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Full text of "Notre-Dame de Paris"

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NOTRE-DAME 


DE   PARIS. 


TOME   PREMIER. 


(EiaiTIR®3  IDIB  ^TIKB'Ï®»  HWb^i 


POÉSIES. 

Odes  et  Ballades  ,    cinquième  édition ,  2  vol.  in-8°, 

ornés  de  gravures  et  vignettes.  —  Les  Orientales, 

cinquième  édition  ,    i   vol.   in-S",  orné  de  gravures. 

Prix  des  trois  volumes.  22  fr.  5o  c. 

Les  Orientales,  sixième  édition,  i  vol.  in-i8,  orné  de 

gravures.  6  fr. 

DRAMES. 

ÇromWell  ,  deuxième  édition ,  i  vol.  in-S".   7  fr.  5o  c. 
Hernani  ,  troisième  édition,  i  vol.  in-8°,  orné  d'une  gra- 
vure. 6  fr. 
.  '^.        ROMANS. 

Han  d'Islande  ,  troisième  édition  ,  4  vol.  in- 12.  12  fr. 
Bug  Jargal  ,  troisième  édition  ,  3  vol.  in-12.  g  fr. 

Le  Dernier  jour  d'un  Condamné  ,  quatrième  édition  , 

I  vol.  in- 12.  4  ^^' 

Notre-Dame  de  Paris  ,  1482.  Troisième  édition  ,  2  vol. 

in-S",  ornés  de  vignettes.  i5  fr. 


Sous  presse  : 

Le  Dernier  jour  d'un  Condamné  , 
BoG  Jargal , 
Han  d'Islande  , 

In-8",  avec  vignettes. 


P.\RIS.  —  IMPRIMERIE  DE  COSSON, 
Rue  Saint-GerDiaia-des-Prés,  n°  9. 


NOTRE-DAME 

DE  PARIS. 

PAR   VICTOR    HUGO, 

TROISIÈME  ÉDITION. 


PARIS, 

CHABLES  GOSSELIN,  I.IBRAIHE, 

RUE  SArNT-GEEMAIN-DES-rRÉs,   ^°   Q. 

M  DCCC  XXXI. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1831  notredamedepOl  hugo 


ÏL  y  a  quelques  années  qu'en  visitant 
ou,  pour  mieux  dire,  en  furetant  Notre- 
Dame  ,  l'auteur  de  ce  livre  trouva ,  dans 
un  recoin  obscur  de  l'une  des  tours ,  ce 
mot  grave  à  la  main  sur  le  mur  : 

ÀNÀTKH. 

Ces  majuscules  grecques  ,   noires  de 
vétusté  et  assez  profondément  entaillées 
I.  '  a 


dans  la  pierre,  je  ne  sais  quels  signes 
propres  à  la  calligrapbie  gothique  em- 
preints dans  leurs  formes  et  dans  leurs 
altitudes ,  comme  pour  révéler  que  c'é- 
tait une  main  du  moyen  âge  qui  les  avait 
écrites  là,  surtout  le  sens  lugubre  et  fatal 
qu'elles  renferment,  frappèrent  vivement 
l'auteur. 

Il  se  demanda,  il  chercha  a  deviner 
^  quelle  pouvait  être  l'àme  en  peine  qui 
n'avait  pas  voulu  quitter  ce  monde  sans 
laisser  ce  stigmate  de  crime  ou  de  mal- 
heur au  front  de  la  vieille  église. 

Depuis ,  on  a  badigeonné  ou  gratté  (je 
ne  sais  plus  lequel)  le  mur,  et  l'inscrip- 
tion a  disparu.  Car  c'est  ainsi  qu'on  agit 
depuis  tantôt  deux  cents  ans  avec  les  mer- 
veilleuses églises  du  moyen  âge.  Les  mu- 
tilations leur  viennent  de  toutes  parts , 
du  dedans  comme  du  dehors.  Le  prêtre 


les  badigeonne,  Parchitecte  les  gratte; 
puis  le  peuple  survient,  qui  les  démolit. 

Ainsi,  hormis  le  fragile  souvenir  que 
lui  consacre  ici  l'auteur  de  ce  livre ,  il  ne 
reste  plus  rien  aujourd'hui  du  mot  mys- 
térieux grave  dans  la  sombre  tour  de 
Notre-Dame,  rien  de  la  destinée  incon- 
nue qu'il  résumait  si  mélancoliquement. 
L'homme  cpii  a  écrit  ce  mot  sur  ce  mur 
s'est  effacé,  il  y  a  plusieurs  siècles,  du 
milieu  des  générations ,  le  mot  s'est  a 
son  tour  efface  du  mur  de  l'église,  l'é- 
glise elle-même  s'effacera  bientôt  peut- 
être  de  la  terre. 

C'est  sur  ce  mot  qu'on  a  fait  ce  livre. 

Mars  i83i. 


NOTRE-DAME 

DE  PARIS. 


LIVRE  PREMIER. 


T. 


Cil  a^ranÎJ'Jôalle. 


Il  y  a  aujourd'hui  trois  cent  quarante-huit 
ans  six  mois  et  dix-neuf  jours ,  que  les  Pari- 
siens s'éveillèrent  au  bruit  de  toutes  les  cloches 
sonnant  à  grande  volée  dans  la  triple  enceinte 
de  la  Cité,  de  l'Université  et  de  la  Ville. 

Ce  n'est  cependant  pas  un  jour  dont  l'his- 
toire ait  gardé  souvenir,  que  le  6  janvier  1 48a. 


4  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Rien  de  notable  dans  l'événement  qui  mettait 
ainsi  en  branle,  dès  le  matin,  les  cloches  et 
les  bourgeois  de  Paris.  Ce  n'était  ni  un  assaut 
de  Picards  ou  de  Bourguignons,  ni  une  châsse 
menée  en  procession,  ni  une  révolte  d'écoliers 
dans  la  vigne  de  Laas,  ni  une  entrée  de  notre 
dit  très-redouté  seigneur  monsieur  le  roi,  ni 
même  une  belle  pendaison  de  larrons  et  de  lar- 
ronnessesà  la  Justice  de  Paris.  Ce  n'était  pas  non 
plus  la  survenue,  si  fréquente  au  quinzième 
siècle ,  de  quelque  ambassade  chamarrée  et  em- 
panachée. Il  y  avait  à  peine  deux  jours  que  la 
dernière  cavalcade  de  ce  genre,  celle  des  am- 
bassadeurs flamands  chargés  de  conclure  le 
mariage  entre  le  dauphin  et  Marguerite  de 
Flandre ,  avait  fait  son  entrée  à  Paris  ,  au 
grand  ennui  de  monsieur  le  cardinal  de  Bour- 
bon qui  ,  pour  plaire  au  roi,  avait  dû  faire 
bonne  mine  à  toute  cette  rustique  cohue  de 
bourgmestres  flamands,  et  les  régaler,  en 
son  hôtel  de  Bourbon,  d'une  moult  belle  mo- 
ralité^ sotlie  et  farce ,  tandis  qu'une  pluie 
battante  mondait  à  *sa  porte  ses  magnifiques 
tapisseries. 

Le  6  janviei',  ce  qui  mettait  en  émotion  tout 
le  populaire  de  Paris,  comme  dit  Jean  de 
Troyes ,  c'était  la  double  solennité,  réunie  de- 


LA   GRAND  SALLE.  > 

puis  uij  temps  immémorial,  du  jour  des  rois 
et  de  la  fête  des  fous. 

Ce  jour-là ,  il  devait  y  avoir  feu  de  joie  à  la 
Grève ,  plantation  de  mai  à  la  chapelle  de 
Braque ,  et  mystère  au  Palais  de  Justice.  Le 
cri  en  avait  été  fait  la  veille  à  son  de  trompe 
dans  les  carrefours ,  par  les  gens  de  monsieur 
le  prévôt,  en  beaux  hoquetons  de  camelot 
violet,  avec  de  grandes  croix  blanches  sur  la 
poitrine. 

La  foule  des  bourgeois  et  des  bourgeoises 
s'acheminait  donc  de  toutes  parts  dès  le  matin,, 
maisons  et  boutiques  fermées ,  vers  l'un  des 
trois  endroits  désignés.  Chacun  avait  pris 
parti ,  qui  pour  le  feu  de  joie ,  qui  pour  le 
mai,  qui  pour  le  mystère.  Il  faut  dire,  à  l'é- 
loge de  l'antique  bon  sens  des  badauds  de  Pa- 
ris, que  la  plus  grande  partie  de  cette  foule  se 
dirigeait  vers  le  feu  de  joie,  lequel  était  tout-à- 
fait  de  saison,  ou  vers  le  mystère  qui  devait 
être  représenté  dans  la  grand'  salle  du  Palais, 
bien  couverte  et  bien  close;  et  que  les  curieux 
s'accordaient  à  laisser  le  pauvre  mai  mal  fleuri 
grelotter  tout  seul  sous  le  ciel  de  janvier,  dans 
le  cimetière  de  la  chapelle  de  Braque. 

Le  peuple  affluait  surtout  dans  les  avenues 
du  Palais  de  Justice,  parce  qu'on  savait  que 


6  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

les  ambassadeurs  flamands,  arrivés  de  la  sur-; 
veille ,  se  proposaient  d'assister  à  la  représen- 
tation du  mystère  et  à  l'élection  du  pape  des 
fous,  laquelle  devait  se  faire  également  dans 
la  grand'salle. 

Ce  n'était  pas  chose  aisée  de  pénétrer  ce 
jour-là  dans  cette  grand'salle ,  réputée  cepen- 
dantalorsla  plus  grande  enceinte  couverte  qui 
fût  au  monde  (il  est  vrai  qu» Sauvai  n'avait  pas 
encore  mesuré  la  grande  salle  du  château  de 
Montargis).  La  place  du  Palais,  encombrée  de 
peuple,  offrait  aux  curieux  des  fenêtres  l'as- 
pect d'une  mer,  dans  laquelle  cinq  ou  six  rues, 
comme  autant  d'embouchures  de  fleuves,  dé- 
gorgeaient à  chaque  instant  de  nouveaux  flots 
de  tètes.  Les  ondes  de  cette  foule,  sans  cesse 
grossies ,  se  heurtaient  aux  angles  des  maisons 
qui  s'avançaient  çà  et  là,  comme  autant  de  pro- 
montoires dans  le  bassin  irrégulier  de  la  place. 
Au  centre  de  la  haute  façade  gothique  ^  du  Pa- 

*  Le  mot  gothique  ,  dans  le  sens  où  on  l'emploie  gé- 
néralement ,  est  parfaitement  impropre  ,  mais  parfaite- 
ment consacré.  Nous  l'acceptons  donc ,  et  nous  l'adop- 
tons ,  comme  tout  le  monde ,  pour  caractériser  l'archi- 
tecture de  la  seconde  moitié  du  moyen  âge ,  celle  dont 
l'ogive  est  le  principe,  qui  succède  à  rarcliilccturc  de  la 
preniicre  période,  donl  le  pleiu-cinlrc  est  le  générateur. 


LA  GRAND  SALLE.  '] 

lais,  le  grand  escalier,  sans  relâche  remonté  et 
descendu  par  un  double  courant  qui,  après  s'être 
brisé  sous  le  perron  intermédiaire,  s'épandaità 
larges  vagues  sur  ses  deux  pentes  latérales  ;  le 
grand  escalier,  dis-je,  ruisselait  incessamment 
dans  la  place  comme  une  cascade  dans  un  lac. 
Les  cris,  les  rires,  le  trépignement  de  ces  mille 
pieds  faisaient  un  grand  bruit  et  une  grande 
clameur.  De  temps  en  temps  cette  clameur  et 
ce  bruit  redoublaient;  le  courant  qui  poussait 
toute  cette  foule  vers  le  grand  escalier  rebrous- 
sait, se  troublait,  tourbillonnait.  C'était  une 
bourrade  d'un  archer  ou  le  cheval  d'un  sergent 
de  la  prévôté  qui  ruait  pour  rétablir  l'ordre  ; 
admirable  tradition  que  la  prévôté  a  léguée  à 
la  connétablie,  la  connétablie  à  la  maréchaus- 
sée ,  et  la  maréchaussée  à  notre  gendarmerie 
de  Paris. 

Aux  portes,  aux  fenêtres,  aux  lucarnes,  sur 
les  toits,  fourmillaient  des  milliers  de  bon- 
nes figures  bourgeoises,  calmes  et  honnêtes, 
regardant  le  palais ,  regardant  la  cohue ,  et  n'en 
demandant  pas  davantage  ;  car  bien  des  gens 
à  Paris  se  contentent  du  spectacle  des  spec- 
tateurs, et  c'est  déjà  pour  nous  une  chose 
très-curieuse  qu'une  muraille  derrière  laquelle 
il  se  passe  quelque  chose. 


8  NOTRE-DA.M£   DE  PARIS. 

S'il  pouvait  nous  être  donné  à  nous,  hom- 
mes de  i83o,  de  nous  mêler  en  pensée  à  ces 
Parisiens  du  XV''  siècle  et  d'entrer  avec  eux , 
tiraillés,  coudoyés,  culbutés,  dans  cette  im- 
mense salle  du  Palais,  si  étroite  le  6  jan- 
vier 1482,  le  spectacle  ne  serait  ni  sans  inté- 
rêt ni  sans  charme ,  et  nous  n'aurions  autour 
de  nous  que  des  choses  si  vieilles  qu'elles  nous 
sembleraient  toutes  neuves. 

Si  le  lecteur  y  consent,  nous  essaierons  de 
retrouver  par  la  pensée  l'impression  qu'il  eût 
éprouvée  avec  nous  en  franchissant  le  seuil  de 
cette  grand'salle  au  milieu  de  cette  cohue  en 
surcot,  en  hoqueton  et  en  cotte-hardie. 

Et  d  abord,  bourdonnement  dans  les  oreil- 
les, éblouissement  dans  les  yeux.  Au  dessus 
de  nos  têtes  une  double  voûte  en  ogive  , 
lambrissée  en  sculptures  de  bois ,  peinte  d'a- 
zur, fleurdelisée  en  or;  sous  nos  pieds,  un 
pavé  alternatif  de  marbre  blanc  et  noir.  A 
quelques  pas  de  nous,  un  énorme  pilier,  puis 
un  autre,  puis  un  autre;  en  tout  sept  piliers 
dans  la  longueur  de  la  salle,  soutenant  au  mi- 
lieu de  sa  largeur  les  retombées  de  la  double 
voûte.  Autour  des  quatre  premiers  piliers, 
des  boutiques  de  marchands,  tout  étincelantes 
de   verre  et  de  clinquans  ;  autour  des  trois 


LA  GRAND  SALLE.  g 

derniers,  des  bancs  de  bois  de  chêne,  usés  et 
polis  par  le  haut-de-chausses  des  plaideurs  et 
Ja  robe  des  procureurs.  A  l'entour  de  la  salle , 
le  long  de  la  haute  muraille,  entre  les  portes, 
entre  les  croisées,  entre  les  piliers,  l'intermi- 
nable rangée  des  statues  de  tous  les  rois  de 
France  depuis  Pharamond  ;  les  rois  f'ainéans , 
les  bras  pendans  et  les  yeux  baissés  ;  les  rois 
vaillans  et  bataillards,  la  tête  et  les  mains  har- 
diment levées  au  ciel.  Puis  aux  longues  fenêtres 
ogives,  des  vitraux  de  mille  couleurs  ;  aux  lar- 
ges issues  de  la  salle,  de  riches  portes  finement 
sculptées;  et  le  tout,  voûtes,  piliers,  murail- 
les, chambranles,  lambris,  portes,  statues, 
recouverts  du  haut  en  basd'utie  splendide  en- 
luminure bleu  et  or,  qui,  déjà  un  peu  ternie 
à  l'époque  où  nous  la  voyons,  avait  presque 
entièrement  disparu  sous  la  poussière  et  les 
toiles  d'araignée  en  l'an  de  grâce  t^/^Q ,  où  Du 
Breul  l'admirait  encore  par  tradition. 

Qu'on  se  représente  maintenant  cette  im- 
mense salle  oblongue,  éclairée  de  la  clarté  bla- 
farde d'un  jour  de  janvier,  envahieparunefoule 
bariolée  et  bruyante  qui  dérive  le  long  des  murs 
et  tournoie  autour  des  sept  piliers,  et  l'on  aura 
déjà  une  idée  confuse  de  l'ensemble  du  tableau 


\ 


lO  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

dont  nous  allons  essayer  d'indiquer  plus  pré- 
cisément les  curieux  détails. 

Il  est  certain  que,  si  Ravaillac  n'avait  point 
assassiné  Henri  IV ,  il  n'y  aurait  point  eu  de 
pièces  du  procès  de  Ravaillac  déposées  au  greffe 
du  Palais  de  Justice;  point  de  complices  inté- 
ressés à  faire  disparaître  lesdites  pièces  ;  partant, 
point  d'incendiaires  obligés,  faute  de  meilleur 
moyen,  à  brûler  le  greffe  pour  brûler  les  pièces, 
et  à  brûler  le  Palais  de  Justice  pour  brûler  le 
greffe;  par  Conséquent  enfin ,  point  d'incendie 
de  1618.  Le  vieux  Palais  serait  encore  debout 
avec  sa  vieille  grand'salle;  je  pourrais  dire  au 
lecteur  :  Allez  la  voir;  et  nous  serions  ainsi 
dispensés  tous  deits,  moi  d'en  faire,  lui  d'en 
lire  une  description  telle  quelle.  —  Ce  qui 
prouve  cette  vérité  neuve  :  que  les  grands 
événemens  ont  des  suites  incalculables. 

Il  est  vrai  qu'il  serait  fort  possible  que  les 
complices  de  Ravaillac  ne  furent  pour  rien 
dans  l'incendie  de  161 8.  Il  en  existe  deux  au- 
tres explications  très  plausibles."^  D'abord ,  la 
grande  étoile  enflammée ,  large  d'un  pied , 
haute  d'une  coudée,  qui  tomba,  comme  cha- 
cun sait,  du  ciel  sur  le  Palais  le  7  mars  après 
minuit.  Ensuite ,  le  quatrain  de  Théophile  : 


LA  GRAND  SALLE.  I  I 

Celles ,  ce  fut  un  triste  jeu 
Quand  à  Paris  dame  Justice, 
Pour  avoir  mangé  trop  d'épicc  , 
Se  mit  tout  le  palais  en  feu. 

Quoi  qu'on  pense  de  cette  triple  explication 
politique,  physique,  poétique  ,  de  l'incendie 
du  Palais  de  Justice  en  1618,  le  fait  malheu- 
reusement certain,  c'est  l'incendie.  Il  reste 
bien  peu  de  chose  aujourd'hui,  grâce  à  cette 
catastrophe,  grâce  surtout  aux  diverses  res- 
taurations successives  qui  ont  achevé  ce  qu'elle 
avait  épargné  ;  il  reste  bien  peu  de  chose  de  cette 
première  demeure  des  rois  de  France ,  de  ce 
palais  aîné  du  Louvre ,  déjà  si  vieux  du  temps 
de  Plîilippe-le-Bel  qu'on  y  cherchait  les  traces 
des  magnifiques  bâtimens  élevés  par  le  roi 
Robert  et  décrits  par  Helgaldus.  Presque  tout 
a  disparu.  Qu'est  devenue  la  chambre  de  la 
chancellerie  où  samthouis co/isomina so/i  ma- 
riage ?  le  jardin  ou  il  rendait  la  justice  «  vêtu 
)i  d'une  cotte  de  camelot,  d'un  surcot  de  tircT 
»  taine  sans  manches ,  et  d'un  manteau  par 
«  dessus  de  sandal  noir,  couché^  sur  des  tapis, 
M  avec  Joinville  ?  »  Où  est  la  chambre  de  l'em- 
pereur Sigismond  ?  celle  de  Charles  IV  ?  celle 
de  Jean -sans- Terre  ?  Où  est  l'escalier  d'où 
Charles  VI  promulgua  son  édit  de  grâce  ?  la 


1 1  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

dalle  ou  Marcel  égorgea,  en  présence  du  dau- 
phin, Robert  de  Clermont  et  le  maréchal  de 
Champagne?  le  guichet  où  furent  lacérées  les 
bulles  de  l'anti-pape  Bénédict,  et  d'où  reparti- 
rent ceux  qui  les  avaient  apportées,  chappés 
et  mitres  en  dérision ,  et  faisant  amende  hono- 
rable par  tout  Paris  ?  et  la  grand'salle  avec  sa 
dorure,  son  azur,  ses  ogivea,  ses  statues,  ses 
piliers,  son  immense  voûte  toute  déchiquetée 
de  sculptures  ?  et  la  chambre  dorée  ?  et  le  lion 
cie  pierre  qui  se  tenait  à  la  porte,  la  tète  bais- 
sée, la  queue  entre  les  jambes,  comme  les  lions 
du  trône  de  Salomon,  dans  l'attitude  humiliée 
qui  convient  à  la  force  devant  la  justice?  et  les 
belles  portes?  et  les  beaux  vitraux?  et  les  fer- 
rures ciselées  qui  décourageaient  Biscornette? 
et  les  délicates  menuiseries  de  Du  Hancy  ?... 
Qu'a  fait  le  temps ,  qu'ont  fait  les  hommes  de 
ces  merveilles?  Que  nous  a-t-on  donné  pour 
tout  cela,  pour  toute  cette  histoire  gauloise, 
pour  tout  cet  art  gothique?  les  lourds  cintres 
surbaissés  de  M.  De  Brosse,  ce  gauche  archi- 
tecte du  portail  Saint-Gervais,  voilà  pour  l'ait  ; 
et  quant  à  l'histoire,  nous  avons  les  souvenirs 
bavards  du  gros  pilier,  encore  tout  retentis- 
sant des  commérages  des  Patru. 

Ce  n'est  pas  grand'chose.  —  Revenons  à  la 


LA  grand'salle.  i3 

véritable  grand' salle  du    véritable  vieux  Pa- 
lais. 

Les  deux  extrémités  de  ce  gigantesque  pa- 
rallélogramme étaient  occupées,  l'une  par  la 
fameuse  table  de  marbre  d'un  seul  morceau , 
si  longue,  si  large  et  si  épaisse  que  jamais  on 
ne  vit,  disent  les  vieux  papiers  terriers, dans 
un  style  qui  eût  donné  appétit  à  Gargantua, 
pareille  franche  de  marbre  ait  monde;  l'autre 
par  la  cbapelle  où  Louis  XI  s'était  fait 
sculpter  à  genoux  devant  la  Vierge,  et  où  il 
avait  fait  transporter,  sans  se  soucier  de  laisser 
deux  niches  vides  dans  la  file  des  statues 
royales,  les  statues  de  Charlemagne  et  de  saint 
Louis ,  deux  saints  qu'il  supposait  fort  en 
crédit  au  ciel  comme  rois  de  France.  Cette 
chapelle,  neuve  encore,  bâtie  à  peine  depuis 
six  ans,  était  toute  dans  ce  goût  charmant 
d'architecture  délicate,  de  sculpture  merveil- 
leuse, de  fine  etprofonde  ciselure  qui  marque 
chez  nous  la  fin  de  l'ère  gothique  et  se  perpé- 
tue jusque  vers  le  milieu  du  XVP  siècle  dans 
les  fantaisies  féeriques  de  la  renaissance.  La 
petite  rosace  à  jour,  percée  au  dessus  du 
portail ,  était  en  particulier  un  chef-d'œuvre 
de  ténuité  et  de  grâce  ;  on  eût  dit  une  étoile 
de  dentelle. 


l4  NOTRE- DAMi:   DE  PARIS. 

Au  milieu  de  la  salle ,  vis-à-vis  la  grande 
porte,  une  estrade  de  brocart  d'or,  adossée  au 
mur,  et  dans  laquelle  était  pratiquée  une  en- 
trée particulière  au  moyen  d'une  fenêtre  du 
couloir  de  la  chambre  dorée,  avait  été  élevée 
pour  les  envoyés  flamands  et  les  autres  gros 
personnages  conviés  à  la  représentation  du 
mystère. 

C'est  sur  la  table  de  marbre  que  devait , 
selon  l'usage,  être  représenté  le  mystère.  Elle 
avait  été  disposée  pour  cela  dès  le  matin;  sa 
riche  planche  de  marbre,  toute  rayée  par  les 
talons  de  la  bazoche ,  supportait  une  cage  de 
charpente  assez  élevée  dont  la  surface  supé- 
rieure, accessible  aux  regards  de  toute  la 
salle,  devait  servir  de  théâtre,  et  dont  l'inté- 
rieur, masqué  par  des  tapisseries ,  devait  tenir 
lieu  de  vestiaire  aux  personnages  de  la  pièce. 
Une  échelle ,  naïvement  placée  en  dehors , 
devait  établir  la  communication  entre  la  scène 
et  le  vestiaire ,  et  prêter  ses  roides  échelons 
aux  entrées  comme  aux  sorties.  Il  n'y  avait  pas 
de  personnage  si  imprévu,  pas  de  péripétie  ^ 
pas  de  coup  de  théâtre  qui  ne  fût  tenu  de 
monter  par  cette  échelle.  Innocente  et  véné- 
rable enfance  de  l'art  et  des  machines  ! 

Quatre  sergensdu  bailli  du  Palais,  gardiens 


LA-  grand'sallh.  i5 

obligés  de  tous  les  plaisirs  du  peuple  les  jours 
de  fête  comme  les  jours  d'exécution,  se  te- 
naient debout  aux  quatre  coins  de  la  table  de 
marbre. 

Ce  n'était  qu'au  douzième  coup  de  midi  son- 
nant à  la  grande  horloge  du  Palais  que  la 
pièce  devait  commencer.  C'était  bien  tard 
sans  doute  pour  une  représentation  théâtrale; 
mais  il  avait  fallu  prend^-e  l'heure  des  ambas- 
sadeurs. 

Or  toute  cette  multitude  attendait  depuis 
le  matin.  Bon  nombre  de  ces  honnêtes  curieux 
grelottaient  dès  le  point  du  jour  devant  le 
grand  degré  du  Palais:  quelques-uns  même  af- 
firmaient avoir  passé  la  nuit  en  travers  de  la 
grande  porte  pour  être  sûrs  d'entrer  les  pre- 
miers. La  foule  s'épaississait  à  tout  moment , 
et,  comme  une  eau  qui  dépasse  son  niveau, 
commençait  à  monter  le  long  des  murs,  à  s'en- 
fler autour  des  piliers,  à  déborder  sur  les  en- 
tablemens,  sur  les  corniches,  sur  les  appuis 
des  fenêtres,  sur  toutes  les  saillies  de  l'archi- 
tecture, sur  tous  les  reliefs  de  la  sculpture. 
Aussi  la  gêne,  l'impatience,  l'ennui,  la  li- 
berté d'un  jour  de  cynisme  et  de  folie,  les 
querelles  qui  éclataient  à  tout  propos  pour  un 
coude  pointu  ou  un  soulier  ferré,  la  fatigue 


l6  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

d'une  longue  attente ,  donnaient-elles  déjà , 
bien  avant  l'heare  où  les  ambassadeurs 
devaient  arriver ,  un  accent  aigre  et  amer  à 
la  clameur  de  ce  peuple  enfermé ,  emboîté, 
pressé ,  foulé ,  étouffé.  On  n'entendait  que 
plaintes  et  imprécations  contre  les  Fla- 
mands, le  prévôt  des  marchands,  le  cardinal 
de  Bourbon  ,  le  bailli  du  Palais ,  madame 
Marguerite  d'Autrici^,  les  sergensà  verge,  le 
froid,  le  chaud,  le  mauvais  temps,  Tévèque 
de  Paris,  le  pape  des  fous,  les  piliers,  les  sta- 
tues, cette  porte  fermée,  cette  fenêtre  ou- 
verte; le  tout  au  grand  amusement  des  bandes 
d'écoliers  et  de  laauais  disséminées  dans  la 
masse,  qui  mêlaient  à  tout  ce  mécontente- 
ment leurs  taquineries  et  leurs  malices,  et 
piquaient,  pour  ainsi  dire,  à  coups  d'épingles 
la  mauvaise  humeur  générale. 

Il  y  avait  entr'autres  un  groupe  de  ces 
joyeux  démons  qui,  après  avoir  défoncé  le  vi- 
trage d'une  fenêtre,  s'était  hardiment  assis  sur 
l'entablement,  et  de  là  plongeait  tour  à  tour 
ses  regards  et  ses  railleries  au  dedans  et  au 
dehors,  dans  la  fouie  de  la  salle  et  dans  la 
foule  de  la  place.  A  leurs  gestes  de  parodie, 
à  leurs  rires  éclatans,  aux  appels  goguenards 
qu'ils  échangeaient  d'un  bout  à  l'autre  de  la 


LA  GRAND  SALLE.  I7 

salle  avec  leurs  camarades,  il  était  aisé  de  ju- 
ger que  ces  jeunes  clercs  ne  partageaient  pas 
l'ennui  et  la  fatigue  du  reste  des  assistans,  et 
qu'ils  savaient  fort  bien,  pour  leur  plaisir  par- 
ticulier, extraire  de  ce  qu'ils  avaient  sous  les 
yeux  un  spectacle  qui  leur  faisait  attendre  pa- 
tiemment l'autre. 

—  Sur  mon  âme,  c'est  vous,  Joannes  Frollo 
de  Molendino  !  criait  l'un  d'eux  à  une  espèce 
de  petit  diable  blond,  à  jolie  et  maligne  figure, 
accroché  aux  acanthes  d'un  chapiteau;  vous 
êtes  bien  nommé  Jehan  du  Moulin,  car  vos 
deux  bras  et  vos  deux  jambes  ont  l'air  de 
quatre  ailes  qui  vont  au  vent.  —  Depuis  com- 
bien de  temps  ètes-vous  ici? 

—  Par  la  miséricorde  du  diable,  répondit 
Joannes  Frollo,  voilà  plus  de  quatre  heures, 
et  j'espère  bien  qu'elles  me  seront  comptées 
sur  mon  temps  de  purgatoire.  J'ai  entendu 
les  huit  chantres  du  roi  de  Sicile  entonner  le 
premier  verset  de  la  haute  messe  de  sept  heu- 
res dans  la  Sainte-Chapelle. 

—  De  beaux  chantres!  reprit  l'autre,  et  qui 
ont  la  voix  encore  plus  pointue  que  leur  bon- 
net! Avant  de  fonder  une  messe  à  monsieur 
saint  Jean ,  le  roi  aurait  bien  dû  s'informer  si 


l8  NOTRE-DAME   DK   PARIS. 

monsieur   saint  Jean  aime  le  latin  psalmodié 
avec  accent  provençal. 

—  C'est  pour  employer  ces  maudits  chan- 
tres du  roi  de  Sicile  qu'il  a  fait  cela  !  cria  ai- 
grement une  vieille  femme  dans  la  foule  au 
bas  de  la  fenêtre.  Je  vous  demande  un  peu! 
mille  livres  parisis  pour  une  messe  !  et  sur  la 
ferme  du  poisson  de  mer  des  halles  de  Paris  , 
encore  ! 

—  Paix!  vieille,  reprit  un  gros  et  grave  per- 
sonnage qui  se  bouchait  le  nez  à  côté  de  la 
marchande  de  poisson  ;  il  fallait  bien  fonder 
une  messe.  Vouliez-vous  pas  que  le  roi  retom- 
bât malade  ? 

—  Bravement  parlé ,  sire  Gilles  Lecornu , 
maître  pelletier- fourreur  des  robes  du  roi! 
cria  le  petit  écolier  cramponné  au  chapiteau. 

Un  éclat  de  rire  de  tous  les  écoliers  accueil- 
lit le  nom  malencontreux  du  pauvre  pelletier- 
fourreur  des  robes  du  roi. 

—  Lecornu  !  Gilles  Lecornu  ,  disaient  les 
uns. 

—  Cornutus  et  hirsutus,  reprenait  un  autre. 

—  Hé!  sans  doute,  continuait  le  petit  dé- 
mon du  chapiteau.  Qu'ont-ils  à  rire  ?  Honorable 
homme  Gilles  Lecornu,  frère  de  maître  Jehan 
I^ecornu,  prévôt  de  l'hôtel  du  roi,  fils  de  mai- 


LA  GRAND  SALLE.  Tq 

tre  Mahiet  Lecornu,  premier  portier  du  bois 
de  Vincennes ,  tous  bourgeois  de  Paris,  tous 
mariés  de  père  en  fils  ! 

La  gaîté  redoubla.  Le  gros  pelletier-four- 
reur, sans  répondre  un  mot,  s'efforçait  de  se 
dérober  aux  regards  fixés  sur  lui  de  tous  cô- 
tés; mais  il  suait  et  soufflait  en  vain:  tomme 
un  coin  qui  s'enfonce  dans  le  bois,  les  ef- 
forts qu'il  faisait  ne  servaient  qu'à  emboîter 
plus  solidement  dans  les  épaules  de  ses  voi- 
sins sa  large  face  apoplectique,  pourpre  de 
dépit  et  de  colère. 

Enfin  un  de  ceux-ci,  gros,  court  et  vénéra- 
ble comme  lui,  vint  à  son  secours. 

—  Abomination  !  des  écoliers  qui  parlent  de 
la  sorte  à  un  bourgeois!  de  mon  temps  on  les 
eût  fustigés  avec  un  fagot  dont  on  les  eût 
brûlés  ensuite. 

La  bande  entière  éclata. 

—  Holahée  !  qui  chante  Cetle  gamme?  quel 
est  le  chat-huant  de  malheur? 

—  Tiens,  je  le  reconnais,  dit  l'un;  c'est 
maître  Andry  Musnier. 

—  Parce  qu'il  est  un  des  quatre  libraii-es 
jurés  de  l'Université!  dit  l'autre. 

—  Tout  est  par  quatre  dans  cette  boutique , 
cria  un   troisième  :  les  quatre  nations,   les 


20  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

quatre  facultés,  les  quatre  fêtes,  les  quatre 
procureurs,  les  quatre  électeurs,  les  quatre 
libraires. 

—  Eh  bien,  reprit  Jehan  Frollo,  il  faut  leur 
faire  le  diable  à  quatre. 

—  Musnier,  nous  brûlerons  tes  livres. 

—  Musnier,  nous  battrons  ton  laquais. 

—  Musnier,  nous  chiffonnerons  ta  femme. 

—  La  bonne  grosse  mademoiselle  Oudarde. 

—  Qui  est  aussi  fraîche  et  aussi  gaie  que  si 
elle  était  veuve. 

—  Que  le  diable  vous  emporte  !  grommela 
maître  Andry  Musnier 

—  Maître  Andry ,  reprit  Jehan  toujours 
pendu  à  son  chapiteau,  tais-toi,  ou  je  te  tombe 
sur  la  tête  ! 

Maître  Andry  leva  les  yeux,  parut  mesurer 
un  instant  la  hauteur  du  pilier,  la  pesanteur 
du  drôle,  multiplia  mentalement  cette  pesan- 
teur par  le  carré  de  la  vitesse,  et  se  tut. 

Jehan,  maître  du  champ  de  bataille,  pour- 
suivit avec  triomphe  : 

—  C'est  que  je  le  ferais,  quoique  je  sois 
frère  d'un  archidiacre  ! 

— Beaux  sires,  que  nos  gens  de  l'Université! 
n'avoir  seulement  pas  fait  respecter  nos  privi- 
lèges dans  un  jour  comme  celui-ci!  Enfin,  ïI 


LA  GRAND  SALLE.  2  I 

y  a  mai  et  feu  de  joie  à  la  Ville  ;  mystère,  pape 
(les  fous  et  ambassadeurs  flamands  à  la  Cité  ; 
et  à  l'Université,  rien  ! 

—  Cependant  la  place  Maubert  est  assez 
grande  !  reprit  un  des  clercs  cantonnés  sur  la 
table  de  la  fenêtre. 

—  A  bas  le  recteur ,  les  électeurs  et  les  pro- 
cureurs !  cria  Joannes. 

—  Il  faudra  faire  un  feu  de  joie  ce  soir  dans 
le  Champ-Gaillard,  poursuivit  l'autre,  avec 
les  livres  de  maître  Andry. 

— Et  les  pupitres  des  scribes!  dit  son  voi- 
sin. 

—  Et  les  verges  des  bedeaux  ! 

—  Et  les  crachoirs  des  doyens  ! 

—  Et  les  buffets  des  procureurs! 

—  Et  les  huches  des  électeurs  ! 

—  Et  les  escabeaux  du  recteur! 

—  A  bas  !  reprit  le  petit  Jehan  en  faux- 
bourdon;  à  bas  maître  Andry,  les  bedeaux  et 
les  scribes;  les  théologiens,  les  médecins  et 
les  décrétistes;  les  procureurs,  les  électeurs  et 
le  recteur! 

—  C'est  donc  la  fin  du  monde!  murmura 
maître  Andry  en  se  bouchant  les  oreilles. 

—  A  propos,  le  recteur!  le  voici  qui  passe 
dans  la  place ,  cria  un  de  ceux  de  la  fenêtre^ 


i2  AOTRC-UAMK  ni:  PARiS. 

Ce  fiit  à  qui  se  retournerait  vers  la  place. 

—  Est-ce  que  c'est  vraiment  notre  vénéra- 
ble recteur  maître  Thibaut,  demanda  Jehan 
Frollo  du  Moulin  ,  qui,  s'étant  accroché  à  un 
pilier  de  l'intérieur,  ne  pouvait  voir  ce  qui  se 
passait  au  dehors. 

—  Oui,  oui,  répondirent  tous  les  autres; 
c'est  lui;  c'est  bien  lui,  maître  Thibaut  le  rec- 
teur. 

C'était  en  effet  le  recteur,  et  tous  les  digni- 
taires de  l'Université  qui  se  rendaient  proces- 
Rionnellement  au  devant  de  l'ambassade  et 
traversaient  en  ce  moment  la  place  du  Palais. 
Les  écoliers,  pressés  à  la  fenêtre,  les  accueil- 
irent  au  passage  avec  des  sarcasmes  et  des 
iipplaudissemens  ironiques.  Le  recteur  ,  qui 
marchait  en  tête  de  sa  compagnie  ,  essuya 
la  première  bordée;  elle  fut  rude. 

—  Bonjour,  monsieur  le  recteur!  Holahée  ! 
bonjour  donc  ! 

—  Comment  fait-il  pour  être  ici,  le  vieux 
joueur  ?  il  a  donc  quitté  ses  dés  ! 

—  Comme  il  trotte  sur  sa  mule!  elle  a  les 
oreilles  moins  longues  que  lui. 

—  Holahée!  bonjour,  monsieur  le  lecteur 
Thibaut  !  Tybalde  aleatorl  vieil  imbécile! 
vieux  joueur! 


LA  grawd'salle.  a 3 

—  Dieu  vous  garde!  avez-vous  fait  souvent 
double-six  cette  nuit  ? 

—  Oh  !  la  caduque  figure ,  plombée ,  tirée  et 
battue  pour  l'amour  du  jeu  et  des  dés  ! 

—  Où  allez-vous  comme  cela,  Thibaut,  Ty- 
balde  ad  dados,  tournant  le  dos  à  l'Université 
et  trottant  vers  la  ville  ? 

—  Il  va  sans  doute  chercher  un  logis  rue 
Thibautodé,  cria  Jehan  de  Moulin. 

Toute  la  bande  répéta  le  quolibet  avec  une 
voix  de  tonnerre  et  des  battemens  de  mains 
furieux. 

—  Vous  allez  chercher  logis  rue  Thibau- 
todé? n'est-ce  pas,  monsieur  le  recteur,  joueur 
de  la  partie  du  diable  ? 

Puis  ce  fut  le  tour  des  autres  dignitaires. 

—  A  bas  les  bedeaux!  à  bas  les  massiers! 
— ^Dis  donc,  Robin  Poussepain,  qu'est-ce 

que  c'est  donc  que  celui-là? 

—  C'est  Gilbert  de  Siiilly,  Gilbertus  de  So- 
liacOy  le  chancelier  du  collège  d'Autun. 

—  Tiens,  voici  mon  soulier  :  tu  es  mieux 
placé  que  moi;  jette-le  lui  par  la  figure. 

—  Saturnalitias  mittimus  ecce  jiuces. 

—  A  bas  les  six  tliéoiogiens  avec  leurs  sur- 
plis blancs! 

—  Ce  sont   là  les   ihéologiens?  je  croyais 


a4  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

que  c'étaient  six  oies  blanches  données  par 
Sainte-Geneviève  à  la  ville,  pour  le  fief  de 
Roogny. 

—  A  bas  les  médecins! 

—  A  bas  les  disputations  cardinales  et  quod- 
libétaires  ! 

—  A  toi  ma  coiffe,  chancelier  de  Sainte- 
Geneviève!  tu  m'as  fait  un  passe-droit. 

—  C'est  vrai  cela;  il  a  donné  ma  place  dans 
la  nation  de  Normandie  au  petit  Ascanio  Fal- 
zaspada,  qui  est  de  la  province  de  Bourges, 
puisqu'il  est  Italien. 

—  C'est  une  injustice,  dirent  tous  les  éco- 
liers. A  bas  le  chancelier  de  Sainte-Geneviève. 

—  Ho-hé!  maître  Joachim  de  Ladehors  1 
Ho-hé  !  Louis  Dahuille!  Ho-hé  !  Lambert  Hoc- 
tement  ! 

—  Que  le  diable  étouffe  le  procureur  de  la 
nation  d'Allemagne! 

— -Et  les  chapelains  de  la  Sainte-Chapelle, 
avec  leurs  aumusses  grises;  cum  tunicis  gri- 
sisl 

—  Seu  depellibus  grisis  fourratis  ï 

—  Holahée  !  les  maîtres  ès-arts  !  Toutes  les 
belles  chapes  noires!  toutes  les  belles  cha- 
pes rouges! 

—  Cela  fait  une  belle  queuç  au  recteur. 


LA  GRANd'sALLE.  2  5 

—  On  dirait  un  duc  de  Venise  qui  va  aux 
épousailles  de  la  mer. 

—  Dis  donc,  Jehan!  les  chanoines  de  Sainte - 
Geneviève  ! 

—  Au  diable  la  chanoinerie  ! 

—  Abbé  Claude  Choart  !  docteur  Claude 
Choart!  Est-ce  que  vous  cherchez  Marie-la- 
Giffarde? 

—  Elle  est  rue  de  Gluigny. 

—  Elle  fait  le  lit  du  roi  des  ribauds, 

—  Elle  paie  ses  quatre  deniers;  quatuor  de- 
narios. 

—  Autunum  bomhum. 

—  Voulez-vous  qu'elle  vous  paie  au  nez  ? 

—  Camarades  !  Maître  Simon  Sanguin ,  l'é- 
lecteur de  Picardie,  qui  a  sa  femme  en  croupe  ! 

—  Post  equitem  sedet  atra  cura. 

—  Hardi ,  maître  Simon  ! 

—  Bonjour,  monsieur  l'électeur! 

—  Bonne  nuit,  madame  l'électrice! 

—  Sont-ils  heureux  de  voir  tout  cela ,  disait 
en  so\v^\Taii\X  Joannes  de  Molendino  ^  toujours 
perché  dans  les  feuillages  de  son  chapiteau. 

Cependant  le  libraire  juré  de  l'Université , 
maître  Andry  Musnier,  se  penchait  à  l'oreille 
du  pelletier-fourreur  des  robes  du  roi ,  mai-» 
tre  Gilles  Lecornu. 


26  IVOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Je  VOUS  le  dis,  Monsieur,  c'est  la  fin  du 
monde.  On  n'a  jamais  vu  pareils  débordemens 
de  l'écolerie;  ce  sont  les  maudites  inventions 
du  siècle  qui  perdent  tout.  Les  artilleries,  les 
serpentines,  les  bombardes,  et  surtout  l'im- 
pression ,  cette  autre  peste  d'Allemagne.  Plus 
de  manuscrits,  plus  de  livres!  l'impression  tue 
la  librairie.  C'est  la  fin  du  monde  qui  vient. 

—  Je  m'en  aperçois  bien  aux  progrès  des 
étoffes  dé  velours,  dit  le  marchand-fourreur. 

En  ce  moment  midi  sonna. 

—  Ha  !...  dit  toute  la  foule  d'une  seule  voix. 

Les  écoliers  se  turent.  Puis  il  se  fit  un  grand 
remue-ménage  ;  un  grand  mouvement  de  pieds 
et  de  têtes;  une  grande  détonation  générale  de 
loux  et  de  mouchoirs;  chacun  s'arrangea,  se 
posta,  se  haussa,  se  groupa.  Puis  un  grand 
silence;  tousles  cous  restèrent  tendus, toutes  les 
bouchesouvertes,  tous  les  regards  tournés  vers 
la  table  de  marbre  :...  rien  n'y  parut.  Les  quatre 
sergens  du  bailli  étaient  toujours  là ,  roides  et 
immobiles  comme  quatre  statues  peintes. 
Tousles  yeux  se  tournèrent  vers  l'estrade  ré- 
servée aux  envoyés  flauiands.  La  porte  res- 
tait fermée,  et  l'estrade  vide.  Cette  foule  atten- 
dait depuis  le  matin  trois  choses  :  midi ,  l'am- 


LA  GRAND  SALLE.  27 

Lassade  de  Flandre,  lemvstère.  Midi  seul  était 
arrivé  à  l'heure. 

Pour  le  coup  c'était  trop  fort. 

On  attendit  une,  deux,  trois,  cinq  minutes, 
im  quart  d'heure;  rien  ne  venait.  L'estrade  de- 
meurait déserte;  le  théâtre,  muet.  Cependant 
à  l'impatience  avait  succédé  la  colère.  Les  pa- 
roles irritées  circulaient,  à  voix  basse  encore, 
il  est  vrai.  —  Le  mystère  !  le  mystère  !  niurmu- 
rait-on  sourdement.  Les  tètes  fertoentaient.Une 
tempête,  qui  ne  faisait  encore  que  gronder, 
flottait  à  la  surface  de  cette  foule.  Ce  fut  Jehan 
du  Moulin  qui  en   tira  la  première  étincelle. 

—  Le  mystère,  et  au  diable  les  Flamands  ! 
s"écria-t-il  de  toute  la  force  de  ses  poumons, 
en  se  tordant  comme  un  serpent  autour  de 
son  chiîpiteau. 

La  foule  battit  des  mains. 

—  Le  mystère,  répéta-t-elle ,  et  la  Flandre 
à  tous  les  diables!  , 

—  Il  nous  faut  le  mystère,  sur-le-champ, 
reprit  l'écolier;  ou  m'est  avis  que  nous  pen- 
dions le  bailli  du  Palais,  en  guise  de  comédie 
et  de  moralité. 

—  Bien  dit,  cria  le  peuple,  et  entamons  la 
pendaison  par  ses  sergens. 

Une  grande  acclamation  suivit.  Les  quatre 


a8  ' NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

pauvres  diables  commençaient  à  pâlir  et  à 
s'entre-regarder.  La  multitude  s'ébranlait  vers 
eux,  et  ils  voyaient  déjà  la  frêle  balustrade  de 
bois  qui  les  en  séparait  ployer  et  faire  ventre 
sous  la  pression  de  la  foule. 
Le  moment  était  critique. 

—  A  sac  !  à  sac  !  criait-on  de  toutes  parts. 
En  cet  instant,  la  tapisserie  du  vestiaire  que 

nous  avons  décrit  plus  haut,  se  souleva,  et 
donna  passage  à  un  personnage  dont  la  seule 
vue  arrêta  subitement  la  foule,  et  changea 
comme  par  enchantement  sa  colère  en  curio- 
sité. 

—  Silence!  silence! 

Le  personnage,  fort  peu  rassuré  et  tremblant 
de  tous  ses  membres,  s'avança  jusqu'au  bord 
de  la  table  de  marbre ,  avec  force  révérences 
qui,  à  mesure  qu'il  approchait,  ressemblaient 
de  plus  en  plus  à  des  génuflexions. 

Cependant  le  calme  s'était  à  peu  près  réta- 
bli. Il  ne  restait  plus  que  cette  légère  rumeur 
qui  se  dégage  toujours  du  silence  de  la  foule. 

—  Messieurs  les  bourgeois,  dit-il,  et  Mes- 
demoiselles lesbourgeoises,nous  devons  avoir 
l'honneur  de  déclamer  et  représenter  devant 
son  éminence  monsieur  le  cardinal  une 
très  belle  moralité ,  qui  a  nom  :  Le  bon  juge- 


LA  GRAND  SALLE,  29 

ment  de  madame  la  vierge  Marie.  C'est  moi 
qui  fais  Jupiter.  Son  éminence  accompagne 
en  ce  moment  l'ambassade  très-honorable  de 
monsieur  le  duc  d'Autriche;  laquelle  est  rete- 
nue, à  l'heure  qu'il  est,  à  écouter  la  harangue  de 
monsieur  le  recteur  de  l'Université ,  à  la  porte 
Baudets.  Dès  que  l'éniinentissime  cardinal 
sera  arrivé,  nous  commencerons. 

Il  est  certain  qu'il  ne  fallait  rien  moins  que 
l'intervention  de  Jupiter  pour  sauver  les  qua- 
tre malheureux  sergens  du  bailli  du  Palais.  Si 
nous  avions  le  bonheur  d'avoir  inventé  cette 
très  véridique  histoire,  et  par  conséquent  d'en 
être  responsable  par  devant  Notre-Dame  la 
Critique  ,  ce  n'est  pas  contre  nous  qu'on  pour- 
rait invoquer  en  ce  moment  le  précepte  clas- 
sique :  Nec  Deus  intersit.  Du  reste,  le  costume 
du  seigneur  Jupiter  était  fort  beau,  et  n'avait 
pas  peu  contribué  à  calmer  la  foule  en  attirant 
toute  son  attention.  Jupiter  était  vêtu  d'une 
brigandine  couverte  de  velours  noir,  à  clous 
dorés;  il  était  coiffé  cFun  bicoquet  garn*  de 
boutons  d'argent  dorés;  et,  n'était  le  rouge  et 
la  grosse  barbe  qui  couvraient  chacun  une 
moitié  de  son  visage,  n'était  le  rouleau  de 
carton  doré,  semé  de  passequilles  et  tout  hé- 
rissé de  lanières  de  clinquant  qu'il  portait  à  la 


3o  IVOTRE-DAME   DE  PABIS. 

main  et  dans  lequel  des  yeux  exercés  recon- 
naissaient aisément  la  foudre,  n'était  ses  pieds 
couleur  de  chair  et  enrubannés  à  la  grecque, 
il  eût  pu  supporter  la  comparaison ,  pour  la 
sévérité  de  sa  tenue,  avec  un  archer  breton 
du  corps  de  monsieur  de  Berry. 


ir. 


jpterrc  €  rinfjoirc. 


Cependant,  tandis  qu'il  haranguait,  la  sa- 
tisfaction, l'admiration  unanimement  excitées 
par  son  costume,  se  dissipaient  à  ses  paroles  ; 
et  quand  il  arriva  à  cette  conclusion  malen- 
contreuse, «  Dès  que  l'éniinentissime  cardi- 
»  nal  sera  arrivé,  nous  commencerons,  w  sa 
voix  se  perdit  dans  un  tonnerre  de  huées. 


Sa  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Commencez  tout  de  suite!  Le  mystère! 
le  mystère  tout  de  suite  !  criait  le  peuple. 
Et  l'on  entendait  par  dessus  toutes  les  voix 
celle  de  Joannes  de  Molendino ,  qui  perçait 
la  rumeur  comme  le  fifre  dans  un  charivari 
de  Nîmes  :  Commencez  tout  de  suite  !  glapis- 
sait l'écolier. 

—  A  bas  Jupiter  et  le  cardinal  de  Bourbon  ! 
vociféraient  Robin  Poussepain  et  les  autres 
clercs  juchés  dans  la  croisée. 

—  Tout  de  suite  la  moralité!  répétait  la 
foule;  sur-le-champ!  tout  de  suite!  le  sac  et 
la  corde  aux  comédiens  et  au  cardinal! 

Le  pauvre  Jupiler,  hagard,  effaré,  pâle  sous 
son  rouge,  laissa  tomber  sa  foudre,  prit  à  la 
main  son  bicoquet;  puis  il  saluait  et  tremblait 
en  balbutiant  :  Son  éminence....  les  ambassa- 
deurs... madame  Marguerite  de  Flandre...  Il  ne 
savait  que  dire.  Au  fond,  il  avait  peur  d'être 
pendu. 

Pendu  parla  populace  pour  attendre,  pendu 
par  le  cardinal  pour  n'avoir  pas  attendu,  il  ne 
voyait  des  deux  côtés  qu'un  abîme,  c'est-à- 
dire,  une  potence. 

Heureusement  quelqu'un  vint  le  tirer  d'em- 
barras et  assumer  la  responsabilité. 

Un  individu  qui  se  tenait  en  deçà  de  la  ba- 


PIERRE  GRINGOIRE,  33 

lustrade ,  dans  l'espace  laissé  libre  autour  de 
la  table  de  marbre,  et  que  personne  n'avait  en- 
core aperçu,  tant  sa  longue  et  mince  personne 
était  complètement  abritée  dé  tout  rayon  vi- 
suel par  le  diamètre  du  pilier  auquel  il  était 
adossé;  cet  individu,  disons-nous,  grand,  mai- 
gre, blême,  blond,  jeune  encore,  quoique 
déjà  ridé  au  front  et  aux  joues,  avec  des  yeux 
brillans  et  une  bouche  souriante ,  vêtu  d'une 
serge  noire,  râpée  et  lustrée  de  vieillesse ,  s'ap- 
procha de  la  table  de  marbre  et  fit  un  signe 
au  pauvre  patient.  Mais  l'autre,  interdit^  ne 
voyait  pas. 

Le  nouveau  venu  fit  un  pas  de  jdIus  : 

—  Jupiter  !  dit-il,  mon  cher  Jupiter  ! 
L'autre  n'entendait  point. 

Enfin  le  grand  blond ,  impatienté ,  lui  cria 
presque  sous  le  nez  : 

—  Michel  Giborne  ! 

—  Qui  m'appelle?  dit  Jupiter,  comme  éveillé 
en  sursaut. 

—  Moi,  répondit  le  personnage  vêtu  de 
noir. 

—  Ah  !  dit  Jupiter. 

—  Commencez  tout  de  suite ,  reprit  l'autre. 
Satisfaites  le  populaire;  je  me  charge  d'apaiser 

I.  3 


34  NOTRE-DAME  DE   PARTS. 

monsieur  le  bailli  qui  apaisera  monsieur  le 
cardinal. 

Jupiter  respira. 

—  Messeigneurs  les  bourgeois,  cria-t-il  de 
toute  la  force  de  ses  poumons  à  la  foule  qui 
continuait  de  le  huer,  nous  allons  commen- 
cer tout  de  suite. 

—  Evoe ,  Juppiter!  Plaudite^  cwes  !  crièrent 
les  écoliers. 

—  Noël!  Noël!  cria  le  peuple. 

Ce  fut  un  battement  de  mains  assourdis- 
sant, et  Jupiter  était  déjà  rentré  sous  sa  tapis- 
serie que  la  salle  tremblait  encore  d'acclama- 
tions. 

Cependant  le  personnage  inconnu  qui  avait 
si  magiquement  changé  la  tempête  en  bonace^ 
comme  dit  notre  vieux  et  cher  Corneille, 
était  modestement  rentré  dans  la  pénombre 
de  son  pilier,  et  y  serait  sans  doute  resté  in- 
visible, immobile  et  muet  comme  auparavant, 
s'il  n'en  eût  été  tiré  par  deux  jeunes  femmes 
qui,  placées  au  premier  rang  des  spectateurs, 
avaient  remarqué  son  colloque  avec  Michel 
Giborne-Jupit(M". 

—  Maître,  dit  Tune  d'elles  en  lui  faisant 
signe  de  s'approcher... 

- —  Taisez-vous  donc,   ma  chère  T.iénarde, 


PIERRE  GRINGOIRE.  35 

dit  sa  voisine,  jolie,  fraîche,  et  toute  brave  à 
force  d'être  endimanchée.  Ce  n'est  pas  un 
clerc,  c'est  un  laïque;  il  ne  faut  pas  dire  maî- 
tre^ mais  bien  messire. 

—  Messire ,  dit  Liénarde. 
L'inconnu  s'approcha  de  la  balustrade. 

—  Que  voulez-vous  de  moi,  mesdamoiselles? 
deraanda-t-il  avec  empressement. 

—  Oh!  rien,  dit  Liénarde  toute  confuse! 
C'est  ma  voisine  Gisquette-la-Ocncienne,  qui 
veut  vous  parler. 

—  Non  pas,  reprit  Gisquette  en  rougissant; 
c'est  Liénarde  qui  vous  a  dit.  Maître;  je  lui 
ai  dit  qu'on  disait  Messire. 

Les  deux  jeunes  filles  baissaient  les  yeux. 
L'autre,  qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de 
lier  conversation,  les  regardait  en  souriant  : 

—  Vous  n'avez  donc  rien  à  me  dire ,  mes- 
damoiselles ? 

—  Oh!  rien  du  tout,  répondit  Gisquette. 

—  Rien ,  dit  Liénarde. 

Le  grand  jeune  homme  blond  fit  un  pas 
pour  se  retirer  ;  mais  les  deux  curieuses  n'a- 
vaient pas  envie  de  lâcher  prise. 

—  .Messire,  dit  vivement  Gisquette  avec 
l'impétuosité  d'un;e  écluse  qui  s'ouvre  ou  d'une 
femme  qui  prend  son  parti,  vous  connaissez 


36  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

donc  ce  soldat  qui  va  jouer  le  rôle  de  madame 
la  Vierge  dans  le  mystère  ? 

—  Vous  voulez  dire  le  rôle  de  Jupiter?  re- 
prit l'anonyme. 

— Hé  !  oui,  dit  Liénarde  !  est-elle  bête  !  Vous 
connaissez  donc  Jupiter? 

—  Michel  Giborne?  répondit  l'anonyme; 
oui ,  madame. 

—  Il  a  une  fière  barbe!  dit  Liénarde. 

—  Cela  sera-t'il  beau,  ce  qu'ils  vont  dire  là 
dessus  ?  demanda  timidement  Gisquette. 

—  Très-beau,  madamoiselle,  répondit  l'a- 
nonyme sans  la  moindre  hésitation. 

—  Qu'est-ce  que  ce  sera?  dit  Liénarde. 

—  Le  bon  jugement  de  madame  la  Vierge, 
moralité,  s'il  vous  plaît,  madamoiselle. 

—  Ah  '.c'est  différent,  reprit  Liénarde. 
Un  court  silence  suivit.  L'inconnu  le  rom- 
pit : 

—  C'est  une  moralité  toute  neuve,  et  qui 
n'a  pas  encore  servi. 

—  Ce  n'est  donc  pas  la  même ,  dit  Gisquette, 
que  celle  qu'on  a  donnée  il  y  a  deux  ans ,  le 
jour  de  l'entrée  de  monsieur  le  légat,  et  où  il 
y  avait  trois  belles  filles  faisant  personnages... 

—  De  syrènes ,  dit  Liénarde. 

—  Et  toutes  nues,  ajouta  le  jeune  homme. 


PIERRE  GRINGOIRE.  87 

Liénarde  baissa  pudiquement  les  yeux.  Gis- 
quette  la  regarda,  et  en  fit  autant.  Il  poursui- 
vit en  souriant  : 

—  C'était  chose  bien  plaisante  à  voir.  Au- 
jourd'hui c'est  une  moralité  faite  exprès  pour 
madame  la  demoiselle  de  Flandre. 

—  Chantera-t-on  des  bergerettes  ?  demanda 
Gisquette.  , 

—  Fi!  dit  l'inconnu,  dans  une  moralité!  il 
ne  faut  pas  confondre  les  genres.  Si  c'était  une 
sottie,  à  la  bonne  heure. 

—  C'est  dommage,  repritGisquette.  Ce  jour- 
là  il  y  avait  à  la  fontaine  du  Ponceau  des  hora- 
mes  et  des  femmes  sauvages  qui  se  combat- 
taient et  faisaient  plusieurs  contenances  en 
chantant  de  petits  motets  et  des  bergerettes. 

—  Ce  qui  convient  pour  un  légat,  dit  assez 
sèchement  l'inconnu,  ne  convient  pas  pour 
une  princesse. 

—  Et  près  d'eux,  reprit  Liénarde,  joiUaient 
plusieurs  bas  instrumens  qui  rendaient  de 
grandes  mélodies. 

—  Et  pour  rafraîchir  les  passans,  continua 
Gisquette,  la  fontaine  jetait  par  trois  bou- 
ches, vin,  lait  et  hypocras,  dont  buvait  qui 
voulait. 

— ■  Et  un  peu  au  dessous  du  Ponceau,  pour- 


38  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

suivit  Liéiiarde,  à  la  Trinité,  ily  avait  une  pas- 
sion par  personnages ,  et  sans  parler. 

—  Si  je  m'en  souviens  !  s'écria  Gisquette  : 
Dieu  en  la  croix,  et  les  deux  larrons  à  droite 
et  à  gauche! 

Ici  les  jeunes  commères ,  s'échauffant  au 
souvenir  de  l'entrée  de  monsieur  le  légat,  se 
mirent  à  parler  à  la  fois. 

—  Et  plus  avant,  à  la  Porte  aux  Peintres,  il  y 
avait  d'autres  personnes  très-richement  ha- 
billées. 

—  Et  à  la  fontaine  Saint-Innocent,  ce  chas- 
seur qui  poursuivait  une  biche  avec  grand 
bruit  de  chiens  et  de  trompes  de  chasse  ! 

—  Et  à  la  boucherie  de  Paris,  ces  écha- 
fauds  qui  figuraient  la  Bastille  de  Dieppe! 

—  Et  quand  le  légat  passa,  tu  sais,  Gis- 
quette ?  on  donna  l'assaut,  et  les  Anglais  eurent 
tous  les  gorges  coupées. 

—  Et  contre  la  porte  duChâtelet,  il  y  ava.it 
de  très-beaux  personnages! 

—  Et  sur  le  Pont  au  Change,  qui  était  tout 
tendu  par  dessus  ! 

—  Et  quand  le  légat  passa,  on  laissa  voler 
sur  le  pont  plus  de  deux  cents  douzaines  cle 
toutes  sortes  d'oiseaux;  c'était  très-beau,  Lié- 
narde. 


PIERRE  GRINGOIRE.  39 

—  Ce  sera  plus  beau  aujourd'hui ,  reprit 
enfin  leur  interlocuteur  qui  semblait  les  écou- 
ter avec  impatien  ce. 

—  Vous  nous  promettez  que  ce  mystère 
sera  beau  ?  dit  Gisquette. 

—  Sans  doute,  répondit-il;  puis  il  ajouta 
avec  une  certaine  emphase: 

—  Mesdamoiselles,  c'est  moi  qui  en  suis 
l'auteur. 

—  Vraiment?  dirent  les  jeunes  filles,  tout 
ébahies. 

—  Vraiment!  répondit  le  poète  en  se  ren- 
gorgeant légèrement;  c'est-à-dire,  nous  som- 
mes deux:  Jehan  Marchand,  qui  a  scié  les 
planches ,  et  dressé  la  charpente  du  théâtre  et 
la  boiserie,  et  moi  qui  ai  fait  la  pièce.  —  Je 
m'appelle  Pierre  Gringoire.  * 

L'auteur  du  Cid  n'eût  pas  dit  avec  plus  de 
fierté  :  Pierre  Corneille. 

Nos  lecteurs  ont  pu  observer  qu'il  avait  déjà 
dîis'écouler  un  certain  tempsdepuis  le  moment 
où  Jupiter  était  rentré  sous  la  tapisseriejusqu'à 
l'instant  où  l'auteur  de  la  moralité  nouvelle  s'é- 
tait révélé  ainsi  brusquement  à  l'admiration 
naïve  de  Gisquette  et  de  Liénarde.  Chose  remar- 
quable :  toute  cette  foule,  quelques  minutes  au.- 
jjaravant  si  tumultueuse,  attendait  maintenant 


4g  NOTRE-DAME  DE  PAEIS. 

avec  mansuétude,  sur  la  foi  du  comédien;  ce 
qui  prouve  cette  vérité  éternelle  et  tous  les 
jours  encore  éprouvée  dans  nos  théâtres,  que 
le  meilleur  moyen  de  faire  attendre  patiem- 
ment le  public  ,  c'est  de  lui  affirmer  qu'on  va 
commencer  tout  de  suite. 

Toutefois  l'écolier  Joannes  ne  s'endormait 
pas. 

—  Holahée!  cria-t-il  tout-à-coup  au  milieu 
de  la  paisible  attente  qui  avait  succédé  au  trou- 
ble. Jupiter,  madame  la  Vierge,  bateleurs  du 
diable!  vous  gaussez-vous?  la  pièce!  la  pièce! 
commencez,  ou  nous  recommençons! 
'Il  n'en  fallut  pas  davantage. 

Une  musique  de  hauts  et  bas  instrumens  se 
fit  entendre  de  l'intérieur  de  l'échafaudage;  la 
tapisseriç  se  souleva;  quatre  personnages  ba- 
riolés et  fardés  en  sortirent,  grimpèrent  la 
roide  échelle  du  théâtre,  et,  parvenus  sur  la 
plate-forme  supérieure,  se  rangèrent  en  ligne 
devant  le  public,  qu'ils  saluèrent  profondé- 
ment; alors  la  symphonie  se  tut.  C'était  le 
mystère  qui  commençait. 

Les  quatre  personnages ,  après  avoir  large- 
ment recueilli  le  paiement  de  leurs  révérences 
en  applaudissemens ,  entamèrent,  au  milieu 
d'un  religieux  silence,  un  prologue  dont  nous 


PIERRE  GRINGOIRF.  ^l 

faisons  volontiers  grâce  au  lecteur.  Du  reste, 
ce  qui  arrive  encore  de  nos  jours ,  le  pu- 
blic s'occupait  encore  plus  des  costumes 
qu'ils  portaient  que  du  rôle  qu'ils  débitaient; 
et  en  vérité ,  c'était  justice.  Ils  étaient  vêtus 
tous  quatre  de  robes  rai-parties  jaune  et  blanc, 
qui  ne  se  distinguaient  entr'elles  que  par  Ja 
nature  de  l'étoffe;  la  première  était  en  bro- 
cart or  et  argent,  la  deuxième  en  soie,  la 
troisième  en  laine,  la  quatrième  en  toile.  Le 
premier  des  personnages  portait  en  main 
droite  une  épée,  le  second  deux  clefs  d'or,  le 
troisième  une  balance ,  le  quatrième  une 
bêche;  et  pour  aider  les  intelligences  pares- 
seuses qui  n'auraient  pas  vu  clair  à  travers  la 
transparence  de  ces  attributs,  on  pouvait  lire 
en  grosses  lettres  noires  brodées  :  au  bas  de  la 
robe  de  brocart,  je  m'appelle  Noblesse;  au 
bas  de  la  robe  de  soie ,  je  m'appelle  Clergé  ; 
au  bas  de  la  robe  de  laine,  je  m'appelle  Mar- 
chandise; au  bas  de  la  robe  de  toile,  je  m'ap- 
pelle Labour.  Le  sexe  des  deux  allégories 
mâles  était  clairement  indiqué  à  tout  specta- 
teur judicieux  par  leurs  robes  moins  longues 
et  par  la  cramignole  qu'elles  portaient  en  tête, 
tandis  que  les  deux  allégories  femelles,  moins 
court  vêtues,  étaient  coiffées  d'un  chaperon. 


f\1  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Il  eut  fallu  aussi  beaucoup  de  mauvaise  vo- 
lonté pour  ne  pas  comprendre ,  à  travers  la 
poésie  (lu  prologue,  q!ie  Labour  était  marié  à 
Marchandise  et  Clergé  à  Noblesse,  et  que  les 
deux  heureux  couples  possédaient  en  commun 
un  magnifique  dauphin  d'or,  qu'ils  préten- 
daient n'adjuger  qu'à  la  plus  belle.  Ils  allaient 
donc  par  le  monde  cherchant  et  quêtant  cette 
beauté,  et  après  avoir  successivement  rejeté 
la  reine  de  Golconde,  la  princesse  de  Trébi- 
sonde ,  la  fille  du  Grand-Khan  de  Tarta- 
rie,  etc.,  etc.  Labour  et  Clergé,  Noblesse  et 
Marchandise  étaient  *venus  se  reposer  sur 
la  table  de  marbre  du  palais  de  Justice,  en 
débitant  devant  l'honnête  auditoire  autant 
de  sentences  et  de  maximes  qu'on  en  pouvait 
alors  dépenser  à  la  Faculté  des  arts  aux  exa- 
mens, sophismes,  déterminances,  figures  et 
actes,  où  les  maîtres  prenaient  leurs  bonnets 
de  licence. 

Tout  cela  était  en  effet  très-beau. 

Cependant,  dans  cette  foule  sur  laquelle 
les  quatre  allégories  versaient  à  qui  mieux 
mieux  des  flots  de  métaphores,  il  n'y  avait 
pas  une  oreille  plus  attentive,  pas  un  cœur 
plus  palpitant,  pas  un  œil  plus  hagard,  pas 
un  cou   plus   tendu,    que    l'œil,  l'oreille,   le 


PIERRE   GRINGOIRE.  43 

COU  et  le  cœur  de  l'auteur ,  du  poète ,  de  ce 
brave  Pierre  Gringoire,  qui  n'avait  pu  résister, 
le  moment  d'auparavant ,  à  la  joie  de  dire  son 
nom  à  deux  jolfes  filles.  Il  était  retourné  à  quel- 
ques pas  d'elles,  derrière  son  pilier;  et  là,  il 
écoutait,  il  regardait,  il  savourait.  Les  bien- 
veillans  applaudissemens  qui  avaient  accueilli 
le  début  de  son  prologue  retentissaient  encore 
dans  ses  entrailles,  et  il  était  complètement 
absorbé  dans  cette  espèce  de  contemplation 
extatique,  avec  laquelle  un  auteur  voit  ses 
idées  tomber  une  à  une  de  la  bouche  de  l'ac- 
teur dans  le  j silence  d'un  vaste  auditoire. 
Digne  Pierre  Gringoire! 

Il  nous  en  coûte  de  le  dire,  mais  cette  pre- 
mière extase  fut  bien  vite  troublée.  A  peine 
Gringoire  avait-il  approché  ses  lèvres  de  cette 
coupe  enivrante  de  joie  et  de  triomphe ,  qu'une 
goutte  d'amertume  vint  s'y  mêler. 

Un  mendiant  déguenillé,  qui  ne  pouvait 
faire  recette,  perdu  qu'il  était  au  milieu  de  la 
foule,  et  qui  n'avait  sans  doute  pas  trouvé  suf- 
fisante indemnité  dans  les  poches  de  ses  voi- 
sins, avait  imaginé  de  se  jucher  sur  quelque 
point  en  évidence,  pour  attirer  les  regards  et 
les  aumônes.  Il  s'était  donc  hissé  pendant  les 
premiers  vers  du  prologue,  à  l'aide  des  piliers 


44  NOTRE-DAME   DE  PARIS. 

de  l'estrade  réservée,  jusqu'à  la  corniche  qui 
en  bordait  la  balustrade  à  sa  partie  inférieure  ; 
et  là,  il  s'était  assis,  sollicitant  l'attention  et  la 
pitié  de  la  multitude,  avec  ses  haillons  et  une 
plaie  hideuse  qui  couvrait  son  bras  droit.  Du 
reste  il  ne  proférait  pas  une  parole. 

Le  silence  qu'il  gardait  laissait  aller  le  pro- 
logue sans  encombre  ,  et  aucun  désordre  sen- 
sible ne  serait  survenu,  si  le  malheur  n'eût 
voulu  que  l'écolier  Joannes  avisât,  du  haut  de 
son  pilier,  le  mendiant  et  ses  simagrées.  Un 
fou  rire  s'empara  du  jeune  drôle,  qui,  sans  se 
soucier  d'interrompre  le  spectacle  et  de  trou- 
bler le  recueillement  universel ,  s'écria  gaillar- 
dement :  , 

—  Tiens  !  ce  malingreux  qui  demande 
l'aumône! 

Quiconque  a  jeté  une  pierre  dans  une  mare 
à  grenouilles,  ou  tiré  un  coup  de  fusil  dans 
une  volée  d'oiseaux ,  peut  se  faire  une  idée  de 
Feffet  que  produisirent  ces  paroles  incongrues, 
au  milieu  de  l'attention  générale.  Gringoire 
en  tressaillit,  comme  d'une  secousse  électri- 
que. Le  prologue  resta  court,  et  toutes  les 
têtes  se  retournèrent  en  tumulte  vers  le  men- 
diant, qui,  loin  de  se  déconcerter,  vit  dans  cet 
^icident  une.  bonne  occasion  de  récolte,  et  se 


PIERRE  GRINGOIRE.  4^ 

mit  à  dire  d'un  air  dolent,  enfermant  ses  yeux 
à  demi  :  —  La  charité,  s'il  vous  plaît! 

— Eh  mais,...  sur  mon  âme,  reprit  Joannes, 
c'est  Clopin  Trouillefou.  Holahée!  l'ami,  ta 
plaie  te  gênait  donc  à  la  jambe ,  que  tu  l'as 
mise  sur  ton  bras  ? 

En  parlant  ainsi  ,^1  jetait,  avec  une  adresse 
de  singe,  un  petit-blanc  dans  le  feutre  gras 
que  le  mendiant  tendait  de  son  bras  malade. 
Le  mendiant  reçut,  sans  broncher,  l'aumône 
et  le  sarcasme,  et  continua  d'un  accent  lamen- 
table :  —  La  charité ,  s'il  vous  plaît! 

Cet  épisode  avait  considérablement  distrait 
l'auditoire  ;  et  bon  nombre  de  spectateurs , 
Robin  Poussepain  et  tous  les  clercs  en  tête , 
applaudissaient  gaîinent  à  ce  duo  bizarre ,  que 
venaient  d'improviser,  au  milieu  du  prologue, 
l'écolier  avec  sa  voix  criarde  et  le  mendiant 
avec  son,imperturbable  psalmodie. 

Gringoire  était  fort  mécontent.  Revenu  de 
sa  première  stupéfaction,  il  s'évertuait  à  crier 
aux  quatre  personnages  en  scène  :  —  Conti- 
nuez! Que  diable?  continuez!  — ^  sans  même 
daigner  jeter  un  regard  de  dédain  sur  les 
deux  interrupteurs. 

En  ce  moment,  il  se  sentit  tirer  par  le  bord 
de  son  surtout;  il  se  retourna,  non  sans  quel- 


/|6  NOTRF-tJAMF,  DE  PARTS. 

que  humeur,  et  eut  assez  de  peine  à  sourire; 
il  le  fallait  pourtant.  C'était  le  joli  bras  de  Gis- 
quette-la-Gencienne  ,  qui,  passé  à  travers  la 
balustrade,  sollicitait  de  cette  façon  son  atten- 
tion. 

—  Monsieur,  dit  la  jeune  fille,  est-ce  qu'ils 
vont  continuer? 

—  Sans  doute,  répondit  Gringoire,  assez 
choqué  de  la  question. 

—  En  ce  cas,  messire,  reprit-elle,  auriez- 
vous  la  courtoisie  dem'expliquer.... 

—  Ce  qu'ils  vont  dire?  interrompit  Grin- 
goire. Eh  bien ,  écoutez  ! 

—  Non,  dit  Gisquette;  mais  ce  qu'ils  ont 
dit  jusqu'à  présent. 

Gringoire  fit  un  soubresaut,  comme  un 
homme  dont  on  toucherait  la  plaie  à  vif, 

—  Peste  de  la  petite  fille  sotte  et  bouchée  ! 
dit-il  entre  ses  dents. 

A  dater  de  ce  moment-là ,  Gisquette  fut  per- 
due dans  son  esprit. 

Cependant  les  acteurs  avaient  obéi  à  son 
injonction  ,  et  le  public,  voyant  qu'ils  se  remet- 
taient à  parler,  s'était  remis  à  écouter;  non 
sans  avoir  perdu  force  beautés,  dans  l'espèce 
de  soudure  qui  se  lit  entre  les  deux  parties  de 
la    pièce,  ainsi    brusquement  coupée.    Grin- 


PIERRE  GRINGOIRE.  4? 

goire  en  faisait  tout  bas  l'amère  réflexion. 
Pourtant  la  tranquillité  s'était  rétafelie  peu  à 
peu;  l'écolier  se  taisait,  le  mendiant  comptait 
quelque  monnaie  dans  son  chapeau,  et  la  pièce 
avait  repris  le  dessus. 

C'était  en  réalité  un  fort  bel  ouvrage,  et 
dont  il  nous  semble  qu'on  pourrait  encore 
fort  bien  tirer  parti  aujourd'hui,  moyennant 
quelques  arrangemens.  L'exposition ,  un  peu 
longue  et  un  peu  vide,  c'est-à-dire  dans  les 
règles ,  était  simple  ;  et  Gringoire ,  dans  le  can- 
dide sanctuaire  de  son  for  intérieur,  en  admi- 
rait la  clarté.  Comme  on  s'en  doute  bien,  les 
quatre  personnages  allégoriques  étaient  un 
peu  fatigués  d'avoir  parcouril  les  trois  {)arties 
du  monde,  sans  trouver  à  se  défaire  conve- 
nablement de  leur  dauphin  d'or.  Là  dessus, 
éloge  du  poisson  merveilleux,  avec  mille  allu- 
sions délicates  au  jeune  fiancé  de  Marguerite 
de  Flaildre,  alors  fort  tristement  reclus  à  Am-r 
boise,  et  ne  se  doutant  guère  que  Labour  et 
Clergé,  Noblesse  et  Marchandise  venaient  de 
faire  le  tour  du  monde  pour  lui.  Le  susdit 
dauphin  donc  était  jeune,  était  beau,  était 
fort,  et  surtout  (magnifique  origine  de  toutes 
les  vertus  royales  !  )  il  était  fils  du  lion  de  France. 
Je  déclare  que  cette  métaphore  hardie  est  od- 


48  NOTRK-DAME  DE  PARIS. 

mirable;  et  que  l'histoire  naturelle  du  théâtre^ 
un  jour  (J'aliégorie  et  d'épithalame  royal,  ne 
s'effarouche  aucunement  d'un  dauphin  fils 
d'un  lion.  Ce  sont  justement  ces  rares  et  pin- 
dariques  mélanges  qui  prouvent  l'enthou- 
siasme. Néanmoins,  pour  faire  aussi  la  part 
de  la  critique,  le  poëte  aurait  pu  développer 
cette  belle  idée  en  moins  de  deux  cents  vers.  Il 
est  vrai  que  le  mystère  devait  durer  depuis  midi 
jusqu'à  quatre  heures,  d'après  l'ordonnance 
de  monsieur  le  prévôt ,  et  qu'il  faut  bien  dire 
quelque  chose.  D'ailleurs,  on  écoutait  patiem- 
ment. 

Tout  à  coup ,  au  beau  milieu  d'une  querelle 
entre  mademoiselle  Marchandise  et  madame 
Noblesse ,  au  moment  où  maître  Labour  pro- 
nonçait ce  vers  mirifique, 

One  ne  vis  dans  les  bois  bête  plus  triomphante  ; 

la  porte  de  l'estrade  réservée ,  qui  était  jus- 
que là  restée  si  mal  à  propos  fermée,  s'ouvrit 
plus  mal  à  propos  encore;  et  la  voix  retentis- 
sante de  l'huissier  annonça  brusquement  :  Son 
éminence  monseigneur  le  cardinal  de  Bourbon. 


m. 


iHoiiôi^ur  If  Carîrinal. 


Pauvre  Gringoire  !  le  fracas  de  tous  les  gros 
doubles  pétards  de  la  Saint-Jean ,  la  déchargée 
de  vingt  arquebuses  à  croc,  la  détonation  de 
cette  fameuse  serpentine  de  la  tour  de  Billy 
qui,  lors  du  siège  de  Paris ,  le  dimancbe  29  sep- 
tembre i465,  tua  sept  Bourguignons  d'un 
coup,  l'explosion  de  toute  la  poudre  à  canon 

I.  4 


bO  NOTRE-DAME   DE   PARIS. 

emmagasinée  à  la  porte  du  Temple,  lui  eût 
moins  rudement  déchiré  les  oreilles,  en  ce 
moment  solennel  et  dramatique ,  que  ce  peu 
de  paroles  tombées  de  la  bouche  d'un  huis- 
sier :  Son  éminence  monseigneur  le  cardinal 
de  Bourbon. 

