'à  leurs  limites  naturelles.  Autems  de  Jules 
César,  l'Helvélie  occupait  à  très-peu  près  le  même  espace 
que  la  Suisse  moderne  :  «  Les  Helvétienssont  confinés  par 
la  nature  dans  le  pays  qu'ils  babitent-,  le  Rbin  ,  fleuve 
très-large  et  très-profond ,  les  sépare  des  Germains  -,  d'un 
autre  côté ,  la  haute  chaîne  du  Jura  s'interpose  entre  eux 
et  les  Séquaniens-,  enfin  ,  le  lac  Léman  et  le  Rhône  for- 
ment leurs  limites  du  côté  de  nos  provinces,  w  (  Com- 
mentaires de  Jules  César).  En  jetant  les  yeux  sur  une 
carte  de  géographie  ancienne,,  on  apercevra  prompte- 
ment  que  les  principales  divisions  politiques  n'ont  pres- 
que point  varié  depuis  plus  de  mille  ans. 

Heureusement  pour  la  race  humaine  ,  des  barrières 
élevées  par  la  nature  ont  empêché  le  despotisme  d'en- 
vahir toute  la  terre.  Les  souverains  de  l'Europe  s'épou- 
vantent au  seul  nom  du  libéralisme  français,  et  prennent 
les  plus  grandes  précautions  pour  que  ce  dangereux  en- 
nemi ne  pénètre  point  dans  leurs  états  :  les  peuples  ne 
partagent  point  ces  appréhensions^  ils  savent  que  ces 
libéraux  si  redoutés  ne  méditent  point  de  conquête,  et 


LIMITTS  MTUHKLLES  DES   ÛTATS.  207 

qu'ils  ne  séparent  point  les  intérêts  de  leur  patrie  de  ceux 
des  autres  nations,  de  Tluimanité  tout  entière.  On  a  pu 
craindre,  pendant  quelques  années,  que  la  France  ne 
se  laissât  éblouir  par  féclat  de  la  victoire,  et  ne  devînt 
conquérante  en  dépit  de  ses  philosophes  et  de  leurs 
maximes  pacifiques-,  celte  illusion,  si  elle  a  duré  quel- 
que lems,  a  été  cruellement  dissipée,  et  sans  être  tiè-- 
olairvoyant,  on  s'attendait  à  la  catastrophe  qui  a  mis  fin 
à  ses  excursions  guerrières. 

En  effet,  si  l'on  consulte  l'histoire  sur  les  effets  des 
conquêtes  les  plus  fameuses,  on  verra  qu'elles  brillèrent 
comme  des  météores  ,  et  se  dissipèrent  avant  que  Té- 
lilouissement  des  peuples  eût  cessé  -,  comparables  h  cet 
égard  h.  la  fusée  qui  s'élève  dans  les  airs  avec  une  prodi- 
gieuse vitesse,  s'éteint   et  tombe,  laissant  derrière  elle 
l'impression  de  la  lumière   qu'elle  répandit.  Les  armées 
de  Sésostris  ne  déposèrent  en  aucun  lieu  des  témoignages 
pcrmanens  de  leur  passage.  «  Vingt  fois ,  dit  un  géogra- 
phe célèbre,  les  tribus  nomades  de  l'Asie  centrale,  aban- 
donjiant  leurs   immenses  pâturages  ,  fondirent  sur  les 
peuples  cultivateurs,  renversèrent  des  trônes,  boulever- 
sèrent pour  quelques  momens  des  pays  civilisés,  et  ce- 
pendant elles  laissèrent  subsister  les  divisions  politiques 
telles  qu'elles  sont  encore  aujourd'hui.  » 

Sur  quelque  litre  qu'une  nation  veuille  fonderie  pou- 
voir qu'elle  s'attribue  sur  une  autre,  qu'elle  fasse  valoir 
des  droits  de  conquête  ou  d'alliance ,  des  Irailés  de  paix 
ou  les  cvénemens  d'une  guerre  ,  ses  prétentions  sont 
odieuses  à  la  nation  qui  en  est  l'objet.  Ces  aggloméra- 
tions forcées  ne  peuvent  durer  long-tems  ^  la  nature  les 
repousse  de  toute  son  énergie,  et  tend  sans  cesse  h.  les 
détruire.  Charles-le-Simplc  céda  au  brave  Roîlon  le  du- 
ché de  Normandie  :  un  descendant  du  chef  danois  fait  la 

XXVI.  ^  i5 


'io8  LIMITES  ^ATLHELLES   DES    ÉTATS. 

conquête  de  rAiigIclerre  ^  il  ne  l'ut  cependant  pas  pos- 
sible d'établir  entre  ces  deux  possessions  du  même  maître 
une  sincère  et  durable  union.  Le  seul  résultat  des  lon- 
gues guerres  que  ces  erreurs  politiques  ont  suscitées  entre 
la  France  et  l'Angleterre,  a  été  la  renonciation  définitive 
de  la  dernière  puissance  à  toute  prétention  sur  aucune 
partie  du  territoire  de  la  première. 

L'histoire  nous  montre  dans  Alexandre  un  conqué- 
rant qui  étonne  et  subjugue  la  pensée,  et  que  la  raison 
ne  condamne  qu'à  regret  ^  mais  dès  que  son  génie  ne  di- 
rige plus  ses  vastes  entreprises ,  que  devient  l'empire  que 
la  victoire  lui  avait  soumis  ?  Son  successeur  ne  règne  que 
deux  ans-,  les  peuples  conquis  se  lévoltent^  et  après 
trente  ans  de  combats,  tous  ont  recouvré  leur  indépen- 
dance. Charlemagne,  conquérant  moins  illustre,  mais 
plus  sage  qu'Alexandre,  ne  méconnut  point  l'irrésistible 
effet  des  barrières  naturelles  qui  s'opposent  à  la  réunion 
des  peuples  -,  il  n'essaya  point  de  contraindre  les  Fran- 
çais, les  Allemands  et  les  Italiens  à  ne  composer  qu'une 
seule  nation  ;  il  partagea  son  empire  entre  ses  fils ,  assi- 
gnant aux  états  de  chacun  des  limites  que  le  tems  n'a 
presque  point  changées.  L'ambitieux  Napoléon  se  sou- 
mit aussi  à  cette  loi  générale  des  limites  ;  il  la  subit  comme 
une  nécessité  politique  :  à  l'exemple  de  Charlemagne,  il 
conserva  les  trônes,  en  éleva  de  nouveaux,  y  plaça  sa 
famille  et  ses  amis,  et  n'incorpora  à  la  France  qu'une 
très-petite  partie  de  ses  conquêtes.  Lorsqu'un  monarque 
guerrier  a  réuni  plusieurs  peuples  sous  sa  domination, 
ses  funérailles  sont  presque  toujours  le  signal  dudémem- 
hrement  de  ses  états. 

Qu'on  établisse  des  garnisons  dans  un  pays  conquis  : 
bientôt  ces  soldats  étrangers  se  confondront  avec  le  peu- 
ple qu'ils  devaient  contenir^  le  climat  exercera  sur  eux 


LIMITF.S  r^ATl  IIELLES   UKS   HTATS.  209 

une  influence  qui  les  rapprochera  de  plus  en  j)lus  des 
indigènes^  tout  se  disposera  pour  opérer  la  séparation  , 
et  la  grande  loi  des  limites  sera  observée  aussi  exacte- 
ment que  si  elle  n'avait  point  cessé  d'être  en  vigueur. 

On  demandera  peut-être  si  la  grandeur  des  états,  et 
parconse'quent  la  position  de  leurs  frontières,  n'ont  point 
de  relations  nécessaires  avec  la  forme  du  gouvernement? 
Cette  question  mérite  un  examen  très-attentif,  et  qu'il  faut 
faire  en  interrogeant  l'histoire.  On  sait  que  les  guerres 
ne  sont  pas  rares  entre  les  républiques  et  les  monarchies, 
et  que  la  victoire  paraît  suivre  de  préférence  les  drapeaux 
républicains  :  si  des  royaumes  sont  conquis,  si  des  rois 
pris  sur  leur  tfône  ou  sur  le  champ  de  bataille  sont  ame- 
nés dans  une  république,  si  leurs  trésors  sont  distribués 
entre  les  vainqueurs,  les  mœurs  républicaines  s'altèrent 
promptement,  et  tôt  ou  tard  l'état  change  de  forme  et 
prend  celle  qui  convient  aux  nouvelles  mœurs  de  la  na- 
tion -,  mais  ces  révolutions  n'ont  aucune  influence  sur  les 
limites  entre  les  peuples j  citoyens  ou  sujets,  ils  main- 
tiennent leur  unité  nationale  ,  et  ne  se  confondent  avec 
aucun  de  leurs  voisins.  On  ne  peut  donc  se  dispeuî^er 
d'attribuer  aux  formes  de  terrain  qui  constituent  ces  li- 
mites une  influence  permanente,  conservatrice  du  ca- 
ractère distinctif  de  chaque  nation.  Entrons  dans  quel- 
ques détails  sur  ces  formes  de  terrain  qu'il  est  si  important 
de  bien  connaître. 

Les  rwières.  Suivant  les  opinions  le  plus  générale- 
ment admises,  il  est  très-convenable  de  choisir  pour 
limites  entre  deux  états  voisins  les  grandes  lignes  tra- 
cées par  la  nature,  et  les  rivières  se  présentent  d'a- 
bord, comme  plus  apparentes  sur  le  sol  et  sur  les  cartes. 
On  allègue  en  leur  faveur  qu'elles  forment  de  bonnes 
frontières  militaires,   qu'on  ne  peut  se  dispenser  d'en 


210  LIMITES  KATLCEI.LKS  DES   ÉTATS. 

tenir  compte  dans  les  combinaisons  slralôgiqucs ,  rt 
qu'elles  sont  d'une  grande  utilité  dans  les  guerres  dé- 
fensives. Qu'on  leur  conserve  donc  rem[)loiqui  leur  est 
assigné  depuis  long-lems  ^  mais  loin  de  leur  accorder  la 
faculté  de  maintenir  la  séparation  des  peuples,  on  doit 
reconnaître  (ju'elles  contribuent  très-efficacement  à  les 
unir,  à  multiplier  entre  eux  les  points  de  contact ,  les  re- 
lations d'amitié,  les  communications  réciproquement 
miles.  Sans  le  secours  de  la  navigation  sur  les  rivières, 
des  nations  établies  dans  la  même  vallée,  mais  très-loin 
l'une  de  l'autre,  ne  se  seraient  connues  que  beaucoup 
plus  tard ,  et  leur  première  entrevue  aurait  eu  lieu ,  peut- 
être,  sur  un  cbampde  bataille.  En  rendant  le  commerce 
facile,  plus  sur  et  plus  étendu,  la  navigation  sur  les  ri- 
vières a  puissamment  concouru  au  développement  de 
l'industrie,  et  au  progrès  de  la  civilisation. 

Pour  qu'une  rivière  puisse  rendre  à  un  état,  en  tems 
de  paix,  tous  les  services  dont  elle  est  capable,  il  faut 
que  son  cours  lui  appartienne  tout  entier.  C'est  ainsi  que 
la  possession  exclusive  de  l'Hudson  fait  prospérer  Télat 
de  New-York^  le  Conneclicut  procure  aussi  de  grands 
avantages  à  l'état  qui  porte  son  nom  :  au  contraire  ,  l'état 
de  New-Jersey,  appuyé  d'un  coté  sur  l'Hudson  et  de 
l'autre  sur  la  Delaware,  est  dans  une  position  Irès-dé- 
fuvorable  -,  ses  babitans,  toujours  divisés  par  les  intérêts 
commerciaux,  ne  s'accordent  que  rarement  et  difficile- 
ment en  politique-,  la  marcbe  du  gouvernement  y  est 
souvent  embarrassée,  incertaine,  pénible. 

Lorsque  le  bassin  d'une  rivière  est  assez  étendu  pour 
qu'il  s'y  forme  plusieurs  bras,  le  cours  des  eaux  n'est 
plus  une  limite  qui  leur  convienne  :  le  partage  se  fit 
de  tous  tems,  de  manière  que  la  rivière,  traversant  toutes 
ces  divisions  politiques,  y  entretînt  des  relations  de  paix. 


LlMllLS    r^ATLllELLKS  DES   ÉTATS.  211 

Cl  servît  à  lies  échanges  profitables  à  tous.  Si  un  fleuvcî 
n'est  considéré  que  comme  frontière  militaire,  son  uti- 
lité dépendra  désormais  des  progrès  que  Tart  de  la  guerre 
aura  faits-,  et  il  faut  remarquer  ([ue  ses  acquisitions  sont 
presque  toujours  profitables  à  l'attaque  ,  beaucoup  plus 
qu'à  la  défense.  Ainsi,  le  tems  approche  où  les  rivières 
auront  perdu  celte  propriété  qu'on  leur  a  reconnue  jus- 
qu'à présent,  celle  de  contribuer  à  la  défense  des  étals 
dont  elles  sont  la  limite. 

Les  mers.  S'il  est  des  peuples  qui  redoutent  les  périls 
de  la  navigation,  les  mers  sont  à  coup  sûr  la  meilleure 
barrière  que  Ton  puisse  opposer  à  leurs  attaques  :  contre 
un  peuple  navigateur,  il  faut  chercher  d'autres  moyens 
de  sûreté. 

Un  peuple  navigateur  étend  sa  domination  avec  une 
prodigieuse  rapidité  -,  il  tombe  aussi  vite  qu'il  s'était  élevé. 
Les  Aénitiens  ne  sont  plus.  L'empire  des  Portugais  dans 
l'Inde  a  brillé  du  plus  vif  éclat  \  une  armée  pleine  de 
courage,  d'habiles  généraux,  d'excellentes  places  fortes, 
des  alliés  fidèles,  semblaient  avoir  établi  sur  une  base  iné- 
branlable la  puissance  du  Portugal  dans  cette  partie  du 
monde  \  les  Hollandais  y  parurent,  et  tout  fut  changé  (i). 
Les  destinées  de  l'empire  britannique  dans  les  mêmes 
contrées  sont  leTsecret  de  l'avenir:  nous  le  voyons  main- 
lenanl  à  son  apogée-,  avec  dix  mille  soldats  anglais  et 
cent  mille  cypaves,  quatre-vingts  millions  de  sujets  hin- 
dous sont  tenus  dans  la  soumission.  Cette  force  serait 
trop  insuffisante ,  si  quelque  influence  morale  ne  sup- 
pléait point  à  ce  qui  lui  manque^  mais  cet  auxiliaire  con- 

(i)  Voyez,  sur  Te  la  t  actuel  des  possessions  des  Portugais  dans  l'Hin- 
doslan  ,  le  Tableau  statistique  de  l'Asie ,  dans  notre  27»  numéro;  et, 
dans  le  i't  ,  la  belle  description  de  Goa  dans  les  Estiuisscs  de  l'Iadc. 


2  12  LIMITES  :>(\Ti:n  ELLES  DES  LTATS. 

servcra-t-il,  dans  tous  les  lems,  le  pouvoir  qu'il  exerce 
aujourd'hui  ?  Déjà  circulent  des  rumeurs  menaçantes  sur 
la  slabilité  de  cet  empire  -,  il  paraît  que  récemment  Tes- 
piit  d'insubordination  s'est  répandu  parmi  les  troupes 
indigènes  de  la  Compagnie.  L'Hindoslan  sera  libre  un 
jour  ,  on  n'en  doute  point,  soit  qu'il  trouve  en  lui-même 
les  moyens  de  s'affranchir ,  soit  qu'il  profile  des  secours 
qu'il  peut  recevoir  de  quelque  autre  contrée  asiatique, 
ou  même  de  l'Europe. 

Quelques  publicistes  prétendent  qu'une  position  in- 
sulaire est  un  obstacle  au  perfectionnement  social  j  qu'une 
nation  isolée  au  milieu  de  l'océan  ne  participe  que  plus 
lard  et  moins   complètement  aux  bienfaits  de  la  civili- 
sation ^  que  son  état  de  barbarie  peut  se  prolonger  plus 
long-tems  que  sur  aucune  partie  d'un  continent  :  Ray- 
nal  dit  même  qu'un  observateur  attentif  en  trouverait 
quelques  traces   dans  la  Grande-Bretagne.   Cette  opi- 
nion est  contredite  par  l'histoire;  les  écrivains  qui  l'ont 
adoptée  ne  lui  donnent  pour  appui  que  des  faits  isolés 
et  des  doctrines  philosophiques  dont  elle  serait  une  con- 
séquence. Les  plus  anciens  documens  que  l'on  ait  sur 
l'Irlande  attestent  que  celte  île  n'était  pas  plus  barbare 
que  le  nord  de  l'Europe  à  la  même  époque  :  lorsqu'on 
fit  la  découverte  de  ^Madagascar,  l'état  politique  et  social 
y  fut  trouvé  plus  avancé  que  dans  l'Afrique  continen- 
tale. Quant  à  la  Méditerranée,  on  sait  que  ses  îles  oc- 
cupent  une  place  honorable  dans  l'histoire   de  l'esprit 
humain.   Ainsi,   les  mers  ne  peuvent  être  considérées 
comme  une  barrière  entre  les  peuples;  et  quant  aux  sû- 
retés qu'elles  peuvent  procurer  contre  les  attaques  d'un 
ennemi,  elles  protègent  les  peuples  forts  et  défendent 
mal  ceux  qui  auraient  besoin  de  s'environner  d'un  rem- 
part inaccessible. 


LIMIIT-S   NATUUELLES    DES   ÉTATS.  ?.  1  ,'i 

Les  montagnes.  Celle  sorlc  d'obstacles  naturels  est  > 
pour  réconomie  politique ,  un  objet  de  profondes  études, 
et  Thomme  de  guerre  n'allacbc  pas  moins  d'importance 
à  bien  connaître  les  ressources  qu'ils  peuvent  offrir  pour 
la  défense,  et  les  difficultés  qu'ils  opposent  à  l'allaque. 
Les  montagnes  séparent  les  peuples  et  les  élats  ;  l'esprit 
national  s'arrcle  à  leur  sommet ,  aussi  bien  que  l'aulorilé 
du  gouvernement.  S'il  était  possible  d'élever  de  pareilles 
forteresses  en  Ire  toutes  les  divisions  politiques  de  la  terre, 
les  guerres  seraient  plus  rares.  On  a  vu  plus  souvent  les 
armées  françaises  dans  les  Pavs-Bas  et  sur  les  bords  du 
Rbin  qu'au-delà  des  Alpes  et  des  Pyrénées.  Les  Hautes- 
Andes  empêcheront  dans  tous  les  tems  que  l'est  et  l'ouest 
de  l'Amérique  puissent  être  soumis  à  un  même  gouver- 
nement, réunis  dans  un  seul  état,  et  par  celte  raison, 
Texpédilion  de  Gonzalo  Pizarro  fut  une  des  plus  désas- 
treuses dont  rhisloire  ait  conservé  le  souvenir. 

L'babitant  des  plaines  a  quelquefois  la  curiosité  de  vi- 
siter les  monlagnes  ,  mais  il  n'y  transporte  point  son  ha- 
bitation. Parmi  les  nombreux  cultivateurs  américains  qui 
ont  chaque  jour  sous  les  yeux  les  sommets  des  monta- 
gnes Bleues  ,  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un  sur  mille  qui 
en  ait  approché.  Entre  la  Nouvelle-Angleterre  et  le  Ca- 
nada,  une  chaîne  de  monlagnes  même  d'une  élévation 
médiocre  est  une  frontière  plus  propre  à  maintenir  la 
séparation  des  deux  étals  que  ne  pourrait  l'élre  le  fleuve 
Saint-Laurent. 

Il  est  bien  rare  qu'une  chaîne  de  hautes  montagnes 
soit  environnée  d'une  population  dont  le  caractère,  les 
mœurs,  les  goûts  et  les  opinions  ne  présentent  point  des 
contrastes  remarquables.  On  expliquera  comme  on  vou- 
dra cette  influence  des  sites ,  de  la  forme  du  terrain  ,  du 
climat,  de  la  lumière,  etc.  Le  fait  est  la  chose  essen- 


2  1.}  LIMITES   ^ATLl;^LLl:S   DES    LTATS. 

lirllc,  cl  les  obiCi'valioiis  produisent  un  si  grand  nonibie 
de  témoignages  en  sa  faveur,  qu'il  est  tout-à-fait  liors 
de  doute.  On  en  reeueille  des  preuves  jusque  dans  les 
conseils  tle  quelques  étals  de  notre  confédération.  «  Tv.i 
ajq)iis  d'un  membre  de  la  législature  de  Pejisylvanie, 
dit  JNJ.  Finch,  que  sur  un  grand  nombre  de  questions 
que  l'on  discule,  on  sait  d'avance  comment  opineront  les 
d(*jmlés  envovés  de  Test  ou  de  l'ouest  des  montagnes.  » 
On  a  fait,  en  Virginie,  la  morne  observation  sur  les  ha- 
bilans  des  deux  versans  opposés  des  montagnes  Bleues. 
Quelquefois  même  les  dissidences  entre  la  vieille  et  la 
nouvelle  Virginie  menacent  la  ])aix  intérieure.  En  gc- 
jiéral ,  il  règne  dans  presque  tous  les  états  de  l'Union 
une  fâcheuse  rivalité  entre  l'est  et  l'ouest  :  et  comme 
celte  dernière  partie  comprend  tout  l'intérieur  du  pays, 
elle  est  à  la  fois  la  j)lus  vaste  ,  la  plus  fertile  ,  la  plus  puis- 
i^nnte  en  raison  de  ses  produits  et  de  sa  population,  et  elle 
lend  sans  cesse  à  rapprocher  d'elle  le  centre  du  gouver- 
nement ,  au  préjudice  de  la  partie  orientale.  Il  y  a  dans 
l'état  de  New-Jersey  un  petit  canton  qui  manifeste  très- 
clairement  l'influence  diverse  des  montagnes  et  des  ri- 
vières, comme  limites  entre  des  étals.  Ce  canton  peut 
avoir  trente  milles  de  long  sur  deux  à  trois  milles  de 
large,  entre  la  Delaware  et  les  montagnes  Bleues  :  c'est 
Yultima  Thule  du  jNew-Jersey.  Quelques  convenances 
politiques  Tout  fait  réunir  à  cet  état  dont  il  est  séparé 
par  une  ligne  continue  de  plus  de  mille  pieds  de  hauteur 
au-dessus  du  niveau  de  leurs  plaines.  On  Taurait  com- 
plètement oublié,  si  les  habilans  n'avaient  point  adressé 
à  la  législature  une  pétition  pour  obtenir  qu'on  leur  ou- 
vre enfin  quelque  voie  de  communication  avec  leurs  con- 
citoyens. Les  seules  relations  commerciales  qu'ils  aient 
établies  les  éloignent  de  plus  en  j)lus  de  Tétat  auquel  ils 


LIMITES  ^ATUr.^.LLF.S  DES   ÉT\TS.  ?- l  J 

aupiirlit'iincnl-,  ils  Iransporleiil  leurs  prodails  au-delà  de 
la  Delaware,  et  les  livrent  à  la  Pensylvanie. 

Quelques  moiUagiies  entassées  assez  près  les  unes  des 
autres  pour  fumier  des  groupes  où  des  vallées  fertiles 
]îeuveiil  nourrir  une  population  nombreuse,  sont  de 
vastes  forUeresses  dont  les  habilans  composent  la  garni- 
son. L'art  de  Tingénieur  est  sans  pouvoir  contre  ces 
remparts  élevés  parla  nature  :  les  montagnards,  profitant 
des  avantages  de  leur  position ,  furent  de  tout  tems  des 
voisins  redoutables  et  très-incommodes.  Les  Suisses  firent 
des  conquéles  autour  d'eux,  et  leurs  bailliages  italiens 
furent  aussi  mal  administrés  par  ces  républicains  que  la 
Suisse  l'avait  été  par  les  gouverneurs  autrichiens.  On 
sait  que  les  babitans  du  Caucase  n'ont  pas  encore  perdu 
l'habitude  de  faire  des  incursions  dans  les  plaines,  et  d'y 
lever  des  contributions.  Il  fut  un  tems  où  les  chefs  des 
montagnards  écossais  exerçaient  une  sorte  de  souverai- 
neté à  vingt  milles  autour  de  leurs  rochers,  et  préle- 
vaient sur  tous  ceux  qui  venaient  s'établir  dans  cet 
espace  un  impôt  qui  n'était  jamais  refusé  ]  les  taxes  im- 
posées par  le  souverain  légitime  étaient  quelquefois  élu- 
dées, mais  on  n'essayait  point  de  se  soustraire  à  celles 
que  les  higlilanders  exigeaient. 

Les  déserts.  De  tous  les  obstacles  qui  peuvent  empê- 
cher les  nations  de  communiquer  entre  elles  ,  quel  que 
soit  le  but  de  ces  communications,  aucun  n'est  plus 
propre  à  celte  destination  que  de  vastes  déserts.  L'Egypte 
nous  offie  l'exemple  le  plus  remarquable  de  cet  isole- 
ment prescrit  parla  nature.  Plus  d'une  fois  ses  rois  firent 
la  conquête  de  la  Judée  ,  et  les  chefs  de  la  nation  juive, 
emmenés  en  captivité  ,  furent  les  trophées  de  ces  vic- 
toires j  mais  la  Palestine  ne  devint  jamais  une  province 
égyptienne.  Réduite  à  l'impuissance  d'assujétir  ses  voi-. 


2l()  LIMITES    NATURELLES   DES   ÉTATS. 

siiis,  ri'^gvple  en  Tut  bien  dédommagée  par  les  moyens  de 
défense  qu'elle  trouva  dans  sa  position.  C'est  ce  que 
prouve  la  longue  durée  de  son  histoire  et  de  son  indé- 
pendance, prolongée  pendant  tant  de  siècles.  A  la  vérité 
elle  succomba  sous  les  Pasteurs  et  sous  Cambyse -,  mais 
quand  Hussein ,  fils  de  Mahomet-Ali-Pacha  ,  voulut  imi- 
ter ce  conquérant,  ce  fut  son  armée  qui  revint,  et  les 
domaines  dont  l'ambitieux  général  avait  entrepris  la 
conquête  se  réduisirent  à  l'espace  occupé  par  son  tom- 
beau. 

Des  déserts  séparaient  les  empires  dont  Constantinople 
et  Persépolis  étaient  les  capitales.  L'un  des  successeurs 
de  Constantin  accoutuma  ses  soldats  à  faire  des  irruptions 
dans  la  Perse.  Ses  entreprises  furent  heureuses  :  les 
aigles  romaines  furent  poi  tées  au-delà  du  Tigre  ,  les 
places  de  Tcnnemi  furent  prises,  il  semblait  que  tout  le 
pays  était  soumis^  cependant  l'armée  victorieuse  n'y  sé- 
journa pas  plus  d'un  an,  et  n'y  revint  point.  Les  fré- 
quentes expéditions  des  Persans  dans  l'Asie -Mineure 
n'eurent  pas  ])lus  de  suite. 

Louis  XIV  envahit  la  Lorraine  et  la  Franche-Comté  : 
la  morale  condamne  ces  conquêtes,  mais  la  politique  les 
absout.  L'acquisition  de  ces  deux  provinces  donnait  à  la 
France  une  frontière  plus  facile  à  défendre,  et  la  mettait 
plus  en  sûreté  contre  une  guerre  d'invasion. 

La  nature  a  mis  le  désert  d'Atacama  entre  le  Chili  et 
le  Pérou.  Un  désert  de  douze  cents  milles  de  longueur  li- 
mite le  territoire  des  Etats-Unis  à  l'ouest.  Ces  positions 
influeront  nécessairement  sur  les  destinées  des  peuples 
de  ces  contrées.  Pense-t-on  que  des  Américains  nés  sur 
la  cote  de  la  Mer  Pacifique,  attachés  à  leur  pays  par 
tout  ce  qui  peut  fortifier  cette  afi*ection  si  naturelle,  con- 
sentent dans  tous  les  tems  à  faire  traverser  à  leurs  rc- 


LIMITES    NATLRKLLES   DTS   ÉTATS.  217 

présenlans  des  montagnes  de  dix  mille  pieds  de  hauteur, 
des  déserts  de  cinq  cenls  milles  d'étendue,  et  à  leur  faire 
faire  un  voyage  de  trois  mille  milles,  pour  aller  chercher 
aussi  loin  des  maximes  de  gouvernement,  et  la  connais- 
sance des  relations  extérieures  qu'ils  ont  intérêt  d'entre- 
tenir, soit  pour  la  paix  ,  soit  pour  la  guerre  ? 

Résumons  ces  observations,  afin  qu'on  aperçoive  plus 
facilement  les  conséquences  qui  en  dérivent. 

// }■  a  sur  la  terre  des  dwisions  politiques  tracées  par 
la  nature.  Celles  de  ces  divisions  qui  ne  sont  pas  assez 
étendues  y  et  qui  ont  des  voisins  puis  s  ans,  ne  peuvent  con- 
server leur  indépendance.  C'est  ainsi  que  la  France  a))- 
sorba  la  Lorraine  et  la  Basse-Navarre;  que  le  Danemarck 
devint  maître  des  îles  voisines  de  ses  côtes  ;  que  l'Angle- 
terre finit  par  réunir  toute  la  Grande-Bretagne  ,  soumit 
rirlande,  etc. 

La  Floride  est  un  exemple  récent  de  ces  agrégations 
d'état  prescrites  par  la  nature.  Dans  le  cours  des  négocia- 
tions relatives  à  la  cession  de  cette  colonie  espagnole, 
l'ambassadeur  des  États-Unis  tint  au  roi  d'Espagne  un 
langage  peu  flatteur  :  «  Il  est  impossible,  lui  dit-il,  que 
la  Floride  ne  fasse  point  partie  des  Etats-Unis 5  conser- 
vez-la comme  colonie ,  faites-en  un  état  indépendant ,  peu 
importe  :  dans  l'un  et  l'autre  cas,  sa  destinée  est  de  se 
joindre  à  nous.  » 

Des  deux  îles  réunies  à  l'état  de  New-York,  l'une 
conviendrait  mieux  à  l'état  de  New-Jersey,  dont  elle  est 
plus  rapprochée  ,  et  l'autre,  dont  les  habilans  ne  s'adon- 
nent nullement  au  commerce,  et  mènent  une  vie  pa- 
triarchale,  pourrait  former  un  état  indépendant. 

La  géographie  physique  détermine  les  limites  natu- 
relles des  états,  non-seulement  par  la  figure  du  terrain, 
mais  aussi  par  sa  constitution  intérieure.  Au  premier 


2l8  LIMITES  NATURELLES   DES   ÉTATS. 

coup  d'œil,  OR  croirait  que  la  nalurc  a  tout  fait  pour  la 
réunion  de  toutes  les  provinces  italiennes  en  un  seul  état-, 
cependant,  d'après  une  autorité  imposante,  il  faudrait, 
pour  que  celle  réunion  fut  possible  et  durable ,  que  Tex- 
Irémité  méridionale  de  la  péninsule  changeât  de  place , 
et  fût  interposée  entre  Gènes  et  Rome.  Un  habitant 
d'Otranle  diffère  à  lant  d'égards  d'un  habitant  de  Turin 
ou  de  Venise,  qu'il  n'étendra  jamais  jusqu'à  ces  contrées 
lointaines  l'idée  et  le  sentiment  de  la  patrie. 

Entre  l'Atlas  et  la  Méditerranée,  depuis  l'Océan  jus- 
qu'à rÉgypte ,  le  nord  de  l'Afrique  est  destiné  à  former 
des  états  séparés,  à  moins  qu'une  puissance  navale  ne 
le  soumette  dans  toute  son  étendue.  C'est  ce  que  les 
Carthaginois  firent  jadis  :  ces  premiers  maîtres  furent 
remplacés  par  les  Romains;  plus  lard,  les  Sarrasins  y 
élablirent  leur  domination.  La  manière  dont  ce  pays  est 
maintenant  occupé  et  gouverné  ne  durerait  pas  long- 
lems  si  la  fausse  politique  de  quelques  puissances  euro- 
péennes ne  s'obstinait  point  à  la  maintenir.  Les  côtes 
occidentales  de  l'Amérique  du  Sud  peuvent  être  compa- 
rées à  celles  du  nord  de  l'Afrique ,  relativement  à  la  po- 
sition des  mers  et  des  montagnes,  et  à  leur  influence 
sur  l'état  politique  de  ces  contrées  ;  on  peut  affirmer  que 
tout  le  génie  de  Bolivar  ne  suffira  point  pour  consolider 
une  république  dont  le  territoire  comprendrait  le  Pérou 
et  la  Colombie. 

Les  grandes  vallées  centrales,  comme  celles  du  Da- 
nube en  Europe  et  du  Niger  en  Afrique,  offrent  quelque 
analogie  avec  les  contrées  renfermées  entre  la  mer  et  une 
longue  chaîne  de  montagnes.  Quant  au  Niger,  tout  ce 
que  Ton  en  peut  savoir  après  tant  d'explorations  péril- 
leuses dont  il  a  été  l'objet,  c'est  qu'il  traverse  plusieurs 
étals  indépendans  entre  les  montagnes  de  Kong  et  le 


LIMITFS   IS.VTl'UELLES  DES   ÉTATS,  2  I  () 

Grand  Désert.  Kn  Kiirojic,  l;i  valK'cdu  Danube  est  aussi 
parlagre  entre  la  Bavière,  rAutriclie  et  la  Turquie,  et 
jamais  les  chances  de  la  guerre,  ni  les  alliances,  ni  les 
traités,  ne  l'ont  placée  tout  entière  sous  la  puissance  d'un 
seul  monarque. 

Les  petits  états  de  l'Allemagne  n'ont  point  de  limites 
naturelles,  et  ne  peuvent  en  avoir  :  de  là  leurs  variations 
perpétuelles.  On  remarque  cependant  que  les  rivières  y 
servent  rarement  de  frontières  communes,  et  qu'en  gé- 
néral chaque  petit  souverain  possède  les  deux  rives  des 
courans  qui  traversent  ses  domaines. 

Les  travaux  de  V homme  n'ont  pas  le  pouvoir  de  chan- 
ger les  limites  naturelles  des  états.  Comme  cette  asser- 
tion est  contraire  à  des  opinions  accréditées ,  elle  a  be- 
soin d'être  discutée  avec  plus  de  soin  et  d'étendue,  et 
d'être  étayée  de  preuves  plus  fortes  et  plus  imposantes  : 
voici  ce  qu'on  peut  alléguer  en  sa  fiveur. 

Les  ouvrages  d'art  qui  auraient  de  l'influence  sur  les 
limites  d'un  état  sont  ceux  qui  ouvrent  de  nouvelles 
communications  entre  les  peuples,  c'est-à-dire  les  routes 
et  les  canaux  qui  traversent  les  frontières  actuelles.  Mais 
les  cinq  routes  entre  la  France  et  l'Espagne  n'ont  point 
affaibli  la  barrière  posée  par  la  nature  entre  ces  deux 
rovaumes.  La  voie  magnifique  du  Simplon  n'eut  point 
opéré  un  rapprochement  sensible  entre  les  Français  et 
les  Italiens  :  l'influence  du  sol,  des  sites  et  de  l'atmo- 
sphère, est  plus  puissante  que  ne  peut  l'être  celle  d'une 
route  et  de  la  circulation  de  marchandises ,  des  visites 
faites  et  reçues  entre  des  nations  voisines  \  la  première 
est  permanente  ,  elle  agit  sur  tous  les  individus  à  chaque 
instant  -,  la  seconde  ne  peut  avoir  qu'une  action  limitée, 
interrompue,  et  la  masse  de  la  nation  n'y  est  point  sou- 
mise. On  multiplierait  vainement  les  pa([uebots  entre  la 


fio.O  LIMITES   ^ATLI;ELLES   DES   ÉTATS. 

France  et  l'Angleterre-,  l'union  des  deux  peuples  n'en  se- 
rait pas  moins  impossible. 

Un  homme  qui  savait  bien  comment  on  peut  gouver- 
ner un  grand  état ,  comme  il  l'a  prouvé  lorsqu'il  rem- 
plissait l'éminente  fonction  de  président  des  Etats-Unis, 
M.  Madison ,  professait  ouvertement  la  doctrine  que  nous 
cherchons  à  établir,  et  il  l'a  exposée  dans  une  lettre  adres- 
sée à  M.  Finch,  au  mois  de  mai  1828.  «En  laissant  de  côté 
ce  qui  fut ,  pour  nous  occuper  de  ce  qui  sera ,  je  pense 
que  les  découvertes  dans  les  sciences  politiques,  et  plus 
spécialement  la  combinaison  du  gouvernement  repré- 
sentatif et  des  unions  fédérales,  permettront  de  donner 
aux  étals  libres  une  très-grande  étendue  ^  que  les  répu- 
bliques ainsi  constituées  excéderont  de  beaucoup  l'es- 
pace sur  lequel  un  monarque  absolu  peut  être  assuré  que 
ses  ordres  seront  exécutés.  Ce  n'est  qu'au  profit  des  gou- 
vernemens  et  des  peuples  libres  que  les  arts  modernes 
ont  trouvé  le  moyen  de  franchir  les  montagnes  ,  de 
dompter  les  fleuves  ,  de  maîtriser  l'Océan  même.  Le  té- 
légraphe deviendra  peut-être  inutile,  tant  les  communi- 
cations entre  les  peuples  deviendront  faciles  et  promptes , 
sans  qu'ils  aient  besoin  de  se  déplacer  1  )) 

Lorsque  de  petits  états  ne  sont  pas  renfermés  entre 
des  limites  naturelles,  un  accroissement  de  territoire  peut- 
il  leur  être  utile  ?  Cette  question  demeurera  long-tems 
sans  réponse.  On  ne  peut  la  résoudre  que  dans  des  cas 
tellement  spéciaux,  que  l'on  ne  peut  les  assimiler  à  au- 
cun autre.  La  conduite  de  l'état  de  Massachusetts  fut  di- 
gne d'éloges  lorsqu'il  rendit  à  l'indépendance  un  territoire 
qu'il  ne  pouvait,  sans  injustice,  retenir  sous  ses  lois  ^ 
mais  un  membre  de  la  confédération  américaine  se  re- 
pose avec  confiance  sur  l'indissoluble  faisceau  de  l'Union. 
11  lui  suffit  d'être  assez  foit  pour  muinlenir  la  paix  inté- 


LIMITES  KATLllELLES  DES    l-TÀTS.  12.1 

ricure,  il  n'a  pas  besoin  de  la  puissance  ({u'une  exten- 
sion de  territoire  lui  aurait  donnée.  D'ailleurs,  si  l'état 
de  Massacluisells  avait  pris  un  autre  parti  que  celui 
d'être  juste,  il  se  serait  exposé  à  des  reproches  graves  et 
mérités. 

On  a  loué  la  république  de  St. -Marin  qui,  invitée  par 
Napoléon  à  désigner  le  territoire  qu'il  lui  conviendrait 
d'ajouter  au  sien  ,  eut  la  sagesse  de  ne  point  sortir  de  ses 
limites;  mais  ce  fait,  embelli  par  les  bulletins  de  celte 
époque,  devrait  être  mieux  connu  avant  d'être  produit, 
comme  une  preuve  digne  de  foi,  dans  une  discussion  po- 
litique. 

Terminons  par  quelques  observations  sur  un  sujet  qui 
n'est  point  de  nature  à  faire  cesser  la  dissidence  entre 
la  politique  et  la  philosophie.  Après  avoir  prouvé  qu'il 
est  avantageux  pour  un  état  d'étendre  son  territoire  jus- 
qu'à ses  limites  naturelles ,  on  est  conduit  à  soutenir 
qu'une  nation  ne  mérite  aucun  blâme,  si,  n'ayant  pas 
encore  atteint  ces  frontières ,  elle  tend  à  s'emparer  , 
même  par  la  voie  des  armes,  de  tout  l'espace  qui  l'en 
sépare.  Nous  avons  déjà  exprimé  celte  opinion  au  sujet 
des  conquêtes  de  Louis  XIV,  qui  contribuèrent  si  puis- 
samment à  la  force  et  à  la  sûreté  de  la  France.  C'est  pour- 
tant dans  celte  même  France  que  l'on  a  essayé  de  faire 
dominer  et  mettre  en  pratique  celle  maxime  plus  géné- 
reuse que  prudente  :  il  Jie  faut  jamais  soni^er^  à  la  guerre 
que  pour  défendre  la  liberté.  Napoléon  ne  fut  pas  de  cet 
avis.  L'histoire  est  encore,  en  ceci,  la  source  où  nous 
devons  puiser  notre  instruction.  Certes,  on  ne  contestera 
point  que  les  guerres  dont  le  résultat  fut  de  réunir  en  un 
seul  état  les  petits  royaumes  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
ses  îles,  d'opérer  une  consolidation  semblable  en  France 
et  en  Espagne,  furent  au  profit  de  l'humanité.  Les  guer- 


0.12  LIMITF.S    NATl  r.ÏÏLLES   DES   KTATS. 

rcs  qui  entraînèrent  la  cluUo  de  l'empire  romain  ser- 
vaient la  cause  de  la  liberté  :  les  peuples  seront  peut-èlrc 
un  jour  dans  la  nécessité  de  s'armer  de  nouveau  pour 
réduire  à  de  justes  limites  des  empires  devenus  trop 
étendus  et  trop  menaçans.  Mais  dès  qu'une  nation  est 
parvenue  à  s'étendre  jusqu'aux  frontières  que  la  natuie 
lui  a  tracées,  les  tems  de  stabilité  et  de  repos  sont  arri- 
vés pour  elle,  et  celte  époque  de  félicité  peut  être  en 
même  tems  celle  d'une  gloire  Irès-désirable.  Qu'elle  con- 
naisse bien  les  avantages  de  sa  position  ,  ses  véritables 
intérêts,  le  soin  de  son  honneur^  qu'elle  ne  se  laisse 
point  éblouir  par  le  faux  éclat  de  la  victoire,  et  qu'elle 
n'ambitionne  point  de  honteuses  conquêtes  sur  des  peu- 
ples hors  d'état  de  se  défendre-,  surtout  qu'elle  respecte 
la  liberté  dans  tous  les  lieux  d'où  elle  n'est  point  bannie. 
Les  attentats  contre  ce  premier  droit  des  nations  melter.t 
hors  de  la  loi  commune  celles  qui  s'en  rendent  coupa- 
bles, et  tôt  ou  tard  le  crime  est  puni. 

(^yJmcricfui  Journal  of  science  and  arts.) 


JXnbiufrie. 


L'OPTICIEN   FRAUIVHOFER. 


Quoique  trois  ans  se  soient  déjà  écoulés  depuis  que 
Fraunhofer  a  été  enlevé  aux  sciences  et  aux  arts,  les 
regrets  causés  par  sa  perte  ne  sont  point  afîiùblis^  et 
même  cet  intervalle  a  rendu  plus  sensible  l'absence  des 
productions  que  l'on  devait  annuellement  à  son  génie 
inventif,  secondé  par  un  baut  savoir.  S'il  eût  vécu  aussi 
long-tems  qu'il  pouvait  être  utile,  il  aurait  mis  la  der- 
nière main  à  des  travaux  qu'il  n'a  pu  terminer  5  des 
idées,  qu  il  n'a  pas  eu  le  tems  de  développer,  nous  au- 
raient été  communiquées  :  ce  qu'il  a  laissé  imparfait  vient 
se  joindre  à  la  connaissance  de  ses  œuvres  les  plus  re- 
marquables, pour  accroître  et  prolonger  les  impressions 
pénibles  que  sa  mort  a  fait  éprouver.  Ses  talens  n'avaient 
peut-être  pas  encore  atteint  leur  maturité ,  ni  son  génie 
toute  sa  vigueur  -,  il  commençait  sa  quarantième  année  ! 
L'imagination  qui  caractérise  ces  intelligences  puissantes 
destinées  à  bâter  les  progrès  des  sciences  et  des  arts  d'ap- 
plication s'annonce  quelquefois  plus  tard,  et  se  soutient 
jusque  dans  la  vieillesse.  L'histoire  de  l'homme  remar- 
quable qui  fait  le  sujet  de  cet  article  mérite  d'être  ra- 
contée ,  car  elle  ofTre  des  particularités  tout-à-fait  extraor- 
dinaires. 

Comme  beaucoup  d'autres  hommes  célèbres ,  il  fut 
l'oeuvre  de  lui-même,  et  l'éducation  n'avait  rien  fait  pour 
lui.  Joseph  Fraunhofer  naquit  à  Straubing,  en  Bavière, 
XXVI.  iG 


2'>4  l'oiticie>'   FrvAr>noFEn. 

le  6  mars  1787.  Attaché  dès  sa  plus  Iciulrc  enfance  à  un 
travail  manuel,  dans  la  boulique  de  son  père,  il  fut 
presque  entièrement  privé  du  secours  des  écoles  publi- 
ques. A  onze  ans,  il  perdit  ses  parens ,  et  le  tuteur  au- 
quel il  fut  confié  voulut  lui  faire  apprendre  le  métier  de 
tourneur  ^  mais  Tenfant  était  alors  si  faible ,  et  promettait 
si  peu  de  devenir  un  ouvrier  robuste ,  qu'aucun  maître 
lie  voulut  le  recevoir  comme  apprenti.  On  parvint  enfin 
à  le  placer  chez  un  lunetier  de  Munich,  mais  à  condition 
qu'après  avoir  terminé  son  apprentissage  ,  il  travaillerait 
six  ans  chez  son  maître,  sans  aucun  salaire. 

Munich  avait  déjà  des  écoles  du  dimanche  pour  les 
ouvriers-,  le  jeune  Fraunhofer  obtint  de  son  maître  la 
permission  de  les  fréquenter  ^  mais  comme  divers  obsta- 
cles lui  enlevaient  encore  une  partie  de  ce  lems  d'étude, 
il  faisait  peu  de  progrès,  et  n'annonçait  nullement  ce 
qu'il  devait  être  un  jour.  En  1801,  seconde  année  de 
son  apprentissage,  un  accident  lui  ouvrit  la  carrière 
qu'il  a  parcourue  avec  tant  d'éclat,  mais  dont  l'en- 
trée fut  semée  d'épines  qui  exercèrent  long-tems  sa  pa- 
tience et  son  courage.  La  maison  qu'il  habitait  s'écroula 
tout-à-coup,  entraînant  avec  elle  une  des  maisons  con- 
ti^^uës  j  tous  ceux  qui  s'y  trouvaient  furent  écrasés  sou5 
les  débris,  à  l'exception  du  jeune  apprenti.  Des  ouvriers 
furent  employés  aussitôt  à  déblayer  ces  ruines  ^  ils  enten- 
dirent les  cris  du  jeune  captif,  et  travaillèrent  avec  une 
nouvelle  ardeur,  sous  les  yeux  du  roi  Maximilien  Joseph 
qui  était  accouru  au  premier  bruit  de  cet  événement.  Le 
])auvre  enfant,  (juoique  blessé,  faisait  aussi  tous  ses  ef- 
forts pour  s'ouvrir  une  voie  j  cependant,  il  ne  fallut  pas 
moins  de  quatre  heures  pour  le  dégager.  Le  monarque 
ordonna  que  l'on  en  prît  soin  ,  et  qu'on  le  lui  présentât 
dès  qu'il  serait  guéri  de  ses  blessures  :  il  voulait  se  faire 


l'opticien     KUAIMIOFER.  I'l5 

renilre  comple,  par  cet  unique  témoin,  des  sensations 
qu'il  avait  éprouvées  depuis  le  premier  ébranlement  qui 
l'entraîna,  jusqu'au  moment  de  sa  délivrance.  Très-sa- 
tisdiit  des  réponses  de  son  jeune  protégé,  ce  bon  prince 
l'assura  qu'il  pouvait  compter  sur  sa  bienveillance,  si 
elle  lui  était  nécessaire,  et,  en  le  congédiant,  il  lui  remit 
une  petite  somme  en  or. 

L'aventure  du  jeune  Fraunhofer  lui  avait  procuré  une 
autre  protection  qui  ne  lui  fut  pas  moins  utile  que  celle 
du  roi  :  M,  le  conseiller  Utzschncider  aperçut  dans  cet 
enfant  des  fiicultés  intellectuelles  peu  communes,  et 
dont  il  fallait  aider  le  développement.  En  sortant  de  l'au- 
dience royale,  l'enfant,  plein  de  joie,  alla  montrer  son 
trésor  à  ce  prudent  ami,  et  lui  communiqua  ses  projets 
d'exploitation ,  de  fabrique  de  lunettes ,  d'industrie  dont 
ces  pièces  d'or  seraient  la  base  :  M.  Ulzscbneider  l'encou- 
ragea. 

En  conséquence,  le  petit  entrepreneur  monta  son 
atelier,  le  pourvut  d'outils,  et  se  mit  à  faire  des  lunettes, 
le  dimanche  ,  après  ses  heures  d'étude.  Malheureuse- 
ment, il  n'avait  aucune  connaissance  du  calculqu'il  faut 
appliquer  à  ces  instrumens  5  ses  premiers  essais  ne  réus- 
sirent point  :  il  sentit  alors  la  nécessité  d'apprendre  les 
mathématiques.  M.  Utzschneider  lui  mit  entre  les  mains 
les  traités  de  Klemm  et  de  Tonger ,  et  lui  permit  de  con- 
sulter les  ouvrages  d'optique  qu'il  avait  dans  sa  biblio- 
thèque. 

Mais  le  jeune  homme  manquait  encore  de  deux  choses 
indispensables  pour  se  livrer  à  l'étude  d'une  science  :  il 
n'avait  pas  le  loisir  nécessaire  pour  faire  usage  de  ces  li- 
vres. Son  maître  exigeait  impérieusement  l'emploi  de 
toutes  ses  heures  de  travail ,  et  ne  permettait  aucune 
sorte  de  lecture  :  l'étudiant  en  mathématiques  couchait 


2'iG  l'opticien  fraumioff.r. 

dans  un  cabinet  sans  fenêtres  où  il  lui  était  sévèrement 
interdit  de  porler  une  chandelle  allumée.  Ces  difficultés, 
qui  paraissaient  insurmontables  ,  furent  encore  augmen- 
tées par  des  obstacles  d'une  autre  nature  :  les  avertisse- 
mens  officieux  ne  manquèrent  point  au  jeune  homme  -, 
à  peine  savait-il  écrire,  et  il  concevait  l'espoir  de  s'éle- 
ver jusqu'aux  mathématiques  î  11  allait  portirc  son  tems, 
et  peut-être  fausser  son  esprit  par  des  études  qu'il  ne 
pouvait  faire  avec  ordre  ,  ni  pousser  assez  loin,  etc.  Mais 
le  désir  d'apprendre  triompha  de  tout  ce  qui  put  s'oppo- 
ser à  son  ingénieuse  activité;  Fraunhofer  sut  enfin  assez 
de  mathématiques  pour  en  faire  l'application  à  ses  ins- 
trumens,  et  dès-lors  ses  succès  furent  assurés.  Comme  il 
vivait  avec  une  extrême  économie  ,  il  lui  restait  encore 
quelques-unes  des  pièces  d'or  que  le  roi  lui  avait  don- 
nées ;  il  les  sacrifia  pour  acheter  la  liberté  de  disposer  de 
tout  son  tems,  en  indemnisant  son  maître  du  travail  qu'il 
lui  devait  encore. 

Le  jeune  opticien  ne  se  bornait  point  à  suivre  les  pro- 
cédés connus;  dominé  par  l'esprit  d'invention,  il  vou- 
lait entreprendre  des  expériences ,  mais  son  petit  trésor 
avait  totalement  disparu.  Afin  de  se  procurer  quelques 
fonds ,  il  eut  recours  à  une  industrie  plus  lucrative  que 
la  sienne  ;  il  se  mit  à  graver  des  cartes  de  visite.  Nou- 
velle calamité  :  les  guerres  de  la  révolution  française 
troublèrent  le  repos  de  la  Bavière,  et  causèrent  une  sta- 
gnation de  commerce  dont  les  deux  entreprises  de  Fraun- 
hofer se  ressentirent.  Il  fut  réduit  à  rentrer,  comme 
ouvrier,  chez  un  fabricant  de  lunettes;  on  ne  put  le  dé- 
cider à  recourir  au  souverain  qui ,  disait-il ,  l'avait  sans 
doute  oublié ,  et  qui  devait  réserver  ses  dons  pour  d'au- 
tres sujets  encore  plus  malheureux.  A  cette  époque, 
M.  Utzschneider  n'était  plus  à  Munich  ,  et  n'y  venait  que 


1.  OPTICIIN     FllAlMlOFEn.  22^ 

rarement  ^  mais  il  avait  recommandé  Fraunhofer  à  un 
habile  et  zélé  professeur,  M.  Schiegg,  qui  devint  bientôt 
l'ami  de  son  élève. 

En  1 8o4,  MM.  Reichenbacb ,  Ulzschneider  et  Liebherr 
fondèrent  le  eélèbre  établissement  de  Benedict  Bauern  , 
près  de  Munich,  qui  a  fourni  de  si  bons  instrumens  à 
l'astronomie  et  aux  autres  applications  des  sciences  ma- 
thématiques. Pour  les  divisions  de  ces  instrumens,  on 
avait  la  nouvelle  machine  de  Reichenbacb  et  Liebherr , 
mais  il  f^illait  se  procurer  de  bonnes  lentilles  achromati- 
ques, et  l'on  manquait  des  deux  espèces  de  verre  qui  les 
composent,  et  d'un  opticien  qui  sût  les  mettre  en  œuvre. 
L'Angleterre  pouvait  fournir  les  deux  verres,  mais  quant 
à  l'ouvrier,  on  reconnut  que  le  meilleur  parti  à  prendre 
était  d'en  former  un  dans  ce  nouvel  établissement.  Sur 
ces  entrefaites,  M.  Utzschneider  reçut  quelques  échan- 
tillons de  yiint  glass  de  Suisse,  fabriqué  par  M.  Gui- 
naud,  à  Brenelz,  près  de  Neuchâtel  :  il  en  fut  tellement 
satisfait,  qu'il  se  décida  sur-le-champ  à  faire  un  voyage 
à  Brenetz,  d'où  il  revint  avec  M.  Guinaud.  Des  four- 
neaux furent  construits  sous  la  direction  de  cet  habile 
fabricant  -,  on  fit  des  essais  dispendieux  dont  le  résultat 
fut  peu  satisfaisant.  Cependant,  on  voulut  tirer  parti  du 
produit  des  fourneaux ,  et  l'on  en  fit  les  premières  len- 
tilles achromatiques  fabriquées  à  Benedict  Bauern. 

Ces  premiers  travaux  se  prolongèrent  jusqu'en  i8o^, 
et  la  détresse  de  Fraunhofer  allait  toujours  croissant. 
M.  Schiegg  le  pressait  depuis  long-tems  d'aller  trouver 
M.  Utzschneider,  et  le  jeune  homme  ne  pouvait  s'y  ré- 
soudre -,  il  alléguait  que  son  ancien  protecteur  était  con- 
tent de  l'opticien  attaché  à  l'établissement  ,  et  qu'il  se- 
rait inconvenant  de  se  présenter  pour  partager  un  travail 
auquel  un  seul  homme  pouvait  suffire.  A  force  d'insister, 


'ijlS  L'oPTiciErî   F!i\i;>HorEr.. 

le  professeur  obtint  que  la  visite  serait  faite  :  M.  Ulz- 
«chneider  vil  avec  satisfaction  que  son  protégé  avait  jus- 
tifié j)lcinemenl  la  bonne  opinion  qu  il  en  avait  conçue, 
et  le  retint  auprès  de  lui  -,  on  avait  besoin  d'un  calculateur 
aussi  instruit,  c'était  précisément  l'homme  que  l'on  cher- 
chait depuis  long-tems  j  dès  qu'on  l'eut  trouvé,  les  entre- 
])riscs  devinrent  plus  hardies,  et  on  fit  des  lentillesdeplus 
Jurandes  dimensions.  Les  premiers  ouvrages  exécutés  par 
le  savant  artiste  sont  les  beaux  instrumens  que  l'obser- 
vatoire de  Bude  possède  aujourd'hui.  Peu  de  tems  après 
son  entrée  dans  les  ateliers  de  Benedict  Bauern,  tout  le 
travail  relatif  à  l'optique  fut  mis  sous  sa  direction  -,  il 
suffit  à  ce  laborieux  emploi  sans  interrompre  ses  recher- 
ches de  théorie  et  de  pratique. 

Il  inventa  une  machine  pour  donner  une  forme  cor- 
recte et  le  plus  beau  poli  aux  miroirs  hyperboliques, 
d'un  meilleur  effet  que  ceux  de  figure  parabolique , 
comme  il  l'avait  démontré  dans  un  mémoire  qui  fut  suivi 
de  plusieurs  autres  sur  diverses  questions  d'optique.  On 
lui  doit  encore  une  autre  machine  pour  polir  les  lentil- 
les, en  leur  conservant  une  forme  rigoureusement  sphé- 
rique,  et  d'un  rayon  déterminé.  Celle-ci  a  la  propriété 
remarquable  de  corriger  les  erreurs  de  forme  que  l'on 
aurait  commises  en  dégrossissant  les  lentilles,  et  de  ren- 
dre le  résultat  du  travail  absolument  indépendant  de  l'a- 
dresse des  ouvriers. 

Un  des  plus  importans  services  que  Fraunliofer  rendit 
à  l'établissement  de  Benedict  Bauern  fut  le  perfectionne- 
ment des  deux  sortes  de  verre  (^crow-glass  eiflint-glass) 
qui  composent  les  lentilles  achromatiques.  Le  flint-glass 
(le  M.  Guinaud,  quoique  meilleur  que  celui  d'Angle- 
terre, ne  donnait  pas  d'assez  grandes  pièces  exemptes 
de  défauts  ^  et  de  plus ,  les  fontes  étaient  extrêmement  iné- 


L  OPTICIEK     FK.\UN110rEl\.  229 

gales  ^  on  ne  réussissait  jamais  à  obtenir  deux  fois  de  suite 
des  verres  ]>ourvus  des  mêmes  propriétés  ^  et  dans  la  même 
Ibnte  ,  le  dessus  et  le  dessous  de  la  masse  vitreuse  exer- 
çaient sur  la  lumière  une  action  très-différente.  Il  s'agis- 
sait donc  de  surmonter  toutes  ces  difficultés,  et,  avant 
tout,  de  les  bien  connaître,  de  savoir  à  quelles  limites 
de  perfection  il  fallait  s'arrêter,  pour  ne  pas  s'épuiser  eu 
efforts  inutiles.  Fraunbofer  eut  le  courage  d'entreprendre 
ce  long  travail  :  ses  expériences  furent  faites  en  grand  -, 
on  ne  fondait  pas  moins  de  quatre  quintaux  de  verre  à 
la  fois.  Il  fallut  ensuite  se  livrer  à  d'autres  recherches; 
les  méthodes  par  lesquelles  on  calculait  la  forme  et  les  di- 
mensions des  deux  parties  d'une  lentille  achromatique 
étaient  si  compliquées  que  l'on  ne  pouvait  en  faire  usage 
qu'en  négligeant  quelques  termes  des  formules-,  les  mé- 
ditations de  Fraunhofer,  sur  cet  objet,  ne  furent  pas 
infructueuses  :  il  changea  la  forme  de  ces  expressions 
algébriques  trop  compliquées,  et  quoiqu'il  y  introduisît 
de  nouveaux  élémens  dont  on  n'avait  point  tenu  compte 
jusqu'alors  ,  il  les  rendit  plus  simples  et  plus  commodes 
pour  les  applications.  Ainsi,  avec  de  meilleurs  verres  et 
des  formes  calculées  avec  plus  d'exactitude ,  les  lentilles 
de  Bcncdict  Bauern  devinrent  supérieures  à  toutes  celles 
que  l'on  avait  faites  et  que  l'on  faisait  partout  ailleurs. 
Les  travaux  qu'exigèrent  ces  importantes  et  difficiles 
recherches  donnèrent  lieu  à  une  multitude  d'observa- 
tions dignes  d'être  recueillies,  et  contribuèrent  au  perfec- 
tionnement de  quelques  instrumens  de  mesure.  Afin  de 
connaître  exactement  le  pouvoir  de  réfraction  et  de  dis- 
persion de  chaque  nature  de  verre ,  Fraunhofer  trouva 
les  moyens  de  rendre  plus  distinctes  et  plus  tranchées  les 
couleurs  de  la  lumière  décomposée  par  le  prisme  -,  il  aper- 
çut les  lignes  noires  parallèles  entre  elles  et  perpcndicu- 


23o  l'opticien    FRATJWHOFER. 

laires  à  la  longueur  du  prisme  que  Wallaston  avait  déjà 
vues,  mais  qu'il  n'avait  pas  observées  avec  autant  d'exac- 
titude. L'opticien  bavarois  put  en  compter  jusqu'à  cinq 
cent  quatie-vingt-dix  :  il  constata  qu'elles  affectent  des 
positions  déterminées  dans  le  spectre  lumineux,  et  que 
leur  écartement  donne  la  mesure  très-précise  de  l'action 
du  prisme  sur  chacune  des  lumières  colorées.  Le  mé- 
moire où  CCS  ob^ei  vations  sont  consignées  est  inséré  dans 
le  recueil  des  3IêiiioiTes  de  V Académie  de  Bavière,  an- 
nées 18 14  et  i8i5.  On  le  traduisit  en  anglais,  et  l'on 
en  fit  un  extrait  pour  l'insérer  dans  V Encyclopédie  d'È- 
dinbourg,  à  l'article  Optique, 

En  181^,  l'académie  de  Bavière  mit  Fraunhofer  au 
nombre  de  ses  membres  :  ce  corps  savant  ne  pouvait  faire 
un  choix  plus  utile  pour  le  progrès  des  sciences,  et  par 
conséquent  plus  honorable  pour  lui-même. 

Le  phénomène  des  lignes  noires  du  spectre  mérilaiî 
un  examen  approfondi  :  Fraunhofer  l'entreprit  avec  les 
excellens  instrumens  dont  il  était  bien  pourvu.  Son  mi- 
cromètre pouvait  donner  la  mesure  de  la  quatre  cent 
millième  partie  d'un  pouce.  Tous  les  faits  qu'il  aperçut 
lui  parurent  conformes  à  la  théorie.  Il  publia,  sur  cet 
objet,  un  mémoire  qui  est  inséré  p-.i:mi  ceux  de  l'aca- 
démie de  Munich.  Suivant  ses  habitudes,  ou  les  dis- 
positions et,  en  quelque  sorte,  la  forme  naturelle  de  son 
génie,  il  commença  par  convertir  en  formule  algébrique 
l'expresbion  de  la  loi  très-compliquée  de  la  série  des  phé- 
nomènes que  présentent  les  lignes  noires,  et  la  formule  fut 
convertie  en  machine  pour  tracer  ces  lignes  avec  autant 
d'exactitude  qu'on  pourrait  les  déduire  de  la  théorie. 

Les  diverses  modifications  de  la  lumière  composaient 
le  domaine  intellectuel  dcFraunhofer  j  les  halos,  les  par- 
hélies,  etc.,  y  étaient  compris,  et  furent  aussi  le  sujet  de 


LOPTICIKN     FRALWHOFER.  23l 

(]uelques  mémoires  qu'il  publia  dans  le  journal  du  profes- 
seur Schumaclier,  '\\\{\\.\x\é  Aslrononiiche  ylhhandlungen. 

Nous  venons  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  occupalions 
du'savant;  voyons  maintenant,  dans  les  ateliers,  les  tra- 
vaux du  constructeur  d'instrumens.  Le  plus  grand  ou- 
vrage qu'il  ait  eu  le  tems  de  finir  est  le  magnifique  té- 
lescope de  l'observatoire  de  Dorpat.  Il  préparait,  par 
l'ordre  du  roi  de  Bavière  ,  un  autre  chef-d'œuvre  encore 
plus  étonnant,  un  télescope  dont  l'objectif  est  de  douze 
pouces,  tandis  que  celui  de  Dorpat  n'est  que  de  neuf. 
Mais  il  ne  réservait  pas  pour  ces  constructions  extraor- 
dinaires l'emploi  de  toute  son  habileté  et  de  ses  pro- 
fondes connaissances-,  il  ne  donnait  pas  moins  de  soins 
à  des  ouvrages  qui  ne  pouvaient  nullement  contribuer  à 
sa  réputation.  En  iSsS  ,  l'institution  astronomique  d'E- 
dinbourg  fit  la  demande  d'un  grand  instrument  des  pas- 
sages ,  avec  un  télescope  de  huit  pieds  et  demi  de  foyer, 
et  de  six  pouces  d'ouverture  :  Fraunliofer  se  mit  à 
l'œuvre  sur-le-champ,  et,  au  lieu  d'une  seule  lentille  de 
la  grandeur  qu'on  lui  demandait,  il  en  fit  trois,  l'une 
pour  l'observatoire  d'Edinbourg,  une  autre  pour  l'hé- 
liomètre  de  M.  Bessel,  et  une  troisième  en  cas  que 
M.  Bessel  ne  réussît  point  dans  l'opération  qu'il  devait 
faire  subir  à  celle  qui  lui  était  destinée.  Heureusement, 
le  savant  artiste  eut  le  tems  d'achever  ces  trois  lentilles 
d'une  admirable  perfection. 

En  1820,  M.  Reichenbach  quitta  rétablissement  qu'il 
avait  formé ,  et  Fraunhofer  devint  l'associé  de  M.  Ulz- 
schneider,  et  ensuite  directeur  général  de  tous  les  tra- 
vaux. En  1817  ,  l'établissement  avait  été  transféré  à 
Munich,  où  il  trouvait  beaucoup  plus  de  ressources ,  et 
l'activité  des  travaux  s'y  accrut  au  point  qu'ils  occupent 
aujourd'hui  cinquante  ouvriers. 


i32  L'oPTICIE2i    FRAUISTIOFER. 

En  1828,  le  roi  de  Bavière,  qui  n'avait  point  perdu 
de  vue  la  conduite  et  les  succès  de  Fraunhofer,  le  nomma 
conservateur  du  cabinet  de  physique  de  rAcadémie.  En 
1824  î  après  l'exposition  publique  du  télescope  de  Dor- 
pat(i),  le  célèbre  artiste  reçut  la  décoration  de  Tordre  du 
Mérite  Civil.  Plusieurs  sociétés  savantes  s'empressèrent  de 
l'inscrire  au  nombre  de  leurs  membres,  et  l'université 
d'Erlangen  lui  envoya  le  diplôme  de  docteur  en  philoso- 
phie. Ces  distinctions  exaltèrent  prodigieusement  son 
ambition,  et  il  ne  méditait  rien  moins  que  la  construc- 
tion d'un  télescope  de  dix-huit  pouces  d'ouverture,  lors- 
que la  maladie  qui  devait  terminer  sa  carrière  se  mani- 
festa au  mois  d'octobre  1825.  Il  n'avait  jamais  cessé 
d'éprouver  quelques  malaises  ,  causés  sans  doute  par 
des  lésions  intérieures  que  l'art  des  chirurgiens  ne  put 
guérir,  et  qu'avait  déterminées  l'écroulement  de  la  mai- 
son sous  laquelle  il  avait  été  englouti  ;  mais  ces  incommo- 
dités, quelquefois  très-graves,  n'interrompaient  point 
ses  travaux-,  malade  ou  non,  il  fallait  surveiller  les  four- 
neaux, diriger  les  ateliers,  observer,  écrire.  Cependant 
il  commençait  à  sentir  la  nécessité  de  s'arracher  pendant 
quelque  tems  à  ses  habitudes ,  et  il  méditait  un  voyage 
en  France  et  en  Italie  :  quelques  jours  après,  il  n'était 
plus.  Ce  fut  le  7  juin  1826  que  les  sciences  et  ses  amis 
firent  cette  perte  douloureuse.  La  décoration  de  l'ordre 
de  Danebrog ,  que  le  roi  de  Danemarck  venait  de  lui 
envoyer,  ne  servit  qu'à  Tornement  de  son  tombeau.  Sa 
mort  affligea  toute  la  ville  de  Munich  :  les  magistrats 
permirent  à  M.  Ulzschneider  de  choisir  le  lieu  de  sa 
sépulture,  et  il  fut  déposé  près  de  la  tombe  de  Rcichen- 


(1)  Voyez,  sur  ce  télescope,  rarticle  insc'rc  dans  notre  38c  nume'ro, 
sur  les  uouvilles  tle'couvcrtcs  Je  l'astronomie. 


l'oI'TICIEIN     FR.VL'MIOFER.  '233 

bach.  Ainsi  ces  deux  hommes  également  dignes  de  re- 
grets, occupés  pendant  leur  vie  des  mêmes  objets  et  des 
mêmes  travaux,  unis  par  les  doux  liens  de  Tcstime  et 
de  Tamilié,  ne  furent  ppint  séparés  Tun  de  Tautre  à  la 
fin  de  leur  utile  carrière. 

La  Grande-Bretagne  proûtera-t-elle  de  la  leçon  que  le 
roi  de  Bavière  lui  a  donnée  ?  En  voyant  quel^  honneurs 
furent  décernés  par  un  monarque  allemand  à  Topticien 
qui  perfectionna  le  télescope  ,  la  nation  anglaise  senlira- 
t-elle  ce  qu'elle  doit  à  la  mémoire  de  Dollond,  inventeur 
de  cet  instrument  ?  Cette  tardive  j  ustice  serait  peut-être  le 
plus  sûr  moyen  de  ramener  en  Angleterre  un  art  qui  lui 
échappe  ,  et  qui  paraît  avoir  trouvé  sur  le  continent  une 
terre  plus  hospitalière.  Au  moment  où  cet  art  vient  de 
perdre  ses  ressources  les  plus  nécessaires  pour  lui  conser- 
ver la  supériorité  qu'il  avait  acquise,  les  circonstances 
invitent  la  société  royale  de  Londres  et  le  bureau  des 
longitudes  à  faire  quelques  efforts  pour  ressaisir  une  des 
plus  nobles  conquêtes  que  les  arts  anglais  aient  jamais 
faites.    Ce  n'est  pas  à  l'esprit  de  spéculation  qu'il  faut 
faire  un  appel  -,  qu'on  s'adresse  aux  sentimens  qui  élèvent 
les  âmes  et  font  sentir  au  génie  les  impulsions  qui  le 
mettent  en  mouvement  et  développent  ses  forces.  Si  quel- 
que ministre  anglais  conçoit  la  belle  pensée  d'affranchir 
ces  arts  nés  des  sciences ,  et  qui  sont  nécessaires  aux 
progrès  qu'elles  ont  encore  à  faire  5  s'il  leur  accorde  une 
protection  spéciale,  et  les  délivre  de  l'ignoble  joug  des 
patentes,  il  sera  le  Colbert  de  notre  âge.  Ce  titre  est  plus 
glorieux  que  des  succès  en  législation  et  en  politique , 
objets  de  l'ambition  des  ministres  vulgaires. 

(  Edinhurgh  Philosophie  al  Journal.  ) 


o^rtv)e5,-(§g,fafis(i(|ue. 


VOYAGE  SUR   LE  MARAGNON 


FLEUVE  DES  AMAZONES. 


Le  voyageur  qui  aperçut  le  premier  Timmense  cours 
(l'eau  connu  sous  le  nom  de  Fleuve  des  Amazones,  l'une 
des  plus  imposantes  curiosités  de  la  nature,  crut  voir 
un  des  golfes  de  l'Atlantique,  et  ne  fut  détrompé  qu'en 
s'assurant  que  ses  eaux  n'étaient  point  salées.  Mara 
non!  «  ce  n'est  point  la  mer!  »  s'écria-t-il  alors,  et  ce  cri 
de  surprise  devint  le  nom  espagnol  du  fleuve.  Bien  qu'on 
ne  puisse  préciser  son  point  de  départ,  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'il  prend  sa  source  aux  Cordillières  des  Andes, 
et  jaillit  des  flancs  de  ces  montagnes  par  mille  canaux  sou- 
terrains. Il  traverse  une  portion  du  Pérou ,  mais  il  n'offre 
aucune  voie  de  communication  au  commerce  de  cet  em- 
j)ire.  Il  court  long-lems  au  nord-ouest  dans  les  gorges  des 
Andes.  A  Jaen ,  il  tourne  vers  l'est  -,  il  reçoit  du  nord  les 
eaux  du  Mayu,  du  Morona,  du  Napa ,  et  d'autres  rivières 
moins  considérables^  et  du  sud,  celles  du  Guallaga  et  de 
l'Ucayale.  Ce  n'est  qu'en  pénétrant  dans  le  Brésil  qu'il 
se  déploie  dans  toute  sa  magnificence  :  dès  sa  jonction 
avec  rUcayale,  il  est  navigable  pour  les  grosses  barques; 
mais  depuis  les  frontières  du  Brésil  jusqu'à  l'Océan,  il 
porte  toutes  sortes  de  bâtimens ,  et  reçoit  des  rivières  qui 
ne  le  cèdent  point  en  importance  aux  plu^  grands  fleuves 


VOYAGE   SLR   JE    MAUAGNON.  ^35 

(le  TEuropc.  A  son  emboucluire,  il  déroule  au-delà  des 
bornes  do  l'horizon  ses  Ilots  a/Airés  et  sonores  comme  les 
vagues  de  rOccan. 

Explorer  ce  prodigieux  instrument  de  commerce  et  de 
civilisation  ,  était  une  entreprise  digne  du  génie  aventu- 
reux qui  distingue  les  officiers  de  notre  marine.  Le  fleuve 
des  Amazones  figure  depuis  long-tems  sur  les  cartes  de 
l'Amérique^  mais  il  fallait  en  étudier  le  cours ,  cons- 
tater rétendue  de  sa  navigabilité ,  en  faire  connaître  les 
périls  et  les  avantages.  Tel  est  le  but  que  M.  Maw,  lieu- 
tenant de  la  marine  royale ,  s'est  proposé  et  qu'il  a  glo- 
rieusement atteint  à  travers  des  obstacles  et  des  périls 
surmontés  avec  un  rare  courage. 

Le  journal  de  son  expédition  est  d'autant  plus  intéres^ 
sant  qu'il  est  fait  sans  prétention  ,  et  que  l'auteur  décrit 
et  raconte  en  voyageur  éclairé ,  et  en  marin  plein  de 
franchise. 

M.  Maw  débarqua  à  Truxillo  sur  les  côtes  de  la  mer 
Pacifique,  et  se  dirigea  de  cette  ville  vers  l'intérieur  du 
Pérou.  Après  six  ou  sept  jours  de  marche,  il  aperçut  à 
Selendin  le  premier  cours  d'eau,  qu'il  supposa  apparte- 
nir au  Maragnon.  Il  a  soixante  pieds  de  large  ,  et  est  en- 
caissé entre  deux  hautes  montagnes  nues.  «  En  ce  mo- 
ment ,  dit  notre  voyageur ,  l'écharpe  d'Iris  décrivait  un 
arc  entre  leurs  cimes  qu'elle  nuançait  de  ses  teintes  vapo- 
reuses. Jamais  un  tableau  aussi  imposant  n'avait  frappé 
ma  vue.  » 

On  connaît  les  grandes  difficultés  du  passage  des  An- 
des du  Chili  (  i)-,  celui  des  Andes  du  Pérou  n'est  pas  moins 
périlleux.  Des   sentiers,  à  peine  tracés ,    sillonnent  les 

(i)  Voyez  ,  dans  le  2«  nuir.éro ,  U  grand  article  sur  TAmérique  du 
Sud  ,  et  la  traverse'e  des  Andes  par  l'arnieede  San— Martin,  dans  le  4ﮫ 


^36  VOYAGE  SUR   LE  MAUAG^ON 

flancs  dos  masses  colossales  jetées  perpendiculairement 
sur  Tabîme  ,  et  dont  le  front  brumeux  en  dérobe  la  vue. 
Parfois  le  sentier  est  si  étroit  que  le  voyageur  est  force  , 
sous  peine  de  rouler  au  fond  des  précipices  ,  de  tenir  ses 
jambes  étroitement  serrées  au  cou  de  sa  monture.  Ici,  i! 
marche  dans  les  nuages^  plus  loin,  il  plane  au-dessus 
d'eux,  et  contemple  avec  admiration  les  sources  innom- 
brables qui,  sorties  du  sein  des  rochers,  vont  se  perdre 
dans  le  Maragnon. 

Les  oasis  de  ces  déserts,  nommés  volcans  par  les  in- 
digènes, révèlent  au  voyageur  les  traces  d'une  civilisa- 
tion éteinte  :  parmi  les  débris  de  leur  architecture  ,  on 
remarque  des  constructions  en  pierre  de  forme  ronde, 
semblables  à  ces  vieilles  tours  qu'on  rencontre  partout 
en  Irlande,  et  dont  l'origine  et  la  destination  primitive 
n'ont  reçu  jusqu'ici  aucune  application  satisfaisante.  Ces 
débris  que  Ton  rencontre  maintenant  dans  les  deux  grandes 
divisions  de  l'Amérique  autorisent  à  croire,  contraire- 
ment à  l'opinion  ancienne,  que,  dans  ce  monde  nouveau 
pour  nous,  c'est  la  civilisation  qui  y  est  antique  et  l'état 
sauvage  moderne. 

Les  Indiens  qui  peuplent  les  hameaux  semés  dans  ces 
régions  sont  paisibles,  industrieux  et  très-hospitaliers. 
Ils  accueillent  à  toute  heure  de  la  nuit  et  du  jour  l'étran- 
ger qui  frappe  à  leur  porte.  Sans  lui  demander  d'où  il 
vient  ni  où  il  va,  ils  lui  cèdent  leur  lit,  leur  table ,  tout 
ce  qu'ils  possèdent,  et  cela  avec  un  air  de  satisfaction  qui 
double  le  prix  de  leur  hospitalité. 

Aux  Jalcas  succède  une  région  glacée-,  là  nulle  vé- 
gétation ,  et  partout  des  neiges  éternelles.  En  descendant 
vers  le  Brésil,  la  scène  change  :  d'immenses  forêts  cou- 
vrent le  flanc  des  montagnes  5  une  végétation  d'une  beauté 
et  d'une  vigueur  incomparable  les  tapisse  de  verdure  et 


ou   FLEUVE   DES  AMAZONES.  îS^ 

de  fleurs.  De  tous  colins,  on  entend  le  murmure  des  ruis- 
seaux ,  ou  le  fracas  dos  lorrens  trilnilaires  du  fleuve 
des  Amazones^  le  gazouillement  de  mille  oiseaux  divers 
complète  celle  sauvage  harmonie.  Mais  ces  sites  roman- 
liqucs  offrent  d'immenses  difficultés  au  voyageur.  Tel  est 
leur  escarpement,  que  les  mules  y  semblent  planer  sur 
des  abîmes.  Outre  le  danger  de  rouler  au  fond  des  pré- 
cipices, le  voyageur  est  à  chaque  pas  exposé  à  s'accro- 
cher et  à  demeurer  suspendu  aux  lianes  qui  traversent  la 
route.  ((  A  une  descente  fort  rapide,  dit  M.  Maw,  une 
de  ces  lianes  m'arrêta  à  la  hauteur  de  la  bouche.  Comme 
elle  avait  peu  de  consistance,  je  parvins  à  la  déchirer 
avec  les  dents ,  et  l'élan  de  ma  mule  acheva  de  la  briser. 
Plus  loin,  on  rencontre  des  crevasses  où  les  mules  s'en- 
foncent jusqu'au  poitrail.  Ailleurs  des  troncs  d'arbres, 
jetés  sur  des  torrens,  servent  de  ponts  et  de  parapets. 
Pour  les  traverser,  il  fallait  que  nos  montures  fussent 
aussi  agiles  que  des  chèvres.  Quoique  la  mienne  n'eût 
pas  de  mors,  elle  fit  le  trajet  avec  une  légèreté  et  un 
à  plomb  extraordinaire.  J'avais  sagement  fait  abnégation 
de  mon  adresse  pour  m'abandonner  à  la  sienne.  )> 

Si  l'agriculture,  protégée  par  un  gouvernement  ferme 
et  régulier ,  étendait  sa  main  bienfaisante  sur  ces  con- 
trées, on  trouverait  nécessairement,  sur  la  ligne  des  An- 
des, des  moyens  de  communication  bien  plus  faciles  que 
ceux  qui  existent  aujourd'hui  entre  le  Pérou  et  le  Brésil^ 
comme  entre  le  Chili  et  les  savanes  de  la  Plata.  Mais 
dans  la  direction  du  Maragnon,  le  voyageur  rencontre  à 
chaque  pas  des  obstacles,  que  la  moindre  intelligence  de 
la  carte  du  pays  lui  eût  épargnés.  Au  lieu  de  suivre  les 
vallons  ou  les  petites  plaines  qui  courent  à  l'est,  et  de 
se  détourner  au  nord  vers  les  plateaux  les  moins  escarpés 
de  la  chaîne  des  Andes,  il  est  forcé  de  s'orienter  dans 


238  VOYAGE  SUK  LE  MARAGNON 

tous  les  sens-,  et,  à  chaque  pas,  des  montagnes  qu'il  faut 
gravir  viennent  lui  barrer  le  passage. 

Après  avoir  quille  les  forêts  des  Andes  pour  se  diriger 
vers  le  Maragnon ,  on  rencontre  la  ville  de  Moyobamba^ 
de  là  on  descend  en  canot  sur  le  Cachiyaco  ,  jusqu'à  son 
embouchure  dans  le  Guallaga,  dont  le  tirant  d'eau  est 
de  cinq  à  six  pieds  ^  à  sa  jonction  avec  le  Maragnon  ,  le  lit 
des  deux  fleuves  est  d'un  mille  de  diamètre.  A  partir  de 
ce  point,  la  profondeur  du  Maragnon  est  d'une  à  treize 
toises,  et  sa  largeur  de  cinquanle  toises  à  un  mille,  jus- 
qu'au port  d'Omognas ,  où  il  reçoit  l'Ucayale  -,  sauf 
quelques  bancs  de  sable  que  l'on  rencontre  dans  le  voi- 
sinage de  ses  îles,  il  est  assez  profond  pour  porter  toute  es- 
pèce de  navires  -,  sa  rapidité  est  de  qualre  milles  à  l'heure. 
Vers  Tabilinga,  il  offre  un  coup  d'oeil  magnifique,  et  en 
certains  endroits  sa  profondeur  est  telle ,  qu'on  n'en  peut 
trouver  le  lit. 

Avant  de  suivre  dans  le  Brésil  le  cours  du  fleuve,  je- 
tons un  coup  d'œil  sur  les  productions  et  les  mœurs  des 
provinces  du  Pérou  qui  en  forment  le  bassin  supérieur. 

Depuis  que  l'indépendance  de  l'Amérique  du  Sud  a  fait 
lever  Tabsurde  prohibition  d'y  planter  la  vigne  ,  elle  est 
cultivée  jusque  sur  les  plateaux  des  Andes.  Dans  la  pro- 
vince de  Chachapoyas,  sur  un  seul  domaine  de  trente 
lieues  de  tour,  quatorze  sont  plantées  en  vigne.  On  cultive 
sur  les  bords  du  Maragnon,  mais  en  petit,  faute  de  bras, 
du  tabac  et  du  coton.  Le  quinquina,  la  cochenille,  la 
canne  à  sucre,  le  blé,  le  maïs,  l'orge,  la  pomme  de 
terre,  les  pois,  les  lèves,  le  riz,  le  cacao,  l'encens,  la 
cire  noire,  l'huile  de  castor,  le  styrax,  l'alun,  le  bois  de 
Brésil  et  diverses  plantes  tinctoriales,  tels  sont  les  produits 
principaux  de  cette  contrée.  Sa  pomone  est  d'une  ri- 
chesse prodigieuse  :  sans  énumérer  tous  ses  trésors ,  qu'il 


ou  FLFA  VE   DF.S   AMAZONES.  'l...f 

nous  suffise  de  citer  une  variété  infinie  de  plantain,  la 
pomme,  l'orange,  la  grenade,  le  coing,  la  pèche,  le 
melon,  Tolive,  la  fraise  et  la  mûre.  Le  versant  oriental 
des  Andes  n'est  donc  pas  aussi  aride  que  nous  le  suppo- 
sons, faute  de  notions  exactes  sur  sa  statistique. 

La  province  de  Mainas  ,  qui  s'étend  au  pied  des 
Andes,  produit  du  sucre,  mais  en  petite  quantité  et 
d'une  qualité  inférieure.  Cette  culture  ferait  bientôt  des 
progrès  rapides,  si  la  population  suffisait  aux  soins  qu'elle 
exige.  Le  cacao  y  vient  dans  l'état  sauvage,  et  il  abonde 
surtout  dans  le  voisinage  de  TUcayale-,  le  fruit  en  est, 
dit-on  ,  plus  gros  qu'à  Guayaquil.  On  y  cultive  en  grand 
le  café  et  le  coton  \  les  autres  productions  sont  le  riz  , 
l'indigo,  la  cascarilla,  le  baume  de  copabu ,  le  copal , 
lacarana,  la  tapy,  l'huile  jaune  et  le  lin.  On  trouve 
auprès  de  Pcbas  le  bitume  dans  l'état  naturel,  et,  en  cer- 
tains cantons ,  des  mines  de  soufre  qui  n'ont  jamais  été 
exploitées. 

Les  trésors  que  la  nature  a  prodigués  à  ces  contrées 
acquerraient  sans  doute  une  grande  valeur  si  les  moyens 
de  communication  entre  leurs  habitans  et  les  Européens 
devenaient  plus  faciles.  Mais,  indépendamment  des  ob- 
stacles qu'il  faudrait  vaincre  pour  rendre  les  Andes  ac- 
cessibles au  commerce,  il  en  est  dont  il  serait  plus  diffi- 
cile de  triompher  :  ils  résultent  de  la  férocité  de  quelques 
tribus  qui  infestent  les  affluens  du  Maragnon.  Les  mis- 
sionnaires ont  fait  de  vains  efforts  pour  les  arracher  à 
l'état  sauvage^  elles  sont  toujours  en  guerre  les  unes 
avec  les  autres.  Adonnées  à  la  polygamie,  l'enlèvement 
des  femmes  est  le  sujet  ordinaire  de  leurs  sanglantes  que- 
relles. Sur  la  rive  droite  de  l'Ucayale,  ces  sauvages  ne 
portent  aucun  vêtement*,  et,  s'il  faut  en  croire  la  rela- 
tion d'un   témoin  oculaire,   transcrite  par  M.  Maw,  ils 

XXM.  17 


2^0  VOYAGE   SIR  LE  MAUAONOPr 

se  font  un  devoir  religieux  de  dévorer  les  endfwres  dr 
leurs  parcns ,  après  les  avoir  fait  rolir,  comme  les  produits 
de  leur  chasse. 

D'après  la  même  relation ,  la  tribu  la  plus  féroce  est 
celle  des  Casliibos ,  anthropophages  qui  massacrent  sans 
pitié  tous  les  étrangers  qu'ils  rencontrent.  Peut-être  faut- 
il  faire  ici  la  part  de  l'exagéralion  et  de  l'ignorance  tou- 
jours passionnée  pour  le  merveilleux.  Toutefois,  nous 
croirons  difficilement  aux  récits  de  quelques  pauvres  mis- 
sionnaires qui,  dans  leur  zèle  ardent  pour  les  progrès  de 
la  foi,  ont  représenté  ces  peuplades  comme  industrieuses, 
hospitalières  et  dociles.  S'ils  ont  dit  la  vérité  ,  leur  carac- 
tère aurait  subi  une  étrange  révolution.  Malheureuse- 
ment les  semences  de  la  religion  ne  sauraient  prospérer 
sur  une  terre  qui  n'a  pas  été  préparée  pour  les  rece- 
voir. L'esprit  de  sociabilité  peut  seul  en  féconder  le 
germe  j  et  le  grand  instrument  de  la  sociabilité  humaine, 
c'est  le  commerce.  Tôt  ou  lard,  il  faut  l'espérer,  les 
grandes  eaux  du  fleuve  des  Amazones,  comme  celles  du 
Nil ,  transformeront  des  peuplades  de  chasseurs  féroces 
en  de  paisibles  tribus  agricoles.  C'est  à  son  embouchure 
que  la  civilisation  commencera  ses  conquêtes. 

A  Tabidnga,  dernière  ville  du  Pérou  sur  la  frontière 
du  Brésil,  où  nous  avons  laissé  notre  voyageur  ,  le  Ma- 
ragnon  a  un  mille  et  demi  de  large  ^  il  conserve  les  mêmes 
dimensions  l'espace  de  quelques  lieues.  «  Il  s'élargit  ex- 
trêmement ,  dit  M.  Maw ,  au-delà  de  San-Pablo ,  pre- 
mier village  du  Brésil.  Les  îles  dont  il  est  semé  sont  si 
nombreuses,  au-dessous  de  Diaz-Guerrero ,  que  nous 
avions  peine  à  voir  à  la  fois  les  deux  rives  opposées  du 
fleuve.  Poussés  vers  ces  îles  par  les  rafales  ou  par  la 
violence  des  courans,  nous  n'y  découvrîmes  aucun  être 
vivant.  Elles  varient  souvent  en  nombre  et  en  étendue  par 


ou    TLELVE    DES  AMAZOISES.  1.\l 

suite  de  relTort  des  eaux  ,  qui  rongent  ou  déchirent  cer- 
tains îlots,  et  en  poussent  les  débris  vers  les  terres  voisines. 
On  remarque  que  les  palmiers  y  sont  plus  nombreux  que 
sur  la  terre  ferme ,  tandis  que  les  autres  arbustes  y  sont 
plus  rares.  En  voici  la  raison  :  le  fruit  du  palmier,  ba- 
layé par  les  vents  et  entraîné  par  les  eaux,  surnage  et 
germe  dans  le  limon  que  le  fleuve  dépose  sur  les  îles , 
tandis  que  les  autres  arbres,  ne  possédant  point  des 
moyens  aussi  faciles  de  se  multiplier,  disparaissent  dans 
les  perturbations  fréquentes  occasionnées  dans  les  îlots 
parle  choc  descourans. 

»  Un  des  phénomènes  les  plus  remarquables  qu'offre 
îe  fleuve,  celui  du  moins  qui  donne  la  plus  haute  id(''e 
de  son  importance,  c'est  qu'il  se  divise  en  trois  courans 
distincts,  que  nous  avons  observés  en  passant  d'un  bord 
à  l'autre.  Le  plus  rapide  est  celui  qui  fuit  entre  les  îles. 
Le  choc  des  eaux  contre  la  rive  y  forme  des  remous 
dont  l'effet  ne  se  fait  sentir  qu'à  une  petite  distance^  il 
agit  avec  plus  de  violence  sur  les  bords  les  plus  escar- 
pés. Nous  avons  vu  souvent  la  berge  s'écrouler,,  et  des 
groupes  d'arbres  tomber  à  la  fois  dans  le  fleuve,  tandis 
que  les  plus  vigoureux,  résistant  aux  éboulemens,  li- 
vraient aux  assauts  de  la  vague  leurs  troncs  noueux  et 
leurs  racines  séculaires.  Le  danger  d'y  trouver  un  écueil 
mettait  à  une  rude  épreuve  l'adresse  de  nos  rameurs. 

))  La  vitesse  des  courans  est  de  3  à  ^  milles  à  l'heure  , 
suivant  l'élévation  des  bords  qu'ils  côtoient  ;  elle  dépend 
aussi  du  volume  des  eaux ,  qui  varie  avec  les  saisons. 

»  Le  lit  du  Maragiion  éprouve  des  cliangemens  et  des 
perturbations  fréquentes.  On  voit  souvent  des  attérisse- 
mens  se  former  sur  ses  bords,  et  disparaître  quelque  tems 
après. 

»  De  San-P;il)lo  à  Casara,  la  contrée  offre  une  sur- 


1  {2  VOYAGE   SUR   LE  MA[\AG^ON 

face  plane,  ou  plutôt  un  plan  légèrement  incliné  vers 
l'Atlantique.  Mais  la  plaine  n'est  point  marécageuse,  le 
niveau  du  fleuve  étant  à  quelques  pieds  au-dessous  de 
l'arête  supérieure  de  ses  rives.  Ce  territoire  est  couvert 
de  forets.  » 

A  Casara,  la  scène  change.  A  partir  de  ce  bourg  on 
rencontre  souvent  des  femmes  en  canots,  armées  de 
dards  pour  se  défendre  contre  les  alligators  (  i  )  et  d'autres 
animaux  non  moins  dangereux.  VoiLà  sans  doute  l'ori- 
gine de  cette  fable  des  Amazones  de  l'Amérique,  accré- 
ditée par  Orellana  et  ses  compagnons,  et  qui  a  servi 
d'étymologie  au  nom  sous  lequel  le  Maragnon  est  géné- 
ralement connu  ^  cette  supposition  nous  paraît  du  moins 
plus  vraisemblable  que  celle  de  Raynal  (2). 

Les  amis  de  Thumanilé  apprendront  avec  douleur  que, 
malgré  l'abolition  par  la  législature  brésilienne  de  la  loi 
barbare  qui  permellail  au  commerce  européen  la  traite 


(1)  ÎSOTE  DU  Tr.  Voyez,  sur  l'alligator  ou  crocodile  américain,  l'ar- 
ticle inséré  clans  noire  22e  numéro.  VoycE  aussi,  dans  le  12^,  le  récit 
d'une  course  sur  un  alligator  que  fit  Vx.  Waterton,  voyageur  anglais , 
dans  les  forêts  de  la  Guyanne. 

(2)  Voici  ce  que  nous  lisons  à  cet  égard  dans  V Histoire  Philosophique 
de  Raynal  :  «  La  source  des  Amazones  fut  découverte,  à  ce  qu'on  croit  , 
en  i538,  par  Gonzalez  Pizarre.  Son  lieutenant  Orellana  s'embarqua  sur 
ce  fleuve ,  et  en  parcourut  toute  l'étendue.  11  eut  à  combattre  un  grand 
nombre  de  nations,  qui  embarrassaient  la  navigation  avec  leurs  canots, 
et  qui ,  du  rivage  ,  l'accablaient  de  flèches.  Ce  fut  alors  que  le  spectacle 
de  quelques  sauvages  sans  barbe  ,  comme  le  sont  tous  les  peuples  amé- 
ricains, offrit  sans  doule  à  Timaginalion  vive  des  Espagnols  une  armée 
t!e  femmes  guerrières  ,  et  détermina  l'olficier  qui  commandait  à  changer 
Je  nom  de  Maragnon,  que  portait  ce  fleuve  ,  en  celui  de  l'Amazone,  qu'on 
lui  a  depuis  conservé.»  Bernardin  de  Saint-Pierre,  dans  un  roman  trop 
peu  connu,  intitulé  V  Amazone  f  a  fait  des  descriptions  magiques  des 
bords  de  ce  grand  fleuve.  11  ne  l'avait  pas  vu,  mais  son  génie  semble,  en 
quelque  sorte,  en  avoir  deviné  l'aspect. 


ou  FI.ELVK   Di:S   AMAZO^KS.  ^43 

des  Indiens,  ce  trafic  infiime  se  perpétue  dans  ces  pa- 
rages. Il  porte,  il  est  vrai,  vn  lui-même,  le  principe  de 
sa  ruine ,  car  il  force  les  indigènes  à  se  réfugier  dans  l'in- 
térieur des  terres,  et,  comme  toutes  les  usurpations  de 
riiomme  sur. les  droits  de  ses  semblables,  il  provoque  et 
nationalise  partout  la  résistance. 

Sans  recbercber  ce  que  serait  devenue  la  civilisation 
de  ces  contrées  si  lesjésuites  n'en  avaient  été  bannis  ,  on 
est  forcé  de  rendre  bommage  au  zèle  et  au  courage  qui 
ont  signalé  leurs  pacifiques  expéditions ,  et  de  reconnaître 
que  leurs  travaux,  bien  que  conçus  sur  un  plan  vicieux, 
ont  produit  de  bons  effets.  Mais  si  leur  système  n'avait 
été  détruit,  il  est  douteux  qu'il  eût  assuré  aux  Indiens 
plus  de  civilisation  qu'il  n'en  fallait  pour  les  assouplir 
au  joug  spirituel  et  à  la  domination  temporelle  des  dis- 
ciples de  Loyola.  Toujours  est-il  que  leur  population 
se  serait  accrue  ,  policée  ,  et  qu'ils  seraient  plus  lieureux, 
plus  éclairés,  meilleurs,  sous  tous  les  rapports,  qu'ils  nç 
le  sont  sous  l'affreux  régime  qui  les  traque  comme  des 
bétes  fauves  pour  les  réduire  en  esclavage.  Aujourd'bui 
que  les  voilà  repoussés  dans  les  forets,  traînant  après  eux 
la  misère  et  les  vices  qu'ils  doivent  à  l'oppression  des 
blancs  ,  il  serait  encore  facile,  non-seulement  de  les  ra.- 
mener  au  point  de  civilisation  où  les  avaient  laissés  les 
jésuites,  mais  de  les  conduire  d'un  pas  rapide  dans  la 
carrière  de  la  sociabilité ,  avec  un  système  de  gouverne- 
ment plus  éclairé,  plus  généreux  surtout  que  celui  des 
despotes  du  Paraguay. 

De  Casara,  M.  Maw  se  dirigea  sur  Égar^  à  quelques 
milles  au-dessous  de  ce  dernier  village,  le  Maragnon  se 
déploie  comme  une  vaste  mer ,  et  sa  largeur  permet  à 
peine  d'en  distinguer  les  bords-,  elle  paraît  ctie  d'envi- 


^   -  VOYAGE  sur.   LE  MAUAGISO^' 


roii  deux  lieues.  Au  rcsle  ,  on  jugera  par  le  passage  sui- 
vant tic  la  difficallé  de  Tapprécier  : 

(V  Au  coucher  du  soleil ,  la  direction  du  courant  était 
de  Touest,  où  la  cime  des  arbres  marquait  encore  l'ho- 
rizon ,  au  nord-est  quart-nord  où  nous  ne  distinguions 
pas  le  rivage  ^  bientôt  après  nous  aperçûmes  la  pointe 
inférieure  d'une  île  :  en  la  dépassant,  nous  en  décou- 
vrîmes cinq  ou  six  de  front.  Notre  pilote  nous  assura  en 
outre  qu'une  île  considérable  nous  dérobait  la  vue  de  la 
rive  droite.  Plus  loin ,  et  durant  trente  milles  (dix  lieues), 
on  n'aperçoit  plus  que  le  ciel  et  l'eau.  « 

Parmi  les  fleuves  tributaires  que  le  Brésil  fournit  au  Ma- 
ragnon,  les  plus  importans  sont  le  Madura  et  le  Rio-Ne- 
i^ro.  L'eau  du  Rio-Negro  a  une  teinte  de  marbre  noir,  qui 
provient  sans  doute  du  sol  ferrugineux  de  son  lit  j  car, 
puisée  en  petite  quantité,  elle  est  claire  et  limpide.  Cette 
rivière  descend  du  nord  vers  le]Maragnon,où  elle  s'y  jette 
à  moitié  chemin  de  Tabitinga  et  de  Para.  Elle  est  na- 
vigable dans  une  grande  partie  de  son  cours.  A  son  em- 
bouchure est  située  la  ville  de  Barra  ,  place  plus  impor- 
tante par  sa  belle  position  que  par  sa  population.  Elle  n'a 
été  fondée,  il  est  vrai,  qu'en  i8o^.  Les  femmes  y  vivent 
dans  la  réclusion  comme  chez  les  Turcs.  Les  habitans 
possèdent,  pour  la  plupart,  des  domaines  où  ils  exploitent 
le  café,  le  cacao,  la  salsepareille  et  autres  denrées  colo- 
niales. 