Ce  n'est  pas  que  Pierre  Gringoire  craignît 
monsieur  le  cardinal  ou  le  dédaignât.  Il  n'a- 
vait ni  cette  faiblesse,  ni  cette  outre-cuidance. 
Véritable  éclectique ,  comme  on  dirait  aujour- 
d'hui, Gringoire  était  de  ces  esprits  élevés  et 
fermes,  modérés  et  calmes,  qui  savent  toujours 
se  tenir  au  milieu  de  tout  {^stare  in  dïmidio 
rerum),  et  qui  sont  pleins  de  raison  et  de  libé- 
rale philosophie,  tout  en  faisant  état  des  car- 
dmaux.  Race  précieuse  et  jamais  interrompue 
de  philosophes  auxquels  la  sagesse,  comme 
une  autre  Ariane,  semble  avoir  donné  une 
pelote  de  fil  qu'ils  s'en  vont  dévidant  depuis  le 
commencement  du  monde  à  travers  le  laby- 
rinthe des  choses  humaines.  On  les  retrouve 
dans  tous  les  temps,  toujours  les  mêmes, 
c'est-à-dire  toujours  selon  tous  les  temps.  Et 
sans  compter  notre  Pierre  Gringoire,  qui  les 
représenterait  au  quinzième  siècle  si  nous  par- 
venions à  lui  rendre  l'illustration  qu'il  mérite, 
certainement  c'est  leur  esprit  qui  animait  le 


MONSIEUR  LE   CARDINAI,.  3  1 

père  Du  Breul  lorsqu'il  écrivait  dans  le  seizième 
ces  paroles  naïvement  sublimes,  dignes  de 
tous  les  siècles  :  «  le  suis  parisien  de  nation  et 
»  parrhisian  de  parler,  puisque  parrhisia  en 
»  grec  signifie  liberté  de  parler  :  de  laquelle 
»  i'ay  vsé  mesme  enuers  messeigneurs  les  car- 
»  dinaux ,  oncle  et  frère  de  monseigneur  le 
»  prince  de  Conty  :  toutesfois  auec  respect  de 
»  leur  grandeur ,  et  sans  offenser  personne  de 
»  leur  suitte,  qvii  est  beaucoup.  » 

Il  n'y  avait  donc  ni  haine  du  caidinal ,  ni  dé- 
dain de  sa  présence,  dans  l'impression  désa- 
gréable qu'elle  fit  à  Pierre  Gringoire.  Bien  au 
contraire;  notre  poète  avait  trop  de  bon  sens 
et  une  souquenille  trop  râpée  pour  ne  pas 
attacher  un  prix  particulier  à  ce  que  mainte 
allusion  de  son  prologue,  et  en  particulier  la 
glorification  du  dauphin,  fils  du  lion  de  France, 
fût  recueillie  par  une  oreille  éminentissime. 
Mais  ce  n'est  pas  l'intérêt  qui  domine  dans  la 
noble  nature  des  poètes.  Je  suppose  que  l'en- 
tité du  poète  soit  représentée  par  le  nombre 
dix  ;  il  est  certain  qu'un  chimiste ,  en  l'analysant 
et  pharmacopolisant ,  comme  dit  Rabelais,  la 
trouverait  composée  d'une  partie  d'intérêt 
contre  neuf  parties  d'amour-propre.  Or,  au 
moment  où  la  porte  s'était  ouverte  pour  le 


^2  ]yOTRE-DA]VlE  DE  PARIS. 

cardinal,  les  neuf  parties  d'amour-propre  de 
Gringoire,  gonflées  et  tuméfiées  au  souffle  de 
l'admiration  populaire,  étaient  dans  un  état 
d'accroissement  prodigieux,  sous  lequel  dispa- 
raissait comme  étouffée  cette  imperceptible 
molécule  d'intérêt  que  nous  distinguions  tout 
à  l'heure  dans  la  constitution  des  poètes;  in- 
grédient précieux,  du  reste,  lest  de  réalité  et 
d'humanité  sans  lequel  ils  ne  toucheraient  pas 
la  terre.  Gringoire  jouissait  de  sentir,  de  voir, 
de  palper  pour  ainsi  dire  une  assemblée  entière, 
de  marauds  il  est  vrai,  mais  qu'importe?  stu- 
péfiée, pétrifiée,  et  comme  asphyxiée  devant 
les  incommensurables  tirades  qui  surgissaient 
à  chaque  instant  de  toutes  les  parties  de  son 
épithalame.  J'affirme  qu'il  partageait  lui-même 
la  béatitude  générale,  et  qu'au  rebours  de  La 
Fontaine  qui  à  la  représentation  de  sa  comédie 
du  Florentin  demandait  :  Quel  est  le  malotru 
qui  a  fait  cette  rapsodie?  Gringoire  e'ît  vo- 
lontiers demandé  à  son  voisin  :  De  qui  est  ce 
chef-  iC œuvre  ?  On  peut  juger  maintenant 
quel  effet  produisit  sur  lui  la  brusque  et  in- 
tempestive survenue  du  cardinal. 

Ce  qu'il  pouvait  craindre  ne  se  réalisa  que 
trop.  L'entrée  de  son  éminence  bouleversa 
l'auditoire.  Toutes  les  tètes  se  tournèrent  vers 


MONSIEUR  LE  CARDlèrAl.  5^ 

i'estrade.  Ce  fut  à  ne  plus  senteiuiie.  —  Le 
cardinal  !  le  cardinal  !  répétèrent  toutes  les 
bouches.  Le  malheureux  prologue  resta  court 
une  seconde  fois. 

Le  cardinal  s'arrêta  un  moment  sur  le 
seuil  de  l'estrade.  Tandis  qu'il  promenait  iiii 
regard  assez  indifférent  sur  l'auditoire,  le  tu- 
multe redoublait.  Chacun  voulait  le  mieux 
voir.  C'était  à  qui  mettrait  sa  tête  sur  les  épau- 
les de  son  voisin. 

C'était  en  effet  un  haut  personnage  et  dont 
le  spectacle  valait  bien  toute  autre  comédie. 
Charles ,  cardinal  de  Bourbon  ,  archevêque  et 
comte  de  Lyon  ,  primat  des  Gaules,  était  à  la 
fois  allié  à  Louis  XI  par  son  frère,  Pierre, 
seigneur  de  Beaujeu ,  qui  avait  épousé  la  fille 
aînée  du  roi,  et  allié  à  Charles-le-Téméraire 
par  sa  mère  Agnès  de  Bourgogne.  Or  le  trait 
dominant,  le  trait  caractéristique  et  dislinctif 
du  caractère  du  primat  des  Gaules,  c'était  l'es- 
prit de  courtisan  et  la  dévotion  aux  puissances. 
On  peut  juger  des  embarras  sans  nombre  que 
lui  avait  valus  cette  double  parenté, et  de  tous 
les  écueils  temporels  entre  lesquels  sa  barque 
spirituelle  avait  dû  louvoyer,  ])our  ne  se  briser 
ni  à  Louis,  ni  à  Charles,  cette  Charybde  et 


54  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

cette  Scylla  qui  avaient  dévoré  le  duc  de  Ne- 
mours et  le  connétable  de  Saint-Pol.  Grâce  au 
ciel,  il  s'était  assez  bien  tiré  de  la  traversée,  et 
était  arrivé  à  Rome  sans  encombre.  Mais, 
quoiqu'il  fût  au  port,  et  précisément  parce 
qu'il  était  au  port,  il  ne  se  rappelait  jamais 
sans  inquiétudes  les  chances  diverses  de  sa  vie 
politique,  si  long- temps  alarmée  et  laborieuse. 
Aussi  avait-il  coutume  de  dire  que  l'année  1476 
avait  été  pour  lui  noire  et  blanche;  entendant 
par  là  qu'il  avait  perdu  dans  cette  même  année 
sa  mère  la  duchesse  de  Bourbonnais  et  son 
cousin  le  di.'c  de  Bourgogne,  et  qu'un  deuil 
l'avait  consolé  de  l'autre. 

Du  reste,  c'était  un  bon  homme;  il  menait 
joyeuse  vie  de  cardinal,  s'égayait  volontiers 
avec  du  cru  royjil  de  Challuau,  ne  haïssait 
pas  Richarde- la- Garmoise  et  Thomasse-la- 
Saillarde  ,  faisait  Taumône  aux  jolies  filles 
plutôt  qu'aux  vieilles  femmes ,  et  pour  toutes 
ces  raisons  était  fort  agréable  au  populaire 
de  Paris.  Il  ne  marchait  qu'entouré  d'une 
petite  cour  d'évêques  et  d'abbés  de  hautes 
lignées,  galans,  grivois  et  faisant  ripaille  au 
besoin;  et  plus  d'une  fois  les  braves  dévotes 
de  Saint-Germain  d'Auxerre,  en  passant  le  soir 


MONSIEUR   LE  CARDINAL.  55 

SOUS  les  fenêtres  illuminées  du  logis  de  Bour- 
bon, avaient  été  scandalisées  d'entendre  les 
mêmes  voix  qui  leur  avaient  chanté  vêpres 
dans  la  journée,  psalmodier  au  bruit  des  ver- 
res le  proverbe  bachique  de  Benoît  XII,  ce 
pape  qui  avait  ajouté  une  troisième  couronne 
à  la  tiare  :  — Bibamus  papaliter. 

Ce  fut  sans  doute  cette  popularité ,  acquise 
à  si  juste  titre,  qui  le  préserva,  à  son  entrée, 
de  tout  mauvais  accueil  de  la  part  de  la  cohue, 
si  mécontente  le  moment  d'auparavant ,  et 
fort  peu  disposée  au  respect  d'un  cardinal 
le  jour  même  où  elle  allait  élire  un  pape. 
Mais  les  Parisiens  ont  peu  de  rancune;  et 
puis,  en  faisant  commencer  la  représenta- 
tion d'autorité,  les  bons  bourgeois  l'avaient 
emporté  sur  le  cardinal,  et  ce  triomphe  leur 
suffisait.  D'ailleurs  monsieur  le  cardinal  de 
Bourbon  était  bel  homme;  il  avait  une  fort 
belle  robe  rouge  qu'il  portait  fort  bien;  c'est 
dire  qu'il  avait  pour  lui  toutes  les  femmes 
et  par  conséquent  la  meilleure  moitié  de  l'au- 
ditoire. Certainement ,  il  y  aurait  injustice  et 
mauvais  goût  à  huer  un  cardinal  pour  s'être 
fait  attendre  au  spectacle,  lorsqu'il  est  bel 
homme  et  qu'il  porte  bien  sa  robe  rouge. 

Il  entra  donc,  salua  l'assistance  avec  ce  sou- 


56  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

rire  héréditaire  des  grands  pour  le  peuple,  et 
se  dirigea  à  pas  lents  vers  son  fauteuil  de  ve- 
lours écarlate,  en  ayant  l'air  de  songer  à  toute 
autre  chose.  Son  cortège,  ce  que  nous  appel- 
lerions aujourd'hui  son  état-major  d'évêques  et 
d'abbés,  fit  irruption  à  sa  suite  dans  l'estrade, 
non  sans  redoublement  de  tumulte  et  de  cu- 
riosité au  parterre.  C'était  à  qui  se  les  mon- 
trerait, se  les  nommerait;  à  qui  en  connaîtrait 
au  moins  un;  qui,  monsieur  l'évêque  de  Mar- 
seille, Alaudet,  si  j'ai  bonne  mémoire;  qui, 
le  primicier  de  Saint-Denis;  qui,  Robert  de 
Lespinasse ,  abbé  de  Saint-Germain-des-Prés, 
ce  frère  libertin  d'une  maîtresse  de  Louis  XT  : 
le  tout  avec  force  méprises  et  cacophonies. 
Quant  aux  écoliers ,  ils  juraient.  C'était  leur 
jour  ,  leur  fête  des  fous  ,  leur  saturnale  , 
l'orgie  annuelle  de  la  bazoche  et  de  l'école. 
Pas  de  turpitude  qui  ne  fût  de  droit  ce  jour- 
là  et  chose  sacrée.  Et  puis  il  y  avait  de  folles 
commères  dans  la  foule  :  Simone  Quatre- 
livres,  Agnès  la  Gadine  ,  Robine  Piédebou. 
N'était-ce  pas  le  moins  qu'on  pût  jurer  à  son 
aise  et  maugréer  un  peu  le  nom  de  Dieu ,  un 
si  beau  jour,  en  si  bonne  compagnie  de  gens 
d'église  et  de  filles  de  joie?  Aussi  ne  s'en  fai- 
saient-ils fpute;  et,   au  milieu  du  brouhaha, 


MONSIEIJR  LE  CARDINAL.  5^ 

c'était  un  effrayant  charivari  île  blasphèmes 
et  d'énormités  que  cekii  de  toutes  ces  langues 
échappées  ,  langues  de  clercs  et  d'écoliers 
contenues  le  reste  de  l'année  par  la  crainte  du 
fer  chaud  de  Saint-Louis. Pauvre  Saint-Louis, 
quelle  nargue  ils  lui  faisaient  dans  son  propre 
palais  de  justice!  Chacun  d'eux,  dans  les  nou- 
veaux venus  de  l'estrade,  avait  pris  à  partie 
une  soutane  noire,  ou  grise,  ou  blanche,  ou 
violette.  Quant  à  Joannes  Frollo  de  Molen- 
dino,  en  sa  qualité  de  frère  d'un  archidiacre, 
c'était  à  la  rouge  qu'il  s'était  hardiment  atta- 
qué ;  et  il  chantait  à  tue-tète  ,  en  fixant  ses 
yeux  effrontés  sur  le  cardinal  :  Cappa  repleta 
jnero  ! 

Tous  ces  détails,  que  nous  mettons  ici  à  nu 
pour  l'édification  du  lecteur,  étaient  telle- 
ment couverts  par  la  rumeur  générale  qu'ils 
s'y  effaçaient  avant  d'arriver  jusqu'à  l'estrade 
réservée;  d'ailleurs,  le  cardinal  s'en  fut  peu 
ému,  tant  les  libertés  de  ce  jour-là  étaient 
dans  les  mœurs.  Il  avait  du  reste,  et  sa  mine 
en  était  toute  préoccupée,  un  autre  souci  qui 
le  suivait  de  près  et  qui  entra  presque  en 
même  temps  que  lui  dans  l'estrade  ;  c'était 
l'ambassade  de  Flandre. 

Non  qu'il  fût  profond  politique,  et  qu'il  se 


58  NOTRE-DAME  DE  PARI5. 

fît  une  affaire  des  suites  possibles  du  mariage 
de  madame  sa  cousine  Marguerite  de  Bour- 
gogne avec  monsieur  son  cousin  Charles , 
dauphin  de  Vienne  ;  combien  durerait  la 
bonne  intelligence  plâtrée  du  duc  d'Autriche 
et  du  roi  de  France;  comment  le  roi  d'Angle- 
terre prendrait  ce  dédain  de  sa  tille  :  cela  l'in- 
quiétait peu,  et  il  fêtait  chaque  soir  le  vin  du 
cru  royal  de  Chaillot,  sans  se  douter  que  quel- 
ques flacons  de  ce  même  vin  (un  peu  revu 
et  corrigé,  il  est  vrai,  par  le  médecin  Coic- 
tier^  ,  cordialement  offerts  à  Edouard  YI  par 
Louis  XI ,  débarrasseraient  un  beau  matin 
Louis  XI  d'Edouard  VI.  La  moult  honorée 
ambassade  de  monsieur  le  duc  d'Autriche 
n'apportait  au  cardinal  aucun  de  ces  soucis, 
mais  elle  l'importunait  par  un  autre  côté.  Il 
était  en  effet  un  peu  dur,  et  nous  en  avons 
déjà  dit  un  mot  à  la  deuxième  page  de  ce 
livre,  d'être  obligé  de  faire  fête  et  bon  accueil, 
lui  Charles  de  Bourbon,  à  je  ne  sais  quels 
bourgeois;  lui  cardinal,  à  des  échevins;  lui 
Français,  joyeux  convive,  à  des  Flamands  bu- 
veurs de  bierre;  et  cela  en  public.  C'était  là, 
certes,  une  des  plus  fastidieuses  grimaces 
qu'il  eût  jamais  faites  pour  le  bon  plaisir  du 
roi. 


MONSIEUR   LE  CARDINAL.  5c) 

Il  se  tourna  donc  vers  la  porte,  et  de  la 
meilleure  grâce  du  monde  (  tant  il  s'y  étu- 
diait), quand  l'huissier  annonça  d'une  voix 
sonore  :  Messieurs  les  envoyés  de  monsieur  le 
duc  d'Autriche.  Il  est  inutile  de  dire  que  la 
salle  entière  en  fit  autant. 

Alors  arrivèrent,  deux  par  deux,  avec  une 
gravité  qui  faisait  contraste  au  milieu  du  pé- 
tulant  cortège   ecclésiastique   de  Charles  de 
Bourbon,  les  quarante-huit  ambassadeurs  de 
Maxirailien  d'Autriche,  ayant  en    tète   révé- 
rend père  en  Dieu,  Jehan,  abbé  de  Saint-Ber- 
tin ,  chancelier  delà  Toison-d'or,  et  Jacques  de 
Goy,  sieur  Dauby,  haut-bailli  de  Gand.  Il  se 
fit  dans  l'assemblée  un  grand  silence  accom- 
pagné de  rires  étouffés  pour  écouter  tous  les 
noms  saugrenus  et   toutes    les  qualifications 
bourgeoises  que  chacun  de  ces  personnages 
transmettait  imperturbablement  à  l'huissier , 
qui  jetait  ensuite  noms  et  qualités  pêle-mêle  et   . 
tout  estropiés  à  travers  la  foule.  C'était  maître 
Loys  Roelof,  échevin  de  la  ville  de  Louvain  ; 
messire  Claysd'Etuelde,  échevin  de  Bruxelles; 
messire  Paul  de  Baeust,  sieur  de  Voirmizelle, 
président  de    Flandre  ;    maître  Jehan   Cole- 
ghens,  bourgmestre  de  la  ville  d'Anvers;  maî- 
tre George  delà  Moere,  premier  échevin  de 


Go  SOTRÈ-ï)AME  DE  PARIS. 

la  kuere  de  la  ville  de  Gand  ;  maître  Gheldolf 
vanderHage, premier  échevih  des  parchons  de 
ladite  ville;  et  le  sieur  de Bierbecque,  et  Jehan 
Pinnock,  et  Jehan  Dymaerzelle,  etc.,  etc.,  etc., 
baillis,  échevins,  bourgmestres;  bourgmes- 
tres, échevins,  baillis;  tous  roides,  gourmés  , 
eoipesés ,  endimanchés  de  velours  et  de  da- 
mas, encapuchonnés  de  cramignolesde  velours 
noir  à  grosses  houppes  de  fil  d'or  de  Chypre  ; 
bonnes  têtes  flamandes  après  tout ,  figures 
dignes  et  sévères ,  de  la  famille  de  celles  que 
Rembrandt  fait  saillir  si  fortes  et  si  graves 
sur  le  fond  noir  de  sa  ronde  de  nuit;  person- 
nages qui  portaient  tous  écrit  sur  le  front  que 
Maxi milieu  d'Autriche  avait  eu  raison  de  se 
confier  à plain  ,  comme  disait  son  manifeste, 
en  leur  sens ,  vaillance ,  expérience ,  loyauU 
tez,  etbonnes  preudomies. 

Un  excepté  pourtant.  C'était  un  visage  fin, 
intelUgent,  rusé,  une  espèce  de  museau  de 
singe  et  de  diplomate,  au  devant  duquel  le 
cardinal  fit  trois  pas  et  une  profonde  révé- 
rence, et  qui  ne  s'appelait  pourtant  que  Guil- 
laume Rjm ,  conseiller  et  pensionnaire  de  la 
ville  de  Gand. 

Peu  de  personnes  savaient  alors  ce  que  c'é- 
tait que  Guillauuie  Rym.  Rai  c  géjiie  qui  dans 


I 


MONSIEUR  LE  CARDINAL.  6l 

un  temps  de  révolution  eût  paru  avec  éclat  à 
la  surface  des  événemens,  mais  qui  au  XV* 
siècle  était  réduit  aux  caverneuses  intrigues  et 
à  vwre  dans  les  sapes ,  comme  dit  le  duc  de 
Saint-Simon.  Du  reste,  il  était  apprécié  du  pre- 
mier sapeur  de  l'Europe  ;  il  machinait  fami- 
lièrement avec  Louis  XI ,  et  mettait  souvent 
la  main  aux  secrètes  besognes  du  roi.  Toutes 
choses  fort  ignorées  de  cette  foule  qu'émer- 
veillaient les  politesses  du  cardinal  à  cette 
chétive  figure  de  bailli  flamand. 


IV. 


iHaîtrir  Jaciiuce  €oppcnolf. 


Pendant  que  le  pensionnaire  de  Gand  et 
î'éminence  échangeaient  une  révérence  fort 
basse  et  quelques  paroles  à  voix  plus  basse 
encore,  un  homme  à  haute  stature,  à  large 
face,  à  puissantes  épaules,  se  présentait  pour 
entrer  de  front  avec  Guillaume  Rym  :  on  eût 
dit  un  dogue  auprès  d'un  renard.  Son  bico- 


MAÎTRE  JACQUES  COPPENOLE,  63 

quet  de  feutre  et  sa  veste  de  cuir  faisaient  ta- 
che au  milieu  du  velours  et  de  la  soie  qui 
l'entouraient.  Présumant  que  c'était  quelque 
palefrenier  fourvoyé,  l'huissier  l'arrêta. 

—  Hé,  l'ami!  on  ne  passe  pas. 
L'homme  à  veste  de  cuir  le  repoussa  de 

l'épaule. 

— ■  Que  me  veut  ce  drôle?  dit-il  avec  un 
éclat  de  voix  qui  rendit  la  salle  entière  at- 
tentive à  cet  étrange  colloque.  Tu  ne  vois  pas 
que  j'en  suis  ? 

—  Votre  nom?  demanda  l'huissier.' 

—  Jacques  Coppenole. 

—  Vos  qualités? 

—  Chaussetier,  à  l'enseigne  des  Trois  Chai- 
nettes  ^  à  Gand. 

L'huissier  recula.  Annoncer  des  échevins  et 
des  bourgmestres,  passe;  mais  un  chausse- 
tier, c'était  dur.  Le  cardinal  était  sur  les  épi- 
nes. Tout  le  peuple  écoutait  et  regardait.  Voilà 
deux  jours  que  son  éminence  s'évertuait  à  lé- 
cher ces  ours  flamands  pour  les  rendre  un 
peu  plus  présentables  en  public,  et  l'incartade 
était  rude.  Cependant  Guillaume  Rym,  avec 
son  fin  sourire,  s'approcha  de  l'huissier  : 

—  Annoncez  maître  Jacques  Coppenole , 


64  iSOTRE-DAWE  DE  PAIIIS. 

clerc  des  échevins  de  Ja  ville  de  Gaiid,  lui 
soLiffia-t-il  trèsT-bas. 

—  Huissier ,  rejDrit  le  cardinal  à  haute  voix, 
annoncez  maître  Jacques Coppenole,  clerc  des 
échevins  de  l'illustre  ville  de  Gand. 

Ce  fut  une  faute.  Guillaume  Rym  tout  seul 
eût  escamoté  la  difficulté;  mais  Coppenole 
avait  entendu  le  cardinal. 

—  IN  on ,  croix-Dieu!  s'écria-t-il  avec  sa  voix 
de  tonnerre.  Jacques  Coppenole,  chaussetier. 
Entends-tii,  l'huissier?  Rien  de  plus,  rien  de 
moins.  Croix-Dieu  !  chaussetier  ,  c'est  assez 
beau.  Monsieur  l'archiduc  a  plus  d'une  fois 
cherché  son  gant  dans  mes  chausses. 

Les  rires  et  les  applaudissemens  éclatèrent. 
Un  quolibet  est  tout  de  suite  compris  à  Paris , 
et  par  conséquent  toujours  applaudi. 

Ajoutons  que  Coppenole  était  du  peuple, 
et  que  ce  public  qui  l'entourait  était  du  peu- 
ple. Aussi  la  communication  entre  eux  et  lui 
avait  été  prompte,  électrique,  et  pour  ainsi 
dire  de  plain  pied.  L'altière  algarade  du  chaus- 
setier flamand,  en  humiliant  les  gens  de  cour, 
avait  remué  dans  toutes  les  âmes  plébéiennes 
je  ne  sais  quel  sentiment  de  dignité  encore 
vague  et  indistinct  au  XV'  siècle.  C'était  un 
égal  que  ce  chaussetier,  qui  venait  de  tenir 


MAÎTRE  JACQUES   COPPENOLE.  65 

léte  à  monsieur  le  cardinal  !  réflexion  bien 
douce  à  de  pauvres  diables  qui  étaient  habi- 
tués à  respect  et  obéissance  envers  les  va- 
lets des  sergens  du  bailli  de  l'abbé  de  Sainte- 
Geneviève,  caudataire  du  cardinal. 

Coppenole  salua  fièrement  son  éminence, 
qui  rendit  son  salut  au  tout -puissant  bour- 
geois redouté  de  Louis  XL  Puis,  tandis  que 
Guillaume  Rym,  sage  homme  et  malicieux, 
comme  dit  Philippe  de  Comines,  les  suivait 
tous  deux  d'un  sourire  de  raillerie  et  de  su- 
périorité, ils  gagnèrent  chacun  leur  place,  le 
cardinal  tout  décontenancé  et  soucieux  ,  Cop- 
penole tranquille  et  hautain ,  et  songeant  sans 
doute  qu'après  tout  son  titre  de  chaussetier  en 
valait  bien  lin  autre,  et  que  Marie  de  Bourgo- 
gne, mère  de  cette  Marguerite  que  Coppenole 
mariait  aujourd'hui,  l'eût  moins  redouté  car- 
dinal que  chaussetier  :  car  ce  n'est  pas  un  car- 
dinal qui  eût  amé?uté  les  Gantois  contre  les 
favoris  de  la  fille  de  Charles-le-Téméraire  ;  ce 
n'est  pas  un  cardinal  qui  eût  fortifié  la  foule 
avec  une  parole  contre  ses  larmes  et  ses  priè- 
res, quand  la  demoiselle  de  Flandres  vint  sup- 
plier son  peuple  pour  eux  jusqu'au  pied  de 
leur  échafaud;  tandis  que  le  chaussetier  n'a- 
vait eu  qu'à  lever  son  coude  de  cuir  pour  faire 
I.  6 


66  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

tomber  vos  deux  têtes  ,  illustrissimes  sei- 
gneurs, Guy  d'Hymbercourt,  chancelier  Guil- 
laume Hugonet  ! 

Cependant  tout  n'était  pas  fini  pour  ce  pau- 
vre cardinal ,  et  il  devait  boire  jusqu'à  la  lie 
le  calice  d'être  en  si  mauvaise  compagnie. 

Le  lecteur  n'a  peut-être  pas  oublié  l'effronté 
mendiant  qui  était  venu  se  cramponner,  dès  le 
commencement  du  prologue  ,  aux  franges  de 
l'estrade  cardinale.  L'arrivée  des  illustres  con- 
viés ne  lui  avait  nullement  fait  lâcher  prise, 
et  tandis  que  prélats  et  ambassadeurs  s'enca- 
quaient,  en  vrais  harengs  flamands,  dans  les 
stalles  de  la  tribune ,  lui  s'était  mis  à  l'aise , 
et  avait  bravement  croisé  ses  jambes  sur  l'ar- 
chitrave. L'insolence  était  rare,  et  personne  ne 
s'en  était  aperçu  au  premier  moment ,  l'atten- 
tion étant  tournée  ailleurs.  Lui,  de  son  côté, 
ne  s'apercevait  de  rien  dans  la  salle;  il  balan- 
çait sa  tête  avec  une  inso|^.ciance  de  napoli- 
tain ,  répétant  de  temps  en  temps  dans  la  ru- 
meur, comme  par  une  machinale  habitude  : 
«  La  charité,  s'il  vous  plaît  !  »  Et  certes,  il  était, 
dans  toute  l'assistance,  le  seul  probablement, 
qui  n'eut  pas  daigné  tourner  la  tête  à  l'al- 
tercation de  Coppenole  et  de  l'huissier.  Or 
le  hasard  voulut  que  le  maître  chaussetier  de 


MAÎTRE  JACQUES   COPPENOLE.  67 

Gand ,  avec  qui  le  peuple  sympathisait  déjà  si 
vivement,  et  sur  qui  touslesyeux  étaient  fixés, 
vint  précisément  s'asseoir  au  premier  rang  de 
l'estrade,  audessus  du  mendiant;  et  l'on  ne  fut 
pas  médiocrement  étonné  de  voir  l'ambassa- 
deur flamand,  inspection  faite  du  drôle  placé 
sous  ses  yeux ,  frapper  amicalement  sur  cette 
épaule  couverte  de  haillons.  Le  mendiant  se  re- 
tourna; il  y  eut  surprise,  reconnaissance,  épa- 
nouissement des  deux  visages,  etc.;  puis,  sansse 
soucier  le  moins  du  monde  des  spectateurs,  le 
chaussetieretlemalingreux  se  mirent  à  causer 
à  voix  basse,  en  se  tenant  les  mains  dans  les 
mains,  tandis  que  les  guenilles  de  Clopin  Trouil- 
lefou  étalées  sur  le  drap  d'or  de  l'estrade  fai- 
saient l'effet  d'une  chenille  sur  une  orange. 

La  nouveauté  dç  cette  scène  singulière  ex- 
cita une  telle  rumeur  de  folie  et  de  gaieté  dans 
la  salle  que  le  cardinal  ne  tarda  pas  à  s'en 
apercevoir;  il  se  pencha  à  demi,  et  ne  pou- 
vant, du  point  où  il  était  placé,  qu'entrevoir 
fort  imparfaitement  la  casaque  ignominieuse 
de  Trouillefou,  il  se  figura  assez  naturelle- 
ment que  le  mendiant  demandait  l'aumône, 
et ,  révolté  de  l'audace ,  il  s'écria  :  «  Monsieur 
le  bailli  du  Palais ,  jetez-moi  ce  drôle  à  la  ri- 
vière. » 


6o  NOTRE-DAME  DK  PARIS. 

—  Croix-Dieu!  monseigneur  le  cardinal, 
dit  Coppenole  sans  quitter  la  main  de  Clopin, 
c'est  un  de  mes  amis. 

—  Noël!  Noël!  cria  la  cohue.  A  dater  de  ce 
moment,  maître  Coppenole  eutàParis,  comme 
à  Ga.nd,  grand  crédit  avec  le  peuple;  car  gens 
de  telle  taille  Vy  ont^  dit  Philippe  de  Comines, 
quand  ils  sont  ainsi  désordonnés. 

Le  cardinal  se  mordit  les  lèvres.  Il  se  pen- 
cha vers  son  voisin  l'abbé  de  Sainte-Geneviève, 
et  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Plaisans  ambassadeurs  que  nous  envoie 
là  monsieur  l'archiduc  pour  nous  annoncer 
madame  Marguerite  ! 

—  Votre  éminence,  répondit  l'abbé,  perd 
ses  politesses  avec  ces  grouins  flamands. 
Margaritas  ante  porcos.    4 

—  Dites  plutôt,  répondit  le  cardinal  avec 
im  sourire  :  porcos  ante  Margaritam. 

Toute  la  petite  cour  en  soutane  s'extasia  sur 
le  jeu  de  mots.  Le  cardinal  se  sentit  un  peu 
soulagé;  il  était  maintenant  quitte  avec  Cop- 
penole, il  avait  eu  aussi  son  quolibet  applaudi. 

Maintenant,  que  ceux  de  nos  lecteurs  qui 
ont  la  puissance  de  généraliser  une  image  et 
une  idée,  comme  on  dit  dans  le  style  d'aujour- 
d'hui ,  nous  permettent   de  leur  demander 


MA.ÎTRE  JACQUES  COPPENOLE.  69 

s'ils  se  figurent  bien  nettement  le  spectacle 
qu'offrait,  au  moment  où  nous  arrêtons  leurat- 
tention,  le  vaste  parallélogramme  de  la  grand'- 
salle  du  Palais.  Au  milieu  de  la  salle,  adossée 
au  mur  occidental,  une  large  et  magnifique 
estrade  de  brocart  d'or,  dans  laquelle  entrent 
processionnellement ,  par  une  petite  porte 
ogive,  de  graves  personnages  successivement 
annoncés  par  la  voix  criarde  d'un  huissier. 
Sur  les  premiers  bancs,  déjà  force  vénéra- 
bles figures  ,  embéguinées  d'hermine ,  de 
velours  et  d'écarlate.  Autour  de  l'estrade  , 
qui  demeure  silencieuse  et  digne  ,  en  bas  , 
en  face,  partout,  grande  foule  et  grande  ru- 
meur. Mille  regards  du  peuple  sur  chaque 
visage  de  l'estrade ,  mille  chuchottemens  sur 
chaque  nom.  Certes,  le  spectacle  est  curieux 
et  mérite  bien  l'attention  des  spectateurs. 
Mais  là  bas ,  tout  au  ^bout,  qu'est-ce  donc 
que  cette  espèce  de  tréteau  avec  quatre  pan- 
tins bariolés  dessus  et  quatre  autres  en  bas? 
Qu'est-ce  donc,  à  côté  du  tréteau,  que  cet 
homme  à  souquenilleinoire  et  à  pâle  figure  ? 
Hélas!  mon  cher  lecteur,  c'est  Pierre  Grin- 
goire  et  son  prologue. 

Nous  l'avions  tous  profondément  oublié. 

Voilà  précisément  ce  qu'il  craignait- 


^O  WOTRE-UAME  DE  PARIS. 

Du  moment  où  le  cardinal  était  entré,  Grin- 
^oire  n'avait  cessé  de  s'agiter  pour  le  salut 
de  son  prologue.  Il  avait  d'abord  enjoint 
aux  acteurs,  restés  en  suspens,  de  continuer 
et  de  hausser  la  voix;  puis,  voyant  que  per- 
sonne n'écoutait,  il  les  avait  arrêtés;  et  de- 
puis près  d'un  quart  d'heure  que  l'interrup- 
tion durait,  il  n'avait  cessé  de  frapper  du 
pied,  de  se  démener,  d'interpeller  Gisquette 
et  Liénarde,  d'encourager  ses  voisins  à  la 
poursuite  du  prologue;  le  tout  en  vain.  Nul 
ne  bougeait  du  cardinal,  de  l'ambassade  et 
et  de  l'estrade,  imique  centre  de  ce  vaste  cer- 
cle de  rayons  visuels.  Il  faut  croire  aussi,  et 
nous  le  disons  à  regret,  que  le  prologue  com- 
mençait à  gêner  légèrement  l'auditoire,  au 
moment  où  son  éminence  était  venue  y  faire 
diversion  d'une  si  terrible  façon.  Après  tout, 
à  l'estrade  comme  à  la  table  de  marbre,  c'é- 
tait toujours  le  même  spectacle  :  le  conflit  de 
Labour  et  de  Clergé ,  de  Noblesse  et  de  Mar- 
chandise. Et  beaucoup  de  gens  aimaient  mieux 
les  voir  tout  bonnement,  vivant,  respirant, 
agissant,  se  coudoyant,  en  chair  et  en  os, 
dans  cette  ambassade  flamande,  dans  cette 
cour  épiscopale,  sous  la  robe  du  cardinal,  sous 
la   veste   de  Coppenole,  qu«  fardés,  attifés, 


MAITRE  JACQDES  COPPEWOLE.  n  | 

parlant  en  vers ,  et  pour  ainsi  dire  empaillés 
sous  les  tuniques  jaunes  et  blanches  dont  les 
avait  affublés  Gringoire. 

Pourtant  quand  notre  poète  vit  le  calme  un 
peu  rétabli,  il  imagina  un  stratagème  qui  eût 
tout  sauvé. 

—  Monsieur ,  dit-il  en  se  tournant  vers  un 
de  ses  voisins,  brave  et  gros  homme  à  figure 
patiente,  si  l'on  recommençait? 

—  Quoi?  dit  le  voisin. 

—  Hé  !  le  mystère,  dit  Gringoire. 

—  Comme  il  vous  plaira,  repartit  le  voisin. 
Cette  demi-approbation  suffit  à  Gringoire, 

et  faisant  ses  affaires  lui-même,  il  commença 
à  crier,  en  se  confondant  le  plus  possible  avec 
la  foule  :  Recommencez  le  mystère  !  recom- 
mencez ! 

— Diable!  dit  Joannes  de  Molendino,  qu'est- 
ce  qu'ils  chantent  donc  là  bas,  au  bout?  (Car 
Gringoire  faisait  du  bruit  comme  quatre.)  Dites 
donc ,  camarades  !  est-ce  que  le  mystère  n'est 
pas  fini?  Ils  veulent  le  recommencer;  ce  n'est 
pas  juste. 

—  Non ,  non ,  crièrent  tous  les  écoliers.  A 
bas  le  mystère!  à  bas! 

Mais  Gringoire  se  multipliait,  et  n'en  criait 
que  plus  fort  :  Recommencez  !  recommencez  ! 


72  NOTRE-DAME  DU  PARIS. 

Ces  clameurs  attirèrent  Fattention  dii  car- 
dinal. 

- — Monsieur  le  bailli  du  Palais,  dit-il  à  un 
grand  homme  noir  placé  à  quelques  pas  de 
lui,  est-ce  que  ces  drôles  sont  dans  un  béni- 
tier, qu'ils  font  ce  bruit  d'enfer  ? 

Le  bailli  du  Palais  était  une  espèce  de  ma- 
gistrat amphibie,  une  sorte  de  chauve-souris 
de  l'ordre  judiciaire,  tenant  à  la  fois  du  rat  et 
de  l'oiseau ,  du  juge  et  du  soldat. 

Il  s'approcha  de  son  éminence,  et,  non  sans 
redouter  fort  son  mécontentement,  il  lui  ex- 
pliqua en  balbutiant  l'incongruité  populaire  : 
que  midi  était  arrivé  avant  son  éminence,  et 
que  les  comédiens  avaient  été  forcés  de  com- 
mencer sans  attendre  son  éminence. 

Le  cardinal  éclata  de  rire. 

—  Sur  ma  foi ,  monsieur  le  recteur  de 
l'Université  aurait  bien  dû  en  faire  autant. 
Qu'en  dites- vous,  maître  Guillaume  Rym? 

— Monseigneur,  répondit  Guillaume  Rym, 
contentons-nous  d'avoir  échappé  à  la  moitié 
de  la  comédie.  C'est  toujours  cela  de  gagné. 

—  Ces  coquins  peuvent-ils  continuer  leur 
farce?  demanda  le  bailli. 

■^-Continuez,  continuez,  dit  le  cardinal 5 


MAÎTRE  JACQUES  COPPENOLE.        -y  3 

cela  m'est  égal.  Pendant  ce  temps-là ,  je  vais 
lire  mon  bréviaire. 

Le  bailli  s'avança  au  bord  de  l'estrade ,  et 
cria,  après  avoir  fait  faire  silence  d'un  geste 
de  la  main. 

—  Bourgeois,  manans  et  habitans,  pour 
satisfaire  ceux  qui  veulent  qu'on  recommence 
et  ceux  qui  veulent  qu'on  finisse,  son  émi- 
nence  ordonne  que  l'on  continue. 

Il  fallut  bien  se  résigner  des  deux  parts.  Ce- 
pendant l'auteur  et  le  public  en  gardèrent 
long-temps  rancune  au  cardinal. 

Les  personnages  en  scène  reprirent  donc 
leur  glose,  et  Gringoire  espéra  que  du  moins 
le  reste  de  son  oeuvre  serait  écouté.  Cette  es- 
pérance ne  tarda  pas  à  être  déçue  comme  ses 
autres  illusions;  le  silence  s'était  bien  en  effet 
rétabli  tellement  quellement  dans  l'auditoire  ; 
mais  Gringoire  n'avait  pas  remarqué  que ,  au 
moment  où  le  cardinal  avait  donné  l'ordre  de 
continuer,  l'estrade  était  loin  d'être  remplie , 
et  qu'après  les  envoyés  flamands  étaient  sur- 
venus de  nouveaux  personnages  faisant  partie 
du  cortège,  dont  les  noms  et  qualités,  lancés 
tout  au  travers  de  son  dialogue  par  le  cri  in- 
termittent de  l'huissier,  y  produisaient  un  ra- 
vage considérable.  Qu'on  se  ligure  en  effet,  au 


74  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

milieu  d'une  pièce  de  théâtre,  le  glapissement 
d'un  huissier  jetant,  entre  deux  rimes  et  sou- 
vent entre  deux  hémistiches,  des  parenthèses 
comme  celles-ci  : 

Maître  Jacques  Charmolue ,  procureur  du 
roi  en  cour  d'église  ! 

Jehan  de  Harlay,  écuyer,  garde  de  l'office 
de  chevalier  du  guet  de  nuit  de  la  ville  de  Pa- 
ris ! 

Messire  Galiot  de  Genoilhac ,  chevalier, 
seigneur  de  Brussac ,  maître  de  l'artillerie  du 
roi! 

Maître  Dreux-Raguier,  enquesteur  des  eaux 
et  forêts  du  roi  notre  sire,  es  pays  de  France, 
Champagne  et  Brie  ! 

Messire  Louis  de  Graville,  chevalier,  con- 
seiller et  chambellan  du  roi,  amiral  de  France, 
concierge  du  bois  de  Vincennes! 

Maître  Denis  Le  Mercier,  garde  de  la  mai- 
son des  aveugles  de  Paris!  —  Etc.,  etc.,  etc. 

Cela  devenait  insoutenable. 

Cet  étrange  accompagnement,  qui  rendait  la 
pièce  difficile  à  suivre,  indignait  d'autant  plus 
Gringoire  qu'il  ne  pouvait  se  dissimuler  que 
l'intérêt  allait  toujours  croissant  et  qu'il  ne 
manquait  à  son  ouvrage  que  d'être  écouté.  Il 
était  en  effet  difficile  d'imaginer  une  contex- 


MAITRE  JACQUES  COPPENOLE.  •jS 

ture  plus  ingénieuse  et  plus  dramatique.  Les 
quatre  personnages  du  prologue  se  lamen- 
taientdansleurmortelembarras,  lorsque  Vénus 
en  personne  (^vera  incessu  patuit  dea)  s'était 
présentée  à  eux,  vêtue  d'une  belle  cotte-hardie 
armoriée  au  navire  de  là  ville  de  Paris.  Elle 
venait  elle-même  réclamer  le  dauphin  promis 
à  la  plus  belle.  Jupiter,  dont  on  entendait  la 
foudre  gronder  dans  le  vestiaire,  l'appuyait,  et 
la  déesse  allait  l'emporter, c'est-à-dire,  sans  fi- 
gure, épouser  monsieur  le  dauphin;  lors- 
qu'une jeune  enfant,  vêtue  de  d;îmas  blancet 
tenant  en  main  une  marguerite  (diaphane  per- 
sonnification de  mademoiselle  de  Flandre),  était 
venue  lutter  avec  Vénus.  Coup  de  théâtre  et 
péripétie.  Après  controverse,  Vénus,  Margue- 
rite et  la  cantonnade  étaient  convenues  de 
s'en  remettre  au  bon  jugement  de  la  sainte 
Vierge.  Il  y  avait  encore  un  beau  rôle,  celui 
de  dom  Pèdre,  roi  de  Mésopotamie;  mais  à 
travers  tant  d'interruptions ,  il  était  difficile  de 
démêler  à  quoi  il  servait.  Tout  cela  était  monté 
par  l'échelle. 

Mais  c'en  était  fait  ;  aucune  de  ces  beautés 
n'était  sentie,  ni  comprise.  A  l'entrée  du  car- 
dinal, on  eût  dit  qu'un  fil  invisible  et  magi- 
que avait  subitement  tiré  tous  les  regards  de 


76  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

la  table  de  marbre  à  l'estrade ,  de  l'extrémité  mé» 
ridionale  de  la  salle  au  côté  occidental.  Rien 
ne  pouvait  désensorceler  l'auditoire;  tous  les 
yeux  restaient  fixés  là,  et  les  nouveaux  arri- 
vans,  et  leurs  noms  maudits,  et  leurs  visages, 
et  leurs  costumes  étaient  une  diversion  conti- 
nuelle. C'était  désolant.  Excepté  Gisquette  et 
Liénarde,  qui  se  détournaient  de  temps  en 
temps  quand  Gringoire  les  tirait  par  la  man- 
che, excepté  le  gros  voisin  patient,  personne 
n'écoutait,  personne  ne  regardait  en  face  la 
pauvre  moralité  abandonnée.  Gringoire  ne 
voyait  plus  que  des  profils. 

Avec  quelle  amertume  il  voyait  s'écrouler 
pièce  à  pièce  tout  son  échafaudage  de  gloire 
et  de  poésie  !  Et  songer  que  ce  peuple  avait  été 
sur  le  point  de  se  rebeller  contre  monsieur  le 
bailli,  par  impatience  d'entendre  son  ouvrage! 
maintenant  qu'on  l'avait,  on  ne  s'en  souciait. 
Cette  même  représentation  qui  avait  com- 
mencé dans  une  si  unanime  acclamation!  Éter- 
nel flux  et  reflux  de  la  faveur  populaire  !  Penser 
qu'on  avait  failli  pendre  les  sergens  du  badli  ! 
Que  n'eùt-il  pas  donné  pour  enjctre  encore  à 
cette  heure  de  miel  ! 

Le  brutal  monologue  de  l'huissier  cessa 
pourtant;  tout  le  monde  était  arrivé:  et  Griiv- 


i 


MAITRE  JACQUES  COPPENOLE.  77 

goire  respira  ;  les  acteurs  continuaient  brave- 
ment. Mais  ne  voilà-t-il  pas  que  maître  Cop- 
penole  ,  le  chaussetier,  se  lève  tout-à-coup,  et 
que  Gringoire  lui  entend  prononcer,  au  milieu 
de  l'attention  universelle,  cette  abominable 
harangue. 

—  Messieurs  les  bourgeois  et  hobereaux  de 
Paris,  je  ne  sais ,  croix-Dieu  !  pas  ce  que  nous 
faisons  ici.  Je  vois  bien  là  bas  dans  ce  coin  ^ 
sur  ce  tréteau,  des  gens  qui  ont  l'air  de  vou- 
loir se  battre.  J'ignore  si  c'est  là  ce  que  vous 
appelez  un  mystère;  mais  ce  n'est  pas  auni- 
sant;  ils  se  querellent  delà  langue,  et  rien  de 
plus.  Voilà  un  quart  d'heure  que  j'attends  le 
premier  coup  ;  rien  ne  vient  :  ce  sont  des  lâ- 
ches, qui  ne  s'égratignent  qu'avec  des  injures. 
Il  fallait  faire  venir  des  lutteurs  de  Londres 
ou  de  Rotterdam;  et,  à  la  bonne  heure!  vous 
auriez  eu  des  coups  de  poing,  qu'on  aurait 
entendus  de  la  place;  mais  ceux-là  font  pitié.  Ils 
devraient  nous  donner  au  moins  une  danse 
morisque ,  ou  quelque  autre  momerie  !  Ce  n'est 
pas  là  ce  qu'on  m'avait  dit;  on  m'avait  promis 
une  fête  de  fous,  avec  élection  du  pape.  Nous 
avons  aussi  notre  pape  des  fous  àGand;  et  en 
cela  nous  ne  sommes  pas  en  arrière,  croix- 
Dieu!  Mais  voici  comme  nous  faisons  :  on  se 


78  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

rassemble  une  cohue,  comme  ici;  puis  cha- 
cun à  son  tour  va  passer  sa  tête  par  un  trou, 
et  fait  une  grimace  aux  autres;  celui  qui  fait 
la  plus  laide,  à  Tacclamation  de  tous,  est  élu 
pape;  voilà.  C'est  fort  divertissant.  Voulez- 
vous  que  nous  fassions  votre  pape  à  la  mode 
de  mon  pays?  Ce  sera  toujours  moins  fasti- 
dieux que  d'écouter  ces  bavards.  S'ils  veulent 
venir  faire  leur  grimace  à  la  lucarne,  ils  se- 
ront du  jeu.  Qu'en  dites- vous,  messieurs  les 
bourgeois?  Il  y  a  ici  un  suffisamment  grotes- 
que échantillon  des  deux  sexes,  pour  qu'on 
rie  à  la  flamande ,  et  nous  sommes  assez  de 
laids  visages  pour  espérer  une  belle  gri- 
mace. 

Gringoire  eût  voulu  répondre  :  la  stupéfac- 
tion ,  la  colère,  l'indignation  lui  otèrent  la  pa- 
role. D'ailleurs  la  motion  du  chaussetier  popu- 
laire fut  accueillie  avec  un  tel  enthousiasme 
par  ces  bourgeois  flattés  d'être  appelés  hobe- 
reaux, que  toute  résistance  était  inutile.  Il  n'y 
avait  plus  qu'à  se  laisser  aller  au  torrent.  Grin- 
goire cacha  son  visage  de  ses  deux  mains, 
n'ayant  pas  le  bonheur  d'avoir  un  manteau 
pour  se  voiler  la  tète,  comme  l'Agamemnon 
de  Timante. 


V. 


€tuûsimoî>0. 


En  un  clin  d'œil  tout  fut  prêt  pour  exécu- 
ter l'idée  de  Coppenole.  Bourgeois ,  écoliers 
et  bazochiens  s'étaient  mis  à  l'œuvre.  La  pe- 
tite chapelle  située  en  face  de  la  table  de  mar- 
bre fut  choisie  pour  le  théâtre  des  grimaces. 
Une  vitre  brisée  à  la  jolie  rosace  au  dessus  de 
la  porte   laissa  libre  uii  cercle  de  pierre  par 


8o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

lequel  il  fut  convenu  que  les  conçu rrens  pas- 
seraient la  tête.  I!  suffisait,  pour  y  atteindre, 
de  grimper  sur  deux  tonneaux  qu'on  avait  pris 
je  ne  sais  où,  et  juchés  l'un  sur  l'autre  tant 
bien  que  mal.  Il  fut  réglé  que  chaque  candi- 
dat, homme  ou  femme  (  car  on  pouvait  faire 
une  papesse  ) ,  pour  laisser  vierge  et  entière 
l'impression  de  sa  grimace,  se  couvrirait  le  vi- 
sage et  se  tiendrait  caché  dans  la  chapelle  jus- 
qu'au moment  de  faire  apparition.  En  moins 
d'un  instant  la  chapelle  fut  remplie  de  con- 
currens  sur  lesquels  la  porte  se  referma. 

Coppenole  de  sa  place  ordonnait  tout,  di- 
rigeait tout,  arrangeait  tout.  Pendant  le  brou- 
haha, le  cardinal,  non  moins  décontenancé 
que  Gringoire,  s'était,  sous  un  prétexte  d'af- 
faires et  de  vêpres,  letiré  avec  toute  sa  suite, 
sans  que  cette  foule,  que  son  arrivée  avait  re- 
muée si  vivement,  se  h*it  le  moindrement  émue 
à  son  départ.Guillaume  Rymfut  le  seul  qui  re- 
marqua la  déroute  de  son  éminence.  L'atten- 
tion populaire,  comme  le  soleil,  poursuivait 
sa  révolution  ;  partie  d'un  bout  de  la  salle , 
après  s'être  arrêtée  quelque  temps  au  milieu  , 
elle  était  maintenant  à  l'autre  bout.  La  table 
de  marbre,  l'estrade  de  brocart  avaient  eu 
leur  moment;  c'était  le  tour  de  la  chapelle  de 


0[  ASIMODO.  Si 

l.ouis  XI.  Le  champ  était  désormais  libre  à 
toute  folie.  Il  n'y  avait  plus  que  des  Flamands 
et  de  la  canaille. 

Les  gnmaces  commencèrent.  La  première 
figure  qui  apparut  à  la  lucarne,  avec  des  pau- 
pières retournées  au  rouge,  une  bouche  ou- 
verte en  gueule  et  un  front  plissé  comme  nos 
bottes  à  la  hussarde  de  l'empire,  fit  éclater  un 
rire  tellement  inextinguible  qu'Homère  eût 
pris  tous  ces  manans  pour  des  dieux.  Cepen- 
dant la  grand'salle  n'était  rien  moins  qu'un 
Olympe,  et  le  pauvre  Jupiter  de  Gringoire  le 
savait  mieux  que  personne.  Une  seconde,  une 
troisième  grimace  succédèrent,  puis  une  au- 
tre, puis  une  autre:  et  toujours  les  rires  et  les 
trépignemens  de  joie  redoublaient.  Il  y  avait 
dans  ce  spectacle  je  ne  sais  quel  vertige  parti- 
culier, je  ne  sais  quelle  puissance  d'enivre- 
ment et  de  fascination  dont  il  serait  difficile 
de  donner  une  idée  au  lecteur  de  nos  jours  et' 
de  nos  salons.  Qu'on  se  figure  une  série  de 
visages  présentant  successivement  toutes  les 
formes  géométriques,  depuis  le  triangle  jus- 
qu'au trapèze,  depuis  le  cône  jusqu'au  po- 
lyèdre; toutes  les  expiessions  Immaines,  de- 
j)uis  la  colère  jusqu'à  la  luxure;  tous  les  âges, 
depuis   les    rides  du   nouveau-né    jusqu'aux 

I.  r, 


Sa  IV OTRE-DAME  UE  PARIS. 

rides  de  la  vieille  moribonde;  toutes  les  fantas- 
magories religieuses  , .  depuis  Faune  jusqu'à 
Belzébuth;  tous  les  profils  animaux,  depuis  la 
gueule  jusqu'au  bec,  depuis  la  hure  jusqu'au 
museau.  (Jiu'on  se  représente  tous  les  masca- 
rons  du  Pont-Neuf,  ces  cauchemars  pétrifiés 
sous  la  main  de  Germain  Pilon,  prenant  vie 
et  souffle ,  et  venant  tour-à-tour  vous  regar- 
der en  face  avec  des  yeux  ardens;  tous  les 
masques  du  carnaval  de  Venise  se  succédant 
à  votre  lorgnette;  en  un  mot,  un  kaléidos- 
cope humain. 

L'orgie  devenait  de  plus  en  pltis  flamande. 
Teniers  n'en  donnerait  qu'une  bien  imparfaite 
idée.  Qu'on  se  figure  en  bacchanale  la  ba- 
taille de  Salvator  Rosa.  Il  n'y  avait  plus  ni 
écoliers,  ni  ambassadeurs,  ni  bourgeois,  ni 
hommes,  ni  femmes;  plus  de  Clopin  Trouil- 
lefou,  de  Gilles  Lecornu,  de  Marie  Quatre - 
livres,  de  Robin  Poussepain.  Tout  s'effaçait 
dans  la  licence  commune.  La  grand'salle 
n'était  plus  qu'une  vaste  fournaise  d'effronte- 
rie et  de  jovialité  où  chaque  bouche  était  un 
cri,  chaque  œil  un  éclair,  chaque  face  une 
grimace ,  chaque  individu  une  posture  :  le 
tout  criait  et  harlait.  Les  visages  étranges  qui 
venaient  tour-à-tour  grincer  des  dents  à  la 


I 


QUASIMODO.  83 

rosace  étaient  comme  autant  de  brandons  jetés 
dans  le  brasier;  et  de  toute  cette  foule  effer- 
vescente s'échappait,  comme  la  vapeur  de  la 
fournaise,  une  rumeur  aigre,  aiguë,  acérée, 
sifflante ,  comme  les  ailes  d'un  moucheron, 

—  Ho-hée  !  malédiction  ! 

—  Vois  donc  cette  figure  ! 

—  Elle  ne  vaut  rien. 

—  A  une  autre  ! 

—  Guillemette  Maugerepuis,  regarde  donc 
ce  mufle  de  taureau;  il  ne  lui  manque  que  des 
cornes.  Ce  n'est  pas  ton  mari. 

—  Une  autre  ! 

—  Ventre  du  pape!  qu'est-ce  que  cette  gri- 
mace-là ? 

—  Holahée!  c'est  tricher.  On  ne  doit  mon- 
trer que  son  visage. 

—  Cette  damnée  Perrette  Callebotte!  elle 
est  capable  de  cela. 

—  Noël  !  noèl  ! 

—  J'étouffe! 

—  En  voilà  un  dont  les  oreilles  ne  peuvent 
passer  !  —  Etc. ,  etc. 

Il  faut  rendre  pourtant  justice  à  notre  ami 
Jehan.  Au  milieu  de  ce  sabbat,  on  le  distin- 
guait encore  au  haut  de  son  pilier,  comme  un 
mousse  dans  le  hunier.  Il  se  démenait  avec 


^4  INOiUK-DÀZVrE    DE  l'AlUS. 

une  incroyable  finie.  Sa  bouche  était  toute 
grande  ouverte,  et  il  s'en  échappait  un  cri 
que  l'on  n'entendait  pas,  non  qu'il  fut  couvert 
par  la  clameur  géiiérale,  si  intense  qu'elle  fut", 
maié  parce  c[u'il  atteignait  sans  doute  la  limite 
des  soîîs  aigus  perceptibles,  les  douze  mille 
vibrations  de  Sauveur  ou  les  huit  mille  de  Biot. 

Quant  k  Gringoire,  le  premier  moment  d'a- 
battement pa.vsé,  il  avait  repris  contenance. 
Il  s'était  roidi  contre  l'adversité.  —  Continuez  ! 
avait-il  dit  pour  la  troisième  fois  à  ses  comé- 
diens ,  machines  parlantes;  puis,  se  prome- 
nant à  grands  pas  devant  la  table  de  marbre, 
il  lui  prenait  des  fantaisies  d'aller  apparaître 
;'i  son  tour  a  la  lucarne  de  la  chapelle,  ne  fût- 
ce  que  pour  ^ivoir  le  plaisir  de  faire  la  grimace 
iVce  peuple  ingrat.  — Mais  non,  cela  ne  serait 
pas  digne  de  nous;  pas  de  vengeance!  luttons  I 
jusqu'à  la  fin ,  se  répétait-il  ;  le  pouvoir  de  la  I 
poésie  est  grand  sur  le  peuple  :  je  les  ramène- 
rai. Nous  verrons  qui  l'emportera ,  des  grima- 
ces Ou  des  belles-lettres. 

îlélas!  il  était  resté  le  seul  spectateur  de  sa 
pièce.  , 

C'était  bien  pis  que  tout  à  l'heure.  Il  ne 
voyait  phis  que  des  dos. 

Je  me  trompe.  L<^  gros  homme  patient  quil 


QUASIMODO.  85 

avait  déjà  consuité  dans  un  moment  critique 
était  resté  tourné  vers  le  théâtre.  Quant  à' 
Gisquette  et  à  Liénarde,  elles  avaient  déserté 
depuis  long-temps. 

Gringoire  fut  touché  au  fond  du  cœur  de  la 
fidélité  de  son  unique  spectateur.  Il  s'approcha 
de  lui  et  lui  adressa  la  parole  en  lui  secouant 
légèrement  le  bras;  car  le  brave  homme  s'é- 
tait appuyé  à  la  balustrade  et  dormait  un  peu. 

—  Monsieur,  dit  Gringoire,  je  vous  re- 
mercie ! 

—  Monsieur  ,  répondit  le  gros  homme  avec- 
un  bâillement,  de  quoi? 

—  Je  vois  ce  qui  vous  ennuie,  reprit  le- 
poète;  c'est  tout  ce  bruit  qui  vous  empêche 
d'entendre  à  votre  aise.  Mais  soyez  tranquille  : 
votre  nom  passera  à  la  postérité.  Votre  nom , 
s'il  vous  plait  ? 

—  Renauld  Château ,  garde  du  scel  du  Châ- 
telet  de  Paris,  pour  vous  servir. 

—  Monsieur,  vous  êtes  ici  le  seul  représen- 
tant des  muses,  dit  Gringoire. 

—  Vous  êtes  trop  honnête,  monsieur,  ré- 
pondit le  garde  du  scel  du  Châtelet. 

— «Vous  êtes  le  seul,  reprit  Gringoire,  qui- 
ayez  convenablement  écouté  la  pièce.  Com-, 
ment  la  trouvez-vous? 


86  I»fOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Hé  !  hé  !  répondit  le  gros  magistrat  à 
demi  réveillé ,  assez  gaillarde  en  effet. 

Il  fallut  que  Gringoire  se  contentât  de  cet 
éloge  :  car  un  tonnerre  d'applaudissemens  , 
mêlé  à  une  prodigieuse  acclamation ,  vint  cou- 
per court  à  leur  conversation.  I^e  pape  des 
fous  était  élu. 

—  Noël!  Noël!  Noël!  criait  le  peuple  de 
toutes  parts. 

C'était  une  merveilleuse  grimace  ,  en  effet, 
que  celle  qui  rayonnait  en  ce  moment  au  trou 
de  la  rosace.  Après  toutes  les  figures  pentago- 
nes, hexagones  et  hétéroclites  qui  s'étaient 
succédé  à  cettelucarne  sans  réaliser  cet  idéal  du 
grotesque  qui  s'était  construit  dans  les  imagina- 
tions exaltées  par  l'orgie ,  il  ne  fallait  rien  moins 
pour  enlever  les  suffrages  que  la  grimace  su- 
blime qui  venait  d'éblouir  l'assemblée.  Maître 
Coppenole  lui  -  même  applaudit  ;  et  Clopin 
Trouillefou,  qui  avait  concouru  (  et  Dieu  sait 
quelle  intensité  de  laideur  son  visage  pouvait 
atteindre),s'avoua  vaincu .Nousferons  de  même. 
Nous  n'essaierons  pas  de  donner  au  lecteur 
une  idée  de  ce  nez  tétraèdre ,  de  cette  bouche 
en  fer  à  cheval  ;  de  ce  petit  œil  gauche  ot^^trué 
d'un  sourcil  roux  en  broussailles  ,  tandis  que 
l'œil  droit  disparaissait  entièrement  sous  une 


I 


QUASIMODO.  87 

énorme  verrue;  de  ces  dents  désordonnées, 
ébréchées  ça  et  là,  comme  les  créneaux  d'une 
forteresse;  de  cette  lèvre  calleuse ,  sur  laquelle 
une  de  ces  dents  empiétait  comme  la  défense 
d'un  éléphant;  de  ce  menton  fourchu;  et  sur- 
tout de  la  physionomie  répandue  sur  tout  cela; 
de  ce  mélange  de  malice,  d'étonnement  et  de 
tristesse.  Qu'on  rêve,  si  l'on  peut,  cet  en- 
semble . 

L'acclamation  fut  unanime  ;  on  se  précipita 
vers  la  chapelle.  On  en  fit  sortir  en  triomphe 
le  bienheureux  pape  des  fous.  Mais  c'est  alors 
que  la  surprise  et  l'admiration  furent  à  leur 
comble  ;  la  grimace  était  son  visage. 

Ou  plutôt  toute  sa  personne  était  une  gri- 
mace. Une  grosse  tète  hérissée  de  cheveux  roux, 
entre  les  deux  épaules  une  bosse  énorme  dont 
le  contrecoup  se  faisait  sentir  par  devant;  un 
système  de  cuisses  et  de  jambes  si  étrange- 
ment fourvoyées  qu'elles  ne  pouvaient  se  tou- 
cher que  par  les  genoux,  et,  vues  de  face, 
ressemblaient  à  deux  croissans  de  faucilles  qui 
se  rejoignent  par  la  poignée;  de  larges  pieds, 
des  mains  monstrueuses;  et,  avec  toute  cette 
difformité,  je  ne  sais  quelle  allure  redoutable 
de  vigueur,  d'agiUté  et  de  courage;  étrange 
exception  à  la  règle  éternelle  qui  veut  que  la 


8S  i\OTRE-DAME  DI-  PARIS. 

force,  comme  la  beauté,  résulte  de  l'harmo- 
nie. Tel  était  le  pape  que  les  fous  venaient  de 
se  donner. 

On  eût  dit  un  géant  brisé  et  mal  ressoudé. 

Quand  cette  espèce  de  cyclope  parut  sur  le 
seuil  de  la  chapelle,  immobile,  trapu,  et  pres- 
que aussi  large  que  haut;  carré  par  la  base, 
comme  dit  un  grand  homme;  à  son  surtout 
mi-parti  rouge  et  violet ,  semé  de  campanil- 
les  d'argent,  et  surtout  à  la  perfection  de  sa 
laideur,  la  populace  le  reconnut  sur-le-champ, 
et  s'écria  d'une  voix  : 

— C'est  Quasiraodo,  le  sonneur  de  cloches! 
c'est Quasimodo  ,  lebossude Notre-Dame!  Qua- 
simodo  le  borgne  !  Quasimodo  le  bancal!  Noël  ! 
Noël! 

On  voit  que  le  pauvre  diable  avait  des  sur- 
noms à  choisir. 

—  Gare  les  femmes  grosses!  criaient  les  éco- 
liers. 

—  Ou  qui  ont  envie  de  l'être ,  reprenait 
Joannes. 

Les  femmes  en  effet  se  cachaient  le  vi- 
sage. 

—  Oh  !  le  vilain  singe,  disait  l'ime. 

—  Aussi  méchant  que  Jaid,  reprenait  une 
autre. 


QUA.SIMODO.  89 

—  C'est  le  diable ,  ajoutait  une  troisième. 
— ^  J'ai   le  malheur  de  demeurer  auprès  de 

Notre-Dame  ;  la  nuit  je  l'entends  rôder  dans 
la  gouttière. 

—  Avec  les  chats. 

—  Il  est  toujours  sur  nos  toits. 

—  Il  nous  jette  des  sorts  par  les  cheminées, 

—  L'autre  soir,  il  est  venu  me  faire  la  gri- 
mace à  ma  lucarne.  Je  croyais  que  c'était  un 
homme.  J'ai  eu  une  peur! 

—  Je  suis  sûre  qu'iiva  au  sabbat.  Une  fois, 
il  a  laissé  im  balai  sur  mes  plombs. 

—  Oh  !  la  déplaisante  face  de  bossu  ! 

—  Oh  !  la  vilaine  âme  ! 

—  Buah ! 

Les  hommes  au  contraire  étaient  ravis,  et 
applaudissaient. 

Quasimodo,  objet  du  tumulte,  setenait  tou- 
jourssur  la  porte  de  la  chapelle,  debout,  som- 
bre et  grave,  se  laissant  admirer. 

Un  écolier  (Robin  Poussepain,  je  crois,) 
vint  lui  rire  sous  le  nez  ,  et  trop  près.  Qua- 
simodo  se  contenta  de  le  prendre  par  la  cein- 
ture ,  et  de  le  jeter  à  dix  pas  à  travers  la  foule  , 
le  tout  sans  dire  un  mot. 

Maître  Coppenole,  émerveillé  ,^  s'approcha 
de  lui. 


9^  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Croix-Dieu  !  Saint-Père  !  Tu  as  bien  la 
plus  belle  laideur  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  Tu 
mériterais  la  paj3auté  à  Rome  comme  à  Paris. 

En  parlant  ainsi,  il  lui  mettait  la  main  gaî- 
ment  sur  l'épaule.  Quasimodo  ne  bougea  pas. 
Coppenole  poursuivit. 

—  Tu  es  un  drôle  avec  qui  j'ai  démangeai- 
son de  ripailler,  dùt-il  m'en  coûter  un  dou- 
zain  neuf  de  douze  tournois.  Que  t'en  sem- 
ble? 

Quasimodo  ne  répondit  pas. 

—  Croix-Dieu  1  dit  le  cbaussetier ,  est-ce  que 
tu  es  sourd  ? 

Il  était  sourd  en  effet. 

Cependantil  commençait  à  s'impatienter  des 
façons  de  Coppenole ,  et  se  tourna  tout  à  coup 
vers  lui,  avec  un  grincement  de  dents  si  formi- 
dable que  le  géant  flamand  recula,  comme  un 
boule-dogue  devant  un  chat. 

Alors  il  se  fit  autour  de  l'étrange  person- 
nage un  cercle  de  terreur  et  de  respect,  qui 
avait  au  moins  quinze  pas  géométriques  de 
rayon.  Une  vieille  femme  expliqua  à  maître 
Coppenole  que  Quasimodo  était  sourd. 

—  Sourd  !  dit  le  cbaussetier  avec  son  gros 
rire  flamand.  Croix-Dieu!  c'est  un  pape  ac- 
compli. 


QUASIMODO.  gt 

—  Hé  !  je  le  reconnais ,  s'écri;j  Jehan  ,  qui 
était  enfin  descendu  de  son  chapiteau  pour 
voirQuasimodo  de  plus  près,  c'est  le  sonneur 
de  cloches  de  mon  h'ère  l'archidiacre.  — 
Bonjour,  Quasimodo! 

—  Diable  d'homme  !  dit  Robin  Poussepain , 
encore  tout  contus  de  sa  chute.  Il  paraît:  c'est 
un  bossu.  Il  marche  :  c'est  un  bancal.  Il  vous 
regarde  :  c'est  un  borgne.  Vous  lui  parlez  : 
c'est  un.  sourd.  —  Ah  ça,  que  fait-il  de  sa  lan- 
gue ,  cePolyphème? 

■ —  Il  parle  quand  il  veut,  dit  la  vieille.  Il  est 
devenu  sourd  à  sonner  les  cloches.  Il  n'est  pas 
muet. 

—  Cela  lui  manque,  observa  Jehan. 

—  Et  il  a  un  œil  de  trop,  ajouta  Robin 
Poussepain. 

—  Non  pas ,  dit  judicieusement  Jehan.  Un 
borgne  est  bien  plus  incomplet  qu'un  aveu- 
gle. Il  sait  ce  qui  lui  manque. 

Cependant  tous  les  mendians,  tous  les  la- 
quais, tous  les  coupe-bourses, «réunis aux  éco- 
liers, avaient  été  chercher  processionnellement, 
dans  l'armoire  de  la  bazoche ,  la  tiare  de  car- 
ton et  la  simarre  dérisoire  du  pape  des  fous. 
Quasimodo  s'en  laissa  revêtir  sans  sourciller 
et  avec  une  sorte  de  docilité  orgueilleuse.  Puis 


9^  NOTUï-UAME  DE  PARIS. 

on  le  fit  asseoir  sur  un  brancard  bariolé. 
Douze  officiers  de  la  confrérie  des  fous  l'en- 
levèrent sur  leurs  épaules;  et  une  espèce  de  joie 
îunère  et  dédaigneuse  vint  s'épanouir  sur  la 
face  morose  du  cyclope,  quand  il  vit  sous  ses 
pieds  difformes  toutes  ces  têtes  d'hommes 
beaux,  droits  et  bien  faits.  Puis  la  procession 
hurlante  et  déguenillée  se  mit  en  marche  pour 
faire ,  selon  l'usage,  la  tournée  intérieure  des 
galeries  chi  Palais,  avant  la  promenade  des, 
rues  et  des  carrefours. 


IV. 


Ca  Ccanrraliîiu 


\ 
Not-s  sommes  ravis  d'avoir  îi  apprendre  ii 
îios  lecteurs  que  pendant  toute  cette  scène 
Gringoire  et  sa  pièce  avaient  tenu  bon.  Ses 
acteurs,  talonnés  par  lui,  n'avaient  pas  discon- 
tinué de  débiter  sa  comédie,  et  lui  n'avait  pas 
discontinué  de  l'écouter.  Il  avait  pris  son  parti 
du  vacarme ,  et  était  délerminé  à  aller  jusqu'au 


94  ÎVOTRE-DAME  DE  PARIS. 

bout,  ne  désespérant  pas  d'un  retour  d'atten- 
tion de  la  part  du  public.  Cette  lueur  d'espé- 
rance se  ranima  quand  il  vit  Quasimodo , 
Goppenole  et  le  cortège  assourdissant  du 
pape  des  fous  sortir  à  grand  bruit  de  la  salle. 
La  foule  se  précipita  avidement  à  leur  suite. 
—  Bon ,  se  dit-il,  voilà  tous  les  brouillons  qui 
s'en  vont.  —  Malheureusement,  tous  les  brouil- 
lons c'était  le  public.  En  lui  cl  in  d'œil  la  grand'- 
salle  fut  vide. 

A  vrai  dire,  il  restait  encore  quelque  specta- 
teurs, lesunsépars,  les  autres  groupés  autour 
des  piliers,  femmes,  vieillards  ou  enfans,  en 
ayant  assez  du  brouhaha  et  du  tumulte.  Quel- 
ques écoliers  étaient  demeurés  à  cheval  sur 
l'entablement  des  fenêtres  et  regardaient  dans 
la  place. 

—  Eh  bien ,  pensa  Gringoire ,  en  voilà  encore 
autant  qu'il  en  faut  pour  entendre  la  fin  de 
mon  mystère.  Ils  sont  peu ,  mais  c'est  un  pu- 
blic d'éhte,  un  public  lettré. 

Au  bout  d'un  instant,  une  symphonie  qui 
devait  produire  le  plus  grand  effet  à  l'arrivée 
de  la  sainte  Vierge ,  manqua.  Gringoire  s'-a- 
perçut  que  sa  musique  avait  été  emmenée  par 
la  procession  du  pape  des  fous.  —  Passez  ou- 
tre, dit-il  stoïquement. 


LA  ESMERALDA.  y5 

Il  s'approcha  d'un  groupe  de  bourgeois  qui 
lui  fit  l'effet  de  s'entretenir  de  sa  pièce.  Voici 
le  lambeau  de  conversation  qu'il  saisit. 

—  Vous  savez,  maître  Cheneteau,  l'hôtel 
de  Navarre,  qui  était  à  M.  de  Nemours  ? 

—  Oui,  vis-à-vis  la  chapelle  de  Braque. 

—  Eh  bien  !  le  fisc  vient  de  le  louer  à  Guil- 
laume Alixandre,  historieur,  pour  six  livres 
huit  sols  parisis  par  an. 

—  Comme  les  loyers  renchérissent! 

—  Allons!  se  dit  Gringoire  en  soupirant; 
les  autres  écoutent. 

—  Camarades,  cria  tout  à  coup  un  de  ces 
jeunes  drôles  des  croisées,  la  Esmeraldal  la 
Esmeralda  dans  la  place  ! 

Ce  mot  produisit  un  effet  magique.  Tout  ce 
qui  restait  dans  la  salle  se  précipita  aux  fenê- 
tres, grimpant  aux  murailles  pour  voir,  et  ré- 
pétant :  la  Esmeralda  !  la  Esmeralda  / 

En  même  temps  on  entendait  au  dehors  un 
grand  bruit  d'applaudissemens. 

— Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  la  Esmeralda  ? 
dit  Gringoire  en  joignant  les  mains  avec  déso- 
lation. Ah  !  mon  Dieu  !  il  paraît  que  c'est  le  tour 
des  fenêtres  maintenant. 

Il  se  retourna  vers  la  table  de  marbre,  et 
vit  que  la  représentation  était  interrompue. 


96  NOTRE-DAME   DE    PARTS. 

C'était  précisément  l'instant  où  Jupiter  devait 
paraître  avec  sa  foudre.  Or  Jupiter  se  tenait 
immobile  au  bas  du  théâtre. 

—  Michel  Giborne,  cria  le  poëte  irrité,  que 
fais-tu  là?  est-ce  ton  rôle  ?  monte  donc  ! 

—  Hélas,  dit  Jupiter,  un  écolier  vient  de 
prendre  l'échelie. 

Gringoire  regarda.  La  chose  n'était  que 
trop  vraie.  Toute  communica-tion  était  inter- 
ceptée entre  son  nœud  et  son  dénouement. 

—  Le  drôle!  murmura-t-il.  Et  pourquoi 
a-t-il  pris  cette  échelle? 

■ —  Pour  aller  voir  la  Esraeralda,  répondit 
piteusement  Jupiter.  Il  a  dit:  Tiens,  voilà  une 
échelle  qui  ne  sert  pas;  et  il  Ta  prise. 

C'était  le  dernier  coup.  Gringoire  le  reçut 
avec  lésignation. 

—  Que  le  diable  vous  emporte!  dit -il  aux 
comédiens,  et  si  je  suis  payé  vous  le  serez. 

Alors  il  fit  retraite,  la  tête  basse,  mais  le 
dernier,  comme  un  général  qui  s'est  bien 
battu. 

Et  tout  en  descendant  les  tortueux  escaliers 
du  Palais:  — Belle  cohue  d'ânes  et  de  butors 
que  ces  Parisiens!  grommelait-il  entre  ses 
dents;  ils  viennent  pour  entendre  un  mystère, 
et  n'en  écoulent  rien  !  Ils  se  sont  occupés  de 


LA  ESMERALDA.  Q-J 

tout  le  monde,  de  Clopin  Trouillefou,  du  cardi- 
nal, de  Coppenole,  de  Quasimodo,  du  diable! 
mais  de  madame  la  Vierge  Marie,  point.  Si 
j'avais  su ,  je  vous  en  aurais  donné ,  des  Vierges 
Marie,  badauds  !  Et  moi  !  venir  pour  voir  des 
visages ,  et  ne  voir  que  des  dos  !  être  poète,  et 
avoir  le  succès  d'un  apothicaire  !  Il  est  vrai 
qu'Homerus  a  mendié  par  les  bourgades  grec- 
ques, et  que  Nason  mourut  en  exil  chez  les 
moscovites.  Mais  je  veux  que  le  diable  m'é- 
corche  si  je  comprends  ce  qu'ils  veulent  dire 
avec  leur  Esmeralda  !  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ce  mot-là  d'abord  ?  c'est  de  l'égyptiaque  ! 


I. 


I 


i 


LIVRE  D£UXIEM£. 


i 


I. 


IDf  €l)ttnjblif  en  6ci)lla. 


La  nuit  arrive  de  bonne  heure  en  janvier. 
Les  rues  étaient  déjà  sombres  quand  Grin- 
goire  sortit  du  Palais.  Cette  nuit  t©mbée  lui 
plut;  il  lui  tardait  d'aborder  quelque  ruelle 
obscure  et  déserte  pour  y  méditer  à  son  aise 
et  pour  que  le  philosophe  posât  le  premier 
appareil  sur  la  blessure  du  poète.  La  philoso- 


1 02  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

phie  était  du  reste  son  seul  refuge ,  car  il  ne 
savait  où  loger.  Après  l'éclatant  avortement 
de  son  coup  d'essai  théâtral ,  il  n'osait  rentrer 
dans  le  logis  qu'il  occupait,  rue  Grenier-sur- 
l'Eau ,  vis-à-vis  le  port  au  Foin ,  ayant  compté 
sur  ce  que  monsieur  le  prévôt  devait  lui  don- 
ner de  son  épithalame  pour  payer  à  maître 
Guillaume  Doulx-Sire,  fermier  de  la  coutume 
du  pied-fourché  de  Paris ,  les  six  mois  de  loyer 
qu'il  lui  devait,  c'est-à-dire,  douze  sols  parisis; 
douze  fois  la  valeur  de  ce  qu'il  possédait  au 
monde,  y  compris  son  haut-de-chausse ,  sa 
chemise  et  son  bicoquet.  Après  avoir  un  mo- 
ment réfléchi,  provisoirement  abrité  sous  le 
petit  guichet  de  la  prison  du  trésorier  de  la 
Sainte-Chapelle,  au  gîte  qu'il  élirait  pour  la 
nuit,  ayant  tous  les  pavés  de  Paris  à  son  choix, 
il  se  souvint  d'avoir  avisé  la  semaine  précé- 
dente, rue  de  la  Savaterie,  à  la  porte  d'un 
conseiller  au  parlement,  un  marche-pied  à 
monter  sur  mule,  et  de  s'être  dit  que  cette 
pierre  serait,  dans  l'occasion  ^  un  fort  excel- 
lent oreiller  pour  un  mendiant  ou  pour  un 
poète.  Il  remercia  la  providence  de  lui  avoir 
envoyé  cette  bonne  idée;  mais  comme  il  se 
préparait  à  traverser  la  place  du  Palais  pour 
gagner  le  tortueux  labyrinthe  de  la  Cité,  où 


DE  CHARYBDE  EN  SCTLLA.  1  o3 

serpentent  toutes  ces  vieilles  sœurs ,  les  ru«s  de 
la  Barillerie,  de  la  Vieille-Draperie,  de  laSava- 
terie,  de  la  Juiverie,  etc.,  encore  debout  aujour- 
d'hui avec  leurs  maisons  à  neuf  étages,  il  vit 
la  procession  du  pape  des  fous  qui  sortait  aussi 
du  Palais  et  se  ruait  au  travers  de  la  cour,  avec 
grands  cris,  grande  clarté  de  torches  et  sa 
musique,  à  lui  Gringoire.  Cette  vue  raviva 
les  écorchures  de  son  amour-propre;  il  s'en- 
fuit. Dans  l'amertume  de  sa  mésaventure  dra- 
matique, tout  ce  qui  lui  rappelait  la  fête  du 
jour  l'aigrissait  et  faisait  saigner  sa  plaie. 

Il  voulut  prendre  le  pont  Saint-Michel;  des 
enfans  y  couraient  çà  et  là  avec  des  lances  à 
feu  et  des  fusées. 

—  Peste  soit  des  chandelles  d'artifice!  dit 
Gringoire,  et  il  se  rabattit  sur  le  Pont-au- 
Change.  On  avait  attaché  aux  maisons  de  la 
tête  du  pont,  trois  drapels  représentant  le 
roi,  le  dauphin  et  Marguerite  de  Flandre,  et 
six  petits  drapelets  où  étaient  pourtraicts  le 
duc  d'Autriche,  le  cardinal  de  Bourbon,  et 
monsieur  de  Beaujeu,  et  madame  Jeanne  de 
France ,  et  monsieur  le  bâtard  de  Bourbon,  et 
je  ne  sais  qui  encore  ;  le  tout  éclairé  de  tor- 
ches. La  cohue  admirait. 

—  Heureux  peintre  Jehan  Fourbault!  dit 


]04  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Gringoire  avec  un  gros  soupir,  et  il  tourna  le 
dos  aux  drapels  et  drapeîets.  Une  rue  était 
devant  lui;  il  la  trouva  si  noire  et  si  aban- 
donnée qu'il  espéra  y  échapper  à  tous  les  re- 
tentissemens  comme  à  tous  les  rayonnemens 
de  la  fête;  il  s'y  enfonça.  Au  bout  de  quelques 
instans,  son  pied  heurta  un  obstacle;  il  tré-» 
bûcha  et  tomba.  C'était  la  botte  de  mai,  que 
les  clercs  de  labazoche  avaient  déposée  le  ma- 
tin à  la  porte  d'un  président  au  parlement, 
en  l'honneur  de  la  solennité  du  jour.  Grin- 
goire supporta  héroïquement  cette  nouvelle 
rencontre  ;  il  se  releva ,  et  gagna  le  bord  de 
l'eau.  Après  avoir  laissé  derrière  lui  latournelle 
civile  et  la  tour  criminelle,  et  longé  le  grand 
mur  des  jardins  du  roi,  sur  cette  grève  non 
pavée  où  la  boue  lui  venait  à  la  cheville,  il 
arriva  à  la  pointe  occidentale  de  la  Cité ,  et 
considéra  quelque  temps  l'îlot  du  Passeur-aux- 
Vaches,  qui  a  disparu  depuis  sous  le  cheval 
de  bronze  et  le  Pont-Neuf.  L'îlot  lui  apparais- 
sait dans  l'ombre  comme  une  masse  noire  au 
delà  de  l'étroit  cours  d'eau  blanchâtre  qui  l'en 
séparait.  On  y  devinait,  au  rayonnement  d'une 
petite  lumière,  l'espèce  de  hutte  en  forme  de 
ruche  où  le  passeur  aux  vaches  s'abritait  la  nuit, 
r— Heureux  passeur  aux  vaches!  pensa  Grin-. 