.  On  assure  que  les  districts  baignés  par  le  Rio-Negro  et 
par  le  Rio-Branco,  un  de  ses  affluens,  sont  beaucoup  plus 
peuT)lés  que  les  provinces  du  Brésil,  et  qu'on  y  compte 
près  de  trois  cent  mille  âmes.  La  population  se  compose 
en  majeure  partie  d'Indiens  vivant  à  l'état  sauvage  dans 
les  forêts  >  et  groupés  par  familles  de  vingt  à  cinquante 


ou    FLEL'VE   DES   AMAZOKES.  ^45 

personnes.  LcRio-INcgro  joinlle  INlaragnon  àrOrcnoque, 
et  il  Taul  un  mois  pour  en  suivre  le  cours  de  Tune  à 
Taulre  de  ses  embouchures.  La  nature  a  ouvert  entre  les 
deux  fleuves  plusieurs  canaux  de  communication  au- 
jourd'hui bien  connus,  et  Ton  en  compterait  un  ])lus 
grand  nombre  si  l'on  explorait  tous  les  aiiluens  du  Ma- 
ragnon.  Qu'on  juge  d'après  cela  de  quelle  masse  incalcu- 
lable de  richesses  naturelles  le  gouvernement  du  Brésil 
néglige  l'exploitation,  et  combien  la  facilité  de  la  navi- 
gation intérieure  pourrait  contribuer  à  la  prospérité  fi- 
nancière de  cet  empire. 

Dans  la  belle  saison,  on  se  rend  en  vingt-six  ou  vingt- 
sept  jours  de  Para  à  l'embouchure  du  Piio-Negro.  Des 
schooners  remontent  quelquefois  jusque-là  ^  un  brick  de 
commerce  et  un  schooner  armé  en  guerre  en  ont  fait  au- 
tant -,  une  frégate  pourrait  faire  le  même  trajet  :  tel  est 
du  moins  le  résultat  des  renseignemens  pris  à  ce  sujet 
par  notre  auteur. 

A  quelque  distance  de  Barra,  où  il  avait  passé  plu- 
sieurs jours,  M.  Maw  rencontra  un  établissement  récem- 
ment fondé  par  un  de  ces  missionnaires  qui  honorent  h 
juste  titre  l'église  sud-américaine. 

((Vers  le  soir,  dit-il,  nous  nous  arrêtâmes  à  la  hauteur 
d'un  village  en  construction.  Le  crt6o  resta  dans  la  barque, 
attendant  qu'on  vînt  lui  offrir,  pour  quelques  tarlaru- 
gas ,  une  calebasse  de  cachaca^  liqueur  spirilueuse  ex- 
traite de  la  canne  à  sucre.  Nous  débarquâmes ,  M.  Hinde 
et  moi,  au  milieu  d'une  foule  d'Indiens  dont  la  physio- 
nomie exprimait  la  défiance.  J'essayai  vainement  de  la 
voix  et  du  geste  de  me  faire  comprendre  d'un  vieillard , 
qu'aux  égards  qu'on  lui  montrait  je  pris  pour  l'un  des 
chefs.  Sans  répondre  à  mes  questions,  il  me  donna  à  en- 
tendre qu'il  y  avait  un  padre  dans  le  village ,  et  m'indi- 


246  VOYAGE   SLR   LE  MARAG^'ON 

qua  de  la  main  sa  demeure.  Nous  nous  y  rendîmes 
})récédés  de  deux  enfans  chargés  de  le  prévenir.  Ce  padre, 
dont  les  cheveux  hlancs  cl  Tair  vénérable  commandaient 
le  respect,  nous  témoigna  une  surprise  qui  fît  place  à 
la  joie  dès  que  nous  nous  fîmes  connaître.  Il  se  nommait 
Joseph  de  Chague  j  il  travaillait  depuis  plusieurs  années 
à  fonder  des  villages  et  à  civiliser  les  Indiens  ;  il  s'occu- 
pait ,  en  ce  moment,  par  ordre  du  gouvernement  brési- 
lien ,  de  rassembler  la  Iribu  de  3Iura,  qui  jusqu'ici  avait 
vécu  dispersée  dans  les  forets,  sans  religion  et  sans  lois. 
En  deux  mois,  il  avait  réuni  une  centaine  d'Indiens,  et 
les  avait  répartis  dans  des  cabanes  provisoirement  dres- 
sées sur  un  plan  régulier,  et  qu'il  se  disposait  à  rempla- 
cer par  des  constructions  plus  solides.  L'église,  monu- 
ment modeste,  mais  assez  spacieux  ,  était  fort  avancée. 
Il  attendait  qu'elle  fut  terminée  pour  donner  au  village 
le  nom  du  saiiit  sous  l'invocation  duquel  elle  serait  con- 
sacrée. En  cheminant  avec  nous  vers  le  village,  le  bon 
père  rencontra  quelques  Indiens  groupés  sous  des  arbres 
et  qui  semblaient  nous  épier  ^  il  leur  dit  en  riant  qu'il 
allait  s'éloigner  avec  nous.  Cette  nouvelle  parut  les  affli- 
ger,  car  hommes  et  femmes,  tous  se  mirent  à  sa  pour- 
suite 5  et  les  plus  jeunes  prirent  les  devans  pour  lui  bar- 
rer le   chemin  et  le  ramener  sur  ses  pas. 

»  Un  jour  le  courant  nous  poubsa  vers  une  petite 
anse  couronnée  par  une  jolie  habitation.  La  beauté  du 
site  nous  détermina  ,  M.Hinde  et  moi ,  à  débarquer,  afin 
de  nous  procurer  des  provisions.  Nous  aperçûmes  sur  le 
rivage  un  vieillard  d'un  aspect  vénérable,  privé  d'un 
bras,  qui  venait  à  notre  rencontre,  accompagné  d'un 
jeune  homme  et  d'un  autre  blanc.  Manuel  Pedro,  c'é- 
tait le  nom  du  vieillard  ,  était  le  propriétaire  de  l'ha- 
bitation  où  il  vivait  depuis   trente  ans.   11    nous  reçut 


OV  FLELVE   DES  AMAZONES.  247 

avec  politesse  et  nous  accabla  de  questions  ^  il  nous  con- 
duisit ensuite  vers  un  petit  pavillon  couvert  de  tuiles, 
situé  sur  le  tertre  qui  dominait  le  fleuve,  et  entouré,  à 
hauteur  d'appui ,  d'une   balustrade  de  verdure.  L'inté- 
rieur était   garni  de  sièges  ,  et  au  centre  s'élevait  une 
table  chargée  de  quatre  vases  élégans.  Au  dehors,  quel- 
ques arbres  ombrageaient  le  pavillon  sans   masquer  la 
vue  du  paysage.  Le  bon  vieillard  nous  offrit  des  sièges , 
et  il  redoubla  ses  questions  quand  nous  lui  annonçâmes 
le  but  de  notre  visite.  Il  resta  long-tems  sans  vouloir  ou 
pouvoir  comprendre  que  nous  étions  Anglais.  Lorsqu'en- 
fm  il  parut  convaincu ,  et  qu'il  apprit  que  nous  venions 
du  Pérou:  a  Je  me  souviens,  s'écria-t-il,  qu'il  fut  un  tems 
»  où  l'apparition  d'un  Anglais  k  Para  eût  été  un  phéno- 
»  mène.  Aujourd'hui  beaucoup  de  vos  compatriotes  y 
»  sont  établis,  et  voilà  que  vous  arrivez  du  Pérou.  Cela. 
»  est-il  possible  ?  »  Pour  le  convaincre  qu'en  effet  nous 
venions  des  côtes  du  Pérou,  il  fallut  lui  raconter  toutes 
nos  aventures.  Nous  lui  proposâmes  alors  de  faire  un  tour 
de  promenade ,  en  attendant  qu'on  eût  tué  et  mis  à  la 
broche  les  volailles  que  nous  nous  proposions  d'acheter. 
<(  Sericz-vous  curieux   de  visiter  mon  habitation  ?  nous 
))  dit-il ,  je  vais  vous  y  conduire  ^  vous  y  trouverez  un 
»  peu  de  tout.  ))  En  effet,  il  nous  montra  d'abord  une 
fabrique  de  poterie  à  deux  fourneaux  ,  où  l'on  pouvait 
placer  la  fois  quatre  cents  vases.  A  coté,  nous  vîmes  une 
enclume  et  une  forge  ^  plus  loin  nous  entrâmes  sous  un 
hangar  percé  à  jour  à  une  certaine  hauteur,  et  garni  de 
fourneaux  pour  cuire  le  manioc.  Nous  y  trouvâmes  la 
maîtresse  du  logis ,  dont  la  ressemblance  avec  son  mari 
nous  étonna-,  elle  dirigeait  les  travaux  de  ce  gynécée, 
composé  de  ses  filles  et  de  femmes  indiennes,  occupées  à 
l)r.'parer  le  manioc  -,  elle  était  assise  dans  le  fond  ,  tenant 


24B  VOYAGE   SLU  LE  MAC  \G?«'0:?( 

deux  lamis  d'où  s'échappait  en  nuages  d'une  blancheur 
éblouissante  la  fleur  de  farine  destinée  à  faire  les  gâteaux 
Ica  plus  délicats.  Les  autres  femmes  se  tenaient  auprès  du 
four  où  cuisait  une  pâte  plus  grossière.  La  nouvelle  de 
notre  arrivée  avait  vivement  excité  leur  curiosité^  aussi 
à  notre  aspect  tous  les  travaux  furent-ils  suspendus,  et  la 
première  question  que  nous  fil  INl"'^  Pedro  fut  de  savoir 
lequel  de  nous  deux  était  le  capitaine. 

»  Il  paraît  queTespèce  de  manioc  à  la  préparation  du- 
quel j'assistai  n'a  rien  de  malfaisant,  à  la  différence  de  ce- 
lui que  j'avais  vu  dans  l'habitation  de  Diaz-Guerrero  (i). 
On  emploie  la  fleur  de  sa  farine  à  faire  de  petits  gâteaux 
de  luxe  que  l'on  mange  en  prenant  le  café.  De  la  partie 
la  plus  grossière  réduite  en  pâle,  qu'on  laisse  sur  le  feu 
sans  la  remuer,  on  fait  des  pains  connus  sous  le  nom 
de  cassm^Cy  et  plus  indigestes  que  les  gâteaux  dont  je  viens 
de  parler.  M"""  Pedro  nous  ofi'rit  de  ceux-ci,  et  je  les 
mangeai  avec  autant  de  plaisir  que  nos  muffins  ('2). 

))  A  notre  retour  au  pavillon  dont  notre  bote  nous  avait 
fait  les  honneurs,  il  nous  apprit  qu'il  avait  auprès  de  lui 
un  padre.  C'était  le  desservant  de  la  petite  chapelle  que 


(i)  On  sait  que  le  manioc  est  une  plante  originaire  de  Guine'e,  qui 
vient  (le  bouture  à  une  hauteur  Je  cinq  à  sis  pieds.  Sa  tige  est  de  la  gros- 
seur du  bras,  cl  d'un  bois  mou  et  cassant.  On  ne  fait  usage  que  de  sa 
racine  qui  est,  à  sa  inalurile',  de  la  grosseur  d'une  rave.  On  ratisse  la 
première  peau,  on  la  lave  ,  on  la  râpe,  et  ou  la  met  ensuite  à  la  presse  pour 
en  extraire  le  suc ,  regarde'  comme  un  poison  très-actif.  La  cuisson  achève 
d'en  di'gager  le  principe  ve'néneux.  Lorsque  la  furae'e  s'est  e'vapore'e  ,  on 
retire  du  feu  la  racine  du  manioc  et  on  la  laisse  refroidir.  C'est  sans  doute 
après  ce  procède'  préalable  que  ]NL  INIaw  vit  faire  les  gâteaux  de  manioc 
cViez  Manuel  Pedro,  ce  qui  cxplicjuc  ce  qu'il  dit  de  leur  innocuité'.  Au 
reste  il  ne  serait  pas  impossible  qu'une  meilleure  culture  eût  produit 
une  variété  de  panioc  moins  malfaisante. 

(2)  Pâtisserie  anglaise  qu'on  nsangc  a\cc  le  thé. 


ou    FLEl :\  F   DES  AMAZONES.  ^^t.) 

nous  avions  déjà  remarquée.  M.  Pedro  s  approcha  de  sa 
cellule  avec  précauûon  ,  et  après  avoir  jelé  un  coup  d'oeil 
sur  sa  porte  cnlr'ouverle  :  «  Ne  ledérangcons  pas,  nous 
»  dit-il ,  il  est  en  prière.  »  Cependant,  pour  éveiller  sa 
curiosité,  il  lui  annonça  que  deux  Anglais,  venant  du 
Pérou  et  allant  à  Para ,  désiraient  le  voir.  «  Je  suis  à  vous 
»  dans  Tinstant,  »  répondit  le  padie,  et  en  effet  il  ne 
larda  pas  à  venir  nous  joindre  au  pavillon  ,  où  nous  prîmes 
du  café.  C'était  un  vieillard  à  cheveux  blancs  dont  la  fi- 
t;ure  calme  et  les  manières  aisées  annonçaient  plus  d'usage 
du  monde  que  la  gaîLé  bruyante  et  la  brusque  cordialité 
du  maître  du  logis.  11  nous  salua  et  nous  regarda  quel- 
que lems  d'un  œil  scrutateur  avant  de  prendre  une  part 
active  à  la  conversation.  Mais  notre  hôte  ne  nous  laissa 
pas  ignorer  que  c'était  un  grand  voyageur,  et  il  nous  fit  la 
pompeuse  énuméralion  de  tous  les  pays  qu'il  avait  vus.  Il 
connaissait  notamment  l'Angleterre,  la  France,  les  Indes 
orientales.  Le  padre  nous  dit  en  effet  qu'il  s'était  trouvé 
à  Cowes  (i)  en  1796,  et  il  nous  vanta  la  beauté  de  l'île  de 
AVight  :  c'était  la  seule  partie  de  l'Angleterre  qu'il  eut 
visitée.  Nous  lui  demandâmes  s'il  y  avait  beaucoup  de 
troupes  à  Spilhead  :  muito  (beaucoup),  dit-il,  en  faisant 
un  signe  affirmalif.  Après  quoi ,  il  prit  deux  ou  trois  prises 
de  tabac  qui  le  mirent  en  verve  ^  et  depuisce  moment  il 
fit  tous  les  frais  de  la  conversation.  Il  fut  question  ,  entre 
autres  choses,  de  la  navigation  du  fleuve  qui  se  dé- 
ployait sous  nos  yeux.  «  De  quel  avantage  ne  seraient  pas 
))  pour  nous  des  vaisseaux  à  vapeur  !  )>  s'écria-t-il  avec 
un  enthousiasme  mêlé  de  regrets.  » 
De  Barra  à  Santarem  la  largeur  du  Maragnon  varie 


(1)  Pctllc  ville  tic  l'ile  de  W^iglit.   Elle  c:it  s'iluc'c  à  reinbouchurc  de 
la  Mcdlna  ,  qui  divise  <;cUc  île  en  deux  parlics  p/esquc  égales. 


200  VOYAGE   SUR  LE  MÂT\AGTsO:X 

extrémemenl.  Ici  elle  ne  paraît  être  que  d'une  demi-lieue  -, 
plus  loin,  le  lit  du  fleuve  s'élargit  à  perte  de  vue.  Il  est 
probable  que  ces  variations  ne  sont  qu'illusoires  ,  et  que, 
lorsqu'on  suppose  que  le  fleuve  se  rétrécit,  on  n'aper- 
çoit qu'un  de  ses  bras.  Obidos  et  Santarem  ,  situées  sur 
ses  bords,  sont  des  places  de  commerce  importantes  où 
résident  quelques  agens  anglais  et  nord-américains.  Dans 
cette  dernière  ville,  notre  auteur  et  son  compagnon  su- 
birent une  détention  de  quelques  jours.  Le  cbef  prin- 
cipal de  l'accusation  qui  pesait  sur  eux,  était  d'avoir  dit 
qu'ils  venaient  de  l'Océan  Pacifique....  preuve  évidente 
qu'ils  étaient  deux  imposteurs!  Heureusement  leur  pré- 
sence d'esprit  abrégea  le  terme  de  leur  captivité,  et  leur 
permit  de  se  remettre  en  roule  dans  une  saison  favo- 
rable. 

De  Santarem  à  Gurupa  le  cours  du  Maragnon  devient 
de  plus  en  plus  majestueux.  «Au  sortir  de  cette  dernière 
ville,  dit  M.  jNlaw,  nous  cessâmes  d'apercevoir  la  rive 
gaucbe.  m  Le  fleuve  forme,  à  partir  de  ce  point,  une 
espèce  de  delta  semé  d'une  foule  d'îlots,  et  dentelé  par 
une  telle  multitude  de  presqu'îles  que  les  Indiens  cbo- 
minant  sur  la  plage  suspendent  aux  arbres  des  lambeaux 
de  vèlemens  en  guise  de  signaux ,  afin  de  pouvoir  s'orien- 
ter à  leur  retour.  La  marée  se  fait  sentir  à  un  mille  au- 
dessous  de  Gurupa:  à  quatre  jours  de  dislance  de  celle 
ville,  elle  s'élève  jusqu'à  cinq  pieds  ,  avec  un  flux  et  re- 
flux régulier.  Enfin  \e  Jlarajo  (Marais)  divise  ce  fleuve 
immense  en  deux  brancbes,  dont  l'une,  aussi  vaste  qu'une 
mer,  va  déboucher,  au  nord ,  dans  l'Océan  j  et  l'autre  , 
qui  n'est  en  comparaison  qu'un  petit  ruisseau,  se  dirige 
vers  le  sud,  et,  après  avoir  reçu  la  rivière  des  Toran- 
tins ,  tourne  au  nord  jusqu'à  son  embouchure  dans 
rAllanliquc.  C'est  sur  la  rive  droite   de  cette  dernière 


ou    FLEUVE  DES   AMAZONES.  25  I 

branche  qu'est  située  la  ville  importante  de  Para  (i),  trop 
connue  par  suite  des  relations  commerciales  établies  entre 
cet  entrepôt  des  produits  du  Brésil  et  les  divers  élatsde 
TEurope,  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'entrer  à  cet  égard 
dans  aucun  détail. 

Après  avoir  suivi  M.  Maw  des  Andes  à  l'Atlantique, 
par  le  Maragnon,  et  découvert  avec  lui ,  sur  cette  route 
presque  ignorée ,  les  immenses  trésors  que  la  nature  y  a 
semés  à  pleines  mains,  nous  pouvons  affirmer  que  les 
mines  du  Chili  et  du  Pérou  offrent  aux  capitaux  britan- 
niques un  emploi  beaucoup  moins  fécond  que  les  con- 
trées dont  les  bornes  de  cet  article  ne  nous  ont  permis 
que  de  donner  une  idée  superficielle.  «  Ce  pays  ,  dit 
notre  auteur,  réunit  à  la  richesse  d'un  sol  susceptible 
de  donner  les  produits  les  plus  variés,  les  débouchés  les 
plus  commodes  qu'une  nation  puisse  désirer.  Je  pense, 
ajoute-t-il,  que  si  la  navigation  par  la  vapeur  était  in- 
troduite sur  le  fleuve  des  Amazones  et  ses  affluens,  ses 
effets  en  seraient  miraculeux,  et,  au  bout  de  dix  ans, 
auraient  complètement  changé  la  face  du  pavs.  )> 

Pour  ne  pas  laisser  le  génie  entreprenant  de  nos  com- 
patriotes s'égarer  dans  un  champ  qui  paraît  au  premier 
abord  si  fertile ,  INI.  Maw  termine  son  ouvrage  par  les 
réflexions  que  nous  allons  transcrire. 

((  Je  sais  que  le  peu  de  succès  de  l'expédition  colos- 
sale que  certains  armateurs  des  Etats-Unis  avaient  étour- 
diment  conçue,  sans  avoir  obtenu  d'avance  l'agrément 
de  l'empereur,  dans  le  dessein  impossible  à  réaliser, 
infructueux  du  moins,  d'exploiter  les  mines  d'argent 
de  Cusco ,  a  produit  à  Para  une  fâcheuse  prévention 
contre  des  entreprises  aussi  utiles  que  celle  des  bateaux 

(i;  Para  ou  Belem,  est  la  captale  du  gouveriiemenl  du  même  nom. 


«^52  VOYAGE  SLR   LE  MAlîAGNOrC 

«i  vapeur.  Je  sais  aussi  que  plusieurs  spéculations  de  nos 
compatriotes  dans  l'Amérique  du  Sud  n'ont  pas  été  plus 
heureuses,  et  j'attribue  princij)alement  leur  funeste  ré- 
sultat à  la  manie,  aujourd'hui  trop  commune,  de  ne 
spéculer  qu'en  grand.  Je  crois  donc  que  l'établissement, 
sur  une  grande  échelle,  de  la  navigation  à  vapeur  sur 
le  Maragnon,  tromperait  Fespoir  de  ses  entrepreneurs, 
et  que  les  produits  exportés  du  Brésil  par  cette  voie  ne 
paieraient  pas  l'intérêt  du  capital  de  l'entreprise.  Néan- 
moins si  mes  observations  personnelles  et  mes  réflexions 
ne  m'ont  pas  abusé,  les  contrées  que  baignent  le  Mara- 
gnon et  ses  affluens  sont  les  plus  favorables  du.  monde 
aux  progrès  de  l'industrie  agricole  et  de  la  richesse  pu- 
blique. Ces  progrès  se  feront  sentir  aussitôt  que  les  ba- 
teaux à  vapeur  auront  sillonné  ces  parages.  Mais  quel- 
que opulens  que  soient  les  capitalistes  qui  fonderont  le 
premier  établissement  de  ce  genre,  ils  devront  se  garder 
de  l'asseoir  sur  des  bases  trop  larges.  Supposons  qu'on 
ait  obtenu  l'autorisation  de  l'empereur  du  Brésil-,  l'é- 
preuve doit  commencer  par  deux  petits  bateaux  à  vapeur 
qui  feraient  le  service  de  Para  au  confluent  du  Rio- 
Negro.  Lorsqu'ils  auront  procuré  des  bénéfices  assez 
importans ,  et  contribué  sensiblement  aux  progrès  de  l'in- 
dustrie agricole,  ce  qui  aura  lieu  en  peu  d'années,  ils 
seront  remplacés  par  des  bàtimens  d'un  tonnage  plus 
considérable,  et  employés  à  ouvrir  de  nouvelles  com.mu- 
nications  en  remontant  le  Maragnon ,  le  Rio-Negro  et 
d'autres  rivières.  Ils  céderont  successivement  la  ])lace  à 
des  navires  plus  importans  ,  jusqu'à  ce  que  la  navigation 
ait  atteint  ses  dernières  limites.  Le  gouvernement  bré- 
silien s'opposerait  à  tort  aux  communications  qu'un  tel 
système  ouvrirait  avec  le  Pérou  \  loin  de  craindre  qu'elles 
compromissent  les  intérêts  des  deux  empires,  je  suis  con- 


or    FLEITVF.   DES   AMAZOKES.  Îl53 

vniiicii  qu'elles  loursoraicnl  trùs-profilahics,  attendu  la 
(lilTérmcc  do  leurs  tlimals,  la  variété  de  leurs  produits 
respectifs  et  la  multiplicité  des  moyens  dVcliangc  que 
relie  variété  entraînerait  nécessairement.  Voici  les  prin- 
cipaux avantages  que  le  commerce  de  Para  en  retirerait  : 
(fabord  deux  hommes  suffiraient  à  la  conduite  d'un  ba- 
teau à  vapeur,  tandis  qu'il  en  faut  douze  par  la  naviga- 
tion ordinaire ,  et  qu'il  est  encore  très -difficile  de  les 
trouver  dans  un  pays  où  l'on  se  plaint  de  manquer  de  bras; 
de  plus  le  trajet  d'une  distance  à  l'autre  exigerait  deux 
fois  moins  de  tems.  En  second  lieu ,  les  citoyens  riches  et 
éclairés  n'hésiteraient  pas,  comme  aujourd'hui,  ti  s'é- 
tnhlir  dans  l'intérieur  du  Brésil,  et  ne  craindraient  plus 
d'être  h  jamais  confinés  parmi  les  Braiicos  et  les  sauvages  ; 
car  on  ne  peut  révoquer  en  doute  l'heureuse  influence 
qu'aurait  leur  résidence  dans  ces  contrées  sur  les  mœurs 
des  habitans  et  sur  l'ordre  légal;  enfin  des  rapports  ré- 
guliers et  fréquens  s'établiraient  avec  le  chef- lieu  du 
gouvernement,  et  deviendraient  dans  ses  mains  l'instru- 
ment de  la  prospérité  publique.  » 

Sous  ce  dernier  rapport,  il  est  vrai,  la  navigation,  par  la 
vapeur,  sur  le  Maragnon  et  sesaffluens,  serait  un  moyen 
de  communication  insuffisant,  car  jusqu'ici  la  difficulté 
du  passage  de  Para  à  Bahia  et  à  Rio-Janeiro  équivalait  à 
une  barrière  élevée  entre  ces  provinces.  Il  serait  donc 
utile,  indispensable  même  d'établir  le  long  des  cotes  un 
service  de  bateaux  à  vapeur. 

S'il  existait  un  service  régulier  de  navigation  sur  le 
fleuve  superbe  dont  nous  venons  de  parler,  beaucoup  de 
nos  compatriotes  s'y  rendraient  sans  doute  rien  que  pour 
voir  les  magnifiques  paysages  qui  en  bordent  les  rives. 
Nulle  part  la  nature  ne  se  produit  avec  plus  de  pompe  et 
de  grandeur  ;  ces  forets  immenses  qui  déroulent  à  perte 


254  VOYAGE  SUR  LK  MARAGKON. 

de  vue  leurs  vagues  de  verdure ,  et  où  la  végétation  est 
si  vigoureuse,  que  la  fougère ,  les  herbes  les  plus  grêles 
de  nos  champs  y  deviennent  de  grands  arbres  \  les  bruits 
qui  en  sortent  quand  le  vent  les  fait  frémir  -,  ces  fleuves 
qui  ressemblent  à  de  vastes  mers;  ces  orages  terribles  qui 
s'y  élèvent  souvent  et  qui  en  troublent  les  flots  ;  ces  vol- 
cans qui  fument  au  loin  à  l'horizon  ;  tous  ces  grands 
mouvemens  au  milieu  du  silence  et  de  la  profondeur  des 
solitudes  offrent  une  suite  de  scènes  gracieuses  ou  su- 
blimes dont  il  serait  impossible  de  trouver  ailleurs  l'é- 
quivalent ou  le  modèle. 

(  Monthlj  Re\^iew.  ) 


SUICIDE   INDIEN. 


Je  quittai  la  Nouvelle-Orléans  vers  la  fin  de  mai  dans 
l'intention  de  me  rendre  par  terre  à  Savannah.  Je  ne 
me  dissimulai  pas  les  fatigues  qui  devaient  accompagner 
ce  voyage,  ni  les  dangers  que  je  pouvais  courir^  mais 
tout  ce  que  j'avais  lu,  tout  ce  que  j'avais  entendu  ra- 
conter sur  le  pays  que  j'allais  voir  avait  tellement  ex- 
cité mon  admiration  et  ma  curiosité,  que  pour  satisfaire 
ces  deux  sentimens  je  me  serais  exposé  à  des  périls  plus 
grands  encore. 

Je  me  transportais  d'avance  dans  ces  forets  primitives, 
parmi  les  tribus  d'Indiens  qui  les  habitent  \  je  me  repré- 
sentais ces  chasseurs  intrépides,  errans  au  milieu  des  sa- 
vannes,  redoutant  le  voisinage  des  blancs,  et  repoussant 
de  tous  leurs  moyens  l'approche  d'une  civilisation  qui 
bientôt  fera  disparaître  leur  race  du  sol  dont  ils  étaient 
jadis  les  maîtres. 

Mon  imagination  était  remplie  des  idées  les  plus  étran- 
ges :  je  révais  des  positions  périlleuses  ,  des  dangers  ima- 
ginaires*, les  nuits  passées  dans  ces  bois  devaient  m'of- 
frir  des  aventures  romanesques^  les  jours  me  présenter 
une  succession  de  scènes  intéressantes.  L'immensité  du 
désert,  l'ouragan  qui  enlève  des  arbres  énormes  et  les 
transporte  à  plusieurs  milles  de  distance 5  les  panthères, 
les  serpens  à  sonnettes,  les  alligators,  s'offraient  à  mou 
esprit  avec  le  caractère  poétique  d'un  danger  qui  n'a 
point  encore  été  éprouvé. 

Il  y  avait  pour  moi  quelque  chose  d'enchanteur  dans 
l'idée  de  m'enfoncer  dans  ces  solitudes  profondes  où  la 
nature  a  conservé  toute  sa  puissance;  où  des  brises  par- 
XXVI.  18 


i56  SUICIDE    IKDIE^'. 

l'umées  enibaumenl  l'air  \  où  les  vers  luisans  ,  semblables 
à  des  lampes  aériennes,  étincellent  sur  les  arbres;  où  des 
oiseaux  d'un  plumage  inconnu  font  entendre  une  mélo- 
die sauvage  dans  des  lieux  où  l'homme  n'a  point  encore 
troublé  leurs  concerts. 

Entraîné  par  ces  sentimens  romanesques,  je  quittai 
avec  joie  la  Nouvelle-Orléans  -,  j'abandonnai  sans  regret 
ses  bosquets  d'orangers,  ses  plaines  fertiles  et  le  Mis- 
sissipi ,  ce  géant  des  fleuves,  pour  les  vertes  savannes, 
la  cabane  d'écorce  ,  et  les  Indiens  avec  leurs  tomahawks 
et  leurs  scalpels.  Mais  mon  intention  n'étant  ni  de  retra- 
cer toutes  mes  impressions  ni  tous  les  détails  de  mon 
voyage,  je  ne  m'arrêterai  que  sur  un  seul  incident. 

Environ  quinze  jours  après  mon  départ ,  j'arrivai  un 
soir  dans  un  vallon  sauvage,  connu  sous  le  nom  de  Vallée 
du  iNIeurlrc.  Un  événement  tragique,  dont  ce  lieu  avait 
été  le  théâtre  quelques  années  au})aravant,  lui  avait  fait 
donner  ce  nom  sinistre.  Une  troupe  de  blancs,  composée 
de  plus  de  trente  individus,  qui  y  avait  campé  pendant  la 
nuit,  fut  surprise  par  les  Indiens,  et  entièrement  massa- 
crée, sans  excepter  les  femmes  et  les  enfans. 

Ma  journée  avait  été  pénible  j  obligé  de  traverser  plu- 
sieurs marais  au  milieu  desquels  mon  cheval  avait  failli 
me  laisser,  j'étais  mouillé  ,  accablé  de  fatigues  et  inca- 
pable de  me  rendre  plus  loin  ^  je  me  résignai  à  passer 
la  nuit  dans  ce  lieu  redoutable.  Après  avoir  attaché  ma 
monture  dans  le  voisinage  et  lui  avoir  donné  des  feuilles 
de  mais  que  j'avais  apportées,  j'allumai  mon  feu  et  je 
préparai  mon  souper.  Tandis  que  je  le  mangeais  avec  un 
appétit  de  voyageur,  et  que  j'admirais  en  mcme  tems  l'é- 
clat produit  par  des  myriades  de  vers  luisans  qui  bril- 
laient dans  les  parties  les  plus  sombres  de  la  forêt,  et  lui 
communiqur.ienl  je  ne  sais  quel  éclat  mvslérieux  et  ma- 


SUICIDE     INDIEN.  o']" 

i 

giqiic,  mon  oreille  fut  tout-ù-coup  frappôe  par  le  bruis- 
sement d'un  serpent  à  sonnettes  :  je  me  levai  aussitôt, 
cl  à  la  clarté  de  mon  feu  j'aperçus  ce  dangereux  reptile 
se  glissant  à  peu  de  distance  de  l'endroit  où  j'étais  assis. 
J'avais  à  la  main  un  fort  bàlon  de  bois  de  fer  j  d'un  seul 
coup  j'atteignis  le  serpent  et  l'élendis  mort  sur  la  place  : 
il  avait  au  moins  sept  pieds  anglais  de  long  ;  sa  queue, 
que  je  coupai,  était  composée  de  vingt  anneaux  ou  son- 
nettes auxquels  celte  espèce  doit  son  nom.  J'étais  si  trou- 
blé  de  cet  événement  que,  malgré  l'éclat  du  feu  qui  me 
mettait  à  l'abri  de  l'approche  immédiate  de  ces  reptiles , 
je  n'aurais  pas  reposé  sans  trouble  si  le  serpent  m'eiît 
échappé. 

Après  avoir  terminé  mon  souper  et  alimenté  mon  feu 
de  manière  à  ce  qu'il  durât  toute  la  nuit ,  j'établis  ma 
couche  sous  des  arbres  magnifiques  où  j'espérais  trouver 
bientôt  un  sommeil  paisible.  Mais  il  y  avait,  si  je  pui^ 
m'exprimer  ainsi,  dans  le  silence  solennel  qui  régnait 
autour  de  moi,  quelque  chose  d'expressif  qui  me  tint 
éveillé  pendant  long-tems.  M.  de  Humboldt  parle  de 
l'impression  profonde  que  l'homme  éprouve  lorsqu'il  se 
voit  seul  en  présence  des  grandes  scènes  de  la  nature  ^ 
plusieurs  fois  j'étais  tombé  dans  cette  espèce  de  rêve- 
rie ,  connue  de  tous  les  voyageurs  et  qui  est  remplie  do 
charme;  mais  dans  ce  moment  il  s'y  joignait  un  sen- 
timent de  tristesse  et  presque  d'effroi.  Je  ne  pouvais 
éloigner  de  ma  pensée  le  souvenir  de  l'événement  qui 
avait  fait  donner  à  cet  endroit  le  nom  sinistre  de  Vallée 
du  Meurtre  :  je  voyais  à  quelques  pas  de  moi  les  troncs 
noircis  des  arbres  qui  en  indiquaient  la  place  ;  la  soli- 
tude sans  bornes  qui  m'environnait  me  glaçait  d'épou- 
vante; l'air  me  semblait  chargé  de  sons  mystérieux  des- 
tinés à  mo  rappeler  celte  terrible  aventure. 


258  SUICIDE    INDIEN. 

Peu  à  peu  cependant  mon  agitation  se  calma  et  le 
sommeil  commençait  à  s'emparer  de  mes  sens,  lorsque 
j'entendis  derrière  moi  un  léger  frémissement  dans  le 
feuillage  qui  m'environnait  de  toute  part  -,  je  tournai 
doucement  la  tête  et  je  vis  un  Indien  assis  sous  ces  mêmes 
arbrps  qui,  peu  d'instans  auparavant,  m'avaient  inspiré 
de  si  tristes  réflexions.  Il  était  silencieux,  immobile,  et 
fixait  ses  regards  sur  moi  ^  mais  comme  je  ne  fis  aucun 
mouvement,  il  ne  put  s'apercevoir  de  mon  réveil.  Je 
l'examinai  attentivement^  il  me  parut  grand,  robuste,  et 
son  altitude  avait  une  grâce  et  une  dignité  que  l'on  re- 
trouve chez  plusieurs  tribus  de  ces  enfans  du  désert  :  son 
vêlement  élégant  et  pittoresque  consistait  en  une  sorte 
de  tunique  de  coton  rouge  et  bleu,  bizarrement  brodée  et 
attachée  autour  de  sa  l;iille  par  une  ceinture  où  se  trou- 
vaient un  tomahawk  et  un  scalpel.  Son  cou  était  chargé 
d'une  profusion  d'ornemens  d'argent ,  dont  quelques- 
uns  avaient  la  forme  d'un  croissant.  Il  avait  des  mocas- 
sines  (i)  de  peau  de  daim,  et  il  portail  une  espèce  de 
turban  de  coton  blanc  orné  d'une  plume  noire  ^  un  car- 
quois garni  de  flèches,  un  arc  et  un  fusil  complétaient 
ce  costume  guerrier. 

Je  pus  observer  tous  ces  détails ,  car  il  était  complète- 
ment éclairé  par  les  rayons  de  la  lune  \  ses  yeux  brillans , 
toujours  dirigés  de  mon  côté  ,  semblaient  exercer  sur  moi 
une  espèce  de  fascination  comme  ceux  du  serpent.  Je 
respirais  avec  peine  ^  mes  idées  se  troublaient,  et  je  finis 
par  croire  que  ce  guerrier  taciturne  n'était  qu'une  ef- 
fravan  te  vision  démon  imagination.  Je  restai  pendant  plus 
d'une  heure  dans  cet  état  singulier,  sans  qu'un  geste  ou 
le  plus  léger  mouvement  de  cette  figure  pùl  me  con- 
vaincre de  la  réalité  de  son  existence. 

(i)  Chaussure  que  portent  les  Indien^  du  nord  de  l'Ame'rique. 


sricinE    iwniF^.  ijq 

La  fa  ligue  m'obligea  enfin  à  fermer  les  yeux  pendant 
un  instant,  et  lorsque  je  les  ouvris  de  nouveau  l'Indien 
avait  disparu^  je  fus  alors  bien  convaincu  que  tout  ce 
que  j'avais  cru  voir  n'était  que  le  produit  de  mon  ima- 
gination ,  exallée  par  les  idées  qui  m'avaient  préoccupé 
avant  de  m'endormir. 

Dans  toute  autre  circonstance  un  événement  sembla- 
ble eut  éloigné  de  moi  le  sommeil  pour  le  reste  de  la 
nuit ,  mais  les  fatigues  de  la  journée  avaient  été  si  fortes, 
que,  malgré  l'agitation  fébrile  que  j'éprouvais,  je  ne  tar- 
dai pas  à  me  rendormii-.  Je  ne  saurais  dire  combien  de 
tems  dura  mon  sommeil ,  mais  lorsque  je  m'éveillai  mon 
feu  était  presque  éteint;  la  lune,  couverte  de  nuages  épais, 
et  l'aspect  menaçant  du  ciel,  annonçaient  l'approche 
d'un  violent  orage.  Le  premier  objet  que  j'aperçus  à  la 
clarté  mourante  de  mon  foyer,  fut  Tlndien  assis  à  la  même 
place  et  dans  la  même  attitude  où  j'avais  cru  le  voir 
auparavant.  Sa  vue  me  fit  tressaillir,  et  je  saisis  sur-le- 
champ  un  de  mes  pistolets  ^  s'étant  aperçu  de  ce  mouve- 
ment, il  se  leva  et  s'avança  avec  lenteur  de  mon  côté  :  j'al- 
lai à  sa  rencontre  et  je  dirigeai  mon  arme  vers- lui;  mais 
d'un  seul  coup  de  son  tomahawk  ,  donné  avec  la  rapidité 
de  l'éclair,  il  me  frappa  le  bras  avec  tant  de  violence 
que  le  pistolet  échappa  de  ma  main.  11  s'élança  sur  moi, 
me  saisit  à  la  gorge  ,  et  de  sa  main  droite  fit  voltiger  au- 
tour de  ma  télé  sa  terrible  massue  ]  mes  regards,  mes 
gestes  indiquaient  ma  soumission  et  imploraient  sa  clé- 
mence. Pendant  quelques  instans  il  parut  hésiter;  son 
(jeil perçant  était  attaché  sur  moi,  et  il  gardait  un  silence 
farouche  :  peu  à  peu  cependant  je  sentis  se  relâcher  la 
main  qui  me  serrait  ;  il  déchargea  en  l'air  mon  second 
pistolet,  s'assura  que  je  n'avais  pas  d'autres  armes,  puis, 
s'étant  éloigné  de  moi,  il  sembla  réfléchir.  x\u  bout  de 


:>6o  SLICIDE     lIVUiEN. 

quelques  minulcs,  il  s'approcha  du  feu  ,  y  alluma  sa  pipe 
et  me  la  présenta  après  avoir  fumé  un  instant.  Dès  ce 
moment  je  reconnus  que  je  n'avais  plus  rien  à  craindre 
pour  ma  sûreté  j  le  symbole  de  paix  m'avait  été  présenté  ^ 
jamais  un  gage  pareil  n'a  été  violé  par  un  Indien. 

Jusque-là  nous  n'avions  échangé  aucune  parole ,  car 
les  dialectes  indiens  m'étaient  inconnus,  et  je  cherchais 
(  omment  je  pourrais  découvrir  les  projets  de  cet  être 
singulier,  lorsqu'à  ma  grande  surprise  il  prononça  ces 
mots  en  anglais  :  «  Un  orage  se  prépare,  dit-il  en  regar- 
dant le  ciel ,  hàton^-nous  de  partir  et  suivez  moi. — Vous 
parlez  ma  langue?  m'écriai-je.  —  Oui,  mais,  je  vous  le 
répète,  suivez  moi. — Dans  quel  lieu  ?  »  Il  fit  quelques  pas 
sans  me  répondre,  puis  s'arrêta  comme  pour  m'engager 
à  l'accompagner.  Je  montai  à  cheval  à  Tinslant,  et  je  le 
suivis  dans  un  sentier  étroit  qui  nous  conduisit  au  plus 
épais  de  la  foret.  Le  tems  était  si  sombre  qu'à  tout  mo- 
ment je  perdais  mon  guide  de  vue  •  il  s^arréta  alors,  prit 
mon  cheval  par  la  bride,  et  marcha  d'un  pas  rapide  en 
suivant  avec  une  sagacité  merveilleuse,  au  milieu  de 
mille  détours,  les  traces  à  peine  indiquées  d'un  sentier 
de  chasseur. 

Nous  avions  marché  pendant  environ  deux  milles, 
lorsque  lout-à-coup  l'Indien  s'arrêta,  et  presque  au  même 
instant  j'entendis  un  coup  de  fusil,  qui  fut  aussitôt  suivi 
d'un  affreux  hurlement  :  avant  que  j'eusse  eu  le  tems 
d'en  apprendre  la  cause ,  un  bond  imprévu  de  mon  che- 
val me  jeta  sur  la  terre;  je  me  relevai  promptement,  et 
les  premiers  rayons  du  jour,  qui  commençaient  à  poindre 
dans  l'obscurité  de  la  forêt ,  me  laissèrent  voir  mon  com- 
pagnon qui  venait  de  lancer  une  flèche  à  un  loup  d'une 
l.iille  gigantesque.  Furieux  de  sa  blessure,  le  monstre 
allait  s'élancer  sur  son  adversaire,  mais  un  seul  coup  de 


SllClDK     IINDLEW.  ^Gl 

tomahawk  le  renversa  sans  vie  à  nos  pieds.  Tout  cela  s'é- 
lait  passé  en  moiiis  d'une  minute^  la  rapidité  avec  la- 
quelle rindien  déeliargea  son  fusil,  se  servit  de  son  are, 
fît  usage  dp  son  tomahawk  ,  me  paraissait  aussi  étonnante 
que  le  eoup  d'œil  perçant  qui  lui  avait  fait  distinguer,  au 
milieu  des  ténèbres,  ce  loup  caché  dans  des  buissons 
tellement  épais  que  je  n'aurais  pu  l'y  voir  en  plein 
jour.  Je  témoignai  à  mon  intrépide  compagnon  mon  ad- 
miration et  ma  surprise,  mais  il  ne  me  répondit  pas  et 
rechargea  tranquillement  son  fusil,  afin  d'èlre  prêt  pour, 
une  nouvelle  attaque. 

Après  avoir  marché  pendant  plusieurs  heures,  nous 
arrivâmes  au  terme  de  notre  voyage^  c'était  une  pauvre 
cabane  ou  vigwam  indien  ,  entourée  d'un  champ  de  mais  : 
j'attachai  mon  cheval  à  un  arbre  et  je  suivis  mon  guide 
dans  l'intérieur  de  la  hutte  ^  des  arcs,  des  flèches,  des  to- 
mahawks ,  des  scalpels  suspendus  le  long  des  murs  étaient 
les  seuU  ornemens  de  cette  misérable  demeure.  Mais 
comment  peindrai-je  l'horreur  dont  je  fus  saisi ,  lors- 
qu'en  avançant  davantage  j'aperçus  quinze  chevelures 
qui  paraissaient  avoir  appartenu  à  des  personnes  de  sexes 
et  d'âges  différens?  Une  surtout  attira  mon  attention,  par 
la  profusion  et  la  beauté  de  ses  longues  tresses  blondes-, 
elle  avait  sans  doute  embelli  la  tète  d'une  femme ,  jeune , 
aimable,  adorée  peut-être,  et  qui  avait  péri  victime  du 
sauvage  sanguinaire  au  pouvoir  duquel  je  me  trouvais  en 
ce  moment.  Mon  cœur  battait  avec  violence.  Je  détour- 
nai la  vue  de  cet  horrible  spectacle,  résolu  de  trahir 
le  moins  possible  l'émolion  qu'il  m'avait  causée. 

L'Indien  me  fit  signe  de  m'asscoir  ,  et  s'occupa  silen- 
cieusement à  préparer  (juelques  aliniens,  qu'il  lu*  tarda 
pas  à  me  présenter.  La  longue  course  que  je  venais  de 
faire  me  fil  accepter  avec  p!ai>ir  ce  léger  rej)a> -,  ce[)en- 


262  SUICIDE    lyDiEy. 

dant  mes  réflexions  devinrent  bientôt  si  pénibles,  que 
j'étais  an  moment  de  demander  à  mon  bote  les  motifs  do 
son  étrange  conduite,  lorsque  lui-même  m'adressa  la  pa- 
role en  ces  termes  : 

«  Vous  êtes  un  blanc  ;  je  vous  ai  trouvé  endormi ,  et 
je  vous  ai  offert  le  calumet  de  paix.  Un  blanc  rencontra 
autrefois  mon  père  sans  défense-,  il  le  tua  pendant  soi» 
sommeil  :  j'étais  encore  dans  le  sein  de  ma  mère,  mais 
la  première  parole  que  je  prononçai  fut  le  mot  de  ven- 
geance -,  la  seule  passion  que  je  connus  jamais  fut  la  haine 
des  blancs.  La  première  fois  que  je  m'agenouillai  sur  la 
tombe  de  mon  père,  je  priai  le  grand  Manitou  de  ne  pas 
me. rappeler  à  lui  avant  que  j'eusse  revêtu  la  robe  san- 
glante qui  devait  me  faire  accueillir  dans  le  monde  des 
esprits^  il  entendit  ma  prière,  moi  j'ai  gardé  mon  ser- 
ment. Je  devins  homme,  je  me  mariai,  et  je  fus  adopté 
dans  la  tribu  de  la  Panthère.  Ma  cabane  était  située  sur  les 
bords  du  lac  Ontario  -,  ma  mère  y  vivait  avec  moi  :  ma 
femme  me  donna  plusieurs  en  fan  s  :  nous  formions  une 
heureuse  famille.  Le  jour  qui  mit  mon  premier  né  dans 
les  bras  de  sa  mère  vit  aussi  mon  premier  sacrifice  ^  un 
,  blanc  fut  immolé  à  l'esprit  de  mon  père  :  trois  lunes 
après,  je  lui  offris  une  autre  victime  j  d'autres  les  suivirent 
bientôt  :  en  voilà  les  preuves,  ajoula-t-il  en  montrant  les 
chevelures  suspendues  le  long  de  la  muraille. 

»  Quatre  neiges  se  passèrent  ainsi.  En  revenant  un  soir 
de  la  chasse ,  je  trouvai  ma  cabane  brûlée  ;  ma  famille 
entière  avait  péri.  Ma  mère  ,  restée  seule,  était  assise  et 
pleurait  au  milieu  des  ruiiies.  Je  ne  versai  pas  une  larme. 
Je  recueillis  les  restes  de  ma  femme  et  de  mes  enfans. 
Je  dis  à  ma  mère  :  «  Nous  sommes  les  derniers  de  notre 
«  race,  allons  dans  le  désert  ^  la  solitude  convient  à  des 
»  êtres  comme  nous.  •» 


siiciuE   iMJiE.\.  aG.» 

»  Je  quittai  pour  toujours  les  bords  du  lac  Ontario-,  je 
n'emportai  avec  moi  qu'une  poignée  de  cendres  de  ma 
demeure,  mêlée  avec  la  poussière  de  ma  femme  et  de  mes 
enfans.  Avant  d'ariivor  dans  le  lieu  oîi  nous  sommes, 
je  visitai  le  grand  guerrier  Tecumteh  -,  il  était  sur  le 
point  de  quitter  les  frontières  du  Canada  pour  aller  chez 
les  Crecks,  afin  de  les  engager  à  prendre  le  parti  des 
Anglais  contre  les  Américains.  Je  l'accompagnai  dans  ce 
voyage.  J'étais  assis  près  de  lui  dans  l'assemblée  du  grand 
conseil ,  où ,  par  la  puissance  de  sa  parole ,  il  obtint  la  décla- 
ration de  guerre  qu'il  désirait.  Je  combattis  à  ses  cotés.  Ses 
ennemis  étaient  les  Américains  ^  les  miens  étaient  tous 
les  blancs.  Je  me  baignai  dans  leur  sang  avec  un  trans- 
])ort  égal  à  celui  d'un  voyageur  altéré  qui  boit  les  eaux 
]afraîchissantes  d'une  source  dont  il  ignore  le  nom.  Mais 
le  grand  guerrier  tomba  à  mes  cotés  ^  avec  lui  périt  l'es- 
pérance de  réunir  les  nations  indiennes  dans  un  pays  où 
elles  auraient  pu  vivre  comme  leurs  pères  avaient  vécu. 
Après  la  mort  de  Tecumteh,  je  quittai  mes  frères,  et 
vins  bâtir  ma  cabane  dans  ces  bois.  Un  soir,  un  visage 
pâle  vint  frapper  à  ma  porte;  c'était  un  chasseur  égaré, 
et  qui  demandait  l'hospitalité  pour  la  nuit.  A  sa  vue,  ma 
mère  parut  saisie  d'effroi.  Elle  ne  me  dit  qu'un  mot;  mais 
il  (il  sur  moi  l'effet  de  l'ouragan  qui  brise  et  entrahie  tout 
ce  qui  s'oppose  à  sa  fureur.  Cet  étranger  était  le  meur- 
trier de  mon  père  ;  ma  mère  l'avait  reconnu  aussitôt. 
Wais  suivez-moi,  vous  apprendrez  le  reste.» 

L'Indien  se  leva,  et  prit  un  chemin  qui  conduisait  dans 
la  foret;  je  l'accompagnai,  incapable  de  prononcer  un 
mot,  réfléchissant  sur  le  terrible  récit  que  je  venais  d'en- 
tendre, et  redoutant  ce  qui  me  restait  à  savoir  encore. 
Nous  quittâmes  bientôt  le  sentier  que  nous  avions  suivi 
jusqu'alors,   et  nous  nous  frayâmes  un  chemin  dans  le 


l6.\  SUICIDE    INDIEIf. 

plus  épais  du  bois.  Des  platanes,  des  érables,  des  cèdres 
magnifiques,  et  plusieurs  espèces  de  cbènes  formaient 
au-dessus  de  nos  tètes  un  dôme  de  verdui  e  impénétrable 
à  la  pluie,  qui  commençait  à  tomber  avec  force.  L'air 
embaumé  qu'on  respirait  dans  ces  solitudes,  le  cbant 
d'une  muUitude  d'oiseaux,  les  bonds  des  jeunes  écureuils 
qui  s'élançaient  d'une  brandie  à  l'autre  ,  la  vue  de  cette 
nature  si  majestueuse  et  si  calme  ,  adoucissaient  malgré 
moi  les  sentimens  pénibles  qui  m'oppressaient, 

A  environ  un  mille  de  la  cabane,  j'aperçus  entre  quatre 
beaux  arbres  un  monticule  élevé  de  quelques  pieds,  sur 
lequel  reposait  un  objet  qui  ressemblait  à  une  figure  bu- 
maine^  l'Indien  me  dit  :  «  Voilà  le  corps  de  ma  mère. 
près  d'elle,  dans  ce  petit  vase  de  terre,  sont  renfermés 
les  restes  de  ma  femme  et  de  mes  enfans.  »  Après  ce  peu 
(le  mots  il  s'éloigna  de  ce  monument  funèbre  sans  y  jeter 
un  seul  regard. 

Nous  continuâmes  à  marcber  avec  rapidité  -,  le  terrain 
s'élevait  peu  à  peu,  et  bientôt  j'entendis  le  murmure 
des  eaux.  Nous  suivîmes  pendant  quelque  tems  la  même 
direction  ;  puis  tout  à  coup  l'Indien  s'arrêta.  Nous  étions 
sur  le  bord  d'un  gouffre  au  fond  duquel  se  précipitait 
avec  violence  un  torrent  couvert  d'écume.  L'obscurité 
profonde  qui  m'environnait,  le  mugissement  des  vagues, 
Tabîme  ouvert  à  mes  pieds,  mais  surtout  la  vue  de 
l'bomme  farouche  qui,  debout  à  mes  côtés,  semblait  être 
le  mauvais  génie  de  ce  lieu  redoutable ,  tout  semblait 
m'annoncer  un  sort  si  horrible,  qu'un  cœur  plus  ferme 
{jue  le  mien  n'auiait  pu  surmonter  les  craintes  qui  m'a- 
gitaient. 

]Mon  guide  se  tourna  vers  moi,  et  me  dit  :  u  Voici  le 
lieu  où  j'amenai  le  meurtrier  de  mon  père  :  il  craignait 
la   mort  ,    il   voulut  mimplorer  j  mais  je  repoussai   sa 


SUICIDE     lISDltiN.  .*U5 

prière  :  le  sang  qu'il  avait  versé  avait  laissé  sur  lui  une 
marque  sanglante  qui  ne  pouvait  être  eillieée  qu'au  ibnd 
de  ees  eaux,  u  ^  iens  !  lui  dis-je^  allons  ensemble  au  pays 
»  des  esprits  ^  j'y  serai  bien  reçu  :  mon  père  sourira  en  me 
))  voyant,  car  j'aurai  vengé  sa  mort.  »  Il  essaya  de  s'en- 
fuir, mais  je  le  serrai  avec  force,  et  je  m'élançai  avec  lui 
dans  le  précipice^  je  crois  entendre  encore  le  bruit  que 
fit  son  corps  en  tombant  dans  l'abîme ,  tandis  que  moi , 
protégé  par  le  Grand  Esprit,  je  fus  arrêté  dans  ma  chute 
par  ce  jeune  cèdre  dont  les  branches  me  tinrent  sus- 
pendu au-dessus  du  gouffre  j  là  je  crus  entendre  une 
voix  qui  me  disait  :  ((  Retourne  dans  ta  cabane,  il  n'est  pas 
))  lems  de  mourir  encore  -,  ton  père  n'est  pas  assez  vengé.)) 
Docile  à  cet  ordre ,  et  m'aidant  des  plus  faibles  rameaux, 
je  gravis  le  rocher,  et  j'atteignis  le  lieu  où  nous  sommes 
maintenant.  » 

L'Indien  cessa  alors  de  parler;  ses  regards  étaient 
menaçans-,  il  paraissait  hors  de  lui,  au  souvenir  de  l'acte 
de  vengeance  qu'il  avait  accompli.  Nous  étions  sur  le 
bord  du  précipice*,  je  frissonnai  en  pensant  au  sort  qui 
probablement  m'était  réservé  ,  et  qu'un  geste ,  une  pa- 
role imprudente  de  ma  part  pouvaient  hâter.  Après  quel- 
ques instans  de  silence ,  je  lui  dis  :  a  Vous  avez  fidèlement 
observé  le  serment  de  votre  enfance  en  vengeant  la  mort 
de  voire  père  sur  la  race  des  blancs,  et  en  immolant  son 
meurtrier  comme  une  dernière  offrande  à  sa  mémoire. 
—  Une  dernière  offrande  !  »  s'écria-t-il ,  et  ses  traits 
s'animèrent  d'un  entiiousiasme  sauvage.  «  Pourquoi  donc 
aurais-je  été  sauvé  miraculeusement,  si  le  grand  des- 
sein auquel  je  m'étais  dévoué  eût  été  accompli  ?  Je  peux 
vous  montrer  encore  cinq  chevelures  d'hommes  hlancs 
que  ce  bras  a  enlevées  depuis  que  le  meurtrier  a  été 
ejiglouli  au  fond  de  ces  eaux.  Mais  ,  conlinua-t-il  avec 


266  SUICIDE     INDIEN. 

une  expression  solennelle ,  j'ai  assez  vécu  ,  ce  jour 
verra  mon  dernier  sacrifice.  Depuis  hier  je  ne  vous 
ai  pas  perdu  de  vue  ^  deux  fois  mon  fusil  fu4.  dirij^é 
vers  vous  ,  deux  fois  ma  hache  a  brillé  à  la  clarlé  de  la 
lune-,  mais  la  force  me  manqua,  mon  esprit  était  rempli 
de  tristesse  :  je  m'a|)prochai  de  vous  pendant  voire  som- 
meil,  et  le  souvenir  même  de  mon  père  ne  put  me  don- 
ner le  courage  de  vous  frapper.  Je  m'éloignai,  je  m'en- 
fonçai dans  la  foret ,  je  me  prosternai  sur  la  terre ,  en 
suppliant  le  Grand  Esprit  de  m'indiquer  ce  que  je  devais 
faire,  puisqu'il  m'était  impossible  de  répandre  votre  sang. 
J'entendis  de  nouveau  celte  voix  qui  m'a  déjà  parlé*,  je 
veux  lui  obéir  j  suivez-moi,  vous  serez  témoin  de  ma  sou- 
mission à  ses  ordres.  » 

Nous  descendîmes  la  colline,  cl,  reprenant  le  chemin 
que  nous  avions  déjà  parcouru  ,  nous  arrivâmes  bionlol 
à  la  cabane.  L'Indien  me  fil  signe  de  ra'asseoir.  Imilant 
son  silence,  je  lui  obéis  sans  prononcer  une  parole^  mais 
j'observai  tous  ses  mouvemens  avec  anxiété  :  il  quitta  les 
vétemens  quil  poi  tait,  en  revélit  d'autres  plus  bizarres, 
plus  ornés;  détacha  toutes  les  chevelures  qui  décoraient 
sa  demeure  et  les  suspendit  autour  de  son  cou  :  celle  dont 
la  beauté  m'avait  déjà  frappé  fut  placée  sur  sa  poitrine  -, 
elle  la  conviait  entièrement  de  ses  magnifiques  tresses 
dorées.  Ainsi  paré,  il  prit  son  fusil,  sa  hache,  son  toma- 
hawk, se  tourna  vers  moi,  et  me  dit  :  «  Venez  et  apportez 
avec  vous  la  peau  de  buffie  sur  laquelle  vous  êtes  assis.  » 
Nous  reprîmes  le  chemin  de  la  forèl.  Une  marche  lente 
et  mesurée  avait  succédé  à  la  course  rapide  de  l'Indien  ; 
son  allilude,  ses  moindres  mouvemens  étaient  remplis 
de  dignité  :  bientôt  il  commença  un  chant  mélancoli(jue 
dans  le  langage  de  son  pays.  Pour  la  première  fois  seule- 
ment riioriible  idée  nu  il  voulait  se  détruire  lui-même 


Sl'lCIDE     INDIEN.  267 

se  préscnla  à  mon  esprit.  Grand  Dieu!  quel  serait  alors 
mon  sort,  que  ilevienilrais-jc  au  milieu  do  ces  déserts  ?  Je 
ne  pouvais  manquer  d'y  périr  par  la  lente  torture  de  la 
l'aim  ,  ou  de  devenir  la  proie  des  animaux  féroces  et  des 
reptiles.  Les  images  les  plus  effrayantes  se  présentaient  à 
mon  imagination  ^  je  frissonnai  ,  ma  raison  était  sur  le 
point  de  s'égarer. 

Nous  arrivâmes  enfin  près  du  monticule  sur  lequel  était 
couché  le  cadavre  de  la  vieille  Indienne^  mon  guide  s'ar- 
rêta ,  déposa  ses  armes,  étendit  la  peau  de  buffle,  et 
après  y  avoir  porté  le  corps  de  sa  mère ,  ainsi  que  l'es- 
pèce d'urne  qui  renfermait  les  restes  de  sa  famille,  il  s'as- 
sit paisiblement  lui-même  au  milieu  de  ces  objets  sacrés. 

Jen'oublieraijamais  l'expression  sublime  de  ses  regards, 
ni  le  spectacle  bideux  qu'offraient  les  cbcvelures  suspen- 
dues autour  de  son  cou  ^  le  jour  brillant  qui  les  éclairait 
me  permettait  de  distinguer  le  sang  coagulé  dont  elles 
étaient  couvertes.  Un  plus  long  silence  me  devint  impos- 
sible. «  Est-ce  donc  votre  mort,  m'écriai-je,  que  vous  ap- 
pelez un  dernier  sacrifice  ?  »  Il  sourit,  mais  ne  me  filaucune 
réponse.  «  Au  nom  du  ciel,  ajoutai-je,  commencez  par  me 
faire  périr  ,  car  le  sort  qui  m'attend  ,  si  je  reste  seul  dans 
ces  forêts,  me  fait  borreur. —  Ne  craignez  rien  ,  me  dit-il, 
faites  attention  aux  feuilles,  et  marchez  toujours  dans  la 
direclion  du  vent  \  mais  ne  m'interrompez  plus,  et  quand 
je  serai  dans  le  pays  des  esprits  enveloppez  mon  corps 
dans  cette  peau.  » 

J'étais  demeuré  immobile  ,  frappé  de  stupeur  ,  tandis 
que  l'Indien  était  aussi  calme  que  s'il  se  fût  disposé  à  se 
livrer  au  sommeil.  Il  commença  alors  son  chant  de  mort 
d'une  voix  lugubre  et  avec  un  accent  si  plaintif  que  mes 
yeux  se  remplirent  de  larmes  -,  mais  bientôt  s'animant 
lui-même  par  le  souvenir  de  ses  exploits  ,  son  ton  devint 


sCB  suiciDi;:   indiex. 

plus  Ger  cl  plus  hardi ,  et  il  finit  par  une  espèce  de  hurle- 
ment que  répétèrent  à  la  fois  tous  les  échos  de  la  forél. 
Jusque-là  il  s'était  exprimé  dans  sa  langue,  et  je  n'a- 
vais pu  deviner  le  sens  de  ses  paroles  que  par  l'expression 
de  ses  traits.  Après  s'être  arrêté  quelques  instans,  il  re- 
prit d'une  voix  plus  douce  et  plus  touchante  son  chant 
funèbre  ,  qu'il  termina  en  anglais  : 

«  Je  suis  le  dernier  de  ma  race  ^  le  sang  qui  coule  dans 
))  mes  veines  ressemble  au  faible  ruisseau  qui  va  se  mêler 
»  à  l'océan  :  autrefois  j'avais  un  père,  une  mère  ,  une 
»  femme,  des  enfans  ,  ils  sont  allés  dans  le  pays  des  es- 
^)  prits  ;  je  n'ai  plus  de  parens  ,  plus  de  famille  :  ma  race 
))  a  disparu  des  bords  du  lac.  Les  blancs  brûlèrent  ma  ca- 
))  bane.  Je  me  relirai  dans  le  désert ,  je  n'avais  plus  de 
))  larmes  h  verser.  Le  sang  des  visages  pales  ruisselle  sous 
»  ma  hache.  J'ai  vengé  la  mort  de  mon  père  ^  le  grand 
»  Manitou  me  rappelle  à  lui.  Je  ne  serai  pas  semblable  à 
))  l'arbre  qui  péril  de  vieillesse.  Je  suis  le  dernier  de  ma 
))  race  ,  aucune  autre  main  que  la  mienne  ne  m'enverra 
»  dans  le  monde  des  esprits.  » 

En  finissant  ces  mots,  il  saisit  son  scalpel,  et  d'une 
main  ferme  et  assurée  se  l'enfonça  dans  la  poitrine.  Des 
flols  de  sang  jaillirent  de  sa  blessure  \  incapable  d'en  voir 
davantage  ,  je  gagnai  en  chancelant  un  arbre  peu  éloigné. 
Je  me  précipitai  sur  la  terre  et  me  couvris  le  visage  5  mais 
j'entendais  toujours  celle  voix  de  plus  en  plus  affaiblie , 
qui  répétait  encore  :  «  Je  suis  le  dernier  de  ma  race,  je 
vais  rejoindre  mes  pères.  »  Ces  paroles  devinrent  moins 
distinctes  -,  bientôt  elles  cessèrent  entièrement  :  ce  pro- 
fond silence  m'annonça  que  la  vie  et  les  souffrances  de 
cet  infortuné  étaient  terminées. 


SlICIDE     IMUEN.  2^0 

J'étais  resté  seul,  sans  secours,  au  milieu  d'un  désert 
sans  borne  ,  qu'aucun  son  ne  troublait  plus.  Accablé  ,  ir- 
résolu, je  m'abandonnais  à  mescraintes,  lorsque  j'entendis 
une  légère  brise  agiter  le  feuillage  ;  ce  bruit  me  rappela 
le  conseil  de  l'Indien  ,  et  j'accueillis  avec  reconnais- 
sance le  pilote  invisible  qui  devait  me  diriger.  Rappe- 
lant toute  mon  énergie,  je  montai  sur  la  plate -forme  et 
j'enveloppai  le  corps  sanglant  du  guerrier  dans  le  lin- 
ceul qu'il  s'était  choisi. 

Je  m'éloignai  avec  lenteur  de  ce  monument  du  désert 
qui  laissait  dans  mon  ame  une  impression  plus  profonde 
que  n'aurait  pu  le  faire  la  sépulture  des  monarques 
égyptiens,  dans  leurs  pvramides  colossales. 

J'éprouvai  peu  de  difficulté  pour  regagner  la  cabane. 
Elle  me  parut  plus  misérable  et  plus  sombre  encore  qu(^ 
la  première  fois  e{ue  j'y  étais  entré.  L'arc  et  les  flèches 
du  malheureux  sauvage  étaient  jetés  sur  la  terre  j  la  vue 
de  ces  objets,  pour  lui  si  précieux,  augmenta  ma  tris* 
tesse  :  je  me  hâtai  de  monter  à  cheval  et  de  m'éloigner 
de  ce  lieu  de  désolation.  J'observai  avec  soin  l'impulsion 
donnée  par  le  vent  aux  feuilles  des  arbres  ,  et  je  m'orien- 
tai ainsi  du  mieux  qu'il  me  fut  possible.  Après  quelques 
heures  de  marche,  un  écart  subit  de  ma  monture  me  fit 
apercevoir  le  loup  qui  avait  été  tué  la  veille  ^  cette  vue 
me  donna  la  certitude  que  je  ne  m'étais  point  égaré,  et 
dans  la  soirée  je  me  retrouvai  dans  cette  vallée  du  Meurtre 
où  j'avais  campé  la  nuit  précédente.  Je  m'y  arrêtai  pour 
prendre  un  peu  de  repos,  et  je  considérai  avec  un  mé- 
lange de  curiosité  et  de  crainte  la  place  que  l'Indien  avait 
occupée  -,  mais  une  nuit  paisible  me  fit  oublier  toutes  mes 
terreurs.  Je  me  remis  en  roule  le  lendemain  malin.  Je 
ne  décrirai  pas  la  suite  de  mon  voyage,  qui  no  fut  in- 
terrompu par  aucun  incident  remarquable. 


rj-'O  SUICIDE    I^DlE^'. 

J'ai  appris  depuis  que  le  suicide  n'élait  pas  rare  dans 
ces  forets.  Comme  si  le  contact  des  Européens  ne  faisait 
]>as  fondre  assez  rapidement  leur  malheureuse  race ,  les 
Indiens,  de  plus  en  plus  resserrés  dans  ces  grands  bois  par 
la  civilisation,  hâtent  souvent,  par  des  morts  volontaires, 
le  moment  où  ils  doivent  en  disparaître  pour  toujours  (i). 
(  North  American  lieview.  ) 

(i)  Voyez  ,  sur  les  Inliens ,  l'article  sur  les  indigènes  de  l'Amëriquc 
du  Nord,  dans  le  a5e  nunaéro ,  et  les  Scènes  d'Hiver  sur  les  rives  du 
Mississi[)i,  dans  le  4^^» 


r^;ckttge$. 


COMMENT  SE  FAIT  UN  JOURNAL. 

SCÈNES     QUOTIDIENNES. 


(L'action  se  passe  au  fond  du  sanctuaire  de  la  rédaction  d'un 
grand  jounial  politique,  littéraire,  etc.) 

SCÈNE  I. 

L'ÉDITEUR,  seul. 
(  n  est  assis  dans  un  grand  fauteuil ,  devant  une  table  chargée 
de  papiers,  etc.;  les  mains  dans  les  poches,  renversé  et 
étendu,  le  nez  en  l'air,  les  jeux  fixés  sur  le  plafond,  qu'il 
contemple.  — Dix  minutes  de  silence  et  de  méditation.  —  Il  se 
lève,  marche  du  côté  de  la  fenêtre,  souflQe  sur  le  vitrage,  que 
la  vapeur  de  son  haleine  obscurcit ,  trace  un  R  majuscule  sur 
le  carreau ,  baille ,  tire  sa  montre  et  sonne  :  on  vient.  ) 

SCÈNE  IL 

Le  Même,  LE  PROTE. 

l'Éditeur. 

Combien  de  matière  avez-vous,  M.  Pica? 

LE  PROTE,  après  un  moment  de  re'fleslon. 

Deux  colonnes,  pas  davantage,  monsieur. 

l'Éditeur. 

Diable!    Et  les  annonces?  Il  faut  en  ramasser  bon 
nombre,  autant  que  vous  en  pourrez  trouver. 

le  PBOTE. 

J'en  ai  à  peu  près  deux  colonnes  et  demie  ,  y  compris 

XXVI.  I^ 


2^2  COMMENT   SE  FAIT  UN    JOURNAL. 

les  avcrtissemcns  de  charlatans,  poudres  pour  Toplilhal- 
mie,  guérisons  merveilleuses  et  remèdes  universels.  En- 
core faudra-t-il  que  je  meltc  tous  les  litres  en  grandes 
capitales  et  que  j'interligne... 

l'Éditeur. 

Et  de  remplissage,  combien.^... 

LE   PROTE. 

Pas  une  ligne.  J'ai  tout  employé  liier,  même  la  Des- 
cription du  hoa  constricleuj^,  qui  était  sur  table  depuis 
deux  mois... 

L'ÉDITEUR. ,  dans  la  rêverie. 

Fort  bien...  je  sonnerai  quand  j'aurai  de  la  copie  à 
vous  donner. 

LE   PROTE. 

Tous  les  ouvriers  attendent^  si  vous  aviez-là  quelque 
chose  qui  pût  servir  plus  tard,  dans  une  semaine  ou  deux, 
el  que  vous  eussiez  la  bonté  de  le  leur  donner,  ce  serait 
autant  de  fait... 

L'EDITEUR,  fouillant  dans  ses  papiers. 

Hum...  tenez...  Suicide  romantique  l  Cela  vous  ser- 
vira quand  vous  aurez  besoin  de  remplir  la  dernière 
demi-colonne  du  journal... 

(  Le  prote  sort.  L'éditeur  reste  seul  un  moment.  Une  minule 
après  un  garçon  de  rimprimerie  entre.  ) 

SCÈNE  III. 

Le  Même,  un  GARÇON  de  i.'imprimertf. 

LE   GARÇON. 
De  la  copie,  monsieur,  s'il  vous  plaît. ^ 


COMMEKT  SE  FAIT    IK    JOL'TIMI  .  2-3 

l'i'diteur. 

Je  viens  de  doniuT  à  l'instant  même  une  domi-colonne 
à  M.  Pica. 

LE   GARÇON. 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  c'est  que  nous 
sommes  tous  les  bras  croisés...  Je  vais  trouver  M.  Pica. 

SCÈNE  IV. 

L'ÉDITEUR,  seul. 

(  Il  remet  ses  mains  dans  ses  poches,  sifïle  un  air  de  Rossini, 
rêve  et  se  lève.) 

Comment  Hiire?...  il  faut  bien  leur  donner  quelque 
chose...  Si  je  sais  ce  que  je  vais  écrire!  !...  (//  taille  sa 
pliune ,  place  V encrier  clei>ant  lui,  dispose  son  papier  et 
se  rassied.)!^^  session  est  terminée,  les  tribunaux  sont  en 
vacances,  les  théâtres  d'hiver  (i)  sont  fermés.  Le  théâtre 
de  Hay-Market  et  TOpéra  attirent  la  foule...  Rien...  rien 
à  dire  ^  pas  un  seul  petit  scandale  !  La  plus  grande  sté- 
rilité !. ..  Pas  un  constable  dont  je  puisse  dénoncer  la  ty- 
rannie nocturne  et  Tabus  d'autorité. . .  pas  un  juge  de  paix 
à  qui  je  puisse  m'altaquer  !...  c'est  désolant...  Les  whigs 
et  les  torys  ont  fini  par  s'embrasser  comme  frères  ;  et 
les  torts  politiques ,  les  défections  de  partis ,  sont  devenus 
si  communs,  que  personne  n'y  fait  seulement  attention... 
L'éditeur  d'une  feuille  quotidienne  est  un  vraigaléricn!.. 
Quand  le  tems  est  mauvais,  cpand  l'orage  menace,  ou 
peut  encore  aller  ;  c'est  le  calme  plat  qui  nous  tue.  Alors 
il  faut  mettre  tout  en  mouvement,  forcer  de  rames,  dé- 
ployer les  voiles,  se  donner  un  mal  !...   (Jl  écrit  avec 

(i)   Drury-Lane,  Covcnt- Gartlcn   et  l'Opt'ra  Italien. 


2t4  COMME^■T   SE   FAIT   UN  JOURNAL. 

précipitation  ;  sa  plume  court  sur  le  papier.  )  Cela  pas- 
sera... c'est  bon  comme  pj^emier  article  (i)...  on  croira 
y  voir  quelque  chose,  et  il  n'y  a  rien.  Cest  ce  qu'il  faut... 
(^11  lit.)  «Des  bruits  vagues...  mais  qui  chaque  jour 
))  prennent  plus  de  consistance,  semblent  annoncer  un 
»  grand  changement  et  ont  occasioné  les  plus  vives  inquié- 
»  tudes.  Les  faits  que  nous  avons  recueillis  sur  cette  cir- 
»  constance  extraordinaire...  ne  sont  pas  encore  assez 
»  complètement  avérés...  pour  que  nous  puissions  nous 
»  permettre  une  révélation  curieuse...  mais  prématurée 
))  peut-être...  Dans  peu  de  jours  tous  nos  scrupules  se- 
»  ront  levés...  et  rien  ne  nous  empêchera  de  faire  con- 
»  naître...  ces  étranges  mystères  de  la  vie  privée  et  pu- 
))  blique. . .  quelque  pénible  que  doive  être  leur  publicité, 
»  pour  plus  duii  noble  et  illustre  personnage...)^  Ces 
mots  soulignés  en  italique... «Nous ajouterons  seulement 
))  qu«  le  duc  de  Wellington  est  parti  hier  pour  Windsor, 
»  dans  sa  voiture  de  voyage,  attelée  de  quatre  chevaux, 
»  et  qu'après  une  entrevue  de  trois  heures  avec...»  Ici 
un  tiret...  —  «  Il  a  convoqué  pour  le  lendemain  une  as- 
»  semblée  secrète  du  conseil  des  ministres.  Nous  ne  per- 
))  drons  pas  de  vue  cette  affaire  importante,  »  {Il sonne.) 

SCÈNE  V. 

Le  Même,  LE  PROTE. 

l'Éditeur. 

Voici  le  Premier-Londres  (2).  Interlignez  tant  que 
vous  voudrez. 

(i)  First-leader,  paragraphe  qui  marche  le  premier,  article  de  tête. 
(a)  Cela  s'appelle,   en   France,   Premier-Paris.   C'est  l'article  placé 
imme'iHatement  après  les  mots  Paris  ,  Londres ,  etc. 


COMMENT   SK   FAIT  l  ?\'  JOURNAL.  2^5 

LE  PKOTE. 
Très-bien,  monsieur.  Nous  \cnons  de  recevoir  deux 
nouvelles  :  il  sagit  de  la  fille  d'unlordarrcUée  en  flagrant 
délit  de  vol,  dans  une  boutique  de  Bond-Street  (i)^  et  de 
l'explosion  d'un  gazomètre,  qui  a  tué  onze  hommes, 
trois  enfans  et  une  vieille  femme. 

l'Éditeur. 

Bon.  Servez-vous  des  deux  nouvelles.  Pour  litre  de 
la  première,  en  majuscules  italiques  :  Accusatio.n  mys- 
térieuse DE  VOL-,  pour  la  seconde  :  Explosion  épou- 
vantable! !  avec  deux  î  !  exclamations^  quinze  per- 
sonnes TUÉES. 

LE   PROTE. 

Les  avertissemens  fourniront  plus  que  je  ne  l'espérais. 
L'buissierpriseur  vient  de  nous  envoyer  sa  liste  de  ventes  5 
et  Murray  (2)  m'envoie  à  Tinstant  même  une  douzaine 
d'annonces  excellentes  et  d'une  bonne  longueur.  Je  crois 
que  nous  pourrions  nous  passer  des  marchands  d'orviétan 
et  de  leurs  annonces. 

l'Éditeur. 

A  la  bonne  heure.  Je  les  ai  en  horreur.  J'ai  la  plus 
mauvaise  idée  d'un  journal  quand  j'y  vois  :  Remède 
contre  la  goutte-^  —  Cosmétique  admirable  -,  —  Teinture 
brésilienne  ;  — Poudre  pour  faire  croître  les  chei^eux  ; . . . 
à  côté  de  Maison  superbe  à  vendre  pour  cause  de  dé- 
part. . . 

(Le  proie  sort  en  rianl.) 

(i)  GranJc  rue  où  la  noblesse  et  la  mode  se  promènent  dans  la  belle 
saison. 

(1)  Célfbre  libraire  qui  a  fait  une  fortune  énorme  ;  il  est  [>roprle'lairc  et 
éditeur  du  Quarterly  Review. 


y.-l)  COMMEIN'T  SE  FAIT   l^    JOlRIVAL. 

SCÈNE  VI. 

L'ÉDITEUR,  «euJ. 

Après  tout,  il  n'y  a  encore  qu'un  premier  article... 
il  faut  en  trouver  d'autres...  Les  journaux  de  Paris  ne 
disent  rien.  Rien  de  nouveau  en  Hollande ,  en  Flandre  ,  à 
lîuénos-Ayres,  aux  Etats-Unis. . .  Ma  foi,  je  vais  dire  à  mon 
lecteur  qu'il  n'y  a  rien  à  lui  apprendre  :  ce  sera  toujours 
lui  apprendre  quelque  chose...  ( //  écnt.)  m  Jamais 
»  époque  ne  fut  plus  stdrile  en  nouvelles  de  tous  les 
»  genres.  Le  continent  ne  nous  laisse  pas  deviner  un  seul 
)j  de  ses  secrets...  »  Bon!  belle  phrase!  «Un  repos  si 
V  extraordinaire  ou  plutôt  une  stagnation  si  peu  naturelle 
))  annonceraient-ils  une  tempête  prochaine?  Je  l'ignore. 
»  Toutefois,  si  l'on  se  rappelle  la  nature  des  derniers  et 
»  menaçans  avis  que  l'Orient  nous  a  donnés  et  l'aspect 
))  sombre  que  les  affaires  ont  pris  dans  le  monde  trans- 
»  atlantique,  on  sera  forcé  de  convenir  que  rien  n'est 
))  moins  rassurant  pour  l'observateur  impartial  que  notre 
))  situation  présente,  et  que  peu  de  jours  se  passeront 
))  avant  que  cette  paix  prolongée  ne  soit  interrompue  par 
■»  une  commotion  subite  et  violente...  Nos  lecteurs  se 
»  rappellent  l'opinion  que  nous  avons  exprimée  dans 
))  notre  feuille  de  mardi ,  et  la  Revue  de  V Europe  que 
»  nous  avons  insérée  dans  celle  de  mercredi.  Nous  le  ré- 
)j  pétons ,  nous  sommes  placés  sur  le  bord  d'un  cratère , 
»  dont  l'explosion  nous  surprendra  dans  peu  d'instans. 
»  L'atlitude  de  la  Russie  est  douteuse^  les  intentions  de 
»  la  Franco  sont  équivoques.  L'Autriche  n'a  pas  encore 
»  laissé  tomber  le  masque...  et  la  Péninsule  est  chaque 
))  jour  plus  embarrassante  pour  les  grandes  puissances 
»  européennes.   Tournons  nos   regards  vers  les  Etats- 


COMMi:>T  SE   FAIT   l  :>    JOLll^AL.  I^j-J 

«  Unis  (rAmérique.  Qu'y  voyons  -  nous  ?  Ah  !  celle 
))  qucslion  n'a  pas  besoin  de  réponse.  Et  si  nous  jetons 
»  ensuite  les  yeux  sur  les  nouvelles  républiques  de  TA- 
»  raërique  du  Sud,  la  même  scène  ne  se  présente-t-elle 
))  pas  ?.. .  Mais  nous  craignons  de  nous  appesantir  sur  un 
»  sujet  si  douloureux.  Il  est  probable  que  dans  quel- 
»  ques  jours...  »  (  On  frappe  à  la  porte.  )  Entrez  ! 

SCÈNE  VII. 

Le  Même,  le  Doctecr  BUBBLE. 

l'Éditeur. 
Eh  !  bon  jour,  Bubble.  Comment  va  la  santé? 

BUBBLE. 
Très-bien,  tout  à  votre  service. 

l'Éditeur. 

Quoi?  Est-ce  votre  médecine  ou  votre  santé  que  vous 
m'offrez  si  obligeamment  ? 

bubble. 

L'une  et  l'autre. 

L'ÉDriEUR. 

Ma  foi,  je  vous  invite  à  garder  Tune  pour  vous-même 
et  Vautre  pour  vos  ennemis.  J'aime  la  vie. 

BUBBLE. 
Toujours  caustique  et  plaisant. — Ah!  çà,  qu'y  a-l-il 
de  nouveau  de  par  le  monde  ? 

L'ÉDITEUR. 
Absolument  rien.  Et  vous ,  savez-vous  quelque  chose  ? 

BUBBLE,  prenant  un  air  grave  et  important. 

Le  roi  est  très-malade... 


27B  COMMENT  SE   FAIT  LN  JOURNAL. 

L'ÉDITEUR. 
Vraiment  ? 

BUBBLE. 

Eh  !  oui  ;  rien  n'est  plus  sûr. . .  ^  je  l'ai  appris  de  la  ma- 
nière la  plus  étrange,  la  plus  incroyable.  Mais  ce  qui  est 
plus  incroyable  encore,  c'est  la  situation  de  Sa  Majesté... 

L'ÉDITEUR. 
Que  voulez-vous  dire?...  (Buhhle  appuie  le  bout  de 
l'index  sur  son  fronts  et  le  ferme  pour  indiquer  quel- 
qu'un qui  a  la  tôle  dérangée...  )  Bah  !  Je  n'en  crois  pas 
un  mot...  c'est  un  conte...  Qui  vous  a  dit  cela?..  (Bubble 
regarde  autour  de  lui  et  se  penche  à  V  oreille  de  V  éditeur.  ) 
Votre  autorité  serait  bonne...  mais... 
BUBBLE. 
C'est  un  fait...  et  vous  en  entendrez  parler  avant  qu'il 
soit  peu.  Je  viens  de  rencontrer  M.  Peel,  dans  la  rue  de 
Downing  :  il  avait  l'air  fort  agité  et  marchait  d'un  pas 
extrêmement  rapide,  malgré  la  chaleur  qu'il  fait  aujour- 
d'hui... Mais  vos  heures  sont  précieuses.  Je  ne  vous  ar- 
rêterai pas  plus  long-tems...  Au  revoir,  mon  cher... 
Dites-moi,  le  billet  pour  le  théâtre  de  Hay-Market  est-il 
libre  ?  Pourriez-vous  me  prêter  samedi  prochain  le  billet 
de  Vauxball  ?. . .  Quand  vous  n'en  ferez  pas  d'autre  usage , 
me  réserverez- vous  la  carte  d'admission  pour  les  théâtres 
secondaires  (1)?...  Ma  femme  a  une  envie  de  voir  Ma- 

thews  ! 

L'ÉDITEUR. 

Le  billet  de  Hay-Market  est  en  main.  Mais  j'ai  là  celui 

de  l'Opéra  Anglais.  ^  oulez-vous  le  prendre? 

BUBBLE. 

Avec  plaisir...  Vous  me  garderez  le  billet  de  Vauxball 

(1)  Ailelphi,  Cobourg,  Surrey,  Aslley. 


COMMENT  SE   FAIT  IN   JOUUNAL.  2^9 

pour  vendredi  prochain...  Quant  à  Malhews,  je  vous  le 
recommande,  au  nom  de  M""*"  Bubble,  n'est-ce  pas  ?... 

L'ÉDITEUR. 
Très-bien. 

BUBBLE. 

Vous  êtes  charmant...  Adieu... 

SCÈINE  YIIl. 

L'ÉDITEUR ,  seul. 
Au  diable  ces  billets  !..  Il  faudrait  que  je  linsse  compte 
ouvert  avec  tout  le  monde  -,  et  ma  besogne  de  chaque  jour 
la  plus  ennuyeuse  est  de  me  rappeler  à  qui  je  les  ai  pro- 
mis... (/Z  écrit.)  ((  Il  s'est  répandu  ce  matin,  dans  le  plus 
))  grand  monde ,  une  rumeur  affligeante  qui  touche  de 
»  trop  près  aux  intérêts  les  plus  élevés  pour  que  nous 
»  puissions  nous  expliquer  à  ce  sujet  d'une  manière  ex- 
»  plicite.  Nous  espérons  que  l'exagération  a  grossi  le  dan- 
))  ger  qui  nous  menace  :  mais  les  sources  particulières 
))  où  nous  avons  puisé  nous  forcent  d'attacher  une  très- 
))  haute  importance  à  cette  funeste  nouvelle.  Si  nous 
-»  recevons  quelque  renseignement  précis  sur  cette  ma- 
))  tière ,  nous  ne  manquerons  pas  de  communiquer  ces 
1)  documens  à  nos  lecteurs  dans  une  seconde  édition.  » 
(//  sonne.) 

SCÈNE  IX. 

Le  Même,  LE  PROIE. 

L'ÉDITEUR. 
Voici  deux  nouveaux  articles ,  que  vous  mcUrcz  im- 
médiatement après  le  Premier-Londres .YÀ\  !  bien,  où  en 
ètes-vous  ? 


îiBo  COMMENT  SE  FAIT  LK  JOURKÀL. 

LE  PROTE. 
Quand  vous  avez  sonné  ^  je  mesurais  ce  que  nous  avons 
«le  composition  toute  prête.  Il  restait  encore  une  colonne 
vi  un  quart  à  remplir.  Ceci  fera  un  tiers  de  colonne. 
L'ÉDITEUR. 
Un  peu  plus,  je  crois. 

LE  PROTE. 
JVon,  monsieur,  pas  une  ligne  de  plus.  C'est  la  que- 
relle permanente  des  imprimeurs  et  des  éditeurs  de  jour- 
naux. Ceux-ci  croient  toujours  donner  plus  de  copie 
qu'ils  n'en  donnent  réellement. 

l'Éditeur. 

Cela  est  possible  j  mais  aussi,  vous  autres,  vous  exa- 
gérez en  sens  contraire. 

SCÈNE  X. 

(  L'éditeur  corrige  un  paragraphe  communiqué  par  un  directeur 
de  théâtre  ,  irrité  contre  la  critique.  Puis  il  tombe  dans  une 
méditation  profonde,  que  des  yeux  vulgaires  pourraient  prendre 
pour  un  assoupissement.  On  lui  apporte  la  carte  d'im  person- 
nage ,  qui  attend  dans  l'antichambre  et  désire  parler  à  M.  l'é- 
diteur. L'éditeur  dit  au  garçon  de  faire  entrer.  ) 

SCÈNE  XI. 

Le  ISIeme,  le  Docteur  HAYLEY. 

LE   DOCTEUR. 

Vous  êtes,  monsieur,  l'éditeur  du 

L'ÉDITEUR. 
Oui,  monsieur. 

LE   DOCTEUR. 

Je  viens  vous  apprendre,  monsieur,  que  mon  oncle, 
dont  votre  journal  annonçait  hier  la  mort,  est  toujours 


COMMENT    SE  FAIT   UN   JQVU^^^.L.  l9i  l 

plein  de  vie  et  de  santé,  cl  vous  demander  la  rétractation 
i'ormclle  de  cette  nouvelle  aussi  fausse  qu'elle  est  mal- 
veillante. 

LÉDITEUU. 

La  malveillance  n'entre  pour  rien,  je  vous  assure, 
dans  Terreur  dont  vous  vous  plaignez.  Je  la  rétracterai 
avec  grand  plaisir,  si  elle  a  été  commise...  Quel  est  mon- 
sieur votre  oncle  ? 

LE  DOCTEUR. 

L*évéque  de Voici  une  lettre  datée  de  son  palais 

épiscopal,  hier  22  juin.  Votre  feuille  prétend  qu'il  y  est 
mort ,  il  Y  a  cinq  jours.  Ces  fausses  nouvelles  sont  alar- 
mantes et  cruelles  pour  les  familles.  Elles  donnent  aux 
uns  d'inutiles  terreurs,  aux  autres  de  fausses  espérances. 
Je  viens  de  rencontrer  trois  doyens  et  un  chanoine  pré- 
bende qui,  sur  cette  nouvelle  controuvée,  se  hâtaient 
d'accourir...  En  vérité,  c'est  scandaleux  ! 

l'éditeur. 

J'en  suis  très-fâché,  je  vous  assure.  Mais,  dans  le  fait, 
nous  nous  sommes  contentés  de  copier  les  propres  paroles 
d'un  autre  journal.  Je  serai  trop  heureux  de  contredire 
cette  assertion  erronée. 

LE  DOCTEUR,  remettant  la  lettre  de  son  oncle  dans  sa  poche. 

Veuillez,  monsieur,  recevoir  mes  remercîmens, 
SCÈNE  XII. 

L'ÉDITEUR,  seul. 
Bien!  cela  fera  toujours  un  paragraphe  de  pi  us  pour  rem- 
plir un  vide.  (//  écrit).  «  Nous  ne  pouvons  blâmer  avec 
M  trop  de  force  la  légèreté  avec  laquelle...  les  bruits  les 
>i  plus  faux...  se  lépandent  et  s'accréditent.  Nous  avons 
aj  copié  hier  dans  notre  feuille  l'article  d'un  autre  journal, 


282  COMMENT  SE  FAIT  L>'   JOLÎlNAL. 

»  annonçant  la  mort  de  Tévèque  de Une  lellre  du 

n  très-révérend  prélat,  datée  d'hier,  et  que  nous  avons 
»  sous  les  yeux...  »  —  Je  ne  Tai  pas  seulement  aperçue  ^ 

mais  peu  importe «  Nous  convainc  de  la  fausseté  de 

/)  cette  nouvelle.  Nous  sommes  heureux...  etc.,  etc..  » 
(//  continue  à  écrire.)  Six  lignes  d'éloges  sur  l'évéque... 
Un  mot  de  satire  contre  nos  confrères...  Une  citation 
de  Shakspeare  pour  allonger  l'article...  Eh!  mais  voilà 
un  article  d'assez  honne  taille...  Cela  ne  va  pas  mal.  (// 
sonne.  ) 

scÈrsE  XIII. 

Le  Même,  LE  PROIE. 

l'Éditeur. 

M.  Pica,  voici  encore  de  la  copie.  Ceci  en  cicêro  ordi- 
dinaire...  Ce  paragraphe  en  philosophie. 

LE   PROIE. 

J'ai  déjà  une  demi-colonne  de  trop...  et  je  ne  sais  pas 
Lien  ce  que  je  dois  laisser  pour  demain. 

l'édiieur. 

Dans  ce  cas-là ,  vous  n'avez  plus  besoin  de  moi  ? 

LE   PROIE. 

Non.  Mais  comment  composerai-je  le  journal?  Met- 
trai-je  en  réserve  le  «  terrible  orage  qui  a  eu  lieu  récem- 
ment. »  Voilà  huit  jours  que  cet  orage  attend. 

l'édiieur. 

Peu  importe.  Il  viendra  d'autres  orages  -,  nous  les  réu- 
iiirons  tous  sous  un  même  titre. 

LE    PROIE. 

Youlez-vous  absolument  que  l  article  du  Monstre  ma- 


COMMENT  SE  FAIT  UN  JOURNA.L.  283 

lin  et  celui  du  Serait  du  Grand-Sci^ncur  passent  aujour- 
d'hui ?  Si  vous  pouvez  les  faire  attendre,  je  mettrai  à  leur 
place  V ambassadeur  Persan,  le  Pont  de  TVaterloo 
et  le  Chemin  sous  la  Tamise. 

l'Éditeur. 

Le  Chemin  sous  la  [Tamise  ;  celui-là  doit  passer.  Il 
attend  depuis  assez  long-tems... 

LE  PROTE,  riant. 

Alors  il  me  faudrait  deux  ou  trois  petits  paragraphes, 
d'environ  cinq  lignes  chacun.  Les  articles  que  j'ai  sont 
tous  ou  trop  longs  ou  trop  courts. 

l'Éditeur. 

Bien,  bien...  Attendez  un  peu.  (Il écrit)...  Un  parvi- 
graphe  sur  la  cherté  des  pommes  de  terre...  c'est  de  la 
philanthropie. . .  Un  récit  de  la  grande  averse  d'avant-hier, 
c'est  de  la  météorologie. . .  Une  petite  narration  pathétique 
sur  les  malheurs  d'une  pauvre  vieille  femme,  renversée 
par  un  âne,  dans  la  rue  du  Strand...  c'est  du  roman 
domestique...  Une  épigramme  contre  les  dandys...  c'est 
vieux  -,  mais  cela  fera  plaisir  aux  marchands  de  la  Cité...  • 
enfin  un  ancien  calembourg,  que  j'attribue  à  un  grand 
seigneur... — Bravo.  Tenez,  voici  une  demi-douzaine  de 
paragraphes.  Si  vous  ne  les  employez  pas  tous,  mettez- 
les  en  caisse  :  plus  tard  cela  servira. 

(  L'éditeur  range  ses  lettres ,  ferme  son  pupiire  à  clé ,  il  se  lave 
les  mains  ,  ajuste  sa  cravate ,  boutonne  son  habit ,  brosse  son 
chapeau  et  va  prendre  l'air,  tandis  que  M.  PIca  gourmande  et 
presse  ses  ouvriers  ,  fait  corriger  les  épreuves  et  n'oublie  rien 
pour  que  lu  feuille  soit  soumise  de  bon  matin  à  l'admiration 
des  lecteurs.) 

(Sharpe's  London  Magazine.) 


2B4  LE   COMTE  DE   STRÀFFOUT. 


LE   COMTE   DE  STRAFFORT. 


ANECDOTE     DU      REGNE     DE      CHARLES 


Dans  la  partie  la  plus  rianto  de  ses  grands  et  beaux 
jardins,  sir  Thomas  Wenlworlh  s'était  plu  à  embellir 
un  bosquet  où  il  aimait  à  se  retirer  avec  quelques  amis. 
L'art  et  la  nature  avaient  à  l'envi  contribué  à  orner  cette 
délicieuse  retraite-,  la  rose,  le  chèvrefeuille  et  la  vigne 
enlacés  formaient  un  dôme  de  verdure  et  de  fleurs  im- 
pénétrable aux  rayons  du  soleil.  Une  fontaine  limpide  , 
entourée  d'orangers  et  de  grenadiers,  versait  ses  eaux 
brillantes  dans  un  bassin  de  marbre,  et  une  table,  placée 
dans  Tendroit  le  plus  ombragé,  indiquait  que  souvent, 
pendant  les  chaleurs  de  Tété,  ce  lieu  cnchanleur  ('tait 
transformé  en  salle  de  banquet.  Deux  personnes  assises 
près  de  cette  table  eurent  un  jour  la  conversation  sui- 
vante : 

((  Non  ,  je  ne  boirai  pas  davantage ,  car  je  ne  veux  pas 
que  Ton  puisse  dire  que  Pyni  et  AVentworth  se  sont 
querellés  la  coupe  à  la  main  comme  des  courtisans^  vous 
savez  que  je  ne  le  suis  point,  que  je  ne  le  serai  jamais. 
—  Je  n'ai  nulle  envie  de  boire  davantage,  reprit  Went- 
worth  en  repoussant  son  verre  ^  mais  de  quelle  expres- 
sion vous  êtes- vous  servi?  nous  quereller!  Et  avec 
quelle  aigreur  parlez-vous  des  courtisans,  en  paraissant 
me  ranger  parmi  ceux  que  vous  méprisez  le  plus  au 
monde  !  Cessez  ,  mon  ami ,  ces  allusions  détournées  ; 
dites-moi  librement  ic  fond  de  votre  ame  ,  afin   que  je 


LE  COMTE  DE  STRAFFOnr.  iSj 

me  justifie,  et  que  je  sache  au  moius  comment  j'ai  p'i 
m'atlirer  vos  soupçons. 

^—  Vous  avez,  répliqua  Pym,  le  regard  et  le  langage 
d'un  homme  innocent  :  peut-être  croyez-vous  Télre ,  peut- 
être  ètes-vous  encore  dans  Terreur  sur  vos  sentimens 
véritables  j  mais  moi,  mais  beaucoup  d'autres,  nous  vous 
soupçonnons  d'avoir  abandonné  vos  anciens  amis ,  les 
patriotes  sincères,  pour  devenir  l'esclave  des  ennemis  de 
la  liberté  de  votre  patrie. 

—  Ces  paroles  cruelles  et  offensantes  peuvent-elles 
sortir  de  la  bouche  d'un  ami  ?  s'écria  Wentworth. 

—  Elles  peuvent  être  pénibles  à  entendre ,  mais  elles 
sont  l'expression  d'un  cœur  franc. 

—  Je  le  crois,  dit  AVentworth,  mais  le  cœur  ne  peut- 
il  se  tromper  dans  ses  jugemens?  Vous  me  connaissiez 
mieux  autrefois,  Pym,  et  je  n'aurais  pas  ainsi  douté  de 
vous-,  il  m'eût  fallu  bien  des  preuves  :  et,  ajouta-t-il,  avec 
un  sourire  mêlé  d'amertume,  ces  preuves  mêmes  ne  m'au- 
raient pas  convaincu  -,  je  me  serais  méfié  de  mon  juge- 
ment plutôt  que  d'accuser  un  ami.  » 

Pym  parut  un  instant  attendri;  mais,  réprimant  aus- 
sitôt ce  premier  mouvement,  il  répondit  :  «  Je  ne  parle 
pas  d'après  des-  conjectures,  les  faits  sont  clairs;  ce  joui- 
même  un  paquet,  contenant  des  communications  offi- 
cielles, est  tombé  entre  mes  mains  :  les  séducteurs  vous 
connaissaient  bien,  lorsqu'ils  vous  ont  nommé  grand 
shérif;  ils  savaient  que  par-là  ils  vous  condamnaient  au 
silence  ! 

— C'est  assez  !  s'écria  Wentworth  enflammé  de  colère, 
je  ne  supporterai  pas  plus  long-tems  ces  expressions  ou- 
trageantes. Suis-je  un  traître,  parce  que  je  juge  les 
hommes  et  les  choses  par  moi-même?  ai-je  trahi  mou 
pays  pour  avoir  montré  quelque  respect  à  mon  souve- 


286  LE  COMTE   DE  STllAFFORT. 

rain  légitime  ?  Non ,  je  n'ai  rien  i  cacher ,  j'aime  pour  lui 
l'homme  qui  occupe  le  trône,  et  je  l'avoue  hautement: 
et  moi  aussi  ']ô  suis  patriote  !  mais  je  ne  supporterai  l'in- 
solence d'aucun  parti,  et  ne  me  laisserai  gouverner  par 
les  préjugés  de  personne. 

—  Je  le  crois,  dit  Pym  d'un  ton  dédaigneux,  mais 
vous  n'éprouveriez  aucune  répugnance  à  orner  votre  front 
d'une  couronne  de  comte;  ne  me  regardez  pas  ainsi  avec 
surprise,  car  deux  fois  vous  avez  sollicité  ce  titre.  »  Went- 
wor^h  troublé  ne  répondit  rien,  et  Pym  continua  à  lui 
donner  r.vec  crime  les  preuves  de  sa  défection;  puis  il 
ajouta  avec  l'accent  du  racpris  :  u  Vous  pouvez  répondre 
à  ces  faits  I  parlez. 