DB  CHARTBDE  EN  SCYLLA..  ]  o5 

goire;  tu  ne  songes  pas  à  la  gloire  et  tu  ne  fais 
pas  d  epithalames  !  Que  t'importent  les  rois  qui 
se  marient  et  les  duchesses  de  Bourgogne!  Tu 
ne  connais  d'autres  marguerites  que  celles  que 
ta  pelouse  d'avril  donne  à  brouter  à  tes  vaches  ! 
Et  moi ,  poète ,  je  suis  hué ,  et  je  grelotte ,  et  je 
dois  douze  sous,  et  ma  semelle  est  si  transpa- 
rente qu'elle  pourrait  servir  de  vitre  à  ta  lan- 
terne. Merci  !  passeur  aux  vaches  !  ta  cabane 
repose  ma  vue,  et  me  fait  oublier  Paris  ! 

Il  fut  réveillé  de  son  extase  presque  lyrique, 
par  un  gros  double  pétard  de  la  Saint-Jean 
qui  partit  brusquement  de  la  bienheureuse  ca- 
bane. C'était  le  passeur  aux  vaches  qui  pre- 
nait sa  part  des  réjouissances  du  jour  et  se 
tirait  un  feu  d'artifice. 

Ce  pétard  fit  hérisser  l'épiderme  de  Grin- 
goire. 

—  INTaudite  fête!  s'écria-t-il ,  me  poursui- 
vras-tu partout?  Oh!  mon  Dieu!  jusque  ciiez 
le  passeur  aux  vaches  ! 

Puis  il  regarda  la  Seine  à  ses  pieds,  et  une 
horrible  tentation  le  prit  : 

—  Oh  !  dit-il,  que  volontiers  je  me  noie- 
rais, si  l'eau  n'était  pas  si  froide! 

Alors  il  lui  vint  une  résolution  désespérée. 
C'était,  puisqu'il  ne  pouvait  échapper  au  pnpe 


1  o6  NOTRE-DAM t  DE  PARIS. 

des  fous,  aux  drap elets  de  Jehan  Fou rbault, 
aux  bottes  de  mai,  aux  lances  à  feu  et  aux 
pétards,  de  s'enfoncer  hardiment  au  cœur 
uaéme  de, la  fête,  et  d'aller  à  la  place  de  Grève. 
—  Au  moins,  pensa-t-il,  j'y  aurai  peut-être 
un  tison  du  feu  de  joie  pour  me  réchauffer,  et 
j'y  pourrai  souper  avec  quelque  miette  des  trois 
grandes  armoiries  de  sucre  royal  qu'on  a  dû 
y  dresser  sur  le  buffet  public  de  la  ville. 


II. 


1[a  place  ^e  (ê>fev(. 


Il  ne  reste  aujourd'hui  qu'un  bien  imper- 
ceptible vestige  de  la  place  de  Grève ,  telle 
qu'elle  existait  alors.  C'est  la  charmante  tourelle 
qui  occupe  l'angle  nord  de  la  place,  et  qui, 
déjà  ensevelie  sous  l'ignoble  badigeonnage  qui 
empâte  les  vives  arêtes  de  ses  sculptures,  aura 
bientôt  disparu  peut-êtie,  submergée  par  cette 


lo8  WOTRE-DAME  J)E  PARIS. 

crue  de  maisons  neuves  qui  dévore  si  rapide- 
ment toutes  les  vieilles  façades  de  Paris. 

Les  personnes  qui,  comme  nous,  ne  passent 
jamais  sur  la  place  de  Grève  sans  donner  un 
regard  de  pitié  et  de  sympathie  à  cette  pauvre 
tourelle  étranglée  entre  deux  masures  du 
temps  de  Louis  XV,  peuvent  reconstruire  ai- 
sément dans  leur  pensée  l'ensemble  d'édifices 
auquel  elle  appartenait,  et  y  retrouver  entière 
la  vieille  place  gothique  du  quinzième  siècle. 

C'était,  comme  aujourd'hui,  un  trapèze  ir- 
régulier bordé  d'un  côté  par  le  quai ,  et  des 
trois  autres  par  une  série  de  maisons  hautes  , 
étroites  et  sombres.  Le  jour,  on  pouvait  ad- 
mirer la  variété  de  ces  édifices,  tous  sculptés 
en  pierre  ou  en  bois,  et  présentant  déjà  de 
complets  échantillons  des  diverses  architec- 
tures domestiques  du  moyen  âge ,  en  remon- 
tant du  quinzième  au  onzième  siècle ,  depuis 
la  croisée  qui  commençait  à  détrôner  l'ogive, 
jusqu'au  plein  cintre  roman  qui  avait  été  sup- 
planté par  l'ogive  ,  et  qui  occupait  encore ,  au 
dessous  d'elle ,  le  premier  étage  de  cette  an- 
cienne maison  de  la  Tour-Rolland,  angle  de 
la  place  sur  la  Seine,  du  côté  de  la  rue  de  la 
Tannerie.  La  nuit,  on  ne  distinguait  de  cette 
masse  d'édifices  que  la  dentelure  noire  des 


LA  PLACE  DE   GRÈVE.  I  OC) 

toits  déroulant  autour  de  la  place  leur  chaîne 
d'angles  aigus.  Car  c'est  une  des  différences 
radicales  des  villes  d'alors  et  des  villes  d'à  pré- 
sent, qu'aujourd'hui  ce  sont  les  façades  qui 
regardent  les  places  et  les  rues,  et  qu'alors 
c'étaient  les  pignons.  Depuis  deux  siècles ,  les 
maisons  se  sont  retournées. 

Au  centre  du  côté  oriental  de  la  place ,  s'é- 
levait une  lourde  et  hybride  construction 
formée  de  trois  logis  juxta-posés.  On  l'appe- 
lait de  trois  noms  qui  expliquent  son  histoire, 
sa  destination  et  son  architecture  :  la  Maison 
au  dauphin^  parce  que  Charles  V,  dauphin, 
l'avait  habitée;  la  Marchandise ,  parce  qu'elle 
servait  d'Hôtel -de -Ville;  la  Maison- au  x-Pi- 
liers  (domus  ad  piloria),  à  cause  d'une  suite 
de  gros  piliers  qui  soutenaient  .ses  trois  étages. 
I.a  ville  trouvait  là  tout  ce  qu'il  faut  à  une 
bonne  ville  comme  Paris  :  une  chapelle,  pour 
prier  Dieu;  wn plaidoyer ,  pour  tenir  audience 
et  rembarrer  au  besoin  les  gens  du  roi;  et  dans 
les  combles ,  un  arsenac  plein  d'artillerie.  Car 
les  bourgeois  de  Paris  savent  qu'il  ne  suffit  pas 
en  toute  conjoncture  de  prier  et  de  plaider 
pour  les  franchises  de  la  Cité,  et  ils  ont  tou- 
jours en  réserve  dans  un  grenier  de  l'Hôtel-de- 
Ville  quelque  bonne  arquebuse  rouillée. 


I  1  O  WOTRE-DAME  DE  PARIS. 

La  Grève  avait  dès  lors  cet  aspect  sinistre, 
que  lui  conservent  encore  aujourd'hui  l'idée 
exécrable  qu'elle  réveille,  et  le  sombre  Hôtel- 
de-Villc  de  Dominique  Bocador,  qui  a  rem- 
placé la  Maison-aux  Piliers.  Il  faut  dire  qu'un 
gibet  et  un  pilori  permanens ,  une  justice  et 
une  échelle,  comme  on  disait  alors,  dressés 
côte-à-côte  au  milieu  du  pavé ,  ne  contri- 
buaient pas  peu  à  faire  détourner  les  yeux  de 
cette  place  fatale  ,  où  tant  d'êtres  pleins  de 
santé  et  de  vie  ont  agonisé;  où  devait  naître 
cinquante  ans  plus  tard  cette  fièvre  de  Saint- 
Fallier ,  cette  maladie  de  la  terreur  de  l'é- 
chafaud ,  la  plus  monstrueuse  de  toutes  les 
maladies,  parce  qu'elle  ne  vient  pas  de  Dieu, 
mais  de  l'homme. 

C'est  une  idée  consolante  (disons-le  en  pas- 
sant) de  songer  que  la  peine  de  mort,  qui,  il 
y  a  irois  cents  ans,  encombrait  encore  de  ses 
roues  de  fer,  de  ses  gibets  de  pierre,  de  tout 
son  attirail  de  supplices  permanent  et  scellé 
dans  le  pavé ,  la  Grève ,  les  Halles ,  là  place 
Dauphine,  la  Croix  du  Trahoir,  le  Marché- 
aux- Pourceaux,  ce  hideux  Montfaucon  ,  la 
barrière  des  Sergens ,  la  Place-aux-Chats,  la 
porte  Saint-Denis,  Champeaux,  la  porte  Bau- 
dets, la  porte  Saint-Jacques,  sans  compter  les 


LA  PLACE  DE  GRÈVE.  1  I  I 

innombrables  échelles  des  prévôts ,  de  l'évê- 
que,  des  chapitres,  des  abbés,  des  prieurs 
ayant  justice;  sans  compter  les 'noyades  juri- 
diques en  rivière  de  Seine;  il  est  consolant 
qu'aujourd'hui,  après  avoir  perdu  successive- 
ment toutes  les  pièces  de  son  armure,  son  luxe 
de  supplices,  sa  pénalité  d'imagination  et  de 
fantaisie,  sa  torture  à  laquelle  elle  refaisait 
tous  les  cinq  ans  un  lit  de  cuir  au  Grand  Châ- 
telet,  cette  vieille  suzeraine  de  la  société  féo- 
dale, presque  mise  hors  de  nos  lois  et  de  nos 
villes,  traquée  de  code  en  code,  chassée  de 
place  en  place,  n*aitplus  dans  notre  immense 
Paris  qu'un  coin  déshonoré  de  la  Crève,  qu'une 
misérable  guillotine,  furtive,  inquiète,  hon- 
teuse, qui  semble  toujours  craindre  d'être 
prise  en  flagrant  délit ,  tant  elle  disparait  vite 
après  avoir  fait  son  coup  ! 


III. 


6fô09  para  igolpts. 


Lorsque  Pierre  Gringoire  arriva  sur  la  place 
de  Grève,  il  était  transi.  Il  avait  pris  par  le 
pont  aux  Meuniers  pour  éviter  la  cohue  du 
Pont-au-Change  et  les  drapelets  de  Jehan  Four- 
beault;  ^lais  les  roues  de  tous  les  moulins  de 
l'évéque  l'avaient  éclaboussé  au  passage,  et  sa 
souquenille  était  trempée;  il  lui  semblait  en 


BESOS  PARA  GOLPES.  Il3 

outre  que  la  chute  de  sa  pièce  le  rendait  plus 
frileux  encore.  Aussi  se  hâta-t-il  de  s'appro- 
cher du  feu  de  joie  qui  brûlait  magnifique- 
ment au  milieu  de  la  place.  Mais  une  foule 
considérable  faisait  cercle  à  l'entour. 

—  Damnés  Parisiens  !  se  dit-il  à  lui-même 
(car  Gringoire,  en  vrai  poète  dramatique,  était 
sujet  aux  monologues),  les  voilà  qui  m'ob^ 
struent  le  feu  !  Pourtant  j'ai  bon  besoin  d'un 
coin  de  cheminée;  mes  souliers  boivent,  et 
tous  ces  maudits  moulins  qui  ont  pleuré  sur 
moi!  Diable  d'évèque  de  Paris  avec  ses  mou- 
lins !  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'un  évéque 
peut  faire  d'un  moulin  !  est-ce  qu'il  s'attend 
à  devenir  d'évèque  meunier?  S'il  ne  lui  faut 
que  ma  malédiction  pour  cela,  je  la  lui  donne, 
et  à  sa  cathédrale ,  et  à  ses  moulins  !  Voyez  un 
peu  s'ils  se  dérangeront,  ces  badauds!  Je  vous 
demande  ce  qu'ils  font  là!  Ils  se  chauffent; 
beau  plaisir  !  Ils  regardent  brûler  un  cent  de 
bourrées  ;  beau  spectacle  ! 

En  examinant  de  plus  près,  il  s'aperçut 
que  le  cercle  était  beaucoup  plus  grand  qu'il 
ne  fallait  pour  se  chauffer  au  feu  du  roi ,  et 
que  cette  affluence  de  spectateurs  n'était  pas 
uniquement  attirée  par  la  beauté  du  cent  de 
bourrées  qui  brûlait. 

I.  8 


1  I  4  WOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Dans  un  vaste  espace  laissé  libre  entre  la 
foule  et  le  feu,  une  jeune  fille  dansait. 

Si  cette  jeune  fille  était  un  être  humain ,  ou 
une  fée,  ou  un  ange,  c'est  ce  que  Gringoire, 
tout  philosophe  sceptique ,  tout  poète  ironi- 
que qu'il  était,  ne  put  décider  dans  le  pre- 
mier moment  ;  tant  il  fut  fasciné  par  cette 
éblouissante  vision. 

Elle  n'était  pas  grande,  mais  elle  le  semblait, 
tant  sa  fine  taille  s'élançait  hardiment.  Elle  était 
brune,  mais  on  devinait  que  le  jour  sa  peau 
devait  avon*  ce  beau  reflet  doré  des  andalouses 
et  des  romaines.  Son  petit  pied  aussi  était  an- 
dalou,  car  il  était  tout  ensemble  à  l'étroit  et  à 
l'aise  dans  sa  gracieuse  chaussure.  Elle  dansait, 
elle  tournait,  elle  tourbillonnait  sur  un  vieux 
tapis  de  Perse,  jeté  négligemment  sous  ses 
pieds;  et  chaque  fois  qu'en  tournoyant  sa 
rayonnante  figure  passait  devant  vous,  ses 
grands  yeux  noirs  vous  jetaient  un  éclair. 

Autour  d'elle  tous  les  regards  étaient  fixes, 
toutes  les  bouches  ouvertes;  et  en  effet,  tan- 
dis qu'elle  dansait  ainsi ,  au  bourdonnement  du 
tambour  de  basque  que  ses  deux  bras  ronds 
et  purs  élevaient  au  dessus  de  sa  tète,  mince, 
Iréle  et  vive  comme  une  guêpe,  avec  son  cor- 
sage d'or  sans  pli ,  sa  robe  bariolée  qui   se 


BESOS  PARA  GOLPES.  I  I  5 

gonflait,  avec  ses  épaules  nues,  ses  jambes 
fines  que  sa  jupe  découvrait  par  momens ,  ses 
cheveux  noirs ,  ses  yeux  de  flamme ,  c'était  une 
surnaturelle  créature. 

—  En  vérité,  pensa  Gringolre,  c'est  une  sa- 
lamandre, c'est  une  nymphe,  c'est  une  déesse, 
c'est  une  bacchante  du  Mont-Ménaléen  ! 

En  ce  moment  une  des  nattes  de  la  cheve- 
lure delà  «  salamandre»  se  détacha,  et  une  pièce 
de  cuivre  jaune  qui  y  était  attachée  roula  à 
terre. 

—  Hé!  non  !  dit-il,  c'est  une  bohémienne. 

Toute  illusion  avait  disparu. 

Elle  se  remit  à  danser  ;  elle  prit  à  terre  deux 
épées  dont  elle  appuya  la  pointe  sur  son  front 
et  qu'elle  fit  tourner  dans  un  sens  tandis 
qu'elle  tournait  dans  l'autre  :  c'était  en  effet 
tout  bonnement  une  bohémienne.  Mais  quel- 
que désenchanté  que  fût  Gringoire,  l'ensem- 
ble de  ce  tableau  n'était  pas  sans  prestige  et 
sans  magie;  le  feu  de  joie  l'éclairait  d'une  lu- 
mière crue  et  rouge  qui  tremblait  toute  vive 
sur  le  cercle  des  visages  de  la  foule,  sur  le 
front  brun  de  la  jeune  fille,  et  au  fond  de  la 
place  jetait  un  blême  reflet  mêlé  aux  vacilla- 
tions de  leurs  ombres ,  d'un  côté  sur  la  vieille 


I  I  6  NOTRE-DAME  I>K  PARIS. 

façade  noire  et  ridée  de  la  Maison-auxPiliers; 
de  l'autre  sur  les  bras  de  pierre  du  gibet. 

Parmi  les  mille  visages  que  cette  lueur  tei- 
gnait d'écarlate ,  il  y  en  avait  un  qui  semblait 
plus  encore  que  tous  les  autres  absorbé  dans 
la  contemplation  de  la  danseuse.  C'était  une 
figure  d'homme,  austère,  calme  et  sombre. 
Cet  homme,  dont  le  costume  était  caché  par  la 
foule  qui  l'entourait,  ne  paraissait  pas  avoir 
plus  de  trente-cinq  ans;  cependant  il  était 
chauve;  à  peine  avait-il  aux  tempes  quelques 
touffes  de  cheveux  rares  et  déjà  gris;  son  front 
large  et  haut  commençait  à  se  creuser  de  ri- 
des; mais  dans  ses  yeux  enfoncés  éclatait  une 
jeunesse  extraordinaire ,  une  vie  ardente ,  une 
passion  profonde.  Il  les  tenait  sans  cesse  at- 
tachés sur  la  bohémienne,  et  tandis  que  la 
folle  jeune  fille  de  seize  ans  dansait  et  volti- 
geait au  plaisir  de  tous,  sa  rêverie,  à  lui, sem- 
blait devenir  de  plus  en  plus  sombre.  De  temps 
en  temps  un  sourire  et  un  soupir  se  rencon- 
traient sur  ses  lèvres,  mais  le  sourire  était 
plus  douloureux  que  le  soupir. 

La  jeune  fille  essoufflée  s'arrêta  enfin,  et  le 
peuple  l'applaudit  avec  amour. 

—  Djali  _,  dit  la  bohémienne. 

Alors  Gringoire  vit  arriver  une  jolie  petite 


BESOS  PARA  GOLPES.  I  1 7 

chèvre  blanche,  alerte,  éveillée,  lustrée,  avec 
des  cornes  dorées,  avec  des  pieds  dorés,  avec 
un  collier  doré,  qu'il  n'avait  pas  encore  aper- 
çue et  qui  était  restée  jusque  là  accroupie  sur 
un  coin  du  tapis  et  regardant  danser  sa  maî- 
tresse. 

—  Djali,  dit  la  danseuse,  à  votre  tour. 

Et  s'asseyant,  elle  présenta  gracieusement 
à  la  chèvre  son  tambour  de  basque. 

—  Djali,  continua-t-elle,  à  quel  mois  som- 
mes-nous de  l'année  ? 

La  chèvre  leva  son  pied  de  devant,  et  frappa 
un  coup  sur  le  tambour.  On  était  en  effet  au 
premier  mois.  La  foule  applaudit. 

—  Djali,  reprit  la  jeune  fille  en  tournant 
son  tambour  de  basque  d'un  autre  côté,  à 
quel  jour  du  mois  sommes-nous  ? 

Djali  leva  son  petit  pied  d'or,  et  frappa  six 
coups  sur  le  tambour. 

—  Djali,  poursuivit  .l'égyptienne  toujours 
avec  un  nouveau  manège  du  tambour,  à 
quelle  heure  du  jour  sommes-nous  ? 

Djali  frappa  sept  coups.  Au  même  moment 
l'horloge  de  la  Maison-aux-Piliers  sonna  sept 
heures. 

Le  peuple  était  émerveillé. 

— 11  y  a  de  la  sorcellerie  là  dessous ,  dit  une 


I  I  8  KOTR£-l>AM£  DE  PARIS. 

voix  sinistre'  dans  la  toule.  C'était  celle  de 
l'homme  chauve  qui  ne  quittait  pas  la  bohé- 
mienne des  yeux. 

Elle  tressaillit,  se  détourna  ;  mais  les  applau- 
dissemens  éclatèrent  et  couvrirent  la  morose 
exclamation. 

Ils  l'effacèrent  même  si  complètement  dans 
son  esprit  qu'elle  continua  d'interpeller  sa 
chèvre. 

—  Djali,  comment  fait  maître  Guichard 
Grand-Remy,  capitaine  des  pistoliers  de  la 
ville,  à  la  procession  de  la  Chandeleur? 

Djali  se  dressa  sur  ses  pâtes  de  derrière,  et 
se  mit  à  bêler,  en  marchant  avec  une  si  gen- 
tille gravité  que  le  cercle  entier  des  specta- 
teurs éclata  de  rire  à  cette  parodie  de  la  dé- 
votion intéressée  du  capitaine  des  pistoliers. 

—  Djali,  reprit  la  jeune  fille  enhardie  par 
ce  succès  croissant,  comment  prêche  maître 
Jacques  Charmolue, procureur  du  roi  en  cour 
d'église? 

La  chèvre  prit  séance  sur  son  derrière ,  et  se 
mit  à  bêler,  en  agitant  ses  pâtes  de  devant 
d'une  si  étrange  façon  que ,  hormis  le  mauvais 
français  et  le  mauvais  latin,  geste,  accent, 
attitude,  tout  Jacques  Charmolue  y  était. 

Et  la  foule  d'applaudir  de  plus  belle. 


BESOS  PARA  GOLPES.  l  19 

—  Sacrilège  !  profanatipn  !  reprit  la  voix  de 
l'homme  chauve. 

La  bohémienne  se  retourna  encore  une 
fois. 

—  Ah!  dit -elle,  c'est  ce  vilain  homme! 
puis,  allongeant  sa  lèvre  inférieure  au  delà  de 
la  lèvre  supérieure,  elle  fit  une  petite  moue 
qui  paraissait  lui  être  familière,  pirouetta  sur 
le  talon,  et  se  mit  à  recueillir  dans  un  tambour 
de  basque  les  dons  de  la  multitude. 

Les  grands -blancs,  les  petits -blancs,  les 
larges,  les  liards  à  l'aigle  pleuvaient.  Tout  à 
coup  elle  passa  devant  Gringoire.  Gringoire 
mit  si  étourdiment  la  main  à  sa  poche  qu'elle 
s'arrêta.  —  Diable  !  dit  le  poète  en  trouvant 
au  fond  de  sa  poche  la  réalité  ,  c'est-à-dire  le 
vide.  Cependant  la  jolie  fille  était  là ,  le  regar- 
dant avec  ses  grands  yeux,  lui  tendant  son 
tambour,  et  attendant.  Gringoire  suait  à  gros- 
ses goutttes. 

S'il  avait  eu  le  Pérou  dans  sa  poche,  certai- 
nement il  l'eîit  donné  à  la  danseuse;  mais 
Gringoire  n'avait  pas  le  Pérou,  et  d'ailleurs 
l'Amérique  n'était  pas  encore  découverte. 

Heureusement  un  incident  inattendu  vint  à 
son  secours. 

—  T'en  iras-tu,  sauterelle  d'Egypte  ?  cria  une 


ï  Q.O  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

voix  aigre  qui  partait  du  coin  le  plus  sombre 
de  la  place.  La  jeune  fille  se  retourna  effrayée. 
Ce  n'était  plus  la  voix  de  l'homme  chauve; 
c'était  une  voix  de  femme,  une  voix  dévote  et 
méchante.    • 

Du  reste,  ce  cri,  qui  fit  peur  à  la  bohémienne , 
mit  en  joie  une  troupe  d'enfans  qui  rôdait 
par  là. 

—  C'est  la  récluse  de  la  Tour-Rolland,  s'é- 
crièrent-ils avec  des  rires  désordonnés,  c'est  la 
sachette  qui  gronde!  Est-ce  qu'elle  n'a  pas 
soupe  ?  portons-lui  quelque  reste  du  buffet  de 
ville! 

Tous  se  précipitèrent  vers  la  Maison-aux- 
Piliers. 

Cependant  Gringoire  avait  profité  du  trou- 
ble de  la  danseuse  pour  s'éclipser.  La  clameur 
des  enfans  lui  rappela  que  lui  aussi  n'avait  pas 
soupe.  Il  courut  donc  au  buffet.  Mais  les  pe- 
tits drôles  avaient  de  meilleures  jambes  que 
lui;  quand  il  arriva,  ils  avaient  fait  table  rase. 
11  ne  restait  même  pas  un  misérable  camichon 
à  cinq  sous  la  livre.  Il  n'y  avait  plus  sur  le  mur 
que  les  sveltes  fleurs-de-lis,  entremêlées  de 
rosiers,  peintes  en  i434  par  Mathieu Biterne. 
C'était  un  maigre  souper. 

C'est  une  chose  importune,  de  se  coucher 


BESOS  PARA  GOLPES.  121 

sans  souper  ;  c'est  une  chose  moins  riante  en- 
core, de  ne  pas  souper  et  de  ne  savoir  où  cou- 
cher. Gringoire  en  était  là.  Pas  de  pain,  pas  de 
gite;  il  se  voyait  pressé  de  toutes  parts  par  la 
nécessité,  et  il  trouvait  la  nécessité  fort  bour- 
rue. Il  avait  depuis  long-temps  découvert  cette 
vérité ,  que  Jupiter  a  créé  les  hommes  dans  un 
accès  de  misantropie,  et  que,  pendant  toute 
la  vie  du  sage,  sa  destifiée  tient  en  état  de 
siège  sa  philosophie.  Quant  à  lui,  il  n'avait 
jamais  vu  le  blocus  si  complet  ;  il  entendait 
son  estomac  battre  la  chamade,  et  il  trouyait 
très-déplacé  que  le  mauvais  destin  prît  sa  phi- 
losophie par  la  famine. 

Cette  mélancolique  rêverie  l'absorbait  de 
plus  en  plus,  lorsqu'un  chant  bizarre,  quoi- 
que plein  de  douceur,  vint  brusquement  l'en 
arracher.  C'était  la  jeune  Égyptienne  qui 
chantait. 

Il  en  était  de  sa  voix  comme  de  sa  danse  , 
comme  de  sa  beauté.  C'était  indéfinissable  et 
charmant;  quelque  chose  de  pur,  de  sonore, 
d'aérien,  d'ailé,  pour  ainsi  dire.  C'étaient  de 
continuels  épanouissemens,  des  mélodies,  des 
cadences  inattendues,  puis  des  phrases  sim- 
ples semées  de  notes  acérées  et  sifflantes ,  puis 
des  sauts  de  ganunes  qui  eussent  dérouté  un 


122  NOTRE-DAME  DE  PA.RIS. 

rossignol ,  mais  où  l'harmonie  se  retrouvait 
toujours,  puiii  de  molles  ondulations  d'octaves 
qui  s'élevaient  et  s'abaissaient  comme  le  sein 
de  la  jeune  chanteuse.  Son  beau  visage  suivait 
avec  une  mobilité  singulière  tous  les  caprices 
de  sa  chanson,  depuis  l'inspiration  la  plus 
échevelée  jusqu'à  la  plus  chaste  dignité.  On 
eût  dit  tantôt  une  folle ,  tantôt  une  reine. 
Les  paroles  qu'elle  chantait  étaient  d'une 
langue  inconnue  à  Gringoire,etqui  paraissait 
lui  être  inconnue  à  elle-même,  tant  l'expres- 
sion qu'elle  donnait  au  chant  se  rapportait  peu 
au  sens  des  paroles.  Ainsi  ces  quatre  vers 
dans  sa  bouche  étaient  d'une  gaîté  folle  : 

Un  cofre  de  gran  riqueza 
Hallaron  dentro  un  pilar, 
Dentro  del ,  nuevas  banderas 
Con  figuras  de  espantar. 

Et  un  instant  après,  à  l'accent  qu'elle  donnait 
à  cette  stance  : 

Alarabes  de  cavallo 
Sin  poderse  menear , 
Con  espadas  ,  y  los  cuellos , 
Ballestas  de  buen  echar  , 

Gringoire  se  sentait  venir  les  larmes  aux  yeux. 


B£SOS  PARA  GOLPES.  123 

Cependant  son  chant  respirait  surtout  la  joie, 
et  elle  semblait  chanter,  comme  l'oiseau,  par 
sérénité  et  par  insouciance. 

La  chanson  de  la  bohémienne  avait  troublé 
la  rêverie  de  Gringoire,  mais  comme  le  cygne 
trouble  l'eau.  Il  l'écputait  avec  une  sorte  de 
ravissement  et  d'oubli  de  toute  chose.  C'était 
depuis  plusieurs  heures  le  premier  moment 
ou  il  ne  se  sentît  pas  souffrir. 

Le  moment  fut  court. 

Lamémevoixdefemmequiavaitinterrompu 
la  danse  de  la  bohémienne  vint  interrompre 
son  chant. 

—  Te  tairas-tu ,  cigale  d'enfer  ?  cria-t-elle 
tonjouis  du  même  coin  obscur  de  la  place. 

La  pauvre  cigale  s'arrêta  court.  Gringoire 
se  boucha  les  oreilles.. 

—  Oh!  s'écria-t-il,  maudite  scie  ébréchée  , 
qui  vient  briser  la  lyre  ! 

Cependant  les  autres  spectateurs  murmu- 
raient comme  lui:  —  Au  diable  la  sachette! 
disait  plus  d'un.  Et  la  vieille  trouble-fête  invi- 
sible eût  pu  avoir  à  se  repentir  de  ses  agres- 
sions contre  la  bohémienne,  s'ils  n'eussent  été 
distraits  en  ce  moment  même  par  la  proces- 
sion du  pape  des  fous,  qui,  après  avoir  par- 
couru  force  rues  et  carrefours,  débouchait 


124  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

dans  la  place  de  Grève,  avec  toutes  ses  torches 
et  toute  sa  rumeur. 

Cette  procession ,  que  nos  lecteurs  ont  vue 
partir  du  Palais ,  s'était  organisée  chemin  fai- 
sant, et  recrutée  de  tout  ce  qu'il  y  avait  à 
Paris  de  marauds,  de  voleurs  oisifs,  et  de  va- 
gabonds disponibles;  aussi  présentait-elle  un 
aspect  respectable ,  lorsqu'elle  arriva  en  Grève. 

D'abord  marchait  rÉgypte.  Le  duc  d'Egypte, 
en  tête ,  à  cheval ,  avec  ses  comtes  à  pied ,  lui 
tenant  la  bride  et  l'étrier  ;  derrière  eux ,  les 
égyptiens  et  les  égyptiennes  pêle-mêle  avec 
leurs  petits  enfans  criant  sur  leurs  épaules  ; 
tous,  duc,  comtes,  menu-peuple,  en  haillons 
et  en  oripeaux.  Puis  c'était  le  royaume  d'Ar- 
got :  c'est-à-dire ,  tous  les  voleurs  de  France , 
échelonnés  par  ordre  de  dignité  ;  les  moindres 
passant  les  premiers.  Ainsi  défilaient  quatre 
par  quatre  ,  avec  les  divers  insignes  de  leurs 
grades  dans  cette  étrange  faculté ,  la  plupart 
éclopés,  ceux-ci  boiteux,  ceux-là  manchots, 
les  courtaux  de  boutanche,  les  coquillarts, 
les  hubins ,  les  sabouleux ,  lescalots ,  les  francs- 
mitoux,  les  polissons,  les  piètres,  lescapons, 
les  malin  greux,  les  rifodés  ,  les  marcandiers, 
les  narquois,  les  orphelins,  les  archisuppôts  , 
les  cagoux  j  dénombrement  à  fatiguer  Homère. 


BESOS  PARA  GOLPES.  IsS 

Au  cenfre  du  conclave  des  cagoux  et  des  ar- 
chisuppôts ,  on  avait  peine  à  distinguer  le  roi 
de  l'argot,  le  grand-coè'sre ,  accroupi  dans 
une  petite  charrette  traînée  par  deux  grands 
chiens.  Après  le  royaume  desargotiers,  venait 
l'empire  de  Galilée.  Guillaume  Rousseau,  em- 
pereur de  l'empire  de  Galilée  ,  marchait  majes- 
tueusement dans  sa  robe  de  pourpre  tachée 
devin,  précédé  de  baladins  s'entrebattant  et 
dansant  des  pyrrhiques;  entouré  de  ses  mas- 
siers,  de  ses  suppôts,  et  des  clercs  de  la  cham- 
bre des  comptes.  Enfin  venait  la  bazoche  ,  avec 
ses  mais  couronnés  de  fleurs ,  ses  robes  noires , 
sa  musique  digne  du  sabbat ,  et  ses  grosses 
chandelles  de  cire  jaune.  Au  centre  de  cette 
foule,  les  grands  officiers  de  la  confrérie  des 
fous  portaient  sur  leurs  épaules  un  brancard 
plus  surchargé  de  cierges  que  la  châsse  de  Sainte- 
Geneviève  en  temps  de  peste;  et  sur  ce  bran- 
card resplendissait,  crosse,  chape  et  mitre, 
le  nouveau  pape  des  fous ,  le  sonneur  de  clo- 
ches de  Notre-Dame ,  Quasiraodo-le-Bossu. 

Chacune  des  sections  de  cette  procession 
grotesque  avait  sa  musique  particulière.  Les 
Egyptiens  faisaient  détonner  leurs  baiafos  et 
leurs  tambourins  d'Afrique.  Les  argotiers , 
race  fort  peu  musicale,  en  étaient  encore  à  la 


ia6  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

\àole ,  au  cornet  à  bouquin  et  à  la  gothique  ru- 
bebbedu  douzième  siècle.  L'empire  de  Galilée 
n'était  guère  plus  avancé;  à  peine  distinguait- 
on  dans  sa  musique  quelque  misérable  rebec 
de  l'enfance  de  l'art,  encore  emprisonné  dans 
le  ré-la-mi.  Mais  c'est  autour  du  pape  des  fous 
que  se  déployaient,  dans  une  cacophonie  ma- 
gnifique, toutes  les  richesses  musicales  de  le- 
poque.  Ce  n'était  que  dessus  de  rebec,  hautes- 
contre  de  rebec,  tailles  de  rebec,  sans  comp- 
ter les  flûtes  et  les  cuivres.  Hélas!  nos  lecteurs 
se  souviennent  que  c'était  l'orchestre  de  Grin- 
goire. 

Il  est  difficile  de  donner  une  idée  du  degré 
d'épanouissement  orgueilleux  et  béat  où  le 
triste  et  hideux  visage  de  Quasimodo  était 
parvenu  dans  le  trajet  du  Palais  à  la  Grève. 
C'était  la  première^jouissance  d'amour-propre 
qu'il  eût  jamais  éprouvée.  Il  n'avait  connu  jus- 
que là  que  l'humiliation,  le  dédain  pour  sa  con- 
dition ,  le  dégoût  pour  sa  personne.  Aussi,  tout 
sourd  qu'il  était,  savourait-il  ^n  véritable  pape 
les  acclamations  de  cette  foule  qu'il  haïssait 
pour  s'en  sentir  haï.  Que  son  peuple  fut  un 
ramas  de  fou  s,  de  perclus,  de  voleurs,  demen- 
dians,  qu'importe?  c'était  toujours  un  peu- 
ple, et  lui  4.m  souverain.  Et  il  prenait  au  se- 


BESOS  PARA  GOLPKS,  IH'J 

rieux  tous  ces  applaudissemens  ironiques,  tous 
ces  respects  dérisoires,  auxquels  nous  devons 
dire  qu'il  se  mêlait  pmirtant,  dans  la  foule, 
un  peu  de  crainte  fort  réelle.  Car  le  bossu 
était  robuste;  car  le  bancal  était  agile;  car  le 
sourd  était  méchant  :  trois  qualités  qui  tem- 
pèrent le  ridicule. 

Du  reste  ,  que  le  nouveau^  pape  des  fous  se 
rendît  compte  à  lui-même  des  sentimens  qu'il 
éprouvait  et  des  sentimens  qu'il  inspirait , 
c'est  ce  que  nous  sommes  loin  de  croire.  L'es- 
prit IJui  était  logé  dans  ce  corps  manqué 
avait  nécessairement  lui-même  quelque  chose 
d'incomplet  et  de  sourd.  Aussi  ce  qu'il  ressen- 
tait en  ce  moment  était-il  pour  lui  absolument 
vague,  indistinct  et  confus.  Seulement  la  joie 
perçait,  l'orgueil  dominait.  Autour  de  cette 
sombreet  malheureuse  ligure,  il  y  avait  rayon- 
nement. 

Ce  ne  fut  donc  pas  sans  surprise  et  sans  ef- 
froi que  l'on  vit  tout  à  coup,  au  moment  où 
Quasimodo,  dans  cette  demi-ivresse,  passait 
triomphalement  devant  la  Maison-aux-Piliers, 
un  homme  s'élancer  de  la  foule  et  lui  arracher 
des  mains,  avec  un  geste  de  colère,  sa  crosse 
de  bois  doré  ,  insigne  de  sa  folle  papauté. 

Cet  homme,  ce  téméraire,  c'était  le  per- 


128  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

sonnage  au  front  chauve  qui ,  le  moment 
auparavant  *,  mêlé  au  groupe  de  la  bohé- 
mienne ,  avait  glacé  la  pauvre  fille  de  ses 
paroles  de  menace  et  de  haine.  Il  était  revêtu 
du  costume  ecclésiastique.  Au  moment  où  il 
sorti  t  de  la  foule ,  Gringoire ,  qui  ne  l'avait  point 
remarqué  jusqu'alors,  le  reconnut  :  —  Tiens! 
dit-il,  avec  un  crid'étonnement,  eh!  c'est  mon 
maître  en  Hermès ,  dom  Claude  Frollo ,  l'ar- 
chidiacre! Que  diable  veut-il  à  ce  vilain  bor- 
gne ?  Il  va  se  faire  dévorer. 

Un  cri  de  terreur  s'éleva  en  effet.  L%  for- 
midable Quasiraodo  s'était  précipité  à  bas  du 
brancard,  et  les  femmes  détournaient  les 
yeux  pour  ne  pas  le  voir  déchirer  l'archidiacre. 

Il  fit  un  bond  jusqu'au  prêtre,  le  regarda, 
et  tomba  à  genoux. 

Le  prêtre  lui  arracha  sa  tiare ,  lui  brisa  sa 
crosse ,  lui  lacéra  sa  chape  de  clinquant. 

Quasimodo  resta  à  genoux,  baissa  la  tête 
et  joignit  les  mains. 

Puis  il  s'CTablit  entre  eux  un  étrange  dialo- 
gue de  signes  et  de  gestes,  car  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  parlaient.  Le  prêtre,  debout,  irrité,  mena- 
çant, impérieux;  Quasimodo,  prosterné,  hum- 
ble, suppliant.  Et  cependant  il  est  certain  que 


BESOS  PARA  GOLPES.  I2g 

Quasimodo  eût  pu  écraser  le  prêtre  avec  le 
pouce. 

Enfin,  l'archidiacre,  secouant  rudement 
la  puissante  épaule  de  Quasimodo,  lui  fit  signe 
de  se  lever  et  de  le  suivre. 

Quasimodo  se  leva. 

Alors  la  confi'érie  des  fous,  la  première 
stupeur  passée,  voulut  défendre  son  pape  si 
brusquement  détrôné.  Les  égyptiens,  les  ar- 
gotiers  et  toute  la  bazoche  vinrent  japper  au- 
tour du  prêtre. 

Quasimodo  se  plaça  devant  le  prêtre,  fit 
jouer  les  muscles  de  ses  poings  athlétiques,  et 
regarda  les  assailîans  avec  le  grincement  de 
dents  d'un  tigre  fâché. 

Le  prêtre  reprit  sa  gravité  sombre,  fit  un 
signe  à  Quasimodo,  et  se  retira  en  silence. 

Quasimodo  marchait  devant  lui,  éparpil- 
lant la  foule  à  son  passage. 

Quand  ils  eurent  traversé  la  populace  et  la 
place,  1^  nuée  des  curieux  et  des  oisifs  vou- 
lut les  suivre.  Quasimodo  prit  alors  l'arrière- 
garde,  et  suivit  l'archidiacre  à  reculons,  trapu, 
hargneux,  monstrueux,  hérissé,  ramassant  ses 
membres,  léchant  ses  défenses  de  sanglier, 
grondant  comme  une  bête  fauve,  et  impri- 

'•  9 


l3o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

mant  d'immenses  oscillations  à  la  foule,  avec 
un  geste  ou  un  regard. 

On  les  laissa  s'enfoncer  tous  deux  dans  une 
rue  étroite  et  ténébreuse,  où  nul  n'osa  se 
risquer  après  eux;  tant  la  seule  chimère  de 
Quasimodo  grinçant  des  dents  en  barrait 
bien  l'entrée. 

—  Voilà  qui  est  merveilleux,  dit  Gringoire; 
mais  où  diable  trouverai-je  à  souper  ? 


I 


IV. 


ffs  imonvémcm  tftônmcune\o[u  tmme  U  mv 


Gringoire,  à  tout  hasard,  s'était  mis  à  sui- 
vre la  bohémiQnne. Il  lui  avait  vu  prendre,  avec 
sa  chèvre,  la  rue  delà  Coutellerie;  il  avait  pris 
la  rue  de  la  Coutellerie. 

—  Pourquoi  pas?  s'était-il  dit. 

Gringoire,  philosophe  pratique  des  rues  de 
Paris,  avait  remarqué  que  rien  n'est  propice  à 


I  3l  NOTRE*DAME  DE  PARIS. 

la  rêverie  comme  de  suivre  une  jolie  femme 
sans  savoir  où  elle  va.  Il  y  a  dans  cette  abdi- 
cation volontaire  de  son  libre  arbitre,  dans 
cette  fantaisie  qui  se  soumet  à  une  autre  fan- 
taisie, laquelle  ne  s'en  doute  pas,  un  mé- 
lange d'indépendance  fantasque  et  d'obéissance 
aveugle,  je  ne  sais  quoi  d'intermédiaire  entre 
l'esclavage  et  la  liberté  qui  plaisait  à  Gringoire, 
esprit  essentiellement  mixte,  indécis  et  com- 
plexe, tenant  le  bout  de  tous  les  extrêmes, 
incessamment  suspendu  entre  toutes  les  pro- 
pensions humaines  et  les  neutralisant  l'une 
par  l'autre.  Use  comparait  lui-même  volontiers 
au  tombeau  de  Mahomet,  attiré  en  sens  in- 
verse par  deux  pierres  d'aimant,  et  qui  hésite 
éternellement  entre  le  haut  et  le  bas,  entre  la 
voûte  et  le  pavé»,  entre  la  chute  et  lascension, 
entre  le  zénith  et  le  nadir. 

Si  Gringoire  vivait  de  nos  jours,  quel  beau 
milieu  il  tiendrait  entre  le  classique  et  le  ro- 
mantique î 

Mais  il  n'était  pas  assez  primitif  pour  vivre 
trois  cents  ans,  et  c'est  dommage.  Son  absence 
est  un  vide  qui  ne  se  fait  que  trop  sentir  au- 
jourd'hui. 

Du  reste,  pour  suivre  ainsi  dans  les  rues  les 
passans  (et  surtout  les  passantes),  ce   que 


LES  mCONVKNIENS  ,  ETC.  l33 

Gringoire  faisait  volontiers,  il  n'y  a  pas  de 
meilleure  disposition  que  de  ne  savoir  où  cou- 
cher. 

Il  marchait  donc  tout  pensif  derrière  la 
jeune  fille,  qui  hâtait  le  pas  et  faisait  trotter  sa 
jolie  chèvre  en  voyant  rentrer  les  bourgeois 
et  se  fermer  les  tavernes,  seules  boutiques  qui 
eussent  été  ouvertes  ce  jour-là. 

—  Après  tout,  pensait-il  à  peu  près,  il  faut 
bien  qu'elle  loge  quelque  part  ;  les  bohémien- 
nes ont  bon  cœur.  —  Qui  sait?... 

Et  il  y  avait  dans  les  points  suspensifs  dont 
il  faisait  suivre  cette  réticence  dans  son  esprit, 
je  ne  sais  quelles  idées  assez  gracieuses. 

Cependant  de  temps  en  temps,  en  passant 
devant  les  derniers  groupes  de  bourgeois  fer- 
mant leurs  jx)rtes,  il  attrapait  quelque  lam- 
beau de  leurs  conversations  qui  venait  rom- 
pre l'enchaînement  de  ses  riantes  hypothèses. 

Tantôt  c'étaient  deux  vieillards  qui  s'accos- 
taient. 

—  Maître  Thibaut  Fernicle,  savez-vous  qu'il 
fait  froid? 

(  Gringoire  savait  cela  depuis  le  commence- 
ment de  l'hiver.) 

—  Oui,  bien ,  maître  Boniface  Disome  !  Est- 
ce  que  nous  allons  avoir  un  hiver  comme  il  y 


1  34  NOTIIE-DAME  DE  PARAS. 

a  troig  ans,  en  80,  que  le  bois  coûtait  huit  sols 
le  moule  ? 

—  Bah  !  ce  n'est  rien,  maître  Thibaut,  près 
de  l'hiver  de  i4o7>  qu'il  gela  depuis  la  saint 
Martin  jusqu'à  la  Chandeleur!  et  avec  une 
telle  furie  que  la  plume  du  greffier  du  parle- 
ment gelait,  dans  la  grand'chambre,  de  trois 
mots  en  trois  mots!  ce  qui  interrompit  l'enre- 
gistrement de  la  justice  ! 

Plus  loin ,  c'étaient  des  voisines  à  leur  fe- 
nêtre avec  des  chandelles  que  le  brouillard 
faisait  grésiller. 

—  Votre  mari  vous  a-t-il  conté  le  malheur, 
mademoiselle  La  Boudraque? 

—  Non.  Qu'est-ce  que  c'est  donc,  made- 
moiselle Turquant? 

• —  Le  cheval,  de  monsieur  Gilles  Godii;i,  le 
notaire  au  Châtelet,  qui  s'est  effarouché  des 
Flamands  et  de  leur  procession  ,  et  qui  a  ren- 
versé maître  Phi  lippot  rillot,  oblat  des  Cé- 
îestins. 

—  En  vérité  ? 

—  Bellement. 

—  Un  cheval  bourgeois!  c'est  un  peu  fort. 
Si  c'était  un  cheval  de  cavalerie  ,  à  la  bonne 
heure  ! 

Et  les  fenêtres  se  refermaient.  Mais  Grin- 


LES  INCONVÉNIENS ,  ETC.  l35 

goii'e  n'en  avait  pas  moins  perdu  le  fil  de  ses 
idées. 

Heureusement  il  le  retrouvait  vite  et  le  re- 
nouait sans  peine,  grâce  à  la  bohémienne, 
grâce  à  Djali,  qui  marchaient  toujours  devant 
lui;  deux  fines,  délicates  et  charmantes  créa- 
tures, dont  il  admirait  les  petits  pieds,  les  jo- 
lies formes,  les  gracieuses  manières,  les  con- 
fondant presque  dans  sa  contemplation;  pour 
l'intelligence  et  la  bonne  amitié,  les  croyant 
toutes  deux  jeunes  filles;  pour  la  légèreté, 
l'agilité,  la  dextérité  de  la  xnarche,  les  trou- 
vantchèvres  toutes  deux. 

Les  rues  cependant  devenaient  à  tout  mo- 
ment plus  noires  et  plus  désertes.  Le  cou- 
vre-feu était  sonné  depuis  long-temps,  et  l'on 
commençait  à  ne  plus  rencontrer  qu'à  de  ra- 
res intervalles  un  passant  sur  le  pavé,  une  lu- 
mière aux  fenêtres.  Gringoire  s'était  engagé,  k 
la  suite  de  l'égyptienne,  dans  ce  dédale  inex- 
tricable de  ruelles,  de  carrefours  et  de  culs- 
de-sacs  qui  environne  l'ancien  sépulcre  des 
Saints-Innocens,  et  qui  ressemble  à  un  éche- 
veau  de  fil  brouillé  par  un  chat.  —  Voilà  des 
rues  qui  ont  bien  peu  de  logique  !  disait  Grin- 
goire perdu  dans  ces  nulle  circuits  qui  reve- 
naient sans  cesse  sur  eux-mêmes,  mais  où  la 


l36  NOTRE-DAME  DE  PA.RIS. 

jeune  fille  suivait  un  chemin  qui  lui  paraissait 
bien  connu,  sans  hésiter  et  d'un  pas  de  plus  en 
plus  rapide.  Quant  à  lui,  il  eût  parfaitement 
ignoré  où  il  était,  s'il  n'eût  aperçu  en  passant, 
au  détour  d'une  rue,  la  masse  octogone  du 
pilori  des  halles,  dont  le  sommet  à  jour  déta- 
chait vivement  sa  découpure  noire  sur  une 
fenêtre  encore  éclairée  de  la  rue  Verdelet. 

Depuis  quelques  instansil  avait  atlirél'atten- 
tion  de  laieunéfille;  elleavaitàplusieurs  repri- 
ses tourné  la  tête  vers  lui  avec  inquiétude;  elle 
s'était  même  une  fois  arrêtée  tout  court,  avait 
profité  d'un  rayon  de  lumière  qui  s'échappait 
d'une  boulangerie  entr'ouverte  pour  le  regar- 
der fixement  du 'haut  en  bas;  puis,  ce  coup 
d'œil  jeté,  Gringoire  lui  avait  vu  faire  cette 
petite  moue  qu'il  avait  déjà  remarquée ,  et  elle 
avait  passé  outre. 

Cette  petite  moue  donna  à  penser  à  Grin- 
goire. Il  y  avait  certainement  du  dédain  et  de 
la  moquerie  dans  cette  gracieuse  grimace. 
Aussi  commençait-il  abaisser  ta  tête,à compter 
les  pavés,  et  à  suivre  la  jeune  fille  d'un  peu 
plus  loin,  lorsque,  au  tournant  d'une  rue  qui 
venait  de  la  lui  faire  perdre  de  vue,  il  l'enten- 
dit pousser  un  cri  perçant. 

Il  hâta  le  pas. 


LES   INCONVÉNIENS,   ETC.  iSy 

I^  rue  était  pleine  de  ténèbres.  Pourtant 
une  étoupe  imbibée  d'huile,  qui  brûlait  dans 
une  cage  de  fer  au  pied  de  la  Sainte-Vierge 
du  coin  de  la  rue,  permit  à  Gringoire  de  dis- 
tinguer la  bohémienne  se  débattant  dans  les 
bras  de  deux  hommes  qui  s'efforçaient  d'é- 
touffer ses  cris.  La  pauvre  pelite  chèvre,  toute 
effarée,  baissait  les  cornes  et  hélait. 

—  A  nous,  messieurs  du  guet!  cria  Grin- 
goire, et  il  s'avança  bravement.  L'un  des  hom- 
mes qui  tenaient  la  jeune  fille  se  tourna  vers 
lui.  C'était  la  formidable  figure  de  Quasimodo. 

Gringoire^  ne  prit  pas  la  fuite,  mais  il  ne  fit 
point  un  pas  de  plus. 

Quasimodo  vint  à  lui,  le  jeta  à  quatre  pas 
sur  le  pavé  d'un  revers  de  la  main,  et  s'en- 
fonça rapidement  dans  l'ombre,  emportant  la 
jeune  fille,  ployée  sur  un  de  ses  bras  comme 
une  écharpe  de  soie.  Son  compagnon  le  sui- 
vait, et  la  pauvre  chèvre  courait  après  tous, 
avec  son  bêlement  plaintif. 

—  Au  meurtre!  au  meurtre!  criait  la  mal- 
heureuse bohémienne. 

—  Halte  là,  misérables,  et  lâchez-moi  cette 
ribaude  !  dit  tout  à  coup,  d'une  voix  de  ton- 
nerre, un  cavalier  qui  déboucha  brusquement 
du  carrefour  voisin. 


l38  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

C'était  un  capitaine  des  archers  de  l'ordon- 
nance du  roi,  armé  de  pied  en  cap,  et  l'espa- 
don à  la  main. 

Il  arracha  la  bohémienne  des  bras  de  Qua- 
simodo  stupéfait,  la  mit  en  travers  sur  sa  selle; 
et  au  moment  où  le  redoutable  bossu,  revenu 
de  sa  surprise,  se  précipitait  sur  lui  pour  re- 
prendre sa  proie,  quinze  ou  seize  archers, 
qui  suivaient  de  près  leur  capitaine,  parurent 
l'estramaçon  au  poing.  C'était  une  escouade 
de  l'ordonnance  du  roi  qui  faisait  le  contre- 
guet,  par  ordre  de  messire  Robert  d'Estoute- 
ville,  garde  de  la  prévôté  de  Paris. 

Quasimodo  fut  enveloppé,  saisi,  garrotté; 
il  rugissait,  il  écumait,  il  mordait;  et  s'il  eût 
fait  grand  jour,  nul  doute  que  son  visage  seul, 
rendu  plus  hideux  encore  par  la  colère,  n'eût 
mis  en  fuite  toute  l'escouade.  Mais,  la  nuit,  il 
était  désarmé  de  son  arme  h  plus  redoutable, 
de  sa  laideur. 

Son  compagnon  avait  disparu  dans  la  lutte. 

La  bohémienne  se  dressa  gracieusement  sur 
la  selle  de  l'officier,  elle  appuya  ses  deux  mains 
sur  les  deux  épaules  du  jeune  homme,  et  le 
regarda  fixement  quelques  secondes,  comme 
ravie  de  sa  bonne  mine  et  du  bon  secours 
qu'il  venait  de  lui  porter.  Puis,  rompant  le  si- 


LES  INCONVÉNIÊNS,  ETC.  1  Sq 

lence  la  première,  elle  lui  dit,  en  faisant  plus 
douce  encore  sa  douce  voix  : 

—  Comment  vous  appelez-vous,  monsieur 
le  gendarme? 

—  Le  capitaine  Phœbus  de  Chateaupers, 
pour  vous  servir,  ma  belle!  répondit  l'officier 
en  se  redressant. 

—  Merci,  dit-elle. 

Et,  pendant  que  le  capitaine  Phœbus  re- 
troussait sa  moustacbe  à  la  bourguignonne, 
elle  se  laissa  glisser  à  bas  du  cheval,  comme 
une  flèche  qui  tombe  à  terre,  et  s'enfuit. 

Un  éclair  se  fût  évanoui  moins  vite. 

—  Nombril  du  pape  !  dit  le  capitaine  en 
faisant  resserrer  les  courroies  de  Quasimodo, 
j'eusse  aimé  mieux  garder  la  ribaude. 

—  Que  voulez-vous,  capitaine?  dit  un  gen- 
darme; la  fauvette  s'est  envolée,  la  chauve- 
souris  est  restée. 


V. 


Ôuitf  îrrô  infonDcmens. 


Gringoire,  tout  étourdi  de  sa  chute,  était  resté 
sur  le  pavé  devant  la  bonne  Vierge  du  coin  de  la 
rue.  Peu  à  peu,  il  reprit  ses  sens;  il  fut  d'abord 
quelques  minutes  flottant  dans  une  espèce  de 
rêverie  à  demi  somnolente  qui  n'était  pas  sans 
douceur,  où  les  aériennes  figures  de  la  bohé- 
mienne et  de  la  chèvre  se  mariaient  à  la  pe- 


I 


SUITE  DES  INCONVÉNIENS.  I/Jf 

santeur  du  poing  de  Quasimodo.  Cet  état  dura 
peu.  Une  assez  vive  impression  de  froid  à  la 
partie  de  son  corps  qui  se  trouvait  en  contact 
avec  le  pavé  le  réveilla  tout  à  coup,  et  fit 
revenir  son  esprit  à  la  surface.  —  D'où  me 
vient  donc  cette  fraîcheur?  se  dit-il  brusque- 
ment. Il  s'aperçut  alors  qu'il  était  un  peu  dans 
le  milieu  du  ruisseau. 

—  Diable  de  cyclope  bossu  !  groinmela-t-il 
entre  ses  dents,  et  il  voulut  se  lever.  Mais  il 
était  trop  étourdi  et  trop  meurtri  :  force  lui 
fut  de  rester  en  place.  Il  avait  du  reste  la  main 
assez  libre  ;  il  se  boucha  le  nez  et  se  résigna. 

— La  boue  de  Paris,  pensa-t-il  (car  il  croyait 
être  sûr  que,  décidément,  le  ruisseau  serait 
son  gîte; 

Et  que  faire  en  un  gîte  à  moins  que  l'on  ne  songe?) 

la  boue  de  Paris  est  particulièrement  puante; 
elle  doit  renfermer  beaucoup  de  sel  volatil 
et  Tiitreux.  C'est,  du  reste,  l'opinion  de  maître 
Nicolas  Flamel  et  des  hermétiques.... 

Le  mot  ai  hermétiques  amena  subitement 
l'idée  de  l'archidiacre  Claude  Frollo  dans  son 
esprit.  Il  se  rappela  la  scène  violente  qu'il 
venait  d'entrevoir,  que  la  bohémienne  se  dé- 
battait entre  deux  hommes,  que  Quasimodo 


l/p  IVOTRE-DAME  DE  PARIS. 

avait  un  compagnon  ;  et  la  figure  morose 
et  hautame  de  l'archidiacre  passa  confu- 
sément dans  son  souvenir.  —  Cela  serait 
étrange!  pensa-t-il.  Et  il  se  mit  à  échafauder, 
avec  cette  donnée  et  sur  cette  base,  le  fan- 
tasque édifice  des  hypothèses ,  ce  château  de 
"■  cartes  des  philosophes.  Puis  soudain,  revenant 
encore  une  fois  à  la  réalité  :  —  Ah  ça!  je  gèle! 
s'écria-t-il. 

La  place,  en  effet,  devenait  de  moins  en 
moins  tenable.  Chaque  molécule  de  l'eau  du 
ruisseau  enlevait  une  «molécule  de  calorique 
rayonnant  aux  reins  de  Gringoire,  et  l'équili- 
bre entre  la  température  de  son  corps  et  la 
température  du  ruisseau  commençait  à  s'éta- 
blir d'une  rude  façon. 

Un  ennui  d'une  toute  autre  nature  vint 
tout  à  coup  l'assaillir. 

Un  groupe  d'enfans,  d«  ces  petits  sauvages 
va-nu-pieds  qui  ont  de  tout  temps  battu  le 
pavé  de  Paris  sous  le  nom  éternel  de  gamins^ 
et  qui,  lorsque  nous  étions  enfans  aussi,  nous 
ont  jeté  des  pierres  à  tous  le  soir  au  sortir  de 
classe,  parce  que  nos  pantalons  n'étaient  ])as 
déchirés,  un  essaim  de  ces  jeunes  drôles  accou- 
rait vers  le  carrefour  où  gisait  Gringoire,  avec 
des  rires  et  des  cris  qui  paraissaient  se   sou- 


SUITE  DES  IWCONVÉNIENS.  1  43 

cier  fort  peu  du  sommeil  des  voisins.  Ils  traî- 
naient après  eux  je  ne  sais  quel  sac  informe; 
et  le  -bruit  seul  de  leurs  sabots  eût  réveillé 
un  mort.  Gringoire ,  qui  ne  l'était  pas  encore 
tout-à-fait,  se  souleva  à  demi. 

—  Ohé!  Hennequin  Dandèche;  ohé!  Jehan 
Pincebourde!  criaient-ils  à  tue-tête;  le  vieux 
Eustache  Moubon,  le  marchand  feron  du 
coin,  vient  de  mourir.  Nous  avons  sa  pail- 
lasse, nous  aHons  en  faire  un  feu  de  joie.  C'est 
aujourd'hui  les  Flamands! 

Et  voilà  qu'ils  jetèrent  la  paillasse  préci- 
sément sur  Gringoire,  près  duquel  ils  étaient 
arrivés  sans  le  voir.  En  même  temps,  un  d'eux 
prit  une  poignée  de  paille  qu'il  alla  allumer 
à  la  mèche  de  la  bonne  Vierge. 

—  Mort-Christ!  grommela  Gringoire,  est- 
ce  que  je  vais  avoir  trop  chaud  maintenant? 

Le  moment  était  critique.  Il  allait  être  pris 
entre  le  feu  et  l'eau;  il  fit  un  effort  surnatu- 
rel,  un  effort  de  faux-monnoyeur  qu'on  va 
bouillir  et  qui  tâche  de  s'échapper.  Il  se  leva 
debout,  rejeta  la  paillasse  sur  les  gamins,  et 
s'enfuit. 

—  Sainte  Vierge  !  crièrent  les  enfans;  le 
marchand  feron  qui  revient  ! 

Et  ils  s'enfuirent  de  leur  côté. 


l44  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

La  paillasse  resta  maîtresse  du  champ  de  J 

bataille.  Belleforét,  le  P.  le  Juge  et  Corrozet 
assurent  que  le  lendemain  elle  fut  ramassée 
avec  grande  pompe  par  le  clergé  du  quartier 
et  portée  au  trésor  de  l'église  Sainte-Oppor- 
tune, où  le  sacristain  se  fit  jusqu'en  1789  un 
assez  beau  revenu  avec  le  grand  miracle  de  la 
statue  de  la  Vierge  du  coin  de  la  rue  Maucon- 
seil,  qui  avait,  par  sa  seule  présence,  dans  la 
mémorable  nuit  du  6  au  7  janvier  1482,  exor- 
cisé défunt  Jehan  Moubon, lequel,  pour  faire 
niche  au  diable,  avait,  en  mourant,  malicieu- 
sement caché  son  âme  dans  sa  paillasse. 


VI. 


Ca  €n\(ï)e  caeeh. 


Après  avoir  couru  à  toutes  jambes  pendant 
quelque  temps,  sans  savoir  où,  donnant  de 
la  tête  à  maint  coin  de  rue,  emjambant  maint 
ruisseau,  traversant  mainte  ruelle,  maint  cul- 
de-sac,  maint  carrefour,  cherchant  fuite  et 
passage  à  travers  tous  les  méandres  du  vieux 
pavé  des  Halles ,  explorant  dans  sa  peur  pani- 

I.  lO 


l46  NOTRE-DAME  DE   PARIS. 

que  ce  que  le  beau  latin  des  chartes  appelle 
tota  via  y  cheminum  et  viaria,  notre  poète 
s'arrêta  tout  à  coup,  d'essoufflement  d'abord  , 
puis  saisi  en  quelque  sorte  au  collet  par  un 
dilemme  qui  venait  de  surgir  dans  son  esprit. 
—  Il  me  semble,  maître  Pierre  Gringoire,  se 
dit-il  à  lui-même  en  appuyant  son  doigt  sur 
son  front,  que  vous  courez  là  comme  un  écer- 
velé.  Les  petits  drôles  n'ont  pas  eu  moins  peur 
de  vous  que  vous  d'eux.  Il  me  semble,  vous 
dis-je ,  que  vous  avez  entendu  le  bruit  de  leurs 
sabots  qui  s'enfuyait  au  midi,  pendant  que 
vous  vous  enfuyiez  au  septentrion.  Or  de 
deux  choses  l'une  :  ou  ils  ont  pris  la  fuite; 
et  alors  la  paillasse,  qu'ils  ont  dû  oublier  dans 
leur  terreur,  est  précisément  ce  lithospitalier 
après  lequel  vous  courez  depuis  ce  matin ,  et 
que  madame  la  Vierge  vous  envoie  miracu- 
leusement pour  vous  récompenser  d'avoir  fait 
en  son  honneur  une  moralité  accompagnée  de 
triomphes  et  momeries  :  ou  les  enfans  n'ont 
pas  pris  la  fuite,  et  dans  ce  cas  ils  ont  mis  le 
brandon  à  la  paillasse;  et  c'est  là  justement 
l'excellent  feu  dont  vous  avez  besoin  pour 
vous  réjouir,  sécher  et  réchauffer.  Dans  les 
deux  cas,  bon  feuou  bon  lit,  la  paillasse  est  un 
présent  du  ciel.  La  benoite  vierge  Marie  qui  est 


LA  CRUCHE  CA.SS£E.  l/^'J 

au  coin  de  la  rue  Mauconseil  n'a  peut-être 
fait  mourir  Jehan  Moubon  que  pour  cela;  et 
c'est  folie  à  vous  de  vous  enfuir  ainsi  sur 
traîne-boyau,  comme  un  Picard  devant  un 
Français,  laissant  derrière  vous  ce  que  vous 
cherchez  devant;  et  vous  êtes  un  sot! 

Alors  il  revint  sur  ses  pas,  et,  s'orientant  et 
furetant,  le  nez  au  vent  et  l'oreille  aux  aguets, 
il  s'efforça  de  retrouver  la  bienheureuse  pail- 
lasse; mais  en  vain.  Ce  n'était  qu'intersec- 
tions de  maisons,  culs-de-sac,  pattes  d'oies, 
au  milieu  desquelles  il  hésitait  et  doutait  sans 
cesse,  plus  empêché  et  plus  englué  dans  cet 
enchevêtrement  de  ruelles  noires  qu'il  ne  l'eût 
été  dans  le  dédains  même  de  l'hôtel  des  Tour- 
nelles;  enfin  il  perdit  patience,  et  s'écria  so- 
lennellement: —  Maudits  soient  les  carre- 
fours !  c'est  le  diable  qui  les  a  faits  à  l'image 
de  sa  fourche.  , 

Cette  exclamation  le  soulagea  un  peu,  et 
une*  espèce  de  reflet  rougeâtre  qu'il  aperçut 
en  ce  moment  au  bout  d'une  longue  et  étroite 
ruelle  acheva  de  relever  son  moral.  —  Dieu 
soit  loué!  dit-il ,  c'est  là  bas  !  Voilà  ma  paillasse 
qui  brûle.  Et  se  comparant  au  nocher  qui  som- 
bre dans  la  nuit:  5^/(^6,  ajoufa-t-il  pieusement, 
salve,  maris  Stella! 


I  48  NOTRE-DAME  DE  PA.RIS. 

Adressait-il  ce  fragment  de  litanie  à  la  sainte 
Vierge  ou  à  la  paillasse  ?  c'est  ce  que  nous 
ignorons  parfaitement. 

A  peine  avait-il  fait  quelques  pas  dans  la  lon- 
gue ruelle,  laquelle  était  en  pente,  non  pavée, 
et  de  plus  en  plus  boueuse  et  inclinée,  qu'il 
remarqua  quelque  chose  d'assez  singulier.  Elle 
n'était  pas  déserte  :  çà  et  là,  dans  sa  longueur, 
rampaient  je  ne  sais  quelles  masses  vagues  et 
informes,  se  dirigeant  toutes  vers  la  lueur  qui 
vacillait  au  bout  de  la  rue ,  comme  ces  lourds 
insectes  qui  se  traînent  la  nuit  de  brin  d'herbe 
en  brin  d'herbe  vers  un  feu  de  pâtre. 

Rien  ne  rend  aventureux  comme  de  ne  pas 
sentir  la  place  de  son  gousset.  Gringoire  con- 
tinua de  s'avancer,  et  eut  bientôt  rejoint  celle 
de  ces  larves  qui  se  traînait  le  plus  paresseuse- 
ment à  la  suite  des  autres.  En  s'en  approchant , 
il^vit  que  ce  n'était  rien  autre  chose  qu'un  mi- 
sérable cuUde-jatte  qui  sauteîait  sur  ses  deux 
mains,  comme  un  faucheux  blessé  qui  n'a 
plus  que  deux  pattes.  Au  moment  où  il  passa 
près  de  cette  espèce  d'araignée  à  face  humaine, 
elle  éleva  vers  lui  une  voix  lamentable  :  — •  La 
biiona  manda,  signor!  la  buona  manda! 

—  Que  le  diable  t'emporte,  dit  Gringoire  , 
et  moi  avec  toi,  si  je  sais  ce  que  tu  veux  dire  ! 


LA  CRUCHE  CASSEE.  J^^ 

Et  il  passa  outre. 

Il  rejoignit  une  autre  de  ces  masses  ambu- 
lantes, et  l'examina.  C'était  un  perclus,  à  la  fois 
boiteux  et  manchot,  et  si  manchot  et  si  boi- 
teux que  le  système  compliqué  de  béquilles  et 
de  jambes  de  bois  qui  le  soutenait  lui  don- 
nait l'air  d'un  échafaudage  de  maçons  en  mar- 
che. Gringoire,  qui  aimait  les  comparaisons 
nobles  et  classiques,  le  compara  dans  sa 
pensée  au  trépied  vivant  de  Vulcain. 

Ce  trépied  vivant  le  salua  au  passage,  mais 
en  arrêtant  son  chapeau  à  la  hauteur  du  men- 
ton de  Gringoire,  comme  un  plat  à  barbe,  et 
en  lui  criant  aux  oreilles  :  —  Senor  caballero , 
para  comprar  un  pedaso  de  pan  ! 

—  Il  paraît,  dit  Gringoire ,  que  celui-là  parle 
aussi;  mais  c'est  une  rude  langue,  et  il  est  plus 
heureux  que  moi  s'il  la  comprend. 

Puis  se  frappant  le  front  par  une  subite 
transition  d'idée  :  —  A  propos,  que  diable 
voulaient-ils  dire  ce  matin  avec  leur  Esme- 
ralda  ! 

Il  voulut  doubler  le  pas;  mafs  pour  la  troi- 
sième fois  quelque  chose  lui  barra  le  chemin. 
Ce  quelque  chose  ou  plutôt  ce  quelqu'un  ,  c'é- 
tait un  aveugle ,  un  petit  aveugle  à  face  juive 
et  barbue,  qui,  ramant  dans  l'espace  autour 


j5o  NOTRE-DAME  de  paris, 

de  lui  avec  un  bâton ,  et  remorqué  par  un 
gros  chien,  lui  nazilla  avec  un  accent  hon- 
grois :  Facitote  caritatem  ! 

—  A  la  bonne  heure!  dit  Pierre  Gringoire, 
en  voilà  un  enfin  qui  parle  un  langage  chré- 
tien. Il  faut  que  j'aie  la  mine  bien  aumônière 
pour  qu'on  me  demande  ainsi  la  charité  dans 
l'état  de  maigreur  où  est  ma  bourse.  Mon  ami 
(et  il  se  tournait  vers  l'aveugle),  j'ai  vendu  la 
semaine  passée  ma  dernière  chemise;  c'est-à- 
dire,  puisque  vous  ne  comprenez  que  la  lan- 
gue de  Cicéro  :  Vendidi  hebdomade  nuper 
transita  meam  ultimam  chemisam. 

Cela  dit,  il  tourna  le  dos  à  l'aveugle,  et  pour- 
suivit son  chemin.  Mais  l'aveugle  se  mit  à 
allonger  le  pas  en  même  temps  que  lui  ;  et 
voilà  que  ie  perclus,  voilà  que  le  cul-de-jatte 
surviennent  de  leur  côté  avec  grande  hâte  et 
grand  bruit  d'écuelle  et  de  béquilles  sur  le 
pavé.  Puis,  tous  trois  s'entre-culbutant  aux 
trousses  du  pauvre  Gringoire,  se  mirent  à  lui 
chanter  leur  chanson  : 

—  Caritatem  !  chantait  l'aveugle. 

—  La  buona  mandai  chantait  le  cul-de- 
jatte. 

Et  le  boiteux  relevait  la  phrase  musicale  en 
répétant  :  Unpedaso  de  pan  ! 


LA  r.IiUCHE  CASSÉE.  l5l 

Gringoire  se  boucha  les  oreilles.  — ()  tour 
de  Babel  !  s'écria-t-il. 

Il  se  mit  à  courir.  L'aveugle  courut.  Le  boi- 
teux courut.  Le  cul-de-jatte  courut. 

Et  puis,  à  mesure  qu'il  s'enfonçait  dans  la 
rue,  culs-de-jatte,  aveugles,  boiteux  pullu- 
laient autour  de  lui,  et  des  manchots,  et  des 
borgnes,  et  des  lépreux  avec  leurs  plaies,  qui 
sortant  des  maisons ,  qui  des  petites  rues  adja- 
centes, qui  des  soupiraux  des  caves ,  hurlant, 
beuglant,  glapissant,  tous  clopin-clopant, 
cahin-caha,  se  ruant  vers  la  lumière,  et  vau- 
trés dans  la  fange  comme  des  limaces  après  la 
pluie. 

Gringoire,  toujours  suivi  par  ses  trois  per- 
sécuteurs, et  ne  sachant  trop  ce  que  cela  allait 
devenir,  marchait  effaré  au  milieu  des  autres, 
tournant  les  boiteux ,  enjambant  les  culs-de- 
jatte,  les  pieds  empêtrés  dans  cette  fourmi- 
lière d'éclopés ,  comme  ce  capitaine  anglais 
qui  s'enlisa  dans  un  troupeau  de  crabes. 

L'idée  lui  vint  d'essayer  de  retourner  siir 
ses  pas.  Mais  il  était  trop  tard.  Toute  cette  lé- 
gion s'était  refermée  derrière  lui,  et  ses  trois 
mendians  le  tenaient.  Il  continua  donc ,  poussé 
à  la  fois  par  ce  flot  irrésistible,  par  la  peur 


l52  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

et  par  un  vertige  qui  lui  faisait  de  tout  cela 
une  sorte  de  rêve  horrible. 

Enfin,  il  atteignit  l'extrémité  de  la  rue.  Elle 
débouchait  sur  une  place  immense ,  où  mille 
himiéres  éparses  vacillaient  dans  le  brouillard 
confus  de  la  nuit.  Gringoire  s'y  jeta,  espérant 
échapper  par  la  vitesse  de  ses  jambes  aux 
tiois  spectres  infirmes  qui  s'étaient  cram- 
ponnés à  lui. 

—  Onde  vas  y  hombre  !  cria  le  perclus  je- 
tant là  ses  béquilles ,  et  courant  après  lui  avec 
les  deux  meilleures  jambes  qui  eussent  jamais 
tracé  un  pas  géométrique  sur  le  pavé  de 
Paris. 

Cependant  le  cul-de-jatle,  debout  sur  ses 
pieds,  coiffait  Gringoire  de  sa  lourde  jatte 
ferrée,  et  l'aveugle  le  regardait  en  face  avec  des 
yeux  flamboyans. 

—  Où  suis-je  ?  dit  le  poète  terrifié. 

—  Dans  la  Cour  des  Miracles,  répondit  un 
quatrième  spectre  qui  les  avait  accostés. 

— •  Sur  mon  âme,  reprit  Gringoire,  je  vois 
bien  les  aveugles  qui  regardent  et  les  boiteux 
qui  courent;  mais  où  est  le  Sauveur? 

Ils  répondirent  par  un  éclat  de  rire  si- 
nistre. 

Le  pauvre  poète  jeta  les  yeux  autour  de  lui. 


LA  CRUCHE  CVSSÉF.  ]  53 

Il  était  en  effet  dans  cette  redoutable  Cour  des 
Miracles  où  jamais  honnête  homme  n'avait 
pénétré  à  pareille  heure  ;  cercle  magique  où 
les  officiers  du  Châtelet  et  les  sergens  de  la 
prévôté  qui  s'y  aventuraient  disparaissaient 
en  miettes;  cité  des  voleurs,  hideuse  verrue 
à  la  face  de  Paris;  égout  d'où  s'échappait  cha- 
que matin  ,  et  où  revenait  croupir  chaque  nuit 
ce  ruisseau  de  vices,  de  mendicité  et  de  vaga- 
bondage toujours  débordé  dans  les  rues  des 
capitales;  ruche  monstrueuse  où  rentraient 
le  soir  avec  leur  butin  tous  les  frelons  de  l'or- 
dre social;  hôpital  menteur  où  le  bohémien, 
le  moine  défroqué,  l'écolier  perdu,  les  vau- 
riens de  toutes  les  nations ,  espagnols ,  italiens, 
allemands,  de  toutes  les  religions,  juifs,  chré- 
tiens, mahométans,  idolâtres,  couverts  de 
plaies  fardées,  mendians  le  jour,  se  transfigu- 
raient la  nuit  en  brigands;  immense  vestiaire, 
en  un  mot,  où  s'habdiaient  et  se  déshabillaient 
à  cette  époque  tous  les  acteurs  de  cette  co- 
médie éternelle  que  le  vol ,  la  prostitution  et 
le  meurtre  jouent  sur  le  pavé  de  Paris. 

C'était  une  vaste  place,  irrégulière  et  mal 
pavée,  comme  toutes  les  places  de  Paris  alors. 
Des  feux  autour  desquels  fourmillaient  des 
groupes  étranges,  y  brillaient  çà  et  là.  Tout 


ïj4  ^OTll£-I>AME   UK  PA-RIS. 

cela  allait,  venait,  criait.  On  entendait  des 
rires  aigus,  des  vagisseniens  d'enfans,  des  voix 
de  femmes.  Les  mains,  les  tètes  de  cette  foule, 
noires  sur  le  fond  lumineux ,  v  découpaient 
mille  gestes  bizarres.  Par  momens,  sur  le  sol, 
où  tremblait  la  clarté  des  feux,  mêlée  à  de  gran- 
des ombres  indéfinies,  on  pouvait  voir  passer 
un  chien  qui  ressemblait  à  un  homme ,  un 
homme  qui  ressemblait  à  un  chien.  Les  limi- 
tes des  races  et  des  espèces  semblaient  s'effacer 
dans  cette  cité  comme  dans  un  pandaemonium. 
Hommes,  femmes,  bètes,  âge,  sexe,  santé, 
maladies,  tout  semblait  être  en  commun  parmi 
ce  peuple;  tout  allait  ensemble,  mêlé,  con- 
fondu, superposé;  chacun  y  participait  de 
tout. 

Le  rayonnement  chancelant  et  pauvre  des 
feux  permettait  à  Gringoire  de  distinguer,  à 
travers  son  trouble,  tout  à  l'entour  de  l'im- 
mence  place,  un  hideux  encadrement  de  vieil- 
les maisons  dont  les  façades  vermoulues,  rata- 
tinées, rabougries,  percées  chacune  d'une  ou 
deux  lucarnes  éclairées,  lui  semblaient  dans 
l'ombre  d'énormes  têtes  de  vieilles  femmes, 
rangées  en  cercle  ,  monstrueuses  et  rechi- 
gnées,  qui  regardaient  le  sabbat  en  clignant 
des  yeux. 


I\   CHUCHE  CASSÉE.  1  55 

C'était  comme  un  nouveau  monde,  in- 
connu, inoui,  difforme,  reptile,  fourmillant, 
fantastique. 

Gringoire  ,  de  plus  en  plus  effaré, pris  par 
les  trois  mendions  comme  par  trois  tenailles, 
assourdi  d'une  foule  d'autres  visages, qui 
moutonnaient  et  aboyaient  autour  de  lui;  le 
malencontreux  Gringoire  tâchait  de  rallier 
sa  présence  d'esprit  pour  se  rappeler  si  l'on 
était  à  un  samedi.  Mais  ses  efforts  étaient  vains; 
le  fil  de  sa  mémoire  et  de  sa  pensée  était 
rompu  ;  et  doutant  de  tout,  flottant  de  ce  qu'il 
voyait  à  ce  qu'il  sentait,  il  se  posait  cette  inso- 
luble question  :  —  Si  je  suis,  cela  est-il?  si  cela 
est,suis-je? 

En  ce  moment,  un  cri  distinct  s'éleva  dans 
la  cohue  bourdonnante  qui  l'enveloppait  :  — 
Menons-le  au  roi  !  menons-le  au  roi  ! 

—  Sainte  Vierge!  raurmui'a  Gringoire,  le 
roi  d'ici,  ce  doit  être  un  bouc. 

—  Au  roi!  au  roi!  répétèrent  toutes  les  voix. 
On  l'entraîna.  Ce  fut  à  qui  mettrait  la  griffe 

sur  lui.  Mais  les  trois  menciians  ne  lâchaient 
pas  prise,  et  l'arrachaient  aux  autres  en  hur- 
lant :  Il  est  à  nous  ! 

Le  pourpoint  déjà  malade  du  poète  rendit 
le  dernier  soupir  dans  cette  lutte. 


I  56  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

En  traversant  l'horrible  place ,  son  vertige 
se  dissipa.  Au  bout  de  quelques  pas ,  le  senti- 
ment de  la  réalité  lui  était  revenu.  Il  com- 
mençait à  se  faire  à  l'atmosphère  du  lieu.  Dans 
le  premier  moment,  de  sa  tête  de  poëte,  ou 
peut-être,  tout  simplement  et  tout  prosaïque- 
ment, de  son  estomac  vide,  il  s'était  élevé 
une  fumée,  une  vapeur  pour  ainsi  dire,  qui 
se  répandant  entre  les  objets  et  lui,  ne  les  lui 
avait  laissés  entrevoir  que  dans  la  brume  inco- 
hérente du  cauchemar,  dans  ces  ténèbres  des 
rêves  qui  font  trembler  tous  les  contours,  gri- 
macer toutes  les  formes  ,  s'agglomérer  les  ob- 
jets en  groupes  démesurés,  dilatant  les  choses 
eu  chimères  et  les  hommes  en  fantômes.  Peu 
à  peu  à  cette  hallucination  succéda  un  regard 
moins  égaré  et  moins  grossissant.  Le  réel  se 
faisait  jour  autour  de  lui,  lui  heurtait  les 
yeux,  lui  heurtait  les  pieds,  et  démolissait 
pièce  à  pièce  toute  l'effroyable  poésie  dont  il 
s'était  cru  d'abord  entouré.  Il  fallut  bien  s'a- 
percevoir qu'il  ne  marchait  pas  dans  le  Styx, 
mais  dans  la  boue,  qu'il  n'était  pas  coudoyé 
par  des  démons,  mais  par  des  voleurs  ;  qu'il 
n'y  allait  pas  de  son  âme ,  mais  tout  bonne- 
ment de  sa  vie  (  puisqu'il  lui  manquait  ce  pré- 
cieux conciliateur  qui    se  place  si  efficace- 


LA  CRtTCHE  CASSÉE.  ]  5'j 

ment  entre  le  bandit  et  l'honnête  homme  :  la 
bourse  ).  Enfin,  en  examinant  l'orgie  de  plus 
près  et  avec  plus  de  sang-froid  ,  il  tomba  du 
sabbat  au  cabaret. 