—  Je  ne  répondrai  à  aucune  demande  faite  d'un  Ion 
insultant,  reprit  Wenlvrorth  avec  dignité;  une  fois  pour 
toutes,  monsieur,  laissez-moi  vous  assurer  que  je  ne  vous 
comprends  pas  et  que  je  ne  souffrirai  pas  plus  long-lems 
cette  manière  impé'^ieuse  de  m'interroger.  Je  pourrais  ré- 
pondre aux  questions  faites  par  un  ami,  mais  cet  ami 
prend  aujourd'hui  un  nouveau  caractère,  et  aucun  être 
humain  ne  me  forcera  jamais  à  rendre  compte  de  mes 
sentimens  et  de  ma  conduite;  en  supposant  d'ailleurs 
que  j'abandonne  votre  parti,  que  j'adopte  de  nouveaux 
principes  politiques,  ne  pouvons-nous  pas  rester  amis 
dans  la  vie  privée?  iSe  pouvons-nous » 

A  ces  mots  Pym  se  lève  brusquement  ;  une  pâleur 
effrayante  couvre  sa  figure,  où  se  peignaient  à  la  fois 
l'indignation  et  le  mépris  ;  il  semble  éprouver  un  combat 
intérieur,  mais  surmontant  bientôt  son  émotion  ,  sa  phy- 
sionomie reprend  son  expression  accoutumée,  a  Went- 
worth ,  dit-il ,  avant  de  nous  quitter,  avant  de  nous  sé- 
parer pour  toujours,  il  ne  faut  pas  nous  tromper: 
quelques-unes   de  mes  paroles  ont  pu  vous  offenser; 


LE   COMIK    HE   STUAl-FOKT.  28^ 

pardon  nez -moi  si  je  vous  ai  paru  trop  sévère,  mais  je 
no  sais  pas  faire  de  dislinclion  entre  la  foi  puMique  et 
ramilié  privée  ^  c'est  de  tout  mon  cœur  que  j'aime  mon 
pays  et  que  je  hais  Toppressiou^  c'est  de  toute  mon  ame 
que  je  méprise  un  traître:  j'ajouterai  encore,  c'est  de 
toute  mon  ame  que  je  vous  plains,  mon  ami  ^  c'est  pour 
la  dernière  fois  que  je  vous  donne  ce  nom.  J'avais  formé 
de  trop  hautes  espérances  sur  vous-,  autant  vous  m'inspirez 
de  compassion  maintenant,  autant  je  me  sentais  autrefois 
honoré  par  votre  amitié.  Je  ne  suis  pas  honteux  de  l'a- 
vouer, et  je  ne  cherche  pas  à  cacher  les  larmes  que  me 
coûte  notre  séparation^  mais  rappelez-vous  mes  der- 
nières paroles  :  si  vous  étiez  seulement  mon  ennemi,  si 
vous  m'aviez  personnellement  offensé,  je  m'efforcerais 
de  vous  ouhlier ,  je  vous  abandonnerais  à  votre  cons- 
cience, jamais  je  ne  chercherais  à  vous  nuire.  Mais  vous 
trahissez  votre  pays,  Wentworth,  j'en  ai  la  preuve,  des 
preuves  que  rien  ne  peut  ébranler  :  dès  ce  moment  tout 
lien  entre  nous  est  rompu ^  je  traverserai  tous  vos  plans; 
je  m'opposerai  à  tous  vos  projets,  et  si,  pendant  quel- 
que tems,  je  parais  ne  pas  réussir,  soyez  sûr  qu'en  secret 
je  conspirerai  votre  ruine  ;  et  je  m'engage  solennellement 
à  vous  poursuivre  jusqu'au  moment  où  cette  tête  cou- 
pable tombera  sous  la  hache  du  bourreau,  accablée  du 
mépris  de  la  nation  entière.  » 

Le  langage  de  Pym  était  pénible  à  entendre  ;  mais  il 
était  sincère.  Wentworth  éprouvait  trop  d'indignation, 
et  il  avait  trop  de  fierté  pour  ajouter  une  parole  à  sa  jus- 
ti6cation.(( Vous  m'avez  réduit  au  silence,  monsieur,  dit- 
il  avec  une  extrême  froideur  et  un  calme  affecté  -,  vous 
avez  raison,  il  vaut  mieux  que  toute  amitié  et  toute  com- 
munication cessent  entre  nous,  et  cessent  pour  jamais.  » 

Bientôt,  en  effet ,  sir  Thomas  Wentworth  devint  en- 
XX  Vf.  20 


^88  1-E  COMTE  DE   bTRAFFORT. 

tièrement  étranger  à  ses  anciens  amisj  son  élévalio:i  à  la 
])airie  annonça  publiquement  son  dévouement  à  la  per- 
sonne du  roi,  et  son  adhésion  aux  mesures  prises  par  le 
gouvernement  :  dès-lors  ses  préventions  se  dissipèrent; 
plus  il  connut  Charles,  et  mieux  il  apprécia  les  qualités 
qui  le  faisaient  chérir  dans  son  intérieur.  Excellent 
époux,  bon  père,  ami  bienveillant,  il  recherchait  les 
conseils  de  ceux  qui  avaient  obtenu  sa  confiance,  et  les 
suivait  aveuglément. 

Il  faut  aussi  l'avouer,  Wenlworth  était  loin  d*étre 
insensible  aux  faveurs  qui  s'accumulaient  sur  lui-,  l'am- 
bition et  l'orgueil  avaient  puissamment  contribué  à  chan- 
ger ses  principes  et  à  détruire  les  premiers  sentimens 
de  son  cœur.  Il  ne  perdit  cependant  jamais  sa  dignité 
naturelle,  un  caractère  fier  et  intrépide  distingua  tou- 
jours sa  conduite.  Il  défendit  ouvertement  ses  nouveaux 
principes ,  et  accepta  la  place  de  premier  ministre  et  de 
conseiller  du  roi  dans  des  lems  d'orage. 

D'après  ce  qui  précède,  qui  n'a  déjà  reconnu  le  mal- 
heureux comte  de  Straffort  ?  Son  crédit,  sa  faveur  près 
du  souverain,  lui  firent  perdre  la  confiance  de  la  nation. 
Pym  lui  tint  parole  et  se  montra  son  ennemi  le  plus 
acharné-,  il  réussit  à  le  faire  accuser  de  haute  trahison, 
et  ne  prit  aucun  repos  jusqu'au  moment  où  le  bill  d'ac- 
cusation fut  porté  devant  les  deux  chambres  du  parle- 
ment. Le  jour  où  il  fut  présenté,  Pym  lui-même  eut  une 
part  très-active  à  la  résolution  que  prit  la  chambre  de 
demander  au  roi  son  approbation  pour  Texéculion  du  bill 
contre  Tinfortuné  Wentworth. 

C'était  un  dimanche,  et  ce  jour^  hélas  î  n'était  plus 
pour  le  roi  un  jour  de  repos.  Il  avait  promis  de  donner 
sa  décision  le  lundi  matin  ;  mais  les  craintes  de  sa  ti- 
mide épouse  étaient  parvenues  jusqu'à  lui,  et  il  n'avait 


LE  COMIE   DK   STRAFFORT.  iSt) 

pu  encore  trouver  le  moyen  (l'accorder  à  la  fois  ce  qu'il 
devait  à  sa  conscience  et  à  ses  sujets  irrités. 

Pendant  les  premiers  jours  de  sa  détention,  SlralFort 
avait  cru  que  les  charges  élevées  contre  lui  seraient  insuf- 
fisantes pour  le  conduire  A  Téchafaud  5  mais  bientôt  il 
jugea  ,  cà  racliarnement  de  ses  ennemis,  que  sa  perte  était 
inévitable.  Sa  défense  fut  éloquente  et  fière  ^  s'avouant 
coupable  sur  plusieurs  points,  il  repoussa  vivement  l'ac- 
cusation de  haute  trahison,  et  sollicita,  en  considération 
de  ses  longs  et  importans  services,  l'excuse  des  fautes 
léirères  dont  il  s'accusait  lui-même  :  il  termina  enfin  en 
conjurant  ses  juges  d'épargner  sa  vie  en  faveur  de  sa  fa- 
mille éplorée. 

Mais  tout  fut  inutile,  sa  mort  était  décidée.  Un  seul 
espoir  lui  restait  encore,  le  roi  avait  promis  de  le  proté- 
ger et  de  le  sauver  à  tout  prix  -,  long-tems  Strallort  avait 
compté  sur  la  parole  rovale  ,  mais  les  choses  avaient 
changé  de  face.  Malgré  la  rigueur  de  sa  captivité ,  le 
comte  avait  toujours  suivi  la  marche  des  événemens  ^  il 
savait  qu'un  parti  puissant  demandait  impérieusement  sa 
tète,  et  qu'en  voulant  le  défendre,  le  roi  s'exposerait  à 
un  danger  inévitable.  Sa  résolution  fat  prise  aussitôt. 
Charles,  dit-il,  braverait,  pour  me  sauver,  le  péril  le 
plus  imminent  :  son  honneur  et  la  justice  y  sont  égale- 
ment engagés  ^  mais  dans  cette  occasion  ,  comme  en  tant 
d'autres,  il  trouvera  en  moi  son  sujet  le  plus  fidèle,  son 
ami  le  plus  dt'voué-,  voilà  sans  doute  la  dernière  preuve 
que  je  puisse  lui  donner  de  mon  affection,  et  celle-là 
encore  lui  est  assurée. 

Le  conseil  privé  était  réuni  ;  le  faible  monarque  y 
exposa  ses  doutes,  ses  scrupules,  et  consulta  les  magis- 
trats et  les  prélats  qui  l'entouraient  sur  la  conduite  que 
son  cœur  seul  eut  du  lui  dicter.  L'évèque  d'Ely  émit  gra- 


iigO  LE   COMTE  DE   STRAFFOUT. 

vement  Tavis,  que  pour  les  souverains  il  y  avait  deux 
consciences:  il  prétendit  que  celle  de  Charles,  comme 
roi,  lui  traçait  une  marche  différente  de  celle  qu'il  de- 
vrait suivre  comme  particulier^  qu'il  ne  s'agissait  pas  ici 
de  savoir  si  l'honneur  ohligeait  le  souverain  à  sauver  son 
premier  ministre,  mais  bien  de  décider  s'il  voulait  s'ex- 
poser h  périr  avec  le  comte  de  Straffort. 

Ce  prélat  ne  fut  pas  le  seul  qui  soutint  cette  manière 
de  voir ,  et  dans  une  réunion  composée  de  l'élite  de  la 
nation ,  les  avis  les  plus  lâches  et  les  plus  méprisables 
furent  émis  presque  à  l'unanimité. 

L'évéque  de  Londres  s'éleva  cependant  contre  la  bas- 
sesse d'une  semblable  opinion.  «  Sire,  dit-il  au  roi,  vous 
ne  devez  écouler  que  votre  conscience  :  si  Straffort  est 
coupable,  il  doit  périr-,  mais  s'il  est  innocent,  il  faut  l'ab- 
soudre, quelles  qu'en  puissent  être  d'ailleurs  les  consé- 
quences. » 

Un  incident  inattendu  vint  enfin  mettre  un  terme  à 
cette  honteuse  discussion  -,  une  lettre  de  Straffort  fut 
remise  au  monarque  indécis  :  après  l'avoir  lue  avec  une 
profonde  attention,  il  voulut  en  donner  connaissance  au 
conseil^  mais  sa  voix  tremblante,  ses  yeux  remplis  de 
larmes ,  ne  lui  permirent  pas  de  continuer  cette  pénible 
lecture. 

Il  remit  la  lettre  à  lord  Jobson  ,  en  lui  ordonnant  de 
la  lire  à  haute  voix  :  l'émotion  du  roi  redoubla  quand  il 
entendit  répéter  ce  passage  :  «  Que  la  conscience  de  votre 
majesté  soit  tranquille  !  disait  le  malheureux  Straffort  : 
je  la  supplie  instamment  d'accorder  sa  sanction  au  bill 
qui  doit  me  condamner  ^  par-là  elle  évitera  les  dangers  qui 
l'environnent,  et  regagnera  la  confiance  de  ses  sujets. 
C'est  avec  joie  que  je  donne  à  mon  souverain  cette  der- 
nière preuve  de  mon  dévouement.  Heureux  de  lui  prou- 


LK   COMTE  DE   STRAFFOUT.  SQI 

\cr  ainsi  ma  reconnaissance,  et  do  m'acquilter,  en  quel- 
que sorte,  envers  lui  pour  toutes  les  faveurs  dont  il  m'a 
comblé. 

—  \ous  l'entendez  ,  messieurs  !  s'écria  Charles  triom- 
phant, voilà  ce  que  du  fond  de  sa  prison  Straffort  me 
conseille,  au  mépris  de  son  intérêt  le  plus  pressant,  au 
mépris  de  sa  vie  :  la  question  est  résolue ,  désormais  la 
moindre  indécision  serait  un  crime  :  je  dois  me  montrer 
digne  de  mon  généreux  ami  ;  non,  il  ne  périra  pas!  les 
communes  demanderaient  en  vain  sa  télé  ^  c'est  la  mienne 
qui  s'offrirait  sous  la  hache  préparée  pour  Straffort.  )> 

D'indignes  conseils  et  la  faiblesse  naturelle  au  carac- 
tère de  Charles,  changèrent  encore  une  fois  celle  cou- 
rageuse résolution  ^  et  lorsque  les  deux  chambres  du  par- 
lement s'assemblèrent  le  lendemain  pour  connaître  la 
décision  du  roi ,  il  crut  faire  assez  pour  calmer  les  repro- 
ches de  sa  conscience  en  ne  donnant  pas  son  consente- 
ment par  écrit,  et  il  nomma  une  commission  qui,  par 
l'organe  de  lord  Arundel  ,  annonça  son  assentiment  à 
l'exécution  du  comte  de  Straffort. 

Quoique  bien  convaincu  que  sa  mort  était  jurée  par 
les  nouveaux  maîtres  de  l'élat,  Straffort  devait  cepen- 
dant conserver  quelques  rayons  d'espoir^  il  lui  arrivait 
même  parfois,  en  parlant  de  sa  femme  et  de  ses  enfans, 
de  former  des  projets  pour  un  avenir  qui  ne  devait  jamais 
exister  p'jur  lui.  Le  voile  qui  lui  dérobait  son  sort  était 
encore  épaissi  par  sa  confiance  chevaleresque  dans  un 
maître  qu'il  venait  de  dégager  si  noblement  d'une  pro- 
messe sacrée. 

Wentworth  travaillait  paisiblement  dans  sa  prison  , 
lorsque  l'arrivée  d'un  message  vint  tout-à-coup  troubler 
sa  tranquillité.  A  peine  eut-il  jeté  les  yeux  sur  le  fatal 
écrit,  qu'une  pâleur  extrême  couvre  ses  traits  :  pendant 


9.C^1  LE   COMTE   DE   STKAFFORT. 

quelques  instaiis  il  garde  le  silence,  comme  irappé  d'un 
douloureux  élonnement;  puis,  revenant  à  lui,  et  rappe- 
lant tout  son  courage,  il  prononça  ces  mois  avec  tristesse  : 

(c  jNc  placez  pas  votre  confiance  dans  les  princes  ni 
dans  les  enfans  des  hommes,  car  parmi  eux  il  n'est  point 
de  salut!  » S'adressant  ensuite  h.  son  secrétaire,  il  reprit 
sa  dictée  avec  le  même  calme,  la  même  présence  d'es- 
prit que  si  aucun  événement  n'était  venu  l'interrompre. 
Le  tems  bien  court  accordé  à  Slraflbrt,  entre  sa  con- 
damnation et  son  exécution ,  fut  employé  par  lui  à  tracer  y 
pour  sa  femme  et  son  fils  qui  se  trouvaient  alors  en  Ir- 
lande, des  adieux  où  son  ame  se  déploie  tout  entière. 
Une  bonté  céleste  est  mêlée,  dans  ce  touchant  écrit,  à 
l'expression  de  la  tendresse  la  plus  vive  pour  sa  famille. 

Les  témoins  de  la  mort  du  malheureux  ministre  furent 
frappés  de  la  dignité  avec  laquelle  il  monta  à  l'écha- 
faud  ^  son  regard  était  aussi  calme  que  lorsqu'il  présidait 
le  conseil,  et  ses  dernières  paroles  furent  un  noble  par- 
don pour  les  ennemis  qui  avaient  conjuré  sa  perte.  On 
dit  qu'en  marchant  au  supplice,  il  aperçut  au  milieu 
de  la  foule  son  ancien  amiPym,  l'un  des  artisans  les  plus 
actifs  de  sa  ruine,  et  qui  semblait  le  poursuivre  encore 
d'un  sombre  et  impitoyable  regard  (i). 

(  Extractor.  ) 

(i)  Note  du  Tr.  On  trouvera,  dans  le  nu.néro  4^*^»  un  article  sur 
les  annales  conslitutionnelles  de  l'Angleteire  où  le  caractère  de  Straffoit 
est  jugé  beaucoup  moins  favorablement. 


LE   riQUE-KIQUE 

ou 
PRÉPARATIFS  POUR  LE  PLAISIR. 


Il  est  singulier  que  les  hommes  qui  achètent  l'expé- 
rience si  cher,  en  fassent  si  peu  de  cas.  Cent  fois  leurs 
tentatives  échouent,  leurs  piojets  manquent,  leurs  espé- 
rances sont  déçues  ^  et  la  même  folie ,  la  même  illusion , 
revient  les  séduire  :  comme  ces  animaux  privés  de  sens 
et  d'instinct ,  qui,  pris  au  piège  une  fois ,  y  retombent  une 
seconde,  et  toujours  attirés  par  le  même  leurre,  ne  re- 
çoivent jamais  aucune  leçon  du  passé. 

Vous  connaissez  Frénose  -,  il  a  composé  trente-huit 
tragédies  refusées  à  tous  les  théâtres,  même  à  ceux  de  la 
banlieue.  Eh  bien,  la  trente-neuvième  est  actuellement 
sur  le  métier.  Comment  trente -huit  leçons  successives 
ont-elles  pu  s'évanouir  comme  des  songes  et  laisser  le  ver- 
sificateur en  proie  à  son  incorrigible  et  courageuse  verve 
tragique?  Comment  se  fait-il  que  le  colonel  Martingale, 
après  avoir  mangé  à  la  roulette  la  fortune  de  son  père, 
à  l'écarté  celle  de  sa  mère  ,  à  la  rouge  et  la  noire  toutes 
les  guinées  de  ses  oncles  et  grands-oncles,  n'a  pas,  en. 
échange  de  son  argent ,  acheté  un  peu  d'expérience  ?  Les. 
deux  cents  livres  sterling  qu'il  vous  demande  ,  cette  faible 
somme  pour  laquelle  il  va  céder  la  montre  de  son  père , 
le  portrait  de  sa  mère  son  unique  patrimoine,  savez-vous 
à  quoi  il  les  destine  ?  Ce  n'est  pas  aux  nécessités  de  sa. 


2t)4  LK    riQLE-TSlOUE 


\ie.  Il  ne  veut  ni  s'îissurcr  une  petite  rente  ,  ni  com- 
mencer une  spéculation  honnête,  ni  acheter  un  hahit, 
ni  payer  son  tailleur.  Il  va...  telle  est  l'espérance  qui  le 
soutient...  faire  sauter  toutes  les  banques  des  maisons  de 
jeu  de  Londres ,  maîtriser  toutes  les  chances  ,  dompter  la 
fortune,  et  s'enrichir  de  ces  monceaux  d'or  que  les  joueurs 
Tiennent  verser  sur  le  tapis  vert.  Il  a  hien  calculé^  il  est 
sûr  de  son  fait.  Il  ne  lui  faut  que  ces  deux  cents  livres 
sterling.  Donnez-les  lui  ;  dans  huit  jours,  notre  dupe  s'est 
dépouillée  de  son  argent,  mais  non  de  son  espoir. 

Or,  demandez  aussi  pourquoi  M.  Burton ,  Thonnéte 
M.  Claude  Burton,  après  avoir  fait  le  commerce,  vu  le 
monde  et  connu  par  expérience  l'incertitude  du  plaisir 
(|u'on  prépare  et  du  bonheur  qu'on  attend,  a,  l'année 
dernière,  imaginé  de  concerter  avec  son  épouse  (le  mot 
femme  est  générique  et  beaucoup  trop  vulgaire)  une 
grande  et  malheureuse  partie  de  plaisir,  dont  l'histoire 
aventureuse  ressemble  à  beaucoup  d'autres  histoires ,  et 
dont  vous  saurez  bientôt  les  tragiques  détails. 

Tout  devait  l'avertir  qu'une  partie  de  campagne,  en 
Angleterre ,  n'est  pas  chose  de  facile  exécution.  Projetée 
à  minuit,  commencée  à  onze  heures  du  matin  ,  il  est  pos- 
sible qu'elle  s'accomplisse,  et  que  jusqu'à  trois  ou  quatre 
jieures  du  soir,  le  lems  se  soutienne  au  beau.  Mais  la 
concerter  de  longue  main  î  Mais  y  rêver  !  Jamais  !  Notre 
climat ,  contre  lequel  lord  Byron  cHait  si  courroucé ,  s'op- 
pose absolument  à  de  tels  préparatifs.  Il  ne  sait  jamais 
ni  ce  qu'il  veut,  ni  ce  qu'il  va  devenir.  Au  milieu  du 
mois  d'août,  si  la  lune  Ijiille  de  tout  son  éclat  et  res- 
semble, comme  dit  le  poète,  à  une  lampe  d'or  suspen- 
due à  un  plafond  d'azur,  vous  vous  attendrez  à  voir 
naître  une  aurore  pure  et  brillante  ,  digne  d'une  telle 
avant-courrière  :  non ^  la  grêle,  la  pluie  et  le  brouillard 


or  PRÉPARATirS   rOUR  LE   PLAISin.  2C)5 

succèdent  à  celle  nuit  dllalic  ,  cl  tous  vos  plans  sont  dé- 
concertes. 

Il  est  encore  d'autres  caprices,  d'autres  incertitudes, 
que  je  me  contenterai  d'indiquer  légèrement  ^  je  sais 
combien  le  terrain  sur  lequel  je  m'aventure  offre  de  pé- 
rils et  d'épines.  Il  pourrait  arriver  (cela  s'est  vu  quelque- 
fois) que  la  même  dame,  qui  le  soir  avait  paru  d'une 
liumeur  charmante,  perdît  tout-à-coup  pendant  la  nuit 
cette  gaîté  douce  qui  vous  enchantait.  «  Madame  pré- 
fère déjeuner  dans  sa  chambre.  ))  Dès  que  la  femme  de 
chambre  a  prononcé  Tordcnnance,  un  mari  sait  à  quoi 
s'en  tenir  :  le  baromètre  a  changé. 

Que  l'ordonnateur  de  la  fêle  reçoive  une  lettre  conte- 
nant quelque  fâcheuse  nouvelle  :  un  débiteur  disparu, 
un  banquier  en  faillite,  un  chien  de  chasse  lue  par  un 
voisin,  que  sais-je  ?  tous  les  accidens  de  la  vie  vont  dé- 
ranger ce  plaisir  si  longuement  préparé.  Croyez-moi, 
prenez  le  tenis  comme  il  vient  ^  saisissez  au  vol  ce  qu'il 
vous  présente  :  plus  le  bonheur  est  impromptu,  mieux  il 
vaut.  Ces  peines  que  vous  vous  donnez  pour  vous  amuser 
ont  amorti  d'avance  le  plaisir  que  vous  avez  cherché 
avec  tant  d'efforts.  Rien  de  plus  fugitif  que  le  plaisir  :  et 
quand  une  maison  de  banque  n'est  pas  solide ,  on  tire  sur 
elle  à  vue,  le  jour  même,  sans  avertissement  préalable  : 
un  billet  à  longue  échéance  courrait  grand  risque  de  vous 
rester.  Ainsi ,  comme  règle  générale ,  admettez  d'abord 
qu'un  pique-nique  à  la  campagne  est  presque  inexécu- 
table en  Angleterre  :  ensuite  que  le  méditer  et  le  prépa* 
rer,  c'est  ajouter  follement  de  nouvelles  chances  à  celles 
que  mille  circonstances  diverses  vous  opposent. 

M.  Claude  Burlon  n'avait  point  fait  ces  réflexions  phi- 
losophiques. Le  3  juillet  au  malin  ,  il  commença  son  plan 
de  campagne  pour  le  2^  août  suivant  ;  laps  de  lems  que , 


igG  lE    PIQLE-KIQLE 

dans  sa  profonde  sagesse,  il  croyait  tout  au  plus  suffisant 
au  parfait  accomplissement  de  son  œuvre.  C'était  un  lion- 
nèle  mercier,  retiré  du  commerce,  et  dont  la  fortune 
s'était  arrondie  dans  une  de  ces  paisibles  et  obscures  bou- 
tiques ,  dont  l'antiquité  se  fait  encore  admirer  vers  Tex- 
trémité  occidentale  de  la  cité  de  Londres  (i).  «  Bon  ami , 
bon  époux,  »  (si  j'ose  empiunter  ici  un  fragment  de  pé- 
riode laudative  familier  aux  entrepreneurs  de  sépultures), 
il  se  maria  vers  la  dix-neuvième  année  de  sa  vie  à  l'ai- 
mable M""  Burton.  Jamais  il  n'a  parlé  de  son  mariage 
qu'avec  l'accent  de  la  tendresse,  de  la  reconnaissance  et 
du  bonheur  :  «  Ma  femme  réunissait,  disait-il,  tous  les 
avantages  qu'on  peut  désirer,  les  talens ,  la  beauté,,  la 
vertu  et  dix-huit  cents  pounds  sterling.  »  Uneénuméra- 
lion  si  régulièrement  construite,  et  terminée  par  un  cres^ 
cendo  si  heureux  ,  prouve  que  M.  Burton  avait  apporté 
en  naissant  un  goût  vif,  que  nous  verrons  se  développer 
tout  à  l'heure,  pour  les  élégances  de  la  rhétorique. 

Ses  affaires  prospéraient  ;  mais  le  ciel  lui  refusait  le 
bonheur  ineffable  d'avoir  des  enfans  pour  le  tourmen- 
ter. Une  fois  maître  d'un  capital  honnête,  il  songea  à 
la  retraite,  vendit  son  fonds  de  soieries,  de  fils,  de  filo- 
selles  et  de  rubans,  plaça  ses  capitaux  sur  l'Etat,  et, 
d'accord  avec  M™"  Burton ,  se  décida  à  passer  sagement 
et  noblement  le  reste  de  ses  jours  à  ne  rien  faire.  Vcilà 
M.  Burton  devenu  gentleman  ;  il  se  retire  à  la  cam- 
pagne. Nous  autres,  gens  de  plume  et  de  dictionnaire, 
nous  croyons,  sur  la  foi  de  Samuel  Johnson  (2),  qu'on 
doit  entendre  par  ce  mot  campagne  ^n  un  vaste  espace  de 
terrain  cultivé,  situé  loin  des  grandes  villes^  »  quelle 

(i)  Voyez  l'article  sur  les  rues  de  Londres,  dans  le  Sa®  nume'ro. 

(2)  Johnson,  auteur  du  Rambler^  A^ Irène,  etc.,  et  d'un  Lexique  qui 
jicul  servir  de  modèle  dans  ce  genre. 


ou  PRLrAKATIlS   PO  IPv    LE   PLAISIR.  iqj 

erreur!  tout  ce  qui  n'est  pas  Londres,  c'est  la  campagne. 
Notre  ci-devant  mercier  renlcndait  ainsi-,  et,  fidèle  h  son 
projet  de  solitude,  il  acheta  un  édifice  de  briques,  inti- 
tulé (qu'on  me  permette  de  choisir  ce  terme  impropre), 
intitulé ,  dis-je  :  f'illa  du  lac  de  Genèwe.  Jadis  cette  mai- 
son rouge  et  noire  avait  occupé  le  centre  d'une  plaine 
inculte  ,  située  à  dix  toises  du  faubourg  oriental  de  Lon- 
dres :  pour  perspective ,  elle  avait  la  colline  de  Prim- 
rose(i)dans  toute  sa  nudité;  pour  embellissement,  une 
mare  d'eau  verddtre,  où  des  oiseaux  aquatiques  se  bai- 
gnaient à  plaisir.  Dans  ce  tems-là  personne  n'eût  songé 
à  contester  la  justesse  et  la  validité  du  titre  imposé  à  l'é- 
difice: la  mare  d'eau  était  bien  certainement  le  lac  de 
Genève;  la  colline  de  Primrose,  c'étaient  évidemment 
les  Alpes.  Mais  depuis  que  des  maisons  de  toute  dimen- 
sion (2)  avaient  pressé  de  toutes  parts  la  Villa  Helvé- 
tique ^  comblé  l'étang,  masqué  la  colline  et  prolongé  le 
faubourg,  on  pouvait  à  la  rigueur  élever  quelques  doutes 
sur  la  propriété  de  cette  désignation  un  peu  ambitieuse. 
Le  3  juillet,  après  déjeuner,  M.  et  M"^^  Burton  se 
livraient  paisiblement  à  leurs  soins  domestiques.  M.  Bur- 
ton lisait  le  3Iorning-Postj  journal  officiel  et  innocent, 
qui  le  comptait  au  nombre  de  ses  souscripteurs  et  de  ses 
patrons  depuis  l'époque  de  sa  retraite.  M""^  Burton  fai- 
sait de  la  botanique  dans  le  jardin  :  quarante-deux  pieds 
de  long  sur  dix-huit  pieds  de  large  ,  deux  lilas,  un  peu- 

(1)  Note  du  Tr.  Colline  stérile,  espèce  de  cône  parfaitement  arrondi, 
dénué  de  toute  végétation,  de  tout  accident  pittoresque  ,  et  situé  près  de 
Londres.  On  y  a  bâti  récemment  une  église  protestante. 

(2)  Note  du  Tr.  Ce  nouveau  quartier,  qui  continue  un  faubourg  de 
Londres  et  qui  s'est  élevé  comme  par  enchantement ,  a  quelque  ressem- 
blance avec  le  quartier  des  Batignolcs,  dont  la  construction  est  égale- 
ment récente  ,  et  qui  occupe  une  situation  analogue. 


2(jd>  LE    PIQL'E-NIQL'E 

plier,  un  géranium,  une  plaie -bande  de  violcUcs,  un 
cerisier  stérile  comme  Thyménée  de  nos  deux  époux  , 
quelques  pieds  de  mignonnetle  et  une  bordure  de  buis  , 
tel  est  Texact  inventaire  de  ce  domaine  champêtre  ; 
j'oublie  un  pécher-nain  ,  qui  produit  tous  les  ans  une 
douzaine  de  petits  fruits  verts  et  acres,  aussi  durs  que  des 
marrons  d'Inde ,  et  qu'un  chasseur  pourrait  jeter  au  lieu 
de  halles  dans  le  canon  de  son  fusil.  Quand  on  vendit 
aux  enchères  cette  villa  bourgeoise  et  ses  dépendances, 
je  me  souviens  que  Thuissier-priseur  fit  dans  les  termes 
suivans  la  description  du  jardin  :  «  Plus,  un  vaste  jardin 
potager  en  plein  rapport,  avec  parterres,  plates-bandes 
et  arbres  fruitiers.  »  La  rhétorique  s'est  introduite  jusque 
dans  les  catalogues ,  et  le  style  des  annonces  n'est  pas 
exempt,  comme  on  voit,  des  exagérations  de  la  prose 
poétique. 

Au  surplus,  M.  et  M""^  Burton  ne  croyaient  pas  qu'il 
y  eût  au  monde  un  site  plus  pittoresque ,  un  parc  plus 
romantique  que  leur  domaine.  Satisfaits  de  leur  lot ,  heu- 
reux d'admirer  la  nature  dans  cette  étroite  enceinte,  ils 
se  montraient  plus  sages  et  plus  philosophes  que  la  plu- 
part de  nos  grands  propriétaires,  toujours  mécontens  de 
ce  qu'ils  possèdent.  M"""  Burton  était  occupée  à  émon- 
der  un  petit  rosier  du  Bengal,  lorsque  son  époux,  ayant 
achevé  la  lecture  du  Morning-Post ,  s'approcha  delà 
fenêtre  pour  observer  les  travaux  d'horticulture  aux- 
quels sa  femme  se  livrait. 

({  Quel  bonheur,  ma  chère,  lui  dit- il,  si  le  tems  est 
aussi  beau  le  24  août,  jour  de  l'anniversaire  de  notre 
mariage,  qu'il  l'est  aujourd'hui  I 

—  Ne  croyez-vous  pas,  mon  bon  ami,  répliqua  ma- 
dame, que  d'ici-là  le  tems  peut  changer?  Nous  ne  som- 
mes quau  3  juillet.  » 


ou   PRÉPARATIFS  POUR   LE   TLAISIR.  2C)() 

INI.  Burton  sentit  la  force  do  l'objection  ,  et  n'essaya 
pas  même  de  la  réfuter. 

De  tous  les  couples  européens,  celui-ci  était  peut-être 
le  plus  heureux.  Vivre  sans  enfans  ,  c'est  jouir  d'une 
sorte  de  bonheur  négatif,  et  s'obliger  à  transporter  sur 
un  objet  unique  toute  la  somme  d'affection  que  la  na- 
ture nous  a  départie.  Entre  M.  et  M"""  Burton  régnait 
un  échange  perpétuel  de  petits  soins  touchans  ,  un  com- 
merce de  tendresse  dont  aucune  distraction  ne  venait 
détourner  et  interrompre  le  cours.  Point  de  disputes^ 
jamais  de  querelles  :  ou  plutôt  je  me  trompe,  et  l'exac- 
titude m'oblige  à  convenir  que  d'une  anxiété  réciproque 
et  dévouée  pour  le  bien-être  de  chacun  des  époux ,  nais- 
saient assez  souvent  de  petits  combats  domestiques  dont 
la  cause  était  aussi  louable  que  le  résultat  pénible.  On 
voulait  céder  de  part  et  d'autre  :  personne  ne  se  décidait 
à  ouvrir  un  avis;  on  se  boudait  alors;  puis  venaient 
les  piquantes  reparties  ,  les  humeurs  ,  les  colères.  Ces 
luttes  d'obligeance  n'étaient  pas  moins  difficiles  à  apaiser 
que  les  autres  guerres  intestines  auxquelles  le  ménage 
est  en  proie  depuis  un  tems  immémorial. 

Cependant  le  maître  du  logis  leva  les  yeux  vers  un  ba- 
romètre suspendu  au  lambris ,  et  prononça  les  mots  scien- 
tifiques que  je  vais  rapporter  : 

((  L'instrument  que  je  considère  ,  et  dont  la  destina- 
tion avouée  est  d'indiquer  l'état  présent  et  la  situation 
future,  probable,  éventuelle  de  la  température,  se  sou- 
tient encore  aujourd'hui  à  la  même  hauteur...  Ma  foi, 
ma  chère,  si  les  variations  du  climat  opposaient  à  notre 
partie  de  plaisir  l'obstacle  vraiment  désastreux  que  vous 
redoutez  ,  je  serais  assez  d'avis  de  nous  diriger  vers  le 
comté  de  Kent  ou  de  Surrey,  au  lieu  de  nous  transporter 
vers  le  nord.  » 


3oO  LE    PIQLE-^•IQUE 

Il  respira;  ce  qui  était  naturel  après  une  si  belle  pé- 
riode. Or,  vous  ii^norez,  lecteur,  que  nos  habiles  spécu- 
lateurs, profitant  de  toutes  les  ressources  que  la  vanité 
offre  à  l'adresse,  ont  établi,  tant  à  Londres  que  dans  les 
environs,  des  institutions  académiques,  sociétés  de  belles- 
lettres,  clubs  scientifiques  et  littéraires  (i),  destinés  à 
compléter  l'éducation  de  ces  honnêtes  bourgeois  qui  ont 
fait  leur  forlune  sans  aller  au  collège.  Cela  donne  un 
vernis  littéraire  qui  nest  pas  sans  charme.  Chaque  so- 
ciété académique  porte  un  nom  sonore  qui  plaît  à  To- 
reille;  et  les  membres  qui  la  composent  peuvent  assister 
de  Icms  à  autre  à  de  graves  et  emphatiques  leçons  dont 
ils  retiennent  au  moins  quelques  paroles.  M.  Claudius 
Burton ,  dans  sa  nouvelle  situation  d'homme  comme 
il  faut ,  n'avait  pas  manqué  de  s'affilier  à  l'un  des  plus 
célèbres  de  ces  séminaires  de  rhétorique  à  l'usage  des 
grands  enfans  :  deux  fois  par  semaine  il  allait  régulière- 
ment y  siéger,  et  la  conséquence  naturelle  de  son  agré- 
gation à  ce  corps  savant  fut  une  altération  singulière  dans 
toutes  les  habitudes  de  son  langage.  Dès-lors  il  se  sentit 
pénétré  d'admiration  pour  les  grands  mots.  Un  monosyl- 
labe était  un  objet  d'hoireur  pour  lui.  Six  épithètes  de 
suite  le  ravissaient  d'enthousiasme.  Sa  vieille  phraséo- 
logie de  comptoir,  assez  commune  si  Ton  veut,  mais 
simple  et  claire,  céda  la  place  à  la  périphrase-,  enfin  l'on 
vit  en  lui  cet  étrange  phénomène  d'un  ignorant  tout  hé- 
rissé de  termes  ambitieux  ,  et  du  pédantisme  enté  sur 
lignorancc.  Il  me  souvient  de  lavoir  entendu  dire  à  sa 
servante  :  «  Apportez  le  meuble  utile  et  domestique,  in- 

(i)  Scminciries  y  for  ihe  IHarch  nf  Îniellect-Isliri^ion,  Gvay  Inn- 
Lane  y  Ne^v-Hofid ,  Grandliinction  ^  Ulterary  ^  Scient  ific  and  Phllu- 
sophical  Institution.  Ce  dernier  titre,  long  comme  la  liste  des  noms 
d'un  graiid  dTspagnc,  appartient  à  un  seul  de  ces  clubs  littéraires. 


ou  r[\i:i'AUATiFS  roL'U  le  ilaisik.  3oi 

venté  pour  élever  la  température  de  nos  lits.  »  Il  s'agis- 
sait d'une  bassinoire.  Si  l'on  traduit  donc  en  langage 
vulgaire  la  dernière  phrase  que  notre  héros  adressait  à 
sa  femme,  elle  signifie  à  peu  près  :  u  S'il  fait  mauvais  ce 
jour-là  ,  nous  irons  ou  à  Greenwich  (i)  ou  à  Putney  man- 
ger des  goujons  frits,  au  lieu  d'aller  à  Hampstead  (2). 

—  Comme  vous  voudrez,  mon  bon  ami,  répondit 
M""  Burton. 

—  Mais  je  vous  laisse  le  choix,  ma  chère  amie. 

—  Nous  irons  où  vous  voudrez  -,  ou  nous  n'irons  nulle 
part,  si  vous  l'aimez  mieux.  Tout  ce  qui  vous  conviendra 
me  conviendra  parfaitement. 

—  Bah!...  bah!...  C'est  pour  la  satisfaction  person- 
nelle de  ma  compagne  dans  la  vie,  pour  votre  satisfac- 
tion personnelle  ,    M""*  Burton  ,   que  j'ai  l'honneur  de 

vous   soumettre  cette   alternative   importante Vous 

n'ignorez  pas,  Caroline,  que,  même  en  fait  de  bagatelles, 
j'ai  l'indifférence  en  horreur:  je  la  répudie. 

—  Claudius,  vous  savez  aussi  que  je  n'ai  qu'un  désir, 
celui  de  nous  plaire  mutuellement  -,  ainsi  c'est  à  vous  de 
décider. 

—  Ah!  vraiment,  M"""  Burton,  vous  me  forcez  de 
mettre  en  avant  une  requête  très-positive...  de  décla- 
rer... mais  de  la  manière  la  plus  solennelle... 

—  Comment,  monsieur,  vous  me  contraindrez  à  faire 
un  choix  ,  lorsque  je  n'en  veux  pas  faire  ?  et  quand 
je  suis  si  bonne ,  si  obéissante  ,  que  je  soumets  toutes 
mes  volontés  aux  vôtres.  C'est  horrible,  c'est  affreux...» 

(1)  Le  parc  de  Grecnwich  est  situé  dans  le  comte'  de  Kent,  sur  les 
bords  de  la  Tamise. 

(2)  La  colline  d'Hampstead  est  un  lieu  de  rendez-vous  pour  les  bour- 
geois de  Londres,  comme  Romainville,  Montmorency ,  etc.,  pour  les 
bourgeois  de  Paris. 


302  LE    PIQUE-i^IQUE 

lciM""Burton,  fidèle  aux  coutumes  de  son  sexe,  toujours 
liabile  dans  ce  genre  de  péroraisons,  fondit  en  larmes. 

«Eh  bien,  madame,  puisqu'il  en  est  ainsi,  et  que 
vous  me  forcez  d'employer  un  idiome  inaccoutumé  ,  je 
vous  dirai...  sans  rélicence,  madame...» 

Un  violent  coup  de  marteau  (i)  fit  retentir  la  porte, 
frappa  de  mort  la  période  du  mari,  et  épargna  à  jM""*  Bur- 
ton  cette  foudre  d'éloquence  dont  il  se  préparait  à  l'ac- 
cabler. Elle  essuya  bien  vite  ses  pleurs. 

«  Claudius,  c'est  le  coup  de  marteau  de  notre  oncle 

Simon .  Nous  irons  à  Green à  Putn Nous  irons  à 

Greenwich ,  mon  amour. 

—  A  la  bonne  heure,  Caroline.  Vous  ne  pouvez  trop 
vous  persuader,  ma  tendre  amie,  que  de  tous  les  états 
déplorables  où  Tesprit  et  Tame...  du  moins  c'est  le  grand 
Locke  qui  le  dit. . .  Nous  n'irons  après  tout  ni  à  Putney  ni 
à  Greenwich.  Notre  oncle  choisira.  » 

L'oncle  Simon  avait  cinquante-cinq  ans,  mille  liv.  st. 
(25,000  f.)  de  rente,  un  attachement  très-prononcé  pour 
son  argent,  un  assez  bon  cœur  et  un  caractère  fâcheux. 
Célibataire  économe,  il  regardait  comme  son  ennemi 
naturel  tout  héritier  direct  ou  collatéral.  Son  bon  cœur 
n'avait  d'autre  résultat  que  de  l'empêcher  de  commettre 
des  actions  décidément  mauvaises  ;  il  était  même  assez 
serviable.  Mais  son  caractère,  combiné  avec  ses  mille 
liv.  st.  ,  le  rendait  l'être  du  monde  le  plus  incommode 
pour  ceux  qui  l'approchaient.  Caprices,  boutades,  gron- 
deries,  brusqueries,  il  se  permettait  tout  envers  ceux 
qui  pouvaient  prétendre  de  près  ou  de  loin  à  sa  suc- 


(t)  ÎNOTE  DU  Tr.  On  sait  que  le  coup  (le  marteau  frappé  à  la  porte  des 
maisons  d'Angleterre  indique  par  sa  violence  mesurée  et  graduée  la  qua- 
lité, le  rang  et  l'importance  de  celui  qui  frsppc. 


ou  PKÉVAUATIFb  POUU  LE    PLAISIR.  •  3o3 

cession ,  et  se  vengeait  ainsi  par  anticipation  du  chagrin 
qu'on  devait  lui  causer  un  jour  en  liérilant  de  sa  fortune. 
Pour  étendre  sa  tyrannie,  il  avait  soin  de  ne  pas  dire  à 
qui  il  laisserait  ce  patrimoine,  qu'il  faisait  acheter  ainsi 
d'avance  à  ceux  même  qui  n'eu  profiteraient  pas.  Des- 
potisme vraiment  redoutahlc,  et  qui  devenait  plus  ter- 
rihle  encore  lorsque  le  ciel  était  sombre  et  l'estomac  de 
notre  oncle  Simon  péniblement  affecté.  Il  frappe  ^  le 
tems  est  beau  \  ses  facultés  digestives  jouissent  de  toute 
leur  puissance,  et  les  époux  le  voient  entrer  sans  trop 
d'effroi. 

tt  Bonjour,  mes  enfans,  comment  cela  va-l-il?  Tou- 
jours amoureux,  toujours  heureux  et  tendres  comme  des 
colombes,  n'est-ce  pas.^ 

—  Tout  au  contraire,  mon  oncle,  répondit  M""*  Bur- 
ton  en  minaudant.  jNous  venons  de  nous  quereller,  mais 
très-sérieusement.  » 

L'oncle  Simon  contempla  l'heureux  couple,  dont  le 
regard  sympathique  semblait  dire  au  respectable  parent 
combien  ces  querelles  étaient  innocentes  et  amicales. 
L'oncle  ne  s'y  méprit  pas.  Or,  faisant  résonner  son  pouce 
en  le  pressant  contre  l'index,  il  répondit  à  ce  muet  lan- 
gage par  une  pantomime  bruyante. 

<(  Voici  le  fait,  mon  cher  oncle  ,  reprit  Burton.  Ca- 
roline et  moi  nous  voulons  fêter  l'anniversaire  de  notre 
mariage,  et  nous  avons  formé  le  projet  d'une  charmante 
partie  de  campagne,  de  quelque  excursion  bien  pittores- 
que. Quant  au  choix  du  lieu,  ou  comme  disent  les  bota- 
nistes, quant  à  l habitation  (il  voulait  dire  habitat)  que 
nous  devons  élire ,  fixer  et  décider,  nous  nous  en  rappor- 
tons à  vous  seul.  ]Nous  espérons  que  vous  daignerez  met- 
Ire' un  terme  à  l'incertitude  de  nos  pensées  et  arrêter  sur 
la  carte  le  point  géométrique... 

XXVI.  21 


3o4  Iî;    PlQUli-KIQUE 

—  Eh!  eh  1  interrompit  l'oncle  Simon  ,  il  faudra  voir; 
ces  amusemens-là  coulent  fort  cher.  On  sort  de  chez  soi 
les  poches  pleines;  on  les  rapporte  vides  :  je  ne  sais  pas 
trop  l'avantage  qu'on  en  retire. 

—  J'ai  une  idée,  s'écria  Burton.  Un  pique-nîquel 
moyen  économique;  la  seule  manière  de  s'amuser  à  peu 
de  frais!  Qu'en  dites-vous,  oncle? 

—  Cela  me  convient  assez,  et  je  suis  des  vôtres  -,  véii- 
tahle  villégiature  :  alfresco  l  (  Notre  oncle  Simon  avait 
passé  quinze  jours  en  Italie,  et  il  avait  importé  en  An- 
gleterre ces  deux  mots  sans  plus.) 

—  Comme  vous  voudrez,  répondit  le  savant  Claudius. 
Alfresco ,  puisque  vous  le  choisissez,  doit  être  un  fort 
joli  endroit. 

—  Mon  oncle  veut  dire  que  nous  dînerons  en  plein 
air,  à  la  fraîche,  interrompit  M""^  Burton.  Ce  sera  char- 
mant. 

—  Délicieux!  ma  chère  amie,  délicieux  !  Et  comme 
l'ohserve  ou  le  fait  ohserver  un  de  nos  écrivains  les  plus 
justement  célèhres...  avec  celle  profondeur  d'investiga- 
tion et  cette  finesse  de  sagacité  qui  le  dislingue  si  émi- 
nemment... comme  le  dit  avec  tant  de  raison  cet  homme 
dont  la  supériorité...  Une  partie  déplaisir,  afin  d'élre 
])arfaile,  distinguée  et  agréahle...  doit,  dans  ses  parties 
conslilulives... 

—  Ah  !  s'écria  l'oncle  Simon  ,  qui  hàillait. 

—  Enfin  ,  continua  le  neveu  ,  le  nomhre  et  le  choix  de 
nos  convives...  ce  principal  ohjet  de  toute  notre  atten- 
tion ,  doit ))  Burlon  s'arrêta  comme  un  écolier  qui  a 

oublié  sa  leçon  ;  puis  lout-à-coup  se  relevant  avec  fierté , 
et  triomphant  de  l'infidélité  de  sa  mémoire  :  «  Les  Muses 
et  les  Grâces  y  mon  cher  oncle  ,  étaient... 

—  Brr...  interrompit  le  cher  oncle.  » 


ou    PKÉrAUATIFS   POLU    LE    PLAISIR.  3o5 

On  excusera  sans  peine  l'ex-commerçant,  ses  longues 
phrases  et  ses  mois  d'une  loise.  Sa  science,  loule  fraîclie 
encore  ,  n'avait  pas  eu  le  tems  d'imprégner  son  esprit 
rebelle  -,  et  si  le  monde  le  possédait  depuis  quarante-neuf 
années,  le  club  académique  des  belles-lellres  ne  s'enor- 
gueillissait de  ce  nouveau  membre  que  depuis  quelques 
mois.  Il  continua,  sans  s'étonner  des  impatiences  de  son 
oncle. 

«  Enfin,  nous  avons  beaucoup  de  tems  devant  nous. 
Il  s'agit  de  le  mettre  à  profit,  de  tout  disposer,  d'enrôler 
nos  troupes,  de  préparer  nos  campemens de  com- 
mander nos  munitions enfin  de  mettre  en  ordre  tout 

notre  plan  de  campagne...  Et  si  d'ici  au  24  août  nous  ne 
réussissons  pas...  par  une  heureuse  et  savante  distribu- 
lion  du  travail...  premier  mobile  de  tout  succès...  je  dis 
donc...  que  si  nous  ne  réussissons  pas  à  produire  par  nos 
efforts  communs  et  généraux  un  quaiiiiini ,  une  somme, 
une  réunion  déplaisirs  enchanteurs,  champêtres,  et...» 

Son  oncle  l'arrêta  en  sifflant  un  vieil  air  j  et  ce  tor- 
rent d'éloquence  alla  se  briser  contre  l'insensibilité  de 
M.  Simon. 

Mais  pourquoi  ce  dernier,  qui  s'est  montré  si  rebelle 
aux  voluptés  ordinaires,  et  surtout  aux  frais  indispensa- 
bles d'une  partie  de  campagne,  n'a-l-il  pas  repoussé  par 
le  même  motif  d'économie  \q pique-nique  YfVO^oié^\o\x% 
allez  l'apprendre.  L'oncle  Simon  possédait  un  bel  étui  de 
chagrin  noir ,  de  forme  ronde  ,  antique  et  solide  j  cet  étui 
contenait  une  douzaine  de  cuillers  d'argent ,  de  four- 
chettes à  manche  d'argent  (i)  et  de  petits  couteaux  à 
manche  d'ivoire.  Or,  comme  ces  instrumens,  dont  les 


(i)  Les   fourcheUes    anglaises   n'ont   que   deux   ou    quelquefois    trois 
pointes,  soutenues  jjar  tin  manche  rond  de  bo  s  ou  de  me'lal. 


3o6  LE    l'IQLE-NiQLE 

peuples  orientaux  savent  se  passer,  sont  fort  à  la  mode 
en  occident  ^  comme  il  est  assez  difficile ,  on  peut  même 
dire  impossible ,  d'organiser  un  dîner  sans  ces  armes  gas- 
tronomiques, M.  Simon,  qui  avait  réfléchi  mûrement  à 
cette  nécessité  de  la  cuiller  et  de  la  fourchette  ,  ne  refu- 
sait jamais  de  prendre  part  à  un  pique-nique.  Les  autres 
convives  concouraient  au  repas  commun  en  apportant  un 
poulet ,  une  éclanche  ,  une  bouteille  de  vin  j  pour  lui , 
])lus  utile  encore,  il  y  contribuait  en  apportant  son  étui 
dans  sa  poche  ,  et  payait  son  écot  sans  rien  débourser. 

Un  débat  sérieux  et  une  délibération  importante  occu- 
pèrent tous  les  inslans  de  la  matinée.  Il  s'agissait  de  dé- 
cider quels  seraient  les  heureux  que  l'on  admettrait  au 
nombre  des  membres  de  la  réunion  projetée.  La  nomi- 
nation de  ces  élus  fut  bruyante  et  contestée  comme  toutes 
les  élections.  On  passa  au  scrutin  les  qualités  intellec- 
tuelles et  la  fortune  des  candidats,  leur  gaîté,  leur  bon 
ton ,  leur  amabilité  -,  après  quoi  les  noms  suivans  compo- 
sèrent la  liste  des  conviés. 

1°  Sir  John  et  Lady  Méchard.  M.  Méchard  ayant  pré- 
senté, dans  le  cours  du  dernier  règne,  une  pétition  à  la 
C.hambre  des  Communes  ,  pétition  qui  cadrait  avec  les 
vues  des  ministres ,  fut  récompensé  de  son  rare  courage 
jiar  un  titre  de  chevalier  (i)  ^  illustration  qui  effaça  com- 
plètement son  ancienne  roture  et  son  métier  de  fabricant 
de  chandelles.  C'était  la  portion  aristocratique  de  l'as- 
semblée. 

2°  M"^  Anastasie- Corinne  Méchard,  sous  condition 
d'apporter  sa  guitare  et  sa  musique. 

(i)  Note  du  Tr.  C'est  un  titre  viager  et  non  transmissible.  Ceux  qui 
l'ont  obtenu  ont  ,  comme  les  baronnets  ,  le  privile'ge  de  placer  la  quali- 
fication de  Sir  devant  leur  prénom.  Ou  donne  par  courtoisie  le  titre  de 
lady  à  leurs  femmes. 


ou   mr-PAKATIFS   rOlR   1.K   l'LAISlR.  JOl 

y  ]\liu-  Dositloria  Mécli.irtl ,  avec  engagement  formel 
lie  chanter  quelques  romances. 

4"  M.  et  M""^  Dugazon.  M.  Dugazon  était  pré>iclent 
de  Tacadémie  de  bclles-leltres  bourgeoises,  à  laquelle 
M.  Burton  était  affilié. 

5°  M.  Frédéric  Dugazon  ,  jeune  avocat  stagiaire,  avec 
sa  flûte. 

6°  M.  Tyrrel,  dentiste,  homme  d'esprit,  d'une  gaité 
intarissable-,  et  M.  Tyrrel  fils,  personnage  ennuyeux, 
invité  à  cause  de  son  père  ,  et  passant ,  comme  on  dit , 
par-dessus  le  marché. 

7**  M"*Snubston,  vierge  de  quarante-trois  ans,  riche, 
ayant  voiture  :  «  ladite  voiture  destinée  à  transporter  le 
bagage  et  nous  trois,  ajoutait  Burton  qui  terminait  sa  liste 
et  jetait  un  regard  de  complaisance  sur  le  beau  papier  à 
lettre  doré  sur  tranche,  contenant  ce  précieux  mémo- 
randum, assez  semblable  à  une  facture  de  marchand  de 
nouveautés. 

— IN  ous  trois ,  s'écria  l'oncle  !  Mais ,  si  je  sais  compter , 
nous  serons  treize  !...  )> 

Le  savant  Burton,  étonné  de  ce  préjugé  gothique, 
était  sur  le  point  de  témoigner  à  son  oncle  un  inefifable 
mépris  -,  mais  les  mille  liv.  st. ,  la  succession  et  la  pru- 
dence modérèrent  son  élan  philosophique.  Il  se  contenta 
d'une  petite  question  ironique. 

«  Eh  bien  ,  treize  l  qu'est-ce  que  cela  fait  ? 

—  Ce  que  cela  fait.^  Je  n'ai  pas  envie  de  courir  cette 
chance-là,  moi  !  et  si  nous  ne  trouvons  pas  le  moyen... 
Mais  le  voici...  c'est  cela.  Comment  n'y  ai-je  pas  pensé 
plus  tôt?  Vous  connaissez  Jack  Richard...  ?  » 

Ces  dernières  paroles,  interrogatives  en  apparence, 
étaient  prononcées  du  ton  de  la  conviction  la  plus  pro- 
fonde. C'était  absolument  comme  si  l'oncle  eut  dit  :  Vous 


3o8  LE    PIQUE-MQUE 

devez  connaître,  il  faut  que  vous  connaissiez  Jack  Ri- 
chard ,  le  grand  homme. 

(c  Pas  le  moins  du  monde  ,  répondit  Burton. 

—  Impossible  !  Vous  le  connaissez  ^  tout  le  monde  le 
connaît.  C'est  précisément  ce  qu'il  nous  faut,  et  notre 
affaire  est  trouvée.  On  n'a  pas  plus  d'esprit,  de  gaîté, 
de  folie  j  c'est  un  homme  charmant.  J'espère  qu'il  sera 
libre  le  ^4  août.  On  se  Tarracbe,  tout  le  monde  le 
veut.  Dimanche  dernier,  il  m'avait  promis  de  venir 
nous  rejoindre  ^  nous  n'avons  pas  pu  l'avoir  :  nous  étions 
désolés.  Quel  désappointement  1  Enfin  je  Tirai  trouver, 
je  le  conjurerai,  je  le  supplierai  d'être  des  nôtres 

—  Ne  vaudrait-il  pas  mieux,  mon  oncle,  demanda 
I\I"*  Burton,  lui  envoyer  une  invitation?  Tout  serait 
dit,  et  vous  vous  épargneriez  la  peine  de  courir  après 
riiomme  aimable  dont  vous  parlez. 

—  Non  !  non  I  je  vais  chez  lui  à  linslant  méme^  je 
vous  l'annonce  j  vous  lui  donnerez  à  dîner,  aujourd'hui. 
Tout  s'arrange  si  bien  à  table  !  a  Puis  se  retournant  vers 
Claudius  :  u  Un  homme  comme  vous,  ne  pas  connaître 
M.  Jack  Pùchard  I  C'est  inconcevable.  » 

Ce  reproche  aigre-doux  s'adressait  évidemment  au 
membre  de  la  société  bourgeoise  académique,  et  non  à 
Tancien  commerçant.  Une  petite  grimace  de  fausse  mo- 
destie fut  la  seule  réponse  de  M.  Burton,  qui  l'aceom- 
pagna  d'une  révérence  à  la  fois  humble  et  orgueilleuse. 

Aussitôt,  dans  toutes  les  directions,  on  voit  les  mem- 
bres de  l'assemblée  délibérante  quitter  le  logis  et  s'em- 
presser d'accomplir  les  diverses  parties  du  beau  plan 
de  campagne.  L'oncle  se  met  à  la  poursuite  du  célèbre 
Jack  Richard  ,  Y  amuseur  de  profession  ;  M.  Burton 
lend  visite  auxMécliard,  aux  Dugazon ,  aux  Snubston 
et  aux  Tvrrel.  IM™^  Burton   va  commander  une  demi- 


ou  PRÉPAUA.TIFS  POUR   LE  PLAISIR.  6og 

douzaine  de  pigeons  pour  le  i.\  août ,  époque  de  ces 
plaisirs  préparés  avec  une  solennité  si  imposante.  Enfin 
l'heure  du  dîner  arrive.  Chacun  revient  avec  sa  car- 
gaison de  nouvelles.  La  figure  de  notre  oncle  portait 
l'empreinte  d'une  véritable  douleur. 
((  Je  l  avais  hien  dil  ! 

—  Il  est  engagé  pour  le  24  "O^t  ^  s'écrièrent  à  la  fois 
les  deux  Burlon. 

—  Non ,  mais  il  ne  veut  rien  promettre.  Il  viendra  s'il 
le  peut.  C'est  un  homme  si  recherché  !  Quant  à  le  possé- 
der aujourd'hui,  c'était  nourrir  une  (olle  espérance. 
Comment  pouvions-nous  nous  flatter  qu'invité  ce  matin  , 
il  serait  des  nôtres  ce  soir  ?  Il  a  toujours  quinze  invitations 
sur  son  bureau.  A  force  de  le  tourmenter,  je  lui  ai  à  peu 
près  fait  promettre  de  venir  dîner  ici  d'aujourd'hui  en 

quinze.  C'est,  ma  foi,  un  drôle  de  garçon! Il  m'a  fait 

un  mal  au  côté  ! 

—  A  force  de  vous  faire  rire?  interrompit  M"""  Burton^ 

—  Il  vous  aura  dit  quelque  bonne  plaisanterie,  eh  ? 
Répétez-la,  mon  oncle,  répétez-la! 

—  Non  ,  il  n'a  rien  dit  de  bien  remarquable.  Mais  il  a 
une  si  drôle  d'habitude  de  vous  frapper  sous  les  côtés, 
avec  le  bout  de  son  doigt ,  qu'il  manie  comme  un  fleuret , 
tout  en  soutenant  la  conversation  ,  que,  de  tems  à  autre, 
cela  ne  laisse  pas  que  de  faire  mal.  » 

J'aurais  esquissé  le  portrait  de  Jack  Richard,  siée  léger 
indice  de  caractère  ne  le  révélait  pas  tout  entier.  Chanter 
des  couplets  équivoques  avec  une  expression  parfaite,  lan- 
cer le  calembourg ,  imiter  Mathews  (i),  faisaient  partie  de 


(i)  Note  DU  Ta.  A  Londres,  les  Loutfous  de  société  imitent  la  voix  et 
les  manières  de  l'acteur  Malhews,  comme  nous  avons  vu  ceux  de  nos 
salons  subalternes  contrefaire  tour  à  tour  Biunet,  Potier  et  M.  Qdry. 


3  10  LE    l'IQUE-NIQUE 

SCS  lalens  de  société.  Celte  petite  énumération  met  le  lec- 
teur au  courant  des  qualités  intellectuelles  et  morales  qui 
le  distinguaient.  Cependant  M™*  Burlon  avait  reçu  du 
marchand  de  volaille  la  promesse  positive  que  ce  der- 
nier remuerait  ciel  et  terre  pour  lui  procurer  les  pigeons 
le  9J[  août.  L'actif  Claudius  avait  terminé  toutes  ses  vi- 
sites dans  l'espace  étroit  d'une  seule  matinée  5  et  chacun 
des  convives  invités  avait  pris  l'engagement  formel  d'être 
de  la  partie. 

Il  fallait  encore  choisir  l'endroit  où  les  dîneurs  cam- 
peraient. M.  Burton  alla  s'enfermer  dans  la  hibliolhèque 
de  son  club  littéraire,  et  se  mit  à  consulter  toutes  les 
géographies,  topographies,  guides,  tours,  voyages,  ma- 
nuels du  voyageur,  itinéraires  pittoresques,  etc.,  etc., 
que  possédait  ce  docte  établissement.  Plus  il  lisait,  plus 
s'augmentait  sa  perplexité. Il  remplit  un  gros  cahier  d'ex- 
traits de  ces  savans  ouvrages  j  et  convaincu  que  le  plaisir 
d'une  journée  de  campagne  vaut  la  peine  d'être  chère- 
ment acheté  ,  il  compara  ces  extraits,  balança  les  avan- 
tages respectifs  de  chaque  localité,  et  finit  par  se  trouver  ;, 
comme  il  le  disait  lui-même  à  sa  femme  qui  l'interro- 
geait sur  cette  matière  ,  a  aussi  perplexe  ,  incertain  ,  va- 
cillant et  indécis,  que  le  serait  un  membre  de  la  grande 
famille  ou  race  féline,  si  le  hasard  l'introduisait  dans 
l'enceinte  intérieure  de  ces  édifices,  où  l'on  expose  et 
met  en  vente  les  intestins  des  animaux  tombés  sous  les 
coups  d'un  boucher.  »  Le  lecteur  se  donnera  la  peine  de 
traduire  en  langage  ordinaire  le  dialecte  de  M.  Burton  ; 
je  lui  laisse  le  soin  d'interpréter  l'énigme  de  cette  der- 
nière phrase. 

Uîi  expédient  admirable ,  auquel  ont  recours  la  plu- 
part des  hommes  d'état  dans  l'embarras,  vint  tirer  de 
peine  M.  Claudius.  Il  convoqua  plusieurs  comités,  des- 


or   rRÉrARATlFS   POUR  LE   PLAISIR.  3l  I 

liiK's  à  fixer  définilivemnit  le  lieu,  riieuic,  les  voies  el 
moyens  de  rexpédilioii  projetée.  Chaque  membre  du 
triumvirat  siégea  tour  à  tour  dans  ces  graves  séances 
j)réparatoires  destinées  à  choisir,  dans  les  environs  de 
Londres  ,  un  but  agréable  de  promenade  champêtre. 
L'oncle  Simon  se  moquait  un  peu  de  son  neveu. 

u  Allons,  disait-il,  Claudius,  vous  faites  bien  de  l'em- 
barras pour  peu  de  chose  ^  que  diable  avons-nous  besoin 
de  ces  comités  ,  de  ces  discussions  ,  de  vos  délibéra- 
tions ? 

—  Mon  oncle,  permettez-moi  de  vous  prouver  analy- 

tiquement  et  synthéliquemcnt combien  il  est  urgent 

pour  nous combien  les  soins  préparatoires  sont  in- 
dispensables pour  Taccomplissement  d'un  plan  dont  je 
veux  faire  Tune  des  plus  belles  journées  de  ma  vie  et  de 
la  vôtre.  )> 

L'oncle  ne  dit  plus  rien^  il  laissa  le  comité  des  re- 
clierches  procéder  dans  son  travail.  Après  une  soirée  en- 
tière de  contradictions  et  de  débats  où  la  politesse  et  l'ai- 
greur se  mêlèrent  si  bien  que  le  projet  fut  cent  fois  sur 
le  point  d'échouer  avant  l'heure  du  départ,  on  choisit 
Twichenhani  ^  sur  le  bord  de  la  Tamise.  Le  comité  des 
'vivres  se  chargea  ensuite  d'assigner  à  chacun  sa  contri- 
bution personnelle.  On  sait  que  dans  les  pique-niques  il  ar- 
rive assez  souvent  que,  faute  de  s'être  concerté  d'avance, 
tous  les  convives  apportent  la  même  espèce  de  provision  : 
douze  bifsteacks  ne  font  pas  un  dîner;  douze  bouteilles  de 
vin  ne  suffisent  pas  au  menu  d'un  repas.  Pour  obvier  à  cet 
inconvénient,  on  arrêta  donc  que  les  Dugazon  donne- 
raient deux  poulets  et  une  langue  fumée  -,  les  Burton 
leurs  pigeons  transformés  en  un  pâté  succulent;  MM.Tyr- 
rel  un  jambon-,  le  chevalier  Méchard  un  panier  de  son 
meilleur  vin  ;  M"*"   Snubston   un  panier  de  fruits  -,  que 


3  12  I.E    PIQUE-NIQUE 

M.  Simon  prêterait  son  étui  de  chagrin  noirj  l'ami  Ri- 
chard son  esprit^  et  M"^  Snubslon  sa  voiture.  Ensuite 
le  comité  des  approvisionnemens  se  métamorphosa  en 
cojiiité  des  transports.  Ce  dernier  détermina  que  le  car- 
rosse de  M"*"  Snubston,  rempli  des  provisions  et  usten- 
siles du  repas,  suivrait  la  route  de  terre,  pendant  que  la 
société  se  rendrait  par  eau  à  Twickenham.  Dans  le  cas 
où  la  soirée  serait  pluvieuse  ou  brumeuse,  le  même  car- 
rosse ramènerait  les  dames  à  leurs  habitations  respec- 
tives. Enfin  le  comité  musical  eut  bientôt  dressé  le 
programme  suivant,  que  M.  Burlon  écrivit  ou  plutôt 
destina  de  sa  plus  belle  coulée,  avec  paraphes,  traits  «à 
main  levée  et  embellissemens,  sur  une  vaste  feuille  de 
papier  vélin  : 

i"  Le  concert  commencera  lorsque  le  bateau  atteindra 
le  pont  du  Yauxhall  (i). 

2°  Grande  scène  de  Médée,  chantée  par  JNP*'  Paslaau 
Théâtre  Italien,  et  par  M^^^  Desideria-Zéphyrine  Méchard 
sur  la  Tamise. 

3°  Grand  concerto  de  flûte  de  Nicholson  ,  à  cinq  diè- 
ses, exécuté  par  M.  Frédéric  Dugazon. 

4°  Grand  air  avec  variations,  et  ouverture  d'Othello 
sur  la  guitare,  par  M'^^  Anastasie-Corinne  Méchard. 

5°  Chante  ,  fauvette  !  Romance  avec  murmures  et 
accompagnement  de  fliite  ,  exécutée  par  M'^^  Desideria 
Méchard,  accompagnée  par  M.  Dugazon  fils. 

6"  Te  Deum  de  Mozart,  arrangé  pour  trois  voix,  par 
M.  Frédéric ,  chanté  par  les  deux  demoiselles  Méchard 
et  par  Tauteur. 

K  Quant  aux   interstices ^  ajoutait  Burlon  (il  voulait 


(i)  Pont  situe  à  rextrémitë  de  Londres;  il  conduit  à  Clapham,  petit 
village  [Tes  de  Londres. 


ou    PUÉrARATlFS  POUR   LE   PLAISITI.  3l3 

dire  intermèdes  ) ,  M.  Tyrrel  père  et  M.  Jack  Richard 
en  feront  les  frais.  Rendez-vous  à  dix  heures  précises  : 
nous  descendrons  la  Tamise  avec  le  reflux  -,  nous  la  re- 
monterons le  soir  avec  la  marée  montante.  )>  Il  se  frotta 
les  mains  en  achevant  ces  mots. 

Ainsi ,  toutes  les  dispositions  étaient  faites.  Peu  de  jours 
après,  M.  Burton  ,  voyant  le  soleil  briller  de  celte  splen- 
deur si  peu  commune  dans  nos  climats,  invita  sa  femme 
à  sortir,  et  à  u  faire,  comme  il  le  disait,  un  petit  dîner 
improviste  (  impromptu  )  à  la  campagne.  ^)  Le  tems  était 
magnifique.  A  peine  étaient-ils  à  la  grande  auberge  de 
Richemont ,  qu'ils  y  virent  arriver  Tun  après  l'autre 
M.  Dugazon ,  M™'"  Dugazon  ,  Sir  John  et  Lady  Mé- 
chard  ,  que  l'attrait  d'une  belle  journée  avait  égale- 
ment séduits.  On  se  promena,  on  prit  un  bateau,  on 
causa,  l'on  rit,  on  gagna  de  l'appétit  j  on  s'amusa  sans 
cérémonies,  sans  apprêt  ^  chacun,  en  se  quittant,  regret- 
tait de  voir  finir  si  lot  une  journée  de  plaisir  si  peu  dis- 
pendieuse et  si  agréable  :  tout  le  monde  était  content  de 
soi-même  et  des  autres.  «  Si  une  partie  de  campagne  que 
liOus  n'avons  pas  préparée  nous  a  tant  amusés,  disait 
le  pliilosophe  Burton  ,  quelle  journée  ce  sera  que  le 
24  août,  après  le  mal  que  je  me  suis  donné,  après  les 
longs  préparatifs  et  les  soins  politiques  et  administratifs 
qui  m'ont  occupé,  et,  j'oserai  le  dire,  absorbé  depuis 
environ  une  semaine  !  » 

Hélas  î  pauvre  Claudius  !  le  tems  s'écoule  j  nous  voici 
arrivés  au  21  août  j  trois  jours  seulement  (mais  ce  sont 
des  siècles  pour  l'impatience)  nous  séparent  du  grand 
jour  si  désiré,  si  attendu.  M.  Burton,  que  la  société  avait 
chargé  de  louer  un  bateau  et  de  faire  les  arrangemens 
nécessaires  pour  que  la  traversée  fût  économique,  se  diri- 


3l4  LE    PIQLE-MQL'E 

gea  vers  le  pont  de  Westminster  (i),  descendit  les  mar- 
ches qui  conduisent  au  bord  de  l'eau  et  se  trouva  en- 
touré d'une  multitude  de  bateliers,  mariniers  ,  etc.,  plus 
bruyans  que  polis,  et  qui  font  assez  peu  d'honneur,  il 
faut  l'avouer,  èi  la  métropole  de  l'empire  britannique. 
Ces  cris  confus  l'assourdissent;  pressé  de  toutes  parts, 
il  a  bien  de  la  peine  à  se  frayer  un  chemin  au  milieu  de 
cette  foule  obligeante  qui  sollicite  vivement  le  plaisir  do 
lui  vendre  ses  services. 

((  Une  barque,  milord  !  — Une  chaloupe,  mon  gen- 
tilhomme !  — Un  yacht,  mon  général!  —  C'est  moi 

c'est  moi...  c'est  moi...  —  Non,  je  lui  ai  parlé  le  pre- 
mier. Thomas,  ne  presse  pas  tant  le  gentilhomme... 

—  Messieurs,  dit  Burlon  tout  essoufflé,  il  me  fau- 
drait une  embarcation  de  nature  à  voguer  sur  la  Tamise, 
et  à  contenir  quatorze  personnes...  Je... 

—  J'ai  ce  qu'il  vous  faut,  dit  un  gros  garçon  joufflu, 
plus  qu'à  demi  ivre... 

—  Et  quelle  sera  la  rémunération?... 

—  Cinq  guinées  et  le  pour-boire ,  cria  le  matelot  en 
repoussant  ses  camarades. 

—  Vous  êtes,  dit  Burton  en  colère,  un  coquin  qui 
voulez  me  voler...  » 

Un  coup  de  poing  était  tombé  sur  l'œil  droit  de  Bur- 
lon ,  avant  la  fin  de  sa  période.  Il  courut  au  bureau 
de  police  le  plus  voisin,  fit  sa  déposition,  paya  les  com- 
mis, et  fit  assigner  le  délinquant  à  comparaître  le  len- 
demain matin.  Il  fallut  que  le  plaignant  lui-même,  un 
bandeau  sur  l'œil  droit,  et  l'œil  gauche  fort  enflammé  , 

(  i)  Au  bas  Ju  pont  (le  \"\  estiuiiislcr ,  situe  près  de  l'abbaye  de  ce  nom  , 
se  tiennent  les  bateliers,  qui,  parleurs  mœurs  et  leurs  habitudes ,  se  rjp- 
prochent  assez  des  conducteurs  de  nos  petites  voitures  de  campagne. 


oi:  rRÉrAUATiFS  rovR  lv.  ri.Aisir, .  3i5 

vînt  soutenir  sa  iléposiùon.  LVloqucnce  et  les  circonlo- 
cutions dont  il  se  servit  ne  réussirent  point  ri  persuader 
le  juge.  Vingt  camarades  du  batelier  déposèrent  que 
INI.  Burton  avait  provoqué  son  antagoniste  ,  non-seu- 
lement par  des  mots  injurieux ,  mais  en  lui  portant  le  pre- 
mier coup.  En  vain  l'infortuné  Claudius  essaie-t-il  de 
détruire  la  mauvaise  impression  produite  par  la  déposi- 
tion unanime  des  témoins.  Au  lieu  d'être  accusateur  , 
il  devient  défendeur  j  son  adversaire  menace  de  le  pour- 
suivre, et  l'abandon  de  cinq  livres  sterling,  qu'il  fait 
au  batelier  pour  acheter  la  paix ,  termine  ce  désagréable 
épisode. 

Avec  quelle  lenteur  s'écoulaient  les  minutes  !  Combien 
de  fois  M.  Burton ,  décrochant  sa  montre  à  répétition  ,  en 
interrogea  la  sonnerie  !  comme  si  l'homme  pouvait ,  par 
son  impatience  ,  presser  la  marche  uniforme  des  heures. 
Le  22  août  s'écoula  ^  le  23  le  suivit ,  mais  d'un  pas  si 
lourd ,  si  tardif  au  gré  des  désirs  de  M.  Burton  !  Il  croyait 
que  le  soleil  ne  se  lèverait  jamais.  Il  se  trompait.  L'astre 
parut  ^  le  ciel  était  pur  5  c'était  un  tems  fait  tout  exprès 
pour  servir  ses  desseins.  A  six  heures,  sa  toilette  était 
finie ,  son  chapeau  brossé  ,  sa  canne  déposée  près  du 
chapeau.  A  huit  heures  arrivèrent  les  contributions  co- 
mestibles sur  lesquelles  on  comptait.  Le  pâté  de  pi- 
geons,  enveloppé  de  papier  gris  et  de  foin,  fut  conve- 
nablement ficelé.  Tout  allait  bien-,  les  exécutans  avaient 
répété  plus  de  dix  fois  leurs  morceaux  de  musique^ 
Jack  Richard,  l'homme  d'esprit,  avait  donné  sa  parole 
d'honneur  de  ne  pas  manquer.  Une  seule  circonstance 
contrariait  M.  Burton  -,  c'était  ce  maudit  bandeau  qui 
lui  couvrait  l'œil  droit,  et  qui ,  obstruant  la  moitié  de  ses 
rayons  visuels,  devait  le  priver  d'une  partie  de  ses  jouis- 
sances pittoresques. 


3l6  LE    IIQLE-MQLE 

Neuf  heures...  dix  heures...  personne  encore!  a  Ca- 
roline ,  ma  chère,  (lisait  M.  Burlon ,  nous  perdrons 
Theure  de  la  marée.  »  El  il  harcelait  encore  sa  montre  à 
répétition.  On  frappe-,  les  Dugazon  ,  puis  M.  Frédéric, 
puis  les  Méchard^  enfin  M.  Charles  Tyrrel.  «  Mais  où 
est  donc  monsieur  votre  père?  demande  M.  Burton  au 
jeune  homme. 

—  Désolé,  d'honneur,  désolé  de  ne  pas  avoir  l'avan- 
tage de  venir...  Forcé  de  se  trouver  chez  la  duchesse  de 
Dilhorough  à  heure  fixe...  impossible  de  refuser...  Il  est 
désolé,  parole  d'honneur.  -» 

En  même  tems  le  jeune  Tyrrel  riait  et  montrait  ses 
dents  ,  qui ,  par  leur  blancheur  et  leur  position  régu- 
lière, eussent  pu  servir  d'enseigne  à  la  boutique  de  son 
père.  C'était  un  de  ces  jeunes  Anglais  dont  la  slupide  et 
uniforme  roideur  n'a  pour  compensation  ni  l'originalité  de 
Fesprit ,  ni  une  éducation  distinguée.  Parler  du  bout  des 
lèvres ,  se  tenir  droits  et  immobiles  ,  affecter  des  airs  su- 
perbes pour  faire  croire  qu'ils  sont  de  l'aristocratie,  nouer 
leur  cravate,  et  attrister  par  un  maintien  empesé  tous 
les  lieux,  toutes  les  réunions  où  i's  se  trouvent;  telle 
est  la  manière  d'être  de  ces  pédans  sans  instruction  et 
sans  idée  ,  d'après  lesquels  l'Europe  juge  quelquefois 
la  nation  anglaise  ,  et  qui  en  sont  le  moins  agréable 
échantillon.  La  présencedu  père,  vieillard  toujours  gai, 
souvent  spirituel ,  eût  à  peine  fait  supporter  la  présence 
du  fils.  Que  l'on  juge  du  mécontentement  de  Burlon, 
quand  il  se  vit  obligé  de  subir  le  sot  et  de  se  passer  de 
rhomme  d'esprit  ! 

]\r'^  Snubston  ne  se  fil  guère  attendre.  Mais  où  est  son 
carrosse  ?  «  Mon  Dieu ,  ma  chère  ,  dit-elle  à  M™*  Burton  , 
je  viens  de  faire  vernir  à  neuf  ma  voiture,  et  je  crain- 
drais qu'en  y  posant  les  paniers  de  provisions  et  en  les 


ou  pnf.PAr.ATiFS  porn  le  plaisir.  3t^ 

sortant  on  ne  me  Tabîmat.  Ensuite  je  ne  suis  pas  bien  sûre 
que  mes  ressorts  soient  en  bon  état.  » 

Sans  sa  voilure,  M"''  Snubston  était  à  peu  près  aussi 
aimable  que  M.  Cbarles  Tyrrel  sans  son  père.  Il  fallut 
recevoir  tant  bien  que  mal  ses  excuses,  envoyer  cher- 
cber  un  fiacre,  y  entasser  la  cargaison  de  vivres,  et 
les  confier  à  un  domestique.  Mais  ce  n'était  pas  tout-, 
la  demoiselle  était  suivie  d'un  favori  fort  peu  affable, 
né  Hollandais  ,  grondeur  par  babitude  ,  gale  par  sa 
maîtresse,  et  malade  d'une  indigestion  que  M^^^  Snubs- 
ton  lui  avait  donnée  par  les  friandises  qu'elle  lui  pro- 


diguait. 


«  Cupidon  (  c'est  le  nom  du  petit  cbien)  ,  Cupidon  est 
un  peu  incommodé,  dit  M^^''  Snubston  ;  et,  pour  tout 
l'or  du  monde,  je  ne  voudrais  pas  le  laisser  seul  à  la 
maison.  » 

Personne  n'osa  manifester  un  mécontentement  que 
tout  le  monde  ressentait,  et  Cupidon  malade  fut  de  la 
partie. 

«  Mais ,  au  nom  du  ciel ,  que  peuvent  être  devenus 
mon  oncle  Simon  et  son  ami  Ricbard?  La  marée  ne  nous 
attendra  pas,  et...  » 

A  peine  avait-il  dit,  les  deux  personnages  en  question 
firent  leur  entrée.  M.  Jack  Richard  honora  l'assemblée 
de  ce  salut  protecteur  qui  semble  dire  :  «  Je  viens  ici 
pour  être  admiré  j  vous  allez  voir  à  quel  homme  d'esprit 
vous  avez  affaire.  »  Burlon  considérait  allenlivement  le 
grand  homme ,  ou,  comme  on  le  dit  à  Londres,  le  lion(^i) 


(i)  C'est  ainsi  qu'on  nomme  un  homme  à  la  mode,  une  supe'riorilé 
quelconque.  Le  ce'lèbre  Brummel ,  le  chef  de  la  dynastie  des  dandys  ,  e'tait 
un  lion. 


3iB  LE  pique-mqi;e 

de  la  journée.  Il  cherchait  dans  sa  lele  quelque  phrase 
éloquente,  dont  Téclat  pût  fixer  l'attention  de  Jack  Ri- 
chard. Enfin  il  la  trouva,  et  dit  : 
«  Le  sourire  de  la  nature... 

—  Sourire  si  vous  voulez,  interrompit  Jack;  moi  je 
dis  qu'avant  la  fin  de  la  journée  il  est  très-possible  qu'elle 
nous  montre  les  dents. 

—  Excellent!  s'écria  l'oncle. 

. —  Parfait!  »  s'écrièrent  les  dames. 

L'oncle  Simon  se  pencha  vers  son  neveu  et  lui  dit  à 
l'oreille  :  «  Vous  voyez  hien,  le  voilà  qui  commence!  » 

Chacun  prend  son  chapeau,  tire  ses  gants  ;  on  va  partir. 
((  Vous  avez  votre  flûte,  Frédéric?  demande  M™^  Du- 
gazon. 

—  Oui,  ma  mère,  répond  le  jeune  homme. 

—  Ah!  bon  Dieu!  s'écrie  M'^*  Zéphyrine ,  quelle 
étourderie  !  J'ai  oublié  ma  scène  et  Chante yfaui^ette  .'Cela 
est  vraiment  cruel!  » 

Comme  ces  morceaux  de  musique  étaient  indispensa- 
hlement  nécessaires  aux  plaisirs  de  la  journée,  on  en- 
voya un  domestique  les  chercher.  Il  ne  fallait  qu'une 
demi-heure  pour  les  rapporter. 

((  Une  demi-heure!  s'écria  Burton.   Et  la  marée,  la 

marée  que  vous  oubliez! Il  est  onze  heures » 

Le  domestique  fut  absent  pendant  quarante  minutes; 
qu'on  juge  du  supplice  éprouvé  par  cet  infortuné  Bur- 
ton :  Sisyphe  ou  Tantale  n'endurent  pas  de  torture  plus 
cruelle,  plus  aiguë  que  la  sienne.  Enfin  la  scène  et  la 
romance  arrivèrent. 

Déjà  l'on  se  dirigeait  vers  la  porte ,  quand  M"*  Duga- 
zon ,  la  plus  tendre  des  mères ,  apprit ,  par  un  messager 
député  à  cet  effet,  que  le  petit  Charles,   son  fils,  venait 


ou   PRÉPARATIFS  POL'a   LE   PLAlSlU.  3l9 

de  se  faire  une  coupure  au  pouce  de  la  main  gauche. 
Aussitôt  M"""  Dugazou  s'agite,  se  lève,  et  déclare  haute- 
ment que  si  elle  ne  va  pas  s'assurer  par  elle-même  de 
l'état  de  la  santé  de  son  fils,  elle  sera  malheureuse  toute 
la  journée  ^  que  d'ailleurs  son  domicile  n'est  pas  éloigné , 
et  qu'il  ne  lui  faudra  que  vingt  minutes  pour  aller  et  re- 
venir. Elle  part.  Vingt  minutes  !  Le  retour  de  M"*"  Du- 
gazon  calma  un  peu  la  souffrance  de  Burton.  Mais 
quelles  furent  son  horreur,  sa  consternation  (partagées 
d'ailleurs  par  toute  l'assemhlée),  quand  M.  Charles, 
le  petit  bonhomme  au  doigt  coupé ,  fut  présenté  par  sa 
mère  à  toute  la  compagnie  !  Un  garçon  de  sept  ans ,  mal 
bàli,  maussade,  pleureur,  aux  yeux  rouges,  à  la  face 
échauffée,  aux  cheveux  blonds  tirant  sur  le  jaune,  et 
portant  en  triomphe  une  tartine  de  beurre  vraiment  co- 
lossale. 

«  Je  suis  sûre  que  vous  m'excuserez,  dit  la  bonne 
mère.  Ce  pauvre  enfant  s'est  cruellement  coupé-,  et  il 
n'a  jamais  voulu  rester  tranquille,  si  je  ne  consentais  à 
l'emmener  avec  moi.  Allons,  ne  pleure  plus,  Charles, 
ne  pleure  plus...  »  Et  en  conséquence  notre  petit  Charles 
se  mit  à  crier  trois  fois  plus  fort.  Tout  le  monde  se  tai- 
sait. Je  serais  tenté  de  croire  que  chacun  maudissait  en 
son  ame  et  conscience  l'intrusion  de  l'enfant  gâté.  Mais 
une  politesse  un  peu  forcée  l'emporta  sur  la  franchise  ; 
et  il  n'y  eut  guère  que  l'oncle  Simon  qui ,  grommelant 
quelque  chose  entre  ses  dents,  laissa  échapper  je  ne  sais 
quel  anathéme  à  demi  formé  contre  les  chiens,  les  enfans, 
les  sots,  les  sottes,  et  Tennui  mortel  de  traîner  après  soi 
une  ménagerie  et  un  sevrage. 

L'heure  sonne  enfin-,  on  fait  approcher  des  fiacres,  et 
la  procession  se  met  en  marche.  Au  coin  d'une  rue , 
M"^  Burton  crie  au  cocher  d'arrêter. 

XXVI.  22 


;^20  LE    PIQUE-MQL'E 

«  Qu'avez-vous  donc,  ma  chère?  demande  Burton 
avec  anxiété. 

—  Votre  lotion  pour  les  yeux  ,  mon  bon  ami. 

—  Qu'importe!  qu'importe  ,  ma  chère! 

—  Claudius ,  je  serais  désolée  si  vous  vous  mettiez  en 
route  sans  l'emporter.  Le  docteur  vous  a  ordonné  de  vous 
en  servir  d'heure  en  heure...  Je  vous  en  prie...  pour 
l'amour  de  moi!  M.  Burton î...  Voyez  un  peu,  M.  Ri- 
chard, voyez  son  œil!  »  Burton  obéit,  et  retourne  chez 
lui  \  la  fiole  précieuse  était  si  bien  rangée,  qu'il  eut  grand' 
peine  à  la  découvrir.  Il  revient  au  bout  d'un  quart-d'heure  : 
l'armée  s'ébranle ,  les  roues  tournent ,  les  chevaux  de 
fiacre  marchent  au  pas-,  et  l'on  avance  enfin. 

«  Comme  cela  sent  l'ail!  s'écria  l'oncle  Simon. Quelle 
insupportable  odeur  ! 

—  Ah  !  ah  !  interrompit  l'aimable  Pûchard  ^  vous  vous 
en  êtes  donc  aperçu?  C'est  un  superbe  saucisson  de  Mi- 
lan, que  j'ai  acheté  chez  Morcl  (i) ,  et  qui  nous  pa- 
raîtra délicieux  à  la  campagne.  Rien  de  plus  comme  il 
faut,  rien  de  plus  succulent.  ))  Il  dit  et  sort  de  sa  poche  sa 
redoutable  emplette,  soigneusement  enveloppée  de  papier 
bleu ,  et  qui  exhalait  au  loin  la  poignante  saveur  dont 
l'odorat  de  M.  Simon  avait  reconnu  la  nature. 

((  Pouah!  reprit  ce  dernier-,  vous  avez  eu  là  une  belle 
idée!  Remettez-le  dans  votre  poche,  ou  jetez-le  par  la 
portière.  »  Jack  Richard  remit  en  souriant  son  cervelas 
dans  sa  poche. 

(c  Et  votre  étui  de  chagrin  noir,  mon  oncle ,  demanda 
Burton  ,  l'avez-vous  apporté  ? 

—  Le  voilà.  »  Et  il  fit  admirer  à  l'assemblée  ce  petit 
meuble  de  forme  antique,  absolument  semblable,  quant 

(»)  Marrhanil  de  comestibles. 


ou  Pur.PVnATiFS  potr  le  plaisir.  3o^i 

aux  dimensions,  à  ce  comoslible  un  peu  vulgaire  ap- 
porté par  Jack  Richard.  On  arrive  au  pont  de  West- 
minster. «  Vous  êtes  en  retard  de  deux  heures,  leur  dit 
le  batelier.  Vous  ne  profiterez  plus  de  la  marée.  —  Je 
m'en  doutais  !  »  s'écria  le  pauvre  Burton  d'un  ton  mé- 
lancolique. 

L'oncle  Simon  mettait  le  pied  dans  le  bateau  quand 
Richard,  voyant  sortir  de  sa  poche  un  bout  de  l'étui  en 
question,  l'escamota  avec  une  merveilleuse  dextérité, 
introduisit  à  la  place  le  cervelas  à  l'ail,  et  fourra  dans  sa 
poche  les  couverts  et  les  couteaux  de  notre  oncle.  Pen- 
dant cette  manœuvre,  qu'un  escamoteur  de  profession 
n'eût  pas  terminée  avec  plus  de  bonheur,  Jack,  pour 
rehausser  le  prix  de  son  ingénieuse  adresse ,  accablait 
M.  Simon  de  ces  coups  multipliés  de  l'index,  qui, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  vu ,  étaient  sa  facétie  de  pré- 
dilection. M.  et  M™^  Burton  riaient  de  tout  leur  cœur, 
et  Richard  leur  disait  :  a  Notre  oncle  sera  aux  premières 
loges  (expression  fort  élégante!  )  pour  savourer  l'odeur 
de  mon  cervelas  à  l'ail.  )> 

Les  premiers  coups  de  la  rame  faisaient  avancer  le  ba- 
teau, quand  un  hurlement  prolongé  se  fît  entendre  sur  le 
bord  de  la  rivière  ^  un  gros  chien  de  Terre-Neuve  poursui- 
vait la  nacelle  de  ses  cris  plaintifs  et  de  ses  regards  déso- 
lés. {(  Diable!  s'écria  Richard,  c'est  mon  Carlo-,  il  m'aura 
suivi  sans  que  je  l'aie  aperçu.  Je  ne  voudrais  pas  le 
perdre  pour  cinquante  guinées.  Il  faut  absolument  que 
je  descende  et  le  ramène  à  la  maison.  Quel  contre-tems  ! 
Au  surplus  ,  c'est  un  chien  fort  doux.  » 

L'insinuation  était  facile  à  saisir,  malgré  la  réticence 
de  M.  Richard.  On  possédait  déjà  M.  Charles  Dugazon 
cadet  et  le  chien  deM"*"  Snubston  :  c'était  bien  assez  sans 
doute ^  y  ajouter  le  chien  de  Terre-Neuve  c'était  trop. 


322  LE    PIQUE-NIQUE 

Cependant  il  fallait  se  résoudre  à  Taccepter  ou  à  perdre 
M.  Piichard,  dont  l'esprit,  la  grâce,  l'adresse,  la  gaîté 
sont  déjà  familiers  au  lecteur,  et  sans  lequel  nos  voya- 
geurs eussent  été  fort  embarrassés  pour  s'amuser.  Un  pacte 
fut  donc  conclu ,  d'après  lequel  on  assigna  au  chien  Carlo 
une  place  sur  les  paniers  qui  encombraient  la  poupe  du 
navire ,  mais  sous  condition  expresse ,  ajouta  l'oncle  Si- 
mon ,  que  le  nouveau  convive  se  tiendrait  tranquille,  et 
qu'il  ne  bougerait  pas  pendant  la  traversée. 

Cette  complaisance  éveilla  toute  la  gratitude  de  Pà- 
chard,  qui  se  mit  à  remplir  aussitôt,  dans  leur  éten- 
due la  plus  vaste,  ses  fonctions  d'amuseur  en  titre.  Sa 
première  plaisanterie  fut  un  peu  forte.  Pour  effrayer 
M''"  Snubston,  il  fit  semblant  de  sauter  dans  la  Tamise, 
prit  son  élan ,  retomba  lourdement  dans  le  bateau  qu'il 
ébranla,  et  fut  sur  le  point  de  le  faire  chavirer  (i).  Per- 
sonne n'eut  envie  de  rire^  et  M.  Simon  lui-même  fit 
sentir  à  son  protégé  qu'il  devait  renfermer  dorénavant 
sa  gaîlé  dans  des  bornes  plus  étroites  et  moins  dange- 
reuses. Forcé  de  renoncer  aux  épigrammes  en  action , 
M.  Richard  dirigea  les  forces  de  son  intelligence  vers 
une  espèce  de  plaisanterie  plus  offensante  que  périlleuse. 
<(  Savez -vous,  demanda-t-il  ,  quelle  différence  il  y  a 
entre  lord  Eldon  et  le  chevalier  Méchard?  »  Personne 
ne  pouvait  répondre.  «  C'est,  reprit  Jack,  que  l'un  est 
ex-chancelier,  l'autre  ex-cJiandelier.nToni  le  monde  de 
rire,  excepté  les  Méchard-,  et  un  nouveau  coup  destoc, 
frappé  par  l'index  du  mauvais  plaisant,  alla  meurtrir  le 

(i)  Voguer  sur  la  Tamise  est  un  des  amusemens  favoris  des  bourgeois 
de  Londres.  Il  se  passe  peud'anne'es  où  des  bateaux  cliarge's  de  monde  ne 
fassent  naufrage  dans  cette  traverse'e  assez  pc'rlUeuse;  souvent  les  passa- 
gers sont  ivres  ,  et  quelque  plaisanterie  semblable  à  celle  de  Jack  Richard 
entraîne  la  perte  du  bâtiment. 


ou  PRÉPARATIFS  POIR  LE  PLAISIR.  323 

coté  (le  Fonde  Simon.  Un  calembourg,  qui  succéda  à  ces 
agréables  nicéties,  fit  rougir  et  tousser  les  dames,  jeta 
«lans  la  confusion  les  demoiselles  ,  et  assura  le  triomphe 
définitif  de  M.  Jack. 

Cependant  on  approchait  du  pont  du  Yauxhall. 
T^jme  i3Qrton,  pour  opposer  une  digue  à  la  gaîté  un  peu 
indiscrète  de  Thomme  d'esprit ,  proposa  de  commencer 
le  concert.  M.  Burton ,  inexorable  dans  ses  principes , 
objecta  que,  suivant  le  texte  du  programme  ,  les  exécu- 
tans  ne  devaient  commencer  qu'au  moment  même  où  le 
bateau  passerait  sous  le  pont.  Il  tira  de  son  portefeuille , 
pour  prouver 'son  assertion,  une  grande  pancarte  à  raies 
bleues  et  rouges  où  se  trouvaient  inscrites  les  dispositions 
préalables  du  concert.  Son  objection  fut  repoussée  par 
les  dames ,  et  M"^  Zéphyrine  Méchard  déroula  son  cahier 
de  musique. 

«  Ah!  Dieu!  s'écria-'t-elle. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  ?  demandèrent  toutes  les  voix  des- 
personnes  présentes. 

—  Au  lieu  de  m'envoyer  la  grande  scène  de  Médée, 
ils  se  sont  trompés  de  cahier.  Moi  qui  me  suis  donné  tant 
de  mal  pour  l'apprendre  ! 

—  Si  mademoiselle  peut  le  chanter  de  mémoire  ?... 

—  Impossible  ! 

—  Que  vous  êtes  étourdie,  Zéphyrine!  dit  la  mère 
d'un  ton  sec.  Eh  bien  !  chantez  la  musique  qu'on  vous  a 
envoyée. 

— Mais,  maman,  reprit  Zéphyrine  les  larmes  aux  yeux, 
et  brandissant  le  fatal  morceau  de  musique ,  je  ne  peux 
pas  chanter  l'ouverture  du  Freyschutz ,  peut-être?  » 

On  convint  de  la  justesse  de  cette  observation  ^  et 
M.  Frédéric  Dugazon  déclara  qu'il  serait  trop  heureux 
de  suppléer  autant  qu'il  serait  en  lui  à  ce  malheur  véri- 


3^4  lE    PIQLE-MQLE 

table  ,  en  exécutant  le  concerto  de  Nicholson  ,  qui  occu- 
pait la  seconde  place  sur  la  liste.  Alors ,  de  l'air  d'un 
homme  qui  goûte  d'avance  l'admiration  dont  il  va  être 
Tobjet,  il  tire  sa  fliile  de  l'étui  de  peau  :  hélas  !  un  des 
morceaux  de  l'instrument  était  resté  à  la  maison. 

Ce  nouvel  accident  portait  le  dernier  coup  aux  jouis- 
sances harmoniques  sur  lesquelles  on  avait  compté.  Non- 
seulement  le  concerto  de  flûte  devenait  impossible,  mais 
la  romance  avec  l'accompagnement  de  flûte  obligé  se 
trouvait  enveloppée  dans  le  même  désastre.  Il  ne  restait 
que  la  guitare:  or,  un  malheur  ne  va  jamais  seul 5  et 
M''"  Anaslasie  Corinne  Méchard,  en  tirant  cet  instrument 
de  son  étui,  s'aperçut  qu'il  lui  manquait  trois  cordes. 
Tant  de  désappointemens  successifs  avaient  bronzé,  si  je 
puis  le  dire  ,  la  patience  des  auditeurs  bénévoles  :  ils  ap- 
prirent cet  événement  avec  une  fermeté  stoïque,  et 
quand  ]\r'^  Anastasie  (décidée  par  les  murmures  mena- 
çans  que  sa  mère  faisait  sourdement  retentir  à  son  oreille  ) 
annonça  qu'elle  ferait  de  son  mieux,  et  que,  malgré  le 
désagrément  des  cordes  cassées,  elle  essaierait  de  chan- 
ter une  romance  avec  accompagnement ,  tout  le  monde 
lui  témoigna  une  sincère  reconnaissance.  Elle  saisit  d'un 
air  assez  triste  l'instrument  désorganisé  ,  et  fit  vibrer 
de  son  mieux  un  arpège  privé  de  deux  ou  trois  des  notes 
qui  constituent  le  Rouble  accord  parfait.  Le  débris  du 
grand  concert  commença  enfin  : 

«  Bonheur  {^double  arpège^  de  la  mélancolie  (^arjjége)... 

«  Ah  !  mon  Dieu  ! 

»  Triste  plaisir  (^arpège)... 

»  Quels  sons  abominables  ! 

»  Viens  régner  sur  mon  cœur 

(  arpège  arraché  açec  colère^. 


ou  rnÉPAnATiFS  roui\  le  tlaisiu.  3^5 

»  Mais,  maman,  je  vous  avais  bien  dil  (]U(j  co  mamlit 
instrument  n'irait  jamais  ! 

»  Jf  te  préfère  (  arpège  ) 

»  Encore  une  corde  cassée  ! 

»  A  la  folie  (  arpège  ) , 

»  Sans  accompagnement,  cela  ne  signifie  rien!.,.. 
»  Et  je  veux  (  arpège  ). . . 