La  Cour  des  Miracles  n'était  en  effet  qu'un 
cabaret,  mais  un  cabaret  de  brigands,  tout 
aussi  rouge  de  sang  que  de  vin. 

Le  spectacle  qui  s'offrit  à  ses  yeux,  quand 
son  escorte  en  guenilles  le  déposa  enfin  au 
terme  de  sa  course,  n'était  pas  propre  à  le 
ramènera  la  poésie,  fût-ce  même  à  la  poésie 
de  l'enfer.  C'était  plus  que  jamais  la  prosaïque 
et  brutale  réalité  de  la  taverne.  Si  nous  n'é- 
tions pas  au  quinzième  siècle,  nous  dirions 
que  Gringoire  était  descendu  de  Michel-Ange 
à  Callot. 

Autour  d'un  grand  feu  qui  brûlait  sur  une 
large  dalle  ronde  ,  et  qui  pénétrait  de  ses  flam- 
mes les  tiges  rougies  d'un  trépied  vide  pour  le 
moment,  quelques  tables  vermoulues  étaient 
dressées  cà  et  là  ,  au  hasard ,  sans  que  le  moin- 
dre laquais  géomètre  eût  daigné  ajuster  leur 
parallélisme  ou  veiller  à  ce  qu'au  moins  elles 
ne  se  coupassent  pas  à  des  angles  trop  inusi- 
tés. Sur  ces  tables  reluisaient  quelques  pots 
ruisselans  de  vin  et  de  cervoise,  et  autour  de 
ces  pots  se  groupaient  force  visages  bachiques. 


I  58  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

empourprés  de  feu  et  devin.  C'était  un  homme 
à  gros  ventre  et  à  joviale  figure  qui  embras- 
sait bruyamment  une  fille  de  joie ,  épaisse  et 
charnue.  C'était  une  espèce  de  faux  soldat,  un 
narquois,  comme  on  disait  en  argot,  qui  dé- 
faisait en  sifflant  les  bandages  de  sa  fausse  blés- 
sure,  et  qui  dégourdissait  son  genou  sain  et 
vigoureux,  emmaillotté  depuis  le  matin  dans 
mille  ligatures.  Au  rebours,  c'était  un  malin- 
greux  qui  préparait  avec  de  l'éclairé  et  du 
sang  de  bœuf  ^di  jambe  de  Dieu  du  lendemain. 
Deux  tables  plus  loin,  uncoquillart,  avec  son 
costume  complet  de  pèlerin,  épelait  la  com- 
plainte de  Sainte-B.eine ,  sans  oublier  la  psal- 
modie et  le  nazillement.  Ailleurs  un  jeune  hu- 
bin  prenait  leçon  d'épilepsie  d'un  vieux  sa- 
bouleux  qui  lui  enseignait  l'art  d'écumer  en 
mâchant  un  morceau  de  savon.  A  côté,  un 
hydropique  se  dégonflait,  et  fiùsait  boucher 
le  nez  à  quatre  ou  cinq  larronnesses ,  qui  se 
disputaient  à  la  même  table  un  enfant  volé 
dans  la  soirée.  Toutes  circonstances  qui,  deux 
siècles  plus  tard,  semblèrent  si  ridicules  à  la 
cour  ,  comme  dit  Sauvai,  quelles  servirent  de 
passe-temps  au  roi  et  d'entrée  au  ballht  royal 
de  La  Nuit,  divisé  en  quatre  parties  et  dansé 
sur  le  théâtre  du  Petit-Bourbon.    «  Jamais, 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  I  69 

»  ajoute  un  témoin  oculaire  de  i653,  les  su- 
»  bites  métamorphoses  de  la  cour  des  miracles 
»  n'ont  été  plus  heureusement  représentées. 
»  Benserade  nous  y  prépara  par  des  vers 
»  assez  galans.  » 

Le  gros  rire  éclatait  partout ,  et  la  chanson 
obscène.  Chacun  tirait  à  soi,  glosant  et  jurant 
sans  écouter  le  voisin.  Les  pots  trinquaient,  et 
les  querelles  naissaient  au  choc  des  pots,  et  les 
pots  ébréchés  faisaient  déchirer  les  haillons. 

Un  gros  chien ,  assis  sur  sa  queue ,  regardait 
le  feu.  Quelques  enfans  étaient  mêlés  à  cette 
orgie.  L'enfant  volé,  qui  pleurait  et  criait.  Un 
autre,  gros  garçon  de  quatre  ans,  assis  les 
jambes  pendantes  sur  un  banc  trop  élevé, 
ayant  de  la  table  jusqu'au  menton,  et  ne  disant 
mot.  Un  troisième  étalant  graven:ent  avec  son 
doigt  sur  la  table  le  suif  en  fusion  qui  cou- 
lait d'une  chandelle.  Un  dernier,  petit,  ac- 
croupi dans  la  boue ,  presque  perdu  dans  un 
chaudron  qu'il  raclait  avec  une  tuile ,  et  dont 
il  tirait  un  son  à  faire  évanouir  Stradivarius. 

Un  tonneau  était  près  du  feu,  et  un  men- 
diant sur  le  tonneau.  C'était  le  roi  sur  son 
trône. 

Les  trois  qui  avaient  Gringoire  l'amenè- 
rent devant   ce  tonneau,  et  toute  la  baccha- 


j6o  notre- dam k  de  paris. 

nalefitun  moment  silence,  excepté  le  chau- 
dron habité  par  l'enfant. 

Gringoire  n'osait  souffler  ni  lever  les  yeux. 

—  Hoinbre,  quita  tu  sombrero  ?  dit  ïun 
des  trois  drôles  a  qui  il  était;  et  avant  qu'il 
eût  compris  ce  que  cela  voulait  dire ,  l'autre 
lui  avait  prisson  chapeau.  Misérable  bicoquet, 
il  est  vrai,  mais  bon  encore  un  jour  de  soled  , 
ou  un  jour  de  pluie.  Gringoire  soupira. 

Cependant  le  roi,  du  haut  de  sa  futaille,  lui 
adressa  la  parole. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  maraud? 
Gringoire  tressaillit.    Cette  voix ,    quoique 

accentuéepar  la  menace,  lui  rappelaune  autre 
voix  qui  le  matin  même  avait  porté  le  premier 
coup  à  son  mystère,  en  nazillant  au  milieu  de 
l'auditoire  :  La  chcuité,  s  H  vous pîait  !  Il  leva 
la  tète.  C'était  en  effet  Clopiu  Trouillefou. 

Clopin  Trouillefou  ,  revêtu  de  ses  insignes 
royaux,  n'avait  pas  un  haillon  de  plus  ni  de 
moins.  Sa  plaie  au  bras  avait  déjà  disparu.  Il 
portait  à  la  main  un  de  ces  fouets  à  lanières 
de  cuir  blanc  dont  se  servaient  alors  les  ser- 
gens  à  verge  pour  serrer  la  foule,  et  que  l'on 
appelait  boullayes.  Il  avait  sur  la  tête  une  es- 
pèce de  coiffure  cerclée  et  fermée  par  le  haut; 
mais  il  était  difficile  de  distinguer  si  c'était  un 


1 


LA   CRUCHE  CASSÉE.  l6l 

bourrelet  d'enfant  ou  une  couronne  de  roi; 
tant  les  deux  choses  se  ressemblent. 

Cependant  Gringoire ,  sans  savoir  pourquoi, 
avait  repris  quelque  espoir  en  reconnaissant 
dans  le  roi  de  la  Cour  des  Miracles  son  mau- 
dit mendiant  de  la  grand'salle. 

—  Maître,  balbutia-t-il....  Monseigneur.... 
Sire....  —  Comment  dois-je  vous  appeler?  dit- 
il  enfin,  arrivé  au  point  culminant  de  son 
crescendo,  et  ne  sachant  plus  comment  mon- 
ter ri  redescendre. 

—  Monseigneur,  sa  majesté,  ou  camarade, 
appelle-moi  comme  tu  voudras.  Mais  dépêche. 
Qu'as- tu  à  dire  pour  ta  défense  ? 

Pour  ta  défense  !  pensa  Gringoire,  ceci  me 
déplaît.  Il  reprit  en  bégayant  :  —  Je  suis  celui 
qui  ce  malin... 

—  Par  les  ongles  du  diable!  interrompit 
Clopin  ,  ton  nom,  maraud,  et  rien  de  plus. 
Ecoute.  Tu  es  devant  trois  puissans  souve- 
rains :  moi,  Clopin  Trouillefou,  roi  de  Thu- 
nes, successeur  du  Grand-Coè'sre,  suzerain  su- 
prême du  royaume  de  l'argot  ;  Mathias  Hun- 
gadi  Spicali,  duc  d'Egypte  et  de  Bohême  ,  ce 
vieux  jaune  que  tu  vois  là  avec  im  torchon 
autour  de  la  tête;  Guillaume-Rousseau,  empe- 
reur de  Galilée,  ce  gros  qui  ne  nous  écoute 

I.  -(i/llfiJi,       ! 


i6l  NOTRF-DAME  DE  PARIS. 

pas  et  qui  caresse  une  ribaudo.  Nou  s  somme» 
tes  juges.  Tu  es  entré  dans  le  royaume  d'argot 
sans  être  argotier,  tu  as  violé  les  privilèges  de 
notre  ville.  Tu  dois  être  puni,  à  moins  que  tu 
ne  sois  capon  ,  franc-mitou  ou  rifodé ,  c'est-à- 
dire,  dans  l'argot  des  honnêtes  gens,  voleur  , 
mendiant  ou  vagabond.  Es-tu  quelque  chose 
comme  cela?  Justifie-toi  ;  décline  tes  qualités. 

—  Hélas!  dit  Gringoire ,  je  n'ai  pas  cet  hon- 
neur. Je  suis  l'auteur... 

—  Cela  suffît,  reprit  Trouillefou  sans  le 
laisser  achever.  Tu  vasêtre pendu.  Chose  toute 
simple,  messieurs  les  honnêtes  bourgeois! 
comme  vous  traitez  les  nôtres  chez  vous ,  nous 
traitons  les  vôtres  chez  nous.  La  loi  que  vous 
faites  aux  truands,  les  truands  vous  la  font. 
C'est  votre  faute  si  elle  est  méchante.  Il  faut 
bien  qu'on  voie  de  temps  en  tempsune  grimace 
d'honnête  homme  au  dessus  du  collier  de 
chanvre  ;  cela  rend  la  chose  honorable.  Allons, 
l'ami,  partage  gaîment  tes  guenilles  à  ces  de- 
moiselles. Je  viîis  te  faire  pendre  pour  amuser 
les  truands,  et  tu  leur  donneras  ta  bourse 
pourboire.  Si  tu  as  qilelque  momerie  à  faire, 
il' y  a  la  bas  dansl'égrugeoir  un  très-bon  Dieu- 
le-Pèrc,  en  pierre,  que nousavons  volé  à  Saint- 
Pierre-aux-bœufs.  Tu  as  quatre  minutes  pour 
lui  jeter  ton  âme  à  la  tête. 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  1  63 

La  harangue  était  formidable. 

—  Bien  dit,  sur  mon  âme!  Clopin  Trouille- 
fou  prêche  comme  un  saint-père  le  pape, 
s'écria  l'empereur  de  Galilée  en  cassant  son 
pot  pour  étayer  sa  table. 

—  Messeigneurs  les  empereurs  et  rois,  dit 
Gringoire  avec  sang-froid  (car  je  ne  sais  com- 
ment la  fermeté  lui  était  revenue  ,  et  il  parlait 
résolument),  vous  n'y  pensez  pas;  je  m'appelle 
Pierre  Gringoire,  je  suis  le  poète  dont  on  a 
représenté  ce  matin  une  moralité,  dans  la 
grand'salle  du  Palais. 

—  Ah  !  c'est  toi,  maître  !  dit  Clopin.  J'y  étais, 
par  la  tête-Dieu!  Hé  bien!  camarade,  est-ce 
une  raison  ,  parce  que  tu  nous  as  ennuyés  ce 
matin,  pour  ne  pas  élre  pendu  ce  soir.? 

J'aurai  de  la  peine  à  m'en  tirer,  pensa  Grin- 
goire. Il  tenta  pourtant  encore  un  effort. 

—  Je  ne  vois  pas  pourquoi,  dit-il,  les  poètes 
ne  sont  pas  rangés  parmi  les  truands.  Vaga- 
bond, ^sopus  le  fut;  mendiant,  Homerus  le 
fut;  voleur,  Mercurius  l'était... 

Clopin  l'interrompit  :  —  Je  crois  que  tu 
veux  nous  matagraboliser  avec  ton  grimoire. 
Pardieujlaisse-toi  pendre,  et  pas  tant  de  façons! 

—  Pardon,  monseigneur  le  roi  de  Thunes, 
répliqua  Gringoire,disputant  le  terrain  pied  à 


l64  NOTRE-DAME  I)E  PARIS. 

pied.  Cela  en  vaut  la  peine...  —  Un  moment  î.. 
—  Écoutez-moi...  —  Vous  ne  me  condamne- 
rez pas  sans  m'entendre... 

Sa  malheureuse  voix,  en  effet,  était  cou- 
verte par  le  vacarme  qui  se  faisait  autour  de 
lui.  Le  petit  garçon  raclait  son  chaudron  avec 
plus  de  verve  que  jamais;  et  pour  comble, 
une  vieille  femme  venait  de  poser  sur  le  tré- 
pied ardent  une  poêle  pleine  de  graisse,  qui 
glapissait  au  feu  avec  un  bruit  pareil  aux  cris 
d'une  troupe  d'enfans  qui  poursuit  un  masque. 

Cependant  Ciopin  Trouiliefou  parut  con- 
férer un  moment  avec  le  duc  d'Egypte  et  l'em- 
pereur de  Galilée,  lequel  était  complètement 
ivre.  Puis  il  cria  aigrement  :  Silence  donc  ! 
et  comme  le  chaudron  et  la  poêle  à  frire  ne 
fécoutaient  pas  et  continuaient  leur  duo,  il 
sauta  à  bas  de  son  tonneau,  donna  un  coup 
de  pied  dans  le  chaudron,  qui  roula  à  dix  pas 
avec  l'enfant,  un  coup  de  pied  dans  la  poêle , 
dont  toute  la  graisse  se  renversa  dans  le  feu , 
et  il  remonta  gravement  sur  son  trône,  sans 
se  soucier  des  pleurs  étouffés  de  l'enfant,  ni 
des  grognemens  de  la  vieille,  dont  le  souper 
s'en  allait  en  belle  flamme  blanche. 

Trouiliefou  fit  un  signe,  et  le  duc,  et  l'empe- 
reur, et  les  archi-suppôts  et  les  cagoux  vinrent 


LÀ.  CRUCHE  CASSÉE.  l6S 

se  ranger  autour  de  lui  en  un  fer-à-cheval ,  dont 
Gringoire  ,  toujours  rudement  appréhendé 
au  corps,  occupait  le  centre.  C'était  un  demi- 
cercle  de  haillons,  de  guenilles,  de  clinquant, 
de  fourches,  de  haches,  de  jambes  avinées, 
de  gros  bras  nus,  de  figures  sordides,  éteintes 
etliébétées.  Au  miheu  de  cette  table  ronde  de 
la  gueuserie,  Clopin  Trouillefou,  comme  le 
doge  de  ce  sénat, comme  le  roi  de  cette  pairie, 
comme  le  pape  de  ce  conclave,  dominait,  d'a- 
bord de  toute  la  hauteur  de  son  tonneau,  puis 
de  je  ne  sais  quel  air  hautain,  farouche  et  for- 
midable qui  faisait  pétiller  sa  prunelle,  et  cor- 
rigeait dans  son  sauvage  profil  le  type  bestial 
de  la  race  truande.  On  eût  dit  une  hure  parmi 
des  groins. 

—  Ecoute,  dit-il  à  Gringoire  en  caressant 
son  menton  difforme  avec  sa  main  calleuse; 
je  ne  vois  pas  pourquoi  tu  ne  serais  pas  pendu. 
Il  est  vrai  que  cela  a  l'air  de  te  répugner;  et 
c'est  tout  simple,  vous  autres  bourgeois,  vous 
n'y  êtes  pas  habitués.  Vous  vous  faites  de  la 
chose  une  grosse  idée.  Après  tout,  nous  ne  te 
voulons  pas  de  mal.  Voici  un  moyen  de  te  ti- 
rer d'affaire  pour  le  moment.  Veux-tu  être  des 
nôtres? 

On  peut  juger  de  l'effet  que  fit  cette  pro- 


l66  NOTRE-DA.ME  DE  PARIS. 

position  sur  Gringoire,  qui  voyait  la  vie  fui 
échapper,  et  commençait  à  lâcher  prise.  Il  s*y 
rattacha  énergiquemeut. 

—  Je  le  veux,  certes,  bellement,  dit- il. 

—  Tu  consens,  reprit  Clopin,  à  t'enrôler 
parmi  les  gens  de  la  petite  flambe  ? 

—  De  la  petite  flambe,  précisément,  répon- 
dit Gringoire. 

—  Tu  te  reconnais  membre  de  la  franche 
bourgeoisie  ?  reprit  le  roi  de  Thunes. 

—  De  la  franche  bourgeoisie. 

—  Sujet  du  royaume  d'argot? 

—  Du  royaume  d'argot. 

—  Truand  ? 

—  Truand. 

—  Dans  l'âme  ? 

—  Dans  l'âme. 

—  Je  te  fais  remarquer,  reprit  le  roi ,  que 
tu  n'en  seras  pas  moins  pendu  pour  cela. 

—  Diable!  dit  le  poète. 

—  Seulement,  continua  Clopin  impertur- 
bable, tu  seras  pendu  plus  tard,  avec  plus  de 
cérémonie,  aux  frais'de  la  bonne  ville  de  Pa- 
ris, à  un  beau  gibet  de  pierre,  et  par  fes 
honnêtes  gens.  C'est  une  consolation. 

—  Comme  vous  dites ,  répondit  Gringoire. 

—  Il  y  a  d'autres  avantages.  En  qualité  de 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  i6>7 

franc-bourgeois,  tu  n'auras  à  payer  ni  boues, 
ni  pauvres,  ni  lanternes,  à  quoi  sont  sujets 
Jes  bourgeois  de  Paris. 

—  Ainsi  soit-il,  dit  le  poëte.  Je  consens.  Je 
suis  truand,  argotier,  franc-bourgeois,  petite 
flambe,  tout  ce  que  vous  voudrez;  et  j'étais 
tout  cela  d'avance,  monsieur  le  roi  de  Thunes, 
car  je  suis  philosophe  ;  et  omnia  in  philoso- 
phia,  omnes  inphilosopho  cnntinentur,  com me 
vous  savez. 

Le  roi  de  Thunes  fronça  le  sourcil. 

—  Pour  qui  me  prends-tu,  l'ami?  Quel  ar- 
got de  juif  de  Hongrie  nous  chantes-tu  là?  Je 
ne  sais  pas  l'hébreu.  Pour  être  bandit  on  n'est 
pas  juif.  Je  ne  vole  même  plus,  je  suis  au  des- 
sus de  cela,  je  tue.  Coupe-gorge,  oui;  coupe- 
bourse,  non. 

Gringoire  tâcha  de  glisser  quelque  excuse 
à  travers  ces  brèves  paroles  que  la  colère  sac- 
cadait de  plus  en  plus. — Je  vous  demande 
pardon,  monseigneur.  Ce  n'est  pas  de  l'hé- 
breu, c'est  du  latin. 

— Je  te  dis,  reprit  Clopin  avec  emportement, 
que  je  ne  suis  pas  juif,  et  que  je  te  ferai  pendre, 
ventre  de  synagogue  !  ainsi  que  ce  petit  mar- 
candier  de  Judée  qui  est  auprès  de  toi  et  que 
j'espère  bien  voir  clouer  un  jour  .sur  un  comp- 


I  68  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

toir,  comme  une  pièce  de  fausse  monnaie 
qu'il  est! 

En  parlant  ainsi ,  il  désignait  du  doigt  le  pe- 
tit juif  hongrois  barbu,  qui  avait  accosté  Grin- 
goirede  s,Qn/acitote  caritatem^  et  qui,  ne  com- 
prenant pas  d'autre  langue,  regardait  avec  sur- 
prise la  mauvaise  humeur  du  roi  de  Thunes 
déborder  sur  lui. 

Enfin  monseigneur  Clopin  se  calma.  —  Ma- 
raud !  dit-il  à  notre  poète ,  tu  veux  donc  être 
truand? 

—  Sans  doute,  répondit  le  poète. 

—  Ce  n'est  pas  le  tout  de  vouloir,  dit  le 
bourru  Clopin;  la  bonne  volonté  ne  met  pas 
un  oignon  de  plus  dans  la  soupe,  et  n'est 
bonne  que  pour  aller  en  paradis  ;  or  paradis 
et  argot  sont  deux.  Pour  être  reçu  dans  l'ar- 
got, il  faut  que  tu  prouves  que  tu  es  bon  à 
quelque  chose,  et  pour  cela  que  tu  fouilles 
le  mannequin. 

— Je  fouillerai,  dit  Gringoire,  tout  ce  qu'il 
vous  plaira. 

Clopin  fit  un  signe.  Quelques  argotiers  se 
détachèrent  du  cercle  et  revinrent  un  moment 
après.  Ils  apportaient  deux  poteaux  terminés 
à  leur  extrémité  inférieure  par  deux  spatules 
en  charpente,  qui  leur  faisaient  prendre  aisér 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  169 

tnent  pied  sur  le  sol;  à  l'extrémité  supérieure 
des  deux  poteaux  ils  adaptèrent  une  solive 
transversale ,  et  le  tout  constitua  une  fort  jolie 
potence  portative  que  Gringoire  eut  la  satis- 
faction de  voir  se  dresser  devant  lui  en  un 
clin  d'œil.  Rien  n'y  manquait,  pas  même  la 
corde  qui  se  balançait  gracieusement  au  des- 
sous de  la  traverse. 

—  Où  veulent-ils  en  venir?  se  demanda 
Gringoire  avec  quelque  inquiétude.  Un  bruit 
de  sonnettes  qu'il  entendit  au  même  moment 
mit  fin  à  son  anxiété;  c'était  un  mannequin 
que  les  truands  suspendaient  par  le  cou  à  la 
corde,  espèce  d'épou vantail  aux  oiseaux,  vêtu 
de  rouge,  et  tellement  chargé  de  grelots  et  de 
clochettes  qu'on  eût  pu  en  harnacher  trente 
mules  castillanes.  Ces  mille  sonnettes  frisson- 
nèrent quelque  temps  aux  oscillations  de  la 
corde  ,  puis  s'éteignirent  peu  à  peu,  et  se 
turent  enfin,  quand  le  mannequin  eut  été  ra- 
mené à  l'immobilité  par  cette  loi  du  pendule 
qui  a  détrôné  le  clepsydre  et  le  sablier. 

Alors  Clopin  indiquant  à  Gringoire  un  vieil 
escabeau  chancelant ,  placé  au  dessous  du 
mannequin  :  —  Monte  là-dessus. 

—  Mort-diable,  objecta  Gringoire,  je  vais 
me    rompre    le  cou.   Votre   escabefle     boite 


1  'jO  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

comme  un  distique  de  Martial;  elle  a  un  pied 
hexamètre  et  un  pied  pentamètre. 

—  Monte ,  reprit  Cîopin. 

Gringoire  monta  sur  l'escabeau,  et  parvint, 
non  sans  quelques  oscillations  de  la  tête  et  des 
bras,  à  y  retrouver  son  centre  de  gravité. 

—  Maintenant,  poursuivit  le  roi  de  Thunes, 
tourne  ton  pied  droit  autour  de  ta  jambe  gau- 
che et  dresse-toi  sur  la  pointe  du  pied  gauche. 

—  Monseigneur,  dit  Gringoire  ,  vous  tenez 
donc  absolument  à  ce  que  je  me  casse  quel- 
que membre? 

Clopin  hocha  la  tête. 

—  Ecoute ,  l'ami ,  tu  parles  trop.  Voilà  en 
deux  mots  de  quoi  il  s'agit  :  tu  vas  te  dresser 
sur  la  pointe  du  pied,  comme  je  te  le  dis;  de 
cette  façon  tu  pourras  atteindre  jusqu'à  la  po- 
che du  mannequin  ;  tu  y  fouilleras  ;  tu  en  ti- 
reras une  bourse  qui  s'y  trouve  ;  et  si  tu  fais 
tout  cela  sans  qu'on  entende  le  bruit  d'une 
sonnette,  c'est  bien;  tu  seras  truand.  Nous 
n'aurons  plus  qu'à  te  rouer  de  coups  pendant 
huit  jours. 

—  Ventre-Dieu!  je  n'aurai  garde,  ditGrin» 
goire.  Et  si  je  fais  chanter  les  sonnettes? 

—  Alors  tu  seras  pendu.  Comprends-tu  ? 


LA   CRUCHE  CASSÉE.  T '^  ï 

—  Je  ne  comprends  pas  du  tout,  répondit 
Gringoire. 

—  Ecoute  encore  une  fois.  Tu  vas  fouiller 
le  mannequin  et  lui  prendre  sa  bourse;  si  une 
seule  sonnette  bouge  dans  l'opération,  tu  se- 
ras pendu.  Comprends-tu  cela  ? 

—  Bien,  dit  Gringoire;  je  comprends  cela. 
Après? 

—  Si  tu  parviens  à  enlever  la  bourse  sans 
qu'on  entende  les  grelots  ,  tu  es  truand,  et  tu 
seras  roué  de  coups  pendant  huit  jours  consé- 
cutifs. Tu  comprends  sans  doute,  maintenant? 

—  Non,  monseigneur;  je  ne  comprends  plus. 
Où  est  mon  avantage  ?  pendu  dans  un  cas , 
battu  dans  l'autre. 

—  Et  truand ,  reprit  Clopin,  et  truand,  n'est- 
ce  rien?  C'est  dans  ton  intérêt  que  nous  te 
battrons,  afin  de  t'endurcir  aux  coups. 

—  Grand  merci,  répondit  le  poêle. 

—  Allons,  dépêchons,  dit  le  roi  en  frappant 
du  pied  sur  son  tonneau  qui  résonna  comme 
une  grosse'  caisse.  Fouille  le  mannequin ,  et 
que  cela  finisse.  Je  t'avertis  une  dernière  fois 
que,  si  j'entends  un  seul  grelot,  tu  prendras 
la  place  du  mannequin. 

La  bande  des  argo tiers  applaudit  aux  pa- 
roles de  Clopin,  et  se  rangea  circnlairement 


I  72  NOTRE  DAME  DE  PABIS. 

autour  de  la  potence ,  avec  un  rire  tellement 
impitoyable  que  Gringoire  vit  qu'il  les  amu- 
sait trop  pour  n'avoir  pas  toutà  craindre  d'eux. 

II  ne  lui  restait  donc  plus  d'espoir,  si  ce  n'est 
la  frêle  chance  de  réussir  dans  la  redoutable 
opération  qui  lui  était  imposée;  il  se  décida  à  la 
risquer,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  avoir  adressé 
d'abord  une  fervente  prière  au  mannequin 
qu'ilallait  dévaliser  et  qui  eût  été  plus  facile  à 
attendrir  que  les  truands.  Cette  myriade  de 
sonnettes  avec  leurs  petites  langues  de  cuivre 
lui  semblaient  autant  de  gueules  d'aspics  ou- 
vertes ,  prêtes  à  mordre  et  à  siffler. 

—  Oh  !  disait-il  tout  bas,  est-il  possible  que 
ma  vie  dépende  de  la  moindre  des  vibrations 
du  moindre  de  ces  grelots?  Oh!  ajoutait-il  les 
mains  jointes,  sonnettes,  ne  sonnez  "pas!  clo- 
chettes, ne  clochez  pas!  grelots,  ne  grelottez 
pas! 

Il  tenta  encore  un  effort  sur  Trouillefou. 

—  Et  s'il  survient  un  coup  de  vent  ?  lui  de- 
manda-t-il. 

—  Tu  seras  pendu ,  répondit  l'autre  sans 
hésiter. 

Voyant  qu'il  n'y  avait  ni  répit,  ni  sursis,  ni 
faux-fuyant  possible  ,  il  prit  bravement  son 
parti;  il  tourna  son  pied  droit  autour  de  son 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  178 

pied  gauche ,  se  dressa  sur  son  pied  gauche , 
et  étendit  lehras...;  mais  au  moment  où  il  tou- 
chait le  mannequin ,  son  corps  qui  n'avait 
plus  qu'un  pied  chancela  sur  Fescabeau  qui 
n'en  avait  que  trois;  il  voulut  machinalement 
s'appuyer  au  mannequin,  perdit  l'équilibre,  et 
tomba  lourdement  sur  la  terre,  tout  assourdi 
par  la  fatale  vibration  des  mille  sonnettes  du 
mannequin,  qui,  cédant  à  l'impulsion  de  sa 
main ,  décrivit  d'abord  une  rotation  sur  lui- 
TP.éme,  puis  se  balança  majestueusement  entre 
les  deux  poteaux. 

—  Malédiction  !  cria-t-il  en  tombant^  et  il 
resta  comme  mort  la  face  contre  terre. 

Cependant  il  entendait  !e  redoutable  caril- 
lon au  dessus  de  sa  tête,  et  le  rire  diabolique 
des  truanfls,et  la  voix  de  Trouillefou ,  qui  di- 
sait :  —  Relevez -moi  le  drôle,  et  pend-ez-le- 
nioi  rudement. 

Il  se  leva.  On  avait  déjà  déci-oché  le  man- 
nequin pour  lui  faire  place. 

Les  argotiers  le  firent  monter  sur  l'escabeau. 
Clopin  vint  à  lui,  lui  passa  la  corde  au  cou 
et  lui  frappant  îmr  l'épaule  :  —  Adieu  !  l'ami. 
Tii  ne  peux  plus  échapper  maintenant,  quand 
même  tu  digérerais  avec  les  boyaux  du  pape. 


1  74  NOTRE-DAME   «E  PAillS. 

Le  mot  grâce  expira  sur  les  lèvres  deGrin- 
goire.  II  promena  ses  regards  autour  de  lui  ; 
mais  aucun  espoir  :  tous  riaient. 

—  Belle vigne-de-l'Étoile,  dit  le  roi  de  Thu- 
nes à  un  énorme  truand  qui  sortit  des  rangs, 
grimpe  sur  la  traverse. 

Bellevigne-de-l'Étaile  monta  lestement  sur 
la  solive  transversale,  et  au  bout  d'un  instant, 
Gringoire,  en  levant  les  yeux,  le  vit  avec  ter- 
reur accroupi  sur  la  traverse  au  dessus  de  sa 
tète. 

— Maintenant,  reprit  ClopinTrouillefon, dès 
que  j,e  frapperai  des  mains,  Andry-le-Rouge, 
tu  jetteras  l'escabelle  à  terre  d'un  coup  de  ge- 
nou; François  Chante-Prune,  tu  te  pendras 
aux  pieds  du  maraud;  et  toi,  Bellevigne,  tu  te 
jetteras  sur  ses  épaules;  et  tous  trois  à  la  fois, 
entendez-vous  ? 

Gringoire  frissonna. 

—  Y  êtes-vous?  dit  Clopin  Trouillefou  aux 
trois  argotiers  prêts  à  se  précipiter  sur  Grin- 
goire. Le  pauvre  patient  eut  un  moment  d'at- 
tente horrible,  pendant  que  Clopin  repoussait 
tranquillement  du  bout  du  pied  dans  le  feu 
quelques  brinsde  sarment  que  la  flamme  n'avait 
pas  gagnés.  —  Y  êtes-vous?  répéta-t-il,  et  il 


LA  CRUCHE  CASSÉH.  l'jS 

ouvrit  ses  mains  pour  frapper.  Une  seconde 
de  plus ,  c'en  était  fait. 

Mais  il  s'arrêta ,  comme  averti  par  une  idée 
subite.  —  Un  instant,  dit-il;  j'oubliais!...  Il 
est  d'usage  que  nous  ne  pendions  pas  un 
homme  sans  demander  s'il  y  a  une  femme  qui 
en  veut.  —  Camarade!  c'est  ta  dernière  res- 
source. Il  faut  que  tu  épouses  une  truande  ou 
la  corde. 

Cette  loi  bohémienne,  si  bizarre  qu'elle 
puisse  sembler  au  lecteur,  est  aujourd'hui  en- 
core écrite  toute  au  long  dans  la  vieille  légis- 
lation anglaise.  Voyez  Buringtons  Observa- 
tions. 

Gringoire  respira.  C'était  la  seconde  fois 
qu'il  revenait  à  la  vie  depuis  une  demi-heure. 
Aussi  n'osait-il  trop  s'y  fier. 

—  Holà  !  cria  Clopin  remonté  sur  sa  fu- 
taille, holà!  femmes,  femelles,  y  a-t-il  parmi 
vous,  depuis  la  sorcière  jusqu'à  sa  chatte,  une 
ribaude  qui  veuille  de  ce  ribaud?  Holà,  Co- 
lette la  Charonne!  Elisabeth  Trouvain!  Si- 
mone Jodouyne  !  Marie  Piédebou!  Thonne-la- 
Longue!  Bérarde  Fanouel  !  Michelle  Genaille! 
Claude  Ronge-oreille  !  Mathurine  Girorou  ! 
Holà  !.Isabeau-la-Thierrye!  Venez  etwoyez!  ww 
homme  pour  rien  !  qui  en  veut? 


I  76  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Gringoire,  dans  ce  misérable  état,  était 
sans  doute  peu  appétissant.  Les  truandes  se 
montrèrent  médiocrement  touchées  de  la  pro- 
position. Le  malheureux  les  entendit  répon- 
dre : — Non!  non!  pendez-le,  il  y  aura  du 
plaisir  pour  toutes. 

Trois  cependant  sortirent  de  la  foule  et  vin- 
rent le  flairer.  La  première  était  une  grosse 
fille  à  face  carrée.  Elle  examina  attentive- 
ment le  pourpoint  déplorable  du  philoso- 
phe. La  souquenille  était  usée  et  plus  trouée 
qu'une  poêle  à  griller  des  châtaignes.  La  fille 
fit  la  grimace.  — Vieux  drapeau!  grommela- 
t-elle,  et  s'adressant  à  Gringoire:  — Voyons 
ta  cape?  —  Je  l'ai  perdue,  dit  Gringoire. 
—  Ton  chapeau?  —  On  me  l'a  pris.  —  Tes 
souliers?  —  Ils  commencent  à  n'avoir  plus  de 
semelles. — Ta  bourse? — Hélas!  bégaya  Grin- 
goire ,  je  n'ai  pas  im  denier  parisis.  —  Laisse- 
toi  pendre,  et  dis  merci!  r'pliqua  la  truande 
en  lui  tournant  le  dos. 

La  seconde,  vieille,  noire,  ridée,  hideuse, 
d'une  laideur  à  faire  tache  dans  la  Cour  des 
Miracles,  tourna  autour  de  Gringoire.  Il  trem- 
blait presque  qu'elle  ne  voulût  de  lui.  Mais 
elle  dit  erfire  ses  dents  :  —  Il  est  trop  maigre, 
et  s'éloigna. 


LA  CRUCHE  CASSÉE.  J^^ 

La  troisième  était  une  jeune  fille,  assez 
fraîche,  et  pas  trop  laide.  —  Sauvez-moi,  lui 
dit  à  voix  basse  le  pauvre  diable.  Elle  le  con- 
sidéra un  moment  d'un  air  de  pitié,  puis 
baissa  les  yeux,  fit  un  pli  à  sa  jupe,  et  resta 
indécise.  Il  suivait  des  yeux  tous  ses  moUve- 
mens;  c'était  la  dernière  lueur  d'espoir. — Non, 
dit  enfin  la  jeune  fille,  non!  Guillaume  Lon- 
gtiejoue  me  battrait.  Elle  rentra  dans  la  foule. 

—  Camarade,  dit  Clopin,  tu  as  du  malheur. 
Puis  se  levant  debout  sur  son  tonneau  :  — 

Personne  n'en  veut?  cria-t  il  en  contrefaisant 
l'accent  d'un  huissier  priseur,  à  la  grande  gaîté 
de  tous;  personne  n'en  veut?  une  fois,  deux 
fois,  trois  fois  !  Et  se  tournant  vers  la  potence 
avec  un  signe  de  tête  :  —  Adjugé! 

Bellevigne- de -l'Etoile,  Andry-le-Rou*e  , 
François  Chante-Prune  se  rapprochèrent  de 
Gringoire. 

En  ce  moment  un  cri  s'éleva  parmi  les  âr- 
gotiers  :  — La  Esmeralda!  la  Esmeraldal 

Gringoire  tressaillit,  et  se  tourna  du  côté 
d'où  venait  la  clameur.  La  foule  s'ouvrit,  et 
donna  passage  à  une  pure  et  éblouissante  fi- 
gure. C'était  la  bohémienne. 

—  La  Esmeralda!  dit  Gringoiîe,  stupéfait^ 
au  milieu  de  ses  émotions,  de  la  brusque  ma 

I.  12 


1  78  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

nière  dont  ce  mot  magique  uouait  tous  les  sou- 
venirs de  sa  journée. 

Cette  rare  créature  paraissait  exercer  jus- 
que dans  la  Cour  des  Miracles  son  empire  de 
charme  et  de  beauté.  Argotiers  et  argotières 
se  rangeaient  doucement  à  son  passage,  et 
leurs  brutales  figures  s'épanouissaient  à  son 


regard. 


Elle  s'approcha  du  patient  avec  son  pas  lé- 
ger. Sa  jolie  Djali  la  suivait.  Gringoire  était 
plus  mort  que  vif.  Elle  le  considéra  un  moment 
en  silence. 

—  Vous  allez  pendre  cet  homme?  dit-elle 
gravement  à  Clopin. 

—  Oui,  sœur,  répondit  le  roi  de  Thunes, 
à  moins  que  tu  ne  le  prennes  pour  mari. 

Elle  fit  sa  jolie  petite  moue  de  la  lèvre  in- 
férieure. 

—  Je  le  prends,  dit-elle. 

Gringoire  ici  crut  fermement  qu'il  n'avait 
fait  qu'un  rêve  depuis  le  matin,  et  que  ceci 
en  était  la  suitCc 

La  péripétie  en  effet,  quoique  gracieuse, 
était  violente. 

On  détacha  le  nœud-coulant,  on  fit  des- 
cendre le  poëte  de  l'escabeau.  Il  fut  obligé 
de  s'asseoir,  tant  la  commotion  était  vive. 


LA.   CRUCHE  CASSEE.  I  yg 

Le  duc  d'Egypte,  sans  prononcer  une  pa- 
role, apporta  une  cruche  d'argile.  La  bohé- 
mienne la  présenta  à  Gringoire.  — Jetez- la  à 
terre,  lui  dit-elle. 

La  cruche  se  brisa  en  quatre  morceaux. 

—  Frère,  dit  alors  le  duc  d'Egypte  en  leur 
imposant  les  mains  sur  le  front,  elle  est  ta 
femme  ;  sœur,  il  est  ton  mari.  Pour  quatre  ans. 
AUez. 


VIL 


Mnt  mtit  tfi  note&. 


Au  bout  de  quelques  instans,  notre  poète 
se  trouva  dans  une  petite  chambre  voûtée  en 
ogive,  bien  close,  bien  chaude,  assis  devant 
une  table  qui  ne  paraissait  pas  demander 
mieux  que  de  faire  quelques  emprunts  à  un 
garde-manger  suspendu  tout  auprès,  ayant 
un  bon  lit  en  perspective ,  et  tète  à  tête  avec 


UJSE  rîUIT  DE  NOCES.  iBl 

une  jolie  fille.  L'aventure  tenait  de  l'enchante- 
ment. Il  commençait  à  se  prendre  sérieuse- 
ment pour  un  personnage  de  conte  de  fées  ;  de 
temps  en  temps  il  jetait  les  yeux  autour  de  lui 
comme  pour  chercher  si  le  char  de  feu  attelé 
de  deux  chimères  ailées ,  qui  avait  seul  pu  le 
transporter  si  rapidement  du  Tartare  au  para- 
dis, était  encore  là.  Par  momens  aussi  il  atta- 
chait obstinément  Son  regard  aux  trous  de  son 
pourpoint,  afin  de  se  cramponner  à  la  réalité 
et  de  ne  pas  perdre  terre  tout-à-fait.  Sa  raison 
balottée  dans  les  espaces  imaginaires  ne  tenait 
plus  qu'à  ce  fil. 

La  jeune  fille  ne  paraissait  faire  aucune 
attention  à  lui;  elle  allait,  venait,  dérangeait 
quelque  escabelle,  causait  avec  sa  chèvre, 
faisait  sa  moue  ça  et  là.  Enfin  elle  vint  s'as- 
seoir près  de  la  table,  et  Gringoire  put  la  con- 
sidérer à  l'aise. 

Vous  avez  été  enfant ,  lecteurs ,  et  vous  êtes 
peut-être  assez  heureux  pour  l'être  encore.  Il 
n'est  pas  que  vous  n'ayez  plus  d'une  fois  (  et 
pour  mon  compte  j'y  ai  passé  des  journées  en- 
tières ,  les  mieux  employées  de  ma  vie  )  suivi 
de  broussaille  en  broussaille,  au  bord  d'une 
eau  vive,  par  un  jour  de  soleil,  quelque  belle 
demoiselle  verte  ou  bleue,  brisant  son  vol  à 


1  Si  NOTRE-DAME  t>li  PARIS. 

angles  bnisques  et  baisai)t  le  bout  de  toute* 
les  branches.  Vous  vous  rappelez  avec  quelle 
curiosité  amoureuse  votre  pensée  et  votre  re- 
gard s'attachaient  à  ce  petit  tourbillon  sifflant 
et  bourdonnant,  d'ailes  de  pourpre  et  d'azur, 
au  milieu  duquel  flottait  une  forme  insaisis- 
sable voilée  par  la  rapidité  même  de  son  mou- 
vement. L'être  aérien  qui  se  dessinait  confu- 
sément à  travers  ce  frémissement  d'ailes  vous 
paraissait  chimérique,  imaginaire,  impossible 
à  toucher ,  impossible  à  voir.  Mai?  lorsqu'enfin 
la  demoiselle  se  reposait  à  la  pointe  d'un 
roseau.  t:tque  vous  pouviez  examiner,  en  rete- 
naîit  votre  souffle,  les  longues  ailes  de  gaze , 
la  longue  robe  d'émail,  les  deux  globes  de 
cristal,  quel  étonnement  n'éprouviez-vous  pas, 
et  quelle  peur  de  voir  de  nouveau  la  forme 
s'en  aller  en  ombre  et  l'être  en  chimère  1 
Rappelez-vous  ces  impressions,  et  vous  vous 
rendrez  aisément  compte  de  ce  que  ressentait 
Gringoire  en  contemplant  sous  sa  forme  visi- 
ble et  palpable  celte  Esmeralda  qu'il  n'avait 
entrevue  jusque  là  qu'à  travers  un  tourbillon 
de  danse,  de  chant  et  de  tumulte. 

Enfoncé  de  plus  en  plus  dans  sa  rêverie,  — 
Voilà  donc,  se  disait-il  en  la  suivant  vaguement 
des  yeux ,  ce  que  c'est  que  la  Esmeralda  ?  une 


UNE  WTTIT  DE  NOCES.  1 83 

céleste  créature  !  une  danseuse  des  rues!  tant  et 
si  peu  !  C'est  elle  qui  a  donné  le  coup  de  grâce  à 
mon  mystère  ce  matin,  c'est  elle  qui  me  sai^ve 
la  vie  ce  soir.  Mon  mauvais  génie  !  mon  bon 
ange  !  —  Une  jolie  femme ,  sur  ma  parole  ! 
—  et  qui  doit  m'aimer  à  la  folie  pour  m'avoir 
pris  de  la  sorte.  —  A  propos,  dit-il  en  se  le- 
vant tout  à  coup  avec  ce  sentiment  du  vrai 
qui  faisait  le  fond  de  son  caractère  et  de  sa 
philosophie ,  je  ne  sais  trop  comment  cela  se 
fait,  mais  je  suis  son  mari  ! 

Cette  idée  en  tête  et  dans  les  yeux ,  il  s'ap- 
procha de  la  jeune  fille  d'une  façon  si  militaire 
et  si  galante  qu'elle  recula.  —  Que  me  voulez- 
vous  donc  ?  dit-elle. 

—  Pouvez-vous  me  le  demander,  adorable 
Esmeralda  ?  répondit  Gringoire  avec  un  accent 
si  passionné  qu'il  en  était  étonné  lui-même  en 
s'entendant  parler. 

L'égyptienne  ouvrit  ses  grands  yeux.  —  Je 
ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire. 

—  Eh  quoi  !  reprit  Gringoire  s'échauffant 
de  plus  en  plus ,  et  songean  t  qu'il  n'avait  affaire 
après  tout  qu'à  une  vertu  de  la  Cour  des  Mi- 
racles, ne  suis-je  pas  à  toi,  tlouce  amie?  n'es- 
tu  pas  à  moi  ? 

Et,  tout  ingénument,  il  lui  prit  la  taille. 


l84  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Le  corsage  de  la  bohémienne  glissa  dans 
ses  mains  comme  la  robe  d'une  anguille.  Elle 
sauta  d'un  bout  à  l'autre  bout  de  la  cellule, 
se  baissa ,  et  se  redressa ,  avec  un  petit  poi- 
gnard à  la  main ,  avant  que  Gringoire  eût  eu 
seulement  le  temps  de  voir  d'où  ce  poignard 
sortait;  irritée  et  fière,  les  lèvres  gonflées,  les 
narines  ouvertes,  les  joues  rouges  comme  une 
pomme  d'api,  les  prunelles  rayonnantes  d'é- 
clairs. En  même  temps  la  chevrette  blanche 
se  plaça  devant  elle ,  et  présenta  à  Gringoire 
un  front  de  bataille,  hérissé  de  deux  cornes 
jolies,  dorées,  et  fort  pointues.  Tout  cela  se 
fit  en  un  clin  d'œil. 

J^a  demoiselle  se  faisait  guêpe,  et  ne  deman- 
dait pas  mieux  que  de  piquer. 

Notre  philosophe  resta  interdit,  promenant 
tour  à  tour  de  la  chèvre  à  la  jeune  fille  des 
regards  hébétés.  —  Sainte  Vierge!  dit-il  en-r 
fin  quand  la  surprise  lui  permit  de  parler, 
voilà  deux  luronnes. 

La  bohémienne  rompit  le  silence  de  son 
côté  :  —  Il  fi  ut  que  tu  sois  un  drôle  bien 
hardi  ! 

—  Pardon,  mademoiselle,  dit  Gringoire  en 
souriant.  ]Mais  pourquoi  donc  m'avez- vous 
pris  pour  mari  ? 


UJSE  NUIT  DE  NOCES.  1.85 

—  Fallait-il  te  laisser  pendre  ? 

—  Ainsi,  reprit  le  poëte  un  peu  désap- 
pointé dans  ses  espérances  amoureuses,  vous 
n  avez  eu  d'autre  pensée  en  m'épousant  que 
de  me  sauver  du  gibet? 

—  Et  quelle  autre  pensée  veux-tu  que  j'aie 
eue  ? 

Gringoire  se  mordit  les  lèvres.  —  Allons, 
dit-il ,  je  ne  suis  pas  encore  si  triomphant  en 
Cupido  que  je  croyais.  Mais,  alors, à  quoi  bon 
avoir  cassé  cette  pauvre  cruche  ? 

Cependant  le  poignard  de  la  Esmeralda  et 
les  cornes  de  la  chèvre  étaient  toujours  sur  la 
défensive. 

—  Mademoiselle  Esmeralda,  dit  le  poëte, 
capitulons.  Je  ne  suis  pas  clerc- greffier  au 
Châtelet ,  et  ne  vous  chicanerai  pas  de  porter 
ainsi  une  dague  dans  Paris  à  la  barbe  des  or- 
donnances et  prohibitions  de  monsieur  le 
prévôt.  Vous  n'ignorez  pas  pourtant  que  Noël 
Lescrivain  a  été  condamné  il  y  a  huit  jours  en 
dix  sous  parisis  pour  avoir  porté  un  braque- 
mard.  Or  ce  n'est  pas  mon  affaire  ;  et  je  viens 
au  fait.  Je  vous  jure  sur  ma  part  de  paradis  de 
ne  pas  vous  approcher  sans  votre  congé  et 
permission  ;  mais  donnez-moi  à  souper. 

Au  fond  ,  Gringoire ,  comme  M.  Despréaux, 


1  86  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

était  «  très-peu  voluptueux.  »  11  n'était  pas  de 
cette  espèce  chevalière  et  mousquetaire,  qui 
prend  les  jeunes  tilles  d'assaut.  En  matière 
d'amour,  comme  en  toute  autre  affaire,  il  était 
volontiers  pour  les  temporisations  et  les 
moyens  termes;  et  un  bon  souper,  en  tète  à 
tète  amiable,  lui  paraissait,  surtout  quand  il 
avait  faim,  un  entr'acte  excellent  entre  le  pro- 
logue et  le  dénoument  d'une  aventure  d'a- 
mour. 

L'égyptienne  ne  répondit  pas.  Elle  fit  sa  pe- 
tite moue  dédaigneuse,  dressa  la  tète  comme 
un  oiseau,  puis  éclata  de  rire,  et  le  poignard 
mignon  disparut  comme  il  était  venu,  sans 
que  Gringoire  put  voir  où  l'abeille  cachait 
son  aiguillon. 

Un  moment  après,  il  y  avait  sur  la  table  un 
pain  de  seigle,  une  tranche  de  lard,  quelques 
pommes  ridées  et  un  broc  de  cervoise.  Grin- 
goire se  mit  à  manger  avec  emportement.  A 
entendre  le  cliquetis  furieux  de  sa  fourchette 
de  fer  et  de  son  assiette  de  faïence,  on  eut  dit 
que  tout  son  amour  s'était  tourné  en  ap- 
pétit. 

La  jeune  fille  assise  devant  lui  le  regardait 
faire  en  silence,  visiblement  préoccupée  d'une 
autre  pensée  à  laquelle  elle  souriait  de  temps 


UNE  JVUIT  DE  WOCES.  187 

en  temps,  tandis  que  sa  douce  main  caressait 
la  tète  intelligente  de  la  chèvre  mollement 
pressée  entre  ses  genoux. 

Une  chandelle  de  cire  jaune  éclairait  cette 
scène  de  voracité  et  de  rêverie. 

Cependant,  les  premiers  bêlemens  de  son 
estomac  apaisés,  Gringoire  sentit  quelque 
fausse  bonté  de  voir  qu'il  ne  restait  plus 
qu'une  pomme.  —  Vous  ne  mangez  pas,  ma- 
demoiselle Esmeralda? 

Elle  répondit  par  un  signe  de  tête  négatif, 
et  son  regard  pensif  alla  se  fixer  à  la  voûte  de 
la  cellule. 

De  quoi  diable  est-elle  occupée?  pensa  Grin- 
goire ,  et  regardant  ce  qu'elle  regardait  :  —  Il 
est  impossible  que  ce  soit  la  grimace  de  ce  nain 
de  pierre  sculpté  dans  la  clef  de  voûte  qui  ab- 
sorbe ainsi  son  attention.  Que  diable  !  je  puis 
soutenir  la  comparaison  ! 

Il  haussa  la  voix  :  —  Mademoiselle  ! 

Elle  ne  paraissait  pas  l'entendre. 

11  reprit  plus  haut  encore  :  —  Mademoiselle 
Esmeralda  !  —  Peine  perdue.  L'esprit  de  la 
jeune  fille  était  ailleurs ,  et  la  voix  de  Gringoire 
n'avait  pas  la  puissance  de  le  rappeler.  Heu- 
reusement la  chèvre  s'en  mêla.  Elle  se  mit  à 
tirer  doucement  sa  maîtresse  par  la  manche. 


l88  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Que  veux-tu,  Djali  ?  dit  vivement  l'égyp- 
tienne comme  réveillée  en  sursaut. 

—  Elle  a  faim,  dit  Gringoire,  charmé  d'en- 
tamer la  conversation. 

La  Esmeralda  se  mit  à  émietter  du  pain , 
que  Djali  mangeait  gracieusement  dans  le 
creux  de  sa  main. 

Du  reste  ,  Gringoire  ne  lui  laissa  pas  le 
temps  de  reprendre  sa  rêverie.  Il  hasarda  une 
question  délicate. 

—  Vous  ne  voulez  donc  pas  de  moi  pour 
votre  mari  ? 

La  jeune  fille  le  regarda  fixement,  et  dit  : 

—  Non, 

—  Pour  votre  amant  ?  reprit  Gringoire. 
Elle  fit  sa  moue,  et  répondit:  —  Non. 

—  Plbur  votre  ami  ?  poursuivit  Gringoire. 
Elle  le  regarda  encore  fixement,  et  dit  après 

un  moment  de  réflexion  :  ■—  Peut-être. 

Ce  peut-être,  si  cher  aux  philosophes,  en- 
hardit Gringoire. 

—  Savez-vous  ce  que  c'est  que  l'amitié?  de- 
manda-t-il. 

—  Oui,  répondit  l'égyptienne;  c'est  être 
frère  et  sœur,  deux  âmes  qui  se  touchent  sans 
se  confondre,  les  deux  doigts  de  la  main. 

—  Et  l'amour  ?  poursuivit  Gringoire. 


TTNE  NUIT    DE  NOCES.  1  89 

—  Oh  !  rarnour  !  dit-elle,  et  sa  voix  trem- 
blait, et  son  œil  rayonnait.  C'est  être  deux  et 
n'être  qu'un.  Un  homme  et  une  fempie  qui  se 
fondent  en  un  ange.  C'est  le  ciel. 

La  danseuse  des  rues  était,  en  parlant  ainsi, 
d'une  beauté  qui  frappait  singulièrement  Grin- 
goii'e ,  et  lui  semblait  en  rapport  parfait  avec 
l'exaltation  presque  orientale  de  ses  paroles. 
Ses  lèvres  roses  et  pures  souriaient  à  demi  ; 
son  front  candide  et  serein  devenait  trouble 
par  momens  sous  sa  pensée ,  comme  un  mi- 
roir sous  une  haleine;  et  de  ses  longs  cils  noirs 
baissés  s'échappait  une  sorte  de  lumière  inef- 
fable qui  donnait  à  son  profil  cette  suavité 
idéale  que  Raphaël  retrouva  depuis  au  point 
d'intersection  mystique  de  la  virginité ,  de  la 
maternité  et  de  la  divinité. 

Gringoire  n'en  poursuivit  pas  moins. 

—  Comment  faut-il  donc  être  pour  vous 
plaire  ? 

—  Il  faut  être  homme. 

—  Et  moi ,  dit-il  ,  qu'est-ce  que  je  suis 
donc  ? 

—  Un  homme  a  le  casque  en  tête,  l'épée 
au  poing  et  des  éperons  d'or  aux  talons. 

—  Bon,  dit  Gringoire,  sans  le  cheval  point 
d'homme.  — Aimez-vous  quelqu'un? 


igO  NOTRE-DAME    DE   PARIS. 

—  D'amour? 

—  D'amour? 

Elle  resta  un  moment  pensive,  puis  elle  dit 
avec  une  expression  particulière  :  Je  saurai 
cela  bientôt. 

—  Pourquoi  pas  ce  soir?  reprit  alors  ten- 
drement le  poète.  Pourquoi  pas  moi? 

Elle  lui  jeta  un  coup-d'œil  grave. 

—  Je  ne  pourrai  aimer  qu'un  homme  qui 
pourra  me  protéger. 

Gringoire  rougit ,  et  se  le  tint  pour  dit.  Il 
était  évident  que  la  jeune  fille  faisait  allusion 
au  peu  d'appui  qu'il  lui  avait  prêté  lians  la 
circonstance  critique  où  elle  s'était  trouvée 
deux  heures  auparavant.  Ce  souvenir,  effacé 
par  ses  autres  aventures  de  la  soirée,  lui  re- 
vint. Il  se  frappa  le  front. 

—  A  propos,  mademoiselle,  j'aurais  dû  com- 
mencer par  là.  Pardonnez-moi  mes  folles  dis- 
tractions. Comment  donc  avez-vous  fait  pour 
échapper  aux  griffes  de  Quasimodo? 

Cette  question  fit  tressaillir  la  bohémienne. 
— Oh!  l'horrible  bossu!  dit-elle  en  se  cachant 
le  visage  dans  ses  mains.  Et  elle  frissonnait 
comme  dans  un  grand  froid. 

—  Horrible  en  effet,  dit  Gringoire  qui  ne 


UNE  NUIT  DE  NOCES.  IQI 

lâchait  pas  son  idée;  mais  comment  avez-vous 
pu  lui  échapper  ? 

La  Esmeralda  sourit,  soupira,  et  garda  le 
silence. 

—  Savez-vous  pourquoi  il  vous  avait  suivie? 
reprit  Gringoire,  tâchant  de  revenir  à  sa  ques- 
tion par  un  détour. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  la  jeune  fille.  Et  elle 
ajouta  vivement  :  Mais"  vous  qui  me  suiviez 
aussi,  pourquoi  me  suiviez-vous ? 

—  En  bonne  foi,  répondit  Gringoire,  je  ne 
sais  pas  non  plus. 

Il  y  eut  un  silence.  Gringoire  tailladait  la 
table  avec  son  couteau.  La  jeune  fille  souriait, 
et  semblait  regarder  quelque  chose  à  travers 
le  mur.  Tout  à  coup  elle  se  prit  à  chanter 
d'une  voix  à  peine  articulée  : 

Quando  las  pintadas  aves 
Mudas  estan  ,  y  la  lierra. .. 

Elle  s'interrompit  bnisqueraent,  et  se  mita 
caresser  Djali. 

—  Vous  avez  là  une  jolie  béte,  dit  Grin- 
goire. 

—  C'est  ma  sœur,  répondit-elle. 

—  Pourquoi  vous  appelle-t-on  la  Esme- 
ralda ?  demanda  le  poëte. 


tgu  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Mais  encore? 

Elle  tira  de  son  sein  une  espèce  de  petit 
sachet  oblong  suspendu  à  son  cou  par  une 
chaîne  de  grains  d'adrézarach  ;  ce  sachet 
exhalait  une  forte  odeur  de  camphre.  Il  était 
recouvert  de  soie  verte ,  et  portait  à  son  cen- 
tre une  grosse  verroterie  verte ,  imitant  l'éme- 
raude. 

—  C'est  peut-être  à  cause  de  cela ,  dit-elle. 
Gringoire  voulut  prendre   le  sachet.   Elle 

recula. — N'y  touchez  pas ,  c'est  une  amulette. 
Tu  ferais  mal  au  charme ,  ou  le  charme  à  toi. 
La  curiosité  du  poëte  était  de  pkis  en  plus 
éveillée.  —  Qui  vous  l'a  donnée? 

Elle  mit  un  doigt  sur  sa  bouche,  et  cacha 
l'amulette  dans  son  sein.  Il  essaya  d'autres 
questions,  mais  elle  répondait  à  peine. 

—  Que  veut  dire  ce  mot  :  la  Esmeralda  ? 

—  Je  ne  sais  pas ,  dit-elle. 

—  A  quelle  langue  appartient-il? 

—  C'est  de  l'égyptien,  je  crois. 

— Je  m'en  étais  douté,  dit  Gringoire.  Vous 
n'êtes  pas  de  France  ? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Avez-vous  vos  parens? 


UlfK  NUIT  DE  NOCES.  IqS 

Elle  se  mît  à  chanter  sur  un  vieil  air  : 

Mon  père  est  oiseau , 

Ma  mère  est  oiselle. 
Je  passe  l'eau  sans  nacelle  , 
Je  passe  l'eau  sans  bateai}. 

Ma  mère  est  oiselle ,  , 

Mon  père  est  oiseau. 

- — 'C'est  bon,  dit  Griiigoire.  A  quel  âgeétes- 
yous  venue  en  France  ? 

—  Toute  petite. 

—  A  Paris  ? 

—  L'an  dernier.  Au  moment  où  nous  enT 
trions  par  la  porte  papale,  j'ai  vu  filer  en  l'air 
la  fauvette  de  roseaux;  c'était  à  la  fin  d'août; 
j'ai  dit  :  l'hiver  sera  rude. 

— Il  l'a  été,  dit  Gringoire,  ravi  de  ce  com^ 
mencement  de  conversation;  je  l'ai  passé  à 
souffler  dans  mes  doigts.  Vous  avez  donc  le 
don  de  prophétie? 

Elle  retomba  dans  son  laconisme  :  — Non. 

—  Cet  homme  que  vous  nommez  le  duc 
d'Egypte,  c'est  le  chef  de  votre  tribu? 

—  Oui. 

—  C'est  pourtant  lui  qui  nous  a  mariés,  ob- 
serva timidement  le  poète. 

Elle  fit  sa  jolie  grimace  habituelle.  —  Je  ne 
jsais  seulement  pas  ton  nom.  ^ 

j.  i3 


r^4  T»rOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Mon  nom?  si  vous  le  voulez,  le  voici. 
Pierre  Gringoire. 

—  J'en  sais  un  plus  beau,  dit-elle. 

—  Mauvaise!  reprit  le  poète.   N'importe, 
vous  ne  m'irriterez  pas.  Tenez,  vous  m'aimerez 
peut-être  en  me  connaissant  mieux;  et  puis 
vous  m'avez  conté  votre  histoire  avec  tant  de 
confiance,  que  je  vous  dois  un  peu  la  mienne. 
Vous  saurez  donc  que  je  m'appelle  Pierre  Grin- 
goire,  et  que  je  suis  fils  du  fermier  du  tabel- 
lionage  de  Gonesse.  Mon  père  a  été  pendu  par 
les  Bourguignons,  et  ma  jnère  éventrée  par 
les  Picards,  lors  du  siège  de  Paris ,  il  y  a  vingt 
ans.  A  six  ans  donc,  j'étais  orphelin,  n'ayant 
pour  semelle  à  mes  pieds  que  le  pavé  de  Paris. 
Je  ne  sais  comment  j'ai  franchi  l'intervalle  de 
six  ans  à  seize.  Une  fruitière  me  donnait  une 
prune  par  ci,  un  talmeliier  me  jetait  une  croûte 
parla;  le  soir,  je  me  faisais  ramasser  par  les 
onze- vingts,  qui  me  mettaient  en  prison  ,  et 
je  trouvais  là  une  botte  de  paille.  Toutcehi  ne 
m'a  pas  empêché  de  grandir  et  de  maigrir, 
comme  vous  voyez.    L'hiver  je  me  chauffais 
au  soleil,  sous  le  porche  de  l'hôtel  de  Sens, 
et  je  trouvais  fort  ridicule  que  le  feu  de  la  Saint- 
Jean  fût  réservé  pour  la  canicule.  A  seize  ans, 
j'ai  voulu  prendre  un  état.  Successivement  j'ai 


UNE  NUIT  DR  IfOCFS.  1  9 J 

tâté  de  tout.  Je  me  suis  fait  soldat;  mais  je 
n'étais  pas  assez  brave.  Je  me  suis  fait  moine, 
mais  je  n'étais  pas  assez  dévot;  —  et  puis,  je 
bois  mal.  De  désespoir ,  j'entrai  apprenti  parmi 
les  charpentiers  de  la  grande  coignée;  mais 
je  n'étais  pas  assez  fort.  J'avais  plus  de  penchant 
pour  être  maître  d'école;  il  est  vrai  que  je  ne 
savais  paslire;  mais  ce  n'est  pas  une  raison.  Je 
m'aperçus,  au  bout  d'un  certain  temps,  qu'il  me 
manquait  quelque  chose  pour  tout;  et  voyant 
que  je  n'étais  bon  à  rien ,  je  me  fis  de  mon 
plein  gré  poète  et  compositeiu'  de  rhythmes. 
C'est  un  état  qu'on  peut  toujours  prendre 
quand  on  est  vagabond,  et  cela  vaut  mieux 
que  de  voler,  comme  me  le  conseillaient  quel- 
ques jeunes  fils  brigandiniers  de  mes  amis.  Je 
rencontrai  par  bonheur  un  beau  jour  dom 
Claude  Frollo,  le  révérend  archidiacre  de 
Notre-Dame.  Il  prit  intérêt  à  moi,  et  c'est  à 
lui  que  je  dois  d'être  aujourd'hui  un  véritable 
lettré,  sachant  le  laiin  depuis  les  Offices  de 
Cicéro  jusqu'au  Mortuologe  des  pères  céleslins; 
et  n'étant  barbare  ni  en  scolastique,  ni  en 
poétique,  ni  en  rhythmique,  ni  même  en  her- 
métique, cette  Sophie  des  sophies.  C'est  moi 
qui  suis  l'auteur  du  mystère  qu'on  a  repré- 
senté aujourd'hui,   avec   grand  triomphe  et 


\C}ij  ]yOTRIi-DAME   DE  PARIS. 

grand  concours  de  populace ,  en  pleine  grand'- 
salle  du  Palais.  J'ai  fait  aussi  un  livre  qui  aura 
six  cents  pages  sur  la  comète  prodigieuse  de 
1 465,  dont  un  homme  devint  fou.  J'ai  eu  encore 
d'autres  succès  ;  étant  un  peu  menuisierd'artil- 
lerie ,  j'ai  travaillé  à  cette  grosse  bombarde  de 
Jean  Maugue ,  que  vous  savez  qui  a  crevé  au 
pont  de  Charenton ,  le  jour  où  l'on  en  a  fait 
l'essai,  et  tué  vingt-quatre  curieux.  Vous  voyez 
que  je  ne  suis  pas  un  méchant  parti  de  ma- 
riage. Jesaisbien  desfaçons  de  toursfortavenans 
que  j'enseignerai  à  votre  chèvre  ,  par  exemple , 
à  contrefaire  l'évéque  de  Paris,  ce  maudit  pha- 
risien dont  les  moulins  éclaboussent  les  passans 
tout  le  long  du  Pont-aux-Meuniers.  Et  puis , 
mon  mystère  me  rapportera  beaucoup  d'ar- 
gent monnoyé,  si  l'on  me  le  paie.  Enfin,  je 
suis  à  vos  ordres,  moi,  et  mon  esprit,  et  ma 
science,  et  mes  lettres,  prêta  vivre  avec  vous, 
damoiselle ,  comme  il  vous  plaira  ;  chastement 
ou  joyeusement;  mari  et  femme,   si  vous  le 
trouvez  bon  ;  frère  et  sœur ,  si  vous  le  trouvez 
mieux. 

Gringoire  se  tut,  attendant  l'effet  de  sa  ha- 
rangue sur  la  jeune  fiile.  Elle  avait  les  yeux 
fixés  à  terre. 

—  Phœbus,  disait-elle  àdemi-voix.  Puis  se 


UJ\E  ?iUlT  DE  KOCES.  i^J 

tournant  vers  le  poète  :    P/iœbus,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dn-e? 

Gringoire,  sans  trop  comprendre  quel  rap- 
port il  pouvait  y  avoir  entre  son  allocution  et 
cette  question ,  ne  fut  pas  fâché  de  faiie  biiller 
sou  érudition.  Il  répondit  en  se  rengorgeant  : 
C'est  un  mot  latin  qui  veut  dire  soleil. 

—  Soleil  !  reprit-elle. 

—  C'est  le  nom  d'un  tel  bel  archer ,  qui 
était  dieu,  ajouta  Gringoire. 

—  Dieu!  répéta  l'égyptienne,  et  il  y  avait 
dans  son  accent  quelque  chose  de  pensif  et'de 
passionné. 

En  ce  moment  un  de  ses  bracelets  se  déta- 
cha et  tomba.  Grinsioire  se  baissa  vivement 
pour  le  ramasser;  quand  il  se  releva,  la  jeune 
fille  et  la  chèvre  avaient  disparu.  Il  entendit  le 
bruit  d'un  verrou.  C'était  une  petite  porte 
communiquant  sans  doute  à  une  cellule  voi- 
sine, qui  se  fermait  en  dehors. 

—  M'a-t-elle  au  moins  laissé  un  lit?  dit  no- 
tre philosophe. 

Il  fit  le  tour  de  la  cellule.  Il  n'y  avait  de 
meuble  propre  au  sommeil  qu'un  assez  long 
coffre  de  bois  ;  et  encore  le  couvercle  en  était-ii 
sculpté;  ce  qui  procura  à  Gringoire,  quand  il 
s'y  étendit,  une  sensation  à  peu  près  pareille 


igS  NOTME-DAME  DE   PARIS. 

à  celle  qu'éprouverait  Micromégas  Cii  se  cou- 
chant tout  de  son  long  sur  les  Alpes. 

—  Allons!  dit-il  en  s'y  accommodant  de  son 
mieux, 'il  faut  se  résigner.  Mais  voilà  une 
étrange  nuit  denoces.  C'est  dommage;  il  y  avait 
dans  ce  mariage  à  la  cruche  cassée  quelque 
chose  de  naïf  et  d'antédiluvien  qui  me  plai- 
sait. 


LIVRE   TROISIEME. 


î. 


ItiHvf-lUam*, 


Saws  doute,  c'est  encore  aujourd'hui  un  lîisl- 
jestueux  et  sublime  édifice  que  l'église  de  No- 
tre-Dame de  Paris.  Mais  si  belle  qu'elle  se  soit 
conservée  en  vieillissant,  il  est  difficile  de  ne 
pas  soupirer,  de  ne  pas  s'indigner  devant  les 
dégradations,  les  mutilations  sans  nombre  que 
simultanément  le  temps  et  les  hommes   ont 


202  NOTRE-DAME  DE  PARIS.' 

lait  subir  au  vénérable  moiiunient,  sans  res- 
pect pour  Charlemagne  qui  en  avait  posé  la 
première  pierre,  pour  Philippe-Auguste  qui 
en  avait  posé  la  dernière. 

Sur  la  face  de  cette  vieille  reine  de  nos  ca- 
thédrales, à  côté  d'une  ride  on  trouve  toujours 
luie  cicatrice.  Tempus  edax,  homo  edacior;  ce 
que  je  traduirais  volontiers  ainsi  :  le  temps  est 
aveugle,  l'homme  est  stupide. 

Si  nous  avions  le  loisir  d'examiner  une  à 
une  avec  le  lecleur  les  diverses  traces  de  des- 
truction imprimées  à  l'antique  église,  la  part 
du  temps  serait  la  moindre ,  la  pire  celle  des 
hommes,  surtout  des  hommes  de  l'art.  Il  faut 
bien  que  je  dise  des  hommes  de  tart^  puis- 
qu'il y  a  eu  des  individus  qui  ont  pris  la 
qualité  d'architectes  dans  les  deux  derniers 
siècles. 

Et  d'abord,  pour  ne  citer  que  quelques 
exemples  capitaux,  il  est,  à  coup  sur,  peu  de 
plus  belles  pages  architecturales  que  cette  fa- 
çade où ,  successivement  et  à  la  fois ,  les  trois 
portails  creusés  en  ogive ,  le  cordon  brodé  et 
dentelé  des  vingt-huit  niches  royales,  l'im- 
mense rosace  centrale  flanquée  de  ses  deux 
fenêtres  latérales  comme  le  prêtre  du  diacre 
et  du  sous-diacre ,  la  haute  et  frêle  galerie  d'ar- 


NOTRE-lîAME.  2o3 

cades  à  trèfle  qui  porte  une  lourde  plate-forme 
surses  fines  colonnettes,  enfin  les  deux  noires 
et  nnassives  tours  avec  leurs  auvens  d'ardoise; 
parties  harmonieuses  d'un  tout  magnifique  , 
superposées  en  cinq  étages  gigantesques  ;  se  dé- 
veloppent à  l'œil ,  en  foule  et  sans  trouble , 
avec  leurs  innombrables  détails  de  statuaire, 
de  sculpture  et  de  ciselure,  ralliés  puissam- 
ment à  la  tranquille  grandeur  de  l'ensemble  ; 
vaste  symphonie  en  pierre,  pour  ainsi  dire; 
œuvre  colossale  d'un  homme  et  d'un  peuple, 
tout  ensemble  une  et  complexe  connue  les 
lliades  et  les  romanceros  dont  elle  est  sœur; 
produit  prodigieux  de'' la  cotisation  de  toutes 
les  f(fi'ces  d'une  époque,  où  sur  chaque  pierre 
ont  voit  saillir  en  cent  façons  la  fantaisie  de 
l'ouvrier  disciplinée  par  le  génie  de  l'artiste; 
sorte  de  création  humaine ,  en  un  mot ,  puis- 
sante et  féconde  comme  la  création  divine 
dont  elle  semble  avoir  dérobé  le  double  carac- 
tère :  variété,  éternité. 

Et  ce  que  nous  disons  ici  de  la  façade,  il 
faut  le  dire  de  l'église  entière;  et  ce  que  nous 
disons  de  l'église  cathédrale  de  Paris,  il  faut  le 
dii-e  de  toutes  les  églises  de  la  chrétienté  au 
moyen  âge.  Tout  se  tient  dans  cet  art  venu 
de  lui-même,  logique  et  bien  proportionné. 


2o4  NOTllli-lJAME  DE  PAJUS. 

Mesurer    l'orteil   du   pied ,   c  est   mesurer    ie 


géant. 


Revenons  a  la  façade  de  Notre-Damç,  telle 
qu'elle  nous  apparaît  encore  à  présent,  quand 
nous  allons  pieusement  admirer  la  grave  et 
puissante  cathédrale,  qui  terrifie,  au  dire  de 
ses  chroniqueurs:  quœ  mole  sua  terrorem  in- 
cutit  spectantibus. 

Trois  choses  importantes  manquent  aujour- 
d'hui à  cette  façade  :  d'abord  le  degré  de  onze 
marches  qui  l'exhaussait  jadis  au  dessus  du  sol; 
ensuite  la  série  inférieure  de  statues  qui  occu- 
pait les  niches  des  trois  portails,  et  la  série  su- 
périeure des  vingt-huk  plus  anciens  rois  de 
France,  qui  garnissait  la  galerie  du  premier 
étage,  à  partir  de  Childebertjusq'u'à  Philippe- 
Auguste,  tenant  en  main  «  la  pomme  impé- 
riale. » 

Le  degré ,  c'est  le  temps  qui  l'a  fait  dispa- 
raître en  élevant  d'un  progrès  irrésistible  et 
lent  le  niveau  du  sol  de  la  Cité  ;  mais  ,  tout  en 
faisant  dévorer  une  à  une ,  par  cette  marée 
montante  du  pavé  de  Paris ,  les  onze  marches 
qui  ajoutaient  à  la  hauteur  majestueuse  de  l'é- 
difice ,  le  temps  a  rendu  à  l'église  plus  peut- 
être  qu'il  ne  lui  a  ôté,  car  c'est  le  temps  qui  a 
répandu  sur  la  façade  cette  sombre  couleur 


NOTRE-DA.ME.  2o5 

des  siècles  qui  f«nit  de  la  vieillesse  des  raonu- 
mens  l'âge  de  leur  beauté. 

Mais  qui  a  jeté  bas  les  deux  rangs  de  sta- 
tues? qui  a  laissé  les  niches  vides  ?  qui  a  taillé, 
au  beau  milieu  du  portail  central ,  cette  ogive 
neuve  et  bâtarde  ?  qui  a  osé  y  encadrer  cette 
fade  et  lourde  porte  de  bois  sculptée  à  la 
Louis  XV,  à  côté  des  arabesques  de  Biscor- 
nette?  Les  hommes,  les  architectes,  les  ar- 
tistes de  nos  jours. 

Et,  si  nous  entrons  dans  l'intérieur  de  l'édi- 
fice ,  qui  a  renversé  ce  colosse  de  saint  Chris- 
tophe, proverbial  parmi  les  statues  au  même 
titre  que  la  grand'salle  du  Palais  parmi  les 
halles,  que  la  flèche  de  Strasbourg  parmi  les 
clochers?  et  ces  myriades  de  statues  qui  peu- 
plaient tous  les  entre-colonnemens  de  la  nef  et 
du  chœur,  à  genoux,  en  pied,  équestres,  hom- 
mes, femmes,  enfans,  rois,  évéques ,  gendar- 
mes, en  pierre  ,  en  marbre,  en  or,  en  argent, 
en  cuivre,  en  cire  même,  qui  les  a  brutale- 
ment balayées?  Ce  n'est  pas  le  temps. 

Et  qui  a  substitué  au  vieil  autel  gothique 
splendidement  encombré  de  châsses  et  de  re- 
liquaires ce  loiuxl  sarcophage  de  marbre  à  tête 
d'anges  et  à  nuages,  lequel  semble  un  échan- 
tillon dépareillé  du  Val-de-Grâce  ou  des  lova- 


2o6  WOTRF-DA.ME  DE  PARIS. 

Jitles?  Qui  a  bêtement  scellé  ce  lourd  anacliro* 
iiisiue  de  pierre  dans  le  pavé  carlovingien  de 
Tlercandns  ?  N'est-ce  pas  Louis  XIV  accom- 
plissant le  vœu  de  Louis  XIII? 

Et  qui  a  mis  de  froides  vitres  blanches  à  la 
place  de  ces  vitraux  «  hauts  en  couleur  »  qui 
fiaisaient  hésiter  l'œil  émerveillé  de  nos  pères 
enrre  la  rose  du  grand-portail  et  les  ogives  de 
l'abside?  Et  que  dirait  un  sous-chantre  du  sei- 
zième siècle,  en  voyant  le  beau  badigeonnage 
jaune  dont  nos  vandales  archevêques  ont  bar- 
bouillé leur  cathédrale?  il  se  souviendrait 
que  c'était  la  Couleur  dont  le  bourreau  bros- 
sait les  édifices  scélérés;  il  se  rappellerait  Iho- 
tei  du  Petit-Bourbon,  tout  englué  de  jaune 
aussi  pour  la  trahison  du  connétable,  «  jaune 
«  après  tout  de  si  bonne  trempe ,  dit  Sauvai , 
»  et  si  bien  recommandé  que  plus  d'un  siècle 
r>  n'a  pu  encore  lui  faire  perdre  sa  couleur;»  il 
croirait  que  le  lieu  saint  est  devenu  infâme ,  et 
s'enfuirait. 

Et  si  nous  montons  sur  la  cathédrale,  sans 
nous  arrêter  à  mille  barbaries  de  tout  genre, 
qu'a-t-on  fait  de  ce  charmant  petit  clocher  qui 
s'appuyait  sur  le  point  d'intersection  de  la 
croisée,  et  qui ,  non  moins  frêle  et  non  moins 
hardi  que  sa  voisine  la  flèche  (  détruite  aussi) 


wotre-dame;  207 

de  la  Sainte-Chapelle,  s'enfonçait  dans  le  ciel 
plus  avant  que  les  tours,  élancé,  aigu,  soiiore, 
découpé  à  jour.  Un  aixîhitecte  de  bon  goût 
(1787)  l'a  amputé,  et  a  cru  qu'il  suffisait  de 
masquer  la  plaie  avec  cette  large  emplâtre  de 
plomb  qui  ressemble  au  couvercle  d'une  mar- 
mite. 

C'est  ainsi  que  l'art  merveilleux  du  moyen 
âge  a  été  traité  presque  en  tout  pays,  surtout  en 
France.  On  peut  distinguer  sur  sa  ruine  trois 
sortes  de  lésions,  qui  toutes  trois  l'entament 
à  différentes  profondeurs  :  le  temps  d'abord, 
qui  a  insensiblement  ébrécliéçà  et  là  et  rouillé 
partout  sa  surfacfe  ;  ensuite ,  les  révolutions 
politiques  et  religieuses,  lesquelles,  aveugles 
et  colères  de  leur  nature ,  se  sont  ruées  en  tu- 
multe sur  lui,  ont  déchiré  son  riche  habille- 
ment de  sculptures  et  de  ciselures,  crevé  ses 
rosaces,  brisé  ses  colliers  d'arabesques  et 
de  figurines,  arraché  ses  statues,  tantôt  pour 
leur  mitre ,  tantôt  pour  leur  couronne;  enfin , 
les  modes ,  de  plus  en  plus  grotesques  et 
sottes,  qui  depuis  les  anarchiques  et  splendi- 
des  déviations  de  la  renaissance,  se  sont  suc- 
cédé dans  la  décadence  nécessaire  de  l'archi- 
tecture. Les  modes  ont  fait  plus  de  mal  que 
les  révolutions.  Elles  ont  tranché  dans  le  vil , 


•208  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

elles  ont  attaqué  la  charpente  osseuse  de  l'art; 
elles  ont  coupé,  taillé,  désorganisé,  tué  l'édi- 
fice, dans  la  forme  comme  dans  le  symbole, 
dans  sa  logique  comme  dans  sa  beauté.  Et  puis, 
elles  ont  refait;  prétention  que  n'avaient  eue, 
du  moins,  ni  le  temps,  ni  les  révolutions.  Elles 
ont  effrontément  ajusté,  de  par  le  bon  goût, 
sur  les  blessures  de  l'architecture  gothique , 
leurs  misérables  colifichets  d'un  jour,  leurs 
rubans  de  marbre,  leurs  pompons  de  métal, 
véritable  lèpre  d'oves,  de  volutes,  d'entourne- 
mens,  de  draperies,  de  guirlandes,  de  franges, 
de  flammes  de  pierre,  de  nuages  de  bronze, 
d'amours  replets,  de  chérubins  bouffis,  qui 
commence  à  dévorer  la  face  de  l'art  dans 
l'oratoire  de  Catherine  de  Médicis ,  et  le  fait 
expirer,  deux  siècles  après,  tourmenté  et  gri- 
maçant ,  dans  le  boudoir  de  la  Dubarry. 

Ainsi,  pour  résumer  les  points  que  nous  ve- 
nons d'indiquer,  trois  sortes  de  ravages  défi- 
gurent aujourd'hui  l'architecture  gothique. 
Rides  et  verrues  à  l'épidermg;  c'est  l'fieuvre 
du  temps.  Voies  de  fait,  brutalités,  contusions, 
fractures;  c'est  l'œuvre  des  révolutions,  de- 
puis Luther  jusqu'à  Mirabeau.  Mutilations,, 
amputations,  dislocation  de  la  membrure, 
resiaurations ;  c'est  le  travail  grec,  romain  ot 


WOTRE-DAMK.  ^OQ 

barbare  des  professeurs  selon  Vitruve  et  Vi- 
gnole.  Cet  art  magnifique  que  les  Vandales 
avaient  produit ,  les  académies  l'ont  tué.  Aux 
siècles,  aux  révolutions,  qui  dévastent  du  moins 
avec  impartialité  et  grandeur,  est  venue  s'ad- 
joindre la  nuée  des  architectes  d'école,  patentés, 
jurés  et  assermehtés,  dégradant  avec  le  discer- 
nement et  le  choix  du  mauvais  goût,  substi- 
tuantes chicorées  de  Louis  XV  aux  dentelles 
gothiques,  pour  la  plus  grande  gloire  du  Par- 
thénon.  C'est  le  coup  de  pied  de  l'âne  au  lion 
mourant.  C'est  le  vieux  chêne  qui  se  couronne, 
et  qui,  pour  comble,  est  piqué,  mordu,  dé- 
chiqueté par  les  chenilles. 

Qu'il  y  a  loin  de  là  à  l'époque  où  Robert 
Cenalis,  comparant  Noire-Dame  de  Paris  à  ce 
fameux  temple  de  Diane  à  Ephèse,  tant  ré- 
clamé par  les  anciens  païens ,  qui  a  immorta- 
lisé Erostrate,  trouvait  la  cathédrale  gauloise 
«  plus  excellente  en  longueur,  largeur,  hau- 
w  teur  et  structure'  !  » 

Notre-Dame  de  Paris  n'est  point,  du  reste, 
ce  qu'on  peut  appeler  un  monument  complet, 
défini,  classé.  Ce  n'est  plus  une  église  romane, 
ce  n'est  pas  encore  une  église  gothique.   Cet 

'  Histoire  gallicane ,  liv.  II ,  periochc  3,  f  i3o,  p.  i. 
r.  i4 


■X  1  O  NOTBE-DA.ME  DE  PARIS. 

édifice  n'est  pas  un  type.  Notre-Dame  de  Paris 
n'a  point,  comme  l'abbaye  de  Tourniis,  Ja 
^rave  et  massive  carrure,  la  ronde  et  large 
vDÙte,  la  nudité  glaciale,  la  majestueuse  sim- 
plicité des  édifices  qui  ont  le  plein-cintre  pour 
générateur.  Elle  n'est  pas,  comme  la  cathé- 
drale de  Bourges,  le  produit* magnifique,  lé- 
ger, multiforme,  touffu,  hérissé,  efflorescent 
de  l'ogive.  Impossible  de  la  ranger  dans  cette 
antique  familled'églises  sombres,  mystérieuses, 
basses  et  comme  écrasées  par  le  plein-cintre  ; 
presque  égyptiennes  au  plafond  près;  toutes 
hiéroglyphiques,  toutes  sacerdotales,  toutes 
symboliques;  plus  chargées,  dans  leurs  orne- 
mens,  de  losanges  et  de  zigzags  que  de  fleurs, 
de  fleurs  que  d'animaux,  d'animaux  que 
tlhommes;  œuvre  de  l'architecte  moins  que 
de  l'évéque;  première  transformation  de  l'art, 
toute  empreinte  de  discipline  théocratique  et 
militaire,  qui  prend  racine  dans  le  Bas-Empire 
et  s'arréteà  Guillaume-le-Conquérant.  Impossi- 
ble de  placer  notre  cathédrale  dans  cette  autre 
famille  d'églises  Jiautes ,  aériennes,  riches  de 
vitraux  et  de  sculptures;  aiguës  de  forme, 
hardies  d'attitude  ;  communales  et  bourgeoises 
comme  symboles  politiques;  libres,  capri- 
cieuses, effrénées,  comme  œuvres  d'art;  se- 


NOTRE-DAME.  2  1  I 

coude  transformation  de  l'architecture,  non 
plus  hiéroglyphique,  immuable  et  sacerdotale, 
mais  artiste,  progressive  et  populaire,  qui 
commence  au  retour  des  croisades  et  finit  à 
Louis  XI.  Notre-Dame  de  Paris  n'est  pas  de 
pure  race  romaine,  comme  les  premières,  ni 
de  pure  race  arabe,  comme  les  secondes. 

C'est  un  édifice  de  la  transition.  L'archi- 
tecte saxon  achevait  de  dresser  les  premiers 
piliers  de  la  nef,  lorsque  l'ogive,  qui  arrivait  de 
la  croisade,  est  venue  se  poser  en  conquérante 
sur  ces  larges  chapiteaux  romans  qui  ne  de- 
vaient porter  que  des  pleins  cintres.  L'ogive, 
maîtresse  dès  lors,  a  construit  le  reste  de  l'é- 
glise. Cependant ,  inexpérimentée  et  timide  à 
son  début,  elle  s'évase,  s'élargit,  se  contient, 
et  n'ose  s'élancer  encore  en  flèches  et  en  lan- 
cettes ,  comme  elle  l'a  fait  plus  tard  dans  tant 
de  merveilleuses  cathédrales.  On  dirait  qu'elle 
se  ressent  du  voisinage  des  lourds  piliers  ro- 
mans. 

D'ailleurs ,  ces  édifices  de  la  transition  du 
roman  au  gothique  ne  sont  pas  moins  pré- 
cieux à  étudier  que  les  types  purs.  Ils  expri- 
ment une  nuance  de  l'art,  qui  serait  perdue 
sans  eux.  C'est  la  greffe  de  l'ogive  sur  le  plein - 
cintre. 


«  I  2  NOTRE-DAME  DE  F:\RIS. 

Notre-Dame  de  Paris  est,  en  particulier,  un 
curieux  échantillon  de  cette  variété.  Chaque 
face,  chaque  pierre  du  vénérable  monument 
est  une  page  non  seulement  de  l'histoire  du 
pays,  mais  encore  de  l'histoire  de  la  science 
et  de  l'art.  Ainsi ,  pour  n'indiquer  ici  que  les 
détails  principaux ,  tandis  que  la  petite  Porte- 
Roue;e  atteint  presque  aux  limites  des  délica- 
tesses gothiques  du  quinzième  siècle,  les  piliers 
de  la  nef,  par  leur  volume  et  leur  gravité, 
reculent  jusqu'à  l'abbaye  carlovingienne  de 
Saint-Germain-des  Prés.  On  croirait  qu'il  y  a 
six  siècles  entre  cette  porte  et  ces  piliers.  Il 
n'est  pas  jusqu'aux  hermétiques  qui  ne  trou- 
vent dans  les  symboles  du  grand  portail  un 
abrégé  satisfaisant  de  leur  science  dont  l'église 
de  Saint- Jacques-de-la -Boucherie  était  un 
hiéroglyphe  si  complet.  Ainsi,  l'abbaye  romane, 
l'église  philosophale,  l'art  gothique,  l'art  saxon, 
le  lourd  pilier  rond,  qui  rappelle  Grégoire  VII, 
le  symbolisme  hermétique  par  lequel  Nicolas 
Flamel  préludait  à  Luther,  l'unité  papale,  le 
schisme,  Saint-Gerrrain-des-Prés,  Saint- Jac- 
ques-de-la-Boucherie;  tout  est  fondu,  combiné, 
amalgamé  dans  Notre-Dame.  Cette  église  cen- 
trale et  génératrice  est  parmi  les  vieilles  églises 
de  Paris  une   sorte  de  chimère  ;  elle  a  la  tète 


NOTRE-DAME.  aiS 

de  l'une ,   les  membres  de  celle-là ,   la  croupo 
de  l'autre,  quelque  chose  de  toutes. 

Nous  le  répétons,  ces  constructions  hybri- 
des ne  sont  pas  les  moins  intéressantes  pour 
l'artiste,  pour  l'antiquaire,  pour  l'historien. 
Eiles  font  sentir  à  quel  point  l'architecture  est 
chose  primitive,  en  ce  qu'elles  démontrent  (  ce 
que  démontrent  aussi  les  vestiges  cyclopéens, 
les  pyramides  d'Egypte ,  les  gigantesques  pa-- 
godes  hindoues  )  que  les  plus  grands  produits 
de  l'architecture  sont  moins  des  œuvres  indi- 
viduelles que  des  œuvres  sociales;  plutôt  l'en- 
fantement des  peuples  en  travail  que  le  jet  des 
hommes  de  génie;  le  dépôt  que  laisse  une 
nation  ;  les  entassemens  que  font  les  siècles  ; 
le  résidu  des  évaporations  successives  de  la 
société  humaine  ;  en  un  mot ,  des  espèces  de 
formations.  Chaque  flot  du  temps  superpose 
son  alluvion,  chaque  race  dépose  sa  couche 
sur  le  monument;  chaque  individu  apporte  sa 
pierre.  Ainsi  font  les  castors,  ainsi  font  les 
abeilles,  ainsi  font  les  hommes.  Le  grand  sym- 
bole de  l'architecture,  Babel,  est  une  ruche. 

Les  grands  édifices,  comme  les  grandes  mon- 
tagnes, sont  l'ouvrage  des  siècles.  Souvent  l'art 
se  transforme  qu'ils  pendent  encore  \pendent 
opéra  interrupta;  ils  se  continuent  paisible- 


2l/|  KOTRE-DAMIi  DE  P/VRIS. 

ijient  selon  Tart  transformé.  L'art  nouveau 
prend  le  monument  oùil  le  trouve ,  s'y  incruste, 
se  l'assimile,  le  développe  à  sa  fantaisie, et  l'a- 
chève s'il  peut.  La  chose  s'accomplit  sans  trou- 
ble, sans  effort,  sans  réaction,  suivant  une 
loi  naturelle  el  tranquille.  C'est  une  greffe  qui 
survient,  une  sève  qui  circule,  une  végétation 
qui  repreîid.  Certes,  il  y  a  matière  à  bien  gros 
livres,  et  souvent  histoire  universelle  de  l'hu- 
manité, dans  ces  soudures  successives  de  plu- 
sieurs arts  à  plusieurs  hauteurs  sur  le  même 
monument.  L'homme, l'artiste,  l'individu,  s'ef- 
facent sur  ces  grandes  masses  sans  nom  d'au- 
teur  ;  l'intelligence  humaine  s'y  résume  et  s'y 
totalise.  Le  temps  est  l'architecte,  le  peuple 
est  le  maçon. 

A  n'envisager  ici, que  l'architecture  euro- 
péenne chrétienne ,  cette  sœur  puînée  des 
grandes  maçonneries  de  l'Orient,,  elle  appa- 
raît aux  yeux  comme  une  immense  formation 
divisée  en  trois  zones  bien  tranchées  qui  se 
superposent  :  la  zone  romane  ' ,  la  zone  go- 
thique, la  zone  de  la  renaissance,  que  nous 
appellerions  volontiers  gréco-romaine.  La  cou- 

C  est  la  même  qui  s'appelle  aussi ,  selon  les  lieux  , 
les  climats  et  les  espèces  ,  lombarde,  saxonne  et  byzan- 


NOTRE-DAME.  »  1  5 

che  romane,  qui  est  la  plus  ancienne  etla  plus 
profonde,  est  occupée  par  le  plein-cintre,  qui 
reparaît,  porté  parla  colonne  grecque,  dans  la 
couche  moderne  et  supérieure  de  la  renais- 
sance. L'ogive  est  entre  deux.  Les  édifices  qui 
appartiennent  exclusivement   à  l'une  de  ces 
trois  couches  sont  parfaitement  distincts,  uns 
et  complets.  C'est  l'abbaye  de  Jumièges ,  c'est 
la   cathédrale   de  Reims ,   c'est  Sainte-Croix 
d'Orléans.   Mais  les   trois  zones  se  mêlent  et 
s'amalgament  par  lesbords,  comme  les  couleurs 
dans  le  spectre  solaire.   De  là  les  monumens 
complexes,  les  édifices  de  nuance  et  de  transi- 
tion. L'un  est  roman  par  les  pieds,  gothique 
au    milieu ,   gréco-romain    par  la  tête.    C'est 
qu'on  a  mis  six  cents  ans  à  le  bâtir.  Cette  va- 
riété est  rare.  Le  donjon  d'Etampes  en  est  un 
échantillon.  Mais  les  monumens  de  deux  for- 
mations sont  fréquens.  C'est  Notre-Dame  de 
Paris ,  édifice  ogival ,  qui  s'enfonce  par  ses  pre- 
miers piliers  dans  cette  zone  romane  où  sont 
plongés  le  portail  de  Saint-Denis  et  la  nef  de 

linje.  Ce  sont  quatre  architectures  sœurs  et  parallèles , 
avant  chacune  leur  caractère  particulier,  mais  dérivant  de 
même  principe  ,  le  plein-cintre. 

Faciès  non  omnibus  uita  , 
Nos  di^>crsa  tamen  ,  qiialem ,  etc. 


a  1 6  NOTHE-DAME  DE  PARIS. 

Saint-Gerraain-des-Prés.  C'est  la  charmante 
salle  capitulaire  demi-gothique  de  Bocherville, 
à  laquelle  la  couche  romane  vient  jusqu'à  mi- 
corps.  C'est  la  cathédrale  de  Rouen,  qui  serait 
entièrement  gothique ,  si  elle  ne  baignait  par 
l'extrémité  de  sa  flèche  centrale  dans  la  zone 
de  la  renaissance  \ 

Du  reste ,  toutes  ces  nuances ,  toutes  ces 
différences  n'affectent  que  la  surface  des  édi- 
fices. C'est  l'art  qui  a  changé  de  peau.  La  cons- 
titution même  de  l'églfse  chrétienne  n'en  est 
pas  attaquée.  C'est  toujours  la  même  char- 
pente intérieure,  la  même  disposition  logique 
des  parties.  Quelle  que  soit  l'enveloppe  sculp- 
tée et  brodée  d'une  cathédrale,  on  retrouve 
toujours  dessous  ,  au  moins  à  l'état  de  germe 
et  de  rudiment,  la  basilique  romaine.  Elle  se 
développe  éternellement  sur  le  sol  selon  la 
même  loi.  Ce  sont  imperturbablement  deux 
nefs  qui  s'entrecoupent  en  croix,  et  dont  l'ex- 
trémité supérieure,  arrondie  en  abside,  forme 
le  chœur  ;  ce  sont  toujours  des  bas-côtés,  pour 
les  processions  intérieures,  pour  les  chapelles, 
sortes  de  promenoirs  latéraux  où  la  nef  princi- 

*  Cette  partie  de  la  flèche  ,  qui  était  en  charpente  ,  est 
précisément  celle  qui  a  été  consumée  par  le  feu  du  ciel 
en  1823. 


NOTRE-DAME.  2 1  -7 

pale  se  dégorge  par  les  entrecolonneuiens. 
Gela  posé,  le  nombre  des  chapelles,  des  por- 
tails, des  clochers,  des  aiguilles,  se  modifie  à 
l'infini ,  suivant  la  fantaisie  du  siècle ,  du  peu- 
ple, de  l'art.  Le  service  du  culte  une  foig 
pourvu  et  assuré ,  l'architecture  fait  ce  que 
bon  lui  semble.  Statues,  vitraux,  rosaces, 
arabesques,  dentelures,  chapiteaux,  bas-reliefs, 
elle  combine  toutes  ces  imaginations  selon  le 
logarithme  qui  lui  convient.  De  là  la  prodi- 
gieuse variété  extérieure  de  ces  édifices  au 
fond  desquels  réside  tant  d'ordre  et  d'unité, 
Le  tronc  de  l'arbre  est  immuable  ;  la  végét^^ 
tion  est  capricieuse. 


^^- 


II. 


{}am  à  D0l  b'oi^eau. 


Nous  venons  d'essayer  de  réparer  pour  le 
lecteur  cette  admirable  église  de  Notre-Dame 
de  Paris.  Nous  avons  indiqué  sommairement 
la  plupart  des  beautés  qu'elle  avait  au  quin- 
zième siècle  et  qui  lui  manquent  aujourd'hui; 
mais  nous  avons  omis  la  principale,  c'est  la 
vue  du  Paris  qu'on  découvrait  alors  du  haut 
de  ses  tours. 


PARIS   A   VOL  D  OISEAU.  2  U) 

C'était  en  effet,  quand,  après  avoir  tâtonné 
long- temps  dans  la  ténébreuse  spirale  qui 
])erce  perpendiculairement  l'épaisse  muraille 
des  clochers,  on  débouchait  enfin  brusque- 
ment sur  Tune  des  deux  liantes  plates-formes 
inondées  de  jour  et  d'air;  c'était  un  beau  ta- 
bleau que  celui  qui  se  déroulait  à  la  fois  de 
toutes  parts  sous  vos  yeux;  un  spectacle  siii 
generis ,  dont  peuvent  aisément  se  faire  idée 
ceux  de  nos  lecteurs  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
voir  une  ville  gothique,  entière,  complète, 
homogène,  comme  il  en  reste  encore  quel- 
ques-unes, Nuremberg  en  Bavière,  Vittoria  en 
Espagne;  ou  même  de  plus  petits  échantillons, 
pourvu  qu'ils  soient  bien  conservés.  Vitré  en 
Bretagne,  Nordhausen  en  Prusse. 

Le  Paris  d'il  y  a  trois  cent  cinquante  ans , 
le  Paris  du  quinzième  siècle  était  déjà  une 
ville  géante.  Nous  nous  trompons  en  général, 
nous  autres  Parisiens,  sur  le  terrain  que  nous 
croyons  avoir  gagné  depuis.  Paris  ,  depuis 
Louis  XI,  ne  s'est  pas  accru  de  beaucoup  plus 
d'un  tiers.  Il  a,  certes,  bien  plus  perdu  en 
beauté  qu'il  n'a  gagné  en  grandeur. 

Paris  est  né,  comme  on  sait,  dans  cette 
vieille  île  de  la  Cité  qui  a  la  forme  d'un  ber- 
ceau. La  grève  de  cette  île  fut  sa  première  en- 


2  20  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ceinte,  la  Seine  son  premier  fossé.  Paris  de- 
meura plusieurs  siècles  à  l'état  d'île,  avec  deux 
ponts,  l'un  au  nord,  l'autre  au  midi,  et  deux 
tètes  de  ponts,  qui  étaient  à  la  fois  ses  portes 
et  ses  forteresses  :  le  grand  Châtelet  sur  la  rive 
droite,  le  petit  Châtelet  sur  la  rive  gauche. 
Puis,  dès  les  rois  de  la  première  race,  trop  à 
l'étroit  dans  son  île,  et  ne  pouvant  plus  s'y 
retourner,  Paris  passa  l'eau.  Alors,  au  delà  du 
grand,  au  delà  du  petit  Châtelet,  une.  première 
enceinte  de  murailles  et  de  tours  commença 
à  entamer  la  campagne  des  deux  côtés  de  la 
Seine.  De  cette  ancienne  clôture  il  restait  eU' 
core  au  siècle  dernier  quelques  vestiges;  au- 
jourd'hui il  n'en  reste  que  le  souvenir  et  cà 
et  là  une  tradition ,  la  porte  Baudets  ou  Bau- 
doyer ,  porta  Bagauda.  Peu  à  peu ,  le  flot  des 
maisons,  toujours  poussé  du  cœur  de  la  ville 
au  dehors,  déborde,  ronge ,  use  et  efface  cette 
enceinte.  Philippe-Auguste  lui  fait  une  nou- 
velle digue.  Il  emprisonne  Paris  dans  une 
chaîne  circulaire  de  grosses  tours,  hautes  et 
solides.  Pendant  plus  d'un  siècle,  les  maisons 
se  pressent,  s'accumulent  et  haussent  leur  ni^ 
veau  dans  ce  bassin,  comme  l'eau  dans  un 
réservoir.  Elles  commencent  à  devenir  pro- 
fondes; elles  mettent  étages  sur  étages;  elles. 


PARIS   A  VOL   I)  OISEAU.  111 

montent  les  unes  sur  les  autres;  elles  jaillissent 
en  hauteur  comme  toute  sève  comprimée ,  et 
•c'est  à  qui  passera  la  tète  par  dessus  ses  voi- 
sines pour  avoir  un  peu  d'air.  La  rue  de  plus 
en  plus  se  creuse  et  se  rétrécit;  toute  place  se 
comble  et  disparaît.  Les  maisons  enfin  sautent 
par  dessus  le  mur  de  Philippe-Auguste,  et  s'é- 
parpillent joyeusement  dans  la  plaine ,  sans 
O'dre  et  tout  de  travers,  comme  des  échap- 
pées. Là,  elles  se  carrent,  se  taillent  des  jardins 
dans  les  champs,  prennent  leurs  aises.  Dès 
1367,  la  ville  se  répand  tellement  dans  le  fau- 
bourg qu'il  faut  une  nouvelle  clôture ,  surtout 
sur  la  iTve  droite  :  Charles  V  la  bâtit.  Mais  une 
ville  comme  Paris  est  dans  une  crue  perpé- 
tuelle. Il  n'y  a  que  ces  villes-là  qui  deviennent 
capitales.  Ce  sont  des  entonnoirs  où  viennent 
aboutir  tous  les  versans  géographiques,  poli- 
tiques, moraux,  intellectuels  d'un  pays,  tou- 
tes les  pentes  naturelles  d'un  peuple;  des  puits 
de  civilisation,  pour  ainsi  dire,  et  aussi  des 
égouts,  où  commerce,  industrie,  intelligence, 
population,  tout  ce  qui  est  sève,  tout  ce  qui 
est  vie,  tout  ce  qui  est  âme  dans  une  nation  , 
filtre  et  s'amasse  sans  cesse,  goutte  à  goutte, 
siècle  à  siècle.  L'enceinte  de  Charles  V  a  donc 
le  sort  de  l'enceinte  de  Philippe- Auguste.  Dès 


'2-2^  NOTRE-DAME  DK  PARIS. 

la  fin  du  quinzième  siècle,  elle  est  enjambée, 
dépassée,  et  le  faubourg  court  plus  loin.  Au 
seizième,  il  semble  qu'elle  recule  àviie  d'œil  et 
s'enfonce  de  plus  en  plus  dans  la  vieille  ville, 
tant  une  ville  neuve  s'épaissit  déjà  au  dehors. 
Ainsi,  dès  le  quinzième  siècle,  pour  nous  ar- 
rêter là,  Paris  avait  déjà  usé  les  trois  cercles 
concentriques  de  murailles  qui,  du  temps  de 
Julien-l'Apostat ,  étaient,  pour  ainsi  dire,  en 
germe  dans  le  grand  Châtelet  et  le  petit  Châte- 
let.  La  puissante  ville  avait  fait  craquer  succes- 
sivement ses  quatre  ceintures  de  murs  comme 
un  enfant  qui  grandit  et  qui  crève  ses  vête- 
mens  de  l'an  passé.  Sous  Louis  XI,  on  voyait, 
par  places,  percer,  dans  cette  mer  de  maisons, 
quelques  groupes  de  tours  en  ruine  des  an- 
ciennes enceintes,  comme  les  pitons  des  col- 
lines dans  une  inondation  ,  comme  des  archi- 
pels du  vieux  Paris  submergé  sous  le  nou- 
veau. 

Depuis  lors,  Paris  s'est  encore  transformé, 
malheureusement  pour  nos  yeux  ;  mais  il 
n'a  franchi  qu'une  enceinte  de  plus,  celle  de 
Louis  XV,  ce  misérable  mur  de  boue  et  de 
crachat,  digne  du  roi  qui  l'a  bâti,  digne  du 
poète  qui  l'a  chanté. 

Le  mur  murant  Paris,  rend  Paris  murniiujint. 


PARIS  A   VOL  DOISEA.U.  2^3 

Au  quinzième  siècle  Paris  était  encore  di- 
visé en  trois  villes  tout-à-fait  distinctes  et  sé- 
parées, avant  chacune  leur  physionomie,  leur 
spécialité,  leurs  mœurs,  leurs  coutumes,  leurs 
privilèges,  leur  histoire:  la  Cité,  l'Université, 
la  Ville.  La  Cité,  qui  occupait  l'île,  était  la  plus 
ancienne,  la  moindre  et  la  mère  des  deux  au- 
tres, resserrée  entre  elles  (qu'on  nous  passe 
la  comparaison)  comme  une  petite  vieille  entre 
deux  grandes  belles  filles.   L'Université  cou- 
vrait la  rive  gauche  de   la  Seine,  depuis  la 
Tournelle  jusqu'à   la  Tour  de  Nesle,  points 
qui  correspondent,  dans  le  Paris  d'aujourd'hui, 
l'un  à  la  Halle-aux-Vins,  l'autre  à  la  Monnaie. 
Son  enceinte  échancrait  assez  largement  cette 
campagne  où  Julien  avait  bâti  ses  thermes. 
La  montagne  de  Sainte-Geneviève  y  était  ren- 
fermée. Le  point  culminant  de  cette  courbe 
de  murailles  était  la  porte  Papale,  c'est  à-dire 
à  peu  près  l'emplacement  actuel  du  Panthéon. 
La  Ville,  qui  était  le  plus  grand  des  trois  mor- 
ceaux de  Paris,  avait  la  rive  droite.  Son  quai, 
rompu  toutefois  ou  interrompu  en  plusieurs 
endroits,  courait  le  long  de    la   Seine,  de  la 
Lourde  Billy  à  la  Tour  du  Bois,  c'est-à-dire 
de  l'endroit  où  est  aujourd'hui  le  Grenier-d'A- 
bondance  à  l'endroit  où  sont  aujourd'hui  les 


3^4  NOTRE-DAME  DE  PA&IS. 

Tuileries.  Ces  quatre  points,  où  la  Seine  cou- 
pait l'enceinte  de  la  capitale,  la  Tournelle  et  la 
tour  de  Nesle  à  gauche,  la  tour  de  Billy  et  la 
tour  du  Bois  à  droite,  s'appelaient  par  excel- 
lence les  quatre  tours  de  Paris.  La  Ville  en- 
trait dans  les  terres  plus  profondément  en- 
core que  l'Université.  Le  point  culminant  de 
la  clôture  de  la  Ville  (celle  de  Charles  V)  était 
aux  portes  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  dont 
l'emplacement  n'a  pas  changé. 

Comme  nous  venons  de  le  dire,  chacune  de 
ces  trois  grandes  divisions  de  Paris  était  une 
ville,  mais  une  ville  trop  spéciale  pour  être 
complète,  une  ville  qui  ne  pouvait  se  passer 
des  deux  autres.  Aussi  trois  aspects  parfaite- 
ment à  part.  Dans  la  Cité  abondaient  les  égli- 
ses, dans  la  Ville  les  palais,  dans  l'Université 
les  collèges.  Pour  négliger  ici  les  originalités 
secondaires  du  vieux  Paris  et  les  caprices  du 
droit  de  voirie,  nous  dirons  d'un  point  de  vue 
général,  en  ne  prenant  que  les  ensembles  et 
les  masses  dans  le  chaos  des  juridictions  com- 
munales, que  l'ile  était  à  l'évéque,  la  rive 
droite  au  prévôt  des  marchands,  la  rive  gau- 
che au  recteur.  Le  prévôt  de  Paris,  officier 
royal  et  non  municipal,  sur  le  tout.  La  Cité 
avait  Notre-Dame,  la  Ville  le  Louvre  et  l'Hô- 


PARIS  A  VOL  D  OISEAU.  2  25 

tel-de- Ville  ;  l'Université  la  Sorbonne.  La  Ville 
avait  les  Halles,  la  Cité  l'Hôtel-Dieii,  l'Univer- 
sité le  Pré-aux-Clercs.  Le  délit  que  les  écoliers 
commettaient  sur  la  rive  gauche /dans  leur 
Pré-aux-Clercs ,  on  le  jugeait  dans  l'île ,  au  Pa- 
lais de  Justice ,  et  on  le  punissait  sur  la  rive 
droite, à Montfaucon;  à  moins  que  le  recteur, 
sentant  l'Université  forte  et  le  roi  faible ,  n'in- 
tervînt. Car  c'était  un  privilège  des  écoliers, 
d'être  pendus  chez  eux. 

(La  plupart  de  ces  privilèges,  pour  le  noter  en 
passant,  et  il  y  en  avait  de  meilleurs  que  celui- 
ci,  avaient  été  extorqués  aux  rois  par  révoltes 
et  mutineries.  C'est  la  marche  immémoriale  : 
le  roi  ne  lâche  que  quand  le  peuple  arrache. 
Il  y  a  une  vieille  charte  qui  dit  la  chose  naïve- 
ment, à  propos  de  fidélité  :  —  Cwibusfideli- 
tas  in  regeSy  quœ  tamen  aliquoties  seditionibus 
interriipta^  multa  peperit  privilégia}) 

Au  quinzième  siècle ,  la  Seine  baignait  cinq 
îles  dans  l'enceinte  de  Paris: l'île  Louviers,  où 
il  y  avait  alors  des  arbres  et  où  il  n'y  a  plus 
que  du  bois  ;  l'île  aux  Vaches  et  l'île  Notre- 
Dame,  toutes  deux  désertes,  à  une  masure 
près ,  toutes  deux  fief  de  l'évèque  (au  dix-sep- 
tième siècle ,  de  ces  deux  îles  on  en  a  fait  une, 
qu'on  a  bâtie,  et  que  nous  appelons  l'île  Saint- 
I.  i5 


99,6  NOTRE-DÂ3IF,  DE  PARIS. 

Louis);  enfin  la  Cité,  et  k  sa  pointe  i'îlot  du 
Passeur-aux-Vaches  qui  s'est  aî)îmé  depuis 
sous  le  terre-plein  du  Pont-Neuf.  La  Cité  alors 
avait  cinq 'ponts  :  trois  à  droite,  le  pont  Notre- 
Dame  et  le  Pont-au-Change,  en  pierre,  le 
Pont-aux-Meuniers,  en  bois;  deux  à  gauche, 
lePetit-Pont,  en  pierre,  le  pont  Saint-Michel  , 
en  bois;  tous  chargés  de  maisons.  L'Univer- 
sité avait  six  portes,  bâties  par  Philippe-Au- 
guste, c'était,  à  partir  de  la  Tournelle,la  porte 
Saint-Yictor,  la  porte  Bordelle,  la  porte  Pa- 
pale, la  porte  Saint-Jacques,  la  porte  Saint- 
Michel,  la  porte  Saint-Germain. La  Ville  avait 
six  portes,  bâties  par  Charles  V;  c'était,  à  partir 
de  la  tour  de  Billy,  la  porte  Saint-Antoine,  la 
porte  du  Temple,  la  porte  Saint-lNIartin ,  la 
porte  Saint-Denis  ,  la  porte  Montmartre ,  la 
porte  Saint-Honoré.  Toutes  ces  portes  étaient 
fortes,  et  belles  aussi ,  ce  qui  ne  gâte  pas  la 
force.  Un  fossé  large,  profond,  à  courant  vif 
dans  les  crues  d'hiver,  lavait  le  pied  des  mu- 
railles tout  autour  de  Paris  ;  la  Seine  fournis- 
sait l'eau.  La  nuit  on  fermait  les  portes,  on 
barrait  la  rivière  aux  deux  bouts  de  la  ville 
avec  de  grosses  chaînes  de  fer,  et  Paris  dor- 
mait tranquille. 

Vus  à  vol  d'oiseau,  ces  trois  bourgs,  la  Cité, 


PARIS  A  VOL  D  OISEAU.  O.'in 

l'Université,  la  Ville,  présentaient  chacun  à 
l'œil  un  tricot  inextricable  de  rues  bizarre- 
ment brouillées.  Cependant,  au  premier  as- 
pect,  on  reconnaissait  que  ces  trois  iragmens 
de  cité  formaient  un  seul  corps.  On  voyait  tout 
de  suite  deux  longues  rues  parallèles ,  sans 
rupture, sans  perturbation,  presque  en  ligne 
droite,  qui  traversaient  à  la  fois  les  trois  villes 
d'un  bout  à  l'autre ,  du  midi  au  nord,  perpen- 
diculairement à  la  Seine,  les  liaient,  les  mê- 
laient, infusaient,  versaient,  transvasaient 
sans  r^lAche  le  peuple  de  l'une  dans  les 
murs,  de  l'autre,  et  des  trois  n'en  faisaient 
qu'une. La  première  de  ces  deux  rues  allait  de 
la  porte  Saint- Jacques  à  la  porte  Saint-Martin  ; 
elle  s'appelait  rue  Saint-Jacques  dans  l'Uni- 
versité, rue  de  la  Juiverie  dans  la  Cité,  rue 
Saint-Martin  dans  la  Ville;  elle  passait  l'eau 
deux  fois  sous  le  nom  de  Petit-Pont  et  de  pont 
Notre-Dame. La  seconde,  qui  s'appelait  rue  de 
la  Harpe  sur  la  rive  j^auclie,  rue  de  la  Baril- 
lerie  dans  fîle,  rue  Saint-Denis  sur  la  rive 
droite,  pont  Saint-Michel  sur  un  bras  de  la 
Seine,  Pont-au-Change  sur  l'autre,  allait  de  la 
porte  Saint-Michel  dans  l'Université  à  la  porte 
Saint-Denis  dans  la  Ville.  Du  reste,  sous  tant 
de  noms  divers ,   ce  n'étaient  toujours   que 


oaS  ^'OTRE-DAME  DE  PARIS. 

deux  rues,  mais  les  deux  rues  mères,  les  deux 
rues  génératrices,  les  deux  artères  de  Paris. 
Toutes  les-  autres  veines  de  la  triple  ville  ve- 
naient y  puiser  ou  s  y  dégorger. 

Indépendamment  de  ces  deux  rues  principa- 
les, diamétrales,  perçant  Paris  de  part  en  part 
dans  sa  largeur,  communes  à  la  capitale  en- 
tière, la  Ville  et  l'Université  avaient  chacune 
leur  grande  rue  particulière ,  qui  courait 
dans  le  sens  de  leur  longueur ,  parallèlement  à 
la  Seine,  et  en  passant  coupait  à  angle  droit 
les  deux  rues  artérielles.  Ainsi ,  dans  îa  Ville , 
on  descendait  en  droite  ligne  de  la* porte 
Saint-Antoine  à  la  porte  Saint-Honoré  ;  dans 
l'Université,  de  la  porte  Saint-Victor  à  la  porte 
Saint-Germain.  Ces  deux  grandes  voies,  croi- 
sées avec  les  deux  premières,  formaient  le  ca- 
nevas sur  lequel  reposait,  noué  et  serré  en 
tous  sens ,  le  réseau  dédaléen  des  rues  de  Pa- 
ris. Dans  le  dessin  inintelligible  de  ce  réseau 
on  distinguait  en  outre ,  en  l'examinant  avec 
attention ,  comme  deux  gerbes  élargies  l'une 
dans  l'Université,  l'autre  dans  la  Ville,  deux 
trousseaux  de  grosses  rues  qui  allaient  s'épa- 
nouissant  des  porrts  aux  portes. 

Quelque  chose  de  ce  plan  géométral  sub- 
siste encore  aujourd'hui. 


PARIS  A   \0L  O  OISKAÎ  .  J-lC) 

Maintenant  sous  quel  aspect  cet  ensemble 
se  présentait-il  vu  du  haut  des  tours  de  Notre- 
Dame,  en  1482?  C'est  ce  que  nous  allons  tâ- 
cher de  dire. 

Pour  le  spectateur  qui  arrivait  essoufflé  sur 
ce  faîte,  c'était  d'abord  un  éblouissement  de 
toits,  de  cheminées,  de  rues,  de  ponts,  de 
places ,  de  flèches,  de  clochers.  Tout  vous  pre- 
nait aux  yeux  à  la  fois ,  le  pignon  taillé,  la  toi- 
ture aiguë,  la  tourelle  suspendue  aux  angles 
des  murs ,  la  pyramide  de  pierre  du  onzième 
siècle,  l'obélisque  d'ardoise  du  quinzième,  la 
tour  ronde  et  nue  du  donjon ,  la  tour  carrée  et 
brodée  de  l'église,  le  grand,  le  petit,  le  massif, 
l'aérien.  Le  regard  se  perdait  long-temps  à  toute 
profondeur  dans  ce  labyrinthe ,  où  il  n'y  avait 
rien  qui  n'eût  son  originalité,  sa  raison,  son 
génie,  sa  beauté,  rien  qui  ne  vint  de  l'art, 
depuis  la  moindre  maison  à  devanture  peinte 
et  sculptée,  à  charpente  extérieure,  à  porte 
surbaissée,  à  étages  en  surplomb,  jusqu'au 
royal  Louvre,  qui  avait  alors  une  colonnade 
de  tours.  Mais  voici  les  principales  masses 
qu'on  distinguait  lorsque  l'œil  commençait  à 
se  faire  à  ce  tumulte  d'édifices. 

D'abord  la  Cité.  L'île  de  la  Cité ,  comme  dit 
Sauvai ,  qui ,  à  travers  son  fatras,  a  quelquefois 


2  3o  NOTKE-DAME  DE  PARIS. 

de  ces  bonnes  fortunes  de  style,  Vile  de  la 
Cité  est  faite  comme  un  grand  navire  enfoncé 
dans  la  vase  et  échoué  au  fil  de  Veau  vers  le 
milieu  de  la  Seine.  Nous  venons  d'expliquer 
qu'au  quinzième  siècle  ce  navire  était  aman-é 
aux  deux  rives  du  fleuve  par  cinq  ponts.  Cette 
forme  de  vaisseau  avait  aussi  frappé  les  scribes 
héraldiques,  car  c'est  de  là,  et  non  du  siège 
des  Normands,  que  vient,  selon  Fa  vyn  etPas- 
quier,  le  navire  qui  blasonne  le  vieil  écusson 
de  Paris.  Pour  qui  s;iit  le  déchiffrer,  le  blason 
est  une  algèbre,  le  blason  est  une  langue. 
L'histoire  entière  de  la  seconde  moitié  du 
moyen  âge  est  écrite  dans  le  blason ,  comme 
l'histoire  de  la  première  moitié  dans  le  sym- 
bolisme des  églises  romanes.  Ce  sont  les  hié- 
roglyphes de  la  féodalité  après  ceux  de  la  théo- 
cratie. 

La  Cité  donc  s'offrait  d'abord  aux  yeux  avec 
sa  poupe  au  levant  et  sa  proue  au  couchant. 
Tourné  vers  la  proue ,  on  avait  devant  soi  un 
innombrable  troupjeau  de  vieux  toits,  sur  les- 
quels s'arrondissait  largement  le  chevet  plombé 
de  la  Sainte-Chapelle,  pareil  à  une  croupe  d'é- 
léphant chargée  de  sa  tour.  Seulement  ici 
cette  tour  était  la  flèche  la  plus  hardie ,  la  phis 
ouvrée,  la  plus  menuisée,  la  plus  déchiquetée 


PARIS  A  VOL  D  OISEAU.  'i3l 

qui  ait  jamais  laissé  voir  le  ciel  à  travers  son 
cône  de  dentelle.  Devant  Notre-Dame ,  au  plus 
près,  trois  rues  se  dégorgeaient  dans  le  par- 
vis, belle  place  à  vieilles  maisons.  Sur  le  côté 
sud  de  cette  place  se  penchait  la  façade  ridée 
et  rechignée  de  l'Hôtel-Dieu ,  et  son  toit  qui 
semble  couvert  de  pustules  et  de  verrues. 
Puis,  à  droite,  à  gauche,  à  l'orient,  à  l'occi- 
dent ,  dans  cette  enceinte  si  étroite  pourtant 
de  la  Cité  se  dressaient  les  clochers  de  ses 
vingt-une  églises ,  de  toute  date  ,  de  toute 
forme,  de  toute  grandeur,  depuis  la  basse  et 
vermoulue  campanule  romane  de  Saint-Denis- 
du-Pas  (^carcer  Glaucini)  jusqu'aux  fines  ai- 
guilles de  Saint-Pierre-aux-Boeufs  et  de  Saint- 
Landry.  Derrière  Notre-Dame  se  déroulaient, 
au  nord,  le  cloître  avec  ses  galeries  gothiques; 
au  sud,  le  palais  demi-roman  de  l'évéque;  au 
levant ,  la  pointe  déserte  du  Terrain.  Dans  cet 
entassement  de  maisons,  l'œil  distinguait  en- 
core, à  ces  hautes  mitres  de  pierre  percées  à 
jour  qui  couronnaient  alors  shr  le  toit  même 
les  fenêtres  les  plus  élevées  des  palais,  l'hôtel 
donné  par  la  ville,  sous  Charles  VI ,  à  Juvénal 
des  Ursins;  un  peu  plus  loin ,  les  baraques 
goudronnées  du  marché  Palus;  ailleurs  en- 
core ,  l'abside    neuve   de   Saint-Germain-le- 


^3^  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Vieux,  rallongée  en  i458  avec  un  bout  de  la 
rue  aux  Febves  ;  et  puis,  par  places,  un  carre- 
four encombré  de  peuple ,  un  pilori  dressé 
à  un  coin  de  rue,  une  arrière-cour  déserte  avec 
une  de  ces  diaphanes  tourelles  de  l'escalier 
comme  on  en  faisait  au  quinzième  siècle,  comme 
on  en  voit  encore  une ,  rue  des  Bourdonnais. 
Enfin ,  à  droite  de  la  Sainte-Chapelle ,  vers  le 
couchant ,  le  Palais  de  Justice  asseyait  au  bord 
de  l'eau  son  groupe  de  tours.  Les  futaies  des 
jardins  du  roi  qui  couvraient  la  pointe  occi- 
dentale de  la  Cité  masquaient  l'îlot  du  Passeur. 
Quant  à  l'eau,  du  haut  des  tours  de  Notre- 
Dame  on  ne  la  voyait  guère  des  deux  côtés  de 
la  Cité  :  la  Seine  disparaissait  sous  les  ponts,  les 
ponts  sous  les  maisons. 

Et  quand  le  regard  passait  ces  ponts,  dont 
les  toits  verdissaient  à  l'oeil ,  moisis  avant  l'âge 
par  les  vapeurs  de  l'eau,  s'il  se  dirigeait  à 
gauche ,  vers  l'Université  ,  le  premier  édifice 
qui  le  frappait,  c'était  une  grosse  et  basse 
gerbe  de  tours,  le  petit  Châtelet,  dont  le 
porche  béant  dévorait  le  bout  du  Petit-Pont; 
puis,  si  votre  vue  parcourait  la  rive  du  levant 
au  couchant,  de  la  Tournelle  à  la  tour  de 
Nesle,  c'était  un  long  cordon  de  maisons  à 
solives  sculptées ,  à  vitres  de  couleur,  surplom- 


PA.IUS  A  VOL  D  OISEAU.  l'5'i 

bant  d'étage  en  étage  sur  le  pavé,  un  intermi- 
nable zigzag  de  pignons  bourgeois,  coupé 
fréquemment  par  la  bouche  d'une  rue ,  et  de 
temps  en  temps  aussi  par  la  face  ou  par  le 
coude  d'un  grand  hôtel  de  pierre,  se  carrant 
à  son  aise ,  cours  et  jardins ,  ailes  et  corps  de 
logis,  parmi  cette  populace  de  maisons  ser- 
rées et  étriquées,  comme  un  grand  seigneur 
dans  un  tas  de  manans.  Il  y  avait  cinq  ou  six 
de  ces  hôtels  sur  le  quai,  depuis  le  logis  de 
Lorraine ,  qui  partageait  avec  les  Bernardins 
le  grand  enclos  voisin  de  la  Tournelle ,  jus- 
qu'à l'hôtel  de  Nesle,  dont  la  tour  principale 
bornait  Paris,  et  dont  les  toits  pointus  étaient 
en  possession  pendant  trois  mois  de  l'année 
d'échancrer  de  leurs  triangles  noirs  le  disque 
écarlate  du  soleil  couchant. 

Ce  côté  de  la  Seine,  du  reste,  était  le  moins 
marchand  des  deux;  les  écoliers  y  faisaient 
plus  de  bruit  et  de  foule  que  les  artisans,  et  il 
n'y  avait,  à  proprement  parler,  de  quai  que 
du  pont  Saint-Michel  à  la  tour  de  Nesle.  I^e 
reste  du  bord  de  la  Seine  était  tantôt  une 
grève  nue,  comme  au  delà  des  Bernardins, 
tantôt  un  entassement  de  maisons  qui  avaient 
le  pied  dans  l'eau ,  comme  entre  les  deux 
ponts. 


2J4  ^'OTRE-DAME  DE  PARIS. 

Il  y  avait  grand  vacarme  de  blanchisseuses; 
elles  criaient,  f)arlaient,  chantaient  du  matin 
au  soir  le  long  du  bord,  et  y  battaient  fort  le 
linge,  comme  de  nos  jours.  Ce  n'est  pas  la 
moindre  gaîté  de  Paris. 

L'Université  faisait  un  bloc  à  l'œil.  D'un 
bout  à  l'autre  c'était  un  tout  homogène  et  com- 
pacte. Ces  mille  toits,  drus,  anguleux,  adhé- 
rens,  composés  presque  tous  du  même  élé- 
ment géométrique,  offraient,  vus  de  haut, 
l'aspect  d'une  cristallisation  de  la  même  sub- 
stance. Le  capricieux  ravin  des  rues  ne  cou- 
pait pas  ce  pâté  de  maisons  en  tranches  trop 
disproportionnées.  Les  quarante-deux  collèges 
y  étaient  disséminés  d'une  manière  assez  égale, 
et  il  y  en  avait  partout.  Les  faîtes  variés  et 
amusans  de  ces  beaux  édifices  étaient  le  pro- 
duit du  même  art  que  les  simples  toits  qu'ils 
dépassaient,  et  n'étaient  en  définitive  qu'une 
multiplication  au  carré  ou  au  cube  de  la  même 
figure  géométrique.  Ils  compliquaient  donc 
l'ensemble  sans  le  troubler,  le  complétaient 
sans  le  charger.  La  géométrie  est  une  harmo- 
nie. Quelques  beaux  hôtels  faisaient  aussi  çà 
et  là  de  magnifiques  saillies  sur  les  greniers 
pittoresques  de  la  rive  gauche;  le  logis  de  Ne- 
vers,  le  logis  de  Rome,  le  logis  de  Reiras,  qui 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  ^35 

ont  disparu  ;  l'hôtel  de  Cliiny,  qui  subsiste  en- 
core pour  la  consolation  de  l'artiste,  et  dont 
on  a  si  bêtement  découronné  la  tour  il  y  a  quel- 
ques années.  Près  de  Cluny,  ce  palais  romain, 
à  belles  arches  cintrées ,  c'était  les  Thermes 
de  Julien.  Il  y  avait  aussi  force  abbayes  d'une 
beauté  plus  dévote,  d'une  grandeur  plus  grave 
que  les  hôtels,  mais  non  moins  belles,  non 
moins  grandes.  Celles  qui  éveillaient  d'abord 
l'œil ,  c'étaient  les  Bernardins  avec  leurs  trois 
clochers;  Sainte-Geneviève,  dont  la  tour  carrée, 
qui  existe  encore,  fait  tant  regretter  le  reste; 
la  Sorbonne,  moitié  collège,  moitié  monas- 
tère, dont  il  survit  une  si  admirable  nef;  le 
beau  cloître  quadrilatéral  des  Mathurins,  son 
.voisin  le  cloître  de  Saint-Benoît,  les  Corde- 
liers  avec  feurs  trois  énormes  pignons  juxta- 
posés ;  les  Augustins ,  dont  la  gracieuse  aiguille 
faisait,  après  la  tour  de  Nesle,  la  deuxième 
dentelure  de  ce  côté  de  Paris ,  à  partir  de  l'oc- 
cident. Les  collèges,  qui  sont  en  effet  l'anneau 
intermédiaire  du  cloître  au  monde,  tenaient 
le  milieu  dans  la  série  monumentale  entre  les 
hôtels  et  les  abbayes  avec  une  sévérité  pleine 
d'élégance,  une  sculpture  moins  évaporée  que 
les  palais,  une  architecture  moins  sérieuse  que 
les   couvens.    Il    ne    reste   malheureusement 


a36  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

presque  rien  de  ces  monumens  ou  l'at  t  go- 
thique entrecoupait  avec  tant  de  précision  la 
richesse  et  l'économie.  Les  églises  (et  elles 
étaient  nombreuses  et  splendides  dans  l'Uni- 
versité; et  elles  s'échelonnaient  là  aussi  dans 
tous  les  âges  de  l'architecture ,  depuis  les 
pleins-cintres  de  Saint-JuUen  jusqu'aux  ogives 
de  Saint-Severin  ) ,  les  églises  dominaient  le 
tout;  et,  comme  une  harmonie  de  plus  dans 
cette  masse  d'harmonies,  elles  perçaient  à 
chaque  instant  la  découpure  multiple  des  pi- 
gnons de  flèches  tailladées,  de  clochers  à  jour, 
d'aiguilles  déliées  dont  la  ligne  n'était  aussi 
qu'une  magnifique  exagération  de  l'angle  aigu 
des  toits. 

Le  sol  de  l'université  était  montueux.  La 
montagne  Sainte-Geneviève  y  faisaSt  au  sud- 
est  une  ampoule  énorme  ;  et  c'était  une  chose 
à  voir  du  haut  de  Notre-Dame  que  cette  foule 
de  rues  étroites  et  tortues  (aujoiu'd'hui  le  pays 
latin)  ^  ces  grappes  de  maisons  qui,  répandues 
en  tout  sens  du  sommet  de  cette  éminence , 
se  précipitaient  en  désordre,  et  presque  à  pic, 
sur  ses  flancs  jusqu'au  bord  de  l'eau ,  ayant 
l'air,  les  unes  de  tomber,  les  autres  de  re- 
grimper, toutes  de  se  retenir  les  unes  aux 
autres.  Un  flux  continuel  de  mille  points  noirs 


PARIS    A   VOLd'oTSEAU.  2  37 

qui  s'entrecroisaient  sur  le  pavé  faisait  tout 
remuer  aux  yeux  :  c'était  le  peuple  vu  ainsi 
de  haut  et  de  loin. 

Enfin,  dans  les  intervalles  de  ces  toits,  de 
ces  flèches ,  de  ces  accidens  d'édifices  sans 
nombre  qui  pliaient ,  tordaient  et  dentelaient 
d'une  manière  si  bizarre  la  ligne  extrême 
de  l'Université,  on  entrevoyait,  d'espace  en 
espace,  un  gros  pan  de  mur  moussu,  une 
épaisse  tour  ronde,  une  porte  de  viHe  jcréne- 
lée,  figurant  la  forteresse  :  c'était  la  clôture  de 
Philippe-Auguste.  Au  delà  verdoyaient  lesprés, 
au  delà  s'enfuyaient  les  routes,  le  long  des- 
quelles traînaient  encore  quelques  maisons 
de  faubourg  ,  d'autant  plus  rares  qu'elles  s'é- 
loignaient plus.  Quelques-uns  de  ces  faubourgs 
avaient  de  l'importance  :  c'était  d'abord,  à  partir 
de  la  Tournelle,  le  bourg  Saint-Victor  avec  son 
pont  d'une  arche  sur  la  Bièvre,  son  abbaye, 
où  on  lisait  l'épitaphe  de  Louis-Ie-Gros,  epi- 
taphiwn  Ludovici  Grossi,  et  son  église  à  flèche 
octogone  flanquée  de  quatre  clochetons  du 
onzième  siècle  (on  en  peut  voir  une  pareille  à 
Étampes;  elle  n'est  pas  encore  abattue);  puis 
le  bourg  Saint-Marceau  ,  qui  avait  déjà  trois 
églises  et  un  couvent;  puis,  en  laissant  à  gauche 
le  moulin   des  Gobelins  et  ses  quatre  murs 


238  ]VOTRE-DAME  DE  PAr.IS. 

blancs, c'étaitie  faubourg  Saint-Jacques  avec  la 
belle  croix  sculptée  de  son  carrefour  ;  l'église  de 
Saint- Jacques  du  Haut-Pas ,  qui  était  alors  go- 
thique, pointue  et  charmante;  Saint-Magloire, 
belle  nef  du  quatorzième  siècle,  dont  Napo- 
léon fit  un  grenier  à  foin  ;  Notre-Dame-des- 
Champs,  où  il  y  avait  des  mosaïques  byzan- 
tines. Enfin,  après  avoir  laissé  en  plein  champ 
le  monastère  des  Chartreux ,  riche  édifice  con- 
temporî^in  du  Palais  de  Justice,  avec  ses  pe- 
tits jardins  à  compartiraens  et  les  ruines  mal 
hantées  de  Vauvert,  l'œil  tombait,  à  l'occi- 
dent, sur  les  trois  aiguilles  romanes  de  Saint- 
Germain-des-Prés.  Le  bourg  Saint-Germain  , 
dé^à  une  grosse' commune,  faisait  quinze  ou 
vingt  rues  derrière  ;  le  clocher  aigu  de  Saint- 
Sulpice  marquait  un  des  coins  du  bourg.  Tout 
à  côté  on  distinguait  l'enceinte  quadrilatérale 
de  la  Foire  Saint-Germain,  où  est  aujourd'hui 
le  marché;  puis  le  pilori  de  l'abbé,  jolie  pe- 
tite tour  ronde,  bien  coiffée  d'un  cône  de 
plomb  ;  la  tuilerie  était  plus  loin  ,  et  la  rue 
du  Foui-,  qui  menait  au  four  banal,  et  le 
moulin  sur  sa  butte,  et  la  maladerie  ,  maison- 
nette isolée  et  mal  vue.  JVIais  ce  qui  attirait 
surtout  le  regard,  et  le  fixait  long-temps  sur 
ce  point,  c'était  l'Abbaye  elle-même.  Il  est  cer- 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  i^q 

tain  que  ce  monastère ,  qui  avait  une  grande 
mine  et  comme  église  et  comme  seigneurie,  ce 
palais  abbatial,  où  les  évéquesde  Paris  s'esti- 
maient heureux  de  coucher  une  nuit,  ce  réfec- 
toire,  auquel  l'architecte  avait  donné  l'air,  la 
beauté  et  lasplendide  rosace  d'une  cathédrale, 
cette  élégante  chapelle  de  la  Vierge,  ce  dortoir 
monumental,  ces  vastes  jardins,  cette  herse  , 
ce  pont-levis,  cette  enveloppe  de  crénaux  qui 
entaillait  aux  yeux  la  verdure  des  prés  d'alen- 
tour, ces  cours  où  reluisaient  des  hommes 
d'armes  mêlés  à  des  chapes  d'or,  le  tout 
groupé  et  rallié  autour  des  trois  hautes  flèches 
à  pleins-cintres ,  bien  assises  sur  une  abside 
gothique,  faisaient  une  magnifique  figure  à 
l'horizon,  « 

Quand  enfin  ,  après  avoir  long-temps  con- 
sidéré l'Université,  vous  vous  tourniez  vers 
la  rive  droite,  vers  la  Ville,  le  spectacle  chan- 
geait brusquement  de  caractère.  La  Ville,  en 
effet,  beaucoup  plus  grande  que  l'Université, 
était  aussi  moins  une.  Au  premier  aspect,  on 
la  voyait  se  diviser  en  plusieurs  masses  singu- 
lièrement distinctes.  D'abord,  au  levant,  dans 
cette  partie  de  la  ville  qui  reçoit  encore  au- 
jourd'hui son  nom  du  marais  où  Camulogène 
embourba  César,   c'était  un   entassement  de 


24o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

palais.  Le  pâté  venait  jusqu'au  bord  de  l'eau. 
Quatre  hôtels  presque  adhérens,  Jouy,  Sens, 
Barbeau,  le  logis  de  la  Reine,  miraient  dans 
la  Seine  leurs  combles  d'ardoise  coupés  de 
sveltes  tourelles.- Ces  quatre  édifices  emplis- 
saient l'espace  de  la  rue  des  Nonaindières  à 
l'abbaye  des  Célestins,  dont  l'aiguille  relevait 
gracieusement  leur  ligne  de  pignons  et  de  cré- 
neaux. Quelques  masures  verdâtres  penchées 
sur  l'eau  devant  ces  somptueux  hôtels,  n'empê<- 
chaient  pas  de  voir  les  beaux  angles  de  leurs 
liaçades,  leurs  larges  fenêtres  carrées  à  croisées 
de  pierre,  leurs  porches  ogives  surchargés 
de  statues,  les  vives  arêtes  de  leurs  murs  tou- 
jours nettement  coupés,  et  tous  ces  charmans 
hasards  d'architecture  «|ui  font  que  l'art  go- 
thique a  l'air  de  recommencer  ses  combinai- 
sons à  chaque  monument.  Derrière  ces  palais 
courait  dans  toutes  les  directions,  tantôt  re- 
fendue, palissadée  et  crénelée  comme  une  ci- 
tadelle, tantôt  voilée  de  grands  arbres  comme 
ime  chartreuse,  l'enceinte  immense  et  multi- 
forme de  ce  miraculeux  hôtel  de  Saint-Pol 
où  le  roi  de  France  avait  de  quoi  loger  super- 
bement vingt-deux  princes  de  la  qualité  du 
dauphin  et  du  duc  de  Bourgogne  avec  leurs 
domestiques  et  leurs  suites,  sans  compter  les 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  '2{^\ 

grands  seigneurs,  et  l'empereur  quand  il  ve- 
nait voir  Paris,  et  les  lions  qui  avaient  leur 
hôtel  à  part  dans  l'hôtel  royal.  Disons  ici 
qu'un  appartement  de  prince  ne  se  composait 
pas  alors  de  moins  de  onze  salles,  depuis  la 
chamhré  de  parade  jusqu'au  priez-Dieu,  sans 
parler  des  galeries,  des  bains,  des  étuves  et 
autres  «  lieux  superflus»  dont  chaque  appar- 
tement était  pourvu  ;  sans  parler  des  jardins 
particuliers  de  chaque  hôte  du  roi;  sans  par- 
ler des  cuisines,  des  celliers,  des  offices,  des 
réfectoires  généraux  de  la  maison  ;  des  basses- 
cours  où  il  y  avait  vingt-deux  laboratoires  gé- 
néraux, depuis  la  fourille  jusqu'à  l'échanson- 
nerie;  des  jeux  de  mille  sortes,  le  mail,  la 
paume,  la  bague;  des  volières,  des  poisson- 
neries, des  ménageries,  des  écuries,  des  éta- 
bles,  des  bibliothèques,  des  arsenaux  et  des 
fonderies.  Voilà  ce  que  c'était  alors  qu'un  pa- 
lais de  roi,  un  Louvre,  un  hôtel  Saint-Pol. 
Une  cité  dans  la  cité. 

De  la  tour  où  nous  nous  sommes  placés, 
l'hôtel  Saint-Pol,  presque  à  demi  caché  par  les 
quatre  grands  logis  dont  nous  venons  de  par- 
ler,  était  encore  fort  considérable  et  fort  mer- 
veilleux à  voir.  On  y  distinguait  très-bien  , 
quoique  habilement  soudés  au  bâtiment  piiii- 
I.  i6 


l/ll  UsOTVxT.-BXME  DE  PARIS. 

cipal  par  de  longues  galeries  à  vitraux  et  à  co- 
lonnettes,  les  trois  hôtels  q>ie  Charles  V  avait 
amalgamés  à  son  palais  :  Thôtel  du  Petit-Muco, 
avec  la  balustrade  en  dentelle  qui  ourlait  gra- 
cieusement son  toit:  l'hôtel  de  l'abbé  de  Saint- 
Maur,  ayant  le  relief  d'un  château-fort,  une 
grosse  tour,  des  mâchicoulis,  des  mein-triè- 
res,  des  moinaux  de  fer,  et  sur  la  large  porte 
saxonne  l'écusson  de  l'abbé  entre  les  deux  en- 
tailles du  pont-levis;  l'hôtel  du  comte  d'Etam- 
pes,  dont  le  donjon,  ruiné  à  son  sommet, 
s'arrondissait  aux  yeux,  ébréché  comme  une 
créto  de  coq;  rà  et  là,  trois  ou  quatre  vieux 
chênes  faisant  touffe  ensemble  comme  d'é- 
normes choux-fleurs;  des  ébats  de  cygnes  dans 
les  claires  eaux  des  viviers,  toutes  plissées 
d'ombre  et  de  lumière;  force  cours  dont  on 
vovait  des  bouts  pittoresques;  l'hôtel  des  Lions 
avec  ses  ogives  basses  sur  de  courts  piliers 
saxons,  ses  herses  de  fer  et  son  rugissement 
perpétuel  ;  tout  à  travers  cet  ensemble  la  flèche 
écaillée  de  l'Ave-Maria;  à  gauche,  le  logis  du 
prévôt  de  Paris,  flanqué  de  quatre  tourelles 
finement  évidées;  au  milieu,  au  fond,  fhôtel 
Saint-Pol,  proprement  dit,  avec  ses  façades 
multipliées,  ses  enrichissemens  successifs  de- 
puis  Charles  V  ,  les  excroissances   hybrides 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  ^43 

<1ont  la  fantaisie  des  architectes  l'avait  chargé 
depuis  deux  siècles,  avec  toutes  les  absides 
de  ses  chapelles,  tous  les  pignons  de  ses  gale- 
ries, mille  girouettes  aux  quatre  vents,  et  ses 
deux  hautes  tours  contignës  dont  le  toit  co- 
nique, entouré  de  créneaux  à  sa  base,  avait 
l'air  de  ces  chapeaux  pointus  dont  le  bord  est 
relevé. 

En  continuait  de  monter  les  étages  de  cet 
amphithéâtre  de  palais  développé  au  loin  sur 
le  sol,  après  avoir  franchi  un  ravin  profond 
creusé  dans  les  toits  de  la  Ville,  lequel  mar- 
quait le  passage  de  la  rue  Saint- Antoine, 
Toeil  arrivait  au  logis  d'Angouléme,  vaste 
construction  de  plusieurs  époques  où  il  y 
avait  des  parties  toutes  neuves  et  très  blan- 
ches, qui  ne  se  fondaient  guère  mieux  dans 
l'ensemble  qu'une  pièce  rouge  à  un  pour- 
point bleu.  Cependant  le  toit  singulièrement 
aigu  et  élevé  du  palais  moderne,  hérissé  de 
gouttières  ciselées,  couvert  de  lames  de  plomb 
où  se  roulaient  en  mille  arabesques  fantasques 
<rétincelantes  incrustations  de  cuivre  doré ,  ce 
toit  si  curieusement  damasquiné  s'élançait  avec 
grâce  du  milieu  des  brunes  ruines  de  l'ancien 
édifice,  dont  les  vieilles  grosses  tours,  bom- 
bées par  l'âge  comme  des  futailles,  s'aff^ussant 


244  NOTRE-DAME  DE   PARIS. 

sur  elles-mêmes  de  vétusté  et  se  déchirant  du 
haut  en  bas,  ressemblaient  à  de  gros  ventres 
déboutonnés.  Derrière,  s  élevait  la  forêt  d'ai- 
guilles du  palais  des  Tournelles.  Pas  de  coup 
d'œil  au  monde,  ni  à  Chambord,  nia  l'Al- 
hambra ,  plus  magique ,  plus  aérien  ,  plus  pres- 
tigieux que  cette  futaie  de  flèches,  de  cloche- 
tons, de  cheminées,  de  girouettes,  de  spira- 
les, de  vis,  de  lanternes  trouée  par  le  jour  qui 
semblaient  frappées  à  l'emporte-pièce,  de  pa- 
villons, de  tourelles  en  fuseaux,  ou  comme 
on  disait  alors  de  tournelles,  toutes  diverses 
de  formes ,  de  hauteur  et  d'attitude.  On  eût  dit 
un  gigantesque  échiquier  de  pierre. 

A  droite  des  Tournelles,  cette  botte  d'énor- 
mes tours  d'un  noir  d'encre ,  entrant  les  unes 
dans  les  autres,  et  ficelées  pour  ainsi  dire  par 
im  fossé  circulaire;  ce  donjon  beaucoup  plus 
percé  de  meurtrières  que  de  fenêtres ,  ce  pont- 
levis  toujours  dressé,  cette  herse  toujours 
tombée,  c'est  la  Bastille;  ces  espèces  de  becs 
noirs  qui  sortent  d'entre  les  créneaux  et  que 
vous  prenez  de  loin  pour  des  gouttières,  ce 
sont  des  canons. 

Sous  leur  boulet,  au  pied  du  formidable 
édifice,  voici  la  porte  Sainte-Antoine,  enfouie 
entre  ses  deux  tours. 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  ll^S 

Au  delà  des  Tournelles,  jusqu'à  la  muraille 
de  Charles  V,  se  déroulait  avec  de  riches  coni- 
partimens  de  verdure  et  de  fleurs,  un  tapis 
velouté  de  cultures  et  de  parcs  royaux ,  au  mi- 
lieu desquels  on  reconnaissait  à  son  labyrin- 
the d'arbres  et  d'allées  le  fameux  jardin  Dé- 
dains que  liOuis  XI  avait  donné  à  Coictier. 
L'observatoire  du  docteur  s'élevait  au  dessus 
du  dédale  comme  une  grosse  colonne  isolée 
ayant  une  maisonnette  pour  chapiteau.  Il  s'est 
fait  dans  cette  officine  de  terribles  astrologies. 

Là  est  aujourd'hui  la  place  Royale. 

Comme  nous  venons  ék  le  dire ,  le  quartier 
dePalaisdont  nous  avons  tâché  de  donner  quel- 
que idée  au  lecteur,  en  n'indiquant  néanmoins 
que  les  sommités,  emplissait  l'angle  que  l'en- 
ceinte deCharles  V  faisaitavec  la  Seine  à  l'orient. 
Le  centre  de  la  Ville  était  occupé  par  un  mon- 
ceau de  maisons  à  peuple.  C'étaient  là  en  effet 
que  se  dégorgeaient  les  trois  ponts  de  la  Cité 
sur  la  rive  droite ,  et  les  ponts  font  des  maisons 
avant  des  palais.  Cet  amas  d'habitations  bour- 
geoises, pressées  comme  les  alvéoles  dans  la 
ruche,  avait  sa  beauté.  Il  en  est  des  toits 
d'une  capitale  comme  des  vagues  d'une  mer, 
cela  est  grand.  D'abord  les  rues,  croisées  et 
brouillées,  faisaient  dans  le  bloc  cent  figures 


I 


a46  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

amusantes;  autour  des  halles  c'était  comme 
une  étoile  à  mille  raies.  Les  rues  Saint-Denis 
et  Saint-^îartin ,  avec  leurs  innombrables  ra- 
mifications, montaient  l'une  auprès  de  l'autre 
comme  deux  gros  arbres  qui  mêlent  leurs 
branches;  et  puis,  des  lignes  tortues,  les  rues 
de  la  Plâtrerie,  de  la  Verrerie,  de  laTixeran- 
derie,  etc.  serpentaient  sur  le  tout.  Il  y  avait 
aussi  de  beaux  édifices  qui  perçaient  l'ondu- 
lation pétrifiée  de  celte  mer  de  pignons.  C'é- 
tait, à  la  tête  du  Pont-aux-Changeurs,  derrière 
lequel  on  voyait  mousser  la  Seine  sous  les 
roues  du  Pont-aux-Meuniers  ;  c'était  le  Châte- 
let,  non  plus  tour  romaine  comme  sous  Ju- 
lien-l'apostat,  mais  tour  féodale  du  treizième 
siècle,  et  d'une  pierre  si  dure,  que  le  pic  en 
trois  heures  n'en  levait  pas  l'épaisseur  du 
poing;  c'était  le  riche  clocher  carré  d©  Saint- 
Jacques  de-la-Boncherie,  avec  ses  angles  tout 
émoussés  de  sculptures,  déjà  admirable  quoi- 
qu'il ne  fût  pas  achevé  au  quinzième  siècle. 
(Il  lui  manquait  en  particulier  ces  quatre 
monstres  qui,  aujourd'hui  encore,  perchés 
aux  encoignures  de  son  toit,  ont  l'air  de  qua- 
tre sphynx  qui  donnent  à  deviner  au  nouveau 
Paris  l'énigme  de  l'ancien.  Rault,  le  sculpteur, 
ne  les  posa  qu'en  j  5-26,  et  il  eut  vingt  francs 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  ll^-J 

pour  sa  peine.)  C'était  la  Maison-aux-Piliers  , 
ouverte  sur  cette  place  de  Grève  dont  nous 
avons  donné  quelque  idée  au  lecteur;  c'était 
Saint-Gervais,  qu'un  portail  de  bon  goût  a 
gâté  depuis;  Saint-Méry,  dont  les  vieilles  ogi- 
ves étaient  presque  encore  des  pleins-cintres; 
Saint-Jean,  dont  la  magnifique  aiguille  était 
proverbiale  ;  c'étaient  vingt  autres  monumens 
qui  ne  dédaignaient  pas  d'enfouir  leurs  mer- 
veilles dans  ce  chaos  de  rues  noires,  étroites 
et  profondes.  Ajoutez  les  croix  de  pierre  sculp- 
tées, pl\is  prodiguées  entore  dans  les  carre- 
fours que  les.  gibets  ;  le  cimetière  des  Inno- 
cens,  dont  on  apercevait  au  loin,  par  dessus 
les  toits,  l'enceinle  architecturale;  le  pilori 
des  Halles,  dont  on  voyait  le  faîte  entre  deux 
cheminées  de  la  rue  de  la  Cossenerie;  l'échelle 
de  la  Croix-du-Trahoir  dans  son  carrefour 
toujours  noir  dépeuple;  les  masures  circu- 
laires de  la  Halle-au-Blé;  les  tronçons  de  l'an- 
cienne clôture  de  Philippe- Auguste,  qu'on 
distinguait  çà  et  là,  noyés  dans  les  maisons, 
tours  rongées  de  lierre,  portes  ruinées,  pans 
de  murs  croulans  et  déformés;  le  quai  avec  ses 
mille  boutiques  et  ses  écorcheries  saignantes; 
la  Seine  chargée  de  bateaux,  du  Port-au-Foin 
au  For-l'Évéque,    et  vous  aurez  une  image 


248  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

confuse  de  ce  qu'était  en  1 482  le  trapèze  cen- 
tral de  la  Ville. 

Avec  ces  deux  quartiers,  l'un  d'hôtels,  l'au- 
tre de  maisons,  le  troisième  élément  de  l'as- 
pect qu'offrait  la  Ville ,  c'était  une  longue  zone 
d'abbayes  qui  la  bordait  dans  presque  tout  son 
pourtour,  du  levant  au  couchant,  et,  en  arrière 
del'enceinte  de  fortifications  qui  fermait  Paris, 
lui  faisait  une  seconde  enceinte  intérieure  de 
couvens  et  de  chapelles.  Ainsi,  immédiate- 
ment à  côté  du  parc  des  Tournelles,  entre  la 
rue  Saint-Antoine  et  la  vieille  rue  du  Temple, 
il  y  avait  Sainte-Catherine  avec  son  immense 
culture,  qui  n'était  bornée  que  par  la  mu- 
raille de  Paris.  Entre  la  vieille  et  la  nouvelle 
rue  du  Temple,  il  y  avait  le  Temple,  sinistre 
faisceau  de  tours,  haut,  debout  et  isolé  au 
milieu  d'un  vaste  enclos  crénelé.  Entre  la  rue 
Neuve  du  Temple  et  la  rue  Saint-Martin ,  c'é- 
tait l'abbaye  de  Saint-Martin ,  au  milieu  de 
ses  jardins,  superbe  église  fortifiée,  dont  la 
ceinture  de  tours,  dont  la  tiare  de  clochers, 
ne  le  cédaient  en  force  et  en  splendeur  qu'à 
Saint-Germain-des-Prés.  Entre  les  deux  rues 
Saint-Martin  et  Saint-Denis ,  se  développait 
l'enclos  de  la  Trinité.  Enfin,  entre  la  rue 
Saint-Denis  et  la  rue  Montorgucil ,  les  Filles- 


PARIS    A.  VOL   U  OISEAU.  249 

Dieu.  A  coté,  on  distinguait  les  toits  pourris 
et  l'enceirîte  dépavée  de  la  Gourdes  Miracles. 
C'était  le  seul  anneau  profane  qui  se  mêlât  à 
cette  chaîne  de  couvens. 

Enfin,  le  quatrième  compartiment  qui  se 
dessinait  de  lui-même  dans  Taggloniération 
des  toits  de  la  rive  droite,  ce  qui  occupait 
l'angle  occidental  de*  la  clôture  et  le  bord  de 
l'eau  en  aval,  c'était  un  nouveau  nœud  de  pa- 
lais et  d'hoîels  serré  au  pied  du  Louvre.  Le 
vieux  Louvre  de  Philippe-Auguste,  cet  édifice 
démesuré  dont  la  grosse  tour  ralliait  vingt- 
trois  maîtresses  tours  autour  d'elle,  sans  comp- 
ter les  tourelles,  semblait  de  loin  enchâssé 
dans  les  combles  gothiques  de  l'hôtel  d'Alen- 
çon  et  du  Petit-Bourbon.  Cette  hydre  de 
tours,  gardienne  géante  dç  Paris,  avec  ses 
vingt-quatre  têtes  toujours  dressées,  avec  ses 
croupes  monstrueuses,  plombées  ou  écaillées 
d'ardoises,  et  toutes  ruisselantes  de  reflets 
métalliques,  terminait  d'une  manière  surpre- 
nante la  configuration  de  la  Ville  au  couchant. 

Ainsi,  un  immense  pâté,  ce  que  les  Romains 
appelaient  ùisula^  de  maisons  bourgeoises, 
flanqué  à  droite  et  à  gauche  de  deux  blocs  de 
palais,  couronnés,  l'un  par  le  Louvre,  l'autre 
j)ar  les  Tournelles,  bordé  au  nord  d'une  Ion- 


•2JO  A'OTRE-DAME  DE  PA.RIS. 

gue  ceinture  d'abbayes  et  d'enclos  cultivés,  le 
tout  amalgamé  et  fondu  au  regard;  sur  ces 
mille  édifices  dont  les  toits  de  tuiles  et  d'ar- 
doises découpaient  les  uns  sur  les  autres  tant 
de  chaînes  bizarres,  les  clochers  tatoués,  gauf- 
frésetguillochés  des  quarante-quatre  églisesde 
la  rive  droite  ;  des  myriades  de  rues  au  travers  ; 
pour  limite,  d'un  côté,  une  clôture  de  hautes 
murailles  à  tours  carrées  (celle  de  l'Université 
était  à  tours  rondes*)  ;  de  l'autre,  la  Seine  cou- 
pée de  ponts  et  charriant  force  bateaux;  voilà 
la  Ville  au  quinzième  siècle. 

Au  delà  des  murailles,  quelques  faubourgs 
se  pressaient  aux  portes ,  mais  moins  nom- 
breux et  plus  épars  que  ceux  de  l'Université. 
C'était,  derrière  la  Bastille,  vingt  masures 
pelotonnées  autour  des  curieuses  sculptures 
de  la  Croix-Faubin  et  des  arcs-boutans  de 
l'abbaye  Saint-Antoine-des-Champs;  puis  Po- 
pincourt,  perdu  dans  les  blés;  puis  la  Cour- 
tille,  joyeux  village  de  cabarets;  le  bourg 
Saint-Laurent  avec  son  église  dont  le  clocher, 
de  loin ,  semblait  s'ajouter  aux  tours  pointues 
de  la  porte  Saiut-Martin;  le  faubourg  Saint- 
Denis  avec  le  vaste  enclos  de  Saint-Ladre  ;  hors 
de  la  porte  Montmartre,  la  Grange-Batelière, 
ceinte  de  murailles  blanches;  derrière  elle, 


PARIS  A.  VOL  d'oiseau.  ^5  I 

avec  ses  pentes  de  craie,  Montmartre  qui  avait 
alors  presqije  autant  d'églises  que  de  moulins, 
et  qui  n  a  gardé  que  les  moulins,  car  la  société 
ne  demande  plus  maintenant  que  le  pain  du 
corps.  Enfin,  au  delà  du  Louvre  on  voyait 
s'allonger  dans  les  prés  le  faubourg  Saint-Ho- 
noré,  déjà  fort  considérable  alors,  et  verdoyer 
la  Petite-Bretagne,  et  se  dérouler  le  Marché- 
aux-Poiirceaux,  au  centre  duquel  s'arrondis- 
sait Ihorrible  fourneau  à  bouillir  les  faux-mon- 
noyeurs.  Entre  la  Courtille  et  Saint-Laurent, 
votre  œil  avait  déjà  remarqué  au  couronne- 
ment d'une  hauteur  accroupie  sur  des  plaines 
désertes,  une  espèce  d'édifice  qui  ressemblait 
de  loin  à  une  colonnade  en  ruine  debout  sur 
un  soubassement  déchaussé.  Ce  n'était  ni  un 
Parthénon,  ni  un  temple  de  Jupiter  Olympien  ; 
c'était  Montfaucon. 

Maintenant,  si  le  dénombrement  de  tant 
d'édifices,  quelque  sommaire  que  nous  l'ayons 
voulu  faire,  n'a  pas  pulvérisé,  à  mesure  que 
nous  la  construisions,  dans  l'esprit  du  lecteur, 
l'image  générale  du  vieux  Paris,  nous  la  ré- 
sumerons en  quelques  mots.  Au  centre,  l'île 
de  la  Cité,  ressemblant  par  sa  forme  à  une 
énorme  tortue  et  faisant  sortir  ses  ponts  écail- 
lés de  tuiles,  comme  des  pattes,  de  dessous  sa 


•131  NOTRE-IMME  DE  PARTS. 

grise  carapace  de  toits.  A  gauche,  le  trapèze 
monolithe,  ferme,  dense,  hérissé,  de  l'Uni- 
versité; à  droite,  le  vaste  demi-cercle  de  la 
Ville,  beaucoup  plus  mêlé  de  jardins  et  de 
monumens.  Les  trois  blocs.  Cité,  Université, 
Ville,  marbrés  de  rues  sans  nombre.  Tout  au 
travers,  la  Seine,  la  «  nourricière  Seine  » 
comme  dit  le  P.  Du  Breul,  obstruée  d'îles,  de 
ponts  et  de  bateaux.  Tout  autour  une  plaine 
immense,  rapiécée  de  mille  sortes  de  cultures, 
semée  de  beaux  villages  ;  à  gauche,  Issy,  Van- 
vres,  Vaugirard,  Montrouge,  Gentilly  avec  sa 
tour  ronde  et  sa  tour  carrée,  etc.;  à  droite, 
vingt  autres,  depuis  Conflans  jusqu'à  la  Ville- 
l'Evéque.  A  l'horizon,  un  ourlet  de  colliMes 
disposées  en  cercle  comme  le  rebord  du  bassin. 
Enfin,  au  loin,  à  l'orient,  Vincennes  et  ses 
sept  tours  quadrangulaires;  au  sud,  Bicétre 
et  ses  tourelles  pointues;  au  septentrion,  Saint- 
Denis  et  son  aiguillé;  à  l'occident,  Saint-Cloud 
et  son  donjon.  Voilà  le  Paris  que  voyaient  du 
haut  des  tours  de  Notre-Dame  les  corbeaux 
qui  vivaient  en  i  l\'èi. 

C'est  pourtant  de  cette  ville  que  Voltaire  a 
dit  (\n  avant  Louis  XIV,  elle  ne  possédait  que 
quatre  beaux  jnonumens  :  le  dôme  de  la  Sor- 
bonne,  le  Val-de-Grâce ,  le  Louvre  moderne , 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  253 

et  je  ne  sais  plus  le  quatrième,  le  Luxembourg, 
peut-être.  Heureusement  Voltaire  n'en  a  pas 
moins  fait  Candide,  et  n'en  est  pas  moins  , 
de  tous  les  hommes  qui  se  sont  succédé  dans 
la  longue  série  ile  l'humanité,  celui  qui  a  le 
mieux  eu  le  rire  diabolique.  Cela  prouve  d'ail- 
leurs qu'on  peut  être  un  bfeau  génie  et  ne  rien 
comprendre  à  un  art  dont  on  n'est  pas.  Molière 
ne  croyait-il  pas  faire  beaucoup  d'honneur  à 
Raphaël  et  à  Michel- Ange,  en  les  appelant  : 
ces  Mignards  de  leur  âge. 

Revenons  à  Paris  et  au  quinzième  siècle. 

Ce  n'était  pas  alors  seulement  une  belle 
ville;  c'était  une  ville  homogène,  un  produit 
architectural  et  historique  du  moyen  âge,  une 
chronique  de  pierre.  C'était  une  cité  formée 
de  deux  couches  seulement,  la  couche  romane 
et  la  couche  gothique ,  car  la  couche  romaine 
avait  disparu  depuis  long-temps,  excepté  aux 
Thermes  de  Julien ,  où  elle  perçait  encore  la 
croûte  épaisse  du  moyen  âge.  Quant  à  la  cou- 
che celtique,  on  n'en  trouvait  même  plus  d'é- 
chantillons en  creusant  des  puits. 