»  En  vérité ,  il  faut  que  vous  m'excusiez-,  cela  est  im- 
possible !  »  Et  la  guitare  tomba  des  mains  de  notre  canta- 
trice désespérée. 

M.  Claudius  Burton  commençait  à  croire  qu'un  plai- 
sir acheté  à  grands  frais,  préparé  avec  fracas,  peut  bien 
ne  pas  être  très-vif  :  observation  qu'il  n'avait  pas  encore 
eu  l'occasion  de  faire,  malgré  toute  la  philosophie  dont 
il  se  targuait  à  juste  titre.  Sa  montre  à  répétition  sortit 
de  sa  poche  \  un  long  soupir  s'échappa  de  son  sein  ^  il 
toussa,  et  dit  :  a  C'est  inconcevable,  il  est  une  heure, 
et  nous  n'avons  encore  eu  que  des  contrariétés  ! 

—  Une  heure!  s'écria  M™"  Burton.  Mon  ami,  il  faut 
vous  baigner  les  yeux. 

—  Mais  ,  ma  chère,  je  n'ai  encore  aperçu  qu'un  petit 
coin  de  paysage^  mon  bandeau  sur  l'œil  me  gène,  et  je 
vous  assure  que  je  ne  souffre  pas  le  moins  du  monde.  » 

En  dépit  de  ses  efforts  et  de  ses  pathétiques  discours, 
il  fut  obligé  de  se  résigner  aux  soins  touchans  qu'on  lui 
prodiguait  et  de  garder  ce  bandeau  vert  qui  l'empêchait 
de  ((  jouir,  comme  il  le  disait,  des  beautés  de  la  nature.  » 
Un  silence  morne  régna  pendant  quelques  minutes.  En- 
suite un  bateau  à  vapeur  vint  à  passer  près  de  l'esquif  de 
nos  bourgeois.  C'était  pour  Burton  une  admirable  oc- 
casion de  briller,  en  présence  de  M.  le  président  Duga- 


326  LE    PIQUE-NIQLE 

zon,  et  de  déployer  la  science  récemment  acquise  dont 
il  avait  si  grande  envie  de  se  prévaloir.  Il  avait  déjà  pensé 
à  rendre  son  nom  célèbre  en  donnant  des  leçons  publi- 
ques à  Tathénée  scientifique  dont  il  était  membre  ^  et 
saisissant  avec  empressement  cet  heureux  prétexte  de  dé- 
velopper son  éloquence  didactique  : 

«  Qu'elle  est  miraculeuse,  s'écria-t-il,  la  science  de  la 
mécanique,  unie  à  la  statique  !  Je  me  sens  saisi  d'admi- 
ration ,  par  le  soudain  aspect  de  cet  instrument  ingé- 
nieux ,  qui  vogue  sur  la  surface  des  vagues  écumeuses , 
comme  le  Levialhan  et  le  Mammouth...  Vous  désirez  sa- 
voir ,  messieurs  ,  les  moyens ,  l'organisation  des  ma- 
chines à  vapeur...  Je  vais  vous  mettre  au  fait  de  ce 
mystère...  Un  mot,  messieurs,  un  seul;  la  friction,  le 
pouvoir  de  la  friction  l  Imaginez  donc ,  concevez  et  re- 
présentez-vous deux  roues  ou  nageoires,  comme  vous 
A'oudrez,  tournant  diamétralement ,  c'est-à-dire  à  la  fois , 
sur  leurs  axes,  la  progression  se  trouvant  en  proportion 

inverse  de  la  force  de  rotation et  la  force  centripète 

combattant  la  force  centrifuge 

. —  Prr interrompit  M.  Simon  ;  j'aime  mieux  la 

musique. 

—  J'oserais  croire,  M.  Burton,  reprit  le  président 
de  la  fameuse  académie...  qu'il  s'est  inl. oduit  une  erreur 
de  peu  d'importance  dans  votre  exposé  de  la   théorie 

que  vous  nous  avez  développée Par  exemple,  je 

doute  de  l'exactitude  de  ce  que  vous  venez  d'avancer 
sur  la  force  centripète  des  axes.  Mais  nous  reviendrons 
là-dessus,  quand  nous  serons  assis  autour  du  tapis  vert 
du  club  académique.  — Allons,  Frédéric ,  le  TeDemnl  n 

On  se  mit  à  chanter  le  Te  Deum,  et  cela  n'allait  pas 
trop  mal.  A  la  huitième  mesure,  Jack  Richard,  ennuyé 
de  son  repos,  et  qui  depuis  un  quart-d'heurc  n'avait 


ou    PRÉPARATIFS  POUR    LE  PLAISIR.  32^ 

commis  aucune  mauvaise  plaisanterie  (ce  qui  l'affligeait 
beaucoup),  tira  de  la  poche  de  son  gilet  l'un  de  ces 
iiislrumens  d'airain ,  dont  le  son  aigre  ,  vibrant  comme 
la  chanterelle  d'un  violon  de  ménétrier,  perçant  comme 
le  dernier /a  d'une  clarinette  de  corps-de-garde  5  enfin 
une  de  ces  éclines  venues  de  Germanie  (i)  pour  la 
désolation  des  oreilles  musicales.  Il  en  fit  jaillir  un 
accord  ou  plutôt  une  dissonnance  si  terrible ,  si  infer- 
nale, que  le  chien  de  M"^  Snubston  se  mit  à  aboyer, 
Carlo  à  hurler,  le  petit  Charles  à  crier.  C'était  un  tu- 
multe et  une  confusion  de  bruits  rauques  et  épouvan- 
tables, dont  j'essaierais  en  vain  de  peindre  l'efiet  lu- 
gubre. L'oncle  Simon,  tout  courroucé,  et  voyant  Carlo, 
debout  sur  les  paniers,  ouvrir  une  gueule  énorme  d'où 
sortait  un  volume  de  sons  considérable,  l'ajusta  avec 
une  pomme  qu'il  avait  à  la  main  -,  seule  vengeance  qu'il 
pût, exercer.  Le  projectile,  lancé  avec  force,  au  lieu 
d'aller  à  son  but,  passa  par-dessus  la  tête  de  Carlo  et 
tomba  dans  la  Tamise,  à  une  toise  environ  du  chien  de 
M.  Richard.  Ce  dernier  (c'est  l'animal  que  je  veux  dire) 
prit  le  change  sur  les  intentions  hostiles  de  l'oncle  Si- 
mon ,  et  crut  que  l'on  voulait  mettre  à  l'épreuve  son 
savoir-faire.  Aussitôt  Carlo  de  s'élancer,  de  mordre  la 
pomme,  de  la  rapporter  en  triomphe,  et  tout  dégouttant 
d'eau  ,  tout  joyeux  de  son  exploit,  de  sauter  dans  le  ba- 
teau qu'il  inonde,  secouant  sa  queue ,  mouillant  les  robes 
des  dames  ,  et  maudit  par  tous  ceux  auxquels  il  voulait 
plaire.  Après  quoi  il  reprit  gravement  sa  première  place, 
d'un  air  de  satisfaction  inexprimable. 

Si  M.  Richard  avait  pu  lire  dans  la  pensée  de  ses  com- 


(i)  Petits  instrumens  de  cuivre  qui  rendent  plusieurs  sons  à  la  fois ,  et 
qui  sont  fort  communs  à  Paris  depuis  quelques  mois. 


3^8  LE    riQUE-NlQX-E 

pagiions  àe  route  ,  il  y  aurait  trouvé  de  quoi  le  guérir 
pour  toujours  du  péclié  d'orgueil.  L'oucle  Simon  lui- 
même  le  regardait  de  travers.  Mais  comme  les  règles  im- 
posées par  la  bonne  compagnie  ne  permettaient  pas  aux 
victimes  d'exhaler  tout  leur  courroux  contre  celui  qui  le 
causait ,  on  se  contenta  d'accabler  le  pauvre  Carlo  de 
tous  les  opprobres^  de  toutes  les  épithèles  injurieuses 
que  Ton  ne  pouvait  adresser  au  maître.  L'homme  d'esprit 
s'aperçut  bien  de  cette  attaque  indirecte  :  pauvre  garçon  ! 
il  sentit  sa  position-,  et  son  visage  toujours  riant  prit 
lui-même  une  teinte  de  mauvaise  humeur  et  d'embarras. 

Toutes  ces  circonstances  amenèrent  un  intervalle  de 
silence  solennel.  En  vain,  M.  Burton,  par  deux  ou  trois 
citations,  essaya-t-il  de  ranimer  la  conversation  j  il  per- 
dait ses  peines. 

{(  Un  observateur  profond  et  plùlosophe ,  s'écria-t-il 
enfin  dans  son  style  fleuri,  s'il  nous  apercevait  ainsi  vo- 
guant sur  la  superficie  de  l'onde  azurée,  sans  mot  dire, 
et  d'un  air  assez  triste,  nous  prendrait  certainement  pour 
une  société  de  ces  ombres  malheureuses  que  Caron  con- 
duit dans  sa  barque,  sur  le  Styx.  » 

On  ne  répondit  rien.  Jack  Richard  prit  courage,  et 
s'efforçant  de  sourire  :  «  Allons ,  dit-il ,  le  passé  est  passé  -, 
ce  qui  est  fait  est  fait.  Je  suis  désolé  ,  parole  d'honneur, 
d'être  la  cause  innocente  d'un  petit  incident  qui  a  jeté 
de  l'eau  dans  notre  barque  et  de  la  froideur  dans  nos 
amusemens. 

—  De  la  froideur  !  reprit  J\r^*  Snubston  j  vous  pouvez 
bien  appeler  cela  de  la  glace.  Regardez-moi  ^  voyez  mes 
manches  à  gigot,  et  ce  qu'elles  sont  devenues  !  » 

En  effet,  on  vovait  ces  manches,  autrefois  gigantesques, 
retomber  en  plis  humides  sur  les  bras  maigres  de 
M"*^  Snubston. 


ou   PRÉPARATIFS  POUR   LE  PLAISIR.  Sof) 

((  Jack,  dit  M.  Simon,  c'est  bien  mal  à  vous  de  nous 
avoir  amené  ce  vilain  animal,  x)  Il  montrait  du  doigt 
Carlo ,  qui  se  leva  pour  répéter  la  scène  dont  il  venait 
d'être  le  héros.  «  A  bas  î  à  bas  !  »  s'écrièrent  toutes  les 
voix. 

Cependant  l'odeur  de  l'ail ,  s'cxhalant  de  la  poche  de 
l'oncle  Simon  ,  où  Richard  avait  emprisonné  le  cervelas, 
eonlinuait  à  affecter  de  la  manière  la  plus  désagréable 
les  organes  olfactifs  de  notre  oncle.  Il  avait  laissé  échap- 
per de  tems  à  autre  quelques  exclamations  assez  vives, 
qui  avaient  singulièrement  réjoui  M.  Jack.  Enfin  M.  Si- 
mon se  résolut  à  débarrasser  la  société  de  cette  odeur 
insupportable.  Le  bateau  voguait  au  milieu  de  la  Tamise. 
M.  Simon  introduit  sa  main  dans  la  poche  du  mauvais 
plaisant ,  en  relire  tout  doucement  le  paquet  qui  s'y 
trouve,  et  croyant  jeter  le  cervelas  dans  le  fleuve,  il  y  pré- 
cipite... hélas!  son  fameux  étui  de  chagrin  noir,  tout 
rempli  de  cuillers  et  de  fourchettes,  que  Jack,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  lui  avait  adroitement  escamoté.  A 
peine  l'étui  a-t-il  touché  l'eau,  qu'il  s'enfonce  par  son 
propre  poids  -,  et  M.  Simon ,  qui  croit  avoir  fait  un  chef- 
d'œuvre,  a  bien  de  la  peine  à  ne  pas  éclater  de  rire. 

Pendant  que  l'oncle,  tout  triomphant,  siffle  un  vieil 
air  et  se  frotte  les  mains ,  on  aborde.  Une  belle  pelouse 
verte,  un  grand  chêne,  s'offrent  aux  regards  des  dîneurs. 
Quel  site  plus  favorable  aurait-on  pu  choisir  pour  le 
repas  !  Chacun  se  préparait  à  trouver  enfin ,  dans  les  dé- 
lices du  festin  champêtre ,  une  consolation  gastronomi- 
que. Rien  n'est  plus  social,  plus  pacifique,  plus  propice 
aux  réconciliations  que  l'approche  du  dîner.  On  oublie 
ses  torts  et  ses  accusations  mutuelles;  un  compagnon  de 
table  est  un  ami  donné  par  la  nature.  Incidens  fcicheux, 


33o  LE    PIQL'E-NIQLE 

maladresse  de  Carlo,  désappointemens,  concert  mutilé, 
cris  de  Tenfant,  tout  fut  oublié.  On  alla  jusqu'à  dire 
quelques  mots  d'amitié  aux  deux  animaux  et  à  l'enfant 
gâté.  Enfin  Burton  vit  naître,  vers  les  trois  heures, 
l'aurore  du  beau  jour  qu'il  s'était  promis. 

On  commençait  à  défaire  les  paquets,  et  à  prendre 
place  sous  le  chêne,  quand  un  grand  laquais  tout  essouf- 
flé arriva  en  courant  > 

((  Messieurs  et  dames,  je  vous  demande  bien  pardon, 
mais  on  ne  peut  pas  dîner  ici  \  c'est  le  propriétaire,  Sir 
Grégoire  Gromper,  qui  l'a  expressément  défendu. 

—  Quoi,  dit  Burton  ^  quelle  détérioration  pouvons- 
nous  faire  subir  à  la  propriété  du  baronnet  ? 

—  Je  ne  pourrais  pas  vous  le  dire  j  mais  nous  avons 
des  ordres  précis  ,  et  nous  sommes  forcés  de  les  exécuter. 

—  Allons  I  ))  dit  Burton  en  soupirant  et  en  tirant  sa 
montre.  On  se  rembarqua.  Le  premier  endroit  du  rivage 
où  le  bateau  vint  toucher  offrait  une  situation  plus  pit- 
toresque encore  que  la  première.  INIais  un  grand  poteau 
planté  sur  le  bord  de  la  Tamise  supportait  un  écriteau 
avec  une  inscription  philanthropique  ainsi  conçue  : 

vous    ETES    PRIÉS  DE    NE  PAS    VOUS    ARRETER    ICI    POUR 
DÉJEUNER    ou    DINER    (l). 

La  formule  était  polie  -,  mais  l'injonction  qu'elle  en- 
veloppait n'en  était  pas  moins  désagréable.  Nous  pou- 
vons même  ajouter  que  ces  propriétaires  si  peu  hospita- 


(i)  L'Angleterre  est  le  pays  des  c'crlteaux.  Un  proprie'tairc  annonce  ses 
volonte's  ,  prc'vient  les  chasseurs  que  son  donnaine  n'est  pas  de  leur  res- 
sort, avertit  les  voyageurs  qu'il  a  place  des  chausse  -  trapes  dans  ses 
jardins;  le  tout  au  moyen  d'e'crlteaux. 


ou  PRÉPARATIFS  POUR  LE  PLAISIR.  33  I 

liers  ont  bien  quelques  raisons  à  alléguer  pour  excuse  de 
leur  conduite.  Sans  doute  M.  Burloii  et  M^^*-*  Snubsloii 
n'auraient  ni  brisé  les  brandies,  ni  arraclié  le  gazon,  ni 
détruit  les  haies ,  ni  jeté  des  pierres  dans  les  carreaux  de 
Sir  Grégoire-,  mais  je  ne  voudrais  pas  jurer  que  M.  Ri- 
chard ne  se  fut  rendu  coupable  d'aucun  de  ces  méfaits; 
et  l'on  sait  que  les  Richards  sont  fort  communs  en  ce 
monde.  )> 

Enfin  Ton  trouva  un  emplacement  libre.  «  A  l'œuvre, 
messieurs  et  mesdames  !  s'écria  gaîment  Burton  -,  que 
tout  le  monde  mette  la  main  à  la  pâte.  Du  courage  et  de 
l'activité.  » 

On  obéit  -,  et  telle  fut  en  efifet  l'activité  générale,  qu'une 
scène  de  confusion  inexprimable  fut  le  résultat  des  ordres 
du  général  d'armée.  Avant  que  l'on  fût  parvenu  à  dres- 
ser le  couvert ,  dix  tasses ,  huit  assiettes  et  quelques 
soucoupes,  brisées  par  la  brusquerie  des  mouvemens  de 
nos  convives ,  avaient  jonché  le  gazon  de  leurs  débris. 
On  ouvre  le  panier  de  M""^  Dugazon,  et  l'on  y  trouve 
quatre  beaux  poulets  et  une  langue  de  veau...  dans  leur 
état  naturel  et  attendant  encore  la  cuisson  !  La  servante 
de  M""*"  Dugazon  ,  chargée  de  cet  approvisionnement , 
et  à  laquelle  sa  maîtresse  n'avait  pas  indiqué  d'une  manière 
spéciale  et  positive  si  les  poulets  et  la  langue  de  veau  de- 
vaient être  cuits  avant  de  prendre  place  dans  le  panier, 
s'était  contentée  d'exécuter  à  la  lettre  l'ordre  qu'elle 
avait  reçu. 

Dans  un  état  de  haute  civilisation ,  la  viande  crue  est 
rarement  admise  ;  on  fit  donc  tout  ce  qu'il  y  avait  à  faire. 
On  gronda  beaucoup,  et  l'on  replaça  les  inutiles  comes- 
tibles dans  le  panier  qui  les  avait  apportés.  Le  repas  se 
trouvait  singulièrement  réduit  par  cet  événement;  et 
l'oncle  Simon  se  repentit  un  peu  d'avoir  sacrifié  le  cer- 


332  LE    PIQUE- M  QUE 

vêlas  de  Jack.  Cependant  il  y  avait  encore  des  vivres^  et 
tout  le  monde  comptait  sur  le  pâté  de  pigeons  que 
j^jme  ]3urton  avait  eu  soin  de  commander  de  fort  longue 
main.  Ce  pâté,  bien  enveloppé  dans  du  foin,  de  la 
paille  et  du  papier  bleu,  avait  été  placé  à  la  poupe  du 
bateau  -,  et  les  bateliers  chargés  de  déposer  la  cargai- 
son, dont  ils  ignoraient  la  na'ure,  avaient  entassé  sur  le 
paquet  de  papier  bleu  tous  les  autres  paquets,  jusqu'au 
panier  de  vaisselle  inclusivement,  panier  qui  avait  servi 
de  trône  à  M.  Carlo  pendant  toute  la  traversée;  si  bien 
que  lorsqu'on  voulut  voir  en  face  le  pâté  de  pigeons,  on 
ne  trouva  plus  qu'une  informe  masse  de  croûte  pulvéri- 
sée, de  jambon  pilé,  de  fragmens  de  porcelaine,  le  tout 
réduit  en  une  espèce  de  plumpouddmg  délayé  dans  l'eau 
de  la  Tamise  ;  triste  et  épouvantable  spectacle  ! 

«  Il  y  a  de  quoi  damner  un  saint  ,  s'écria  Burton  !  » 
Assertion  dont  personne  ne  contesta  la  vérité.  On 
voulut  cependant  s'assurer  si  les  débris  du  pâté  étaient 
mangeables.  Impossible ,  à  moins  de  courir  le  risque  de 
s'étrangler  à  chaque  instant.  Alors  Burton  se  livra  sans 
réserve  à  son  désespoir  ,  on  pourrait  même  dire  à  sa  fu- 
reur. Carlo  s'était  emparé  du  pâté  qu'il  exploitait  à  belles 
dents  \  il  se  montrait  maître-passé  dans  l'art  de  séparer  la 
porcelaine  du  jambon.  Le  chien  de  Mlle  Snubston ,  allé- 
ché par  l'odeur  ,  mais  contenu  par  la  crainte  ,  annonçait 
sa  colère ,  son  désir  et  sa  terreur  par  des  grondemens 
sourds ,  auxquels  Carlo  répondait  par  des  coups  de 
dents  ;  une  bataille  s'ensuivit ,  et  ajouta  un  surcroît  de 
trouble  à  cette  déplorable  journée. 

On  ouvre  un  autre  panier  ;  tout  n'est  pas  perdu.  Voici 
le  jambon  de  M.  Tyrrel ,  dans  un  état  de  parfaite  con- 
servation. 11  ne  faut  avec  cela  que  du  vin  ,  la  salade  de 
MlleSnubslon,  du  pain...  Du  pain  !  quoi!  le  grand  comité 


ou  PRÉPARATIFS  POtll    I.F   PLAISIR.  333 

(le  vivres  ,  convoqué  par  M.  Biirlon  ,  a  oublié  que  le 
pain  est  un  aliment  nécessaire  de  tout  dîner  moderne  ! 
Où  en  trouver  ?  il  se  fait  tard  ^  le  ciel  se  couvre;  Twic- 
kenham  est  fort  éloigne.  Se  résoudre  à  employer,  au 
lieu  de  pain  ,  les  biscuits  du  dessert ,  est  une  triste  né- 
cessité ,  surtout  quand  depuis  trente  jours  on  rêve  à 
l'excellent  repas,  au  festin  complet  du  24  août.  Mais  il  n'y 
a  pas  à  balancer  :  on  cherche ,  on  trouve  enfin  le  panier 
du  dessert.  Derrière  un  arbre,  l'intéressant  enfant  de 
M""' Du  gazon  se  livrait  à  un  divertissement  fort  ingénieux. 
Au  moyen  d'un  pelil  bâton,  il  avait  piatiqué  un  trou  au 
panier ,  et  employait  tous  ses  efforts  à  en  extraire  une 
certaine  pomme  qu'il  avait  convoitée.  Le  bâton  violem- 
ment agité,  atteignit  une  bouteille  fermée  avec  soin, 
où  étaient  contenus  les  ingrédiens  de  la  salade  :  huile, 
vinaigre,  moutarde,  ruisselant  à  travers  les  gâteaux  et 
les  biscuits  ,  en  firent  une  autre  espèce  de  salade  impro- 
visée. Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  l'auteur  du  chef- 
d'œuvre,  M.  Charles  Dugazon  partagea  dès-lors  avec 
Cupidon  et  Carlo  l'exécration  commune. 

((  Voilà  ce  que  c'est,  dit  l'oncle  Simon  ,  en  jurant  sans 
cérémonie,  que  d'amener  avec  soi  des  enfans  gâtés  !...  « 

Jack  Richard ,  au  milieu  de  ces  scènes  variées  et  tra- 
giques ,  s'aperçut  que  l'étui  de  notre  oncle  allait  devenir 
nécessaire.  Certain  de  l'avoir  fourré  dans  sa  poche,  il  le 
cherche ,  ne  le  trouve  pas ,  court  vers  le  bateau  ,  l'exa- 
mine et  le  visite  de  la  poupe  à  la  proue,  secoue  tous  les 
paniers  :  M.  Simon  voit  son  embarras,  et  juge  qu'il  est 
tems  de  l'en  tirer. 

a  Mon  pauvre  Jack  ,  ne  cherchez  pas  tant.  C'en  est 
fait  de  lui  ;  vous  ne  le  re verrez  de  votre  vie. 

—  Lui  !  que  voulez-vous  dire  ? 


334  ^^    PIQUE-ICIQLE 

—  Ma  foi,  celte  odeur  m'était  insupportable  :  je  vous 
ai  escamoté  le  cervelas  italien  avec  une  dextérité  parfaite  , 
et  je  Tai  jeté  au  beau  milieu  de  la  Tamise  ,  les  poissons 
s'en  régalent  à  l'heure  qu'il  est. 

—  Ah  !  mon  Dieu,  s'écria  Eichard,  pendant  que  l'oncle 
Simon  riait  de  tout  son  cœur...  Tous  dites  que...  mais 
non...  vous  plaisantez. 

—  Non  ,  c'est  la  vérité  même  ! 

Ah  ciel  !  avant  d'entrer  dans  le  bateau ,  j'ai  mis  dans 

ma  poche  votre  étui  et  glissé  mon  cervelas  dans  la  vôtre.  » 

Personne  ne  put  s'empêcher  de  rire  de  ce  dénoue- 
ment imprévu.  Quant  à  M.  Simon ,  il  devint  pâle 
comme...  mais  toute  métaphore  serait  impuissante  et  men- 
songère. H  resta  immobile  quelques  minutes,  fouilla  dans 
ses  poches,  en  tira  le  malheureux  remplaçant  de  son  étui, 
et  prononçant  le  plus  positif  des  God  dem  ,  le  jeta  par 
terre  avec  violence.  Puis  il  boutonna  son  habit  du  haut 
en  bas,  tira  ses  manchettes,  murmura  à  l'oreille  de  Jack 
deux  mots  menaçans  ,  et,  fronçant  le  sourcil ,  dit  tout 
haut  à  Burton  :  «  Tout  ceci  vient  de  vos  maudites  par- 
ties de  plaisir  ,  monsieur  1...  »  Après  quoi ,  il  s'achemina 
vers  Twickenham  ,  bien  résolu  d'appeler  sur  le  pré  ce 
M.  Piichard ,  naguère  si  admiré ,  et  d'exclure  les  Burton 
de  son  testament  et  de  ses  codicilles. 

Cette  explosion  acheva  de  tout  assombrir.  Une  mau- 
vaise humeur  générale  ajouta  encore  au  malaise  et  au  dé- 
sagrément d'un  dîner  aussi  mesquin.  Un  seul  couteau 
servit  à  tous  les  convives;  on  coupa  le  jambon  par  tran- 
ches ,  et  Ton  but  le  vin  de  Sir  John  Méchard.  Vainement 
Jack  Puchard  tenta  de  réveiller  une  gaîté  que  tant  de 
malheurs  avaient  étouffée.  Ses  facéties  jouèrent  de  mal- 
heur. Il  frappe  Burton  de  ce  coup  de  son  index  ,  qui 


or  rnr.PAt^ATiFS  vovv.  le  plaisir.  335 

passait ,  il  y  aune  denii-heurc,  pour  une  excellente  plai- 
santerie. Mais  Burlon  lui  répond  d'un  air  solennel  : 
«Monsieur,  je  vous  demande  en  grâce...»  Jack  se 
tourne  alors  du  côté  de  M.  Tyrrel  jeune  ,  dont  il  espère 
avoir  meilleur  marché. 

«  >  ous  n'avez  pas  dit  grand'chose  aujourd'hui,  jeune 
homme-,  mais  voici  (en  montrant  le  mets  apporté  par 
M.  Tyrrel)  une  langue  qui  parle  pour  vous.  Elle  est 
excellente.  » 

On  entendit  quelques  paroles  voltiger  sur  les  lèvres 
de  M.  Tyrrel  -,  et  Jack  Richard,  qui  crut  distinguer  une 
expression  de  mécontentement  qui  approchait  de  l'in- 
sulte ,  laissa  tranquille  le  fils  du  dentiste.  Tous  ses  efforts 
pour  être  plaisant  et  aimahle  échouèrent  également  au- 
près de  tous  les  membres  de  la  réunion  ^  on  le  trouva  im- 
pertinent,  grossier,  ridicule,  arrogant.  Ce  jugement 
était-il  trop  sévère  ?  Je  ne  sais  :  il  y  a  bien  des  Richards 
dans  la  haute  et  dans  la  basse  société;  je  ne  veux  me 
mettre  mal  avec  personne.  D'ailleurs  le  pauvre  Jack  a 
cessé  de  vivre:  une  indigestion  l'a  enlevé  au  monde, 
la  semaine  dernière.  Que  Dieu  veuille  avoir  son  ame! 

Je  ne  décrirai  pas  les  dernières  heures  de  ce  2^  août, 
déplorable  exemple  de  la  fragile  base  sur  laquelle  re- 
posent les  espérances  humaines.  Le  gazon  était  humide  5 
les  chauves -souris  effleuraient  le  front  des  convives^ 
Carlo  mettait  son  museau  sous  leur  nez  5  Cupidon  les 
mordait  aux  jambes  ;  M.  Charles  éprouvait  les  effets 
d'une  mauvaise  digestion  5  IM"^  Snubston  s'était  enrhu- 
mée. Il  était  nuit  quand  on  se  rembarqua.  La  pluie  sur- 
vint et  mit  le  comble  à  tant  d'infortunes.  Au  milieu  des 
hurlemens  des  deux  chiens  et  de  l'enfant ,  la  caravane 
mouillée,  endormie,  harassée,  débarqua,  sur  les  deux 
heures  du  malin  ,  près  du  pont  de  Westminster. 

XXVI.  23 


336  LE    PIQUE-NIQUE. 

Demandez  au  savant  M.  Burton  pourquoi  la  plus 
agréable  des  journées  est  devenue  un  véritable  supplice  , 
pourquoi  tant  de  soins  n'ont  abouti  qu'à  de  si  déplora- 
bles résultats?  il  vous  répondra  sans  doute  qu'il  ne  s'y  est 
pas  pris  assez  long-tems  à  l'avance  ,  et  que  l'année  pro- 
chaine il  commencera  ses  arrangemens  et  ses  préparatifs 
le  jour  de  Noël. 

(New  Monthly  Magazine,) 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE,   DES  BEALX-ARTS  ,    DU  COMMERCE,   DES 
ARTS  INDUSTRIELS,  DE  l'a GRI CULTURE  ,   ETC. 


sciences   ?âStaftttciïc5* 


Température  souterraine  aux  États-Unis.  — .  Nous 
avons  inséré  dans  notre  49^  numéro  un  éloquent  exposé 
du  système  de  M.  Cordier  sur  l'état  intérieur  de  notre 
globe  et  sa  température  souterraine.  Ce  savant  nous 
adresse  une  note  sur  celle  de  l'Amérique,  dans  la  cir- 
conscription des  Etats-Unis,  que  nous  nous  empressons 
de  communiquer  à  nos  lecteurs  : 

Nous  n'avions,  dit  M.  Cordier,  qu'une  expérience 
relativement  à  la  loi  que  suit  aux  États-Unis  l'accroisse- 
ment que  la  chaleur  souterraine  éprouve  dans  l'intérieur 
du  globe  à  raison  des  profondeurs.  L'auteur  de  cette  pré- 
cieuse expérience ,  M""^  Marie  Griffith ,  qui  cultive  les 
sciences  avec  une  grande  distinction  à  New-Brunswick , 
m'a  récemment  écrit  pour  m'informer  que  ce  qu'on  a  pu- 
blié à  ce  sujet  avait  besoin  d'être  rectifié.  Voici  les  expres- 
sions de  sa  lettre,  qui  est  datée  de  Charlieshope ,  New- 
Brunswick,  New-Jersey,  ii  juillet  1829. 

«  M une  inexactitude  grave  s'est  glissée  dans  les 

observations  que  M.  le  professeur  Hitchcock  a  exposées 
à  la  suite  de  sa  traduction  de  votre  travail  sur  la  tempé- 
rature de  la  terre.  M.  Hitchcock  dit  qu'au  rapport  du 
journal  des  sciences  américain  ,  rédigé  par  M.  Silliman , 


338  ^OVVELLES  DES  SCIENCES, 

(les  exptMiences  ont  été  réccmm(.'nt  faites  à  INew-Brunâ- 
wick  (New-Jersey)  sur  la  température  des  eaux  souter- 
raines^ et  qu'à  la  profondeur  de  25o  pieds  (anglais)  la 
température  d'une  source  rencontrée  par  la  sonde  a  été 
de  52  degrés  (Fahrenheit),  tandis  nue  celle  d'une  autre 
source  qui  a  jailli  du  même  trou,  à  la  profondeur  de 
894  pieds,  était  de  54  degrés,  ce  qui  donne  un  accrois- 
sement de  chaleur  d'un  degré  pour  une  profondeur  de 
72  pieds.  M.  le  professeur  Hitchcock  ajoute  :  «  Puisque, 
»  d'après  la  théorie  de  M.  Cordier,  le  climat  des  diffé- 
»  rens  pays  est  en  rapport  avec  l'épaisseur  de  l'écorce  de 
»  la  terre ,  et  que  le  climat  d'Amérique  est ,  aux  mêmes 
»  latitudes,  plus  froid  que  celui  de  l'Europe,  il  devait 
»  s'ensuivre  que  l'augmentation  de  la  chaleur  souter- 
»  raine  serait  moindre  aux  Etats-Unis  que  dans  cette 
»  dernière  partie  du  globe.  »  L'exposé  du  fait  isolé  ,  sur 
lequel  cette  conséquence  repose,  a  besoin  d'être  rectifié. 
Il  fallait  dire  294  pieds  au  lieu  de  894,  et  conclure  que 
l'accroissement  de  chaleur  est  d'un  degré  (Fahrenheit) 
pour  22  pieds  de  profondeur  au  lieu  de  72.  C'est  moi- 
même  qui  ai  fait  cette  expérience  et  qui  l'ai  décrite. 
M.  Disbrow  (qui  a  fourni  à  M.  Silliman  la  notation  qui 
doit  être  rectifiée)  n'était  que  l'artiste  qui  a  mis  en  œuvre 
la  machine  à  forer.  Le  puits  dont  il  est  question  est  situé 
sur  ma  ferme,  et  ce  fut  pendant  la  durée  de  l'opération 
que  je  changeai  d'opinion  sur  la  théorie  que  Halley  a 
donnée  relativement  à  l'origine  des  sources  (i).  » 

L'observation  de  M"^  Griffith ,  ainsi  rétablie  ,  paraîtra 

(i)  Les  recherches  et  les  opinions  de  Mme  Griffith  sur  cette  matière 
importante  sont  consigne'es  dans  un  petit  ouvrage  qu'elle  a  publia,  sans 
nom  d'auteur ,  sous  le  titre  suivant  :  An  essay  on  the  art  of  buring  the 
earthfor  the  oblainnient  of  a  spontaneous  flow  of\vater  with  hints  to- 
wards  forming  a  ne^v  théorie  for  the  rise  of  waters. 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE  ,   ETC.  33c) 

sans  (lotilo  inli^rcssante  à  tous  t'gards.  Traduits  en  me- 
sures françaises,  les  nombres  obtenus  donnent  un  accrois- 
sement progressif  d'un  degré  centigrade,  pour  i2  mètres 
de  profondeur.  A  la  vérité  ce  résultat  ne  doit  pas  être 
pris  au  pied  de  la  lettre,  puisque  les  notations  ont  été 
recueillies  sur  des  filets  d'eau  dont  la  température  ne 
représentait  vraisemblablement  pas  d'une  manière  exacte 
et  absolue  celle  des  zones  de  terrain  dans  lesquelles  on 
les  a  rencontrés^  toujours  est-il  que  l'on  peut  conclure 
que ,  dans  cette  partie  de  l'Amérique ,  la  chaleur  souter- 
raine croît  rapidement  avecles  profondeurs,  et  qu'il  est 
probable  que  la  loi  de  cet  accroissement  se  rapproche 
plutôt  des  maxima  observés  en  Europe  que  des  mînima. 
J'ajouterai  que  ceci  n'est  point  en  contradiction  avec  la 
différence  qui  existe  entre  le  climat  des  parties  de  l'Amé- 
rique septentrionale  et  de  l'Europe  qui  sont  situées  aux 
mêmes  latitudes^  car,  à  latitude  égale,  les  climats  dé- 
pendent en  très-grande  partie  des  causes  extérieures  ,  et 
la  puissance  de  ces  causes,  à  la  surface  de  certains  pays, 
peut  être  telle  qu'elle  diminue  de  beaucoup  l'influence 
fondamentale  et  continuelle  d'une  température  souter- 
raine assez  élevée  pour  que  la  loi  de  son  accroissement, 
dans  la  profondeur,  suive  une  progression  rapide. 

Rochers  de  corail.  —  On  a  supposé  long-tems  que  les 
rochers  de  corail  dont  la  base  repose  sur  le  lit  de  l'Océan 
appartenaient  au  règne  végétal;  mais,  depuis,  il  a  été 
positivement  démontré  que  ces  masses  énormes  devaient 
leur  existence  à  certaines  espèces  de  polypes.  Une  partie 
de  l'Angleterre  est  assise  sur  des  fondemens  de  cette  na- 
ture ;  le  corail  fossile  se  rencontre  dans  quelques-unes  de 
ses  roches  détachées,  et  un  grand  nombre  d'îles  entre  les 
tropiques  ont  pour  base  des  rochers  de  corail.  L'ordre  et 


34o  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

la  régularité  avec  lesquels  ces  prodigieux  amas  de  ma- 
tières solides  sont  construits ,  l'apparente  faiblesse  des 
moyens  que  la  nature  emploie  pour  parvenir  à  son  but, 
ne  sont  pas  moins  surpi  enans  que  l'immense  quantité  de 
rochers  de  ce  genre  dont  on  a  reconnu  Texistence. 

L'Océan  méridional  renferme  plusieurs  milliers  d'iles, 
notamment  dans  TArcliipel  Indien  ,  et  tout  autour  de  la 
Nouvelle-Hollande ,  qui  doivent  leur  origine  à  diverses 
tribus  de  polypes,  telles  que  les  cellepores,  lesisis,  les 
madrépores  ,  les  millepores  et  les  tubipores.  Il  est  in- 
croyable avec  quelle  rapidité  ces  animaux  exécutent  leurs 
travaux  ^  on  les  rencontre  en'masses  considérables  dans  des 
lieux  où  peu  auparavant  ils  étaient  inaperçus,  et  l'on  ob- 
serve que  la  navigation  des  mers  où  ces  espèces  d'animaux 
abondent  est  rendue  de  jour  en  jour  plus  difficile  par 
le  nombre  infini  de  récifs  qui  s'élèvent  de  toutes  parts . 
et  qui  formeront  avec  le  tems  de  nouveaux  archipels  ,  et 
peut-être  de  grands  continens.  Ces  récifs  sont  plats  à 
leur  sommet ,  et  s'élèvent  perpendiculairement.  Des  offi- 
ciers de  marine  qui  s'en  approchèrent  et  jetèrent  l'ancre 
à  une  très-petite  distance  de  leurs  bords ,  ne  trouvèrent 
point  de  fond  à  5oo  brasses  ou  900  pieds  de  profondeur. 
Quelle  suite  intéressante  de  recherches  géologiques  n'of- 
frent point  les  merveilleux  progrès  de  ces  masses  énormes 
formées  par  des  zoophytes  marins,  qui ,  rangés  dans  la 
dernière  classe  du  règne  animal ,  sont  cependant  les  ou- 
vriers qui  donnent  à  la  terre  sa  forme  présente  ! 

Aussitôt  que  le  sommet  du  récif  est  à  fleur  d'eau,  et 
qu'il  reste  à  sec  à  marée  basse  ,  les  polypes  cessent  d'é- 
lever leur  construction  5  mais  le  rocher  ne  tarde  pas  à 
être  recouvert  d'une  couche  épaisse  de  débris  de  coquil- 
lages et  de  corail,  qui  bientôt  calcinés  par  la  chaleur 
du  soleil  ,  et  réunis  par  le  sable  calcaire  introduit  dans 


DU   COAIMEUCE  ,    DE  l'iNDUSTUIE  ,    ETC.  34  l 

leurs  iiilersiices,  forment  une  masse  solide  assez  élevée 
pour  n'être  submerijée  que  dans  les  plus  hautes  marées. 
De  nouveaux  débris  accroissent  la  hauteur  du  récif  j  les 
restes  d'animaux  marins,  mêlés  au  sable  qui  s'amoncèle , 
constituent  une  espèce  de  sol  oû  les  semences  apportées 
par  les  flots,  ou  par  le  vent  ,  prennent  racine  et  cou- 
vrent de  verdure  la  surface  blanche  et  polie  du  rocher. 
Des  troncs  d'arbres,  entraînés  par  les  rivières  qui  décou- 
lent des  îles  ou  des  conlinens,  terminent  leurs  longs 
voyages  sur  cette  plage  déserte  ,  apportant  de  petits  ani- 
maux 5  tels  que  des  lézards  ou  des  insectes  qui  deviennent 
les  premiers  habitans  de  ces  îles.  Les  oiseaux  de  mer  , 
attirés  par  Tombrage  des  arbrisseaux ,  y  construisent  leurs 
nids,  et  l'oiseau  voyageur  ,  égaré  dans  sa  route  ,  vient  y 
chercher  un  asile.  Lorsque  le  sol  s'est  enrichi  des  dé- 
pouilles végétales  des  plantes  et  des  arbres,  et  que  l'œuvre 
de  la  nature  est  parvenue  à  toute  sa  perfection ,  l'homme 
se  présente ,  construit  sa  hutte  et  prend  en  maître  pos- 
session de  ce  nouveau  monde. 

Le  capitaine  Flinders  ,  dans  son  Voyage  aux  terres 
australes  ,  donne  une  description  très-intéressante  des 
rochers  de  corail  qu'il  découvrit  sur  la  côte  méridionale 
de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Il  débarqua  sur  l'un  de  ces 
rochers  ,  qui  était  baigné  par  une  eau  très-claire  j  le  sol 
que  l'on  apercevait  à  travers  le  cristal  de  ces  eaux  trans- 
parentes avait  l'aspect  d'un  parterre  émaillé  de  fleurs. 
Des  coquillages  de  toutes  espèces ,  tels  que  des  cornes 
de  cerfs,  des  tètes  de  nègres,  des  feuilles  de  choux  ,  ou 
hippopes  ,  etc.  ,  et  des  champignons  de  mer  ,  offraient 
aux  regards  les  nuances  les  plus  vives  et  les  plus  variées 
de  vert ,  de  rouge ,  de  jaune  ,  de  brun  et  de  blanc ,  sur- 
passant en  éclat  les  planches  de  tulipes  cultivées  par  les 
amateurs  les  plus  recherchés.  Les  formes  du  corail,  des 


34^  NOtVELLES  DES  SCIENCES, 

coquillages  et  dos  fangus,  n'ëlaienl  pas  moins  variées 
que  leurs  teintes  ;  cependant  la  splendeur  de  ce  brillant 
tableau  ne  déguisait  pas  entièrement  l'état  de  destruc- 
lion  qui  lui  avait  donné  naissance. 

La  superficie  du  rocber  ne  présentait  que  des  débris  de 
corail  de  diverses  espèces  ;  elle  avait  en  général  une  teinte 
grisâtre,  delaquclle  sedélachaient  desgroupesde  têtes  de 
nègres,  qui,  demeurés  à  sec,  avaient  été  noircis  par  le  tems. 
Les  flancs  du  rocher  paraissaient  beaucoup  moins  durcis 
que  le  sommet ,  surtout  du  côté  de  la  mer  :  l'eau  s'y 
était  creusé  des  réservoirs  qui  étaient  garnis  de  corail  vi- 
vace  ,  d'oeufs  de  mer  ou  microscomes  et  de  concombres 
pétrifiés.  Un  grand  nombre  de  pétoncles  était  dispersé 
çà  et  là  sur  la  surface  du  rocher;  ils  y  demeuraient  à 
demi  entr'ouverts  pendant  la  marée  basse  ,  ou  se  refer- 
maient avec  grand  bruit ,  lançant  en  gerbes  ,  à  trois 
ou  quatre  pieds  de  distance  ,  l'eau  qu'ils  contenaient  5 
cette  eau  et  le  bruit  qu'ils  font  en  se  refermant  permet- 
tent seuls  de  les  distinguer  du  rocher.  Mais  il  est  tems  de 
passer  à  la  description  que  le  capitaine  Flinders  fait 
d'une  lie  de  corail  qu'il  trouva  sur  la  même  cote  ,  et  qui 
répand  beaucoup  de  lumière  sur  ces  étonnantes  créations 
de  la  nature. 

«  Celte  petite  île  est  entourée  de  récifs  de  trois  ou 
quatre  milles  d'étendue  qui  la  mettent  à  l'abri  des  venls 
du  sud- est;  elle  a  à  peine  un  mille  de  circonférence, 
mais  elle  gagne  tous  les  jours  du  terrain ,  soit  en  étendue, 
soit  en  élévation.  Il  y  a  très-peu  de  tems  qu'elle  devait 
être  encore  semblable  aux  bancs  de  sable  de  débris  de 
corail  et  de  coquillages  que  j'apercevais  autour  de  moi  : 
tous  étaient  dans  un  état  de  progression  très-marqué;  les 
uns  commençaient  à  devenir  des  îles  qui  étaient  encore 
inhîibitables  ;  d'autres,  à  peine  sortis  de  l'eau ,  n'offraient 


DU  COMMERCE,   DE  l'i^DUSTÎIIE  ,   ETC.  343 

aucune  trace  de  vêgétalion,  et  jjlusieui'S  étaient  couverts 
par  la  mer  pendant  les  hautes  marées. 

»  Quand  les  animalcules  qui  construisent  des  bancs 
de  corail  au  Tond  de  rOccan  cessent  de  vivre  ,  je  pré- 
sume que  leurs  corps  adhèrent  les  uns  aux  aulres  ,  soit 
par  l'effet  de  leur  nature  glulineuse,  soit  par  quelque 
propriété  inhérente  à  Teau  de  mer  -,  que  leurs  interstices  se 
remplissent  ensuite  de  sable  où  de  corail  pulvérisé,  et  que 
le  tout  forme  à  la  longue  une  masse  solide.  T3'autres  races 
d'animalcules  se  succèdent,  travaillent  et  meurent  comme 
les  premières,  jusqu'à  ce  que  leur  œuvre  soit  arrivé  à 
la  surface  de  Teau.  On  est  frappé  de  Tinslinct  merveilleux 
avec  lequel  ces  petits  êtres  élèvent  des  murs  perpendicu- 
laires, qui  sont  presque  toujours  opposés  aux  vents  do- 
minans ,  et  qui  deviennent  un  abri  protecteur  pour  cette 
industrieuse  colonie.  Ces  murs  sont  en  général  plus  élevés 
du  coté  de  la  mer  5  ils  ont  quelquefois  plus  de  200  brasses 
de  profondeur. 

»  L'eau  paraît  être  indispensable  à  l'existence  de  ces 
petits  animaux  ^  car  lorsque  le  rocher  est  arrivé  au  niveau 
de  la  mer  ,  ils  cessent  de  travailler ,  excepté  dans  des 
trous  placés  au-dessous  des  plus  basses  eaux.  Du  sable, 
des  débris  de  corail  et  de  coquillages  entraînés  par  la 
mer,  s'entassent  bientôt  sur  ces  récifs,  et  les  élèvent  au- 
dessus  des  hautes  marées^  mais  ces  parties  n'ont  plus 
entre  elles  la  même  adhérence  que  celles  qui  forment  la 
base  du  rocher.  Le  nouveau  banc  ne  tarde  pas  à  être 
visité  par  des  oiseaux  de  mer  ^  des  plantes  marines  y 
croissent,  le  sol  se  fertilise;  une  noix  de  coco  jetée  par 
le  hasard  germe  sur  ses  bords  ;  des  oiseaux  de  passage  y 
déposent  des  graines  fécondes.  Chaque  marée,  ou  plutôt 
(abaque  coup  de  vent,   apporte  quelque  chose  à  cette 


344  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

plage  nouvelle ,  une  île  se  forme  ,  l'homme  se  présenle 
et  s'en  empare. 

»  La  petite  île  que  j'examinais  avait  fait  assez  de  pro- 
grès pour  supposer  que,  depuis  bien  des  années,  et  sans 
doute  depuis  plusieurs  siècles,  elle  était  à  l'abri  des  in- 
vasions de  la  mer  j  je  distinguais  cependant,  sur  le  ro- 
cher qui  formait  sa  base,  du  sable,  du  corail,  des  co- 
quillages dans  un  état  plus  ou  moins  complet  de  cohésion , 
des  petits  morceaux  de  bois ,  des  pierres  ponces  et  d'au- 
tres corps  étrangers  que  le  hasard  avait  mêlés  à  ces 
substances  calcaires ,  mais  qui  n'étaient  pas  moins  re- 
connaissables  à  l'œil ,  et  qui  avaient  si  peu  d'adhérence 
au  roc,  que  je  parvins,  sans  beaucoup  d'etTorts,  à  en  dé- 
tacher quelques-uns.  La  partie  la  plus  haute  de  l'île  est 
entièrement  composée  de  ces  substances  dans  leur  état 
naturel  mélangées  avec  un  peu  de  terre  végétale  ^  elle  est 
couverte  de  filaos,  de  quelques  autres  espèces  d'arbres 
et  de  buissons ,  dont  les  fruits  sont  la  principale  nourri- 
ture des  perroquets ,  des  pigeons  et  de  plusieurs  oiseaux 
de  passage.  L'île  doit  sans  doute  à  ces  oiseaux  les  pre- 
mières traces  de  la  végétation  qui  l'embellit  aujourd'hui.» 