Cinquante  ans  plus  tard,  lorsque  la  renais- 
sance vint  mêler  à  cette  unité  si  sévère  et 
pourtant  si  variée  le  luxe  éblouissant  de  ses 
fantaisies  et  de  ses  systèmes,  ses  débauches  de 


2^4  TVOTRE-DAME  DE  PARIS. 

pleins-cintres  romains,  de  colonnes  grecques 
et  de  surbaissemens  gothiques,  sa  sculpture 
si  tendre  et  si  idéale,  son  goût  particulier  d'a- 
rabesques et  d'acanthes,  son  paganisme  ar- 
chitectural contemporain  de  Luther,  Paris  fut 
peut-être  pkis  beau  encore,  quoique  moins 
harmonieux  à  l'œil  et  à  la  pensée.  Mais  ce 
splendide  moment  dura  peu,  la  renaissance 
ne  fut  pas  impartiale;  elle  ne  se  contenta  pas 
d'édifier,  elle  voulut  jeter  bas:  il  est  vrai  qu'elle 
avait  besoin  de  place.  Aussi  le  Paris  gothique 
ne  fut-il  complet  qu'une  minute.  On  achevait 
à  peine  Saint-Jacques-de-!a-Boucherie  qu'on 
commençait  la  démolition  du  vieux  I^ouvre. 

Depuis,  la  grande  ville  a  été  se  déformant 
de  jour  en  jour.  Le  Paris  gothique ,  sous  lequel 
s'effaçait  le  Paris  roman,  s'est  effacé  àsontour; 
mais  peut-on  dire  quel  Paris  l'a  remplacé? 

Il  y  a  le  Paris  de  Catherine  de  Médicis,  aux 
Tuileries;  le  Paris  de  Henri  II,  à  l'Hotel-de- 
Ville  :  deux  édifices  encore  d'un  grand  goût; 
le  Paris  de  Henri  IV,  à  la  place  Royale  :  façades 
de  briquesà  coins  de  pierre  et  à  toits  d'ardoise, 
des  maisons  tricolores;  le  Paris  de  Louis  XIII, 
au  Val-de-Grâce  ;  une  architecture  écrasée  et 
trapue,  des  voûtes  en  anse  de  panier,  je  ne 
sais  quoi  de  ventru  dans  la  colonne  et  de  bossu 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  205 

dans  le  dôme;  le  Paris  de  Louis  XIV,  aux  In- 
valides :  grand,  riche,  doré  et  froid;  le  Paris 
de  Louis  XV,  à  Saint  Sulpice  :  des  volutes, 
des  nœuds  de  rubans,  des  nuages,  des  vermi- 
celles et  des  chicorées,  le  tout  en  pierre;  le 
Paris  de  Louis  XVI,  au  Panthéon  :  saint  Pierre 
de  Rome  mal  copié  (  l'édifice  s'est  tassé  gau- 
chement, ce  qui  n'en  a  pas  raccommodé  les 
lignes);  le  Paris  de  la  république,  à  l'école  de 
médecine  :  un  pauvre  goût  grec  et  romain 
qui  ressemble  au  Colisée  ou  au  Parlhénon 
comme  la  constitution  de  Tan  IV  aux  lois  de 
Minos  ;  on  l'appelle  en  architecture  le  goût 
messidor  ;  le  Paris  de  Napoléon ,  à  la  place 
Vendôme  :  celui-là  est  sublime,  une  colonne 
de  bronze  faite  avec  des  canons;  le  Paris  de  la 
restauration,  à  la  Bourse  :  une  colonnade  fort 
blanche  supportant  une  architrave  fort  lisse, 
le  tout  est  c;irré  et  a  coiité  vingt  millions, 

A  chacun  de  ces  monumens  caractéristiques 
se  rattache  par  une  similitude  de  goût,  de  fa- 
çon et  d'attitude,  une  certaine  quantité  de 
maisons  éparscs  dans  les  divers  quartiers  et 
que  l'œil  du  connaisseur  distingue  et  date  ai- 
sément. Quand  on  sait  voir,  ou  retrouve  l'es- 
prit d'un  siècle  et  la  physionomie  d'un  roi 
jusque  dans  un  marteau  de  porte. 


256  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Le  Paris  actuel  n'a  donc  aucune  physiono- 
mie générale.  C'est  une  coilection  d'échantil- 
lons de  plusieurs  siècles ,  et  les  plus  beaux  ont 
disparu.  La  capitale  ne  s'accroît  qu'en  mai- 
sons, et  quelles  maisons!  Du  train  dont  va 
Paris,  il  se  renouvellera  tous  les  cinquante 
ans.  Aussi  la  signification  historique  de  son 
architecture  s'efface-t-elle  tous  les  jours.  Les 
monurpensy  deviennent  de  plus  en  plus  rares, 
et  il  semble  qu'on  les  voie  s'engloutir  peu  à 
peu,  noyés  dans  les  maisons.  Nos  pères  avaient 
un  Paris  de  pierre;  nos  fils  auront  un  Paris  de 
plâtre. 

Quant  aux  monumens  modernes  du  Paris 
neuf,  nous  nous  dispenserons  volontiers  d'en 
parler.  Ce  n'est  pas  que  nous  ne  les  admirions 
comme  il  convient.  La  Sainte-Geneviève  de 
jM.  Soufflot  est  certainement  le  plus  beau  gâ- 
teau de  Savoie  qu'on  ait  jamais  fait  en  pierre. 
Le  palais  de  la  légion-d'honneur  est  aussi  uii 
morceau  de  pâtisserie  fort  distingué.  Le  dôme 
de  la  Halle-au-Blé  est  une  casquette  de  jockey 
anglais  sur  une  grande  échelle.  Les  tours  de 
Saint- Sulpice  sont  deux  grosses  clarinettes, 
et  c'est  une  forme  comme  une  autre;  le  télé- 
graphe,  tortu  et  grimaçant,  fait  un  aimable 
accident  sur  leur  toiture.  Saint-Roch  à  un  por- 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  ^^'J 

tail  qui  n'est  comparable,  pour  la  magnifi- 
cence, qu'à  Saint-Thomas -d'Aquin.  Il  a  aussi 
un  calvaire  en  ronde-bosse  dans  une  cave  et 
un  soleil  de  bois  doré.  Ce  sont  là  des  choses 
tout-à-fait  merveilleuses.  La  lanterae  du  lajjy- 
rinlhe  du  Jardin  des  Plantes  est  aussi  fort  in- 
génieuse. Quant  au  palais  de  la  Bourse,  qui 
est  grec  par  sa  colonnade ,  romain  par  le  plein- 
cintre  de  ses  portes  et  fenêtres,  de  la  renais- 
sance par  sa  grande  voûte  surbaissée,  c'est  in- 
dubitablement un  monument  très-correct  et 
très- pur  :  la  preuve,  c'est  qu'il  est  couronné 
d'un  attique  comme  on  n'en  voyait  pas  à 
Athènes,  belle  ligne  droite,  gracieusement 
coupée  çà  et  là  par  des  tuyaux  de  poêle.  Ajou- 
tons que  s'il  est  de  règle  que  l'architecture 
d'un  édifice  soit  adaptée  à  sa  destination  de 
telle  façon  que  cette  destination  se  dénonce 
d'elle-même  au  seul  aspect  de  l'édifice,  on  ne 
saurait  trop  s'émerveiller  d'un  monument  qui 
peut  être  indifféremment  un  palais  de  roi , 
«ne  chambre  des  communes,  un  hôtel-de- 
ville,  un  collège,  un  manège,  une  académie, 
un  entrepôt,  un  tribunal,  un  musée,  une  ca- 
serne, un  sépulcre,  un  temple,  un  théâtre. 
En  attendant  c'est  une  Bourse.  Un  monument 
doit  en  outre  être  approprié  au  climat.  Celui- 
I.  17 


S58  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ci  est  évidemment  construit  exprès  pour  noire 
ciel  froid  et  pluvieux.  Il  a  un  toit  presque  plat 
comme  en  Orient,  ce  qui  fait  que  l'hiver, 
quand  il  a  neigé,  on  balaye  le  toit,  et  il  est 
certain  qii'un  toit  est  fait  pour  être  balayé. 
Quant  à  cette  destination  dont  nous  parlions 
tout-à-l'heure ,  il  la  remplit  à  merveille  ;  il  est 
Bourse  en  France  comme  il  eût  été  temple  en 
Grèce.  Il  est  vrai  que  l'architecte  a  eu  assez 
de  peine  à  cacher  le  cadran  de  l'horloge  ,  qui 
eût  détruit  la  pureté  des  belles  lignes  de  la 
façade;  mais  en  revanche  on  a  cette  colon- 
nade qui  circule  autour  du  monument,  et 
sous  laquelle,  dans  les  grands  jours  de  solen- 
nité religieuse ,  peut  se  développer  majes- 
tueusement la  théorie  des  agens  de  change  et 
des  courtiers  de  commerce. 

Ce  sont  là  sans  aucun  doute  de  très-super- 
bes monumens.  Joignons-y  force  belles  rues, 
amusantes  et  variées  comme  la  rue  de  Rivoli , 
et  je  ne  désespère  pas  que  Paris ,  vu  à  vol  de 
ballon ,  ne  présente  un  jour  aux  yeux  cette 
richesse  de  lignes,  cette  opulence  de  détails, 
cette  diversité  d'aspects,  ce  je  ne  sais  quoi  de 
grandiose  dans  le  simple  et  d'inattendu  dans 
le  beau  qui  caractérise  un  damier. 

Toutefois ,  si  admirable  que  vous  semble  le 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  2 59 

JParis  d'à  présent ,  refaites  le  Paris  du  quinzième 
siècle,  reconstruisez-le  dans  votre  pensée;  re- 
gardez le  jour  à  travers  cette  haie  surprenante 
d'aiguilles ,  de  tours  et  de  clochers  ;  répandez 
au  milieu  de  l'immense  ville,  déchirez  à  la 
pointe  des  îles ,  plissez  aux  arches  des  ponts  la 
Seine  avec  ses  larges  flaques  vertes  et  jaunes, 
plus  changeante  qu'une  robe  de  serpent;  dé- 
tachez nettement  sur  un  horizon  d'azur  le 
profil  gothique  de  ce  vifeux  Paris;  faites-en 
flotter  le  contour  dans  une  brume  d'hiver  qui 
s'accroche  à  ses  innombrables  cheminées  ; 
noyez-le  dans  une  nuit  profonde,  et  regardez 
le  jeu  bizarre  des  ténèbres  et  des  lumières 
dans  ce  sombre  labyrinthe  d'édifices  ;  jetez-y 
un  rayon  de  lune  qui  le  dessine  vaguement  et 
fasse  sortir  du  brouillard  les  grandes  têtes  des 
tours  ;  ou  reprenez  cette  noire  silhouette ,  ra- 
vivez d'ombre  les  mille  angles  aigus  des 
flèches  et  des  pignons ,  et  faites  la  saillir,  plus 
dentelée  qu'une  mâchoire  de  requin ,  sur  le 
ciel  de  cuivre  du  couchant.  —  Et  puis ,  com- 
parez. 

Et  si  vous  voulez  recevoir  de  la  vieille  ville 
une  impression  que  la  moderne  ne  saurait  plus 
vous  donner,  montez,  un  matin  de  grande  fête, 
au  soleil  levant  de  Pâques  ou  de  la  Pentecôte ^ 


260  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

montez  sur  quelque  point  élevé  d'où  vous  do- 
minez la  capitale  entière;  et  assistez  à  l'éveil 
des  carillons.  Voyez ,  à  un  signal  parti  du  ciel, 
car  c'est  le  soleil  qui  le  donne ,  ces  mille  églises 
tressaillir  à  la  fois.  Ce  sont  d'abord  des'tinte- 
mens  épars,  allant  d'une  église  à  l'autre, 
comme  lorsque  des  musiciens  s'avertissent 
qu'on  va  commencer. Puis,  tout-à-coup,  voyez, 
car  il  semble  qu'en  certains  instans  l'oreille 
aussi  a  sa  vue ,  voyez  s'élever  au  même  mo- 
ment de  chaque  clocher  comme  une  colonne 
de  bruit,  comme  une  fumée  d'harmonie.  D'a- 
bord ,  la  vibration  de  chaque  cloche  monte 
droite,  pure,  et  pour  ainsi  dire  isolée  des  au- 
tres ,  dans  le  ciel  splendide  du  matin  ;  puis , 
peu  à  peu,  en  grossissant,  elles  se  fondent, 
elles  se  mêlent,  elles  s'effacent  l'une  dans 
l'autre  ,  elles  s'amalgament  dans  un  magni- 
fique concert.  Ce  n'est  plus  qu'une  masse  de 
vibrations  sonores  qui  se  dégage  sans  cesse 
des  innombrables  clochers ,  qui  flotte,  ondule, 
bondit,  tourbillonne  sur  la  ville,  et  prolonge 
bien  au  delà  de  l'horizon  le  cercle  assourdis- 
sant de  ses  oscillations.  Cependant  cette  mer 
d'harmonie  n'est  point,un  chaos.  Si  grosse  et 
si  profonde  qu'elle  soit,  elle  n'a  point  perdu  sa 
transparence  :  vous  y  voyez  serpenter  à  part 


PARIS  A  VOL  d'oiseau.  26 1 

chaque  groupe  de  notes  qui  s'échappe  des  son- 
neries; vous  y  pouvez  suivre  le  dialogue,  tour 
à  tour  grave  et  criard ,  de  la  crécelle  et  du 
bourdon  ;  vous  y  voyez  sauteler  les  octaves 
d'un  clocher  à  l'autre  ;  vous  les  regardez  s'é- 
lancer ailées,  légères  et  sifflantes,  de  la  clociie 
d'argent,  tomber  cassées  et  boiteuses  de  (la 
cloche  de  bois  ;  vous  admirez  au  milieu  d'elles 
la  riche  gamme  qui  descend  et  remonte  sans 
cesse  les  se[)t  cloches  de  Saiut-Eustache;  vous 
voyez  courir  tout  au  travers  des  notes  claires 
et  rapides  qui  font  trois  ou  quatre  zigzags  lu- 
mineux, et  s'évanouissent  comme  des  éclairs. 
Là  bas ,  c'est  l'abbaye  Saint-Martin ,  chanteuse 
aigre  et  fêlée;  ici,  la  voix  sinistre  et  bourrue 
de  la  Bastille;  à  l'autre  bout,  la  grosse  tour 
du  Louvre ,  avec  sa  basse-taille.  Le  royal 
carillon  du  Palais  jette  sans  relâche  de  tous 
côtés  des  trilles  resplendissantes,  sur  lesquel- 
les tombent  à  temps  égaux  les  lourdes  coup- 
petées  du  beffroi  de  Notre-Dame,  qui  les  font 
étinceler  comme  l'enclume  sous  le  marteau. 
Par  intervalles  vous  voyez  passer  des  sons  de 
toute  forme  qui  viennent  de  la  triple  volée  de 
Saint-Germain-des-Prés.  Puis  encore,  de  temps 
en  temps  cette  masse  de  bruits  sublimes  s  en- 
tr'ouvre  et  donne  passage  à  la  strette  de  l'Ave- 


262  NOTRE-DAMK  DK   PARIS- 

Maria,  qui  éclate  et  pétille  comme  une  aigrette 
d'étoiles.  Au  dessous ,  au  plus  profond  du 
concert,  vous  distinguez  confusément  le  chant 
intérieur  des  églises  qui  transpire  à  travers 
les  pores  vibrans  de  leurs  voûtes.  —  Certes , 
c'est  là  un  opéra  qui  vaut  la  peine  d'être  écouté. 
D'ordinaire,  la  rumeur  qui  s'échappe  de  Paris 
le  jour,  c'est  la  ville  qui  parle;  la  nuit,  c'est 
la  ville  qui  respire  :  ici,  c'est  la  ville  qui  chante. 
Prêtez  donc  l'oreille  à  ce  tutti  des  clochers  ; 
répandez  sur  l'ensemble  le  murmure  d'un 
demi-million  d'hommes,  la  plainte  éternelle 
du  fleuve,  les  souffles  infinis  du  vent,  le  qua- 
tuor grave  et  lointain  des  quatre  forêts  dispo- 
sées sur  les  collines  de  l'horizon  comme  d'ira- 
raenses  buffets  d'orgue;  éteignez-y,  ainsi  que 
dans  une  demi-teinte,  tout  ce  que  le  carillon 
central  aurait  de  trop  rauque  et  de  trop  aigu, 
et  dites  si  vous  connaissez  au  monde  quelque 
chose  de  plus  riche,  de  plus  joyeux,  de  plus 
doré,  de  plus  éblouissant  que  ce  tumulte  de 
cloches  et  de  sonneries;  que  cette  fournaise 
de  musique;  que  ces  dix  mille  voix  d'airain 
chantant  à  la  fois  dans  des  flûtes  de  pierre 
hautes  de  trois  cents  pieds;  que  cette  cité  qui 
n'est  plus  qu'un  orchestre;  que  cette  sympho- 
nie qui  fait  le  bruit  d'une  tempête. 


III. 


Cre  boimcô  dmeei. 


Il  y  avait  seize  ans,  à  l'époque  où  se  passe 
cette  histoire,  que  par  un  beau  matin  de  di- 
manche de  la  Quasimodo  une  créature  vivante 
avait élé  déposée,  après  la  messe,  dans  l'église 
de  Notre-Dame ,  sur  le  bois  de  lit  scellé  dans 
le  parvis,  à  main  gauche,  vis-à-vis  ce ^r«;z^/ 
image   de   saint   Christophe,  que  la   figure 


264  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

sculptée  eu  pierre  de  messire  Antoine  des 
Essarts,  chevalier  ,  regardait  à  genoux  de- 
puis i4i3  lorsqu'on  s'est  avisé  de  jeter  bas 
et  le  saint  et  le  fidèle.  C'est  sur  ce  boi^de  lit 
qu'il  était  d'usage  d'exposer  les  enfans  trouvés 
à  la  charité  publique.  Les  prenait  là  qui  vou- 
lait. Devant  le  bois  de  lit  était  un  bassin  de 
cuivre  pour  les  aumônes. 

L'espèce  d'être  vivant  qui  gisait  sur  cette 
planche  le  matin  de  la  Quasimodo,  en  l'an  du 
seigneur  1467,  paraissait  exciter  à  un  haut 
degré  la  curiosité  du  groupe  assez  considéra- 
ble qui  s'était  amassé  autour  du  bois  de  lit. 
Le  groupe  était  formé  en  grande  partie  de 
personnes  du  beau  sexe.  Ce  n'était  presque 
que  des  vieilles  femmes. 

Au  premier  rang  et  les  plus  inclinées  sur  le 
lit,  on  en  remarquait  quatre  qu'à  leur  cagoule 
grise,  sorte  de  soutane; on  devinait  attachées 
à  quelque  confrérie  dévole.  Je  ne  vois  point 
pourquoi  l'histoire  ne  transmettrait  pas  à  la 
postérité  les  noms  de  ces  quatre  discrètes  et 
vénérables  damoiselles.  C'étaient  Agnès  la 
Herme ,  Jehanne  de  la  Tarme,  Henriette  la 
Gaultière,  Gauchère  la  Violette,  toutes  quatre 
veuves,  toutes  quatre  bonnes -femmes  de  la 
chapelle  Etienne  Haudry,  sorties  de  leur  mai- 


LES  BONNES   AMES.  265 

son ,  avec  la  permission  de  leur  maîtresse  et 
conformément  aux  statuts  de  Pierre  d'Ailly , 
pour  venir  entendre  le  sermon. 

Du  reste,  si  ces  braves  haudriettes  obser- 
vaient pour  le  moment  les  statuts  de  Pierre 
d'Ailly,  elles  violaient,  certes,  à  cœur  joie 
ceux  de  Michel  de  Brache  et  du  cardinal  de 
Pise,  qui  leur  prescrivaient  si  inhumainement 
le  silence. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela ,  ma  sœur  ? 
disait  Agnès  à  Gauchère ,  en  considérant  la 
petite  créature  exposée  qui  glapissait  et  se 
tordait  sur  le  lit  de  bois ,  effrayée  de  tant  de 
regards. 

-•-  Qu'est-ce  que  nous  allons  devenir,  disait 
Jehanne,  si  c'est  comme  cela  qu'ils  font  les 
enfans  à  présent? 

—  Je  ne  me  connais  pas  en  enfans,  repre- 
nait Agnès ,  mais  ce  doit  être  un  péché  de  re- 
garder celui-ci. 

—  Ce  n'est  pas  un  enfant,  Agnès. 

—  C'est  un  singe  manqué,  observait  Gau- 
chère. 

—  C'est  un  miracle,  reprenait  Henriette  la 
Gaultière.       • 

—  Alors,  remarquait  Agnès,  c'est  le  troi- 
sième depuis  le  dimanche  du  Lœtare  ;  car  il 


266  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

n'y  a  pas  huit  jours  que  nous  avons  eu  le 
miracle  du  moqueur  de  pèlerins  puni  divine- 
ment par  Notre-Dame  d'Aubervilliers ,  et  c'é- 
tait le  second  miracle  du  mois. 

—  C'est  un  vrai  monstre  d'abomination 
que  ce  soi-disant  enfant  trouvé,  reprenait 
Jehanne. 

—  Il  braille  à  faire  sourd  un  chantre,  pour- 
suivait Gauchère.  —  Tais -toi  donc  ,  petit 
hurleur  ! 

—  Dire  que  c'est  monsieur  de  Reims  qui 
envoie  cette  énormité  à  monsieur  de  Paris! 
ajoutait  la  Gaultière  en  joignant  les  mains. 

—  J'imagine ,  disait  Agnès  la  Herme ,  que 
c'est  une  béte,  un  animal,  le  produit  d'un^uif 
avec  une  truie  ;  quelque  chose  enfin  qui  n'est 
pas  chrétien  ,  et  qu'il  faut  jeter  à  l'eau  ou  au 
feu. 

—  J'espère  bien,  reprenait  la  Gaultière, 
qu'il  ne  sera  postulé  par  personne. 

— Ah!  monDieu!  s'écriait  Agnès,  ces  pauvres 
nourrices  qui  sont  là  dans  le  logis  des  enfans- 
trouvés  qui  fait  le  bas  de  la  ruelle,  en  des- 
cendant à  la  rivière ,  tout  à  côté  de  monsei- 
gneur l'évêque  !  si  on  allait  leur  ^porter  ce  pe- 
tit monstre  à  allaiter  !  j'aimerais  mieux  donner 
à  téter  à  un  vampire. 


LES  BONNES  AMES.  267 

■ —  Est -elle  innocente  ,  cette  pauvre  la 
Herme!  reprenait  Jehaune;vous  ne  voyez  pas, 
ma  sœur ,  que^  ce  petit  monstre  a  au  moins 
quatre  ans,  et  qu'il  aurait  moins  appétit  de 
votre  tétine  que  d'un  tournebroche. 

En  effet,  ce  n'était  pas  un  nouveau-né  que 
«ce  petit  monstre.  »  (Nous  serions  fort  empê- 
chés nous-mêmes  de  le  qualifier  autrement.) 
C'était  une  petite  masse  fort  anguleuse  et  fort 
remuante ,  emprisonnée  dans  un  sac  de  toile 
imprimé  au  chiffre  de  messire  Guillaume 
Chartier,  pour  lors  évêqae  de  Paris,  avec  une 
tête  qui  sortait.  Cette  tête  était  chose  assez 
difforme;  on  n'y  voyait  qu'une  forêt  de  che- 
veux roux,  un  œil,  une  bouche  et  des  dents. 
L'œil  pleurait,  la  bouche  criait  et  les  dents  ne 
paraissaient  demander  qu'à  mordre.  Le  tout 
se  débattait  dans  le  sac,  au  grand  ébahisse- 
ment  de  la  foule  qui  grossissait  et  se  renou- 
velait sans  cesse  à  l'entour. 

Dame  Aloïse  de  Gondelaurier,  une  femme 
riche  et  noble  qui  tenait  une  jolie  fille  d'en- 
viron six  ans  à  la  main ,  et  qui  traînait  un 
Ions:  voile  à  la  corne  d'or  de  sa  coiffe,  s'arrêta 
en  passant  devant  le  lit,  et  considéra  un  mo- 
ment la  malheureuse  créature,  pendant  que 
sa  charmante  petite  fille  Fleur-de-Lys  de  Gon- 


208  NOTRE- DA3IE  DE  PARIS. 

delaurier,  toute  vêtue  de  soie  et  de  velours, 
épelait  avec  son  joli  doigt  l'écriteau  perma- 
nent accroché  au  bois  de  lit  :  Ekfaivs  tkouvés. 

—  En  vérité ,  dit  la  dame  en  se  détournant 
avec  dégoût,  je  croyais  qu'on  n'exposait  ici 
que  des  enfans. 

Elle  tourna  le  dos,  en  jetant  dans  le  bassin 
un  florin  d'argent  qui  retentit  parmi  les  liards, 
et  fit  ouvrir  de  grands  yeux  aux  pauvres  bon- 
nes-femmes de  la  chapelle  Étienne-Haudry. 

Un  moment  après  le  grave  et  savant  Robert 
Mistricolle,  protonotaire  du  roi,  passa  avec 
un  énorme  missel  sous  un  bras  et  sa  femme 
sous  l'autre  (  damoiselle  Guillemette-la-Mai- 
resse  ) ,  ayant  de  la  sorte  à  ses  côtés  ses  deux 
régulateurs,  spirituel  et  temporel. 

—  Enfant  trouvé!  dit-il  après  avoir  examiné 
l'objet,  trouvé  apparemment  sur  le  parapet 
du  fleuve  Phlégéto  ! 

—  On  ne  lui  voit  qu'un  œil,  observa  da- 
moiselle Guillemette  ;  il  a  sur  l'autre  une  ver- 
rue. 

— Ce  n'est  pas  une  verrue,  reprit  maître 
Robert  Mistricolle,  c'est  un  œuf  qui  renferme 
un  autre  démon  tout  pareil,  lequel  porte  un 
autre  petit  œuf  qui  contient  un  autre  diable, 
et  ainsi  de  suite. 


LES  BONIVES   AMES.  269 

—  Comment  savez  -  vous  cela  ?  demanda 
Guilleraette-la-Mairesse. 

—  Je  le  sais  pertinemment,  répondit  le  pro- 
tonotaire. 

—  Monsieur  le  protonotaire,  demanda  Gau- 
chère  ,  que  pronostiquez-vous  de  ce  prétendu 
enfant  trouvé? 

—  Les  plus  grands  malheurs  ,  répondit  Mis- 
tricolle. 

—  Ah!  mon  dieu!  dit  une  vieille  dans  Tau- 
ditoire,  avec  cela  qu'il  y  a  eu  une  considé- 
rable pestilence  l'an  passé,  ^  qu'on  dit  que 
les  Anglais  vont  débarquer  en  compagnie  à 
Harefleu. 

—  Cela  empêchera  peut-être  la  reine  de  ve- 
nir à  Paris  au  mois  de  septembre,  reprit  une 
autre;  la  marchandise  va  déjà  si*mal! 

—  Je  suis  d'avis,  s'écria  Jehanne  de  laTarme, 
qu'il  vaudrait  mieux,  pour  les  manans  de  Pa- 
ris, que  ce  petit  magicien-là  fût  couché  sur 
un  fagot  que  sur  une  planche. 

—  Un  beau  fagot  flambant!  ajouta  la  vieille. 

—  Cela  serait  plus  prudent,  dit  MistricoUe. 
Depuis  quelques  momens  un  jeune  prêtre 

écoutait  le  raisonnement  des  haudriettes  et 
les  sentences  du  protonotaire.  C'était  une  fi- 
gure sévère,  un  front  large,  un  regard  pro- 


a-^O  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

fond.  Il  écarta  silencieusement  la  foule ,  exa- 
mina \q petit  magicien ,  et  étendit  la  main  sur 
lui.  Il  était  temps,  car  toutes  les  dévotes  se 
léchaient  déjà  les  barbes  du  beau  fagot  fiam.' 
bant. 

—  J'adopte  cet  enfant,  dit  le  prêtre. 

Il  le  prit  dans  sa  soutane,  et  l'emporta^ 
L'assistance  le  suivit  d'un  œil  effaré.  Un  mo- 
ment après  il  avait  disparu  par  la  Porte-Rouge 
qui  conduisait  alors  de  l'église  au  cloître. 

Quand  la  première  surprise  fut  passée  , 
Jehanne  de  la  "^rme  se  pencha  à  l'oreille  de 
La  Gaultière. 

—  Je  vous  avais  bien  dit,  ma  sœur,  que  ce 
jeune  clerc  monsieur  Claude  Frollo  est  un  sor- 
cier. 


IV. 


(llau^c  J^Vollo, 


En  effet,  Claude  Frollo  n'était  pas  un  per- 
sonnage vulgaire. 

Il  appartenait  à  l'une  de  ces  familles  moyen- 
nes qu'on  appelait  indifféremment,  dans  le  lan- 
gageimpertinent  du  siècledernier,  haute  bour- 
geoisie ou  petite  noblesse.  Cette  famille  avait 
hérité  des  frères  Paclet  le  fief  de  Tirechappe, 


l'-JI  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

qui  relevait  de  l'évéque  de  Paris,  et  dont  les 
vingt'ime  maisons  avaient  été  au  treizième 
siècle  l'objet  de  tant  de  plaidoiries  pardevant 
rofficial.  Comme  possesseur  de  ce  fief,  Claude 
Frollo  était  un  Aessept  vingt-un  seigneurs  pré- 
tendant censive  dans  Paris  et  ses  faubourgs; 
et  l'on  a  pu  voir  long-temps  son  nom  inscrit 
en  cette  qualité ,  entre  l'hôtel  de  Tancarville, 
appartenant  à  maître  François  Le  Rez  ,  et  le 
collège  de  Tours,  dans  le  cartulaire  déposé  à 
Saint-Martin-des-Champs. 

Claude  Frollo  avait  été  destiné  dès  l'enfance 
par  ses  parens  à  l'état  ecclésiastique.  On  lui 
avait  appris  à  lire  dans  du  latin  ;  il  avait  été 
élevé  à  baisser  les  yeux  et  à  parler  bas.  Tout 
enfant,  son  père  l'avait  cloîtré  au  collège 
de  Torchi  en  l'Université.  C'est  là  qu'il  avait 
fi^randi,  sur  le  missel  et  le  lexicon. 

C'était  d'ailleurs  un  enfant  triste,  grave  , 
sérieux,  qui  étudiait  ardemment  et  apprenait 
vite;  il  ne  jetait  pas  grand  cri  dans  les  ré- 
créations, se  mêlait  peu  aux  bacchanales  de 
la  rue  du  Fouarre ,  ne  savait  ce  que  c'était 
que  dure  alapas  etcapillos  laniare,  et  n'avait 
fait  aucune  figure  dans  cette  mutinerie  de  1 463 
que  les  annalistes  enregistrent  gravement  sous 
le  titre  de  :  «  Sixième  Trouble  de  l'université.  » 


CLAUDE  FROLLO.  2^3 

Il  Uii  arrivait  rarement  de  railler  les  pauvres 
écoliers  de  Montaign  pour  les  cappettes  dont  ils 
tiraient  leur  nom,  ou  les  boursiers  du  col- 
lège de  Dormans  pour  leur  tonsure  rase  et 
leur  surtout  tri-parti  de  drap  pers,  bleu  et 
violet ,  azurini  coloris  et  bruni,  comme  dit  la 
charte  du  cardinal  des  Quatre-Couronnes. 

En  revanche,  il  était  assidu  aux  grandes  et 
petites  écoles  de  la  rue  Saint-Jean  de  Beauvais. 
Le  premier  écolier  que  l'abbé  de  Saint-Pierre- 
de-Val,  au  moment  de  commencer  sa  lecture 
de  droit    canon,   apercevait   toujours   collé 
vis-à-vis   de  sa  chaire  à  un    pilier  de  Técole 
Saint-Vendregesile ,  c'était  Claude  Frollo ,  armé 
de  son  écritoire  de  corne,  mâchant  sa  plume, 
griffonnant  sur  son  genou  usé,  et  l'hiver,  souf- 
flant dans  ses  doigs.  Le  premier  auditeur  que 
messire    Miles  d'Isliers,  docteur  en   décret, 
voyait  arriver  chaque  lundi  matin,  tout  es- 
soufflé à  l'ouverture  des  portes  de  l'école  du 
Chef-Saint-Denis,  c'était  Claude  Frollo.  Aussi, 
à  seize  ans,  le  jeune  clerc  eût  pu  tenir  tète, 
en  théologie  mystique,  à  un  père  de  l'église; 
en  théologie  canonique,  à  un  père  du  con- 
ciles; en  théologie  scolastique  ,  à  un  docteur 
de  Sorbonne. 

La  théologie  dépassée,  il  s'était  précipité 
I.  i8 


274  NOTRE  DAME   DE  PARIS. 

dans  le  décret.  Du  Maître  des  Sentences  il  él^ait 
tombé  aux  Capituîaires  de  Charîemagne  ; 
et  successivement  il  avait  dévoré,  dans  son 
appétit  de  science,  décretales  sur  décretales , 
celles  de  Théodore,  évêque  d^Hispale,  celles 
de  Bouchard,  évêque  de  Worms,  celles  d'Yves, 
évêque  de  Chartres,  puis  le  décret  de  Gratien 
q<ii  succéda  aux  capituîaires  de  Charîemagne; 
puis  le  recueil  de  Grégoire  IX;  puis  l'épître 
Super  spécula  d'HonoriusIII.  Il  se  fit  claire,  il 
se  fit  familière  cette  vaste  et  tumultueuse  pé- 
riode du  droit  civil  et  du  droit  canon  en  lutte 
et  en  travail  dans  le  chaos  du  moyen  âge ,  pé- 
riode que  l'évêque  Théodore  ouvre  en  618  et 
que  ferme  en  1227  le  pape  Grégoire. 

Le  décret  digéré,  il  se  jeta  sur  la  médecine, 
sur  les  arts  libéraux.  Il  étudia  la  science  des 
herbes,  la  science  des  onguens ;  il  devint  ex- 
pert aux  fièvres  et  aux  contusions,  aux  navru- 
res  et  aux  aposthumes.  Jacques  d'Espars  l'eût 
reçu  médecin  physicien  ;  Richard  Hellain ,  mé- 
decin chirurgien.  Il  parcourut  également  tous 
les  degrés  de  la  licence,  maîtrise  et  doctorerie 
des  arts.  Il  étudia  les  langues  ,  le  latin ,  le  grec , 
l'hébreu,  triple  sanctuaire  alors  bien  peu  fré- 
quenté. C'était  une  véritable  fièvre  d'acquérir 
et  de  thésauriser  en  fait  de  science.  A  dix-huit 


CLAUDE  FROLLO.  2^5 

atis,  les  quatre  facultés  y  avaient  passé;  il 
semblait  au  jeune  homme  que  la  vie  avait  un 
but  unique  :  savoir. 

Ce  fut  vers  cette  époque  environ  que  l'été 
excessif  de  1^66  fit  éclater  cette  grande  peste 
qui  enleva  plus  de  quarante  mille  créatures 
dans  la  vicomte  de  Paris,  et  entr'autres,  dit 
Jean  de  Troyes,  «  maître  Arnoul,  astrologien 
»  du  roi,  qui  était  fort  homme  de  bien ,  sage  et 
»  plaisant.  »  Le  bruit  se  répandit  dans  l'Uni- 
versité que  la  rue  Tirechappe  était  en  parti- 
culier dévastée  par  la  maladie.  C'est  là  que  ré- 
sidaient, au  milieu  de  leur  fief  j  les  parens  de 
Claude.  Le  jeune  écolier  courut  fort  alarmé  à 
la  maison  paternelle.  Quand  il  y  entra,  son 
père  et  sa  mère  étaient  morts  de  la  veille.  Un 
tout  jeune  frère  qu'il  avait  au  maillot,  vivait 
encore  et  criait  al)andonné»dans  son  berceau. 
C'était  tout  ce  qu'il  restait  à  Claude  de  sa  fa- 
mille; le  jeune  homme  prit  l'enfant  sous  son 
bras,  et  sortit  pensif.  Jusque  là  il  n'avait  vécu 
que  dans  la  science  :  il  commençait  à  vivre 
dans  la  vie. 

Cette  catastrophe  fut  une  crise  dans  l'exis- 
tence de  Claude.  Orphelin,  aîné,  chef  de  fa- 
mille à  dix-neuf  ans,  il  se  sentit  rudement 
rappelé  dos  rêveries  de  Tccole  aux  réalités  de 


276  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ce  monde.  Alors,  ému  de  pitié,  il  se  prit  de 
passion  et  de  dévouement  pour  cet  enfant,  son 
frère;  chose  étrange  et  douce  qu'une  iiffectiçn 
humaine,  à  hii  qui  n'avait  encore  aimé  que 
des  livres. 

Cette  affection  se  développa  à  un  point 
singulier  :  dans  une  âme  aussi  neuve,  ce  fut 
comme  un  premier  amour.  Séparé  depuis  l'en- 
fance de  ses  parens,  qu'il  avait  à  peine  connus, 
cloîtré  et  comme  muré  dans  ses  livres,  avide 
avant  tout  d'étudier  et  d'apprendre  ,  exclusi- 
vement attentif  jusqu'alors  à  son  intelligence 
qui  se  dilatait  dans  la  science,  à  son  imagina- 
tion qui  grandissait  dans  les  lettres,  le  pauvre 
écolier  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  sentir 
la  place  de  son  cœur.  Ce  jeune  frère ,  sans 
père  ni  mère,  ce  petit  enfant,  qui  lui  tombait 
brusquement  du  tiel  sur  les  bras,  fit  de  lui 
un  homme  nouveau.  Il  s'aperçut  qu'il  y  avait 
autre  chose  dans  le  monde  que  les  spécula- 
tions de  la  Sorbonne  et  les  vers  d'Homerus; 
que  l'homme  avait  besoin  d'affections  ;  que  la 
vie  sans  tendresse  et  sans  amour  n'était  qu'un 
rouage  sec ,  criard  et  déchirant.  Seulement  il 
se  figura ,  car  il  était  dans  l'âge  où  les  illusions 
ne  sont  encore  remplacées  que  par  des  illu- 
sions ,  que  les  affections  de  sang  et  de  famille 


CLAUDE  FROLLO.  l'J 'J 

étaient  les  seules  nécessaires,  et  qu'un  petit 
frère  à  aimer  suffisait  pour  remplir  toute  une 
existence. 

Il  se  jeta  donc  dans  l'amour  de  son  petit 
Jehan  avec  la  passion  d'un  caractère  déjà  pro- 
fond, ardent,  concentré.  Cette  pauvre  frêle 
créature ,  jolie ,  blonde,  rose  et  frisée,  cet  or- 
phelin sans  autre  appui  qu'un  orphelin,  le 
remuait  jusqu'au  fond  des  entrailles;  et,  grave 
penseur  qu'il  était ,  il  se  mit  à  réfléchir  sur 
Jehan  avec  une  miséiicorde  infinie.  Il  en  prit 
souci  et  soin  comme  de  quelque  chose  de  très 
fragile  et  de  très  recoumiandé.  Il  fut  à  l'enfant 
plus  qu'un  frère  :  il  lui  devint  une  mère. 

Le  petit  Jehan  avait  perdu  sa  mère,  qu'il 
tétait  encore;  Claude  le  mit  en  nourrice.  Outre 
le  fief  de  Tirechappe ,  il  avait  eu  en  héritage 
de  son  père  le  fief  du  Moulin  ,  qui  relevait  de 
la  tour  carrée  de  Gentilly  :  c'était  un  moulin 
sur  une  colline,  près  du  château  de  Win- 
chestre  (Bicétre).  11  y  avait  la  meunière  qui 
nourrissait  un  bel  enfant;  ce  n'était  pas  loin 
de  l'Université.  Claude  lui  porta  lui-même  son 
petit  Jehan. 

Dès  lors,  se  sentant  un  fardeau  à  trahier,  il 
prit  la  vie  très  au  sérieux.  La  pensée  de  son 
petit  frère  devint  non-seulement  la  récréatioo^. 


2^8  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

mais  encore  le  but  de  ses  études.  Il  résolut  de 
se  consacrer  tout  entier  à  un  avenir  dont  il 
répondait  devant  Dieu ,  et  de  n'avoir  jamais 
d'autre  épouse ,  d'autre  enfant  que  le  bonheur 
et  la  fortune  de  son  frère.  Il  se  rattacha  donc 
plus  que  jamais  à  sa  vocation  cléricale.  Son 
mérite ,  sa  science ,  sa  qualité  de  vassal  im- 
médiat de  l'évêque  de  Paris ,  lui  ouvraient 
toutes  grandes  les  portes  de  l'église.  A  vingt 
ans,  par  dispense  spéciale  du  Saint-Siège,  il 
était  prêtre,  et  desservait,  comme  le  plus  jeune 
des  chapelains  de  Notre-Dame ,  l'autel  qu'on 
appelle,  à  cause  de  la  messe  tardive  qui  s'y 
dit,  altare pigrorum. 

I^,  plus  que  jamais  plongé  dans  ses  chers 
livres,  qu'il  ne  quittait  que  pour  courir  une 
heure  au  fief  du  Moulin ,  ce  mélange  de  savoir 
et  d'austérité,  si  rare  à  son  âge ,  l'avait  rendu 
promptement  le  respect  et  l'admiration  du 
cloître.  Du  cloître ,  sa  réputation  de  savant 
avait  été  an  peuple ,  où  elle  avait  un  peu 
tourné,  chose  fréquente  alors,  au  renom  de 
sorcier. 

C'est  au  moment  où  il  revenait ,  le  jour  de 
la  Quasiniodo ,  de  dire  sa  messe  des  paresseux 
à  leur  autel ,  qui  était  à  côté  de  la  porte  du 
chœur   tendant  à   la  nef,  à  droite  ,  proche 


CLAUDE  FHOLLO.  279 

l'image  de  la  Vierge ,  que  son  attention  avait 
été  éveillée  par  le  groupe  de  vieilles  glapissant 
autour  du  lit  des  enfans  trouvés. 

C'est  alors  qu'il  s'était  approché  de  la  mal- 
heureuse petite  créature  si  haïe  et  si  menacée. 
Cette  détresse,  cette  difformité,  cet  abandon, 
la  pensée  de  son  jeune  frère ,  la  chimère  qui 
frappa  tout-à-coup  son  esprit  que,  s'il  mourait, 
son  cher  petit  Jehan  pourrait  bien  aussi,  lui , 
être  jeté  misérablement  sur  la  planche  des  en- 
fans  trouvés,  tout  cela  lui  était  venu  au  cœur 
à  la  fois  :  une  grande  pitié  s'était  remuée  en 
lui ,  et  il  avait  emporté  l'enfant. 

Quand  il  tira  cet  enfant  du  sac,  il  le  trouva 
bien  difforme  en  effet.  Le  pauvre  petit  diable 
avait  une  verrue  sur  l'œil  gauche ,  la  tête  dans 
les  épaules,  la  colonne  vertébrale  arquée,  le 
sternum  proéminent,  les  jambes  torses;  mais 
il  paraissait  vivace;  et,  quoiqu'il  fût  impossible 
de  savoir  quelle  langue  il  bégayait,  son  cri 
annonçait  quelque  force  et  quelque  santé.  La 
compassion  de  Claude  s'accrut  de  cette  laideur  ; 
et  il  fit  vœu  dans  son  cœur  d'élever  cet  enfant 
pour  l'amour  de  son  frère,  afin  que,  quelles 
que  fussent  dans  l'avenir  les  fautes  du  petit 
Jehan ,  il  eût  par  devers  lui  cette  charité  faite  à 
son  intention.  C'était  une  sorte  de  placement 


28o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

de  bonnes  œuvres  qu'il  effectuait  sur  la  léte 
de  son  jeune  frère;  c'était  une  pacotille  de 
bonnes  actions  qu'il  voulait  lui  amasser  d'a- 
vance, pour  le  cas  où  le  petit  drôle  un  jour  se 
trouverait  à  court  de  cette  monnaie,  la  seule 
qui  soit  reçue  au  péage  du  paradis. 

Il  baptisa  son  enfant  adoptif ,  et  le  nomma 
Quasimodo ,  soit  qu'il  voulût  marquer  par  là 
le  jour  où  il  l'avait  trouvé,  soit  qu'il  voulût 
caractériser  par  ce  nom  à  quel  point  la  pauvre 
petite  créature  était  incomplète  et  à  peine 
ébauchée.  En  effet ,  Quasimodo ,  borgne  , 
bossu ,  cagneux,  n'était  guère  qu'un  à  peu  près. 


V.   . 


3mmant5  pecoris  custos,  immanior  ipe^. 


Or,  en  1482,  Quasimodo  avait  grandi.  Il 
était  devenu,  depuis  plusieurs  années,  sonneur 
de  cloches  de  Notre-Dame ,  grâce  à  son  père 
adoptif  Claude  Frollo,  lequel  était  devenu  ar- 
chidiacre de  Josas,  grâce  à  son  suzerain  mes- 
sire  Louis  de  Beaumont,  lequel  était  devenu 
évéque  de  Paris  en  il\']iy  à  la  mort  de  Guil- 


282  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

laume  Chartier ,  grâce  à  son  patron  Olivier  le 
Daim ,  barbier  du  roi  Louis  XI  par  la  grâce 
de  Dieu. 

Quasimodo  était  donc  carilionneur  de  No- 
tre-Dame. 

Avec  le  temps,  il  s'était  formé  je  ne  sais 
quel  lien  intime  qui  unissait  le  sonneur  à  l'é- 
glise. Séparé  à  jamais  du  monde  par  la  double 
fatalité  de  sa  naissance  inconnue  et  de  sa  na- 
ture difforme,  emprisonné  dès  l'enfance  dans 
ce  double  cercle  infranchissable,  le  pauvre 
malheureux  s'était  accoutumé  à  ne  rien  voir 
dans  ce  monde  au  delà  des  religieuses  murailles 
qui  l'avaient  recueilli  à  leur  ombre.  Notre- 
Dame  avait  été  successivement  pour  lui,  selon 
qu'il  grandissait  et  se  développait,  l'œuf,  le 
nid,  la  maison,  la  patrie,  l'univers. 

Et  il  est  sûr  qu'il  y  avait  une  sorte  d'har- 
monie mystérieuse  et  préexistante  entre  cette 
créature  et  cet  édifice.  Lorsque,  tout  petit  en- 
core, il  se  traînait  tortueusement  et  par  sou- 
bresauts sous  les  ténèbres  de  ses  voûtes,  il 
semblait,  avec  sa  face  humaine  et  sa  mem- 
brure bestiale,  le  reptile  naturel  de  cette  dalle 
humide  et  sombre  sur  laquelle  l'ombre  des 
chapiteaux  romans  projetait  tant  de  formes 
bizarres. 


IMMANIS  PECORIS  CUSTOS,  ETC.  283 

Plus  tard,  la  première  fois  qu'il  s'accrocha 
machinalement  à  la  corde  des  tours,  et  qu'il 
s'y  pendit,  et  qu'il  mit  la  cloche  en  branle, 
cela  fit  à  Claude,  son  pèreadoptif,  l'effet  d'un 
enfant  dont  la  langue  se  délie  et  qui  commence 
à  parler. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu,  se  développant 
toujours  dans  le  sens  de  la  cathédrale,  y  vi- 
vant, y  dormant,  n'en  sortant  presque  jamais, 
en  subissant  à  toute  heure  la  pression  mysté- 
rieuse, il  arriva  à  lui  ressembler,  à  s'y  incrus- 
ter, pour  ainsi  dire,  à  en  faire  partie  inté- 
grante. Ses  angles  saillanss'emboitaient  (qu'on 
nous  passe  cette  figure  )  aux  angles  rentrans 
de  l'édifice,  et  il  en  semblait  non-seulement 
rhabitant,  mais  encore  le  contenu  naturel. 
On  pourrait  presque  dire  qu'il  en  avait  pris  la 
forme,  comme  le  colimaçon  prend  la  forme 
de  sa  coquille.  C'était  sa  demeure ,  son  trou , 
son  enveloppe.  Il  y  avait  entre  la  vieille  église 
et  lui  une  sympathie  instinctive  si  profonde, 
tant  d'affinités  magnétiques,  tant  d'affinités 
matérielles,  qu'il  y  adhérait  en  quelque  sorte 
comme  la  tortue  à  son  écaille.  La  rugueuse 
cathédrale  était  sa  carapace. 

H  est  inutile  d'avertir  le  lecteur  de  ne  pas 
prendre  au  pied  de  la  lettre  les  figures  que 


a84  NOTRE-DAME   DE  PARIS. 

nous  sommes  obligés  d'employer  ici  pour 
exprimer  cet  accouplement  singulier,  sym- 
métrique,  immédiat,  presque  co-substantiel , 
d'un  homme  et  d'un  édifice.  Il  est  inutile  de 
dire  également  à  quel  point  il  s'était  faite  fa- 
milière toute  la  cathédrale,  dans  une  si  longue 
et  si  intime  cohabitation.  Cette  demeure  lui 
était  propre.  Elle  n'avait  pas  de  profondeur 
que  Quasimodo  n'eût  pénétrée,  pas  de  hau- 
teur qu'il  n'eût  escaladée.  Il  lui  arrivait  bien 
des  fois  de  gravir  la  façade  à  plusieurs  éléva- 
tions et  s'aidant  seulement  des  aspérités  de  la 
sculpture.  Les  tours  sur  la  surlace  extérieure 
desquelles  on  le  voyait  souvent  ramper  comme 
un  lézard  qui  glisse  sur  un  mur  à  pic,  ces 
deux  géantes  jumelles,  si  hautes,  si  mena- 
çantes, si  redoutables,  n'avaient  pour  lui  ni 
vertige,  ni  terreur,  ni  secousses  d'étourdisse- 
ment.  A  les  voir  si  douces  sous  sa  main,  si  fa- 
ciles à  escalader,  on  eût  dit  qu'il  les  avait  ap- 
privoisées. A  force  de  sauter,  de  grimper,  de 
s'ébattre  au  milieu  des  abîmes  de  la  gigantes- 
que cathédrale;  il  était  devenu  en  quelque 
façon  singe  et  chamois,  comme  l'enfant  ca- 
labrois  qui  nage  avant  de  marcher,  et  joue, 
tout  petit,  avec  la  mer. 

Du  reste,  non  seulement  son  corps  semblait 


IMMANIS  PECORIS  CUSTOS ,  ETC.  285 

s'être  façonné  selon  la  cathédrale,  mais  encore 
son  esprit.  Dans  quel  état  était  cette  âme? 
quel  pli  avait-elle  contracté ,  quelle  forme 
avait-elle  prise  sous  cette  enveloppe  nouée, 
dans  cette  vie  sauvage?  c'est  ce  qu'il  serait 
difficile  de  déterminer,  Quasimodo  était  né 
borgne,  bossu,  boiteux.  C'est  à  grande  peine 
et  à  grande  patience  que  Claude  Frollo  était 
parvenu  à  lui  apprendre  à  parler.  Mais  une 
fatalité  était  attachée  au  pauvre  enfant  trouvé. 
Sonneur  de  Notre-Dame  à  quatorze  ans,  une 
nouvelle  infirmité  était  venue  le  parfaire;  les 
cloches  lui  avaient  brisé  le  tympan  :  il  était 
devenu  sourd,  La  seule  porte  que  la  nature 
lui  eût  laissée  toute  grande  ouverte  sur  le 
monde  s'était  brusquement  fermée  à  jamais. 
En  se  fermant ,  elle  intercepta  l'unique  rayon 
de  joie  et  de  luraièreTqui  pénétrât  encore  dans 
l'âme  de  Quasimodo.  Cette  âme  tomba  dans 
une  nuit  profonde.  La  mélancolie  du  miséra- 
ble devint  incurable  et  complète  comme  sa 
difformité.  Ajoutons  que  sa  surdité  le  rendit 
en  quelque  façon  muet.  Car,  pour  ne  pas  don- 
ner à  rire  aux  autres ,  du  moment  où  il  se  vit 
sourd,  il  se  détermina  résolument  à  un  silence 
qu'il  ne  rompait  guères  que  lorsqu'il  était 
seul.  Il  lia  volontairement  celte  langue  que 


a86  NOTRE-DAME   DE  PARCS. 

Claude  Frollo  avait  eu  tant  de  peine  à  délier. 
De  là  il  advenait  que,  quand  la  nécessité  le 
contraignait  de  parler,  sa  langue  était  engour- 
die, maladroite  et  comme  une  porte  dont  les 
gonds  sont  rouilles. 

Si  maintenant  nous  essayions  de  pénétrer 
jusqu'à  l'âme  de  Quasimodo  à  travers  cette 
écorce  épaisse  et  dure;  si  nous  pouvions  son- 
der les  profondeurs  de  cette  organisation  mal- 
faite; s'il  nous  était  donné  de  regarder  avec 
un  flambeau  derrière  ces  organes  sans  trans- 
parence, d'explorer  l'intérieur  ténébreux  de 
cette  créature  opaque,  d'en  élucider  les  recoins 
obscurs,  les  culs-de-sacs  absurdes^  et  de  jeter 
tout  à  coup  une  vive  lumière  sur  la  psyché 
enchaînée  au  fond  de  cet  antre,  nous  trouve- 
rions sans  doute  la  malheureuse  dans  quel- 
que attitude  pauvre,  rabougrie  et  rachitique^ 
comme  ces  prisonniers  des  plombs  de  Venise 
qui  vieillissaient  ployés  en  detix  dans  une 
boîte  de  pierre  trop  basse  et  trop  courte. 

Il  est  certain  que  l'esprit  s'atrophie  dans  un 
corps  manqué.  Quasimodo  sentait  à  peine  se 
mouvoir  aveuglément  au  dedans  de  lui  une 
âme  faite  à  son  image  Les  impressions  des  ob- 
jets subissaient  une  réfraction  considérable^ 
avant  d'arrivei'  à  sa  pensée^  Son  cerveau  était 


IMMANÏS  PECOniS  CUSTOS,  ETC.  287 

un  milieu  particulier  :  les  idées  qui  le  traver- 
saient en  sortaient  toutes  tordues.  La  réflexion 
qui  provenait  de  cette  réfraction  était  néces- 
sairement divergente  et  déviée. 

De  là  mille  illusions  d'optique  ,  mille  aber- 
rations de  jugement,  mille écartsoù  divaguait 
sa  pensée,  tantôt  folle,  tantôt  idiote. 

Le  premier  effet  de  cette  fatale  organisa- 
tion ,  c'était  de  troubler  le  regard  qu'il  jetait 
sur  les  choses.  Il  n'en  recevait  presque  aucune 
perception  immédiate.  Le  monde  extérieur  lui 
semblait  beaucoup  plus  loin  qu'à  nous. 

Le  second  effet  de  son  malheur,  c'était  de  le 
rendre  méchant. 

Il  était  méchant  en  effet,  parce  qu'il  était 
sauvage  ;  il  était  sauvage ,  parce  qu'il  était  laid. 
Il  y  avait  une  logique  dans  sa  nature  comme 
dans  la  nôtre. 

Sa  force,  siextraordinairement  développée, 
était  une  cause  de  plus  de  méchanceté.  Malus 
puer  robustus ,  dit  Hobbes. 

D'ailleurs,  il  faut  lui  rendre  cette  justice  : 
la  méchanceté  n'était  peut-être  pas  innée  en 
lui.  Dès  ses  premiers  pas  parmi  les  hommes, 
il  s'était  senti,  puis  il  s'était  vu  conspué,  flétri, 
repoussé.  La  parole  humaine  pour  lui,  c'était 
toujours   une   raillerie  ou   une   malédiction. 


a 88  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

En  grandissant,  il  n'avait  trouvé  que  la  haine 
autour  de  lui.  Il  l'avait  prise.  Il  avait  gagné  la 
méchanceté  généiale.  Il  avait  ramassé  l'arme 
dont  on  l'avait  blessé. 

Après  tout,  il  ne  tournait  qu'à  regret  sa  face 
du  côté  des  hommes;  sa  cathédrale  lui  suffi- 
sait. Elle  était  peuplée  de  figures  de  marbre  , 
rois, saints,  évêques,  qui  du  moins  ne  lui  écla- 
taient pas  de  rire  au  nez  et  n'avaient  pour  lui 
qu'un  regard  tranquille  et  bienveillant.  Les 
autres  statues,  celles  des  monstres  et  des  dé- 
mons, n'avaient  pas  de  haine  pour  lui  Quasi- 
modo.  Il  leur  ressemblait  trop  pour  cela.  Elles 
raillaient  bien  plutôt  les  autres  hommes.  Les 
saints  étaient  ses  amis,  et  le  bénissaient  ;  les 
monstres  étaient  ses  amis,  et  le  gardaient. 
Aussi  avait-il  de  longs  épanchemens  avec  eux. 
Aussi  passait-il  quelquefois  des  heures  entiè- 
res, accroupi  devant  une  de  ces  statues,  à 
causer  solitairement  avec  elle.  Si  quelqu'un 
survenait,  il  s'enfuyait  comme  un  amant  sur- 
pris  dans  sa  sérénade. 

Et  la  cathédrale  ne  lui  était  pas  seulement 
la  société,  mais  encore  l'univers,  mais  en- 
core toute  la  nature.  Il  ne  rêvait  pas  d'autres 
espaliers  que  les  vitraux  toujours  en  fleur, 
d'autre  ombrage  que  celui  de  ces  feuillages  de 


ÏMMAlflS  PECORtt  CUSTOS ,  ETC.  ^89 

toierre,  qui  s'épanouissent  chargés  d'oiseaux 
dans  la  touffe  de  chapiteaux  saxons,  d'autres 
montagnes  que  les  tours  colossales  de  l'église, 
d'autre  océan  que  Paris  qui  bruissait  à  leurs 
pieds. 

Ce  qu'il  aimait  avant  tout  dans  l'édifice  ma- 
ternel, ce  qui  réveillait  son  âme,  et  lui  faisait 
ouvrir  ses  pauvres  ailes  qu'elle  tenait  si  misé- 
rablement reployées  danssa  caverne,  ce  qui  le 
rendait  parfois  heureux ,  c'était  les  cloches»  Il 
les  aimait,  les  caressait,  leur  parlait,  les  com- 
prenait. Depuis  le  carillon  de  l'aiguille  de  la 
croisée  jusqu'à  la  grosse  cloche  du  portail ,  il 
les  avait  toutes  en  tendresse.  Le  clocher  de  la 
croisée,  les  deux  tours,  étaient  pour  lui 
comme  trois  grandes  cages  ,  dont  les  oiseaux, 
élevés  par  lui,  ne  chantaient  que  pour  lui. 
C'était  pourtant  ces  mêmes  cloches  quil'avaient 
rendu  sourd  ;  mais  les  mères  aiment  souvent  le 
mieux  l'enfant  qui  les  a  fait  le  plus  souffrir. 

Il  est  vrai  que  leur  voix  était  la  seule  qu'il 
pût  entendre  encore.  A  ce  titre,  la  grosse  clo- 
che était  sa  bien-aimée.  C'est  elle  qu'il  préférait 
dans  cette  famille  de  filles  bruyantes  qui  se 
trémoussait  autour  de  lui,  les  jours  de  fête. 
Cette  grande  cloche  s'appelait  Marie.  Elle  était 
seule  dans  la  tour  mcridiouale  avec  sa  sœur 
I.  19 


2gO  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Jacqueline,  cloche  de  moindre  taille,  enfer- 
mée dans  une  cage  moins  grande  à  côté  de  la 
sienne.  Cette  Jacqueline  était  ainsi  nommée 
du  nom  de  la  femme  de  Jean  Montagu,  lequel 
l'avait  donnée  à  l'église;  ce  qui  ne  l'avait  pas 
empêché  d'aller  figurer  sans  tête  à  Montfau- 
con.  Dans  la  deuxième  tour  il  y  avait  six  autres 
cloches ,  et  enfin  les  six  plus  petites  habitaient 
le  clocher  sur  la  croisée  avec  la  cloche  de  bois, 
qu'on  ne  sonnait  que  depuis  l'après-dîner  du 
jeudi  absolut,  jusqu'au  matin  de  la  veille  de 
Pâques.  Quasimodo  avait  donc  quinze  cloches 
dans  son  sérail  ;  mais  la  grosse  Marie  était  la 
favorite. 

On  ne  saurait  se  faire  une  idée  de  sa  joie  les 
jours  de  grande  volée.  Au  moment  où  l'archi- 
diacre l'avait  lâché  et  Ini  avait  dit  :  Allez,  il  mon- 
tait la  vis  du  clocher  plus  vite  qu'un  autre  ne 
l'eût  descendue.  Il  entrait  tout  essoufflé  dans 
la  chambre  aérienne  de  la  grosse  cloche  ;  il  la 
considérait  un  moment  avec  recueillement  et 
amour  ;  puis  il  lui  adressait  doucement  la  pa- 
role ;  il  la  flattait  de  la  main ,  comme  un  bon 
cheval  qui  va  faire  une  longue  course.  Il  la 
plaignait  de  la  peine  qu'elle  allait  avoir.  Après 
ces  premières  caresses ,  il  criait  à  ses  aides  , 
placés  à  l'étage  inférieur  de  la  tour,  de  com- 


IMMAOTS  FF.CORIS  CUSTOS ,  ETC.  2(^1 

Itiencer.  Ceux-ci  se  pendaient  aux  câbles,  le  ca- 
bestan criait,  et  l'énorme  capsule  de  métal  s'é- 
branlait lentement.  Quasimodo ,  palpitant ,  la 
suivait  du  rygard.  Le  premier  choc  du  battant 
et  de  la  paroi  d'airain  faisait  frissonner  la  char- 
pente sur  laquelle  il  était  monté.  Quasimodo 
vibrait  avec  la  cloche.  Vah!  criait-il  avec  un 
éclat  de  rire  insensé.  Cependant  le  mouvement 
du  bourdon  s'accélérait ,  et  à  mesure  qu'il  par- 
courait un  angle  plus  ouvert,  l'œil  de  Quasi- 
modo s'ouvrait  aussi  de  plus  en  plus  phosphori- 
que  et  flamboyant.  Enfin  la  grande  volée  com- 
mençait; toute  la  tour  tremblait  j  charpentes, 
plombs ,  pierres  de  taille ,  tout  grondait  à  la 
fois ,  depuis  les  pilotis  de  la  fondation  jusqu'aux 
trèfles  du  couronnement.  Quasimodo  alors 
bouillait  à  grosse  écume;  il  allait,  venait;  il 
tremblait  avec  la  tour  de  la  tête  aux  pieds.  La 
cloche  déchaînée  et  furieuse  présentait  alter- 
nativement aux  deux  parois  de  la  tour  sa 
gueule  de  bronze ,  d'où  s'échappait  ce  souffle 
de  tempête  qu'on  entend  à  quatre  lieues.  Qua- 
simodo se  plaçait  devant  cette  gueule  ouverte; 
il  s'accroupissait ,  se  relevait  avec  les  retours 
de  la  cloche,  aspirait  ce  souffle  renversant j 
regardait  tour  à  tour  la  place  profonde  f[ui 
fourmillait  à   deux  cents  pieds  au  dessous  do 


292  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

lui,  et  l'énorme  langue  de  cuivre  qui  venait 
de  seconde  en  seconde  lui  hurler  dans  l'oreille. 
C'était  la  seule  parole   qu'il  entendît,  le  seul 
son  qui  troublât  pour  lui  le  silence  universel. 
H  s'y  dilatait  comme  un  oiseau  au  soleil.  Tout 
à  coup  la  frénésie  de  la  cloche  le  gagnait  ;  son 
regard  devenait  extraordinaire  ;  il  attendait  le 
bourdon  au  passage,  comme  l'araignée  attend 
la  mouche,  et  se  jetait  brusquement  sur  lui 
à  corps  perdu.  Alors,  suspendu  sur  l'abîme  , 
lancé  dans  le  balancement  formidable  de  la 
cloche,  il    saisissait    le  monstre  d'airain  aux 
oreillettes,  l'étreignait  de  ses  deux  genoux, 
l'éperonnait  de  ses  deux  talons,  et  redoublait 
de  tout  le  choc  et  de  tout  le  poids  de  son  corps 
la  furie  de  la  volée.  Cependant  la  tour  vacil- 
lait, lui,  criait  et  grinçait  des  dents,  ses  che- 
veux roux  se  hérissaient,  sa  poitrine  faisait  le 
bruit  d'un  soufflet  de  forge,  son  œil  jetait  des 
flammes,   la  cloche  monstrueuse  hennissait 
toute  haletante   sous  lui  ;    et  alors  ce  n'était 
plus  ni  le  bourdon  de  Notre-Dame  nlQuasi- 
modo  :  c'était  un  rêve,  un   tourbillon,  une 
tempête;  le  vertige  à  cheval  sur  le  bruit;  un 
esprit  cramponné  à  une  croupe  volante;   un 
étrange  centaure  moitié  homme,  moitié  clo- 
che; une  espèce  d'Astolphe  horrible,  emporté 


IMMANIS  PECORIS  CIJSTOS,  ETC.  aqS 

sur  un  prodigieux  hippogriffe  de  bronze  vi- 
vant. 

La  présence  de  cet  être  extraordinaire  fai- 
sait circuler  dans  toute  la  cathédrale  je  ne 
sais  quel  souffle  de  vie.  Il  semblait  qu'il  s'é- 
chappât de  lui,  du  moins  au  dire  des  super- 
stitions grossissantes  de  la  foule,  une  émana- 
tion mystérieuse  qui  animait  toutes  les  pierres 
de  Notre-Dame  et  faisait  palpiter  les  profon- 
des  entrailles  de  la  vieille  église.  Il  suffisait 
qu'on  le  sût  là  pour  que  l'on  crût  voir  vivre  et 
remuer  les  mille  statues  des  galeries  et  des 
portails.  Et  de  fait,  la  cathédrale  semblait  ime 
créature  docile  et  obéissante  vSous  sa  main; 
elle  attendait  sa  volonté  pour  élever  sa  grosse 
voix;  elle  était  possédée  et  remplie  de  Quasi- 
modo  comme  d'un  génie  familier.  On  eût  dit 
qu'il  faisait  respirer  l'immense  édifice.  Il  y 
était  partout  en  effet,  il  se  multipliait  sur  tous 
les  points  du  monument.  Tantôt  on  aperce- 
vait avec  effroi  au  plus  haut  d'une  des  tours 
un  nain  bizarre  qui  grimpait,  serpentait,  ram- 
pait à  quatre  pâtes,  descendait  en  dehors  sur 
l'abîme,  sautelait  de  saillie  en  saillie,  et  al- 
lait fouiller  dans  le  ventre  de  quelque  gor- 
gone sculptée  :  c'était  Quasimodo  dénichant 
des  corbeaux.  Tantôt  on  se  heurtait  dans  un 


'2Cjl\  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

coin  obscur  de  l'église  à  une  sorte  de  chimère 
vivante,  accroupie  et  renfrognée  :  c'était  Qua- 
simodo  pensant.  Tantôt  on  avisait  sous  un 
clocher  une  tête  énorme  et  un  paquet  de  mem- 
bres désordonnés  se  balançant  avec  fureur  au 
bout  d'une  corde  :  c'était  Quasimodo  sonnant 
les  vêpres  ou  l'angelus.  Souvent  la  nuit  on 
voyait  errer  une  forme  hideuse  sur  la  frêle' 
balustrade  découpée  en  dentelle  qui  couronne 
les  tours  et  borde  le  pourtour  de  l'abside  :  c'é- 
tait encore  le  bossu  de  Notre-Dame.  Alors , 
disaient  les  voisines ,  toute  l'église  prenait 
quelque  chose  de  fantastique,  de  surnaturel, 
d'horrible;  des  yeux  et  des  bouches  s'y  ou- 
vraient çà  et  là;  on  entendait  aboyer  les  chiens, 
les  guivres,  les  tarasques  de  pierre  qui  veil- 
lent jour  et  nuit,  le  cou  tendu  et  la  gueule 
ouverte  autour  de  la  monstrueuse  cathédrale. 
Et  si  c'était  une  nuit  de  Noël,  tandis  que  la 
grosse  cloche,  qui  semblait  râler,  appelait  les 
fidèles  à  la  messe  ardente  de  minuit,  il  y  avait 
un  tel  air  répandu  sur  la  sombre  façade  qu'on 
eût  dit  que  le  grand  portail  dévorait  la  foule 
et  que  la  rosace  la  regardait.  Et  tout  cela  ve- 
nait de  Quasimodo.  L'Egypte  l'eût  pris  pour 
le  dieu  de  ce  temple;  le  moyen  âge  l'en  croyait 
le  démon  :  il  en  était  l'âme. 


IMMANIS  PECORIS  CDSTOS,  ETC.  agS 

A  tel  point  que ,  pour  ceux  qui  savent  que 
Quasimodo  a  existé,  Notre-Dame  est  aujour- 
d'hui déserte,  inanimée,  morte.  On  sent  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  disparu.  Ce  corps  im- 
mense est  vide;  c'est  un  squelette;  l'esprit  l'a 
quitté,  on  en  voit  la  place,  et  voilà  tout.  C'est 
comme  un  crâne  où  il  y  a  encore  des  trous 
pour  les  yeux;  mais  plus  de  regard. 


i 


i 


VI. 


Ce  €l)ien  st  son  Maître. 


Il  y  avait  pourtant  une  créature  humaine 
que  Quasimodo  exceptait  de  sa  malice  et  de 
sa  haine  pour  les  autres,  et  qu'il  aimait  au- 
tant, plus  peut-être  que  sa  cathédrale;  c'était 
Claude  Frollo. 

La  chose  était  simple.  Claude  Frollo  l'avait 
recueilli,  l'avait  adopté,  l'avait  nourri,  l'avait 


LE  CHIEN  ET  SON  MAITRE.  agy 

élevé.  Tout  petit,  c'est  dans  les  jambes  de 
Claude  Frollo  qu'il  avait  coutume  de  se  réfu- 
gier quand  les  chiens  et  les  enfans  aboyaient 
après  lui.  Claude  Frollo  lui  avait  appris  à  par» 
1er,  à  lire,  à  écrire.  Claude  Frollo  enfin  l'avait 
fait  sonneur  de  cloches.  Or,  donner  la  grosse 
cloche  en  mariage  à  Quasimodo ,  c'était  don- 
ner Juliette  à  Roméo. 

Aussi  la  reconnaissance  de  Quasimodo  était- 
elle  profonde,  passionnée,  sans  bornes;  et 
quoique  le  visage  de  son  père  adoptif  fût  sou- 
vent brumeux  et  sévère,  quoique  sa  parole  fût 
habituellement  brève,  dure,  impérieuse,  ja- 
mais cette  reconnaissance  ne  s'était  démentie 
un  seul  instant.  L'archidiacre  avait  en  Quasi- 
modo l'esclave  le  plus  soumis,  le  valet  le  plus 
docile ,  le  dogue  le  plus  vigilant.  Quand  le  pau- 
vre sonneur  de  cloches  était  devenu  sourd,  il 
s'était  établi  entre  lui  et  Claude  Frollo  une 
langue  de  signes  ,  mystérieuse  et  comprise 
d'eux  seuls.  De  cette  façon  l'archidiacre  était 
le  seul  être  humaiu  avec  lequel  Quasimodo 
eût  conservé  communication.  Il  n'était  en 
rapport  dans  ce  monde  qu'avec  deux  choses: 
Notre-Dame  et  Claude  Frollo. 

Rien  de  comparable  à  l'empire  de  l'archi- 
diacre sur  le  sonneur,  à  l'attachement  du  son- 


298  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

neur  pour  l'archidiacre.  Il  eût  suffi  d'un  signe 
de  Claude,  et  de  l'idée  de  lui  faire  plaisir, 
pour  que  Quasimodo  se  précipitât  du  haut  des 
tours  de  Notre-Dame.  C'était  une  chose  re- 
marquable que  toute  cette  force  physique , 
arrivée  chez  Quasimodo  à  un  développement 
si  extraordinaire,  et  mise  aveuglément  par  lui 
à  la  disposition  d'un  autre.  Il  y  avait  là  sans 
doute  dévouement  filial,  attachement  domes- 
tique; il  y  avait  aussi  fascination  d]un  esprit 
par  un  autre  esprit.  C'était  une  pauvre ,  gau- 
che et  maladroite  organisation  qui  se  tenait  la 
tête  basse  et  les  yeux  supplians  devant  une 
intelligence  haute  et  profonde,  puissante  et 
supérieure.  Enfin,  et  par  dessus  tout,  c'é- 
tait reconnaissance.  Reconnaissance  tellement 
poussée  à  sa  limite  extrême'  que  nous  ne  sau- 
rions à  quoi  la  comparer.  Cette  vertu  n'est 
pas  de  celles  dont  les  plus  beaux  exemples 
sont  parmi  les  hommes.  Nous  dirons  donc  que 
Quasimodo  aimait  l'archidiacre  comme  jamais 
chien,  jamais  cheval,  jamais  éléphant  n'a  aimé 
son  maître. 


VIL 


BniU  tfc  €{anîfc  Svoiiih 


En  1/482,  Qiiasîinodo  avait  environ  vingt 
ans,  Claude  Frollo  environ  trente-six.  L'un 
avait  grandi,  l'autre  avait  vieilli. 

Claude  Frollo  n'était  plus  le  simple  écolier 
du  collège  Torchi;le  tendre  protecteur  d'un 
petit  enfant;  le  jeune?  et  rêveur  philosophe 
qui  savait  beaucoup  de  choses  el  qui  en  igno- 


3oO  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

rait  beaucoup.  C'était  un  prêtre  austère , 
grave,  morose;  un  chargé  d'âmes;  monsieur 
l'archidiacre  de  Josas,  le  second  acolyte  de 
l'évéque,  ayant  sur  les  bras  les  deux  décanats 
de  Montlhéry  et  de  Châteaufort  ,  et  cent 
soixante-quatorze  curés  ruraux.  C'était  un 
personnage  imposant  et  sombre ,  devant  le- 
quel tremblaient  les  enfans  de  chœur  en  aube 
et  en  jaquette,  les  machicos,  les  confrères  de 
saint  Augustin,  les  clercs  matutinels  de  Notre- 
Dame,  quand  il  passait  lentement  sous  les 
hautes  ogives  du  chœur,  majestueux,  pensif, 
les  bras  croisés,  et  la  tête  tellement  ployée  sur 
la  poitrine  qu'on  ne  voyait  de  sa  face  que  son 
grand  front  chauve. 

Dom  Claude  Frollo  n'avait  abandonné ,  du 
reste ,  ni  la  science  ni  l'éducation  de  son  jeune 
frère  ,  ces  deux  occupations  de  sa  vie.  Mais 
avec  le  temps  il  s'était  mêlé  quelque  amertume 
à  ces  choses  si  douces.  A  la  longue,  dit  Paul- 
Diacre,  le  meilleur  lard  rancit.  Le  petit  Jehan 
Frollo ,  surnommé  du  Moulin  à  cause  du  lieu 
où  il  avait  été  nourri,  n'avait  pas  grandi  dans 
la  direction  que  Claude  avait  voulu  lui  impri- 
mer. Le  grand  frère  comptait  sur  un  élève 
pieux,  docile,  docte,  honorable.  Or  le  petit 
frère,  comme  ces  jeunes  arbres  qui  trompent 


SUITE  DE  CLAUDE  FROLLO.  3o  1 

l'effort  du  jardinier,  et  se  tournent  opiniâtre- 
ment du  côté  d'où  leur  vient  l'air  et  le  soleil , 
le  petit  frère  ne  croissait  et  ne  multipliait ,  ne 
poussait  de  belles  branches  touffues  et  luxu- 
riantes que  du  côté  de  la  paresse,  de  l'ignorance 
et  de  la  débauche.  C'était  un  vrai  diable ,  fort 
désordonné ,  ce  qui  faisait  froncer  le  sourcil  à 
dom  Claude,  mais  fort  drôle  et  fort  subtil ,  ce 
qui  faisait  sourire  le  grand  frère.  Claude  l'avait 
confié  à  ce  même  collège  de  Torchi  où  il  avait 
passé  ses  premières  années  dans  l'étude  et  le 
recueillement;  et  c'était  une  douleur  pour  lui 
que  ce  sanctuaire  autrefois  édifié  du  nom  de 
Frollo  en  fût  scandalisé  aujourd'hui.  Il  en 
faisait  quelquefois  à  Jehan  de  fort  sévères  et 
de  fort  longs  sermons ,  que  celui-ci  essuyait 
intrépidement.  Après  tout,  le  jeune  vaurien 
avait  bon  cœur,  comme  cela  se  voit  dans 
toutes  les  comédies.  Mais  le  sermon  passé,  il 
n'en  reprenait  pas  moins  tranquillement  le 
cours  de  ses  séditions  et  de  ses  énormités. 
Tantôt  c'était  un  héjaune  (  on  appelait  ainsi 
les  nouveaux  débarqués  à  l'Université)  qu'il 
avait  houspillé  pour  sa  bien-venue;  tradition 
précieuse  qui  s'est  soigneusement  perpétuée 
jusqu'à  nos  jours.  Tantôt  il  avait  donné  le 
branle  à  une  bande  d'écoliers,  lesquels   s'é- 


3ô2  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

talent  classiquement  jetés  sur  un  cabaret  j 
quasi  classico  excitait^  puis  avaient  battu  le 
tavernier  a  avec  bâtons  offensifs,  »  et  joyeuse- 
ment pillé  la  taverne  jusqu'à  effondrer  -les 
muids  de  vin  dans  la  cave.  Et  puis ,  c'était  un 
beau  rapport  en  latin  que  le  sous-moniteur  de 
Torchi  apportait  piteusement  à  dom  Claude 
avec  cette  douloureuse  emargination  :  Rixa  ; 
prima  causa  vinum  optimum  potatum.  Enfin 
on  disait,  horreur  dans  un  enfant  de  seize 
ans ,  que  ses  débordemens  allaient  souventes- 
fois  jusqu'à  la  rue  de  Glatigny. 

De  tout  cela  Claude  contristé  et  découragé 
dans  ses  affections  humaines,  s'était  jeté  avec 
plus  d'emportement  dans  les  bras  de  la  science, 
cette  sœur  qui  du  moins  ne  vous  rit  pas  au 
nez,  et  vous  paie  toujours,  bien  qu'en  monnaie 
quelquefois  un  peu  creuse ,  les  soins  qu'on  lui 
a  rendus.  Il  devint  donc  de  plus  en  plus  sa- 
vant, et  en  même  temps,  par  une  conséquence 
naturelle,  de  plus  en  plus  rigide  comme  prêtre^ 
de  plus  en  plus  triste  comme  homme.  Il  y  a, 
pour  chacun  de  nous,  de  certains  parallé- 
lismes  entre  notre  intelligence ,  nos  mœurs  et 
notre  caractère ,  qui  se  développent  sans  dis- 
continuité, et  ne  se  rompent  qu'aux  grandes 
perturbations  de  la  vie. 


SUITE  DE  CLAUDE  FROLLO.  3o3 

Comme  Claude  FroUo  avait  parcouru  dès 
sa  jeunesse  le  cercle  presque  entier  des  con- 
naissances humaines,  positives,  extérieures, et 
licites ,  force  lui  fut ,  à  moins  de  s'arrêter  uhi 
defuit  orbis^  force  lui  fut  d'aller  plus  loin  et 
de  chercher  d'autres  alimens  à  l'activité  insa- 
tiable de  son  intelligence.  L'antique  symbole 
du  serpent  qui  se  mord  la  queue  convient 
surtout  à  la  science.  Il  paraît  que  Claude 
Frollo  l'avait  éprouvé.  Plusieurs  personnes 
graves  affirmaient  qu'après  avoir  épuisé  X^fas 
du  savoir  humain ,  il  avait  osé  pénétrer  dans 
le  nefas.  Il  avait ,  disait-on ,  goûté  successive- 
ment toutes  les  pommes  de  l'arbre  de  l'intelli- 
gence, et,  faim  ou  dégoût,  il  avait  fini  par 
mordre  au  fruit  défendu.  Il  avait  pris  place 
tour  à  tour,  comme  nos  lecteurs  l'ont  vu, 
aux  conférences  des  théologiens  en  Sorbonne, 
aux  assemblées  des  artiens  à  l'image  Saint- 
Hilaire,  aux  disputes  des  décrétistes  à  l'image 
Saint-Martin,  aux  congrégations  des  médecins 
au  bénitier  de  Notre-Dame,  ad  cupam  Nostrœ- 
Dominœ.  Tous  les  mets  permis  et  approuvés, 
que  ces  quatre  grandes  cuisines  appelées  les 
quatre  facultés  pouvaient  élaborer  et  servir  à 
une  intelligence,  il  les  avait  dévorés,  et  la  sa- 
tiété lui  en  était  venue  avant  que  sa  faim  fiit 


3o4  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

apaisée.  Alors  il  avait  creusé  plus  avatit  ^  pins 
bas,  dessous  toute  cette  science  finie,  maté- 
rielle, limitée;  il  avait  risqué  peut-être  son 
âme ,  et  s'était  assis  dans  la  caverne  à  cette  ta- 
ble mystérieuse  des  alchimistes ,  des  astrolo- 
gues, des  hermétiques,  dont  Averroës,  Guil- 
laume de  Paris  et  Nicolas  Flamel  tiennent  le 
bout  dans  le  moyen  âge,  et  qui  se  prolonge 
dans  l'Orient,  aux  clartés  du  chandelier  à  sept 
branches,  jusqu'à  Salomon  ,  Pythagore  et 
Zoroastre. 

C'était  du  moins  ce  que  l'on  supposait ,  à 
tort  ou  à  raison. 

Il  est  certain  que  l'archidiacre  visilait  sou- 
vent le  cimetière  des  Saints-Innocens ,  où  son 
père  et  sa  mère  avaient  été  enterrés,  il  est 
vrai ,  avec  les  autres  victimes  de  la  peste  de 
3  4^6;  mais  qu'il  paraissait  beaucoup  moins 
dévot  à  la  croix  de  leur  fosse  qu'aux  figures 
étranges  dont  était  chargé  le  tombeau  de  Ni- 
colas Flamel  et  de  Claude  Pernelle ,  construit 
tout  à  coté  ! 