Traits  caracténstique s  des  serpens  venimeux.  — Les 
serpens  venimeux  diffèrent  entre  eux  par  leur  grandeur, 
leur  force  et  quelques  autres  propriétés  j  mais  ils  présen- 
tent des  traits  caractéristiques  qui  les  distinguent  des 
classes  inoffensives  de  serpens  :  ils  ont  la  tête  plate  et 
couverte  d'écaillés ,  la  mâchoire  large  et  le  cou  gros , 
leur  peau  d'une  teinte  sombre  et  bigarrée  de  couleurs 
moins  variées  et  moins  vives  -,  leur  queue ,  plus  aplatie  , 
est  moins  alongée  en  pointe  -,  mais  le  trait  principal  qui 
les  distingue  se  trouve  dans  la  singulière  organisation 


1 


DU  COMMERCE,    DE   l/lNDtSTKlE  ,   ETC.  6  \5 

de  leur  mâchoire  supérieure,  à  laquelle  sont  attachés  uu 
ou  deux  crochets  à  venin  qui  portent  le  poison  dans  les 
plaies  faites  par  Tanimal.  Derrière  ces  redoutables  cro- 
chets il  en  existe  de  plus  petits  destinés  à  les  remplacer. 
Lorsque  le  serpent  ne  veut  pas  blesser  de  son  venin, 
les  crochets  venimeux  se  courbent  ou  se  cachent  dans  un 
repli  de  la  gencive  :  ces  crochets  ne  sont  cependant  pas 
mobiles  \  Tos  qui  les  soutient  est  seul  doué  de  cette  pro- 
priété :  ils  sont  longs,  crochus,  fistuleux,  ou  creusés 
d'un  canal  et  posés  sur  une  glande  placée  au-dessous  de 
l'œil.  Cette  glande  sécrète  une  humeur  venimeuse  de 
couleur  jaune ,  qui  n'est  ni  acide ,  ni  alcaline  au  goût ,  et 
que  la  pression  des  muscles  pousse  dans  le  canal  de  la 
dent  lorsque  l'animal  est  en  fureur.  Si  le  poison  est  in- 
jecté dans  les  vaisseaux  sanguins,  il  devient  mortel  j  mais 
on  peut  l  introduire  dans  la  bouche  et  dans  Testomac 
sans  aucun  danger  :  car  les  hommes  qui  cherchent  des 
vipères  pour  les  pharmacies  sucent  leurs  plaies  aussitôt 
qu'ils  sont  mordus^  et  j'ai  vu,  dans  le  Nouveau-Monde, 
des  nègres  employer  le  même  moyen  pour  guérir  les 
morsures  des  animaux  venimeux.  Lorsque  la  glande  se 
déchire  par  l'extraction  du  crochet ,  l'effet  du  poison  est 
entièrement  détruit.  Un  des  moyens  en  usage  pour  s'em- 
parer sans  danger  des  vipères,  consiste  à  exciter  leur  fu- 
reur en  leur  présentant  un  morceau  de  feutre  qu'elles 
saisissent  avec  force ,  et  que  l'on  tire  à  soi  pour  arracher 
leurs  dangereux  crochets.  La  chair  des  serpens,  loin 
d'être  empoisonnée,  est  très-nourrissante  et  passe  pour 
un  mets  délicat  chez  les  nations  sauvages  j  les  vautours 
et  d'autres  oiseaux  carnassiers  se  nourrissent  avidement  et 
impunément  de  celle  du  serpent  à  sonnettes. 

Les  crotales,  si  connus  sous  le  nom  de  serpens  à  son- 
nettes ,  abondent  dans  le  îN'ouveau-Monde  depuis  le  dé- 


346  NOUVELLES    DES  SClEIfCES, 

troit  de  Magellan  jusqu'au  lac  C!)amplain,  sur  les  fron- 
tières du  Canada.  C'est  sous  la  latitude  la  plus  cliaude  et 
la  plus  humide  de  l'Amérique,  et  dans  les  contrées  où  la 
culture  a  fait  le  moins  de  progrès,  que  ces  serpens  par- 
viennent au  plus  haut  degré  de  grandeur,  de  force,  et 
par  conséquent  où  ils  sont  le  plus  redoulahles.  On  les 
divise  en  cinq  espèces,  qui  ne  diffèrent  que  par  la  taille, 
la  force  et  leurs  qualités  m;dfai-antes.  Le  crotale  boiquira, 
crotalus  horridus,  est  le  plus  grand  de  tous  et  le  plus  for- 
midable. Toutes  ces  espèces  sont  vivipares  ,  c'est-à-dire 
que  les  jeunes  serpens  naissent  vivans  et  bien  formés  :  ils 
sont  en  général  au  nombre  de  douze,  et  Ton  prétend 
qu'à  l'approche  du  danger  ils  se  retirent  aussitôt  dans  la 
gueule  de  leur  mère.  La  longueur  du  crotalus  horridus 
varie  entre  cinq  et  huit  pieds  \  sa  grosseur  égale  le  bras 
d'un  homme  :  sa  tète  est  couverte  de  plusieurs  écailles 
posées  comme  un  avant-toit  au-dessus  des  yeux-,  mais  la 
partie  du  corps  la  plus  remarquable  est  la  queue,  dont 
la  propriété  a  donné  le  nom  à  ce  reptile.  Cette  queue  con- 
siste en  une  suite  de  jointures  mobiles  qui  commencent 
à  paraître  lorsque  le  serpent  est  arrivé  à  l'âge  de  trois 
ans,  et  s'accroissent  chaque  année  d'une  nouvelle  arti- 
culation. On  reconnaît  l'âge  des  serpens  au  nombre  de 
ces  articulations,  qui  s'élèvent  quelquefois  à  quarante. 
Lorsque  la  queue  est  étendue,  elle  ressemble  aux  an- 
neaux courbes  et  enlacés  de  la  gourmette  d'un  cheval  ; 
elle  se  compose  de  petits  os  durs  et  sonores  qui  résonnent 
en  se  repliant  les  uns  sur  les  autres.  Quand  le  reptile 
est  effrayé  ou  en  colère,  il  agite  sa  queue,  qui  retentit 
alors  comme  une  sonnette,  et  se  fait  entendre  à  une  si 
grande  distance,  que  les  hommes  et  les  animaux  ont  le 
tems  d'échapper  au  danger  qui  les  menace.  Le  serpent 
àsonncttes  n'attaque  jamais  l'homme  sans  être  provoqué; 


DU  COMMEnCE  ,    1>F.   l'iMUSTHIE,    ETC.  347 

mais  lorsqu'on  le  Iroublr,  soil  par  ;i(rRlcnl,  soit  dans 
I  inleiilion  de  l'irriter,  il  forme  aussitôt  de  vastes  spirales, 
dresse  sa  télé ,  et  attaque  avec  une  violence  et  une  ra- 
pidité effrayantes  celui  qu'il  considère  comme  son  en- 
nemi, le  blesse  mortellement,  et  redouble  ses  morsures 
jusqu'à  ce  que  ses  forces  soient  épuisées. 

La  morsure  du  serpent  à  sonnettes  ressemble  d'abord 
à  la  piqûre  d'une  guêpe  ou  d'une  abeille  ^  mais  bientôt 
la  partie  blessée  se  décolore,  elle  se  gonlle,  et  de  proche 
en  proche  l'enflure  gagne  toutes  les  parties  du  corps ^ 
la  tête  s'embarrasse,  le  délire  survient,  les  convulsions 
et  les  évanouissemens  se  succèdent,  et  le  malade  suc- 
combe quelquefois  au  bout  de  trois  heures.  Si  le  teras 
n'est  pas  très-chaud  ,  et  que  la  colère  du  reptile  n'ait  pas 
été  très-vive ,  il  reste  quelque  chance  de  salut  à  celui 
qu'il  ablessé.  Lorsque  l'effet  du  venin  est  plus  tardif,  il 
faut  l'attribuer  à  la  température,  qui  a  tant  d'influence 
sur  toute  la  famille  des  serpens,  qu'aux  approches  de 
l'hiver  ils  tombent  dans  un  état  de  torpeur  complète  j 
mais  ils  reprennent  leur  pouvoir  malfaisant  à  mesure 
que  l'atmosphère  se  réchauffe.  Le  venin  agit  aussi  plus 
ou  moins  promptement  selon  la  capacité  du  vaisseau  dans 
lequel  il  est  injecté  ;  car ,  lorsque  sa  marche  est  moins 
rapide  ,  il  fait  beaucoup  moins  de  ravage.  Cette  observa- 
tion peut  s'appliquer  à  toutes  les  morsures  des  animaux 
venimeux^  elle  sert  à  expliquer  l'inutiUté  du  traitement 
dans  quelques  occasions,  et,  dans  d'autres,  la  guérison 
inopinée  du  malade  sans  le  secours  d'aucun  remède. 

On  trouve  la  vipère  naja,  ou  serpent  à  chaperon ,  ap- 
pelée par  les  Portugais  cobra  de  capello ,  dans  l'Inde  et 
au  sud  de  l'Amérique  :  elle  est  encore  plus  redoutable 
que  le  serpent  à  sonnettes,  car  sa  morsure  est  toujours 
suivie  d'une  mort  prompte  et  inévitable.  Un  de  mes  pa- 


ôl\H  nouvelles  des  sciences, 

rens  qui  a  passé  plusieurs  années  dans  Tlnde,  m'a  rap- 
porté qu'il  avait  vu  mourir,  en  moins  de  sept  minutes, 
trois  personnes  mordues  par  ce  dangereux  reptile.  On  a 
encore  d'autres  exemples  de  la  rapidité  prodigieuse  des 
terribles  effets  de  son  venin  (i)  :  cependant  je  ne  doute 
pas  qu'on  ne  reconnaisse  rinfluencc  ordinaire  de  la  tem- 
pérature dans  son  action  plus  ou  moins  prompte.  La 
longueur  commune  de  la  cobra  de  capello  est  de  trois 
à  six  pieds,  et  sa  circonférence  de  quatre  pouces  :  sa 
télé  est  'plus  petite  à  proportion  que  celle  du  serpent  à 
sonnettes  et  de  la  vipère  -,  elle  est  couverte  de  neuf  pla- 
ques ou  écailles  disposées  sur  quatre  rangs.  La  peau  de 
ce  serpent  est  si  lâche  autour  du  cou  qu'elle  lui  laisse  la 
faculté  d'y  ensevelir  sa  télé  comme  sous  un  capuchon , 
et  l'on  y  remarque  la  figure  d'une  paire  de  lunettes.  Ses 
yeux  sont  brillans  et  pleins  de  fierté  -,  sa  mâchoire  supé- 
rieure est  garnie  de  deux  crochets  dont  le  mécanisme  est 
exactement  semblable  à  celui  de  tous  les  serpens  veni- 
meux. Comme  eux  il  s'enfuit  à  l'approche  de  l'homme; 
mais  il  est  plus  irritable,  et  redouble  ses  attaques  avec 
encore  plus  d'emportement.  Le  corps  droit,  l'œil  en- 
flammé et  la  gueule  béante ,  il  s'élance  sur  son  adver- 
saire avec  la  rapidité  d'une  flèche,  et  le  couvre  aussitôt 
de  morsures. 

Le  serpent  à  sonnettes  et  la  cobra  de  capello  ne  se 
nourrissent  que  d'oiseaux  et  de  petits  quadrupèdes  ;  leur 
venin  est  soigneusement  recueilli  par  les  Lidiens,  qui  y 
trempent  la  pointe  de  leurs  flèches,  et  Ton  juge  quelles 
blessures  ces  instruraens  de  mort  font  à  leurs  ennemis. 
Les  symptômes  qui  suivent  les  morsures  de  ces  serpens 


(i)  Voyez  aussi  à  ce  sujet  le  grand  article  insère'  dans  notre  aoc  nu- 
méro, sur  l'Amérique  méridionale. 


DU   COMMEncr ,  DF.   l'iNDUSTHIE  ,    ETC.  34^) 

sont  à  peu  près  les  mêmes,  seulement  ils  diffèrent  quel- 
quefois dans  leurs  eonséquences.  Lu  douleur,  Tenflure 
et  la  pâleur  suivent  la  marche  rapide  du  venin  dans  toutes 
les  parties  du  corps ,  et  si  les  ressources  de  Tart  ou  celles 
d'une  excellente  constitution  ne  peuvent  pas  lutter  contre 
ses  effets  mortels ,  la  faiblesse  du  pouls,  les  vomissemens, 
la  syncope  ,  le  délire,  des  convulsions  et  l'aspect  livide 
de  la  peau  annoncent  que  le  terme  fatal  est  arrivé. 

La  vipère  d'Europe  est  considérée ,  après  ces  deux  es- 
pèces de  serpens,  comme  la  plus  venimeuse  de  toutes. 
Elle  se  distingue  particulièrement  par  la  ténacité  de  sa 
vie  et  la  longueur  de  ses  jeûnes;  on  a  reconnu  qu'elle 
pouvait  se  passer  de  nourriture  pendant  plusieurs  mois 
sans  en  souffrir  beaucoup.  Le  docteur  Houlston  rapporte, 
dans  son  traité  des  poisons ,  qu'ayant  déposé  une  vipère 
dans  la  partie  la  plus  basse  de  la  grotte  del  Cane  à  Naples, 
dont  le  séjour  est  mortel  aux  animaux ,  à  cause  du  gaz 
acide  carbonique  dont  elle  est  remplie,  cette  vipère  donna 
aussitôt  des  signes  évidens  de  souffrance ,  fit  des  efforts 
pour  s'élever  le  long  du  roc ,  et ,  ne  pouvant  y  parvenir, 
elle  tint  la  tête  haute ,  et  resta  bouche  béante  pour  aspi- 
rer l'air  pendant  environ  neuf  minutes ,  après  quoi  elle 
tomba  sans  mouvement  \  mais,  dès  qu  on  l'eût  retirée  de 
la  grotte,  elle  reprit  toute  sa  vigueur  et  son  agilité.  Les 
chiens  ne  peuvent  rester  plus  de  quatre  minutes  dans 
cette  grotte  sans  y  périr,  et  Ton  a  vu  de  plus  petits  ani- 
maux expirer  tout  en  y  entrant. 

Le  coluher  herus ^  ou  vipère  commune,  n'a  guère 
plus  de  deux  pieds  de  longueur  -,  et  il  est  bien  rare  qu'il 
s'en  trouve  qui  aient  trois  ou  quatre  pieds.  La  mâchoire 
supérieure  de  ce  reptile  est  armée  de  deux  crochets  à 
venin  qui  tirent  leur  poison  de  deux  glandes  semblables, 


35o  NOUVELLES  DE5  SCIENCES, 

à  la  grosseur  près,  à  celles  du  sej-pent  à  sonneUes  et  de 
la  cobra  de  capello. 

Cette  vipère,  comme  tous  les  autres serpens  venimeux, 
n'attaque  pas  l'homme  sans  provocation,  et  le  nombre 
ainsi  que  la  profondeur  de  ses  morsures  dépendent  de  la 
violence  de  sa  colère  et  du  degré  de  chaleur  de  la  tem- 
pérature ,  qui  influe  beaucoup  sur  la  santé  de  ces  rep- 
tiles. Le  danger  de  la  blessure  dépend  du  tempérament 
de  l'individu  blessé,  de  la  nature  et  de  la  grandeur  du 
vaisseau  déchiré  par  les  crochets.  La  blessure  peut  être 
très-grave ,  mais  n'être  que  locale  si  elle  porte  dans  les 
vaisseaux  ordinaires  ;  mais  si  l'artère  est  attaquée  et  qu'on 
n'y  applique  pas  un  prompt  remède,  le  poison  gagnera 
les  parties  nobles  et  manifestera  ses  ravages  par  les  symp- 
tômes les  plus  effrayans  :  le  malade  périra  s'il  est  jeune. 
Cependant  ces  exemples  sont  très-rares  sous  notre  lati- 
tude, et  le  deviennent  encore  davantage  en  avançant 
vers  le  nord. 

Les  symptômes  produits  par  la  morsure  de  la  vipère 
sont  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux  que  nous  avons  déjà 
décrits,  et  le  traitement  suivi  pour  sa  guérison  diffère 
très-peu  :  comme  le  venin  de  la  vipère  n'est  pas  aussi 
actif  que  celui  du  serpent  à  sonnettes  et  de  la  cobra  de 
capello ,  il  est  inutile  d'avoir  recours  à  des  remèdes  aussi 
violens  pour  en  arrêter  les  effets.  Les  hommes  employés 
à  la  recherche  des  vipères  se  munissent  toujours  de  la 
graisse  de  cet  animal  qu'ils  appliquent  aussitôt  sur  la 
morsure ,  et  d'ordinaire  avec  succès.  L'huile  d'olive 
chaude,  étendue  sur  la  plaie  et  les  parties  environnantes, 
n'a  pas  moins  d'efficacité  et  détruit  l'inflammation  :  l'al- 
cali volatil ,  le  laudanum  ,  l'eau  de  luce  ,  l'essence  d'am- 
bre ,  réussissent  très-bien.  Orfila  recommande  d'ajouter 


DU  COMMEUCE,   DE  l'iKULSTIUE  ,   ETC.  35  I 

fleux  parties  d'alcali  volatil  liquide  à  deux  parties  d'huile 
d'olive,  et  de  les  appliquer  le  plus  promptcment  possible 
sur  la  plaie  (i).Si  le  mal  fait  des  progrès  et  que  des  symp- 
tômes alarmans  surviennent,  il  faut  étendre  des  causti- 
ques sur  toutes  les  parties  du  corps,  faire  prendre  au 
malade  une  combinaison  d'alcali  volatil,  d'huile  d'am- 
hre,  et  d'eau  de  luce  ou  de  quelques  autres  anti-spasmo- 
diques  aussi  puissans,  et  lui  faire  boire  du  vin  :  ensuite , 
afin  de  porter  à  la  peau  et  de  tenir  les  vaisseaux  sanguins 
en  action  ,  il  faudra  lui  administrer,  après  chaque  inter- 
valle de  quatre  ou  six  heures ,  dix  grains  de  carbonate 
d'ammoniaque ,  et  dix  gouttes  d'huile  d'ambre.  Des  expé- 
riences récentes  donnent  aussi  lieu  de  croire  que  l'on  peut 
décomposer  avec  le  chlore  le  venin  des  vipères,  comme 
les  virus  siphilitique  et  rabique  (2). 

Le  célèbre  Fontana  ,  qui  a  fait  tant  de  recherches  sur 
l'histoire  naturelle  des  animaux  venimeux,  nous  offre 
une  variété  d'expériences  qui  prouvent  que  le  venin  de 
la  vipère  et  celui  des  serpens  dont  nous  avons  parlé,  ne 
sont  ni  un  acide ,  ni  un  alcali ,  ni  un  astringent ,  ni  même 
un  sel  neutre,  mais  une  gomme  animale,  dont  les  pro- 
priétés naturelles  et  chimiques  sont  absolument  les 
mêmes  que  celle  de  la  gomme  arabique ,  avec  la  seule 
différence  que  la  gomme  arabique  appliquée  sur  les  bles- 
sures n'y  produit  aucun  effet ,  tandis  que  le  venin  des 
serpens  a  la  propriété  de  détruire  le  principe  vilal  :  Fon- 
tana ajoute  que  si  on  se  frotte  la  langue,  Tintérieur  de 
la  bouche  et  du  nez,  et  même  le  dedans  de  la  paupière 

(i)  Orfila  recommande  aussi  l'emploi  d'une  ligature  au-dessus  de  la 
partie  blesse'e,afin  de  pre'venirle  retour  du  sang  au  cœur  sans  obstruer  la 
circulation  ,  et  ensuite  rappllcatlon  des  caustiques  pour  gue'rlr  la  blessure 
et  les  parties  environnantes  déjà  le'se'es. 

(2)  Voyez,  à  cet  égard,  l'article  inse're'  dans  notre  4^^  nunie'ro. 

XXVI.  -24 


352  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

;ivec  ce  poison,  Usera  sans  eflet,  et  qu'on  peut  eu  avaler 
une  forte  dose  sans  inconvénient.  Mais  si  on  l'applique 
sur  la  moindre  écorchure ,  Tinflammation  fait  de  rapides 
progrès  et  affecte  bientôt  toutes  les  parties  du  corps,  non 
pas  en  accroissant  l'action  artérielle  de  la  circulation , 
mais  en  détruisant  Tirritabililé  de  la  fibre  musculaire  et 
en  amenant  les  solides  et  les  fluides  à  un  état  de  décom- 
position. 

Les  habitans  dune  huître.  — Qui  croirait,  si  des  ob- 
servations microscopiques  ne  l'avaient  démontré,  que 
l'écaillé  d'une  liuître  est  un  monde  rempli  d'une  quantité 
innombrable  de  petits  animaux,  à  coté  desquels  l'buître 
elle-même  est  un  colosse  !  Le  liquide  renfermé  entre  les 
écailles  de  l'huître  contient  une  multitude  d'embryons 
couverts  d'écaillés  transparentes,  et  qui  nagent  avec  une 
extrême  agilité.  Cent  vingt  de  ces  embryons,  rangés  sur 
une  seule  ligne  ,  ne  donneraient  pas  un  pouce  d'étendue. 
Le  liquide  contient  en  outre  une  très-grande  variété  d'es- 
pèces d'animalcules  d'une  grosseur  cinq  cents  fois  moin- 
dre et  qui  répandent  une  lumière  phosphorique.  Ce  ne 
sont  pas  encore  là  tous  les  habitans  de  cette  demeure  ',  on 
y  compte  trois  espèces  de  vers  très-distinctes,  appelés 
vers  d'huîtres,  d'environ  un  demi-pouce  de  long  et  qui 
brillent  dans  l'obscurité  comme  des  vers  luisans.  L'huître 
a  pour  ennemis  déclarés,  l'étoile  de  mer,  les  pétoncles  et 
les  moules  ;  la  première  s'introduit  entre  ses  deux  écailles 
lorsqu'elles  sont  entr'ouvertes,   et  suce  l'animal  avec  sa 
trompe.  On  a  remarqué  que  les  huîtres  changeaient  de 
position  au  flux  et  au  reflux  de  la  mer^  elles  sont  d'a- 
bord couchées  sur  la  partie  convexe  de  leurs  écailles  et  se 
retournent  ensuite  de  l'autre  coté. 


bu  COMMERCE,    DE  L^INDUSTRIE  ,    ETC.  353 


<^a^3 


e5. 


ascension  sur  le  Schneehattan  ,  montagne  de  Nor- 
^vège. —  Cette  montagne  a  joui  long-tems  d'une  réputa- 
tion qu*elle  ne  mérite  point  :  on  la  regardait  comme  la 
plus  haute  de  toute  la  chaîne  des  Alpes  scandiiiaves  ,• 
mais  on  sait  aujourd'hui  que  le  pic  de  Nor-Ungemé  , 
dans  la  même  chaîne,  sur  la  route  de  Bergen  à  Stockholm, 
s'élève  à  plus  de  cent  cinquante  mètres  au-dessus  du  cé- 
lèbre mont  visité  par  les  voyageurs  ,  comme  le  Mont- 
Blanc  dans  les  Alpes.  En  comparant  l'un  à  l'autre  ces 
deux  points  élevés  de  l'Europe ,  on  doit  tenir  compte  des 
différences  qui  résultent  de  la  latitude ,  du  climat ,  de 
la  population  :  on  ne  verra  jamais  autant  de  curieux  réunis 
à  l'entrée  de  la  Laponie  que  dans  la  belle  vallée  du  Cha- 
mouni.  D'ailleurs,  le  Schneehattan  n'a  tout  au  plus  que 
la  moitié  de  l'élévation  du  Mont-Blanc ,  et  ne  s'élance 
point  comme  le  géant  des  Alpes  de  la  Savoie ,  à  trois  mille 
cinq  cents  mètres  au-dessus  des  dernières  habitations 
de  l'homme.  On  ne  doit  donc  pas  s'attendre  à  éprouver 
dans  les  Alpes  Scandinaves  les  émotions  auxquelles  on 
ne  résiste  point  à  la  vue  des  grandes  scènes  de  la  nature  : 
en  s'approchant  du  pôle  tout  s'affaiblit  à  la  fois ,  et  l'ima- 
gination, affligée  par  l'absence  de  la  nature  vivante,  est 
à  peine  excitée  par  la  présence  des  objets  inanimés  :  elle 
sent  que  le  désert  des  régions  polaires  va  commencer  ;  et 
quel  désert  î 

Le  voyageur  anglais  auquel  nous  empruntons  le  récit 
de  son  ascension  sur  le  Schneehattan  a  parcouru  la  Scan- 
dinavie avec  une  vitesse  qui  fait  honneur  à  sa  diligence. 
On  aimerait  mieux  cependant  qu'il  eût  pris  le  loisir  de 


354  KOL'VELLF.S   DES   SCIFKCF.S, 

l)ien  voir,  et  mcme  de  visiter  plus  d'une  fois  les  mêmes 
lieux  et  d'y  considérer  les  objets  sous  plus  d'un  aspect. 
Quoi  qu'il  en  soit,  comme  sa  description  est  la  plus  ré- 
cente que  nous  ayons  de  ces  montagnes  ,  et  donne  une 
idée  générale  de  l'aspect  du  pays  ,  nous  avons  cru  de- 
voir la  mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs. 

<(  Nous  avions  parcouru  près  de  la  moitié  de  la  longue 
vallée  qui  aboutit  à  Laurgaard  ,  lorsque  nous  eûmes  le 
plaisir  de  découvrir  la  montagne,  depuis  la  plaine  qui  la 
supporte  jusqu'à  sa  cime  couronnée  de  nuages.  Arrivés 
enfin  à  Laurgaard,  nous  changeâmes  de  direction  et  nous 
commençâmes  à  monter  en  suivant  une  route  tracée  sur 
les  flancs  de  la  montagne  -,  nous  avions  côtoyé  jusqu'a- 
lors un  torrent  écumeux  qui  forme  plusieurs  cascades 
dans  le  canal  qu'il  s'est  creusé  lui-même  en  minant  peu  à 
peu  les  rochers  qui  l'encaissent  aujourd'hui.  Après  avoir 
franchi  les  premiers  gradins  de  la  montagne,  nous  nous 
trouvâmes  dans  une  vallée  supérieure,  bien  cultivée, 
quoique  dans  la  région  des  nuages  ,  à  la  limite  des  glaces 
éternelles.  Les  prairies  et  les  champs  y  sont  entourés  de 
clôtures  en  pierres  amoncelées  et  en  bois  de  sapin  ,  for- 
mant une  sorte  de  palissade.  Ce  fut  dans  cette  vallée  que 
nous  nous  reposâmes,  afin  de  nous  préparera  déplus 
grandes  fatigues  ^  on  y  trouve,  dans  un  lieu  nommé  Tofte , 
une  aubergetrès-propre  et  très-bien  pourvue,  la  meilleure 
de  celles  qui  m'ont  hébergé  en  Norwège.  De  nos  fenêtres, 
la  vue  s'étendait  au  loin  sur  un  pays  où  les  contrastes  se 
touchent  :  l'hiver  était  assis  sur  la  montagne  ,  et  l'été 
sommeillait  paisiblement  à  ses  pieds.  En  continuant  à 
monter,  nous  traversâmes  des  forêts  de  pins,  dont  la 
hauteur  diminue  à  mesure  que  la  région  dans  laquelle  ils 
croissent  est  plus  élevée.  La  neige  ramollie  ,  qu'il  fallait 
franchir  en  v  enfonçant  jusqu'aux  genoux  ,  rendait  notre 


Dr  COMMERCE,    DK  L^^D^STR1E,   ETC.  355 

marclie  très-péiiihlo  :  au  haut  ilii  col  que  nous  allci- 
gnîmes  enfin,  nous  ne  nous  attendions  pas  à  trouver  un 
maraisqu'il  fallutaussi  traverser,  pour  arriver  à  Jûrken, 
hameau  dVlé  ,  situé  dans  ce  lieu  de  désolation.  Le  jour 
était  sombre  :  nous  n'apercevions  pas  distinctement  le 
sommet  delà  montagne,  objet  de  notre  excursion;  mais 
ce  que  nous  pouvions  apercevoir  ne  répondait  nullement 
à  notre  attente.  Ce  mont  trop  fameux  ne  s'élève  tout  au 
plus  qu'à  six  cent  dix  mètres  au-dessus  de  la  plaine  où 
nous  étions  alors,  et  qui,  sur  une  longueur  de  vingt- 
deux  milles,  ne  présente  que  les  hameaux  de  Jùrken 
et  Fogstuen.  L'effet  pittoresque  du  Schneehattan  ne 
peut  résulter  que  de  ce  qu'il  s'élève  au-dessus  de  la 
plaine  j  ce  n'est  que  par  la  pensée  que  l'on  prolonge  son 
cône  jusqu'au  niveau  de  la  mer.  Néanmoins  ,  dès  la 
pointe  du  jour,  nous  montâmes  à  cheval,  bien  résolus 
d'exécuter  l'ascension  projetée  j  nous  cheminâmes  dans 
une  vallée  d'abord  très-étroite,  et  qui,  s'élargissant  en- 
suite, forme  un  vaste  amphithéâtre  dont  l'enceinte  n'est 
que  d'une  élévation  médiocre.  Nous  n'y  entendîmes  que 
les  cris  des  pluviers  dorés,  seuls  habitans  de  cette  triste 
solitude.  Arrivés  au  pied  de  l'enceinte  ,  un  ruisseau  tom- 
bant du  haut  (les  rochers  nous  traça  la  route  par  laquelle 
nous  continuâmes  à  monter.  En  peu  de  tems  les  brous- 
sailles disparurent ,  et  les  lichens  furent  les  seuls  végé- 
taux que  lious  vîmes  çà  et  là  sur  les  rochers.  Cepen- 
dant cette  haute  région  n'est  pas  inhabitée-,  les  lemmings 
y  ont  fixé  leur  demeure,  et  c'est  du  haut  de  cette  for- 
teresse qu'ils  descendent  pour  aller  dévaster  les  plaines. 
»  Notre  route  tortueuse  se  prolongeait,  et  nous  n'étions 
pas  encore  au  pied  de  la  montagne.  Enfin  nous  vîmes  de 
près  le  colosse  de  cette  chaîne,  et  il  nous  parut  plus  digne 
de  sa  renommée  que  nous  ne  l'avions  cru  en  l'aperce- 


356  NOUVELLES  DES  SCIEIVCES, 

vant  de  loin ,  sans  apprécier  la  distance  qui  nous  en  sé- 
parait. L'escalade  que  nous  projettions  n'est  praticable 
que  d'un  seul  côté  j  il  fallut  le  chercher,  et,  pour  l'at- 
teindre, contourner  une  flaque  d'eau  à  peine  dégelée, 
quoiqu'il  fît  assez  chaud.  Autour  de  ce  bassin  d'eau  limpide 
un  oiseau  fit  entendre  son  chant  :  ce  n'était  pas  tout-à-fait 
celui  de  la  grive-,  il  nous  parut  que  le  chantre  norwégien 
avait  moins  de  force  et  plus  de  délicatesse  que  ceux  de 
nos  bois.  Pourquoi  cet  aimable  petit  musicien  ,  que  nous 
ne  pûmes  voir,  est-il  relégué  dans  la  région  de  l'hiver 
perpétuel  ? 

»  Le  reste  de  la  montée  fut  pénible,  parce  que  la  neige 
était  ramollie,  et  qu'il  était  quelquefois  nécessaire  de 
nous  aider  mutuellement  pour  nous  en  tirer.  La  mon- 
tagne porte  à  son  sommet  un  plateau  d'une  grande  éten- 
due ,  où  l'on  voit  des  cônes,  des  cavités  assez  profondes  et 
remplies  de  neige  et  d'eau  :  tout  cet  ensemble  offre  l'ap- 
parence d'un  cratère  de  volcan  éteint.  Quelques-uns  de 
nous  crurent  sentir  la  défaillance  causée  par  le  défaut  de 
pression  atmosphérique  et  de  densité  de  Tair  qu'on  res- 
pire sur  les  hautes  montagnes  -,  mais  nous  n'étions  pas  à 
une  hauteur  où  cet  effet  pût  avoir  lieu  5  nous  en  fûmes 
convaincus  en  descendant ,  car  les  forces  revinrent  sur- 
le-champ  ^  le  malaise  de  quelques-uns  de  mes  compa- 
gnons n'avait  été  causé  que  par  la  fatigue.  Nous  ne  re- 
vînmes que  très -tard  à  Jùrken.  Notre  excursion  avait 
duré  dix-huit  heures.  » 


T)V   COMMERCE,    DE  L  I.ITIL'SïUIE  ,    ETC.  35-^ 


,^g)tatîstii|uc, 


Popuhiiion  et  retenu  public  de  l  Egypte.  — -  Au  mi- 
lieu  des  événemens  qui  viennent  de  frapper  au  cœur 
l'empire  des  sultans ,  l'Egypte  acquiert  une  importance 
nouvelle.  Dépendance  nominale  de  Mahmoud,  sa  posi- 
tion péninsulaire  et  son  éloignement  l'ont  mise  presqu'à 
labri  des  coups  qu'il  a  reçus  ^  elle  gravite,  pour  ainsi  dire, 
dans  une  autre  sphère  d'action.  Peut-être  INIahmoud  , 
au  lieu  de  s'opiniàtrer  à  régner  dans  la  Turquie  d'Eu- 
rope ,  au  milieu  des  garnisaires  russes  qui  le  pressent  de 
toutes  parts,  eût-il  mieux  fait  de  quitter  Constanli- 
nople ,  et  de  cingler  vers  Alexandrie  avec  les  débris  de 
l'empire.  Son  arrivée  inattendue,  les  forces  avec  lesquelles 
il  se  serait  présenté,  et  plus  encore  son  titre  d'héritier 
des  califes,  n'auraient  guère  permis  à  Mohammed-Ali  de 
lui  disputer  rEgy[)te.  Une  fois  consolidé  au  Caire,  il 
aurait  pu  facilement  rétablir  son  autorité  dans  les  ré- 
gences africaines ,  qui  ne  tiennent  plus  à  la  Porte  que  par 
des  liens  bien  faibles .  et  il  aurait  été  plus  à  même  de 
maintenir  la  Syrie  dans  la  soumission.  Refoulé  en  Afrique 
par  la  toute-puissance  de  la  civilisation  européenne ,  il 
aurait  à  son  tour  refoulé  la  barbarie  dans  ce  grand  conti- 
nent, au  moyen  de  ce  qu'il  eût  emprunté  à  la  civilisa- 
tion de  l'Europe.  Quoiqu'il  en  soit,  et  quelque  chose  qui 
arrive ,  l'Egypte  trop  éloignée  pour  que  la  Russie  puisse 
y  étendre  la  main,  doit  prendre  nécessairement  une  haute 
importance  dans  les  circonstances  présentes.  Les  détails 
que  l'on  va  lire  sur  sa  situation  actuelle  ne  seront  donc 
pas  sans  intérêt-,  ils  serviront  d'ailleurs  à  compléter  le 


358  NOL'VELLES   DES   SCIENCES, 

grand  article  que  nous  avons  inséré  clans  notre  5'^  nu- 
méro. 

La  Basse-Egypte  forme  avec  le  Delta  un  triangle  de 
terres  cultivables  jusqu'au  Caire  ,  où  commence  le  Mo- 
kattan,  à  Test;  et  la  chaîne  Libyque  ,  à  Touest.  Là  ,  les 
terres  renfermées  entre  ces  montagnes  présentent ,  jus- 
qu'au tropique,  une  vallée  étroite  qui,  dans  sa  plus  grande 
largeur,  n'a  guère  que  cinq  lieues  communes.  Ces  mon- 
tagnes, se  resserrant  de  plus  en  plus  ,  terminent  cette  val- 
lée à  Assouan  ou  Syene  ,  où  elles  ne  laissent  entre  elles 
que  le  passage  du  Nil,  et  c'est  là  que  se  trouve  la  première 
cataracte. 

On  peut  évaluer  à  dix  millions  de  feddans  actuels  les 
terres  de  l'Egypte  susceptibles  d'être  inondées  périodi- 
quement par  le  Nil ,  d'après  le  cadastre  qu'en  fit  Sélim 
le  Conquérant ,  en  i5i7  ou  1 5 18,  et  qui  donna  pour  ré- 
sultat sept  millions  deux  cent  mille  feddans.  Le  feddan 
avait  alors  4oo  perches  ,  et  la  perche  contenait  12  pieds-, 
aujourd'hui  il  est  réduit  à  333  perches  et  un  tiers,  et  la 
perche  à  10  pieds.  Les  révolutions  qui  déchirèrent  ce 
beau  pays,  jointes  à  l'ineptie  et  au  despotisme  des  divers 
gouvernemens  qui  s'y  sont  succédé,  ont  dû  nécessaire- 
ment obliger  les  habitans  des  campagnes  à  se  retirer  dans 
les  villes,  ou  à  émigrer  en  Syrie,  tant  pour  leur  propre 
sûreté  que  pour  se  soustraire  aux  vexations  auxquelles 
ils  étaient  sans  cesse  en  butte.  Ainsi ,  la  plus  grande  par- 
lie  des  terres  cultivables  fut  abandonnée,  et  les  traces  de 
toute  végétation  ayant  disparu  ,  on  confondit  par  la  suite 
ces  terres  avec  les  déserts.  Aujourd'hui ,  à  peine  quatre 
millions  de  feddans  sont  cultivés  ,  tandis  qu'un  gouver- 
nement qui,  dans  son  propre  intérêt,  autant  que  dans  ce- 
lui des  habitans  ,  accorderait  une  protection  puissante  à 
l'agriculture  ,   mettrait  aisément  en  valeur  dix  millions 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDL'STKIE  ,    ETC.  35c) 

de  feddans ,  en  creusani  de  nouveau  les  anciens  canaux 
qui  répandaient  partout  autrefois  les  eaux  bienfaisantes 
du  Nil. 

Le  dernier  dénombrement  fait  en  1827  ,  par  ordre  de 
Mohammed-Ali,  a  présenté  un  total  de  780,000  familles. 
En  estimant  la  population  au  terme  moyen  de  cinq  indi- 
vidus par  famille  ,  elle  serait  d'environ  quatre  millions 
d'habilans,  nombre  très-faible  comparé  à  l'étendue  et  à 
la  fertilité  du  sol  ,  et  qui  pourrait  doubler  en  peu  d'an- 
nées, sous  une  administration  assez  éclairée  pour  établir 
sa  puissance  et  ses  revenus  sur  le  bien-être  des  sujets. 
L'Egypte  se  trouve  aujourd'hui  divisée  en  i4  provinces, 
ayant  chacune  365  villes  ou  villages.  La  ville  du  Caire  , 
la  plus  grande  et  la  plus  peuplée,  compte  ^5o  à  260 
mille  âmes. 

Les  maladies  qui  affligent  surtout  l'Egypte  sont  l'oph- 
thalmie,  la  peste  et  la  petite  vérole.  La  première  n'existe 
que  dans  les  villes;  les  campagnes  en  sont  exemptes,  ce 
qui  semble  établir  qu'avec  une  meilleure  police  dans 
l'intérieur  des  villes  on  diminuerait  beaucoup  les  effets 
de  cette  maladie.  Contre  la  peste,  il  faudrait  établir  trois 
lazarets  :  un  à  Alexandrie ,  un  à  Damiette ,  le  troisième 
à  l'entrée  des  déserts  qui  conduisent  en  Syrie.  On  pour- 
rait alors  l'empêcher  de  s'introduire  en  Egypte-,  car 
il  n'y  a  point  d'exemple  qu'elle  soit  venue  de  l'Arabie  , 
de  la  Barbarie  ni  de  l'Ethiopie.  Cette  contagion  vient  en 
général  de  la  Turquie  et  de  la  Syrie.  Quant  à  la  petite 
vérole ,  la  vaccine  ,  répandue  par  quelques  médecins  qui 
seraient  chargés  de  cette  mission  ,  et  encouragée  chez  les 
habilans  par  le  gouvernement  qui  attacherait  dans  le 
principe  une  légère  récompense  à  leur  docilité  ,  en  ar- 
rêterait promptement  les  ravages. 

Le  climat  de  l'Egypte  est  sain  (  t  agréable.  Les  vents 


360  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

du  nord-ouest,  qui  portent  avec  eux  une  douce  fraîcheur, 
y  régnent  pendant  les  plus  grandes  chaleurs,  c'est-à-dire 
depuis  le  mois  de  mai  jusqu'à  la  fin  d'août.  Pour  être  à 
même  déjuger  de  la  bonté  de  ce  climat,  il  faudrait  par- 
courir les  campagnes  où  on  verrait  que  leshabitans, 
presque  sans  vétemens  ,  et  n'ayant  qu'une  misérable 
nourriture ,  jouissent  d'une  santé  parfaite  et  conservent 
leurs  forces  jusqu'à  l'âge  le  plus  avancé. 

Le  moyen  d'établir  les  résultats  que  les  améliorations 
du  système  administratif  pourraient  produire  en  Egvpte 
sous  les  deux  rapports  si  intimement  liés  de  la  culture  et 
des  revenus  du  gouvernement,  est  de  fixer  avec  autant 
de  précision  que  possible  leur  état  actuel.  Les  évaluations 
suivantes  reposent  sur  des  bases  dont  la  source  doit  les  faire 
considérer  comme  exactes.  On  a  beaucoup  exagéré  en  plus 
comme  en  moins  le  montant  des  revenus  du  vice-roi.  On 
se  tromperait  si  on  jugeait  de  sa  richesse  par  les  dépenses 
énormes  qu'il  a  faites  depuis  quelques  années,  et  on  se 
tromperait  également  en  accueillant  légèrement  le  bruit 
d'un  déficit  dans  la  situation  du  trésor.  Au  reste,  si  Mo- 
hammed-Ali a  pu  jusqu'à  ce  jour  couvrir,  ou  à  peu  près, 
en  épuisant  toutes  ses  ressources,  ce  développement  fas- 
tueux qui  appartient  presque  à  un  état  du  premier  ordre  , 
il  ne  pourrait  le  soutenir  long-tems  encore,  sans  dépasser 
de  beaucoup  ses  moyens  financiers  ,  tels  qu'ils  existent 
aujourd'hui. 

Recettes  du  gous^eniement  égyptien,   calculées  sut 
Vannée  moyenne. 

Taxes  territoriales  sur  4  millions  de  feddans  ,  à  raison 
de  2  talaris  d'Espagne  (i) 10,666, 066  tal. 

(1)  Piasirc  forte  d'Espagne  valant  environ  5  fr.  3o  c. 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE  ,    ETC.  3G  I 

Report 10,666,666  tal. 

Droit  (Je  capitalion  par  tête  et 
maison  sur  j 80,000  familles,  à  rai- 
son (le  8  tal.  par  famille 6,240,000 

Droits  sur  les  dattiers ,  de  20  pa- 
ras jusqu'à  60 ,  calculés  au  terme 
moyen  d'une  piastre  sur  6  millions 
de  pieds  d'arbres 4oOîO^<^ 

Douane  du  Caire,  Suez ,  Cosseir, 
Damiette,  Alexandrie,  et  Tinté- 
rieur 1,000,000 

^palthes  (i)  du  Caire  et  de 
toute  l'Egypte ,  y  compris  la  péche 
des  lacs  Mouzalet ,  Broulos ,  Hec- 
kat  et  du  Fayoume  (2).  - 3,333,334 

Bénéfice  sur  la  fabrication  de  la 
monnaie 5oo,ooo 

Id,  Sur  le  riz  dont  la  récolte  est 
calculée  à  1^0 ^ooo  ardebs  (3),  à 
5  talaris 75o,ooo 

Id.  sur  100,000  ardebs  graine  de 
lin ,  à  3  tal 3oo,ooo 

Id.  sur  le  lin  fabriqué  en  toile 
pour  la  consommation  du  pays  et 

(i)  Les  apalthes  sont  le  débit  exclusif  de  certains  produits  qu'on  afferme 
à  des  particuliers,  moyenant  un  prix  fixe.  Cette  institution,  qui  existe 
dans  tout  l'empire  ottoman ,  re'pond  exactement  à  celle  des  Fermes  de 
France  ,  avant  la  re'volution, 

(2)  Parmi  les  objets  soumis  aux  apaltbes  se  trouvent  le  droit  sur  les 
filles  publiques  ,  et  celui  sur  les  matières  fe'cales  pc'tries  en  formes  de 
galettes  auxquelles  on  donne  le  nom  de  ghille,  etse'che'es  au  soleil,  pour 
faire  du  feu. 

(3)  L'ardeb  produit  en  poids  i65  oqucs.  L'oque  e'galc  i  i/4  isil»  de 
Paris. 


36»  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

Beport .  .  .    '23,()()0,ooo  tal. 

Texportation 1,000,000 

Bénéfice  sur  le  lin  en  balles  pour 
l'étranger 25o,ooo 

Bénéfices  sur  les  cotons,  récolte 
estimée  à  3o,ooo  quint.,  à  5  tal. .  .      i,5oo,ooo 

Id.  sur  la  semence  dite  jugéo- 
line,  propre  à  faire  de  l'huile,  récolte 
estimée  à  5o,ooo  ardebs,  à  3  tal.  .  i5o,ooo 

Id.  Sur  l'encens,  les  dents  d'élé- 
phant, les  gommes,  les  sucres  ,  les 
saphranums,  les  laines,  la  soie  , 
l'indigo ,  et  différens  autres  pro- 
duits ,  environ i  ,000,000 

Id.  sur  les  nattes  ,  couffes ,  et 
tout  ce  qui  tient  à  cette  branche.  .  4^0?^^^ 

Id.  sur  5oo,ooo  ardebs  de  co- 
mestibles ,  tels  que  fèves  ,  orge , 
blés,  mais,  etc.,  qui  sortent  d'A- 
lexandrie pour  l'étranger,  au  comp- 
te du  commerce  ou  celui  du  vice- 
roi,  en  plus  ou  en  moins,  suivant 
les  demandes  de  l'extérieur,  à  1  tal.      i  ,000,000 

Id.  sur  les  mêmes  comestibles 
qui  sortent  de  l'Egypte  pour  l'Ara- 
bie, par  le  port  de  Cosselr,  quan- 
tité évaluée  à  260,000  ardebs,  à 
5  tal T,25o,ooo 


Total  des  recettes,  .    30,290,000  tal.  (1). 
(160,000,000  fr.) 


(i)  La  dlfFerence  dans  le  chiffre  du  béne'flce  provenant  des    expoita- 
ùons  parles  deux  porls  résulte  de  ce  que  le  vice-roi,  soit   qu'il  vende 


DU   COMMERCE,    DE  l'iNDIJSTRIE  ,    ETC.  363 

Les  dépenses  que  le  vice-roi  doil  faire  pour  réunir  el 
emmagasiner  les  comestibles,  cotons,  laines,  etc.,  sont 
rouvertes  et  au-delà  par  le  bénéfice  de  12  à  i5  pour 
cent  résultant  de  la  manière  dont  les  agensdu  gouverne- 
ment pèsent  et  mesurent  ces  divers  produits  lorsqu'ils 
leur  sont  délivrés  par  les  cultivateurs.  Ce  revenu,  qui  pa- 
raîtra énorme  si  on  le  compare  aux  ressources  actuelles 
de  l'Egypte  ,  résulte  en  partie ,  comme  on  le  voit ,  de  ce 
que  le  gouvernement  s'est  approprié  le  monopole  de 
presque  tous  ses  produits. 

ses  comesliblus  à  Alexandrie ,  soit  qu'il  les  envoie  sur  les  places  de  la 
^Ip'ditcrranc'e  ,  est  oblige'  de  se  conformeraux  prix  variables  de  ces  places, 
d'où  il  suit  qu'on  ne  peut  évaluer  le  be'ncfice  qu'à  un  terme  moyen  de 
2  tal. ,  tandis  que  ,  pour  l'exporlatlon  en  Arable  ,  il  est  le  seul  maître  du 
marche  ,  et  établit  un  ptlx  qui  lui  donne  un  bénéfice  net  de  5  tal.  par 
ardcb. 


FIN    DU    VINGT-SIXIEME    VOLUME. 


TABLE 


DES    MATIERES    DU   V  IN  GT -SIXIE  ME   VOLUME. 


Pag, 

Littérature.  —  Moderne  poésie  Scandinave.  {Foreign 

Quajterly  Reoieiv. ) 5 

Economie  rurale.  —  Des  plantations  d'arbres  fores- 
tiers. {Quarterly  Reoieœ.) 20 

Sciences  3iédicâles.  —  Des  lieux  les  plus  favorables 
au  rétablissement  des  malades  dont  la  poitrine  est 
affectée.  (  Lit.  Gaz.  ) 99 

Des  maisons    de  jeu    en  France   et  en  Angleterre. 

(JVestminster  Pieview.) lyS 

Politique.  — Délimitations  naturelles  des  éldXs.  {Ame- 
rican Journal  of  science  and  arts.  ) 202 

Industrie  —  L'opticien  Fraunhofer. .  {Edlnburgh  Philo- 
sophie alJoumal .)  223 

Voyages.-Statistique. —  I.  Premiers  voyageurs  euro- 
péens en  Asie.  (  Quarterly  Rcoiea\  ) 68 

2.  Terre  de  Yan  Dicmen  dans  TAustralic  [Asiaiic 
Journal.^ g  i 

3.  Documens  statistiques  sur  la  Grande-Bretagne. ...     97 

4.  Voyage  sur  le   fleuve  des  Amazones.  (  Monihly 
Rei'ieiV.) 234- 

Suicide  indien.  {North  American  Reçieiv  ) 255 

Mélanges.  —  i.  Le  dandy  espagnol.  {Monihly  Reoiea\)   \ii 
2.  Souvenirs  d'enfance.  {Friendship^s  Offering.) i34. 

5.  Comment  se  fait  un  journal.  Scènes  quotidiennes. 

(  Sharpe's  London  Magazine.) 271 

4..  Le  comte  de  Straffort.  [Exiractor.) 284 

Terence  le  tailleur.  (  Forget  me  not.  ) 109 


T.VDLK    DES    MATIÈHF.S.  365 

Pag. 

Le  PIQUE-NIQUE  OU  Préparatifs  pour  le  plaisir.  (  Nav 

Monihly  Magazine.  ) 298 

Nouvelles  des  Sciences,  du  Commerce,  de  l'Indus- 
trie ,  de  l'Agriculture i^-i  et  SSy 

Ornilhologie  américaine  ,  par  ]M.  Audubon.  —  La  plante  ae'ricnnc.  — 
Des  feux-follets.  —  Apparition  singulière  de  poissons  dans  des  lieux 
sans  communication  apparente  avec  des  rivières  ou  des  lacs.  —  Acide 
sulfurlque  natif  en  Amérique.  —  Efficacité  du  gaz  oxigène  pour  rap- 
peler les  noyés  à  la  vie.  —  Action  de  l'ammoniaque  sur  les  piqûres  des 
guêpes  et  des  abeilles  ,  et  contre  le  poison  des  serpens.  —  Aptitude  re- 
marquable d'un  enfant  pour  le  calcul.  —  Persécutions  dirigées  sur  le 
continent  contre  l'instruction  publique  elles  sciences.  — Etat  de  la  lit- 
térature périodique  en  Espagne. —  Entreprises  agricoles  faites  à  la  Nou- 
velle-Hollande.—  Nouveaux  états  de  l'Amérique  du  Sud.  —  Situation 
de  la  place  de  Londres.  —  Température  souterraine  aux  Etats-Unis.  — 
Rochers  de  corail.  —  Traits  caractéristiques  des  serpens  venimeux.  — 
Les  habitans  d'une  huître.  —  Ascension  sur  le  Schneehattan,  mon- 
tagne de  Norwège.  —  Population  et  revenu  public  de  l'Egypte. 


FIN  DE  LA  TAVLE  DES  MATIERES.