Il  est  certain  qu'on  l'avait  vu  souvent  longer 
la  rue  des  Lombards ,  et  entrer  furtivement 
dans  une  petite  maison  qui  faisait  le  coin  de 
la  rue  des  Écrivains  et  de  la  rue  Marivaulx. 
C'était  la  maison  que  Nicolas  Flamel  avait  bâtie, 


SUITE  DE  CLAUDE  FROLLO.        3o5 

OÙ  il  était  mort  vers  i4 1 7,  et  qui ,  toujours  dé- 
serte depuis  lors ,  commençait  déjà  à  tomber 
en  ruine  ;  tant  les  hermétiques  et  les  souffleurs 
de  tous  les  pays  en  avaient  usé  les  murs,  rien 
qu'en  y  gravant  leurs  noms.  Quelques  voisins 
même  affirmaient  avoir  vu  une  fois,  par  un 
soupirail,  l'archidiacre  Claude  creusant,  re- 
muant et  bêchant  la  terre  dans  ces  deux 
caves ,  dont  les  jambes  étrières  avaient  été  bar- 
bouillées de  vers  et  d'hiéroglyphes  sans  nom- 
bre par  Nicolas  Flamel  lui-même.  On  supposait 
que  Flamel  avait  enfoui  la  pierre  philosophale 
dans  ces  caves;  et  les  alchimistes,  pendant 
deux  siècles ,  depuis  Magistri  jusqu'au  père 
Pacifique,  n'ont  cessé  d'en  tourmenter  le  sol 
que  lorsque  la  maison  ,  si  cruellement  fouillée 
et  retournée ,  a  fini  par  s'en  aller  en  poussière 
sous  leurs  pieds. 

Il  est  certain  encore  que  l'archidiacre  s'était 
épris  d'une  passion  singulière  pour  le  portail 
symbolique  de  Notre-Dame,  cette  page  de  gri- 
moire écrite  en  pierre  par  l'évêque  Guillaume 
de  Paris,  lequel  a  sans  doute  été  damné  pour 
avoir  attaché  un  si  infernal  frontispice  au  saint 
poëme  que  chante  éternellement  le  reste  de 
l'édifice.  L'archidiacre  Claude  passait  aussi 
pour  avoir  approfondi  le  colosse  de  Saint- 
f.  20 


3o6  NOTRE-DAME  BE  PARIS. 

Christophe,  et  cette  longue  statue  énigma- 
tique  qui  se  dressait  alors  à  l'entrée  du  parvis , 
et  que  le  peuple  appelait  dans  ses  dérisions 
Monsieur  Legris.  Mais,  ce  que  tout  le  monde 
avait  pu  remarquer ,  c'était  les  interminables 
heures  qu'il  employait  souvent,  assis  sur  le 
parapet  du  parvis,  à  contempler  les  sculptures 
du  portail ,  examinant  tantôt  les  vierges  folles 
avec  leurs  lampes  renversées,  tantôt  les  vier- 
ges sages  avec  leurs  lampes  droites;  d'autres 
fois,  calculant  l'angle  du  regard  de  ce  corbeau 
qui  tient  au  portail  de  gauche  et  qui  regarde 
dans  l'église  un  point  mystérieux  où  est  cer- 
tainement cachée  la  pierre  philosophale ,  si 
elle  n'est  pas  dans  la  cave  de  Nicolas  Flamel. 
C'était,  disons-le  en  passant,  une  destinée  sin- 
gulière pour  l'église  Notre-Dame  à  cette  époque 
que  d'être  ainsi  aimée  à  deux  degrés  différens, 
et  avec  tant  de  dévotion ,  par  deux  êtres  aussi 
dissemblablesque  Claude  etQuasimodo.  Aimée 
par  l'un ,  sorte  de  demi-homme  instinctif  et 
sauvage,  pour  sa  beauté,  pour  sa  stature, 
pour  les  harmonies  qui  se  dégagent  de  son 
magnifique  ensemble;  aimée  par  l'autre,  ima- 
gination savante  et  passionnée,  pour  sa  signi- 
fication ,  pour  son  mythe,  pour  le  sens  qu'elle 
renferme  ,  pour   le  symbole  épars  sous  les 


I 


SUITE  DE  CLAUDE  FROLLO.        Soy 

sculptures  de  sa  façade  comme  le  premier 
texte  sous  le  second  dans  un  palimpseste ,  en 
un  mot,  pour  l'énigme  qu'elle  propose  éter- 
nellement à  l'intelligence. 

Il  est  certain  enfin  que  l'archidiacre  s'était 
accommodé  dans  celle  des  deux  tours  qui  re- 
garde sur  la  Grève  ,  tout  à  côté  de  la  cage  aux 
cloches,  une  petite  cellule  fort  secrète  où  nul 
n'entrait,  pas  même  l'évêque,  disait-on  ,  sans 
son  congé.  Cette  cellule  avait  été  jadis  prati- 
quée, presque  au  sommet  de  la  tour,  parmi 
les  nids  de  corbeaux,  par  l'évêque  Hugo  de 
Besançon  ^,  qui  y  avait  maléficié   dans  son 
temps.  Ce  que  renfermait  cette  cellule,  nul 
ne  le  savait  ;  mais  on  avait  vu  souvent  des 
grèves  du  Terrain,  la  nuit,  à  une  petite  lu^ 
carne  qu'elle  avait  sur  le  derrière  de  la  tour, 
paraître ,  disparaître  et  reparaître  à  intervalles 
courts  et  égaux,  une  clarté  rouge,  intermit- 
tente ,  bizarre ,  qui  semblait  suivre  les  aspira- 
tions haletantes  d'un  soufflet,  et  venir  plutôt 
d'une  flamme  que  d'une  lumière.  Dans  l'om- 
bre, à  cette  hauteur,  cela  faisait  un  effet  sin- 
gulier; et  les  bonnes  femmes  disaient:  Voilà 
l'archidiacre  qui  souffle!  lenfer  pétille  là-haut. 
Il  n'y  avait  pas  dans  tout  cela ,  après  tout , 

^  Hugo  II  de  Bisuncio ,  i3?.6-i332. 


3o8  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

grandes  jDreuves  de  sorcellerie ,  mais  c'était 
bien  toujours  autant  de  fumée  qu'il  en  fallait 
pour  supposer  du  feu;  et  l'archidiacre  avait 
un  renom  assez  formidable.  Nous  devons  dire 
pourtant  que  les  sciences  d'Egypte,  que  la  né- 
cromancie ,  que  la  magie ,  même  la  plus  blanche 
et  la  plus  innocente ,  n'avaient  pas  d'ennemi 
plus  acharné,  pas  de  dénonciateur  plus  im- 
pitoyable par  devant  messieurs  de  l'officialité 
de  Notre-Dame.  Que  ce  fût  sincère  horreur  ou 
jeu  joué  du  larron  qui  crie  au  voleurî  cela 
n'empêchait  pas  l'archidiacre  d'être  considéré 
par  les  doctes  têtes  du  chapitre  comme  une 
âme  aventurée  dans  le  vestibule  de  l'enfer, 
perdue  dans  les  antres  de  la  cabale ,  tâtonnant 
dans  les  ténèbres  des  sciences  occultes.  Le 
peuple  ne  s'y  méprenait  pas  non  plus  :  chez 
quiconque  avait  im  peu  de  sagacité,  Quasi- 
yiodo  passait  pour  le  démon ,  Claude  Frollo 
pour  le  sorcier.  Il  était  évident  que  le  sonneur 
devait  servir  l'archidiacre  pendant  un  temps 
donné ,  au  bout  duquel  il  emporterait  son 
âme  en  guise  de  paiement.  Aussi  l'archidiacre 
était-il,  malgré  l'austérité  excessive  de  sa  vie, 
en  mauvaise  odeur  parmi  les  bonnes  âmes;  et 
il  n'y  avait  pas  nez  de  dévote  si  inexpéri- 
njentée  qui  ne  le  flairât  magicien. 


SUITE  DE  CLAUDE  FROLLO.  3o() 

Et  isi ,  en  vieillissant,  il  s'était  lormé  des 
abîmes  dans  sa  science ,  il  s'en  était  aussi 
formé  dans  son  cœur.  C'est  du  moins  ce  qu'on 
était  fondé  à  croire  en  examinant  cette  figure 
sur  laquelle  on  ne  voyait  reluire  son  âme  qu'à 
travers  im  sombre  nuage.  D'où  lui  venait  ce 
large  front  cbauve ,  cette  tète  toujours  pen- 
chée ,  cette  poitrine  toujours  soulevée  de  sou- 
pirs? Quelle  secrète  pensée  faisait  sourire  sa 
bouche  avec  tant  d'amertume  au  même  mo- 
ment où  ses  sourcils  froncés  se  rapprochaient 
comme  deux  taureaux  qui  vont  lutter?  Pour- 
quoi son  reste  de  cheveux  éfaient-ils  déjà  gris? 
Quel  était  ce  feu  intérieur  qui  éclatait  parfois 
dans  son  regard,  au  point  que  son  œil  res- 
semblait à  un  trou  percé  dans  la  paroi  d'une 
fournaise  ? 

Ces  symptômes  d'une  violente  préoccupa- 
tion morale  avaient  surtout  acquis  un  haul 
degré  d'intensité  à  l'époque  où  se  passe  cette 
histoire.  Plus  d'une  fois  un  enfant  de  chœur 
s'était  enfui  effrayé  de  le  trouver  setd  dans 
l'église  ,  tant  son  regard  était  étrange  et  écla- 
tant. Plus  d'une  fois ,  dans  le  chœur,  à  l'heure 
des  offices,  son  voisin  de  stalle  l'avait  entendu 
mêler  au  plain-chant  ad  ornuem  toniim  des 
parenthèses  inintelligibles.  Plus  d'une  fois  la 


3  I  O  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

buandière  du  Terrain ,  chargée  de  «  laver  le 
))  chapitre,))  avait  observé,  non  sans  effroi, 
des  marques  d'ongles  et  de  doigts  crispés  dans 
le  surplis  de  monsieur  Farchidiacre  de  Josas. 
D'ailleurs  il  redoublait  de  sévérité  et  n'avait 
jamais  été  plus  exemplaire.  Par  état  comme 
par  caractère ,  il  s'était  toujours  tenu  éloigné 
des  femmes  ;  il  semblait  les  haïr  plus  que  ja- 
mais. Le  seul  frémissement  d'une  cotte-hardie 
de  soie  faisait  tomber  son  capuchon  sur  ses 
yeux.  Il  était  sur  ce  point  tellement  jaloux 
d'austérité  et  de  réserve ,  que  lorsque  la  dame 
de  Beaujeu ,  fille  du  roi ,  vint,  au  mois  de  dé- 
cembre f  48 1 ,  visiter  le  cloître  de  Notre-Dame , 
il  s'opposa  gravement  à  son  entrée,  rappelant 
à  l'évêque  le  statut  du  Livre  Noir,  daté  de  la 
vigile  Saint-Barthélémy  1 334  ■>  qui  interdit  l'ac- 
cès du  cloître  à  toute  femme  «  quelconque, 
»  vieille  ou  jeune ,  maîtresse  ou  chambrière,  w 
Sur  quoi  l'évêque  avait  été  contraint  de  lui 
citer  l'ordonnance  du  légat  Odo,  qui  excepte 
certaines  grandes  dames,  aliquœ  magnate^mu- 
Itères ,  quœ  sine  scandalo  evitari  non  possunt. 
Et  encore  l'archidiacre  protesta-t-il ,  objectant 
que  l'ordonnance  du  légat,  laquelle  remontait 
à  1207,  était  antérieure  de  cent  vingt-sept  ans 
au  Livre  Noir,  et  par  conséquent  abrogée  de 


SUIT E  DE  CLAUDE  FROLLO.  3 1  1 

fait  par  lui.  Et  il  avait  refusé  de  paraître  devant 
la  princesse. 

On  remarquait  en  outre  que  son  horreur 
pour  les  égyptiennes  et  les  zingari  semblait 
redoubler  depuis  quelque  temps.  Il  avait  sol- 
licité de  l'évêque  un  édit  qui  fit  expresse  dé- 
fense aux  bohémiennes  de  venir  danser  et 
tambouriner  sur  la  place  du  parvis  ;  et  il  com- 
pulsait depuis  le  même  temps  les  archives 
moisies  de  Tofficial ,  afin  de  réunir  les  cas  de 
sorciers  et  de  sorcières  condamnés  au  feu  ou 
à  la  corde  pour  complicité  de  maléfices  avec 
des  boucs,  des  truies  ou  des  chèvres. 


LIVRE    QUATRIÈME. 


I. 


€0up  y  oeil  impûrtittl  sur  rancicniic  macjistratuic. 


C'ETAIT  un  fort  heureux  personnage,  en  l'an 
de  grâce  1482,  que  noble  homme  Robert 
d'Estouteville,  chevalier,  sieur  de  Beyne,  baron 
d'Ivry  et  Saint- Andry  en  la  Marche,  conseiller 
et  chambellan  du  roi,  et  garde  de  la  prévôté 
de  Paris.  Il  y  avait  déjà  près  de  dix-sept  ans 
qu'il  avait  reçu  du  roi,  le  7  novembre  1^65, 


3l6  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

l'année  de  la  comète  ',  celte  belle  charge  de 
prévôt  de  Paris,  qui  était  réputée  plutôt  sei- 
gneurie qu'office:  Dignitas,  dit  JoannesLœm- 
nœus,  quœ  cum  non  exigua  potestate  poli- 
tiam  concernente ,  atque  prœrogativis  multis 
et  juribus  conjuncta  est.  La  chose  était  mer- 
veilleuse en  82  qu'un  gentilhomme  ayant  com- 
mission du  roi  et  dont  les  lettres  d'institution 
remontaient  à  l'époque  du  mariage  de  la  fille 
naturelle  de  Louis  XI  avec  monsieur  le  bâtard 
de  Bourbon.  Le  même  jour  où  Robert  d'Es- 
touteville  avait  remplacé  Jacques  de  Villiers 
dans  la  prévôté  de  Paris,  maître  Jean  Dauvet 
remplaçait  messire  Hélye  de  Thorrettes  dans 
la  première  présidence  de  la  cour  de  parle- 
ment, Jean  Jouvenel  des  Ursins  supplantait 
Pierre  de  Morvilliers  dans  l'office  de  chancelier 
de  France,  Regnaultdes  Dormans  désappoin- 
tait Pierre  Puy  de  la  charge  de  maître  des  re- 
quêtes ordinaire  de  l'hôtel  du  roi.  Or  sur  com- 
bien de  têtes  la  présidence,  la  chancellerie  et 
la  maîtrise  s'étaient-elles  promenées  depuis 
que  Robert  d'Estouteville  avait  la  prévôté  de 
Paris!  Elle    lui  avait    été   baillée   en  garde ^ 

*  Cette  comète ,  contre  laquelle  le  pape  Calixte  or- 
donna des  prières  publiques ,  est  la  même  qui  reparaîtra 
en  i835. 


COUP  d'oeil  impartial,  etc.  3  I  7 

disaient  les  lettres  patentes;  et  certes,  il  la 
gardait  bien.  Il  s'y  était  cramponné,  il  s'y  était 
incorporé,  il  s'y  était  identifié  si  bien,  qu'il 
avait  échappé  à  cette  furie  de  changement  qui 
possédait  Louis  XI,  roi  défiant,  taquin  et 
travailleur,  qui  tenait  à  entretenir,  par  des 
institutions  et  des  révocations  fréquentes,  l'é- 
lasticité de  son  pouvoir.  Il  y  a  plus  :  le  brave 
chevalier  avait  obtenu  pour  son  fils  la  survi- 
vance de  sa  charge,  etil  y  avait  déjà  deux  ans 
que  le  nom  de  noble  homme  Jacques  d'Estoute- 
ville  ,  écuyer,  figurait  à  côté  du  sien  en  tète  du 
registre  de  l'ordinaire  de  la  prévôté  de  Paris, 
Rare  ,  certes,  et  insigne  faveur!  Il  est  vrai  que 
Robert  d'Estouteville  était  un  bon  soldat,  qu'il 
avait  loyalement  levé  le  pennon  contre  la  ligue 
du  bien  public,  et  qu'il  avait  offert  à  la  reine 
un  très-merveilleux  cerf  en  confitures  le  jour 
de  son  entrée  à  Paris  en  1 4-  •  •  Il  avait  de  plus 
la  bonne  amitié  de  messire  Tristan  l'Hermite, 
prévôt  des  maréchaux  de  l'hôtel  du  roi.  C'était 
donc  une  très  douce  et  plaisante  existence 
que  celle  de  messire  Robert.  D'abord ,  de  fort 
bons  gages,  auxquels  se  rattachaient, et  pen- 
daient comme  des  grappes  déplus  à  sa  vigne, 
les  revenus  des  greffes  civil  et  criminel  de  la 
prévôté,  plus  les  revenus  civils  et  criminels 


3f8  NOTRE-DAME  DE  PARIS.    - 

des  auditoires  d'Embas  du  Châtelet,  sans  comp- 
ter quelque  petit  péage  au  pont  de  Mante  et 
de  Corbeil,  et  les  profits  du  tru  sur  l'esgrin  de 
Paris,  sur  les  mouleurs  de  bûches  et  les  mesu- 
reurs de  sel.  Ajoutez  à  cela  le  plaisir  d'étaler 
dans  les  chevauchées  de  la  ville  et  de  faire  res- 
sortir sur  les  robes  mi-parties  rouge  et  tanné 
des  échevins  et  des  quarteniers  son  bel  habit 
de  guerre  que  vous  pouvez  encore  admirer 
aujourd'hui  sculpté  sur  son  tombeau,  à  l'ab- 
baye de  Valmont  en  Normandie ,  et  son  mo- 
rion  tout  bosselé  à  Monthléry.  Et  puis,  n'é- 
tait-ce rien  que  d'avoir  toute  suprématie  sur 
les  sergens   de  la  douzaine ,  le  concierge  et 
guette  du  Châtelet,  les  deux  auditeurs  duChâ- 
telet ,  auditores  Castelleti ,  les  seize  commissai- 
res des  seize  quartiers,  le  geôlier  du  Châtelet, 
les  quatre  sergens  fieffés,  les  cent  vingt  sergens 
à  cheval,  les  cent  vingt  sergens  à  verge,  le 
chevalier  du  guet  avec  son  guet,  son  sous- 
guet,  son   contre-guet  et  son  arrière -guet? 
n'était-ce  rien  que  d'exercer  haute  et  basse 
justice ,  droit  de  tourner,  de  pendre  et  de  traî- 
ner ,  sans   compter  la  menue  juridiction  en 
premier  ressort  [in prima  instantia^  comme 
disent  les  chartes),  sur  cette  vicomte  de  Paris , 
si  glorieusement  opanagée  de  sept  nobles  bail- 


COUP  d'oeil  impartial,  etc.         3 19 

liages?  Peut- on  rien  imaginer  de   plus  suave 
que  de  rendre   arrêts  et  jugemens,  comme 
faisait  quotidiennement  messire  Robert  d'Es- 
touteville,dansle  Grand-Châtelet,  sous  les  ogi- 
ves larges  et  écrasées  de  Philippe-Auguste  ?  et 
d'aller,  comme  il  avait  coutume  chaque  soir, 
en  cette  charmante  maison  sise  rue  Galilée, 
dans  le  pourpris  du  Palais-Royal,  qu'jl  tenait 
du  chef  de  sa  femme  madame  Ambroise  de 
Loré,  se  reposer  de  la  fatigue  d'avoir  envoyé 
quelque  pauvre  diable  passer  la  nuit  de  son 
côté  dans  «  cette  petite  logette  de  la  rue  de 
»  l'Escorcherie  ,  en   laquelle   les   prévôts   et 
»  échevins  de  Paris  soûlaient  faire  leur  pri- 
»  son;  contenant  icelle  onze  pieds  de  long, 
»  sept  pieds  et  quatre  pouces  de  lez  et  onze 
»  pieds  de  haut?  ^»  ^ 

Et  non-seulement  messire  Robert  d'Estou- 
teville  avait  sa  justice  particuhère  de  prévôt  et 
vicomte  de  Paris;  mais  encore  il  avait  part, 
coup  d'œil  et  coup  de  dent  dans  la  grande  jus- 
tice du  roi.  Il  n'y  avait  pas  de  tête  un  peu 
haute  qui  ne  lui  eût  passé  par  les  mains  avant 
d'écheoir  au  bourreau.  C'est  lui  qui  avait  été 
quérir  à  la  Bastille  Saint- Antoine,  pour  le  me- 
ner aux  Halles;  M.  de  Nemours,  pour  le  me- 
^  Comptes  du  domaîne.  1  383. 


3i20  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ner  en  Grève,  M.  de  Saint-Pol,  lequel  rechi- 
gnait et  se  récriait,  à  la  grande  joie  de  mon- 
sieur le  prévôt  qui  n'aimait  pas  monsieur  le 
connétable. 

En  voilà,  certes,  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
faire  une  vie  heurense  et  illustre,  et  pour  mé- 
riter un  jour  une  page  notable  dans  cette  in- 
téressante histoire  des  prévôts  de  Paris ,  où 
l'on  apprend  que  Oudard  de  Villeneuve  avait 
une  maison  rue  des  Boucheries,  que  Guil- 
laume de  Hangest  acheta  la  grande  et  petite 
Savoie,  que  Guillaume  Thiboust  donna  aux 
religieuses  de  Sainte-Geneviève  ses  maisons  de 
la  rueClopin,  que  Hugues  Aubriot  demeurait 
à  l'hôtel  du  Porc-Épic,  et  autres  faits  domes- 
tiques. 

Toutefois,  avec  tant  de  motifs  de  prendre 
la  vie  en  patience  et  en  joie,  messire  Robert 
d'Estouteville  s'était  éveillé  le  matin  du  7  jan- 
vier 1482 ,  fort  bourru  et  de  massacrante  hu- 
meur. D'où  venait  cette  humeur  ?  c'est  ce  qu'il 
n'aurait  pu  dire  lui-même.  Était  ce  que  le  ciel 
était  gris?  que  la  boucle  de  son  vieux  cein- 
turon de  Montlliéry  était  mal  serrée  ,  et 
sanglait  trop  militairement  son  embonpoint  de 
prévôt?  qu'il  avait  vu  passer  dans  la  rue  sous 
sa  fenêtre  des  ribauds  lui  faisant  nargue,  al- 


COUP  d'oeil  IMPARTIAL,  ETC.  321 

'/• 

lant  quatre  de  bande,  pourpoint  sans  chemise, 
chapeau  sans  fond,  bissac  et  bouteille  au 
côté?  Était-ce  pressentiment  vague  des  trois 
cent  soixante-dix  Uvres  seize  sols  huit  deniers 
que  le  futur  roi  Charles  VIII  devait,  l'année 
suivante,  retrancher  des  revenus  de  la  prévôté  ? 
Le  lecteur  peut  choisir;  quanta  nous  ,  nous 
inclinerions  à  croire  tout  simplement  qu'il 
était  de  mauvaise  humeur  parce  qu'il  était 
de  mauvaise  humeur. 

D'ailleurs,  c'était  un  lendemain  de  fête, 
jour  d'ennui  pour  tout  le  monde,  et» surtout 
pour  le  magistrat  chargé  de  balayer  toutes  les 
ordures,  au  propre  et  au  figuré ,  que  fait  une 
fête  à  Paris.  Et  puis,  il  devait  tenir  séance  au 
Grand-Châtelet.  Or  nous  avons  remarqué  que 
les  juges  s'arrangent  en  général  de  manière  à 
ce  que  leur  jour  d'audience  soit  aussi  leur  jour 
d'humeur,  afin  d'avoir  toujours  quelqu'un 
sur  qui  s'en  décharger  commodément,  de  par 
le  roi ,  la  loi  et  justice. 

Cependant  l'audience  avait  commencé  sans 
lui.  Ses  lieutenans,  au  civil,  au  criminel  et 
au  particulier,  faisaient  sa  besogne,  selon  l'u- 
sage ;  et  dès  huit  heures  du  matin ,  quelques 
dizaines  de  bourgeois  et  de  bourgeoises ,  en- 
tassés et  foulés  dans  un  coin  obscur  de  l'au- 
I.  ai 


32 li  NOTR^-DAME  DE  PARIS. 

ditoire  d'embas  du  Châtelet,  entre  une  forte 
barrière  de  chêne  et  le  mur,  assistaient  avec 
béatitude  au  spectacle  varié  et  réjouissant  de 
la  justice  civile  et  criminelle,  rendue  par  maî- 
tre Florian  Barbedienne,  auditeur  au  Châte- 
let, lieutenant  de  M.  le  prévôt,  lin  peu  pêle- 
mêle  et  tout-à-fait  au  hasard. 

La  salle  était  petite,  basse,  voûtée.  Une  ta- 
ble fleurdelisée  était  au  fond,  avec  un  grand 
fauteuil  de  bois  de  chêne  sculpté,  qui  était  au 
prévôt  et  vide ,  et  un  escabeau  à  gauche  pour 
l'auditeur ,  maître  Florian.  Au  dessous  se  tenait 
le  greffier,  griffonnant.  En  face  était  le  peuple; 
et  devant  la  porte  ,  et  devant  la  table ,  force 
sergens  de  la  prévôté ,  en  hoquetons  de  came- 
lot violet  à  croix  blanches.  Deux  sergens  du 
Parloir-aux-Bourgeois ,  vêtus  de  leurs  jacquet- 
tes  de  la  Toussaint,  mi-parties  rouge  et  bleu, 
faisaient  sentinelle  devant  une  porte  basse  fer- 
mée ,  qu'on  apercevait  au  fond  derrière  la  ta- 
ble. Une  seule  fenêtre  ogive,  étroitement  en- 
caissée dans  l'épaisse  muraille ,  éclairait  d'un 
rayon  blême  de  janvier  deux  grotesques  figu- 
res :  le  capricieux  démon  de  pierre  sculpté  en 
cul-de-iampedans  la  clef  de  la  voûte,  et  le  juge 
assis  au  fond  de  la  salle  siu'  les  fleurs-de-lis. 

En  effet ,  figurez-vous  à  la  table  prevôtâle , 


COUP  d'œil  impartial,  etc.  323 

^ntre  deux  liasses  de  procès,  accroupi  sur 
ses  coudes ,  le  pied  sur  la  queue  de  sa  robe 
de  drap  brun  plain,  la  face  dans  sa  fourrure 
d'agneau  blanc,  dont  ses  sourcils  semblaient 
détachés,  rouge,  revéclie,  clignant  de  l'œil, 
portant  avec  majesté  la  graisse  de  ses  joues , 
lesquelles  se  rejoignaient  sous  son  menton  , 
maître  Florian  Barbedienne ,  auditeur  au  Châ- 
telet. 

Or  l'auditeur  était  sourd.  Léger  défaut  pour 
im  auditeur.  Maître  Florian  n'en  jugeait  pas 
moins  sans  appel  et  très-congrument.  Il  est 
certain  qu'il  suffît  qu'un  juge  ait  l'air  d'écouter; 
et  le  vénérable  auditeur  remplissait  d'autant 
mieux  cette  condition ,  la  seule  essentielle  en 
bonne  justice ,  que  son  attention  ne  pouvait 
être  distraite  par  aucun  bruit. 

Du  reste ,  il  avait  dans  l'auditoire  un  impi- 
toyable contrôleur  de  ses  faits  et  gestes  dans 
la  personne  de  notre  ami  Jehan  FroUo  du  Mou- 
lin, ce  petit  écolier  d'hier,  ce  piéton  qu'on 
était  toujours  sûr  de  rencontrer  partout  dans 
Paris,  excepté  devant  la  chaire  des  profe'sseurs. 

—  Tiens,  disait-iltout  bas  à  son  compagnon 
Robin  Poussepain,  qui  ricanait  à  côté  de  lui, 
tandis  qu'il  commentait  les  scènes  qui  se  dé- 
roulaient sous  leurs  yeux,  voilà  Jehanneton 


324    -ïJH^.     NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

du  Buisson.  La  belle  fille  du  Cagnard-au-Mar- 
ché-Neuf  !  —  Sur  mon  âme ,  il  la  condamne,  le 
vieux  !  il  n'a  donc  pas  plus  d'yeux  que  d'oreilles. 
Quinze  sols  quatre  deniers  parisis,  pour  avoir 
porté  deux  patenôtres!  C'est  un  peu  cher. 
Lex  duri  carminis.  —  Qu'est  celui-là?  Robin 
Chief-de-Ville ,  haubergier  !  —  Pour  avoir  été 
passé  et  reçu  maître  audit  métier  ?  —  C'est 
son  denier  d'entrée.  —  Hé  !  deux  gentilshom- 
mes parmi  ces  marauds!  Aiglet  de  Soins,  Hu- 
tin  dé  Mailly.  Deux  écuyers,  corpus-Christi  ! 
Ah!  ils  ont  joué  aux  dés.  Quand  verrai-je  ici 
notre  recteur  !  Cent  livres  parisis  d'amende 
envers  le  roi!  Le  Barbedienne  frappe  comme 
un  sourd,  —  qu'il  est  !  —  Je  veux  être  mon 
frère  l'archidiacre ,  si  cela  m'empêche  déjouer; 
de  jouer  le  jour,  de  jouer  la  nuit,  de  vivre 
au  jeu,  de  mourir  au  jeu,  et  déjouer  mon 
âme  après  ma  chemise  !  —  Sainte  Vierge,  que 
de  filles!  l'une  après  l'autre,  mes  brebis!  Am- 
broise  Lécuyère  1  Isabeau-la-Paynette  !  Be- 
rarde  Gironin  !  Je  les  connais  toutes,  par  Dieu! 
à  l'amende!  à  l'amende!  Voilà  qui  vous  ap- 
prendra à  porter  des  ceintures  dorées!  dix 
sols  parisis,  coquettes!  —  Oh!  le  vieux  mu- 
seau déjuge,  sourd  et  imbécile  !  Oh!  Florian 
le  lourdaud!  Oh!   Barbedienne  le  butor!  le 


COUP  d'cKIL  IMPARTIAL,  ETC.  3^5 

voilà  à  table  !  il  mange  du  plaideur,  il  mange  du 
procès, il  mange,il  mâche,  il  se  gave,  il  s'emplit. 
Amendes,  épaves,  taxes,  frais,  loyaux  coûts  , 
salaires,  dommages  et  intérêts,  géhenne,  pri- 
son et  geôle  et  ceps  avec  dépens,  lui  sont  ca- 
michons  de  Noël  et  massepainsde  la  Saint-Jean  ! 
Regarde-le,  le  porc!  —  Allons!  bon!  encore 
une  femme  amoureuse  !  Thibaud-la-Thibaude, 
ni  plus,  ni  moins!  —  Pour  être  sortie  de  la 
rue  Glatigny  !  —  Quel  est  ce  filsPGieffroy  Ma- 
bonne ,  gendarme  cranequinier  à  main.  Il  a 
maugréé  le  nom  du  Père.  —  A  l'amende,  la 
Thibaude!  à  l'amende  le  Gieffroy  !  à  l'amende 
tous  les  deux  !  Le  vieux  sourd  !  il  a  dû  brouil- 
ler les  deux  affaires!  Dix  contre  un  ,  qu'il  fait 
payer  le  juron  à  la  fille  et  l'amour  au  gen- 
darme!— Attention,  Robin  Poussepain!  Que 
vont-ils  introduire?  Voilà  bien  des  sergens! 
par  Jupiter  !  tous  les  lévriers  de  la  meute  y 
sont.  Ce.  doit  être  la  grosse  pièce  de  la  chasse. 
Un  sanglier.  —  C'en  est  un,  IV^bin!  c'en  est 
un.  —  Et  un  beau  encore  !  —  Herclel  c'est 
notre  prince  d'hier,  notre  pape  des  fous,  no- 
tre sonneur  de  cloches,  notre  borgne,  notre 
bossu,  notre  grimace!  C'est  Quasimodo  !... — 

Ce  n'était  rien  moins. 

C'était  Quasimodo,  sanglé,  cerclé,  iicclé^ 


326  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

garrotté  et  sous  bonne  garde.  L'escouade  de 
sergens  qui  l'environnait  était  assistée  du  che- 
valier du  guet  en  personne,  portant  brodées 
les  armes  de  France  sur  la  poitrine  et  les  ar- 
mes de  la  ville  sur  le  dos.  Il  n'y  avait  rien  du 
reste  dans  Quasimodo,  à  part  sa  difformité, 
qui  put  justifier  cet  appareil  de  hallebardes  et 
d'arquebuses;  il  était  sombre,  silencieux  et 
tranquille.  A  peine  son  œil  unique  jetait-il  de 
temps  à  autre  sur  les  liens  qui  le  chargeaient 
un  regard  sournois  et  colère. 

Il  promena  ce  même  regard  autour  de  lui  ^ 
mais  si  éteint  et  si  endormi  que  les  femmes  ne 
se  le  montraient  du  doigt  que  pour  en  rire. 

Cependant  maître  Florian  l'auditeur  feuil- 
leta avec  attention  le  dossier  de  la  plainte 
dressée  contre  Quasimodo,  que  lui  présenta 
le  greffier, et,  ce  coup  d'oeil  jeté,  parut  se  re- 
cueillir un  instant.  Grâce  à  cette  précaution 
qu'il  avait  toujours  soin  de  prendre  au  mo- 
ment de  procéder  à  un  interrogatoire,  il  sa- 
vait d'avance  les  noms,  qualités,  délits  du  pré- 
venu, faisait  des  répliques  prévues  à  des  ré- 
ponses prévues ,  et  parvenait  à  se  tirer  de  tou- 
tes les  sinuosités  de  l'interrogatoire,  sans 
trop  laisser  deviner  sa  surdité.  Le  dossier  du 
procès  était  pour  lui  le  chien  de  l'aveugle.  S'il 


COUP  d'oeil  impartial,  etc.  327 

arrivait  par  hasard  que  son  infirmité  se  trahît 
çà  et  là  par  quelque  apostrophe  incohérente 
ou  quelque  question  inintelligible,  cela  pas- 
sait pour  profondeur  parmi  les  uns,  et  pour 
imbécillité  parmi  les  autres.  Dans  les  deux 
cas,  l'honneur  de  la  magistrature  ne  recevait 
aucune  atteinte;  car  il  vaut  encore  mîfeux 
qu'un  juge  soit  réputé  imbécile  ou  profond, 
que  sourd.  Il  mettait  donc  grand  soin  à  dis- 
simuler sa  surdité  aux  yeux  de  tous,  et  il  y 
réussissait  d'ordinair-e  si  bien  qu'il  était  ar- 
rivé à  se  faire  illusion  à  lui-même.  Ce  qui  est 
du  reste  plus  facile  qu'on  ne  le  croit.  Tous 
les  bossus  vont  tête  haute,  tous  les  bègues  pé- 
rorent ,  tous  les  sourds  parlent  bas.  Quant  à 
lui,  il  se  croyait  tout  au  plus  l'oreille  un  peu 
rebelle.  C'était  la  seule  concession  qu'il  fît  sur 
ce  point  à  l'opinion  publique,  dans  ses  mo- 
mens  de  franchise  et  d'examen  de  conscience. 
Ayant  donc  bien  ruminé  l'affaire  de  Quasi- 
modo ,  il  renversa  sa  tête  en  arrière  et  ferma 
les  yeux  à'demi,  pour  plus  de  majesté  et  d'im- 
partialité ,  si  bien  qu'il  était  tout  à  la  fois  en 
ce  moment  sourd  et  aveugle.  Double  condi- 
tion sans  laquelle  il  n'est  pas  de  juge  par- 
fait. C'est  dans  cette  magistrale  attitude  qu'il 
commença  l'interrogatoire. 


328  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

—  Votre  nom?  „ 

Or  voici  un  cas  qui  n'avait  été  «  prévu  par 
la  loi ,  »  celui  où  un  sourd  aurait  à  interroger 
un  sourd. 

Quasimodo,que  rien  n'avertissait  de  la  ques- 
tion à  lui  adressée,  continua  de  regarder  le 
juge  fixement  et  ne  répondit  pas.  Le  juge, 
sourd  et  que  rien  n'avertissait  de  la  surdité  de 
l'accusé ,  crut  qu'il  avait  répondu ,  comme  fai- 
saient en  général  tous  les  accusés ,  et  pour- 
suivit avec  son  aplomb  mécanique  et  stupide. 

—  C'est  bien  ;  Votre  âge  ? 

Quasimodo  ne  répondit  pas  davantage  à 
cette  question.  Le  juge  la  crut  satisfaite,  et 
continua  : 

—  Maintenant ,  votre  état  ? 

Toujours  même  silence.  L'auditoire  cepen- 
dant commençait  à  chuchoter  et  à  s'entre- 
regarder. 

—  Il  suffit,  reprit  l'imperturbable  audi- 
teur, quand  il  supposa  que  l'accusé  avait  con- 
sommé sa  troisième  réponse.  Vous  êtes  accusé, 
par  devant  nous: primo,  de  trouble  nocturne  ; 
secundo,  àç^  voie  de  fait  déshonnête  sur  la  per- 
sonned'une  femme  {o\[e,in  prœjudiciuTn  me- 
retricis;  tertio,  de  rébellion  et  déloyauté  en- 
vers les  archers  de  l'ordonnance  du  roi,  notre 


COUP  d'oeil  impartial,  etc.  32t) 

sire.  Expliquez-vous  sur  tous  ces  points.  — 
Greffier,  avez-vous  écrit  ce  que  l'accusé  a  dit 
jusqu'ici  ? 

A  cette  question  malencontreuse ,  un  éclat 
de  rire  s'éleva,  du  greffe  à  l'auditoire,  si  vio- 
lent, si  fou,  si  contagieux,  si  universel  que 
force  fut  bien  aux  deux  sourds  de  s'en  aper- 
cevoir. Quasi  modo  se  retourna  en  haussant 
sa  bosse  avec  dédain  ;  tandis  que  maître  Flo- 
rian,  étonné  comme  lui,  et  supposant  que 
le  rire  des  spectateurs  avait  été  provoqué 
par  quelque  réplique  irrévérente  de  l'accusé , 
rendue  visible  pour  lui  par  ce  haussement  d'é- 
paules, l'apostropha  avec  indignation  : 

—  Vous  avez  fait  là,  drôle,  une  réponse 
qui  mériterait  la  hart  !  savez-vous  à  qui  vous 
parlez? 

Cette  sortie  n'était  pas  propre  à  arrêter  l'ex- 
plosion de  la  gaieté  générale.  Elle  parut  à  tous 
si  hétéroclite  et  si  cornue  que  le  fou  rire  ga- 
gna jusqu'aux  sergens  du  Parloir-aux-Bour- 
geois ,  espèce  de  valets  de  pique  chez  qui  la 
stupidité  était  d'uniforme.  Quasimodo  seul 
conserva  son  sérieux,  par  la  bonne  raison 
qu'il  ne  comprenait  rien  à  ce  qui  se  passait 
autour  de  lui.  Le  juge ,  de  plus  en  plus  irrité, 
crut  devoir  continuer  sur  le  même  ton ,  espé- 


33o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

rant  par  là  frapper  l'accusé  d'une  terreur  qui 
réagirait  sur  l'auditoire  et  le  ramènerait  au 
respect. 

—  C'est  donc  à  dire ,  maître  pervers  et  ra- 
pinier  que  vous  êtes ,  que  vous  vous  permet- 
tez de  manquer  à  l'auditeur  du  Châtelet,  au 
magistrat  commis  à  la  police  populaire  de  Pa- 
ris, chargé  de  faire  recherche  des  crimes ,  dé- 
lits et  mauvais  trains;  de  contrôler  tous  mé- 
tiers et  interdire  le  monopole;  d'entretenir  les 
pavés;  d'empêcher  les  regratiers  de  poulailles, 
volailles  et  sauvagine;  de  faire  mesurer  la  bû- 
che et  autres  sortes  de  bois  ;  de  purger  la  ville 
des  boues  et  l'air  des  maladies  contagieuses  ; 
de  vaquer  continuellement  au  fait  du  public , 
en  un  mot,  sans  gages  ni  espérances  de  sa- 
laire !  Savez-vous  que  je  m'appelle  Florian  Bar- 
bedienne,  propre  lieutenant  de  monsieur  le 
prévôt,  et  de  plus  commissaire,  enquesteur, 
contrerolleur  et  examinateur  avec  égal  pou- 
voir en  prévôté,  bailliage,  conservation  et  pré- 
sidial!... 

Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'un  sourd  qui 
parle  à  un  sourd  s'arrête.  Dieu  sait  où  et  quand 
aurait  pris  terre  maître  Florian ,  ainsi  lancé  à 
toutes  rames  dans  la  haute  éloquence,  si  la 
porte  basse  du  fond  ne  s'était  ouverte  tout  à 


COUP  D'cœiL  IMPARTIAL  ,  ETC.  33  l 

coup  et  n'avait  donné  passage  à  monsieur  le 
prévôt  en  personne. 

A  son  entrée ,  maître  Florian  ne  resta  pas 
court ,  mais  faisant  un  demi-tour  sur  ses  ta- 
lons, et  pointant  brusquement  sur  le  prévôt  la 
harangue  dont  il  foudroyait  Quasimodo  le  mo- 
ment d'auparavant  :  —  Monseigneur,  dit-il,  je 
requiers  telle  peine  qu'il  vous  plaira  contre 
l'accusé  ci-présent,  pour  grave  et  mirifique 
manquement  à  justice. 

Et  il  se  rassit  tout  essoufflé ,  essuyant  de 
grosses  gouttes  de  sueur  qui  tombaient  de  son 
front  et  trempaient  comme  larmes  les  parche- 
mins étalés  devant  lui.  Messire  Robert  d'Es- 
touteville  fronça  le  sourcil,  et  fit  à  Quasimodo 
un  geste  d'attention  tellement  impérieux  et 
significatif  que  le  sourd  en  comprit  quelque 
chose. 

Le  prévôt  lui  adressa  la  parole  avec  sévé- 
rité :  —  Qu'est-ce  que  tu  as  donc  fait  pour  être 
ici,  maraud? 

Le  pauvre  diable,  supposant  que  le  prévôt 
lui  demandait  son  nom,  rompit  le  silence  qu'il 
gardait  habituellement ,  et  répondit  avec  une 
voix  rauque  et  gutturale  :  —  Quasimodo. 

La  réponse  coïncidait  si  peu  avec  la  ques- 
tion que  le  fou  rire  recommença  à  circuler, 


332  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

et  que  messire  Robert  s'écria  rouge  de  colère  : 
—  Te  railles-tu  aussi  de  moi ,  drôle  fieffé  ? 

—  Sonneur  de  cloches  à  Notre-Dame,  ré- 
pondit Quasimodo,  croyant  qu'il  s'agissait 
d'expliquer  au  juge  qui  il  était. 

—  Sonneur  de  cloches!  reprit  le  prévôt,  qui 
s'était  éveillé  le  matin  d'assez  mauvaise  hu- 
meur, comme  nous  l'avons  dit,  pour  que  sa 
fureur  n'eût  pas  besoin  d'être  attisée  par  de 
si  étranges  réponses.  Sonneur  de  cloches  !  Je 
te  ferai  faire  sur  le  dos  un  carillon  de  hous- 
sines  par  les  carrefours  de  Paris.  Entends-tu, 
maraud  ? 

—  Si  c'est  mon  âge  que  vous  voulez  savoir, 
dit  Quasimodo,  je  crois  que  j'aurai  vingt  ans 
à  la  Saint-Martin. 

Pour  le  coup  c'était  trop  fort;  le  prévôt  n'y 
put  tenir. 

—  Ah!  tu  nargues  la  prévôté,  misérable! 
Messieurs  les  sergens  à  verge,  vous  me  mène- 
rez ce  drôle  au  pilori  de  la 'Grève,  vous  le 
battrez  et  vous  le  tournerez  une  heure.  Il  me 
le  paiera,  tète-Dieu!  et  je  veux  qu'il  soit  fait 
un  cri  du  présent  jugement,  avec  assistance 
de  quatre  trompettes-jurés,  dans  les  sept  châ- 
tellenies  de  la  vicomte  de  Paris. 

Le  greffier  se*  mit  à  rédiger  incontinent  le 
jugement. 


COUP  d'œil  impartial,  etc.  333 

—  Ventre-Dieu  !  que  voilà  qui  est  bien  jugé! 
s'écria  de  son  coin  le  petit  écolier  Jehan  Frollo 
du  Moulin. 

Le  prévôt  se  retourna,  et  fixa  de  nouveau 
sur  Quasimodo  ses  yeux  étincelans.  —  Je  crois 
que  le  drôle  a  dit  ventre-Dieu  !  Greffier,  ajou- 
tez douze  deniers  parisis  d'amende  pour  jure- 
ment, et  que  la  fabrique  de  Saint-Eustache  en 
aura  la  moitié.  J'ai  une  dévotion  particulière 
à  Saint-Eustache. 

En  quelques  minutes,  le  jugement  fut 
dressé.  La  teneur  en  était  simple  et  brève.  La 
coutume  de  la  prévôté  et  vicomte  de  Paris 
n'avait  pas  encore  été  travaillée  par  le  prési- 
dent Thibaut  Baillet  et  par  Roger  Barmne, 
l'avocat  du  roi;  elle  n'était  pas  obstruée  alors 
par  cette  haute  futaie  de  chicanes  et  de  pro- 
cédures que  les  deux  jurisconsultes  y  plantè- 
rent au  commencement  du  seizième  siècle. 
Tout  y  était  clair,  expéditif,  explicite.  On  y 
cheminait  droit  au  but,  et  l'on  apercevait  tout 
de  suite  au  bout  de  chaque  sentier,  sans  brous- 
sailles et  sans  détour,  la  roue,  le  gibet  ou  le 
pilori.  On  savait  du  moins  où  l'on  allait. 

Legreffier  présenta  la  sentenceauprevôtqui 
•y  apposa  son  sceau,  et  sortit  pour  continuer  sa 
tournée  dans  les  auditoires,  avec  une  disposi- 


334  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

tion  d'esprit  qui  dut  peupler,  ce  jour-là,  toutes 
les  geôles  de  Paris.  Jehan  Frollo  et  Robin  Pous- 
sepain  riaient  sous  cape.  Quasimodo  regardait 
le  tout  d'un  air  indifférent  et  étonné. 

Cependant  le  greffier,  au  moment  où  maître 
Florian  Barbedienne  lisait  à  'son  tour  le  juge- 
ment pour  le  signer,  se  sentit  ému  de  pitié 
pour  le  pauvre  diable  de  condamné,  et,  dans 
l'espoir  d'obtenir  quelque  diminution  de 
peine,  il  s'approcha  le  plus  près  qu'il  put  de 
l'oreille  de  l'auditeur,  et  lui  dit  en  lui  mon- 
trant Quasimodo  :  Cet  homme  est  sourd. 

Il  espérait  que  cette  communauté  d'infir- 
mité éveillerait  l'intérêt  de  maître  Florian  en 
faveur  du  condamné.  Mais  d'abord,  nous  avons 
déjà  observé  que  maître  Florian  ne  se  souciait 
pas  qu'on  s'aperçut  de  sa  surdité.  Ensuite,  il 
avait  l'oreille  si  dure  qu'il  n'entendit  pas  un 
mot  de  ce  que  lui  dit  le  greffier;  pourtant,  il 
voulut  avoir  l'air  d'entendre,  et  répondit:  — 
Ah  !  ah  !  c'est  différent  ;  je  ne  savais  pas  cela. 
Une  heure  de  pilori  de  plus,  en  ce  cas. 

Et  il  signa  la  sentence  ainsi  modifiée. 

—  C'est  bien  fait ,  dit  Piobin  Poussepain , 
qui  gardait  une  dent  à  Quasimodo;  cela  lui 
apprendra  à  rudoyer  les  gens. 


II. 


Ce  ^rou-ûur-îiats. 


Que  le  lecteur  nous  permette  de  le  ramener 
à  la  place  de  Grève,  que  nous  avons  quittée 
hier  avec  Gringoire  pour  suivre  la  Esmeralda. 

Il  est  dix  heures  du  matin  ;  tout  y  sent  le 
lendemain  de  fête.  Le  pavé  est  couvert  de 
débris;  rubans,  chiffons,  plumes  des  panaches, 
gouttes  de  cire  des  flambeaux,  miettes  de  la 


336  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ripaille  publique.  Bon  nombre  de  bourgeois 
flânent^  comme  nous  disons,  cà  et  là,  remuant 
du  pied  les  tisons  éteints  du  feu  de  joie,  s'ex- 
lasiant  devant  la  Maison-aux-Piliers ,  au  sou- 
venir des  belles  tentures  de  la  veille,  et  regar- 
dant aujourd'hui  les  clous,  dernier  plaisir. 
Les  vendeurs  de  cidre  et  de  cervoise  roulent 
leur  barique  à  travers  les  groupes.  Quelques 
passans  affairés  vont  et  viennent.  Les  mar- 
chands causent  et  s'appellent  du  seuil  des 
boutiques.  La  fête,  les  ambassadeurs,  Coppe- 
nole,  le  pape  des  fous,  sont  dans  toutes  les 
bouches;  c'est  à  qui  glosera  le  mieux  et  rira 
le  plus.  Et  cependant  quatre  sergens  à  cheval, 
qui  viennent  de  se  poster  aux  quatre  côtés  du 
pilori,  ont  déjà  concentré  autour  d'eux  une 
bonne  portion  du  populaire  épars  sur  la 
place  qui  se  condamne  à  l'immobilité  et  à 
l'ennui,  dans  l'espoir  d'une  petite  exécution. 

Si  mamtenant  le  lecteur,  après  avoir  con- 
templé cette  scène  vive  et  criarde  qui  se  joue 
sur  toils  les  points  de  la  place,  porte  ses  re- 
gards vers  cette  antique  maison  demi-gothi- 
que, demi-romane,  de  la  Tour-Roland  qui  fait 
le  coin  du  quai  au  couchant,  il  pourra  remar- 
quer à  l'angle  de  la  façade  un  gros  bréviaire 
public  à  riches  enluminures,  garanti  de  la 


LE  TROU-AUX-RATS.  SSy 

J^luie  par  un  petit  auvent,  et  des  voleurs 
par  un  grillage  qui  permet  toutefois  de  le 
feuilleter.  A  côté  de  ce  bréviaire  est  une 
étroite  lucarne  ogive,  fermée  de  deux  bar- 
reaux de  fer  en  croix ,  donnant  sur  la  place  ; 
seule  ouverture  qui  laisse  arriver  un  peu  d'air 
et  de  jour  à  une  petite  cellule  sans  porte  pra- 
tiquée au  rez-de-chaussée  dans  l'épaisseur  du 
mur  de  la  vieille  maison ,  et  pleine  d'une  paix 
d'autant  plus  profonde ,  d'un  silence  d'autant 
plus  morne  qu'une  place  publique ,  la  plus 
populeuse  et  la  plus  bruyante  de  Paris,  four- 
mille et  glapit  à  l'entour. 

Cette  cellule  était  célèbre  dans  Paris  depuis 
près  de  trois  siècles  que  madame  Rolande  de 
la  Tour-Roland,  en  deuil  de  son  père  mort  à 
la  croisade ,  l'avait  fait  creuser  dans  la  muraille 
de  sa  propre  maison  pour  s'y  enfermer  à  ja- 
mais, ne  gardant  de  son  palais  que  ce  logis 
dont  la  porte  était  murée  et  la  lucarne  ou- 
verte ,  hiver  comme  été  ,  donnant  tout  le 
reste  aux  pauvres  et  à  Dieu.  La  désolée  de- 
moiselle avait  en  effet  attendu  vingt  ans  la 
mort  dans  cette  tombe  anticipée ,  priant  nuit 
et  jour  pour  l'âme  de  son  père,  dormant  dans 
la  cendre,  sans  même  avoir  une  pierre  pour 
oreiller,  vêtue  d'un  sac  noir,  et  ne  vivant  que 

I.  22 


338  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

de  ce  que  la  pitié  des  passans  déposait  de  paiit 
et  d'eau  sur  le  rebord  de  sa  lucarne,  recevant 
ainsi  la  charité  après  l'avoir  faite.  A  sa  mort , 
au  moment  de  passer  dans  l'autre  sépulcre, 
elle  avait  légué  à  perpétuité  celui-ci  aux 
femmes  affligées ,  mères ,  veuves  ou  filles , 
qui  auraient  beaucoup  à  prier  pour  autrui  ou 
pour  elles ,  et  c[ui  voudraient  s'enterrer  vives 
dans  une  grande  douleur  ou  dans  une  grande 
pénitence.  Les  pauvres  de  son  temps  lui 
avaient  fait  de  belles  funérailles  de  larmes  et 
de  bénédictions  ;  mais ,  à  leur  grand  regret , 
la  pieuse  fille  n'avait  pu  être  canonisée  sainte, 
liante  de  protections.  Ceux  d'entre  eux  qui 
étaient  un  peu  impies  avaient  espéré  que  la 
chose  se  ferait  en  paradis  plus  aisément  qu'à 
Rome,  et  avaient  tout  bonnement  prié  Dieu 
pour  la  défunte  à  défaut  du  pape.  La  plupart 
s'étaient  contentés  de  tenir  la  mémoire  de 
Rolande  pour  sacrée  et  de  faire  reliques  de  ses 
haillons.  La  ville,  de  son  côté,  avait  fondé,  à 
l'intention  de  la  damoiselle  ,  un  bréviaire  pu- 
blic qu'on  avait  scellé  près  de  la  lucarne  de  la 
cellule,  afin  que  les  passans  s'y  arrêtassent  de 
temps  à  autre,  ne  fût-ce  que  pour  prier,  que 
la  prière  fit  songer  à  l'aumône,  et  que  les 
pauvres  recluses ,  héritières  du  caveau  de  ma- 


LE  TROU-AUX-RATS.  339 

dame  Rolande,  n'y  mourussent  pas  tout-à-fait 
de  faim  et  d'oubli. 

Ce  n'était  pas  du  reste  chose  très- rare  dans 
les  villes  du  moyen  âge  que  cette  espèce  de 
tombeaux.  On  rencontrait  souvent,  dans  la 
rue  la  plus  fréquentée,  dans  le  marché  le  plus 
bariolé  et  le  plus  assourdissant,  tout  au  beau 
milieu,  sous  les  pieds  des  chevaux,  sous  la 
roue  des  charrettes  en  quelque  sorte,  une 
cave,  un  puits,  un  cabanon  muré  et  grillé  au 
fond  duquel  priait  jour  et» nuit  un  être  hu- 
main, volontairement  dévoué  à  quelque  la- 
mentation éternelle ,  à  quelque  grande  expia- 
tion. Et  toutes    les    réflexions    qu'éveillerait 
en   nous  aujourd'hui  cet  étrange   spectacle; 
.cette  horrible  cellule,  sorte  d'anneau  inter- 
médiaire de  la  maisoy  et  de  la  tombe,  du 
cimetière  et  de  la  cité;  ce  vivant  retranché  de 
la  communauté  humaine  et  compté  désormais 
cl\ez  les   morts;   cette  lampe   consumant  sa 
dernière  goutte  d'huile  dans  l'ombre;  ce  reste 
de  vie  vacillant  dans  une  fosse  ;  ce  souffle,  cette 
voix,  celte  prière  éternelle  dans  un  boîte  de 
pierre; cette  face  à  jamais  tournée  vers  l'autre 
monde,  cet  œil  déjà  illuminé  d'un  autre  soleil; 
cette  oreille  collée  aux  parois  de  la  tombe; 
cette  âme  prisonnière  dans  ce  corps,  ce  corps 


34o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

prisonnier  dans  ce  cachot,  et  sous  cette  double 
enveloppe  de  chair  et  de  granit  le  bourdonne- 
ment de  cette  âme  en  peine;  rien  de  tout  cela 
n'était  perçu  par  la  foule.  La  piété  peu  raison- 
neuse et  peu  subtile  de  ce  temps-là  ne  voyait 
pas  tant  de  facettes  à  un  acte  de  religion.  Elle 
prenait  la  chose  en  bloc;  et  honorait,  véné- 
rait, sanctifiait  au  besoin  le  sacrifice,  mais 
n'en  analysait  pas  les  souffrances  et  s'en  api- 
toyait médiocrement.  Elle  apportait  de  temps 
en  temps  quelque  pitance  au  misérable  pé- 
nitent, regardait  par  le  trou  s'il  vivait  encore, 
ignorait  son  nom,  savait  à  peine  depuis  com- 
bien d'années  il  avait  commencé  à  mourir,  et  à 
l'étranger  qui  les  questionnait  sur  le  squelette 
vivant  qui  pourissait  dans  cette  cave ,  les 
voisins  répondaient  sin^lement,  si  c'était  un 
homme  :  —  «  C'est  le  reclus  ;  »  si  c'était  une 
femme  :  —  «  C'est  la  recluse.  -» 

On  voyait  tout  ainsi  alors,  sans  métaphysi- 
que, sans  exagération,  sans  verre  grossissant, 
à  l'oeil  nu.  Le  microscope  n'avait  pas  encore 
été  inventé ,  ni  pour  les  choses  de  la  matière , 
ni  pour  les  choses  de  l'esprit. 

D'ailleurs,  bien  qu'on  s'en  émerveillât  peu, 
les  exemples  de  cette  espèce  de  claustration 
au  sein  des  villes  étaient,  en  vérité,  fréqueiis, 


LE  TROD-AUX-RATS.  34» 

comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure.  Il  y 
avait  dans  Paris  assez  bon  nombre  de  ces 
cellules  à  prier  Dieu  et  à  faire  pénitence; 
elles  étaient  presque  toutes  occupées.  Il  est 
\rai  que  le  clergé  ne  se  souciait  pas  de  les 
laisser  vides,  ce  qui  impliquait  tiédeur  dans 
les  croyans ,  et  qu'on  y  mettait  des  lépreux 
quand  on  n'avait  pas  de  pénitens.  Outre  la 
logette  de  la  Grève ,  il  y  en  avait  une  à  Mont- 
faucon  ,  une  au  Charnier  des  Innocens  ;  une 
autre  je  ne  sais  plus  où,  au  logis  Clichon,  je 
crois;  d'autres  encore  à  beaucoup  d'endroits 
où  l'on  en  retrouve  la  trace  dans  les  traditions, 
à  défaut  des  monumens.  L'Université  avait 
aussi  lessiennes.  Sur  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève une  espèce  de  Job  du  moyen  âge  chanta 
pendant  trente  ans  les  sept  psaumes  de  la  péni- 
tence sur  un  fumier  au  fond  d'une  citerne, 
recommençant  quand  il  avait  fini,  psalmo- 
diant plus  haut  la  nuit,  magna  voce  per 
umbras  y  et  aujourd'hui  l'antiquaire  croit  en- 
tendre encore  sa  voix  en  entrant  dans  la  rue 
du  Puits-qui-parle. 

Pour  nous  en  tenir  à  la  loge  de  la  Tour-Ro- 
land, nous  devons  dire  qu'elle  n'avait  jamais 
chômé  de  recluses.  Depuis  la  mort  de  ma- 
dame Rolande,  elle  avait  été  rarement  une  an- 


342  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

née  ou  deux  vacante.  Maintes  femmes  étaient 
venues  y  pleurer  jusqu'à  la  mort  des  parens, 
des  amans ,  des  fautes.  La  malice  parisienne 
qui  se  mêle  de  tout,  même  des  choses  qui  la 
regardent  le  moins ,  prétendait  qu'on  y  avait 
vu  peu  de  veuves. 

Selon  la  mode  de  l'époque ,  une  légende  la- 
tine, inscrite  sur  le  mur,  indiquait  au  passant 
lettré  la  destination  pieuse  de  cette  cellule. 
L'usage  s'est  conservé  jusqu'au  milieu  du  sei- 
zième siècle  d'expliquer  un  édifice  par  une 
brève  devise  écrite  au  dessus  de  la  porte.  Ainsi 
on  lit  encore  en  France,  au  dessus  du  guichet 
de  la  prison  de  la  maison  seigneuriale  de  Tour- 
ville  :  Sileto  et  spera;  en  Irlande,  sousl'écusson 
qui  surmonte  la  grande  porte  du  château  de 
Fortescue  :  Forte  scutum,  salus  ducum;  en 
Angleterre^  sur  l'entrée  principale  du  manoir 
hospitalier  des  comtes  Cowper  :  Tuum  est. 
C'est  qu'alors  tout  édifice  était  une  pensée. 

Comme  il  n'y  avait  pas  de  porte  à  la  cellule 
murée  de  la  Tour-Roland,  on  avait  gravé  en 
grosses  lettres  romanes,  au  dessus  de  la  fe- 
nêtre, ces  deux  mois  : 

TU  ,   ORA. 

Ce  qui  fait  que  le  peuple,  dont  le  bon  sens  ne 
voit  pas  tant  de  finesses  dans  les  choses,  et 


LÉ  TROU-AUX-RATS.  343 

traduit  volontiers  Ludovico  Magno  par  Porte 
Saint-Denis  y  avait  donné  à  cette  cavité  noire, 
sombre  et  humide,  le  nom  de  Trou-aux-Rats. 
Explication  moins  sublime  peut-être  que  l'au- 
tre, mais  en  revanche  plus  pittoresque. 


III. 


j^istoire  yme  t^aUtte  au  iemin  ^c  maïs. 


A  l'époque  où  se  passe  cette  histoire ,  la  cel- 
lule de  la  Tour-Roland  était  occupée.  Si  le  lec- 
teur désire  savoir  par  qui,  il  n'a  qu'à  écouter 
la  conversation  de  trois  braves  commères  qui , 
au  moment  où  nous  avons  arrêté  son  atten- 
tion sur  le  Trou-aux-Rats*se  dirigeaient  pré- 
cisément du  même  côté,  en  remontant  du 
Châteletvers  la  Grève,  le  long  de  l'eau. 


HISTOIRE  d'une  GALETTE  ,  ETC.  3l\5 

Deux  de  ces  femmes  étaient  vêtues  en  bon- 
nes bourgeoises  de  Paris.  Leur  tine  gorgerette 
blanche;  leur  jupe  de  tiretaine  rayée,  rouge 
et  bleue;  leurs  chausses  de  tricot  blanc,  à 
coins  brodés  en  couleur,  bien  tirées  sur  la 
jambe;  leurs  souliers  carrés  de  cuir  fauve  à  se- 
melles noires,  et  surtout  leur  coiffure,  cette 
espèce  de  corne  de  clinquant  surchargée  de 
rubans  et  de  dentelles  que  les  Champenoises 
portent  encore, concurremment avecles grena- 
diers de  la  garde  impériale  russe,  annonçaient 
qu'elles  appartenaient  à  cette  classe  de  riches 
marchandes  qui  tient  le  milieu  entre  ce  que  les 
laquais  appellent  une  femme  et  ce  qu'ils  appel- 
lent une  dame.  Elles  ne  portaient  ni  bagues,  ni 
croix  d'or ,  et  il  était  aisé  de  voir  que  ce  n'était 
pas  chez  elles  pauvreté,  mais  tout  ingénument 
peur  de  l'amende.  Leur  compagne  était  at- 
tifée à  peu  près  de  la  même  manière,  mais 
il  y  avait  dans  sa  mise  et  dans  sa  tournure  ce 
je  ne  sais  quoi  qui  sent  la  femme  de  notaire 
de  province.  On  voyait,  à  la  manière  dont  sa 
ceinture  lui  remontait  au  dessus  des  hanches, 
qu'elle  n'était  pas  depuis  long-temps  à  Paris. 
Ajoutez  à  cela  une  gorgerette  plissée  ,  des 
nœuds  de  rubans  sur  les  souliers,  que  les 
raies  de  la  jupe  étaient  dans  la  largeur  et  non 


346  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

dans  la  longueur,  et  mille  autres  énormités 
dont  s'indignait  le  bon  goût. 

Les  deux  premières  marchaient  de  ce  pas 
particulier  aux  Parisiennes  qui  font  voir  Paris 
à  des  provinciales.  La  provinciale  tenait  à  sa 
main  un  gros  garçon  qui  tenait  à  la  sienne 
une  grosse  galette. 

Nous  sommes  fâchés  d'avoir  à  ajouter  que, 
vu  la  rigueur  de  la  saison  ,  il  faisait  de  sa  lan- 
gue son  mouchoir. 

L'enfant  se  faisait  traîner,  jwn  passihus 
(se^w/^,  comme  dit  Virgile,  et  trébuchait  à  cha- 
que moment,  au  grand  récri  de  sa  mère.  Il 
est  vrai  qu'il  regardait  plus  la  galette  que  le 
pavé.  Sans  doute  quelque  grave  motif  l'em- 
pêchait d'y  mordre  (  à  la  galette  ) ,  car  il  se 
contentait  de  la  considérer  tendrement.  Mais 
la  mère  eût  dû  se  charger  de  la  galette.  Il 
y  avait  cruauté  à  faire  un  Tantale  du  gros 
joufflu.       ^  '  î*^ 

Cependant  les  trois  damoiselles  (car  le  nom 
de  dames  était  réservé  alors  aux  femmes  no- 
bles) parlaient  à  la  fois. 

—  Dépêchons-nous,  damoiselle  Mahiette, 
disait  la  plus  jeune  des  trois,  qui  était  aussi  la 
plus  grosse,  à  la  provinciale.  J'ai  grand'peur 
que  nous  n'arrivions  trop  lardj  on  nous  di- 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  347 

sait,  au  Châtelet,  qu'on  allait  le  mener  tout 
de  suite  au  pilori. 

— Ah,  bah!  que  dites- vous  donclà,damoi- 
selleOudarde  Musnier? reprenait  l'autre  pari- 
sienne. Il  restera  deux  heures  au  pilori.  Nous 
avons  le  temps.  —  Avez-vousjamaisvupilorier, 
ma  chère  Mahiette  ? 

—  Oui,  dit  la  provinciale,  à  Reims. 

—  Ah,  bah!  qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  vo- 
tre pilori  de  Reims  ?  Une  méchante  cage  où  l'on 
ne  tourne  que  des  paysans.  Voilà  grand'- 
chose  ! 

—  Que  des  paysans!  dit  Mahiette,  au  Mar- 
ché-aux-Draps  !  à  Reims  !  Nous  y  avons  vu  de 
fortbeaux  criminels,  et  qui  avaient  tué  père 
et  mère!  Des  paysans!  pour  qui  nous  prenez- 
vous,  Gervaise? 

Il  est  certain  que  la  provinciale  était  sur  le 
point  de  se  fâcher,  pour  l'honneur  de  son  pi- 
lori. Heureusement  la  discrète  damoiselle  Ou- 
darde  Musnier  détourna  à  temps  la  conver- 
sation. 

—  A  propos,  damoiselle  Mahiette,  que  dites- 
vous  de  nos  ambassadeurs  flamands?  en  avez- 
vous  d'aussi  beaux  à  Reims? 

—  J'avoue,  répondit  Mahictle,  qu'il  n'y  a 


348  NOTRE-DAME  DE  PABIS. 

que  Paris   pour   voir  des  flamands  comme 
ceux-là. 

—  Avez-vous  vu  dans  l'ambassade  ce  grand 
ambassadeur  qui  est  chaussetier?  demanda 
Oudarde. 

—  Oui,  dit  Mahiette.  Il  a  l'air  d'un  Sa- 
turne. 

—  Et  ce  gros  dont  la  figure  ressemble  à  un 
ventre  nu?  reprit  Gervaise.  Et  ce  petit  qui  a 
de  petits  yeux  bordés  d'une  paupière  rouge  , 
ébarbiilonnée  et  déchiquetée  comme  une  tête 
de  chardon? 

—  Ce  sont  leurs  chevaux  qui  sont  beaux  à 
voir,  dit  Oudarde,  vêtus  comme  ils  sont  à  la 
mode  de  leur  j)ays! 

— Ah!  ma  chère,  interrompit  la  provinciale 
Mahiette,  prenant  à  son  tour  un  air  de  supé- 
riorité, qu'est-ce  vous  diriez  donc  si  vous  aviez 
vu,  en  6i ,  au  sacre  de  Reims,  il  y  a  dix-huit 
an§ ,  les  chevaux  des  princes  et  de  la  compa- 
gnie du  roi  ?  Des  houssures  et  caparaçons  de 
toutes  sortes;  les  uns  de  drap  de  Damas,  de  fin 
drap  d'or,  fourrés  de  martres  zibelines  ;  les  au- 
tres ,  de  velours ,  fourrés  de  pennes  d'hermine , 
les  autres,  tout  chargés  d'orfèvrerie  et  de  gros- 
ses campanes  d'or  et  d'argent  !  Et  la  finance  que 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  340 

cela  avait  coûté  !  Et  les  beaux  enfans  pages 
qui  étaient  dessus  ! 

— Cela  n'empêche  pas,  répliqua  sèchement 
damoiselle  Oudarde,  que  les  flamands  ont  de 
fort  beaux  chevaux ,  et  qu'ils  ont  fait  hier  un 
souper  superbe  chez  monsieur  le  prévôt  des 
marchands ,  à  l'Hôtel-de-Ville ,  où  on  leur  a 
servi  des  dragées,  de  l'hypocras,  des  épices  et 
autres  singularités. 

—  Que  dites-vous  là,  ma  voisine  !  s'écria 
Gervaise.  C'est  chez  monsieur  le  cardinal ,  au 
Petit-Bourbon ,  que  les  Flamands  ont  soupe. 

—  Non  pas.  A  l'Hôtel-de-Ville  ! 
— Si  fait.  Au  Petit-Bourbon  ! 

—  C'est  si  bien  à  l'Hôtel-de-Ville,  reprit  Ou- 
darde avec  aigreur,  que  le  docteur  Scourable 
leur  a  fait  une  harangue  en  latin ,  dont  ils  sont 
demeurés  fort  satisfaits.  C'est  mon  mari,  qui 
est  libraire-juré ,  qui  me  l'a  dit. 

—  C'est  si  bien  au  Petit-Bourbon,  répondit 
Gervaise  non  moins  vivement,  que  voici  ce 
que  leur  a  présenté  le  procureur  de  monsieur 
le  cardinal  :  Douze  doubles  quarts  d'hypo- 
cras  blanc,  clairet  et  vermeil;  vingt-quatre 
layettes  de  massepain  double  de  Lyon  doré  ; 
autant  de  torches  de  deux  livres  pièce*;  et  six 
demi-queues  de  vin  de  Beaune ,  blanc  et  clai- 


35o  IVOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ret,  le  meilleur  qu'on  ait  pu  trouver.  J'espère 
que  cela  est  positif.  Je  le  tiens  de  mon  mari , 
qui  est  cinquantenier  au  Parloir-aux-Bour- 
geois,  et  qui  faisait  ce  matin  la  comparaison 
des  ambassadeurs  flamands  avec  ceux  du  Prete- 
Jan  et  de  l'empereur  de  Trébisonde ,  qui  sont 
venus  de  Mésopotamie  à  Paris ,  sous  le  dernier 
roi,  et  qui  avaient  des  anneaux  aux  oreilles. 

— Il  est  si  vrai  qu'ils  ont  soupe  à  l'Hôtel-de- 
Ville ,  répliqua  Oudarde  peu  émue  de  cet  éta- 
lage, qu'on  n'a  jamais  vu  un  tel  triomphe  de 
viandes  et  de  dragées. 

— Je  vous  dis ,  moi ,  qu'ils  ont  été  servis  par 
le  Sec,  sergent  de  la  ville,  à  l'Hôtel  du  Petit- 
Bourbon,  et  que  c'est  là  ce  qui  vous  trompe. 

—  A  l'Hôtel-de-Ville ,  vous  dis-je  ! 

—  Au  Petit-Bourbon,  ma  chère!  si  bien 
qu'on  avait  illuminé  en  verres  magiques  le  mot 
Espérance  qui  est  écrit  sur  le  grand  portail. 

—  A  l'Hôtel-de-Ville  î  à  môtel-de-Ville! 
Même  que  Husson-le-Voir  jouait  de  la  flûte  î 

—  Je  vous  dis  que  non. 

—  Jevous  dis  que  si. 

—  Je  vous  dis  que  non. 

La  bonne  grosse  Oudarde  se  préparait  à 
répliquer,  et  la  querelle  en  fût  peut-être  ve- 
nue aux  coiffes,  si  Mahiette  ne  se  fût  écriée 


HISTOIRE    d'une  GALETTE,   ETC.  35  I 

tout  à  coup  :  Voyez  donc  ces  gens  qui  sont 
attroupés  là-bas  au  bout  du  pont'  H  y  a  au 
milieu  d'eux  quelque  chose  qu'ils  regardent. 

—  En  vérité,  ditGervaise,  j'entends  tam- 
bouriner. Je  crois  que  c'est  la  petite  Smeralda 
qui  fait  ses  momeries  avec  sa  chèvre.  Eh 
vite ,  Mahiette  !  doublez  le  pas ,  et  traînez  vo- 
tre garçon.  Vous  êtes  venue  ici  pour  visiter  les 
curiosités  de  Paris.  Vous  avez  vu  hier  les  fla- 
mands ;  il  faut  voir  aujourd'hui  l'égyptienne. 

— L'égyptienne  1  dit  Mahiette  en  rebrous- 
sant brusquement  chemin ,  et  en  serrant  avec 
force  le  bras  de  son  tils.  Dieu  m'en  garde! 
elle  me  volerait  mon  enfant'.  — Viens,  Eus- 
tache  ! 

Et  elle  se  mit  à  courir  sur  le  quai  vers  la 
Grève,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  laissé  le  pont 
bien  loin  derrière  elle.  Cependant  l'enfant, 
qu'elle  traînait,  tomba  sur  les  genoux;  elle 
s'arrêta  essoufflée.  Oudarde  et  Gervaise  la 
rejoignirent. 

—  Cette  égvptiennc  vous  voler  votre  en- 
fant! dit  ^.ervaise.  ^  ousavezlà  une  singulière 
fantaisie. 

Mahiette  hochait  la  tète  d'un  air  pensif. 

—  Ce  qui  est  singulier,  observa  Oudarde, 


352  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

c'est  que  la  sachette  a  la  même  idée  des  égyp- 
tiennes. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  sachette  ?  dit 
Mahiette. 

—  Hé!  dit  Oudarde,  sœur  Gudule. 

— Qu'est-ce  que  c'est,  reprit  Mahiette,  que 
sœur  Gudule? 

—  Vous  êtes  bien  de  votre  Reims,  de  ne 
pas  savoir  cela!  répondit  Oudarde.  C'est  la  re- 
cluse du  Trou-aux-Rats. 

—  Comment  I  demanda  Mahiette  ,  cette 
pauvre  femme  à  qui  nous  portons  cette  ga- 
lette ! 

Oudarde  fit  un  signe  de  tête  affirmatif. 

—  Précisément.  Vous  allez  la  voir  tout  à 
l'heure  à  sa  lucarne  sur  la  Grève.  Elle  a  le 
même  regard  que  vous  sur  ces  vagabonds  d'E- 
gypte qui  tambourinent  et  disent  la  bonne 
aventure  au  public.  On  ne  sait  pas  d'où  lui 
vient  cette  horreur  des  zingari  et  des  égyp- 
tiens. Mais  vous,  Mahiette,  pourquoi  donc 
vous  sauvez-vous  ainsi ,  rien  qu'à  les  voir  ? 

—  Oh  !  dit  Mahiette  en  saisissant  entre  ses 
deux  mains  la  tête  ronde  de  son  enfant,  je  ne 
veux  pas  qu'il  m'arrive  ce  qui  est  arrivé  à  Pa- 
quette-la-Chantefleurie. 

—  Ah  !  voilà  une  histoire  que  vous  allez 


HISTOIRE  n'uNE  GALETTE,  ETC.  353 

nous  conter,  ma  bonne  Mahiette,  dit  Gervaise 
en  lui  prenant  le  bras. 

—  Je  veux  bien ,  répondit  Mahiette;  mais  il 
faut  que  vous  soyez  bien  de  votre  Paris,  pour 
ne  pas  savoir  cela!  Je  vous  dirai  donc,  —  mais 
il  n'est  pas  besoin  de  nous  arrêter  pour  conter 
la  chose,  —  que  Paquette-la-Chantefleurie 
était  une  jolie  fille  de  dix-huit  ans,  quand  j'en 
étais  une  aussi ,  c'est-à-dire,  il  y  a  dix-huit  ans, 
et  que  c'est  sa  faute  si  elle  n'est  pas  aujour- 
d'hui comme  moi,  une  bonne  grosse  fraîche 
mère  de  trente-six  ans,  avec  un  homme  et  un 
garçon.  Au  reste,  dès  l'âge  de  quatorze  ans,  il 
n'était  plus  temps  !  —  C'était  donc  la  fille  de 
Guybertaut ,  ménestrel  de  bateaux  à  Reims,  le 
même  qui  avait  joué  devant  le  roi  Charles  VII, 
à  son  sacre ,  quand  il  descendit  notre  rivière 
de  Vesle  depuis  Sillery  jusqu'à  Muison ,  que 
même  madame  la  Pucelle  était  dans  le  bateau. 
Le  vieux  père  mourut,  quePaquette  était  en- 
core tout  enfant;  elle  n'avait  donc  plus  que  sa 
mère,  sœur  de  monsieur  Matthieu  Pradon, 
maître  dinandinier  et  chaudronnier ,  à  Paris , 
rue  Parin-Garlin ,  lequel  est  mort  l'an  pa ssé.  Vou  s 
voyez  qu'elle  était  de  famille.  La  mère  était 
une  bonne  femme,  par  malheur,  et  n'apprit 
rien  à  Paquette  qu'un  peu  de  doreloterie  et 

I.  23 


354  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

de  biniljeloterie  qui  n'empêchait  pas  la  pelite 
de  devenir  fort  grande  et  de  rester  fort  pauvre. 
Elles  demeuraient  toutes  deux  à  Reims,  le 
long  de  la  rivière ,  rue  de  Folle-Peine.  Notez 
ceci  ;  je  crois  que  c'est  là  ce  qui  porta  mal- 
heur à  Paquette.  En  6  r ,  l'année  du  sacre  de 
notre  roi  Louis  onzième  que  Dieu  garde,  Pa- 
quette était  si  gaie  et  si  jolie  qu'on  ne  l'appe- 
lait partout  que  la  Chantefleurie.  —  Pauvre 
fille  !  —  Elle  avait  de  jolies  dents,  elle  aimait  à 
Hre  pour  les  faire  voir.  Or  fille  qui  aime  à  rire 
s'achemine  à  pleurer  ;  les  belles  deiits  perdent 
les  beaux  yeux.  C'était  donc  la  Chantefleurie. 
Elle  et  sa  mère  gagnaient  durement  leur  vie  ; 
elles  étaient  bien  déchues  depuis  la  mort  du 
ménétrier;  leur  doreloterie  ne  leur  rapportait 
guère  plus  de  six  deniers  par  semaine,  ce  qui 
ne  fait  pas  tout-à-fait  deux  liards  à-l'aigle.  Où 
était  le  temps  que  le  père  Guybertaut  gagilait 
douze  sols  parisis  dans  un  seul  sacre  avec  une 
chanson  ?  Un  liiA^er,  —  c'était  en  cette  même  an- 
née 6i ,  —  que  les  deux  femmes  n'avaient  ni 
bûches  ni  fagots,  et  qu'il  faisait  très-froid, 
cela  donna  de  si  belles  couleurs  à  la  Chante- 
fleurie ,  que  les  hommes  l'appelaient  :  Paquette  ! 
que  plusieurs  l'appelèrent  :  Pâquerette  !  et 
qu'elle  se  perdit.  —  Eustache!  que  je  te  voie 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  355 

mordre  dans  la  galette!  —  Nous  vîmes  tout  de 
suite  qu'elle  était  perdue ,  un  dimanche  qu'elle 
vint  à  l'église  avec  une  croix  d'or  au  cou. —  A 
quatorze  ans!  Voyez- vous  cela?  —  Ce  fut  d'a- 
bord le  jeune  vicomte  de  Cormontreuil ,  qui 
a  son  clocher  à  trois  quarts  de  lieues  de  Reims; 
puis,  messire  Henri  de  Triancourt,  chevau- 
cheur  du  roi;  puis ,  moins  que  cela,  Chiart  de 
Beaulion,  sergent  d'armes;  puis, en  descendant 
toujours,  Guery  Aubergeon,  valet  tranchant 
du  roi;  puis,  Macé  de  Frépus,  barbier  de  mon- 
sieur le  dauphin;  puis,  Thévenin-le-Moine, 
queux-le-roi ;  puis,  toujours  ainsi  de  moins 
jeune  en  moins  noble,  elle  tomba  à  Guillaume 
Racine,  ménestrel  de  vielle;  et  à  Thierry-de- 
Mer,  lanternier.  Alors,  pauvre  Chantefleurie, 
elle  fut  toute  à  tous  ;  elle  était  arrivée  au  der-  ^ 
nier  sou  de  sa  pièce  d'or.  Que  vous  dirai-je, 
mesdamoiselles  ?  Au  sacre,  dans  la  même  an- 
née 6i,  c'est  elle  qui  fit  le  lit  du  roi  des  ri- 
bauds]  —  Dans  la  même  année  ! 

Mahiette  soupira,  et  essuya  une  larme  qui 
roulait  dans  ses  yeux. 

—  Voilà  une  histoire  qui  n'est  pas  très  ex- 
traordinaire ,  dit  Gervaise ,  et  je  ne  vois  pas  en 
tout  cela  d'égyptiens  ni  d'enfans. 

—  Patience  !    reprit    Mahiette  ;  d'enfant  , 


356  NOTRE-DAME  DE  PARES. 

VOUS  allez  en  voir  un.  —  En  66,  il  y  aura  seize 
ans  ce  mois-ci  à  la  Sainte-Paule,  Paquette  ac- 
coucha d'une  petite  fille.  La  malheureuse  ! 
elle  eut  une  grande  joie;  elle  désirait  un  en- 
fant depuis  long-temps.  Sa  mère ,  bonne  femme 
qui  n'avait  jamais  su  que  fermer  les  yeux,  sa 
mère  était  morte.  Paquette  n'avait  plus  rien  à 
aimer  au  monde ,  plus  rien  qui  l'aimât.  De- 
puis cinq  ans  qu'elle  avait  failli,  c'était  une 
pauvre  créature  que  la  Chantefleurie.  Elle 
était  seule  ,  seule  dans  cette  vie,  montrée  au 
doigt,  criée  par  les  rues,  battue  des  sergens, 
moquée  des  petits  garçons  en  guenilles.  Et 
puis,  les  vingt  ans  étaient  venus;  et  vingt  ans, 
c'est  la  vieillesse  pour  les  femmes  amoureuses. 
La  folie  commençait  à  ne  pas  lui  rapporter  plus 
que  la  doreloterie  autrefois  :  pourune  ride  qui 
venait,  un  écu  s'en  allait;  l'hiver  lui  redeve- 
nait dur,  le  bois  se  faisait  derechef  rare  dans 
son  cendrier  et  le  pain  dans  sa  huche.  Elle  ne 
pouvait  plus  travailler,  parce  qu'en  devenant 
voluptueuse  elle  était  devenue  paresseuse,  et 
elle  souffrait  beaucoup  plus,  parce  qu'en  de- 
venant paresseuse  elle  était  devenue  volup- 
tueuse. —  C'est  du  moins  comme  cela  que 
monsieur  le  curé  de  Saint-Remy  explique  pour- 
quoi ces  femmes-là  ont  plus  froid  et  plus  faim 


HISTOIRE  D  UNE  GALETTE  ,  ETC.  357 

que   d'autres  pauvresses,   quand   elles  sont 
vieilles. 

—  Oui,  observa  Gervaise;  mais  les  égyp- 
tiens? 

—  Un  moment  donc ,  Gervaise  !  dit  Oydarde 
dont  l'attention  était  moins  impatiente.  Qu'est- 
ce  qu'il  y  aurait  à  la  fin  si  tout  était  au  com- 
mencement ?  Continuez  ,  Mabiette,  je  vous 
prie.  Cette  pauvre  Cbantefleurie  î 

Mabiette  poursuivit. 

—  Elle  était  donc  bien  triste ,  bien  miséra- 
ble, et  creusait  ses  joues  avec  ses  larmes. 
Mais  dans  sa  honte,  dans  sa  folie  et  dans  son 
abandon,  il  lui  semblait  qu'elle  serait  moins 
bonteuse,  moins  folle  et  moins  abandoimée, 
s'il  y  avait  quelque  chose  au  monde  ou  quel- 
qu'un qu'elle  put  aimer  et  qui  pût  l'aimer.  Il 
fallait  que  ce  fût  un  enfant,  parce  qu'un  en- 
fant seul  pouvait  être  assez  innocent  pour  cela. 
—  Elle  avait  reconnu  ceci  après  avoir  essayé 
d'aimer  un  voleur,  le  seul  homme  qui  pût 
vouloir  d'elle  ;  mais  au  bout  de  peude  temps  elle 
s'était  aperçue  que  le  voleur  la  méprisait.  - 
A  ces  femmes  d'amour  il  faut  un  amant  ou  un 
enfant  pour  leur  remplir  le  cœur.  Autrement 
elles  sont  bien  malheureuses.  —  Ne  pouvant 
avoir  d'aman l,  elle  se  tourna  toute  au  désir 


358  irOTRK-DAMK  DE  PARIS. 

d'un  enfant,  et,  comme  elle  n'avait  pas  cessé 
d'être  pieuse ,  elle  en  fit  son  éternelle  prière 
au  bon  Dieu.  Le  bon  Dieu  eut  donc  pitié  d'elle, 
et  lui  donna  une  petite  fille.  Sa  joie,  je  ne 
vous  en  parle  pas;  ce  fut  une  furie  de  larmes, 
de  caresses  et  de  baisers.  Elle  allaita  elle-même 
son  enfant,  lui  fit  des  langes  avec  sa  couver- 
ture, la  seule  qu'elle  eût  sur  son  lit,  et  ne  sen- 
tit plus  ni  le  froid  ni  la  faim.  Elle  en  redevint 
belle.  Vieille  fille  fait  jeune  mère.  La  galante- 
rie reprit;  on  revint  voir  la  Chantefleurie,  elle 
retrouva  chalands  pour  sa  marchandise,  et  de 
toutes  ces  horreurs  elle  fit  des  layettes,  béguins 
et  baverolles,  des  brassières  de  dentelles  et  des 
petits  bonnets  de  satin ,  sans  même  songer  à 
se  racheter  une  couverture.  —  Monsieur  Eus- 
tache,  je  vous  ai  déjà  dit  de  ne  pas  manger  la 
galette.  —  Il  est  sûr  que  la  petite  Agnès,  — 
c'était  le  nom  de  l'enfant  :  nom  de  baptême; 
carde  nom  de  famille,  il  y  a  long-temps  que  la 
Chantefleurie  n'en  avait  plus.  —  il  est  certain 
que  cette  petite   était  plus  emmaillottée  de 
rubans  et  de  broderies  qu'une  dauphine  du 
Dauphiné!  —  Elle  avait  entre  autres  une  paire 
de  petits  souliers  !  que  le  roi  Louis  XI  n'en  a 
certainement  pas  eu  de  pareils!  Sa  mère  les 
lui  avait  cousus  et  brodés  elle-même,  elle  y 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  SSq 

avait  mis  toutes  ses  finesses  de  dorelotière  et 
toutes  les  passequilles  d'unp  rolje  de  bonne 
Vierge.  —  C'était  bien  les  deux  plus  mignons 
souliers  roses  qu'on  pût  voir.  Ils  étaient  longs 
tout  au  plus  comme  mon  pouce,  et  il  fallait 
en  voir  sortir  les  petits  pieds  de  l'enfant  pour 
croire  qu'ils  avaient  pu  y  entrer.  Il  est  vrai 
que  ces  petits  pieds  étaient  si  petits ,  si  jolis , 
si  roses  !  plus  roses  que  le  satin  des  souliers  ! 
—  Quand  vous  aurez  des  enfans,  Oudarde, 
vous  saurez  que  rien  n'est  plus  joli  que  ces 
petits  pieds  et  ces  petites  mains-là. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  dit  Oudarde 
en  soupirant,  mais  j'attends  que  ce  soit  le  bon 
plaisiï'  de  monsieur  Andry  Musnier. 

—  Au  reste,  reprit  Mahiette,  l'enfant  de 
Paquette  n'avait  pas  que  les  pieds  xie  joli.  Je 
l'ai  vue  quand  elle  n'avait  que  quatre  mois;  c'é- 
tait un  amour  !  Elle  avait  les  yeux  plus  grands 
que  la  bouche ,  et  les  plus  charmans  fins  che- 
veux noirs,  qui  frisaient  déjà.  Cela  aurait  fait 
une  tière  brune ,  à  seize  ans  !  Sa  mèi'e  en  de- 
venait de  plus  en  plus  folle  tous  les  jours.  Elle 
la  caressait,  la  baisait,  la  chatouillait,  la  lavait, 
l'attifait,  la  mangeait!  Elle  en  perdait  la  tête, 
elle  en  remerciait  Dieu.  Ses  jolis  pieds  roses 
surtout,  c'était  un  ébahissement  sans  fin,  c'é- 


36o  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

tait  un  délire  de  joie  !  elle  y  avait  toujours  les 
lèvres  collées,  et  ne  pouvait  revenir  de  leur 
petitesse.  Elle  les  mettait  dans  les  petits  sou- 
liers, les  retirait,  les  admirait,  s'en  émerveil- 
lait, regardait  le  jour  au  travers,  s'apitoyait 
de  les  essayer  à  la  marche  sur  son  lit,  et  eût 
volontiers  passé  sa  vie  à  genoux,  à  chausser 
et  à  déchausser  ces  pieds-là  comme  ceux  d'un 
Enfant-Jésus. 

—  Le  conte  est  bel  et  bon ,  dit  à  demi-voix 
la  Gervaise  ;  mais  où  est  l'Egypte  dans  tout  cela  ? 

—  Voici,  répliqua  Mahiette.  Il  arriva  un 
jour  à  Reims  des  espèces  de  cavaliers  fort 
singuliers.  C'étaient  des  gueux  et  des  truands 
qui  cheminaient  dans  le  pays,  conduits  par 
leur  duc  et  par  leurs  comtes.  Ils  étaient  ba- 
sanés, avaient  les  cheveux  tout  frisés,  et  des 
anneaux  d'argent  aux  oreilles.  Les  femmes 
étaient  encore  plus  laides  que  les  hommes. 
Elles  avaient  le  visage  plus  noir  et  toujours  dé- 
couvert, un  méchant  roquet  sur  le  corps,  un 
vieux  drap  tissu  de  cordes  lié  sur  l'épaule ,  et 
la  chevelure  en  queue  de  cheval.  Les  enfans 
qui  se  vauti^aient  dans  leurs  jambes  auraient 
fait  peur  à  des  singes.  Une  bande  d'excommu- 
niés. Tout  cela  venait  en  droite  hgne  de  la  Basse- 
Egypte  à  Reims  par  la  Pologne.  Le  pape  les  avait 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  36  I 

confessés,  à  ce  qu'on  disait,  et  leur  avait  donné 
pour  pénitence  d'aller  sept  ans  de  suite  dans  le 
monde,  sans  coucher  dans  des  lits  ;  aussi  ils  s'ap- 
pelaient penanciers  et  puaient.  Il  paraît  qu'ils 
avaient  été  autrefois  Sarrazins,  ce  qui  fait  qu'ils 
croyaient  à  Jupiter,  et  qu'ils  réclamaient  dix 
livres  tournois  de  tous  archevêques,  évêques 
et  abbés  crosses  et  mitres.  C'est  une  bulle  du 
pape  qui  leur  valait  cela.  Ils  venaient  à  Reims 
dire  la  bonne  aventure  au  nom  du  roi  d'Alger 
et  de  l'empereur  d'Allemagne.  Vous  pensez 
bien  qu'il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  qu'on 
leur  interdît  l'entrée  de  la  ville.  Alors  toute  la 
bande  campa  de  bonne  grâce  près  la  porte 
de  Braine,  sur  cette  butte  où  il  y  a  un  mou- 
lin,  à  côté  des  trous  des  anciennes  crayères. 
Et   ce    fut    dans  Reims  à  qui  les  irait  voir. 
Ils  vous  regardaient  dans  la  main  et  vous  di- 
saient des  prophéties  merveilleuses;  ils  étaient 
de  force  à  prédire  à  Judas  qu'il  serait  pape.  Il 
courait  cependant  sur  eux  de  méchans  bruits 
d'enfans  volés,  de  bourses  coupées  et  de  chair 
humaine  mangée.  Les  gens  sages  disaient  aux 
fous  :  N'y  allez  pas,  et  y  allaient  de  leur  côté 
en  cachette.  C'était  donc  un  emportement.  Le 
fait  est  qu'ils  disaient  des  choses  à  étonner  un 
cardinal.  Les  mères  faisaient  grand  triomphe 


36  J.  JVOTRE-DAME  DE  PAllIS. 

de  leurs  eutaiis,  depuis  que  les  égyptiennes 
leur  avaient  lu  dans  la  main  toutes  sortes  de 
miracles  écrits  en  païen  et  en  turc.  L'une  avait 
un  empereur,  l'autre  un  pape,  l'autre  un  ca- 
pitaine. La  pauvre  Chantefleurie  fut  prise  de 
curiosité;  elle  voulut  savoir  ce  qu'elle  avait,  et 
si  sa  jolie  petite  Agnès  ne  serait  pas  un  jour 
impératrice  d'Arménie  ou  d'autre  chose.  Elle 
la  porta  donc  aux  égyptiens  ;  et  les  égyptiennes 
d'admirer  l'enfant,  de  la  caresser,  de  la  baiser 
avec  leurs  bouches  noires,  et  de  s'émerveiller 
sur  sa  petite  main,  hélas!  à  la  grande  joie  de 
la  mère.  Elles  firent  fête  surtout  aux  jolis  pieds 
et  aux  jolis  souliers.  L'enfant  n'avait  pas  en- 
core un  an.  Elle  bégayait  déjà,  riait  à  sa  mère 
comme  une  petite  folle,  était  grasse  et  toute 
ronde,  et  avait  mille  charmans  petits  gestes 
des  anges  du  paradis.  Elle  fut  très-effarouchée 
des  égyptiennes,  et  pleura.  Mais  la  mère  la 
baisa  plus  fort  et  s'en  alla  ravie  de  la  bonne 
aventure  que  les  devineresses  avaient  dite  à 
son  Agnès.  Ce  devait  être  une  beauté,  une 
vertu,  une  reine.  Elle  retourna  donc  dans  son 
galetas  de  la  rue  Folle-Peine ,  toute  fière  d'y 
rapporter  une  reine.  Le  lendemain ,  elle  pro- 
fita d'un  moment  où  l'enfant  dormait  sur  son 
lit  (car  elle  la  couchait  toujours  avec  elle),  laissa 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  363 

tout  doucement  la  porte  entr'ouverte,  et  cou- 
rut raconter  à  une  voisine  de  la  rue  de  la  Sé- 
chesserie  qu'il  viendrait  un  jour  où  sa  fille 
Agnès  serait  servie  à  table  par  le  roi  d'Angle- 
terre et  l'archiduc  d'Ethiopie ,  et  cent  autres 
surprises.  A  son  retour,  n'entendant  pas  de 
cris  en  montant  son  escalier,  elle  se  dit  :  Bon  ! 
l'enfant  dort  toujours.  Elle  trouva  sa  porte 
plus  grande  ouverte  qu'elle  ne  l'avait  laissée, elle 
entra  pourtant,  la  pauvre  mère  ,  et  courut  au 
lit...  —  L'enfant  n'y  était  plus,  la  place  était 
vide.  Il  n'y  avait  plus  rien  de  l'enfant,  sinon 
un  de  ses  jolis  petits  souliers.  Elle  s'élança  hors 
de  la  chambre,  se  jeta  au  bas  de  l'escalier,  et 
se  mit  à  battre  les  murailles  avec  sa  tête,  en 
criant  :  —  Mon  enfant  !  qui  a  mon  enfant?  qui 
m'a  pris  mon  enfant?  —  La  rue  était  déserte, 
la  maison  isolée;  personne  ne  put  lui  rien  dire. 
Elle  alla  par  la  ville,  elle  fureta  toutes  les  rues, 
courut  çà  et  là  la  journée  entière,  folle,  égarée, 
terrible,  flairant  aux  portes  et  aux  fenêtres 
comme  une  béte  farouche  qui  a  perdii  ses 
petits.  Elle  était  haletante ,  échevelée ,  ef- 
frayante à  voir,  et  elle  avait  dans  les  yeux  un 
feu  qui  séchait  ses  larmes.  Elle  arrêtait  les 
passans  et  criait  :  Ma  fille!  ma  fille!  ma  jolie 
petite  fille!  celui  qui  me  rendia  ma  fille,  je 


364  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

serai  sa  servante,  la  servante  de  son  chien ,  et 
il  me  mangera  le  cœur,  s'il  veut.  —  Elle  rencon- 
tra monsieur  le  curé  de  Saint-Remy,  et  lui  dit  : 
Monsieur  le  curé ,  je  labourerai  la  terre  avec 
mes  ongles,  mais  rendez-moi  mon  enfant!  — 
C'était  déchirant,  Oudarde;  et  j'ai  vu  un  homme 
bien  dur,  maître  Ponce  Lacabre,  le  procureur, 
qui  pleurait.  —  Ah!  la  pauvre  mère! —  Le 
soir,  elle  rentra  chez  elle.  Pendant  son  ab- 
sence, une  voisine  avait  vu  deux  égyptiennes 
y  monter  en  cachette  avec  un  paquet  dans 
leurs  bras,  puis  redescendre  après  avoir  re- 
fermé la  porte,  et  s'enfuir  en  hâte.  Depuis  leur 
départ,  on  entendait  chez  Paquette  des  espèces 
de  cris  d'enfant.  La  mère  rit  aux  éclats,  monta 
l'escalier  comme  avec  des  ailes,  enfonça  sa 
porte  comme  avec  un  canon  d'artillerie,  et 
entra...  —  Une  chose  affreuse,  Oudarde!  Au 
lieu  de  sa  gentille  petite  Agnès,  si  vermeille 
et  si  fraîche,  qui  était  un  don  du  bon  Dieu, 
une  façon  de  petit  monstre,  hideux,  boiteux, 
borgne,  contrefait,  se  traînait  en  piaillant 
sur  le  carreau.  Elle  cacha  ses  yeux  avec  hor- 
reur.—  Oh!  dit-elle,  est-ce  que  les  sorcières 
auraient  métamorphosé  ma  fille  en  cet  ani- 
mal effroyable  ?  —  On  se  hâta  d'emporter  le 
petit  pied-bot;  il  l'aurait  rendue  folle.  C'était 


HISTOIRE  d'une  GAtETTE,  ETC.  365 

un  monstrueux  enfant  de  quelque  égyptienne 
donnée  au  diable.  Il  paraissait  avoir  quatre 
ans  environ,  et  parlait  une  langue  qui  n'était 
point  une  langue  humaine  ;  c'était  des  mots 
qui  ne  sont  pas  possibles.  —  La  Chantefleurie 
s'était  jetée  sur  le  petit  soulier,  tout  ce  qui  lui 
restait  de  tout  ce  qu'elle  avait  aimé.  Elle  y  de- 
meura si  long-temps  immobile,  muette,  sans 
souffle,  qu'on  crut  qu'elle  y  était  morte.  Tout 
à  coup  elle  trembla  de  tout  son  corps ,  cou- 
vrit sa  relique  de  baisers  furieux ,  et  se  dégor- 
gea en  sanglots  comme  si  son  cœur  venait  de 
crever.  Je  vous  assure  que  nous  pleurions 
toutes  aussi.  Elle  disait  :  Oh!  ma  petite  fille! 
ma  jolie  petite  fille!  où  es-tu?  et  cela  vous  tor- 
dait les  entrailles.  Je  pleure  encore  d'y  songer. 
Nos  enfans,  voyez-vous?  c'est  la  moelle  de  nos 
os.  —  Mon  pauvre  Eustache!  tu  es  si  beau, 
toi  !  Si  vous  saviez  comme  il  est  gentil  !  Hier 
il  me  disait  :  Je  veux  être  gendarme,  moi.  O 
mon  Eustache  !  si  je  te  perdais  !  —  La  Chan- 
tefleurie se  leva  tout  à  coup,  et  se  mit  à  cou- 
rir dans  Reims,  en  criant  :  —  Au  camp  des 
égyptiens  !  au  camp  des  égyptiens  !  Des  ser- 
gens  pour  brûler  les  sorcières  !  —  Les  égyp- 
tiens étaient  partis.  —  Il  faisait  nuit  noire.  On 
ne  put  les  poursuivre.  Le  lendemain,  à  deux 


366  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

lieues  de  Reims,  dans  une  bruyère  entre  Gueux 
et  Tilloy,  on  trouva  les  restes  d'un  grand  feu  , 
quelques  rubans  qui  avaient  appartenu  à  l'en' 
fant  de  Paquette ,  des  gouttes  de  sang  et  des 
crotins  de  bouc.  La  nuit  qui  venait  de  s'écou- 
ler était  précisément  celle  d'un  samedi.  On  ne 
dquta  plus  que  les  égyptiens  n'eussent  fait  le 
sabbat  dans  cette  bruyère ,  et  qu'ils  n'eussent 
dévoré  l'enfant  en  compagnie  de  Belzébuth , 
comme  cela  se  pratique  chez  les  mahométans. 
Quand  la  Cliantefleurie  apprit  ces  choses  hor- 
ribles, elle  ne  pleura  pas,  elle  remua  les  lè- 
vres comme  pour  parler,  mais  ne  put.  Le  len- 
demain, ses  cheveux  étaient  gris.  Le  surlen- 
demain, elle  avait  disparu. 

—  Voilà  en  effet  une  effroyable  histoire, 
dit  Oudarde,  et  qui  ferait  pleurer  un  Bour- 
guignon ! 

—  Je  ne  m'étonne  plus,  ajouta  Gervaise, 
que  la  peur  des  égyptiens  vous  talonne  si 
fort  ! 

—  Et  vous  avez  d'autant  mieux  fait ,  reprit 
Oudarde,  de  vous  sauver  tout  à  l'heure  avec 
votre  EustacliCj  que  ceux-ci  aussi  sont  des 
égyptiens  de  Pologne. 

—  Non  pas,  dit  Gervaise.  On  dit  qu'ils 
viennent  d'Espagne  et  de  Catalogne. 


HISTOIRE  DUNE  GALETTE,  ETC.  867 

—  Catalogne  ?  c'est  possible,  répondit  Ou- 
ilarde.  Pologne,  Catalogne,  Valogne,  je  con- 
fonds toujours  ces  trois  provinces-là.  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  que  ce  sont  des  égyptiens. 

—  Et  qui  ont  certainement,  ajouta  Ger- 
vaise,  les  dents  assez  longues  pour  manger 
des  petits  enfans.  Et  je  ne  serais  pas  surprise 
que  la  Sméralda  en  mangeât  aussi  un  peu , 
tout  en  faisant  la  petite  bouche.  Sa  chèvre 
blanche  a  des  tours  trop  malicieux  pour  qu'il 
n'y  ait  pas  quelque  libertinage  là-dessous. 

Mahiette  marchait  silencieusement.  Elle 
était  absorbée  dans  cette  rêverie  qui  est  en 
quelque  sorte  le  prolongement  d'un  récit  dou- 
loureux, et  qui  ne  s'arrête  qu'après  en  avoir 
propagé  l'ébranlement^  de  vibration  en  vibra- 
tion, jusqu'aux  dernières  fibres  du  coeur.  Ce- 
pendant Gervaise  lui  adressa  la  parole  :  ■> —  Et 
l'on  n'a  pu  savoir  ce  qu'est  devenue  la  Chan^ 
tefleurie  ?  Mahiette  ne  répondit  pas.  Gervaise 
répéta  sa  question  en  lui  secouant  le  bras  et  en 
l'appelant  pât*  son  nom.  Mahiette  parut  se  ré- 
veiller de  ses  pensées. 

—  Ce  qu'est  devenue  la  Chantefleurie  ?  dit- 
elle  en  répétant  machinalement  les  paroles 
dont  l'impression  était  toute  fraîche  dans  son 
oreille;  puis  faisant  effort  })Our  ramener  son 


368  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

attention  au  sens  de  ces  paroles  :  Ah!  reprit- 
elle  vivement,  on  ne  l'a  jamais  sm. 

Elle  ajouta  après  une  pause  : 

—  Les  uns  ont  dit  l'avoir  vue  sortir  de 
Reims  à  la  brune  par  la  Porte-Fléchembault  ; 
les  autres,  au  point  du  jcftir,  par  la  vieille 
Porte-Basée.  Un  pauvre  a  trouvé  sa  croix  d'or 
accrochée  à  la  croix  de  pierre  dans  la  culture 
où  se  fait  la  foire.  C'est  ce  joyau  qui  l'avait 
perdue,  en  6i .  C'était  un  don  du  beau  vicomte 
de  Cormontreuil,  son  premier  amant.  Paquette 
n'avait  jamais  voulu  s'en  défaire,  si  misérable 
qu'elle  eût  été.  Elle  y  tenait  comme  à  la  vie. 
Aussi,  quand  nous  vîmes  l'abandon  de  cette 
croix ,  nous  pensâmes  toutes  qu'elle  était 
morte.  Cependant  il  y  a  des  gens  du  Cabaret- 
les-Vautes  qui  dirent  l'avoir  vue  passer  sur  le 
chemin  de  Paris ,  marchant  pieds  nus  sur  les 
cailloux.  Mais  il  faudrait  alors  qu'elle  fût  sor- 
tie par  la  Porte  de  Vesle ,  et  tout  cela  n'est  pas 
d'accord.  Ou,  pour  mieux  dire,  je  crois  bien 
qu'elle  est  sortie  en  effet  par  la  Porte  de  Vesie, 
mais  sortie  de  ce  monde. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  dit  Ger- 
vaise. 

—  La  Yesle ,  répondit  Mahiette  avec  un 
sourire  mélancolique,  c'est  la  rivière. 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  869 

—  Pauvre  Chantefleurie  !  dit  Oudarde  en 
frissonnant ,  noyée  ! 

—  Noyée  !  reprit  Mahiette ,  et  qui  eût  dit 
au  bon  père  Guybertaut  quand  il  passait  sous 
le  pont  deTinqueux  au  fil  de  l'eau,  en  chantant 
dans  sa  barque,  qu'un  jour  sa  chère  petite 
Paquette  passerait  aussi  sous  ce  pont-là,  mais 
sans  chanson  et  sans  bateau  ? 

—  Et  le  petit  soulier?  demanda  Gervaise. 

—  Dispaiu  avec  la  mère  ,  répondit  Ma- 
hiette. 

—  Pauvre  petit  soulier  !  dit  Oudarde. 

Oudarde,  grosse  et  sensible  femme,  se  se- 
rait fort  bien  satisfaite  à  soupirer  de  compa- 
gnie avec  Mahiette.  Mais  Gervaise ,  plus  cu- 
rieuse, n'était  pas  au  bout  de  ses  questions. 

—  Et  le  monstre?  dit- elle  tout  à  coup  à 
Mahiette. 

—  Quel  monstre?  demanda  celle-ci. 

—  Le  petit  monstre  égyptien  laissé  par  les 
sorcières  chez  la  Chantefleurie  en  échange  de 
sa  fille.  Qu'en  avez-vous  fait?  J'espère  bien 
que  vous  l'avez  noyé  aussi. 

—  Non  pas,  répondit  Mahiette. 

—  Comment  !  brûlé  alors?  Au  fait,  c'est  plus 
juste.  Un  enfant  sorcier  î 

—  Ni  l'un  ni    l'autre,  Gervaise.  Monsieur 
f.  24 


'S'JO  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

l'archevêque  s'est  intéressé  à  l'enfant  d'E- 
gypte, l'a  exorcisé,  l'a  béni,  lui  a  ôté  bien 
soigneusement  le  diable  du  corps,  et  l'a  en- 
voyé à  Paris  pour  être  exposé  sur  le  lit  de  bois, 
à  Notre-Dame,  comme  enfant  trouvé. 

—  Ces  évéques  !  dit  Gervaise  en  gromme- 
lant, parce  qu'ils  sont  savans  ils  ne  font  rien 
comme  les  autres.  Je  vous  demande  un  peu , 
Oudarde,  mettre  le  diable  aux  enfans-trouvés  ! 
car  c'était  bien  sur  le  diable  que  ce  petit  mons- 
tre. —  Hé  bien  ,  Mahiette,  qu'est-ce  qu'on  en 
a  fait  à  Paris?  Je  compte  bien  que  pas  une  per- 
sonne charitable  n'en  a  voulu. 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  la  Rémoise; 
c'est  justement  dans  ce  temps-là  que  mon 
mari  a  acheté  le  tabellionage  de  Beru,  à  deux 
lieues  de  la  ville,  et  nous  ne  nous  sommes 
plus  occupés  de  cette  histoire;  avec  cela  que 
devant  Beru  il  y  a  les  deux  buttes  de  Cernay, 
qui  vous  font  perdre  de  vue  les  clochers  de  la 
cathédrale  de  Reims. 

Tout  en  parlant  ainsi,  les  trois  dignes  bour- 
geoises étaient  arrivées  à  la  place  de  Grève. 
Dans  leur  préoccupation,  elles  avaient  passé 
sans  s'y  arrêter,  devant  le  bréviaire  public  de 
la  Tour-Roland,  et  se  dirigeaient  machinale- 
ment vers  le  pilori  autxjur  duquel  la  foule 


tlISTOIRE  D  tFNï:  GALETTE  ,  ETC.  ^7  ï 

grossissait  à  chaque  instant.  Il  est  probaljle 
que  le  spectacle  qui  y  attirait  en  ce  moment 
tous  les  regards,  leur  eût  fait  complètement 
oublier  le  Trou-aux-rats,  et  lactation  qu'elles 
s'étaient  proposé  d'y  faire,  si  le  gros  Eustache 
de  six  ans,  que  Mahiette  traînait  à  sa  main ,  ne 
leur  en  etit  rappelé  brusquement  l'objet  :  — 
Mère,  dit-il,  comme  si  quelque  instinct  l'a- 
vertissait que  le  Trou-aux-rats  était  derrière 
lui,  à  présent  puis-je  manger  le  gâteau? 

Si  Eustache  eût  été  plus  adroit,  c'est-à-dire 
moins  gourmand ,  il  aurait  encore  attendu,  et 
ce  n'est  qu'au  retour,  dans  l'Université,  au  lo- 
gis, chez  maître  Andry  Musnier,  rue  Ma- 
dame-la-Valence  ,  lorsqu'il  y  aurait  eu  les  deux 
bras  de  la  Seine  et  les  cinq  ponts  de  la  Cité 
entre  le  Trou-aux-rats  et  la  i^aletîe,  qu'il  eût 
hasardé  cette  question  timide  :  —  Mère,  à  pré- 
sent, puis-je  manger  le  gâteau? 

Cette  même  question ,  imprudente  au  mo- 
ment où  Eustache  la  fit,  réveilla  l'attention  de 
Mahiette. 

—  A  propos,  s'écria-t-elle,  nous  oublions 
la  recluse  !  Montrez-moi  donc  votre  Trou-aux- 
rats,  que  je  lui  porte  son  gâteau. 

—  Tout  de  suite,  dit  Oudarde,  c'est  une 
charité. 


3'JI  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Ce  n'était  pas  là  le  compte  d'Eiistache. 

—  Tiens,  ma  galette!  dit-il  en  heurtant  al- 
ternativement ses  deux  épaules  de  ses  deux 
oreilles,  ce  qui  est  en  pareil  cas  le  signe  su- 
prême du  mécontentement. 

Les  trois  femmes  revinrent  sur  leurs  pas,  et 
arrivées  près  de  la  maison  de  la  Toifr-Roland, 
Oudarde  dit  aux  deux  autres  :  —  Il  ne  faut 
pas  regarder  toutes  trois  à  la  fois  dans  le  trou, 
de  peur  d'effaroucher  la  sachetle.  Faites  sem- 
blant vous  deux  de  lire  dominus  dans  le  bré- 
viaire pendant  que  je  mettrai  le  nez  à  la  lu- 
carne ;  la  sachette  me  connaît  un  peu.  Je  vous 
avei'tirai  quand  vous  pourrez  venir. 

Elle  alla  seule  à  la  lucarne.  Au  moment  où 
sa  vue  y  pénétra ,  une  profonde  pitié  se  pei- 
gnit sur  tous  ses  traits,  et  sa  gaie  et  franche 
physionomie  changea  aussi  brusquement  d'ex- 
pression et  de  couleur,  que  si  elle  eût  passé 
d'un  rayon  de  soleil  à  un  rayon  de  lune;  son 
œil  devint  humide,  sa  bouche  se  contracta 
comme  lorsqu'on  va  pleurer.  Un  moment  après, 
elle  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  fit  signe  à 
Mahiette  de  venir  voir. 

Mahiette  vint,  émue,  en  silence  et  sur  la 
pointe  des  pieds,  comme  lorsqu'on  approche 
du  lit  d'un  mourant. 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  ^73 

C'était  en  effet  un  triste  spectacle,  que  celui 
qui  s'offrait  aux  yeux  des  deux  femmes,  pen- 
dant qu'elles  regardaient  sans  bouger  ni  souf- 
fler à  la  lucarne  grillée  du  Trou-aux-rats. 

La  cellule  était  étroite,  plus  large  que  pro- 
fonde, voûtée  en  ogive,  et  vue  à  l'intérieur 
ressemblait  assez  à  l'alvéole  d'une  grande  mître 
d'évéque-  Sur  la  dalle  nue  qui  en  formait  le 
sol,  dans  un  angle,  une  femme  était  assise  ou 
plutôt  accroupie.   Son  menton  était  appuyé 
sur  ses  genoux,  que  ses  deux  bras  croisés 
serraient  fortement  contre  sa  poitrine.  Ainsi 
ramassée  sur  elle-même,  vêtue  d'un  sac  I^run, 
qui  l'enveloppait  tout   entière  à  larges  plis , 
ses  longs  cheveux  gris  rabattus  par  devant, 
tombant  sur  son  visage ,  le  long  de  ses  jambes 
jusqu'à  ses  pieds,  elle  ne  présentait  au  premier 
aspect  qu'une  forme  étrange,  découpée  sur  le 
fond  ténébreux  de  la  cellule,  une  espèce  de 
triangle  noirâtre,  que  le  rayon  de  jour  venant 
de  la  lucarne  tranchait  crûment  on  deux  nuan- 
ces, l'une  sombre,  l'autre  éclairée.  C'éî.iit  un 
de  ces  spectres  mi-partis  d'oinbre  et   de  lu- 
mière ,  comme  on  en  voit  dans  les  rêves  et 
dans  l'œuvre  extraordinaire  de  Goya,  pâles, 
immobiles,  sinistres,  accroupis  sur  une  tombe 
ou  adossés  à  la  grille  d'un  cachot.  Ce  n'était 


374  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

ni  une  femme,  ni  un  homme,  ni  un  être  vi- 
vant, ni  une  forme  définie  :  c'était  une  figure  ; 
une  sorte  de  vision  sur  laquelle  s'entrecou- 
paient le  réel  et  le  fantastique,  comme  l'om- 
bre et  le  jour.  A  peine  sous  ses  cheveux  ré- 
pandus jusqu'à  terre  distinguait-on  un  profil 
amaigri  et  sévère;  à  peine  sa  robe  laissait-elle 
passer  l'extrémité  d'un  pied  nu,  qui  se  crispait 
sur  le  pavé  rigide  et  gelé.  Le  peu  de  forme  hu- 
maine qu'on  entrevoyait  sous  cette  enveloppe 
de  deuil  faisait  frissonner. 

Cette  figure  qu'on  eût  crue  scellée  dans  la 
dalle,  paraissait  n'avoir  ni  mouvement  ,  ni 
pensée,  ni  haleine.  Sous  ce  mince  sac  de  toile, 
en  janvier,  gisante  à  nu  sur  un  pavé  de  granit, 
sans  feu ,  dans  l'ombre  d'un  cachot  dont  le 
soupirail  oblique  ne  laissait  arriver  du  dehors 
que  la  bise  et  jamais  le  soleil,  elle  ne  semblait 
pas  souffrir,  pas  même  sentir.  On  eût  dit 
qu'elle  s'était  faite  pierre  avec  le  cachot,  glace 
avec  la, saison.  Ses  mains  étaient  jointes,  ses 
yeux  étaient  fixes.  A  la  première  vue  on  la  pre- 
nait pour  un  spectre ,  à  la  seconde  pour  une 
statue. 

Cependant  par  intervalles  ses  lèvres  bleues 
s'entr'ouvraient  à  un  souffle,  et  tremblaient; 


HISTOIRE   d'une  GALETTE , 'ETC.  SyS 

mais   aussi  mortes  et  aussi  machinales  que 
dos  feuilles  qui  s'écartent  au  vent. 

Cependant  de  ses  yeux  mornes  s'échappait 
un  regard,  un  regard  ineffable,  un  regard 
profond,  lugubre,  imperturbable,  incessam- 
ment fixé  à  un  angle  de  la  cellule  qu'on  ne 
pouvait  voir  du  dehors  ;  un  regard  qui  sem- 
blait rattacher  toutes  les  sombres  pensées  de 
cette  âme  en  détresse  à  je  ne  sais  quel  objet 
mystérieux. 

Telle  était  la  créature  qui  recevait  de  son 
habitacle  le  nom  de  recluse  et  de  son  vête- 
ment le  nom  de  sache tte. 

Les  trois  femmes,  car  Gervaise  s'était  réu- 
nie à  Mahiette  et  à  Oudarde ,  regardaient  par 
la  lucarne.  Leur  tête  interceptait  le  faible 
jour  du  cachot,  sans  que  la  misérable  qu'elles 
en  privaient  ainsi  parût  faire  attention  à  elles. 
—  Ne  la  troublons  pas ,  dit  Oudarde  à  voix 
basse ,  elle  est  dans  son  extase  :  elle  prie. 

Cependant  Mahiette  considérait  avec  une 
anxiété  toujours  croissante  cette  tête  hâve,  flé- 
trie, échevelée,  et  ses  yeux  se  remplissaient 
de  larmes. — Voilà  qui  serait  bien  singulier, 
murmurait-elle. 

Elle  passa  sa  tête  à  travers  les  barreaux  du 
soupirail,  et  parvint  à  faire  arriver  son  regard 


3r]6  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

jusque  dans  l'angle  où  le  regard  de  la  malheu- 
reuse était  invariablement  attaché. 

Quand  elle  retira  sa  tête  de  la  lucarne,  son 
visage  était  inondé  de  larmes. 

—  Comment  appelez-vous  cette  femme  ?  de- 
manda-t-elle  à  Oudarde. 

Oudarde  répondit  :  —  Nous  la  nommons 
sœur  Gudule. 

—  Et  moi,  reprit  Mahiette,  je  l'appelle Pa- 
quette-la-Chantefleurie. 

Alors,  mettant  un  doigt  sur  sa  bouche, 
elle  fit  signe  à  Oudarde  stupéfaite  de  passer 
sa  tète  par  la  lucarne  et  de  regarder. 

Oudarde  regarda,  et  vit  dans  l'angle  où 
l'œil  de  la  recluse  était  fixé  avec  cette  sombre 
extase,  un  petit  soulier  de  satin  rose,  brodé 
de  mille  passequilles  d'or  et  d'argent. 

Gervaise  regarda  après  Oudarde ,  et  alors 
les  trois  femmes,  considérant  la  malheureuse 
mère,  se  mirent  à  pleurer. 

Ni  leurs  regards  cependant,  ni  leurs  larmes 
n'avaient  distrait  la  recluse.  Ses  mains  res- 
taient jointes,  ses  lèvres  muettes,  ses  yeux 
fixes,  et  pour  qui  savait  son  histoire,  ce  petit 
soulier  regardé  ainsi  fendait  le  cœur. 

Les  tjsois  femmes  n'avaient  pas  encore  pro- 
féré une  parole  ;  elles  n'osaient  parler ,  même 


HISTOIRE  DUNE  GALETTE,  ETC.  877 

à  voix  basse.  Ce  grand  silence,  cette  grande 
douleur,  ce  grand  oubli  où  tout  avait  disparu 
hors  une  chose ,  leur  faisait  l'effet  d'un  maître- 
autel  de  Pâques  ou  de  Noël.  Elles  se  taisaient, 
elles  se  recueillaient,  elles  étaient  prêtes  à  s'a- 
genouiller. Il  leur  semblait  qu'elles  venaient 
d'entrer  dans  une  église  le  jour  de  Ténèbres. 

Enfin  Gervaise,  la  plus  curieuse  des  trois, 
et  par  conséquent  la  moins  sensible,  essaya 
de  faire  parler  la  recluse  :  —  Sœur  !  sœur  Gu- 
dule! 

Elle  répéta  cet  appel  jusqu'à  trois  fois,  en 
haussant  la  voix  à  chaque  fois.  La  recluse  ne 
bougea  pas;  pas  un  mot,  pas  un  regard,  pas 
un  soupir,  pas  un  signe  de  vie. 

Oudarde  à  son  tour,  d'une  voix  plus  douce 
et  plus  caressante  :  —  Sœur  !  dit-elle  !  sœur 
Sainte-Gudule  ! 

Même  silence ,  même  immobilité. 

—  Une  singulière  femme!  s'écria  Gervaise, 
et  qui  ne  serait  pas  émue  d'une  bombarde! 

--—Elle  est  peut-être  sourde,  dit  Oudarde 
en  soupirant. 

—  Peut-être  aveugle,  ajouta  Gervaise. 

—  Peut-être  morte,  reprit  Mahiette. 

Il  est  certain  que  si  l'âme  n'avait  pas  encore 
quitté  ce  corps  inerte,  endormi,  léthargique, 


■378  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

(lu  moins  s'y  était-elle  retirée  et  cachée  à  des 
profondeurs  où  les  perceptions  des  organes 
extérieurs  n'arrivaient  plus. 

—  Il  faudra  donc,  dit  Oudarde,  laisser  le 
gâteau  sur  la  lucarne  ;  quelque  fils  le  prendra. 
Comment  faire  pour  la  réveiller? 

Eustache,  qui  jusqu'à  ce  moment  avait  été 
distrait  par  une  petite  voiture  traînée  par  un 
gros  chien,  laquelle  venait  de  passer,  s'aper- 
çut tout  à  coup  que  ses  trois  conductrices  re- 
gardaient quelque  chose  à  la  lucarne,  et  la 
curiosité  le  prenant  à  son  tour,  il  monta  sur 
une  borne,  se  dressa  sur  la  pointe  des  pieds, 
et  appliqua  son  gros  visage  vermeil  à  l'ouver- 
ture, en  criant  :  — Mère,  voyons  donc  que  je 
voie  ! 

A  cette  voix  d'enfant,  claire,  fraîche,  sonore, 
la  recluse  tressaillit.  Elle  tourna  la  tête  avec  le 
mouvement  sec  et  brusque  d'un  ressort  d'a- 
cier, ses  deux  longues  mains  décharnées  vin- 
rent écarter  ses  cheveux  sur  son  front,  et  elle 
fixa  sur  l'enfant  des  yeux  étonnés,  amers, 
désespérés.  Ce  regard  ne  fut  qu'un  éclair.  — 
G  mon  Dieu!  cria-t-elle  tout  à  coup  en  cachant 
sa  tète  dans  ses  genoux,  et  il  semblait  que  sa 
voix  rauque  déchirait  sa  poitrine  en  passant, 
uu  moins  ne  me  montrez  pas  ceux  des  autres! 


1 


HISTOIRE  d'une  galette,  ETC.  879 

—  Bonjour ,  madame ,  dit  l'enfant  avec  gra- 
vité. 

Cependant  cette  secousse  avait,  pour  ainsi 
dire,  réveillé  la  recluse.  Un  long  frisson  par- 
courut tout  son  corps,  de  la  tête  aux  pieds; 
ses  dents  claquèrent,  elle  releva  à  demi  sa 
tête  et  dit  en  serrant  ses  coudes  contre  ses 
hanches  et  en  prenant  ses  pieds  dans  ses  mains 
comme  pour  les  réchauffer  :  —  Oh  !  le  grand 
froid  ! 

—  Pauvre  femme,  dit  Oudarde  en  grande 
pitié,  voulez-vous  un  peu  de  feu? 

Elle  secoua  la  tête  en  signe  de  refus. 

—  Eh  bien,  reprit  Oudarde  en  lui  présen- 
tant un  flacon ,  voici  de  Thypocras  qui  vous 
réchauffera;  buvez. 

Elle  secoua  de  nouveau  la  tête,  regarda  Ou- 
darde fixement  et  répondit  :  —  De  l'eau. 

Oudarde  insista.  —  Non ,  sœur ,  ce  n'est  pas 
là  une  boisson  de  janvier.  Il  faut  boire  un  peu 
d'hypocras  et  manger  cette  galette  au  levain 
de  maïs,  que  nous  avons  cuite  pour  vous. 

Elle  repoussa  le  gâteau  que  Mahiette  lui 
présentait  et  dit  :  —  Du  pain  noir. 

—  Allons,  dit  Gervaise  prise  à  son  tour  do 
charité,  et  défaisant  son  roquet  de  laine,  voici 


38o  NOTiœ-DAME  DE  PARIS. 

un.  surtout  un  peu  plus  chaud  que  le  vôtre. 
Mettez  ceci  sur  vos  épaules. 

Elle  refusa  le  surtout  comme  le  flacon  et  le 
gâteau,  et  répondit:  —  Un  sac. 

—  Mais  il  faut  bien,  reprit  la  bonne  Oii- 
darde,  que  vous  vous  aperceviez  un  peu  que 
c'était  hier  fête. 

—  Je  m'en  aperçois,  dit  la  recluse.  Voilà 
deux  jours  que  je  n'ai  plus  d'eau  dans  ma 
cruche. 

Elle  ajouta  après  un  silence  :  —  C'est  fête  ; 
on  m'oublie.  On  fait  bien.  Pourquoi  le  monde 
songerait-il  à  moi,  qui  ne  songe  pas  à  lui?  à 
charbon  éteint,  cendre  froide. 

Et  comme  fatiguée  d'en  avoir  tant  dit,  elle 
laissa  retomber  sa  tête  sur  ses  genoux.  La  sim- 
ple et  charitable  Oudardequi  crut  comprendre 
à  ses  dernières  paroles  qu'elle  se  plaignait  en- 
core du  froid,  lui  répondit  naïvement  :  — Alors, 
voulez-vous  un  peu  de  feu? 

—  Du  feu!  dit  la  sachette  avec  un  accent 
étrange  ;  et  en  ferez-vous  aussi  un  peu  à  la 
pauvre  petite  qui  est  sous  terre  depuis  quinze 
ans? 

Tous  ses  membres  tremblèrent,  sa  parole 
vibrait,  ses  yeux  brillaient,  elle  s'était  levée 
sur  les  genoux;  elle  étendit  tout  à  coup  sa 


HISTOIRE  d'une  GALETTE,  ETC.  38 1 

main  blanche  et  maigre  vers  l'enfant  qui  la 
regardait  avec  un  regard  étonné  :  —  Empor- 
tez cet  enfant  !  cria-t-elle.  L'égyptienne  va 
passer  ! 

Alors  elle  tomba  la  face  contre  terre,  et  son 
front  frappa  la  dalle  avec  le  bruit  d'une  pierre 
sur  une  pierre.  Les  trois  femmes  la  crurent 
morte.  Un  moment  après  pourtant,  elle  remua, 
et  elles  la  virent  se  traîner  sur  les  genoux  et 
sur  les  coudes  jusqu'à  l'angle  où  était  le  petit 
soulier.  Alors  elles  n'osèrent  regarder;  elles  ne 
la  virent  plus;  mais  elles  entendirent  mille 
baisers  et  mille  soupirs,  mêlés  à  des  cris  dé- 
chirans  et  à  des  coups  sourds  comme  ceux 
d'une  tête  qui  heurte  une  muraille;  puis,  après 
un  de  ces  coups, tellement  violent  qu'elles  en 
chanceièrtïnt  toutes  les  trois,  elles  n'entendi- 
rent plus  rien. 

—  Se  serait-elle  tuée  ?  dit  Gervaise  en  se 
risquant  à  passer  sa  tête  au  soupirail.  —  Sœur! 
sœur  Gudule  ! 

—  Sœur  Gudule,  répéta  Oudarde. 

—  Ah  mon  Dieu!  elle  ne  bouge  plus!  reprit 
Gervaise,  est-ce  qu'elle  est  morte  ?  Gudule  ! 
Gudule! 

Mahiette  suffoquée  jusque-là  à  ne  pouvoir 
parler,  fit  un  effort.  — Attendez,  dit-elle;  puis 


382  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

se  penchant  vers  la  lucarne:  —  Paqiiette!  dit- 
elle,  Paquette-la-Chantefleiirie  ! 

Un  enfant  qui  souffle  ingénument  sur  la 
mèche  mal  alhimée  d'un  pétard  et  se  le  fait 
éclater  dans  les  yeux,  n'est  pas  plus  épouvanté 
que  ne  le  fut  Mahiette,  à  l'effet  de  ce  nom  brus- 
quement lancé  dans  la  cellule  de  sœur  Gudule. 

La  recluse  tressaillit  de  tout  son  corps,  se 
leva  debout  sur  ses  pieds  nus,  et  sauta  à  la 
lucarne  avec  des  yeux  si  flamhoyans ,  que  Ma- 
hiette et  Oudarde,  et  l'autre  femme  et  l'enfant, 
reculèrent  jusqu'au  parapet  du  quai. 

Cependant  la  sinistre  figure  de  la  recluse 
apparut  collée  à  la  grille  du  soupirail.  —  Oh  ! 
oh!  criait-elle  avec  un  rire  effrayant,  c'est  l'é- 
gyptienne qui  m'appelle  ! 

En  ce  moment  une  scène  qui  se* passait  au 
pilori  arrêta  son  œil  hagard.  Son  front  se 
plissa  d'horreur,  elle  étendit  hors  de  sa  loge 
ses  deux  bras  de  squelette,  et  s'écria  avec  une 
voix  qui  ressemblait  à  un  râle  :  —  C'est  donc 
encore  toi,  fille  d'Egypte!  c'est  toi  qui  m'ap- 
pelles,  voleuse  d'enfans  !  Eh  bien!  Maudite 
sois-tu!  maudite!  maudite!  maudite! 


I 


IV 


Une  larme  pour  une  j^outtc  y  (an. 


Ces  paroles  étîiient,  pour  ainsi  dire,  le 
point  de  jonction  de  deux  scènes  qui  s'étaient 
jusque  là  développées  parallèlement  dans  le 
même  moment ,  chacune  sur  son  théâtre  par- 
ticulier: l'une,  celle  qu'on  vient  de  lire,  dans 
le  Trou-aux-Rats ,  l'autre,  qu'on  va  lire,  sur 
l'échelle  du  pilori.    La  première  n'avait  eu 


384  NOTRE-DAME  DE  PA.RIS. 

pour  témoins  que  les  trois  femmes  avec  les- 
quelles le  lecteur  vient  de  faire  connaissance; 
la  seconde  avait  eu  pour  spectateurs  tout  le 
public  que  nous  avons  vu  plus  haut  s'amasser 
sur  la  place  de  Grève,  autour  du  pilori  et  du 
gibet. 

Cette  foule,  à  laquelle  les  quatre  sergens 
qui  s'étaient  postés  dès  neuf  heures  du  matin 
aux  quatre  coins  du  pilori  avaient  fait  espérer 
une  exécution  telle  quelle  ,  non  pas  sans  doute 
une  pendaison ,  mais  un  fouet,  un  essorille- 
ment,  quelque  chose  enfin,  cette  foule  s'était 
si  rapidement  accrue  que  les  quatre  sergens , 
investis  de  trop  près,  avaient  eu  plus  d'une 
fois  besoin  de  la  serrer^  comme  on  disait  alors , 
à  grands  coups  de  boullaye  et  de  croupe  de 
cheval. 

Cette  populace ,  disciplinée  à  l'attente  des 
exécutions  publiques,  ne  manifestait  pas  trop 
d'impatience.  Elle  se  divertissait  à  regarder  le 
pilori, espèce  de  monument  fort  simple,  com- 
posé d'un  cube  de  maçonnerie  de  quelque  dix 
pieds  de  haut,  creux  à  l'intérieur.  Un  degré 
fort  roide  en  pierre  brute ,  qu'on  appelait  par 
excellence /'ec/ze//^,  conduisait  à  la  plate-forme 
supérieure,  sur  laquelle  on  apercevait  une 
roue  horizontale  en  bois  de  chêne  plein.  On 


UNE  LARME  POUR  UNE  GOUTTE  d'eAU.   385 

liait  le  patient  sur  cette  roue,  à  genoux  et  les 
bras  derrière  le  dos.  Une  tige  en  charpente, 
que  mettait  en  mouvement  un  cabestan  caché 
dans  l'intérieur  du  petit  édifice,  imprimait  une 
rotation  à  la  roue  toujours  maintenue  dans  le 
plan  horizontal ,  et  présentait  de  cette  façon 
la  face  du  condamné  successivement  à  tous  les 
points  de  la  place.  C'est  ce  qu'on  appelait  tour- 
ner un  criminel. 

Comme  on  voit,  le  pilori  de  la  Grève  était 
loin  d'offrir  toutes  les  récréations  du  pilori 
des  Halles.  Rien  d'architectural.  Rien  de  mo- 
numental. Pas  de  toit  à  croix  de  fer,  pas  de 
lanterne  octogone,  pas  de  frêles  colonnettes 
allant  s'épanouir  au  bord  du  toit  en  chapi- 
teaux d'acanthes  et  de  fleurs,  pas  de  gouttières 
chimériques  et  monstrueuses ,  pas  de  char- 
pente ciselée,  pas  de  fine  sculpture  profondé- 
ment fouillée  dans  la  pierre. 

Il  fallait  se  contenter  de  ces  quatre  pans  de 
moellon  avec  deux  contre-coeurs  de  grès ,  et 
d'un  méchant  gibet  de  pierre,  maigre  et  nu,  à 
côté. 

Le  régal  eût  été  mesquin  pour  des  amateurs 

d'architecture  gothique.  Il  est  vrai  que  rien 

n'était  moins  curieux  ^e  monumens  que  les 

braves  badauds  du  moyen  âge  et  qu'ils    se 

I.  ^5 


386  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

souciaient  médiocrement  de  la  beauté  d'un 
pilori. 

Le  patient  arriva  enfin  lié  au  cul  d'une 
charrette,  et  quand  il  eut  été  hissé  sur  la  plate- 
forme ,  quand  on  put  le  voir  de  tous  les  points 
de  la  place  ficelé  à  cordes  et  à  courroies  sur  la 
roue  du  pilori ,  une  huée  prodigieuse ,  mêlée 
de  rires  et  d'acclamations ,  éclata  dans  la  place. 
On  avait  reconnu  Quasiniodo. 

C'était  lui  en  effet.  Le  retour  était  étrange. 
Pilorié  sur  cette  même  place  où  la  veille  il 
avait  été  salué,  acclamé  et  conclamé  pape  et 
prince  des  fous,  en  cortège  du  duc  d'Egypte, 
du  roi  de  Thunes  et  de  l'empereur  de  Galilée. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas 
un  esprit  dans  la  foule,  pas  même  lui ,  tour  à 
tour  le  triomphant  et  le  patient,  qui  dégageât 
nettement  ce  rapprochement  dans  sa  pensée. 
Gringoire  et  sa  philosophie  manquaient  à  ce 
spectacle. 

Bientôt  Michel  Noiret,  trompette-juré  du 
roi  notre  sire,  fit  faire  silence  aux  manans,  et 
cria  l'arrêt,  suivant  l'ordonnance  et  comman- 
dement de  monsieur  le  prévôt.  Puis  il  se  replia 
derrière  la  charrette  avec  ses  gens  en  hoque- 
tons de  livrée. 

Quasimodo,  impassible,  ne  sourcillait  pas. 


UNE  LARME  POUR  UNE  GOUTTE  d'eAU.   887 

Toute  résistance  lui  était  rendue  impossible 
par  ce  qu'on  appelait  alors ,  en  style  de  chan- 
cellerie criminelle ,  la  véhémence  etlajermeté 
des  attaches ,  ce  qui  veut  dire  que  les  lanières 
et  les  chaînettes  lui  entraient  probablement 
dans  la  chair.  C'est  au  reste  une  tradition  de 
geôle  et  de  chiourme  qui  ne  s'est  pas  perdue , 
et  que  les  menottes  conservent  encore  pré- 
cieusement parmi  nous ,  peuple  civilisé ,  doux, 
humain  (  le  bagne  et  la  guillotine  entre  pa- 
renthèses). 

Il  s'était  laissé  mener  et  pousser ,  porter,  ju- 
cher, lier  et  relier.  On  ne  pouvait  rien  deviner 
sur  sa  physionomie  qu'un  étonnement  de 
sauvage  ou  d'idiot.  On  le  savait  sourd,  on  l'eût 
dit  aveugle. 

On  le  mit  à  genoux  sur  la  planche  circu- 
laire: il  s'y  laissa  mettre.  On  le  dépouilla  de 
chemise  et  de  pourpoint  jusqu'à  la  ceinture  : 
il  se  laissa  faire.  On  l'enchevêtra  sous  un  nou- 
veau système  de  courroies  et  d'ardillons  :  il  se 
laissa  boucler  et  ficeler.  Seulement  de  temps 
à  autre  il  soufflait  bruyamment,  comme  un 
veau  dont  la  tête  pend  et  balotte  au  rebord  de 
la  charrette  du  boucher. 

—  Le  butor,  dit  Jehan  Frollo  du  Moulin  à 
.son  ami  Robin  Poussepain  (  car  les  deux  éco- 


388  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

liers  avaient  suivi  le  patient,  comme  de  raison  ), 
il  ne  comprend  pas  plus  qu'un  hanneton  en- 
fermé dans  une  boîte  ! 

Ce  fut  un  fou  rire  dans  la  foule  quand  on 
vit  à  nu  la  bosse  de  Quasimodo ,  sa  poitrine  de 
chameau ,  ses  épaules  calleuses  et  velues.  Pen- 
dant toute  cette  gaîté,  un  homme  à  la  livrée 
de  la  ville,  de  courte  taille  et  de  robuste  mine, 
monta  sur  la  plate-forme  et  vint  se  placer  près 
du  patient.  Son  nom  circula  bien  vite  dans 
l'assistance.  C'était  maître  Pierrat  Torterue, 
tourmenteur-juré  du  Châtelet. 

Il  commença  par  déposer  sur  un  angle  du 
pilori  un  sablier  noir  dont  la  capsule  supé- 
rieure était  pleine  de  sable  rouge  qu'elle  lais- 
sait fuir  dans  le  récipient  inférieur;  puis  il 
ôta  son  surtout  mi-parti,  et  l'on  vit  pendre  à 
sa  main  droite  un  fouet  mince  et  effilé  de  lon- 
gues lanières  blanches,  luisantes,  noueuses, 
tressées ,  armées  d'ongles  de  métal.  De  la 
main  gauche  il  repliait  négligemment  sa  che- 
mise autour  de  son  bras  droit,  jusqu'à  l'ais- 
selle. 

Cependant  Jehan  Frollo  criait,  en  élevant 
sa  tète  blonde  et  frisée  au  dessus  de  la  foule  (il 
était  monté  pour  cela  sur  les  épaules  de  Robin 
Poussepain  )  :  —  Venez  voir ,  Messieurs,  Mes- 


UNE  LARME  POUR  UJNE  GOUTTE  d'eAU.       3^9 

dames  !  voici  qu'on  va  flageller  péremptoire- 
ment maître  Quasimodo,  le  sonneur  de  mon 
frère  monsieur  l'archidiacre  de  Josas,  un 
drôle  d'architecture  orientale,  qui  a  le  dos 
en  dôme  et  les  jambes  en  colonnes  torses! 

Et  la  foule  de  rire,  surtout  les  enfans  et  les 
jeunes  filles. 

Enfin  le  tourmenteur  frappa  du  pied.  La 
roue  se  mit  à  tourner.  Quasimodo  chan- 
cela sous  ses  liens.  La  stupeur  qui  se  peignit 
brusquement  sur  son  visage  difforme  fit  re- 
doubler à  l'entour  les  éclats  de  rire. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  la  roue  dans 
sa  révolution  présenta  à  maître  Pierrat  le  dos 
montueux  de  Quasimodo ,  maître  Pierrat 
leva  le  bras,  les  fines  lanières  sifflèrent  aigre- 
ment dans  l'air  comme  une  poignée  de  cou- 
leuvres, et  retombèrent  avec  furie  sur  les 
épaules  du  misérable. 

Quasimodo  sauta  sur  lui-même,  comme  ré- 
veillé en  sursaut.  Il  commençait  à  compren- 
dre. Il  se  tordit  dans  ses  liens  ;  une  violente 
contraction  de  surprise  et  de  douleur  décom- 
posa les  muscles  de  sa  face  ;  mais  il  ne  jeta  pas 
un  soupir.  Seulement  il  tourna  la  tète  en 
ai'rière,  à  droite,  puis  à  gauche,  en  la  balan- 


3gO  NOTRE-DAME  DE  PARIS- 

çant  comme  fait  un  taureau  piqué  au  flanc 
par  un  taon. 

Un  second  coup  suivit  le  premier ,  puis  un 
troisième,  et  un  autre,  et  un  autre,  et  toujours. 
La  roue  ne  cessait  pas  de  toiïrner  ni  les  coups 
de  pleuvoir.  Bientôt  le  sang  jaillit  ;  on  le  vit 
ruisseler  par  mille  filets  sur  les  noires  épaules 
du  bossu;  et  les  grêles  lanières,  dans  leur  ro- 
tation qui  déchirait  l'air,  l'éparpillaient  en 
gouttes  dans  la  foule. 

Quasimodo  avait  repris ,  en  apparence  du 
moins,  son  impassibilité  première.  Il  avait 
essayé ,  d'abord  sourdement  et  sans  grande 
secousse  extérieure,  de  rompre  ses  liens.  On 
avait  vu  son  œil  s'allumer,  ses  muscles  se 
roidir,  ses  membres  se  ramasser  ,  et  les  cour- 
roies et  les  chaînettes  se  tendre.  L'effort  était 
puissant ,  prodigieux ,  désespéré  ;  mais  les 
vieilles  gènes  de  la  prévôté  résistèrent.  Elles 
craquèrent,  et  voilà  tout.  Quasimodo  retomba 
épuisé.  La  stupeur  fit  place,  sur  ses  traits,  à  un 
sentiment  d'amer  et  profond  découragement. 
Il  ferma  son  œil  unique ,  laissa  tomber  sa  tète 
sur  sa  poitrine,  et  fit  le  mort. 

Dès  lors  il  ne  bougea  plus.  Rien  ne  put  lui 
arracher  un  mouvement.  Ni  son  sang,  qui  ne 
cessait  de  couler ,  ni  les  coups  qui  redoublaient 


UNE  LARME  POUR  UNE  GOUTTE  dJeAU.       89  I 

de  furie,  ni  la  colère  du  tourmenteur  qui 
s'excitait  lui-même  et  s'enivrait  de  l'exécution, 
ni  le  bruit  des  horribles  lanières  plus  acé- 
rées et  plus  sifflantes  que  des  pattes  de  bi- 
gailles. 

Enfin  un  huissier  du  Châtelet  vêtu  de  noir, 
monté  sur  un  cheval  noir ,  en  station  à  côté 
de  l'échelle  depuis  le  commencement  de  l'exé- 
cution, étendit  sa  baguette  d'ébène  vers  le 
sablier.  Le  tourmenteur  s'arrêta.  La  roue 
s'arrêta.  L'œil  de  Quasiraodo  se  rouvrit  lente- 
ment. 

La  flagellation  était  finie.  Deux  valets  du 
tourmenteur-juré  lavèrent  les  épaules  sai- 
gnantes du  patient,  les  frottèrent  de  je  ne  sais 
quel  onguent  qui  ferma  sur-le-champ  toutes 
les  plaies,  et  lui  jetèrent  sur  le  dos  une  sorte 
de  pagne  jaune  taillée  en  chasuble.  Cependant 
Pierrat  Torterue  faisait  dégoutter  sur  le  pavé 
les  lanières  rouges  et  gorgées  de  sang. 

Tout  n'était  pas  fini  pour  Quasimodo.  Il 
lui  restait  encore  à  subir  celte  heure  de  pilori 
que  maître  Florian  Barbedienne  avait  si  judi- 
cieusement ajoutée  à  la  sentence  de  messire 
Robert  d'Estouteville  ;  le  tout  à  la  plus  grande 
gloire  du  vieux  jeu  de  mots  physiologique  et 


Z^l  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

psychologique  de  Jean  de  Cumène  :  Surclus 
absurdus. 

On  retourna  donc  le  sablier  et  on  laissa  le 
bossu  attaché  sur  la  planche  pour  que  justice 
fût  faite  jusqu'au  bout. 

Le  peuple,  au  moyen  âge  surtout,  est  dans 
la  société  ce  qu'est  l'enfant  dans  la  famille. 
Tant  qu'il  reste  dans  cet  état  d'ignorance  pre- 
mière, de  minorité  morale  et  intellectuelle , 
on  peut  dire  de  lui  comme  de  l'enfant  : 
Cet  âge  est  sans  pitié. 

Nous  avons  déjà  fait  voir  que  Quasimodo 
était  généralement  haï,  pour  plus  d'une  bonne 
raison ,  il  est  vrai.  Il  y  avait  à  peine  un  spec- 
tateur dans  cette  foule  qui  n'eût  ou  ne  crût 
avoir  sujet  de  se  plaindre  du  mauvais  bossu 
de  Notre-Dame.  La  joie  avait  été  universelle 
de  le  voir  paraître  au  pilori  ;  et  la  rude  exécu- 
tion qu'il  venait  de  subir  et  la  piteuse  posture 
où  elle  l'avait  laissé,  loin  d'attendrir  la  popu- 
lace ,  avaient  rendu  sa  haine  plus  méchante  en 
l'armant  d'une  pointe  de  gaîté. 

Aussi ,  une  fois  la  vindicte  publique  satis- 
faite, comme  jargonnent  encore  aujourd'hui 
les  bonnets  carrés ,  ce  fut  le  tour  des  mille 
vengeances  particulières.  Ici  comme  dans  la 
grand'salle,    les   femmes   surtout   éclataient. 


UNE  LARME  POUR  UNE  GOUTTE  d'eaU.   303 

Toutes  lui  gardaient  quelque  rancune,  les 
unes  de  sa  malice ,  les  autres  de  sa  laideur. 
Les  dernières  étaient  les  plus  furieuses. 

—  Oh  !  masque  de  l'Antéchrist  i  disait 
Tune. 

—  Chevaucheur  de  manche  à  balai  !  criait 
l'autre. 

—  La  belle  grimace  tragique,  hurlait  une 
troisième ,  et  qui  le  ferait  pape  des  fous ,  si  c'é- 
tait aujourd'hui  hier  ! 

—  C'est  bon ,  reprenait  une  vieille.  Voilà  la 
grimace  du  pilori.  A  quand  celle  du  gibet? 

—  Quand  seras-tu  coiffé  de  ta  grosse  cloche 
à  cent  pieds  sous  terre,  maudit  sonneur? 

—  C'est  pourtant  ce  diable  qui  sonne  Fan- 
gelus  ! 

—  Oh  !  le  sourd  !  le  borgne  !  le  bossu  !  le 
monstre  ! 

—  Figure  à  faire  avorter  une  grossesse 
mieux  que  toutes  médecines  et  pharmaques  ! 

Et  les  deux  écoliers,  Jehan  du  Moulin  , 
Robin  Poussepain ,  chantaient  à  tue-téte  le 
vieux  refrain  populaire  : 

Une  hart 
Pour  le  pendard , 

Un  fagot 
Pour  le  raagol  î 


394  ]VOTIlE-DA.ME  DE  PARIS. 

Mille  autres  injures  pleuvaient,  et  les  huées^ 
et  les  imprécations,  et  les  rires,  et  les  pierres 
çà  et  là. 

Quasimodo  était  sourd,  mais  il  voyait  clair, 
et  la  fureur  publique  n'était  pas  moins  éner- 
giquement  peinte  sur  les  visages  que  dans  les 
paroles.  D'ailleurs  les  coups  de  pierre  expli- 
quaient les  éclats  de  rire. 

Il  tint  bon  d'abord.  Mais  peu  à  peu  cette 
patience,  qui  s'était  roidie  sous  le  fouet  du 
tourmenteur,  fléchit  et  lâcha  pied  à  toutes  ces 
piqûres  d'insectes.  Le  bœuf  des  Asturies,  qui 
s'est  peu  ému  des  attaques  du  picador,  s'irrite 
des  chiens  et  des  vanderilles. 

Il  promena  d'abord  lentement  un  regard  de 
menace  sur  la  foule.  Mais  garrotté  comme  il 
l'était,  son  regard  fut  impuissant  à  chasser  ces 
mouches  qui  mordaient  sa  plaie.  Alors  il  s'a- 
gita dans  ses  entraves ,  et  ses  soubresauts  fu- 
rieux firent  crier  sur  ses  ais  la  vieille  roue 
du  pilori.  De  tout  cela,  les  dérisions  et  les 
huées  s'accrurent. 

Alors  le  misérable,  ne  pouvant  briser  son 
collier  de  bête  fauve  enchaînée,  redevint  tran- 
quille; seulement  par  intervalles  un  soupir  de 
rage  soulevait  toutes  les  cavités  de  sa  poitrine. 
Il  n'y  avait  sur  son  visage  ni  honte  ni  rou- 


UNE  LARME  POUR  UJSE  GOUTTE  d'eAU.        3^)5 

geur.  Il  était  trop  loin  de  l'état  de  société  et 
trop  près  de  l'état  de  nature  pour  savoir  ce 
que  c'est  que  la  honte.  D'ailleurs  à  ce  point  de 
difformité,  l'infamie  est-elle  chose  sensible? 
Mais  la  colère ,  la  haine ,  le  désespoir  abais- 
saient lentement  sur  ce  visage  hideux  un  nuage 
de  plus  en  plus  sombre,  de  plus  en  plus  chargé 
d'une  électricité  qui  éclatait  en  mille  éclairs 
dans  l'œil  du  cyclope. 

Cependant  ce  nuage  s'éclaircit  un  moment 
au  passage  d'une  mule  qui  traversait  la  foule 
et  qui  portait  un  prêtre.  Du  plus  loin  qu'il 
aperçut  cette  mule  et  ce  prêtre ,  le  visage  du 
pauvre  patient  s'adoucit.  A  la  fureur  qui  le 
contractait  succéda  un  sourire  étrange,  plein 
d'une  douceur,  d'une  mansuétude,  d'une  ten- 
dresse ineffables.  A  mesure  que  le  prêtre  ap- 
prochait, ce  sourire  devenait  plus  net,  plus 
distinct,  plus  radieux.  C'était  comme  la  venue 
d'un  sauveur  que  le  malheureux  saluait.  Toute- 
fois ,  au  moment  où  la  mule  fut  assez  près  du 
pilori  pour  que  son  cavalier  pût  reconnaître 
le  patient,  le  prêtre  baissa  les  yeux,  rebroussa 
brusquement  chemin,  piqua  des  deux,  comme 
s'il  avait  eu  hâte  de  se  débarrasser  de  récla- 
mationshumiliantes,  et  fort  peu  de  souci  d'être 
salué  et  reconnu  d'un  pauvre  diable  en  pareille 
posture. 


396  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

Ce  prêtre  était  Farchidiacre  dom  Claude 
Frollo. 

Le  nuage  retomba  plus  sombre  sur  le  front 
de  Quasimodo.  Le  sourire  s'y  mêla  encore 
quelque  temps,  mais  amer,  découragé,  pro- 
fondément triste. 

Le  temps  s'écoulait.  Il  était  là  depuis  une 
heure  et  demie  au  moins ,  déchiré ,  maltraité , 
moqué  sans  relâche  et  presque  lapidé. 

Tout  à  coup  il  s'agita  de  nouveau  dans  ses 
chaînes  avec  un  redoublement  de  désespoir 
dont  trembla  toute  la  charpente  qui  le  portait, 
et  rompant  le  silence  qu'il  avait  obstinément 
gardé  jusqu'alors,  il  cria  avec  une  voix  rauque 
et  furieuse  qui  ressemblait  plutôt  à  un  aboie- 
ment qu'à  un  cri  humain  et  qui  couvrit  le 
bruit  des  huées  :  —  A  boire  ! 

Cette  exclamation  de  détresse,  loin  d'émou- 
voir les  compassions ,  fut  un  surcroît  d'amu- 
sement au  bon  populaire  parisien  qui  entou- 
rait l'échelle,  et  qui,  il  faut  le  dire,  pris  en 
masse  et  comme  multitude,  n'était  alors  guère 
moins  cruel  et  moins  abruti  que  cette  horri- 
ble tribu  des  truands  chez  laquelle  nous  avons 
déjà  mené  le  lecteur,  et  qui  était  tout  simple- 
ment la  couche  la  plus  inférieure  du  peuple. 
Pas  une  voix  ne  s'éleva  autour  du  malheureux 


UNE  LARME  POTTR  UNE  GOUTTE  d'eAU.       3^'J 

patient,  si  ce  n'est  pour  lui  faire  raillerie  de 
sa  soif.  Il  est  certain  qu'en  ce  moment  il  était 
grotesque  et  repoussant  plus  encore  que  pi- 
toyable, avec  sa  face  empourprée  et  ruisse- 
lante, son  œil  égaré,  sa  bouche  écumante 
de  colère  et  de  souffrance,  et  sa  langue  à  demi 
tirée.  Il  faut  dire  encoi'e  que ,  se  fût-il  trouvé 
dans  la  cohue  quelque  bonne  âme  charitable 
de  bourgeois  ou  de  bourgeoise  qui  eût  été 
tentée  d'apporter  un  verre  d'eau  à  cette  mi- 
sérable créature  en  peine,  il  régnait  autour 
des  marches  infâmes  du  pilori  un  tel  préjugé 
de  honte  et  d'ignominie  qu'il  eût  suffi  pour 
repousser  le  bon  Samaritain. 

Au  bout  de  quelques  minutes ,  Quasimodo 
promena  sur  la  foule  un  regard  désespéré ,  et 
répéta  d'une  voix  plus  déchirante  encore  :  — 
A  boire  ! 

Et  tous  de  rire. 

—  Bois  ceci  !  criait  Robin  Poussepain  en 
lui  jetant  par  la  face  une  éponge  traînée  dans 
le  ruisseau.  Tiens,  vilain  sourd!  je  suis  ton 
débiteur. 

Une  femme  lui  lançait  une  pierre  à  la  tête  : 
—  Voilà  qui  t'apprendra  à  nous  réveiller  la 
nuit  avec  ton  carillon  de  damné. 

—  Hé  bien  !  fds ,  hurlait  un  perclus  en  fai- 


398  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

sant  effort  pour  J'atteindre  de  sa  béquille,  nous 
jetteras-tu  encore  des  sorts  du  haut  des  tours 
de  Notre-Dame  ? 

—  Voici  une  écuelle  pour  boire!  reprenait 
un  homme  en  lui  décochant  dans  la  poitrine 
une  cruche  cassée.  C'est  toi  qui,  rien  qu'en 
passant  devant  elle,  as  fait  accoucher  ma 
femme  d'un  enfant  à  deux  têtes  ! 

—  Et  ma  chatte  d'un  chat  à  six  pattes!  gla- 
pissait une  vieille  en  lui  lançant  une  tuile. 

—  A  boire  !  répéta  pour  la  troisième  fois 
Quasimodo  pantelant. 

En  ce  moment  il  vit  s'écarter  la  populace. 
Une  jeune  fille  bizarrement  vêtue  sortit  de  la 
foule.  Elle  était  accompagnée  d'une  petite  chè- 
vre blanche ,  à  cornes  dorées ,  et  portait  un 
tambour  de  basque  à  la  main. 

L'œil  de  Quasimodo  étincela.  C'était  la  bo- 
hémienne qu'il  avait  essayé  d'enlever  la  nuit 
précédente ,  algarade  pour  laquelle  il  sentait 
confusément  qu'on  le  châtiait  en  cet  instant 
même  ;  ce  qui  du  reste  n'était  pas  le  moins  du 
monde ,  puisqu'il  n'était  puni  que  du  malheur 
d'être  sourd  et  d'avoir  été  jugé  par  un  sourd. 
Il  ne  douta  pas  qu'elle  ne  vînt  se  venger  aussi, 
et  lui  donner  son  coup  comme  tous  les  au- 
tres. 


UNE  LARME  POUR  UNE  GOUTTE  d'eATJ.   3g9 

Il  la  vit  en  effet  monter  rapidement  l'échelle. 
La  colère  et  le  dépit  le  suffoquaient.  Il  eût 
voulu  pouvoir  faire  crouler  le  pilori,  et  si  l'é- 
clair de  son  œil  eût  pu  foudroyer ,  l'égyptienne 
eût  été  mise  en  poudre  avant  d'arriver  sur  la 
plate-forme. 

Elle  s'approcha ,  sans  dire  une  parole,  du 
patient  qui  se  tordait  vainementpourlui  échap- 
per, et,  détachant  une  gourde  de  sa  ceinture, 
elle  la  porta  doucement  aux  lèvres  arides  du 
misérable. 

Alors  dans  cet  œil  jusque  là  si  sec  et  si 
brûlé,  on  vit  rouler  une  grosse  larme  qui 
tomba  lentement  le  long  de  ce  visage  difforme 
et  long-temps  contracté  par  le  désespoir.  C'é- 
tait la  première  peut-être  que  l'infortuné  eût 
jamais  versée. 

Cependant  il  oubliait  de  boire.  L'égyptienne 
fit  sa  petite  moue  avec  impatience ,  et  appuya, 
en  souriant ,  le  gouleau  à  la  bouche  dentue  de 
Quasimodo.  Il  but  à  longs  traits.  Sa  soif  était 
ardente. 

Quand  il  eut  fini,  le  misérable  allongea  ses 
lèvres  noires,  sans  doute  pour  baiser  la  belle 
main  qui  venait  de  l'assister.  Mais  la  jeune 
fille,  qui  n'était  pas  sans  défiance  peut-être, 
et  se  souvenait  de  la  violente  tentative  de  la 


400  NOTRE-DAME  DE  PARIS. 

nuit ,  retira  sa  main  avec  le  geste  effrayé  d'un 
enfant  qui  craint  d'être  mordu  par  une  bête. 

Alors  le  pauvre  sourd  fixa  sur  elle  un  re- 
gard plein  de  reproche  et  d'une  tristesse  inex- 
primable. 

C'eût  été  partout  un  spectacle  touchant  que 
cette  belle  fille,  fraîche,  pure,  charmante,  et 
si  faible  en  même  temps,  ainsi  pieusement 
accourue  au  secours  de  tant  de  misère,  de 
difformité  et  de  méchanceté.  Sur  un  pilori, 
ce  spectacle  était  sublime. 

Ce  peuple  lui-même  en  fut  saisi ,  et  se  mit 
à  battre  des  mains  en  criant  :  Noél!  Noël  ! 

C'est  dans  ce  moment  que  la  recluse  aper- 
çut ,  de  la  lucarne  de  son  trou ,  l'égyptienne 
sur  le  pilori  et  lui  jeta  son  imprécation  sinis- 
tre :  —  Maudite  sois- tu  5  fille  d'Egypte!  mau- 
dite! maudite! 


V. 


J^tii  tf(  ri^iôtoivf  îre  la  i^aieiU, 


La  Esmeralda  pâlit,  et  descendit  du  pilori 
en  chancelant.  La  voix  de  la  recluse  la  pour- 
suivit encore  :  —  Descends I  descends!  larron- 
nesse  d'Egypte ,  tu  y  remonteras  ! 

— La  sachetteest  dans  ses  lubies,  dit  le  peuple 
en  murmurant;  et  il  n'en  fut  rien  de  plus.  Car 
ces  sortes  de  femmes  étaient  redoutées;  ce  qui 
I.  26 


402  NOTBE-DAME  DE  PARIS. 

les  faisait  sacrées.  On  ne  s'attaquait  pas  vo- 
lontiers alors  à  qui  priait  jour  et  nuit. 

I/heure  était  venue  de  remmener  Quasi- 
modo.  On  le  détacha,  et  la  foule  se  dispersa. 

Près  du  Grand-Pont,  Mahiette,  qui  s'en  re- 
venait avec  ses  deux  compagnes,  s'arrêta  brus- 
quement :  —  A  propos ,  Eustache  !  qu'as-tu 
fait  de  la  galette  ? 

—Mère ,  dit  l'enfant ,  pendant  que  vous  par- 
liez avec  cette  dame  qui  était  dans  le  trou ,  il 
y  avait  un  gros  chien  qui  a  mordu  dans  ma 
galette.  Alors  j'en  ai  mangé  aussi. 

—  Comment,  monsieur,  reprit-elle,  vous 
avez  tout  mangé  ? 

—  Mère,  c'est  le  chien.  Je  le  lui  ai  dit,  il  ne 
m'a  pi^s  écouté.  Alors  j'ai  mordu  aussi,  tiens! 

—  C'est  un  enfant  terrible,  dit  la  mère 
souriant  et  grondant  à  la  fois.  — Voyez-vous! 
Oudarde?  il  mange  déjà  à  lui  seul  tout  le  ceri- 
sier de  notre  clos  de  Charlerange.  Aussi  son 
grand-père  dit  que  ce  sera  un  capitaine.  — 
Que  je  vous  y  reprenne,  monsieur  Eustache. 
—  Va ,  gros  lion  ! 


FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


TABLE  DU  PREMIER  VOLUME. 


LIVRE  PREMIER. 

I.  La  Grand'salle.  Page     3 

n.  Pierre  Gringoire.  3i 

III.  Monsieur  le  cardinal.  49 

IV.  Maître  Jacques  Coppenole.  6a 

V.  Quasiraodo.  79 

VI.  La  Esmeralda.  98 

LIVRE  DEUXIÈME. 

I.  De  Charybde  en  S«ylla.  101 

II.  La  place  de  Grève.  107 

III.  Besos  para  golpes.  113 

IV.  Les  inconvéniens  de  suivre  une  jolie  femme  le 
soir  dans  les  rues.  i3i 


4o4  TABLE  DU  PKF.MIEU  VOLUME. 

V.  Suite  des  inconvcniens.  Page   t^o 

VI.  La  cruche  cassée.  i45 

VII.  Une  nuit  de  noces.  i8a 

LIVRE  TROISIÈME. 

I.  Notre-Dame.  20 1 

II.  Paris  à  vol  d'oiseau.  ai4 
m.  Les  bonnes  âmes.  a63 
ÏV.  Claude  Frolio.  271 

V.  Immanis  pecoris  cuslos,  immanior  ipse.  281 

VI.  Le  chien  et  son  maître.  2^6 

VII.  Suite  de  Claude  Frolio.  299 

LIVRE  QUATRIÈME. 

I.  Coup  d'œil  impartial  sur  l'ancienne  magistrature.   3l5 

II.  Le  Trou-aux-Rats.  335 

III.  Histoire  d'une  galette  au  levain  de  maïs.  344 

IV.  Une  larme  pour  une  goutte  d'eau.  383 

V.  Fin  de  l'Histoire  de  la  galette.  4** 


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